Title: L'Illustration, No. 0061, 27 Avril 1844
Author: Various
Release date: July 10, 2014 [eBook #46245]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque N°. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. |
N° 61. Vol. III. |
Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. Ab. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40 |
Histoire de la semaine. Chambre valaque; Vue des étangs près Saint-Mitre; Portrait de lord Abinger.--Courrier de Paris.--Salon de 1844 (3e article) Portraits de M. le baron Pasquier, chancelier de France, président de la chambre des pairs, par M. Horace Vernet; de M. le comte de Rambuteau, pair de France, par M Henry Scheffer; de M. Valentin de La Pelouze directeur de l'ancien Courrier Français, par M. Uzanne; Vue générale du Nazareth en Galilée, par M. Monfort, la Poste aux Thoux, par M. Lepoittevin; l'arcade de Hunes, près de Florac Cévennes, par M. Marandon de Moniyet.--Académie des Sciences. Compte rendu des travaux pendant le dernier trimestre de 1843 et du premier trimestre 1844. Trois gravures.--De l'Administration des Postes, et de la réforme postale. Tri des lettres de Paris; tri des lettres pour les départements et l'étranger; les chargements de la malle-poste; Intérieur de la grande cour de l'Administration des Postes; facteur urbain et facteur rural.--Le Dernier des Commis Voyageurs. Roman par M. ***. Chap. V. Révélations.--Carthagène des Indes, souvenir de l'Expédition dirigée par le contre-amiral de Mackau en 1834. (Suite et fin.) Portrait de don Hilario Lopez, gouverneur de Carthagène: Entrevue du vice-amiral de Mackau et du général Lopez. Nivellement de Paris. Cinq gravures.--Le Juif errant. Caricature par Cham.--Modes. Trois Gravures.--Rébus.
Chambre des États de Valachie.
Vue des Étangs d'Engrenier et de Pourra, près de
Saint-Mitre.
Portrait de lord Abinger.
Il semble vraiment que les Chambres s'en vont. Les curies portugaises voient ajourner sans cesse la reprise de leur session; les cortès espagnoles voient réglementer sans elles la liberté ou plutôt l'esclavage de la presse, et attendent le jugement des chefs de leur opposition constitutionnelle; et voilà que ce que nous n'avions pu annoncer que comme au dire de la Gazette d'Augsburg, se trouve aujourd'hui confirmé: la Chambre des états de Valachie a été brusquement close. Un traité avait été passé entre le czar et le prince BiBesco pour l'exploitation Générale des mines du pays. Le czar se chargeait de fournir les trente mille ouvriers, c'est-à-dire les trente mille soldats nécessaires à l'exécution de l'entreprise.--L'assemblée a vu là une occupation consentie et déguisée, et a ficelé le traité comme inconstitutionnel. Le prince Bibesco voulait recourir, dit-on, aux moyens de rigueur. Après réflexion, il s'est borné à déclarer que les travaux de l'Assemblée étaient terminés pour cette année, et à congédier les membres des États.
Autant il est déplorable de voir les gouvernants s'insurger ainsi contre les limites posées à l'exercice de leur pouvoir, et qu'eux mêmes avaient reconnues, autant il est pénible, au point de vue de la légalité, de voir des populations, que l'on est quelquefois disposé à absoudre, si l'on ne consulte que les sentiments de l'humanité, amenées par la misère, ou par un état de souffrance plus forte que leur résignation, à entrer en collision avec l'autorité. Nous avons dit les tristes scènes dont le bassin du Rive-de-Ger a été le théâtre. La justice informe; nous n'avons pas, quant à présent, à en reparler. A Saint-Mitre, commune de l'arrondissement d'Aix (Bouches-du-Rhône), un soulèvement général s'est manifesté parmi la population. Voici les faits. Il y a trois ans que fut fermée une galerie qui servait de communication entre un étang dit l'étang d'Engrenier, et un autre dit l'étang du Pourra. Depuis ce moment, des épidémies constantes, causées par l'émanation de miasmes délétères, régnèrent dans le pays, et sur une population de douze cents habitants, deux cents avaient déjà été moissonnés par la mort. En vain le conseil de préfecture avait ordonné que la galerie fût ouverte: sa décision était demeurée sans effet. Bien que la population aisée eût émigré, le nombre des victimes croissait parmi ceux que leur peu de ressources condamnait à vivre près de ce cloaque. Enfin, quand la mesure de la résignation fut remplie, quand on eut vu qu'il n'y avait qu'indifférence et lenteur à faire exécuter les ordres de l'autorité compétente, le désespoir s'empara de ces pauvres gens; ils ont eux-mêmes exécuté l'arrêt de la justice, sans violence aucune, mais avec ardeur. «Qu'on nous juge maintenant, a écrit un d'eux au Mémorial des Pyrénées, et qu'on nous juge tous, car nous avons tous mis la main à l'œuvre. Nous ne disions pas, nous n'avons jamais dit: Périsse l'industrie plutôt que l'un de nous! notre courageuse longanimité l'a prouvé de reste; nous disions: Secourez-nous, nous périssons! et sur douze cents que nous étions, près de deux cents sont morts... Nous avons bien besoin d'un prompt remède! Si l'on doit nous punir, nous courberons la tête; car, dans notre emportement fébrile, nous avons commis, nous le sentons, un acte coupable; mais, en nous punissant, nos juges ne pourront s'empêcher de reconnaître qu'il y a parfois dans la vie de bien fatales nécessités, de bien tristes exigences.» Cinq compagnies de la garnison de Marseille ont été successivement dirigées vers les étangs, et une vive anxiété régnait dans la ville, où la triste nouvelle d'une collision entre la troupe et les malheureux habitants de Saint-Mitre eût produit la plus triste sensation. Ceux-ci avaient établi une large estrade sur laquelle ils avaient placé les femmes et les enfants, attendant ainsi l'attaque de la force armée dont on les menaçait. Le maire de la ville des Martiques, voisine des lieux, avait déclaré que si la consigne des troupes était de sévir envers ces malheureux, ou de les empêcher de se sauver de la mort, il donnerait sa démission plutôt que de loger les troupes dans sa commune. Les femmes avaient déterminé ces infortunés à la résistance; mais, le 16, on est venu annoncer que le gouvernement permettait l'ouverture de la galerie jusqu'à nouvel ordre. M. lu sous-préfet d'Aix a alors quitté Saint-Mitre, où la joie était générale. Les troupes ont également quitté Les Martigues le 17, pour retourner à Marseille.
Nous avons en terminant, la semaine dernière, mentionné rapidement la discussion réengagée à la chambre des députés sur la l'affaire de Taïti, et la suspension nouvelle de ce débat, sur l'annonce faite par M. le ministre des affaires étrangères du dépôt sous les yeux de la Chambre de documents nouveaux. Il avait été annoncé que le jour de la reprise de ces interpellations serait fixé après qu'on aurait pu prendre communication des pièces déposées. La lecture de celles-ci demandait peu de temps, car le rapport du M. Bruat et certaines autres pièces, dont l'existence et l'intérêt sont constatés, n'en font pas partie; néanmoins, personne n'a encore songé à demander la fixation d'un jour prochain pour reprendre cette discussion. Le ministère la recherche peu, et l'opposition, qui sait que la Ditugé a quitté le port de Papéiti en même temps que le Jonas, qui a amené M. Reine, laisse au bâtiment de l'État, marcheur un peu lent, le temps d'arriver, espérant que tous ses officiers ne seront pas rendus aussi silencieux que l'aide du camp de M. l'amiral Du Petit-Thouars.
Samedi dernier, un débat très-grave a été soulevé à la chambre des députés par le rapport de quatre-vingt-dix pétitions de membres du divers consistoires de l'Église réformée, demandant la liberté des cultes. Dans l'état actuel de la législation, ou plutôt par suite de l'application abusive qui est faite de l'art. 291 du Code pénal et de la loi sur les associations, l'art, 5 de la Charte se trouve en quelque sorte abrogé, ou du moins la liberté de culte qu'il garantit a besoin encore de l'approbation du préfet, ou du commissaire de police. Il n'est ni constitutionnel, ni, disons-le, décent qu'une restriction pratique de cet ordre soit imposée à un droit aussi respectable et aussi solennellement reconnu. S'il a besoin d'être réglementé, c'est par une loi spéciale qu'il faut lu faire; et ce n'est point dans des réunions de conspirateurs, ou d'hommes qui ont intérêt à se cacher, qu'il faut voir des analogies aux inspirations et aux exercices de la foi. La commission, à l'unanimité, par l'organe du son rapporteur, M. d'Hersonville, après un exposé de faits qui justifiait les réclamations des pétitionnaires, concluait au renvoi du leurs pétitions à M. le ministre de la justice et des cultes. Le principe inscrit dans la Charte a été énergiquement soutenu par M. de Gasparin, qui, à l'appui du son argumentation, a cité des faits nombreux, des faits significatifs; et par M. Odilon Barrot, dont la protestation éloquente contre une interprétation qui subordonne constamment un droit garanti par la Charte à l'autorisation préalable, c'est-à-dire au bon plaisir de la police, a vivement impressionné l'assemblée. Nous avons entendu, avec regret, M. Martin (du Nord) et M. Hébert s'efforcer de combattre ces conclusions, et M. Dupin aîné amoindrir la question posée, sans doute dans l'espoir bienveillant, mais mal entendu, de rendre moins rude l'échec au-devant duquel le ministère était allé. Deux épreuves ont été déclarées douteuses; mais, au scrutin, 107 voix contre 91 ont prononcé le renvoi proposé par la commission, et combattu par M. le garde des sceaux.
Lundi, la chambre des députés a ouvert la discussion générale sur le projet de loi relatif à la réforme des prisons. Chaque jour elle a entendu plusieurs défenseurs et plusieurs adversaires du système proposé. MM. Corne, Taillandier et Gustave de Beaumont, ont successivement été écoutés avec intérêt par la Chambre, dans le développement de leurs arguments en faveur du projet. Parmi les députés qui l'ont attaqué, MM. de Sade et Carnot ont particulièrement su obtenir l'attention de l'assemblée. M de Peyramont a également prononcé un discours qui a occupé une grande partie de deux séances, et dans lequel l'orateur a passé en revue les déclarations du jury qui peuvent, depuis la loi de 1832, démontrer qu'à côté de ses immenses avantages, la faculté de déclarer l'existence du circonstances atténuantes présente bien quelques inconvénients. On voit qu'il n'y avait pas beaucoup d'opportunité dans ce discours; il n'y avait pas non plus beaucoup de logique, mais il y avait du talent, et la Chambre l'a écouté d'autant plus volontiers sans doute que, comme il était en dehors de la question dont elle était occupée depuis trois jours, il lui fournissait une distraction agréable. La véritable discussion a ensuite repris son cours. Ce qui nous a surpris dans le débat extérieur auquel la presse s'est livrée de son côté, c'est l'acrimonie que quelques-uns de ses organes y ont apportée. Nous qui croyons sincèrement à la bonne foi de ceux qui combattent la loi comme de ceux qui la soutiennent, nous avons vu avec étonnement qu'on accusait des hommes honorables qui se sont prononcés en sa faveur d'employer les ressources de leur esprit à dissimuler les vices d'un système qu'ils ne peuvent au fond, leur dit-on, regarder comme bon; c'est-à-dire qu'on leur accorde tout le talent qu'ils voudront, pourvu qu'ils conviennent qu'ils n'ont pas du conscience. Il est difficile sans doute, pour tout le monde, de se défendre de toute passion personnelle dans les discussions politiques, mais en vérité il faut en avoir du reste pour en reporter autant dans les discussions d'affaires.
Lundi, de son côté, la chambre des pairs a ouvert chez elle la discussion sur la loi de la liberté de l'enseignement. Au Luxembourg, les discours ont été des volumes. Le premier n'a pas été le moins remarquable: il était l'œuvre de M. Cousin. C'est une défense complète et habilement présentée de l'Université; c'est en même temps une vive critique de l'article 17 tout entier, tant du paragraphe inintelligible et impraticable par lequel le ministre a terminé cet article, que du seul dont la commission propose le maintien, et qui accorde aux écoles secondaires ecclésiastiques une position trop favorablement exceptionnelle pour ne pas rendre la concurrence avec celles-ci bien difficile aux collèges de l'État et des villes, et aux établissements de plein exercice qui sont tous soumis à des charges et à des conditions lourdes et sévères. Dans les séances suivantes MM. de Saint-Priest et Rossi ont également fixé l'attention de la Chambre. Ils ont fait, eux aussi, l'éloge de l'Université; et le dernier s'est montré complètement favorable au projet, même à l'art. 17, du moins par ses conclusions, en contradiction, il est vrai, sur ce point avec bon nombre de ses meilleurs arguments. Le projet a été combattu, au contraire, par quelques orateurs, avec plus de réserve sans doute que n'en avait mis M. de Montalembert dans son attaque d'avant-garde, mais dans un esprit qui se rapproche de celui qui l'avait inspiré. M. Beugnot particulièrement a prononcé dans ce sens un discours qui est l'exposé des motifs d'un projet de loi en vingt-trois articles qu'il compte, dit-on, présenter de concert avec MM. Séguier, Barthélémy et de Gabriac, en opposition au projet dé loi du ministre et à celui de la commission. Tout annonce que la chambre du Luxembourg est pour un long temps engagée dans cette discussion.
Le bruit a généralement circulé cette semaine que le ministère, ayant la conscience du danger que le désaveu de l'amiral Du Petit-Thouars lui faisait courir auprès des hommes mêmes qui lui ont prêté jusqu'ici l'appui le plus persévérant, négociait avec l'Angleterre pour que cette puissance, à laquelle une compensation serait offerte, trouvât bon le maintien de notre prise de possession des îles de la Société; on a dit que l'île de Saint-Domingue pourrait faire les frais de cette entente cordiale, et que l'ancienne partie française de l'île serait reprise par nous, tandis que l'Espagne céderait à l'Angleterre ses droits sur ses anciennes possessions, pour la couvrir de sommes qu'elle lui doit. Nous savons bien que cette dernière puissance sait toujours obtenir satisfaction de ses débiteurs, et nous devrions lui céder notre créance sur l'Espagne pour l'expédition de 1823; mais il faut attendre pour savoir ce qu'il y a de vrai dans ces incroyables arrangements diplomatiques auxquels beaucoup de personnes ont cependant ajouté foi.--Des interpellations ont été adressées dans le Parlement aux ministres de la reine, pour savoir si le désaveu de l'Angleterre avait été assez complet, à l'occasion de tous les actes révolutionnaires et de tous les actes du barbarie dont les ministres et les agents du gouvernement espagnol viennent de se rendre auteurs ou responsables. Ceci semble être une critique amère des témoignages de sympathie politique qui viennent d'être échangés en monnaie de décorations entre le cabinet des Tuileries et celui de l'Escurial.--Le procès d'O'Connell marche d'ajournements en ajournements. On pense, aujourd'hui que, si tant est qu'on arrive à prononcer la condamnation, on rendra suspensif l'effet de l'appel des condamnés, et qu'on s'arrangera ensuite pour que l'époque à laquelle on devrait statuer sur cette requête nouvelle soit indéfiniment reculée.--Le Parlement s'est occupé des moyens de poursuite à mettre à la disposition des Anglais créanciers de ceux de leurs compatriotes qui habitent la France. Si l'on en croit cette discussion, tous les gentlemen qui se trouvent à Paris n'y seraient pas uniquement amenés par le désir libre et spontané de visiter la patrie des beaux-arts et des belles manières. D'après un relevé statistique qui vient d'être distribué tout récemment aux chambres anglaises, au mois de janvier dernier, soixante-six mille Anglais avaient leur résidence en France, sans compter à peu près 55,000 visiteurs accidentels. Leur dépense chez nous était évaluée à 125 millions du francs,--Lord Ashley a déclaré dans la chambre des communes que lorsque viendrait la troisième lecture du bill des manufactures, il demanderait que la durée du travail fût de onze heures par jour jusqu'en 1847 et qu'il espérait que cette modification serait appuyée par le ministère. Sir Robert Peel n'a pas contredit lord Ashley.--Un journal vient de faire le relevé des traitements des grands fonctionnaires et dignitaires anglais. Sir Robert Peel a, comme premier lord de la trésorerie, 150,000 fr.; quatre autres membres du cabinet ont 125.000 fr. chacun; d'autres ne reçoivent que des sommes moindres, mais fort rondes encore. Lord Abinger, premier baron de l'échiquier, dont nous avons annoncé la mort dans notre avant-dernier numéro, et dont nous donnons le portrait aujourd'hui, recevait 175,000 fr.; le lord premier juge de la cour du banc de la reine en touche 202,500; le lord grand chancelier d'Angleterre, 350,000, et le lord lieutenant d'Irlande, 500,000.
Que dire de l'Espagne? Rien; car il faudrait apprendre à nos lecteurs qu'on s'attendait à Madrid à la condamnation à mort de M. Madoz, député, et que le défenseur choisi par lui a été arrêté pour avoir vivement embrassé sa défense. Toutefois nous ne pouvons résister au désir de transcrire les termes dans lesquels le journal el Mundo a fait ses adieux à ses abonnés: «Hier le gouvernement a publié un décret concernant la liberté de la presse; en conséquence de ce décret, el Mundo cesse de paraître à partir d'aujourd'hui.»
Tous les gouvernements de l'Europe semblent devoir entrer avant nous dans la voie de la réduction de l'intérêt de leur dette ou de son remboursement. La Russie elle-même nous devance. On lit dans la Gazette officielle du royaume de Pologne, sous la date du Saint-Pétersbourg: «Tous les fonds 5% du trésor seront retirés de la circulation, et il sera réservé aux porteurs du ces titres la faculté de les échanger contre les fonds 4%, ou d'en demander la valeur nominale en numéraire. La banque de Pologne est chargée de la conversion des fonds 5% en 4%, et la commission des finances et du trésor a émis, à partir du 20 mars (1er avril), des fonds 4% au porteur jusqu'à concurrence de la valeur correspondante au fonds d'amortissement.»
Depuis la suppression brusque et énergique des janissaires, Constantinople n'avait jamais été le théâtre d'un coup d'État pareil à celui qui vient d'y être exécuté. Tous les musulmans avaient été invités à se réunir dans les diverses mosquées; à mesure qu'ils se rendaient à cet appel, des officiers chargés du recrutement, et à la disposition desquels la garnison avait été mise, faisaient saisir tous les hommes jeunes qu'ils jugeaient propres au service militaire. Ceux-ci étaient conduits à bord des bateaux à vapeur du gouvernement, qui les transportaient à la caserne de l'île de Halki. Le lendemain, un conseil formé à cet effet, a de nouveau fait un choix parmi ces prétendus volontaires, et ceux qui avaient plus de trente ans, comme aussi ceux qui étaient domiciliés à Constantinople, ont été mis en liberté. Les autres, dont on évalue le nombre à 15,000, sont destinés à remplacer les soldats qui ont fini leur temps de service et qu'on doit renvoyer chez eux. Le soir même a été lu dans les mosquées un firinan par lequel il est formellement défendu aux musulmans de s'entretenir de cette mesure, avec menace de la punition la plus sévère. Pendant tout le temps que cette presse a duré, le sultan est demeuré enfermé dans son palais, défendu par une force imposante.
Le prince Maurice de Nassau, frère du duc régnant et officier au service de l'Autriche dans un régiment de hussards, assistait à une partie de chasse, en Hongrie, chez l'un des principaux magnats du pays. A la vue de la brutalité presque féroce avec laquelle ce dernier maltraitait deux pauvres rabatteurs, frappés à terre et demandant grâce, le jeune officier, dans un mouvement d'indignation irréfléchie, leva sur le magnat le fusil dont il était arme, et l'étendit lui-même à ses pieds. Le prince Maurice est un jeune homme de vingt-quatre ans. On se demande devant quel tribunal les lois de l'Autriche vont porter l'instruction de cette malheureuse affaire.
Les obsèques du feu roi de Suède ont dû être célébrées le 20 à Stockholm. Les États généraux se réuniront au mois de juillet. L'édit de convocation paraîtra après les obsèques. L'on croit que le nouveau roi, Oscar 1er, sera couronné à Stockholm dans le mois d'août, et à Christiania vers la fin de septembre.--Le prince de Wasa vient d'écrire de Darmstadt à tous les souverains de l'Europe, pour déclarer que, s'il ne croit pas devoir, dans les circonstances actuelles, faire valoir ses droits à la couronne de Suède, il n'entend pas néanmoins y renoncer, et qu'il se réserve de les revendiquer dans telle autre occasion qu'il jugera convenable.--Le nouveau canal de Trollhoata, qui complétera la jonction des deux mers, sera ouvert le 20 du mois prochain.
Il vient d'être pourvu à la vacance de quelques sièges épiscopaux. M. Manglard, curé de Saint-Eustache, à Paris, est nommé évêque de Saint-Dié; monseigneur l'évêque de Gap, dont l'état de santé motive cette translation, est nommé évêque de Verdun; M. Dépery, vicaire général de M. l'évêque de Belley, est nommé au siège de Gap; M. Fabre des Essarts, vicaire général capitulaire de Blois, est nommé évêque de cette ville; enfin M. Ruissas, archiprêtre de la métropole de Toulouse, est nommé évêque de Toulouse.
La mort ne perd pas son temps. Nous n'avions pas eu encore jusqu'à ce jour autant de noms à inscrire sur nos tables funéraires. L'Institut de France et le Conservatoire royal de musique ont perdu le célèbre auteur d'Aline, du Délire, de Montano et Stéphanie, et de tant d'autres œuvres lyriques qui feront vivre le nom de Berton. Il avait puissamment contribué à fonder cette belle école française dont le Conservatoire perpétue les précieuses traditions.--M. de Compigny, ancien officier général, qui siégea au côté droit de la chambre des députés, de 1815 à 1827, est mort également dans un âge avancé.--Madame la duchesse de Lorges, née de Tourzel, vient, au contraire, d'être enlevée à sa famille dans sa trente-huitième année.--Citons encore M. le lieutenant général baron Ledru des Essarts;--monseigneur Diaz Perino, religieux de l'ordre des dominicains, et évêque de [illisible] morque;--et M. le comte d'Exéa, membre du conseil général de l'Aude.--M. Reynold, gouverneur du Missouri, s'est tiré un coup de pistolet au cœur.--Enfin M. le comte de Fossombroni, savant distingué et premier ministre du grand-duc de Toscane, est mort à Florence à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, que peu de premiers ministres atteignent dans l'exercice de leurs fonctions.
La plus importante nouvelle, la nouvelle qu'on échange depuis trois ou quatre jours en se donnant la main, la voici: Rachel est malade!» Cela remplace le bonjour et le comment vous portez-vous, qui sont d'usage éternel; c'est variation.
Mademoiselle Rachel est tombée malade, en effet, et dans une circonstance qui a rendu le fait de sa maladie plus singulier et plus grave. On était à la veille de la première représentation d'une tragédie nouvelle: Catherine II, de M. Romand. L'illustre actrice devait jouer le principal rôle; elle avait accepté avec ardeur, il y a six mois, des mains de M. Romand lui-même. Pendant trois autres mois, les acteurs, et mademoiselle Rachel à leur tête, s'étaient livrés à une étude laborieuse et assidue de l'ouvrage de M. Romand. Le public était prévenu et attendait avec impatience cette ronde tentative de sa tragédienne favorite dans une pièce inédite. La Judith de madame Girardin n'avait point, comme on sait, prouvé sans réplique l'autorité de mademoiselle Rachel de son succès dans les œuvres de nouvelle fabrique. Que ce soit faute de madame de Girardin, personne ne le conteste; mais enfin l'épreuve n'avait pas tourné complètement à l'honneur de l'actrice. On comptait donc sur Catherine II pour une revanche, et la curiosité était vivement excitée: le Théâtre-Français rêvait un grand succès; déjà M. Romand se voyait front ceint du laurier triomphal. Tout à coup se répand bruit sinistre: «Rachel ne jouera pas! Rachel est en danger!» L'effroi gagne le théâtre, les acteurs se regardent d'un air atterré et M. Romand est sur le point de s'évanouir; figurez-vous un homme auquel on enlève un amour, un bonheur, une gloire qu'il touchait du doigt et qu'il croyait tenir.
M. Romand a joué en tout ceci le rôle de Tantale, qui voit l'onde échapper à sa lèvre altérée.
Il va sans dire qu'on a fait courir mille bruits sur cette subite indisposition de mademoiselle Rachel. Il y en a de nature ne se pouvoir être rapportés; il en est d'autres qui peuvent se dire tout haut, et au besoin s'imprimer. Celui-ci est du nombre: mademoiselle Rachel aurait une rancune contre le Théâtre-Français, qui lui a refusé de donner une représentation au bénéfice de sa petite sœur Rébecca et de son frère Raphaël.--Ou bien encore: mademoiselle Rachel, au moment suprême et sur le point de livrer bataille, a eu peur d'une défaite et a reculé; l'ombre de Judith s'est dressée devant elle.
Il nous répugnerait de croire que mademoiselle Rachel a du céder à ce point à des calculs personnels; ce serait de l'égoïsme tout pur, et du plus condamnable; tenir, en effet, un pauvre auteur en haleine pendant six mois, prendre à d'honnêtes comédiens leur temps et leur travail, leurrer un théâtre, c'est-à-dire une entreprise importante, de l'espoir d'un succès ou tout au moins d'un puissant appui pour l'obtenir, et tout à coup lâcher prise, par une crainte pusillanime, par un ressentiment puéril, par un caprice, ce serait plus qu'un coup de tête, ce serait une mauvaise action, et nous n'oserions pas croire que mademoiselle Rachel en fût capable. Mieux vaut donc s'en rapporter au bulletin de M. le docteur en médecine; car la médecine affirme que mademoiselle Rachel est très-positivement et très-sérieusement malade; il lui faut du repos et un long repos; Hippocrate dit six mois, Quintillien un an; les mieux informés se placent entre ces deux opinions.
Quoi qu'il en soit, cette catastrophe imprévue jette la désolation au Théâtre-Français; s'il avait quelque autre bien pour prendre patience et pour se consoler! mais tout lui manque à la fois; ce n'est pas seulement Catherine II, ce n'est pas seulement mademoiselle Rachel, ce sont toutes les branches, si on peut ainsi dire, sur lesquelles il avait mis son espoir de salut pour cette saison de printemps et d'été; la censure a pris le Théâtre Français à partie et lui fait, depuis un an, des blessures profondes; il semble que ce soit un duel à mort. Les Bâtons flottants, qui définitivement ne seront pas joués, une Conspiration sous le régent, drame de M. Dumais, sont restés sur le champ de bataille! La censure, sans cris de pitié, les a dévorés tout crus.
Dans cette extrémité, le Théâtre-Français crie à l'aide et sent dépérir semaine par semaine, jour par jour, heure par heure: il meurt faute de pièces nouvelles, il meurt faute d'auteurs heureux, il meurt par ce qui n'est pas et par ce qui est en lui; et cette république délabrée demande un roi; une main ferme peut la relever de ses ruines: le Théâtre-Français est en si mauvais état que ce recours à un despotisme ne pourrait pas rendre sa position pire, et qu'en demandant un roi, il ne risque point de renouveler la fable des grenouilles.
Puisqu'il nous est permis de mêler le sacré au profane, parlons de monseigneur Louis Belmas, mort récemment évêque de Cambrai. M. Belmas était un homme d'esprit, un homme aimable, et un excellent homme; il était en outre évêque tolérant et éclairé; l'Empereur l'estimait particulièrement; il faisait plus encore, il l'aimait avec préférence sur tous les autres grands dignitaires de l'Église. Pendant sa longue carrière, le bon évêque ne démentit jamais, par aucune action, par aucune parole, ce glorieux témoignage de l'affection du grand homme; son diocèse lui voua un véritable culte, et Cambrai l'adorait. Un jour, en 1829, le bruit se répandit que M. Belmas avait le projet de quitter ses ouailles et île se retirer dans le Haut-Languedoc, où il était né. Aussitôt toute la ville inquiète alla le trouver, le suppliant de ne pas causer cette douleur de sa retraite et de son départ à sa chère ville de Cambrai; il y eut des supplications, il y eut des larmes; si bien que l'excellent évêque ne put résister à ces témoignages unanimes d'une affection cordiale, «Eh bien! dit-il, plein d'une vive émotion, je mourrai au milieu de vous.» Il a tenu parole, et mourut dernièrement à Cambrai, regretté et béni.
Une nièce de M. Belmas, mademoiselle Donat, a eu l'idée pieuse de consacrer la mémoire de son oncle par une œuvre d'art, qui pût être acquise aisément par les nombreux amis qu'il possédait et par les citoyens de Cambrai qui gardent chèrement le souvenir de ses vertus. Une médaille vient d'être frappée dans cette intention; elle représente, sur la face, le portrait de M. Belmas, tête fine et bienveillante; de l'autre, les insignes de sa dignité. Mademoiselle Donat a commandé cette médaille à ses frais; et, en femme distinguée, qui comprend combien la beauté du travail donne du prit à un pareil hommage, elle a choisi pour l'exécuter M. Depaulis, notre habile graveur, lequel y a mis toute la conscience et toute la pureté de son rare talent.--Allons, artistes et poètes, voilà qui est bien! Un grand homme est mort, ou bien un pieux évêque descend dans la tombe; toi, monte ta lyre; loi, prends ton burin ou ton pinceau; chantez la gloire et consacrez la vertu! Quel plus bel usage peut-on faire de la corde harmonieuse et de l'éternel airain?
Il y a, au Gymnase, un acteur du nom de Delmas; l'évêque du Cambrai était son oncle; toutefois, pour ne pas trop compromettre l'Évangile avec le vaudeville, le comédien a changé la première lettre de son nom et mis un D à la place du B. Delmas est un honnête homme et un honnête acteur; il est probable que le jour où il aura rempli son dernier rôle ici-bas pour aller, dans l'autre monde, rejoindre son brave oncle, l'évêque de Cambrai ne fera pas le rigide, et que Belmas tendra la main à Delmas et lui donnera sa bénédiction. Béranger est de cet avis.
Comment de Cambrai sommes-nous arrivés au Gymnase et d'un évêque à comédien? Quoi qu'il en soit, nous y voici, et autant vaut profiter de l'occasion pour annoncer l'abdication définitive de M. Delestre-Poirson, directeur; les batailles livrées par M. Delestre-Poirson aux auteurs dramatiques ont fait assez de bruit depuis longtemps, et le Gymnase a payé trop rudement les frais de la guerre, pour qu'on n'apprenne pas avec plaisir que cette retraite de M. Poirson va faire refleurir la paix; ce n'est pas précisément une paix à tout prix, mais une paix du prix de trois cent et quelques mille francs que M. Poirson-Delestre recevra pour panser ses blessures; beaucoup se guérissent à moins.
Le successeur de M. Poirson s'appelle M. Montigny; il est directeur du théâtre de la Gaieté, je crois, où il fait jouer force mélodrames; je ne sais même si, de temps en temps, il n'en compose pas pour son propre compte; c'est un homme complet, comme on voit. M. Montigny possède-t-il une eau merveilleuse pour rendre la santé aux malades? a-t-il découvert une pondre de Perlimpinpin pour ressusciter les morts? Cela est à désirer, et lui servirait dans la circonstance; si le Gymnase n'est pas tout à fait mort, en effet, en vérité il est bien malade. Mais il y a de la ressource; les auteurs proscrits vont revenir au bercail, et M. Scribe a promis de faire des vaudevilles pour féconder de nouveau le terrain; et quel théâtre ne réunit pas quand M. Scribe s'en mêle? Il est vrai que le Gymnase est le théâtre de ses premières amours, et que les premières amours ne se recommencent guère ou se recommencent mal.
--Ce pauvre M. Kirsch ne s'est pas découragé; il a tenté une seconde ascension; mais cette seconde aventure n'a pas mieux réussi que la première; un coup de vent est survenu et a jeté le ballon à bas. M. Kirsch s'est livré à un violent désespoir; c'était à faire pitié. Pourquoi, en effet, un coup de vent, qui vient là tout exprès miner une espérance? Jusque-là, le ciel s'était montré calme et clément; le jour était magnifique; le soleil éclatait splendidement dans l'azur; il n'y a eu qu'un seul coup de vent dans la journée, et c'est ce pauvre M. Kirsch qui l'a reçu à bout portant, ce vent contraire n'aurait-il pas aussi bien pu souffler un quart d'heure avant ou un quart d'heure après? Heur et malheur! Tandis que M. Kirsch échouait, d'autres, peut-être au même instant, lançaient leur ballon gonflé du vent de la vanité et de la sottise, et allaient aux nues! Choisir le vent, avoir le vent pour soi, c'est le secret de bien des ascensions et de bien des renommées, de beaucoup de ballons et de fortunes.--Enfin la troisième tentative de M. Kirsch a réussi; on annonce que le vent lui a été favorable mercredi dernier.
--Mademoiselle Déjazet vient de perdre sa mère, âgée de quatre-vingt six ans passés, ce qui n'annonce pas que Frétillon soit tout à fait dans son printemps. Le convoi de cette bonne femme, qui avait eu l'honneur de concevoir et de mettre au monde une des plus spirituelles, des plus célèbres, des plus adorées, des plus populaires actrices de ce temps-ci, avait attiré une foule considérable d'artistes de toute espèce, de directeurs de théâtre et de comédiens. On dit mademoiselle Déjazet très-profondément affligée de la mort de sa vieille mère; c'est que Frétillon a du cœur, Frétillon est une bonne fille de toutes manières.
--On a fait grand bruit, ces jours derniers, d'un certain aigle noir qui s'est montré tout à coup dans le ciel parisien. L'aigle, déployant ses ailes, planait sur la ville immense; et tous les regards, surpris, de le regarder. «D'où vient-il? Est-ce un présage?» On a fini par découvrir que l'oiseau merveilleux s'était tout simplement échappé de la maison de M. Vairmaire, rue de Grenelle-Saint-Honoré, où on le tenait en cage. Cependant l'aigle ne s'est pas laissé reprendre il jouit de sa liberté, il se nourrit aux frais de la ville du Paris. L'autre jour il s'est abattu sur un chien, dans la rue Mouffetard, et en a fait son déjeuner, ou peu s'en faut, à la barbe de la foule ébahie; et hier le Constitutionnel l'a découvert au dessus des tours de Notre-Dame, soupant avec un corbeau. Sous l'empire, personne n'aurait fait attention à cet aigle, nous en avions tant! Mais aujourd'hui que tant de poulets d'Inde passent pour des aigles, on s'étonne de voir par hasard un aigle véritable.
--L'Angleterre possède en ce moment un nain extraordinaire surnommé Tom-Thumb ou Tom-Pouce. Ce nain se montre partout. Un journal anglais prétend que Tom-Thumb fait dix mille francs de recette par semaine, tant la curiosité publique est, en ce moment, excitée à son profit. Il est vrai que la reine Victoria raffole de Tom-Thumb et s'en divertit beaucoup. La ville prend l'exemple de la cour, les valets imitent le maître, les sujets singent le souverain: de là le succès de Tom-Thumb. Mais que demain S. M. Victoria se lasse du nain et s'amuse d'un géant, adieu mon pauvre Tom-Thumb; Goliath aura la chance, et le nain sera honni.--Tom-Thumb est attendu le mois prochain à Paris; nos nains politiques et littéraires lui préparent une réception fraternelle et digne de sa petitesse.
Duprez est revenu de Londres passablement chargé de bank-notes: il se promenait triomphalement hier dans sa calèche, par le plus beau soleil du monde.
--M. Raoul, célèbre fabricant de lunes, vient de mourir; c'était un industriel très-ingénieux et d'un grand mérite; ses lunes avaient une réputation européenne; le serpent de l'envie avait cherché vainement à y mordre.
--L'Académie Royale de Musique prépare un opéra nouveau: Richard en Palestine; la musique est de M. Adolphe Adam, qui voudrait bien être de l'Institut, et fait, pour cela, claquer le fouet du Postillon de Longjumeau. M. Adam finira par arriver au relais.
--Le bruit court de la prochaine ouverture, à la salle Ventadour, d'un théâtre espagnol. On prétend qu'Espartero en est le directeur; mais on prétend tant de choses!
Et cependant, allez au jardin des Plantes respirer le parfum des amandiers en fleur.
3e article.--Voir t. III, p. 33, 71, 84 et 103.
Notre collaborateur M. Bertall a fait sa revue pittoresque. Une petite vacance a eu lieu pour le Salon, vacance chère à beaucoup d'artistes, pendant laquelle ils écrivent à M. le directeur afin d'obtenir une meilleure place, comme si la justice de leurs réclamations pouvait leur donner droit à les voir accueillir. La vacances finie; quelques uns se réjouissent; on les a mieux placés. D'autres se lamentent plus encore que lors des premiers jours de l'exposition: on les a mis dans un jour faux, on leur a donné une mauvaise travée; M. le directeur, par amitié, leur a jeté le pavé de l'ours. Le public voyait peu leur œuvre, et, depuis qu'ils ont réclamé, le public ne la voit plus du tout.
Les changements récemment opérés dans la disposition des tableaux n'ont fait que doubler notre tâche, à nous: une heure, au moins, nous avons erré, cherchant nos noms bien connus, sans les trouver, cherchant, sans les découvrir, des œuvres qu'avaient signalées nos confrères. Pauvre critique! quel désappointement n'a pas été le tien! Et cependant les innovations sont peu nombreuses.
Le lecteur n'a pas besoin d'être éclairé à ce sujet, et s'il nous prenait fantaisie de lui en faire part, sans doute il nous adresserait la phrase terrible: Avocat, passez déluge;--critique, ne vous répétez pas. Reprenez la promenade à l'endroit où nous nous sommes quittés. Rien de moins, mais rien de plus. Or le public a tant d'erreurs, tant de péchés, tant d'omissions à nous pardonner, que nous nous garderons bien, pour si peu, de l'indisposer.
Avant d'aller rendre visite au portrait de M. Pasquier, arrêtons-nous devant l'œuvre de M. Jadin. Si nous considérions les peintures de M. Jadin comme des tableaux, au lieu de voir en eux des panneaux d'appartement, nous serions en droit d'être un peu sévère à l'égard de ce peintre. Mais nous les prenons comme il nous les donne. Le panorama d'une chasse se déroule devant nos yeux. D'abord voici le portrait authentique et collectif de la meute, appartenant à M. le comte Henri Greffullie; puis voici le Rendez-vous, auquel personne ne manque. Le Hallali est la mise en scène d'un fait récent; un sanglier forcé charge le cheval de M. le prince de W.... Enfin, la Course aux lévriers est vive et très-mouvementée.
Cette série de panneaux, envoyés cette année au Salon par M. Jadin, a de l'intérêt pour tout le monde: qu'on juge de la joie qu'éprouvent les chasseurs en la regardant! Comme ils prennent avidement connaissance de cette histoire peinte d'une chasse! Il y a tel épisode, reproduit par M. Jadin, qui a le pouvoir de rappeler aux amateurs un débûché qui date de vingt ans. Ralph et Zeph, lévriers à l'entraînement, sont deux portraits fort ressemblants sans doute. Ce dont il faut savoir gré à M. Jadin, c'est de sa facilité à grouper chasseurs, batteurs de bois, chiens et gibier. Nous le répétons, son envoi se compose de panneaux, et comme panneaux ils sont assez terminés.
Nous sommes maintenant devant l'œuvre de M. Horace Vernet, devant le portrait de M. le chancelier Pasquier, qui est, sans contredit, une des plus remarquables œuvres du Salon.
A quoi bon parler de l'habileté avec laquelle ce portrait est peint? M. Horace Vernet à une réputation telle, qu'il suffit de nommer ses tableaux pour que le public sache à quoi s'en tenir sur leur mérite. Le portrait de M. Pasquier brille par la ressemblance, par le naturel de la physionomie, par la dignité simple de la pose: le grand chancelier, revêtu du son grand costume, est occupé à dépouiller le scrutin.
Non loin du portrait de M. le chancelier Pasquier, se trouve le portrait d'une autre sommité parisienne peint par une autre sommité dans les arts. Nous voulons parler du portrait de M. Rambuteau, préfet de la Seine, par M. Henri Scheffer, œuvre large, sévère et consciencieuse, comme sait les faire l'auteur de Charlotte Corday. Le portrait de M. Jourdan, par le même, a une valeur égale sous le rapport de l'art, et plaît moins comme ressemblance.
Les trois portraits de M. Alexis Pérignon ont en, et devaient avoir un immense succès, car il est difficile de peindre avec plus de charme et plus de goût; celui d'un élève de l'École Polytechnique, par M. Pichon, est un des meilleurs du Salon; ceux de M. Léon Viardot appartiennent à la bonne école; ceux de M. Charlier prouvent chez l'auteur une grande habileté et beaucoup de savoir-faire dans les ajustements. Quant au portrait de M. V. de la Pelouze, par M. Uzanne, nous le reproduisons à deux titres: il est bien peint, et fait connaître à nos lecteurs un homme qui a tenu pendant vingt-cinq ans un rang honorable dans la presse: l'ancien directeur du Courrier français, le collaborateur et l'ami de Châtelain.
Portrait de M. Pasquier, chancelier de France, président
de la Chambre des Pairs, par M. Horace Vernet.
Madame Eugénie Grün, dans son portrait de M. A... G... a déployé une grande habileté de pinceau, ainsi que dans sa Tête d'étude, placée sous le n° 863. Enfin, les onze portraits-miniatures de M. Maxime David ont droit à l'attention des connaisseurs.
Il nous souvient de Montaigne visitant la tasse, qui obtint un grand succès dans une des expositions précédentes; cette œuvre fit jeter les yeux depuis sur tout ce qui est sorti de l'atelier de M. Louis Gallait. Eh bien! nous avons peine à le reconnaître cette année, tant son envoi est inférieur à ce qu'on peut attendre d'un peintre qui a fait ses preuves. La Prise d'Antioche par les Croisés est une toile à effet, et qui ressemble beaucoup trop à un cinquième acte d'opéra; au reste, rien n'égale la verve avec laquelle elle est composée, le désordre est au comble parmi les musulmans. Deux pendants, Bonheur et Malheur, n'ont pas un mérite égal. Le Bonheur, c'est-à-dire la mère heureuse regardant jouer ses enfants et paraissant posséder tous les biens que la fortune et la santé peuvent donner, est d'un coloris conventionnel, d'un dessin faiblement étudié. Le Malheur, représenté par une jeune femme presque en haillons mettant ses enfants à peine vêtus sous la protection de la croix, est bien supérieur au pendant, quoique peint dans le même genre; la tête de la mère a une expression poignante qui saisit. Dans le salon carré, le portrait de M. Dubois est parfaitement peint. Que M. Louis Gallait nous pardonne notre sévérité; nous savons quel est son talent, et voilà pourquoi nous exigeons davantage.
Deux frères, MM. Achille et Léon Benonville, ont exposé, et obtiennent un succès égal.
Le premier s'est inspiré de ces beaux vers d'André Chénier sur l'infortune d'Homère:
Et sur une pierre
S'asseyait; trois pasteurs, enfants de cette terre,
Le suivaient, accourus aux abois turbulents
Des molosses; gardiens de leurs troupeaux bêlants.
Ils avaient, retenant leur fureur indiscrète,
Protège du vieillard la faiblesse inquiète
Ils l'écoutaient de loin, et s'approchant de lui...
Comme le poète, le peintre a été bien inspiré, et il a envoyé de Rome un beau paysage historique, composé et rendu avec bonheur, notamment sur les premiers plans; une certaine uniformité d'exécution fait seule tort à l'ensemble du tableau. Homère abandonné dans l'île de Sicos et accueilli par des bergers est une œuvre qui honore le jeune lauréat de l'Institut. Le Souvenir de la vallée de Narni, par le même, seul beaucoup moins l'école que le paysage d'Homère, et nous fait espérer que M. Achille Renouville possède une véritable originalité.--Son frère, M. Léon Renouville, a exposé une Esther remarquable en tous points, d'une couleur brillante, d'un dessin habile.
Un autre lauréat de l'Institut, M. Jean Murat, mérite nos éloges pour ses Lamentations de Jérémie, tableau où se remarquent des qualités de premier ordre et de malheureux défauts. Il est inutile de s'appesantir sur ce tableau exposé déjà aux Beaux-Arts; c'est bien le peintre d'Agar qui l'a composé. Allez dans la galerie des gravures: Agar dans le désert, gravé avec talent par M. Alexandre Manceau, vous prouvera que M. Murat pèche sous le rapport de l'imagination, mais que son dessin est d'une pureté extraordinaire.
Que reprocherons-nous à MM. Schopin, Émile Signol, Serrur et Gosse?
A M. Schopin, son Don Quichotte et les Filles d'auberge, qui manque de caractère autant que sa Virginie au bain, autant que ses deux sujets sur Manon Lescaut, autant que ses deux sujets sur les Mystères de Paris. Certainement, M. Schopin a de l'habileté et du faire; mais il ressemble à ces acteurs qui sont toujours les mêmes. Quel que soit le sujet qu'il traite, ses moyens ne changent jamais. Les deux sujets de Manon Lescaut, traités par M. Édouard Schwind, ont des qualité» plus réelles que ceux de M. Schopin.
A M. Émile Signol, ses deux portraits historiques, qui ne nous permettent pas de croire que son talent soit multiple et puisse briller, notamment à peindre des chevaux. Le Portrait équestre de Godefroy de Bouillon et le Portrait équestre de saint Louis sont des toiles de genre, moins la grâce et l'agrément. Les deux autres portraits non équestres de M. Émile Signol nous plaisent davantage!
A M. Serrur nous ne reprochons que l'insuffisance de verve, car son Dévouement d'un bourgeois d'Abbeville renferme d'excellentes parties. Le fait qu'il a traduit sur la toile est une des plus belles pages de l'histoire de la bourgeoisie en France. Les Anglais s'étaient emparés d'Abbeville; un bourgeois, nommé Ringois, refusa de les aider à dominer ses concitoyens: il fut enlevé et conduit, chargé de chaînes, à Douvres. On le plaça sur le parapet d'une tour qui dominait la mer. «Reconnaissez-vous pour votre maître Édouard III? lui cria-t-on.--Non, répondit Ringois, je ne reconnais pour maître que Jean de Valois.» Il fut jeté la mer. M. Serrur a rendu cet épisode avec talent; mais pourquoi ses groupes ne sont-il pas posés avec plus d'assurance; pourquoi sa couleur n'a-t-elle plus de brillant? La Contemplation fait honneur à M. Serrur.
A M. Gosse nous souhaiterions plus d'ampleur dans la manière, et on pourrait alors l'appeler le Casimir Delavigne de la peinture. Les œuvres du poète ont souvent été par lui traduites en tableaux. Un jour, nous avons aperçu les Enfants d'Édouard; un autre jour, à l'ouverture du Salon de 1844, nous voyons Louis XI aux pieds de saint François de Paule.
Portrait de M. de Rambuteau, par M. Henri Scheffer. |
Portrait de M. Valentin de la Pelouze, directeur de l'ancien Courrier Français, par M. Uzanne. |
Ce dernier tableau est bien composé, et rempli de détails consciencieusement peints. Maître Adam et le prince de Gonzague est un intéressant épisode agréablement rendu. La femme de maître Adam, en introduisant le prince auprès de son mari, plus occupé de ses vers que de son travail, lui dit: Voyez, monseigneur, à quoi mon paresseux de mari s'amuse au lieu de travailler.--Ingénieuse moitié! Ton paresseux de mari s'occupait à faire ses fameuses chevilles.» Le portrait exposé par M. Gosse est remarquable; c'est tout ce que nous en pouvons dire. Justice vient d'être rendue tardivement à M. Théophile Blanchard; un de ses paysages vient d'être placé dans le Salon doré. Nul, plus que cet artiste, ne sait donner une idée de la nature dans ses plus simples comme dans ses plus merveilleux aspects. La Vue prise sur les bords de l'Oise a des qualités sans nombre qu'obscurcissent à peine des détails parfois un peu négligés. La Vue prise à Noisy est d'un effet saisissant. M. Blanchard appartient à cette école de paysagistes qui ne corrigent pas la nature par l'imagination, et qui ne manquent pas, cependant, de la copier, en lui laissant sa poésie et sa vigueur. Il en est de même de M. Eugène Lepoittevin pour les scènes animées. Jamais sa verve ne s'épuisera, du moins tout nous porte à le croire. Avez-vous vu une Embarcation (dite la poste aux choux) venant approvisionner un poste de flibustiers sur la côte? Y a-t-il quelque chose de plus habilement touché, de plus spirituellement fait? Et le Renseignement donc! Ce tableau fait plaisir, tout placé qu'il est à côté des Marilhat et d'un Tony Johannot; c'est qu'il est plein de bonhomie, et que les accessoires en sont charmants. Les Fruits d'automne ne sont pas le moins agréable des tableaux de M. Eugène Lepoittevin, qui tous ont un air de parenté que bien des gens appellent uniformité, et que nous considérons comme le style. M. Lepoittevin a un talent fin, coquet et facile; il fait un feuilleton en peinture, soit; mais qu'importe, s'il amuse? Où s'arrêtera M. Achard? Personne ne le sait, et lui-même moins que le public peut-être, tant ses études sont sérieuses et suivies. Quoi qu'on puisse dire pour décourager les travailleurs, la réputation récompense tôt ou tard les hommes dont les capacités sont réelles. En 1840, personne ne connaissait M. Achard; en 1844 M. Achard est, à bon droit, regardé comme un excellent paysagiste. Trois vues et un paysage forment son exposition. Les trois vues sont prises dans le Hameau de Sainte-Égrève, ou aux environs. Il serait difficile de surpasser Achard pour ce qui concerne les terrains et les collines rocailleuses, qu'il peint avec une étonnante vérité. Une chose lui manque encore, c'est le feuiller de ses arbres de premier ou second plan.
La Poste aux Choux, par M. Eugène Lepoittevin.
Aucune vue n'a plus de charnu; que la Vue générale du village de Nazareth, en Galilée, par M. Alphonse Montfort.
Vue générale du village de Nazareth, en Galilée, par M. Alphonse
Montfort.
Non-seulement la couleur en est bonne, mais encore le point de vue est bien choisi. Le groupe d'hommes, de chameaux et de bœufs a du mouvement, et, par-dessus tout, la légèreté des tons dans le ciel, la grâce dans les lignes et la transparence de l'horizon font de ce tableau une charmante page.
M. Marandon de Montyel a exposé cette année trois paysages, Son Souvenir du pays Vaud et son Vieux château de Creceils sont de petite toiles qui n'ajouteront rien à la réputation! de cet habile artiste, mais la Cascade de Retie près de Florence attire à juste titre l'attention des connaisseurs. Cette nature âpre et sauvage convenait bien au talent énergique et austère de M. Marandon de Montyel. C'est un tableau qui lui fait d'autant plus d'honneur qu'on y remarque encore des progrès incontestables. M. Marandon de Montyel deviendra bientôt, s'il continue à marcher du même pas, un de nos meilleurs peintres de paysages.
Les Rives de l'Albarine, par M. Édouard Hostein, peuvent être regardées comme le plus beau paysage qu'il ait exposé depuis longtemps, soit pour la grandeur, soit pour le fini avec lequel il est fait. La Vallée de la Saône, et les Rives de la Saône, du même peintre, sont moins complets, sans être indignes de son talent.--Le Paysage de M. Troyon a beaucoup d'air; c'est un des plus pittoresques endroits de la forêt de Fontainebleau. Le tableau appelé Dessous de forêt, et dans lequel M. Troyon représente un chasseur tirant un canard sauvage, est certainement rempli de beautés du premier ordre; mais la lumière n'est pas lumineuse (qu'on nous pardonne ce pléonasme qui fait comprendre notre pensée); le plan de gauche s'efface beaucoup trop.--Un Village des États romains, peint dans un genre tout à fait opposé, par M. Sabatier, a de la grandeur et de l'air, quoique petit et bien rempli; le Site des Pyrénées, dont la couleur est tout à fait charmante, n'a que le défaut d'avoir certains reflets roses qu'on ne s'explique pas.
Cascade de Rouves près de Florac
(Cévennes), par M. Marandon.
On doit des éloges; à madame Louise Strubberg, pour son Lac de Retournemer (Vosges); cette artiste a profité des leçons de M. Horace Vernet, son illustre maître;--à mademoiselle Clémence Dimier, pour son Saint Jean écrivant l'Apocalypse dans l'île de Patmos, tableau d'un style élevé;--à M. Adrien Lainé, garçon de bureau au ministère de la marine, pour ses Naufragés, sujet traité avec une vigueur remarquable, et pour sa belle Vue des environs de Marseille. M. Lainé pourra devenir un peintre de mérite reconnu;--à M. J.-J. Champin, pour ses grandes et magnifiques aquarelles, qui laissent loin derrière elles une foule de paysages peints à l'huile;--à M. Émile Lonele, pour son Soutenir du lac de Guarda, plein de couleur, et où l'inexpérience du peintre est le seul défaut;--à M. Paul Gourlier, pour ses deux paysages. Son Enfance de Bacchus est un beau tableau, où le feuillage est seulement un peu trop découpé; son Paysage est charmant et d'une largeur de composition à la Corot.
Enfin, et pour ne pas oublier les aquarellistes et peintres de fleurs, nous citerons des Fruits, jolie aquarelle de mademoiselle Amélie Patal; le Vase de fleurs et ananas, de madame Élisa Champin; deux cadres de Fleurs, de madame Clémentine Thierry. Des noms de femmes se trouvent presque seuls sous notre plume, mais notre conscience de critique est sauve; nous mettons en ceci plus de justice encore que de galanterie.
(Voir t. I, p. 217, 234, 238; t. II, p. 182, 198, 343 et 594: t. III, p. 26 et 58.)
I.--Sciences mathématiques pures.
Les communications relatives à la haute analyse deviennent chaque jour plus nombreuses; nous ne pouvons même pas les indiquer toutes ici. Il nous suffira du citer les noms de MM. Cauchy. Liouville. Lainé et Chasles, comme ceux des membres ou des correspondants de l'Académie qui ont contribué à enrichir les Comptes rendus des résultats de leurs travaux. Nous avons vu, avec un plaisir que partageront sans doute tous les amateurs de l'élégance géométrique, M. Chasles poursuivre avec un rare bonheur les incursions que ses méthodes lui permettent de faire sur un terrain qui semblait n'être abordable que pour les analystes. Ce savant a traité par des méthodes purement géométriques les questions difficiles relatives aux périmètres des lignes courbes, et il est arrivé à des résultats fort curieux sur les propriétés générales des arcs d'une section conique dont la différence est rectifiable.
La lemniscate est une courbe devenue célèbre dans la géométrie moderne. Cette combe que nous représentons ici, a la figure d'un 8, et est symétrique par rapport aux deux axes AH, CD. Elle est du quatrième degré, et jouit de propriétés fort curieuses: elle est quarrable, et son contour peut être partagé géométriquement en parties égales. Etudiée successivement par le géomètre italien Fagnano, par Euler, et par MM. Gauss, Abel, Jacobi, Lejeune-Dirichlet, etc., elle a été le sujet d'un mémoire de M. Liouville, qui a démontré d'une manière générale que les équations relatives à cette division du périmètre se résolvent par radicaux.
Les académiciens peuvent être utiles aux progrès de la science par un certain genre de travail qui est essentiellement dans leurs attributions, et, où ils peuvent du reste montrer autant de talent et de profondeur que dans des mémoires originaux. Nous voulons parler des rapports qui leur sont demandés pour les communications faites à l'Académie. Nous avons remarqué les rapports très favorables de M. Cauchy, sur des mémoires de haute analyse par M. Laurent, officier du génie, et par M. Cellérier. Nous avons trouvé moins d'intérêt, au point de vue scientifique, dans le rapport du même savant sur un jeune sourd-muet qui possède une connaissance très-étendue des sciences physiques et mathématiques. M. Lamé a fait aussi un rapport très-approbatif sur un mémoire de M. Bertrand, relatif aux surfaces orthogonales.
Parmi les mémoires adressés à l'Académie, nous citerons ceux de MM. Catalan sur les surfaces développables; de Saint-Venant sur une méthode nouvelle d'interpolation applicable aux questions de physique et de mécanique expérimentale; Bertrand, sur les surfaces orthogonales; Wautzel, sur l'intégration des équations différentielles linéaires, etc.
II.--Sciences mathématiques appliquées.
Mécanique moléculaire.--Une note de M. Lamarle, ingénieur des ponts et chaussées, sur la flexion des pièces chargées debout, sera, conformément aux conclusions d'un rapport de M. Liouville, insérée dans le Recueil des Savants étrangers.
Quant aux travaux extrêmement remarquables que M. de Saint-Venant, qui est aussi ingénieur des ponts et chaussées, a soumis au jugement de l'Académie, et qui ont pour but le perfectionnement des parties les plus importantes de la mécanique moléculaire, en ce qui concerne leur application à l'art des constructions, nous n'hésitons pas à les regarder comme devant opérer une révolution dans l'enseignement de nos écoles savantes. Il suffira du citer à l'appui de notre assertion les conclusions suivantes du rapport de M. Cauchy:
«Les divers mémoires de M. de Saint-Venant nous paraissent justifier pleinement la réputation que cet habile ingénieur, qui a toujours occupé les premiers rangs dans les promotions à l'École Polytechnique, s'est acquise depuis longtemps. Nous les croyons très-dignes d'être approuvés par l'Académie, et insérés dans le Recueil des Mémoires des Savants étrangers.»
Astronomie.-Nous avons regretté que les comptes rendus officiels n'aient fait qu'une brève mention des intéressantes recherches entreprises par M. Arago, dans le but de déterminer en nombres les affaiblissements comparatifs qu'il faut faire subir au disque de Jupiter et à ses satellites pour amener leur disparition, aussi bien que des dernières observations faites à l'Observatoire relativement à l'excentricité apparente du disque de Saturne, considéré dans la direction du petit diamètre de l'anneau.
Nous avons à énumérer, parmi les communications astronomiques, celles MM. Cauchy sur l'application du calcul des limites à l'astronomie; de M. de Pontécoulant, sur la théorie de la lune; de M. Le Verrier, sur la théorie de Mercure; de M. Bravais, sur la translation de notre système planétaire à travers l'espace; de M. Largeteau, qui a dressé des tables abrégées pour le calcul des équinoxes et des solstices; de M. Mauvais, sur la comète télescopique découverte par lui, etc.
Notre système planétaire vient encore de faire l'acquisition d'un nouvel astre, pour quelque temps au moins. Nous voulons parler de la comète découverte, le 22 novembre dernier, par M. Faye, jeune astronome attaché à l'Observatoire de Paris. Les premières observations n'étaient pas favorables à la détermination de l'orbite, à cause de l'extrême lenteur du mouvement apparent de la comète. Aussi remarquait-on de notables différences entre les éléments paraboliques calculés par deux habiles astronomes, M. Valz, directeur de l'Observatoire de Marseille, et M. Plantamour, de Genève.
Cependant à mesure que les observations se multipliaient, M. Faye reconnaissait que la parabole était complètement insuffisante pour représenter la suite des positions que la comète avait occupées, et il annonça qu'il déterminerait l'orbite elliptique, aussitôt que l'état du ciel permettrait, de suivre le nouvel astre dans des légions suffisamment éloignées de celles où on l'avait d'abord aperçu. M. Faye s'attachait donc à multiplier des observations devenues extrêmement difficiles par la faiblesse de la comète, lorsqu'on apprit qu'un élève de M. Gauss, le docteur Goldschmidt, avait déjà calculé une orbite elliptique en se servant d'une des observations de Paris et de celles du 1er et du 9 décembre, faites à Altona. Les résultats de ce calcul, modifié d'abord par M. Faye, qui avait obtenu une plus grande approximation, puis par M. Plantamour, et, en dernier résultat, par M. Goldschmidt lui-même, sont les suivants, que nous avons essayé de représenter sur la figure ci-jointe.
S est le soleil; E T E' est l'écliptique où l'orbite terrestre, et les points E, E' sont les équinoxes, c'est-à-dire ceux où la terre se trouve le 21 mars et le 22 septembre. La comète décrit autour du soleil une ellipse A C B D, dont cet astre occupe un des foyers. Le plan de cette ellipse ne coïncide pas avec celui de l'orbite terrestre: mais il ne fait avec ce dernier plan qu'un angle de 11° 21' 28", 4. La rencontre des deux plans a lieu suivant la ligne D C, C est le nœud ascendant, D le nœud descendant. Le mouvement de la comète est direct, c'est-à-dire qu'il s'opère, comme celui de toutes les planètes, d'occident en orient, suivant la direction B D A. La partie D A C de l'orbite marquée en pointillé est au-dessous du plan de l'écliptique; la partie C B D marquée en trait plein est au-dessus.
La plus courte distance S A de la comète au soleil, ce que l'on appelle la distance périhélie, a eu lieu le 17 octobre dernier. La longitude du périhélie, où l'angle E S A, est de 49° 44' 57", 9; la longitude du nœud ascendant C, comptée dans le sens D A C, est de 209° 26' 7", 8.
En prenant pour unité la moyenne distance S E du soleil à la terre, on trouve que la distance périhélie S A est de 4,6923773; que la distance aphélie S B est de 5,8986733. Le grand axe A B de l'ellipse décrite par la comète est donc seulement 7 fois 6 dixièmes environ le rayon moyen de l'orbite terrestre; le petit axe est G fois 5 dixièmes ce même rayon; l'excentricité ou plutôt le rapport entre la distance du soleil au centre de l'ellipse et le demi grand axe est de 0,5541125.
Le mouvement moyen sidéral diurne est de 479",8125; et la révolution sidérale est de 2700°,884, ou de sept ans et cinq mois environ.
Ces divers éléments numériques sont parfaitement d'accord avec les résultats des observations directes.
Nous avons tracé sur notre figure, en conservant leurs proportions, les orbites moyennes supposées circulaires des diverses planètes, Mercure M, Vénus V, Mars M, les quatre planètes télescopique t, Jupiter J. L'espace nous a manqué pour compléter l'orbite de Saturne S, et pour tracer celle d'Uranus.
On voit que l'orbite de la comète est extrêmement voisine de celle du Jupiter à une longitude qui diffère peu de celle du nœud ascendant C. La plus petite distance des deux orbites qui, nous le répétons, ne sont pas dans le même plan, est de 0.1199 en prenant toujours pour unité le rayon moyen S E de l'orbite terrestre. Quoique Jupiter et la comète ne se soient pas trouvés au même moment en ces points les plus rapprochés de leurs orbites, celle-ci n'en a pas moins dû ressentir l'attraction puissante de l'astre voisin, et on peut affirmer qu'elle a éprouvé du graves perturbations qui ont altéré la régularité de sa marche elliptique. On peut donc supposer que le nouvel astre présente un cas analogue à celui du la fameuse comète de Lexell, dont l'orbite parabolique fut transformée par l'attraction de Jupiter, en une orbite elliptique, et redevint plus tard parabolique par l'action perturbatrice de la même planète. C'est ce qui expliquerait comment on ne trouve, dans les catalogues, aucune orbite qui ressemble complètement à celle de cette comète à courte période. C'est aussi pour ces divers motifs que nous avons élevé des doutes sur la durée de l'acquisition qu'a faite notre système planétaire.
III.--Sciences physiques et chimiques.
Thermomètre.--On connaît les ingénieux instruments dont M. Walferdin a enrichi la physique expérimentale depuis plusieurs années. Ses thermomètres à déversement et son thermomètre métastatique sont des appareils de haute précision qui ont déjà rendu des services notables dans une foule de questions relatives à la physique du globe et à la météorologie. M. Person a entamé, au sujet de la construction de ces instruments, une discussion de principes et de priorité, qui nous paraît n'avoir pas été close en sa faveur.
Communications diverses.--MM. Pinaud, Masson, Choiselat et Ratel, Gandin, etc., ont fait de nouvelles recherches sur la photographie. M. Biot a continué ses belles recherches de physique optique, et M. Becquerel ses travaux sur l'électro-chimie.
Héliostat de M. Silbermann.--Le nouvel héliostat imaginé par M. Silbermann aîné et exécuté dans les ateliers de M. Soleil, est un instrument fort remarquable, d'une construction nouvelle, qui a été le sujet d'un rapport très-approbatif de M. Régnault.
Rappelons d'abord que l'on nomme héliostat un instrument au moyen duquel on parvient à maintenir dans une direction sensiblement constante, un rayon solaire réfléchi sur un miroir. Cette nécessité d'obtenir un appareil mû par un mouvement d'horlogerie qui maintienne le rayon réfléchi constamment dans la même direction, se manifeste dans la plupart des expériences d'optique, où l'on introduit le rayon par une petite ouverture pratiquée dans le volet d'une chambre noire.
Farenheit, S'Gravesande et M. Gambey ont été les inventeurs d'héliostats de différents systèmes; et malgré la supériorité de celui qui est dû à M. Gambey, l'appareil de S'Gravesande se trouve encore à peu près exclusivement dans la plupart des cabinets de physique. Mais ce dernier héliostat, même après les perfectionnements qui y ont été apportés par Charles et par Malos, demande encore, dans son installation, des tâtonnements assez longs ou quelques calculs.
Le nouvel héliostat de M. Silbermann présente les avantages de celui de M. Gambey; mais la construction en est simplifiée, le prix considérablement moindre, et les réparations, devenant beaucoup plus faciles, sont à la portée du premier horloger venu.
La figure que nous en donnons est empruntée aux Annales de Chimie et de Physique, numéro de mars 1844. mn est le miroir métallique plan qui doit réfléchir dans une direction constante le rayon O H, tandis que la position O I du rayon incident varie avec l'heure. On voit que ce miroir est supporté suivant une ligne médiane, par deux fourchettes articulées aux extrémités de cette ligue médiane elle-même. De dos, la queue af normale au plan de ce miroir est percée d'une rainure dans laquelle se meut constamment le sommet du quadrilatère articulé acfd, quadrilatère dont les côtés dl, ac, pris sur les fourchettes de support, sont égaux. Si donc on a orienté l'instrument de manière que son axe P P et la direction L R soient dans le plan du méridien, ce qui sera facile lorsque l'on aura tracé sur un plan horizontal la méridienne M M; que l'axe P P soit dirigé suivant l'axe du monde, ce qui n'offre pas plus de difficulté quand on connaît la latitude du lieu, et qu'on emploie le tube gradué I F; et qu'enfin le cercle de déclinaison J J' ayant été poussé sous la ramure ii jusqu'au degré égal à la déclinaison actuelle du soleil, on fasse tourner autour de l'axe P P' le cercle, la rainure et l'aiguille e qui y est attaché, jusqu'à ce que cette aiguille marque sur son cadran l'heure vraie du lieu; il est clair que le mouvement d'horlogerie, placé dans l'intérieur de la boîte H, fera tourner le plan du miroir mn sans que la normale O N au centre O du miroir cesse de diviser en deux parties égales l'angle I O R du rayon incident et du rayon réfléchi, et par conséquent celui-ci aura bien la direction constante L O R.
Un appendice, que nous n'avons pas indiqué sur notre figure pour ne pas trop la compliquer, permet de vérifier favorablement si le rayon incident a pris la direction convenable, il permet aussi de se passer de la connaissance d'une des trois données; la direction du plan méridien, l'heure vraie, la déclinaison.
En résumé, l'héliostat de M. Silbermann mérite de figurer dans tous les cabinets de physique, et la modicité de son prix lui donnera accès dans les collections des simples amateurs désireux de répéter les plus curieuses expériences de l'optique.
Communications diverses relatives à la chimie.--Ces communications ont été si nombreuses que nous devons renoncer même à les énumérer. Nous citerons seulement MM. Biot, Margueritte, Lewy. Persoz, Deville, Souberan, Beaudrimont, Leblanc, Favre, Boullay, Cahours, Remy, Auguste Laurent, Madagoti, etc., comme les auteurs des travaux présentés à l'Académie.
M. Dumas a lu des rapports très-favorables au sujet d'un travail de M. Cahours sur l'huile volatile de Gaultheria procumbens, et d'un mémoire remarquable de M. Eugène Chevandier sur la composition de différents bois et le rendement annuel d'un hectare de forêts.
IV.--Géologie et minéralogie.
On doit à M. Élie de Beaumont une comparaison fort curieuse des montagnes de la terre avec celles de la lune. M. le baron de Strantz, tout en s'applaudissant de voir ses idées en accord avec celles de M. Élie de Beaumont, avait revendiqué la priorité pour une communication de ce genre faite par lui à la Société silésienne, à Breslau, en 1844; mais M. de Strantz ignorait que le premier travail de M. de Beaumont sur ce sujet avait été communiqué, dès 1829, à la Société Philomatique.
M. E. Robert annonce qu'il a trouvé dans les falaises de Saint-Valery de Caux une espèce d'ammonite. La présence de ce fossile dans la craie blanche est un fait curieux, à côté duquel on peut ranger la découverte d'une hamite dans la craie à Hellemmes de Meudon, découverte due aussi à M. Robert.
M. Dufrénoy a lu un rapport approbatif sur un mémoire de M. Rozet, concernant les volcans d'Auvergne.
Un mémoire de M. Fournet, sur l'influence de la pression dans les phénomènes géologico-chimiques nous a paru un des travaux les plus intéressants qui aient été présentés à l'Académie.
Nous citerons encore les Études sur les terrains de la Toscane, et sur les gîtes métallifères qu'ils renferment, par M, Murat; une note sur le terrain jurassique de l'Aube, par M. Leymerie; deux mémoires de M. Collegno, l'un sur les terrains secondaires du revers méridional des Alpes, l'autre sur les terrains diluviens du revers méridional des Alpes.
M. Dufrénoy a communiqué, un fait fort curieux relatif à une obsidienne de l'Inde, qui a éclaté avec détonation au moment où on la sciait. Il est très-probable que cette substance vitreuse avait subi à l'extérieur un refroidissement brusque qui lui avait fait subir une mollification moléculaire analogue à celle des larmes bataviques.
(La suite à un prochain numéro.)
L'administration des postes offre dans son organisation et son mouvement une des plus intéressantes études de la machine administrative de la France. Les services que rend chaque jour cette administration, déjà bien grands sans doute, seraient augmentés dans une proportion incalculable, et offriraient aux affaires et aux relations privées un accroissement considérable d'avantages et de facilités, si la France se décidait enfin à entrer dans la voie, où l'ont précédée, non pas seulement l'Angleterre, mais des puissances secondaires et des nations que notre amour-propre national nous fait regarder comme à demi barbares. De l'autre côté de la Manche, nous voyons ouvrir une souscription en l'honneur et au profit de l'homme qui a eu le premier et qui a su faire prévaloir l'idée de la réforme postale, qui créa un journal pour en démontrer l'utilité; et cette souscription à dix centimes va lui constituer une magnifique fortune. Pour nous, nous regardons faire, nous discutons, et ce n'est que quand les autres nations, par cette importante amélioration et par toutes celles dont elles nous donnent l'exemple, auront imprimé tout son essor à leur industrie, que nous nous déciderons peut-être à prendre un parti qui ne nous offrira plus alors d'aussi complets avantages, parce que nos concurrents auront pour eux et contre nous toute l'avance que le temps leur aura assurée.
Prendra-t-on enfin cette année un parti pour les chemins de fer? Sans être sceptiques, nombre de gens en doutent encore. En prendra-t-on un pour la réforme postale? Une proposition qui pourrait être améliorée a été prise en considération par la chambre des députés, néanmoins personne ne se flatte de la voir aboutir. Qui peut donc s'y opposer? L'apathie, les habitudes prises, la crainte d'une réorganisation et de ses fatigues, intérêt privé, voilà les causes véritables, mais que l'on tait;--l'intérêt du trésor, voilà la cause sans fondement, mais que l'on donne.
En 1839, le nombre total des lettres dans ta royaume-uni de la Grande-Bretagne et dans ses colonies était de 75,000,000. Malgré l'augmentation des affaires commerciales et de la population, il était, sinon dans cette dernière aimée, du moins dans la période d'un certain nombre des années précédentes, demeure stationnaire. On pouvait attribuer cette absence de progrès, qui équivalait, au milieu du mouvement des affaires, à une véritable décroissance, à la fraude presque toujours innocente et personnellement désintéressée que commettent les voyageurs, dont le nombre, grâce aux chemin de fer, s'était considérablement accru. La taxe d'une lettre était graduée en Angleterre de 20 c. à 1 fr. 40 c. La moyenne était d'environ 90 centimes. On comprend qu'il y avait quelque intérêt à éviter un droit aussi élevé.
M. Rowland-Hill n'hésita pas à penser que la substitution d'un droit fixe à un droit variable et progressif, qu'un abaissement considérable de la taxe, en même temps qu'ils simplifieraient essentiellement le service, qu'ils redonneraient la comptabilité à une sorte de compagnie, et qu'ils augmenteraient les distributions, auraient aussi pour inévitable effet d'augmenter le nombre des lettres par une progression sensible et rapide; et que les recettes, après avoir, sans nul doute, subi une dépression considérable, se relèveraient successivement et arriveraient sans beaucoup attendre, à rendre le même chiffre au budget, ce dernier résultat obtenu resteront en bénéfices tout le produit de l'augmentation considérable des transactions commerciales et profitable pour l'État auxquelles aurait nécessairement donné lieu un énorme accroissement de correspondance.
Le chiffre de 10 centimes fut adopté. Nous croyons savoir que M. Rowland-Hill le trouvait trop bas; mais cette réduction radicale fut défendue par des personnages influents que M. Rowland-Hill avait convertis à son système, et qui l'avaient adopté avec tant de chaleur qu'ils étaient portés à le pousser plus loin même que ne le demandait l'auteur. Ainsi, moyennant 10 centimes, un lettre va de Londres dans les possessions de l'Inde ou au comptoir de Chine et vice versa.
En 1840, première année de l'abaissement de la taxe, au lieu des 75,000,000 de lettres distribuées en 1839, sous le régime précédent, on en compta immédiatement plus du double:
en 1840. . . . . . 168,000,000 en 1841. . . . . . 196,500,000 en 1842. . . . . . 208,500,000 en 1843. . . . . . 228,500,000
Ce qui est remarquable, 'est que cette progression suit exactement, année par année, la marche ascendante et successive qu'avait prévue M. Rowland-Hill.--On comprend que malgré l'augmentation des lettres, dont le nombre se trouve aujourd'hui plus que triplé, il y a une différence fort sensible encore entre le produit d'une taxe de 10 cent., et celui d'une taxe de 90. Mais là également les prévisions et les calculs de M. Rowland-Hill se trouvent complètement confirmés par les faits. Il y a donc confiance à avoir dans la série de ses hypothèses; et le jour qu'il a prévu et annoncé ne se passera probablement pas sans que l'équilibre des chiffres ait été rétabli.
En France, la moyenne de la taxe des lettres est de 45 centimes; celle-ci varie de 20 centimes à 1 franc 20 centimes, laissant de côté les lettres de commune à commune dans le ressort du même bureau, taxées à 10 centimes, et les lettres de Paris pour Paris, taxées à 15 centimes--. Souvent il faut y ajouter le décime rural droit fixe de 10 centimes, quelque soit le chiffre du port principal.--Le tarif actuel pour le transport de lettres est calculé pour onze zones successives. Jusqu'à 40 kilomètres, les lettres au-dessous du poids de 7 grammes et demi paient 2 décimes; de 40 à 80 kilomètres, 3 décimes; de 80 à 150 kilomètres, 4 décimes, et ainsi de suite. Au-dessus de 200 kilomètres, la taxe est de 12 décimes.--Quant au poids, la lettre au dessous de 7 grammes et demi paie port simple; de 7 grammes et demi à 10 exclusivement, une fois et demi le port; de 10 grammes jusqu'à 15, deux fois le port; de 15 à 20 grammes, deux fois et demie le port, et ainsi de suite, en procédant par une augmentation d'un demi-port par chaque excédant de 5 grammes. La conséquence de ce système est d'exclure de la circulation, par la poste du moins, les lettres lourdes, pour une distance un peu considérable.
Avant d'exposer les motifs qui plaident pour la réforme postale, nous allons donner une idée de la manière dont se fait le service de Paris.
Tous les habitants de Paris connaissent le bureau de la poste restante, celui des chargements, et, pour les habitants des départements, ces parties du service ne diffèrent de celles qu'ils ont sous les yeux que par un mouvement plus grand, une animation continuelle. Mais il y a, à la direction générale des postes, bon nombre de portes sur lesquelles on lit: Le public n'entre pas ici; et ce sont précisément celles qui, en s'entrouvrant, laisseraient voir le spectacle le plus digne d'attention, le plus curieux. Elles se sont ouvertes pour nous, et nous allons pouvoir faire assister notre lecteur aux opérations auxquelles donne lieu, au mouvement que suit la lettre qu'il vient de jeter à la poste, ou celle que le facteur va tout à l'heure lui apporter.
Toute lettre mise à une de ces nombreuses boîtes que l'administration a réparties dans Paris, est, à l'heure de la levée, portée au bureau de poste sur l'arrondissement duquel elle a été jetée. Là, sur toutes les lettres apportées, à la destination de Paris et de la banlieue, est, avant tout, apposé le timbre qui indique l'arrondissement et l'heure de la levée; sur toutes les lettres destinées aux départements est apposé un timbre indiquant l'arrondissement et la date. On fait ensuite trois paquets différents des lettres pour Paris, pour la banlieue et pour les départements, trois natures de dépêches sont au même moments expédiées par tous les bureaux des arrondissements à l'administration centrale, et transportées par les omnibus des facteurs.
A l'hôtel des postes, les dépêchés pour Paris reçoivent l'empreinte d'un timbre portant Paris et la date du jour, et d'un autre indiquant la taxe de 15 centimes et l'heure de la distribution. La rapidité de cette opération, dont la première partie s'étend également aux lettres arrivées des départements et de la banlieue, est véritablement prodigieuse; on n'a eu cependant encore jusqu'ici recours à aucun moyen mécanique; l'agilité et la dextérité de quelques employés exercés ont suffi aux besoins du service, et ont satisfait à la célérité qu'il exige.--Les lettres sont ensuite soumise au triage. Les paquets que les voitures des facteurs, comme ceux que les malles-postes ont apportés, sont subdivisés, pour Paris, entre les neuf arrondissements que compte la capitale; pour les départements et la banlieue, entre les diverses routes que desservent les malles-postes, et les voitures de la banlieue.--Vient ensuite la taxation, opération plus longue que toutes les autres, et qui cependant doit être exécutée dans un temps si court que l'on s'étonne de la rapidité avec laquelle elle s'accomplit, et du petit nombre d'erreurs auxquelles elle donne lieu.
Pour les deux destinations de la banlieue et des départements, le travail, arrivé à ce point, est complet et il ne reste plus, au moment de l'expédition qu'à envelopper chacun des paquets écrire sa destination. Pour les lettres de Paris, au contraire, reste encore à effectuer une subdivision qui donne lieu à un des tableaux les plus animés que l'intérieur d'une administration puisse offrir.
Triage des Lettres de Paris.
Nous avons dit que lettres pour Paris avaient été déjà été classées entre les neuf arrondissements de poste. Il reste à subdiviser le paquet énorme de chacun de ces arrondissements entre les facteurs qui les desservent. Ces dépêches sont à cet effet montées dans un vaste [illisible] sur la cour principale de l'hôtel des postes et [illisible] sur la cour du fond. Neuf tables immenses y sont dressées, un bureau, où sont assis trois inspecteurs, les domine. A ces neuf vastes tables, viennent prendre place les facteurs des neuf arrondissements; leur nombre, pour chacune de ces subdivisions, est de quinze au maximum; ils sont sous la direction de deux chefs de brigade. Les dépêches de l'arrondissement entier sont remises à ceux-ci, qui en donnent immédiatement une portion à classer à chacun des facteurs assis autour de la table spéciale au bureau qu'ils desservent, et ayant devant eux un casier non couvert; chacun dépose dans son casier toutes les lettres du parcours dont il est chargé, et lance dans les casiers de ses camarades, même les plus éloignés de lui, celles qu'en triant il reconnaît être pour leur quartier. C'est un feu croisé de lettres qui parfois s'entrechoquent, de paraboles contraires que ces projectiles décrivent en même temps, c'est la pluie d'un bouquet de feu d'artifice par lequel les facteurs ne sont pas un seul instant distraits, mais qui offre le spectacle le plus mouvant et le plus curieux à qui ne le voit pas, comme eux se reproduire plusieurs fois par jour entre deux courses de deux ou trois heures faites parmi temps de neige ou de canicule.
Triage des Lettres pour les Dépar-
Le Chargement de la Malle-Poste.
tements et l'étranger.
Dans le courant de la journée, Paris a six distributions; la banlieue en compte, plusieurs, variant en nombre selon la classification de petite et grande banlieue; les départements en dehors de ce dernier rayon, que l'établissement des chemins d'Orléans et de Rouen a déjà étendu au loin, n'ont qu'un départ. Un peu avant six heures du soir, les huit omnibus destinés à transporter les facteurs dans leurs arrondissements et à les descendre, les uns après les autres, sur leurs parcours respectifs; les tilburys de la banlieue, qui sont au nombre de treize, et les seize malles-postes des départements se disposent à rouler vers leurs destinations. Les malles-postes, attelées dans une arrière-cour latérale, y reçoivent, dans leurs caisses de dépêches, à l'aide d'un long conduit appelé vomissoir, dont l'une des ouvertures est placée à l'étage supérieur, les paquets qu'elles doivent emporter. Ceci fait, et six heures sonnant à l'horloge de l'hôtel des postes, les hommes de service annoncent à haute voix, dans la cour principale, où attendent tous les voyageurs qui vont monter dans les malles, la venue d'une de ces voitures, qui ne défilent que successivement. Aussitôt les derniers adieux s'échangent; le voyageur est invité par les hommes de l'administration à s'arracher lestement aux embrassements des siens, et la sensibilité de ceux-ci est bientôt distraite par la nécessité où ils se trouvent de s'écarter vivement pour faire place à une voiture de facteurs ou à un tilbury de banlieue qui part en même temps que le voyageur attendri et regretté.
Intérieur de la grande cour de l'administration des
Postes.
Revenons à la réforme.
Facteur de Paris.
Facteur rural.
Une proposition a été faite à la chambre des députés par un de ses membres, M. de Saint-Priest; mais cette proposition, l'auteur l'a avoué lui-même, n'est pas l'expression vraie de sa pensée, de l'opinion qu'il s'est formée par son étude de la question: c'est un moyen d'entrer en matière, et celui qui lui a semblé le plus propre à ne pas soulever immédiatement contre lui les partisans assez nombreux du droit progressif. M. de Saint-Priest a proposé deux zones et deux taxes, une taxe de 20 centimes pour toutes les lettres qui ne franchiront pas un espace de plus de quarante kilomètres, une taxe de 30 centimes pour toutes les lettres qui auront une plus grande distance, quelle qu'elle soit, à parcourir. Si nous voulions combattre cette proposition, nous ne pourrions mieux faire que de puiser nos arguments dans le discours que M. de Saint-Priest a prononcé, sous prétexte de la développer, et où il n'a fait néanmoins que produire des considérations et fournir des preuves en faveur d'un autre système, le seul bon, le seul simple, le seul pratique à notre sens, le système de la taxe unique, qu'il s'est du reste réservé de soutenir devant la commission chargée de faire un rapport sur son projet de taxe progressive.
La question de la réforme postale, l'auteur de la proposition l'a dit, chez, nous se présente comme question sociale, comme question de justice en matière d'impôt, comme question purement fiscale.
Comme question sociale, elle est digne de tout intérêt. Nos soldats de terre et de mer, en faveur desquels il existe un adoucissement de taxe pour les lettres à eux adressées par leurs familles, en reçoivent ainsi 600,000. Ce nombre est bien peu considérable, parce que la taxe est encore trop forte; mais il est énorme, si on le compare à celui des lettres de la population ouvrière, bien autrement nombreuse cependant, mais qui ne jouit pas de cette faveur. «Trop souvent, a dit M. de Saint-Priest, un pauvre artisan, attendait avec impatience des nouvelles d'un enfant éloigné, est obligé de laisser une lettre à la poste, faute de pouvoir la payer; car le prix d'une lettre est souvent pour lui le prix d'une journée de travail; et comme pour ce malheureux il n'est point d'avances, le prix d'une journée étant distrait de son emploi nécessaire, la journée du lendemain est une journée sans pain.» Les familles plus aisées elles-mêmes, par suite de l'élévation de la taxe, regardent souvent à correspondre; les rapports du fils avec le père, de la mère avec la fille, en sont rendus plus rares, et l'absent n'a rien à y gagner en moralisation, «Une société, dit un auteur anglais, qui réserve le bagne ou la prison à des commis infidèles, et le déshonneur à la fille qui a perdu le premier des biens, cette société doit à sa justice de multiplier, de faciliter par tous les moyens possibles ces correspondances préservatrices de bien des erreurs, de bien des chutes, de bien des crimes...»
Au point de vue de la répartition de l'impôt, la justice est violée par la taxe actuelle, par toute taxe progressive. On a dit qu'il était juste qu'une lettre payât en raison des frais que son transport occasionnait: eh bien! nous déclarons que la taxe qui existe aujourd'hui n'a point ce prix, en quelque sorte, de revient pour base, et qu'il serait impossible, quintuplât-on le personnel de l'administration des postes, d'arriver jamais à une appréciation de ce genre, sans avoir à changer le lendemain le prix qu'on aurait fixé la veille, et qui se trouverait modifié par une adjudication de tel ou tel service de transport faite à un prix plus élevé ou plus bas que précédemment. Les zones établies par l'administration à l'aide d'un compas promené sur la carte sont une base détestable pour des calculs auxquels on n'en pourra jamais donner une bonne. Vous avez d'abord ainsi des distances à vol d'oiseau qui ne vous font pas tenir compte des courbes sans nombre qui sont décrites pour se rendre, par les roules royales, d'un point à un autre. Et puis, que prouvent vos distances? est-ce que les plus éloignées ne contient pas souvent moins à desservir que des points très-rapprochés? est-ce que Marseille, qui donne en droits de postes 1,161,000 fr. à l'État, ne lui coûte pas en réalité moins que le département de l'Aube, qui ne produit, que 235,000 fr.? Vous avez en France 1,800 entreprises de dépêches: ne sont-elles pas toutes à des prix inégaux pour les mêmes distances, parce que ces prix sont calculés sur les relations commerciales, sur le nombre des voyageurs? Est-ce que vous n'avez pas, pour aller à Brie-Comte-Robert, à six lieues de Paris, un service de dépêches qui vous est si onéreux que si vous taxiez le petit nombre de lettres qu'il transporte en raison de la dépense à laquelle elles vous entraînent, le droit à payer pour elles serait à coup sûr beaucoup plus élevé que la taxe que vous devriez, en prenant là même base, fixer pour les dépêches d'Orléans et de Rouen? Votre base est donc mauvaise: mais nous vous le reprochons sans amertume, parce que nous reconnaissons qu'il ne peut pas y en avoir une bonne. Dans le port que paie une lettre, moins d'un sixième assurément peut être regardé comme lui étant imposé pour sa dépense propre. Tout le surplus est destiné à faire face aux dépenses du personnel général, des paquebots, au transport de la correspondance administrative, qui est pour plus des trois cinquièmes dans la chargement des malles-postes. Or, est-il juste de payer plus pour être administré à Marseille qu'à Chartres? Et, dans notre système de centralisation administrative, judiciaire, qui rend tous les régnicoles justiciables de la cour de cassation, du conseil d'État, comme en une autre occasion l'a fait observer M. le ministre des finances lui-même, est-il équitable que les frais d'un procès soient rendus plus considérables parce que le plaideur sera plus distant du centre auquel notre organisation a tout ramené?
Mais arrivons à la question fiscale. La perte, dit-on, que le trésor va avoir immédiatement à subir est évidente, est facilement calculable, tandis que la compensation que vous lui promettez est incertaine et douteuse; or, en regard de cette compensation que vous ne sauriez chiffrer, doit être portée cette diminution de produits que M. de Saint-Priest convient devoir être de 8 à 9 millions, et que M. le ministre des finances, lui, estime à 12.--Il faut commencer par dégager la question de ses accessoires. On est d'abord porté à penser qu'un accroissement considérable dans le nombre des lettres va amener une augmentation correspondante dans le personnel et dans le matériel roulant de l'administration des postes, et par conséquent engendrer des frais nouveaux; il n'en est rien. Les lettres taxées entrent pour fort peu dans le chargement des malles, et elles seraient quadruplées qu'il y aurait tout au plus à restreindre les transports de complaisance qui y sont aujourd'hui autorisés. Quant au personnel des directions, s'il subissait un mouvement, ce serait plutôt pour être réduit que pour être accru. Qu'on se rende bien compte de la simplification de la besogne et des opérations. Supposons une taxe fixe de 20 cent, avec tolérance de 10 grammes. Plus d'employés à la taxation des lettres; un affranchissement presque général et opéré presque constamment, à l'avance, sans le concours d'employés, à l'aide de petites vignettes imprimées que l'administration ferait vendre dans ses bureaux et qu'on achèterait comme on achète du papier timbré, par provision et pour les besoins à venir; moins de comptables, puisque les opérations seraient presque toutes réduites à une simple numération; moins de facteurs, car ceux-ci n'ayant presque plus de comptes à faire avec les destinataires, dont les lettres seraient, pour la plupart, affranchies, pourraient procéder avec beaucoup plus de rapidité à leur distribution.
L'augmentation porterait donc uniquement sur le nombre des lettres. Mais elle est incertaine, nous dit-on, et si vous descendez à 20 centimes la taxe de chaque lettre, dont la moyenne est aujourd'hui de 45, il vous faudra arriver à un nombre une fois et un quart plus considérable pour que le budget ne soit pas en perte.--Ceci est très-vrai, mais ce qui ne nous le paraît pas moins, c'est qu'en bien peu de temps cet équilibre sera rétabli, et que, bientôt après, le budget des recettes y trouvera son profit, non pas seulement par les transactions de toute espèce qui se convertissent pour lui en droits à percevoir et auxquelles une correspondance commerciale plus active donnera lieu, mais par l'augmentation même du produit des postes. Que se passe-t-il en effet aujourd'hui? Une distance de vingt myriamètres donne 61 millions de lettres, tandis qu'une distance de cent myriamètres, c'est-à-dire une étendue qui forme les quatre cinquièmes du territoire, n'en donne que 19 millions. N'est-il pas évident que si les relations sont plus fréquentes entre les départements plus rapprochés, il faut néanmoins chercher, pour expliquer une disproportion aussi énorme, une autre cause, et qu'on la trouve doits l'élévation des tarifs? C'est, comme on l'a déjà dit, une sorte de douane prohibitive entre les départements éloignés; c'est une barrière qu'il faut abaisser.
Avec une taxe fixe et modérée, les 61 millions de lettres seront bien augmentés encore. Mais nous prédisons aux 19 millions une multiplication immédiate et énorme. Le rapport de ces deux chiffres est la plus forte preuve que cette confiance est bien fondée.--D'ailleurs l'administration estime à 50 millions le nombre des lettres qui sont portées en fraude et soustraites à la taxe; l'élévation du tarif n'en est-elle pas la seule cause, et son abaissement ne ferait-il pas rentrer la presque totalité de ces dépêches dans les boîtes des bureaux?
M. le ministre des finances, M. le directeur général des postes, se sont fait délivrer des lettres par MM. les banquiers du Lavis, attestent qu'ils écrivent aujourd'hui toutes les lettres qu'ils ont besoin d'écrire, et que la taxe serait considérablement abaissée, qu'ils n'écriraient pas une lettre de plus. Donc, a-t-on dit, les lettres commerciales entrant dans la correspondance pour près des sept huitièmes, si elles n'augmente pas, l'augmentation due aux rapports de famille sera insensible, et improductive. MM. Lacave-Laplague et Conte se sont-ils abusés ou ont-ils voulu l'être? C'est aux banquiers qu'ils se sont adressés pour avoir ce bon billet. Ne savent-il donc pas que les ports de lettres élevés sont une source de profit qui n'est pas sans importance pour quelques-uns de ces messieurs? Si dix personnes donnent chacune à tel banquier de Paris un effet à encaisser à Perpignan, celui-ci expédie les dix effets à son correspondant par une seule et même lettre, et n'en fait pas moins payer dix fois 2 fr. 20 c. pour l'allée et le retour de la correspondance. En vérité, ce jeu n'en vaudra plus la peine quand on ne pourra plus compter que des ports de 20 centimes. Les banquiers savent bien aussi que le jour où la réforme s'introduira à la poste, les conditions écrasantes pour les envois d'argent, établies à leur instigation et dans leur intérêt, seront complètement changées. Les consulter sur des abus dont ils profitent, c'est attendre d'eux une bien grande abnégation, si ce n'est pas en espérer des témoignages en faveur d'un état de choses qu'on sait bien être vicieux, mais qu'on ne se sent ni la force, ni le courage, ni même le désir de modifier. Espérons que la Chambre, qui a repoussé les conclusions du ministre, et qui a pris, malgré lui, en considération la proposition de M. de Saint-Priest, se livrera à une enquête plus sérieuse. Que le commerce de Paris, ville de fabrique, de Paris, entrepôt, que la librairie, que les négociants commissionnaires soient consultés, et nous sommes bien convaincus que tous seront unanimes à dire qu'il est de l'intérêt des affaires, comme il est de l'honneur du pays, que nous ne différions pas plus longtemps d'introduire chez nous une amélioration dont déjà ont su profiter, à des degrés différents, l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse, la Russie, la Bavière, le grand-duché de Bade, la Sardaigne et la Lombardie.
(Voir t. III, p. 70, 86, 106 et 118.)
Dix jours après ce drame mêlé de mystère, Potard faisait son entrée à Dijon, et en foulait le pavé d'un pas rêveur et mélancolique, comme un être marqué du sceau de la fatalité. En apparence, il était, rendu aux affaires; en réalité, il appartenait à des obsessions qu'il ne pouvait vaincre. Le même voile pesait toujours sur son intérieur; il avait quitté Lyon sans que rien fût éclairci; il avait dû fuir devant une trahison impénétrable et un silence obstiné. Aussi eût-il été difficile de reconnaître le joyeux troubadour dans cet homme affaissé, triste, amaigri, qui se transportait de comptoir en comptoir, de magasin en magasin, pour y faire machinalement des offres de service. Plus de verve, plus d'ardeur: Potard allait en tournée comme un vieux soldat va au feu, par devoir, mais sans élan, presque indifférent au succès ou aux revers, en proie à un découragement, incurable. Il ne savait plus prendre parti ni pour la cannelle ni pour le cacao, laissait insulter ses propres échantillons et leur abandonnait le soin de se défendre.
Ce qui le jetait dans cet accablement, c'était le dépit de ne savoir à quoi se rattacher, ni à qui s'en prendre. On a vu d'intrépides soldats, qui avaient fait leurs preuves sur les champs de bataille, contenir mal leur trouble en face d'ennemis invisibles et de dangers mystérieux. Potard était dans ce cas: une catastrophe réelle l'eût affecté moins profondément que le malheur insaisissable dont il semblait être le jouet. Cette lutte avec des fantômes l'exaspérait; sa colère, sans objet et sans issue, se retournait contre lui et le livrait aux désordres d'une concentration violente. Faute de pouvoir dévorer quelqu'un, il se sentait dévoré lui-même; il s'agitait, il se consumait peu à peu sous la tunique ardente du soupçon, triste fruit de sa surveillance. Jusqu'à ce que sa haine pût s'attaquer à un être vivant, il était obligé d'en contenir l'essor et d'en essuyer les ravages.
Dans ses courses au sein de la ville, Potard avait à parcourir l'une des rues qui conduisent à l'église de Sainte-Bénigne. Là, presqu'au tournant de la place, le voyageur s'arrêtait parfois en face d'une maison avec boutique au rez-de-chaussée. Un mercier l'occupait alors, et se dérobait, par la nature de ses attributions, à la compétence de Potard; mais, sur la façade extérieure, des vestiges mal effacés attestaient que cette demeure n'avait pas toujours été livrée aux écheveaux et aux Y de la mercerie. Deux pains de sucre très-distincts, quoique souillés par le temps, et ces mots lisibles encore: Fabrique de moutarde, révélaient une autre période d'exploitation et une existence antérieure où l'épicerie et la droguerie avaient régné sans partage sur ce pignon. Sans doute le voyageur se reportait à ces souvenirs, quand il adressait à la vieille enseigne des regards attendris et douloureux. On eût dit que dans cette contemplation muette il cherchait une diversion aux combats du son âme et à l'amertume qui l'inondait. Ce fut là qu'un jour, à la suite, d'une petite séance d'émotions, il rencontra Édouard Beaupertuis, qui débouchait précisément de la place de Sainte-Bénigne.
Le troubadour ne nourrissait alors contre Édouard aucune espèce de défiance. On a vu qu'à la suite de sa première aventure, il s'était assuré de l'absence du jeune homme; il en fit autant après la seconde apparition nocturne, et son ami Eustache s'empressa de lui fournir lu preuve que Beaupertuis, encore en tournée, exploitait alors la ville de Strasbourg. Devenu plus soupçonneux, Potard ne se contenta pas de demi-preuves; il voulut voir les pièces, vérifia le timbre de la poste, s'assura enfin de l'alibi comme aurait pu le faire un juge d'instruction. Édouard Beaupertuis sortit de cette enquête avec tous les honneurs de la guerre et entièrement réhabilité dans l'esprit du père Potard. Aussi, en le rencontrant dans une rue de Dijon, celui-ci s'empressa-t-il de le prévenir.
«Tiens, c'est vous, Beaupertuis! s'écria-t-il en lui présentant la main; toujours en route, comme le Juif errant.»
Le premier mouvement du jeune homme avait trahi quelque embarras; mais l'accueil ouvert du troubadour le mit sur-le-champ à l'aise.
«Que voulez-vous, père Potard, on traîne le boulet; les affaires sont si dures!
--C'est parler d'or, Beaupertuis. Le voyageur est fait pour rouler comme l'eau pour aller à la mer. Mais que vois-je?... ajouta Potard en se passant la main sur le front comme pour écarter un mauvais rêve; est-ce possible!... Ah! mon Dieu!... Ciel!...»
Ces exclamations, se succédant coup sur coup, étaient accompagnées d'un bouleversement complet dans la physionomie du voyageur. Les mots sortaient avec peine de son gosier; un air sombre et farouche avait remplacé ses premiers sourires; son regard, empreint d'égarement, semblait chercher sur la personne d'Édouard le mot d'une énigme affreuse; un tremblement, nerveux agitait ses membres, et la pâleur était descendue sur ses joues, ordinairement si colorées. Par un mouvement brusque, il rejeta la main du jeune homme qu'il avait jusque-là tenue dans les siennes.
«Qu'avez-vons donc, père Potard? lui dit son interlocuteur avec un sentiment visible d'inquiétude.
--Beaupertuis! répliqua le voyageur avec un ton solennel; Beaupertuis!» poursuivit-il en élevant de plus en plus la voix.
Puis, comme s'il se fût soudainement ravisé, il ajouta sur un diapason plus bas et plus calme:
«Ce n'est rien, jeune homme, des éblouissements... des vertiges... Depuis quelque temps, j'y suis sujet. On ne vieillit pas impunément; j'expie mes vieux péchés.»
Evidemment Potard cherchait à se rendre maître de son émotion, et il y parvint. Voici ce qui avait opéré cette révolution subite dans ses manières: en levant les yeux sur Édouard, machinalement il les avait fixés sur l'une de ses oreilles, et une singulière circonstance l'avait frappé en deux endroits, le lobe portait les traces d'une déchirure. Potard examina les cicatrices, qui paraissaient fraîches encore, et elles lui semblèrent provenir d'un corps menu et rond comme la grenaille. A cette révélation, rapide comme la pensée, succéda un rapprochement entre ces blessures et le coup de feu essuyé naguère par un mystérieux séducteur. Potard calcula qu'en raison de la position de la porte du jardin et de la croisée d'où il avait ajusté l'ennemi, l'oreille gauche avait pu être seule atteinte; c'était à l'oreille gauche que Beaupertuis portait ces cicatrices. Il n'y avait plus à en douter, Édouard était le coupable; il y avait preuve du flagrant délit.
Ces impressions, cette découverte frappèrent l'esprit de Potard avec la vitesse de l'éclair, et il arrêta aussitôt son plan de conduite. Dans le premier moment, la colère fut sur le point de l'emporter; mais les conjonctures étaient délicates et l'affaire demandait des ménagements. Il fallait obtenir des aveux, et peut-être la violence était-elle un mauvais moyen pour y parvenir. D'un autre côté. Potard n'avait pas une position entièrement nette: avant d'exiger des explications, il lui restait à faire la preuve des droits qu'il avait à cette confidence. Depuis longtemps notre héros s'était prépare à cet événement; ce secret, qu'il avait gardé jusque-là d'une manière si scrupuleuse, allait lui échapper; l'heure était arrivée d'une confession complète. Pour que l'interrogatoire d'Édouard Beaupertuis n'aboutit pas à un échange de récriminations ou à des démentis systématiques, il fallait commencer par faire preuve de franchise et prendre l'initiative de la sincérité. Potard avait été joué, il le sentait; il aurait pu user de représailles, mais ce jeu offrait trop de périls et le cas était trop grave pour le réduire aux proportions d'une revanche d'amour-propre. Il résolut donc d'y apporter de la prudence et de la grandeur, d'aller au-devant des objections, de mettre tous les procédés de son côté. Ainsi s'expliquent l'empire qu'il eut sur lui-même et ce passage soudain d'une irritation involontaire à une modération calculée. Quand il reprit la parole, ce fut presque avec un air d'enjouement.
«Beaupertuis, dit-il, excusez-moi; je tombe de temps à autre dans des idées noires; c'est l'âge qui me vaut cela. Et puis, j'ai sur le cœur quelque chose qui me pèse.
--Vous, père Potard? demanda le jeune homme, dont le trouble augmentait à chaque instant.
--Oui, Édouard, moi-même. Et tenez, je cherchais un confident! Un confident, cela soulage! Voyons, Beaupertuis, voulez-vous être le mien?»
Sans savoir au juste où Potard voulait en venir, et quel rôle l'attendait lui-même, en tout ceci, le jeune homme essaya de se défendre; il opposa des excuses, prétexta des affaires, se prétendit à jeun, imagina des rendez-vous, enfin employa mille stratagèmes pour couper brusquement l'entretien. Mais le troubadour avait fait ton plan, et rien ne pouvait l'en détourner.
«Je le tiens, disait-il à part lui, tu ne m'échapperas qu'à bonnes enseignes. A mon tour, maintenant.»
Édouard eut beau faire, il ne put se dégager. Potard trouvait réponse à tout et se montrait inflexible.
«Voyons jeune homme, disait-il, pas de mauvaises défaites. On doit bien une demi-journée de son temps à un ancien. Vous n'avez pas déjeuné: cela se rencontre à merveille; je suis à jeun aussi. Ah! parbleu, ajouta-t-il en montrant sur sa gauche un bouchon d'assez pauvre apparence, voici un coin où l'on exécute avec un certain succès l'omelette au lard; il s'y trouvera bien une longe de veau pour assortir l'omelette, et quelques fioles de petit bourgogne pour arroser le tout. Allons, Beaupertuis, emboîtez le pas et suivez votre chef de file:
En avant, marchons,
Contre les flacons.
A travers le choc et le bruit des bouchons,
Volons au réfectoire!
«Ohé! la fille! s'écria-t-il en entrant dans la taverne et en poussant devant lui Édouard, qui se résignait en victime. Tout ce qu'il y a de mieux dans l'établissement; c'est Potard qui régale!»
A ce nom connu, la maison entière s'empressa d'accourir. On vérifia les existences, on inspecta le garde-manger, et, à force de recherches, on trouva la base d'un déjeuner assez passable. Le troubadour désirant un cabinet particulier, on mit la table dans une chambre à coucher du premier étage, d'où l'œil plongeait sur la rue et découvrait les trois mots: Fabrique de Moutarde, qui semblaient agir sur le cœur de Potard avec la puissance d'un révulsif. Quand le repas fut servi et l'assortiment de liquides mis à la portée des convives, le troubadour congédia la servante, et, sous l'empire d'un pomard du meilleur millésime, il commença son histoire:
«Jeune Beaupertuis, dit-il, la philosophie enseigne à l'homme la nécessité de dominer ses passions, et voilà pourquoi cette science ne fait pas généralement fortune. C'est au point que les philosophes n'en usent pas pour leur compte et se contentent de l'expliquer aux autres humains avec la manière de s'en servir. De là il faut tirer deux conclusions: la première c'est que tout fils d'Adam a quelque chose sur la conscience; la seconde c'est qu'en raison de ses fautes il doit se montrer indulgent pour celles du prochain.
«A ces deux vérités, claires comme de l'eau de roche, j'en ajoute une troisième qui ne l'est pas moins, c'est qu'au nombre des sentiers que parcourt l'homme ici-bas, il n'en est point qui soit plus glissant que le sentier des voyages. Je ne veux pas remonter à Joconde ni à Télémaque, parce que vous m'opposeriez peut-être le jeune Anacharsis. Restons dans le dix-neuvième siècle, qui a tant amélioré le voyageur de commerce, au point de vue de l'anatomie descriptive et de la physiologie comparée. Le voyageur de commerce est une création de notre époque; non que l'antiquité en ait ignoré les éléments, témoin le joaillier Chardin qui enfonça, dans le dix-septième siècle de notre ère, le grand empereur de Perse pour une partie d'émeraudes; témoin encore le marchand d'orviétan Marco Polo, qui refit, au treizième siècle, le farouche khan des Tartares, dans une affaire de thériaque; mais si l'on retrouve le voyageur de commerce dans ces temps éloignés de nous, on peut dite que c'est comme exception, comme théorie, presque comme mythe. Défiez-vous donc, Beaupertuis, de ces rats d'érudition qui se servent des anciens pour faire passer la vie dure aux modernes; méprisez leurs textes et privez-vous avec délices de leurs opinions. Le voyageur de commerce appartient au dix-neuvième siècle comme la vapeur, comme la navigation aérienne, comme les pompes intimes en caoutchouc, comme les phalanstères et autres inventions destinées au soulagement de l'humanité.
«Dès l'origine, jeune homme, l'institution a jeté tout son éclat, et je crains quelle ne soit sur le chemin d'une décadence. Permettez-moi d'en donner deux motifs, l'un matériel, l'autre moral. Motif matériel; le chemin de fer. Vous le savez, le chemin de fer tend chaque jour à se substituer aux routes ordinaires, et le wagon menace tous les véhicules connus, depuis l'humble coucou jusqu'aux superbes messageries. Supposez donc la France couverte d'un réseau de chemins de fer; du train dont on les mène, c'est une supposition sans danger. Vous allez de Paris à Lyon en cinq heures, de Marseille à Paris en dix, de Bayonne à Lille en Flandre en dix-huit heures. Entre le lever et le coucher du soleil, vous coupez la France dans sa plus longue diagonale. Très-bien! j'admire avec vous le génie contemporain; il ne lui reste plus qu'à prendre la lune d'assaut au moyen de ballons de siège. Mais, après cet hommage rendu à l'esprit de découverte, j'ajoute:--Adieu le voyageur de commerce! Avec le chemin de fer, son règne expire; que serait-ce avec le ballon? En effet, grâce à la rapidité des communications, chaque négociant sera son propre voyageur. Dans la même journée, on achètera à Marseille une partie de poivre et on la revendra à Toulouse; on sera le matin sur les quais de Bordeaux, le soir à la Bourse de Paris; on fera un tour de France en une semaine. Le bourgeois même, moins épicier qu'en général on ne le suppose, usera du chemin de fer dans l'intérêt de ses approvisionnements; il ira acheter son beurre à Isigny, ses rillettes à Tours, son saucisson à Arles, son miel à Narbonne, ses pieds de cochon à Sainte-Menehould, ses haricots à Soissons, ses fromages au Mont-d'Or, ses pâtés de foies à Strasbourg, ses poulardes au Mans, ses côtelettes à Pressac, ses huîtres à Cancale. Or, je vous le demande, au milieu de ces excès de la locomotion, que deviendra le voyageur de commerce? Il ne lui restera plus qu'à se présenter sous la roue d'un wagon et à périr en jetant l'ennemi hors de ses rails. Voilà le motif matériel qui pousse à la décadence du voyageur.
«Le motif moral est plus grave encore. Le voyageur n'est plus national; son cœur ne bat plus au mot magique de patrie. Beaupertuis, vous êtes jeune, vous n'avez pas connu ce beau temps du voyage, ce temps où il fut porté si haut et devint un quatrième pouvoir. C'est le voyageur de commerce qui a fait la révolution de Juillet et expulsé la riche [illisible] du territoire français. Ne riez pas, jeune homme, ce que je vous dis est très sérieux. A cette époque, tout voyageur était une puissance, un des mille conducteurs de ce patriotisme électrique qui ruisselait dans toute la France. Que de Bérangers j'ai ainsi colporté jusque dans les plus petits hameaux! que de portraits de Manuel, de Lafayette et du général Foy j'ai répandus sur ma route! Il faut rendre cette justice à l'institution, Beaupertuis, que nous étions tous alors de chauds patriotes ennemis de la tonsure, tous, depuis le voyageur soieries jusqu'au voyageur en peaux de lapins. Pas d'exceptions, pas la moindre; la tiédeur n'était pas même permise. Pour ma part, j'ai fait aux jésuites un tort dont ils ne se relèveront jamais, par la manière dont je chantais les Hommes Noirs, avec tous les refrains et embellissements dont la chose est susceptible. Vous connaissez sans doute cette plaintive romance, Beaupertuis»?
--Qui ne la connaît pas, père Potard? répliqua le jeune homme.
--Eh bien! jugez de l'effet! Je l'ai filée deux mille fois au moins à table d'hôte, sans compter les diligences et les sociétés particulières. Comment voulez-vous qu'une congrégation résiste à de pareils moyens? Aussi l'ai-je mise en poudre; et c'est votre faute, enfants, si elle reparaît à l'horizon. Oh! le beau temps, Édouard, le beau temps! quel enthousiasme! comme on s'entendait alors, et quelle intelligence dans l'attaque! Rien ne se faisait sans nous: on nous voyait à la tête de toutes les manifestations publiques. Nous avons créé le champ d'asile, doté les fils du général Foy, renversé de Villèle, chassé de Polignac. Pas d'invention qui ne passât par nos mains: les chapeaux à la Bolivar, les tabatières Touquet, les écharpes à la Pluthellène. Et Napoléon, que ne nous doit-il pas! Lui avons-nous prodigué les apothéoses! Je ne sais, grand homme, si dans ta demeure dernière, tu es enchanté de tes anciens aides de camp, généraux, maréchaux et fournisseurs du vivres; mais à coup sûr tu n'es pas mécontent du voyageur de commerce. Il se peut même que là-bas tu aies eu connaissance de la manière dont Potard lisait des sons en ton honneur, et compté les larmes qu'il extirpait des yeux de la multitude quand il chantait;
Pauvre soldat, je reverrai la France,
La main d'un fils me fermera les yeux;
ou bien:
Parlez-nous de lui, grand'mère,
Grand'mère, parlez-nous de lui.
«Napoléon, tu as balancé dans mon cœur l'épicerie et la droguette, et je me flatte que c'est un beau succès.
«Mais pardon, Beaupertuis, je m'abandonne malgré moi à mes souvenirs. Que voulez-vous! l'esprit de nationalité enflammait alors nos poitrines, et il y avait de l'écho dans toutes les tables d'hôte quand on parlait d'honneur et de patrie. Ce monde n'existe plus; la politique s'est retirée de l'institution. Nous étions des citoyens alors, aujourd'hui nous ne sommes que des carotteurs. Le marchand de chaînes de sûreté et de pastilles du sérail est devenu notre égal: comme nous, il allume l'acheteur et fait l'article avec succès. Le voyageur ne passe plus sur les balances de nos destinées; les événements se succèdent sans qu'on s'inquiète de ce qu'il en pense. N'est-ce pas là une chute morale des plus affligeantes? Hélas! nous vivons en un siècle où tout s'en va, dieux, rois, maîtres de poste, chapeaux de castor et réverbères: est-il étonnant que le voyageur de commerce prenne le même chemin?»
XXX.
(La suite à un prochain numéro.)
(Suite et fin.--Voir tome III, pages 74 et 128)
Nous nous mîmes en quête, parcourant l'édifice du haut en bas, ouvrant, heurtant toutes les portes, le tout inutilement. Tout un cheminant, j'appris que ces chercheurs d'aventures étaient deux officiers de l'Héroïne et le second chirurgien de l'Astrée qui, fort ennuyés de la longueur du blocus, avaient tenté l'aventure de la montagne. Nous inscrivîmes nos noms au plus haut du monastère, avec la pointe de nos poignards; puis, après nous être désaltérés à la citerne, non sans crainte d'avaler quelque crabe, nous nous préparâmes à regagner le rivage.
Nous avions inutilement fureté partout sans réussir à rencontrer quelqu'un, et certes il n'eut pas fallu un grand effort de superstition pour attribuer notre apparition de la terrasse à quelque spectre d'abbé mécontent de nos rires impies. Au moment d' entamer la descente, je voulus faire les honneurs de ma mule à l'un de ces messieurs; il n'y consentit qu'à condition de monter en croupe; mais nous avions compté sans la Nubia. A peine eut-elle senti ce surcroît d'impôt sur son échine, qu'elle mit à régimber de la plus rude façon.
Il fallut descendre sous peine d'être désarçonné, et une fois rendue à son état normal, la mule redevint docile.
Nous descendîmes un à un, la mule en tête. Je recommandai à mes compagnons d'emboîter scrupuleusement le pas avec la monture pour éviter de s'enfoncer dans les fondrières. Nous cheminâmes avec beaucoup de précaution lorsqu'un bruit croissant derrière nous, nous fit tourner la tête. Nous aperçûmes alors un cavalier roulé dans un large manteau, descendant à fond de train sur un petit cheval créole; le canon d'une carabine en bandoulière brillait derrière son chapeau de paille à large bords. Il approchait si rapidement que c'est à peine si les trois officiers eurent le temps de se ranger sur le côte du chemin. Nous avions la main sur nos armes, en garde contre quelque attaque inattendue; mais l'inconnu passa, avec la promptitude de l'éclair, au milieu de nous sans dire un mot. Il s'évanouit comme un fantôme au détour d'un massif qui bordait le sentier.
«C'est le diable! s'écria l'un des jeunes gens.
--Eh! non, reprit un autre; c'est la garnison qui va se coucher.»
Je fis part alors à ces messieurs de la recommandation du général Lopez, et Dieu sait combien de quolibets plurent sur ces malheureux Colombiens, durant le temps que nous mîmes à descendre. Quelque généreuse que soit la nation française, c'est rarement par le sarcasme qu'elle épargne les vaincus.
Arrivés sur le rivage, mes compagnons, dont les navires étaient les plus rapprochés de la côte, s'embarquèrent pour les rejoindre. Le dernier canot de l'Atalante était parti depuis longtemps, et, mouillée comme elle l'était à plus d'une lieue de la ville, je ne pouvais songer à y rentrer cette nuit. Je me rendis donc à l'hôtel du gouverneur, où je savais qu'un lit m'attendait. Tout le monde était couché, j'en fis autant, et la fatigue ne tarda pas à opérer sur mes sens un effet aussi prompt que l'avait produit le matin la lecture du Camoens.
Le lendemain de grand matin je me rendis à bord de la frégate. A peine rentré, l'amiral me fit mander; quand je me présentai à lui, je devinai, à sa physionomie sévère, qu'il se préparait à me tancer d'avoir contrevenu à ses ordres en demeurant à terre. Heureusement les détails que je lui donnai le satisfirent: en effet, tout confirmait ses espérances d'un dénouement pacifique. Peu de jours après, la réponse désirée arriva enfin de Bogota: elle était conforme au vœu et à la dignité de la France. Intimidé par le langage de l'amiral et l'attitude menaçante des bâtiments français, le gouvernement grenadin avait enfin compris qu'il était de son intérêt de céder. Voici quelles étaient les conditions imposées: 1º des excuses sur ce qui s'est passé seront faites à l'amiral à bord de la frégate portant son pavillon, en présence des officiers du consul et des principaux habitants de Carthagène; 2° le consul sera réinstallé et indemnise de ses pertes; 3º le pavillon français, réarboré sur la maison consulaire, sera salué de vingt et un coups de canon par les batteries du la place. Cet ultimatum fut accepté. En conséquence, tout fut préparé à bord de l'Atalante pour recevoir de la manière la plus éclatante la satisfaction accordée par le gouvernement de la Nouvelle-Grenade.
II faut avoir vu un navire de guerre de premier rang en grande toilette, pour s'imaginer ce qu'il y a à la fois de brillant, de majestueux, de coquet dans l'ensemble de ce pont éblouissant de blancheur, de ces caronades luisantes comme des souliers de bal, de ces vergues admirablement dressées, de ce gréement net et bien roidi sur les passavants; dans la batterie sont rassemblés auprès des pièces, à leur poste de combat, les cinq cents marins de l'équipage, vêtus de leurs chemises blanches avec de petits collets bleus et des écharpes rouges; à l'arrière, l'aspect sévère des uniformes des officiers contraste avec l'éclat du costume des matelots. Les cuivres de l'habitacle et des claires-voies, les faisceaux de piques et de haches d'abordage pétillent au soleil. C'est une pompe militaire, et le pavillon semble dérouler ses riches couleurs avec plus de majesté que de coutume. Chacun est plus sérieux; on se parle à voix basse, mais une satisfaction contenue se peint sur tous les visages, car la solennité de cette journée réveille au fond du cœur le sentiment de la nationalité, et l'on est fier d'un triompha noblement et justement acquis.
Dès le matin, tout ce qu'il y avait de Français habitant Carthagène, ainsi que les état-majors des quatre autres bâtiments composant la station, s'étaient réunis à bord de la frégate amirale. Le pont était couvert de monde. A une heure, on signala la barge du général. En un instant, tout le monde fut à son poste, et l'amiral attendit son hôte, entouré des cinq commandants de la division et de la foule des curieux.
Quand don Hilario Lopez parut sur le pont, M. de Mackau fit quelques pas au-devant de lui, l'accueillit et l'invita à descendre dans la galerie. Nous les suivîmes, et ce fut là qu'au milieu d'un silence imposant, M. de Mackau, ayant le consul M. Barrot à sa droite, écoula le discours du général colombien, qui fut fait en espagnol, et traduit ensuite en français. Le général témoigna dans les termes les plus explicites le regret qu'éprouvait son gouvernement des offenses qui motivaient la réclamation de la France, et exprima l'espoir que, par suite de la démarche qu'il faisait en ce moment, une parfaite harmonie serait rétablie entre les deux nations.
La réponse de l'amiral fut faite avec une rare dignité; en voici les termes:
«J'accepte, monsieur le général, au nom de mon gouvernement, les excuses et les regrets que vous avez reçu l'ordre de m'exprimer de la part du gouvernement de la Nouvelle-Grenade, à l'occasion des événements pénibles qui ont eu lieu à Carthagène les 27 juillet et 3 août 1833. Je me plais à penser comme vous que le temps et le souvenir de la conduite généreuse de la France en cette circonstance, ne feront que fortifier les rapports de bonne intelligence et d'amitié qui vont se trouver rétablis entre nos deux pays.»
Cette scène impressionna vivement tous les assistants. Quand le général colombien prononça les paroles de soumission qui lui avaient été dictées, une rongeur passagère colora son front pâle. C'était vraiment pitié de voir ce brave mulâtre à la figure grave, sur la poitrine de qui brillaient les médailles de toutes les batailles de l'indépendance, ainsi contraint par le devoir à s'humilier pour effacer l'outrage commis par un autre.
La réconciliation une fois scellée, la bonté naturelle de l'amiral, son exquise affabilité, adoucirent l'amertume de cet abaissement momentané. Il fit visiter l'Atalante au général, et lui en expliqua lui-même tous les détails. Celui-ci admira la belle tenue de l'équipage et du bâtiment, et put se convaincre, en examinant de près ce formidable armement, qu'en effet son gouvernement avait pris le parti le plus sage. Quand don Hilario Lopez prit congé de l'amiral redescendit dans sa barque, son départ fut suivi de la salve de coups de canon due à son rang.
Durant toute cette scène, un respect religieux mêlé d'une vive émotion nous avait tous tenus silencieux. Le bruit des conversations recommença aussitôt avec les félicitations réciproques sur l'heureuse issue de cette affaire. Bientôt après, une escadrille d'embarcations se prépara à quitter le bord à la suite de l'amiral, qui allait réinstaller le consul et rendre au gouverneur sa visite.
Les eaux bleues de la baie de Carthagène furent en un instant sillonnées par une élégante flottille de canots. C'était plaisir de voir les tentes blanches et les drapeaux tricolores ondoyer en glissant sous un ciel étincelant de lumière. On jouta de vitesse, et nous ne tardâmes pas à entrer dans la ville. Une foule nombreuse attendait au débarcadère; les balcons étaient combles de dames parées, qui semblaient, elles aussi, fort disposées à se réconcilier. Il est vrai que depuis longtemps la solitaire Carthagène n'avait reçu dans son sein une telle multitude de jeunes officiers à la tournure dégagée, à l'allure militaire, et ces dames pensèrent sans doute qu'il serait de mauvaise politique d'accueillir de si beaux garçons en ennemis.
A l'arrivée chez le consul, les couleurs françaises furent hissées sur le balcon, en grande solennité, et saluées par les batteries de la ville. Un quart-d'heure après, l'amiral se rendit, suivi de ses officiers, chez le gouverneur, qui se montra en grand uniforme, assis sous un dais, entouré, de son état-major. Les messieurs se levèrent quand l'amiral entra; ils nous cédèrent leurs sièges avec de grandes démonstrations d'amitié, et de nombreuses poignées de main furent échangées. Très-peu savaient le français, ce qui tempéra beaucoup la vivacité de la conversation; cependant, ceux qui possédaient notre langue firent preuve d'une instruction variée; l'un d'eux semblait fort au courant des fastes de notre marine: avec un raffinement de diplomatie digne d'un plus grand théâtre, il nous rappela le brillant fait d'armes d'un jeune aspirant français. S'étant trouvé appelé, par un concours de circonstances assez ordinaire à la guerre, au commandement provisoire de son brick, cet officier fut charge d'une mission importante. A peine a-t-il repris la mer, après avoir rempli son devoir, qu'un navire anglais est signalé. L'occasion était trop belle pour qu'un marin de vingt et un ans, avide de gloire, la laissât échapper. Le brick anglais est attaqué et pris au bout d'une heure d'un rude combat. Le brick français se nommait l'Abeille, l'anglais amariné par lui s'appelait l'Alacrity, et le précoce vainqueur était Armand de Mackau.
Un splendide repas fut offert à l'amiral, et de nombreux tostes à la prospérité des deux nations furent portés en cette occasion. Le soir, quand nous revînmes, par une belle unit calme, à bord de l'Atalante, la frégate anglaise qui était venue surveiller l'affaire salua le passage des embarcations par une sérénade en règle, où figuraient la Marseillaise obligée et la Parisienne. Pour leur rendre la politesse, nous entonnâmes de notre mieux le God save the King avec des voix un peu altérées par les libations de la journée. On sait que partout où s'arrête un bâtiment de guerre français, on est sûr le lendemain de voir flotter auprès de lui le pavillon de Saint-Georges. Les Anglais furent prodigues de démonstrations amicales à Carthagène, et à la Jamaïque, où l'amiral fit une ensuite courte visite, nous n'eûmes aussi qu'à nous louer de leur accueil.
Don Hilario Lopez, gouverneur de Carthagène des Indes en
1834.
Du jour de la réconciliation data pour toute la division une ère de plaisir et d'indépendance; les huit jours qui s'écoulèrent jusqu'au départ de la frégate furent une suite non interrompue de bals, de dîners et de petites fêtes. Les gracieuses Colombiennes déployèrent toutes leurs séductions pour garder aussi longtemps que possible des hôtes aussi précieux. Outre les frais d'amabilité que faisaient nos officiers dans la bonne compagnie, la facilité à dépenser, et l'insouciance propres aux marins, avaient fait de la présence de tant d'hommes une source de prospérité pour le peuple.
Ces dames avaient tellement réussi à enchaîner nos officiers que, s'ils eussent été les maîtres, beaucoup d'entre eux eussent jeté l'ancre pour longtemps dans cette Cythère du nouveau monde. Ce qui charmait le plus nos jeunes gens, après l'attrayante familiarité des femmes, c'étaient ces danses interminables, dont on ne peut jamais se lasser, parce qu'on y trouve sans cesse un nouvel aliment à la volupté et au désir. La danse espagnole ne ressemble en rien à la contredanse française, si froide et si guindée, et cela s'explique facilement: le mobile de celle-ci est la vanité; du moment où, à l'exemple du fameux Trénis, le danseur n'a plus ambitionné la gloire du pas de zéphyr et du jeté-battu, la contredanse est devenue le plus insignifiant des plaisirs. Au contraire, la contredanse espagnole semble avoir été créée pour inspirer et favoriser l'amour; le pas est toujours le même, mais très-simple; à chaque instant les mains se joignent, les tailles s'enlacent; des balancés lents et voluptueux préparent à l'ivresse de la valse, des pauses prolongées vis-à-vis l'un de l'autre donnent un champ libre à l'éloquence des regards; et, enfin, la danse terminée, le droit conquis par le cavalier de conserver le bras de sa dame, donne l'occasion aux préférés ou aux habiles d'accomplir en une soirée telle conquête qui à coûterait dans nos réunions cérémonieuses tout un hiver de travaux.
Parmi les maisons où nous trouvâmes l'accueil le plus empressé, nous comptions celle d'un vénérable sénateur de la république. Don Pedro Nunez régala les officiers d'un grand bal et d'un concert dans lequel la musique d'amateurs écorcha nos airs nationaux avec une rare intrépidité. La senorita Teresa, dont les yeux noirs et la grosse dot firent une assez vive impression sur quelques-uns, aborda la Marseillaise en français avec un aplomb et un accent qui faillirent plus d'une fois compromettre notre gravité diplomatique. Nous n'avions garde de rire, car le beau sexe se serait cette fois déclaré contre nous et la brouille eut été sérieuse. Je ne dois pas omettre de dire que le senor Nunez était un nègre pur sang et que la charmante Teresa avait le teint cuivre rouge d'une franche mulâtresse.
Expédition de Carthagène des Indes, en 1834--Entrevue du
vice-amiral de Mackau
et du général Lopez, à bord de la frégate
française l'Atalante.
On conçoit que nos jeunes officiers, sevrés de plaisirs par leur vie de reclus errants, s'échappassent vers la ville aussitôt que le permettait le devoir. Quelques vieux loups de mer, de ceux qui prétendent que la terre n'est bonne qu'à perdre les navires, murmuraient seuls de cette dissipation passagère et s'obstinèrent à rester à bord. Les matelots, de leur côté, couraient des bordées par bandes de quinze à vingt, semant les piastres parmi cette population affamée, qui accueillait avidement ses joyeux vainqueurs, comme une manne tombée du ciel. Parfois, le soir, je les rencontrais, lorsqu'ils regagnaient leurs canots, se tenant par le bras et occupant toute la largeur de la rue, battant les murs et lançant aux voûtes désertes du palais de l'inquisition les hardis refrains de Béranger. Les soldats colombiens les regardaient avec un étonnement stupide; jamais le contact de nos hommes ne put les faire sortir de leur sobriété habituelle. Des deux parts la discipline fut si ponctuellement observée, qu'en une occasion seulement deux ou trois matelots s'oublièrent jusqu'à rosser la patrouille qui voulait les arrêter.
Il fallut cependant partir. M. de Mackau, durant les huit derniers jours, avait pu s'assurer par lui-même de la bonne situation recouvrée par le consul et les Français établis à Carthagène. Au moment du départ, l'amiral reçut du général Lopez une lettre qui fait ressortir honorablement la noblesse de caractère et l'estime mutuelle dont firent preuve ces deux officiers supérieurs en cette difficile occasion. Cette lettre est devenue un document historique, et nous cédons à l'envie de la citer ici:
«Général,
«Il m'est très-agréable de vous offrir l'épée et le bâton de commandement qui ont été les insignes de ma vie publique. Ils n'ont d'autre mérite que d'être demeurés purs entre mes mains en tout temps et dans toutes les circonstances, pendant la guerre comme en temps de paix, et d'avoir appartenu à un soldat fidèle à sa patrie et à ses devoirs. Veuillez, je vous prie, monsieur le baron, les accepter comme une preuve de mon estime pour votre personne.
«Hilario Lopez»
Le 1er novembre, l'Atalante appareilla pour la Jamaïque; bien des soupirs se mêlèrent à la brise du départ; quelques aspirants au cœur novice encore versèrent même des larmes. Par les belles nuits du tropique, tandis que la frégate, légèrement inclinée, glissait paisible et comme immobile sur une mer murmurante, sous le souffle égal de la brise alisée, les jeunes gens couchés en groupes sur la dunette, les yeux errants sur le dôme étoilé où fuyait à perte de vue l'immense pyramide des voiles argentées du navire, échangèrent longtemps les confidences et les récits de merveilleuses aventures. Chacun emportait un souvenir de cette terre romantique. Chacun en particulier avait promis de revenir, et pourtant tous se disaient maintenant que sans doute nul d'entre eux ne remettrait le pied dans cette Carthagène mélancolique, reléguée dans un coin solitaire du globe, reflet obscurci du passé, tombeau dont l'inscription disparaît déjà sous les mangles du rivage.
Le troisième jour de notre départ, j'étais appuyé sur les bastingages, les yeux flottants sur l'Océan, qui nous enserrait de son immense anneau. J'étais triste sans savoir ce que je regrettais; quand on est jeune, l'âme prend racine partout où elle s'arrête. L'aide de camp de l'amiral, qui cherchait depuis quelque temps à l'horizon avec la lunette, me dit de lever les yeux. J'aperçus alors à une hauteur prodigieuse, tranchant sur les tons argentés du matin, des plaques blanchâtres étincelantes avec des reflets azurés. C'étaient les cimes de Sainte-Marthe, couronnées sous l'équateur de neiges éternelles, que nous découvrions à vingt lieues dans l'est. Ce fut notre dernier adieu à l'Amérique du Sud.
Alexandre de Jonnès.
L'administration fait poser, dans les rues et les places de la capitale, des plaques en fonte dont le dessin ne manque pas d'élégance, et qui portent une inscription indiquant la hauteur du point où elles sont fixées au-dessus du niveau de la Seine, et en même temps au-dessus du niveau de la mer.
Voici le modèle d'une de ces inscriptions. Celle-ci est placée sur le parapet du quai de la Mégisserie, en face de l'ancienne arche Marion.
(légende illisible).
La pose de ces plaques, scellées dans les assises inférieures des édifices dont la destination et la construction solide garantissent la durée, est le résultat d'un travail considérable exécuté par les soins de l'administration municipale pour établir le nivellement général et la configuration du sol de Paris. Déjà, il y a quelques années, une pareille opération avait en lieu; mais les plaques qui avaient été apposées, dont les dimensions étaient plus exiguës et la forme beaucoup plus simple, ne portaient aucune inscription compréhensible. Rien n'en révélait l'usage ou le but. Utiles seulement pour les opérations administratives, elles n'apprenaient rien à la population.
(Agrandissement)
Plan général de relief des environs de Paris.
Coupe du sol de Paris du nord au sud, de la plaine Saint-Denis à la barrière de l'Enfer.
Coupe du sol de Paris de l'ouest à l'est, de la plaine de Passy à la barrière du Trône.
Coupe du sol de Paris de la barrière de Vaugirard à Belleville.
Nous approuvons le nouveau modèle adopté. Sans doute, quelques personnes s'étonneront peut-être qu'on apprenne ainsi aux passants et aux flâneurs qui s'arrêtent sur les quais et les trottoirs, à quelle hauteur ils se trouvent précisément au-dessus du niveau de la mer. Mais, sans parler de l'utilité d'une semblable indication pour toutes les opérations relatives à l'établissement des seuils, à la direction et à l'écoulement des eaux, à l'assainissement de la ville, l'inscription intelligible à tous, gravée sur ces plaques, a l'incontestable avantage d'en rendre également intelligibles à tous l'usage et la destination. Elle servira sans doute à les préserver de la destruction rapide qui a fait disparaître la plus grande partie de leurs devancières, dont le public ne comprenait pas le but. Ensuite, pourquoi hésiterait-on à faire pénétrer dans le peuple quelques-unes des notions de la science devenues usuelles, et mises désormais à son niveau? Loin de perdre à cette diffusion, à cette vulgarisation, la science au contraire ne peut qu'y gagner, Le sol de la ville de Paris, qui offre une configuration générale très-régulière, présente cependant dans son nivellement des variations partielles dont l'étude et la connaissance étaient indispensables pour parvenir à une distribution régulière des eaux et des ouvrages d'assainissement. Ce travail considérable est terminé, grâce à la persévérance et aux lumières de l'administration municipale. Mais ne serait-il pas d'une égale utilité qu'une opération semblable fût exécutée hors de l'enceinte des barrières, qui peuvent bien être une limite administrative, mais non une limite aux travaux utiles et aux améliorations?
Nous appelons d'autant plus vivement l'attention sur ce point, que l'exécution des fortifications rend indispensable, d'après la configuration générale du sol, l'exécution très-prompte de travaux considérables d'assainissement. L'élévation du département de la Seine au-dessus du niveau de la mer est de 21 mètres 50 centimètres; la nature du sol est la même que celui du vaste bassin de la Seine dont il fait partie. La base est formée de calcaire marin grossier (pierre à bâtir) dont les masses énormes s'étendent sous la plupart des communes environnantes, principalement toutefois sur la rive gauche, et pénètrent sous Paris jusqu'à la Seine. Sur les rives du fleuve se trouvent des cailloux roulés, des terrains atterrissement et de transport, qui forment les plaines des sablons et de Boulogne, tandis que du nord à l'est s'élèvent les collines de Montmartre, Belleville et Ménilmontant, entièrement composées de gypse (pierre à plâtre). Des terrains d'eau douce forment les plaines de Saint-Denis et de Vincennes.
Le relief du sol, ainsi composé géologiquement, est remarquable. Paris occupe le fond d'un bassin presque circulaire, entouré de collines: au nord, les hauteurs de Belleville, de Chaumont, de Montmartre, du Mont-Valérien, se relient avec les éminences de Passy, de Chaillot, de l'Étoile, des Faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin; au sud, celles de Meudon, Bagneux, Sceaux, Villejuif, s'abaissent pour former les plateaux de Bicêtre, de Gentilly, de Montrouge, et pénètrent dans l'intérieur de Paris pour y former la montagne Sainte-Geneviève.
Anciennes plaques indiquant
la hauteur du sol à Paris
Le plan que nous joignons ici, qui dessine le relief de Paris et de la banlieue, fera mieux comprendre encore cette description sommaire. Pour ne pas le surcharger inutilement aux yeux, nous n'y avons indiqué en chiffres que la hauteur des points principaux qui accusent le plus nettement la configuration du sol, sans inscrire le numéro des différentes courbes de nivellement que nous y avons tracées. Nous les avons rétablies sur les trois coupes transversales qui suivent. Nous devons avertir que, pour rendre le relief plus sensible, nous avons dans ces coupes calculé l'échelle de niveau décuple de l'échelle de longueur.
Dans le plan général ci-dessus, les chiffres indiquent la hauteur en mètres, sans fractions de centimètres, des différentes élévations du sol au-dessus du niveau de la Seine. Ce niveau, fixé par le 0 d'étiage du pont de la Tournelle, est à 24 mètres 30 centimètres au-dessus du niveau de la mer; deuxième chiffre qu'il faudrait ajouter au premier, pour connaître l'élévation totale au-dessus de ce dernier niveau. L'indication donnée est donc celle de la hauteur réelle. Mais, pour donner une idée complète des formules employées dans les travaux de nivellement, nous avons établi les coupes transversales d'après les courbes de nivellement adoptées par l'administration municipale. Chaque sonde de nivellement part d'une ligne fictive représentant un plan horizontal au-dessus du sol, et le numéro de la sonde indique le plus ou le moins de hauteur du point qu'elle rencontre; ainsi, contrairement au chiffre porté sur le plan, plus le numéro de nivellement est élevé, plus le sol est bas.
L'examen de ce plan et de ces coupes montre que les barrières actuelles reposent, pour la plus grande partie, sur des éminences qui enferment circulairement Paris, et vont en s'affaissant progressivement tant dans l'intérieur qu'à l'extérieur; car, à l'exception des buttes des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin et de la montagne Sainte-Geneviève, qui appartiennent à la charpente géologique du Sol souterrain, les autres éminences intérieures, telles que celles de Saint-Hyacinthe et de l'Estrapade sur la rive gauche, et sur la rive droite, la butte des Moulins, de Bonne-Nouvelle, du Petit-Carreau, des Petits-Pères, Meslay, etc., n'ont été formées que de terres rapportées. Ce sont d'anciennes voiries, et elles doivent leur élévation aux gravois et aux décombres qu'on y entassait sans cesse.
Sauf ces légers ressauts qui interrompent l'uniformité de son relief, le sol de Paris forme donc un vaste bassin dont le mur d'enceinte actuel couronne la crête. Au delà le sol s'incline de nouveau pour se relever encore et former une seconde enceinte de collines, plus hautes généralement que les premières.
C'est précisément entre ces deux ceintures qu'a été tracée l'enceinte bastionnée qu'on exécute aujourd'hui, et dont la ligne ponctuée sur notre plan représente le contour. Le fossé se trouve donc creusé dans une partie basse relativement aux terrains environnants.
On conçoit aussitôt les conséquences de ce tracé. Les eaux des communes et des villages compris entre le mur d'octroi actuel et l'enceinte fortifiée ont leur écoulement naturel indiqué d'une manière irrésistible. Elles se dirigent toutes vers les bastions, dont le fossé se trouverait ainsi le réceptacle de tous les égouts de la banlieue.
Cet état de choses, dont nous ne pensons pas qu'on se soit encore occupé, présente une haute gravité. Il est impossible que le fossé des fortifications, qui manque déjà lui-même d'un écoulement suffisant, soit inondé de ces eaux croupissantes qui le rendraient un foyer d'infection. Cependant, emprisonnées comme elles le sont entre les hauteurs qui forment les boulevards de Paris, et, qui leur barrent nécessairement le chemin de la Seine, et le mur de fortification qui coupe la plaine, quel sort attend les communes rurales, puisque la voie naturelle d'écoulement leur est interceptée?
Il y a là une question d'une haute importance sur laquelle se fixera sans doute l'attention du gouvernement. Nous ne savons quels travaux d'assainissement il y aurait lieu d'exécuter; mais il semble au premier aspect que dans la plus grande partie de la ligne il serait indispensable d'établir un égout latéral qui conduise à la Seine les eaux que les fossés de l'enceinte ne peuvent ni ne doivent recevoir.
Le Juif errant, Caricature par Cham.
Les premières toilettes du printemps semblent indiquer que les hautes garnitures auront encore la vogue; dans les promenades, au bois, au salon, nous voyons des robes de soie à deux grands volants, presque posés à plat, brodés en soie au point de chaînette à dents découpées; une seconde broderie semblable se trouve au-dessus, à un demi-doigt de distance; le corsage, très-peu ouvert, en cœur devant, a un revers brodé de même que les volants; les manches sont justes à jockeys en biais brodés.
Pour petite toilette de campagne, nous avons vu chez mademoiselle Clorinde Lelong cette robe en amazone fermée par une rangée de boutons.
Chez soi, pour les matinées qui sont encore fraîches, il faut avoir une robe de chambre en cachemire garnie de passementerie.
Les écossais sont délicieux de fraîcheur, on en fait des robes de promenade, soit à deux volants, couvrant presque entièrement la jupe, soit garnies de rubans devant ou des côtes. Souvent aussi, et cela est très-bien, on ne pose qu'un seul grand volant ayant au bas et à la tête une ruche de ruban assorti à l'étoffe de la robe.
On porte beaucoup de chapeaux de paille à jour, ainsi que des capotes de soie avec ornements de paille.
Les mantelets se portent toujours; mais jusqu'à présent leur coupe et leur garniture diffèrent peu de celles de l'année dernière. Les taffetas glacés sont préférés pour mantelet du matin; le mantelet du soir est joli en mousseline, doublé de soie, entouré d'une dentelle posée à plat en revers.
Les parures du soir n'offrent pas de grandes nouveautés, mais elles se complètent par de petits détails qui leur donnent un aspect tout neuf. La tunique, par exemple, emprunte tantôt une coupe à l'empire, tantôt une coquetterie au siècle dernier quelquefois elle est en gaze légère, relevée çà et là par des bouquets; une autre, à deux jupons fermés, aura sa seconde jupe relevée de côte par une guirlande de roses trémières variées de couleurs, qui viendra se terminer à la ceinture. Quant aux tuniques de satin et de pékin, la dentelle est leur plus bel ornement aussi est-elle souvent employée, et toujours avec succès; les dessins de dentelles gothiques font toujours mieux s'ils sont posés à plat, car de cette manière les yeux peuvent suivre la riche élégance d'une guirlande, et les merveilleux jours dont elle est ornée.
On assure que les forts qui entourent Paris auront,
l'un portant
l'autre, trois cents pièces d'artillerie.