The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0074, 25 Juillet 1844

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Title: L'Illustration, No. 0074, 25 Juillet 1844

Author: Various

Release date: April 12, 2015 [eBook #48687]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0074, 25 JUILLET 1844 ***





L'ILLUSTRATION,

JOURNAL UNIVERSEL

N° 74. Vol, III.--JEUDI 25 JUILLET 1844.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de chaque N°. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

N°74. Vol. III.
JEUDI 25 JUILLET, 1844. Bureaux, rue Richelieu, 60.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. Ab. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40


SOMMAIRE.

Histoire de la Semaine. Dîner des Exposants dans la salle de l'Orangerie du Louvre.--Souvenirs de Londres. Chez Dickens et chez Samuel Rogers. Par O. N. Portrait de Samuel Rogers et de Thomas Campbell.--Théâtres. Opéra-Comique. Une scène des quatre Fils Aymon.--Le Maroc. Reprise des hostilités. Départ de la flotte de Toulon; Soldats marocains, par E. Delacroix; Carte des frontières de l'Algérie et du Maroc.--Courrier de Paris.--Hôtel et Collection Delessert. Seize Gravures.--Rapport de M. Thiers sur l'instruction secondaire Les Forçats. (Troisième et dernier article.) Six Gravures.--Bulletin bibliographique.--Éclairage au gaz.--Correspondance.--Caricatures militaires.--Rébus.


Dîner des Exposants dans la salle de l'Orangerie du Louvre.


Histoire de la Semaine.

Les exposants auxquels leurs travaux permettent d'espérer des récompenses, sont retenus à Paris jusqu'à la fin du mois, époque à laquelle les noms des élus seront publiés et les médailles et décorations distribuées par le roi. En attentant, ces honorables industriels, pour charmer leur attente, ont songé à recourir aux banquets. Chaque industrie se proposait d'abord d'en offrir un à M. le ministre du commerce, et déjà cette série de solennités mangeantes avait commencé à s'ouvrir, quand l'estomac de M. Conin-Gridaine a demandé grâce, et force a été de substituer à un banquet par jour un seul et grand jour de banquet. C'est dans la vaste salle de l'orangerie aux Tuileries que les tables ont été dressées. D'innombrables convives et beaucoup d'orateurs y ont pris place. Que les mets aient été trouvés froids, les discours ce qu'ils sont toujours, le coup d'œil était du moins fort beau: c'est lui que l'Illustration servira à ses abonnés. MM. les ducs de Nemours et de Montpellier avaient été invités et s'étaient fait un devoir de se rendre à cette réunion, que les décorations de la salle rendaient splendide. Les ministres de l'intérieur et du commerce, les préfets de la Seine et de police, les président et membres du jury central s'y trouvaient également. Deux orchestres, placés à chaque extrémité de l'immense salle, ont exécuté des symphonies pendant toute la durée du festin.

Les députés aussi se séparent, mais ils n'offrent pas, eux, de dîners aux ministres. Ils les ont même assez mal récompensés jusqu'à la fin de la session de ceux qu'ils ont reçus. Bien que votés en poste, le budget des dépenses et celui des recettes ont été l'occasion d'échecs nouveaux pour le cabinet. Nous avons déjà fait connaître le vote des dépenses de sept départements ministériels: les budgets des travaux publics et des finances ont été également adoptés. Mais M. Dumon n'a pu empêcher la Chambre de prendre, pour le canal de la Marne au Rhin et pour le canal latéral de la Garonne, une détermination qui semble annoncer que l'année prochaine elle prononcera l'abandon de la partie du premier de ces canaux comprise entre Nancy et Strasbourg. Dès cette année, elle a décidé que les travaux du canal latéral de la Garonne s'arrêteraient à Agen. Cette discussion a fourni des preuves nouvelles de l'increvable inexactitude des devis des ponts et chaussées, et de l'imprévoyance avec laquelle cette administration fait ébaucher les travaux sur tous les points, ne les achève nulle part, et arrive ainsi à la complète absorption de l'insuffisant crédit qu'elle a primitivement déclaré lui être nécessaire sans qu'un kilomètre de canal soit en état d'être livré à la circulation. Dans l'espèce particulière, ce qui devait détourner encore la Chambre d'accorder à M. Dumon les millions qu'il demandait pour mener ces canaux à fin dans tout le parcours projeté, c'est que des lignes de fer parallèles ont été votées, et que si l'on peut se décider, pour satisfaire aux besoins de rapides communications, à établir une voie de fer près d'un canal, on se montrerait prodigue et insensé en venant établir un canal près d'une voie de fer.--Le budget des dépenses du ministère des finances donne toujours lieu à plus d'observations sans conclusions formulées en vote que de propositions d'amendements. Des observations de ce genre ont été présentées par M. Ledru-Rollin sur le retard apporté chaque année à la publication du rôle des patentes, retard qui pourrait favoriser des fraudes électorales, en ne laissant plus le temps de protester contre elles et de les faire redresser; par M. Glais-Bizoin, contre des abus très-graves signalés dans l'administration des postes. M. Lacave-Laplagne a fait à ces critiques sérieuses des réponses qui nous ont paru l'être moins. Mais ce qui a été incontestablement plus gai, c'est la réponse faite par M. Martin (du Nord) à une nouvelle réclamation de MM. Lespinasse et Larabit pour l'arriéré dû aux anciens membres de la Légion d'honneur. M. le garde des sceaux a établi que dès l'année prochaine l'ordre aurait un excédant de revenu, qu'il pouvait donc se passer de toute subvention, que cet excédant progressif appartenait de plein droit aux anciens légionnaires, jusqu'à ce que leur arriéré fût soldé; qu'ainsi, dans dix ou douze ans, l'arriéré pourra être comblé. Cela est de toute vérité: mais il se trouvera comblé, non pas parce que les ayants droit auront touché ce qui leur est dû, mais parce que ces braves décorés par l'empereur seront tous morts.

La discussion du budget des recettes a pesé tout entière sur M. Lacave-Laplagne. Un incident grave s'y est présenté. On se rappelle que les membres de la commission de l'instruction secondaire avaient proposé à l'unanimité, par amendement au budget des recettes, une disposition prononçant l'abolition de l'impôt connu sous le nom de rétribution universitaire, contre lequel réclamaient depuis longtemps la plupart des conseils généraux et par-dessus tout l'opinion publique, à laquelle répugnait cette taxe immorale imposée au développement de l'intelligence. En l'absence du rapporteur de la commission, M. Thiers, un de ses collègues, M. de Salvandy, a développé l'amendement convenu. Le ministère, bien inspiré, y eût adhéré; mais celui-ci, tout en redoutant le combat, va souvent au devant de la défaite. M. le ministre de l'instruction publique auquel la commission n'avait pas pu, dans ses conférences avec lui, arracher une explication qui lui permit de savoir s'il était pour ou contre le projet qu'il avait rapporté du Luxembourg au palais Bourbon; M. le ministre de l'instruction publique est demeuré muet. C'est un parti qu'il n'avait pas eu toujours la sagesse de prendre dans la discussion de la Chambre des pairs, et qu'il a bien fait d'adopter, au lieu de venir plaider pour un état de choses dont le maintien est la ruine des collèges communaux, soumis à cette taxe, au profit des écoles ecclésiastiques, qui en sont exemples. Mais M. Lacave-Laplagne, en affectant de dire que c'était comme ministre des finances, comme plus spécialement chargé d'aligner les deux budgets et sans avoir discuté avec ses collègues la question particulière, est venu demander à la Chambre de repousser une proposition qu'il regardait, lui, comme mauvaise, et dont l'examen, au dire du rapporteur du budget des recettes, M de Voitry, viendrait tout naturellement après le vote de la loi sur l'instruction secondaire. La Chambre n'en a tenu compte, et, dès le 1er janvier prochain, cet impôt populaire cessera de peser sur nos établissements d'éducation, ou plutôt sur les pères de famille qui veulent confier leurs enfants à des laïques.--M. le ministre des finances, par des objections peu adroites et des considérations qui ressemblaient à de la résistance, a donné aussi l'aspect d'un échec pour lui au vote par lequel la Chambre, sur la proposition de M. Garnier-Pages, sans obliger le ministre à choisir tel mode d'emprunt plutôt que tel autre, a ajouté à la faculté que la loi lui donne de procéder par voie d'adjudication publique la latitude de recourir, si bon lui semble, au mode d'emprunt par souscription. M. Lacave-Laplagne devait comprendre, alors même qu'à ses yeux la négociation de l'emprunt avec des banquiers serait le meilleur mode, que son action devenait plus libre et plus forte, qu'il cessait d'être à la discrétion des spéculateurs, dès l'instant où on lui fournissait les moyens de leur mettre le marché à la main, et de les menacer de conclure l'emprunt sans intermédiaire Le ministre s'est efforcé de faire envisager cette faculté comme plein d'inconvénients Était-ce pour rassurer les banquiers ou pour convaincra la Chambre? Nous ne, savons. Mais il a exprimé la crainte qu'en y recourant on se trouvât avoir des souscriptions pour une somme double et triple, objection qui a été facilement résolue à Bruxelles il y a deux mois, et à Paris en 1818, par la réduction proportionnelle des souscriptions. Aujourd'hui, au contraire, à l'occasion d'un fait qui s'est produit en Hollande, un journal du ministère exprime la crainte que les souscriptions ne fussent insuffisantes. Quand la crainte serait fondée, ce qu'il est déraisonnable de prétendre, ce pourrait être un motif pour ne pas user de la voie de la souscription, mais ce n'en est pas un pour déclarer tout haut aux banquiers que, hors leur intervention, il n'est pas de salut pour le crédit national. Tout ce qui se passe porte bien des gens à penser que l'agiotage est trop bien servi, nous ne dirons pas par la complaisance, mais au moins par la négligence des gardiens du Trésor. Il y a peu de mois, le 3 pour 100, le fonds des emprunts, était à 86. On s'est bien donné de garde de profiter de ce moment pour émettre les rentes dont l'aliénation a été votée. Aujourd'hui, la spéculation l'a fait descendre entre 81 et 82. Quand il aura baissé encore un peu, on adjugera la seconde portion de l'emprunt, et, cela fait, la rente remontera à 86 et le tour sera joué. En vérité, on abuse de l'innocence de M. le ministre.

Les deux derniers tiers de cet emprunt voté, ensemble de 300 millions, et toutes les réserves de l'amortissement devront faire face à tous les travaux extraordinaires, et amener la complète libération de l'État en 1853. C'est l'avenir engagé pour neuf années, à la condition encore que les événements et l'imprévu ne nous coûteront rien. Si la balance des budgets extraordinaires est dune fort hypothétique, le budget ordinaire de 1845 ne l'est pas moins. Les dépenses ont été fixées à 1 milliard 272 millions 515,991 francs; les recettes à 1 milliard 268 millions 490,761 francs. Le déficit est donc déjà de 4 millions 25,280 francs. Sans doute l'accroissement annuel des produits couvrirait largement cette différence; mais le chapitre des crédits complémentaires, supplémentaires et extraordinaires viendra la rendre bien autrement considérable.

La Chambre des députés, en ayant bien le soin de constater que toutes questions étaient réservées, a cru, pour n'assumer la responsabilité d'aucun retard, devoir sanctionner le vote de la Chambre des pairs sur le chemin de Lyon.--Elle a approuvé le projet du chemin de fer de Paris à Sceaux, qui devra être construit, d'ici à deux ans, dans le système Arnoux.--Elle a autorisé également l'ouverture d'un crédit de 1,800,000 francs pour l'essai, par l'État, du système atmosphérique.--Elle a voté enfin la proposition de MM. Vivien et Berville, ayant pour but de réparer une distraction de la loi, et de porter la durée de la jouissance des héritiers des auteurs dramatiques et des compositeurs au terme concédé aux héritiers de tous les autres auteurs.--Enfin, pour compléter le résumé des travaux et des discussions de la Chambre du palais Bourbon, nous devons mentionner les interpellations qui ont été adressées à M. le garde des sceaux à l'occasion de visites domiciliaires que nous avons déjà annoncées, et qui ont été pratiquées chez MM. de Montmorency et d'Escars, en dehors de toutes les formalités et de toutes les garanties voulues par la loi. Par suite de cette négligence des prescriptions légales, des actes regrettables ont été commis, le secret de dispositions testamentaires a été violé. Dans cette même affaire, des hommes, qu'on a été obligé depuis de mettre en liberté sous caution, ont été conduits comme des malfaiteurs, attachés à une chaîne, entre des gendarmes. Si M. Martin (du Nord) ne sait pas faire observer la loi par ses agents, s'il ne sait pas leur inspirer des sentiments d'humanité et de convenance, on doit reconnaître qu'il fait preuve d'habileté pour les justifier. Si on a enchaîné ces personnes soupçonnées de complot, c'est, a-t-il dit, parce qu'une fois un individu qui était dans la même situation, et à l'égard duquel cette précaution n'avait pas été prise, a échappé aux gendarmes. Il n'y a absolument rien à répondre à cela, sinon que la mesure pourrait encore être insuffisante, et qu'il n'y a que les morts qui ne... se sauvent pas.--On a distribué le rapport de M. Chegaray sur la proposition de réforme postale de M. de Saint-Priest, et celui de M. Achille Fould sur la proposition de M. Chapuys-Montlaville relative au timbre des feuilles périodiques. Nous reviendrons, dans notre prochain bulletin, sur les conclusions de ces commissions.

La Chambre des pairs poursuit l'adoption pure et simple des lois votées par l'autre Chambre. Le chemin du Centre a semblé courir quelques dangers: la partie de Vierzon à Limoges n'aurait pas été exécutée aux frais de l'État si l'opinion de MM. Persil et Thénard, qui était aussi celle de la commission, eût prévalu; mais la majorité a préféré une décision immédiate, alors même qu'elle n'y trouvait pas, peut-être, une satisfaction complète, à un ajournement dont les inconvénients lui paraissaient plus graves encore, sinon pour les intérêts réels des populations, du moins pour sa responsabilité propre.--Pour le chemin de Rennes, M. le marquis d'Audiffret demandait aussi, comme rapporteur, l'ajournement de son exécution, ajournement qui laisserait le temps aux compagnies de la rive droite et de la rive gauche de s'entendre, et que commandait d'ailleurs la prudence financière, en présence de nos engagements et de nos charges d'avenir. Ces conclusions ont été également repoussées.

Une discussion importante s'est engagée dans la Chambre des communes, entre sir Robert Peel et lord Palmerston, sur la répression de la traite et sur le droit de visite. Il en est résulté que le gouvernement anglais se propose, de concert avec la France et les États-Unis, de bloquer la côte d'Afrique, et d'arrêter ainsi les négriers au départ. Mais, en même temps, sir Robert Peel a formellement déclaré qu'il ne renonçait pas au système de croisières établi aujourd'hui sur les principaux points de l'Amérique, et il n'a pas laissé entrevoir la moindre intention d'abandonner en quoi que ce soit le droit de visite réciproque. Ce droit continuera ainsi de s'exercer dans les zones déterminées par les traités de 1831 et de 1833. Il a même pris soin d'annoncer que le gouvernement anglais saurait, exiger des autres gouvernements, forts ou faibles, l'accomplissement de leurs engagements moraux et positifs, c'est-à-dire l'exécution des traités existants. Ces déclarations ne donnent pas à penser que les prétendues négociations dont a parlé plusieurs fois, M. Guizot, en déclarant ne pouvoir dire où elles en étaient, soient bien avancées, si tant est qu'elles soient.--Des croiseurs assez rares dans le port de Sterno way l'ont visité le 1er juillet. Des baleines, qu'avaient sans doute attirées des bancs de harengs, y sont entrées. On les a amenées dans la baie, et, cela fait, une effroyable boucherie a commencé. Tous les hommes des bateaux pécheurs étaient accourus et frappaient sans relâche, les uns avec des lances, les autres avec des épées et des haches. La baie ne présentait plus qu'une mer de sang et d'écume. Les baleines ont été vendues immédiatement pour 483 livres sterling (1,200 fr. environ).

La session des Chambres belges est terminée. Le 18, le sénat, qui venait de voter plusieurs projets de loi au commencement de sa séance, a entendu à la fin la lecture d'une ordonnance de clôture datée, par le roi, de Paris, le 17 juillet, et déclarant la session close. La locomotion est une douce chose pour les rois comme pour les sujets, mais le régime constitutionnel, comme le théâtre classique, exigerait quelquefois l'unité du lieu. Autrement on risque fort de faire des lois qui peuvent ne pas paraître obligatoires à tous.

L'Espagne se trouve lancée de nouveau dans la voie des cruautés les plus horribles, des réactions les plus injustifiables. On suppose que Narvaez les a ordonnées pour faire naître une fermentation qui servirait de prétexte à la prolongation de sa dictature militaire. En avril 1838, le général Esteller, capitaine général de l'Aragon, fut tué pour avoir risqué, par sa négligence, de livrer Saragosse au général carliste Cabanero. Sans doute cette justice, que le peuple avait prétendu se faire, était fort condamnable, et si on en eût poursuivi immédiatement les auteurs, on eût trouvé naturelle la punition qui leur aurait été infligée. Mais, à sept ans de là, quand des révolutions successives ont passé pardessus ces faits, Narvaez fait poursuivre trois de leurs auteurs supposés, les fait condamner à mort; et, quand la commutation de la peine est demandée à cette enfant qu'il conduit, il fait répondre par Isabelle que la famille d'Esteller ne le veut pas. En conséquence, les miliciens Leguna, Riveiro et Zurdu ont été fusillés.

Madrid a été également agité par le déploiement de la force armée, les visites domiciliaires et les bruits de découvertes de complots. Le but de tout cela est de dominer les élections prochaines par la terreur. Nous avons besoin de croire que toute cette conduite est bien en opposition avec les conseils que la reine Christine et Narvaez avaient reçus en quittant Paris.

Les plus récentes nouvelles de Lisbonne annoncent que le duc de Pamella va être chargé de la composition d'un nouveau cabinet. Deux faits sont certains: le gouvernement continue contre la presse ses poursuites acharnées; les finances sont dans un tel état que le mot banqueroute est tout haut prononcé.

Au Brésil, à la date du 9 juin, les Chambres avaient été dissoutes et le ministère complété par la nomination de M Holanda Cavalcanti aux fonctions de ministre de la marine, et de M. Ramiro aux fonctions de ministre de la justice. Le ministère a adopté cette mesure parce qu'il se trouvait en minorité. Les Chambres se réuniront de nouveau en 1845.

L'ordre se consolide peu en Grèce. Les élections, si elles ne laissent pas le ministère en minorité, ne lui donneront qu'une majorité incapable de le faire vivre longtemps. Le chef du cabinet, Maurocordato, a échoué dans sa candidature à Missolonghi, qui l'avait précédemment élu à l'unanimité. Il a dû se faire élire par l'Université d'Athènes, qui a le droit de nommer un représentant. Pour un premier ministre, c'est entrer à la Chambre par la petite porte. La question est maintenant de savoir si l'on pourra amener un rapprochement entre Maurocordato et Coletti. M. Piscatery y travaille, pendant qu'une belle fugitive de la société parisienne, madame la duchesse de Plaisance, dépense, disent les correspondances, beaucoup d'argent pour faire nommer des membres de l'opposition.

A Prague, les démonstrations hostiles des ouvriers contre les machines nouvelles avaient continué. Cette population était même sortie, et, suivant le cours de la Neiss, avait fait une tournée de fabrique en fabrique, respectant tous les mécanismes montés sur l'ancien système et brisant les nouvelles machines. Mais à Reichenberg, la garde bourgeoise, appelée au secours de la propriété industrielle, a soutenu contre les ouvriers une lutte de nature à les déterminer à la retraite De retour, aux approches de Prague, cette troupe, grossie des ouvriers du chemin de fer, a trouvé toutes les portes fermées et gardées par les troupes. Quelques pierres lancées ont été le prélude de l'attaque, qui bientôt est devenue assez vive pour que l'officier qui commandait la troupe se crut obligé de faire feu. Plusieurs des ouvriers ont été blessés plus ou moins grièvement. Par un hasard des plus déplorables, une balle ayant pénétré par la fenêtre d'une maison, est allée tuer un enfant de quatre ans, dont le père, marchand à Prague, se trouvait à table Un cocher a été également atteint d'un coup de feu sur son siège. Il est mort le lendemain. Le peuple, exaspéré, prit alors l'offensive, et le détachement, attaqué à la fois de deux côtés, a été contraint de se retirer, pour se mettre à l'abri des coups de pierre qui pleuvaient sur lui. Pendant ce temps, d'autres détachements emmenaient prisonniers ou dispersaient les principaux meneurs. Alors les révoltés, comme de coutume, ont tourné leur fureur sur les Israélites. Plusieurs personnes ont été maltraitées en pleine rue, et des dégâts considérables ont été commis sous les yeux même de la police, impuissante à les réprimer. Ce n'est que plus avant dans la soirée que des mesures énergiques, qui ont été sanglantes, ont fait reprendre le dessus à l'autorité. La Gazette d'Augsbourg annonce que l'on agira avec la dernière rigueur contre les auteurs de ces troubles. Que l'autorité n'oublie pas toutefois la part que la misère et l'ignorance ont à ces excitations, et que, si elle n'a pas fait tout ce qui dépendait d'elle pour éclairer ces populations d'adoucir leur situation, elle a sa large part de responsabilité dans ces événements!

Un nouvel accident a encore eu lieu hier sur le chemin de fer de Versailles (rive gauche). Le Messager a publié, à ce sujet, les détails qui suivent;

«Dimanche soir, à huit heures et demie, un accident a eu lieu au chemin de fer de Versailles, rive gauche. A huit heures, le convoi ordinaire de Versailles avait quitté la gare du Maine; il se composait de onze wagons; à huit heures dix-sept minutes, un convoi supplémentaire, traîné par deux locomotives partait à vide de Paris, pour aller à Versailles ramener la grande affluence de personnes que le beau temps y avait attirée.

«Le premier convoi venait de quitter la station de Viroflay, marchant avec modération, lorsque le second convoi apparut à une assez grande distance, allant avec une extrême célérité. Le cantonnier de la station de Viroflay, apercevant ce convoi, a fait aussitôt les signaux nécessaires pour l'arrêter dans sa marche.

«Soit qu'ils n'aient pas été aperçus du mécanicien, soit par quelque cause inconnue, le convoi a continué, se maintenant à grande vitesse.

«Arrive à peu de distance du premier convoi, le mécanicien, ouvrant enfin les yeux sur sa situation, s'est précipité hors de la locomotive. L'abordage a eu lieu peu d'instants après avec une extrême violence. Il en est résulté la destruction de deux wagons, la culbute d'un troisième et de fortes avaries à un quatrième.

«Fort heureusement, aucun voyageur n'était dans ces wagons; un seul voyageur a été blessé dans le premier convoi; il a eu la jambe cassée. Dans le second convoi, le mécanicien, qui a sauté, a été grièvement blessé, ainsi que trois employés de la compagnie.

«On attribue cet accident à l'extrême vitesse que le mécanicien a imprimée au deuxième convoi, qui était parti laissant l'intervalle de temps voulu par les règlements, et bien suffisant pour éviter tout accident, si sa marche avait été plus modérée.

«Au surplus, une instruction judiciaire est commencée.»

M. Lepère, membre de l'Institut d'Égypte, architecte de l'église Saint-Vinrent de Paul, qui va être prochainement inaugurée, a terminé une longue et honorable carrière.--Nédim-Effendi, conseiller de l'ambassade ottomane en France, vient de mourir à Paris, à l'âge de trente-deux ans.



Souvenirs de Londres.

I.

CHEZ DICKENS.

Je ne vous dirai point où il loge,--car j'ai parfaitement oublié le nom de sa rue. Elle est triste comme beaucoup de ses sœurs, les rues de Londres; plus triste même, car une sorte de chantier funèbre la borde d'un côté. En la cherchant dans mes souvenirs, je la retrouve noire et grise, avec les dehors d'un sépulcre mal blanchi: ses maisons portent seulement un deuil incomplet. Tout au bout, la plus décente,--elle a même une certaine grâce,--c'est celle qu'habite Charles Dickens.

Dieu merci, puisque Martin Chuzzlewit a paru en grande partie dans ces colonnes, je n'ai pas à dire, pour les lecteurs de l'Illustration, ce que veut dire ce nom: Charles Dickens. Pour le traduire de l'anglais, il suffit de prononcer: Eugène Sue.

Nous avions un rendez-vous, mon compagnon et moi: précaution nécessaire quand il s'agit d'un homme aussi recherché, voire de tout autre homme en Angleterre, où la bonne grâce n'est pas à l'usage des inconnus. En revanche, l'hospitalité promise est complète. Le domestique, averti, sourit à l'étranger; les portes s'ouvrent d'elles-mêmes, le maître arrive et vous prend la main avec une séduisante cordialité.

Ainsi nous apparut le célèbre romancier sur le seuil de son cabinet de travail: une pièce ovale, aux parois masquées par des livres, aux meubles simples, à la physionomie studieuse. Le portrait de Dickens, publié dans ce journal, ne donne qu'une idée approximative de sa figure, une des plus vives et des plus intelligentes que j'ai vues rayonner.

Il est jeune; de longs cheveux bruns, un peu en désordre, cachent son front d'une pâleur maladive. Ses yeux vifs et mobiles attestent une rare sagacité, une rapide intelligence. Néanmoins mon inquiète curiosité n'y trouvait pas tout ce qu'elle y cherchait; et quand je me demandai ce que j'aurais pensé de Dickens en le rencontrant par hasard et sans le connaître, au spectacle, au bal, dans une voiture publique ou sur un paquebot, je me dis que j'aurai pu faire à volonté du plus populaire romancier anglais:

Le premier commis d'une grande maison de banque;

Un habile reporter de cour d'assises;

L'agent secret d'une intrigue diplomatique;

Un avocat malin et retors;

Un heureux joueur;

Ou tout simplement le directeur d'une troupe de comédiens ambulants.

Mais sa conversation excluait la plupart de ces hypothèses; car Dickens a le parler modeste et loyal, la physionomie ouverte, le regard droit, le sourire honnête. Il s'adressait de préférence à mon compagnon de voyage, sous les auspices duquel jetais arrivé chez lui, et qui d'ailleurs lui prêtait une oreille moins rebelle aux terribles ellipses de la prononciation britannique. Et j'étais heureux de cet arrangement qui me laissait le loisir d'étudier l'homme, et dans son accent, et dans les inflexions de sa voix, et dans les mille détails de son entourage.

C'est ainsi que je pus remarquer un beau portrait de jeune femme,--la madone domestique de ce chaste foyer. Et quand la porte s'ouvrit discrètement, lorsqu'un marmot naïvement curieux vint, avec la douce confiance de l'enfant gâté, rôder sur la pointe des pieds autour de nous,--la tête penchée, le doigt collé aux lèvres,--je pus constater tout à mon aise la ressemblance de la mère et du fils.

Et la convocation?--la conversation ne tarissait point, mais je la suivais mal, je l'écoutais à bâtons rompus. Dickens nous parla d'un prochain voyage qu'il devait faire en France, et manifesta des doutes sur la valeur qu'on y pouvait accorder à ses ouvrages. Aucun dédain, bien au contraire, des succès qu'il pourrait obtenir hors de son pays. Il avait là quelques traductions de ses romans, et généralement ne se plaignait point trop de ses traducteurs.--J'en tirai la conclusion que Dickens était très-indulgent et très-poli Puis comme il excepta de cette bénévole approbation certaine version allemande de Nicolas Nickleby et d'Olivier Twist, je ne pus m'empêcher de penser que nous ne venions ni de Weymar ni de Berlin.

Il me parut insister beaucoup sur certaines études physiologiques dont il était alors préoccupé: le magnétisme, les systèmes de Gall et de Mesmer, tout ce qui tient à l'existence phénoménale de l'homme, tous ces miracles inexpliqués dont l'analyse éclaircira plus tard la grande question philosophique soulevée par Cabanis, inquiétait évidemment cet esprit inquisitif et subtil. Aussi ne fus-je pas le moins du monde étonné quand je l'entendis nous recommander, comme une des curiosités légitimes de notre séjour à Londres, une visite à quelque pénitentiaire Nulle part, en effet, mieux que dans ces prisons expérimentales, on ne peut scruter les mystérieux rapports de l'homme physique et de l'homme intelligent.

Les lecteurs de Dickens qui se rappellent les notes de son voyage en Amérique, ne s'étonneront pas des conseils qu'il nous donna. Rien de plus pathétique, en effet, n'est sorti de sa plume que la description du pénitencier de Philadelphie: pages si énergiques, si éloquentes, si puissamment empreintes d'une haute raison, qu'elles ont servi d'argument aux antagonistes du système cellulaire, en Angleterre comme chez nous, à Londres comme à Paris(1).

Note 1: On les trouvera dans la Revue Britannique de novembre 1842.

Le célèbre romancier ne se borna point à de stériles exhortations: il nous donna un billet pour le directeur de la Middlesex County Gaol, ou si précieuse recommandation nous fit accueillir avec autant d'empressement et d'obligeance que si le prince Albert lui-même eût pris la peine de nous accompagner.

Un autre jour je dirai peut-être ce que je vis dans cette sombre demeure, pour le moment, il faut prendre congé de Dickens, qui se mit tout entier à notre disposition pour le reste du temps que nous avions à passer dans son pays.

Malgré sa bienveillance, il m'avait fait peur; je songeais, après l'avoir quitté, à l'énorme puissance dont il dispose, et je regardai mon compagnon, je me regardai moi-même avec une inquiétude bien naturelle.

Nous avions, à nous deux, chétifs, fait poser la Frane devant cet observateur sagace, dont le moindre jugement, à peine jeté sous la presse, retentit sur toute la surface du globe. Malveillant ou moqueur, il pouvait esquisser d'après nous, la charge du French literary gentleman, l'envoyer aux quatre coins de l'univers, et faire rire à nos dépens six ou sept millions de lecteurs bretons, gallois, hiberniens, pictes, yankes, indiens, chinois, etc.

Or, je remarquai avec une véritable horreur,--pénétré des conséquences graves que pouvait avoir le plus futile incident, je remarquai, dis-je, que l'un de mes gants était décousu au-dessous du pouce, de manière à compromettre mon pays, si par hasard le terrible romancier s'était aperçu de ce désordre.

Je n'ai pas lu, depuis lors, une livraison de Martin Chuzzlewit sans y chercher une induction défavorable au caractère de mes compatriotes, à propos d'un gant de chevreau noir horriblement entrebâillé.


II.

CHEZ ROGERS.

Il y a justement un an, jour pour jour, que je vis pour la première fois le soleil étinceler sur les dalles encore humides des trottoirs de Londres, et j'étais à Londres depuis trois semaines. Depuis huit jours, pris du spleen, je ne souriais plus à mon compagnon que d'un air contraint. Il lisait clairement un reproche dans chacun de mes regards.--Je maudissais l'Angleterre,--cette nef gigantesque,--absolument comme Géronte, la galère fantastique du mons Scapin.

Mais qu'un seul rayon de soleil dissipe de brume! Il n'en fallut pas davantage pour me faire trouver à notre maigre hôtesse une physionomie avenante: à ses cuillers d'argent allemand, jaunes et bosselées, un extérieur confortable; à son monotone et monosyllabique déjeuner,--eggs, ham, tea,--une mine nouvelle et des attraits nouveaux.

Puis l'obligeant architecte choisit cette riante matinée pour tenir la promesse qu'il nous avait faite de nous ouvrir le musée de Samuel Rogers.

Nous partîmes à pied, sans parapluie; et nous ne trouvâmes point, dans Bond-Street, ce pauvre diable de balayeur français en costume égyptien, qui prélevait sur nos bottes vernies, un impôt plus que quotidien; et ces hideuses fenêtres à guillotine, que j'avais prises en horreur, s'ouvraient de tous côtes pour laisser passer de blondes têtes, de fraîches épaules, des bras ronds et satinés. Bref, tout souriait, et le cri funèbre des vieux habits (old clothes) avait lui-même un accent relativement gai.

Notre guide, qui nous procédait de quelques pas, s'arrêta devant une maison d'assez ordinaire apparence, dont un vieux valet entrouvrit la porte avec une prudence caractéristique. Mais lorsqu'il eut reconnu l'obligeant architecte, commensal et ami de M. Rogers, nous pénétrâmes sans difficulté dans le sanctuaire.

Le musée remplit la maison, ou, pour mieux dire, la maison n'est qu'un musée; le corridor même est encombré de bas-reliefs et tapissé de tableaux. Ce qu'il y a de richesses entassées dans cet espace étroit effraie l'imagination, pour peu que l'on soit habitué à chiffrer la valeur probable des objets que rassemble un dilettante difficile, un bibliomane fanatique. Par exemple, ce manuscrit de quelques lignes, déroulé sous un simple cadre en bois sculpté, c'est le sous-seing privé par lequel Milton se dessaisit à vil prix de tous ses droits à la propriété du Paradis perdu. Cet autographe a dû coûter au riche auteur de l'Italie trente fois plus que le Paradis perdu ne coûta au libraire, il est vrai que par compensation the Human Life a rapporté à Rogers cinquante fois plus que le Paradis perdu ne valut à l'Homère anglais.

Je ne sais si ce fut la Vie humaine, ou les Plaisirs de la Mémoire, dont le poète-banquier voulut apprécier la vogue par livres, schellings et pences. En conséquence il lui ouvrit sur ses livres un compte par doit et avoir. Le doit du poème étaient les frais d'une magnifique édition, ornée de gravures; à l'avoir figuraient, les sommes reçues des libraire. La balance fut aussi satisfaisante pour le spéculateur que pour le poète; et, tandis que ce dernier s'abandonnait à des rêves de gloire, l'autre put se flotter les mains et empocher un bon bénéfice sur «l'affaire» en question.

Heureux les pays où les banquiers gagneraient ainsi leur fortune et la dépenseraient d'une manière aussi noble, achetant, avec le salaire de leurs plus beaux vers, une toile de Raphaël ou de Rubens, un bronze de Cellini, un livre rare--mais, plus heureux encore celui où, ni les beaux vers, ni les beaux tableaux ne deviendraient des objets de commerce; où les grands talents, pensionnaires de la république, produiraient gratuitement pour le peuple; où la mendicité dans les arts n'aurait pas pour excuse le besoin de vivre, qui excuse tout:--où, par conséquent, la pensée garderait sa noblesse, et ne dérogerait jamais en face de l'opulence humiliée:

Reynolds et Titien, Claude Lorrain et Gainsborough, Wilson et Poussin ne se disputent les panneaux du charmant parloir où l'on nous fit d'abord entrer.--Les fenêtres donnent sur le parc Saint-James, et, aussi loin que l'

il peut s'étendre, il ne rencontre que frais gazons, massifs de feuillage, troupeaux épars sur l'herbe épaisse, car il faut que le goût des choses champêtres se retrouve dans tout établissement composé par un Anglais. Rogers, d'ailleurs, plus que tout autre, doit aimer la solitude et la paix des champs, lui qu'un savant critique comparant naguère aux brahmanes de l'Inde, tranquilles et rêveur» au sein de l'univers tumultueux.

«Dans ces poèmes, dit-il, et nous ne saurions mieux dire, Rogers a peint la réalité de la vie; tout l'idéal de son œuvre est dans la pratique du bien, dans le culte du devoir, dans le développement naïf de notre existence, telle qu'elle s'écoule ordinairement sous l'influence des événements vulgaires, mais aussi sous la loi d'une raison calme, et une bonne conscience et d'une âme bien née.

«Les passions mondaines, dans leur frivolité, lui sont étrangères, les préjugés ascétiques n'ont aucun accès dans son esprit. Il n'est ni sceptique, ni satirique, ni misanthrope, ni athée, ni sectaire; le christianisme pur d'alliage, mais ployé aux mœurs et aux habitudes modernes, respire au fond de sa poésie comme dans un noble sanctuaire. Charité envers tous, pitié sans faste, dévouement sans orgueil, accomplissement du devoir, joies de la famille, indulgente vertu, bonté sans mollesse, activité sans inquiétude, résignation sous le sort, mais sans affectation à le braver, tels sont les axiomes familiers qui servent de mobile aux scènes qu'il aime à peindre.»

L'homme dont les œuvres ont été ainsi caractérisées parut bientôt devant nous. C'était un petit vieillard aux yeux rougis par l'étude, mais, à l'encontre de beaucoup d'autres savants, mis avec une propreté recherchée. Sa peau semblait avoir été brossée ride à ride; ses mains sèches étaient blanches et parfumées. La régularité méthodique des habitudes se trahissait dans ses allures réservées et polies à la fois. Il nous montra toutes ses richesses sans rien omettre, mais sans insister sur rien, si ce n'est, je pense, sur une remarque historique à propos de je ne sais quelle médaille fruste. Il avait tiré cette dernière d'une espèce de bahut d'ébène, dans les panneaux duquel sont incrustés quatre délicieux tableaux de Stothard, le peintre des fées et des lutins.


                     Samuel Rogers.

Après nous avoir fait admirer un mécanisme grâce auquel chacun de ses tableaux, monté sur un châssis mobile et s'écartant à volonté de la muraille, peut être placé suivant l'heure dans son jour le plus favorable, il nous conduisit à son cabinet de travail, placé sur la rue. La porte, qui se referma derrière nous, simulait à s'y méprendre un corps de bibliothèque; en telle sorte qu'une fois entré, on était littéralement entouré de livres, et complètement isolé du monde extérieur.

Sur la table du milieu, parmi un monceau de productions nouvelles, adressées à Rogers comme à un des patrons de la littérature nationale, j'aperçus une petite toile resplendissante de couleur: c'était le dernier chef-d'œuvre d'un jeune peintre, le seul héritier légitime qui puisse réclamer la succession de Wilkie. Nous ne le connaissons pas encore. Il s'appelle Mulready. Le tableau dont je parle représente un écolier guettant une mouche. C'est un vrai bijou travaillé con amore, avec amour, et frayeur, ajouterons-nous, pour être soumis à un des appréciateurs le plus justement difficiles.

Je l'étudiais avec délices, quand je relevai la tête, Rogers avait disparu comme une sorte d'apparition fantastique, sans cérémonie et sans bruit. L'obligeant architecte nous apprit que nous pouvions, autant que cela nous plairait, prolonger notre visite aux tableaux; et je compris, en ne sortant de là que deux heures après, combien l'apparente impolitesse de notre hôte était en réalité une attention délicate.


     Sir Thomas Campbell, poète anglais,
      décédé à Boulogne le 15 juin 1844.

Nous allâmes de là chez Colnaght, le célèbre marchand d'estampes, et pendant que nous admirions sa collection de gravures anciennes, notre guide lia conversation avec un homme d'une cinquantaine d'années, pâle et souffrant, assis sur un fauteuil dans l'arrière-magasin. Après un entretien de quelques minutes, l'obligeant architecte revint de notre côté, feignit de regarder avec attention la planche que je tenais, et me poussant légèrement du coude.

«C'est la journée aux poètes, me dit-il. Vous avez passé la matinée chez l'auteur des Plaisirs de la mémoire: voyez là-bas celui des Plaisirs de l'Espérance.

--Thomas Campbell! m'écriai-je.

--Thomas Campbell! répliqua notre guide, le poète le plus chaste, le plus correct, le plus châtié de l'époque moderne. Lord Byron, ce juge difficile, le plaçait au-dessus de tous ses autres rivaux, si ce n'est pourtant de Samuel Rogers. Mais bien des gens, sur ce dernier point, ne pensent point comme Byron. Gertrude de Wyoming me paraît une conception plus originale et plus pathétique qu'aucune de celles dont Rogers a semé ses grands poèmes didactiques et moraux. Puis, bien qu'il soit injuste de comparer un simple journal de voyage écrit en prose avec tout l'abandon que comporte cette espèce de production à une œuvre lentement conçue, exécutée dans le silence du cabinet après des études sans nombre, je vous avouerai naïvement que je préfère les Souvenirs d'Alger (par Campbell), au long travail de Rogers sur l'Italie.»

A ce même moment, Campbell se levait pour sortir, et je remarquai avec peine, dans sa démarche traînante et sur sa physionomie découragée, les symptômes d'une santé profondément atteinte.

Je me doutai peu cependant que, moins d'une année après, les caveaux de Westminster s'ouvriraient pour recevoir le chantre de l'Espérance.

Né en 1760, Samuel Rogers vit encore. Thomas Campbell n'avait que quarante-sept ans lorsqu'il prit place dans l'enceinte illustre que les scrupules de quelques prélats ferment aux restes de lord Byron.

O. N.



Chronique musicale.

Les Quatre Fils Aymon, opéra-comique en trois actes, paroles de MM. de Leuven et Brunswick, musique de M. Balfe.

Ces quatre fils Aymon sont d'invention toute moderne, et n'ont rien de commun avec ceux d'autrefois. D'abord, ils sont Bretons, et les autres étaient Gascons. Quel rapport y a-t-il entre un Gascon et un Breton, je vous le demande?

Je crois pourtant qu'Yvon, le vieux majordome de ces illustres chevaliers, doit avoir voyagé souvent devers la Garonne, et qu'il a bu plus d'une fois de l'eau de ce fleuve, qui, on le sait, a la propriété de monter au cerveau et d'inspirer les inventions hardies et les fables ingénieuses. Vous allez en juger, et je m'en rapporte à vous.


Théâtre de l'Opéra-Comique. Les Quatre Fils Aymon, 3e acte.--Beaumanoir, M. Chollet; Olivier, M. Mocker; Richard, M. Emon; Allard, M. Sainte-Foy; Renaud, M. Giraud; Yvon, M. Hermann-Léon; Hermine, madame Dacier; Claire, madame Potier; Yolande, madame Félix; Églantine, madame Sainte-Foy.

Le vieux duc Aymon est mort depuis un an, et, par testament olographe, il a ordonné à ses quatre fils de partir aussitôt après sa mort, de prendre chacun une direction différente, de ne revenir qu'au bout d'une année, et d'ouvrir alors seulement un vieux bahut qui renferme leur héritage. Renaud, Olivier, Richard et Allard ont obéi ponctuellement à leur père, et Yvon est resté pendant toute l'année dans le vieux château, qu'il commande seul et qu'il administre à son gré.

Toute la fortune de la famille étant sous les scellés, au fond du bahut, Yvon n'avait pas un sou vaillant pour passer cette longue année. Mais c'est un serviteur fidèle, courageux et intraitable à l'endroit de l'honneur des Aymon. Il a pris sur-le-champ un parti qui coupait court à toutes les difficultés. Il a congédié toute la garnison et tout le domestique du château, gardant seulement avec lui une vieille servante. Puis il a levé le pont, baissé la herse, et s'est tenu renfermé dans le vieil édifice, refusant obstinément la porte à tout étranger, pèlerin ou chevalier errant assez malavisé pour y venir frapper. On a pu trouver les Aymon peu hospitaliers, mais on n'a pu dire, du moins, qu'ils n'avaient que de l'eau à boire, et c'est à quoi il tient par-dessus tout. C'est là qu'il place l'honneur de la famille. Chacun entend l'honneur à sa manière.

Pour mieux faire illusion sur ce point, il parcourt toutes les nuits, sa lanterne à la main, les remparts et les fossés du château, criant d'une voix de tonnerre: «Sentinelles, prenez garde à vous!» de façon à faire hurler tous les chiens et à tenir en éveil tous les manants du voisinage.

Cependant il a vécu pendant toute l'année des légumes du jardin, des goujons et des poules d'eau du fossé. J'avoue qu'il est un peu maigre; mais l'embonpoint de dame Gertrude fait honneur à ce régime philosophique.

Tout à coup le cor se fait entendre à la poterne, et sonne la fanfare des ducs Aymon. Ce sont les quatre voyageurs qui arrivent. D'abord ils chantent un quatuor; puis ils demandent à déjeuner, Allard surtout qui a toujours faim. Mais Yvon n'a pas de quoi se présenter honnêtement au marché.

«Mettez la main à l'escarcelle, messeigneurs.--Mettons la main à l'escarcelle. «Chacun met la main à l'escarcelle, et n'y trouve rien. Ce qui prouve l'éternelle vérité du vieil adage: Pierre qui roule n'amasse pas de mousse. Mais Yvon sait son Walter Scott sur le bout du doigt, et n'est pas homme à rester a quia pour si peu. Il descend dans le village et avise un manant attablé qui va procéder à l'autopsie d'un pâté comme on n'en voit guère à la Roche-Aymon.--«Ce pâté est à nous, manant; le gibier qu'il contient a été tué sur nos terres.»--Et il s'en empare. Puis il rencontre une oie, lui passe délicatement une flèche au travers du corps, et paie la propriétaire d'un délicieux calembour: «--Qu'appelez-vous votre oie, la mère? C'est une oie sauvage: la preuve, c'est qu'elle s'est sauvée à mon approche.»--A de pareils arguments un vassal n'a rien à répliquer.

Pendant que l'oie est à la broche, on procède à l'ouverture du bahut, où doivent être entassées tant de richesses. Hélas! on n'y trouve qu'une feuille de papier où le défunt a griffonné quelques lignes de sa main ducale: «Mes enfants, j'étais miné de la tête aux pieds quand j'ai quitté ce monde, et je n'ai rien à vous laisser que ma bénédiction. Je vous la donne. Aimez-vous toujours, et soyez bien sages, etc., etc.» On est toujours prodigue de morale, quand on n'a pas autre chose à donner. Les quatre frères, édifiés et attendris, chantent de nouveau un quatuor. Mais le sort les poursuit de toutes les manières, et il est écrit qu'ils ne déjeuneront pas.

Qui se présente en si bel équipage, et accompagné de si gente damoiselle? C'est le sire de Beaumanoir, curieux et affamé. A lui le rôti, à lui le pâté conquis par Yvon avec tant d'audace: l'honneur de la famille le veut ainsi. Mais il veut avant tout savoir ce que renfermait le coffre précieux scellé avec tant de soin--«Des sommes incroyables», répond Yvon, toujours pour sauver l'honneur de la famille. D'ailleurs, il a deviné du premier coup que le Beaumanoir n'est si curieux que parce qu'il a une fille à marier.

«Mais, dit le comte, une fortune partagée entre quatre héritiers se réduit à rien.

--C'est vrai, répond le majordome, qui n'est jamais en défaut; mais sur les quatre, trois sont morts à la guerre. C'est l'aîné qui hérite du tout.

--Quel bon parti pour ma fille!» s'écrie Beaumanoir, qui est avare.

Il n'a pas seulement une fille, mais trois nièces, dont il est le tuteur. Il les a mises au couvent: quand elles auront pris le voile, leur fortune, qui est immense, lui appartiendra. En attendant, il dit qu'elles n'ont rien, pour éloigner les épouseurs. Mais Hermine, qui est une honnête fille, déclare tout net à son père qu'elle ne se mariera que lorsque ses trois cousines seront pourvues; c'est un vœu qu'elle a fait dans les trois chapelles les plus révérées du pays. Remarquez, je vous prie, qu'elle aime en secret messire Olivier, l'aîné des Aymon, celui-là même que son père veut lui faire épouser. Rare exemple de désintéressement et d'abnégation, qui mérite bien qu'on lui pardonne quelques peccadilles!

Le fait est que durant ce voyage, entrepris, sans que son père en sût rien, dans un but si louable, elle a eu d'étranges aventures. Elle a rencontré successivement Renaud, Richard et Allard, leur a fait à tous trois les yeux doux, leur a tourné la tête, et a reçu leur hommage, leur foi et leur anneau. Elle a donc, de compte fait, quatre amants, et c'est beaucoup pour une fille de bien. Heureusement elle a autant d'esprit que d'amants, et se tire de ce cas embarrassant avec une dextérité merveilleuse.

Elle écrit à chacun des trois frères: «Trouvez-vous à tel endroit à minuit; je m'y rendrai voilée. Nous irons ensemble chez un ermite des environs qui est prévenu et qui nous mariera.» Chacun est exact au rendez-vous. Elle arrive à l'heure dite, menant par la main ses trois cousines, place Claire auprès de Renaud, Yolande auprès d'Allard, Églantine auprès de Richard, et expédie les trois couples vers trois ermitages différents.--Que d'ermitages il doit y avoir en Basse-Bretagne!

Puis, son vœu étant accompli, elle met sa main dans celle d'Olivier. Qui est bien attrapé? Le Beaumanoir, dont les complots très-peu délicats sont déjoués, et les espérance» déçues. Voyez son air penaud et sa mine piteuse, quand Hermine lui présente ses trois nièces, qu'il croyait bien loin, et ses trois neveux, dont il vient de faire l'acquisition sans le savoir, et permettez-moi de terminer ici ma narration, que le dessinateur de l'Illustration s'est chargé de compléter.

Vos yeux, en la voyant, saisiront mieux la chose.

Aussi bien, ne me reste-t-il plus rien à vous dire.

Je me trompe, il me reste à parler de la musique de M. Balfe, et c'est beaucoup.

M. Balfe a mêlé à cette action si importante et si pleine d'intérêt les plus fines harmonies et les plus suaves cantilènes. La mélodie y coule à grands flots, facile, naturelle et surtout originale. Il suffît, pour le prouver, de l'air d'Yvon, qui sert d'introduction à l'ouvrage, et des couplets que le même personnage chante au troisième acte: si ce dernier morceau n'était pas signé Balfe, on le croirait de l'auteur des Huguenots.

Il y a, au second acte, un charmant duo, chanté par Hermine et Olivier, et un autre plus remarquable encore, que le public a fait répéter à la première représentation. C'est un duo bouffe, et du meilleur style, il est plein d'intentions comiques, et tout pétillant de fines saillies. Le finale de ce second acte offre aussi une phrase très-fraîche et très-distinguée, et l'on est forcé d'admirer l'audace de l'auteur, qui n'a pas craint de la répéter six fois. Il était sûr qu'on ne s'en lasserait point.

L'air chanté par Hermine, au troisième acte, est très-remarquable, il est formé de trois parties opposées d'intention et de caractère; toutes trois sont traitées avec la même verve et le même esprit. Mais quelle science d'harmoniste et quelle habitude de manier les voix n'a-t-il pas fallu pour écrire les trois quintettes du premier acte, où figurent quatre ténors, et celui du second acte, où l'on entend quatre sopranos manœuvrer si aisément, et avec tant de grâce! Un reconnaît bien, à ce dernier morceau, que M. Balfe a fait ses premières armes en Italie!

Signalons, en finissant, le début de M. Hermann-Léon, acteur intelligent, chanteur très-agréable, et qui occupera bientôt à l'Opéra-Comique le rang le plus distingué.



Maroc.

REPRISE DES HOSTILITÉS SUR LA FRONTIÈRE ALGÉRIENNE.--ASSISTANCE ACCORDÉE A ABD-EL-KADER PAR L'EMPEREUR ABD-EL-RAHMAN.--MISSION DU COMTE DE MORNAY (1832) ET DU COLONEL DE LA RUE (1836).--FORCES MILITAIRES DE MAROC.


Départ du prince de Joinville du port de Toulon.

Les agressions hostiles des Marocains n'ont pas cessé sur la frontière occidentale de l'Algérie. Le combat du 30 mai (V. l'Illustration, t. III, p. 217), a été suivi, le 15 juin, d'un second engagement, qui est venu brusquement rompre une conférence pacifique entre le général Bedeau et le lieutenant de l'empereur de Maroc. El-Guennaoui. Cette nouvelle insulte exigeait de promptes représailles. Le 19, un corps français, sous les ordres de M. le maréchal Bugeaud, est entré, sans coup férir, à Ougda, petite ville ou bourgade protégée par une grande kasbah ou forteresse. Après une occupation de vingt-quatre heures, il est revenu au camp de Lalla Maghania, emmenant environ 200 familles originaires de Tlemcen, et empressées de retourner dans leurs foyers, d'où Abd-el-Kader les avait arrachées violemment.


Soldat de la garde noire de l'empereur
de Maroc, par E. Delacroix.

Soldat marocain, par E. Delacroix.

Dans la conférence avec El-Guennaoui, le général Bedeau avait demandé, au nom de la France, qu'Abd-el-Kader fût chassé du territoire marocain, ou forcé d'y vivre en simple particulier, et de se retirer dans la province du Maroc, de l'autre côté de l'Atlas, dans la ville que lui désignerait l'empereur; que les contingents des tribus fussent dissous et renvoyés chez eux: enfin, que les forces régulières de l'empereur sur la frontière fussent employées à y rétablir la tranquillité et à en éloigner Abd-el-Kader. A ces demandes, Guennaoui répondit par la prétention de limiter la frontière algérienne à la rive droite de la Tafna. Cette prétention, qui n'avait jamais été précédemment élevée, est contraire à l'état des choses sous les Turcs, ainsi que le constatent les emplacements occupés jadis par leurs camps (voir la carte); et par conséquent la France ne saurait à aucun titre l'accueillir. Entre les deux États, la frontière a longtemps été la Moulouvah.

L'expédition d'Ougda n'a pas cependant mis un terme aux provocations des Marocains. Le 3 juillet, ils ont de nouveau attaqué une de nos colonnes sur la Haule-Mouïlah, et le maréchal Bugeaud a acquis la certitude qu'Abd-el-Kader était présent au combat. Ces provocations réitérées sont une véritable déclaration de guerre.

On assure même qu'une dépêche télégraphique du maréchal, parvenue mardi dernier au gouvernement, annonce qu'il lui est impossible de demeurer plus longtemps sans répondre avec énergie aux hostilités, qui deviennent générales sur la ligne, et presse avec instance renvoi des régiments de cavalerie qu'en lui a annoncés, et dont le premier détachement est déjà embarqué.

Au surplus, si les hostilités du Maroc contre notre domination en Algérie n'ont éclaté ouvertement que cette année, ses hostilités occultes et indirectes remontent aux premiers temps mêmes de notre conquête.

Dés 1841, l'empereur Abd el-Rahman chercha à s'emparer de Tlemcen, et c'est dans la crainte que toute la province ne tombât entre les mains de ce voisin puissant, que le général Clausel fit occuper la ville d'Oran le 4 janvier 1832. En même temps, le colonel d'état major Auvray fut envoyé vers l'empereur pour sommer ce prince de respecter le territoire algérien, comme étant une dépendance de la France. Le colonel Auvray ne dépassa pas Tanger, où il fut retenu par le gouverneur de la province, rependant la cour de Maroc promit d'évacuer la province d'Oran, et de ne plus se mêler des affaires de la régence; mais cet engagement ne fut pas respecté.

Lorsqu'il s'agit, bientôt après, d'imposer des beys tunisiens aux provinces de Constantine et d'Oran, les principaux chefs de cette dernière envoyèrent une députation à Muley-Abd-el-Rahman, pour l'inviter à venir prendre possession de la province menacée. Au nombre des personnages chargés de cette mission, figuraient les chefs des Douairs et des Zmélas, et à leur tête Mustapha-ben-Ismael et El-Mezari, devenus ensuite deux de nos plus fidèles serviteurs; ils furent accompagnés par les chefs de Tlemcen, parmi lesquels se distinguait au premier rang Ben-Noona, institué plus tard par l'empereur kaïd de Tlemcen.

Muley-Abd-el-Rahman accepta avec empressement la proposition qui lui était faite, et se hâta d'envahir le territoire algérien avec une armée de 12,000 hommes, commandés par Muley-Ali, son neveu, et un autre chef appelé Bel-Amri. Le premier prit possession de Tlemcen et de ses environs; le second s'avança jusqu'à Miliana, d'où il fut repoussé par le bey Hadj-el-Sghir, et alla s'installer à Médéah.

Le successeur du général en chef Clauzel, M. le duc de Rovigo, écrivit au consul général de France à Tanger, pour l'engager à faire à ce sujet des remontrances à l'empereur de Maroc; mais cette négociation secondaire vint bientôt se fondre dans celle que dirigea M. le comte Charles de Mornay, envoyé extraordinaire de la France.

Notre, peintre célébré, M. Eugène Delacroix, faisait partie de cette mission. Nous devons à l'obligeance de cet artiste les deux dessins que nous publions aujourd'hui, ainsi que quelques autres que nous nous proposons de publier prochainement.

M. de Mornay informa le duc de Rovigo, par dépêche datée de Méquinez, le 4 avril 1832, que le gouvernement marocain, renonçait d'une manière positive à ses prétentions sur la ville de Tlemcen et sur les districts environnants, dépendant de l'ancienne régence d'Alger. En conséquence, l'empereur de Maroc s'engageait à ne plus entrer dans les démêlés que nous pouvions ou pourrions avoir à débattre avec les habitants de ces contrées, qu'il reconnaissait appartenir maintenant à la France. Enfin, la conduite du bey Amri était reconnue blâmable et contraire aux traités, et il était rappelé avec les chefs marocains placés sous ses ordres.


(Agrandissement)

Forcé ainsi de renoncer à agir directement sur la régence d'Alger, l'empereur de Maroc voulut du moins exercer une influence occulte dans les affaires de la province d'Oran, qu'il espérait réunir tôt ou tard à son empire. A cet effet, il se mit des lors en relations intimes avec le jeune Abd-el-Kader, qui commençait déjà à briller d'un certain éclat dans cette contrée, et qui, à raison de son âge, lui parut devoir se soumettre à son ascendant avec plus de docilité que les autres chefs. Outre cela, il existait entre eux une espèce de lien de parenté, l'un et l'autre se disant chérifs ou descendants du prophète. Abd-el-Kader, en homme habile, accepta le patronage qui lui était offert, se réservant de l'employer à son propre agrandissement.

Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, Abd-el-Kader a jusqu'ici tenu, vis-à-vis de l'empereur, la conduite d'un vassal. C'est le nom de ce prince qu'il a fait constamment invoquer dans la khotha (prière pour le souverain) récitée dans les mosquées soumises à son autorité; c'est à ce prince qu'il a successivement fait hommage des cadeaux qu'il a reçus de la France, après le traité conclu avec le général Desmichels, le 26 février 1834, et le traité de la Tafna, du 30 mai 1837; c'est à lui aussi qu'il a souvent envoyé, soit les prises qu'il faisait sur nos colonnes, comme à la suite de l'affaire de la Maeta, soit même les prisonniers qu'il enlevait à nos alliés indigènes, entre autres notre bey de Médéah en 1836, Mohammed-Ben Hussein, mort en prison à Ougda. En retour de ces actes de soumission, Abd-el-Kader a tiré jusqu'à ce jour du Maroc ses principales ressources en armes et en munitions, qui lui ont permis de continuer la lutte soutenue par lui avec une persévérance si opiniâtre depuis douze années.

L'assistance donnée par Muley-Abd-el-Rahman à Abd-el-Kader, et surtout la présence de 5,000 Marocains dans les rangs de notre ennemi aux combats des 20 et 27 janvier 1836, après la prise de Tlemcen, nécessitèrent l'envoi d'une nouvelle mission auprès de l'empereur. Elle fut, confiée à M. le colonel de La Ruë, aujourd'hui maréchal de camp. Cet envoyé, qui, dans le cours de sa mission, ne déploya pas moins de modération que de fermeté, obtint, comme M. de Mornay, les mêmes protestations d'amitié, les mêmes désaveux de toute participation à des menées hostiles, les mêmes assurances du désir de maintenir la bonne harmonie et la paix entre les deux États voisins. Mais ces assurances, ces protestations ont eu la valeur des premières; les relations ont continué entre l'empereur et l'émir sur le même pied que par le passé, et des secours de toute nature n'ont pas un instant cessé d'être envoyés à notre ennemi, jusqu'à ce que les choses en soient venues à l'agression ouverte du 30 mai dernier.

L'Illustration a déjà donné quelques détails sur le Maroc (t. III, p. 185); nous les compléterons successivement par d'autres que de nouvelles recherches nous ont procurés. Nous les emprunterons en grande partie à deux intéressants mémoires inédits, l'un de M. le capitaine du génie Durci, envoyé par l'empereur Napoléon auprès de l'empereur Muley-Sliman, et admis par celui-ci en audience solennelle le 18 août 1808; l'autre de M Adolphe de Caraman, alors lieutenant au corps royal d'état-major, qui a visité une partie du Maroc pendant les mois d'avril, mai et juin 1825. Comme dans ce gouvernement stationnaire les années apportent fort peu de changements à la configuration du pays, à son organisation politique et militaire, ces mémoires ont tout le mérite d'un travail récent et parfaitement exact, à en croire le témoignage impartial de ceux qui ont parcouru pendant ces dernières années les contrées décrites par MM. Burel et de Caraman.

Les forces militaires du Maroc sont difficiles à apprécier! Tout homme, au besoin, est soldat et monte à cheval pour courir au combat. Deux espèces de troupes recrutent l'armée: les premières, que l'on peut appeler troupes provinciales, sont, à la demande de l'empereur, envoyée et entretenues par les tribus les plus voisines du théâtre des opérations militaires. La seconde espèce de troupes, la garde impériale, appartient plus particulièrement à l'empereur, qui les tire de certains cantons et de certaines tribus, où tout enfant mâle est soldat en naissant, possède des terres, jouit de quelques privilèges et touche une gratification annuelle. Ces troupes forment le noyau et l'élite de toutes les expéditions. Leur effectif était, en 1808, de 36,000 hommes, répartis, avec leurs femmes et leurs enfants, sur divers points de l'empire, savoir:

        18,000 noirs, à Méquinez, à Maroc, à Salé et divers petits forts;
        8,000 Oudayas,         autour de Fès;
        2,000 Keïrouanis       autour de Fès;
        3,000   Id.            à Tanger et aux environs;
        2,000   Id             à Larrach et aux environs;
        1,000   Id.            à Tarndant et Mogador;
        2,000   Id.            auprès des gouverneurs et des
                               pachas pour lever la dîme impériale.

Les Keïrouanis sont, suivant toute probabilité, d'après l'étymologie de ce mot, les descendants des familles venues originairement de Keïromin, la première ville où se sont établis les musulmans à leur arrivée en Afrique.

Les noirs étaient autrefois bien plus nombreux; ils furent réunis en corps, vers 1690, par Muley-Ismaël, qui, fatigué de l'inconstance de ses troupes nationales, en acheta une partie, s'en lit donner plusieurs milliers à titre de dîme et de présents, et en porta le nombre jusqu'à cent mille. Devenus assez puissants après la mort de ce prince, arrivée en 1727, pour vouloir disposer du trône, comme les cohortes prétoriennes le faisaient à Rome, ils s'attirèrent la haine des nationaux, à laquelle Muley-Abdallah les sacrifia le premier. Les persécutions continuèrent contre eux jusqu'en 1780, que Sidi-Mohammed les fit désarmer, et leur assigna des terres dans des contrées différentes et éloignées. Dans le cours de moins de soixante ans, les 100,000 noirs de Muley-Ismaël se réduisirent ainsi à environ 18,000. Ce sont encore les meilleures troupes de l'empire Cette garde noire ne compte guère plus maintenant que 10 à 12,000 hommes.

Les Oudayas, nommés aussi garde blanche, établis à Fès depuis plusieurs siècles, étaient devenus en quelque sorte les janissaires du Maroc, disposaient du parasol, insigne de la puissance impériale, faisaient et défaisaient les sultans. Ils servirent d'abord avec dévouement le souverain actuel et en reçurent beaucoup de faveurs; mais, pendant les années 1830 et 1831, ils se révoltèrent, et l'empereur fut obligé de les assiéger dans le nouveau Fès. Ce siège dura six mois, après lesquels les Oudayas durent se rendre à discrétion, faute de vivres. L'empereur leur a fait grâce de la vie; et, au lieu de les exterminer, comme Mahmoud fit des janissaires, il s'est borné à les licencier, et à les disperser dans les différentes parties du Maroc.

(La suite à un prochain numéro.)



On connaît l'espèce vaudevilliste: c'est une race prodigue et affamée qui dépense beaucoup, non pas toujours de son propre esprit et de sa propre imagination, mais le plus souvent de l'imagination et de l'esprit des autres. Il est vrai que par l'énorme consommation de vaudevilles qui se fait sur les théâtres de Paris, il n'y a pas de fonds de vaudevilliste si bien pourvu qui pût y suffire, s'il n'avait recours à des emprunts forcés sur les fonds d'autrui. Aussi, tout vaudevilliste qui sait son métier et place avantageusement sa marchandise se tient-il à l'affût et guette sa proie au passage; le vaudevilliste est embusqué au coin du feuilleton et du cabinet de lecture; à peine une nouvelle piquante et un roman curieux laissent voir le bout de leur nez, que, sans plus attendre, ils le prennent au collet, le dévalisent de gré ou de force, l'égorgent, le dépècent, et en portent les lambeaux, les uns au théâtre du Palais-Royal, les autres au théâtre des Variétés; et souvent même le malheureux est écartelé entre quatre ou cinq théâtres, et ses membres sont dispersés par toute la ville. Qui dit vaudevillistes, dit fabricants de drames et de mélodrames, car ils sont tous de la même race et de la même école; plus d'un même cumule et exerce le mélodrame et le vaudeville du même coup et avec le même succès.

Il va sans dire que le Juif Errant de M. Eugène Sue ne pouvait manquer d'attirer l'attention de cette nation dévorante; quelle bonne pâture! Aussi le premier chapitre du fameux roman avait à peine paru dans le Constitutionnel, que vaudevillistes et dramaturges aiguisaient déjà leurs dents pour s'en repaître. On annonce que trois ou quatre comités de lecture sont convoqués pour procéder à la réception d'autant de Juifs Errants, mêlés de couplets ou de coups de tam-tam. Nous finirons sans doute par voir Morock, le terrible dompteur de tigres, sous les traits de M. Frédéric Lemaître; M Lepeintre aîné, qui a depuis longtemps le monopole des vieux de la vieille, s'emparera certainement du rôle de l'excellent Dagobert; et ces deux anges candides et souriants qui éclairent d'un doux rayon la terrible avant-scène du roman de M. Eugène Sue, Blanche et Rose, douces et ravissantes créatures, reviendront de droit à mademoiselle Rose Chéri et à quelque autre qui lui ressemble.

Cet empressement des auteurs dramatiques à se ruer sur le Juif errant est la preuve incontestable de l'intérêt que cette curieuse publication excite, et de l'attente qu'elle fait naître. MM. les auteurs dramatiques ont trop d'expérience et le nez trop fin pour s'y tromper: ils vont, du premier coup, chercher fortune du côté où le succès se manifeste et flairent la vogue et la popularité d'une lieue.

Il faut avouer que plus M. Eugène Sue avance, plus l'originalité de ses inventions se développe, et justifie ce grand bruit de curiosité qui se fait autour de son livre. Les derniers feuilletons ont porté l'intérêt au plus haut point, l'auteur a mis hardiment le pied dans les voies profonds de son sujet, et le lecteur a senti, aux palpitations et au frisson que cette partie du roman lui a causés, combien d'événements dramatiques et de scènes puissantes l'attendent dans la suite et la progression de cette histoire mystérieuse, aux mille gracieux et terribles épisodes.

Ce n'est pas à Paris seulement et en France qu'on s'occupe du Juif Errant. Un de nos amis, qui arrive de Londres, nous apprend que les murs de la ville et les vitres des librairies sont tapissés d'affiches monstres qui annoncent l'apparition du fameux juif. Le roman de M Sue tient la promesse de son titre: il marche il marche de tous côtés et vers tous les points de l'horizon: on peut, dès à présent, prédire que, comme son héros, il fera le tour du monde.

La partie la plus mondaine et la plus riante de Paris est certainement celle qui s'étend du boulevard Montmartre au boulevard des Capucines et côtoie la Chaussée-d'Antin; là, dans ce lieu de plaisance appelé le boulevard Italien. Tout l'éclat, toutes les grâces, tout le luxe, tous les plaisirs de la ville se donnent rendez-vous; c'est au boulevard Italien qu'il faut aller chercher la Parisienne et le Parisien pur sang, au pied leste, à la fine allure, au sourire railleur, gantés, vernis, élégants, et heureux de montrer leur élégance. Cette race charmante qui semble goûter avec tant de légèreté le bonheur de vivre, ces gracieuses femmes, ces bons amis du plaisir, ne se doutaient pas qu'ils riaient, caquetaient et se dandinaient sur des morts à la suite de démolitions faites dans la rue Taitbout, la pioche du maçon vient de heurter et de découvrir des tombes, la plus grande partie de cette rue et du gai boulevard qui l'avoisine formait autrefois le cimetière de l'église Saint-Roch. Quelques-uns de ces tombeaux ont un intérêt historique, et l'administration de la ville de Paris les a réclamés à ce titre. Toutes les choses humaines ressemblent à ce coin de la rue Taitbout; la vie est à la surface: on s'en amuse, on en jouit, on en tire vanité, on s'en pare; mais, si peu qu'on creuse, on trouve la mort au fond.

M. Margat est enfin parvenu à faire son ascension annoncée depuis trois semaines, et toujours retardée par le mauvais temps. Après tout, M. Margat n'a rien perdu pour attendre. La journée de dimanche dernier, heure de cette entreprise aérostatique, a été une journée magnifique. Le ciel, voilé depuis un mois et lugubre, s'était splendidement habillé de soleil et d'azur pour faire fête à M. Margat. Plus de quatre nulle personnes se trouvaient réunies sur le terrain de la rue de la Roquette ou M. Margat leur avait donné rendez-vous. Un immense ballon, auquel étaient suspendus quatre autres ballons de moindre dimensions, a d'abord obtenu le suffrage des curieux: puis, après les préparatifs nécessaires, on a vu paraître M. Margat de l'air souriant d'un voyageur intrépide; mais M. Margat, il faut le dire, n'a que subsidiairement occupé les regards, tous les yeux s'étant spontanément et invinciblement portés sur une belle jeune fille aux noirs cheveux, à l'œil étincelant au teint vif et animé. Cette jeune fille était mademoiselle Duplas la courageuse, qui s'est offerte à suivre M. Margat dans son voyage aérien avec le sang-froid d'un aéronaute à chevrons. On prétend même que mademoiselle Duplas a payé à M. Margat six mille francs comptant la chance, peu probable, il est vrai, de tomber du haut des nues sur quelque clocher pointu, sur quelque dur rocher, sur quelque rivière profonde, par imitation de ce pauvre Vulcain, qui descendit jadis l'Olympe d'étage en étage, ceci soit dit sans idée aucune de comparer le laid Vulcain à la la brune et jolie mademoiselle Duplas.

Elle est montée dans la nacelle d'un pied léger, le front couronné de roses et toute vêtue de blanc, comme une fiancée qui irait au bal de ses noces, et au moment où l'aérostat s'est élevé dans l'espace, elle a inondé la foule de fleurs et de sourires; l'air en était embaumé; puis mademoiselle Duplas a disparu rapidement, emportée avec son compagnon de voyage Tous les nez étaient en l'air, toutes les lorgnettes braquées, non-seulement dans la rue de la Roquette, mais sur les boulevards, sur les places publiques, sur tous les points de la ville où il était permis d'apercevoir le fier ballon se frayant une route audacieuse. Le ciel était d'une limpidité transparente, et le soleil, illuminant l'aréostat de ses rayons, lui donnait tantôt l'aspect d'un gobe errant revêtu de lames d'or, tantôt d'un gros diamant incrusté dans l'azur.--On ne compte pas cependant que mademoiselle Duplas, qui est nubile, ramène un mari de là-haut.

Paris, d'ailleurs, était, ce jour-là, riant et joyeux; on peut dire que toute la ville s'épanouissait dans les rues et dans les promenades. Nous ne reportons pas à M. Margat, ni même à mademoiselle Duplas, tout l'honneur de cette exhibition générale de Paris endimanché: le beau temps a le droit d'en revendiquer la meilleure pari. Paris, emprisonné depuis un mois, en barbotant sur le pavé humide, s'était précipite tout entier hors de ses maisons, au premier sourire de ce magnifique soleil, et il faut avouer que rien n'est plus saisissant et plus récréatif que de voir cette ville immense s'agitant ainsi par ses huit cent mille têtes, et se promenant sur ses seize cent mille pieds. Je fais déduction cependant des jambes amputées et des pieds dépareillés, qui n'ont pas le droit de figurer, pour cause d'absence, sur ce relevé de semelles ambulantes. Le soir, les théâtres étaient déserts. Le dimanche, par les belles journées d'été, est un jour fatal pour ces théâtres infortunés; il les change en désert; il y fait la solitude et le vide.

Puisque nous y voici, cependant, entrons dans le premier théâtre venu, au théâtre du Palais-Royal, par exemple, qui s'offre à nous; c'est le seul qui nous ait donné l'aubaine d'une pièce nouvelle; et, il faut le dire, cette pièce se présente sous un titre fort peu respectueux pour l'honorable ville de Paris; ce titre le voici: Paris voleur. Quoi donc! y aurait-il vraiment des voleurs à Paris'? Jusqu'ici, j'avais cru qu'on s'était trompé sur ce point important de statistique morale, et que les gens qui défilent tous les jours devant la police correctionnelle et la cour d'assises étaient purement et simplement de pauvres diables calomniés. Mais, puisqu'un vaudeville du théâtre du Palais-Royal l'affirme, comment en douter plus longtemps? Il y a donc, il faut le confesser, un Paris voleur. Mais ce ne sont que les petits voleurs que notre vaudeville nous montre, les gros bonnets étant réservés pour le mélodrame, et appartenant de droit à l'Ambigu Comique et à la Gaieté; donc, voici, en fait de petits larrons, le locataire qui déménage la nuit, par la fenêtre, pour se dispenser du terme celui; la laitière qui met de l'eau dans son lait; le marchand de vin qui fabrique du chambertin suivant la recette de la laitière; le vendeur de montres de chrysocale sous prétexte d'or pur; le restaurateur plumant sa pratique; ces demoiselles attirant dans leurs lacs les provinciaux candides et pourvus de billets de banque: les inventeurs de pommades sans pareilles et de choux mirobolants. Que vous dirai-je? tous les flibustiers qui s'adressent à l'ignorance et à la crédulité. J'aime assez peu, pour mon compte, les pièces, vaudevilles ou drames, qui remuent cette fange; s'ils ont la prétention d'être gais, c'est là un rire qui ne me satisfait point. Rire sur des escrocs et des escroqueries, ne me semble pas une récréation bien acceptable et bien délicate; s'ils ont, au contraire, l'envie de prendre la chose au sérieux, ce sérieux-là me répugne, et les héros de bagnes, au théâtre comme ailleurs, ne sont pas mon affaire. Dans ce vaudeville de Paris voleur, c'est le rire que les auteurs ont cherché; mais ils ont en beau faire, ils n'ont obtenu ce rire que du bout des lèvres; l'esprit qu'ils y ont mis, d'ailleurs, est à la hauteur du sujet, c'est-à-dire parfaitement trivial. Encore cet esprit est-il pris à tout le monde. Le titre de la pièce est ainsi justifié par la pièce elle-même.

M. Depaulis, notre habile graveur en médailles, vient d'ajouter une production nouvelle d'un rare mérité à toutes celles qui l'ont placé, des longtemps, au premier rang dans son art, cette fois, M. Depaulis reproduit et consacre le souvenir de la victoire de Saint-Jean-d'Ulloa, page honorable de notre histoire maritime, dont l'éclat revient à nos braves marins et à leur chef, M. l'amiral Baudin. Sur une des faces de la médaille, l'artiste a représenté le fort Saint-Jean, que domine une montagne dont la cime s'élève à l'horizon; dans les eaux qui baignent le fort, deux vaisseaux français sont arrêtés et tout prêts à l'attaque; la scène est occupée et agrandie par le génie de la France, qui, glissant à travers les airs, l'aile déployée, le casque en tête, les plis de sa tunique flottant au vent, s'apprête à planter le pavillon fiançais sur les murs de la citadelle conquise; sur le revers est placée la figure de Louis-Philippe; on peut dire, sans crainte d'être accusé de partialité, que ce nouveau travail de M. Depaulis est, de tout point, excellent comme pensée et comme exécution; la main si habile de cet artiste distingué n'a jamais rien fait de plus hardi, de plus difficile et de plus achevé dans ses infinis détails. On ne saurait trop témoigner de reconnaissance à un pareil talent qui se voue avec un tel succès et une telle conscience de savoir et d'études, à consacrer la mémoire des faits illustres qui honorent la patrie.

Monseigneur Menjaud, coadjuteur de feu M. de Forbin de Janson, mort récemment évêque de Nancy, est arrivé à Paris, monseigneur Menjaud vient ici, conduit par un devoir pieux, pour assister aux derniers honneurs qu'on doit rendre aux restes mortels de son évêque. M de Janson, auquel il succédera de plein droit et sans qu'il ait besoin d'une nomination nouvelle. Un fait assez curieux, c'est que monseigneur Menjaud est frère du spirituel comédien Menjaud, qui a quitté le théâtre Français il y a deux ans, et que les fins connaisseurs regrettent encore. M. Mengeaud le comédien et monseigneur Menjaud le futur évêque ont toujours vécu dans l'intimité et dans l'affection la plus fraternelle, cette amitié fait à la fois l'éloge du comédien et l'éloge de l'évêque. On dit même que leurs croyances se rencontraient et pactisaient sans peine: l'évêque causait volontiers de Molière, et le comédien de l'évangile, tous deux en esprits convaincus et qui s'y entendent.

Rien de nouveau d'ailleurs, si ce n'est que la foudre est tombée sur une maison du boulevard des Italiens avec courtoisie, sans tuer personne, que trois tigres et une panthère, arrivés d'Afrique tout récemment, charment depuis quelques jours les promeneurs bipèdes du Jardin-des-Plantes, et qu'on aligne des forêts de lampions aux Champs-Élysées pour célébrer les barricades de Juillet.



Hôtel et Collections Delessert.

A l'extrémité supérieure de la rue Montmartre, presque en face du passage des Panoramas, entre les magasins de la Ville de Paris et l'Alliance des Arts, une porte de pierre massive attire les regards des passants. Thierry, dans son ouvrage intitulé: Paris tel qu'il était avant la Révolution, l'appelle un arc de triomphe. Les colonnes qui supportent la corniche sont ornées d'attributs guerriers. Une figure sculptée, je ne sais quelle divinité, décore le fronton. Cette porte a un aspect imposant et mystérieux; elle semble s'isoler avec orgueil des constructions modernes qui se sont élevées de chaque côté, et qui la dominent sans l'écraser. Elle est si haute qu'en se plaçant sur le trottoir opposé, on n'aperçoit pas même les toits des bâtiments dont elle forme l'entrée principale. Ses épais battants s'ouvrent-ils par hasard pour laisser sortir ou entrer quelques élégants équipages, on admire, au bout d'une avenue de beaux arbres, la façade d'un magnifique hôtel.

Cet hôtel est l'hôtel d'Uzes. Reconstruit peu d'années avant la Révolution par M. Ledoux, architecte, il fut, sous la République et sous l'Empire, occupé successivement par le ministère du commerce et par l'administration des douanes. La Restauration le rendit à M. le duc d'Uzes, qui le vendit à M. Ternaux l'aîné. En 1826, il devint la propriété de la famille Delessert.

Paris subit, depuis quelques années surtout, une complète métamorphose. Il grandit et s'étend tout à la fois. A ses extrémités, des rues, que dis-je? des villes nouvelles se continuent jusqu'à son mur d'enceinte qu'elles menacent de franchir bientôt. Dans les quartiers du centre, où il se sent comprimé, il prend en hauteur l'espace qu'il ne peut pas gagner en largeur, et dont son développement extraordinaire a besoin. Il s'entasse dans des cages étroites où il se prive volontairement d'air et de lumière, et où il a peine à se mouvoir et à se tenir debout, Si nos pères revenaient à la vie, ils ne reconnaîtraient plus la ville qu'ils nous avaient léguée. Aussi les terrains ont-ils acquis en deçà de certaines limites une telle valeur, que les plus charmantes constructions des siècles passés, les demeures historiques, les fleurs les plus belles et les plus rares, les arbres les plus magnifiques, tombent pêle-mêle sous la hache ou sous la pioche des démolisseurs. Cette année même, que de ravages n'ont-ils pas exercés! En ce moment, un passage se construit dans le jardin du palais Aguado! L'hôtel Soubise ne rougit pas de se transformer en bazar; la rue Rougemont pose insolemment ses pavés de granit et ses dalles d' asphalte sur la belle pelouse du banquier dont elle a l'audace de porter le nom!

L'hôtel d'Uzes a dû souvent exciter la convoitise des spéculateurs; car il s'étend depuis la rue Montmartre jusqu'à la rue Saint-Fiacre, et sa porte, son avenue, ses cours, son corps de logis principal, ses nombreuses dépendances, son jardin, ses galeries, ses magasins, couvrent un terrain estimé environ 4 millions, en ne comprenant pas dans cette somme le prix des constructions. Cependant ses propriétaires actuels ont toujours résisté, avec une indifférence et une fermeté bien rares à notre époque, aux sollicitations les plus offrantes de la bande noire. Noble exemple, qui a trouvé si peu d'imitateurs!

A ce titre seul, c'est-à-dire comme un dernier vestige des anciennes habitations des familles riches d'autrefois, l'hôtel d'Uzes avait des droits incontestables à la faveur que nous lui accordons aujourd'hui. Mais il possède en outre des richesses artistiques et scientifiques dont il peut être utile de révéler au public l'existence trop peu connue, et dont notre spécialité nous permet de lui montrer en même temps quelques échantillons curieux.

Parvenu au bout de la grande avenue, détournons nous d'abord à gauche avant d'entrer dans l'hôtel, et visitons dans un pavillon séparé le musée et les collections botaniques de M. Benjamin Delessert, situés au-dessus des bureaux de la banque de M F. Delessert.

En 1788, M. Étienne Delessert, membre de la société naturelle d'Édimbourg, frère aîné de M. Benjamin Delessert, commença à tenir en herbiers, les plantes qu'il avait recueillies dans ses nombreux voyages, ou qu'il recevait des divers pays du globe. Mais, en 1794 il mourut à New York, de la fièvre jaune. M Benjamin Delessert, son frère, qui l'avait accompagné dans ses voyages en France, en Suisse, en Angleterre et en Écosse, résolut de compléter les collections, déjà considérables, que lui léguait son frère, et de former une bibliothèque spéciale pour la botanique.

M. Benjamin Delessert, lui aussi, se sentait porté vers cette douce et charmante étude qui, selon les expressions de Rousseau, remplit d'intéressantes observations sur la nature ces vides que les autres consacrent à l'oisiveté ou au jeu. Comment ne l'ont-il pas aimée? C'était à sa mère que Jean-Jacques avait adressé, sur sa demande, ses lettres élémentaires sur la botanique. La petite pour laquelle il écrivait à sa chère cousine, c'était sa jeune sœur, madame Gautier, morte il y a peu d'années. Dans sa troisième lettre, le professeur annonçait à son élève, qu'il lui envoyait un petit herbier destiné à tante Julie. «Je t'ai mis à votre adresse, ajoutait-il, afin qu'en son absence vous puissiez le recevoir et vous en servir, si tant est que parmi ces échantillons informes il se trouve quelque chose à votre usage.

Cet herbier resta longtemps en route et Rousseau s'inquiéta de ce retard. «J'ai grand'peur, dit-il, que M. G. ne passant pas à Lyon, n'ait confié le paquet à quelque quidam qui, sachant que c'étaient des herbes sèches, aura pris tout cela pour du foin. Cependant si, comme je l'espère encore, il parvient à votre sœur Julie ou à vous, vous trouverez que je n'ai pas laissé d'y prendre quelque soin. C'est une perte qui, quoique petite, ne me serait pas facile à réparer promptement, surtout à cause du catalogue accompagné de divers petits éclaircissements écrits sur-le-champ, et dont je n'ai gardé aucun double.»


Vue de l'hôtel de M. Delessert, à Paris, prise du jardin.


Buccin lime.

Porcelaine.

Les craintes de Rousseau ne se réalisèrent pas. L'herbier fut remis à madame Delessert, et conservé précieusement par sa famille. M. le docteur Chenu, auquel madame François Delessert l'a confié, a eu la complaisance de nous montrer ce modèle d'herbier. Il est préparé avec un soin tout particulier. Chaque échantillon, parfaitement desséché, se trouve fixé, au moyen de petites bandelettes dorées, sur des feuilles de papier bordées d'un cadre rouge, et les noms des plantes, écrits en français et en latin, y sont tracés du la main même de Rousseau.


Lymnée des Étangs.

Bénitier.


Spondyle royal.


Vue Intérieure de la galerie des tableaux de M. Delessert.


Galerie de M. Delessert.--Intérieur d'un Estaminet, par Luex.

Les herbiers et les livres du musée de botanique se sont tellement accrus depuis 4794, qu'ils occupent aujourd'hui, comme nous l'avons dit, une aile entière des bâtiments dépendants de l'hôtel. C'est une des plus riches collections actuellement existantes, et M. Delessert l'a toujours mise avec une générosité qui l'honore à la disposition des savants de tous les pays.

Telle est pourtant la modestie de M Delessert, que l'existence de ces trésors est presque ignorée. Il ne se montre pas plus fier qu'avare de tant de richesses. L'amour seul de la science l'a déterminé à faire un si noble usage de sa fortune (2).

Note 2: M. Lasègue publiera prochainement une histoire du musée et des collections botaniques de M. B. Delessert, dont il est le conservateur. Cet ouvrage aura encore plus d'importance que son titre ne l'indique. L'auteur a pensé qu'il y aurait profit à rassembler dans un même livre des informations éparses toujours difficiles, souvent impossibles à retrouver, et qu'il serait utile de donner, avec l'histoire de toutes ces collections, une idée des principaux herbiers qui existent ailleurs, en y ajoutant l'exposé des voyages les plus importants entrepris dans l'intérêt de la science.

Traversons maintenant la cour d'honneur, et pénétrons dans le cœur même de l'hôtel... mais non, arrêtons-nous sur le seuil; les secrets de la vie privée que je pourrais lui révéler n'offrent point d'intérêt à la majorité du public, car je n'aurais à lui montrer qu'une famille patriarcale, se livrant modestement, dans la plus douce intimité, A la pratique tic toutes les vertus domestiques. Respectons donc les mystères de cet intérieur si parfaitement uni, que les trois frères ont confondu les tableaux qui leur appartiennent dans cette belle galerie où nous venons d'entrer.


Mitre épiscopale. Galerie de M. Delessert.--La Lecture de la Bible, tableau de Greuze. Volute queue de paon.


Argonaute dans sa coquille. Chalet suisse à Passy, dans le pré de M. Delessert.


Volute ondulée. Salon des eaux Minérales de Passy. Harpe noble.

Cependant quelle est cette musique guerrière qui vient frapper notre oreille étonnée et ravie? Approchons nous de la fenêtre entr'ouverte de cette salle à manger.--Cette marche de Moscheles, que je croyais exécutée par la musique d'un régiment tout entier, c'est un instrument qui la joue.--On le nomme un panharmonicon, parce qu'il produit à lui seul et sans le secours de l'homme, une harmonie semblable à celle que produirait un orchestre de soixante artistes. Son inventeur, le célèbre mécanicien viennois Jean Maelzel, n'en a fabriqué que quatre: l'archiduc Charles et le prince Leuchtenberg en possèdent chacun un; le troisième, exporté à New-York, y a été détruit; le plus grand, le plus complet et le plus parfait, est celui qui orne la salle à manger de l'hôtel Delessert.--Il joue dix morceaux différents, de Cherubini, de Haydn, de Hændel, de, Moscheles et Cherubini, et le God save the king.

Une petite serre chaude réunit le corps de logis principal à la galerie de tableaux qui sert de clôture au jardin du côté de la rue des Jeûneurs. Si nombreuses quelles soient, les fleurs et les plantes rares dont elle est remplie, ne nous ont pas empêché d'apercevoir la seconde façade de l'hôtel telle que la présente notre dessin, encadrée dans une bordure d'arbres, devant une vaste pelouse qu'arrose un jet d'eau. A la vue de cette délicieuse retraite, si calme et si fraîche, qui se croirait dans le quartier le plus populeux et le plus bruyant de Paris?

La galerie de MM. Delessert se compose d'environ deux cents tableaux des premiers maîtres anciens ou modernes: Baokhuisen, Berghem, Bouton, Drolling, Gérard, Gérard Dow, Géricault, Girodet, Greuze, Alexandre Hesse, Claude Lorrain, Luex, Metzu, Mieris, Mignard, Murillo, Ostlade, Paul Potter, Raphaël, Rubens, Ruysdæl, Sasso Fercato. N. Scheffer, Jean Steen, Téniers, Terburg, Van der Heyden, Van der Meulen, Van Dyck, Joseph, Carle et Horace Vernet, Vickenberg, Woumermans, s»'y disputent tour à tour l'attention et l'admiration des visiteurs: le Raphaël est la Vierge et l'Enfant Jésus, qui enrichissait jadis la galerie Aguado. Des deux tableaux appartenant à MM. Delessert que nos artistes ont reproduits par la gravure, l'un, celui de Greuze, la lecture de la Bible, est déjà connu, car il a été gravé par Martinasi et par Flippart. L'autre, l'Intérieur d'un Estaminet, nous parait le chef-d'œuvre d'un jeune artiste belge appelé à de brillantes destinées. M. Luex n'a que quarante et un ans; il est né à Malines en 1803; il ne lui manque, selon nous, que l'audace d'être franchement original. Sous le double rapport de la composition et de l'exécution, les toiles signées de lui que possède la galerie Delessert ne laissent rien à désirer.--Qu'il crée désormais au lieu d'imiter.

M. Delessert, fils de M. François Delessert, imitant l'exemple que lui donne son oncle, a commencé dès son jeune âge une collection de gravures du plus grand intérêt. Cette collection n'a pas la prétention d'être complète; mais elle renferme de précieux documents pour l'histoire de la gravure, dont on peut suivre tous les progrès depuis l'origine de cet art jusqu'aux travaux des grands maîtres. Parmi les premiers maîtres allemands on remarque une gravure non encore mentionnée dans les catalogues, un saint Georges, du maître de 1166, des Martin Zenh, Israël de Mecken, Martin-Shongauer, Mair, Lucas de Leyde, Lucas de Cranack, Albert Durer. Ce dernier est représenté dans la collection par les plus belles épreuves qui existent de l'Adam et Eve et de l'Enfant prodigue. L'école d'Italie nous a fait admirer Baccio-Baldini, Robetta, Nicolas de Modène, Benoit Montagna, André Mantégua, Campagnola, et enfin le Raphaël de la gravure, Marc-Antoine. Les plus belles planches de ce dernier sont l'Adam et Eve chassés du Paradis, et Dieu parlant à Noé. Enfin l'école de Flandre est représentée par quelques-uns des plus beaux chefs-d'œuvre de Rembrandt.

La porte du fond de la galerie s'ouvre sur un escalier qui conduit dans les salles du musée conchyliologique. A peine entré, le docteur Chenu, directeur de ces galeries, a la bonté de nous remettre une intéressante notice à laquelle nous empruntons les détails suivants:

«M. Benjamin Delessert, tout en s'occupant de botanique, commençait, il y a environ quarante ans, à réunir quelques coquilles curieuses. L'étude des espères fossiles l'intéressa d'abord, et il s'y livra avec ardeur, ainsi que son frère M. Étienne Delessert. Ils parcoururent ensemble les environs de Paris, ne négligeant aucune des espèces qu'ils trouvaient, et successivement ils visitèrent la Suisse et l'Angleterre.

«Chaque voyage enrichissait la petite collection d'un assez grand nombre de coquilles, et son développement rapide est la preuve du zèle des collecteurs.

«Plus tard, M. Delessert, obligé de s'occuper des affaires de sa maison de commerce, ne perdit pas de vue, pour cela, l'étude à laquelle il continua de consacrer quelques moments; mais, ne pouvant plus voyager lui-même pour augmenter sa collection, il se procura les plus beaux échantillons qu'il put rencontrer; et, en 1833, il donna une grande importance à son cabinet, jusque-là ignoré, en achetant la collection de coquilles faites par Dufresne, et composée de 8,200 individus bien nommés et classés.

«Plus la collection s'enrichissait, plus aussi M. Delessert se trouvait entraîné à l'augmenter; et c'est depuis cette époque, surtout qu'il reçut un grand nombre de coquilles vivantes de toutes les parties du monde, mais surtout du Cap de Bonne-Espérance, du Sénégal, de l'Inde, du Brésil et de la mer Pacifique. De nombreux voyageurs ont beaucoup contribué au développement d'un musée qui intéressait déjà la science; mais c'est seulement en 1840 que la collection de M. Delessert s'éleva au premier rang, qu'aucune autre ne lui dispute.

«On connaissait dans le monde savant plusieurs cabinets du plus haut intérêt, celui de Linné d'abord, et celui de Chemnitz; malheureusement ils ont été partagés, disséminés et perdus pour la science; celui de Draparnaud était vendu hors de France; il ne restait d'intact que celui de Lamarck: c'était aussi le plus important, parce qu'il avait servi à ce célèbre naturaliste pour la publication de son ouvrage, qui est encore de nos jours généralement apprécié par les conchyliologistes.

«Ce riche cabinet faisait depuis longtemps partie du magnifique muséum du prince Masséna, qui voulut s'en défaire pour s'occuper exclusivement d'ornithologie. Cette collection précieuse, classée par Lamarck et étiquetée de sa main, allait sans doute aussi être divisée et passer peut-être à l'étranger. M. Delessert en fit l'acquisition pour la conserver à la science, et il éleva de cette manière le plus beau monument à la gloire de Lamarck; elle se composait, au moment où ce savant la vendit, de 13,288 espèces, dont 1,243 n'étaient pas encore décrites, et l'on y comptait au moins 50,000 coquilles. Le prince Masséna, collecteur enthousiaste, l'enrichit encore d'un très-grand nombre d'espèces rares ou nouvelles, en y ajoutant les collections de madame Baudeville et de M. Soulier de la Touche, et la plupart des belles coquilles de la collection Castellin.

«Ce n'était point assez pour M. Delessert d'avoir réuni tant d'éléments de travail, précieuses reliques de la science; plusieurs des espèces de ces collections, après avoir passé par d'autres mains, payaient leur noble et vieille origine par la perte d'une partie de leurs couleurs, sans cependant rien perdre de leur mérite scientifique. Il fallait autant que possible mettre à côté de ces anciennes coquilles, parfois un peu fanées, quelques échantillons frais et riches de leurs couleurs: c'est ce qu'a fait M. Delessert, en ajoutant à son musée la collection de M. Teissier, colonel du génie, directeur des fortifications des colonies.

«Ce collecteur n'admettait dans ses cartons que les coquilles fraîches et intactes, la moindre égratignure était un motif d'exclusion; aussi cette collection brillante, et de création moderne; pour laquelle M. Teissier avait dépensé plus de 100,000 fr., vint-elle se placer heureusement à côté des anciennes, et cette réunion établit avec avantage pour l'élude, toutes les différences d'âge, de grosseur et de coloration. Ces richesses conchyliologiques sont réunies dans une belle galerie de 50 métrés de longueur, et sont contenues dans 440 tiroirs, dont la surface est d'un peu moins d'un mètre carré. Les espèces trop grosses pour entrer dans ces tiroirs, et celles destinées aux échanges, sont arrangées avec soin dans 18 armoires vitrées et exposées à la vue des nombreux curieux qui visitent la collection.

«Les coquilles sont en partie collées sur des cartons dont la couleur indique la patrie de chaque espèce, et en partie libres dans des boîtes pour pouvoir se prêter plus facilement à l'étude. Les couleurs bleu, jaune, rouge, vert et violet indiquent à la première vue les espèces d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Amérique et de l'Océanie. Toutes les espèces fossiles sont aussi collées sur des cartons brun-clair. Cette collection classique est consultée journellement par toutes les personnes qui s'occupent de conchyliologie. Le conservateur communique, à ceux qui veulent se livrer à l'étude, non-seulement les espèces, mais encore les livres qui leur sont nécessaires, et là chacun travaille avec toutes les facilités qu'il aurait de la peine à réunir partout ailleurs La bibliothèque conchyliologique s'enrichit chaque jour des ouvrages nouveaux sur la science, français et étrangers; et jamais M. Delessert ne manque l'occasion de se procurer les livres anciens, devenus rares aujourd'hui, et qui ne se trouvent plus dans le commerce de la librairie.»

Enfin, non content de communiquer ainsi ses collections et ses livres aux conchyliologistes qui habitent Paris et aux étrangers qui veulent venir nommer ou étudier des espèces, M. Benjamin Delessert a eu l'heureuse pensée de publier un magnifique ouvrage in-folio orné de planches gravées et coloriées avec le plus grand soin, intitulé Recueil de coquilles décrites par Lamarck, mais non figurées par les auteurs. Le succès obtenu par cet ouvrage a engagé le docteur Chenu à entreprendre les Illustrations conchyliologiques (3) qui seront, nous n'hésitons pas à l'affirmer, le plus beau monument élevé à cette branche des sciences naturelles.

Note 3: Illustrations conchyliologiques, ou Descriptions et figures de toutes les coquilles connues, vivantes et fossiles, classée» suivant le système de Lamarck, modifié d'après les progrès de la science, et comprenant les genres nouveaux et les espèces récemment découvertes; par M. Chenu, docteur en médecine, chirurgien-major de la gendarmerie de la Seine, conservateur du musée conchyliologique de M le baron Benjamin Delessert, avec la collaboration des principaux conchyliologistes de la France et de l'étranger.--22 fr. 50 c. la livraison composée de cinq planches et d'un texte descriptif et raisonné. Trente-deux livraisons sont en vente.

Au sortir de la galerie conchyliologique, nous descendons par un escalier de bois dans de vastes magasins dont la porte principale s'ouvre sur la rue Saint-Fiacre. Toutes ces richesses que nous venons d'admirer, M. Benjamin Delessert les doit à son travail et à son industrie. D'où viennent ces marchandises qu'on décharge ou qu'on emballe? de ses usines et de ses manufactures. La raffinerie de Passy, le seul de ces établissements que nous ayons pu visiter, livre chaque jour 2,400 pains de sucre au commerce de Paris.

Puisque nous sommes à Passy, montons sur les terrasses des maisons de campagne qui couronnent la colline. Toutes elles appartiennent aux divers membres de la famille Delessert, et elles communiquent entre elles par des escaliers dont les portes restent toujours ouvertes. N'oublions pas d'aller contempler dans le chalet les paysages les plus ravissants de la Suisse, tout en admirant le beau point de vue que l'on découvre de ses fenêtres et de ses galeries, sur Paris, le Champ-de-Mars, le cours de la Seine, les coteaux de Vanves, d'Issy et de Meudon. En redescendant nous nous reposerons dans le salon de bains, où chaque jour une foule nombreuse de malades vient demander aux eaux ferrugineuses de Passy la santé qu'ils ont perdue, et qu'ils peuvent être sûrs d'avance, d'en obtenir, si la renommée n'est point injuste. Le seul défaut de ces sources bienfaisantes est de se trouver trop facilement à la portée de ceux qui ont besoin d'en faire usage. Il y a longtemps déjà que madame de Sévigné l'a dit: «Un malade va à Vals parce qu'il habite Paris, et l'autre à Forges parce qu'il est à Vals. Tant il est vrai que jusqu'à ces pauvres fontaines, nul n'est prophète dans son pays!»



Rapport de M. Thiers

SUR LE PROJET DE LOI RELATIF A L'INSTRUCTION SECONDAIRE.

Lorsque M. Villemain apporta à la chambre des pairs son projet de loi sur l'instruction secondaire, précédé d'un fort bon exposé des motifs, qui était la critique ou plutôt la condamnation des concessions mal entendues que proposait le ministre, nous exposâmes dans ce journal ft. (t. II, p. 102) la question de l'enseignement et les différents intérêts qu'il s'agissait de mettre d'accord.--Pendant le cours de la discussion à la chambre du Luxembourg, nous avons fait connaître, dans l'Histoire de la Semaine, les travaux de sa commission, le rapport de M. le duc de Broglie et les modifications votées par la pairie. On a vu ce projet, conçu d'abord dans un certain esprit, rédigé par faiblesse dans un autre, recevoir, de la part de la commission de la chambre des pairs, des modifications qui le rendaient plus logique, mais qui n'en faisaient pas disparaître, qui en aggravaient quelquefois les inconvénients, et devenir ensuite, par les votes de la pairie, sur l'intervention de M. de Montalivet, que beaucoup se sont obstinés à ne considérer en cette occasion que comme un porte-voix, un projet dangereux et, grâce au ciel, impossible.

Mais rien n'est impossible, en fait d'inconséquence, pour M. le ministre de l'instruction publique. Il n'avait pas même prêté appui aux orateurs de la pairie qui défendaient l'Université comme une des grandes institutions que nous a léguées l'empire; grand maître du corps enseignant, il l'avait laissé mettre en suspicion et avait consenti à suivre, pour la fixation du programme des études, l'avis d'un maréchal ou d'un financier, plutôt que le sien propre. Il était donc tout naturel que M. Villemain ne vit aucun inconvénient à apporter à la chambre des députés ce qu'il avait laissé faire à la chambre des pairs. Il a saisi nos représentants de ce projet, qu'accompagnait cette fois un exposé insignifiant et embarrassé, à une époque de la session où il se flattait qu'aucune commission ne pourrait plus mener à fin son travail. Mais le calcul était mal fait; après la levée de boucliers des fils des Croisés, après les réclamations collectives, impérieuses et peu adroites des prélats, après l'obligation imposée par eux à leur clergé d'adhérer à cette ligue, la chambre des députés et la commission qu'elle a instituée ont pensé que c'était pour elles un devoir, si elles étaient prises de trop court pour faire une loi, d'arrêter du moins un projet et de faire une déclaration afin de marquer nettement la ligne que les représentants du pays entendaient suivre, et que les clameurs des coteries, les efforts et les fureurs des partis ne sauraient jamais leur faire déserter. Une semblable démarche, dans la pensée fort juste de ses auteurs, était de nature à décourager les intrigues et à dissiper les inquiétudes que les hésitations des autres branches du pouvoir avaient jusque-là encouragées et excitées.

Le premier soin de la chambre fut donc d'apporter à la composition de sa commission une attention, une solennité qui entourent rarement ces élections de bureaux. On comprit que pour lui donner toute autorité elle ne devait point être composée tout entière dans une même tendance, que toutes les opinions qui se débattaient dans le pays devaient pouvoir se débattre dans son sein, et c'est à cet esprit de justice et à ce loyal calcul que tel membre, assez favorable aux prétentions du clergé, et qui, à coup sûr, ne comptait pas dans son bureau trois collègues pour partager son avis, a dû la majorité qui l'a nommé commissaire. On comprit également l'intérêt qu'il y avait à y appeler des hommes éminents de toutes les fractions de la Chambre, habitués à voir des adhérents nombreux se rallier à leur voix, de manière que pour tout le monde les conclusions qu'ils viendraient déposer pussent, dès ce moment, être regardées comme sanctionnées d'avance par la grande majorité de leurs collègues. La commission fut donc composée, en suivant l'ordre des bureaux, de MM. de Tocqueville, Thiers, Saint-Marc-Girardin, de Carné, de Salvandy, de Rémusat, Quinette. Odilon Barrot et Dupin aîné. Elle e cessa pas de siéger tous les jours jusqu'à ce que sa tâche fût accomplie, cet fit choix de M. Thiers pour présenter à la Chambre le résultat de ses travaux. Quelque désireuse que fût celle-ci d'abréger sa session, elle a voulu, contrairement à l'usage consacré pour les rapports et surtout pour ceux de quelque étendue, qu'on ne se bornât pas à déposer celui-ci sur le bureau du président, mais qu'une de ses séances presque entière fût consacrée à écouter religieusement la lecture du travail de l'honorable rapporteur.

La question générale y a été exposée, traitée et définie avec autant d'élévation que de justesse. Le rapporteur a établi avec sa haute raison que la liberté d'enseignement ne saurait être considérée comme un droit des enseignants de se saisir à volonté de la jeunesse pour en faire la matière de leurs spéculations; que la vraie liberté d'enseignement repose sur une autre base que celle du droit des enseignants, le droit du père de famille; que ce droit n'est pas sans contre-poids, car l'enfant qui vient de naître appartient à deux autorités à la fois; le père, qui lui a donné le jour et qui voit en lui sa propre postérité, le continuateur de sa famille, et l'État, qui voit en lui le citoyen futur, le continuateur de la nation; que le père a le droit d'élever cet enfant d'une manière conforme à sa sollicitude paternelle, l'État, de le faire élever d'une manière conforme à la constitution du pays; que la liberté d'enseignement consiste à fournir à tous les pères les moyens de satisfaire leurs penchants divers, et de les satisfaire non-seulement dans l'asile sacré de la famille, asile fermé à toute autorité extérieure, mais aussi dans les établissements publics, régulièrement constitués et toujours ouverts; que là s'arrête l'autorité du père de famille, là commence le droit de l'État; que quiconque nierait cela, nierait la patrie et ses droits, et que s'il serait impie de nier les droits sacres de la paternité sur ses enfants, il ne serait pas moins impie de nier les droits de la patrie sur ses citoyens; que la vérité en cette matière est dans la reconnaissance de ces deux autorités également sacrées et dans la conciliation de leur action bienfaisante; qu'elles doivent se soutenir une l'autre, s'aider, quelquefois se limiter, jamais se combattre ou s'entre détruire, résumant sa pensée, M. Thiers ajoute: «Un pays où règne la liberté d'enseignement est celui où la loi a procuré des régimes d'éducation divers, entre lesquels la sollicitude paternelle peut choisir, suivant ses goûts et ses sentiments, mais tous animés de l'esprit commun, de la constitution du pays, tous conformes au génie de la nation, tous destinés à lui conserver son rang dans l'estime du monde civilisé. Le pays où ne règne pas la liberté d'enseignement serait celui où l'État, animé d'une volonté ferme, absolue, voulant jeter la jeunesse dans un même moule, la frapper comme une monnaie à son effigie, ne souffrirait aucune diversité dans le régime d'éducation, et, pendant sept ou huit ans, ferait vivre tous les enfants sous le même habit, les nourrirait des mêmes aliments, les appliquerait aux mêmes études, les soumettrait aux mêmes exercices physiques, les plierait ainsi, pendant quelques années, à une égalité forte, qui n'empêcherait pas que chacun d'eux prit plus tard la place assignée à sa naissance ou à son génie naturel.»

La commission s'est posé cinq questions principales, auxquelles se rattachent toutes les questions secondaires soulevées par le projet de loi, et dont la solution a déterminé à ses yeux la nécessité des modifications qu'elle propose:

I. A quelles conditions faut-il soumettre les postulants qui se présentent pour créer des établissements d'instruction publique?

II. A quelle surveillance, à quelle juridiction faut-il soumettre les établissements particuliers d'instruction publique?

III. Sera-ce à des agents particuliers indépendants de l'Université ou à l'Université même que sera dévolue la surveillance et la juridiction sur les établissement particuliers?

IV. Quelle doit être la nature de l'enseignement? Est-il aujourd'hui tel que l'esprit du temps, les besoins de la société le réclament; et, par exemple, les études des langues anciennes, des sciences mathématiques et physiques, de la philosophie enfin, sont-elles à leur place, et ont-elles l'importance naturelle et nécessaire?

V. Faut-il soumettre les écoles ecclésiastiques connues sous le nom de petits séminaires à un régime général de droit commun, ou bien les laisser dans le régime spécial, à la fois privilégié mais restreint, que la législation du dernier règne leur avait imposé?

La commission est d'accord, bien entendu, avec le projet primitif du gouvernement et celui de la chambre des pairs, sur l'abolition de l'autorisation préalable, qui armait l'autorité du moyen de refuser à volonté la création des établissements nouveaux; mais elle a voulu que cette formalité entravante et incompatible avec la liberté proclamée par la Charte fût abandonnée franchement, sans l'arrière-pensée de la faire renaître sous une autre forme. Il est naturel que l'on exige capacité et moralité de quiconque veut ouvrir un établissement d'enseignement, mais il ne faut pas que la constatation de cette capacité soit une manière, où offre le moyen de faire renaître l'autorisation préalable. Le projet du gouvernement et celui de la chambre des pairs exigeaient un examen spécial, indépendamment de celui qui avait conféré autrefois au postulant les grades universitaires, subi au moment même où l'on veut devenir instituteur, en présence de juges avertis du projet, de celui qui s'offre à eux, de juges placés, pour un certain nombre, sous la dépendance du ministre. Les conditions donnaient prétexte à l'objection que la loi n'était pas sincère, que la renonciation à l'autorisation préalable n'était qu'une feinte, et qu'on l'abandonnait d'un côté pour la rétablir de l'autre. La commission dont M. Thiers est le rapporteur a cherché le moyen d'accorder sans danger les avantages du plein droit, de faire que tout aspirant pût être infailliblement instituteur, pourvu qu'il réunit certaines qualités, conférées d'une manière générale, non à la veille de l'entrée de la carrière, mais à une époque quelconque de la vie. Elle a trouvé, dans un système de grades élevés, combinés avec un stage, le double avantage du plein droit et de garanties suffisantes. Il lui a paru qu'avec de telles conditions la société devait être rassurée, car il ne restait plus au delà que les inconvénients attachés à la liberté même, et que ces inconvénients la Charte a imposé le devoir de les souffrir et de les braver. Ainsi, plus exigeante en cela que la chambre des pairs, la commission a voulu que, pour être chef de pension, on fût bachelier ès-lettres et bachelier ès-sciences; que, pour être chef d'institution, on fût licencié ès-lettres et bachelier ès-sciences. Elle a voulu, de plus, trois ans de stage comme professeur ou surveillant dans un collège royal ou communal, ou dans une institution particulière de plein exercice. Enfin, pour ceux qui ne réuniraient pas aujourd'hui, ou qui ne voudraient pas subir plus tard les conditions auxquelles la liberté pleine et entière, la liberté sans limite est accordée, elle leur a laissé, comme alternative, la ressource de subir à l'entrée de la carrière un examen de capacité, sans être obliges de faire preuve ni des grades, ni du stage préalable. Le brevet de capacité ne sera donc rétabli que pour ceux qui ne se seront pas mis en mesure d'en être dispensés.

--La nécessité de la surveillance des établissements particuliers d'instruction n'a pas besoin d'être démontrée. De semblables maisons, créées à volonté, pourraient donner une instruction négligée, mais, ce qui est pire, souffrir des mœurs relâchées chez leurs élèves, ou leur inspirer un esprit contraire aux institutions. Il serait intolérable que cela pût être, sans que cela fût réprimé à l'instant même. Mais pour exercer cette surveillance, il faut un corps spécial, voué à ce genre de fonctions, familiarisé avec l'éducation publique, avec ses difficultés, avec ses méthodes, habitué à juger les vices ou les qualités des établissements consacrés à la jeunesse. La commission a pensé que, pour exercer une simple censure, une première décision du conseil académique, placé sur les lieux, composé des membres de l'Université et de citoyens notables de différentes classes suffisaient, sauf recours au conseil royal de l'instruction publique. Quant au cas de suspension, cas tout différent et bien plus grave, la commission a pensé que le recteur devait être chargé de l'information; que le conseil royal devait être chargé de prononcer en première instance cette peine de la suspension, depuis trois moi» jusqu'à cinq ans, c'est-à-dire depuis la simple interruption jusqu'à la suppression à peu près; elle a pensé enfin que le conseil d'État devait être le recours naturel contre une telle décision. Cette opinion avait été celle du gouvernement dans le projet de loi primitif; elle n'avait pas été partagée par la chambre des pairs. Celle-ci avait demandé que, pour la simple censure comme pour la suspension, la justice ordinaire fût seule investie de la juridiction des établissement» d'instruction publique. Pour répondre à l'objection qu'un corps rival jugerait ainsi des établissements élevés en concurrence avec lui, la commission a déféré au conseil d'État le recours contre les décisions du conseil royal de l'instruction publique Toutefois elle a pensé qu'il y a des délits dont les tribunaux ordinaires doivent connaître, et que si le jugement d'un établissement dans son ensemble, dans sa discipline, dans son esprit, devait être envoyé au conseil royal et au conseil d'État, les actes personnels d'un maître, d'un professeur, d'un surveillant qui aurait offensé les mœurs, pouvant être démontré par des preuves précises, atteints de peines personnelles et afflictives, devaient être déférés aux tribunaux ordinaires.

--Par un tableau largement tracé, par une appréciation soigneusement motivée des avantages et des garanties de l'Université, le rapporteur de la commission conclut en son nom à ce que la surveillance des établissements particuliers soit exercée par ce corps enseignant. Il appelle toutefois l'attention du gouvernement sur la situation et le choix des maîtres d'études; demande qu'on élève la qualité de ces hommes, qu'on les choisisse dans une classe plus cultivée, parce qu'on relèverait la jeunesse, avec laquelle ils sont perpétuellement en contact en les relevant eux-mêmes.

--La nécessité de conserver à l'étude des langues mortes et de l'antiquité toute la part qu'elle a aujourd'hui dans l'instruction a fourni au rapporteur des pages sagement pensées et habilement écrites. Mais sur ce point il n'y avait pas conteste de la part de la chambre des pairs; il en est, on se le rappelle, tout autrement de l'enseignement de la philosophie. Nous avons dit tous les dangers qu'elle y avait vus, et les singulières garanties qu'elle avait cru devoir prendre pour les conjurer. La commission de la chambre des députés a ainsi répondu à ses inquiétudes et caractérisé ses précautions qu'elle efface bien entendu de son projet pour laisser subsister l'état de choses actuel, c'est-à-dire le règlement des études philosophiques, comme de toutes les autres, par le conseil royal de l'Université: reste à savoir si la composition de ce conseil, tel que nous le voyons établi aujourd'hui, présente toutes les garanties qu'on peut demander à une institution chargée de représenter l'État dans ce que son action a de plus grand et de plus délicat à la fois. Sous cette réserve, nous continuons de citer M. Thiers, en approuvant son opinion sur le conseil d'État considéré comme direction de enseignement.

«Voulant à tout prix imaginer quelque chose contre cette malheureuse philosophie, on a songé à la soumettre à une décision du conseil d'État, en exigeant que le programme des études fût discuté comme un règlement d'administration publique: ceci nous a semblé moins admissible encore que tout le reste. Assurément nous avons assez témoigné tout à l'heure notre estime pour ce grand corps, l'une des plus belles institutions de la révolution française: nous ne croyons certainement pas que ce fût parmi ses membres que se trouvassent des proscripteurs de la philosophie; mais lui soumettre de telles questions, c'est abuser, en vérité, de l'universalité de son esprit. Qu'il juge des questions de propriété et même des plus hautes matières d'État, nous le voulons bien, et nous l'en croyons capable, mais nous serions désolés, messieurs, de voir les Chambres elles-mêmes, les trois pouvoirs fussent-ils réunis pour délibérer ensemble, se charger de juger de telles questions. Laissez les savants dans leur retraite prononcer, avec l'aide du temps, entre Leibnitz, Descartes et Kant, mais, de grâce, ne mêlez pas la science et la politique. Que la politique, comme un son qui traverse les corps les plus denses, retentisse à un certain degré dans l'asile de la science, y exerce une influence lointaine, soit; mais que ce soit le moins possible. En voulant lier ainsi le sort des études aux variations de la politique, il arriverait ceci: c'est qu'on inscrirait bientôt sur le programme d'un ministère nouveau un article relatif à la philosophie. Locke viendrait avec un ministère et Leibnitz avec un autre. Gardons-nous de ce scandale à la fois repoussant et puéril. La politique a assez de ses misères, n'y ajoutons pas ses ridicules. Nous pensons donc, messieurs, qu'il faut laisser les études réglées comme elles l'ont été dans le passé, par les savants et le conseil royal de l'Université, sans y mêler une autorité administrative ou politique. Nous pensons qu'il suffit de la main que, par un ministre responsable, le gouvernement a sur ces objets, pour nous rassurer contre les écarts qui pourraient être commis, car, à la rigueur, si des scandales étaient commis en ce genre, nous pourrons toujours obliger le gouvernement à y porter la main. Nous vous proposons donc d'effacer à ce sujet l'amendement apporté au projet de loi du gouvernement, consistant à déférer au conseil d'État le programme des études, et d'éviter ainsi de donner en 1844 un signe de méfiance à la philosophie.»

--Enfin, une dernière et grave différence entre le projet de la commission de la chambre des députés, le projet primitif du gouvernement et celui de la chambre des pairs, c'est le parti à pendre vis-à-vis des écoles secondaires ecclésiastiques Le projet de M. Villemain et celui du Luxembourg abrogeaient les ordonnances de 1828, et ne mettaient au nombre des candidats que ces établissements, institués pour faire des prêtres, pouvaient présenter au baccalauréat, c'est-à-dire dans le fait fermer pour les carrières civiles, qu'une limite dont l'inconnu était fort difficile à dégager dans l'œuvre du ministre, et qui n'était pas beaucoup plus heureusement déterminée dans celle de la pairie. La commission de la chambre des députés, au contraire, rend lois les ordonnances de 1828, qui imposent trois conditions à l'existence de ces établissements, en prescrivant qu'ils ne pourront contenir que 20,000 jeunes gens; que ces élèves, à quatorze ans, seront tenus de prendre l'habit ecclésiastique, et, enfin, que, sortis de ces écoles, ils ne pourront se présenter aux examens du baccalauréat sans avoir consacré, depuis leur sortie, deux ans, dans leur famille ou dans un établissement de plein exercice, à l'étude de la rhétorique et de la philosophie. Ces ordonnances ne se bornaient pas là. Comme l'argument le plus spécieux qu'on pût faire valoir pour obtenir la faculté d'élever dans les petits séminaires des jeunes gens de toutes les classes, c'est qu'il fallait le profit procuré par les uns pour faire vivre les autres. Le roi Charles X créa, par les mêmes ordonnances, 8,000 bourses, représentant un secours de 1,200,000 fr. Il entendait suppléer ainsi à la ressource dont on privait les petits séminaires. Deux choses étaient advenues depuis; d'une part, les bourses ont été supprimées en 1830; et de l'autre, les petits séminaires ont de nouveau reçu de jeunes gens destinés à tout autre carrière que celle de l'Église. On en a la preuve dans les écoles préparatoires de Paris. Ces écoles, qui préparent les jeunes gens aux écoles militaires, navales, scientifiques et autres, contiennent un grand nombre d'élèves qui ont fait leurs premières classes dans les petits séminaires. Il ne paraît pas que le nombre de 20,000 soit dépassé; mais l'habit ecclésiastique n'est porte presque nulle part, ce qui rend facile l'introduction dans ces écoles d'enfants qui ne sont pas destinés à la prêtrise. La commission demande la stricte exécution des conditions imposées, et propose par contre le rétablissement des bourses.

M. Thiers résume ainsi le travail et les résolutions de la commission;

«Nous réalisons pleinement et entièrement la promesse de l'article 69.

«Nous supprimons l'autorisation préalable, directe ou indirecte.

«Quiconque aura des grades déterminés, et fait un stage de trois ans dans un établissement, c'est-à-dire quiconque aura prouvé sa science et sa vocation, sera instituteur de plein droit, et pourra ouvrir un établissement d'instruction publique. Aucun examen spécial à l'entrée de la carrière ne gênera l'exigence du plein droit, sauf pour les individus qui le voudront ainsi. Ces établissements nouveaux compris dans la grande institution de l'Université, destinés à l'agrandir, à l'éveiller, si elle pouvait s'endormir dans la routine, seront surveillés, contenus, et ramenés sans cesse à l'unité nationale.

«L'Université sera agrandie et non affaiblie, rendue plus capable de soutenir la concurrence.

«L'étendue et des objets de l'enseignement secondaire seront maintenus, sauf les changements résultant lentement de l'expérience et du temps, non des caprices de la politique.

«Les langues anciennes, avec l'histoire, des sciences, la religion et la philosophie, resteront la base de l'enseignement littéraire et moral.

«On ne restreindra ni réglementera les études philosophiques, sauf la surveillance de l'Université, dans l'intérêt des doctrines morales admises par tous les peuples.

«Enfin, les petits séminaires continueront d'être dans l'exception, telle qu'elle a été définie, limitée par les ordonnances de 1828.

«Voilà, messieurs, le fond de nos propositions, nous ne vous avons parlé que des dispositions principales du projet de loi. Le projet vous dira lui-même les dispositions de détail, et la discussion, si elle nous est un jour accorde, vous justifiera plus complètement les grandes et les petites dispositions arrêtées par votre commission...

«L'esprit de notre révolution, dit-il en terminant, veut que la jeunesse soit élevée par nos pareils, par des laïques animés de nos sentiments, animés de l'amour de nos lois. Ces laïques sont-ils des agents d'impiété? Non encore; car, nous le répétons sans cesse, ils ont fait les hommes du siècle présent plus pieux que ceux du siècle dernier. Si le clergé, comme tous les citoyens, sous les mêmes lois, veut concourir à l'éducation, rien de plus juste; mais comme individu, à égalité de conditions et pas» autrement. Le veut-il ainsi? Alors, plus de difficultés entre nous. Veut-il autre chose? Il nous est impossible d'y consentir.

«Qu'adviendrait-il, messieurs, de cette lutte? Rien que le triomphe de la raison, si, vous renfermant dans les limites du bon droit et dans votre force, vous savez attendre et persévérer. L'Église est une grande, une haute, une auguste puissance, mais elle n'est pas dispensée d'avoir le bon droit pour elle. Elle a triomphé de la persécution et des époques antérieures, cela est vrai et cela devait être pour l'honneur de l'Immunité. Elle ne triomphera pas se la raison calme, respectueuse, mais inflexible.»



Les Forçats.

(3e et dernier article.--Voir t. III. pages 299 et 345.)

Après la bastonnade et la remise en couple, la peine disciplinaire la plus dure à laquelle les forçats puissent être condamnes au bagne, c'est l'emprisonnement; les cachots où ils subissent cette peine sont d'étroites cellules toutes semblables à celle que représente notre dessin. Des planches enchâssées dans un cadre de fer, et supportées par des montants de même métal, une couverture, un seau contenant de l'eau, un baquet, en composent l'ameublement. Elles ne reçoivent d'air et de lumière que par un petit trou carré donnant sur un corridor commun; un adjudant veille constamment à l'entrée de ce corridor; la grille près de laquelle il fait sa faction s'appelle le parloir.


        Corridor des cellules.

Les forçats condamnés au cachot sont non-seulement enfermés seuls dans les cellules, mais on les attache à leur lit par une chaîne dont l'autre extrémité est solidement fixée à un de leurs pieds. Pendant toute la durée de leur peine ils n'ont que du pain et de l'eau; tout travail leur est interdit, surtout celui qu'ils pourraient faire pour augmenter leur petit pécule. Et cependant, malgré cet isolement et ce repos forcés, ils sont moins malheureux moins à plaindre que ne le seront un jour à venir les détenus des futures prisons cellulaires, si la chambre des pairs consent à voter dans la session prochaine le projet de loi qu'a voté cette année la chambre des députés. Ils sont seuls, abandonnés à leurs pensées, mais leur cachot n'est pas éloigné de la salle commune, ils entendent sinon ce que disent leurs compagnons de crime et d'infortune, du moins le bruit qu'ils font, ils peuvent même les voir aux heures de leur sortie pour les travaux ou de leur rentrée dans les salles pour le repos de onze heures et pour la nuit. Leur chaîne est si longue qu'elle leur permet de se hisser jusqu'à la fenêtre de leur cellule et de passer leur tête par ce petit trou carré. Cette distraction, la seule dont ils jouissent, est tolérée. A certains moments de la journée, le corridor des cachots, garni de toutes ces têtes curieuses, offre un spectacle étrange aux visiteurs du bagne.

Outre ces cellule» particulières, il y a, au bagne de Toulon, un cachet général qu'on appelle la salle des indisciplinés. Les forçats qui y sont enfermés y restent jour et nuit enchaînés; des gardes-chiourmes, toujours armés de carabines chargées à balle, ne les perdent pas de vue un seul instant, et les contraignent à faire de l'étoupe qui sert à calfeutrer les bâtiments de guerre. On ne les laisse sortir que le matin pendant deux heures, le temps nécessaire pour laver, nettoyer et purifier leur salle.


Intérieur de la cellule.

Vue extérieure de la cellule.


Le Viatique.

Si les forçats valides et bien portants sont assujettis aux plus rudes travaux, soumis au plus sobre de tous les régimes et couchés sur des planches, dès qu'ils sont sérieusement malades, on les conduit à l'hôpital où ils reçoivent tous les secours que réclame leur état, où rien n'est épargné pour leur rendre la santé. Une espèce de robe de chambre en moui rouge, descendant jusqu'aux talons, remplace leur costume.

Ils ont un bon lit, ils mangent de la viande et boivent du vin, quand les ordonnances du docteur le permettent; deux fois par jour, soir et matin, le médecin de la marine leur rend une visite; des infirmiers et des sœurs de charité leur préparent ou leur administrent les remèdes dont ils ont besoin. Enfin la salle de l'hôpital renferme une chapelle. Les malades ont toujours sous les yeux l'image du Sauveur des hommes, ils entendent la messe et les sermons sans quitter leur lit; à toute heure du jour et de la nuit, un prêtre est prêt à écouter leur confession, à les exhorter au courage, à leur promettre le pardon des crimes qu'ils ont expiés par leur châtiment et par leur repentir.

Tous les secours de l'art ont été impuissants, tous les soins inutiles... Les privations, l'âge, les remords ont tari en lui les sources de la vie; ce forçat qui se soutient à peine sur son lit, il va mourir; il n'y a plus d'espoir de le sauver, lui-même sent que sa fin approche.... Avant de quitter le monde, il a éprouvé le besoin de faire à un ministre du Dieu de miséricorde l'aveu de toutes ses fautes passées, d'en solliciter l'absolution; mais il essaie en vain de se lever seul sur son séant, comment aurait-il pu s'approcher de la sainte table pour communier? Son confesseur lui apporte le viatique... c'est à son lit de mort, sous les yeux de ses compagnons émus et recueillis, qu'il recevra de ses mains avec une reconnaissance profonde le sacrement de l'Eucharistie.... Si sa vie fut criminelle, sa mort est sainte..... Le Dieu qu'il implore en expirant ne sera pas insensible à ses prières... Cette pensée consolante adoucit l'amertume de ses derniers instants...

Il se trouve dans tous les bagnes des forçats tellement incorrigibles, ou malheureux qu'ils y commettent des assassinats par vengeance et par cruauté, ou pour mettre fin à une existence qui leur est à charge et dont ils n'ont pas le courage de se débarrasser eux-mêmes. Les arrêts de mort rendus par le tribunal maritime spécial étaient autrefois, comme nous l'avons dit, exécutés dans les vingt-quatre heures; aujourd'hui ils sont soumis préalablement à la ratification royale. Dès que cette ratification arrive au bagne, l'exécution a lieu dans l'intérieur de la cour du bagne, en présence de tous les forçats: ils sont à genoux et tiennent leur bonnet à la main; une force armée considérable est réunie d'avance et placée en front pour empêcher tout mouvement de leur part... C'est la confrérie des Pénitents Gris qui, à Toulon, assiste un forçat condamné à mort à son heure dernière: la veille de l'exécution, elle l'a reçu frère; c'est elle aussi qui se charge de ses funérailles; la justice des hommes satisfaite, elle s'empare du corps, le met dans une bière et l'enterre sans prêtre.

«On a prétendu, dit M. Venoste de Gleizes, que le spectacle effrayant d'une exécution au bagne n'était pas un exemple pour les compagnons de l'homme qui allait ainsi au supplice. On s'est trompé.

On a dit encore que plusieurs d'entre eux présents à l'exécution portaient envie à celui qui mourait devant tous. On s'est encore trompé. Sans doute, en remontant au bagne, on a entendu dire: «Un tel ne souffre plus maintenant!» mais ce n'est pas là porter envie à celui qui vient de mourir, et il n'en est pas moins vrai que l'exemple est terrible et efficace. Nous avons vu des mauvais sujets frappés de stupeur et s'amender, à notre grande surprise. Cela vient de ce que l'homme sent toujours en lui, quelque malheureux qu'il soit, le vif désir de sa conservation, et de ce qu'il ne perd pas l'espoir d'arriver à des jours meilleurs par la voie des remords et du repentir.

«Ce qui confirme encore ce que nous venons de dire, c'est que, dans ce gouffre de misère, de souffrances et de tribulations de toute espèce dont on ne peut se faire une idée exacte lorsqu'on ne l'a pas vu en détail et longtemps, dans cette agglomération de 3,000 hommes malheureux et criminels, il n'y a presque jamais de suicide.

Les corps des forçats qui meurent à l'hôpital du bagne sont transportés à l'hôpital principal de la marine et déposés à l'amphithéâtre pour y servir aux études anatomiques des étudiants en chirurgie. Cette translation se fait sans cérémonie religieuse. Les forçats qui portent le cercueil ne sont pas accouplés, ils ont seulement un anneau de fer à une jambe. Un garde-chiourme les accompagne.


Exécution au Bagne.

Tous les forçats ne meurent pas au bagne. Après avoir passé dans ces prisons un certain nombre d'années, la majorité des condamnés à temps ou même à vie, obtient sa libération; quelques-uns,--c'est le plus petit nombre.--redeviennent honnêtes et gagnent leur vie en travaillant; mais la plupart de leurs compagnons sortent du bagne encore plus corrompus qu'ils n'y étaient entrés. A peine rendus à la liberté, ils commettent de nouveaux crimes, plus grands encore que ceux dont ils viennent de subir la peine, et ils ne vivent que du produit de leurs vols et de leurs assassinats jusqu'à ce que la justice humaine, s'en emparant, les renvoie su bagne ou les condamne au dernier supplice.

La loi nouvelle votée par la Chambre des députes sera-t-elle plus efficace que la législation actuelle? Les pénitenciers cellulaires,--cette abominable invention des philanthropes du dix-neuvième siècle, seront-ils,--sous le rapport de l'amendement des condamnés,--préférables aux bagnes? A l'avenir seul il appartient de résoudre cette grave question.


Transport des forçats morts à l'amphithéâtre.

Toutefois, qu'il nous soit permis, en terminant cet article, d'emprunter les réflexions suivantes au vieil avocat, notre ami Oscar Pinard, qui publie chaque mois dans le Droit des chroniques si spirituelles et si sensées sur la salle des Pas-Perdus.

«Sur quoi repose la loi nouvelle des prisons? sur la nécessité de réprimer les récidives. Il ne peut pas y avoir d'autre raison que celle-là, à moins qu'on ne vienne dire qu'on va dépenser des sommes énormes et inaugurer, dans un siècle de douceur, des pénalités rigoureuses, pour le plus grand honneur de systèmes philosophiques et de théories incertaines. C'est la société qui s'effraie, se cabre, pour ainsi dire, et qui recule sur elle-même, au risque d'écraser, en reculant, quelques bandits qui la menacent.

«Voilà l'idée d'où est née la loi; et si elle est fausse, cette idée, que de regrets ne coûterait-elle pas alors à ceux qui y auraient cédé! Or, voilà un magistrat distingué, M. de Molènes, juge au tribunal de première instance de la Seine, organe du ministère public pendant trente années, qui n'a pas dû contracter dans l'exercice de ses fonctions l'habitude de la mollesse et d'une complaisante facilité, lequel, avec des chiffres, démontre qu'on s'est effrayé trop vite, que la société actuelle a été calomniée et que son état présent ne rend pas nécessaires les systèmes nouveaux dont on l'effraie.

«A combien s'élève le nombre des hommes profondément corrompus, contre lesquels la loi entend déployer tout son appareil de rigueur, ceux que M. de Molènes appelle récidivistes du crime après crimes? A 199.

«Ce magistrat ajoute avec beaucoup de sens:

«Est-ce bien pour parer à de tels résultats que l'on discute aujourd'hui le système cellulaire?

«On veut éviter tout concert dans les prisons (car c'est là l'argument principal) entre les détenus. Mais à leur sortie n'ont-ils pas nécessairement, pour se concerter (beaucoup plus efficacement, puisque c'est avec liberté d'exécution immédiate), les lieux où le crime et la misère rassemblent toujours les dangereuses classes d'hommes?

«Cet essai, fait au moyen de dépenses énormes, ferait revivre la peine de la gêne, (art. 14 et suivants du titre 1er, partie 1re du Code pénal de 1791), c'est-à-dire tiendrait perpétuellement au cachot des condamnés dont la santé suivant les uns, l'intelligence suivant les autres, seraient par là menacées.

Pour tenter infructueusement, en grande partie, tout au moins, de ramener au bien 160 à 200 scélérats, fera-t-on peser la rigueur d'une peine effrayante sur 18,000 condamnés par an?

«N'arriverait-il pas désormais que de grands criminel» iraient jusqu'à l'assassinat, puni de mort, plutôt que de s'arrêter au vol, qui serait puni d'une peine pire, pour eux, que la mort?»



Bulletin bibliographique.

Paul Scarron.--(Revue des Deux-Mondes du 15 juillet 1844.)

La Revue, non pas la Revue de Paris, achevant d'imiter en ce moment le Tasse de Toulon,

Qui mourut in-quarto, puis remourut in-douze,

mais la Revue des Deux Mondes, recueil bien long et bien lourd, qui vit de souscriptions ministérielles, de positions administratives et de suppositions historiques, vient de publier, dans son dernier numéro, une incroyable facétie. Ce n'est point cette fois une diatribe de M L'herminier contre tel écrivain, ancien collaborateur de ce recueil, dont le feu professeur faisait naguère un éloge passionné; c'est une notice historique sur Scarron. L'histoire y est taillée sur le patron du sujet: elle y subit de terribles déviations, de cruelles entorses. Le burlesque y domine aussi. Nous citons:

«..... Nous sommes de ceux qui regrettent que Malherbe soit venu. L'influence de Louis XIV n'a pas toujours été heureuse sur la littérature et les arts de son temps. La perruque du grand roi y domine trop... La poésie avait toujours des habits de gala avec un page pour lui porter la queue, de peur qu'elle ne se prit les pieds dans ses jupes de brocart d'or en montant les escaliers de marbre de Versailles. Louis XIV aimait Charles Lebrun, son premier peintre: un goût royal dont il ne faut pas disputer.»

C'est par antipathie et par réaction contre cet excès fâcheux dont Malherbe fut le point de départ et dont Ronsard et sa tangue charmante furent victimes, que Scarron, au dire de son nouvel historien, se jeta dans le burlesque. Cette assertion l'est prodigieusement, car nous voyons, en lisant Scarron (son biographe aurait, en vérité, bien dû le lire aussi) que «son père le menaça cent fois de le déshériter, parce qu'il lui osait soutenir que Malherbe faisait mieux des vers que Ronsard, et lui prédit qu'il ne ferait jamais fortune, parce qu'il ne lisait pas la Bible et n'était jamais aiguilleté.» (Factum, ou Requête pour Paul Scarron, doyen des malades de France, p. 4.) II est difficile, on le voit, de rencontrer plus exactement le contre-pied de la vérité.

Les seize pages en petit texte de l'Illustration y passeraient, si nous voulions relever toutes les bouffonneries sérieuses, toutes les âneries carnavalesques que renferme cet invraisemblable morceau. En voulez-vous toutefois une ou deux? Scarron naquit à Paris en 1610. Desirez-vous de savoir comment son biographe le fait vivre jusqu'à l'âge de vingt-quatre ans, c'est-à-dire jusqu'en 1634? «Il fréquentait les sociétés galantes et spirituelles du temps; il était bien vu chez Marion Delorme et Ninon de Lenclos, les deux lionnes de l'époque, qui réunissaient chez elles tout ce que la cour et la ville avaient d'illustre et de remarquable, les plus beaux noms et les plus fins esprits: l'épicurisme délicat de Saint-Évremond, les saillies de Chapelle, l'entrain bachique de Bachaumont.» En vérité, à moins que Ninon de Lenclos et Marion Delorme ne prissent les enfants en sevrage ou qu'elles n'eussent ouvert une salle d'asile, nous ne concevons pas trop comment on eût pu rencontrer chez elles avant 1634 Bachaumont, qui, à cette dernière date, ne comptait que dix ans, et Chapelle, qui n'en avait que huit. Voilà pour l'histoire.

Voulez-vous de la géographie? «Le père Scarron, ce conseiller récalcitrant, ne fut pas rappelé de son exil, et mourut entre Amboise et Tours, c'est-à-dire à Loches.» Il paraît que quand l'abonné de la Revue lui donne rendez-vous entre Paris et Versailles, elle va le chercher à Étampes.

Voulez-vous de l'archéologie? «Scarron fut enterré à Saint-Gervais, où, si nous ne nous trompons, son tombeau se voit encore» il est fâcheux que la Revue, pour le mettre à même de s'en assurer, n'ait pas pu payer une omnibus au biographe.


Mémoires de Fléchier sur les Grands Jours tenus à Clermont en 1665-1666, publiés par B. Gonon, bibliothécaire de la ville de Clermont. 1 vol. in-8.--Paris, 1844. Porquet, 1, quai Voltaire.

Ce titre étonne et pique la curiosité publique Quoi! le célèbre évêque de Nîmes a laissé des Mémoires, et personne ne se rappelle les avoir lus ni même en avoir entendu parler? Qu'était-ce en outre que ces Grands Jours tenus à Clermont en 1665-1666, et que Fléchier a essayé de faire connaître à la postérité? Cet ouvrage, qui vient de paraître, est entièrement inédit. Avant de le juger, racontons en deux mots son histoire.

Les Grands Jours étaient des assises extraordinaires tenues par des juges tirés du Parlement, et que le roi envoyait avec des pouvoirs très-étendus dans les provinces éloignées pour juger en dernier ressort toutes les affaires civiles et criminelles, sur appel des juges ordinaires des lieux, et principalement pour informer des crimes de ceux que l'éloignement rendait plus hardis et plus entreprenants. La rareté de ces assises, l'appareil qu'y déployaient les juges, contribuaient à les rendre si importantes et si solennelles, que le peuple leur avait donné le nom de Grands Jours.

Les Grands Jours n'ont été tenus que sept fois en Auvergne:

En 1454, 1484, 1520, à Montferrand;

En 1542, 1546, à Riom;

En 1582 et 1665-1666, à Clermont.

De ces Grands Jours, les plus remarquables par leur durée, par le nombre et la gravité des affaires qui y furent portées, par la qualité des personnes qui y figurèrent, et par le résultat, furent, sans contredit, ceux de 1665-1666.

Les assises extraordinaires durèrent plus de quatre mois, du 26 septembre 1665 au 30 janvier 1666.

«On y porta plus de douze mille plaintes, dit le savant éditeur des Mémoires de Fléchier; une multitude de causes y furent jugées, tant civiles que criminelles. Et, dans ces dernières, qui voit-on sur la sellette des accusés? les personnages les plus considérables du l'Auvergne et des provinces circonvoisines par leur naissance, leur rang, leur fortunes; des juges, des prêtres même!... Et pourtant ces Grands Jours, qui ont amené un changement si prompt, si complet dans les mœurs, qui ont anéanti les derniers vestiges de la puissance féodale, signalé d'une manière si éclatante la fermeté du jeune roi Louis XIV, les historiens, tout préoccupés des sièges et des batailles, les ont à peine mentionnés. Ils sont enregistrés en deux lignes dans l'ouvrage du président Hénault; ils obtiennent jusqu'il dix lignes dans les auteurs qui leur ont consacré le plus d'espace: et Voltaire, dans l'ouvrage spécial qu'il a écrit sur le siècle de Louis XIV, n'en prononce pas même le nom.»

Louis XIV en avait, il est vrai, fait consacrer le souvenir sur le bronze, comme celui d'un grand événement; mais un monument plus précieux de cette époque, les Mémoires de Fléchier, viennent répandre une lumière complète, inattendue, sur cette institution des Grands Jours, sur les Grands Jours d'Auvergne en particulier, et sur les mœurs du dix-septième siècle.

En 1665, Fléchier, âgé de trente-trois ans, déjà prêtre, déjà connu comme prédicateur, vint à Clermont à la suite de M. de Caumartin, conseiller du roi, maître des requêtes, chargé des sceaux près la cour des Grands Jours. Il faisait alors l'éducation du fils de M. de Caumartin. Depuis le jour de son arrivée à Clermont jusqu'à celui de son départ, il écrivit un journal dans lequel il racontait tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait dire.

«Son manuscrit, dit M. Gonod, forme un volume in-4° de 144 pages écrites; l'écriture en est nette et uniforme. Comparée à des autographes de Fléchier, elle ne serait pas de sa main; mais elle remonte certainement au commencement du dix-huitième siècle, sinon plus haut. L'orthographe accuse la même époque, aussi bien que la reliure du volume. Dix feuillets blancs qui précèdent le texte et onze qui le suivent, semblent annoncer de la part de l'auteur l'intention d'y placer une introduction et quelque appendice ou table. Le volume, du reste, ne porte absolument aucune marque de ceux qui l'auraient possédé.

«Récemment acquis de M. Michel, avocat du barreau de Clermont, il faisait partie, avant 1830, de la bibliothèque de M. Tiolier, ancien conseiller à la cour royale de Riom, résidant à Clermont, et qui, depuis soixante ans, recherchait avec passion tout ce qui intéressait l'Auvergne. De quelle manière ce manuscrit était-il tombé entre ses mains, c'est ce qu'il serait impossible aujourd'hui d'établir; mais, quelle que soit son origine, on ne saurait contester que ce ne soit l'ouvrage même dont l'abbé Ducreux fait une longue analyse, avec des citations textuelles, au tome X des Œuvres complètes de Fléchier, qu'il a publiées en 1782.»

Remercions M. Gonod d'avoir fait imprimer ce manuscrit, «un des livres les plus curieux et les plus amusants, a dit avec raison M. Genun, qu'on puisse lire sur le dix-septième siècle. «C'est un double service qu'il a rendu à l'histoire et à la littérature. Sous les rapports historiques, les Mémoires de Fléchier nous font connaître mieux qu'aucun autre ouvrage de cette époque, l'état politique et social d'une province éloignée sous Louis XIV. Au point du vue littéraire, ils resteront comme un des monuments les plus intéressants du grand siècle. En effet, ils ont été composés dix ans après les Provinciales de Pascal, lorsque Corneille avait déjà produit ses chefs-d'œuvre, au moment où Molière faisait représenter son Misanthrope, où Racine préparait ses Plaideurs et son Britannicus, où Boileau publiait ses premières satires.

Quelques citations suffiront pour donner une idée de l'importance et du mérite de cet ouvrage. Nous choisissons au hasard.

«Tous les procès qu'on jugeait ici, dit Fléchier, n'étaient pas plaisants, et s'il s'en trouvait qui divertissaient les juges, il y en avait qui les irritaient et qui attiraient leur sévérité. L'affaire de M. de Veyrac fut une de celles qui méritaient plus de punition. C'était un gentilhomme qui tenait fort bien son rang et qui se faisait craindre dans son voisinage. Il n'y eut qu'un notaire qui, se sentant fort propre à verbaliser, et croyant que la témérité de la noblesse n'irait pas jusqu'à s'en prendre à sa profession, tant à cause du besoin qu'on en a, qu'à cause de la crainte qu'on doit en avoir, se déclara contre lui dans quelque occasion qui se présenta, et eut le courage de faire informer, quelque menace qu'on lui lit, et de témoigner même quelque mépris. Cela parut si étrange à cet honnête homme, qui n'était pas accoutume à souffrir de ces procédures et qui ne voulait avoir affaire ni à la justice ni à ses officiers, qu'il résolut de s'en venger et de faire une action d'éclat. Il assembla donc quelques-uns de ses amis et quelques traîneurs d'épées des villages voisins, et alla assiéger la maison de ce pauvre homme, qui, se voyant réduit à l'extrémité, résista de toutes ses forces, et se fortifia le mieux qu'il put, résolu de vendre chèrement sa vie. On s'étonnera de savoir qu'un homme de cette profession ait eu la hardiesse de soutenir les premières violences d'un gentilhomme, et que n'ayant aucune défense que celle qu'il tirait ordinairement de sa plume et de ses procédures, il ait pris les armes pour repousser ses ennemis. Mais lorsqu'il s'agit d'éviter la mort, tout homme, soit-il notaire, devient soldat, et ces âmes ordinairement paisibles et qui ne savent que la guerre des procès, deviennent terribles lorsque le désespoir les enflamme. Ils sont toujours propres à chicaner, et tournent presque tous les artifices dont ils se suivent contre les parties, contre ceux qui les attaquent par violence il se retrancha donc contre les assauts de l'assiégeant, et se défendit jusqu'à ce qu'on eût forcé la première pinte. Il se refugia dans une chambre, et résolut de faire briser toutes les portes de sa maison avant que de se rendre. Enfin, il menaça d'ouvrir et de tuer le premier qui se présenterait. Mais le gentilhomme, qui ne voulait point hasarder ses gens, ou qui craignait que sa violence, faisant trop d'éclat, n'excitât quelque émotion, crut qu'il était plus à propos de lui offrir composition; de sorte que, traitant avec lui, et lui promettant de lui sauver la vie, il l'obligea de lui ouvrir la porte et de se remettre entre ses mains. Mais il reconnut bientôt la faute qu'il venait de faire, et son ennemi, aussi perfide qu'il était violent, ne se crut pas obligé de tenir la parole qu'il lui avait donnée, et lui tira un coup de pistolet, donna ensuite sa maison au pillage. Cette action parut à la cour tout à fait punissable, et l'auteur fut condamné à des amendes considérables, à la démolition de sa maison et à la perte de sa tête.»

Si les juges du grand roi défendaient la bourgeoisie contre les violences de la noblesse, ils sévissaient en même temps contre les manants qui avaient l'audace de se plaindre de leur condition.

«Comme il se trouve partout de bons ecclésiastiques, on jugea presqu'en même temps un bon curé de village qui, par un zèle extraordinaire, s'était emporté dans ses prônes contre le roi et ses ministres, il avait dit fort sérieusement à ses paroissiens que la France était mal gouvernée; que c'était un royaume tyrannique; qu'il avait lu de si belles choses dans un vieux livre qui parlait de la république romaine, qu'il trouverait à propos de vivre sans dépendance et sans souffrir aucune imposition de tailles; que le peuple n'avait jamais été plus tourmenté, et plusieurs autres choses de fort grande édification, qui lui semblaient, aussi bien qu'à ses auditeurs grossiers, plus agréables que l'Évangile. Ce petit peuple trouva le prône fort bien raisonné ce jour-là, et que c'était une grande vérité que la pensée de vivre sans payer la taille, et furent tous d'avis que le curé avait si bien prêché ce jour-là qu'il s'était surmonté lui-même. Il fut arrête et condamné à un an de bannissement et à quelques réparations.»

Un dernier extrait d'un tout autre caractère, c'est un épisode d'une excursion entreprise par Fléchier aux eaux du Vichy. Le futur évêque de Nîmes raconte dans ses mémoires une foule d'aventures galantes qui feraient rougir plus d'une belle lectrice. Mais nous ne voulons pas les exposer ici à un semblable désagrément.

«Environ ce temps, un capucin qui n'avait point la barbe si vénérable que les autres, et qui se piquait d'être un peu plus du monde que ses confrères, ayant ouï parler de moi, et sachant que j'avais prêté quelques livres de poésies, se souvint d'avoir vu mon nom au bas d'une ode ou d'une élégie, et d'avoir vu quelqu'un à Bourbon qui se disait de mes amis; car le bon père va de bain en bain et se croit appelé de Dieu pour consoler les dames malades qui prennent les eaux, il ne manqua pas de me faire compliment et de me traiter de bel esprit, et sa bonté passa jusqu'à dire partout que j'étais poète. Faire des vers et venir de Paris, ce sont deux choses qui donnent bien de la réputation dans ces lieux éloignés, et c'est là le comble de l'honneur d'un homme d'esprit. Le bruit de ma poésie fit un grand éclat, et m'attira deux ou trois précieuses languissantes, qui recherchèrent mon amitié, et qui crurent qu'elles passeraient pour savantes, dès qu'on les aurait vues avec moi, et que le bel esprit se prenait ainsi par contagion.

«L'une était d'une taille qui approchait un peu de celle des anciens géants, et son visage n'étant point proportionne à sa taille, elle avait la figure d'une laide amazone; l'autre était, au contraire, fort petite, et son visage était si couvert de mouches, que je ne pus juger autre chose, sinon qu'elle avait un nez et des yeux. Je pris garde même qu'elle était un peu boiteuse, et surtout je remarquai que l'une et l'autre dr croyaient belles. Les deux figures me firent peur, et je les pris pour deux mauvais anges qui tâchaient de se déguiser en anges de lumière; je me rassurai le mieux que je pus, et ne sachant encore comment leur parler, j'attendis leur compliment de pied ferme.

«La petite, comme plus âgée, et de plus mariée, s'adressa à moi. «Ayant de si beaux livres que vous avez, me dit-elle, et en faisant d'aussi beaux vers que vous en faites, comme nous a dit le révérend père Raphaël, il est probable, monsieur, que vous tenez dans Paris un des premiers rangs parmi les beaux esprits, et que vous êtes sur le pied de ne céder à aucun de messieurs de l'Académie. C'est, monsieur, ce qui nous a obligées de venir vous témoigner l'estime que nous faisons de vous. Nous avons si peu de gens polis et bien tournés dans ce pays barbare, que lorsqu'il en vient quelqu'un de la cour et du grand monde, on ne saurait assez le considérer.

«--Pour moi, reprit la grande jeune, quelque indifférente et quelque froide que je paraisse, j'ai toujours aimé l'esprit avec passion, et, ayant toujours trouvé que les abbés en ont plus que les autres, j'ai toujours senti une inclination particulière à les honorer.»

«Je leur répondis avec un peu d'embarras que j'étais le plus confus du monde; que je ne méritais ni la réputation que le bon père m'avait donnée, ni la bonne opinion qu'elles avaient eue de moi; que j'étais pourtant très-satisfait de la bonté qu'il avait eue de me flatter, et de celle qu'elles avaient de le croire, puisque cela me donnait occasion de connaître deux aimantes personnes qui devaient avoir de l'esprit infiniment, puisqu'elles le cherchaient en d'autres.

«Après ces mots, elles s'approchèrent de ma table, et me prièrent de les excuser si elles avaient la curiosité d'ouvrir quelques livres qu'elles voyaient; que c'était une curiosité invincible pour elles. Parmi tous les livres de poésie, elles y trouvèrent la traduction de l'Art d'Aimer d'Ovide, par Nicole. Je ne sais si le titre leur en plut, et si elles espéraient y pouvoir apprendre quelque chose; mais elles me prièrent de leur prêter cet ouvrage, qu'elles avaient tant ouï estimer dans l'original. Je leur prêtai donc l'Art d'Aimer; je leur eusse bien voulu donner encore celui de se rendre aimables.»

A en juger par l'esprit fin et de bon goût dont il fait preuve à chaque page de ses Mémoires, Fléchier devait posséder au plus haut degré cet art qu'il désirait de pouvoir donner à ces deux précieuses languissantes qui se croyaient belles. Aussi fut-il de toutes les fêtes données à Clermont pendant les Grands Jours; il alla même à la comédie, n'étant pas de ceux qui en sont ennemis jurés; et à une représentation, il fit la remarque suivante:

«Messieurs des Grands Jours jouent des personnages bien différents dans cette ville: ils font dresser des échafauds pour les exécutions, ils font dresser des théâtres pour leurs divertissements; ils font le matin des tragédies dans le palais, et viennent entendre l'après-dînée les farces dans le jeu de paume; ils font pleurer bien des familles, et veulent après qu'on les fasse rire; et, comme si la judicature était attachée à leur robe, ils dépouillent toute leur sévérité en la dépouillant, et ne se font plus craindre lorsqu'ils sont habillés de court. Ils voient pourtant dans la représentation du théâtre, une partie de ce qu'ils voient en instruisant les procès, c'est-à-dire des tyrans qui ont opprimé les faibles, des amants qui ont fait mourir leurs rivaux indignement, des femmes qui ont donné ou qui ont reçu du poison de leurs maris, et cent autres passions dont on se plaint dans la province et dont on se rit dans le tripot, qui peuvent pourtant servir pour exciter à la justice, parce qu'on les représente toujours punies.»


Histoire d'Angleterre, par le docteur John Lingard, traduite par M. Léon de Wailly. 6 vol. à 3 fr. 50 c.--

Bibliothèque Charpentier.

L'histoire du docteur John Lingard a obtenu en Angleterre un très-grand succès. Les applaudissements de la foule, les ovations de la chaire, les citations de la tribune, enfin l'approbation moins bruyante des érudits et des penseurs, rien n'y a manqué, et ce minutieux inventaire des annales de la Grande-Bretagne est désormais placé, de l'autre côte du détroit, au nombre des livres consacrés. S'il fallait en croire beaucoup de ses compatriotes, le docteur Lingard aurait effacé Hume. Toujours est-il que son ouvrage a enlevé à celui du l'historien du dix-huitième siècle le monopole des adorations et des suffrages A quoi cela tient-il? D'abord au contraste et à la nouveauté. Hume très-sceptique; Lingard a une foi; il a la passion des choses, tandis que son devancier n'a guère que celle des idées de son temps. Les parallèles sont peu de notre goût; nous devons dire néanmoins en quoi Hume et Lingard se ressemblent, et ce qui leur a fait, dans des voies contraires, un égal succès. Tous les deux, ils ont écrit un plaidoyer, où l'historien contemporain met les apparences et les vraisemblances de son côté, parce qu'il a beaucoup plus d'exactitude que sou devancier, aux yeux de John Bull, le docteur a encore un fort grand mérite, il est plus Anglais que Hume, et sacrifie beaucoup moins que lui à la dresse Raison, qui a dicté tant de choses déraisonnables en histoire. Inventaire à la fois et plaidoyer, tantôt raisonneur et tantôt passionné, narrateur et dogmatique, rarement diffus, et presque toujours intéressant, on comprend comment et pourquoi le docteur Lingard a pu conquérir des suffrages très-divers. Une traduction déjà ancienne l'avait fait connaître en France, travail estimable, mais qui a paru dans le formai in-8º, format coûteux, et qui a le tort de faire ressortir d'une manière trop sensible le seul défaut, à nos yeux, de l'original, celui d'en dire trop; car, ainsi que l'a dit un éloquent écrivain de nos jours, la vie humaine est un procès dont tous les détails nous intéressent, mais qu'il faut abréger pour l'avenir.

Le service d'abréviation, M. Léon de Wailly l'a rendu, autant qu'il était possible, au docteur Lingard; sa nouvelle traduction, sans rien omettre ni dissimuler de l'original, est concise, élégante, rapide, et d'une fidélité irréprochable. C'est assurément une des meilleures publications de la bibliothèque Charpentier.



Nouvel Éclairage au gaz.

Depuis quelques soirs la place du Carrousel est éclairée au gaz par un nouvel appareil importé d'Angleterre. Lorsqu'on commença à construire la colonne que représente notre dessin, et au sommet de laquelle se trouve placé l'appareil, divers journaux publièrent une foule de détails aussi inexacts qu'ingénieux. Selon les uns, il s'agissait d'électricité et de galvanisme. A en croire les autres Paris entier allait être illuminé par une immense gerbe de feu. Les renseignements que nous avons pris nous permettent de rectifier ces erreurs; l'expérience qui vient d'avoir lieu est faite, aux frais de la ville de Paris, par M. Auguste Juge, et M. Richardson, propriétaire du brevet d'importation du bude-light en France. L'invention consiste simplement dans la réunion de plusieurs becs de gaz en un seul faisceau de lumière. Nous ne pouvons pas nous prononcer encore sur ses avantages ou ses inconvénients. Sans doute le milieu de la place du Carrousel est mieux éclairé par ce bec unique qu'il ne l'était par plusieurs becs séparés, mais le foyer est tellement éclatant qu'il éblouit les yeux des passants, et, au delà d'une certaine limite, l'obscurité parait si grande qu'on a peine à distinguer les objets éclairés par les becs ordinaires.




Père Giboteau, si vous me faites l'injure de douter de ma
probité, je vous fais un bon sur ma caisse.



Correspondance.

A un abonné.--Vous voulez une réponse: celle que vous indiquez dans votre lettre n'est pas polie; nous l'eussions faite autrement. Puisque vous vous en contentez, nous le voulons bien. «Nous n'anons pas besoin, etc.»

A M. F.--Nous vous remercions; le premier surtout est excellent.

A M...--Cette dame est curieuse, en effet; mais elle est aussi un peu incrédule. Montrez-lui cette réponse en lui rappelant sa question.

A M. S. P., à Rouen.--Si vous voulez savoir l'histoire de M. B., adressez-vous à lui-même; nous ne savons rien de lui, sinon qu'il est Savoyard. Cela vous suffira peut être.

A M. E. S., à Sancerre.--Il y a toujours quelque chose d'utile dans ces communications, même lorsqu'elles ne peuvent pas servir intégralement; d'ailleurs, nous avons l'embarras du choix.

A M. d'A.--Mille remerciements. Nous ne pouvons suivre votre conseil; nous vous en dirions les raisons: il ne nous convient pas de les écrire. Quant à l'autre proposition, l'exécution en serait compliquée, et d'ailleurs la pensée est séditieuse.

A M. de Q., à Bruxelles.--Nous avons reçu les dessins: ils sont remis au graveur.

A M. Louis Poussard, à Turin.--Ne prenez pas cette peine; nous en recevons de France d'aussi mauvais que le vôtre, mais le port est moins cher.




Cavalerie légère.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

L'empire de la mode s'étend sur tout.