Title: La Bataille
Author: Claude Farrère
Illustrator: Charles Fouqueray
Release date: October 14, 2015 [eBook #50208]
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier.
ILLUSTRATIONS DE CHARLES FOUQUERAY
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
CE LIVRE EST RESPECTUEUSEMENT DÉDIÉ A MES CAMARADES LES OFFICIERS DE MARINE FRANÇAIS.
Je n'aime pas la mode, un peu vaniteuse, des préfaces qu'on se fait à soi-même. Un roman nouveau n'est pas un si gros personnage qu'il faille le présenter au public selon toutes les règles du protocole. Encore, si la présentation servait de quelque chose! Mais de quoi? Un livre vaut ce qu'il vaut, et tous les avant-propos du monde n'y changeront rien. En sorte que, tout bien pesé, l'auteur est sage qui s'abstient d'explications préliminaires, pour le moins superflues. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'intentions; il s'agit de faits; de résultats. Ce qu'a voulu dire l'écrivain n'importe pas. Ce qu'il a dit,—ce qu'il a écrit,—compte exclusivement. Or, le public sait lire. Et, à ses yeux, la meilleure de toutes les préfaces, la plus claire et la plus complète, sera toujours le livre lui-même.
Cela posé, voici néanmoins une préface. Je sens fort bien qu'elle est ridicule. Mais, je sens aussi qu'elle est, par extraordinaire, utile, indispensable peut-être.
C'est qu'en effet, le livre que j'offre aujourd'hui au public n'est pas un livre nouveau. Une édition populaire en a déjà paru, voilà deux ans, à peu près. Et cette première édition, je le constate avec plaisir et sans vaine modestie, obtint un succès assez général en France et même à l'étranger.
Or, on s'en souvient peut-être encore et ceux qui voudront bien feuilleter cette nouvelle édition s'en apercevront dès le premier chapitre, La Bataille est à peine un roman dans le vieux sens du mot. La fiction n'y tient guère de place, et la fantaisie à peine davantage. L'histoire et la politique, par contre, y sont chez elles. En outre, un sinologue voulut bien discuter la vraisemblance des calembours chinois, dont certains de mes dialogues sont fleuris. Et un amiral anglais me félicita d'avoir écrit, disait-il, «un très bon essai sur le tir de combat d'une escadre». Tout cela m'oblige à admettre que force gens, et non des moindres, ont fait à mon livre l'honneur très rare de le lire plus attentivement qu'on ne lit d'ordinaire un roman et d'attribuer quelque valeur documentaire aux affirmations historiques et scientifiques qui s'y rencontrent. Auquel cas, me voilà bien forcé de m'expliquer brièvement là-dessus: car je ne puis accepter que, par ma faute, des opinions erronées aient pris naissance et conservent crédit parmi des lecteurs trop littéralement confiants. Je ne puis surtout accepter que, par ma faute encore, des nations amies de la France et chez qui mon livre a trouvé des lecteurs curieux, ne soient pas persuadées, comme elles doivent l'être, de la haute estime et de la juste admiration que j'ai toujours eues pour leurs rares vertus, guerrières et pacifiques, et pour le splendide monument d'art et de civilisation que leur ont légué leurs ancêtres.
Je m'explique donc. Au surplus l'explication sera courte.
En ce qui concerne la partie purement historique et technique de La Bataille, c'est-à-dire les événements de la guerre russo-japonaise, compris entre les deux dates du 21 avril 1905 et 29 mai de la même année, aucun détail du récit n'est, je crois, inexact. Quelques menues erreurs qui s'étaient glissées dans la première édition ont été rectifiées. Et je saisis cette occasion de remercier très respectueusement et cordialement les nombreux officiers de marine qui ont bien voulu me prêter leur concours dans cette partie de ma tâche, aux premiers rangs desquels je tiens à nommer le vice-amiral Germinet, les capitaines de vaisseau Daveluy et Mercier de Lostende, le capitaine de frégate Ricquer, le lieutenant de vaisseau Vandier. En ce qui concerne les détails exotiques—traits de mœurs, descriptions des êtres et des choses, conversations et causeries—je ne crois pas non plus m'être souvent trompé. Je n'ai jamais parlé que de ce que j'avais vu, vu de mes yeux. Et j'ai en outre contrôlé chacun de mes souvenirs par des témoignages compétents. Je prie notamment le lieutenant de vaisseau Martinie, attaché naval de France à Tôkiô, d'accepter ici l'hommage de ma vive gratitude pour sa collaboration, non moins éclairée qu'amicale. Mes dialogues chinois et japonais, enfin, ne sont guère autre chose qu'une mosaïque de textes anciens ou modernes, littéraires ou populaires, tous bien authentiques, et dont j'ai vérifié moi-même la traduction française. Mais cela dit, il me faut aborder le chapitre des restrictions.
Dans La Bataille, toute une part de la fiction romanesque présente un intérêt, si j'ose dire, symbolique. Et la vérité littérale de cette fiction s'en trouve naturellement altérée.
Par exemple, les trois personnages japonais les plus importants,—le marquis Yorisaka, la marquise Mitsouko et le vicomte Hirata,—sont beaucoup moins des portraits en quelque sorte photographiques que des peintures très générales, brossées à la ressemblance approximative de toute une caste japonaise dont les traits essentiels ont seuls été choisis, et grossis, pour rendre le tableau mieux perceptible aux yeux européens. Veut-on que je précise? Eh bien! pour ne citer qu'un fait ou deux, je suis tout à fait persuadé que jamais aucune marquise nipponne n'accorda ses faveurs dernières à aucun officier britannique, non plus que nul lieutenant de vaisseau japonais ne s'ouvrit le ventre au soir de la glorieuse victoire du 27 mai 1905.—Mais je suis tout à fait persuadé aussi que, pour vaincre vraiment la Russie et l'Europe tous les hommes et toutes les femmes de l'empire étaient prêts à sacrifier mille et dix mille choses chères, y compris leur honneur d'homme et leur vertu de femme, quittes à laver ensuite de si glorieuses taches dans tout le sang d'un corps éventré. C'est cela que j'ai voulu dire. Rien de plus, ni rien de moins.
Et maintenant que je l'ai dit, ma préface est finie.
C. F.
Paris, ce 10 mouharem 1329.
[Méng tzéu iue: «Où wéi wênn wàng ki, éul tchéng jênn tchè iè; houang jou ki i tchèng t'ien hià tchè hôu.»] |
(Mencius dit: «Je n'ai jamais entendu dire que quelqu'un eût réformé l'Empire en se déformant soi-même; encore moins, qu'il eût réformé l'Empire en se déshonorant soi-même.») |
孟孑日 |
—Catherine, Catherine!... Lis-moi l'histoire de Brutus!...
Alfred de Musset.
Devant une clôture de bambou très haute qui bordait le côté gauche du chemin, le kourouma s'arrêta net, et le kouroumaya, l'homme-coureur,—cheval et cocher tout ensemble,—baissa les brancards légers jusqu'au sol.
Felze,—Jean-François Felze, de l'institut de France,—mit pied à terre.
—Yorisaka koshakou?[1]—questionna-t-il, point trop sûr d'avoir été compris quand, tout à l'heure, avant de monter en voiture, il avait bredouillé, dans son japonais petit nègre, l'adresse apprise par cœur: «Chez le marquis Yorisaka, en sa villa du coteau des Cigognes, près le grand temple d'O-Souwa, au-dessus de Nagasaki...»
Mais le kouroumaya se prosterna dans un salut d'extrême respect.
—Sayo dégosaïmas![2]—affirma-t-il.
Et Felze, reconnaissant la conjugaison très polie, dont on n'use pas toujours avec les Barbares, se souvint de la vénération persistante que le Japon moderne garde à son aristocratie d'autrefois. Il n'y a plus de daïmio; mais leurs fils, les princes, les marquis et les comtes, ont conservé, intact, le féodal prestige.
Cependant, Jean-François Felze avait frappé à la porte de la villa. Une servante nipponne, bien attifée d'une robe à grosse ceinture, ouvrit et correctement, tomba presque à quatre pattes devant le visiteur.
—Yorisaka koshakou foudjin?—dit cette fois Felze, demandant, non plus le marquis, mais la marquise.
A quoi la servante répondit par une phrase que Felze ne comprit point, mais dont le sens correspondait évidemment à la formule occidentale: «Madame reçoit.»
Jean-François Felze tendit sa carte et suivit à travers la cour la Japonaise trotte-menu.
Elle était à peu près carrée, cette cour, quoique pourtant moins profonde que large; et l'on y marchait sur un gravier de tout petits galets noirs, nets et brillants comme des billes de marbre. Felze, étonné, se baissa pour en ramasser un:
—Ma parole!—murmura-t-il dans sa moustache, en faisant retomber le caillou,—c'est à croire qu'on les lave tous chaque matin au savon et à l'eau chaude!...
La maison de bois, large et basse, appuyait sa véranda sur de simples troncs polis. Entre deux de ces colonnes rustiques, au sommet d'un petit perron, la porte s'ouvrait, et, dès le seuil, les nattes étalaient leur blancheur sans tache.
Felze, instruit des usages, entreprit d'ôter ses chaussures. Mais la servante, déjà reprosternée, front contre terre, respectueusement l'en empêcha.
—Ah bah!—murmura Felze étonné:—on garde ses souliers, chez une marquise japonaise?
Vaguement déçu dans ses goûts d'exotisme, il se résigna à n'ôter que son chapeau, un feutre clair, à bords immenses, qui coiffait à la Van Dyck sa tête de vieil homme impénitent, sa tête enthousiaste, quoique grise, d'artiste véritable, devenu illustre, resté rapin.
Et Jean-François Felze, tête nue et pieds chaussés, pénétra dans le salon de la marquise Yorisaka.
... Un boudoir de Parisienne, très élégant, très à la mode, et qui eût été banal à souhait, partout ailleurs qu'à trois mille lieues de la plaine Monceau. Rien n'y décelait le Japon. Les nattes elles-mêmes, les tatami nationaux, épais et moelleux plus qu'aucun, tapis au monde, avaient cédé la place à des carpettes de haute laine. Les murs étaient vêtus de tapisseries pompadour, et les fenêtres,—des fenêtres à vitres de verre!—drapées de rideaux en damas. Des chaises, des fauteuils, une bergère, un sopha remplaçaient les classiques carreaux de paille de riz ou de velours sombre. Un grand piano d'Erard encombrait tout un angle; et, face à la porte d'entrée, une glace Louis XV s'étonnait, sans nul doute, d'avoir à refléter des frimousses jaunes de mousmés, et non plus des minois de fillettes françaises.
Pour la troisième fois, la petite servante exécuta sa révérence à quatre pattes, et puis s'en fut, laissant Felze seul.
Felze avança de deux pas, regarda à droite, regarda à gauche, et, violemment jura:
—Dieu de Dieu! C'est bien la peine d'être les fils d'Hok'saï et d'Outamaro, les petits-fils du grand Sesshou!... la race qui enfanta Nikkô et Kiôto, la race géniale qui couvrit de palais et de temples la terre brute des Aïnos, en créant de toutes pièces une architecture, une sculpture, une peinture neuves!... C'est bien la peine d'avoir eu cette chance unique de vivre dix siècles dans l'isolement le plus splendide, hors de toutes les influences despotiques qui ont châtré notre originalité occidentale, libres du joug égyptien, libres du joug hellénique! C'est bien la peine d'avoir eu la Chine impénétrable comme rempart contre l'Europe, et K'òung tzèu comme chien de garde contre Platon!... Oui, bien la peine!... pour trébucher au bout de la carrière, dans les plagiats et les singeries, pour finir ici, dans cette cage faite exprès pour les pires perruches de Paris ou de Londres, voire de New-York ou de Chicago...
Il s'interrompit net. Une idée, tout à coup, lui traversait la tête. Il s'approcha d'une fenêtre, écarta le rideau...
Et il vit à travers la vitre, sous ses pieds, un jardin japonais.
Un vrai jardin japonais: un carré minuscule, long de dix mètres, large de quinze, que trois murs très hauts pressaient contre la maison; mais un carré véritablement symbolique, où l'on apercevait des montagnes et des plaines, des forêts, une cascade, un torrent, des cavernes et un lac;—tout cela, bien entendu, en miniature. Les arbres étaient, par conséquent, de ces cèdres nains, hauts comme des épis, que le Japon seul sait racornir comme il faut, ou de minuscules cerisiers, fleuris d'ailleurs comme l'exigeait la saison, puisqu'on était au 15 avril; les monts étaient des taupinières savamment grimées en sierras abruptes; et le lac, un bocal à poissons rouges, serti, pour la vraisemblance, de rives pittoresques, verdoyantes ou rocheuses.
Felze, stupéfait, écarquilla les yeux. En lui, toutefois, le peintre parla d'abord:
—Pas étonnant qu'avec des jardinets pareils, ces gens-là, si prodigieux par le dessin et par la couleur, aient toujours déraillé dans une perspective de pure fantaisie!
Il considérait la silhouette baroque des tout petits rochers et des tout petits arbres, aperçus de haut, en raccourci.
Mais bientôt, il haussa les épaules. Ce jardin, peuh! cela ne comptait guère. Même, en y réfléchissant, ça n'avait pas l'air vrai, cette chose trop menue, séparée du monde extérieur, séparée du monde réel et vivant qui s'épanouissait alentour... Et c'était comme un simulacre, une ombre du Japon de jadis, aboli, proscrit par la volonté des Japonais d'à présent...
Tout de même, quand on regardait par-dessus les murs, et par-dessus la campagne environnante, quand on descendait d'un coup d'œil la pente du coteau des Cigognes pour admirer toute la vue lointaine, toutes les collines splendidement parées de leurs camphriers verts et de leurs cerisiers neigeux, tous les temples au sommet des collines, tous les villages à leurs flancs, et la ville au bord du fiord, la ville brune et bleuâtre dont les maisons innombrables fuyaient le long du rivage jusqu'à l'horizon flou du dernier cap, oh! alors on ne trouvait plus que le Japon de jadis fût aboli ni proscrit ... car la ville, et les villages, et les temples, et les collines portaient ineffaçable la marque ancienne, et ressemblaient toujours, ressemblaient à s'y méprendre, à quelque vieille estampe du temps des vieux Shôgouns, à quelque kakemono minutieux, où le pinceau d'un artiste mort depuis plusieurs siècles aurait éternisé les merveilles d'une capitale des Hôjô ou des Ashikaga...
Felze, silencieux, considéra longtemps le paysage, puis se retourna vers le boudoir. Le contraste heurtait brutalement les yeux. De part et d'autre de la vitre, c'était l'Extrême Asie, encore indomptée, et l'Extrême Europe, envahissante, face à face.
—Hum!—pensa Felze:—ce ne sont peut-être pas les soldats de Liniévitch, ni les vaisseaux de Rodjestvensky, qui menacent tout de bon, à cette heure, la civilisation japonaise ... mais plutôt ceci ... l'invasion pacifique ... le péril blanc...
Il allait faire du lieu commun à rebours. Une voix très menue, chantante et bizarre, mais douce, et qui parlait français sans aucun accent, l'interrompit:
—Oh! cher maître!... Comme je suis confuse de vous avoir fait attendre si longtemps!...
La marquise Yorisaka entrait, et tendait sa main à baiser.
[1] Le marquis Yorisaka
[2] Ainsi honorablement c'est (Oui).
Jean-François Felze se piquait d'être philosophe. Et peut-être l'était-il en vérité, autant du moins qu'un homme d'Occident peut l'être. Par exemple, c'était sans le moindre effort qu'il adoptait, au cours de ses promenades par le monde, les usages, les mœurs, voire les costumes des peuples qu'il visitait... Tout à l'heure, à la porte de la maison, il avait voulu se déchausser, selon la politesse nipponne. Mais à présent, dans ce salon français, où résonnaient des paroles françaises, l'exotisme, évidemment, n'était plus de mise.
Jean-François Felze s'inclina donc comme il eût fait à Paris, et baisa la main qu'on lui offrait.
Puis, de ses yeux de peintre, prompts et perçants, il examina son hôtesse.
La marquise Yorisaka portait une robe de Doucet, de Callot ou de Worth. Et cela s'imposait aux regards d'abord, parce que cette robe, gracieuse, bien faite, seyante même, mais conçue, imaginée, inventée par un Européen, pour des Européennes, prenait, autour d'une Japonaise frêle et fluette, une importance et un volume extraordinaires,—à la façon d'un très large cadre de bois doré autour d'une aquarelle grande comme la main.—Pour comble, la marquise Yorisaka était coiffée à l'inverse de la tradition: point de coques lustrées, ni de larges bandeaux enveloppant tout le visage; mais un chignon allongé, qui tirait en arrière toute la chevelure; en sorte que la tête, découronnée du classique turban couleur d'ébène, apparaissait minuscule et ronde, comme sont les têtes de poupées.
Jolie?... Felze, peintre amoureux de la beauté des femmes, se posa la question avec une sorte d'anxiété. Jolie, la marquise Yorisaka?... Un Occidental l'eût plutôt déclarée laide à cause de ses yeux trop étroits et tirés vers les tempes au point de ressembler à deux longues fentes obliques;—à cause de son cou trop grêle;—à cause de l'étendue blanche et rose de ses joues trop grandes, fardées et poudrées au delà du possible. Mais pour un homme du Nippon, la marquise Yorisaka devait être belle. Et n'importe où, en Europe aussi bien qu'en Asie, on eût subi le charme étrange, à la fois dédaigneux et câlin, puéril et hiératique, qui se dégageait mystérieusement de ce petit être aux gestes lents, au front pensif, à la moue mignarde, qu'on pouvait prendre alternativement pour une idole ou pour un bibelot.
—Lequel des deux?—pensa Felze.
Il avait baisé la menotte douce comme un joujou d'ivoire jaune. Et, refusant de s'asseoir le premier:
—Madame,—dit-il,—je vous supplie de ne point vous excuser... Je n'ai pas même attendu le temps d'admirer à mon aise votre salon et votre jardin...
La marquise Yorisaka leva la main, comme pour parer le compliment:
—Oh! cher maître!... Vous raillez, vous raillez!... Nos pauvres jardins sont tellement ridicules, et nous le savons si bien!... Quant au salon, c'est à mon mari que va votre louange: c'est lui qui a meublé toute la villa, avant de m'y faire venir... Car, vous le savez, nous ne sommes pas ici chez nous: notre home est à Tôkiô... Mais Tôkiô est si loin de Sasebo que les officiers de marine ne peuvent guère y aller en permission... Alors...
—Ah?—dit Felze,—le marquis Yorisaka est en service à Sasebo?
—Mais oui... Il ne vous l'a pas dit, hier?... quand il est allé vous rendre visite, à bord de l'Yseult?... Son cuirassé est en réparation dans l'arsenal... Du moins, je le crois... Car ce ne sont pas là des choses qu'on raconte aux femmes... Mais, à propos d'hier, je ne vous ai pas encore remercié, cher maître!... C'est vraiment trop aimable à vous d'avoir accepté de faire ce portrait... Nous sentions si bien l'inconvenance d'aller vous relancer jusque sur ce yacht où vous n'êtes pas tout à fait chez vous... Mon mari osait à peine... Et quel portrait!... le portrait d'une petite personne comme moi, par un maître comme vous!... Je vais être abominablement fière! Songez! Vous n'avez sûrement jamais peint de Japonaise, n'est-ce pas? jamais jusqu'à présent? Alors je vais être la première femme de l'Empire qui aura son portrait signé de Jean-François Felze!...
Elle battit des mains, comme un bébé. Puis soudain grave:
—Surtout, je suis très joyeuse de penser que, grâce à vous, mon mari pourra, en quelque sorte, m'avoir auprès de lui, dans sa chambre d'officier, à bord de son navire... Un portrait, n'est-ce pas, c'est presque un double de soi-même... Ainsi, un double de moi va s'en aller là-bas, sur la mer, et peut-être même assister à des batailles, puisqu'on annonce que la flotte russe a passé samedi dernier devant Singapore...
—Mon Dieu!—dit Felze en riant.—Voilà donc un portrait qu'il va falloir traiter dans le style héroïque!... Mais je ne savais pas que le marquis Yorisaka dût retourner si vite sur le théâtre de la guerre... Et je comprends alors d'autant mieux son désir d'emporter avec lui, comme vous dites si bien, un double de vous...
La bouche menue, peinte d'un carmin foncé qui la rétrécissait encore, s'entr'ouvrit pour un léger rire assez inattendu, très japonais:
—Oh! je sais bien que c'est un désir un peu extraordinaire... Au Japon, la mode n'est pas d'avoir l'air amoureux de sa femme... Mais le marquis et moi, nous avons vécu si longtemps en Europe que nous sommes devenus tout à fait Occidentaux...
—C'est vrai,—dit Felze,—je me souviens à merveille: le marquis Yorisaka a été attaché naval à Paris...
—Pendant quatre ans!... les quatre premières années de notre mariage... Nous ne sommes revenus qu'à la fin de l'avant-dernier automne, juste pour la déclaration de guerre ... j'étais encore à Paris pour le Salon de 1903 ... et j'ai tellement admiré, à ce Salon-là, votre «Aziyadé»!...
Felze salua, imperceptiblement railleur:
—C'est en regardant cette Aziyadé, que vous avez eu envie d'avoir votre portrait de ma main?
Le rire japonais reparut sur la petite bouche fardée, mais, cette fois, il s'acheva en une moue parisienne:
—Oh! cher maître!... Vous vous moquez encore!... Naturellement non, je ne voudrais pas ressembler à cette jolie sauvagesse que vous avez peinte dans son costume extraordinaire, et pleurant comme une folle avec des yeux fixes qui regardent on ne sait où...
—Qui regardent vers une porte par où quelqu'un est parti...
—Ah?... Enfin, ce n'est pas un portrait!... Mais j'ai vu aussi vos portraits ... celui de Mme Mary Garden, celui de la duchesse de Versailles, et surtout celui de la belle Mrs. Hockley...
—Ah?... surtout celui-là?
—Oui... Oh! je ne prévoyais naturellement pas alors que je vous verrais un jour arriver à Nagasaki, sur le yacht de cette dame... Mais son portrait était tellement bien! Je l'ai préféré à tous les autres à cause de la merveilleuse robe. Vous vous rappelez, cher maître? une robe princesse, toute de velours noir, avec le haut du corsage en point d'Angleterre sur transparent de satin ivoire!... Tenez!... c'est en pensant à la robe de Mrs. Hockley, que je me suis fait faire cette robe-ci et que je l'ai choisie pour poser...
Felze arqua les sourcils:
—Pour poser? Vous voulez poser dans cette robe-ci?
—Mais oui?... Elle ne va pas?...
—Elle va le mieux du monde... Mais je me figurais que, pour un portrait d'intimité, vous ne choisiriez pas une toilette de ville. Surtout lorsqu'il s'agit moins d'un vrai portrait que d'une pochade... Nous n'avons qu'une quinzaine de jours au plus, n'est-ce pas?... N'aimeriez-vous pas être peinte dans le délicieux costume de vos grand'mères, dans un de ces kimonos blasonnés à vos armes, que toutes nos jolies Parisiennes commencent à vous emprunter aujourd'hui?...
Un regard singulier glissa par la fente mince des paupières quasi fermées:
—Oh! cher maître!... Vous êtes trop indulgent pour nos vieilles modes... Mais c'est très rare que je reprenne encore le costume de nos grand'mères, comme vous dites ... très rare, oui!... Et alors ... vous comprenez, cela ne plairait certainement pas à mon mari, d'avoir mon image habillée de ce costume qu'il connaît à peine ... qu'il connaît à peine et qu'il n'aime pas... Nous sommes tout à fait, tout à fait Occidentaux, le marquis et moi...
—Très bien!—consentit Felze, résigné.
Et, à part soi:
—Occidentaux, tant qu'elle voudra! Ça n'en sera pas moins ignoble, ce portrait mi-parti d'Europe et de Japon! ignoble, et, Dieu de Dieu! sinistre à peindre!...
Cependant, la marquise Yorisaka avait sonné. Et deux servantes,—en robes nipponnes, elles!—apportaient, sur un grand plateau, tout l'attirail d'un thé à l'anglaise: réchaud, théière et sucrier de vermeil, tasses à anses, soucoupes, petites serviettes, pot à crème...
—Naturellement, vous prendrez un peu de cake? ou une biscotte?... Il faut laisser l'infusion se faire... C'est du ceylan, bien entendu.
—Bien entendu,—répéta Felze, docile.
Il songeait au thé vert, léger, délicat, qu'on boit sans sucre ni lait dans les tchaya de village, en grignotant une tranche de ce gâteau qui ne durcit jamais, et qu'on nomme kastéra.
Il but cependant la drogue britannique, brune, épaisse, astringente, et mangea la pâtisserie viennoise.
—Et maintenant,—dit la marquise Yorisaka,—puisque vous avez été assez aimable pour faire porter ici, dès hier, votre boîte à couleurs, votre chevalet et la toile, nous commencerons quand il vous plaira, cher maître. Voyons, voulez-vous que nous étudiions tout de suite la pose? Ici, le jour est-il bon?...
Felze allait répondre. La porte, qui s'ouvrit tout à coup, ne lui en donna pas le temps.
—Oh!—s'écria la marquise,—j'oubliais de vous prévenir... Cela ne vous contrarie pas de rencontrer chez nous notre meilleur ami, le commandant Fergan?... le commandant Fergan de la marine anglaise, un ami tout à fait intime? Il devait venir aujourd'hui prendre le thé, et, justement, voici mon mari qui l'amène...
—Mitsouko, voulez-vous présenter le commandant à monsieur Felze?
Le marquis Yorisaka, au seuil du salon, s'était effacé pour faire entrer son hôte. Et sa voix, un peu gutturale, mais nette et bien mesurée, semblait, malgré la courtoisie des mots, ordonner plutôt que prier.
Et la marquise Yorisaka inclina légèrement la tête avant d'obéir:
—Cher maître, vous permettez? Le capitaine de vaisseau Herbert Fergan, aide de camp de Sa Majesté le Roi d'Angleterre!... Commandant?... Monsieur Jean-François Felze, de l'Institut de France!... Mais asseyez-vous tous, je vous en supplie!
Elle se tourna vers son mari:
—Par ce beau temps, avez-vous fait une agréable promenade?
—Hé! très agréable, je vous remercie.
Il s'était assis à côté de l'officier anglais.
—S'il vous plaît, Mitsouko!... le thé,—dit-il.
Elle s'empressa.
Jean-François Felze regardait.
Dans le décor européen, la scène s'affirmait européenne: les deux hommes, l'Anglais et le Japonais,—celui-ci dans son uniforme noir à boutons d'or, calqué sur tous les uniformes de toutes les marines d'Occident,—celui-là dans un vêtement civil d'après-midi, le même qu'il eût porté à Londres ou à Portsmouth, au thé de n'importe quelle lady ... la jeune femme, adroite et prompte dans son rôle d'hôtesse, et se penchant avec grâce pour tendre une tasse pleine... Felze n'apercevait plus le visage asiatique, mais seulement la ligne du corps, presque pareil, sous la robe parisienne, au corps d'une Française ou d'une Espagnole très petite... Non, rien en vérité, ne décelait l'Asie, pas même la face jaune et plate du marquis Yorisaka, quoiqu'elle fût bien visible, elle, et mise en valeur par l'éclairage cru des fenêtres vitrées; mais l'Europe encore avait retouché cette face japonaise, relevé en brosse les cheveux coupés aux ciseaux, allongé les moustaches rudes, élargi le cou dans un faux-col ample. Le marquis Yorisaka, ancien élève de l'École Navale de France, et lieutenant de vaisseau dans la très moderne escadre qui venait de vaincre Makharoff et Witheft, et s'apprêtait à combattre Rodjestvensky, s'était si bien efforcé de ressembler à ses professeurs d'hier, voire à ses adversaires d'aujourd'hui, que c'est à peine s'il différait, pour le regard curieux de Jean-François Felze, du capitaine de vaisseau anglais, assis auprès...
Et cet Anglais même, par son attitude courtoise et familière d'homme du monde en visite chez des amis, marquait avec force que ce logis n'était véritablement point une demeure exotique et bizarre,—la demeure de deux êtres dans les veines de qui pas une goutte de sang aryen ne coulait,—mais bien plutôt la maison toute normale et banale d'un ménage de gens comme il s'en trouve des millions sur les trois continents de la terre, d'un ménage cosmopolite de gens civilisés, en qui le travail niveleur des siècles a effacé tout caractère de race, toute singularité d'origine et tout vestige des mœurs provinciales ou nationales d'autrefois.
—Monsieur Felze,—avait dit tout d'abord le commandant Fergan,—j'ai eu l'honneur d'admirer plusieurs beaux tableaux de vous, car vous n'ignorez pas que vous êtes plus célèbre encore à Londres qu'à Paris... Et d'ailleurs, j'ai vécu longtemps en France, où j'étais attaché naval en même temps que le marquis... Mais, permettez-moi, cependant, de vous féliciter beaucoup du portrait charmant que votre escale à Nagasaki vous procure. Je crois, en vérité, qu'au point où nous en sommes de l'histoire du Japon, les dames japonaises sont ce que le sexe féminin nous peut offrir aujourd'hui de plus intéressant et de plus attrayant... Et je vous envie, monsieur Felze, vous qui allez, avec votre merveilleux talent, fixer sur une toile, le visage et le regard d'une de ces dames réellement supérieures à leurs sœurs aînées d'Europe ou d'Amérique... Ne protestez pas, madame! ou vous allez me forcer de tout dire à monsieur Felze, et de lui faire surtout mon compliment à propos de sa plus grande chance: celle d'avoir pour modèle, non pas telle ou telle de vos compatriotes les plus séduisantes, mais vous-même, la plus séduisante de toutes...
Il souriait, atténuant d'un air de plaisanterie sa louange trop directe. C'était un homme irréprochablement poli et correct, et qui semblait porter visible sur toute sa personne sa qualité d'aide de camp d'un roi. Il avait cette élégance nette et masculine des Anglais de bonne race, et sa lèvre rasée, et son front droit, et ses yeux vifs, et le sourire un peu ironique de sa bouche, le classaient dans une autre catégorie que celle des buveurs d'ale et des mangeurs de bœuf cru. L'École Anglaise a peint de ces portraits de baronnets et de lords, fils des gentils hommes tories du xviiie siècle rivaux de nos comtes ou de nos ducs français.
Les officiers de la marine britannique sont beaucoup moins âgés que les nôtres. Celui-là, malgré son grade et l'importance probable de sa mission au Japon, semblait absolument jeune. Le marquis Yorisaka, simple lieutenant de vaisseau, l'était à peine davantage. Felze, instinctivement, les compara l'un à l'autre, et songea que, peut-être, la marquise Yorisaka les avait comparés aussi...
—Mitsouko,—interrogeait le marquis,—monsieur Felze est-il content de votre toilette? Comment poserez-vous?
Felze se souvint à propos que le marquis Yorisaka n'aimait point les vieilles modes japonaises:
—Je suis très content,—affirma-t-il, imperceptiblement railleur;—très content!... Et j'espère réussir un portrait qui ne ressemblera pas aux toiles ordinaires... Quant à la pose, n'en parlons pas encore. J'ai l'habitude, même quand il s'agit d'un travail aussi hâté que celui-là, de croquer d'abord mon modèle sous toutes ses faces et dans toutes ses attitudes. J'obtiens ainsi douze ou quinze esquisses qui me sont en quelque sorte un répertoire vivant où je trouve toujours, et tout naturellement, la pose la plus juste et la meilleure. Ne vous inquiétez donc pas de votre peintre, madame... Asseyez-vous, causez, levez-vous, marchez et ne prenez pas garde au gribouilleur d'album qui, de temps en temps, donnera un coup de crayon en vous regardant.
Il avait ouvert un cahier de toile grise, et tout en parlant, dessinait déjà sur son genou.
—Mitsouko, fit observer le marquis Yorisaka en souriant,—voilà une façon de poser qui vous plaira...
Felze s'était interrompu, le crayon levé:
—Mitsouko?—questionna-t-il.—Excusez un ignorant qui ne sait pas trois mots de japonais... «Mitsouko» est-ce votre prénom, madame?
Elle eut presque l'air de demander pardon:
—Oui!... un prénom un peu bizarre, n'est-ce pas?
—Pas plus bizarre qu'aucun autre. Un joli prénom, et surtout bien féminin. Mitsouko, cela sonne doux...
Le commandant Fergan approuva:
—Je suis tout à fait de votre avis, monsieur Felze. Mitsouko ... Mitsou... Le son est très doux et la signification très douce aussi ... parce que «mitsou», en japonais, veut dire «rayon de miel».
Le marquis Yorisaka reposait sur le plateau sa tasse vide:
—Hé!... oui, dit-il, «rayon de miel», ou encore, quand on l'écrit par un autre caractère chinois, «mystère».
Jean-François Felze leva les yeux vers son hôte. Le marquis Yorisaka souriait très aimablement et il n‘y avait certes pas la moindre arrière-pensée sous ce sourire.
—Moi, ajouta-t-il tout de suite,—je m'appelle Sadao, ce qui ne veut rien dire du tout.
Felze songea:
—Sadao... Mais sa femme se garde bien de le nommer si familièrement, et sans doute emploie jusque dans l'intimité le fameux mode honorifique. Cela veut peut-être dire quelque chose.
Il ne put s'empêcher d'en faire, négligemment, la remarque:
—«Sadao»?... Je croyais avoir entendu, tout à l'heure, quand la marquise Yorisaka vous nommait...
Un petit rire précéda la réponse:
—Oh! non!... vous n'avez pas entendu... Une bonne Japonaise ne nomme guère son mari... Elle craindrait d'être impolie... Vieux reste des vieilles mœurs!... Nous n'étions pas jadis une nation très féministe. Au temps de l'ancien Japon, avant le Grand Changement de 1868, nos compagnes étaient presque des esclaves. Leur bouche s'en souvient encore, vous le voyez, leur bouche seulement...
Il rit encore, et très galamment, baisa la main de sa femme. Felze observa toutefois la raideur un peu maladroite du geste. Le marquis Yorisaka ne devait pas baiser quotidiennement la main de Mitsouko.
Ayant remarqué peut-être le coup d'œil trop perspicace de son hôte, le marquis, soudain prolixe, insista:
—La vie s'est tellement transformée chez nous, depuis quarante ans!... Certes, les livres vous ont expliqué, à vous Européens, cette transformation. Mais les livres expliquent tout et ne montrent rien. Vous représentez-vous, cher maître, ce qu'était l'existence de l'épouse d'un daïmio, au temps de mon grand-père? La malheureuse vivait prisonnière au fond du château féodal ... prisonnière et, qui pis est, servante de ses propres serviteurs,—messieurs les samouraïs, dont le moindre aurait rougi d'humilier ses deux sabres devant un miroir[1] ... vous diriez en France devant une quenouille.—Songez-y: le Bushido, notre antique code d'honneur plaçait la femme plus bas que terre, et l'homme plus haut que ciel. Dans le château-prison qu'elle habitait, l'épouse d'un daïmio pouvait méditer à loisir sur cet axiome incontesté. Le prince, absent tout le jour, daignait à peine entrer parfois, à la nuit close, dans la chambre conjugale. Et la princesse esclave, sans cesse délaissée, s'occupait uniquement d'obéir à la mère de son époux, laquelle ne manquait jamais d'abuser de l'autorité que les rites chinois avaient établie sans appel et sans limites. Voilà le sort auquel eût été condamnée, quarante ans plus tôt, la femme du daïmio Yorisaka Sadao ... le sort auquel échappe, aujourd'hui, la femme d'un simple officier de marine, votre serviteur, qui n'a garde, lui non plus, de regretter les temps barbares!... Il est plus confortable de se réjouir en compagnie d'hôtes doctes et indulgents, fût-ce dans une bicoque comme celle-ci, que de végéter solitaire et ignorant dans quelque manoir des Tosa ou des Choshoû...
(Il laissait tomber avec dédain les vieux noms illustres).
—... Et il est aussi plus honorable de servir à bord d'un cuirassé de Sa Majesté l'Empereur, que de mener par la campagne quelque bande de guerriers pillards à la solde du Shôgoun, du Shôgoun ou d'un vulgaire chef de clan....
S'interrompant, il prit sur la table à thé une boîte de cigarettes turques, et la tendit ouverte aux deux Européens.
—C'est d'ailleurs à vous, messieurs, que nous devons tout ce progrès dont nous bénéficions chaque jour. Nous saurons ne jamais l'oublier. Et nous n'oublierons pas non plus, combien vous avez mis de patience et de bonne grâce dans votre rôle d'éducateurs. L'élève était certes bien arriéré, et son intelligence, ankylosée par tant de siècles de routine, n'acceptait qu'à grand'peine l'enseignement occidental. Vos leçons ont cependant porté leurs fruits. Et peut-être un jour viendra-t-il que le nouveau Japon, véritablement civilisé, fera enfin honneur à ses maîtres...
Il s'était approché de la marquise Yorisaka et lui présentait la boîte turque, à elle aussi. Elle parut hésiter une seconde, puis, très vite, saisit une cigarette et l'alluma elle-même, sans qu'il eût songé à lui offrir du feu. Il achevait sa tirade, appuyant sur Jean-François Felze un regard vif, dont l'éclat fut soudain voilé par le battement des paupières jaunes.
—Déjà, tout imparfaits que nous sommes encore, votre extrême bienveillance applaudit à nos succès sur les armées russes... Vous nous avez, du premier coup, rendus capables de lutter avantageusement pour notre indépendance.
Il conclut, saluant un peu plus bas que n'eût fait un Occidental:
—Qui dit Russe, dit Asiatique. Et nous, Japonais, prétendons devenir bientôt des Européens. Notre victoire vous appartient donc autant qu'à nous-mêmes puisqu'elle est une victoire de l'Europe contre l'Asie. Acceptez-en l'hommage et souffrez que nous vous soyons, très humblement, reconnaissants...
[1] «Le miroir est l'âme de la femme comme le sabre est l'âme du guerrier». Proverbe nippon.
—Monsieur Felze,—avait proposé le commandant Herbert Fergan, au moment où le peintre, sa première séance achevée, prenait congé des Yorisaka,—vous rentrez sans doute à bord du yacht américain? Je vais de ce côté. S'il vous plaît que nous fassions route de conserve...
Et ils étaient sortis ensemble. Maintenant, ils s'en allaient à pied, côte à côte.
La route serpentait à flanc de coteau. Devant eux, au bas de la pente, les maisons campagnardes du faubourg groupaient leurs toits couleur de feuilles mortes. A main gauche, les jardins d'O-Souwa cachaient le grand temple sous la verdure profonde de leurs sapins et de leurs cèdres, sous la neige mauve et rose de leurs pêchers et de leurs cerisiers en robes de printemps, tandis qu'à main droite, au delà du fiord bleu moiré par la brise, au delà des montagnes touffues de l'autre rivage, le soleil couchant, rouge comme il rayonne sur les étendards de l'Empire, descendait à pas lents vers l'horizon occidental.
—Il nous faut marcher un peu,—avait dit Fergan,—car nous ne trouverons point de kouroumas avant d'être arrivés aux rues qui mènent vers l'escalier du temple.
—Tant mieux!—avait répliqué Felze.—Il fait bon marcher par ce beau soir d'avril...
Une odeur de géranium flottait sur le chemin.
—Eh bien?—questionna tout à coup l'officier anglais.—Vous avez vu le ménage d'un marquis japonais et de sa femme... Spectacle assez rare pour les yeux d'un baka tôdjin, d'une brute d'étranger, comme tous deux nous sommes!... Assez rare, oui, et assez curieux aussi! Quelle est votre impression, monsieur Felze?
Felze sourit:
—Mon impression est excellente!... Le marquis japonais est un homme des plus courtois, même à l'égard des baka tôdjin, si j'en juge par ses propos d'aujourd'hui; et sa femme est une jolie femme...
Une satisfaction brilla dans les yeux de l'Anglais:
—Oui, n'est-ce pas?... Elle est tout à fait une jolie femme ... tellement mieux, en vérité, que les trois quarts de ses compatriotes!... Et si jeune, si fraîche! On ne se rend pas compte, à cause de cette peinture rose et blanche qui est exigée par la mode: il faut avoir la couleur des femmes d'Europe!... Et c'est dommage, parce que, dessous, la peau n'est pas plus jaune qu'un ivoire neuf, et vous n'imaginez pas de satin aussi doux. Elle a vingt-quatre ans à peine, la marquise Yorisaka!
—Vous la connaissez à merveille,—observa Felze, un peu railleur.
—Oui!... C'est-à-dire ... je connais assez intimement le marquis...
La face rasée avait rougi.
—... Assez intimement... Nous avons fait campagne ensemble. Car vous savez, sans doute? ma mission dans ce pays m'oblige à suivre la guerre, et je suis embarqué en spectateur sur le même cuirassé que le marquis Yorisaka...
—Ah bah!—fit Jean-François Felze, étonné.—Sur un cuirassé japonais? Le gouvernement du Mikado autorise?...
—Oh! à titre réellement exceptionnel. Je suis envoyé par notre roi, en mission spéciale et officieuse ... car ce n'est même pas officiel... L'Angleterre et le Japon sont alliés, et l'alliance autorise beaucoup de choses... Je suis enchanté, d'ailleurs: vous concevez qu'il n'y a rien de plus intéressant que cette guerre. J'étais devant Port-Arthur, le 10 août, et j'ai assisté à toute la bataille, précisément dans la tourelle du marquis. C'est pourquoi, comme je vous disais, nous sommes à présent intimes ... compagnons d'armes, frères ... les deux doigts de la main!... vous comprenez?
Il riait maintenant sur un ton malicieux et cordial. Il continua, sur un ton de confidence:
—Même, ce fin renard d'Yorisaka ... car il est juste le contraire d'un imbécile, Yorisaka Sadao! Oui, ce fin renard d'Yorisaka voulait me faire bavarder. Les Japonais, sur mer, valent sûrement mieux que les Russes. Mais ce n'est pas encore la perfection. Et ils auraient à apprendre en fréquentant une marine telle que la nôtre. Notre excellent ami voulait donc apprendre, en fréquentant votre serviteur... Il n'a pas appris. Du moins pas grand'chose. Vous vous rappelez votre proverbe français? A Normand Normand et demi. Eh bien! un Japonais vaut un Normand. Mais j'ai joué le Normand et demi. Il le fallait: correctement, je ne puis que rester neutre; nous sommes en paix avec la Russie... Ah! voici des kouroumas!
Deux coureurs arrivaient traînant au pas leurs voiturettes vides. A la vue des Européens, ils se précipitèrent.
—Au quai de la Douane, n'est-ce pas, monsieur Felze?—demandait le commandant Fergan.
—Non!—dit le peintre.—Non!... je ne rentre pas à bord de l'Yseult, c'est-à-dire pas tout de suite. J'ai dessein de dîner seul, ce soir, à la japonaise, dans une auberge...
L'Anglais leva un doigt:
—Oh! oh! monsieur Felze! une auberge et un dîner à la japonaise! On peut trouver tout cela du côté du Yoshivara, vous savez!
Jean-François Felze sourit, et montra ses cheveux gris:
—Vous n'avez donc regardé cette neige-là, cher monsieur?
—Quelle neige? Vous êtes un jeune homme, monsieur Felze! Pour vous donner vos quarante ans, il faut se rappeler votre gloire!
—Mes quarante ans! Ils sont cinquante, hélas! Et je n'avoue pas le surplus...
—Ne l'avouez pas, je vous ferais l'injure de n'en rien croire! Mais décidément, vous n'allez pas au port. Je vous quitte donc. Auparavant, puis-je vous être utile? Voulez-vous que je traduise vos ordres au kouroumaya?
—Bien volontiers! Vous êtes mille fois aimable. Je voudrais donc dîner comme je vous ai dit, d'abord, et ensuite...
—Ensuite?
—Ensuite, être conduit dans un quartier qui s'appelle Diou Djen Dji.
—All right!...
Quelques phrases japonaises suivirent, ponctuées par les «Hé!» approbatifs du coureur.
—Voilà qui est fait. Votre homme ne se trompera pas, soyez tranquille. Vous dînerez dans une tchaya de la rue Manzaï machi... Et de là vous serez conduit à votre quartier de Diou Djen Dji, qui perche à mi-hauteur de la colline des grands cimetières... Et que vous disais-je? Il faut traverser un bout de Yoshivara pour parvenir là-haut. En pays japonais, on n'y échappe pas, monsieur Felze. Au revoir, et que les jolies oïran, derrière leur grillage de bambou, vous soient plaisantes!...
L'escalier, usé, moussu, branlant, grimpait tout droit au flanc de la colline, entre deux petits murs japonais, interrompus çà et là par des maisonnettes de bois, toutes obscures et silencieuses. Et le quartier endormi, avec ses jardinets déserts et ses chaumières muettes, semblait une avant-garde de l'immense ville des morts, du cimetière touffu et confus dont les tombes innombrables descendent en rangs serrés de tous les sommets d'alentour, et cernent, et pressent, et assiègent la ville, moins vaste, des vivants.
Jean-François Felze, au sommet de l'escalier, s'orienta.
Il avait laissé son kourouma au bas des marches: nulle voie carrossable n'accède à Diou Djen Dji. Et maintenant, seul parmi les sentiers de la montagne, il hésitait sur le bon chemin.
—Trois lanternes,—murmura-t-il,—trois lanternes violettes à la porte d'une maison basse...
Rien de semblable n'était visible. Mais un raidillon prolongeait l'escalier et zigzaguait l'ombre vers une sorte de plateau, d'où la vue devait plonger à l'aise dans toutes les venelles: Felze se résigna à gravir le raidillon.
La nuit était limpide mais obscure. Un croissant de lune rougeâtre venait de disparaître derrière les montagnes de l'ouest. Au loin, le gong d'un temple battait faiblement.
—Trois lanternes violettes,—répéta Jean-François Felze.
Il s'arrêta pour faire sonner sa montre. Le dîner n'avait pas été bien long, dans la tchaya de Manzaï machi. Mais Felze n'avait pas résisté ensuite au plaisir d'une longue flânerie dans Nagasaki illuminé, scintillant, bourdonnant, festoyant parmi la cohue des piétons baguenaudeurs, des mousmés babillardes, et des kouroumas galopant à la queue leu leu. Et maintenant, il était tard: la montre tinta dix coups.
—Diable!—murmura Felze.—L'heure est avancée pour une visite de cérémonie...
Il regardait le faubourg éparpillé sous ses pieds, et, plus bas que le faubourg, la ville tassée au bord du golfe. Tout à coup, il s'exclama: les trois lanternes violettes étaient là, tout près, juste au pied de ce raidillon qu'il venait d'escalader, non sans peine. Elles émergeaient à l'instant même d'un bouquet d'arbres qui les avait d'abord cachées.
Felze redescendit le raidillon et contourna le bouquet d'arbres. La maison basse se profila sur le ciel étoilé. Elle était purement japonaise et de vulgaire bois brun, sans ornement. Mais, sous le porche, une poutre rapportée faisait fronton, et ce fronton, sculpté, creusé, découpé, fouillé à jour et doré comme un lambris de pagode, contrastait violemment avec la simplicité absolue des charpentes nipponnes où il s'encastrait. Les trois lanternes aussi, les trois lanternes violettes, juraient d'étrange manière, au milieu de la façade nette et nue qu'elles éclairaient: c'étaient trois monstrueux masques de papier huilé, trois masques dont le ricanement épouvantait comme la grimace d'un squelette et dont la couleur semblait d'une chair en décomposition.
Jean-François Felze considéra les trois lanternes cadavériques, et le fronton, pareil à un lingot ciselé. Puis il frappa, et la porte s'ouvrit.
Un domestique de très haute taille, vêtu de soie bleue, chaussé de soie noire, apparut sur le seuil et toisa le visiteur.
—Tcheou Pé-i?—prononça Felze.
Et il tendit au domestique une longue bande de papier rouge, toute couverte de caractères noirs.
Le domestique salua à la chinoise, la tête inclinée bas, les poings réunis et secoués au-dessus du front. Puis, respectueusement, il prit le papier tendu et referma la porte.
Felze, laissé dehors, sourit:
—L'étiquette n'a pas changé,—songea-t-il.
Et il attendit patiemment.
A l'intérieur, un gong résonna. Des pas coururent, une natte qu'on traînait sur le sol crissa. Et, de nouveau, ce fut le silence. Mais la porte ne se rouvrit pas, pas encore. Cinq minutes se trainèrent.
Il faisait assez froid. Le printemps n'était pas vieux de quatre semaines. Felze s'en souvint en sentant la bise s'insinuer sous son manteau.
—L'étiquette n'a pas changé,—répéta-t-il, parlant en soi-même.—Mais, par une nuit féconde en rhumes, bronchites et pleurésies, il n'en est pas moins dur de geler si longtemps sous le porche, durant que l'hôte, soucieux des bienséances, prépare, comme il le doit, la réception. En vérité, la fraîcheur ambiante m'incline à juger qu'en l'occurrence Tcheou Pé-i me fait un peu trop d'honneur...
A la fin, pourtant, la porte se rouvrit.
Jean-François Felze avança de deux pas et salua, comme le domestique avait salué tout à l'heure, à la chinoise. Le maître de la maison, debout devant lui, saluait pareillement.
C'était un homme gigantesque, somptueusement vêtu d'une robe de brocart, et coiffé d'une toque à boule de corail rouge uni, marque de la plus haute classe des mandarins chinois. Deux serviteurs le soutenaient sous les aisselles, car il était vieux d'au moins soixante-dix ans, et son corps énorme pesait trop lourd pour sa vigueur de vieillard; en outre, son rang et ses titres l'avaient, dès l'âge où l'on devient lettré, condamné aux chevaux et aux palanquins; si bien qu'il n'avait peut-être jamais fait une promenade à pied depuis un demi-siècle.
Car Tcheou Pé-i, ancien ambassadeur et ancien vice-roi, précepteur émérite des fils de la première concubine impériale, membre du Conseil Suprême Nei-Ko, membre du Conseil Souverain Kioun-Re-Tchou, était l'un des douze grands dignitaires de la Cour Chinoise. Et Jean-François Felze, qui jadis l'avait connu, et s'était lié avec lui d'une amitié fort étroite, n'avait pas reçu sans étonnement, le matin même, l'invitation par laquelle Tcheou Pé-i le priait à venir «dans une très misérable demeure, boire comme autrefois, et avec, indulgence, une coupe de mauvais vin chaud...» Tcheou Pé-i hors de Pékin? la chose était extravagante!
C'était bien Tcheou Pé-i, cependant; Felze, du premier regard, reconnaissait l'étrange figure aux joues concaves, la bouche sans lèvres, la maigre barbe couleur d'étain, et, surtout, les yeux:—des yeux sans forme et sans nuance, des yeux noyés au fond de la bouffissure des paupières, des yeux presque invisibles, mais d'où jaillissaient deux lueurs si aiguës qu'on ne pouvait plus les oublier après avoir été une fois traversé par elles.
Tcheou Pé-i, ayant salué, s'appuya sur les épaules de ses deux serviteurs, et fit quatre pas en avant, afin de sortir tout à fait de la maison, au-devant du visiteur. Alors, saluant de nouveau, et montrant le côté gauche de la porte, il parla selon les rites:
—Daignez entrer le premier.
—Comment oserais-je?—répliqua Felze.
Et il salua plus bas. Car il avait jadis étudié le «Livre des Cérémonies et des Démonstrations Extérieures», qui sont, a dit K'òung fou Tzèu, «la parure des sentiments du cœur;»—étude indispensable, certes, à qui désire l'amitié réelle d'un lettré chinois.
Tcheou Pé-i, ayant entendu la réponse correcte, sourit de contentement et salua pour la troisième fois:
—Daignez entrer le premier,—répéta-t-il.
Et Felze répéta:
—Comment oserais-je?
Après quoi, sur une dernière instance, il entra comme on l'y conviait.
Au bout de l'antichambre, quatre degrés conduisaient à la première salle. Tcheou Pé-i traversa en oblique, marchant du côté de l'est, et désigna le côté de l'ouest au visiteur, comme l'exige la courtoisie:
—Daignez—dit-il—passer honorablement.
—Comment oserais-je?—répliqua Felze.
Et cette fois, il ajouta:
—N'êtes-vous pas mon frère aîné, très sage et très vieux?
Tcheou Pé-i protesta:
—Vous m'élevez trop haut!
Mais Felze se récria, comme il devait:
—Non, assurément! Comment une telle chose serait-elle possible? Et quant à la vieillesse, j'ai partout entendu dire que votre âge glorieux dépasse soixante-treize années, tandis que moi, votre tout petit frère, je n'ai guère vécu, très vainement, que cinquante-deux ans.
Tcheou Pé-i frappa les ornements de sa ceinture:
—Voici—dit-il—une tablette de jade qui est neuve. Et jadis, j'avais une tablette d'albâtre, qui était vieille. Or, le philosophe de la principauté de Lou[1], parlant un jour à Tzèu Kong, expliqua pourquoi le jade est estimé du sage, tandis que l'albâtre ne l'est point. N'est-il donc pas certain que cette tablette neuve est précieuse, et que la vieille tablette était vile? Je vous compare justement à la tablette de jade, et je me compare moi-même à la tablette d'albâtre.
—Je ne suis pas digne!—affirma Felze.
Mais après qu'il eut refusé à trois reprises, il prit le côté ouest et monta les degrés, «honorablement».
La première salle, vide et nue, selon le goût nippon, fut traversée dans sa longueur. Au bout, un rideau opaque masquait la deuxième salle.
Tcheou Pé-i prit le bord du rideau dans sa main droite, et le souleva:
—Marchez très lentement[2],—dit-il.
—Je marcherai très vite,—répliqua Felze.
Mais, ayant franchi le seuil, il ne fit qu'un pas, et s'arrêta.
La seconde salle, merveilleusement tapissée, meublée, décorée, selon le goût chinois, n'offrait point de sol où marcher, car tous les tatamis disparaissaient sous un amas splendide de velours, de brocarts, de crêpes, de moires, de draps d'argent et de draps d'or. Et la salle entière n'était proprement qu'un divan, qu'un lit de repos, immense et princier.
Les quatre murs étaient vêtus de satin jaune, et tout brodés, du plafond au plancher, de longues sentences philosophiques écrites verticalement en caractères de soie noire. Des solives, neuf lanternes violettes pendaient, versant une clarté de vitrail. A l'angle nord, un Bouddha de bronze, plus grand qu'un homme, souriait parmi des bâtons de parfum, au-dessus d'un éblouissant cercueil constellé de métaux précieux et de pierreries. Trois guéridons—d'ébène, d'ivoire et de laque rouge—portaient un brûle-encens, un vase à vin chaud et un prodigieux tigre de faïence antique. Et, au centre des soieries qui jonchaient la terre, un socle d'argent ciselé, posé sur un plateau de nacre, élevait une lampe à opium, dont la flamme, voilée par des papillons et des mouches d'émail vert, scintillait comme une émeraude. Les pipes, les aiguilles, les fourneaux, les boîtes de corne et de porcelaine étaient rangés à l'entour. Et l'odeur de la drogue sacrée régnait partout, souveraine.
Tcheou Pé-i étendit le bras:
—Daignez—dit-il—choisir la place où votre natte[3] sera déroulée.
—Toutes les places sont trop flatteuses,—répondit Felze.
Deux jeunes garçons, à genoux près de la lampe à opium, disposèrent aussitôt, l'une sur l'autre, trois nattes plus fines qu'un tissu de lin. Et Felze fit le geste d'en ôter une, pour protester contre cet excès d'honneur. Mais Tcheou Pé-i se hâta de l'en empêcher.
Les deux jeunes garçons disposèrent alors, parallèlement aux nattes du visiteur, les nattes du maître de la maison. Puis, à celles-ci et à celles-là, ils ajoutèrent, du côté du plateau de nacre, plusieurs petits oreillers de cuir dur. Après quoi, ils reculèrent, toujours à genoux, et tinrent chacun dans la main gauche une pipe et dans la main droite une aiguille, respectueusement.
Mais, avant de prendre place sur les nattes, Tcheou Pé-i fit un signe, et un autre serviteur, celui-ci d'un rang plus noble, ainsi qu'en témoignait sa toque à boule de turquoise[4], prit sur le guéridon d'ivoire le vase à vin chaud, et emplit une coupe.
—Daignez boire,—dit Tcheou Pé-i.
La coupe était de jade; non point de jade vert—iaó,—mais de jade blanc et diaphane—iu;—du jade que les rites réservent aux princes, aux vice-rois et aux ministres.
—Je boirai—dit Felze—dans la coupe de bois sans ornement.
Il but toutefois dans la coupe de jade, après que le maître de la maison eut insisté trois fois. Et, Tcheou Pé-i ayant bu après son hôte, tous deux se couchèrent en face l'un de l'autre, le plateau de nacre entre leurs visages.
A présent, le cérémonial était accompli. Tcheou Pé-i parla:
—Fenn Ta-Jênn[5],—dit-il,—tout à l'heure, quand votre carte très illustre m'a été présentée, mon cœur a battu d'une grande joie. Il y a trente ans que je vous ai rencontré pour la première fois, dans cette École de Rome que j'avais voulu visiter, moi, voyageur très humble, curieux de voir, dans votre Europe magnifique, autre chose que des soldats et des machines de guerre. Il y a quinze ans que je vous ai rencontré pour la seconde fois, dans cette ville de Pékin que vous honoriez d'une longue halte, au cours du docte pèlerinage que votre sagesse vous avait conseillé d'entreprendre dans tous les pays où vivent des hommes. Et la première rencontre m'avait révélé un adolescent courtois, savant et penseur comme sont rarement les vieillards. Et la seconde, un philosophe digne d'être égalé aux maîtres des âges antiques. Quinze ans ont encore passé. Je vous revois. Et je me réjouis, sachant que je vais goûter, en votre compagnie, le bonheur indicible que goûtait Tseng-Si, le tout petit disciple, lorsque, sa cithare vibrant sous ses doigts, il accompagnait d'une harmonie timide les préceptes du grand K'òung Tzèu.
Il parlait un français assez pur; mais sa voix sourde et rauque hésitait longuement entre chaque phrase, parce qu'il pensait en chinois, et traduisait, au fur et à mesure, son discours. Il poursuivit:
—J'écoute donc, et j'attends vos paroles comme le laboureur attend la récolte du blé au premier mois de l'été et la récolte du millet glutineux au premier mois de l'automne. Toutefois, fumons d'abord tous deux, afin que l'opium dissipe les nuages de notre intelligence, purifie notre jugement, rende plus musicale notre oreille, et nous supprime la sensation tyrannique de la chaleur et du froid, source de beaucoup d'erreurs grossières. Je sais que les hommes de ce pays, dans un esprit de singulier despotisme, ont proscrit l'opium par des lois sévères. Mais cette maison, quoique très modeste, n'obéit à aucune loi. Fumons donc. La pipe que voici est faite de bois d'aigle,—ki-nam.—Sa vertu adoucissante la rend précieuse aux fumeurs de votre noble Occident, plus nerveux que le sont les fils de l'obscure Nation Centrale[6].
Silencieux, Jean-François Felze accepta la pipe que lui présentait un des jeunes garçons agenouillés. Et, de toute la force de ses poumons, il aspira la fumée grise, tandis que l'enfant maintenait au-dessus de la lampe le petit cylindre brun collé au trou du fourneau. L'opium grésilla, fondit, s'évapora. Et Felze, ayant d'un seul trait épuisé toute la pipée, appuya aux nattes ses deux épaules, pour mieux dilater sa poitrine, et garder plus longtemps, mêlées à ses fibres, les volutes de la drogue philosophique et bienveillante.
Mais au bout d'une minute, et pendant que Tcheou Pé-i fumait à son tour, Felze, comme il en était prié, parla:
—Pé-i Ta-Jênn[7],—dit-il,—votre bouche trop indulgente a prononcé des mots harmonieux et conformes à la raison. Il est raisonnable, en effet, d'attribuer la folie aux jeunes gens, et le bon sens aux hommes âgés, même s'ils ont vécu, comme moi, en vain. Cependant, je me souviens des époques que vous venez d'évoquer; je me souviens de l'École de Rome, et de votre ville de Pékin, célèbre entre toutes les villes. Et voici que je m'aperçois de ma folie présente, de ma folie d'homme âgé, pire assurément que n'était ma folie d'homme jeune, pire que n'était ma folie d'enfant.
Il s'interrompit pour fumer une deuxième pipe, que lui présentait le serviteur agenouillé.
—Pé-i Ta-Jênn,—reprit-il,—à Rome, j'étais un écolier stupide; mais j'étudiais avec respect la tradition des anciens maîtres. A Pékin, j'étais un voyageur inintelligent; mais je m'efforçais d'ouvrir mes yeux au spectacle du Ciel, de la Terre et des Dix Mille Choses Créées. Maintenant, je n'étudie plus, mes yeux ne savent plus voir, et je vis comme vivent le loup et le lièvre, en abandonnant la direction de mes pas au hasard et aux passions impudiques. Les lettrés et les fonctionnaires de ma nation ont eu le tort de me décerner beaucoup de récompenses et beaucoup d'honneurs, tous immérités. Pour quelques tableaux peints grossièrement et sans art, ces hommes dépourvus de jugement m'ont désigné à l'attention du peuple et à l'admiration des ignorants. Ma tête était faible. Le vin chaud de la gloire l'a enivrée. Et c'est alors que sont venus s'offrir à moi tous les plaisirs impurs et toutes les voluptés dégradantes. Je n'ai pas su les repousser. Et je suis leur esclave. Par respect pour la maison très chaste de mon hôte, je n'en dirai pas plus long. Qu'il me soit seulement permis de comparer le modeste vaisseau de mon ancien voyage à la jonque heureuse d'un pêcheur ou d'un marchand, contents l'un et l'autre d'affronter la mer dans l'espoir des richesses à acquérir, et le somptueux navire qui me ramène aujourd'hui dans l'Empire du Milieu, à quelqu'un de ces bateaux ornés, dentelés et dorés, que l'on voit sur la rivière du Kouang-Tong, et à l'intérieur desquels les débauchés finissent de s'avilir.
—Il m'est absolument impossible—prononça Tcheou Pé-i—d'approuver votre sévérité envers vous-même.
Il fit un signe, et le serviteur agenouillé près de lui remplaça la pipe de bois d'aigle par une pipe d'écaille brune.
—Il m'est impossible,—répéta Tcheou Pé-i,—d'approuver votre sévérité, parce que nul homme n'est exempt de fautes, et que, seuls, les hommes très vertueux ont le courage de s'accuser sans restriction. En outre, votre prudence est conforme aux rites: car il écrit dans le Li Ki: «Ce qui doit être dit dans les appartements ne doit pas être dit hors des appartements[8].» Et le lettré qui observe la bienséance dans ses propos est incapable de l'offenser dans ses actes.
Il fuma la pipe d'écaille brune, et rejeta par les narines une fumée plus opaque et d'un parfum plus fort.
Felze hochait la tête:
—Mon frère aîné, très sage et très vieux, n'a pas plongé dans le marais fangeux où se débat avec déshonneur son tout petit frère. Mon frère aîné n'a pas vu par ses yeux, et il ignore.
—Je n'ignore pas,—dit Tcheou Pé-i.
Felze se souleva sur le coude droit pour examiner son hôte. Les yeux chinois, à peine visibles au fond de la bouffissure des paupières, scintillaient d'une lueur ironique et pénétrante.
—Je n'ignore rien,—dit Tcheou Pé-i.—Car je suis ici par l'ordre auguste du Fils du Ciel. Et moi, son sujet infime, je dois, dans ce royaume d'une civilisation imparfaite, tout regarder, tout connaître, et faire de tout un rapport exact. Je sais donc, ayant accompli ma tâche sans discernement, mais avec zèle, que vous êtes entré hier matin dans Nagasaki, sur un navire blanc, à trois cheminées de cuivre. Je sais que vous voyagez depuis longtemps sur ce navire blanc, agréable à regarder. Je sais que ce navire porte la bannière fleurie[9] de la nation américaine, et qu'il appartient à une femme. Je n'ignore rien.
Felze rougit légèrement, posa sa joue sur un des oreillers de cuir, et considéra la lampe à opium. Les deux enfants agenouillés cuisaient en hâte et malaxaient contre le fourneau des pipes les grosses gouttes couleur de poix, que la flamme peu à peu nuançait d'or et d'ambre.
—Daignez fumer,—conseilla Tcheou Pé-i.
Cependant, d'autres serviteurs étaient entrés à pas muets, portant une théière de simple terre brune et deux admirables bols d'ancienne porcelaine rose.
—Ce thé—dit Tcheou Pé-i—est celui qu'à mon départ de Pékin l'Auguste Élévation[10] me força d'accepter.
C'était une eau très limpide, à peine teintée de vert, où flottaient de toutes petites feuilles, étroites et longues. Un arôme s'en exhalait, fort et frais comme celui d'une fleur épanouie.
Tcheou Pé-i avait bu.
—Le thé impérial,—dit-il,—doit être battu dans l'eau d'une source rocheuse, après que cette eau a bouilli sur un feu vif. Il convient d'employer une théière pareille aux théières des laboureurs, afin d'imiter les Empereurs de l'antiquité, qui battirent le thé dans l'eau des sources rocheuses avant de connaître l'art de l'émail.
Il avait fermé les yeux. Et sa face de parchemin jaune semblait maintenant impassible, indifférente et presque endormie.
Toutefois, le jeune garçon agenouillé près de lui, obéissant à un geste imperceptible, remplaça la pipe d'écaille par une pipe d'argent ciselé.
La fumerie s'emplissait lentement d'une brume odorante. Déjà les objets épars n'avaient plus de contours nets, et les étoffes des murs et du sol brillaient de couleurs atténuées. Seules, les neuf lanternes violettes du plafond versaient toujours la même clarté, parce que les vapeurs d'opium sont lourdes et flottent au ras du sol, sans jamais s'élever...
Felze fumait pour la quatrième fois la pipe d'argent ciselé ... pour la quatrième fois ou pour la cinquième?... Il n'était pas très sûr... Et combien de fois, auparavant, la pipe d'écaille brune?... Et combien, la pipe de bois d'aigle?... Il ne se souvenait plus du tout. Un vertige léger s'insinuait en lui... Jadis, à Pékin, puis à Paris, il avait usé assez régulièrement de la drogue... Ses meilleurs tableaux dataient d'alors. Mais, quand approche la cinquantaine, un homme, même robuste, doit opter entre l'opium et l'amour. Felze n'avait pas opté pour l'opium.
Et voici que l'opium délaissé prenait discrètement sa revanche. Oh! ce n'était pas l'ivresse, au sens grossier que les buveurs d'alcool donnent à ce mot. C'était une sensation confuse des moelles et des muscles, ceux-ci amoindris et comme dissous, celles-là fourmillant d'une vie activée, accrue, multipliée; Felze, immobile et les yeux clos, ne percevait plus le poids de son corps creusant les nattes. Et des pensées rapides sillonnaient sa cervelle, tandis que plusieurs des voiles qui emmaillotent l'intelligence humaine se déchiraient autour de lui....
La voix lente et rauque de Tcheou Pé-i rompit tout à coup le silence.
—Fenn Ta-Jênn, les rites interdisent au visiteur d'interroger l'hôte. Et votre sage courtoisie a respecté les rites. Mais l'hôte doit en échange ouvrir au visiteur, après la porte du logis, la porte de l'âme... Ce ne sont que les femmes qu'il convient d'écouter sans leur répondre. Fenn Ta-Jênn, quand votre carte très illustre m'a été présentée, mon cœur a battu d'une grande joie. Et cette joie n'était pas seulement l'égoïste plaisir de revoir, après quinze ans, mon frère vénéré; mais davantage l'espoir de lui être humblement utile, dans ce royaume qu'une folie coupable perturbe et qui offre aux yeux du philosophe un spectacle déconcertant et douloureux.
Felze éleva lentement sa main gauche, et regarda, entre ses doigts écartés, l'une des neuf lanternes violettes.
—Pé-i Ta-Jênn,—dit-il,—je ne saurais pas vous remercier jusqu'où je devrais. Mais en vérité, votre lumière éclairera merveilleusement mes ténèbres. Cette nuit-ci n'est encore que ma seconde nuit japonaise. Et pourtant le Japon m'a déjà montré force choses que je n'ai pas su comprendre, et que vous m'expliquerez, si votre perspicacité daigne s'employer pour moi.
La bouche sans lèvres de Tcheou Pé-i s'étira dans un demi-sourire:
—Le Japon—dit-il—vous a déjà montré un homme qui oublie la piété filiale, et une femme qui néglige la modestie féminine.
Felze, étonné, scruta des yeux son hôte.
—Le Japon—continuait Tcheou Pé-i—vous a montré un foyer dont l'esprit des ancêtres est exclu; un toit sous lequel dix mille nouveautés déraisonnables ont pris la place de la tradition, et compromettent l'avenir harmonieux de la famille et de la race.
—Vous savez donc—questionna Felze—que, cette après-midi, j'étais chez le marquis Yorisaka Sadao?
—Je n'ignore rien,—dit Tcheou Pé-i.
Il leva, lui aussi, sa main vers les lanternes du plafond. Et des rayons violets jouèrent sur ses ongles longs démesurément.
—Je n'ignore rien. Ne vous ai-je pas dit que j'étais en ce lieu pour obéir à l'ordre impérial de l'Auguste Élévation?
Il expliqua:
—Dans la maison de Yorisaka Sadao, vous avez trouvé, assis du côté de l'ouest[11], un étranger de la Nation des Hommes à Cheveux Rouges[12]. Cet étranger a été envoyé ici par son prince, lequel avait souci de connaître par quelles armes et par quelle stratégie le petit royaume du Soleil Levant s'efforce de vaincre l'immense empire des Oros[13]. Mystère peu intéressant, d'ailleurs, et qu'un sage de l'antiquité ne se fût point attaché à éclaircir. Mieux inspirée par le Ciel, l'Auguste Élévation m'a envoyé, moi, son sujet, pour examiner à quel point ces armes et cette stratégie nouvelles sont susceptibles de déformer une civilisation qui, jusqu'ici, s'était réglée d'après les préceptes philosophiques de la Nation Centrale. C'est à cet examen que s'appliquent mes efforts maladroits. Pour suppléer à mon insuffisance, il m'est nécessaire d'accumuler des renseignements très nombreux. Beaucoup d'espions fidèles me servent d'yeux et d'oreilles, et usent infatigablement leurs cœurs pour m'aider dans ma tâche. En sorte que tous les secrets de cette ville et de ce royaume viennent se dévoiler ici, sur cette natte. Et c'est ainsi que je n'ignore rien.
Felze appuya sa joue sur l'oreiller de cuir:
—Pé-i Ta-Jênn,—dit-il,—vos paroles enferment un sens caché. En quoi Yorisaka Sadao manque-t-il à la piété filiale?
Les yeux scintillants se fermèrent encore, et la voix rauque prononça solennellement:
—Il est écrit dans le Ta Hio[14]: «L'homme doit d'abord scruter la nature des choses; puis développer ses connaissances; puis perfectionner sa volonté; puis régler les mouvements de son cœur; puis se corriger exactement; puis établir l'ordre dans sa famille. Alors la principauté est bien gouvernée. Alors l'Empire jouit de la paix.» Tseng Tzeu, commentant ces huit propositions, nous enseigna qu'elles ne peuvent être séparées. Si bien que—l'homme, sa famille, sa principauté, et l'Empire,—ne sont qu'un. La piété filiale s'étend à tous les ancêtres, à toute la communauté, à toute la patrie. Yorisaka Sadao, reniant le souvenir de ses ancêtres, et compromettant ainsi sa patrie, manque à la piété filiale.
L'enfant agenouillé près de Felze tendait une pipe toute prête. Felze prit en main le lourd tuyau d'écaille sombre et appuya ses lèvres contre le bout d'ivoire bruni. L'opium bouillonna au-dessus de la lampe, et la fumée grise roula sur les nattes en nuages pesants.
Alors Felze, la drogue audacieuse toute mêlée à son être, osa objecter au philosophe:
—Pé-i Ta-Jênn, quand l'invasion des barbares menace l'Empire, ne convient-il pas, avant d'observer les rites, de repousser l'invasion? Certes, le trésor des anciens préceptes est inestimable. Mais l'Empire n'est-il pas le vase qui contient ce trésor? Si l'Empire est subjugué, si le vase fracassé vole en éclats, le trésor des anciens préceptes ne sera-t-il pas dispersé à jamais?... La piété filiale s'étend à tous les ancêtres, à toute la communauté, à toute la patrie: Yorisaka Sadao manque-t-il véritablement à la piété filiale, s'il renie, peut-être en apparence, le souvenir de ses ancêtres et s'il modifie les règles de sa communauté, dans le dessein supérieur de sauver l'indépendance de sa patrie?
Tcheou Pé-i fumait en silence.
Jean-François Felze acheva:
—Pé-i Ta-Jênn, quand la nécessité contraint un mari à s'écarter de la voie droite, sa femme néglige-t-elle véritablement la modestie féminine si elle prend, elle aussi, le sentier détourné, afin de marcher dans les traces de celui qu'elle a promis de suivre, pas à pas, jusqu'à la mort?
Tcheou Pé-i repoussa la pipe d'argent ciselé. Mais ce fut seulement pour tendre l'index vers une pipe de bambou noir à bouts de jade. Et il continua de se taire.
Jean-François Felze alors souleva des nattes ses deux épaules, et s'accouda, face à son hôte:
—Pé-i Ta-Jênn,—dit-il soudain,—j'ai fumé ce soir plus de pipes que je n'ai pu compter. Et peut-être l'opium a-t-il haussé ma faible intelligence jusqu'à la compréhension de beaucoup de choses qui, dans la vie quotidienne, me sont indéchiffrables... Oui, j'ai vu aujourd'hui un foyer d'où l'esprit de tradition est exclu. Mais n'est-il pas écrit qu'on jugera les hommes d'après leurs intentions plutôt que d'après leurs actes? Celui qui se diminue, qui s'avilit même, pour servir et pour exalter l'Empire, ne doit-il pas être absous?
La pipe de bambou noir était prête. Tcheou Pé-i l'aspira d'une longue haleine, et s'enveloppa d'une épaisse nuée violemment odorante.
Puis, avec gravité:
—Il est préférable-dit il—de ne point juger les hommes. Nous ne condamnerons donc ni n'acquitterons le marquis Yorisaka Sadao. Nous n'acquitterons ni ne condamnerons la marquise Yorisaka Mitsouko. Mais le philosophe Méng Tzèu, répondant un jour aux questions de Wang Tchang, déclara n'avoir jamais entendu dire que quelqu'un eût réformé les autres en se déformant soi-même; et moins encore que quelqu'un eût réformé l'Empire en se déshonorant soi-même.
—Estimez-vous donc—dit Felze—que l'effort des Japonais soit vain et que le Soleil Levant doive inévitablement succomber dans sa lutte contre les Oros?
—Je n'en sais rien,—dit Tcheou Pé-i,—et cela n'a d'ailleurs aucune importance.
Il eut un rire bizarre et sonore.
—Aucune importance. Nous reparlerons à loisir de cette bagatelle quand l'heure sera venue.
L'enfant agenouillé près de Felze collait un mince cylindre d'opium sur le fourneau de la pipe de bambou.
—Daignez fumer, conclut Tcheou Pé-i.—Ce bambou noir fut blanc jadis. Et la bonne drogue seule l'a coloré comme vous le voyez, après mille et dix mille fumeries. Nul bois d'aigle, nul ivoire, nulle écaille, nul métal précieux n'approche de ce bambou...
Ils fumèrent l'un et l'autre très longtemps.
Au-dessus du brouillard d'opium, plus opaque d'heure en heure, les neuf lanternes violettes brillaient maintenant comme des étoiles dans une nuit de novembre.
Et le grésillement des gouttelettes brunes évaporées au-dessus de la lampe rendait mieux perceptible l'absolu silence.
Le froid qui précède l'aube s'abattait déjà sur la campagne, quand un coq lointain chanta.
Felze, alors, rêva tout haut:
—En vérité, en vérité, tout le monde réel est enclos entre ces murs de satin jaune. Au dehors, il n'y a qu'un peu d'illusion. Et je ne crois plus à l'existence d'un yacht blanc à cheminées de cuivre, à bord duquel vivrait une femme qui aurait fait de moi son jouet...
[1] K'òung fou Tzèu (Confucius), né dans le pays de Lou.
[2] Marcher lentement n'est permis qu'aux grands personnages. Marcher vite est considéré comme une marque de respect.
[3] Même dans une salle jonchée de tapis, les rites exigent que l'on offre à l'hôte, pour s'asseoir ou se coucher, une ou plusieurs nattes.
[4] Mandarin de troisième classe. Il y a neuf classes de mandarins dans l'Empire. Tcheou Pé-i, ministre d'État, a pour aides de camp des officiers civils et militaires du rang de préfet ou de colonel.
[5] La langue chinoise n'a point de son qui équivaille au son du nom français «Felze», ni par conséquent de caractère permettant de figurer ce nom en écriture. Tcheou Pé-i, ayant à tracer au pinceau le nom de son ami, se voit donc forcé de recourir à quelque caractère de prononciation analogue. Le meilleur est celui qui se prononce «Fênn». Tcheou Pé-i, écrivant «Fenn», prononce naturellement comme il écrit.—Ta-Jenn est un appellatif honorifique qui doit se donner à tous les fonctionnaires de premier et second rang, et généralement à tous les grands personnages. «Ta-Jênn» signifie textuellement «homme considérable».
[6] Tchoung Kouo,—Empire du Milieu. Empire Central.—Chine.—Le nom «Chine» est incompréhensible aux Chinois.
[7] Tcheou est le nom de famille; Pé-i le prénom, que les Chinois, comme les Japonais, placent après le nom. Un Chinois de qualité a toujours deux prénoms, l'un familier, l'autre officiel. C'est de ce dernier dont on doit user dans la conversation, l'autre étant exclusivement réservé aux parents très proches et aux supérieurs hiérarchiques. Tcheou Pé-i ayant plus de soixante-dix ans, l'auteur s'est refusé, par convenance, à écrire dans ce livre le prénom familier d'un homme de cet âge.
[8] «Les appartements», c'est-à-dire le gynécée. Un Chinois de bonne éducation ne parle jamais de femmes, si ce n'est d'une manière abstraite,—par exemple en citant une maxime philosophique. Tcheou Pé-i félicite son hôte d'avoir su lui faire comprendre à mots couverts et sans détails inutiles, que les femmes avaient joué, et jouaient encore un rôle exagéré dans sa vie.
[9] La bannière fleurie,—Koa Ki,—est le sobriquet que les Chinois donnent au pavillon américain, à cause de son bariolage.
[10] L'Auguste Élévation,—Hoang Chan,—l'Auguste Souverain,—Hoang Ti,—ou le Fils du Ciel,—Tien Tzeu,—sont les trois appellations actuellement en usage parmi les Chinois pour désigner leur Empereur.
[11] L'ouest est le point cardinal réservé aux visiteurs qu'on veut honorer.
[12] «Hommes à cheveux rouges» (Huong mao Jênn), surnom que les Chinois donnent aux Anglais.
[13] «Oros», Russes.
[14] Ta Hio,—la Grande Étude,—le premier des quatre livres classiques.
—Miss Vane, avez-vous sonné pour le déjeuner?
—Non...
—Oh! combien paresseuse!...
Et Mrs. Hockley étendit le bras vers le timbre électrique.
La salle à manger du yacht était énorme, et d'un luxe si brutal et si agressif qu'on devinait d'abord, et du premier coup d'œil, que ce luxe avait dessein d'éblouir, d'aveugler et d'écraser. On se serait cru partout plutôt qu'à bord d'un navire. L'abus des corniches et des cariatides, l'entassement des peintures, des sculptures et des dorures, faisaient songer à quelque foyer d'Opéra Royal ou Impérial, voire aux salons de roulette d'un Monte-Carlo exagérément somptueux. Mrs. Hockley, propriétaire de l'Yseult, était quatre-vingts fois millionnaire, et entendait que personne au monde n'en doutât.
Un maître d'hôtel, en habit d'amiral, apportait sur un plateau de vermeil le early breakfast à l'américaine: confiture de gingembre, biscuits, toasts et thé noir.
—Pourquoi deux tasses seulement?
—Madame, monsieur Felze n'est pas encore rentré à bord...
—Cela ne vous regarde pas. Trois tasses immédiatement.
Mrs. Hockley commandait d'une voix parfaitement calme,—nonchalante. Mais le tas de ses quatre-vingts millions la haussait évidemment fort au-dessus de l'humanité domestique.
Elle daigna pourtant servir le sucre et la crème à la jeune fille qu'elle avait nommée miss Vane, et qui n'était officiellement que sa lectrice.
Maintenant, elles déjeunaient en face l'une de l'autre, Mrs. Hockley et miss Vane. Elles buvaient beaucoup de thé, mangeaient beaucoup de toasts, et tartinaient de gingembre une large douzaine de biscuits salés. Cet appétit anglo-saxon contrastait d'amusante manière avec la grâce délicate de Mrs. Hockley, et surtout avec le charme presque éthéré de miss Vane. Miss Vane était, en effet, un véritable lis, blanc et mince à miracle, un lis onduleux à longue tige flexible et fragile. Les jambes fuselées, les hanches étroites, la taille gracile, figuraient cette tige, d'où sortait la chair nue de la gorge comme une corolle à peine épanouie. Miss Vane portait un étrange vêtement, moitié robe de bal et moitié chemise, très ouvert et très flottant, dont la soie vert d'eau mettait en parfaite valeur des yeux couleur d'algue et des cheveux couleur de jais.
Mrs. Hockley, moins fleur, était plus femme, et, si l'on peut dire, plus animale. En la regardant, on ne l'eût comparée à rien du tout, sauf à ce qu'elle était: une Américaine de trente ans, admirablement, irréprochablement belle. Cette beauté sans un défaut constituait la première et la plus éclatante des trois auréoles de Mrs. Hockley, la seconde étant son énorme fortune, et la troisième, ses aventures tapageuses, dont les deux plus notoires avaient été son divorce et le suicide de son ex-mari. Bien des princesses de New-York ou de Philadelphie eussent été célèbres par la seule possession du yacht le plus splendide qui fût, et par le seul triomphe de s'y promener en compagnie d'un Jean-François Felze, esclave. Mais dès qu'on avait vu Mrs. Hockley, on oubliait qu'elle était riche, et qu'elle avait asservi, après dix autres hommes connus ou illustres, le plus noble peut-être des artistes du siècle. On oubliait tout pour admirer un corps, un visage dont chaque ligne atteignait la perfection. Mrs. Hockley était grande et blonde, et très svelte quoique musclée. Ses yeux étaient noirs; sa peau dorée et lumineuse. Mais aucun de ses traits ne caractérisait l'ensemble, qui ne se détaillait point, et valait par son équilibre et son harmonie. Mrs. Hockley était tout entière, belle sans autre adjectif qui pût préciser. Felze, pour la peindre, et fixer sur une toile cette puissance séductrice qui émanait à la fois du front, de la bouche, de la taille, des hanches et des chevilles, avait dû faire le portrait de tout, et même de la robe.
Miss Vane, ayant achevé son treizième biscuit au gingembre, se renversa dans sa chaise à pivot...
—Il est bien tard,—murmura-t-elle, indolente.
Mrs. Hockley regarda l'heure à son bracelet.
—Oui ... un quart passé neuf...
—Le maître n'est pas empressé.
Mrs. Hockley ne répondit rien, mais sonna d'une main un peu nerveuse. Un valet écarta la portière de velours cramoisi.
—Apportez Romeo.
—Oh!—dit miss Vane,—pouvez-vous sans cesse toucher de vos doigts cette horreur?
La portière laissa passer une bête grise à jambes torses, à museau pointu, à queue fourrée,—un lynx.—Mrs. Hockley ne se fût point résignée à n'avoir qu'un chien ou qu'un chat, animaux vulgaires.
—Come here!—ordonnait Mrs. Hockley.
A cet instant, la portière de velours s'écarta encore, pour laisser entrer, cette fois, un homme Jean-François Felze.
—Bonjour,—dit-il.
Il vint s'incliner devant Mrs. Hockley, pour lui baiser la main. Mais cette main caressait les poils rudes du lynx; et Jean-François Felze, le front bas et l'échine courbe, dut attendre que le lynx eût été caressé.
Felze s'était assis, et buvait d'un trait la tasse de thé refroidie.
—Vous avez oublié le temps, cher,—observa Mrs. Hockley.
—Oui, dit-il.—Et je vous prie de m'excuser. Mais vous saviez où j'étais, et j'ai pensé que vous ne seriez ni inquiète, ni fâchée...
Elle l'examinait très attentivement.
—Avez-vous réellement fumé de l'opium?
—Oui. Toute la nuit.
—Cela ne se voit pas du tout... N'est-ce pas, miss Vane?
Miss Vane, silencieuse, acquiesça d'un signe. Mrs. Hockley continuait d'étudier le visage de Felze comme un naturaliste étudie un phénomène zoologique.
—Si, pourtant! Cela se voit un peu ... à l'iris de vos yeux, qui est plus brillant et plus fixe ... et aussi à votre teint qui est plus livide ... cadavérique, dirai-je...
—Merci...
—Pourquoi «merci»? Cela ne vous fâche pas, je pense? C'est seulement une constatation ... une curieuse constatation... Je voudrais comprendre pourquoi votre teint est ainsi... L'opium n'a aucune action sur la circulation du sang, n'est-ce pas? Il attaque exclusivement le système nerveux, et paralyse les réflexes... Alors, je ne devine pas... Pouvez-vous expliquer?
—Non,—dit Felze.
—Vous ne pressentez même pas la cause?
—Même pas.
—Mais vous seriez curieux de la savoir?
—Pas curieux le moins du monde.
—Combien extraordinaire!... Vous êtes étonnamment français! Les Français n'ont aucun plaisir à se rendre compte des choses... Dites-moi: de quelle nature est la volupté du fumeur d'opium?
Felze, agacé, se leva:
—Il m'est tout à fait impossible de vous l'exprimer,—dit-il.
—Pourquoi?
—Parce que cette volupté, pour employer le même mot que vous, ne saurait être accessible à une Américaine. Et vous êtes étonnamment américaine!
—Je suis telle, oui. Mais comment découvrez-vous cela, soudainement?
—Par vos questions. Vous êtes l'inverse d'une Française. Vous avez trop de plaisir à vous rendre compte ... non, à essayer de vous rendre compte des choses.
—N'est-ce pas le naturel instinct d'une créature qui a le don de penser?
—Non: plutôt la manie d'un être qui n'a pas le don de sentir.
Mrs. Hockley ne se fâcha pas. Ses sourcils légèrement froncés marquèrent une réflexion intense. Miss Vane, toujours renversée dans une chaise à pivot, éclata d'un rire impertinent.
—Qu'avez-vous?—dit Mrs. Hockley, se retournant vers sa lectrice.
Miss Vane répondit, et continua de rire après avoir répondu:
—Il est réellement comique que ce soit vous, si excitable, à qui l'on reproche de n'avoir pas le don de sentir.
—Je vous prie!—dit Mrs. Hockley,—n'interrompez pas ainsi, par une plaisanterie, une sérieuse conversation!...
Elle revint à Felze:
—Dites-moi encore, cher: votre Chinois, ce mandarin que vous aviez connu autrefois, et que vous avez retrouvé ici d'une si romantique manière ... est-il tout à fait un sauvage? je veux dire un primitif, un arriéré?...
Felze pencha la tête en avant, et fixa son regard dans les yeux de Mrs. Hockley:
—Tout à fait,—affirma-t-il.—Soyez bien sûre qu'il n'y a pas une idée commune entre vous et ce Chinois.
—En vérité? N'a-t-il pas voyagé cependant?
—Si fait.
—Il a voyagé! Et le voilà au Japon, dans un pays qui secoue justement son ancienne barbarie!... Est-il possible que ce Chinois soit alors aussi retardé que vous dites? aussi étranger à la civilisation? Par exemple, ici, à Nagasaki, dans sa maison, n'a-t-il, même pas le téléphone?
—Il ne l'a pas.
—Incompréhensible! Pouvez-vous goûter un agrément dans le commerce d'un tel homme?
—Vous voyez que chez lui, j'ai oublié l'heure.
—Oui...
Elle réfléchissait comme tantôt, les sourcils un peu froncés.
—Les Français,—trancha miss Vane, judicieuse,—sont eux-mêmes des gens très ignorants du progrès moderne.
—Oui,—approuva Mrs. Hockley, satisfaite de l'explication.—Oui, ils ignorent, et ils dédaignent aussi. Vous avez raison, Elsa.
Elle s'était levée, et, s'approchant de miss Vane lui secoua les deux mains avec une sorte d'effusion. Felze,—se détournant, appuya son front contre la vitre d'une des baies qui tenaient lieu de sabords.
Un valet apportait deux gerbes d'orchidées. Mrs. Hockley les prit, et s'occupa d'en garnir les grands vases de bronze qui décoraient la cheminée monumentale.
—Japonaises?—questionna Miss Vane, en désignant les fleurs.
—Non, c'est toujours la provision de Frisco. La glace les conserve parfaitement.
Felze avait ramassé une corolle tombée à terre, et étirait les pétales entre ses doigts.
—Point de parfum,—dit-il.
Il se souvint tout à coup du coteau des Cigognes:
—En cette saison, tous les cerisiers de Nagasaki sont en fleurs. Vous ne préféreriez pas de belles branches roses et vivantes à ces orchidées qui ont l'air d'être artificielles?
Mrs. Hockley ne daigna pas discuter:
—Il est en vérité surprenant et choquant que vous ayez d'aussi populaires idées, étant le délicieux peintre que vous êtes.
Jean-François Felze ouvrit la bouche pour répliquer. Mais Mrs. Hockley élevait à cet instant vers les vases de bronze ses deux mains pleines de tiges assemblées.
Les jambes longues et fines, les cuisses larges, les hanches épanouies, le torse étroit, les épaules rondes d'où jaillissait la nuque robuste et mince, sous la masse lourde des cheveux d'or, entre les bras tendus et dressés,—tout ce corps de femme était une telle splendeur et une telle harmonie que Jean-François Felze ne répliqua pas.
Mrs. Hockley, cependant, avait disposé ses orchidées.
—Mais, cher,—dit-elle soudain,—je pense que vous ne nous avez pas parlé de cette marquise japonaise dont vous faites le portrait?... Comment l'appelez-vous? J'ai oublié déjà.
—Yorisaka...
—Oui! Est-elle véritablement une marquise?
—Très véritablement.
—De race ancienne?
—Les Yorisaka ont été jadis des daïmios du clan Choshoû, dans l'île de Hondo. Et je ne crois pas qu'ils se soient jamais mésalliés.
—Daïmios, c'est-à-dire seigneurs suzerains?
—Oui.
—Seigneurs suzerains! Cela est en vérité passionnant. Je pense toutefois que, puisque vous aimez à peindre cette marquise japonaise, elle est tout à fait une sauvage, comme le mandarin chinois:
Felze sourit:
—Pas tout à fait.
—Oh! elle a le téléphone?
—Je ne sais pas, mais je parierais que oui.
Miss Vane intervint:
—Beaucoup de Japonais ont le téléphone.
—Oui,—riposta Mrs. Hockley.—Mais je suis étonnée que le maître ait consenti à faire le portrait d'une Japonaise qui a le téléphone.
Elle rit, puis sérieuse:
—Réellement, cette marquise Yorisaka est une moderne créature?
—Assez moderne, oui.
—Elle ne vous a pas reçu, agenouillée sur des nattes, dans une petite chambre sans fenêtre, entre quatre paravents de papier?
—Non, elle m'a reçu assise dans une bergère, au milieu d'un salon Louis XV, entre un piano à queue et une glace à cadre doré.
—Oh!
—Oui. J'ai tout lieu de croire, en outre, que la marquise Yorisaka a le même couturier que vous.
—Vous vous moquez?
—Je ne me moque pas.
—La marquise Yorisaka n'était pas habillée d'un kimono et d'un obi?
—Elle était habillée d'un tea-gown fort élégant.
—Je suis stupéfaite... Et quelles choses vous a dites la marquise Yorisaka?
—Des choses toutes pareilles à celles que vous dites vous-même, quand vous recevez un étranger.
—Elle parle français?
—Aussi bien que vous.
—Mais elle est une femme réellement fascinante! François...
—Jean-François, je vous en prie...
—Non, jamais! Voilà encore votre goût populaire! François, seul, est beaucoup plus noble. Je dis: François, très cher, je vous prie de me faire connaître la marquise Yorisaka...
Felze, qui souriait, tressaillit imperceptiblement:
—Oh!—dit-il d'une voix changée, âpre et presque amère.—Betsy, n'avez-vous pas assez de cette perruche dans votre volière?
Sa tête, d'un signe méprisant, indiquait miss Vane.
Miss Vane ne sourcilla pas.
Mais Mrs. Hockley éclata de rire.
—Perruche! Oh! je trouve ce mot réellement plaisant. Mais quelle jalousie! Êtes-vous si ridicule, cher, que vous ne puissiez même pas souffrir auprès de moi des femmes?
Elle le regardait tout droit de ses magnifiques yeux clairs; et ses dents luisaient dans sa bouche entr'ouverte. Sa gaieté ressemblait à l'appétit d'une belle bête de proie.
Il eut une colère soudaine, et fit un pas vers elle. Dédaigneuse, elle pencha le front de côté et, par une sorte de défi, caressa les cheveux de miss Vane.
Il s'était arrêté et il avait pâli. A son tour, elle fit un pas vers lui, lentement. Elle gardait sa main droite posée sur la tête de la jeune fille. Et, tout à coup, elle offrit sa main gauche à l'homme immobile.
Il hésita. Mais elle avait cessé de rire. Une dureté contractait son visage. Sur ses lèvres, sa langue passa, d'un mouvement vif, à la fois cruel et sensuel.
Il pâlit davantage, et, humble, se courba pour baiser la main tendue.
L'Yseult était évitée cap au sud. Par le sabord de sa chambre, située à bâbord, Felze accoudé voyait tout Nagasaki, depuis le grand temple du Cheval de Bronze, sur la colline d'O-Souwa, jusqu'aux usines fumeuses qui allongent la ville vers l'entrée du fiord.
C'était le matin. Il avait plu. Le ciel gris accrochait encore des lambeaux de nuages aux sommets de toutes les collines. La verdure nuancée des pins, des cèdres, des camphriers et des érables, apparaissait plus fraîche sous ce manteau de ouate humide. La neige rose des cerisiers luisait, plus délicate. Et, sur la frontière des nuées basses, les cimetières qui dominent la cité montraient plus nettes leurs petites stèles lavées par l'eau de pluie. Seuls, les toits des maisons, toujours bruns et bleus, mais sans jeux d'ombres et de lumières, se mêlaient confusément tout le long du rivage. Et le soleil manquait à leurs tuiles ternes.
—Les paysagistes—songea Felze—ont en somme les mêmes joies que nous. Le plaisir est pareil, de peindre ce printemps mouillé, ou le visage d'une fille de seize ans, qui a pleuré, la veille, son son premier petit chagrin d'amoureuse...
Il quitta le sabord et vint s'asseoir devant la table à dessiner. Quelques esquisses étaient là. Il les feuilleta.
—Peuh!—murmura-t-il.
Il rejeta les esquisses:
—J'ai eu du talent, autrefois. Il m'en reste encore un peu ... très peu.
Il regarda les quatre murs lambrissés de bois rares. La chambre était luxueuse, et intelligemment aménagée pour qu'on y eût, dans peu d'espace, un confortable très raffiné.
—Prison,—dit Felze.
Sans se lever, il tournait les yeux vers le sabord.
—Me voici dans une ville exotique et jolie, au milieu d'un peuple qui lutte pour son indépendance, et dont les qualités de bravoure, d'élégance et de courtoisie, grandissent infailliblement et se magnifient dans l'exaltation de ce combat... Un hasard m'a mis à même de voir de près l'aristocratie de ce peuple et d'admirer à l'aise le passionnant spectacle de ses instincts d'autrefois aux prises avec son éducation nouvelle. Un autre hasard m'a fait retrouver Tcheou Pé-i, philosophique montreur de toute cette lanterne magique d'Asie. Et, de cette triple bonne fortune, qui jadis m'eût enivré, aujourd'hui je ne jouirai pas. Pas du tout.
Il baissa la tête:
—Je ne jouirai de rien, parce que mes yeux verront toujours, interposée entre le monde extérieur et moi, l'image obsédante d'une femme.
Il appuya son front dans sa main:
—L'image d'une femme stupide, pédante et vicieuse, mais belle, et qui a su, tour à tour, me donner et me refuser sa bouche habilement. Si bien que c'en est fait du pauvre imbécile que je suis...
Il s'était relevé. Il déploya le Nagasaki Press, qu'un valet venait d'apporter. Et il lut, en tête des Reuter du jour:
Tokio, 22 avril 1905.
On confirme le passage de quarante-quatre bâtiments russes[1] devant Singapore à la date du samedi 8 courant. Le vice-amiral Rodjestvensky les commandait. La division du contre-amiral Nebogatof n'est pas encore signalée. Le bruit court que le vice-amiral Rodjestvensky se serait dirigé vers la côte française de l'Indo-Chine.
Les instructions de l'amiral Togo demeurent secrètes.
Le journal froissé tomba. Felze, derechef, s'accouda au sabord.
Le vent avait sauté, comme il arrive souvent dans la baie de Nagasaki, les matins de pluie. A présent, l'Yseult était évitée cap au nord. Felze vit la côte ouest du fiord, celle qui fait face à la ville. Il n'y a guère de maisons sur cette côte-là. La robe verte des montagnes y traîne nonchalamment jusque dans la mer. Et ces montagnes plus dentelées, plus bizarres, plus japonaises que les montagnes de l'autre rive, évoquent une plus parfaite image des paysages que les vieux peintres fantasques peignirent sur le papier de riz des makemonos.
Mais sur cette côte ouest, un vallon se creuse entre deux collines, un vallon noir et sinistre d'où monte jour et nuit la fumée opaque des forges et le fracas des enclumes et des marteaux: l'arsenal. C'est en ce lieu que Nagasaki fabrique sa part de vaisseaux et de machines de guerre, et contribue, ainsi, activement, à la défense de l'Empire.
Felze regarda les montagnes fleuries et l'arsenal à leur pied. Et il pensa, littéraire:
—Peut-être ceci sauvera-t-il cela...
Il sourit avec mélancolie:
—Tout de même, quel dommage! Au temps que ceci n'existait pas, j'aurai peint la marquise Yorisaka Mitsouko en triple robe de crêpe chinois, blasonnée d'argent et ceinturée de pourpre...
[1] Dans ce nombre, d'ailleurs exagéré, la presse japonaise englobait sans distinction les bâtiments de guerre et les navires charbonniers.
La palette au pouce, Jean-François Felze recula de deux pas. Sur le fond brun de la toile, le portrait s'enlevait vigoureux et délicat. Et, malgré le chignon trop long et trop bas, le visage, par ses yeux étirés et sa bouche moins large que haute, souriait d'un sourire d'Extrême-Asie, d'un sourire mystérieux et inquiétant.
—Oh! cher maître, que c'est bien! Comment pouvez-vous, si vite et comme en vous jouant, créer de si belles choses?
La marquise Yorisaka, enthousiaste, joignait ses petites mains d'ivoire. Felze, dédaigneux fit une moue.
—Si belles, oh!... Vous êtes indulgente, madame.
—N'êtes-vous pas satisfait?
—Non.
Il regardait tour à tour le modèle et l'effigie.
—Vous êtes beaucoup beaucoup plus jolie que je n'ai su vous peindre. Ceci ... mon Dieu!... ceci n'est pas absolument mauvais... Le marquis Yorisaka, quand il aura repris la mer et qu'il s'enfermera le soir dans sa cabine, en tête à tête avec ce portrait, reconnaîtra certainement, quoique enlaidis, les traits qu'il aime... Mais je rêvais une meilleure imitation de la réalité.
—Vous êtes très difficile!... En tout cas, vous n'avez pas encore fini: vous pouvez retoucher...
—De ma vie, je n'ai retouché une esquisse, sauf pour la gâter...
—Eh bien! croyez-moi, cher maître! Celle-ci est délicieuse!...
—Non!...
Il avait posé sa palette, et, le menton dans la main, il considérait avec une attention extrême, obstinée, acharnée si l'on peut dire, la jeune femme debout devant lui.
C'était la cinquième séance de pose. Une familiarité commençait de naître entre le peintre et le modèle. Non point qu'aux bavardages de simple politesse eussent succédé de vraies causeries, et moins encore des confidences. Mais la marquise Yorisaka s'accoutumait à traiter Jean-François Felze plutôt en ami qu'en étranger.
Felze, cependant, d'un geste vif, reprenait son pinceau.
—Madame,-dit-il soudain,—j'ai très envie de vous adresser la plus indiscrète des prières...
—La plus indiscrète?...
—Oui, si vous ne m'encouragez pas, je n'oserai jamais.
Elle se taisait, étonnée.
—J'ose tout de même... Mais, d'avance, excusez-moi. Écoutez: pour mettre au point l'étude que voilà, j'ai besoin de quatre ou cinq jours encore... Quand j'aurai achevé, serez-vous assez bonne pour m'accorder quelques séances de plus? Je voudrais essayer de faire, pour moi, une autre étude... Oui ... une autre étude de vous, mais qui ne serait plus, à proprement parler, un portrait... Ceci est un portrait. Je me suis efforcé d'y faire vivre la femme que vous êtes, la femme très occidentale, très moderne, Parisienne autant que Japonaise... Mais une pensée m'obsède, la pensée que, si vous étiez née un demi-siècle plus tôt, vous auriez eu, quoique étant alors seulement, purement Japonaise, le même visage et le même sourire... Et ce sourire, et ce visage, qui sont de votre mère et de vos aïeules, qui sont du Japon, du Japon immuable, j'ai le désir entêté de les peindre une seconde fois, dans un autre décor... Vous avez bien, n'est-ce pas, dans quelque vieux coffre de la chambre aux objets précieux, des robes d'autrefois, de belles robes à manches flottantes, de nobles robes brodées aux armes de votre famille?... Vous revêtiriez la plus somptueuse, et je me figurerais avoir devant moi, non plus une marquise de l'an 1905, mais l'épouse d'un daïmio d'avant le Grand Changement.
Il fixait sur elle un regard anxieux. Elle sembla fort embarrassée, et tout d'abord ne sut que rire, rire à la japonaise, comme elle riait quand elle était prise au dépourvu, et qu'elle n'avait pas le temps d'apprêter sa voix européenne, moins enfantine:
—Oh! cher maître! quelle idée extraordinaire!... En vérité...
Elle hésita:
—En vérité, mon mari et moi serions trop heureux de vous être agréables. Nous chercherons... Une robe d'autrefois, je ne crois pas que... Mais sans doute pourrons-nous néanmoins...
Il n'eut garde d'insister sur-le-champ:
—Votre mari, j'y songe... N'aurai-je pas le plaisir de le voir aujourd'hui?
—Non... Il fait une promenade en compagnie de notre ami le commandant Fergan... Ils sortent ainsi, très souvent... Et aujourd'hui, ils ne rentreront pas pour le thé.
—Je lisais encore hier, sur le Nagasaki Press...
Il s'arrêta. Le Nagasaki Press, complétant ses renseignements sur la flotte russe, toujours mouillée sur la côte annamite, avait annoncé le départ imminent de l'amiral Togo pour le sud. La marquise Yorisaka l'ignorait peut-être. Et convient-il d'apprendre trop brusquement à une jeune femme que son mari va partir pour la guerre?
Mais déjà, toute paisible, la marquise Yorisaka achevait la phrase interrompue:
—Dans le Nagasaki Press?... Ah! je sais!... le prochain appareillage de nos cuirassés?... J'ai lu aussi. Ce n'est peut-être pas immédiat, mais sûrement, cela ne tardera pas beaucoup.
Elle souriait avec une évidente sécurité. Felze, étonné, questionna:
—Est-ce que le marquis ne ralliera pas son navire, pour cet appareillage?
Elle ouvrit plus larges ses yeux minces:
—Mais si!... Tous les officiers rallieront, naturellement.
Il questionna encore:
—Pensez-vous qu'il n'y aura pas de combat?
Elle touchait ses cheveux du bout de ses doigts le plus tranquillement du monde.
—Nous espérons qu'il y aura bataille, grande bataille...
Felze, maintenant, peignait par petites touches agiles et précises.
—Vous serez très seule, madame, après le départ de votre mari...
—Oh! ce n'est pas la première fois qu'il me quitte ainsi... Et tant de femmes japonaises sont dans le même cas que moi, aujourd'hui!...
—Retournerez-vous à Tôkiô?
—Non, parce que je désire être tout près de Sasebo, jusqu'à ce que la guerre soit finie.
—Mais à Nagasaki, vous n'avez point d'amis, je crois, personne qui puisse vous entourer un peu, vous sauver de la solitude?...
—Personne. Nous ne voyons que vous, et Herbert Fergan. Et lui partira en même temps que mon mari...
Felze hésita avant de répondre:
—Je ne partirai pas, moi... Mais, malgré mes cheveux blancs, je n'oserai guère vous importuner de mes visites quand votre mari ne sera pas là. Les usages s'y opposent absolument, si je ne me trompe...
—Absolument, non... Mais il est certain qu'une Japonaise est obligée, en pareilles circonstances, de se cloîtrer un peu... Pendant la guerre contre la Chine, une princesse du sang, pour s'être trop souvent montrée en public, avec une ambassadrice étrangère qui était son amie, fut, par ordre de l'Empereur, répudiée...
—Répudiée!...
—Oui.
—Mais, aujourd'hui, les mœurs sont moins rigoureuses?...
—Un peu moins...
Il y eut un silence. Felze peignait toujours, d'une main peut-être distraite. La marquise Yorisaka, assise, et tout à fait immobile, gardait la pose.
Pourtant après quelques minutes, elle remua légèrement et frappa dans ses paumes. Le «héi!» des servantes nipponnes se fit entendre derrière la porte.
—Vous prenez du thé, n'est-ce pas, cher maître? O tcha wo motte kite koudasai[1]!...
Elle avait repris, pour parler japonais, sa voix de soprano très léger.
—Je prendrai du thé,—dit Felze.—Toutefois, je vous avouerai, chère madame, que votre thé anglais, noir, sucré et amer, me délecte beaucoup moins que les petites tasses d'eau parfumée que je bois dans toutes les tchayas de campagne, où j'entre pour me désaltérer quand je me promène...
—Oh! que dites-vous?...
Elle était si fort étonnée qu'elle oubliait de rire. Une curiosité intense arquait ses sourcils bridés.
—Vraiment, vous aimez le thé japonais?
—Beaucoup.
—Mais à bord de votre yacht, vous n'en buvez pas!... Votre hôtesse, Mrs. Hockley, doit préférer le thé de son pays?
—Oui. Mais elle a ses goûts, et moi les miens...
La marquise Yorisaka appuyait sa joue sur son petit poing fermé:
—Se plaît-elle, à Nagasaki, Mrs. Hockley?
—Assurément! Mrs. Hockley est une grande excursionniste et il y a quantité de promenades à faire dans Kioûshoû...
—Alors, vous ne songez point encore à reprendre votre voyage. Où irez-vous, en quittant le Japon?
—A Java, probablement... Vous savez que Mrs. Hockley veut faire le tour du monde...
—Je sais... C'est une femme tout à fait extraordinaire, si hardie, si résolue ... et si merveilleusement belle...
Felze sourit avec quelque mélancolie.
—Savez-vous qu'elle a un très vif désir de vous connaître?
Il avait prononcé cette phrase avec hésitation. Et il bredouilla les derniers mots, comme s'il regrettait d'avoir parlé. Mais la marquise Yorisaka avait entendu:
—Oh! je serai moi-même ravie... En vérité, mon mari et moi songions à l'inviter, mais nous avions peur d'être importuns...
La porte glissait dans ses rainures et les deux servantes entraient, apportant le plateau anglais, deux fois plus long que leurs bras.
—Allons, cher maître, acceptez tout de même une tasse de thé noir!... Puisque Mrs. Hockley viendra ici, il faut bien nous habituer à sa boisson favorite...
La marquise Yorisaka, on ne peut plus Parisienne, tendait d'une main le sucrier, de l'autre le pot à crème. Certes, il ne pouvait y avoir aucune ironie dans ses paroles, ni aucune arrière-pensée dans son esprit.
[1] Veuillez apporter le thé.
Au dessus du grand temple d'O-Souwa, un parc tout petit s'étage jusqu'au sommet de la colline Nishi...
Un parc tout petit, mais un vrai parc, touffu, profond, mystérieux à miracle. Les Japonais savent atrophier jusqu'à l'invraisemblance leurs cèdres nains et leurs pruniers minuscules. Mais ils n'en aiment que davantage les très grands pruniers et les cèdres géants. Les jardinets en miniature sont d'agréables bibelots qu'on possède au même titre que nous possédons une serre chaude ou une orangerie. Les hautes futaies sont la joie véritable et l'orgueil de l'Empire.
Dans le petit parc de la colline Nishi, parmi les camphriers centenaires, les érables et les cryptomérias d'où pendaient de splendides glycines arborescentes, le marquis Yorisaka Sadao et son ami le commandant Herbert Fergan se promenaient en devisant.
L'allée sinueuse montait sous bois. Parfois, aux coudes du chemin, une échappée de vue glissait entre les arbres et tous les vallons verdoyants, et toute la ville bleuâtre avec ses faubourgs épars, et tout le fiord couleur d'acier, se dévoilaient soudain, au-dessous des jardins, des cours et des escaliers du grand temple.
Les deux promeneurs s'étaient arrêtés à l'un de ces angles en terrasses.
—Il fait un très beau temps,—dit Herbert Fergan.—Cette fin d'avril est réellement brillante. Cela changera peut-être en mai.
—Oui,—murmura Yorisaka Sadao.
Il n'avait donné qu'un coup d'œil à l'admirable paysage. Son regard vif et noir, qui luisait d'une curiosité ardente et furtive, ne se détachait point du visage calme de l'Anglais.
—Au fait,—questionna-t-il tout à coup,—avez-vous reçu par le courrier d'hier des nouvelles de votre ami, le commandant Percy Scott?
—L'amiral,—rectifia Fergan.—Percy Scott a été promu il y a six semaines,—en février.
—Hé!... je suppose qu'il poursuit néanmoins ses travaux?... qu'il continue de révolutionner l'artillerie navale anglaise?
—Oh!—dit Fergan,—est-ce vraiment une révolution?
Il affichait un léger scepticisme. Mais le marquis Yorisaka insista:
—Sinon une révolution, au moins une totale réforme! Certes, votre amirauté avait fait, depuis douze ans, beaucoup de bonne besogne... J'ai suivi les progrès de votre matériel. Il n'y a plus rien à reprendre à vos canons. Et je ne parlerai pas de vos obus...
—Oui,—fit tranquillement Fergan:—vous les avez adoptés, après l'expérience assez peu satisfaisante que vous aviez faite des obus à moins grande capacité, l'an passé, le 10 août...
—Il est vrai... Et c'est bien pourquoi je n'en parlerai pas... Hé!... votre matériel est donc excellent, et tout l'honneur en revient à votre amirauté. Mais à la guerre, n'est-ce pas? le matériel n'est rien, le personnel est tout! Et si votre personnel, aujourd'hui est peut-être le premier de l'Europe, tout l'honneur en revient à l'amiral Percy Scott...
D'un geste, Herbert Fergan y consentit.
—De bons canons, de bons obus,—professait le marquis Yorisaka Sadao,—c'est bien! De bons pointeurs, de bons télémétristes, de bons officiers de tir, c'est mieux! Et voilà précisément le cadeau que Percy Scott a fait à l'Angleterre!... L'Angleterre, d'ailleurs, a su récompenser Percy Scott. N'est-ce pas une gratification de quatre-vingt mille yens[1] que le Parlement lui a décernée récemment?
—Huit mille livres sterling, exactement. C'est une juste rémunération. Si Percy Scott avait vendu ses brevets à l'industrie, il eût certes gagné davantage.
—Certes!... Huit mille livres ne paient pas le génie d'un tel homme! Notre empereur donnerait probablement davantage pour avoir un Percy Scott japonais.
—Quel besoin?—dit Fergan, un peu ironique.—Vous avez le Percy Scott anglais!... L'Angleterre et le Japon sont pays alliés. Vous avez pu, vous pouvez profiter très librement de tous nos travaux.
Le marquis Yorisaka détourna un instant son regard vers la profondeur verte de la futaie.
—Très librement,—répéta-t-il.
Sa voix s'était enrouée. Il toussa.
—Très librement, c'est vrai! Oh! nous vous avons de grandes obligations! Cependant, nous avons profité surtout des travaux de votre amirauté: nous possédons aujourd'hui vos tourelles, vos casemates, vos projectiles, votre acier de cuirasse... Nous ne possédons pas encore vos hommes, ni leurs secrets merveilleux, ces secrets que l'amiral Percy Scott inventa...
—Il n'y a point de secrets,—affirma Fergan.—Et d'ailleurs, n'avez-vous pas été vainqueurs, aux batailles du 10 et du 14 août?
—Nous avons été vainqueurs. Mais...
Les lèvres minces se serraient de mépris sous la moustache à poils rêches:
—... Mais ce furent de piètres victoires! Vous le savez. Vous étiez à côté de moi à bord du Nikkô, le 10 août!...
L'Anglais, courtoisement, s'inclina:
—J'y étais,—dit-il.—Et je témoigne ici, par Jupiter! que ce 10 août fut une journée très glorieuse!....
—Non!—exclama le Japonais.—O Fergan kimi[2], souvenez-vous mieux! Souvenez-vous des lenteurs, de l'indécision, du désordre général! Souvenez-vous de cet obus russe qui atteignit le Nikkô au-dessous du blockaus, et brisa le tube cuirassé des transmissions! Aussitôt, toute la vie du cuirassé s'arrêta, comme la vie d'un homme dont l'artère aorte est coupée. Nos canons intacts cessèrent de tirer. Nos canonniers attendirent stérilement l'ordre qui ne pouvait plus venir! Et, cependant, le Tsesarevitch, déjà criblé de nos coups, s'échappait à la faveur de cette unique avarie qui nous frappait d'impuissance! Voilà ce que fut la journée du 10 août!... Et je pense avec désespoir que la prochaine journée sera pareille, puisque nous ne possédons point les secrets anglais...
—Il n'y a pas de secrets anglais,—redit Fergan.
Un silence suivit. Ils étaient parvenus au sommet de la colline. Maintenant, ils redescendaient par une autre allée plus occidentale, qui aboutit aux jardins mêmes du grand temple.
—Quand il commandait le Terrible,—reprit tout à coup Yorisaka Sadao,—Percy Scott, tirant en exercice, mettait quatre-vingts pour cent de ses obus dans la cible. Quatre-vingts pour cent! Quelles cuirasses résisteraient à cette avalanche de fer?
—Bah!—dit Fergan,—pourquoi le Nikkô ne tirerait-il pas aussi bien que le Terrible? Percy Scott avait entraîné ses pointeurs au moyen d'appareils que vous connaissez! N'avez-vous pas des dotters, des loading-machines, des deflections-teachers[3]! N'avez-vous pas vos télémètres Barr and Stroud[4]?
—Nous avons tout cela! Et vous nous avez enseigné à nous en servir... Oh! nous vous avons de grandes obligations! Mais tout cela est bon surtout pour les tirs en temps de paix. A la guerre, la part d'imprévu est si grande! Souvenez-vous de l'obus du 19 août.
Il scrutait les yeux de l'Anglais, comme un chasseur scrute le buisson d'où le gibier va sortir.
—La flotte britannique s'est battue tant de fois, depuis tant de siècles! Et toujours, et partout, infailliblement, elle fut victorieuse! Comment? par quelle sorcellerie? Voilà ce que nous voudrions savoir! Que firent Rodney, Keppel, Jervis, Nelson, pour n'être jamais, jamais, jamais vaincus?
—Sais-je?—dit Fergan, souriant.
Ils arrivaient aux jardins. Le parc s'achevait brusquement en une terrasse étroite et longue, plantée d'une dizaine de cerisiers en quinconces. Une tchaya était là, à côté d'un tir à l'arc.
—Tiens!—fit Fergan, content de parler d'autre chose.—Tiens! monsieur Jean-François Felze!...
Le peintre était assis devant la tchaya, en face d'une tasse de thé. Il se leva, poli.
—Comment allez-vous?—demanda Fergan.
Le marquis Yorisaka saluait à la française, ôtant sa casquette à galons d'or;
—Vous êtes ici, cher maître! Je vous croyais à la villa. Le commandant Fergan et moi, rentrions justement, et nous espérions vous trouver là-bas... La marquise n'a pas su vous retenir?
—Elle l'a tenté, très aimablement. Mais la séance de pose avait été déjà bien longue... La marquise avait besoin de repos, et moi-même de plein air...
—Nous vous disons donc au revoir... A demain, sans doute?
—A demain, assurément.
Il s'était déjà rassis, après un geste de la main. Immobile et silencieux, il avait reporté son regard vers la ville et vers le golfe, aperçus au-dessous de la terrasse. Le soleil de six heures commençait de rougir la buée bleuâtre des lointains et la mer saignait d'une myriade de petits reflets pourpres, pareils à d'étincelantes blessures.
Fergan et Yorisaka s'en allaient.
—A pied, n'est-ce pas?—demanda l'Anglais.
Il était bon marcheur. Et, du reste, le coteau des Cigognes est assez proche d'O-Souwa.
—A pied, si vous le voulez.
Ils étaient sortis du jardin par la porte opposée à la ville. Ils marchèrent sans parler jusqu'au petit pont en arc qui enjambe le ruisseau du nord. Là, le chemin bifurque. Yorisaka Sadao, qui depuis un moment réfléchissait, fit une halte brusque.
—Hé!—s'écria-t-il.—Voici que j'oubliais le rendez-vous que m'a donné le gouverneur.
—Un rendez-vous?
—Oui, pour cette heure même... Que faire? M'excuserez-vous?
—Vous plaisantez!... Partez tout de suite! Vous trouverez un kourouma à cent pas d'ici dans les rues voisines du temple... Je vous accompagne, bien entendu...
—Oh! pour rien au monde! Je vais et je reviens. Il s'agit d'une simple formalité militaire. Ce sera très court, une heure à peine. Kimi, faites-moi le plaisir de rentrer seul à la villa... Mitsouko nous attend peut-être pour le thé. Je vous rejoins bientôt, et nous dînons ensemble...
—All right!
[1] Deux cent mille francs.—Chiffre historique.
[2] «Kimi», «mon cher», avec une nuance respectueuse.
[3] Le dotter et le deflection teacher sont deux instruments dont la pratique enseigne aux canonniers à pointer juste. Le loading-machine enseigne aux servants à charger rapidement.
[4] Les télémètres Barr and Stroud sont actuellement encore (1910) les seuls instruments au monde qui permettent de mesurer exactement la distance du canon au but, afin de régler convenablement la hausse.
Marchant d'un pas fort allongé, Herbert Fergan n'avait pas mis dix minutes à gravir le coteau des Cigognes.
A la porte de la villa, il frappa trois coups pressés.
—Héi!...
La mousmé servante avait ouvert, et se prosternait devant l'ami du maître. Habitué de la maison, Fergan tapota la joue fraîche et ronde, et passa.
Le salon Louis XV recevait par toutes ses fenêtres ouvertes la caresse du soleil couchant. Aux tentures pompadour rougeoyaient des rayons obliques.
—Good evening,—dit Fergan.
La marquise Yorisaka à demi étendue au fond de sa bergère, se leva comme en sursaut.
—Good evening,—dit-elle.—Vous êtes seul? le marquis vous a quitté?
Elle parlait anglais aussi bien que français.
—Le marquis a dû courir chez le gouverneur, je ne sais pas pour quelle affaire. Il ne peut être revenu avant une heure.
—Ah!
Elle souriait d'un sourire un peu apprêté. Il s'approcha d'elle et, très simplement, d'un geste accoutumé, la prit dans ses bras et lui baisa la bouche.
—Mitsou, petite chose chérie!...
Elle s'était abandonnée, docile plutôt qu'amoureuse. Elle rendit le baiser, s'appliquant à le bien rendre comme elle l'avait reçu, comme le donnent les Occidentaux, des deux lèvres entr'ouvertes et aspirantes.
Fergan cependant la soulevait de terre, et, s'asseyant, l'asseyait sur ses genoux:
—Qu'avez-vous fait, tout aujourd'hui?
—Rien... Je vous attendais ... je n'espérais pas vous voir seul, ce soir...
Il se pencha sur elle et l'embrassa de nouveau:
—Vous êtes une ensorcelante mignonne... Qui avez-vous vu, cette après-midi?
—Personne ... le peintre...
—Le peintre?... Je suis sûr qu'il vous fait la cour!...
—Pas du tout!...
—Pas du tout? Très invraisemblable? Tous les Français font la cour à toutes les femmes!...
—Mais lui est trop vieux!...
—Il le dit, mais c'est coquetterie.
—Trop vieux, et d'ailleurs, amoureux d'une autre ... vous savez bien!... de cette Américaine, Mrs. Hockley...
—Je sais. Non, il n'est pas amoureux, il est esclave. Il la déteste beaucoup plus qu'il ne l'aime. Mais elle s'est emparée de lui... Il est Français... Elle est très belle et très vicieuse...
—Très vicieuse?
—Oui... Oh! oh! cela vous intéresse?
Il avait senti, dans sa main, la menotte emprisonnée tressaillir. Mais, peut-être, était-ce une illusion? La voix menue parlait le plus tranquillement du monde:
—Cela ne m'intéresse pas. Mais vous la connaissez, cette Mrs. Hockley?
—De réputation, oui. Tout le monde la connaît de réputation.
—Je veux dire: vous lui avez été présenté?
—Non.
—Alors, vous lui serez présenté.
—Comment?
—Elle viendra ici. J'ai promis de l'inviter.
—Elle vous a fait demander cette invitation?
—Non. Moi-même j'ai proposé.
—Miséricorde! pourquoi?
Elle réfléchit avant de répondre:
—Pour faire plaisir au peintre. Et aussi, parce que le marquis désire que je reçoive beaucoup d'Européennes...
Il rit et l'embrassa encore:
—Petite femme obéissante!...
Il lutinait les beaux cheveux noirs qui cédaient avec souplesse sous les doigts câlins.
—Si vous aviez conservé l'incommode coiffure des mousmés, je n'aurais pas la douceur de toucher ainsi vos cheveux. Cette coiffure-ci est beaucoup plus favorable...
Elle le regarda par la fente longue des paupières demi-fermées:
—C'est fait exprès...
Il devenait audacieux. Sa bouche, maintenant, pressait avidement les lèvres complaisantes, et ses mains dégrafaient le corsage, cherchant la nudité tiède des seins.
—Mitsou, Mitsou!... Petit rayon de miel délicieux!...
Elle ne résistait pas. Mais ses bras immobiles pendaient le long de son corps, et ne se refermèrent pas sur le buste de l'amant.
—Laissez-moi, à présent!... Herbert, je vous prie!... Laissez-moi et asseyez-vous ici, sagement! Sagement, oui!... Je veux vous faire un peu de musique...
Elle ouvrit le piano, fouilla un casier:
—Je veux vous chanter une chanson ... une chanson française toute nouvelle. Ecoutez bien les paroles.
Elle préluda. Ses mains touchaient le clavier avec une surprenante adresse. Elle chanta, s'accompagnant d'un jeu sûr, assez expressif. Son soprano très grêle, donnait à l'étrange mélodie une valeur de mystère et d'irréalité.
—Il m'a dit: «Cette nuit j'ai rêvé. J'avais ta chevelure autour de mon cou. J'avais tes cheveux comme un collier noir autour de ma nuque et sur ma poitrine.
«Je les caressais, et c'étaient les miens; et nous étions liés pour toujours ainsi, par la même chevelure, la bouche sur la bouche, ainsi que deux lauriers n'ont souvent qu'une racine.
«Et, peu à peu, il m'a semblé, tant nos membres étaient confondus, que je devenais toi-même ou que tu entrais en moi comme mon songe.
Quand il eut achevé, il mit doucement ses mains sur mes épaules, et il me regarda d'un regard si tendre, que je baissai les yeux avec un frisson...
Il avait écouté fort attentivement.
—C'est très joli,—dit-il avec politesse.
Pareil à tous les Anglais, il n'entendait pas grand'chose à la musique.
—Très joli,—répéta-t-il.—Et, surtout, vous jouez parfaitement bien.
Elle se taisait, les mains encore posées sur le dernier accord. Il jugea nécessaire de marquer une curiosité:
—Qui a fait cela?
Elle nomma le poète et le musicien. Il répéta les noms illustres:
—Monsieur Louys et monsieur Debussy... Oh! c'est réellement une chose considérable...
Il s'était levé.
Il vint derrière elle et se pencha pour baiser la nuque d'ambre pur...
—Vous êtes une excellente artiste...
Elle rit, incrédule et modeste:
—Je suis une écolière très médiocre. Je ne crois pas que vous ayez pu goûter le moindre plaisir à m'entendre.
Il protesta:
—J'ai goûté beaucoup de plaisir. Et je souhaite que maintenant vous chantiez une autre chanson.
Elle se fit prier. Il insista.
—Oui, une autre chanson; et cette fois, une chanson japonaise...
Elle tressaillit légèrement. Sa voix se posa, pour répondre après un court silence:
—Je n'ai pas de musique japonaise dans mon casier. Et comment pourrais-je, sur un piano?...
—Prenez votre koto...
Elle leva sur lui des yeux grand ouverts:
—Il n'y a point ici de koto.
Il cessa de sourire. Il était Anglais, peu enclin aux rêveries et aux spéculations de la pensée. Mais beaucoup de siècles civilisés avaient tout de même affiné sa race. Et il ne passait pas devant les spectacles extraordinaires de la vie sans en apercevoir la grandeur ou le mystère...
Elle avait dit: «Il n'y a point ici de koto». Le koto est une sorte de harpe très ancienne et très vénérable, dont l'usage fut jadis réservé aux plus nobles dames japonaises et aux courtisanes du premier rang. Née comme elle était, la marquise Yorisaka avait certes appris le koto dès sa plus petite enfance. Et sans nul doute, sa jeunesse s'était assidûment employée à pincer avec l'ongle d'ivoire les cordes sonores. Mais les temps modernes étaient venus. Et «il n'y avait plus ici de koto...»
Herbert Fergan, tout à coup, secouant sa brève songerie, baisa une fois encore la nuque de sa maîtresse.
—Mitsou, petite chose aimée, chantez tout de même, je vous en prie...
Elle consentit:
—Je chanterai... Voulez-vous... voulez-vous une tanka très vieille? Vous savez, une tanka? cette ancienne poésie de cinq vers que les princes et les princesses d'autrefois, échangeaient entre eux, à la cour du Mikado ou du Shôgoun... Celle-ci date de plus de mille ans. Je l'ai apprise quand j'étais encore un bébé. Et je me suis amusée à la traduire en anglais...
Ses doigts coururent sur le piano, inventant une harmonie triste et bizarre. Mais elle ne chanta pas, d'abord. Elle semblait hésiter. Et, pour l'engager à vaincre cette hésitation, Fergan, une fois encore, appuya longuement ses lèvres sur le cou tiède et duveté.
Alors la voix douce murmura très lente:
—Le temps des cerisiers en fleurs
N'est pas encore passé.
Maintenant cependant les fleurs devraient tomber,
Tandis que l'amour de ceux qui les regardent
Est à son extrême exaltation...
La chanteuse s'était tue et demeurait immobile. Herbert Fergan, debout tout près d'elle, allait la remercier d'un nouveau baiser...
A cet instant, quelqu'un parla, au fond du salon:
—Mitsouko, pourquoi chantez-vous ces petits refrains absurdes?
Herbert Fergan se redressa soudain, une sueur aux tempes. Le marquis Yorisaka, silencieusement, était entré. Avait-il vu?... Qu'avait-il vu?...
Il n'avait pas vu, sans doute. Car il parla, absolument calme:
—Mitsouko, vous ne dînerez pas avec nous, ce soir?
Elle s'était levée. Elle répondit, les yeux fixés vers la terre:
—Je suis très lasse. Je désirerais, en effet, si cela ne vous contrarie pas, être servie chez moi.
—Comme il vous plaira...
Elle était sortie. La porte, sans bruit avait glissé dans sa rainure. Herbert Fergan respira avec effort et passa sa main sur son front.
Amical et insinuant, Yorisaka Sadao fit quatre pas, et s'accouda au piano.
—Kimi, nous dînerons donc tête à tête, et nous causerons...
Il s'interrompit, plongea son regard au fond des yeux de l'Anglais:
—Nous causerons. J'ai beaucoup d'enseignements à recevoir encore de vous, beaucoup de conseils à vous demander. Il ne faut pas, il ne faut pas que nous recommencions la bataille du 10 août... Vous ne refuserez pas à un allié...
Herbert Fergan baissa le front. Ses joues rasées rougirent. Et, docilement, il commença de parler:
—Le 10 août ... le 10 août, vous avez été timides, très timides... Vous ne saviez pas, vous ne sentiez pas que vous étiez les plus forts. Vous n'avez pas eu foi en vous. Et vous vous êtes battus comme des gens qui ont peur de la défaite: trop sagement, trop habilement, de trop loin. Le seul secret anglais, c'est l'audace. Pour vaincre cette mer, il faut d'abord se préparer avec méthode et prudence, puis se ruer avec fureur et folie. Ainsi firent Rodney, Nelson et le Français Suffren... Par conséquent, pour la conduite du feu...
... La porte, sans bruit, avait glissé dans sa rainure. Et la marquise Yorisaka était sortie.
Hors du salon, elle s'arrêta. Elle écouta, attentive.
Les voix d'Herbert Fergan et du marquis Yorisaka alternaient en phrases paisibles. A travers la cloison mince, des noms historiques passèrent, Rodney, Nelson, Suffren...
La marquise Yorisaka, d'un geste lent, toucha, du bout de ses doigts, ses deux tempes. Puis, marchant à pas muets, elle s'éloigna de la cloison.
La chambre attenant au salon n'était qu'un cabinet étroit, vide de meubles. La marquise Yorisaka traversa ce cabinet, traversa la pièce qui lui faisait suite, et parvint à l'aile extrême du logis.
Là, un couloir presque obscur s'allongeait entre deux panneaux de papier uni, surmonté de frises ajourées. Au fond, deux portes à coulisse se faisaient face. La marquise Yorisaka fit glisser la porte de gauche.
Une sorte d'alcôve était derrière cette porte, une alcôve de simple bois blanc, finement menuisé, mais absolument nu. Le plafond, très bas, montrait ses solives; le plancher, ses tatamis couleur de paille fraîche. Trois grands châssis de papier grenu tenaient lieu de fenêtres et de vitres. Et dans un coin, devant une toilette de poupée posée à même le sol et surmontée d'un miroir à cadre de laque, un coussin de velours noir figurait l'unique siège où l'on pût s'asseoir, s'agenouiller plutôt,—s'agenouiller à la japonaise.
Debout sur le seuil, la marquise Yorisaka frappa deux fois dans ses mains, et deux servantes accoururent.
Il n'y eut point de paroles prononcées. Bouches closes, les mousmés se prosternèrent d'abord, et déchaussèrent la maîtresse. Puis, prestement, elles la dévêtirent, ôtant le corsage de dentelle qui glissa vite le long des bras poudrés, ôtant la jupe de moire et les jupons de soie, ôtant le corset, ôtant la chemise, ôtant les bas d'Europe qui n'ont point de doigts comme les bas nippons.
Toute nue, la marquise Yorisaka s'enveloppa d'un kimono à grands ramages, mit ses pieds dans des sandales à brides d'étoffe, et, quittant d'abord l'alcôve de bois blanc, qui était sa chambre personnelle et intime, s'en fut se baigner dans une cuve d'eau brûlante, comme font toutes les femmes du Japon, chaque soir, un peu avant le coucher du soleil.
Puis elle revint. Elle laissa tomber son kimono. Elle repoussa du pied ses sandales. Et les servantes lui tendirent trois robes de crêpe léger, trois robes japonaises à grandes manches, toutes trois bleu de nuit, toutes trois sobrement semées d'une même rosace bizarre et hiératique,—le môn,—le blason.
Habillée, la marquise Yorisaka s'agenouilla devant son miroir. Les robes s'évasaient comme il sied. L'obi les ceinturait largement de son nœud magnifique. A deux mains, la chevelure fut détachée, séparée, lissée en bandeaux larges qui encadrèrent l'impassible visage. La marquise Yorisaka se releva, marcha un moment par la chambre, sortit dans le couloir demi-obscur. Et soudain, frappant encore dans ses paumes, elle ouvrit la porte de droite.
Une deuxième chambre apparut, pareille exactement à la première: mêmes panneaux de bois blanc et nu, mêmes châssis de papier diaphane, mêmes solives et mêmes tatamis. Mais au lieu d'une toilette et d'un miroir, deux tabernacles minuscules flanquaient un autel de cèdre poli, sur lequel s'alignaient des tablettes d'ancêtres.
Toujours silencieuse, la marquise Yorisaka se prosterna d'abord correctement devant les tablettes, et demeura, plusieurs minutes, les mains à plat sur le sol, et le front heurtant les nattes.
Puis elle s'agenouilla sur un coussin, devant une sorte de harpe horizontale qu'une servante, respectueuse, venait d'apporter entre ses bras.
Une musique naquit, lugubre et lente, dont le rythme et l'harmonie ne ressemblaient en rien aux harmonies ni aux rythmes de l'Occident. Des sons mystérieux se succédèrent et se mêlèrent, des phrases sans commencement ni fin s'ébauchèrent, des rêveries, des tristesses, des plaintes lamentables frémirent parmi d'étranges grincements sinistres, qui rappelaient le bruit des bises d'hiver et le cri des oiseaux nocturnes. Sur tout cela, une mélancolie désespérée planait...
Agenouillée à la mode antique dans la salle de ses ancêtres, la marquise Yorisaka jouait du koto...
La semaine qui suivit, Jean-François Felze ayant achevé le portrait de la marquise Yorisaka, celle-ci ne manqua pas de convier Mrs. Hockley à venir, «sans aucune espèce de cérémonie, prendre une tasse de thé dans la villa du coteau des Cigognes, et y admirer la belle œuvre du maître, avant que le marquis Yorisaka l'emportât sur son cuirassé».
Mrs. Hockley n'eut garde de refuser l'invitation. Elle décida de s'y rendre en compagnie du maître lui-même, et voulut que miss Elsa Vane, la lectrice, les accompagnât.
—Vous n'emmenez pas le lynx Romeo?—demanda Felze, comme la caravane quittait l'Yseult.
—Vous êtes comique!—riposta Mrs. Hockley.
On était au 1er mai. Malgré les nouvelles alarmistes que répandait chaque matin le Nagasaki Press, les officiers japonais en permission n'avaient pas encore reçu l'ordre de rallier Sasebo.
A la porte du jardin, le marquis Yorisaka vint accueillir ses hôtes. Il portait, comme toujours, son uniforme noir à galons d'or. Mrs. Hockley, favorablement impressionnée, observa qu'il n'y avait aucune différence entre cet uniforme et celui des officiers de la grande marine américaine. Le marquis Yorisaka s'en déclara confus et orgueilleux.
Dans la villa, le salon Louis XV avait un air de gala. Les vases de Sèvres débordaient de fleurs, et le chevalet qui portait le tableau était élégamment drapé de satin liberty. La marquise Mitsouko, en robe de guipure molle, fit la révérence à sa visiteuse, et, pour lui mieux faire honneur, ne voulut parler qu'anglais.
—Le maître me pardonnera, si je suis aujourd'hui infidèle à sa belle langue française. Mais je suis sûre qu'à bord de l'Yseult, lui-même a la galanterie de parler comme vous, madame!
Charmée, Mrs. Hockley ne marchanda ni les louanges, ni les compliments les plus directs. Réellement, la marquise Yorisaka était une enchanteresse! Et combien gracieuse, et combien jolie, et combien cultivée! Les vieux peuples d'Europe confinent leurs femmes dans la frivolité ou dans le ménage. Mais les nations jeunes ont d'autres idées et d'autres ambitions. Mrs. Hockley appréciait la supériorité de ses propres compatriotes sur les Européennes. Et elle se réjouissait de tout son cœur de voir les Japonaises marcher superbement sur les traces des Américaines.
—Vous savez l'anglais, le français, l'allemand peut-être?...
—Quelques mots...
—Le japonais naturellement. Le chinois aussi?
Ce fut le marquis Yorisaka qui répondit non.
—Vous avez reçu une instruction tout à fait occidentale! Êtes-vous allée à New-York?
La marquise Yorisaka n'y était point allée, mais le regrettait de toutes ses forces.
—Comme cette toilette parisienne vous sied parfaitement bien!... Et votre main est un bijou!
Felze, d'assez sombre humeur, ne disait mot. Et miss Vane, dédaigneuse, imitait son silence. Malgré l'empressement des maîtres de la maison, malgré la cordialité expansive de Mrs. Hockley, la réception se fût peut-être refroidie, si le commandant Herbert Fergan n'était arrivé fort à point. Le marquis Yorisaka lui marqua la plus grande amitié. Et Felze dut se dérider un peu pour n'être point impoli, car l'Anglais était en verve.
—Monsieur Felze,—avait-il dit tout d'abord,—vous souvenez-vous d'un passage de Thucydide qui est peut-être ce qu'il y a de plus profond dans la littérature psychologique de tous les pays et de tous les siècles? Excusez-moi de faire le pédant: nous autres Anglais sommes très forts en grec... C'est même cette force-là qui nous fait, dans la vie pratique, si piteusement inférieurs aux compatriotes de Mrs. Hockley... Or donc, l'an III de la 87e olympiade, au plus fort de la célèbre peste qui dévasta Athènes, Thucydide nous affirme qu'une véritable folie de plaisir s'abattit sur la ville pourtant pleine de deuils et d'agonies. Et il ne s'en étonne point d'ailleurs, et semble considérer la chose comme tout à fait naturelle,—selon l'instinct humain. Oui.—Eh bien! monsieur Felze, Thucydide n'a pas tort. Car ce matin, moi qui suis à Nagasaki comme les Athéniens d'alors étaient à Athènes, je veux dire sous la menace d'une mort inattendue et foudroyante, je me suis éveillé avec le désir de jouir très énergiquement de la vie!...
Jean-François Felze avait levé les sourcils:
—Vous êtes sous une menace de mort?
—Je suis sous la menace d'un boulet russe. Moi aussi je dois rejoindre bientôt le cuirassé du marquis Yorisaka. Et j'assisterai à la prochaine bataille. Magnifique spectacle, monsieur Felze, mais assez périlleux. Avez-vous quelquefois vu des combats de gladiateurs? Je vais en voir un. Aucune chose n'est plus excitante! Toutefois, petit inconvénient: il n'y a point de gradins autour du cirque, si bien que je suis forcé de descendre dans l'arène!
Il riait. Et le marquis Yorisaka, gladiateur débonnaire, riait avec lui, de la meilleure grâce du monde.
Herbert Fergan avait ensuite complimenté fort adroitement Mrs. Hockley sur son yacht. L'Américaine en était orgueilleuse, et se plaisait à entendre redire qu'elle possédait incontestablement le plus beau navire de plaisance qui existât. Toutefois, malgré la valeur d'un éloge décerné par un capitaine de vaisseau, aide de camp du roi d'Angleterre, Mrs. Hockley n'y prêta qu'une oreille distraite, et ne détourna point son attention de la marquise Yorisaka, qui l'occupait toute.
Assises toutes deux sur le sopha, et près l'une de l'autre, l'Américaine et la Japonaise faisaient maintenant figures d'amies intimes. Mrs. Hockley s'était emparée des mains de sa nouvelle amie, et lui parlant à voix confidentielle, l'interrogeait infatigablement sur son enfance, sa jeunesse, son mariage, ses goûts, ses plaisirs, ses lectures, ses idées religieuses et ses opinions philosophiques. Elle déployait dans cette inquisition toute l'exaspérante curiosité des femmes de sa race, lesquelles s'entraînent, dès qu'elles sont petites filles, au sport des questions innombrables et inutiles, des questions sans intérêt ni fin, et, toute leur vie, emmagasinent au fond de leurs cervelles mille et mille renseignements, mille et mille documents—laborieusement obtenus, laborieusement classés, rangés, étiquetés,—jamais assimilés, jamais compris...
Mais la marquise Yorisaka, inaccoutumée, supportait volontiers l'assaut indiscret de sa visiteuse. Complaisante, elle répondait à tout et ne se lassait point. Elle donnait à Mrs. Hockley, qui n'était certes point capable de s'en rendre compte, une bonne preuve de la docilité des femmes du Nippon. Et elle abandonnait avec une imperceptible coquetterie ses petits doigts d'ivoire soyeux à l'étreinte des blanches mains occidentales, jolies aussi, mais très grandes par comparaison...
Miss Vane, à l'autre bout du salon, avait découragé les attentions de Herbert Fergan et du marquis Yorisaka lui-même. Immobile et nonchalante au fond d'une bergère, elle jetait par intervalles un bref regard vers le sopha. Et Felze souriait, avec un peu d'ironie et un peu d'amertume.
On servait le thé. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et l'on apercevait, au-dessous d'un ciel pommelé, les montagnes en dents de scie qui bordent les deux rives du golfe, et au-dessous des montagnes, les cimetières verdoyants qui enserrent la ville brune et bleue. Il faisait doux, à cause du soleil encore haut qui tempérait la fraîcheur du printemps humide.
—Monsieur le marquis Yorisaka,—dit enfin Mrs. Hockley,—je sens que je suis prise d'une grande affection pour votre femme, et je désire nouer avec elle une intime amitié. Je crains en outre qu'après votre départ pour la guerre elle ne s'ennuie beaucoup, seule. Et j'espère que mes très fréquentes visites la distrairont. S'il le faut, je prolongerai le séjour ici de mon yacht. Mais je ne souffrirai pas qu'une femme aussi belle et aussi intéressante attende dans la tristesse le retour glorieux de son mari. François Felze a d'ailleurs l'ambition de peindre une seconde fois la marquise, dans une sorte de travesti, je crois. Je l'accompagnerai afin que les usages corrects soient respectés comme il est convenable. Et je ne quitterai Nagasaki qu'après votre victoire sur les sauvages russes.
Le marquis Yorisaka s'inclina fort bas. Et il allait répondre, quand la porte s'ouvrit devant un personnage qu'on n'attendait point.
C'était un officier de la marine japonaise, un officier en uniforme, pareil de la tête aux pieds au marquis Yorisaka: même âge, même grade et même allure. Les deux visages différaient cependant par un détail: le marquis Yorisaka portait la moustache, à l'européenne, et la lèvre du nouveau venu était rasée.
Il entra, et tout d'abord salua à l'ancienne mode, le corps plié en deux, les mains sur les genoux. Puis, marchant vers le marquis Yorisaka, il le salua particulièrement, avant de lui adresser, en langue japonaise, un compliment cérémonieux, auquel le marquis répondit avec beaucoup de déférence.
Le commandant Fergan, cependant, s'était approché de Jean-François Felze:
—Regardez bien, cher monsieur! Voici l'ancien Japon qui nous fait sa révérence!
Le marquis Yorisaka avait pris par la main son visiteur et se tournait vers l'assistance.
—J'ai l'honneur de vous présenter mon très noble camarade, le vicomte Hirata Takamori, lieutenant de vaisseau comme moi à bord du Nikkô... Soyez assez bons pour l'excuser, il ne sait pas l'anglais ... ni le français...
Tout le monde s'inclina. Le vicomte Hirata, une fois de plus, cassa d'un plongeon son échine raide. Puis ayant présenté quelques hommages courtois, mais brefs, à la marquise Yorisaka, qui les reçut demi-prosternée, il conduisit à part le marquis, et l'entretint assez longuement, sur un ton fort animé.
—J'ai connu ce vicomte Hirata au cours de la dernière campagne,—expliquait Fergan à Felze.—C'est un homme bien curieux, qui retarde tout juste de quarante ans sur son siècle. Et vous savez qu'au Japon quarante ans en valent quatre cents, dès qu'on a remonté plus haut que la révolution de 1868. Le vicomte Hirata est un fils de daïmio, comme notre hôte. Mais, tandis que les Yorisaka furent du clan Choshoû, originaire de l'île Hondo, les Hirata furent du clan Satsouma, originaire de l'île Kioushoû. Cela fait une prodigieuse différence. Les Choshoû ont été jadis des lettrés, des poètes et des artistes. Les Satsouma ont été seulement des guerriers. Quand vint cette fameuse révolution, que les Japonais appellent le Grand Changement, Satsouma et Choshoû prirent ensemble les armes pour le Mikado, contre le Shôgoun. Et leur victoire militaire amena leur désastre féodal, parce que le Mikado, débarrassé du Shôgoun, n'eut rien de plus pressé que l'abolition des clans, des daïmios et de leurs samouraïs. Choshoû se résigna tout de suite au nouvel ordre de choses. Satsouma ne se résigna pas. Les parents du marquis Yorisaka se modernisèrent en un clin d'œil, et l'empereur n'a pas eu, dans la réorganisation de l'Empire, d'auxiliaires plus dociles et plus intelligents. Les parents du vicomte Hirata s'enfermèrent neuf ans dans leurs tanières de Kagoshima, et, quand ils en sortirent, le 17 février 1877, ce fut pour se ruer, sabre au poing, contre les troupes impériales, à la suite du vieux chef rebelle Saïgo. Ils furent vaincus. Tous moururent... Oui, monsieur Felze, le propre père de l'officier que voilà fut tué en se battant contre l'empereur, l'empereur qui règne aujourd'hui! Et j'ai tout lieu de croire que le vicomte Hirata Takamori professe exactement les mêmes opinions que tous ses ancêtres!...
La chose comique, c'est qu'il n'en est pas moins un excellent officier, fort au courant des armes les plus récentes. A bord du Nikkô, il est chargé des machines électriques, et peu d'ingénieurs européens le vaudraient...
A cet instant, le marquis Yorisaka, qui avait écouté en silence le discours japonais du vicomte Hirata Takamori, se retourna vers ses hôtes:
—Mon très noble camarade m'informe que nous serons tous deux ... (il se reprit en regardant Fergan) ... tous trois ... rappelés demain à Sasebo...
Un silence brusque tomba. Jean-François Felze regarda vers le sopha. La marquise Yorisaka, tressaillant sans doute, avait ôté ses mains des mains de Mrs. Hockley.
Puis, Herbert Fergan, le premier, parla:
—Que vous disais-je tout à l'heure à propos de Thucydide, monsieur Felze!... Quoi qu'il m'arrive en cette aventure, je serai content de partager sur le Nikkô le sort de la belle œuvre que voici...
Il montrait le portrait, dont Mrs. Hockley n'avait point encore songé à remarquer la présence. Ainsi rappelée au prétexte réel de la réception, l'Américaine se leva, et vint considérer l'image de son amie japonaise.
Le vicomte Hirata, à quatre pas de là, avait aperçu le tableau. Ses yeux comparèrent rapidement le visage asiatique peint sur la toile au visage occidental de Mrs. Hockley, qui s'était approchée pour mieux voir. Et, parlant à mi-voix, il prononça quelques mots nippons que le commandant Fergan fut seul à surprendre.
—C'est un jugement artistique?—questionna Felze, curieux.
—Non, cher monsieur! Un bon Satsouma prononce rarement des jugements artistiques... Le vicomte Hirata n'a émis qu'une opinion ethnologique, assez savoureuse d'ailleurs. Voici la traduction de ses paroles: «Notre peau est jaune, la leur est blanche; l'or est plus précieux que l'argent[1].»
[1] Avant le commandant Herbert Fergan, M. André Bellessort entendit un samouraï de Kagoshima prononcer une phrase toute pareille.—C. F.
La chambre de Mrs. Hockley, à bord de l'Yseult, avait été copiée sur celle de S. M. l'Impératrice de Russie, à bord du Standardt. L'ameublement en était anglais, avec profusion de boiseries claires, de laqués vert d'eau et de marqueteries ton sur ton. Le lit de cuivre n'avait pour tous rideaux qu'une mousseline, brochée de grands iris. Le tapis était d'un feutre ras, cloué. Et des photographies tenaient lieu d'objets d'art. Mrs. Hockley, à cette exacte imitation d'une souveraine austère dans ses goûts, trouvait la double satisfaction de sa vanité démocratique et de son instinct du confort. Le luxe véritable, le luxe des ors, des marbres, des tableaux de maîtres, des statues antiques, on le prodiguait orgueilleusement dans les salons et dans les halls. Mais aux appartements intimes s'adaptait mieux la moelleuse simplicité des capitonnages britanniques.
Minuit venait de sonner.
Étendue sur le lit, un coude contre l'oreiller et la joue dans la main, Mrs. Hockley, seulement vêtue de ses bagues et d'une chemise de surah noir, beaucoup plus transparente qu'une dentelle, écoutait miss Elsa Vane lui faire à haute voix la lecture du soir.
Miss Elsa Vane, lectrice correcte, était assise sur une chaise à dossier droit, et n'avait point quitté sa robe de dîner, robe, d'ailleurs, plus indécente, en sa qualité de robe, que la chemise de Mrs. Hockley, en sa qualité de chemise,—la différence en était du dégrafé au nu,—mais, tout de même, robe. Et l'habit faisant, comme chacun le sait, le moine, miss Vane corrigeait, par son vêtement et par son attitude, ce que Mrs. Hockley pouvait avoir d'un peu hardi dans son attitude et dans son vêtement.
Tel était d'ailleurs le cérémonial de chaque soirée. Mrs. Hockley n'en changeait point, détestant toute infraction au protocole.
Et miss Vane lisait, ce soir-là, le chapitre onze du volume dont elle avait lu, la veille, le chapitre dix.
La voix légèrement nasillarde, comme sont toutes les voix yankees, mais bien timbrée, et très grave pour un timbre de jeune fille, achevait en scandant les mots:
—«Et cependant—étrange contradiction pour ceux qui croient au temps—l'histoire géologique nous montre que la vie n'est qu'un court épisode entre deux éternités de mort, et que, dans cet épisode même, la pensée consciente n'a duré et ne durera qu'un moment. La pensée n'est qu'un éclair au milieu d'une longue nuit.
«Mais c'est cet éclair qui est tout.»
—M. Poincaré,—prononça Mrs. Hockley,—est un original écrivain.
Miss Vane, fatiguée, buvait la traditionnelle citronnade, lemonsquash, préparée d'avance.
—Original,—répéta Mrs. Hockley.—Philosophique assurément. Un peu superficiel, ne trouvez-vous pas? Trop français et dépourvu de la profondeur allemande...
—Oui,—dit miss Vane,—les Allemands adaptent à chaque sujet une langue particulière qu'il est agréable de connaître et de comprendre, parce qu'elle fixe notre esprit. M. Poincaré parle la langue de tout le monde. Et il y a là une frivole tendance.
Mrs. Hockley, nonchalamment, se renversait sur le dos et prenait un de ses genoux entre ses mains jointes:
—Frivole, en vérité. Vous avez raison, Elsa. En outre, cette langue vulgaire crée un danger d'athéisme. Il est impropre que le peuple sans instruction lise tels livres qui lui paraîtraient irréligieux.
—Vous pensez que réellement ces livres ne sont pas irréligieux?
—Certes. Je pense. Ils ne sont clairement qu'une paradoxale spéculation. Ils n'ébranlent aucune foi.
Les mains jointes sur le genou glissèrent le long de la jambe, et saisirent, au bas de la chemise légèrement retroussée, la cheville découverte. Mrs. Hockley, dans cette attitude nouvelle, entreprit de compléter sa pensée:
—La Sainte Bible...
Mais deux coups frappés à la porte interrompirent cet exorde.
—Est-ce François?
—C'est moi,—dit Felze.
Il entra, et regarda les deux femmes: miss Vane toujours assise, et son livre près d'elle,—Mrs. Hockley couchée sur le dos et ses mains, nouées l'une à l'autre, serrant maintenant son pied nu.
—Vous parliez théologie, si j'ai bien entendu?
Il prononça le mot «théologie», avec tout le respect convenable.
—Non théologie, mais philosophie; à cause de ce livre-ci...
Pour désigner du doigt le livre en question, Mrs. Hockley avait lâché son pied. Et la jambe soudain libre, glissa sur le lit et s'allongea très blanche hors de la chemise noire.
Felze considéra un instant cette jambe, puis détourna ses yeux vers le volume encore ouvert:
—Peste!—dit-il,—vous avez des lectures hautaines.
Il se pencha, lut à mi-voix:
—«La pensée n'est qu'un éclair au milieu d'une longue nuit. Mais c'est cet éclair qui est tout...» Tiens! je répéterai cette affirmation à un Chinois que je sais, et qui l'approuvera... Mais j'y songe: c'est contre ce terrible Poincaré que vous appeliez la Sainte Bible à votre secours?
Mrs. Hockley, dédaigneuse, agita lentement, de droite à gauche, sa main scintillante de diamants.
—Cela eût été superflu. Et, d'ailleurs, ce Poincaré n'est pas terrible. Miss Vane, tout à l'heure, l'a raisonnablement estimé frivole.
Felze écarquilla les yeux, mais se souvint à temps d'une parole récemment entendue sous la lumière philosophique de neuf lanternes violettes: «Il convient d'écouter les femmes et de ne pas leur répondre.» Et Felze ne répondit pas.
Mrs. Hockley l'interrogeait déjà:
—Avez-vous été à la gare?
—Oui. Et j'ai fait vos adieux au marquis Yorisaka.
—Il est donc parti. Le commandant anglais est-il parti également?
—Oui. Et le vicomte Hirata Takamori avec eux.
—Ce vicomte Hirata ne m'intéresse pas parce que je le crois peu civilisé. Mais dites-moi: avez-vous vu la marquise?
—Non.
—Elle n'était donc pas à la gare... Il me paraît ainsi qu'elle n'est point amoureuse de son mari; ne vous paraît-il pas?
—Je suis plus lent que vous à apprécier.
—Je saurai d'ailleurs ses réels sentiments. Quel jour avez-vous l'intention de commencer le portrait en travesti?
—Demain ou après. Rien ne me presse. Mais ne pensez-vous pas que ce mot «travesti» est plutôt désobligeant pour la marquise Yorisaka, quand vous l'appliquez au costume national des femmes du Japon?
—Pourquoi désobligeant? puisque la marquise ne porte plus ce costume national? Vous êtes sans cesse comique. Ah!... je vous prie: quelle a été votre fantaisie de ne pas rentrer à bord pour dîner? Vous êtes bien entendu tout à fait libre. Mais j'ai reçu votre billet étonnamment tard.
Felze allongea les lèvres:
—Quelle a été ma fantaisie? Je ne sais pas. La gare est très éloignée. Quand le train fut parti, le soleil allait se coucher. J'ai traversé la moitié de la ville. Les rues, sous le ciel lilas, luisaient comme pavées d'améthystes. Je n'ai pas eu le courage de continuer mon chemin. Je me suis arrêté pour mieux voir. Et quand le dernier reflet fut épanoui, je me suis senti tout d'un coup si las et si triste, que j'ai mieux aimé ne pas vous infliger ma présence.
Mrs. Hockley, attentive, avait soulevé sa tête blonde au-dessus de l'oreiller ajouré.
—Oh!—dit-elle, frappée.—Vous parlez avec une extraordinaire poésie...
Elle se tut, cherchant peut-être à se représenter la vision des rues bariolées par le crépuscule, et n'y parvenant probablement pas. Puis, se renversant de nouveau:
—Mais ensuite, qu'avez-vous fait?
—J'ai été saluer mon ami chinois Tcheou-Pé-i.
—Combien étrange le plaisir que vous trouvez à fréquenter chez cet homme ridicule... Avez-vous, ce soir, fumé l'opium?
—Non.
—Pourquoi?
—Parce que ... parce que j'avais l'intention de rentrer ici, tôt...
Il attachait maintenant sur elle un regard insistant. Elle rit brusquement:
—Miss Vane, je trouve qu'il entre par ce sabord une odeur très japonaise... Et je sais que vous n'aimez pas... Voulez-vous prendre le vaporisateur?... Oui, vaporisez partout, je vous prie, et aussi sur le lit ... et sur moi...
Miss Vane obéissante et silencieuse pressait le petit piston du flacon d'or. Sous la caresse fraîche du parfum, Mrs. Hockley avait raidi et cambré tout son corps, et les pointes de ses seins tendaient le surah transparent.
Felze passa deux fois sa main sur son front, puis ferma les yeux. Le rire de Mrs. Hockley résonna de nouveau très clair.
—C'est assez... Remettez le vaporisateur, Elsa. Je suis présentement tout à fait bien. Quelle heure est-il?
—Minuit et demi.
—Je pense que vous souhaitez tous deux aller dormir.
Il n'y eut point de réponse. Miss Vane rangeait avec lenteur le flacon d'or sur son étagère. Felze, immobile, n'avait pas rouvert les yeux.
—Oui!—trancha soudain Mrs. Hockley.—Vous devez être fatigués. Bonsoir!...
L'un après l'autre, ils s'approchèrent du lit, docilement. Mrs. Hockley leur tendit sa main droite ouverte. Miss Vane, d'un geste inattendu, baisa la paume de cette main. Felze ne fit qu'en effleurer le bout des ongles.
—Bonsoir!—répéta Mrs. Hockley.
A la porte, Felze s'effaçait pour laisser passer la jeune fille.
—François!—appela Mrs. Hockley, soudain.—Restez un moment, vous seul...
Miss Vane était dehors. Elle poussa la porte d'une main sans doute maladroite, car le pêne craqua presque violemment.
Felze, demeuré comme on l'y conviait, avança de trois pas. Et la lumière rose des lampes électriques éclaira son visage un peu pâli.
Mrs. Hockley souriait:
—Réellement, j'ai un remords de vous retenir quand vous êtes à ce point épuisé... Il vaudrait mieux que vous alliez vous coucher, comme a fait miss Vane...
Il était tout près du lit. Il s'agenouilla, prit la main pendante, et, passionnément, appuya sa bouche sur la chair du bras tiède:
—O Betsy! ce soir par exception, daignerez-vous ne pas me faire trop souffrir?
Elle pencha sa tête vers lui:
—Êtes-vous bien certain que vous n'aimeriez pas davantage rentrer dans votre chambre et faire une peinture de ces rues, telles des améthystes?... Non?...
Mrs. Hockley, dès le lendemain, accompagna Jean-François Felze chez la marquise Yorisaka. Ou plutôt, elle l'y conduisit.
A son habitude, la marquise Yorisaka reçut ses visiteurs le plus aimablement du monde. Mais le but officiel de la visite fut manqué: il ne put être question de commencer le portrait «en travesti». La marquise, quoique bien avertie, se présenta vêtue de sa plus jolie robe parisienne. Et quand Felze lui fit le reproche, et réclama la toilette japonaise promise, il lui fut répondu qu'au dernier moment, on avait manqué du courage nécessaire pour endosser une vieille défroque.
—Je suis d'ailleurs heureuse de ce courage qui vous a manqué,—approuva Mrs. Hockley,—parce que vous êtes assurément beaucoup plus séduisante dans ce tea-gown.
Sur quoi, deux heures coulèrent en bavardages. Mrs. Hockley prenait un plaisir extrême à entendre des paroles anglaises sortir de la bouche étroite et fardée d'une dame asiatique. Et la marquise Yorisaka se prêtait aux effusions de sa nouvelle amie avec un singulier mélange de complaisance et de coquetterie.
Felze, maussade, n'ajouta que des monosyllabes à la conversation. Mais quand vint l'heure de se retirer, il insista pour un prochain rendez-vous, qui serait, cette fois, une véritable séance de pose.
On était au mercredi 3 mai. Le prochain rendez-vous fut donné pour le vendredi 5. Mais il en fut de ce jour-là comme de l'avant-veille. La marquise Yorisaka, le matin même, avait reçu, par le paquebot de France, un envoi de son couturier favori. Et naturellement, elle ne résista pas au plaisir de montrer à Mrs. Hockley «la dernière création de la rue de la Paix».
—Je pense—dit Mrs. Hockley—qu'aucune femme à Paris ou à New-York n'est dans cette dernière création aussi gracieuse que vous êtes.
Felze, deux fois déçu, ne souffla pas. Mais il fit si grise mine qu'à l'instant des adieux, la marquise Yorisaka le prit à part:
—Cher maître,—dit-elle en français,—je m'en veux vraiment de vous avoir encore manqué de parole... Je vois que vous êtes fâché contre moi. Si, si, je le vois, et vous avez raison, et j'ai tort... Mais je rachèterai ma faute. Écoutez: venez tout seul, comme vous veniez pour l'autre portrait... Venez demain. Et je vous jure que, cette fois, je poserai comme il vous plaira...
Mrs. Hockley s'avançait:
—Dites-vous un secret?
—Oh non! je faisais seulement mes excuses au maître, parce que je sens bien que jamais je n'oserais paraître devant vous dans une simple robe japonaise, très laide et qui vous déplairait. Alors, pour que le maître me pardonne, je lui offrais de poser tout de même devant lui comme il le désire, mais un jour que vous ne seriez pas là, vous!...
—Demain, dit Felze.
Et il admira la diplomatie nipponne. Mrs. Hockley, très flattée, souriait:
—Oui. Cela est tout à fait bien. Car moi aussi, je préfère vous voir toujours avec des robes très belles. Le maître viendra donc ici demain, et je ne viendrai pas. Mais après-demain je viendrai et il ne viendra pas. Ainsi, les choses seront égales.
Elle réfléchit un instant:
—Je suis d'ailleurs persuadée que, malgré le costume barbare, la peinture sera parfaite, parce que le propre talent de François Felze est tourné vers les bizarreries.
Elle réfléchit encore:
—Seulement, est-il correct, et selon les coutumes de cette contrée, qu'un homme pénètre seul dans votre maison, tandis que votre mari est à la guerre?
—Bah!—fit la marquise Yorisaka, insouciante.
—Voulez-vous,—avait proposé la marquise Yorisaka, rougissant tout d'un coup sous son fard,—voulez-vous que je pose en véritable dame d'autrefois? Je le ferai pour que vous soyez content, et parce que vous m'avez promis de toujours garder ce portrait au fond de votre atelier, à Paris, et de ne jamais le montrer à personne... Oui: je songe qu'il y a ici un koto, et que je pourrais faire semblant d'en jouer, pendant que vous peindrez. Sur les kakemonos du temps jadis, les femmes de daïmios sont souvent représentées jouant ainsi du koto, car le koto était un instrument réputé très noble... Alors, si cela peut vous faire plaisir...
Coiffée en larges bandeaux lisses, et tout habillée d'un crêpe de Chine bleu sombre où se détachaient, hiératiques, les rosaces blanches du môn, la marquise Yorisaka, dans son salon parisien, entre le piano et la glace Pompadour, apparaissait semblable à quelqu'une de ces statues archaïques sans prix, que les empereurs des siècles légendaires firent sculpter pour l'ornement de leur palais d'or pur, et qui vieillissent aujourd'hui dans la galerie banale d'un musée d'Europe entre un rideau de coton rouge et trois murs de plâtre peint.
Et Felze peignait, silencieux, enthousiaste.
Le modèle avait pris la pose et la gardait avec l'immobilité asiatique. Les genoux reposaient sur un coussin de velours, la robe évasée s'épanouissait autour des jambes repliées à plat, et, hors de la manche large comme une jupe, une main nue, armée de l'ongle d'ivoire, touchait les cordes du koto.
—N'êtes-vous pas lasse?—avait demandé Felze au bout d'une longue demi-heure.
—Non. Autrefois, nous avions l'habitude de rester agenouillées ainsi, indéfiniment...
Il continuait de peindre et son ardeur première ne se ralentissait pas. Dans cette demi-heure, une ébauche était née, très belle.
—Vous devriez,—dit-il soudain,—jouer tout de bon, et non faire semblant. J'ai besoin que vous jouiez, pour l'expression de votre visage...
Elle tressaillit:
—Je ne sais pas jouer du koto.
Mais il la regarda:
—En vérité, quand on s'agenouille si bien sur un coussin d'Osaka, je ne crois pas qu'on puisse ne pas savoir jouer du koto...
Elle rougit encore, et baissa les yeux. Puis, cédant au pouvoir magnétique de cette volonté qu'elle subissait, elle pinça doucement les cordes sonores. Une harmonie bizarre s'égrena.
Felze, les sourcils froncés, la lèvre sèche, poussait avec une sorte de violence son pinceau sur la toile déjà lumineuse. Et l'esquisse semblait prendre vie sous ce pinceau magicien.
A présent, le koto vibrait plus fort. La main enhardie se laissait aller à l'ardeur du rythme mystérieux, très différent de tous les rythmes que connaît l'Europe. Et le visage penché revêtait peu à peu l'inquiétant sourire des idoles contemplatives que le Japon ancien sculptait dans l'ivoire ou le jade.
—Chantez!—ordonna brusquement le peintre.
Docile, la bouche étroite et fardée chanta. Ce fut un chant presque indistinct, une sorte de mélopée qui commençait et s'achevait en murmure. Le koto prolongeait ses notes assourdies, soulignant parfois, d'un trait plus aigu, d'incompréhensibles syllabes. Plusieurs minutes, l'étrange musique dura. Puis la musicienne se tut, et il sembla qu'elle était épuisée.
Felze, sans lever la tête, interrogea presque à voix basse:
—Où avez-vous appris cela?
La réponse vint comme du fond d'un rêve:
—Là-bas ... quand j'étais petite, petite ... dans le vieux château de Hôki, où je suis née... Chaque matin d'hiver, avant l'aube, dès que les servantes avaient ouvert les shôdji[1], dès que le vent glacé de la montagne m'avait secouée de mon sommeil et chassée du petit matelas très mince qui était mon lit, on m'apportait le koto d'étude, et je jouais, agenouillée, jusqu'après le lever du soleil. Et alors, je descendais pieds nus dans la grande cour souvent blanche de neige, et je regardais mes frères s'exercer à l'escrime du sabre, et je m'exerçais, moi, à l'escrime de la hallebarde, car la règle l'ordonnait ainsi. Les longues lames de bambou claquaient en se heurtant. Il fallait endurer en silence les coups cinglants aux bras et aux mains, et la morsure de la neige aux jambes... Quand la leçon était prise, les servantes m'habillaient en cérémonie, et j'allais d'abord me prosterner devant mon père, que je trouvais toujours dans l'appartement des femmes... Il m'emmenait alors avec lui recevoir le salut des samouraïs, des valets d'armes et des autres domestiques. Les belles robes de soie traînaient leurs plis, les fourreaux laqués des sabres froissaient les fourreaux laqués des poignards. Et je souhaitais dans mon cœur que tout demeurât pareil pendant un millier d'années...
Le pinceau s'était arrêté, et le peintre immobile avait fermé les yeux pour mieux entendre.
—Et je souhaitais dans mon cœur mourir mille fois, plutôt que vivre une vie étrangère ou différente. Mais plus vite que le mont Foudji ne change de couleur au crépuscule, toute la surface de la terre a été métamorphosée. Et je ne suis pas morte...
Les doigts songeurs griffèrent les cordes du koto. Des sons s'éveillèrent, mélancoliques. La voix menue répétait, comme un refrain de chanson:
—Je ne suis pas morte ... pas morte ... pas morte... Et la vie nouvelle m'a enveloppée, comme les filets des oiseleurs enveloppent les faisans pris au piège... Les faisans pris au piège, et trop longtemps gardés dans des cages étroites, ne savent plus ouvrir leurs ailes, et oublient l'ancienne liberté...
Le koto pleurait à petit bruit.
—Dans ma cage à moi, où m'ont enfermée beaucoup d'oiseleurs très habiles et très sages, j'ai peur d'oublier aussi, peu à peu, la vie ancienne... Déjà je ne me souviens plus des préceptes que j'ai jadis appris dans les Livres classiques et dans les Livres Sacrés[2]. Et parfois, oh! parfois, je n'ai plus envie de m'en souvenir...
Le koto jeta trois notes pareilles à des cris.
—... Je n'ai plus envie. Et puis ... je ne sais plus, je ne sais plus ... peut-être dois-je oublier? Les préceptes qu'on m'apprend aujourd'hui sont autres... Comment goûterais-je le riz brûlant, en gardant sur ma langue la saveur du poisson cru?... Je crois que je dois oublier...
La main avait lâché les cordes, et retombait muette dans les plis de la manche de soie.
—... A Hôki, la neige de la grande cour était très froide à mes pieds nus, et les sabres de bambou très douloureux à mes bras tendres... Maintenant, il n'y a plus de sabres ni de neige. Et les servantes n'ouvrent plus les shôdji de ma chambre avant que le soleil chaud m'ait réveillée...
Un éclat de rire inattendu résonna, grêle comme le tintement d'un verre fêlé.
—... Il est certainement meilleur d'oublier ... d'oublier tout. J'oublierai... Ho!...
Le koto, frappé du pied, par mégarde, avait résonné comme un gong.
La marquise Yorisaka ne retira pas son pied tout de suite. Ses yeux égarés continuaient de regarder on ne savait où, dans le vide. Et elle demeurait immobile comme une statue agenouillée. A la fin, d'un geste de migraine, elle appuya ses deux pouces sur ses tempes. Puis elle se reprit à rire, plus doucement.
—Hé!—dit-elle,—il me semble que je vous ai ennuyé par beaucoup de bavardages très sots...
Jean-François Felze s'était remis à peindre. Il ne répondit point.
—Oui,—dit encore la marquise Yorisaka,—j'ai parlé sans écouter mes paroles. Je vous prie de me pardonner. Les femmes sont souvent tout à fait déraisonnables.
Elle effleurait de l'ongle le koto.
—C'est cette vieille, vieille musique qui a troublé ma tête... Il ne faudra rien répéter à personne, n'est-ce pas, jamais? Parce que c'est une chose honteuse de dire des folies...
Felze peignait toujours en silence.
—Vous ne répéterez pas, je le sais. Votre amie, Mrs. Hockley, serait fâchée. Et je crois qu'elle me mépriserait. Elle est tellement charmante! Je l'admire! et je voudrais lui ressembler...
Felze recula de deux pas, et tendit vers la toile son pinceau victorieux. Le portrait, quoique inachevé, vivait maintenant, vivait d'une vie personnelle et puissante. Et les yeux de ce portrait,—des yeux d'Extrême-Asie, profonds, secrets, obscurs,—fixaient sur la marquise Yorisaka, admiratrice de Mrs. Hockley, une regard d'ironie singulière.
[1] Shôdji, cloisons mobiles faites d'un cadre tendu de papier épais.
[2] Livres chinois qui étaient autrefois la base de l'éducation japonaise.
—Est-il réellement incorrect que vous veniez à ce garden-party que je veux donner sur le yacht?—avait demandé Mrs. Hockley.
—Oh! si peu! et je désire tellement y venir!—avait répondu la marquise Yorisaka.
Elle y était donc venue.
Partout où s'arrêtait Mrs. Hockley, au cours de ses voyages sur mer, une fête sensationnelle était de rigueur à bord de l'Yseult. Y étaient conviés, selon le cas, les corps diplomatiques ou consulaires, les colonies étrangères, tant européennes qu'américaines, et le beau monde du cru, quand beau monde il y avait. A Nagasaki, les Japonais des hautes classes n'abondent point. La ville est une ancienne cité shôgounale. Elle n'a jamais eu d'aristocratie de terroir. Elle n'est peuplée que de petites gens, boutiquiers, artisans, bourgeois sans importance. Les Occidentaux qui habitent la Concession ne fréquentent guère cette plèbe indigène, dont ils diffèrent par l'éducation autant que par la race. Si bien qu'au garden-party donné par Mrs. Hockley, le gouverneur et le commandant de l'arsenal s'étant excusés pour raisons d'ordre militaire, la seule marquise Yorisaka composa tout l'élément nippon.
Elle n'en fut naturellement que plus remarquée.
Le pont supérieur de l'Yseult, le spardeck,—qui régnait du mât avant au mât arrière, et faisait terrasse au-dessus des appartements de réception, avait été transformé en jardin véritable, avec parterres, pelouses et grand bosquet de cerisiers en fleurs. Cent ouvriers, de ces ouvriers japonais dont chacun vaut six des nôtres par l'adresse délicate et l'ingéniosité, avaient travaillé toute une nuit à cette création champêtre qui semblait tenir de la magie. Rien n'y manquait, pas même le miroir d'eau, un lac en miniature, avec rives de marbre, rocailles, lotus, et monstrueux cyprins d'Extrême-Asie, cornus, barbus, chevelus. Vers la poupe du navire, une estrade de gazon surélevait l'orchestre et le corps de ballet: douze géishas en robes sombres, qui jouaient du tambourin ou de ce rebec nippon qu'on appelle shamicen; et huit maïkos, brillantes comme des arcs-en-ciel, qui dansaient, l'une après l'autre ou par groupes, les pas pittoresques et charmants du vieux Japon.
La marquise Yorisaka, en face de cette exposition délicate de l'élégance et de la grâce nationales, montrait une robe de satin liberty, incrustée de guipure de Venise, et quatre plumes d'autruche sur une immense cloche en paille d'Italie.
Les invités de Mrs. Hockley encombrèrent bientôt tout ce jardin miraculeux d'une foule admirative, mais bruyante. C'était une foule principalement américaine. Et même au Japon, dans la propre patrie de la politesse et des raffinements, l'Américain demeure ce qu'il est partout: un barbare assez brutal. Les hôtes de l'Yseult piétinèrent les plates-bandes et cassèrent par divertissement les basses branches des arbres fleuris. Après quoi, ayant donné deux coups d'œil aux danseuses, pareilles, sur le gazon de leur estrade, à de grands papillons multicolores, ils se hâtèrent de descendre aux appartements du yacht et commencèrent d'assaillir la salle à manger, où était le buffet.
Moins pressés toutefois, moins affamés peut-être, quelques groupes s'attardèrent sous l'ombre rose des cerisiers, en face des géishas et des maïkos. C'étaient les Européens, et l'élite civilisée des Yankees, les Yankees de Boston ou de New-Orleans. Sans trop s'émerveiller du spectacle et du concert l'un comme l'autre familiers à tous les yeux et à toutes les oreilles d'Extrême-Orient, ces gens moins primitifs marquèrent une attention courtoise aux réjouissances offertes et firent à la maîtresse du lieu la cour qu'ils lui devaient. Mrs. Hockley s'était assise sur l'herbe, et signalait à chacun le contraste bizare et féerique du jardin suspendu au-dessus des vagues et du paysage maritime qui l'enveloppait. Felze avait imaginé cela.
—J'ai pensé que ce serait une très curieuse chose—disait Mrs. Hockley.—Il faut regarder en se plaçant ici, afin d'apercevoir l'horizon juste entre ces deux massifs de verdure.
La marquise Yorisaka, pour regarder comme il fallait, se penchait sur l'épaule de son amie. Un peu effarée par le bruit et la cohue, elle avait d'instinct cherché refuge auprès de la seule femme qui ne fût pas pour elle une inconnue. Mrs. Hockley, d'ailleurs, goûtait le plaisir de montrer à ses hôtes une marquise japonaise habillée en Parisienne. Et elle ne manqua point de faire autant de présentations qu'elle put. Mais, pour beaucoup de personnes qui étaient là,—touristes, négociants, industriels,—la différence était médiocre entre les deux termes: «japonais» et «sauvage». Force gens d'Amérique et même d'Allemagne ou d'Angleterre, que Mrs. Hockley avait conduits, et non sans orgueil, devant l'héritière des antiques daïmios de Hôki, la traitèrent plutôt en bête curieuse qu'en femme du monde.
Il y eut toutefois des exceptions.
Il y en eut même une dont la marquise Yorisaka sembla flattée.
Trois jours plus tôt, un visiteur avait franchi la coupée de l'Yseult, sollicitant l'honneur d'être admis auprès du maître Jean-François Felze. Le cas était fréquent. Nombre d'étrangers souhaitaient connaître l'illustre ami de Mrs. Hockley. Et Mrs. Hockley tirait vanité de ces hommages qu'elle obligeait Felze d'accueillir, et dont elle prenait sa part quand le peintre, toujours soucieux d'abréger les entrevues, se débarrassait de ses admirateurs en leur offrant de les introduire auprès de la propriétaire du yacht, ce qu'ils ne pouvaient manquer d'accepter.
Toutes sortes de gens se présentaient ainsi, simples curieux le plus souvent. Mais cette fois, le personnage s'était révélé d'importance. Il n'était rien de moins qu'un gentilhomme italien de fort bonne race, le prince Federico Alghero, des Alghero de Gênes. Et Mrs. Hockley, grande liseuse du Gotha, n'ignorait point que les princes Alghero comptent authentiquement trois doges dans leurs ancêtres. Elle apprécia comme il convenait un seigneur de si haut lignage, d'autant que le prince Federico se trouva par surcroît être un homme de la meilleure mine et de la plus irréprochable distinction.
Invité au garden-party, il s'y était rendu. Nommé à la marquise Yorisaka, il s'inclina devant elle comme il eût fait devant la plus noble des dames d'Italie, et, très cérémonieusement, lui baisa la main.
J'arrive de Tôkiô,—dit-il.—Et j'ai eu l'honneur d'entendre parler de vous, Madame, il y a quinze jours, à la fête des Fleurs de Cerisiers, chez Sa Majesté l'Impératrice.
Son anglais était très pur. Mais ayant bientôt découvert que la marquise savait le français, ce fut en français qu'il poursuivit:
—Je suis sûr, Madame, que vous aimez mieux parler français qu'anglais ... et vous aimeriez mieux encore parler italien.
—Pourquoi?
—Parce que chaque nation préfère parler sa langue propre, celle qui a été formée naturellement à l'image de son caractère et de son génie. Il y a une si grande différence entre la nation japonaise et l'anglaise, que vous devez faire un effort certain pour traduire en anglais votre pensée nipponne. L'effort est moindre pour une traduction française. Il n'existerait presque pas pour une traduction italienne, parce que l'Italie et le Japon se ressemblent beaucoup.
—Beaucoup?
—Oui. Vous êtes comme nous, braves, courtois, chevaleresques et subtils. En outre, vos poètes et les nôtres ont chanté le même amour, héroïque et délicat.
La marquise Yorisaka souriait, silencieuse.
—Oh!—dit le prince Alghero,—je sais à quoi vous songez ... et vous avez raison: il est bien vrai que nos poètes à nous ont chanté surtout la passion des amoureux pour les amoureuses, et les vôtres, selon la coutume d'Asie, la passion des amoureuses pour les amoureux. Mais quoi? cela prouve seulement que chez vous et chez nous, ce ne sont point les mêmes épaules qui portent l'inutile fardeau de la pudeur...
Il appuyait sur les yeux de la marquise le regard de ses yeux à lui, des yeux italiens, d'une douceur chaude:
—Il serait très amusant, à cause de cela, qu'une Japonaise daignât se laisser aimer par un Italien...
Et il commença de flirter, assez adroitement.
Le gros des invités se répandait à présent par tout le yacht, et visitait jusqu'aux cabines, avec ce fabuleux sans gêne des gens qui ne sont point marins, et n'arrivent jamais à se persuader qu'un navire est une habitation privée, dont certains logis sont intimes à l'égal d'un cabinet de toilette ou d'une chambre à coucher.
Felze, qui abominait ces invasions, s'était, dès le premier assaut, claquemuré chez lui. Et là, verrou bien tiré, il avait ouvert le carton mystérieux qui cachait à tous les yeux profanes le portrait, maintenant achevé, d'une marquise Yorisaka vêtue en princesse japonaise du temps jadis. Et, contemplant cette marquise-là, il se consolait de ne point voir l'autre, la marquise Yorisaka déguisée en femme d'Occident.
Dans l'un des salons, plusieurs tables avaient été disposées. Le bridge et le poker avaient réuni leurs fidèles. On joue beaucoup dans la Concession de Nagasaki, comme on joue dans la Concession de Shanghaï, comme on joue dans celle de Yokohama ou dans celle de Kôbé, comme on joue généralement partout dans cet Extrême-Orient où les Européens s'enrichissent et s'ennuient. La partie était assez forte. Des femmes, des jeunes filles mêmes, mêlées aux hommes, la renchérissaient, relançant et contrant sans mesure ni prudence. Et l'or et les billets couraient sur le tapis.
Mrs. Hockley cependant avait quitté sa pelouse de gazon et guidait vers le buffet ceux de ses hôtes qui n'avaient point voulu se séparer d'elle. La marquise Yorisaka accepta le bras du prince Alghero.
—Vraiment,—disait le prince,—je suis impardonnable. Vous devez mourir de soif, Madame... Mais, à bavarder avec vous, j'oubliais absolument l'heure...
Il pressait doucement contre lui la main toute petite qui s'était posée sur son bras.
Apprivoisée, la marquise Yorisaka riait, non sans coquetterie.
Un maître d'hôtel s'était approché.
—Une coupe de champagne?—proposa le prince.
—Oui, s'il vous plaît... Mais plutôt un grand verre, avec de l'eau ... beaucoup d'eau ... et de la glace...
Il alla faire lui-même le mélange. Elle goûta:
—Hé!... mais ... vous n'avez point mis d'eau du tout.
—Si!... mais un peu seulement... Mrs. Hockley n'a pas permis davantage. Et puis, Madame, une Européenne comme vous ne va pas faire ici la Japonaise, et réclamer de l'eau ou du thé!...
Elle rit encore, et but. Le prince, sournoisement, avait ajouté du whisky au champagne.
Mrs. Hockley s'approchait:
—Mitsouko, petite chérie, je suis si heureuse que vous soyez ici! N'a-t-elle pas bien fait,—Mrs. Hockley en prenait à témoin le prince Alghero—n'a-t-elle pas bien fait de mettre dehors les absurdes vieilles règles de cette contrée, et devenir au garden-party, comme si le marquis eût été là pour l'amener?
Le prince approuvait. Il questionna toutefois:
—Le marquis Yorisaka est à la guerre?
—Oui. A Sasebo. Il reviendra bientôt glorieux, et je dis qu'alors il sera content d'apprendre qu'en son absence, sa femme a mené la libre et joyeuse vie d'une femme d'Amérique ou d'Europe. Oui, il sera content, parce qu'il est un homme très civilisé. Et je désire boire immédiatement à ses succès contre les barbares Russes!
On passait des cocktails au gingembre. La marquise Yorisaka dut en prendre un de la main de Mrs. Hockley.
Le prince Alghero avait repris contre son bras la petite main dégantée.
—Assurément,—dit-il,—un officier qui a le bonheur de se battre ne souffrirait pas que sa femme fût triste pendant que lui-même gagne des batailles...
—Cela est très bien dit!—affirma Mrs Hockley.
Et elle fit apporter d'autres cocktails.
Un peu plus tard, la marquise Yorisaka, toujours accaparée par le prince Alghero, entra au salon de jeu.
Depuis un temps, elle marchait dans une sorte d'étourdissement. Elle avait très chaud, et ses tempes battaient comme d'une fièvre singulière. Une gaîté sans cause était en elle, et jaillissait parfois en rires imprévus. A présent, quand elle sentait contre sa main nue la pression câline du bras où elle s'appuyait, elle y répondait complaisamment des doigts et de la paume.
Les dames japonaises goûtent quelquefois au saké national. Mais le saké est une liqueur si douce qu'on la boit comme nous buvons le vin sucré, à pleins bols et brûlante, et qu'un homme en avale volontiers deux ou trois douzaines de coupes en une seule nuit. Les cocktails yankees sont d'humeur moins bénigne, et même le champagne français, quand on l'alcoolise un tantinet...
Entre les tables de bridge et les tables de poker, quelques joueurs très cosmopolites avaient improvisé un baccara. Un baccara sans banquier, un tout petit chemin de fer, qui tournait agréablement autour du tapis, et vidait au passage les mains imprudentes pour le juste profit des mains avisées. A l'instant que la marquise Yorisaka entrait, le hasard des cartes attirait justement vers ce baccara la curiosité générale. La partie en effet y touchait à l'une de ces minutes passionnées où le jeu cesse d'être un plaisir et devient une lutte. Deux jeunes femmes, l'une Allemande et l'autre Anglaise, celle-là assise et tenant les cartes, celle-ci debout et pontant, s'affrontaient, un gros tas de billets entre elles. L'Anglaise venait de perdre cinq fois de suite et ses mises cinq fois doublées avaient seules fourni la forte liasse qui, selon la règle du chemin de fer, devenait l'obligatoire enjeu du sixième coup, si ce coup était tenu.
Ironique et légèrement agressive, l'Allemande comptait:
—Cinquante, cent, deux cents. Il y a quatre cents yens.
Opiniâtre, l'Anglaise lança le défi:
—Banco!
Leurs yeux s'entre-regardaient sans aménité. Leurs doigts s'effleurèrent en saisissant les cartes, avec un air de vouloir se griffer.
—Carte?
—Huit!...
Il y eut un brouhaha: l'Allemande avait encore gagné.
Rien n'est plus étranger à une Japonaise que le jeu, dans le sens où l'on entend ce mot lorsqu'il s'agit de baccara. Le Japon ne connaît, en fait de cartes, qu'un tarot spécial, délicatement enluminé d'oiseaux et de fleurs et dont les jeunes filles jouent entre elles avec autant d'innocence que jouent nos fillettes à pigeon-vole ou au furet. La marquise Yorisaka, quoique ayant vécu, comme elle s'en vantait parfois, quatre années à Paris, n'avait jamais fait qu'y entrevoir, dans les salons diplomatiques, une ou deux tables de whist, silencieuses et graves à souhait.
—Il y a huit cents yens,—proclamait la dame allemande, non sans quelque insolence.
Et comme sa rivale vaincue se taisait:
—Vous ne faites plus banco cette fois?
Défiée de la sorte, la dame anglaise rougit excessivement. Mais huit cents yens font quatre-vingts livres sterling et la somme est rondelette, surtout pour qui vient de perdre déjà l'équivalent. La dame anglaise n'avait sans doute plus quatre-vingts livres sterling, car elle se retourna vers la galerie, implorant à la ronde une association:
—Moitié avec moi?
—Cela vous amuserait-il?—demanda le prince Alghero à la marquise Yorisaka.
—Oui,—répondit-elle au hasard.
—La marquise fait moitié,—annonça le prince en posant son propre portefeuille sur le tapis.
Chacun se retourna vers la nouvelle venue, à qui la dame anglaise adressait son sourire de gratitude, et la dame allemande uns œillade hostile.
Les cartes, déjà, étaient données.
—Prenez-les, Madame,—offrit, le plus gracieusement du monde, la dame anglaise.
La marquise Yorisaka prit les cartes, et, peu experte, les tendit à son cavalier:
—Qu'est-ce qu'il faut faire?
Alghero regarda, et rit:
—Il faut crier: «Neuf!...» Vous avez gagné!
Et lui-même abattit le point.
Triomphante à son tour, la dame anglaise attira l'enjeu d'un râteau vif, et d'abord en sépara quatre billets de cent yens:
—Voici votre part, Madame...
La marquise Yorisaka prit les billets, en ouvrant plus larges ses longs yeux obliques.
—Quatre cents yens,—dit-elle au prince qui l'entraînait,—mais alors, si j'avais perdu, j'aurais perdu quatre cents yens?
—Sans doute...
—Hé!... je ne les avais pas dans ma bourse!...
—Qu'importe! Je les avais, moi, et vous m'auriez permis de vous les prêter... Elle rit:
—J'aurais permis ... oui ... mais...
—Ne sommes-nous pas amis?
Ils étaient seuls dans un vestibule tout planté de grands cycas qui séparait la salle de jeu d'une bibliothèque. Le prince tout à coup se pencha:
—Amis ... et même ... un peu davantage?...
Il avait touché de ses lèvres la petite bouche peinte.
La marquise Yorisaka ne se fâcha point, ni ne recula. C'est qu'elle avait chaud de plus en plus, et qu'elle sentait maintenant sa tête tour à tour lourde comme plomb ou légère comme liège. Dans ce vertige envahissant, après le champagne, les cocktails et le baccara, un baiser n'était pas une bien terrible affaire... La moustache italienne était d'ailleurs soyeuse et parfumée ... parfumée d'une senteur inconnue, grisante, brûlante...
Soudain, un orchestre, qui n'était plus celui des géishas, commença de jouer une valse. Mrs. Hockley, soucieuse de faire danser ceux de ses invités qui le souhaiteraient, n'avait pas négligé les violons. Et le dernier-salon de l'Yseult, grand hall fait exprès, s'emplit aussitôt de couples tournoyants.
—Il faut que vous valsiez.—exigea le prince Alghero.
—Mais je ne sais pas...
Plus encore que notre jeu, nos danses sont incompréhensibles aux Japonaises, incompréhensibles et scandaleuses. Le Japon n'est point du tout une contrée où la pruderie règne en maîtresse; mais homme ni femme ne s'aviserait d'y pousser l'indécence jusqu'à s'étreindre en public, taille à taille et poitrine à poitrine, pour donner à tous les yeux le spectacle éhonté d'une manière de coït...
Mais, saisie par le prince Alghero, la marquise Yorisaka oublia quelques principes de plus, et se laissa, sans grande résistance, guider dans l'impudique tourbillon.
—Combien ensorcelante!—jugea Mrs. Hockley, en regardant du seuil de la salle de danse, la marquise Yorisaka Mitsouko qui valsait à perdre haleine, décoiffée, pourpre, et pressée dans les bras du prince italien comme un petit faisan de Yamato dans les griffes de quelque grand oiseau de proie d'outre-mer.
Les derniers rayons du soleil, effleurant les montagnes de l'ouest au-dessus du vieux village d'Inasa, vinrent, par le sabord grand ouvert, frapper Jean-François Felze au visage. Jean-François Felze se leva de son fauteuil, referma son carton à croquis et, prudemment, déverrouilla sa porte. Depuis un bon quart d'heure, les flonflons de l'orchestre à danser s'étaient tus.
—Cette aimable bacchanale est peut-être terminée,—espéra Felze.
Et il se risqua hors de sa chambre.
Le gros des invités était parti. Quelques privilégiés seuls, retenus à dîner par Mrs. Hockley, restaient encore, et devisaient sous les cerisiers du jardin, non loin de la pelouse gazonnée qui avait servi d'estrade aux géishas et aux maïkos. Felze, s'approchant, aperçut tout d'abord, à l'écart du principal groupe, et flirtant d'assez près, un couple dont la vue lui fit écarquiller les yeux.
Tout justement, Mrs. Hockley, ayant distribué quelques ordres aux valets, revenait vers ses hôtes. Felze l'arrêta au passage:
—Pardon!—dit-il,—j'ai la berlue, je crois... Ce n'est pas la marquise Yorisaka que je vois là accoudée à cette rambarde?
Mrs. Hockley leva son face-à-main:
—Vous n'avez nullement la berlue. C'est la marquise.
Felze feignit une stupéfaction excessive.
—Comment?—dit-il,—le marquis est donc revenu de Sasebo?
—Non que je sache.
—Bah? Ce n'est pas lui, là, qui baise la main de sa femme?
—Vous êtes comique! Ne voyez-vous pas que c'est le prince Alghero, que vous-même m'avez présenté?
Felze recula d'un pas et se croisa les bras:
—Ainsi,—dit-il,—non contente d'avoir traîné cette pauvre petite à votre fête, non contente de l'avoir ainsi compromise gravement, dangereusement peut-être, non contente de lui avoir sans nul doute exhibé dix mille choses indécentes ou révoltantes à ses yeux, vous avez mis le comble à tout cela, en jetant bon gré mal gré la marquise Yorisaka aux bras de cet Italien, pour qu'il en use comme il ferait d'une coquette de Rome ou de Florence, voire de New-York?
Mrs Hockley, ayant écouté attentivement, parti d'un éclat de rire:
—Combien extravagant! Je pense qu'il est réellement mauvais pour vous de rester trop longtemps enfermé dans votre chambre, car vous dites ensuite de pures folies. Aucune chose indécente ou révoltante n'a été ici exhibée, je vous prie de le croire. Et la marquise elle-même a nié qu'il fût incorrect à elle de venir au garden-party. Elle est d'ailleurs venue librement, et librement elle a flirté. Je trouve votre indignation tout à fait ridicule, parce que la marquise est une dame civilisée, et que n'importe quelle dame civilisée flirterait comme flirte la marquise. Cela est on ne peut plus innocent...
—Vous avez raison,—interrompit Felze.
Il appuyait sur le mot «raison». Il répéta:
—Vous avez raison. Toutefois, êtes-vous très sûre que la marquise Yorisaka soit une dame civilisée pareille à n'importe quelle dame civilisée?... Pareille à vous?...
—Pourquoi ne serait-elle pas?
—Pourquoi? Je n'en sais rien. Elle n'est pas, voilà le fait. Ne cherchons pas pourquoi, si vous le voulez bien, ce sera plus court. Je vous dis simplement ceci, sans discussion vaine ni philosophie à perte de vue: vous ne connaissez pas la marquise Yorisaka. Et vous vous trompez prodigieusement sur son compte. Vous la croyez faite à votre image, ou à l'image de cette péronnelle, votre miss Vane. Eh bien! non! la marquise Yorisaka ne s'orne pas d'un prénom wagnérien, et elle n'écrit pas sa correspondance à la machine. Elle ne met pas une chemise de soie noire pour disserter sur la physique mathématique. Elle n'a point de lynx apprivoisé, et ne parle pas exclusivement par questionnaires et conférences. Elle est pourtant ce que vous dites: une dame civilisée ... plus civilisée que vous, peut-être, mais civilisée comme vous, non. Vous portez toutes deux des robes qui se ressemblent. Mais, sous ces robes, vos corps et vos âmes ne se ressemblent pas... Vous souriez? Vous avez tort. Je vous affirme qu'entre la marquise et vous, l'abîme est encore plus large, beaucoup plus large que cet océan Pacifique qui sépare Nagasaki de San Francisco! Cessez donc de tenter un rapprochement difficile. Et laissez en paix cette pauvre petite, qui n'a que faire, elle, Japonaise, de vos exemples américains, trop américains.
Il avait parlé un peu nerveusement. Mrs. Hockley répliqua du ton le plus posé—la controverse académique était son fort:
—Je ne pense pas ainsi. Je pense qu'une Américaine ne diffère pas d'une Japonaise, lorsqu'elles sont deux créatures de même éducation et de culture égale. Et, en outre, je prétends que je connais la marquise Yorisaka, parce que je l'ai vue fréquemment et que nous avons eu ensemble d'intimes et passionnantes conversations. Je dis encore que l'abîme entre la marquise et moi est actuellement comblé à causé des paquebots, des chemins de fer, du téléphone et des autres sensationnelles inventions qui ont rapetissé le monde, et supprimé la distance entre les divers peuples. Tous vos arguments sont, par conséquent réfutés... Au reste, comment vous-même comprendriez-vous mieux que je ne fais les choses concernant la marquise Yorisaka? Elle est une femme; vous êtes un homme. Et tous les psychologues prononcent que les hommes et les femmes ne peuvent jamais se déchiffrer réciproquement...
Felze interrompit pour la seconde fois:
—Je vous en conjure, ne faisons pas de psychologie! Les grands ressorts du cœur humain ne sont pour rien dans cette affaire. Ne dévions pas. Il s'agit de la marquise Yorisaka Mitsouko, que voilà, à dix pas d'ici, en train de se faire agréablement tripoter par un monsieur qu'elle ne connaissait pas il y a deux heures, et qu'elle a connu chez vous, par vous. Or, c'est par moi que vous-même avez connu la sus-dite marquise. Par moi, et chez son mari, le marquis Yorisaka Sadao. J'estime donc avoir quelque responsabilité dans les désagréments qui pourraient résulter pour le susdit marquis du susdit tripotage. Et j'ai, malgré mes cheveux blancs, la jeunesse de croire qu'il est médiocrement honorable de favoriser l'inconduite d'une femme dont le mari, confiant, est à la guerre. C'est pourquoi je vous prie de bien vouloir m'épargner cette louche besogne, et vous l'épargner du même coup. Vous allez, aussitôt que la politesse le permettra, mettre à la porte vos derniers hôtes, et particulièrement ce prince Alghero, que je préférerais n'avoir jamais rencontré. Après quoi vous me chargerez de reconduire chez elle la marquise Yorisaka, comme doit être reconduite, le soir, une femme seule, crainte d'irrespectueuse rencontre. C'est convenu, n'est-ce pas?
—Cela ne peut pas être convenu, dit Mrs. Hockley.
Elle exposa, paisiblement:
—Vos scrupules sont ce qu'il y a de plus absurde. Toutefois, il est véritable que vous m'avez procuré mon introduction chez la marquise. Aussi voudrais-je faire ce que vous désirez, afin de vous prouver ma reconnaissance. Mais j'ai tout à l'heure retenu le prince et la marquise, ainsi que les autres personnes que vous voyez encore là-bas, afin que tous ensemble dînent à bord du yacht pour mieux achever la soirée. J'ai même positivement promis au prince de le placer à table auprès de la marquise. Je dois donc tenir ma parole. Mais pour que vous soyez consolé, je vous placerai, comme le prince, auprès de la marquise, de l'autre côté.
—Merci; non,—dit Felze.
Il s'était redressé, brusque:
—Non. Je vous connais assez pour ne pas insister davantage. Mais, s'il en est ainsi, moi, je dînerai en ville.
—Oh!—dit-elle, très ironique,—je crois deviner: vous êtes jaloux. C'est une habitude que vous avez, je ne m'étonne donc pas. Mais, je vous demande: êtes-vous jaloux de la marquise à propos du prince? ou de moi à propos de la marquise? puisque vous avez déjà cette bizarrerie bien française de me quereller souvent à cause de mon intime amitié pour miss Vane!...
Felze avait pâli:
—Vous trouverez bon,—dit-il lentement,—que je ne réponde pas à une question injurieuse. A présent, adieu.
Elle le considéra, inquiète:
—Adieu? Oh! voulez-vous réellement dîner en ville?
—Je vous l'ai dit.
—Où?
—N'importe où. Ailleurs. A une table qui ne réunira pas sous votre complaisante protection la marquise Yorisaka et le prince Alghero.
Il salua et fit demi-tour. Elle hésita une demi seconde. Puis, prompte, elle allongea la main et le retint par la manche.
—François! je vous prie! ne boudez pas!
Très rarement, Mrs. Hockley daignait laisser apercevoir qu'il n'était pas indifférent, même à une Américaine très belle et très millionnaire, de garder en cage, et de montrer, à tout venant, l'héritier le moins indigne des Titien et des Van Dyck,—Jean-François Felze. Mais ce soir-là, elle s'oublia. C'est qu'en vérité, ce Felze fantasque choisissait bien mal son heure d'être rétif: l'heure exacte d'un dîner qu'il eût incontestablement rehaussé de sa présence!
—François! je vous prie! Écoutez raisonnablement! Je ne puis pas, sur votre caprice, renvoyer une nombreuse compagnie que j'ai invitée avec prières... Mais je regrette beaucoup vous avoir fâché, quoique je ne comprenne pas comment. Et je vous promets de faire tout ce qu'il vous plaira pour que vous me pardonniez. Oui, ce qu'il vous plaira ... dès demain ... ou ce soir même.
Elle appuyait sur Felze un regard insistant et ses lèvres se fronçaient comme pour une offre sensuelle.
Mais son instinct yankee, pétri d'une ruse trop grossière, l'avait conseillée à rebours. Felze était Français, et le plus habile des grands corrupteurs, Walpole, notait déjà, il y a trois cents ans, combien délicatement doit se négocier l'achat d'une conscience française...
Felze, pâle l'instant d'avant, devint plus rouge que le ciel de l'ouest, et violemment, se cabra:
—Parbleu!—dit-il.—Il ne vous manque plus que de m'offrir un chèque! Mais pour ce chèque-là, j'ai peur que vous ne soyez pas assez riche!
Déconcertée, elle se taisait. Il continua, plus froid:
—Terminons. Aussi bien, cette scène a suffisamment duré. J'ai donc le désespoir de m'excuser auprès de vous, si je vous fais, au dernier moment, faux bond. Je reviendrai demain, dès que je serai assuré de ne plus retrouver sur le yacht ce couple que vous avez assemblé et dont l'assemblage me déplaît.
Il partait tout de bon. Elle se fâcha à son tour:
—Très bien! allez! Mais je veux que vous soyez prévenu: vous ne serez pas demain plus assuré qu'aujourd'hui... Oui, il est très possible que j'invite encore ce couple qui vous déplaît, et qui me plaît à moi!...
—Ah!—dit-il, sarcastique.—L'Yseult va devenir bateau de rendez-vous? Merci de m'en avertir. Ce n'est donc pas demain que je rentrerai à bord.
—Faites ainsi, si vous l'aimez mieux. Il est certainement préférable que vous passiez votre mauvaise humeur hors d'ici. Vous êtes libre, et s'il vous convient même de ne jamais rentrer?
Elle le bravait, sachant bien que, sur ce terrain-là, elle était forte de toute sa faiblesse à lui. Et en effet, il baissa les yeux, et il baissa aussi le ton, pour répondre:
—Il me conviendra de rentrer, dès que je ne risquerai plus de revoir ce que je vois en ce moment...
Il montrait d'un signe de tête les deux silhouettes accoudées à la rambarde, et trop proches l'une de l'autre.
—Vous êtes chez vous. Faites à votre gré. Mais moi, j'ignorerai au moins ce que je ne puis empêcher.
Il s'en alla brusquement, évitant de la regarder, et la laissant debout, dépitée et rageuse.
Le soleil était couché. Il commençait de faire nuit sombre sur la mer.
Le sampan qui emportait Felze accosta l'escalier de la Douane. Felze sauta à terre, et, marchant au hasard, gagna Moto-Kago machi, la rue inévitable, quartier général de tous les touristes et de tous les marchands de curiosités. On ne peut guère n'y pas tomber d'abord, dès qu'on quitte le quai pour explorer la ville. Et les guides et les kouroumayas ne manquent jamais de vous y faire admirer les seules boutiques à vitrines que l'engouement du Japon nouveau pour les modes occidentales ait encore acclimatées à Nagasaki.
Le crépuscule ne rougissait plus qu'une bande de ciel très mince, au-dessous d'une autre bande à peine plus large, celle-ci verte comme une prodigieuse écharpe d'émeraudes. Et tout le reste du firmament, bleu de nuit, scintillait déjà d'étoiles.
Nagasaki, bruyant, tumultueux, encombré de badauds, bariolé de lanternes, multicolores, commençait de vivre sa vie nocturne. Des kouroumas couraient à la queue leu leu, en longs monômes précipités. Des files de mousmés baguenaudaient, riant et bavardant, leurs voix aiguës et leurs petits patins de bois emplissaient toute la rue d'un concert baroque, moitié flûte et moitié castagnettes. Des Nippons en costume européen, d'autres, plus nombreux, en kimono national, allaient, venaient, trottinaient, s'abordaient et se saluaient, sans heurts ni bousculades, car les foules japonaises sont merveilleusement plus courtoises que les nôtres. Les magasins et les bazars regorgeaient d'acheteurs, échangeant avec les marchands mille révérences à quatre pattes. Des échoppes en plein vent étalaient de bizarres victuailles et les vendeurs chantaient à pleins poumons leurs denrées. Quelques étrangers, disséminés dans cette cohue opaque, y semblaient perdus comme des barques au milieu d'une mer.
Felze, songeur, marchait à petits pas. Il parvint aux deux tiers de Moto-Kago machi avant d'avoir su au juste où il souhaitait aller. Mais, à la porte d'un ciseleur d'écaille, il dut s'arrêter, pour faire place à six matelots anglais qui, lentement, gravement et l'un après l'autre, entraient dans l'étroite boutique à dessein d'y acheter sans doute les bibelots de l'étalage,—sampans porte-plumes ou kouroumas porte-encriers.—Felze toisa ces hommes, tous grands, roses et blonds, et qui donnaient parmi la foule nipponne une sensation d'exotisme égale à celle qu'eussent donnée six matelots japonais dans Regent's Street. Et Felze se souvint qu'il avait tout à l'heure quitté l'Yseult pour n'y point revenir de si tôt, et qu'il se trouvait dans Nagasaki, n'ayant pas encore dîné.
—Voyons,—dit-il tout haut,—il faudrait pourtant organiser cette fugue, et souper, et se coucher...
Il regarda vers les ruelles adjacentes, qui escaladaient les premières pentes de la montagne. Là-haut, était le faubourg Diou Djen Dji, et l'hospitalière maison aux trois lanternes violettes, avec sa fumerie habillée de soie jaune et odorante de bonne drogue. Felze se rappela le proverbe hindou, célèbre d'une extrémité de l'Asie à l'autre: «Qui fume l'opium s'affranchit de la faim, de la peur et du sommeil.» Mais, tout aussitôt, il secoua la tête:
—Si je vais frapper chez Tcheou-Pé-i, j'y passerai la nuit entière; et, à l'aube, les pipes m'auront si bien consolé que la vie m'apparaîtra couleur de rose, et que je regagnerai ma cage en humeur de tout accepter et de tout approuver. Non! pas ça!...
Il fit demi-tour, et considéra la rue grouillante:
—Souper? se coucher? très facile: les hôtels ne manquent pas. Mais j'ai peu de bagage, et je ne me soucie guère d'envoyer chercher à bord une chemise de nuit... Il me faudrait quelque auberge campagnarde et proprette, avec servantes-blanchisseuses et kimonos pour voyageurs... Cela se trouve...
Il revoyait les tchayas et les yadoyas[1] de village où l'avaient conduit, au hasard des chemins et des sentiers, ses promenades des précédentes semaines. Toute l'île de Kioûshoû n'est qu'un immense jardin, le plus joli, le plus verdoyant, le plus harmonieux de la terre. Trois paysages radieux repassèrent en trois instants sous les jeux de Felze: le col d'Himi, plus chatoyant qu'un vallon de Suisse; la cascade de Kouannon, avec ses cèdres noirs et ses érables roux; et l'adorable terrasse de Mogui, qui domine un golfe méditerranéen entre deux montagnes écossaises.
Jean-François Felze, brusquement, fit signe à un kourouma qui passait vide.
L'homme-cheval, empressé, vint ranger son véhicule contre le trottoir.
—Mogui!—dit Felze.
—Mogui?—répéta le kouroumaya, stupéfait.
Les touristes, en effet, n'ont guère l'habitude de choisir la nuit noire pour leurs excursions champêtres. Et Mogui peut compter pour deux excursions plutôt que pour une seule: la route en est fort accidentée, et longue d'au moins deux ri, huit ou neuf de nos kilomètres.
—Mogui!—insista Felze.
Philosophe par profession, le kouroumaya ayant dûment entendu, n'objecta plus rien.
Mais, comme le léger équipage s'ébranlait, Felze songeant tout à coup à une lettre qu'il voulait écrire et songeant aussi qu'il commençait d'avoir faim, fit toucher d'abord au restaurant européen le plus proche.
Il dîna, il écrivit. Puis, remontant en kourouma, il répéta son premier ordre:
—Mogui.
Un second coureur était venu s'adjoindre au premier, comme il sied pour les courses fatigantes. La nuit était fraîche; Felze assujettit autour de ses jambes la couverture de laine brune, s'enfonça dans les coussins, et regarda les étoiles. Déjà la voiturette, au grand trot des quatre jambes nues, jaunes et musclées, avait dépassé la limite des faubourgs, et roulait sur une route déserte.
Presque au zénith, la lune luisait dans le ciel nocturne, blanche comme un croissant de jade parmi la chevelure bleue d'une mousmé. Et, tout alentour, des nuages couleur de perle flottaient, incessamment chassés, déformés, métamorphosés par la brise. Felze suivait des yeux leur vol changeant, comme un tableau magique, dessiné par le vent, colorié par la lune. Dans le décor étoilé du firmament, des figures pâles et floues s'agitaient avec lenteur, et leurs gestes confus semblaient le reflet mystérieux d'autres gestes, de gestes réels et humains que des êtres vivants accomplissaient sans nul doute, dans la même seconde, quelque part, sous l'infaillible miroir des cieux.
Trois grands oiseaux noirs, cigognes ou grues, traversèrent tout à coup la voûte lactée, volant à tire d'aile des montagnes de l'est aux montagnes de l'ouest. Mais Jean-François Felze ne les vit pas.
Jean-François Felze avait fermé les yeux, obsédé par l'apparence bizarre d'une grande nuée, qui s'allongeait, pareille à une femme demi-nue, couchée sur un lit. Deux autres nuées, toutes proches, se découpaient comme deux autres femmes, assises auprès de la première, dans une attitude d'extraordinaire intimité...
[1] Tchaya, maison de thé. Yadoya, auberge.
Tcheou Pé-i, étendu sur trois nattes au milieu de la fumerie odorante, fumait sa soixantième pipe, quand un serviteur coiffé d'une toque à boule d'albâtre[1], souleva le rideau de la porte, et, saluant, selon la règle, la tête inclinée bas, les poings réunis et secoués au-dessus du front, supplia le maître de daigner recevoir un message qu'un étranger venait d'apporter..
Tcheou Pé-i soutenait dans sa main gauche le bambou d'une pipe que l'enfant agenouillé près du plateau guidait au-dessus de la lampe. Tcheou Pé-i ne s'interrompit point, et ne remua pas sa main. Mais, muet, il ferma les yeux pour consentir.
Dans l'instant, le rideau de la porte s'écarta encore et le secrétaire intime, très vieil homme coiffé d'une toque à boule de corail ciselé[2], entra. Correct, il fit d'abord le geste de se prosterner. Mais Tcheou Pé-i, affable, se hâta de l'en empêcher.
Debout, le secrétaire intime offrit le message. C'était une lettre européenne, contenue dans une enveloppe cachetée. Tcheou Pé-i n'y jeta qu'un regard.
—Ouvre,—dit-il avec politesse,—et permets que je t'ennuie et te fatigue; prête-moi ta lumière.
Les serviteurs présents reculèrent aussitôt, avec la discrétion prescrite. Seul demeura l'enfant préposé aux pipes, parce que l'opium est au-dessus de tous les rites.
Le secrétaire, respectueux et prompt, fouillait déjà sa ceinture, et, détachant son stylet, fendait l'enveloppe:
—Je me conforme humblement,—murmura-t-il,—à l'ordre du Ta-Jênn.
Et il déplia la lettre. Ses yeux obliques se rapetissèrent.
—Les nobles caractères,—annonça-t-il,—sont de la langue que parlent les Fou-lang-sai.
—Lis avec ta science,—dit Tcheou Pé-i.
Le secrétaire intime avait jadis accompagné en Europe l'ambassadeur extraordinaire. Et son français n'était pas inférieur à celui de Tcheou Pé-i.
—Je me conforme humblement,—dit-il encore,—à l'ordre très noble...
Et il commença de sa voix rauque, déshabitué des sons occidentaux:
Lettre du stupide Fenn à son frère aîné, très vieux et très sage, Tcheou Pé-i, le grand lettré, académicien, vice-roi, et membre des conseils impériaux.
Le tout petit salue jusqu'à terre son frère aîné. Il lui demande, avec dix mille respects, des nouvelles de sa santé, et prend la liberté audacieuse de lui envoyer cette lettre sans intérêt.
Le tout petit ose ensuite informer son frère aîné d'une détermination soudaine quoique réfléchie. Il est écrit dans le Liun Iu: «Quand l'Empire est bien gouverné, l'Empereur règle lui-même les cérémonies et la musique[3].» Le tout petit, aujourd'hui même, a connu avec amertume le déshonneur qui résulte de vivre dans une principauté où les cérémonies sont oubliées, la musique inharmonieuse, et les remontrances inutiles. Il est écrit dans le livre de Méng Tzèu: «Celui qui est chargé d'un emploi, s'il ne peut s'en acquitter, doit se retirer[4].» Le tout petit, dans la principauté où il vit, s'efforçait jusqu'à présent d'épargner à une femme encore chaste de trop funestes exemples, et à son époux des disgrâces imméritées. Mais l'effort est vain. Et le tout petit, ne pouvant ainsi s'acquitter de son emploi, a pris la résolution de se retirer. A quelque distance de cette ville,—à quinze lis, selon la mesure de la Nation Centrale—est un lieu nommé Mogui. Le tout petit a dessein de s'y rendre et d'y demeurer plusieurs jours. Le tout petit supplie son frère aîné, très sage et très vieux, de daigner l'excuser, s'il cesse, durant ce laps, de frapper à la porte bienveillante au-dessus de laquelle pendent trois lanternes violettes.
L'homme faible, mais sincère, et qui agit selon son cœur, obtient quelquefois la haute faveur de n'être pas jugé une créature haïssable. C'est dans cet espoir que le tout petit a pris son pinceau malhabile, et s'est permis d'adresser à son frère vieux et illustre des phrases inélégantes et dépourvues de sagesse. Ce dont il sollicite, avec humilité, son pardon.
Le tout petit aurait encore maintes choses à dire. Mais il n'ose, sûr d'avoir déjà trop importuné son très vieux frère. Le tout petit referme donc son cœur, et renonce à exprimer tous les sentiments dont ce cœur est plein.
Le secrétaire intime avait lu.
Tcheou Pé-i acheva la pipe qu'il fumait, repoussa le bambou, appuya sa nuque sur le petit oreiller de cuir, et, levant vers les lanternes du plafond sa main droite, fit jouer la lumière violette sur ses ongles démesurément longs.
—Ho!—dit-il sur un ton de réflexion.
Il considéra l'enfant agenouillé qui pelotait une goutte d'opium contre le verre chaud de la lampe, et songea tout haut, par brèves phrases chinoises:
—Houei, de Liou-hia[5], ne gardait pas assez sa dignité. Et le conducteur de char Wang Leang ne le prit pas pour modèle. Il convient d'approuver Wang Leang.—Toutefois, même les hommes du plus petit peuple savent que les beaux chemins ne mènent pas loin[6]. Il faut que je pense à cela, que je pense à droite et que je pense à gauche[7].
L'enfant collait sur le fourneau la pipée cuite à point. Tcheou Pé-i reprit le bambou dans sa main gauche, et fuma. Puis, la dernière parcelle brune correctement évaporée:
—L'homme qui part pour un voyage douloureux,—prononça-t-il très gravement,—oublie souvent son cœur sous la porte...
Il s'interrompit, et, sans transition, éclata de rire. Les caractères chinois sin (cœur) et menn (porte), placés l'un au-dessous de l'autre et combinés ensemble, forment un troisième caractère dont la signification est «mélancolie». Tcheou Pé-i, lettré subtil, se réjouissait comme il sied de son docte calembour. Mais, ayant ri, il redevint sentencieux:
—L'homme qui reste,—conclut-il,—doit donc veiller fraternellement sur ce cœur oublié, et en prendre soin.
[1] Mandarin de sixième classe.
[2] Mandarin de deuxième classe.
[3] Kouong fou Tzeu, livre VIII, chap XVI, §2.
[4] Meng Tzeu, livre II, chap II, §5.
[5] Philosophe de l'antiquité, renommé par son extrême tolérance.—Tcheou Pé-i cite ici une phrase de Méng Tzèu et fait allusion à une anecdote célèbre dans les annales chinoises. Wang Leang, malgré l'ordre du grand préfet, refusa de conduire le char de l'archer maladroit Hi. Ce dont il fut loué comme ayant, contrairement aux opinions de Houei, maintenu toute la dignité de sa profession, même contre un ordre dangereux à enfreindre.
[6] Proverbe chinois.
[7] Tsouo sen you siang. Idiotisme très usité.
La mousmé servante,—la nê-san à belle robe ceinturée de satin pourpre, à beau chignon d'ébène sculpté et verni,—se faufila trotte-menu dans la chambre close, et, bruyamment, fit glisser dans leurs rainures les shôdjis à vitres de papier.
Jean-François Felze, qui dormait à plat sur les nattes, entre deux f'tons de soie ouatée, s'éveilla en sursaut et se dressa, drapé d'un immense kimono bleu et blanc, à grands ramages.
Dans le cadre de la fenêtre, maintenant large ouverte, la mer apparaissait, nocturne encore sous un ciel où pâlissaient les étoiles. Mais, à l'horizon, les montagnes très lointaines d'Amakousa et de Shimabara, qui bornent la rive orientale du golfe, commençaient d'être visibles. L'aube naissait.
—Un peu tôt!—murmura Felze.
Il avait recommandé qu'on le prévînt juste à temps pour le lever du soleil. Mais, sans doute, l'auberge n'avait-elle point d'horloge. La nê-san, d'ailleurs, ayant tiré son dernier shôdji, non sans y avoir mis toute sa petite force, et non sans s'être pincé les doigts, s'agenouillait près du voyageur avec un sourire si candide et si poli, que Felze se garda du moindre reproche comme d'une impardonnable grossièreté. Et comme, visiblement, on attendait ses ordres, il rassembla tout son japonais pour demander, par pure courtoisie:
—Fouro ga dékimachita ka[1]?
Très sûr, à pareille heure, de s'entendre répondre:
—Mada dékimasen[2]....
Ce qui ne manqua point.
Très vite, cependant, la croupe onduleuse des montagnes de l'ouest se profila plus noire sur un ciel qui s'éclaircissait d'instant en instant. L'aurore, singulièrement prompte et brutale, chassait l'aube. Des nuages apparurent, bleuâtres d'abord, et tout d'un coup, tachés de sang, comme si quelque sabre aérien les eût tailladés. Puis, le rouge, et le gris, et le bleu se fondirent en une vive teinte d'or pur. La mer brilla, ocellée de cuivre rose et d'acier bleu. Et, soudain, bondissant au-dessus du rivage et de la mer, le Soleil Levant rayonna sur tout l'Empire; et tout l'Empire sembla frissonner de joie.
Felze, ébloui, se détourna. Toujours à côté de lui et toujours agenouillée, la petite servante regardait avidement le flamboyant spectacle. Felze vit dans les yeux obliques le reflet rapide de l'astre emblème. Et ce fut dans les humbles prunelles nipponnes comme un mystérieux éclair d'orgueil.
—Le bain de l'honorable voyageur est prêt!...
Une seconde nê-san venait d'entrer, et se prosternait dès la porte. Une troisième, derrière la seconde, montrait sa frimousse la plus accueillante. Et toutes ensemble, processionnellement, conduisirent Felze vers le baquet de bois plein d'eau quasi bouillante, baignoire traditionnelle de toutes les yadoyas villageoises.
Sous le regard très attentif, mais très innocent des trois mousmés, l'honorable voyageur laissa tomber le kimono bleu et blanc, enjamba le rebord cerclé de fer et s'accroupit... Son grand corps d'homme blanc emplissait aux trois quarts la cuve, faite à la mesure des corps nippons, moitié moins volumineux. Sa peau très claire et transparente, rougissait sous la brûlure de l'eau. Nu, ses membres toujours robustes et souples lui donnaient l'air encore jeune, malgré les boucles argentées de ses cheveux et de sa barbe.
Curieuses, les trois nê-san s'approchaient, allongeaient un doigt, touchaient cette extraordinaire peau blanche, pour s'assurer qu'elle était vraiment naturelle,—pas fardée.—Et de gentils rires puérils s'égrenaient des trois bouches peintes.
Les cloisons de bois uni luisaient si propres qu'on les eût crues rabotées de la veille. Les solives du plafond, à force de netteté, semblaient neuves. Le kimono bleu, à peine à terre, avait été ramassé en grande hâte par des menottes soigneuses, et emporté vers la lessive toujours prête. Un autre kimono, violet, celui-ci, et frais lavé, et fleurant bon, attendait que l'honorable voyageur se fût, dans son baquet, échaudé comme on doit... Les mousmés déployaient déjà la belle étoffe souple et crépue, et se haussaient à qui mieux mieux, pour élever les manches au niveau nécessaire...
Quand Jean-François Felze sortit du bain et fut enveloppé du kimono violet, frais lavé et fleurant bon, il crut sentir, réelle et palpable autour de ses épaules, la caresse accueillante du vieux Japon courtois, simple et sain.
[1] «Le bain est-il prêt?»
[2] «Pas encore prêt.»
Autour de Mogui, tous les chemins ressemblent à des allées de parc.
Felze, ayant marché au hasard une demi-heure, en tournant le dos à la mer, parvint au bout d'un col touffu et sinueux, à l'orée d'un grand bois de bambous.
Le ciel était très bleu, et le soleil assez chaud. Felze avisa un tronc renversé sur le bord de la route, et s'assit.
Le lieu était propice aux voyageurs las. Felze, admirant le paysage étendu à ses pieds, ne se souvint pas d'en avoir jamais vu de plus harmonieux ni de plus souriant. Ce n'était qu'un vallon borné par un coteau. Mais toute la grâce et toute la délicatesse japonaises semblaient s'être réunies sur ces pelouses et parmi ces bosquets, pour en composer un jardin non pareil, qu'aucun jardinier de France ou d'Angleterre n'eût jamais su dessiner ni planter. Des parterres de gazon s'étageaient en terrasses, séparés par des haies vives ou des rocailles. Des arbustes fleuris alternaient avec des hêtres pourprés, des camphriers bruns et de gigantesques cèdres d'où coulaient en cascades d'immenses grappes de glycines. Le sommet du coteau s'arrondissait en forme de sein, et supportait un porche antique fait de deux colonnes frustes et d'une poutre de pierre. Un escalier passait dessous, propylée mystérieux d'un temple disparu...
—La merveille,—murmura Felze,—c'est que ceci n'est point du tout un jardin, mais bel et bien une terre de culture et de rapport. Ces pelouses sont des rizières. Ces corbeilles, des potagers. Ces taillis servent d'écrans contre le soleil d'août et la bise d'octobre. Et la chute d'eau que voici alimente un canal d'irrigation...
Il s'accouda sur ses genoux, et posa ses joues dans ses mains:
—En Europe, des champs comme ceux-ci seraient très laids... Mais les laboureurs de ce pays féérique ne ressemblent point aux nôtres. Et je crois qu'ils ne pourraient véritablement pas mener leur charrue, si chaque chose autour d'eux n'avait été d'abord préparée, disposée, calculée pour la plus grande joie de leurs yeux artistes!...
Il écouta. Au-dessus de sa tête, les bambous chantaient dans le vent. C'étaient des bambous arborescents comme il n'en pousse guère qu'au Japon: plus épais que nos tilleuls et plus hauts que nos peupliers; mais d'un feuillage si mince et si mobile que nos saules ou nos bouleaux n'en sauraient donner l'idée.
Dans un bois de bambous, le soleil pénètre toujours presque librement, malgré la densité drue des troncs et l'enchevêtrement des ramures. Et l'ombre y est ténue, légère, lumineuse...
Felze, immobile, goûtait la douceur délicate de l'heure et du lieu. Devant lui, sur la route, un kourouma passa, allant au pas. Une mousmé s'y prélassait, nonchalante et jolie. Sa robe était gris perle et son obi ponceau, avec une doublure de satin violet. Un parasol à mille nervures, qui tournait dans une jolie main ambrée; un éventail; une longue branche de fleurs fraîche cueillie, complétaient le gracieux équipage, qui disparut parmi les bambous comme un grand papillon chatoyant parmi de hautes herbes.
—En vérité, en vérité,—songea Felze,—ce serait dommage que toute cette japonerie si fine et si précieuse fut piétinée par les grosses bottes moscovites!...
Cinq jours durant, Jean-François Felze vécut à la japonaise dans l'auberge japonaise de Mogui. Et il ne lui en fallut pas plus pour devenir Japonais lui-même.
L'existence, toute rustique, quoique délicate, d'une yadoya à l'ancienne mode le changeait délicieusement des complications perfectionnées, mais quelque peu grossières, en usage sur un yacht américain. D'autre part, il avait quitté l'Yseult dans un accès de colère et d'indignation que la paix pastorale dont il jouissait maintenant était on ne peut plus propre à bien calmer.
Jean-François Felze n'était pas de ces amants qui ne peuvent vivre qu'attachés aux jupes de leur maîtresse. Et d'abord, il n'aimait point Betsy Hockley. Il la désirait, il la subissait, il ne pouvait s'affranchir d'elle. Il avait à certaines heures besoin de sa bouche, comme un homme altéré a besoin d'eau.—Passée la cinquantaine, les gens qui ont souvent soif prennent volontiers l'habitude de boire toujours à la même fontaine.—Mais, dans cette nécessité sensuelle, semblable en tous points à un appétit, il n'y avait point de place pour la tendresse, et il y en avait pour le mépris. Chaque soir,—après une longue journée de promenades, de tchayas, de dînettes au riz et au poisson sec, de marivaudages avec les mousmés d'alentour, quand Felze, derrière ses shôdjis clos, se couchait entre les deux f'tons de soie ouatée, et attendait le sommeil, peut-être sentait-il assez douloureusement, dans sa chair soudain happée, la morsure aiguë d'un désir. Mais la saine lassitude du plein air et de la marche faisait office de narcotique. Une chasteté de cinq fois vingt-quatre heures n'est pas encore insupportable.
En cinq jours donc, Jean-François Felze était devenu suffisamment Japonais. Le sixième jour, il devint Japonais davantage...
Ce sixième jour avait débuté par un orage assez brutal, avec averses, rafales et grands roulements de tonnerre. Après quoi la pluie se mit à tomber, et le vent à souffler, comme pluie et vent savent faire au mois de mai, dans cette île de Kioûshoû qui est le rendez-vous préféré des typhons de printemps. Il fit tout de suite froid, et l'on dut rallumer quelques braises dans les hibachis, parce que le contraste était rude, de cette bise humide et du soleil presque trop ardent qui s'était couché la veille. Une brume grise flotta sur le golfe et l'on n'aperçut plus les montagnes mauves de Shimabara et d'Amakousa. L'horizon s'était rapproché, et le ciel basset la mer terne se mêlaient, sans frontière précise.
Felze, considérant la campagne ruisselante et les chemins déjà détrempés, appréhenda l'inévitable ennui d'une longue solitude dans sa chambre nue, que l'hibachi attiédissait fort mal. Mais il avait oublié la courtoisie nipponne. Les trois nê-san, dès que l'honorable voyageur fut sortie du baquet-baignoire, l'accompagnèrent processionnellement jusque chez lui. Et, l'honorable voyageur n'ayant point manifesté le désir de quitter tout de suite, pour ses vêtements européens, le kimono matinal dont on venait de l'envelopper, on s'agenouilla poliment sur les nappes, et on s'efforça de le distraire par une conversation tout ensemble badine et choisie.
Il n'est pas très difficile de bavarder, voir de flirter, avec de petites filles japonaises. L'honorable voyageur jargonnait très médiocrement; mais ses trois partenaires rivalisaient de bonne volonté pour bien l'entendre. Les pires difficultés furent aplanies et l'on parla du soleil absent, de la pluie déplorable, du brouillard, du froid, des tempêtes, des cerisiers dépouillés de leur parure rose, avec toutes les nuances de regret, d'indignation, d'inquiétude, de terreur et de mélancolie qui convenaient.
Felze écoutait, répondait, approuvait, et, sur toutes choses, regardait d'assez près la plus jolie des trois mousmés, une poupée très mignonne quoique dodue, et dont les joues rondes et fraîches contrastaient d'amusante manière avec des yeux pensifs et un sourire délicat.
Ces yeux-là et ce sourire, sur le visage d'une servante d'auberge auraient eu de quoi étonner en Europe. Mais au Japon les moindres ouvrières et les plus humbles paysannes ont très souvent l'air d'être des princesses déguisées...
—Évidemment,—songea Felze,—la marquise Yorisaka jouant du koto avait tout de même un autre regard... Mais la marquise Yorisaka jouait rarement du koto...
Il ferma les yeux un instant. Puis, secouant le souvenir, il commença résolument de faire la cour à la mousmé, lui demandant son nom, son âge, et lui adressant tout ce qu'il savait de compliments nippons. Ce que voyant, les deux autres nê-san, discrètes, se hâtèrent de s'éclipser sous d'ingénieux prétextes. Car en Extrême-Orient, comme en Extrême Occident, une fille d'auberge est professionnellement obligée à beaucoup de mystérieuses complaisances envers chaque honorable voyageur qui a daigné la distinguer parmi ses compagnes.
Seul avec O-Setsou san,—elle s'appelait O-Setsou san, «mademoiselle Très-Chaste»,—Felze, soucieux de n'être point impoli, dut user de cette solitude, et risquer les gestes d'usage. En jeune personne très bien élevée, O-Setsou san résista le temps correct, ni trop ni trop peu. Et l'aventure s'acheva comme s'achèvent toutes les aventures qui ont pour décor une chambre à verrou, et pour acteurs un homme et une femme désireux de s'épargner charitablement l'un à l'autre tout déplaisir et toute humiliation.
A demi couché sur les tatamis, Felze, un coude à terre et la nuque sur le poing, regardait en silence sa maîtresse d'une minute debout devant lui, et silencieuse comme lui.
Elle avait marqué, jusque dans l'abandon, une mesure et une décence rares. Elle avait pris, pour se rajuster, une attitude exquise de modestie vraie et de jolie simplicité.
—Elle s'appelle O-Setsou san,—pensait Felze.—Et elle n'est en somme qu'une petite prostituée clandestine. Mais je crois, en vérité, que toutes les Japonaises de toutes les castes, y compris cette, caste-là mériteraient de s'appeler O-Setsou san.
Il continuait de la regarder, toujours muet et immobile. Elle hésita, attentive à ne pas lui déplaire. Que souhaitait-il! Fallait-il rire ou demeurer grave? se taire ou parler? Elle se décida pour une moue moitié mutine et moitié tendre, et pour une caresse timide des deux menottes tendues vers lui...
Ils causaient maintenant. Enhardie, elle renouait le bavardage interrompu tout à l'heure; elle posait une à une les questions immuables, celles que posent à chacun de leurs amants d'outre-mer chacune des petites filles jaunes, brunes ou noires qui, n'importe où, sur la terre ronde, prêtent aux passants le sourire de leur bouche et l'étreinte de leurs bras nus...
—D'où venez-vous?... Quel est le nom de votre pays?... Pourquoi avez-vous quitté votre maison lointaine?... Les femmes que vous aimiez là-bas devaient être beaucoup plus belles et avoir beaucoup plus d'esprit que moi...
Felze, à son tour, l'interrogea. Où était-elle née? Qui étaient ses parents? Avait-elle beaucoup d'amants? beaucoup d'amis? beaucoup d'amies? Était-elle heureuse? A chaque demande, elle répliquait d'abord d'une révérence, puis d'une longue phrase fleurie, évasive le plus souvent. Et elle se taisait parfois après les premiers mots, et elle riait alors en secouant la tête, comme pour dire que tout cela n'avait réellement aucune importance et que le bonheur ou le malheur d'une simple nê-san ne valait pas qu'on prît la peine de s'en informer.
—Robe ouverte, âme close!—murmura Felze.—Voilà qui bouleverserait la morale des honnêtes dames de chez nous, toujours prêtes à faire étalage de leur psychologie la plus intime. En Europe, la pudeur est réservée pour l'usage externe. Ici...
Il sourit, se souvenant d'une citation du Cheu-King[1] que lui avait apprise Tcheou-Pé-i:
—«Par-dessus son vêtement de soie brodée, elle met une tunique très simple.» Oui!... C'était la vieille mode chinoise... Les nê-san la suivent encore. Ailleurs, c'est la soie brodée qu'on met par-dessus.
Tout de même, les âmes les mieux closes s'entr'ouvrent parfois, quand on appuie inopinément sur un de leurs ressorts secrets. Felze, au hasard de la causerie, nomma tout à coup la ville d'Osaka, où l'Yseult avait relâché, six semaines plus tôt. Et la petite fille sage et circonspecte s'oublia jusqu'à tressaillir:
—Hé!... Osaka?...
Felze la questionna du regard. Elle expliqua, un peu confuse:
—J'ai été à l'école à Osaka...
Puis, après un silence:
—Quand ma mère m'a vendue, j'ai eu du chagrin.
Son visage s'était imperceptiblement crispé. Une tristesse voila les yeux minces, un pli oblique se creusa du coin de la bouche à l'angle des narines. Mais, dans l'instant même, un effort surprenant refoula la pauvre grimace douloureuse et, résolu, correct, un sourire y succéda.
Felze prit la main de l'enfant, une main qui n'était pas vilaine, et la baisa, non sans respect.
—J'ai vu,—songeait-il,—des laques anciens, dont le travail représentait dix ans de la vie d'un artiste. Et j'ai admiré ces laques. Mais le sourire que voilà, sur ce visage de petite servante, combien représente-t-il de siècles d'une civilisation toute tendue vers l'héroïsme et l'élégance?...
Des pensées rapides s'enchaînèrent dans sa cervelle:
—Tcheou Pé-i,—dit-il, presque à haute voix,—estimerait peut-être que cette civilisation vaut d'être sauvée, par n'importe quel moyen...
[1] Le troisième des livres sacrés (King): Y-King (Sciences Occultes), Chou-King (Annales), Cheu-King (Vers), Li-Ki (Rites), Tchun-Tsiou (Printemps et Automne).
L'enveloppe était très longue et très étroite, et cachetée à la cire. Felze, ayant rompu le sceau, dégagea une feuille de papier soyeux, douze ou quinze fois repliée sur elle-même. Cela se dépliait comme un papyrus se déroule, et la lettre, dictée en français, avait été calligraphiée, au pinceau et à l'encre de Chine, par une main plus habile à tracer les caractères de Confucius que l'alphabet occidental. Si bien qu'une fois étalé dans toute sa longueur, l'étrange message ressemblait assez exactement à ces bandes de calicot sur lesquelles on imprime à la queue leu leu, au-dessous d'une flamboyante image, les couplets et le refrain d'une complainte populaire.
Felze lut:
Lettre de l'ignorant Tcheou Pé-i, à Fenn Ta-Jênn, le grand lettré, haut dignitaire de l'illustre Académie du royaume Fou-lang-sai.
Votre frère cadet, Tcheou, vous salue jusqu'à terre. Il s'informe avec dix mille respects de votre santé, et prend l'extrême liberté de vous envoyer cette lettre.
Le disciple Tseng Si, répondant au Tzèu[1], exprima un souhait: «A la fin du printemps, quand les vêtements de la saison sont filés et cousus, aller, avec ma rêverie, baigner mes mains et mes pieds dans la source tiède de la rivière I, respirer l'air frais sous les arbres de Ou iu, chanter des vers, et revenir,—voilà ce que j'aimerais.» Le Tzèu dit en soupirant: «J'approuve le sentiment de Tien[2].»
En cette année châ[3], au troisième mois du printemps[4], mon frère aîné Fenn Ta-Jênn, ayant accompli les rites, est allé, avec sa rêverie, baigner ses mains et ses pieds dans la source tiède, respirer l'air frais sous les arbres, et chanter des vers. A présent, il est convenable qu'il revienne, afin de se conformer à la prudente parole du disciple Tseng Si.
Il ne faut pas observer au premier mois de l'été les règlements propres au troisième mois du printemps.
Et il est profitable de relire l'enseignement donné dans le Li Ki:
«Au premier mois de l'été, on ne lève pas pour la guerre de grandes multitudes d'hommes. Parce que le souverain qui domine est Ien Ti, l'Empereur du Feu.»
Pensez à cela, pensez-y à droite, pensez-y à gauche. Dans la très misérable maison dont la porte est surmontée de trois lanternes violettes, des messagers sont arrivés, apportant des nouvelles de la mer. Et d'autres messagers sont attendus.
J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire[5]. Mais je me résigne à finir cette lettre sans pouvoir vous exprimer mes sentiments. Et le tout petit attend très impatiemment votre retour.
Les shôdjis étaient ouverts, et le vent du large entrait librement dans la chambre. Le golfe apparaissait houleux et sombre. Des vagues, à perte de vue, déferlaient.
Felze, méditatif, avait relu deux fois l'étrange missive. Relevant enfin les yeux, il regarda la mer.
—Vilain temps,—songea-t-il.—Une queue de typhon qui passe... Quoi qu'en dise le calendrier de Tcheou Pé-i, l'été est encore loin... Nous ne sommes qu'au 28 mai...
Il compta sur ses doigts:
—Oui, au 28 mai... au 28 mai 1905... Et ce 28 mai, ma foi, ressemble à un 28 mars... N'importe, il faut se remettre en route. Tout cela mérite d'être éclairci...
Il frappa dans ses mains. A l'instant, la porte glissa dans sa rainure, et la petite O-Setsou san se prosterna sur le seuil:
—Héi!...
Quoique, depuis trois fois vingt-quatre heures, la nê-san vînt chaque nuit rejoindre Felze avec une fidélité de gentille épouse, et qu'elle sût alors oser toutes les familiarités les plus conjugales, elle n'en gardait pas moins, hors du lit, sa place exacte de servante. Et le premier appel la trouvait toujours aux aguets, prompte, souriante et soumise.
—Je veux...—dit Felze.
Il s'interrompit, curieux d'épier sur le visage qui se levait, attentif, une première émotion. Aurait-elle du chagrin, cette petite, en apprenant tout d'un coup, avec brusquerie, que son amant allait partir? Les oïrans des Yoshivaras, même indifférentes, s'accrochent volontiers aux manches de leurs hôtes d'une nuit: cela fait partie du code de politesse.
—Je veux—répéta Felze—un kourouma avec deux hommes coureurs. Tout de suite: parce que, tout de suite, je veux retourner à Nagasaki.
—Héi!...
Elle était toujours à quatre pattes. Elle baissa si vite le front pour saluer jusqu'à terre que Felze n'eut pas le temps de rien lire dans les yeux noirs instantanément cachés. Et quand elle se redressa pour trottiner vers la porte et exécuter l'ordre du maître, elle avait déjà composé son minois comme l'exigeait la courtoisie, et elle souriait docilement, avec juste ce qu'il fallait de tristesse.
La nê-san était sortie. Felze, attendant qu'elle revînt, fit ses préparatifs, qui consistaient à remettre, au lieu du kimono de crêpe fin, la chemise empesée, le pantalon de drap raide et le veston à manches étroites.
Vêtu, le voyageur regarda au dehors. La pluie avait cessé. Mais le vent continuait de chasser par le ciel des nuages lourds, tout prêts à ruisseler de plus belle sur la campagne. Malgré quoi, huit ou dix fillettes barbotaient bravement sur la plage, leurs socques de bois s'enfonçant dans le sable mouillé. La plus grande chantait à pleine voix le vieux refrain populaire:
—Souz'mé, souz'mé doko itta?
—Senghé yama é saké nomini.
No mou tcha wan, no mou ftats[6]...
—Leurs pères ou leurs frères se battent peut-être aujourd'hui, contre Rodjestvensky ou contre Liniévitch,—pensa Felze.—Mais quand les Japonais se battent, les Japonaises savent chanter... Ainsi faisait l'héroïne Sidzouka, quand le héros Yoshits'né, proscrit, errait dans la dangereuse solitude des monts couleur de violette, «où grimpent seuls les sangliers[7]»...
O-Setsou san, déjà revenue, se prosternait derechef sur le seuil.
—Le kourouma de l'honorable voyageur est prêt!...
—Adieu,—dit Felze.
Il se pencha vers le petit corps agenouillé, le releva, et presque tendrement, posa ses lèvres sur la bouche fraîche.
Enhardie, l'enfant questionna:
—Où allez-vous?
Felze voulut tenter une expérience:
—A la guerre.
—Hé!... A la guerre!...
Les doux yeux noirs avaient étincelé.
—A la guerre contre les Russes?
—Oui.
La mousmé s'était redressée, presque orgueilleuse. Felze, l'observant, lui demanda soudain:
—Voudrais-tu venir avec moi?
La réponse partit comme une balle:
—Oui!... je voudrais!... Je voudrais mourir ... et renaître sept fois, en donnant sept fois ma vie à l'Empire!...[8]
[1] Désignation la plus usuelle de K'ôung fou Tzèu (Confucius).
[2] Linn Lù. Liv. VI. Ch. XI, §25. (Tien et Tseng Si sont les prénom et nom du même philosophe.)
[3] Châ (serpent), le sixième des douze animaux du cycle chinois. L'an 1905 de l'ère chrétienne a été une année châ.
[4] Mai.—Les saisons chinoises retardent d'environ quarante jours sur les nôtres.
[5] Formule obligatoire J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire (mais je ne vous les dis pas, crainte de vous ennuyer)
Petit oiseau, petit oiseau, où t'en-vas-tu?
Sur le mont Senghé, pour boire du saké.
J'en boirai une tasse, j'en boirai deux....
[7] Légende du xiie siècle se rattachant à l'histoire des guerres civiles entre les clans Taira et les clans Minamoto (1161-1185).
[8] Traduction littérale d'une phrase réellement entendue dans la bouche d'une servante d'auberge.
England expects that every man will do his duty.
Nelson and Bronte.
La cloche du vaisseau-amiral piqua deux coups doubles,—dix heures, selon la convention universelle des marins.—Et, sur tous les bâtiments, d'un bout à l'autre de la ligne, des cloches pareilles tintèrent et se répondirent. L'escadre,—un vice-amiral et un contre-amiral, deux divisions, six cuirassés,—faisait route à l'est, à petite vitesse. Le ciel était bas, la brise froide, la mer houleuse et l'horizon noyé de brume. Par tribord, l'île de Tsou,—Tsou-shima—dressait sa masse grise.
Une grande lame déferla au vent, et l'embrun pulvérisé vola jusque sur la plage arrière, du Nikkô[1].
Cinglé en plein visage, le marquis Yorisaka Sadao, qui allait et venait, s'arrêta pour s'essuyer les yeux, puis, tout aussitôt, reprit sa promenade silencieuse.
La plage, en forme de triangle arrondi, était large et longue, plane, sans rambardes ni parapets, et légèrement inclinée en abord, à la façon d'un glacis de forteresse. Elle était proprement la plate-forme et le socle de la grosse tourelle de retraite. Les deux canons jumeaux, hors de la double embrasure ovale, étendaient horizontalement leurs volées géantes, pareilles à deux colonnes trajanes couchées.
Passant sous l'une des pièces, le marquis Yorisaka leva la main pour caresser le métal sonore, qui vibra imperceptiblement, comme un gong de bronze effleuré du doigt.
A cet instant, quelqu'un toucha l'épaule du marquis Yorisaka, comme le marquis Yorisaka venait de toucher l'acier du canon.
—Cher, eh bien? quelles nouvelles?
Le marquis se retourna, et salua militairement à l'anglaise:
—Hé! c'est vous, kimi? comment allez vous?
Le commandant Herbert Fergan portait son uniforme britannique et fumait une pipe d'Oxford. Il avait seulement remplacé sa casquette galonnée par un suroît, identique, d'ailleurs, à ceux que portent par mauvais temps tous les marins du monde.
—Je vais tout à fait bien,—dit-il.—Y a-t-il quelque chose en vue, là-bas?
Son bras tendu montrait l'horizon du sud. Le marquis Yorisaka fit un signe négatif:
—Trop loin. Ils sont encore au sud de Mameseki, à plus de soixante milles... Mais ils viennent... Nous concentrons l'armée. Kamimoura est là, et aussi Ouriou...
Il indiqua le sud-est.
—Tout sera prêt pour midi. Et nous aurons encore une heure à attendre.
—Vous avez pris le contact cette nuit.
—Oui, en interceptant leurs télégrammes sans fil. Et puis, à cinq heures, le Shinano-Marou les a vus... Ils étaient à la cote 203, sur le parallèle de Sasebo, à quatre-vingts mille dans l'ouest ... ils avaient le cap sur le détroit... Oh! ils viennent... Tenez, en ce moment, l'escadre de Kataoka doit les canonner... Mais d'ici, on ne peut rien entendre... Du reste, une canonnade de croiseurs, ça ne compte guère...
Il caressa de nouveau l'énorme pièce allongée au-dessus de lui, une pièce de 305, celle-ci, une pièce de cuirassé.
—Voici qui compte davantage,—dit Fergan.
—Hé! je pense comme vous.
Le marquis Yorisaka parlait d'une voix très paisible. Il n'était pas même nerveux, comme le sont les Occidentaux les plus braves, à l'heure qui précède une grande bataille.
—Allons,—dit Fergan,—je crois que tout ira bien. Certes, le premier moment sera dur à passer. Les Russes sont de braves gens... Mais vous valez beaucoup mieux, surtout à présent... Sans flatterie, vous avez fait de considérables progrès, dans ces dernières semaines.
—Grâce à vous!—dit Yorisaka.
Il attachait sur Fergan un regard d'irréprochable gratitude. Fergan rougit légèrement:
—Non! je vous assure! Vous exagérez beaucoup... Le vrai, c'est que votre effort a été réellement splendide. Vous avez su mettre dans votre jeu tous les honneurs et tous les atouts, et vous allez très justement gagner le robre... Un beau robre: cette victoire décide de toute la guerre.—Si Rodjestvensky perd tout à l'heure un seul trick, Liniévitch, demain, est chelem en Mandchourie!
—Hé! je souhaite qu'il en soit ainsi...
Tous deux marchèrent quelques pas; ils écartaient les jambes et pliaient les genoux, pour résister au roulis. Les cuirassés continuaient à «faire» de l'est. Tsou-shima se profilait maintenant dans sa longueur, à huit ou neuf milles derrière. Et ce n'était plus, dans le lointain, qu'un brouillard gris de fer, à peine visible parmi les nuages gris de plomb.
—Ceci ne ressemble pas au soleil de Trafalgar,—fit observer le marquis Yorisaka, souriant.
—Non,—dit Fergan.—Mais, à Trafalgar, le soleil se cacha dès que la bataille ne fut plus indécise, et il y eut tempête le soir. Peut-être que cette bataille-ci est d'ores et déjà gagnée.
—Vous avez trop bonne opinion de nous, protesta le marquis.
Les hautes cheminées jetaient par intervalles d'épaisses bouffées noires que le vent rabattait aussitôt en tourbillons. Et la mer, déjà sombre, reflétait cette fumée en longues traces livides.
Reculant, jusqu'à la tourelle, le commandant anglais s'y adossa:
—Vous serez dans cette boîte-ci, tout à l'heure, Yorisaka?—dit-il.—C'est votre poste de combat, n'est-ce pas?
—Oui. Je commande la tourelle.
—J'irai vous y rendre visite, si vous le permettez...
—Vous me ferez grand honneur... Je compte sur vous... Ah! voici Kamimoura...
Il indiquait, à l'horizon, d'autres cheminées, à peine distinctes encore, qui sortaient de la mer, deux par deux ou trois par trois. On vit, l'instant d'après, les mâts et les coques. Les deux escadres, marchant à la rencontre l'une de l'autre, infléchissaient leurs routes vers le sud, pour prendre tout de suite leur formation tactique de combat.
—Nous restons en tête, bien entendu?—questionna Fergan.
—Bien entendu. Vous avez lu l'ordre préalable? Une seule ligne de file, les cuirassés devant, les croiseurs-cuirassés derrière. On engagera les douze navires à la fois... Et, soyez tranquille! nous ne recommencerons pas le 10 août aujourd'hui...
Il avait baissé les yeux, et son sourire devenait singulier, aigu, avec une sorte d'orgueilleuse amertume au coin de la bouche. Il poursuivit, parlant avec lenteur:
—Nous ne serons pas timides... Et nous nous battrons de près ... d'aussi près qu'il le faudra... La leçon est apprise...
Il releva brusquement son regard, et le fixa sur Fergan...
—Nous savons à présent que, pour vaincre sur mer, il faut se préparer avec méthode et prudence, puis se ruer avec fureur et folie... Ainsi firent Rodney, Nelson et le Français Suffren. Ainsi ferons-nous...
Herbert Fergan s'était détourné. Il ne répliqua pas. Il semblait suivre avec une extrême attention la contre-marche des croiseurs-cuirassés entrant en ligne. Une minute de silence pesa...
—Voulez-vous être assez indulgent pour m'excuser?—demanda tout à coup le marquis Yorisaka:—voici notre ami le vicomte Hirata qui me fait signe... Il s'agit d'une petite affaire technique...
Herbert Fergan, dans l'instant même, cessa d'observer l'évolution, qui pourtant n'était point achevée:
—Mais je vous en prie!... allez!... A bientôt, cher... Moi-même je dois d'ailleurs descendre. N'est-il pas l'heure de déjeuner? Nous dînerons tard, peut-être...
Il montra tout son flegme et l'assaisonna d'une pointe d'humour:
—Plus tard que nous n'avons jamais dîné, qui sait?
[1] Aucun navire du nom de Nikkô n'a pris part à la bataille de Tsou-shima. L'auteur, soucieux de conserver à l'«intrigue» de ce livre un caractère purement imaginatif, s'est vu forcé de recourir à un cuirassé qui n'exista pas, pour y situer des personnages et des aventures qui n'existèrent pas davantage. Il va de soi que, dans le récit qu'on va lire, tout ce qui ne concerne pas directement le Nikkô, son équipage et son état-major, est d'une exactitude historique rigoureuse.
—Par conséquent, les tourelles manœuvreront à l'électricité?
—Oui, tant que les moteurs pourront tourner. En cas d'avarie, nous passerons à la manœuvre hydraulique. Et, en dernier lieu, à la manœuvre à bras. C'est l'ordre.
—Nous obéirons donc, honorablement.
Et le vicomte Hirata Takamori, ayant salué d'abord selon la discipline militaire, les doigts joints et levés jusqu'à la visière de la casquette, salua ensuite selon le rite des daïmios et des samouraïs, le corps plié à angle droit, les mains à plat sur les genoux.
—A présent, souffrez que je me retire..
Il s'en allait. Le marquis Yorisaka Sadao le retint:
—Hirata, êtes-vous très pressé? Il n'est pas encore midi. Vous plairait-il que nous causions un peu?
Le vicomte Hirata ouvrit un éventail qu'il portait dans sa manche:
—Yorisaka, vous me faites beaucoup d'honneur. En vérité, je n'osais abuser de vos nobles minutes, et tel était le motif de ma discrétion. Mais je suis flatté de votre condescendance. Dites-moi donc: que vous semble de cette pluie fine, pareille à un brouillard fondu? Ne pensez-vous pas que, tout à l'heure, nous pourrons en être gênés sur le champ de bataille?
Le marquis Yorisaka regarda distraitement la mer houleuse et brumeuse:
—Peut-être,—murmura-t-il.
Puis, soudain, face à son interlocuteur:
—Hirata, excusez mon impolitesse: je désirerais vous poser une question.
—Daignez le faire,—dit Hirata.
Il avait refermé son éventail, et penchait la tête en avant, comme pour mieux entendre. Le marquis Yorisaka parla très lentement, d'une voix grave et nette:
—Permettez-moi d'abord de rappeler quelques souvenirs qui nous sont communs. Nos familles, quoique souvent ennemies au cours des siècles anciens, ont combattu plus souvent encore l'une à côté de l'autre, durant beaucoup de guerres civiles ou extérieures. Récemment, je veux dire à l'époque du Grand Changement, nos pères ont pris les armes ensemble pour restaurer dans sa splendeur le pouvoir impérial. Et, quoique, un peu plus tard, lors des événements de Koumamoto[1], cette confraternité guerrière se trouvât rompue, le sang versé en cette occasion glorieuse ne nous empêcha point, vous et moi, de nous lier d'amitié, douze ans après, quand nous entrâmes, le même jour, au service de l'Empereur.
—Le sang versé, Yorisaka, lorsqu'il j'exige pas de vengeance, n'a jamais fait que cimenter l'union des deux familles l'une et l'autre fidèles observatrices du Bushido.
—Il en est certainement ainsi. Nous avons été, Hirata, comme sont deux doigts d'une seule main. Mais il me semble que nous ne le sommes plus. Me trompé-je? Je vous conjure de me donner là-dessus votre sentiment, sans courtoisie.
Le vicomte Hirata avait relevé la tête.
—Vous ne vous trompez pas,—dit-il simplement.
—Votre sincérité m'est précieuse,—répliqua le marquis Yorisaka, impassible.—Pardonnez-moi donc si j'y réponds par une sincérité égale. Quoique, en toutes circonstances, vous ayez continué de me témoigner mille égards dont je suis indigne; quoique personne n'ait assurément pu soupçonner, d'après vos paroles ou votre attitude, ce refroidissement de notre amitié, il m'est impossible d'endurer plus longtemps une humiliation même secrète. J'ai donc résolu d'en finir aujourd'hui même; et je vous prie, honorablement, de m'expliquer en quoi j'ai démérité auprès de vous. Telle est ma question.
Ils se regardaient l'un et l'autre fixement, tous deux immobiles et seuls au milieu de la plage arrière ruisselante de pluie et d'embrun. Au-dessus de leurs têtes, les deux canons de la tourelle étendaient leurs volées immenses. Et, tout alentour, la mer, violemment fouettée par le vent, gémissait et hurlait en bouleversant ses lames.
Le vicomte Hirata répondit plus lentement encore que le marquis Yorisaka n'avait parlé:
—Yorisaka, vous avez tout à l'heure rappelé des souvenirs qui nous sont communs. Soyez bien assuré que ces souvenirs-là n'étaient pas sortis de ma mémoire. Me permettrez-vous maintenant d'en rappeler d'autres, qui peut-être sont sortis de votre mémoire à vous? Vous avez parlé du Grand Changement. Il est exact qu'à cette époque illustre, origine de l'ère Meïji, votre clan et mon clan ont ensemble tiré le sabre pour le Mikado contre le Shôgoun. Mais avez-vous oublié la cause première de cette lutte? Il ne s'agissait pas de fidélité dynastique. Nul Shôgoun jamais n'avait usurpé les prérogatives essentielles des Divins Empereurs fils de la Déesse Solaire[2]. Et sept cents années durant, les princes Foudjiwara, ou Taïra, ou Minamoto, ou Hôjô, ou Ashikaga, ou Tokougawa, avaient, sans inconvénient, substitué leur volonté robuste à la faible volonté des Mikados. Qu'y avait-il donc, de changé pour que, tout à coup, tant d'hommes nobles voulussent détruire une organisation sept fois séculaire? Il y avait, Yorisaka, ceci: que, cinq ans plus tôt, des vaisseaux noirs venus d'Europe, avaient bombardé Kagoshima, et que le Shôgoun, au lieu de combattre, avait signé une paix honteuse. Telle fut en vérité la cause. Le Japon, ayant mangé l'insulte et n'ayant pas bu la vengeance, se leva d'un seul bond contre le Shôgoun, au cri dix mille fois répété de: «Mort à l'Étranger!...» Mort à l'Étranger. Ainsi crièrent nos ancêtres, marquis Yorisaka. Ainsi crièrent-ils sur tous les champs de bataille, jusqu'à ce que le Mikado eût été restauré dans sa puissance originelle. Ainsi crièrent mes ancêtres à moi; ainsi criaient-ils encore au jour rouge de Koumamoto, quand, indignés contre le nouveau pouvoir, en apparence aussi débile que l'ancien, ils marchaient derrière Saïgo, qui leur avait promis de laver la honte commune dans la victoire ou dans la mort. Ainsi crié-je aujourd'hui, moi. Car je suis l'héritier légitime de ces cadavres. Leurs tablettes funéraires n'ont jamais quitté ma ceinture. Depuis trente ans que je vis, j'attends l'heure de rendre à ces tablettes ce qui leur est dû: la libation de sang. Et voici que cette heure sonne!... Yorisaka, pardonnez-moi ce long discours. Je ne doute cependant pas qu'il ne vous ait donné pleine satisfaction. Vous n'avez certes point démérité auprès de moi. Et que vous importerait, d'ailleurs, le jugement d'un très petit daïmio, dépourvu d'intelligence? Mais je vous ai ouvert mon cœur et vous y avez lu comme dans un livre imprimé en beaux caractères chinois, très noirs: je hais l'étranger de toute la force de ma haine. Vous, au contraire, qui le haïssiez pareillement jadis, l'aimez aujourd'hui. N'avez-vous pas adopté peu à peu ses mœurs, ses goûts, ses idées, sa langue même, que vous parlez sans cesse avec cet espion anglais, soi-disant notre allié? Loin de moi l'outrecuidance d'un blâme! Tout ce que vous faites est, évidemment, bien fait. Mais nos sentiments opposés creusent entre nous un abîme, un abîme que rien ne pourra combler.
Le vicomte Hirata s'était tu. Le marquis Yorisaka ne répliqua pas tout de suite. Il avait écouté jusqu'au bout sans sourciller, ni détourner son regard. A la fin, ayant réfléchi plusieurs graves minutes, il embrassa d'un geste brusque tout l'horizon du sud, noyé de brumes et de fumées confuses, et, d'un ton détaché, questionna:
—Hirata, ne voyez-vous pas quelque chose, là-bas?... On a piqué midi, si je ne me trompe... Oui. En ce cas, ces nuages verticaux sont probablement les panaches des cheminées russes. Voici venir l'étranger, Hirata, l'étranger que vous croyez haïr si fort...
Il souriait, et ses paupières à demi closes bridaient ses yeux, les resserraient en deux fentes obliques, minces et noires.
—... L'étranger que vous croyez haïr si fort... A ce propos, Hirata ... vous avez pris connaissance des ordres secrets... La tactique est singulièrement modifiée, ne trouvez-vous pas?... en ce qui concerne l'artillerie, surtout...
—Oui...
—Oui! Singulièrement modifiée! On ne dispersera plus le tir, comme autrefois... Le feu sera concentré sur la tête des colonnes ennemies... En outre, afin de parer aux accidents de transmission, on a prévu pour les sections isolées une autonomie très large... La tentative est fort audacieuse. Peut-être ne l'aurions-nous pas risquée, si des renseignements de source européenne,—anglaise,—n'avaient persuadé l'amiral du succès plus que probable, du succès certain que notre audace nous vaudra. Ces renseignements, savez-vous, Hirata, qui les a obtenus? qui les a conquis ou volés, par la force ou par la ruse, hardiment, patiemment, péniblement? C'est moi, Hirata. Il se peut que vous haïssiez l'étranger autant que vous dites. Il se peut que je l'aime autant que vous croyez. Mais il se peut aussi qu'un ennemi tel que vous lui soit moins funeste qu'un ami tel que moi.
Le vicomte Hirata fronça les sourcils.
—Yorisaka,—dit-il,—ma stupidité est si grande que vous n'avez pas pu, je le vois, saisir le sens exact de mes paroles. Vous êtes assurément, pour la flotte russe, un adversaire plus dangereux que je ne suis. Et jamais n'est entrée dans ma tête l'injurieuse supposition que vous ne sachiez le mieux du monde faire votre devoir, et servir très utilement, les desseins de l'Empereur. Mais vous êtes comme ces maîtres d'armes qui tuent sans colère, quoique infailliblement. Aujourd'hui, je tuerai moins bien que vous. Mais je tuerai avec ivresse. Et ma fureur ne peut pas lier amitié avec votre indifférence.
Le marquis Yorisaka s'était croisé les bras:
—Jugez-vous donc,—dit-il, parlant presque bas,—jugez-vous donc que mon indifférence soit autre chose qu'un masque, sous lequel bouillonne une fureur plus furieuse peut-être que la vôtre?... Hirata, je pensais que vos yeux savaient mieux voir!...
Le marquis Yorisaka s'était cette fois départi de son calme:
—Je pensais que vos yeux avaient su lire en moi! Mon faux visage n'était que pour les hommes d'Europe. Et vous vous y êtes trompé, vous, un noble Nippon! Vicomte Hirata, vos ancêtres sont tombés à Koumamoto, et vous vous souvenez d'eux, et vous conservez pieusement leurs tablettes funéraires. Mais n'avez-vous pas compris la leçon qu'ils nous ont donnée par leur défaite et par leur mort? Leçon de patience et de prudence! leçon de ruse! Le temps n'est plus des batailles simplement gagnées au tranchant du sabre. Pour vaincre l'étranger, nous avons commencé, vous et moi, par aller dans ses écoles. Mais la science que nous y apprenions n'était pas grand'chose. En outre, nous l'apprenions mal. Nos cervelles japonaises n'assimilaient pas l'enseignement européen. Et je sentis vite la nécessité où nous étions d'acquérir d'abord des cervelles européennes, quoi qu'il pût nous en coûter par ailleurs. Je m'y appliquai; et peut-être y suis-je parvenu ... non sans fatigue et sans dure souffrance!... souffrance plus dure que personne ne saura jamais... Mais il le fallait pour l'affranchissement, pour l'exaltation de l'Empire. Je vous le dis, Hirata, le rouge m'est dix mille fois monté à la face, d'oublier, pour mieux imiter l'âme occidentale, les préceptes les plus rigoureux de l'éducation d'un daïmio: Mais je songeais alors aux malades que leurs médecins envoient se plonger dans des bains de boue, et qui en sortent guéris et robustes. Je sors aujourd'hui de ma boue à moi. J'en sors guéri de mon ancienne faiblesse et robuste pour la lutte qui va s'engager. Et je ne regrette rien. Mais je ne m'attendais pas, ayant accompli ma tâche, à subir le dédain d'un compagnon d'autrefois.
Les yeux du vicomte Hirata étincelèrent et sa voix résonna plus sèche:
—Je vous ai dit, Yorisaka, qu'il n'était pas question de dédain. Je prends l'extrême liberté de vous le redire. J'apprécie hautement le souci patriotique qui vous a guidé. Mais vous-même le proclamiez à l'instant: votre cervelle a cessé d'être japonaise pour devenir européenne. Ma cervelle à moi, tout à fait grossière, ne réussira jamais à imiter la vôtre. Pour nous entendre désormais, notre double effort serait donc vain. A présent, tout étant dit là-dessus, ne vous semble-t-il pas superflu de parler davantage?—Un seul mot encore,—fit Yorisaka Sadao.—J'ose vous questionner une seconde et dernière fois... Hirata, nous remporterons tout à l'heure, ici même, dans ce détroit de Tsou-shima, une grande victoire. Eussiez-vous préféré que cette victoire fût une défaite, mais que tous les Nippons d'aujourd'hui fussent encore pareils aux Nippons de Koumamoto:
—Je suis trop ignorant pour vous répondre selon la sagesse,—fit Hirata Takamori.—Mais permettez que très humblement, je vous interroge à mon tour: Êtes-vous certain que tout à l'heure nous serons, comme vous l'affirmez, vainqueurs! Et, si nous étions vaincus; avez-vous imaginé le nom dont l'Europe nous nommerait, l'Europe que nous aurions plagiée inutilement, ridiculement?
—Oui,—prononça le marquis Yorisaka.—L'Europe nous nommerait des singes. Mais nous ne serons pas vaincus.
—Yoshits'né lui-même le fut. Si nous l'étions?
—Nous ne le serons pas.
—Je le crois sur votre parole. Nous serons donc vainqueurs. Mais après?
—Après?
—Après la bataille? Après la paix signée? Vous rentrerez, Yorisaka, dans votre maison de Tôkiô. Vous y rapporterez votre cervelle européenne, et vos idées, et vos mœurs, et vos goûts européens. Et comme vous serez un héros très glorieux, le peuple japonais, séduit par votre illustre exemple, imitera vos goûts, vos mœurs, vos idées...
—Non,—dit Yorisaka.
[1] C'est à Koumamoto que Saïgo fut vaincu en 1877, et avec lui tout le clan Satsouma.
[2] Amateraç'no Ohomi Kami, qui enfanta la dynastie mikadonale.
De l'avant à l'arrière et du spardeck jusqu'aux soutes, les trompettes nipponnes, aigres et stridentes, rappelaient au branle-bas de combat. Yorisaka Sadao, soulevant la trappe de fermeture, pénétra dans la tourelle de retraite.
—Fixe!
Le sous-officier, raide comme un bâton, saluait, les talons joints, la main à la visière. Les hommes, quartiers-maîtres et matelots, tournèrent vers le chef douze figures respectueusement souriantes.
—Repos!—dit Yorisaka.
Et il commença de passer une inspection brève, mais minutieuse.
La tourelle était une chambre basse, sans porte ni fenêtre, une chambre hexagonale, longue de dix mètres, large de huit, toute cuirassée d'acier épais. Les deux canons énormes l'emplissaient aux trois quarts; et le peu d'espace restant était accaparé par les berceaux, les châssis, les affûts, les monte-charges, les refouloirs, les écouvillons, les pointages, les lunettes, les hausses, les transmetteurs, et tout le tuyautage d'eau sous pression, et tout le tuyautage d'air comprimé, et toute la canalisation électrique, et tout l'inextricable fouillis de fer, de cuivre et de bronze que nécessite la manœuvre de deux pièces marines du plus gros calibre qui soit.
Six lampes à incandescence enveloppaient et pénétraient chaque mécanisme d'une lumière multiple, crue et sans ombres. Et le jour extérieur n'y ajoutait qu'une sorte de halo bleuâtre, filtré par la fente annulaire de là double embrasure, entre cuirasse et canon.
Yorisaka Sadao fit le tour des deux culasses, scrutant toutes les choses une à une, et regardant chaque homme au visage. Puis, arrivant à l'échelle médiane, il en grimpa les trois marches, et s'assit sur la sellette de commandement. Sa tête dépassait ainsi le plafond blindé, et sortait de la tourelle par l'orifice du capot central. Ce capot, blindé lui-même, formait casque. Et Yorisaka Sadao, protégé de la sorte contre les coups ennemis, apercevait néanmoins tout le champ de bataille par trois trous assez larges ménagés dans le blindage. L'orifice du capot lui permettait d'autre part de communiquer facilement avec les canonniers, et de bien voir le fonctionnement des pièces.
Assis, il se baissa d'abord, et considéra, au-dessous de lui, toute la tourelle immobile et attentive. Une extraordinaire sensation de puissance se dégageait de cette formidable machine et de ces treize hommes qui en étaient la chair vivante et les nerfs. Le chef qui commandait à cela tenait vraiment dans sa main une foudre plus terrible que celle du ciel. Yorisaka Sadao, d'orgueil, crispa les poings. Puis, immédiatement calme, il haussa la tête, et regarda par les trous du casque,—par les trois trous, méthodiquement, de gauche à droite.
La mer déferlait toujours, glauque et creuse, sinistre sous le linceul opaque des nuages lourds. La plage arrière, aperçue en contre-bas, n'était qu'un radeau triangulaire, assiégé par les lames et ruisselant. L'armée avait viré de bord. Elle courait maintenant cap à l'ouest, vers Tsou-shima, chaque bâtiment s'efforçant de tenir bien son poste, et de serrer son intervalle aux quatre cents mètres réglementaires. La ligne s'allongeait sur près de trois mille marins, du Mikasa chef de file, à l'Iwate, matelot de queue. Le Nikkô suivait le Mikasa, le Shikishima suivait le Nikkô, et derrière cette première division, que le vieux Togo commandait en personne, toutes les autres s'avançaient en bel ordre, la division Kamimoura, la division Simamoura, tous les cuirassés, tous les croiseurs-cuirassés, toute la force vive de l'Empire. Dans le sillage écumeux et plat, Yorisaka Sadao voyait venir les hautes silhouettes grises hérissées de canons en bataille. Et le pavillon du Soleil Levant, arboré à chaque mât, semblait secouer sur les vaisseaux et sur la mer les prémices glorieuses du sang rouge près de couler...
—Balancez!... Tourelle à gauche!... Stop!... Tourelle à droite!...[1]
Le pointeur, assis entre les deux pièces, et l'œil à sa lunette, appuyait sur la crosse du pistolet de tir. Un bourdonnement doux monta du moteur électrique, et, docile comme un jouet, la tourelle géante tourna de droite à gauche, tourna de gauche à droite, entraînant comme fétus, sans bruit ni secousse, hommes, machines, canons, cuirasse. Sous les yeux de Yorisaka Sadao, l'horizon défila comme la toile sans fin d'un décor mobile. Par tribord, une escadre lointaine apparut, tout empanachée de fumée, une escadre de croiseurs qui, visiblement, se hâtait vers son poste de bataille,—Dewa sans doute, et Ouriou derrière lui... Par bâbord, la brume formait rideau, et l'on n'apercevait rien encore de l'ennemi, proche pourtant.
La cloche piqua un coup double, puis un coup simple:—une heure et demie. Une trompette sonna trois notes longues, puis deux notes brèves:—Préparez-vous à combattre par bâbord.—D'un signe, Yorisaka transmit l'ordre au pointeur. La tourelle vira, face à l'adversaire présumé.
—Chargez les pièces!
Un cliquetis de chaînes-galles annonça seul la manœuvre des monte-charges. Les servants, muets, s'affairaient, avec des gestes vifs et précis à miracle. Les deux culasses s'ouvrirent, les deux obus s'engouffrèrent dans le trou noir huileux des chambres à poudre, les deux refouloirs se déroulèrent sur leurs galets. Des sons nets marquaient le temps de la charge: le choc métallique des projectiles heurtant les cloisons de l'âme, le froissement des gargousses de soie poussées à coups de poing l'une sur l'autre, le battement clair des culasses refermées... Yorisaka Sadao, chronomètre en main, sourit: vingt-quatre secondes, presque un record! Les Russes feraient mieux, s'ils pouvaient...
Derechef, le silence régna. Par les trous du casque blindé, on continuait de ne rien apercevoir, rien que la brume et que la mer. Yorisaka Sadao, patient, cessa de regarder. Il prit son télémètre, et, scrupuleusement, le vérifia. Les miroirs n'étaient pas tout à fait parallèles: il corrigea l'erreur. Un télémètre de tourelle, mon Dieu! ce n'est pas grand'chose de précis. Mais si les télémètres de blockhaus venaient à manquer, comme au 10 août... Faute de sabre, le héros Yoshits'né dégainait un éventail...
Yorisaka Sadao reposa le télémètre, et, une fois de plus, haussa la tête. Est-ce que le brouillard n'allait pas se dissiper enfin?... Ah! du nouveau: un signal montait aux drisses, et le Mikasa, brusquement, venait sur la gauche...
Le timbre électrique résonna. Au tableau transmetteur deux lampes s'allumèrent; les aiguilles tournèrent sur les cadrans. Les trompettes de toute l'armée lançaient encore une fois leurs notes aigres. Yorisaka Sadao, soudain raidi sur sa sellette, commanda:
—Préparez-vous à combattre par tribord!... Tourelle à gauche! quatrième vitesse!
La tourelle, déjà, obéissait, pivotait.
—Distance, sept mille trois cents mètres! Correction: cinq millièmes à droite! Stop!
Les deux longues volées se dressèrent, braquant très haut leur gueule en arrêt. Yorisaka Sadao se pencha, fouillant des yeux la ligne trouble où se mêlaient le ciel et la mer... Oui... là-bas, droit au sud ... parmi les nuages opaques entassés sur l'horizon ... des volutes noirâtres montaient,—trois, quatre, cinq, régulièrement espacées ... sept, huit ... et d'autres encore ... douze, quinze, vingt, trente...
—Amorcez! Armez!
La voix calme ne tremblait pas, pas du tout.
L'appel téléphonique tinta. Yorisaka Sadao décrocha le récepteur:
—Allo!... Oui ... l'amiral télégraphie?...
Il se baissa, fit face aux canonniers, et répéta, sans un mot de commentaire:
—L'amiral télégraphie: «Le salut de l'Empire dépend du résultat de la bataille. Tous, faites votre devoir!»
Cette fois, la voix moins calme avait tremblé un peu. Mais, dans le même instant, elle recouvra toute sa froideur sèche:
—Quatre-vingts degrés! Pointez sur la tête de la ligne ... oui, à gauche, sur le bateau à deux cheminées... Attention!...
Yorisaka Sadao avait saisi son télémètre, et contrôlait les distances successivement inscrites au tableau transmetteur:
—Sept mille cent!... Six mille huit cents!... Six mille quatre cents!...
Il s'interrompit une seconde. Là-bas, sur les coques ennemies, maintenant bien distinctes, des éclairs brillaient soudain: les Russes ouvraient le feu ... trop loin peut-être...
—Six mille mètres!...
Il s'interrompit encore. A moins de cent mètres du Nikkô, une immense gerbe d'eau venait de jaillir et retombait en pluie lente,—le premier obus fouettant la mer, le premier obus tiré, en ce jour décisif, par l'Occident contre l'Orient... Yorisaka Sadao, dédaigneux, toisa le haut fantôme blanc, qui achevait de s'évanouir dans la brise. Ce n'était que cela: un peu d'embrun soulevé. Ils tiraient mal...
—Cinq mille neuf cents!...
D'autres obus éclataient çà et là, parmi les vagues, tous en deçà du but. Oui, les Russes tiraient très mal. Une interminable minute passa. Enfin un ronflement brutal, pareil au bruit des ailes d'une abeille démesurée, annonça un coup trop long... Et comme si ce coup trop long eût été le signal attendu pour la riposte, une détonation proche retentit, la première détonation japonaise...
—Cinq mille sept cents mètres!
La voix, toujours irréprochablement nette, détacha chaque syllabe en l'articulant:
—Commencez le feu!...»
Le halo bleuâtre, filtré par le jour extérieur à travers la double embrasure, entre cuirasse et canon, se changea tout d'un coup en un rayonnement pourpre, éblouissant: hors des gueules en arrêt, deux flammes prodigieuses s'étaient ruées, longues de vingt mètres et rouges comme sang. Une secousse effroyable ébranla la tourelle comme une rafale ébranle un roseau. Un tonnerre inouï, dont nul fracas terrestre ne saurait donner l'idée, déchira, accabla toutes les oreilles alentour, laissant tous les hommes, pour plusieurs secondes, sourds et presque ivres. Et les culasses énormes, lourdes chacune comme plusieurs canons de campagne, reculèrent de trois pieds et rebondirent en batterie, plus vite qu'un tireur exercé ne fait tourner le barillet de son revolver. Déjà, la voix de Yorisaka Sadao, glaciale et sereine, ramenait parmi les servants la lucidité et le sang-froid.
—Cinq mille six cents mètres!... Feu accéléré!...
[1] Les commandements japonais ont été traduits en commandements français équivalents.
Herbert Fergan s'abrita derrière ses mains en cornet, et alluma une cigarette. Il se tenait hors du blockhaus, afin de ne point encombrer davantage l'étroite cellule cuirassée dans laquelle s'agitaient le commandant, l'officier de manœuvre, l'officier de tir et leurs aides. Lui, debout sur la passerelle, et à découvert, regardait avec flegme les projectiles russes éclater à l'entour. Il était brave. Sa cigarette convenablement allumée, il reprit ses jumelles et recommença d'étudier les deux flottes, aux prises. Il regardait lentement, méticuleusement; il épiait avec une curiosité professionnelle les signes de fatigue ou de détresse que donnait l'un ou l'autre de ces combattants acharnés. Ici, c'était une muraille éventrée, un mât rompu, des superstructures en miettes. Là-bas, c'était une cheminée par terre, une tourelle écrasée, un blockhaus emporté. Le profil des vaisseaux, d'abord net et géométrique, se déformait, se dénivelait, se frangeait de débris et de décombres. Par intervalles, Herbert Fergan reposait ses jumelles, ouvrait son carnet, consultait sa montre, et notait quelque épisode de la bataille. Le canon hurlait sans interruption, et si fort que les oreilles brisées n'en souffraient même plus. Et ce n'était qu'en observant la lueur toujours égale et flamboyante dont le Nikkô s'enveloppait comme d'une gloire, que Fergan constatait la vigueur encore intacte du feu nippon. En face, au contraire, les bâtiments russes crépitaient déjà moins dru, comme des bûches à demi consumées, qui ne peuvent plus prodiguer leurs étincelles. Herbert Fergan pivota sur ses talons et parcourut d'un coup d'œil toute la circonférence de l'horizon. Les deux lignes opposées couraient parallèlement vers l'est, l'une régulière et bien manœuvrante, l'autre en désordre et sur le point d'être disloquée. Allons! l'événement justifiait les pronostics: Rodjestvensky n'«étalait» pas contre Togo. Sur le carnet, le crayon sténographia: «2 h. 35, bataille gagnée. Osliabia, désemparé, abandonne. Souwarof, hors de combat. Nikkô, point d'avaries majeures...» Herbert Fergan, bon prophète, sourit. Non que la victoire japonaise lui tînt à cœur! Tout au plus sa sympathie allait-elle moins volontiers aux rustres Moscovites qu'à ces Nippons dont il avait goûté fort agréablement l'hospitalité délicate et voluptueuse... Mais, pour peu qu'on y songeât, la flotte de Togo était proprement une flotte anglaise,—une flotte construite en Angleterre, armée en Angleterre, exercée, aguerrie selon la méthode et les principes anglais.—Et l'amour-propre britannique trouvait son compte dans un succès, tout bien pesé, national...
—All right! Avant une heure tout sera fini. Mais il faut vivre jusque-là!...
Un obus—le sixième ou le septième—éclatait sur le spardeck, émiettant çà et là quelques cadavres. Fergan, impassible, se pencha: le pont, tout à l'heure propre et poli comme un parquet de salon, n'était plus qu'un chaos de choses informes, emmêlées, enchevêtrées, déchiquetées, broyées. Du sang ruisselait. Des membres d'hommes, arrachés, alternaient avec des poitrines ouvertes et des entrailles répandues. Et du feu dévorait ces lambeaux. Mais l'eau des pompes à incendie combattait encore victorieusement les flammes, et, sur toutes choses, la canonnade triomphante ne tarissait point. Déchiré, dévasté, meurtri, le cuirassé n'en crachait pas moins furieusement la mort à la face de ses ennemis. Et Fergan, ayant sondé d'un regard toutes ces blessures béantes, mais superficielles, répéta la phrase inscrite l'instant d'avant sur le carnet de notes:
—Nikkô, point d'avaries majeures...
Comme il prononçait le dernier mot, un officier, se précipitant hors du blockhaus, le heurta au passage, et, courtois, malgré la fièvre du moment, s'inclina pour s'excuser, avant de continuer sa route.
—Eh! Hirata, cher ami! où courez-vous ainsi?
Le vicomte Hirata descendait déjà l'échelle du faux pont. Il s'arrêta cependant, poliment, pour contenter d'un mot la curiosité de l'hôte anglais:
—Réparer la communication du blockhaus à la tourelle arriè...
Herbert Fergan n'entendit pas la dernière syllabe. Un obus éclatait encore, contre le blockhaus même, cette fois ... un obus de gros calibre, au fulmi-coton...
Fergan perçut un bruit immense, vit un brouillard couleur d'ocre plus brillant, beaucoup plus brillant que le soleil ... et se releva lourdement, péniblement, par un effort atroce des jambes et des bras, et un effort pire de la cervelle, de la cervelle ankylosée qui ne comprenait pas, qui avait cesse de comprendre...
La passerelle n'était plus là, ni le blockhaus. A leur place, il y avait ... il y avait du métal ... du fer, du cuivre, du bronze, mêlés, amalgamés, confondus ... du métal en charpie, en écheveau, en dentelle fine... C'était encore rouge de feu, et, par places, noir de cendres. Fergan, laborieusement, se rendit compte: l'obus avait tout emporté, tout fondu, tout évaporé... Et tout le monde était mort ... tout le monde, le commandant, l'officier de tir, l'officier de manœuvre, les aides ... tout le monde, excepté lui, Fergan, qui avait été seulement jeté, sans s'en apercevoir, ici ... ici, sur le spardeck, à vingt mètres de l'explosion... Il se redressa, il regarda à l'entour. Juste à côté de lui, une tête coupée, coupée très proprement, comme à la faux, gisait dans une flaque brune. Elle souriait, tranchée si vite que ses muscles, soudain paralysés, n'avaient pas même eu le temps d'effacer leur sourire...
Fergan parla, étonné que sa voix eût encore un son:
—Tout le monde ... oui ... tout le monde est mort... Tiens? non! pas tout le monde...
Au sommet du décombre encore incandescent, au milieu même des flammes et des braises, un homme apparaissait, fantastique. Accroché on ne savait à quoi, on ne savait comment, il se penchait au-dessus du tube acoustique qui descendait au plus profond du navire, vers le poste central, où convergent tous les porte-voix de l'artillerie, du gouvernail et des machines, et, dans ce tube béant, il criait des ordres, il commandait la manœuvre que les gens d'en bas, abrités, eux, exécutaient, sans soupçonner assurément l'effroyable posture de celui qui leur servait d'yeux, d'oreilles et d'intelligence, et qui, menacé à chaque seconde de l'anéantissement dans une fournaise sans nom, continuait, impassible, de guider vers la victoire le cuirassé toujours combattant!...
—Hirata Takamori!...
Herbert Fergan, encore chancelant, écarquillait les yeux, et contemplait avec stupeur l'officier japonais, debout sur son piédestal terrible. L'explosion de l'obus, évidemment, l'avait lancé, lui aussi, à bas de la passerelle pulvérisée... Et ce n'étaient pas seulement des reflets de feu, c'était du sang qui empourprait son uniforme noir... Mais, à peine abattu, il avait trouvé dans son énergie prodigieuse, dans l'orgueil de sa race daïmiaque, plus stoïque que ne fut Sténon et son école, la force surhumaine de secouer d'un seul coup sa torpeur, et de bondir d'instinct vers le poste de bataille le plus proche et le plus périlleux...
Fergan, humilié, sentit sa face chaude: un Japonais avait fait cela, alors que lui, Anglais, était resté, quoique sans blessure, par terre, accablé, évanoui...
Herbert Fergan, brusquement, fit demi-tour, et s'éloigna vers l'arrière, marchant à pas très lents et bombant la poitrine, soucieux, pour l'honneur de l'Angleterre, d'égaler la contenance du vicomte Hirata Takamori...
Vous le croyez votre dupe: s'il feint de l'être, qui est plus dupe de lui ou de vous?
La Bruyère.
—Quatre mille quatre cents mètres!
Le marquis Yorisaka, l'œil rivé à la lunette du télémètre de tourelle, ne se retourna pas en entendant battre la trappe de fermeture. Herbert Fergan venait d'entrer, et désireux de ne point troubler les servants des pièces, il se tint sur la trappe même, immobile et muet.
—Quatre mille deux cents!
Ensemble, les deux canons géants tonnèrent. Fergan, pris au dépourvu, tournoya comme un homme blessé, et se retint contre la muraille...
—Quatre mille?
Après trente minutes de bataille, rien ici n'était changé;—rien, sauf un homme tout à l'heure vivant, maintenant mort. Son cadavre gisait sur le parquet d'acier, la tête ouverte: une clé de démontage, arrachée de son croc par le choc d'un projectile, avait fracassé cette tête. Accoutumés à voir du sang, les survivants s'étaient contentés de jeter un seau d'eau sur les débris rouges.—pour éviter qu'on glissât. Et le combat, bien entendu, continuait comme si de rien n'était,—froidement, silencieusement, obstinément.
—Quatre mille trois cents!
Toutefois, le tableau transmetteur d'ordres ne fonctionnait plus, et la tourelle, isolée, autonome, se battait comme elle pouvait, au jugé, à l'aveugle. Yorisaka Sadao s'estimait trop heureux, à présent, d'avoir, comme suprême corde à son arc, le télémètre de tourelle, qui seul lui permettait encore d'apprécier tant bien que mal, au travers de la fumée et de la brume, les variations de la distance et les changements de la correction...
—Quatre mille cinq!
Derechef, la double détonation éclata. Aguerri cette fois, Herbert Fergan se pencha en avant, et regarda au dehors par la fente annulaire de l'embrasure. Au bout de la ligne de mire, très loin, profilée en ombre chinoise sur l'horizon lumineux, la silhouette d'un cuirassé russe, apparaissait, cible déjà criblée. Des gerbes d'eau jaillissaient devant lui, soulevées par les coups trop courts. Fergan distingua tout à coup deux de ces gerbes, plus hautes que toutes les autres. Et il comprit que c'étaient les obus mêmes de la tourelle qui venaient de frapper là, en deçà du but.
—Bon!—murmura-t-il,—les Russes en ont assez!... Ils s'éloignent...
Et, dans le même instant, il songea que le réglage du tir allait devenir difficile. Plus de blockhaus, plus d'officier télémétriste... Mauvaises conditions pour obtenir un «pour cent» efficace, au moment que choisissait l'ennemi pour s'écarter brusquement du champ de bataille.
Car l'ennemi s'écartait, c'était positif. Par la fente annulaire, Fergan, clairement, vit le cuirassé de tête venir sur bâbord. Il gouvernait sur la queue japonaise, espérant sans doute l'envelopper, et fuir vers le nord à la faveur de la brume, toujours flottante et floconneuse. Mais déjà Togo, déjouant la manœuvre, obliquait lui-même à gauche. Et le Nikkô, imitant le coup de barre de l'amiral, fit route dans les eaux du Mikasa.
—Cessez le feu! Tourelle à droite!...
Les cuirassés russes doublaient l'arrière-garde. On allait combattre par bâbord. Toutes les conditions du tir s'en trouvaient naturellement bouleversées, et le réglage à reprendre élément par élément...
—Héi!...
Deux servants, lâchant leurs culasses, s'étaient jetés en avant, vers la sellette de commandement. Et Fergan, d'instinct, s'élança avec eux.
Le marquis Yorisaka Sadao venait de glisser jusqu'à terre,—sans un cri, sans un gémissement.
Mais son épaule, effroyablement déchirée, laissait ruisseler un tel flot de sang que, déjà, sa face jaune était devenue verte. Un éclat d'obus l'avait évidemment frappé par l'un des trois trous du casque, sans que de la tourelle on entendît rien, à cause du fracas ininterrompu qui régnait au dehors...
Les servants, aidés de Fergan, étendaient leur chef entre les deux pièces. Il n'était pas tout à fait mort. Il fit un signe il parla, très bas, mais d'une voix encore impérieuse:
—A vos postes!...
Les deux hommes obéirent. Fergan seul demeura penché vers le visage du mourant.
Et il se passa alors une chose singulière.
Le sous-officier de la tourelle, tout de suite, était accouru: à lui revenait l'honneur de prendre la place vacante. Il enjamba le corps grisant, se baissa pour ramasser le télémètre échappé de la main sanglante, et, près de monter sur la sellette, fit tourner l'instrument dans ses doigts, de l'air hésitant d'un homme qui s'avoue inexpert... Et Fergan, malgré sa tristesse sincère, sourit:
—Il va s'en servir Dieu sait comme!...
Or, le marquis Yorisaka, se raidissant, souleva sa main droite, et toucha le sous-officier, qui se retourna.
La tête agonisante s'agitait de droite à gauche:
—Non! pas vous!
Et les yeux déjà ternes, se fixèrent sur l'officier anglais, étonné:
—Vous!
Herbert Fergan eut un haut-le-corps stupéfait.
—Moi?
Il hésita trois secondes, Puis il s'agenouilla tout près de Yorisaka Sadao, et il parla bas,—comme on parle à un malade que le délire égare:
—Kimi, je suis Anglais ... neutre...
Il répéta deux fois, articulant bien, accentuant:
—Neutre ... neutre...
Mais il se tut soudain, parce que les lèvres blêmes remuaient, parce qu'un souffle en sortait, un murmure rauque, indistinct d'abord, mais bientôt plus net, affermi, des syllabes, des paroles, un chant:
—Le temps des cerisiers en fleurs n'est pas encore passé.
Maintenant cependant les fleurs devraient tomber,
Tandis que l'amour de ceux qui les regardent
Est à son extrême exaltation...
Herbert Fergan écoutait, et un froid brusque entra dans ses veines.
Les yeux presque morts ne détachaient pas leur regard, un regard immobile et sombre où semblait luire comme le reflet d'une ancienne vision. La voix, renforcée par un miracle d'énergie, chanta encore:
—Il m'a dit: «Cette nuit j'ai rêvé. J'avais ta chevelure autour de mon cou. J'avais tes cheveux comme un collier noir autour de ma nuque et sur ma poitrine...»
Plus pâle qu'Yorisaka lui-même, Herbert Fergan avait reculé d'un pas; et il détournait maintenant la tête pour échapper au regard terrible. Mais il n'échappait pas à la voix, à la voix plus terrible que le regard:
—Je les caressais et c'étaient les miens; et nous étions liés pour toujours ainsi, par la même chevelure, la bouche sur la bouche, ainsi que deux lauriers n'ont souvent qu'une racine...
La voix résonnait comme un cristal près de se rompre. Peu à peu, aux joues de Fergan, le sang était revenu. Et ce sang commençait d'empourprer toute la face d'une rougeur honteuse, humiliée, d'une rougeur de soufflet reçu en plein visage...
La voix acheva, plus pressante, et pareille à la voix d'un créancier âpre, qui tout à coup, impérieusement, réclamerait sa dette:
—Et peu à peu il m'a semblé, tant nos membres étaient confondus, que je devenais toi-même ou que tu entrais en moi comme mon songe...»
La voix, à bout de vie, s'éteignit. Et, seul, le regard s'obstina, lançant, dans une flamme dernière, un ordre véritable, clair, irrésistible...
Alors, Herbert Fergan, le front bas et les yeux vers la terre, céda,—obéit.—De la main du sous-officier, il prit le télémètre. Et il gravit les trois marches de l'échelle médiane, et il s'assit sur la sellette de commandement...
Par bâbord, les cuirassés russes, un à un, reparaissaient. Ils s'éloignaient, rapides...
—Un gentleman doit payer,—murmura Fergan.
Il manœuvrait les vis du télémètre. Dans l'oculaire de la lunette, la cible se profila, agrandie, précisée. Le pavillon de Saint-André montra sa croix bleue, nette sur le champ d'étamine blanche. Herbert Fergan, aide de camp du roi d'Angleterre, vit ce pavillon,—le pavillon du tsar.—Le tsar et le roi n'étaient point ennemis...
—Un gentleman doit payer,—répéta Fergan, sombre.
Il toussa. Sa voix résonna enrouée, mais distincte, résolue:
—Six mille deux cents mètres! Huit millièmes à gauche! Continuez le feu!
Dans le silence qui précéda la double détonation, il y eut, sous l'échelle, un bruit à peine perceptible. Le marquis Yorisaka Sadao avait achevé de mourir, sans tressaillement ni râle, discrètement, décemment, correctement. Sa bouche, toutefois, avant de se fermer pour toujours, avait balbutié deux syllabes japonaises, les deux premières syllabes d'un nom qui ne fut point achevé:
—Mitsou....
Du sommet de cet amas de débris qui était le seul vestige de la passerelle et du blockhaus emportés tous deux par le même obus, le vicomte Hirata Takamori se pencha une dernière fois sur le trou qui descendait vers le poste central, et jeta un dernier ordre, l'ordre qui terminait la journée, et changeait définitivement la bataille en victoire:
—Cessez le feu!
Au grand mât du Mikasa, le signal de Togo flottait et resplendissait, pareil à l'arc-en-ciel radieux des fins d'orage. Au zénith, parmi les nuages encore livides, une déchirure bleue s'épanouissait en forme de déesse ailée, planant.
Un cri immense volait de navire à navire, plus vite que ne volent les risées du nord-ouest, quand souffle la mousson d'automne: le cri de triomphe du Japon vainqueur, le cri de triomphe de l'antique Asie, affranchie pour jamais du joug européen:
—Teikokou banseï!
—Vie éternelle à l'Empire!
Hirata Takamori, debout, répéta trois fois ce cri. Puis, déployant d'un coup sec l'éventail qui n'avait pas quitté sa manche, il promena du sud au nord et de l'ouest à l'est, un regard d'inexprimable orgueil. L'heure, certes, était bonne, et grisait mieux que dix mille coupes de saké! Trente-trois années durant, depuis le jour que sa mère avait accouchée de lui, Hirata Takamori, consciemment ou inconsciemment, n'avait vécu qu'en attendant cette heure. Mais pour l'ivresse sublime qui maintenant le suffoquait et le noyait comme dans une mer d'alcool pur, trente-trois années n'étaient pas une attente trop longue:
—Teikokou banseï!
La clameur, à peine apaisée, reprenait et redoublait. A contre-bord des cuirassés, un aviso, le Tatsouta, défilait. Sur sa passerelle, un officier embouchait un porte-voix, et répétait de proche en proche l'ordre du jour dont il était porteur:
—«Les illustres vertus de l'Empereur et l'invisible protection des Ancêtres Impériaux, nous ont donné victoire pleine et entière. A tous qui avez fait de votre mieux, félicitations!»
A cet instant même, le soleil, perçant tout à coup les nuages et la brume, apparut, tangentant l'horizon de l'ouest.
Il apparut tout rouge, pareil à la boule monstrueuse, teinte de feu et de sang, que roule le Dragon Céleste à travers les plaines d'azur ... pareil au disque éblouissant qui règne au centre du pavillon de l'Empire... Et il plongea dans la mer, obliquement.
Hirata Takamori le regardait. C'était comme le symbole de la patrie nipponne, qui flottait là, qui promenait son dernier rayon, sa dernière caresse lumineuse sur ce champ de bataille où tant de sang venait de couler pour que la patrie nipponne fût plus grande!... Et voilà que, soudain, l'allégorie fut précisée, magnifiée: un vaisseau russe, vaincu, désemparé, incendié, traînait au loin, dans l'ouest, son agonie. Tout à coup le soleil atteignit cette carcasse ruinée, cette ombre près de s'engloutir, et l'entoura comme d'un linceul de pourpre et d'or. Les mâts brisés, les cheminées chancelantes, la coque dénivelée, déchirée, se dessinèrent funèbres sur l'orbe éblouissant. Hirata Takamori reconnut ce vaisseau qui allait mourir. C'était le Borodino, l'un de ceux-là mêmes que le Nikkô avait combattus de plus près... Et le soleil, peu à peu, s'enfonça et disparut. Et le vaisseau disparut aussi, en même temps...
Hirata Takamori fit demi-tour. Le Tatsouta s'approchait du Nikkô et le hélait:
—Liberté de manœuvre pour la nuit.—Rendez-vous demain matin à Matsou-shima.
—Bien,—dit Hirata.
—L'amiral désire savoir le nom de l'officier qui a pris le commandement du Nikkô après la destruction du blockhaus?
—C'est moi: le vicomte Hirata.... Hirata shishakou!...
Il omit son prénom et répéta son titre familial, afin que tous les ancêtres eussent leur juste part de l'honneur qui était fait au descendant.
Les deux navires s'éloignaient déjà, emportés par leur erre.
—Vicomte Hirata,—cria l'officier du Tatsouta,—il m'est agréable de vous annoncer la satisfaction particulière de l'amiral, et son intention de vous nommer avec éloge dans son rapport au Divin Empereur.
Sans répliquer, le vicomte Hirata s'inclina jusqu'à terre. Quand il se releva, le Tatsouta n'était plus à portée...
Un trompette traversait le pont, allant d'une échelle à l'autre. Hirata Takamori l'appela, donna l'ordre de sonner le branle-bas du soir...
—On alignera les morts sur la plage arrière, honorablement.
La nuit tombait maintenant, vite. On alluma les feux de position et les feux de route. Hirata Takamori, abdiquant pour un temps ses fonctions de commandant par intérim, quitta la passerelle et fit une ronde à travers les coursives dévastées du Nikkô. Les circuits électriques avaient été hachés. Mais, à force d'ingéniosité et d'adresse, des circuits de fortune avaient pu être rétablis. Et presque partout l'éclairage était normal.
Au bout de sa ronde, Hirata Takamori parvint à la plage arrière, et, ayant salué deux fois, à l'ancienne mode, passa la revue des morts...
Ils étaient trente-neuf. On les avait couchés côté à côte, sur deux rangs, sous la double volée des grands canons jumeaux. Ils dormaient là, leurs corps en loques bien rassemblés et recousus dans des sacs de toile grise, et leurs têtes calmes souriant aux rayons de la lune.
Deux quartiers-maîtres, lanternes en main, éclairèrent chaque visage. Un enseigne, à voix respectueuse, faisait l'appel. Il passa d'abord devant trois sacs vides. On n'avait pas retrouvé vestige du commandant mort, non plus que de l'officier de manœuvre, non plus que de l'officier de tir.
Devant le quatrième sac, l'enseigne nomma:
—Capitaine de vaisseau Herbert W. Fergan.
Hirata Takamori se baissa. L'officier anglais avait été frappé par un éclat d'obus au-dessous du menton, à la gorge même. Les deux carotides étaient tranchées et la moelle épinière en bouillie.
—Où a-t-il été tué?—questionna Hirata.
—Dans la tourelle de 305.
—Hé!... On meurt partout!...
Ce fut toute l'oraison funèbre d'Herbert Fergan.
Devant le cinquième sac, l'enseigne nomma:
—Lieutenant de vaisseau Yorisaka Sadao.
Hirata Takamori s'arrêta net, ouvrit la bouche pour parler, et se tut.
Le cadavre du marquis Yorisaka Sadao avait les yeux grand ouverts. Et ces yeux, vraiment, semblaient regarder encore ... regarder droit devant eux,—droit à travers la vie,—regarder dédaigneusement, orgueilleusement, triomphalement...
Marchant plus vite et d'un pas plus saccadé, le vicomte Hirata avait parcouru l'une après l'autre les deux rangées de visages endormis.
L'enseigne, saluant, allait se retirer. Le vicomte le retint, l'appelant par son nom:
—Narimasa, voulez-vous me faire l'honneur de m'accompagner dans ma chambre?
—Ainsi ferai-je, très honorablement,—répondit renseigne empressé.
Ils descendirent ensemble. Sur un geste du vicomte, l'enseigne s'agenouilla. Il n'y avait point de tatami,—la discipline moderne excluant des navires de guerre les nattes de riz, trop inflammables. Mais Hirata avait jeté par terre deux confortables carreaux de velours.
—Excusez mon impolitesse,—dit-il:—je commettrai l'inconvenance de régler devant vous le service de nuit, avant toute autre chose.
—Je vous supplie de le faire,—dit l'enseigne.
Des sous-officiers entrèrent, auxquels le vicomte donna ses ordres. Et quand tous se furent retirés, Hirata Takamori prit le pinceau, et traça sur deux pages de son bloc-notes plusieurs centaines de caractères bien calligraphiés.
—Excusez-moi,—dit-il encore,—mais tout cela avait son importance.
Il arracha les deux feuilles du bloc-notes et les tendit à l'enseigne.
—Ceci, d'ailleurs, est pour vous ... si vous daignez me faire la grâce d'être l'exécuteur de mes dernières volontés.
Surpris, l'enseigne regarda son chef.
—Oui,—dit Hirata Takamori.—Je vais, Narimasa, me tuer tout à l'heure. Et je vous serai très obligé, à vous qui êtes d'une très noble famille de bons samouraïs, de bien vouloir m'assister dans mon karakiri.
Le jeune officier ne s'étonna plus, et n'eut garde de poser aucune question discourtoise.
—C'est un honneur illustre que vous faites à moi et à tous mes ancêtres,—dit-il simplement.—Je suis très heureux d'être à même de vous servir.
—Voici mon sabre.—dit Hirata.
Il avait dégainé d'un fourreau de laque une splendide lame ancienne, dont la garde était de fer forgé en forme de feuilles de chêne. Il enveloppa cette lame d'un papier de soie, et la tendit à l'enseigne Narimasa.
Je suis à votre disposition, respectueusement, dit l'enseigne en prenant le sabre.
Hirata Takamori s'agenouilla en face de son hôte, et parla selon la politesse:
—Narimasa, puisque vous daignez me servir de second en cette cérémonie, il convient que vous connaissiez ma raison. Ce matin, au cours d'une conversation que le marquis Yorisaka m'avait fait l'honneur de m'accorder, mon intelligence infirme m'a fait prononcer diverses paroles, que ce soir, j'estime avoir été inconvenantes. Il est, je crois, préférable que ces paroles soient effacées.
—Je ne vous contredirai point, si vous en jugez ainsi.
—Aurez-vous donc la bonté d'attendre que j'aie tout préparé pour ce qui nous reste à faire?
—Ainsi ferai-je, très honorablement.
Une sorte de cabinet de toilette était attenant à la chambre. Le vicomte Hirata y passa pour revêtir le costume obligatoire, immuablement fixé par les rites.
Il revint.
—En vérité,—dit-il,—je suis confus, et vous poussez très loin la complaisance.
—Je fais à peine ce que je dois,—dit Narimasa.
Le vicomte Hirata s'était agenouillé de nouveau près de son hôte. Il tenait maintenant dans sa main droite un poignard enveloppé de papier de soie, comme le sabre. Il sourit:
—Ce m'est une grande joie de pouvoir aujourd'hui mourir à mon gré,—dit-il.—Notre victoire est si complète que l'empire peut aisément se passer d'un de ses sujets, et surtout du moins utile.
—Je vous félicite,—dit l'enseigne.—Mais je ne puis approuver votre modestie. Je pense au contraire que rien ne saurait atténuer la perte que va faire l'Empire, si l'exemple irréprochable, que vous nous léguez à tous, ne la réparait presque absolument.
—Je vous suis obligé,—dit Hirata.
Il se détourna et, très lentement, mit la lame du poignard à nu.
—L'exemple du marquis Yorisaka est plus grand que le mien,—dit-il.
Il effleurait du doigt le tranchant du poignard. Sans bruit, l'enseigne se leva du carreau de velours, et, debout derrière le vicomte, étreignit à deux mains la poignée du sabre, nu maintenant comme le poignard.
—Beaucoup plus grand,—répéta le vicomte Hirata.
Il fit un mouvement à peine perceptible. Narimasa, qui se pencha, ne vit plus la lame du poignard. Le ventre était ouvert le plus régulièrement du monde. Un peu de sang coulait déjà.
—Beaucoup plus grand, en vérité,—répéta encore le vicomte Hirata Takamori.
Il parlait toujours aussi net, mais moins fort. Un coin de sa bouche remonta légèrement, premier signe d'une souffrance atroce, impassiblement contenue.
La jambe droite en arrière et le genou gauche plié, Narimasa détendit brusquement le ressort bandé de ses reins, de sa poitrine et de ses deux bras. La tête du vicomte Hirata Takamori, tranchée d'un seul coup, tomba sur les nattes blanches.
On ne vit le sabre que l'instant d'après, quand il se releva, rose.
Jean-François Felze, au bas de l'escalier de pierre qui montait à flanc de colline vers le faubourg de Diou Djen Dji, renvoya son kourouma, et commença de gravir les marches familières.
Il pleuvait. De Mogui jusqu'à Nagasaki, il n'avait pas cessé de pleuvoir. Quatre heures durant, les deux hommes-coureurs avaient pataugé dans la boue et les flaques, sans ralentir leur trot ni interrompre le voyage, sauf aux portes des tchayas où l'on doit boire, et devant les boutiques de cordonniers, où il faut changer de sandales. Et l'on était entré dans la ville à bonne allure, en éclaboussant les deux trottoirs de Founa-Daïkou machi. La foule habituelle emplissait le quartier commerçant. Un moutonnement de parapluies couvrait les rues.
Mais l'escalier de Diou Djen Dji, comme toujours, était désert. Et Felze, se hâtant sous les ondées, put atteindre la maison aux lanternes violettes sans que nul passant s'étonnât de voir un ke tôdjin[1] frapper à la porte mystérieuse du grand mandarin chinois, porte que les Japonais eux-mêmes ne franchissaient guère.
—Midi,—avait constaté Felze, au moment d'entrer chez son hôte.
Il appréhenda d'être importun. Un fumeur d'opium s'endort habituellement fort après l'aube, et ne se soucie guère d'être réveillé avant le déclin du soleil. Il est vrai que, pour les voyageurs, les rites ont des accommodements.
—D'ailleurs,—songea Felze,—il est recommandé, sur toutes choses, d'obéir à la volonté des vieillards. Et le très vieux Tcheou Pé-i m'a mandé clairement auprès de lui. En cela au moins sa lettre n'est point ambiguë.
La porte, d'abord ouverte sur l'apparition du domestique vêtu de soie bleue, puis refermée, se rouvrit au bout du laps qu'exige la courtoisie. Et Felze, ayant attendu exactement comme il convenait, ni trop, ni trop peu, se persuada qu'il arrivait à l'heure correcte.
Tcheou Pé-i, en effet, ayant reçu, depuis la veille, un très grand nombre de rapports et de messages, tous d'importance, avait renoncé au sommeil pour la durée entière des événements en cours. Il fumait au lieu de dormir, et luttait ainsi sans effort contre la fatigue d'une veille déjà longue de trente-six heures.
Et il vint au-devant du visiteur, et il le reçut avec tout le cérémonial obligatoire, sans que Felze pût distinguer aucune trace de lassitude ou d'insomnie sur la face jaune aux joues concaves dont la bouche sans lèvres souriait.
Puis, dans la fumerie tendue de satin jaune et brodée, du plafond au plancher, de nobles sentences philosophiques écrites en beaux caractères de soie noire,—après avoir bu le vin chaud qu'apporta, selon la bienséance, le serviteur lettré dont la toque était ornée d'une boule de turquoise,—Jean-François Felze et Tcheou Pé-i se couchèrent au milieu de l'amas soyeux des coussins et des étoffes sur trois nattes superposées, plus fines qu'un tissu de lin.
Et ils parlèrent, face à face, le plateau à opium entre leurs poitrines. Ils parlèrent en observant la bienséance et les règles traditionnelles, tandis que deux enfants, agenouillés près de leurs têtes, chauffaient au-dessus de la lampe verte les lourdes gouttes suspendues au bout des aiguilles, et fixaient la pâte bien cuite sur le fourneau des pipes d'argent, d'ivoire, d'écaille ou de bambou.
—Fenn Ta-Jênn,—avait dit d'abord Tcheou Pé-i,—quand on scella, en ce lieu même et sous mes yeux, la lettre grossière et mal calligraphiée que j'ai eu la témérité de dicter pour vous au moins ignorant de mes secrétaires, j'ai prononcé la parole d'usage: I lou fou sing!—Puisse l'Étoile du Bonheur vous accompagner sur la route!—Car je savais que votre cœur vous pousserait à exaucer sur-le-champ mon humble prière, et à nouer sans perdre une heure les cordons du manteau de voyage. Vous arrivez avec une exactitude solaire. Et je m'aperçois avec honte que j'ai été grandement importun. En sorte que je ne saurais vous remercier jusqu'où je dois.
—Pé-i Ta-Jênn,—avait répliqué Jean-François Felze,—la lettre magnifique que j'ai reçue de vous m'a fait à propos souvenir des préceptes de la philosophie, que j'allais oublier, et m'a rappelé à temps dans le Juste et invariable Milieu[2], d'où j'étais sur le point de sortir. Souffrez que je reçoive avec reconnaissance votre bienfait.
Ils fumèrent. La fumerie était tout obscure. Les draperies opaques excluaient le jour extérieur. On eût cru qu'il faisait pleine nuit. Du plafond les neuf lanternes violettes versaient leur clarté de vitrail. La vie brutale semblait proscrite de ce royaume, infiniment pacifique, où n'avait accès qu'une vie surhumaine,—atténuée, assagie, libérée des passions violentes et vaines, libérée du mouvement inharmonieux.
—A présent,—commença Tcheou Pé-i,—il est convenable que je dissipe pour vous les obscurités de ma lettre, obscurités dues, ainsi que certainement vous l'avez deviné, à la seule infirmité de mon esprit.
—Il m'est impossible,—répliqua Felze,—de souscrire à vos paroles. J'ai vu, dans ce qu'il vous plaît de nommer des obscurités, le sage artifice d'un pinceau très vieux, qui ne se soucie pas de confier à un courrier, même fidèle, la vérité toute nue et imprudente.
Tcheou Pé-i sourit et joignit les mains pour remercier:
—Fenn Ta-Jênn, il m'est délectable d'entendre la musique de votre courtoisie. Permettez-moi d'y répondre en observant la règle: «Quiconque est chargé de délivrer un message ou de publier une nouvelle ne laisse pas le message ou la nouvelle passer une nuit dans sa maison. Il délivre ou publie le jour même.» Fenn Ta-Jênn, ce matin, au second chant du coq, une jonque de la Nation Centrale est entrée dans ce port, et d'autres jonques l'ont suivie. Leurs patrons, gens à mon service, et qui usent leurs cœurs pour accomplir la volonté de l'Auguste Élévation, m'ont instruit, moi le premier, de ce que les autorités de ce royaume ignoraient encore. Je vous en instruis vous-même: hier, non loin d'une île que les hommes du Nippon nomment Tsou-shima, mille et dix mille vaisseaux se sont heurtés sur la mer. L'immense flotte des Oros a succombé dans cette bataille. Il n'en reste que des épaves. Et je me suis souvenu des préceptes du Li Ki, et j'ai pris la liberté de vous les rappeler dans ma lettre: «Au premier mois de l'été, on ne lève pas pour la guerre de grandes multitudes d'hommes. Parce que le Souverain qui domine en ce mois, Iên Ti, l'Empereur du Feu, les vouerait à l'extermination.»
Jean-François Felze, brusquement, s'était redressé. Il s'accouda sur les nattes et faillit oublier la bienséance.
—Que dites-vous, Pé-i Ta-Jênn? La flotte russe vaincue? détruite?... Est-ce que...
Il se retint à temps, conscient de l'énormité qu'il allait commettre, en posant une question à son hôte; indulgent, Tcheou Pé-i s'empressait de parler, masquant ainsi, avec adresse, l'inconséquence du visiteur:
—Beaucoup de rapports m'ont été faits. Je n'ignore maintenant plus rien d'essentiel. Vous plairait-il d'écouter un récit exact?
Felze s'était ressaisi:
—Il me plaira, assurément,—dit-il, redevenu décent,—il me plaira d'écouter tout ce que vous jugerez bon de me faire entendre.
—Fumons donc,—dit Tcheou Pé-i,—et souffrez que mon secrétaire intime, à qui la noble langue des Fou-lang-sai n'est pas étrangère, vienne ici nous prêter sa lumière, et lise et traduise la substance utile de tout ce qui nous est arrivé depuis ce matin.
Et, des mains de l'enfant agenouillé près de sa tête, il prit une pipe, cependant que Jean-François Felze, des mains de l'autre enfant, en prenait une autre. Les volutes de fumée grise se mêlèrent autour de la lampe constellée de mouches et de papillons d'émail vert.
Aux pieds des fumeurs, le secrétaire intime, très vieil homme coiffé d'une toque à boule de corail ciselé, s'était accroupi, et lisait de sa voix rauque, inhabile aux sons occidentaux...
—Fenn Ta-Jênn,—dit Tcheou Pé-i, quand fut achevée la longue lecture,—il vous souvient peut-être d'une conversation que nous avons eue, en ce lieu, le lendemain même de votre arrivée dans cette ville. Vous me demandiez alors si j'estimais que le Soleil Levant dût inévitablement succomber dans sa lutte contre les Oros. Je vous répondis que je n'en savais rien, et qu'au surplus cela n'importait pas.
—Il me souvient parfaitement,—dit Felze.—Votre condescendance daigna même me promettre que nous reparlerions ensemble de cette bagatelle, lorsque le temps en serait venu.
—Votre mémoire est irréprochable,—dit Tcheou Pé-i.—Eh bien! Quel temps jamais sera plus favorable que n'est celui-ci? Voilà que le Soleil Levant, loin de succomber, triomphe. Il sied que nous examinions à loisir la vraie valeur de sa victoire. Et si notre examen nous persuade que cette valeur est proprement nulle, nous aurons eu raison d'affirmer jadis que la guerre actuellement en cours est une bagatelle, et que son issue n'importait pas.
Silencieux, Felze, qui venait de fumer, repoussa doucement la pipe chaude, et, posant sur le coussin de cuir sa joue gauche, fixa son regard sur les yeux de son hôte. Tcheou Pé-i fuma lui-même et commença:
—Il est écrit dans le livre de Méng Tzèu. «Vous entreprenez des guerres; vous mettez en péril la vie des chefs et des soldats; vous vous attirez l'inimitié des princes. Votre cœur y trouve-t-il de la joie? Non. Vous agissez ainsi pour la seule poursuite de votre grand dessein, vous désirez étendre les limites de vos États, et tenir sous vos lois jusqu'aux étrangers. Mais poursuivre un tel dessein par de tels moyens, c'est monter sur un arbre pour attraper des poissons. La force s'opposant à la force n'a jamais produit que ruine et barbarie. Il convient seulement de s'appliquer à exercer dans l'administration la bienfaisance. Dès lors, tous les officiers, y compris ceux des nations extérieures, veulent avoir des charges dans votre palais. Tous les laboureurs, y compris ceux des nations extérieures, veulent cultiver la terre dans vos campagnes. Tous les marchands, soit ambulants, soit sédentaires, y compris ceux des nations extérieures, veulent déposer leurs marchandises dans votre marché. S'ils sont disposés de la sorte, qui pourra les arrêter. Je sais un prince qui régnait d'abord sur un territoire de soixante-dix lis, et qui a régné ensuite sur tout l'Empire[3].»
Tcheou Pé-i, solennel, ponctua la citation d'une sorte d'exclamation poussée du plus profond de la gorge.
—Il est écrit dans le livre de K'òung Tzèu: «La principauté de Lou penche vers son déclin et se divise en plusieurs parties. Vous ne savez pas lui conserver son intégrité; et vous pensez à exciter une levée de boucliers dans son sein. Je crains bien que vous ne rencontriez de grands embarras non pas sur la frontière, mais dans l'intérieur même de votre maison[4].»
Tcheou Pé-i répéta son exclamation respectueuse; puis, ayant fermé les yeux:
—Il me paraît que ces textes s'appliquent avec une égale justesse à l'Empire des Oros, vaincu, et au royaume du Soleil Levant, vainqueur. Tout peuple qui engage une guerre inutile et sanglante abdique sa sagesse ancienne et renie la civilisation.
C'est pourquoi il n'importe aucunement que le nouveau Japon, barbare, ait abattu la nouvelle Russie, barbare. Il n'aurait pas importé davantage que la nouvelle Russie eût abattu le nouveau Japon. C'était le combat du tigre rayé contre le tigre ocellé. L'issue de ce combat est sans intérêt pour les hommes.
Il appuya sa bouche sans lèvres contre le jade d'une pipe que lui tendait l'enfant agenouillé, et, d'un seul trait, aspira toute la fumée grise.
—Sans intérêt,—répéta-t-il.
Ses yeux rouverts promenaient de droite à gauche leurs lueurs perspicaces.
—Ma mémoire à moi—reprit-il après un silence—est tout à fait infidèle et incertaine. Mais, au cours de la conversation que nous avons eue, le lendemain de votre arrivée dans cette ville, vous avez prononcé des paroles si mémorables que je n'ai pu, malgré mon infirmité, les oublier. Vous avez très ingénieusement comparé l'Empire à un vase enfermant la précieuse liqueur des anciens préceptes. Et vous avez, non sans grande raison, redouté pour la liqueur inestimable la fragilité du vase impérial. Si l'Empire est en effet subjugué, qu'adviendra-t-il des anciens préceptes? A cette question très philosophique, la pauvreté de mon intelligence ne me permit point de répondre sur-le-champ. Je réponds, après dix mille réflexions et méditations, je réponds aujourd'hui, éclairé enfin par les événements. L'immortalité des anciens préceptes n'est pas liée à la vie périssable de l'Empire. L'Empire peut être subjugué: pourvu que le Fils du Ciel ait fait son devoir jusqu'au bout, observé les rites, gardé les cinq lois morales, et pratiqué les trois vertus indispensables, qui sont l'humanité, la prudence et la force d'âme; pourvu que chaque prince, chaque ministre, chaque préfet, chaque homme du peuple aient pareillement fait leur devoir, observé les rites, gardé les cinq lois et pratiqué les trois vertus, il n'importe en rien que l'Empire soit vaincu ou soit vainqueur. Il n'importe en rien que tous ses habitants soient morts ou soient vivants. S'ils sont morts, leur exemple irréprochable leur survit, et leurs ennemis mêmes sont contraints de l'admirer et de le suivre. Et l'immortalité des anciens préceptes en est renouvelée et rajeunie. Au contraire, la nation qui s'écarte du Milieu Invariable en vue d'un avantage momentané, d'un succès fugitif, d'une gloire apparente ou d'un profit mensonger, compromet gravement sa réputation et son honneur, et ne peut plus laisser dans l'histoire qu'un souvenir souillé, capable de corrompre par contagion toutes les nations à venir, jusqu'à la trentième et jusqu'à la soixantième génération.
Il suspendit son discours pour considérer attentivement la pipée fort grosse que l'enfant agenouillé près du plateau de nacre venait de coller sur un fourneau nettoyé de frais. Puis concluant:
—Que pèse la destinée matérielle d'une seule nation, en regard de l'évolution morale de l'humanité entière?
Ayant jugé de la sorte, il fuma coup sur coup deux pipes. Et la drogue ayant versé de l'indulgence dans son âme, il sourit:
—Le royaume du Soleil Levant, trop jeune, ignore ces choses. Il les saurait, s'il avait vécu, comme la Nation Centrale, dix mille années, et si, d'année en année, il était devenu plus sage.
Felze avait écouté sans rien dire. Mais Tcheou Pé-i ne parlant plus, la courtoisie maintenant ordonnait au visiteur de rompre le silence. Et le visiteur s'en souvint.
—Pé-i Ta-Jênn,—dit-il,—vous êtes mon frère aîné, très vieux et très sage. Et, certes, je ne reprendrai pas un seul mot dans tout ce que vous avez dit. Comme vous, je pense que le royaume du Soleil Levant est un royaume jeune. Les jeunes royaumes sont comme les jeunes hommes: ils aiment la vie d'un amour exagéré. Pour ne pas mourir, le royaume du Soleil Levant s'est écarté du Milieu Invariable. Son excuse réside dans la beauté de la vie et dans la laideur de la mort. Pé-i Ta-Jênn, aimer la vie est une vertu.
—Oui,—prononça le fumeur.—Mais la pratique d'aucune vertu ne doit conduire les hommes hors du Milieu Invariable, hors de la Loi Primordiale, base et piédestal de la société et du monde.
Il se renversa sur le dos, et toucha de la nuque l'oreiller de cuir. Sa main aux ongles démesurés s'éleva vers les lanternes du plafond.
—Sous la dynastie Han,—dit il,—un Empereur régna, qui se nommait Kao. Il avait, se conformant aux rites, une épouse-impératrice, du nom de Lu, et une concubine-princesse, du nom de Tsi.
«Et celle-là lui avait donné un fils, prince du premier rang, qu'on appelait Hoéi; et celle-ci lui avait donné un fils, prince du second rang, qu'on appelait Joui.
«Or, quand l'Empereur fut plein de jours, il manda ses ministres et ses grands préfets, et les interrogea afin de savoir si les philosophes de l'antiquité autorisaient les souverains de la Nation Centrale à changer l'ordre de succession au trône, et si lui, Kao, pouvait par conséquent suivre le désir de son cœur, et léguer le pouvoir au prince du second rang, Joui, plutôt qu'au prince du premier rang, Hoéi. A quoi les ministres et les grands préfets répondirent que non. Alors, obéissant aux philosophes, l'Empereur Kao légua le pouvoir au prince du premier rang, Hoéi, puis tomba majestueusement (dans la mort), comme tombe la cime d'une haute montagne[5].
«En ce temps-là, le prince du premier rang, Hoéi, n'était pas encore capable de diriger lui-même les cérémonies en l'honneur des esprits qui veillent sur la terre et les grains. Devenu Empereur, il porta des vêtements très courts[6]. En sorte que l'épouse-impératrice, Lu, exerça la régence.
«C'était une femme au cœur dur.
«Elle fit d'abord emprisonner la princesse concubine Tsi, la réservant pour des supplices. Elle ordonna ensuite que le prince du second rang, Joui, fût empoisonné; et elle envoya le poison au précepteur de ce prince.
«Mais le précepteur, homme juste, ayant relu tous les livres sacrés et tous les livres classiques, n'y trouva pas l'autorisation de tuer l'élève à lui confié par le Fils du Ciel défunt. C'est pourquoi, plutôt que d'obéir, il but lui-même le poison.
«Et la nouvelle en étant parvenue aux oreilles de l'Empereur-enfant, Hoéi, celui-ci, plein d'admiration et de pitié, prit sous sa protection le prince-enfant, Joui, et la mère de ce prince, Tsi. Et l'impératrice-régente, Lu, n'osa pas poursuivre sur-le-champ ses desseins noirs.
«Elle attendit, comme attend le tigre rayé, lorsqu'il guette le départ du berger pour ensanglanter le troupeau. Et quand vint le troisième mois de l'été, l'Empereur étant allé, comme il est prescrit, pêcher les grandes tortues marines, elle profita de cette absence.
«Elle tua d'abord de ses mains le prince du second rang, Joui, en lui traversant la cervelle de longues aiguilles. Elle tira ensuite de prison la mère de ce prince, Tsi, et lui coupa le nez, les lèvres et les quatre membres à l'articulation des coudes et des genoux. Enfin, lui ayant diminué les oreilles au fer rouge, en forme d'oreilles de porc, elle lui fit boire un philtre qui ôte l'intelligence et la condamna à vivre sur le fumier, au sud du palais, et à porter le nom de truie humaine.
«Toutes choses évidemment inspirées par l'esprit de rancune; et cruelles.
«L'Empereur Hoéi, cependant, revenait, ayant pêché les grandes tortues marines. Arrivant au palais par la plaine du sud, il vit, en passant, la truie humaine. Et, saisi d'horreur à cette vue, il s'écria, avant d'avoir réfléchi: «Ceci est contraire à l'humanité. Ma mère a eu tort.»
«Or, cette histoire nous est rapportée dans toutes les annales de l'Empire, par tous les philosophes et par tous les grands lettrés.
«Et toutes les annales, et tous les philosophes, et tous les grands lettrés s'accordent à ne pas blâmer l'impératrice-régente, Lu, quoi qu'elle ait effectivement manqué à la vertu d'humanité, mais sans outrepasser son droit d'impératrice-régente, maîtresse absolue en l'absence de l'Empereur-enfant.
«Et toutes les annales, et tous les philosophes, et tous les grands lettrés s'accordent à blâmer l'Empereur-enfant, Hoéi, quoi qu'il ait observé la vertu d'humanité, mais en manquant à la Loi Primordiale, laquelle ordonne aux fils de ne jamais juger leurs mères. Car il est écrit dans le Néi Tse[7]: «En présence de leurs parents, les fils obéissent et se taisent.»
Tcheou Pé-i laissa retomber sa main, et se tut. Et cette fois, Jean-François Felze ne répliqua pas.
La fumée grise emplissait maintenant la fumerie d'un brouillard odorant. Au-dessus de ce brouillard, les neuf lanternes violettes brillaient comme brillent les étoiles dans une nuit de novembre, embrumée. Plusieurs heures avaient coulé, onctueuses comme du lait.
Et Jean-François Felze, reconquis peu à peu par la drogue souveraine, commençait d'oublier toutes choses extérieures, et doutait de bonne foi qu'il existât, hors de ces murs de satin jaune, un monde réel où des êtres vivaient et ne fumaient point...
Mais Tcheou Pé-i, tout à coup, toussa deux fois, et sa voix rauque résonna encore, dissipant le rêve presque cristallisé du visiteur:
—Fenn Ta-Jênn, quand le philosophe s'est élevé jusqu'aux spéculations suprêmes de la pensée, il n'en redescend pas sans effort vers les incidents médiocres de la vie. K'oung Tzèu toutefois excellait en cela. Et il sied que, très humblement, nous l'imitions. Sachez donc, après avoir su tout le reste, que plusieurs des hommes que vous avez connus dans ce pays sont morts hier: le marquis Yorisaka Sadao, et son ami le vicomte Hirata Takamori, et son autre ami, l'étranger de la Nation aux Cheveux Rouges. Tous ont péri glorieusement selon la morale des guerriers.
Trop de pipes avaient, l'une après l'autre, insinué leur vertu sereine dans l'âme de Jean-François Felze. Jean-François Felze, apprenant de la sorte le deuil total et la ruine du seul foyer nippon où il eût été reçu en ami, ne s'émut pas.
—Cette mort est triste,—dit-il simplement,—à cause de la solitude très lamentable où va vivre désormais la marquise Yorisaka Mitsouko, laquelle perd du même coup son mari et ses amis les plus chers.
—Oui,—dit Tcheou Pé-i.
Il parla d'une voix plus grave:
—Avant qu'une folie coupable ne perturbât ce royaume, les règles du deuil y étaient observées. La femme privée de son mari prenait la robe de grosse toile bise sans ourlets, et portait la ceinture et le bandeau faits de deux torons de chanvre tordus ensemble;—cela pour trois années. Elle s'abstenait de parler avec élégance. Elle se privait de nourriture afin de pâlir convenablement son visage. Souvent même, elle entrait au couvent et y attendait la mort.
—Les femmes d'aujourd'hui—reconnut Felze ont moins de vertu.
—Oui,—dit encore Tcheou Pé-i.
Ses yeux aigus scrutaient le visiteur.
—Fenn Ta-Jênn,—reprit-il au bout d'un temps,—je sais et vous savez le commandement des rites: «Les hommes ne parleront pas de ce qui concerne les femmes, et ce qui est dit et fait dans le gynécée ne sortira pas du gynécée». Je ne désobéirai point à ce commandement. Mais je songe que tout à l'heure, et quoique la marquise Yorisaka Mitsouko ait souvent négligé la modestie féminine et, de la sorte, enfreint la Loi Primordiale, vous voudrez vous-même observer la vertu d'humanité, et lui apprendre avec ménagement le malheur qui la frappe, malheur qu'elle apprendrait demain matin, d'un autre que vous, sans nulle préparation. C'est pourquoi je vous dirai, prudemment, ce qu'il faut que vous n'ignoriez point. Naguère, vous me demandiez si j'estimais qu'une femme, dont le mari s'est écarté de la voie droite, manque à son devoir, en prenant, elle aussi, le sentier détourné, afin de marcher dans les traces de celui qu'elle a promis de suivre pas à pas jusqu'à la mort. J'ai réservé ma réponse, me taisant par ignorance. Je réponds maintenant, instruit: il est possible que la femme dont nous venons de parler ait pris le sentier détourné afin de marcher dans les traces, non pas de son mari, mais d'un autre homme. Et peut-être ne sera-ce pas en apprenant la mort du marquis Yorisaka, que la marquise Yorisaka pleurera.
—Herbert Fergan,—murmura Felze hésitant...
—Vous avez appris ce que vous deviez apprendre,—interrompit Tchéou Pe-i.—Souffrez qu'à présent nous fumions comme il convient, dans la pipe de bambou noir.
Et lorsqu'ils eurent fumé, il ajouta:
—La flamme de la lampe baisse.
Un serviteur se hâta, apportant une burette d'huile et un flambeau allumé. Felze, alors se souvint qu'il est écrit dans le Kiou-Li[8]:
«Levez-vous quand les torches arrivent.»
Et, observant tout le cérémonial, il prit congé.
[1] Ke tôdjin, barbare hirsute, ou baka tôdjin, imbécile barbare,—étranger.
[2] L'Invariable Milieu (Tchoug Ioung), où Confucius a placé l'absolue sagesse.
[3] Méng-Tzèu, liv. I, chap. i.
[4] Lioun Iou, liv. VIII, chap. xvi.
[5] Périphrase rituelle pour exprimer qu'un Fils du Ciel est mort.
[6] Périphrase rituelle pour exprimer qu'un Fils du Ciel n'est pas majeur. Le respect interdit aux Chinois de compter l'âge de l'Empereur.
[7] Dixième livre du Li Ki.
[8] Livre premier du Li Ki,—Kiou Li,—Petites Règles de Bienséance.
Dehors, la pluie avait cessé. Les nuages épuisés abandonnaient leurs teintes livides. Des flèches de soleil les perçaient çà et là. Et la campagne, encore verte d'eau fraîche et déjà dorée de lumière, avait remis sa robe de printemps.
Jean-François Felze marcha lentement, humant à pleins poumons la senteur vivante de la terre, et rassasiant ses yeux de la clarté pure du jour.
Au bas de l'escalier de Diou Djen Dji, il pensa tout à coup à consulter sa montre:
—Trois heures et demie déjà! Eh! il n'est que temps d'aller au coteau des Cigognes: où je risque fort de trouver visage de bois...
Il se hâta vers les rues fréquentées, où l'on a chance de trouver des kouroumas maraudeurs.
—Corvée, corvée, corvée!—songeait-il.—Pauvre petite! N'importé comment, je la plains de toute mon âme! Et qu'elle pleure Herbert Fergan ou Yorisaka Sadao, je pleurerai de bon cœur avec elle!
Il hocha la tête. Il se souvenait du garden-party à bord de l'Yseult, et de Mrs. Hockley et du prince Alghero....
—Las!—murmura-t-il.—L'alcool d'Europe monte vite à la tête d'une mousmé, cette mousmé fût-elle marquise!...
Rue Megasaki, il n'y avait point de kourouma. Et il n'y en avait point non plus rue Hirobaba. Felze gagna Moto-Kago machi l'inévitable. Une foule opaque s'y pressait et s'y bousculait, et il ne fallait pas avoir une longue pratique des foules japonaises pour voir du premier coup d'œil que celle-ci était tout hors d'elle-même et bouleversée par une extraordinaire émotion. La nouvelle de la grande victoire remportée la veille venait d'être répandue dans Nagasaki. Et déjà chaque boutique, chaque logis, chaque fenêtre s'ornait précipitamment de drapeaux et de banderoles. Surexcitée follement, ivre d'orgueil et de triomphe, la foule abandonnait la mesure et la décence nationale et manifestait sa joie presque comme les cohues d'Occident manifestent la leur. Il y avait des cris, des chants, des cortèges. Il y avait des bagarres et presque des rixes. Il y avait des énergumènes et peut-être des ivrognes. Felze, s'efforçant de traverser la rue pour gagner le quai, faillit tomber. Deux mousmés s'étaient précipitées contre ses jambes, deux mousmés qui couraient et s'égosillaient, leurs belles coques noires en grand désordre, des mèches flottant au vent.
—Las!—dit encore Felze.—Il n'importe véritablement pas beaucoup que le nouveau Japon ait vaincu la Russie, nouvelle ou vieille...
Sur le quai les kouroumayas n'avaient toutefois point perdu leur ancienne courtoisie. Et Felze, ayant prononcé les mots magiques: Yorisaka koshakou, il y eut grande concurrence parmi toute la gent trotteuse, pour l'honneur de conduire l'étranger très honorable chez le noble marquis, jadis daïmio...
Dans le boudoir pompadour, entre le piano d'Erard et la glace à cadre doré, rien n'était changé. Par les fenêtres à vitres, des rayons de soleil entraient joyeusement, répandant partout un air de fête, et parsemant de pierreries multicolores les fleurs des porte-bouquets. Felze observa que ces fleurs n'étaient plus comme jadis des branches coupées aux cerisiers nationaux, mais des orchidées américaines...
—Qui sait!—songea-t-il, soudain amer.—L'Amérique a passé par là... Herbert Fergan lui-même n'obtiendra peut-être pas une larme! Tant mieux et tant pis!
Il s'était approché de la fenêtre, il regardait le jardin minuscule, et ses rocailles, et ses cascades, et ses forêts pour Lilliputiens. Une voix qu'il n'avait point oubliée, une voix chantante et douce, menue comme un cri d'oiseau, répéta tout à coup derrière lui, la phrase de bienvenue qui l'avait accueilli pour la première fois, dans ce même salon, six semaines auparavant:
—Oh! cher maître!... Que je suis confuse de vous avoir fait attendre si longtemps!
Et, toujours comme jadis, une menotte d'ivoire clair se tendit vers le baiser.
Mais cette fois, Felze, ayant touché de ses lèvres les doigts soyeux, ne répondit rien à la phrase d'accueil.
Sans prendre garde à ce silence, la marquise Yorisaka bavardait gaiement:
—Hé! nous pensions bien, Mrs. Hockley et moi, que vous auriez bientôt assez de votre excursion! Avez-vous été très loin? N'avez-vous pas reçu trop de pluie? Rapportez-vous de belles esquisses? Dès demain, j'irai à bord de l'Yseult, et je veux absolument que vous me montriez tout!
Elle parlait avec plus de hardiesse qu'autrefois. Elle était vêtue d'une robe Louis XV en mousseline brodée, rose sur rose. Elle portait une capeline de tulle à grandes brides nouées. Elle s'appuyait sur une ombrelle à falbalas, rose comme la robe. Et dans cet accoutrement, combiné pour la taille des femmes que l'on rencontre au Pré Catelan ou à Armenonville, elle paraissait, petite, petite, petite...
Felze toussa trois fois, puis entama une phrase:
—Je suis revenu...
—Hé!—dit la marquise Yorisaka,—je suis si contente que vous soyez revenu!
—Je suis revenu—répéta Felze...
Et il se tut, regardant très fixement la jeune femme.
Elle souriait. Mais sans doute les yeux de Felze parlèrent-ils à cet instant plus clairement que sa bouche. Le sourire s'effaça brusquement des jolies lèvres fardées, et sur les yeux obliques et minces les cils battirent inquiets:
—Vous êtes revenu?...
Entre les grandes brides de tulle rose, sous la capeline fanfreluchée, le visage, tout d'un coup métamorphosé, était redevenu intensément asiatique.
Quatre secondes passèrent, lentes comme quatre minutes. La voix menue parla de nouveau; et elle ne chantait plus du tout, devenue mystérieusement unie, monotone, grise:
—Vous êtes revenu ... pour?...
Laborieusement, Felze acheva:
—Pour vous dire ... qu'hier ... du côté de Tsou-shima, il s'est livré une grande bataille...
Il y eut un bruit de soie froissée. L'ombrelle à falbalas était tombée. Elle resta par terre.
—Une très grande bataille ... entre l'escadre russe et la flotte japonaise... Vous ne saviez pas encore?...
Il s'interrompit comme pour reprendre haleine. Debout contre le mur, immobile et muette, la marquise Yorisaka Mitsouko écoutait:
—Non, vous ne pouvez pas encore savoir... Une très grande bataille. Très sanglante, naturellement... Oui, beaucoup de blessés...
Elle ne bougeait pas, elle ne parlait plus. Elle s'adossait toujours au mur; elle faisait face au messager sinistre..
—Beaucoup de blessés... Ainsi je crois savoir que le vicomte Hirata...
Elle ne remua pas...
—Et le marquis Yorisaka lui-même...
Pas un tressaillement.
—Et le commandant Herbert Fergan...
Pas un clignement de paupières.
—Sont ... blessés...
Dans la gorge de Felze, les mots s'embarrassaient:
—Blessés ... grièvement blessés...
Le mot terrible ne voulait pas sortir. Quatre secondes encore se traînèrent.
—Morts,—dit enfin Felze, très bas.
Il avait ouvert les mains. Il avança légèrement les bras, prêt à soutenir la victime. Il avait vu souvent, en pareil cas, des femmes s'évanouir. Mais la marquise Yorisaka Mitsouko ne s'évanouit pas.
Alors, il s'éloigna un peu, pour mieux la voir. Toujours immobile et debout, on l'eût dit clouée à son mur,—crucifiée. Elle était très pâle. Elle semblait tout d'un coup grandie.
—Morts,—redit Felze,—morts très glorieusement.
Et il se tut, ne trouvant plus de paroles.
Alors les lèvres fardées s'agitèrent. Dans tout le visage figé et glacé, ces lèvres seules semblaient vivre, avec les yeux,—les yeux grands ouverts, pareils à deux lampes funéraires bien allumées:
—Défaite?... ou victoire?...
—Victoire!—affirma Felze.
Il appuya:
—Victoire décisive: la flotte russe a succombé tout entière. Il n'en reste plus que des épaves. Ce n'est pas en vain que tant d'hommes héroïques ont versé leur sang. Le Japon, à jamais, triomphe!
Aux joues blêmes, une rougeur, lentement, remonta. La bouche étroite parla de nouveau, de la même voix grise et calme:
—Merci... Adieu...
Et Felze, ainsi congédié, salua et recula vers la porte.
Sur le seuil il s'arrêta pour saluer encore...
La marquise Yorisaka n'avait pas bougé. Elle demeurait rigide et raidie, indéchiffrable, inconnaissable,—asiatique, asiatique des talons aux cheveux, asiatique à ce point qu'on n'apercevait plus sa défroque occidentale. Et le mur tendu de soie lui faisait une sorte de cadre, au milieu duquel elle apparaissait à présent, grande, grande, grande...
Au-dessus du temple d'O-Souwa, dans le petit parc de la colline Nishi, parmi les camphriers centenaires, les érables et les cryptomérias d'où pendaient toujours de splendides glycines arborescentes, Jean-François Felze, une heure durant, avait erré.
Sa rêverie, d'instinct, l'avait conduit là, en sortant de cette villa du coteau des Cigognes dont la porte s'était refermée derrière lui, à peu près comme se referme la porte d'un tombeau sur les talons des fossoyeurs. Il avait eu besoin, tout de suite, de solitude, d'ombre et de silence. Machinalement, il avait marché jusqu'au petit parc, distant de moins d'un mille. Et les allées touffues et la futaie profonde l'avaient retenu. Il était monté, par l'allée de l'est, jusqu'au sommet de la colline. Il en était redescendu par l'allée de l'ouest. Il s'était arrêté aux coudes du chemin, pour contempler les vallons verts ondulants vers la plaine, et la ville couleur de brume assise au bord du fiord couleur d'acier. Il avait plongé son regard dans les cours et dans les jardins du grand temple. Il s'était promené sur la terrasse du sud, plantée de cerisiers en quinconces...
Et partout il avait vu, au lieu du paysage étalé sous ses yeux, l'image, gravée sur sa rétine, d'une femme debout, adossée contre un mur...
A présent, il avait quitté le petit parc. Très las, il voulait regagner la ville, regagner l'Yseult, et se reposer enfin, chez lui, dans sa cabine, de ce voyage trop long, et trop lugubrement terminé... Mais une obsession mystérieuse l'égarait, le détournait de sa route. Il avait pris à droite au lieu de prendre à gauche. Et il se retrouvait au flanc du coteau des Cigognes, à cent pas à peine de la maison en deuil...
Il s'était arrêté net. Il allait rebrousser chemin. Un trot précipité de kouroumayas lui fit relever la tête. Il s'entendit nommer:
—François! est-ce vous?
Une dizaine de kouroumas accouraient à la queue leu leu, chargés de toilettes claires et de jaquettes à orchidées. Tout le Nagasaki américain était là. et Mrs. Hockley à sa tête, Mrs. Hockley, plus belle que jamais, dans une robe de mousseline, brodée rose sur rose, sœur jumelle de la robe que Felze avait vue tout à l'heure sur la marquise Yorisaka Mitsouko.
Le kourouma de Mrs. Hockley avait fait une halte brusque, et tous les kouroumas qui le suivaient butaient à qui mieux mieux les uns sur les autres.
—François!—disait Mrs. Hockley,—êtes-vous réellement de retour? Je suis heureuse de vous voir. Venez avec nous: nous allons tous ensemble, en pique-nique, goûter dans une forêt très belle que le prince Alghero connaît. Et nous devons prendre ici la-marquise Yorisaka...
—Voulez-vous d'abord m'écouter?—dit Felze.
Elle avait mis pied à terre. Il s'approcha d'elle, et, négligeant tout préambule:
—Je viens de voir, moi, la marquise. Et je vous avertis tout de suite: le marquis a été tué hier, à Tsou-shima.
—Oh!—exclama Mrs. Hockley.
Elle avait crié si fort que tout le pique-nique fut dans l'instant à bas des kouroumas, et, mis au courant, s'apitoya dans diverses langues:
—Pauvre, pauvre, pauvre petite chérie!... Mitsouko darling!... what a pity!... O poverina!...
—Je pense qu'il faut aller sur-le-champ la consoler,—dit Mrs. Hockley.—Je vais donc, et j'emmène d'abord le prince Alghero, qui est particulièrement intime avec la marquise. Je reviendrai ensuite chercher tout le monde.
Elle marcha résolument jusqu'à la porte. Elle frappa. Mais, pour la première fois, la nê-san portière n'ouvrit point et ne tomba point à quatre pattes devant la visiteuse. Derechef, Mrs. Hockley frappa, frappa plus fort, ébranla des deux poings le battant clos. Et le battant clos ne céda point.
Dépitée, Mrs. Hockley recula jusqu'aux kouroumas, et prit à témoin l'assistance.
—Il est incroyable que dans cette maison personne n'entende ni ne réponde. Assurément, la marquise n'est point informée. Car il lui serait doux et réconfortant d'avoir en ce moment ses amis autour d'elle. Je songe aux moyens de lui faire parvenir un message...
—Inutile,—dit Felze soudain.—Voyez!
La porte, à laquelle personne ne frappait plus, venait de s'ouvrir. Et un singulier cortège en sortait.
Des serviteurs, des servantes, tous et toutes en vêtements de voyage, tous et toutes chargés et encombrés de ces jolis paquets bien pliés, de ces jolies boîtes bien menuisées, de ces jolis sacs de papier bien indéchirables, qui sont les malles et les valises nationales du vieux Nippon, s'en allaient à petits pas, trottinant les uns après les autres, s'en allaient par le sentier de l'ouest, celui qui mène à la station de chemin de fer de Nagasaki à Moji, à Kyôto et à Tôkiô...
Et, tout à coup, derrière les servantes et les serviteurs, et suivi lui-même d'autres serviteurs et d'autres servantes, un kourouma franchit la porte et prit le sentier qui mène à la station ... un kourouma traîné par deux hommes-coureurs ... un kourouma de maître, très élégant... Sur les coussins, une forme blanche était assise...
Une forme blanche. Une femme en deuil, vêtue à l'ancienne mode, de toile unie sans ourlets, comme les rites prescrivent que soient vêtues les veuves. Une femme qui s'en allait, raide et hiératique, la tête droite et les yeux fixes:—la marquise Yorisaka...
Elle passa. Elle passa près du prince Alghero, sans lui donner un regard. Elle passa près de Mrs. Hockley, sans prononcer un mot. Elle passa près de Jean-François Felze...
Elle s'éloigna sur le sentier, lentement, et toujours entourée de son escorte...
Jean-François Felze arrêta le dernier serviteur, et l'interrogea en japonais:
—C'est la marquise Yorisaka Mitsouko,—répondit l'homme:—Yorisaka koshakou foudjin.—Son mari à été tué hier à la guerre. Elle va à Kyôto, pour vivre dans le couvent bouddhiste des filles de daïmios,—pour y vivre sous le cilice et pour y mourir,—honorablement.
Atlantique, an 1326 de l'Hégire.