The Project Gutenberg eBook of Histoire de la musique

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Title: Histoire de la musique

Author: Henri Lavoix

Release date: April 17, 2014 [eBook #45428]

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA MUSIQUE ***


Au lecteur

Table des matières

Table des illustrations

Frontispice

COLLECTION PLACÉE SOUS LE HAUT PATRONAGE
DE
L'ADMINISTRATION DES BEAUX-ARTS
COURONNÉE PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
(Prix Montyon)
ET
PAR L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
(Prix Bordin)


Tous droits réservés.

BIBLIOTHÈQUE DE L'ENSEIGNEMENT DES BEAUX-ARTS
PUBLIÉE
SOUS LA DIRECTION DE M. JULES COMTE


HISTOIRE
DE
LA MUSIQUE

PAR
H. LAVOIX FILS
ADMINISTRATEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE SAINTE-GENEVIÈVE
LAURÉAT DE L'INSTITUT


NOUVELLE ÉDITION

Logo P & K

PARIS
Librairie d'Éducation nationale
ALCIDE PICARD & KAAN, ÉDITEURS
11, 18 ET 20, RUE SOUFFLOT


HISTOIRE DE LA MUSIQUE


INTRODUCTION
QUELQUES DÉFINITIONS EN FORME DE PRÉFACE

La musique.—Le son.—Le rythme.—L'accent.—L'harmonie.—Les timbres.—Les instruments.—Plan sommaire de cette histoire de la musique.

«La musique est l'art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille.» Cette définition, qui est celle de J.-J. Rousseau, est la plus répandue; mais il faut avouer qu'elle est aussi la plus incomplète et la plus fausse. Si la musique ne consistait que dans la sensation plus ou moins agréable qu'elle procure, elle serait un art bien inférieur à tous les autres. Cette sensation diffère suivant les époques, les âges, les individus. Les dilettantes du moyen âge trouvaient fort agréables des combinaisons sonores qui, aujourd'hui, révoltent les oreilles les moins sensibles, et cependant ces combinaisons, si barbares qu'elles nous paraissent, sont de la musique; les amateurs exclusifs des anciens 6 maîtres trouvent intolérables les hardiesses et les nouveautés que nous admirons dans les œuvres des compositeurs contemporains, et cependant ces œuvres sont de la musique. Bien plus, nous connaissons des pages qui, non seulement n'ont pas été écrites dans le but d'être agréables, mais dans l'intention bien formelle d'éveiller des sensations douloureuses et pénibles, et cependant ces pages, dont quelques-unes sont sublimes, sont encore et toujours de la musique.—«Croyez-vous donc que l'on écoute la musique pour son plaisir?» disait Berlioz à Adolphe Adam, un musicien qui, lui, n'avait cherché qu'à plaire. Sous cette boutade exagérée, Berlioz cachait une vérité. La musique, telle que nous la comprenons aujourd'hui, est souvent un art de plaisir et d'agréables sensations, c'est vrai; mais elle est surtout un puissant moyen d'expression. Elle a pour but idéal et noble, non seulement de distraire agréablement nos oreilles, mais d'éveiller en nous les émotions les plus diverses. Les goûts se sont modifiés bien des fois, les procédés matériels ont changé; mais les seules œuvres vraiment durables sont celles qui n'ont pas été conçues et écrites pour le plaisir d'un moment. Aussi bien laissons de côté toute définition, heureux si le lecteur, en fermant ce livre, peut se faire une idée à la fois nette et grandiose de cet art sublime et singulier de la musique, dont le propre est de produire suivant les temps et les individus des effets différents, tout en ayant une esthétique à lui bien définie.

Il est dans la musique deux éléments premiers et constitutifs sans lesquels elle n'existe pas, le son et le 7 rythme. Sous le rapport acoustique, le son est la vibration des molécules des corps frappant régulièrement notre oreille. Selon que ces vibrations sont plus ou moins rapides, le son est plus aigu ou plus grave, ou bien, comme on dit vulgairement par erreur, plus haut ou plus bas. On appelle intervalle la différence des vibrations par rapport les unes aux autres. Nous n'avons à parler ici ni d'acoustique ni même de théorie musicale; cependant il est nécessaire de savoir que les sons, diversement disposés, constituent ce que l'on appelle des gammes et que c'est le système combiné de ces gammes qui est la tonalité. Les changements de tonalité, aux différentes époques et chez les différents peuples, ont donné naissance aux grandes évolutions de l'histoire musicale.

Le rythme consiste à disposer les sons de telle façon que, de distance en distance, régulière ou irrégulière, un son apporte à l'oreille la sensation d'un repos ou d'un arrêt[1]. Si nous comparons la musique à la langue parlée, nous pouvons dire que les sons représentent les mots, et que c'est au moyen du rythme que ces mots sont reliés entre eux sous forme de phrases. De cette union du rythme et du son naît l'accent, par lequel ces mots et ces phrases prennent un sens précis et expressif: la musique est de toutes les langues celle dont l'accent est le plus souple et le plus délicat.

[1] Lussy (Matthis), le Rythme musical.

Ce sont les combinaisons des rythmes et des sons multipliées à l'infini, et dont la variété est aujourd'hui encore bien loin d'être épuisée, qui ont, de tout temps, 8 constitué la musique, depuis les essais les plus embryonnaires jusqu'à l'art le plus raffiné.

Non contents de chanter successivement les sons en les astreignant aux lois d'une tonalité et d'un rythme, les musiciens eurent l'idée de superposer et de faire entendre à la fois deux, trois, quatre, et même davantage de ces sons; ils formèrent ainsi l'harmonie que l'on pourrait définir de la sorte: L'harmonie est l'art de combiner les sons, de manière à en faire entendre plusieurs à la fois. Cet assemblage de sons superposés présente deux caractères bien distincts: ou l'oreille éprouve comme une sensation de repos, ou, au contraire, certaines de ces combinaisons la laissent en suspens et pour ainsi dire inquiète; elle exige alors impérieusement ce repos qu'on lui a fait désirer. Dans le premier cas, l'harmonie est dite consonante; dans le second, elle est dissonante. L'histoire nous apprendra par quelles péripéties les dissonances sont devenues consonances et vice versa; mais, en principe, c'est toujours d'après cette division que les superpositions de notes, dites accords, ont été désignées.

A la tonalité, au rythme, à l'harmonie vient se joindre un quatrième élément, le timbre, qui joue dans la musique le rôle du coloris dans la peinture. Chanter ne suffisant pas à l'homme, il voulut inventer des voix factices permettant de varier les sons, et il trouva ce que l'on appelle des instruments de musique. Si nombreux qu'ils aient été, depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours, tous les instruments peuvent se réduire à trois types principaux: 1o les instruments à cordes; 2o les instruments à vent; 3o les instruments à 9 percussion. Les instruments dits à cordes se subdivisent eux-mêmes en deux espèces: tantôt les cordes sont mises en vibration au moyen d'un archet, comme dans le violon; tantôt on arrive au même résultat en les pinçant avec le doigt, comme dans la guitare. Il existe aussi des instruments dont les cordes sont frappées avec des marteaux.

Dans les instruments dits à vent, on distingue trois types principaux: ceux à bec, comme la flûte, dans laquelle l'air vibre en se brisant contre un biseau; ceux à anche simple ou double, comme le hautbois ou la clarinette, dans lesquels une ou deux fines languettes de roseau sont mises en vibration au moyen des lèvres et font résonner, par conséquent, l'air contenu dans le corps de l'instrument. Dans les instruments à embouchure, l'air, poussé avec force dans une sorte de bocal, résonne en se précipitant à travers une étroite ouverture dans un ou plusieurs tuyaux. Ces tuyaux sont le plus souvent en métal, ce qui fait que les instruments à embouchure, comme la trompette, le cor, le trombone, etc., ont pour désignation générale le nom d'instruments de cuivre. Enfin les instruments de percussion sont ceux qui retentissent quand on les frappe, soit avec la main, comme le tambour de basque; soit avec des baguettes, comme le tambour ou les timbales; soit au moyen de marteaux, comme les cloches et clochettes; soit quand on les heurte les uns contre les autres, comme les castagnettes et les cymbales. Quelques transformations qu'aient subies tous ces instruments, depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours, c'est toujours au moyen des cordes, du bec, de l'anche, de l'embouchure ou de la percussion qu'ils ont résonné.

10 Ces définitions sont, il faut l'avouer, assez fastidieuses, mais indispensables. Le son, le rythme, le timbre seront, en effet, les personnages principaux, pour ainsi dire, de cette histoire, sous forme de mélodie, de mesure, d'harmonie, d'instrumentation. Nous laisserons de côté les origines primitives de la musique. Outre que là le champ est ouvert à toutes les hypothèses et que de tout temps on a fort abusé de la permission, le sujet regarde plus la philosophie et même l'anthropologie que l'histoire artistique, et nous commencerons avec les anciens peuples de l'Orient, c'est-à-dire les Égyptiens et les Assyriens, au moment où un art musical nous apparaît véritablement constitué. Passant à travers la Grèce et Rome, nous tenterons de trouver les liens qui unissent la musique antique à l'art moderne, car, il ne faut pas s'y tromper, il n'y a pas de lacune dans l'histoire musicale, il n'y a que des ignorances. Si les anneaux de la chaîne nous paraissent brisés, c'est que les historiens n'ont pas su les rattacher.

Le moyen âge nous montrera les origines de la musique moderne, de notre harmonie, de la tonalité qui fait aujourd'hui le fond de notre langue musicale. Des musiciens primitifs du moyen âge aux grands maîtres qui, du XVIe au XVIIIe siècle, ont été les précurseurs et les créateurs de notre art moderne, la transition sera facile; enfin la musique contemporaine servira de conclusion à cette histoire; elle sera le résultat inévitable et logique de tous les faits qui se seront rapidement déroulés devant nous, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours.

Nous l'avons dit, ceci est une histoire de la musique 11 et non des musiciens. Des noms, des dates, des titres de compositions, voilà tout ce que nous pourrons dire sur eux, à moins que quelques anecdotes, quelques détails de leur vie se rattachent directement à l'historique de leurs œuvres. Ce court volume ne suffirait pas s'il fallait entreprendre, même en abrégé, la biographie de chacun des maîtres qui ont successivement contribué aux progrès de l'art musical.

Ambros. Geschichte der Musik. 5 vol. in-8o, 1880-1882 (s'arrête au XVIe siècle).

Brendel (Franz). Geschichte der Musik, in-8o, 1878.

Burney. A general history of Music. 2 vol. in-4o, 1788-1801.

Clément. Dictionnaire lyrique, in-8o, 1869.

Fétis. Histoire générale de la Musique. 5 vol. in-8o, 1869-1876 (s'arrête au XIVe siècle).—Résumé philosophique de l'histoire de la Musique (Ier vol. de la Biographie des Musiciens, 1re édition).—Biographie des Musiciens (2e édition), 8 vol. in-8o, 1860-1865, avec 2 vol. de supplément par A. Pougin, 1878-1880.

Forkel. Allgemeine Geschichte der Musik. 2 vol. in-4o, 1788-1801.

Grove. A dictionary of music and musicians, 1850-1880. In-8o, 1879.

Hawkins. History of the science and practice of music. 3 vol. in-4o, 1777. Nouvelle édition, 1853.

Laborde. Essai sur la musique ancienne et moderne. 3 vol. in-4o, 1780.

Langhans. Die Musikgeschichte in Zwölf Vorträgen. In-8o, 1879.

Marcillac. Histoire de la Musique et des Musiciens en Italie, en Allemagne et en France, depuis l'ère chrétienne jusqu'à nos jours. 1 vol. in-8o, 1879.

Mendel. Musikalisches Conversations-Lexicon. 10 vol. in-8o, 1870-1878.


LIVRE PREMIER
L'ANTIQUITÉ


CHAPITRE PREMIER
L'ANCIEN ORIENT

Les Égyptiens.—Les Assyriens.—Les Hébreux.

En parcourant nos musées, en ouvrant ces splendides ouvrages qui font revivre sous nos yeux l'ancien Orient de l'Égypte et de l'Assyrie, de Thèbes, de Ninive et de Babylone, on est étonné de la place que tient la musique dans toutes ces nombreuses représentations. Chœurs de chanteurs, longues théories de danseuses, se balançant voluptueusement au son des magadis et des nables, marches triomphales dans lesquelles les rois sont représentés traînant derrière leurs chars les peuples vaincus, au son des tambours sonores et des harpes retentissantes, 14 toutes ces grandes cérémonies du culte, toutes ces brillantes manifestations de la victoire chez ces nations qui furent les plus anciennes et les plus puissantes du vieux monde, se déroulent sur ces tableaux de pierre et partout la musique y joue un rôle important.

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FIG. 1.—ORCHESTRE ÉGYPTIEN.

C'est un art à jamais perdu pour nous, mais qui dut être singulièrement florissant que celui dont il nous reste de tels vestiges. Il faut bien l'avouer, nous ne connaissons pour ainsi dire que l'extérieur musical de ces peuples. Nous savons, à n'en point douter, qu'ils avaient une musique d'un art fort avancé; nous savons qu'ils l'employaient dans les fêtes religieuses, à la guerre et dans les repas; nous savons qu'il se faisait force concerts de voix et d'instruments chez les particuliers, que ces peuples connaissaient les instruments à cordes, à vent et à percussion, les plus simples comme les plus compliqués. Mais arrêtons là notre science: pousser plus avant serait entrer dans le domaine de l'hypothèse.

Rappelons donc rapidement, avant de les décrire en détail, les principaux monuments sur lesquels nous trouvons des représentations musicales, et commençons par l'Égypte, car c'est elle qui renferme les plus riches trésors.

Thèbes, le tombeau de Ramsès III (1250 avant J.-C.), l'intérieur des pyramides et les grottes d'El Berseh, avec les fresques, les sculptures, les papyrus, sont les monuments qui nous ont le mieux instruit sur la musique de ces peuples. Tantôt nous voyons pour tout orchestre un chanteur accompagné par des hommes et des femmes battant des mains, tantôt ce sont de nombreux et splendides instruments.

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FIG. 2.—HARPISTE ÉGYPTIEN.

(Thèbes, époque de Ramsès III.)

Les harpes se rencontrent le plus souvent sur les monuments. Les unes sont grandes et ornées de magnifiques 16 décorations, d'autres sont petites et portatives, mais toutes de formes élégantes et armées d'un nombre très varié de cordes, depuis quatre jusqu'à vingt-deux.

On peut du reste distinguer trois genres de harpes. D'abord les grands instruments, comme la splendide harpe dont la figure a été trouvée par le voyageur Bruce, au siècle dernier, dans le tombeau de Ramsès III (1250 environ avant J.-C.) (fig. 2).

L'instrument de Bruce a treize cordes et il est magnifiquement orné; d'autres grandes harpes se trouvent encore sur les monuments, ayant dix ou douze cordes.

Dans la seconde espèce il faut ranger les harpes de petites dimensions; les unes se jouaient posées sur les genoux ou sur un meuble, les autres étaient portées sur une sorte de pied. Le nombre de leurs cordes était des plus variés; un instrument de ce genre, au musée du Louvre, paraît en avoir eu vingt et une. D'autres harpes, plus petites encore, ayant trois, quatre et cinq cordes, se portaient sur l'épaule droite.

Le troisième genre est celui du trigone; il procède du même principe sonore que la harpe, dont il diffère seulement par sa forme qui est triangulaire.

Les Égyptiens connaissaient aussi les lyres qui furent si répandues en Grèce, mais les lyres égyptiennes, dont il reste des modèles aux musées de Leyde et de Berlin, étaient des espèces de harpes d'une forme lourde et sans élégance; souvent les musiciens les tenaient verticalement devant eux; elles avaient de six à douze cordes.

Enfin les instruments à cordes pincées, qui semblent 17 avoir été l'apanage du moyen âge, comme le luth et la guitare, existaient déjà chez les Égyptiens, sous le nom de Tambourah et d'Eoud.

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FIG. 3.—TAMBOURAH OU LUTH ÉGYPTIEN.

(Nécropole de Thèbes.)

Les figures de ces instruments sont nombreuses: le musicien tient le tambourah appuyé sur sa poitrine, pinçant de la main droite les cordes, qu'il presse de la gauche sur le manche. Le nombre de ces cordes paraît ne pas avoir dépassé quatre (fig. 3).

18 Si des instruments à cordes nous passons aux instruments à vent, nous rencontrerons une moins grande variété; cependant les flûtes sont encore assez nombreuses. Les unes étaient fort longues et se jouaient de côté, d'autres étaient très courtes et fort aiguës. Quelquefois aussi on trouve des flûtes doubles. Les trompettes, de forme droite, étaient en bois et en cuivre (fig. 1).

Comme chez tous les peuples anciens, les instruments de percussion qui servent à marquer le rythme tenaient une place considérable chez les Égyptiens. Ils avaient des tambours de toutes sortes, des tambourins, des cymbales, des crotales et des sistres. Notez aussi que le claquement des mains accompagnait souvent et la danse et le chant.

Ils faisaient résonner leurs tambours, soit au moyen de baguettes, soit simplement en les frappant avec le poing. On a découvert à Thèbes en 1823, dans un tombeau, une sorte de gros tambour à baguettes, absolument semblable à celui dont les Arabes se servent encore sous le nom de Daraboukkeh. Les tambourins, ou tambours de petites dimensions, étaient aussi fort nombreux; il y en avait de ronds et de carrés; d'autres, très petits, étaient tenus de la main gauche, tandis que de la droite on les faisait retentir.

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FIG. 4.—SISTRE ÉGYPTIEN.

(Nécropole de Thèbes.)

Les clochettes et les cymbales n'étaient pas non plus négligées, ainsi que les crotales ou sortes de castagnettes en bois; mais l'instrument de percussion égyptien par excellence était le sistre. Le sistre, composé de baguettes de fer, rendues plus retentissantes au moyen de petits anneaux d'airain, était fort répandu et jouait un rôle 19 important dans les sacrifices, ainsi que dans les fêtes publiques et privées (fig. 4).

Pour abréger, voici la liste des groupes d'instruments les plus curieux trouvés jusqu'à ce jour, sculptés ou peints sur les monuments égyptiens. Quelques-unes de ces représentations sont de véritables caricatures, qui ne manquent ni de piquant ni de fantaisie.

1o Deux harpes à six et sept cordes et une flûte.

2o Une harpe à douze cordes, deux tambourins, une femme frappant dans ses mains.

3o Une harpe à huit cordes, un tambourah, une flûte double.

4o Une harpe à huit cordes, deux tambourahs, une double flûte.

5o Une lyre à dix-huit cordes, une grande harpe à quatorze, une double flûte, une musicienne frappant des mains.

20 6o Une petite harpe à sept cordes, cinq musiciens frappant des mains, deux chanteurs. (Pyramide de Gizeh.)

7o Musique dans un sacrifice, une harpe à huit cordes, deux flûtes, un tambourah.

8o Deux prêtresses tenant des sistres.

9o Petite bande militaire, un tambour à mains, une trompette, des crotales.

10o Concert privé, composé d'une flûte double et de quatre musiciens battant des mains.

11o Trois tambourins dont deux carrés et un rond.

12o Crocodiles donnant un concert.

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FIG. 5.—CONCERT COMIQUE.

(Fragment de papyrus égyptien.)

13o Autre concert d'animaux: un singe joue de la flûte double, un crocodile a un tambourah en bandoulière, un lion joue de la lyre, un âne de la harpe (fig. 5).

14o Une grande fresque de la XVIIIe dynastie nous 21 montre un concert avec danse des plus curieux; l'orchestre se compose de deux trigones, d'une grande harpe, d'une lyre, d'une flûte double, d'un tambourah.

On le voit, les représentations sont nombreuses, et nous n'avons cité que les principales; mais quelle musique exécutaient tous ces instruments? C'est ce qu'il nous est impossible de dire, sans entrer dans l'hypothèse. L'Orient a peu changé depuis l'antiquité, malgré les mille révolutions dont il a été le théâtre; plusieurs des instruments que nous avons cités sont encore les mêmes aujourd'hui qu'autrefois; qu'on nous permette donc de citer un poétique tableau tracé par un historien moderne, qui a pour ainsi dire entendu chanter l'Égypte et qui aurait su comprendre le langage de la statue de Memmon, saluant d'un murmure musical le lever du soleil.

«... La multiplicité des notes, qui est encore la caractéristique de la musique actuellement préférée sur les bords du Nil, exclut la possibilité des effets puissants et donne avec exactitude, si l'effet en est prolongé, l'impression des murmures harmoniques naturels dont les Égyptiens jouissaient. Ces harmonies, très nettement perceptibles, sont l'œuvre du soleil et des eaux. Le matin, dès que les premiers rayons réchauffent la terre d'Égypte, tout imprégnée de l'abondante rosée de la nuit, l'humidité se vaporise rapidement, les myriades de petites pierres, les grands blocs, les hauts rochers, vibrent de toute part, et c'est, dans le grand silence d'une aube blanche, comme un cantique. Dans les vallées profondes, cette harmonie devient très puissante; elle prend le cœur. Pendant le jour, c'est la plainte des palmes interminable, la brise venant du Nord; la nuit, 22 c'est le concert des bestioles, intense, plein de notes aiguës, mais qu'enveloppe le bruit lent et grave du fleuve battant les rives[2]

[2] Marius Fontane. Histoire universelle. Les Égyptes, p. 357.

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FIG. 6.

HARPE ASSYRIENNE.

Si des bords du Nil nous passons au Tigre et à l'Euphrate, à Ninive et à Babylone, nous voyons que les Assyriens étaient aussi riches en instruments et en représentations musicales que les peuples de l'Égypte.

Les instruments nombreux qui sont représentés sur les bas-reliefs assyriens sont loin d'avoir l'élégance et la richesse de l'art égyptien, tout en étant pour la plupart moins anciens, car ils ne datent que de dix siècles avant J.-C.; mais ils leur ressemblent et paraissent provenir de la même origine.

Les harpes, sur lesquelles on peut distinguer les cordes et les chevilles qui les tiennent, ont en général un plus grand nombre de cordes que les harpes égyptiennes; mais leurs espèces sont moins variées (fig. 6).

Le trigone est représenté chez les Assyriens par un instrument assez compliqué appelé asor ou nable; cet instrument est venu jusqu'à nous sous la forme du tympanon 23 des tziganes. Il possédait neuf cordes tendues sur une sorte de cadre, ou corps sonore, en bois, placé horizontalement devant le musicien, qui faisait résonner les cordes en les frappant avec deux petits marteaux (fig. 7).

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FIG. 7.

ASOR ASSYRIEN.

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FIG. 8.

FLUTE DOUBLE ASSYRIENNE.

Ainsi que les Égyptiens, les Assyriens connurent le tambourah, ou sorte de guitare à cordes pincées. A Suse, une image d'Astarté ou de Mélitta, déesse assyrienne de la musique, nous montre un instrument de ce genre.

Les instruments à vent sont représentés par les flûtes et les doubles flûtes, mais celles-ci diffèrent des flûtes égyptiennes en ce qu'elles sont beaucoup moins longues (fig. 8).

Le tambourin, deux petits tambours ou timbales qui se frappent avec les mains, et dont les Persans font encore 24 usage, un tambour allongé, des cymbales; tels sont les instruments de percussion trouvés à Ninive et à Kouyunjik (fig. 9 et 10).

Une courte liste permettra de passer en revue d'un seul coup d'œil les représentations les plus intéressantes, découvertes dans les ruines de Ninive et de Babylone.

1. Sept harpes, un asor, une flûte double, un chœur d'enfants.

2. Harpe et tambourah, à Kouyunjik.

3. Lyre, harpe et flûte double, à Kouyunjik.

4. Deux asors, à Nimroud et à Kouyunjik.

5. Un asor et un tambour, à Nimroud.

6. Quatre asors, à Kouyunjik.

7. Deux lyres et un tambourin, à Kouyunjik.

8. Trois lyres.

Pour avoir quelques notions sur la musique des Assyriens et des Égyptiens, dont il ne reste pas de trace de musique écrite, nous avons dû nous contenter des représentations figurées; mais nous n'avons même plus cette ressource avec les Hébreux. Ils n'ont laissé aucun monument vraiment authentique de leur art musical, et cependant ils ont bien souvent parlé de la musique dans leurs livres sacrés.

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FIG. 9.

TAMBOUR ASSYRIEN.

Il est regrettable qu'un peuple qui a possédé une si belle littérature, un peuple si admirablement doué sous le rapport de la poésie et de l'imagination, n'ait rien pu nous léguer de sa musique. Cependant cet art n'a pas été négligé par le peuple d'Israël, qui lui a donné dans ses cérémonies publiques et dans sa vie privée une importance capitale. Combien nous serions 25 désireux de savoir quelle fut la musique qui accompagnait ces chants sublimes! Mais, je l'ai dit, les monuments nous manquent, qui pourraient la représenter, et nous en sommes réduits à fouiller les livres saints, retournant, torturant, pour ainsi dire, chacune de leurs expressions, nous fatiguant en efforts infructueux pour soulever le voile épais du passé.

En effet, à chacune de ses pages, la Bible mentionne la musique. Je laisse de côté les faits fabuleux, et Tubal et Jubal, inventant les instruments, et le cantique de Moïse, chanté après le passage de la mer Rouge. Une fois les douze tribus établies en Palestine, on les voit faire grand usage de la musique, lui donner large place dans le culte et même dans le gouvernement. Elle fit des progrès rapides sous l'administration des Juges, et Samuel, le dernier et le plus vénéré d'entre eux, établit à Ramah une école de prophètes et de musiciens. Ce fut là que se réfugia un jour David, pour échapper aux persécutions de Saül.

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FIG. 10.—CYMBALES ASSYRIENNES.

Lorsque David monta sur le trône, on sait quelle exaltation lyrique l'inspira; le peuple la partagea, et de ce jour la 26 musique eut place dans toutes les grandes manifestations politiques et religieuses. David projetait de faire construire un temple digne de contenir l'arche sainte; il organisait en même temps un service musical considérable, fait à tour de rôle par un corps de quatre mille chanteurs et musiciens. Deux cent quatre-vingt-huit furent choisis par lui pour instruire les autres et leur enseigner la pratique du chant. Parmi ces maîtres, trois sont devenus particulièrement célèbres, Asaph, Eman, Edouthun, auxquels on en adjoint un quatrième, Ethan. Cette troupe avait été choisie parmi les enfants de Lévi et elle était sous les ordres d'un chef suprême, Hananyah, qui ne relevait que du roi.

Le service divin était fait, dans les circonstances ordinaires, par douze chanteurs et douze instrumentistes, dont neuf harpistes, deux joueurs de cithare et un de cymbales. Le nombre des musiciens était proportionné à l'importance de la fête. D'après un texte du Talmud, les voix féminines ne devaient pas se faire entendre dans le sanctuaire; au temple, les femmes étaient remplacées par de jeunes lévites; mais elles faisaient leurs dévotions entre elles, sous la conduite d'une coryphée. Des chanteuses étaient attachées à la cour du roi et employées dans les réjouissances publiques, dans les festins et dans les cérémonies funèbres.

Après le schisme qui suivit la mort de Salomon, la musique du temple perdit de sa splendeur. En 721, le royaume d'Israël était envahi par Salmanasar, et dix tribus emmenées en esclavage; deux siècles plus tard, le même coup frappait la Judée; le temple était pris et détruit par Nebucadnetsar. On sait dans quels chants 27 sublimes les Hébreux captifs exhalèrent leurs plaintes, mais on sait aussi «qu'ils suspendirent leurs harpes aux saules de la rive sur le fleuve de Babylone». L'historien avide de précision n'a plus pour tout renseignement que quelques noms d'instruments cités par Daniel lorsqu'il raconte comment le roi voulut forcer les juifs à adorer l'idole d'or, et encore ces noms d'instruments appartiennent-ils à la langue des vainqueurs. C'est par ce passage du livre de Daniel que nous connaissons les noms des instruments assyriens. Voici ces versets: «Un héraut cria à haute voix, voici ce que l'on vous ordonne, peuples, nations, hommes de toutes langues! Au moment où vous entendrez le son de la trompette, du chalumeau, du tambourah, de la sambuque, du psaltérion, de la cornemuse et de toutes sortes d'instruments de musique, vous vous prosternerez et vous adorerez la statue d'or qu'a élevée le roi Nebucadnetsar.»

On a dressé de nombreuses listes d'instruments hébreux. En torturant les textes on est arrivé à les rendre riches, mais elles ne diffèrent pas beaucoup de celles des Égyptiens et des Assyriens. Parmi les plus célèbres instruments, il faut compter le kinnor, qui semble avoir été la harpe, le nebel, l'asor (psaltérion), l'ugab (cornemuse), le schofar, corne ou trompette sacrée, encore employée dans les synagogues, le hatsotserah, sorte de trompette dont on n'a pu définir ni le genre ni le timbre, ainsi que le tzeltzelem metzillut, le keren, le psantir, etc. Dans le petit nombre des monuments juifs, on a conservé quelques médailles de Simon Nasi et de Simon Bar-Cockab, frappées à l'époque de la révolte 28 des juifs sous Adrien; ces médailles représentent des lyres évidemment grecques, mais une autre médaille du même Simon, portant deux trompettes, a un caractère hébraïque plus marqué.

Voilà donc, en résumé, tout ce que nous donnent les textes et les monuments sur l'art musical juif; dans tout cela, rien ne nous est resté de la musique proprement dite, ni un signe ni une note. Cependant, si l'on songe à la prodigieuse ténacité de ce peuple qui a vécu de par le monde pendant près de vingt siècles sans se mêler aux autres nations, sans perdre son idiome et ses traditions, on est autorisé à penser que, malgré les transformations qu'elles ont pu subir, les mélodies qui se chantent encore dans les synagogues des différents rites, et dont quelques-unes sont fort belles, doivent avoir conservé quelque chose des anciens chants du temple, comme un parfum de la Judée. Si mélangé que soit l'alliage, il y est peut-être resté un peu de pur et vieux métal.

Chappel. The history of music, in-8o, 1874.

Engel. The music by the most ancient peoples. Londres, in-8o, 1864.

Fétis. Histoire de la Musique, t. Ier.

Lepsius. Denkmäler aus Ægypten und Æthiopien. 12 vol. grand in-folio.

Naumbourg. Zemiroth Israel, recueil de chants israélites, in-4o, 1876.

Prisse d'Avennes. Histoire de l'art égyptien d'après les monuments. Grand in-folio.


CHAPITRE II
LES GRECS

La musique grecque: théoriciens, philosophes et commentateurs.—Les origines fabuleuses: la lyre et la flûte, Apollon et Marsyas; la lyre et la cithare, Apollon et Mercure.—Système musical des Grecs: les tons et les modes, les rythmes, la notation.—Les chants grecs: l'éthos et le caractère des mélodies, l'harmonie, la philosophie musicale.—Les instruments de musique: les lyres, les flûtes, les trompettes, la percussion.—Les chants Nomiques et les chœurs: le Péan, le Dithyrambe, les fêtes, les jeux ou concours.—Le théâtre: la tragédie, la comédie, les concerts privés.—Les musiciens: poètes, virtuoses, aulètes et citharèdes, chanteurs.—Résumé.

«Les Grecs ont été les plus admirables artistes du monde: grands sculpteurs, architectes de génie, poètes sublimes, ils ont dû nécessairement être aussi de grands musiciens.» Pour être spécieux, ce raisonnement n'en est pas moins assez facile à réfuter. Avec leur admirable goût, avec un sentiment inné de la grande symétrie qui relie tous les arts, les Grecs avaient bien deviné la puissance et la beauté de la musique, ou pour mieux dire des arts de la musique, car ils comprenaient dans la même trilogie la poésie, la 30 musique et la danse; donc ils connaissaient et pratiquaient une musique, mais non point la musique, dans le sens absolu que nous donnons à ce mot.

Notre musique est d'essence toute moderne; elle paraît être un de ces monuments qui se sont élevés sur les ruines du monde antique, à la suite des invasions barbares. Il manquait à l'art musical des Grecs quelques-unes des conditions qui font que notre musique moderne est musique. La suite de ce récit démontrera qu'en dehors du rythme et de la mélodie, que les Grecs ont certainement possédés, il est d'autres formes musicales qu'ils n'ont point connues, dont ils n'ont point eu l'idée, si haute qu'ait été leur esthétique, par la raison bien simple qu'il leur était impossible de l'avoir. Mais leur architecture, mais leur sculpture, mais leur poésie? J'entends bien; mais encore un coup, ce raisonnement n'est que spécieux. Les XVe et XVIe siècles ne comptent-ils pas parmi les grandes époques de l'art? N'y admire-t-on point des peintres, comme Raphaël, des sculpteurs comme Michel-Ange? Par conséquent, les mêmes siècles auraient dû produire en même temps un Glück, un Mozart, un Beethoven, un Weber; il n'en est rien. Si grand que soit le plus grand des musiciens de cette époque, il ne peut être comparé à ceux que nous venons de nommer. Que les Grecs aient chanté, cela est incontestable; qu'ils aient bien chanté, il faut le croire, puisqu'ils le disent; mais, de ce qu'ils ont élevé le Parthénon, de ce qu'ils ont taillé dans le marbre la Vénus de Milo, de ce qu'ils nous font encore pleurer sur les malheurs d'Œdipe, il ne s'ensuit pas que leur musique ait égalé leur architecture, leur sculpture ou leur poésie. 31 De notre temps, un siècle à peine a suffi pour faire naître Alceste, de Glück; Don Juan, de Mozart; la symphonie en ut mineur de Beethoven; Freyschutz, de Weber; Guillaume Tell, de Rossini; les Huguenots, de Meyerbeer; Lohengrin, ou l'Anneau des Niebelungen, de Wagner; que sais-je encore! Dans le même temps les peintres nous donnaient-ils les loges de Raphaël, les sculpteurs le Moïse ou le Pensieroso de Michel-Ange, les poètes le Polyeucte de Corneille?

Ce que nous savons des Grecs nous vient de deux sources. Ce sont d'abord les traités théoriques et philosophiques qu'ils nous ont laissés et trois hymnes d'une époque de décadence, plus quelques notes de cithare. Puis, à partir du XVIe siècle de notre ère, des commentateurs sont venus en grand nombre, ingénieux et savants, qui, grâce à bien des hypothèses, ont fini par découvrir quelques vérités.

Telles sont les sources auxquelles nous puisons aujourd'hui notre connaissance de l'art grec; mais, vue dans son ensemble, son histoire primitive a suivi tout naturellement les péripéties des diverses invasions, venues de tous côtés, et à la suite desquelles la presqu'île hellénique s'est peuplée.

Ces nombreuses évolutions prirent dans la vive imagination des Grecs la forme saisissable et poétique de fables ou de mythes: aussi est-ce presque toujours par un instrument que l'on peut symboliser, pour ainsi dire, chacune des grandes luttes des peuples qui ont contribué à former la musique grecque. Les plus anciens mythes nous montrent la flûte phrygienne et lydienne luttant contre la lyre dorienne. On voit l'apollonique 32 Orphée déchiré par les Ménades de Dionysios; Apollon le venge cruellement sur Marsyas, mais force reste cependant à ce dernier; en résumé, malgré la défaite de la flûte, la lyre partage avec elle l'empire de la musique, Midas avait bien jugé sans le savoir.

A peine cette première bataille était-elle terminée d'un accord commun, qu'une autre commençait. Les Doriens descendaient des montagnes de Thrace; au sud de la Grèce, ils rencontraient des populations venues d'Égypte et de Phénicie; Apollon, dieu de la lyre simple, dut lutter contre Mercure, qui portait la cithare aux nombreuses cordes. Combien de siècles dura la lutte? Nul ne le sait. Sur bien des monuments, on voit Apollon disputer à Mercure le trépied de Delphes; on sait que là il resta vainqueur, mais il n'en fut pas de même pour l'empire de la musique, et le dénouement de la grande dispute de la lyre et de la cithare, si souvent représentée, fut que le dieu du soleil dut partager encore avec son rival. La lyre, la flûte et la cithare, Apollon, Bacchus et Mercure, tels sont les grands symboles de l'histoire musicale primitive de la Grèce (fig. 11).

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FIG. 11.—DISPUTE DE LA LYRE.

Tout ce symbolisme est assez poétique; mais si de l'aimable fable nous passons à la sévère réalité, c'est-à-dire à la technique de la musique grecque, nous nous trouverons en face de questions bien grosses pour un livre du genre de celui-ci; aussi bien, devons-nous nous contenter de quelques définitions et d'un résumé plus que sommaire et, par conséquent, bien incomplet.

Les Grecs prenaient pour base l'étendue générale de la voix humaine, c'est-à-dire à peu près vingt-quatre 33 sons, car cette étendue a varié souvent. Ils divisaient d'abord théoriquement cette étendue en fractions de huit sons ou octaves qui, comme dit Aristoxène, comprenaient toute la musique; puis, reprenant l'échelle générale, ils la subdivisaient dans la pratique en petites fractions de quatre sons ou tétracordes. L'ensemble des tétracordes s'appelait Téleusis; ce mot représentait ainsi le système musical des Grecs.

La nomenclature musicale des Grecs était, en réalité, des plus compliquées; ils n'avaient pas comme nous des syllabes pour nommer les notes. Dans la pratique, ils se servaient des lettres, et dans la théorie ils désignaient les notes par la place qu'elles occupaient dans un tétracorde. Chaque tétracorde avait son nom: hypaton 34 signifiait grave; meson, celui du milieu; diezeugmenon, conjoint; hyperboleon, aigu. Dans chacun, le nom de la note rappelait le tétracorde auquel elle appartenait: proslambanomenos (ajouté) indiquait celle du point de départ; hypathypatos, par exemple, la note grave du tétracorde grave; mese, celle du milieu de toute l'échelle; nète, la note aiguë; paranète, celle qui était le plus près de la plus aiguë; lichanos, qui signifiait index, voulait dire que cette note était celle que l'on touchait avec l'index dans la lyre, etc.

Les Grecs connaissaient tous les intervalles que nous possédons, c'est-à-dire le ton, le demi-ton et même le quart de ton. Le ton donnait naissance au système diatonique, le demi-ton au système chromatique, le quart de ton au système enharmonique.

Les différentes gammes formaient les modes et chacun de ces modes avait une origine qui se rattachait au nom d'un musicien célèbre, le plus souvent fabuleux. Le Dorien était attribué à Polymneste de Thrace, l'Ionien à Pitherme de Milet, l'Éolien à Lasos d'Hermione, les modes Lydien et Phrygien aux divinités et aux poètes de la Grèce asiatique qui avaient lutté contre Apollon, c'est-à-dire à Hyagnis, à Marsyas, à Cybèle, à Olympe. Parmi les modes secondaires et composés, il en était un qui fut célèbre, le mixolydien, ton compliqué et relativement récent, qui a été attribué à Sapho et à Pythoclide. La musique du moyen âge a conservé surtout le dorien, le phrygien et le mixolydien, mais avec de profondes altérations, et aujourd'hui encore ce sont ces modes qui se rapprochent le plus de nos tons modernes.

35 Nous avons dit que la musique se composait de deux parties essentielles, le son et le rythme; on pourrait dire que le son est la matière et le rythme l'esprit de la musique; mais, malgré toutes les évolutions de notre art, c'est le rythme qui a subi le moins de changements.

La symétrie est au rythme ce que le chant est au son musical; elle n'est autre chose que la combinaison des mesures, comme le chant est la combinaison des sons; seulement le rythme peut exister sans le chant, et il n'est pas de chant qui ne possède un rythme quelconque. Pour retrouver la symétrie rythmique des anciens à défaut de mélodies, on a eu l'idée de mouler la rythmique musicale sur la prosodie des vers grecs.

Le moyen était ingénieux et a donné de bons résultats. Cependant il est prudent de ne pas pousser jusqu'à ses dernières conséquences ce système et de ne pas confondre tout à fait le mètre poétique avec le rythme musical. En exagérant un principe juste, on en arriverait à vouloir refaire l'histoire de la musique avec les chœurs d'Athalie ou des poèmes d'opéras.

C'est par la notation que le son et le rythme sont représentés à l'œil et à l'esprit. Les Grecs sont les plus anciens peuples, si l'on en excepte les Hindous et les Chinois, qui nous aient laissé une écriture musicale. Nous savons, à peu de choses près du moins, comment les Grecs écrivaient leur musique, et cela à deux époques différentes. Ils possédaient deux notations, l'une pour le chant, l'autre pour la musique instrumentale; mais toutes deux étaient basées sur le même principe, c'est-à-dire 36 que l'on employait les lettres de l'alphabet, soit entières, soit tronquées, soit retournées. Dans la plus ancienne écriture, les sons étaient représentés par des combinaisons de lettres, les unes simples, les autres doubles (fig. 12):

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FIG. 12.

C'est dans Alypius, dans Bacchius le Vieux, dans un manuscrit anonyme, contenant des exemples, malheureusement trop peu nombreux de musique instrumentale, et dans trois hymnes, que l'on retrouve des traces de la double notation grecque, dite nouvelle, pour voix et pour instruments. Ici encore ce sont des lettres de l'alphabet qui servent de signes; mais pour suppléer à leur insuffisance et afin de les distinguer les unes des autres, on les employait droites, debout, couchées ou renversées. Les lettres droites dominaient dans la 37 notation destinée aux voix, les lettres couchées ou renversées étaient plus spécialement employées pour la notation instrumentale (fig. 13):

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FIG. 13.

Pour exprimer tous les sons de l'échelle musicale, en comptant la musique instrumentale et la musique vocale, il fallait employer au moins cent trente-huit signes; ajoutez à cela ceux qui servaient à indiquer la durée de ces notes et les silences, et vous verrez que le nombre des lettres de la notation grecque devait s'élever théoriquement à plus de cent cinquante. Aristoxène avait raison de dire que la science de la musique était tout entière dans la notation. C'est à Polymneste de Colophon que l'on attribue l'invention de la notation grecque, vers 640, mais n'ajoutons pas plus de foi qu'il ne convient à cette attribution, puisque Pythagore est aussi regardé comme un des inventeurs de la notation par lettres.

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FIG. 14.

Les signes de valeur indiquant la durée des sons ou les silences et complétant la notation étaient ceux-ci (fig. 14):

Tel est le système de notation exposé par Aristoxène, vers 320 avant J.-C. et par Alypius. Il est ingénieux et 38 assez complet, mais il manque de simplicité. Nous verrons, du reste, en donnant un fac-similé des courts fragments de musique grecque qui nous sont restés, que, dans la pratique, cette écriture s'éloignait sensiblement de la notation théorique (fig. 15).

Jusqu'ici nous ne nous sommes occupés que de la théorie; mais en passant à la pratique, c'est-à-dire au chant et à la mélodie, nous sommes dans une situation assez analogue à celle où seraient dans vingt siècles nos descendants, si tout à coup les œuvres musicales des maîtres disparaissaient, et s'il ne restait de nous que quelques traités théoriques, avec de rares exemples, plus une quarantaine de lignes de musique à peu près.

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FIG. 15.—FRAGMENT DE L'HYMNE A LA MUSE CALLIOPE.

(Ms. de la Bibliothèque nationale.)

Ce que nous avons encore de musique antique consiste en trois chants hymniques, l'un à Calliope, l'autre à Apollon, le troisième à Némésis. Ces trois chants sont attribués à Mésomède, un musicien de décadence du IIe siècle après J.-C. Il nous faut citer aussi les trois premiers vers de la première pythique de Pindare, publiés 39 par Kircher dans sa Musurgia, et dont la musique est attribuée au grand poète thébain; mais l'authenticité de cette ode est fort discutée. Nous devons ajouter les deux inscriptions musicales trouvées à Delphes en 1893 et 1894, sous la direction de M. Homolle.

Le rythme et le mode constituaient ce que l'on appelait l'Éthos d'une mélodie, c'est-à-dire son caractère. Suivant l'emploi que l'on en faisait ou les sentiments qu'elle inspirait, la mélodie pouvait être tragique, comique, dithyrambique, érotique, encosmatique (élogieuse), systaltique (inspirant des sentiments de tristesse), hésychastique (tranquille), diastaltique (excitante et héroïque). Elle changeait de caractère, c'est-à-dire de rythme ou de mode, au moyen de la métabole. La métabole a pour analogue, dans la musique moderne, les modulations et les changements de rythme. C'est au poète Archiloque (vers 700 av. J.-C.) que l'on attribue son invention, mais elle paraît lui être antérieure.

Chaque mode avait son caractère ou Éthos particulier; cependant il faut avouer que les distinctions esthétiques n'étaient pas toujours bien fixes et que des grands philosophes, tels que Platon et Aristote, s'entendaient quelquefois assez peu sur le sens expressif d'un même mode, et pourtant le caractère des modes n'était pas seulement une spéculation philosophique; les musiciens l'appliquaient aussi de leur mieux dans la pratique. Plutarque nous raconte qu'un jour Euripide, faisant répéter un morceau de sa composition, vit rire un des exécutants: «Si tu n'étais pas dénué de toute intelligence artistique, lui dit-il, et de toute instruction, 40 tu ne rirais pas en entendant chanter du mixolydien.»

Suivant nos idées modernes, la mélodie n'est pas seule à composer toute la musique; l'emploi des sons simultanés ou harmonie a aussi son importance, mais écrire ces mots: harmonie des Grecs, c'est réveiller les plus terribles controverses d'érudition. Le sens du mot lui-même a changé depuis l'antiquité; il désignait, ou l'ensemble de la musique, ou le mode dans lequel était chantée une mélodie, et non, comme aujourd'hui, l'accord des sons entendus simultanément. Les Grecs ont-ils, oui ou non, employé les sons simultanés? Voici quatre siècles que les historiens, musiciens et théoriciens discutent sans relâche; tous les vingt ans il paraît sur ce sujet un livre qui tranche la question sans la résoudre; il est oublié, un autre paraît qui la tranche d'une autre façon, mais sans la résoudre davantage.

En somme, pas un texte, pas un document authentique ne constate avec évidence l'existence de l'harmonie chez les Grecs. Il semble à peu près reconnu qu'ils chantaient à l'unisson, ou bien à l'octave, lorsque les voix d'hommes, d'enfants et de femmes étaient mêlées, combinaison que la nature fournit d'elle-même. Si quelque instrument accompagnait la voix, c'était à l'unisson, ou bien il doublait le chant, à une octave au-dessus ou au-dessous, ce qui s'appelait magadiser.

Aller plus loin dans les suppositions serait imprudent; disons donc simplement que si les Grecs ont eu la connaissance de l'harmonie, ils n'ont pu l'avoir que d'une façon tout à fait rudimentaire. En revanche, nous ne pouvons assez admirer avec quelle suprême 41 délicatesse les Grecs, ces sublimes artistes, considéraient la philosophie et l'esthétique de l'art. Ils lui donnaient place dans leur religion comme dans leurs lois; ils entouraient la musique d'un rempart de lois divines et humaines qu'il était sacrilège d'enfreindre; ils faisaient d'elle la régulatrice de leur vie et de leurs plaisirs. «Jamais, dit Platon, le style musical ne change, sans que les principes de l'État ne se modifient.»

Les instruments de musique chez les Grecs participaient de ce mélange de pratique théorique et de spéculation philosophique. Une lyre était non seulement un instrument dont on tirait des sons, mais le symbole de la musique entière; elle aussi était sacrée, elle aussi était associée aux lois des dieux et des hommes; en se servant de la lyre, on protestait en faveur d'Apollon contre la flûte de Bacchus et de Marsyas. Il est vrai de dire que le procès de ce dernier avait été depuis longtemps revisé par les Grecs eux-mêmes, car les Sicyoniens montraient avec orgueil dans leur temple la flûte de l'infortuné rival d'Apollon.

Le nombre des instruments représentés sur les monuments laissés par les Grecs, vases, peintures, sculptures, etc., est immense; cependant on peut toujours le réduire à trois, les lyres, les cithares et les flûtes reproduites à l'infini; tels sont les trois genres d'instruments purement grecs; les autres sont asiatiques ou appartiennent aux époques de décadence.

Le plus répandu de tous les instruments grecs est la lyre à quatre cordes, qui fut d'abord l'ancienne lyre d'Apollon, aux origines fabuleuses et divines. Ce ne fut qu'à une époque plus avancée qu'elle se confondit avec 42 la cithare et de telle sorte qu'il est difficile de distinguer les deux instruments, dans les représentations figurées, et de les reconnaître sous les noms multiples que les auteurs leur ont donnés. La lyre était un instrument de moyenne ou même de petite dimension, armé de peu de cordes en général, sept au plus; la cithare, plus grande, mieux disposée pour la sonorité, était chargée d'un grand nombre de cordes, qui pouvait aller jusqu'à douze.

Le grammairien Pollux a laissé, au IIe siècle de notre ère, une liste des instruments de musique de son temps; sur les vingt-huit instruments à cordes qui sont cités, la lyre et la cithare ont plus de dix synonymes; mais il ne faut pas donner plus d'importance qu'il ne convient à la multiplicité de ces noms; chaque pays, chaque ville presque, désignait d'une façon spéciale un instrument partout répandu qui, en somme, restait à peu près le même.

La vieille lyre grecque dont parle Homère s'appelle la phorminx. Elle est d'une construction fort simple. Sur une écaille de tortue est tendue une peau qui sert de table d'harmonie, puis s'élèvent parallèlement deux bras, appelés cornes, reliés par une traverse; à cette traverse sont attachés des anneaux de cuir, et à ces anneaux de cuir des cordes qui, passant sur un chevalet, viennent se rejoindre au bas de l'instrument et s'attachent à un cordier; au moyen des doigts, ou d'un petit plectrum en os ou en ivoire, le musicien fait résonner les cordes (fig. 11).

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FIG. 16.—CITHARE.

Le nombre de ces cordes fut d'abord en général de quatre, mais successivement ce nombre fut porté à 43 cinq, à sept, à neuf, à douze et même à quinze, lorsque la lyre en vint à se confondre avec la cithare. Chacune de ces additions annonçait une révolution dans l'art et soulevait une guerre musicale. 500 ans avant J.-C., on connaissait déjà des lyres à huit et à neuf cordes; vers 450, à onze et douze; cependant, dans les concours de chant, celle à quatre cordes était seule admise; Terpandre, se présentant au concours avec une lyre à sept cordes, dut retrancher celles qui étaient en trop. Vers 500 avant J.-C., Lasos d'Hermione se servait, dit-on, d'une lyre à neuf cordes, dont chacune portait le nom d'une muse. En somme, la lyre type, celle qui répond le mieux au système musical des Grecs, celle dont lord Elgin a rapporté un modèle curieux qui est au British Museum, est à sept cordes; l'instrument était en bois, en cuivre, et même en or.

La cithare était un instrument plus compliqué et plus musical, mieux construit et plus sonore, mais de la même famille que la lyre. Elle fut inventée, dit-on, par Cépion, élève de Terpandre, au temps 44 d'Alexandre; elle avait sept et huit cordes; elle en eut davantage, mais ce furent ces huit cordes qui donnèrent leurs noms aux notes de l'octave.

Platon et les purs Athéniens de vieille race bannirent la cithare d'Athènes au bénéfice de la lyre, comme trop efféminée.

Cette opposition des philosophes était une réaction contre les nombreux instruments orientaux qui avaient fait invasion en Grèce, en même temps que le luxe asiatique. Assez semblable à la lyre était le barbitos, dont jouaient Anacréon et Sapho. Mais tout à fait asiatique était la grande harpe, se rapprochant de celle des Assyriens et des Égyptiens; elle avait jusqu'à trente-cinq cordes, ce qui permettait de magadiser facilement, c'est-à-dire de faire entendre en même temps deux octaves, de là son nom de Magadis. Vers le VIe siècle avant J.-C., un musicien d'Ambracie, Épigone, inventait, ou empruntait aux Orientaux, un instrument à nombreuses cordes, fort semblable à l'asor assyrien, et auquel il donnait le nom d'epigonion. A la suite des expéditions d'Alexandre, les Grecs connurent d'autres instruments d'Orient tels que la pandourah, le monocorde, le tricorde; mais ils les employèrent peu, restant plutôt fidèles à la lyre et à la cithare. Les instruments nouveaux se répandirent surtout dans les îles plus asiatiques qu'hellènes. Les Grecs purs avaient conservé, depuis les guerres persiques, une horreur patriotique pour ce qui rappelait l'Asie et l'odieux souvenir de l'ennemi séculaire (fig. 17).

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FIG. 17.—MAGADIS GRECQUE D'ORIGINE ORIENTALE.

On comptait trente-sept espèces différentes de flûtes, aussi l'aulétique, ou art de jouer de la flûte, était-elle une science des plus compliquées. Mais il faut dire que ce nombre de flûtes se réduit singulièrement, si l'on pense que les Grecs comprenaient sous le nom d'auloi les instruments 46 à embouchure, à bec et à anche, c'est-à-dire ce que nous appelons aujourd'hui les flûtes et les hautbois. De plus, les flûtes prenaient leurs noms, non seulement de leur grandeur, de leur forme et de leur timbre, mais aussi de l'emploi spécial auquel elles étaient destinées; la monaule n'avait qu'un tuyau, l'hémiope possédait des trous qui devaient être bouchés à moitié, la gingrine était une petite flûte au son triste, employée dans les funérailles. Si les jeunes filles sortaient en procession, les flûtes étaient dites parthéniennes; si les enfants allaient à l'école, les mêmes flûtes devenaient païdiques; c'étaient les andries ou flûtes graves qui accompagnaient les chœurs d'hommes. La facture n'étant pas très avancée, on avait plusieurs flûtes pour les différents tons. On les faisait en roseau, en lotus, en buis, en os, en bois de cerf, en laurier, en ivoire, en métal d'or ou d'argent. Il ne nous reste, de ces nombreux instruments, qu'un seul spécimen, rapporté par lord Elgin.

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FIG. 18.

FLUTE DOUBLE AVEC LA PHORBEIA.

Deux flûtes sont caractéristiques, la flûte de Pan et la flûte double. Pour emboucher cette dernière et la faire résonner, de grands efforts étaient nécessaires; aussi les Grecs avaient-ils eu l'idée de se garnir les joues et les lèvres d'une sorte de monture, appelée phorbeia, 47 qui leur permettait de souffler avec force dans l'instrument, sans déformer les traits du visage humain, ce qui pour eux eût été un crime de lèse-esthétique (fig. 18).

Qui inventa ces flûtes si diverses et si ingénieuses? Voilà ce que personne ne saura dire. On rapporte cependant qu'Ardalas de Trézène, vers 850 avant J.-C., fixa le premier les règles de l'aulétique ou l'art de jouer de la flûte; Pronomos de Thèbes passe pour avoir, vers 450, perfectionné ces instruments; mais, en attribuant aux dieux toutes les inventions de ce genre, les anciens étaient plus près de la vérité que nos archéologues les plus érudits et s'épargnaient ainsi bien des recherches inutiles.

Les Grecs connaissaient et employaient les trompettes, moins pour la guerre cependant que pour les sacrifices. Ils les construisaient en os, en bronze, en argent. Ce furent les Romains qui portèrent les trompettes à leur plus haut degré de perfection. Cependant on avait créé à Olympie des concours de trompettes pour les hérauts.

La percussion semble avoir été moins riche chez les Grecs que chez les Égyptiens, les Assyriens et les Hébreux. Elle se composait surtout de tambourins, de cymbales, petites et grandes, de sistres et de triangles. Ces instruments, venus vraisemblablement d'Asie, étaient surtout destinés au culte de Bacchus, car ils étaient les attributs des Bacchantes, des Dactyles, des Corybantes, des Curètes, en un mot, de tous les prêtres de Dionysios, de Cybèle, et des dieux de la nature.

La musique fut consacrée d'abord à la religion, et les prières, ainsi que les hymnes, paraissent avoir été les 48 premières compositions régulières. Nous ne parlons pas des chants épiques; s'ils étaient accompagnés de musique, selon toute apparence, cette musique était une sorte de cantillation monotone, plutôt qu'une mélodie. Ces hymnes, ces chants sacrés portaient le nom de nomes (lois). Le plus ancien nome connu est adressé par Olen de Délos à Apollon et à Diane. Chacun des grands dieux avait son chant, qui lui était spécialement attribué; le dithyrambe était voué à Bacchus, le péan, que l'on pourrait appeler le chant national grec, à Apollon, l'oupigès à Diane, l'oulè à Cérès. Ces chants étaient accompagnés de danses. Si les chœurs étaient tristes et lugubres, ils étaient rangés dans la classe des thrénoi; s'ils étaient joyeux, au contraire, ils appartenaient au genre de l'hyménée. Nous avons dit que chaque dieu avait son chant, pour chacun aussi on employait l'instrument qui lui était le plus agréable; à Apollon étaient dédiées la lyre et la cithare, à Bacchus la flûte, obligatoire, dit Aristote, dans tous les chants dédiés à ce dieu. «On chante à Dionysios des cantilènes dithyrambiques pleines de pathétique et de transitions, exprimant je ne sais quoi d'égaré et de désordonné... Pour Apollon, au contraire, il faut le péan, hymne sévère et recueilli.» (Plutarque.) Voici du reste la description de ces deux célèbres danses nomiques: «Pour le dithyrambe, les chanteurs se placent en rond. L'un des musiciens, tenant dans ses mains des tuyaux sonores, fait entendre une mélodie qu'inspire la fureur, l'autre entrechoque les cymbales d'airain. Des sons semblables aux mugissements du taureau surgissent on ne sait d'où, et le bruit du tambour roule en répandant la terreur. Les murs sont affolés et les toits 49 pris d'ivresse?» Le péan, au contraire, est plein de dignité et de noblesse. Des prêtres crétois abordèrent en Grèce, après une périlleuse traversée, et rendirent grâces aux dieux: «Devant eux marchait l'Anacte, fils de Zeus Apollon; tenant en mains la phorminx, il en jouait admirablement et levait le pied haut et avec grâce. En bel ordre et marquant la cadence de leurs pas, les Crétois suivaient et montaient vers Pytho. Ils chantaient l'Io péan, chant pareil aux péans de la Crète.»

Les fêtes étaient nombreuses, soit pour honorer un dieu, soit pour perpétuer le souvenir des grands événements. Chacune servait de prétexte à des jeux dans lesquels les Grecs concouraient pour l'agilité, la poésie et la musique. On sait qu'il existait quatre grandes principales fêtes de ce genre: les jeux olympiques à Olympie, les jeux pythiques à Delphes, les jeux néméens à Argos, et les jeux isthmiques à Corinthe; Pindare a écrit les poétiques annales de ces luttes. Chaque cité avait aussi ses jeux particuliers; les Panathénées, dédiées à Pallas, protectrice d'Athènes, et représentées sur les frises du Parthénon, comptent parmi les plus célèbres.

Nomes, sacrifices, processions, jeux, tout semble être venu se concentrer sur un art qui fut une des plus splendides manifestations du génie grec, et qui emprunta à la musique une grande partie de sa sublime beauté. Je veux parler du théâtre tragique et comique.

Assez d'autres ont raconté, et mieux que nous ne pourrions le faire, les origines du théâtre antique; arrêtons-nous seulement un instant sur ce qui regarde la musique.

Dans l'ancienne tragédie, avec Eschyle, ce sont les 50 chœurs qui représentent l'élément musical. Dans la moyenne, avec Sophocle, on voit apparaître le jeu des instruments et la danse; enfin la tragédie d'Euripide est tout à fait musicale. Cependant, partir de ce principe juste que la musique tenait grande place dans le théâtre grec, pour considérer, ainsi que l'ont fait plusieurs auteurs, l'œuvre d'Euripide comme un recueil d'opéras, avec des airs, des morceaux, des duos, etc., serait, nous le croyons du moins, défigurer complètement le caractère de l'art tragique.

Dans l'orchestre de théâtre, on employait des chœurs de voix, de cithares et de flûtes. Euripide fut le poète qui donna le plus d'importance à la musique dans ses œuvres, et Aristophane lui décocha plus d'un de ses traits, pour avoir été trop musicien. Certain duo d'Andromède fut tellement populaire que les habitants d'Abdère en étaient obsédés. Douze chanteurs suffisaient à Eschyle; Sophocle et Euripide en employèrent vingt-cinq et même cinquante. On vit, à la première représentation d'une tragédie, des femmes tomber en pâmoison et des enfants mourir de peur. Voilà qui est beau, mais peut-être cette anecdote a-t-elle été enjolivée par quelques Crétois, ces Gascons de la Grèce.

La comédie avait fait aussi grande place à la musique dans ses premiers essais. Ce qui nous reste de Phérécrate, de Platon le comique et d'autres, quelques-unes des grandes pièces d'Aristophane, tout cela contient des passages propres à la musique, et, pour ne citer qu'un exemple, le chœur des Oiseaux d'Aristophane semble appeler le chant imitatif. La comédie devenant 51 politique, la musique dut disparaître peu à peu; mais lorsque, plus tard, les artistes Dionysiaques, véritables troupes ambulantes, allèrent jouer la comédie par les provinces, ils emmenèrent avec eux un aulète et un joueur de cithare.

Tout cela était de la musique pour ainsi dire publique; les Grecs avaient aussi des chants privés; chaque métier avait sa chanson; il n'était point de repas sans musique. Ne pas savoir chanter était honteux, et Thémistocle l'apprit à ses dépens, un jour qu'il refusa la lyre qu'on lui présentait pour jouer à son tour.

A l'époque de la décadence, avec les arts asiatiques, s'introduisirent dans les festins les chanteurs de profession. Un certain Amoïbé gagnait jusqu'à un talent attique par jour pour aller chanter dans les repas. Mais, à partir de ce moment, l'art grec pur était perdu, et on peut lire dans Athénée (livre XII) à quelle débauche de musique se livraient les dilettantes du temps d'Alexandre.

Étant donnée la longueur de la période antique, nous avons conservé peu de noms de musiciens. Cependant, si l'on adopte ce principe assez discutable que tous les auteurs lyriques ou dramatiques étaient à la fois chanteurs, musiciens et poètes, cette liste s'augmentera considérablement, et de noms illustres entre tous; on y trouvera Pindare et Alcée, Sapho, Anacréon et Eschyle, Sophocle et Euripide, Aristophane lui-même, en un mot, presque tous les poètes, jusqu'à l'époque d'Alexandre. Cependant il y eut aussi des musiciens proprement dits, des chanteurs et des virtuoses de cithares et de flûtes.

52 Beaucoup de villes grecques possédaient des écoles, des espèces de conservatoires comme nous disons aujourd'hui. Une des plus illustres était l'école de Thèbes, qui vit naître Pronomos, un des inventeurs supposés de la notation, et Pindare, dont Alexandre épargna la maison, lorsqu'il détruisit la malheureuse cité qui avait eu l'audace de lui résister.

Pergame fut célèbre aussi par son école qui produisait surtout des joueurs de flûte, et les lauréats avaient leurs noms inscrits dans le temple de la ville. A Argos, c'était l'école d'Olympe, le grand aulode ou joueur de flûte. Les écoles de Lesbos et de Samos formèrent Alcée, Sapho et Anacréon.

A l'époque de la décadence grecque, on créa de véritables conservatoires pour former des acteurs et des musiciens qui allaient jouant et chantant de par le monde. On a conservé les programmes des concours de fin d'année et les noms des vainqueurs. L'école de Théos, en ce genre, était la plus renommée; c'est de là que sortirent les grandes troupes organisées sous le nom d'artistes dionysiaques.

Les noms des musiciens primitifs de la Grèce sont entourés de fables, d'anecdotes, de légendes mythologiques. Sont-ce des dieux, sont-ce des hommes, que ces musiciens mythiques comme Orphée, Amphion, Eumolpos, Linus, Philamnon et son fils Thamyris, ou Hyagnis, père de Marsyas? Tous sont dignes d'être placés à côté de Demodocus, qui, dans Homère, chante la chute d'Ilion, de Phémius qui, bien malgré lui, charme au son de sa phorminx les prétendants de Pénélope.

53 Mais descendons des nuages mythologiques pour entrer dans la réalité. Sans que cette division soit bien absolue, on peut marquer cinq périodes dans l'histoire de la musique grecque. Pendant les deux premières, Sparte paraît avoir été le centre musical et artistique de la Grèce. A partir de la seconde période, Athènes dispute à Thèbes l'empire musical; toute la Grèce retentit de musique, depuis les îles asiatiques jusqu'aux confins des Barbares, et c'est la ville de Pallas qui semble donner le signal; enfin, dans les dernières périodes, l'art prend une prodigieuse extension: des artistes grecs brillent en Égypte, en Italie, à Rome même, jusqu'au moment où l'art hellène pur vient se perdre dans l'immensité du monde romain, comme un fleuve dans l'Océan.

Les musiciens de la première période, entre 730 et 665, se confondent presque avec les dieux. On ne sait rien, en effet, de bien précis sur Terpandre, Clonas, Archiloque et Olympe.

Mais, entre 665 et 510, le jour se fait un peu sur la deuxième période: nous y trouvons Thaletas de Gortyne, Xénodame de Cythère, Stésichore, Xénocrite de Locres, Polymnaste de Colophon, et surtout Sacadas d'Argos, le premier vainqueur aux jeux pythiques dont le talent sur la flûte réconcilia Apollon avec la mémoire de Marsyas.

Pendant la troisième période, de 510 à 450, l'ancien art grec pur, je dirais presque religieux, paraît être arrivé à son plus haut point de perfection. Nous rencontrons Simonide de Céos, Phrynique, Mélanippide, Lampros, Pythoclide, Agathocle d'Athènes, surtout Pronomos 54 de Thèbes et Lasos, le maître de Pindare, enfin Pindare lui-même, peut-être aussi grand musicien que sublime poète.

La quatrième période, de 430 à 338, est une époque de lutte et d'évolutions. De hardis novateurs jettent le trouble dans l'art ancien et hiératique, changent l'ordre des tons, en inventent de nouveaux, ajoutent des cordes à la lyre. Les philosophes, gardiens des traditions, fulminent contre les impies qui attentent à la dignité de l'art; les musiciens se font entre eux une guerre acharnée; l'aulodie (fig. 19) (l'art de jouer de la flûte en solo et en concert) et la citharodie, qui représentent la musique instrumentale, prennent un immense développement. Timothée, audacieux novateur, proclame bien haut ses hardiesses; criblé de sarcasmes par ses ennemis, il ne s'arrête pas et dit fièrement: «Je ne chante pas le suranné, car le nouveau est de beaucoup préférable à l'ancien. Place au jeune Zeus, adieu Cronos et la vieille muse!» A côté de lui, dans la même période, on peut compter Phrynis, Antigénide, Cinésias, Dorion, Téléphane, etc.

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FIG. 19.—AULODIE.

Le poète comique Phérécrate nous a laissé de ces luttes et de ces révolutions artistiques un tableau qui est une vraie page d'histoire musicale. Il montre en scène la musique, couverte de haillons et le corps déchiré de coups: «Qui t'a donc ainsi maltraitée? lui dit la Justice.—Je te l'apprendrai volontiers, répond la Musique. Celui que je considère comme la première source de mes maux est Mélanippide, qui a commencé à m'énerver par le moyen de ses douze cordes et m'a rendue beaucoup plus lâche. Cependant cet homme 55 ne suffisait pas encore pour me réduire à l'état malheureux où je suis maintenant. Mais Cinésias, ce maudit Athénien, m'a perdue et défigurée, en introduisant dans les strophes de ses dithyrambes des inflexions de voix dépourvues de toute harmonie; Phrynis, par l'abus de je ne sais quels roulements qui lui sont particuliers, me faisant fléchir et pirouetter à son gré, m'a habilement corrompue. Toutefois, ce n'était pas encore assez d'un 56 tel homme pour achever ma ruine, car s'il lui échappait quelques fautes, du moins savait-il les réparer; mais il fallait un Timothée, ma très chère, pour me mettre au tombeau, après m'avoir honteusement déchirée.—La Justice. Quel est donc ce Timothée?—La Musique. C'est ce rousseau, c'est ce Milésien qui par mille outrages nouveaux, et surtout par ses fredons extravagants, a surpassé tous ceux dont je me plains. Me rencontrait-il marchant seule en quelque lieu, il me démontait aussitôt et me partageait en douze cordes.» (Plutarque, Dialogue sur la musique, trad. Burette.)

Enfin la quatrième période, de 338 à 50 av. J.-C., est moins riche en artistes producteurs; mais nous y trouvons d'habiles théoriciens, qui, avec les philosophes, nous instruisent encore aujourd'hui sur l'état de l'art antique. On connaît de reste Pythagore, Platon, Aristote; mais, pour être moins universellement célèbres, les théoriciens comme Aristoxène, Euclide, etc., n'en ont pas été moins utiles. Plus tard, à l'époque romaine, la Grèce nous donnait encore dans la science musicale Alypius, Bacchius le vieux, Aristide Quintilien, Claude Ptolémée, etc.

Nous avons résumé aussi rapidement que possible l'histoire de la musique grecque, telle que nous l'ont apprise les monuments figurés, les auteurs anciens et les commentateurs modernes; mais, pour finir comme nous avons commencé, nous devons avouer en toute franchise qu'en dépit des textes les plus étendus et des hypothèses les plus ingénieuses, tant que l'on n'aura pas retrouvé quelque œuvre entière de musique antique de la bonne époque, bien authentique, bien claire et 57 bien interprétée, nous ne saurons rien, ou du moins nous saurons peu de chose sur le véritable art musical grec.

Ambros. Geschichte der Musik, t. Ier.

Croiset (Alfred). La poésie de Pindare et les lois du lyrisme grec, in-8o, 1880.

Fétis. Histoire de la musique, t. II.

Gevaert. Histoire et théorie de la musique grecque, 2 vol. grand in-8o, 1875-1881.

Westphal (Rud.). Allgemeine Theorie der Musikalischen Rhythmik, 1880.

Westphal (Rud.). Geschichte der alten Musik. 1865, in-8o.

Ruelle (Ch.-Em.). Collection des auteurs grecs relatifs à la musique. Traduction française: 1o Aristoxène; 2o Nicomaque de Gérase; 3o Cléonide et Euclide; 4o Aristote, problèmes musicaux; 5o Alypius, Gaudence, Bacchius l'ancien, 1870-1895.

Reinach (Théod.) et Weil (H.). Inscriptions de Delphes (Bulletin de correspondance hellénique, 1894-1895).

Tiersot (J.). Musique antique. Les Nouvelles Découvertes de Delphes (Ménestrel, 1896).

Bourgault-Ducoudray. Étude sur la musique ecclésiastique grecque, in-4o, 1877.

Montargis. De Platone musico, in-8o, 1886.


CHAPITRE III
ROME ET LES PREMIERS CHANTS DE L'ÉGLISE

La musique romaine: les sacrifices, la flûte, la trompette.—Théâtres: la musique dans les comédies de Térence, les troupes dionysiaques; pantomimes et ballets, concerts publics et privés.—Dilettantes: les amateurs, les empereurs, Néron.—Artistes: chanteurs, virtuoses et théoriciens.—L'orgue.Musique chrétienne: ses origines, saint Ambroise, saint Grégoire.—Le plain-chant: l'antiphonaire, la notation dite grégorienne, fin de l'antiquité.

Si nous n'avions à parler que des Romains, quelques lignes, ajoutées à l'histoire de la musique des Grecs, suffiraient et au delà. Ce peuple de conquérants aima les arts, mais en dilettante plutôt qu'en artiste, je dirai presque en parvenu, fier de pouvoir tout acheter. La musique, chez eux, fut comme l'épilogue de la musique grecque, en décadence, piteux et triste dénouement d'une histoire qui avait eu ses siècles glorieux. Mais si les Romains dominent le monde antique, ils assistent à la naissance du monde nouveau; parler des Romains n'est pas raconter la musique d'un peuple, médiocrement 59 artiste en somme, c'est expliquer les origines mêmes de notre art musical.

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FIG. 20.—MUSIQUE DANS LES SACRIFICES.

(Tombeau étrusque.)

Placés entre les Étrusques, ce rameau puissant et vivace de la civilisation asiatique, et les Grecs d'Italie, les plus raffinés peut-être de tous les Hellènes, les Romains 60 empruntèrent d'abord leur musique aux premiers, tant qu'ils furent pauvres; ils l'achetèrent aux seconds, quand ils se sentirent riches.

C'est dans les cérémonies religieuses que la musique fait sa première apparition à Rome. Les prêtres des cultes les plus anciens de ce peuple de laboureurs et de soldats, les Arvales et les Saliens, pontifièrent au son de la flûte et de la double flûte. Les premiers célébraient des sacrifices où l'on entendait résonner ces instruments; les seconds frappaient en dansant sur leurs boucliers et la flûte scandait leur chanson guerrière. Si, pour obéir à la loi des Douze tables, on fait en public l'éloge des hommes illustres, c'est la flûte qui accompagne les chants traditionnels; que les femmes et les jeunes filles pleurent un mort regretté, les flûtes, petites et grandes, gémissent au milieu de leurs naenies funèbres et lamentables. Tous les engins sonores de la Grèce, de l'Asie, de l'Afrique, et même des pays barbares feront invasion dans la ville immense à diverses époques; mais toujours la flûte restera, avec la trompette, l'instrument essentiellement romain.

Introduite en Italie par les Lydiens, dit-on, la trompette devint l'instrument de guerre des Romains. Elle s'appelait, suivant sa grandeur ou son emploi, lituus, buccina, tuba ou cornu. On connaît les grandes trompettes romaines: les unes sont droites, les autres courbées, au pavillon béant, représentant la gueule d'un horrifique dragon, lourdes et portées sur l'épaule; ce sont les trompettes des triomphes, instruments bien nationaux de ce peuple de soldats (fig. 21).

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FIG. 21.—TROMPETTES ROMAINES, D'APRÈS LES ORIGINAUX DU MUSÉE DE NAPLES.

(Collection Mahillon.)

La trompette fut, avec la flûte, un instrument sacré 61 et il exista de bonne heure à Rome deux collèges, ou congrégations, celui des joueurs de flûtes (tibicines) et celui des joueurs de trompettes (cornicines). Les membres du collège des joueurs de flûte avaient seuls le droit de donner concert en public. Ce droit, ils l'avaient 62 conquis de singulière façon. En l'an 442 de Rome, les flûtistes, indignés de n'avoir pas la permission de manger dans le temple de Jupiter, se retirèrent à Gabies. Eux partis, que faire? plus de sacrifices possibles, plus de fêtes; plus de joyeux festins sans les tibicines et leurs instruments. Des ambassadeurs allèrent à Gabies; les pourparlers n'aboutissant pas, ces ambassadeurs usèrent de ruse: ils enivrèrent les pauvres flûtistes et, dans cet état, les rapportèrent à Rome dans un tombereau; non seulement on leur accorda ce qu'ils demandaient, non seulement on leur donna place dans le temple, mais ils obtinrent le privilège d'être les seuls à jouer de par la ville.

De la constitution de la musique romaine nous n'avons rien à dire; elle est la même que celle des Grecs, avec ses tons, ses modes, mais peut-être moins de variété dans le rythme. Au théâtre, elle ne prit pas le développement qu'elle avait dans la tragédie et dans la comédie grecques; cependant, sans être aussi artistique, l'emploi que les Romains firent de la musique sur la scène mérite d'être signalé.

Quelques annotations curieuses sur les comédies de Térence nous sont restées, qui nous apprennent, et le genre des instruments employés dans les représentations comiques et aussi le nom du compositeur qui écrivait la musique des comédies de Térence. Le sens de ces quelques notes n'est pas toujours des plus clairs; cependant, si torturées qu'elles aient été par les commentateurs, dont le premier fut Donat, grammairien du IVe siècle, elles sont curieuses. Voici les inscriptions de ces comédies:

63 «Andrienne. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour flûtes égales, droites et gauches.

«L'Eunuque. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux flûtes de la droite.

«Heautontimorumenos. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux flûtes égales à la première représentation, et pour deux de la droite aux suivantes.

«Les Adelphes. Flaccus, fils de Claudius, a fait les modes pour des flûtes tyriennes.

«Hécyre. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux flûtes égales.

«Phormion. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux flûtes inégales.»

«Combien de choses nous échappent en musique? disait Cicéron. Ne voyons-nous pas des connaisseurs qui, dès les premières notes de l'instrument, peuvent dire de suite: ceci est de l'Antiope de Pacuvius, ceci de l'Andromaque d'Ennius?»

Ce fut un peu avant la destruction de Corinthe que l'art grec fit invasion à Rome. Nous avons parlé des troupes dionysiaques qui colportaient comédies et tragédies grecques à travers le monde. En l'an 167 avant J.-C., elles parurent pour la première fois à Rome, appelées par Anicius pour célébrer son triomphe d'Illyrie. Elles eurent peu de succès, et il fallut leur adjoindre des lutteurs et des joueurs de trompettes pour les faire admettre par le peuple romain.

Après la conquête de la Grèce, les Romains, on le sait, se grécisèrent outre mesure; ils empruntèrent à leurs vaincus l'art de jouer de la cithare et de la lyre, des virtuoses vinrent chanter en grec des airs de concert, 64 il se forma des aulètes et des chanteurs romains dont le premier célèbre fut Hermogène Tigellius, le grand ami d'Horace et de Cicéron, le Bellus tibicen, le beau joueur de flûte.

Vers l'an 30 avant J.-C. s'introduisit à Rome un goût venu d'Égypte, qui se répandit chaque jour davantage et donna un grand essor au développement des forces musicales: celui de la pantomime, tragique ou comique. Le ballet mimé remplaça peu à peu l'ancien théâtre, et les danseurs furent accompagnés d'orchestres nombreux et brillants. Pylade de Cilicie et Bathylle d'Alexandrie, l'un sérieux, l'autre badin, furent les grands promoteurs de la pantomime gréco-orientale à Rome, avec tout son appareil musical. Ils faisaient de la danse un instrument politique: «Il est de ton intérêt, César, disait Pylade à Auguste, que le peuple s'occupe de nous; pendant ce temps il ne pense pas à toi.»

Du reste, les concerts publics et privés s'étaient développés sous les empereurs dans des conditions extraordinaires. «Aux accents des hommes se mêlent les voix des femmes, et les flûtes viennent se joindre au chœur; dans les concerts actuels il y a plus d'exécutants qu'il n'y avait autrefois d'auditeurs. Quoique les abords soient remplis de chanteurs, que l'amphithéâtre soit bordé de joueurs de trompettes, et que l'avant-scène retentisse de toutes sortes d'instruments à vent et autres, ces sonorités opposées entre elles engendrent un ensemble agréable.» (Sénèque, lettre 84.)

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FIG. 22.—MYROPNUS NANUS.—CHORAULE.

Plus riches que les plus riches princes de l'Orient, les Romains voulurent avoir dans leurs maisons des concerts de chœurs et d'orchestres; ils nourrissaient chez eux des troupes d'esclaves musiciens, comme font aujourd'hui les grands seigneurs russes. Ces artistes venaient 66 de tous les coins du monde; des Espagnoles dansaient au son des castagnettes, des musiciennes d'Orient s'accompagnaient avec le psaltérion. Horace était heureux d'aller entendre chez Auguste la lyre dorienne et les chalumeaux phrygiens (fig. 22).

La musique était, du reste, la distraction à la mode dans les plus hauts rangs de la société romaine. Sylla était bon chanteur, Norbanus Flaccus jouait fort bien de la trompette, Calpurnius Pison était un cithariste remarquable. Non seulement Néron, mais beaucoup d'autres empereurs savaient la musique. Titus était chanteur et instrumentiste; Adrien (119) se vantait de son habileté à chanter et à jouer de la cithare. Caligula fut chanteur et danseur, Héliogabale sonnait de la trompette et touchait de l'orgue. Alexandre Sévère jouait de la lyre et de la flûte, touchait de l'orgue et sonnait fort agréablement de la trompette.

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FIG. 23.—NÉRON, HABILLÉ EN FEMME, CHANTE EN S'ACCOMPAGNANT SUR LA LYRE.

Chacun sait que Néron était musicien, qu'il composait, chantait et jouait de la lyre; on sait aussi qu'il inventa la claque et poussa jusqu'à la perfection l'art de se faire applaudir; qu'il rétablit les anciens jeux et en institua de nouveaux, pour s'offrir le plaisir d'accumuler les couronnes sur sa tête; on pense, et non sans raison, que ce fut par jalousie d'artiste qu'il fit périr Britannicus; 67 on a dit qu'il s'était loué un jour à un préteur romain, pour chanter chez lui, moyennant un million de sesterces (177,900 francs); on sait tout cela, mais ce que l'on sait moins, c'est, qu'en somme, Néron n'était pas sans talent. Il avait travaillé très sérieusement son art avec Terpnos; Martial cite avec grand éloge des chants d'amour de sa composition, et Vitellius, un de ses successeurs, aimait à faire exécuter sa musique (fig. 23).

Les artistes les plus célèbres de l'empire romain furent en général Grecs, tels que Terpnos citharède (54 ans après J.-C.), Ménécrate et Diodore; plus tard, sous Domitien, Chrysogone, Pollion, Eschion et Glaphyros; la décadence commença au IIe siècle; cependant on cite encore, sous le règne de Galba, l'aulète Canos, un harpiste égyptien célèbre nommé Alexandre Mesomède, dont nous avons parlé au sujet de la musique grecque. Longtemps après la mort de ce dernier, Caracalla lui faisait élever, en 210, un magnifique tombeau, en souvenir des progrès qu'il avait fait faire à l'art de jouer des instruments à cordes.

Ce fut surtout comme théoriciens que les Romains eurent droit à tenir rang dans la musique antique. Un des plus célèbres fut Vitruve (Ier siècle ap. J.-C.), constructeur de théâtres ingénieux et savant; il traita de la musique avec intelligence. Au IIIe siècle, Censorinus, dans le De die natali, parle longuement de cet art, ainsi que Macrobe (Ve siècle) dans ses Saturnales.

Trois auteurs de la fin de l'empire romain ont été, pour ainsi dire, les maîtres de musique du moyen âge: saint Augustin (354-430), Martianus Capella, vers 330, et Boèce. Saint Augustin philosopha plus 68 qu'il n'écrivit un traité, Martianus Capella entoura la musique d'une enveloppe allégorique dans son livre intitulé De nuptiis, etc.; à la fin du Ve siècle, Boèce, l'infortuné ministre de Théodoric, mêlant la philosophie de Platon à la théorie pythagoricienne, composa un véritable traité de musique. Le moyen âge adopta Boèce pour son maître et il fallut la grande évolution musicale du XVIe siècle pour détrôner l'auteur du De musicâ.

Pendant que l'ancien art grec marchait doucement à sa décadence, on voyait naître et se développer un instrument qui devait avoir la plus grande influence, non seulement sur la musique du moyen âge, mais même sur la musique moderne. Je veux parler de l'orgue.

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FIG. 24.—ORGUE, D'APRÈS LES MÉDAILLONS DITS CONTORNIATES.

(Cabinet des médailles.—Bibl. nat.)

C'est aux physiciens grecs et à Ctésibius d'abord que l'on doit cet instrument, vers 145 avant J.-C. Bien primitif au début, il fut perfectionné par le célèbre Héron, fils de Ctésibius. La première mention que nous trouvons de l'orgue est dans une description de Héron lui-même; puis, un siècle à peu près avant Jésus-Christ, l'orgue était cité par Vitruve; trois siècles plus tard, Athénée en donnait une description; enfin saint Augustin parlait longuement de l'hydraule ou orgue hydraulique. Malgré de longs détails ces descriptions sont peu claires.

Les premières représentations d'orgues que l'on connaisse sont des orgues gallo-romaines et celles des IIIe ou ive siècles qui furent gravées sur des médaillons dits contorniates. Citons cette description pittoresque de l'orgue, faite par l'empereur Julien dans ses poésies: «Des 69 pipeaux d'une espèce particulière se présentent à mes yeux, ils sont placés sur une caisse d'airain. Un souffle impétueux les anime, mais ce n'est pas un souffle humain. Le vent, lancé hors d'une peau de taureau qui l'emprisonne, pénètre jusqu'au fond des tuyaux bien percés. Un habile artiste, aux doigts agiles, dirige par son toucher errant les soupapes adaptées aux tuyaux, lesquels, bondissant doucement sous l'action des touches, exhalent une douce cantilène.» Les Byzantins ne tardèrent pas à être fort habiles dans l'art de construire les orgues (fig. 24 et 25).

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FIG. 25.—ORGUE, D'APRÈS LES MÉDAILLONS DITS CONTORNIATES.

(Musée Britannique.)

Mais, pendant que l'empire brillait de toute son insolente splendeur, pendant que Rome retentissait de chants éclatants et du son des instruments au-dessous de 70 la ville, dans les catacombes, dans des lieux écartés, poursuivis, traqués, martyrisés, les chrétiens priaient leur dieu en chantant, mais si bas, que nul ne pouvait les entendre et que nul ne nous a dit ce qu'ils chantaient. Ces humbles chants, que l'on croit avoir été des nomes grecs, mêlés de formules hébraïques, devaient bientôt faire oublier la musique antique, si pompeuse et si raffinée.

Les premiers siècles de l'histoire de la musique chrétienne sont enveloppés d'un voile épais. Ce n'est plus la pénombre de l'antiquité, c'est la nuit noire et profonde, et cependant quelle lumière doit sortir quelques siècles plus tard de cette obscurité! Après deux siècles le jour naît, bien faible encore; mais saint Ambroise et saint Grégoire surgissent au début du monde nouveau, comme ces pics élevés qu'éclairent dans l'ombre les premiers rayons du soleil levant. C'est grâce à ces deux grands noms que la musique antique se relie à celle du moyen âge, et, par le moyen âge, à la musique moderne.

Lorsque les chrétiens eurent définitivement triomphé du paganisme, ils pensèrent à constituer une musique qui leur fût propre et qui répondît à leur idéal religieux et artistique. Conservèrent-ils quelques chants primitifs, transmis depuis les premiers martyrs? prirent-ils uniquement, en la disposant à leur usage, la musique qui se chantait autour d'eux? Nul ne le sait; mais ce qui n'est pas douteux, c'est que la première organisation de la musique religieuse en Occident est due à l'illustre évêque de Milan, saint Ambroise (340-397), et ce chant primitif, dont il nous reste encore quelques traces, porte le nom d'ambrosien.

71 C'était le rythme qui, en somme, était le caractère distinctif du chant de saint Ambroise; le manque à peu près complet de rythme caractérise aujourd'hui le chant qui lui a succédé et dont nous nous servons sous le nom de plain-chant. Le schisme des églises d'Orient avait produit une profonde scission dans la chrétienté. Les chrétiens d'Occident voulaient un art moins luxueux, moins riche, moins sensuel: il leur fallait se séparer absolument des traditions antiques; ce fut le pape Grégoire le Grand (542-604) qui fut le législateur, sinon l'auteur, de la nouvelle musique religieuse. Il reprit tous les chants employés à l'église, les examina, en rejeta le plus grand nombre et ne conserva que ceux qui lui paraissaient dignes du culte catholique et romain; il composa de la sorte un centon, c'est-à-dire un recueil des mélodies qui durent être seules admises. Ce recueil, qui contenait tous les chants des offices, prit le nom d'antiphonaire. Après douze siècles, et malgré bien des altérations, c'est encore l'antiphonaire grégorien qui est la base de notre musique religieuse.

Non content de condenser ainsi les mélodies de saint Ambroise, de Paulin, de Licentius, saint Grégoire voulut reconstituer aussi la théorie musicale; aux quatre tons ambrosiens, qui prirent le nom d'authentiques, il ajouta quatre tons correspondants qui furent appelés plagaux. Ce sont les huit tons dont se compose encore le plain-chant grégorien moderne.

Il institua à Rome une école pour perpétuer et propager le chant nouveau; il la surveillait lui-même et de si près, que l'on conserve, dit-on, encore le bâton avec lequel il conduisait et châtiait tour à tour ses 72 élèves. De là il envoyait à travers le monde des chantres, pour corriger et rectifier le chant des autres églises, comme des apôtres de la musique nouvelle.

On se servait vers cette époque d'une écriture qui porte encore le nom de boétienne, parce qu'on en attribue l'invention au philosophe Boèce; elle se composait des quinze lettres majuscules de l'alphabet latin, ainsi disposées (fig. 26):

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FIG. 26.

Saint Grégoire reprit la même notation, en la simplifiant; et il réduisit à sept le nombre des lettres, retranchant les cinq dernières.

Nous attribuerons, comme on l'a fait jusqu'ici, à saint Grégoire la notation par lettres, dont il reste encore de nombreux vestiges dans notre écriture musicale; mais c'est pour nous conformer à la tradition et simplifier notre récit.

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FIG. 27.

Quoi qu'il en soit, cette notation fut complétée, entre le VIIe et le IXe siècle, par l'emploi de petites lettres 73 et de lettres doubles, qui permirent ainsi de représenter toute l'échelle musicale (fig. 27).

Cette manière d'écrire ne paraît pas avoir été très usitée, mais on s'en servit beaucoup pour les démonstrations théoriques; c'est aussi par la théorie qu'elle est venue jusqu'à nous.

Saint Grégoire et l'établissement du chant grégorien ferment complètement l'ère de la musique antique. Le plain-chant est le dernier lien qui unit l'antiquité aux temps modernes; cependant ce lien est assez fort pour que la chaîne de l'histoire de la musique ne soit pas interrompue. Les traditions se perdront, presque tout le savant échafaudage de la musique grecque s'écroulera; mais le plain-chant restera immuable comme ses rythmes, servant de guide à l'historien pendant les premiers siècles de l'histoire de la musique au moyen âge; parvenu jusqu'à nous, il sera encore comme le dernier témoin musical de l'antiquité.

Fétis. Histoire de la musique, t. II.

Ambros. Geschichte der Musik, t. I et II.

Gevaert. Histoire et théorie de la musique grecque, t. II.—Les Origines du chant liturgique de l'Église latine, in-4o, 1890.—La Mélopée antique dans le chant de l'Église latine, grand in-8o, 1895.

Augé de Lassus. Les Spectacles antiques (Bibl. des Merveilles), in-16, 1888.

Allier. Aurifodina harmonica, in-4o, 1893.

Nisard. Archéologie musicale et le vrai chant grégorien, in-4o, 1890.


LIVRE II
LE MOYEN AGE


CHAPITRE PREMIER
DU VIIe AU XIIe SIÈCLE

La notation: les neumes, les clefs, les lignes.—L'harmonie: diaphonie, organum, déchant.—Charlemagne.Les théoriciens: Hucbald, Reginon de Prum, Odon de Cluny, Guy d'Arezzo et la gamme.—Musique profane: les bardes, les scaldes, la musique publique et privée, les chansons de soldats, les refrains à boire.

Au sortir de l'antiquité, nous entrons dans une longue période qui doit nous conduire presque au seuil de la musique moderne. Le moyen âge n'est pas une époque isolée dans l'histoire; de même qu'il plonge profondément ses racines dans les temps anciens, de même il étend au loin ses branches vigoureuses jusqu'à l'époque contemporaine. C'est la lutte de ces deux éléments anciens et modernes qui fait précisément l'intérêt philosophique de l'histoire musicale au moyen 76 âge. Malheureusement, pour l'étudier de bien près, il faudrait entrer dans de longs détails techniques qui pourraient paraître ardus à nos lecteurs; nous tenterons de suivre les évolutions de l'histoire, en évitant les mots et les théories que les musiciens seuls pourraient comprendre et non sans difficulté.

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FIG. 28.—NEUMES. NOTATION POINTUE, DITE SAXONNE.

(Bibl. nat., Xe siècle.)

Dès les premiers pas, nous sommes arrêtés. Du VIIe au XIe siècle, l'écriture musicale présente de grandes difficultés que les érudits n'ont pas encore complètement surmontées. Nous avons parlé de la notation par lettres, chez les Grecs et chez les Romains. Lorsque les invasions barbares sont terminées, lorsque chacun semble avoir pris de force sa place, il apparaît une écriture, dite en neumes, dont l'existence ne laisse point de doute, mais dont l'origine et le sens sont assez difficiles à déterminer. Les uns donnent à la notation neumatique une origine septentrionale; les autres la font 77 venir des Romains. Elle se présente à nous ayant pour base quatre signes principaux qui servent à former les 78 autres: 1o le point; 2o la virgule; 3o l'accent grave; 4o l'accent circonflexe. Ces figures sont tantôt superposées, tantôt placées les unes à côté des autres; ici, elles sont fines et pointues et on les dit alors saxonnes; là, elles sont lourdes et carrées, et on les dit lombardes (fig. 28 et 29).

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FIG. 29.—NEUMES. NOTATION CARRÉE, DITE LOMBARDE.

(Mss. du Liber Troporum. Bibl. nat., Xe siècle.)

Les premiers manuscrits où nous trouvons les neumes sont du VIIIe siècle. Les signes sont disposés à hauteurs inégales, au-dessus du texte. La distance plus ou moins grande qui les sépare des mots chantés indique quelle doit être la note.

Les musiciens du moyen âge s'aperçurent bientôt eux-mêmes des inconvénients de cette écriture indécise. Ils eurent l'idée d'indiquer, approximativement du moins, la place des neumes au moyen de points de repère. Ils empruntèrent à l'ancien alphabet musical latin des lettres qu'ils placèrent au commencement de chaque ligne, et tous les signes qui se trouvaient à la hauteur de cette lettre durent représenter la même note. Bientôt cette ligne imaginaire fut remplacée par une ligne réelle, parallèle au texte, portant une lettre indicatrice et sur laquelle devaient venir s'asseoir toutes les notes du même son. Ce fut la lettre F que l'on choisit d'abord pour représenter le fa, puis on lui adjoignit le C, qui indiquait l'ut. La ligne du fa fut peinte en vert, celle d'ut en jaune. Les neumes devenaient déjà plus précis, et cette précision augmenta encore lorsqu'on ajouta les lignes de sol (G), de la (A), de (D), etc., marquées au trait dans le vélin. A partir de ce moment notre écriture musicale était créée, et les lettres romaines sont venues jusqu'à nous sous 79 la figure des clefs, dans leurs déformations successives (fig. 30).

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FIG. 30.

Comme tous les procédés vraiment pratiques, celui des lignes et des clefs n'eut pas, à proprement parler, d'inventeur. Le neume, avec ses formes multiples et bizarres, eut une existence assez longue; cependant l'invention de la portée changea et fixa son caractère; il s'unifia, pour ainsi dire, en conservant les figures principales du point, de la virgule et des deux accents grave et circonflexe, et devint l'écriture carrée que nous rencontrerons aux XIIe et XIIIe siècles. En Allemagne, il ne disparut complètement qu'au XVIe siècle.

En même temps que l'écriture, la musique scientifique se formait à son tour. On a pu douter si les Grecs et les anciens avaient connu l'art des sons simultanés, mais dès le VIIe siècle ce doute n'est plus permis pour le moyen âge. A cette époque, un texte d'Isidore, évêque de Séville, éveille d'abord notre attention; puis viennent les manuscrits eux-mêmes, dans lesquels les 80 exemples notés complètent et affirment la théorie.

«La musique harmonique, dit Isidore de Séville dans ses Sentences, est une modulation de la voix; c'est aussi une concordance de plusieurs sons et leur union simultanée.» C'est la première fois que dans l'histoire musicale nous entendons parler avec quelque précision de l'art de faire concorder les sons entre eux. Les termes mêmes de la définition semblent prouver que cette science n'était pas nouvelle au temps d'Isidore de Séville; mais, faute d'être mieux renseignés, prenons toujours cette phrase pour point de départ. Du VIIe au XIe siècle, on trouve des traces de la musique harmonique dans Aurélien, moine de Réomé (milieu du IXe), et dans Scott Érigène. C'est à la fin du IXe qu'un moine de Saint-Amand, nommé Hucbald, parle, sinon avec clarté, du moins longuement et en s'appuyant d'exemples, de la musique à deux ou plusieurs parties, qu'il appelle diaphonia ou organum.

S'il nous fallait écouter aujourd'hui la cacophonie singulière, décorée au IXe siècle du nom d'organum, ce serait un supplice difficile à supporter. Il est défendu dans la musique moderne, sauf de rares exceptions que le génie seul peut se permettre, de faire entendre simultanément, deux ou plusieurs fois de suite, des sons placés à distance de quatre ou de cinq notes l'un de l'autre; il suffirait au lecteur d'essayer sur un piano pour juger de l'effet produit; il aurait comme la sensation désagréable de deux mélodies chantées dans deux tons différents. Ce qui révolte aujourd'hui notre oreille était, au contraire, la règle dans la diaphonie, et cette association barbare de sons se rencontre, non point 81 deux, mais jusqu'à douze et seize fois de suite. C'est dans la disparition de ces intervalles, dits de quintes ou de quartes, si connus des harmonistes, que consiste une des péripéties principales de l'histoire de la musique.

L'organum ou diaphonie était peu ou point rythmé; on le rencontre à deux, trois, quatre ou cinq voix, ce qui constitue déjà un art assez avancé; s'il n'avait que deux parties, il s'appelait organum duplum ou simplement organum; à trois il était dit triplum, à quatre quadruplum, à cinq quintuplum; mais ce dernier se rencontre fort rarement. Ce fut à l'église d'abord que l'organum fut employé et au plain-chant grégorien qu'il fut appliqué; peu à peu il se transforma, au contact de la musique profane, pour faire place à un autre genre de musique à plusieurs voix, appelé déchant ou discantus; mais, outre que le déchant tend à perdre de plus en plus son caractère primitif en se dégageant chaque année davantage des formes barbares dont nous avons parlé plus haut, il diffère surtout de l'organum en ce qu'il est rythmé ou mesuré, tandis que l'organum ne l'est pas, ou presque pas.

A partir du IXe siècle, les progrès de l'art musical deviennent très sensibles, et il faut les attribuer, en partie du moins, à l'empereur Charlemagne, qui veillait avec grand soin sur sa musique et sur ses musiciens. Ce prince institua des écoles dans lesquelles la musique tenait une place importante, et constitua l'enseignement musical. A ses yeux, il n'y avait de vraiment instruits que ceux qui savaient chanter; non seulement il exigeait que les prêtres fussent musiciens, mais il 82 avait fait interdire l'entrée de son palais à tout prêtre qui ne savait point lire ou qui ignorait la musique.

On raconte à ce sujet force anecdotes; tantôt il demandait deux chantres au pape, celui-ci les envoyait, puis les deux ambassadeurs musicaux s'amusaient malicieusement à enseigner chacun une méthode différente, par jalousie des Francs, paraît-il. Devant un pareil désarroi, on juge de la colère de l'irascible empereur. Une autre fois, c'était Charles lui-même qui emmenait ses chantres avec lui à Rome; à peine étaient-ils arrivés que les Romains se moquaient d'eux et de leurs voix de taureaux; plainte à l'empereur, qui ordonnait que ses musiciens eussent à apprendre leur métier auprès des chantres pontificaux, par la raison «que l'eau étant plus pure à sa source que dans les ruisseaux qui coulent loin d'elle, c'était en Gaule et non à Rome que le chant romain s'était le plus corrompu». Suivant une autre chronique, il envoyait deux de ses clercs musiciens étudier leur art dans la ville des papes. Lorsque ses deux émissaires furent de retour, il en garda un près de lui, confiant à l'autre le soin de créer une école à Metz.

Tous les moyens lui étaient bons pour réussir dans ses projets de réforme et son autorité n'était pas toujours des plus douces. Outre qu'il voulait assister trois fois par jour aux offices en musique et exigeait de ses chantres une assiduité fatigante, il avait quelquefois de singuliers procédés. Un jour il entend le chant des chapelains d'une ambassade byzantine; émerveillé par cette musique inconnue, il ordonne à ses musiciens de l'exécuter devant lui; ceux-ci, qui n'en peuvent mais, 83 restent cois. Il les fait incontinent enfermer dans une salle du palais, sans boire ni manger, jusqu'à ce qu'ils chantent de la même façon que leurs confrères d'Orient. La méthode avait peut-être du bon, mais Charlemagne ignorait évidemment le proverbe: «Ventre affamé n'a pas d'oreilles.»

Quoi qu'il en soit de ces anecdotes, vraies ou fausses, un fait reste évident: Charles fonda en France deux écoles musicales: à Metz d'abord, puis à Soissons, exemple bientôt suivi par la plupart des grandes villes de l'empire; au palais impérial, l'école Palatine avait pour maître de musique le grand Alcuin; ces écoles furent une riche pépinière de musiciens habiles et de théoriciens célèbres.

En effet, c'est vraisemblablement à ces institutions que le moyen âge doit quelques-uns de ses premiers théoriciens, comme Isidore de Séville au VIIe siècle, Bède le Vénérable au VIIIe, Aurélien de Réomé, Remy d'Auxerre, Reginon de Prum, Odon de Cluny, le célèbre Hucbald aux IXe et Xe, Bernon et Hermann Contract au XIe, dont les traités jettent une vive lumière sur la musique de ce temps.

Nous avons hâte d'arriver au plus célèbre de tous ces maîtres, à Guy d'Arezzo (fin du Xe siècle, mort vers 1050), bénédictin, moine de Pompose, dont le nom semble résumer tout le moyen âge musical. Il n'est pas d'invention qui n'ait été attribuée à Guy d'Arezzo, depuis celles dont on connaissait l'existence longtemps avant lui, jusqu'à celles qui ont été trouvées bien des années après sa mort. Dans ses deux ouvrages célèbres, la Lettre au moine Michel et la Préface de l'Antiphonaire, 84 il a de fort bonne foi indiqué ce qui existait avant lui; mais la clarté de ses démonstrations, son vrai génie vulgarisateur, le grand nombre de copies de ses manuscrits retrouvées dans toutes les abbayes, expliquent comment il a été considéré comme l'inventeur de la musique, en même temps qu'ils prouvent son immense popularité (fig. 31).

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FIG. 31.—GUY D'AREZZO ET SON ÉLÈVE L'ÉVÊQUE THÉODALD
Xe ET XIe SIÈCLES.

(Ms. de la bibliothèque de Vienne.)

Il n'est pas besoin de le répéter, les clefs, les lignes de la portée, la gamme étaient employées avant l'époque du moine de Pompose. Que reste-t-il donc au maître célèbre? deux inventions, mais capitales. D'abord il sut bien et clairement expliquer la musique de son temps, ce qui n'était pas chose facile; puis il donna un nom court et aisé à retenir à chacune des notes de la gamme, que l'on désignait le plus souvent jusqu'à lui par des lettres, ou bien en indiquant leur place dans l'échelle. Son invention fut un coup de maître; il recommanda de nommer chaque note par la première syllabe de chacun des vers qui commencent l'hymne à saint Jean. Chacune de ces syllabes montant d'un ton ou d'un demi-ton, six vers suffisaient pour fournir ainsi un moyen mnémonique qui permettait de retenir facilement le nom et la place des notes; voici ces vers:

ut queant laxis
resonare fibris,
mira gestorum
famuli tuorum,
solve polluti
labii reatum.
Sancte Johannes.

La gamme de Guy d'Arezzo n'a que six notes, mais nous verrons plus tard d'où vient cette lacune.

86 C'était peu, en apparence, que d'inventer et de préconiser un simple procédé mnémonique; mais en formulant cette unique règle «que toutes les notes placées sur la même ligne doivent avoir le même sens», il avait posé la loi primordiale de la lecture musicale, il avait remplacé la routine par la méthode, rendu la musique accessible à tous. Tels sont les vrais services dont notre art est redevable à Guy d'Arezzo. Ils sont assez glorieux pour qu'il soit inutile de lui attribuer mille inventions dont il n'est pas l'auteur.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que de la musique d'église; il ne faudrait pas croire pourtant que les amateurs et dilettantes des premiers siècles du moyen âge n'aient eu pour toute distraction que les mélodies grégoriennes et quelques hymnes et antiennes. Héritière, après les invasions, de tout ce qui restait en Occident du trésor intellectuel des Grecs et des Romains, l'Église s'était emparée des lettres, des arts et de la musique, par conséquent; aussi admettait-elle peu qu'il y eût des chants en dehors d'elle, et ses écrivains ne parlent de la musique profane que pour la flétrir ou la bannir. Mais, vivace comme tout ce qui vient du peuple, cette musique, léguée par les Romains ou apportée par les barbares de tous les coins du monde, n'en avait pas moins continué sa route lentement, sourdement presque, mais, en somme, sans interruption.

La chanson et la musique profanes (car toutes deux sont de même essence) paraissent avoir eu, du VIIe au XIe siècle, deux origines. Ou ce sont des refrains latins, restés populaires en Gaule, ou bien les airs ont été importés par les envahisseurs barbares. La musique 87 gréco-latine ne disparut jamais complètement, et de plus elle resta toujours un art raffiné pour les hautes classes de la société; c'est ainsi que vers l'an 500, Clovis fit demander à Théodoric un citharède grec; quelques chansons latines sont parvenues jusqu'à nous.

Il en est d'un tour délicat et charmant, qui prouve jusqu'à quel point le culte des lettres latines était encore vivace en Gaule; témoin cette adorable berceuse dont nous donnons quelques vers et qui paraît être un chant dédié à la Vierge:

Dormi fili, dormi! mater
Cantat unigenito:
Dormi puer, dormi! pater
Nato clamat parvulo.
Millies tibi laudes canimus
Mille, mille, millies.
Dormi, nate! mi mellite!
Dormi, plene saccharo!
Dormi, vita meæ vitæ
Casto natus utero!
Millies tibi laudes canimus
Mille, mille, millies, etc.

Toutes les chansons, et surtout les chansons gauloises et franques, n'étaient pas aussi littéraires; loin de là; mais quelques-unes, guerrières et héroïques, ne manquent ni de fierté ni d'allure. Charlemagne, tout en considérant le plain-chant comme la seule musique digne des oreilles d'un homme libre, ne méprisait pas entre temps quelque refrain joyeux; c'est ainsi qu'un jongleur lombard chanta devant lui, et avec succès, une 88 chanson de sa composition. En lisant quelques-uns des panégyriques écrits en l'honneur de Charlemagne par les historiens et les poètes que ce prince avait à sa solde, on s'aperçoit rapidement que le saint empereur n'était point tout à fait ennemi du profane.

Du reste, ces peuples barbares, qui changèrent la face du monde antique, avaient pour la musique un amour plus grand peut-être que celui des Grecs, plus qu'un amour, un culte. Cet amour des Germains, des Saxons, des Bretons et des Francs pour la musique n'avait pas échappé aux Romains. César le constate chez les Gaulois, Tacite chez les Germains. Dès les débuts du moyen âge, nous trouvons la musique constituée et pour ainsi dire réglementée; les musiciens sont des sortes de prêtres en Grande-Bretagne; en Armorique, ils portent le nom de bardes; en Norvège et en Gothie (Danemark) celui de scaldes. Un lien mystérieux les unissait tous, comme dans un vaste sacerdoce.

La musique tenait une place d'honneur jusque dans les plus humbles maisons. «Que faut-il à un noble Gallois? un coussin sur sa chaise, une femme vertueuse et une harpe bien accordée», disait naïvement la loi galloise. La musique était chez ces peuples un puissant moyen d'influence. On raconte qu'Aldhelm, évêque de Sherbournes, entrant dans l'église pour prononcer un sermon, ne trouva pas un fidèle. Sans se déconcerter, il prit une harpe, sortit du temple, s'établit sur le pont qui était près de l'église et chanta. Lorsqu'il eut réuni ainsi autour de lui une foule considérable, il commença son discours (fig. 32).

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FIG. 32.

HARPE DES BARDES GALLOIS (IXe SIÈCLE).

Quelques chants militaires nous sont restés de cette époque, comme celui qui fut composé en 841, sur la bataille de Fontanet, par un certain Anglebert, se disant témoin oculaire. Cette musique nous a été conservée en neumes. On fit, au sujet de la victoire de Clotaire contre les Saxons, un chant si populaire «qu'il volait de bouche en bouche, et que les femmes le chantaient, en dansant et en battant des mains». La victoire de Louis le Germanique sur les Normands donna naissance à un autre chant, 90 dont nous avons les paroles, mais dont la musique est perdue. Les croisades ne se succédèrent pas sans éveiller la muse populaire. On connaît les paroles en langue vulgaire d'un chant de croisés du XIe siècle.

C'était à table que les dilettantes du moyen âge, ainsi que les Romains, aimaient à entendre de la musique, à voir exécuter des danses variées. Écoutez ce concert décrit par Aymeric, écrivain du Xe siècle: «Les uns sonnaient dans de triples cornes, ceux-ci jouaient du chorus, ceux-là, frappant sur de rustiques tambours, remplissaient l'air de leur bruit. D'autres, venus de la Gascogne, sautaient au son de la musette, tandis que leurs compagnons pinçaient de la harpe et qu'un dernier groupe, armé de l'archet recourbé, imitait la voix des femmes, au moyen du rebec.» Une scène très curieuse, sculptée sur un chapiteau de l'église de Bocherville (XIe siècle), nous montre un nombreux orchestre, accompagnant une ballerine qui danse sur la tête (fig. 33).

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FIG. 33.—CHAPITEAU DE L'ÉGLISE DE SAINT-GEORGES DE BOCHERVILLE (XIe SIÈCLE).

Plus heureux pour le moyen âge que pour l'antiquité, nous avons conservé quelques-uns de ces chants profanes, au moins à partir du Xe siècle. C'est dans un manuscrit, dit de Saint-Martial de Limoges, et qui appartient à la Bibliothèque nationale, que l'on trouve les plus anciennes chansons, non religieuses, notées en neumes. Ce manuscrit est un des plus précieux monuments de l'histoire musicale. Citons encore un chant sur Othon d'Allemagne, dans un manuscrit du Xe siècle, à Wolffenbuttel, une chanson de table du Xe siècle que possède la Bibliothèque nationale, les odes à Philis et 91 à Tibulle d'Horace, mises en musique par un compositeur inconnu, et qui sont à la Bibliothèque de Montpellier. Ces chants, écrits en neumes, sans lettres indicatrices, et naturellement sans lignes, n'ont pu encore être traduits en notation moderne d'une façon satisfaisante.

En quittant le XIe siècle pour entrer dans le XIIe, nous 92 abordons une période plus connue, et qui est comme le développement et la suite de celle que nous avons esquissée en quelques pages: le moyen âge se prépare à atteindre son apogée.

Brandi (Ant.). Guido Aretino, Monaco di S. Benedetto, della sua vita. Turin, 1882.

David (E.) et Lussy (M.). Histoire de la notation musicale, in-fo, 1882.

David (E.). Études historiques sur la poésie et la musique de la Cambrie, gr. in-8o, 1884.

De Coussemaker. Histoire de l'harmonie au moyen âge. Paris, in-4o, 1842.—Mémoire sur Hucbald, in-4o, 1841.

Raillard. Explication des Neumes, in-4o.

Schubiger. Histoire de l'école de chant de Saint-Gall, du VIIe au VIIIe siècle; gr. in-8o, 1866.

Musical Notation (The) of the Middle Ages, Exemplified by Facsimiles of Manuscripts Written Between the 10th and 16th Centuries, grand in-4o, 1890 (photograv.).

Paléographie musicale publiée en fac-similé par les bénédictins de Solesmes, in-4o, 1889-1895 (photograv.).


CHAPITRE II
LES XIIe ET XIIIe SIÈCLES

Le XIIIe siècle artistique et littéraire: les écoles, les maîtrises, les écoles de ménestrandie.—Le Solfège: la notation proportionnelle, les muances.—La Musique: les chansons et les divers genres de musique, le déchant, la virtuosité, les instruments.—Le Théâtre: mystères et jeux, Robin et Marion.—Les Musiciens: trouvères, troubadours et minnesänger, ménétriers et jongleurs.

Pendant cette longue période historique qui a nom le moyen âge, le XIIIe siècle nous apparaît comme une époque lumineuse et belle entre toutes. On commence à sortir des sombres doutes de l'époque précédente; il y a comme une sorte de respiration du monde étouffé. La sublime folie des croisades a porté ses fruits; nous avons appris à connaître l'Orient, les civilisations se sont fondues. Aussi le XIIIe siècle est-il comme une première renaissance, comme une éclosion du génie moderne, non encore altéré par un retour pédantesque vers l'antiquité. A partir du XIIe siècle, la sculpture, l'architecture adoucissent leurs lignes encore raides et barbares. Nous voyons apparaître la cathédrale de Chartres et son portail magnifiquement sculpté, nous pouvons admirer les délicates représentations de la 94 basilique de Saint-Denis. N'est-ce pas le même siècle qui voit s'élever Notre-Dame de Paris, tandis que s'élance vers le ciel la fine et hardie Sainte-Chapelle? Partout l'esprit humain produit sans relâche. Dans la littérature religieuse et la philosophie, voici saint Bernard, saint Thomas, etc.; dans la littérature profane, voici des historiens comme Joinville, puis d'innombrables conteurs et poètes, enfin Dante, dont le nom seul suffit pour illuminer deux siècles.

En musique, les XIIe et XIIIe siècles sont indissolublement liés l'un à l'autre. C'est avec eux que se manifeste ouvertement pour la première fois l'art populaire, l'art libre qui cherche à se dégager des liens du plain-chant de l'Église; la poésie nationale prend son essor, portée sur les ailes de la musique. L'organisation de cette dernière est fixée définitivement, et par les écoles religieuses et profanes, et par l'institution des corporations de ménétriers et de faiseurs d'instruments. En Allemagne, en France, la même impulsion est donnée; nous connaissions mal l'Italie artistique de cette époque, assez cependant pour savoir que la musique n'y était pas non plus négligée. Pendant les cinq siècles précédents, nous en étions réduits aux tâtonnements et aux hypothèses; aux XIIe et XIIIe, la musique bégaye encore, mais elle parle et on peut la comprendre.

Durant la sombre période des Xe et XIe siècles, l'enseignement, base de toute science, avait subi un temps d'arrêt; mais bientôt il avait été remis en honneur. Aux XIIe et XIIIe siècles, les écoles abondaient, où la musique était enseignée avec soin. On en vit une à Soissons, qui rivalisait avec Metz, d'autres à Poitiers, à Orléans, à 95 Clermont, à Aix, etc.; il n'était pas une cathédrale qui n'eût sa maîtrise, pas une abbaye qui n'eût son école de musique.

Il ne faudrait pas croire que seules les églises et les abbayes eussent leur part dans ce fructueux labeur. A peine établies, les universités avaient inscrit la musique dans leurs programmes. L'art profane et populaire avait aussi ses écoles; les trouvères et ménestrels, voyageant par les villes, s'arrêtaient en temps de carême, à l'époque où tout chant joyeux devait cesser, et là, enseignaient, à qui voulait les apprendre, chansons et refrains. Les plus grands seigneurs envoyaient leur personnel chantant et musiquant à ces écoles, dites de Ménestrandie ou Scholæ mimorum, pour renouveler leur répertoire et apprendre de nouvelles mélodies.

Nous avons vu que dès la fin du XIe siècle les neumes se trouvent assis sur les lignes de la portée, leur forme est chaque jour de plus en plus accusée et bientôt on voit les points et les virgules se transformer et devenir la notation carrée, qui a été employée pendant tout le moyen âge et dont nous nous servons encore dans le plain-chant de l'Église. Quant au nombre des lignes de la portée, il est absolument sans importance: tantôt on en trouve trois, tantôt quatre, tantôt cinq, quelquefois onze, qui représentent toute l'étendue employée dans le chant. Ce n'est qu'à une époque assez rapprochée de nous, vers la fin du XVIe siècle, que le nombre des lignes de la portée est fixé définitivement, à quatre pour le plain-chant, à cinq pour la musique profane.

Mais si l'écriture des XIIe et XIIIe siècles paraît à 96 l'œil assez simple, il n'en est pas de même lorsqu'on veut traduire le sens de chaque signe. Il ne suffisait pas d'indiquer la hauteur des notes, il fallait aussi marquer leur durée, c'est-à-dire le rythme; c'est pour le rythme qu'a été créée une écriture particulière dite Notation proportionnelle, parce que la valeur de chacun de ses signes était proportionnée à la valeur de ceux qui le suivaient ou le précédaient.

Pour exposer en détail la notation proportionnelle, un chapitre ne suffirait pas: les signes se multiplient, se nuisent les uns aux autres; les conventions annulent d'autres conventions; traduire ces mélodies est un véritable jeu de patience, et on pourrait définir ainsi cette notation: une écriture dans laquelle le même signe peut avoir plusieurs sens, en même temps qu'une seule idée peut être représentée par plusieurs signes. Remarquons bien qu'au XIVe siècle elle doit se compliquer encore de nouvelles figures et de nouvelles inventions. Voici les signes les plus employés dans la notation proportionnelle:

NOTES SIMPLES

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NOTES COMPOSÉES

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FIG. 34.

97 Mais la notation n'était pas la seule difficulté de la lecture musicale au moyen âge; on en trouvait une autre dans la constitution même des tons, qui a duré presque jusqu'au siècle dernier et qui n'a pas peu contribué à rendre compliquée l'étude de notre art. Si peu musicien que l'on soit, chacun sait que notre gamme se compose de sept notes; en réalité, la gamme du moyen âge, elle aussi, en avait sept; mais six seulement étaient nommées, comme nous l'avons vu, en parlant de Guy d'Arezzo. Exposer tout au long cette théorie, qui tient cependant tant de place dans l'histoire de la musique, conviendrait peu à cet abrégé, dans lequel nous voulons éviter autant que possible ce qui pourrait paraître trop technique à nos lecteurs; aussi bien nous nous contenterons de signaler, en passant, l'existence du système de solfège compliqué, connu sous le nom de Système des muances. Il fut échafaudé à cette seule fin d'éviter le triton ou quarte juste, qui était pour les musiciens du moyen âge l'abomination de l'abomination, le Diabolus in musica, et qui fait aujourd'hui partie de notre langue musicale courante[3].

[3] On trouvera des détails sur la notation proportionnelle et sur le Système des muances dans la Musique au siècle de saint Louis. (IIe vol. des Motets français, publiés par Gaston Raynaud et H. Lavoix fils.)

Malgré les difficultés de la notation et du solfège, il est facile de se rendre compte de l'état de la musique aux XIIe et XIIIe siècles. A partir de cette époque, les monuments abondent; les manuscrits sont remplis de chansons avec musique, sans compter les livres de chants religieux. Pour n'en citer que quelques-uns, 98 la Bibliothèque nationale, à elle seule, possède plusieurs magnifiques manuscrits, où sont renfermées beaucoup de chansons notées des trouvères français; on peut en voir un à la Bibliothèque de l'école de médecine de Montpellier, dans lequel on trouve près de quatre cents chansons profanes et religieuses, à deux, trois et quatre voix. La mélodie du XIIIe siècle est vague, ses rythmes sont chancelants; cependant cette musique, si barbare qu'elle nous paraisse, n'est pas plus improvisée au hasard que la nôtre; comme la nôtre, elle a sa syntaxe et sa grammaire; on peut même y retrouver, à l'état embryonnaire, les premiers éléments de notre art moderne (fig. 35).

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FIG. 35.—CHANSON DE THIBAUT DE NAVARRE.

(Chansonnier du roi, Bibliothèque nationale.)

99 Les musiciens de ce temps avaient deux manières de composer. Tantôt ils trouvaient et cherchaient des chants originaux, tantôt ils combinaient ensemble deux, trois ou quatre mélodies déjà connues que l'on faisait entendre simultanément, d'après les règles du déchant. Beaucoup de ces compositions nous sont restées, qui ont une saveur toute moderne, témoin ce petit morceau de Thibaud de Navarre, dont le rythme rappelle singulièrement l'air populaire de la Bonne aventure. Voici le premier couplet de cette chanson:

L'autre jour en mon dormant,
Fui en grant doutance
D'un jeu parti[4] en chantant
Et en grant balance,
Quant amours me vint devant
Qui me dit: «que vas querant?
Trop a corage movant,
Ce te vient d'enfance.»

[4] On appelait «jeu parti» un genre de composition poétique et souvent musical, dans lequel deux interlocuteurs dialoguaient entre eux.

Chants profanes et populaires, paroles latines sacrées, tout se trouvait mêlé de la plus singulière façon dans cette musique à plusieurs voix, issue de l'organum dont nous avons parlé, et qui avait nom déchant. Mais, si l'organum était peu ou n'était point rythmé, le déchant l'était, au contraire, et d'une manière assez précise.

Ainsi nous rencontrons, dès les XIIe et XIIIe siècles, la musique sous ses deux formes, soit que le chant se présente seul, soit que plusieurs mélodies se fassent 100 entendre à la fois. Du reste, ces genres de compositions étaient fort variés, malgré la pauvreté de la langue musicale. On employait le plus souvent (sans que cette règle fût pourtant absolue) le chant seul dans les chansons de gestes, dans les romances, pastourelles, serventois, lais et jeux partis. Au déchant étaient réservés les motets, les rondeaux, les conduits; suivant que ces compositions étaient à deux, trois, quatre ou cinq voix, elles prenaient les noms de duplum, triplum, quadruplum et même quintuplum.

Malgré leur titre de chansons, les romans héroïques en vers, ou chansons de gestes, contenaient peu de musique; ou, s'ils en avaient, c'était comme une sorte de refrain, pour soutenir le débit du récitant. En revanche, les romances, les pastourelles, petits poèmes amoureux et villageois, étaient chantées sur des mélodies d'un rythme facile, ainsi que le serventois, sorte de poème souvent satirique. Venu de la Bretagne armoricaine, le lai, récit pittoresque de quelque aventure touchante ou comique, avait un genre de mélodie assez développée qui lui était particulier. Il en était de même du jeu parti, lorsqu'il comportait de la musique.

Le motet, le rondeau et le conduit étaient des compositions artistement composées à plusieurs parties. Souvent les conduits étaient sans paroles, ce qui permet de supposer que beaucoup de ces compositions étaient instrumentales.

S'il nous reste bon nombre de morceaux de tout genre, il n'est point facile de nous imaginer comment on les exécutait. Cependant nous savons que le chant était un art important au XIIIe siècle, nous savons même 101 que la virtuosité était en grand honneur; dans les concerts, comme à l'église, on entendait partout des chantres et des ménestrels, hommes et femmes, lutter de vocalises et de fioritures. Foudres papales, interdictions épiscopales, rien ne pouvait arrêter le luxe des ornements dans la musique. «Il faut, disait Jean XXIII, que les hommes chantent d'une manière virile et non avec des voix aiguës et factices, en imitant les femmes; il faut qu'ils évitent de chanter d'une voix lascive et légère, comme les histrions.» La parole pontificale était toujours restée sans effet; et que pouvaient faire pareilles défenses, lorsque les évêques eux-mêmes étaient complices?

Ces chanteurs habiles et exercés étaient accompagnés par divers instruments. On est assez porté à croire que les musiciens des époques reculées connaissaient peu d'instruments de musique. C'est une erreur, et l'on pourrait même dire que les instruments sont d'autant plus nombreux que l'art est moins avancé. Pendant tout le moyen âge, ce que nous appelons aujourd'hui instrumentation, c'est-à-dire l'art de combiner les sonorités d'après les rapports des timbres, n'existait réellement pas; mais les instruments étaient en grand nombre. Les miniatures, les sculptures, les bas-reliefs nous en montrent une étonnante variété; les poètes et les chroniqueurs en citent peut-être plus encore.

Avant d'entrer dans quelques détails, que le lecteur nous permette de présenter dans un seul tableau les instruments du XIIIe siècle. Des tableaux semblables à la fin du XVIe et pour l'époque contemporaine nous mettront à même de faire aisément la comparaison.

102

INSTRUMENTS DE MUSIQUE DU XIIIe SIÈCLE.

INSTRUMENTS A CORDES. INSTRUMENTS A VENT. PERCUSSION.
FROTTÉES. PINCÉES. FRAPPÉES. A BEC. A ANCHE. A RÉSERVOIR. A BOCAL. A BAGUETTES. SANS BAGUETTES.
GENRE VIOLE
  • Vièle.
  • Gigue.
  • Rebec.
  • Crowth.
GENRE VIELLE
  • Organistrum.
  • Chifonie.
GENRE LUTH
  • Luth.
  • Mandore.
  • Citole.
GENRE GUITARE
  • Guiterne.
  • Guitare mauresque.
GENRE HARPE
  • Harpe.
  • Harpe double ou irlandaise.
  • Psaltérion.
  • Canon.
  • Dulcimer.
  • Flûtes.
  • Flûte droite.
  • Flageolet.
  • Flûte traversière.
  • Fifre.
  • Flûte Bréhaigne.
  • Hautbois.
  • Chalumeau.
  • Muse.
  • Pipe.
  • Bombarde.
  • Douçaine.
GENRE CORNEMUSE
  • Muse.
  • Chevrette.
  • Cornemuse.
GENRE ORGUE
  • Grandes orgues.
  • Orgues portatives ou régales.
GENRE TROMPETTE
  • Trompette.
  • Buccine.
  • Trompe.
GENRE CLAIRON
  • Clairon.
  • Grèle.
GENRE COR ET CORNET
  • Cor.
  • Corne.
  • Cornet.
  • Oliphant.
  • Cor sarrasinois.
GENRE TAMBOUR
  • Tambour.
  • Tabor.
  • Tympanon.
  • Bedon.
GENRE TIMBALES
  • Nacaires.
  • Clochettes.
  • Cymbales.
  • Grelots.
  • Triangle.
  • Carillon.
GENRE CASTAGNETTES
  • Eschelettes.
  • Tartavelles.
  • Taules.
INSTRUMENTS A CORDES.
FROTTÉES. PINCÉES. FRAPPÉES.
GENRE VIOLE
  • Vièle.
  • Gigue.
  • Rebec.
  • Crowth.
GENRE VIELLE
  • Organistrum.
  • Chifonie.
GENRE LUTH
  • Luth.
  • Mandore.
  • Citole.
GENRE GUITARE
  • Guiterne.
  • Guitare mauresque.
GENRE HARPE
  • Harpe.
  • Harpe double ou irlandaise.
  • Psaltérion.
  • Canon.
  • Dulcimer.
INSTRUMENTS A VENT.
A BEC. A ANCHE. A RÉSERVOIR. A BOCAL.
  • Flûtes.
  • Flûte droite.
  • Flageolet.
  • Flûte traversière.
  • Fifre.
  • Flûte Bréhaigne.
  • Hautbois.
  • Chalumeau.
  • Muse.
  • Pipe.
  • Bombarde.
  • Douçaine.
GENRE CORNEMUSE
  • Muse.
  • Chevrette.
  • Cornemuse.
GENRE ORGUE
  • Grandes orgues.
  • Orgues portatives ou régales.
GENRE TROMPETTE
  • Trompette.
  • Buccine.
  • Trompe.
GENRE CLAIRON
  • Clairon.
  • Grèle.
GENRE COR ET CORNET
  • Cor.
  • Corne.
  • Cornet.
  • Oliphant.
  • Cor sarrasinois.
PERCUSSION.
A BAGUETTES. SANS BAGUETTES.
GENRE TAMBOUR
  • Tambour.
  • Tabor.
  • Tympanon.
  • Bedon.
GENRE TIMBALES
  • Nacaires.
  • Clochettes.
  • Cymbales.
  • Grelots.
  • Triangle.
  • Carillon.
GENRE CASTAGNETTES
  • Eschelettes.
  • Tartavelles.
  • Taules.

103 Nous n'avons pas tenu compte dans ce tableau des nombreux noms donnés à chacun des instruments, suivant les dialectes des diverses provinces.

Depuis les Xe et XIe siècles, les lyres et cithares antiques paraissent avoir disparu, en Occident du moins, ou s'être transformées, de telle sorte qu'elles sont devenues méconnaissables; mais, en revanche, deux instruments ont fait leur apparition, qui tiendront une grande place dans l'histoire de la musique, la viole et le luth.

La viole ou vièle, dont on fait vibrer les cordes au moyen d'un archet, et qui a donné naissance au violon, semble être venue elle-même du crowth, ou violon barbare des populations bretonnes. Le crowth était une sorte de violon à trois cordes d'une structure fort grossière, qui, à une époque assez rapprochée de l'antiquité, était déjà très usité, comme le prouvent ces deux vers de Venantius Fortunatus:

Romanusque lyra plaudat tibi, barbarus harpa,
Græcus achilliaca, chrotta britanna canat.
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FIG. 36.

VIOLE, XIIIe SIÈCLE.

(Cathédrale de Chartres.)

La vièle apparaît dès le XIe siècle. Fort répandue en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie, elle changea cent fois de formes, suivant les pays et les époques. Ici elle est lourde, presque ronde, à ce point que l'on ne peut comprendre comment le musicien pouvait faire vibrer les cordes; là elle se rapproche du crowth, ainsi qu'on peut le voir sur le portail de la cathédrale de Chartres, mais avec un dessin plus élégant (fig. 36); c'est, dès le XIIIe siècle, un magnifique instrument, 104 d'une riche et belle structure, comme dans le portail de l'abbaye de Saint-Denis. Le nombre de ses cordes variait de trois à six. La vièle fut l'instrument préféré de tout le moyen âge: c'était elle qui accompagnait le chant des lais, rondeaux, chansons de geste. Jérôme de Moravie, un écrivain de la fin du XIIIe siècle, l'a décrite en détail, donnant son accord et sa forme.

Il ne faut pas confondre la vièle à archet, ou viole, avec la vielle à roue et à manivelle, dont nous nous servons encore aujourd'hui. Les plus anciennes vielles à roue se trouvent sur le chapiteau de Saint-Georges de Bocherville, que nous avons vu plus haut, et dans un manuscrit du XIe siècle. Elle est grande, et quelquefois jouée par deux personnes; cependant elle diffère peu de notre vielle moderne (fig. 33). Elle portait le nom d'organistrum pour les savants, celui de chifonie pour le vulgaire. Le XIIIe siècle fut son époque de gloire. Ornée de sculptures, de peintures, d'armoiries, enrichie de pierreries, d'or et d'argent, la vielle lutta, et quelquefois avec avantage, contre la viole. Nous la retrouverons plus tard, mais bien déchue de sa gloire première.

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FIG. 37.

MANDORE.

(Chansonnier, Bibliothèque nationale.)

Violes et chifonies eurent un terrible concurrent 105 dans le luth. Élégant de forme, difficile à jouer, mais facile à porter, le luth semble avoir fait son apparition après les croisades et être d'origine orientale. A côté de lui, orientale aussi, mais venant vraisemblablement des Maures d'Espagne, la guitare fut bien vite à la mode. Le luth et la guitare eurent d'abord quatre cordes et ne différaient que par leur forme; mais bientôt le nombre des cordes du luth augmenta considérablement, tandis que la guitare, dite guiterne mauresque, prenait et gardait les six cordes doubles qu'elle possède encore aujourd'hui. Derrière ces deux instruments venaient d'autres plus petits et plus maniables, la gentille citole et la mandore, diminutif du luth, dont il est parlé pour la première fois au XIIIe siècle, dans les vers du troubadour Giraud de Calenson (fig. 37).

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FIG. 38.

HARPE, XIIe ET XIIIe SIÈCLES.

Nous avons vu la harpe au XIe siècle. Telle elle était à cette époque, telle nous la retrouvons dans toutes les miniatures et dans toutes les sculptures des XIIe et XIIIe siècles. Ses formes sont plus élégantes, l'instrument a pris de plus grandes proportions, mais au fond il est resté le même (fig. 38).

Le psaltérion, ou canon, est un des instruments les plus caractéristiques du moyen âge. Avec ses dix ou vingt cordes, tendues sur un cadre en bois et frappées au moyen de marteaux, ou pincées avec les doigts, le 106 psaltérion se rencontre fréquemment dans les représentations de l'époque; ce qui le rend des plus intéressants pour nous, c'est qu'à partir du XVe siècle il donna naissance au manicordion, au virginal, à l'épinette, au clavecin et, par suite, au piano moderne. Le dulcimer est une variété du psaltérion. Cet instrument n'a pas disparu, et les tziganes s'en servent encore sous le nom de tympanon (fig. 39).

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FIG. 39.

PSALTÉRION OU CANON, XIIIe SIÈCLE.

(Chansonnier, Bibliothèque nationale.)

Les flûtes du moyen âge diffèrent peu de celles de l'antiquité. Il faut toujours distinguer celles qui se jouent avec un bec, ou flûtes droites, et celles dans lesquelles on introduit l'air par une embouchure latérale. Celles-ci sont dites traversières ou traversaines; plus tard, elles prirent le nom de flûtes d'Allemagne. Chaque genre de flûte était représenté dans les registres aigus par le 107 chalumeau et le fifre, l'un pour les flûtes droites, l'autre pour les flûtes traversières.

Comme la flûte, le hautbois, avec son anche double, resta des plus primitifs. En passant de l'antiquité au moyen âge, il changea fréquemment de nom, mais point de forme. Cependant nous trouvons, dès le XIIIe siècle, les instruments à anche, à sons graves, qui, sous le nom de bombardes ou de douçaines, donnèrent plus tard naissance au basson.

Désignées par les noms de muse, chevrette, symphonie, etc., la cornemuse et la musette, qui se composent en somme d'anches de hautbois et de bombardes adaptées à des outres, jouèrent un grand rôle pendant tout le moyen âge, sans différer beaucoup de celles que nous connaissons aujourd'hui en Italie et dans les provinces de France, sous les noms de zampogne, biniou, cornemuse, etc.

La cornemuse nous conduit tout naturellement à parler de l'orgue, dont le principe sonore est, en résumé, le même. Dans l'antiquité, nous avons laissé un orgue embryonnaire; au moyen âge, il a déjà plus de quatre cents tuyaux; le clavier se compose de touches de plus d'un mètre, que l'organiste enfonce à grand renfort de coups de poing. Le premier orgue connu en France 108 fut, dit-on, envoyé à Pépin le Bref par l'empereur de Constantinople Constantin Copronyme; mais, en 951, nous trouvons déjà la description d'un orgue immense, construit par les soins de l'évêque Elphège, à Winchester. Il avait quatre cents tuyaux et quarante touches; il était joué par deux organistes et alimenté d'air par vingt-six soufflets, que mettaient en mouvement soixante-dix hommes. A cette époque, l'art de jouer de l'orgue était déjà fort avancé, et les plus grands musiciens du moyen âge étaient organistes.

Tout le monde ne pouvait posséder ces immenses instruments; aussi avait-on inventé de petites orgues portatives, qui furent en vogue pendant tout le moyen âge et que l'on rencontre fréquemment dans les miniatures et dans les monuments. Un ou deux rangs de tuyaux, posés sur un sommier ou caisse à air, qu'un, deux ou trois soufflets alimentaient, plus un clavier, voilà de quoi se composaient ces orguettes, ces régales, ces portatifs, auxquels les textes du moyen âge font continuellement allusion. Nous retrouverons les régales aux XVe et XVIe siècles.

Malgré la multiplicité des noms qui désignent la trompette, cet instrument se réduit toujours à deux espèces: la trompette militaire de grande dimension et le clairon, graile et claronceau, à la voix aiguë.

Le cor suivit les mêmes transformations que la trompette. Instrument légendaire de la chasse et de la guerre, il se retrouve dans plus d'un manuscrit, dans plus d'un texte. Il est en bois, en or, en argent, en ivoire. Qu'il soit le cor magique d'Arthur ou l'oliphant de Roland, toujours il est le même, droit ou à peine 109 courbé, donnant quelques notes de signal, plutôt qu'un chant suivi. Il faudra encore plusieurs siècles pour qu'il devienne l'instrument, à peu près musical, si connu sous le nom de trompe de chasse.

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FIG. 40.—BEDON OU GROSSE CAISSE.

(Stalles de la cathédrale de Rouen.)

La percussion est, de tout le matériel sonore, celui qui est le moins sujet aux transformations. Aussi trouvons-nous, dès le XIIIe siècle, les instruments de ce genre dont nous nous servons encore aujourd'hui. Le tambour change peu de forme, ainsi que le tambourin, qui soutient de son rythme le chant du galoubet provençal. Notre grand tambour de guerre n'est connu, en France du moins, qu'à partir du siège de Calais par les Anglais; mais, en revanche, nous rencontrons la grosse caisse avec grelots, sous le nom de bedon. Les stalles sculptées de la cathédrale de Rouen en offrent un 110 exemple curieux (fig. 40). Rapportées d'Orient par les croisés, les naquaires remplacent les petits tambours hémisphériques dont on se servait aux Xe et XIe siècles, et parviennent jusqu'à nous, presque sans changement, sous forme de timbales.

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FIG. 41.

CARILLON, XIIIe SIÈCLE.

(Ms. de la Bibliothèque nationale.)

Les cymbales, grelots, triangles, castagnettes, cliquettes pour les mains et pour les pieds, ou échelettes, ne changèrent point depuis l'antiquité. Cependant, en unissant plusieurs clochettes ensemble, on forma un instrument, dont on jouait en frappant les cloches, au moyen de marteaux, et qui avait nom quadrillo. Très répandu au moyen âge, il donna naissance aux grands carillons des XVe et xvie siècles, encore en usage dans nos villes du Nord et en Belgique, et aux petits jeux de clochettes à clavier, dont se servent quelquefois nos compositeurs modernes (fig. 41).

Mélodie, déchant, instruments, tout était employé, surtout dans les représentations dramatiques, car le 111 théâtre occupait déjà une place considérable à cette époque. Nous n'avons pas l'intention de refaire l'histoire de l'art théâtral au moyen âge. Rappelons seulement que les premiers essais de ce genre furent des mystères, ou la mise en action des récits de la Bible ou du Nouveau Testament. L'apologue des Vierges sages et des vierges folles est un des plus anciens drames liturgiques de ce genre, et la Bibliothèque nationale en possède un superbe manuscrit du XIe siècle; puis viennent les Prophètes du Christ, la Résurrection et bien d'autres encore. Aux XIIe et XIIIe siècles, voici, parmi les plus connus, Daniel, le Fils de Gédron, le Juif volé, moitié religieux, moitié comique, la complainte des Trois Maries, et surtout le drame d'Adam.

La musique était tellement importante dans ces drames, que l'on pourrait presque les considérer comme des sortes d'opéras.

Nous avons cité les jeux partis, dialogues presque dramatiques, qui étaient souvent chantés; mais le XIIIe siècle vit naître les jeux, qui nous intéressent de plus près encore que les mystères, puisque l'on a retrouvé en eux les premiers essais de notre opéra-comique.

Ces jeux, qui étaient en assez grand nombre au XIIIe siècle, gardaient encore quelques traces de l'influence légendaire et religieuse, comme le Jeu Saint-Nicolas de Jehan Bodel, le Miracle d'Amis et d'Amille. Mais voici une petite pièce villageoise, le Jeu de Robin et Marion, tout à fait en dehors du théâtre clérical et liturgique. Elle est pleine de naïveté, cette scène dans laquelle Marion se défend bravement contre les entreprises 112 du chevalier Aubert, pour se conserver à son ami Robin, et où tout finit par des chansons et des danses. La musique tient une grande place dans ce petit opéra-comique primitif. Quelques-uns de ses refrains sont restés populaires, comme celui de «Robin m'aime, Robin m'a», dont la mélodie a un tour moderne, qui n'est point sans charme. Tout, jusqu'à la mise en scène, indique que le genre musical de l'opéra-comique est né dès ce jour.

Le Jeu de Robin et Marion fut exécuté pour la première fois à la cour de Naples en 1285. Il avait pour auteur un trouvère d'Arras nommé Adam de la Halle, dit le bossu d'Arras, que l'on peut considérer comme le premier créateur de notre opéra-comique.

Le nom d'Adam de la Halle nous fait penser tout naturellement aux trouvères et aux troubadours, ces poètes musiciens qui créèrent en même temps la littérature et l'art musical du moyen âge. En effet, si tous ne composaient pas, presque tous chantaient leurs vers, en s'accompagnant de la vièle; quelquefois, le trouvère disait ses vers, pendant qu'un jongleur exécutait la musique. On appelle trouvères les poètes musiciens du Nord, depuis l'Artois jusqu'à la Loire, et troubadours ceux du Midi, Gascogne, Provence, Auvergne, etc. Depuis les artistes ambulants, comme Ebles, Élias, Guy et Pierre d'Uissel, qui allaient jouant, chantant et poétisant, pendant que l'un d'eux faisait la recette, jusqu'au haut et puissant comte Thibaut de Champagne, roi de Navarre, jusqu'au roi Richard Cœur de Lion, ces poètes appartenaient à toutes les classes de la société, célébrant l'amour, 113 payant d'une chanson l'hospitalité qui leur était libéralement offerte, ou, s'ils étaient riches, entretenant à leur cour des troupes de chanteurs et de musiciens (fig. 42).

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FIG. 42.

TROUVÈRE JOUANT DE LA VIOLE, XIIIe SIÈCLE.

(Ms. de la Bibliothèque nationale.)

Citons quelques-uns des trouvères et troubadours les plus célèbres, choisissant de préférence ceux qui semblent avoir été musiciens, car il est assez difficile de distinguer parmi eux les poètes des compositeurs, chanteurs et instrumentistes. Au XIIe siècle, ce sont Arnault de Mareuil (1170-1200), l'ardent Bertrand de Born, le Juvénal du moyen âge, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit, Peyre Vidal, Pons de Capdueil, troubadours; parmi les trouvères, Gillebert de Berneville, un vrai poète, chantant ses vers sur de gracieuses mélodies.

Au XIIIe siècle, trouvères et troubadours abondent. Sans compter Adam de la Halle, dont nous avons déjà parlé, voici Aymeric de Peguilain, Albert de Gapençois, Andrieus Contredit, Jean Bodel, auteur de jeux dramatiques, Jean Perdigon, les deux Monniot, de Paris et d'Arras, Pierre de Corbie, Perrin d'Angecourt, Robert de Sabillon, puis Colin Muset et Marie de 114 France, musiciens-poètes, dont les œuvres se lisent encore avec plaisir; Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre, le roi d'Angleterre Richard Cœur de Lion et Blondel de Nesles, dont le dévouement est resté légendaire, quoique l'anecdote qui nous le montre délivrant, au moyen d'une romance, son maître languissant dans les prisons du duc d'Autriche, soit loin d'être prouvée.

Il serait injuste d'oublier, à la même époque, les théoriciens dont les œuvres jettent tant de jour sur la musique du XIIIe siècle, comme Jérôme de Moravie, Jean de Garlande, Jean Cotton, Francon de Paris, Marchetto de Padoue, Walter Odington, Élie Salomon; enfin des écrivains sacrés, comme saint Bernard, des philosophes comme Abailard (1079-1142), qui était aussi musicien et chanteur.

En Italie et en Allemagne, le même mouvement littéraire et musical se faisait aussi puissamment sentir. Dante, dans la Divine Comédie, nous a laissé les noms de Casella, qui fut, paraît-il, son maître de musique, et de Bellacqua, le célèbre joueur de luth. En Allemagne, les musiciens-poètes formaient toute une caste, constituée régulièrement. Ces artistes, auxquels on a donné le nom de Minnesänger (chantres d'amour), composaient leurs chants et leurs vers, concouraient entre eux au château de la Warburg, pour le prix de la poésie et de la musique. Richard Wagner, dans son magnifique opéra du Tannhäuser, nous a montré les deux minnesänger Tannhäuser et Wolfram d'Eschenbach dans un de ces fameux concours. Parmi ces minnesänger, les uns étaient riches, les autres pauvres, mais 115 tous nobles et chevaliers. Il faut citer au nombre des plus célèbres Klingsor, Wolfram d'Eschenbach et Tannhäuser, dont nous venons de parler, Walther von Vogelweide, Ulrich de Lichtenstein, Nitthart, etc. Le 116 plus beau monument de cet art est le manuscrit Manesse, contenant les portraits et les poésies des plus célèbres minnesänger (fig. 43).

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FIG. 43.—LES MINNESÄNGER, XIIIe SIÈCLE.

Wolfram d'Eschenbach.—Tannhäuser.

(Manuscrit Manesse.)

Tel a été le XIIIe siècle, l'époque la plus brillante et la plus glorieuse du moyen âge. Si abrégé que soit notre récit, nous pensons avoir montré combien furent actifs et novateurs les artistes de cette belle période. Les musiciens se multiplient de toutes parts, l'art se détache de plus en plus de l'antiquité, pour devenir national et se rapprocher de notre génie; on peut dire que c'est au XIIIe siècle que nous voyons naître la musique moderne, et particulièrement la musique profane.

Adam de la Halle. Œuvres complètes, publiées par De Coussemaker, in-4o, 1872.

Clément (Félix). Les Chants de la Sainte-Chapelle, in-4o, 1875.

De Coussemaker. L'Art harmonique aux XIIe et XIIIe siècles, in-4o, 1865.

De Coussemaker. Drames liturgiques du moyen âge, in-4o, 1860.

De Coussemaker. Histoire de l'harmonie au moyen âge, in-4o, 1852.

De Coussemaker. Scriptorum de musica medii ævi; nova series, in-4o, 1864 et suivantes.

Dinaux (A.). Trouvères, Jongleurs et Ménestrels du nord de la France, in-8o, 1836-43.

H. Lavoix fils. La Musique au siècle de saint Louis, IIe volume du Recueil de motets français des XIIe et XIIIe siècles, publiés par Gaston Raynaud, in-8o, 1883.

Riemann (Hugo). Studien zur Geschichte der Notenschrift, in-8o, 1858.

Schultz (Alwin). Das Höfische Leben zur Zeit der Minnesänger, in-8o, 1879.

Sepet (M.). Les Prophètes du Christ, études sur les origines du théâtre au moyen âge, in-8o, 1878.

Von der Hagen. Minnesänger. Deutsche Liederdichter, 1834. 5 volumes.—(La musique en notation moderne et en fac-similé de ces musiciens-poètes se trouve dans le quatrième volume.)


CHAPITRE III
DU XIVe AU XVIe SIÈCLE

La philosophie, la littérature et la musique.Les Artistes: les ménétriers, leur corporation et leur roi en France; les meistersänger en Allemagne.—La notation: nouveaux signes, prolations, l'impression musicale.—Musique: contrepoint, canons et rébus, chansons et madrigaux.—Instruments: le violon, le luth, le clavecin, les familles.—Représentations musicales: bals, concerts et ballets; les mystères et le théâtre profane, les premiers opéras.—La Réforme en Allemagne, en Angleterre, en France.—Les Maîtres des XIVe, XVe et XVIe siècles: l'école franco-belge, Guillaume de Machault, Ockeghem, Josquin Desprez, Goudimel, Orlando de Lassus.—L'école allemande: Gumpelzheimer, Senfl, Schulz, etc.—L'école italienne: Gastoldi, Gesualdo, Merulo, Palestrina; fin du moyen âge.

Ars nova, tel était le nom que les théoriciens donnaient à la musique que le XIIIe siècle avait inaugurée. Ce nouvel art, fondé par les vieux troubadours et trouvères et par les gothiques harmoniseurs du déchant, se transformera peu à peu, se dégagera des entraves de la scolastique musicale, pour s'épanouir, après plus de trois siècles, dans la forme calme, magnifique et sereine 118 de Palestrina, mais l'on ne pourra méconnaître qu'un indissoluble lien unit les motets encore barbares des déchanteurs du XIIIe siècle aux majestueuses compositions du XVIe.

La voie que suivirent les musiciens des XIVe et XVe siècles était tout indiquée. Ils devaient fatalement tenter de perfectionner le déchant, légué par ceux qui les avaient précédés; guidés inconsciemment par leur oreille, ils devaient aussi accentuer de plus en plus la tendance moderne, qui les éloignait des tons du plain-chant; le mot restait toujours le même, mais la chose changeait à chaque quart de siècle; malheureusement, cette lutte, qu'il faut signaler, sous peine de manquer aux premières lois de l'histoire, fut retardée par l'esprit même de cette époque, esprit auquel les musiciens ne pouvaient rester étrangers. On sait dans quelles entraves se débattit l'esprit humain, pendant les deux siècles qui précédèrent l'époque dite de la Renaissance. Pris entre la rigide théologie et la raisonneuse scolastique, il luttait pour apprendre, et après avoir appris il luttait encore pour conquérir le droit de savoir. Les XIIe et XIIIe siècles avaient été simples et grands: combien de monuments impérissables sont là pour le prouver! Torturé, le génie des XIVe et XVe siècles tortura de son côté ses œuvres, usa ses forces dans des recherches ingénieuses, aima le difficile jusqu'à la passion, fouilla jusque dans l'impossible. Les musiciens, eux aussi, entrèrent dans cette voie; ils rejetèrent l'invention naturelle et facile, cette grâce ingénue de l'art; ils aimèrent les combinaisons énigmatiques. Non contents de rechercher les bizarreries, ils voulurent les rendre plus 119 bizarres encore par une écriture compliquée: renchérissant à l'envi sur la notation proportionnelle, dont nous avons indiqué les singularités, ils multiplièrent les signes, en changèrent le sens, le cachant encore sous des rébus, plus incompréhensibles qu'ingénieux; le difficile devint leur idéal, et ce fut pendant près de trois siècles comme un dédale d'inextricables subtilités.

Tel fut le caractère de la musique du XIVe au XVIe siècle, jusqu'aux prédécesseurs directs de Palestrina et jusqu'à Palestrina lui-même. Mais, de même qu'en cherchant la pierre philosophale les savants découvrirent de grandes et utiles lois de physique et de chimie, de même, le pénible et incessant labeur auquel se livrèrent les musiciens de cette époque curieuse finit par porter ses fruits; ils avaient créé, sans le savoir, l'harmonie et la mélodie moderne.

Du reste, à la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe, la musique s'était déjà, pour ainsi dire, constituée administrativement; les grands seigneurs et amateurs avaient cessé de cultiver l'art musical, qui était peu à peu devenu l'apanage exclusif des ménestrels et des musiciens de profession. Ceux-ci, sentant le besoin de se soutenir et de se défendre les uns les autres, se formèrent bientôt en corporation, créant ainsi entre eux un lien non seulement artistique, mais aussi commercial. La corporation des ménétriers fut constituée par ordonnance royale de 1321; elle avait pour patrons saint Julien le Pauvre et saint Genest, déjà patron des comédiens; le chef de la corporation prit le nom de Roi des ménétriers (Rex ministrorum) (fig. 44). Ce premier haut fonctionnaire musical paraît avoir été Parisot, 120 dit Menestrel le Roy dans les statuts de 1321; après bien des vicissitudes, cette royauté ménétrière abdiqua en 1773. De ce jour la charge fut abolie, et en 1789 la corporation des ménétriers et joueurs d'instruments tant hauts que bas disparaissait, en même temps que les maîtrises et bien d'autres institutions de l'ancien régime; du coup était abolie aussi la corporation des 121 faiseurs d'instruments, dont les statuts dataient, pour Paris, de 1299.

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FIG. 44.—SCEAU DE LA CORPORATION DES MÉNÉTRIERS DE PARIS.

La même révolution s'était opérée en Allemagne. Les empereurs, rois et chevaliers, les hauts et nobles chanteurs d'amour du siècle précédent, avaient peu à peu abandonné la musique; des mains des nobles puissants et riches, comme Henri l'Oiseleur, comme le pieux Wolfram d'Eschenbach, comme le fougueux et inspiré Tannhäuser, la viole et la harpe des minnesänger était tombée entre celles de chevaliers, pauvres hères, presque ménestrels, comme Frauenlob. Bientôt les artisans, les bourgeois s'emparèrent de l'art musical, qui naturellement changea de caractère. Ces ouvriers et bourgeois musiciens formèrent une forte et nombreuse corporation qui s'intitula corporation des Maîtres chanteurs (Meistersänger). Elle tenait ses séances, ou plutôt ses concours, à Nuremberg, comme à la Warburg, en Saxe, les minnesänger avaient tenu les leurs.

Les meistersänger furent florissants jusqu'au milieu du XVIe siècle. On en cite quelques-uns de célèbres, comme le médecin Henri Möglin, le maréchal ferrant Kanzler, Aufflinger, etc.; mais le plus illustre fut le cordonnier Hans Sachs de Nuremberg (1486, † vers 1567), qui écrivit plus d'un chant pour les chorals de Luther; tout en fabriquant ses chaussures, il composait des vers et de la musique qui révèlent non seulement un poète touchant, fin et d'une naïveté des plus originales, mais encore un compositeur ingénieux.

La condition sociale des musiciens commençait donc à se transformer, dès les premières années du 122 XIVe siècle, et à la même époque on pouvait constater des tendances nouvelles dans le caractère des mélodies et même dans l'écriture, ou notation. Remarquons en passant que la musique ne subissait jamais une évolution sans que la forme de l'écriture s'en ressentît; de nouvelles expressions, pour ainsi dire, s'introduisant dans la langue musicale, de nouveaux signes devenaient nécessaires.

Aux figures que nous avons décrites plus haut étaient venues s'ajouter de nouvelles notes et en particulier la demi-minime; mais là ne s'étaient pas arrêtées les innovations. Pour distinguer les différentes valeurs de temps des notes, on les fit tantôt rouges, tantôt noires, vers le milieu du XIVe siècle; puis, ce procédé étant par trop incommode, on écrivit en notes noires et blanches; quelquefois même la note était à moitié noire seulement. La musique faisait alors partie des mathématiques et était démontrée par théorèmes; aussi se servait-on fréquemment dans la mesure de fractions numériques. On ne peut imaginer quel fatras de calculs surchargeait notre pauvre écriture musicale.

Le signe écrit ne représentait pas à l'œil ce qu'il signifiait en réalité; de plus, des indications manuscrites avertissaient le lecteur qu'il fallait diminuer ou augmenter la note mentalement de la moitié, du tiers ou du quart de sa valeur apparente; ajoutez à cela que, dans un même morceau, les diverses parties d'un chœur étaient écrites de façons différentes et en proportions ou prolations variées.

Toute cette science si ardue de la lecture, à laquelle se joignaient encore les difficultés du calcul, 123 prenait le nom de proportions numérales ou prolations. Les complications des signes étaient telles que les musiciens, et même les meilleurs, n'étaient pas toujours capables de noter correctement et faisaient de nombreuses erreurs. C'est pourquoi, même lorsqu'on ne rencontre pas des notations excentriques, comme celles en proportio supersexcupartienteseptima ou superquincupartientesexta, du théoricien Gafori, la lecture de la musique des XIVe et XVe siècles, et quelquefois du XVIe, présente des obstacles presque insurmontables à l'historien moderne.

Cependant, au XVIe siècle, la musique profita de la grande découverte de l'imprimerie et l'impression musicale fut une des causes qui simplifièrent la notation; en effet, les caractères devinrent plus clairs, les proportions disparurent peu à peu; il ne faut pas oublier que, du jour où la musique fut popularisée par l'imprimerie, elle dut nécessairement changer et simplifier la forme de ses caractères. En somme, la notation du XVIe siècle commence à se rapprocher beaucoup de la nôtre.

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FIG. 45.

MARQUE D'IMPRIMERIE D'OTTAVIANO PETRUCCI.

(1466-1523.)

Dès les dernières années du XVe siècle, Ottaviano Petrucci da Fossombrone fit à Venise ses premières impressions en caractères mobiles, devenues si rares aujourd'hui; il publia les œuvres des maîtres du XVe siècle, dans un de ses recueils les plus célèbres, les Harmonice musices, 1501; il mourut en 1520. Presqu'en même temps, Antoine Gardane et ses deux fils, 124 Ange et Alexandre, fondaient, à Venise, l'illustre maison qui porta longtemps leur nom. Aux Pays-Bas brillèrent les Phalèse d'Anvers (1510-1579), en France Pierre Atteignant (vers 1530) et surtout les Ballard, «seuls imprimeurs du roy pour la musique». Le privilège de Robert, le premier des Ballard, date de 1542; les plus célèbres Ballard furent Christophe et son fils J.-B. Christophe, qui imprimèrent presque toute la musique de l'époque de Louis XIV (fig. 45 et 46).

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FIG. 46.—IMPRESSION DE MUSIQUE DE PETRUCCI.

Ces impressions du XVIe siècle sont de vrais chefs-d'œuvre d'art, par la netteté, l'élégance et la forme des caractères. Tant que la musique fut imprimée en caractères mobiles, on conserva aux types la forme en losange ou carrée, qui était celle de l'écriture manuscrite des XIVe et XVe siècles; mais lorsque, vers la fin du XVIIe, on grava la musique sur des planches d'étain, l'écriture changea; les notes devinrent ovales; ce fut cette forme que les graveurs adoptèrent définitivement. La musique fut imprimée d'abord sans que les mesures fussent séparées, ce qui rendait la lecture assez difficile; mais, vers 125 la fin du XVIIe siècle, elles furent distinguées par les barres dont nous nous servons aujourd'hui.

C'est pendant les trois siècles qui font l'objet de ce chapitre que l'art du moyen âge arrive à sa forme la plus parfaite. A partir du XIVe, la mélodie et le rythme se dessinent davantage; le déchant perd chaque jour de sa barbarie, il se régularise; c'est au commencement du XIVe que nous voyons apparaître le mot contrepoint, qui signifiait alors, comme aujourd'hui, l'art de faire concorder une note avec une autre note (punctum contra punctum). A cette époque, déjà on peut reconnaître des tentatives de musique imitative; il existe en Angleterre un morceau où les voix sont disposées dans l'intention évidente d'imiter le chant du coucou.

Le mélange des paroles sacrées et profanes, latines et françaises, que nous avons signalé dans la période précédente, devint le style habituel. On échafauda des messes entières sur un sujet mélodique, tiré de chansons toutes profanes, dont on prononçait aussi les paroles, fort peu édifiantes; une messe célèbre de Dufay était intitulée «à la face pâle»; le même auteur en avait écrit une sur la célèbre chanson, dite «de l'homme armé», chanson qui fut torturée de mille façons par tous les compositeurs religieux et même par le grand Palestrina.

En même temps naissait en Italie un genre qui fut longtemps en vogue et cultivé par les plus illustres maîtres. Outre les canzone, les cantilene et autres chansons, on vit apparaître le madrigal, forme de musique toute spéciale de style et d'idée, qui dura même, après la 126 création de l'opéra, jusqu'au XVIIIe siècle. En Italie, on écrivait des madrigaux à trois, quatre, cinq ou six voix, dans lesquels le musicien, comme dans le motet et le rondel en France, devait montrer tout son talent.

Ce fut du reste pendant cette période du XIVe au XVIe siècle que se forma la langue musicale, non sans difficultés. En effet, les musiciens de cette époque s'ingénièrent à multiplier les formes de la musique à plusieurs voix, et alors naquit le canon. On appelle ainsi un morceau disposé de telle façon que les différentes parties d'une mélodie puissent être chantées à la suite ou se superposer les unes aux autres; en d'autres termes, le canon est un chant dont les parties peuvent se servir mutuellement d'accompagnement; la chanson populaire de Frère Jacques est le canon le plus connu et le plus facile; nous avons cité un chant du coucou qui nous paraît être le plus ancien canon et appartenir au XIVe siècle, bien qu'il ait été attribué au XIIIe. Les musiciens qui employèrent les premiers cette forme ingénieuse de musique furent si heureux de leur découverte qu'il n'y eut pas de transformations auxquelles ils ne soumissent le canon. La disposition graphique du morceau lui-même affectait les formes les plus singulières: ici c'était une croix, là un vase en forme de cœur. Les ouvrages des XIVe et XVe siècles abondent en facéties de ce genre. Nous en avons choisi une des plus simples pour mettre sous les yeux de nos lecteurs (fig. 47).

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FIG. 47.—CANON ÉNIGMATIQUE DE LA CROIX.

XVIe SIÈCLE.

Ce travail eut ses résultats, lorsque le génie de chaque peuple commença à se dégager. Dès ce jour, le madrigal, issu des motets à plusieurs voix, prit en 128 Italie les allures élégantes et mélodiques qui caractérisent la musique de ce pays; puis vinrent les chants populaires, comme les Frottole à quatre parties, dont il existe un précieux recueil, imprimé en 1504. En France, la chanson domine toujours, alerte et spirituelle, et aimant la musique imitative; mais le style en est devenu plus serré, sans rien perdre du piquant de son refrain. En Allemagne, le choral annonce et prépare les grandes et majestueuses compositions du XVIIIe siècle.

Depuis le XIIIe, les instruments se sont multipliés: non que l'on en ait inventé beaucoup de nouveaux, mais on a poussé jusqu'à ses dernières conséquences l'assimilation de chaque groupe aux divisions de la voix humaine, et dans chaque genre il existe d'innombrables espèces; les formes aussi sont devenues d'une extrême élégance et d'une prodigieuse variété.

Jusqu'ici nous n'avions pas encore parlé de l'instrumentation, c'est-à-dire de l'art de grouper les différents timbres; mais, à partir du XVIe siècle, on voit poindre le sentiment du groupement des sonorités; chaque groupe forme, pour ainsi dire, un petit orchestre, qui chante avec les voix ou se suffit à lui-même.

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FIG. 48.—LUTHIER, XVIe SIÈCLE.

(D'après Jost Amman.—1568.)

Depuis le XIIIe siècle, la famille des violes s'est augmentée; mais de cette foule d'instruments à cordes il en sort un qui va les dominer tous, le violon. Solide et élancé, armé de ses quatre cordes bien tendues, il est svelte, élégant, dégagé; dès qu'il apparaît en France et en Italie, vers 1520, il a presque sa forme définitive; on devine en lui le futur roi de l'orchestre. Chose curieuse, le violon arriva, dès le premier jour, à la perfection 129 et les plus anciens sont encore aujourd'hui ceux dont les artistes se servent avec le plus d'amour. Nous n'avons point à faire ici l'histoire de la lutherie, mais il ne sera pas dit que nous aurons nommé le violon sans rappeler la gloire des grands luthiers d'Italie et du Tyrol, et ces dynasties d'ouvriers de génie, les Amati (1550-1684), les Gaspard de Salo, à Brescia (vers 1560), les Guarneri, à Crémone (1640-1745), les Stradivarius, à Crémone encore, dont le plus grand fut Antoine, né en 1644 et mort en 1737. Beaucoup de noms brillent derrière ceux-ci parmi les luthiers célèbres; mais ceux que nous avons cités doivent rester dans la mémoire de tout artiste ou amateur (fig. 48).

Pendant que le violon sortait tout armé des ateliers de Crémone et de Brescia, les violes affectaient mille 130 formes diverses; quelques-unes avaient des dimensions telles qu'un enfant pouvait facilement s'y cacher. Mais, au moment où la musique prit un nouvel essor, la sonorité de ces instruments au grand nombre de cordes, aux contours arrondis, parut trop molle et trop faible; on les remplaça par des violons aigus et graves.

L'instrument le plus à la mode, pendant le XVe et surtout pendant le XVIe siècle, fut le luth, que nous avons déjà vu apparaître au XIIIe. Après bien des combats entre la vielle ou chifonie, la viole, la harpe, le psaltérion et les orgues portatives, c'était le luth qui seul avait conquis le monopole de se faire entendre à côté des chanteurs les plus en renom, entre les mains des amateurs les plus délicats. Ce ne fut qu'au XVe siècle qu'il prit définitivement la forme sous laquelle nous le voyons tant de fois représenté, avec ses six cordes, sa rose élégante, son corps arrondi et gracieux, son manche allongé et recourbé. Appelé à de hautes fonctions musicales, le luth avait grandi peu à peu, si bien que, trop chargé de cordes, il allait succomber sous leur poids, lorsqu'on lui adjoignit, au commencement du XVIIe siècle, le théorbe ou archiluth, aux vingt-quatre cordes et au double manche, d'un effet si pittoresque (fig. 49).

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FIG. 49.

THÉORBE OU ARCHILUTH. LUTH.

XVIe ET XVIIe SIÈCLES.

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FIG. 50.—CLAVICORDIUM, XVe SIÈCLE.

(D'après le ms. du Thoison d'or,
Bibliothèque nationale.)

La harpe avait changé de forme; mais elle était restée la même, au point de vue de la facture, depuis le XIIIe siècle. Elle attendra encore trois siècles avant de se transformer. La harpe simple avait vingt-quatre cordes; mais, l'instrument ne suffisant plus aux progrès de la musique, on eut l'idée de revenir à l'ancienne harpe double irlandaise, qui, armée de quarante-trois cordes, fut en grande vogue dans toute l'Italie, au 131 XVIe siècle. En effet, on la retrouve souvent représentée et elle a sa place dans les premiers orchestres dramatiques.

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FIG. 51.—VIRGINAL OU ÉPINETTE.

On a bien discuté sur l'invention du clavecin, de l'épinette et par conséquent du piano. Pour l'inventer, 132 il avait suffi simplement d'adapter un clavier au psaltérion que nous connaissons depuis le XIIIe siècle; on avait mis les cordes en vibration, au moyen de languettes de cuivre. Ainsi transformé, le psaltérion était devenu, dès le XIVe siècle, le clavicordium. Le joli dessin inédit que nous donnons ici est le premier modèle à nous connu du clavicordium, clavicembalum ou épinette (fig. 50). Il est du XVe siècle, et, à cette époque déjà, on avait remplacé les languettes de cuivre par des plumes de corbeau. Telle fut l'origine des instruments da penna ou de plume, dont les Italiens parlèrent si souvent. A la fin du XVIe siècle, l'épinette était partout répandue; 133 ici elle s'appelait harpsichorde, là, virginal, etc. (fig. 51).

Vers la fin du XVIe siècle, Hans Ruckers fondait la dynastie 134 des grands facteurs anversois. Les femmes s'étaient emparées de cet instrument, et Clément Marot, parlant des dames de son temps, se plaisait à voir

Leurs doigts sur les épinettes,
Chantant sainctes chansonnettes.

Plus riche que le nôtre sous certains rapports, le XVIe siècle possédait des flûtes droites et traversières; les instruments graves de cette famille rendaient des sons semblables à ceux de l'orgue. Le fifre était destiné à la guerre, où il se mariait au roulement du tambour et de la grosse caisse; le flageolet ou flûtet servait 135 surtout à la danse, accompagnant de son chant perçant le rythme obstiné du tambourin (fig. 52-53).

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FIG. 52.—FLUTES TRAVERSIÈRES OU ALLEMANDES, XVIe ET XVIIe SIÈCLES.

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FIG. 53.—FAMILLE DES FLUTES DROITES, AIGUËS ET GRAVES, XVIe ET XVIIe SIÈCLES.

Le hautbois, lui aussi, avait des ténors, des basses et même des contrebasses de sa famille; mais ces dernières étaient difficiles à jouer. On en inventait de toutes espèces, et toujours on retrouvait les mêmes inconvénients, lorsque vers 1539, un chanoine de Pavie, nommé Afranio, inventa un instrument grave à anche, qu'il nomma le fagotto, et qui ne tarda pas à faire oublier toutes les basses de hautbois et leurs similaires, les cromornes. Le fagotto, qui prit les formes les plus étranges, devint plus tard notre basson (fig. 54 à 56).

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FIG. 54.—FAMILLE DES HAUTBOIS ET BOMBARDES AIGUS ET GRAVES, XVIe ET XVIIe SIÈCLES.

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FIG. 55.—FAMILLE DES BASSONS AIGUS ET GRAVES, XVIe ET XVIIe SIÈCLES.

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FIG. 56.

RACKETT,
SORTE DE BASSON,
XVIe ET XVIIe
SIÈCLES.

Depuis trois siècles l'orgue s'était transformé; les tuyaux étaient devenus plus nombreux, les claviers plus maniables, la soufflerie moins difficile à mettre en mouvement. En perfectionnant les pédales, à la fin du XVe siècle, l'organiste Bernhard Murer avait doublé les ressources de l'instrument. En revanche, les succès du luth et du clavecin éclipsaient celui des orgues portatives ou régales; elles disparurent peu à peu, et le XVIe siècle fut leur dernière époque de gloire (fig. 57).

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FIG. 57.—ORGUE PORTATIF OU RÉGALE, XVIe ET XVIIe SIÈCLES.

(Musée du Conservatoire de Bruxelles.)

Un des caractères distinctifs de l'instrumentation aux XVIe et XVIIe siècles fut l'emploi fréquent des cornets en bois, aux sonorités rauques et rudes. Ils étaient ornés d'un bocal, ou bouquin, en bois ou en ivoire, qui communiquait avec l'instrument, au moyen d'un trou de 136 quelques lignes de diamètre. C'est ce bocal qui fit donner à ces instruments le nom de cornets à bouquin. Dès le XIIIe siècle, nous avons rencontré les cornets, et, au XVIe, leur famille était complète, de la basse au soprano. Il y en avait de deux sortes: les droits et les courbés. On les appelait aussi cornets blancs et cornets noirs. Aucun instrument ne fut plus en vogue; il eut ses virtuoses, on écrivit pour lui de véritables méthodes, enfin il n'y eut pas d'éloges qu'on ne lui prodiguât: «Quant à la propriété du son, dit Mersenne, il est semblable à l'éclat d'un rayon de soleil qui paraît dans l'ombre ou dans les ténèbres, lorsqu'on l'entend parmi les voix, dans les églises cathédrales ou dans les chapelles (fig. 58).»

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FIG. 58.—FAMILLE DES CORNETS A BOUQUIN AIGUS ET GRAVES, XVIe, XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES.

Sic transit gloria..., car il ne nous est resté d'un instrument si célèbre et si répandu que le grotesque 137 serpent, inventé en 1590 par un chanoine d'Auxerre, nommé Edme Guillaume.

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FIG. 59.—COR OU CORNET, FIN DU XVe SIÈCLE.

A partir de la fin du XVe siècle, les instruments à bocal en cuivre s'étaient renouvelés. La grande trompette 138 de guerre s'était recourbée gracieusement; le cor, ou trompe de chasse, avait pris sa forme définitive, et surtout le majestueux trombone, le plus souple et le plus parfait des instruments de cuivre, avait fait son apparition. Ce qui distingue le trombone des autres instruments de cuivre, c'est qu'il possède une coulisse qui lui permet d'augmenter ou de diminuer le nombre des notes qu'il peut faire entendre, en allongeant ou en raccourcissant le tube dans lequel résonne la colonne d'air (fig. 60).

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FIG. 60.—LE TROMBONE ET SES ACCESSOIRES, DU XVIe AU XIXe SIÈCLE.

Nous n'avons pas à revenir sur les instruments à percussion; ils n'ont guère changé depuis le XIIIe siècle.

139 INSTRUMENTS DE MUSIQUE DES XIVe, XVe ET XVIe SIÈCLES[5].

INSTRUMENTS A CORDES. INSTRUMENTS A VENT. PERCUSSION.
FROTTÉES. PINCÉES. FRAPPÉES. A BEC. A ANCHE. A RÉSERVOIR. A BOCAL. A BAGUETTES. SANS BAGUETTES.
GENRE VIOLE
  • Violetta.
  • Viole de bras.
  • Viole bâtarde.
  • Viole de jambe.
  • Gigues[6].
  • Lyre.
  • Lirone.
  • Arciviole.
  • Trompette marine[7].
  • Violon[8].
GENRE VIELLE
  • Vielle à roue.
GENRE LUTH
  • Luth.
  • Mandore.
  • Mandoline.
  • Théorbe[9].
GENRE GUITARE
  • Guitare.
GENRE CISTRE ET MANDORE
  • Cistre.
  • Petit cistre.
  • Mandore.
GENRE HARPE
  • Harpe simple.
  • Harpe double.
A BAGUETTES
  • Psaltérion.
A CLAVIER
  • Épinette[10].
  • Virginal.
  • Harpsichorde.
  • Clavicorde.
  • Flûtes à bec.
  • Flageolet.
  • Flûtes basses.
  • Flûtes traversières.
  • Fifres suisses.
GENRE HAUTBOIS
  • Hautbois.
  • Chalumeaux.
  • Hautbois graves.
GENRE CROMORNE
  • Cromornes hauts et bas.
GENRE BASSON
  • Basson[11].
  • Double basson.
  • Petit basson.
  • Cervelas.
  • Grande basse.
GENRE CORNEMUSE
  • Cornemuse.
  • Bombarbes avec bourdon grave.
GENRE ORGUE
  • Grandes orgues[12].
  • Orgues portatives ou régales.
EN BOIS
  • Cornets d'Allemagne.
  • Cornets noirs.
  • Cornets blancs aigus et graves.
  • Serpent.
EN CUIVRE[13]
  • Trompettes.
  • Cors.
  • Sacquebutes (Trombones).
  • Alto.
  • Ténor.
  • Basse.
  • Contrebasse.
  • Tambour.
  • Caisse.
  • Grosse caisse ou Colin Tampon.
  • Timbales.
  • Clochettes.
  • Cymbales.
  • Castagnettes.
INSTRUMENTS A CORDES.
FROTTÉES. PINCÉES. FRAPPÉES.
GENRE VIOLE
  • Violetta.
  • Viole de bras.
  • Viole bâtarde.
  • Viole de jambe.
  • Gigues[6].
  • Lyre.
  • Lirone.
  • Arciviole.
  • Trompette marine[7].
  • Violon[8].
GENRE VIELLE
  • Vielle à roue.
GENRE LUTH
  • Luth.
  • Mandore.
  • Mandoline.
  • Théorbe[9].
GENRE GUITARE
  • Guitare.
GENRE CISTRE ET MANDORE
  • Cistre.
  • Petit cistre.
  • Mandore.
GENRE HARPE
  • Harpe simple.
  • Harpe double.
A BAGUETTES
  • Psaltérion.
A CLAVIER
  • Épinette[10].
  • Virginal.
  • Harpsichorde.
  • Clavicorde.
INSTRUMENTS A VENT.
A BEC. A ANCHE. A RÉSERVOIR. A BOCAL.
  • Flûtes à bec.
  • Flageolet.
  • Flûtes basses.
  • Flûtes traversières.
  • Fifres suisses.
GENRE HAUTBOIS
  • Hautbois.
  • Chalumeaux.
  • Hautbois graves.
GENRE CROMORNE
  • Cromornes hauts et bas.
GENRE BASSON
  • Basson[11].
  • Double basson.
  • Petit basson.
  • Cervelas.
  • Grande basse.
GENRE CORNEMUSE
  • Cornemuse.
  • Bombarbes avec bourdon grave.
GENRE ORGUE
  • Grandes orgues[12].
  • Orgues portatives ou régales.
EN BOIS
  • Cornets d'Allemagne.
  • Cornets noirs.
  • Cornets blancs aigus et graves.
  • Serpent.
EN CUIVRE[13]
  • Trompettes.
  • Cors.
  • Sacquebutes (Trombones).
  • Alto.
  • Ténor.
  • Basse.
  • Contrebasse.
PERCUSSION.
A BAGUETTES. SANS BAGUETTES.
  • Tambour.
  • Caisse.
  • Grosse caisse ou Colin Tampon.
  • Timbales.
  • Clochettes.
  • Cymbales.
  • Castagnettes.

[5] Pour éviter de surcharger inutilement ce tableau, nous n'avons nommé que les instruments principaux, ne tenant pas compte des variétés de chaque genre. Presque tous ces instruments se subdivisaient en soprano, alto, ténor et basse, et ils étaient employés par groupes.

[6] Les violes restent à peu près les mêmes jusqu'au XVIIIe siècle.

[7] La trompette marine était un instrument à une seule corde, ou deux au plus, dont on trouve des spécimens dès le XIVe siècle.

[8] Le violon fait son apparition au XVe siècle, mais c'est au XVIe qu'il prend sa forme définitive.

[9] Le théorbe, ou archiluth, fut inventé vers la fin du XVIe.

[10] Les premiers instruments à clavier paraissent dater du XIVe siècle. Ils sont fort répandus à la fin du XVe.

[11] Basson, inventé vers 1539, par Afranio.

[12] Invention des pédales de grand orgue, par Bernard Murer, au XVe.

[13] On attribue l'art de contourner les instruments de cuivre à un nommé Morin, sous le règne de Louis XII, cependant les trombones étaient déjà fort connus au XIVe siècle, et le grand cor de la figure 59 est antérieur à cette époque.

140 Le carillon à main a cessé d'être un instrument d'amateur, mais il a pris une brillante revanche, sous forme de carillon aérien à clavier et à mécanique. Les églises et les hôtels de ville de la Belgique et du Nord de la France retentissent encore de ses chansons.

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FIG. 61.

MUSICIEN AMBULANT, TAMBOURIN ET GALOUBET, XVe SIÈCLE.

Pendant cette longue période de trois siècles, la musique fut en grand honneur à la cour aussi bien qu'à la ville, au concert comme au théâtre et à l'église. Partout ce sont des joueurs de violes et d'autres instruments, dans les fêtes et dans les tournois. Les comptes des seigneurs et des rois sont riches en quittances de pensions données à des ménestrels. Les listes des maisons princières ne sont remplies que de noms de ménestrels et de joueurs d'instruments. Au XVIe siècle, la reine Élisabeth payait une bande musicale considérable, et à Ferrare la duchesse elle-même, vers 1599, conduisait un orchestre composé de femmes. Il n'était pas, du reste, de prince qui n'entretînt à sa cour quelque musicien célèbre.

C'était surtout dans les repas que les concerts de voix et d'instruments se faisaient entendre. Lorsque le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, fonda l'ordre du Héron, la musique eut sa part dans cette magnifique fête. Dans une moralité du XVIe siècle, représentée sur les tapisseries 141 que René d'Anjou prit, en 1477, à Charles le Téméraire, après sa défaite de Nancy, on entend Bonne Compagnie dire aux ménestrels de lui «fleuter» une chanson pendant son repas, et le texte de cette moralité de la Condamnation des banquets, écrit par Nicolas de Lachesnaye, ajoute: «Ici dessus, sont nommés les commencements de plusieurs chansons, tant de musique que vaud de ville, et est à supposer que les joueurs d'instruments en sauront quelques-unes, qu'ils joueront présentement devant la table.»

Les particuliers ne se passaient pas non plus de musique, et surtout au XVIe siècle, après que l'imprimerie eut répandu à profusion les œuvres musicales, la musique, que l'on pourrait appeler de chambre, fut en grande vogue. C'est pour être exécutés ainsi que furent écrits les madrigaux et composées les nombreuses chansons à plusieurs voix, qui sont la richesse de nos bibliothèques; mais les instruments n'étaient pas non plus négligés, et, parmi les publications de ce genre les plus curieuses, il faut compter le Livre de viole de Gervaise, imprimé en 1547 chez Attaignant, et qui est composé des chansons et des danses les plus à la mode à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, transcrites sans paroles, pour instruments du genre viole.

En effet, la chanson et l'air de danse font les frais de la musique en vogue à cette époque, et, à la fin du XVe siècle, les rythmes devenant plus nets, on reconnaît les danses dont les noms sont restés célèbres, comme la Romanesca en Italie, les Tordions, les Sauterelles, les Pavanes en France. Un livre curieux d'Arbeau Thoinot, intitulé l'Orchésographie (1588), nous donne le détail de 142 toutes les danses employées au XVIe siècle; mais, depuis longtemps déjà, c'était par des ballets que l'on fêtait l'entrée des rois dans les villes, ou leur couronnement, et la musique n'avait garde de se laisser oublier pendant ces solennités.

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FIG. 62.

ORCHESTRE DE FÊTE FRANÇAIS.

(Entrée de Henri II à Rouen, 1552.)

Ces ballets étaient des sortes de tableaux vivants, des marches, de somptueuses mascarades. En 1552, on vit à Rouen, pour fêter l'entrée du roi Henri II, une fête qui resta dans la mémoire des chroniqueurs et où la pantomime, accompagnée de musique, jouait un grand rôle (fig. 62).

Le plus célèbre des ballets représentés en France au XVIe siècle fut celui dit Balet comique de la Royne, joué et dansé au Louvre, en 1582, à l'occasion des noces du duc de Joyeuse et de Mlle de 143 Vaudemont. La musique était de Salmon, de Beaulieu et de l'Italien Baltazarini, dit Beaujoyeux; on y racontait l'histoire de Circé, avec des chœurs, des soli, quantité de danses et de pantomimes; l'orchestre était composé de flûtes, de hautbois, de cromornes, de trompettes, de cornets, de trombones, de harpes, de violes, de luths, d'un tambour, d'un orgue portatif.

Depuis deux siècles, une grande évolution s'était accomplie dans la musique dramatique. Le théâtre était passé des mains des hommes d'église dans celles des laïques; la confrérie de la Passion, constituée par ordonnance de Philippe le Bel, en 1302, s'était chargée de représenter les mystères, dont les prêtres avaient eu jusque-là le monopole.

Bientôt, mystères et miracles furent abandonnés pour les moralités, les soties et les farces, et à partir de ce moment la musique perdit de son importance dans l'art dramatique national.

Elle reprit son rang à la cour des princes et des rois, dans les représentations faites pour les couronnements et les mariages. Les lettrés s'étant pris de passion pour l'antiquité, de tous côtés on revint avec ardeur aux poètes grecs et latins, qui avaient été non ignorés, mais négligés pendant tout le moyen âge. Avec eux la troupe gracieuse des dieux et des déesses remplaça les prophètes et les saints; elle arriva, chantant et dansant au son des voix et des instruments. Ce fut l'Italie qui donna le signal. En 1475, Ange Politien fit entendre un Orfeo avec chants. Ces sortes d'opéras étaient présentées sous forme de chœurs, écrits dans le genre à plusieurs voix, dit madrigalesque, auquel nous 144 avons fait allusion plus haut. C'étaient des représentations singulières, participant à la fois de la musique de table, du ballet, du drame, de l'épithalame et des concetti italiens (fig. 63).

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FIG. 63.—ORCHESTRE DE FÊTE, XVIe SIÈCLE.

(D'après les Missæ solennes, de 1589.)

En 1487, on mit en scène l'histoire de Céphale et l'Aurore à Ferrare; Nicolo de Corregio en avait écrit la musique. En 1506, la pastorale de Tircis, du comte Castiglione, contenait une chanson, un chœur et une danse mauresque. En 1539, au mariage de Cosme Ier avec Éléonore de Tolède, on voyait Apollon lutter contre le serpent, au son d'un orchestre, composé d'un clavecin, d'une flûte, d'une harpe et de quatre trombones; pour le passage de Henri III à Venise, on jouait une tragédie en musique de Cl. Merulo. Puis c'étaient des pastorales, Il Sagrifizio, musique d'Alfonso della Viola, Aretusa (1563), le Pastor Fido de Guarini, mis en musique par Luzzasco. Ces pièces étaient pour la plupart écrites en style madrigalesque; mais les musiciens s'exerçaient aussi dans le style dit récitatif, ou chant à une voix seule, qui préparait l'avènement de l'opéra moderne. Une des œuvres les plus célèbres de ce genre fut l'épisode d'Ugolin de Dante, mis en musique par Vincent Galilée, fils du célèbre Galilée.

Le théâtre et les bals ne contribuèrent pas seuls aux progrès de la musique; notre art bénéficia aussi des ardentes luttes religieuses de cette période.

En effet, au XVIe siècle, un immense mouvement se fait sentir, qui doit singulièrement accélérer la victoire de l'art populaire sur l'art conventionnel. D'un vigoureux et brutal coup d'épaule Luther a secoué le monde. Ce lutteur a besoin de toutes ses forces pour vaincre; il est 145 musicien, donc la musique devient une de ses armes. Sorti du peuple, et d'un peuple très bien doué pour la musique, il sait qu'à côté de l'art mondain, préparé, alambiqué, il en existe un autre, plus accessible, dans lequel court, pour ainsi dire, un sang plein de vie et de chaleur. Jean Huss, avant lui, s'était servi de la chanson populaire; les frères Moraves avaient colporté dans toute l'Allemagne des refrains que chacun aimait à répéter; l'Église catholique avait lancé jusqu'aux derniers rangs 146 de la foule quelques-uns de ses cris d'adoration et de foi. Luther prit toute cette musique dans sa large et puissante main. Aidé du compositeur Walther, il lui donna l'unité, composa lui-même les paroles et au besoin les chants qui convenaient à ses disciples enthousiastes et fit servir à sa propagande le choral dont les minnesänger et les meistersänger avaient ébauché le premier dessin. Les jours de grandes batailles, lorsqu'il entre à Worms pour défendre sa tête et soutenir ses principes, il entonne, en face de l'empereur, son chant de guerre Ein feste Burg, qui devient le cri de ralliement de toute l'Allemagne révoltée contre Rome[14]; c'est la Musique peuple, chantant pour la première fois devant l'histoire. Il est singulier que le même siècle ait vu naître, avec le chant de Luther, la première et grande manifestation de la musique populaire, pendant qu'avec Palestrina l'art pour ainsi dire profane s'emparait en maître du sanctuaire catholique, sous la coupole de Saint-Pierre de Rome.

[14] C'est le choral dont Meyerbeer s'est servi dans les Huguenots.

Après Luther, la France, sous l'influence de Calvin, puis l'Angleterre, accomplirent la révolution religieuse que l'on sait, et dans laquelle la musique ne manqua pas de jouer un rôle prédominant.

Tel est l'aspect général que présente l'histoire de la musique du XIVe au XVIe siècle. Les documents musicaux, c'est-à-dire les compositions, manquent un peu au XIVe siècle, jusqu'à la première moitié du XVe; on peut même dire que, sous ce rapport, cette période est beaucoup plus pauvre que celle qui l'a précédée; 147 en revanche, au XVe siècle, et surtout au XVIe, la musique écrite abonde de tous côtés, tant en manuscrits qu'en imprimés, à ce point que l'on a fait un gros livre rien qu'avec le catalogue des titres d'œuvres parues à cette époque.

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FIG. 64.—CHARIVARI, XVe SIÈCLE.

(D'après le manuscrit du Roman de Fauvel, Bibliothèque nationale.)

Parmi les plus beaux manuscrits du XIVe siècle, comptons le Roman de Fauvel (fig. 64), qui appartient à la Bibliothèque nationale, et le manuscrit de Guillaume de Machault, de la même collection. Citons encore le magnifique manuscrit dit de Roquefort, qui contient spécialement de la musique italienne très rare à cette époque, et un autre recueil de chansons, dit du fonds français 169. (Nouveau 12744.) Le British Museum, à Londres, possède aussi quelques beaux monuments de ce genre; signalons encore, pour le XVe siècle, un splendide manuscrit de chansons appartenant au duc d'Aumale, celui dit de Marguerite d'Autriche, à la belle bibliothèque de Bruxelles; à Munich, 148 pour le XVIe siècle, le recueil de madrigaux et motets, splendidement copiés et enluminés, par ordre de l'archiduc Albert de Bavière en 1562, sous les yeux du célèbre Orlando de Lassus.

Si des œuvres nous passons aux musiciens, nous trouverons encore même pauvreté au XVe siècle, même richesse pour la fin du XVe et surtout pour le XVIe. Disséminés au XIVe siècle, les noms célèbres deviennent plus nombreux à mesure que nous approchons du XVIe. Les premiers et les plus illustres du XIVe siècle sont des théoriciens: Marchetto de Padoue (première moitié du XIVe) et Philippe de Vitry, surnommé de son temps la Fleur et la perle des chantres, puis Jean de Muris, qui écrivait de 1325 à 1345. Ces hommes comptent parmi les premiers créateurs de la théorie musicale et de la notation modernes.

Il faut arriver jusqu'à la fin du XIVe siècle pour trouver des artistes dont les noms méritent d'être mentionnés ici. Guillaume Dufay (1350), qui opéra une véritable révolution dans l'art d'écrire et de noter la musique; Simon Tunstede († 1369); Guillaume de Machault (1284 † vers 1370), qui composa, entre autres choses, une messe pour le sacre du roi Charles V; Jeannot de Lescurel, dont on cite des chansons ingénieuses, apparaissent en Angleterre et dans le nord de la France. En Italie, citons Landino (1325 † 1390), autrement dit Francesco degli Organi, parce qu'il était organiste, ou il Cieco, parce qu'il était aveugle. La réputation de ce dernier fut immense, à ce point que le roi de Chypre tint à honneur de poser sur sa tête une couronne de laurier en 1364.

149 Au XVe siècle, les musiciens deviennent assez nombreux pour constituer une école, et c'est dans le Nord de la France et dans la Belgique que se trouvent les premiers maîtres qui, tout en continuant la tradition musicale des trouvères de l'Artois et de la Picardie, instruisirent les maîtres italiens du XVIe siècle. De 1400 à 1420, l'école franco-flamande, en y ajoutant l'école anglaise, est pour ainsi dire fondée par Dunstaple (1400-1458) et Gilles Binchois; puis viennent derrière eux Vincent Fauques, Éloy de Brossart, etc.

A la fin de ce siècle, cette école compte parmi ses plus grands maîtres Jean Ockeghem, pilier de musique, dont la mort est pleurée par tous les poètes, et Jacques Obrecht (né vers 1430, à Utrecht); à côté d'eux, Domar, Barbigant, Busnois, le théoricien Tinctor, dont le dictionnaire musical est particulièrement curieux.

A partir du XVIe siècle, les musiciens abondent de tous côtés, tous écrivant à plusieurs parties chansons et madrigaux; ce ne fut que dans la seconde moitié du siècle que l'Italie prit la tête, dans cette sorte de course artistique, mais pour écraser ses rivaux dès les premiers combats.

En France, voici Josquin des Prez (né vers 1450, † 1521), puis Clément Jannequin, tous deux ayant quelque ressemblance entre eux, ingénieux, spirituels, gouailleurs même, aimant plaisanteries, jeux de mots et calembours. Josquin, dont le recueil de messes surtout fut si célèbre, se plaisait à toutes sortes de facéties.

Clément Jannequin, son contemporain et son rival, se distingue entre tous, surtout par sa façon heureuse de traiter les voix, en écrivant ce que l'on appelle la 150 musique imitative. Reproduire avec les sons les bruits de la nature a toujours été un des côtés caractéristiques de l'école française. Clément Jannequin, après la bataille de Marignan, eut l'idée de peindre en musique ce combat de géants. Il y réussit, autant du moins que l'on peut représenter une bataille avec des voix humaines, et sa composition est pleine d'ingéniosité, écrite avec facilité et élégance. Du reste, ce genre de musique était fort à la mode au XVe siècle. Pendant que C. Jannequin traçait de petits tableaux de genre à sa manière, avec le Caquet des femmes, etc., des morceaux analogues paraissaient de tous côtés. On peut citer au premier rang le Chant des oiseaux et la Chasse du lièvre de Nicolas Gombert. Le même Gombert avait écrit, du reste, une déploration sur la mort de Josquin Desprez, comme celui-ci en avait écrit une sur celle d'Ockeghem.

L'école française du XVIe siècle continua ses traditions avec Certon, Brumel, Fevin, l'excellent J. Mouton, Compère, Carpentras, le fécond Cl. Lejeune. Ant. Baïf, le poète, fut aussi un musicien remarquable, pendant qu'Antoine de Bertrand et Regnard mettaient en musique les vers de Ronsard. Vers la fin du siècle, il faut compter Eustache Ducaurroy (né en 1549), Jacques Mauduit, luthiste de Henri IV (né en 1557); à côté d'eux brillaient Bourgeois, Philibert Jambe de fer et la pléiade des musiciens qui mirent en musique les psaumes calvinistes de Théodore de Bèze et de Clément Marot. Enfin, et célèbre entre tous, Cl. Goudimel, qui périt à Lyon pendant le massacre de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572. Claude Goudimel fut, avec Josquin 151 des Prez et Cl. Jannequin, un des grands maîtres de l'école française au XVIe siècle. Il paraît être né en Franche-Comté vers 1510. On compte parmi ses œuvres principales les Psaumes (1565), et les Odes d'Horace, mises en musique.

Aux Pays-Bas, le mouvement commencé pendant le XVe siècle ne s'arrêta pas; mais ce ne fut pas dans leur pays seulement que les musiciens flamands et belges exercèrent leurs talents. La Belgique fut comme une pépinière de maîtres et de compositeurs que les princes allemands et italiens s'arrachaient à l'envi. Parmi les artistes flamands et belges qui tinrent bon rang à cette époque, il faut citer Verdelot, élève de Gombert et de Josquin des Prez, Arcadelt, Clemens non papa, Créquillon, Jacques de Werth, Richafort, Manchicourt, etc.; mais en première ligne nous devons nommer Adrien Willaert, Philippe de Mons et le Grand Orlande, pour parler la langue de ce temps, c'est-à-dire Orlando de Lassus.

Est ille Lassus, lassum qui recreat orbem.

Adrien Willaert (Bruges, 1490, † Venise, 1563), élève de Jean Mouton, fonda l'école musicale de Venise en 1527. Il eut pour élèves Cyprien de Rore, Nic. Vicentino, C. Porta, Francesco della Viola, le grand théoricien Zarlino. Ses œuvres consistent surtout en chœurs, motets, chansons françaises.

Philippe de Mons (né vers 1521, † vers 1606) fut le dernier grand maître de l'école franco-belge. Il vint en Italie vers 1561; il écrivit des messes, des motets, 152 des madrigaux, des chansons françaises, et mit en musique des sonnets de Ronsard.

Cyprien de Rore (Malines, 1516, † Venise, 1565), élève d'Adrien Willaert, lui succéda comme maître de chapelle à Saint-Marc. Outre ses messes, il écrivit un grand nombre de madrigaux.

Orlando de Lassus, ou Roland de Lattre, dit le prince des musiciens, naquit à Mons en 1520 et mourut fou à Munich, vers 1594. Étant enfant, il avait été enlevé trois fois à ses parents à cause de sa belle voix. En 1557, Albert, électeur de Bavière, le prit avec lui et le mit à la tête de sa musique. Il cherchait surtout dans ses œuvres la pureté du style, l'élégance de la mélodie. Il a écrit des messes, des psaumes, des lamentations, des motets, des madrigaux italiens et des chansons françaises (fig. 65).

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FIG. 65.

ORLANDO DE LASSUS, LE PRINCE DES MUSICIENS.

(Mons, 1520, † Munich, vers 1594.)

L'Angleterre, qui possédait alors une belle école musicale, conserva encore son rang pendant près d'un siècle avec Turges, Banister, Philippes, le docteur Tye, Tallis, Dowland, John Milton, le père du grand poète, et surtout avec Morley et W. Bird. On retrouve les noms de tous ces artistes dans un curieux recueil composé pour la reine Élisabeth. Ce sont des pièces de clavecin, fort difficiles du reste, réunies sous le titre de Virginal Book.

En Espagne et en Portugal, on compte aussi, au XVIe siècle, de grands maîtres, tels que le théoricien Salinas, Goes, Moralès, Vittoria, dont la gloire de Palestrina n'a pas encore effacé le souvenir.

Jusqu'ici, excepté avec ses minnesänger et ses meistersänger, l'Allemagne avait tenu peu de place dans 153 la musique; mais, à partir du XVIe siècle et de la Réforme, elle prit un rang qui, d'abord honorable, finit, 154 trois siècles plus tard, par devenir prépondérant. Malgré l'horreur singulière que les princes de ce pays semblaient avoir pour leurs musiciens nationaux, puisqu'ils appelaient toujours des maîtres de l'étranger, de France et de Belgique d'abord, et d'Italie ensuite, la liste des compositeurs allemands qui écrivirent du XVe à la fin du XVIe siècle est considérable. Nous citerons, parmi les principaux, Gumpelzheimer, Sixt Dietrich, Ludwig Senfl, Reischius, Ornithoparcus, Froschius, Heyden, Luscinius, qui nous a laissé un livre curieux sur les instruments de son temps; Glarean, qui fut un grand théoricien; Knefal, auquel on a longtemps attribué les premières compositions instrumentales; Haenel, Schulz, Hoffheimer, Séb. Virdung, qui nous donne, dans son livre De musicâ, un état intéressant de la musique de son temps.

L'Italie semble être venue la dernière, car ce ne fut qu'après avoir été formés par les maîtres de l'école franco-belge que les Italiens s'élancèrent dans la carrière avec un incomparable éclat, il est vrai. Déjà nous avons vu paraître plusieurs d'entre eux aux XIVe et XVe siècles. La musique populaire prend son essor; les théoriciens surtout abondent de tous côtés; mais c'est au XVIe siècle que les écoles se forment. Voici l'école vénitienne, qui mêle le religieux au profane, dans un style à la fois élégant et savant, avec un mélange piquant de musique populaire; voici Naples, où l'on écrit à plusieurs voix d'indolentes et mélodiques chansons de pêcheurs; voici Florence, où les musiciens se préparent à opérer toute une révolution dans la musique; voici enfin Rome, qui va donner naissance 155 à une admirable école de chant et de musique religieuse.

A Venise, l'école est fondée en 1527 par Adr. Willaert; après lui, viennent Cyprien de Rore, Alfonso della Viola, Cost. Porta, Zarlino, qui, le premier, posa les règles de l'harmonie, dans les Istituzioni harmonici (1558); derrière eux, Gastoldi, Orazzio Vecchi, un des maîtres du style madrigalesque. A Naples, c'est l'élégant Gesualdo, prince de Venouse; à Florence, Fr. Corteccia, Al. Striggio, Vincent Galilée, fils du grand Galilée, théoricien et compositeur, Cost. Festa, Cl. Merulo, etc.

Enfin à Rome, où la chapelle pontificale donne aux musiciens tant de facilités pour se produire, un nom domine tous les autres, celui de Palestrina. Pierluigi da Palestrina, élève du Français Goudimel, naquit à Preneste, en 1524. Il écrivit d'abord dans le style à la mode de son temps; mais bientôt, ayant entendu quelques compositions qui semblaient réagir contre les subtilités musicales de l'époque, il comprit que l'art ne consistait pas dans la difficulté vaincue, mais dans la beauté de la forme et dans l'expression. Déjà quelques compositeurs profanes avaient cherché, non pas à simplifier la musique à plusieurs voix, mais à donner à cette science une allure plus libre et plus inspirée. Ce fut à l'église que Palestrina voulut appliquer cette nouvelle musique simple et forte. Comme tous ses contemporains, Palestrina avait, lui aussi, composé de nombreuses messes, dans lesquelles les voix se jouaient autour d'un thème populaire servant de sujet. Il rompit avec ce genre, et les premières compositions auxquelles 156 il appliqua l'art nouveau furent les Improperia en 1520, dans lesquelles il ne se servit que des mélodies du plain-chant. Vers la même époque, s'appuyant sur une décision du concile de Trente, le pape avait voulu faire cesser toutes les fantaisies auxquelles se livraient dans le sanctuaire les musiciens soi-disant religieux. Il y eut un concours pour la composition d'une messe plus digne de l'office divin; celle de Palestrina l'emporta sur les œuvres rivales, et la messe dite du Pape Marcel fut exécutée à Rome pour la première fois le 21 avril 1565. Cette messe est ainsi appelée, non parce que ce fut sous le pape Marcel qu'elle fut exécutée, mais en souvenir de ce pontife, un des premiers protecteurs de Palestrina. A partir de ce jour, une musique religieuse était créée, en dehors du plain-chant liturgique sévère. Lorsque Palestrina mourut en 1594, on lui fit l'insigne honneur de l'enterrer à Saint-Pierre de Rome.

Palestrina eut plusieurs imitateurs, tant pour son style d'église que pour ses madrigaux, qui, écrits en harmonie consonante, en diffèrent du reste assez peu. Anerio, les frères Nanini fondèrent à Rome des écoles où se conservèrent les traditions du maître, et qui donnèrent naissance à l'admirable phalange des chanteurs-compositeurs romains, ces créateurs de l'art du chant au XVIIe siècle.

Avec les œuvres du maître de Préneste, la musique du moyen âge, après bien des transformations, est arrivée à sa plus sublime perfection. Il est un moment où un art ayant atteint son expression la plus parfaite, un nouvel art se forme à côté de lui, incarnation toujours 157 renaissante du génie humain. Tel est le caractère des XVe et XVIe siècles: pendant que la musique du moyen âge touche à son apogée avec Palestrina, l'historien perspicace peut déjà pressentir l'avènement de la musique moderne.

Baini (G.). Memorie storico critiche della vita e delle opere di Giovanni Pierluigi da Palestrina, in-4o, 1828.

Bellermann. Die Mensuralnoten und Taktzeichen des XVe und XVIe Jahrhunderts, in-4o, 1858.

Douen. Clément Marot et le psautier huguenot, 2 vol. grand in-8o, 1878.

Eitner (Robert). Bibliographie der Musik-sammelwerke des XVIe und XVIIe Jahrhunderts, in-8o, 1877.

Lavoix fils. Histoire de l'instrumentation, depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours, in-8o, 1880.

Prætorius (Michel Schultz). Syntagma musicun, in-4o, 1614-1621.

Schmid (Anton). Ottaviano Petrucci da Fossombrone, in-8o, 1845.

Vidal (Antoine). Les instruments à archet, 3 vol. grand in-4o, 1876-1878.

Winterfield (C. von). Johannes Gabrielli und sein Zeitalter, in-4o et in-fo, 1834.

Maîtres musiciens de la Renaissance française, publ. par H. Expert, transcription en notation moderne, in-4o, 1er vol., 1894, Orlando de Lassus;—2e vol., 1895, Goudimel;—3e vol., 1896, Costeley.

Anthologie des maîtres religieux primitifs des XVe, XVIe et XVIIe siècles, publ. par M. Charles Bordes, in-8o, 1893.

Sandberger, Beitræge zur Geschichte der Bayrische Hofkapelle unter Orlando di Lasso, in-8o, 1894.


LIVRE III
LES PRÉCURSEURS


CHAPITRE PREMIER
LA MUSIQUE ITALIENNE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

Les tendances nouvelles: la modulation, le cénacle de Florence.—L'opera seria: Peri, Caccini, Emilio del Cavaliere, Monteverde, l'oratorio.—Landi et les opéras-concerts, Cavalli, Carissimi, Scarlatti, Porpora, Hasse, Jomelli, Piccini, Sarti, Cimarosa.—La musique religieuse: Scarlatti, Leo, Durante, Marcello, Porpora, Pergolèse.—L'opera buffa: Pergolèse, Piccini, Paësiello, Cimarosa.—Les instrumentistes: orgue, clavecin, violon.—Le virtuosisme: castrats, cantatrices et chanteurs, Ferri, Farinelli, Caffarelli, la Faustina, la Cuzzoni, la Gabrielli, la Catalani, Raff, Garcia, les conservatoires.

Le 6 octobre 1600, on donnait à Florence, au palais Pitti, de grandes fêtes pour célébrer le mariage de Marie de Médicis avec Henri IV. Pendant trois jours on n'entendit que musique, on ne vit que cortèges somptueux, danses et mascarades; mais la plus merveilleuse de toutes ces merveilles fut la représentation de la fable d'Orphée et d'Eurydice, mise en vers par Ottavio Rinuccini, avec de la musique de Jacopo Peri et Giulio 160 Caccini. Le surlendemain, la cour applaudissait une pastorale sur l'enlèvement de Céphale (Ratto di Cefalo), dont Caccini avait inventé les chants. La même année, à Rome (février 1600), dans l'église des oratoriens de Sainte-Marie in Valicella, on représentait, en grande pompe, avec force danses et décors, un mystère, dont Emilio del Cavaliere avait composé la musique et Laura Giudiccioni de Lucques les paroles.

Cette première année du XVIIe siècle comptera parmi les plus illustres de l'histoire de la musique. Que s'était-il donc passé? Rien, ou peu de chose; l'opéra moderne était né.

La mélodie n'avait pu être étouffée par les combinaisons savantes du moyen âge et du XVIe siècle; elle avait continué sa route, sans trop se soucier des chercheurs de quintessence, et c'est elle que nous retrouvons au seuil du XVIIe siècle, lorsque naît l'opéra.

Une connaissance plus approfondie de l'art dramatique grec avait permis aux artistes de voir que le rôle de la musique était surtout de souligner, pour ainsi dire, le sens des vers et d'en augmenter l'expression. Retrouver cette intime union de la parole et du chant, tel fut le rêve de chaque compositeur, pendant tout le XVIe siècle; parvenir à marier indissolublement la musique et la poésie, comme le faisaient les Grecs, tel fut le but des efforts de quelques grands artistes.

Le système de musique à plusieurs voix du XVIe siècle convenait peu à cette esthétique nouvelle. Il était absolument contraire à la vérité de l'expression qu'une seule pensée fût exprimée par plusieurs personnes et par plusieurs chants à la fois. On s'efforça d'abord de 161 dégager la mélodie de l'agglomération de notes qui l'encombraient, en rejetant dans un accompagnement instrumental toutes les parties non principales. Le chant à voix seule revint en honneur. Du reste, les travaux des maîtres des XVe et XVIe siècles avaient porté leurs fruits; la mélodie allait trouver la souplesse qui lui manquait; la révolution harmonique, accomplie après bien des années d'efforts, devait lui permettre à la fois de se développer, de prendre un accent plus libre et plus passionné, de se débarrasser définitivement des lourdes chaînes du plain-chant, bref, de moduler.

C'est un bien gros mot dans l'histoire de la musique que celui de modulation, et ce n'est guère ici le lieu d'en expliquer la théorie; mais quelques lignes à ce sujet sont indispensables. Pour procurer à la musique la souplesse et la variété, pour l'enrichir de ces dons précieux qui sont l'accent ému et l'expression, il fallait que le musicien pût sans contrainte varier ses tons, mélanger les couleurs, pour ainsi dire, de la phrase musicale. Une nouvelle langue était depuis longtemps nécessaire; ce fut dans les dernières années du XVIe siècle et dans les premières du XVIIe que cette évolution, préparée depuis si longtemps, s'accomplit définitivement.

Que les sons soient entendus simultanément, comme dans l'harmonie, ou successivement, comme dans la mélodie, ils sont toujours séparés les uns des autres par ce que l'on appelle les intervalles. Les uns reposent l'oreille, ce sont les intervalles consonants; les autres éveillent la sensation de quelque chose d'incomplet qui 162 attend une conclusion; ce sont les intervalles dissonants. Un de ces derniers se compose de trois intervalles, d'un ton entier; c'est le triton ou quarte juste, que nous avons déjà nommé et qui fut l'horreur du moyen âge. Quelques détours qu'aient pris les musiciens pendant plusieurs siècles, il fallut bien attaquer en face et faire sonner sans préparation la dissonance exécrée. Déjà nous constatons plusieurs fois cette hardiesse pendant le XVIe siècle, chez des théoriciens comme Pierre Aaron (fig. 66) et Zarlino, chez des compositeurs comme Lucas Marenzio; mais, lorsqu'après bien des tâtonnements on vit paraître à découvert sans préparation, dans les premières années du XVIIe siècle, non seulement le triton, mais l'accord modulant de septième de dominante qui en est la conséquence, l'harmonie et la mélodie modernes prirent leur essor; de ce jour, les anciennes tonalités du moyen âge et du plain-chant étaient condamnées.

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FIG. 66.—PIERRE AARON ET SON ÉCOLE.

(Florence, fin du XVe siècle, † Rimini, 1533.)

Exposer les règles du triton, le rôle et le caractère de l'accord de septième de dominante attaqué sans préparation et résolu de même, n'est pas chose facile dans un abrégé de ce genre; mais si peu que le lecteur soit versé dans la théorie musicale, peut-être comprendra-t-il le caractère de cette innovation, après une comparaison que nous croyons juste. Supposez que pendant six siècles on ait écrit, ou parlé, sans employer les conjonctions qui relient les phrases entre elles; on imagine aisément quelle immense évolution s'accomplit dans la langue et dans le style, le jour où cet élément indispensable au développement de la phrase, et par conséquent de la pensée, prit place dans la syntaxe et 164 dans la langue. L'intervalle de triton et la dissonance de septième de dominante, attaqués et résolus sans préparation, remplissent à peu près, dans la musique moderne, le rôle de la conjonction dans le mécanisme du langage.

La règle du triton appartient au domaine de la théorie pure, et nous ne pouvions pas omettre d'en parler; mais il est à remarquer que ce ne furent pas les musiciens les plus savants qui donnèrent à l'art nouveau sa véritable formule. On sait si l'Italie du XVIe siècle fut un lumineux foyer de lettres et d'art. Érudits, artistes, hommes du monde, s'unissaient dans un même esprit; ils voulaient couper, jusque dans sa racine, le vieil arbre du moyen âge, qu'ils croyaient vermoulu, pour faire repousser sur la souche de l'antiquité quelques jeunes et vivaces rameaux. Chaque ville d'Italie avait son centre littéraire, son cercle, comme nous dirions aujourd'hui; quelque grand seigneur, écrivain ou artiste, amateur lui-même, donnait dans son palais asile à ces académies, et là, le temps se passait à disserter sur la littérature ou les beaux-arts. Une des plus célèbres parmi ces académies tenait ses séances à Florence. Déjà, vers les dernières années du XVIe siècle, le poète musicien Jean Bardi, comte de Vernio, avait réuni autour de lui, dans cette ville, quelques savants et artistes, parmi lesquels Vincent Galilée, le poète Ottavio Rinuccini, Girolamo Mai, Giulio Caccini, chanteur, avec sa femme et ses deux filles, toutes deux cantatrices, la chanteuse Vittoria Archillei, Jacopo Peri, Emilio del Cavaliere. Dans leurs réunions, ils combinèrent une sorte de musique dite récitative, dans laquelle, à l'image des 165 tragédies grecques, le chant à une seule voix suivait de plus près l'expression. Lorsque Bardi, investi d'une haute fonction à la cour du pape, quitta Florence pour se rendre à Rome, ce fut Jacopo Corsi qui présida le cénacle.

Ces amateurs et artistes essayaient entre eux leurs œuvres, se consultant les uns les autres; c'est dans une de ces réunions que l'on résolut de faire connaître au public le genre nouveau de la musique récitative. Les occasions ne manquaient pas; les entrées, les couronnements, les noces des princes avaient le privilège, et depuis longtemps, de donner l'essor à l'imagination des poètes, des peintres et des musiciens, et ceux du cénacle s'étaient plus d'une fois signalés dans ces solennelles occasions. En 1589, pour les noces du grand-duc Ferdinand de Toscane avec Christine de Lorraine, on représenta cinq intermèdes, dont la composition était due à Rinuccini, Emilio del Cavaliere, Bardi, L. Strozzi, Caccini, Malvezzi.

Dans cette solennelle circonstance, tout le cénacle poétique et musical avait donné, et on avait pu mesurer les mérites de chacun; mais l'épreuve définitive n'avait pas encore été tentée.

Pour s'enhardir, les novateurs s'essayèrent encore dans un genre déjà connu, la pastorale. Emilio del Cavaliere fit entendre à Florence, en 1590, il Satiro et la Disperazione di Filene, deux pastorales mythologiques, qui eurent un grand succès; en 1597, Peri termina, avec le poète Rinuccini, une Dafné, dont Corsi avait tenté de commencer la musique.

Enfin, en 1600, l'occasion tant attendue arriva. Le 166 roi de France Henri IV épousait Marie de Médicis; des fêtes sans égales étaient commandées à Florence, il fallait frapper un grand coup. Le 6 octobre 1600, comme nous l'avons dit, on vit représenter au palais Pitti la fable d'Euridice.

On trouvait dans Euridice une action suivie, une trame suffisamment ourdie pour un début. Peri et Caccini avaient exclu de leur œuvre le style madrigalesque; chacun des personnages chantait suivant les sentiments qu'il devait exprimer, et c'était Peri lui-même qui remplissait le rôle d'Orphée.

En même temps naissait le mystère-opéra, qui prit de son origine le nom d'oratorio. Au temps de Palestrina, saint Philippe de Neri, fondant l'ordre des Oratoriens, qui devait fournir tant et de si grands prédicateurs, avait voulu emprunter à la musique son prestige, pour attirer autour de lui, dans son église de l'Oratoire (Oratorio) le plus grand nombre possible d'auditeurs. Reprenant l'idée des mystères anciens, il avait fait écrire des espèces de drames sacrés, agrémentés de décors et de danses. Cette innovation, dont Animuccia fut le poète, eut à Rome un immense succès, et chaque année on entendait une œuvre nouvelle de ce genre, écrite dans le style madrigalesque, à plusieurs voix. Ces compositions prirent, dès leur origine, le nom d'oratorio. Emilio del Cavaliere (de 1550 à 1600 environ) eut l'idée d'appliquer à ces opéras sacrés la musique récitative, et le premier oratorio, ainsi composé, fut la Rappresentazione del' anima e corpo, joué en février 1600.

L'Euridice avait pour titre Tragedia in musica; 167 la tragédie et l'oratorio; tels sont, en effet, les deux éléments dont se compose le drame lyrique moderne jusqu'à l'époque contemporaine.

La brillante école de Venise, les élèves et successeurs du grand Adrien Willaert, ne pouvaient rester muets en face des succès florentins. Un auteur, déjà connu par un grand nombre de compositions madrigalesques, Claudio Monteverde (vers 1570 † 1649), hardi novateur, résolut d'imiter les essais de Peri, de Caccini et d'Emilio del Cavaliere, avec toutes les ressources que lui offrait sa science.

En 1607, il faisait représenter à Mantoue Orfeo et Euridice. Fidèles à leur idéal et voulant retrouver la tragédie grecque, les Florentins avaient, pour ainsi dire, mis la musique au second plan, laissant la première place à l'élément littéraire. Monteverde, au contraire, qui, un des premiers, avait employé librement dans ses madrigaux les accords nouveaux dont nous avons parlé au début de ce chapitre, et qui rêvait toute une révolution dans la langue musicale, avait hâte de mettre hardiment à profit ses découvertes et d'appliquer ses principes à la musique récitative. Ce qui distingue l'Orfeo des tentatives d'opéras qui l'ont précédé, c'est l'expression soutenue par une harmonie originale et hardie. On a beaucoup parlé de l'orchestre de ce maître, qui est encore considéré comme le créateur de l'instrumentation moderne. L'orchestre de l'Orfeo est curieux, il est vrai; mais il diffère peu de tous ceux que nous avons cités pendant le moyen âge et au XVIe siècle. Il est à peu près le même que celui de Peri, de Caccini et de l'école florentine. Qu'on en juge.

168

Cet assemblage singulier de sonorités murmurantes, à côté des voix les plus criardes du registre instrumental, manque de la pondération qui constitue l'orchestre proprement dit. Le compositeur pouvait, en revanche, tirer de cette multiplicité de timbres les effets les plus variés, et il en profita. Chaque divinité, chaque personnage avait son groupe d'instruments qui accompagnait partout ses pas: Orphée la harpe, Pluton les trombones, etc.; mais rien, dans cet orchestre, ne constituait ce que nous appelons aujourd'hui une instrumentation, même embryonnaire.

Après Orfeo, à l'occasion du mariage de François de Gonzague avec Marguerite de Savoie, on entendit, à Mantoue, un autre opéra de Rinuccini et de Monteverde, Ariane, et, pour les mêmes fêtes, la pastorale de Dafné était remise une fois encore en musique par Mario Gagliano et chantée par Catherine Martinelli.

L'élan était donné; de tous côtés, à Naples, à Florence, 169 à Mantoue, à Milan, à Venise, l'opéra nouveau avait un immense succès.

Une des œuvres les plus intéressantes de cette période est le San Alessio, de Stefano Landi, sorte d'opéra oratorio qui fut joué en 1634 à Rome, à l'occasion du voyage de Charles de Pologne en Italie; le cardinal Barberini en avait écrit les paroles.

C'étaient les grandes fêtes de cour (fig. 67) qui permettaient aux musiciens de montrer leurs talents, mais un nouvel événement donna un essor sans pareil à la musique. Venise, qui était reine, avait voulu avoir ses fêtes, ainsi que faisaient les autres rois; la foule vint prendre part à ces grandes solennités artistiques dans des théâtres publics, et de ce jour l'opéra entra dans une voie nouvelle. La première salle ouverte au public pour la musique fut le théâtre San-Cassiano (1637), qui inaugura ses premiers essais avec l'Andromède de Manelli. Puis le nom de Monteverde illustra les deux théâtres qui s'ouvrirent ensuite, San-Giovanni et San-Paolo, en 1639, avec l'Adone; San-Maro, en 1640, fut inauguré avec l'Ariane et l'Orfeo du maître mantouan. A partir de ce moment, Venise garda le privilège des représentations lyriques, relevées par un grand luxe de décors et de mise en scène; mais peu à peu les dépenses de ce genre effrayèrent les entrepreneurs de spectacles, et on peut dire que si les théâtres publics donnèrent un grand élan à la production musicale, ils ne contribuèrent pas peu à établir le règne néfaste des chanteurs-virtuoses qui, pour faire de l'argent, se passaient volontiers de décors, de mise en scène et même de musique.

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FIG. 67.—BALLET DE COUR ITALIEN (1606).

170 A partir de ce moment, les compositeurs et les opéras abondent de tous côtés en Italie; la musique religieuse disparaît des temples, pour se confondre avec la musique de théâtre. Lorsque Maugars, un violiste français, voyageait à Rome en 1639, il était ravi de la musique qu'il entendait dans les églises. «Dans les antiennes, dit-il, ils firent de si bonnes symphonies, d'un, de deux et de trois violons, avec l'orgue et de quelques archiluths, jouant de certains airs de mesures de ballet, que j'en fus tout émerveillé.» Aux premiers créateurs de l'opéra et à Landi avait succédé Cavalli (Francesco Caletto, dit Cavalli, 1600 † 1676), dont le Serse fut joué en France; on doit à Cavalli nombre de pièces, parmi lesquelles l'Eritrea. Citons encore Melani avec Ercole in Tebe (1651), l'organiste Frescobaldi (de 1587 à 1654 environ), Carissimi (1582 † 1672 environ) et son élève Cesti (vers 1620 † 1681), Manelli, Ferrari, Rossi. Dans ce groupe, Carissimi tient la première place, surtout pour la musique d'église, car nous avons confondu à dessein les compositeurs religieux et profanes, tant ils diffèrent peu les uns des autres.

A partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, l'opéra perd en Italie la plus grande partie de son intérêt et de son importance; en effet, les virtuoses promènent de par le monde une musique à leur usage, chaque jour plus médiocre, quoique signée des noms les plus illustres. Voici Bontempi (né vers 1630) avec son Paride (1662), Freschi avec l'Olimpia, Pasquini avec l'Idalma, Aldovrandini avec Muzio Scævola et Semiramide. Venise voit chaque année éclore une foule d'opéras que l'on oublie aussitôt que le chanteur ne daigne plus leur donner la 172 vie. Les plus grands musiciens, comme les Scarlatti, entrent dans cette voie. Rappelons pour mémoire quelques noms, comme ceux de Legrenzi, de Grossi, de Freschi, de Ziani, de Pallavicino. Avec le XVIIIe siècle le mal augmente encore. Les grands maîtres, comme les deux Scarlatti (Alessandro, 1659, † 1725 et son fils Domenico, 1683, † 1757); Legrenzi (1625, † 1692), Porpora et Pergolèse, ne résistent plus au courant, et les opéras seria des plus illustres sont d'un médiocre intérêt, jusqu'au moment où Glück et Mozart viennent jeter le trouble dans la paisible nullité des maîtres d'Italie de cette époque.

Le drame lyrique, pendant près de cent trente ans, n'est plus qu'une longue suite d'airs, à une ou deux voix, que termine un inévitable chœur final. Souvent même ces opéras ne sont que de véritables pastiches, composés de morceaux de différents auteurs, où, la musique étant sans importance, le chanteur est seul chargé d'intéresser le public. Raguenet qui, dans les premières années du XVIIIe siècle, défendait les Italiens contre le goût français, ne pouvait s'empêcher de reconnaître la nullité de l'opéra italien: «Quand l'entrepreneur d'un opéra a assemblé sa troupe dans quelque ville, il choisit pour sujet la pièce qui lui plaît, comme Camille, Thémistocle, Xerxès; mais cette pièce n'est qu'un canevas qu'il étoffe des plus beaux airs que savent les musiciens de sa troupe, car ces beaux airs sont des selles à tous chevaux, et il n'y a point de scène dans laquelle les musiciens ne sachent trouver place pour quelques-uns.»

A partir de la fin du XVIIe siècle, on trouve des noms 173 retentissants, illustres; des œuvres, point. Citons donc, parmi les compositeurs d'opéras seria dont les airs servirent le plus souvent de chant de bataille aux virtuoses, après Porpora et les deux Scarlatti, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, Leo (Leonardo, Naples, 1694, † 1745), Hasse (dit il Sassone, Bergedorf, 1699, † Venise, 1783), Pergolèse (J.-B. Jesi, dit Pergolèse. Pergola, 1710, † Pouzzoles, 1736), qui fut grand en même temps dans la musique religieuse et bouffe, Galuppi (Balthasar, dit il Buranello, Burano, 1703, † Venise, 1785), Rinaldo da Capua (né à Capoue, 1715), Jomelli (Nicolas, Aversa, 1714, † Naples, 1774), Bertoni (Ferdinand, né à Salo, 1737), Anfossi (Pascal, Naples, 1736, † Rome, 1797), Millico (Joseph, né à Naples en 1739), Sarti (Joseph, Faenza, 1729, † Berlin, 1802), maîtres que nous retrouvons au premier rang dans le genre bouffe.

Pendant ce temps, l'oratorio éprouvait les mêmes péripéties que l'opéra seria; il avait atteint son apogée avec Alessandro Scarlatti, avec l'infortuné Stradella (1645 † 1678) dont on connaît l'air sublime. Un maître vénitien, Benedetto Marcello (1686 † 1739), avait trouvé dans ses oratorios et surtout dans ses psaumes (1724 à 1727) l'expression d'un sublime sentiment religieux; enfin avec Durante (1693 † 1755) et Leo (1694 † 1756), l'oratorio italien avait eu encore quelques jours de gloire. Citons aussi Pergolèse pour son célèbre Stabat; mais bientôt le théâtre envahit l'église, l'oratorio devint un véritable opéra, avec ses airs, ses vocalises, en un mot toutes ses futilités. Jomelli inaugura cette période; après lui Guglielmi, Sacchini, Paësiello, Piccini, Zingarelli, 174 Cimarosa confondirent volontiers la musique religieuse avec la musique d'opéra et même d'opéra bouffe.

En effet, pendant qu'au XVIIIe siècle l'opéra seria et l'oratorio s'éloignaient de leurs origines, un autre art dramatique naissait, dans lequel les musiciens de l'Italie ne devaient jamais se laisser surpasser. Je veux parler de l'opéra buffa. Plusieurs opéras primitifs, écrits en style madrigalesque, étaient comiques, comme l'Anfiparnasso d'Orazzio Vecchi; à sa naissance, l'opéra ou tragédie lyrique avait admis des scènes bouffes: le San Alessio de Landi contient deux duos comiques. Dans l'un, deux jeunes pages plaisantent entre eux et jouent en musique sur les syllabes «diri, diri, diri»; dans l'autre, le diable fait mille tours à l'un des personnages et finit par se transformer en ours. En 1662, on entendait, dans le Paride de Bontempi, un trio dialogué de trois soprani, qui jouaient à la chasse. Et en 1681, nous trouvons un opéra entier d'Alessandro Melani, intitulé Il Carceriere di se medesimo (le bourreau de soi-même), qui n'est autre qu'un opéra buffa.

Mais à mesure que l'opéra seria perdit les saines traditions de son origine, on sentit le besoin de varier un peu cette interminable suite d'airs et de duos. On eut donc l'idée d'intercaler, entre les différents actes, quelques intermèdes; quelquefois c'était un ballet, souvent aussi une petite comédie avec musique, dont les personnages étaient empruntés aux masques traditionnels de la comédie italienne. Les Italiens portèrent sur ces intermèdes, où la plus grande liberté leur était donnée, tout l'effort de leur génie inventif. L'ingéniosité, l'esprit, la sensibilité, la fécondité mélodique, le sentiment 175 de la scène, toutes ces qualités essentiellement italiennes, exilées de l'opéra seria, devenu concert, vivifièrent l'opéra buffa. Invention et richesse d'instrumentation, variété dans le style vocal, tout se retrouva dans ces petites compositions d'une bouffonnerie exubérante, et d'une aimable sensibilité tout à la fois, si bien que peu à peu ce fut dans l'opéra buffa que la vraie musique chercha un refuge. Elle prit même ce chemin détourné pour revenir, dans les premières années de ce siècle, occuper sa place dans l'opéra seria italien renouvelé.

Dès le commencement du XVIIIe siècle, la muse légère italienne prit son vol. Un des premiers qui lui donnèrent l'essor fut un maître doux et touchant, qui mourut à vingt-six ans, laissant dans l'histoire de la musique une trace lumineuse, un souvenir poétique et charmant. Il avait nom Pergolèse. Nous le retrouvons aux deux pôles de la musique, au théâtre, avec la Serva padrona, œuvre pleine d'élégance et d'aimable sensibilité; à l'église, avec le Stabat, composition qui n'est qu'un cri de douleur ému et profond. Partout sa musique est reconnaissable à sa finesse, à cette note juste, tendre et délicate qui caractérise son talent; qu'il écrive les gentils couplets de la Serva padrona, qu'il nous montre la Vierge pleurant, debout au pied de la Croix, qu'il murmure quelque sicilienne ou quelque chanson entendue par les belles nuits du golfe de Naples, toujours il est le même, musicien inspiré et poète touchant. Après Pergolèse, l'école napolitaine continua triomphalement sa route; elle fut illustrée dans le genre bouffe par Rinaldo da Capua, Ciampi 176 (Plaisance, 1719), Latilla (Gaetan, Bari, 1713, † Naples vers 1788), Logroscino (Nicolas, né à Naples vers 1700). Rinaldo da Capua, mort jeune comme Pergolèse, appliqua à la musique bouffe et de demi-caractère une instrumentation et un style plus soignés que ceux de ses prédécesseurs; je n'en veux pour exemple que le finale de la Zingara (1783). Logroscino, venant après lui, augmenta encore les proportions du finale. Les opéras bouffes italiens ne comprenant généralement que deux actes, c'est à la fin du premier que se trouve le grand finale; cette coupe est restée classique jusqu'au milieu de notre siècle. Guglielmi et Traetta eurent une grande part aux progrès accomplis dans l'art italien au XVIIIe siècle. Hardi dans ses modulations, ingénieux dans son orchestre, Traetta (Thomas, Bitonto, 1727, † Venise, 1779) brillait plus par son génie que par sa modestie; comme tous les maîtres italiens, il tenait le clavecin aux premières représentations et lorsqu'il arrivait aux morceaux sur lesquels il comptait, se retournant vers le public, il disait tout haut: «Maintenant, messieurs, attention, voici le moment.» Le fécond Pierre Guglielmi (Massa, 1727, † Rome, 1803) compte, avec Cimarosa et Paësiello, parmi les plus grands maîtres de l'école italienne; il écrivit le bel opéra de Didone et fut en même temps le spirituel auteur de I Viaggiatori ridicoli (1772), de la Serva innamorata (1778) et de I due Gemelle (1787).

Nous retrouverons Piccini (Nicolas, Bari, 1728, † Paris, 1800) dans toute la force de son talent, lorsque nous raconterons l'histoire de la musique en France; mais aucun maître ne montra plus d'élégance dans la 177 mélodie, plus de grâce touchante dans l'expression, et en même temps plus d'entrain et de verve. Lorsque l'on considère la longue liste de ses œuvres, on voit, non sans étonnement, que les chefs-d'œuvre du genre bouffe ou de demi-caractère, comme la Cecchina, ossia la buona figliuola (1760), par exemple, sont de beaucoup plus nombreux que les grands opéras, dans le répertoire de ce musicien, qui a pu être le rival du grand Glück.

A côté de Piccini, voici Giuseppe Sarti, célèbre dans les fastes de l'opéra bouffe par les Gelosie villane (1770), I pretendi delusi (1768), et surtout par les Noces de Dorine, œuvre pleine de verve comique, de fraîcheur et de goût, jouée à Paris en 1789. Les Noces de Dorine ou Hélène et Francisque contiennent un sextuor qui est une des meilleures pages du répertoire bouffe italien. Né quelques années après Piccini et Sarti, le tendre Sacchini (Ant.-Marie-Gaspard, Pouzzoles, 1734, † Paris, 1786) brilla presque en même temps qu'eux. Ses opéras bouffes ou de demi-caractère sont nombreux; il faut compter, parmi les plus célèbres, l'Amore soldato, partition aimable et charmante, et surtout l'Isola d'amore (1768), qui fut jouée à Paris avec grand succès, sous le titre de la Colonie. Nous retrouverons plus tard Sacchini parmi les grands maîtres de l'art expressif en France, lorsque l'école italienne régénérée sera entrée dans une nouvelle période.

Anfossi, né à Naples en 1736, est resté célèbre dans le genre bouffe par l'Incognita perseguitata (1773), la Finta Giardiniera (1774) et il Curioso indiscreto (1777).

Oublierons-nous Giovanni Paësiello (Tarente, 1741, † Naples en 1816)? Sa Frascatana, si riche de 178 mélodies, son Barbier de Séville (1780, à Saint-Pétersbourg), que celui de Rossini a fait oublier, cette bonne bouffonnerie du Marchese Tulipano, l'opéra semi-seria de Il re Teodoro, avec son magnifique finale (Vienne, 1784), et surtout Nina, o la Pazza per amore (Naples, 1789), et la Molinara, tels sont ses titres de gloire.

Parmi les maîtres de cette belle école italienne, citons aussi Zingarelli (Nicolas-Antoine, 1752 † 1837), qui écrivit entre autres œuvres Romeo e Giulieta, et le vigoureux Salieri (Antoine, Legnano, 1750, † Vienne, 1825), dont nous retrouverons les plus belles œuvres dans l'histoire de la musique en France. Ces deux maîtres ont écrit des opéras bouffes, et on cite encore la Secchia rapita de Zingarelli; mais ils brillèrent surtout dans le genre sérieux et dramatique.

Terminons cette énumération, déjà trop longue, par le nom d'un des plus grands maîtres de notre art, Domenico Cimarosa. Cimarosa était né à Aversa le 17 décembre 1749; il mourut, peut-être assassiné, à Naples en 1801. Il eut pour maîtres de chant Manna et Sacchini, et pour professeur de contrepoint le théoricien Fenaroli. Un an après sa sortie du conservatoire de Naples, en 1773, il remportait son premier succès au Teatro Nuovo, dans la même ville; puis il donnait, en 1779, l'Italiana in Londra. En 1792, il avait déjà écrit plus de soixante-dix ouvrages lyriques, lorsqu'il fit exécuter à Venise il Matrimonio segreto, ce chef-d'œuvre incomparable de franche gaieté sans bruit inutile, de douce sensibilité et de profond sentiment scénique, qui est parvenu jusqu'à nous. Le Mariage secret a fait oublier du même maître plus d'une œuvre de premier ordre, 179 dans le demi-genre, comme les Astuzie femminili, I Nemici generosi, etc. A partir de ce musicien de génie, l'école italienne entra dans une voie nouvelle. Avec les Orazi et Curiazi, les Italiens revinrent définitivement à l'opéra seria ému et expressif, qu'ils avaient depuis si longtemps abandonné. Cimarosa, leur plus grand maître pendant cette période, est resté immortel à côté des maîtres les plus illustres. Rossini n'a pas eu la bonhomie mêlée de tendresse et la chaleur d'âme de Cimarosa; Mozart lui-même n'a pu surpasser la grâce, l'esprit, la verve de l'auteur du Matrimonio segreto. On peut dire sans exagération que, si Cimarosa n'avait pas existé, il manquerait quelque chose à la musique.

Pendant le XVIIe siècle et la seconde moitié du XVIIIe, les instrumentistes n'étaient pas restés silencieux à côté des compositeurs. Depuis le XVIe siècle, avec Claude Merulo et les Gabrielli, l'école d'orgue italienne, et surtout vénitienne, brillait d'un vif éclat; les grandes traditions furent continuées par Guanini de Lucques, l'illustre Frescobaldi (Jérôme, né en 1587, † vers 1654), Pasquini (Bernard, 1687 † 1710), entre 1620 et 1690. Pollarolo (1653 † 1723), Lotti, Vinacese, Casini, furent les organistes célèbres de la fin du XVIIe siècle et du commencement du XVIIIe.

Ces organistes étaient en même temps clavecinistes et l'école de clavecin italienne eut un siècle de gloire incomparable, depuis Domenico Scarlatti jusqu'à Muzio Clementi (1752 † 1832); après Clementi, elle fut détrônée par l'école allemande du piano.

Le violon n'était pas non plus abandonné, depuis les premiers violonistes du XVIe et du XVIIe siècle, comme 180 Giov.-Batt. della Viola (1590) et le père Castrovillari, cordelier de Padoue. Ce dernier eut pour élève un des grands maîtres de l'école italienne de violon, Bassani, qui à son tour forma Corelli (Arcangelo, Fusignano, 1653, † Rome, 1713). Celui-ci fut le plus célèbre des violonistes italiens. Après lui, les virtuoses se multiplièrent dans toute la péninsule; on entendit Clari à Pise, Veracini à Florence, Laurenti à Bologne, Vitali à Modène, Vivaldi à Naples; puis vinrent les grands violonistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle: Geminiani, Somis, et surtout Tartini (Joseph, Pirano, 1692, † Padoue, 1770), chef de l'école de Padoue; son trille du Diable est resté célèbre par son originalité et sa difficulté; parmi les élèves de ce dernier il faut compter Nardini, puis Locatelli, Pugnani. Non seulement Pugnani fut un grand virtuose, mais il eut aussi la gloire de former le plus pur et le plus mélodique des violonistes italiens, Giovanni Battista Viotti (1753 † 1824).

Du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, les Italiens brillèrent d'un merveilleux éclat; comment expliquer que ces musiciens aient pu laisser tomber l'opéra seria si bas, qu'il n'était plus qu'une suite insipide d'airs de concert, une espèce d'art factice et pauvre, sans passion, sans chaleur, sans esthétique? Bons musiciens, mais dilettanti sensuels avant tout, les Italiens se laissèrent charmer par la voix humaine, à ce point qu'ils en vinrent à méconnaître et à négliger la musique elle-même. Magnifique et somptueux spectacle, l'opéra réunissait à l'origine la poésie, la musique vocale et instrumentale; tout devait concourir à l'expression musicale des sentiments humains; mais, lorsque les dilettanti laissèrent 181 briller le chanteur au premier rang, toute cette splendeur tomba. L'orchestre dut se taire, et les chœurs disparaître, l'harmonie fut simplifiée jusqu'à devenir presque nulle; la mélodie, jetée dans un moule immuable, fournit à l'exécutant un canevas tout fait d'avance, dans l'air à coupe symétrique; les voix graves furent exclues, les basses d'abord, puis les barytons, et enfin presque tous les ténors. On permit au chanteur de régner sans partage, et sur les ruines de cet art magnifique de l'opéra, édifié avec tant de peine, on vit bientôt s'élever, superbe et triomphant, tyrannique et dominateur, cet être dangereux pour l'art et insipide pour tout autre que pour un dilettante, le virtuose.

Le mal néfaste du virtuosisme, qui devait, pendant plus d'un siècle et demi, tuer le drame lyrique italien à peine né, n'avait pas éclaté tout à coup. Les artistes du commencement du XVIIe siècle, Caccini et ses deux filles Françoise et Septimie, Vittoria Archillei, Catarina Martinelli, Mazzocchi, Zazzarino, cultivèrent le chant dramatique; mais, après eux apparurent les castrats soprani et contralti qui, suivant le mot prétentieux, mais juste d'Arteaga, «sacrifiés au despotisme du plaisir», ne tardèrent pas à faire du chant et de la virtuosité un art dans l'art, au préjudice de l'expression.

Un des plus célèbres fut le divin Baldassare Ferri, que Francesco Grossi, dit Siface, ne parvint pas à faire oublier. Au XVIIIe siècle, les castrats brillent en foule et à leur tête Carlo Broschi, dit Farinelli (1703 † 1782), chanteur merveilleux par la voix et la science de la virtuosité; citons après lui Majorano, surnommé 182 Caffarelli (1693 † 1783). Autour de ces castrats célèbres gazouillaient Gizziello, Bernardi, Caristini, dit Cusanino; Tedeschi, dit Amadori; Guadagni, Pacchiarotti (1744 † 1821). Les deux derniers castrats furent Crescentini (1766 † 1846) et Velutti (1781 † 1861); mais leur gloire était déjà bien éclipsée; de grands compositeurs étaient venus qui, ne se prêtant pas complaisamment aux caprices des virtuoses, exigeaient que leur musique fût chantée et non brodée; de ce jour, l'art charmant, mais trompeur de la virtuosité vocale était condamné.

Les femmes n'étaient pas restées en arrière des castrats. Voici Vittoria Tesi; puis deux chanteuses, Faustina Bordoni, femme du compositeur Hasse (née en 1760), et Francesca Sandoni, dite la Cuzzoni (1700 † 1770), remplissent l'Italie et l'Angleterre de leur célébrité et de leurs querelles. La Gabrielli (1730 † 1796) fut une des merveilles de cette merveilleuse époque du chant.

A la fin du XVIIIe, la Mara et la Todi recommencèrent la rivalité de la Faustina et de la Cuzzoni. Enfin notre siècle vit les trois dernières virtuoses de cette école: la Ciampi (1773 † 1822), qui fut la créatrice des opéras de Rossini, la Grassini (1773 † 1850), qui fit les délices de la cour de Napoléon Ier et la Catalani (1779 † 1849), la virtuose par excellence, qui n'était heureuse que lorsqu'elle luttait avec d'inextricables difficultés.

Les hommes étaient bien effacés dans cette lutte de virtuosité; cependant on cite l'Allemand Raff, ténor, et presque à notre époque, Davide, Nozzari, Tacchinardi, Garcia (1775 † 1832), qui fut le père et le maître 183 des deux grandes chanteuses, la Malibran et Mme Viardot. Quelques chanteurs à voix graves surent se faire applaudir dans l'opéra buffa, comme Naldi, Rafanelli, etc., puis, dans les premières années de notre siècle, Galli, Remorini, Porto et Benedetti.

C'était dans les conservatoires italiens et chez des maîtres particuliers comme Porpora à Naples, Lotti à Venise et Pistocchi à Bologne, que s'étaient formés pour la plupart les grands chanteurs. La première école de ce genre avait été fondée en 1537, sous forme d'établissement de charité, à Naples, par J. de Tapia, sous l'invocation de Santa-Maria di Loreto. En 1576, l'hôpital de San-Onufrio in Capuana s'ouvrait dans la même ville. Dix ans plus tard, en 1607, venait celui della Pieta dei Turchini, qui fut le plus célèbre de tous; les plus illustres compositeurs et les plus grands chanteurs de l'école napolitaine y firent leurs études; de ces écoles une seule est restée, qui continue les glorieuses traditions, le conservatoire de San-Pietro a Majella.

Venise avait aussi ses écoles célèbres, l'Ospedale della Pieta, les Mendicanti, les Incurabili, l'Ospedaletto de San-Giovanni e Paolo; ces diverses maisons de charité, où l'on apprenait la musique, étaient réservées spécialement aux jeunes filles. Un des derniers conservatoires fondés fut celui de Milan.

En somme, si nous voulons revenir à la musique et donner l'idée de ce que devint, au XVIIIe siècle, sous la tyrannie des chanteurs, l'opéra si expressif aux premières années du XVIIe, nous n'avons qu'à résumer ce chapitre par quelques lignes d'Arteaga, un écrivain contemporain 184 de cette époque; le passage n'est pas sans intérêt: «A peine le récitatif obligé a-t-il annoncé l'air, qu'Éponine, sans respect pour l'empereur qui est sur la scène, se met à se promener à pas lents, de long en large sur le théâtre; puis, avec des roulements d'yeux, des tournoiements de cou, des contorsions d'épaules, des mouvements convulsifs de la poitrine, elle chante son air. Alors que fait Vespasien? tandis que la triste Éponine s'essouffle et se met en eau pour l'attendrir, Sa Majesté impériale, d'un air d'insouciance et de désœuvrement tout à fait charmant, se met à son tour à se promener, avec beaucoup de grâce et de dignité, parcourt des yeux toutes les loges, salue dans le parquet ses amis et ses connaissances, rit avec le souffleur ou quelque musicien de l'orchestre, joue avec les énormes chaînes de ses montres et fait mille autres gentillesses tout aussi convenables.»

Gevaert et V. Wilder. Les gloires de l'Italie (Recueil de morceaux des anciens maîtres italiens les plus célèbres).

Lemaire (Th.) et Lavoix. Le chant, ses principes et son histoire (2e partie, Histoire du chant), 1 vol. in-4o, 1881.

Rolland. Histoire de l'opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, in-8o, 1895 (Bibliothèque des écoles françaises d'Athènes et de Rome, fasc. 71).


CHAPITRE II
LA MUSIQUE EN ALLEMAGNE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

Le drame et la symphonie: l'école de Hambourg, l'oratorio et la musique religieuse, la musique de chambre.—Hændel et Bach: parallèle; Hændel, sa vie et son œuvre; Bach, sa vie et son œuvre.—Haydn: sa vie, ses symphonies, ses oratorios, son génie.—Glück: ses débuts en Allemagne et en Italie.—Mozart: sa vie, son œuvre, son influence.

L'Allemagne, qui devait plus tard marcher d'un pas si rapide dans la voie du progrès et donner à la musique Bach, Hændel, Haydn et Mozart, resta longtemps encore fidèle aux traditions musicales du moyen âge et du XVIe siècle; elle fut la dernière à profiter des améliorations et des simplifications que le temps et le génie des maîtres avaient apportées dans la musique; il n'est pas dans la nature de l'Allemand d'aimer à simplifier. On vit bien quelques hommes passer en Italie, étudier l'art nouveau; mais, en général, chacun restait dans sa ville et dans son milieu, travaillant patiemment et longuement. Cependant, pour être anonyme et sans éclat, le progrès n'en fut pas moins réel. Gardant précieusement 186 les anciennes formes musicales, les combinaisons compliquées à plusieurs voix, les maîtres allemands les perfectionnèrent, les enrichirent et créèrent dans la musique tout un art immense qui, en moins d'un siècle, devait aboutir aux grandes combinaisons de voix et d'instruments, à la symphonie vocale et instrumentale, dans le sens le plus élevé du mot, et, par là, introduire dans la musique un élément vivifiant et nouveau.

Dès les premières années du XVIIe siècle, quelques princes avaient envoyé aux écoles italiennes, et particulièrement à Venise, ceux de leurs sujets qui leur paraissaient les mieux doués, et l'un d'eux, Henri Schütz, dont le nom latinisé était Sagittarius (archer) (Koesteritz, 1585, † Dresde, 1672), rapporta dans son pays les traditions du nouveau style. A l'occasion du mariage de la fille de Georges Ier de Saxe avec le margrave de Hesse-Darmstadt, on fit arranger et traduire par le célèbre poète Martin Opitz la Dafné de Rinuccini, dont Henri Schütz écrivit la musique. La représentation eut lieu, le 13 avril 1627, dans la salle des festins du château de Hartenfeld, à Torgau.

Ce fut en Allemagne le premier opéra dont un Allemand écrivit la musique. La guerre de Trente ans s'allumait; on sait quelle sombre période, peu favorable aux arts, traversa l'Allemagne d'alors. Après la paix, par un singulier caprice, les princes et les dilettanti prirent en horreur la musique nationale, n'admettant au théâtre que les compositeurs ultramontains ou ceux d'entre les Allemands qui voulaient bien déguiser leur origine tudesque sous un masque italien. 187 Ces préférences princières retardèrent longtemps les progrès de la musique allemande; de grands maîtres comme Glück et Mozart durent payer le tribut aux muses d'Æonie. Cependant les musiciens allemands ne restèrent pas inactifs; en dehors des fêtes et des 188 brillants tournois dans lesquels ils faisaient entendre de bruyants concerts de trompettes et de timbales (fig. 68), on vit quelques essais dramatiques, particulièrement à Hambourg, qui fut, à la fin du XVIIe siècle, un véritable centre musical. Ce fut là que brilla Reinhard Keiser de Leipzig (1673 † 1739), un des pères de l'école allemande; à côté de lui on entendit Theile (1646 † 1724), Telemann (1681 † 1767), etc.

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FIG. 68.

TIMBALIERS ALLEMANDS DE FÊTES ET CARROUSELS.

Derrière ces maîtres venaient des musiciens qui créèrent ce que l'on appela la musique de chambre, Schmelzer, Finger, Druckenmuller, Prætorius, Kelz, Speere, etc. En même temps, des violonistes comme Baltzar, Biber, Westhoff; des organistes et des clavecinistes comme Reincke (1623-1722), Samuel Scheidt (1587-1654), Froberger (1637-1695), Pachelbel (1653-1706), Buxtehude (1635-1707), fondaient la grande école instrumentale allemande.

La musique d'église et l'oratorio avaient pris chaque jour plus d'extension dans ce pays, où le souvenir des mystères et des moralités du moyen âge n'était pas complètement effacé. Le drame du Golgotha devint le sujet préféré par les maîtres allemands; Henri Schütz et Keiser écrivirent des passions et J.-S. Bach n'a pas encore fait oublier la Mort de Jésus de Charles Graun (1701 † 1759). A l'église, on pouvait citer les noms de Stadelmayer, Rauch, Bildstein, Funcius, Zeutchern, Capricorne, Glettle, etc.

On le voit, lorsque nous touchons au XVIIIe siècle, à cette période sans égale qui commence à Hændel pour finir à Mozart, en passant par Bach, J. Haydn, Glück, ces hommes de génie qui ont pour héritier le 189 plus grand des musiciens, Beethoven, le chemin est préparé. Le génie musical de l'Allemagne hésite encore, mais il est prêt à prendre son essor[15]. Hændel et Bach ouvrent la marche triomphale.

[15] On peut voir, pour cette période bien peu connue, le chapitre intitulé: «les prédécesseurs de Bach et de Hændel» dans l'Histoire de l'Instrumentation de M. H. Lavoix fils.

Pour l'amateur jouissant des douces sensations de l'art sans les discuter, le choix sera facile entre Hændel et Bach; il choisira le premier; mais il n'en est pas de même de l'historien. Si la prodigieuse richesse de Hændel, sa chaleur dramatique, la majesté de son style, majesté sans froideur, poussée jusqu'au lyrisme le plus sublime, nous entraînent vers lui, la sévérité, la perfection de la forme de Bach, la hardiesse de son harmonie, l'originalité de son orchestre et de ses idées mélodiques, l'indicible grandeur qui caractérise toutes ses œuvres, nous obligent à nous arrêter devant lui, à le contempler avec admiration. L'un et l'autre ont recueilli l'héritage des Schütz et des Keyser; ils l'ont enrichi au point de le rendre méconnaissable; mais Bach est resté purement Allemand; Hændel, au contraire, en étudiant de près les Italiens, a rendu son style plus brillant et plus facile. Lisez la vie de ces deux artistes. Bach, continuant les traditions d'une vieille famille de musiciens, coule dans le calme et le travail une existence dont aucune secousse ne vient troubler le cours. Hændel, passionné, violent, jeté dans les grandes et dangereuses entreprises, connaît tous les déboires de la lutte, tous les découragements de la défaite, comme aussi tous les enivrements des victoires éclatantes. Il semble que ces différences 190 dans leurs vies se retrouvent encore dans leurs œuvres.

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FIG. 69.—HÆNDEL (GEORGES-FRÉDÉRIC).

(Halle, 1685 † Londres, 1759.)

Georges-Frédéric Hændel naquit à Halle en février 1685. En vain son père, qui était médecin, voulut faire de lui un juriste; la vocation artistique fut plus forte que la volonté paternelle; et bientôt l'enfant avait appris le clavecin tout seul et faisait ses études sous la direction de Zachau, organiste de la cathédrale de Halle. Il fit jouer avec succès, en 1705, son premier opéra, Almire. Mais il alla bientôt en Italie (1707 et 1709). Là, non seulement il écrivit des opéras, mais encore il assouplit, au contact de la mélodie et de l'école italiennes, la rudesse de son style, encore un peu trop allemand. En 1710, il revenait à Hanovre, comme maître de chapelle de l'électeur; vers la même époque, il entreprenait son premier voyage en Angleterre, donnait à Londres son opéra de Rinaldo, avec un immense succès, et, en 1712, il revenait définitivement à Londres; de ce jour, il était devenu Anglais.

Jusqu'en 1720, il se contenta d'être compositeur, écrivant de la musique dramatique et religieuse. Mais, à partir de cette année, il entra dans la phase tumultueuse et troublée de sa vie; il se fit directeur de théâtre; on lui opposa des concurrents, tels que Bononcini, Hasse, Porpora; il dut lutter contre le public, contre ses rivaux, contre ses interprètes. Ceux-ci, habitués à régner sans conteste, supportaient difficilement le joug de l'homme de génie qui voulait leur imposer en même temps et sa volonté et sa musique. Violent, impérieux, autoritaire, il n'admettait pas qu'un chanteur se permît de le discuter, et il avait raison; un jour, il menaça tout simplement la Cuzzoni de la jeter par la fenêtre, si elle 191 continuait à se refuser de chanter un air de sa composition; fatigué de ces luttes, il ouvrit un théâtre à Hay-Market. 192 Ici, nouveaux combats; il fallait lutter contre les théâtres concurrents, contre l'aristocratie anglaise, contre les dilettantes, toujours prêts à méconnaître le génie. Après avoir perdu sa fortune et risqué sa santé dans ce métier indigne de lui, Hændel abandonnait le théâtre et la composition dramatique, pour se consacrer complètement à ses oratorios, qui ont fait sa gloire immortelle. Déjà il s'était plusieurs fois essayé dans la musique religieuse: il avait écrit son Te Deum pour la bataille de Dettingen en 1706, puis un Jubilate en 1707, un oratorio à l'italienne en 1720; Esther, pour le duc de Chandos, en 1732; Deborah en 1733; Saül en 1738. A partir de 1739, date d'Israël en Égypte, son génie semble s'élever encore. Il fit entendre successivement le Messie (12 avril 1742), Samson (1743), Judas Macchabée (1747), Josuah (1747), Jephta (1751), qu'il écrivit étant aveugle. Hændel mourut, en 1759, d'une attaque d'apoplexie; les Anglais lui rendirent les plus grands honneurs, le firent inhumer à Westminster, à côté des plus illustres de l'Angleterre; depuis plus d'un siècle, ils vénèrent sa mémoire et font entendre ses oratorios en grande pompe.

L'œuvre de Hændel se compose d'opéras, parmi lesquels il faut citer surtout Radamista et Rinaldo; de pièces instrumentales, d'adorables trios de flûtes et clavecins, de concerti d'orgue ou de hautbois. Il écrivit aussi de la musique de chambre de toute espèce, enfin ses oratorios.

Ici ce maître est sans égal: apportant dans ces immenses compositions vocales et instrumentales, non le style, mais le sentiment dramatique, il atteint à une 193 indescriptible puissance d'effets. Hændel a égalé dans sa musique les plus grandes pages de l'Écriture. Écoutons le chœur de Judas Macchabée: «Chantons victoire»; il débute fièrement par les sons éclatants de deux trompettes, se déroulant jusqu'à la fugue finale dans une prodigieuse progression. Plus loin, c'est la pastorale du Messie, page d'une exquise pureté; enfin, dans le même oratorio, écoutez cette colossale composition de l'Alleluia, où les voix, disposées avec une extraordinaire puissance, se répondent comme un éternel hosanna. Les Anglais entendent debout et tête découverte cet incomparable morceau; ils rendent hommage ainsi, non seulement à Dieu, mais à la musique et au musicien.

En même temps que Hændel, en 1685, Jean-Sébastien Bach naissait dans la ville d'Eisenach, je ne dirais pas d'une famille, mais d'une race de musiciens. Dès le XVIe siècle, on trouve les Bach en Thuringe, comme organistes, cantors, musiciens de ville, etc. Tous les ans, les Bach, en quelque lieu qu'ils fussent, se réunissaient à jour fixe dans une des villes de la Thuringe. Ces touchantes agapes patriarcales avaient nom familientage (jours de famille). Ces jours-là, on pouvait compter autour de la même table plus de cent musiciens du nom de Bach. La fête commençait par un choral ou un hymne religieux, puis on passait à des improvisations sur des chansons populaires, que l'on variait à quatre, cinq, six parties et que l'on nommait quodlibeta. L'esprit du quolibet consistait à faire entendre ensemble les chansons les plus disparates, écho affaibli des motets du moyen âge. Les familientage durèrent jusqu'au XVIIIe siècle.

194 Un des plus célèbres Bach, avant Jean-Sébastien, fut Jean-Christophe, son oncle, né à Arnstadt en 1643, qui écrivit un grand nombre de compositions religieuses. Le père de Jean-Sébastien, Jean-Ambroise, était organiste à Erfurt, lorsqu'il vint s'établir à Eisenach, où il mourut en 1695, dix ans après la naissance de son fils.

La vie de Jean-Sébastien, ce musicien qui est resté un des plus grands de notre art, n'est pas semée d'aventures romanesques et d'histoires palpitantes. Elle se passe entre son cabinet d'études et son église, à composer, à jouer de l'orgue et du clavecin, à former des élèves, à élever une nombreuse famille. Parmi ses enfants, deux furent célèbres, Charles-Philippe-Emmanuel et Jean-Chrétien.

A la mort de son père, Jean-Sébastien avait été confié à son oncle Jean-Christophe, qui commença son éducation; mais il faut bien dire que Bach a été surtout un autodidacte; l'indépendance, la hardiesse de sa musique le prouvent. Il entendait parler d'un organiste célèbre, il allait l'entendre, l'écoutait, réfléchissait longtemps et cette audition avait d'incalculables résultats. Le 14 août 1703, Bach, âgé de dix-huit ans, entra dans la vie musicale active, en prenant possession de l'orgue d'Arnstadt; la même année, il écrivait sa première composition; c'était une cantate dans laquelle il faisait ses adieux à son frère, partant en voyage.

Après avoir été successivement organiste à Mülhausen, à Weimar, à Cœthen, il s'établit enfin à Leipzig, où il fut à la fois chef du chœur ou Cantor et organiste de l'église et de l'école de Saint-Thomas; il y composa ses 195 plus grands chefs-d'œuvre et il y mourut le 28 juillet 1750, à soixante-cinq ans. Dans les dernières années de sa vie, J.-S. Bach, comme Hændel, devint aveugle; il recouvra la vue quelques heures avant sa mort (fig. 70).

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FIG. 70.—BACH (JEAN-SÉBASTIEN).

(Eisenach, 1685 † Leipzig, 1750.)

196 Ses enfants perpétuèrent les traditions musicales de la famille, et, en 1843, un Bach musicien, Wilhelm-Frédéric-Ernest, petit-fils de Jean-Sébastien, assistait avec sa femme et ses deux filles à l'inauguration du monument qui fut élevé au grand Bach, sous les auspices de Mendelssohn, en face de la Thomasschule, à Leipzig.

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FIG. 71.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE J.-S. BACH. (Collection de Mme Viardot.)

L'œuvre de Bach est immense; en comptant le théâtre pour lequel il a écrit Ariana o Diana vindicata et quelques cantates dramatiques comme le Combat de Pan et d'Apollon, Bach a touché à tous les genres. Une société s'est formée en Allemagne sous le nom de Bachgesellschaft qui, depuis 1851, a entrepris de publier toutes les œuvres du maître; elle est arrivée aujourd'hui au trente-troisième volume et sa tâche n'est point terminée. On y compte plus de cent cinquante cantates d'église, avec orchestres, chœurs et soli, onze profanes, cinq messes, dont celle en si mineur (un chef-d'œuvre), deux Passions, des oratorios, une quantité énorme de concerti pour clavecin, violon, etc. Son œuvre de clavecin, fugues, toccatas, fantaisies, est couronnée par le Clavecin bien tempéré, qui est resté l'évangile de tout pianiste; vient ensuite l'orgue, dont il a fait un art tout spécial et sur lequel il était le plus grand virtuose de son temps. Je ne compte pas une quantité prodigieuse de chorals, de canons, de plaisanteries musicales de toutes sortes, qui prouvent que, chez Jean-Sébastien, la richesse de l'imagination s'alliait à une science impeccable. La fécondité est, en musique, un mérite bien secondaire; cependant il faut en tenir compte, puisque de nombreux compositeurs 197 ont passé pour grands, qui n'étaient que féconds; mais la facilité de Bach est d'autant plus étonnante que chacune de ces pièces est un modèle. Si célèbre qu'il soit, ce grand maître est médiocrement connu. Sa musique est difficile à exécuter; puis les amateurs le craignent un peu; n'est-il pas le sévère Bach, l'homme des fugues? Oui, certes, l'homme de la fugue; c'était sous cette forme, en apparence froide et scolastique, qu'il pensait la musique; sous cette forme, la mélodie naissait dans son cerveau, toujours entourée des éléments qui peuvent l'enrichir et la varier. Mais quelle fantaisie, quelle imagination féconde et originale! Ici, le chant a la sévérité d'un psaume de David; là, le maître raconte en chrétien, 198 et non en dramaturge, la grande mort du Golgotha; plus loin, le voilà gai, souriant, spirituel, je dirais presque bonhomme; il joue avec les notes; elles se montrent, elles disparaissent, fuient pour reparaître encore, et c'est la fugue, la terrible fugue qui sert de fil d'Ariane, au milieu de ce délicieux labyrinthe. Bach, négligé d'abord, puisqu'il ne fut vraiment mis en lumière que par Mozart, fut de tous les maîtres anciens celui qui eut le plus d'influence sur la musique moderne. Aujourd'hui même, il sert encore de modèle à plus d'un de nos musiciens contemporains. C'est ainsi que, dès les premières années du XVIIIe siècle, nous rencontrons les trois génies qui ont pour ainsi dire fondé notre art moderne, Hændel, Bach et le Français Rameau, dont nous parlerons plus loin. A partir de cette glorieuse trinité, la musique est formée; sa langue est fixée; elle va marcher à pas de géant. La période de développement, je dirais presque d'incubation, est terminée; l'ère des grands maîtres commence; nous avons attendu longtemps, mais la moisson est belle.

Le nom que nous rencontrons d'abord est celui de Joseph Haydn, le père de la symphonie. C'est la première fois que nous employons ce mot symphonie et à dessein, cependant quelques maîtres comme Hændel, Bach, Philippe-Emmanuel Bach, Graun en Allemagne, Gasparini, Sammartini, Jomelli, en Italie, s'y étaient essayés. Haydn, qui se forma seul, comme Bach, n'apprit à jurer sur la parole d'aucun maître; mais il ne fut pas sans écouter, dès sa jeunesse, les œuvres de ses contemporains et sans en tirer profit, non pas en timide imitateur, trop heureux de suivre de près ses 199 modèles, mais en maître, dont le génie savait agrandir tout ce qu'il daignait toucher.

Il est peu d'artistes célèbres sur lesquels on ait inventé plus d'anecdotes ou de romans que sur François-Joseph Haydn, et cependant, sans se mettre tant en frais d'imagination, est-il un roman plus humain et plus touchant, d'un enseignement plus haut, que la vie simple et pure de cet homme de génie, bon, honnête, modeste, laborieux?

Fils d'un pauvre charron qui, à ses moments perdus, jouait de la harpe et de l'orgue, François-Joseph Haydn naquit à Rohrau, près de Vienne, le 31 mars 1732. Dès l'âge de cinq ans, il manifesta d'étonnantes dispositions pour la musique; Franck, un de ses parents, humble maître d'école et organiste à Haimbourg, se chargea de lui. Trois ans après, Reuter, maître de chapelle de l'église cathédrale de Vienne, passe par hasard dans le village; ce musicien de huit ans l'étonne; il l'emmène avec lui. Sous sa direction, l'enfant travaille assidûment; sa voix est jolie; il est l'honneur de la chapelle; mais viennent les années; la voix mue; Reuter profite d'une étourderie d'enfant (Haydn avait coupé la queue de perruque de l'un de ses camarades) et le jette à la porte à sept heures du soir, sans pain et presque sans vêtements; un pauvre perruquier, Keller, le recueille dans son galetas; Haydn n'oubliera pas ce bienfait.

Alors commence le roman de la misère; mais le jeune homme est laborieux; il donne des leçons; il passe ses nuits dans les bals à râcler des contredanses; il compose; à son insu, ses compositions ont du succès; les éditeurs s'enrichissent de sa misère. Il aurait ignoré sa 200 propre réputation naissante, si le hasard ne l'avait mené chez la comtesse de Thün; là, il trouve, sur un clavecin, une sonate de lui, et se fait connaître. La comtesse le protège; ses rudes jours d'épreuves sont passés.

Le 19 mars 1760, Haydn entra chez le prince Antoine Esterhazy. A partir de ce moment, son avenir était fixé; il resta vingt-cinq ans maître de chapelle du prince Antoine, puis de son fils Nicolas, à Eisenstadt. Il avait le nécessaire pour vivre, un refuge assuré pour composer, un bon orchestre pour exécuter sa musique, un public artiste pour l'écouter; que lui fallait-il de plus? Payer à Keller sa dette de reconnaissance; il épousa la fille du perruquier, qu'il n'aimait pas et qui le rendit malheureux.

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FIG. 72.—HAYDN (FRANÇOIS-JOSEPH).

(Rohrau, 1732 † Vienne, 1809.)

Sa gloire s'était répandue dans toute l'Europe; il était partout le maître incontesté; la France lui demandait des œuvres et l'appelait en 1770; on le nommait plus tard de l'Institut; en Angleterre, on le faisait venir deux fois et on lui faisait les offres les plus brillantes; on l'honorait à l'égal de Hændel; il ne voulut pas quitter sa patrie; une soixantaine de mille francs, gagnés avec sa musique, lui suffisaient et au delà; à soixante-deux ans, il quitta les Esterhazy et se retira dans une petite maison qu'il avait achetée dans un faubourg de Vienne.

Ses dernières années de vieillesse, de 1794 à 1809, furent les plus belles que puisse rêver un artiste. Jouissant de toute sa gloire, il écrivit deux chefs-d'œuvre, la Création (1798) et les Saisons (1801). Quelques mois avant sa mort, la Création fut exécutée en son honneur au palais du prince Lobowitz, un des nombreux admirateurs 201 du vieux et glorieux maître. Ce fut une des 202 grandes fêtes de la musique; l'illustre Salieri conduisait l'orchestre; les artistes les plus célèbres avaient tenu à honneur de faire leur partie; le vieil Haydn fut apporté en triomphe, au milieu de la plus brillante société de Vienne, respectueuse et attendrie, et lorsqu'il quitta la salle, ce patriarche de l'art se retourna vers son orchestre et, les yeux pleins de larmes, bénit ses interprètes et son public.

Mais le canon tonne; nous sommes en 1809; les Français vont entrer pour la seconde fois à Vienne; le vieillard affaibli se fait porter à son clavecin et, de sa voix cassée, chante avec une ferveur toute patriotique l'hymne national «Dieu, sauvez François», choral superbe, dont il avait fait un chef-d'œuvre; après cette prière, il s'affaisse sur un fauteuil, tombe dans une sorte d'assoupissement et meurt, le 31 mai 1809, à l'âge de soixante-dix-sept ans et deux mois (fig. 72).

Il n'est pas de musicien qui ait plus produit qu'Haydn; il est même un des exemples de ce que peut la régularité dans le travail. Tous les jours, levé à six heures du matin, il composait jusqu'à midi; puis, dans la journée, il faisait exécuter et répéter sa musique. On a calculé que pendant les trente ans qu'il passa chez le prince Esterhazy, ces cinq heures quotidiennes lui donnèrent cinquante-quatre mille heures de travail, et le nombre des morceaux sortis de sa plume surpasse huit cents compositions, grandes et petites, parmi lesquels cent vingt symphonies, dix-neuf messes, quatre-vingt-trois quatuors, huit opéras allemands, quatorze opéras italiens, quarante-quatre sonates pour piano, quatre oratorios (fig. 73).

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FIG. 73.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE JOSEPH HAYDN.

(Bibliothèque nationale.)

Plusieurs de ses compositions sont de premier ordre, toutes ont pour qualité dominante la clarté dans la disposition des plans, la pureté du style, la facilité, l'aisance, la finesse et en même temps la science profonde et réfléchie. Ce fut Haydn qui établit définitivement l'orchestre moderne, qui en montra les différentes ressources. Ce fut lui qui, dégageant la musique de la forme scolastique dont Bach et Hændel avaient peut-être un peu abusé, la rendit plus facile et plus accessible, sans qu'elle cessât d'être savante et pure.

Ses symphonies et ses deux oratorios des Saisons et 204 de la Création feront la gloire éternelle du maître viennois. Toutes ne sont pas également belles, loin de là; mais quelques-unes comme la Roxelane, la Persienne, la symphonie de la Reine, avec ses adorables variations, la symphonie Militaire, les dernières en , en si bémol et en mi bémol, sont d'admirables chefs-d'œuvre. Les symphonies d'Haydn sont en général composées sur le même modèle, devenu classique après lui; l'idée se présente, simple d'abord dans l'introduction, puis apparaît un andante, souvent varié, sur un sujet dont la simplicité va quelquefois jusqu'à la naïveté, mais que le maître sait enrichir successivement de tous les trésors de son imagination. Puis vient le menuet, un sourire; un finale brillant sert de péroraison au discours musical.

Il est deux œuvres qui résument tout le génie d'Haydn, la Création et les Saisons. Là, le vieux maître s'est retrouvé, avec tout le charme de sa mélodie naïve et gracieuse, avec cette science profonde du développement, cette clarté lumineuse que nous ne cessons d'admirer en lui, cette sérénité exempte de froideur que nous avons signalée. Des pages, comme la lumière sortant du chaos dans la Création, l'été, l'automne, la chasse dans les Saisons, ne sont pas datées; elles appartiennent au génie humain tout entier.

L'influence d'Haydn fut immense; admiré partout, il fut imité partout, et lorsque plus tard Beethoven chercha un maître, ce fut à lui plutôt qu'à Mozart qu'il emprunta ses premiers modèles.

Pendant qu'Haydn renouvelait la musique instrumentale, il se préparait au théâtre une grande révolution, 205 et Christophe-Willibald Glück devait en être le promoteur. Glück était né en 1714, à Weidenwang, petit bourg du Palatinat bavarois, sur les frontières de la Bohême. Musicien de très bonne heure, il avait couru le monde, appris la composition, fait représenter ses premiers opéras en Italie et étudié sous Hændel à Londres. Au contraire de Bach et d'Haydn, qui furent Allemands jusqu'au fond du cœur, Glück était cosmopolite, et, tout en écrivant ses opéras à la manière italienne, il pensait bien que la musique avait un but plus noble que de faire chanter quelques soprani ou contralti, ou de chercher uniquement à charmer les oreilles par quelques molles mélodies. Déjà, dans plusieurs de ses opéras italiens, il avait laissé voir ses tendances à l'expression; mais, en 1762, il les manifesta ouvertement. Laissant de côté Métastase, le melliflu poète cher aux maîtres italiens, il s'était adressé à Calzabigi, qui lui avait écrit le poème d'Orfeo ed Euridice. Dans cet opéra, joué à Vienne, il avait ménagé son public; tout en atteignant les plus sublimes expressions de l'art, il avait gardé encore certaines traditions italiennes.

Ce fut avec Alceste qu'il se montra radicalement réformateur. Sûr de la bonté de sa cause, il défendit ses principes dans une préface italienne qui fut imprimée en tête de sa partition, en 1769, et dans laquelle il attaquait de front tous les abus de l'opéra italien. Partition et préface furent peu goûtées des Viennois, affolés d'italianisme, et fort méprisées des Italiens, qui avaient leurs raisons pour croire que leur musique était la seule digne d'être écoutée. Glück se plaignit de cette indifférence et 206 aussi de l'ignorance des critiques dans la préface de Paride ed Elena, et chercha un pays où les oreilles fussent plus dociles et moins dilettantes. Les Français étaient restés fidèles à la musique expressive; c'était chez eux qu'il fallait porter l'art nouveau que dédaignaient Allemands et Italiens. Glück avait eu pour élève la reine Marie-Antoinette; la France lui faisait des avances par son ambassadeur; il pria un des attachés de l'ambassade française, Bailly du Rollet, de lui écrire un poème; celui-ci tailla un opéra dans l'Iphigénie en Aulide de Racine; Glück termina sa partition et quitta l'Allemagne en 1772. Il y revint définitivement, après avoir donné à Paris le meilleur de son génie, et mourut à Vienne en 1787.

Qu'on nous permette d'abandonner Glück au moment de son départ pour la France. L'influence de notre génie national sur le sien et l'action réciproque de sa musique sur la nôtre furent trop évidentes pour que nous ne donnions pas place au sublime maître dans l'histoire de notre musique. Nous quittons un Glück allemand et italien, nous retrouverons un Glück français.

La symphonie avec Haydn, le théâtre avec Glück, avaient reçu une nouvelle et puissante impulsion; un musicien de génie devait perfectionner l'œuvre si magnifiquement commencée. Ce fut Wolfgang-Amédée Mozart.

Enfant prodige, Mozart, né en 1756 (27 janvier) à Salzbourg, composait à cinq ans des menuets, que son père écrivait sous sa dictée, et jouait du violon; à six ans, il écrivait ses premières œuvres; puis, déjà virtuose 207 de premier ordre sur le clavecin, il partait à sept ans, accompagné de son père et de sa sœur Marianne, pour donner des concerts à travers l'Europe; partout il étonnait et charmait; il venait en France et le souvenir de 208 son passage est resté historique (1763). Le 26 décembre 1770, Mozart, qui avait déjà écrit de la musique d'église et de chambre et composé des intermèdes importants, plus un opéra-bouffe, la Finta simplice, donnait à Milan son premier opéra seria, Mitridate; le succès le plus éclatant accueillait l'œuvre de cet enfant de quatorze ans. Le 29 janvier 1781, Mozart faisait entendre, à Munich, Idomeneo, re di Creta. Les premières années d'enfance étaient passées, l'enfant prodige était devenu un grand artiste.

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FIG. 74.

MOZART (JEAN-CHRISTOPHE-WOLFGANG-AMÉDÉE).

(Salzbourg, 1756 † Vienne, 1791.)

En pleine possession de son génie, à l'âge où les études sont à peine terminées, Mozart produisit, avec une prodigieuse rapidité, des œuvres de musique de chambre, des symphonies, des opéras-bouffes et sérieux. Citons, au théâtre, l'Enlèvement au sérail, rêve délicieux de poète, le Nozze di Figaro (1786), Don Giovanni (29 octobre 1787), grande et immortelle date dans l'histoire de la musique; Cosi fan tutte, l'esprit véritable et l'ineffable grâce en musique (26 janvier 1790); la Flûte enchantée (30 septembre 1791), le plus parfait modèle qui soit du style pur; au concert, les trois grandes symphonies; à l'église, le Requiem; puis venait la mort qui, le 5 décembre 1791, frappait cet incomparable musicien, à l'âge de trente-six ans (fig. 74).

Mozart est, avec Beethoven, le musicien sur lequel on a le plus écrit; on trouvera, à la fin de ce chapitre, les titres des ouvrages allemands les plus complets sur lui. Quelques bons travaux français peuvent être cités aussi, mais que le lecteur nous permette de mettre à part un excellent livre de M. Wilder, intitulé: Mozart, l'homme et l'artiste. Non seulement cet ouvrage, puisé aux meilleures 209 sources, est d'une admirable sûreté de renseignements et met à néant bien des légendes ridicules sur le grand homme; mais l'écrivain s'est ému au contact de son héros, et, sans sortir de la stricte vérité historique, il a su faire revivre devant nous un Mozart touchant, simple, grand et vrai tout à la fois.

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FIG. 75.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE MOZART.

(Collection de Mme Viardot.)

La vie musicale de Mozart peut être divisée en cinq périodes:

1o Œuvres d'enfance (1761-1767): quelques symphonies, des concertos, des sonates de piano;

210 2o Œuvres d'adolescence (1767 à 1773): la Finta simplice, Mitridate. Messes;

3o Œuvres de jeunesse (1774-80): la Finta Giardinira, Il re pastore, etc.;

4o L'homme fait (1781-1784): Idomeneo, etc.;

5o Période de la force de l'âge et du génie (1785-1791): Haydnquartett, les Noces de Figaro (Figaro's Hochzeit), Don Juan (Il Dissolute punito o don Giovanni), Cosi fan tutte, la Flûte enchantée (Zauberflöte), Titus, les trois symphonies en ut majeur, en sol mineur et en mi bémol, le Requiem.

Si l'on veut détailler en chiffres ce formidable répertoire, on trouvera ce résultat:


MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE
Musique religieuse: Messes et Requiem 20
—— Compositions diverses et pièces d'orgue 65
Musique profane: Opéras, tant italiens qu'allemands 23
—— Cantates diverses 10
—— Romances, lieder, canons, avec ou sans accompagnement de piano ou d'orchestre 130

MUSIQUE INSTRUMENTALE
Sonates de piano 22
Fantaisies, variations, morceaux divers, à deux ou à quatre mains 50
Sonates pour piano et violon, duos, quartettes, quintettes 56
Duos, trios, quartettes, quintettes, pour violons ou instruments à vent (sans piano) 47
A reporter 423
211
 Report
423
Symphonies 49
Concertos 55
Pièces diverses pour orchestre, sérénades, marches, etc. 99
  626

On peut ajouter, pour les amateurs de statistique, que ces 626 œuvres donnent un total de 234,005 mesures, et plus d'une page du maître a été perdue.

En dehors des opéras que nous avons cités, comptons, parmi les pièces les plus célèbres, les trois symphonies, toutes écrites en 1788, celle en ut, avec son andante et son menuet si coquet et si franc; celle en mi bémol, dont le menuet est célèbre et l'andante adorable; celle en sol mineur, la plus belle de toutes, à notre avis, et qui annonce Beethoven avec son début fougueux, son menuet majestueux et entraînant à la fois. Citons encore le larghetto du quintette en fa, le quatuor en , l'Ave verum (1791), le lacrymosa du Requiem, qui était écrit, lorsque le compositeur Süssmayer se chargea de terminer l'œuvre posthume du maître, la jolie marche à la turque, tirée de la troisième partie, Alla turca, de la sonate en la (1779), tous les quatuors dédiés à Haydn; mais arrêtons cette liste, qui pourrait être interminable, et jetons un coup d'œil d'ensemble sur l'œuvre de Mozart (fig. 75).

Le génie de Mozart est dans la grâce, la tendresse ineffable, que nul n'a pu surpasser; il est aussi dans la merveilleuse pondération de toutes les parties de l'œuvre, dans la clarté, dans la parfaite pureté de la langue musicale. Mais ce doux, ce tendre, ce classique 212 par excellence, possède en même temps l'esprit et la finesse, comme dans les Noces de Figaro et Cosi fan tutte, la hardiesse et la force, comme dans Don Juan.

Il donna à la scène plus de mouvement, de vie et de variété; il introduisit dans la musique quelque chose de plus humain et de plus pathétique; un souffle moderne, je dirais presque romantique, anime Don Juan.

Il serait difficile, en pensant à Beethoven, de dire que Mozart a été le plus grand des musiciens; mais on peut avancer hardiment qu'il a été le plus complet.

Ainsi finit le XVIIIe siècle en Allemagne; Hændel a donné à la musique la grandeur, Bach une langue souple riche, Haydn a jeté à flots la lumière dans cet art déjà formé; avec Glück et Mozart, la musique est devenue vivante et passionnée.

Un siècle à peine a suffi pour réunir ces cinq grands génies, auxquels notre art moderne est le plus redevable de ses progrès. En deux siècles, nous n'en avons point trouvé autant en Italie, et nous allons rencontrer Beethoven au seuil du XIXe siècle. Est-ce que les Italiens ne seraient pas, comme on l'a prétendu et comme on le prétend encore, les premiers musiciens du monde? L'historien a le droit d'en douter.

Bitter (C.-H.). Johann Sebastian Bach, 2e édition, 4 vol. in-8o, 1880.

Brenet (Michel). Histoire de la symphonie à orchestre, depuis ses origines jusqu'à Beethoven inclusivement, in-8o, 1882.

Carpani. Le Haydine, 1812 et 1821, in-8o, traduit en français par Mondo.

Chrysander. G.-F. Hændel. 2 vol. in-8o, 1858-1860.

David (Ernest). Jean-Sébastien Bach, sa vie et son œuvre, in-8o, 1882.

213 David (E.). G.-F. Hændel, sa vie, ses travaux et son temps, in-12, 1884.

Forkel. Vie, talent et travaux de J.-S. Bach, traduit par Félix Grenier, in-16, 1876.

Jahn (Otto). W.-A. Mozart. 4 vol. in-8o.

Köchel (Ludwig). Chronologisch-thematisches Verzeichniss sammtlicher Tonwerke W.-A. Mozarts, in-4o, 1862.

Lavoix. Histoire de l'instrumentation.

Schœlcher (Victor). The Life of Hændel, in-8o, 1857.

Wilder (Victor). Mozart, l'homme et l'artiste, histoire de sa vie. Paris, 1883, in-18.


CHAPITRE III
L'OPÉRA ET L'OPÉRA-COMIQUE EN FRANCE
AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

L'Opéra: la musique française sous Henri IV et Louis XIII: les ballets, les Italiens, Perrin, Cambert, Lulli, Rameau, les querelles musicales, guerre des bouffons, Glück, gluckistes et piccinistes, Piccini, la Révolution, Lesueur, Spontini.—L'Opéra-Comique: chansons et chanteurs à la cavalière, les couplets et vaudevilles de la foire, les Italiens et la Serva Padrona, Duni, Dauvergne.—La comédie musicale: Monsigny, Philidor et Grétry.—L'école poétique: Cherubini, Lesueur, Méhul.—Les petits maîtres du couplet et de la romance: Martini, Devienne, Della Maria, Gaveaux, Dalayrac.—L'école sentimentale: Berton, Nicolo, Boïeldieu.

Nous avons vu, aux XIVe, XVe et XVIe siècles, la France prendre d'abord l'initiative, puis une part active dans le mouvement musical. A la fin du XVIIe siècle, nous étions prêts à tenir dignement notre place à côté de l'Italie, lorsque les divisions religieuses et politiques nous arrêtèrent dans notre élan; la paix une fois rétablie avec Henri IV, ce n'était pas la musique qui devait profiter de cette prospérité nouvelle. L'influence des reines espagnoles se faisait nécessairement sentir, mais l'Espagne 215 si brillante pendant les XVe et XVIe siècles, l'Espagne qui avait donné naguère des maîtres musiciens à l'Italie, était bien déchue de sa gloire artistique; c'est pourquoi, pendant les premières années du XVIIe siècle, non seulement nous ne prîmes pas part au grand mouvement musical dont l'Italie avait donné le signal, mais nous perdîmes même les conquêtes que les maîtres français avaient faites dans le domaine de l'art. Jacques Mauduit (1557 † 1627), Antoine Boesset (1586 † 1643), Pierre Guédron et quelques faiseurs de chansons, qui brillèrent dans la première moitié du XVIIe siècle, furent des musiciens naïfs et d'une certaine valeur; mais ils furent loin d'égaler Cl. Jannequin, Cl. Goudimel et tant d'autres de leurs prédécesseurs.

A peine le grand cardinal était-il mort que l'influence espagnole était combattue par l'influence italienne de Mazarin; la musique française avait tout à gagner à ce changement. En effet, le 14 décembre 1645, les Italiens venaient à Paris et y jouaient une sorte de pièce italienne, avec ballet et musique, intitulée la Finta Pazza (la Fausse folle). Il s'agissait d'Achille à Scyros et de ses amours avec Déidamie, interrompues par Ulysse. Le poème était de Jules Strozzi, les décors de Jacques Torelli, l'auteur de la musique est resté anonyme. On y vit mille choses, un ballet d'Indiens et de perroquets et les tours de Notre-Dame dans le décor de Scyros; on y vit surtout qu'il existait une autre musique que les couplets, airs de danses et courts récits de ballets de cour de Mauduit et de Boesset. Deux ans après, les Italiens venaient jouer à Paris un Orfeo, dont les auteurs sont inconnus. Les Italiens devenaient à la mode. Les ballets 216 de cour, tels que celui de la Nuit (1653), où Apollon (Louis XIV) apparaissait déguisé en violon, les Noces de Thétis et Pelée (1654), Alcidiane (1658), étaient fortement italianisés; enfin le 22 novembre 1660, à l'occasion du mariage de Louis XIV, la cour entendit au Louvre un véritable opéra, intitulé Serse, du Vénitien Francesco Coletto, surnommé Cavalli; les airs de ballets étaient écrits par un musicien qui tiendra grande place dans notre école, Jean-Baptiste Lulli (fig. 76).

Ces succès firent naître la concurrence. Bientôt un nommé Pierre Perrin, abbé, s'était associé avec un bailleur de fonds nommé Champeron et le marquis de Sourdéac, fort habile dans l'art des décors. Il alla chercher le musicien Cambert, qui s'était fait connaître par la musique d'un ballet d'Orphée et par une Pastorale jouée au château d'Issy avec grand succès; puis il résolut d'ouvrir au public un théâtre de musique. Le 28 juin 1669, le roi concédait à Pierre Perrin, à Cambert et à Sourdéac «la permission d'établir à Paris une académie, pour y représenter et chanter en public des opéras et représentations en musique et en vers français, pareilles et semblables à celles d'Italie». Deux ans après, le 19 mars 1671, on exécutait dans la salle dite de la Bouteille, rue de l'Ancienne-Comédie, la pastorale de Pomone, de l'abbé Perrin, pour les paroles, et de Cambert, pour la musique. «On voyait les machines avec surprise, dit Saint-Évremond, les danses avec plaisir; on entendait le chant avec agrément et les paroles avec dégoût.» Le 8 avril 1672, on joua une autre pastorale de Cambert et Gilbert, les Peines et les Plaisirs de l'amour. Mais le «sic vos non vobis» 218 est toujours vrai, et rarement celui qui sème recueille la moisson. Pendant que Perrin, Cambert et Sourdéac se réjouissaient, espéraient et se querellaient, un Italien malin, à la conscience large, au cœur bas, «un coquin ténébreux», a dit Boileau, les guettait au passage. Lulli (1633 † 1688) était bien en cour; Mme de Montespan le protégeait; le roi dépouilla Perrin et Cambert et donna le privilège du nouveau théâtre à son favori. Lulli, après beaucoup de procès, jeta un morceau de pain à l'affamé Perrin, força par ses intrigues Cambert à se réfugier en Angleterre, où il mourut, ne s'occupa pas de Sourdéac, et son règne commença dès cette année 1672, règne qui fut une véritable tyrannie artistique, car, de 1672 à 1688, époque de la mort de Lulli, il fut défendu, de par le roi, à tout musicien français d'avoir du talent, ou pour le moins de le laisser connaître.

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FIG. 76.—LULLI (JEAN-BAPTISTE).

(Florence, 1633 † Paris, 1687.)

Il fallait du génie pour faire pardonner à Lulli ses menées et ses basses intrigues: il en eut, car ce fut lui qui établit définitivement en France ce noble genre qui a nom l'opéra. Lulli, pressé de profiter de son privilège, réunit divers fragments de ses anciennes œuvres et en composa un ballet pastoral, intitulé les Fêtes de l'Amour et de Bacchus (15 novembre 1672). Molière, Benserade, Quinault avaient contribué à cette œuvre composite (fig. 77). Bientôt Lulli, s'associant Quinault, un homme de génie dans son genre, créa en France la vraie tragédie lyrique, dont le moule, calqué sur la tragédie classique, subsista jusqu'au commencement de notre siècle. Le premier véritable opéra français était intitulé Cadmus et Hermione; il fut représenté en avril 1673.

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FIG. 77.—LES FÊTES DE L'AMOUR ET DE BACCHUS.

(Premier ballet représenté à l'Académie royale de musique.)

220 A partir de cette date il y eut à l'Opéra, ou Académie royale de musique, deux sortes de pièces bien distinctes: le ballet, issu de l'ancien ballet de cour, tiré généralement des allégories mythologiques, et l'opéra proprement dit, ou tragédie lyrique, qui fut, pour ainsi dire, la traduction musicale de la tragédie classique.

On peut considérer Lulli comme un des grands maîtres de notre art. Il possédait l'expression large, noble et haute; il avait aussi la grâce et la variété. Alceste (1674) et Armide (1686), ses deux chefs-d'œuvre, sont restés pendant près de cent ans au répertoire; Isis (1677), Cadmus, Atys, contiennent des pages de maître. Citons, parmi les plus beaux morceaux de Jean-Baptiste, la scène des jardins d'Armide, l'air de Caron d'Alceste, le chœur de l'hiver et les plaintes de Pan d'Isis, dit l'opéra des musiciens, le joli trio de Cadmus: «Suivons l'amour», la belle invocation de Médée dans Thésée (1675), la scène des Gorgones dans Persée (1682), les deux duos du cinquième acte de Phaéton, l'air d'Armide: «Enfin il est en ma puissance,» etc.

Après la mort de Lulli, il fallut, comme l'on disait alors, partager l'empire d'Alexandre. Ses fils Jean et Louis avaient peu de talent; un compositeur nommé Pascal Colasse prit pour quelque temps le sceptre de la musique, avec Thétis et Pelée (1689), le ballet des Saisons (1695). Puis vinrent quelques musiciens habiles, auxquels Lulli avait systématiquement fermé l'accès de l'Opéra. Charpentier, parvenu jusqu'à nous par les intermèdes du Malade imaginaire qu'il écrivit pour Molière, fit entendre dans sa Médée (1693) de beaux chœurs et des scènes largement tracées. 221 Michel Lalande, malgré la haine jalouse de Lulli, sut se faire à l'église une situation digne de son talent élevé, et le ballet des Éléments montra ce qu'il pouvait faire au théâtre. En 1706, Marais faisait jouer Alcyone, la meilleure partition depuis Lulli. Alcyone fut longtemps célèbre par sa tempête, et ce fut dans cette partition que l'on entendit pour la première fois les contrebasses à l'Opéra.

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FIG. 78.—MUSETTE FRANÇAISE, XVIIe SIÈCLE.

222 Le musicien le plus brillant parmi les successeurs de Lulli, compositeur sinon très puissant, du moins gracieux et à l'imagination vive, fut Campra, né à Aix en 1660, mort à Versailles en 1744.

Campra débuta par un coup de maître, le 24 octobre 1697, en inaugurant un genre qui tenait à la fois de l'opéra et du ballet et que l'on appela l'opéra-ballet. L'Europe galante fut un des grands succès du XVIIIe siècle. Le musicien provençal avait mis dans sa musique quelque chose du soleil de son pays; il revint à la tragédie lyrique avec Hésione (1700) et Tancrède (1702), où l'on remarquait un beau duo de basses. Après Iphigénie en Tauride (1704), en collaboration avec Desmarets, il retrouva dans l'opéra-ballet son premier succès, plus grand encore peut-être, avec les Fêtes vénitiennes, le 17 juin 1710.

A côté de Campra plusieurs musiciens surent se faire une place brillante dans l'opéra et dans l'opéra-ballet: Desmarets (1662 † 1741), Gervais (1671 † 1744), Destouches (1672-1749), amateur qui possédait le don de la sensibilité et des larmes, et qui eut de grands succès avec Issé (1697), Callirhoé, Omphale (1701), le Carnaval et la Folie (1704); Colin de Blamont (1690 † 1760), qui fit jouer les Fêtes grecques et romaines en 1723; Labarre (1680 † 1744), auteur du Triomphe des arts et de la Vénitienne; Salomon (1661 † 1731), Bourgeois et enfin Mouret, charmant petit maître, gracieux et folâtre, qui écrivit, entre autres œuvres aimables, les Fêtes de Thalie (1714) et les Amours des dieux (1727), et qui mourut fou, après avoir entendu la musique de Rameau.

Citons surtout dans cette période Montéclair (1666 223 † 1737), le plus puissant et le plus dramatique, sinon le plus brillant, des compositeurs d'opéras du commencement du XVIIe siècle. Sa partition de Jephté (1732), exécutée un an avant la première œuvre de Jean-Philippe Rameau, annonçait déjà ce grand homme.

La musique française n'était donc pas restée stationnaire; depuis la fin du XVIIe siècle jusque vers 1733, elle était des plus florissantes, non seulement avec l'opéra et les ballets, mais aussi grâce à de remarquables compositeurs d'église, comme Lalande, Montéclair, Bernier, Gilles, etc. De plus, il s'était formé une brillante école de violon, avec Baptiste, Leclerc, Guignon, etc., de viole et de violoncelle avec Marais, Baptistin et Forqueray (fig. 79), d'orgue et de clavecin avec Chambonnières, Clérambault, Marchand, Louis et François Couperin, dit le Grand. Un maître devait résumer en lui toute cette période de transition; ce fut Jean-Philippe Rameau, né à Dijon le 25 octobre 1683.

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FIG. 79.

VIOLE FRANÇAISE,
XVIIe SIÈCLE.

224 Avant d'arriver au théâtre, Rameau avait été compositeur religieux, organiste et claveciniste, et ses pièces font encore partie du répertoire de tous les vrais artistes. De plus, il avait formé son style dans une étude approfondie de l'harmonie, dont il publia un traité systématique, intitulé Traité de l'harmonie (1722), le premier code écrit en français sur l'harmonie moderne.

A cinquante-trois ans, après ces fortes préparations, Rameau aborda le théâtre. A cette époque, les portes de l'Opéra ne s'ouvraient guère plus facilement qu'aujourd'hui, même devant les compositeurs connus. Le financier La Popelinière protégea Rameau, lui procura d'abord un collaborateur, l'abbé Pellegrin, puis l'aida à faire jouer sa partition. Pellegrin exigea du musicien une obligation de cinquante pistoles pour le cas où, par la faute du musicien, l'opéra ne réussirait pas; lorsque Rameau fit entendre sa musique en petit comité chez La Popelinière, Pellegrin, qui cependant était d'une pauvreté devenue proverbiale, déchira le contrat; il était assuré du succès.

Enfin le 1er octobre 1733, Hippolyte et Aricie, représenté pour la première fois à l'Opéra, commençait la série des grandes œuvres de Rameau, cet homme de génie qui régna pendant plus de trente années sur notre première scène lyrique.

Plus habitués aux galantes amabilités de Campra et de Mouret qu'au langage de la muse tragique, les amateurs furent d'abord effrayés, suivant la coutume, par cette langue musicale hardie et neuve. Malgré le succès, une étonnante clameur s'éleva autour d'Hippolyte et Aricie; de ce jour data la seconde grande querelle 225 musicale du XVIIIe siècle. La première avait été suscitée, dans les premières années du XVIIIe siècle, au sujet de la musique française et de la musique italienne; le lendemain d'Hippolyte, les lullistes se révoltèrent contre cette musique de Rameau, qu'ils jugeaient dure, sauvage et barbare; les ramistes s'armèrent naturellement au nom de l'art nouveau. C'est l'éternelle guerre faite aux musiciens dits savants, lorsqu'ils sont novateurs. Le génie finit par triompher de la routine, et Hippolyte et Aricie resta comme un des plus beaux opéras du répertoire de Rameau.

«Il y a dans Hippolyte et Aricie, disait Campra, de quoi faire dix opéras.» Les dilettantes, toujours lents à comprendre, avaient hésité; mais les musiciens avaient tout de suite reconnu un maître. Dans le drame, Rameau avait rendu l'expression plus forte et l'harmonie plus profonde; dans le ballet, les rythmes plus variés et plus vifs, l'instrumentation plus sonore. Son début dans le genre du ballet fut les Indes galantes (1735), mais deux ans après parut Castor et Pollux qui est, avec Hippolyte et Aricie et Dardanus, une des trois grandes œuvres de Rameau. On trouve, dans Castor et Pollux, la force et l'harmonie puissante dans le chœur: «Que tout gémisse!», la haute expression dans l'air de Télaïre qui le suit: «Tristes apprêts», la grâce, dans le joli menuet: «Dans ce doux asile», en un mot toutes les qualités d'un grand maître. En 1739, paraissait Dardanus; sa belle ouverture, le trio des Songes, d'une harmonie si pittoresque et qui fait pendant à celui des Parques d'Hippolyte et Aricie, et le célèbre rigaudon sont restés dans la mémoire des musiciens. Il faut 226 encore citer au premier rang des opéras sérieux du compositeur dijonnais: Zoroastre (1749), le Temple de la Gloire (1745), Acanthe et Céphise (1751). Son dernier opéra fut les Paladins (1760). Parmi ses ballets, outre les Indes galantes, rappelons les Festes d'Hébé ou les talents lyriques (1739), avec le célèbre tambourin, d'un rythme si allègre, Zaïs, Platée (1749), ballet bouffon, avec un chœur de grenouilles du plus comique effet.

Organiste, claveciniste, théoricien, compositeur dramatique, Rameau fut le plus grand musicien français du XVIIIe siècle, couvrant de son nom, comme d'un pavillon triomphant, la période qui s'étend de Lulli à Glück.

Ce fut lui qui donna à l'harmonie la couleur et la profondeur, développa les forces expressives de l'orchestre, créa l'ouverture, qui n'était avant lui qu'une sorte de murmure plus ou moins agréable. Avec Bach et Hændel, Rameau complète la grande trinité musicale de la première moitié du XVIIIe siècle, et nous pouvons dire que Glück ne fut pas sans subir la forte et salutaire influence du maître bourguignon (fig. 80).

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FIG. 80.—RAMEAU (JEAN-PHILIPPE).

(Dijon, 1683 † Paris, 1764.)

(Autographe musical, Bibliothèque nationale.)

Rameau n'avait pas, comme Lulli, fermé les portes de l'Opéra à tous les musiciens; aussi trouvons-nous, pendant son règne et pendant les quelques années qui le séparent de Glück, plus d'un compositeur à citer: Royer, avec Zaïde, reine de Grenade (1739); Mondonville (1711 † 1773), avec le Carnaval du Parnasse (1749), Titon et l'Aurore, Daphnis et Alcimadure, pastorale en langue provençale (1754). Dauvergne, que nous retrouverons à l'Opéra-Comique, écrit les Amours de 227 Tempé (1752), les Festes d'Euterpe (1758). Philidor, qui sut se faire une si grande place dans la comédie musicale, écrivit, d'une main ferme et puissante, la partition d'Ernelinde (1767). Avec Laborde, un amateur 228 fécond qui a trop composé, citons, pour finir cette période, Floquet (1750 † 1785), musicien aimable et léger qui, âgé de vingt-trois ans, faisait jouer à l'Opéra un des plus gracieux ballets de l'ancien répertoire, l'Union de l'amour et des arts (1773), l'année même où Glück allait entrer dans l'arène.

Pendant toute cette période, quelques artistes avaient été les dignes interprètes des maîtres français; leurs noms doivent être rappelés à côté des leurs. Lulli fit chanter Mlle Lerochois, les basses Thévenard et Beaumavieille; puis vint Campra qui écrivit beaucoup pour la Desmatins et la célèbre Maupin. La Lemaure fut l'interprète de Rameau; l'auteur de Dardanus eut aussi pour chanteurs Chassé, Dun, et surtout Jélyotte, qui fut, pendant près de trente ans, le ténor aimé de l'Opéra.

Malgré le talent des compositeurs et des interprètes, malgré l'éclat et la variété des ballets, l'opéra était pour les dilettantes un peu bien sérieux; on eut l'idée de faire venir d'Italie les œuvres des maîtres qui avaient donné tant d'éclat à l'opéra-buffa; déjà, le 4 octobre 1746, une troupe étrangère avait joué la Serva padrona de Pergolèse sur le théâtre de la Comédie-Italienne, puis elle était partie; mais le 1er août 1752, ce fut à l'Académie même que vint s'établir Bambini, appelé par le directeur de l'Opéra; lui aussi joua la Serva padrona, et son succès fut immense.

Cette reprise fut le signal d'une troisième guerre artistique et musicale, plus ardente encore que les deux autres et que l'on nomma la guerre des bouffons ou des coins. Les partisans de la musique italienne se tenaient à l'Opéra du côté de la loge de la reine, ceux de la musique 229 française se retranchaient près de la loge du roi; de là le nom de guerre des coins.

L'incendie n'avait pas éclaté subitement; il avait, au contraire, couvé pendant tout le XVIIIe siècle, et la guerre des bouffons (c'est ainsi que l'on nommait les Italiens) ne fut que la péripétie la plus émouvante de ce drame comico-musical et pseudo-littéraire. Maintes fois déjà, les Italiens avaient importé leur musique en France. Au XVIIe siècle, l'Opéra leur avait dû, pour ainsi dire, sa création; puis, à la fin du XVIIe siècle, quelques amateurs avaient voyagé en Italie; ils étaient revenus enthousiasmés des chanteurs d'outre-monts et de leur musique ornée; la guerre fut bien vite allumée. Deux ouvrages parurent au commencement du XVIIIe siècle, qui firent grand bruit. L'un était le Parallèle des Italiens et des Français, par l'abbé François Raguenet. A ce pamphlet spirituel et ingénieux, publié en 1702, un autre amateur, Fresneuse Lecerf de la Vieuville, riposta, en 1704, par un contre-pamphlet en faveur des musiciens français, non moins spirituel et non moins ingénieux et intitulé: Comparaison de la musique italienne et de la musique française.

La guerre ouverte ne dura pas longtemps, mais la paix ne fut jamais complète, par suite des querelles des musiciens français entre eux, pour Lulli ou pour Rameau; elle se ralluma donc facilement en 1752.

La guerre des coins donna naissance à toute une petite littérature alerte et enflammée de vers et de prose, d'attaques et de ripostes, de panégyriques et de pamphlets, qui formerait à elle seule une bibliothèque. Rameau lui-même s'en mêla, et que faisait-il dans 230 cette galère? Les plus rudes combattants furent les philosophes. On vit entrer dans la lice: Grimm, Diderot, le baron d'Holbach, Cazotte, Fréron, champions des Français. Le plus sensible coup parti du coin du roi fut le Petit prophète de Bohemischroda, brochure pleine de verve et d'esprit, lancée par Grimm à toute volée, au plus fort de la bataille.

Mais les Italiens avaient pour eux un vigoureux champion, c'était J.-J. Rousseau qui, ainsi que l'on disait alors, valait à lui seul une armée.

Cette lutte littéraire, mais non courtoise, finit brutalement. Le roi profita du succès, habilement préparé, de Titon et l'Aurore de Mondonville (1753) pour chasser les pauvres Italiens; ils résistèrent encore un an et partirent sur l'immense succès de Bertoldo in Corte, de Ciampi, en 1754; ils devaient revenir quelque vingt ans plus tard.

Une ordonnance n'était pas un argument, et, comme il arrive toujours dans ces polémiques, on ne prouva rien, ni d'un côté ni de l'autre; mais la présence des Italiens en France avait eu d'inappréciables résultats pour notre musique, et surtout pour l'opéra-comique, dont nous parlerons plus loin. Pendant ces quatre années, on avait entendu, outre la Serva padrona, des œuvres charmantes de Lattilla, de Cocchi, de Rinaldo de Capua, de Ciampi, de Leo, de Jomelli; des artistes habiles, comme Manelli, et surtout la chanteuse Tonelli, avaient pu être appréciés.

L'opéra tira profit de cette lutte féconde. Rousseau avait, il est vrai, attaqué notre art national dans sa Lettre sur la musique française; mais, par une de ces 232 contradictions qui lui étaient familières, il avait donné à l'Académie de musique, le 1er mars 1753, un opéra villageois français, le Devin de village. Cette paysannerie émue, faible de style, mais d'une expression tendre, douce et juste, venait réagir contre le langage trop pompeux de l'opéra. Son succès fut immense et on peut faire dater du Devin de village les opéras de demi-caractère, qui alternèrent avec les tragédies lyriques à l'Académie de musique. Après la mort de Rameau, en 1764, et à la suite du vigoureux assaut donné par les Italiens, les Français avaient laissé plus de place à la fantaisie. Nous avons cité Daphnis et Alcimadure, de Mondonville, Aline, reine de Golconde, ballet de Monsigny (1766), et surtout l'Union de l'amour et des arts, de Floquet. L'opéra abandonnait le style noble pour tourner au genre léger, sans grand bénéfice, toutefois, ni pour la musique ni même pour les recettes, car elles étaient fort basses en 1773, lorsqu'arriva Glück, qui vint donner aux choses une face nouvelle.

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FIG. 81.

GLÜCK (CHRISTOPHE-WILLIBALD).

(Weidenwang (Bavière), 1714 † Vienne, 1787).

Iphigénie en Aulide (1773), Orphée et Eurydice (1774), Alceste (1776), Armide (1777), Iphigénie en Tauride (1779), tels sont les titres des cinq chefs-d'œuvre qui marquent le point culminant de l'ancien drame lyrique, qui commence en France à Lulli pour arriver à son apogée avec Glück. Nous avons déjà rencontré ce grand maître en Allemagne, et nous savons qu'il ne toucha pas du premier coup à la perfection qu'il atteignit dans ses œuvres écrites pour la France. Ce sera une de nos gloires d'avoir inspiré à quelques-uns des plus illustres maîtres leurs chefs-d'œuvre les plus admirables (fig. 81).

De ces cinq opéras, chacun a pour objectif, si je puis parler ainsi, un sentiment profondément humain, que le musicien traduit dans son expression la plus intime. Iphigénie en Aulide est la peinture de la tendresse filiale, se sacrifiant avec douleur, mais sans résistance, à la volonté et au salut d'un père. Dans Orphée, ce sont les larmes d'un époux descendant jusqu'aux enfers pour chercher celle qu'il aime; dans Alceste, cette fois, c'est la femme, victime généreuse et éplorée, donnant à son mari non seulement sa vie, ce qui ne 234 serait rien pour elle, mais le bonheur de voir ses enfants et d'aimer son époux. Avec Armide, l'amour et la jalousie sont en jeu; Iphigénie en Tauride nous montre dans un même tableau les remords poignants du fils coupable et les plus nobles sentiments de l'amitié.

Le génie de Glück est la plus triomphante réponse que l'on puisse faire à ces dilettantes superficiels qui ne voient dans la musique qu'un art de distraction, s'adressant uniquement à nos sens. Avec ses divers moyens d'expression, dans l'harmonie, dans l'orchestre et dans la mélodie, la musique triple la force des sentiments qu'exprime la poésie; mais il faut tout écouter et tout entendre, il faut ne pas laisser échapper une syllabe de cette langue profonde et complexe. Ce que je dis pour Glück reste vrai pour tous les maîtres qui occupent un rang important dans l'histoire de notre art, quels que soient les genres qu'ils aient cultivés. C'est à partir de Glück que la musique dramatique peut tenir dignement sa place dans les arts d'expression, à côté de la poésie, l'égalant souvent, la surpassant quelquefois. Glück est le plus fidèle traducteur musical de la grande tragédie de Racine et de Corneille (fig. 82).

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FIG. 82.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE GLÜCK.

(Marche d'Alceste, Bibliothèque nationale.)

Non seulement Glück avait sauvé l'opéra en décadence des futilités du ballet ou de la sentimentalité fausse et précieuse, qui s'accentuait chaque jour davantage depuis la mort de Rameau, mais il avait donné la note la plus sublime de l'art expressif et de la tragédie musicale classique. Il faudrait pourtant peu connaître l'humaine nature pour s'imaginer que Glück triompha sans combat. A Vienne déjà, il avait trouvé plus d'une 235 résistance. En France, malgré le succès réel de ses œuvres, la bataille fut vive; Glück avait contre lui les défenseurs de Lulli et de Rameau qui, ennemis naguère, s'étaient réunis sous le même drapeau, en s'alliant pour cette fois aux bouffonnistes, qui sentaient que la lutte était décisive. Ce fut la quatrième grande querelle musicale du siècle; cette querelle a bien des fois été racontée; aussi n'y reviendrons-nous pas, nous contentant de signaler aux lecteurs le livre le plus complet sur la matière, c'est-à-dire Glück et Piccini, par M. Desnoiresterres. Marmontel, La Harpe, Ginguené, d'Alembert combattaient l'auteur d'Orphée; Rousseau, l'abbé Arnauld, Suard et le spirituel Grimm le défendaient; mais lui-même se défendait si bien par ses œuvres que, désespérant de vaincre le géant à coups de plumes, si acérées qu'elles fussent, ses adversaires eurent l'idée de lui susciter un rival dans la personne de Piccini; de là, le nom de Querelle des Glückistes et des Piccinistes, donné à cette joute littéraire et musicale.

Nicolas Piccini (1728 † 1800) apportait à ses alliés un appoint sérieux de forces. Il n'avait ni la grande et noble langue tragique ni la puissance de son adversaire; il n'avait pas comme lui les hardiesses géniales de l'harmonie et de l'orchestre, mais il avait de plus que Glück la grâce, le charme, ce tour mélodique italien qui enlace et séduit; il était doué d'une imagination vive, d'une tendresse profonde et sincère, dont on ne retrouve l'analogue que dans Mozart.

Lorsque Piccini vint en France, il avait en Italie fait faire de grands progrès à la musique sérieuse et bouffe, dans un grand nombre d'opéras, parmi lesquels 236 il faut citer l'Olympiade (1761), opéra seria, la Cecchinna ou la Buona Figliola (1760), opéra bouffe. Ce fut par Roland (1778) qu'il commença la lutte avec son terrible rival; cet opéra ne fut pas des plus heureux, non plus qu'Atys; ces deux partitions avaient été écrites sur d'anciens poèmes de Quinault; son Iphigénie en Tauride (1781) soutint peu la comparaison avec celle de Glück; mais Piccini prit, en 1783, une éclatante revanche avec Didon.

Lorsqu'on joua Roland, Glück avait quitté Paris; Piccini fit revenir les musiciens d'Italie et, conseillé par lui, le directeur de l'Opéra, Devismes du Valgay, fit connaître quelques opéras buffa des plus célèbres, comme la Frascatana de Paisiello (1778), la Finta giardiniera d'Anfossi (1778), la Buona Figliola, de Piccini (1778), l'Amore soldato, de Sacchini (1779). Pendant ce temps, Glück envoyait de Vienne un musicien, Antoine Salieri (1750 † 1825). Son premier opéra français, les Danaïdes, fut répété sous le nom de l'auteur d'Orphée et on ne connut celui de Salieri qu'après le succès (1784). Salieri était loin d'avoir la grandeur de Glück, mais il possédait une imagination puissante, une remarquable entente de l'effet dramatique. Ce fut surtout dans une œuvre singulière et originale, intitulée Tarare (1787), dont Beaumarchais avait écrit le livret, que Salieri, mêlant le plaisant au tragique, donna toute la mesure de son talent varié.

Il était dit que Piccini aurait toujours des concurrents; il rencontra un autre rival dans un musicien dont le génie n'était pas sans rapport avec le sien. Antoine Sacchini (1734 † 1786) s'était fait connaître à 237 Paris, en 1775, par un opéra-comique, traduction française de l'Isola d'amore et intitulé la Colonie. En 1783, on joua à l'Opéra Renaud; son succès commença avec Chimène, et surtout avec Dardanus, dans lequel l'air: «Arrachez de mon cœur» n'est qu'un sanglot et un cri de tendresse douloureuse. Lorsqu'on représenta son chef-d'œuvre, Œdipe à Colone (1er février 1787), Sacchini était mort depuis quatre mois; cette partition respire une émotion tendre, une majesté touchante, que l'on peut apprécier surtout dans l'air superbe: «Antigone me reste» et dans le duo entre Œdipe et sa fille. Après Sacchini, citons encore Vogel, de l'école de Glück (1756 † 1788), qui eut du succès avec la Toison d'or, et surtout Démophon, dont l'ouverture est restée classique.

Deux musiciens, Gossec et Philidor, avaient soutenu l'honneur de l'école de Rameau. Nous retrouverons Philidor, en parlant plus loin de l'opéra-comique, citons ici seulement Ernelinde (1767) et Persée (1780). Gossec n'eut pas de grands succès comme auteur d'opéras, mais sa musique religieuse et symphonique mérite un bon rang dans l'école française. Derrière ces deux maîtres venaient quelques compositeurs estimables, comme Lefroid de Méreaux, Berton, père de l'illustre compositeur d'opéras-comiques, Candeille, Lemoyne, etc.

Marchant sur les traces de Rousseau, Floquet avait donné le Seigneur bienfaisant (1780). Grétry, que nous nommerons des premiers dans la comédie musicale, voulant hausser le ton jusqu'à la tragédie lyrique, donna Céphale et Procris (1775), puis Andromaque (1780); mais il préféra mener la comédie à l'Opéra, avec Colinette 238 à la cour (1782), la Caravane du Caire (1783), dont les ballets sont charmants, Panurge dans l'île aux Lanternes (1785), opéra bouffe sans gaieté. Après ces musiciens, venait la foule des compositeurs de ballets, qui continuaient leur agréable industrie. Mais nous ne pouvons parler des ballets sans citer au moins le nom de Noverre (1727 † 1807), le grand chorégraphe, qui créa le ballet dit ballet d'action dans lequel est représentée une action dramatique. Il nous faut aussi rappeler rapidement, à cette époque, quelques grandes danseuses et illustres danseurs, comme la Camargo, la Guimard, Vestris père et fils.

La Révolution de 1789 marqua comme une sorte de temps d'arrêt dans les progrès de l'opéra; la politique n'est point une Muse et elle sourit médiocrement aux artistes; quelques opéras de circonstance, froids pour la plupart et quelquefois grotesques, furent tout ce que l'on entendit, au Théâtre des Arts (c'était le nouveau nom de l'Opéra), de 1789 à 1799. Grétry écrivait Denys le tyran, maître d'école à Corinthe (1794) et la Rosière républicaine (1794). On entendit, entre temps, quelques belles et nobles pages, comme celles que Méhul écrivit pour Horatius Coclès en 1794.

Cependant le magnifique mouvement révolutionnaire n'était pas resté sans résultat pour notre art; le patriotisme ardent qui s'empara de la France tout entière n'inspira-t-il pas à Rouget de Lisle le prodigieux cri de guerre de la Marseillaise (1792), à Méhul le Chant du départ, écrit pour la fête du 10 août; à Gossec, dans une heure de génie, l'Hymne à l'Être suprême? Tous ces chants, composés pour être exécutés par un 239 peuple entier, sont pleins de grandeur et de majesté.

En même temps la République, tout en défendant vaillamment la patrie, créait des institutions durables. C'est ici qu'il faut dire quelques mots du Conservatoire, qui est encore, quoi qu'on en dise, notre meilleure école musicale. Il existait déjà, avant la Révolution, une école, dite du magasin, pour les artistes qui se destinaient à l'Opéra; mais ce fut en 1793, sur l'initiative de Sarrette, que cette école fut reconstituée sous le nom d'Institut musical. En 1795, le Conservatoire de musique prenait le titre qu'il porte encore aujourd'hui, et était destiné à enseigner la musique à six cents élèves des deux sexes, choisis proportionnellement dans chaque département.

L'époque des dernières années de la République et des premières de l'Empire pourra compter parmi les plus brillantes de l'opéra. Quatre noms l'illustrent d'une manière éclatante: Méhul, Cherubini, Lesueur, et Spontini qui termine cette période. Nous aurons à reparler des trois premiers, au sujet de l'opéra-comique; signalons ici le caractère de leurs grandes œuvres lyriques.

La réaction contre les légèretés aimables du XVIIIe siècle s'était faite sérieuse et profonde. Déjà des concerts, comme le concert spirituel fondé depuis 1735 par la marquise de Prie, et d'autres encore, avaient initié le public à la bonne musique (fig. 83). Il ne suffisait pas d'appeler les artistes étrangers, on tenta aussi de faire connaître au public français des chefs-d'œuvre écrits pour l'Allemagne ou pour l'Italie. C'est ainsi que la Création d'Haydn fut exécutée en 1800; Mozart fit 240 aussi son entrée à l'Opéra, bien défiguré, il est vrai, par des arrangeurs pitoyables ou impitoyables, comme on voudra, mais reconnaissable cependant, avec les Mystères d'Isis, traduction de la Flûte enchantée (1801), et Don Juan (1805).

Mais la musique n'est pas un art ne relevant que de lui-même; des liens intimes et mystérieux la relient aux autres arts. La Révolution avait tourné les idées vers l'antiquité; avec le peintre David, les Grecs et les Romains étaient fort en faveur. D'un autre côté, une violente réaction se faisait contre l'art classique; on revenait au moyen âge, si longtemps méprisé, et à nos anciennes poésies nationales; Raynouard publiait ses Contes et Fabliaux, Laborde recherchait les vieilles chansons et les traduisait de son mieux en musique moderne; Méon remettait le Roman de la Rose en honneur. Le signal était donné par André Chénier: le romantisme apparaissait.

Les poètes trouvèrent encore de nouvelles sources d'inspiration dans les poésies d'Ossian, que Macpherson avait retrouvées, disent les uns, inventées, disent les autres, et que Baour-Lormian traduisit de l'anglais. Il n'y eut pas un musicien qui ne rêvât de chanter les doux lais d'amour du ménestrel, ou qui ne se crût un barde faisant résonner, dans la grotte de Fingal, les cent harpes de Selma.

L'art néo-grec avait donné naissance à Anacréon chez Polycrate de Grétry (1797), à Anacréon ou l'amour fugitif de Cherubini (1803); l'amour des Romains et aussi le désir de plaire à Napoléon avaient fait naître Adrien de Méhul (1799), le Triomphe de Trajan (1807), 241 opéra officiel. Le genre troubadour eut son écho dans les Abencerages de Cherubini (1803), dans l'Oriflamme (1814) et dans bien d'autres, sans compter l'opéra-comique dont nous reparlerons, sans compter aussi le Rossignol de Lebrun (1816) qui eut grand succès, tout en n'appartenant qu'au genre médiocre. A Ossian et aux chantres du Nord revient l'honneur d'avoir inspiré le plus bel opéra français exécuté pendant cette période, Ossian ou les Bardes, de Lesueur (1804). D'un style élevé et large, Ossian appartient au genre le plus noble. Par une harmonie simple et expressive, par une mélodie sévère et pure, par une instrumentation puissante, Lesueur avait voulu traduire en musique la poésie ossianique, retrouver la couleur fingalienne; réussit-il? Je ne sais, mais il écrivit une des œuvres dont doit le plus s'honorer l'école française.

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FIG. 83.

242 La période qui précède les maîtres presque contemporains, tels que Rossini et Meyerbeer, est close par le grand nom de Spontini. Gaspard Spontini (1774 † 1851) était venu en France dans les premières années de ce siècle. Après quelques essais malheureux, il composa, sur un poème de M. de Jouy, la Vestale (1807). Cette œuvre admirable joint l'ampleur du style à la passion brûlante, l'expression élevée aux mouvements dramatiques les plus véhéments. Avec Fernand Cortez (1808), Spontini, sans s'élever à la hauteur de la Vestale, retrouva quelques-unes de ses grandes inspirations. En 1819, le maître fit jouer Olympie, œuvre encore digne de lui, mais qui n'eut pas le succès de la Vestale et de Fernand Cortez (fig. 84).

En arrêtant à Spontini l'histoire de l'opéra en France, nous touchons à la musique moderne, qui sera l'objet du livre suivant. Nous avons fait la part large aux étrangers avec Lulli, Glück, Piccini, Spontini, etc., parlons maintenant d'un autre genre, moins pompeux, il est vrai, que la grande tragédie lyrique, mais dans lequel notre génie n'a pas eu à craindre de rivaux; parlons de l'opéra-comique.

Méprise qui voudra la chanson, le Français l'aime, non point seulement parce qu'elle est un flonflon plus ou moins agréable, mais parce qu'il retrouve en elle les qualités qui conviennent le mieux à son esprit, la netteté, la rapidité et la précision. Nous ne l'avons pas perdue de vue pendant le moyen âge. C'est elle que nous avons rencontrée au XVIe siècle, si vivace que plus d'un de ses refrains sonne encore aujourd'hui. C'est elle qui a égayé et vivifié les mystères, c'est elle qui a 243 soutenu la lutte contre le plain-chant et la musique hiératique, venue de l'antiquité, elle qui a fait triompher l'art moderne. Elle s'est glissée partout, dans les chants liturgiques de l'Église avec les proses et les drames sacrés; dans les grandes fêtes princières et chez les rois, grâce aux troubadours et aux trouvères. Elle s'est faite savante, car les compositions françaises les plus originales des maîtres des XVe et XVIe siècles sont intitulées Chansons.—Sentimentale, joyeuse ou guerrière, à une ou à plusieurs voix, avec ou sans instruments, c'est elle, toujours elle, que nous retrouvons dans notre musique. Enfin, c'est elle qui nous a donné aux XVIIe et XVIIIe siècles l'opéra-comique.

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FIG. 84.

SPONTINI (LOUIS-GASPARD-PACIFIQUE), COMTE DE SANT' ANDREA.

(Majolati, 1774 † 1851.)

(Autographe musical, Bibliothèque nationale.)

Dans les premières années du XVIIe siècle, les musiciens ne sont ni des 244 compositeurs religieux, ni des savants contrapontistes, mais bien des chansonniers, à la muse alerte et légère.

Les musiciens sont, comme nous l'avons dit, Guédron, Boesset, Mauduit, Ducaurroy, Belleville, Dumanoir, roi des violons, Saint-Amant, Constantin, Robert Verdie, Lazarini. Les ballets de cour les plus célèbres de cette époque ne sont en somme que des recueils de chansons et refrains de danse.

Tel est le Ballet du roi (1617), le grand bal de la douairière de Billebahaut (1627), celui des Jeux, etc. L'orchestre de tous ces ballets était formé par la musique de la grande et de la petite écurie du roi, dans laquelle on trouvait des trompettes, des timbales, des hautbois, des flûtes, des violes aiguës et graves et la fameuse trompette marine, illustrée par Molière. Les musiciens mêlent leurs chants à toutes ces fêtes; la chanson, avec d'Assoucy, dit l'empereur du burlesque, avec Louis de Mollier que l'on appelait aussi Molière, Boesset, Beauchamp, ne perd pas ses droits (fig. 85, 86 et 87).

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FIG. 85.—TROMPETTE MARINE DE LA GRANDE ÉCURIE, XVIIe SIÈCLE.

Tous ces petits maîtres composaient des airs francs, vifs, bien tournés, qu'ils chantaient, en s'accompagnant du luth ou bien à la cavalière, c'est-à-dire sans accompagnement. «C'est faire le précieux, dit un auteur du temps (Bacilly), que de se piquer de ne 245 point chanter sans théorbe; il y a à chanter seul je ne sais quoi de cavalier et de dégagé qui convient mieux à un gentilhomme de qualité que la servitude et l'embarras de l'accompagnement.» Avec Nyert et le délicieux Lambert, dont parle Boileau, la chanson et l'air avaient formé un véritable genre.

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FIG. 86.—BALLET DU ROI, 1617.

Bientôt, en dépit de l'opéra, la chanson s'établit sur les tréteaux de la foire et y régna si bien qu'elle s'empara 246 du vaudeville et finit par en faire ce que l'on appela, dès les premières années du XVIIIe siècle, l'opéra-comique.

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FIG. 87.—TROMPETTE DE LA GRANDE ÉCURIE.

(Costume de fêtes et de carrousels.)

Le départ des Italiens avait laissé un grand vide dans le public. Jean Monnet, directeur de l'Opéra-Comique, sut profiter du goût nouveau. En 1753, il joua sur son théâtre les Troqueurs, de Vadé, avec 247 musique du compositeur français Dauvergne; de plus, il fit traduire, après le départ des Italiens, plusieurs de leurs opéras. Élevée au rang d'art véritable, notre chanson s'intitula modestement d'abord Comédie à ariettes; mais, en réalité, on pouvait voir déjà qu'elle ne s'arrêterait pas en si beau chemin.

A peine l'opéra-comique était-il formé qu'il fallait compter avec lui, non seulement au point de vue musical, mais même au point de vue littéraire. Un musicien napolitain, Duni, naïf et charmant, écrivit deux petits opéras-comiques, Ninette à la cour (1755), les Deux Chasseurs et la laitière (1763); mais il était réservé aux Français de donner au genre sa véritable esthétique.

Sous l'influence de Rousseau, de Marmontel et surtout du tendre Sedaine, l'opéra-comique, de bouffe qu'il était, devint touchant et sentimental. Le musicien qui le premier amena cette révolution fut Monsigny (1729 † 1817). Monsigny était un amateur; d'abord officier, il aimait la musique; puis, sentant s'élever en lui l'inspiration, il apprit à la hâte, en cinq mois, les principes élémentaires de la composition. Son premier opéra date de 1759. Ne demandons à ce musicien improvisé ni les ingéniosités de la science ni la pureté du style; sa musique est toute d'instinct, mais merveilleuse de justesse et de sentiment. C'est une âme qui chante. Le même écrivain qui avait donné la note sentimentale au théâtre, avec le Philosophe sans le savoir, Sedaine, fut le collaborateur de Monsigny. Le Roi et le fermier (1762), Rose et Colas (1764) suffiraient pour faire apprécier ce musicien; mais le Déserteur 248 est resté son chef-d'œuvre et fait encore bonne figure au milieu des partitions modernes. Dans le genre ému, citons la Belle Arsène, puis le touchant trio et le quintette de Félix (1777).

Musicien plus instruit que Monsigny, Philidor (1727 † 1795) possédait un sentiment moins tendre et moins profond que lui; mais sa langue musicale était plus belle, son orchestre plus riche, son expression plus noble et plus large; il se rapprochait du grand style lyrique. Philidor écrivit plusieurs opéras-comiques, trop oubliés aujourd'hui; malheureusement, sa passion pour le jeu des échecs l'empêcha de produire autant qu'il aurait pu le faire. Blaise le Savetier, sa première œuvre (1759), le Maréchal ferrant (1761), le Bûcheron (1763), le Sorcier (1764), Tom Jones (1765) renferment des pages de maître.

Moins expressif et moins ému que Monsigny, moins habile dans son art et moins dramatique que Philidor, Grétry les surpassa cependant tous les deux. Il avait au plus haut degré cette qualité essentiellement française, le tact et le sentiment juste des proportions. Un grand musicien, Méhul, a dit de Grétry: «Plus d'esprit que de musique.» Le mot était dur, mais assez juste; Grétry est souvent faible musicien, mais il est toujours spirituel, avec une pointe de poésie fine et aimable.

Grétry naquit à Liège le 11 février 1741; il mourut à Paris le 24 septembre 1813. Élevé durement à l'église collégiale de sa ville natale, ayant une assez faible santé, il fit de médiocres études musicales; puis il alla en Italie, où il fut émerveillé de la musique qu'il entendit. Sans acquérir la liberté d'allure et la richesse 250 de style des opéras bouffes italiens, Grétry fut, à cette époque, celui de nos auteurs d'opéras-comiques qui emprunta le plus aux compositeurs d'outre-monts. Revenu à Paris en 1767, il était spirituel, aimable et adroit; il se glissa dans la société la plus influente et la plus brillante de cette époque, avec Voltaire, Suard, Marmontel, etc. Bientôt Marmontel lui confiait deux poèmes, le Huron et Lucile, joués tous deux à la Comédie-Italienne, l'un en 1768, l'autre en 1769; ces œuvres eurent toutes deux très grand succès. Grétry écrivit encore le Tableau parlant (1769). Notre Liégeois était lancé; si Monsigny était le musicien des âmes tendres et des philosophes sensibles, Grétry était le préféré des beaux esprits et des gens de salons. De 1769 à 1784, son succès alla toujours croissant. Ses principaux opéras furent: les Deux Avares (1770), Zémire et Azor (1771), la Rosière de Salency (1774), la Fausse magie (1775), l'Amant jaloux (1778), l'Épreuve villageoise (1784), et enfin Richard Cœur de Lion, son chef-d'œuvre (21 octobre 1784) (fig. 88).

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FIG. 88.—ZÉMIRE ET AZOR.

(Opéra-ballet de Grétry, 1771.)

A partir de ce moment, la vogue de Grétry diminua; une génération plus forte de musiciens était née et Grétry voulut, mais en vain, égaler ses jeunes rivaux. Nous l'avons entendu déjà, grossissant sa voix et donnant Andromaque à l'Opéra en 1780. Bien que cet essai lui eût peu réussi, il entonna la trompette pour chanter la Révolution; mais sa fanfare sonna faux et faiblement. Enfin, dans ses dernières œuvres, Pierre le Grand, Alexis, Guillaume Tell, Denys le Tyran, c'est à peine si nous reconnaissons l'auteur de Richard Cœur de Lion.

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FIG. 89.

CHERUBINI (MARIE-LOUIS-CHARLES-ZÉNOBIE-SALVADOR).

(Florence, 1760 † Paris, 1842.)

En homme d'esprit, Grétry voulut épargner à la postérité le soin de le juger. Dans des mémoires, intitulés 252 Essais sur la musique, qu'il eût pu nommer «Essais sur ma musique», il détailla par le menu chacune de ses œuvres, expliquant ses intentions, mettant à nu les petites ingéniosités de son esprit, dévoilant les petits secrets de sa composition, élevant ainsi, de ses propres mains, un petit monument à son génie. Le livre est fin, rempli d'aperçus justes et encore nouveaux aujourd'hui, d'une lecture fort agréable; en somme, l'admiration personnelle est naïve, mais sans impertinence, et l'éloge ne va pas jusqu'à l'hyperbole.

Monsigny, Philidor et Grétry résument la première période de notre opéra-comique, mais une nouvelle évolution est imminente. Avec Piccini, Sacchini, Salieri, Cimarosa, l'opéra seria italien s'est relevé de son abaissement, et de belles œuvres de ce genre ont été entendues en France; l'Allemagne nous est connue par Haydn et Mozart; enfin on a médité les grandes pages de Glück; l'école française de l'opéra-comique ne peut manquer de subir ces salutaires influences.

Cherubini (né à Florence le 8 septembre 1760, mort à Paris le 15 mars 1842) vint en France, lorsqu'il avait déjà fait jouer quelques opéras en Italie; il écrivit Démophon. Mais le premier opéra dans lequel il se fit vraiment connaître fut Lodoïska (1791). Cette partition était d'un style plus élevé et plus puissant que toutes celles que l'on avait entendues à l'Opéra-Comique; les morceaux en étaient plus développés, la langue plus sonore et plus riche. Après des opéras-comiques charmants, mais de moindre valeur, comme l'Hôtellerie portugaise, dont le trio est un chef-d'œuvre, Cherubini donna les Deux Journées (15 janvier 1800). Dans la 253 musique des Deux Journées, écrite sur un sujet touchant de Bouilly, on retrouve à la fois l'esprit, la grâce, la grandeur, la haute et belle expression.

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FIG. 90.

AUTOGRAPHE MUSICAL ET SIGNATURE DE CHERUBINI.

(Bibliothèque nationale.)

Avec Lesueur et Méhul, Cherubini a créé l'art de l'instrumentation dans l'opéra-comique; les ouvertures de Lodoïska, des Deux Journées, de Médée, de l'Hôtellerie portugaise, sont de maîtresses pages d'orchestre (fig. 90).

A l'église, plus encore qu'au théâtre, Cherubini tient une grande et glorieuse place dans l'école française. Riche d'une science profonde, doué d'une grande élévation de pensée, ce maître sut conserver à la musique pieuse sa sévérité, tout en lui donnant en même temps la vie, je dirais presque la passion.

Il est un autre compositeur de la même période, qui 254 non seulement a écrit, dans le style d'opéra-comique et d'opéra, de belles et importantes partitions, mais qui a voulu aussi renouveler l'art religieux en France.

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FIG. 91.—LESUEUR (JEAN-FRANÇOIS).

(Drucat-Plesseil, 1760 † Paris, 1837.)

(Autographe musical, Bibliothèque nationale.)

Je veux parler de Lesueur (Jean-François, 1763 † 1837) que nous avons déjà admiré à l'Opéra. Comme compositeur de demi-genre, ce maître a montré une imagination puissante, un esprit curieux et chercheur, et il a laissé à l'Opéra-Comique trois œuvres, 256 dont l'une, la Caverne (1793), fut son premier ouvrage dramatique. Paul et Virginie, Télémaque (1796) nous montrent Lesueur à la fois poétique et doué d'un véritable sentiment scénique, avec une naïve recherche d'érudition musicale (fig. 91).

Lesueur, avec son imagination puissante, sa poésie élevée et idéale, fut un de ceux qui eurent le plus d'influence sur l'école moderne. Pour le prouver, il suffit de nommer ses élèves, Berlioz, Gounod, A. Thomas, les maîtres illustres de l'art contemporain; mais j'ai hâte d'arriver au plus grand musicien français de cette période, à l'un des plus célèbres de notre école, à Méhul.

Méhul (Givet, 22 juin 1763 † Paris, 18 octobre 1817), après avoir étudié fort jeune les premiers principes de la musique, vint à Paris, où il prit quelques conseils de Glück; pour parler plus exactement, il écouta en homme de génie les œuvres du maître. Ses débuts furent difficiles, car son premier opéra-comique ne fut joué que le 4 septembre 1790; c'était un chef-d'œuvre, intitulé Euphrosine et Conradin.

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FIG. 92.—MÉHUL (ÉTIENNE-NICOLAS).

(Givet, 1763 † Paris, 1817.)

Méhul fit jouer, en 1794, Mélidor et Phrosine, qui contient des pages de maître, puis Ariodant, remarquable par sa brillante couleur (1799). Il aborda le genre bouffe avec une Folie et surtout l'Irato (1802). Méhul, agacé d'entendre toujours vanter les Italiens, eut l'idée de donner son Irato sous le nom d'un maître d'outre-monts, et ne se découvrit qu'après la représentation. Les amateurs, gens du monde et gens d'esprit, s'étaient naturellement laissé prendre au piège; mais, en somme, l'Irato, quoique un peu bariolé 257 d'italianisme, est une partition bien française, et par son esprit et par son tour mélodique.

Ce fut le 17 février 1807 que l'on entendit pour la première fois Joseph, le plus beau chef-d'œuvre d'opéra-comique de cette période. Méhul avait parié qu'on pouvait faire un opéra sans qu'il y fût question d'amour. Aidé par un collaborateur intelligent, Alexandre Duval, il y parvint; il sut vaincre cette difficulté et trouver, à force de grandeur et de noblesse, la variété dans un sujet monotone. Chaque page de Joseph est une œuvre achevée.

Cet opéra est plein de scènes touchantes et dramatiques; chaque caractère est fermement tracé; voici Joseph, magnanime et tendre, l'adorable et naïf Benjamin, le patriarche Jacob; comme contraste, Siméon dévoré de remords. Ces personnages se meuvent dans des tableaux d'une incroyable intensité de couleur, comme le chœur des Hébreux ou celui des jeunes filles, qui rappelle la grâce sereine des chœurs d'Athalie. Un mot définira cette noble partition de Joseph: c'est un pur et splendide chef-d'œuvre.

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FIG. 93.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE MÉHUL.

(Réd. 1/3.—Bibliothèque nationale.)

Méhul a rarement exprimé dans sa musique les grands élans de l'amour, mais il a rendu avec une incroyable force la jalousie et la piété filiale. Historiquement, il procède surtout de Glück, car il était entré 258 dans la carrière avant que l'influence de Mozart se fît sentir; lorsqu'il la subit, elle lui fut peu favorable. Il aimait à peindre en musique. Ariodant, Uthal, la chasse du Jeune Henri renferment des pages qui sont de véritables tableaux; il n'ignorait pas l'esprit et l'a prouvé; mais il le mettait, et avec raison, au-dessous des poétiques et grandioses inspirations de l'art. Souvent gracieux et charmant, il a laissé, dans le genre sentimental, quelques pages célèbres, comme sa romance de «Femme sensible», dans Ariodant. On a comparé Méhul, non sans justesse, au peintre David; mais, sans chercher des parallèles plus ingénieux que concluants, résumons-nous sur l'auteur de Joseph et du Chant du départ, en disant qu'il représente au théâtre les plus belles qualités du génie français: la noblesse, la justesse dans l'expression, la puissance et la profondeur dans le sentiment dramatique (fig. 93).

Cherubini, le maître au dessin si pur; Lesueur, à l'imagination vive, aux lignes, je dirais presque sculpturales; Méhul, si sincère et si dramatique, tels sont les trois plus grands musiciens de la période d'opéra-comique qui s'étend de 1750 à 1825, et cependant ils ne sont pas les plus populaires. La raison de cette injustice du public d'alors et de la postérité peut s'expliquer assez facilement: les élans guerriers, la jalousie, la tendresse d'un fils ou d'un père, tels furent les sentiments que ces grands artistes aimaient à peindre, et il faut bien le dire, le public, le public français surtout, est plus prompt à subir la fascination des mille souplesses de l'esprit, à se laisser entraîner par la peinture de la passion amoureuse, même lorsqu'elle n'est qu'apparente, 259 qu'à ressentir les émotions profondes et intimes de l'amour paternel ou filial.

A côté de ces trois grands maîtres, les galants soupireurs de romances, les gentils diseurs de couplets ne manquaient pas. Toute une aimable pléiade de musiciens continuait les traditions de Monsigny et de Grétry; c'était le temps de la romance sentimentale et tendre. Le nom de chacun de ces petits maîtres rappelle, pour ainsi dire, quelque touchante mélodie, restée longtemps populaire, et non encore oubliée. Voici Martini (J.-Paul Schwartzendorf, 1741 † 1816) qui, dans une heure d'inspiration, trouva la plus charmante romance qui ait jamais été écrite:

Plaisir d'amour ne dure qu'un moment...

Citons encore Mengozzi (1758 † 1800), Bruni (1759 † 1823). Dans Blaise et Babet (1783), Dezedes, ou Dezaides (1740 † 1792), donne une note d'une aimable et douce sentimentalité. Puis, ce sont Champein et Rigel; ces petits vaudevillistes à couplets reviennent à la comédie à ariettes de Duni et de Dauvergne. Jadin (1768 † 1853) fait applaudir plus d'un coquet vaudeville musical; Solié (1755 † 1812) donne le Diable à quatre (1809). Gaveaux est le plus fécond de ces petits chanteurs; on pourrait l'appeler le Mozart du couplet.

Le chef-d'œuvre de ce gentil musicien (car il est des chefs-d'œuvre à tous les degrés) est l'amusante bouffonnerie de Monsieur Deschalumeaux; l'émule de Gaveaux est Devienne (1759 † 1803), avec les Visitandines (1792).

Terminons cette liste rapide par Della Maria (1764 260 † 1800), compositeur médiocre, qui eut un succès immense avec le Prisonnier ou la Ressemblance, dont la romance «Il faut des époux assortis» est encore populaire, et finissons par Dalayrac (1753 † 1809)[16].

[16] Ce fut à un opéra de Dalayrac, Renaud d'Ast (1787), que l'on emprunta le chant républicain: «Veillons au salut de l'empire», sur l'air: «Vous qui, d'amoureuse aventure...»

Il s'en fallut de peu que Dalayrac ne comptât parmi les véritables maîtres de notre école. Sa musique était sensible et délicate; on peut en juger par Nina ou la Folle par amour (1786) et par Gulistan (1805), qui contient la jolie et poétique romance du «Point du jour». Il possédait le sentiment dramatique, comme dans Sargines (1788), Raoul de Créquy et surtout Camille ou le Souterrain (1791); de plus, il avait de l'esprit, comme on peut le voir dans Adolphe et Clara (1799), Maison à vendre (1800), Picaros et Diego (1803), Une heure de mariage (1804), petits actes de musique charmante, écrite sur d'amusants vaudevilles. Un peu moins de négligence dans la forme, de laisser-aller et de mollesse dans l'idée, et Dalayrac méritait d'être placé à côté de nos maîtres les plus respectés; mais voici trois musiciens qui terminent cette première période de l'opéra-comique, et qui, dans le genre tempéré, spirituel et tendre tout à la fois, ont aussi contribué à la gloire de notre belle école. L'un a nom Henri Montan-Berton, l'autre Nicolo Isouard, le dernier enfin, célèbre à côté des plus grands, parce qu'il eut le génie enchanteur de la grâce et du charme aimable, Adrien Boïeldieu.

Henri Montan-Berton (1767 † 1844) était fils d'un des directeurs de l'Opéra. Sa première œuvre, les Rigueurs 261 du cloître (1790), laissa deviner que les qualités du jeune musicien seraient le sentiment dramatique, la simplicité et la franchise des idées. Trois opéras de ce maître, différents de sujets et de caractères, sont restés longtemps au répertoire de l'Opéra-Comique: Montano et Stéphanie (1799), le Délire (1799), Aline, reine de Golconde (1803). Il serait bien difficile de donner la préférence à l'une de ces trois œuvres, car la variété est, en effet, un des côtés du talent de Berton. Dans Montano, la grâce, le sentiment mélodique, la tendresse et la simplicité dominent. Le Délire appartient tout entier au genre que nous pourrions appeler mélodramatique; mais, en revanche, Aline, reine de Golconde, se distingue par la couleur, l'éclat, l'art des oppositions d'effets. Berton a écrit d'autres partitions comme Ponce de Léon (1794), les Maris garçons (1806) dans le genre bouffe, et Françoise de Foix (1809) dans le style héroïque; mais Montano et Stéphanie, le Délire et Aline resteront les titres de gloire de ce musicien plus vigoureux que grand, mais dramatique, et qui fut, de tous les compositeurs de cette période, celui qui s'inspira avec le plus de bonheur de Mozart et de l'ancienne manière italienne; aussi devint-il, chose singulière, l'adversaire le plus acharné de Rossini.

Ce n'est pas par la science, ce n'est pas non plus par la profondeur du sentiment dramatique que Nicolo mérite notre attention, mais bien par l'expression touchante, la vérité et l'émotion. Malgré une certaine adresse dans le maniement des voix, une habile entente de la scène, Nicolo Isouard (1777 † 1818) est, en somme, un musicien de second ordre. Sa fécondité sent la 262 négligence, son inspiration est souvent banale; mais, si petit que soit ce musicien, à côté des grands maîtres de l'école française, à côté de Méhul et de Cherubini, à côté de Boïeldieu, dont il balança la fortune, quelques-uns de ses opéras ne doivent pas être oubliés. Il a trouvé trois mélodies qui peuvent prendre place à côté des plus belles de notre art; l'une, de Joconde (1814): «Dans un délire extrême», dont le refrain

Mais on revient toujours
A ses premiers amours,

est resté proverbe, a une grandeur d'allure et une puissance d'expression remarquable; l'autre, de Jeannot et Colin (1814): «Oh! pour moi quelle peine extrême», est pleine de chaleur, de vie et de tendresse. Non loin de ces deux petits chefs-d'œuvre, il faut placer la romance de Cendrillon (1810) pour sa simplicité touchante. Un maître illustre, Rossini, a refait le sujet de Cendrillon; il n'a pas retrouvé la ligne pure et délicate de ce Greuze musical.

Le grand Weber a placé Nicolo à côté de Boïeldieu, mais la postérité sera plus équitable, et il faudra que la musique française soit perdue à tout jamais, pour que l'on oublie un jour le nom et l'œuvre de Fr.-Adrien Boïeldieu (16 décembre 1775 † 8 octobre 1834). Citons tout de suite les œuvres de ce musicien, dont le titre et le souvenir doivent rester dans la mémoire de chacun. L'histoire artistique de Boïeldieu présente cet exemple rare d'un progrès continu et constant dans le talent d'un maître. Boïeldieu écrit d'abord de douces et 264 aimables romances; puis, abordant le théâtre, en 1798, avec Zoraïme et Zulnare, il écrit les petites partitions tout aimables du Calife de Bagdad et de Ma tante Aurore (1800); de retour à Paris, après un long voyage en Russie, Boïeldieu fait exécuter des œuvres plus fortes: Jean de Paris (1812), le Petit Chaperon rouge (1818), les Voitures versées (1820), la célèbre Dame blanche (1825), et les Deux nuits (1829). Entre temps cependant, il revient à sa première manière avec le Nouveau seigneur du village (1813), la Fête du village voisin (1816); mais son style est devenu plus serré, plus viril et plus original; sa mélodie, plus large et plus élégante à la fois.

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FIG. 94.—BOIELDIEU (FRANÇOIS-ADRIEN).

(Rouen, 1775 † Paris, 1834.)

Sans atteindre à la grandeur puissante de Méhul, à la pureté de Cherubini, à la majesté de Lesueur, Boïeldieu a sa manière à lui bien reconnaissable entre toutes et qui le place à côté des maîtres. La musique de scène ne va pas chez lui jusqu'au grand effet dramatique; mais elle est d'une justesse merveilleuse dans ses modestes proportions, pleine de tact, de goût et de finesse, avec une émotion discrète et contenue, qui n'émeut pas profondément, mais qui trouve doucement le chemin du cœur; plus que tous ses contemporains, Boïeldieu mérite l'épithète de charmant.

C'est par la Dame blanche (1825) que nous finissons ce chapitre; ce chef-d'œuvre populaire du génie musical français n'a pas besoin d'être détaillé; chacun peut l'entendre encore aujourd'hui; mais cette partition fut la dernière œuvre de notre ancienne école, avant l'invasion des Italiens et de Rossini, invasion qui nous fit contracter bien des défauts, sans gagner 265 de grandes qualités. Boïeldieu, tout en admirant le maître italien, ne se laissa pas entraîner trop loin par lui; il resta Français, dans toute la force du terme. Voilà pourquoi la Dame blanche est non seulement un excellent opéra-comique, mais une partition qui marque une date dans l'histoire de la musique française.

Brenet (Michel), Grétry, sa vie et ses œuvres, in-8o, 1884.

Chouquet. Histoire de la musique dramatique en France, in-8o, 1873.

Desnoiresterres. La musique française au XVIIIe siècle, Glück et Piccini (1774-1800), in-8o, 1872.

Grétry. Mémoires ou essais sur la musique, 3 vol. in-8o, 1796.

Pougin (Arthur). Les vrais créateurs de l'opéra français, in-18, 1881.—Figures d'opéra-comique, in-18, 1875.—Rameau, essai sur sa vie et ses œuvres, in-16, 1876.—Boïeldieu, sa vie, ses œuvres, in-12, 1875.

Lavoix. Histoire de l'instrumentation.

Villars (F. de). La Serva padrona, son apparition en 1752, son influence, son analyse, querelle des bouffons, in-8o, 1863.

Pour le répertoire de l'Opéra, citons la belle collection des Chefs-d'œuvre classiques de l'Opéra, publiée par l'éditeur de musique Michaelis. Cette collection contient les œuvres réduites, pour piano et chant, des maîtres les plus célèbres de l'Opéra aux XVIIe et XVIIIe siècles, depuis Cambert jusqu'à Lesueur.

Coquard (Arth.). La musique en France depuis Rameau, in-12, 1891.


LIVRE IV
LES MODERNES


CHAPITRE PREMIER
LE SIÈCLE DE BEETHOVEN

Beethoven: son génie, ses œuvres, ses symphonies. La symphonie avec chœurs et Fidelio.—Weber: Freyschütz, Obéron, Euryanthe, les ouvertures.—Mendelssohn.Schubert: le Lied et les mélodies populaires.—Musiciens de second ordre: Spohr, Wogel, Marschner, Nicolaï.—Chopin.Robert Schumann.

Au moment de parler des grands maîtres allemands qui ont noms Beethoven, Weber, Mendelssohn, Schubert, Schumann, nous avons à regarder non plus en arrière, mais, au contraire, bien loin dans l'avenir. Des hommes tels que Hændel, Bach, Rameau, Haydn, Glück, Mozart, Grétry, Méhul, Cimarosa, ont fait faire à la musique des pas de géant; la langue musicale est formée; elle a la pureté, le nombre, la richesse, la souplesse et la légèreté; elle est arrivée à toute la perfection qu'elle peut atteindre, à cette perfection qui annonce 268 déjà une transformation; elle entre dans un monde nouveau:

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.

Il semble que l'on pourrait mettre notre siècle musical sous l'invocation du nom de Beethoven; à lui nous pouvons faire remonter toutes les hardiesses et toutes les audaces, mais non sans avoir rapidement indiqué les origines musicales de son génie.

Beethoven procède plutôt d'Haydn et de Mozart que de Bach, de Hændel et de Glück. Beethoven n'a pas abusé des formes scolastiques de l'art; mais, si dans l'œuvre du maître on reconnaît au passage le génie de Mozart, on sent que c'est l'influence d'Haydn qui est la plus forte, du moins dans les premières compositions, jusqu'au moment où Beethoven n'a plus pour modèle que Beethoven.

On a épuisé pour ce grand maître toutes les formules de la critique, de l'hyperbole, de l'esthétique transcendante; nous ne répéterons pas ici ces dissertations, mais elles peuvent se résumer en ce peu de mots: Beethoven a été le plus grand des musiciens.

Il naquit en 1770 à Bonn; il mourut à Vienne, le 26 mars 1827. Toute sa vie, toute son âme, toute sa haute et puissante intelligence furent consacrées à la musique; Beethoven vécut seul et malheureux; il traduisit, dans la langue des sons, ses solitudes et ses douleurs; son caractère était ombrageux et difficile, puis une effroyable infirmité vint le frapper, dans la force même de son talent. Un jour, il conduisait une 269 œuvre, il s'aperçut qu'il n'entendait pas; il tomba inanimé sur son siège: Beethoven était sourd! (fig. 95).

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FIG. 95.—BEETHOVEN (LUDWIG VAN).

(Bonn, 1770 † Vienne 1827.)

Malgré son infirmité, ce fut vers la fin de sa vie qu'il écrivit ses pages les plus belles et les plus profondes. Que l'on nous permette, pour éviter les dissertations inutiles, de dresser une liste, non de toutes ses œuvres, dont le catalogue remplit un fort volume, mais des morceaux que tout musicien doit connaître; chacun de ces titres marque un pas et un progrès dans l'histoire de la musique:

Op.   1. Premiers trios au prince Lichnowsky, écrits en 1795.
Op.   2. Premières sonates à Haydn, publiées en 1796.
Op.   8. Sérénade en , pour violon, alto et violoncelle, publiée en 1797.
Op. 13. Sonate pathétique en ut mineur, publiée en 1799.
Op. 20. Septuor pour violon, alto, cor, clarinette, basson, violoncelle et contrebasse, composé en 1800.
Op. 21. Première symphonie en ut majeur, exécutée en 1800. (Forte influence de Mozart et surtout d'Haydn).
Op. 27. Sonate quasi fantasia en ut dièze mineur, publiée en 1802 (avec son adagio d'une si poétique et si profonde désespérance et intitulée, on ne sait pourquoi ni par qui, le Clair de lune).
Op. 30. Sonates pour piano et violon à l'empereur Alexandre, composées vers 1801-1802.
Op. 36. Deuxième symphonie en (avec son finale d'une chaleur toute dramatique).
Op. 37. Concerto en ut mineur, composé en 1800.
Op. 47. Sonate pour piano et violon dédiée à Kreutzer, composée en 1802.
270 Op. 55. Troisième symphonie en mi bémol (héroïque).—Cette symphonie avait été dédiée à Bonaparte; Beethoven arracha la dédicace, après la campagne de 1804 (magnifique marche funèbre, exécutée en 1805).
Op. 60. Quatrième symphonie en si bémol, écrite vers 1806 (avec son suave cantabile).
Op. 62. Ouverture de Coriolan, composée en 1807.
Op. 67. Cinquième symphonie en ut mineur, la plus belle des compositions uniquement instrumentales.
Op. 68. Sixième symphonie en fa (Pastorale), publiée en 1809.
Op. 72a. Léonore, opéra en deux actes, composé en 1803, joué à Vienne en 1805, repris en trois actes sous le titre de:
Op. 72b. Fidelio, joué en 1814.
Op. 80. Fantaisie en ut mineur, avec orchestre et chœur, composée en 1808, publiée en 1811.
Op. 84. Musique pour le drame de Gœthe, Egmont (ouverture magistrale, composée en 1810).
Op. 85. Christus am Œlberge. Le Christ au mont des Oliviers, composé en 1800, exécuté en 1811.
Op. 92. Septième symphonie en la. (Cette symphonie est une pastorale; mais, par un singulier ralentissement du mouvement, l'allegretto, joué andante, est devenu la plus sublime marche funèbre qui existe. On réagit, de nos jours, contre cette transformation.)
Op. 93. Huitième symphonie en fa, avec son adorable allegretto scherzando (1813).
Op. 96. Sonate pour piano et violon, dédiée à l'archiduc Rodolphe, composée en 1812.
Op. 123. Messe en , commencée en 1818, finie en 1823.
Op. 125. Neuvième symphonie en ré mineur, avec chœurs, commencée en 1817, terminée en 1824.
Op. 127.   Les derniers quatuors, écrits dans la période des dernières années de la vie de Beethoven, de 1824 à 1826[17].
130.
131.
132.
135.

[17] Il faut encore ajouter à cette liste les divers trios pour piano, violon et violoncelle et ceux pour violon, alto et violoncelle. Du reste, nous nous sommes contenté de nommer ici les œuvres de Beethoven qui nous ont semblé les plus célèbres et les plus importantes; mais cette liste est tout arbitraire et rien n'empêche le lecteur d'ajouter telle ou telle autre belle page à celles que nous mentionnons ici.

Aucune œuvre n'est mieux connue que celle de Beethoven; il a laissé des lettres et un grand nombre de petits cahiers qu'il portait toujours avec lui et sur lesquels il écrivait ses pensées musicales et autres, ainsi que ses esquisses de compositions.

Il semble que toute sa musique n'ait tendu que vers un seul but: la symphonie; souvent, ses sonates, ses trios, ses quatuors, ses concertos de piano eux-mêmes sont de magnifiques esquisses pour des tableaux plus magnifiques encore.

De tous ces chefs-d'œuvre, ce sont, en effet, les neuf symphonies qui sont les compositions maîtresses. Avec Beethoven, la symphonie de Mozart et d'Haydn arrive à la perfection de sa forme; comme les livres d'Hérodote, chacune des neuf symphonies de Beethoven pourrait prendre le nom d'une muse. Voyons-les toutes d'un rapide coup d'œil, et nous comprendrons quelle est la puissance de la musique instrumentale, puisque dans 272 ces neuf livres sont exprimées, avec une prodigieuse élévation, les plus poétiques sensations de l'âme humaine.

On a distingué chez Beethoven trois styles, ou trois manières: la première commence avec sa première œuvre jusqu'à l'œuvre 26 (sonate en la bémol); la seconde commence à cette sonate jusqu'à l'œuvre 56, et la troisième débute à la 25e sonate. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner ni de discuter cette classification assez arbitraire; mais si elle est applicable, à la rigueur, au style et à la facture du maître, elle ne cadre pas avec le caractère poétique de chacune des symphonies. La facture change graduellement pour former ce que l'on appelle des manières, mais l'imagination, toujours capricieuse, passe de la plus délicieuse peinture aux plus déchirants cris de douleur. La première symphonie est un hommage rendu aux maîtres du passé; mais, dès la symphonie en , nous entrons en plein Beethoven: éclatante et fière, elle est comme le cri de victoire du génie; en revanche, quelle majesté et quelle douleur dans l'héroïque! Puis Beethoven abandonne ce ton épique pour reprendre un chant moins élevé, et la symphonie en si bémol semble presque appartenir au genre de demi-caractère, si on la compare à l'héroïque, qui la précède, et à celle en ut mineur, qui la suit. Entre toutes, la symphonie en ut mineur est la plus belle, avec la neuvième. Est-elle, comme on l'a dit, l'expression d'une douleur personnelle? Je ne sais, mais jamais la pensée humaine n'a trouvé en musique un plus sublime langage pour exprimer la lutte poignante de l'homme contre l'anéantissement et le désespoir. 273 Tout à coup, par un singulier retour du génie de Beethoven, nous passons à des sentiments infiniment 274 plus doux. C'est la nature avec son charme, ce sont les sensations qu'elle nous fait éprouver qui inspirent le maître. Les deux bucoliques de la Symphonie pastorale et de la symphonie en la rappellent à l'auditeur Virgile plutôt qu'Homère; enfin, au moment même où le maître jetait les premières esquisses de la formidable symphonie avec chœurs, il achevait de broder, d'une main légère, cette merveille de grâce et d'élégance qui a nom la symphonie en fa.

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FIG. 96.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE BEETHOVEN (Bibliothèque nationale).

Avec ces huit symphonies, Beethoven comprit qu'il avait parcouru, dans la musique purement instrumentale, le cercle des émotions qu'elle pouvait exprimer; les instruments ne lui suffisant plus, il y joignit les voix, et de cette alliance naquit la neuvième symphonie, monument colossal autour duquel errent encore les musiciens inquiets. Ici, l'intention de marier le drame à la symphonie est manifeste; avec la neuvième, nous sommes en plein 275 drame, non pas celui qui nous fait assister aux aventures de personnages plus ou moins imaginaires, mais celui qui consiste dans la peinture et l'expression de la passion humaine.

Avec de pareilles tendances, il n'était pas étonnant que Beethoven voulût aborder le théâtre. Fidelio fut représenté, en 1803, sous le titre de Léonore; remanié et réduit en deux actes, il fut repris sous le titre qui lui est resté.

Jamais il n'eut grand succès. Dans cet opéra le sujet est sombre et mélodramatique, les pensées musicales, sévères, passionnées, puissantes, s'adressent non aux sens, mais à l'âme du spectateur.

Beethoven, qui avait une prodigieuse facilité, a écrit trois ouvertures différentes pour Fidelio et Léonore. La plus célèbre est celle qui porte le nom de Fidelio; mais ce n'est qu'après avoir parlé de Weber que nous jetterons un rapide coup d'œil d'ensemble sur les ouvertures (fig. 96).

Après Beethoven, Weber semble être le musicien qui a le plus influé sur les tendances modernes de notre art; mais ces deux maîtres ne peuvent être comparés l'un à l'autre; leurs génies sont divers, leurs procédés absolument différents. L'un, plus élevé, plus puissant, se rattache par mille liens à l'art, dit classique, à l'art d'Haydn, de Mozart; l'autre, plus fougueux, plus emporté, paraît indépendant de toute école et de toute tradition; il faut chercher longtemps pour trouver la généalogie historique de son œuvre. En effet, le génie de Weber, si humain, si poétique et si rêveur, a ses racines dans le chant populaire d'Allemagne; sa musique 276 est le lied traditionnel allemand, élevé jusqu'à la hauteur de l'opéra.

Weber (Carl Maria von) naquit à Eutin (Holstein) en 1786; il mourut à Londres en 1826. Ses études musicales furent peu soignées à leur début, et, vers l'âge de quinze ans, il abandonna quelque temps la musique pour se livrer à la gravure. C'est ce qui explique pourquoi Weber se rattache si peu aux classiques qui l'ont précédé: il dut à cette indépendance la fougue, quelquefois incorrecte, mais puissante et originale, de son génie. En 1814, lorsque l'Europe se rua sur la France, Weber s'associa au poète Körner, et c'étaient ses chansons patriotiques et militaires, comme la «chanson à boire du hussard», que l'ennemi chantait pendant l'invasion. Déjà il s'était fait connaître comme musicien populaire, comme chef d'orchestre, comme auteur de petits opéras-comiques, lorsqu'en 1819 il fit exécuter, à Dresde, le Freyschütz; de ce jour, Weber fut célèbre en Allemagne. En 1820, il faisait entendre Preciosa; en 1823, Euryanthe; puis, allant à Londres, il donnait Obéron en 1826. Obéron fut accueilli froidement, le grand musicien était déjà malade et bien affaibli; cet insuccès ne fit qu'aggraver son mal; Obéron avait été joué le 12 avril 1826, le maître mourait au mois de juin de la même année (fig. 97).

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FIG. 97.

WEBER (CHARLES-MARIE-FRÉDÉRIC-AUGUSTE VON).

(Eutin, 1786 † Londres, 1826.)

Chacun de ces quatre opéras est empreint d'une couleur particulière que l'on peut définir facilement, sans entrer dans de grands détails. Le Freyschütz, œuvre d'une inspiration essentiellement allemande, où on retrouve à chaque page le souffle mélodique populaire de cette nation, est le récit simple, touchant, coloré, d'une 277 légende nationale. Preciosa appartient au genre pittoresque. Euryanthe est un chant chevaleresque à la tournure 278 fière et martiale; enfin Obéron est la traduction musicale de la poétique dramatique de Shakespeare (fig. 98).

Outre ses opéras, Weber a écrit un grand nombre de compositions pour voix et instruments, chœurs, concertos, sonates, parmi lesquels il faut compter au premier rang l'éclatant Concertstück (1821); mais ce sont ses ouvertures qui l'ont placé au premier rang des compositeurs de musique instrumentale.

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FIG. 98.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE WEBER.

L'ouverture est une composition généralement instrumentale (quelques-unes contiennent un ou deux chœurs) qui précède un opéra. Il y a deux sortes d'ouvertures: celles qui n'ont d'autre but que de fixer l'attention de l'auditeur, avant de commencer la pièce, et celles qui représentent, comme dans un résumé rapide, les différentes péripéties du drame. On peut distinguer, parmi ces dernières, les ouvertures dramatiques, qui peignent les diverses phases de l'action, et les ouvertures, pour ainsi dire passionnelles, qui expriment les diverses passions des personnages et disposent l'auditeur à les ressentir, à mesure que se déroule le drame. Il faut compter 279 encore les ouvertures pittoresques qui posent, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le décor de la pièce. Souvent la page initiale d'un opéra procède des trois genres, subjectif, dramatique et pittoresque.

Weber créa, on peut le dire, les ouvertures en même temps pittoresques et dramatiques; d'une allure emportée, comme le génie du maître, d'une prodigieuse intensité de coloris, elles sont à la fois le décor et la synthèse du drame. Weber prend les phrases maîtresses de son opéra, les relie entre elles, les développe, les fait se mouvoir comme des personnages, en ayant bien soin de les placer dans leur milieu pittoresque, je dirais presque réaliste, si le mot pouvait facilement s'appliquer à un musicien et surtout à Weber. Fougueuse et éclatante, claire et limpide, l'ouverture du Freyschütz est et restera la plus populaire du maître. Les ouvertures d'Obéron et d'Euryanthe, composées aussi sur des thèmes de la partition, sont d'une couleur plus rêveuse et plus poétique. Dans l'une, on entend sonner le cor d'Obéron, on voit voltiger les joyeux essaims des fées; l'autre, d'une poésie mâle, éveille les plus chevaleresques souvenirs; Preciosa a pour ouverture un délicieux tableau musical, plein d'une capricieuse et exquise fantaisie. Weber, lui aussi, a écrit des ouvertures en dehors de ses opéras; une des plus belles est le Jübel ouverture, composée à l'occasion du trentième anniversaire du règne de Frédéric-Auguste Ier, de Saxe.

Nous reprenons maintenant la suite de notre exposé.

«Mendelssohn a peu réussi dans la symphonie»; malgré cette assertion assez risquée de l'historien Fétis, 280 c'est immédiatement après Beethoven et Weber qu'il faut placer Félix Mendelssohn-Bartholdy (1809 † 1847). Ce musicien voulut, en effet, continuer la symphonie de Beethoven, et s'il n'égala pas le grand des grands, du moins sut-il se mettre au premier rang. Par la forme de la composition, il procède des classiques; par le coloris de l'orchestre, par la tournure rêveuse de la pensée, il fait songer à Weber; de plus, son culte pour les vieux maîtres scolastiques, culte inspiré par son premier professeur Zelter, donne à certaines de ses œuvres une allure antique et sévère des plus remarquables.

La caractéristique du talent de Mendelssohn est la fantaisie et la poésie, une horreur instinctive de tout ce qui est commun et vulgaire; son défaut, un certain manque de proportions dans la composition. Sa phrase mélodique, rythmée d'une façon tout originale, est reconnaissable entre toutes; il a trouvé, développé et inventé des rythmes nouveaux, d'une adorable souplesse et d'une passion presque maladive (fig. 99).

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FIG. 99.—MENDELSSOHN-BARTHOLDY (FÉLIX).

(Hambourg, 1809 † Leipzig, 1847.)

Mort à trente-neuf ans, jouissant d'une fortune considérable, distrait par mille occupations mondaines, par de nombreux voyages et par ses travaux de chef d'orchestre, Mendelssohn n'a pas laissé un bagage aussi considérable que les maîtres allemands de la même époque. Cependant son répertoire est encore suffisamment riche et varié. On y compte des symphonies, comme les deux en la mineur et majeur, la symphonie Écossaise, la symphonie Italienne, la Réformation, symphonie; de la musique de drame et de féerie, d'un caractère romantique, comme le Songe d'une nuit d'été; 281 des tableaux fantastiques comme la Nuit de Walpürgis; de magnifiques ouvertures, comme celles de la 282 Grotte de Fingal, de la Mer calme, de la Belle Mélusine, de Ruy Blas; des compositions, qui tiennent du drame sans en être, comme Antigone et Athalie; des concertos, parmi lesquels celui de violon, si original et si coloré. Dans la musique religieuse, Mendelssohn a donné libre cours à son culte pour Bach et Hændel; citons, dans le style ancien, les Psaumes, l'oratorio de Paulus (1835) et celui d'Élie (1847); sa musique de chambre se compose de quatuors et de quintettes; enfin, dans le genre élégiaque et léger, il a laissé des mélodies, des chœurs, des morceaux de toute espèce, et surtout ces petits poèmes pour piano, intitulés Lieder ou Romances sans paroles. Dans ce genre dont il fut le créateur, Mendelssohn n'a trouvé qu'un rival: Schumann; mais dans les mélodies, les lieder, pour piano et chant, il avait déjà son maître; j'ai nommé Franz Schubert (1797 † 1828) (fig. 100).

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FIG. 100.—SCHUBERT (FRANÇOIS-PIERRE).

(Vienne, 1797 † 1828.)

A en juger par le bagage musical que Schubert a laissé à la postérité, ce musicien serait peu digne de figurer au rang des grands maîtres que nous venons de nommer. En effet, que sont en apparence des mélodies, à côté des œuvres de Beethoven, des opéras de Weber, des symphonies et du répertoire de Mendelssohn? Mais, outre que Schubert, mort à trente et un ans, a été d'une incroyable fécondité, ayant écrit des symphonies, des pièces de piano et des opéras, ses mélodies composent à elles seules une œuvre de telle importance que le maître qui les a écrites peut compter parmi ceux qui ont place prépondérante dans l'art moderne. Qui les connaît bien les retrouve plus d'une fois dans la poétique musicale de Weber et de Mendelssohn.

283 Le Lied, ce court poème, est tout particulier au génie allemand, dont il traduit la poétique rêverie, sous une forme narrative, sentimentale et quelquefois mystique. Franz Schubert en a été comme l'interprète musical le 284 plus complet et le plus idéal à la fois; musicien instruit, d'une imagination féconde, il possède une richesse de mélodie, une originalité et une variété de rythmes qui rendent son œuvre encore inimitable et pour toujours inoubliable. Quelques mesures lui suffisent pour fixer en musique une poétique figure de Gœthe, comme Marguerite au rouet ou Mignon. Veut-il décrire? une légère formule d'accompagnement nous peindra d'un trait les bonds capricieux de la truite; suivez avec lui un récit dramatique, et voici la ballade du Roi des aulnes qui se déroule sombre et terrible devant nous, avec ses mélodies variées, son accompagnement obstiné qui, à lui seul, est un tableau. Plus loin, voilà le rêve mystique avec la Jeune fille et la Mort, la Jeune religieuse, chef-d'œuvre d'une admirable puissance romantique, avec le Calme plat, avec la Plainte de la jeune fille, avec l'Ave Maria, hymne pieux, pur et enthousiaste; plus loin, il exprime l'amour avec Je pense à toi! d'une chaleur puissante et communicative, avec la Sérénade, élégante et coquette.

Bien que les plus grands maîtres aient écrit de nombreux lieder, depuis le commencement de ce siècle, Schubert n'a été surpassé par aucun, ni par Mendelssohn, ni par Weber, ni même par Beethoven; cependant nous devons nommer à côté de lui Robert Franz, que le poète des mélodies a fait oublier, mais qui, lui aussi, trouva des accents d'un charme pénétrant et d'une poésie rêveuse.

Avant de parler des maîtres qui, précédant immédiatement l'école contemporaine, ont eu sur elle une certaine influence, nommons quelques musiciens de second 285 ordre; ils ont tenu grande place dans leur temps en Allemagne. Spohr (Ludwig) (1784 † 1859), dont les deux opéras de Faust, et surtout Jessonda, contiennent des pages remarquables; Marschner (Heinrich) (1795 † 1861), dont l'opéra romantique le Vampire est encore cité; l'abbé Vogel, organiste, qui fut le maître de Meyerbeer et de Mendelssohn; dans le genre léger, nous trouvons Otto Nicolaï (1809 † 1849), un Allemand très italianisé, qui est l'auteur d'un joli opéra-comique, les Joyeuses commères de Windsor.

Avec Weber, Schubert, Mendelssohn, nous sommes entrés dans la série des musiciens romantiques; mais en voici un autre, Frédéric Chopin, sentimental jusqu'à la souffrance, qui réclame, pour la musique de piano, une place dans l'art moderne.

Français par son père, Polonais par sa mère, Allemand par son éducation musicale, et assez Italien par goût, Chopin (Zelazowa-Wola, 1809 † Paris, 1849), subit ces diverses influences. Il prit à l'un la netteté et la justesse des proportions, à l'autre la sensibilité et la rêverie poétique; à ses maîtres allemands il emprunta la richesse et la plénitude de son style; enfin les Italiens lui donnèrent la souplesse et l'élégance de la ligne mélodique. En lui-même il trouva cette sensibilité maladive, caractère de son harmonie comme de son chant, qu'il sut allier aux caprices rythmiques les plus originaux. Si sa musique nous laisse une forte et profonde impression, quel effet devait-elle produire, lorsque le maître exécutait lui-même ses œuvres, en incomparable artiste, avec les mille nuances que l'on ne peut décrire, les mille délicatesses que l'on ne peut deviner!

286 Empreintes d'une élégance un peu précieuse, mais charmante, d'un sentiment délicat et tendre, les œuvres de Chopin sont variées de style et d'inspiration. Ici ce sont les Nocturnes, rêveries douces et tristes; là, les Études, Préludes, Impromptus, Ballades, où le maître semble avoir groupé avec amour ses innovations de rythme et d'harmonie; enfin, dans les mazurkas, valses et polonaises, le souvenir des rythmes slaves vient se mêler à la fantaisie capricieuse. Avec la marche funèbre, qui fait partie de la magnifique sonate en si bémol mineur, Chopin s'est élevé jusqu'à la plus haute poésie. Généralement ses compositions sont désignées par des numéros, et non par des titres; en effet, le maître n'a pas besoin d'instruire d'avance l'auditeur: il sait bien le guider lui-même.

Venu après Schubert, Weber et Mendelssohn, Chopin est moins génial que ces grands maîtres; mais il est de leur famille; il est avec eux, plus qu'eux peut-être, le chantre délicat de la mélancolie et de la douleur.

Il annonce, en quelque sorte, un maître moderne par excellence, Robert Schumann (1810 † 1856). Celui-ci, dont chaque accent mélodique est une expression, chaque accord une pensée, est le traducteur musical de Byron, de Gœthe et du mystique Jean-Paul Richter. Son art a mille délicatesses qui révèlent, à qui sait écouter, un artiste d'une nature exquise; aussi bien a-t-il été en musique le chantre des enfants et des jeunes filles. Schumann est mort de bonne heure, et cependant son œuvre est considérable et varié.

Les compositions de Schumann sont des tableaux dans lesquels il introduit les passions presque sous 287 forme de personnages, se mettant lui-même quelquefois en scène. Les Feuilles d'album, le Carnaval (scènes mignonnes), les Scènes d'enfants, les Scènes de bal, les Études symphoniques, sont tout à la fois profondes, neuves et pittoresques.

La même puissance d'imagination se retrouve dans les œuvres d'orchestre, comme le magnifique concerto en la bémol, les six ouvertures de Manfred, de Geneviève, la Fest Ouverture, Julius Cæsar, Hermann et Dorothée, et les quatre symphonies. Malheureusement l'instrumentation de ces pages, un peu grise et terne, n'est pas toujours à la hauteur de la pensée.

C'est dans ses grandes compositions, comme le Paradis et la Péri, la Vie d'une Rose, Manfred, les Scènes de Faust, le Requiem de Mignon, et dans ses lieder et mélodies que Schumann a donné libre essor à la puissance de son génie; le mysticisme du second Faust de Gœthe ne l'a pas effrayé. Lorsque le temps aura jeté sur les œuvres de Schumann ce voile qui adoucit les couleurs trop vives, on verra de quelle valeur était ce musicien, que certains font gloire de mépriser, et qui est un des maîtres de l'école moderne. Peut-être notre éloge semble-t-il aujourd'hui exagéré; mais, si le plus doux de nos rêves se réalise, si, dans quelques années, on lit encore ce livre, puissions-nous paraître alors être resté au-dessous de la vérité[18]!

[18] Le lecteur est peut-être étonné de ne pas rencontrer Meyerbeer avec l'école allemande de cette époque; nous avons groupé dans un seul chapitre les maîtres qui semblent avoir écrit dans le même esprit et sous la même inspiration; Meyerbeer, par certains côtés, tient à l'école de Weber; mais, par son éclectisme, il appartient aux écoles d'Italie et de France; c'est en France qu'il a remporté ses plus grands succès; c'est là que nous le retrouverons.

288 Audley. Franz Schubert, sa vie et ses œuvres, in-12, 1871.

Barbedette. Chopin, in-8o, 1869.

Barbedette. Schubert, sa vie, ses œuvres, son temps, in-8o, 1866.

Berlioz. Voyage musical en Allemagne, in-8o, 1850.

Berlioz. A travers chants, in-8o, 1862.

Jahns (Fried. Well.). Carl Maria von Weber in seinen Werken, chronologish-thematisches Verzeichniss seiner sämmtlichen Compositionen, in-8o, 1871.

Karasasky (Moritz). Friederich Chopin, sein Leben, 2 vol. in-8o.

Liszt. Chopin, in-8o, 1879.

Mendelssohn. Lettres, traduites par Rolland, in-12, 1864.

Notteböhm (G.). Thematisches verzeichniss der im Druck erschienenen werke von Ludwig van Beethoven, in-8o, 1868.

Reissmann. Franz Schubert, in-8o, 1873.

Reissmann. Robert Schumann, sein Leben und seine Werke, 1865.

Schumann. Gesammelte Schriften über Musik und Musiker, 1854.

Thematisches verzeichniss im Druck erschienener compositionen, von Felix Mendelssohn Bartholdy. Leipzig, in-4o.

Wasielewski (J. van). Robert Schumann, eine Biographie, in-8o, 1858.

Weber (Max Maria von). Carl Maria von Weber, 2 vol. in-8o, 1864.

Wilder (Victor). Beethoven, sa vie, son œuvre, in-12, 1883.

Niecks (Frederick). Fred. Chopin as man and musician. 2e édition; Londres, 1890; 2 vol. in-8o.


CHAPITRE II
L'ÉCOLE ITALIENNE DE ROSSINI A VERDI
(1813-1850)

Les prédécesseurs de Rossini.—Rossini et ses imitateurs.—Bellini, Donizetti, Verdi.—Les chanteurs.

Notre admiration et, faut-il le dire franchement, notre préférence pour l'école poétique de Beethoven, de Weber, de Mendelssohn, de Schubert et de Schumann ne doit pas nous faire oublier les maîtres italiens du commencement de ce siècle, à la tête desquels Rossini brille d'un éblouissant éclat.

On aime en général à montrer les hommes de génie sortant tout armés, comme Minerve, du front de Jupiter. Il n'en a jamais été ainsi: toujours un homme de génie a eu ses précurseurs; inconsciemment il a profité de leurs travaux et de leurs découvertes. Le public ingrat oublie ces premiers pionniers de l'art, pour ne se souvenir que du maître qui l'éblouit; mais l'historien ne doit pas se faire complice de ces indifférences et de ces injustices. Entre Mozart, Cimarosa et Rossini, on trouve plusieurs musiciens de second ordre, 290 mais d'un réel talent, qui ont eu grand succès à leur époque et dont les noms doivent prendre place ici.

Quelques-uns, comme Francesco Basily (1766 † 1850), Bonifazio Asioli (1779 † 1832), professeur habile et écrivain élégant; comme Giuseppe Farinelli (1769 † 1836), l'imitateur le plus heureux de Cimarosa, continuèrent les traditions de l'illustre école de Naples. Un des compositeurs les plus célèbres de cette période de transition fut Valentino Fioravanti (1770 † 1837). Cimarosa disait de lui: «Je ne le crains pas pour l'inspiration musicale; mais pour la sveltesse, l'élégance et la légèreté, il est toujours sûr de sa victoire.» On ne peut faire un plus bel éloge du spirituel auteur des Cantatrice villane (1803), des Virtuosi ambulanti (1807). Au même rang que Fioravanti, nous devons compter Ferdinand Paër (1771 † 1839), le plus brillant élève italien de l'école de Mozart, qui fut le compositeur préféré du premier empire. Paër savait surtout trouver la note touchante et émue, comme on peut le voir dans la Camilla (1801) et dans l'Agnese (1810). Le Maître de chapelle (1821) nous le montre homme de goût et musicien mélodique, dans le style tempéré.

Carlo Coccia (1782 † 1875), Pietro Generali (1783 † 1832), Pietro Raimondi (1786 † 1853), Nicolas Vaccaj (1790 † 1848), que nous connaissons encore par la scène finale de son chef-d'œuvre, Giulietta e Romeo (1825), furent en même temps des prédécesseurs et des imitateurs de Rossini. Prédécesseur malgré lui fut aussi ce Michel Carafa, prince de Colobrano (1787 † 1872), qui renia ses dieux, Cimarosa et Mozart, et se perdit volontairement dans les rayons du soleil éblouissant de Rossini. 291 Carafa avait écrit en Italie de nombreux opéras, comme la Gelosia corretta (1820), Gabriella di Vergy (1816), I due Figaro (1820), qui avaient eu le plus grand succès. Il vint en France, où il composa le Solitaire, aimable opéra-comique (1822), le Valet de chambre, enfin Masaniello (1827), son chef-d'œuvre, que la Muette d'Auber a fait oublier, mais qui contient des pages de premier ordre.

Avant de parler de Rossini, nommons encore deux musiciens, François Morlacchi (1784 † 1841) et Simon Mayer ou Mayr (1763 † 1845). Avec I Saraceni in Italia (1728), avec Il Barbiere di Siviglia, qui fut représenté à Dresde, l'année même où celui de Rossini était joué à Rome, l'œuvre la plus importante de Morlacchi est la Messe de Requiem écrite pour les funérailles du roi Frédéric-Auguste II de Saxe (1827). Simon Mayer, par la puissance de son orchestre, par la beauté et l'expression des idées mélodiques, est le plus remarquable prédécesseur de Rossini; ses opéras de Saffo (1794) et de Lodoïska (1800) méritent encore d'être lus.

Tous ces compositeurs de talent, mais non de génie, doivent s'effacer devant Rossini (1792 † 1868), le plus applaudi, sinon le plus grand des musiciens des premières années de ce siècle. Rossini fut, dans toute la force du terme, ce que l'on appelle enfant de la balle. Son père jouait du cor dans les troupes ambulantes de théâtre, et sa mère était chanteuse. Il eut, pour ainsi dire, en naissant, l'instinct de la scène, c'est-à-dire qu'il sut, presque sans l'apprendre, l'art de faire marcher et vivre des personnages entre les deux portants d'un décor. Il y parut bien, dès ses débuts, lorsqu'après 292 avoir fait des études assez hâtives au lycée musical de Bologne, sous le savant père Mattei, il donna sa première partition d'opéra en 1810, la Cambiale di matrimonio, et surtout l'Inganno felice en 1812; mais la première œuvre digne de lui fut Tancrède, en 1813. Là il montra qu'il serait un maître; il acheva la révolution que ses prédécesseurs avaient commencée depuis Cimarosa; il voulut faire de l'opéra un drame musical, au lieu d'un concert pour virtuoses (fig. 101).

Bientôt il revint au genre bouffe avec l'Italienne à Alger (1813). Il avait moins de tendresse et de charme que Cimarosa, mais plus d'éclat. A partir d'Aureliano in Palmira (1813), il prit le parti de ne plus laisser le chanteur improviser à son gré sur sa musique, innovation que Cimarosa avait tentée sans réussir, et qui porta un terrible coup au virtuosisme pur. Enfin, le 5 février 1816, on entendait au théâtre Argentina à Rome Il Barbiere di Siviglia. Quelques accidents ridicules rendirent tumultueuse la première représentation; mais, dès la seconde, le succès était assuré et devait être formidable. Il Barbiere est l'œuvre dominante du génie de Rossini, dans le style comique; un incomparable éclat, un esprit pétillant de verve et de saillies, un merveilleux sentiment de la scène, une recherche de l'effet à tout prix, une certaine sécheresse dans les idées, dissimulée sous les ornements les plus touffus, un caquetage persistant d'orchestre, brillant, il est vrai, mais souvent inutile, tels sont les qualités et les défauts de cette œuvre charmante. Après Il Barbiere venaient la Cenerentola, en 1817, et, dans la même année, la Gazza ladra, plutôt de demi-genre que bouffe.

293 A partir de 1816, le jeune maître sembla se tourner vers l'opéra seria avec Otello (1816), avec Mosé (1818), avec la Semiramide (1823), opéra brillant, éclatant, orné entre tous, je dirais presque flamboyant.

Le génie de Rossini, progressant chaque jour, était dans toute sa force, lorsque le maître fut appelé à Paris. En arrivant sur le théâtre qui avait vu Glück, Spontini, etc., Rossini devait, non point changer sa manière, mais entrer plus avant dans le genre élevé et expressif qu'il avait inauguré avec Otello, Mosé, Semiramide. Sa première œuvre en France fut Il Viaggio à Reims, opéra de circonstance, pour le couronnement de Charles X; puis, ne voulant pas aborder de front l'Opéra par une partition nouvelle, il refit quelques-uns de ses anciens opéras: Maometto II devint ainsi le Siège de Corinthe en 1826, Mosé in Egitto, Moïse, en 1827. En même temps il reprenait la musique du Viaggio à Reims et en faisait une sorte d'opéra ou d'opéra-comique, sur un vaudeville de Scribe, le Comte Ory (1828). Ce fut l'année suivante que parut le chef-d'œuvre de Rossini, l'opéra qui permet de le placer à côté des plus grands maîtres, Guillaume Tell (3 août 1829). Il faut connaître Bach, Hændel, Glück, Mozart, Alceste, Don Juan, les symphonies de Beethoven; mais il faut aussi connaître les deux premiers actes de Guillaume Tell, si l'on veut comprendre jusqu'à quel point de puissance et d'expression peut arriver le noble art de la musique.

A la fois pittoresque et dramatique, l'ouverture de Guillaume Tell est la seule de Rossini qui réponde véritablement au sujet de l'opéra. Les autres ouvertures 294 du maître ont été longtemps célèbres; ce sont en effet des pages de musique éclatante et sonore; mais à mesure que l'on se familiarise avec les ouvertures de Mozart, de Beethoven, de Weber et des maîtres modernes, les ouvertures rossiniennes, à peu près toutes tracées sur le même plan, avec le crescendo qui les termine, avec leurs longues répétitions de phrases, avec leur orchestration papillotante et vide, paraissent aujourd'hui plus brillantes que réellement belles, plus ornées que véritablement riches. Citons parmi les principales, outre celle du Barbier, qui fut écrite d'abord pour un opéra seria, Élisabeth, celles d'Othello, de la Gazza ladra, de l'Italienne à Alger, pétillante et vive, de Semiramide, tout hérissée de traits, de trilles et de broderies, et celle de la Cenerentola, gracieuse et spirituelle.

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FIG. 101.—ROSSINI (GIOACCHINO).

(Pesaro, 1792 † Paris, 1868.)

On a beaucoup parlé de l'influence de Rossini; elle a été immense en effet, et l'auteur du Barbier et de Guillaume Tell a laissé dans la première moitié de ce siècle une trace lumineuse et éblouissante. Mais, faut-il le dire, cette influence a été plus néfaste qu'utile. Rossini a eu des imitateurs et des copistes, il n'a pas eu d'école, et c'est justement l'imitation du maître de Pesaro qui a nui aux œuvres de ses contemporains, surtout en France. Ce qui chez lui était éclat et brio est devenu faux clinquant chez ses successeurs; la recherche de l'effet à tout prix a fait tomber bien des musiciens dans l'exagération du son et du chant. Ne pouvant lui prendre son génie, plus d'un lui a pris ses défauts.

Après Guillaume Tell (1829), Rossini cessa d'écrire, du moins pour le théâtre; car il faut encore 295 compter au premier rang de ses œuvres son Stabat Mater, composition plus dramatique que religieuse, 296 mais qui renferme de belles pages, et sa Messe (1869).

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FIG. 102.—BELLINI (VINCENZO).

(Catane, 1801 † Puteaux, 1835.)

(Autographe musical et signature.)

Par une sorte de réaction singulière, le cygne de Pesaro put compter parmi ses successeurs un musicien faible, il est vrai, mais qui eut en partage, et à un haut degré, ce qui manquait au «puissant monarque de la musique», comme disait Boïeldieu: la sensibilité. Vincenzo Bellini naquit en 1801 à Catane et mourut à Puteaux en 1835. Son œuvre est peu nombreux, sa musique est pauvre et plus pauvrement encore accompagnée par l'orchestre, comme par l'harmonie; mais il faut garder le souvenir de ce musicien touchant, qui eut le culte de la vérité et de l'expression. Il débuta en 1826 par Bianca et Fernando; mais Il Pirata le rendit célèbre, en 1827. Cette célébrité n'eut plus de bornes après la Straniera (1829). La Sonnambula (1831), Norma (1831), montrèrent tout ce qu'il y avait de tendresse, 297 de larmes, d'émotion vraie et d'intelligence artistique dans ce doux poète. Sa dernière œuvre, I Puritani, fut exécutée à Paris (janvier 1835), l'année même de sa mort. On a comparé Bellini à Pergolèse, comme lui mort jeune, un siècle juste avant lui, comme lui âme tendre et émue; mais on ne peut nommer l'auteur de la Sonnambula et de la Norma sans penser aussi à un autre musicien, non moins poète, non moins tendre, non moins exquis, mais plus instruit, Frédéric Chopin, mort comme lui avant quarante ans (fig. 102).

Moins délicat, moins expressif, moins poète, en un mot, que Bellini, Gaetano Donizetti (1798 † 1848) était plus habile que lui dans le sens spécial du mot. Doué d'une prodigieuse richesse mélodique, ayant acquis une grande adresse et une grande sûreté de main dans la science du style vocal et instrumental, Donizetti sembla prodiguer comme à plaisir tous les trésors de son exubérante imagination. Musique sérieuse et légère, il aborda tout, tantôt avec bonheur, tantôt avec une désolante faiblesse. On a de lui plus de trente partitions; il n'en est pas une qui ne contienne au moins une page de valeur; il n'en est pas une, même parmi les meilleures, qui soit complète. Sa réputation commença en 1819, avec Pietro il Grande; mais Anna Bolena (1830) fut la première œuvre digne de lui. Bientôt parurent l'Elisire d'amore (1832), opéra bouffe tout de grâce et d'élégance; puis la Parisina, qui eut plus de succès que de mérite (1833). Lucrezia Borgia (1833) fit enthousiasme; mais le maître ne connut plus de rivaux après Lucia di Lammermoor (1835). Lucia compte, avec raison, parmi les meilleurs opéras de Donizetti, et le sextuor est un 298 chef-d'œuvre de style vocal dramatique, à la manière italienne. Il écrivit encore en Italie Poliuto, qui fut joué à Paris, sous le titre: les Martyrs, et dont le sextuor égale presque celui de Lucie.

Donizetti vint en France en 1840, et, comme tous les maîtres italiens, il sentit grandir son talent en arrivant dans notre pays. En effet, ce fut à l'Opéra-Comique, à l'Opéra et au Théâtre-Italien qu'il donna les œuvres qui sont ses plus belles et ses plus gracieuses, après l'Elisire d'amore et Lucie. La Fille du régiment, à l'Opéra-Comique, et la Favorite, à l'Opéra, datent de 1840. En 1843, il faisait jouer sur notre première scène lyrique Don Sébastien de Portugal, et au Théâtre-Italien, sa dernière œuvre, Don Pasquale, partition fine, spirituelle et charmante de tous points.

Autour de Rossini, de Bellini et de Donizetti évoluaient de nombreux musiciens, imitateurs plus ou moins heureux de ces maîtres; nous n'en citerons que trois dont les noms peuvent être retenus: Antonio Coppola (1793 † 1877), Giovanni Pacini (1796 † 1867) et Saverio Mercadante (1795 † 1870). Ce dernier surtout, qui écrivit plus de cent opéras, dont le premier fut joué en 1819 et le dernier en 1866, était un musicien doué d'une certaine puissance.

Un maître qui est encore notre contemporain devait glorieusement représenter l'école italienne. Je veux parler de Giuseppe Verdi (Busseto, 1813). Il n'a pas la puissance de Rossini, la sensibilité de Bellini, la fécondité prodigieuse de Donizetti, dont il procède cependant; mais il possède une grande variété d'idées, un profond sentiment dramatique, une véhémence et une ardeur 299 qui donnent à tout ce qu'il écrit cette force immense en art, la vie. En pensant à Verdi, on entend les fureurs du Trovatore (1854) et les désespoirs de Rigoletto (1851). Cependant le maître a d'autres ressources dans son talent. L'élégie touchante de la Traviata (1853), le chant noble du Ballo in Maschera (1859), nous disent que Verdi a le don de la variété; la scène le guide, la passion le mène. Il n'est pas de préférence d'école qui puisse aveugler le vrai musicien sur le mérite de ces œuvres. Les opéras que nous avons cités appartiennent à ce que l'on pourrait appeler sa première manière, qui finit au Ballo in Maschera. Nous retrouverons Verdi parmi les maîtres contemporains avec les Vêpres siciliennes, Don Carlos, Aïda, la Messe de Requiem; il est resté le même, ardent et dramatique avant tout; mais son style a pris quelque chose de plus serré, je dirais presque de plus musical.

Les interprètes de Rossini, de Bellini et de Donizetti furent les derniers élèves des maîtres du bel canto, ou de l'art de chanter du XVIIIe siècle. C'est le nom de la Malibran (1808 † 1834) qui semble dominer toute cette période (fig. 103). Si l'on consulte les souvenirs des amateurs, la Malibran, fille de Garcia, fut avant tout une incomparable enchanteresse. Mais si Musset lui sacrifia cruellement la Pasta dans une ode célèbre, les musiciens ont cassé l'injuste arrêt du poète, car ils nous ont tous dit, en effet, que la Pasta était surtout dramatique. A la suite de ces deux grandes artistes, il faut citer la Sontag, chanteuse habile, qui sut également interpréter le Barbier de Séville et Eurianthe; Mme Mainvielle-Fodor; la Persiani, la vocalise faite femme; la Grisi, si 300 belle dans Norma, et qui créa les Puritains; la Pisaroni et l'Alboni, ces deux superbes voix de contralto, conduites avec un art si parfait; Jenny Lind, et la Frezzolini, si passionnée et si émouvante.

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FIG. 103.—MALIBRAN (MARIE-FÉLICITÉ, DE BÉRIOT).

(Paris, 1808 † Manchester, 1836.—Autographe musical.—Bibliothèque nationale.)

Parmi les hommes, Rubini et Lablache, que les dilettantes regrettent toujours, l'un ténor à la voix remarquablement étendue, qui fut le chanteur de Bellini et de Donizetti; l'autre basse puissante aussi et montant jusque dans le registre du baryton, acteur intelligent, chanteur consommé. Après avoir nommé Tamburini, baryton, Ronconi (Dominique), et son fils Georges, le baryton qui inaugura la période italienne 301 moderne en interprétant l'œuvre de Verdi, nous arrêterons là cette liste des chanteurs italiens et étrangers, qui brillèrent pendant la première moitié de ce siècle.

Ces noms éveillent bien des souvenirs chez les dilettantes, et, en y pensant, ceux-ci pleurent sur la décadence de l'art. Qu'ils se consolent: l'école des chanteurs virtuoses a disparu peut-être, mais le chant ne peut disparaître: la musique se transforme, et avec elle l'art de chanter. Le bel canto a perdu de son éclat, mais, au bénéfice de la musique riche, expressive et harmonieuse; celle-ci veut de grands chanteurs et de sublimes artistes, elle se soucie peu des virtuoses.

Basevi. Verdi, in-8o, 1854.

Chilesotti (Oscar). I nostri maestri del Passato, 1 vol., 1883.

Cicognetti. Gaetano Donizetti.

Edwards (H. Sutherland). The life of Rossini, in-8o, 1869.

Florimo. Bellini, in-8o, 1883.

Lavoix et Lemaire. Histoire du chant.

Pougin. Bellini et son œuvre, 1868.

Pougin. Verdi, 1882.


CHAPITRE III
LA MUSIQUE FRANÇAISE
PENDANT LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE

Tendances nouvelles: l'opéra-comique et l'opéra, Hérold, Halévy, Auber, Adam et leur école; Meyerbeer.—Les symphonistes français: Berlioz et le romantisme musical; Félicien David et l'orientalisme.—Musique et instruments des Orientaux.—Onslow, Reber.

Nous avons quitté l'école française, avec Boïeldieu, dans un des chapitres précédents, au moment où, s'éloignant des modèles de Grétry, de Cherubini, de Méhul, elle se préparait à entrer dans une voie nouvelle. La période qui précède l'époque contemporaine est des plus curieuses: d'un côté, les musiciens s'inspirent beaucoup de Rossini et de l'Italie, un peu des grands maîtres de l'Allemagne, mais, au fond, restent fidèles aux habitudes de la scène française; de l'autre, des artistes indépendants, en guerre ouverte avec les anciennes traditions, restent Français par le génie, mais empruntent à l'Allemagne ses aspirations poétiques. Si profonde que fût la scission entre les deux écoles, on comptait de grands musiciens dans les deux camps, et il devait, de 303 toute nécessité, arriver un moment où les deux partis se confondraient en un seul: c'est à cette fusion que nous assistons aujourd'hui.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, le mouvement romantique s'était accentué chaque jour davantage dans la poésie, dans le drame, dans la peinture. La musique, cet art d'impression par excellence, cet art complexe, et, par conséquent, accessible par tant de côtés à toutes les transformations, entra délibérément dans la voie nouvelle; chaque musicien, chaque école en prit ce qui lui convenait; mais tous subirent l'influence de l'esprit moderne.

Dans la musique même on avait vu bien des changements, depuis 1820. Habeneck, le chef d'orchestre du Conservatoire, avait fait exécuter les symphonies de Beethoven en 1824; un arrangeur sans scrupule, mais intelligent, Castil-Blaze (1784 † 1857), faisait jouer en 1824 le Freyschütz, sous le titre de Robin des bois. Un autre musicien, Crémont, avait arrangé Preciosa en 1825. Une troupe allemande avait joué Fidelio en 1829, Obéron et Euryanthe vers 1831; le chanteur Ad. Nourrit avait rendu populaires les mélodies de Schubert. Rossini et les Italiens régnaient toujours en apparence, mais leur puissance était singulièrement sapée par la base: encore quelques années, et elle était condamnée à disparaître.

Chose curieuse, c'est l'inspiration de Weber qui semble avoir combattu celle de Rossini dans l'œuvre du plus grand de nos musiciens d'opéra-comique pendant cette période, Ferdinand Hérold (1791 † 1833). Cependant il ne faudrait pas pousser trop loin le parallèle 304 entre Hérold et Weber. Il peut seulement s'appliquer à une certaine similitude de sensations, que quelques passages des deux maîtres nous font éprouver. Malgré l'influence de Rossini et de Weber, l'œuvre d'Hérold, même italianisée, procède surtout du génie français; elle est scénique autant que dramatique, pleine de justesse dans l'expression, de tact dans les proportions; on y sent passer l'âme d'un poète: aussi bien a-t-on pu, avec justesse, appeler Hérold l'André Chénier de la musique (fig. 104).

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FIG. 104.

HÉROLD (LOUIS-JOSEPH-FERDINAND).

(Paris, 1791 † 1833.)

(Autographe musical et signature.)

Dès sa première œuvre, les Rosières (1817), il donnait la mesure de son talent fin et distingué, ainsi que dans la Clochette (1817). Les Troqueurs (1819), spirituel opéra-comique, refait sur le poème de Vadé, que Dauvergne 305 avait déjà musiqué, le Muletier, partition aux vives couleurs (1823), continuèrent sa réputation, qui fut définitivement établie avec Marie (1826), musique touchante et simple. Mais l'auteur de Marie devait grandir encore et prendre sa place au premier rang de notre école, avec les deux derniers opéras-comiques qu'il écrivit, Zampa (1831) et le Pré aux clercs (1832). En composant Zampa, Hérold avait voulu faire un Don Juan français. Il sut trouver dans cette œuvre des élans d'un souffle lyrique admirable, comme le beau trio et le fougueux finale du premier acte, des soupirs exquis, comme l'adorable duo: «Pourquoi trembler?»

D'une inspiration moins élevée, le Pré aux clercs est plus complet; la pièce, fort intéressante par elle-même, porte le musicien. Le caractère des personnages et la couleur scénique se soutiennent du premier au troisième acte, avec une étonnante logique; mille détails d'orchestre et de mélodie charment et surprennent à la fois. C'est Isabelle, amante douce et tendre; c'est Mergy, amoureux ardent et fier; plus loin, c'est Comminges, le terrible fanfaron; puis, dans un coin du tableau, Cantarelli, astucieux et craintif, Nicette et Giraud, l'une coquette, l'autre important et comique. Toutes ces figures, tracées par le musicien, sont encore vivantes aujourd'hui, et lorsqu'à la fin de la pièce l'action touche à son dénouement, lorsqu'il y a mort d'homme, la musique atteint les plus poignantes émotions du drame.

Un pas de plus et nous tournons au mélodrame violent avec Halévy (Jacques-François-Fromenthal) (1799 † 1862). Malgré l'élégante finesse de l'Éclair (1835), 306 qui rappelle les plus charmantes qualités d'Hérold, on peut reprocher à Halévy d'avoir un peu poussé au noir, si je puis m'exprimer ainsi, l'ancien opéra-comique français; cependant nous devons nous incliner devant ce maître qui eut le don du lyrisme et qui sut tenir une grande place aussi bien à l'Opéra-Comique qu'à l'Opéra (fig. 105).

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FIG. 105.

HALÉVY (JACQUES-FRANÇOIS-FROMENTHAL-ÉLIE).

(Paris, 1799 † Nice, 1862.)

Il avait débuté en 1827 par l'Artisan, le Dilettante d'Avignon (1829) et autres partitions agréables, lorsqu'en 1835 il donna coup sur coup à l'Opéra-Comique l'Éclair, à l'Opéra la Juive. Il était arrivé en un jour au plus haut sommet de son talent; il pouvait s'égaler encore lui-même, se surpasser jamais. La grâce, l'esprit, l'émotion touchante, telles sont les qualités de l'Éclair; la puissance, la haute déclamation, une admirable fermeté dans le dessin du principal personnage, le juif fanatique Éléazar, tels sont les mérites de la Juive, dont le second acte peut être placé à côté des plus belles œuvres lyriques (fig. 106).

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FIG. 106.

AUTOGRAPHE MUSICAL ET SIGNATURE D'HALÉVY.

(Bibliothèque nationale.)

A partir de ce jour, Halévy régna, mais avec des fortunes diverses et non sans partage à l'Opéra-Comique et à l'Opéra. A l'Opéra-Comique, comptons parmi ses principaux ouvrages les Mousquetaires de la reine (1846), qui rappellent la grâce de l'Éclair, le Val d'Andorre (1848), pièce d'un profond sentiment dramatique, la Fée aux roses (1849), dont les interprètes firent le succès; Jaguarita l'Indienne (1855), partition colorée, dans laquelle le maître suivit avec bonheur les traces des modernes orientalistes. A l'Opéra, Guido et Ginevra (1838), dont le terrifiant troisième acte peut compter, avec le second de la Juive, parmi les plus belles pages 307 d'Halévy; la Reine de Chypre (1841), avec son duo classique; Charles VI (1843), où retentit, à côté du délicieux duo des cartes, un vigoureux et puissant cri de guerre.

S'il est permis d'accuser Halévy de lourdeur, ce n'est certainement pas ce reproche que mérite Daniel-François-Esprit Auber (1782 † 1871); mais pourquoi songer à des reproches envers un musicien qui a su 308 rendre la musique supportable et même agréable à ceux qui ne l'aimaient point? Sa musique courait alerte et légère sur le poème qu'elle traduisait, qu'elle complétait souvent, comme l'élégant dessin d'un maître court autour du texte d'un livre.

Aimable conteur musical, Auber ne chercha pas à émouvoir ou à persuader son auditeur, mais à le distraire. Sa musique n'est ni bien expressive ni bien forte; mais elle est juste, écrite avec élégance, relevée à propos par un trait heureux d'orchestre ou d'harmonie, superficielle et brillante à la fois. Grâce à des procédés simples, mais d'un effet sûr, le style d'Auber était de tous celui qui pouvait le plus facilement être 309 imité. C'était du Rossini à la portée de tout le monde; de là son immense succès. Mais si une réaction se fait aujourd'hui contre lui, si la critique est aussi injuste que l'éloge avait été exagéré, nous ne devons pas laisser oublier le maître gai et spirituel qui a donné les modèles de ce qu'on appellerait en rhétorique le style tempéré (fig. 107).

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FIG. 107.—AUBER (DANIEL-FRANÇOIS-ESPRIT).

(Caen, 1782 † Paris 1871.—Autographe et signature.)

D'abord disciple de Boïeldieu et des maîtres français, Auber écrivit la Bergère châtelaine (1820), Emma (1821), la Neige (1823), le Concert à la cour (1824), le Maçon (1825), car ses premières œuvres, le Séjour militaire et le Billet de logement, sont indignes de lui; bientôt il fut ébloui par les rayons du soleil rossinien, et il devint en France le plus heureux imitateur du maître de Pesaro. 310 Pendant que celui-ci chantait sur un ton sublime la patrie et l'amour filial, Auber, toujours spirituel, mettait le patriotisme en ballet avec la Muette de Portici (1829). La Muette, musique élégante, facile, aimable, ne peut manquer de plaire à qui ne cherche pas le drame dans le théâtre.

Mais c'était surtout à l'Opéra-Comique que le maître dépensait son inépuisable fécondité dans la Fiancée (1829), avec son finale touchant; Fra Diavolo (1830), tableau brillant brossé d'une main habile; l'Ambassadrice, le Domino noir, joli vaudeville rehaussé de couplets charmants; les Diamants de la couronne (1841), la Part du diable (1843). Avec Haydée (1847), il réussit à se donner les allures d'un musicien presque dramatique. En 1867, le maître écrivait encore, et ses admirateurs s'obstinaient à applaudir avec enthousiasme le Premier jour de bonheur. Telles furent les œuvres principales d'Auber, répertoire énorme d'un musicien que personne ne songerait à critiquer, si les dilettantes n'avaient eu l'idée singulière de le poser en chef de l'école française, à une époque où l'on comptait Hérold, Halévy, Berlioz, Félicien David, où le souvenir des anciens maîtres de l'Opéra-Comique n'était pas disparu, au moment où commençaient à briller les maîtres contemporains que nous admirons aujourd'hui.

Moins distingué, moins fin qu'Auber, mais facile, aimable et doué d'une certaine sensibilité touchante, avec une inépuisable bonne humeur, une gaieté et une franchise de bon aloi, quoiqu'un peu vulgaires, Adolphe Adam (1803 † 1856) représente dans l'art français le vaudeville musical. Aucun musicien ne fut plus 311 fécond; partout, depuis l'Opéra jusqu'aux plus petits théâtres, il chanta gaiement et insoucieusement. Il fut quelquefois gracieux et poétique, avec des ballets comme la Fille du Danube (1836), Giselle (avec Burgmuller, 1841), le Corsaire (1856). Il chercha la finesse et l'esprit dans le genre et l'opéra-comique; telles sont, en effet, les qualités du Chalet (1834), un acte qui est son chef-d'œuvre, du Toréador (1849), de Giralda (1850), de Si j'étais roi (1852). Il s'inspira de la muse populaire, dans le Postillon de Longjumeau (1836), dans le Brasseur de Preston (1838), dans le Bijou perdu (1852).

Toute la troupe des musiciens aimables et faciles devait marcher à la suite d'Auber et d'Adam: voici Clapisson (1808 † 1866), le premier de tous après les maîtres, avec la Fanchonnette (1856); voici Monpou, un romantique auquel il n'a manqué que de connaître son art; voici Amédée de Beauplan (1790 † 1853), puis Théodore Labarre (1805 † 1870); plus près de nous, c'est Albert Grisar (1808 † 1869), qu'une romance, la Folle, rendit célèbre, mais qui sut, par la gaieté fine de sa musique, se faire une petite place à part, avec Bonsoir, monsieur Pantalon et Gilles ravisseur (1848). Parmi les imitateurs d'Halévy, nous devons compter encore Niedermeyer (1802 † 1861), auteur de Stradella (1837) et de Marie Stuart (1844), qui fut aussi un compositeur religieux distingué; M. Limnander de Nieuwenhave, né en 1814, un Belge, bon écrivain musical, qui écrivit pour l'Opéra-Comique les Monténégrins (1849) et Maillart (Aimé) (1817 † 1871), l'auteur ému et scénique des Dragons de Villars (1856).

A part ces trois derniers musiciens, qui ont une réelle 312 valeur, tous ceux que nous venons de nommer ainsi rapidement étaient plutôt des compositeurs de romances, plus ou moins adroitement intercalées dans des opéras, que des auteurs dramatiques; mais, en France, la romance traduit trop bien le génie national pour ne pas avoir sa place dans notre théâtre.

Pour compléter ce tableau de la musique française, il nous faudrait descendre jusqu'à l'opérette, qui règne déjà à l'Opéra-Comique avec Adam, jusqu'au Vaudeville et aux flonflons de Doche; mais un art plus noble nous appelle, avec Giacomo Meyerbeer (Berlin, 1791 † Paris, 1864), un Allemand qui se fit Français et compagnon d'études de Weber, un musicien doué d'une merveilleuse puissance scénique, et qui tenta, quelquefois avec bonheur, d'unir toutes les écoles, de concilier tous les genres.

Meyerbeer ne trouva pas sa voie dès ses premiers pas dans la carrière. Exclusivement Allemand d'abord, il débuta par des pages comme la Fille de Jephté, auxquelles manquait la clarté, première condition d'une œuvre lyrique. Bientôt après, Meyerbeer alla en Italie et subit l'influence rossinienne; il simplifia son instrumentation, donna plus de souplesse à ses contours mélodiques, apprit à écrire pour les voix. Semiramide riconosciuta (1819), Emma di Resburgo (1819), Margherita d'Anjou (1820), l'Esule di Granata (1822) et Il Crociato (1824) furent les œuvres principales de cette période (fig. 108).

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FIG. 108.—MEYERBEER (GIACOMO).

(Berlin, 1791 † Paris, 1864.)

Il vint à Paris vers 1826, et c'est alors que son esprit changea complètement de direction. Il écrivit, sous l'inspiration française, Robert le Diable (1831). 313 Malgré de grands défauts qui apparaissent aujourd'hui plus qu'autrefois, malgré un italianisme exagéré, Robert 314 le Diable, avec son troisième et son cinquième acte, apportait en musique une note nouvelle.

Le musicien qui avait écrit cette partition était, à n'en pas douter, un grand maître. Il y parut aussi en 1836, lorsque Meyerbeer donna les Huguenots. Cette musique narrative, pour ainsi dire, débordante de passion, de chaleur, de vie, où la couleur d'orchestre et d'harmonie relevait encore la valeur de la pensée mélodique, ce drame poignant, se mouvant dans un tableau brossé d'une main ferme, 315 marquait le point culminant de l'ancien art mélodramatique de l'Opéra.

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FIG. 109.

AUTOGRAPHE MUSICAL ET SIGNATURE DE MEYERBEER.

(Bibliothèque nationale.—Réd. 1/3.)

Meyerbeer devait s'élever plus haut encore. Au lieu de la passion amoureuse, il voulut peindre l'amour d'une mère et le fanatisme d'un prophète. Moins chaud et moins passionné que les Huguenots, le Prophète (1849) est d'une inspiration plus élevée et plus épique.

Après ses deux chefs-d'œuvre des Huguenots et du Prophète, citons l'Africaine, la dernière partition de Meyerbeer exécutée à l'Opéra, un an après la mort de l'auteur, en 1865. Dans cet opéra, le maître était revenu à ses premières amours italiennes. Composée malheureusement sur un poème médiocre, l'Africaine n'a pas les grands mouvements passionnés et dramatiques des Huguenots et du Prophète; mais jamais l'imagination mélodique de Meyerbeer n'a été plus riche, jamais son style plus brillant.

Entre temps, Meyerbeer se reposait en écrivant des opéras-comiques. Nous ferons bon marché de l'Étoile du Nord (1854), malgré le premier et le troisième acte; mais il n'en est pas de même du Pardon de Ploërmel (1859), partition plus pittoresque que dramatique, si l'on veut, mais d'une poésie charmante et d'une adorable et élégante fantaisie.

Meyerbeer a été bien discuté et le sera beaucoup encore. C'est le sort des éclectiques: il a paru trop profond, trop savant, comme on dit niaisement, aux dilettantes de son temps. On le trouve aujourd'hui trop facile; nous n'avons pas à nous prononcer dans ce procès: tout ce que nous pouvons dire, c'est que Meyerbeer, qui a pris tous les styles, essayé toutes les formes, est 316 un merveilleux musicien de transition entre les anciennes écoles et les nouvelles; affecter le mépris pour des œuvres telles que les Huguenots et le Prophète serait déchirer de gaieté de cœur deux des plus belles pages de l'histoire de la musique.

Pendant que le théâtre se développait ainsi en France, à l'Opéra comme à l'Opéra-Comique, nous prenions rang, à côté de l'Allemagne, dans le genre de la symphonie. Deux hommes de talents bien différents, Hector Berlioz (1803 † 1869) et Félicien David (1810 † 1876), ouvraient à l'art français des voies presque inexplorées. Ils créaient dans notre pays la symphonie, mais à la manière française; moins mouvementée que le drame, moins sévère que l'oratorio, l'ode symphonie et la symphonie dramatique de David et de Berlioz jetaient dans notre art national une note non encore entendue jusqu'à eux.

Ne soyons point trop sévères pour ceux qui ont méconnu Berlioz; nous ne sommes pas devenus plus sages aujourd'hui, et il en sera de même ainsi chaque fois qu'un novateur apportera une idée nouvelle ou trouvera une forme inconnue. Le public est ainsi fait. La musique est un art complexe dont les nouveautés effrayent d'abord notre oreille. Pour faire accepter quelque chose d'original ou d'inattendu, une certaine dose de banalité est nécessaire; elle fait pardonner au musicien toutes ses hardiesses, et Berlioz n'aimait guère ces sortes de concessions (fig. 110).

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FIG. 110.—BERLIOZ (HECTOR).

(Côte-Saint-André, 1803 † Paris, 1869.)

Novateur passionné, Berlioz se jeta, dès ses premiers pas, dans le romantisme musical et littéraire: Glück, Weber, Beethoven, Shakespeare, Byron, Hugo, 317 furent ses dieux et ses adorations, comme il disait lui-même. Étant encore à l'école, il écrivait la symphonie 318 fantastique, inspiration presque byronienne; puis venait Harold en Italie (1835). Le génie du maître s'affermissait, se rassérénait, pour ainsi dire; Berlioz restait toujours romantique, bouillant, mais il perdait ce que cette ardeur avait de trop exagéré. Alors commença pour lui la plus brillante période de sa vie musicale. Il écrivit le monumental Requiem pour les funérailles du général Damrémont (1839), la vibrante et amoureuse symphonie dramatique de Roméo et Juliette (1839); enfin cette œuvre admirable qui tient presque du théâtre, et qui est la plus fidèle traduction musicale du Faust de Gœthe écrite par un Français, la Damnation de Faust (1846). L'âme de l'artiste s'épurait encore: ce n'était plus à Shakespeare, à Gœthe que Berlioz s'adressait, c'était aux simples et touchants tableaux de l'Évangile, c'était au plus pur, au plus tendre, au plus serein des poètes, à Virgile. Ce puissant, ce sombre, se faisait petit et idyllique pour chanter Jésus dormant dans la crèche, avec l'Enfance du Christ (1854); ce musicien chercheur, curieux, exagéré même si l'on veut, atteignait les sérénités et les grandeurs du poète de Mantoue avec les Troyens (fig. 111).

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FIG. 111.—AUTOGRAPHE MUSICAL ET SIGNATURE DE BERLIOZ.

(Réd. 1/3.)

On a dit et répété que Berlioz ne comprenait rien au théâtre et n'y pouvait rien comprendre. En effet, il aimait peu nos conventions dramatiques, il était même rarement équitable pour nos musiciens, confondant facilement l'opéra-comique avec le vaudeville; mais franchement, à cet homme qui rêvait Shakespeare et Gœthe et qui ressuscitait Virgile, les habiletés dramatiques de M. Scribe devaient paraître un peu mesquines. Lorsqu'au théâtre on aura rendu à Berlioz la place qui lui est 320 due, on pourra savoir en France (car les étrangers le savent depuis longtemps) quelle fantaisie pittoresque déborde dans Benvenuto Cellini (1838), combien tendre et gracieuse est la légère partition de Béatrice et Bénédict (1862), quel trésor de poésie, de véritable mélodie, de réel sentiment dramatique renferme cette double œuvre, encore endormie pour notre public, et qui a nom la Prise de Troie, qui n'a jamais été jouée, et les Troyens à Carthage (1863). Les dilettantes d'autrefois ont bien ri, les auditeurs de l'avenir pleureront et admireront; ils seront les naïfs peut-être, mais leur sort vaudra mieux que celui des gens d'esprit.

Ardent, batailleur, injuste souvent, Berlioz s'était attiré bien des ennemis; mais, même à l'époque où il était le plus discuté, son influence fut immense. Partout aujourd'hui on retrouve les traces de ce maître puissant, original, à l'instrumentation riche, étonnamment colorée, dans laquelle tout est neuf, inattendu, hardi, sinon heureux. Berlioz, avec un peu d'orgueil, il faut l'avouer, prétendait continuer Beethoven: il n'avait pas tout à fait tort; car, si son œuvre n'existait pas, il manquerait un anneau à la chaîne qui relie les grands maîtres classiques, comme Beethoven et Weber, aux modernes, comme Richard Wagner.

Félicien David fut plus heureux que Berlioz, moins ambitieux, il est vrai, et moins novateur. Son talent procède de Haydn, dans la Création et dans les Saisons, plus peut-être que de tout autre maître. En dehors de sa mélodie un peu pauvre, mais poétique et charmante, c'est l'instrumentation de Félicien David qui accapare souvent à elle seule toute l'attention de 321 l'auditeur. Elle est riche, limpide et variée. Le développement symphonique, toujours écrit sur un rythme symétrique et bien marqué, sur une mélodie dont les contours sont facilement saisissables, n'exige, pour être compris, ni longue attention ni aptitudes spéciales. C'est dans le genre pittoresque que Félicien David a excellé: c'est un peintre en musique. Après un long voyage en Orient, il rapporta tout vivants, pour ainsi dire, les tableaux qui avaient frappé sa vive imagination. Il créa un genre tout spécial, l'orientalisme musical.

Ce fut le Désert (1844) qui commença son succès. La suite ne démentit pas ce brillant début, même dans ses œuvres aujourd'hui oubliées, comme l'Éden, Moïse au Sinaï. La dernière œuvre symphonique de David, Christophe Colomb, avec la scène de l'Océan, le nouveau monde et l'épisode de la mère indienne, est à la hauteur des meilleures pages du Désert (fig. 112).

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FIG. 112.—DAVID (FÉLICIEN).

(Cadenet, 1810 † Saint-Germain, 1876.)

(Autographe musical et signature.)

Félicien David aborda le théâtre avec bonheur, non qu'il eût le sentiment dramatique très développé; mais la limpidité de sa pensée et de son style rendait sa musique accessible aux oreilles les plus rebelles. Il débuta au théâtre par la Perle du Brésil (1851); bientôt Herculanum (1859), à l'Opéra, prouva que le musicien pittoresque était aussi un artiste aux tendances élevées et expressives; malheureusement, l'imitation fréquente des Italiens et surtout de Donizetti ont rapidement fait vieillir cette œuvre, que la scène des chrétiens et surtout la Bacchanale devraient sauver de l'oubli. Le chef-d'œuvre de Félicien David, avec le Désert, fut Lalla Roukh (1862), opéra-comique en deux actes. Cette partition, empreinte d'une poésie pénétrante et d'une 322 couleur orientale langoureuse est une des œuvres les plus remarquables de notre opéra-comique moderne.

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FIG. 113.—INSTRUMENTS CHINOIS.

1. Cheng. | 2. Che. | 3. Kin.

Nous avons laissé de côté, dans le cours de cette histoire, la musique extra-européenne des Arabes, des Hindous et des Chinois: non qu'il soit inutile de la connaître, mais les développements qu'elle exige nous entraîneraient hors des bornes de cet abrégé. Contentons-nous de quelques notes et ne disons de cette musique que ce qui est absolument indispensable, au moment où, sous l'influence de Félicien David, l'orientalisme devient un 324 genre dans l'art, au moment où les compositeurs cherchent des couleurs nouvelles dans les rythmes et dans les intervalles étrangers à notre langue musicale qui caractérisent la musique des peuples orientaux.

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FIG. 114.—KINAN, HARPE CHINOISE.

(Conservatoire de Bruxelles.)

La musique orientale paraît avoir peu changé, dans la suite des temps; telle elle était autrefois, telle on la retrouve aujourd'hui. Si on la regarde de près, on s'aperçoit que les Orientaux ne parlent pas en musique la même langue que nous; leur gamme, pour appeler par un nom connu leur échelle musicale, se compose d'intervalles qui ne sont pas employés dans la nôtre.

Il semble qu'aucun de ces peuples n'ait connu l'harmonie, telle que nous la comprenons; s'ils chantent ensemble plusieurs notes, il n'y a dans cette polyphonie embryonnaire aucune trace d'un art bien et dûment constitué comme le nôtre.

De ces peuples, les uns ont une notation musicale, comme les Arméniens, les Chinois, les Hindous et les Persans; les autres n'en ont pas, comme les Arabes; mais cette notation, quand elle existe, consiste en lettres, ou tronçons de lettres, se rapprochant un peu de l'écriture musicale des Grecs ou des neumes du moyen âge. C'est, du reste, le plus souvent, par la tradition et la mémoire que les mélodies orientales se conservent et se propagent.

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FIG. 115.—INSTRUMENTS HINDOUS.

1. Tayuc ou Mayuri. | 2. Chikara. | 3. Mridanga.

(Conservatoire de Bruxelles.)

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FIG. 116.—INSTRUMENT HINDOU, RANA-CRINGA.

(Conservatoire de Bruxelles.)

Lorsque nos missionnaires pénétrèrent en Chine, ils trouvèrent une musique constituée par des lois immuables. Le père Amyot a laissé un mémoire curieux sur la musique des Chinois et sur leurs musiciens. Leurs instruments, comme tous les instruments du 325 monde, peuvent toujours se diviser en instruments à cordes, à vent et à percussion, et ces derniers sont chez eux très multiples et très variés; ils aiment aussi les instruments à cordes nombreuses, dont le principal est le takigato ou le ché, qui rappelle le psaltérion du moyen âge et le tympanon des tziganes. Leurs instruments à archets sont nombreux, mais généralement primitifs; en revanche, les Chinois sont riches en instruments du genre luth ou guitare. Parmi les instruments à vent, le cheng, aux nombreux tuyaux, est certainement le plus intéressant. Nous donnons, du reste, quelques dessins des principaux agents sonores chinois (fig. 113 et 114).

La notation chinoise n'est pas primitive; au contraire, elle est assez compliquée et se compose de lettres qui marquent à la fois l'intonation et le rythme.

Le système des Hindous diffère notablement de celui des Chinois. Leurs instruments sont différents et le nombre des instruments à cordes pincées est plus grand que celui des engins de percussion, contrairement 327 aux habitudes chinoises. Leurs guitares et leurs luths se rapprochent beaucoup des nôtres et sont désignés sous le nom générique de vinas, bien souvent employé par les poètes modernes. Les formes élégantes et capricieuses des instruments hindous méritent l'attention des artistes. Nous en publions quelques spécimens curieux (fig. 115 et 116)[19].

[19] Pour la musique hindoue et les instruments chinois et japonais, nous ne pouvons mieux faire que de recommander l'excellent Annuaire du conservatoire de Bruxelles, de M. Mahillon, 1878, et la Musique au Japon, de M. Kraus. Florence 1878, in-8o.

Le tambour (taraboukeh) et le luth ou guitare (eoud et tanbour) sont les principaux instruments arabes. A l'époque de l'expédition des Français en Égypte, Villoteau a écrit sur la musique arabe ancienne et moderne deux remarquables mémoires.

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FIG. 117.—CONCERT ARABE, XIIIe SIÈCLE.

(Mss. des Séances de Harriri.—Bibliothèque nationale.)

Les Arabes n'ont pas de notation; c'est par la mémoire et la tradition que leurs mélodies sont conservées et propagées; 328 cependant cette musique nous est plus familière que celle des Hindous et des Chinois. Pendant les croisades, nos rapports avec l'Orient ne furent pas sans influence sur la musique occidentale; puis les Arabes, s'étant rapprochés de nous par l'Espagne, laissèrent des traces profondes dans le chant religieux et dans le chant profane. C'est aux Arabes que les mélodies espagnoles doivent ces morbidesses d'intonation et de rythmes qui les rendent si caractéristiques (fig. 117, 118 et 119).

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FIG. 118.—INSTRUMENTS ARABES.

1. Darabouked. | 2. Eoud. | 3. Tanbour ou guitare Bourzouk.

Après un court voyage autour du monde, nous voici 329 donc revenus en Europe; mais là aussi nous retrouvons des populations dont les rythmes étranges, les mélodies de tonalité singulière décèlent l'origine orientale. Parmi celles-ci, il faut compter au premier rang 330 les Hongrois et les Tziganes, dont les rapsodies et les czcsardas, tantôt langoureuses et tendres, tantôt comme affolées de rythmes, se distinguent facilement des chants de notre musique.

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FIG. 119.

HARPE DES NÈGRES DE L'AFRIQUE.

C'est à ces chants primitifs, nouveaux par les rythmes, nouveaux par les formes de la mélodie, que les musiciens modernes ont demandé, depuis une trentaine d'années, des couleurs encore inconnues pour enrichir leurs palettes. Jusqu'à Félicien David, l'Espagne seule avait été mise à contribution.

Depuis quelques années, ces rythmes piquants, ces mélodies originales, qui apparaissent dans notre musique, comme seraient des mots étrangers à notre langue, sont devenus fort à la mode; on a usé et presque abusé de l'Orient, de l'Espagne et des tchèques, des Hongrois, bohèmes et tziganes.

Après cette courte excursion dans l'ethnographie musicale, revenons à nos musiciens français, et citons, pour finir cette période, deux artistes de talent différent, mais 331 à la plume délicate et fine, au style châtié et élégant, Onslow (1784 † 1852) et Reber (1807 † 1880). Onslow fut, au théâtre, un compositeur froid et de peu d'imagination; mais ses œuvres instrumentales de concert et de chambre sont intéressantes. Musicien instruit et châtié, esprit fin et distingué, Reber ne se lança pas dans la symphonie dramatique et pittoresque; il prit, au contraire, pour modèles les maîtres du passé; au concert, Haydn et Mozart; au théâtre, Grétry et nos vieux musiciens français. Ses opéras-comiques: la Nuit de Noël, le Père Gaillard, ses symphonies, sa musique de chambre, sont des œuvres de second ordre, mais finement et élégamment écrites, qui resteront longtemps encore chères aux musiciens amoureux de l'art du bien écrire, sensibles à toutes les délicatesses du style le plus pur.

Adam (Ad.). Souvenirs d'un musicien, in-8o, 1857.—Derniers souvenirs d'un musicien, in-8o, 1859.

Azevedo. Félicien David, grand in-8o, 1865.

Berlioz. Mémoires, grand in-8o, 1870.—Correspondance inédite, avec Notice, par M. D. Bernard, 2e édit., 1879.—Lettres intimes, in-8o, 1882.

Caussin de Perceval. Notices anecdotiques sur les principaux musiciens arabes des trois premiers siècles de l'islamisme (Journal asiatique, 1873).

Chouquet. Histoire de la musique dramatique en France, in-8o, 1873.—Catalogue des instruments du musée du Conservatoire, in-8o, 1875.

Fétis. Histoire de la musique, t. Ier.

Fouque (Octave). Les révolutionnaires de la musique, in-8o, 1883.

Halévy (L.). F. Halévy, sa vie et ses œuvres, in-8o, 1862.

Halévy. Souvenirs et portraits, in-8o, 1860.—Derniers souvenirs et portraits, in-8o, 1863.

332 Hippeau. Berlioz.—1 vol. in-4o, 1873.

Kraus. La musique au Japon, in-8o, 1878.

Lavoix. Histoire de l'instrumentation.

Mahillon. Catalogue des instruments du Conservatoire de Bruxelles. (Annuaire du Conservatoire royal de Bruxelles, 1re et 2e années, 1877-1878).

Pougin. Albert Grisar, in-12, 1870.—Adolphe Adam, in-8o, 1877.

Villoteau. Mémoire sur la musique des Arabes.—(Description de l'Égypte, t. 8 et 14).


CONCLUSION
LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

La symphonie et le drame: la mélodie, l'harmonie, les instruments et l'instrumentation.—Les maîtres contemporains: Allemagne (R. Wagner); Italie, France, Espagne, Belgique, Angleterre.—L'opérette et la romance, le public, les concerts populaires, l'orphéon.—Le dernier mot.

Nous avons bien des fois, dans le cours de ce résumé, parlé d'art moderne, de nouvelle école, de période de transition; mais, en somme, nous n'avons pas dit ce qu'était cette évolution musicale, qui se fait sentir dans toutes les parties de la musique. Chaque chapitre de ce livre, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, a montré les diverses péripéties par lesquelles avait passé notre art avant d'arriver au point où il en est aujourd'hui; il serait temps de décrire, pour ainsi dire, cette évolution à laquelle nous avons tant de fois fait allusion.

Pour parler la langue des philosophes, la musique, de subjective qu'elle était, tend chaque jour à devenir objective, c'est-à-dire qu'elle ne cherche plus, comme autrefois, à produire une sensation vague, un simple plaisir 334 de l'oreille, mais bien à préciser cette sensation, à donner l'impression d'un spectacle défini, à exprimer une passion ou un sentiment.

C'est surtout dans la symphonie que cette évolution est facile à suivre, car, au théâtre, la musique, aidée des paroles, a toujours rendu ou voulu rendre un sentiment quelconque. Il en est tout autrement de la symphonie. Elle n'est d'abord, au commencement du XVIIIe siècle, qu'un assemblage de sons plus ou moins habilement combinés; puis, avec Haydn, elle agrandit son cadre, sans autre ambition cependant que d'être une page de musique pure et parfaite. Déjà Mozart est plus précis, puis vient Beethoven; il joint à quelques-unes de ses symphonies un programme, ou tout au moins un titre, qui en explique d'abord le sujet; cela ne suffit plus au maître, il ajoute des paroles et compose la symphonie avec chœurs. Un grand pas est franchi. Les successeurs d'Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Berlioz, de Mendelssohn, de Schumann, vont marier définitivement le théâtre à la symphonie. Cette invasion du drame dans la symphonie est-elle un bien ou un mal? Nous n'avons pas à porter de jugement, c'est un fait et voilà tout.

Mais une conséquence naturelle de ce même fait est l'invasion de la symphonie dans le drame. Le théâtre attire à lui toutes les forces, il double sa puissance par l'adjonction des instruments traités symphoniquement. Ceux-ci, grâce à la variété de leurs teintes sonores, grâce aux diverses expressions de leurs timbres, prennent part à l'action, comme des personnages, au lieu de rester, ainsi qu'autrefois, simples accompagnateurs de 335 la voix humaine. Ce n'est pas l'inspiration d'un compositeur de génie ni le hasard de la mode qui a causé cette fusion de la symphonie dans le drame et du drame dans la symphonie, c'est la force même des choses; cette évolution est la conséquence nécessaire de tous les faits que nous avons exposés, depuis les commencements de l'histoire de le musique.

Chaque partie de notre art a subi pareille transformation. La mélodie tend à chercher des intonations nouvelles, à rajeunir ses rythmes; on altère l'ancienne symétrie classique et on la remplace par une symétrie asymétrique, pour ainsi dire.

On a beaucoup parlé et on parlera encore beaucoup du Leit motiv, fort employé dans la musique moderne, surtout par les maîtres de l'école allemande. Le Leit motiv (motif conducteur), appelé aussi mélodie mère, consiste dans une phrase mélodique qui représente, pour ainsi dire, un personnage du drame. Modulée, transformée de mille manières, dans son rythme, dans son instrumentation, dans son harmonie, cette mélodie change d'expression, de sens, de couleur, suivant les péripéties de l'action, suivant les diverses passions et les différents sentiments du héros dont elle est, en quelque sorte, la personnification musicale, et cependant elle reste la même, toujours reconnaissable pour qui sait écouter. Le Leit motiv n'est pas d'invention nouvelle, on en retrouve des traces évidentes dans Méhul, dans Beethoven, dans Meyerbeer et surtout dans Berlioz.

Comme elle s'était transformée vers le milieu du moyen âge, l'harmonie se transforme aujourd'hui. Naguère le musicien qui écrivait des sons simultanés, 336 c'est-à-dire qui faisait de l'harmonie, avait pour but de faire éprouver le plus souvent possible à l'auditoire la sensation du repos; tantôt ce repos était fugitif, on l'appelait demi-cadence: tantôt il était complet, on l'appelait cadence; la dissonance avait pour principale utilité de rendre le repos de la consonance plus doux, après l'avoir fait désirer. Aujourd'hui l'harmonie, plus nerveuse (quelques-uns disent plus énervante), retarde, au contraire, le plus possible le repos consonant; elle laisse notre oreille dans une sorte d'inquiétude haletante qui a quelque chose de doux et d'émouvant. Une note retardée, quittant comme à regret l'accord qui précède, est pour nous une irritation qui a son charme; empruntée au contraire à une harmonie non encore entendue, elle la fait pressentir, et cette attente est une émotion. Depuis les plus grands opéras jusqu'à la simple romance, partout on retrouve ces tendances que nous avons déjà signalées au siècle dernier et qui s'accentuent chaque jour davantage. C'est à elles que l'on peut attribuer aussi les modulations fréquentes, c'est-à-dire les changements de tons qui font aujourd'hui partie de la langue musicale courante, dont ils n'étaient autrefois que l'exception. En résumé, de consonante qu'elle était, l'harmonie tend surtout à devenir dissonante.

Ajoutez à cela qu'il était autrefois possible de séparer la mélodie de son accompagnement. Aujourd'hui les musiciens ne conçoivent plus guère l'une sans l'autre; ils unissent la mélodie et l'harmonie d'un lien tellement indissoluble que, le plus souvent, l'idée n'est complète que lorsque les deux parties sont, pour ainsi parler, soudées l'une à l'autre. Dans ces conditions, pour être entendue 337 et comprise, la musique demande une plus grande éducation d'oreille, une plus grande attention; mais le goût du public se forme aussi chaque jour, malgré ses propres résistances et comme à son insu, ce qui explique facilement comment quelques musiciens, qui paraissaient presque barbares il y a un quart de siècle à peine, sont devenus aujourd'hui classiques.

Tel est, dessiné d'un trait rapide, le caractère de la musique moderne; mais il est temps de parler un peu des instruments, que nous avons abandonnés à la fin du XVIe siècle. Les progrès de leur construction matérielle n'ont pas été sans influence sur les variations de leur emploi, au théâtre comme au concert.

Pendant que nous suivions les péripéties de l'histoire, l'orchestre se formait, chaque instrument se perfectionnait; non seulement il devenait plus étendu, plus maniable, d'une sonorité plus riche et plus souple, mais aussi, ce qui est plus important, il contribuait à enrichir et à augmenter cette masse imposante de l'orchestre que l'on ne peut mieux comparer qu'à un instrument aux registres multiples et aux timbres variés; le mélange, la fusion, l'opposition habile de ces timbres constituent l'art tout moderne de l'instrumentation, dont nous avons parlé plus haut.

On distingue deux sortes d'orchestres: l'orchestre de théâtre et de symphonie, et l'orchestre militaire. L'orchestre de la symphonie ressemble fort à celui du théâtre; c'est par la manière dont les instruments sont groupés et traités qu'ils diffèrent. En revanche, on distingue dans l'orchestre militaire l'harmonie et la fanfare. Dans l'harmonie on emploie, outre les cuivres, 338 les clarinettes, les flûtes, les hautbois, les bassons, en un mot, tous les instruments de bois, plus les saxophones. La fanfare n'admet que les trompettes, les cors, les cornets, les trombones, les bugles, les saxhorns, les tubas, etc.

On appelle partition la façon dont le compositeur dispose ses instruments sur son manuscrit. Il est bien entendu qu'il ne fait pas constamment emploi de tous les agents sonores qu'il désigne, mais les combinaisons peuvent être variées à l'infini. Une page toute moderne de partition (fig. 120), empruntée à une des œuvres de nos jeunes maîtres et reproduite d'après son manuscrit, en dira plus long au lecteur que tous nos commentaires. Quelquefois toutes les forces de l'orchestre, distribuées en divers groupes, sont employées ensemble, comme dans la marche du Prophète de Meyerbeer, le finale du second acte de l'Étoile du Nord, et surtout le Tuba mirum du Requiem de Berlioz.

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FIG. 120.—LA PARTITION MODERNE.

Mais voyez-les dans l'orchestre, ces instruments, rangés suivant leurs familles, leurs timbres et leur genre. Que le chef lève son bâton et la matière va vivre. Ces cordes vont pleurer, ces bois gémir et soupirer, ces cuivres mugir et menacer. Depuis le moyen âge, le nombre des groupes sonores s'est à peine augmenté et les divisions générales sont restées à peu près identiques; mais presque tous les instruments ont subi de profondes transformations.

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FIG. 121.

CONTREBASSE.—VIOLONCELLE.—VIOLON.

Jetons un coup d'œil sur l'orchestre moderne de symphonie et de drame, sur cette armée qui, depuis la fin du dernier siècle, est entrée victorieusement dans l'art musical.

Voici, occupant la plus grande place, le centre stratégique 339 pour ainsi dire de l'orchestre, la masse des instruments à cordes, c'est-à-dire le quatuor, composé des violons, altos, violoncelles et contrebasses. Nous disons quatuor, suivant l'expression consacrée; mais, 340 en réalité, les violons étant généralement divisés en deux parties, l'ensemble forme un quintette; c'est cette masse dite des cordes qui soutient tout l'édifice instrumental, et dont la voix pleine, chaude et vibrante, vivifie littéralement l'orchestre (fig. 121).

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FIG. 122.—HARPE DE MARIE-ANTOINETTE.

(Système Nadermann.—Musée du Conservatoire.)

Tel il était aux XVIe et XVIIe siècles, tel le violon est resté encore aujourd'hui, si bien que les amateurs préfèrent et de beaucoup les Stradivarius aux instruments modernes. En revanche, le violoncelle, inventé vers le commencement du XVIIIe siècle par le père Tardieu de Tarascon, a remplacé les anciennes violes, et à partir de 1706 la contrebasse à la mâle sonorité a pris la place des basses de violes dont la voix était trop faible pour les besoins de la musique moderne qui se formait déjà.

Mais à côté de cette masse imposante des instruments à archet, la harpe, aux sonorités poétiques et aériennes, vient donner, pour ainsi dire, des ailes à l'instrumentation. Longtemps maintenue dans d'étroites limites, la harpe a pris, au siècle dernier, un prodigieux 341 essor. Grâce aux ingénieuses inventions de Cousineau, de Nadermann et surtout de cet ouvrier de génie qui a nom Sébastien Érard, cet instrument peut aujourd'hui atteindre tous les tons, rendre toutes les notes. En effet, le système dit à double mouvement, inventé en 1801 par Érard, a fait de la harpe un des plus beaux instruments de l'orchestre (fig. 122.)

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FIG. 123.—CLAVECIN DE RUCKERS.

(Musée du conservatoire.)

En revanche, nous avons abandonné les autres instruments à cordes pincées et de petite taille, tels que les luths, les mandolines et 342 les guitares. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, ils ne servent plus qu'à l'accompagnement de la voix pour les amateurs. Cependant on trouve la mandoline dans la fameuse sérénade de Don Juan de Mozart, la guitare dans le Barbier de Séville de Rossini, etc. Dernièrement M. Delibes a employé la mandoline dans la musique écrite pour le drame de Victor Hugo, le Roi s'amuse, et R. Wagner une sorte de luth dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg.

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FIG. 124.—PIANO A QUEUE MODERNE.

Sans faire précisément partie de l'orchestre, le piano est de beaucoup le plus répandu des instruments à cordes. Tour à tour clavicorde au XVe siècle, épinette ou virginal au XVIe, il est perfectionné par les Ruckers à Anvers, aux XVIIe et XVIIIe siècles, par Pascal Taskin, en France (1730-1793), etc., et devient le clavecin (fig. 123) dont les cordes sont grattées par une sorte de plectre; mais, dans la première moitié du XVIIIe siècle, Cristofori à Florence, Marius à Paris, Gottlob Schrœter en Saxe, avaient eu l'idée de faire frapper les cordes du clavecin par des marteaux; cette invention fit naître les 344 premiers pianos forte, qui furent fabriqués par Silbermann de Freyberg, vers 1730. A la fin du dernier siècle, Sébastien et Pierre Érard inventaient le mécanisme de l'échappement, donnant plus de souplesse, d'aisance et de solidité au marteau. A partir de ce moment, chaque jour vit naître un nouveau perfectionnement du piano (fig. 124 et 125).

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FIG. 125.

MÉCANISME MODERNE DU PIANO.

(Système Chickering.)

Regardez au milieu de l'orchestre ces petits instruments entourés et comme défendus par la masse des cordes. A part quelques-uns qui sont nouveaux, vous pouvez les reconnaître pour les avoir rencontrés maintes fois dans le cours de cette histoire. Leurs formes ont peu changé; cependant bien des améliorations se sont faites dans leur justesse et leur timbre; ce sont les flûtes, les hautbois, les bassons, les clarinettes. Ce groupe, auquel on donne le nom de petit orchestre, représente sur la palette instrumentale les couleurs tendres, fines, délicates; leur rôle dans l'expression dramatique consiste à traduire les sentiments les plus complexes. Mais cette souplesse et cette justesse de son que nous admirons en eux aujourd'hui n'existent vraiment que depuis une cinquantaine d'années à peu près, grâce aux efforts de nombreux inventeurs comme Gordon, 345 Coche, Dorus, Buffet, Ad. Sax, Triébert et surtout Théobald Boehm qui a trouvé, vers 1831, la loi de la perce rationnelle des tuyaux; sa flûte cylindrique, inventée en 1846, passe pour un chef-d'œuvre en ce genre (fig. 126).

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FIG. 126.

1. Flûte à cinq clefs ou flûte Tulou. | 2. Flûte Dorus (système Boehm). | 3. Flûte Boehm (cylindrique).

Les flûtes n'ont pas seules profité des inventions de Boehm; voici les hautbois, auxquels viennent s'ajouter le cor anglais, au son triste et doux, inventé au XVIIIe siècle par Jean Ferlandis et perfectionné par Triébert, et le basson que nous connaissons déjà depuis 1539 (fig. 127).

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FIG. 127.

1. Basson. | 2. Hautbois de Triébert (système Boehm). | 3. Hautbois ancien.

Mais à côté des flûtes, des hautbois, etc., voici une des plus belles voix de l'orchestre, celle de la clarinette, profonde et touchante. La clarinette, instrument moderne, fut inventée en 1691 par Ch. Denner et fit son apparition en France en 1755. 346 En 1777, un facteur nommé Horn trouvait une clarinette grave, que l'on appela cor de basset, et qui fut employée par Mozart. Le cor de basset fut bientôt remplacé par la clarinette alto d'Iwan Muller. En 1830, le facteur Buffet construisait la clarinette basse dont Meyerbeer s'est servi dans le cinquième acte des Huguenots, et qui, perfectionnée par Sax, sonne aujourd'hui dans nos orchestres. En 1844, Buffet avait remplacé l'ancienne clarinette à treize clefs par la clarinette moderne, basée sur les principes de Boehm (fig. 128).

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FIG. 128.

1. Clarinette alto. | 2. Clarinette à 13 clefs. | 3. Clarinette Boehm.

Moins employés que les clarinettes, les saxophones, inventés par Ad. Sax en 1840, ont cependant droit de cité dans l'orchestre, ayant été utilisés par des maîtres tels que Meyerbeer, dans l'Africaine, et M. Ambr. Thomas, 347 dans Hamlet. Le timbre plein et doux du saxophone, avec une couleur particulière de tristesse et de résignation, le rend éminemment propre à l'expression dramatique; cependant c'est dans les orchestres militaires que les saxophones, établis de la basse au soprano, c'est-à-dire du grave à l'aigu, rendent le plus de services. Ils jouent dans ce cas, avec les clarinettes, le rôle des instruments à cordes, tranchant, par leur sonorité moelleuse, sur 349 les tons monochromes de la masse des cuivres (fig. 129).

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FIG. 129.—SAXOPHONES.

1. Contrebasse. | 2. Basse. | 3. Ténor. | 4. Soprano.

Mais voyez groupés côte à côte les instruments de cuivre, éclatants et resplendissants; non seulement ils représentent dans l'orchestre l'élément vigoureux et pour ainsi dire martial, non seulement ils ont la voix puissante, non seulement leur strideur tache de couleurs vives la palette orchestrale, mais ils savent aussi produire des sonorités douces et pleines tout à la fois, d'un noble et magnifique effet.

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FIG. 130.

1. Cor naturel.—2. Cor à piston.

On ferait un livre avec l'histoire des transformations successives des instruments à vent, à bocal, dits instruments de cuivre. En effet, les tuyaux fournissent naturellement un certain nombre de sons ou harmoniques; mais ces sons ne suffisant pas aux compositeurs, on en trouva d'artificiels, soit en les allongeant au moyen de coulisses, soit en changeant les harmoniques par des clefs, des cylindres et des pistons. Les pistons furent inventés par Stoelzel en 1813. Un dernier perfectionnement dit des tubes indépendants est dû à Adolphe Sax. Malgré ces inventions, les compositeurs, tout en employant les instruments nouveaux, à clefs ou à pistons, tiennent cependant à conserver les instruments dits naturels, à cause de la beauté de leurs timbres.

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FIG. 131.

1. Trompette à piston.—2. Trompette naturelle.

350 Voici le groupe des cors. Quatre et même huit de ces splendides instruments sonnent dans l'orchestre. En effet, leur apparition en France date de 1760. Ce fut Bluhmel qui appliqua le premier les pistons au cor en 1836 (fig. 130).

A côté des cors, le groupe bruyant des trompettes se fait entendre; les unes sont à pistons, les autres à clefs; d'autres enfin sont naturelles, comme la grande trompette de guerre, dite en . Ce fut en 1770 qu'un facteur, nommé Koelbel, appliqua les clefs à la trompette, et la trompette à clefs, inventée par Weindinger, parut en 1822 à Vienne (fig. 131).

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FIG. 132.

Cornet à piston.

Malheureusement, ce splendide instrument est souvent remplacé, surtout chez les Italiens, par le cornet à piston, désagréable petit engin d'une sonorité vulgaire, qui fut inventé vers 1829 par Périnet. Il eut à cette époque un si grand succès que Bellini l'employa souvent et, après lui, un grand nombre de maîtres (fig. 132).

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FIG. 133.

1. Trombone à coulisse.—2. Trombone à piston.

En revanche, le magnifique trombone, dont la 351 voix est tour à tour stridente ou majestueuse, tient la première place parmi les instruments de cuivre, soit que les compositeurs emploient le vieux trombone à coulisse si connu au moyen âge et que Glück réintroduisit à l'Opéra dans Alceste, soit qu'ils fassent usage du trombone à piston, inventé par Labbaye en 1836 (fig. 133).

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FIG. 134.

OPHICLÉIDE.—SERPENT.

Enfin dans le registre grave de l'orchestre gronde l'ophicléide, introduit en France par Spontini, en 1817, dans Olympie. Il a remplacé l'odieux serpent au son grotesque, faux et désagréable; mais l'ophicléide lui-même, à la voix sourde et molle, paraît en ce moment devoir céder le pas aux instruments de la famille dite des bass-tubas (fig. 135).

En effet, les bugles, les bass-tubas, les saxhorns aigus et graves prennent, depuis quelques années, une grande importance. Le bugle fut inventé, de 1817 à 1821, par Asté dit Halary; les tubas et bass-tubas, par Moritz et Wieprecht, en 1835; enfin Ad. Sax établit les saxhorns en 1843. Malgré la différence de leurs timbres, 353 ces instruments rendent des services analogues, surtout s'il s'agit de donner de la puissance et de la rondeur aux basses de cuivre. R. Wagner, dans la tétralogie des Niebelungen, M. A. Thomas dans Hamlet, M. Gounod dans Gallia et Cinq-Mars, M. Massenet dans le Roi de Lahore, ont fait usage des bass-tubas (fig. 135).

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FIG. 135.—SAXHORNS ET BUGLES.

1. Contrebasse.—2. Baryton ou basse.—3. Bugle.

Enfin la percussion, ce piment de l'orchestre, est 354 restée à peu près la même qu'au moyen âge, avec les bruyants tambours, avec la retentissante grosse caisse, avec le titinnabulant triangle, avec les timbales venues d'Orient, avec les cymbales, avec le jeu de clochettes ou glockenspiel, employé par Mozart (fig. 136).

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FIG. 136.

Tambour de basque.—Timbale.—Cymbales.

Quelquefois l'orgue est aussi utilisé dans les théâtres, à l'Opéra, par exemple; mais si nous n'avons pu raconter ici avec quelques détails l'histoire des instruments à cordes et à vent, à plus forte raison ne tenterons-nous pas de tracer un tableau, même sommaire, des progrès accomplis dans l'orgue depuis le XVIe siècle; disons, en passant, quelques mots de l'harmonium qui a remplacé les anciennes orgues portatives du moyen âge. C'est à Grenier que l'on doit l'invention de l'orgue dit expressif, vers 1820. Depuis cette époque, on a perfectionné l'instrument de mille manières. Séb. Érard, Fourneaux, Merklin-Schultze, Muller, Martin de Provins, Debain, Mustel, Alexandre ont inventé les mélodiums, les harmoniums, etc.; mais tous ces instruments similaires, d'une incontestable utilité, sont rarement d'une sonorité agréable.

Après ce rapide coup d'œil sur l'ensemble de notre art musical, il nous faut maintenant nommer quelques-uns des musiciens qui, dans tous les genres, depuis l'oratorio et la symphonie jusqu'à la musique légère, ont brillé et brillent encore dans notre art, depuis 1850, à peu près.

Ici une difficulté se présente: les musiciens dont nous avons à parler sont, pour la plupart, vivants; leur œuvre n'est point terminé, ils n'ont pas dit leur dernier mot; des polémiques s'élèvent encore autour de 355 leurs noms. Aujourd'hui, comme au temps de Rameau, de Glück, de Rossini, comme de tout temps, d'ailleurs, la lutte est vive, les éloges exagérés, les critiques passionnées, les préventions injustes; l'historien le plus impartial ne peut renoncer à ses tendances d'école, à ses sympathies d'artiste. De plus, il serait audacieux de vouloir préjuger de l'avenir. Contentons-nous donc de nommer les musiciens célèbres de chaque pays, qui ont aujourd'hui de la réputation, en indiquant seulement leurs tendances et leur genre. L'histoire nous a fait connaître le danger des jugements prématurés.

En Allemagne, le compositeur le plus considérable, depuis une trentaine d'années, est, sans contredit, Richard Wagner (1813 † 1883). Les mensonges, les ignorances, les exagérations, sans compter les fausses interprétations de sa pensée, ont jeté entre Wagner et le public français un voile qui n'est pas encore levé au moment où nous écrivons. Richard Wagner était né grand artiste et ce fut du côté de la musique qu'il tourna ses puissantes facultés. Il continua l'œuvre de Glück, de Beethoven, de Berlioz, de Schumann. D'abord sous l'influence italienne, il écrivit Rienzi (1842); puis, avec le Vaisseau fantôme (1843), il changea complètement de style et de tendances, montrant déjà sa puissante et originale personnalité. Tannhäuser, en 1845, fut la première œuvre conçue d'après une idée du drame lyrique, qui consiste à unir, dans un indissoluble mariage, la poésie et la musique, idée qui n'a rien de vraiment bien ridicule. Wagner avait trouvé une source féconde d'inspiration musicale dans les anciennes 356 légendes françaises et allemandes du moyen âge. Il voulut être le chantre de ces grands poètes; il avait commencé avec le Vaisseau fantôme et Tannhäuser; il continua avec Lohengrin (1850). En 1865 vint Tristan et Iseult, chaud duo d'amour inspiré par un lai breton du XIIIe siècle. En 1868, Wagner se repose du poème épique par les Maîtres chanteurs de Nuremberg, opéra-comique plein de poésie, d'humour et de gaieté. En 1870, on avait représenté, à Munich, la Walküre; mais ce n'était qu'une partie de la grande tétralogie musicale tirée du poème allemand des Niebelungen. Ce fut en 1876, à Bayreuth, dans un théâtre construit sur les indications du maître, qu'eurent lieu les représentations des quatre opéras qui composent le cycle de l'Anneau des Niebelungen (das Ring der Niebelungen). Dans le premier, l'Or du Rhin (das Rheingold), on voit l'anneau enlevé aux filles du fleuve par le Niebelung: c'est une sorte de prologue. Dans le second, die Walküre, l'or du Rhin porte le trouble jusque parmi les dieux; dans le troisième, Siegfried, l'homme lutte victorieusement contre les forces surnaturelles; le quatrième, die Götterdammerung (le Crépuscule des dieux), les divinités disparaissent devant la puissance nouvelle. Parsifal, représenté en 1882, appartient au cycle de Lohengrin et du Chevalier au cygne; cette œuvre est empreinte d'un caractère profondément religieux et mystique, avec des pages d'une ineffable poésie (fig. 137).

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FIG. 137.—WAGNER (RICHARD).

(Leipzig, 1813 † Venise, 1883.)

Nous avons cité les titres de chacun des drames lyriques de Wagner, en retenant notre admiration au souvenir de ces belles œuvres; mais nous pouvons 357 affirmer que, depuis le Vaisseau fantôme jusqu'à Parsifal, il y a dans toute la musique de Wagner une 358 largeur de conception, une élévation d'idéal, une beauté et une richesse de mélodie et d'expression, une nouveauté de forme, qui font de l'auteur du Ring der Niebelungen un des plus puissants maîtres de notre art (fig. 138).

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FIG. 138.—AUTOGRAPHE MUSICAL DE WAGNER (RICHARD).

(Bibliothèque de l'Opéra.)

A côté de Wagner il faut citer, en Allemagne, dans la même période, MM. Raff (1822), Brahms (1833), Lachner (Frantz) (1804), Taubert (1811), Goldmark (1830), Hiller (Ferdinand) (1811), Bruch (Max) (1838); nommons, dans le genre léger d'opéra-comique et d'opérette, Flotow (1812 † 1882), Strauss (1825), Suppé (1820), Wolkmann (Robert), Brull (Ignaz).

En même temps, la Russie et les pays scandinaves, comme la Suède, la Norvège, le Danemark, ont vu s'élever une brillante école. En Russie, ce sont les mélodies nationales et l'imitation de la forme wagnérienne qui caractérisent la musique russe de Glinka 359 (1804 † 1857), Dargomirsky (1813 † 1868), Dombrowsky (1838), Seroff (1820), Rimsky-Korsakoff (1844), Tschaikowsky (1840), Naprawnisk (1839), Borodine, Liadoff, Balakireff, Rubinstein (1829), Faminstine, le Polonais Moniusko (1820 † 1872), Davidoff. Avec Tschaikowsky et d'autres maîtres, la musique symphonique a pris de grands développements en Russie.

Dans les pays scandinaves, il faut tenir compte de Niels Gade (1817), Grieg (1843), Svendsen (1840), Jensen (1837), Hallstrom, etc.

L'Angleterre et l'Espagne ne fournissent pas un bien gros contingent aux musiciens remarquables de cette période. Cependant il ne faut pas oublier Balfe (1808 † 1870), un compositeur facile, Vincent Wallace (1814 † 1865), Sterndale-Bennet (1816 † 1875), Macfarren (1813), Makenzie (1847), Cowen (1852), Stanford (1852), et M. Sullivan, musicien fécond qui a cultivé avec succès dans son pays tous les genres de musique, depuis l'oratorio jusqu'à la romance, en passant par l'opérette. En Espagne, on compte aujourd'hui un grand nombre de compositeurs: M. Barbieri (1823), un musicien doublé d'un érudit; MM. Arrietta (1823), Caballero (1835), Espadero (1835), Hernandez (1834), Oudrid y Segura (1829 † 1877) ont écrit de bonne musique et surtout d'agréables opérettes ou Zarzuelas.

A la tête de l'école belge brillent M. Gevaert (1828), qui a fait applaudir à Paris des opéras-comiques élégants et gais, et M. Peter Benoît (1834), un musicien de grande allure, qui représente l'école anversoise.

L'Italie est un peu déchue de sa gloire passée; cependant elle possède toujours un vrai maître, Verdi. 360 Depuis une trentaine d'années à peu près, M. Verdi a quelque peu changé sa manière: il n'est plus le musicien du Trovatore, de la Traviata et de Rigoletto. Sans cesser d'être lui-même, il a cherché un style plus riche et plus nourri. La première œuvre qui indique cette transformation est, comme nous l'avons dit, le Ballo in Maschera; mais l'évolution s'accentue davantage dans Don Carlos, elle est accomplie avec Aïda (1869), et surtout avec la Messe de Requiem, écrite par Verdi pour les funérailles de Manzoni.

Un grand nombre de musiciens se sont faits les imitateurs du maître, tels que MM. Ponchielli (1834), Marchetti (1831), Usiglio (1841), Faccio (1841), Mancinelli (1848), Mabellini (1817), Mazzucatto (1813 † 1877). D'autres ont brillé dans le genre bouffe, comme les frères Ricci (Federico) (1809 † 1877) et (Luigi) (1805), Petrella (1813 † 1877), Cagnoni (1828), Pedrotti (1817). D'autres enfin entrent résolument dans la voie nouvelle, sans cependant se séparer complètement de la tradition verdiste, comme MM. Gobati (1850) et Sgambati. On peut compter à la tête de l'école progressiste M. Boïto (1840), un littérateur musicien, dont le Mefistofele a fait la réputation.

En France, depuis une trentaine d'années, le genre symphonique a pris un immense développement; mais qu'on ne croie pas, comme on l'a dit, que l'art dramatique musical ait disparu de notre pays. Il s'est seulement un peu déplacé, pour des raisons que je ne puis donner dans ces notes trop rapides.

Parmi nos maîtres modernes, les uns ont cherché à élever notre musique vers les hautes sphères de la 361 poésie lyrique, les autres sont restés fidèles aux anciennes traditions. Voici MM. Gounod (1818) et Thomas (1811), dont j'ai à peine besoin de nommer les œuvres. Citons de M. Gounod Sapho, magnifique et poétique début d'un maître, Faust, Roméo et Juliette, partitions d'un adorable charme, Mireille, Philémon et Baucis, le Médecin malgré lui, œuvres si finement ciselées, pour ne parler que des plus connues. M. Thomas est le doux et charmant rêveur, au style tissé d'or et de perles, qui a écrit le Songe d'une nuit d'été et Mignon, le musicien lyrique d'Hamlet, le spirituel railleur du Caïd. A côté d'eux, était M. Massé (1822 † 1884), qui, un des premiers, fut novateur dans l'opéra-comique français, avec Galatée, tout en restant, avec les Noces de Jeannette, dans l'ancienne tradition; Paul et Virginie a été son dernier succès. M. Reyer est allé plus loin: avec la Statue, il est entré hardiment dans la voie ouverte par Berlioz; Sigurd, joué dernièrement à Bruxelles, et Salammbô, ont montré un compositeur puissant, fier, chevaleresque et dramatique. Tout à fait parmi les jeunes, mais déjà parmi les maîtres, brillent MM. Jules Massenet et Cam. Saint-Saëns. Quoique pour eux le théâtre s'ouvre trop rarement, ils ont su déjà donner la mesure de leur valeur dramatique, M. Massenet avec le Roi de Lahore, avec Hérodiade, le Cid et le Mage; M. Saint-Saëns avec Henri VIII, Ascanio, et surtout Samson et Dalila, œuvre de noble et grande allure. A l'Opéra-Comique, Manon et Esclarmonde, de M. Massenet, ont montré ce que savait faire le jeune maître dans le genre tempéré.

Malgré leur grand talent, malgré leur éclatante 362 réputation, ces deux musiciens ont lutté longtemps avant d'aborder le théâtre; ils n'y sont arrivés qu'à grand'peine, après avoir marqué leur place au concert: M. Massenet, avec les Érynnies, Marie-Magdeleine, Ève, etc.; M. Saint-Saëns, avec le Rouet d'Omphale, la Danse macabre, le Déluge, etc. Quoique mort depuis dix ans déjà, Bizet (1838 † 1875) brille encore au premier rang de la jeune école. Il fut longtemps méconnu, et des œuvres remarquables de lui, comme les Pêcheurs de perles, Djamileh, l'Arlésienne, ont été accueillies froidement; aujourd'hui on rend une équitable mais tardive justice à Carmen, qui fut joué en 1875, trois mois avant la mort de l'auteur, au moment où celui-ci allait recueillir enfin le succès et la gloire qui lui étaient dus depuis longtemps.

Parmi les artistes qui semblent tourner les yeux vers l'ancien opéra-comique, il faut nommer M. Delibes (1836 † 1891), musicien élégant et spirituel; M. Ernest Guiraud, qui sait unir la poésie moderne à la forme scénique ancienne; M. Poise (1828), qui se plaît dans la musique toute poudrée, mais non poudreuse, du XVIIIe siècle.

Citons enfin partout, sans faire de choix, au théâtre et au concert, MM. Th. Dubois, César Franck, Paladilhe, Lenepveu, Duprato, Godard, Pessard, Semet, Wildor, Bourgault-Ducoudray, compositeur de talent et savant professeur; parmi les femmes, Mme de Grandval et Mlle Holmès; notons, bien différents l'un de l'autre, M. Lalo, un symphoniste qui s'est révélé musicien dramatique avec le Roi d'Ys, et M. Mermet (1809 † 1889), dont le bruyant et immense succès de 363 Roland à Roncevaux ne s'est pas renouvelé; finissons par les noms de M. Joncières, l'auteur applaudi de Dimitri et du Chevalier Jean, et de M. Salvayre, un musicien qui semble doué de puissantes qualités dramatiques.

Si nous descendons de plusieurs degrés, nous allons rencontrer l'opérette, qui tient le milieu entre le vaudeville à couplets et l'ancien opéra-comique. D'abord, elle est insensée, bouffonne et presque grotesque, avec deux musiciens fantaisistes, mais non sans idées, Jacques Offenbach (1819 † 1880) (fig. 139) et Hervé. Mais cette muse folle et court-vêtue se transforme, elle aussi; elle est entrée depuis quelques années dans une voie moins excentrique, avec M. Ch. Lecocq. L'opéra-comique ancien était venu de la comédie à ariettes, il y est retourné: pourquoi n'en reviendrait-il pas?

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FIG. 139.—OFFENBACH (JACQUES).

(Cologne, 1819 † Paris, 1882. Autographe musical.)

La romance elle-même, tout humble et toute petite, a suivi le mouvement musical de notre siècle; d'abord couplet sentimental, elle grandit peu à peu avec Boïeldieu, Choron, etc.; puis viennent des musiciens comme Niedermeyer, Berlioz, Meyerbeer, F. David, qui en font la mélodie; les recueils de mélodies de M. Gounod contiennent des pages de maître. Depuis quelques années, la mélodie tend encore à élargir son cadre; on a publié, sous le titre de petits poèmes, des compositions aimables et gracieuses, dans lesquelles plusieurs mélodies constituent pour ainsi dire un tout. M. Massenet a écrit dans ce genre des œuvres charmantes, comme le Poème d'avril, le Poème du printemps, etc.

Nous ne fermerons point ce livre sans dire aussi 364 quelques mots de celui qui est notre maître à tous, le public. Depuis quelques années, il est hésitant et troublé: l'art ancien l'ennuie, l'art nouveau l'effraye et le 365 déconcerte; de là vient qu'il se montre souvent difficile à contenter; mais chaque jour se perfectionne chez lui cette éducation de l'oreille, qui permet de mieux apprécier la musique, et par conséquent de jouir davantage de ses beautés. Il est juste de citer ici deux institutions qui, bien différentes cependant l'une de l'autre, n'ont pas été sans influence sur cette sorte d'éducation de tous. L'une est l'enseignement mutuel de la musique et le chant en commun, établi avec une courageuse persévérance par Bocquillon Wilhem (1781 † 1842), en 1833. L'autre est l'ouverture des concerts populaires, qui ont commencé leurs premières séances en 1863. M. Pasdeloup, leur créateur, a trouvé depuis plusieurs imitateurs. Mais il faut faire une petite place dans une histoire de la musique au premier qui a osé offrir au grand public les œuvres classiques d'Haydn, de Mozart, de Beethoven, et lui a permis ainsi de s'initier aux hardiesses de la musique moderne. Plus d'un célèbre procès musical a été revu en appel par ce public nouveau, plus impressionnable et meilleur musicien. On sait si Berlioz, dont on a tant ri autrefois, est sorti victorieux de cette nouvelle épreuve.

Telle est, en résumé, l'histoire de la musique. Pendant cette longue suite de siècles, nous avons tenté de tracer très rapidement, et en quelques traits à peine, ses transformations successives depuis l'antiquité. Nous avons montré de notre mieux quelle large place tient la musique dans le développement de l'esprit humain; nous avons cherché quelle part elle avait prise dans toutes les évolutions littéraires du moyen âge et des temps modernes. Chaque période, chaque homme, 366 presque chaque œuvre, a marqué un progrès en avant. Aujourd'hui la musique est dans une période d'évolution nouvelle, analogue à celle qui s'opéra vers la fin du XVIe siècle. N'écoutons donc pas ceux qui trouvent leur plaisir à pleurer sur un art qu'ils croient mort. Cet art, au contraire, est plus vivant, mieux aimé, plus répandu que jamais; répétons plutôt pour finir, ce que nous avons dit au commencement de ce livre: «En musique, il n'y a pas de décadence; il n'y a que des transformations.»

Elwart. Histoire des concerts populaires, in-8o, 1864.

Fétis. Exposition universelle de 1855. Rapport sur la fabrication des instruments de musique. In-4o, 1855.

Glasenapp. Richard Wagner's Leben und Wirken. 3 vol. in-8o, 1876 à 1882.

Lavoix. Histoire de l'Instrumentation.

Schuré. Le drame musical. 2 vol. in-8o, 1875.

Tappert. Richard Wagner, sein Leben und seine Werke. In-8o, 1883.

Wagner (Richard). Gesammelte Schriften und Dichtungen. In-8o, 1871-1873.

Ernst (Alfred). Richard Wagner et le drame contemporain. 1 vol. in-12, 1887.

Jullien (Ad.). Richard Wagner, sa vie et ses œuvres. In-4o, 1886.


TABLE DES MATIÈRES


  Pages.
Introduction 5
LIVRE PREMIER.—L'ANTIQUITÉ
Chapitre I. —L'ancien Orient 13
—— II. —Les Grecs 29
—— III. —Rome et les premiers chants de l'Église 58
LIVRE II.—LE MOYEN AGE
Chapitre I. —Du VIIe au XIIe siècle 75
—— II. —Les XIIe et XIIIe siècles 93
—— III. —Du XIVe au XVIe siècle 117
LIVRE III.—LES PRÉCURSEURS
Chapitre I. —La Musique italienne aux XVIIe et XVIIIe siècles 159
—— II. —La Musique en Allemagne aux XVIIe et XVIIIe siècles 185
368 —— III. —L'Opéra et l'Opéra-Comique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles 214
LIVRE IV.—LES MODERNES
Chapitre I. —Le siècle de Beethoven 267
—— II. —L'École italienne de Rossini à Verdi (1813-1850) 289
—— III. —La Musique française pendant la première moitié du XIXe siècle 302
Conclusion.—La musique contemporaine 333

TABLE DES ILLUSTRATIONS


Fig.   Pages.
1. Orchestre égyptien. 13
2. Harpiste égyptien. 15
3. Tambourah ou luth égyptien. 17
4. Sistre égyptien. 19
5. Concert comique. 20
6. Harpe assyrienne. 22
7. Asor assyrien. 23
8. Flûte double assyrienne. 23
9. Tambour assyrien. 25
10. Cymbales assyriennes. 25
11. Dispute de la lyre. 33
12. Écriture musicale grecque (1). 36
13. Écriture musicale grecque (2). 37
14. Durée des sons et des silences. 37
15. Fragment de l'Hymne a la muse Calliope. 38
16. Cithare. 43
17. Magadis grecque d'origine orientale. 45
18. Flûte double avec la phorbeia. 46
19. Aulodie. 55
20. Musique dans les sacrifices. 59
21. Trompettes romaines. 61
22. Myropnus Nanus.—Choraule. 65
23. Néron, habillé en femme, chante en s'accompagnant sur la lyre. 66
24. Orgue, d'après les médaillons dits contorniates. 69
25. Orgue, d'après les médaillons dits contorniates. 69
26. Écriture boétienne. 72
27. Écriture grégorienne. 72
28. Neumes. notation pointue, dite saxonne. 76
29. Neumes. notation carrée, dite lombarde. 77
30. Portée; clefs de fa, d'ut et de sol. 79
31. Guy d'Arezzo et son élève l'évêque Théodald. 85
32. Harpe des bardes gallois (IXe siècle). 89
33. Chapiteau de l'église de Saint-Georges de Bocherville (XIe siècle). 91
34. Notes simples—Notes composées. 96
35. Chanson de Thibaut de Navarre. 98
36. Viole, XIIIe siècle. 104
37. Mandore. 105
38. Harpe, XIIe et XIIIe siècles. 106
39. Psaltérion ou canon, XIIIe siècle. 107
40. Bedon ou grosse caisse. 109
41. Carillon, XIIIe siècle. 110
42. Trouvère jouant de la viole, XIIIe siècle. 113
43. Les Minnesänger, XIIIe siècle. 115
44. Sceau de la corporation des ménétriers de Paris. 120
45. Marque d'imprimerie d'Ottaviano Petrucci. 123
46. Impression de musique de Petrucci. 124
47. Canon énigmatique de la croix. 127
48. Luthier, XVIe siècle. 129
49. Théorbe ou archiluth. Luth. 131
50. Clavicordium, XVe siècle. 132
51. Virginal ou épinette. 132
52. Flûtes traversières ou allemandes, XVIe et XVIIe siècles. 133
53. Famille des flûtes droites, aiguës et graves, XVIe et XVIIe siècles. 133
54. Famille des hautbois et bombardes aigus et graves, XVIe et XVIIe siècles. 133
55. Famille des bassons aigus et graves, XVIe et XVIIe siècles. 134
56. Rackett, sorte de basson, XVIe et XVIIe siècles. 135
57. Orgue portatif ou régale, XVIe et XVIIe siècles. 136
58. Famille des cornets a bouquin aigus et graves, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. 137
59. Cor ou cornet, fin du XVe siècle. 138
60. Le trombone et ses accessoires, du XVIe au XIXe siècle. 139
61. Musicien ambulant, tambourin et galoubet, XVe siècle. 140
62. Orchestre de fête français. 142
63. Orchestre de fête, XVIe siècle. 145
64. Charivari, XVe siècle. 147
65. Orlando de Lassus, le Prince des musiciens. 153
66. Pierre Aaron et son école. 163
67. Ballet de cour italien (1606). 171
68. Timbaliers allemands de fêtes et carrousels. 187
69. Hændel (Georges-Frédéric). 191
70. Bach (Jean-Sébastien). 195
71. Autographe musical de J.-S. Bach. 197
72. Haydn (François-Joseph). 201
73. Autographe musical de Joseph Haydn. 203
74. Mozart (Jean-Christophe-Wolfgang-Amédée). 207
75. Autographe musical de Mozart. 209
76. Lulli (Jean-Baptiste). 217
77. Les fêtes de l'Amour et de Bacchus. 219
78. Musette française, XVIIe siècle. 221
79. Viole française, XVIIe siècle. 223
80. Rameau (Jean-Philippe). 227
81. Glück (Christophe-Willibald). 231
82. Autographe musical de Glück. 233
83. Billet d'entrée pour un concert. 241
84. Autographe musical et signature de Spontini (Louis-Gaspard-Pacifique), comte de Sant' Andrea. 243
85. Trompette marine de la grande écurie, XVIIe siècle. 244
86. Ballet du roi, 1617. 245
87. Trompette de la grande écurie. 246
88. Zémire et Azor. 249
89. Cherubini (Marie-Louis-Charles-Zénobie-Salvador). 251
90. Autographe musical et signature de Cherubini. 253
91. Autographe musical de Lesueur (Jean-François). 254
92. Méhul (Étienne-Nicolas). 255
93. Autographe musical de Méhul. 257
94. Boieldieu (François-Adrien). 263
95. Beethoven (Ludwig van). 273
96. Autographe musical de Beethoven. 274
97. Weber (Charles-Marie-Frédéric-Auguste von). 277
98. Autographe musical de Weber. 278
99. Mendelssohn-Bartholdy (Félix). 281
100. Schubert (François-Pierre). 283
101. Rossini (Gioacchino). 295
102. Autographe musical et signature de Bellini (Vincenzo). 296
103. Autographe musical de Malibran (Marie-Félicité, de Bériot). 300
104. Autographe musical et signature de Hérold (Louis-Joseph-Ferdinand). 304
105. Halévy (Jacques-François-Fromenthal-Élie). 307
106. Autographe musical et signature d'Halévy. 308
107. Autographe et signature d'Auber (Daniel-François-Esprit). 309
108. Meyerbeer (Giacomo). 313
109. Autographe musical et signature de Meyerbeer. 314
110. Berlioz (Hector). 317
111. Autographe musical et signature de Berlioz. 319
112. Autographe musical et signature de David (Félicien). 322
113. Instruments chinois: 1. Cheng. 2. Che. 3. Kin. 323
114. Kinan, harpe chinoise. 325
115. Instruments hindous: 1. Tayuc ou mayuri. 2. Chikara. 3. Mridanga. 326
116. Instrument hindou, rana-cringa. 327
117. Concert arabe, XIIIe siècle. 328
118. Instruments arabes: 1. Darabouked. 2. Eoud. 3. Tanbour ou guitare bourzouk. 329
119. Harpe des nègres de l'Afrique. 330
120. La partition moderne. 339
121. Contrebasse.—Violoncelle.—Violon. 340
122. Harpe de Marie-Antoinette. 341
123. Clavecin de Ruckers. 342
124. Piano a queue moderne. 343
125. Mécanisme moderne du piano. 344
126. 1. flûte à cinq clefs ou flûte Tulou. 2. flûte Dorus (système Boehm). 3. flûte Boehm (cylindrique). 345
127. 1. Basson. 2. Hautbois de Triébert (système Boehm). 3. Hautbois ancien. 346
128. 1. Clarinette alto. 2. Clarinette à 13 clefs. 3. Clarinette Boehm. 347
129. Saxophones: 1. Contrebasse. 2. Basse. 3. Ténor. 4. Soprano. 348
130. 1. Cor naturel.—2. Cor à piston. 349
131. 1. Trompette à piston.—2. Trompette naturelle. 350
132. Cornet à piston. 350
133. 1. Trombone à coulisse.—2. Trombone à piston. 351
134. Ophicléide.—Serpent. 351
135. Saxhorns et bugles: 1. Contrebasse.—2. Baryton ou basse.—3. Bugle. 352
136. Tambour de basque.—Timbale.—Cymbales. 353
137. Wagner (Richard). 357
138. Autographe musical de Wagner. 358
139. Autographe musical d'Offenbach (Jacques). 364

Paris.—May & Motteroz, L.-Imp. réunies, 7, rue Saint-Benoît.

Au lecteur.

Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original. Seules quelques erreurs typographiques évidentes ont été tacitement corrigées, et la table des matières a été corrigée pour correspondre au texte. La définition du triton donnée en pages 97 et 162, qui semble erronée, est reproduite telle quelle.

Une table des illustrations a été ajoutée.