The Project Gutenberg eBook of Les jardins, le faune et le poète

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Title: Les jardins, le faune et le poète

Author: Auguste Gilbert de Voisins

Release date: August 25, 2014 [eBook #46687]

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES JARDINS, LE FAUNE ET LE POÈTE ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

I

A. GILBERT DE VOISINS
Les Jardins,
le Faune
et le Poète.

II III IV

Il a été tiré 100 exemplaires sur hollande Van Gelder
numérotés de 1 à 100
pour les Membres protecteurs de la Libre Esthétique.

1

A. GILBERT DE VOISINS

Les Jardins,
le Faune
et le Poète.

logo

Edition de la «Libre Esthétique»
1903

2

Du même auteur:
La Petite Angoisse, roman.

Prochainement:
Pour l'Amour du Laurier, roman.

3

Conférence faite par
M. A. Gilbert de Voisins
au Salon de la Libre Esthétique
le 3 mars 1903.

4 5

Mesdames, Messieurs,

Je voudrais vous entretenir de certaines façons qu'il y a de transcrire un paysage en poésie, mais, au lieu de choisir mes exemples ici et là, à travers notre histoire littéraire, je les prendrai, pour la plupart, dans le dernier livre de vers d'un poète que vous aimez tous et qui, mieux que nul autre, a su dire la singulière et pénétrante poésie des grands parcs disposés en vue d'un noble effet, des allées que ferme un horizon artificiel coupé d'une nymphe neigeuse, des ifs taillés, des colonnades blanches et des jardins bien disposés. Autant vous le nommer tout de suite, son nom est déjà sur vos lèvres, c'est d'Henri de Régnier surtout que je vous parlerai, son dernier recueil en main, et, lorsque, par les signes d'impatience que vous voudrez bien me donner, 6 je comprendrai que ma prose vous lasse, je vous dirai quelques vers de la Cité des eaux; ces vers-là, on les écoute toujours.

Oui, il a su nous révéler de nouveaux aspects du parc de Versailles, des aspects qui lui sont personnels, mais sa muse, qui se plaît sans doute à peindre plus d'un paysage, fatiguée du sable que le râteau nivelle, va souvent courir dans les forêts d'alentour, dans ce bois sacré, cher aux muses, dont Chavannes nous donna l'image.—Et, là, nul arrangement, rien de concerté, point de marbres, point de plates-bandes ni de perspective autres que celles que nous présente la nature. On dirait que l'homme n'est jamais venu dans cette région... J'entends, l'homme moderne... Mais, écoutez!... écoutez bien la brise!... Ce n'est point, aujourd'hui, ce bruit d'ailes rapides qu'elle fait, ce bruit de fuite et de frôlement auquel nous sommes habitués, qui nous charme pourtant et nous force parfois à frissonner quand il passe avec le crépuscule... Non! les arbres murmurent de façon plus distincte à chaque mouvement de l'air, nous entendons mieux leurs divines paroles, nous en comprenons même l'inflexion la plus fine... Et c'est l'hamadryade d'un bouleau qui se plaint de rester engaînée, c'est la nymphe d'un chêne qui chante d'allégresse parce que la rosée se lève autour d'elle aux premiers sourires de l'aube, et que cela est beau. Voyez aussi quel magique pouvoir a le génie poétique... Cette impression que je rends avec peine et de manière insuffisante en quelques phrases, M. de Régnier nous la donne, parfaite, en ce vers:

Ecoute-les! chaque arbre a sa voix dans le vent!

Et, plus loin, par ceux-ci:

7

Observe si longtemps le pin, l'orme et le rouvre

Que le tronc se sépare et que l'écorce s'ouvre

Sur la dryade nue et qui rit au soleil.

Vraiment, voilà qui s'appelle diviniser un paysage. D'ailleurs, et quel que soit le procédé qu'on emploie, l'étude d'un point de vue, d'un décor naturel, dès qu'on le transpose en rhythmes, offre de très singulières difficultés. C'est là que les poètes trébuchent. Tant qu'il est question de n'émouvoir que par le spectacle de ses passions, de ses regrets, de ses souvenirs, tant qu'il ne s'agit que de parler d'espoir ou d'amour, sans plus,—avec certaine facilité et quelque talent, un poète arrive facilement à être médiocre... j'entends par là, à paraître bon; mais, quand il veut dire ses émotions dans leur rapport avec le monde extérieur, nous montrer sa douleur autre part que sous une lampe, rire, pleurer, se souvenir en plein air, le front dans la brise et les poumons gonflés,—c'est alors que les habitants du Bas-Parnasse défaillent, et que ceux-là seuls qui ne s'effrayent pas de l'air des cimes, de cet air difficile à prendre en soi dont nous parle Byron, donnent leur mesure et se révèlent en leur beau.


Il est quelques façons très diverses de mêler la nature à la poésie. Nous en trouvons certaines dans la Cité des eaux, et j'aimerais que vous prissiez goût, au long de ces poèmes, à considérer les images de fleurs, de fontaines, de forêts et de flots que le poète nous offre, ainsi que la façon dont il nous les offre et ses manières de les peindre;—et si j'ai donné comme titre à cette causerie: Les Jardins, le Faune et le Poète, c'est que ces trois mots me semblent 8 convenir assez bien aux trois modes que M. de Régnier a de chanter.

Et, d'abord, avons-nous assez entendu divaguer sur l'automne!—Demandez à douze poètes de chanter un mois de l'année. Croyez-moi! onze d'entre eux choisiront un mois d'automne. Le douzième se plaira peut-être, par bizarrerie, à célébrer février ou mars, et sans doute qu'il le fera mal. C'est qu'il semble que l'automne soit plus poétique, que le regret aille bien avec les feuilles mortes et que nous soyons toujours médusés par la complainte où M. Charles-Hubert Millevoye, poète d'Abbeville, nous tira des larmes en parlant sinistrement de la chute des feuilles.

Dans la même catégorie se place l'automne du jour, le crépuscule, sur lequel on a tant de fois déraisonné... Il suffit que l'herbe se nuance d'ombre, que le rire des fontaines se module en plaintes et que la fleur paraisse plus lumineuse dans son feuillage à mesure que le jour s'enfuit, pour que les poètes sentent en eux-mêmes toute une petite ébullition de mots.

Ah! que leur parlez-vous de couleurs vives, de décors contrastés! Vous choqueriez leurs âmes trop sensibles! On dirait que la mer ensoleillée les aveugle plus que d'autres, qu'ils tiennent volontiers pour une vertu indiscrète le solennel éclat d'un marbre blanc, que certains couchers de soleil très sanglants les époumonnent en quelque sorte, et qu'il est des aubes d'une extraordinaire pureté qui leur font perdre patience. Ils éprouvent à l'égard de ces aspects francs et forts de la nature ce même malaise qui saisit les mauvais orchestres quand survient un mouvement trop rapide. En un mot, ils ne savent peindre, et cela faiblement, que l'année à son agonie et le jour à son déclin, parce qu'il leur vient alors une façon de pitié molle et de complaisance affectée qu'ils font passer très bien pour de l'inspiration.

9 Ne croyez pas, je vous en prie, que je veuille un seul instant médire de l'automne et du crépuscule qui sont deux institutions excellentes. Nos plus grands poètes leur doivent quelques-unes de leurs plus belles inspirations, et M. de Régnier a souvent chanté de façon merveilleuse les ors roux de l'automne et les cendres du jour, mais que voulez-vous! cela ne laisse pas d'être agaçant que de voir l'automne et le crépuscule considérés par certains poètes sans vergogne comme des placements de tout repos, sans que pour cela les vers qu'ils en tirent soient meilleurs,—ils n'ont que cette séduction à laquelle un léger apprentissage fait facilement parvenir.

Ajoutons que, dans ces paysages d'une mélancolie bienséante, on peut relever un trait que je passais d'abord: ils excitent prodigieusement la mémoire.—De quoi voulez-vous qu'un poète mineur se souvienne quand un cruel soleil lui meurtrit le front et lui impose le seul aspect de son aveuglante splendeur?—En pareilles traverses, il ne songe guère qu'à demander quartier. A l'encontre de ces brutalités, combien il prise mieux un crépuscule d'automne, qui caresse sa fièvre comme une onde lente et, par sortilège, évoque en lui toutes les phrases grises, opalines ou vert de mousse qu'il a déjà lues dans les œuvres d'autrui!...

Voilà-t-il pas un puissant argument pour qu'il commence son nouveau poème?


Il semble en vérité que, pour parler dignement de la nature, pour la faire revivre avec toutes les correspondances qui nous rattachent à elle, il faille prendre un parti, de même que le peintre, étudiant le sujet du paysage qu'il va peindre, choisit avec soin son 10 éclairage et son point de vue, afin que rien dans sa toile, ni lignes mal croisées, ni couleurs effarées de se trouver côte à côte, ne nuise à l'effet qu'il veut produire.—En poésie le parti, le plus simple serait peut-être d'ordonner la nature, de la composer, de la disposer en un mot suivant les courbes que l'on donne aux jardins. Mais gardez-vous de croire que ce soit là se faciliter la tâche ou enlever à l'œuvre de la fièvre ou de l'émotion.—Simplement, c'est une loi qui s'impose à l'inspiration, la dirige, la règle, en modère les écarts trop violents et les foucades inutiles. Par elle, l'émotion est resserrée comme dans un étau. C'est, à tout prendre, quelque chose dans le genre de cette fameuse règle des trois unités que nos dramaturges classiques acceptèrent de si bonne grâce, bien qu'elle fût gênante et que la foi d'Aristote ne laissât pas d'être douteuse sur ce point,—parce qu'ils voyaient en elle ce triple lien salutaire qui force à penser plus longuement et plus puissamment pour que la pensée jaillisse plus claire,—et à sentir plus profondément et non plus à fleur de peau, pour que la passion soit plus vive.

Je ne relèverai même pas l'absurde critique qui accuse cette méthode d'être purement «littéraire» et de manquer de sincérité. C'est là une fadaise... Nous est-il jamais venu à l'esprit de dire d'un homme qu'il manque de sincérité parce qu'il a dans ses façons de la courtoisie et de la mesure?

Cette méthode d'ordonner une description de façon architecturale fut celle de nos poètes didactiques; ils n'obtinrent d'ailleurs que des résultats assez piètres, car, s'ils avaient en partage toutes les qualités de l'honnête homme, ils manquaient par contre de toutes celles qui font le poète et même l'écrivain.

Pourtant, une loi de ce genre offre un double avantage... D'abord, comme elle suppose une profonde connaissance de la 11 matière traitée, elle évite ces descriptions faites en chambre, ces forêts, ces flots, ces nuages chantés entre quatre murs par un homme qui ne les considéra jamais. Comment voulez-vous que l'on réduise à ses lignes essentielles un paysage que l'on n'a jamais étudié? On ne peut, évidemment, résumer que ce que l'on conçoit de façon vive et parfaite...

Et d'autre part elle nous évite ce fléau de la poésie descriptive: je veux dire le pittoresque.

Ce serait une sinistre besogne que de noter jusqu'où l'abus du pittoresque a conduit la plupart de nos écrivains romantiques!—Veut-on peindre en des vers une vision presque oubliée et qui, reculant trop dans le passé, a perdu ses contours nets et les ombres qui la rendaient si vivante. C'est au pittoresque que nous ferons appel pour un peu la faire renaître.—A ce spectacle que nous avons trop amalgamé, trop compris en nous-mêmes et qui s'y est en quelque sorte fondu, se mélangeront alors des imaginations piquantes... et voilà déjà la surcharge!

Le paysage était-il compliqué, fait de parties nombreuses, éclairé savamment, c'est au pittoresque que nous demanderons une excuse pour ne point le composer.—C'est encore lui qui nous fera orner de fleurs un décor que la nature nous présenta austère et nu; lui qui met un vieux banc de pierre à l'endroit où l'on rêve et qui défonce le chaume d'une cabane dans les bois! Car il faut à certaines gens un détail où accrocher leur attention: un détail joli, prémédité, et qui donne bien l'illusion d'une ruine, mais en carton-pâte. Bientôt le paysage tout entier disparaît.—Le détail reste.—Il est tant d'esprits trop amateurs de pittoresque qui du désert ne gardent que l'image d'un palmier penché sur une tombe rose! Plus d'un a cédé au plaisir de poser une barque pleine de chansons sur un lac dont 12 le beau saphir se suffisait à lui-même, et de vanter la seule blancheur d'une corolle qui, cependant, séduisait par plus d'une vertu.

Enfin, combien une loi fixe et sévère excite l'émotion! Les mots, serrés par une syntaxe rigide, donnent leur plus beau son, leur son le plus significatif et le plus plein; les images, mises à la place exacte que leur marque une perspective stricte et juste, se correspondent plus finement et brillent avec plus de magie. On dirait vraiment qu'ainsi ordonnées elles sont comme ces miroirs qui se reflètent l'un l'autre et dont le dédale pur permet l'illusion!

Disons plus simplement qu'elles sont mieux mises en valeur par un plan préconçu.—Regardez une rose dans sa plate-bande,—elle embaume tout l'air; certes, elle était plus pittoresque cachée dans son buisson, où nous l'aurions sans doute comparée à une flamme rouge, mais l'aurions-nous si bien respirée?

Il en est d'une émotion comme de cette fleur. Pour lui faire rendre tout ce qu'elle peut donner, mieux vaut la guinder un peu que la laisser libre, et certaine sévérité à son égard est une précaution salutaire. Voulons-nous décrire en vers ce paysage qui nous a touchés? Disposons-le d'abord avec noblesse et grâce, arrachons l'herbe des chemins, lavons le ciel, et, surtout, veillons aux couleurs de notre palette.—Les mots sont dangereux à manier, il en est qui reluisent comme des sous neufs et d'autres qui ont la patine des vieilles médailles! Veillons aussi à la forme qu'il faut choisir, car une forme poétique, si lâche qu'elle soit, modèle toujours un peu l'image à sa propre image. Si l'émotion primitive ne survit pas à ce travail, croyez bien qu'elle était mort-née et ne vaut pas un regret.


13 M. de Régnier s'est soumis à toutes ces difficultés dans cette partie de la Cité des eaux qui donne son titre au volume et où l'auteur nous décrit en vingt-sept sonnets et deux poèmes les prestiges de Versailles, de son parc et de ses souvenirs.

Ordonnés, ces poèmes le sont au plus haut point. Pour décrire ces jardins dessinés avec art, où les statues répondent aux jets d'eau, où la nymphe reflétée dans une vasque verte se mêle à son reflet, Henri de Régnier a dessiné chacune de ses périodes comme un ornement d'architecture, et l'on dirait que deux pendentifs la terminent avec, au milieu, le feuillage figé d'un rinceau.

Écoutez ce sonnet: La Rampe. On le croirait disposé par un grand seigneur à la fois architecte et amateur de jardins:

LA RAMPE

La double rampe, auprès du bassin que surplombe

La terrasse de marbre où le buis nu serpente,

Incurve sa montée et courbe sa descente,

Et de la vasque en pleurs sanglote l'eau qui tombe.

La corneille criarde et la blanche colombe

Alternent, l'une rauque et l'autre gémissante;

Chaque cyprès, le long de cette double pente,

Figure un cippe noir d'où le lierre retombe.

Si tu descends à gauche et si je monte à droite,

Nous verrons tous les deux, en l'onde dont miroite

La patine d'or vert qu'éteint le crépuscule,

Toi la déesse en fuite et moi le Dieu discret,

Statue en marche qui s'avance ou qui recule,

Glisser inversement de cyprès en cyprès.

14 Dans cette description du parc et de son palais mort, M. de Régnier avait eu des prédécesseurs. Je dois dire qu'aucun d'eux, avant le romantisme, n'avait trouvé une inspiration acceptable.

Les vers du Mercure galant, les petites chansons, les poèmes de circonstance sont tous d'une merveilleuse pauvreté. Il n'y a guère que des exclamations sur les «si beaux jardins de notre roi Louis» ou bien, à propos des statues de déesses, quelques joyeusetés de notaire ivre.

Musset, dans ses Trois marches de marbre rose, ne nous donna qu'une plaisanterie charmante. Dans Versailles il a voulu voir le seul ennui des beaux dimanches où des bourgeois se promènent suivis d'un sillage d'enfants mal mouchés. Il le dit d'ailleurs avec franchise:

Je ne crois pas que sur la terre

Il soit un lieu d'arbres planté,

Plus décrit, plus lu, plus chanté

Que l'ennuyeux parc de Versailles.

Comme toujours, nous découvrons çà et là d'amusants croquis:

Bosquets tondus où les fauvettes

Cherchent en pleurant leurs chansons,

Où les dieux font tant de façons

Pour vivre à sec dans leurs cuvettes.

A la fin de la pièce, qui ne laisse pas d'être un peu longue, il y a encore de jolis détails et certaine évocation irrespectueuse des fantômes du lieu, en attendant la pointe fine que nous espérions bien avec le dernier vers.

Mais, avant Musset, Théophile Gautier avait parlé de Versailles 15 en un fort beau sonnet. Ce poème est singulier par son sentiment. Au lieu de voir dans ce décor ce que l'on y verra plus tard: la belle ruine moderne et le souvenir de la gloire, Gautier, avec des notations ingénieuses, s'est plu à relever la seule tristesse de ce lieu vide, de cette étendue d'arbres, d'allées et d'eaux, jadis si bruyante, et qui semble avoir perdu son âme, manifestée dans le Roi, rival du soleil:

Comme une délaissée à l'écart, sous ton arbre,

Sur ton sein douloureux croisant tes bras de marbre,

Tu guettes le retour de ton royal amant.

Le rival du Soleil dort sous son monument.

Les eaux de tes jardins à jamais se sont tues

Et tu n'auras bientôt qu'un peuple de statues!

Enfin, Albert Samain, dans une série de quatre sonnets, fut occupé presque uniquement à nous dire les visions de princesses et de menuets que lui suggérait Versailles:

Grands seigneurs pailletés d'esprit, marquis de Sèvres,

Tout un monde galant, vif, brave, exquis et fou,

Avec sa fine épée en verrouil et surtout

Ce mépris de la mort comme une fleur aux lèvres!

Dans la Cité des eaux, M. de Régnier semble avoir épuisé le sujet; pourtant il chante de préférence:

La grandeur taciturne et la paix monotone

De ce mélancolique et suprême séjour.

Il le dit dans son premier poème: Celui dont l'âme est triste chérit Versailles, mais,

16

... ce qu'il cherche en vous, ô jardins de silence,

Sous votre ombrage grave où le bruit de ses pas

Poursuit en vain l'écho qui toujours le devance,

Ce qu'il cherche en votre ombre, ô jardins, ce n'est pas

Le murmure secret de la rumeur illustre

Dont le siècle a rempli vos bosquets toujours beaux,

Ni quelque vaine gloire accoudée au balustre,

Ni quelque jeune grâce au bord des fraîches eaux;

Il ne demande pas qu'y passe ou qu'y revienne

Le héros immortel ou le vivant fameux

Dont la vie orgueilleuse, éclatante et hautaine,

Fut l'astre et le soleil de ces augustes lieux.

Ce qu'il veut c'est le calme et c'est la solitude,

La perspective avec l'allée et l'escalier,

Et le rond-point, et le parterre et l'attitude

De l'if pyramidal auprès du buis taillé.

Ainsi, nous faisons, avec le poète, une longue promenade par les méandres des jardins et du palais. De temps en temps il s'arrête, un souvenir charmant vient de passer: une harpe, dans la salle de musique d'un pavillon, le fait rêver de celle qui en touchait jadis les cordes aujourd'hui détendues... et c'est alors comme si, par la magie des vers, une mélodie surannée venait d'éclore discrètement:

Et qui sait si le chant, par la fenêtre close,

N'en filtre pas encor, pour charmer l'eau verdie?...

Puis, c'est le peuple des statues dont nous parlait Gautier: Latone svelte, Encelade au milieu d'un bouillon de fontaine, 17 Neptune avec son trident, un bassin vert qui reflète une source, un bassin noir entouré des quatre saisons, un bassin rose où se mire l'amour... et la fête d'eau qui réunit les marbres et les bronzes par un concert d'irisations.

Cela, et tant d'autres pièces que je passe, nous donne, majestueuse, mélancolique et quelque peu solennelle et compassée l'image d'une nature non point torturée, mais guidée pour qu'elle n'offre au regard que de nobles aspects et de beaux points de vue.—Certes, nous sommes loin de la forêt fruste et folle, mais ne demandons au poète que ce qu'il a voulu nous donner: de beaux vers qui restent dans la mémoire comme des incrustations, une harmonie de colonnade, un plan de jardin et, passant sur tout cela, un grand souffle triste.

Je vous vantais les bons effets d'une règle un peu dure dans la poésie descriptive, mais j'ajoutais qu'en se conformant à elles, les poètes didactiques n'avaient atteint qu'à de piètres résultats. C'est que peu de sujets peuvent être traités ainsi, et si Versailles prêtait à des développements balancés, à l'emploi du sonnet, à une série de poèmes identiques par leur forme,—quand M. de Régnier s'est tourné vers d'autres paysages, c'est un nouveau poète qui nous est révélé.


Ah! Nous voici dans l'air libre! Nous nous dressons sur les rocs aérés dont un flot tourmente la base, nous marchons dans les clairières sur un incomparable tapis de mousses et de fleurs. Nous chantons de joie et, sans trop savoir pourquoi, nous allons coller nos lèvres à l'écorce d'un chêne et nous plongeons nos bras dans une source comme pour étreindre son onde. De 18 quelle façon tout cela sera-t-il transposé en art? Comment sera dite notre joie? Quel sera le rhythme de cette fièvre un peu désordonnée qui nous parcourt, et en quel mirage seront fixées nos imaginations fantaisistes et libres?—Une école de poètes nous répond, qui se plut à diviniser la nature. Elle comprit, ou plutôt elle se souvint (les rêves de l'Hellade ne s'oublient pas) que si nous aimons la forêt d'un si tendre amour, c'est qu'elle est encore toute peuplée de déesses et de dieux, que la mer chante par la voix des sirènes, que les naïades murmurent dans les ruisseaux et que le faune survit aux campagnes mortelles.

Maurice de Guérin, suivant en cela l'enseignement qu'on lit dans les poèmes de Chénier, chanta plus d'une fois la nature en la personnifiant. Il écrivait un jour sur son cahier de notes quelques phrases qui semblent vraiment avoir été pensées par un homme qui vécut dans le commerce des dieux:

«Une génération innombrable est actuellement suspendue aux branches de tous les arbres, aux fibres des plus humbles graminées,—comme des enfants au sein maternel. Tous ces germes, incalculables dans leur nombre et leur diversité, sont là, suspendus entre le ciel et la terre, dans leur berceau et livrés au vent qui a la charge de bercer ces créatures.—Les forêts futures se balancent, imperceptibles, aux forêts vivantes. La nature est tout entière aux soins de son immense maternité.»

On voit aisément le lien qui unit ce fragment aux belles périodes, au large panthéisme, à la divine noblesse du Centaure et de la Bacchante de Guérin.

A cette source et à celle de quelques poèmes d'Hugo sont allés boire certains poètes et prosateurs d'aujourd'hui qui ont décrit la nature en la faisant déesse.

19 Ne parlons que de deux d'entre eux. Henri de Régnier consacre toute la seconde partie de la Cité des eaux à parler des arbres-dieux, des hommes-chevaux, des flots de la mer où la sirène se couronne d'écume, et Pierre Louÿs, dans tous ses contes, nous vanta la nature en sa divinité.

Je voudrais réunir ces deux noms.

La nymphe qui passe dans les contes de Pierre Louÿs est sœur de celle que Henri de Régnier nous montre dans ses poèmes.


En un passage où Ovide entretient son lecteur d'une métamorphose, avant d'engager son récit il en tire la morale par une façon de précaution oratoire tout à fait déplaisante.

Je ne crois pas qu'un poète qui voudrait nous dire aujourd'hui l'histoire d'une nymphe qu'une trop grande douleur changea en fontaine ou celle d'un chèvre-pieds vaincu par Apollon, considérerait beaucoup la morale à tirer de son conte.—Un soir que les pins, éclairés par le couchant, lui parurent tragiques et, comme nous le dit Henri de Régnier: «Semblaient rouges du sang d'un satyre attaché», ce poète écrivit Marsyas; un jour où quelque source pleurait à longs sanglots, un autre poète songea à Byblis, à sa douleur, à l'eau courante et, comme nous le dit Pierre Louÿs: «C'est ainsi que Byblis fut changée en fontaine.»

De morale! grand Dieu! pas la moindre. Je vous ai montré tout à l'heure la nature se composant en jardins, la voici qui se compose en déesse, en femme, en telle apparence demi-divine qu'il lui plaira de choisir.

Aussi bien, le scrupule d'Ovide était-il d'une âme trop latine. Les Grecs ne discutaient pas la valeur morale de leurs fables, et 20 le souci qui préoccupait encore certains écrivains, il y a deux ou trois siècles, n'arrête guère, de nos jours, celui qui veut donner un sens nouveau à des aventures fabuleuses, montrer la nymphe en pleurs au lieu des sources claires et considérer la nature à travers un rêve... La nature est belle ainsi. Hugo nous l'a décrite:

L'homme la voit qui guette au milieu des roseaux,

Laissant ses cheveux d'herbe ondoyer sur les eaux,

Elle chante, appuyant à sa hanche écaillée

Ses coudes de branchage et ses mains de feuillée.

La nature est belle ainsi, mais combien est-il difficile de la bien concevoir! On ne moralise plus... Ce n'a été que changer de mal! Car si les auteurs ne présentent plus d'ægipans amateurs d'homélies, s'ils ont cessé de faire tenir aux dieux les discours où se complaisait M. de Salignac, combien de méthodes inédites ont-ils trouvées pour fatiguer qui les parcourt! Ils n'édifient pas, c'est fort bien! Sont-ils moins ennuyeux?—A vrai dire et soit que l'on décrive les passions des hommes et le débat qui les suit, ou que l'appel d'une oréade arrête l'intrigue dans le sentier battu par le galop des satyres, le conte et le poème où les demi-dieux revivent reste un des genres les plus malaisés à parfaire. Plus d'un écrivain s'y adonna dont la tentative n'eut point d'excuses, car notez que, mettant un faune dans un paysage, vous y mettez bien un dieu mais aussi une chèvre. Vous serez forcé de considérer «l'animal» dans le satyre et rien ne fait plus varier un paysage que la présence d'une bête. Regardez un troupeau couché dans une prairie! Vous aurez là sans doute une impression de noblesse rustique, de repos, d'assurance. Enlevez le troupeau, votre prairie chantera peut-être avec toutes ses fleurs. Mettez un faune dansant, au pied d'un chêne. Vous aurez beau faire, accumuler 21 les symboles et montrer en lui l'image d'un homme ou la figure d'un dieu, toujours il vous faudra compter avec la chèvre cabrée que vous nous avez montrée d'abord.

Inutile de vous dire que les poètes se sont peu arrêtés à ces détails. Ils avaient un prétexte à chanter (bien ou mal, il n'importe, mais d'une façon que les lecteurs peu attentifs ou peu renseignés pouvaient tenir pour originale), ils avaient la partie trop belle pour prendre des précautions. Et ce fut en vérité un débordement.

On en vint à considérer les poèmes ou les contes de ce genre comme des jeux faciles; on put à son aise n'y être point vraisemblable, accumuler d'ingénieux détails qui n'avaient que faire dans la narration, fixer, d'après Athénée, la formule d'un parfum ou le réseau d'une crépide, s'étendre en descriptions, être ironique et gouailleur et composer enfin des symboles qui sont, le plus souvent, des façons obscures pour déraisonner.—Peu de poètes ont su bien parler de ces choses; je ne sais qu'un petit nombre de poèmes, que trois ou quatre contes où soit rendue de façon belle et vivante cette vision fabuleuse de la nature avec tout son mystère et cette précision dans le détail sans laquelle il n'y a là qu'un rêve vague et sans intérêt. Un jour, M. de Régnier, voulant nous dire ce goût que certains gentilshommes du XVIIIe siècle avaient pour l'Italie, ses marbres, ses souvenirs et l'étonnante légende qui leur est attachée, nous fit une magnifique et terrible description de centaure. Cela se trouve dans Monsieur d'Amercœur et, vraiment, c'est comme si, par sortilège, un bronze enseveli avait jailli de terre.—Pierre Louÿs, dans ses contes, dans Byblis, dans Léda, dans certains sonnets, nous charme de façon différente, mais aussi vive, et, levant le regard du passage qui retenait captif, on se demande quelles néréides encore mélangées à leurs flots, quelles 22 dryades magiciennes concertèrent ce philtre dont il nous grise et qui rend si crédule aux métamorphoses. Plus récemment, M. Marcel Boulenger, l'auteur du Page, écrivait un conte: Le plus rare volcelest du monde, où nous était présenté un centaure dans le décor inquiétant et sauvage d'une forêt d'Écosse, et là encore, par le soin que le narrateur prit à composer le paysage en concordance avec la terrible bête dont il hâtait la course à travers bois, nous trouvons ce souci de n'intriguer qu'à bon escient et de lier fortement et par de nombreux liens le monstre à la nature qui le vit naître. Le noble poète qu'est Mme Henri de Régnier nous décrivait dans un de ses plus récents poèmes cette étrange fusion où la fable ne se distingue plus de la nature:

—Est-ce la plainte, au loin, des lascives dryades?

Non! Ce n'est qu'une voix, une unanime voix

Qui sanglote et qui chante et qui rit à la fois

Animale et divine, humaine et forestière,

Long souffle modulé de la nature entière,

Cris des bêtes, soupirs des hommes et frissons

Des nymphes...

A l'entendre autrement, une interprétation mythologique de la nature devient un exercice parfaitement fâcheux, passe-temps de mandarin que les aspects du dehors n'émeuvent pas, ni la mer brillante de trop de rayons, ni le ciel semé de nuées, ni les plus neuves d'entre les fleurs, et qui s'amuse à façonner dans sa chambre de petits dieux en plâtre friable et froid, à l'imitation de l'antique.


Alors, qu'est-ce donc au juste qui charme si délicieusement dans ces récits et dans ces vers? Par quels artifices ces poètes les ont-ils 23 faites si émouvantes, leurs narrations fabuleuses? Comment, en recueillant un genre que les maladroits avaient trop pratiqué, savent-ils nous tenir si attentifs? Simplement, ce sont de vrais poètes, ils croient à ce qu'ils disent, et, par l'accent de leurs paroles, par ce ton de sincérité qui emporte tout, nous nous laissons entraîner.

Car, à leur sentiment, les aventures de la fable figurent autre chose que des historiettes incertaines. Les hamadryades, la troupe des néréides, les satyreaux voleurs de nids et ceux que le désir appelle près de l'étang des nymphes, les sirènes ailées qui grelottent contre la plage ou s'ébattent sur des vagues chevelues, tous ces fantasques habitants des forêts et des flots, ils les sentent vivre, les entendent pleurer, chanter aussi, et, quand ils écoutent leurs discours, c'est avec la même foi que le plus pieux berger de l'Attique.

Voici un sonnet où Pierre Louÿs nous montre des jeux de faunesses; il faut assurément qu'il les ait vues de ses yeux pour savoir les décrire avec une si charmante aisance.

Deux faunesses, parmi l'ombre et les herbes bleues

Se poursuivent au clair de lune vers la source,

Leurs croupes lestes que bouleverse la course

Font danser les poils ronds de leurs petites queues.

Elles galopent, et leurs sveltes pieds de chèvres

Vont déchirant les fleurs et sautant les racines.

Elles ont aux cheveux, étant un peu cousines,

Mêmes cornes et même intense flamme aux lèvres.

Mais voici l'eau qui sort d'une caverne noire,

Elles grimpent aux rocs, se culbutent pour boire,

Trempent leurs seins aigus entre les hautes pierres,

24

Se cambrent, battent l'air de leurs pieds que prolongent

Les ombres et, pressant leurs mains sur leurs paupières,

Du sommet des rochers dans la cascade plongent.

Est-il étonnant, après cette évocation d'une fantaisie parfois espiègle et toujours si pleine de désinvolture, que les forêts se peuplent à nos yeux? Marchons un peu dans le sous-bois... Ressuscitées en leur très réelle exactitude du tas de cendres qu'avaient fait les gens ennuyeux et commentateurs, des formes se lèvent et fuient pour regagner le sein des sources claires et les taillis de lauriers.

Voici le bois sacré plein d'antiques rumeurs; un chèvre-pieds danse sur le tapis que lui tissa la lune, et les déesses qu'une écorce comprend agitent leurs mains rameuses à toute brise.

C'est à coup sûr une magique influence qui démaillotta ces momies déjà mélangées à la terre et dont la forme filait entre les doigts, c'est un puissant sortilège qui sut rendre la vie et la jeunesse à des corps exténués de vétusté, car le secret le plus rare est bien celui de faire surgir une apparence divine en nos jours que, vraiment, les dieux visitent peu.


Durant les années où l'on exploita fort cette vertu particulière: la sensibilité, ce fut un lieu commun de montrer la nature hostile à nos tristesses comme à nos appétits. C'en fut un autre de la peindre complice: deux figures d'une même fatuité. Devant les créations de sa pensée le poète ne veut point être humble; l'hamadryade qu'il voit dans le chêne devra s'occuper de lui, poète, et 25 le faune qui fait vivre la clairière devra s'arrêter dans sa course pour le plaindre ou le consoler.

A en croire certains auteurs, les chênes se dresseraient sous leurs manteaux de lierre pour nous laisser entendre qu'ils sont impassibles, et, par là, nous insulter; les roses dispenseraient d'aimables parfums par malice volontaire et perverse, afin que notre conscience puisse mieux s'engourdir.

Les poètes dont nous parlons pensent autrement. «Chaque arbre porte en lui la stature d'un dieu», dit M. de Régnier; en effet, quand il traite d'un paysage, le décor est indépendant des hommes. Il a son existence propre. L'arbre, le ruisseau, l'étang sont des personnes vivaces que le poète chérit pour elles-mêmes, parce qu'elles sont verdoyantes, harmonieuses ou pures, et, s'il advient qu'une voix se fasse entendre, issue d'une source ou qui chante entre deux pierres, ce n'est pas ses sentiments de mortel dont il croit percevoir l'écho, mais le bruit des paroles que les nymphes écloses lui confient.

Il en est pour tout ainsi. D'un crépuscule à l'autre les arbres se répondent; limpide et mystérieux, le chœur se prolonge que murmurent les ruisseaux; tant que dure la nuit, des ombres fugaces volent sur la clairière, parfois un Songe les poursuit et si, dans un bosquet plus noir et mieux caché que tous les autres, on entend brusquement jargonner, sans doute que ce sont des satyres disputant sur une proie.

Bientôt on oublie, tant ces apparitions sylvestres vivent humainement, que leur essence est demi-divine; le commerce des ægipans nous devient familier, et, tandis que les hamadryades écartent à leur réveil l'écorce des oliviers, l'on est à peine surpris que des eaux passagères se révèle un bras nu, ondoyant encore, mais déjà de chair.

26 C'est un peu sur ces bases que Pierre Louÿs a construit tous ses contes, c'est sur elles qu'Henri de Régnier a édifié l'un de ses plus beaux poèmes dont nous allons voir ensemble des fragments.


Le Sang de Marsyas redit la célèbre rivalité du Satyre et d'Apollon.

Après un prélude en alexandrins où le poète chante la voix des arbres de la forêt, Marsyas nous est présenté. Son portrait, en petits vers inégaux, a cette grâce que nous trouvons dans les croquis des grands peintres:

Il était doux, pensif, secret et taciturne;

Petit et robuste sur ses jambes,

L'oreille longue, pointue et grande;

La barbe brune

Avec des poils d'argent;

Ses dents

Etaient blanches, égales, et son rire

Rare et bref lui montait aux yeux

En une clarté triste et soudaine,

Silencieux...

Il marchait d'un pas sec, brusque et dansant

Comme quelqu'un qui porte en soi-même

Quelque joie éclatante et pourtant taciturne,

Car s'il souriait rarement il parlait peu

Et toujours en caressant sa barbe brune

A poils d'argent.

Puis c'est le pays où les satyres habitent. Nous sommes au temps de la vendange. Couronnés de pampres, les faunes entourent 27 le pressoir, la torche aux mains. Tous sont ivres, sauf Marsyas, qui ne se mêle pas à leurs jeux et reste seul dans son coin:

Le vin ne coulait pas de sa barbe rougie

A pourpre claire.

Il cueillait une grappe et, grave, assis à terre,

La mangeait délicatement, grain à grain,

Et dans sa main

Jusqu'au bout, une à une, il crachait les peaux vides.

Il vivait à l'écart auprès d'un bois de pins.

Marsyas a des goûts rustiques. Il passe son temps à tresser des ruches, à imiter sur sa flûte un bruissement d'abeilles et surtout à faire le compte des sources de la forêt. Il les connaît toutes. Elles sont aussi différentes que des personnes; leurs voix ne peuvent se confondre. Marsyas étudie chaque inflexion de leur chant. Mais surtout il triomphe dans l'art de faire les syrinx et les flûtes. C'est là sa plus grande joie:

Marsyas était habile et patient.

Il travaillait parfois à l'aube ou sous la lune

En caressant

Sa barbe brune

A poils d'argent.

Il savait mille choses sur les façons

De tailler les roseaux courts ou longs

Et sur les sons

Et comment il fallait unir les lèvres et faire

Jaillir la note aiguë et claire

Ou grave, ou douce, ou brève, ou basse,

Et ménager son souffle afin qu'il ne se lasse

28

Et comment il faut tenir son corps,

Tenir ses bras,

Le coude en bas,

Que sais-je encore?...

D'ailleurs, c'est un personnage tout à fait exquis, pourvu qu'on le laisse tranquille. Il est modeste et, comme les bons poètes, déteste qu'on lui parle de sa musique, et pourtant, quand il pressait la flûte à ses lèvres:

C'était vaste, charmant, mystérieux et beau

Cette forêt vivante en ce petit roseau!

Ajouterai-je... vous le savez déjà, que personne ne l'apprécie. Dans la foule de ses compagnons un entre tous ne peut souffrir Marsyas, c'est le vieil Agès; il est envieux, édenté et n'a plus qu'une corne; d'ailleurs, détestable musicien.

Voilà donc le paysage et les acteurs posés. C'est alors qu'Apollon qui voyageait dans cette contrée passe à l'endroit où les faunes font la vendange.

Le poète décrit le dieu, un peu fat et content de lui-même. Assurément il se sait la figure belle et le divin musicien rayonne avec outrecuidance:

Il était beau à voir, debout dans le soleil,

Touchant sa lyre d'or d'un grand geste vermeil,

Magnifique, hautain, solennel et content,

Auguste; il s'essuyait le front de temps en temps.

Les cordes de métal vibraient, fortes et douces,

Et l'écaille ronflait et sonnait sous son pouce,

Et l'hymne s'élevait sur un mode sacré,

En cadence, dans l'air pacifique et pourpré,

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Égale, harmonieuse et large; et, comme en feu,

La lyre d'or chantait sous le geste du Dieu.

Le petit peuple cornu et frisé fait de son mieux pour entretenir le royal visiteur. On lui joue des airs de flûte, on lui chante des duos. Tout cela est bien médiocre, mais Apollon, qui n'en est pas à sa première épreuve, écoute avec bienveillance. Pourtant, lorsque Agès veut se mêler au concert, la mélodie qui sort de sa flûte est tellement discordante, tellement rauque, tellement suraiguë que le dieu ne peut s'empêcher de sourire... On songe à la sérénade de Beckmesser dans les Maîtres chanteurs.

Alors, pour se venger, Agès parle au dieu de Marsyas. On le fait venir.—Et à partir de ce moment il faut que je vous cite les vers mêmes du poète qui, avec une mesure et une discrétion rares, au lieu de nous décrire l'écorchement du satyre et sa mort, a su s'arrêter à temps et évoquer pour nous, par son dernier vers, toute la tragédie qui le suit.

Il vint.

On s'écartait sur son chemin.

Il marchait vite

De son petit pas sec et prompt,

Comme quelqu'un qui veut en avoir fini vite.

Il avait apporté sa flûte

La plus petite

Et la plus juste,

Faite d'un seul roseau

Egal et rond,

Puis il s'assit en face d'Apollon,

Modeste et les yeux clignés

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Devant le Dieu magnifique et vermeil

Avec sa lyre d'or debout dans le soleil.

Marsyas chanta.

Ce fut d'abord un chant léger

Comme la brise éparse aux feuilles d'un verger,

Comme l'eau sur le sable et l'onde sous les herbes.

Puis on eût dit l'ondée et la pluie et l'averse,

Puis on eût dit le vent, puis on eût dit la mer.

Puis il se tut, et sa flûte reprit plus clair

Et nous entendions vibrer à nos oreilles

Le murmure des pins et le bruit des abeilles,

Et pendant qu'il chantait vers le soleil tourné,

L'astre plus bas avait peu à peu décliné;

Maintenant Apollon était debout dans l'ombre,

Et dédoré, et d'éclatant devenu sombre,

Il semblait être entré tout à coup dans la nuit,

Tandis que Marsyas à son tour, devant lui,

Caressé maintenant d'un suprême rayon

Qui lui pourprait la face et brûlait sa toison,

Marsyas ébloui et qui chantait encor

A ses lèvres semblait unir un roseau d'or.

Tous écoutaient chanter Marsyas le satyre;

Et tous, la bouche ouverte, ils attendaient le rire

Du Dieu et regardaient le visage divin

Qui semblait à présent une face d'airain.

Quand, ses yeux clairs fixés sur lui, Marsyas le fou

Brisa sa flûte en deux morceaux sur son genou.

Alors ce fut, immense, âpre et continuée,

Une clameur brusque de joie, une huée

De plaisir trépignant et battant des talons.

Puis tout, soudainement, se tut, car Apollon,

Farouche et seul parmi les rires et les cris,

Silencieux, ne riait pas, ayant compris.

31 Voilà un poème que l'on relira chaque fois que la vie trop grise et son ennui nous feront désirer un beau rêve, non point une de ces choses vagues qui s'étirent, s'allongent et n'ont ni couleur ni contour, mais un beau rêve vivant et vif qui nous transporte dans un autre monde où les fruits sont plus savoureux, les ruisseaux d'un plus pur cristal et le ciel d'un meilleur azur.


Il est encore dans la Cité des eaux une partie dont je ne vous ai point parlé et qui, toute composée de poèmes lyriques, nous donne une image de la nature qui n'a point de rapport avec les deux que je viens de vous décrire... Et ne croyez pas que je puisse vous en dire grand'chose, car s'il est possible de disserter sur une méthode didactique où la nature est vue comme un jardin, sur une méthode fabuleuse où le faune paraît dans les buissons, et s'il est aisé de parler d'esthétique à ces propos, dès que le poète choisit, au lieu de considérer la nature sous un angle, de parler pour son propre compte, il n'y a plus à épiloguer. On doit se taire. On doit écouter.

Ces vers-là, le poète les tire du tréfonds de lui-même, et, si nous ne vivions en un temps malheureux et déplorable où l'on ne croit plus aux divinités, je dirais avec tous les gens de bon sens que ces vers-là sont nés sous le baiser des muses.

D'ailleurs, ils sont faciles à juger. Il ne s'en trouve point de passables. Ils sont beaux ou n'existent pas! C'est la valeur même de l'homme qui y paraît. Un poète doit s'apprécier au prix de ses vers lyriques.

Dans ceux d'Henri de Régnier, nous voyons la nature vivre et palpiter, l'oiseau chanter, le forêt bruire. Et vraiment nous ne 32 pensons guère à demander quelle est l'origine et quel est au juste le caractère de la profonde émotion, de la mâle beauté qui se dégage d'un poème tel que celui-ci:

Ce long jour a fini par une lune jaune

Qui monte mollement entre les peupliers,

Tandis que se répand parmi l'air qu'elle embaume

L'odeur de l'eau qui dort entre les joncs mouillés.

Savions-nous, quand, tous deux, sous le soleil torride,

Foulions la terre rouge et le chaume blessant,

Savions-nous, quand nos pieds sur les sables arides

Laissaient leurs pas empreints comme des pas de sang,

Savions-nous, quand l'amour brûlait sa haute flamme

En nos cœurs déchirés d'un tourment sans espoir,

Savions-nous, quand mourait le feu dont nous brûlâmes,

Que sa cendre serait si douce à notre soir,

Et que cet âpre jour qui s'achève et qu'embaume

Une odeur d'eau qui songe entre les joncs mouillés,

Finirait mollement par cette lune jaune

Qui monte et s'arrondit entre les peupliers?

Et en voyant ce poète observer si puissamment la nature et en rendre les beautés avec tant de mystère, si vous le voulez bien,

Mesdames, Messieurs,

Nous comparerons, pour finir cette causerie, M. Henri de Régnier à ce très fameux Argus, fils d'Arestor, qui portait cent prunelles au front et considérait le monde avec cinquante d'entre elles tandis que les cinquante autres étaient ensevelies dans un songe.