The Project Gutenberg eBook of Choix de contes et nouvelles traduits du chinois

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Title: Choix de contes et nouvelles traduits du chinois

Translator: Théodore Pavie

Release date: April 14, 2014 [eBook #45374]
Most recently updated: April 3, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHOIX DE CONTES ET NOUVELLES TRADUITS DU CHINOIS ***

CHOIX

DE

CONTES ET NOUVELLES

TRADUITS DU CHINOIS

PAR THÉODORE PAVIE

PARIS
LIBRAIRIE DE BENJAMIN DUPRAT,
RUE DE CLOITRE-SAINT-BENOIT, 7
1839

Table

A
MONSIEUR STANISLAS JULIEN,
MEMBRE DE L'INSTITUT, PROFESSEUR DE LANGUE ET DE
LITTÉRATURE CHINOISE ET MANTCHOU AU COLLÈGE ROYAL
DE FRANCE.
TÉMOIGNAGE DE RECONNAISSANCE
De son respectueux Elève,
THÉODORE PAVIE.

AVERTISSEMENT.


Au point où en sont aujourd'hui les études orientales, ce qu'on attendrait d'elles, ce serait sans doute quelque chose de mieux qu'un volume de nouvelles et de contes.—Les Chinois d'ailleurs ne font pas entrer dans le domaine de leur littérature des ouvrages d'une aussi mince importance, et la magnifique bibliothèque des Empereurs exclut de ses rayons de simples histoires, des romans d'imagination, bons tout au plus à occuper les loisirs d'un étudiant. Pour nous, moins capables de juger et moins à même de faire un choix, nous avons lu avec un certain plaisir et comme délassement de travaux plus sérieux, ces récits un peu dédaignés: après les avoir parcourus, nous avons senti le désir de les étudier plus à fond, puis bientôt l'envie de les traduire, dans l'espoir que peut-être, tout en passant sous le joug d'une langue étrangère, ils ne perdraient pas la gracieuse naïveté qui les distingue dans l'original.

D'ailleurs, même en écrivant les ouvrages les plus futiles au premier abord, les Chinois s'inspirent presque toujours d'un fait historique, d'une légende, d'un axiome emprunté à l'une de leurs trois religions; et ces collections de nouvelles si abondantes, si multipliées, formées à des époques diverses, traversant ainsi les siècles sans nom d'auteur, pourraient à la rigueur se comparer à tant d'autres recueils anonymes du même genre, vers ou prose, communs à toutes les nations, et qui sont d'ordinaire la plus fidèle et la plus piquante peinture des mœurs et des croyances du peuple chez lequel ils ont pris naissance.

Aussi, dans le but de varier les tableaux, et de faire passer sous les yeux du lecteur plusieurs exemples de ce style facile et soigné, qui témoigne du goût des Chinois pour les contes et les nouvelles, nous avons puisé à des sources différentes, que nous croyons devoir faire connaître ici:

LES PIVOINES, placées en tête du volume, appartiennent au recueil intitulé Kin-Kou-Ky-Kwan (Faits remarquables, anciens et modernes). Le même conte se trouve aussi dans les Histoires à réveiller le monde, dont la bibliothèque de l'Arsenal possède un exemplaire incomplet: cet ouvrage, qui semble un extrait des meilleures collections de ce genre, a fourni de plus le conte fantastique des RENARDS-FÉES.

La nouvelle de l'illustre poète de la dynastie des Tangs, LY-TAI-PE, laquelle peut être considérée comme historique (jusqu'au dénouement toutefois), est empruntée au Kin-Kou-Ky-Kwan déjà cité, ainsi que celle du LUTH BRISÉ qui termine le volume.

C'est du roman bouddhique Sy-Yeou-Ky, Voyage dans l'Ouest, (c'est-à-dire dans l'Inde, quand ce sont des Bouddhistes chinois qui parlent) qu'ont été tirés les deux épisodes: LE BONZE SAUVÉ DES EAUX et LE ROI DES DRAGONS.

Ils forment, dans deux éditions dissemblables en plusieurs points, le neuvième chapitre de ce roman trop long et trop diffus pour être traduit en entier, mais très riche en détails géographiques et en aventures curieuses. Malheureusement l'exemplaire in-8° de la bibliothèque de l'Arsenal est fort défectueux.

Enfin, LE LION DE PIERRE est aux yeux des Chinois une cause célèbre. Elle se trouve dans le Long-Tou-Kong-Ngan, recueil des plus fameux jugements de Pao-Chy, réunis sous la forme de trente deux histoires plus ou moins merveilleuses. Ce petit volume, très rare et imprimé à Canton, sous le règne de l'Empereur actuel Tao-Kwang, fait partie de la rare collection de M. le professeur Stanislas Julien qui a bien voulu nous le communiquer.

Malgré le grand soin apporté à cette traduction, nous sommes loin de croire notre travail irréprochable. Les personnes qui s'occupent de la langue chinoise savent toutes quelles insurmontables difficultés se rencontrent inopinément au milieu des textes les plus simples, et combien de pièges sont cachés au coin de chaque page. Ce sont toujours des lettrés qui écrivent, et ils se gardent bien d'épargner les allusions historiques, les expressions poétiques ou consacrées, les sentences religieuses qu'amènent chemin faisant la suite du récit. Maintes fois il nous eût fallu renoncer à ce travail, quelque facile qu'il paraisse à de plus expérimentés, si nous n'avions eu pour secours les conseils du savant professeur dont nous suivons les leçons: enfin grâce à ses vastes connaissances, à son habileté infaillible devant laquelle tout obstacle disparaît; grâce à sa bienveillante complaisance toujours active, toujours prête à venir au-devant de l'élève en danger et à le soutenir en dépit de ses découragements, nous avons pu réunir ce petit faisceau d'histoires éparses et le présenter au public.

Peut-être avons-nous trop présumé de nos forces et tenté avant l'heure: toutefois nous nous consolerions un peu en songeant que, dans des ouvrages de fantaisie et d'imagination, les erreurs n'ont pas un résultat bien grave. Ces pages sont donc un essai, le fruit de quelques années de lecture et d'étude; car sans être aussi inextricable qu'on l'a pensé long-temps, la langue chinoise, mystérieuse et sévère, ne cède que peu à peu aux plus persévérants efforts. Le chemin qui conduit à la connaissance de cet idiome est long et pénible, et ne saurait se parcourir tout d'un trait; il faut donc s'arrêter quelque fois pour prendre haleine.

Arrivé à cette première halte, encore bien rapprochée du point de départ, nous adressons non sans effroi, ces Nouvelles, et ces Contes, ces Épisodes, ce mince volume enfin, à la classe impartiale de lecteurs que n'effraie ou n'indispose ni l'étrangeté d'un mot inconnu, ni la bizarrerie capricieuse de l'imagination chinoise.


TABLE

Les Pivoines, conte
Le Bonze Kay-Tsang sauvé des eaux, histoire bouddhique
Le Poète Ly-Taï-Pe, nouvelle
Le Lion de Pierre, légende
La Légende du Roi des Dragons, histoire bouddhique
Les Renards-Fées, conte Tao-Sse
Le Luth brisé, nouvelle historique


LES PIVOINES [1],


CONTE.


Sous le règne de Jin-Tsong[2], de la dynastie des Song Méridionaux, au village de Tchang-Yo, situé à deux lys[3] de la porte orientale de Ping-Kiang, chef-lieu du département de Kiang-Nan, vivait un homme dont le nom de famille était Tsieou et le petit nom Sien. Il descendait d'une famille de cultivateurs; quelques arpents de terre et une cabane couverte en chaume composaient son patrimoine: sa femme était morte sans lui laisser d'enfant.

Dès sa jeunesse, Tsieou-Sien aimant avec passion planter les fleurs et semer les fruits, avait abandonné complètement la culture de ses terres pour se livrer tout entier à son passe-temps favori. Si, après bien des recherches, il obtenait une fleur rare, alors sa joie était plus grande que s'il eût ramassé sur sa route une pierre précieuse. Vous accompagnait-il dehors pour une affaire très importante, quand chemin faisant se présentait quelqu'un qui possédât un jardin, sans s'informer même si cela plaisait ou non au maître de la maison, Tsieou-Sien le suivait d'un air riant, entrait flâner dans son parterre et demandait avec instance la permission de voir à loisir. Quand c'étaient des fleurs et des arbres ordinaires, et qu'il avait lui-même dans son jardin, si cependant à cette époque tout était épanoui, il se faisait un grand plaisir d'y revenir. Mais y avait-il une fleur extraordinaire, une fleur qui lui manquât ou qui fût déjà passée chez lui; alors, sans penser à autre chose, il négligeait toutes les occupations du moment, restait attaché à cette plante sans pouvoir la quitter, et oubliait chaque jour de rentrer dans sa demeure. Aussi l'avait-on surnommé Hoa-Tchy (le Fou des fleurs). Rencontrait-il un marchand qui eût des plantes précieuses, sans songer à s'assurer s'il avait sur lui de quoi payer, il fallait absolument qu'il achetât; et lorsqu'il était sans argent, il se dépouillait de ses vêtements et les laissait en gage.

Aussi certains marchands, bien au fait de la bizarrerie de Tsieou-Sien, en prenaient occasion d'augmenter leurs prix; et celui-ci ne faisait aucune difficulté de payer les choses au-dessus de leur valeur. D'autres encore, gens de mauvaise foi, exploitaient à leur profit la passion de Tsieou-Sien: ils s'en allaient chercher de toutes parts de belles fleurs, les coupaient, puis, à l'aide d'un peu de boue, dissimulant l'absence de racines, ils trompaient ce pauvre homme qui n'en achetait pas moins. Mais, chose extraordinaire, il avait à peine remis en terre ces plantes mutilées, qu'elles redevenaient vivantes.

Les jours et les mois s'étant accumulés, Tsieou-Sien était parvenu à former un grand jardin, renfermé par des treillages de bambous; sur cette haie factice, l'églantier, le putchuk, l'hibiscus, le chèvre-feuille, le calycanthe, le corchorus, le bouton d'or s'appuyaient en confondant leurs rameaux; et tout autour de l'enclos, l'althæa, la balsamine, l'amaranthe, la ketmie à fleurs changeantes, le pavot et bien d'autres plantes couvraient le sol. On y voyait aussi le glaïeul doré, le lis, l'œillet qui fleurit au printemps et celui qui fleurit en automne, l'ipomée, le lychnis couronné, la pivoine en arbre[4] et une foule de fleurs impossible à énumérer. Au printemps elles jetaient, même à quelque distance hors de l'enclos, un éclat pareil à celui d'un paravent enrichi de mille couleurs. Partout on voyait des plantes rares, et l'une était à peine fanée qu'une autre commençait à s'ouvrir.

En face du soleil était disposée une porte en bois à deux battants; après avoir passé cette porte, on trouvait une double haie de bambous, aux deux côtés de laquelle s'élevait une rangée de cyprès, très rapprochés, pour servir d'abri. Cette allée conduisait à trois salles couvertes en chaume; mais malgré ces grossiers éléments, elles étaient élevées, spacieuses, bien aérées, et recevaient des fenêtres une lumière abondante. Dans l'appartement principal était suspendu un petit tableau sans nom d'auteur; les lits, les tables et les autres meubles, tous en bois uni, se faisaient remarquer par un brillant et une propreté extraordinaires: on eût balayé le sol sans rencontrer un atome de poussière. Par-derrière, il y avait encore d'autres jolis petits appartements, dont la chambre à coucher faisait partie.

Or, comme nous l'avons dit, toutes les fleurs sans exception décoraient ce jardin, elles y brillaient en abondance; dans les quatre saisons elles se succédaient à l'envi, et les huit divisions de l'année n'étaient qu'un éternel printemps. On y voyait donc:

«Le prunier qui lève une tige luisante; la vanille dont le parfum se trahit dans l'ombre; le thé qui inspire de belles rimes, le prunier sauvage qui secoue peu à peu sa riche parure; l'amandier dont les pluies printanières doublent l'éclat; la matricaire qui brave la rigueur des gelées; l'immortelle des eaux à l'écorce glacée, au corps de jade; la pivoine, ornement de la terre, et dont l'arôme vient des cieux; l'hémérocalle toujours debout sur les degrés de marbre; le lotus argenté, abondant au milieu des bassins; la pæonia dont rien n'égale le parfum et la beauté; la grenade fière et pompeuse qui n'a pas de rivale; la canelle qui exhale au souffle de la brise une odeur dérobée à la lune; l'hibiscus à la grâce sévère comme les bords neigeux du fleuve Kiang; le poirier à la fleur pure et blanche ainsi que la lune au milieu de la nuit; le pêcher aux pétales rouges, éclatant comme s'ils reflétaient le soleil; la mussænda dont les boutons, pareils à des diamants, sont nommés précieux; le calycanthe qui embaume avec son calice ouvert en carré comme la clochette de pierre; le poirier du Japon, souverain dans les palais de l'occident; le daphné, si beau avec ses bordures dorées; la rose panachée, l'azalea pareils à des écharpes aux nuances vaporeuses, la petite prune Yo-Ly, surnommée le ballon de soie brodée.

On ne saurait décrire toutes ces plantes, ces arbres mêlant leurs magnifiques couleurs, ces mille fleurs qui répandent en foule leur éclat et leur parfum. »

En dehors et précisément en face de cette haie, se trouvait un lac appelé Tchao-Tien-Hou (l'Etang du Soleil levant), et vulgairement, la Pièce d'eau du Nénuphar (Ho-Hoa-Tang). La perspective en était ravissante, en toutes saisons; que le soleil parût ou que la pluie tombât, c'était toujours même beauté. Tsieou-Sien avait amassé de la terre et formé une digue sur le rivage; là étaient plantés, dans toute la longueur du lac, des pêchers et des saules. A chaque retour du printemps, quand brillait le rouge des fleurs et le vert des feuilles, c'était un coup-d'œil aussi charmant que celui du lac Sy-Hou[5]. La rive était complètement entourée d'hibiscus; et au milieu des eaux apparaissaient des nénuphars magnifiques; quand ils venaient à s'épanouir, les fleurs, ouvertes par milliers, donnaient au lac l'aspect d'une nuée étincelante: c'était un parfum à enivrer les promeneurs.

On allait dans de petits bateaux à rames cueillir des châtaignes d'eau, et la voix des chanteurs retentissait comme le bruit de la brise et des flots. Lorsqu'il s'élevait un vent oblique, les bateliers s'exerçaient volontiers à traverser le lac à la voile, et passaient d'une rive à l'autre, comme s'ils eussent eu des ailes. Sous les saules, les pêcheurs abritaient leurs barques et faisaient sécher leurs filets; ceux-ci se livraient à des jeux, ceux-là travaillaient aux instruments de la pêche; les uns, après avoir bu, se couchaient à la proue des nacelles, les autres se défiaient à la nage: le bruit joyeux des cris et des chants ne cessait jamais. Des passants, qui prenaient plaisir au milieu des nénuphars, se promenaient sur des bateaux peints, en jouant de la flûte, par troupes nombreuses; puis quand le ciel était devenu obscur, ils s'en retournaient en ramant; et les dix mille lumières de leurs lanternes étaient telles, qu'il était difficile de ne pas les confondre avec la clarté des étoiles et l'étincelle des vers luisants.

Vers le milieu de l'automne, quand le vent qui porte la gelée a commencé à souffler, et que les arbres des forêts se teignent d'une nuance dorée et violette, les hibiscus et les saules du rivage, mêlés aux plantes de toutes couleurs, dérobaient aux regards les limites du lac. Au milieu des roseaux, les oies sauvages et les grues réunies en troupes poussaient leurs cris vers les nuages, et leurs voix tristes faisaient une impression profonde. Au temps de l'hiver, quand des nuées roses se pressent sur le ciel, la neige[6] sautillait et dansait, le ciel et la terre se confondaient en une même teinte: c'était pendant toute l'année un ravissant paysage que les paroles ne peuvent exprimer.

Il y a des vers qui en font foi:

Dans le lac Tchao-Tien, les eaux semblent toucher la
voûte des cieux;
Sans que personne leur marque la mesure, les pêcheurs
chantent en cueillant les lotus;
Peu à peu une foule de plantes et de fleurs magnifiques
s'y sont multipliées à l'infini;
Chaque jour le maître du lieu vient se reposer en face de
son jardin et de son lac.

Mais rentrons dans les limites de notre récit. »—Tsieou-Sien, levé chaque jour de grand matin, lavait les fleurs et enlevait les feuilles tombées; il puisait de l'eau pour arroser, et vers le soir il les rafraîchissait une seconde fois. Y en avait-il une près de s'ouvrir, tout hors de lui, il chantait et dansait; tantôt il faisait chauffer une coupe de vin, tantôt il faisait bouillir une tasse de thé, et s'inclinant vers ses fleurs avec de profondes révérences, il faisait devant elles des libations, en répétant par trois fois: Fleurs, soyez heureuses! puissiez-vous vivre dix siècles! Ensuite, assis à leurs pieds, il vidait son verre en le savourant goutte à goutte. Lorsque le vin lui avait monté l'imagination, il chantait et sifflait au gré de sa fantaisie; puis, quand la fatigue le prenait, faisant d'une pierre son oreiller, il s'endormait à la racine de ses plantes. Ainsi, depuis le moment où le bouton se cache encore jusqu'à celui où il est bien ouvert, il demeurait à poste fixe dans son parterre: l'éclat trop vif du soleil desséchait-il une fleur, à l'aide d'un petit balai de millet, il l'aspergeait d'eau fraîche; lorsque la lune brillait, il passait toutes les nuits sans se coucher; et venait-il à souffler un vent nuisible, tombait-il une pluie violente, Tsieou-Sien endossait son habit d'écorce, déployait son parasol et parcourait le jardin pour tout examiner en détail; s'il y avait une branche lésée, il l'étayait avec un roseau; au milieu même de la nuit, il se relevait à plusieurs reprises pour faire son inspection.

Quand enfin tout était passé, fané, c'étaient, pendant bien des jours, des soupirs qui allaient jusqu'aux larmes; il ne pouvait se séparer de l'objet de ses affections. Ramassant donc les fleurs tombées, il les essuyait délicatement avec le balai de millet, et les déposait sur des bassins de faïence; après en avoir bien nourri ses regards, jusqu'à ce qu'elles fussent entièrement desséchées, il les plaçait dans des cruches très propres, et faisait en leur honneur une seconde libation de thé et de vin. Comme il eût été trop cruel pour Tsieou-Sien de les jeter, il prenait alors avec tendresse ses cruches pleines, et les allait enfouir sous un grand amas de terre: il appelait cela «enterrer les fleurs ».

Les pétales que la pluie avait salis, il les lavait trois ou quatre fois dans une eau limpide, et les plongeait ensuite respectueusement dans le lac: cela s'appelait «baigner les fleurs ».

Monter sur les arbres et cueillir les branches fleuries, destinées à fructifier, voilà deux choses qui lui avaient toujours singulièrement déplu; et il avait coutume de formuler sa pensée par ce raisonnement:—Dans toute l'année, les fleurs n'ont qu'une fois à s'épanouir; sur quatre saisons, elles n'en prennent qu'une pour elles, et sur cette saison même il ne leur revient que quelques jours. Après avoir souffert les alternatives cruelles de trois saisons, quand elles ont enfin obtenu la bienfaisante température des quelques jours qui leur sont accordés, vous les voyez danser au gré de la brise et venir au-devant de vous en souriant, comme des hommes satisfaits dont l'attente est remplie. Mais si on les tourmente, si on les maltraite violemment, avec quelle facilité ne sera pas détruit en un matin ce qui, à si grande peine, avait obtenu quelques jours à vivre? Oh! si les fleurs pouvaient parler, n'exhaleraient-elles pas des soupirs de douleur!

Et d'ailleurs, pendant ce rapide instant d'éclat «si d'abord le bouton a été épargné, dans la suite, au milieu de leur plus grande beauté, les fleurs ont à souffrir des calamités auxquelles elles ne résistent pas long-temps: les insectes les percent, les abeilles cueillent leur suc, les oiseaux les becquètent, les vers les piquent, le soleil les brûle, le vent les secoue, le brouillard les fatigue, la pluie les bat. C'est donc à l'homme qu'il est réservé de les défendre, c'est à lui d'en prendre pitié.

Si au contraire, par un caprice condamnable, il les coupe et les mutile, comment supporteront-elles ce traitement?—Voyez: c'est du germe que se développe la racine de la plante, de la racine sort la tige; la partie la plus robuste constitue le tronc, la plus faible, les branches; ce tronc et ces branches, on ne sait combien d'années il faudra pour leur accroissement. Aussi à l'époque des fleurs, patiemment attendue, quel délicieux spectacle ces plantes présenteront à l'homme! De quelle beauté ne se pareront-elles pas à ses regards! Si donc vous les coupez, la fleur détachée de la branche ne pourra plus y être replacée, la branche arrachée du tronc ne pourra plus y chercher son appui: tel un homme mort qui ne peut être rappelé à la vie, un supplicié dont on ne peut racheter le châtiment. Ah! si les fleurs parlaient, ne verseraient-elles pas des larmes d'indignation!

D'autres personnes encore qui coupent les fleurs, s'en vont tout simplement chercher les plus belles, préférant les branches mieux garnies; puis les plantent dans un vase, les étalent sur une table, soit pour alimenter un instant la joie parmi les convives, et les exciter à boire, soit pour orner pendant un jour la toilette d'une jeune fille: comme si les convives ne pouvaient savourer le même plaisir en admirant la fleur sur sa tige, comme si la toilette des jeunes filles ne devait pas emprunter tout son éclat au talent de l'artisan! Celle branche coupée, c'en est une de moins sur l'arbre; et le tronc ainsi mutilé pourra-t-il prolonger son existence avec la même vigueur, et renouveler chaque année l'incessant spectacle dont il réjouit vos regards? D'ailleurs, au milieu de ces fleurs épanouies, il se trouve parfois des boutons encore fermés, pauvres êtres qui meurent d'une mort prématurée.

On voit aussi des gens qui, étrangers à tout sentiment d'affection envers les plantes, montent sur les branches pour cueillir les fleurs, jetant les mauvaises, gardant les bonnes; ils les donneront au premier passant qui les leur demandera; ou bien ils s'en iront en les semant sur leur route, sans même détourner la tête; ainsi, victime d'une injustice, un homme meurt sans pouvoir obtenir de vengeance. Si les fleurs avaient le don de la parole, n'exprimeraient-elles pas leur ressentiment!

Tsieou-Sien avait donc eu toute sa vie pour règle constante de ne cueillir jamais une fleur, de ne jamais toucher un bouton. Lorsque, par exemple, il se trouvait dans le jardin d'un étranger, c'était avec amour qu'il examinait chaque fleur, et il serait resté volontiers tout le jour plongé dans cette contemplation. Si le maître du lieu, prétextant la richesse de son parterre, voulait cueillir une fleur pour la lui donner, Tsieou criait au meurtre, et n'y consentait d'aucune façon. Il arrivait également que des voisins curieux venaient chez lui dans l'intention de faire un bouquet; tant que Tsieou ne les voyait pas, cela passait, mais s'il s'en apercevait, il les engageait deux ou trois fois à cesser; et quand ils ne tenaient pas compte de ses avertissements, Tsieou inclinant respectueusement sa tête, faisait de grandes politesses, intercédait du fond de son cœur pour ses pauvres plantes. Aussi, bien qu'on l'appelât le Fou des fleurs, on était vraiment touché de sa sincère bonhomie; car dès qu'on s'abstenait de tourmenter les objets de son affection, il se confondait en saluts et en remerciements.

Les domestiques avaient bien envie parfois de gagner quelques deniers aux dépens de l'enclos, mais Tsieou aimait mieux leur donner de l'argent; et s'ils profitaient de son absence pour prendre quelque chose, le maître ne manquait pas de voir à son retour la tige endommagée, et alors, pénétré de douleur et de compassion, il appliquait un peu de boue sur la blessure; c'est ce qu'il appelait «traiter les fleurs ».

A cause de tous ces motifs, depuis qu'il était retiré dans ce jardin, Tsieou n'en accordait pas volontiers l'entrée; les parents et les amis qui demandaient à le voir, obtenaient difficilement une réponse favorable; il ne les laissait pénétrer qu'après leur avoir fait ses recommandations, et, comme s'il eût redouté pour ses fleurs l'effet d'un air nuisible, il exigeait qu'on les regardât à distance: s'approcher était chose défendue. Quelqu'un profitait-il de ce que Tsieou était occupé ailleurs pour dérober une fleur, celui-ci ne tardait pas à le remarquer; alors son front se colorait, son visage devenait pourpre; il poussait de grands soupirs d'impatience, murmurait quelques imprécations, et pour ce téméraire le jardin restait à jamais fermé. Dans la suite, connaissant bien le caractère bizarre de Tsieou, chacun s'abstenait de toucher même une feuille.

D'ordinaire, les plantes touffues et les arbres épais sont la retraite des animaux et les oiseaux y font leurs nids: aussi dans ce lieu, rempli à la fois de fleurs et de fruits, ils se trouvaient en bien plus grand nombre encore. Tant qu'ils se bornaient à manger les fruits, c'était peu de chose; mais s'ils se laissaient aller à becqueter et à endommager les fleurs, Tsieou-Sien arrivait avec du millet et du grain qu'il plaçait dans un endroit bien net, afin que ces animaux le mangeassent; il leur adressait des prières dont ces êtres privés de raison comprenaient clairement le sens: chaque jour bien repus, ils abaissaient leur vol et sautillaient délicatement parmi les fleurs, et sans plus jamais becqueter une seule baie, ils chantaient d'une voix flexible et harmonieuse.

Les fruits étant aussi respectés, le verger en contenait une foule d'espèces d'un volume, d'un goût et d'une beauté remarquables. A l'époque de la maturité, Tsieou faisait d'abord une offrande au génie des fleurs, n'osant toucher qu'après cette oblation aux productions de son jardin; puis il envoyait à la ronde à tous ses voisins les prémices de sa récolte. Le surplus était confit, et c'était là son revenu de chaque année.

Comme il avait goûté le charme des fleurs, Tsieou-Sien, malgré ses cinquante ans, ne ressentait ni fatigue ni affaiblissement, il était au contraire bien portant, robuste et alerte. Vêtu d'habits très simples, usant d'une nourriture frugale, il vivait dans l'aisance et dans le contentement de son sort, possédait encore du superflu et savait venir au secours des pauvres du village. Aussi il n'y avait personne dans le voisinage qui ne lui témoignât du respect; on l'appelait Monsieur Tsieou[7], et lui-même se désignait par le nom du Vieillard qui arrose son jardin (Kouan-Youen-Seou).

Les vers disent:

Le matin, il arrosait son jardin, le soir il l'arrosait encore,
A force de soins, il y fit éclore cent plantes rares et précieuses;
Quand elles étaient fleuries, il ne pouvait en rassasier ses
regards,
Et il tenait tant à son parterre, qu'il aimait mieux le contempler
à loisir que d'aller prendre du repos.

Ici l'histoire se divise.—Dans la ville de Ping-Kiang, dont ce village de Tchang-Yo était voisin, vivait un jeune homme d'une famille de mandarins, appelé Tchang-Oey. C'était un individu corrompu, astucieux, cruel, tyrannique et arrogant. Plein de confiance dans l'influence de sa famille, il s'occupait uniquement à opprimer ses voisins, à les épouvanter par ses violences, et à vexer les gens de bien sous divers prétextes; et quand une fois il avait entrepris quelqu'un, il lui suscitait jusqu'au bout de dangereuses affaires, se faisant un jeu de le ruiner de fond en comble: alors seulement il lâchait sa victime. Une troupe de valets, d'esclaves, vrais loups, vrais tigres, accomplissait ses volontés. Beaucoup d'autres vauriens aussi, sans être sous la dépendance de Tchang-Oey, restaient nuit et jour dans sa compagnie, formant ainsi une troupe occupée à chercher en tous lieux l'occasion de nuire et à faire naître les désastres sur ses pas. Combien de personnes avaient eu à souffrir de leur despotisme!

Or, contre toute attente, il se trouva un personnage pire encore, qui n'eut pas de peine à saisir et à battre vertement ce méchant homme. Tchang-Oey alla porter plainte devant les tribunaux, mais son adversaire fit tant de ses pieds et de ses mains, qu'il le déjoua et porta même une plainte contre lui. Alors, pour dissimuler sa honte et son affront, Tchang emmena avec lui cinq ou six domestiques de sa maison et une bande de mauvais sujets, avec lesquels il s'en alla à la campagne passer son chagrin. Or, cette maison de plaisance se trouvait précisément située au village de Chang-Yo, non loin de la demeure du vieux Tsieou-Sien.

Un jour donc après le déjeuner, et ils avaient bu au point d'être à moitié ivres, Tchang-Oey et les siens firent par hasard une promenade dans le village, et ne tardèrent pas à se trouver en face du jardin de Tsieou-Sien. Ils aperçoivent par-dessus la haie des fleurs brillantes qui réjouissent le regard; tout autour sont des arbres répandant un épais ombrage. D'une voix unanime ils demandent à qui appartient ce jardin si frais et si élégant: un domestique leur répond que ces plantations font partie de l'enclos de Monsieur Tsieou, celui-là même que l'on appelle le Fou des fleurs. En effet, ajouta Tchang-Oey, j'ai entendu dire qu'il y a dans les environs de ma maison de campagne une personne de ce nom, un certain Tsieou qui possède une collection de plantes rares et de belles fleurs; puisque c'est là sa demeure, que n'entrons-nous? C'est que, interrompt le domestique, mon maître est un peu bizarre; il ne permet guère que l'on voie son jardin. Pour tout autre, c'est possible, reprend Tchang-Oey, mais pour moi, cette défense peut-elle avoir lieu? Et aussitôt il pousse la porte.

A cette époque les pivoines étaient en pleine fleur. Tsieou avait à peine fini d'arroser; assis dans le parterre, avec une cruche de vin et deux plats couverts de fruits, il commençait à remplir son verre; il n'avait pas eu le temps de le vider trois fois depuis qu'il se livrait à cet innocent plaisir, lorsque le bruit des portes roulant sur leurs gonds frappa son oreille: il laisse là son vin, court vers la porte, regarde et voit cinq ou six personnes debout devant lui. La fumée du vin monte au cerveau de Tsieou; il s'imagine que ce sont en effet des curieux qui sont venus pour voir son jardin, mais les arrêtant à la porte, il leur adresse cette question: Que demandent ces Messieurs? Ne savez-vous pas qui je suis, vieillard? répond Tchang; je suis connu dans la ville sous le nom de Tchang-Yâ-Nouy (Tchang de l'intérieur du palais). La maison de campagne qui est ici près, et qu'on appelle Tchang-Kia, appartient à ma famille; j'ai appris que vous possédez une multitude de belles fleurs, et je viens tout exprès pour les admirer. J'observerai à sa Seigneurie, répliqua le vieillard, que je n'ai rien de curieux maintenant: ce sont des pêchers, des abricotiers que vous voyez ici, et rien de plus; tout est fané; il n'y a plus rien du tout que cela.

Tchang-Oey se mit à regarder de travers le vieux jardinier, et s'écria: Qu'a-t-il donc, ce vieillard? y a-t-il un si grand mal à regarder des fleurs? vous me répondez qu'il n y a plus rien: est-ce que je veux vous les manger? Non vraiment, reprit encore Tsieou-Sien, le vieux Chinois n'en impose point à votre Seigneurie: en vérité, tout est fini.

Tchang-Oey n'était pas homme à écouter tout cela. Il s'avance donc, ouvre brusquement les bras, et pousse au milieu de la poitrine le vieillard, qui, assez peu solide sur ses pieds, chancelle, trébuche, est jeté à l'écart; et toute sa bande entre tumultueusement. Le pauvre jardinier voit qu'il a affaire à des vauriens abusant de leur force, et il est contraint de leur livrer passage. Puis il ferme la porte de l'enclos, va chercher le vin et les fruits qu'il a laissés à terre, et se tient auprès des jeunes gens, les accompagnant dans leur promenade.

Or, parmi les plantes nombreuses du jardin, les pivoines seules étaient épanouies. On compte cinq espèces remarquables de cette fleur qui est la reine des parterres; ce sont: l'étage d'or, le papillon vert, la richesse du melon d'eau, le lion bleu scintillant, et la tête du grand lion rouge. Mais la ville de Lo-Yang, dans le Ho-Nan, fut la première de l'empire qui posséda la belle variété nommée Yao-Hoang-Kouey (l'Elégant génie doré) dont un seul pied vaut mille des autres.

Peut-être demanderez-vous pourquoi cette ville eut ce privilège? Ecoutez: sous la dynastie des Tang, vivait la reine Wou-Sse-Tien, princesse d'une conduite fort irrégulière. La fantaisie lui prit d'aller se promener pendant l'hiver dans le parc, derrière le palais, et elle écrivit les quatre vers suivants:

Demain matin, je me promènerai dans le parc:
Que la chaleur aille rapidement l'annoncer au printemps,
Et que toutes les fleurs s'épanouissent dans une nuit,
Sans attendre que la brise du matin ait soufflé.

C'est que la princesse avait la puissance de commander à la nature, et les fleurs n'osant résister à ses ordres, dans une nuit les boutons parurent et s'épanouirent. Le lendemain la reine monta sur son char pour se rendre au parc, et vit mille fleurs de toutes couleurs, de toutes nuances, dont l'éclat éblouissait les regards. La pivoine seule, par un sentiment de dignité, ne consentit pas à flatter bassement la jeune magicienne, qui, quand elle en eût voulu une seule feuille, n'eût pu la trouver. Wou-Sse-Tien, furieuse, se hâta d'exiler la fleur rebelle à Lo-Yang: et voilà pourquoi les pivoines de cette ville lèvent un front radieux parmi toutes celles de l'empire.

Mais revenons à Tsieou-Sien. Les pivoines étaient placées en face de la chaumière, tout autour de la balustrade de pierre qui bordait l'étang; et dans toute la longueur s'élevait un petit appareil en bois, recouvert d'un rideau de toile, destiné à protéger les plantes contre l'ardeur du jour. Les plus hautes tiges avaient bien dix pieds de hauteur, et les plus basses six à sept. Les plus grandes de ces fleurs ressemblaient à un bassin de cuivre rouge; et l'éclat étincelant des couleurs qu'elles reflétaient dans leur ensemble ravissait les regards.

Tous les jeunes gens se récriaient sur la beauté de ces plantes, et Tchang-Oey, pour aller en sentir le parfum, enjamba par-dessus la balustrade de l'étang. Tsieou-Sien surpris et vexé, s'écria aussitôt: Monsieur, restez ici, regardez de loin, et ne passez pas cette barrière. Mais Tchang-Oey, irrité de ce qu'on avait fait des difficultés pour le laisser entrer, cherchait en lui-même l'occasion de se quereller avec le vieux jardinier. A ces mots, il prit un air insultant: Comment donc, dit-il, vous êtes mon proche voisin, vieillard, et vous ne savez pas encore quel homme c'est que Tchang-Yâ-Nouy! Quand vous avez d'aussi belles fleurs, vous venez tout exprès me répondre qu'elles sont passées: je n'ai pas fait de bruit, je suis resté tranquille; vous recommencez à bavarder, et vous voyez que j'ai encore écouté vos observations. Quand j'aurai brisé vos fleurs, il sera beaucoup plus convenable alors de vous acharner à me faire entendre vos discours. Et là-dessus, déterminé à pousser la chose jusqu'au bout, il attira à lui les fleurs et franchit la barrière pour aller en respirer l'odeur de plus près.

Tsieou-Sien, qui était à ses côtés, ressentait une violente colère, mais il n'osait ouvrir la bouche, et se disait à lui-même: qu'il sente donc une bonne fois et qu'il s'en aille. Mais hélas! pouvait-il deviner les intentions de ce méchant homme, qui se plaisant à déployer toute sa malice et se mit à dire: Puisqu'il y a d'aussi belles fleurs, il faut en jouir; il faut boire tout en savourant le parfum et la vue de ce jardin; et sur son ordre, les domestiques se hâtèrent daller chercher du vin. Or le vieillard qui vit ces dispositions, sentit augmenter son inquiétude et sa mauvaise humour: Monsieur, dit-il en s'avançant, le lieu où rampe le limaçon est bien vil, et ce n'est pas un endroit propre à vous recevoir. Sa Seigneurie, après avoir considéré ces fleurs à loisir, peut bien retourner dans sa noble demeure pour y vider son verre. Tchang-Oey, montrant du doigt la terre, répondit: Voilà une excellente place pour s'asseoir. Mais, reprit le vieillard, la terre est inégale et raboteuse, comment sa Seigneurie peut-elle songer à choisir un tel siège! Cela ne fait rien du tout, répliqua le jeune homme, il suffira d'étendre un tapis de feutre pour garantir nos vêtements.

Et déjà le vin et tout ce qu'il fallait pour le repas était arrivé; le tapis fut déplié, et toute la troupe s'assit en cercle, se livrant à mille extravagances, criant et hurlant; ils étaient au comble de la joie, tandis que le pauvre jardinier, assis à côté, les maudissait en silence.

La vue de tant d'arbres et de fleurs poussant et fleurissant en abondance fit naître dans l'esprit de Tchang-Oey une bien mauvaise pensée, celle de s'approprier cette demeure. Jetant donc sur le jardinier un regard oblique et troublé par le vin, il lui dit: Je vois bien, stupide vieillard, que vous ne savez faire autre chose que de planter votre jardin: eh bien! à cause de cela, car je n'y trouve aucun mal, je veux vous récompenser d'un verre de vin. Tsieou-Sien était-il bien disposé à répondre? Sa colère redoublait. Le vieux Chinois, dit-il, n'a point reçu du ciel le talent de boire; que votre Seigneurie daigne l'excuser. Il faut me vendre votre jardin, ajouta brusquement le jeune seigneur?—Ces paroles retentirent bien douloureusement aux oreilles du jardinier; il fut saisi d'effroi. Ce jardin est la vie du vieux Chinois, répondit-il, comment donc consentirais-je à le vendre? Que ce soit votre vie ou non, vendez-le moi, ajouta Tchang. Vous ne sortirez pas d'ici; une fois que je serai retourné dans ma maison de campagne, vous n'aurez rien autre chose à faire que de planter pour mon compte; est-ce que cela ne vous sourit pas? Ah! s'écrièrent tout d'une voix les compagnons du jeune seigneur, quel bonheur pour vous, vieillard, et quand vous obtenez une si rare et si insigne faveur de sa Seigneurie, vous ne vous hâtez pas de lui en témoigner votre reconnaissance!

Tsieou-Sien se sentait cruellement humilié; mais il se résigna et fit quelques pas en avant. Tout à coup la colère paralysa ses bras et ses jambes, et il ne put remuer.

Tchang-Oey ajouta: Quel maudit vieillard! que tu consentes ou non, pourquoi ne me réponds-tu pas? Je vous l'ai dit, reprit alors le jardinier, je ne le vendrai pas, pourquoi prendre la peine de faire cette question? Sottises que tout cela, s'écria le jeune homme; si tu répètes encore que tu ne veux pas vendre ton jardin, je vais écrire un billet, et l'envoyer au préfet du département.»

Le vieillard n'y tenait plus; il avait une furieuse envie d'éclater en injures, mais il songea qu'il avait en tête un homme puissant, qui de plus était ivre. Comment donc espérer de s'entendre? Ainsi, il eut recours à un expédient; et maîtrisant sa colère, il dit: Puisque sa Seigneurie est décidée à acheter, eh bien! soit; mais je demande que l'on m'accorde un jour, ce n'est pas une affaire qui puisse se traiter en une minute, au galop.

Bien, très bien! s'écria toute la bande, c'est à merveille: à demain donc.

Or ils étaient complètement ivres; quand ils se furent levés, les domestiques remportèrent les objets qui avaient servi au repas, et Tsieou-Sien craignant toujours pour ses fleurs, avait la prévoyance de se tenir à côté, tout prêt à les protéger contre Tchang-Oey, qui prenait sa course en avant, dans le but de passer par-dessus le mur de l'étang pour aller cueillir les pivoines. Mais le vieillard l'arrêta: Monsieur, lui dit-il, ces plantes sont peu de chose, à la vérité; cependant, vous ne savez pas combien de travaux elles exigent tout le long de l'année. Aujourd'hui qu'elles ont pu se parer de ces fleurs, ne vous acharnez pas à les détruire: ce serait vraiment une grande pitié. Si vous les cueillez, avant un ou deux jours elles seront toutes fanées. Que ce serait mal de commettre un tel crime! Mais Tchang-Oey reprit d'un ton insultant: Qu'est-ce qu'il appelle un crime? Demain vous vendez, et ces choses là sont à moi; quand je briserais tout, qu'est-ce que cela vous fait? Et il avança la main.

Le vieux jardinier l'arrêta par ses babils, et eût donné sa vie plutôt que de le lâcher. Seigneur, criait-il, assommez le vieux Chinois, tuez-le, mais il ne vous laissera pas arracher ses fleurs.

Quel détestable vieillard, s'écrièrent tous en chœur les amis de Tchang-Oey. Sa Seigneurie cueille des fleurs, qu'y a-t-il donc là de si grave? Parce que vous prenez de grands airs, croyez-vous que vous lui ferez peur et que vous l'en empêcherez; et les voilà tous qui s'en vont en désordre cueillir les pivoines.

Le pauvre vieillard, hors de lui, implorait le secours du ciel; il avait lâché Tchang-Oey, et il prodiguait sa vie pour arrêter le pillage. Mais tandis qu'il attaquait à droite, il ne pouvait avoir l'œil à gauche. En une minute, bien des fleurs avaient été enlevées. Tsieou-Sien, accablé de chagrin, se mit à injurier cette troupe désordonnée: Bandits, canaille, vous franchissez sans motif le seuil de ma porte pour venir m'injurier, me vilipender; vous voulez ce jardin qui est ma vie, et pourquoi faire? Alors s'élançant vers Tchang-Oey, il le pousse avec une violence terrible. Le jeune homme avait trop bu, ses jambes n'étaient pas solides, et il roula à terre la tête la première.

Les amis de celui-ci crièrent à l'infamie; sa Seigneurie est renversée!—Laissant là les fleurs, ils se précipitèrent sur le vieillard pour le frapper. Mais parmi eux se trouvait un homme d'un âge plus mûr, qui songeant aux cinquante ans dont Tsieou-Sien était chargé, craignit que ces fous ne s'exposassent à de fâcheuses affaires en battant un vieillard: il calma ses compagnons. Tchang-Oey était remis sur pied.

Mais cette chute n'avait fait que remuer la bile qu'il portait dans le cœur; il court et brise les boutons avec acharnement, le sol en est jonché de toutes parts. Ce n'est pas assez, il saule au milieu des pivoines et les foule aux pieds: quelle pitié! de si belles fleurs!

Le vieillard a châtié d'un bras robuste cette troupe ivre et
méchante;
Ces charmantes fleurs ont en un instant cessé d'exister:
Comme si elles eussent péri victimes du vent et de la grêle,
Elles pleuvent en désordre comme un nuage de pourpre,
sans que personne les recueille.

Dans son indignation, Tsieou-Sien invoquait le ciel et la terre: tout le jardin était bouleversé. Les voisins entendant les cris et les gémissements qui sortent de l'enclos, s'y rendent en masse, et ils voient cette troupe de scélérats occupés à couvrir la terre de débris de fleurs et de branches. Les habitants du village manifestent leur surprise, s'avancent vers les jeunes gens pour les engager à cesser leur œuvre de destruction, et demandent ce que tout cela veut dire. Au milieu d'eux il y avait deux ou trois fermiers de Tchang-Oey, qui abandonnèrent le parti du vieillard pour celui de ses ennemis; leur premier sentiment s'évanouit, leur colère se calma, et ils accompagnèrent jusqu'à la porte leur maître qui criait: Vous l'avez entendu, ce scélérat de vieillard l'a dit devant vous, il m'a bien cédé son jardin, aussi je l'ai épargné; mais qu'il n'ajoute pas un mot, ou je lui apprendrai à mesurer ses paroles! Et là-dessus il partit en manifestant la haine qu'il avait dans le cœur.

Paroles d'ivrogne, dirent les gens du village qui s'aperçurent bien que le jeune seigneur avait bu, paroles d'ivrogne, dites sans intention! Alors ils retournèrent vers le vieillard et le firent asseoir sur les marches de la cour, cherchant à consoler le pauvre jardinier qui s'abandonnait à l'expression de sa douleur; puis ils prirent congé de lui et eurent l'attention de fermer la porte de l'enclos.

Chemin faisant, les uns, surpris de l'obstination avec laquelle ce vieillard avait toute sa vie refusé l'entrée de son jardin, se mirent à dire: Ce vieux Monsieur est vraiment d'une originalité, d'une bizarrerie inexcusable; voila ce qui lui attire de semblables affaires. L'expérience d'un premier malheur le garantira sans doute d'un second. Cependant d'autres, doués d'une raison plus éclairée, disaient aussi: Ne proférez pas des paroles si opposées aux principes de la justice; les anciens avaient coutume de dire: «La culture demande une année, et la fleur ne se montre que pendant dix jours. »—Le curieux, frappé de leur éclat, s'écrie: Ah! les belles plantes!—et voilà tout. Mais comprend-il tous les soins, toutes les peines de celui qui les a mises en terre? Si vous ignorez les travaux qu'exige cette profession, ne vous étonnez pas au moins que le cultivateur en les voyant enfin couvertes de fleurs, ressente pour elles de la tendresse et de la compassion.

Mais revenons à notre vieillard: il n'avait pu s'éloigner de ses fleurs mortes; courant vers elles, il les recueillit dans sa main et se mit à les examiner avec soin. Il les vit foulées aux pieds, flétries, maltraitées, arrachées de leur tige, salies, souillées de boue. Accablé de douleur, il s'écria: O fleurs que j'ai toute ma vie tant aimées et si bien protégées! Moi qui n'eusse pas voulu toucher une seule de vos feuilles, pouvais-je prévoir le malheur qui vient de fondre sur vous!

Ainsi il se lamentait, lorsque derrière lui se fit entendre une voix humaine qui disait: Tsieou-Sien, qu'as-tu donc à te désoler ainsi? Tsieou-Sien se détourne, et il voit devant lui une jeune fille de seize ans environ, gracieuse et belle, vêtue avec goût et simplicité. Le vieux jardinier ne connaissait nullement cette jeune personne. Il suspend le cours de ses larmes et lui adresse cette question: Qui êtes-vous donc, Mademoiselle, et qu'est-ce qui vous amène ici?

Je suis, répond la jeune fille, votre proche voisine; j'ai appris que vous avez dans votre jardin de magnifiques pivoines en pleine fleur, et je viens tout exprès pour les admirer: il est à croire qu'elles ne sont pas encore fanées. A ce mot de pivoines, Tsieou-Sien se mit à sangloter de nouveau. Quelle triste aventure vous est donc arrivée, demanda la jeune fille, que vous vous désolez ainsi? Et le pauvre jardinier lui raconte les violences exercées par le jeune seigneur. C'est là, reprend-elle en souriant, la cause de vos chagrins! vous serait-il agréable que les fleurs reparussent sur leur tige? Mademoiselle, répond Tsieou, ne vous jouez pas de moi: quand la fleur a quitté la branche, est-il un moyen de l'y replacer? Mes ancêtres, ajouta la jeune inconnue, m'ont transmis un art magique au moyen duquel je puis opérer ce prodige; j'ai réussi toutes les fois que j'en ai fait l'essai.

A ces mots la douleur de Tsieou se changea en joie; et il s'écria; Quoi! est-il bien vrai que vous possédiez cet art surnaturel? Et pourquoi pas, répond la jeune fille? Le vieillard était tombé à ses pieds et lui exprimait ainsi sa reconnaissance: Mademoiselle, daignez employer cet art magique; il sera au-dessus des forces du vieux Chinois de vous en témoigner sa gratitude, mais à chaque fleur qui s'épanouira il ira vous inviter à la venir voir.

A lieu de me remercier ainsi, reprit l'inconnue, allez puiser un peu d'eau. Le vieillard s'empresse d'obéir, mais il lui revient à l'esprit ces pensées: Possède-t-elle cette magique puissance? ah! non—-Voyant mes larmes et ma douleur, cette jeune fille est venue se rire de moi: pourtant, elle m'est tout à fait étrangère; qui l'a donc amenée près de moi? Non, elle mérite toute confiance.... Et il se hâte d'emplir sa cruche d'une eau limpide, puis retourne la tête;—cependant, la jeune fille a disparu, et toutes les fleurs ont repris leur place sur les tiges, il n'en est pas resté une seule oubliée à terre.

Précédemment, chacune d'elles avait une couleur distincte, et maintenant, il y a cela de changé que la rouge est marbrée, celle d'une nuance plus pâle porte au fond de son disque une teinte foncée; chaque pied réunit les cinq couleurs, et les voilà toutes plus brillantes, plus étincelantes qu'auparavant.

Il y a des vers qui en ont perpétué la mémoire:

On dit que ces fleurs ayant été mutilées et traînées dans la
boue,
Une jeune immortelle lui apparut, qui connaissait l'art de
les ressusciter;
Il était plein de foi, il était avancé dans la vertu: aussi
il a su concilier l'affection des objets inanimés.
Les imbéciles, qui se riaient du Fou des fleurs!

Partagé entre la joie et une surprise mêlée de crainte, Tsieou s'écrie: Je ne croyais pas que cette jeune demoiselle fût une si habile magicienne! Il faut que je retourne dans le parterre; et, laissant là son eau, il s'avance pour lui adresser ses remerciements. Il fait le tour du jardin, cherche par ici, cherche par là.—Aucune trace de la jeune inconnue! Par où s'en est-elle donc allée, se dit-il à lui-même?—Décidément je vais retourner à la porte, l'attendre au passage, pour lui demander de me communiquer cet art magique. Et il prend sa course vers la porte, mais elle était fermée; et tandis qu il l'ouvre, il aperçoit, assis à l'entrée même, ses deux voisins de droite, Hou-Kong et Tan-Lao, occupés à regarder les pêcheurs du village qui faisaient sécher leurs filets au soleil.

Dès qu'ils voient le jardinier, les deux vieillards se lèvent et le saluent, en disant: Nous avons appris l'injustice que Tchang-Oey a commise à votre égard; comme nous nous rendions aux champs, nous n'avons pas pu nous informer des détails de cette affaire.

Oh! n'en parlons plus, reprit Tsieou-Sien; j'ai eu à souffrir les mauvais traitements d'une troupe de débauchés insolents, mais il est venu une jeune demoiselle qui, à l'aide d'un secret magique, a su tout rétablir; et elle est partie avant que j'aie pu lui adresser une parole de remerciement. Vous avez dû voir, vous autres, de quel côté elle est passée.

Ces paroles étonnèrent singulièrement les deux voisins: A-t-il jamais existé de moyen d'opérer un pareil prodige, s'écrièrent-ils? Et quand dites-vous que cette jeune fille s'en est allée?—A l'instant même, répondit Tsieou.—Nous étions très bien placés pour la voir sortir, et personne n'a remué par ici: quelle jeune fille avez-vous donc vue? Cette réponse jeta quelque hésitation dans l'esprit du vieux jardinier. Puisque c'est ainsi, pensa-t-il, ce ne peut être qu'un esprit immortel qui est descendu du ciel. Mais comment donc a-t-elle remis vos fleurs sur leur tige, demandèrent les deux amis? Tsieou-Sien leur raconta ponctuellement tout ce qui était arrivé; et ceux-ci, avouant qu'il y avait là-dedans quelque chose de surnaturel, demandèrent à aller s'assurer du prodige par leur propres yeux.

Ils s'avancent donc et leur stupeur redouble. Cette jeune fille est bien un esprit, car quel mortel peut jamais opérer de si grands miracles par le secours de la magie.

Tsieou avait allumé du feu et brûlait des parfums choisis pour remercier le ciel; pendant qu'il se prosternait humblement, ses deux amis lui dirent: L'ardente affection que vous avez toujours témoignée aux fleurs est ce qui a déterminé les immortels à descendre vers vous. Si demain on faisait en sorte que les mauvais sujets de la compagnie de Tchang-Oey, informés de ce qui s'est passé, vinssent ici, ils en mourraient de honte! Non, non, répartit le vieillard, ces gens-là sont comme des chiens hargneux, qu'il faut fuir du plus loin qu'on les voit; à quel propos les attirer encore ici? Et les deux voisins trouvèrent qu'il avait grandement raison.

Dans l'excès de sa joie, Tsieou-Sien fit chauffer de nouveau le vin qu'il avait apporté, et retint près de lui ses deux amis, qui, après avoir joui du spectacle des fleurs jusqu'au soir, s'en retournèrent au village, racontant l'événement du jour. Tout le monde en fut promptement informé, et le lendemain bien des gens avaient envie de venir voir, mais ils craignaient de ne pas obtenir la permission d'entrer; car ils ignoraient que Tsieou était un homme d'un sens profond. S'étant vu ainsi favorisé des immortels, sa pensée prit son vol au-dessus des choses de la terre. Assis pendant toute la nuit à côté de ses pivoines, il repassa plusieurs fois dans son souvenir l'aventure de Tchang-Oey, et son esprit ayant été soudainement éclairé, il se dit: Je gardais toutes ces choses renfermées dans mon sein, je les couvais des yeux depuis bien des années; c'est là sans doute ce qui a attiré sur elles ce malheur arrivé du dehors. Mais si les immortels les protègent, eux dont le pouvoir est immense, sans bornes, il n'y a plus de motifs pour fermer ma porte. Et dès le lendemain matin il l'ouvrit à deux battants.

Ceux qui étaient déjà venus pour savoir quelque nouvelle, trouvèrent le vieillard assis devant ses fleurs; et ils furent accueillis par lui avec ces paroles: Entrez, Messieurs, entrez, venez voir, mais gardez-vous de toucher à rien. Ceux-ci se hâtèrent de faire connaître partout les bonnes dispositions de Tsieou, et les habitants du village, hommes et femmes, se rendirent tous jusqu'au dernier dans son enclos.

Mais nous les laisserons se promener, et nous reviendrons à Tchang-Oey, qui le lendemain, voyant ses amis assemblés, leur dit: Hier ce vieux brigand m'a culbuté, est-ce un affront qu'on oublie si vite? il faut retourner à l'instant, exiger de lui ce jardin; s'il refuse, je laisserai quelques valets qui arracheront fleurs et arbustes, et en feront un grand feu: ma colère pourra ainsi être satisfaite. Etant votre si proche voisin, répondirent les jeunes gens, il n osera faire des difficultés; seulement, au lieu de briser hier toutes les fleurs, il fallait en laisser quelques-unes, et dans deux ou trois jours, nous n'eussions pas manqué de revenir. Si vous le prenez ainsi, reprit le jeune seigneur, l'an prochain aussi il y en aura d'autres; partons donc de suite, afin qu'il n'ait pas le temps de se revoir. Et toute la troupe se mit en marche.

Mais dès la porte de la ferme, ils entendirent raconter le prodige opéré dans l'enclos, l'apparition de la jeune immortelle, la résurrection des plantes. Tchang-Oey n'en croyait pas un mot. Vraiment, disait-il, ce vieux scélérat a le pouvoir de faire descendre les esprits à sa voix! Eh bien! allons sans perdre une minute, courons détruire de nouveau ses plantes, et les esprits viendront! Est-ce qu'il a des esprits à son service? Il est évident que, dans la crainte d'une seconde visite de notre part, il s'est plu à faire répandre le bruit que les immortels le protègent; c'est pour nous empêcher d'aller le tourmenter. Bravo! sa Seigneurie a parfaitement raison, cria en chœur toute la bande. Les voilà donc qui se hâtent d'arriver au jardin.

En effet, les portes grandes ouvertes laissaient une libre entrée aux gens du voisinage qui s'y promenaient à leur gré, exactement comme on l'avait raconté. C'est cependant bien vrai, dirent alors les amis de Tchang.—Et qu'importe! répondit celui-ci; si les immortels ont apparu dans ce jardin, et s'ils y habitent, certes il n'en est que plus désirable. Ayant donc marché, tourné de côté et d'autre jusqu'en face de sa cabane, il est convaincu par un regard qu'il n'a pas été dit un mot qui ne fût vrai; car ces fleurs étaient surprenantes, extraordinaires: à la vue des promeneurs, elles augmentaient encore leur éclatante beauté, leur splendeur était doublée, elles semblaient sourire aux passants.

Malgré l'étonnement mêlé d'effroi dont il était frappé, Tchang-Oey n'avait en rien du tout changé d'avis, il désirait toujours se rendre maître de ce lieu; et après l'avoir regardé une fois encore, une mauvaise pensée s'empara soudainement de son esprit, il rappela sa troupe: Allons-nous-en, dit-il. Et tous sortirent sur ses pas. Eh quoi! lui demandèrent ses amis, est-ce que votre Seigneurie n'a plus de goût pour ce jardin? J'ai un plan, répondit le jeune homme, un bon plan qu'il est inutile de vous exposer ici. Demain ce jardin doit être à moi.—Mais quel est donc ce fameux plan?—Le voici, reprit Tchang-Oey. Je viens d'apprendre que Wang-Sse de Pey-Tcheou, en pleine révolte contre l'empereur, a eu recours aux sortilèges: le ministre de la guerre a envoyé une circulaire qui ordonne de réprimer sévèrement les mauvaises doctrines, tant à l'armée que dans les départements, et d'emprisonner ceux qui s'adonnent à la magie. Le préfet de ce district a même promis 3,000 tsien[8] de récompense, pour encourager les délations. Ce qui s'est passé hier dans le jardin de Tsieou-Sien me servira de texte. J'envoie mon affidé, Tchang-Pe, au palais, dénoncer cet individu comme pratiquant la magie; le vieux jardinier est torturé avec la dernière rigueur, il avoue: on le jette en prison, l'enclos est vendu au profit de l'état. Qui osera l'acheter? personne: il m'est donc dévolu, et de plus j'ai trois mille tsien de récompense.

Les amis de Tchang approuvèrent très fort le plan de sa Seigneurie. Il était urgent de s'occuper de le réaliser; ayant donc pris toutes les mesures, ils allèrent à l'instant même à la ville pour y dresser leur accusation, que le lendemain Tchang-Pe eut ordre d'aller présenter au préfet de Ping-Kiang. Or, ce Tchang-Pe, le plus intelligent, le plus rusé des subordonnés de la maison Tchang, était aussi très versé dans les intrigues du palais: voilà pourquoi on le chargeait de cette affaire.

Le juge suprême était précisément occupé à poursuivre les sorciers. En apprenant cette histoire dont tout le village avait été témoin, il ne put se refuser d'y croire, et envoya à l'instant même des satellites et des alguazils qui emmenèrent avec eux d'autres affidés du palais; quant à Tchang-Pe, il devait aller en avant donner le coup-d'œil, entrer le premier pour saisir le coupable. Tchang-Oey, grâce à quelques largesses, disposa toute l'affaire selon ses vues, et laissant Tchang-Pe passer le premier avec les alguazils, il se tint à l'arrière-garde avec ses amis.

Le chef des recors pénétra dans le jardin: Tsieou-Sien, persuadé que c'était un amateur venu pour contempler ses pivoines, n'y prit pas garde. Mais toute la bande courut sur lui en poussant des cris, et on le garrotta comme un malfaiteur. Le vieillard criait aussi de toute sa force: Quel crime a donc commis le vieux Chinois, Messieurs? j'espère que vous le lui ferez au moins savoir!—Mais les sbires le chargeaient d'imprécations, l'appelant sorcier, bandit, et sans autre explication, ils l'entraînèrent hors du jardin.

A cette vue, les voisins frappés de stupeur, accoururent en foule pour connaître la cause de cette conduite.—Qu'est-ce que vous demandez? leur répondit le chef de l'escouade; son crime n'est pas léger, et peut-être même que, vous autres habitants du village, vous en avez votre part. Les paysans stupides, effrayés par ces grands mots, n'eurent plus dans le cœur que de la crainte au lieu de zèle; et ils se dispersèrent précipitamment, redoutant encore de se trouver compromis. Hou-Kong et Tan-Lao, amis intimes et de vieille date du pauvre jardinier, se hasardèrent seuls à suivre de bien loin pour voir où tout cela devait aboutir.

Or, Tchang-Oey, resté en arrière avec les siens, attendit que le propriétaire fût sorti, et s'étant assuré par une inspection minutieuse qu'il n'y avait plus personne dans le jardin, il en ferma la porte, et se rendit en hâte au tribunal.

Le commandant des alguazils avait fait mettre le vieillard à genoux au milieu de la salle. Le pauvre Tsieou, prosterné sur les dalles, regardait tout autour de lui, et ne rencontrait pas un visage connu, mais il ignorait que les geôliers, soudoyés par son ennemi, s'apprêtaient à le torturer! En effet, ils apportèrent les instruments de supplice et attendirent.

Le grand-juge commença son interrogatoire d'une voix menaçante:—-Quel audacieux sorcier êtes-vous donc, vieillard, pour avoir osé dans ce pays abuser les cent familles par des artifices magiques? Si vous avez des complices, avouez-le sincèrement. Celui qui au milieu de l'obscurité entend éclater une bombe, sans savoir d'où elle est venue, n'est pas plus surpris que ne le fut Tsieou-Sien, en entendant ces mots. Il répondit donc pour s'excuser: J'ai toute ma vie habité le village de Tchang-Yo; il ne s'y trouve point de sorciers comme il peut y en avoir ailleurs; je ne sais vraiment pas de quels artifices magiques il est question. Mais ces jours passés, ajouta le juge, vous avez employé la magie pour remettre sur la tige les fleurs brisées, et vous avez le front de nier!

Le texte de l'accusation fit voir clairement au vieillard que le trait avait été lancé par Tchang-Oey; il raconta donc en détail la manière dont son ennemi s'était comporté dans l'intention de s'emparer du jardin, et la visite de la jeune immortelle. Mais il ne songeait pas que le juge était trop obstiné pour ajouter foi à ce récit. Combien de gens, reprit le magistrat, en souriant, ont respecté les immortels et pratiqué la vertu sans avoir pu réussir à obtenir la visite des esprits; et vous, parce que vous avez pleuré vos fleurs, voilà qu'un être céleste consent à descendre du ciel. Au moins en partant il eût dû laisser son nom, afin qu'on pût le connaître! Est-ce qu'il s'en est allé sans faire d'adieux? Celui qui cherche à tromper par des paroles aussi artificieuses est bien évidemment un magicien; cela va sans se dire.

Aussitôt s'étançant des deux côtés, les geôliers répondent tous ensemble à la voix du juge; pareils à une troupe de tigres, ils entourent brusquement le prisonnier, et vont lui serrer les pieds et les mains. Ils étaient sur le point de commencer la torture, lorsque le juge, saisi d'un étourdissement subit, faillit rouler au bas du tribunal; sa tête et ses yeux sont troublés par des vertiges; il ne peut demeurer sur son siège. Il ajourne donc au lendemain la suite de l'affaire, après avoir ordonné aux geôliers de conduire en prison le patient, chargé de la cangue.

Tsieou-Sien, pleurant et sanglotant, s'en allait donc en prison sous l'escorte des gardiens, lorsque Tchang-Oey se présente à ses regards. Seigneur Tchang, s'écrie-t-il, je ne vous ai jamais, avant ce jour, donné aucun sujet de me haïr; je n'ai jamais été votre ennemi: pourquoi donc m'accabler de la sorte, et pourquoi chercher à m'arracher la vie? Mais le jeune seigneur, sans répondre, se joignit à Tchang-Pe et au reste de la bande, fit une pirouette et s'en alla.

Les deux vieillards, Hou-Kong et Tan-Lao, vinrent au-devant de leur ami pour savoir ce qui s'était passé au tribunal. Quand ils en furent informés, ils lui dirent: C'est évidemment une injustice dont vous êtes victime, mais cela n'aura pas de suite; demain, nous tous habitants du village, nous signerons une pétition en votre faveur, et nous nous porterons caution; rassurez-vous!

Ce que vous désirez faire serait bien utile, répondit Tsieou-Sien en gémissant ... et les geôliers l'interrompirent par des injures: Allons, canaille de prisonnier, tu pleures au lieu d'avancer!—Et le vieillard arrêtant ses larmes, entra dans le cachot. Les voisins allèrent chercher du vin et des mets qu'ils déposèrent à la porte de la prison; mais qui d'entre les geôliers aurait eu la complaisance de lui faire passer ces vivres? Il les prirent pour eux, et s'en régalèrent.

A la nuit, le pauvre jardinier fut étendu sur la planche qui sert de lit aux prisonniers; là, plus mort que vif, garrotté de manière à ne pouvoir allonger les pieds ni les mains, dans l'amertume de sa douleur il se livrait à ces pensées. Aurais-je pu prévoir qu'en rendant la vie à mes fleurs, cette jeune immortelle donnait à mon cruel ennemi l'occasion de me tyranniser ainsi? O jeune immortelle, si tu as pitié de Tsieou-Sien, viens donc, viens sauver ses jours en péril; je suis résolu à quitter le monde pour entrer dans la vie religieuse.

Ces paroles l'agitaient encore lorsqu'il vit la même immortelle qui s'avançait doucement devant lui. Aussitôt il crie vers elle: Puissante immortelle, sauvez votre jeune frère, sauvez-le, en grâce! Tu veux donc que je t'arrache à ce danger, répondit la jeune fille; et à un signe de sa main, la cangue se défit et tomba d'elle-même.

Le prisonnier se glissa en rampant jusqu'aux pieds de sa libératrice, et frappant la terre de son front: Quel est le nom de la puissante immortelle? lui demanda-t-il. Je suis, répondit celle-ci, le génie qui préside aux jardins, sous les ordres de la reine Tchy-Wan-Mou. Elle a eu pitié de toi en faveur de ta tendresse pour les fleurs; et c'est ce qui l'a engagée à rétablir les pivoines sur leurs tiges, bien éloignée de croire que des gens pervers dussent tirer de là occasion de te calomnier. Puisque cette infortune vient fondre sur toi au milieu de ta carrière, dès demain Tchang-Oey, qui détruit les plantes et nuit aux hommes, sera enlevé du milieu des vivants. L'esprit qui préside aux fleurs en a fait un rapport au maître du ciel, et il a retranché la somme des jours que ce méchant avait à vivre. Les compagnons qui secondaient ses vues éprouveront aussi de grands malheurs. Pour toi, pratique avec zèle les vertus qui conduisent à prendre place parmi les immortels, et, dans quelques années, je te ferai passer dans une autre condition d'existence.

Le vieux jardinier frappait la terre de son front: Oserais-je, dit-il, demander à Mademoiselle quelle est cette pratique de vertu qui rend immortel?—Les voies sont diverses, répondit la jeune fille céleste, il faut au moins que tu en connaisses les bases. Par ta profonde tendresse envers les fleurs tu as acquis des mérites, et désormais c'est par les fleurs que tu arriveras à l'accomplissement de cette voie, c'est-à-dire, au perfectionnement qui rend immortel. Nourris-toi de fleurs, et tu pourras avec ton propre corps t'élever dans les airs.—Et elle lui enseigna la manière dont il devait se vêtir et se nourrir.

Après avoir incliné son front jusque dans la poussière pour remercier l'envoyé céleste, Tsieou se leva, mais il ne vit plus la jeune fille. Il allonge la tête, il regarde: elle est sur le mur de la prison, et lui fait signe de la main. Viens, dit-elle, monte et suis-moi, nous sortirons d'ici. Le vieillard se met donc à grimper; mais toute la puissance de son élan ne le conduit qu'à moitié de la muraille. Il reprend haleine et arrive peu à peu jusqu'au sommet; puis au-dessous de lui il entend le tam-tam des soldats en patrouille et des voix qui crient: Le magicien est échappé, arrêtez-le, arrêtez-le!—Tsieou est saisi d'effroi, il se trouble, ses mains ont perdu leurs forces, ses jambes fléchissent, il tombe à terre; et revenu de son trouble, il s'éveille sur son lit de douleur! Cependant ces paroles entendues dans le rêve sont gravées dans son esprit, nettes et intelligibles, il se voit tiré d'affaire, son cœur se dilate; car on dit:

«Celui qui ne nourrit en son cœur aucun sentiment d'égoïsme, comprend clairement que les immortels sont les arbitres des événements. »

Ce fut une grande joie pour Tchang-Oey de voir que le magistrat avait reconnu le vieux jardinier coupable de sorcellerie. Ce vieillard, dit-il avec ironie, à des bizarreries bien étranges: il a la bonté de passer toute cette nuit entière sur le lit de douleur, tout exprès pour nous laisser libres de nous réjouir dans son jardin. Ces jours passés, ajoutèrent ses amis, l'enclos appartenait encore au vieux jardinier, nous n'avons pas pu y prendre complètement nos ébats; mais aujourd'hui il est devenu la propriété de votre noble Seigneurie, il faut nous y livrer à l'ivresse du plaisir.

Tchang-Oey goûta leur avis: toute la troupe sortit de la ville; et après avoir ordonné aux domestiques de préparer un festin, ils s'acheminèrent vers le but de leur promenade. La porte est ouverte, on entre; les voisins, loin d'être rassurés en voyant Tchang-Oey, restent silencieux et n'osent dire mot. La bande joyeuse, précédée de son chef, arrive devant la cabane;... pas une seule pivoine n'est restée sur sa tige; c'est comme au jour où ils les ont brisées, elles sont répandues à terre en désordre et jonchent le sol.

Tous les jeunes gens crient au miracle. Mais Tchang-Oey prend la parole; D'après ce que je vois, ce misérable possède évidemment des secrets magiques, autrement, comment en moins de douze heures aurait-il pu opérer une transformation si complète. Est-ce que ce seraient les immortels qui les auraient abattues? Certainement, répondit un de ces jeunes gens, il a su que votre Seigneurie voulait se récréer parmi les fleurs, voilà pourquoi il s'est amusé à nous jouer ce mauvais tour. Puisqu'il lui a plu de nous faire des tours de magie, ajouta Tchang, hé bien! nous nous réjouirons au milieu des fleurs tombées.—Aussitôt on étend à terre des tapis, on place les nattes, et chacun s'étant assis, on s'abandonne à la joie et aux excès de l'orgie. Insensiblement le repas s'était prolongé jusqu'à l'heure où le soleil pâlit dans l'ouest. Il n'y avait personne qui ne fût à moitié ivre, lorsque tout-à-coup il s'élève un tourbillon impétueux. Or, ce tourbillon

Agite et secoue les plantes choisies qui se sont multipliées
devant le vestibule,
Et ces herbes flottantes qui s'épanouissent à la surface des
eaux,
La tempête hurle comme une troupe de tigres affamés,
Et siffle à travers les pins de la forêt.

Cette terrible trombe soufflant sur les fleurs éparses, elles se relevèrent en une seconde, mais transformées en petites demoiselles hautes d'un pied. Quel prodige! s'écrièrent les amis de Tchang singulièrement effrayés. Ils parlaient encore, quand ces petites apparitions s'étant agitées à la rencontre du vent, devinrent subitement de grandes demoiselles au visage gracieux, belles à voir, portant sur leurs vêtements tout l'éclat des fleurs; elles errent réunies en troupe en face des jeunes gens, qu'un tel miracle plonge dans une muette stupeur.

Parmi ces jeunes filles, il y en avait une habillée de rouge, qui prit la parole: Nous toutes, qui sommes sœurs, habitons ce lieu depuis plus de dix ans: montrons-nous reconnaissantes de la tendresse que nous a témoignée Tsieou-Sien en nous défendant toujours. Quoi donc! il a été en butte aux oppressions de quelques vils esclaves et cruellement tyrannisé par eux; ils l'ont même, par leurs calomnies, jeté dans un péril où ses jours sont menacés, et cela dans le criminel espoir de s'emparer de ce jardin: nos ennemis et les siens sont devant nos yeux. Mes sœurs, ne réunirons-nous pas nos efforts pour les châtier; et en faveur de notre vieil ami, ne laverons-nous pas aussi la honte de l'injure dont ces impies l'ont abreuvé! Que vous en semble, mes sœurs? Toutes les jeunes filles témoignèrent leur assentiment:—Oui, il faut se mettre à l'œuvre, et que chacune de nous fasse en sorte de se bien cacher. A peine avaient-elles fini de parler, que toutes élèvent à la fois leurs larges manches et les agitent en l'air; ces manches, longues de plusieurs pieds, produisirent un vent terrible, une trombe impétueuse et glacée qui pénétrait la chair.

Ce sont des démons, s'écrièrent alors les jeunes débauchés, occupés à boire; et laissant là les coupes du festin, ils cherchent à sortir de l'enclos; chacun s'enfuit sans songer à son voisin. L'un heurte les pieds contre les marches de l'escalier, l'autre a le visage fustigé par les branches des arbres; celui-ci tombe, se relève pour courir, et retombe encore. Ce désordre dura long-temps; puis, quand tout fut un peu calmé, on songea à faire un recensement de la troupe: Tchang-Oey et son client Tchang-Pe étaient tous les deux absents. Lorsque la trombe souffla, le crépuscule était assez sombre: ils se dirigeaient vers la maison, aussi empressés que s'il se fût agi de conserver leur vie; et tous ils s'en allaient en courant, la tête baissée sur leur poitrine, découragés et honteux.

Les domestiques hors d'haleine se décident à appeler quelques vigoureux garçons de ferme, et s'en vont de concert, avec des lanternes, faire des recherches dans le jardin. Sous un épais bosquet de grands arbres, une voix lamentable se fait entendre, on approche la lumière, c'est Tchang-Pe. Embarrassé dans sa course par une racine, il a eu la tête brisée en tombant, et ses blessures trop graves ne lui permettent pas de se relever. Deux des fermiers l'emportent à la maison.

On continue de parcourir l'enclos; mais en tous lieux règne un calme parfait: les mille voix des bosquets sont silencieuses, les pivoines sous leur tonnelle sont fleuries comme auparavant; pas une seule n'est tombée. Dans la salle champêtre au contraire, les coupes et les plats sont renversés en désordre, le vin est répandu et coule dans la poussière. Les jeunes gens sont forcés d'avouer qu'il y a là un miracle. On s'occupe donc de recueillir les vases du festin, puis de faire encore une recherche avec la plus grande attention. Le jardin n'était pas grand: il est visité en entier, quatre ou cinq fois; mais hélas! on ne découvre aucune trace du jeune patron! Quoi! ce tourbillon l'aurait-il enlevé! Ces démons femelles l'auraient-ils avalé! Dans quelle retraite inconnue est-il donc caché? On fait une nouvelle perquisition: mais enfin, que faire?—Aller passer la nuit chez soi....

Après avoir bien réfléchi et examiné, ils allaient sortir, lorsque à la porte voici venir d'autres gens qui entrent avec des flambeaux: c'étaient tout simplement Hou-Kong et Tan-Lao, les deux amis du jardinier dépossédé, qui, vaguement instruits de la rencontre des jeunes gens avec les démons et de la disparition de Tchang-Oey, arrivaient pour voir ce qu'il en était. Les fermiers racontent la chose, et les deux vieillards, saisis d'une grande frayeur, les engagent à ne pas se retirer. Restez, disent-ils, nous allons nous joindre à vous et recommencer les recherches. On s'en occupa donc avec une scrupuleuse attention, à l'aide de lanternes; mais leur zèle était à bout et ils s'en allèrent en soupirant. Messieurs, dirent alors les deux vieillards, si vous ne revenez pas ce soir, nous vous prions de vouloir bien fermer les portes; il ne reste personne pour garder, et la responsabilité pèsera toute entière sur nous qui sommes les voisins. Mais les hôtes du jeune seigneur, serpents sans tête, incapables de marcher, n'avaient plus comme la veille la parole hautaine: C'est bien, nous nous en rapportons à vous, répondirent-ils; et ils se dispersèrent.

A peine étaient-ils dehors qu'ils entendent au bas du mur, du côté de l'est, un des fermiers qui criait: Sa Seigneurie est ici. Tous se précipitent à la fois. Tenez, ajoute le paysan, en faisant signe de la main, il y a quelque chose qui pend à cet acacia; n'est-ce pas le bonnet de notre maître?—C'était bien lui.—On éclaire le long du mur, et à quelques pas de là, à l'angle oriental, dans un détour formé par l'enceinte, se trouve une fosse remplie d'immondices, au milieu de laquelle est un homme, planté tout droit, les jambes en haut, la tête en bas. Tout le monde reconnut les bottes et les vêtements du jeune seigneur. L'odeur de cette fosse était insupportable; tandis qu'on s'occupait de retirer le corps de Tchang-Oey, les deux vieillards adressaient secrètement des prières à Bouddha. Puis ils se joignirent aux autres voisins et se retirèrent.

Les fermiers chargèrent sur leurs épaules le cadavre du maître et allèrent le laver dans l'étang; quelqu'un partit annoncer cette nouvelle à la maison de campagne. Petits et grands s'abandonnèrent à la douleur; et le corps, déposé dans un cercueil, fut rendu à la terre; nous l'y laisserons.

Les blessures que Tchang-Pe avait reçues à la tête étaient très graves: il expira à la cinquième veille de la nuit. Ainsi les mauvaises actions ont leur récompense.

Deux scélérats qui ont quitté le monde,
Ce sont deux démons méchants qui descendent dans les enfers.

Le lendemain, le grand juge, remis de son indisposition, se rendit au tribunal pour reprendre l'affaire de Tsieou-Sien; mais un employé du palais vient lui annoncer que l'accusateur Tchang-Oey et le dénonciateur Tchang-Pe sont morts tous les deux dans la nuit, et il raconte tous les évènements de cette fatale soirée. Le juge effrayé ne peut ajouter foi à cette aventure, lorsque, quelques minutes après, il voit venir le chef du village, qui, escorté de tous les habitants de Tchang-Yo, lui présente une pétition signée des cent familles, dans laquelle les faits sont exposés avec exactitude et établissent en outre que toute sa vie Tsieou-Sien, rempli de tendresse pour les fleurs, s'est livré à la pratique de la vertu; qu'il n'est rien moins que sorcier; que Tchang-Oey, cherchant à s'emparer illicitement du jardin et à perdre le vieillard, a suscité contre lui une accusation calomnieuse; mais qu'enfin la providence a pris parti pour l'innocent. Tout ce qui s'était passé dans cette affaire était rapporté avec le plus grand détail et la plus grande précision.

Le vertige dont il avait été saisi la veille avait déjà donné au juge quelque soupçon, et il avait eu l'idée de l'injustice de cette accusation; dès-lors, ce doute se changea en certitude, et sa joie fut grande de ne pas avoir encore employé la torture. Il ordonna de tirer de prison Tsieou-Sien et de l'introduire dans la salle du tribunal, où il fut rendu à la liberté. Puis il lui remit un arrêté marqué de son propre sceau, pour être affiché à sa porte. Ce décret défendait aux promeneurs de causer un dommage quelconque aux fleurs et aux arbres.

Toute l'assemblée salua en s'inclinant jusqu'à terre, et Tsieou-Sien adressa à ses voisins de sincères remerciements. Les deux vieillards ouvrirent les portes de l'enclos et firent leur entrée avec le vieux jardinier, A la vue des pivoines aussi belles, aussi épanouies que jamais, Tsieou fut profondément ému. On lui apporta du vin pour achever de dissiper ses terreurs: lui-même répondit à l'empressement de ses amis par un banquet, et il y eut quelques jours de fêtes, dont nous ne parlerons pas.

Depuis lors, Tsieou-Sien se mit à manger chaque jour des fleurs. Insensiblement il s'y accoutuma, renonça à toute chose rôtie au feu. Ses fruits confits il les vendit, et cet argent fut employé en aumônes. Dans quelques années, ses cheveux redevinrent noirs, sa physionomie reprit la fraîcheur de la jeunesse.

Un jour, c'était le 15e de la 8e lune, le temps était magnifique, le ciel si pur qu'on n eût pu apercevoir un nuage dans toute l'étendue de l'horizon; Tsieou-Sien était assis, les jambes croisées, auprès de ses fleurs. Tout-à-coup une brise de bon augure souffle doucement, il s'élève une vapeur étincelante comme l'éclat des flambeaux: on entend, dans l'espace, des chants et de la musique, un parfum surnaturel embaume l'atmosphère; des phénix bleus, des cigognes blanches s'ébattent et voltigent. Peu à peu, en face de la maison, apparaît la jeune immortelle, debout au milieu d'un nuage. A ses côtés flottent des étendards couverts de pierres précieuses, et un grand nombre d'autres jeunes filles, immortelles aussi, l'entourent, tenant en main des instruments de musique.

Le vieillard se prosterne dans la poussière, et la jeune déesse qui préside aux fleurs lui parle en ces termes: Tsieou, le cercle des mérites que vous aviez à acquérir est rempli; j'en ai fait mon rapport au maître du ciel, qui a daigné ordonner qu'en considération de l'amour que vous avez toujours ou pour les fleurs, et du soin que vous en avez toujours pris, parmi les hommes, vous soyez enlevé aux demeures célestes. Celui qui aime et protège les fleurs augmente sa félicité; celui, au contraire, qui leur cause du dommage et les détruit, attire sur soi de grandes calamités.

Tsieou-Sien, frappant la terre de son front, témoigna sa reconnaissance à la jeune fille assise dans l'espace, puis, obéissant aux ordres des immortels, il monta sur le nuage. Bientôt, chaumière, fleurs, arbres, tout s'éleva lentement vers les cieux, dans la direction du sud.

Les deux vieillards Hou-Kong et Tan-Lao, ainsi que tous les habitants du village, se prosternèrent avec respect; ils virent long-temps encore Tsieou-Sien qui, du milieu de son nuage, leur faisait des signes d'adieux.—Puis tout disparut.

Cet endroit a changé son nom en celui de Ching-Sien-Ly, le village de l'Immortel qui monte aux cieux. On l'appelle aussi le village des Cent Fleurs.

Comme le maître du jardin avait toujours chéri les fleurs,
Obéissant à sa voix, les immortels descendaient le visiter;
Sa cabane, ses plantes, ses arbres ont été enlevés au ciel
avec lui:
Le Tao-Sse Hoay-Nan n'a pas besoin de purifier l'or par
le feu.


[1] Il s'agit de la pivoine en arbre (Pæonia arborea)

[2] Il monta sur le trône en 1023.

[3] Dix lys font une lieue.

[4] Ici plusieurs noms de plantes sont omis; comme elles sont désignées par des dénominations poétiques, il en résulte une difficulté de plus à établir la synonymie, qui d'ailleurs n'est pas entièrement connue.

[5] Le père Athanase Kirchère, dans sa Chine illustrée, dit, en parlant de ce lac célèbre: «Il a 40 milles d'estenduë, et sans entrer dans la ville, flotte néant moins le long des murailles et les arrouse,... ce qui a donné aux habitants occasion de faire beaucoup de canaux qui prennent l'eau de cette petite mer, et la conduisent bien avant dans la ville, et de bastir de chaque côté de ces canaux des temples, des monastères, des palais, des collèges, etc. » Ce lac est situé dans le Tche Kiang.

[6] En chinois, l'expression poétique qui désigne la neige est: Lo-Hoa, les six fleurs.

[7] Tsieou-Kong.

[8] Environ 22,500 francs.


LE BONZE KAY-TSANG

SAUVÉ DES EAUX.

HISTOIRE BOUDDHIQUE


La ville de Tchang-Ngan[1], dans le Chen-Si, est le lieu où les Empereurs ont successivement établi leur cour, depuis les Tcheou, les Tsin et les Han jusqu'à nos jours. Elle est partagée entre trois îles étincelantes comme des écharpes brodées, huit bras de rivières baignent ses murs: aussi jouit-elle d'une grande célébrité.

Quand Taï-Tsong, de la dynastie des grands Tang, prit les rênes du gouvernement, il data de l'année Tching-Kwan[2]. Or, la 13e année de son règne, l'Empire jouissait d'une paix profonde; les huit provinces payaient le tribut et les quatre mers reconnaissaient la souveraineté de la Chine.

Un jour, Taï-Tsong était sur son trône; les magistrats civils et militaires, réunis autour de lui, achevaient de faire leur cour, lorsque le ministre Oey-Tching sortit des rangs des courtisans et s'adressant à l'Empereur: «Aujourd'hui, dit-il, que le calme le plus parfait est rétabli dans le royaume, que les huit provinces sont pacifiées et tranquilles, il serait bon d'ouvrir, conformément aux lois de l'antiquité, un concours général, et d'y appeler les lettrés recommandables par leur sagesse et leurs lumières; afin de choisir parmi eux et de tirer parti de leurs capacités, pour ramener le peuple à la vertu.—La proposition de mon digne ministre est pleine de raison, répondit Taï-Tsong. »

Aussitôt il rendit un décret qui fut promulgué dans toutes les villes, dans tous les districts, dans toutes les provinces et jusque dans les camps. Il portait que les lettrés initiés à la lecture des livres classiques, capables d'en pénétrer le sens et de le développer avec clarté, et de présenter les trois compositions pour le doctorat, eussent à se rendre au concours général de la capitale.

L'ordonnance impériale parvint au pays de Haï-Tcheou. Un jeune homme nommé Tchin-Ngo, dont le titre honorifique était Kwang-Jouy (le Bouton brillant), aperçut cette affiche à la porte du palais. De retour chez lui, il dit à sa mère Tchang-Chy: «Un édit émané du trône proclame un concours dans la province du sud, afin de pouvoir, d'après le résultat de l'examen, employer les lettrés, selon leurs vertus et leurs talents. Votre fils a le désir de s'y présenter; s'il obtient une magistrature ou un grade quelconque, il donnera de l'éclat à son nom, se mariera et élèvera des enfants qui soutiendront l'honneur de sa famille. Votre fils est tout décidé; seulement, il tenait à consulter sa mère avant de partir.

—«Mon fils, répondit Tchang-Chy, vous êtes versé dans la connaissance des livres classiques: pendant l'enfance on étudie, et arrivé à l'âge mûr on tire parti de son savoir; ainsi, il faut aller comme les autres à cet examen. Mais durant le voyage soyez attentif à ce que vous ferez, et si vous obtenez quelque emploi, revenez au plus vite vers votre mère. »

Kwang-Jouy ordonna aussitôt à ses domestiques de tout disposer pour le départ, puis, après avoir pris congé de sa mère, il se mit en route et ne tarda pas à arriver dans la capitale. Le concours venait de s'ouvrir: Kwang-Jouy présenta ses compositions; l'issue de l'examen prouva qu'il était admis, et son nom fut porté le troisième sur la liste. Le grand souverain de la dynastie des Tang, de son pinceau impérial, lui conféra le titre de docteur; ensuite le lauréat, monté sur un cheval, parcourut la ville pendant trois jours.

Or, comme il passait devant la porte du palais habité par le premier ministre Oey-Tching, la fille de ce dignitaire, appelée Ouen-Kiao (et aussi Moan-Tang-Kiao), se trouvait dans son appartement tout tapissé de festons et de guirlandes. Cette jeune personne, qui n'était pas mariée encore, tenait à la main une petite balle de soie, qu'elle allait lancer pour deviner, par le sort, l'époux qui lui était destiné.

Dans ce moment le nouveau docteur vint à paraître sous le balcon: la fille de Oey-Tching vit en lui, au premier coup-d'œil, un homme au-dessus du vulgaire; et quand elle reconnut que c'était un des vainqueurs du dernier concours, son cœur fut rempli de joie; saisissant donc la petite balle, elle la jeta rapidement, de manière qu'elle allât frapper le bonnet de gaze noire du docteur Kwang-Jouy. Il entendit alors avec surprise une charmante musique de flûtes et de hautbois retentir dans le palais; bientôt une dizaine de servantes, descendues de l'étage supérieur, arrêtèrent son cheval à la bride et l'introduisirent lui-même dans le palais pour accomplir l'union.

Le ministre sortit de la grande salle, accompagné de son épouse, accueillit le docteur avec beaucoup de politesse et le pria d'entrer, puis il lui accorda la main de sa fille. Kwang-Jouy s'inclina jusqu'à terre, et lorsque les époux eurent achevé réciproquement toutes les civilités dictées par les rites, le jeune homme salua respectueusement ses nouveaux parents des titres de beau-père et belle-mère.

Un grand repas fut commandé par Oey-Tching; la nuit se passa en réjouissances, et les époux furent conduits par la main dans l'appartement parfumé.

Le lendemain, à la cinquième veille, Taï-Tsong siégeait sur son trône dans le palais des clochettes d'or; les officiers civils et militaires étaient venus faire leur cour. L'Empereur demanda quel emploi il convenait d'accorder au nouveau docteur Kwang-Jouy. Le ministre prit la parole et dit: «Votre sujet fait observer que la préfecture[3] de Kiang-Tcheou est la seule qui se trouve vacante, et il ose la demander pour Kwang-Jouy. »

Taï-Tsong lui accorda cette faveur, en intimant au nouveau magistrat l'ordre de partir immédiatement pour le lieu de sa résidence et d'y arriver dans le délai qui lui était assigné. Après avoir témoigné sa reconnaissance l'Empereur, Kwang-Jouy revint à l'hôtel du ministre, afin de s'entendre avec son épouse sur les préparatifs du voyage; puis il prit congé de ses parents, et partit en compagnie de Ouen-Kiao pour le Kiang-Tcheou.

Ils quittèrent donc la capitale et poursuivirent leur marche. Le printemps faisait sentir sa douce influence: une brise attiédie balançait la tige des saules, une pluie fine tombant goutte à goutte arrosait le calice empourpré des fleurs. Profitant de l'occasion offerte par la direction de la route, Kwang-Jouy alla saluer sa mère et lui présenter son épouse. Tchang-Chy témoigna toute sa joie de voir son fils marié, et revenu vers elle d'après sa recommandation. Elle écouta avec intérêt le récit que lui fit le nouveau docteur de ses triomphes, de son mariage et de sa nomination. Kwang-Jouy terminait en exprimant le désir d'emmener sa mère; cette proposition plut à la vieille dame, qui se disposa en conséquence. On partit, et en quelques jours on fut rendu à l'auberge de Ouan-Hoa, où l'on prit quelque repos.

Tchang-Chy, s'étant trouvée subitement indisposée, dit à son fils: «Je suis malade, il est à propos que je reste deux jours encore à me soigner dans cette hôtellerie, après quoi nous partirons.» Kwang-Jouy accéda aux volontés de sa mère.

Le lendemain, de grand matin, il vit à la porte un homme tenant à la main un poisson d'une belle couleur d'or, de l'espèce dite Ly-Yu, qu'il voulait vendre. Le docteur acheta ce poisson; mais, à l'instant où il se disposait à le faire rôtir pour l'offrir à sa mère, il s'aperçut que l'animal se débattait, ouvrait et refermait les yeux. «J'ai entendu dire, songea Kwang-Jouy tout stupéfait, que quand les anguilles ou les autres poissons agitent ainsi les yeux, c'est un avertissement qu'il ne faut pas négliger.» Il alla donc demander au pêcheur où il avait pris ce poisson. «A dix lys[4] d'ici, répondit l'étranger, dans le fleuve Hong-Kiang.»

A ces mots, Kwang-Jouy prit l'animal et courut le remettre dans l'eau; puis, après avoir rendu la vie à cet être créé, il vint annoncer cette bonne action à sa mère. «Rendre la vie aux animaux est une œuvre méritoire, dit la vieille dame; et ce que vous avez fait là me remplit de satisfaction»—Ma mère, reprit Kwang-Jouy, voilà déjà trois jours que nous sommes ici, le délai accordé pour la route va bientôt expirer; votre fils désire se remettre en marche demain: mais comment est la santé de ma mère?—Pas très mauvaise, répartit Tchang-Chy; cependant voyager par une saison aussi chaude pourrait, je le crains, aggraver mon indisposition. Louez une chambre, laissez-moi de quoi y vivre jusqu'à ce que je sois rétablie, et partez devant tous deux: aux premières fraîcheurs de l'automne, vous viendrez me chercher.»

Ce plan fut communiqué par le docteur à son épouse, qui l'adopta. Ils firent leurs adieux à Tchang-Chy et se mirent en route.

La difficulté des chemins leur causait beaucoup de fatigue; après avoir marché tout le jour, la nuit ils faisaient halte. Enfin ils arrivèrent à l'endroit où l'on s'embarque sur le fleuve Hong-Kiang, et là ils rencontrèrent les deux mariniers Lieou-Hong et Ly-Pieou, qui venaient en ramant vers le rivage où ils étaient arrêtés.

Dans une existence antérieure, Kwang-Jouy avait été destiné à devenir la victime d'une grande infortune, et il allait ainsi au-devant de son ennemi. Les bagages portés par son ordre sur le bateau, son épouse et lui s'embarquèrent avec leurs domestiques.

Le patron de la barque, Lieou-Hong, fixa ses regards sur la jeune femme. Son visage était arrondi comme la pleine lune, ses yeux brillaient comme les flots en automne[5], sa bouche petite et fraîche ressemblait à une cerise, sa taille de guêpe offrait la flexibilité du saule, elle avait la grâce du poisson qui plonge sous les eaux ou de la mouette qui se laisse tomber du haut des cieux: sa beauté éclipsait la lune et faisait honte à la fleur. Tant de charmes firent naître de mauvais desseins dans le cœur du batelier, qui les communiqua à son compagnon Ly-Pieou. Par suite de leur complot, le bateau fut dirigé sur une plage déserte, et vers la troisième veille de la nuit, au milieu du silence et de l'obscurité, ils commencèrent par tuer les domestiques, puis massacrèrent Kwang-Jouy et jetèrent son corps au milieu des eaux.

A la vue de son mari égorgé, Ouen-Kiao allait se précipiter dans le fleuve; mais Lieou-Hong la retint. «Si vous obéissez, lui dit-il, tout ce que vous pourrez souhaiter vous sera accordé; si au contraire vous me résistez, je vous frappe avec ce poignard.» La jeune dame ne savait quel parti prendre. Il lui fallut forcément se soumettre aux circonstances, et elle resta à la merci du brigand. Après avoir atteint la rive méridionale du fleuve, Lieou-Hong remit le bateau entre les mains de son complice Ly-Pieou; et, ayant revêtu les habits et pris le diplôme du malheureux magistrat, il se rendit avec sa veuve dans le Kiang-Tcheou pour y remplir la charge de sa victime.

Or, les cadavres des domestiques assassinés par le bandit avaient flotté au fil de l'eau, tandis que celui de Kwang-Jouy était allé à fond. L'esprit préposé à l'inspection des mers, qui se trouvait à l'embouchure du fleuve, l'aperçut et, avec la rapidité de l'étoile qui file, il courut faire son rapport au roi des dragons, qui était assis sur son trône. «Un lettré inconnu, lui dit-il, a été égorgé il n'y a qu'un instant, à l'entrée du fleuve Hong-Kiang, son corps est descendu au fond des eaux.»

Le roi des dragons se fit apporter le cadavre et, après l'avoir considéré attentivement, il s'écria: «C'est l'homme généreux qui m'a sauvé la vie! Par qui donc a-t-il été mis à mort?» Puis il ajouta: «Un bienfait reçu mérite une récompense égale: je dois de mon côté le rappeler à la vie, pour reconnaître le service qu'il m'a rendu ces jours passés.»

Il écrivit de suite un billet, et chargea ce même satellite de le porter au génie qui préside à la ville principale Hong-Tcheou. Dans cette lettre le roi des dragons priait ce dernier de lui rendre l'ame du docteur défunt, afin qu'il pût la rappeler à la vie. Le dieu tutélaire de la ville ordonna à un petit génie de prendre l'ame de Kwang-Jouy et de la remettre à l'envoyé du roi des dragons.

Celui-ci, muni de son précieux dépôt, le transporta au fond des eaux dans le palais de son maître.—«Lettré, quel est ton nom? quelle est ta patrie? comment es-tu tombé dans ce malheur? et pour quelle cause as-tu été victime d'un assassinat?»—A ces questions, Kwang-Jouy salua respectueusement le roi des dragons, lui raconta toute son histoire et le supplia de le faire revivre.

«Eh bien! reprit alors le dieu des mers[6], ce petit poisson d'or que tu as remis dans l'eau, c'est moi. Si l'homme auquel je dois la vie se trouve à son tour dans le même danger, pourrais-je ne pas le sauver?» A ces mots, il releva le cadavre de Kwang-Jouy, plaça dans sa bouche un certain nombre de pierres précieuses pour empêcher la dissolution du corps; puis, quelques jours après que son ame fut réintégrée, il lui dit: «Maintenant que tu as recouvré la vie, les circonstances t'obligent à vivre dans l'empire des eaux: restes-y avec un grade à ma cour.»

Cette offre fut acceptée avec empressement par Kwang-Jouy, qui en exprima sa gratitude au roi des dragons.

Mais revenons à la veuve du docteur.—Dans son aversion pour l'assassin de son époux, elle ne voulait se nourrir que de légumes et dormait sur la dure. Cependant elle était enceinte et ignorait de quel sexe serait l'enfant qu'elle devait mettre au jour[7]; dans cette perplexité, elle avait dû obéir à la force des événements et suivre Lieou.

Bientôt ils arrivèrent dans le Kiang-Tcheou; les greffiers et les employés inférieurs de la cour allèrent au-devant de celui qu'ils prenaient pour le magistrat. Les fonctionnaires subalternes vinrent eux-mêmes à l'hôtel complimenter, d'après l'ordre de leur rang, le nouveau préfet. «En acceptant cet emploi, leur dit Lieou-Hong, je compte sur le concours de vos lumières pour aider mes faibles talents.—Seigneur, répondirent les magistrats, votre rare génie, votre haute capacité suffiront; vous regarderez le peuple comme votre fils, l'équité présidera à vos jugements et les punitions seront appliquées avec impartialité: tel est l'espoir de vos subordonnés. De grâce, daignez être moins humble!» Après cette visite, ils se retirèrent.

Les instants fuient avec rapidité.—Un jour que Lieou-Hong était sorti pour des affaires publiques, la jeune dame restée à l'hôtel était occupée du souvenir de son époux et de sa belle-mère, et elle se désolait dans la galerie si bien décorée de sa nouvelle demeure. Tout-à-coup elle se sentit malade, de violentes douleurs l'assaillirent: elle s'évanouit. Bientôt elle donna naissance à un fils, et une voix se fit entendre, qui disait: «Jeune dame, prêtez l'oreille à mes paroles. Je suis le génie du pôle sud, la déesse Kwan-Yn m'envoie vous offrir ce fils: un jour sa réputation sera immense et sans rivale; Lieou-Hong cherchera à le faire périr, veillez de tout votre cœur à sa conservation. Votre époux a été sauvé par le roi des dragons; dans quelque temps vous et lui resserrerez les liens d'affection qui vous unissaient, et une éclatante vengeance confondra votre ennemi: un jour viendra où vous vous souviendrez de tout ceci. Rassurez-vous donc et reprenez vos sens.» Puis la voix se tut.

Revenue à elle, la jeune mère grava dans son esprit les paroles qu'elle venait d'entendre et serra son enfant dans ses bras, ne sachant trop que devenir. Au même instant Lieou-Hong entra, et dès qu'il aperçut l'enfant il voulut le faire précipiter dans le fleuve afin de s'en débarrasser. «Il fait déjà nuit, objecta la jeune dame, attendez à demain que le jour paraisse; alors il sera jeté dans les eaux et vous serez satisfait.»

Le lendemain une affaire importante appela de nouveau Lieou-Hong au tribunal. Quand il fut parti, la pauvre mère, pleine de sollicitude pour son enfant, pensa que si elle attendait encore une fois le retour du bandit, c'en était fait de son fils. Il valait donc mieux dès aussitôt le déposer sur le fleuve et l'abandonner à son sort. «Peut-être, songea-t-elle, le ciel laissera tomber sur lui un regard de pitié; il se trouvera quelqu'un qui sauvera mon fils, en prendra soin; et un jour le hasard nous réunira. Cependant il sera difficile de le reconnaître....»

Eclairée par cette pensée, elle se mordit à la main, et écrivit avec son sang sur du papier les noms de ses père et mère, ainsi que tout le détail de leur triste aventure; puis elle fit avec les dents une marque au petit doigt du pied gauche de l'enfant. Déchirant ensuite ses vêtements, elle en prit un lambeau dans lequel elle l'enveloppa. La porte de l'hôtel se trouvant ouverte, c'était une occasion favorable; par bonheur aussi il n'y avait pas loin de là au fleuve.

En arrivant sur le rivage, la jeune mère versa un torrent de larmes; et comme elle cherchait quelque objet qui pût flotter, elle remarqua une branche que la violence du vent avait arrachée. Après avoir rendu grâce au ciel de cette heureuse circonstance, elle place l'enfant sur la branche, attache sur sa poitrine le billet mystérieux, et le confie ainsi à son sort, au milieu du courant; puis, essuyant ses pleurs, elle rentre à l'hôtel.

Entraîné par les flots, le frêle radeau alla aborder au pied du couvent de Kin-Chan. Le supérieur de cette communauté, le bonze Fa-Ming, était un vieillard très avancé dans la pratique des vertus, éclairé sur tous les points de la doctrine et parfaitement instruit des préceptes de Fo.

Assis dans la posture d'une méditation profonde, il était livré tout entier à la pensée du dieu, quand tout-à-coup les cris d'un petit enfant arrivent à lui. Son cœur est ému; il court au bord du fleuve: que voit-il?... Une branche flotte au gré des eaux, sur laquelle est attaché un enfant nouveau-né. Comme il s'empresse de le déposer à terre, il aperçoit un billet écrit avec du sang, qui lui fait connaître les noms et l'histoire de Kwang-Jouy et de son épouse. Le vieux bonze recueille le nouveau-né, lui donne le nom de Kiang-Lieou (Flottant sur le fleuve Kiang) et le confie aux soins d'une personne qui l'élève; mais il garde et cache avec soin le papier mystérieux.

Les instants passent comme la flèche, les jours et les mois sont rapides comme la navette du tisserand.—-L'enfant grandit; et quand il eut atteint l'âge de dix-huit ans, le bonze désira qu'il coupât ses cheveux[8] et se livrât à l'étude de la vertu. Alors il lui imposa le nom de Kay-Tsang. Le jeune novice s'appliqua de tous ses efforts à suivre les commandements de la loi et à affermir son cœur dans la pratique de la vertu.

Un jour que l'air vivifiant du printemps réjouissait la nature, tous les bonzes rassemblés à l'ombre des pins développaient les textes sacrés et parlaient sur la méditation. Ce qu'ils disaient en faveur de l'abstinence du vin et de la viande[9] était profond, difficile à saisir, et, malgré l'accord de tous les religieux sur ces points, le novice avait de la peine à en pénétrer le vrai sens. Les bonzes irrités lui adressèrent des injures: «Stupide ignorant, lui dirent-ils, on ne connaît ni ton père ni ta mère, tu n'es qu'un absurde démon venu on ne sait d'où!»

Ainsi outragé par leurs paroles, le novice courut aussitôt se jeter aux pieds du vieux bonze et, fondant en larmes, il lui dit: «L'homme qui naît entre le ciel et la terre a pour base de son existence[10] et pour appui les deux principes qui président à la formation de tous les êtres; il a sa cause et son origine dans les cinq éléments: ce sont là et le père qui lui donne l'être et la mère qui le nourrit. Comment donc y aurait-il dans le monde un homme qui n'eût ni père ni mère? Deux et trois fois je vous supplie avec instance de me dire quels sont les auteurs de mes jours.—Eh bien! répondit le chef des bonzes, si tu veux arriver à connaître leurs noms, suis-moi dans ma cellule.»

Kay-Tsang l'y accompagna avec empressement. Là, le vieux bonze tira de derrière la poutre principale une petite botte; il l'ouvrit, et y prit le papier ensanglanté avec le lambeau de vêtement qu'il remit au novice. Celui-ci déploya l'écrit fatal et apprit avec les noms de ses parents la vengeance que sa mère attendait de lui.

A cette lecture Kay-Tsang éclata en sanglots, tomba la face contre terre et s'écria: «Quoi! l'injustice dont mon père et ma mère ont été victimes n'est point encore vengée, et j'ai pu arriver jusqu'à l'âge de dix-huit ans sans connaître ceux à qui je dois la vie! Maintenant il m'est révélé que ma mère existe; et moi, si vous, mon père, ne m'aviez sauvé des eaux, élevé, soigné de vos mains, comment aurais-je pu voir ce jour décisif? Oh! permettez donc à votre disciple d'aller à la recherche de sa mère! Dans la suite, portant un vase du plus précieux parfum, il fondera un monastère dans lequel vous serez traité avec les plus grands égards, et il vous témoignera ainsi sa profonde reconnaissance.

—«Si tu désires, répondit Fa-Ming, entreprendre cet acte pieux, munis-toi de ces divers objets; puis, sous les dehors d'un bonze mendiant, va frapper à la porte de l'hôtel du préfet de Kiang-Tcheou: là, tu pourras avoir une entrevue avec ta mère.»

Kay-Tsang suivit en tout point les instructions du chef du couvent. A l'instant où il arriva à la demeure de Lieou-Hong, le bandit était sorti pour affaire: le ciel avait dit que le fils aurait un entretien avec sa mère. Le novice demanda donc l'aumône aux portes du palais.

Or, cette même nuit, la veuve de Kwang-Jouy avait eu un songe; la lune, échancrée la veille, avait arrondi son disque; elle se dit donc: «Je n'ai pas entendu parler de ma belle-mère, mon mari est mort assassiné par le bandit, mon fils a été exposé sur le fleuve. Si quelqu'un l'a retiré des eaux pour l'élever, il doit avoir maintenant dix-huit ans; peut-être le ciel a-t-il décrété que nous serions réunis aujourd'hui, qui sait?...»

Elle fut interrompue dans ces réflexions par une servante qui lui annonçait qu'il y avait à la porte un religieux récitant des prières et demandant l'aumône.

Aussitôt la dame se leva frappée de cette coïncidence, «Et d'où vient-il? demanda-t-elle.—Le pauvre religieux vient du couvent de Kin-Chan, répondit le novice; il est disciple du bonze Fa-Ming.—Puisqu'il en est ainsi, entrez.»

On servit au religieux le repas maigre exigé par les commandements, et tandis qu'il mangeait, la veuve de Kwang-Jouy portant toute son attention sur ses manières et son langage se disait: «C'est l'image vivante de mon mari!» Ensuite, congédiant la servante, elle lui demanda si depuis son enfance il avait été voué à la vie du couvent, ou s'il l'avait embrassée plus tard, comment il s'appelait, si son père et sa mère vivaient encore.

Kay-Tsang s'empressa de répondre. «Je ne suis point un religieux voué dès l'enfance à la vie des couvents, et ne suis point entré dans cette carrière à l'âge où l'on choisit une profession; mais écoutez. J'ai reçu du ciel pour héritage une inimitié terrible, une haine profonde comme les mers. Mon père a été assassiné par un scélérat qui s'est emparé de ma mère, et c'est elle que je viens chercher ici d'après les instructions de mon guide spirituel Fa-Ming.—Et quel est le nom de votre mère?—Son nom de famille est Yn et son petit nom Ouen-Kiao, ceux de mon père, Tchin-Kwang-Jouy; je m'appelle moi-même Kiang-Lieou, mon nom de religion est Kay-Tsang.—En effet, Ouen-Kiao est mon nom, répartit la veuve, mais où sont les preuves de ce que vous dites?»

A ces mots qui lui faisaient connaître sa mère, le novice s'était précipité à genoux et, avec des larmes mêlées de sanglots, il s'écria: «Si vous ne me croyez pas, ô ma mère, voyez, voyez ces témoignages!» Ouen-Kiao regarde: ... il n'y avait plus de doute, c'était bien son fils. Elle le pressa dans ses bras en versant des pleurs et lui dit: «Pars, mon fils, pars au plus vite.—Quoi! je suis resté dix-huit années sans connaître les auteurs de mes jours, et au moment que je retrouve ma mère, c'est elle qui m'ordonne une si cruelle séparation!—Ton amour te trahirait; fuis par prudence, mon fils: si Lieou-Hong revenait il voudrait te faire périr. Demain je feindrai d'être malade et je dirai que depuis long-temps j'ai promis d'offrir à des bonzes cent paires de souliers: c'est ton couvent que je choisirai pour y accomplir mon vœu; là du moins nous pourrons nous entretenir.»

Docile aux volontés de sa mère, Kay-Tsang se sépara d'elle.

Cependant à la suite de cette double émotion de joie et de douleur, excitée par la vue de son fils, la veuve de Kwang-Jouy tomba malade. Elle ne put rien prendre et ne se leva pas. Lorsque Lieou-Hong la questionna sur la cause de son indisposition, elle parla du vœu fait dans sa jeunesse de donner cent paires de souliers à des bonzes. «Il y a cinq jours, ajouta-t-elle, j'ai vu en songe un religieux qui tenait en main un couteau, en réclamant impérieusement le don promis: cette vision m'a rendue malade.—C'est peu de chose, en vérité, répliqua le brigand; pourquoi ne pas m'en avoir averti plus tôt? En allant au tribunal, je vais charger mes deux huissiers d'en faire confectionner une paire à chacune des cent familles, et cela dans le délai de cinq jours.»

En effet, à l'époque fixée, les cent familles apportèrent l'ouvrage exigé. La veuve de Kwang-Jouy demanda à Lieou-Hong où était le couvent auquel il convenait de faire cette offrande. «Dans la province de Kiang-Tcheou il y en a deux, répondit-il: celui de Kin-Chan et celui de Tsiao-Chan; vous pouvez aller dans le premier.—D'ailleurs, reprit la dame, j'ai depuis long-temps entendu dire beaucoup de bien de ce couvent de Kin-Chan, c'est lui que je choisis.» Lieou-Hong envoya ses deux huissiers préparer un bateau, et la mère de Kay-Tsang, accompagnée de domestiques affidés, s'embarqua. Le bateau fut détaché du rivage et bientôt on aborda au pied du couvent.

Au retour de son excursion, Kay-Tsang était allé trouver Fa-Ming et lui avait raconté tout ce qui venait de se passer: le vieux bonze parut très satisfait du succès de l'entreprise. Le lendemain on vit venir une servante qui annonçait l'arrivée de sa maîtresse. Tous les religieux sortirent au-devant de la jeune dame et l'introduisirent dans le couvent. Là, elle salua les images des Pou-Ssa[11], revêtit des habits de deuil et dit à sa suivante de tirer de leur enveloppe les cent paires de chaussures et de les déposer sur un plateau. Entrée dans la salle du temple, elle pria de nouveau, offrit des parfums et salua l'assemblée, puis elle engagea le supérieur du couvent à distribuer les souliers à ses religieux.

Lorsque Kay-Tsang vit tous les bonzes partis et la salle déserte, il se jeta aux genoux de sa mère, qui lui dit qu'à l'instant où il se chaussait, elle avait aperçu en effet une marque au petit doigt de son pied gauche. A ces mots, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre en pleurant, et tous deux ils témoignèrent leur reconnaissance au vieux bonze des soins qu'il avait pris de l'enfant abandonné sur les eaux. Mais celui-ci leur dit: «Maintenant que la mère et le fils sont réunis, il est à craindre que le brigand Lieou-Hong n'en soit averti. Il faut donc vous séparer sans bruit, afin d'éviter les malheurs qui vous menaceraient.»

Alors la veuve donna à son fils un bracelet parfumé, en lui disant: «Tu iras au nord-ouest du Kiang-Tcheou, à la distance de 1500 lys, à l'hôtellerie de Ouan-Hoa; c'est là que nous avons laissé ton aïeule, celle qui est la mère de ton père. Je vais écrire une lettre que tu porteras dans la capitale du grand Empereur des Tang. A droite du palais des clochettes d'or, est celui de Yn-Oey-Tching, premier ministre de sa Majesté: ce ministre et son épouse sont les parents auxquels ta mère doit elle-même le jour. Tu présenteras cette lettre à ton aïeul, en le priant de demander à l'Empereur de vouloir bien envoyer des hommes et des chevaux, afin de s'emparer du bandit et de venger ton père. Ensuite tu délivreras ton aïeule de la misère dans laquelle elle doit être plongée et tu l'amèneras. Je n'ose pour l'instant demeurer davantage ici: je craindrais que ce scélérat de Lieou-Hong ne s'étonnât de ma trop longue absence.» Après ces paroles elle quitta le couvent et regagna le bateau.

Kay-Tsang rentra en gémissant dans l'intérieur du monastère. Il rapporta au vieux Fa-Ming tout ce que sa mère exigeait de lui; puis, prenant congé du religieux, il se mit en route.

Arrivé à l'hôtellerie de Ouan-Hoa, il s'informa auprès de Lieou-Siao-Eul si jadis un magistrat étranger, nommé Tchin, n'était pas descendu dans cette maison avec une vieille mère, et si on savait ce qu'était devenue cette dame. «En effet, répondit l'hôtelier, elle est restée chez moi; mais au bout de trois ou quatre ans elle devint aveugle, et comme elle n'avait plus de quoi payer son logement, elle s'en alla demeurer dans un vieux four ruiné, ici près, à la porte du sud, et tous les jours elle va demander son pain. Quant au magistrat, depuis lors, et il y a bien long-temps, nous n'en avons plus entendu parler, et personne ne sait ce qu'il est devenu.»

Sur cette réponse Kay-Tsang demanda où était ce four ruiné et courut chercher la vieille dame. Au son de sa voix, l'aveugle s'écria: «Oh! c'est l'accent de mon fils Kwang-Jouy.—Ce n'est pas lui, répondit le novice, mais c'est son fils, le fils du docteur Kwang et de son épouse Ouen-Kiao.—Eh! pourquoi ne sont-ils venus ni l'un ni l'autre?—Hélas! mon père a été assassiné par un scélérat qui a forcé ma mère à demeurer près de lui.—Mais comment as-tu pu apprendre que j'étais ici et m'y venir chercher?—C'est ma mère qui m'a envoyé avec une lettre pour la capitale et ce bracelet parfumé.»

La vieille tâta les deux objets et s'écria les larmes aux yeux: «Hélas! je me disais: mon fils a tant de talent! il a obtenu tant de gloire qu'il a perdu tout sentiment de justice et oublié les devoirs de la reconnaissance! J'étais loin de penser qu'il eût péri victime d'un assassinat; mais je me réjouis à l'idée que le ciel compatissant ne l'a pas privé de postérité, et a permis qu'il y eût un petit-fils pour venir me trouver.—Et comment mon aïeule a-t-elle perdu la vue? demanda Kay-Tsang.—Long-temps j'attendis ton père avec anxiété, répondit la vieille dame; enfin comme il ne venait pas, j'ai tant pleuré que mes yeux se sont fermés à la lumière.»

En entendant ces tristes paroles, le jeune bonze tomba à genoux et fit cette prière. «Moi, Kay-Tsang, j'ai dix-huit ans, mon père et ma mère ont un ennemi dont ils ne sont pas encore vengés; enfin j'ai retrouvé celle à qui je dois le jour, il m'a été donné aussi de revoir mon aïeule; mais si le ciel bienfaisant n'est pas sourd aux vœux que je lui adresse du fond de mon cœur, je l'en supplie, que les deux yeux de mon aïeule s'ouvrent de nouveau à la clarté du jour!» Cela dit, il passa l'extrémité de sa langue sur les paupières de la pauvre aveugle, et au même instant elle recouvra la vue.

Dès qu'elle put voir le novice, Tchang-Chy s'écria: «Ce sont là tous les traits de mon fils Kwang-Jouy.» Sa joie était au comble et elle se sentait vivement émue. Kay-Tsang pria son aïeule de sortir de ce four et la conduisit de nouveau dans l'hôtellerie, il paya ce qui était dû pour le logement; puis, après avoir pris quelque repos, il donna à la vieille dame l'argent dont elle avait besoin jusqu'à son retour, en lui disant: «Il y a plus d'un mois que je suis en voyage, il faut que je vous quitte pour aller à la capitale.»

Arrivé à la résidence de l'Empereur, il se rendit aux portes de l'hôtel de Oey-Tching et dit aux gardes qu'il avait besoin de voir le ministre, et que d'ailleurs il était son parent. Quand on lui fit part de cette demande, le ministre répondit qu'il n'avait pas de bonze dans sa famille; mais son épouse lui dit: «La nuit dernière, j'ai vu en songe ma fille Ouen-Kiao; ce doit être une lettre de notre gendre qu'on nous apporte.» Le ministre donna ordre de faire entrer le jeune bonze dans la salle du palais.

A peine Kay-Tsang eut-il aperçu Oey-Tching et son épouse, qu'il éclata en sanglots; puis, s'inclinant jusqu'à terre, il tira de sous sa robe la lettre dont il était chargé et la leur présenta. Le ministre l'ouvre, la lit et fond en larmes en jetant des cris de douleur. «Qu'y a-t-il donc? lui demanda son épouse.» Et le ministre lui raconta tout ce qui était contenu dans la lettre. A ce récit la belle-mère de Kwang-Jouy s'abandonna aussi au plus violent chagrin et versa un torrent de pleurs. «Rassurez-vous, lui dit alors son époux, j'irai déclarer cet événement à sa Majesté et lui demander des troupes pour venger notre gendre.»

Le lendemain Oey-Tching se rendit à la cour et informa l'Empereur de l'assassinat dont Kwang-Jouy avait été victime, de l'oppression exercée envers sa veuve, enfin de l'usurpation des titres du défunt. L'Empereur, saisi d'une violente colère, fit assembler les 60,000 hommes de sa garde et donna ordre au ministre de partir en avant, à la tête des troupes. Dès qu'il fut sorti, Oey-Tching réunit les soldats et les dirigea sur le Kiang-Tcheou. Ils marchaient le jour, le soir ils se reposaient, faisant diligence et rapides dans leur course comme l'étoile filante. Bientôt on arriva au Kiang-Tcheou, et les troupes se retranchèrent sur la rive septentrionale du fleuve.

Pendant la nuit, à la lueur des étoiles, on distribua au peuple la proclamation impériale, et les deux magistrats, les premiers en grade après le préfet, apprirent ce qui allait se passer de la bouche du ministre, qui les pria de concourir avec leurs troupes au succès de l'entreprise. Tout le monde passa le fleuve en même temps, et il ne faisait pas jour encore, que le palais de Lieou-Hong était déjà cerné. Or, à cet instant Lieou-Hong dormait; il entendit le bruit des armes et le roulement des tambours résonnant tous à la fois. Les soldats se précipitèrent dans le palais, les armes à la main, et le bandit ne put leur échapper, il fut pris. Le ministre fit annoncer à l'armée que le brigand Lieou-Hong, lié et garrotté, allait subir le châtiment de son crime, et prescrivit aux soldats de se tenir prêts, hors de la ville, sur la place des exécutions.

Oey-Tching entra dans la salle principale du palais et fit prier sa fille de se présenter devant lui; mais elle hésitait et voulait laver sa honte avant de paraître devant son père: elle avait même formé la résolution de se pendre. Dès que Kay-Tsang en fut averti, il courut bien vite pour l'arracher à ce trépas volontaire, et se jetant à ses genoux: «Puisque, sur ma prière, lui dit-il, mon aïeul est venu avec des troupes, votre époux est vengé: le monstre va expier son forfait. Pourquoi donc, ô ma mère, persister à vouloir vous donner la mort? Si vous mourez aussi, votre fils pourra-t-il vous survivre?»

Le ministre arriva, qui joignit ses propres instances pour exhorter sa fille à se calmer; mais la pauvre veuve s'écriait: «J'ai entendu dire qu'une femme doit rester inconsolable de la perte de son époux: le mien a été assassiné par un bandit, et moi j'ai pu me déshonorer au point de suivre ce misérable! Il est vrai que ce fut à cause de l'enfant que je portais dans mon sein, que ce fut à cause de lui que je consentis à vivre en dépît de toutes les lois humaines!... Aujourd'hui ce fils est grand, mon père est venu châtier le brigand; quant à moi, qu'ai-je besoin de me présenter devant lui?... Il ne me reste plus qu'à mourir pour acquitter ma dette envers mon époux.

—»Ni moi, ni mon fils, répliqua le ministre, ne voulons fouler aux pieds une si grande douleur et approuver une conduite qui serait contraire à la chasteté d'une veuve: mais ce qui s'est passé, il était au-dessus de nos forces de l'empêcher. Ainsi, de quoi donc rougirais-tu?»

L'aïeul et le petit-fils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre en sanglotant; Kay-Tsang ne pouvait arrêter le cours de sa douleur. Cependant le ministre essuya ses larmes et dit: «Mes enfants, modérez votre chagrin; j'ai déjà tiré vengeance du scélérat Lieou-Hong, et son supplice est une chose arrêtée.»

Oey-Tching se rendit au lieu des exécutions. Les deux magistrats principaux du Kiang-Tcheou avaient en toute hâte expédié des soldats à la recherche du complice Ly-Pieou, et on l'amenait pour le traduire en justice. Satisfait de cette nouvelle, le ministre fit attacher les deux brigands, et chaque bourreau leur donna cent coups de bâton. Par ce moyen on parvint à en obtenir des aveux, qui firent connaître que jadis, contre toutes les lois divines et humaines, ils avaient comploté et accompli le meurtre du docteur Kwang-Jouy.

On procéda au supplice de ces deux scélérats, en commençant par Ly-Pieou. Cloué sur un chevalet, on le traîna au milieu de la place du marché; là, son corps fut coupé en morceaux et sa tête montrée au peuple. Quant à Lieou-Hong, on le conduisit à l'embouchure du fleuve, à l'endroit même où il avait commis le crime.

Accompagné de sa fille et de son fils, le ministre arriva sur le bord du fleuve Kiang, afin d'y accomplir un sacrifice sanglant: il offrit à la victime le cœur du meurtrier et y joignit un papier qu'il brûla. Puis tous les trois ils se penchèrent sur les eaux et versèrent des larmes. Leurs soupirs furent entendus dans l'empire des ondes: le génie qui préside à l'inspection des mers alla présenter ce papier au roi des Dragons, qui dépêcha aussitôt le chef suprême des grandes tortues vers le défunt Kwang-Jouy, pour le prier de venir le trouver.

«Docteur, s'écria le roi des eaux, en le voyant, réjouissez-vous! Votre épouse, votre fils et le ministre votre beau-père sont venus faire sur le bord du fleuve un sacrifice expiatoire: je vais vous rendre la vie et animer de nouveau votre corps. En outre, voici une perle de l'espèce Yu-Y et une autre de l'espèce Tseou-Pan[12], dix pièces d'étoffes de soie, et enfin une ceinture de jade et de diamants: je vous les offre avec respect. Aujourd'hui même vous allez revoir votre épouse et votre vieille mère.»

Le docteur salua le roi des Dragons et lui fit ses remerciements. Alors le petit génie, prenant le cadavre du défunt qui était resté à l'embouchure du fleuve, y réintégra l'ame absente et, cet acte accompli, il s'éloigna.

Après avoir longuement pleuré et honoré les mânes de son époux, la veuve de Kwang-Jouy voulut chercher la mort dans les eaux du fleuve; mais son fils l'arrêta, au péril de ses jours. Au moment de leur plus vive angoisse, ils aperçurent tout-à-coup à la surface de l'eau un cadavre qui flottait en s'avançant vers le rivage. Ouen-Kiao s'élance pour le reconnaître.... C'était bien lui, c'était le corps de son époux!

A cette vue sa joie se trahit par un torrent de larmes. Tous ceux qui étaient présents s'approchèrent aussi et distinguèrent le cadavre, qui se leva lentement sur ses pieds; peu à peu le corps s'anima, il grimpa sur le rivage et vint s'y asseoir, à la stupéfaction de l'assemblée. Kwang-Jouy ayant ouvert les yeux, regarda sa femme qui était là près de lui, pleurant ainsi que le ministre Oey-Tching et le jeune bonze.

«Que faites—vous ici? leur demanda le docteur ressuscité.—Vous avez été assassiné, lui répondit son épouse; notre fils, recueilli dans le couvent de Kin-Chan, a été l'instrument de votre résurrection.» Puis, après avoir raconté toute cette histoire: «Je ne sais en vérité, ajouta-t-elle, si j'ai devant les yeux mon époux vivant, ou l'ombre de mon époux?—Ce petit poisson d'or que j'ai remis à l'eau, répliqua le docteur, c'était le roi des Dragons, et c'est lui qui, à son tour, m'a sauvé; il a rendu à mon corps l'ame qui en était séparée, et il m'a fait présent en outre de plusieurs objets précieux que je porte sur moi. Puis donc que notre fils a pu obtenir de son aïeul le ministre que je fusse vengé de mon ennemi, notre douleur se change en une joie sans égale.»

Les magistrats joignirent leurs félicitations à ces paroles, et le ministre fit préparer un banquet pour remercier ses subordonnés de la part qu'ils avaient prise à l'événement. L'armée entière, cavaliers et fantassins, s'étant mise en marche pour retourner à la capitale, arriva à l'hôtellerie de Ouan-Hoa, où le ministre ordonna de camper.

Le docteur était parti avec son fils pour y aller retrouver leur mère. Or, cette nuit-là, la vieille dame avait rêvé qu'elle voyait refleurir subitement un arbre desséché, et que des oiseaux de bon augure gazouillaient gaiement derrière la maison. Elle s'était dit alors: «Assurément c'est que mon fils arrive!» A peine avait-elle exprimé cette pensée, que Kwang-Jouy parut et, la montrant du doigt, il s'écria: «Voilà ma mère!» Aussitôt il se précipita dans ses bras, et tous les deux pleurèrent de tendresse.

Après avoir raconté ce qui s'était passé, il paya l'hôtelier; puis tous trois prirent le chemin de la capitale, où ils se présentèrent chez le ministre.

Les époux, réunis après une si longue absence, étaient au comble de l'ivresse. Ils ordonnèrent un grand festin en réjouissance d'un si heureux dénouement. Le ministre voulut que cette fête fût appelée Touan-Youen-Hoey: Réunion des tendres époux.

Ce jour fut consacré par toute la famille au plaisir et à l'allégresse. Le lendemain l'Empereur étant assis au milieu des magistrats, le ministre lui raconta ce qui s'était passé, et parla avec éloge de son gendre, comme d'un homme dont on pouvait tirer grand parti. Sa Majesté, agréant sa proposition, nomma le docteur ministre-d'état et le retint à la cour, pour veiller aux affaires.

Son fils Kay-Tsang était décidé à embrasser la vie religieuse: il alla en conséquence se perfectionner dans la vertu au couvent de Hong-Fo.

Dans la suite l'épouse de Kwang-Jouy, après de mûres réflexions, accomplit le fatal dessein qu'elle nourrissait depuis long-temps, et se donna la mort.

Kay-Tsang fit un voyage au couvent de Kin-Chan tout exprès pour remercier le vieux bonze Fa-Ming des soins qu'il avait pris de son enfance.


[1] Le mot Tchang-Ngan signifie proprement lieu du repos éternel; il s'applique au pays où habite la cour: dans ce passage, il désigne la ville de Si-Ngan-Fou, capitale des Tang.

[2] An 627 de J.-C.

[3] Le mot de préfecture n'est pas plus impropre que celui de département, les Chinois étant dans l'usage de désigner leurs provinces d'après les fleuves qui les arrosent ou les montagnes qu'elles renferment. Le Kiang-Tcheou correspond au pays de Ou et de Tsou, au temps où la Chine était divisée en sept petits états, c'est-à-dire jusqu'à l'an 221 avant J.-C., époque à laquelle Hoang-Ti, de la dynastie des Tsin, détruisit toutes ces principautés féodales.

Le fleuve Kiang, le plus grand de la Chine, avec le Fleuve-Jaune (Hoang-Ho), prend sa source dans les montagnes du Tibet et se jette dans la Mer Orientale, après un cours de 600 lieues.

[4] Une lieue.

[5] Le mot Tsieou-Po (Vagues d'automne) exprime souvent, par élégance, deux beaux yeux de femme.

[6] Toute cette histoire roule sur la croyance que la carpe couleur d'or (Kin-Ly-Yu) se change en dragon à certaine époque de l'année.

[7] L'idée de cette phrase, traduite trop mot à mot, est celle-ci: Elle ignorait si elle ne mettrait pas au monde un fils qui dût un jour venger son père.

[8] Couper les cheveux est le premier acte d'initiation pour le novice bouddhiste. Ensuite on lui impose un nom de religion.

[9] Les préceptes de la loi bouddhique défendent aux bonzes l'usage du vin, de la viande et de certains légumes.

[10] La cosmogonie développée dans le 1er chapitre du roman d'où cette nouvelle est extraite, explique ainsi la naissance de l'homme et des êtres vivants. «A l'heure tcheou (de 1 à 3 heures du matin) du grand jour de la création (youen), qui embrasse 129,600 ans, le principe subtil du ciel descendit, le principe terrestre plus grossier s'éleva: le ciel et la terre entrèrent en jonction, et dans la seconde partie de cette division du jour naquirent le premier homme et les animaux qui se meuvent sur la terre et dans l'eau.»

[11] Les Pou-Ssa sont de saints personnages qui, arrivés par leurs grandes vertus à l'état de Bouddha, ne doivent plus, comme les autres mortels, continuer de vivre dans des migrations successives. Les anglais rendent très bien par le mot de Boddhood l'état de ces êtres privilégiés, parvenus à la béatitude finale et exempts de ces interminables épreuves.

[12] Yu-Y signifie selon le désir, c'est-à-dire, une pierre précieuse avec laquelle on pourrait acheter tout ce qui est désirable. Tseou-Pan signifie qui s'agite sur le plateau; ce diamant est ainsi appelé parce qu'il semble dans un perpétuel mouvement, à cause de l'oscillation de la lumière qu'il reflète.


LE POÈTE LY-TAI-PE.

NOUVELLE.


I.

Louange à notre contemporain Ly, à L'Immortel exilé sur
la terre!
Chanter les vers et remplir sa coupe de vin, ce furent là
tour-à-tour les deux phases de sa vie;
Les replis de son cœur ne renfermant rien que de pur et
de noble, il sut se conserver intègre dans des temps de
corruption.
Quand il abaissait son pinceau, les vents et les pluies
obéissaient comme jadis à la voix des anciens sages;
En écrivant aux Barbares dans leur propre langue, il
recula les bornes de son imposante renommée:
Ses vers et ses chansons rayonnèrent par tout l'Empire,
pareils au croissant radieux.
Ne dites pas que les œuvres du poète de génie passent et
s'effacent,
Car la lune éclatante est toujours suspendue au-dessus des
rives du fleuve Tsay-Chy.

Sous le règne de l'Empereur Hiouan-Tsong[1], de la dynastie des Tang, vivait un poète de génie appelé Ly-Pe, dont le nom honorifique fut Taï-Pe. Il descendait, à la 9e génération, de l'Empereur Wou-Ti, de la dynastie des Liang Occidentaux, et était originaire de Kin-Tcheou, dans le petit royaume de Cho. Comme il avait été conçu pendant un rêve de sa mère, par l'influence de l'étoile de Vénus, ce fut en l'honneur de cet astre, nommé Taï-Pe-Sing, que le poète reçut ce surnom.

Doué d'un visage charmant, remarquablement beau et bien fait dans toute sa personne, Taï-Pe décelait par tous ses mouvements pleins d'une douce noblesse, un homme destiné à s'élever au-dessus de son siècle. A l'âge de dix ans, grâce à la pénétration de son esprit, il découvrait le sens des livres saints et des ouvrages historiques. Chaque parole sortie de sa bouche était d'une élégance parfaite, on vantait partout le tour brillant de sa pensée et l'éclat de sa diction. C'était, disait-on, un immortel descendu sur la terre: de là vint qu'il fut aussi surnommé l'Immortel Exilé. Le poète Tou-Fou[2], directeur des travaux publics nous en a laissé une preuve dans les vers suivants:

Naguère vivait Wang-Ke[3], surnommé aussi l'Immortel
exilé sur la terre.
Quand son pinceau s'abaissait sur le papier, les vents et
la pluie s'arrêtaient épouvantés; ses vers faisaient pleurer
d'émotion les Esprits et les Génies;
Aussi sa réputation fut grande: mais il restait tout le jour
plongé dans une douce ivresse.
L'élégance de ses écrits attira sur lui les faveurs de la
cour, et ses poésies, circulant dans l'Empire avec la
rapidité du torrent, prirent place au-dessus des compositions
vulgaires.

Or, Ly-Pe s'appelait lui-même le Lettré retiré du Nénuphar bleu. Toute sa vie, il aima boire et s'occupa fort peu de courir après les places ou les grades littéraires; mais, possédé du désir de voyager d'un bout à l'autre de l'Empire, il visita toutes les montagnes célèbres et goûta tous les vins fameux. D'abord il gravit la montagne Ngo-Mei[4], puis fixa sa demeure près du lac Yun-Mong[5] et s'alla cacher ensuite sur le mont Tsou-Lai-Chan. Retiré près de la petite rivière des Bambous, avec Kong-Tchao et quatre amis du même genre, il buvait jour et nuit. On les avait surnommés les six Solitaires de la rivière des Bambous.

Quelqu'un ayant vanté devant Ly-Taï-Pe la qualité supérieure du vin de Niao-Tching, dans le Hou-Tcheou, province de Tche-Kiang, la distance de mille lys (cent lieues) ne l'arrêta pas, et il s'y rendit. Installé dans une taverne, il s'abandonnait au plaisir de boire, sans prendre garde à ses voisins, lorsque vint à passer par-là Kia-Ye, le commandant de la cavalerie. Les chansons du poète frappèrent son oreille, et il envoya des gens de sa suite demander quel était cet homme. Pour toute réponse, Ly-Pe improvisa ces quatre vers:

Le lettré retiré du Nénuphar bleu, l'Immortel exilé sur la
terre a déjà vu trente printemps;
Mais il fuit la renommée au fond des tavernes.
Pourquoi cette question, ô commandant du Hou-Tcheou?
Celui qui chante est une incarnation de Bouddha, du dieu
qui répand l'or et l'abondance.

«Mais alors, s'écria le commandant stupéfait, ce doit certainement être l'Immortel exilé du royaume de Cho, le poète Ly; il y a long-temps que sa réputation est parvenue jusqu'à moi.» Aussitôt il invita le poète à venir le voir, le traita pendant dix jours et le combla de présents; puis, au moment de recevoir ses adieux, il lui dit: «Pour un homme de génie comme le lettré du Nénuphar bleu, obtenir les grades littéraires, arriver aux honneurs serait la chose du monde la plus facile. Que n'allez-vous faire un tour à la capitale pour y chercher l'avancement qui vous attend!

—«Aujourd'hui, répondit Ly-Taï-Pe, je vois l'administration en proie à de grands désordres; il n'y a plus d'équité: pour obtenir une place distinguée dans le concours, il faut solliciter la faveur; si l'on gagne les juges par les présents, alors seulement on pourra usurper un grade et une réputation. Sans ces deux moyens, eussiez-vous la sagesse d'un Kong-Fou-Tse et d'un Meng-Tse, les talents d'un Tchao et d'un Tong[6], vous ne pouvez vous faire jour par vous-même. Voilà pourquoi, fuyant les boutades d'examinateurs sans conscience, je partage ma vie entre le vin et la poésie.

—«Les choses se passent ainsi, j'en conviens, répliqua le commandant Kia-Ye; mais vous n'êtes inconnu à personne, et une fois dans la capitale les protecteurs ne vous manqueront pas.»

Le poète, converti par ces paroles, se met en route pour Tchang-Ngan. A son arrivée, comme il faisait un tour de promenade près du palais, il rencontre le docteur de l'académie impériale, Ho-Tchy-Tchang. Tous les deux ayant décliné leurs noms se saluent avec respect, et l'académicien emmène Ly-Pe à la taverne[7]; là, il ôte ses pendants d'or et la queue de martre qui décore le devant de son bonnet; puis les voilà qui boivent sans désemparer jusqu à la nuit.

Cédant aux instances de son ami, Ly-Pe consentit à descendre dans sa maison[8], et il s'établit entre eux une intimité de frères. Le lendemain donc, le poète avait fait porter ses bagages chez Ho-Tchy-Tchang. Leurs jours se passaient à discuter sur la poésie et à goûter le vin: l'académicien et son hôte étaient fort contents l'un de l'autre.

Cependant le temps marche toujours, et l'époque des concours fut bientôt arrivée. Alors l'académicien donna à Ly-Pe l'avis suivant: «Les examinateurs qui siégeront ce printemps pour la province du sud, sont Yang-Kouei-Tchong, premier ministre et frère de l'impératrice, et Kao-Ly-Sse, commandant des gardes impériales. Ces deux personnages aiment beaucoup ceux qui leur font des présents; et si mon sage frère cadet n'a pas d'argent pour acheter leurs recommandations, bien que son savoir s'élève jusqu'aux nues, tout accès auprès de l'Empereur lui sera fermé. Or, j'ai l'avantage de les connaître particulièrement l'un et l'autre; je vais donc écrire un billet qui vous recommande d'avance à ces magistrats: peut-être cela vous obtiendra-t-il quelques égards.»

Malgré la supériorité de son mérite et la hauteur de son caractère, Ly-Taï-Pe se trouvait dans des circonstances où l'intrigue était assez puissante pour qu'il ne dût pas négliger cette marque de bienveillance, surtout de la part d'un académicien. Ho-Tchy écrivit donc comme il l'avait promis.

Les deux chefs du concours ouvrirent la lettre et, souriant avec dédain, s'écrièrent: «Après avoir palpé l'argent de son protégé, l'académicien se contente de nous envoyer un billet qui sonne le creux, et cela pour attirer notre attention et nos faveurs sur un homme nouveau, sans grade, sans titre! Au jour décisif, rappelons-nous bien le nom de Ly-Pe, et la composition signée par lui, sans nous arrêter à la juger, jetons-la au rebut.»

Le troisième jour du troisième mois, l'examen provincial commença, et les lettrés distingués de l'Empire s'empressèrent de présenter leurs compositions. Quant à Ly-Pe, plus que capable de tenter cette épreuve, il trace rapidement sur le papier son travail, qu'il écrit de verve, et le dépose le premier sur le bureau.

Or, dès qu'il vit le nom de Ly-Pe, l'examinateur Yang-Kouei ne se donna pas même le temps de parcourir la page; à grands coups de pinceau, à tort et à travers, il biffe la composition, en disant: «Un pareil barbouilleur est bon tout au plus à broyer mon encre[9]!—»Broyer de l'encre, interrompit l'autre examinateur Kao-Ly, dites donc plutôt qu'il n'est bon qu'à me chausser mes bas et à me lacer mes bottines.» Puis, après ces grossières plaisanteries, la composition de Ly-Taï-Pe fut jetée de côté.

On a raison de dire:

Quand vous présentez un travail au concours, ne songez
point à réussir dans l'Empire;
Songez seulement à réussir auprès des examinateurs,

Ainsi repoussé honteusement par les présidents du concours, Ly-Taï-Pe fut saisi d'une colère qui s'éleva jusqu'au ciel; et de retour chez lui, il s'écria: «J'en fais le serment: si dans la suite mes espérances sont remplies, je veux ordonner à Yang-Kouei de broyer mon encre et à Kao-Ly de me lacer mes bottines; alors mes vœux seront comblés.»

L'académicien fit tous ses efforts pour calmer l'indignation du poète. «Restez tranquille dans ma demeure jusqu'à nouvel ordre, lui dit-il; vivez-y dons l'abondance, en attendant que dans trois ans s'ouvre un nouveau concours: les examinateurs ne seront plus les mêmes, et vous êtes sûr de réussir.» Ils continuèrent donc de vivre ainsi; Ho-Tchy et son hôte restaient tout le temps à boire et à faire des vers.

Cependant les jours passent» les mois se succèdent; et une année s'était rapidement écoulée, lorsque des ambassadeurs étrangers arrivèrent chargés d'une lettre de leur souverain. Aussitôt un envoyé de la cour vint transmettre à l'académicien Ho-Tchy l'ordre d'accompagner les envoyés et de les faire descendre à l'hôtel des postes. Le lendemain les gardes de la porte du conseil déposèrent cette lettre dans la salle d'audience, et l'Empereur Hiouan-Tsong chargea les docteurs du collège académique de l'ouvrir; mais il n'y en eut pas un qui pût déchiffrer un seul mot, et tous prosternés au pied des marches d'or, déclarèrent humblement à sa Majesté que ce papier ne contenait que des pattes de mouches. «Vos sujets, ajoutèrent-ils, ont une science très bornée, très peu profonde; ils sont incapables d'en lire un mot.»

A cette réponse, l'Empereur se tourna vers l'examinateur provincial Yang-Kouei-Tchong et lui ordonna de prendre connaissance de la note. Yang ouvre donc le papier, le parcourt; mais ses yeux se promènent comme ceux d'un aveugle sur ces caractères, il n'y entend rien non plus. En vain sa Majesté s'adresse à tous les officiers civils et militaires qui remplissent la salle d'audience, il ne s'en trouve pas un parmi eux capable de dire si cette lettre porte des paroles de bonheur ou de malheur.

L'Empereur, transporté de colère, éclate en reproches contre les grands du palais. «Quoi! parmi tant de magistrats qui représentent les lettres et l'art de la guerre, il ne s'en trouve pas un assez savant, assez érudit pour partager avec nous l'ennui de cette affaire! Si cette lettre ne peut être lue, comment y répondre? Si les ambassadeurs sont congédiés ainsi, nous voilà la risée des Barbares; les rois étrangers se moqueront de la cour de Nan-King; puis sans doute, saisissant la lance et le bouclier, ils accourront envahir nos frontières! Que faire alors? Eh bien! si dans trois jours, personne n'a déchiffré cette lettre, tous les appointements sans exception sont supprimés; si dans six jours, personne n'a pu en venir à bout, toutes les charges sont retirées; enfin si dans neuf jours, j'attends en vain cette explication, la mort fera justice de ces ignorants magistrats, et nous élèverons en dignité d'autres sujets vertueux et capables, qui puissent rendre quelque service à l'Empire!»

Terrifiés par cette déclaration sortie de la bouche du souverain, les magistrats gardent un morne silence; aucun n'osait hasarder une observation à sa Majesté, ce qui redoublait encore sa colère. Cependant, de retour chez lui, l'académicien Ho-Tchy fit part à son hôte Ly-Pe de ce qui venait de se passer à la cour. Le poète l'écouta avec un froid sourire. «Combien il est regrettable, dit-il ensuite, combien il est fâcheux que moi, Ly, je n'aie pu, au concours de l'an dernier, obtenir un grade qui m'eût conféré une magistrature! Hélas! il ne m'est pas possible de partager avec sa Majesté l'ennui qui l'accable.

—»En effet, reprit Ho-Tchy, frappé d'une idée subite, je songe que mon sage frère cadet est versé dans plus d'une science, et qu'il pourrait bien lire cette lettre fatale. Il faut que j'aille au pied du char impérial vous proposer à sa Majesté, sous ma responsabilité personnelle.»

Le lendemain Ho-Tchy se rend à la cour, passe au milieu de la double haie de courtisans et, arrivé devant l'Empereur, il s'exprime en ces termes: «Sire, votre sujet ose avertir son prince qu'il a dans son humble maison un lettré de grand talent, du nom de Ly-Pe. Il est profondément versé dans plus d'une science: priez-le de lire la lettre des étrangers, car il n'y a rien dont cet homme ne soit capable.»

Le conseil plut à Hiouan-Tsong, et un envoyé du palais alla chez le docteur du collège académique porter au poète l'ordre de se présenter devant sa Majesté. Ly-Pe fit des objections à l'envoyé impérial. «L'humble sujet est un homme sans grade encore et sans titre; il n'a ni talents ni connaissances, tandis que la cour abonde en officiers civils et militaires, tous également distingués par leur profonde érudition. Comment donc se fait-il qu'on ait recours à un homme pauvre et inutile comme moi? En osant répondre à cette invitation émanée de la cour, l'humble sujet craindrait de se rendre coupable envers les nobles du palais.»—Et par ces mots «les nobles du palais», il lançait une pointe indirecte contre les deux examinateurs, le premier ministre Yang-Kouei et le chef des gardes Kao-Ly.

Lorsque cette réponse fut rendue à l'Empereur, il demanda à l'académicien Ho-Tchy pourquoi son hôte ne s'était pas rendu à l'appel qui lui était fait, quelle était en cela sa pensée? «Sire, répondit Ho-Tchy-Tchang, votre sujet sait positivement que Ly-Pe est un homme de mérite, au-dessus de tous ceux de son époque, et dont les compositions littéraires frappent d'étonnement et d'admiration. Au concours de l'an dernier, son travail a été biffé, jeté de côté par les examinateurs, et on l'a mis lui-même honteusement à la porte. Maintenant que sa Majesté l'appelle à la cour, il n'a ni titre ni grade, son amour-propre est froissé. Votre sujet ose donc vous prier, Sire, de répandre sur son ami vos nobles faveurs, et d'envoyer vers lui un magistrat supérieur: je suis sûr qu'il se hâtera d'obéir aux volontés impériales.

—»Eh bien! soit, répondit l'Empereur. Sur la proposition de notre académicien, nous conférons à Ly-Pe le titre de docteur du premier rang, avec la robe violette, la ceinture d'or et le bonnet de gaze. Voici de plus un ordre officiel pour qu'il se présente à la cour. Notre académicien Ho-Tchy voudra bien se charger lui-même d'aller porter cette nouvelle à Ly-Pe et de l'amener vers nous: il y a lieu de croire qu'il ne refusera pas.»

Ho-Tchy retourna donc vers Ly-Pe le prier de se rendre à la cour, pour lire la lettre des ambassadeurs, et lui déclara en même temps combien l'Empereur, au milieu d'un si sérieux embarras, comptait sur le secours de ses lumières. Aussitôt Ly-Pe revêtit son nouveau costume, qui était celui des examinateurs en chef, se tourna vers le palais impérial et salua; puis sans plus tarder il monte à cheval et entre au palais à la suite du docteur Ho-Tchy.

Assis sur le trône d'or, Hiouan-Tsong attendait avec impatience l'arrivée du poète, qui, s'inclinant au pied des marches, exécuta une danse mêlée de salutations et cria: «Vive l'Empereur!» pour témoigner au prince sa reconnaissance. Enfin, après s'être de nouveau prosterné, il se tint debout. De son côté, dès qu'il eut vu paraître Ly-Pe, l'Empereur, pareil à un pauvre qui vient de trouver un trésor, aux ténèbres soudainement illuminées, à un affamé à qui on présente de la nourriture, à une terre sèche et aride à l'approche de la pluie, l'Empereur ouvrit sa bouche d'or, et sa voix de jade laissa tomber ces paroles: «Des ambassadeurs étrangers viennent de nous remettre une lettre dont personne n'a pu lire un mot; nous vous ayons envoyé chercher, docteur, afin que vous nous soulagiez de ce souci.

—»Sire, répondit poliment Ly-Pe avec un salut, les connaissances de votre sujet sont bornées, car sa composition a été éliminée par les juges du concours, et le seigneur Kao-Ly a jeté à la porte votre humble sujet. Aujourd'hui qu'il s'agit de lire la lettre du souverain étranger, comment se fait-il que les examinateurs ne se soient pas chargés de cette réponse, puisque déjà depuis si long-temps elle est attendue des ambassadeurs? Votre humble sujet, lettré mis hors du concours, n'a pu satisfaire aux vœux des examinateurs: comment pourra-t-il remplir l'attente de votre Majesté?

—»Nous savons ce que vous valez, reprit Hiouan-Tsong, cessez de vous excuser ainsi.» Et il fit remettre aux mains de Ly-Pe la lettre en question. Celui-ci la parcourant des yeux, sourit avec un profond dédain et, debout devant le trône impérial, il se mît à traduire couramment en chinois la lettre mystérieuse qui contenait ce qui suit.

Lettre du grand Ko-To du royaume de Po-Hai[10] au prince de la dynastie des Tang. «Depuis que vous avez usurpé la Corée[11], et poussé vos conquêtes jusqu'aux confins de nos états, vos soldats, par de fréquentes excursions, violent notre territoire. Nous espérons que vous voudrez bien vous expliquer à cet égard, et ne pouvant supporter patiemment un tel état de choses, nous envoyons des ambassadeurs vous dire que vous devez abandonner entre nos mains les cent soixante-seize villes de la Corée. Nous avons des choses précieuses à vous offrir en compensation, savoir: les plantes médicinales des monts Tai-Pe-Chan[12], les tissus de la mer méridionale, les tambours de guerre de Tse-Tching, les cerfs de Fou-Yu, les chevaux de So-Pin, la soie de Ouo-Tcheou, les poissons noirs du fleuve Mei-To, les prunes de Kieou-Tou, les bois de construction de Lo-Yeou. De toutes ces choses il y aura une part pour vous. Si vous n'accédez pas à ces propositions, nous lèverons des troupes pour porter chez vous la guerre et le carnage; et nous verrons de quel côté restera la victoire.»

Après cette lecture, à laquelle ils avaient prêté une oreille attentive, les magistrats furent frappés de stupeur; ils se renvoyaient l'un à l'autre des regards furtifs, sentant combien il était peu probable que l'Empereur acceptât les conditions exigées par le Ko-To. En effet, l'esprit du Dragon[13] n'était rien moins que satisfait. Après donc être resté quelque temps plongé dans ses réflexions, il s'adressa aux magistrats civils et militaires rangés à ses côtés et leur demanda quel moyen il y avait de repousser l'attaque des Barbares, dans le cas où leurs troupes envahiraient la Corée.

Lettrés et généraux demeurèrent muets comme des idoles d'argile, ou comme des statues de bois; aucun d'eux n'osa hasarder une réponse. Le docteur Ho-Tchy lui seul fit à l'Empereur cette observation: «Sire, votre respectable aïeul Taï-Tsong, dans trois expéditions contre la Corée, perdit on ne sait combien de soldats, sans pouvoir mener à fin son entreprise, et le trésor en fut épuisé. Grâce au ciel, Kai-Sou-Wen[14] mourut. Profitant des dissensions qui éclatèrent entre les fils de l'usurpateur, le glorieux empereur Taï-Tsong confia à deux vieux généraux, Ly-Sie et Py-Jin-Kouey, un million de braves, et, après cent combats plus ou moins importants, la Corée fut enfin anéantie et soumise. Mais depuis long-temps en paix, nous n'avons ni généraux, ni soldats; si nous voulons de nouveau saisir le bouclier et la lance, il nous sera difficile de résister, et notre défaite est certaine: nos soldats sont poursuivis par un malheur acharné qui finira je ne sais quand. Toutefois je désire connaître la sage détermination de sa Majesté.

—»Puisqu'il en est ainsi, dit Hiouan-Tsong, que répondre aux ambassadeurs?—Daignez interroger Ly-Pe, reprit le docteur, il parlera convenablement.»

Hiouan-Tsong adressa donc ses questions au poète, et Ly-Pe répondit: «Je ferai observer à votre Majesté que cette affaire ne doit en rien troubler son esprit éclairé. Demain, donnez ordre aux ambassadeurs de se présenter à l'audience, et votre sujet leur parlera en face, dans leur propre langue. Les termes de sa réponse feront rougir les Barbares, et il faudra bien que leur Ko-To vienne apporter ses hommages au pied de votre trône.

—»Et le Ko-To, qu'est-ce que c'est? demanda Hiouan-Tsong.—D'après l'usage de leur pays, répondit Ly-Pe, c'est le nom que les Po-Hai donnent à leur roi: comme les Hoei-Hou[15] appellent leur chef Ko-Han; les Thibétains, Dzan-Po; les Lo-Tchao[16], Tchao; les Ho-Ling[17], Sy-Mo-Oey; chacun selon la coutume de sa nation.»

A ce flux intarissable d'explications, le cœur du sage souverain éprouva une grande joie, et ce jour-là même il décora Ly-Pe du titre de docteur du collège académique; un logement fut préparé pour le poète dans le palais des clochettes d'or[18]. Les musiciens firent retentir à grand bruit les instruments à corde, le kin et le se; les femmes versèrent le vin, les jeunes filles richement vêtues firent circuler la coupe, et les voix destinées à charmer l'Empereur célébrèrent la gloire de Ly-Pe. Quel délicieux, quel ravissant banquet! Il eût été difficile de rester dans les bornes de l'étiquette prescrites par les rites. Ly-Pe mangea de tout son cœur, puis, après avoir bu copieusement, il perdit connaissance. L'Empereur ordonna aux officiers de sa maison de porter le poète dans le palais, et de le placer sur un lit. Le lendemain, au coup de tambour qui annonçait la cinquième veille, Hiouan-Tsong se rendit pour siéger dans la salle d'audience.

Au milieu du silence, le fouet qui écarte la foule a retenti trois fois; Les magistrats civils et militaires forment le cortège, alignés sur deux rangs.

Le lendemain malin Ly-Pe, à son réveil, n'avait pas l'esprit bien net. Les mêmes officiers du palais s'empressèrent de l'amener à l'audience. Lorsque tous les magistrats eurent achevé de présenter leurs hommages au pied du trône, Hiouan-Tsong appela près de lui le poète Ly-Pe; mais il s'aperçut que le visage du nouvel académicien portait encore des traces d'ivresse: son regard décelait une intelligence troublée. Aussitôt le souverain envoya chercher dans ses cuisines impériales un peu de vin capable de réveiller le poète endormi, et du bouillon de poisson assaisonné. En un instant les serviteurs apportèrent sur un plateau d'or ce qui leur avait été demandé; et Hiouan-Tsong, voyant le vase tout fumant, daigna de sa main auguste remuer long-temps le bouillon avec son bâtonnet d'ivoire[19]; puis il le servit lui-même à Ly-Pe. Celui-ci se mit à genoux, mangea et but, et une joie brillante illumina son visage.

Or, parmi les cent magistrats qui étaient témoins des faveurs insignes dont Hiouan-Tsong comblait Ly-Pe, ceux-ci étaient mécontents et se formalisaient d'une si étrange familiarité, ceux-là se réjouissaient en voyant comme sa Majesté savait se concilier l'affection des hommes. Quant aux deux examinateurs, Yang-Kouei et Kao-Ly, la couleur de leur visage trahissait le dépit qu'ils éprouvaient.

Cependant sur l'ordre de l'Empereur, les ambassadeurs sont introduits et saluent sa Majesté par acclamations, tandis que Ly-Taï-Pe revêtu de la robe violette, coiffé du bonnet de gaze, svelte et gracieux comme un immortel ou comme une nue glacée, tenant en main la lettre des étrangers, debout à la gauche du trône, à la place de l'historiographe, donne lecture de la note des Po-Hai d'une voix limpide et claire, sans se tromper d'un mot.

Se tournant ensuite vers les envoyés saisis d'effroi, il leur dit: «Votre petite province a manqué aux rites; mais notre sage monarque, dont la puissance est vaste comme le ciel, dédaigne d'y prendre garde. Voici la réponse qui vous est signifiée: écoutez-la en silence.»

Les ambassadeurs épouvantés, tremblants, tombent au pied du trône. Déjà l'Empereur a fait disposer près de lui un coussin enrichi des plus beaux ornements. Il prend une pierre de jade blanc venue du pays de Yu-Tien, qui sert à broyer l'encre, un pinceau de poil de lièvre resserré dans un tube d'ivoire, un bâton d'encre aux armes du Dragon et parfumé, une feuille de papier doré et fleuri, nuancé de toutes les couleurs; et lorsque ces ustensiles sont rangés à leur place, il les donne à Ly-Pe, qui est assis à côté du siège de Sa Majesté, sur le coussin brodé, prêt à écrire la réponse en caractères étrangers.

«Sire, objecta alors le poète, les bottes de votre sujet ne sont pas assez propres, il les a salies au banquet de la nuit dernière; il espère que votre Majesté, dans sa généreuse munificence, lui donnera des bottines neuves et des chaussettes avec lesquelles il puisse monter sur l'estrade.»

L'Empereur se rendit à son désir, et un serviteur eut l'ordre d'aller chercher et d'apporter les chaussures; mais Ly-Pe ajouta: «Sire, votre sujet a un mot à dire encore et il vous supplie d'avance d'excuser sa conduite inconvenante; alors il osera vous adresser une demande.

—»Vous tenez là des propos déplacés et inutiles, reprit l'Empereur, cependant je ne m'en offense pas; voyons, parlez.—Eh bien! Sire, ajouta Ly-Pe, au dernier concours, votre sujet a été éliminé par Yang-Kouei et mis à la porte par Kao-Ly. Aujourd'hui la vue de ces personnages que votre sujet aperçoit ici à la tête des magistrats, jette un certain trouble dans ses esprits. Votre voix de jade daignerait-elle commander à Yang-Kouei de broyer l'encre de votre humble sujet, tandis que Kao-Ly lui attacherait ses chaussettes et lui lacerait ses bottines? Alors l'intelligence et la verve de votre serviteur commenceraient à retrouver leur énergie, et il lèvera le pinceau pour tracer votre réponse dans la langue des Barbares; et en prenant la parole au nom du fils du ciel, il pourra ne pas rester au-dessous de la confiance dont il est honoré.»

Au moment où il avait besoin de Ly-Pe, Hiouan-Tsong craignait de le rebuter; il lui fallut donc donner cet ordre bizarre. Yang-Kouei broya l'encre sur la pierre et Kao-Ly chaussa les bottines au poète, et ils songeaient tous les deux, au fond de leur cœur, que cet étudiant si mal reçu, si mal traité par eux, bon tout au plus à leur rendre ces humbles services, profitant maintenant des faveurs subites dont l'Empereur le comblait, prenait à son tour pour texte les paroles prononcées contre lui et se vengeait ainsi de l'injure passée. Mais hélas! que faire? Ils ne pouvaient aller contre la volonté du souverain, et s'ils ressentaient de la colère, ils n'osaient du moins l'exprimer. Le proverbe est bien vrai:

Ne vous attirez l'inimitié de personne, car l'inimitié ne s'apaise jamais. L'injure retourne contre celui qui a injurié, et les paroles piquantes contre celui qui les a dites.

Le poète triomphait, il était au comble de ses vœux. Chaussé comme il l'avait désiré, il monte sur le tapis qui recouvre l'estrade et s'assied sur le coussin brodé. Le ministre Yang-Kouei était à ses côtés qui broyait et faisait ruisseler l'encre. Certes, de l'esclave qui frotte le bâton d'encre au magistrat qui donne des conseils à l'Empereur la différence était grande. Pourquoi le poète était-il assis alors que le premier ministre se tenait debout comme un serviteur? C'est que Ly-Pe transmettait par sa propre bouche les ordres du divin Empereur, qui, le comblant de ses faveurs augustes, dérogeait pour lui aux exigences des rites; tandis que Yang-Kouei, abaissé au rôle inférieur de broyeur d'encre, ne pouvait avoir la permission de s'asseoir: il fallait donc qu'il se tînt sur ses jambes.

De la main gauche Ly-Pe caresse la barbe qui pend à son menton, de la droite il saisit et élève la touffe de poils de lièvre des montagnes et l'applique sur le papier fleuri; ses doigts s'agitent et courent sans relâche; en une minute des caractères pareils à ceux des Barbares, bien tracés, bien rangés, sans faute ni rature, couvrent la feuille, et il la présente sur la table du Dragon. A cette vue l'Empereur reste stupéfait; c'est identiquement l'écriture des Barbares, pas une lettre ne ressemble aux caractères chinois. Sa Majesté fait circuler la feuille parmi les magistrats pour qu'ils l'examinent; tous en sont surpris l'un après l'autre. «Maintenant, dit Hiouan-Tsong au poète, donnez-nous-en lecture.»

Placé devant le siège impérial, Ly-Pe lut d'une voix sonore la réponse aux étrangers; elle était ainsi conçue:

Le grand Empereur de la dynastie des Tang, dont le règne a pour titre le nom des années Kai-Youen, donne ses instructions au Ko-To des Po-Hai.

«Depuis les temps anciens le roc et l'œuf ne se heurtent pas, le serpent et le dragon ne se font pas la guerre. Notre dynastie favorisée par le destin étend sa puissance, et en possession du trône elle règne jusqu'aux quatre mers; elle a sous ses ordres des généraux courageux, des soldats héroïques, des cuirasses solides, des glaives tranchants. Votre voisin, le roi Hie-Ly, qui avait refusé l'alliance, a été fait prisonnier, mais les peuples Pou Tsan, après avoir donné en présent un oiseau de métal fondu, ont prêté serment et obéissance.

Le Sin-Lo, à l'extrémité méridionale de la Corée, nous envoie des louanges écrites sur de riches tissus de soie; la Perse, des serpents qui prennent les rats[20]; l'Inde, des oiseaux qui savent parler; l'Empire Romain, des chiens qui conduisent des chevaux en tenant une lanterne dans leur gueule[21]; le perroquet blanc est un présent du royaume de Ko-Ling; l'escarbouche qui brille dans la nuit vient de Tsiang-Pa, dans la Cochinchine; la tribu des Ko-Ly[22] nous a donné des chevaux renommés; le Népal a fait hommage de ses vases précieux; en un mot, il n'y a pas une nation qui ne respecte notre majesté imposante, et ne témoigne des égards aux vertus qui nous distinguent,

La Corée seule résista aux volontés du ciel, mais la vengeance divine a appesanti sur elle ses châtiments, et un empire qui comptait neuf siècles de durée a été anéanti en un matin. Pourquoi donc ne pas profiter des pronostics terribles que le ciel vous donne en exemple? Cela ne montre-t-il pas cependant sa sublime pénétration?

Et d'ailleurs votre petit pays, situé au-delà de la presqu'île, n'est guère qu'une province de la Corée; comparé au céleste Empire, ce n'est qu'une principauté; vos ressources en hommes et en chevaux ne s'élèvent pas à la dix millième partie de celles de la Chine. Vous êtes comme la sauterelle qui s'irrite et compte sur sa force (pour arrêter un char), comme l'oie qui s'enorgueillit et ne veut pas se soumettre.

Sous les armes des guerriers du céleste Empire votre sang coulera dans un espace de mille lys. Prince, vous êtes dans le même cas que cet audacieux qui a refusé l'alliance et dont le royaume est devenu une annexe de de la Corée. Aujourd'hui les plans de notre sage Empereur sont vastes comme l'Océan; il supporte avec patience votre conduite coupable et opposée à toute raison. Hâtez-vous donc de prévenir des malheurs par le repentir, et payez avec zèle le tribut de chaque année: par là vous éviterez la honte et l'opprobre dont vous seriez couverts, en vous exposant à la risée de vos voisins. Réfléchissez trois fois à ces instructions.

Ordre spécial.»

La lecture de cette réponse remplit de joie l'Empereur Hiouan-Tsong, qui ordonna à Ly-Pe de la faire connaître aux ambassadeurs; puis il la cacheta de son sceau impérial.

Le poète appela Kao-Ly, le chef des gardes, pour qu'il lui chaussât les bottines qu'il avait quittées, et il retourna au palais des Clochettes d'or avertir les envoyés de venir écouter les instructions du souverain. Il leur lut d'un bout à l'autre la lettre qu'il venait d'écrire, et en prononça les mots d'une voix harmonieuse et vibrante; de sorte que les étrangers n'osant articuler une parole, restèrent pâles d'effroi. Mais en prenant congé de sa Majesté, ils ne purent se soustraire à la danse mêlée de saluts, ni aux acclamations de vive l'Empereur!

L'académicien Ho-Tchi les reconduisit jusqu'aux portes de la capitale, et là les ambassadeurs lui demandèrent confidentiellement quel était cet homme qui avait donné lecture des instructions impériales.

«Il se nomme Ly-Pe, répondit Ho-Tchi, il a le titre de docteur du collège des Han-Lin.—Au milieu de tant de dignitaires, le premier ministre broyait son encre et le chef des gardes laçait ses bottines?—Ecoutez, ajouta Ho—Tchi: ces deux personnages sont à la vérité des magistrats intimes de sa Majesté; mais ce sont de très nobles courtisans qui ne dépassent pas la ligne des hommes ordinaires; le docteur Ly-Taï-Pe, au contraire, est un immortel descendu des cieux sur la terre pour aider de ses secours le souverain du céleste Empire. Quel autre pourrait l'égaler!»

Là-dessus les ambassadeurs s'éloignèrent en hochant la tête. De retour dans leur capitale, ils rendirent compte de leur mission au souverain. A la lecture de la réponse de Ly-Pe, le Ko-To fut terrifié, et il entra en délibération avec ses conseillers.—Le céleste Empire avait pour soutien un immortel descendu des cieux!... était-il possible de l'attaquer?

Il écrivit donc une lettre de soumission, témoigna le désir d'envoyer chaque année un tribut; et chaque année en effet il vint en personne faire sa cour au souverain de la Chine.—Mais ici l'histoire se divise.


II.

L'Empereur traitait donc Ly-Pe avec les plus grands égards, et il aurait désiré faire davantage encore en lui donnant une charge; mais le poète refusait. «Sire, disait-il, votre sujet ne veut point de place; ce qui lui sourit, c'est de pouvoir au gré de sa fantaisie errer en toute liberté, sans affaires qui l'occupent, et devenir l'humble serviteur de son Empereur, comme sous les Han le favori Tong-Fang-Sou.—Très bien! répondit Hiouan-Tsong, le docteur Ly-Pe ne veut pas d'emploi; les pièces de monnaie jaune, les tablettes de jade blanc, les diamants rares, les pierres précieuses dont nous pouvons disposer: voilà ce qu'il aime.—Non, Sire, reprit Ly-Pe, votre sujet n'a souci ni de l'or, ni du jade de sa Majesté; ce qui lui plairait, ce serait d'accompagner son souverain en voyage, et de passer tous ses jours à déguster d'excellent vin dont il viderait jusqu'à trois mille verres: cela lui suffirait.»

Connaissant donc les sentiments désintéressés du poète, l'Empereur ne voulut en rien le contraindre. De temps en temps il l'invitait à un banquet, et le gardait dans le palais des Clochettes d'or pour causer avec lui des affaires du gouvernement: les faveurs impériales ne cessaient de pleuvoir sur le docteur.

Un jour Ly-Taï-Pe se promenait à cheval dans les rues de Tchang-Ngan, lorsque un bruit confus de gongs, de tambours frappe son oreille, et il voit une troupe de gens armés de haches et de couteaux qui s'avance en escortant un char fermé dans lequel était un captif. Le poète arrête les gardes et les questionne. C'étaient des recors venus de Ping-Tcheou, qui amenaient prisonnier un général rebelle, vaincu et condamné à être décapité le même jour sur la place du marché de l'est. Or ce captif était un fort bel homme, qui annonçait dans sa personne quelque chose de très distingué; et quand on lui demanda son nom, il répondit, d'une voix retentissante comme l'airain de la cloche: «Je m'appelle Kouo-Tse-Y.»

Ly-Pe avait vu dans cette physionomie les traits d'un homme supérieur. Devenu depuis ces circonstances glorieuses un des appuis de l'état, le poète crie brusquement aux soldats de s'arrêter: «Attendez, dit-il, que j'aille présenter une requête aux pieds de sa Majesté, et me rendre caution de ce prisonnier.» Tout le monde reconnut Ly-Taï-Pe, le docteur, l'Immortel exilé, celui-là même dont la main impériale avait remué le bouillon avec son bâtonnet d'ivoire!... Qui donc eût osé lui désobéir?

Le poète s'étant en effet dirigé à cheval vers le palais, demande à voir l'Empereur, sollicite et obtient de lui une lettre de grâce, qu'il revient lire sur la place du marché. Il ouvre ensuite le char fatal, et en lait sortir Kouo-Tse-Y, à qui la peine de son crime est remise et la liberté rendue, sous la condition qu'il méritera son pardon par de loyaux services. Le captif témoigna à Ly-Pe toute sa reconnaissance de ce bienfait signalé; plus tard, il se souvint de son généreux libérateur et le sauva du même péril[23].

—Il sera fait mention de cette histoire en son lieu. Nous dirons seulement qu'à cette époque il y avait au palais de belles fleurs, envoyées en présent du pays de Yang-Tcheou. Ces plantes, nommées Mo-Cho-Yo du temps des Tang, sont les mêmes que nous appelons maintenant Meou-Tan (pivoines). Il en avait levé dans le palais quatre variétés qui revêtirent en s'épanouissant des nuances de diverses couleurs; c'étaient la grande rouge, la verte foncée, l'orange pâle et la blanche transparente. Hiouan-Tsong les avait fait transplanter devant la galerie des Parfums enivrants, et il prenait plaisir à les admirer en compagnie de l'Impératrice Yang-Kouey. Les comédiens furent appelés pour faire de la musique; mais l'Empereur pensa que, puisque la princesse aimait à jouir de la vue de ces Meou-Tan, on ne devait pas célébrer des plantes nouvelles avec d'anciennes chansons: il voulut que le chef de la troupe qui se nommait Ly-Kouei-Nien allât à la recherche du poète Ly-Pe.

Les serviteurs du palais vinrent annoncer que le docteur était sorti, et qu'il devait être à boire dans la taverne du marché. Ly-Kouei-Nien ne courut donc point dans les neuf grandes rues, il ne chercha point dans les trois grandes places; mais allant droit vers le marché, il entendit, du haut de l'étage supérieur d'un vaste cabaret, une voix qui chantait:

Quand on a bu trois verres, on a l'intelligence de la grande Voie;
Quand on a vidé la bouteille, on est identifié avec elle.
Ce n'est que dans les vapeurs du vin qu'on trouve le vrai bien-être;
Et sans s'éveiller de son ivresse, le poète passe à la postérité.

«Si ce chanteur n'est pas notre académicien Ly-Pe, pensa le comédien, qui sera-ce?» Il monte précipitamment l'escalier: le poète était là, installé tout seul sur un tout petit siège; près de lui est une table qui porte un vase de porcelaine, du milieu duquel s'élève une branche de pêcher couverte de belles fleurs marbrées; c'était devant ce bouquet qu'il chantait et buvait. Déjà il avait vidé bien des verres, il était ivre, très ivre, et il tenait toujours en main sa large tasse qu'il ne quittait pas.

«Sa Majesté est dans la galerie des parfums, dit alors l'acteur Kouei-Nien en s'adressant au buveur, et elle prie le docteur Ly-Pe de s'y rendre au plus vite.» En entendant l'ordre de l'Empereur, tous les hôtes de la taverne, frappés de surprise et de crainte, se lèvent et se regardent avec inquiétude. Mais le poète n'avait plus la moindre lueur de raison; il ouvre ses yeux appesantis par le vin, et on face du musicien il récita ce vers, avec un accent de joyeuse et insouciante gaîté:

Je suis ivre, je veux dormir: ainsi, allez vous promener!

Après avoir articulé ces paroles, comme son regard était fort obscurci par les vapeurs du vin, il voulut en effet dormir. Aussitôt le comédien prit son parti: il fit un geste par la fenêtre; sept à huit domestiques montèrent et, sans plus d'explication, prompts à exécuter ses ordres, ils se saisirent de Ly-Pe, puis l'emportèrent hors de la taverne et le firent asseoir sur un superbe cheval pommelé. Tandis que ceux-ci soutenaient le poète à droite et à gauche, Kouei-Nien suivait et fouettait la monture. Le cortège marcha directement vers la salle des Cinq Phénix; et l'Empereur, qui avait déjà envoyé des serviteurs pour hâter leur arrivée, permit à Ly-Pe d'entrer à cheval jusque dans le palais.

Dès que Kouei-Nien cessait de servir de point d'appui au poète, celui-ci était près de tomber; ils se mirent donc tous à le soutenir par les bras, et le conduisirent de cette manière dans la partie retirée du palais, où se trouvait Hiouan-Tsong; après avoir traversé les fossés qui font naître la joie, ils arrivèrent avec leur fardeau à la galerie des Parfums enivrants.

Lorsqu il vit paraître Ly-Pe à cheval, les yeux entièrement fermés, plongé encore dans le sommeil de l'ivresse, l'Empereur ordonna aux gens de sa suite d'étendre sur les dalles de la galerie un tapis violet (de la couleur même de la robe du docteur), afin qu'en descendant de cheval il pût s'y étendre. Ensuite il s'avança pour considérer le poète de plus près, et, remarquant quelques gouttes de salive autour de la bouche de Ly-Pe, le souverain du céleste Empire les essuya avec sa manche aux armes du Dragon. L'Impératrice fit observer qu'on répandait ordinairement un peu d'eau froide sur le visage des personnes endormies, pour les réveiller, et les serviteurs du palais allèrent aussitôt en puiser, dans le fossé qui fait naître la joie, une pleine coupe, que les jeunes suivantes de l'Impératrice jetèrent sur la figure du docteur.

Ly-Taï-Pe est réveillé en sursaut au milieu de son rêve; il aperçoit devant lui sa Majesté, et, rempli d'effroi, il se prosterne: «Sire, dit-il, votre sujet a mérité mille fois la mort; mais l'Immortel était dans les fumées du vin, et par bonheur sa Majesté est indulgente....» —Hiouan-Tsong lui tendit sa noble main pour le relever et dit: «Je suis ici avec mon épouse et mes fils occupé à admirer de belles fleurs qui réclament des chansons nouvelles; ainsi nous vous avons appelé pour que vous composiez deux pièces de vers qui puissent se chanter dans un ton brillant.»

Ly-Kouei-Nien présenta le papier fleuri et doré au poète, qui, tout plein encore de l'inspiration du vin, écrivit les trois pièces que voici:

I.

En voyant les nues je songe à votre parure, en voyant
les fleurs je songe à voter visage;
La brise du printemps caresse la jalousie de la fenêtre, les
touffes de fleurs richement épanouies ruissèlent de rosée.
Si le sommet du mont Kiun-Yu-Chan ne s'était pas montré
devant moi,
J'aurais pu vous rencontrer, à la clarté de la lune, dans
le séjour des dieux.

II.

La branche pourpre qui étincelle de rosée répand un frais
parfum;
Les nuées et les pluies qui battent incessamment le mont
Wou-chan attristent mon cœur.
Demanderai-je ce qui retrace cette image dans le palais
des Han?
Hélas! l'hirondelle légère se confie dans l'éclat d'une nouvelle
parure.

III.

La fleur célèbre et (la belle favorite) qui cause la ruine des
empires, s'empressent à l'envi de plaire au monarque,
Et déjà toutes les deux ont obtenu d'attirer son gracieux
regard.
Oubliant les jalousies sans fin que l'amour[24] a fait naître,
La favorite s'appuie au nord de la galerie des Parfums
enivrants, pour jouir du spectacle des Meou-Tan.

«C'est superbe! Quel talent divin! s'écria l'Empereur en prodiguant des éloges à ces trois pièces de vers: voilà de quoi culbuter tous les docteurs du collège des Han-Lin.» Il ordonna à Ly-Kouei-Nien de noter ces stances et de les chanter. Tous les musiciens de la troupe s'avancèrent avec leurs instruments à vent et à cordes, et Hiouan-Tsong les accompagna lui-même avec sa flûte de jade[25]. Lorsque le concert fut achevé, l'Impératrice souleva le voile de soie brodée et salua l'Empereur à plusieurs reprises» pour le remercier du plaisir qu'il lui avait procuré.

«Ce n'est pas mot, dit alors Hiouan-Tsong, ce n'est pas moi qu'il faut remercier, mais bien le poète Ly-Pe.» Et là-dessus la princesse prenant une coupe enrichie de toutes sortes de pierres précieuses, la remplit du jus des vignes de Sy-Leang, et les jeunes filles du palais la présentèrent à Taï-Pe qui la vida. Sa Majesté daigna aussi lui permettre de se promener dans le parc réservé, et ordonna à ses serviteurs de le suivre avec des coupes d'un vin choisi: le poète put donc se livrer de tout cœur à son goût favori. Depuis qu'il était établi dans le palais, chaque jour il était appelé devant l'Empereur, et chaque jour l'affection et l'estime de la princesse augmentaient.

Cependant Kao-Ly, le chef des gardes, conservait contre Taï-Pe une rancune qui datait de l'affaire des bottines, et il cherchait une occasion de s'en venger. Un soir donc l'Impératrice récitait à haute voix les trois pièces de vers composées à l'occasion des pivoines, et louait avec transport cette poésie. Kao-Ly-Sse, s'étant assuré qu'elle était seule, saisit l'occasion et s'adressant à la princesse: «Vraiment, lui dit-il, s'il ne se trompe, l'esclave indigne croit entendre son Altesse elle-même réciter les stances de Ly-Taï-Pe? Quand la colère devrait s'emparer de toute votre personne, vous vous plaisez au contraire à redire ces vers!—Et qu'est-ce qui doit exciter à ce point mon courroux, demanda l'Impératrice?—Ah! reprit Kao-Ly, écoutez ce vers qui dit:

Hélas! l'hirondelle légère se confie dans l'éclat d'une parure
nouvelle.

—»Ce vers fait allusion à la favorite Tchao, épouse de l'Empereur Tching-Ti, de la dynastie des Han Occidentaux[26], dont le petit nom était Fey-Yen (l'Hirondelle légère).

—»Maintenant, dans la peinture, on représente un guerrier tenant à la main un bassin d'or, sur lequel est une jeune fille qui relève ses manches et danse: cette jeune fille, c'est Fey-Yen. Elle avait une taille fine et délicate, une démarche légère et gracieuse, elle était comme une branche fleurie qui tremble et vacille sous la main qui la touche. L'Empereur la combla de faveurs sans égales; et cependant, qui l'eût cru? l'Hirondelle légère entretenait de coupables relations avec un officier de la cour, qu'elle trouvait moyen de cacher dans la double boiserie de la muraille. Un jour l'Empereur, en entrant dans le palais, entendit tousser derrière la tapisserie; il chercha avec la main, trouva le coupable et le tua. Il avait l'intention de répudier la princesse, mais, grâce à ses artifices et à ceux de sa sœur, elle para le coup; seulement, pendant le reste de ses jours, elle ne put reparaître à la cour avec le titre d'Impératrice.

»Ainsi, dans cette pièce de vers, Ly-Pe vous compare à l'Hirondelle légère, il vous attaque et vous injurie par les paroles que je viens de citer. Se peut-il donc, Princesse, que vous ne vous en soyez pas aperçue?»

C'est que, vers le même temps, l'Impératrice entretenait aussi avec le traître Ngan-Lo-Chan des liaisons criminelles, tant au dehors qu'au dedans du palais, et toute la cour était instruite de cette intrigue, à l'exception de l'Empereur aveuglé. Par l'allusion qu'il venait de hasarder, Kao-Ly avait enfoncé une épine dans le cœur de la princesse, qui en conçut une haine profonde pour Ly-Pe. Elle parla de lui à Hiouan-Tsong comme d'un buveur grossier sans éducation, qui ne connaissait ni les devoirs d'un homme, ni ceux d'un sujet.

L'Empereur remarqua que son épouse avait du mécontentement contre le poète; il ne le fit plus appeler au palais et, à partir du jour suivant, ne l'invita plus à venir boire. De son côté, Ly-Pe ne fut pas sans s'apercevoir que cette disgrâce lui était suscitée par Kao-Ly; il comprit aussi que sa Majesté avait l'intention de rompre ses rapports avec lui; cependant plusieurs demandes qu'il adressa pour obtenir la permission de s'éloigner, restèrent sans réponse. Alors il s'abandonna sans réserve à son goût pour le vin, passant les jours en orgie avec Ho-Tchy-Tchang l'académicien et sept autres compagnons de plaisir, qu'on nommait alors les huit Immortels du banquet.

Au fond de son cœur Hiouan-Tsong chérissait le poète et l'estimait; toutefois, comme le temps de ces agréables réunions au palais était passé, par le fait il avait discontinué de le voir. Enfin, Ly-Pe ayant à plusieurs reprises sollicité la permission de retourner dans son pays, l'Empereur qui n'avait point banni de son cœur ses anciens sentiments d'affection, le fit venir et lui dit: «Vous avez de la poésie dans la pensée et de l'indépendance dans l'ame, nous vous permettons d'aller pour quelque temps là où vous appèlent vos vœux.»

Le jour était à peine écoulé, qu'il le rappela. «Vous nous avez rendu de grands services, ajouta-t-il; pouvons-nous vous laisser retourner dans vos montagnes, les mains vides? non; aussi tout ce dont vous avez besoin pour le voyage vous sera fourni par nous.—Votre sujet ne manque de rien, répondit Ly-Pe: un bâton et quelques pièces de monnaie pour acheter chaque jour de quoi boire, voilà tout ce qu'il lui faut.»

Cependant Hiouan-Tsong donna au poète une pancarte d'or, sur laquelle il avait écrit de sa main qu'il autorisait le docteur à parcourir tout l'Empire sans être inquiété de personne, en s'abandonnant, suivant son gré et son caprice, aux charmes de la poésie, et buvant dans les tavernes des villes qui se trouveraient sur son chemin, le tout aux frais du trésor public. Dans les chefs-lieux de premier ordre, il devait recevoir mille kouans[27], et dans les villes secondaires, cinq cents. Quiconque, parmi les officiers civils et militaires, le peuple ou l'armée, manquerait d'égards envers le poète serait déclaré rebelle. Enfin l'Empereur donna en espèces à Ly-Pe mille leangs d'or, un vêtement de soie, une ceinture ornée de jade, un fouet doré, un cheval des écuries du palais et vingt domestiques pour former sa suite.

Le poète, prosterné aux pieds de sa Majesté, lui exprimait sa reconnaissance; mais Hiouan-Tsong ajouta encore à ces présents deux bouquets de fleurs en or et trois flacons du vin de son palais; puis il permit à Ly-Pe de monter à cheval en sa présence et de sortir ainsi du milieu de la cour. Les magistrats, ayant obtenu quelque temps de congé, offrirent à boire au docteur et l'escortèrent en pompe, depuis la capitale jusqu à un grand portique qui en est éloigné de dix lys, et les coupes se succédèrent sans relâche.

Yang-Kouey, le ministre, et le chef des gardes, Kao-Ly, avaient trop de rancune contre le poète pour se joindre au cortège. Quant à l'académicien Ho-Tchy-Tchang et les autres intimes de Ly-Pe, ils allèrent le reconduire jusqu'à la distance de cent lys; et il s'était écoulé trois jours depuis le départ de la capitale, quand ils se dirent adieu. Parmi les vers nombreux du poète, on a conservé ceux qui ont pour titre: Adieux aux amis du palais, en retournant dans les montagnes. En voici l'abrégé:

Reconnaissant et fier de l'édit impérial,
Il s'élève, comme la flamme, au milieu d'une colonne de
fumée.
Un matin, il s'éloigne des académiciens ses amis,
Et roule tristement au gré du vent, comme la plante sans
racines au gré des flots.
Il s'en va sans fatigue chanter vers le mont Tong-Wou;
Les chants peuvent s'épuiser, mais les sentiments ne tarissent
jamais;
C'est par ces lignes qu'il prend congé de ceux qu'il aime,
Car le bateau vient, au-devant du vieux pêcheur.

Vêtu de soie, le bonnet de gaze sur la tête, Ly-Pe poursuit sa route à cheval, et partout où il passe on l'appelle le Seigneur aux habits de soie. En effet, sa dépense dans les villes et le vin qu'il boit aux tavernes, tout cela est payé par le trésor. Bientôt il arrive dans le Kin-Tcheou et là il retrouve sa femme; les magistrats du lieu, instruits du retour de Ly-Pe dans sa famille, viennent lui présenter leurs hommages et leurs félicitations: il ne se passe pas un jour sans banquet.

Cependant les heures fuient, les mois se succèdent avec rapidité; la moitié d'une année s'était écoulée lorsque Ly-Pe annonça à sa femme qu'il allait se remettre en route pour visiter les fleuves et les montagnes. Cette fois, ne portant que les modestes insignes d'un lettré, et tenant cachée sur lui la pancarte donnée par l'Empereur, il emmène pour tout cortège un petit domestique et choisit un âne pour monture. Bien décidé à voyager ainsi, il part; dans les villes de premier et de second ordre, la pancarte est un talisman qui lui obtient tout ce qu'il veut consommer dans les cabarets.

Enfin, comme il passait sur les frontières du district de Hoa-Yn, il entendit dire par les habitants que le gouverneur de ce pays commettait des exactions et tyrannisait le peuple. Ly-Pe conçut l'idée d'aller lui donner une leçon: il va droit au palais du magistrat, fait retirer son domestique, et, resté seul, il pousse son âne en avant jusque dans la cour, aux portes même de l'hôtel, où il frappe trois fois.

Le gouverneur était dans la salle d'audience, occupé aux affaires publiques; à la vue de cet étranger, il s'écrie à plusieurs reprises et avec impatience: «C'est insupportable! c'est horrible! Qui ose insulter ainsi et narguer un magistrat supérieur, le père et la mère du peuple?—Allez, dit-il aux huissiers du tribunal, amenez-moi cet inconnu afin que je l'interroge.» Le poète feignit d'avoir bu, et il ne répondit à aucune des questions du magistrat, qui le remit immédiatement aux mains des geôliers pour le conduire en prison. «En attendant que la raison lui revienne, ajouta le gouverneur, je vais lui faire un joli procès, et demain la sentence sera prononcée.»

Les geôliers obéirent, et Ly-Pe fut mis au cachot; mais il frisait sa moustache et souriait en regardant l'intendant des prisons. «Cet homme est fou, dit l'officier, il a perdu la tête!—Non, répondit Ly-Pe, je ne suis pas fou, je n'ai pas perdu la tête.—Alors, reprit l'intendant, si vous avez votre raison, dressez donc une requête.... Qui êtes-vous? Pourquoi entrer ainsi avec votre âne jusque dans le palais et braver arrogamment son Excellence?

—»Bien, répartit le poète, je vais dresser une requête: donnez-moi un pinceau et du papier. On plaça devant lui sur une table les objets qu'il demandait, et, poussant à l'écart l'intendant des prisons, il le pria de vouloir bien se tenir à distance pendant qu'il écrirait, «Définitivement le pauvre homme est fou, pensa l'officier, que va-t-il barbouiller?» Or, voici la requête du poète.

Celui qui dresse cette requête est natif de Kin-Tcheou, son nom est Ly-Pe. A l'âge de vingt ans, ses talents littéraires étaient immenses; quand il agitait son pinceau les esprits et les démons versaient des larmes; les huit Immortels de Tchang-Ngan retirés sur la rivière des Bambous rappellent le Grand Hermite. En écrivant une réponse aux Barbares dans leur propre langue, il a répandu le bruit de sa renommée dans toutes les villes de l'Empire. Partout où s'avance le char de jade, il l'accompagne; le palais des clochettes d'or est le lieu qu'il habite; le bouillon qu'on lui a servi trop chaud est remué par la main impériale; la manche de sa Majesté essuie la salive de ses lèvres; le chef des gardes Kao-Ly lui chausse ses bottines, le ministre Yang-Kouei broie son encre. Celui qui a eu l'honneur d'entrer à cheval jusqu'au palais du Fils du Ciel, ne peut-il donc se permettre de pénétrer dans l'hôtel du gouverneur de Hoa-Yn, monté sur un âne? Voici, pour preuve de ce qu'il avance, la pancarte impériale, où vous lirez ses titres.

Sa requête achevée, Ly-Pe la présente à l'intendant des prisons, qui y jette les yeux et devient si tremblant qu'il est près de s'évanouir. Il frappe la terre de son front, il se confond en témoignages de respect. «Docteur, vénérable docteur, s'écrie-t-il, je suis un misérable, un officier bien aveugle! mais je ne suis la cause de rien; on m'avait donné des ordres. Puis-je espérer que dans votre générosité, vaste comme les mers, vous daignerez excuser mon crime?—Ce n'est pas à vous que je m'en prends, répondit Ly-Pe; seulement je veux que vous alliez dire à votre commandant que je suis muni d'une pancarte de la main de sa Majesté: il se repentira de m'avoir fait jeter en prison.»

L'intendant partit en faisant mille salutations, et courut présenter la requête au gouverneur en lui racontant ce qu'il venait d'apprendre. A cette nouvelle, le magistrat fut interdit comme un enfant qui entend gronder la foudre sans pouvoir trouver un trou pour se cacher. Il se rendit en bâte dans la prison de Ly-Pe pour lui faire ses excuses, et là, prosterné: «En vérité, lui dit-il, le stupide magistrat a si peu de clairvoyance qu'il ne sait pas discerner le mont Tay-Chan! C'est par pure ignorance et sans nulle mauvaise intention qu'il a commis ce crime; il vous supplie donc de vouloir bien lui pardonner.»

Dès qu'ils furent instruits de cette affaire, tous les fonctionnaires du district vinrent saluer le poète et intercéder pour le gouverneur; ils le prièrent de s'asseoir à la première place dans la salle d'audience. Là, les cérémonies achevées, Ly-Pe déploya la pancarte impériale et la donna à lire aux magistrats assemblés. «Voyez, leur dit-il:—«Quiconque, parmi les officiers civils ou militaires, le peuple ou l'armée, lui manquera d'égards, sera considéré comme rebelle.»—D'après ce texte, quel châtiment avez-vous mérité?» Et les magistrats, à ces mots de l'édit impérial, s'étaient de nouveau prosternés tous ensemble, et ils redoublaient leurs salutations, en répétant: «Nous avons mille fois mérité la mort!»

Cependant, en les voyant tous si désolés, si suppliants, Ly-Pe se mit à sourire. «Ainsi, leur dit-il, vous recevez de sa Majesté des emplois et des traitements!... serait-ce par hasard pour tyranniser et opprimer le peuple?... Changez donc de conduite, effacez vos torts passés, et vous éviterez une humiliante punition.

Les magistrats avaient joint les mains en entendant ces paroles: chacun d'eux en particulier s'en souvint et s'y conforma, et personne n'osa se laisser aller aux mêmes fautes. On prépara un grand festin dans la salle d'audience, et Ly-Pe fut magnifiquement traité: on ne se sépara qu'au bout de trois jours. Quant au gouverneur de Hoa-Yn, il purifia son cœur, revint à des sentiments de justice et fut par la suite un excellent magistrat.

Toutefois, la nouvelle de cette aventure s'étant répandue dans la province, on en conjectura généralement que le docteur Ly-Pe faisait une tournée incognito, pour examiner les mœurs du pays et surveiller la conduite des magistrats; et il n'y en eut aucun qui ne renonçât à ses habitudes de cupidité pour adopter des principes meilleurs; aucun qui, de pervers qu'il était, ne devînt honnête et vertueux.

Le poète parcourut l'un après l'autre le pays de Tchao, de Wei, de Yen, de Tsin, de Tsy, de Leang et de Tsou, choisissant les fleuves et les montagnes pour lieu de halte dans les tavernes et pour sujet de vers. Mais, à l'occasion de la révolte de Ngan-Lo-Chan[28], l'Empereur s'était retiré dans le pays de Cho, avait fait périr son favori Yang-Kouey au milieu de l'armée, et pendre l'Impératrice dans une pagode bouddhique, Ly-Pe, afin d éviter ces troubles, alla se cacher au mont Lou-Tchan.

Lorsque Tching-Wang-Ling, général en chef, commandant du sud-est, profitant des circonstances, songea à monter sur le trône; il se souvint de ce qu'on avait dit des talents de Ly-Pe, le força de descendre de sa montagne et voulut lui donner une place que le poète ne pouvait accepter sans trahison. Il refusa donc cette offre, mais il fut retenu au camp du général.

Plus tard, dès que Sou-Tsong fut proclamé Empereur légitime à Ling-Wou, il nomma pour commandant en chef de la cavalerie Kouo-Tse-Y, celui-là même que Ly-Pe avait arraché à la mort. Les deux capitales étaient rentrées dans le devoir, quand arriva la nouvelle de la révolte méditée par Tching-Wang. Or, ce fut Kouo-Tse que l'Empereur Sou-Tsong envoya pour châtier les rebelles; ceux-ci furent défaits; le pauvre poète parvint à échapper au carnage, et il était arrivé en fuyant jusqu'à l'embouchure du Yang-Kiang, lorsque le poste qui gardait le passage l'arrêta.

On le prit pour un des complices de la révolte et on le conduisit devant le général en chef; mais c'était Kouo-Tse.... Il reconnaît son libérateur, et, renvoyant avec dureté le soldat qui l'amène, lui-même il détache les liens du captif, le fait asseoir sur son siège, puis, s'inclinant vers lui et le saluant avec politesse: «Docteur, lui dit-il, si autrefois vous n'aviez rendu un aussi éclatant service à un inconnu sur le marché de la capitale, qu'arriverait-il aujourd'hui?» Là-dessus il lui fit apporter du vin pour calmer sa frayeur, et, après quelques nuits de repos, le poète fut tout-à-fait remis.

Le général Kouo-Tse se chargea de justifier Ly-Pe aux yeux de l'Empereur; il lui rappela les services rendus par le docteur à Hiouan-Tsong, quand il avait écrit la réponse aux Barbares de Po-Hai, et loua ses talents remarquables, dont on pouvait tirer un grand parti. C'est ainsi que le bienfait eut sa récompense. On a raison de dire:

Si deux feuilles flottent de compagnie en retournant dans
l'Océan,
Les hommes n'auront-ils pas dans la vie une occasion de
se rencontrer?

Cependant Yang-Kouey avait été puni de mort, et Kao-Ly, de son côté, envoyé en exil. Hiang-Tsong[29] était retourné du pays de Cho dans la capitale, pour y vivre en qualité d'Empereur honoraire. Il fit un si grand éloge de Ly-Pe devant Sou-Tsong que ce nouveau monarque voulut le nommer son historiographe de la gauche. Mais le docteur objecta que les embarras sérieux et multipliés d'une semblable fonction ne lui permettraient pas de vivre dans la joyeuse indépendance à laquelle il était habitué. Il ne voulut point accepter, fit ses adieux au commandant Kouo-Tse-Y et s'en alla se promener en bateau sur le lac Tong-Ting[30]; puis il traversa de nouveau le Kin et le Ling-Tcheou et vint jeter l'ancre aux bords du fleuve Tsay-Chy.

Or, cette nuit-là, la lune brillait, il faisait clair comme en plein jour; Ly-Pe soupait sur le fleuve, lorsque tout-à-coup, au sein des airs, retentit un concert de voix harmonieuses qui peu à peu s'approcheront du bateau; nul homme à bord n'entendit ces voix qui ne résonnaient qu'aux oreilles du poète. Puis il s'éleva aussitôt un grand tourbillon au milieu des eaux: c'étaient des baleines qui se dressaient debout en agitant leurs nageoires; et deux jeunes immortels, portant à la main des étendards pour indiquer la route, arrivèrent en face de Ly-Pe. Ils venaient de la part du maître des Cieux le prier de retourner prendre sa place dans les régions supérieures. A cette vue, les gens de l'équipage tombèrent renversés par la frayeur; et à peine avaient-ils repris leurs sens, qu'ils virent le poète assis sur le dos d'une baleine[31], les voix harmonieuses guidaient le cortège.... Bientôt tout disparut à la fois dans les nues!

Le lendemain cette nouvelle fut racontée par les mariniers dans le district voisin; deux des parents du poète la communiquèrent respectueusement à l'Empereur, qui fit élever à l'immortel Ly-Pe, sur les bords de ce fleuve, un temple dans lequel on devait offrir des sacrifices au printemps et à l'automne.

Dans l'année taï-ping-hing-kouey, du règne de Taï-Tsong de la dynastie des Song[32], un lettré qui traversait les eaux du Tsay-Chy, par une belle nuit de clair de lune, aperçut une voile de soie qui venait de l'occident; à la proue de ce bateau on remarquait un écriteau blanc sur lequel étaient peints ces deux mots: Chy-Pe (le Prince de la poésie.) Aussitôt le lettré se mit à chanter à haute voix les vers suivants:

Quel est l'homme qui au milieu du fleuve prend le titre de
Prince des poètes?
Qu'il veuille bien donner un échantillon de son précieux
talent.

Et celui qui voguait dans la nacelle répondit sur le même ton:

Dans le silence de la nuit, ne te hasarde pas à entamer
une pièce de vers décousue;
Crains d'irriter l'étoile de Vénus, qui va se plonger dans
les ondes fraîches du fleuve.

Le lettré fut très surpris de cette réponse; il voulut s'approcher pour éclaircir la chose: le frêle esquif était disparu au sein des flots. L'homme qui le montait avait une robe violette et un bonnet de gaze, sa démarche était légère comme celle d'un immortel: il s'évanouit dans la direction du temple de Ly-Taï-Pe, où le lettré le suivit par un instinct de curiosité; mais l'être surnaturel se déroba à sa vue au milieu de l'édifice. Alors le jeune homme vit bien que celui dont il avait entendu la voix répéter les vers sur le même ton, était l'immortel Ly-Pe lui-même.

De nos jours encore, on appelle le docteur fameux l'Immortel qui aimait à boire, le Prince de la poésie. Tout le monde le place au premier rang, et dit de lui:

En écrivant aux Barbares avec leurs propres caractères,
il déploya un talent divin;
Le Fils du Ciel daigna de sa main impériale remuer le
bouillon dans la coupe qu'il lui présenta.
Lui seul il est parti dans les airs, monté sur une baleine:
Le fleuve Tsay-Chy, qui emprunte ses eaux au Kiang,
en a gardé un pieux souvenir.


[1] Il monta sur le trône l'an 713 de J.-C.

[2] Célèbre poète, contemporain de Ly-Taï-Pe. Les vers cités en tête de cette Nouvelle sont probablement de lui. La bibliothèque royale possède les ouvrages de ces deux écrivains. M. Pauthier a donné leurs portraits dans sa Description historique de la Chine.

[3] Autre nom de Ly-Taï-Pe.

[4] Montagne fameuse, située dans le Sse-Tchouen, département de Kia-Ting, arrondissement de Mei.

[5] Lac célèbre du pays de Tsou. Sse-Ma-Siang-Jou lui donne 90 lieues de circonférence.

[6] Tchao-Tso, historien du temps des Han; Tchong-hou, historien du royaume de Tsin.

[7] Oh! l'ami sincère, dit en marge l'éditeur chinois.

[8] Le texte porte: Il garda Ly-Pe dans sa maison et abaissa son lit. Voici l'origine de cette expression: Tchin-Fan, homme pauvre et fier, recevait peu de visites; mais il avait une grande estime pour un lettré distingué, gouverneur de Nan-Tcheou sous les Han, qui se nommait Sin-Tchi. Tchin-Fan gardait dans sa petite maison une couchette suspendue au plancher, réservée à Sin-Tchi, qu'il abaissait quand celui-ci venait le voir et relevait tout le temps de l'absence de son ami.

[9] On sait que les Chinois broient leur encre sur une pierre plate et l'appliquent ensuite avec le pinceau.

[10] Peuples de la nation Tongouse qui soumirent une partie de la Corée, dont ils étaient dépendants, et fondèrent, au commencement du 8e siècle, un empire que les Khi-Tan détruisirent en 925. Leur chef avait le titre de Ko-To.

[11] La Corée avait été soumise aux Chinois en 668, sous Kao-Tsong.

[12] Montagnes qui séparent la Corée du pays des Mantchoux.

[13] De l'Empereur.

[14] Prince coréen, qui assassina son roi et se souleva, en 642.

[15] Les Hoei-Hou sont les mêmes peuples de race turque qui, au 13e siècle, sont connus sous le nom de Ouigours.

[16] Peuples divisés en six tribus et qui occupaient, au sud-ouest de la Chine, un pays considérable, que représente à peu près de nos jours la province de Yun-Nan.

[17] Au temps des Tang, il existait, au sud de l'Empire, un royaume de Ho-Ling, soumis à la Chine et qui se trouvait compris dans ce qui forme aujourd'hui la province dont Canton est la capitale.

[18] Nom que l'on donne au palais occupé par les académiciens (Han-Lin), institués par ce même Hiouan-Tsong, parce qu'il était contigu à celui des empereurs, nommé Palais des clochettes d'or.

[19] On sait que les Chinois se servent de bâtonnets an lieu de cuillers pour manger.

[20] Dans les Nouveaux Mélanges Asiatiques, de Remusat, vol. 1er, page 252, on lit: «L'an 638 de J.-C., il vint de Perse un tribut, et les envoyés qui l'apportèrent offrirent de plus un serpent (lézard) vivant, ... qui pénétrait dans les trous pour y prendre les rats.»

[21] Une histoire du temps des Tang parle d'un petit chien long d'un pied et haut de six pouces, envoyé par le roi des Ouigours, qui guidait des chevaux en portant devant eux une lanterne. Ici ce présent est attribué à l'ambassade romaine (Fou-Lin).

[22] Peuples de famille Ouigour, établis au 8.e siècle, au sud du lac Baikal.

[23] Il y a dans le texte: «Dans d'autres temps, il noua l'herbe. Cette expression proverbiale est empruntée au Tso-Tchouen, et voici le fait tel qu'il est rapporté, livre 3, folio 55 de cette chronique.

Oey-Tcheou (nommé aussi Wou-Tse), avait une concubine favorite qui ne lui avait point donné d'enfants. Il tomba malade et recommanda cette femme à son fils Oey-Ko, dans le cas où il viendrait à mourir; puis, sa maladie s'étant aggravée, il changea d'avis et exigea que son héritier la fît périr à sa mort. Le vieux prince expira peu de temps après, et Oey-Ko se chargea de la concubine de son père. «La souffrance avait égaré sa raison, pensa-t-il, ainsi donc je suivrai les premières recommandations qu'il m'a laissées.»

Dans la suite (cette femme était vivante encore) Oey-Ko attaqua le roi de Tsin, nommé Tou-Wei, et il était serré de près par lui, lorsqu'il aperçut sur ses talons un spectre qui nouait l'herbe pour faire tomber l'ennemi acharné à sa poursuite. En effet Tou-Wei s'embarrassa le pied et fit une chute. La nuit suivante, Oey-Ko vit en songe cette même apparition qui lui dit: «Je suis le père de la concubine sauvée; vous avez eu égard non aux dernières paroles, mais aux premières recommandations de votre père, et vous n'avez pas fait périr ma fille: j'ai noué l'herbe sous les pas de votre ennemi, afin de vous témoigner ma reconnaissance d'un si grand service.»

[24] L'amour est désigné ici par l'expression poétique de vent du printemps.

[25] L'Empereur Hiouan-Tsong aimait beaucoup la musique: ce fut même chez lui une passion qui le détourna des affaires publiques, et causa tous les malheurs de la fin de ce beau règne.

[26] Tching-Ti monta sur le trône l'an 32 avant J.-C. La princesse dont il est ici question était une comédienne dont il fut très épris et qu'il éleva au rang d'Impératrice.

[27] Le Kouan, ou enfilade de mille deniers, représente de nos jours 7 fr. 50 cent.

[28] Ngan-Lo-Chan, turc réfugié en Chine, devint le favori de Hiouan-Tsong, se révolta contre son maître, en 755, battit ses armées, entra dans la capitale, d'où le souverain s'était enfui, et se fit déclarer Empereur.

[29] Il vivait encore, et lui-même s'était choisi un successeur en abdiquant entre les mains de son fils.

[30] Grand lac dans la province de Ho-Nan.

[31] Ce dénouement, un peu puéril bien qu'assez poétique, est un des sujets favoris que depuis long-temps les artistes chinois se plaisent à reproduire: les groupes de porcelaine, si communs en Europe, qui représentent un homme à cheval sur un poisson monstrueux, ne sont autre chose que l'apothéose du poète Ly-Taï-Pe.

[32] Taï-Tsong monta sur le trône l'an 976 de J.-C.


LE LION DE PIERRE.

LÉGENDE.


Dans le ressort du district de Teng-Tcheou se trouve le village de Chy-Teou-Tong; les habitations, construites en terre, sont très rapprochées les unes des autres et font face au fleuve. Il y a dans cet endroit beaucoup de méchantes gens, et vous en trouveriez fort peu qui pratiquent la vertu.

C'était là cependant que demeurait un certain Tching-Tong-Tsouy, homme plein de probité, qui mettait sa joie dans l'aumône, et ne se querellait point avec ses voisins. Son épouse, Tchang-Chy, avait reçu de la nature un caractère essentiellement doux et affable; elle dirigeait son ménage avec zèle et économie. Cette femme donna le jour à un fils qui fut nommé Tsouy-Youen; doué d'un esprit vif et d'une rare sagacité, ce jeune homme avait, à l'âge de dix-huit ans, lu et relu le livre des vers et les ouvrages classiques: aussi son père et sa mère l'aimaient comme une perle précieuse qu'on cache dans le creux de sa main.

Un jour, un vieux bonze vint demander l'aumône à la porte de Tching-Tong. Celui-ci, rajustant à la hâte ses vêtements, courut au-devant du religieux. Quand son hôte fut assis dans la salle, Tching se prosterna en sa présence et s'excusa humblement de n'avoir pas été plus prompt à accueillir sa visite.

Le religieux l'ayant aussitôt relevé, répondit: «Le pauvre bonze ne savait trop s'il devait entrer ou retourner sur ses pas, et il attendait que vous vinssiez le recevoir.» Là-dessus, Tching fit préparer un repas maigre pour le bonze; il le servit de son mieux, et quand on fut à table, il lui demanda où il allait.

«Le pauvre religieux, répondit celui-ci, arrive du couvent de Ou-Tay-Chan (la Montagne des cinq Tours), et, voyageant comme une vapeur errante, il est arrivé jusqu'ici exprès pour vous voir: il a quelque chose à vous communiquer.

—»Le grand homme, interrompit Tching, en joignant les mains avec respect, est venu demander l'aumône ou peut-être les vivres prescrits par la loi, et dont il a besoin pour continuer sa route: le vieux Chinois serait-il assez grossier pour les lui refuser?

—»Voilà un homme de bien, songea en lui-même le religieux, puis il ajouta: non, le pauvre bonze n'est pas venu pour demander l'aumône; mais il a su dans son pays natal qu'il doit y avoir une inondation terrible; ainsi, faites disposer des bateaux, afin d'être prêt à fuir au jour du danger. Voilà ce que j'avais à cœur de vous annoncer; je n'ai rien de plus à vous dire.»

Tching ayant écouté ces paroles, demanda avec empressement quel jour le fléau devait se déclarer.

«Ecoutez, dit le bonze: vous connaissez le Lion de pierre qui est au pied de l'arcade Pao-Tsy, dans la rue de l'Est; lorsque des larmes de sang paraîtront dans ses yeux, vous devrez être prêt à partir.

—»Puisqu'un si grand malheur nous menace, reprit Tching, il serait bien d'en avertir tous les gens du village.

—»Vos voisins sont tous de méchantes gens, répliqua le bonze en souriant: quelle confiance auraient-ils dans mes avis? Mais vous, Tching-Tong, vous avez cru en moi, et vous échapperez au désastre.... Et cependant vous ne laisserez pas que d'être exposé à de grands chagrins et enveloppé dans de fâcheuses affaires.

—»Et ces périls, me coûteront-ils la vie?

—»Non, répondit le religieux, rassurez-vous. Donnez-moi un pinceau et du papier, je vais écrire quelques lignes que je vous laisserai, afin que vous gardiez ces choses en votre mémoire.»

C'est le ciel qui envoie les grandes eaux et les inondations;
S'il se rencontre des animaux doués de sympathie, et
pleins d'une généreuse reconnaissance,
Sauvez-les; mais si c'est un homme, n'y prenez pas
garde!...
Le bienfait produit l'ingratitude, la dette de la reconnaissance
s'acquitte par les douleurs de la prison.

Tching lut ces vers sans en comprendre le sens. «Un jour à venir, lui dit le bonze, ils seront intelligibles pour vous.» Puis après avoir achevé le repas maigre, il prit congé de son hôte. Vainement Tching lui offrit dix leangs à titre de présent. «Le pauvre religieux est une vapeur errante, objecta celui-ci; à quoi lui servirait cet argent?» Et il partit sans rien accepter.

Le premier soin de Tching fut de faire part à sa femme de tout ce qu'il venait d'apprendre; et aussitôt ils envoyèrent au bord du fleuve Jaune trois domestiques pour louer dix grandes barques.

«Pourquoi donc tous ces préparatifs? demandaient les gens du village.» Et Tching répondit qu'étant menacé d'une inondation terrible, il rassemblait des bateaux pour échapper au fléau. Les voisins riaient de tout leur cœur à cette explication; et Tching supportait patiemment leurs railleries. Chaque jour il envoyait sa femme à l'arcade de la rue de l'Est voir si le Lion de pierre versait des larmes de sang.

Depuis plusieurs semaines la bonne dame allait et venait, continuant le cours de ses observations, lorsqu'un jour deux bouchers voisins du monument lui demandèrent le motif de cette démarche. Celle-ci répondit naïvement à leur question; et, à peine fut-elle partie, que ces hommes grossiers s'amusèrent à ses dépens. «En vérité, dirent-ils, il y a des êtres bien stupides et bien fous! Depuis des mois entiers le temps est sec: quelle inondation peut-on craindre? Et puis, qui a jamais vu des larmes de sang couler des yeux d'un lion de pierre?»

Or, le lendemain du jour où ils s'étaient si bien moqués de la vieille dame, les deux bouchers, après avoir tué un porc, barbouillèrent de son sang les yeux du Lion. Dès que Tchang-Chy s'en aperçut à sa visite accoutumée, elle courut porter cette nouvelle à son mari. Aussitôt Tching ordonna à ses domestiques de rassembler les meubles et les ustensiles de la maison, et de porter tous ces objets à bord des bateaux.

En ce moment le soleil dardait ses plus ardents rayons, et la chaleur du jour dévorait ceux qui restaient immobiles dehors. Tching-Tong réunit les gens de sa maison, jeunes et vieux, et tous ensemble ils s'embarquèrent. Lorsque le soleil plus pâle déclina à l'horizon, des nuages noirs s'amoncelèrent, une grosse pluie tomba par torrents; et, dans la nuit du troisième jour, les eaux du fleuve subitement débordées se précipitèrent au milieu du village. En un instant, habitants et habitations entraînés pêle-mêle périrent dans les flots: environ vingt mille personnes trouvèrent la mort dans cet affreux désastre. Ainsi cette population qui accumulait sur sa tête une masse de crimes, le ciel voulut qu'elle fût anéantie et disparût victime du fléau; tandis que Tching-Tong et son épouse Tchang-Chy, qui seuls se plaisaient à pratiquer la vertu, il songea à les sauver, en les faisant avertir par un homme inspiré.

Ce jour-là donc les dix grands bateaux de Tching, obéissant à l'impulsion des eaux débordées, furent attirés au milieu du courant du fleuve; bientôt les rocs élevés du rivage s'abîmèrent avec fracas au fond des vagues.

D'abord les navigateurs aperçurent un grand singe noir apprivoisé, qui essayait en vain de se maintenir au-dessus des flots prêts à l'engloutir. A cette vue Tching dit à ses gens: «Tendez-lui de longs bâtons de bambous qu'il puisse saisir.» En effet le singe par ce moyen parvint sain et sauf sur le rivage.

Dérivant toujours en ligne droite avec le courant, les bateaux furent portés près d'un arbre flottant sur lequel était un nid de corbeau. Les petits, à peine éclos, ne prenaient point leur vol; mais l'honnête Tching dit à ses domestiques de les soulever avec des gaffes; et toute la couvée, déployant ses petites ailes, s'enfuit et fut sauvée.

Enfin, dans un endroit où le fleuve fait un circuit, ils remarquèrent un homme qui, entrainé par la violence des eaux et sur le point d'être submergé, criait au secours. «Allons vers lui, dit aussitôt Tching, courons;—Mais, cher époux, objectait Tchang-Chy, n'oubliez pas les paroles prophétiques du bonze: «Mais si c'est un homme, n'y prenez pas garde!»

—»Qu'importe, répondit Tching, nous avons déjà sauvé des êtres d'un moindre prix, et lorsqu'il s'agit d'un homme, est-ce le cas de se montrer sans pitié!» A ces mots il ordonna d'allonger des bâtons de bambous à l'aide desquels l'inconnu arraché à la mort put gagner le bateau; puis il lui fit donner des vêtements en échange des siens qui étaient mouillés.

Le lendemain la pluie cessa, et Tching envoya des domestiques vers sa demeure.... Que voient-ils? tout le village a été couvert de sable par la violence de l'inondation: la maison de leur maître, bien que fortement endommagée, est la seule qui n'ait pas été détruite par le fléau. Ils rapportèrent cette heureuse nouvelle à Tching-Tong; et celui-ci, après avoir chargé des ouvriers de réparer les dégâts, débarqua chez lui comme il en était sorti, avec tous les siens, grands et petits. Quant à ses voisins, ceux qui revinrent sous leurs toits, étaient dans la proportion d'un ou deux sur dix.

Cependant Tching voulut savoir si l'homme qu'il avait sauvé était dans l'intention de retourner dans sa famille; mais à ses questions l'inconnu répondit, en pleurant: «Votre serviteur est le fils du boucher Lieou, qui demeurait au pied de l'arcade du Lion de pierre; son nom est Lieou-Yng. Ses parents ont-ils péri victime du fléau, ou sont-ils encore vivants? il l'ignore; mais la maison qu'ils habitaient a disparu. Le plus ardent désir de votre serviteur, seigneur Tching, serait d'être le valet qui porte votre parasol, espérant ainsi vous témoigner sa reconnaissance pour le grand bienfait dont il vous est redevable.

—»Eh bien! répondit Tching, restez donc près de nous, vous y serez traité comme un fils adoptif.» Lieou-Yng accepta cette offre avec les marques du plus respectueux dévouement.

Mais le temps vole, rapide comme la flèche; les jours et les mois passent comme la navette du tisserand.—Depuis la moitié d'une année Tching était de retour dans sa maison, lorsque la mère de l'Empereur résidant à Tong-King, la princesse Tchang, perdit un précieux cachet de jade, sans qu'elle pût savoir où il avait été égaré. Aussitôt l'Empereur Jin-Tsong[1] fit afficher dans toutes les provinces un édit portant que quiconque désignerait le lieu où se trouvait le cachet perdu serait promu à un grade élevé dans la magistrature.

Or, cette nuit-là, Tching vit en rêve un homme inspiré qui lui dit: «Aujourd'hui l'Impératrice a égaré un cachet de jade; cet objet précieux est tombé dans le bassin de porphyre octogone, au fond du palais réservé. Instruit des vertus secrètes qui vous honorent, le maître du ciel m'envoie tout exprès pour vous donner cet avis: faites partir votre fils pour la capitale, afin que, par cette déclaration, il obtienne la récompense promise.

A son réveil Tching-Tong racontait à sa femme le rêve qu'il venait d'avoir, quand les gens de la maison vinrent apprendre qu'à la porte du préfet de Teng-Tcheou était affichée une déclaration entièrement conforme au rapport entendu pendant la nuit, de la bouche de l'être surnaturel. La joie de Tching fut au comble, et il voulait envoyer son fils chercher à la capitale la magistrature promise par l'édit; mais sa femme s'y opposa. «Nous n'avons qu'un enfant, disait-elle, devons-nous le laisser s'éloigner de nous; la fortune et la noblesse sont des choses que le ciel donne avec la naissance! Croyez-moi, cher époux, n'espérez rien de cette affaire.»

Comme elle parlait ainsi, Lieou-Yng s'approcha de ceux dont il était le fils adoptif. «Votre jeune fils, leur dit-il, n'a point encore acquitté envers vous la dette de la reconnaissance: puisqu'un envoyé céleste est venu vous donner cet avis, il me serait bien doux d'aller à la capitale, en place de mon frère; si la déclaration faite à sa Majesté me vaut une récompense quelconque, je reviendrai la déposer aux mains de votre cher fils.»

Cette proposition plut beaucoup à Tching-Tong, qui fournit l'argent nécessaire au voyage et en ordonna les préparatifs; le lendemain Lieou-Yng, tout disposé à se mettre en route, fit ses adieux à sa famille adoptive. Le vieux Tching lui renouvela à plusieurs reprises ses recommandations: «Si l'affaire réussit, lui dit-il, ne sois pas ingrat.» Le jeune homme promit et s'éloigna.

Il partit donc dans la direction de Tong-King, arriva bientôt aux portes de la ville et se rendit enfin à l'entrée du palais impérial. Là, il remit une demande d'audience aux gardes qui l'introduisirent prés du maître des requêtes; et Lieou-Yng, ayant décliné ses noms à ce magistrat, lui déclara le lieu où se trouvait le cachet perdu.

Le maître des requêtes fit immédiatement conduire l'étranger à l'hôtel des Postes, en le priant d'attendre au lendemain, et se hâta d'aller communiquer à l'Empereur une nouvelle si importante. Jin-Tsong manda l'Impératrice-mère, et l'interrogea à ce sujet. La princesse se souvint qu'étant allée en compagnie des jeunes filles du palais admirer l'éclat de la lune pendant une belle nuit d'automne, elle s'était approchée du bassin de porphyre octogone, et qu'en plongeant sa main dans l'eau, elle s'était laissée cheoir par mégarde. En effet, une des filles de sa suite ayant reçu l'ordre de descendre dans le bassin, pour s'assurer du fait, le cachet s'y trouva.

Aussitôt l'Empereur fit venir Lieou-Yng au palais, et lui demanda comment il avait été informé de la présence du cachet au fond du bassin de porphyre. Le jeune homme parla sans mystère, et dit à sa Majesté qu'un avis lui avait été donné en songe par un être surnaturel. «Je vois bien, s'écria alors Jin-Tsong, que vous avez accumulé des mérites secrets.» Là-dessus il décora Lieou-Yng du titre de second gendre de l'Empereur et lui donna pour épouse la seconde fille de l'Impératrice.

Le fils adoptif de Tching-Tong témoigna au prince la reconnaissance dont il se sentait pénétré: son bonheur et sa joie étaient à leur comble. Quelques jours après, l'Empereur fit disposer le palais du Fou-Ma (gendre de sa Majesté), qu'il affecta pour résidence à Lieou-Yng. Arrivé tout d'un coup au faîte des honneurs, des dignités et du pouvoir, le jeune ingrat oublia entièrement ses anciens bienfaiteurs.

Cependant depuis qu'il était parti, et il y avait de cela deux mois, Tching-Tong attendait matin et soir, avec une extrême impatience, quelque nouvelle de Lieou; lorsque, sur ces entrefaites, un homme venu de la capitale répandit le bruit que ce même Lieou, élevé à la dignité de gendre de l'Empereur, était environné d'une grande gloire. D'après cela Tching se décida à envoyer son fils Tsouy-Youen, accompagné d'un domestique affidé, vers Lieou-Yng. Le fils respectueux prit congé de ses parents et se dirigea vers la résidence impériale. Il ne tarda pas à arriver au but de son voyage; il chercha immédiatement une hôtellerie où il put descendre, et dès le lendemain se rendit aux portes du palais du Fou-Ma, pour avoir des informations.

Au moment où il se présentait à l'entrée de l'hôtellerie, des coureurs arrivèrent en criant d'une voix hautaine: «Place! voilà sa Seigneurie!»

Tsouy-Youen se tint debout à côté de la porte, attendant Lieou-Yng au passage. Celui-ci parut bientôt monté sur un cheval; il s'avançait rapidement dans la direction du palais; mais, dès qu'il aperçut son frère qui s'approchait avec l'intention évidente de le reconnaître, il s'écria d'une voix courroucée: «Quel est cet audacieux qui ose insolemment me barrer le chemin! A moi! gardes, saisissez-le!—Frère, frère, interrompit Tsouy-Youen, pourquoi donc me refuser connaissance?» Mais le nouveau seigneur, toujours furieux, se contenta de répondre: «Est-ce que j'ai un frère?» Et, sans plus d'explications, Tsouy-Youen, entraîné dans le palais, subit le châtiment terrible de la bastonnade: il reçut trente coups.

Quelle horreur! La violence du supplice avait déchiré en lambeaux la peau et la chair de cet infortuné, le sang ruisselait sur tout son corps; et dans cet état il fut jeté en prison. Informé des mauvais traitements dont on accâblait son maître, le domestique, qui était resté à l'hôtellerie, accourut et demanda la permission de le voir: elle lui fut refusée.

Tsouy-Youen avait raconté sa douloureuse histoire aux geôliers, et ceux-ci émus de compassion s'empressèrent de lui procurer quelque soulagement. Mais hélas! élevé au sein de l'aisance, pouvait-il résister à un changement de situation si cruel et si inopiné? En proie aux tourments de la faim et de la soif, il aurait bien voulu porter à sa bouche un mets savoureux, quand tout-à-coup un singe franchit la porte et entra dans la prison: il portait un peu de viande cuite, qu'il présenta au captif.

A la vue de l'animal, Tsouy-Youen se rappela ce qu'avait fait son père à l'époque de l'inondation, et trouva que ce singe ressemblait beaucoup à celui qu'il avait sauvé ce jour-là; il prit donc et mangea cette viande. Quelques jours s'écoulèrent, au bout desquels le singe reparut avec des vivres; et il continua ainsi de pourvoir aux besoins de Tsouy-Youen. A force de le voir, les geôliers connurent la cause qui le faisait agir, et ils se disaient: «Voyez, les animaux sont susceptibles de reconnaissance, tandis que l'homme est ingrat!»

Le singe ne cessait donc pas d'aller et de venir, lorsqu'un jour, de l'autre côté de la muraille, arrivèrent une dizaine de corbeaux qui tous, rassemblés dans la prison, se mire ni à pousser des cris douloureux. «Ce doivent être là, songea Tsouy-Youen, les oiseaux auxquels mon père a sauvé la vie, et il ajouta à haute voix: «Si vous avez pour moi quelque pitié, allez de ma part auprès de mon père et de ma mère leur porter une lettre.» Les corbeaux comprirent sa pensée, et ils se mirent à battre des ailes devant le prisonnier. Alors, grâce au pinceau et au papier que les geôliers lui avaient procurés, Tsouy-Youen écrivit un billet, qu'il attacha à la patte d'un des corbeaux; et l'oiseau prit immédiatement son vol.

Il lui fallut peu de temps pour se rendre à la demeure du vieux Tching-Tong. Assis à côté de sa femme, celui-ci s'étonnait avec elle de ce qu'il n'arrivait aucune nouvelle de leur enfant chéri. Tout aussitôt un oiseau vient s'abattre sur le bord de la table. Tching étonné ne sait que penser; il regarde la patte du corbeau: ... une lettre y est attachée. Il l'ouvre avec empressement: c'est l'écriture de son fils!... Ce billet lui fait connaître l'ingratitude de Lieou-Yng, et les maux que Tsouy souffre dans sa prison.

A la lecture de cette lettre Tching éclate en sanglots, et quand la pauvre mère apprend la cause de cette douleur, elle mêle ses larmes à celles de son époux. «Je vous l'avais bien dit dès le commencement, s'écrie-t-elle: il ne fallait pas garder cet homme! Maintenant les bienfaits ont engendré une inimitié terrible; notre fils est plongé dans un abîme de maux, et qui sait, hélas! s'il sera possible de l'en tirer!

—»Ainsi, ajouta Tching, les animaux ont connu la vertu, et lui, qui a un cœur d'homme, il a pu arriver à cet excès de perversité et d'ingratitude! Eh bien! il faut que j'aille moi-même à la capitale, afin de savoir si tout ceci est vrai ou faux.—Allez, lui répondit Tchang-Chy, notre fils est dans la douleur; hâtez-vous, courez!»

Dès le lendemain Tching ayant disposé ses bagages, dit adieu à sa femme et partit. En peu de temps il arriva à la capitale, chercha un logement; et, dès que le jour parut, il se mit à parcourir la ville pour avoir des nouvelles, lorsque le domestique qui avait accompagné son fils s'offrit subitement à ses regards.

Couvert de haillons, le pauvre homme allait mendier aux portes: il n'eut pas plus tôt aperçu son maître qu'il se précipita dans ses bras en fondant en larmes. Tching-Tong, suffoqué par la douleur, le questionnait avec empressement: il apprit de lui tous les détails de cette fatale aventure; toutefois il se refusait à y croire, il voulait courir au palais, pénétrer jusqu à Lieou-Yng et le voir. Mais le fidèle serviteur le retint de toutes ses forces et l'empêcha de partir: il redoutait pour son maître la violence du nouveau prince.

Pendant ce temps, on annonça que le gendre de l'Empereur allait passer; et toute la population fuyait devant son cheval. Tching-Tong se plaça debout en face de l'hôtel pour l'attendre; et dès que le parvenu fut arrivé près de lui, le vieillard s'écria: «Lieou-Yng, mon fils, aujourd'hui que vous êtes riche et comblé d'honneurs, avez-vous oublié votre père?»

Le Fou-Ma leva les yeux, et reconnaissant son bienfaiteur, il passa sans détourner la tête. Cependant le vieux Tching s'attachait aux pas de son cheval et courait après lui; il parvint jusqu'aux portes du palais, qu'on ne lui permit pas de franchir. Emporté par la colère, le vieillard s'écriait: «Que tu ne me reconnaisses point, passe encore; mais pourquoi fais-tu endurer à mon fils de si cruels tourments au fond d'un cachot?»

Là-dessus il se rendit au palais du juge Pao-Kong[2], pour y déposer une requête d'accusation.

Précisément Pao-Kong revenait de brûler des parfums dans le temple: Tching se jeta à genoux à la tête de son cheval et lui présenta sa pétition. Après l'avoir introduit dans le palais, le juge adressa des questions détaillées au pauvre vieillard, qui raconta l'aventure non sans verser bien des larmes, tant la douleur l'accablait.

«Restez ici, dans mon hôtel, lui dit Pao.» Et il envoya un huissier du tribunal à la prison, s'informer auprès des geôliers s'ils avaient sous leur garde un individu appelé Tsouy-Youen. «Oui, oui, dirent ces derniers; tel mois, tel jour, on l'a mis au cachot; toute nourriture lui est refusée; il est traité avec la dernière cruauté.»

Aussitôt Pao-Kong ordonna aux geôliers de cesser toute rigueur à l'égard du captif, et le lendemain il députa des huissiers auprès de Lieou-Yng le Fou-Ma, pour le convier à un banquet, dans son hôtel, invitation à laquelle le fier parvenu s'empressa de répondre. Après avoir conduit son convive dans la salle du fond, Pao prescrivit aux gardes armés de se tenir à la porte, et de ne laisser entrer ni sortir qui que ce fût: dociles aux volontés du maître, ils se placèrent à leur poste.

Vers la fin du repas, et on avait bu largement, Pao-Kong demanda avec un accent de colère simulée, pourquoi on ne versait plus de vin. Le majordome répondit que tout était bu. «Ah! répliqua Pao-Kong en riant, il n'y a plus de vin ... eh bien! apportez de l'eau; qu'à cela ne tienne.» Les domestiques obéirent, et bientôt on servit une grande cruche. Le ministre y puisa, remplit une tasse copieuse et la présenta à Lieou-Yng, en lui disant: «Illustre Fou-Ma, grand homme, conformez—vous aux circonstances et buvez!»

Pao-Kong me manque, songea Lieou-Yng, puis élevant la voix avec colère: «Seigneur juge, dit-il, vous aimez à plaisanter. Sa Majesté m'a ennobli et revêtu d'une charge; tout le monde me respecte!... pourquoi donc m'inviter à boire de l'eau au lieu de vin?—Noble Fou-Ma, répondit Pao-Kong, ne vous formalisez pas! Si tous les magistrats témoignent du respect à votre grandeur, il est un certain Pao qui se permet de vous mépriser! Cette année même, il y a six mois, vous avez bu un fameux coup dans le fleuve; ne pouvez-vous par hasard avaler cette coupe?

Ces mots firent frissonner Lieou-Yng de la tête aux pieds; et tout-à-coup Tching-Tong s'avança vers lui, le montra du doigt et s'écria, en le maudissant: «Monstre d'ingratitude, vil scélérat, après avoir trop long-temps abusé de mes bienfaits, maintenant tu abuses des faveurs de l'Empereur! J'espère que le grand ministre daignera me rendre justice.»

A un signe de Pao-Kong on saisit Lieou; il est dépouillé du bonnet et de la ceinture, insignes de sa dignité; ensuite on l'étend sur les degrés du palais, et on lui donne quarante coups de bâton, afin de le forcer à avouer son crime.

Lieou-Yng vit bien que cela tournait mal pour lui; il déchargea donc sa conscience et fit des aveux complets. Pao-Kong voulut qu'on mit au cou du misérable la cangue la plus rude, puis on le jeta en prison. Le lendemain le juge présenta à ce sujet une requête à l'Empereur. Jin-Tsong, ayant fait appeler Tching, le reçut dans son palais, l'interrogea avec bonté et écouta le récit de cette étrange aventure. «Puisque votre vertu, dit alors le prince, en donnant de grands éloges au vieillard, s'est distinguée d'une manière si éclatante, votre fils recevra le titre de noblesse du premier rang, avec une charge qui lui donne des appointements; et dès demain nous le proclamerons d'une manière officielle.» Tching-Tong se retira après avoir exprimé sa reconnaissance à l'Empereur.

Le lendemain l'ordonnance promise fut publiée. Lieou-Yng qui, paré des mérites d'autrui et oubliant tout sentiment d'équité, s'était montré ingrat et cruel, fut condamné à la peine de mort; Tsouy-Youen reçut le titre de commandant militaire dans le district de Wou-Hien, et il devait ce jour même monter à cheval pour se rendre au lieu de sa charge. Quant à son père, qui pendant toute sa vie s'était plu à la pratique du bien, un édit particulier ordonna aux magistrats d'élever en son honneur une arcade destinée à conserver le souvenir de ses vertus.

Conformément à la teneur du décret impérial, Pao-Kong fit sortir de prison Tsouy-Youen et lui remit, avec le bonnet et la ceinture, le diplôme de sa nomination: le nouveau magistrat partit donc pour le lieu de sa résidence.

Au solstice d'hiver de la même année, le coupable Lieou-Yng fut décapité.


[1] L'Empereur Jin-Tsong, de la dynastie des Song, monta sur le trône en 1023.

[2] Pao-Chy, ministre de la justice sous Jin-Tsong, est célèbre en Chine par ses jugements, qui ont servi de sujet à bien des drames, des nouvelles et des histoires fantastiques.


LA LÉGENDE [1]

DU ROI DES DRAGONS

HISTOIRE BOUDDHIQUE.


La ville de Tchang-Ngan, capitale de l'Empire chinois, située dans le Chen-Sy, est le lieu que les souverains ont choisi pour y établir leur cour, depuis la dynastie des Tcheou, des Tsin et des Han jusqu'aux Tang. Elle possède trois fleuves étincelants déroulés comme des étoffes de soie; huit bras de rivières baignent ses murs en passant; elle compte trente-six allées plantées de saules et de fleurs, et soixante-douze pavillons où retentissent des instruments de musique de toute espèce. Sur les cartes qui figurent la Chine et les contrées barbares, cette capitale apparaît bien comme le point principal de toute la terre; et en vérité c'est un endroit admirable.

Lorsque le grand souverain de la dynastie actuelle des Tang, Wen-Wang-Ti (son titre honorifique fut Taï-Tsong) monta sur le trône; il changea le nom de l'année Long-Sy en celui de Tching-Kwan, qui fut la première de son règne. Au temps dont nous parlons, ce prince régnait depuis treize ans, et on se trouvait dans l'année Y-Sse.

Nous ne parlerons pas des héros qui, avant son règne, avaient pacifié les provinces et affermi l'empire, ni des hommes éminents qui avaient fondé des dynasties et disputé les frontières aux Barbares; nous dirons seulement qu'à cette époque vivaient, hors de la ville, sur le bord du fleuve King-Ho, deux véritables sages. L'un était pêcheur et se nommait Tchang-Sao, l'autre, appelé Ly-Ting, était bûcheron. Bien qu'ils ne fussent ni l'un ni l'autre des docteurs arrivés au premier rang des grades littéraires, ils n'en méritaient pas moins le titre de poètes.

Un jour, ils étaient venus vendre à la capitale, celui-ci le bois apporté sur son épaule, celui-là le poisson dont son panier était rempli. Après le marché, ils entrèrent ensemble dans un cabaret, burent largement, puis, prenant chacun sa cruche à la main, ils s'en retournèrent en suivant les rives du fleuve.

«Mon frère, dit alors le pêcheur Tchang, j'ai toujours pensé que se disputer pour la renommée, c'est se sacrifier dans l'espoir d'un vain nom; s'arracher les emplois lucratifs, c'est se perdre par l'appât de l'intérêt; vivre dans les honneurs, c'est dormir en tenant un tigre entre ses bras; répandre des bienfaits, c'est réchauffer un serpent dans sa manche. Quand j'y songe bien, rien ne me semble valoir la fraîche beauté des eaux et le vert horizon des montagnes: rien n'est doux comme de se laisser aller, joyeux, sans trouble, sans passions ni envie, à la pente de sa destinée.

—»Mon frère a raison, reprit le bûcheron; toutefois l'élégante beauté de ses fleuves ne vaut pas le dôme verdoyant de nos montagnes.—Ah! interrompit le pêcheur, le dôme verdoyant de vos montagnes ne peut se comparer à la beauté de nos flots; il y a un recueil de poésies, intitulé le Papillon amoureux des fleurs, qui le prouve par les vers suivants:»

Au milieu des vagues fumantes sur l'immense étendue, l'esquif est bien petit! Mais errant et solitaire, il vogue tranquille comme la belle Si-Che[2] au sein de la musique qui la berce. Le cœur est calme et pur, quand la gloire et l'intérêt en sont absents. Aux heures de loisir, on cueille les tiges épanouies des plantes du rivage et les herbes fleuries. Les oiseaux plongeurs s'ébattent sur les grèves qu'ils couvrent de leurs longues files; parmi les saules de la rive, les joncs des anses profondes, la femme et les enfants du pêcheur viennent chanter et rire: ils reposent en paix, leur ame est un flot calme que le vent n'agite pas; ils reposent sans désir de gloire, sans honte secrète, sans haine importune.

Le bûcheron reprit: «Non, les eaux que vous célébrez ne valent pas le vert horizon des montagnes. Le même livre que vous venez de citer, n'en donne-t-il pas la preuve dans les lignes suivantes?

Au milieu des forêts aux dômes vaporeux, les mélèzes s'élèvent, les fleurs s'épanouissent en foule. Dans le calme du silence, on entend la plainte de la perruche, sa langue a des inflexions pareilles aux sons de la flûte. La teinte sombre de l'hiver s'efface devant la verdure qui s'étend au loin; le printemps va faire sentir sa douce influence; mais voici que l'été arrive d'un pas rapide, et il passe ramenant après lui l'automne qui a bientôt fait éclore d'autres fleurs brillantes et embaumées, l'automne qui a ses plaisirs aussi; puis tout-à-coup l'hiver austère et sérieux reparaît au jour qui lui est assigné. Joyeux et tranquille pendant les quatre saisons, on vit sur la montagne dans une complète indépendance des hommes.

—»Non, répliqua le pêcheur, vos vertes montagnes ne peuvent se comparer à la fraîche élégance des eaux; nous avons pour nous de précieux avantages, célébrés dans le recueil intitulé la Perdrix regarde les cieux. Ecoutez.»

Les eaux où se reflètent les nues, séjour des Immortels, fournissent abondamment aux aises de la vie. La barque qui vogue au gré de l'aviron, c'est là notre demeure: on ouvre le dos écailleux des poissons, on fait rôtir la tortue à la verte carapace, on fait bouillir au milieu des flammes le crabe tacheté et la rouge crevette. La tige encore tendre des bambous, le fruit précieux qui mûrît en flottant sur les lacs, la châtaigne d'eau: voilà des choses qu'on peut vanter. Le gracieux nénuphar, le lotus vénéré, la violette des étangs, la menthe, la lagune des fossés étalent à nos yeux le luxe de leur végétation brillante.

Le bûcheron repartit à son tour: «Non, la fraîche poésie des eaux ne vaut pas l'azur de nos montagnes. Elles ont leurs charmes et leurs avantages, vantés dans les vers du même poète, que voici:

Les sommets des monts, les pics élancés dans la nue touchent les limites du ciel; une cabane d'herbes sèches, un toit de chaume, c'est là notre demeure. La venaison salée, la poule et l'oie l'emportent sur le crabe et la tortue; le daim, le sanglier et le lièvre sont bien supérieurs au poisson et à la crevette. La feuille embaumée du citronnier, celle des phyllodes dont le parfum se communique aux mets qu'elle enveloppe, la première pousse du bambou, le néflier, voilà ce qu'on peut plutôt vanter. La prune violette, la pêche rouge, l'abricot mûri par le soleil, la poire si douce au goût, la jujube dont la saveur est piquante, tels sont les produits délicats de notre végétation.

—»Non, reprit encore le pêcheur, vous ne pouvez mettre en parallèle vos riantes montagnes avec nos eaux si poétiques. Les vers de l'Immortel des cieux l'ont dit:

Petite comme la feuille flottante, la barque est encore la demeure qui nous convient. Au milieu des vagues écumantes amoncelées de toutes parts, le pêcheur n'éprouve ni crainte ni terreur; il tend l'hameçon, il jette ses filets pour prendre de beaux poissons; sans être assaisonnés d'épices, ces mets flattent le goût: le maître de la barque, sa femme et ses enfants se réunissent avec joie après les travaux qui les ont séparés. Si la pêche est abondante, ils la portent au marché de la capitale et l'échangent pour le vin parfumé qui se boit à grands verres. Les habits d'écorce de bambous tiennent lieu de couvertures, et la famille du pêcheur clot ses yeux et dort d'un sommeil profond; sans chagrin, sans trouble, sans s'attacher, comme on le fait parmi les hommes, à la gloire et à la noblesse.

—»Non, répliqua le bûcheron; encore une fois, vos eaux si fraîches ne peuvent lutter avec nos vertes montagnes. Ces mêmes vers ont dit aussi:»

La cabane de paille, soutenue par quelques branches, se cache au pied de la montagne. Les pins, les bambous, les abricotiers, les vanilliers forment un ravissant ombrage. On pénètre dans la forêt, on gravit les collines pour aller chercher le bois sec: personne n'inquiète le bûcheron. Le gain est tantôt minime, tantôt abondant, et suivant les habitudes du siècle, on emploie son argent à acheter du vin. Au gré de ses désirs, les verres, les coupes, les tasses de porcelaine servent aux joyeux festins; après avoir bu largement, on s'endort dans une douce ivresse à l'ombre des pins, libre de toute inquiétude, sans être menacé dans ses intérêts, sans dépendre, comme ceux qui vivent parmi les hommes, du succès ou de la ruine.

Le pêcheur ajouta de nouveau: «La vie que vous menez dans les montagnes n'a point les charmes dont nous jouissons au sein des eaux. Il y a aussi des vers qui en font foi, dans le recueil intitulé la Lune aux bords du fleuve de l'Ouest. Ecoutez:»

Quand les mille fleurs empourprées du rivage reflètent l'éclat de la lune; quand les feuilles dorées des roseaux se froissent et se mêlent, agitées par le vent; quand le ciel d'azur répand au loin sur le fleuve sa clarté diaphane, l'aspect des cieux invite à troubler avec l'aviron l'onde tranquille, les astres nous convient à jeter les filets. Les grands poissons tombent dans le piège, les plus petits mordent à l'hameçon, et cette pêche abondante, bouillie sur les flammes ou rôtie sur les tisons, a une saveur qui charme le palais. Ainsi, joyeux et fiers, nous parcourons en maîtres les lacs que forme le fleuve Kiang en s élargissant.

Le bûcheron reprit à son tour: «Mon frère, la vie que vous menez sur les eaux n'a pas les joies et les avantages de la profession qui nous attache aux montagnes; le même recueil le prouve par ces lignes:

Quand les lianes desséchés jonchent les sentiers, quand les tiges des blés sont coupées et que les bambous sèment leurs feuilles à travers la montagne, quand le chèvre-feuille dépouillé de sa verdure, laisse pendre aux troncs des arbres ses rameaux épars, on coupe et on lie en faisceaux tout ce bois mort, puis on l'emporte sur son épaule. Les insectes ont rongé jusqu'au cœur l'orme et le saule, le vent souffle et brise à leur sommet le pin et l'oranger; ce qui a été recueilli à grande peine, on l'entasse pour les besoins de l'hiver, on l'échange pour du vin, pour de l'argent, au gré de sa fantaisie.

»—Malgré tout ce que vous pouvez dire en faveur de vos montagnes, ajouta encore le pêcheur, elles n'offrent ni la paix ni la solitude des eaux bien plus poétiques. Il y a des vers intitulés: L'Immortel s'approche du fleuve Kiang, qui expriment ainsi ma pensée:

Sur les lacs déserts la nacelle sans compagne tourne et se meut en tout sens. Quand la nuit est close on cesse de ramer, et l'on vogue en chantant; on se couvre de ses habits de paille; et quand la lune s'efface derrière les nuages, quelle silencieuse obscurité! La mouette effrayée n'agite plus son aile! Mais quand à l'horizon les nuages roses s'entrouvrent pour laisser paraître le soleil, fatigués des travaux de la veille, on dort parmi les joncs, sur les îles, sans préoccupation; jusqu'à la troisième heure du jour, on prolonge son sommeil. Selon le vœu de son cœur, on accomplit ses projets, on dispose à son gré l'emploi de son temps; tandis que les courtisans, l'œil sur la clepsydre, attendent l'heure de l'audience: est-ce qu'ils ont comme nous la complète indépendance de leur ame?

—«La solitude si poétique de vos eaux, reprit le bûcheron, ne vaut pas la solitude et le silence de nos vertes montagnes; et nous avons dans le recueil que vous citez des vers qui le prouvent; les voici:»

Le printemps est passé; l'automne règne, on prend la hache, on part à la fraîcheur du soir, et l'on emporte sur son épaule la charge du jour. Les fleurs du désert hérissent la montagne, quel aspect plus admirable encore! Les nues s'abaissent à l'horizon, on cherche sa route, on attend que la lune paraisse. Enfin, le bûcheron frappe à la porte de sa cabane: son enfant et sa femme, fille des montagnes, l'accueillent avec des chants et de riantes paroles. Un lit d'herbes, un tronc d'arbre pour oreiller: comme on prolonge son sommeil sur une telle couche! On fait cuire la poire, on mange le millet; on dispose tout à son gré dans sa demeure. Le vin nouveau fermente et bout dans la cruche. En vérité, c'est là une vie qui donne la santé, une existence obscure mais indépendante.

Le pêcheur répondit: «Tels sont en effet les travaux par lesquels nous pouvons, vous et moi, gagner noire vie et pourvoir à nos besoins; mais vous n'avez pas, aux instants de loisir, les agréables ressources qui nous sont données. Il y a des vers qui en font foi, écoutez:

Aux heures du repos, au printemps, le pêcheur voit la cigogne blanche voler sous un ciel d'azur, le bateau est arrêté aux rives débordées des lacs; à l'ombre du treillis qui abrite sa cabane, il se couche parmi les grandes herbes, et apprend à ses enfants à entourer l'hameçon d'un fil de soie. Quand il a cessé de ramer, il s'en va, en compagnie de sa femme, faire sécher ses filets. La nature l'a doué d'un caractère ferme et calme, il est semblable aux flots apaisés. Si, pendant son sommeil, il sent s'élever une brise légère, il déploie selon la saison le pâle manteau d'écorce (qui garantit des pluies d'hiver), ou le verdoyant parasol (qui défend contre les rayons du soleil). Combien ce simple accoutrement l'emporte sur le bonnet de gaze noire et la ceinture à laquelle pend le sceau du mandarin; riches habits qu'il faut suspendre aux murs du palais, au temps de la disgrâce!

—»Non, reprit le bûcheron, ce qui charme vos loisirs ne peut se comparer aux avantages qu'offrent les montagnes; des vers aussi en rendent témoignage, et les voici:

Aux heures de loisir, le bûcheron regarde voler la nue blanche nuancée de mille reflets; il s'assied solitaire devant sa cabane de chaume, à l'abri du treillis de bambous; et là, sans que rien l'inquiète, il apprend à ses enfants à déchiffrer les livres. A l'occasion, il fait avec un hôte la partie d'échecs; puis la joie s'anime, il prend un bâton et parcourt en chantant les sentiers jonchés de fleurs odorantes. Sa verve s'éveille et il fait retentir son luth au pied des vallons. Des souliers de paille, des habits de toile, de grossières couvertures donnent au cœur plus d'indépendance et d'énergie que des vêtements de soie brodés.

—»Mon frère, interrompit le pêcheur Tchang, nous pourrions lutter long-temps encore en échangeant de petites pièces de vers. Il ne faut pas mettre la coupe d'or sur la table de sandal, et laisser sortir la louange de la bouche du poète intéressé; nos chants seraient ainsi dépourvus de sens et manqueraient leur but. Dans des vers liés deux à deux, il faut célébrer alternativement les avantages dont jouissent le bûcheron et le pêcheur.

—»Mon frère a parfaitement raison, repartit le bûcheron Ly, et je le prie de commencer.»

Le pêcheur Tchang prit donc la parole:

La barque flotte sur les eaux verdoyantes et sur les flots écumeux; la cabane s'élève dans les profondeurs de la montagne, au sein d'une campagne déserte. Que j'aime à voir au printemps les ponts jetés sur les torrents submergés par les eaux débordées! Quel beau spectacle aussi quand les brouillards du matin voilent et baignent les pics et les flancs caverneux des montagnes. C'est l'époque où la carpe brillante prête à se changer en dragon est rôtie sur la flamme; c'est le temps où le bois sec rongé par les vers pétille dans l'âtre. L'hameçon et le filet variés à l'infini suffisent aux besoins du pêcheur: savoir lier le bois en faisceau et l'emporter sur l'épaule sont deux choses qui soutiennent le bûcheron pendant toute sa vie.

Couché dans sa nacelle, le pêcheur suit des yeux le vol de l'oie sauvage; parmi les sentiers qui serpentent sur la montagne, le bûcheron écoute la voix du cormoran. Ce qui fait l'objet des discours des hommes nous est étranger; le blâme et la louange ne nous atteignent point sur les mers. Sur le bord des eaux répandues dans la vallée, on suspend et on fait sécher les filets pareils à des écharpes; la hache bien aiguisée sur la pierre étincelle comme l'acier du glaive. Au mois d'automne, quand la lune se reflète sur les fleuves, l'hameçon solitaire demeure plongé sous les flots; sur les montagnes, au printemps, aucun homme ne trouble le bruit des pas.

Le poisson qui charge la barque est échangé contre du vin que le pêcheur savoure avec sa femme: à l'aide du bois coupé sur les monts, on emplit sa coupe qui circule à la ronde. On s'égaie, on puise le vin au gré de son caprice; on chante, on rit long-temps, on s'abandonne à sa folie! On appelle du nom de frères tous les compagnons de pêche; on regarde comme amis, on soutient comme camarades tous les hôtes de son désert. Chemin faisant, on a soin que les rameurs fassent circuler la bouteille; on efface de sa devise le mot raison, et les verres bien remplis passent de main en main. Le crabe rôti, la crevette bouillie sont chaque matin le repas joyeux du pêcheur; le canard et la poule soigneusement préparés chargent chaque jour la table du bûcheron.

L'épouse de l'habitant des lacs fait bouillir l'eau du thé; tout son extérieur est comme sa pensée, sans apprêt et sans coquetterie; la femme de l'habitant des montagnes fait préparer le riz; elle est soumise et gracieuse. Dès l'aurore, on lève la gaffe et l'on vogue lestement sur la vague; à peine le jour paraît, et, muni d'une ample provision de bois, on chemine par la grande route; lorsqu'il a plu, on jette sur son épaule le manteau d'écorce, et l'on part pour prendre la carpe vive; avant que le vent ne souffle, on saisit la hache pour abattre les pins desséchés. Dans les sentiers solitaires, on fuit le siècle, on se met à l'abri des folies du monde; grâce à l'obscurité de son nom, que rien ne trahit, on vit dans les montagnes sans faire parler de soi et sans entendre parler des autres.

Le bûcheron Ting reprit: «Puisque mon frère a parlé le premier, qu'il me permette d'ajouter quelques lignes à celles qu'il a récitées:»

Sous l'influence des vents et de la lune, l'habitant du désert est rude et sauvage; le pêcheur est fier de sa liberté, en face des fleuves et des lacs. Aux heures d'un pur loisir, on se livre au plaisir de boire; les propos fâcheux ne se font point entendre au milieu de la paix d'une vie libre et joyeuse. Quand la lune brille, le bûcheron dort sous son toit de chaume avec tranquillité; quand le ciel devient sombre, le pêcheur couvert de son manteau d écorce, repose sans préoccupation. Quelle inquiétude y aurait-il pour celui dont le mélèze et le prunier des montagnes sont les plus intimes amis; il y a bien de la joie pour le pêcheur qui a juré affection au cormoran et au héron! La gloire et l'intérêt n'agitent point de leurs vains projets la tête et le cœur de celui-ci, et celui-là n'entend point bruire à ses oreilles les voix querelleuses de la contradiction. Selon la saison, on boit une coupe de vin parfumé; chaque jour, aux trois repas, on sert la chair du mouton cuite avec les herbes du jardin.

Deux fagots de bois suffisent, par le produit de leur vente, à la vie de chaque jour; un hameçon avec sa proie, un filet chargé suffisent pour assurer l'existence. Aux heures du repos, on dit à ses fils d'aiguiser sa hache; aux instants de loisir, on dit à ses fils de réparer les vieux filets. Au printemps, que la verte tige des osiers est charmante à voir! quand souille une brise attiédie, quelle joie d'aller admirer les roseaux couleur d'argent! Pendant l'été, on fuit l'ardeur du soleil parmi les jeunes bambous; au sixième mois, on profite de la fraîcheur du soir pour aller cueillir la châtaigne d'eau encore tendre. Quand tombe la gelée d'automne (au dixième mois), a chaque repas on sert l'oie engraissée; au neuvième jour de la neuvième lune, les larges crustacés deviennent le régal de la saison.

L'hiver arrive-t-il, on prolonge long-temps après l'aurore son profond sommeil; quelques jours encore et le froid est banni des cieux. Pendant les huit divisions de l'année, on vit sur les montagnes selon ses goûts; dans les quatre saisons, sur les lacs on façonne son existence au gré de ses caprices. Celui qui cueille le bois dans les vallons s'élève au rang des immortels; celui qui tend la ligne dans les flots ne ressemble plus au mortel vulgaire. A la porte de la cabane, les fleurs sauvages exhalent un parfum abondant; à la proue de la barque se déroulent les flots verdoyants, calmes et immenses! Au sein d'un tel repos, ne parlez pas des trois grandes dignités de l'empire: le sage affermi dans la paix ressemble à une ville fortifiée. Sur les murs de cette ville un chef veille à sa défense, tandis que ces trois grands dignitaires prêtent aux voix de la foule une oreille inquiète. La joie, partage de l'habitant des montagnes, la joie, partage de l'habitant des eaux, est une rare faveur! Grâces en soient rendues au ciel, grâces en soient rendues à la terre, grâces en soient rendues aux Esprits!

Après avoir récité d'abord les pièces de vers célébrant les avantages de chacun, puis ces deux morceaux où la demande et la réponse marchaient enchaînées, les deux poètes, arrivés à l'endroit où la route se partage, allaient se saluer et se dire adieu, lorsque le pêcheur Tchang-Sao parla ainsi: «Frère, veillez à vous préserver des dangers qui vous menacent sur la route; quand vous gravirez la montagne, si vous alliez rencontrer un tigre? un tel péril de mort se présentant, il se pourrait que demain au marché il me manquât un ami!—Homme stupide et sans cœur, s'écria le bûcheron Ly fort irrité par les paroles du pêcheur, quand deux amis dévoués devraient donner leur vie l'un pour l'autre, comment me maudissez-vous ainsi par ces expressions de mauvais augure! Eh bien! si je rencontre un tigre, si je suis menacé d'un tel danger, le péril qui vous attend viendra des flots, et vous serez renversé dans les eaux du fleuve.—De toute ma vie, répondit le pêcheur, je ne puis tomber dans les flots.

—»Cependant, reprit le bûcheron, le ciel recèle des vents et des orages qu'on ne peut deviner. L'homme est sujet à de rapides alternatives d'heur et de malheur: comment donc auriez-vous des assurances contre ce péril?

—»Frère, répondit le pêcheur, malgré tout ce que vous avez dit en faveur de votre profession, vous n'avez pas les mêmes recours que nous contre le danger; non, vous n'ayez pas comme nous un appui assuré qui vous mette à l'abri des malheurs auxquels vous faisiez allusion.

—»Mais enfin, ajouta le bûcheron, en passant votre vie sur les flots, vous êtes exposé à mille périls, à mille accidents sérieux, impossibles à prévoir, à éviter; quelle garantie avez-vous donc?

—»Ecoutez, dit alors le pêcheur Tchang, il y a quelque chose que vous ne savez pas. A la capitale même, dans la rue de la porte de l'Ouest, demeure un vieux devin: chaque jour je lui apporte une petite carpe couleur d'or, et en récompense, il me prédit l'avenir au moyen de sa table divinatoire. S'il interroge cent fois le sort, cent fois il réussit; aujourd'hui je suis allé chez lui pour cela même, et il m'a dit que si je jette mes filets à l'entrée d'une anse du fleuve King-Ko, du côté de l'orient, et si je tends l'hameçon sur la rive occidentale, je suis sûr de prendre des poissons et des crevettes de quoi charger un chariot. Demain, quand je revendrai à Tchang-Ngan vendre ma pêche et acheter du vin, je retournerai saluer le docteur.»

Là-dessus les deux amis se séparèrent: or, comme ils conversaient ainsi chemin faisant, il y avait quelqu'un caché dans les herbes; et c'était précisément un des satellites du roi des Dragons, dont le palais se trouve sous les eaux du fleuve King-Ko, et celui même qui inspectait les domaines de son maître. Quand il entendit ces paroles: «Si le sorcier interroge cent fois le jour le sort, cent fois il réussit,» le petit génie retourna en toute hâte au palais du dieu, et s'élançant vers lui, il s'écria: «Malheur! malheur!

—»Et quel malheur nous menace, demanda le roi des Dragons?—Seigneur, répondit le petit génie, votre sujet, en faisant son inspection, est allé sur les bords du fleuve, et là il a entendu un bûcheron et un pêcheur qui causaient ensemble; et les dernières paroles prononcées par eux au moment où ils se disaient adieu, renferment un sens funeste et terrible. Le pêcheur a parlé d'un devin dont il a indiqué la demeure, devin fort habile à connaître l'avenir au moyen des nombres, et qui, pour prix d'une petite carpe d'or apportée chaque jour, lui dévoile les choses futures; et cela, sans jamais se tromper une fois sur cent. Puisque telle est la puissance de ce sorcier, si, dans le plus grand intérêt des habitants des eaux, on ne cherche pas à le détruire, à quoi servira de veiller avec zèle sur l'empire des mers, à quoi servira de galoper sur les vagues et de voltiger sur les flots, pour assurer la conservation de la puissance imposante que possède votre Majesté.»

A ces mots le roi des Dragons transporté de colère, saisit son glaive à deux tranchants: il voulait s'élancer vers la capitale des Tang pour anéantir l'audacieux sorcier, mais tout autour de lui s'agitèrent les princes ses fils et ses petits-fils, la crevette grand mandarin, le crabe conseiller d'état, l'esturgeon chef des armées, le turbot maître des requêtes, la carpe chef du conseil, et d'une voix respectueuse et unanime ils firent au souverain cette observation: «Grand roi, modérez voire indignation? Le proverbe dit: si une parole traverse votre oreille, n'y ajoutez pas foi. D'ailleurs, grand prince, dans cette circonstance, n'avez-vous pas les nuées pour vous obéir, les pluies pour vous seconder? Si vous jetez l'épouvante parmi le peuple de Tchang-Ngan, le ciel s'irritera; vos ressources de toute espèce sont incalculables, vos métamorphoses illimitées; ainsi changez-vous en jeune lettré, par exemple, et allez dans la capitale vous informer si ce devin existe réellement, auquel cas il vous sera très facile de l'exterminer sur l'heure; si ce sorcier était une vaine chimère, alors il ne faudrait faire de mal à personne.»

Cédant à ces observations, le roi des Dragons abandonna immédiatement son glaive précieux, et sans amonceler ni nuées ni pluies, il monta sur la rive du fleuve et se changea en un étudiant dont les habits ne portaient les insignes d'aucun grade littéraire.

Son visage rond et gracieux décèle un merveilleux talent; il monte sur le rivage, pareil au soleil s'élevant vers le zénith; sa marche est droite et élégante, son pas régulier et mesuré; ses expressions sont conformes aux doctrines de Kong-Fou-Tse et de Meng-Tse; son allure est pleine de dignité; une grâce admirable se trahit dans toute sa personne. Il est couvert d'une tunique de soie de couleur verte, et sur le bonnet qui orne son front, on lit: joie et bonheur!

D'un pas rapide il s'avance sur la route comme s'il eût fendu la nue, et arrive à la capitale, à la grande rue de la porte de l'Ouest. Là, le roi des Dragons aperçoit un groupe nombreux et serré, tumultueux et bruyant, au milieu duquel un respectable docteur enseignait et parlait de la manière suivante: «La famille entière des Dragons a reçu du ciel une existence spéciale, celle des tigres est en guerre continuelle; bien que les quatre instants du jour yn, chin, sse et hay se suivent dans un ordre rigoureux, cependant on peut craindre aujourd' hui une révolte contre le dieu qui préside aux années[3]

A ces mots, le roi des Dragons reconnaît qu'il est dans la demeure du sorcier; il s'avance vers lui en fendant la foule, il regarde et à ses yeux s'offrent:

Quatre murailles enrichies de diamants, des broderies de soie tendues par toute la salle. Dans de précieuses cassolettes brûlent incessamment d'odorants parfums; là sont rangés des vases de porcelaine pleins d'une eau pure, et sur la tapisserie, au milieu de portraits placés des deux côtés, on voit celui de Wang-Oey[4], au-dessus de son siège est suspendue l'image de Kwei-Ko[5]. L'encrier du devin est une pierre de la rivière Twan-Ky[6]: son bâton d'encre est doré; près de lui sont de grands pinceaux d'un poil éclatant comme la gelée, et des boules de cristal rangées en files. A ses côtés on voyait un exemplaire nouveau du livre Kouo-Po, souvent interrogé par les astrologues; le sorcier sait à fond les six figures employées dans les divinations, et possède aussi parfaitement les huit Kwas[7]; il excelle à connaître les lois qui régissent le ciel et la terre, et pénètre par son savoir l'esprit des génies et des immortels. Son plateau magique est exposé au midi, il y peut lire clairement l'ordre et la marche des étoiles et des planètes à travers les cieux. L'avenir et le passé s'y reflètent à ses yeux aussi nettement que le disque de la lune; les familles qui prospèrent et celles qui s'écroulent ruinées, il les voit comme un esprit les verrait. Il a la prescience du malheur, il décide de la mort et dicte la vie. A sa voix les vents et les pluies se hâtent d'obéir, les génies et les esprits tremblent quand il abaisse son pinceau. Son nom est écrit sur une enseigne devant sa porte et on y lit: Demeure du devin Youeu-Cheou-Ting.

Or, cet homme c'était donc Youen, le principal astronome de la cour, Youen-Cheou-Ting, l'oncle du génie qui préside à la grande ourse. Doué d'une physionomie distinguée, remarquable, gracieuse et pleine de majesté, il avait vu sa réputation s'accroître dans le céleste empire; on le regardait comme le chef des devins de la capitale.

Arrivé à la porte de l'astronome, le roi des Dragons salua poliment; après les cérémonies d'usage, Youen-Cheou prie l'étranger de s'asseoir, fait apporter une tasse de thé, et demande à son hôte quelle affaire l'amène prés de lui.

»Je désire, répondit le faux étudiant, apprendre par le secours de votre art surnaturel ce qui se passera demain dans l'atmosphère.»

Le docteur eut recours à ses procédés divinatoires, et répondit avec assurance:

Les nues obscurcissent le sommet des monts, la brume enveloppe lentement les bois comme un réseau: la divination déclare que demain matin il doit tomber une pluie bienfaisante.

«Et cette pluie, demanda le roi des Dragons, tombera-t-elle pendant long-temps? à combien de pieds, de pouces, de lignes s'élèvera-t-elle?

Le devin répondit: «Demain, de 7 à 9 heures, les nuages s'étendront; de 9 à 11, le tonnerre grondera; la pluie commencera à tomber à midi, et à 3 heures elle aura fini sa tâche; l'eau s'élèvera à 3 pieds 3 pouces 8 lignes[8].

—»Prenez garde, interrompit le roi des Dragons avec un sourire, parlez sérieusement! Si tout se passe demain exactement comme vous l'annoncez avec tant d'assurance, je viendrai vous offrir 50 leangs d'or pour prix de votre opération magique; mais s'il ne pleut pas, ou si la pluie ne tombe pas à l'heure et dans la proportion indiquées, je vous jure que je ruinerai votre école, je mettrai en morceaux l'enseigne qui est à votre porte, et je vous ferai sortir au plus vite de la capitale, afin que vous n'abusiez plus ainsi de la crédulité du peuple.»

Le devin se mit aussi à sourire et répondit: «C'est une chose convenue, décidée; adieu, adieu; à demain, après la pluie!»

Le roi des Dragons ayant salué le sorcier sortit de la capitale et revint à son palais. Aussitôt tous les génies de l'empire des eaux, grands et petits, vinrent au-devant de leur souverain et lui demandèrent ce qu'il en était du devin.

«Il existe, il existe en vérité, répondit le roi des eaux, mais c'est un bavard, un vieux fou qui débite des impertinences[9]!» Puis il raconta mot pour mot à la cour aquatique tout ce qui s'était passé entre l'astronome et lui.

«Grand roi, ajoutèrent en riant les habitants des eaux, vous êtes le divin Dragon, l'esprit qui préside à la pluie, le maître, l'ordonnateur absolu des huit fleuves: s'il doit pleuvoir ou non, qui le saura, si ce n'est vous? Comment a-t-il osé parler si follement? Le sorcier a perdu, il est battu complètement.»

Les fils et les petits-fils du roi des Dragons, ainsi que les grands dignitaires de sa cour rirent et s'amusèrent long-temps de cette aventure. Mais tout à coup ils entendirent au milieu des airs une voix qui criait: «Roi des huit fleuves, venez recevoir un ordre divin.» Tous les habitants du monde aquatique levèrent la tête; c'était un guerrier vêtu d'or qui tenait à la main un ordre du maître des cieux et pénétrait dans l'empire des ondes. Le roi des Dragons tout troublé ajuste ses vêtements, se lève par politesse, brûle des parfums et reçoit l'ordre céleste. Le guerrier à la cuirasse d'or disparaît à travers l'espace qu'il a franchi pour venir; et alors, après avoir avec une respectueuse reconnaissance brisé le sceau de la lettre, le roi des Dragons y lut ce qui suit:

Ordre au maître suprême des huit fleuves de prendre avec lui le tonnerre, de faire marcher les éclairs et de verser demain sur la ville de Tchang-Ngan une pluie bienfaisante qui répand partout l'abondance et la fertilité.

Sur ce décret céleste, les détails de l'heure se trouvaient absolument d'accord avec les pronostics de l'astronome qui ne s'était pas trompé d'une minute. Le roi des Dragons tout épouvanté fut près de s'évanouir, mais dans un instant il revint à lui, et devant toute sa cour assemblée, il s'écria: «Sur cette terre de poussière, il y a des hommes doués d'une intelligence surnaturelle; il est bien vrai que ce devin a le pouvoir de connaître les lois qui régissent le ciel et la terre, et la partie n'est pas gagnée contre lui!

—»Grand roi, prenez courage, dit alors l'esturgeon, chef des armées, il faut vaincre cet astrologue, et la chose n'est pas difficile. Votre sujet a même un petit projet, et il se charge de vous expliquer la manière d'anéantir cet effronte bavard.

—»Et ce plan, quel est-il? demanda le roi des eaux.

—»Le voici, répondit le chef des armées aquatiques. C'est de faire tomber la pluie de telle sorte qu'il se trouve une petite erreur dans le temps et la durée, et malgré son assurance, le devin sera en défaut. Alors, il se trouvera évidemment vaincu; vous ferez voler en éclats son enseigne et vous le forcerez à prendre la fuite: quelle difficulté y a-t-il à cela?»

Le roi des Dragons accueillit cette proposition, et se sentit soulagé. Le lendemain, le génie de la pluie, le génie du vent, le maître de la foudre, les jeunes immortels qui président aux nuées, et la reine des éclairs eurent ordre de s'assembler au-dessus de la ville de Tchang-Ngan; réunis dans l'espace au-dessus du neuvième étage du firmament, ils s'y tinrent serrés. A neuf heures, les nuages s'étendirent, à midi la foudre éclata, d'une heure à trois la pluie tomba, et à quatre elle avait cessé; mais la quantité d'eau ne s'éleva qu'à la hauteur de deux pieds sept lignes. L'instant précis avait été changé, et il se trouvait une erreur de trois pouces et une ligne.

Quand la pluie fût passée, le roi des Dragons licencia son cortège, et lui-même, saisissant un nuage qui s'abattait, il reprit son ancienne forme d'étudiant sans grade, et se rendit dans la grande rue, à la porte de l'Ouest. D'un pas brusque, il s'avance vers la demeure de l'astronome Youen-Cheou, et sans daigner s'expliquer davantage, il met l'enseigne en morceaux. Mais le devin, assis sur son siège, reste calme et digne dans une complète immobilité.

Cependant le dieu des eaux fait sauter les battants de la porte, et éclate en injures contre l'astronome: «Homme endiablé, s'écria-t-il, qui prédisais à tort et à travers le bonheur et le malheur, pervers, qui trompais à ta fantaisie le peuple crédule, non, tes divinations n'ont rien de surnaturel, les paroles n'étaient que mensonge et fourberie! Aujourd'hui tu n'as pu te trouver d'accord avec l'heure à laquelle la pluie est tombée, et encore, téméraire, tu restes effrontément assis devant moi! profite donc des instants, et sauve-toi, si tu veux éviter la mort qui serait le châtiment de ton crime!»

Toujours plein de dignité, inaccessible au plus léger sentiment de frayeur, le devin leva les yeux au ciel, et répondit avec un froid sourire: «Je n'ai pas peur, je n'ai pas peur! Je n'ai pas commis de crime qui mérite la mort! Mais je crains que toi, au contraire, tu ne te sois rendu coupable d'un crime capital. Un autre que moi eût été facilement ta dupe, mais moi, il n'est pas aisé de me tromper. Je te connais, tu n'es point un lettré, mais le roi des Dragons: tu as désobéi à l'ordre du Dieu suprême, tu as dérangé les heures, supprimé des minutes; tu t'es révolté contre les lois du ciel! Ainsi donc, seigneur roi des mers, j'ai bien peur que tu ne puisses échapper au glaive qui te menace dans la tour de Koua-Long-Tay (du dragon coupé en morceaux): et tu viens m'insulter ici!»

A ces paroles, le roi des Dragons sentit son cœur défaillir, et son courage fut anéanti: il frissonne de tous ses membres, lâche au plus vite les battants de la porte, et rajustant ses vêtements, il s'incline respectueusement devant le devin, puis tombe à ses genoux en s'écriant: «Docteur, ne vous emportez pas contre moi, ces paroles n'étaient qu'une plaisanterie; j'étais incapable de discerner le mensonge de la vérité: mais hélas! j'ai pêché contre le ciel! puis-je espérer que vous daignerez me sauver! sinon, quand je devrais mourir ici, je ne vous quitte pas!

—»Je ne puis te sauver, reprit le devin, seulement je vais t'indiquer ce qui doit t'arriver, et abandonner ton sort entre tes propres mains.»

—»Je vous en supplie, daignez m'instruire, interrompit le roi des eaux!»

Le devin répondit: «Demain, à midi trois minutes, tu devras te trouver près du ministre Oey-Tching, qui rend la justice parmi les mortels, afin d'entendre la sentence, et si tu tiens à la vie, il faut aller ensuite en toute hâte demander grâce à l'empereur Taï-Tsong de la dynastie actuelle des Tang; c'est le meilleur moyen: Oey-Tching remplit les fonctions de premier ministre près de Taï-Tsong; et si tu peux émouvoir le prince en ta faveur, il ne t'arrivera rien de fâcheux.»

A ces mots, le roi des Dragons salua l'astronome, lui dit adieu, et se retira en essuyant ses larmes: puis tout à coup le soleil de pourpre se coucha dans les profondeurs de l'occident, la lune s'éleva avec les étoiles, et alors:

Les montagnes aux sommets neigeux, couvertes de vapeurs, prennent une teinte violette, les corneilles reviennent au gîte, lasses d'un long trajet; le voyageur cherche une retraite pour la nuit; auprès du gué, les oies sauvages nouvellement arrivées reposent le long des grèves. La voie lactée étincelle comme l'argent, les heures passent rapides; dans le village isolé, les lumières ne jettent plus qu'un pâle reflet; une brise légère répand le pur parfum qui s'élève des cassolettes au fond des couvents de bonzes; les songes riants et légers entrent dans l'homme et il ne voit plus rien; la lune fait mouvoir l'ombre des fleurs sur la balustrade, la foule confuse des étoiles brille aux cieux, la clepsydre est retournée, la goutte d'eau ne rend plus le même son, déjà la moitié de la nuit silencieuse et calme s'est écoulée.

Le roi des Dragons ne retourna donc point dans son empire des eaux, mais après avoir attendu jusqu'à minuit dans le milieu des airs, il s'enveloppa d'un nuage, assembla le brouillard autour de lui, et arriva aux portes du palais de Taï-Tsong.

Or, à ce moment, le grand souverain de la dynastie des Tang rêvait, et voici quel était son rêve: étant à se promener hors du palais, à la clarté étincelante de la lune, le roi des Dragons s'offrit précipitamment à sa vue sous les traits d'un mortel, et se jetant à genoux devant lui, il s'écria: «Seigneur, sauvez-moi, grâce, grâce pour moi!—Qui es-tu pour que je te sauve, demanda l'Empereur.» Et la réponse de l'inconnu fut celle-ci: «Votre humble sujet est sous sa véritable forme un Dragon; sa profession est de régner sur les eaux, mais il s'est révolté contre le ciel; le sage ministre de votre majesté, Oey-Tching, administrateur de la justice parmi les mortels, doit prononcer la sentence, voilà pourquoi le coupable implore la miséricorde de votre Majesté; qu'elle daigne le sauver!—Puisque c'est mon ministre qui exécute la sentence, répondit l'Empereur, je puis te faire grâce, reprends courage et va en paix.»

Le roi des Dragons, transporté de joie, salua Tai-Tsong et partit.

Cependant à son réveil l'Empereur avait réfléchi sérieusement à son rêve de la nuit, puis à 5 heures 3 minutes, tous les magistrats civils et militaires étaient par son ordre réunis autour du trône. Alors:

Les lanternes sont suspendues aux portes du Phénix, les parfums abondants brûlent dans les appartements du Dragon[10], les lumières scintillent, le paravent[11] couleur de pourpre s'agite; les nuages d'encens sont chassés en l'air, et s'écoulent en lambeaux étincelants; le roi et le sujet sont unis comme Yao et Chun[12]; les rites et la musique sont sévères et graves comme au temps des dynasties des Han et des Tcheou. Les serviteurs qui portent des flambeaux, les jeunes filles du palais qui tiennent les éventails, placés deux à deux, s'illuminent d'un double éclat. Les écrans sur lesquels sont peints des paons, ceux qui représentent les licornes apparaissent de toutes parts resplendissants comme une nuée flottante. Tout le peuple s'écrie d'une seule voix[13]: «Longue vie au souverain!» et prie le ciel de lui accorder dix mille automnes.

Tout à coup, au milieu du silence, le fouet[14] retentit à trois reprises, les courtisans en habit de fête se découvrent devant le bonnet impérial, tout le palais est inondé de riantes lumières, il s'élève un parfum enivrant; on entend retentir une musique douce et suave comme la brise dans les saules de la digue; les stores enrichis de pierres précieuses, les paravents aux dessins fantastiques et riches sont suspendus et relevés par des agrafes d'or; voici les éventails sur lesquels brillent le Phénix et le Dragon, sur lesquels sont dessinés des fleuves et des montagnes. Le char de diamants s'arrête, les magistrats civils, lettrés éminents par leur savoir, les magistrats militaires, héros à la fière démarche, se tiennent rangés des deux côtés de la route que suit l'empereur; ils s'écoulent en ordre et par files sur le parquet étincelant; trois éléphants s'avancent couverts d'ornements d'or et de housses de soie violettes, les cieux et la terre sont infinis et éternels! «Puisse la Majesté vivre dix mille automnes.»

Quand les magistrats eurent fini de faire leur cour, chacun reprit son rang; alors le grand souverain de la famille des Tang, ouvrant son œil de phénix et roulant sa prunelle de dragon, les regarde l'un après l'autre. Tous étaient là présents, pleins d'une majestueuse dignité, et debout dans une attitude de respect; le ministre Oey-Tching, lui seul, manquait à l'appel.

Taï-Tsong, ayant fait venir près de lui l'intendant du palais Yu-Chi-Tsy, lui raconta son rêve, puis il ajouta: «J'ai donné ma parole au Dragon, j'ai promis de le sauver, mais voilà que mon ministre ne paraît pas au milieu de vous, pourquoi cela?

—»Sire, repondit l'intendant, puisque dans ce rêve le ministre était spécialement désigné comme celui qui doit exécuter la sentence, il faut le faire appeler à la cour, l'y garder, et ne pas le laisser sortir de tout le jour; de cette manière, vous pourrez sauver celui qui vous est apparu en songe.»

Cette réponse plut beaucoup à l'Empereur; et aussitôt un officier du palais fut chargé de transmettre au ministre l'ordre de se présenter immédiatement devant le trône de sa Majesté.

Or, pendant qu'il était dans son hôtel, au milieu de cette même nuit, Oey-Tching avait aperçu la troupe céleste occupée à faire brûler de précieux parfums, puis le chant de la cigogne du haut des neuf étages de l'atmosphère avait frappé son oreille, et l'envoyé du Dieu suprême, monté sur l'oiseau, tenait à la main un ordre qui portait ces mots: «A midi trois minutes, tu feras, en rêve, subir la peine capitale au roi des Dragons.» Oey-Tching s'était prosterné avec respect et reconnaissance devant ce divin décret, puis, après avoir pris un repas maigre et fait sa toilette, il demeurait dans son hôtel occupé à examiner l'état de son glaive; la direction de ses idées avait été changée, et voilà pourquoi il n'était pas allé à la cour présenter ses hommages à l'Empereur.

Quand arriva l'ordre de Taï-Tsong, le ministre fort épouvanté ne savait trop quel parti prendre; toutefois il n'osait refuser obéissance aux volontés de son souverain. Il lui fallut donc au plus tôt rajuster ses vêtements, attacher sa ceinture à laquelle est suspendu le sceau marque de sa dignité, et se rendre au palais; là, il frappe la terre de son front aux pieds du trône, et demande à l'Empereur pardon du crime dont il s'est rendu coupable.

«Je vous pardonne, et vous ne m'avez point offensé,» répondit gracieusement Taï-Tsong; et à peine les magistrats s'étaient retirés hors de la salle d'audience, qu'il ordonna de faire rouler le paravent: la séance était levée. Oey-Tching fut seul admis à rester avec l'Empereur, qui l'emmena dans le palais des Clochettes d'Or, et le fit entrer avec lui dans le lieu réservé aux plaisirs du repos.

D'abord ils s'entretinrent des moyens de maintenir la paix dans les provinces, formèrent des projets tendant à affermir l'empire, s'occupant ainsi des intérêts les plus voisins et les plus éloignés. Mais l'heure de midi approchait, et l'Empereur dit aux serviteurs du palais d'apporter un jeu d'échecs, pour qu'il fît une partie avec son sage ministre. La volonté du souverain fut immédiatement exécutée par les jeunes filles de sa cour; et elles disposèrent la table de jeu destinée aux loisirs de sa Majesté.

Oey-Tching témoigna à l'Empereur combien il était sensible à un tel honneur, et la partie commença. Or, le souverain et le ministre jouaient ensemble dans la salle des loisirs, les coups se succédaient, les deux armées déployaient leurs rangs et s'attaquaient; il y a un livre qui dit:

«La principale règle du jeu d'échecs, c'est de se tenir sur ses gardes avec attention. Les pièces principales sont au centre, les plus faibles sur les côtés, les moyennes protègent les ailes de l'armée; telle est la loi invariable qui préside à la disposition des forces. Cette loi dit: il vaut mieux sacrifier un pion que de perdre une pièce importante[15]. Tout en attaquant à gauche, veillez à votre droite. Si vous harcelez l'arrière-garde de l'ennemi, songez à défendre les premières lignes. Car si vous êtes victorieux sur les premiers rangs, vous le serez sur les derniers. Ce sont deux membres d'un même corps, qui pour être vivants, demandent à ne pas être séparés, et cependant pour les conserver, ne les faites pas trop dépendre l'un de l'autre. N'affaiblissez pas votre jeu en l'éparpillant trop; en le serrant trop aussi vous l'embarassez. Plutôt que de tenir aveuglement à un pion et de chercher à le sauver à tout prix, sacrifiez-le et vous vous en trouverez bien; plutôt que de ne rien risquer et de rester en ligne, consolidez votre jeu, et réparez vos pertes. Si l'adversaire est en force et nous trop affaiblis, songeons à défendre notre vie. Si au contraire, l'ennemi est réduit à quelques pièces, et nous bien affermis, sachons tirer parti de notre puissance.

Le bon joueur, quand il combat, n'est point querelleur; le bon joueur, quand il range son armée, n'éprouve aucune crainte; le bon joueur, quand on le serre de près, n'est pas battu pour cela; le bon joueur, quand il perd, ne se trouble pas. La partie, commencée avec des pièces disposées en bon ordre, se termine par une éclatante victoire. Réparer ses pertes, quand l'ennemi ne vous attaque pas, c'est le vrai moyen de préparer une attaque furtive. Abandonner les pièces minimes, sans trop chercher à les sauver, c'est la pensée d'un plan d'une haute portée. Le joueur qui touche une pièce à l'aventure, sans réflexion, c'est un homme qui ne sait pas calculer ses coups; répondre à l'attaque de l'adversaire, sans songer s'il tend un piège, c'est le moyen d'être battu. Les vers disent: «doucement, attention, comme lorsque vous entrez dans la vallée obscure!...»

Cependant comme Taï-Tsong et son ministre étaient assis à la table de jeu, l'heure de midi trois minutes les surprit: la partie n'était point encore achevée; Oey-Tching laissa tout à coup tomber sa tête sur le damier et s'endormit d'un sommeil profond. A cette vue l'Empereur se mit à sourire et dit: «Mon sage ministre a l'esprit fatigué, tant il s'occupe avec ardeur des intérêts de l'empire; il a épuisé ses forces à établir la division des provinces, voilà pourquoi le sommeil l'a subitement vaincu!» Il le laissa donc dormir à son aise, sans l'appeler, ni l'éveiller.

Oey-Tching ne tarda pas à revenir à lui, puis il se jeta aux pieds de son Empereur, en s'écriant: «Sire, votre sujet a mérité mille fois la mort, il est mille fois coupable! le sommeil l'a accablé, et il n'a su ce qu'il faisait! Doit-il espérer que le souverain daignera pardonner à son sujet ce manque de respect.

—»Et en quoi, répondit Taï-Tsong, m'avez-vous manqué de respect, relevez-vous!»

Or, la partie qui avait été brusquement interrompue, et demeurait inachevée, il la continua de nouveau avec Oey-Tching qui exprimait à haute voix combien il était touché de tant d'indulgence. Cependant comme l'Empereur tournant un pion entre ses doigts, cherchait à le placer sur le damier, de grands cris se firent entendre aux portes du palais; aussitôt Tsin-Cho-Pao et Yu-Meou-Kong apportèrent une tête de Dragon toute sanglante, qu'ils déposèrent aux pieds du prince, en disant: «Sire, on a vu des mers manquer d'eau, des fleuves se sécher, mais une aventure aussi étrange que celle-ci, jamais on n'en a entendu parler!

—»Et comment la chose s'est-elle passée, demandèrent à la fois le prince et son ministre, en se levant de leurs sièges?

—»C'est à quelques pas d'ici, au sud du palais, répondirent les deux chefs des gardes, dans telle rue, que cette tête de Dragon est venue tomber au milieu d'un nuage, votre ministre n'osera vous refuser des explications à ce sujet.»

-» Et qu'avez-vous à m'apprendre,» lui demanda l'Empereur tout effrayé?

A ces mois Oey-Tching se tourna vers son souverain, frappa la terre de son front, et dit: «Sire, c'est la tête du Dragon que j'ai décapité en rêve.»

Cette réponse frappa de stupeur le grand prince de la dynastie des Tang. «Mais, s'écria-t-il, pendant que mon sage ministre dormait, il n'a pas remué, il n'a fait aucun mouvement, il n'avait pas de glaive près de lui! comment donc a-t-il pu exécuter ce Dragon?»

Le ministre répondit de la manière suivante: «Grand prince, votre sujet,

Tout en étant devant son souverain, s'est éloigné de lui dans un rêve; bien qu'il fût assis près de son Empereur devant une partie commencée, ses yeux s'étant voilés et obscurcis, il est parti en songe bien loin, dans un nuage; ses esprits sortis de son corps ont pris leur vol librement; l'être surnaturel était captif dans la tour du Dragon coupé par morceaux; là, les guerriers célestes le tenaient lié et garotté. Alors, sire, votre sujet lui a dit: «Tu t'es révolté contre les lois du ciel, ton crime mérite la mort, et j'ai reçu du Dieu suprême l'ordre d'exécuter la sentence.» A ces mots le Dragon gémit et se désola, et votre sujet ranima ses propres esprits; le Dragon versa des larmes et sanglota, puis il retira ses griffes, coucha ses écailles et s'offrit volontiers à la mort.

Votre sujet reprit donc un nouveau courage; après avoir retroussé sa robe, et marché quelques pas, il leva son glaive étincelant, et d'un seul coup la sentence fut exécutée: voilà pourquoi la tête est venue tomber ici, en roulant à travers l'espace.»


[1] Cette légende, tirée du roman bouddhique Sy-Yeou-Ki cité plus haut, remplace dans l'édition in.-8.° de la bibliothèque de l'Arsenal celle du Bonze sauvé des eaux, insérée dans l'in-18. Au reste, le premier alinéa est le seul point de ressemblance qui existe entre ces deux histoires.

[2] Si-Che, femme plus célèbre par sa beauté que par sa vertu, souvent citée par les poètes et les romanciers.

[3] Ce langage cabalistique n'est pas plus intelligible en chinois qu'en français, cependant on y retrouve une allusion à ce qui va suivre.

[4] Wang-Oey est un écrivain distingué qui vivait sous la dynastie des Tang.

[5] Kwei-Ko, célèbre devin du temps de la dynastie des Tsin; il vivait retiré du monde, et allait souvent sur le mont Yun-Mong-Chan cueillir des herbes médicinales: il forma plusieurs disciples et devint immortel.

[6] Rivière du Tse-Tcheou dans le Chen-Sy: on sait que les Chinois délaient leurs bâtons d'encre sur une pierre plate.

[7] Les huit Kwas ou diagrammes inventés par Fô-Hi, ou plutôt vus par lui sur le dos du Dragon dans les temps fabuleux (3468 avant J.-C.); ils représentent le ciel, la terre, la foudre, les montagnes, le feu, les nuées, les eaux, le vent. Ce sont les combinaisons d'une ligne horizontale entière ou coupée, modifiée de huit façons, et dont la multiplication donne 64.

[8] Ces expressions ne représentent pas exactement les mesures chinoises, mais elles ont l'avantage d'exprimer des valeurs connues.

[9] De nos jours, dit en marge l'éditeur chinois, est-il un seul devin qui ne soit aussi un fou et ne débite des impertinences?

[10] Phénix et Dragon sont des épithètes des choses qui appartiennent à l'Empereur.

[11] Paravent derrière lequel sa Majesté se tient assise pendant l'audience.

[12] L'Empereur Yao, qui commença à régner l'an 2357 avant J.-C., associa à l'empire Yu-Chun, étranger à sa famille, mais admis à cet honneur à cause de ses vertus, et à l'exclusion de l'héritier du trône que des vices éloignèrent de la succession. Le souvenir de ces deux personnages qui apparaissent à l'aurore de l'histoire est resté cher aux Chinois.

[13] Le texte dit: crier comme la montagne. Le Sse-Ki rapporte que le grand maître des cérémonies étant, dans une circonstance solennelle, monté sur la montagne sacrée du milieu (il y en eut cinq sous les Tcheou), les officiers subalternes restés en bas entendirent un bruit qui semblait sortir de la montagne et imiter le son de Wan-Souy, dix mille années à l'Empereur!

[14] Le fouet dont on se sert pour écarter la foule devant le cortège.

[15] L'éditeur chinois dit en marge: le monde est un damier, les hommes en sont les pièces; il n'y a que les mots de changés.


LES RENARDS-FÉES.

CONTE TAO-SSE.


I.

Sous le règne de Hiouan-Tsong[1] de la dynastie des Tang, vivait un jeune homme originaire de la capitale, dont le nom de famille était Wang et le petit nom Tchin: peu versé dans la connaissance des livres classiques et historiques, et très superficiellement instruit en littérature, il aimait le vin et la bonne chère, et il maniait l'épée avec un rare talent; son occupation favorite était de courir à cheval armé de son arbalète.

Wang perdit son père de bonne heure, et comme il ne lui restait plus que sa mère, il se maria. Son jeune frère nommé Wang-Tsay était d'une force extraordinaire et ne rencontrait jamais de rivaux dans les exercices militaires: ce Wang-Tsay prit du service dans les gardes particulières de l'Empereur et ne songea point à se marier. Ces deux jeunes gens jouissaient d'une fortune brillante, un grand nombre de serviteurs obéissaient à leurs ordres; ils se trouvaient dans une position assurée et tranquille qui promettait la joie et le bonheur.

Mais tout à coup vint à éclater la révolte de Ngan-Lo-Chan[2]; le défilé de Tong-Kwan, entre les monts Hoa-Chan et le fleuve Jaune, s'étant trouvé dépourvu de garnison, Hiouan-Tsong se retira dans l'ouest, et Wang-Tsay fit partie de l'escorte qui accompagna l'Empereur fugitif. Quant à Wang-Tchin, pensant qu'il n'y avait plus moyen de rester sur le même pied dans la capitale tombée au pouvoir des rebelles, il abandonna ses propriétés, réunit tous les objets susceptibles d'être emportés, puis emmena avec lui sa mère, son épouse et les gens de sa maison; ils allèrent dans le Kiang-Nan se mettre à l'abri des troubles. Là, Wang-Tchin s'établit dans l'arrondissement de Hang-Tcheou, au village de Siao-Chouy-Ouan (l'anse de la petite rivière), et passa ses jours à prendre soin des terres qu'il avait achetées autour de sa nouvelle demeure.

Dans la suite, Wang-Tchin entend dire que la capitale a été reprise par les troupes de l'empire, que les chemins sont sûrs et tranquilles; il lui vient à l'idée d'aller faire un voyage à Tchang-Ngan, pour apprendre ce que sont devenus ses parents et ses amis, et remettre en état ses anciennes propriétés. Bien décidé à partir, il communique son projet à sa mère et à sa femme, dispose ses bagages, et après avoir fait ses adieux en fils soumis, il se met en route, ne prenant avec lui qu'un seul domestique du nom de Ouang-Fo. D'abord le voyage se fit par eau, et Wang arriva ainsi jusqu'au lieu du débarquement dans le Yang-Tcheou: au temps de la dynastie des Souy, ce district s'appelait Kiang-Tou. C'est un point fort important où se réunissent les deux fleuves Kiang et Hoay, c'est comme la clef des routes du nord et du sud; les mâts des navires qui vont et viennent y sont serrés comme les brins de chanvre dans un champ; tout le rivage est couvert de maisons très rapprochées; il y a là un continuel concours de marchands et d'acheteurs: ce lieu est, en vérité, plein de gaîté et de mouvement.

Or, ce fut là précisément que Wang-Tchin quitta son bateau pour continuer sa route par terre; il loua des bêtes de somme pour porter son bagage, et prit le costume d'un officier de l'armée. Chemin faisant ses regards se promenaient avec satisfaction sur les fleuves et les montagnes, la nuit il se reposait, puis reprenait sa course au matin; ainsi en peu de temps il arriva à la ville de Fan-Tchouen, la même qui sous la dynastie des Han fut concédée à Tang-Hoey à titre de revenu. Cet endroit n'est pas fort éloigné de la capitale, et comme le fer et la flamme y avaient porté leurs ravages, les cent familles de la ville et des campagnes s'étaient cachées ou avaient pris la fuite. Il ne se trouvait donc pas une maison habitée sur toute la route, et à peine un rare voyageur; aussi ce que voyait Wang-Tchin c'étaient:

Les sommets élancés des collines que les forêts enveloppaient de leur ombre; les pics hardis si poétiques dont le front déchire les nues azurées. Au milieu des rocs escarpés et des monts à perte de vue serpente la rivière Han aux eaux limpides, et la nappe d'eau dans son vol oblique lance à dix mille pieds ses vagues argentées; des plantes grimpantes se suspendent au-dessus de l'abîme et la brise les fait flotter comme une écharpe brodée de toutes couleurs. A travers l'immense étendue de ces monts perdus dans les nuages, sont d'étroits sentiers faits pour l'oiseau et que le rare voyageur suit en se courbant; les forêts vaporeuses se confondent avec les nuées; les villages ravagés sont solitaires et l'homme a disparu de ces campagnes désertes; parées de mille nuances, les fleurs des montagnes s'épanouissent avec joie, et les oiseaux sans nom, habitants du désert, troublent seuls cette solitude de leurs cris.

Wang-Tchin contemplait avidement la riante perspective des montagnes et des rivières, et il allait en laissant flotter les rênes de son cheval, lorsque vers le soir, à l'heure où le ciel s'obscurcit peu à peu, il entendit dans l'épaisseur de la forêt quelque chose qui ressemblait à des voix humaines. Le voyageur approche et regarde.... Or, ce n'étaient point des hommes, mais deux Renards sauvages qui, appuyés contre le tronc d'un vieil arbre, tenaient devant eux un livre écrit. La patte fixée sur l'écriture, ils discutaient comme feraient deux personnes qui ne sont pas d'accord à propos d'un passage douteux.

«Ah! s'écria Wang-Tchin en riant, ces deux animaux-là sont vraiment prodigieux; ce sont des fées! Mais quel peut être le livre qui fixe leur attention?... Si je leur faisais avaler une de mes balles?»—Et là-dessus serrant les rênes de soie pour arrêter son cheval, il élève tout doucement l'extrémité de la bride ornée d'une corne polie à la meule, dispose la corde de l'arbalète[3], plonge sa main dans son sac et en tire une balle qu'il place dans le canon, puis il ajuste avec la plus grande attention: l'arbalète s'arrondit comme la lune en son plein, la balle siffle en volant avec la rapidité de l'étoile filante. Les deux Renards, plongés dans une occupation remplie d'intérêt pour eux, ne se doutaient pas du tout que quelqu'un les épiait hors de la lisière du bois: au sifflement de la corde de l'arbalète, ils lèvent la tête pour voir d'où vient ce bruit; mais dans son vol rapide, la balle était déjà entrée, ni à côté, ni de travers, mais tout juste au milieu de l'œil gauche du Renard qui tenait le livre.

L'animal abandonna son manuscrit en jetant des cris perçants, et s'enfuit avec sa blessure; l'autre Renard se baissait déjà pour ramasser le livre laissé par son compagnon, lorsque une seconde balle de Wang-Tchin l'atteignit à la tempe droite; il se mit à jouer des jambes, et s'enfuit aussi avec de grands cris pour échapper à la mort. Le voyageur poussa son cheval en avant, et ordonna à son domestique de ramasser le livre; mais quand il l'examina, il s'aperçut que les pages étaient couvertes de caractères faits comme des têtards[4], et tous parfaitement indéchiffrables pour lui.

«En vérité, songea Wang-Tchin en lui-même, je ne sais pas du tout ce qu'il peut y avoir d'écrit sur ce livre, mais je l'emporterai pour consulter plus tard à loisir des lettrés versés dans la connaissance des écritures anciennes.»—Aussitôt il cache le manuscrit dans sa manche, sort de la forêt en trottant, et reprend la grande route qui conduit à la capitale.

Or, à cette époque, le Turc Ngan-Lo-Chan était mort, il est vrai; mais son fils Ngan-Youen, qui avait pris sa place, était tout aussi terrible. Un des chefs de l'insurrection Chy-Sse-Ming, après s'être soumis, s'était révolté de nouveau; dans toutes les colonies militaires étaient réunies des forces imposantes, mais nulle part on ne voyait se manifester l'intention de rentrer dans le devoir; et comme on craignait que des conjurés ne vinssent jusqu'à la capitale épier les mesures du gouvernement, on faisait aux portes de la ville une garde sévère: ceux qui entraient ou sortaient étaient soumis à un examen rigoureux, et dès le crépuscule on fermait les portes. Lorsque Wang-Tchin se présenta au pied des murailles, le soleil avait déjà pâli vers l'occident, et les verroux étaient tirés; il songea donc à trouver un gîte pour la nuit.

Arrivé à la porte d'une hôtellerie, le voyageur descend de cheval et entre; le maître du lieu qui vit un étranger, l'arbalète sur le dos, le sabre à la ceinture, en habit d'officier, se garda bien de le recevoir froidement; et s'avançant au-devant de Wang-Tchin avec politesse, il pria sa Seigneurie de vouloir bien prendre un siége.—Les domestiques eurent l'ordre de préparer et de servir une tasse de thé. Pendant ce temps, le laquais Ouang-Fo avait déchargé les bagages et les apportait dans la maison.

«Hôtellier, demanda Wang-Tchin au maître de l'auberge, avez-vous une chambre sûre et commode, dont vous puissiez disposer pour moi?—J'en ai beaucoup de vides dans mon hôtel, répondit le maître, votre Seigneurie n'a qu'à choisir celle qui sera à son gré.» Et là-dessus, allumant une lampe, l'aubergiste conduisit son hôte dans tous ses appartements: ce qui convint le mieux à Wang-Tchin, ce fut une petite chambre propre et bien tenue, dans laquelle furent déposés les effets, tandis qu'on menait à l'écurie les bêtes de somme pour y être bien soignées.

A peine le voyageur fut-il installé que le petit domestique de l'auberge vint demander si sa Seigneurie souhaitait de boire une coupe de vin.—«Si vous en avez de bon, répondit Wang-Tchin, apportez m'en deux mesures, avec un plat de viande de bœuf hachée, et veillez tous ici à exécuter fidèlement mes ordres.» Le domestique se retira en assurant que sa Seigneurie serait ponctuellement obéie. Wang-Tchin, après avoir eu soin de fermer la porte derrière lui, sortait de sa chambre, lorsque le garçon de l'auberge reparut avec le vin et le plat demandé; il venait pour savoir si sa Seigneurie désirait aller jusque dans le salon prendre son repas, ou bien s'il fallait servir dans l'appartement.—«Je mangerai ici, répondit le voyageur.» Et aussitôt les mets furent placés sur une petite table. Wang-Tchin s'assit; et son domestique Ouang-Fo, debout près de lui, versait le vin.

Il avait bu tout au plus deux ou trois verres, lorsque l'aubergiste s'avançant vers son hôte, lui demanda si sa Seigneurie venait de la frontière.—«Non, répondit Wang-Tchin, je viens de Kiang-Nan.—Cependant, objecta l'hôtellier, l'accent de sa Seigneurie n'est point celui des habitants de Kiang-Nan.—Eh bien! ajouta Wang-Tchin, je parlerai franchement: je suis originaire de la capitale; depuis que la révolte de Ngan-Lo-Chan a forcé le char impérial de se retirer dans le pays de Cho, j'ai abandonné ma demeure pour fuir les troubles dans le Kiang-Nan: on dit que maintenant les rebelles sont rentrés dans le devoir; l'Empereur est revenu à Tchang-Ngan, et je vais réparer les désastres qu'ont dû souffrir mes anciennes propriétés; ensuite j'irai chercher ma famille pour l'emmener avec moi dans notre première patrie; comme je craignais de faire sur la route quelque mauvaise rencontre, voilà pourquoi j'ai pris l'uniforme d'un officier de l'armée.—Eh bien! reprit l'hôtellier, votre Seigneurie et moi, nous sommes dans le même cas: il n y a pas plus d'un an que je suis venu chercher un abri dans ce village.» Et comme tous les deux étaient compatriotes et gens de la capitale, bien qu'étrangers l'un à l'autre, ils devinrent comme de vieux amis, et ils se firent part réciproquement de ce qu'ils savaient touchant ces troubles désastreux! On a raison de dire:

Les fleuves, les monts, la brise présentent toujours à
l'œil le même spectacle;
Mais les familles de la ville et des faubourgs ont à moitié
disparu!

Leur conversation était fort animée, lorsqu'on entendit une voix du dehors qui disait: «Hôtellier, y a-t-il une chambre disponible pour cette nuit?—Oui, il y en a, répondit le maître, mais je ne sais pas combien vous êtes de voyageurs.—Il n'y en a qu'un, reprit la voix; je suis seul.»

L'aubergiste vit en effet un individu seul, et qui n'avait pas de bagages, et il répondit: «Puisque vous êtes sans compagnon, je ne puis me hasarder à vous recevoir.—Auriez-vous peur, par hasard, que je ne vous paie pas? reprit l'inconnu fort en colère; est-ce là le motif qui vous empêche de m'ouvrir?—Monsieur, répondit l'aubergiste, mon motif n'est pas celui auquel vous faites allusion; mais le noble commandant de la garnison a fait publier de tous côtés une proclamation par laquelle il défend aux hôtelliers de donner un abri à tout voyageur inconnu ou suspect. Celui qui serait dénoncé comme ayant reçu et logé clandestinement un étranger s'exposerait aux plus graves châtiments. Et puis maintenant, Chy-Sse-Ming s'étant révolté, la défense devient plus expresse: d'ailleurs Monsieur est sans bagages, je n ai pas l'avantage de le connaître, il y aurait donc de grands inconvénients à le loger.

—Quoi! s'écria l'inconnu en souriant, vous ne me connaissez pas? je suis précisément le commandant de la garnison. Une affaire m'avait appelé à Fan-Tchouen, et j'en reviens; comme je suis arrivé trop tard pour entrer en ville, je me vois obligé de vous demander asile pour cette nuit; vous comprenez pourquoi je n'ai pas de bagages: s'il vous reste encore des doutes, des soupçons, demain matin venez avec moi jusqu'aux portes de la capitale et interrogez les gardes, il n'y en aura pas un qui ne me reconnaisse.»

Grâce au grand bonnet qu'ôta l'étranger en saluant, l'aubergiste ajouta foi à ses paroles. «Par malheur, répondit-il, le vieux Chinois ne connaissait pas le seigneur commandant, veuillez donc ne pas vous formaliser de son refus, et daignez prendre un siége dans le salon.—Ne vous tourmentez pas, ajouta l'inconnu, seulement je meurs de faim, si vous avez du vin et du riz cuit, j'en prendrai un peu.» Là-dessus il entra sans tarder dans la salle de l'hôtel, et dit à l'aubergiste: «Je fais abstinence de viande, il me faut seulement des aliments maigres et du vin.»—Puis il alla tout droit s'asseoir à la table sur laquelle mangeait l'autre voyageur. Le domestique avait apporté les mets commandés.

Cependant Wang-Tchin, ayant dirigé son regard sur le nouveau venu, s'aperçut qu'il cachait son œil droit sous les plis de sa manche, avec des signes non équivoques de la plus cuisante douleur; ce fut pourtant lui qui rompit le silence. «Maître, dit-il à l'aubergiste, j'ai eu bien du malheur aujourd'hui! j'ai rencontré deux méchants animaux qui sont cause que je suis tombé et que j'ai perdu l'œil.

—Comment, qu'avez-vous rencontré? demanda l'aubergiste.

—Ecoutez, continua le prétendu commandant; en revenant du Fan-Tchouen, j'ai aperçu deux Renards sauvages qui sautaient d'un côté sur l'autre, en poussant de grands cris: je me suis mis à courir pour les prendre, mais tout d'un coup mon pied s'est embarrassé; les deux Renards galopaient toujours, et je suis tombé si rudement que la prunelle de mon œil gauche est gravement attaquée.

—Aussi, ajouta l'aubergiste, je m'étonnais de voir que votre Seigneurie cachait la moitié de son visage sous sa manche.—Eh bien! interrompit à son tour Wang-Tchin, en parcourant la même route aujourd'hui, j'ai fait rencontre aussi de deux Renards.

—Est-ce que vous avez pu mettre la main dessus? demanda l'inconnu avec vivacité.

—Ils étaient dans la forêt, très attentionnés à regarder dans un manuscrit, répondit Wang-Tchin; j'ai envoyé une balle dans l'œil gauche de celui qui tenait le livre; il l'a laissé tomber et a pris sa course. L'autre allait ramasser le bouquin, mais une seconde balle partie de mon arbalète l'a blessé à la joue, et il s'est sauvé. Ainsi je n'ai pu avoir que le livre, et les deux bêles m'ont échappé.

—Quoi! s'écrièrent en même temps l'inconnu et le maître de l'auberge, des Renards qui savent lire! voilà une étrange aventure.—Et sur ce livre, reprit le nouvel arrivé, qu'y a-t-il d'écrit? Pourrais-je obtenir d'y jeter un coup-d'œil?—Oh! c'est un livre bien étrange, ajouta Wang-Tchin, il n'y a pas un caractère qu'on puisse déchiffrer.» Et laissant là sa tasse pleine, il tira de sa manche le livre mystérieux pour le faire voir; mais ce qui est long à dire fut prompt à faire! il n'avait pas encore porté la main à sa manche que le petit-fils du maître de l'hôtel, jeune enfant de cinq ou six ans, arriva en courant; sa vue perçante, et il reconnut que cet étranger était un Renard. Il se garda bien de trahir sa pensée, mais s'élança droit devant l'animal, et montrant du doigt le faux commandant, il s'écria: «Mon père, voyez quel vilain Renard sauvage est venu s'asseoir ici! et vous ne le chassez pas?»

A ces mots, Wang-Tchin frappé d'une idée subite, reconnut que ce devait être le Renard blessé par lui; il se jeta précipitamment sur son épée, et en dirigea la pointe vers la porte; mais l'animal, qui se vit menacé, esquiva le coup, fit une culbute, et se laissa voir sous sa forme naturelle; puis il sortit en se sauvant tout effaré.—Wang-Tchin le poursuivit l'épée à la main, à la distance de quelques maisons, mais les traces du Renard le conduisirent tout droit au pied d'un mur. C'était au milieu de l'obscurité de la nuit; Wang-Tchin ne trouvant pas de porte qui pût faciliter ses recherches, il lui fallut donc revenir; le maître de l'hôtel arriva avec une lampe allumée, accompagné de Ouang-Fo, le domestique de son hôte; tous les deux allèrent au-devant de lui, l'engagèrent à laisser la vie à ce pauvre animal, et à ne plus s'en occuper.

«Cependant, s'écria Wang-Tchin, si ce n'eût été votre petit fils, qui l'a découvert, peut-être cet animal endiablé aurait repris son livre.—Ces bêtes-là ont des moyens magiques, interrompit l'hôtellier, je crains bien qu'il n'invente quelque autre ruse pour vous dérober ce que vous leur avez pris!—Désormais, ajouta Wang-Tchin, cette aventure du Renard va être, dans la bouche de bien des gens, un sujet de railleries: il faut absolument que d'un coup d'épée je traverse cette maudite bête, et tout sera dit.»

Il revint donc à l'hôtel; mais les marchands voyageurs qui occupaient les chambres voisines à droite et à gauche, ayant appris l'histoire, la tinrent pour merveilleuse et accoururent pour en connaître les détails: ils firent tant de questions qu'ils en avaient le gosier cuisant et la langue sèche.

Après avoir fini de souper, Wang-Tchin remonta dans son appartement pour prendre du repos; et il pensait en lui-même que, puisque ce Renard témoignait tant de désir de recouvrer son livre, ce devait être un objet précieux, et il se promit bien de le tenir caché avec tout le soin possible. Mais dès la troisième veille de la nuit, on entendit frapper à la porte et une voix disait: «Rendez, rendez-moi vite mon livre, et je saurai trouver un moyen de vous témoigner ma reconnaissance; mais si vous ne voulez pas me le donner, il vous arrivera des choses fâcheuses: ne vous préparez donc pas des regrets pour l'avenir.»

Ces paroles jetèrent Wang-Tchin dans un grand accès de fureur; il se revêt à la hâte de ses vêtements, se lève, saisit son épée, et pour ne pas réveiller brusquement les voisins, il sort de sa chambre tout doucement. Mais au moment où il va pour ouvrir la grande porte, il s'aperçoit que déjà l'aubergiste est descendu la fermer à clef. «Avant que je l'aie appelé et qu'il soit venu lever ces verroux, pensa Wang-Tchin, la diable de bête se sera esquivée, et je ne pourrai la traverser de mon épée. J'aurai vainement provoqué le mécontentement et le déplaisir de ceux qui dorment autour de moi; il vaut donc mieux pour l'instant réprimer une colère passagère, et demain matin, je saurai prendre mes mesures.»

Là-dessus, il revint dans sa chambre et se disposa à dormir comme auparavant, mais le Renard recommença ses lamentations à plusieurs reprises, de telle sorte que les gens de l'hôtellerie ayant tous, jusqu'au dernier, entendu ces plaintes, se réunirent en masse le lendemain matin et firent des observations à Wang-Tchin. «Puisque vous ne pouvez, lui dirent-ils, déchiffrer un seul caractère de ce livre, à quoi bon le garder, rendez-le donc, ça vaut mieux, et tout sera fini! Assurément il vous en arrivera quelque chose de fâcheux, et il sera bien temps alors de vous repentir!»

Si Wang-Tchin avait pu savoir où cette affaire le mènerait, il eût suivi les conseils de ses voisins et rendu le livre au Renard-fée; tout eût été fini ainsi: mais non, c'était un homme entêté et orgueilleux, il n'écouta les avis de personne; et dans la suite ce Renard surnaturel, s'acharnant sur ses biens, se fit un malin plaisir de le ruiner de fond en comble. On dit avec raison:

Si vous ne voulez pas suivre les avis des gens de bien, Vous ressentirez infailliblement des chagrins et vous verserez des larmes!

Après déjeuner, Wang-Tchin régla avec l'aubergiste; les bagages furent chargés sur les bêtes de somme, il monta à cheval, et entra dans la capitale. A mesure qu'il regardait autour de lui sur sa route, il voyait des maisons en ruines, à peine quelques rares habitants; les places et les marchés se montraient tristes et déserts! Ce n'était plus là l'aspect si brillant des jours d'autrefois: quelle différence! Arrivé devant son ancienne demeure il regarde!... et ne distingue plus qu'un amas de briques et de pierres. Un tel spectacle le jeta dans une tristesse qu'il ne put surmonter, il ne lui restait ni toit, ni abri.—Wang fut donc obligé de chercher un logement dans une hôtellerie. Après y avoir fait porter ses bagages, il s'en va chercher des nouvelles de sa famille.

Les habitants étaient fort clairsemés: pendant le bonjour d'arrivée, chacun raconte les événements qui ont laissé des traces dans son souvenir, et quand on arrive à l'endroit sensible où le cœur est blessé, ce sont des torrents de larmes qui baignent et inondent le visage.—«Je voulais, dit à son tour Wang-Tchin, revenir me fixer dans ma patrie, mais j'étais loin de me douter que ma maison ne fût plus qu'un amas de décombres!—Hélas! il ne me reste plus de demeure.—Depuis que les révoltes militaires ont éclaté, reprirent les parents de Wang, combien de personnes ont été violemment séparées, le père au sud, le fils au nord; les uns sont prisonniers, les autres ont été tués! Nous avons eu à souffrir des calamités sans bornes; et si, nous tous présents ici, avons pu échapper au glaive dont la pointe nous menaçait, ce n'est pas sans peine que nous sommes arrivés vivants jusqu'à ce jour. Vous autres, gens riches, grands seigneurs, qu'aucune affaire ne retenait, vous avez tout simplement quitté votre maison et il ne vous est rien arrivé de bien fâcheux; d'ailleurs ces biens que vous aviez abandonnés, nous en avons pris soin; grâce à nous, vous retrouvez vos terres dans le même état: si donc vous avez le désir de vous fixer de nouveau dans cette ville, réparez les dommages causés par le désastre, et il vous restera encore de quoi remonter une brillante maison.»

Ces conseils furent accueillis avec reconnaissance par Wang-Tchin: il acheta une maison dans laquelle il pût loger, fit emplette de tout ce qui était nécessaire pour la meubler, puis il y ajouta un jardin, et vécut tranquille et paisible. Deux mois venaient de s'écouler ainsi, lorsque Wang-Tchin, étant sorti à la porte de sa maison, vit un homme qui arrivait du côté de l'est et se dirigeait vers lui; vêtu de deuil de la tête aux pieds, malgré le paquet attaché sur son épaule, cet homme marchait comme s'il eût eu des ailes, et bientôt il fut près de lui. Wang-Tchin lève les yeux, regarde ... quelle surprise! Cet individu n'est rien autre que Ouang-Lieou, domestique de sa maison.

«D'où viens-tu, Lieou, s'écrie Wang-Tchin, que veut dire ce vêtement de deuil?» Dès qu'il entend prononcer son nom, le domestique se hâte de répondre: «Ah! vous voilà ici, mon maître, j'ai ordre de vous chercher jusqu'à extinction.—Mais, dis-moi donc vite ce que veut dire ce costume.—Il y a une lettre, mon maître, une lettre qui vous mettra au fait de tout.» Et le domestique, déposant son paquet à terre, l'ouvre et en tire la lettre qu'il remet à Wang-Tchin. Celui-ci se hâte de la décacheter, il regarde,... c'est l'écriture de sa mère, et le billet contenait ce qui suit:

Après votre départ, nous avons appris la nouvelle de la seconde révolte de Chy-Sse-Ming; nuit et jour accablée d'inquiétude et d'anxiété, je suis bientôt tombée gravement malade. La médecine et les prières restent sans effet: tôt ou tard il faut être inscrit sur le livre des morts! Mais j'ai déjà dépassé douze lustres, et mon trépas n'aura rien de prématuré. Seulement, je m'afflige des troubles qui ont éclaté dans cette année fatale, et qui me forcent de mourir étrangère dans un pays éloigné; sans que ni vous, ni votre jeune frère, puissiez me rendre les derniers devoirs!—J'en ressens une profonde douleur!... Mais, je ne veux pas être ensevelie dans une terre lointaine; cependant je songe avec effroi que les rebellions sont flagrantes, je crains que la capitale ne revienne pas de sitôt dans son ancien état de tranquillité, et qu'elle ne soit pas habitable: ainsi, à mes derniers instants, j'ai pensé qu'il valait mieux laisser tout-à-fait les biens ruinés et à moitié perdus que vous avez là-bas, et revenir ici vous occuper du soin des funérailles. Après que vous aurez emmené mon corps pour le rendre à la terre, au lieu désigné, allez dans le Kiang-Tong: c'est une terre fertile et peuplée; les moeurs des habitants sont douces et hospitalières: d'ailleurs, combien il serait difficile de fonder à la capitale une maison comme celle que nous avions auparavant! Ainsi n'agissez point avec une légèreté qui compromettrait vos intérêts, attendez que le bouclier et la lance soient en repos; alors vous pourrez songer à vous fixer de nouveau dans la capitale. Si vous désobéissiez à mes ordres, vous attireriez sur vous une série de malheurs dans lesquels vous seriez enveloppé: vous rendriez inutiles les sacrifices et les prières, et même lorsque vous viendriez au bord des neuf fontaines[5], je vous jure que nous ne serions pas réunis.

Lisez et retenez ceci.

A cette lecture, Wang-Tchin tomba à terre en sanglotant. «J'espérais, en venant ici, s'écria-t-il, rétablir ma maison dans son ancienne splendeur et me fixer dans ma patrie, et voilà qu'au contraire la douleur et l'inquiétude que lui cause mon absence conduisent ma mère au tombeau! Et encore, si je l'avais su plus tôt! Mais je ne puis arriver à temps! Tout est fini!—Mes regrets sont impuissants!» Après s'être ainsi désolé, il demanda au domestique Ouang-Lieou si sa mère ne lui avait point adressé d'autres recommandations à son heure dernière.—«Non, répondit le serviteur Lieou; seulement elle a ajouté ceci en insistant beaucoup: Vos terres et les biens que vous possédez ici sont dans un complet état de ruine, et les choses sont devenues pires encore par suite de la révolte de Chy-Sse-Ming, la capitale éprouvera de nouveaux bouleversements, elle ne pourra rester dans cette tranquillité momentanée. Ainsi donc, mon maître, décidez-vous; il faut abandonner la ville et vs> biens pour aller vous occuper des soins des funérailles, et après que le corps de votre mère aura été conduit par vous dans la tombe, le Fan-Tchouen vous offrira, comme par le passé, une retraite assurée contre les désordres et les révoltes. Si mon maître se refusait d'obéir aux volontés de sa mère mourante, la pauvre dame ne pourrait fermer les yeux en paix.—Oserais-je ne pas accomplir les ordres que me dicte ma mère expirante, s'écria Wang-Tchin; le pays de Kiang-Tong d'ailleurs est une contrée fort habitable, tandis que la capitale est en proie à des guerres civiles incessantes: ce qu'il y a de mieux, c'est encore de fuir cette ville!»—Et aussitôt il s'empressa de faire confectionner des habits de deuil et de faire préparer le cercueil; puis d'un côté il envoya des hommes élever la terre du sépulcre, et de l'autre donna commission de vendre sa maison et ses terres.

Après être resté deux jours à Tchang-Ngan, le domestique Ouang-Lieou objecta à son maître que tous ces préparatifs d'élever un sépulcre et de l'entourer d'une muraille de terre, demanderaient bien un mois entier, et comme on l'attendait avec impatience à la maison, il valait mieux qu'il partît en avant pour tranquilliser ceux qui étaient restés. Wang-Tchin approuva cet avis, et il avait eu la même idée; il écrivit donc une lettre, la remit au domestique avec tout l'argent dont il avait besoin pour sa route, et l'expédia vers le Fan-Tchouen. Au moment où il était sur le seuil de la porte, le domestique dit encore à son maître: «Bien que je parte en avant, sa Seigneurie ne doit pas oublier qu'il faut au plus vite quitter ces lieux et revenir près des siens!—Hélas! répondit Wang-Tchin, que ne puis-je dès à présent être libre, je volerais vers ma demeure: ces instances sont superflues!»—Une fois dehors, le domestique s'éloigna et disparut.

Cependant dès qu'ils apprirent cette nouvelle, les parents de Wang-Tchin vinrent tous pour lui faire des compliments de condoléance, et ils lui conseillèrent aussi de ne pas s'exposer à trop perdre sur ses terres en les vendant sans réflexion. Mais tourmenté par les dernières volontés de sa mère, Wang-Tchin s'obstina et n'eut point égard à leurs avis: dans son empressement, dans sa précipitation, il se dessaisit à moitié prix de ses biens qui avaient une grande valeur; à peine s'il put au bout de vingt jours faire élever le tertre et creuser la caverne au milieu de l'édifice funéraire. Lorsque tout fut achevé dans le plus grand détail, il disposa ses bagages et partit de Tchang-Ngan, emmenant avec lui son domestique. A la clarté des étoiles, au milieu de la nuit, il se dirigea rapidement vers Kiang-Tong, impatient de rencontrer le char mortuaire et de veiller aux cérémonies funèbres. Hélas!

Ce voyage vers la capitale entrepris les armes à la main
lui cause bien des regrets!
Il lui faut changer de résolution, et suivre le cours du fleuve
en retournant à l'est.
C'est en vain que dans la capitale du nord il se livre a
des rêves brillants,
Car le ciel commande aux larmes qui baignent le visage
comme aux nues argentées qui se déroulent.


II.

Nous laisserons donc Wang-Tchin continuer sa route, et nous reviendrons à sa mère et à son épouse qui étaient restées dans leur demeure de Fan-Tchouen. La nouvelle de la révolte de Chy-Sse-Ming était arrivée aux oreilles des deux dames, et elles passèrent les jours et les nuits dans l'inquiétude et la tristesse, en songeant à leur fils et à leur époux; elles se repentaient cruellement de l'avoir laissé partir. Deux ou trois mois s'étaient écoulés, lorsqu'un jour un des serviteurs vint annoncer que Ouang-Fo, le domestique affidé du maître absent, arrivait de la capitale et avait une lettre à présenter. A ces mots, les deux dames donnent l'ordre de faire entrer ce Ouang-Fo; et celui-ci, frappant la terre de son front, remit la missive dont il était porteur. On remarqua que ce Ouang-Fo avait l'œil droit entièrement perdu; mais sans prendre le temps de le questionner à ce sujet, les dames ouvrirent la lettre et y lurent ce qui suit:

Depuis que je me suis éloigné d'auprès de vous, grâce à la protection que le ciel vous accorde, j'ai toujours joui d'une excellente santé. Arrivé à la capitale, j'ai fait une inspection détaillée de nos propriétés: par bonheur, rien n'a souffert, et tout a continué d'être comme par le passé, dans un état satisfaisant. Enfin, pour surcroît de bonheur, j'ai fait rencontre de mon ami Hou-Pa, le juge, qui m'a introduit chez le premier ministre, et je lui dois bien de la reconnaissance pour sa bienveillante attention, car il m'a nommé à une magistrature dans le Yeou-Sou. J'ai déjà reçu ma nomination officielle, et comme l'époque à laquelle je dois entrer en fonction est assez rapprochée, je vous envoie tout exprès Ouang-Fo qui doit vous remettre cette lettre à toutes les deux. Dès que vous l'aurez reçue, hâte-vous de vendre les propriétés que nous avons achetées dans le Kiang-Nan, et accourez à la capitale avec la rapidité de la foudre, ne vous arrêtez pas à de frivoles détails; le temps où je dois partir pour le Yeou-Sou approche; comme nous allons bientôt être réunis, cette lettre ne contient que ce qu'il est strictement utile de vous annoncer.

Tchin vous salue mille fois.

Quand les deux dames eurent pris connaissance de cette lettre, elles ne purent contenir leur joie, et demandèrent alors à Ouang-Fo ce qui lui avait mis l'œil dans un si triste état. «Ce n'est guère la peine d'en parler, répondit le domestique: comme je m'étais endormi de fatigue sur mon cheval, j'ai fait une chute par hasard, et voilà ce qui m'a blessé.» On l'interrogea aussi sur l'aspect qu'offrait la capitale dans ces derniers temps: tout y était-il comme autrefois, les parents étaient-ils tous vivants dans Tchang-Ngan? A ces questions, l'envoyé répondit: «Toute la ville est au moins à moitié ruinée, il s'en faut bien qu'elle ressemble à ce qu'elle était auparavant. Parmi vos parents, il y en a de morts, il y en a qui sont prisonniers, d'autres encore ont pris la fuite, et il y a peu de maisons qui soient restées intactes; de plus, on a pillé et volé les meubles et les objets précieux, incendié et détruit des habitations, confisqué les biens de la campagne: vos propriétés, terres, jardins et maisons, sont les seules qui n'aient eu absolument rien à souffrir.»

Ces nouveaux détails augmentèrent beaucoup la joie et la satisfaction des deux dames.

«Quoi! s'écrièrent-elles, nos biens n'ont pas été touchés, et encore Wang-Tchin a été nommé à une magistrature! Tant de bonheur est dû à la protection du maître suprême du ciel et de la terre: nous ne pouvons assez lui en témoigner notre reconnaissance. Quand le moment sera venu, il faudra la lui prouver en faisant de bonnes œuvres, et renouveler nos prières à l'occasion de cet événement, afin que dans l'avenir, les magistratures devenant plus importantes encore, la prospérité et les appointements aillent toujours croissant.»—Puis elles ajoutèrent en s'adressant à Ouang-Fo: «Ce Hou-Pa, ce juge dont il est question dans la lettre, qu'est-ce?—C'est un ami de mon maître, répondit le domestique. Jusqu'ici, repartit la mère de Wang-Tchin, je n'avais jamais entendu dire qu'il y eût un magistrat de ce nom, ami de mon fils.—C'est peut-être, ajouta la bru, une nouvelle connaissance de mon mari, avec lequel nous n'avons point eu de relations.»

Ouang-Fo, prenant part à la conversation, assura à ces dames que l'individu en question était effectivement une nouvelle connaissance de son maître, et il demanda qu'on le chargeât bien vite d'une réponse. La mère de Wang-Tchin objecta au domestique qu'après un voyage aussi fatiguant, il devait manger pour se refaire et prendre un peu de repos, au moins jusqu'au lendemain. «Madame, reprit à son tour Ouang-Fo, les dispositions qu'il vous faut faire pour le départ, demanderont bien quelques jours; mon maître est seul dans la capitale, il n'a personne pour le servir; il est impatient de voir arriver en avant un serviteur, afin de tout préparer pour le départ; et si j'attends que madame se mette en marche, comment mon maître pourra-t-il arriver à l'époque voulue au lieu de sa charge?»

Cette observation parut très juste à la mère de Wang-Tchin; elle écrivit donc la réponse demandée, donna au domestique l'argent dont il avait besoin pour la route, et l'expédia en avant. Aussitôt après le départ de ce Ouang-Fo, la vieille dame vendit complètement tout ce qu'ils possédaient dans le Fan-Tchouen, terres, maison, meubles et ustensiles, et ne garda que quelques bagatelles; puis, dans la crainte de faire manquer par ses lenteurs l'époque fixée pour l'entrée en fonction, elle ne s'arrêta point à trouver un bon prix de ces divers articles. Elle donna en offrandes la moitié de la valeur et chargea un bonze d'employer cet argent en bonnes œuvres. Enfin, elle loua un bateau de mandarin et choisit un jour heureux pour se mettre en marche. Pendant les derniers instants de leur séjour, la maison fut pleine du matin au soir de jeunes dames du voisinage, qui venaient faire des visites d'adieu; toutes allèrent conduire à leur bateau la mère et l'épouse de Wang-Tchin, qui s'embarquèrent et partirent.

S'éloignant donc du Fan-Tchouen, elles traversèrent joyeusement le Hô-Fou et le Tang-Kouey-Tcheou; après avoir débouché dans le Tai-Kiang, le bateau fit route droit devant lui dans la direction de la capitale. Les servantes des deux dames, pour célébrer la nomination de leur maître à une charge importante, exécutaient des danses sur le pont; et cependant ce n'était pas le cas de s'exalter ainsi!

Quand il fuit vers le sud pour échapper aux désastres, il
a lieu de s'affliger!
Qui peut savoir quand les honneurs et les richesses viennent
au-devant de nous?
Les serviteurs de cette famille triomphante célèbrent leur
joie par des chants et des danses:
Au jour fixé, des nuages se dérouleront encore sur le ciel
de la capitale.

Mais revenons à Wang-Tchin que nous avons laissé tournant les talons à la capitale, et marchant vers le Fan-Tchouen: il lui avait fallu moins d'un jour pour arriver au lieu d'embarquement dans le Yang-Tcheou. Là, il fit déposer ses bagages dans une hôtellerie, congédia ses bêtes de somme, et après son repas, il envoya Ouang-Fo, son valet, au bord du fleuve, pour retenir un bateau. Lui-même, il était assis à la porte de l'hôtellerie, occupé à veiller des yeux sur son bagage, lorsqu'il voit au milieu du fleuve un bateau qui s'avance.—Il regarde ... c'est un bateau de mandarin qui remonte le courant; à la proue sont quatre ou cinq domestiques qui font éclater leur joie par des cris et des chants; ils sont au comble de l'allégresse!—Le bateau marche toujours, il approche. Wang-Tchin regarde encore!... Ce ne sont point des étrangers, mais tout simplement les gens de sa maison. Cette vue le laisse stupéfait. «Comment se fait-il que les serviteurs de chez moi se trouvent sur un bateau de mandarin? Probablement, à la mort de ma mère, ils auront passé au service d'une autre personne.» Et comme il était en proie à cette incertitude, voici que devant le treillage qui ferme la porte de la cabine une jeune fille s'avance, met sa tête hors du balcon et regarde.—Wang-Tchin fixe sur elle des yeux attentifs et scrutateurs; c'est la servante de l'appartement de sa femme!

«En vérité, c'est miraculeux,» songea Wang-Tchin. D'un pas rapide il s'élance pour avoir l'explication de ce mystère, et au même instant tous les gens qui étaient sur le pont du bateau s'écrièrent d'une seule voix en l'apercevant: «Quoi, notre maître est ici! comment cela se fait-il? et que signifient les habits de deuil dont il est revêtu?»—Aussitôt ils dirent au patron de conduire le bateau vers le rivage, et courent dans leur étonnement à la cabine de l'arrière, avertir les deux dames, qui lèvent le treillis de bambou et regardent de leurs propres yeux.

Or, Wang-Tchin qui dirigeait son attention de ce côté aperçut sa mère vivante devant lui!—A cette vue, il arrache en toute hâte ses vêtements de toile, et tire de son paquet, resté près de lui, d'autres habits plus convenables ainsi qu'un bonnet; et tous les gens de sa maison, qui étaient déjà sautés à terre, se pressent à sa rencontre. Wang-Tchin fait porter ses bagages dans le bateau, et lui-même passe à bord pour aller voir sa mère. D'un regard il découvre sur le devant du pont Ouang-Lieou, le domestique porteur de la lettre fatale, et sans plus de questions, il l'arrête au collet et va le frapper.—La mère de Wang-Tchin s'élance pour retenir son fils: «Le domestique n'a commis aucune faute, pourquoi se jeter sur lui et le menacer?»

Dès qu'il avait vu sa mère sortir de la cabine, Wang avait lâché son serviteur et saluait respectueusement la vieille dame. «N'est-ce pas ce scélérat, lui dit-il, qui est venu m'apporter à la capitale une lettre de vous, ma mère, une lettre qui m'annonçait votre mort prochaine? N'a-t-il pas été cause que j'ai manqué de piété filiale en me présentant devant vous en habit de deuil?—Quoi! reprit la vieille dame, il est resté constamment à la maison, comment aurait-il pu vous porter une lettre à la capitale?—Mais enfin, il y a un mois, ce Ouang-Lieou m'a remis une lettre de ma mère, une lettre qui contenait telle et telle chose, donnait tel et tel avertissement! il est resté deux jours près de moi, puis je l'ai expédié en avant pour aller rassurer et consoler ceux qui vivaient encore! Après cela, j'ai vendu mes biens, et partant en pleine nuit, à la lueur des étoiles, je suis accouru: comment dites-vous qu'il n'est pas venu à Tchang-Ngan!»

Tout le monde resta stupéfait à ces paroles: c'est vraiment une merveilleuse aventure! Y a-t-il donc un autre Ouang-Lieou parfaitement semblable à celui-ci?

Ouang-Lieou lui-même éleva la voix d'un air moqueur: «Maître, dit-il, ne prétendez pas que votre serviteur soit allé à la capitale, c'est un Ouang-Lieou rêvé que vous avez vu, et non un être réel!—Et bien! interrompit la mère de Wang-Tchin, voyons, montrez cette lettre, que je voie si l'écriture est de moi,—Eh! si ce n'eût été l'écriture de ma mère, reprit Wang-Tchin, aurais-je pu ajouter foi à cette lettre?» Là-dessus il déploie ses bagages, en tire la lettre, la regarde.... C'était bien une feuille de papier, mais y restait-il quoique trace de caractère?—Voyant l'air stupéfait de Wang-Tchin, debout, les yeux ouverts et la bouche béante, occupé à tourner en tous les sens et à parcourir du haut en bas la feuille mystérieuse, sa mère lui dit: «Où donc est-elle, cette lettre, montrez-la-moi que je la regarde.»—Hélas! répondit Wang, ne vous fâchez pas, mais ce papier qui contenait tant de paroles, comment se fait-il qu'il se soit transformé en une feuille toute blanche?—Je vous le disais bien, reprit la vieille dame toujours incrédule, depuis votre départ il n'a pas été échangé entre nous une seule lettre, si ce n'est ces jours derniers que vous m'avez envoyé votre domestique Ouang-Fo; je lui ai remis une réponse à la missive qu'il m'apportait, et l'ai dépêché en avant. Assurément il y a eu un faux Ouang-Lieou, porteur d'une fausse lettre, dont vous avez été dupe, et maintenant vous dites que les caractères ont disparu de dessus le papier: quel était donc l'habile fripon de qui venaient ces paroles diaboliques?

Quand Wang-Tchin entendit parler d'un prétendu Ouang-Fo qui était allé de sa part dans le Fan-Tchouen, son étonnement et son effroi furent au comble. «Mais Ouang-Fo, mon domestique, est toujours resté à Tchang-Ngan, s'écria-t-il; il est venu avec moi jusqu'ici. Quand est-ce qu'il a été envoyé porter de ma part une lettre à ma mère?» Les deux dames à leur tour poussèrent un cri de surprise. «En vérité, voilà qui est plus extravagant encore! répondirent-elles. Le mois dernier, Ouang-Fo nous a remis un message portant que nos biens étaient restés intacts au milieu de la capitale et qu'un certain juge appelé Hou-Pa, rencontré par hasard, vous avait introduit près du premier ministre lequel vous avait nommé à une magistrature; enfin vous nous avez enjoint de vendre tout ce que nous possédions dans le Kiang-Nan, et d'arriver dans la capitale avec la rapidité de la foudre, étant vous-même sur le point de partir pour entrer en fonction. Ainsi après nous être débarrassées des propriétés, nous avons loué un bateau pour faire notre entrée dans Tchang-Ngan.—Et vous dites encore que votre domestique n'est pas venu faire un voyage vers nous!»

Wang-Tchin était confondu. «C'est là une diabolique affaire, s'écria-t-il; a-t-il jamais existé un juge Hou-Pa, qui m'ait conduit chez le premier ministre? est-ce que j'ai été nommé à un emploi? est-ce que je vous ai jamais envoyé une lettre?—Mais enfin, reprit sa mère, est-ce que par hasard il y aurait un faux Ouang-Fo: appelez-le vite, je veux l'interroger!—Il est allé louer des bateaux, répondit Wang-Tchin, mais il ne tardera pas à rentrer.»

Tous les domestiques s'assemblent à la proue et dirigeant leurs regards vers la rive, ils voient Ouang-Fo qui revenait en courant, vêtu de la tête aux pieds d'habits de deuil: ils l'appellent par leurs gestes, lui font des signes, et le pauvre domestique qui reconnaît ses compagnons se demande avec étonnement par quel hasard il les trouve en cet endroit. Il s'approche d'avantage, et quand il arrive près du bateau, les domestiques, en le considérant de plus près, constatent qu'il existe une différence entre ce Ouang-Fo et celui des jours précédents; et c'est que l'œil droit du prétendu envoyé était dans le plus déplorable état, tandis que ce vrai Ouang-Fo ouvre une paire d'yeux larges, vifs, clairs et brillants comme une clochette de cuivre. «Ouang-Fo, s'écrièrent-ils tous à la fois, du haut du bord, ces jours derniers tu avais l'œil droit bien malade, comment se fait-il que tu sois si bien rétabli aujourd'hui?—C'est-à-dire, répondit Ouang-Fo, avec un air et un ton ironique, c'est-à-dire que vous-même vous avez perdu la vue. Est-ce que j'ai fait un voyage à la maison? Parlez-vous donc ainsi pour me donner une malédiction et me causer la perte d'un œil?—Définitivement, se dirent en souriant les autres domestiques, il y a de la diablerie dans cette affaire! La mère de notre maître est là qui t'appelle dans la cabine. Ote donc vite les habits de deuil et cours te présenter devant elle.»

A ces paroles le serviteur resta confondu. «Quoi! la mère de notre maître vit encore! elle est ici!—Mais, répondirent les domestiques, où serait-elle donc partie pour n'être pas ici?»—Ouang-Fo, n'en croyait rien, et s'obstinait à ne pas quitter ses habits de deuil; il s'en va se présenter brusquement à la porte de la cabine, et là son maître l'arrête d'une voix sévère: «Misérable! ma mère est vivante, elle est ici, et tu ne te dépouilles pas de ces vêtements de tristesse, pour paraître devant elle!» Le pauvre domestique sortit donc précipitamment pour aller changer d'habits, et revint, sous un costume plus convenable, se prosterner devant la mère de son maître.

Or, la vieille dame frottait et essuyait ses vieux yeux; elle regarde attentivement le domestique et crie: «ô miracle! le Ouang-Fo qui est venu ces jours derniers avait à l'œil droit une blessure grave, et celui-ci a la vue parfaitement saine! Définitivement l'homme de l'autre fois, ce n'était pas lui!—Aussitôt elle s'empresse d'atteindre la lettre, l'ouvre, jette un regard, ...—ce n'était ni plus ni moins qu'un papier blanc, sur lequel on ne voyait aucune trace d'écriture!

Tout le monde fut saisi de trouble et de surprise; on ne pouvait s'expliquer ni ces transformations, ni la cause de ces mauvais tours. Mais par suite de cette double déception, la famille Wang avait des deux côtés à la fois porté un coup mortel à sa fortune, et on pouvait craindre pour l'avenir de nouveaux pièges du même genre. Aussi, on était effrayé, inquiet, on ne savait sur quoi compter! Wang-Tchin lui-même, fort agité, demeura la moitié du jour absorbé dans de sérieuses pensées; puis, il lui vint une idée à propos de ce prétendu Ouang-Fo blessé à l'œil gauche, et, quoique vaguement éclairé sur ce mystère, il devina juste, et s'écria: «C'est cela, j'y suis!... Ce doit être cette bête endiablée qui s'est transformée ainsi pour se jouer de moi!—Et qu'est-ce que vous voulez dire par-là? demanda sa mère.» Wang-Tchin raconta l'aventure de la forêt, l'arrivée du Renard blessé dans l'hôtellerie, ses instances pendant la nuit, ses plaintes dans la cour de l'auberge, et il ajouta: «A cette époque, je pensais bien que cet animal enragé s'était métamorphosé en homme pour venir reprendre son livre, mais, ne pouvant prévoir qu'il pousserait si loin ses intelligentes diableries, je n'étais point en mesure de les repousser.»

A ces paroles, tous les gens de la maison secouèrent la tête en se mordant la langue. «Ces Renards, dirent-ils, ont de diaboliques moyens de nuire: malgré la distance, ils ont pu employer la ressemblance dans l'écriture et la physionomie des personnes, pour tromper cette famille séparée, et s'en faire un jouet. Plût à Dieu que notre maître eût pu deviner ce qui le menaçait; il eût rendu le livre, et tout était fini!

—Non, repartit Wang-Tchin, puisque j'ai eu à souffrir les insolences de ces méchantes bêles, c'est une raison de plus pour garder près de moi ce livre mystérieux; si de nouveaux malheurs m'enveloppent encore, je jette dans les flammes ce misérable objet, source de tant d'infortunes!—Hélas! interrompit son épouse, les choses en sont à tel point qu'il ne faut pas tenir de vains discours, mais prendre un parti sérieux et raisonnable; où demeurer maintenant? je n'en sais rien! et encore, quel moyen de subsistance nous reste-t-il?—Nos biens de la capitale sont vendus, reprit Wang-Tchin, je ne sais plus que faire! et d'ailleurs il y a bien loin pour y retourner, le mieux est encore d'aller au Kiang-Tong.

—Mais, s'écria à son tour la mère de Wang-Tchin, les propriétés de Kiang-Nan n'existent plus; tout est entièrement vendu, où habiter maintenant?—Puisque les circonstances nous y forcent, répondit Wang, nous y prendrons une maison à loyer et nous nous y installeront de nouveau.» Là-dessus, ils orientent en sens contraire la proue du bateau, et se dirigent sur le Kiang-Tong. Les domestiques, partis naguère dans un accès de de joie et d'enthousiasme, s'en retournaient dans un morne abattement: pareils à une poupée dont les fils sont brisés, leurs pieds et leurs mains retombaient sans mouvement; aucune parole ne sortait de leur bouche; eux qui étaient venus dans l'exaltation du triomphe, ils s'en allaient dans l'humiliation de la défaite.

Arrivés dans le Fan-Tchouen, Wang-Tchin débarqua le premier avec les gens de sa suite. A une petite distance de l'ancienne demeure, il loua une habitation; et après avoir employé quelques jours à meubler cette maison, quand tout fut prêt pour recevoir sa mère et sa femme, il fit apporter les bagages et installa les deux dames. Puis quand ces interminables préliminaires furent achevés, accablé par le chagrin, dominé par la colère, il ne voulut plus sortir, et couva sa tristesse dans son intérieur.

Cependant les voisins, surpris de voir revenir les deux dames dont ils avaient reçu les adieux, vinrent en masse pour savoir la cause de ce retour, et Wang-Tchin satisfit à toutes leurs questions. L'aventure fut tenue pour merveilleuse par tout le monde; elle passa de bouche en bouche, et fit bientôt le tour de la ville principale du Fan-Tchouen.

Un jour que Wang-Tchin était assis dans la grande salle, occupé à surveiller les travaux des gens de sa maison, il vit entrer un individu qui arrivait rapidement du dehors. Son extérieur était grave et majestueux, ses vêtements pleins d'élégance et bien arrangés; or ce qu'il aperçut c'était:

Un homme ayant sur la tête un bonnet de gaze noire, tel qu'on en portait au temps des Tang; le vêtement qui couvre tout son corps est une robe de soie verte comme celles des Tao-Sse. Des pierres d'une couleur azurée et des morceaux de jade étincellent autour de son bonnet; de longs fils de soie de nuances diverses descendent de sa large ceinture au bas de son ample tunique. Ses chaussettes de soie semblent deux nues blanches comme la neige, et la semelle en est brillante comme deux nues empourprées. Son aspect est imposant; toute sa personne respire une élégance qui n'a rien de terrestre; les colliers qui flottent doucement sur sa poitrine feraient rougir de colère la brume glacée.—Si ce n'est un génie immortel habitant des cieux, c'est au moins un monarque parmi les hommes!

L'étranger entra donc tout droit dans la grande salle, et tandis qu'il le regarde avec attention, Wang-Tchin reconnaît son jeune frère Wang-Tsay: celui-ci le salue affectueusement, et demande comment il s'est porté depuis leur séparation.—«Mon sage frère, dit Wang-Tchin en répondant à ses politesses, je me félicite de ce que vous soyez venu me chercher ici.—Quand j'arrivai à la capitale, reprit Wang-Tsay, pour rentrer dans notre ancienne demeure, j'ai vu que nos propriétés s'étaient changées en un désert, et je m'écriai: s'il avait été enveloppé dans les désastres de la guerre civile, quel malheur! Je pris donc des informations auprès de nos parents et de nos amis, et ils m'apprirent que vous étiez allé dans le Kiang-Tong chercher un abri contre les troubles: on me dit aussi qu'arrivé vous-même, il y avait peu de jours, dans la capitale, vous étiez occupé à rétablir nos propriétés, lorsque la nouvelle de l'état désespéré de notre mère vous avait déterminé à quitter de nouveau Tchang-Ngan, en marchant précipitamment la nuit, à la clarté des étoiles. A mon arrivée ici, j'ai d'abord été frapper à la porte de notre précédente demeure, mais les voisins ont répondu que, depuis peu de temps, vous aviez transporté votre habitation en ce lieu. Cependant notre mère est en bonne santé, aussi je suis allé dans mon bateau changer mes vêtements de deuil; mais enfin, puisque celle que nous avons cru morte est vivante, pourquoi donc êtes-vous venu vous fixer dans cette maison qui ne paraît pas encore habitable?

—Tout cela ne peut être raconté d'un seul mot, répondit Wang-Tchin; en attendant, venez voir notre mère, et vous apprendrez ces aventures en causant avec elle.» Là-dessus il introduisit son frère dans l'appartement du fond, près de la vieille dame, que les domestiques avaient déjà informée de l'arrivée de Wang-Tsay. Or, dès qu'elle sut que son jeune fils était de retour, la mère de Wang-Tsay fut au comble de la joie, elle s'élança au-devant de lui pour le voir; lui-même il se jeta aux pieds de celle qu'il avait quittée depuis si long-temps, et lorsqu'il se releva, elle lui dit: «Mon fils, jour et nuit je songeais à vous: comment vous êtes-vous porté pendant cette longue absence?»—Et Wang-Tsay remerciait affectueusement sa mère de son bon souvenir; puis en attendant qu'il pût voir sa belle-sœur, il désira apprendre de la bouche de la vieille dame les détails des vicissitudes passées.

Leur conversation fut interrompue par l'arrivée de l'épouse de Wang-Tchin, qui vint voir son beau-frère, accompagnée des femmes de sa maison: les deux frères sortirent de l'appartement de leur mère, et la jeune dame les ayant suivis, tous les trois s'assirent dans la grande salle. Là, le nouvel arrivé demanda le récit des malheurs dont ils avaient tous été victimes, et Wang-Tchin satisfit à ses questions, en lui racontant l'aventure des Renards et les événements qui en étaient résultés.

«Croyez-moi, dit alors Wang-Tsay, tout cela était dès les temps anciens décrété par le destin, voilà pourquoi ces calamités vous ont assaillis: ne vous en prenez donc qu'à vous-même et non à ces pauvres animaux! Ces deux Renards lisaient tranquillement dans la forêt, et vous, vous passiez sur la grande route, ainsi ils ne vous gênaient en rien du tout: pourquoi donc les maltraiter? pourquoi voler leur livre? Plus tard, dans l'hôtellerie, ils sont venus vous témoigner leur douleur, leurs regrets de la perte de cet objet, ils sont venus pour vous le reprendre; malgré tout, leur désir n'a pu être réalisé? et vous vous êtes obstiné à ne pas rendre le livre.—Bien ... mais pourquoi cette mauvaise pensée de vous jeter sur votre épée pour les égorger à l'instant? Plus tard encore, quand ils sont revenus avec des observations sévères, mais honnêtes, vous réitérer instamment leur prière, vous avez refusé avec entêtement d'acquiescer à leur demande. Et puis, remarquez: vous ne pouvez déchiffrer un mot de ce livre, jamais de votre vie vous n'en pourrez faire usage; à quoi bon le garder? Maintenant, vous voyez, grâce à leurs mauvais tours, vos affaires dans un déplorable état; assurément vous ne devez en accuser que vous seul.—C'est précisément ce que je dis à mon mari, interrompit l'épouse de Wang-Tchin; enfin, à quoi peut lui servir ce livre?... Et voilà dans quel dédale de maux il nous a jetés!»

Aux réprimandes que son jeune frère lui adressait, Wang-Tchin ne répondit rien du tout, mais au fond de son cœur, il était froissé. «Et ce livre, reprit Wang-Tsay, est-il volumineux? en quels caractères est-il écrit?—Il est assez grand, répondit le frère aîné, mais qu'est-ce qu'il y a dessus?... Je n'en sais rien, il n'y a pas un caractère que je connaisse!—Voyons, montrez-le-moi un peu, demanda Wang-Tsay.—En effet, interrompit la belle-sœur, en insistant sur cette idée, allez donc le chercher pour que votre frère l'examine, peut-être il sera plus habile, qui sait!...—Je crois bien, reprit Wang-Tsay, que ce doit être une écriture fort difficile à déchiffrer, seulement, je serais curieux de regarder ces pages comme une chose rare et étrange; voilà tout.»

Wang-Tchin était allé chercher le livre, et il le remit aux mains de son frère: celui-ci le prend, le tourne, le retourne, l'examine du haut en bas. «Oui, s'écria-t-il, ce sont en vérité des caractères comme on en voit peu!...» Puis il se leva, traversa la salle, et vint dire à la face de Wang-Tchin: «Le Ouang-Lieou de ces jours derniers, c'était moi-même: aujourd'hui que je tiens de nouveau entre mes mains ce livre divin, je ne viendrai plus vous tourmenter.... Adieu.... Rassurez-vous!» Puis à ces mots il sortit, et courut en fuyant.

Dans l'excès de sa colère, Wang-Tchin s'élança à la poursuite de l'être surnaturel, il criait de toute sa force: «Audacieuse bête, où vas-tu!»—Et d'une main il le saisit par ses vêtements: le fuyard se débattait avec effort, et l'agresseur le tenait d'une main vigoureuse.—Puis on entendit marmoler quelques paroles inarticulées. Wang arrachait les vêtements de l'animal-fée qui, s'étant secoué vivement, se dépouilla des habits dont il était couvert, reprit sa première forme et se mit à fuir dehors à toutes jambes; il disparut comme un tourbillon. Wang accompagné de tous les gens de sa maison courut pour le poursuivre jusque dans la rue; il promena ses regards de tous côtés, mais sans en découvrir la moindre trace.

Ruiné d'abord, puis maltraité en paroles par ce Renard, Wang-Tchin était furieux de la perte du livre enlevé dans cette troisième rencontre; grinçant des dents, il regardait avidement d'un côté et de l'autre pour tâcher de voir son ennemi. Il ne vit rien, rien qu'un vieux Tao-Sse borgne assis à la porte sous la partie saillante du toit; et quand il lui demanda de quel côté fuyait le Renard qu'il avait dû voir passer le vieillard lui fit signe en dirigeant son bras du côté de l'est. Wang-Tchin et les siens se précipitèrent donc vers la partie de l'horizon désignée par le Tao-Sse, et ils n'avaient pas couru la longueur de cinq ou six maisons, que le vieillard borgne s'écria: «Wang-Tchin, le Ouang-Fo de ces jours derniers, c'était moi! Votre jeune frère est ici.»

En entendant ces paroles, toute la bande revint en grande hâte sur ses pas: les deux Renards tenaient le livre recouvré, et gambadaient devant leurs ennemis pour les narguer. Wang-Tchin avait de vigoureux domestiques qui se mirent à la poursuite des animaux; mais les deux Renards jouèrent des pattes et s'enfuirent comme s'ils avaient eu des ailes.

Wang-Tchin était arrivé jusqu'à la porte en continuant la chasse, mais sa mère lui cria: «Il est parti ce livre qui a causé la ruine de nos biens et les malheurs de nous tous! Laissez-les, restez donc tranquille, quand vous les poursuivriez, ils sont loin, et ils ne vous rendront pas ce qu'ils vous ont pris!» Ainsi Wang, malgré la colère qui l'étouffait, fut obligé d'obéir aux paroles de sa mère, et il rentra avec tous les domestiques dont il était accompagné dans sa poursuite. Son premier soin fut de prendre les vêtements laissés par le Renard pour les examiner, mais à peine les eut-il touchés qu'ils se métamorphosèrent. Si vous voulez savoir ce qui resta, lecteur, le voici:

C'était une feuille de bananier brisée qui avait pris l'apparence d'une robe de soie; de vieilles tiges de nénuphar composaient ce bonnet de gaze; ces morceaux de jade, ces pierres d'azur, c'étaient de petits ronds de bois taillés dans une branche de saule pourrie; la plante rampante, dont on tisse les manteaux contre la pluie, représentait les longs fils de soie violette suspendus à la ceinture; les chaussettes de soie n'étaient rien que du papier blanc, et la semelle si étincelante des sandales, deux vieilles écorces de sapin.

Cette vue jeta de nouveau la stupeur parmi ceux qui se trouvaient présents. On cria: «O miracle! ces Renards possédaient en vérité un esprit surnaturel, puisqu'ils sont doués d'un tel pouvoir! Et encore, qui sait où est notre jeune maître, car enfin, celui qui s'est montré n'était qu'une apparition revêtue de sa forme!»—Ainsi disaient les domestiques; et Wang-Tchin au fond de son cœur retournait ses pensées et dévorait sa douleur. Cette colère lui donna un violent accès de fièvre, il se mit au lit et ne put se lever. Sa mère fit appeler un médecin pour le soigner; nous le laisserons entre leurs mains.

Quelques jours s'étaient écoulés, lorsque les domestiques se trouvant dans la grande salle (qui faisait face à la rue) virent arriver un voyageur: et c'était, ainsi qu'ils le constatèrent au premier regard, Wang-Tsay le frère de leur maître. Son bonnet de gaze noire, sa tunique de soie tissée ressemblaient en tout point à l'accoutrement du Renard-fée. «Assurément, dirent aussitôt les domestiques, ce doit être le faux Wang-Tsay! et tous se mirent à crier confusément: «Voilà le Renard-fée, le voilà venu!» Puis chacun s'armant d'un bâton le prit à deux mains, et ils se ruèrent tumultueusement sur le nouvel arrivé pour l'assommer. «Misérable canaille, criait Wang-Tsay en colère, d'où me vient un si grossier accueil, tandis que vous devriez aller m'annoncer à ma mère!»—Mais les gens de la maison continuaient leur aimable réception, et se précipitaient sur lui en désordre. Or, Wang-Tsay ne pouvait les contenir, et comme il était naturellement violent et colère, il parvint à arracher un bâton de la main d'un des valets, et frappant dans la troupe, il en culbuta cinq ou six. Le reste n'osa plus approcher, mais tout en se retirant ils restaient à côté de la porte dans l'intérieur de l'appartement, montraient du doigt Wang-Tsay et l'injuriaient toujours: «Méchante bête, criaient-ils, puisque tu as repris ton livre, que viens-tu faire ici?»

Il était impossible pour Wang-Tsay de comprendre leur pensée, la colère le dominait; et il pénétra brusquement dans l'appartement de sa mère, tandis que les domestiques, refoulés en désordre devant ses pas, épouvantaient par leurs cris et leur tapage la vieille dame qui, surprise d'entendre un pareil tumulte à sa porte, sortit précipitamment. Là elle rencontre les gens de la maison et leur demande la cause d'un tel désordre. «C'est le Renard-fée, répondirent les domestiques épouvantés, le voilà sous les traits de notre jeune maître, il entre, il avance malgré tout!—Quoi! serait-il vrai?» s'écria à son tour la mère de Wang-Tsay. Et elle n'avait pas achevé que son fils était devant ses yeux. A la vue de la vieille dame, il jette précipitamment le bâton dont il s'était armé, et se prosternant à ses pieds: «Ma mère, demanda-t-il, pourquoi ces bandits de domestiques, me prenant pour un Renard endiablé, s'élancent-ils sur moi avec des bâtons?—Es-tu bien mon fils, reprit celle-ci?—Oui, je suis l'enfant que vous, ma mère, avez mis au jour, répondit le jeune homme; est-il donc un faux Wang-Tsay?»

Au milieu de ce dialogue, sept ou huit domestiques étrangers vinrent apporter les bagages du frère de Wang-Tchin, et convaincus alors que leur jeune maître est réellement présent sous leurs yeux, les serviteurs viennent à ses pieds frapper la terre de leur front, et lui faire des excuses. «Mais enfin, que veut dire tout cela?» demanda encore Wang-Tsay. Sa mère lui raconta la diabolique histoire des Renards, et l'avertit que son frère attaqué d'une grave maladie ne se rétablissait pas du tout.

«Eh bien! reprit brusquement Wang-Tsay, surpris et effrayé quand il connut ces détails, j'en ai autant à vous apprendre. Pendant que j'étais au pays de Cho, Ouang-Lieou, votre domestique, est venu m'apporter une lettre, et ce devait être aussi un Renard métamorphosé!—Et que disait cette lettre?—Vous savez, continua Wang-Tsay, que j'étais arrivé au pays de Cho, à la suite de l'Empereur, en qualité de simple garde; au service du général en chef de Kien-Nan; là j'obtins le commandement en second de la compagnie Yen-Wou, et voilà pourquoi, lorsque sa Majesté revint à la capitale, votre jeune fils ne put l'accompagner, et resta hors des frontières du royaume. Il y a deux mois, un prétendu Ouang-Lieou m'apporte une lettre de mon frère aîné, par laquelle il m'annonçait sa fuite dans le Kiang-Tong, la mort de notre mère, et en finissant il m'engageait à venir se concerter avec lui pour la cérémonie des funérailles. Ce faux Ouang-Lieou voulut partir bien vite pour la capitale afin de préparer lui-même l'emplacement destiné à la sépulture, et se mit en route avant moi, dès le lendemain: moi-même je prends congé de mon chef et pars en laissant là bien des petits objets précieux, équipé à la légère et n'emportant que le nécessaire pour ne pas retarder ma marche. Arrivé à votre précédente habitation, j'apprends des voisins que ma mère est vivante, et je cours au bateau quitter mes vêtements de deuil. Enfin, me voilà; mais je voudrais apprendre de mon frère lui-même quel est celui qui s'est plu à nous alarmer et à nous tromper par ces fâcheuses nouvelles; car, en vérité, je n'entends rien à ces incroyables aventures!»

Là-dessus, il ouvre ses paquets et en tire la lettre, mais ce n'était plus qu'un papier blanc: ce désappointement donna autant d'envie de rire que de se fâcher à tout le monde.

Wang-Tsay entre avec sa mère chez sa belle-sœur, et demanda à voir Wang-Tchin: mais celui-ci avait la raison égarée: «Mon fils, dit alors sa vieille mère, ces vilains Renards nous ont à la vérité fait bien du mal, mais je leur sais gré de t'avoir joué ce tour et ramené du pays de Cho. Au moins ils sont cause que la mère et le fils sont réunis, et par ce seul mérite leur faute est rachetée! Il ne faut pas leur en vouloir trop.

Pendant deux mois Wang-Tchin fut dans le délire, puis il entra en convalescence, et se fit inscrire sur la liste des habitants du Fan-Tchouen, lieu qui se trouve maintenant dans le Ou-Youe. On le surnomma lui-même, dans ce pays, le Ravisseur[6], parce qu'il avait dérobé le livre qui était comme l'ame de ces Renards.

Le serpent rampe, le tigre bondit, chacun selon l'espèce
à laquelle il appartient,
Les Renards possèdent des livres divins, auxquels ils attachent
un grand prix:
La maison a été détruite, les biens ont laissé une place
vide, le livre même a disparu;
Mais aujourd'hui on rit encore de Wang-Tchin, et on en
rira dans mille ans.


[1] Il monta sur le trône l'an 713 de J.-C.

[2] Il a été question de la rébellion de Ngan-Lo-Chan, dans la Nouvelle de Ly-Taï-Pe.

[3] Il s'agit ici d'un arbalète à lancer les balles.

[4] Nom que l'on donne en chinois à une ancienne écriture dont les caractères ressemblent à ces animaux.

[5] Les régions inférieures.

[6] Le mot chinois Kouang-Tse, répond à l'anglais Kidnapper: celui qui vole des êtres humains.


LE LUTH BRISÉ.

NOUVELLE HISTORIQUE.


On parle beaucoup dans le monde de la généreuse amitié
de Pao et de Cho;
Mais quel homme apprécie dignement le luth de Pe-Ya!
Aujourd'hui que les amis n'ont plus l'un pour l'autre que
des sentiments de haine,
On traverserait en vain les lacs et les mers pour rencontrer
un cœur sincère.

Parmi les plus beaux exemples d'une amitié généreuse dont l'histoire a gardé la mémoire depuis les temps antiques, il n'en est pas de plus célèbre que celui de Kwan et de Pao. Ce sont Kwan-Y-Ou et Pao-Cho-Ya. Ces deux personnages, contemporains du roi Tchoang-Wang, de la dynastie des Tcheou[1], s'étaient associés pour faire du commerce, et ils gagnaient beaucoup d'argent; quand venait le temps de partager le bénéfice, Kwan se servait lui-même très largement, mais Pao-Cho ne le traitait point pour cela d'homme avide et insatiable: il savait que son ami avait une pauvre famille à soutenir. Plus tard, pendant les révolutions qui désolèrent l'Empire, Kwan ayant été fait prisonnier, son ancien compagnon Pao-Cho le sauva, et fit de lui un si grand éloge au roi de Tsy, que ce prince le nomma aux fonctions de ministre. Deux individus qui se donnent de telles marques d'affection, sont vraiment ce qu'on peut appeler des amis; mais dans l'amitié il y a des degrés, des nuances désignées par des qualifications diverses. Ainsi quand deux personnes sont unies par le lien d'une reconnaissance mutuelle, on les désigne par l'expression tchy-ki, c'est-à-dire, qui vous connaît à fond. Deux amis qui sentent l'un pour l'autre une grande sympathie, sont appelés tchy-sin, intimes de cœur. Si c'est simplement le son de la voix ou de la musique qui détermine deux personnes à se porter de l'affection, cela s'appelle tchy-yn, se connaître par l'effet des sons. Cependant ceux qui sont liés de cœur, d'une façon quelconque, rentrent sous la dénomination générale d'amis, siang-tchy.

Or, maintenant, voici l'ancienne histoire de Yu-Pe-Ya que nous allons raconter. Si donc, lecteur honoré, vous désirez l'entendre, secouez vos oreilles et écoutez; si au contraire vous ne daignez pas prendre cette peine, ne vous dérangez pas, restez dans votre noble repos, car:

Quand celui qui connaît son ami au son de sa voix parle,
l'autre l'écoute;
Mais s'il ne s'adresse pas à celui qui distingue les sons,
alors il ne pourra se faire entendre.

Aux temps dont l'histoire est consignée dans le Tchun-Tsieou de Confucius, à l'époque où les guerres civiles déchiraient l'Empire, vivait un personnage d'une naissance distinguée, dont le nom était Yu-Chouy et le surnom honorifique Pe-Ya. Bien qu'il fût originaire de Yng-Tou, capitale du royaume de Tsou (aujourd'hui le district de King-Tcheou, dans le Hou-Kwang), le génie qui préside aux magistratures le conduisit vers le royaume de Tsin, où il arriva au rang élevé de Ta-Fou. Là, il reçut du souverain l'ordre d'aller remplir une ambassade près du roi de Tsou. Pe-Ya sut tirer un grand avantage de cette mission, et cela de deux manières: d'abord les beaux talents dont il était doué le mirent à même de remplir dignement la haute fonction que lui confiait le monarque, puis, comme il parcourait et visitait le pays, il fit d'une pierre deux coups, et put, tout en continuant de faire route par terre, aller dans sa ville natale.

Il se présenta donc à la cour du roi de Tsou, pour lui faire connaître les ordres de son souverain. Le roi de Tsou de son côté traita magnifiquement Pe-Ya, et lui témoigna les plus grands égards.

Le pays de Yng-Tou était le lieu paisible où avait vécu sa famille[2]; Pe-Ya ne put donc résister au désir d'aller rendre une visite aux tombeaux de ses ancêtres, et de se retrouver encore au milieu de ses parents et de ses amis. Mais, malgré tout, celui qui sert avec zèle son souverain, quand il se voit chargé des ordres du prince, n'ose s'arrêter long-temps en chemin. Aussi, dès que sa mission fut remplie, Pe-Ya prit congé du roi de Tsou, qui lui donna en présent de l'or, des pièces de soie précieuses et un char magnifique traîné par quatre chevaux.

Cependant Pe-Ya avait été près de vingt ans absent de son pays natal; et quand il se mit à songer que son ancienne patrie renfermait de si beaux fleuves et de si belles montagnes, il sentit naître en lui un violent désir de revoir et d'admirer encore ces paysages: son plan fut de voyager par eau et de rentrer dans le royaume de Tsin, en faisant un grand tour. Voici comment il exprima son idée devant le roi de Tsou: «Sire, lui dit-il, votre sujet a malheureusement la même incommodité que les chiens et les chevaux, il a trop voyagé par terre et il ne lui convient pas d'être ballotté sur un char au galop; il ose donc vous prier de lui accorder un bateau et des rames: cette manière de voyager serait plus favorable à son rétablissement.» Le roi de Tsou accueillit favorablement cette demande, et ordonna à l'intendant des rivières de mettre à la disposition de Pe-Ya deux grands bateaux, l'un spécialement destiné à l'ambassadeur, l'autre supplémentaire, bien fourni de provisions, pour les bagages et les hommes de sa suite. Les deux embarcations avaient des avirons de bois odorant et des gaffes peintes, des rideaux de soie brodée, et de hautes voiles. Quand tout fut ainsi préparé avec le plus grand soin, les magistrats de Tsou vinrent en foule reconduire Pe-Ya jusqu'au lieu d'embarquement et lui faire leurs adieux.

Si vous voulez voir des prodiges et entendre des merveilles,
Ne vous inquiétez pas si les montagnes sont distantes et les
rivières éloignées!

Doué de tous les talents qu'éveille une brillante imagination, Pe-Ya jouissait à cœur ouvert des belles scènes que lui offraient les monts et les fleuves. Il mit donc à la voile t fendit au loin les vagues transparentes et azurées, et contempla, sans pouvoir les épuiser toutes, les montagnes lointaines entassant leurs pics d'un bleu sombre, et les rivières aux ondes calmes et limpides. Bientôt les bateaux arrivèrent à l'embouchure du fleuve Kiang, dans le Han-Yang: on était alors au quinzième jour du huitième mois, à la deuxième division de l'automne[3]. Tout à coup, au milieu de la nuit, il s'éleva un vent terrible et les vagues se mirent à croître; la pluie tombait à torrents: dans l'impossibilité de continuer la route, le patron des bateaux fit porter une ancre sur le rivage.

Cependant la brise ne tarda guère à s'adoucir, les flots s'apaisèrent, la pluie cessa, et les nuages entrouverts laissèrent voir le ciel; puis alors parut le disque de la lune, et comme cela arrive après la pluie, son éclat paraissait doublé. Assis tout seul dans la cabine, Pe-Ya était triste et ennuyé. Il ordonna donc à son domestique de brûler des parfums dans une cassolette, pendant que lui-même il prendrait son luth pour en tirer quelques notes, et ramener le calme dans son esprit.

Le domestique ayant allumé le feu et brûlé les parfums, apporta le luth dans son étui et le déposa sur la table devant son maître. Pe-Ya ouvrit la boîte et prit l'instrument; puis il le mit d'accord, et essaya de jouer un air: mais il n'avait pas achevé son premier couplet, que les notes sortirent péniblement sous ses doigts, et une des cordes du luth se brisa.

Fort surpris de cet incident, Pe-Ya envoya demander au patron du bateau quelle était la nature du pays dans lequel ils se trouvaient. «Le vent et la pluie d'hier, répondit le marinier, nous ont forcés de jeter l'ancre au pied d'une montagne; elle paraît, à la vérité, couverte d'herbes et bien boisée, mais on n'y voit aucune habitation.»

L'étonnement de Pe-Ya redoubla. «Cette montagne, pensa-t-il, est déserte et inhabitée; si j'étais près d'une ville ou d'une campagne bien peuplée, je pourrais supposer qu'un homme instruit, connaisseur en musique, a entendu furtivement les accents de mon luth, et ce serait la cause de la langueur des notes et de la rupture subite de la corde; or, ici, au pied de cette colline solitaire, peut-il y avoir un être qui connaisse et comprenne cet instrument? non.—Voici ce que c'est. Il me vient à l'esprit que peut-être est-ce un ennemi qui envoie un bandit pour m'attaquer; peut-être est-ce un voleur qui attend l'heure avancée de cette nuit d'orage, pour se glisser dans le bateau et me dévaliser.—Eh bien! il faut que j'appelle mes hommes et que j'aille avec eux faire une tournée au bord du fleuve: s'il n'y a rien sous l'ombre des saules, sur la plage solitaire, assurément il y aura quelqu'un parmi les touffes épaisses des roseaux.»

Les domestiques s'empressèrent d'obéir, et ils appelèrent les hommes des équipages; tous montèrent de compagnie sur la rive, et bientôt du haut des rochers une voix humaine se fit entendre qui disait: «O vous, seigneur qui êtes dans le bateau, dissipez vos inquiétudes, car l'humble habitant de la rive n'a rien dans ses mœurs qui le rapproche des brigands: il est bûcheron, et il retourne au soir vers sa cabane après avoir coupé son bois. Au moment où la pluie tombait avec violence, où l'ouragan se déchaînait, il n'a pu trouver un abri, et comme il s'était avancé sur un escarpement de la montagne, là, il a écouté les vers harmonieux du Sage, et s'est arrêté quelque temps à juger les sons du luth.

—Quoi! répondit en riant Pe-Ya, l'homme qui coupe du bois dans la montagne ose prononcer ces mots: juger les sons du luth!—Mais enfin, que cela soit vrai ou faux, peu m'importe! Vous autres, dites-lui de se retirer.»

—Or l'inconnu ne se retira pas, et du haut du rivage il répondit d'une voix ferme: «Le seigneur du bateau a prononcé des paroles erronnées. Ne sait-il donc pas que la sincérité habite dans les hameaux, et que s'il y a un sage dans la maison, un autre sage ne tarde pas à se montrer à la porte. O grand homme! si, au milieu du désert et de la montagne qui excitent votre mépris, il n'y avait pas eu un homme capable d'apprécier vos accents, eh bien! au milieu de cette nuit silencieuse, au pied de ces rochers déserts, vous ne deviez pas vous arrêter à faire résonner votre luth.»

Ces expressions n'avaient rien de vulgaire, et quand il les entendit, Pe-Ya pensa que sans doute c'était un véritable connaisseur dont jusqu'alors il avait ignoré l'existence. Son premier soin fut d'empêcher ses gens de parler malhonnêtement à l'inconnu; lui-même il revint à la porte de la cabine, sa colère s'était changée en joie, et s'adressant au bûcheron, il lui dit: «O toi, sage qui habites la rive, puisque tu es vraiment un amateur instruit, tu t'es arrêté assez long-temps pour savoir quelle est la chanson que je chantais tout à l'heure en m'accompagnant.

—Si je ne l'avais pas su, répondit l'étranger, je ne serais pas venu prêter l'oreille à vos accents. La chanson que le grand homme vient de répéter, est celle que Confucius a composée sur la mort prématurée de Yen-Oey; ces vers ont été mis en musique pour être chantés sur le kin, et les voici:

Quelle douleur! Yen-Oey est mort à la fleur de l'âge!
A cette pensée, les hommes sentent leurs cheveux blanchir.
Et comme il se contentait de sa vie misérable au fond des
rues pauvres et obscures....

»Après que vous avez eu chanté ces trois vers, la corde s'est brisée, et vous n'avez pu faire entendre le quatrième: le pauvre bûcheron se le rappelle, et le voici:

Il a pu conserver la renommée d'un sage accompli pendant
des siècles infinis.

Cette réponse causa bien de la joie à Pe-Ya. «Maître, s'écria-t-il, assurément vous êtes un lettré d'un mérite supérieur; mais il y a trop loin d'ici au rocher du rivage, et il est difficile de converser ainsi.» Là-dessus, il dit aux gens de sa suite de sauter à terre et d'aller prier le savant docteur de vouloir bien venir s'entretenir plus longuement dans la cabine.

Les ordres de Pe-Ya furent exécutés, et l'inconnu passa sur le bateau. C'était en effet un bûcheron: il portait sur sa tête un bonnet d'écorce de bambou, et sur toute sa personne des vêtements d'herbe tressée; dans sa main il tenait un bâton aiguisé, destiné à suspendre la charge de bois sur son épaule, et la hache était fixée à sa ceinture; ses pieds se cachaient dans des souliers de paille.

Les gens de la suite de Pe-Ya, qui ne savaient guère garder dans leurs paroles un ton convenable, baissèrent les yeux et se regardèrent en souriant quand le bûcheron parut devant eux. «Coupeur de bois, lui dirent-ils assez durement, descendez dans la cabine, et en vous présentant en face de notre maître, songez à frapper votre front sur le parquet; quand il vous interrogera, ayez grand soin de répondre comme il convient à un honorable magistrat.»

Mais le bûcheron était un homme de sens: «Messieurs, répondit-il, soyez un peu plus polis; attendez que j'ôte ces vêtements avant d'aller voir votre maître.» Aussitôt il enleva sa coiffure d'écorce, et il lui resta sur la tête un bonnet de toile bleue; ses vêtements grossiers étant quittés, son corps n'était plus revêtu que d'une courte tunique de toile de la même couleur, qui couvrait ses épaules, se liait à la ceinture et descendait à peine aussi bas que l'exigeait la bienséance. Ensuite, sans se presser, sans se troubler, il prit le bonnet et les habits d'écorce, le bâton pointu et la hache, puis il déposa tout cela à la porte de la cabine; enfin, il quitta ses souliers de paille, en essuya la boue, et les remit à ses pieds. Après ces dispositions il entra dans la chambre de Pe-Ya. Dans cette cabine destinée à un magistrat, les lampes et les bougies jetaient un vif éclat tout autour du siège où l'envoyé de Tsou était assis.

Le bûcheron approcha les mains de sa poitrine en faisant un long salut, et sans se mettre à genoux il dit: «Grand homme, je vous présente mes civilités.» Or Pe-Ya appartenait aux premières familles du pays de Tsou, et dans ce moment il se trouvait face à face avec un pauvre bûcheron en habits de toile! s'il se levait de son siège pour lui rendre son salut, peut-être par cette condescendance il déshonorait le corps des magistrats; et cependant, puisqu'il avait appelé le bûcheron dans sa cabine, il ne pouvait pas raisonnablement le renvoyer.

Ne sachant trop quel parti prendre, Pe-Ya fit un léger salut de la main à son hôte inconnu. «Mon sage ami, répondit-il, vous êtes dispensé de tout cérémonial.» Puis il ordonna d'apporter un siège; et le domestique dressa un petit banc à l'extrémité de la table.

Laissant donc de côté l'étiquette d'usage vis-à-vis d'un étranger, Pe-Ya dit à l'inconnu d'un ton sec: «Asseyez-vous, nous aurons le temps de savoir nos noms dans le courant de la conversation[4]».

Celui-ci ne laissa point paraître d'humilité dans ses manières, il s'assit avec une noble aisance; et Pe-Ya, s'empêcher d'être un peu choqué de ces manières; il ne lui demanda donc point ses noms et prénoms, et se dispensa aussi de faire servir le thé. Enfin, depuis quelques minutes le bûcheron était assis et ne disait rien, lorsque Pe-Ya demanda, avec quelque surprise: «Est-ce bien vous qui tout à l'heure avez du haut du rivage écouté en connaisseur les sons de mon luth?»

Le bûcheron n'articula aucune réponse. «Puisque vous êtes amateur, reprit Pe-Ya, je vous demanderai (et vous devez le savoir) dans quel lieu le luth a pris naissance, quel en est l'inventeur, et quelles sont les ressources et les beautés de cet instrument?»

Or, comme il faisait ces questions, le patron du bateau vint annoncer que le vent prenait une direction favorable. «La lune, ajoutait-il, jette une clarté pareille à celle du jour; il faut mettre à la voile.»

Pe-Ya était d'avis qu'on attendît un peu, et le bûcheron prit enfin la parole. «Grand homme, dit-il, vous avez daigné interroger le pauvre habitant du désert, mais s'il répond à votre demande, la longueur de son explication peut vous causer du retard; il craint donc d'empêcher votre Seigneurie de profiler de la brise favorable.—Oh! reprit Pe-Ya en souriant, ce qu'il y a à craindre, c'est que vous n'entendiez rien à ce qui concerne cet instrument; car si vous étiez capable de me donner l'explication demandée, comme je ne suis pas maintenant dans l'exercice de mes fonctions, et qu'aucune affaire grave ne me presse, il serait fort indifférent d'apporter quelques instants de retard à mon voyage!

—Puisque vous le prenez ainsi, répondit le bûcheron, le pauvre homme va sans se gêner donner son explication en détail.—Cet instrument, c'est l'Empereur Fo-Hi[5] qui en est l'inventeur; il avait vu l'ame des cinq planètes s'abattre en volant sur l'arbre Ou-Tong; le phénix aussi aimait à y faire briller son beau plumage; or, le phénix est le roi des oiseaux, il ne se nourrit que du fruit du bambou, ne se perche que sur l'arbre Ou-Tong, ne boit qu'aux sources pures d'une eau douce. Fo-Hi connut alors que cet arbre l'emportait par ses qualités sur tous ceux de la forêt; il sut dérober l'essence subtile de ces éléments favorables à son invention, et put par leur secours obtenir des sons harmonieux. Il ordonna donc à ses gens d'abattre cet arbre; dont la hauteur était de 33 pieds, en rapport avec les 33 sphères célestes. Puis il coupa le bois en trois parties, figurant le ciel, la terre et l'homme qui sont les trois puissances primitives. Quand il frappa la première de ces trois parties, elle rendit un son trop clair: il la trouva trop légère et la mit de côté. La partie inférieure ainsi essayée rendit un son obscur, trop peu articulé: Fo-Hi la rejeta comme étant trop pesante. Enfin, il frappa la partie intermédiaire, qui produisit un son à la fois clair et grave, dans lequel les deux qualités précédentes se balançaient dans un parfait équilibre. Alors il plongea ce bois dans les eaux de la rivière et l'y laissa tremper pendant soixante-douze jours, qui correspondent aux soixante-douze heou (petites divisions de l'année); puis il le porta à l'ombre pour le faire sécher; et après avoir choisi une époque favorable et un jour heureux, il le confia aux mains d'un charpentier habile, Lieou-Tse-Ky, lequel en fit un instrument de musique. Comme il servit dans ce temps à exécuter la musique appelée Yao-Tchy, on le nomma Yao-Kin. Sa longueur fut de 3 pieds 6 pouces 1 ligne, figurant les 361 degrés du ciel; sa partie supérieure large de 8 pouces représentait les huit divisions de l'année. Les quatre saisons étaient figurées par le côté inférieur large de 4 pouces, et son épaisseur de 2 pouces seulement était un symbole du ciel et de la terre. Voici quelles sont ses diverses parties: la tête qu'on nomme le jeune immortel d'or, la ceinture qu'on appelle la jeune fille de jade, le dos désigné par le nom d'habitant des cieux. Le plus grand est dit bassin du Dragon; le plus court, étang du Phénix: tous les deux ont des chevilles de jade et des touches d'or, au nombre de douze, en harmonie avec les douze lunes de l'année, il y en a même une de plus pour représenter la lune intercalaire. Jadis, le kin portait cinq cordes, figurant à l'œil les cinq éléments, les métaux, l'eau, le bois, le feu et la terre; mais au fond et dans leur essence, ils représentaient les cinq tons de la gamme (qui portaient le nom de chacune de ces cordes). Au temps de Yu, de Yao et de Chun[6], on touchait le luth à cinq cordes pour chanter les vers de Nan-Fong (le vent du sud), qui servaient à établir le règne des lois dans l'Empire. Plus tard, Wen-Wang de la dynastie des Tcheou ayant été captif à Mey-Li, il voulut pour consoler son fils le prince Pe-Y-Kao, y ajouter une corde qui par ses sons à la fois éclatants et tristes exprimait le deuil et la douleur: on l'appela la corde de Wen-Wang, à Wou-Wang son tour ayant détrôné Cheou-Sin (le dernier Empereur de la dynastie des Chang)[7], fit refleurir la musique aux dépens de la danse; il ajouta donc encore au kin une corde qui rendait un son majestueux et brillant: on l'appela la corde de Wou-Wang. L'instrument en compta alors sept.

Or, il y a six choses que redoute le kin, sept occasions dans lesquelles on ne doit pas le faire résonner, et huit qualités éminentes qui le distinguent. Les six choses qu'il redoute, ce sont: le grand froid, la grande chaleur, le grand vent, la grande pluie, la foudre qui suit de près l'éclair, et la neige trop abondante.

Voici les sept circonstances dans lesquelles il faut s'abstenir de jouer du luth: quand on apprend une nouvelle de mort, quand on joue de la flûte dans le voisinage, quand on est accablé d'affaires qui préoccupent, quand on n'a pas purifié son corps, quand on n'a pas ses vêtements et son bonnet de cérémonie, quand on n'a pas fait brûler des parfums, et quand on ne se trouve pas à portée d'un ami qui connaît la musique.

Maintenant quelles sont les huit grandes beautés des sons de cet instrument?—Les voici: ils sont clairs, mystérieux, mélancoliques, harmonieux, vibrants, tristes, graves et étendus comme le temps et l'espace. Quand le musicien arrive en touchant le luth à ses plus beaux, à ses plus puissants effets, le tigre furieux, s'il vient à l'entendre, cesse de rugir; le singe qui se lamente, si ces accents frappent son oreille, interrompt sa plainte. Telles sont les admirables vertus de l'harmonie!

Quand il entendit ce flux de réponses qui coulait à grands flots, Pe-Ya craignit d'avoir rencontré un demi-savant qui récitait au hasard des choses apprises. «Si cet homme est ce que je pense, se dit-il à lui-même, nos relations se borneront à cet accueil un peu sans façon; cependant voyons, il faut mettre une fois encore son érudition à l'épreuve; et d'ailleurs, nous n'avons point jusqu'à ce moment décliné nos noms, je puis donc continuer sur le même pied. «Puisque vous connaissez les fondements de l'art musical, dit-il alors à haute voix, je vous ferai cette question: Au moment où Confucius jouait du luth dans sa maison, Yen-Oey qui se trouvait dehors entra, et quand le son triste et couvert de l'instrument frappa son oreille, il eut quelques soupçons que des pensées d'avidité et de meurtre traversaient l'esprit du Sage. Il en fut fort surpris et questionna Confucius qui lui répondit: Tandis que je jouais du luth, j'ai aperçu un chat qui cherchait à prendre une souris; je voulais qu'il la prît, et je craignais même qu'elle ne lui échappât. Voilà quelles étaient les pensées d'avidité et de meurtre qui traversaient mon esprit. Or, d'après ce que vous avez laissé voir dans votre explication sur les cordes et le bois de l'instrument, vous avez commencé à faire connaître les bases de la musique d'après les écoles des anciens sages; mais il s'agit d'entrer dans de plus subtiles détails. Maintenant, quand je vais toucher mon luth, pourrez-vous, à l'audition de la musique, connaître les sentiments de mon cœur?»

Le bûcheron répondit: «Les vers disent: Ce que les autres hommes ont dans la pensée, moi je le pèse et l'examine.—Si sa Seigneurie veut bien, pour essayer, jouer un petit air, je pourrai hasarder quelques conjectures, résultat de mes réflexions; si je ne devine pas juste, le grand homme voudra bien ne pas s'en offenser.»

Là-dessus, Pe-Ya rajusta la corde brisée, et après qu'il eut réfléchi profondément pendant quelques instants, ses pensées prirent leur vol vers les hautes montagnes; à peine avait-il touché son luth que le bûcheron s'écria avec enthousiasme: «Quelle beauté! quelle immensité! les pensées du grand homme se portent sur les montagnes élevées.»—Pe-Ya ne répondit rien, mais il crut avoir devant lui un immortel; puis il fit de nouveau résonner son luth: cette fois, il laissait voguer sa pensée au gré des eaux. Mais l'étranger s'écria de nouveau avec admiration: «Quelle beauté! quelle vaste étendue! vos pensées se portent sur le courant des fleuves.» Et par ces deux phrases il avait deviné ce qui occupait le cœur de Pe-Ya[8].

Or, celui-ci était tout stupéfait: il laissa là son luth, et, saluant le bûcheron avec toutes les politesses qu'on doit à son hôte, il lui dit à plusieurs reprises: «J'ai manqué d'égards, j'ai manqué de respect au noble étranger. Dans la pierre se cachait un jade précieux! En jugeant d'après les dehors d'un homme, ne s'expose-t-on pas à méconnaître le plus sage docteur de l'Empire! Maître, quels sont les nobles noms de votre Seigneurie?

—Tchong est celui de ma famille, répondit le bûcheron en s'inclinant, et mon petit nom est Tse-Ky.» A ces mots l'envoyé du roi de Tsin joignit ses mains et les rapprocha de sa poitrine en répétant les noms de son hôte qui, à son tour, fit les mêmes questions avec les mêmes cérémonieuses politesses. Ensuite Pe-Ya mit le bûcheron à la place d'honneur et s'assit lui-même à la seconde; bien vite il ordonna aux domestiques de servir le thé; après le thé il fit apporter le vin, on remplit la coupe, et alors le magistrat dit à son hôte: «Mon intention en vous offrant ce verre est d'entrer en conversation avec vous, daignez, je vous en conjure, ne pas vous formaliser d'un si grossier accueil.»

Le bûcheron se tut par politesse; mais les domestiques avaient enlevé le kin, et les deux amateurs de musique, assis à la table, se mirent à boire quelques gouttes de vin. Ce fut encore Pe-Ya qui rompit le silence. «Maître, demanda-t-il, votre accent est bien celui des habitants de Tsou, mais j'ignore en quel lieu est votre noble demeure.—Tout près d'ici, répondit le bûcheron Tse-Ky, dans la montagne Niao-Ngan, au village de Tsy-Hien: c'est là qu'est ma pauvre maison.—Bien, reprit Pe-Ya, en hochant la tête, l'endroit que vous habitez est en vérité un village abondant en sages (Tsy-Hien)! mais, dites-moi, quelle est votre profession?—Je coupe du bois dans la forêt pour gagner ma vie.—Docteur Tse-Ky, s'écria de nouveau Pe-Ya, avec un sourire, l'humble magistrat ne devrait pas parler de choses qui sont au-dessus de sa sphère; mais doué d'autant de connaissances que vous l'êtes, docteur, comment ne cherchez-vous pas à obtenir une renommée, récompense des services que vous pouvez rendre? pourquoi ne cherchez-vous pas à vous élever aux rangs qui donnent accès dans le palais impérial, et à écrire vos noms sur des pages qui le fassent passer à la postérité? Sacrifier ainsi son goût au milieu des forêts et des ruisseaux, confondre ses traces avec celles des bûcherons et des bergers, c'est s'exposer à pourrir avec le tronc des arbres: j'ose désapprouver votre conduite, docteur.—Seigneur, répondit le bûcheron, je ne vous cacherai pas la vérité. J'ai chez moi de vieux parents qui n'ont point d'autre soutien que moi, car je n'ai pas de frère; ainsi il faut que j'aille exercer ma profession pour subvenir à leurs besoins quotidiens, et cela jusqu'à la fin de leur vie. Quand je devrais être élevé à l'une des trois grandes dignités de l'Empire, je ne changerais pas cette gloire pour le soin de chaque jour. Un tel exemple de piété filiale est assurément plus rare encore que les talents qui vous distinguent! dit Pe-Ya.» Puis tous les deux se mirent à vider quelques verres.

Le bûcheron ne s'était pas plus ému de ces faveurs qu'il ne s'était choqué des fiertés du grand seigneur, et comme l'estime que celui-ci avait conçue pour son hôte s'était beaucoup accrue: «Docteur, lui demanda-t-il encore, combien comptez-vous de printemps?—Déjà j'en ai laissé passer vingt-sept.—Je suis l'ainé de dix ans, reprit Pe-Ya; si le docteur Tse-Ky ne refusait pas de cimenter notre liaison par le titre de frères, je pourrais ainsi n'être point ingrat envers celui qui a conquis mon amitié en appréciant la musique!—Grand homme, objecta le bûcheron, vous vous laissez égarer.—N'avez-vous pas à la cour un nom et des titres, tandis que le coupeur de bois Tse-Ky n'est qu'un pauvre villageois d'une obscure campagne! Il y aurait pour lui de l'audace à s'élever si haut, et pour vous du déshonneur à vous abaisser si bas!—Ecoutez, ajouta Pe-Ya: des gens qui se connaissent à demi, il y en a plein l'Empire, mais des amis de cœur, le nombre en est borné; d'ailleurs si l'humble magistrat, faible grain de poussière chassé par le vent, pouvait lier amitié avec un sage distingué comme vous, il s'en féliciterait mille fois le reste de ses jours: si parce que vous êtes pauvre et d'une humble naissance, vous avez du mépris pour la fortune et la noblesse, quel homme est donc Pe-Ya à vos yeux?»

Aussitôt il ordonna à son serviteur de ranimer le feu de la cassolette, et d'y jeter de nouveau des parfums précieux; puis au milieu de la cabine, il fit huit salutations profondes devant le bûcheron qui les lui rendit: Pe-Ya étant plus âgé prit le titre de frère aîné, celui de frère cadet appartint à Tse-Ky, comme le plus jeune des deux. Du jour où deux personnages se sont unis par le lien de fraternité, pendant toute leur vie, jusqu'à la mort, cette intimité ne doit pas se démentir. Après ces cérémonies, Pe-Ya demanda le vin chaud, et ils en burent encore une coupe.

Le bûcheron céda donc la place d'honneur à son frère aîné, et sur ses instances Pe-Ya reporta au haut de la table son verre et ses bâtonnets. Déjà tous familiarisés par cette appellation amicale, ils causèrent à cœur ouvert, et cependant d'après l'ordre qu'imposait la différence d'âge. Car, on dit avec raison:

Quand on reçoit un hôte avec lequel on sympathise, les
sentiments de l'affection s'expriment sans réserve,
Et l'ami qui vous a connu par l'effet des sons écoute vos
paroles long-temps et avec une oreille favorable.

Ainsi donc ils causaient et discutaient bien et beaucoup, lorsque la lune pâlit, les étoiles diminuèrent peu à peu, et du côté de l'est parut une blanche lumière. Les mariniers se mirent à préparer les cordages des mâts et à faire toutes les dispositions pour mettre à la voile. Tse-Ky se leva donc pour prendre congé de son hôte. Mais le grand seigneur remplit une coupe, la donna au bûcheron, et saisissant sa main, il lui dit avec un soupir: «Mon sage frère cadet, pourquoi notre visite amicale s'est-elle tant prolongée? Pourquoi se séparer si tôt!»

A ces mots des larmes sortirent des yeux du bûcheron et coulèrent goutte à goutte dans sa coupe; cependant quand il eut avalé d'un trait le vin que lui avait présenté Pe-Ya, il lui renouvela ses adieux avec respect.

Tous les deux étaient déjà unis par le lien d'une amitié solide et indélébile; alors Pe-Ya prenant la parole, dit à son hôte: «Je n'ai pu vous exprimer tous mes sentiments, eh bien! je suis décidé à retenir près de moi mon sage frère cadet, afin de voyager quelques jours dans sa compagnie: cette proposition est-elle acceptée?—Hélas! répondit Tse-Ky, il n'est rien que je ne fisse pour me conformer à votre volonté, mais ... tant que mon vieux père et ma vieille mère sont vivants, je ne puis m'absenter pour un long voyage!—Eh bien! ajouta Pe-Ya, puisque vos nobles parents sont dans votre illustre demeure, allez leur demander la permission de venir rendre une visite à votre frère indigne dans le pays de Tsin. De cette manière, vous pourrez exécuter ce voyage, puisqu'alors, ainsi que l'ordonne le livre des rites, vous aurez fait connaître à vos parents le lieu où vous allez.

—Je n'ose promettre légèrement, reprit le bûcheron, ni m'exposer à manquer de fidélité, selon les expressions de Lao-Tse; par un engagement téméraire je serais lié. Il me faut donc avant tout demander la permission à mes vieux parents; mais au cas où ils ne m'accorderaient pas ma demande, mon sage aîné pourrait m'attendre en vain à une si grande distance, et ce serait de la part de votre jeune frère un plus grand crime encore!—Vos paroles pleines de sens, répondit Pe-Ya, sont celles d'un sage de la plus haute vertu. L'année prochaine je reviendrai vous voir.—A quelle époque de cette prochaine année dois-je attendre l'honorable arrivée de mon sage ami?—Ecoutez, répondit Pe-Ya en comptant sur ses doigts, c'est ce matin même qu'a commencé la 2.e division de l'automne; ce jour va être le seizième du huitième mois: à cette même époque je reviendrai vous rendre ma visite. Si, passé la seconde quinzaine, vous attendez en vain jusqu'à la moitié du troisième mois d'automne l'accomplissement de mes promesses, ne me tenez plus pour un sage.»

Puis il recommanda à son domestique de bien se rappeler le nom du lieu où habitait son ami Tchong-Tse et le jour fixé pour le rendez-vous, et l'écrivit lui-même sur un portefeuille. «Puisque la chose demeure ainsi arrangée, ajouta le bûcheron, je serai au jour fixé sur le bord du fleuve Kiang à vous attendre avec respect, ne craignez pas que j'y manque. Mais l'aurore paraît déjà, et il faut que je prenne congé de mon frère.»

Pe-Ya le pria d'attendre quelques minutes encore. Il chargea son domestique d'atteindre de ses coffres deux lingots d'or, et sans prendre la peine de les envelopper, il les présenta de chaque main à son ami, en lui disant: «Ces deux petits présents pourraient-ils, faute de mieux, avoir le bonheur d'être acceptés volontiers de vos honorables parents? Deux membres de la famille des lettrés, unis comme la chair et les os, comme les fils d'une même mère, ne doivent pas dédaigner de faibles présents!»

Le bûcheron n'osait refuser; toutefois en recevant ces cadeaux il fit un profond salut d'adieu, et prit congé. En sortant de la cabine il parvint à arrêter ses larmes, ressaisit le bâton laissé à la porte, jeta sur son épaule les vêtements de travail et suspendit de nouveau la hache à sa ceinture, puis s'aidant de la main, il sauta sur la rive: Pe-Ya l'avait conduit jusqu'à la proue du bateau, et là ils se séparèrent les yeux humides.

Nous laisserons Tse-Ky retourner dans sa maison, et nous continuerons de suivre Pe-Ya, qui à l'heure convenue fit voile pour continuer son voyage d'agrément. Il n'avait plus de goût pour admirer les fleuves et les montagnes, la tristesse était dans son cœur, et son esprit restait occupé du souvenir de l'ami qui l'avait connu par le son du luth. Après quelques jours de route par eau il quitta ses bateaux et continua de voyager par terre. Dans les lieux où il passait, comme on savait que le seigneur Pe-Ya était un grand dignitaire du roi de Tsin, on se gardait bien de manquer de prévenance. On envoya donc au-devant de lui un char sur lequel il fit son entrée dans la ville capitale: là, l'envoyé rendit compte de sa mission au souverain.

Cependant le temps passe avec rapidité: l'automne, l'hiver s'étaient succédé; le printemps s'écoula aussi et l'été arriva. Toujours plein d'affection pour son ami de la montagne, Pe-Ya n'était pas un jour sans songer à lui: voyant donc la seconde moitié de l'automne approcher, il demanda au roi de Tsin un congé pour retourner dans les provinces. Cette permission lui fut accordée; et aussitôt le seigneur Pe-Ya, disposant ses bagages, partit pour recommencer la même tournée. Il fit route en suivant le cours du fleuve, et la voile était à peine hissée qu'il recommanda au patron du bateau de venir l'avertir quand on serait arrivé au lieu où l'on jette l'ancre.

Le hasard voulut que, précisément à la nuit du quinzième jour de l'automne, le maître de la barque vint annoncer dans la cabine qu'on était à une toute petite distance du mont Niao-Ngan. En effet, il sembla bien à Pe-Ya reconnaître le lieu où l'année précédente il avait eu l'entrevue avec le bûcheron; il donna donc l'ordre d'arrêter le bateau, et les mariniers laissant tomber dans l'eau les griffes de l'ancre, la barque fut amarrée le long du rivage.

La nuit était claire et sereine, la lune jetait furtivement à travers la cabine une lumière éclatante qui perçait le rouge treillis placé devant la porte. Pe-Ya ordonna à son domestique de rouler le store de bambou, et sortant lui-même hors de la chambre, il alla se placer sur la proue du bateau. Là, il se mit à contempler la constellation de la grande ourse, le fond des eaux, la voûte des cieux, et toute cette vaste immensité était lumineuse comme un jour brillant. Alors lui revint en mémoire la rencontre de l'année précédente, la pluie soudainement arrêtée, la lune répandant sa clarté; or, cette même nuit se reproduisait: c'était la dernière de la deuxième quinzaine du mois, époque du rendez-vous. Pe-Ya, les yeux fixés sur le rivage, s'étonnait de ce que rien ne trahissait la présence de l'ami attendu ... aurait-il donc manqué à sa promesse?

Enfin, après une assez longue attente, il se dit à lui-même: «Je comprends maintenant.... Sur les bords de ce grand fleuve Kiang, il passe tant de bateaux, et puis celui qui m'amène aujourd'hui n'est pas le même que celui de l'an dernier. Ainsi, comment mon jeune frère m'aurait-il reconnu? Puisque l'an dernier c'est la voix du luth qui a été émouvoir le cœur de l'ami qui m'a connu par les sons, cette nuit donc je vais jouer un air afin que mon frère l'entende, et il ne manquera pas de se présenter au rendez-vous.» Aussitôt il demanda qu'on dressât le luth sur la table à la proue du baleau; les parfums furent jetés dans la cassolette, le siège fut préparé, et Pe-Ya tirant l'instrument de son enveloppe se mit à l'accorder; mais les sons qu'il rendait étaient sombres et sans éclat, et la corde du sol vibrait avec un accent de douleur.

Pe-Ya ne voulut pas jouer davantage. «Puisque cette corde rend un son si lugubre, songea-t-il en soupirant, c'est que dans la maison de mon jeune frère, il y a du deuil! L'an dernier, je me rappelle, il a parlé de ses parents qui sont fort âgés: si ce n'est son père, peut-être ce sera sa vieille mère qu'il a perdue; lui d'ailleurs est si plein de piété filiale! il faut avant tout peser les circonstances: me manquer de parole, ce serait une bagatelle, et cela ne vaut-il pas bien mieux que de ne pas rendre à des parents les devoirs promis! Sans aucun doute les choses se sont passées ainsi, et voilà pourquoi Tse-Ky n'est pas venu. Oh! qu'il me tarde de voir arriver le jour, pour aller moi-même sur le rivage m'informer de mon frère.»

Là-dessus, Pe-Ya fit ramasser l'instrument, et lui-même il descendit dans la cabine pour dormir en attendant le jour, mais de toute la nuit il ne put fermer l'œil; il appelait l'aurore de tous ses vœux et l'aurore ne venait pas, il souhaitait le jour et les ténèbres ne se dissipaient pas. Peu à peu la lune, en se retirant, fit changer l'ombre du treillis de la porte, et avec le jour, parut le pic de la montagne. Bien vile Pe-Ya se lève et fait sa toilette; il s'enveloppe la tête dune étoffe de soie, prend des vêtements commodes, et sans autre suite que son petit domestique, qui portait l'instrument, il débarque après s'être muni d'environ vingt-cinq onces d'or. «Car, pensait-il, si mon frère garde le deuil, ce petit présent pourra lui être utile pour les frais des cérémonies funèbres.»

Descendu sur le rivage, il s'avance d'un pas lent et grave dans la direction du mont Niao-Ngan, et à peine avait-il marché pendant dix lys, qu'il débouche dans une vallée, et là il fit halte.—«Seigneur, demande alors le domestique, pourquoi s'arrêter?—Ici la montagne se divise, répondit Pe-Ya, une partie va vers le sud, l'autre vers le nord; une route suit la direction de l'est, une seconde celle du couchant: ainsi cette double montagne forme une double vallée, qui présente aussi deux grands chemins. Or, comment savoir lequel conduit au village de Tsy-Hien? il faut donc attendre qu'il passe quelqu'un qui connaisse la route, nous l'interrogerons, et sur sa réponse, nous pourrons continuer notre marche.»

Le maître se reposa donc un peu sur une pierre, tandis que le petit domestique restait debout derrière lui. Mais bientôt par la grande route qui s'ouvrait sur la droite, arriva un vieillard dont la barbe pendait comme des fils de jade, et les cheveux flottaient pareils à un tissu d'argent. Sa tête est couverte d'un bonnet d'écorce, ses vêtements sont ceux d'un campagnard; sa main droite s'appuie sur un bâton de rotin, à son bras gauche est suspendu un panier de bambou; il s'avance à pas lents.

A sa vue, Pe-Ya rajuste ses habits et s'avance pour le saluer avec respect; mais sans se troubler, sans se presser, le vieillard dépose à terre son panier avec la plus grande aisance et levant le bâton de ses deux mains, il s'incline à son tour, en disant: «Docteur, que daignez-vous ordonner?—Il y a ici deux routes, répondit Pe-Ya, et je désirerais savoir de vous laquelle conduit au village de Tsy-Hien.—Toutes les deux y conduisent, reprit le vieillard; celle de droite mène à la partie haute, et celle de gauche à la partie basse du village. On compte trente lys de distance; quand vous serez sorti de la vallée dans laquelle vous marchez maintenant! vous vous trouverez à moitié route. Par l'est, il y a quinze lys, et quinze aussi, par la route de l'ouest; mais je ne sais dans laquelle des deux parties du village, votre Seigneurie veut aller?»

Pe-Ya resta silencieux; au lieu de répondre, il songeait avec étonnement que son jeune frère, homme plein de tact et d'intelligence, lui avait indiqué sa demeure d'une manière bien peu précise. «Au jour où nous nous sommes vus, dit-il en lui-même, tu savais bien qu'il y avait deux villages distincts portant le nom de Tsy-Hien!... Est-ce celui d'en haut, est-ce celui d'en bas?... Pourquoi ne pas s'être mieux expliqué!» Et Pe-Ya restait dans une grande indécision.

«Docteur, reprit alors le vieillard, je vous vois plongé dans des réflexions profondes; cependant quelle que soit la route que vous adoptiez, peu importe, car il n'y a aucun intervalle entre ces deux villages, qui portent tous les deux la même dénomination. Je puis vous assurer, docteur, qu'il n'y a pas de danger que vous cherchiez long-temps.

—Eh bien! à la bonne heure,» dit Pe-Ya. Et le vieillard reprit: «Ces deux villages ensemble consistent en une vingtaine de maisons de paysans. Nous autres habitants nous vivons tous ici dans la retraite, fuyant les bruits du monde. Moi-même j'ai demeuré bien des années dans la montagne, et voilà trente ans que j'habite ces lieux. Il n'y a personne qui ne soit mon parent, pas une de ces fermes qui ne soit habitée par quelqu'un de ma famille, ou tout au moins quelqu'un de mes amis. Sans doute aussi, docteur, vous allez dans ce village pour vous informer d'une personne de votre connaissance: si vous voulez bien me dire ses noms, il est sûr que je connaîtrai sa demeure.—Je désirerais aller à la ferme d'un individu nommé Tchong, dit Pe-Ya.—Quoi! interrompit le vieillard, vous allez chez Tchong? Et qui voulez-vous voir dans cette maison?—Tse-Ky, répondit Pe-Ya.»

A ce nom de Tse-Ky, la vue du vieillard se troubla, des larmes commencèrent à couler de ses yeux, il se mit à gémir, à sangloter, et d'une voix étouffée par la douleur, il s'écria: «Tse-Ky-Tchong, c'était mon fils!... L'an dernier, à pareil jour, il était allé couper du bois, et revenait vers le soir quand il rencontra le seigneur Pe-Ya, haut fonctionnaire de la cour du roi de Tsin: tout en conversant, ils se prirent d'amitié, et au moment de se séparer, le seigneur Pe donna à mon fils deux lingots d'or avec lesquels celui-ci acheta des livres, et se plongea dans l'étude. Moi, vieillard ignorant et dénué de connaissances, je ne sus pas l'en empêcher. Le matin il allait couper le bois et revenait bien chargé, le soir il lisait, et se fatiguait par un travail opiniâtre: ses forces ne tardèrent pas à faiblir, il devint languissant et tomba malade d'épuisement; puis au bout de quelques mois, il mourut....»

Quand il entendit ces paroles, Pe-Ya fut prêt à défaillir, des larmes s'échappèrent en torrents de ses yeux, il poussa un grand cri, et comme si les pics des montagnes se fussent, à droite et à gauche, renversés avec fracas, il s'évanouit et roula à terre. Surpris et effrayé, le vieillard arrêta ses pleurs, et soutenant Pe-Ya, il demanda au petit domestique quel personnage était son maître!—L'enfant se pencha et dit à l'oreille du vieillard: «C'est le seigneur Yu-Pe-Ya lui-même!

—Quoi! c'est le seigneur Pe-Ya, reprit vivement le vieux paysan, c'est l'ami de mon pauvre fils!» Puis il le releva, et celui-ci après avoir recouvré ses sens, resta assis sur la terre; il était suffoqué par la douleur, il frappait sa poitrine, et dans l'excès de son chagrin il s'écria: «Mon sage frère, la nuit dernière quand je jetai l'ancre, je t'accusais d'avoir manqué à ta parole: j'ignorais que tu n'étais plus qu'un esprit habitant au bord des neuf fontaines! Tu avais un talent si supérieur: pourquoi n'avoir pas vécu plus long-temps!»

Le père de Tse-Ky avait suspendu le cours de ses larmes, et quand Pe-Ya eut ainsi exprimé son chagrin, il se leva, et salua le vieillard avec la plus grande politesse, en disant: «Oserais-je donner au vénérable Tchong mon propre nom, pour perpétuer ainsi le lien de fraternité qui munissait à son fils?»—Puis interpellant alors le vieux paysan du nom de Lao-Pe, il lui demanda si le corps de son cher fils était encore dans son cercueil à la maison, ou si déjà on l'avait déposé hors de la ville, dans le cimetière.

—Ce que j'ai à vous dire sur la dernière heure de mon enfant, répondit le vieillard, ne saurait s'exprimer en peu de mots. J'étais avec sa pauvre mère, assis au chevet de son lit, lorsqu'il nous donna, avant d'expirer, les recommandations suivantes. Vivre long-temps ou mourir jeune, cela dépend du ciel; votre fils va mourir sans pouvoir remplir envers vous les devoirs d'un enfant pieux. Quand il aura rendu le dernier soupir, enterrez-le, il vous en supplie, sur les bords du Kiang, auprès du mont Niao-Ngan, afin que soit accomplie la promesse qu'il a faite naguère au seigneur Pe-Ya.—Et moi, je n'ai pas voulu mépriser les dernières volontés de mon fils: à gauche du sentier par lequel vous êtes venu, seigneur, il y a un petit tertre fraîchement élevé, et c'est sous son abri que repose Tchong-Tse-Ky. Aujourd'hui, voici le centième jour qui s'écoule depuis sa mort, j'avais pris quelques feuilles de papier doré, pour aller les brûler sur sa tombe, quand j'ai rencontré, par hasard, votre Seigneurie.

—Et bien! reprit Pe-Ya, je vous accompagnerai, mon père, je veux aller me prosterner devant le tombeau.—Puis il dit à son petit serviteur de prendre à son bras le panier que portait le vieillard, qui chemina en avant appuyé sur son bâton, pour montrer la route; derrière lui marchait le seigneur Pe-Ya, et le domestique fermait le cortège.

Tous trois ils revinrent à l'entrée de la vallée: là s'offrit à leurs regards un amas de terre fraîchement remuée, à la gauche du chemin (à gauche puisqu'ils retournaient). Pe-Ya fit un salut cérémonieux, et dit: «Mon sage frère, sur la terre vous étiez un homme éminent par vos talents et votre génie, après votre mort vous devez être un esprit immortel qui peut manifester sa puissance par des prodiges. Votre humble frère vous salue. C'est avec une sincère affection qu'il vous dit un éternel adieu.»—A ces mots la voix lui manqua, et il éclata en sanglots avec une telle violence qu'il toucha et émut les montagnes voisines. Les gens des environs sans distinction, voyageurs ou habitants, ceux qui se trouvaient éloignés comme les plus proches voisins, furent saisis de tristesse; au bruit de ses plaintes, tous accoururent pour savoir la cause de cette scène inattendue, et quand ils surent que c'était un grand dignitaire de la cour qui présentait des offrandes sur la tombe de Tse-Ky, ils se pressèrent à l'envi autour du tertre funèbre, pour être témoins de ce spectacle.

Cependant Pe-Ya ne voulait point se borner à ces cérémonies, il eût cru n'avoir pas obéi aux impulsions de son cœur: il se fit donc apporter l'instrument de musique, le plaça devant lui sur le banc de pierre qui couvrait le corps de son ami, et s'asseyant les jambes croisées devant le tertre funéraire, il joua un air tandis que les larmes coulaient sur ses joues. Tous ceux qui étaient présents eurent à peine entendu les sons aigus et vibrants du kin, qu'ils battirent des mains et se dispersèrent avec des éclats de rire.

«Digne vieillard, demanda Pe-Ya fort surpris, pendant que je consolais par ces notes l'ame de votre noble fils, j'étais en proie à la plus profonde douleur; pourquoi donc tous ces gens se sont-ils retirés en riant?—Ce sont des paysans qui n'entendent rien à la musique; les sons de votre luth leur ont semblé ceux d'un instrument qui exprime la joie, et voilà la cause de leur gaîté subite!—Puisqu'il en est ainsi, reprit Pe-Ya, je demanderai à mon noble père si lui-même est versé dans la connaissance de cet art?—Dans ma jeunesse, répondit le vieillard, je m'y suis beaucoup exercé, mais désormais me voilà bien âgé, j'ai passé 60 ans, mes organes s'émoussent, et mon cœur obscurci n'est plus capable de discerner clairement ce qui le toucherait.

—A l'instant même, continua Pe-Ya, j'ai improvisé quelques strophes destinées à consoler votre cher fils dans sa tombe, je vais vous les réciter, prêtez l'oreille.»

Le vieillard témoigna un grand désir d'entendre ces vers, et Pe-Ya répéta les lignes suivantes:

Je me rappelais que l'an dernier au printemps[9]
J'avais sur les bords du Kiang rencontré un sage;
Aujourd'hui je revenais pour le voir:
Mais je ne trouvai plus l'ami qui m'avait connu par la
musique,
Je ne rencontrai qu'un tertre funèbre.
Oh! douleur!... combien mon cœur fut navré!
Oh chagrin! oh! malheur! oh! sort cruel!
Malgré moi mes larmes roulent comme des perles sur mes
joues;
J'étais venu plein de joie, et combien mon départ est
douloureux!
Au bord du Kiang s'élève un brouillard de tristesse,
Oh! Tse-Ky, oh! Tse-Ky!... nous étions unis, par les
liens d'une amitié pure et précieuse!
Toute l'étendue des cieux ne suffirait pas à l'exprimer.
Mais cette chanson s'achève et je ne ferai plus résonner
mon luth,
Le luth destiné à chanter les vers de l'Etang Yao-Tchy:
Le luth des anciens Empereurs est mort à cause de vous!

Après avoir fait entendre ces vers, Pe-Ya tira de la doublure de son vêtement un couteau, l'ouvrit et coupa les cordes du luth; puis élevant l'instrument à deux mains au-dessus de la pierre sur laquelle on déposait les offrandes, il le laissa tomber avec violence: le chevalet de jade sauta en éclat, et les touches d'or furent mises en pièces.

Le vieillard tout surpris lui demanda pourquoi il brisait ainsi son luth, et voici la réponse que lui fit Pe-Ya:

J'ai brisé le luth, la queue du phénix est déjà froide.
Tse-Ky n'est plus..., devant qui ferais-je résonner l'instrument?
Du printemps à l'automne on trouve à chaque pas des
compagnons et des amis;
Mais rencontrer un homme qui appréciât le luth, ce serait
trop difficile.

«Quel malheur! quelle pitié! s'écria le vieillard!—Dans quelle partie du village de Tsy-Hien habitez-vous, mon noble père? demanda Pe-Ya.—Ma pauvre demeure est dans la partie haute du village; c'est la huitième maison. Mais pourquoi sa Seigneurie m'adresse-t-elle cette question?—Mon ame est plongée dans la tristesse, continua Pe-Ya, je n'ose vous suivre dans votre demeure. J'avais apporté sur moi quelques onces d'or: daignerez-vous en accepter la moitié? l'autre part servirait à acheter quelques arpents qui encloront la tombe, afin qu'on puisse, au printemps et à l'automne, nettoyer le terrain autour du lieu où repose votre fils. De retour à la cour où m'appellent mes fonctions, je demanderai la permission de m'en aller pour toujours dans mon pays natal, et alors je reviendrai ici chercher mon noble père avec sa respectable compagne, et je les emmènerai dans mon humble demeure, où ils couleront en paix les années que le ciel leur accordera: Tse-Ky et moi, n'est-ce pas la même chose? Veuillez donc ne point me considérer comme un homme étranger à votre famille, et ne pas mépriser mon offre!»

Après ces mots, Pe-Ya présenta l'argent au vieillard, et s'inclina devant lui jusqu'à terre en fondant en larmes; le père de Tse-Ky répondit à ce salut et remercia en pleurant aussi. La moitié du jour s'était passée en épanchements prolongés, quand ils se séparèrent.

Telle est l'histoire de Yu-Pe-Ya, qui brisa son luth en disant adieu à son ami; plus tard on a composé à cette occasion les vers suivants;

Le lien de l'affection est puissant, l'amitié a de généreux
efforts.
Parmi les lettrés, qui pourra rappeler l'exemple de Tchong-Tse
qui connut Pe-Ya par la voix de son luth?
Si Pe-Ya n'eût pas passé à la postérité, Tse-Ky fût resté
dans l'oubli;
Mais à cause de lui, après bien des siècles, on parle encore
du luth brisé.


[1] Vers 690 avant J.-C.

[2] Mot à mot, un pays où croissent le mûrier et l'osier.

[3] Les Chinois toujours minutieux divisent les quatre saisons (Se-Chy) en deux parties, qui forment les huit Tsie.

[4] L'étiquette chinoise exige qu'on décline ses noms avant de prendre un siège.

[5] Fo-Hi apparaît dans les annales de la Chine à la fin des temps fabuleux et à l'aurore des temps semi-historiques. Les auteurs chinois lui attribuent les premiers éléments de leur civilisation et l'invention de la plupart des instruments et ustensiles encore employés dans les cérémonies.

[6] Les trois premiers Empereurs dont s'occupent les livres sacrés des Chinois. Leurs trois règnes s'étendent de 2277 à 2205 avant J.-C.

[7] 1134 avant J.-C.

[8] Ce genre de conversation entre deux lettrés a sans doute plus d'attrait pour l'habitant du céleste Empire que pour le lecteur français: toutefois, ces passages font connaître quelle importance les Chinois attachent à leur histoire, et avec quel soin ils étudient les plus anciennes traditions de leur pays. Ces phrases sont toujours écrites dans un style serré et soutenu, ce qui est pour le traducteur une difficulté de plus.

[9] La rencontre de Pe-Ya et du bûcheron a eu lieu, comme on l'a vu, en automne; le mot printemps est sans doute appelé par la rime du vers suivant: Tchun printemps, et Kun sage.

FIN.