The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 1600, 25 octobre 1873

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Title: L'Illustration, No. 1600, 25 octobre 1873

Author: Various

Release date: December 6, 2014 [eBook #47552]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 1600, 25 OCTOBRE 1873 ***







L'ILLUSTRATION JOURNAL UNIVERSEL

31e Année.--VOL. LXII.--Nº 1600 SAMEDI 25 OCTOBRE 1873

DIRECTION, RÉDACTION, ADMINISTRATION
22, RUE DE VERNEUIL, PARIS.
31e Année.VOL. LXII. N° 1600
SAMEDI 25 OCTOBRE 1873
SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL
60, RUE DE RICHELIEU, PARIS.
Prix du numéro: 75 centimes
La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr.
Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.; 6 mois, 18 fr.; un an, 36 fr.;
Étranger, le port en sus.

SOMMAIRE

Texte: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand.--Nos gravures.--Bulletin bibliographique.--Panorama de la journée de Spickeren, 6 août 1870.--La Sœur perdue, une histoire du Gran Chaco (suite), par M. Mayne Reid.--Les Théâtres.--Scènes de la vie des bêtes (IV), des Abeilles.--L'esprit de Parti (suite).--Exposition universelle de Vienne: les cloisonnés de MM. Christofle et Comp.

Gravures: M. Lucien Brun et M. Chesnelong, députés à l'Assemblée nationale.--Paris: le nouveau théâtre de la Porte-Saint-Martin.--L'astronome Donati.--Événements d'Espagne; la frégate insurgée Numancia coulant le Ferdinand-el-Cattolico.--Démolition du palais des Tuileries: vue prise du jardin. Procès du maréchal Bazaine: panorama de la bataille de Spickeren.--La sœur perdue (4 gravures).--L'armurier, d'après le tableau de M, Jacomin.--Exposition universelle de Vienne: objets d'orfèvrerie exposés par la maison Christofle et Comp.--Rébus.


M. LUCIEN BRUN                                               M. CHESNELONG
Députés à l'Assemblée nationale.
D'après les photographies de M. Franck.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE

La monarchie est faite!--C'est par ces mots, imprimés en gros caractères en tête de ses colonnes, que, dès vendredi dernier, le Figaro annonçait le résultat des pourparlers engagés à Salzbourg, entre le comte de Chambord et les deux nouveaux délégués de la droite, MM. Chesnelong et Lucien Brun. Et à l'appui de cette affirmation, le Figaro donnait comme positifs les bruits qui avaient commencé à se répandre depuis la veille à ce sujet: Henri V acceptait le drapeau tricolore; il laissait l'Assemblée maîtresse de régler à son gré les conditions de la Restauration. À vrai dire, ces nouvelles étaient prématurées, ou du moins elles étaient données sous une forme trop catégorique; c'est du moins ce que s'efforcèrent, dès le soir même, d'établir les journaux légitimistes qui, tout en reconnaissant la réalité de l'accord survenu entre les groupes monarchiques et le roi, déclaraient en même temps, avec insistance, que ce dernier n'avait eu à faire aucune concession, qu'il restait ce qu'il avait toujours été, et qu'à l'égard du drapeau, notamment, son initiative demeurait intacte. Malgré ces réserves un peu ambiguës, il n'en restait pas moins acquis que la solution monarchique était arrivée à son terme, et le Journal des Débats lui-même, assez hésitant jusque-là, se rangeait à son tour au nombre des nouveaux convertis. Quoiqu'il en soit, on en était toujours réduit aux conjectures et aux on-dit sur les conditions précises à présenter à l'Assemblée; la réunion de la droite et du centre droit, tenue jeudi à Versailles, et où M. Chesnelong est venu rendre compte lui-même de sa mission, a mis un terme à ces incertitudes, et nous croyons devoir emprunter au texte même du compte rendu de cette importante réunion, les éclaircissements que le public, attendait avec impatience.

C'est M. le duc d'Audiffret-Pasquier, président du centre droit, qui a fait part aux députés appartenant à cette fraction parlementaire de la proposition à soumettre à l'Assemblée à sa rentrée.

Cette résolution se compose de plusieurs articles. L'Assemblée nationale déclarerait que la monarchie nationale héréditaire et constitutionnelle est le gouvernement de la France et appellerait au trône le comte de Chambord, et après lui les princes de la maison de Bourbon, ses héritiers.

Toutes les garanties qui constituent le droit public actuel des Français seraient en même temps déclarées maintenues: l'égalité de tous les citoyens devant la loi, l'admissibilité à tous les emplois civils et militaires, la liberté religieuse, l'égale protection actuellement accordée à tous les cultes, le vote annuel de l'impôt par les représentants du pays.

Le gouvernement du roi présenterait en outre à l'Assemblée des lois constitutionnelles ayant pour but l'organisation des grands pouvoirs publics et l'exercice de la responsabilité ministérielle. Telles sont, ajoute M. le président, les déclarations qui accompagneraient le rétablissement de la monarchie héréditaire et qui formeraient le contrat entre le roi et la nation.

Enfin, le drapeau tricolore est maintenu; il ne pourra y être apporté de modifications que par l'accord du roi et de la représentation nationale.

Les délégués du centre droit ont dû insister sur ce point. Il n'était pas possible de laisser planer l'incertitude sur la couleur du drapeau. Cette grave question se trouve en même temps élevée à la hauteur d'une question législative. Le roi conserve à cet égard son initiative, comme sur toutes les autres questions. Mais aucune modification ne peut être apportée au drapeau tricolore que par son accord avec les représentants du pays.

M. le président ajoute en terminant qu'à ses yeux l'hésitation n'est plus possible; que l'expérience de la république conservatrice a échoué et que le parti conservateur offre au pays la monarchie constitutionnelle, avant à sa tête la maison de France réconciliée. Quant à lui, il ne doute pas de la victoire.

A la suite de ce discours, M. le président consulte la réunion sur la question de savoir si elle approuve la conduite tenue par les délégués de son bureau. Cette approbation et une motion de remerciements au bureau présentée par plusieurs membres sont mises aux voix et adoptées à l'unanimité.

La réunion adopte ensuite successivement, sous la réserve de quelques modifications de rédaction à proposer aux autres réunions, les trois articles de la proposition destinée à être soumise à l'Assemblée. L'ensemble de ces propositions est également mis aux voix et adopté à l'unanimité.

M. le président croit devoir rappeler aux membres du centre droit qu'il compte dans le sein du centre gauche des collègues conservateurs, dont beaucoup affirment publiquement qu'ils sont eux-mêmes en théorie partisans de la monarchie constitutionnelle.

Devant cette communauté de sentiments, ne devons-nous pas croire que, s'il s'est produit des divergences, elles sont dues surtout à des malentendus, ou tout au moins à des défauts d'entente, et n'y aurait-il pas à la fois un manque de procédés à tenir plus longtemps ses collègues du centre gauche dans l'ignorance du détail des propositions que nous comptons soumettre à l'Assemblée, et dont ils ne pourront prendre connaissance sans y trouver une satisfaction pour tous leurs principes, et une réponse à tous leurs scrupules?

Sur la proposition de plusieurs membres, la réunion délègue aux membres de son bureau de se concerter, suivant la forme qu'ils jugeront opportune, avec leurs collègues du centre gauche. La réunion aborde ensuite la question de savoir s'il ne convenait pas de procéder à une convocation anticipée de l'Assemblée. Après un échange d'observations auxquelles prennent part MM. Plichon, général Ducrot, Clément, Laurier, de Chabrol, Dupont, Joubert, Lechâtelain et plusieurs autres membres, la réunion se prononce en faveur de l'affirmative.

M. Chesnelong dit qu'il ne peut laisser la réunion se terminer sans donner à ses collègues quelques renseignements personnels sur la mission qu'il a eu l'honneur de remplir auprès de M. le comte de Chambord.

Deux questions avaient occupé la commission des Neuf, dans le cours de ses travaux: la question des garanties constitutionnelles et celle du drapeau.

Sur la question des garanties constitutionnelles, l'orateur peut dire qu'il a enfoncé une porte ouverte, car le roi était disposé par avance à la plus complète harmonie de sentiments avec les membres libéraux de l'Assemblée et du pays.

M. Chesnelong, communiquant à M. le comte de Chambord les pensées de la commission des Neuf, a exposé qu'il y avait deux principes à sauvegarder. Il fallait reconnaître le droit royal héréditaire: mais, d'autre part, la Charte à intervenir étant un pacte entre le roi et le pays, la nature du pacte implique nécessairement un accord qui ne saurait résulter d'une Charte octroyée ou imposée, mais d'une Charte délibérée et acceptée par les mandataires du pays.

La réponse de M. le comte de Chambord a été que tels avaient été toujours ses principes, et que, quant à lui, il ne comprenait pas plus de Charte faite par le roi sans le pays, que de Charte faite par le pays sans le roi.

M. Chesnelong a ajouté que l'intention des députés monarchistes était de bien préciser dans l'acte qui rétablirait la monarchie quel serait le caractère de cette monarchie, qu'il importait de répondre à des préoccupations assurément étrangères à ceux qui connaissent l'esprit libéral du roi et qui avaient lu les déclarations si importantes contenues depuis 1836 dans sa correspondance, mais que des calomnies n'en étaient pas moins colportées, et qu'il convenait d'insérer dans l'acte même par lequel la monarchie serait rétablie, les principes fondamentaux de notre droit publie, afin d'indiquer que pour l'avenir on entendait les lever en dehors de toute contestation.

M. Chesnelong a indiqué chacun de ces principes, formulés dans les propositions dont M. le président a donné lecture et auxquelles le centre droit vient de donner son approbation; il tient à dire qu'aucune objection n'a été formulée par M. le comte de Chambord, ni sur le mode de procéder, ni sur l'insertion de ces divers points, ni sur aucun point en particulier.

L'accord était donc complet, absolu, entre les idées de M. le comte de Chambord et celles de la France libérale.

Restait la question du drapeau, qui a donné lieu à deux conférences dont M. Chesnelong retrace les détails en citant autant que possible les paroles mêmes de M. le comte de Chambord.

M. le comte de Chambord aurait dit notamment «qu'il n'avait l'intention d'offenser ni son pays ni le drapeau de son pays; qu'il n'était étranger ni aux gloires que la France avait acquises sous ce drapeau, ni aux douleurs qu'elle avait subies; que puisque le drapeau tricolore était le drapeau légal, si les troupes devaient le saluer à son entrée en France, il saluerait lui-même le drapeau teint du sang de nos soldats.»

M. le comte de Chambord aurait ajouté qu'il proposerait au pays, par l'entremise de ses représentants, une transaction compatible avec son honneur et qu'il croyait de nature à satisfaire à la fois l'Assemblée et le pays.

C'est à la suite de ces conférences que les délégués de la droite présents à Salzbourg ont déclaré à M. Chesnelong qu'ils adhéraient en leur nom et au nom de leurs amis à la rédaction préalablement arrêtée par la commission des Neuf, et aux termes de laquelle le drapeau tricolore était maintenu.

Le compte rendu de l'honorable M. Chesnelong, plusieurs fois interrompu par d'unanimes applaudissements, s'est terminé au milieu des marques d'assentiment de toute l'Assemblée.

Tandis que le centre droit était réuni, le groupe parlementaire connu sous le nom de Réunion des Réservoirs tenait séance sous la présidence de M. de Larcy, qui donnait à l'Assemblée connaissance des projets de résolutions résumés plus haut et qui obtenaient une approbation unanime.

A la fin de la séance, le bureau du centre droit, sous la présidence de M. le duc d'Audiffret-Pasquier, est venu communiquer à la droite le résultat de ses délibérations. L'accord le plus cordial entre les deux réunions s'est manifesté sur tous les points par les applaudissements qui ont accueilli les paroles de leurs deux présidents.

La réunion du centre droit s'étant terminée plus tôt que celle de la droite, les membres de la première de ces réunions se sont rendus dans la seconde.

Par une singulière coïncidence, on a remarqué que le nombre des députés qui assistaient à chacune des deux réunions était à très-peu de chose près le même. On comptait en effet au centre droit cinquante-cinq membres présents; aux Réservoirs, il y en avait cinquante et un.

La question relative à la convocation anticipée de la Chambre a été l'objet d'une discussion assez longue dans les deux groupes parlementaires de la droite.

D'une part, la réunion des Réservoirs, après avoir entendu MM. Depeyre, Fresneau, Pagès-Duport et le duc de la Rochefoucauld, partisans de la convocation immédiate, et MM. Merveilleux-Duvignaux, Baragnon et Ferdinand Boyer, opposés à cette mesure, a décidé, à une très-faible majorité, il est vrai, qu'il n'y avait pas lieu de réunir l'Assemblée avant le 5 novembre.

D'autre part, le centre droit, également à une très-faible majorité, s'est prononcé dans un sens opposé, c'est-à-dire en faveur de la convocation anticipée.

En présence de la division à peu près égale qui règne parmi les députés de la droite en ce qui concerne l'opportunité de convoquer la Chambre avant le 5 novembre, on a résolu de laisser à la commission des Neuf le soin d'étudier ce qu'il convenait de faire.

A l'heure où nous écrivons, la commission des Neuf doit avoir saisi de sa détermination la Commission de permanence, qui décidera la question de savoir si, comme c'est probable, l'Assemblée nationale sera convoquée pour lundi prochain, 27 courant. On assure que le nombre des députés qui ont promis de voter pour la restauration monarchique s'élèverait dès à présent à 303. Signalons, en terminant, une nouvelle mise en circulation depuis quelques jours et qui serait de nature à rallier un certain nombre de votes indécis: le maréchal de Mac-Mahon aurait déclaré que, quel que fut le résultat de la lutte qui va s'ouvrir, il se démettrait de ses fonctions, de sorte que, comme on l'a fait remarquer, le pays aurait ainsi à choisir non plus entre la monarchie et la république, mais entre la monarchie et l'anarchie. Les feuilles républicaines s'élèvent avec énergie contre la mise en circulation de cette nouvelle, qu'elles dénoncent comme une manœuvre de la dernière heure et dont l'authenticité n'est pas encore absolument démontrée jusqu'à présent. Quoi qu'il en soit, l'heure de la crise suprême est près de sonner, et la France entière en attend avec anxiété le dénouement.



COURRIER DE PARIS

Réjouissons-nous. La question des huîtres vient de faire un grand pas.--Il y avait donc une question des huîtres?--Sans aucun doute. Celle-là était même une question corsée et succulente, mille fois plus digne d'intéresser le sage que les questions politiques au nom desquelles tant de fous sont aujourd'hui sur le point de se prendre à la gorge ou de se manger le nez. Depuis dix ans, les huîtres étaient hors de prix, celles de Cancale aussi bien que celles d'Ostende. Il n'y avait plus moyen de les aborder, à moins d'avoir un diamant dans sa bourse. Une légende racontait qu'il s'était formé à ce sujet je ne sais quelle conjuration secrète, taillée sur le patron de ce fameux Pacte de famine qui a été comme la préface de la première Révolution. Des spéculateurs sans entrailles accaparaient les huîtres dès leur bas âge; ils les vendaient ce qu'ils voulaient. Déjà le prix de la douzaine courait, bride abattue, sur le chiffre de trois francs. Le Caveau avait pris le deuil; Paris en était devenu triste.

Des amis de la santé publique ont imaginé de percer à jour la conspiration, à l'aide d'un expédient d'un goût tout moderne. Ils ont demandé pour l'huître ce qu'on a obtenu depuis longtemps pour les œuvres d'art, la vente aux enchères. Et leur demande a été entendue. A dater de samedi dernier, la vente à la criée a été appliquée aux huîtres, vrai et incontestable bienfait qui a eu pour conséquence immédiate une baisse considérable dans le prix des divins mollusques. Les prix n'ont pas dépassé trois francs le cent, ce que coûtait déjà douzaine. Ce grand événement a eu lieu au parc, rue Berger. Je ne sais pas le nom du beau génie qui a eu cette idée féconde; mais au gré de tous les gastronomes, celui-là mérite une statue formée d'écailles.

Voici un quatrain qu'on a fait circuler un peu partout, cette semaine. Je ne sais d'où il vient.--Est-ce en raison de ce qui se passe dans les hautes régions politiques qu'il a été fait?--Je ne sais.--Un quatrain, ça toujours été peu de chose.--Lisez celui-là et passez.

«--Arrête ici!--Non pas!--Arrête!»--Et les voilà

Guerroyant. On se rogne, et puis la main se lasse.

On parlemente, on fait la paix et l'on s'embrasse.

--Peut-être eût-on bien fait de commencer par là.

Au fait, puisque j'y suis, pourquoi n'en citerais-je pas un autre?--Celui-là vient d'un de nos confrères auquel on fait le reproche d'être trop gris en écrivant; entendons-nous bien, de faire une prose sans ornement ni sans mouvements lyriques:

L'Alouette disait: «Tu n'es, ô Rossignol,

Qu'un musicien d'entre-sol.

Pour moi, j'aime à me perdre, en chantant, dans la nue.

--Aussi n'êtes-vous pas toujours bien entendue. »

Il paraît qu'il devient de plus en plus difficile de loger cette fresque de la Magliana dont on a tant parlé, il y a trois mois. Chose incroyable, nos musées se renvoient, à l'envi, cette œuvre de Raphaël comme on le fait d'ordinaire pour un volant frappé par des raquettes. Il avait d'abord été convenu qu'on remiserait le morceau à l'École des Beaux-Arts, résidence naturelle d'un chef-d'œuvre. Bon? L'École a dit: «Voilà l'exposition des prix de Rome qui arrive. Il n'y a pas de place pour vous ici. Fresque, sortez!» La fresque est alors allée au Louvre, mais pour quelques jours seulement. Notre vieux Louvre, qui est de fort mauvaise humeur depuis qu'il a été à demi-brûlé par les jolis messieurs de la Commune, n'a entr'ouvert ses portes qu'en grognant. Il prétexte à son tour du peu d'espace dont il dispose. Où aller? Où ne pas aller? On a bien parlé du palais de Versailles. Oui, vraiment, l'heure serait bien choisie. Pour le quart-d'heure, le palais de Louis XIV n'est plus qu'une officine où toutes les sorcières de la politique font bouillir leurs herbes et leurs maléfices en vue de donner une couronne ou de la briser. Croyez qu'un tronçon de muraille sur lequel le rival de Michel-Ange a promené jadis son pinceau tomberait assez mal au moment de ces opérations chimiques. Il a donc fallu s'arrêter à la pensée d'une autre résidence. C'est pourquoi la fresque malencontreuse vient d'être emballée pour le Luxembourg, ce beau palais, toujours trop dédaigné, qui ressemble tout à la lois à une prison et à un cimetière. Notez que tout ne sera pas fini pour la fille de Raphaël. Il lui faut une installation définitive, un travail de maçonnerie, évalué, au bas mot, à trois mille francs. Or, il n'y a pas un centime de voté pour cet objet. Allez donc demander en ce moment à l'Assemblée nationale un crédit de mille écus pour une peinture qui vient de l'Italie de la Renaissance, et vous verrez comme elle vous rembarrera!

Cette pauvre fresque, déjà tant honnie par la presse, tant malmenée à la tribune, jetée à la porte par ici, rudoyée par là, c'est, à peu de chose près, le conte arabe des pantoufles d'Abou-Cazemb. Ces pantoufles, un vieil habitant de Bagdad les a perdues. Grand malheur pour lui, plus grand malheur pour les autres. Une vieille les repousse dans le laboratoire d'un chimiste où elles cassent des fioles précieuses; le chimiste les jette dans un jardin où elles tuent un enfant qui joue à terre; le jardinier les balaye avec horreur chez le voisin où elles causent un incendie. Bagdad n'a de paix que lorsqu'elles sont changées en une poignée de cendres. Il faut bien espérer pourtant qu'en ce qui concerne la fresque de la Magliana, on ne poussera pas l'analogie jusqu'au bout. Nous avons eu assez d'incendies comme ça.

Une histoire tout à fait parisienne, comme vous allez le voir.

Tout à l'heure, à propos du commerce des huîtres, je vous parlais de grandes fortunes rapidement faites, Mlle ZZZ a quitté le théâtre, il y a une quinzaine d'années, non pour se livrer à l'ostréiculture, mais pour se jeter dans la chimie appliquée à la toilette des femmes. Elle y a réussi au delà de toute expression et même jusqu'à gagner 200,000 francs par an, ce qui est un joli jeton. A l'heure qu'il est, l'ancienne actrice a maison montée sur le même pied qu'une duchesse du faubourg Saint-Germain. Il lui restait pourtant un seul point à poser, une écurie, un palefrenier, un cocher, des chevaux, un huit-ressorts. Tout cet attirail a été acheté la semaine dernière.

Mardi matin, comme il faisait un beau soleil, Mlle ZZZ se dit:

--Voilà le temps qu'il faut pour faire débuter mon huit-ressorts.

Voiture, chevaux, harnais et cocher, entièrement neufs, le tout était venu se placer, dans la cour de l'hôtel, sous les fenêtres de l'ancienne artiste pour obtenir le suffrage de son admiration. Après avoir fait une splendide toilette, la maîtresse de la maison s'élança sur le marchepied et dit au cocher:

--Nous allons voir où en est le nouvel Hippodrome d'Auteuil.

Le cocher,--un des types les plus majestueux de l'espèce,--répondit flegmatiquement:

--C'est impossible.

--Comment ça?

--Je croyais que madame montait dans la voiture pour essayer les coussins en pleine cour; mais sortir, aller au bois, ça ne se peut pas.

--Pourquoi? demande Mlle ZZZ, très-surprise de cette réponse.

--Parce je ne suis pas en état de paraître dehors, reprit le cocher. Mon costume n'est pas complet.

--Que vous manque-t-il donc? Vous avez une livrée superbe et qui fait mal aux yeux tant les galons reluisent au soleil!

--- Ah! oui, je sais! Les cochers du bon genre portent sous leur tricorne une petite perruque blanche. Style aristocratique. Vous en aurez une demain.

--Bon! Alors, demain nous sortirons. Mais conduire une si belle voiture, de si beaux chevaux et paraître au bois sans perruque, ce serait me perdre de réputation. Plutôt que d'y consentir, je demanderais sur-le-champ mon congé.

Il n'y eut pas moyen d'en faire démordre ce galant homme, inflexible sur le point d'honneur.

--Eh bien! lui dit Mlle ZZZ, en lui tendant un billet de Banque, allez donc bien vite acheter votre perruque.

--Impossible que je quitte mes chevaux.

--Je vais envoyer le valet de pied chez le perruquier le plus voisin.

--D'abord, ces perruques-là ne se vendent pas chez les perruquiers! on n'en trouve que chez deux ou trois chapeliers qui fournissent les grandes maisons; et puis, le valet de pied est un butor, un garçon qui s'occupe de politique et qui, par conséquent, ferait la commission tout de travers.

--Eh bien! j'irai donc moi-même, dit Mlle ZZZ.

Et descendant philosophiquement de son splendide équipage, elle monta dans une humble citadine et se fit conduire dans un des magasins que le cocher lui avait indiqués. Une heure après, elle rapportait la perruque demandée, une charmante petite perruque en poils de chèvre blancs comme la neige, à rouleaux soigneusement bouclés. Le cocher la prit, la coiffa, prit les rênes et conduisit ensuite sa maîtresse, non sans quelque orgueil, au nouvel Hippodrome d'Auteuil.

La morale de ce trait, c'est, d'abord, que les domestiques s'en vont de plus en plus; et, en second lieu, que les maîtres d'autrefois se font les domestiques de leurs domestiques.

Encore un mot, en passant, sur l'Homme-Chien. J'ai vu ce monstre. C'est un homme. Originairement il était simple paysan, né dans la Basse-Russie. Par suite d'une étrange distraction de la nature, il est venu au monde avec autant de poils sur tous les traits de la figure que les autres chiens en ont sur le dos. De là le nom qu'on lui a donné. Un jeune Russe qui s'occupe de littérature, le prince Lubomirski, lui a demandé devant nous pourquoi il avait quitté le pays de ses pères, et l'Homme-Chien, parlant très-nettement la langue de Pierre-le-Grand, lui a répondu:

--En me voyant ainsi velu, les autres paysans, mes voisins, mes camarades, se moquaient sans cesse de moi. On m'a blessé. Je me suis enfui. Un savant a fait ma rencontre. Il me promène depuis lors, à travers l'Europe, où il me montre aux populations étonnées, en qualité de phénomène.

Presque au même instant, on annonçait une députation de l'Institut (section de l'Académie des Sciences), qui venait pour étudier le personnage.

Un hejduque a répondu aux savants.

--Ces messieurs sont priés de repasser dans une demi-heure, attendu que le phénomène est en train de fumer sa pipe.

Les héritiers d'un sénateur, récemment mort, viennent de faire vendre les livres, les estampes, les journaux et les vieux papiers de leur collatéral.

Dans une liasse d'autographes, mise à part, on a trouvé trois lettres intimes de Béranger, trois lettres inédites, bien entendu. Il en est deux sur les trois qui, se rapportant à des affaires de famille, ne seront jamais publiées. L'autre, qui regarde un peu les choses et les hommes du temps, pourrait servir d'annexe à la Correspondance du vieux poète, jadis rassemblée par Perrotin. On y voit, entre autres passages, ce curieux alinéa, arrangé en Confiteor.

«Autrefois, quand j'étais inconnu, je cherchais follement à devenir célèbre. Plus tard, quand j'ai été célèbre, j'ai cherché à redevenir obscur et j'ai été souvent assez heureux pour réussir à l'être.»

Ces cinq ou six lignes éclairent pleinement les dernières années de la vie de ce chansonnier qui ayant pu être tout n'a jamais voulu rien être.

En 1849, un jour, en janvier, Victor Hugo, sortant de l'Institut et se rendant à la Chambre, rencontra Béranger, le long des quais. On s'aborda, on se salua, on se serra les mains.

--D'où venez-vous donc? demanda le chansonnier, qui, n'étant pas de l'Académie, ignorait les jours de séance.

--D'un lieu, répondit le poète des Orientales, où vous auriez du entrer depuis longtemps.

--Et où allez-vous?

--En un lieu d'où vous n'auriez jamais dû sortir.

Béranger sourit, salua son illustre confrère et ne répondit rien.

Philibert Audebrand.



PARIS.--Le Nouveau Théâtre de la Porte-Saint-Martin.



NOS GRAVURES

L'astronome Donati

L'année dernière, à pareille époque, j'assistais à l'inauguration du nouvel observatoire de Florence, établi sur la colline d'Arcetri par les soins de Donati. C'était une fête tout intellectuelle, qui se passait sur la colline même où Galilée a vécu si longtemps, et d'où il a répandu sur le monde la lumière de l'astronomie régénérée. Mais par un de ces douloureux caprices du destin, le fondateur de ce nouvel établissement scientifique devait précisément manquer à la fête. La veille même de l'inauguration, je venais de le quitter sain et sauf au palais Pitti, lorsqu'en descendant l'escalier du musée il fit un faux pas et se brisa la jambe! L'inauguration se passa sans lui, et après la cérémonie nous lui portâmes à signer le parchemin, revêtu de la signature de tous les astronomes présents, italiens et étrangers, qui devait être enterré dans les fondations du nouvel édifice. Du moins espérait-il que, délivré des conséquences de cet accident, il pourrait installer lui-même son nouvel observatoire dans les conditions tracées par lui-même, et le munir principalement des instruments nécessaires à l'astronomie physique, dont les rapides progrès resteront la gloire de notre siècle. Hélas! la mort vient de le surprendre, presque subitement, et de l'enlever à l'âge de quarante-sept ans, dans la force de l'âge.


L'ASTRONOME DONATI.

Désigné par son gouvernement pour représenter l'Italie au congrès des météorologistes de toutes les nations, qui s'est réuni à Vienne le 1er septembre, c'est dans cette ville qu'il prit les premiers germes du mal terrible qui devait l'emporter. Parti souffrant, lorsque le congrès eût terminé ses séances, il négligea de se soigner, fit en trente-six heures le trajet de Vienne à Florence, pour laisser moins longtemps sans chef l'observatoire d'Arcetri, et le surlendemain de son retour, il était enlevé à l'affection et à l'estime de ses concitoyens par le choléra.

Donati est surtout connu dans le monde par la comète qui porte son nom, par la grande comète de 1858, que toute l'Europe a admirée, et qui conservera dans les annales de l'astronomie le nom du patient observateur qui l'a découverte. Mais sa place restera marquée dans l'histoire des sciences par les progrès qu'il a su imprimer aux différentes branches de l'astronomie auxquelles il s'adonnait avec une prédilection toute particulière. L'analyse spectrale lui a dû une féconde impulsion. On sait que cette nouvelle branche de la science nous fait connaître la constitution chimique du soleil et des étoiles par l'examen de leur lumière: C'est par elle que nous avons su que l'astre du jour est entouré d'une atmosphère ardente dans le sein de laquelle brûlent les vapeurs métalliques du fer, du magnésium, du sodium, de l'hydrogène, etc., que telles étoiles offrent en prédominance le spectre de l'azote, d'autres celui du carbone, et que nous avons pu classer les astres du ciel par ordre de structure et de composition chimique, comme des échantillons de minéralogie. Or, dès 1860, Donati publiait dans le Nuovo Cimento, ses premiers travaux sur les raies des spectres stellaires. Il est donc un des premiers qui ait appliqué la spectroscopie aux questions célestes. Aussi, lorsque se fonda, en 1871, la célèbre Société des spectroscopistes italiens, il en fut dès le début un des membres les plus éminents, et le spectroscope à vingt-cinq prismes qu'il avait imaginé, et qui se trouve en ce moment à l'Exposition de Vienne, est un appareil très-remarquable. Cette Société des spectroscopistes fait le plus grand honneur à l'Italie, et, sous la direction du savant professeur Tacchini de Palerme, elle publie les plus curieux travaux qu'on ait jamais faits sur le soleil.



ÉVÉNEMENTS D'ESPAGNE.--La frégate insurgée Numancia coulant le Fernando Cattolico.


Calculateur habile en même temps qu'observateur distingué, Donati réunissait à un égal degré les aptitudes si distinctes de l'astronomie mathématique et de l'astronomie physique. Il ne savait sans doute pas les tables de logarithmes par cœur (comme l'Allemand Bruhns, qui les sait de 1 à 1000); mais il calculait l'orbite d'une comète en quatre heures, c'est-à-dire en trois fois moins de temps que n'en met un calculateur habile. Au nouvel Observatoire de Florence, il avait déjà installé une machine parallactique de dix pouces et demi d'ouverture, une lunette méridienne de Repsold et un équatorial d'Ertell. Président de la commission météorologique italienne, il centralisait chaque jour à Florence les observations faites sur toute la péninsule.

Jean-Baptiste Donati était né à Pise, le 26 décembre 1826. Il était directeur de l'Observatoire de Florence depuis la mort d'Amici, arrivée en 1864.

L'astronomie n'a pas de patrie. Tous les astronomes sentent la perte qu'ils viennent de faire. Ses collègues de Florence doivent éprouver un vide plus grand encore.

Nous reproduisons ici pour nos lecteurs le portrait de notre illustre et bienveillant ami, à l'aide de la photographie qu'il nous avait offerte pendant notre dernier voyage en Italie. C'était une figure douce et calme, reflétant la tranquillité d'esprit d'une âme accoutumée à contempler les cieux et à scruter leurs mystères.

Camille Flammarion.


MM. Lucien Brun et Chesnelong

Ces deux députés ont été les héros de la semaine. Aussi donnons-nous leurs portraits en tête de ce numéro. C'était bien le moins que nous puissions faire pour ces autres argonautes, retour de Salzbourg, d'où ils ont rapporté de compagnie, prétend-on, la toison d'or de la monarchie légitime.

M. Lucien Brun, qui était entré le premier en campagne, est l'un des sept députés du département de l'Ain. Il a été élu le 8 février 1871, par 41,505 voix. C'est un avocat de Lyon, une des voix éloquentes de la droite, sur les bancs de laquelle il a fait ses débuts politiques. C'est dire qu'il est légitimiste et de plus clérical. Ajoutons qu'il rend très-bien à la tribune, avec son visage pâle encadré de cheveux noirs, sa voix sonore, sa facile élocution. C'est l'enfant chéri de la Congrégation, qui a facilité et soutenu ses premiers pas au barreau, et qui, comme on le voit, n'a pas semé dans une terre ingrate.

Voici le relevé des votes de M. Lucien Brun.

Il a voté pour: la paix, la pétition des évêques, le pouvoir constituant de l'Assemblée, la réduction du service militaire à trois ans, la loi contre la municipalité lyonnaise, le renversement de M. Thiers et sa démission, la circulaire Pascal, le bill de confiance au gouvernement du 21 mai, la loi Ernoul et l'église Montmartre. Il a voté contre: le retour à Paris, la dissolution et la liberté des enterrements civils.

S'il est inutile d'ajouter que M. Lucien Brun a été de tous les pèlerinages, il ne sera peut-être pas mal à propos de rappeler cette parole qu'il prononçait à la tribune de l'Assemblée nationale, moins d'un an avant son voyage d'Allemagne: «Personne ici ne songe à fonder une dynastie.» On le voit bien.

Toutefois, il semble que M. Lucien Brun, quelque bien armé qu'il fût, n'ait pas su, seul, mener à bonne fin le travail d'Hercule, puisque nous le voyons, par un télégramme du 13 octobre, appeler M. Chesnelong à la rescousse.

M. Chesnelong, lui, n'a pas débuté dans la carrière avec l'année terrible. Il a des antécédents politiques. Cet honorable négociant, âgé de cinquante-trois ans, plus clérical si c'est possible que M. Lucien Brun, a été député de l'empire de 1866 à 1870. Les électeurs du département des Basses-Pyrénées l'ont envoyé siéger neuvième à Versailles, le 7 janvier 1872 seulement, par 40,668 suffrages. De ce moment il s'est voué corps et âme à l'œuvre de la fusion qui, c'est le bruit du jour, grâce à son intervention, vient d'aboutir.

M. Chesnelong n'a eu qu'à paraître pour tout obtenir: garanties constitutionnelles, libertés civiles, politiques, religieuses, drapeau tricolore, tout enfin. C'est du moins M. Hervé qui le dit. La note de la réunion des bureaux le dit également, avec cette toute petite restriction, cette simple parenthèse: «L'initiative royale restant d'ailleurs intacte.» Il est vrai que l'Union, combattant l'un et commentant l'autre, dit de son côté: «Le roy ne peut faire aucune concession parce qu'il est le roy.» Et plus loin: «Le droit monarchique est l'accord du roy et du pays, du roy qui règne et gouverne, et du pays qui exprime librement ses vœux.»

Mais si l'Union dit vrai, et elle doit dire vrai, j'en atteste la parenthèse de la note des bureaux, il y aurait alors beaucoup à rabattre des triomphes remportés à Salzbourg par MM. Chesnelong et Lucien Brun. Aller à la montagne est un piètre miracle qui ne me semble pas propre à faire beaucoup de prosélytes. Et je m'engage, moi qui ne suis pas un foudre d'éloquence, à toujours terrasser, mon adversaire, quand pour le vaincre il ne s'agira que de lui dire: «Ah! vous n'en voulez pas démordre, très-bien; alors je sais ce qu'il me reste à faire: je cède.»

En définitive si, ce qui n'est pas encore certain, l'œuvre de la fusion aboutit, il en aura été des garanties réclamées par le centre droit comme de la femme marine de l'île de Cabalure, dont parle Lucien. Au moment où il croit la saisir, elle disparaît et se change en eau. La résistance du centre droit s'en sera allée en eau de boudin.

Louis Clodion.


Correspondance d'Espagne

Nous avons reçu au dernier moment une correspondance des plus complètes et des plus intéressantes sur le combat naval livré dans les eaux de Carthagène par les navires insurgés à l'escadre de l'amiral Lobo. L'heure avancée à laquelle ces renseignements nous sont parvenus ne nous a pas permis de les publier tous aujourd'hui, mais nous avons tenu à reproduire dès à présent un croquis envoyé par notre correspondant sur un fait qui s'est produit postérieurement à l'engagement et que le télégraphe n'avait encore fait connaître qu'imparfaitement: nous voulons parler de l'accident arrivé à un des navires insurgés, le Fernando-Cattolico, qui revenant d'une expédition faite sur la côte, a été coulé bas par la frégate cuirassée Numancia. C'est par suite d'une fausse manœuvre et non intentionnellement, comme on l'avait cru d'abord, que la Numancia a abordé le Fernando-Cattolico; ce dernier navire, construit en bois, a été éventré par le choc de la frégate cuirassée; il a sombré en quelques minutes et tout l'équipage a péri à l'exception de cinq hommes seulement.


Démolition du palais des Tuileries

Depuis trois mois environ, dans la cour du château des Tuileries, circule, au milieu des décombres, une armée d'ouvriers et de soldats du génie.

C'est que depuis trois mois on s'occupe à jeter par terre les deux ailes ajoutées au vieux château élevé par Philibert Delorme: celle du Sud, bâtie par Ducerceau, celle du Nord, bâtie par L. Levau et François Dorbay. Le pavillon de Marsan, donnant sur la rue de Rivoli, a été également abattu pour être reconstruit sur le plan d'après lequel a été réédifié, sur la fin du règne de Napoléon III, le pavillon de Flore, que l'incendie de 1871 a heureusement épargné.

Ainsi dégagé, le château de Philibert Delorme, composé du pavillon de l'horloge et des deux corps de bâtiments qui le flanquent à droite et à gauche, reprendra sa physionomie primitive, car, d'après nos informations, que nous avons lieu de croire exactes, les deux annexes abattues qui le reliaient aux pavillons de Marsan et de Flore seront remplacées par une simple colonnade. Cette heureuse innovation aura le double avantage de rompre la monotonie de la longue ligne des anciens bâtiments, qui rapetissaient les proportions de l'édifice, et d'ouvrir, à droite et à gauche du château, des perspectives de verdure du côté de la place du Carrousel, et d'architecture du côté du jardin.

Tous les amis de l'art ne peuvent manquer de battre des mains à cette transformation.


Le nouveau théâtre de la Porte-Saint-Martin

Le dessin que nous donnons dans ce numéro nous dispense de décrire longuement la façade du nouveau théâtre, qui est d'ailleurs aussi simple qu'élégante. Elle est percée au rez-de-chaussée de cinq portes, dont trois au centre donnent accès dans le vestibule. Quatre cariatides séparent ces trois ouvertures et supportent un balcon de peu de saillie sur lequel ouvrent trois baies, dont une porte-fenêtre avec attique, qu'encadre un cintre dont la clef est un masque tragique.

L'entrée du théâtre est facile.

Seuls, les locataires des premières places pénètrent par le boulevard, la direction ayant, pour éviter l'encombrement, installé rue de Bondy la queue des petites places, et le bureau de distribution des billets pour le parterre et pour les galeries et loges supérieures auxquelles conduit un escalier spécial. Une fois dans le vestibule, un très-bel escalier mène au premier étage, où se trouve le foyer, un peu petit, assez richement décoré et ayant vue sur le boulevard.

La salle, blanc et or, est assez vaste. Sa profondeur est de 18 mètres, sa largeur de 23, la hauteur de sa coupole de 20. MM. Lavastre et Desplechin ont peint le plafond. Le lustre, très-grand, produit le plus bel effet de lumière. On compte dans cette salle environ 300 fauteuils d'orchestre et autant de places de stalles et de parterre. Les loges de face, au nombre de vingt, contiennent chacune cinq places. Quant au balcon, disons qu'il avance trop sur l'orchestre, masquant de beaucoup de points la vue des loges et reléguant les baignoires dans une ombre formidable. Ce sera la seule critique que nous adresserons au nouveau théâtre, qui est l'œuvre très-recommandable d'un architecte de talent, M. de la Chardonnière.


L'armurier

Ce tableau que nous reproduisons représente l'intérieur d'un armurier au XVIIe siècle.

L'armurier, qu'à son type il est facile de reconnaître pour un juif, est assis en habit de travail devant son établi, et tient en main une épée, qu'il examine d'un air attentif et connaisseur. Le client attend, assis lui-même, en face du vieux maître, sur le bord d'un bahut. C'est un jeune officier des mousquetaires du roi ou du cardinal, qui attache évidemment la plus grande importance au résultat de cet examen, car il en suit la marche avec un intérêt évident. Il va sans doute prochainement entrer en campagne, ou il a sur les bras quelque affaire d'honneur qu'il va lui falloir tout à l'heure régler.

L'atelier est encombré de tout le harnais de guerre du temps.

Cuirasses, brassards, cuissards, gorgerins, gantelets, baudriers richement brodés, larges chapeaux ornés de longues plumes, épées, poignards, arbalètes, sont suspendus aux murs, encombrent les sièges ou reposent pêle-mêle sur le plancher. Brillant fouillis plein de couleur et de style, qu'on regarde avec plaisir et qui témoigne de la science archéologique du peintre.

M. Jacomin est l'auteur de cette intéressante composition, qui fait partie de la collection photographique Hermann.



BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

Les Écoles sous l'Empire et la Restauration, par M. L. Henri (1 vol. in-18, Ernest Leroux.)--L auteur dédie à la jeunesse française et aux étudiants de Paris cette histoire des écoles qui commence en 1814, au moment où les polytechniciens et les élèves d'Alfort défendent, sous Paris, la liberté de la patrie, et qui finit en 1830, à l'heure où George Farcy tombe pour la liberté publique et où le futur colonel Charras combat avec l'ardeur de ses vingt ans. Ce livre est tout d'actualité, comme on dit. Il est brûlant de patriotisme. C'est un chapitre excellent de l'histoire du parti libéral. Il montre que les gouvernements sont peu stables qui ont contre eux cette irrésistible force, cette légion sacrée, la jeunesse.


Les Dolmens d'Afrique, par le général Faidherbe (1 broch. E. Leroux).--On n'a pas oublié le congrès anthropologique qui se tint à Bruxelles. Lorsqu'il en vint à étudier cette lointaine époque, ce qu'on appelle l'âge de la pierre polie, le secrétaire général du congrès demanda à M. le général Faidherbe de faire une communication sur les dolmens, «monuments qu'on rattache généralement à cet âge». Le général Faidherbe ne pouvait, dit-il, fournir des observations que sur les dolmens d'Afrique, qu'il a particulièrement étudiés, mais il pense que la question des dolmens est une.

Nous n'avons pas la prétention de discuter les théories du général sur une question qu'il a particulièrement approfondie, pas plus que nous ne serions, par exemple, en mesure de critiquer ses savantes études sur la langue des Berbères. Nous pouvons bien dire cependant qu'il est peu de travaux purement scientifiques qui nous aient paru aussi clairs, aussi accessibles à tous, que ce Mémoire sur les Dolmens. Ces pierres druidiques qui nous paraissaient si mystérieuses, les voilà étudiées de près, interrogées et, si je puis dire, devinées. M. le général Faidherbe est un esprit net, ne se payant point de mots, allant au but et on retrouve dans ces pages où l'écrivain a horreur de la phrase, le tacticien habile et le mathématicien remarquable. Je sais peu de lectures aussi attachantes et aussi profitables. Le soldat de Pont-Novelles mériterait, depuis longtemps, d'occuper un siège à l'Institut.


Poèmes et fantaisies, par M. Gustave Vinot. (1 vol. Librairie des Bibliophiles.)--Le nom de M. Gustave Vinot n'est déjà plus celui d'un inconnu. La critique, et je parle de la plus sérieuse, l'a salué, à son début, avec une estime particulière. Sainte-Beuve, s'il eût vécu, eût, sans nul doute souhaité la bienvenue au débutant. M. Vinot est un vrai poète. Le poème de Claudine, qui ouvre son volume, est surtout remarquable sous le rapport de la langue, vraiment superbe. Il y a comme des échos de Musset, du Musset mélancolique et profond, dans les accents vraiment émus, parfois déchirants, de M. G. Vinot. Et ce n'est pas vainement que je rappelle ici Musset. L'Espoir en l'homme, de M. Vinot, a été conçu, disait-on, en manière de réponse au poète désolé.

Bien peu de poètes ont à leur service un instrument aussi harmonieux et aussi vibrant que celui de M. Vinot, je parle de son style large et musical. On lira certainement ce volume, qui est d'un artiste, mais surtout d'un inspiré, et je n'en puis rien citer que ces derniers vers d'une invocation à Paris. On jugera par eux du volume tout entier:

O ville, la splendeur de ces grands noms m'écrase,

Noms accrus chaque jour de notre abjection,

Et devant eux, pliant les genoux, en extase,

J'oublie et tes laideurs et ta corruption.


J'oublie, et du profond de mon cœur je m'élève

Jusqu'au ciel du génie étoilé, souverain,

Et pour y boire aussi la chaude et forte sève,

Ma lèvre avide mord ta mamelle d'airain!


Ravaillac et ses complices, par M. Jules Loiseleur. (1 vol. in-18. Didier.)--M. Jules Loiseleur continue à étudier de près les problèmes les plus obscurs et les plus curieux de notre histoire. Il publiait naguère dans le Temps les recherches les plus érudites sur les Complices de la Saint-Barthélemy, et nous retrouverons sans doute avant peu ces feuilletons en volume. Le Ravaillac, serré de si près par M. Loiseleur, est un morceau au moins égal aux précédentes œuvres de cet infatigable chercheur. Le meurtre de Henri IV, le mobile de l'assassin, la recherche des complices dans une telle affaire, M. Loiseleur a dramatisé et élucidé tout cela avec une patience et une sûreté de coup d'œil vraiment fort remarquables. Le dernier mot de cette étude particulière est que Ravaillac, l'incarnation du fanatisme aveugle et féroce, ne fit que réaliser ce que de puissants meneurs allaient oser pour le triomphe de leurs intérêts et la satisfaction de leurs rancunes. L'évasion de Marie de Médicis, fuyant le château de Blois, la mort mystérieuse de Gabrielle d'Estrée, le rôle joué par Mazarin et la politique française dans la révolution de Naples, où figura Masaniello (1647).

Ces trois chapitres si intéressants de l'histoire du XVIIe siècle complètent le volume de M. Loiseleur, un des plus attachants qu'il ait publiés. Ce n'est pas là de l'histoire doctrinaire, ennuyeuse, académique, c'est (dans un excellent langage) une histoire précise, colorée, tenant des Mémoires et du roman, amusante comme l'imagination et tout à ta fois sévère comme la vérité. On ne saurait, je crois, adresser à un historien une plus complète louange.


Rimes françaises d'une Alsacienne, par Mme Amélie Ernst. (1 vol. in-32. Sandoz et Fischbacher.)--On sait avec quel art Mme Amélie Ernst lit, traduit, sertit, si je puis dire, les vers, les œuvres des autres. Elle récite en poète les poésies d'autrui. Lorsqu'elle traduit, on sent qu'elle a su créer. Ces Rimes sont datées du mois d'août 1872, «du jour de mon option pour la France», dit Mme Ernst. Elles sont l'hommage filial d'une Alsacienne à la patrie. L'auteur affirme qu'elle obéit, en les publiant, à un devoir patriotique, «ne fût-ce, dit-elle, que pour exciter des voix plus puissantes et plus poétiques que la mienne à crier avec moi: Alsace et Lorraine!»

Je suis heureux de rendre justice à ce livre qui émeut et qu'un noble et même sentiment anime d'un bout à l'autre. L'œuvre d'art est à la hauteur de l'œuvre de patriotisme. Mme Amélie Ernst a trouvé dans son cœur des accents pénétrants pour sa chère Alsace:

Ah! s'ils prennent un peuple, ils n'en prennent point l'âme,

Elle échappe à leur rapt, à leur viol infâme,

Ils font des prisonniers et non des citoyens!

A l'ambulance étaient de bons Alsaciens

Qui parlaient avec moi la langue d'Allemagne,

Le français n'étant point d'usage en leur campagne:

Ces rudes paysans trouvent son chant trop doux.

Mais ces braves soldats, ils succombaient pour nous,

De l'Alsace, en mourant, rêvaient, la délivrance,

Et dans leur allemand disaient: Vive la France!

C'est ce sentiment très-juste, très-poignant, qui fait le prix du joli et touchant volume de Mme Amélie Ernst.


La littérature contemporaine en province, par M. Théodomir Geslain. (1 vol. in-18. Ch. Douniol.)--Paris absorbe toute l'attention, au point de vue artistique et littéraire. Il est le centre unique, le seul théâtre possible. Et cependant il y a, en province, des gens d'un talent rare, des poètes, des critiques, des conteurs, qui font leurs œuvres dans la pénombre, et, sans bruit, produisent beaucoup de besogne. M. Th. Geslain a eu la bonne pensée de les étudier, de leur consacrer quelques pages de biographie, et, tour à tour, il nous présente les portraits de MM, de Ligoyer, Achille Millien, Joséphin Soulary (devenu Parisien par le succès), Jean Reboul, Magu, Ev. Carrance, de Loincel, Robinot, Bertrand, etc., etc. Nos jugements particuliers ne seraient pas sans doute toujours d'accord avec ceux de M. Geslain; mais son livre n'en est pas moins un volume spécial qui mérite sa place, ne fût-ce qu'à titre de document,--et il vaut mieux que cela,--dans la bibliothèque des lettrés.


Essai sur la Mettrie, sa vie et ses œuvres, par M. Nérée Quépat. (1 vol. Librairie des Bibliophiles.)--M. Quépat,--qui publiait naguère la Lorgnette philosophique,--a étudié de près ce Julien Offray de la Mettrie, dont le nom a si fort effrayé les bonnes gens pendant un si long temps. Tout compte fait, il se trouve que la Mettrie était aimable et bon. Le livre de M. Quépat, fort bien fait, rapidement mais savamment étudié, est très-concluant. Mais que dis-je? On va accuser, un de ces jours, la Mettrie d'être Prussien! Quelqu'un ne comparait-il pas, l'autre jour, très-sérieusement, Voltaire à Cluseret!

Nous disions donc, que cet affreux Voltaire,

comme dit Ponsard, en souriant. Et qu'est-ce que Voltaire auprès de la Mettrie? Frédéric II, roi de Prusse, n'a-t-il pas écrit lui-même un Éloge de la Mettrie? Quand on vous dit que tous ces philosophes du XVIIIe siècle n'étaient que des Prussiens!

C'est pourtant ainsi que quelques-uns raisonnent, et c'est pourquoi des livres comme celui de M. Quépat sont non-seulement agréables à lire, mais utiles.


Souvenirs du bombardement de Strasbourg, par Raymond Signouret. (1 vol. in-18. Bayonne.)--L'auteur de ce livre était rédacteur en chef de l'Impartial du Rhin pendant le siège de Strasbourg. Il était donc fort bien placé pour apprécier la conduite de chacun durant ces semaines de rudes épreuves. Son livre est un récit critique et complet de ce qui s'est passé à Strasbourg du 15 juillet au 28 septembre 1870. Un plan de Strasbourg après le bombardement indique les maisons, les établissements publics et les quartiers incendiés, démolis ou gravement endommagés. On y peut voir aussi les travaux d'attaque des Allemands. Ce qui ressort clairement du livre de M. R. Signouret, c'est l'héroïsme d'une population que le verdict de la commission d'enquête a eu le grand tort de ne point louer comme elle l'avait très-sérieusement mérité.


Scènes de la vie militaire en Russie, par le prince Joseph Lubomirski.--Le prince Lubomirski est un Polonais naturalisé Parisien par sa vie, ses goûts et son esprit. Il avait publié déjà des Souvenirs d'un page de l'empereur Nicolas qui, tout intéressants qu'ils étaient, ne valent point ces Scènes de la vie militaire russe, prises, peintes sur le vif. Rien n'est plus curieux et plus captivant que ces impressions de voyage et que cette étude des superstitions russes. L'Histoire d'un prince soldat, qui commence le volume, a tout l'attrait d'un roman de Tourgueneff, avec un accent de vérité qui ferait croire à une autobiographie. Cette saveur particulière place le prince Lubomirski sur un terrain spécial parmi les littérateurs d'aujourd'hui, et il se bâtit ainsi une sorte de palais russe au milieu de notre monde littéraire parisien. Nul, à coup sûr, n'est capable de le lui disputer.


Les Religieuses bouddhistes, par Mme Mary Summer. (1 vol. Ernest Leroux.)--Cette petite brochure, grosse de science, nous apprend une infinité de choses à peu près ignorées sur les religieuses de la religion de Bouddha et sur leur histoire, depuis Sakia-Mouni jusqu'à nos jours. On y voit de pauvres Thibétaines vivant dans des vallées solitaires et tournant un cylindre à prières, qui rend des prières comme les orgues rendent des chants. Ces religieuses bouddhistes se penchent aussi au chevet des mourants, et on ne peut s'empêcher d'admirer la charité de ces dames siamoises qui, loin de nous, pratiquent, sans être chrétiennes, toutes les vertus du christianisme. M. Foucaux, l'éminent professeur au Collège de France, a écrit pour ce petit livre une très-curieuse introduction.


Le Musée Céramique de Limoges. (Une brochure in-8º. Limoges.)--Depuis l'année 1863 environ, Limoges, la patrie des émailleurs célèbres, possède un Musée, enrichi d'année en année, et qui fait déjà l'admiration des connaisseurs. C'est un Musée Céramique, œuvre véritable d'un homme dont la science et le goût artistique ont beaucoup fait pour ce Musée. C'est M. Adrien Dubouché que je veux dire. Il n'est pas possible de s'être acquitté d'une tâche avec plus d'enthousiaste ardeur que ne l'a fait M. Dubouché. Aujourd'hui le Musée Céramique est fondé, et il est beau, et il est riche, et voici qu'on en publie l'histoire à Limoges, en une brochure qui donnera aux amateurs des porcelaines de Chine, du Japon, de Sèvres, des faïences de Delft ou de Rouen, deux désirs à la fois: celui de visiter ce musée et celui de l'enrichir encore par quelque don portant le nom du donateur. Il serait à souhaiter que chacune des villes de notre France possédât ainsi un Musée où seraient centralisés les objets spéciaux produits par la contrée. Limoges, la laborieuse ville des porcelainiers, a son Musée Céramique. Il faut et la louer de l'exemple qu'elle donne et signaler sa louable activité. Le Musée Céramique, à en juger par la brochure que je signale, est, à coup sûr, une des curiosités les plus remarquables de notre pays, et je souhaite qu'il puisse rivaliser, un jour, avec la fameuse collection céramique du Musée de Dresde.


Gavarni, par Edmond et Jules de Concourt, (1 vol. in-8º, chez Plon.)--MM. de Concourt avaient tout à fait vécu dans l'intimité de cet esprit pénétrant et de ce grand artiste qui s'appelait Gavarni. On peut dire qu'il est impossible de mieux connaître un homme qu'ils n'ont connu celui-ci. Ils l'ont donc peint, de pied en cap, dans ses attitudes extérieures et dans ses sentiments intimes. Ils l'ont, en quelque sorte, ressuscité de pied en cap et on le retrouve tout entier, dans ces pages colorées, ardentes, pittoresques, où chaque mot est un coup de pinceau, dans ce livre qui est la dernière œuvre fraternelle de ces écrivains de race, Edmond et Jules de Concourt.

Telle partie du livre des frères de Goncourt, la première partie, pourrait s'appeler Gavarni peint par lui-même. Ses biographes ont consulté les carnets sur lesquels, de tout temps, il nota l'emploi de ses journées, ses impressions, ses sensations, ses trouvailles. Et c'était un styliste en vérité que Gavarni. J'ai vu chez H. Meilhac la collection des épreuves lithographiques de ses planches, celles sur lesquelles il écrivait les légendes de ses dessins. Avec quel soin il remplace un mot par un autre, avec quelle recherche il arrange sa phrase! Comme il la veut harmonieuse, caressante à l'oreille! C'est là qu'on le voit changeant le nom de ses personnages, faisant de Badinguet un Cocardeau et ainsi de suite. MM. de Concourt ont fort joliment traité toute cette jeunesse de Gavarni, tapageuse comme celle d'un cheval échappé.

J'eusse souhaité que les écrivains se fussent appesantis sur la vieillesse un peu morose, mais chargée de pensées et de souvenirs, du grand artiste. Ils ont passé rapidement. Peut-être ont-ils bien fait. Ce livre, avec les Manières de voir publiées par Pierre Gavarni, le fils, et Ch. Vriarte, nous rend bien la physionomie même de la Bruyère au crayon, un des caractères les plus foncièrement français de ce temps. Et ce caractère a porté bonheur aux frères de Concourt; ils ont écrit un livre d'art tout à fait achevé et qui complète leur œuvre si curieuse, si variée et si originale.


Gustave Ricard, par M. Louis Brès. (1 vol. in-18. Renouard.)--J'aime particulièrement ces monographies de peintres dont il semble que le public ait le goût, à en juger par toutes celles qu'on publie: monographies de Prudhon, de Géricault, de Raffet, de Charlet, de Decamps, de Th. Rousseau, des Vernet, de Delacroix, etc. Quelle magnifique histoire générale de l'art au XIXe siècle on composera plus tard avec ces études particulières! Un écrivain marseillais, d'un talent très-délicat et d'une science profonde en la matière, M. Louis Brès, vient d'ajouter à ces biographies un volume sur le regretté Gustave Ricard, l'admirable peintre de portraits, un des maîtres non pas les plus populaires peut-être, mais les plus remarquables à coup sûr de l'école française moderne. A vrai dire, Ricard fut un Vénitien ou, si l'on veut, un Van Dyck égaré parmi nous; il n'est point, objectera-t-on, purement français. Au contraire, il est français par le charme, l'élégance, la modernité, l'expression, la pensée. M. Louis Brès le fait d'ailleurs bien revivre, avec son charme particulier, sa conversation originale et sympathique, son bon cœur et son grand cœur. Ce livre est singulièrement soigné, épuré, composé avec un soin infini et, pour tout dire en un mot, digne du modèle que l'écrivain a voulu faire revivre et qu'il a si bien réussi à évoquer.

Jules Claretie.



PANORAMA DE LA JOURNÉE DE SPICKEREN

6 août 1870

Pendant la journée du 6 août 1870, les corps Frossard et Bazaine occupaient le triangle montagneux dont la base entre Saint-Avold et Sarreguemines mesure un peu plus de six lieues; de Saint-Avold à Spickeren, sommet du triangle, il y a cinq lieues; de Sarreguemines à Spickeren, la distance est d'un peu plus de quatre lieues. On verra que ces distances ont leur importance.

L'intérieur du triangle comprend une série de mamelons découverts, à pentes douces et couronnés de plateaux d'une altitude moyenne de 120 mètres au-dessus du fond de la vallée. Les côtés du triangle par lesquels se sont présentés les Prussiens sont constitués par des pentes boisées assez raides, et qui tombent, à l'ouest, sur la grande route de Metz à Sarrebruck, par Saint-Avold et Forbach, à l'est, sur la Sarre. Deux chemins de fer suivent également les côtés du triangle et la voie de jonction entre Sarreguemines et Bening-Merlebach coupe horizontalement le triangle.

Dans la nuit du 5 au 6, les bivouacs des corps Frossard et Bazaine ont été les suivants: le 2e corps Frossard avait sa 1re division Vergé, à Stiring, la 2e Bataille, à Œting, la 3e Laveaucoupet, à Spickeren, la réserve autour de Forbach.--Le 3e corps Bazaine avait sa 1re division Montaudon, à Sarreguemines, la 2e Castagny, à Puttelange, la 3e Metman, à Marienthal, et la 4e Decaen, à Saint-Avold.

Dans la matinée du 6, les Prussiens attaquèrent vigoureusement les divisions Vergé et Laveaucoupet; bientôt la division Bataille, en réserve à Œting fut obligée d'engager tout son monde pour soutenir une lutte à laquelle prirent part tous les corps prussiens campés dans un rayon de 30 kilomètres au champ de bataille. Le dernier, qui arrivait par le village de Grande-Rosselle, à la tombée de la nuit, et menaçait sérieusement la ligne de retraite de Frossard, venait de passer par Lebach, Vœlklingen, en fournissant une traite d'environ 34 kilomètres.

Voici maintenant sur quel point roule la discussion depuis trois ans: Tandis que les généraux prussiens ont tous marché au feu avec un ensemble parfait, les quatre divisions du 3e corps sont restées ou se sont promenées à peu de distance du champ de bataille. M. le général Frossard a vivement critiqué, dans son rapport officiel, la conduite des généraux Montaudon, Metman et Castagny; le général Decaen est complètement hors de cause puisqu'il ne devait, sous aucun prétexte, quitter l'importante position de Saint-Avold, encore, a-t-il envoyé par le chemin de fer un de ses régiments au secours du 2e corps.

Nous n'avons pas à entrer dans une polémique qui menace de recommencer devant le conseil de guerre, puisque le maréchal Bazaine et le général Frossard ont déclaré à M. le duc d'Aumale qu'ils entendaient répondre aux imputations dirigées contre eux, au sujet de la journée du 6, dans le rapport du général de Rivière. Pour l'édification de nos Lecteurs, nous nous bornerons à donner l'itinéraire parcouru par chacun des trois divisionnaires du corps Bazaine.

Le général Montaudon, en position en avant de Sarreguemines, à l'extrême droite, se mit en mouvement à quatre heures du soir, descendit la rive gauche de la Sarre jusqu'à Grossbliedersdorf, gravit le plateau, s'arrêta d'abord à la nuit à Busbach, pour continuer son chemin sur Puttelange, où il arriva vers neuf heures du matin.

La division Castagny était à Puttelange, à 16 kilomètres de Forbach. Vers onze heures, elle entend une canonnade très-vive, prend les armes et marche dans la direction du bruit à une heure, après en avoir reçu l'autorisation du maréchal Bazaine. La division prend d'abord position à Farschwiller, y laisse une brigade, et le reste des troupes s'établit entre Théding et Folkling, à 4 kilomètres de Forbach. L'avant-garde, formée du 90e de ligne, sous les ordres de son énergique colonel, le comte de Courcy, s'avance jusqu'à Forbach même. Là, le général de brigade Duplessis, qui marchait avec son premier régiment, apprend que le corps Frossard est en retraite. Le général Castagny retourne alors à Puttelange, où il arriva à quatre heures du matin.



DÉMOLITION DU PALAIS DES TUILERIES.--Vue prise du jardin.



(Agrandissement)
PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE--PANORAMA DE LA BATAILLE DE SPICKEREN.


La division Metman reçut à midi un quart l'ordre du maréchal Bazaine de se porter de Marienthal à Bening, de façon à couvrir l'importante station du chemin de fer de Bening-Merlebach, point de jonction des deux grandes voies ferrées. A trois heures de l'après-midi, sa tête de colonne était en position à Cocheren, sur la Rosselle, à 6 kilomètres à peine de Forbach, où se faisait entendre une canonnade intense.--Un détachement de la division avait pris position à Macheren pour combler la trouée entre Saint-Avold et Bening.

Soucieux de couvrir la jonction du chemin de fer et la vallée très-menacée de la Bosselle, le général Metman attendit entre Bening et Cocheren des ordres qui ne lui arrivèrent qu'à six heures du soir. Il se remit en route à sept heures et demie, arriva à neuf heures seulement à Forbach, qu'il trouva évacué par Frossard. Le lendemain, au jour, la division Metman prit la route de Puttelange, où elle rejoignit les divisions Montaudon, Castagny et les trois divisions du 2e corps. Cette concentration de soixante mille hommes sur un seul point produisit un encombrement regrettable.

Le seul corps qui se soit porté rapidement au secours du général Frossard est la brigade de dragons de Juniac qui, parvenue à trois heures à son bivouac de Haut-Hombourg, se porta au grand trot sur Forbach, où elle était une heure plus tard. Le général Frossard, après avoir félicité M. de Juniac de son louable empressement, lui donna pour mission de couvrir la jonction de Bening-Merlebach en prenant position autour de Rosbruck.

Le jour de la discussion devant le conseil, discussion qui devait servir en quelque sorte de prologue au procès, et qui se trouve maintenant rejetée à la fin des débats, les lecteurs de l'Illustration pourront suivre avec facilité les explications des généraux Montaudon, Metman, Castagny et Juniac, cités par la défense.

La réduction du panorama est d'environ 1/80,000.

A. Wachter.



LA SŒUR PERDUE(1)

Une histoire du Gran Chaco

(Suite)

Note 1: Le nouveau roman, dont nous avons commencé la publication dans notre précédent numéro, est dû à la plume d'un des écrivains les plus justement célèbres dans la littérature anglaise et que des traductions nombreuses ont depuis longtemps rendu populaire dans notre pays: nous avons nommé le capitaine Mayne Reid.

Objet du plus vif succès de l'autre côté du détroit, la Soeur Perdue, figurera au premier rang parmi les oeuvres les plus estimées de l'auteur des Chasseurs de chevelures, de William le mousse, du Désert d'eau et des Naufragés de l'île de Bornéo. La traduction que nous en publions doit former un volume magnifiquement illustré qui prendra place dans l'excellente Bibliothèque d'éducation et de récréation de la maison J. Hetzel et Cie. Un traité conclu avec ces éditeurs nous permet d'en offrir dès à présent la primeur à nos lecteurs. Texte et gravures paraîtront par coupures hebdomadaires dans l'Illustration et nous aurons soin de faire connaître l'époque où l'on pourra trouver le tout réuni dans le livre que prépare la maison Hetzel.

Dans quelques chambres, ainsi que sous la vérandah, on pouvait remarquer un curieux assemblage d'objets bien différents de ceux qu'aurait amassés un indigène. Il y avait là des peaux de bêtes, sauvages et d'oiseaux empaillés, des insectes piqués sur des morceaux d'écorce, des papillons et de brillants scarabées, des reptiles conservés dans tout leur hideux aspect, avec des échantillons de bois, de plantes et de minéraux provenant de la région environnante.

Personne, en entrant dans cette maison, n'aurait pu se méprendre sur son caractère; c'était la demeure d'un naturaliste, et quel autre qu'un blanc eût pu songer à se livrer à des études d'histoire naturelle dans ces contrées?

Dans une pareille situation, elle était par elle-même un fait extraordinaire, une étrangeté. Il n'existait aucune autre habitation d'homme blanc à cinquante milles à la ronde, plus proche que celles d'Asuncion. Et tout le territoire entre elle et la ville, ainsi qu'à dix fois cette distance vers le nord, le sud et l'ouest, n'était traversé que par les maîtres primitifs du sol, les sauvages Indiens Chaco qui avaient juré haine à mort aux visages pâles depuis le jour où la quille de leurs canots avait sillonné pour la première fois les eaux du Parana.

S'il reste encore quelques doutes au sujet des habitants de cette demeure solitaire, ils s'évanouiront à la vue des trois personnes qui en sortent et prennent place sous la vérandah. L'une d'elles est une femme; son aspect, sa tournure sont d'une personne distinguée. Son âge ne dépasse pas la trentaine. Bien que son teint ait la nuance olivâtre de la race hispano-mauresque, son sang est évidemment celui de la pure race caucasienne. Elle a été et est encore une très-belle personne. Son attitude, l'expression de ses grands yeux à demi baissés prouvent qu'elle a connu les pensées graves et l'inquiétude. Ce dernier sentiment semble surtout exister aujourd'hui en elle, son front est chargé de nuages; elle s'avance jusqu'à la balustrade de la vérandah et s'y tient immobile. Son regard interroge avec une poignante fixité la plaine qui s'étend bien au delà des limites de l'habitation.

Les deux autres habitants sont des adolescents, tous deux presque du même âge. L'un a quinze ans, l'autre a dépassé seize ans. Leur taille et leur complexion sont légèrement différentes. Le plus jeune est plus mince, son teint serait d'une blancheur parfaite si le soleil ne l'avait hâlé; ses cheveux de couleur claire tombent en boucles sur ses joues et les traits de son visage font voir qu'il descend d'une race septentrionale.

Quant à l'autre, bien qu'il soit un peu plus grand de taille, il semble plus robuste: tout dit en lui qu'il est plein de force, d'activité et de vigueur. Son teint est presque aussi foncé que celui d'un Indien, et ses épais cheveux noirs, lorsqu'ils sont frappés par les rayons du soleil, offrent un chatoiement semblable à celui de l'aile d'un corbeau. Cependant il est de sang blanc, de ce sang dont se prétendent issus la plupart des Américains Espagnols, ce qui est plus que douteux pour les Paraguayens. Le jeune homme est un Paraguayen; sa tante, la belle et charmante femme que nous venons de voir s'appuyer sur la balustrade de la vérandah est une Paraguayenne. Tout dans son allure montre qu'elle est la maîtresse du logis.

L'adolescent aux cheveux châtain doré lui donne le titre de mère, et cela semblerait étrange à cause de son teint, mais l'explication deviendrait facile si on pouvait le voir à côté de son père malheureusement absent pour le moment. C'est l'absence de son mari, c'est celle aussi d'une autre personne également chère qui amènent le nuage que nous avons noté sur le front de la jeune femme.

«Ay de mi!» murmura-t-elle, le regard toujours fixé sur la plaine, «qui peut les retarder»?

--Ne soyez donc pas si inquiète, ma chère mère, mon père peut avoir fait quelque rencontre heureuse qui lui a fait oublier le temps, un oiseau rare, une plante curieuse, quelque gibier nouveau peuvent l'avoir attardé ou entraîné, sans qu'il s'en doutât, plus loin qu'il ne comptait.

Le brave garçon essayait évidemment par ces paroles de rassurer sa mère.

«Non, mon Ludwig», répondit-elle, «non, ce n'est rien de tout cela, car votre père n'était pas seul, Francesca l'accompagnait. Vous savez que votre jeune soeur n'est pas habituée à de grandes excursions, et il ne se serait pas hasardé à aller au loin avec elle. Je ne puis supposer aucune bonne raison à cette absence prolongée, et le moins que j'en puisse craindre, c'est qu'ils se soient égarés dans le Chaco.

--C'est possible, maman; mais maintenant Gaspardo est parti à leur recherche. Il connaît chaque pouce du pays dans un rayon de cinquante milles autour de nous. Dans toute l'Amérique du Sud, personne ne sait suivre une piste mieux que lui; s'ils se sont égarés, il les aura bien retrouvés et ramenés. Ayez confiance dans le gaucho.

--Ah, s'ils sont égarés, Madré de Dios! C'en est fait d'eux. C'est la pire des suppositions, s'écria la pauvre mère.

--Comment, tia? demanda le neveu qui, bien que n'ayant pas jusqu'à présent prononcé une parole, était évidemment tout aussi inquiet que les deux autres interlocuteurs.

«Oui! comment cela, maman»? s'écria en même temps le fils. Nous nous sommes égarés vingt fois avec mon père sans qu'il nous soit arrivé malheur.

--Vous oubliez, mes enfants, que nos protecteurs ne sont plus dans le voisinage, que Naraguana et sa tribu ont quitté leur dernière tolderia (2) et se sont enfoncés dans l'intérieur. Votre père lui-même ignore où ils sont allés.

Note 2: Tolderia, réunion de Toldos ou huttes. On appelle ainsi les villages des Indiens Chaco, et les campements où ils séjournent un certain temps.

--C'est vrai, dit le jeune homme aux cheveux noirs. J'ai entendu mon oncle en parler à Gaspardo et le gaucho n'a pu le renseigner. Il pensait qu'ils s'étaient établis un peu plus haut en remontant la rivière, dans une ancienne tolderia.

--Mais ceci n'a pas d'importance, maman. Près de mon père et avec le secours du gaucho, que peut-il arriver de mal à Francesca, dit Ludwig.

Ludwig prononça ces mots, mais sans y ajouter foi lui-même. Aussi bien que sa mère, il savait que la tribu de Naraguana, les Tovas, qui par exception était l'amie des habitants de l'estancia, ne parcourait pas seule cette partie du Chaco.

Les autres tribus, les Mbayas, les Guaycurus et les Anguites la parcouraient aussi et celles-ci étaient les ennemies mortelles de tous les hommes à peau blanche.

Il ne parlait donc que pour rassurer sa mère, mais ses paroles furent sans effet; le soleil se coucha vers l'ouest derrière l'immense plaine sans ramener celui qui était parti au moment de son lever, accompagné de sa fille unique, une belle enfant d'environ quatorze ans.

Comment s'expliquer, sinon par un malheur, que Gaspardo lui-même envoyé à la recherche des absents, ne fût pas non plus de retour?

«Madré de Dios! répétait sans cesse la malheureuse épouse et l'infortunée mère, quelle peut être la cause d'un tel retard?»

Et après le lever de la lune et pendant toute la nuit, agenouillée devant une image de la Vierge, elle lui adressait cette ardente prière. «Sainte mère de Dieu, rendez-moi ma fille, rendez-moi mon mari!» Tant que dura cette nuit sans fin, personne ne dormit dans la demeure du naturaliste, sauf peut-être les peons, quelques Indiens Guanos (3) qui prêtaient leurs services à l'estancia.

Note 3: Les Guanos sont une tribu du Chaco très-différente des belliqueux Tovas ou Guaycurus du Mexique; ils se livrent à l'industrie et souvent prennent du service chez les habitants blancs du Paraguay et de Corrientes.

Mais la mère ne ferma pas les yeux et les deux jeunes gens l'oreille au guet, le coeur battant au moindre bruit, restèrent debout, n'osant se communiquer leur mutuelles angoisses. De leurs lèvres s'échappaient de loin en loin quelques mots: «Mon père! ma soeur»! disait le fils.--Mon oncle! ma cousine! disait Cypriano.»

Le soleil du matin se leva rouge et brûlant sur la verdoyante pampa. Il s'élevait dans l'est, au-dessus des montagnes du Paraguay.

L'épouse inquiète y pensa sans doute, c'était de ce côté qu'était venue la tempête qui les avait balayés, elle et son mari, dans le Chaco et les avait obligés à chercher un asile sous la protection des sauvages. Mais ses yeux se tournèrent bientôt vers l'ouest, c'était la direction suivie au départ par ses bien-aimés et c'est de là qu'elle devait les apercevoir au retour.

Lorsque les rayons d'or brillèrent entre les branches du grand ombu(4) dont le feuillage couvrait l'édifice, on voyait encore trois personnes sous la vérandah, les mêmes que la veille au soir, la mère, le fils et le neveu. Tous se tenaient le visage tourné vers l'ouest et leurs regards interrogeaient anxieusement la plaine. Tous étaient sous l'empire d'un douloureux pressentiment, et Ludwig lui-même, jusqu'alors si confiant, du moins en apparence, ne pouvait plus trouver de paroles d'encouragement pour sa mère. Chacun songeait en silence à l'absence si prolongée et par suite si inquiétante de ce père et de cette soeur qui eussent dû être revenus depuis la veille. Chacun se disait que Gaspardo depuis longtemps déjà aurait dû rapporter au galop des nouvelles. Chacun pensait aux dangers qu'avait pu faire courir aux deux êtres aimés la rencontre des Indiens hostiles. Chacun enfin se représentait les mille autres périls particuliers au Chaco qui pouvaient expliquer le retard des voyageurs.

Note 4: Magnifique arbre de la famille des mimosas dont les branches largement écartées peuvent abriter une grande troupe de voyageurs. On aperçoit souvent la case d'un gaucho ombragée par un arbre solitaire de cette espère, que n'entoure pas un arbrisseau ni un buisson. Je crois que l'ombu est ce même grand mimosa qui croît sur les llanos du Vénézuéla et que les llaneros appellent Saman.

Une heure se passa encore; le soleil dans sa course ascendante au milieu des cieux, illuminait la plaine jusqu'aux limites les plus éloignées que l'oeil pût atteindre. Personne n'apparaissait. Parfois une autruche passait à travers les hautes herbes, parfois un daim bondissait hors de sa couche à l'approche sans doute d'un jaguar moucheté, mais on ne distinguait aucune forme pouvant avoir l'apparence d'un être humain, rien qui pût ressembler à un cavalier.

Dans l'esprit des trois spectateurs, ce n'était déjà plus l'anxiété du doute auquel se mêle toujours quelque secret espoir, il ne restait plus qu'une agonie presque impossible à supporter. Cypriano n'y tenait plus. Son imagination plus vive, lui montrait son oncle et sa cousine déchirés en lambeaux, mourants, morts peut-être.

«Je ne puis pas rester ici davantage, s'écria-t-il, je ne suis bon à rien, laissez-moi partir, ma tante, Ludwig veillera sur vous. Il vaudrait un homme pour vous défendre. Qui sait si je n'arriverai pas à propos pour ceux que nous attendons. Fiez-vous à moi et ne craignez rien pour moi, je vous en supplie.»

Ni Ludwig, ni sa mère, ne firent d'opposition au généreux désir de Cypriano.

«Pars, mon enfant, lui dit sa tante, et que Dieu veille sur chacun de tes pas.»

--Oui, pars, lui dit Ludwig à l'oreille, et combien je voudrais partir avec, toi; mais je n'ose abandonner ma mère dans cette maison que rien ne protège.

--Elle ne te laisserait pas partir, lui répondit Cypriano en se jetant dans ses bras.


CHAPITRE III

LE RETOUR DU MARI

Où Gaspardo avait échoué, un autre pouvait avoir plus de succès et Cypriano connaissait à fond la contrée environnante.

Le jeune homme quitta rapidement la vérandah.

Dix minutes après, on pouvait le voir monté sur un petit, mais vigoureux cheval, galoper à travers la plaine comme si sa vie dépendait du succès immédiat de sa tentative.

Ceux qu'il avait laissés derrière lui suivaient encore silencieusement du coeur et du regard la direction qu'il avait prise, que déjà il avait disparu à son tour.

Toute la journée ils demeurèrent sous la vérandah, et prirent à peine le temps de faire leur repas de midi. Ils ne mangèrent que pour garder des forces, dont ils se disaient qu'ils pouvaient avoir besoin. Le soleil descendit encore une fois sur la contrée, rien n'apparut dans la plaine, aucune forme ne détacha sa silhouette sur les nuages rouges qui bordaient l'horizon.

La lune brilla au ciel et ils attendaient toujours!

Enfin! Enfin! leur attente sembla devoir être récompensée; sous la bande argentée que traçait l'astre de la nuit à la surface de la pampa on vit s'approcher trois formes sombres, on aperçut trois chevaux dont chacun portait un cavalier; deux étaient de grande taille, le troisième était plus petit.

Un cri de joie sortit des lèvres de Ludwig. «Les voilà!» s'écria-t-il. Puis, s'arrêtant soudainement: «C'est étrange, ajouta-t-il, ils ne sont que trois; sans doute mon père, Gaspardo et Francesca. Cypriano les aura manqués et il les cherche encore.»

Cette conjecture semblait raisonnable et cependant elle ne répondait pas à l'inquiétude de la mère. Un douloureux pressentiment, une crainte poignante s'étaient, en dépit des apparences, emparés de son coeur et paralysaient le cri joyeux qui avait failli tout d'abord s'échapper de ses lèvres.

Sans rien répondre, elle restait immobile comme une statue, les yeux fixés sur les trois ombres qui s'approchaient.

Comme elles marchaient lentement! Enfin les trois voyageurs arrivèrent tout près de l'enclos. Avant qu'ils eussent atteint la porte, la mère et son fils, d'un mouvement subit, s'étaient portés à leur rencontre.

La lumière de la lune permit à la première de reconnaître le manteau de son mari et le costume pittoresque du gaucho. Mais comment cela se faisait-il? le troisième voyageur portait, lui aussi, des vêtements d'homme, c'était Cypriano!

Elle poussa un cri déchirant!

«Où est Francesca?»

Personne ne répondit, ni son mari, ni Gaspardo ni le jeune homme. Tous trois ils s'étaient arrêtés, muets et comme pétrifiés sur leurs montures.

«Où est ma fille? reprit-elle; pourquoi mon mari ne me parle-t-il pas! Cypriano, pourquoi gardez-vous le silence?

--Oh Dieu! fit Gaspardo en gémissant, c'est trop, trop terrible! Senora! Senora!

--Senora! malheureux, n'avez-vous que cela à me dire? L'entendez-vous, mon cher mari? qu'y a-t-il, querido? Pourquoi baissez-vous ainsi la tête? Est-ce le moment de dormir? Un père doit-il dormir qui revient vers sa femme, sans lui ramener sa fille qu'elle avait mise à sa garde?» En disant ces mots elle s'avança d'un mouvement violent vers le cavalier qui portait les vêtements de son époux:

Un mettant sa main sur le bras qui pendait inerte près de l'arçon de la selle, le pâle visage de son mari lui apparut sous les rayons mystérieux de la lune. L'infortunée senora n'eut besoin de personne pour' lui faire connaître pourquoi les yeux de son époux étaient fermés. Son mari dormait du sommeil de la mort!

Elle poussa un cri qui aurait ranimé un mort, si un mort pouvait être ranimé, et elle tomba évanouie sur le sol.

Parmi mes jeunes lecteurs, il en est peu sans doute qui n'aient entendu parler de «Francia le Dictateur (5)», c'est un nom historique, c'est le nom d'un homme qui pendant plus d'un quart de siècle a régi avec une verge de fer le beau pays du Paraguay.

Mayne Reid.

Note 5: Francia (Jose-Gaspar-Rodriguez), né à Asuncion en 1758, d'un père français et d'une créole, mort en 1840. En 1811, il fut nommé secrétaire de la junte lors de la révolution qui chassa les Espagnols de Buenos-Ayres, puis bientôt il se fit élire consul, dictateur temporaire et enfin dictateur à vie. Malgré sa tyrannie, le Paraguay lui doit son organisation, ses manufactures, son commerce et sa civilisation.

(La suite prochainement.)

LA SŒUR PERDUE

PAR MAYNE REID


Ils marchent vers le centre de la plaine.      Ne soyez donc pas si inquiète, ma chère mère.


     Elle tomba évanouie sur le sol.           Là, il avait rencontré le cadavre de son maître.



LES THÉÂTRES

Théâtre du Gymnase.--L'Enquête, drame en trois actes, de M. Léon Cadol.--Opéra-Comique.--Richard Cœur-de-Lion.--Théâtre-Italien.--Mlle Krauss; M. Padilla.

Décidément le théâtre est devenu une succursale du cabinet d'un juge d'instruction: il ne donne plus des drames ou des comédies, il vide des dossiers; après celui-là, un autre; c'est une série. Quand le public sera fatigué de remplir ainsi l'office du jury, il le dira; jusqu'à présent il semble se complaire dans ce rôle: l'Enquête, jouée au Gymnase, ajoute une preuve de plus à ce goût du spectateur. Ce drame a été fort applaudi, et pour mon compte il m'a vivement intéressé, quoique à vrai dire j'eusse bien flairé le trait de la fin, celui qui donne la solution de ce rébus de cour d'assises. Mais cette petite malice théâtrale parfaitement ménagée fait passer agréablement une heure ou deux, comme les tours d'escamotage de Robert-Houdin ou de Cleveland. On sait le truc,--pardon du mot,--le tout est de voir l'habileté avec laquelle il est exécuté..

Mlle de Beaucigny est une vieille fille qui rendrait en sournoiserie et en méchanceté des points à la fameuse cousine Bette, de Balzac. Cette revêche créature conservée dans ses sentiments de haine et de vengeance exerce son odieux caractère sur tout ce qui l'entoure. Elle entretient sa passion du mal en famille, sûre de sa domination, puisqu'elle est tante à gros héritage. Pourquoi aussi le marquis et la marquise de Brilleray, cet excellent et charmant ménage, ont-ils admis parmi eux cette furie propre à faire tourner en vinaigre toutes les lunes de miel? Il est vrai qu'ils ont relégué Mlle de Beaucigny à la Maison-Blanche, près de leur château. Mais la tante revient sans cesse sur sa proie comme le vautour au cœur de Prométhée: elle la déchire de son bec crochu et repart satisfaite. Les gens ont souffert; elle a accompli son œuvre diabolique. Il n'est pas jusqu'à son neveu, un malheureux enfant de cinq ans, qu'elle ne maltraite, si bien que la marquise, sa mère, un jour, en le voyant souffleté par cette main osseuse, le lui arrache violemment. La guerre est commencée plus vive que jamais; la guerre ardente cette fois, car la vieille Beaucigny a rudement frappé le petit marquis. Le monstre est hors de lui; il ne se contient plus; et Mlle de Beaucigny, qui a entre les mains une lettre des plus compromettantes pour la marquise, lettre écrite par elle avant son mariage et qui pour son malheur est tombée dans la collection de Mlle Beaucigny, c'est-à-dire dans les archives de la méchanceté. Pour le coup, c'est de trop; le bonheur de la maison est compromis, l'amour même de M. de Brilleray pour sa femme en est atteint. La marquise irritée chasse ce mauvais génie de la famille, que M. de Brilleray maudit avec sa femme.

Or, le lendemain on trouve au-dessous d'un pont de bois brisé dans une lutte terrible le cadavre de Mlle de Beaucigny. Qui a fait le crime? Une enquête est ouverte. A l'agitation effrayante à laquelle la marquise est en proie, nul doute, la coupable c'est Mme de Brilleray, qui s'est vengée et qui a étouffé les premiers mots d'une indiscrétion qui la perdait. Mais le marquis n'est guère plus calme. Cet homme se serait-il douté de tout et a-t-il garanti son honneur par un crime. Premier gibier levé; première piste sur laquelle se jette la curiosité du spectateur.

Mais le même soupçon tourmente l'esprit du marquis et de la marquise. Ils s'accusent l'un l'autre intérieurement de la mort de Mlle de Beaucigny. Il faut donc chercher ailleurs, prendre un autre lancé. Il y a bien par là dans la maison un avocat, Pierre Desargues; mais il n'a passé qu'un jour au château, et il n'est pas supposable que cet invité se soit distrait à tuer une vieille fille? Toujours est-il que le public et le substitut sont dans la plus grande perplexité, lorsque ce magistrat peu éclairé ordonne l'arrestation du marquis. Alors un vieux serviteur de M. Brilleray, Patrick, sort de la machine et arrête l'enquête qui fait fausse route. L'homme qui a tué Mlle de Beaucigny, c'est lui, lui Patrick. Et pourquoi? Parce que Patrick vénère et adore son petit maître et que Mlle de Brilleray a frappé cet enfant. Dans sa fureur contre cette mégère, Patrick a délivré son maître de Mlle de Brilleray. Et le jeune avocat qui prévoit un grand effet de larmes assure ce vieux serviteur, assassin par dévouement, de la clémence du jury, ce qui m'a paru être la morale un peu forcée de la pièce.

En résumé, voilà une bien grosse punition pour une calotte donnée à un enfant. La loi du talion a dit dent pour dent; mais elle n'admet pas de telles représailles. Si on est libre de tuer les vieilles tantes pour un soufflet donné à un petit-neveu, il n'y a plus de parenté possible. Fort heureusement que tout cela est un jeu d'esprit, un petit drame de théâtre et que cela n'a d'autre importance que l'intérêt du moment. Que les vieilles filles se rassurent, la corporation n'est pas menacée.

La pièce est signée de M. Édouard Cadol; une femme de talent avait écrit depuis quelques années un roman qui avait pour titre: Une cause secrète. Le drame est né du roman. La collaboration a été des plus heureuses, car cette Enquête a été vivement applaudie. Elle est très-bien jouée par Mme Fromentin, Mme Lesueur, Pujol et Landrol, et surtout par Francès, extrêmement remarquable dans le rôle de Patrick, ce domestique qui a une sensibilité si féroce.

L'Opéra-Comique a repris Richard Cœur-de-Lion. C'était merveille de voir avec quelle chaleur et quel enthousiasme le public a accueilli ce chef-d'œuvre de Grétry. Mais aussi que cela est fin et juste, que d'esprit dans les détails, quelle sage distribution dans l'ensemble!

La musique s'est chargée de ce livret assez banal de Sedaine, et elle lui a donné la vie, elle l'a animé des ardeurs de l'âme par la poésie. De ce sujet elle a fait une légende, ou plutôt un poème de l'amitié. Elle lui a donné des accents si vrais, si touchants, que j'ai vu l'autre soir des larmes couler de bien des yeux. A l'air: O Richard, ô mon roi! au duo: Dans une tour obscure, la salle a éclaté en applaudissements, et pourtant cet opéra centenaire, Dieu sait si nous le connaissons! Combien de fois l'avons-nous entendu, combien de fois l'a-t-on répété partout, à ce point qu'on l'a usé comme un pont-neuf. Le théâtre l'abandonne vingt ans; il le reprend, et le génie de Grétry, si net, si clair, refleurit comme dans un renouveau. Ah! quelle grande école que cette école de la musique française à la fin du XVIIIe siècle. Beethoven l'appréciait à sa juste valeur; Rossini en admirait la finesse, la fermeté, le bon sens et le comique, toutes ces qualités enfin de notre génie français, et voilà que nous l'avons délaissée en ces temps derniers; mais qu'elle reparaisse une fois, et nous nous repentons de nos erreurs et nous revenons à elle avec tout l'enthousiasme qu'elle mérite.

Cette reprise de Richard a donc été une joie, une fête. Melchissédec a chanté le rôle de Blondel avec beaucoup de style; il a dit son premier air avec ampleur, et son couplet d'Une fièvre brûlante, repris par Duchesne, a enlevé la salle. On a redemande le duo, comme on avait fait bisser le duetto: Un bandeau couvre les yeux. Les rôles de femmes nous ont paru bien moins tenus que les rôles d'hommes, et c'est dommage pour ce gentil et aimable personnage de Laurette, une des perles de l'ouvrage.

Mme Krauss nous est revenue. Nous devons à l'administration de M. Strakosch de revoir cette éminente artiste, que nous avons retrouvée dans Il Trovatore avec toute la délicatesse, toute la chaleur, toute la puissance de son talent, Mlle Krauss ne peut nous donner que quelques soirées, mais sa réapparition aux Italiens marque vraiment les premiers jours de résurrection de ce théâtre. La soirée a été excellente, d'autant plus que Mlle Krauss rentrait accompagnée par un artiste de premier ordre, M. Padilla, que nous avions entendu quelques jours avant dans le rôle de Rigoletto, dont il chante et joue en maître tout le troisième acte, si émouvant et si dramatique. M. Padilla, dans le rôle du comte de Luna, a confirmé le succès de son premier début.

M. Savigny.



L'ARMURIER D'après le tableau de M. Jacomin.



SCÈNES DE LA VIE DES BÊTES

IV

DES ABEILLES

On ne s'occupe plus de mélissographie; les facultés singulières de l'abeille, comme celles du castor, n'ont pas inutilement alléché l'investigation, qui depuis des siècles a pu se déclarer satisfaite.

Faisant ici simplement œuvre d'homme de lettres curieux des mœurs des animaux,--comme Démocrate qui comprenait leur langage, comme Dupont de Nemours qui en fit le vocabulaire, et comme Théophile Gautier qui a écrit l'Histoire de mes bêtes;--sans souci de méthode ni de programme, nous demandons volontiers à la fantaisie le choix de thèmes pour nos Études... de la nature, et il ne nous manque que la plume de Bernardin de Saint-Pierre pour écrire un Bestiaire intéressant.

Depuis Aristote, Élien, Pline, combien d'observateurs habiles ont regardé patiemment dans la vie mystérieuse des abeilles! Nous connaissons leur république... gouvernée par une reine,--par un roi, croyaient tous les naturalistes de l'antiquité.

Nous savons que cette reine ne doit le rang suprême ni à l'hérédité ni au sort aveugle; elle ne le tient pas davantage de l'élection: «L'ignorance du peuple, dit à ce sujet même saint Basile dans l'Hexaméron, l'expose ordinairement aux plus mauvais choix.»

Elle règne par le droit de sa beauté, de sa force et de sa douceur; et quand, aux heures de soleil, elle a donné le signal du départ, on voit la belle et grosse souveraine, qui vole en avant, guider toute la gent bourdonnante vers les fleurs des prairies.

Aussi bien ne s'agit-il point ici de la chaste buveuse de rosée chantée par Anacréon et par Virgile:--suivant la croyance antique, les abeilles tiraient seulement la cire du suc des fleurs et des pleurs des arbres, et le miel tombait du ciel comme une rosée, rossida mella.

Nous ne parlons pas de l'abeille des apiculteurs et des poètes, de la gracile bestiole toute frémissante, à la taille coupée et mobile, aux ailettes de gaze, non aussi jolie, mignonne, gracieusement fluette que la guêpe à la peau d'or, mais plus douce qu'elle, plus humaine, et dont l'aiguillon subtil n'est si prompt à la piqûre que parce qu'elle voit un danger dans tout contact importun.

Mais nous irons jusqu'en Mongolie, où pullulent, surtout dans les montagnes peu explorées qui entourent cette vaste contrée de l'Asie orientale, des populations d'abeilles d'une forme et d'un habitat particuliers.

Beaucoup plus grosses que les nôtres, ces abeilles,--plutôt ces bourdons,--ont le corsage noir, les pattes longues et velues, le dos couvert de poils courts, la tête ronde, avec des mandibules en saillie. Ce qui en fait d'assez hideux insectes.

Elles ne forment point de ces essaims que nos abeilles, parfois vagabondes à la recherche d'une demeure commune, et tout à coup bizarrement amoncelées, suspendent aux arbres ainsi que des grappes vivantes, fourmillantes et bruissantes. Mais il n'est pas rare, dans les jours chauds, d'en voir des multitudes et des multitudes s'ébattre au soleil.

Elles sont alors si remuantes et si pressées les unes contre les autres, qu'on dirait un nuage qui grouille. Elles se gênent et se heurtent dans l'air: confusion menaçante, sinistre; tout à coup irritation générale, et guerre intestine des plus meurtrières.

Les méchantes et vilaines petites bêtes s'affolent, s'enveniment et se saisissent corps à corps, par couples; s'étreignent en se mordant, crispées de fureur; elles y mettent tant d'acharnement qu'on voit bientôt tomber sur le sol une pluie de cadavres.

A la fin de la terrible lutte, qui n'a duré qu'un instant, la rageuse population est diminuée de moitié, et comme s'il ne venait de se passer rien d'extraordinaire, si vite oublieuse, elle reprend aussitôt sa vie tranquille et ses pacifiques évolutions.

Leur miel, qui forme une masse visqueuse et collante comme de la glu, d'une opacité aussi noire qu'était dorée la transparence du miel de l'Hybla, ces abeilles, extrêmement travailleuses, le déposent dans les vieux arbres creux, au sein des forêts, et l'y accumulent en grandes quantités, tandis que les nôtres sont habiles à construire ces alvéoles si merveilleusement cloisonnées suivant une savante géométrie, où, ambre fluide, la précieuse liqueur qu'elles y distillent, peu à peu s'épaissit et se cuit.

Le grand danger pour le cueilleur de miel ne vient pas de ces gros hyménoptères à aiguillon, qui ont moins de venin que de laideur, mais des animaux féroces, des tigres, des léopards, des lynx, des ours, surtout de l'ours paresseux, ce plantigrade à l'aspect informe, dont le corps et les pattes sont enfouis dans une robe de poils longs, durs et noirs, et dont le museau étroit, allongé, sort de cette fourrure comme d'une broussaille.

Un paysan mongol du Khou-Khou-Noor, nommé Trapilolu,--dont l'aventure n'est peut-être pas fort connue en France,--avait remarqué dans la forêt, sur la lisière du désert de Kobi, un énorme «figuier des pagodes», un vieux banyan creux, hanté par des abeilles de la grosse espèce noire.

Ayant osé s'y aventurer pendant la nuit, malgré les ombres et les hurlements, pour trouver les abeilles au repos, il grimpa sur l'arbre. Favorisé par le clair de lune, il plaça aux bifurcations des branches, dans les gerçures de l'écorce, de petits pains de soufre auxquels il mit le feu, et s'éloigna précipitamment.

Suffoquées par la fumée et par l'odeur, les abeilles ne tardèrent pas à évacuer la place.

Trapilolu laissa passer un jour entier après ce premier exploit; mais dès le lendemain matin, haletant d'impatience, il arrive au pied du banyan.

Il se hissa sur le tronc jusqu'à l'ouverture où gisait le butin.

Le trou était large et profond, il fallait descendre dans l'arbre comme dans un puits.

Trapilolu hésite, mais enfin se décide.

A peine entré dans ce trou noir, se soutenant encore des bras, sentant que le vide s'élargissait dans sa profondeur, et tremblant tout à coup de cette appréhension insurmontable des cavernes, il glisse... et s'engloutit dans le miel comme dans une mare.

Pour en sortir, il eut beau faire des efforts surhumains, s'accrocher à des aspérités imaginaires; ses ongles glissaient et crissaient contre les parois dures, et ses pieds étaient collés au fond.

Il se démène: plus il trépigne, plus il enfonce.

Il en eut jusqu'aux aisselles.

La substance agglutinante le tenait de partout.

Dans quelles angoisses les heures se passèrent î

Depuis trois jours il était là, consterné; trois jours et trois nuits!

Il avait eu du miel pour la faim, mais le miel provoque une soif brûlante comme le feu. Et puis le désespoir le tuait d'avance, il ne lui restait qu'à implorer le ciel.

Tout à coup un bruit étrange! En même temps l'arbre tremble, oscille! Quelque animal grimpait lourdement et ses puissantes griffes faisaient craquer l'écorce! Quel plus triste sort pouvait être réservé à l'infortuné Trapilolu que celui d'agoniser lentement, horriblement, et de mourir dans ce trou! Cependant, quand il vit apparaître à l'ouverture la sinistre silhouette d'un ours chercheur de miel, il trembla dans tout son être du frisson glacé de l'épouvantement.

Il ferma instinctivement les yeux... il allait être déchiré en lambeaux, broyé, dévoré...

L'ours, sans regarder, se met à descendre tranquillement dans l'arbre, selon son habitude, à reculons, et... s'assoit sur la tête de l'Indien plus mort que vif, qui, éperdu, fou, saisit le derrière de l'animal, s'y accroche, et le serre avec la force du désespoir en poussant un grand cri. L'ours se sentant pris s'effraye et s'élance d'un bond l'enlevant après lui, saute à terre et court encore. Trapilolu était resté cramponné à une branche! L'aventure fit du bruit en Mongolie. Et voilà pourquoi, depuis longtemps, on ne dispute plus le miel aux ours dans le désert de Kobi.

B. Saint-Marc.



L'ESPRIT DE PARTI

LE CHARIVARI

1833

Depuis que les journaux dynastiques prétendent qu'on en veut aux hommes de loisir, le caissier du Constitutionnel n'est pas tranquille.--En revanche le préposé aux désabonnements est complètement rassuré.

On commence déjà à faire des préparatifs pour le carnaval prochain. Les personnes qui désireraient des habits d'arlequin peuvent s'adresser au bureau du Journal des... Judas.

On a dit que si la peste pouvait donner des places, elle aurait des courtisans. On peut ajouter qu'elle serait certainement défendue par le Journal des Judas.

Le Journal des Judas disait hier: «Notre feuille n'arborera jamais la couleur rouge.» Chacun sait bien que le Journal des Judas ne peut pas rougir.

Quoique fort obscures, les opinions du Journal des Judas sont comme les jours: elles se suivent et ne se ressemblent pas.

Le Journal des Judas va, dit-on, se fixer sur le Pont-au-Change.

On dit que les rois s'en vont. Il nous semble que ce sont bien plutôt les libertés.

L'Ordre de choses, par ses organes, menace les factions du mépris public. Il aurait dû ajouter:--«Après moi, s'il en reste!»

Toute la police était hier en émoi, par suite d'une capture fort importante. Il s'agissait de la saisie, chez un républicain, d'un bonnet rouge que ce dernier avait eu la malice de faire teindre en blanc, pour lui donner l'apparence d'un bonnet de nuit.

La révolution de juillet est représentée à l'étranger par des princes, des marquis et des ducs. La voilà tout à fait décrassée.

Un voleur qu'on arrêtait hier s'est écrié très-sérieusement:--«Vous vous trompez, monsieur, je ne suis pas un républicain.»

Autrefois on préparait la guerre pour avoir la paix; aujourd'hui on prépare la paix pour avoir la guerre.

Jules Rohaut.

(A suivre.)



LA MODE

Voici l'hiver qui arrive, aimables lectrices; il faut vous occuper de vos toilettes, et surtout voir, avant d'acheter, les maisons dont le goût fait loi.

La Ville de Lyon, 6, Chaussée-d'Antin, tient le premier rang entre toutes, et parmi les mille jolies choses que j'ai été appelée à juger, je vous citerai le Mouchoir Pénélope, en tissu de soie nattée pour la petite poche de côté de vos casaques; les nouvelles Collerettes Médicis en velours noir doublées de gros de Suez couleur claire, et la Fraise Henri III en crêpeline blanche; puis de larges ceintures relevant le pouff au moyen de coulants ou poignards en acier taillé, en jais, en nacre (inédit), et de merveilleuses passementeries brodées de jais.

Maintenant, pour vous garantir du hâle et de la bise, le nouveau voile Suez, formant en même temps fichu, et le Gant Joséphine breveté, le seul aujourd'hui que puisse porter une femme qui veut être gantée. Partez donc et vous me remercierez.

Z***


Quelle est la meilleure des couseuses? Quelle est celle qui effectue le plus solidement, le plus rapidement et le plus artistement les travaux de couture ou broderie sur la mousseline, la soie, le drap? C'est, de l'aveu des gens compétents, la machine Elias Howe à aiguille droite et entraînement en avant.

Mais qui vend la machine Elias Howe? Moi!... répondent tous les industriels qui affublent leurs mécaniques du titre de système, principe Howe, Howe-diamant, etc., etc. Traduisez: Howe-imitation.

Il n'existe à Paris qu'une seule maison vendant la machine Elias Howe. Seule, cette maison, dont le siège est boulevard Sébastopol, 48, a le droit de parler de croix d'honneur, de diplômes d'honneur, décernés à chaque exposition, et récemment encore à l'Exposition de Vienne. A cette époque où vont reprendre les travaux au coin du feu, il est bon d'en informer les familles.

Comtesse Armande.


Rien n'est aussi bien porté que les robes et costumes en soie des Indes. Le foulard sergé est tout prêt pour les jolis costumes d'hiver; ces tuniques se mettent sur les jupons de velours.

La Malle des Indes, passage Verdeau, 24 et 26, vient de me communiquer les dessins de ses admirables cache-nez et foulards de cou. Le surah, le creemson, le corah pur, sont autant de cache-nez riches et de grand goût. Le cache-nez à la mode, c'est le bleu de roi et ciel, noir et blanc, cerise et noir, jaune et noir; ce sont des soies des Indes, dont le riche tissu croisé fait que pas un cache-nez ne pourra rivaliser avec ce beau genre. La Malle des Indes a parmi sa riche collection de foulards des Indes les splendides China, ce que nous appelons surah; le blanc de lait, le crêpé, le cache-nez sablé d'une si grande souplesse, le riche crépon et le vrai crêpe de Chine en 90 centimètres de largeur; les dessins cachemire sur soie des Indes, les grisailles en deux tons et les foulards brochés à bouquets jardinière dans les coins, entourés d'une bordure brochée; le foulard fusion, rouge, bleu et blanc; le foulard Alsace-Lorraine cerise et bleu. Ces genres sont adoptés pour mouchoirs de poche. Nos gentlemen et les grandes élégantes portent dans la pochette de leurs paletots ces ravissants mouchoirs de la Malle des Indes.

L'Exposition de Vienne vient de mettre en lumière les progrès de notre haute industrie française. La maison Ed. Finaud et Meyer a remporté les deux plus hautes récompenses: la grande Médaille de progrès et la Médaille de mérite. Tout le monde a été à même d'apprécier la perfection des produits de cette maison gigantesque. Ses savons sont tous brevetés, depuis le savon au suc de laitue jusqu'au savon des enfants, à 50 centimes le pain. Comme extrait, la violette de Parme est sans rivale; l'oppoponax, c'est le parfum à la mode, le plus répandu et le plus recherché. La maison Ed. Pinaud, 30, boulevard des Italiens, tient dans son athénée d'élégance les produits les plus fins à la glycérine; les eaux de toilette s'appellent oppoponax et fleurs d'Italie.

MM. Pinaud et Meyer sont depuis longtemps fournisseurs brevetés de la reine d'Angleterre, et tout récemment ils viennent d'être nommés fournisseurs en titre de S. H. le Sultan.

Baronne de Spare.




EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

On entre, on crie,

Et c'est la vie.

On crie, on sort,

Et c'est la mort.



EXPOSITION DE VIENNE

LES CLOISONNÉS DE MM. CHRISTOFLE ET Cie


EXPOSITION UNIVERSELLE DE VIENNE.
Objets d'orfèvrerie exposés par la maison Christofle.

Nous signalions dernièrement à l'attention de nos lecteurs le procédé nouveau et, nous pouvons le dire sans exagération, parfait, inventé par MM. Christofle pour la fabrication des émaux cloisonnés. Nous donnons aujourd'hui la reproduction des principaux spécimens de cette branche si importante de l'orfèvrerie exposés par MM. Christofle à Vienne. Il nous reste à dire en quoi consiste l'innovation introduite par eux dès 1867, dans l'art de l'émailleur.

Le moyen employé par les Chinois est connu. Il consiste à contourner à la main de petites bandelettes de cuivre mince, à les appliquer sur les vases à décorer, puis à remplir d'émail fondu les compartiments dessinés par elles.

Ce procédé, qui exige des doigts très-déliés et des artisans fort habiles, a l'avantage de donner à l'exécution un caractère personnel d'autant plus précieux qu'il faut refaire le dessin pour chaque exemplaire de l'œuvre.

D'un autre côté la cloison fondue dont les courbes sont par conséquent arrêtées et fixes offre une netteté et une pureté de lignes qui flatte davantage l'œil de l'Européen; car il est dans le génie des Occidentaux d'associer la clarté et la symétrie, tandis qu'au contraire, en art pur comme en décor, l'Oriental a une préférence marquée et intime, pour la variété, l'irrégularité et le caprice.

On peut donc dire des émaux cloisonnés de MM. Christofle que, tout en égalant les Chinois pour la couleur et l'invention, ils ajoutent à ces qualités pour lesquelles ces vieux maîtres sont si supérieurs, les mérites de la pureté, du dessin et de la sévérité du style.

Ce n'est pas seulement par l'exécution matérielle que se distinguent le vase à fond céladon, portant une cigogne, un faisan doré et des oiseaux-mouches dans un paysage de roseaux, d'iris et de pêchers en fleurs,--le plat à corbeille de fleurs posé sur un damier,--et le vase à fond jaune de style persan garni de bronze nuancé d'or. Ces trois pièces de premier ordre, qui sont dues au talent de M. Reiber, architecte, chef de l'atelier de composition et de dessin, se recommandent par une originalité nouvelle qui s'inspire de la nature. Nous ne voulons citer pour exemple que les mouvements de tête et de pattes des deux faisans que nous mettons sous les yeux du public: ils sont d'une vérité et d'une vie saisissantes, et notre excellent peintre d'oiseaux, Couturier, ne les désavouerait pas.

Ah! la nature, c'est toujours d'elle qu'il faut parler et à elle qu'il faut revenir, car elle est le modèle unique et le maître sans égal, et elle a plus de talent que tous les génies du monde: elle a plus de variété, plus d'imagination, plus d'harmonie, plus d'unité, plus de style, plus de goût, plus de grâce, plus de force, que Michel-Ange, Raphaël et Benvenuto Cellini réunis.

F. A.