Title: Yan
Author: Jean Rameau
Illustrator: Maximilienne Guyon
Release date: December 9, 2015 [eBook #50655]
Language: French
Credits: Produced by Clarity, Carol Brown, and the Online Distributed
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http://gallica.bnf.fr)
COLLECTION OLLENDORFF ILLUSTRÉE
JEAN RAMEAU
ILLUSTRATIONS DE MAXIMILIENNE GUYON
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, rue de Richelieu, 28 bis
MDCCCXCV
DU MÊME AUTEUR
Poésie | |
Poèmes fantasques | 1 vol. |
La Vie et la Mort | 1 — |
La Chanson des Étoiles | 1 — |
Nature | 1 — |
Romans | |
Moune (couronné par l'Académie française) | 1 vol. |
Possédée d'Amour | 1 — |
Le Satyre | 1 — |
Simple | 1 — |
L'Amour d'Annette | 1 — |
La Mascarade | 1 — |
Mademoiselle Azur | 1 — |
La Rose de Grenade | 1 — |
La Chevelure de Madeleine | 1 — |
Contes | |
Fantasmagories (histoires rapides) | 1 vol. |
Droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous les pays
y compris la Suède et la Norvège.
S'adresser pour traiter à M. Paul Ollendorff, éditeur,
28 bis, rue de Richelieu, Paris.
ILLUSTRATIONS DE MAXIMILIENNE GUYON
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, rue de Richelieu, 28 bis
MDCCCXCV
IL A ÉTÉ TIRÉ
CINQUANTE EXEMPLAIRES DE LUXE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE (1 A 50)
A
HENRI LABEYRIE
PRÉSIDENT DE L'«ASSOCIATION LANDAISE»
Hommage affectueux d'un compatriote
J. R.
«Sega, liga!—sega, liga!—sega, liga!»
Les frivoles cigales, qui ont le bon goût de s'exprimer en gascon, chantent interminablement ainsi, dans le bassin de l'Adour, au dire des paysans landais.
«Sega, liga!—Sega, liga!»
Cela signifie: Scier, lier! Scier le froment, lier le froment!
Et, dès que l'insecte méridional lance au milieu des pins sa frénétique chanson, les laboureurs prévenus aiguisent leurs longues faux, puis abattent, avec de grands gestes bruissants, les belles nappes jaunes du blé.
«Sega, liga!»
Cette après-midi de juillet, les cigales harassées clamaient cela, désespérément, dans la plaine de Salignacq, en faisant vibrer leurs ailes diaphanes et dures comme des lames de cristal.
Le ciel était chauffé à blanc; le soleil—un royal soleil de Gascogne—semblait se fondre en tendresse sur les landes plates; et, dans les sables torréfiés, les pins rigides aux flancs meurtris avaient l'air de gigantesques torches de résine, prêtes à prendre feu.
Dans cette température de fournaise, un homme allait: le vieux Yan du Bignaou,—Jean Duvignau, comme disent les messieurs qui connaissent le français.—Il allait sur un mulet, sur un mulet maigre escorté par de grosses mouches bourdonnantes, aux dards perçants comme des stylets.
—Va, Briquet, va!
Et Briquet—c'était l'humble nom de l'animal—poursuivait son petit trot, les yeux méfiants, la queue éperdue, tandis que Yan, son maître, une branche feuillue dans la main, chassait avec paternité, de temps à autre, les taons faméliques acharnés sur sa monture.
Yan,—dans le pays, on prononce Yann,—un paysan grand, sec, tout droit. Age: soixante ans. Profession: laboureur. Signe particulier: millionnaire. Au-dessus des joues, deux pommettes bien saillantes et bien roses. Dans le front, deux petits yeux bien clairs et bien francs. Les cheveux rares, la bouche large, le menton pointu. Sur le devant du cou, deux nerfs très raides et très apparents qui tiraillent la tête, l'un à droite, l'autre à gauche; deux nerfs qui semblent, à chaque instant, devoir crever la peau. Sur tout le reste de la figure, cette teinte basanée et noble qui est la teinte de la terre du pays.
—Va, Briquet! va!
Les vêtements? simples et dignes. Un pantalon de coutil convenablement rapiécé. Une sorte de blouse fanée: la chamarre. A la tête, un béret de laine bleue. Aux pieds, des espadrilles de toile blanche. Enfin, deux larges anneaux d'or aux oreilles.
Et sous cette défroque? Un corps rare, doué de muscles célèbres, qui ont fait des prouesses dans le temps. Yan est respecté à dix kilomètres à la ronde. Les commères les plus ignares, les gamins les moins initiés savent que Yan porte sa charrue sur son dos, en revenant du labour, et qu'une fois, l'un de ses bœufs étant tombé malade, il a traîné un char plein de maïs à lui tout seul. Ce qui lui valut alors, dit-on, l'estime d'une fort jolie dame de la ville.
Du reste, un estomac sain, un cœur vigoureux, un cerveau de puissance moyenne, avec les quelques fêlures indispensables pour rendre un sujet intéressant; une âme simple, avec les trois ou quatre défauts nécessaires pour rendre un homme sympathique.
Ici, les vices, très respectables, sont: une avarice basse, un entêtement irréfléchi, et un superbe esprit de routine fort apprécié dans la région.
Yan doit sa fortune à la terre. Aussi aime-t-il son pays d'un amour invraisemblable. Dans son sommeil, il rêve de campagnes vertes et grasses, qu'il presse fantastiquement dans ses longs bras.
Mais, s'il adore sa commune de Salignacq, et, par extension, son canton, son département, il exècre tout le reste du globe. Les régions lointaines n'ont que son mépris. Paris surtout est l'objet constant de ses anathèmes: Paris qui gâte les fils de paysans riches, avec ses mœurs; Paris qui corrompt les travailleurs des champs, avec ses journaux; Paris, cause de l'enchérissement des salaires, et de la fainéantise des employés, et de la rapacité des percepteurs; Paris, qui fait toutes les crises ouvrières, commerciales et agricoles! Satané Paris!
Lui a pour mission, ici-bas, de protéger la Gascogne contre Paris. Il le pense très sérieusement. Aussi ne laisse-t-il échapper aucune occasion de déblatérer contre la grande ville. Toutes les modes nouvelles sont rigoureusement proscrites de Salignacq, car Yan est propriétaire de la moitié de la commune. Il ne souffre pas que ses colons s'expriment en français. Il prend de préférence des journaliers illettrés, des servantes niaises et malpropres. Enfin pour donner l'exemple, il va vêtu comme un chiffonnier, lui, le millionnaire; et parfois il s'ingénie à paraître grossier, ignorant et trivial, par un héroïque amour du terroir.
—Va, va, Briquet!
* * * * *
Ce jour-là, Yan du Bignaou revenait de Chalosse, où il était allé compter les gerbes de froment dues par ses fermiers. Briquet accélérait son trot. Là-bas, à travers le semis grêle des pignadars, il sentait l'écurie avec son odorante fourchée de foin au râtelier. Et il trottait, trottait, en enfonçant dans le sable fin, dans le sable ardent comme une braise, ses gros sabots de bête campagnarde.
Il pouvait être midi. Au loin, un beuglement de cor appelait des paysans à la soupe. Le soleil blessait les yeux. Briquet, blanc d'écume, enfila un petit sentier tortueux qui suivait les caprices d'un ruisseau infime, pitoyable, mort de soif, dont le soleil paraissait boire les suprêmes gouttes. Puis, tout à coup, on se trouva devant le Lü, une rivière rousse, à demi ensablée. Là, Briquet hennit. Et Yan, dont la peau semblait cuite, vulcanisée, dure comme un parchemin, eut un long soupir de béatitude.
L'homme et la bête avaient eu le même soulagement attendri, l'exquise sensation de revoir, brusquement, le bon pays natal et familier.
C'était là-bas, à gauche, de l'autre côté de l'eau. Il n'aurait fallu que cinq minutes pour s'y rendre, sans cette rivière absurde. Mais voilà que l'unique pont se trouvait à une demi-lieue: un détour épouvantable! Et Yan maudissait le conseil municipal de sa commune en termes énergiques, chaque fois qu'il revenait ainsi de Chalosse. En voilà des brigands! Et penser que son fils, oui, André Duvignau en personne, en était, de cette bande!
Ici, Yan du Bignaou ramena son béret sur ses yeux, d'un coup de main, et lâcha le grand juron pour lequel, chaque année, son confesseur lui donnait trois chapelets à dire:
—Diou biban!
Enfin, chaque famille a sa honte, n'est-ce pas? Lui avait cet André... Ah! un monsieur, parbleu! Un monsieur qui porte chapeau, et qui s'exprime en français, et qui a été à Paris, et qui y a dépensé... Diou biban!
Ce jour-là, le courroux de Yan avait un fort prétexte de plus. Sur le bord du Lü, ce fils André faisait bâtir un château ridicule. On le découvrait de là. Cette hideur de pierre encore entourée d'échafaudages et hérissée de balcons incongrus... parfaitement, c'était ça!
Yan cracha avec frénésie. Cette bâtisse lui donnait des nausées.
—Cinquante mille francs, Briquet! confia-t-il à son compagnon placide, cinquante mille francs, cette tour de Babel!
Et il se renfonça le béret sur les yeux, pour n'être pas blessé par la vue de cette construction impudente.
Mais, à côté, basse et d'adorable mauvais goût, lui apparut la maison chère où il était né, et où il voulait mourir: le Bignaou tant incommode, le Bignaou tant aimé. Et les yeux de Yan s'étoilèrent, choyés par cette vision bonne et chatouilleuse aux prunelles comme si le paysage avait été en velours!
C'était un pâté de maisons désordonnées, jurant les unes auprès des autres comme une bande d'Espagnols ivres. Toutes vieilles, toutes ratatinées, toutes flanquées de constructions bizarres semblables à des excroissances de pierre qui leur auraient poussé dessus. Les murs avaient des ventres; les croisées incorrectes semblaient des grimaces, dans la blancheur des façades; et, à cause d'une grange énorme bâtie au midi, il régnait, dans toute la maison principale, une humidité d'aquarium, qui ébauchait des champignons sur le dos des habitants. Mais, baste! le père de Yan avait vécu quatre-vingt-sept ans là dedans! Or le fils se promettait bien de suivre son exemple, Diou bibostes!
Et Yan, raide sur ses étriers, poussa un vigoureux grognement dans l'air, le thorax à l'aise et le gosier puissant, pour se prouver la force de ses poumons.
Des prairies, des saulaies, des rangs grandioses de platanes aux troncs blancs et lisses comme des torses de lutteurs, puis voici la monstruosité architecturale de M. Duvignau fils, qui s'étale dans toute sa révoltante magnificence.
—Certainement non! pensa Yan, ce qui arriva autrefois à la tour de Babel, ça n'est pas vrai! Car si... Mais silence!
Yan entrevit une pénitence de trois nouveaux chapelets, pour le vœu plus ou moins catholique qu'il allait émettre là; et il serra ses lèvres minces avec vertu.
Il faisait plus chaud. Le soleil jetait des laves sur les épaules. Au couchant, de petits nuages blancs s'avançaient, frisés comme des chevelures. Yan cuisait sur le mulet écumant. Il avait une soif à boire le Lü. L'eau qu'il voyait luire à ses côtés, lui faisait danser l'estomac de convoitise. Il ferma les yeux.
Mais il les rouvrit soudain.
Un grand bruit, un long bruit assourdissant, comme si toute la Gascogne s'écroulait dans le troisième dessous de la terre, était venu frapper ses oreilles.
—Ah! mon Dieu! Briquet! cria Yan.
Et Briquet, effrayé, se dressa sur ses pieds de derrière.
—Mais qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? poursuivit Yan du Bignaou.
Et rien ne s'aperçut. Non, le ciel n'était pas tombé!
Mais alors, ayant voulu jeter les yeux sur le château de son fils, le paysan pâlit.
C'était ça!
Et ses mains tremblèrent.
C'était ça! Une catastrophe là dedans. Un échafaudage renversé, et des cris! Tenez, n'entendez-vous pas des cris?
Anxieux, Yan demanda:
—Qu'y a-t-il? Hé! là-bas! qu'y a-t-il?
On ne lui répondit pas. Il vit seulement des ouvriers qui poussaient des clameurs et qui couraient en levant les bras.
—Ah! mon Dieu! fit le vieux paysan.
Il sentit une grande oppression sur sa poitrine et son cœur sembla bondir entre ses poumons.
—Mon Dieu! ce cri, n'est-ce pas celui d'André?... Ah! damné que je suis! damné! damné!
Il n'hésita pas. Il y avait encore douze cents mètres de chemin jusqu'au pont. Il lança son mulet dans la rivière.
—Oui, à la nage Briquet! A la nage! Nous y sommes en deux minutes! Va!
Briquet refusait; Yan dut le fouetter à tour de bras.
—Là, Briquet! il n'y a pas beaucoup d'eau, va! Trois pieds au plus, va! va!
Briquet alla. Il se lança dans le Lü jaune et trembla de tout son ventre au contact de l'eau. Il avança, la tête haute, les jambes impétueuses.
Deux, trois, quatre pieds! Oui, il y avait bien quatre pieds d'eau! Et Yan frissonna en se sentant mouiller jusqu'à la ceinture.
—Hue, Briquet! hue!
Yan haletait.
—Damné! se disait-il encore!
Et il regardait autour de lui, de ses yeux hagards, pour voir le démon néfaste, l'esprit pernicieux qui avait saisi sa pensée au vol, tout à l'heure, et qui l'avait réalisée instantanément.
Il toucha au bord.
—André? appela-t-il.
Yan sauta lestement à terre, et, sans se secouer, courut vers la maison neuve.
—André!... Où est André?...
Il l'aperçut tout à coup, son fils André, sous un pêle-mêle de poutres rompues, André couvert de sang. Il avait voulu grimper sur un échafaudage pour voir le panorama; une poutrelle avait fléchi.
Le vieillard, qui adorait son fils, quoi qu'il en eût dit, poussa une clameur terrible.
—Hilh! hilh! appela-t-il. Oh! ne va pas mourir au moins! non!
Et aussitôt, il se mit, comme les ouvriers, à enlever des poutres, à enlever des planches, à enlever des plâtras, de toutes ses forces, pour délivrer son fils.
—Papa! souffla celui-ci, quand son père eut pris son corps broyé dans ses bras, papa!—et ses mâchoires tremblaient d'une peur bestiale,—pardonnez-moi, et prenez soin de mon enfant!
Yan envoya chercher le médecin, M. Capdepont, qui demeurait là-bas, à dix ou douze kilomètres de Salignacq, mais il n'y avait rien à faire. André mourut avant l'arrivée du docteur.
Le vieux paysan pleura toute la nuit. De temps en temps il montrait le poing au château, à cet ennemi de pierre qui venait de lui tuer son fils. Et alors il grondait:
—Tu me le payeras, toi! tu me le payeras!
Deux jours après, André ayant été mis en terre, Yan porta de la paille dans le château inachevé, il répandit du pétrole sur les murs, il plaça quelques fagots de pin dans les angles, puis, furieusement, il alluma le tout. Le feu monta, lécha les plafonds, attaqua les poutres, allongea ses langues jaunes par les fenêtres.
—Elle brûle! elle brûle, la tour de Babel! cria Yan avec exaltation.
Il rentra chez lui, courut à un berceau, prit un jeune enfant dans ses bras, et alla lui montrer l'incendie énorme, l'incendie vengeur, qui dévorait le château maudit où André avait trouvé la mort.
—Il a tué papa! disait Yan à l'enfant... Je le tue!
Le petit regardait, effrayé, sans comprendre; et parfois il cachait sa tête contre la poitrine de l'aïeul.
Quand les murs du château restèrent seuls debout, lugubres et noircis, le vieux Yan, que cette catastrophe avait un peu détraqué, et qui, par suite de raisonnements extraordinaires avait trouvé une cause bizarre à la mort épouvantable de son fils, le vieux Yan embrassa son jeune filleul de ses lèvres tremblantes, puis, les yeux encore rougis de tous les pleurs versés, il s'écria:
—Ah! je le jure par la mémoire de ton père! toi, petit, tu resteras paysan comme ton parrain!
Voici un beau dimanche de mars. Le soleil daigne luire, et les branches des arbres, sous ses caresses tièdes, ouvrent follement leurs petits bourgeons chatouillés.
Il y a dix-huit ans que le grand, joyeux et robuste Yan a perdu son fils André.
Et voici, dans la cuisine du Bignaou, assis en un vaste fauteuil garni de paille, un vieil homme ratatiné, courbé, recoquillé, allongeant vers le feu deux mains tremblantes et amaigries.
C'est l'ancien Yan, le bon laboureur herculéen, qui portait sa charrue sur les épaules.
Quand les deux mains frileuses sont assez chaudes, le vieillard prend une quenouille de roseau chargée de lin, l'attache à sa ceinture, comme fait une femme, ramasse à son côté un long fuseau de bois, et silencieusement, file, file du lin, en regardant, de ses petits yeux gris, les sarments rouges qui se tordent, dans la flamme, puis s'effondrent en braise.
Yan file ainsi, file du lin depuis dix ans. Il n'a plus l'usage de ses jambes; il ne peut se mouvoir que sur des béquilles.
La cause? Il la savait, l'incurable Gascon. Et une haine féroce bouillonnait en lui contre cette cause maudite qui était—naturellement—Paris!
Car si Paris n'avait pas existé, n'est-ce pas, André n'y serait pas allé. S'il n'y était pas allé, il n'aurait pas songé à faire construire cette maison néfaste. S'il ne l'avait pas fait construire, il n'y aurait pas trouvé la mort. S'il n'y avait pas trouvé la mort, Yan ne se serait pas jeté à l'eau un jour où il était couvert de sueur; et par conséquent—le médecin lui-même l'avait reconnu!—ses jambes n'auraient pas attrapé ces rhumatismes atroces qui le clouaient depuis quinze ans sur un fauteuil. L'infernal Paris!
D'abord il avait essayé de se révolter contre ces jambes malapprises. Il les avait traitées de la belle façon, les obligeant à marcher, à travailler, à se secouer quand même. Mais les gueuses arrachaient à Yan des cris horribles. Et enfin, un jour, rendu, vaincu, renonçant à la lutte, il était tombé sur ce fauteuil, s'était mis une peau de mouton sur les genoux, et patiemment, avait appris, comme il disait, le difficile métier de bon à rien.
Puis, ses jambes étant devenues de plus en plus lourdes, ses bras où toute la vie affluait étant devenus de plus en plus fébriles, il avait dû faire n'importe quoi avec ses mains: des paniers d'osier, beaucoup de paniers d'osier, des monceaux de paniers d'osier, qu'il envoyait vendre au marché de Dax.
Enfin, ses poignets s'étant rouillés à leur tour, il avait pris une quenouille, en pleurant, voilà dix années, et, depuis lors, au coin du feu, il faisait ronronner son fuseau, ronronner, ronronner! Et le fuseau du vieillard avait livré du fil, interminablement du fil, du fil dont on faisait tous les draps de lit, toutes les nappes, toutes les chemises de la maisonnée!... Satané Paris!
Il s'en était un peu vengé, certes, de Paris! Comment? En ne lui confiant pas son petit-fils. Oh! le gentil bambin bien sage, bien élevé, bien Gascon qu'il avait su en faire!
Ce petit-fils, c'était actuellement toute la vie du bon maniaque. Il ne voyait que lui, n'aimait entendre que lui. Yan était constamment de mauvaise humeur avec tout le monde excepté avec son cher Emile—car il s'appelait Emile—il l'avait regardé grandir avec des yeux émerveillés de mère. D'ailleurs, était-il encore un homme, le faible Yan? Et, à sa grande surprise, il pleurait de joie souvent, de joie comme une simple fillette, quand on ne le voyait pas; puis il disait des chapelets innombrables pour remercier le bon Dieu qui lui avait donné un filleul aussi gentil.
Emile aussi aimait bien son aïeul. D'abord, il l'appelait papa. Cela seul valait le paradis. Il l'appelait papa, et il lui rendait la vie très douce, et il le consolait de tous les enfants et de tous les amis que Yan avait perdus dans le cours de sa longue existence. Emile: voilà tout ce qui restait de son sang, de sa chair, de son âme. Tous les autres, issus de lui, étaient retournés au limon primitif. Et la tendresse de l'aïeul en était décuplée.
C'était Yan qui lui avait appris à parler. A trois ans, quand son père était mort, il bredouillait le français, l'innocent petit. Mais son parrain sut faire oublier rapidement cette langue de sauvages; et six mois après, le jeune Emile du Bignaou commençait délicieusement à gasconner.
—Prends garde! lui disait Yan, en roulant de gros yeux; si tu n'es pas sage, Paris va te manger!
Paris, pour Emile, c'était le Loup.
Il en eut peur longtemps.
Yan fut d'abord son seul professeur. Il lui apprit tout ce qu'il savait lui-même; puis, bien des choses qu'il ne savait pas, mais qu'il trouvait dans des livres,—dans des livres français, hélas!—celles-là, il les déposait dans le cerveau de son filleul, sans en garder personnellement la moindre parcelle—sa mémoire de vieillard lui rendait de ces services. Plus tard, quand Emile eut dix ans, Yan, qui se sentait toujours capable de laisser à son héritier un bon million, consentit à interner l'enfant au collège de Dax, pendant quelque temps. Il fallait bien que le jeune du Bignaou parût aussi scélérat qu'un autre, aux yeux des jeunes filles à marier!
Donc, ce matin de mars, dix-huit ans après la mort d'André, Yan filait silencieusement, au coin du feu, quoique ce fût un péché véniel de travailler le dimanche, et il se sentait heureux, les genoux sous la peau de mouton, les yeux égayés par le bon soleil revenu.
Tout à coup, à côté de la cuisine, dans cette grande salle particulière à toutes les maisons du pays, salle dénommée: le Séou, il entendit un grand frôlement de feuilles, comme si un arbre s'était avisé d'entrer.
Yan comprit, et il se retourna vivement vers la porte du séou.
—Ha! ha! cria-t-il, en voyant arriver un jeune homme joyeux, qui portait sur son épaule une longue tige de laurier—tu l'as bien choisie, Emile!
Et il se débarrassa aussitôt de sa quenouille.
Emile était actuellement un agréable garçon de vingt et un ans, à figure blanche comme un visage de demoiselle. Presque pas de barbe encore: trois douzaines de poils de chaque côté de la bouche, et un léger duvet sous les oreilles.
Il donna la grande branche de laurier à son aïeul et s'assit à côté de lui.
Il portait un béret bleu, des sabots noirs, une veste brune. Il était maigre, petit, délicat. Ses yeux jaunes faisaient une bonne lumière chaude.
Le vieux Yan, qui se croyait toujours un soleil sur le dos quand son petit-fils était là, prit la belle branche de laurier et l'inspecta avec soin. Cette branche, on allait la porter à l'église, dans un moment,—ce dimanche, c'était la fête des Rameaux,—et la faire défiler sous le goupillon de M. le curé, afin que chaque feuille de l'arbuste bénit, jetée au feu, écartât les grêlons de l'enfer, pendant l'été, et éloignât la chanson des hiboux mélancoliques, durant l'hiver.
Et Yan ouvrit un couteau crochu qu'il avait dans sa poche, puis se mit à émonder la grande branche de laurier, en reculant sa tête, de temps à autre, pour examiner son œuvre.
Emile, fort attentif, le regarda besogner pendant quelques minutes. Mais bientôt il se leva et marcha nerveusement dans la cuisine.
—Vous... vous... vous savez, papa! dit-il en bégayant subitement, comme il faisait certains jours, quand il éprouvait une forte émotion, vous savez que le député est arrivé hier?
Yan eut un sourire douloureux. Un député! s'occuper d'un député! d'un monsieur de Paris! Honte!... Il feignit de ne pas entendre.
Emile comprit la pensée du vieillard et il rougit légèrement; car, malgré sa bonne volonté, il n'avait pu apprendre à ne pas rougir, au collège.
Yan émondait toujours sa branche, artistement, en faisant clignoter ses petits yeux inspirés.
—Vois-tu, Emile, dit-il en travaillant, une branche de laurier qu'on va offrir à la bénédiction de Dieu doit être polie comme une mariée à l'autel. Ah! l'on a perdu, dans les campagnes, l'art d'orner les rameaux! Il n'y a plus que certains barbons, par-ci, par-là, qui sachent ciseler des branches comme des sceptres. Moi, jadis, quand mes poignets ne boudaient pas au travail, je préparais les lauriers de tous mes voisins... Oui, mon petit! Et je te jure que les tiges qui sortaient de mes mains auraient fait bonne figure à côté de la crosse dorée de l'évêque d'Aire! Peuh! aujourd'hui, on porte des branches de laurier à l'église comme des fagots de bois au four! On croirait, saint Yan me pardonne! qu'on va faire cuire le bon Dieu! Ah! satané Pa...
Mais Yan interrompit son anathème. La culpabilité de Paris ne sautait pas aux yeux, d'abord. Puis Emile ne l'écoutait pas.
L'aïeul le regarda d'un air foudroyant:
—Eh bien, gronda-t-il, après tout, ce député... quoi? Qu'est-ce qu'il a d'extraordinaire?
—Mais, papa!
—Va donc! Si tu crois que je ne sais pas ce qui se passe sous ton béret! Un député! Eh bien oui: un monsieur qu'on envoie à Paris parce qu'il peut être nuisible dans sa province. N'est-ce pas là quelque chose de bien phénoménal? Un député!
Yan s'arrêta. Puis, d'une voix aiguë comme une vrille:
—Est-ce que tu n'aurais pas rêvé d'être son gendre, par hasard?
—Moi? oh!
—Oui! oui! je sais. Il a une fille! Dix-huit ans, paraît-il. C'est du joli, de la baudruche soufflée! On n'aurait qu'à la presser comme ça, tiens! ta fille de député: ffft! plus rien dedans, évaporée!
—Papa! mais je...
—Ça n'existe pas, te dis-je. Toujours malade et pâle!... Jésus! On voit le jour à travers. On en ferait des lunettes!
—Mais je n'ai jamais pensé...
—Assez! je sais parfaitement que son arrivée met le pays en ébullition. On ne parle que de ça, du Lü au Gave. Diou biban! C'est pourtant un beau sujet de conversation! M. Brion, notre député, un Parisien qui a des biens au pays, vient passer les vacances ici, dans son château de la Taulade, parce que les médecins ont conseillé à sa fille de séjourner dans le Midi. Est-ce assez palpitant! Et voilà de quoi jacassent toutes les commères de Salignacq. Ma vache bretonne est capable d'en vêler d'émotion! On croirait que la lune nous est tombée sur la tête!... Hein! tu dis?... Ce sont de braves gens? Allons donc! Veux-tu que je t'apprenne, moi, pourquoi il nous arrive? Pour sa fille, déclare-t-il. Pas vrai! Tout bonnement pour préparer la réélection! Ah! je le vois venir!... Mais patience!
—Papa, vous avez voté pour lui!
—Parbleu! Il faut bien voter pour quelqu'un! Si ça m'amuse, moi! On n'a pas des branches de laurier à préparer tous les jours!... Tiens, regarde-moi donc ça, petit!
Et Yan, qui avait manœuvré nerveusement du couteau, montra à son filleul un semblant de tête d'ange qu'il venait de sculpter dans sa tige.
—Hein? peut-il y en avoir, mais peut-il y en avoir de plus joliment fignolés au Paradis?
Il continua. La branche avait déjà du style. On voyait d'abord un manche droit, long d'un mètre cinquante, puis le feuillage partait dru, sombre, taillé en cône et couronné d'une élégante aigrette. Et les mains de Yan vibraient de joie. Ah! depuis si longtemps elles n'avaient fait si aimable besogne! Autrefois, ces mains taillaient la vigne, semaient le maïs, dirigeaient dans le sol le glaive brutal de la charrue, ou flattaient, pendant les siestes embrasées, la poitrine haletante des bœufs. Oh! les belles années de jeunesse!
Ce matin-ci, elles s'acharnèrent sur le laurier, les mains du vieillard; et dans le feuillage de l'arbuste tranché, les menues fleurs rondes semblaient lui sourire, comme de petites têtes odorantes. Avec la pointe de son couteau, il ornementa minutieusement le manche, dessina des rangs fantasques de croix, de circonférences, de becs d'oiseaux. Et quand le manche en fut pittoresquement recouvert, il prit des roses, des violettes, des primevères, toutes les fleurs du jardin, préalablement cueillies par une servante, et en attacha des poignées ici et là, dans le branchage touffu du laurier; ce qui composa un grand cône fleuri et bizarre, une monstruosité de plante invraisemblable, de végétal inédit, exhalant des parfums tendres, violents, délicats, incongrus, qui stupéfiaient les narines, exhibant un fouillis de couleurs roses, vertes, jaunes, bleues, ponceau ou pivoine, qui ahurissaient les yeux. Enfin, par-dessus le tout, dans l'aigrette triomphale de la cime, il suspendit, très apparent et très inattendu,—les grands artistes ès rameaux avaient souvent de ces inspirations étranges,—un pain, un grotesque pain de deux sous, d'un bête à faire peur!
—Hein! s'exclama Yan, achevant son œuvre d'un coup de pouce; si le bon Dieu va être flatté de descendre là-dessus!
Mais il frémit d'indignation:
Emile lui tournait le dos.
—Scélérat! lança le vieillard.
Et ses jambes paralysées eurent un frisson de honte.
—Voilà comment tu t'occupes de moi, païen!... Ah! oui, je vois! grinça-t-il. Le député! tu regardes si le député arrive! Car il doit aller à la messe, dans sa voiture à deux chevaux!
—Mais, papa, je vous assure que...
—Tais-toi! Et moi aussi, je vais aller à la messe! Et nous allons voir, Diou biban, lequel des deux, du député ou de moi, aura le plus de succès!
Et se retournant vers le séou, il appela:
—Poutoun! attelle les bœufs au char vert, lave leurs pieds, cire leurs cornes et mets sur leurs têtes la peau de mouton des grandes foires!
Et à la servante:
—Fillon! voici la clé de l'armoire, apporte-moi ma chamarre bleue, mes sabots vernis, et la ceinture de soie rouge que m'avait donnée ma défunte femme! La rouge, tu entends bien, Fillon?
Puis, à Emile, en prenant son essor sur ses hautes béquilles:
—Ton député, enfant? ton député!... Mais le suisse de la cathédrale de Dax pourrait venir, petit! il ne m'irait pas là!
Et le vieux Yan plongea promptement sa tête dans le bassin du puits, afin de procéder à la toilette des grands jours.
Sur la place de l'Église, tout Salignacq était rangé. Des hommes voûtés, des femmes maigres, des enfants hâlés et silencieux. La plupart des hommes tenaient de longues branches de laurier fleuri. Il était dix heures. La bénédiction des Rameaux allait commencer. Sur la route pleine de soleil comme un blanc fleuve de lumière, les retardataires arrivaient, calmes et gracieusement dégingandés, en portant le laurier haut sur l'épaule, ainsi qu'un drapeau.
Soudain, sur la place, grand brouhaha. Toutes les têtes s'orientent vers la route; et les lauriers eux-mêmes, penchés et vaguement curieux, ont l'air de badauds végétaux, regardant au loin, en haussant leurs longs cous feuillus.
—Tiens! s'exclame un paysan, Bignaou!
—Hein? demandent trente gosiers.
—Yan du Bignaou, qui vient à la messe!
Certes, c'était un grand événement. Depuis bien longtemps, il n'allait à la messe qu'une fois chaque année, le matin de Pâques; ce jour-là, Yan se confessait, communiait, déjeunait chez le curé, puis s'en retournait après les vêpres, joyeux de cette joie très triste qu'on éprouve après une bonne partie de plaisir.
Cette fois, Yan anticipait sa petite escapade annuelle; aussi l'émotion fut profonde.
—Que se passe-t-il donc?
—En voilà une nouvelle!
Mais on se tut. Le char de Yan débouchait sur la place, grave, majestueux, luisant comme un soleil vert. Il était escorté de paysans serrés et respectueux, qui, presque tous, étaient les métayers du vieux Bignaou; et les bœufs qui portaient le maître avaient une grande allure solennelle, comme ces bœufs de l'histoire franque qui roulaient, sur des chars moelleux, de pacifiques et indolents monarques. Yan avait sur sa figure une grande lumière de triomphe; son béret prenait des airs d'auréole.
—Boun yourn, Yacoulet! Boun yourn, Bertranoun! Adiou Hillotte!
Il les saluait tous et toutes; et ses paroles tombaient de chaque côté du char, aimantes et réjouies, comme une pluie de roses. Il se tenait assis sur le rebord de son véhicule, et, malgré la lourde couverture de laine qui emmaillotait ses noueux genoux, malgré le confortable cache-nez violet qui étreignait son cou frileux, il se trouvait heureux de son destin, le pitoyable et invalide Yan. Et jamais il n'avait savouré plus béatement la banale félicité de vivre, même aux jours lointains où, sur un char semblable, il s'en allait au travail en sifflant comme un merle, le long des routes argileuses où apparaissaient des floraisons de cerisiers et des sourires de jeunes filles.
—Boun yourn, boun yourn, amics!
Et vers lui montaient, comme un encens rustique, les phrases admiratives des laboureurs:
—Ce Yan!
—Quels bœufs il a!
—Et quel char!
—Regardez donc ces ferrures!
—Il y en a pour cinq cents francs!
—Et ça reluit!
—Et c'est propre!
—Quel Yan!
Et l'on contemplait tout: les cocardes des bœufs, leurs jougs sculptés, leurs pieds vernis, leurs couvertures galonnées de rouge, la peau de mouton qui leur servait de coiffure et qui éclatait, blanche comme une neige frisée.
Yan humait les éloges qui s'élevaient devant lui; et, dans sa petite vanité de paysan, il se glorifiait de penser:
—Oui! oui! des 943 habitants de la commune, c'est toujours moi le plus riche, le plus considéré, le plus envié, Diou biban!
Brusquement, autour de lui, un bruit insolite fit retourner toutes les têtes.
C'était un roulement grandissant, de très bel effet.
Et un unisson de chuchotements discrets s'entendit tout à coup.
—La voiture du député!
Vlan! ces mots frappèrent Yan en pleine poitrine, et le vieux bonhomme chancela. Lui-même, il tourna la tête. Et il vit, dans un soulèvement de poussière prestigieux comme un nuage, deux grands chevaux, deux chevaux fringants, derrière lesquels volait une voiture découverte.
—Le député!
Yan lui-même s'exclama ainsi, en tressaillant d'admiration. Et il blémit quand il vit, sur la tête des chevaux, des plaques étincelantes qui lui envoyaient des éclairs dans les yeux, et sur leurs ventres fins, des crins luisants comme les robes soyeuses des belles dames! Dans la voiture, derrière un cocher distingué comme un juge d'instruction, ils parurent enfin, eux, les deux personnages vers qui convergeaient tous les regards, s'élevaient toutes les pensées, s'ouvraient toutes les bouches: le député et sa fille; lui, tout noir, elle, toute rose... Eux!
—Ecartez-vous, Yan! Laissez passer!
C'étaient ses admirateurs de naguère qui lui parlaient ainsi. La voiture avait dû s'arrêter près du char, et le cocher fronçait des sourcils redoutables.
—Laissez donc passer, Bignaou!
Et un métayer de Yan se mit à la tête des bœufs, puis les guida vers le bord de la route, pour faire place à l'équipage du député.
Il passa, l'équipage. Et Yan lança un souffle de colère capable de faire tourner un moulin.
—Eh bien, quoi! Il ne pouvait pas rester derrière! lança-t-il au métayer, en le foudroyant d'un regard.
Mais on l'écoutait bien! Il n'y avait plus personne autour de lui. Tous les paysans avaient filé à la suite du député, leurs lauriers en désordre, leurs blouses ballonnées de vent, sans mot dire, abrutis dans l'extase et regardant tellement, tellement, qu'ils semblaient vouloir avaler leur honorable et tout son attelage, avec leurs yeux avides.
Et là-bas, sur le seuil de la sacristie, le curé aussi regardait. Et Emile, l'indigne petit-fils de Yan du Bignaou, considérait également le député parisien, et peut-être sa fille! Et il s'était coiffé, le morveux, d'un abject chapeau de feutre, pour honorer le châtelain de la Taulade certainement! Et, comble de misère, lui aussi, le hargneux et pitoyable Yan, il sentait bien que ses propres yeux, fascinés comme les yeux de tout le monde, ne pouvaient se détacher de cet équipage éclatant, dans lequel trônait—oh! déchéance—celui qui était bien, à cette heure, le plus grand personnage de Salignacq!
—Tin-que-tin-tin! Tin-que-tin-tin!
C'était le curé qui sonnait la messe. Mais on s'en émouvait médiocrement, ce jour-là. Toutes les dévotes restaient autour du député.
—Oh! Margueride, quel charmant homme!
—Et quel grand air, Cataline!
Et les jeunes gens, laissant tomber leur mâchoire d'enthousiasme, regardaient Mademoiselle Florence,—car tout le monde savait déjà le nom de la fille du député,—cette belle demoiselle Florence, qui avait des choses dans le dos, et sur la poitrine, et autour des jambes, des choses! des affûtiaux si extraordinaires!... Jésus!
Mais ils la regardaient avec des yeux bien respectueux; car, de tous ceux qui étaient là, personne ne pouvait comprendre qu'un homme, devant une personne comme cela, dût songer un instant... Oh! non! Les enfants de chœur, seuls, supposaient qu'on pouvait l'approcher, parfois, en chantant des cantiques, et en agitant des encensoirs autour d'elle.
—Tin-que-tin-tin!
Là-haut, le pigeonnier en ruines qui sert naïvement de clocher, lâchait sur Salignacq ses tintements éperdus. Mais le député n'avait pas fini de descendre. Et Yan, tout seul dans son char lamentable, lança les poings au ciel:
—Damnés! ils seront tous damnés! clama-t-il. Poutoun! Veux-tu bien venir m'aider à descendre, gredin?
Le domestique Poutoun, les yeux distraits, prêta l'épaule à son vieux maître.
—Tous damnés!
Et, clopin-clopant, en faisant: ouf! ouf! sur ses béquilles en bois de frêne vainement surmontées de velours bleu, le vieux Yan, écumant, entra le premier dans l'église, où il rythma sa marche pénible de sonores:
—Tous damnés! Ouf! Tous damnés!
La procession avait eu lieu. La messe tirait à sa fin. L'église de Salignacq, remplie de bois vert comme un hangar de bûcheron, était toute recueillement et prières. Le député M. Brion et sa fille se tenaient près du chœur. Le vieux curé ne les regardait pas trop souvent: à peine dans les Dominus vobiscum, quand il devait se retourner vers les assistants. A vrai dire, pendant le long Évangile, il avait envoyé ses yeux en coulisse, deux ou trois fois, en tournant les pages. Mais il n'avait pu distinguer que le paroissien à couverture d'ivoire de la demoiselle, et quelques autres menus détails.
Yan, les yeux obstinément cloués sur son livre, était tout fier, en songeant qu'il n'avait pas eu la tentation de regarder le député une seule fois.
Du reste, on ne pouvait rien voir, de cette ridicule place!
Or, tout à coup, Poutoun, qui tenait fièrement à sa main la remarquable branche de laurier préparée par Yan, tomba à bras raccourcis sur un gamin crispant. Ne s'avisait-il pas, ce gamin, de lui arracher, une à une, toutes les fleurs de son laurier?
—Attends! attends!
Il lui asséna un coup de sa branche dans le dos.
Brouh! Cela fit un bruit de feuillage au fond de l'église.
Et aussitôt tout le bois bénit qui dormait là s'agita, impatient de se mêler au combat.
Le gamin riposta prestement avec son laurier à lui. Un laurier voisin jugea nécessaire d'intervenir, d'autres ne purent s'empêcher de manifester leur opinion. Bref, par une contagion peu rare en ces cérémonies, tous les lauriers d'un coin de l'église se ruèrent les uns sur les autres, avec un grand bruit de forêt sous une tempête.
Brouh! brouh!
—Dominus vobiscum! clamait le curé.
—Et cum spiritu tuo! répondait Yan tout seul, à voix haute.
Brouh! brouh!
Le député s'amusait bien à ce spectacle. Et les autres assistants croyaient devoir l'imiter.
—Sors donc un peu, eh! poltron?
C'était Poutoun qui jetait ce défi à un adversaire.
—On y va, Diou biban! fit celui-ci, en retroussant ses manches.
Brouh! brouh!
Et tous les lauriers sortirent avec fracas.
—Corpus Domini nostri... disait le prêtre.
—Amen! lançait Yan du Bignaou, en supputant les chances des combattants.
Et le député, qui s'intéressait à la lutte, sortit sans scrupule, suivi par sa demoiselle.
—Agnus Dei qui tollis...
Mais toute l'assistance se dirigeait vers la porte. Et Yan, lui-même, gagné par l'irréligion, cherchait fiévreusement ses béquilles.
Brouh! brouh! Dehors, s'entendait la grande bataille végétale.
—Tiens, loup-garou!
—Attrape, fils du diable!
Et l'on oyait des cris de femmes chiffonnées dans la bagarre.
Le curé, révolté par l'impiété de sa paroisse, s'empressa d'écourter la messe. Il mangea ses oremus avec indignation: «Ce sacré Poutoun! Il est bien capable de donner une râclée au grand Lourens de Labourdette!» pensait-il, en tournant les pages de son missel. Puis tout haut:
—Ite, missa est!
—Deo gratias!... Ouf! ouf! fit Yan anxieux, qui s'était déjà élancé sur ses béquilles.
* * * * *
Sur la place, on se battait avec entrain. Les lauriers s'entre-choquaient violemment; et l'on entendait un grand tumulte de jurons, de menaces, de plaintes, d'éclats de rire, pendant que les cloches benoîtes, dans leur vieux pigeonnier, semblaient nasiller un Angelus.
Yan s'avança. On se bousculait autour de son char. Des branches de laurier craquaient. D'autres, effeuillées et meurtries, semblaient des drapeaux en haillons. Css! css! Toute la place était jonchée de rameaux, de fleurs, de petits pains. Oh! ce qu'il advenait du travail artistique de Yan!
—Hardi! Poutoun!
—Hardi, Lourens!
—Css! css!
Et, dans la cohue, Yan vit tout à coup son petit-fils Emile qui se battait comme un forcené.
—Hardi, Emile!
Yan sauta sur ses jambes impotentes.
—Hardi, mon garçon! cria-t-il. Tape dur! Tape dur!
Il tapait dur, Emile. «Han!» On entendait son souffle entre les coups. Han! Brouh! Han! Et Yan avait des éclairs d'orgueil dans les yeux. Il faisait bien de se battre, Emile! Il faisait bien de tenir haut le renom du Bignaou! Ah! Diou biban! si Yan avait eu quinze ans de moins!
—Hardi! Hardi! mon petit!
Mais soudain, un cri partit dans la foule:
—Au secours!
Un cri de femme; un cri français.
Jésus! On a décoiffé la fille du député dans la bagarre!
Yan exulta.
—Hardi! hardi, Emile!
Mais Emile, qui, bien involontairement, avait occasionné cette catastrophe capillaire, se hâta de faire des excuses:
—Mademoiselle, balbutia-t-il, très rouge, en se découvrant, je vous demande mille... mille fois...
Clac!
—Tiens, nigaud! lança la demoiselle.
Et, ce disant, elle lui allongea une retentissante gifle en plein visage.
Yan frémit.
—Hein? Quoi? demanda-t-il.
Non! ses yeux l'avaient trompé? Son petit-fils à lui, Yan! son petit-fils souffleté par cette poupée?
—Mille tonnerres! Je deviens aveugle, moi!
Mais non. Emile avait bien été giflé. Et même il saignait du nez! Oui, là, au milieu des risées de la foule.
Yan s'élança sur ses béquilles. Et, soufflant comme un fauve:
—Attends, attends, marionnette! cria-t-il en français. Je vais te régler ton affaire, moi!... Ouf! Ouf!...
Ce qu'il allait faire? L'écraser, parbleu! Non; seulement lui tirer les oreilles et lui faire «pan-pan sur le tutu» comme à une gamine.
—Attends!
Et tout Salignacq riait autour de lui.
Mais elle montait déjà dans sa voiture, la marionnette.
—Arrêtez-la! cria Yan sans sourciller! Ah! par exemple! Vous la laisseriez partir?
Et s'adressant au député Brion qui, majestueux et calme, donnait des ordres à son cocher.
—Eh bien, toi, là-bas, le gros moustachu! Approche donc un peu, si tu n'as pas peur!
Yan, lamentablement appuyé contre un platane, sortait déjà sa «chamarre» comme un lutteur forain.
—Oui, j'ai soixante-dix-huit ans, Diou biban! écuma-t-il en crachant dans ses faibles mains, soixante-dix-huit ans et je suis sans jambes! mais des mannequins comme ça, j'en avalerais encore quatre! Ouf!... ouf!...
—Tais-toi donc, ganache!
Ces mots tombèrent dédaigneusement des lèvres du député.
Et, sans que l'hôte inviolable du Palais-Bourbon daignât regarder autour de lui, la voiture étincelante partit, escortée par la foule.
Alors Yan s'affaissa contre le mur de la mairie.
—Anges de Dieu, est-ce possible?
Emile, le nez dans son mouchoir, saignait toujours.
—Ah! ça ne va pas se passer comme ça, je te le jure! tu entends, moustachu! Misérable! oser te frotter à moi, à moi, Yan du Bignaou, qui possède la moitié de la commune, à moi, qui levais trois sacs de froment, les pieds dans un béret! Misérable!... Mais tu viendras me lécher les sabots avant trois mois, entends-tu? et tu échoueras quand même aux élections! tu échoueras, je te le jure! dussé-je... dussé... Eh tiens! lança-t-il en allongeant son poing nerveux vers la voiture, comme s'il avait voulu la briser d'un coup de pouce, dussé-je me présenter moi-même contre toi, Diou biban!
Et, là-dessus, Yan, aidé par Poutoun, remonta dans son char, vengé, frémissant, radieux, comme s'il gravissait déjà, sur ses béquilles garnies de velours bleu, la tribune du Palais-Bourbon.
Le château de la Taulade, où venait d'arriver le député Brion, était une maison ancienne, perdue dans une forêt. De chaque côté, des arbres; à perte de vue, des arbres.
On avait accès dans cette tanière par un petit chemin sinueux que M. Brion avait fait tracer récemment, et qui débouchait, après de fols zigzags dans le bois, sur une grande route départementale, à huit cents mètres environ du château. La forêt tout entière appartenait à M. Brion. Elle était clôturée de talus; de sorte qu'on n'y rencontrait guère que les domestiques du député et quelques écureuils vassaux.
Dans cette forêt, le jeune Emile du Bignaou s'aventura hardiment le lendemain des Rameaux. Et il fit de même le surlendemain. Et les jours suivants il y vint encore. C'était à cent mètres de chez lui, du reste.
Ce qu'il cherchait? L'occasion de se venger, il lui fallait une réparation éclatante.
—Ah! l'insolente! grommelait-il.
L'insolente, c'était Mlle Florence Brion, dont ses narines se souvenaient avec une légitime rancune. Monsieur «Saigne-du-nez», ainsi appelait-on l'héritier du Bignaou, dans la commune, depuis ce mémorable dimanche.
Et le petit-fils de Yan trouvait ce sobriquet ignominieux.
Oui, certes, il la lui fallait, cette réparation!
Et il songeait avec stupeur que Marie Catalan, la vierge campagnarde et riche que son cœur aimait, lui avait refusé une contredanse, à cause de cette aventure.
Yan, d'ailleurs, ne décolérait pas depuis la messe des Rameaux.
Se porter à la députation et battre l'ancien député ne lui paraissait plus suffisant.
—Attendre jusqu'au mois d'octobre pour me venger? Jamais!
Il fallait bien se l'avouer ensuite: cette vengeance n'était pas dans ses goûts. Il sied de mettre une borne à tout, même aux bassesses qu'on doit faire dans la vie.
—Moi, pensait Yan, aller marmotter des harangues électorales de village en village, comme un mendiant de grands chemins? A d'autres! Mais combattre la candidature de Brion, par exemple, cela, de grand cœur!
Et les jambes du vieux se trémoussaient d'aise.
Cependant, Emile se promenait dans la forêt de la Taulade. Il approchait du château parfois. Jamais il n'osait entrer. Il ne rencontrait toujours que des écureuils.
—Elle se cache, pensait-il. Elle a peur!
Un jour, tout à coup, devant le château, elle lui apparut, cette demoiselle Florence. Elle était vêtue de bleu. Oh!
Emile n'eut que le temps de se dissimuler derrière un saule.
Il faut reconnaître quelle était effrayante; grande, d'abord, quoi qu'eût dit le vieux Yan. Grande et droite, avec une poitrine exagérée, comme on n'en porte qu'à la ville. C'était honteux. Puis une tête laide, laide à faire frémir, certes. Toute blanche, cette tête, d'un blanc gras et mou. Puis des yeux énormes, inimaginables, terrifiants: d'un bleu violet. Des yeux d'évêque!
—La plus belle fille que j'aie jamais vue! avait déclaré l'instituteur, un monsieur qui ne s'y connaissait pas sans doute.
Emile Saigne-du-nez erra dans la forêt.
Il avait sur lui un souvenir bizarre de cette personne: un gant de suède qu'elle avait laissé tomber en le giflant. Un gant très étroit, dans lequel on n'aurait pu mettre, semblait-il, qu'une main de bébé.
Et Emile, très probe, ne le jetait pas au feu ce gant. Non, il le lui rendrait, plus tard, après la réparation, quand cette demoiselle lui aurait demandé pardon à genoux.
Car c'était cela, décidément, qu'il exigerait. A genoux, et peut-être en présence de deux témoins, comme avait conseillé Yan.
Jamais l'occasion de formuler cet ultimatum ne se présentait.
Et Emile sentait redoubler sa fureur.
Un matin, au moment où il pénétrait dans la forêt, il rencontra Marie Catalan, la vierge paysanne et riche.
Celle-ci était bien. Rose, carrée, douée de petits yeux jaunes et de belles mains potelées aux ongles courts, elle semait l'enthousiasme autour d'elle, dans la commune de Salignacq.
Emile ne la salua pas.
—Il doit être malade, songeait Yan.
Il l'obligea prudemment à s'aliter. Il lui conseilla des sirops, des pilules, d'autres médications choisies; si bien qu'Emile tomba malade pour de bon.
Mais il guérit en apprenant que le député allait partir.
—Enfin! quelle délivrance!
Oui; mais voilà que la demoiselle restait au château, avec une vieille tante!
—Quel ennui! se dit Emile.
Néanmoins, il revint dans la forêt. Il lui fallait une explication, coûte que coûte.
Un soir, il la trouva, la fille du député. Elle se promenait toute seule, avec un petit chien noir. Elle était vêtue de rouge. Oh!
Mais Emile passait pour un garçon courageux. Il ne se sauva pas.
—Bonjour, monsieur!
Elle avait une voix extraordinairement désagréable, qui faisait mal aux oreilles comme une projection de verre pilé. Et quel accent burlesque:
—Zou, m'sieu!
C'est tout ce qu'on entendait.
Lui salua carrément, en appuyant sur les syllabes, à la gasconne:
—Bong-jour, Ma-deu-moi-sel-leu!
Elle éclata presque de rire. De sorte qu'Emile eut envie de l'injurier.
Il se retint:
—Vous devriez savoir, ma-deu-moi-sel-leu... aggrava-t-il en se retournant, que, malgré... malgré...
Il s'arrêta pour respirer. La salive encombrait sa gorge.
Et, furieusement, il dit, en baissant les yeux:
—Mademoiselle, j'ai un gant à vous, depuis longtemps; un gant que je voulais vous rendre... Le voici... le voi... le...
Il fouilla dans toutes ses poches; il ne le trouva pas.
Et il prit la fuite alors, vite, en fermant les yeux, de peur de voir tous les arbres, tous les vieux arbres de la forêt, se tordre de rire sur son passage.
—Tiens, c'est bizarre! se dit-il, le soir, en se déshabillant. Voilà donc où il était!
Il le trouvait sous son gilet, le gant maudit; sous son gilet, tout près du cœur.
Les jours suivants, il prit bravement son fusil, Emile; et il osa chasser dans la forêt. Il espérait se voir maltraiter par les valets, ce qui lui donnerait l'occasion de dire son fait à la maîtresse.
Mais Mlle Florence,—car il la rencontra souvent, presque toujours au même endroit et à la même heure,—n'eut pour lui aucune parole désagréable. C'était énervant.
Elle ne semblait plus aussi laide. A la longue, on s'y habituait. Mais elle paraissait toujours aussi insupportable; ses yeux faisaient mal réellement à la figure des gens qu'elle regardait.
Ils se saluaient à chaque rencontre.
—Zou, m'sieu! disait-elle.
—Bonjour, mad'moisel! répondait-il.
Car Emile surveillait son accent à cette heure. Il soignait ses syllabes muettes et ses nasales. De même, malgré Yan stupéfait, il se coiffait d'un chapeau, délaissait sa «chamarre» et parlait le français à ses chiens ahuris.
—Mais, malheureux! s'exclamait le vieil aïeul, tu fais de véritables concessions!
—Pour mieux arriver à mes fins, papa!
Les jeunes gens se voyaient tous les jours, peu ou prou.
—Ah! aujourd'hui, je lui ai fait joliment sentir ma fureur! pensait Emile en se couchant. Je l'ai regardée avec des yeux!...
Parfois, quand il pleuvait trop, elle ne venait pas dans la forêt. Alors Emile était triste.
—Je serai plus terrible demain, décidait-il.
Et le lendemain, en effet, il mettait une fureur double dans ses regards, un courroux supplémentaire dans sa prononciation:
—Vous allais bieng, ojourd'hui?
Elle sentait toute l'hostilité de cet accent. La preuve, c'est qu'elle n'en riait plus.
Puis il lui jouait toutes sortes de tours.
Une fois, cherchant des fleurs dans la forêt, elle avait cueilli, sur les conseils d'Emile, une plante épineuse, très odorante, qui lui avait déchiré ses dentelles.
—Mais vous n'vous êt' pas fait mal, mad'moisel'?
—Oh! non, monsieur!
Ensuite, il lui faisait des peurs bleues avec ses chiens qui la caressaient trop. Ou bien, hypocritement, il lui disait de prendre telle direction dans la forêt; elle y trouverait des mûres. Et il n'y avait en réalité que des orties! Elle sentait parfaitement qu'Emile avait le droit de se venger. Elle ne se fâchait pas. Même, dans son visage, elle atténuait, semblait-il, la férocité de ses regards violets.
—Oui, oui, tu espères me désarmer! se disait Emile. Si tu crois!...
Quelquefois, elle venait avec sa tante. Sans doute, ces jours-là, elle redoutait l'explication si terrible.
Mais Emile, malin, ne lui adressait même pas la parole.
Un matin, elle lui dit,—et sa voix était un peu voilée:
—Vous savez, que nous allons bientôt quitter Salignacq?
—Ah! par exemple!
—Oui, je dois rentrer à Paris, pour rejoindre papa. Je partirai probablement le 15 avril.
Emile sentit une commotion dans sa poitrine.
—Elle va s'en aller sans que j'aie réalisé ma vengeance?... Ah! mais non!
Mille projets lui traversèrent le cerveau. Oui, il creuserait des fondrières dans le chemin de la forêt; ou il coucherait des arbres en travers, des arbres dans lesquels s'empêtreraient les chevaux et la voiture. Et elle manquerait le train! Et ce serait bien fait!
—Diou biban!... elle s'en irait comme ça?
D'abord il ne daigna plus lui parler, quand il la rencontra. Ça lui apprendrait! Et justement elle venait toujours seule depuis quelques jours.
Mais Emile passait, fier. Et elle ne vint plus.
—Elle va m'échapper! pensa le petit-fils de Yan.
Il maigrit. Cette vengeance était sa seule préoccupation. Dans ses rêves, il faisait sauter le château de la Taulade avec de la dynamite. Et il voyait Mlle Florence éclater en tout menus morceaux. Ce bon cauchemar le faisait crier de joie.
Le 15 avril approchait. La campagne était en enchantement; les arbres fleurissaient, les prés se piquaient de camomilles; les oiseaux amoureux chantaient des madrigaux au soleil. Emile ne pensait qu'au départ de Mlle Brion; il comptait les jours sur son almanach, les jours et les heures.
—Enfin, se disait-il, en roulant des yeux éperdus, dans 12,735 minutes j'en serai débarrassé!
Et il pleurait.
—Oui, mais auparavant, je jure que...
Un mercredi, le petit-fils de Yan murmura:
—Je la tiens, ma vengeance!
Mlle Florence devait partir le surlendemain.
—Je la tiens! Et une vengeance éclatante!
Voici: ce mercredi, Mlle Florence était allée au marché de Peyrehorade, petite ville voisine. Elle y était allée à cheval. Un domestique l'accompagnait.
Elle rentrerait tard, certainement, à cause des nombreux achats projetés. Alors, c'était très simple. Le soir, quand la jeune fille et son domestique arriveraient à Salignacq, Poutoun, le valet de ferme du Bignaou, les attendrait dans la forêt et retiendrait, sous un prétexte quelconque, le compagnon de Mlle Florence, afin que celle-ci revint seule au château.
Or, à une branche d'arbre, à une branche haute et noueuse, sur le chemin que la jeune fille devait suivre, Emile attacherait l'épouvantail classique: une citrouille vide percée de trois trous: deux représentant les yeux, un représentant la bouche. Il mettrait une chandelle allumée là dedans.
Et certainement, la demoiselle du député aurait une de ces frayeurs! Ce qu'elle allait crier, bon Dieu! Elle prendrait ça pour la tête du Diable!
Bien souvent Emile avait terrifié de cette manière les paysannes attardées. La «tête du Diable» produisait toujours un effet extraordinaire. On citait une couturière de Belus qui en était devenue folle.
Vibrant de joie, Emile prépara la citrouille infernale.
—Qu'est-ce que tu fais là petit? demanda Yan.
—Une tête de Diable, parrain.
—Pour qui?
—Pour la fille du député.
Il lui soumit son plan.
Yan l'approuva.
—Très bien! très bien! Idée excellente. Prépare ta citrouille, petit! Et fais-la grimacer pour que la marionnette s'évanouisse.
Il lui donna des indications précieuses.
—Enorme, la bouche; énorme et ronde. Les yeux de travers, comme ça. Vois un peu: Satan en personne!
C'était une citrouille jaune, la plus grosse qu'on eut récoltée sur les champs du Bignaou. Ce serait fantastique.
Le soir vint.
Pourvu que Mlle Florence ne rentre pas avant la nuit!
Non. Tout alla bien. Et la lune se levait très tard. Toutes les chances!
—Ah! elle se souviendra de moi, celle-là, je le jure! s'exclamait Emile.
Et il passa ses plus beaux vêtements, ceux qui avaient été achetés dans un magasin de confections, et qui étaient bien étriqués, bien ridicules, à l'instar de Paris. Il prit son chapeau pareillement, et sa montre, et ses souliers. Et il imprima à ses délicates moustaches cette tournure chevaleresque qu'il avait remarquée dans un portrait de grand voleur. Il voulut être beau pour aller à la vengeance, comme pour aller à la fête patronale de Salignacq!
Et il fit une ovation enthousiaste à la première étoile qui parut.
—Va, Poutoun! va! dit-il au valet de ferme.
Poutoun alla se poster à l'entrée de la forêt, pour attendre Bernard, le domestique de M. Brion, qui avait accompagné Florence à la ville.
—Tu lui diras qu'il y a le feu à sa maison de Lestanquet, Poutoun! Tu jureras que c'est vrai; tu lèveras le bras au ciel afin qu'il te croie; et il abandonnera la demoiselle pour partir au triple galop.
Emile haletait.
Toute sa chair frémissait d'impatience.
Il se dirigea vers la forêt.
Le soir était doux. Le ciel semblait un grand dais de satin mauve; et l'air était suave aux poumons, comme une liqueur.
Il marcha vite, avec sa courge diabolique au bout du bras. Tous les arbres lui murmuraient des phrases douces au passage. Volontiers, il eût embrassé leurs troncs et pleuré d'attendrissement.
Et le voici, le chemin, l'étroit chemin sinueux de la forêt. C'est par là que passera Mlle Florence! Par là; elle foulera cette poussière!
Il haletait. Il éprouvait des sensations inconnues, des désirs nouveaux; un autre homme semblait naître en lui. Ses poings se contractaient, ses jambes avaient des picotements insolites, comme si la sève, qui courait alors sous l'écorce des arbres, s'était trompée une heure et montait aussi le long de son corps.
Oh! fleurir comme l'un de ces pruniers sauvages de la forêt!
Emile monta son épouvantail; il installa sa citrouille creuse sur une branche de chêne, au beau milieu du chemin, à deux mètres cinquante environ au-dessus du sol. Il alluma la chandelle. L'effet était prodigieux. Le curé de Salignacq lui-même, se trouvant nez à nez avec cette tête-là, à dix heures du soir, en pleine forêt, se serait dissous de frayeur dans sa soutane.
Emile alla se cacher derrière un arbre.
La nuit était complète. Les grillons chantaient leurs longs cantiques extasiés et, dans le ciel resplendissant, les étoiles qui, chaque jour s'éloignent les unes des autres de plusieurs millions de lieues, apparaissaient fidèlement à leurs vieilles places, telles que les ont vues nos ancêtres, telles que les verront nos fils.
Emile regarda les étoiles avec de grands yeux lumineux. Ah! leur appliquer à toutes un large baiser d'amour pour la béatitude qu'elles épanchaient ce soir en son être.
—D'un moment à l'autre, pensa-t-il, elle va passer!
Il tendit l'oreille. Rien au loin. A peine, de temps en temps, le roulement affaibli de quelque carriole revenant du marché.
Il retint son souffle. Un pas! Le pas d'un cheval, grands dieux! Non! c'était son cœur qui faisait ce bruit-là dans sa poitrine.
Mais, tout à coup, il entendit, nettement, le pas d'un cheval.
Il allongea son cou à travers les feuilles.
Oui, le pas d'un cheval! Mlle Florence devait arriver... Enfin!
Et des éclats de fanfares lui emplirent la tête.
Mlle Florence! Elle toute seule!
La voilà donc l'heure si anxieusement attendue! Va-t-il rire! va-t-il être heureux, ô bonnes étoiles!
C'était bien elle.
Doucement, lentement, comme si elle avait pris plaisir à errer sous les arbres, elle approchait. Et Emile sentit sa poitrine se dilater, se dilater de plus en plus. Oh! toutes les chansons que le sang lui entonnait dans les oreilles!
Encore vingt pas, dix pas...
Brusquement, il frémit. La grande tête satanique surplombait, immobile, l'étroit chemin; ses gros yeux flamboyants dardaient des lueurs rouges.
La jeune fille la verrait, tout à coup, quand elle serait parvenue à ce petit détour.
—Mon Dieu! pensa-t-il, alarmé. Si Mlle Florence allait se faire mal!
Et obéissant à un sentiment inexplicable, soudain malgré lui, il sortit de sa cachette, et s'écria:
—N'ayez pas peur! ce n'est rien, mademoiselle!
Mais il était trop tard.
—Ha! fit la jeune fille.
Elle poussa une clameur sourde, en reculant sur sa selle. Et le cheval se cabrant d'effroi, elle tomba à la renverse; elle tomba sur la route, les yeux tournés vers l'épouvantail.
Mais alors Emile se précipita vers elle. Il la ramassa; il la prit dans ses bras nerveux.
—Mademoiselle Florence! dit-il, en sentant toute sa haine s'en aller, mademoiselle Florence, oh! pardon!
Et il tomba humblement à genoux.
Mais la jeune fille ne comprit pas. Inerte, elle le regardait, sans une parole, en arrondissant toujours ses gros yeux terrifiés.
Le cheval s'était enfui à travers la forêt; on entendait son galop décroissant dans les ténèbres lointaines.
Emile serrait encore la jeune fille dans ses bras, et d'une voix craintive, il murmurait:
—Vous n'avez pas de mal, n'est-ce pas? Oh! non! Je ne veux pas! je ne veux pas!... Ce ne sera rien!
Il tremblait; ses lèvres avaient des frissons; ses yeux avaient des éblouissements. Et dans sa tête, il sentait passer de grands vacarmes harmonieux, comme si tous les oiseaux du bois avaient chanté dans sa cervelle.
Il enleva la jeune fille dans ses bras robustes; et, léger, vigoureux, comme si une force inconnue l'avait soulevé de terre, il s'en alla par la forêt, en montrant aux arbres, aux buissons, aux étoiles, ce corps tiède et virginal qu'il sentait palpiter sur son cœur. Florence ouvrit les yeux et elle ne s'effraya pas. Elle se serra toute, instinctivement, contre la poitrine d'Emile. Et celui-ci défaillit alors. Il déposa la jeune fille sur le tronc d'un arbre abattu, puis, les prunelles radieuses, le crâne frissonnant comme si un être céleste l'avait saisi par les cheveux et le transportait, superbement, dans quelque planète nouvelle, il s'écria.
—Pardonnez-moi! pardonnez-moi! Je vous aime!
Elle entendit bien. Elle comprit bien, car deux larmes jaillirent dans ses grands yeux. Mais elle n'eut pas une parole. Sa poitrine seule haleta, de plus en plus vite, comme si son cœur emprisonné s'essayait à prendre un solennel essor. Et il n'y avait rien de bon comme ce silence, que semblaient écouter les arbres recueillis.
Ils restèrent ainsi, longtemps, muets, immobiles, ne se parlant que par leurs yeux, que par leurs souffles, que par le rayonnement splendide de leur bonheur, comme doivent se parler deux arbustes voisins qui fleurissent. Et leurs mains qui se tenaient avaient parfois un serrement convulsif, sous lequel leurs êtres semblaient se fondre.
On n'entendait rien. Où étaient-ils? Dans quel coin de forêt, dans quelle heure du temps? Ils ne savaient pas. Il se sentaient partout, éternellement. Et la terre, le ciel, tout semblait faire partie de leur être, tout était rempli de leur amour.
La nuit devenait peut-être froide; leurs corps l'ignoraient. La rosée mouillait leurs pieds sans doute; ils ne s'en apercevaient pas. Leurs âmes planaient haut, à larges ailes.
De temps en temps, Emile rentrait, pour ainsi dire, dans son corps, et alors il essayait de prononcer quelque phrase banale, pour ne pas sembler ridicule. Mais Florence interrompait ses paroles d'un regard. Et ce regard disait:
«Oh! non! Je comprends mieux comme cela.»
Oh! le bon regard, qu'Emile sentait pénétrer dans son âme, lumineux et doux comme un oiseau de paradis!
Florence était belle, belle à faire pleurer. Il ne l'avait jamais vue, avant cette heure éternelle. Son front blanc semblait suer d'aube; son corps entier dégageait du bonheur; et Emile en sentait de larges effluves passer sur lui. Il la devinait bien aimante, elle aussi, bien aimante et bien pure; il sentait qu'elle ne s'était jamais abandonnée ainsi aux bras d'un jeune homme, et il bénissait le ciel qui venait de provoquer cette inoubliable rencontre, en cette nuit d'avril, au fond de cette forêt silencieuse... Oh! les yeux de Florence, ces yeux violets—qu'autrefois, au temps où il blasphémait, il appelait des yeux d'évêque—qu'ils étaient caressants, qu'ils faisaient du bien à ceux qu'ils daignaient regarder! Emile osait en rapprocher ses lèvres vibrantes, parfois, quand il s'oubliait. Mais le sentiment de son indignité lui revenait très vite. Et il se contentait de pleurer alors, de pleurer banalement de bonnes larmes tièdes, de bonnes larmes joyeuses qui, dans la mousse où elles tombaient, devaient semer les fleurs des printemps futurs.
Ils ne se dirent rien de leurs anciennes querelles; en se regardant, ils comprenaient tout, ils s'expliquaient tout. Un serrement de main de Florence lui révélait bien plus de choses qu'un long discours. Et tous deux, inondés de béatitude, regardaient partir vers le ciel les troncs grandioses des arbres amis qui, avec leurs branches extasiées, semblaient appeler sur le front des amoureux la bénédiction paternelle des astres.
Parfois, Emile se secouait, comme s'il avait senti une autre âme que la sienne dans son corps.
—Voyons, songeait-il, c'est bien moi, Emile, qui aime, qui suis aimé, qui suis heureux?
Oui, c'était lui. Mais cette félicité-là était si formidable qu'il avait besoin d'en douter, par intervalles, pour s'alléger le cœur.
Des insectes bourdonnaient près d'eux, les herbes bougeaient parfois à leurs pieds, froissées par la marche de quelque bonne bestiole invisible et amoureuse, dont ils ne s'effrayaient point. Et, pas bien loin de leur place, derrière un épais massif, où des lierres passionnés étreignaient des végétaux branlants, on entendait hoqueter une source grave, comme si toute la forêt avait pleuré d'amour autour d'eux.
Le temps passa, passa sans qu'ils osassent remuer; la lune monta comme un front rose parmi les cimes heureuses des bois; ils ne bougeaient toujours point.
Emile avait pris une main de Florence, et, doucement, la tenait appliquée sur sa joue. C'était délicieux. Et par ce chaste contact, tout le fluide de leurs êtres fusionnait, en un large courant électrique qui emparadisait leurs corps. Toutes les attractions, toutes les joies de la planète passaient en eux; ils s'aimaient dans le passé; leurs chairs se souvenaient sans doute de s'être aimées autrefois, dans le limon primitif dont elles étaient sorties. Quand la lune déjà haute vint éclairer les choses autour d'eux, ils regardèrent les arbres et crurent ouvrir les yeux pour la première fois.
Bons arbres! Emile et Florence paraissaient comprendre leurs formes, ils semblaient s'émouvoir des choses dites par leurs feuilles, et d'anciennes souvenances leur indiquaient d'intimes parentés avec toutes leurs ramures. Jamais ils n'avaient trouvé l'approche des bois si exquise, les ténèbres si veloutées. Tout avait l'air de s'attendrir autour d'eux, tout communiait avec eux, tout devait savoir qu'ils s'aimaient dans la nature; et ils se figuraient volontiers que là-haut, dans les mondes épars sur leurs têtes, de grands vols d'âmes en pérégrination applaudissaient à leur amour.
Tout à coup Emile osa regarder le visage radieux de la jeune fille; et leurs yeux s'envoyèrent réciproquement de telles projections de lumière, qu'ils crurent se voir à travers un soleil.
Alors, inconsciemment, leurs lèvres s'unirent.
En ce moment, un grand cri éclata dans la forêt, un large cri d'horreur poussé là, devant eux:
—Ha! la sorcière! disait quelqu'un.
C'était Yan, Yan qui, inquiet, était parti sur ses béquilles, à dix heures du soir, pour chercher son petit-fils.
Et il le trouvait dans les bras de Mlle Florence!
—La sorcière! la sorcière!... Elle me l'a pris!
Devant ce spectacle inattendu, Yan resta un instant pétrifié. Puis, il allongea son bras vers la jeune fille, comme pour lui lancer l'anathème, et fit un grand signe de croix sous la lune.
Le lendemain, le ciel fut pur. Emile se leva de bonne heure. Il n'avait pas essayé de dormir. Immobile sur son lit, il avait pensé. C'était une volupté inexprimable. Autour de lui, il sentait du bonheur, du bonheur immensément, du bonheur à l'infini. Et c'était si doux qu'il en pleurait. Il se croyait vaguement emprisonné dans une tour d'émeraude, dans une tour aux murs chantants, la féerique tour du souvenir. Et solennel, il restait là dedans, sans oser bouger, de peur qu'un de ses gestes ne fit écrouler les murailles de rêve.
Cependant, au milieu de la nuit, il avait brusquement sauté à bas de sa couchette.
—C'est insupportable, ces cauchemars! se disait-il à voix basse.
Et il avait allumé une bougie, très vite.
Alors il s'était assis sur une chaise, et longuement il avait pressé son front entre ses mains.
—Grand Dieu! cria-t-il tout à coup, mais ce doit être vrai, cette aventure d'hier soir!
Oui; Emile en trouva les preuves. A son coude, cette meurtrissure: ne l'avait-il pas reçue en butant contre un chêne, tandis qu'il emportait Florence dans ses bras? Et cette déchirure à son paletot? Mais il s'en rappelait encore l'histoire: une aubépine jalouse, qui l'avait griffé au passage! C'est cela même: tout près du vieil arbre abattu sur lequel ils s'étaient assis. Oh! les éblouissements de la mémoire!
Alors, avec délices, Emile avait agrandi la déchirure du paletot, ravivé la meurtrissure de son bras. Puis il s'était décidé à ne plus bouger jusqu'à l'aube.
Elle vint, très blanche. Il la vit monter à l'orient. Et aussitôt, il s'habilla, puis quitta la maison.
Il but l'air matinal à pleines bronches. Pour la première fois, peut-être, il écouta chanter les oiseaux.
Il remarqua un long nuage, aplati à l'horizon comme une couleuvre rose: la traînée de brouillard qui indiquait le Lü. Et à grands pas rythmés, il se dirigea vers la forêt bénie.
Il le trouva vite, le coin solitaire où Florence lui était apparue la veille.
C'était près du Bignaou, non loin d'un chemin. Il s'approcha pieusement de l'arbre abattu. Il avait envie de se découvrir devant. Il le toucha, il le flatta doucement avec sa main, comme il flattait les bons bœufs après une journée de labour. Et son cœur se fondit en tendresse.
Oui, le grand événement s'était accompli là. Il reconnut bien la chère silhouette d'un platane qui semblait le saluer. Il retrouva bien la trace de leurs pas dans les herbes. C'était donc irréfutablement vrai! Oh! chanter cela aux étoiles, aux nuages, aux fougères, aux grains de sable, à tout! le chanter avec frénésie, jusqu'à la vieillesse, jusqu'à la mort!
Et alors, sans peur de la rosée, sans peur de paraître ridicule aux yeux des pinsons jaseurs, ni même aux yeux des personnes matinales qui pouvaient passer sur la route, il se rassit sur le vieux tronc de l'arbre, à la place même qu'il avait occupée la veille; et il resta là une heure, si heureux, si terriblement heureux qu'il redoutait de songer à son bonheur.
Il s'étonnait un peu de ne pas trouver Florence à son côté. Pour l'éternité, ce paysage était indissolublement lié à elle, et il lui semblait qu'un peu de son être visible aurait dû rester là. Certes, il percevait sa pensée qui planait sur ces feuillages. Mais cela ne lui suffisait plus.
Il fut presque mécontent. Il s'en alla, après avoir adressé de muettes salutations aux végétaux. Il erra dans la forêt et retrouva la citrouille grotesque suspendue sur le chemin. Mais son cœur, délicieusement oppressé, avait grand mal dans sa poitrine.
Toujours, il s'arrêtait dans un petit carrefour, d'où l'on pouvait découvrir, à deux cents mètres environ, un coin du château de la Taulade.
Là! c'était là qu'il aurait voulu voler!
Il n'osait pas.
Soudain, il pensa:
—Si elle était partie!
Ne devait-elle pas quitter Salignacq le jour même? Dieu! Cela serait donc possible? Quoi, l'univers ne croulerait pas plutôt que de laisser s'accomplir une monstruosité pareille?
Haletant, il se dirigea vers le château. Cette pensée affreuse, venant le sabrer brusquement dans sa joie, lui donna toutes les audaces.
Il marcha vite, arriva devant la grille, sonna et vit paraître une servante.
—Mlle Florence va... va bien? demanda-t-il en bégayant d'émotion.
—Ah! vous saviez qu'elle était souffrante? demanda la domestique. Oui, ce matin, elle va bien, merci! Mais, cette nuit, elle a eu un peu de fièvre. Il paraît qu'elle s'est perdue dans le bois; on lui a fait peur, a-t-elle dit, elle est tombée de cheval. Mais ce ne sera rien; il n'y a pas eu de blessure. Pourtant le départ est ajourné.
—Ah! lança Emile dans une explosion d'ivresse.
—Oui, mademoiselle ne quittera certainement le pays qu'après les élections.
Et Emile s'en retourna, le paradis au cœur.
Il ne mangea rien ce jour-là. Il ne dit rien à Yan dont les yeux semblaient chargés de mitraille. Il prit son fusil et essaya de braconner. Il resta plusieurs heures derrière un talus, un talus herbeux, d'où l'on entrevoyait la demeure des Brion. Il ne vit rien venir, jamais.
C'était un supplice énervant.
Il ne vit rien non plus le lendemain.
Florence riait peut-être de lui. N'aurait-elle pas dû se trouver là tout le temps, là, dans ce coin sacré de la forêt?
Un, deux, trois jours se passèrent ainsi. Emile pouvait à peine ouvrir les yeux. Ses mains tremblaient. Son front, où toujours se forgeaient les mêmes mots, semblait s'user à certaines places. Et une tristesse infinie lui noyait le cœur.
Etait-elle malade réellement? Ou ne voulait-elle plus s'approcher de lui?
Emile s'alarmait; il ne pensait qu'à Florence, il se demandait avec angoisses comment cette aventure se terminerait, et il n'osait espérer un dénouement heureux. Elle était la fille d'un député; lui n'était que le filleul de Yan. Elle était une Parisienne élégante; lui n'était qu'un paysan mal dégrossi. Tout, naissance, éducation, habitudes, devait les séparer pour toujours.
Emile songea sérieusement à se pendre, dans ce coin de forêt où il avait cru être si heureux. A certaines heures, il partait d'un pas tragique. Souvent il changeait de costume. Tantôt, il s'habillait comme jadis, d'une blouse et d'un béret; tantôt, il revêtait les habits des dimanches, et frisait longuement ses humbles moustaches.
Un jour, Yan dit à son filleul:
—Tu sais, petit, Marie Catalan va se marier.
C'était faux. Mais Emile ne comprit pas.
—Diou biban! éclata le vieux. Il faut que ça finisse!
Et le poing sous le nez d'Emile:
—Tu sais, mon garçon, si tu y penses encore, à ta fille de député, je... je... Suffit! je me tais!
Cela fut lancé d'une voix menaçante.
Yan ne savait pas, du reste, ce qu'il avait voulu dire.
Mais il décida qu'il irait, le lendemain, demander la main de Marie Catalan pour son filleul.
Mai approchait. Voilà une semaine que les yeux d'Emile n'avaient pu se rassasier de Florence. Le jeune homme, voyant Yan faire sa barbe pour se rendre chez les Catalan, eut une crise de désespoir. Il prit son fusil et entra dans la forêt.
Des peupliers tremblaient le long d'un ruisseau. Emile se dirigea vers le coin où gisait l'arbre abattu, le coin où toutes choses chantaient pour lui des chœurs mélancoliques. A terre, il y avait des herbes que le pied de Florence avait courbaturées un soir... Ces herbes se redressaient peu à peu. Encore quelques jours et rien ne saurait plus qu'elle avait passé par là. Non, rien! Emile arma son fusil. Les tempes lui brûlaient. Il entendait le rythme saccadé du sang dans ses veines. Il s'assit doucement sur le tronc de l'arbre et plaça le fusil entre ses jambes. Ses lèvres murmuraient quelque chose. Quoi? Il ne savait guère. Des prières sans doute. Au loin, dans quelque champ labouré, il entendait un paysan dire des phrases simples à ses bœufs: «Bé, Martin! Bé, Youan!» Va, Martin! Va, Jean! Et cela lui remplit les yeux de larmes. Il embrassa le tronc inerte de l'arbre couché. Le canon de l'arme toucha son cou et le glaça.
—Mon Dieu! soupira-t-il.
—Bé, Martin! bé Youan! disait toujours le paysan à ses bœufs.
Et Emile rejeta le fusil avec terreur.
Non, il ne pouvait pas. C'était plus fort que lui. La voix des laboureurs, les conseils des oiseaux, les murmures bienheureux des arbres, tout l'exhortait à vivre. Le suicide, n'est-ce pas une monstrueuse folie? Ils le savent bien, les paysans sains et virils qui n'admettent point qu'il y ait des êtres assez dépravés pour attenter à leurs jours. Que dirait-on dans le pays? Que penserait Yan? Non! Ce serait le déshonneur pour la maison. Et les mendiants galeux, les estropiés geignants qui vont dans la contrée, lamentables, mais heureux de souffrir au soleil, se montreraient du bâton le Bignaou maudit, et diraient, en se signant trois fois:
—Jésus! délivrez-nous du mal! C'est ici qu'un jeune homme de vingt-deux ans s'est tué!
Alors, très malheureux de ne pas habiter une ville sentimentale où les suicidés par amour provoquent l'attendrissement des bonnes âmes, Emile laissa son arme, et, anxieux, n'ayant plus ni dignité, ni réflexion, il ouvrit sa bouche, puis, de toute sa voix éperdue, comme un cerf brame au mois de mai, il appela:
—Florence!
Et aussitôt il tira en l'air un coup de fusil.
Un grand bruit, cela fit un grand bruit dans la forêt; les feuilles crépitèrent sous les plombs. L'écho, très loin, appela plusieurs fois: «Florence!» et fit entendre plusieurs fois une détonation. Emile haletait. Il ne vit rien d'abord, rien que de la fumée. Et ses yeux se dilatèrent; les veines de son cou se gonflèrent sous sa peau. La fumée se dissipa. Mais Emile ne vit rien encore, rien qu'un tohu-bohu de choses qui dansaient: des feuillages, des troncs, des racines, une grande sarabande végétale. Et, dans sa poitrine, son cœur tonnait avec fracas. Non, il ne voyait pas venir celle qu'il avait appelée, et les lèvres entr'ouvertes, la respiration sifflante, il reprit son fusil dans ses poings nerveux, son fusil qui contenait une charge de plomb encore.
—Mon Dieu! balbutia-t-il, à mon aide!
Il s'était tourné vers le nord, vers le château de la Taulade; et ses prunelles pleines d'adjurations lumineuses ne distinguaient rien de ce qu'il y avait autour de lui. Rien. Tous les arbres voisins auraient pu s'abattre sur sa tête, il n'aurait pas bougé. Sa respiration s'accéléra, s'accéléra désespérément, comme si tout son être avait couru d'un galop vertigineux à travers la forêt. Et, soudain, ses jambes tremblèrent, son visage s'éclaira d'un long sourire de transfiguration. Le fusil tomba de ses mains glacées. Emile, inconsciemment, fit quelques pas, en tendant ses bras nerveux, comme s'il avait vu un soleil marcher vers lui. Oh! ce devait être un soleil: car toute la forêt chantait sur son passage! un soleil: car sur sa route le sol semblait sourire par une soudaine éclosion de marguerites! Et le visage d'Emile s'illumina, comme pour refléter l'astre joyeux qui approchait.
—Mes yeux, mes yeux, ne vous trompez-vous pas?
Il s'avança encore. Et, tout à coup, en poussant un grand cri de triomphe, il tomba aux pieds de Florence, de Florence qui était venue à l'appel de sa volonté, et qui doucement lui baisa les mains, en pleurant de tendresse.
Et, longtemps après sans doute, ou peut-être tout de suite, il entendit des explications bénies qui lui versaient du baume sur toutes les plaies du cœur:
—Mon Emile, je n'ai jamais pu venir. Jamais! Mon père est rentré depuis hier à la Taulade. On me surveille. Puis j'ai été souffrante. Ma tante a tout compris, l'autre soir, quand on m'a vue arriver si tard. Le cheval était à la maison depuis deux heures! Emile, je vous aime. N'avez-vous pas senti ma pensée, nuit et jour, auprès de vous?
Et soudain, le petit-fils de Yan entendit encore ces autres paroles, qui tombèrent sur lui comme une avalanche de roses:
—Emile, il faut demander ma main à mon père.
Il frémit:
—Croyez-vous qu'il me l'accorde, lança-t-il, avec une flamme d'exaltation dans les yeux.
—Mais certainement!... Bonjour, Emile. Confiance!
Et Florence disparut, légèrement, sous les branches des arbres.
Emile s'étreignit le front; il avait peur de le sentir éclater de joie. Il marcha dans la forêt avec l'inconscience d'un somnambule. Il avait les oreilles pleines de fanfares. Il faisait de grands gestes automatiques, comme s'il avait voulu jeter des poignées de bonheur aux plantes, aux nuages, aux étoiles. Toutes les félicités réservées à ce globe devaient être accumulées en lui. Il avait de la joie pour plusieurs hommes, de la joie pour plusieurs siècles, et les organismes qui naîtraient un jour de son corps décomposé seraient tout imprégnés encore de son immortelle béatitude. Il marcha au hasard des routes. Il se sentait poussé par des influences célestes, comme par des mains de lumière; il alla, sans savoir où elles le conduisaient. Il traversa des taillis, enfila une allée, arriva dans un bosquet ombreux, où un homme lisait des journaux sous une cabane de chaume. Cet homme était M. Brion, le père de Florence. Emile s'approcha. Il tremblait pourtant. La minute était si solennelle! Mais, les mains de lumière le poussaient toujours:
—Va! va! semblait lui dire une voix amie, qui chantait dans le vent; va sans crainte! Le ciel te protège aujourd'hui et rien de ce que tu demanderas ne pourra t'être refusé!
Emile s'arrêta devant M. Brion.
—Bonjour, monsieur le Député! salua-t-il.
Le père de Florence leva la tête et reconnut le filleul de Yan.
—Bonjour, mon ami!... Qu'y a-t-il de nouveau? Tout le monde se porte bien chez vous?
Emile avait ôté son béret et, quoique la voix amie lui parlât toujours, il se troubla de plus en plus. Il baissa le front, rougit comme une groseille et n'osa rien dire.
—Allons! Allons! fit le père de Florence. Vous avez quelque chose de sérieux à m'annoncer. Ne tremblez pas! Je ne suis guère terrible! Racontez-moi tout.
Emile releva la tête, ferma les poings, tendit les jarrets comme un homme décidé à faire un grand saut.
—Vous fâcheriez-vous, monsieur, balbutia-t-il ingénument,—et ses lèvres brûlaient comme si elles avaient lâché des paroles de feu,—vous fâcheriez-vous si mon parrain venait vous demander pour moi la main de Mademoiselle votre fille?
C'était fait! La question vertigineuse était formulée! Emile ne respira plus.
M. Brion, lui, respira fortement. Il se tourna vers le jeune homme, le regarda de ses prunelles agrandies, puis il se leva, fit quatre pas sous la cabane de chaume, et agita les journaux sur sa tête.
—Quel garçon bizarre! s'écria-t-il. Ah! quel garçon bizarre!... Vous demander comme ça, sans crier gare... Très drôle!... très drôle!... Il faut venir â Salignacq pour avoir des aventures pareilles!
Emile frissonnait. Son visage était devenu livide.
Le député le regarda de nouveau, et la surprise du premier moment se changea aussitôt en compassion.
Il posa sa main droite sur l'épaule du jeune homme et dit, d'une voix amicale:
—Rassurez-vous, monsieur Emile! je ne m'offense pas pour si peu! Si votre démarche manque de correction, elle n'est pas sans originalité, et j'adore les gens qui n'agissent pas comme tout le monde. Il vous plairait de savoir si je vous donnerais ma fille en mariage? Vous me prenez un peu à l'improviste; j'avoue que je n'ai guère étudié la question! Pourtant Florence m'a beaucoup parlé de vous ces jours-ci, et j'aurais dû être plus clairvoyant. Il n'importe! Vous avez l'air d'un brave garçon et vous portez un nom fort honoré dans le pays. Je sais du reste que vous êtes riche, très riche... Je vais donc vous faire connaître toutes mes pensées. Un mariage entre ma fille et vous ne me paraît pas impossible. Seulement vous me permettrez de dire que je vois des obstacles sérieux à cette union. Ce n'est pas de votre côté que je les trouve, mais du côté de votre grand-père. Yan du Bignaou possède cinquante mille livres de rente et s'habille comme un mendiant! Il pourrait avoir des châteaux et habite une vieille baraque! C'est honteux! On ne vit pas comme ça! Moi, vous comprenez, je suis obligé, à cause de ma situation, d'exiger une certaine tenue des gens susceptibles d'approcher ma fille; et je ne dois pas permettre que son beau-père file du lin, mange de la bouillie de maïs, soigne les veaux ou les cochons, et se laisse tutoyer par ses domestiques!... Vous le lui direz n'est-ce pas? Il s'amendera, je l'espère, il mènera un train de vie plus en rapport avec sa fortune, et alors, si vous agréez à ma fille, nous pourrons reprendre la conversation de ce matin!... Au revoir, cher monsieur Duvignau! Tâchez de civiliser le vieux Yan. Tout dépend de lui.
Le député serra la main d'Emile et celui-ci s'en alla, le front haut, le pas dansant, le visage illuminé d'espoir.
—Il veut bien me donner sa fille! Il veut bien!... Oh! que je suis heureux! se dit-il en traversant de nouveau la forêt.
Il souriait à tous les arbres. Ses yeux avaient de triomphales clartés. Il aurait trouvé sur sa route un pape grandiose qui, à grand bruit de cloches, l'eût sacré empereur d'Occident, comme Charlemagne, qu'il n'aurait pas manifesté la moindre surprise! En dix minutes il arriva chez lui.
Le soleil se couchait.
Yan, qui avait filé ses trois quenouilles de lin dans la journée, achevait en ce moment son repas du soir. Il se leva de table et armé de ses béquilles des dimanches, il se disposa aussitôt à partir vers Catalan.
Emile prit simplement son grand-père à bras-le-corps.
—Venez! venez! lui dit-il.
Et doucement il l'emporta, au nez de la servante ébahie.
Et quand il fut dans sa chambre il assit le vieillard sur une chaise, ferma la porte, puis, doucement, avec une voix démontée par les sanglots, il balbutia.
—Papa, je suis bien heureux!
Yan se tâtait.
—Mais il est fou, Diou biboste! fou!
Et il regardait son petit-fils avec ahurissement.
Par la fenêtre ouverte, le soleil mourant envoyait un adieu vermeil dans la chambre, et Emile, sous cette lumière, semblait un grand saint doré d'église.
Yan ne le reconnaissait guère.
—Je suis bien heureux! bien heureux! continuait le filleul.
—Mais, mon garçon... répliqua le vieillard.
—Je peux l'épouser!
—Qui ça?
—Mlle Brion!
—La fille du député?
—Oui, papa! la fille du député, je peux l'épouser moi, Emile Duvignau!
Et alors il s'assit, radieux et chargé de gloire, comme si après ces paroles suprêmes, le monde inutile n'avait eu qu'à se volatiliser sous ses regards.
Yan éclata de rire.
—Voyons, petit, reviens à toi! dit-il à son filleul. Il est tard et j'ai à parler longtemps avec les Catalan. Veux-tu me passer les béquilles?
Alors Emile frissonna. Il rentrait dans la réalité. Il prit dans ses mains fébriles la main osseuse de l'aïeul.
—Papa, dit-il, vous n'avez donc pas compris? Je peux épouser la fille du député, Mlle Florence: elle m'aime!
Et il déborda de confidences.
—Vous ne pouvez pas savoir... De si grands yeux! Et une voix... Vous ne pouvez pas savoir! Elle m'aime, vous dis-je. Vous en êtes convaincu d'ailleurs, puisque vous nous avez surpris, l'autre soir! Longtemps j'ai cru rêver. Mais non, tout à l'heure encore... Tenez, tâtez cette meurtrissure à mon bras; vous voyez bien, vous voyez bien! J'ai les yeux éblouis comme si j'étais dans un arc-en-ciel... Vous ne pouvez pas savoir!... Donc, son père veut bien que je l'épouse. C'est trop de bonheur, vous comprenez? Aussi vous me permettrez bien de pleurer un peu. Oh! papa!
Yan se dressa.
—Imbécile! dit-il.
Et, rageusement il essaya de prendre ses béquilles lui-même.
—Papa! cria Emile. Je ne veux pas, entendez-vous? Je ne veux pas que vous alliez chez les Catalan. Jamais je n'en épouserai d'autre!
—Mais, petit nigaud...
—Oh! taisez-vous! Si vous saviez ce qui se passe en moi! Je serais capable de tout, papa! de tout, si vous vous opposiez à ce mariage! Non; c'est entendu, je l'épouse. Vous allez demander sa main! M. Brion est chez lui, dans sa tonnelle. Ne perdez pas une seconde. Faites vite!... Ah! j'oubliais: je vais vous prêter mon chapeau. Et puis, vous allez quitter cette blouse. Vous tâcherez de vous exprimer en français ensuite. Car le député n'aime guère vos airs de paysan. C'est même une des conditions...
—Hein? nasilla Yan, dont les yeux flamboyèrent.
Emile sans se troubler, continua:
—Oui, j'avais oublié. M. Brion consent à ce que j'épouse sa fille, pourvu que vous vous civilisiez un peu. Plus de béret, plus de chamarre, plus de sabots, et plus de familiarités avec les domestiques surtout! Vous allez acheter une voiture, nous aurons un cocher, vous porterez une redingote, vous...
Il s'arrêta. Le visage de Yan semblait bouleversé par un tremblement de terre! On eût dit que le vieux voulait éclater de rire ou fondre en larmes, et il ne pouvait faire ni l'un ni l'autre. C'était effroyable. Ses bras ébauchaient machinalement un geste bizarre, le geste de filer avec frénésie une fantastique quenouille de lin.
—Un monsieur! put-il enfin articuler. Il faudra que je devienne un monsieur, moi, Yan du Bignaou!
Et il se décida tout à coup à rire, à rire convulsivement, avec des éclats qui firent trembler les murailles.
Emile bondit.
—Eh bien, vous savez, dit-il avec un frisson dans ses tempes, si vous ne voulez pas le devenir, je...
—Quoi donc? demanda paisiblement le vieillard.
Emile s'affaissa:
—Oh! papa! que c'est donc malheureux!
Et il étreignit, dans ses mains crispées, les doigts maigres de son grand-père.
Il ne dit plus rien. Il s'assit sur une chaise, mit ses coudes sur ses genoux, ses joues dans ses mains, et regarda inconsciemment, à travers ses larmes, les dessins obliques des carreaux rouges qui pavaient la chambre.
Le jour finissait. Au plafond, les suprêmes rayons du soleil s'étaient fondus, en imbibant les murs d'une grande tristesse grise. Et, dans un champ lointain, montait une chanson lente, la simple chanson de quelque laboureur, rentrant chez lui a pas calmes, le râteau ou le pic sur l'épaule.
Et Yan considérait, sur le front découvert d'Emile, une petite cicatrice blanche, une ancienne blessure que le filleul s'était faite jadis, à l'âge de trois ans, en tombant d'une chaise. Oh! les souvenirs bénis! Yan promena sa main tremblante sur le front tendre de son petit-fils.
—Écoute, lui dit-il,—et sa voix résonnait avec une tendresse infinie,—écoute, enfant: Je t'aime bien. J'ai vécu si heureux avec toi! je mourrai si heureux si je meurs près de toi! Je te parle avec toute mon âme; écoute: Devenir un monsieur? Je le voudrais, si tu devais y trouver quelque plaisir. Tout ce que tu désireras, enfant, tout, je le ferai, tu le sais bien. Mon bon Emile! Mais j'ai promis à Dieu, moi, de ne pas devenir un monsieur, de ne pas faire de toi un monsieur! Je l'ai juré! A Dieu, te dis-je! Et Dieu existe, va! quoi qu'on en pense à Paris. Et je sens bien, dans les larmes que je verse en ce moment, qu'il est près de nous, Emile, et qu'il m'encourage à te parler ainsi. Oui, devant ton père mourant, j'ai juré cela. Et c'est sacré, vois-tu ce qu'on promet alors. Sans doute, il y a des personnes que ces choses font rire. Mon enfant, il ne faut jamais rire de rien. Retiens ce conseil d'un vieux qui ne rit plus.
Emile ne bougeait pas. Aucun argument n'aurait pu entamer son amour. Toutes les supplications humaines auraient passé sur lui, comme toutes les averses du ciel sur un marbre, sans le pénétrer.
Alors Yan dit:
—Eh bien! j'ai autre chose à t'apprendre. Cette demoiselle Florence n'a pas le sou. Je le tiens d'excellente source. Le père est criblé de dettes. Quant à la personne elle-même: une jeune fille de Paris, par conséquent de mœurs plus ou moins...
Emile se leva.
—Ah non! cria-t-il. Je vous en supplie, pas ça!
Et Yan comprit, à la flamme qui passa dans les yeux de son filleul, qu'il ne fallait pas aller plus loin.
Il quitta sa chaise, fit quelques pas douloureux en se tenant aux meubles, alla prendre ses béquilles, et, sans mot dire, essaya de sortir.
Au moment où il ouvrait la porte, Emile s'élança vers lui.
—A genoux! tenez, à genoux, je vous en conjure, murmura-t-il en tombant à ses pieds, permettez que je l'épouse!
—Aux conditions que tu m'as dites? Jamais!
Et Yan s'en alla.
Emile se remit debout. Il était livide. Il regarda s'éloigner son aïeul.
—Papa! appela-t-il d'une voix éperdue. Papa!...
Mais Yan disparut, tandis qu'au loin les cloches de Salignacq tintaient un mélancolique angelus sur les landes violettes.
Alors, Emile rentra dans sa chambre, pressa un instant son front dans ses mains, puis, devant un vieux bénitier en faïence où un Christ informe saignait du vermillon par son flanc bleui, il dit:
—Mon Dieu, pardonnez-moi ce que je vais faire!
Il ferma ses volets et verrouilla sa porte.
Yan était déjà loin. Il marchait à grandes béquillées. Et, tout en marchant, il grommelait:
—Ce pauvre enfant!... Ouf! quel malheur!
Quand il eut dépassé la petite allée qui faisait communiquer le Bignaou avec la route, il s'arrêta, s'adossa contre un arbre et s'essuya le front.
Il avait chaud comme s'il avait porté deux sacs de blé. Alors il se signa, joignit les mains et dit:
—Jésus, inspirez-moi.
Il reprit ses béquilles soudain.
—Tant pis! j'y vais! dit-il tout haut.
Et au lieu de prendre le chemin de Catalan, il s'engagea dans la forêt de la Taulade.
Des gens passaient en le saluant à voix haute, à la façon du pays.
Lui n'entendait rien. Il croyait avoir le tonnerre dans son front. Il franchit un talus, malgré ses béquilles, sans aucune hésitation, comme s'il avait eu encore ses jambes de vingt ans. Et, dans la forêt, il trouva le sentier voulu, très vite, sans trébucher une seule fois.
La soirée était douce. Une grosse étoile blonde, l'étoile de l'amour, s'épanouissait déjà au couchant. Le vieux cœur de Yan bondissait sous la chamarre.
Dans une mare que recouvraient des feuilles, il se crotta.
—Tant mieux, pensa-t-il. J'aurai une tenue plus hostile!
Et il donna une tournure vulgaire à son béret, et il résolut d'exagérer toutes ses grossièretés de paysan.
—Nous allons voir! grommela-t-il en sautillant sur ses béquilles. Ah! la sorcière!... nous allons voir!
Il arriva en quelques minutes à la Taulade. D'abord l'approche du château l'intimida. Voilà trente ans qu'il n'avait pénétré dans cette maison de messieurs et de dames. Il amortit le bruit de ses béquilles sur les pelouses, il retint sa respiration. Même, un instant, il s'arrêta, se demandant s'il ne faisait pas une folie.
—Bah! il faut que je voie ce que cette petite a dans le corps! décida-t-il.
Et crânement, il s'avança.
La nuit était claire. Sur les branches recueillies, des insectes invisibles chantaient, de toutes leurs ailes éperdues. Yan, le cœur oppressé, arriva devant une barrière. C'était tout près du château. Aucun chien n'avait grogné encore. Il regarda un moment, avec des yeux jaloux, l'antique édifice qui osait, dans Salignacq, rivaliser de faste avec le Bignaou, puis, ayant concentré toute l'énergie de ses nerfs, il voulut ouvrir. Il ne sut pas. Ces Parisiens ont des barrières qui ferment si drôlement...
—Satanés Parisiens! gronda Yan.
Et, vainement, il promena ses doigts dans les barreaux.
Il y avait déjà dix secondes qu'il tâtonnait, quand un gros chien s'élança vers lui, en aboyant à pleine gueule.
—Bonsoir, Yan! dit alors une très douce voix.
Le vieillard leva la tête.
—Attendez! continua la voix. Je vais vous ouvrir.
Et Yan vit une silhouette de femme encadrée là-haut; dans une croisée.
—Ce doit être la bonne, pensa-t-il. Oui, il faut que ce soit une bonne, pour prononcer Yan comme ça.
La silhouette avait disparu, mais quelques secondes après, Yan la reconnut sous la forme d'une belle fille qui sortait allègrement du château et courait vers lui.
—Voici, Yan! Entrez!
Et la belle fille ayant ouvert la maudite barrière, prit le vieux paysan par le bras.
Ce n'était pas une bonne. C'était Mlle Florence elle-même.
Et Yan, au fond, en fut très navré.
—Ah! si elle m'appelle souvent de cette voix-là! pensa-t-il.
Donc il se mit en garde.
—Bonne nuit, mademoiselle! dit-il sèchement.
Et il bâilla devant elle, sans pudeur, pour paraître plus mal élevé qu'il n'était.
Cependant la main de Florence produisait la sensation d'une aile d'oiseau sous l'aisselle du vieillard. Oh! pressé par cette main, il se trouvait alerte et rajeuni!
La voix continuait:
—Vous allez bien, Yan?
—Oui, je vous remercie. Et votre santé pareillement?
Non, jamais dans le pays, une jeune fille n'aurait su, avec tant de grâce, tant de sollicitude, aider un pauvre infirme à marcher.
Et Yan brida fortement ses lèvres pour ne pas dire:
—Ah! mademoiselle! vous êtes bien bonne, bien bonne!
Il prit un parti héroïque. Ayant découvert un banc contre un mur, il se laissa tomber dessus.
—Comme ça, pensa-t-il, j'échapperai à l'influence de la main.
—Vous ne voulez pas entrer, Yan? Papa est absent, mais vous serez le bienvenu quand même. Ma tante est à la maison. Elle lit. Entrez donc, Yan!
C'étaient des paroles claires et douces comme des airs de flûte. Quand elles s'insinuaient dans l'oreille, chacune d'elles semblait enveloppée dans le pétale d'une fleur bleue. Oh! c'était frais!
Et après ces paroles, ce ne fut pas une main, mais deux, qui s'abattirent sur le malheureux paysan. Et la voix, de plus en plus douce, de plus en plus fraîche, opéra de concert avec les deux mains.
—Comment, Yan! Vous voudriez rester dehors? Mais vous attraperiez du mal! Oh! je vous en prie! entrez un instant... Je vous demande bien pardon, si je ne sais pas vous supplier en patois. J'apprendrai, Yan! Allons! donnez-moi le bras comme ceci. Prenez garde; il y a une marche, là! Marchez-vous à votre aise?
—Je crois bien! répondit Yan malgré lui.
Et il ne put s'empêcher de regarder, avec ses petits yeux entourés de rides, les deux yeux profonds de Florence.
—Gredins d'yeux! ils parlent gascon! pensa-t-il.
Et, un peu effrayé, il s'avança au bras de la jeune fille, en redressant son dos de toutes ses forces, pour paraître encore gaillard.
Triomphant, radieux à côté de Florence, non sans penser au jour un peu oublié où il conduisait Mme du Bignaou à l'autel, il entra dans le château.
—Par ici, Yan! dit sa compagne.
Yan voulait humblement aller à la cuisine.
—Par ici. Venez au salon!
Et elle le conduisit dans une pièce toute resplendissante d'étoffes, de dorures, de glaces, de fleurs, où Yan ne s'entendait pas marcher, tant les tapis étaient lourds, et où il demeura bouche bée, tant toutes choses étaient belles.
—Là! asseyez-vous maintenant!
Yan se sentit guider vers un siège troublant, capitonné de soie rose, un profond et large fauteuil, en tout semblable certainement à celui que le bon Dieu des laboureurs occupe là-haut, au-dessus des nuages, quand il trône parmi sa grande cour d'anges et de prophètes.
Et Yan, que tant de prévenances auraient exaspéré autrefois, se trouva très flatté à cette heure. Il s'assit, se découvrit avec respect, et même il enleva, d'un frottement de manche, une tache de boue qu'il remarqua sur son pantalon.
—Mille excuses, mademoiselle,—et il s'efforçait de réprimer son accent,—mille excuses pour avoir osé me présenter ainsi. Ce sont mes vêtements de travail, et...
Mais les yeux gascons de Mlle Florence pardonnaient généreusement.
Alors Yan regretta presque de ne pas s'être coiffé du chapeau ridicule que lui avait proposé son petit-fils.
Cependant Florence lui mettait un coussin dans le dos, un tabouret sous ses pieds, le débarrassait de ses béquilles, installait des abat-jour de dentelles sur les lampes pour ne pas lui blesser les yeux, fermait les croisées pour éloigner la fraîcheur nocturne de ses épaules, le soignait, le dorlotait, l'étourdissait de bavardages amusants comme des chants d'oiseaux; et finalement, elle vint s'installer à côté de lui, si belle, si aimable, si resplendissante de grâce et de bonté, que le vieux Yan eut envie de tomber à genoux devant elle, et de lui chanter des cantiques.
Mais il se secoua:
—Surveille-toi, mon bonhomme! se dit-il, ou tu es perdu!
Et tout haut, brusquement:
—Alors, mademoiselle, vous... vous... aimez mon petits-fils, Emile?
Florence ne dit rien. Elle osa seulement prendre une main de Yan dans ses mains veloutées. Et lentement, elle baissa la tête, pour ne pas laisser voir ses grands yeux illuminés de larmes.
Alors Yan fut si heureux qu'il lui baisa les doigts.
—Oh! pardon! balbutia-t-il, je n'aurais jamais cru... Oh! mademoiselle!...
Il se tut lui aussi, car il se sentait venir une voix ridicule dans le gosier, une voix entrecoupée de sanglots.
Il s'en alla. Que pouvait-il apprendre encore? Rien. Les larmes lui avaient tout dit. Il s'en alla. Et ses oreilles étaient si pleines de musique, ses yeux si éblouis de beauté, qu'il n'entendit, qu'il ne vit rien de ce qui se passa autour de lui. Il comprit à peine que Florence lui redonna le bras pour s'en retourner, qu'elle lui cueillit des poignées de fleurs en passant au jardin, et qu'elle le fit précéder dans la forêt par un domestique tenant à la main une lanterne.
Puis il crut bien que la jeune fille lui disait un bonsoir très harmonieux dans lequel elle appelait Yan: papa.
Mais cette supposition était si ambitieuse qu'il n'osa trop l'admettre; et il se surprit en train de prier Dieu, de prier Dieu en français, certes! quand, titubant de félicité, il arriva dans la vieille avenue du Bignaou.
Mais à peine eut-il fait quelques pas dans cette avenue, qu'il poussa un cri terrible.
—Diou biban!
Un panache de flammes sur sa maison!
—Au feu! hurla Yan. Au feu!
Et il s'élança sur ses béquilles.
Le Bignaou brûlait.
Yan ouvrit des yeux pleins de terreur.
—Mais c'est vrai, allez! souffla-t-il, c'est bien vrai!
Et il se mit à trembler de tous ses membres.
—Au feu!
Il ne pouvait même pas crier. La voix se mourait dans sa gorge.
—Au feu!
Il reprit sa course, il s'approcha de la maison, s'approcha vite, en sautillant de façon lamentable sur ses béquilles.
—Poutoun! Cadet! Emile! voulut-il appeler.
Mais la bonne seule était présente; elle se frottait les yeux sans savoir que faire.
L'incendie commençait à peine. Les bœufs bramaient en secouant leurs mangeoires. Un cheval avait fendu la porte de l'écurie à coups de sabots, et s'enfuyait, effaré, vers les champs.
—Emile? Où est Emile? put demander Yan.
—Je ne sais pas. Je ne l'ai pas vu! répondit la servante.
Et des voisins accouraient, hagards.
—Où est-ce que le feu a pris? Comment? Où sont les domestiques?
Mais nul ne savait répondre aux questions de Yan.
Les domestiques? ils étaient à l'auberge, sans doute.
—Mile! Mile!
A travers le crépitement des flammes, on entendait ce lambeau d'appel, ce cri exténué du vieux paysan cherchant son petit-fils.
Soudain, un éclair dans la pensée de Yan:
—Ah! c'est sur la chambre d'Emile, le feu!
Il courut, il cassa une béquille en route.
—Emile! clama-t-il.
Et cognant sur une porte:
—Es-tu là, Emile?
Aucune voix ne répondit.
La porte était verrouillée.
—Au secours! Une hache! Vite une hache! demanda Yan en se tordant les mains.
Dans un coin, il aperçut un maillet à égrener le maïs.
Il le prit; et, retrouvant dans ses bras rouillés un peu de la force des jours passés, il frappa désespérément sur la porte.
Après trois coups, elle céda.
Et à travers les planches disjointes, Yan s'élança, au risque de tomber dans les flammes. Il s'élança, et tout à coup, entouré de feu, lui apparut Emile, Emile inerte qui semblait dormir sur son lit.
—Oh! pardon! sanglota Yan, en comprenant ce qui s'était passé. Pardon! Viens! Je ferai tout ce que tu voudras! Tout, m'entends-tu?
Et il arracha Emile de sa chambre.
—Viens donc! Je l'ai vue, ta fiancée! Un ange! Vous vous marierez dans un mois, malgré le serment à ton père, malgré le serment à Dieu, malgré tout, Emile! Pardonne-moi!
Alors Yan, qui défaillait, sentit brusquement les bras de son filleul s'attacher à son cou, dans un long transport de reconnaissance.
—Eh! qu'elle brûle si elle veut, la vieille baraque! dit le vieillard, sous l'étreinte de son filleul. Qu'elle brûle! puisque je vais te faire bâtir un château!
Mais quand il sut Emile hors de danger, quand il fut bien convaincu que personne n'avait pris mal dans la maison, Yan, qui était né au Bignaou, qui y avait aimé, souffert, vieilli, se permit de pleurer quelques larmes en voyant s'abattre les chers murs, les bons murs de la douce maison dont les pierres tombaient à ses pieds, avec des bruits vagues, plaintifs comme des adieux d'amis.
L'incendie épargna les granges. La maison d'habitation elle-même ne fut pas sérieusement endommagée. Mais Yan qui, depuis son entrevue avec Mlle Florence, croyait avoir une âme neuve dans son corps, désira qu'il ne survécût presque rien de son ancienne demeure. Quand les murs du Bignaou furent refroidis, le parrain d'Emile embaucha des maçons pour édifier une maison nouvelle. Un architecte fut mandé, un architecte de Paris. Il proposa des plans très coûteux et très incompréhensibles, que Yan accepta sans hésiter. Il fallait aller vite.
La noce devait avoir lieu, non dans un mois,—il était impossible d'arriver si tôt,—mais dans six mois au plus tard. Emile menaçait de s'engager, s'il n'épousait pas Florence Brion avant le premier de l'an. Et Yan comprit son impatience, certes. Lui-même, du reste, exigea que les choses marchassent rondement.
Tout de suite, il prépara la grande métamorphose qui lui avait été imposée.
Il s'agissait de transformer le vieux paysan de Gascogne en un monsieur des plus distingués. Yan s'y appliqua aussitôt de son mieux. Il ne se coiffa plus d'un béret. Il ne chaussa plus ses lourds sabots de verne. Il pendit à un clou sa bonne chamarre bleue. Cela ne l'attrista pas outre mesure. A peine perdit-il l'appétit quand son filleul exigea qu'il parlât le français à table.
Pendant soixante-dix-huit ans, sa langue avait gasconné, avait articulé les mots sonores et parfois assez risqués de son pays; on devait bien lui permettre un peu de maladresse mélancolique à prononcer les nouvelles paroles!
—Eh bien! Yan, ça ne va donc pas? lui disaient les métayers en tapant gaillardement sur son épaule, à la gasconne.
—Mais si! mais si! répondait Yan, en dissimulant sa tristesse.
Et il s'éloignait des vieux camarades, dont la conversation trop familière ne plaisait plus à Emile.
Et un jour, un nouveau domestique venu de Dax, qui portait des vêtements cossus, comme un instituteur, l'appela respectueusement «Monsieur Jean». Yan ne comprit pas d'abord de qui l'on parlait. «Monsieur Jean!» Il ne s'attendait pas à être désigné ainsi.
Quand il sut de quoi il retournait, il pleura un peu, malgré tout, comme s'il avait appris soudain la mort d'un bon ami d'enfance, d'un bon ami appelé Yan et qu'il ne reverrait plus.
Et il ne s'étonna point lorsqu'un tailleur vint coudre pour lui des vêtements noirs.
Et il sortit de ses oreilles les minces anneaux d'or qu'il portait depuis son enfance, et que les baisers de sa défunte femme avaient si souvent effleurés, autrefois, au temps des lèvres roses et des baisers d'amour.
Et, sur les observations d'Emile, il voulut bien laisser pousser sa barbe, afin de paraître distingué.
Et ses mains qui, mécaniquement, faisaient toujours le geste plébéien de filer de l'étoupe, il essaya de les maîtriser, afin de ne pas sentir les regards irrités de son filleul.
Et la mesture, le cher pain du pays dont toute sa chair était constituée, il y renonça sans douleur trop apparente, pour manger du pain bien blanc et bien hygiénique, de ce pain de froment qui ensanglante les gencives et fait gronder les estomacs gascons!
Bientôt la bonne tenue de «Monsieur Jean» fut l'objet d'une admiration unanime.
—Mais vous engraissez, papa, je vous assure! proclamait Emile, qui, de son côté, s'habillait comme un gentleman.
Le Bignaou était sens dessus dessous. Des charpentiers, des forgerons, des couvreurs, des ébénistes s'acharnaient sur ses murailles, sur son toit, sur ses portes, sur ses parquets. Tout cela criait, chantait avec une noble émulation. Mais «monsieur Jean», depuis qu'il chaussait des bottines, était trop bien élevé pour se plaindre. Il payait sans murmurer, chaque samedi, et c'est à peine si, de temps en temps, on le voyait sortir un mouchoir bien blanc et bien empesé de sa poche, pour se moucher dedans ou peut-être pour y pleurer; l'on ne savait trop.
Sans doute, il avait des absences. Ainsi, quand il passait devant son cocher, un beau garçon, habillé comme un docteur et tout plein de belles manières, il ne pouvait s'empêcher de dire: «Pardon, monsieur!» Et il n'osait rien ordonner à la femme de chambre, une grande dame, fort embaumée, dont les toilettes inspiraient le respect. De même, la voiture achetée par Emile lui donnait des terreurs folles. D'abord, il n'osait pas s'asseoir sur des coussins si riches; et il avait peur sans cesse de cracher sur le tapis, ce qui lui donnait des gastralgies constantes!
Ensuite, comme les ressorts étaient souples, il croyait danser effroyablement quand il allait en promenade, ce qui lui valait de continuels vertiges.
On lui avait réservé un large fauteuil rembourré de crin: il se meurtrissait dessus. Dans son lit, on avait mis un sommier confortable, au lieu de la patriarcale paillasse en feuilles de maïs: cela lui déchirait les côtes.
Parfois, le dimanche, Emile voulait qu'on mangeât des huîtres: Yan ne pouvait sentir ces bêtes disgracieuses. Il en massacrait trois ou quatre, par tenue, sans trop laisser voir ses nausées.
Et les parquets frottés sur lesquels il croyait tomber sans cesse! Et le silence des domestiques en sa présence, qu'il prenait pour du mépris! Et ses bretelles d'un nouveau système breveté, qu'il ne savait jamais installer sur son dos! Et le tabac, les bonnes prises de tabac dont, pendant quarante ans, il avait gratifié ses voluptueuses narines, et qu'il fallait supprimer actuellement pour cause de propreté! Et sa nouvelle barbe enfin, sa barbe en fleuve, qui lui occasionnait des démangeaisons si terribles, qu'il croyait sentir, selon sa belle expression: des courses de hérissons sur ses joues!
Un matin, étant encore au lit, il vit arriver Emile.
—Eh bien, papa, voulez-vous faire transporter vos papiers dans votre chambre neuve?
—Hein? Quoi? Ma chambre neuve?
—Oui, vous savez bien: celle que vous avez choisie vous-même! Il faut vous dépêcher; on va commencer à démolir celle-ci.
Yan, qui ne s'entretenait plus qu'en français avec son petit-fils, dit brusquement:
—Ne bouy pas (je ne veux pas)!
—Mais, papa!
—Laisse-moi la paix!
Et il regarda, au plafond, une certaine poutrelle tortueuse, qu'il avait vue, en se réveillant, tous les matins de sa vie, et qu'avant lui avaient regardée sans doute les prunelles depuis longtemps éteintes de ses aïeux.
Ce jour-là, Yan ne sortit pas de son lit.
Et le jour suivant, Emile ayant réitéré sa demande, Yan ne bougea pas davantage.
—C'est absurde, voyons! fit observer le jeune homme, le troisième jour.
Et comme les maçons attendaient, il supplia le vieillard de se lever.
—Ne bouy pas!
Yan ajouta, dans sa langue natale, qu'il casserait la tête de celui qui reviendrait le tourmenter!
—Vous comprenez, à cet âge, on déraisonne quelquefois! firent remarquer les voisins.
Et comme la disparition de cette pièce était d'une importance capitale aux yeux de l'architecte, on résolut de transporter Yan dans sa chambre nouvelle, une nuit, pendant son sommeil.
—Il ne s'en apercevra pas, vous verrez! dit la personne qui avait eu cette belle inspiration.
Effectivement, Yan n'opposa pas beaucoup de résistance. Il se contenta de pleurer silencieusement, en disant tout bas:
—Ah! moun Dioü! Ah! moun Dioü!
Depuis lors, il ne put guère dormir.
Des âmes, disait-il, venaient durant la nuit tirer ses couvertures; des âmes blanches que lui seul pouvait voir. Et tous les calmants des pharmaciens furent impuissants sur lui. Il s'affaiblit de jour en jour.
Bientôt il se mit à grogner contre les architectes, les maçons, les charpentiers, les serruriers, les menuisiers.
—La ruine de la maison! soupirait-il. C'est la ruine de la maison!
Il montrait une avarice basse, il ne pouvait s'empêcher de surveiller les domestiques quand ils mangeaient.
D'autres fois, oubliant qu'il avait un chapeau de feutre sur sa tête, il prenait sa vieille quenouille, et voulait filer malgré tout, filer du lin, comme jadis.
Du reste, il demandait pardon à Emile quand il revenait à lui.
—Il faut m'excuser, mon enfant, murmurait-il de sa voix cassée. On ne change pas, en un jour, des habitudes vieilles de soixante ans. Tu verras toi-même, tu verras!...
Et, par excès de zèle, il devenait joyeux alors, il lançait des tirades françaises à pleine bouche, se battait les flancs pour rire et amuser la compagnie.
Puis, il demeurait des heures entières sans faire un mouvement, les mains élargies devant le feu, le corps tordu comme un vieux tronc.
A sa figure, des taches grises s'élargissaient; de ces taches de vieillesse qui semblent commencer la minéralisation de l'homme, et que les laboureurs appellent si profondément: des taches de terre.
Octobre commençait; octobre, le mois gris qui serre tant le cœur des vieux.
Autour de Yan, trente ouvriers travaillaient bruyamment à élever la maison nouvelle. Le vieux paysan avait la tête fendue par la Chanson des Blés d'or, que rythmaient les truelles ou les marteaux. Autour de lui, tout puait la peinture et le plâtre.
Le pays était bouleversé par les élections. Les facteurs arrivaient, chargés de paperasses politiques et fielleuses. Les arbres des routes, déshonorés d'affiches, semblaient de stoïques mutilés couverts d'emplâtres.
Trois candidats en présence: Auguste Brion, républicain modéré; Gustave Darrigand, républicain radical; Victor de Cazenabe, monarchiste.
Et les paysans, tiraillés par ces trois hommes, oubliaient de donner le foin à leurs vaches et de faire du tort à leurs voisins.
Yan, qui autrefois s'amusait comme un fou pendant les périodes électorales, ne parut point s'apercevoir, cette année-ci, que la patrie manquât de députés. Les journaux locaux, tout ruisselants d'insultes et de bave, ne le déridèrent pas. Même les articles rédigés en un gascon suspect, que les agents politiques écrivent en pareille circonstance pour entraîner les masses rurales, ne purent le faire sourire. Yan ne s'intéressa ni au chemin de fer que promettait le candidat radical, ni à l'élargissement de la rivière que faisait entrevoir le candidat modéré, ni à la diminution des impôts que jurait d'obtenir le candidat monarchiste. Un quatrième personnage se serait engagé à faire ouvrir un volcan devant le Bignaou pour distraire un peu les électeurs, les dimanches et fêtes, que Yan n'aurait pas ressenti la moindre émotion.
Les préparatifs du mariage le laissaient presque aussi froid.
Le parrain d'Emile devait demander officiellement la main de Mlle Florence, le lendemain du scrutin. Comme ses lamentables jambes ne pouvaient plus remuer, il avait été convenu que cette cérémonie se passerait au Bignaou. M. Brion viendrait déjeuner à la maison avec sa fille. Ce jour-là, devait être inaugurée la salle à manger nouvelle: une pièce énorme tout encombrée de chêne sculpté, et dont le buffet, la table, les chaises, le dressoir, provenaient en droite ligne d'une des plus consciencieuses maisons de camelote florissant au faubourg Saint-Antoine. Yan resterait à table jusqu'à la fin du repas. Quand les convives grignoteraient des desserts multiples, aussi recherchés qu'indigestes, le vieil aïeul ferait un petit discours en français et solliciterait, avec l'émotion qui convient, la main de Mlle Florence pour son filleul.
Emile dressa le vieillard pour qu'il n'y eût pas de surprise désagréable. Longtemps à l'avance, il lui indiqua les termes à employer, les défauts de prononciation à éviter, les inflexions de voix à produire. Il aimait Florence, le bon Emile. Et il craignait tellement, malgré tout, de s'entendre refuser sa main, qu'il aurait, sans remords, commis toutes les monstruosités pour épargner à son cœur une telle catastrophe.
Et Yan se laissa régenter, sans trop de révolte.
Il n'apprenait pas vite le texte de la petite déclaration émue. Il s'embrouillait à partir de la première phrase.
—Voyons, papa! lui disait Emile en le poussant dans un coin. Figurez-vous que nous sommes à lundi prochain. M. Brion est devant vous, sa fille est à votre droite, je suis à votre gauche, le domestique verse du champagne: que faites-vous?
Et Yan, qui ouvrait de gros yeux ingénus vers son filleul pour concentrer toute son attention, commençait alors, d'une voix très sérieuse, en faisant sonner épouvantablement les nasales:
«—Monsieur le député. A mon âge, les... et le... et mon émotion... et ce beau jour...»
Il n'arrivait jamais à trouver la phrase exacte!
Désespéré, Emile écrivit le petit discours. Il l'écrivit en caractères énormes pour que les prunelles du parrain pussent s'y reconnaître, et il supplia Yan de l'apprendre par cœur afin qu'on ne se moquât pas de lui, quand l'heure solennelle serait venue.
Yan reçut entre les mains un large papier blanc sur lequel il pouvait lire, à grand renfort de lunettes, et en tenant l'écriture tout au bout de son bras, à cause de ses déplorables yeux de presbyte: «Monsieur le député. A mon âge, les longs discours ne sont pas de saison. Pardonnez-moi si je suis bref. J'ai mon filleul Emile à côté de moi; vous avez votre fille Florence à côté de vous: ces enfants ne me pardonneraient pas si je laissais palpiter leurs jeunes cœurs trop longtemps. Monsieur Brion, c'est avec une émotion très réelle que j'ai l'honneur de vous demander, pour mon filleul, la main de Mademoiselle votre fille.»
—Etudiez cela, papa! étudiez-le tout le temps! recommanda Emile.
Yan promit tout.
Au coin du feu, à table, au lit, il lisait le large papier blanc. Et parfois, sans le savoir, il se faisait la leçon à voix haute, comme les petits enfants studieux:
—Attention là, Yan! Voyons, qu'est-ce qui vient après: palpiter leurs jeunes cœurs trop longtemps? C'est... c'est... Ah! oui: Monsieur Brion, c'est avec une émotion très réelle... Attention, là, Yan!
Ce qui l'épouvantait surtout c'étaient les u à prononcer. «Monsieur Jean», malgré lui, disait «les junes curs» pour «les jeunes cœurs». Emile lui avait signalé ce défaut voilà bien longtemps. Yan promit de se corriger. Aussi parvint-il à dire couramment «seur le meur», pour «sur le mur». De là, souvent, des confusions désastreuses qui donnaient à Yan des peurs bleues.
Le jour terrible approchait.
Cependant la métamorphose suivait son cours à la maison. Le domestique Poutoun avait dû changer de nom. «Poutoun» cela sentait trop le terroir. Actuellement il s'appelait Pierre.
Monsieur Jean entra dans un grand courroux quand on lui apprit ça.
—Poutoun! Mais il n'y a que ce nom qui soit joli au monde! écuma-t-il, avec une grande indignation dans toute sa voix. Poutoun: petit baiser! Poutoun: un nom d'adoration qui semble créé pour la face rose des marmots! Ah! les scélérats! Et alors, s'il en naît ici, des enfants, dans dix ou douze mois, on les appellera Ferdinand peut-être? ou Edmond?... Scélérats!
Mais ses plus grandes colères tombaient très vite depuis quelques semaines, et de longues prostrations suivaient ses moindres emportements.
Parfois Florence venait. Alors c'était comme un clair de lune sur l'antique Yan. La vue de la jeune fille l'apaisait, lui faisait du bien, l'invitait au recueillement et au silence.
Certes, il lui gardait beaucoup de rancune. N'était-ce pas cette poupée, la cause de?... Ah! il se proposait de lui dire son fait, un jour ou l'autre!
Mais Florence n'avait qu'à paraître; et toutes les fureurs s'évaporaient sous son rayonnement.
Puis, elle seule savait être douce au vieillard. Elle seule l'appelait encore «Yan» tout court. Elle avait appris quelques phrases gasconnes pendant son séjour à Salignacq; elle les répétait continuellement à Yan, et cette flatterie emparadisait l'aïeul.
Elle était toute prévenance pour lui ensuite. Elle lui prêtait son bras chaque fois qu'il voulait marcher; elle le débarrassait de ses béquilles chaque fois qu'il voulait s'asseoir.
—Êtes-vous bien à votre aise dans cette redingote noire, Yan?
—Mais, certainement mademoiselle!
—Et ce chapeau ne vous fait pas mal à la tête?
—Mais non, mademoiselle!
Yan évitait bien de se plaindre. Et pour ne pas la chagriner, il attestait très haut qu'il aimait les vêtements noirs, et les chapeaux de soie, et les bottines étroites; et qu'il adorait se promener en voiture, et manger des huîtres, et nasiller le français, et dépenser des sommes fabuleuses à l'édification d'un château ridicule!
—Mais certainement mademoiselle! c'est de plein gré que je fais tout ça!
Et il s'essuyait les yeux avec le coin de son mouchoir,—toujours cet ignoble mouchoir blanc et propre qui l'empestait, parce qu'il n'y sentait plus la familière odeur de tabac!
Florence restait pensive et regardait longtemps son futur beau-père. Croyait-elle à ce qu'il lui disait? Oui, sans doute. Et quand elle s'en allait, elle donnait un bon baiser sur le front parcheminé du paysan.
Alors, Yan avait du bonheur sur sa figure pour vingt-quatre heures.
Le jour du scrutin, il venta fort. Tous les arbres de Salignacq allongeaient des espèces de bras déformés, en jetant au loin des paquets de feuilles. On eût dit de grands électeurs végétaux déposant passionnément des bulletins de vote dans d'invisibles urnes.
Dès les neuf heures du matin, Emile pria Yan d'aller voter. On installa l'inerte aïeul sur la voiture, on le descendit devant la mairie, et deux gars solides le portèrent devant la boîte de sapin.
Yan fit son devoir: il vota pour Brion. Emile veillait d'ailleurs. Et quand il se fut acquitté envers le père de sa future bru, Yan revint paisiblement chez lui. Il avait le corps si exténué, les poumons si las, que sa voix parvenait à peine à se faire entendre. Il s'écroula dans un fauteuil, et par une croisée de sa maison neuve il regarda les arbres se démener sous le vent.
Parfois les masses rousses de la forêt, déplacées par la rafale, lui montraient une plaque jaune au loin, un bout de rivière trouble, où précisément un fou s'était noyé, voilà quelques mois. Et Yan se dit tout à coup:
—Pourquoi pensé-je à cela?
Il passa la main sur ses yeux comme pour chasser une laide vision. Il n'avait rien mangé depuis la veille. L'odeur du pain lui donnait des nausées. Oui, sans doute, une tranche de mesture, toute mince, rôtie devant un bon feu, puis frottée d'ail, salée et enduite de graisse, aurait été bien accueillie par son estomac! Mais les nouveaux domestiques ne savaient pas préparer ce mets de mauvais goût. Et ses mains tremblaient trop: il aurait sali tous ses vêtements!
Puis il songea que le surlendemain mardi, 1er novembre, il aurait à payer une traite de 4,500 francs à un entrepreneur.
Là-bas, la plaque jaune du Lü apparaissait toujours à travers la forêt.
—Pourquoi pensé-je à cela? répéta-t-il en fermant les yeux.
Et quand il les rouvrit, ces yeux, ce fut un bout de corde à sécher le linge qui frappa sa vue! Oh les pensées noires qui l'assaillirent alors! Pourquoi faisait-il mentalement un nœud coulant à l'extrémité de cette corde?
—Et chaque mois, balbutia-t-il, j'aurai ainsi des traites de 4,500 fr., de 5,000 peut-être.
Ses mains tremblaient de plus en plus. Il voulut arranger sa redingote qui prenait un mauvais pli sur le fauteuil; il ne put jamais y parvenir. Et il avait froid, froid jusqu'au sommet de ses cheveux. Yan, peu à peu, tomba en léthargie. Et rien ne remua plus que sa tête terreuse qui, à chaque mouvement de la respiration, oscillait un peu sur ses maigres épaules.
Le temps passa.
Vers le soir, une voix douce comme un vieil air de violon s'insinua dans ses oreilles:
—Bonsoir, Yan!
Il se réveilla.
—Bonsoir, mademoiselle!
Et Florence lui montra un petit panier de champignons qu'elle venait de cueillir dans la forêt.
—Est-ce qu'ils sont bons, Yan? Vous savez, moi, je ne m'y connais pas du tout.
Yan prit le panier et l'examina.
Oh! près d'elle, il se sentait revivre!
—Oui, je crois qu'ils sont bons! dit-il en considérant les champignons menus. Cependant...
Ils avaient de petites pustules blanches çà et là; et Yan hésitait. Ses yeux étaient devenus faibles aussi!
—Enfin, s'ils sont bons et si vous voulez les accepter, je vous les donne de grand cœur, papa. Vous penserez un peu à moi en les mangeant?
—Oh! merci! balbutia-t-il.
Et Yan fit serrer les champignons avec joie.
—Certainement, je les mangerai! se dit-il. Oui demain, au déjeuner des fiançailles.
Il devint grave alors. Et il détourna la tête, de peur de pleurer.
Florence repartit presque aussitôt. Elle était très affairée. Les élections avaient tourné la tête à tout le monde chez elle.
—Bonsoir, Yan. Je viendrai vous dire si papa est élu.
Alors, Yan eut la sensation d'une nuit très froide qui s'appesantirait sur lui.
Dormit-il cette nuit-là? Peut-être. Mais ce fut un sommeil étrange, comme la répétition générale du lourd sommeil final. Et quand il se leva, il regarda le soleil avec des yeux vides, comme si son âme était déjà partie.
Dans la maison, on oyait des mots de tristesse prononcés tout bas:
—Le radicalisme monte!
—Au second tour, Darrigand l'emportera!
—Parbleu!
Il y avait eu ballottage, paraît-il. Et le candidat radical arrivait en tête. La cuisinière du Bignaou bougonnait, convaincue qu'après un tel échec, M. Brion n'apprécierait aucun de ses plats. Et Emile s'éplorait:
—Pauvre France!
Mais ces futilités touchaient peu le vieux Yan.
Il ordonna d'apprêter les champignons. Il se fit raser. Il passa des habits de cérémonie. Et il manifesta le désir de se confesser au curé de Salignacq.
Il ne demanda pas la permission de se rendre à l'église sur le grand char vert qui l'y avait porté tant de fois! Non! Ces bonnes joies, il le savait, ne lui étaient plus permises.
Il ne pleura pas trop en se sentant hisser sur la voiture, et il fit bonne contenance, derrière le cocher raide et toujours digne, toujours muet.
Il faisait doux. Dans l'allée du Bignaou, il remarqua un pommier naïf qui, trompé par les derniers jours de soleil, arborait en plein automne des fleurs blanches sur un de ses rameaux. Oh! le bon pommier qui jadis lui avait donné tant de pommes! des pommes mûres à la Saint-Jean, de ces pommes qui ont une si pénétrante odeur de jeunesse!
Yan aurait voulu s'arrêter, cueillir ces fleurs éphémères de l'ingénu pommier.
Mais il n'osa pas, à cause du cocher raide.
Et puis, il sentait que ce serait très ridicule.
Les chevaux, grisés d'avoine, l'emportèrent rapidement par les routes argileuses. Lui pensait aux bœufs qui le véhiculaient jadis par ces mêmes routes si connues.
Il en trouva des bœufs attelés à des chars verts. Ils marchaient indolemment, avec l'allure sage de bonnes bêtes, qui ont l'air de muser le long des haies. Il vit des métayers à lui, avec lesquels il aimait parler autrefois... parler de récoltes, de fumiers, des banalités courantes de la vie agricole, et aussi parler de choses un peu grasses, en riant à son aise, en lâchant à pleines lèvres les expressions pittoresques et crues qui avaient été toute la gaieté de sa vie.
Mais cela était défendu à Monsieur Jean.
D'ailleurs, la voiture allait si vite que ses yeux désorientés n'avaient pas toujours le temps de s'y reconnaître.
En quelques minutes, il fut au bourg.
Yan sentit un long serrement de cœur.
Des écoliers jouaient sur la place publique, à l'ombre des platanes jaunis, et le vieillard crut se voir dans le passé, criaillant et gambadant comme ces gamins espiègles, sous ces mêmes platanes toujours jeunes.
Il ne pouvait plus marcher seul. Le cocher le soutenait gravement, sans une parole. Et Yan s'affaissa près du confessionnal, avec un grand bruit dans ses oreilles.
Le curé vint aussitôt, et Yan se confessa en gascon, en baissant ses yeux douloureux, en joignant ses mains osseuses, dont le tremblement faisait un petit bruit rythmé sur le prie-Dieu.
Le paysan communia, une demi-heure après. Et quand l'hostie symbolique fondit dans sa bouche, il sentit un tressaillement dans tout son être, comme si son vieux corps vibrait d'une nouvelle vie. Une tour en ruines doit éprouver de ces sensations, quand elle voit pousser des fleurs dans ses créneaux.
Et après la messe, Yan se fit conduire au cimetière.
Il marchait mieux; il avait l'âme en paix; et il croyait vaguement faire de la lumière par tout son corps, comme si des anges lui avaient passé une blanche tunique de lin.
Il s'arrêta devant le coin de terre où dormaient les siens. Mais il ne pleura plus. Un rang de pierres grises dans l'herbe. C'était là.
Yan trouva le sol très doux sous ses pieds las, comme s'il avait marché sur sa propre chair. Et quand il s'en alla, il lui parut que toutes les herbes de ce coin de terre s'enroulaient autour de ses jambes, familièrement, avec des caresses délicates, pareilles à celles des mains disparues.
Il revint chez lui, tout hanté d'une grande pensée blanche, qui semblait faire éclore des lis dans son cerveau. Oui, bientôt, lui aussi, bientôt il arriverait sous cette terre, pour dormir côte à côte avec les aïeux oubliés; et peut-être quelques-uns de ses atomes frémiraient-ils au contact mystérieux de vos atomes, ô morts impérissables! Et ce serait fini de souffrir. Et aucune des tristesses noires qui avaient obscurci ses vieux jours ne pèserait plus sur lui. Ah! cela aurait été si doux pourtant de mourir comme il avait vécu, en paysan, en Gascon! Et la suprême larme vint repolir l'azur fané de ses yeux.
Mais c'était un vœu inutile. Yan n'y songea plus.
* * * * *
Au Bignaou,—qui s'appelait depuis quelques jours la villa Duvignau,—l'ex-député et Mlle Florence arrivèrent presque en même temps que lui. Il était onze heures. Yan s'assura que les champignons étaient cuits, et serra la main de M. Brion, correctement, en arrêtant autant que possible le tremblement de ses doigts.
Florence semblait faire le printemps autour d'elle. Emile était très pâle. L'ex-député fort morne.
On se mit à table.
Yan fut très convenable pendant le repas. Emile n'eut rien à lui reprocher. Il ne demanda pas de mesture. Il mangea presque de tout. Il ne dit aucun mot déplacé. Jamais il n'avait été aussi gentil.
Souvent, de ses petites prunelles claires, il regardait l'heure à la pendule. Puis il considérait la radieuse Florence, longuement, comme pour faire provision de courage.
Et, quand les champignons arrivèrent, savoureux et fumants, il ferma les yeux. Il éprouvait un léger vertige.
—Voulez-vous m'en laisser goûter, Yan? demanda Florence.
—Oh! non! répondit le vieillard. Ne sont-ils pas tous pour moi?
Il était onze heures trois quarts.
Et Yan mangea les champignons de grand appétit. Il les mangea tous, sans écouter les mélopées tristes qui semblaient retentir dans son cerveau.
Et Florence fut très heureuse.
Le temps ne compta plus ensuite pour Yan du Bignaou; il n'entendit rien de ce qu'on disait. A peine comprit-il, lorsque Emile laissa tomber la conversation, au dessert, que l'heure de parler était venue. Yan ne se troubla pas. Il sentit les yeux de tous les convives converger sur lui. Et sa voix ne trembla pas trop lorsqu'il prononça les premières paroles. C'était très solennel. Florence haletait. Oh! la bonne voix toute faible de l'aïeul, comme elle pénétrait l'âme! Yan ne se trompa point. Il prononça très purement les nasales et les u. Il en était si étonné lui-même qu'il crut entendre un ange secourable du bon Dieu parler par son humble bouche... Il éprouva un long frisson dans tout son être quand il arriva aux derniers mots de son discours:
—Monsieur Brion, c'est avec une émotion réelle que j'ai l'honneur de vous demander, pour mon filleul, la main de mademoiselle votre fille!...
En ce moment Yan entendit la voix grave de M. Brion prononcer de belles paroles qui faisaient chaud au cœur.
—Je ne crois pas me tromper, cher Monsieur Duvignau, concluait le député sortant, en vous déclarant que Florence est toute disposée à devenir votre belle-fille.
Alors, tout à coup, Florence se leva.
—Oui, mais à une condition, lança-t-elle.
Et son visage parut illuminé de larmes.
Emile frémit. Le député tressauta. Yan lui-même sentit une grande anxiété dans tout son être.
—Oui, je veux bien épouser M. Emile, reprenait la jeune fille. Mais, je le répète, à une condition. C'est que Yan redeviendra Gascon et reprendra toutes ses anciennes habitudes!
Après avoir parlé ainsi, Mlle Florence quitta sa place et alla embrasser M. Jean à pleines lèvres.
—Parlez patois, Yan, ajouta-t-elle, habillez-vous comme un paysan, mangez de la mesture, et riez, et chantez, et faites ce que bon vous semblera, Diou bibostes! Ah! je suis bien la maîtresse un peu! dit-elle en se retournant tendrement vers Emile.
Florence avait deviné toutes les tortures de l'aïeul.
Et M. Brion, le ballotté de la veille, qui rapidement s'était fait cette réflexion: «C'est une idée, ça! pour me concilier les classes ouvrières au second tour de scrutin!...» s'empressa de déclarer:
—Mais elle a raison, cette chérie! Ne vous gênez pas, Yan! Redevenez le paysan d'autrefois, si le cœur vous en dit! Elles ont du bon, les mœurs de nos belles populations rurales!
Yan sentit en lui une telle explosion de bonheur quand il entendit ces paroles, qu'il se mit à pousser une longue clameur de joie, sans pouvoir dire un mot.
—Ah! moun Diou! balbutia-t-il à la fin. Ah! moun Diou!
Et il joignit les mains. Et il leva les yeux. Et il sentit dans son cœur une si véhémente fermentation de plaisir qu'il eut peur d'étouffer.
—Ah! moun Diou!
Tout le monde pleurait: tout le monde s'embrassait; un même délire bouleversait toutes les têtes.
Alors Yan, malgré ses jambes infirmes, éprouva le besoin de se secouer sur sa chaise; Florence, agitée par le même instinct, sauta pour de bon; Emile se leva, le député sortant changea de place; et la servante engloutit avec émotion deux prunes à l'eau-de-vie! Le ciel, le ciel avec toutes ses délices, croulait sur le Bignaou enchanté!
—Ah! je n'étais pas si malheureux! se récria Yan, qui par pudeur voulait dissimuler son immense félicité. Non! J'étais même très bien, je vous assure... Si vous voulez seulement me permettre d'ôter cette redingote...
Et il s'en alla, très leste, miraculeusement, pour aller prendre sa chamarre, la longue blouse bleue, qu'il n'avait pas revêtue depuis un mois.
Oh! ce fut un bain de volupté sur ses vieilles épaules!
—Là! maintenant, j'ai chaud. Et je suis à mon aise!... Si vous me permettiez de reprendre un instant mes sabots...?
Et il retrouva ses lourdes chaussures de bois dans un fond de placard, ses confortables sabots qui pesaient deux livres chacun!
—Là! comme ceci, je suis ingambe! Tandis qu'avec ces barbares bottines en chevreau... Et gascon? Voudriez-vous que je parle un peu gascon! Diou biban! le bien que ça ferait à ma langue! Ah! lou gascoun, amics! lous anyous ne deben debisa que coum aco, aü ceü!
Il traduisit, pour Florence:
—Les anges ne doivent parler que cette langue, au ciel.
—Oh! qu'abi coumprés, Yan! repartit la jeune fille vexée.
—Tenez! puisqu'ils le parlent déjà sur la terre! conclut galamment le vieux.
Il avait eu de l'esprit autrefois, en gascon!
Et il prit la table à deux mains, car la félicité lui troublait la tête.
—A la noce dans un mois, je chanterai! annonça-t-il.
—Chantez tout de suite! cria-t-on à l'unisson.
—Bien! mais laissez-moi priser un brin!
Il aspira aussitôt une pincée de tabac, et ses narines eurent des sensations si voluptueuses qu'il inonda sa tabatière de larmes.
Il commença, d'une petite voix aigrelette, une chanson joyeuse du pays:
Et tout le monde répéta:
Yan, d'une voix un peu plus sourde, continua:
Il s'interrompit:
Ses yeux s'injectèrent.
—Ah! lança-t-il, les champ...
Mais il ne voulut pas terminer; il laissa tomber sa tête sur la table, en poussant une longue plainte.
—Papa! qu'y a-t-il? dit Emile avec inquiétude.
—Oh! papa! s'éplora Florence.
Yan ne répondit point. Les yeux fermés, la face rougie, il continua de se plaindre en croisant les mains sur sa poitrine.
—Le médecin! vite! dit-il brusquement.
Et ses dents claquèrent.
—Qu'avez-vous? qu'avez-vous? demandait-on, en s'empressant autour de lui.
Le cocher vint dire:
—Le médecin? Mais aujourd'hui, lundi, il est au marché de Pouillon!
—C'est juste! fit Yan, en rouvrant les yeux. J'y avais pensé.
Et il ajouta, très bas:
—Allez chercher M. le curé!
—Oh! papa...
Yan fut pris d'un long frisson qui secoua tous ses membres comme les branches d'un vieil arbre.
—Mais il y a des médecins à Dax! dit Emile.
—Quinze kilomètres! balbutia Yan.
Puis avec un sourire:
—Ils arriveraient trop tard.
—Ah! mon Dieu, je devine! cria Florence; ce sont les champignons!
Mais Yan nia avec force.
—Non, je vous assure. Ils étaient bons, allez! répondit-il à la jeune fille avec une grande amitié dans sa voix.
Et il referma ses yeux, de peur que Florence n'y découvrît ses pensées.
M. Brion conseilla un vomitif.
—Oh! oui! si vous voulez!... acquiesça Yan avec impatience.
Une pincée d'émétique lui fut présentée dans un peu d'eau.
Yan saisit le breuvage de ses mains éperdues.
Il essaya de boire.
—Oh! oui! il faut vivre maintenant! se dit-il. Vivre, être heureux! Mon Dieu! Sauvez-moi!
Mais, dans sa hâte, il versa la moitié de la solution, tout à côté, sur son cou; et la quantité absorbée ne suffit pas à le faire vomir.
Il n'y avait pas un pharmacien dans les environs.
—Ah! je ne veux pas! cria Yan, dont les lèvres se frangeaient d'écume. Non! je ne veux pas mourir!
Il pensait aux champignons maudits.
«Mon Dieu, pria-t-il mentalement, mon Dieu, vous qui pouvez tout, il faut que les champignons ne soient pas vénéneux, vous entendez?»
Il se fit porter par Emile et par Florence devant le bénitier de sa chambre. Il but de l'eau bénite avec ferveur. Puis il pria en claquant des dents. Mais ses genoux s'effondraient sous lui.
Alors, déjà violet, il se résigna.
—L'extrême-onction! souffla-t-il d'une voix pâteuse.
Et il voulut être couché à la place même qu'occupait son ancienne chambre; la chambre où il était né, la chambre où ses ancêtres étaient morts. Ce n'était plus qu'une pièce quelconque, rapetissée, dénaturée, méconnaissable. Une porte et un bout du plafond étaient les seuls vestiges de la chambre ancienne. Cela servait de cabinet de débarras dans le Bignaou nouveau. Néanmoins Yan voulut être placé là.
Il regarda le coin du plafond, là-haut, et ses yeux ne remuèrent plus.
Une demi-heure après, un tintement argentin vint frapper ses oreilles:
«Que-tin! que-tin!»
Yan reconnut cette clochette: c'était Dieu qui arrivait, le Dieu des moribonds glacés. Le prêtre, vêtu de blanc, l'apportait pour lui, à travers les champs dorés de soleil, ce Dieu de pardon! Et l'enfant de chœur agitait sa sonnette pour faire découvrir les paysans pieux, pour faire prier les paysannes émues.
«Que-tin! que-tin!»
Le tintement rythmé approchait et Florence frémit, comme si elle allait voir arriver la Mort.
—Papa! il faut vivre! gémit-elle.
Yan essaya de lui sourire.
—Non, il vaut mieux que je m'en aille! dit-il, péniblement, avec sa langue entravée.
Il avait encore toute sa connaissance. Il prit les mains des deux fiancés dans les siennes et il les regarda longtemps, Emile et Florence, de ses prunelles graves dont l'azur aboli allait refleurir ailleurs; puis, très doucement, avec une infinie tendresse de voix où se révélait la vision de bonheurs à venir—qu'il ne goûterait pas, lui!--Yan balbutia:
—Lou permé, que l'appellerats Poutoun! (Le premier, vous l'appellerez Poutoun!)
Et il dirigea de nouveau ses yeux vers le plafond familier, comme s'il avait su que son âme allait s'envoler par là.
Il divagua un peu, quand le prêtre, avec des paroles latines, vint lui purifier les sens de son onction spirituelle. Deux ou trois fois, on l'entendit qui disait: «Bé, Martin! Bé, Youan!» comme s'il avait labouré de vastes plaines avec de grands bœufs de rêve. Puis, ses mains lentes firent le geste de filer du lin, en roulant un coin du drap comme un fuseau.
Mais, au crépuscule, quand le soleil fut tombé là-bas, à l'horizon, parmi des nuages de pourpre, Yan frissonna sur sa couchette improvisée. Il ouvrit sa bouche, il allongea son cou, il raidit ses membres, comme si un profond arrachement s'opérait en lui.
—Papa! papa!... appela Emile, qui sentait le Grand Mystère peser dans cette chambre.
Et quelques secondes après sans doute, solennellement, avec des ailes trop pures pour que les yeux des hommes pussent les voir, au son de lyres trop harmonieuses pour que les oreilles terrestres pussent les entendre, il s'en allait, l'immortel Yan; il s'en allait revivre, bien simple et bien heureux dans quelque coin de ciel gascon, avec des anges de son pays, avec des saints de sa connaissance, avec les aïeux disparus: les braves et modestes laboureurs du Bignaou, auxquels le bon Dieu avait dû ouvrir, toutes grandes, les portes de son beau paradis.
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY
COLLECTION OLLENDORFF ILLUSTRÉE
A 2 FR. LE VOLUME
Ouvrage déjà paru:
ABEL HERMANT
EDDY &PADDY. (Illustrations de J.-E. Blanche.)
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY
Notes au lecteur:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Liens vers les chapitres ont été ajoutés au début du texte.