The Project Gutenberg eBook of Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc. This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Récréations littéraires, curiosités et singularités, bévues et lapsus, etc. Author: Albert Cim Release date: January 14, 2016 [eBook #50926] Language: French Credits: Produced by Ramon Pajares Box, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RÉCRÉATIONS LITTÉRAIRES, CURIOSITÉS ET SINGULARITÉS, BÉVUES ET LAPSUS, ETC. *** Produced by Ramon Pajares Box, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) NOTE DE TRANSCRIPTION * Le texte en gras est représenté =en gras=, le texte en italiques _en italiques_ et le texte en petites capitales en MAJUSCULES. * Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. * L’orthographe d’origine a été conservée. La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures. Les points de suspension ont été normalisés à trois points. * Les astérismes (trois astérisques disposés en triangle) sont rendus par trois astérisques en ligne. * À la p. 82, les lignes “Pour _touchée_.” et la précédente ont été permutées pour que, comme dans le reste du livre, une ligne d’attribution suive immédiatement les vers qu’on cite. * À la p. 222, la date de décès d’Émile Zola a été corrigée: la date correcte est 1902, non 1905. RÉCRÉATIONS LITTÉRAIRES DU MÊME AUTEUR: =Ouvrages bibliographiques= _Une Bibliothèque_, l’Art d’acheter les livres, de les classer, de les conserver et de s’en servir (Couronné par l’Académie française) 1 vol. _Amateurs et Voleurs de livres_ 1 — _Le Livre_, Historique, Fabrication, Achat, Classement, Usage et Entretien (Couronné par l’Académie française) 5 — _Petit Manuel de l’Amateur de livres_ 1 — _Mystifications littéraires et théâtrales_ 1 — _Les Femmes et les Livres_ 1 — =Ouvrages pour la jeunesse= (Librairie Hachette) _Spectacles enfantins_ 1 vol. _Mes Amis et Moi_ (Couronné par l’Académie française) 1 — _Entre Camarades_ 1 — _Fils Unique_ 1 — _Grand’Mère et Petit-Fils_ (Couronné par l’Académie française) 1 — _Mademoiselle Cœur d’Ange_ 1 — _Contes et Souvenirs de mon Pays_ 1 — _Mes Vacances_ 1 — _Le Petit Léveillé_ 1 — _Les Quatre fils Hémon_ 1 — _La Revanche d’Absalon_ 1 — _Disparu!_ Histoire d’un enfant perdu 1 — _Le Gros Lot_ 1 — _Deux Cousins_ 1 — ALBERT CIM RÉCRÉATIONS LITTÉRAIRES CURIOSITÉS ET SINGULARITÉS BÉVUES ET LAPSUS, ETC. «_Ubi plura nitent_...» (HORACE.) «Les choses singulières me réjouissent toujours.» (MADAME DE SÉVIGNÉ.) POÈTES ET AUTEURS DRAMATIQUES ROMANCIERS LIBRAIRIE HACHETTE 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1920 Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. _Copyright par Librairie Hachette, 1920._ MON CHER MAÎTRE HENRY MARTIN ADMINISTRATEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE DE L’ARSENAL dont l’obligeance et la science m’ont toujours été d’un si précieux secours dans mes travaux bibliographiques. ALBERT CIM. _En réunissant les curiosités et singularités, les bévues, lapsus, etc., rencontrés par moi dans mes lectures, je n’ai obéi à aucun sentiment hostile à nos grands écrivains, Corneille, Racine, Molière, Hugo, Balzac, Flaubert, Daudet, Zola, Michelet, Sainte-Beuve, etc., dont, autant que personne, je goûte, savoure et admire les œuvres. J’ai voulu me divertir, rien de plus._ «_Les choses singulières me réjouissent toujours,» avouait Mme de Sévigné à sa fille_ (Lettre du 26 juin 1680). _Elles produisent sur moi le même effet, et ce sont bien là exactement des_ Récréations littéraires _que j’offre au public. Puisse-t-il prendre, à lire ces anecdotes, ces bons mots, saillies et drôleries, autant de plaisir que j’ai eu à les rassembler!_ _Comme nul n’est obligé, en bibliographie surtout, de croire autrui sur parole, j’ai eu soin d’indiquer, autant que je l’ai pu, les sources où j’ai puisé toutes les provenances de mon butin._ _A mon tour, maintenant, je prie le lecteur de vouloir bien excuser les erreurs, bévues et lapsus que j’ai dû commettre et ai commis dans mon travail._ Errare humanum est. A. C. PRÉAMBULE Des bévues et non-sens littéraires, leurs causes les plus fréquentes. — Emploi irréfléchi de locutions courantes et de lieux communs. — Pléonasmes. — Inadvertances et ignorances. — Locutions vicieuses. Littré, son dictionnaire, sa compétence «universellement reconnue» (F. Sarcey). — Manques de goût et de sens critique. — Alliance de pensées disparates. — Style figuré. — Réminiscences mythologiques. — _Marinisme_, _gongorisme_, _euphuïsme_. — Un vœu de P.-L. Courier. Les bévues et non-sens échappés à la plume des écrivains ont pour origine l’ignorance, l’inattention ou le manque de goût, le manque de jugement et de sens critique. L’emploi irréfléchi de certaines locutions courantes, lieux communs et métaphores usuelles, engendre facilement de disparates associations de pensées ou de mots, et donne ainsi lieu à des bizarreries de style. Prenons, par exemple, les locutions: _le char de l’État, sur un volcan, en herbe, de main de maître, mettre le pied, de pied ferme, fouler aux pieds, couper_ ou _fendre un cheveu en quatre, figure humaine, pierre de touche, poule aux œufs d’or_, — nous obtiendrons des phrases de ce genre: «_Le char de l’État_ navigue _sur un volcan_.» (Style de Joseph Prudhomme, dit la _Revue bleue_, 7 avril 1900, p. 429.) «Cette débutante est véritablement une étoile _en herbe_ qui chante _de main de maître_.» (Cité par Armand SILVESTRE, _Les Farces de mon ami Jacques_, p. 289.[1]) [1] En règle générale, je n’indique le nom de l’éditeur et la date de publication que pour les ouvrages ayant eu plusieurs éditions _différentes_, et je ne mentionne le lieu de publication que pour les ouvrages édités ailleurs qu’à Paris. «Nous pénétrâmes dans une de ces forêts vierges où _la main_ de l’homme n’a jamais _mis le pied_.» «_Ce cœur_... attend _de pied ferme_ toutes les rigueurs de son infortune.» (_La France galante_, dans BUSSY-RABUTIN, _Histoire amoureuse des Gaules_, t. II, p. 106; Delahays, 1858.) «Les droits des Canadiens-Français ont été _foulés aux pieds_ par _des mains_ sacrilèges.» (Extrait d’un journal anglais, dans _La Presse de Montréal_, 16 janvier 1913.) Et cette attestation d’une autre feuille canadienne, _L’Avenir du Nord_, de Terrebonne, 24 janvier 1913: «_L’Action Sociale_ a d’abord écrit qu’elle détestait le libéralisme, mais non les libéraux; aujourd’hui, elle se défend d’aimer les libéraux. Ces subtils castors _fendent les cheveux en quatre_ pour échapper à la logique des faits et cacher leur couleur politique.» «Son chapeau bosselé, déchiré, n’avait plus _figure humaine_.» «La sauce blanche est la _pierre de touche_ des cordons bleus.» (_L’Opinion_, 25 juillet 1885.) «L’étalon brabançon sera la _poule aux œufs d’or_ de la Belgique.» (M. BRUYN, ministre de l’Agriculture en Belgique, dans _L’Indépendance de l’Est_, 21 février 1900.) * * * Les pléonasmes, suites d’inadvertances, ne sont pas rares non plus: «Le vieux médecin _exultait d’allégresse_». (Claude TILLIER, _L’Oncle Benjamin_, chap. 10, p. 133; Bertout, 1906.) «Les souvenirs _du passé_ se réveillant...» (Octave FEUILLET, _M. de Camors_, p. 293; C. Lévy, 1888.) Ou encore: «Les souvenirs _rétrospectifs_...», qui vont de pair avec «Les prévoyants _de l’avenir_». «Chacun, _surpris à l’improviste_...» (Émile SOUVESTRE, _Un Philosophe sous les toits_, p. 49; M. Lévy, 1857.) _Panacée universelle_ est un des pléonasmes les plus communs, _panacée_, à lui seul, signifiant _remède universel, qui guérit tout_ (du grec, πᾶν, tout; ἄκος, remède). «Ceux qui donnent la réalisation de leurs idées comme une _panacée universelle_...» (Louis BLANC, _Organisation du travail_, p. 264.) «Il avait trouvé la _panacée universelle_...» (H. DE BALZAC, _Maître Cornelius_, dans le volume intitulé _Les Marana_, p. 289; Librairie nouvelle, 1858.) «C’était sa _panacée universelle_.» (George SAND, _Histoire de ma vie_, t. IV, p. 220; M. Lévy, 1856.) «Il croyait avoir découvert la _panacée universelle_.» (Émile ZOLA, _Le Docteur Pascal_, p. 42.) «Cette _panacée universelle_...» (Alphonse DAUDET, _Port-Tarascon_, p. 187; Marpon et Flammarion, s. d.) «Voilà la _panacée universelle_.» (J. BARBEY D’AUREVILLY, _Polémiques d’hier_, p. 245; Savine, 1889.) Voici quelques autres exemples d’inadvertances: «Il portait un veston et un gilet à carreaux avec un pantalon _de même couleur_.» (Léopold STAPLEAUX, dans _L’Intermédiaire des chercheurs et curieux_, 20 décembre 1897, col. 772.) «Il avait soixante-dix ans et paraissait _le double_ de son âge.» (ID., _ibid._) «Les deux adversaires furent placés à égale distance _l’un de l’autre_.» «D’une main elle lui caressa les cheveux, et, _de l’autre_, elle lui dit...» «Je t’embrasse, en attendant que je puisse le faire _de vive voix_.» «Nous espérions vous serrer la main de _vive voix_», s’amuse à écrire Jules de Goncourt à son ami Philippe Burty. (_Lettres_, p. 149, novembre 1859.) Un pompier, de service à l’Opéra, s’aperçoit que son casque, qu’il avait posé dans un coin, a été rempli d’ordures: «Si je connaissais celui qui a fait cela, s’écrie-t-il furieusement et à bout d’expressions, _je lui prouverais le contraire_!» (Cité par H. DE VILLEMESSANT, _Mémoires_, t. V, p. 163.) Un brave cocher, rentrant le soir chez lui, fatigué et harassé, s’exclame avec conviction: «Je voudrais être sûr d’avoir _autant_ de pièces de quarante sous _que je vais dormir_ dans une heure!» (ID., _ibid._) «Ce village est situé au centre du _triangle obtus_ que forment les trois villes de Dijon, Châtillon-sur-Seine et Langres», écrit le romancier Émile Richebourg (_La Petite Mionne_, t. I, p. 3), oubliant que, s’il y a des _angles obtus_, il n’existe pas de triangles ainsi qualifiés. * * * Fautes commises par ignorance: «Ce vieillard impotent et _ingambe_ ne quittait plus son fauteuil.» Comme si _ingambe_ signifiait sans jambes (_in_ privatif). «... La guérison merveilleuse d’un officier de marine, _ingambe_ depuis neuf mois, guéri après quatorze jours de traitement.» (_Le Journal_, 21 septembre 1910.) _Compendieusement_ (_compendium_, abrégé) «exprime si bien le contraire de ce qu’il signifie, que bien des gens y sont pris et lui donnent le sens de _longuement_», a remarqué Géruzez (dans LITTRÉ, art. Compendieusement). Un exemple entre mille: «... Il se livre longuement et _compendieusement_ à la composition des...» (GONCOURT, _Journal_, année 1862, t. II, p. 58.) L’adjectif _valétudinaire_ (qui est souvent malade, de _valetudo_, santé, mauvaise santé) a été, nous conte Tallemant des Réaux, rattaché au mot _valet_ et pris dans une singulière acception: «Mme de Rohan estoit fort jolie... née à l’amour plus que personne du monde... Pour des valets, elle a toujours dit en riant qu’elle n’estoit point _valétudinaire_ (on appelle _valétudinaires_ celles qui se donnent à des valets)...» (TALLEMANT DES RÉAUX, _Les Historiettes_, Mmes de Rohan, t. III, p. 77-78; Techener, 1862.) _Vêtissait_ pour _vêtait_, imparfait de l’indicatif de _vêtir_, est une faute qu’on rencontre fréquemment, même chez des écrivains de premier ordre et connaissant admirablement leur langue, comme Paul-Louis Courier: «Elle prenait sa robe et se la _vêtissait_.» (_Pastorales de Longus_, ou _Daphnis et Chloé_, livre I, p. 361; _Œuvres_; Didot, 1865; in-18.) Jean-Jacques Rousseau, qui écrit _inventaire_ pour _éventaire_: «Une petite qui avait sur son _inventaire_ une douzaine de pommes» (Cf. LITTRÉ, art. Éventaire), emploie un même mot dans une même phrase à la fois comme adjectif et comme substantif: «Je suis toujours malade et _chagrin_; on dit que la philosophie guérit _ce dernier_.» (Lettre à Mme d’Épinay, août 1757; _Œuvres complètes_, t. VII, p. 75; Hachette, 1864.) A la maréchale de Luxembourg, il écrit: «Je vois avec _peine_, madame la maréchale, combien vous vous _en_ donnez pour réparer mes fautes.» (Lettre du lundi 10 août 1761, p. 175.) Ce qui rappelle le jeu de mot de Lope de Vega, à propos d’un aveugle ivrogne: «Il n’y voit _goutte_, quoiqu’il _la_ prenne à chaque instant.» (Dans Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des Classiques_, t. V, Boileau, p. 145, note 1.) Les pronoms, comme le prouvent ces derniers exemples, sont souvent cause de bizarreries de langage. Régulièrement, «un pronom ne peut tenir la place que d’un nom déterminé, c’est-à-dire précédé de l’article ou d’un adjectif déterminatif». On ne dira donc pas: Le condamné a demandé grâce et l’a obtenue; mais: Le condamné a demandé sa grâce et l’a obtenue. Dans sa _Recherche de l’Absolu_ (p. 199; Librairie nouvelle, 1858), Balzac cite cette phrase grotesque: «Monsieur Pierquin-Claës..., chevalier de la Légion d’honneur, aura _celui_ de se rendre...» Et Henri Rochefort a dit plaisamment, dans un numéro de sa _Lanterne_ (nº 1, 23 mai 1868, p. 4; réimpression de Victor-Havard, 1886): «J’envoyai chercher une feuille de papier ministre et j’écrivis à _celui_ de l’Intérieur pour lui demander...» Et _bi-hebdomadaire, bi-mensuel_, dans le sens de deux fois par semaine, deux fois par mois[2]; [2] «BI-HEBDOMADAIRE, adj. Qui se fait, qui paraît _toutes les deux semaines_. C’est à tort que l’on prend _bi-hebdomadaire_ comme signifiant qui se fait, se publie deux fois par semaine. Il faut dire en ce sens: _semi-hebdomadaire_. «BIMENSUEL, ELLE, adj. Qui se fait, qui paraît _tous les deux mois_, par opposition à _semi-mensuel_, qui s’applique à ce qui se fait, qui paraît deux fois par mois. — C’est une erreur de prendre _bimensuel_ pour exprimer deux fois par mois. _Bisannuel_ signifie non pas deux fois par an, mais qui se fait tous les deux ans, qui dure deux ans. _Bimensuel_ ne veut pas plus dire deux fois par mois que _trimestriel_ ne veut dire trois fois par mois.» (LITTRÉ, _Dictionnaire_, Supplém.) C’est toujours à Littré que je me réfère de préférence, en raison de son indulgence et de sa judicieuse logique, et surtout parce que, chez lui, ce ne sont pas les grammairiens, mais nos grands écrivains, qui tranchent les difficultés et prononcent les arrêts. «Le _Dictionnaire_ de Littré... Cette œuvre immortelle renferme, sur le judicieux emploi de chaque terme, sur le sens et l’histoire de chaque mot, des explications et des exemples qui sont une mine inépuisable pour le grammairien. On ne saurait trop admirer et pratiquer ce prodigieux dictionnaire, dont les ressources, presque infinies, ne seront jamais assez connues ni assez appréciées du public.» (A. BRACHET et J. DUSSOUCHET, _Grammaire française_, Cours supérieur, Préface, p. VIII; Hachette, 1888.) «... Littré, dont la compétence est universellement reconnue.» (Francisque SARCEY, _L’Estafette_, 22 juin 1886.) _Dans le but de_, pour dans le dessein de, dans l’intention de[3]; [3] «Cette locution, _dans le but de_, est très usitée présentement, mais elle n’est pas aisée à justifier. On n’est pas dans un but, car si on y était, il serait atteint... _Dans_ n’a pas le sens de _pour_... Cette locution ne pouvant s’expliquer... doit être évitée; et, en place, on se servira de: dans le dessein, dans l’intention, à l’effet de, etc.» (LITTRÉ.) _Remplir un but_[4]; [4] «Locution qu’on entend et qu’on lit tous les jours, mais qui est vicieuse; car on atteint un but, on ne le remplit pas... Cette faute doit être évitée soigneusement.» (_Littré._) Ces chapeaux ont coûté vingt francs _chaque_, — pour chacun[5]; [5] «_Chaque_ ne doit pas se confondre avec _chacun_; _chaque_ doit toujours se mettre avec un substantif auquel il a rapport; _chacun_, au contraire, s’emploie absolument et sans substantif. C’est une faute de dire: ces chapeaux ont coûté vingt francs _chaque_; il faut vingt francs _chacun_.» (LITTRÉ.) En d’autres termes, _chaque_ est un adjectif, et _chacun_ est un pronom. Être _à court_ d’argent, pour être court d’argent[6]; [6] «Être _court d’argent_, et non être à court d’argent, qui est une locution fautive, puisque rien n’y justifie la préposition _à_.» (LITTRÉ, art. Court, Remarque 3.) _Éviter quelque chose à quelqu’un_, au lieu de le lui épargner; _Fortuné_, dans le sens de riche, qui possède de la fortune[7]; [7] «_Fortuné_ ne doit pas être employé pour riche; c’est une faute née de ce que fortune, entre autres significations, a celle de richesse. Dans la logique du peuple, un homme fortuné est nécessairement un homme riche; c’est un barbarisme très commun dans la langue, et qui provient d’une erreur très commune dans la morale.» (Charles NODIER, dans LITTRÉ.) _Fortuné_ dérive du latin _fortuna_, sort, destin, succès, etc., et, de même qu’un homme _infortuné_ peut être riche, un homme _fortuné_ peut être très pauvre; le premier subit des malheurs, des infortunes; le second a du bonheur, de la chance, etc. _Fortuné_ ne signifie pas plus _qui a de la fortune_, que _successif_ ne signifie _qui a du succès_. _Fixer quelqu’un_, pour regarder quelqu’un, fixer les yeux sur lui[8]; [8] «Quelques Gascons hasardèrent de dire: _J’ai fixé cette dame_, pour: Je l’ai regardée fixement, j’ai fixé mes yeux sur elle. De là est venue la mode de dire: _Fixer une personne_. Alors vous ne savez point si on entend par ce mot: J’ai rendu cette personne moins incertaine, moins volage; ou si on entend: Je l’ai observée, j’ai fixé mes regards sur elle.» (VOLTAIRE, _Dictionnaire philosophique_, art. Langue française; _Œuvres complètes_, t. I, p. 406, édit. de journal _Le Siècle_.) Le plus _infime_[9]; [9] «_Infime_ n’admet ni plus, ni moins; il est le superlatif d’inférieur.» (LITTRÉ.) _Invectiver quelqu’un_, au lieu de contre quelqu’un; _Vendre la mèche_, au lieu de l’éventer; _Naguère_, pour il y a longtemps; Partir _à_ la campagne, au lieu de pour la campagne; Une rue _passagère_, au lieu de passante; _Il n’y a pas que lui qui_... au lieu de: il n’est pas le seul qui...[10]; [10] «A Rome, _il n’y avait pas que_ les esclaves qui fissent le métier de gladiateurs. Construction barbare, bien que fort usitée aujourd’hui. On n’en trouverait pas un seul exemple dans toute la littérature française avant la fin du dix-huitième siècle, dit Émile Deschanel... Grammaticalement, cette construction signifie précisément le contraire de ce qu’on veut lui faire dire quand on l’emploie aujourd’hui... Voici d’où vient la confusion: certains s’imaginent que cette tournure _il n’y a pas que_ est l’opposé de _il n’y a que_; tandis qu’au fond, soit grammaticalement, soit logiquement, ces deux tournures ne sont qu’une... En effet, en ajoutant simplement le mot _pas_ à la tournure _il n’y a que_, on croit ajouter une seconde négation à la première, ce qui serait nécessaire pour que l’une des tournures signifiât le contraire de l’autre; mais, en réalité, on n’y ajoute rien du tout, si ce n’est le mot _pas_, mot purement explétif, qui, soit qu’on le mette, soit qu’on l’omette, fait virtuellement partie de la première négation, et ne saurait, à lui tout seul, en constituer une seconde... _Ne_ tout seul, ou, à volonté, _ne pas_ n’est qu’une seule et même négation... (Émile DESCHANEL, _Journal des Débats_, 23 août 1860, dans LITTRÉ, art. Que, Remarque 1.) En place de la construction vicieuse: Il n’y a pas que lui qui ait fait cela, ajoute Littré (_Ibid._), on dira: Il n’y a pas seulement lui qui a fait cela, ou mieux: Il n’est pas le seul qui ait fait cela. Je n’ai pas vu que lui; dites: Il n’est pas le seul que j’aie vu.» «Ce solécisme est de nos jours très répandu, dit de son côté Émile Faguet (_Revue encyclopédique_, 1897, p. 965). On s’imagine qu’_il n’y a pas que_ est le contraire d’_il n’y a que_; c’est absurde: _pas_ n’étant qu’un mot de renforcement, _il n’y a que_ et _il n’y a pas que_ signifient absolument la même chose.» _Soi-disant_, locution adverbiale invariable, qui ne doit jamais s’appliquer aux êtres inanimés[11]; [11] «_Soi-disant_ ne se dit jamais des choses. C’est une grosse faute que de dire: accorder de _soi-disant_ faveurs; s’étayer de _soi-disant_ titres.» (LITTRÉ.) Cette faute, Sainte-Beuve la commet fréquemment: «Des idées _soi-disant_ nouvelles.» (_Portraits littéraires_, t. I, p. 51; nouvelle édit; Garnier, s. d.) «Style _soi-disant_ gaulois.» (_Portraits contemporains_, t. III, p. 228; C. Lévy, 1882.) «La _soi-disant_ bienséance sociale.» (_Nouveaux Lundis_, t. I, p. 278; C. Lévy, 1885.) Etc. _Sous le rapport de..._[12]. [12] «_Sous le rapport de_ est une locution qui est devenue très commune. Elle est fort lourde et n’est pas exacte en soi. Une chose est en rapport avec une autre, est dans un certain rapport, a rapport avec; mais elle n’est pas sous un rapport; si elle était _sous_ un rapport ou _sur_ un rapport, elle serait en dehors du rapport; et, au fond, en s’en servant, on s’exprime inexactement. Elle ne paraît donc pas bonne à employer, et ceux qui écrivent avec pureté doivent l’éviter.» (LITTRÉ.) Et tant d’autres locutions illogiques et incorrectes. Mais, d’une façon à peu près absolue, nous laisserons ici de côté les hérésies grammaticales, barbarismes et solécismes, pour ne considérer que le sens de la phrase ou les erreurs de faits. * * * Voici d’autres exemples de singularités de style, dues à l’alliance de pensées absolument différentes ou disparates: «Il avait reçu deux graves blessures, l’une à la jambe, et l’autre _à Waterloo_.» «Cette fête tombe au printemps et _en désuétude_.» «Le lapin est un animal timide et _nourrissant_.» «Nous sommes trop heureuses de n’avoir plus qu’à _prendre patience et de la rhubarbe_...» (Mme DE SÉVIGNÉ, lettre au Président de Moulceau, 4 février 1696; _Lettres_, t. X, p. 357; édit. des Grands Écrivains.) «Force jeunes gens _de robe_ et _de Paris_ étaient allés à la suite...» (SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. I, p. 277; Hachette, 1871.) «Une multitude de gens à pied suivaient en cheveux gras _et en silence_.» (VOLTAIRE, _La Princesse de Babylone_, chap. II.) «La truite _aime_ à être mangée vive; le brochet _préfère_ attendre,» proclame _Le Cuisinier français_ (dans TOUSSENEL, _L’Esprit des bêtes_, p. 279; Hetzel, s. d.) * * * Dans son article «Figure, Style figuré[13]» du _Dictionnaire philosophique_, Voltaire mentionne plusieurs exemples d’incohérences de style empruntés principalement aux poètes de son époque. «C’est le goût, remarque-t-il très justement, qui fixe les bornes qu’on doit donner au style figuré dans chaque genre. Balthazar Gratian[14] dit que «les pensées partent des vastes côtes de la mémoire, s’embarquent sur la mer de l’imagination, arrivent au port de l’esprit, pour être enregistrées à la douane de l’entendement». C’est précisément le style d’Arlequin. Il dit à son maître: «La balle de vos commandements a rebondi sur la raquette de mon obéissance». Avouons que c’est là souvent le style oriental qu’on tâche d’admirer.» [13] «_Style figuré_ par les expressions métaphoriques qui figurent les choses dont on parle, et qui les défigurent quand les métaphores ne sont pas justes.» (VOLTAIRE, _Dictionnaire philosophique_, Œuvres complètes, t. I, p. 390.) Les Orientaux ont toujours affectionné le style «figuré»: «Le jour est sur ton visage et la nuit dans tes cheveux», écrit un Arabe à sa maîtresse, qui avait le teint blanc et les cheveux noirs. (VOLTAIRE, Articles de journaux, IX, _Œuvres complètes_, t. IV, p. 626.) «Lorsque la flèche des arrêts divins est lancée par l’arc du destin, elle ne peut plus être repoussée par le bouclier de la précaution.» (Proverbe oriental, cité par Alexandre DUMAS et Dr Félix MAYNARD, _Impressions de voyage, De Paris à Sébastopol_, p. 175.) [14] Il s’agit très probablement de Balthazar _Gracian_ (1584-1658), jésuite espagnol, «qui fut en prose ce que Gongora avait été en vers». (LAROUSSE). Cyrano DE BERGERAC (1620-1655) se plaît fréquemment à écrire dans ce style «figuré» et singulier: «... Je prévois que, de votre courtoisie (ma belle maîtresse), je suis prédestiné à mourir aveugle. Oui, aveugle, car votre ambition ne se contenterait pas que je fusse simplement borgne. N’avez-vous pas fait deux alambics de mes deux yeux, par où vous avez trouvé l’invention de distiller ma vie, et de la convertir en eau toute claire? En vérité, je soupçonnerais... que vous n’épuisez ces sources d’eau, qui sont chez moi, que pour me brûler plus facilement», etc. (_Œuvres comiques_, Lettres satiriques, V, p. 181; Delahays, 1858.) Cyrano avait pu emprunter ses alambics et ses distillations au poète Philippe DESPORTES (1545-1606), qui célèbre ainsi son amour: Mon amour sert de feu, mon cœur sert de fourneau, Le vent de mes soupirs nourrit sa véhémence, Mon œil sert d’alambic par où distille l’eau. Et d’autant que mon _feu_ est violent et _chaud_, Il fait ainsi monter tant de vapeurs en haut, Qui coulent par mes yeux en si grande abondance. (Philippe DESPORTES, _Poésies_, Diane, I, 49, p. 33; Delahays, 1858.) Et Desportes était si satisfait de ces brûlantes comparaisons qu’il a récidivé (p. 54): Il fit... De mon cœur son fourneau, ses charbons de mes veines, Mes poumons ses soufflets, de mes yeux ses fontaines. Qui, sans jamais tarir, coulent incessamment. L’ARÉTIN (1492-1557) aussi et surtout est célèbre par son style «figuré» et ampoulé: «Aiguiser l’imagination par la lime de la parole... Pêcher, avec la ligne de la réflexion, dans le lac de la mémoire... Mettre le pied de la maturité dans le chemin de la jeunesse... Réfréner la bouche des passions avec le mors de la réflexion... Joindre le bois de la courtoisie au feu de la politesse... Planter le coin de l’affection au nom de l’amitié... Ensevelir l’espérance dans l’urne des promesses menteuses...» Etc. (ARÉTIN, _Œuvres choisies_, traduction P.-L. Jacob, p. XLIII; Gosselin, 1845.) Et le Maître Jacques de _L’Avare_ de Molière (V, 2): «Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c’est la faute de monsieur votre intendant, qui m’a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.» «Ne cessez de frapper avec le marteau de la réflexion sur l’enclume de la méditation!» s’écriait un jour un de nos députés, pour recommander à ses électeurs de ne jamais manquer de réfléchir avant d’agir.» (_L’Écho de l’Est_, 23 novembre 1913.) Les réminiscences mythologiques ont engendré parfois d’étranges phrases, celle-ci, par exemple: «Les femmes ne haïssent pas les mortels qui s’appuient _sur le bâton de Plutus_ pour entrer dans _les bocages d’Amathonte_». (Mme GIROUST DE MORENCY [XVIIIe siècle], dans Mary SUMMER, _Aventures d’une femme galante au_ XVIIIe _siècle,_ p. 234.) Ce qui veut tout simplement dire que les femmes ne haïssent pas les hommes qui ont recours à l’argent (dont Plutus est le dieu) pour obtenir leurs bonnes grâces (Vénus avait à Amathonte, ville de Chypre, un temple célèbre, entouré de bosquets de myrtes). C’est ce style maniéré, tortillé et alambiqué, toujours fécond en pointes ou _concetti_, ce style faux, si apprécié et renommé au seizième siècle, qui a été connu en Italie sous le nom de _marinisme_ (du poète italien Marini ou cavalier Marin), de _gongorisme_ ou _cultisme_ en Espagne (du poète Gongora), d’_euphuïsme_ en Angleterre, et de style ou esprit _précieux_ en France. (Cf. Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, t. V, Boileau, p. 140; C. Lévy, 1888.) Pour conclure, n’oublions pas le sage avertissement et le vœu suprême de Paul-Louis: «Dieu, délivre-nous du malin et du langage figuré!» (P.-L. COURIER, Pamphlet des pamphlets, _Œuvres_, p. 240; Didot, 1865; in-18.) I. — POÈTES ET AUTEURS DRAMATIQUES I PIERRE CORNEILLE. Concetti, Cacophonies et Calembours. Galimatias simple et Galimatias double. Vers de Corneille qu’on rencontre dans Nicole et dans Godeau. Épître _à la Montauron_: éloges outrés. Traduction de l’_Imitation de Jésus-Christ_. — THOMAS CORNEILLE. Le plus grand succès dramatique de tout le dix-septième siècle. ROTROU. — THÉOPHILE DE VIAU. — DUMONIN. — PIERRE DU RYER. — JEAN CLAVERET: l’unité de lieu. — «Mourra-t-il ou Ne mourra-t-il pas?» — Napoléon Ier et A.-V. Arnault. — Crébillon le Tragique, Corneille et Racine. RACINE. Critiqué par Chapelain. Réminiscence. Remarque de Méry. Le mot «diligence». Changement de visage. Cacophonies. Un auteur de sept ans. _Athalie_ lue par pénitence. Racine déclaré «grossier et immodeste», «ni poète ni chrétien», etc. Mort et enterrement de Racine. MOLIÈRE. Son style. Acceptions des mots _flamme_, _cœur_, _main_, etc. Singularités de prosodie. Anachronismes. Cacophonies. Locutions favorites de Molière. Vers de Molière qu’on rencontre dans Corneille et dans La Fontaine. _L’Avare_ de Molière. Remarque de Sainte-Beuve. Chez nos plus grands écrivains, on rencontre des négligences ou inadvertances de style: _errare humanum est_. Tout le monde connaît la turlupinade commise, bien à son insu, par CORNEILLE (1606-1684) dans _Polyeucte_ (I, 1), qu’aurait enviée Tabarin, et dont je me borne à rappeler les premiers mots: Et le désir s’accroît quand... Non moins connu est ce pléonasme du grand Corneille (_Pompée_, II, 3): Il en coûta la vie _et la tête_ à Pompée. Dans _Mélite_ (I, 4), Philandre dit à Cloris, sa maîtresse: Regarde dans mes yeux, et reconnais qu’en moi On peut voir quelque chose aussi parfait que toi. Et Cloris de répondre: C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée. Philandre reprend: ... Mon cœur... Afin de te mieux voir, _s’est mis à la fenêtre_. Dans _Clitandre_ (IV, 1 et 2), comédie d’intrigue très embrouillée, nous voyons Dorise «crever, avec son aiguille», l’œil de Pymante, son «amoureux dédaigné», et, au lieu d’appeler au secours et de se faire soigner, Pymante se met, comme si de rien n’était, à nous débiter une tirade de deux pages, pleine de pathos et de concetti: Où s’est-elle cachée? où l’emporte sa fuite?... La tigresse m’échappe... Il est de Corneille encore (_Pompée_, I, 2) ce vers à calembour: Car c’est ne régner pas qu’être deux _à régner_, qui a trouvé de l’écho dans un hémistiche attribué, mais à tort, paraît-il, au vicomte D’ARLINCOURT (1789-1856): ... On l’appelle _à régner_[15]. [15] Et Alexandre Dumas (_Mémoires_, t. VII, p. 8): «Je ne demande qu’une chose, c’est, si Dieu _m’appelle à régner_ sur la France...» C’est à tort également, et par une erreur persistante, disons-le en passant, que nombre d’ouvrages (par exemple: STAAFF, _La Littérature française_, t. II, p. 1046; — Gustave MERLET, _Tableau de la littérature française_, 1800-1815, t. I, p. 524; — LAROUSSE, art. Arlincourt; — etc.) attribuent audit vicomte et à sa tragédie _Le Siège de Paris_, représentée au Théâtre-Français en 1826, les alexandrins suivants: Mon père, en ma prison, seul _à manger m’apporte_. J’habite la montagne, et j’aime _à la vallée_. Ou bien, il faudrait admettre que le texte de cette tragédie a subi des remaniements avant l’impression, contrairement à ce qui est dit dans l’avant-propos du volume. Voici ce qu’on lit dans une lettre jointe à cet avant-propos (p. X et XI): «... On m’avait annoncé que la tragédie de M. d’Arlincourt[16] était constamment sifflée, et la salle absolument déserte: j’ai vu, à toutes les représentations où j’ai assisté, la tragédie vivement applaudie et la salle toute pleine. On m’avait soutenu que l’ouvrage n’offrait aucun intérêt: j’ai remarqué que, pendant les cinq actes, l’auditoire était constamment ému... [16] _Le Siège de Paris_, tragédie en cinq actes, par M. le vicomte d’Arlincourt, représentée pour la première fois sur le Théâtre-Français le 8 avril 1826 (Paris, Leroux et Constant Chantepie, 1826). «D’après ce que j’avais lu dans les gazettes, je m’attendais à voir une héroïne dans les fers, mourant de faim, et s’écriant avec douleur: Mon pauvre père, hélas! seul à manger m’apporte. «L’appétit de ce pauvre père mangeant la porte d’une prison m’eût singulièrement amusé. Quel a été mon désappointement! Point d’héroïne dans les fers! Point de porte à dévorer! Point de situation à laquelle puisse convenir le vers cité! Et je viens d’apprendre que cette plaisanterie a été faite, il y a quelque douzaine (_sic_) d’années, sur une tragédie de M. Le Mierre. «... J’avais appris par cœur d’autres vers de la pièce; on m’avait particulièrement désigné ceux-ci comme ayant été sifflés à la première représentation: Mystérieux par goût, sauvage par système, Mon cœur est un abîme, et mon âme un problème. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Voilà ces chevaliers que l’on nomme les preux! (_lépreux_). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . On l’appelle à régner (_araignée_). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ton nom connu te perd, ton inconnu te sauve. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rien sur ses plans secrets ne peut être éclairci. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J’habite la montagne, et j’aime à la vallée (_à l’avaler_). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Enfoncé dans le crime on n’en saurait surgir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour chasser loin des murs les farouches Normands, Le roi Louis s’avance avec vingt mille Francs (_francs_). «Et beaucoup d’autres dans ce genre. J’ai acquis la certitude qu’ils n’ont jamais été dans l’ouvrage: est-il une seule personne raisonnable qui ait pu le penser?» Voici, à cette occasion, quelques autres vers, cités souvent comme exemples de cacophonie, d’ambiguïté et d’étrangeté: Dans son ode _A la postérité_ (IV, 6, p. 362; _Œuvres de Malherbe_, _de J.-B. Rousseau_, _etc._, Didot, 1858), J.-B. ROUSSEAU (1671-1741) interpelle ladite postérité et la qualifie de «Vierge non encor née»: Vierge _non encor née_, en qui tout doit renaître, vers dont le premier hémistiche est resté célèbre. Célèbre aussi et maintes fois cité, ce vers de VOLTAIRE (1694-1778): No_n_, il _n_’est rie_n_ que _N_a_n_i_n_e _n_’ho_n_ore, qui, dans les éditions posthumes, fut remplacé par celui-ci: Non, il n’est rien que sa vertu n’honore. (_Nanine_, III, 8.) De Voltaire encore, cet autre, moins connu, mais non moins dépourvu d’euphonie: _T_ou_t_ ar_t_ es_t_ é_t_ranger; comba_tt_re _est ton_ par_t_age. (_Brutus_, I, 1.) Cet autre, encore de Voltaire: _T_u _t_’en van_t_ais _t_an_t_ô_t_; _t_u _t_e _t_ais, _t_u frémis, qui se trouvait dans la tragédie d’_Ériphyle_ (V, 2), a disparu. (Cf. le _Journal de la Jeunesse_, Supplément, 7 juillet 1888.) L’abbé PELLEGRIN (1663-1745), originaire de Marseille, avait composé une tragédie intitulée _Loth_, qui, dès le premier vers, tomba sous les éclats de rire des spectateurs. Le principal personnage débutait par cette touchante déclaration: L’amour a vaincu Loth! (_vingt culottes_). «Il devrait bien en donner une à l’auteur!» interrompit un plaisant, qui connaissait toute la misère de l’abbé[17]. [17] Ajoutons, en note tout au moins, qu’un autre abbé, l’abbé Gaspard ABEILLE (1648-1718), fut victime d’une mésaventure analogue, et aussi sujette à caution d’ailleurs que celle de son confrère Pellegrin. Lors de la première représentation d’une des tragédies de l’abbé Abeille, l’actrice qui faisait le rôle d’une princesse et, au début, prononçait cet alexandrin: Vous souvient-il, ma sœur, du feu roi notre père? s’étant arrêtée court, ou bien la réplique tardant à venir, un loustic du parterre lança de sa plus belle voix cette riposte, désastreuse pour le succès de la pièce: Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère! (Edmond GUÉRARD, _Dictionnaire encyclopédique d’anecdotes_, t. I, p. 13.) Racine, qui avait, comme on sait, un talent spécial pour les épigrammes, a utilisé ce mot dans son épitaphe de l’abbé Abeille: Ci-gît un auteur peu fêté, Qui crut aller tout droit à l’immortalité, Mais sa gloire et son corps n’ont qu’une même bière; Et lorsque Abeille on nommera, Dame Postérité dira: «Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère!» (RACINE, _Œuvres complètes_, Poésies diverses, t. II, p, 215; Hachette, 1864.) Malheureusement, l’histoire est apocryphe, assure-t-on. (Cf. B. JULLIEN, _Thèses d’histoire_, p. 412 et suiv.; et LAROUSSE, art. Pellegrin.) A propos de l’abbé Pellegrin, qui Déjeunait de l’autel et soupait du théâtre, on raconte que, comme il venait de faire représenter sa tragédie de _Pélopée_, et se promenait, avec un de ses amis, dans le jardin du Luxembourg, il vit à ses pieds une feuille de papier, que l’ami ramassa. Elle était remplie, du haut en bas, de la même lettre: la majuscule P y était tracée nombre de fois. «Devinez, dit à Pellegrin son compagnon, ce que signifient toutes ces lettres? — C’est, répondit l’abbé sans hésiter, une page d’écriture qu’un maître a donné à faire à l’un de ses élèves, et que le vent a emportée. — Pas du tout, réplique l’autre; ces lettres sont toutes des initiales, et en voici le sens: _Pélopée, pièce pitoyable, par Pellegrin, poète, pauvre prêtre provençal_». Voici encore quelques autres exemples de cacophonies et amphibologies: Dans le récit de la prise d’une ville et du carnage qui s’ensuit: Sur le sein de l’épouse on écrase _l’époux_, nous dit l’auteur d’une tragédie jadis jouée à l’Odéon. (Cf. _L’Écho de la semaine_, 6 octobre 1895.) Dans un drame espagnol (_Ibid._), où l’on essaie de détourner le roi de son amitié pour un indigne favori, le duc d’Alcala, un des arguments présentés par l’auteur est celui-ci: Jamais à ton secours _Alcala vola-t-il_? Ce qui nous remémore les fameux vers d’une autre pièce dont l’action se passe aussi en Espagne, _Don Japhet d’Arménie_ (II, 2), de SCARRON (1610-1660): Don Zapata Pascal, Ou Pascal Zapata! Car il n’importe guère Que Pascal soit devant, ou Pascal soit derrière; et aussi ce vers crépitant de la tragédie de _Manco-Capac_, de LEBLANC DE GUILLET (1730-1799): Crois-tu d’un tel forfait _Manco-Capac capable_? qui a aussi disparu du texte définitif. (Cf. BACHAUMONT, _Mémoires secrets_, juin 1763, p. 76, note 1; Delahays, 1859.) Et celui-ci, attribué au critique GEOFFROY (1743-1814) (_Encyclopédiana_, p. 194; Garnier, s. d.): Vous, ministres _sacrés, non d’un Dieu_, mais d’un homme. Puis: _O Rémus, dominez_ sur la ville éternelle. (Dans QUITARD, _Dictionnaire de rimes_, p. 173.) La vache _paît en paix_ dans ces gras pâturages, nous apprend le poète académicien TISSOT (1768-1854), traducteur des _Bucoliques_ (dans TENANT DE LATOUR, _Mémoires d’un bibliophile_, p. 219), cacophonie qu’il supprima, pour ne plus laisser (dans la première églogue) que Le cerf léger _paîtra_. Et VIENNET (1777-1868): Sous son _casque, Arbogaste_ avait un esprit _vaste_. (Cf. _Larousse mensuel_, octobre 1912, p. 538.) Et dans _La Franciade_ du même poète (Cf. STAAFF, _La Littérature française_, t. II, p. 606, note): Les paysans fuyaient en emportant leurs _lares_. Le _Télémaque_, ou du moins un fragment de ce livre, _Télémaque dans l’île de Calypso_, a été mis en vers par un poète du nom d’Eugène MATHIEU (1821-?), qui s’est amusé, dans cette parodie, «à plier la langue française à toute sorte d’excentricités». Ainsi Calypso, reprochant au fils d’Ulysse sa froideur à son égard et sa terreur de Mentor, lui dit: Tu te tais, tant te tient ton tuteur tortueux, Dans d’odieux dédains des doux dons d’un des dieux! (Cf. STAAFF, _ibid._, t. III, p. 863.) Nous verrons plus loin, en parlant de Victor Hugo, cette drolatique locution «comme un vieillard en sort», qui lui est faussement attribuée. * * * Revenons à Corneille. C’est à propos de lui que Boileau disait qu’il y avait deux espèces de galimatias: le galimatias _simple_, où l’auteur, entendant ce qu’il avait voulu dire, n’a pas suffisamment éclairci l’expression de sa pensée; et le galimatias _double_, où l’auteur ne s’entend pas plus lui-même qu’il n’est entendu de ses lecteurs ou auditeurs. Et, comme exemple de ce dernier genre de galimatias, Boileau racontait ce qui advint à propos des quatre vers suivants de la tragédie de _Tite et Bérénice_ (I, 2) de Corneille, prononcés par Domitian, frère de Tite et amant de Domitie: Faut-il mourir, madame? et, si proche du terme, Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort Puissent dans quatre jours se promettre ma mort. Baron, qui étudiait le rôle de Domitian, se trouva embarrassé par ces quatre vers dont le sens ne lui paraissait pas très intelligible. Il alla prier Molière, qui habitait dans la même maison que lui, de vouloir bien les lui expliquer. Après les avoir lus et relus, Molière lui avoua qu’il ne les comprenait pas non plus. «Mais attends, dit-il à Baron; M. Corneille doit venir dîner avec nous aujourd’hui, tu lui en demanderas l’explication.» Dès que Corneille arrive, le jeune Baron lui saute au cou, selon son habitude, car il l’aimait beaucoup, et lui soumet ensuite les quatre vers dont le sens lui échappait. Corneille les examine durant quelques instants, puis: «Ma foi, dit-il, j’avoue que je ne les entends pas trop bien non plus; mais récite-les tout de même: tel qui ne les entendra pas les admirera.» (Cf. le _Musée des familles_, 1er août 1897; et Edmond GUÉRARD, _ouvrage cité_, t. I, p. 504.)[18] [18] On a appliqué aussi cette anecdote à d’autres vers de Corneille, à un passage de sa tragédie d’_Héraclius_: cf. Émile DESCHANEL, _ouvrage cité_, t. I, p. 225-226; et _même ouvrage_, 2e série, Racine, t. I, p. 241. De même Klopstock, dans sa vieillesse, ne comprenait plus bien tous les vers de sa _Messiade_: «Il faut que je commence un chant pour le comprendre, déclarait-il un jour. Si je le prends dans le courant, je ne retrouve plus le sens, et je suis obligé de remonter, pour ressaisir mon idée.» (Cf. SAINTE-BEUVE, _Chateaubriand et son groupe littéraire_, t. II, p. 182, note 1.) Et n’a-t-on pas attribué à Victor Hugo cette plaisante réponse: «Lorsque j’ai écrit ces vers, il n’y avait que Dieu et moi pour les comprendre. Aujourd’hui, il n’y a plus que Dieu.» (Cf. Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, t. I, p. 226). Ce beau vers qu’on lit dans _Tite et Bérénice_ (V, 1): Chaque instant de la vie est un pas vers la mort, se trouve textuellement dans les _Essais de morale_ de Nicole (Cf. CORNEILLE, _Œuvres complètes_, t. IV, p. 371, note 1; Hachette, 1864), et ces autres, qui se trouvent dans _Polyeucte_ (IV, 2): ... Et, comme elle a l’éclat du verre, Elle en a la fragilité, sont, textuellement aussi, empruntés à Godeau, l’évêque de Grasse, qui lui-même les avait traduits de Publius Syrus: Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur. (Cf. MONTAIGNE, _Essais_, I, 40; t. I, p. 405, note 1, édit. Louandre.) Voici un enjambement ou rejet rencontré dans Corneille (_Le Menteur_, II, 5), dont la hardiesse ne laisse pas de surprendre: Il monte à son retour, il frappe à la porte: elle Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle. Ajoutons qu’on cite comme exemple d’éloges outrés et de platitude la dédicace d’_Horace_ au cardinal de Richelieu, ainsi que celle de _Cinna_ à M. de Montauron (d’où le nom d’_Épître à la Montauron_ donné depuis à ces flatteries exagérées et intéressées: cf. Honoré BONHOMME, _Grandes Dames et Pécheresses_, p. 253-254; Charavay, 1883), et que le discours de réception de Corneille à l’Académie «est un chef-d’œuvre de mauvais goût, de plate louange et d’emphase commune». (SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_, t. I, p. 44; nouvelle édit., Garnier, s. d.) De tous les ouvrages de Pierre Corneille, c’est sa traduction de l’_Imitation de Jésus-Christ_, dont il se fit de la première partie seulement trente-deux éditions, qui lui rapporta le plus d’argent. Lui-même nous l’apprend; il racontait que son _Imitation_ lui avait plus valu que la meilleure de ses comédies, et qu’il avait reconnu, par le gain considérable qu’il en avait tiré, «que Dieu n’est jamais ingrat envers ceux qui travaillent pour lui». (Cf. Jules LEVALLOIS, _Corneille inconnu_, p. 288.) Rappelons, à ce propos, que THOMAS CORNEILLE (1625-1709), le frère de Pierre, est, de tous les auteurs dramatiques du dix-septième siècle, celui qui obtint les plus grands succès au théâtre et y gagna le plus d’argent. Sa tragédie de _Timocrate_, jouée en 1656, et que personne ne connaît plus aujourd’hui, «fut le plus éclatant succès dramatique de tout le dix-septième siècle». (Paul STAPFER, _Des Réputations littéraires_, t. II, p. 252 et 286.) «_Timocrate_ eut quatre-vingts représentations, dit de son côté Laharpe (_Lycée ou Cours de littérature_, t. II, p. 273-274; Verdière, 1817): les comédiens se lassèrent de le jouer avant que le public se lassât de le voir; et ce qui n’est pas moins extraordinaire, c’est que depuis ils n’aient jamais essayé de le reprendre. Quand on essaye de le lire, on ne peut imaginer ce qui lui procura cette vogue prodigieuse... Le héros de la pièce joue un double personnage: sous le nom de Timocrate, il est l’ennemi de la reine d’Argos, et l’assiège dans sa capitale; sous celui de Cléomène, il est son défenseur et l’amant de sa fille. Il est assiégeant et assiégé; il est vainqueur et vaincu. Cette singularité, qui est vraiment très extraordinaire, a pu exciter une sorte de curiosité qui peut-être fit le succès de la pièce... Il y a peu d’auteurs dont la lecture soit plus rebutante que celle de Thomas Corneille, conclut Laharpe». * * * Dans une de ses pièces, sa tragi-comédie de _Céliane_, ROTROU (1609-1650) met en scène un amant qui se demande (II, 2); sa belle lui ayant laissé le choix de ses faveurs: Que dois-je donc choisir, puissant maître des dieux, De la bouche, du sein, de la joue ou des yeux? Il choisit le sein, et, devant le public, appuie ses lèvres sur ce sein, pendant que sa maîtresse repose, étendue sur son lit. (Cf. LA FONTAINE, édit. des Grands Écrivains, t. IV, p. 438, note 5.) Dans une autre pièce de Rotrou, _Saint Genest_ (II, 2 ou 3), la comédienne Marcelle, si férue de sa beauté et de ses charmes, s’écrie: Je foule autant de cœurs que je marche de pas. Les beaux vers, les vers devenus proverbes, abondent chez Rotrou, particulièrement dans sa tragédie de _Venceslas_: Qui veut vaincre est déjà bien près de la victoire. (II, 2.) L’ami qui souffre seul fait une injure à l’autre. (III, 2.) Je dérobe au sommeil, image de la mort, Ce que je puis du temps... Ce que j’ôte à mes nuits je l’ajoute à mes jours. (IV, 4.) Etc., etc. C’est dans _Venceslas_ (IV, 5 ou 6) que se trouve ce vers prononcé par la duchesse Cassandre, en même temps qu’«elle tire un poignard de sa manche»: Voyez, voyez le sang dont ce poignard dégoutte! Ce qui rappelle le fameux cri de la Thisbé de Théophile DE VIAU (1590-1626): Ah! voilà le poignard qui du sang de ton maître S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître! Citons aussi ce grotesque distique de la tragédie d’_Orbecce_ de DUMONIN (1557-1586) (Dans Philarète CHASLES, _Études sur le seizième siècle_, p. 178): Orbecce fréricide, Orbecce méricide! Tu seras péricide, ainsi que fillicide! Et cet autre distique de Pierre DU RYER (1606-1658), dans sa tragédie de _Scévole_: Ce peuple pour sa gloire, ennemi de la vôtre, Se nourrira d’un bras et combattra de l’autre. «Quel est le sens de ces deux vers? se demande Laharpe (_Ouvrage cité_, t. II, p. 272). Junie veut-elle dire que les Romains mangeront et combattront en même temps, ou bien qu’ils mangeront un de leurs bras et combattront avec l’autre? Les vers ont également ces deux sens, et sont très mauvais dans tous les deux.» Afin de respecter l’_unité de lieu_, un auteur du dix-septième siècle, Jean CLAVERET (1590-1666), s’avisa du stratagème suivant. Dans sa tragédie _Le Ravissement_ (l’Enlèvement) _de Proserpine_, où la scène est tour à tour au Ciel, en Sicile et aux Enfers, il dit que «le lecteur peut se représenter une certaine unité de lieu, en la concevant comme une ligne perpendiculaire du Ciel aux Enfers; bien entendu que cette verticale doit passer par la Sicile». Les trois «théâtres de l’action», Ciel, Sicile et Enfers, se trouvent ainsi situés dans le même plan, le même «lieu». (Cf. SAINTE-BEUVE, _Tableau de la Poésie française au seizième siècle_, p. 253; Charpentier, 1869.) Plus tard, RIVAROL (1753-1801) réduisit la tragédie à la simple position et solution de cette question: Mourra-t-il ou ne mourra-t-il pas? Question qui fluctue ainsi: 1er acte: il mourra. 2e acte: il ne mourra pas. 3e acte: il mourra. 4e acte: il ne mourra pas. 5e acte: il mourra. (Cf. STAAFF, _La Littérature française_, t. III, p. 1243.) Napoléon était aussi d’avis que le cinquième acte d’une tragédie devait se terminer par la mort du héros. «Il faut que le héros meure! Tuez-le!» C’est le conseil qu’il donnait à A.-V. Arnault, pour sa tragédie _Les Vénitiens_. Le héros, Montcassin, fut donc mis à mort par ordre de l’empereur, mais la tragédie n’en valut ni plus ni moins. (Cf. STAAFF, _ibid._, t. II, p. 386, note 1.) A propos de la tragédie, rappelons le mot de Crébillon père relativement à son goût pour le genre terrible: «Je n’ai pas eu le choix; Corneille avait pris le ciel; Racine, la terre; il ne me restait plus que l’enfer». (Note du _Gil Blas_ de Lesage, édit. Saint-Marc Girardin, p. 137; Charpentier, 1865.) * * * Lorsque RACINE (1639-1699), fort jeune encore, composa l’ode _La Nymphe de la Seine_, à l’occasion du mariage du roi, il alla consulter Chapelain, qui releva quelques fautes dans ce poème, «entre autres, celle d’avoir mis en eau douce des tritons, divinités essentiellement salées, _ce qui est une énorme incongruité mythologique_». (Théophile GAUTIER, _Les Grotesques_, p. 250-251; M. Lévy, 1859.) On cite souvent ce vers étrange d’_Andromaque_ (I, 4), où Pyrrhus emploie le mot _feux_ dans deux acceptions toutes différentes: Brûlé de plus de feux que je n’en allumai. C’est-à-dire: brûlé de plus d’amour, de passion, que je n’allumai d’incendies dans les guerres que j’ai soutenues et notamment «devant Troie». Cette pointe, selon la remarque d’Émile Deschanel (_Le Romantisme des classiques_, Racine, t. I, p. 110), est une réminiscence du roman grec de l’évêque Héliodore, _Théagène et Chariclée_, que Racine adolescent s’était tant complu à lire et à relire. D’après le poète et romancier Joseph Méry, Racine s’est servi cent soixante-cinq fois du mot _œil_ ou _yeux_ dans cette tragédie d’_Andromaque_. «Vous pouvez les compter,» ajoute-t-il, (_La Croix de Berny_, lettre XXII, p. 219; Librairie nouvelle, 1859; où Méry se cache sous le pseudonyme de Roger de Monbert.) Dans _Les Plaideurs_ (I, 6), nous trouvons cet enjambement, dont plus tard les romantiques pourront s’autoriser: Mais j’aperçois venir madame la comtesse De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse. Racine a employé le substantif _diligence_ (zèle, soin, promptitude) dans des vers qu’on s’est plu à interpréter comiquement: Prince, que tardez-vous? Partez _en diligence_. (_Britannicus_, V, 2.) C’est-à-dire partez sans tarder, et non dans une de ces voitures publiques dites _diligences_. Ah! quittez d’un censeur la triste _diligence_! (_Britannicus_, I, 2.) Je vais faire venir ma fille _en diligence_. (_Les Plaideurs_, III, 1.) Mais, comme vous savez, malgré ma _diligence_, Un long chemin sépare et le camp et Byzance. (_Bajazet_, I, 1.) Déjà Corneille avait dit, dans _Polyeucte_ (IV, 1): Si vous me l’ordonnez, j’y cours _en diligence_. Et Molière: J’ai d’Ithaque en ces lieux fait voile _en diligence_. (_La Princesse d’Élide_, I, 1.) L’auteur dramatique Charles-Guillaume ÉTIENNE(1778-1845) dira de même, dans sa comédie _L’Intrigante_ (I, 7): Vous m’avez demandé, J’accours _en diligence_. Dans _La Thébaïde ou les Frères ennemis_ (IV, 3), on trouve ce singulier vers: L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier, que Littré (art. Embrasser) relève avec raison: «On s’embrasse l’un l’autre, mais on n’est pas le premier à s’embrasser l’un l’autre». Épargnez votre sang, j’ose vous en prier, Sauvez-moi de l’horreur de l’_entendre crier_, lit-on dans _Phèdre_ (IV, 4). Le sang de nos rois crie, et n’est point écouté, lit-on encore dans _Athalie_ (I, 1). _Entendre le sang crier_ est une locution biblique que nous rencontrons dans la _Genèse_ (IV, 10), et placée dans la bouche de Dieu même, à propos du meurtre d’Abel par Caïn: «Le sang de ton frère crie vers moi». Dans cette même pièce de La _Thébaïde_ (IV, 1), Racine suppose que les frères ennemis, Etéocle et Polynice, se haïssaient avant leur naissance et se battaient déjà dans le sein de leur mère: Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance: Que dis-je? nous l’étions avant notre naissance. Triste et fatal effet d’un sang incestueux! Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux, Dans les flancs de ma mère une guerre intestine De nos divisions lui marqua l’origine. La comtesse de Boufflers ayant un jour une lettre d’excuse à adresser à la duchesse de Polignac, au sujet d’un engagement qu’elle ne pouvait pas tenir, termina cette missive par les vers suivants, qu’elle emprunta sans le dire, et à peu près textuellement, au _Britannicus_ de Racine (II, 3): Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs; Vos _jours toujours_ sereins coulent dans les plaisirs; La Cour en est pour vous l’inépuisable source, Ou si quelque chagrin _en_ interrompt _la course_, Tout le monde, soigneux de _les entretenir_, S’empresse à _l’effacer_ de votre souvenir. «Grimm nous apprend que ces vers, lus dans la société de Mme de Polignac, furent généralement trouvés détestables: des _jours toujours_ sereins, mauvaise consonance; — _en_ interrompt _la course_, est-ce la course des plaisirs ou la course de la source? — _les entretenir_ est bien loin du mot _plaisirs_, de même que _l’effacer_ est un peu loin du mot _chagrin_; — et tous ces _que_, _qui_, etc. Si Mme de Boufflers avait voulu mystifier son monde, elle ne s’y serait pas prise plus adroitement.» (SAINTE-BEUVE, _Nouveaux Lundis_, t. IV, p. 227.) Racine écrit dans _Mithridate_ (III, 1): Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours Aux lieux où le Danube y vient finir son cours? «Oui, assurément, j’en doute!» interrompit un soir tout haut, paraît-il, un vieux militaire qui avait guerroyé dans ces contrées-là. «Il n’avait pas tort, ajoute Laharpe (_Ouvrage cité_, t. II, p. 160). Aujourd’hui même que la navigation est tout autrement perfectionnée qu’elle ne l’était alors, il serait de toute impossibilité d’aller en deux jours du détroit de Caffa, qui est l’ancien Bosphore Cimmérien, à l’embouchure du Danube, qui est à l’autre extrémité de la mer Noire. C’est un trajet de près de deux cents lieues d’une navigation difficile.» D’après l’abbé Du Bos (dans Émile Deschanel, _ouvrage cité_, t. I, p. 310), cette objection et interruption aurait été faite par le prince Eugène en personne. Dans Mithridate encore (III, 5) se trouve ce vers dit par Monime à Mithridate: Nous nous aimions... Seigneur, vous changez de visage. A une représentation de cette tragédie, où le rôle de Monime était rempli par la célèbre Adrienne Lecouvreur, et celui de Mithridate par son camarade Beaubourg, connu par sa laideur, des spectateurs, en entendant cette phrase: «Vous changez de visage», s’avisèrent de crier: «Laissez-le donc faire!» (Cf. Lorédan LARCHEY, _L’Esprit de tout le monde_ [ou _L’Esprit d’autrefois_], Première série, p. 269.) A propos de ce vers d’_Iphigénie_ (V, 6): Le _soldat étonné_ dit que, dans une nue,... Génin, dans ses _Récréations philologiques_ (t. II, p. 427, note 1; Chamerot, 1858), conte avoir «entendu à la Comédie-Française déclamer ce vers de manière à faire douter s’il ne s’agissait pas plutôt d’une nourrice de Molière que d’un soldat d’Agamemnon», et il conseille de «préférer un hiatus au ridicule d’une prononciation rigoureusement exacte». O le plus grand poltron qui jamais _ait été_! s’écrie à son tour un personnage de Scarron (_Jodelet_, IV, 7), poltron qui peut être rapproché du susdit _soldat étonné_. En 1684, le duc du Maine, âgé de quatorze ans, fils de Louis XIV et de Mme de Montespan, et de qui l’on publia, en 1678, les _Œuvres diverses d’un auteur de sept ans_, voulut faire partie de l’Académie française, et Racine fut chargé de lui transmettre, au nom de l’Académie, cette incroyable réponse: «Lors même qu’il n’y aurait pas de place vacante, Monseigneur, il n’y a pas un académicien qui ne soit _ravi de mourir_ pour vous en faire une». Louis XIV eut plus de bon sens et se rebiffa devant tant d’abnégation; il déclara que le duc était trop jeune pour songer à l’Académie, et que, par conséquent, il ne fallait tuer personne pour lui en procurer l’accès. (Cf. _Le Magasin pittoresque_, 1835, p. 354.) Qui croirait qu’_Athalie_, ce chef-d’œuvre, a été tellement mal accueilli à ses débuts, qu’on le donnait à lire par pénitence? «Dans plusieurs sociétés, on avait établi, par forme de plaisanterie, de donner pour pénitence la lecture d’un certain nombre de vers d’_Athalie_... Un jeune officier, condamné à lire la première scène, lut toute la pièce, et la relut sur-le-champ une seconde fois; ensuite il remercia la compagnie de lui avoir donné un plaisir auquel il ne s’attendait guère. Ce petit événement, qui fit du bruit par sa singularité,» ajoute Laharpe (_Ouvrage cité_, t. II, p. 241-242), amena peu à peu un changement d’opinion, et, en 1716, le Régent donna ordre de jouer _Athalie_, qui, cette fois, «fut applaudie avec transport». Racine, qui est considéré chez nous comme l’emblème de la délicatesse, de l’élégance et de la pureté, a pourtant été jugé si hardi, si grossier et immodeste, que certains ont éprouvé le besoin de l’_épurer_. Au lieu de ces deux vers d’_Alexandre le Grand_ (V, 3): Aimez, et possédez l’avantage charmant De voir toute la terre adorer votre amant, ces pudibonds censeurs ont mis: Aimez, et possédez l’avantage _si doux_ De voir toute la terre adorer _votre époux_. Dans _Les Plaideurs_ (II, 9), ils n’ont pas manqué de supprimer le mot _bâtard_ et de le remplacer par _fils_: Monsieur, je suis _le fils_ de votre apothicaire. Dans _Esther_ (I, 1), au lieu de: Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit, La chassa de son trône ainsi que de son lit, estimant le mot _lit_ trop suggestif, ils ont écrit: Lorsque le roi, contre elle enflammé _sans retour_, La chassa de son trône ainsi que de _sa cour_. (Cf. Edmond TEXIER, _Les Choses du temps présent_, p. 202-204; Hetzel, 1862.) Il y a eu mieux encore. On s’est avisé, au dix-septième siècle, de se demander si Racine était vraiment poète et s’il était vraiment chrétien, et la réponse fut deux fois négative. «Les Jésuites... en 1673, soumirent à un examen le génie et la religion de Racine. Il fut question de savoir s’il était poète et chrétien: le public fut invité à cette discussion, et des enfants dressés par le jésuite Soucié (ou Souciet) la terminèrent en décidant que l’auteur immortel de _Phèdre_ et d’_Athalie_ n’était ni poète ni chrétien, _nec poeta nec christianus_.» (_Vie de Voltaire_, chap. II, p. 17-18, en tête de ses Œuvres, édit. de Kehl.) Il est vrai que, plus tard, il a été traité de «polisson» et de «vieille botte»: le premier de ces qualificatifs lui a été donné, paraît-il, par Frédéric Soulié (Cf. _Le Temps_, 1er décembre 1912, art. signé Paul Zahori; — cf. aussi Théophile GAUTIER, _Les Jeunes-France_, Daniel Jovard, p. 90; Charpentier, 1879: «Ce polisson de Racine, si je le rencontrais, je lui passerais ma cravache à travers le corps»); — la seconde épithète est d’Auguste Vacquerie (_Profils et Grimaces_, p. 17: «... Les bottes neuves gênent le pied, les idées neuves gênent l’intelligence. Le drame est tout neuf, Racine est une vieille botte.») Terminons par cette plaisante remarque d’un contemporain de Racine. Celui-ci, comme on sait, était «grand courtisan, détestait les jésuites, et évitait cependant d’en dire du mal par précaution. Lorsqu’il mourut et qu’on sut qu’il avait demandé à être enterré chez les solitaires de Port-Royal, le comte de Roussy dit aussitôt: «Racine ne s’y serait certainement pas fait enterrer _de son vivant_». (Cf. l’abbé DE VOISENON, _Anecdotes littéraires_, p. 36; Librairie des bibliophiles, 1880; — et Eugène MULLER, _Curiosités historiques et littéraires_, p. 264; Delagrave, 1897.) * * * Les bizarreries de style et les vers négligés ou étranges et aussi les cacophonies abondent chez MOLIÈRE (1622-1673), à tel point que Théophile Gautier s’amusait à dire que «comme tapissier, le Poquelin avait peut-être quelque mérite, mais, comme poète, c’est un pleutre que nous aurions sifflé s’il eût apparu en 1830». (Cf. _Le National_, 9 janvier 1887.) Et Flaubert de lui riposter sur le même ton: «Je te trouve sévère. Je conviens que Molière a des torts, mais il y a, dans _Le Malade imaginaire_ (acte II, 2e intermède), une phrase de génie, qui fait de lui un écrivain de vaste envergure: _Plusieurs Égyptiens et Égyptiennes, vêtus en Mores, font des danses mêlées de chansons_. Ça, c’est un diamant!» (_Ibid._) Théophile Gautier a d’ailleurs manifesté plusieurs fois, et en termes véhéments ou très crus, sa profonde antipathie pour Molière: «Mon opinion sur Molière et _Le Misanthrope_? Eh bien, ça me semble infect. Je vous parle très franchement: c’est écrit comme un c...!» Etc. (GONCOURT, _Journal_, année 1857, t. I, p. 170.) Fénelon, La Bruyère, Vauvenargues se sont également montrés peu tendres pour Molière: «En pensant bien, il parle souvent mal; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias», etc. (FÉNELON, _Lettre sur les occupations de l’Académie_, VII, p. 70-71; édit. Despois.) «Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme et d’écrire purement.» (LA BRUYÈRE, _Caractères_, Des ouvrages de l’esprit, p. 22; édit. Hémardinquer.) «On trouve dans Molière tant de négligences et d’expressions bizarres et impropres, qu’il y a peu de poètes, si j’ose le dire, moins corrects et moins purs que lui.» (VAUVENARGUES, _Œuvres choisies_, p. 312; Didot, 1858, in-18.) Le critique Edmond Scherer a publié, dans le journal _Le Temps_ du 19 mars 1882 (Cf. Georges LAFENESTRE, _Molière_, p. 173; — Robert DE BONNIÈRES, _Mémoires d’aujourd’hui_, 2e série, p. 67 et suiv.; — _La Gazette anecdotique_ du 31 mars 1882; — etc.), un article demeuré célèbre, portant pour titre _Une Hérésie littéraire_, et des plus durs pour Molière. Ce qu’il y a de plus curieux peut-être, c’est qu’en reprochant à Molière de mal écrire, Scherer tombe dans le même défaut. Voici la conclusion de son article, qui a été souvent citée comme exemple de mauvais style et de drôlerie: «Il n’y a pas moyen de se dérober à la conviction que notre grand comique est aussi mauvais écrivain qu’on peut l’être, lorsqu’on a, du reste, les qualités de fond qui dominent tout.» Un _fond_ qui _domine_ tout? Scherer cite nombre de passages obscurs de Molière, ces phrases de Célimène, entre autres (_Le Misanthrope_, IV, 3): Et, puisque notre cœur fait un effort extrême Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime, Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux, S’oppose fortement à de pareils aveux, L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle, Doit-il impunément douter de cet oracle? Mais ne peut-on admettre que l’obscurité de ces vers (qui, antérieurement au _Misanthrope_, se trouvent dans _Garcie de Navarre_, III, 1) est voulue, et que c’est ainsi que la coquette Célimène doit et entend exprimer sa pensée? Il ne faut pas oublier non plus que Molière n’est pas un auteur de cabinet, travaillant tranquillement, à son aise et à ses heures; il improvisait souvent, allait plus vite qu’il ne l’aurait voulu, et sa prose comme ses vers sont faits pour être débités sur la scène, plutôt que lus et savourés à loisir. Il ne paraît pas se préoccuper des répétitions de mots. Ainsi, dans _Le Misanthrope_, la préposition _pour_ se trouve à certain endroit (III, 5 ou 7), répétée cinq fois en cinq vers: _Pour_ moi, je voudrais bien que, _pour_ vous montrer mieux, Une charge à la cour vous pût frapper les yeux. _Pour_ peu que d’y songer vous nous fassiez les mines, On peut, _pour_ vous servir, etc... D’autres vers de Molière nous arrêtent encore, voire nous déconcertent; ceux-ci de _Tartuffe_ (V, 3), par exemple: Je voudrais, de bon cœur, qu’on pût entre vous deux De quelque ombre de paix _raccommoder les nœuds_. Et ceux-ci, encore de _Tartuffe_ (V, scène dernière): Et par un doux hymen _couronner_ en Valère La _flamme_ d’un amant généreux et sincère. _Couronner une flamme_ est certainement pour nous une singulière locution; mais nous trouvons, au dix-septième siècle, et même plus tard, le mot _flamme_ accouplé à bien des verbes qui ne lui conviendraient plus aujourd’hui: Réduit au triste choix ou de _trahir_ ma flamme, Ou de vivre en infâme. (CORNEILLE, _Le Cid_, I, 7.) Vous savez pour la paix _quels vœux a faits_ ma flamme. (ID., _Horace_, I, 2.) Qu’est-ce-ci, mes enfants? _écoutez-vous_ vos flammes? Et perdez-vous encor le temps avec des femmes? (ID., _ibid._, II. 7.) Mais ces chaînes du ciel qui tombent sur nos âmes _Décidèrent_ en moi _le destin de leurs flammes_. (MOLIÈRE, _Don Garcie de Navarre_, I, 1.) Des chaînes qui décident un destin? Seigneur, il est trop vrai qu’une flamme funeste A fait _parler_ ici _des feux_ que je déteste. (CRÉBILLON, _Rhadamiste et Zénobie_, I, 2.) Une flamme qui fait parler des feux? On lit dans _Le Misanthrope_ (V, 7): Pourvu que _votre cœur_ veuille _donner les mains_ Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains. _Un cœur qui donne les mains_: voilà encore un étrange style, mais dont nous trouvons plus d’un exemple antérieur au dix-neuvième siècle: «La gloire n’est due qu’à _un cœur_ qui sait... _fouler aux pieds_ les plaisirs.» (FÉNELON, _Télémaque_, I, p. 6; édit. Colincamp.) «Tel est l’homme, ô mon Dieu, _entre les mains_ de ses seules lumières.» (MASSILLON, _Sermon pour le 4e dimanche de l’Avent_; dans MOLIÈRE, édit des Grands Écrivains, t. V, p. 549, note 2.) Ne lit-on pas d’ailleurs dans la Bible (_Proverbes_, XVIII, 21): «La mort et la vie sont _aux mains_ de _la langue_»? Du temps de Molière aussi bien que de Massillon, les acceptions du mot _main_ étaient bien plus étendues qu’aujourd’hui (Cf. LITTRÉ). Gaston Boissier, si imbu de l’antiquité et qui connaissait si bien nos classiques, a écrit (Dans _Le XIXe Siècle_, 28 janvier 1894): «Un grand écrivain laisse après lui quelque chose de plus durable que ses écrits mêmes, c’est la langue dont il s’est servi, qu’il a assouplie et façonnée à son usage, et qui, même maniée _par d’autres mains_, garde toujours quelque trace du pli qu’il lui a donné». De Molière encore (_Les Précieuses ridicules_, sc. 9): «CATHOS. — Votre cœur crie avant qu’on l’écorche. MASCARILLE. — Il est écorché _depuis la tête jusqu’aux pieds_.» Métaphore ou catachrèse qu’on peut rapprocher de celle de Marivaux: «Frappez fort, mon cœur a _bon dos_.» (Cf. MOLIÈRE, édit. des Grands Écrivains, t. II, p. 98, note 1)[19]. [19] Nous trouvons dans Tallemant des Réaux (_Les Historiettes_, t. VI, p. 282 et 318; Techener, 1862), les anecdotes suivantes, relatives à des femmes qui appelaient couramment et tendrement leurs maris _Mon Cœur_: «Une vieille madame Mousseaux... avoit espousé un jeune homme nommé Saint-André qui, pour n’estre pas avec elle, alloit le plus souvent qu’il pouvoit à la campagne; elle en enrageoit et escrivoit sur son almanach: «Un tel jour _mon cœur_ est parti; un tel jour _mon cœur_ est revenu...» Un nommé du Mousset, trésorier de France à Châlons, reçut un soufflet sur l’œil en jouant; sa femme s’écria: «Ah! mon Dieu, _mon cœur_ est borgne». Une autre, racontant la maladie de son mari, disoit: «Je lui disois quelquefois: «_Mon cœur_, tirez la langue». — Dans _La Croix de Berny_ (lettre IV, p. 44; Librairie nouvelle, 1859), l’un des auteurs, Jules Sandeau, sous le pseudonyme de Raymond de Villiers, mentionne une inscription gravée sur une roche et ainsi conçue: «Le 25 juillet 1831, deux tendres _cœurs_ se sont _assis_ à cette place». «On ne peut néanmoins douter, dit très justement une note de l’édition de Molière des Grands Écrivains (t. VIII, p. 284, note 2, _a_), que parfois, dans l’emploi de ces locutions mêmes, l’incohérence des termes rapprochés était cherchée et rendue fort sensible pour produire un effet plaisant, témoin cette phrase de Sganarelle: «Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en paye _les pots cassés_» (_Le Médecin malgré lui_, III, 1), et ces vers de Benserade, adressés, dans le _Ballet des Muses_, à Mlle de la Vallière: Je baise ici les mains _à vos beaux yeux_ Et ne veux point d’un joug comme le vôtre.» Dans _Psyché_ (I, 1): Un souris (sourire) chargé de douceurs Qui _tend les bras_ à tout le monde, Et ne vous promet que faveurs. Dans _Le Dépit amoureux_ (I, 4): ... Ma langue, en cet endroit, _A fait un pas de clerc_ dont elle s’aperçoit. Dans _Le Sicilien_ (sc. 2): «Il fait noir comme dans un four. Le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche, et je ne vois pas une étoile qui montre _le bout de son nez_». Dans le prologue du _Malade imaginaire_: «Le théâtre représente un lieu champêtre, _et néanmoins_ fort agréable». Ce _néanmoins_ nous prouve combien la campagne et les beautés de la nature étaient alors peu appréciées. Voici encore quelques bizarres tournures de phrases de Molière: Le _poids_ de sa grimace, où brille l’artifice, Renverse le bon droit, et tourne la justice. (_Le Misanthrope_, V, 1.) Qu’un _cœur_ de son penchant donne assez de lumière, Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière. (_Ibid._, V. 2.) Et leur _langue_ indiscrète, en qui l’on se confie, Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie. (_Le Tartuffe_, III, 4.) Etc., etc. Les fautes ou singularités de prosodie sont fréquentes aussi chez Molière. Il ne se fait aucun scrupule, par exemple, de ne pas élider les _e_ muets et de les compter pour une syllabe: sans doute on n’était pas, de son temps, aussi strict sur ce point qu’on l’est devenu depuis: Anselme, mon mignon, cri_e_-t-elle à toute heure. (_L’Étourdi_, I, 5.) La parti_e_ brutale alors veut prendre empire. (_Le Dépit amoureux_, IV, 2.) Et tout le changement que je trouve à la chose, C’est d’être Sosi_e_ battu. (_Amphitryon_, I, 2.) Ici, au contraire, l’_e_ muet n’est pas compté: A la queu_e_ de nos chiens, moi seul avec Drécar. (_Les Fâcheux_, II, 6 ou 7.) Dans _Sganarelle_ (sc. 21), le mot _honneur_ rime avec lui-même: Guerre, guerre mortelle à ce larron d’_honneur_ Qui sans miséricorde a souillé notre _honneur_. Dans la même pièce (sc. 23), trois rimes féminines se suivent: ... La promesse _accomplie_ Qui vous donna l’espoir de l’hymen de _Clélie_, Très humble serviteur à Votre _Seigneurie_. Il est vrai que ces trois rimes sont ici «très expressives» et font fort bon effet à la scène. (Cf. MOLIÈRE, édit. des Grands Écrivains, t. II, p. 214, note 4.) Dans le prologue d’_Amphitryon_, presque au début, nous rencontrons deux rimes masculines de suite: _venir_ et _pas_, _las_. Notons ce curieux anachronisme dans _Amphitryon_ (II, 5): Sosie et son épouse Cléanthis, bien que en contact avec Jupiter et Mercure, nous parlent «du diable» à plusieurs reprises: Nous donnerions tous les hommes au diable. Et (III, 10): Et je ne vis de ma vie Un dieu plus _diable_ que toi. Etc., etc. Comme exemples de cacophonie chez Molière, nous citerons: _Ce sont soins su_perflus. (_L’Étourdi_, IV, 3.) ... Une affaire aussi qui m’embarr_asse assez_. (_Le Dépit amoureux_, II, 1.) Et plusieurs qui _tantôt ont_ appris... (_Sganarelle_, sc. 16.) Tout _ce_ que _son_ cœur _sent_, _sa_ main a _su_ l’y mettre. (_L’École des Femmes_, III, 4.) Je _suis assez_ adroit... (_Le Misanthrope_, III, 1.) Et _suis huissier_ à verge... (_Le Tartuffe_, V, 4.) Qui le _rend en tout temps_ si _content_... (_Les Femmes savantes_, I, 3.) D’être _baissé sans cesse aux soins_ matériels. (_Ibid._, II, 7.) Parmi les locutions favorites de Molière, nous signalerons: _Plaisant_: «Je vous trouve plaisant de...». (_Le Misanthrope_, IV, 3; — _Les Femmes savantes_, I, 2; V, 2; — _Le Malade imaginaire_, III, 3 et 4; — Etc.) _Impertinent_, _e_: «C’est un impertinent, une impertinente... Voilà une coutume bien impertinente;» — Etc. (_La Critique de l’École des Femmes_, sc. 5 et 7; — _Le Médecin malgré lui_, I, 2; II, 9; — _Le Malade imaginaire_, I, 9; II, 6 et 7; III, 3; — Etc.) _Pendard_, _pendarde_: «Ces pendardes-là.» (_Les Précieuses ridicules_, sc. 4.) «Comment, pendard, vaurien...» (_Les Fourberies de Scapin_, I, 4 et 6; II, 5, 7, 11; III, 3, 6, 7; — _Le Malade imaginaire_, II, 2; — Etc.) _Le plus... du monde_: «La plus belle personne du monde... La plus amoureuse du monde...» Etc. (_La Critique de l’École des Femmes_, sc. 1, 2 et 3; — _Le Médecin malgré lui_, I, 5; III, 1 et 11: «La plus grande joie du monde»; — _Le Bourgeois gentilhomme_, III, 7, 9, 19; IV, 5; — _Le Malade imaginaire_, II, 6; — Etc.) Etc., etc. Ce vers de _L’École des Femmes_ (II, 6): Je suis maître, je parle; allez, obéissez, se trouve textuellement dans Corneille (_Sertorius_, V, 6), et cet autre de _Tartuffe_ (III, 3): Ah! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme, se retrouve encore, sauf un seul mot, dans la même pièce de Corneille (IV, 1): Ah! pour être Romain, je n’en suis pas moins homme. Cet autre vers de _Tartuffe_ (V, 3): Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu, ressemble beaucoup à celui-ci de La Fontaine (_Fables_, IX, 1): Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je. Le sonnet de l’abbé Cotin, que Molière a introduit dans _Les Femmes savantes_ (III, 2), débute par un vers: Votre prudence est endormie, qui se rapproche de près de ce vers de Corneille (_Nicomède_, III, 2): Ma prudence n’est pas tout à fait endormie. Les personnes qui estiment que le théâtre peut corriger les mœurs: _castigat ridendo_... auraient été bien déçues si elles avaient entendu ce grippe-sou dont nous parle Laharpe (_Ouvrage cité_, t. II, p. 300), qui, au sortir d’une représentation de _L’Avare_, déclarait, et en toute bonne foi, «qu’il y avait beaucoup à profiter dans cet ouvrage, et qu’on en pouvait tirer d’_excellents principes d’économie_». Sainte-Beuve, dans ses _Nouveaux Lundis_ (t. V, p. 275-276), fait une curieuse remarque, à propos d’une pièce de Molière. «Sait-on, demande-t-il, quelle est la pièce en cinq actes, avec cinq personnages principaux, trois surtout qui reviennent perpétuellement, dans laquelle deux d’entre eux, les deux amoureux, qui s’aiment, qui se cherchent, qui finiront par s’épouser, n’échangent pas, durant la pièce, une parole devant le spectateur, et n’ont pas un seul bout de scène ensemble, excepté à la fin pour le dénouement? Si l’on proposait la gageure à l’avance, elle semblerait presque impossible à tenir. Cette gageure, Molière l’a remplie et gagnée dans _L’École des Femmes_, et probablement sans s’en douter. Horace et Agnès ne se rencontrent en scène qu’au cinquième acte.» «Il y a, ajoute Sainte-Beuve en note, une autre pièce très connue, où les amoureux ne se rencontrent aussi qu’à la fin: c’est _Le Méchant_ de Gresset.» II RONSARD. — DESMARETS DE SAINT-SORLIN. — DU BARTAS. Sa gloire «sans rivale». — MALHERBE. Une ode qui arrive trop tard. — SCUDÉRY. LA FONTAINE. Ses inadvertances. Emploi du mot _femme_. Dédicaces hyperboliques. Libertés scéniques. Irrégularités de prosodie. Cacophonies. Fréquence de la rime _hommes_ et _nous sommes_. Orthographe de La Fontaine. BOILEAU. — REGNARD. Ses emprunts à Molière. — CRÉBILLON LE TRAGIQUE. La cheville «en ces lieux». — L’ABBÉ DESFONTAINES. — PIRON. Un acteur qui se poignarde d’un coup de poing. — LA CHAUSSÉE. Afin de procéder autant que possible, mais cela ne se pourra pas toujours, par ordre chronologique, nous allons rétrograder quelque peu et remonter à RONSARD (1524-1585), qui, comme on sait, se plaisait aux accouplements de mots, qualifiait la toux de _ronge-poumon_, Apollon de _porte-perruque_, Bacchus de _nourri-vigne_ et _aime-pampre_, etc. Ces juxtapositions ont d’ailleurs été fréquentes au seizième siècle et même plus tard. «Votre esprit _aime-vers_... Cyprine _dompte-cœur_...», écrit, dans sa comédie _Le Visionnaire_ (II, 4), DESMARETS DE SAINT-SORLIN (1595-1676), qui, en plus d’un endroit, a imité Ronsard. Dans la préface de son poème _La Franciade_, Ronsard (_Œuvres complètes_, t. III, p. 31, édit. Blanchemain) recommande d’employer de préférence certaines lettres: «Je veux t’avertir, lecteur, de prendre garde aux lettres; et feras jugement de celles qui ont le plus de son, et de celles qui en ont le moins. Car A, O, U et les consonnes M, B, et les SS finissant les mots, et sur toutes les RR, qui sont les vraies lettres héroïques, sont une grande sonnerie et batterie aux vers.» Le poète DU BARTAS (1544-1590), qui, de son vivant, a joui de la plus grande réputation, d’«une gloire sans rivale», dont les œuvres ont été traduites dans presque toutes les langues de l’Europe (Cf. _La Grande Encyclopédie_, art. Du Bartas), est peut-être celui qui, après nos décadents, symbolistes et naturistes, nous fournirait le plus de vers bizarres et drolatiques. On sait que, pour exprimer le galop du cheval, il commençait par galoper lui-même dans sa chambre[20]: Le champ plat bat, abat, destrape, grape, attrape Le vent qui va devant... [20] «Du Bartas, auparavant que de faire cette belle description du cheval, s’enfermait quelquefois dans une chambre, et, se mettant à quatre pattes, soufflait, hennissait, gambadait, tirait des ruades, allait l’amble, le trot, le galop, à courbette, et tâchait par toutes sortes de moyens à bien contrefaire le cheval.» (Gabriel NAUDÉ, dans SAINTE-BEUVE, _Tableau de la poésie française au seizième siècle_, p. 100, note, et 397; Charpentier, 1869.) A en croire la princesse Palatine (_Correspondance_, t. I, p. 240; Charpentier, 1869), le cardinal de Richelieu, sans avoir l’excuse d’une description littéraire, faisait de même: «Il se figurait quelquefois qu’il était un cheval; il sautait alors autour d’un billard, en hennissant et faisant beaucoup de bruit pendant une heure, et en lançant des ruades à ses domestiques; ses gens le mettaient ensuite au lit, le couvraient bien pour le faire suer, et, quand il s’éveillait, il n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé.» Il recherche, avant tout, l’harmonie imitative; redouble, au besoin, certaines syllabes, écrit _pé-pétiller_, _ba-battre_, _flo-flottant_, au lieu de _pétiller_, _battre_, _flottant_. Le soleil est pour lui _le duc des chandelles_; les vents sont _les postillons d’Éole_. Sa muse, comme celle de Ronsard et encore plus, «en français parle grec et latin»: Apollon porte-jour; Herme guide-navire; Mercure échelle-ciel, invente-art, aime-lyre... La guerre vient après, casse-lois, casse-mœurs, Rase-forts, verse-sang, brûle-autels, aime-pleurs. Etc., etc. On connaît sa curieuse description de l’alouette et de son gazouillement: La gentille alouette, avec son tire-lire, Tire l’ire à l’iré, et tire-lirant tire Vers la voûte du ciel, etc. (Cf. SAINTE-BEUVE, _Tableau de la poésie française au seizième siècle_, p. 99 et passim; et PHILOMNESTE [Gabriel Peignot], _Le Livre des singularités_, p. 344). Dans MALHERBE (1555-1628), pourtant si minutieux et si difficile, nous relevons ces métaphores disparates (_Ode au roi Louis XIII_, 1627): Prends ta _foudre_, Louis, et va comme _un lion_ Donner le dernier coup à la dernière tête De la rébellion. Malherbe écrit à Racan (_Œuvres de Malherbe_, p. 180; Didot, 1858, in-18): «... Je ne trouvais que deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et deux bons morceaux, les femmes et les melons. C’est un sentiment que j’ai eu _dès ma naissance_...» «Dès ma naissance» est sans doute exagéré. Malherbe avait le travail très difficile; il disait que quand on avait écrit cent vers ou deux feuilles de prose, il fallait se reposer dix ans. Il «barbouilla» une fois une demi-rame de papier pour corriger une seule stance (une des stances de l’ode à M. le duc de Bellegarde, celle qui commence par ce vers: Comme en cueillant une guirlande). Il consacra trois ans à l’ode destinée à consoler le premier président de Verdun de la mort de sa femme, et, quand il eut terminé et lui apporta ce bijou, le président était remarié. (Cf. TALLEMANT DES RÉAUX, _Les Historiettes_, t. I, p. 183; Techener, 1862.) Entre autres rodomontades et drôleries du poète tragi-comique SCUDÉRY (1601-1667), on cite ces phrases de sa première comédie _Lygdamon_, où, pour s’excuser des fautes de style qu’il a pu commettre, il écrit: «J’ai compté plus d’années parmi les armes que d’heures dans mon cabinet; j’ai usé plus de mèches en arquebuses qu’en chandelles, et sais mieux ranger les soldats que les paroles... Je suis sorti d’une maison où l’on n’avait jamais eu de plume qu’au chapeau... Je veux apprendre à écrire de la main gauche, afin d’employer la droite plus noblement.» Dans cette pièce de _Lygdamon_, un amoureux dit tendrement à sa belle: Pouvez-vous voir de l’eau sans penser à mes larmes? et affirme que le vent de ses soupirs courbe les arbres de la contrée. (Cf. Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, t. I, p. 144; — et LAROUSSE, art. Scudéry.) * * * LA FONTAINE (1621-1695), parlant, dans la _Vie d’Ésope le Phrygien_ qu’il a placée en tête de ses fables, de la _Vie d’Ésope_ écrite par le moine Planude, dit que cette biographie doit être crue, parce que Planude était à peu près contemporain d’Ésope: «Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devait pas être encore éteinte». Or, entre Ésope, mort 500 ans avant J.-C., et le moine Planude, qui vivait au quatorzième siècle, on voit qu’il y a un intervalle de _plus de dix-huit siècles_. (Cf. LA FONTAINE, édit. des Grands Écrivains, t. I, p. 29.) Plusieurs fables de La Fontaine renferment des inadvertances et sont entachées d’erreurs. Dans la première de ces fables, _La Cigale et la Fourmi_ (imitée d’Ésope), il y a, pour ainsi dire, autant de lapsus ou de bévues que de mots. «La fourmi n’amasse aucune provision pour l’hiver, _ni mil, ni vermisseau_, attendu qu’elle n’en a pas besoin, et qu’elle passe sagement cette saison à dormir, comme l’ours et la marmotte; partant, elle n’a jamais rien eu à refuser à la cigale, qui d’ailleurs ne lui a jamais rien demandé, attendu qu’il n’y a pas de cigales en hiver, et que la cigale n’attend pas pour disparaître que la bise soit venue.» (TOUSSENEL, _Le Monde des oiseaux_, chap. 2, t. I, p. 62; édit. de 1853.) A deux reprises (_Le Chat et le Rat_, VIII, 22; et _Les Souris et le Chat-Huant_, XI, 9), La Fontaine a fait du hibou «l’époux de la chouette», lorsque, selon les zoologistes, le hibou désigne un oiseau d’une espèce tout autre que la chouette (Cf. LA FONTAINE, édit. des Grands Écrivains, t. II, p. 326, note 13; et t. III, p. 162, note 5.) Ailleurs (_La Souris métamorphosée en Fille_, IX, 7), le rat devient _le mari_, le mâle, de la souris. Ce qui n’a pas empêché Chateaubriand de déclarer que La Fontaine était «notre plus grand naturaliste». (Cf. Eugène NOËL, _La Vie des fleurs_, p. 71; Hetzel, s. d.) Dans la fable _La Chatte métamorphosée en Femme_ (II, 18), l’auteur nous dit que la chatte «ayant changé de figure», étant devenue femme, Les souris ne la craignaient point, les souris ne se sauvaient pas en l’apercevant. Ce qui est manifestement faux, les souris s’enfuyant à l’approche de qui que ce soit, au moindre bruit. Dans _Le Meunier, son Fils et l’Ane_ (III, 1), au lieu d’avoir la peine de marcher, et Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit, l’âne est d’abord suspendu par les pieds, à un bâton sans doute, et, la tête en bas, porté «comme un lustre», ce qui devait être passablement mais très sûrement incommode pour lui, et ne devrait pas lui permettre de dire «qu’il goûtait fort cette façon d’aller». _Le Lièvre et la Perdrix_ (V, 17): Le pauvre malheureux vient mourir à son gîte. Pourquoi mourir? Ce lièvre, poursuivi par les chiens, est fatigué, essoufflé, recru: ce n’est pas une raison pour mourir. La _femme_ du lion mourut, écrit La Fontaine, dans _Les Obsèques de la Lionne_ (VIII, 14), pour désigner la femelle du lion, et cette locution apparaît ailleurs encore sous la plume du grand fabuliste (même fable, plus bas; et II, 2). Et Deux coqs vivaient en paix... Il (ce coq) eut _des femmes_ en foule. (_Les Deux Coqs_, VII, 13.) La même métaphore se retrouve dans Chateaubriand (_Voyage en Amérique_, volume intitulé _Atala_, p. 346; Didot, 1871): «Le castor est jaloux, et tue quelquefois _sa femme_ pour cause ou soupçon d’infidélité». Et Mérimée, dans une de ses _Lettres à Panizzi_ (t. II, p. 225): «Mme de Montebello se promenait un jour au bois de Boulogne avec une chienne de chasse non muselée. Un des gardes veut confisquer sa bête, qui était en contravention. Mme de Montebello lui dit, avec les yeux tendres que vous lui connaissez: «Ah! monsieur, mais c’est la _femme_ du chien de l’empereur!» De même La Fontaine nous parle des _doigts_ du chat, pour ses griffes (IX, 17); un rossignol tombe dans les _mains_ d’un milan (IX, 18); le rat prend l’œuf entre ses _bras_ (X, 1); etc. «Le bonhomme» humanise ainsi tout ce dont il nous entretient, finit par confondre tout à fait la nature animale avec la nature humaine. _Les Deux Pigeons_ (IX, 2): On peut se demander pourquoi le pigeon, qui aime tant son camarade et se désole si fort de le voir partir, ne s’en va pas avec lui, puisque L’absence est le plus grand des maux, et que rien ne le retient au logis. Voltaire (_Dictionnaire philosophique_, art. Calebasse; _Œuvres complètes_, t. I, p. 208, édit. du journal _Le Siècle_) et Diderot (_Jacques le Fataliste_, p. 281; édit. Jannet-Picard) ont montré tout ce qu’il y avait de faux dans la fable _Le Gland et la Citrouille_ (IX, 4; imitée de Tabarin). Garo, qui, chez nous, semble avoir tort de trouver que la citrouille serait mieux pendue A l’un des chênes que voilà, aurait eu raison dans les contrées tropicales où d’énormes noix de coco poussent sur de très grands arbres. Il ne faut jamais dire aux gens: «Écoutez un bon mot, oyez une merveille.» Savez-vous si les écoutants En feront une estime à la vôtre pareille? (_Les Souris et le Chat-huant_, XI, 9.) Très sage précepte, mais que notre fabuliste n’a pas toujours observé, et auquel du reste il n’est pas toujours facile de s’astreindre. Voici... Une histoire _des plus gentilles_... (_Testament expliqué par Ésope_, II, 20.) Dans ses dédicaces aux puissants de la terre, ou quand il s’adresse à eux, La Fontaine, à l’exemple d’ailleurs de la plupart des écrivains de son temps, use et abuse des plus hyperboliques adulations: «Nous n’avons plus besoin de consulter ni Apollon ni les Muses, ni aucune des divinités du Parnasse, écrit-il au duc de Bourgogne, alors âgé de _douze ans_: elles se rencontrent toutes dans les présents que vous a faits la nature, et dans cette science de bien juger les ouvrages de l’esprit, à quoi vous joignez déjà celle de connaître toutes les règles qui y conviennent.» (_Fables_, livre XII, Dédicace à Mgr le duc de Bourgogne.) Je voudrais pouvoir dire en un style assez haut Qu’ayant mille vertus _vous n’avez nul défaut_. (_Philémon et Baucis_, in fine), déclare-t-il au duc de Vendôme, un cynique débauché. Et cet «encens» néanmoins, si grossier qu’il fût, notre poète estimait «qu’il avait le secret de le rendre exquis». (_Fables_, Daphnis et Alcimadure, XII, 26.) Nous avons vu, dans Rotrou, un acteur baiser le sein de sa maîtresse sur la scène; les mêmes libertés de gestes se retrouvent dans le théâtre de La Fontaine, où, à plus d’une reprise (_L’Eunuque_, IV, 1, 8, etc.), nous lisons des jeux de scène comme ceci: «CHRÉMÈS, lui voulant mettre la main au sein... «PYTHIE, se retirant, et repoussant sa main...» Et je vous fais grâce du texte. Voyez aussi, de La Fontaine, _Clymène_, comédie en un acte (vers la fin), et _Ragotin ou le Roman comique_, comédie en cinq actes, où des scènes des plus grossières, des plus ordurières (II, 11; III, 7; etc.) rappellent absolument Tabarin et les anciennes farces de la foire. Rien ne démontre mieux que ces hardiesses, ces «inconvenances», combien nos mœurs diffèrent de celles du grand siècle. Lorsque La Fontaine fit représenter sa comédie _Le Florentin_, que Voltaire place cependant «au-dessus de la plupart des petites pièces de Molière», il ne laissait pas, raconte-t-on, de demander, dans la salle même du théâtre, — mais était-ce sérieusement ou en plaisantant? «Quel est donc le malotru qui a fait cette rapsodie?» (Cf. LA FONTAINE, édit. des Grands Écrivains, t. VII, p. 400; — et Victor HUGO, _Notre-Dame de Paris_, livre I, chap. 3; t. I, p. 40; Hachette, 1858.) Nous retrouvons, chez La Fontaine, des incorrections de prosodie analogues à celles que nous avons signalées chez Molière. Dans la fable _Le Vieillard et ses enfants_ (IV, 18), on rencontre, presque au début, trois rimes masculines qui se suivent (_enfants_, _appelait_, _parlait_). Dans la fable _Les Lapins_ (X, 14 ou 15), _guides_ (au pluriel: certaines éditions mettent le singulier, quoique le sens de la phrase exige le pluriel, employé par La Fontaine) rime avec _solide_ (au singulier). Dans la fable _Le Corbeau, la Gazelle, etc._ (XII, 15), quatre rimes masculines se suivent: _imparfaitement_, _infiniment_, _autrement_, _firmament_; et un peu plus loin, dans la même fable, nous rencontrons encore trois rimes du même genre: _tourmentant_, _instant_ et _comment_. Les cacophonies sont assez fréquentes chez La Fontaine comme chez Molière: «... Je suis sourd, _les ans en sont_ la cause.» (_Fables_, VII, 16.) «... Tous _sont_ de _son_ domaine.» (VIII, 1.) «... Parcourant _sans cesser ce_ long _cercle_ de peines.» (X, 2.). «... Ayant _au haut_ cet écrit_eau_.» (X, 14.) «_Ces soins sont_ superflus.» (XII, 8.) «Quand il en aurait eu, ç’au_rait été tout un_.» (XII, 12.) «Là, tout l’Olym_pe en pompe eût_ été vu.» (XII, 15.) Etc., etc. Pour les nécessités de la mesure ou de la rime, La Fontaine écrit _tartufs_ (tartuffes), _respec_ (respect), _circonspec_ (circonspect) (IX, 14; — X, 8 et 12); etc. Dans _L’Abbesse malade_ (_Contes_, IV, 2) se trouve un _e_ muet non élidé, qui ne compte pas pour une syllabe: A moins enfin qu’elle n’ait à souhait Compagni_e_ d’homme. Hippocrate ne fait Choix de ses mots... «C’est prendre avec la prosodie une liberté bien grande», remarque ici l’édition des Grands Écrivains (t. V, p. 309, note 1). Notons enfin que La Fontaine, comme nombre de poètes d’ailleurs, Victor Hugo, par exemple, se plaît à faire rimer _hommes_ avec _sommes_ (nous _sommes_, dans le siècle où nous _sommes_): quand l’un de ces mots apparaît à la fin d’un vers, on est à peu près certain que l’autre ne va pas tarder à se montrer: Mais ne bougeons d’où nous _sommes_: Plutôt souffrir que mourir, C’est la devise des _hommes_. (_Fables_, I, 16.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . Peut servir de leçon à la plupart des _hommes_. Parmi ce que de gens sur la terre nous _sommes_. (II, 13.) De tout temps les chevaux ne sont nés pour les _hommes_, Et l’on ne voyait point, comme au siècle où nous _sommes_, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (IV, 13.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Souvent pour des sujets même indignes des _hommes_: Il semble que le ciel sur tous tant que nous _sommes_ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (VIII, 5.) ... et, tous tant que nous _sommes_, . . . . . . . . . . . . . . . . Et l’on ne peut l’apprendre aux _hommes_. (VIII, 7.) Souffrir ce défaut aux _hommes_! Mais que tous, tant que nous _sommes_, . . . . . . . . . . . . . . (IX, 1.) Et X, 1, 2, et 10; — XII, 13,15; — Etc. «C’est un malheur de notre poésie, a dit Chamfort (dans LA FONTAINE, édit. des Grands Écrivains, t. III, p. 249, note 7), que, dès qu’on voit le mot _hommes_ à la fin d’un vers, on puisse être sûr de voir arriver à la fin de l’autre vers, _où nous sommes_ ou bien _tous tant que nous sommes_. L’habileté de l’écrivain consiste à sauver cette misère de la langue par le naturel et l’exactitude de la phrase où ces mots sont employés.» On trouvera dans l’édition des Grands Écrivains (t. VII, p. 596 et suiv.), dans la tragédie d’_Achille_, où l’orthographe de La Fontaine a été respectée, un spécimen de cette orthographe, qui diffère très fréquemment de la nôtre: _vanger_ (venger), _quiter_ (quitter), _soufrir_ (souffrir), _rampart_ (rempart), _flater_ (flatter), _fidelle_ (fidèle), _guarent_ (garant), etc. * * * BOILEAU (1636-1711), si rigoureux et sévère, nous parle de _reculer en arrière_, comme si l’on pouvait _reculer en avant_: Pégase s’effarouche et recule en arrière. (Épître IV, _Le Passage du Rhin_.) Son île escarpée et _sans bords_: L’honneur est comme une île escarpée et sans bords (Satire X, _Les Femmes_.) lui a été maintes fois reprochée: qu’est-ce qu’une île qui n’aurait pas de bords? Le Français, né malin, forma le vaudeville; Agréable indiscret, qui, conduit par le chant, Passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant. (_L’Art poétique_, chant II.) Un indiscret qui _passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant_? Et son feu, dépourvu de sens et de lecture, S’éteint à chaque pas faute de nourriture. (_Ibid._, chant III.) Un _feu_, dépourvu de _sens_ et de _lecture_, qui s’éteint à chaque _pas_? Images bien incohérentes, surtout pour un législateur du Parnasse. Et cet anachronisme commis par Boileau dans sa satire IX (_A son esprit_), où il fait de Juvénal le contemporain de l’abbé Cotin: Avant lui Juvénal avait dit en latin Qu’on est assis à l’aise aux sermons de Cotin. Je ne sais plus où j’ai lu que le _Traité du Sublime_ de Longin, traduit par Boileau, fut un jour mis en vente sous le titre — dû à l’imprimeur ou au relieur, les livres autrefois se vendant presque toujours reliés — de _Traité du Sublimé_, c’est-à-dire du calomel, sel de mercure, et classé dans les ouvrages de chimie. * * * Ce qui frappe le plus, et en quelque sorte à première vue, dans les comédies de REGNARD (1656-1710), c’est la quantité de vers qu’il emprunte, plus ou moins textuellement, à Molière. «Tu prenais ton bien où bon te semblait, eh bien, je fais comme toi, et c’est toi que je pille,» paraît-il dire à son maître. Dans vos brusques _humeurs_ je ne puis vous comprendre. (REGNARD, _Le Distrait_, I, 1.) Dans vos brusques _chagrins_ je ne puis vous comprendre. (MOLIÈRE, _Le Misanthrope_, I, 1.) J’étais _fort_ serviteur de monsieur votre père. (REGNARD, _Le Distrait_, II, 7.) _Et_ j’étais serviteur de monsieur votre père. (MOLIÈRE, _Le Tartuffe_, V, 4.) A peine _pouvons-nous_ dire comme il se nomme. (REGNARD, _Les Ménechmes_, IV, 2.) A peine _pouvez-vous_ dire comme il se nomme. (MOLIÈRE, _Le Misanthrope_, I, 1.) Et ne me rompez pas la tête _plus longtemps_. (REGNARD, _Les Ménechmes_, IV, 3.) Et ne me rompez pas _davantage_ la tête. (MOLIÈRE, _Le Misanthrope_, IV, 3.) Voilà, je _le confesse_, un homme abominable. (REGNARD, _Les Ménechmes_, V, 5.) Voilà, je _vous l’avoue_, un abominable homme. (MOLIÈRE, _Le Tartuffe_, IV, 6.) _Est-ce à moi_, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse? (REGNARD, _Le Légataire universel_, III, 8.) _C’est à vous_, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse. (MOLIÈRE, _Le Misanthrope_, I, 2.) C’est à vous de sortir _et de passer la porte_. La maison m’appartient... (REGNARD, _Le Légataire universel_, III, 2.) C’est à vous d’en sortir, _vous qui parlez en maître_. La maison m’appartient... (MOLIÈRE, _Le Tartuffe_, IV, 7.) Etc., etc. Une des locutions les plus habituelles à Molière: «Je vous trouve plaisant», n’est pas rare non plus chez Regnard: _Je vous trouve plaisant!_ Au gré de mes souhaits... (_Le Distrait_, V, 9.) _Je vous trouve plaisant_ de disposer de moi. (_Les Ménechmes_, V, 6.) _Je vous trouve plaisant_ et vous avez raison... (_Le Légataire universel_, II, 11.) _Je vous trouve plaisant_ de parler de la sorte. (_Ibid._, III, 2.) Etc., etc. * * * CRÉBILLON LE TRAGIQUE (1674-1762), dont nous avons cité le mot (p. 29): «Corneille avait pris le ciel; Racine, la terre; il ne me restait plus que l’enfer», «a fondé presque toutes ses pièces, selon la remarque de Laharpe (_Lycée ou Cours de littérature_, t. III, 1re partie, p. 563-564; Verdière, 1817), sur le déguisement des principaux personnages. A commencer par _Rhadamiste_, Zénobie y paraît sous le nom d’Isménie; dans _Électre_, Oreste est caché sous celui de Tydée; Pyrrhus, dans la pièce de ce nom, l’est sous celui d’Hélénus; Ninias, dans _Sémiramis_, sous celui d’Agénor; le fils de Thyeste, sous celui du fils d’Atrée; Sextus, dans _Le Triumvirat_, sous celui de Clodomir»; etc. Sémiramis ayant découvert que celui qu’elle aime, Agénor, n’est autre que son fils Ninias, continue à l’aimer, comme si de rien n’était: Ingrat, je t’aime encore avec trop de fureur... Et Ninias de s’écrier, non sans raison: O ciel! vit-on jamais dans le cœur d’une mère D’aussi coupables feux éclater sans mystère? (Cf. LAHARPE, _ibid._, p. 553-554.) Laharpe remarque encore combien Crébillon abuse de cette cheville «en ces lieux»: on la voit «à tout moment» au bout de ses vers, dit-il; «et ce qu’il y a de pis, ajoute-t-il (_Ibid._, p. 528), c’est que ce mot est presque partout inutile, et quelquefois employé à contre-sens»: Oui, je veux que ce fruit d’un amour odieux Signale quelque jour ma fureur _en ces lieux_... Je ne suis en effet descendu _dans ces lieux_... Et nous n’avons d’appui que de vous _en ces lieux_... Quel déplaisir secret vous chasse _de ces lieux_... Cachez-nous au tyran qui règne _dans ces lieux_... Je tremble à chaque pas que je fais _en ces lieux_... Sans appui, sans secours, sans suite _dans ces lieux_... J’en crains plus du tyran qui règne _dans ces lieux_... Il doit être déjà de retour _en ces lieux_... M’accorder un vaisseau pour sortir _de ces lieux_... Gardes, faites venir l’étranger _en ces lieux_... Et votre voix, Seigneur, a rempli _tous ces lieux_... Etc., etc. Voltaire abuse aussi de cette locution «en ces lieux», «dans ces lieux», si commode d’ailleurs pour la versification. Dans sa tragédie d’_Oreste_ notamment, elle apparaît très fréquemment (I, 2, 3, 4, 5; II, 1, 2, 5; etc.): «... Oreste est _en ces lieux_.» (II, 7.) «... Qu’osiez-vous faire _en ces lieux_ écartés?» (III, 6.) Etc., etc. A la première représentation de cette pièce, à certain endroit, sans doute modifié depuis par l’auteur, Oreste s’écriait: «Suivez-moi! — Où? demandait Clytemnestre. — _Aux lieux_...», commençait à répondre Oreste. Mais on ne le laissa pas achever, et toute la salle se mit à rire. (Cf. Lorédan LARCHEY, _L’Esprit de tout le monde_, 1re série, p. 269.) Nous reparlerons de Voltaire tout à l’heure et plus amplement. * * * L’ABBÉ DESFONTAINES (1685-1745), fameux par ses disputes avec Voltaire, commet la balourdise, au début de son _Ode à la reine_, de prendre, non le Pirée pour un homme, mais le Permesse, rivière de Béotie, où les Muses aimaient à se baigner, pour une montagne, de confondre, en d’autres termes, _Permesse_ avec _Parnasse_. Piron ne manqua pas de relever la bévue: Il croyait le Permesse un mont, Or c’est un fleuve très profond; Etc., etc. Mais ce qu’il y a de plus drôle ici, c’est que PIRON (1689-1773), à son tour, commet ou semble commettre la même erreur dans _L’Amitié médecin_, où il demande aux Muses de faire retentir les «échos du _Permesse_». (Cf. Paul CHAPONNIÈRE, _Piron_, p. 304-305.) A propos de Piron, n’oublions pas le très malencontreux et risible incident qui fut cause en grande partie de la chute de sa tragédie de _Callisthène_ (1730). Le poignard avec lequel le héros de la pièce, le philosophe Callisthène, se donne la mort au dernier acte était en si mauvais état qu’il se désarticula entre ses mains: lame, poignée, garde, manche, tout était disjoint et comme en paquet, si bien que l’acteur, l’infortuné Callisthène, dut se poignarder non avec un poignard, mais «d’un héroïque coup de poing», et après avoir envoyé au diable, au milieu d’une folle hilarité, les quatre tronçons de son glaive. (ID., _ibid._, p. 61.) Ce vers de LA CHAUSSÉE (1692-1754), qui se trouve dans sa comédie _Le Préjugé à la mode_ (II, 3): Devine, si tu peux, et choisis, si tu l’oses, figure textuellement dans la tragédie d’_Héraclius_ de Corneille (IV, 4). III VOLTAIRE. Son théâtre: anecdotes diverses. Georges Avenel et son édition des œuvres de Voltaire. La petite-nièce de Corneille. Abus des mots _horreur_, _fatal_, _affreux_. Les tragédies de Voltaire jugées par Victor Hugo. Orthographe de Voltaire. L’ABBÉ D’ALLAINVAL. — SAURIN. — ALEXANDRE DE MOISSY. Une pièce pour sages-femmes. SEDAINE. Ses répétitions de mots. Ses incorrections. — LEMIERRE. Le vers du siècle. BEAUMARCHAIS. L’adjectif _sensible_ au dix-huitième siècle. Termes de prédilection. DORAT. — CHAMFORT. _La Charité romaine._ — DESFORGES. Phrases inachevées. — FLORIAN. VOLTAIRE (1694-1778) — «Le Français suprême, l’écrivain qui a été le plus en harmonie avec sa nation... Voltaire, c’est le plus grand homme en littérature de tous les temps; c’est la création la plus étonnante de l’Auteur de la nature,» a proclamé Gœthe (_Conversations avec Eckermann_, t. II, p. 77, note; Charpentier, 1863; — et cité dans VOLTAIRE, _Œuvres complètes_, t. VIII, p. 1126, édit. du journal _Le Siècle_); «Le vrai représentant de l’esprit français dans ce que j’appelle un congrès européen serait Voltaire,» déclare, de son côté, Sainte-Beuve (_Causeries du lundi_, t. XV, p. 210, note 1) — Voltaire confond, dans une de ses tragédies, _L’Orphelin de la Chine_ (I, 3), _alfange_ (sorte de cimeterre) avec _phalange_ (troupe d’infanterie), et il écrit: De nos honteux soldats les _alfanges_ errantes, A genoux, ont jeté leurs armes impuissantes. Ce qui a été corrigé depuis par divers éditeurs, qui ont mis _phalanges_ à la place d’_alfanges_. Dans la même pièce (II, 6), nous relevons ce vers singulier: Où _mon front_ avili n’osa _lever les yeux_. On a souvent rapproché ce vers de Voltaire (_Rome sauvée_, I, 7): Faisons notre devoir: les dieux feront le reste, de ce vers de Corneille (_Horace_, II, 8): Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux... Ce vers: Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion, se trouve à la fois et mot pour mot dans l’_Œdipe_ de Corneille (I, 3) et dans l’_Œdipe_ de Voltaire (I, 1), où nous rencontrons également (I, 1) cet autre vers devenu proverbe: L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux. Nombre de vers des pièces de théâtre de Voltaire, tout comme de Corneille et de Racine, sont d’ailleurs restés dans la mémoire: A tous les cœurs bien nés que la patrie est chère! (_Tancrède_, III, 1.) Le premier qui fut roi fut un soldat heureux; Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux. (_Mérope_, I, 3.) Les mortels sont égaux; ce n’est point la naissance, C’est la seule vertu qui fait leur différence. (_Mahomet_, I, 4.) Remarquons, en passant, qu’un des personnages de cette tragédie de _Mahomet_, l’esclave SÉIDE, a laissé son nom dans la langue pour signifier un sectateur fanatique. Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaîne. (_La Mort de César_ II, 1.) ... Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers. (_Ibid_.) Etc., etc. Georges Avenel, dans sa bonne et intéressante édition populaire des œuvres complètes de Voltaire (Paris, aux bureaux du journal _Le Siècle_, 1867-1870, 8 vol. in-4)[21], a eu le soin d’imprimer en italique tous ces vers «sensationnels» ou demeurés célèbres. [21] Le nom d’Émile de la Bédollière figure bien dans le titre de l’ouvrage, au moins sur les quatre premiers tomes de cette édition; mais à peu près pour la forme uniquement, et en raison de l’importante situation que La Bédollière occupait alors au journal _Le Siècle_. Rappelons que cette phrase, qu’on cite d’ordinaire comme un vers: Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux, a été écrite comme prose par Voltaire; elle se trouve vers la fin de la préface de _L’Enfant prodigue_, comédie en cinq actes (t. III, p. 286, édit. du journal _Le Siècle_). _La Mort de César_ est, assure-t-on, la première pièce de théâtre, «parmi celles qui méritent d’être connues», où aucune femme ne figure parmi les personnages. Elle réalise ainsi le vœu du prédicateur Pierre de Villiers (1648-1728) qui voulait retrancher des tragédies «tout ce qui est amour». (Cf. Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, Voltaire, p. 125, et Racine, t. II, p. 33, note 1.) Une mésaventure analogue à celle des abbés Pellegrin et Abeille et à la chute de leurs pièces (Cf. ci-dessus, chap. 1, p. 22), survint à Voltaire, lorsqu’il fit représenter sa tragédie d’_Adélaïde du Guesclin_, où se trouve, à la scène dernière, cet hémistiche: Es-tu content, Coucy? «Couci, couci!» répliquèrent plusieurs mauvais plaisants, — ce qui, comme bien on pense, ne contribua pas à la réussite de l’œuvre. (Cf. Georges AVENEL, _ouvrage cité_, t. III, p. 215 et 229.) Dans _Zaïre_, «la plus touchante de toutes les tragédies qui existent» (LAHARPE, _Lycée ou Cours de littérature_, t. III, 1re partie, p. 222; Verdière, 1817), un autre hémistiche: ... Soutiens-moi, Chatillon, (II, 3), a été et est souvent encore employé par plaisanterie, burlesquement. De même, à la première représentation de _Mariamne_, dans le moment où Mariamne, qui s’empoisonnait et expirait sur la scène, prenait la coupe et la portait à ses lèvres, le parterre s’écria: «La reine boit! La reine boit!» On était justement la veille, ou non loin de la fête des Rois, et cette plaisanterie amena l’interruption puis la chute de la pièce. (Cf. Georges AVENEL, _ibid._, p. 112.) C’est dans _Zaïre_, où une croix fait reconnaître à Lusignan sa fille, que nous voyons apparaître pour la première fois cet accessoire, «la croix de ma mère», dont le théâtre a tant abusé depuis. (Cf. _Zaïre_, II, 3; — et Émile DESCHANEL, _ouvrage cité_, Théâtre de Voltaire, p. 100.) Pendant qu’on répétait _Mérope_, Voltaire accablait les acteurs de corrections, suivant son usage. Ayant passé la nuit à revoir sa pièce, il réveilla son laquais à trois heures du matin, et lui remit une correction à porter à l’acteur Paulin, chargé du rôle du tyran Polyphonte. «Mais, à cette heure, tout le monde dort, monsieur, objecte le domestique. Je ne pourrai pas pénétrer chez M. Paulin. — Va, cours! répond gravement Voltaire. _Les tyrans ne dorment jamais_.» (Cf. Émile DESCHANEL, _ouvrage cité_, p. 193, note 1.) Voltaire fatiguait et ennuyait tellement ses interprètes avec ses incessantes corrections, qu’une actrice, Mlle Desmares, lui ferma un jour sa porte, et, comme il lui glissait encore des rectifications par le trou de la serrure, elle boucha ce trou. Alors Voltaire s’avisa de ce stratagème. Ayant appris que Mlle Desmares donnait un grand dîner, il fit faire, pour ce jour-là, un superbe pâté de perdrix qu’il lui envoya. En ouvrant ce pâté, on découvrit douze perdrix tenant dans leur bec plusieurs billets où étaient inscrits les vers qu’il fallait ajouter ou changer dans le rôle de Mlle Desmares. (Cf. Lucien PEREY et Gaston MAUGRAS, _La Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney_, p. 252, note 2; — et Émile DESCHANEL, _ibid._, p. 235.) Deux vers de la tragédie de _Mahomet_ (II, 5) ont été employés, dans une plaisante circonstance, par l’acteur Lekain, d’autres disent Larive. Lekain ou Larive chassait un jour sur les terres du prince de Condé, lorsqu’un garde-chasse l’interpella et lui demanda de quel droit il chassait sur les propriétés de son maître; et l’autre de lui répondre aussitôt majestueusement et fièrement: «Du droit qu’un esprit vaste et ferme en ses desseins A sur l’esprit grossier des vulgaires humains. — Ah! monsieur, c’est différent! Excusez-moi!» bégaya le garde-chasse tout interloqué et ahuri, et en s’inclinant jusqu’à terre. (Cf. _La Semaine des familles_, 22 septembre 1860, p. 820; — et LAROUSSE, art. Droit, p. 1276, col. 4.) A propos de ce vers de Corneille (_Cinna_, III, 4): Je vous aime, Émilie, et le ciel me foudroie, on trouve, dans une lettre de Voltaire à M. de Mairan, datée de Ferney, 16 auguste (août) 1761, une fort peu édifiante, mais très probablement peu véridique anecdote, relative à la petite-nièce de Corneille, que Voltaire avait recueillie chez lui. Je me borne à signaler cette plaisanterie, qui, comme il advient fréquemment avec le patriarche de Ferney, n’est pas du meilleur goût. Dans une notice de Voltaire sur _L’Encyclopédie_ (1774; _Œuvres complètes de Voltaire_, t. VI, p. 381; édit. du journal _le Siècle_), on lit cette phrase: «Il (Louis XV) avait été averti que les vingt et un volumes in-folio (de _L’Encyclopédie_) qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames...» _Vingt et un_ volumes in-folio sur une table de toilette! Il fallait que ces toilettes fussent à la fois très grandes et remarquablement solides. Laharpe (_Ouvrage cité_, t. III, 1re partie, p. 153, 183 et 363) constate que Voltaire, dans ses tragédies, prodigue trop les mots _horreur_, _fatal_, _affreux_ surtout. Voir, par exemple, la tragédie d’_Œdipe_, acte IV, scène 1, où l’épithète _affreux_ se trouve répétée sept fois: Sur mes destins _affreux_ ne soit trop éclairé... Et que tous deux unis par ces liens _affreux_... Etc., etc. Et dans _Mérope_ (II, 2): Celle de qui la gloire et l’infortune _affreuse_... On rencontre aussi dans _Mérope_ (IV, 2) ce vers peu harmonieux: Quoi! de pitié pour moi tous vos _sens sont saisis_? Nous avons signalé plus haut (p. 22) la fameuse dissonance, rectifiée depuis: _Non, il n’est_ rien que _Nanine n’honore_. Ajoutons que, malgré ces défectuosités et ces tares, on ne peut s’empêcher de trouver exagérée cette sentence de Victor Hugo (_Actes et Paroles_, Avant l’exil, t. I, p. 234; Hetzel-Quantin, s. d.): «Je range les tragédies de Voltaire parmi les œuvres les plus informes que l’esprit humain ait jamais produites». Sentence draconienne, ultra-méprisante, d’autant plus curieuse que, comme le démontre Émile Deschanel (_Ouvrage cité_, p. 212, 228, 311, 356: «Tancrède, le héros amoureux et proscrit, n’est-ce pas déjà Hernani?» etc.), le théâtre de Victor Hugo offre plus d’une analogie avec celui de Voltaire. L’auteur d’_Hernani_, nous le verrons plus loin, dans le chapitre qui lui est consacré, n’a d’ailleurs pas toujours eu la même opinion sur Voltaire et ses tragédies. L’orthographe de Voltaire, comme celle du reste de tous les écrivains de son temps et, à plus forte raison, des temps antérieurs, est très différente de la nôtre. Dans une lettre, rédigée entièrement de sa main, et signée: VOLTAIRE, _chambelan_ du _roy_ de Prusse, il écrit ainsi les mots: _nouvau_, _touttes_, _nourit_, _souhaitté_, _baucoup_, _ramaux_, le _fonds_ de mon cœur, _andidote_, _crétien_, etc., etc. (Cf. G.-A. CRAPELET, _Études pratiques et littéraires sur la typographie_, p. 345, note). Et dans sa tragédie de _Tancrède_ (IV, 2), on lit: Oui, j’ai tout fait pour elle... Et l’eussé-je _aimé_ moins, comment l’abandonner? (_aimé_ pour _aimée_). On a même prétendu — c’est l’abbé Galiani (_Lettres_, t. II, p. 281; édit. Eugène Asse) — que «D’Olivet n’avait jamais pu parvenir à enseigner l’orthographe à Voltaire». * * * L’ABBÉ D’ALLAINVAL ou SOULAS D’ALLAINVAL (1700-1753), qui, au milieu d’une vie de misère, n’ayant ni feu ni lieu, couchant dans les chaises à porteurs remisées alors au coin des rues, — et qui devait bientôt mourir à l’Hôtel-Dieu, — nous présente une singulière particularité, un étrange contraste: durant son extrême indigence, ne s’avise-t-il pas d’écrire une pièce sur _L’Embarras des richesses_? Et cette pièce est «un de ses meilleurs ouvrages... pièce bien conduite et bien dénouée et qui ne manque pas d’intérêt». (_Chefs-d’œuvre des Auteurs comiques_, t. III, Notice sur d’Allainval; Didot, 1872.) Ce qui prouve, une fois de plus, comme l’a si bien déclaré Beaumarchais après Voltaire (Cf. _Le Mariage de Figaro_, V, 3; et le _Dictionnaire philosophique_, article Argent), qu’«il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner», et qu’«il est plus aisé d’écrire sur l’argent que d’en avoir». Dans une pièce de SAURIN (1706-1781), _Les Mœurs du temps_, nous voyons, à la scène deuxième, un des personnages, Julie, arriver «tenant un livre ouvert», ce qui n’empêche pas une autre dame, Cidalise, qui n’est cependant pas aveugle, de s’exclamer presque aussitôt: «Je vous dirais bien, moi, de quoi ce livre vous aurait entretenue, _si vous l’aviez ouvert_». Ils sont de Saurin, si oublié aujourd’hui, et de sa tragédie _Blanche et Guiscard_, qu’on ne joue plus et qu’on ne lit plus, ces beaux vers fréquemment cités: Qu’une nuit paraît longue à la douleur qui veille!... Longtemps on aime encore, en rougissant d’aimer... La loi permet souvent ce que défend l’honneur... (Cf. Notice sur Saurin, _Chefs-d’œuvre tragiques_, t. I, p. 270; Didot, 1869.) Comme exemple des ridicules indications de personnages dans certains mélodrames, on cite la distribution d’une pièce d’ALEXANDRE DE MOISSY (1712-1777), — qui en a écrit bien d’autres, plus ou moins grotesques, — _La Vraie Mère_, «drame didacti-comique en trois actes». Voici cette distribution textuelle (Cf. l’_Almanach de la Littérature, du Théâtre et des Beaux-Arts_, 1867, p. 93): «MME FÉLIBIEN, accouchée depuis sept mois et nourrissant son enfant. «M. FÉLIBIEN, son mari, négociant. «MME DE VILLEPREUX, sa sœur, femme enceinte et presque à terme. «M. DE VILLEPREUX, son mari. «MME DES AULNES, femme d’un marchand de drap, relevée de couches depuis neuf mois et demi. «L’ENFANT de Mme Félibien, âgé de sept mois. «L’ENFANT de Mme des Aulnes, âgé de dix mois. «MME LONDAIS, sage-femme. «MME LÉVEILLÉ, garde de femmes en couches.» * * * SEDAINE (1719-1797) a une manie, un tic, pour ainsi parler: c’est de redoubler les locutions qu’il emploie. «Bonjour, monsieur, bonjour!» «Conte-moi ça, conte-moi ça!» «Tu viens, n’est-ce pas, tu viens?» Ce redoublement lui semblait donner plus de naturel au dialogue, et aussi plus de force, équivaloir à un superlatif. C’est du reste la remarque de François Génin, dans ses _Récréations philologiques_ (t. I, p. 42): «La manière primitive et la plus naturelle de former un superlatif c’est de répéter le positif. Les enfants n’y manquent pas; ils vous diront _Un grand, grand, grand homme_! — _Il était petit, petit_! C’est l’origine du _bonbon_ et du _bobo_.» Voici quelques-uns de ces redoublements de Sedaine: «Va-t’en, va-t’en: écoute...» (_Le Philosophe sans le savoir_, IV, 7.) «Monsieur, monsieur, un gentilhomme...» (_Ouvrage cité_, IV, 9.) «Vos pistolets, vos pistolets; vous m’avez vu...» (_Ibid._) «Hier au soir, j’y vais, j’y vais.» (_Ibid._, V, 2.) «A l’instant! prenez, prenez, monsieur.» (_Ibid._, V, 4.) «Monsieur, monsieur, voilà de l’honnêteté.» (_Ibid._) «Ah! monsieur, monsieur, c’est fait de mes vingt louis. — Je n’hésite pas, madame, je n’hésite pas, vous le voyez, un instant, un instant.» (_La Gageure imprévue_, sc. 23.) «Ah! madame, madame! c’est battre un homme à terre.» (_Ibid._) «Madame, madame, j’en suis charmé.» (_Ibid._) «Ah! les hommes, les hommes nous valent bien.» (_Ibid._, sc. 25.) «C’est la réponse à la vôtre, c’est la réponse à la vôtre: c’est...» (_Rose et Colas_, sc. 8.) «Elle est sage, elle est sage, ah! très sage.» (_Ibid._) «Et moi, et moi, n’ai-je pas...» (_Ibid._) «Oui, pour dire à ton père, pour dire à ton père qu’il y a plus d’aveugles que de clairvoyants.» (_Ibid._, sc. 15.) «Folle! folle! je vais te faire voir...» (_Ibid._) «C’est bien naturel, c’est bien naturel. Tenez...» (_Ibid._, sc. 16.) Arrêtons-nous: les exemples de ces répétitions sont innombrables dans le théâtre de Sedaine, on dirait des _doublons_ typographiques. Sedaine estimait que «tout ce qui n’est pas suffisamment développé», dans un récit ou un dialogue, ne produit qu’une impression médiocre; et quand on trouvait des longueurs dans ses ouvrages, il était rare qu’il ne répondît pas: «J’allongerai». (Notice sur Sedaine, _Chefs d’œuvre des auteurs comiques_, t. VII, p. 2; Didot, 1861.) Son style, outre les susdites répétitions continuelles, est souvent négligé et incorrect: — «Alexis laisse tomber sa tête _sur son estomac_» (_Le Déserteur_, I, 6), — et l’on raconte, à ce sujet, l’anecdote suivante, dont je ne garantis pas l’authenticité: «... Sedaine, qui écrivait aussi mal en vers qu’en prose, et qui en convenait sans peine, ayant entendu le discours de réception d’un de ses nouveaux collègues (à l’Académie), se jeta au cou du récipiendaire, et lui dit avec effusion: «Ah! monsieur, depuis vingt ans que j’écris du galimatias, je n’ai encore rien dit de pareil.» (_Curiosités littéraires_, Académies, p. 299; Paulin, 1845.) * * * LEMIERRE (1723-1793), à qui l’on doit ce vers si connu et qualifié «le vers du siècle»: Le trident de Neptune est le sceptre du monde, qui se trouve dans son poème _Le Commerce_, a, dans sa première tragédie, _Hypermnestre_, marié en un seul jour cinquante filles d’un même père à cinquante fils du frère de ce père. C’est une intrigue empruntée, il est vrai, à la mythologie, l’histoire des Danaïdes, mais, ainsi transportée au théâtre, elle n’est pas banale. (Cf. LAHARPE, _ouvrage cité_, t. III, 1re partie, p. 596.) «Déposez vos douleurs dans le sein d’un homme _sensible_», dit un des personnages de _La Mère coupable_ (III, 2) de BEAUMARCHAIS (1732-1799). Ce qualificatif _sensible_ et le substantif _sensibilité_, nous les retrouvons à profusion chez nombre d’écrivains, poètes ou prosateurs, du dix-huitième siècle, chez Jean-Jacques Rousseau notamment, chez Florian: «Il ne me reste qu’un cœur _sensible_» (_Gonzalve de Cordoue_, livre VI, t. II, p. 74, — et p. 28, 114, 139, 162, 164, 168, 169... édit. de la Bibliothèque nationale); etc.[22]. [22] Sur l’abus de l’adjectif _sensible_ au dix-huitième siècle, voir MICHELET, _Histoire de France_, tome XIX, p. 287 (Marpon et Flammarion, 1879): «C’était (la seconde moitié du dix-huitième siècle) un temps ému et de larmes faciles. La langue en témoignait. A chaque phrase, on lit _sensible_ et _sensibilité_.» Etc. Et Edmond et Jules DE GONCOURT, _La Femme au dix-huitième siècle_, p. 439 (Charpentier, 1890): «Sensible, c’est cela seul que la femme veut être; c’est la seule louange qu’elle envie (à cette époque)...» «Chaque siècle a son terme favori dont il use et abuse, et qui traduit sa préoccupation dominante. Au dix-huitième siècle, c’était le mot _sensibilité_», a remarqué, à ce propos, Paul Stapfer (_Racine et Victor Hugo_, p. 64). Et l’on peut dire aussi, et non moins justement, que chaque écrivain a ses termes de prédilection, «chaque auteur a son dictionnaire et sa manière», selon la sentence de Joubert (_Pensées_, Du style, t. II, p. 285), et selon celle de Sainte-Beuve également: «Chaque écrivain, a-t-il dit, a son mot de prédilection, qui revient fréquemment dans le discours, et qui trahit, par mégarde, chez celui qui l’emploie, un vœu secret ou un faible.» (Cf. Charles MONSELET, le journal _La Vie littéraire_, 9 novembre 1876.) Nous avons cité déjà plus d’une de ces «locutions favorites», — qui ne trahissent pas toujours et inévitablement un vœu ou un faible, — et nous continuerons, chemin faisant et à l’occasion, d’en mentionner. Rappelons qu’un chœur de paysans de l’opéra de _Tarare_, chœur que Beaumarchais a fait disparaître de son œuvre, a été «cité longtemps comme un chef-d’œuvre de ridicule»: Notre amour est pour la pâture, Et tous nos soins Sont pour nos foins. (Cf. L.-S. Auger, Notice sur Beaumarchais, _Théâtre de Beaumarchais_, p. xx; Didot, 1863.) Et cette indication scénique dans _La Mère coupable_ (II, 2): «Bégearss... se mord le doigt _avec mystère_». Encore une phrase à relever dans Beaumarchais (_Mémoires_, Addition au Supplément, p. 157; Garnier, 1859): «Présentant aux juges sa liste d’une main, et faisant la révérence _de l’autre_, Mme Goëzman a dit...» Une jolie locution, empruntée à ces mêmes _Mémoires_ (p. 111): «Courir _comme chat sur braise_». Pour dire que des danseurs qui représentaient les vents et jouaient mal ont été hués et chassés de la scène par les spectateurs du parterre, DORAT (1734-1780) écrit: Et le parterre enfin renvoie, avec justice, Ces petits vents honteux souffler dans la coulisse. (Cf. LAHARPE, _ouvrage cité_, t. III, 1re partie, p. 100.) «Ces petits vents honteux» ont été parfois mal interprétés. CHAMFORT (1741-1794), dans une strophe où il rappelait la fameuse scène baptisée _La Charité romaine_, fréquemment représentée en peinture, et qui nous montre une jeune femme allaitant un vieillard, — l’aventure de Péra et de son père Cimon, que l’on confond parfois avec Éponine et son mari Sabinus, — s’exprime en ces termes drolatiques: De son lait!... Se peut-il? Oui, de son propre père Elle devient la mère! (Cf. LAHARPE, _ouvrage cité_, t. III, 2e partie, p. 445; — et LAROUSSE, art. Charité romaine.) La comédie de DESFORGES (Choudard-Desforges: 1746-1806), _Le Sourd ou l’Auberge pleine_, qui eut jadis tant de succès, est certainement une des plus incorrectes, des plus négligemment écrites qui aient paru. «Oui, je m’_en_ rappelle!» dit un des personnages. (III, 3.) Et un autre, D’Oliban, comme l’action se passe en 1793, n’ose prononcer le mot _tyran_, et s’arrête juste au milieu du mot: «... Donner ma fille au plus ridicule des maris, et de père devenir tyr... Je n’ose achever.» (III, 5.) Déjà le vieux poète Jacques DE LA TAILLE (1543-1562) avait usé du même procédé dans sa tragédie de _Daire_ (Darius), où, dans la dernière scène, les suprêmes paroles que Darius adresse de loin à Alexandre en expirant sont ainsi rapportées: O Alexandre... Ma mère et mes enfants aye en recommanda... (_tion_) Il ne put achever, car la mort l’en garda (_l’empêcha_). (Cf. SAINTE-BEUVE, _Tableau de la poésie française au seizième siècle_, p. 207.) Ce même genre de réticence, ce même _truc_, se retrouve chez FLORIAN (1755-1794). Dans son roman _Gonzalve de Cordoue_ (livre X, t. II, p. 180; édit. de la Bibliothèque nationale), très belle épopée en prose qui mérite d’être relue, un personnage, Alamar, ennemi furieux de Gonzalve, s’écrie, en s’armant pour aller le combattre: «Je cours punir, exterminer le «détestable...» Il ne peut achever, sa colère ne lui permet pas de prononcer le nom qu’il abhorre.» Ailleurs (livre IV, t. II, p. 36), c’est, comme tout à l’heure, pour le Darius de Jacques de la Taille, la mort qui coupe la parole à l’orateur: «Que le Dieu du ciel me pardonne! et que les Zegris, profitant du terrible exemple...» Il n’achève pas; l’impitoyable mort le saisit.» IV _Le culte de la périphrase._ Périphrases courantes. — ÉCOUCHARD LEBRUN et le «périphrastique». — DELILLE. Locution favorite de Delille. Ses succès. Sa mémoire prodigieuse. CHATEAUBRIAND. Il préférait ses vers à sa prose. Sa tragédie de _Moïse_. — _Prédilections particulières de certains écrivains et artistes_: «Le violon d’Ingres». — Singuliers jugements et vœux de Chateaubriand. «Tuer le mandarin». — _La gloire littéraire._ «Rien n’est si beau que de ne pas appeler les choses par leur nom», déclare Voltaire, dans ses _Conseils à Helvétius_ (Œuvres complètes, t. IV, p. 601, note _r_; édit. du journal _Le Siècle_). Et Buffon, de son côté, recommande «de ne nommer les choses que par les termes les plus généraux»; c’est ce qui fait le _style noble_. (Cf. EUGÈNE DESPOIS, _Dialogues sur l’éloquence_ par Fénelon, p. 212, note 1.) D’accord avec ces principes, proclamés vers le milieu du dix-huitième siècle, l’emploi de la périphrase s’étend de plus en plus à partir de cette époque jusqu’à la Restauration. Nombre de périphrases sont même devenues de véritables lieux communs. «J’ai voulu me jeter aux pieds des _auteurs de mes jours_», écrit à Saint-Preux la Julie de Rousseau. (_La Nouvelle Héloïse_, I, 4; Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, t. III, p. 139; Hachette, 1856.) «Quoi! je pourrais expirer d’amour et de joie entre un époux adoré et les chers _gages de sa tendresse_!» écrit encore la même héroïne. (_Ibid._, II, 4; t. III, p. 253.) «Je porte dans mon sein un _gage de mon amour... le gage de notre union_.» (FLORIAN, _Le Bon Ménage_, sc. 3 et 18, Fables et autres œuvres, p. 423 et 434; Didot, 1858.) Et si ce tour vieilli peut peindre _un jeune objet_... Églé sera longtemps comparée à la rose. (DELILLE, _L’Imagination_, I; Œuvres, t. I, p. 336; Lefèvre, 1844.) _Les auteurs de mes jours, les gages de ma tendresse, un gage de mon amour, un jeune objet_ (pour dire une jeune fille ou une jeune femme) sont ou ont été des périphrases des plus courantes. ÉCOUCHARD LEBRUN dit LEBRUN-PINDARE (1729-1807), et surtout JACQUES DELILLE (1738-1813), le «périphrastique» Delille, comme on l’a baptisé, ont particulièrement cultivé la périphrase. Ce sont très souvent de véritables énigmes que Lebrun donne à déchiffrer à ses lecteurs. Voyez cette strophe de l’ode sur _Le Triomphe de nos paysages_ (Dans le volume MALHERBE, J.-B. ROUSSEAU, É. LEBRUN, _Œuvres_, p. 514; Didot, 1858): La colline qui, vers le pôle, Borne nos fertiles marais, Occupe les enfants d’Éole A broyer les dons de Cérès. Vanvres, qu’habite Galatée, Sait du lait d’Io, d’Amalthée, Épaissir les flots écumeux; Et Sèvres, d’une pure argile, Compose l’albâtre fragile Où Moka nous verse ses feux. «Tout cela, note Sainte-Beuve (_Portraits littéraires_, t. I, p. 152, note 1), pour dire: «Au nord de Paris, Montmartre et ses _moulins à vent_; de l’autre côté, Vanvres (Vanves), son _beurre_ et ses _fromages_; et _la porcelaine_ de Sèvres! «Je ne crois pas, écrivait Ginguené au rédacteur du journal _Le Modérateur_ (22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de vers à mettre au-dessus de cette strophe.» Et Andrieux, l’Aristarque, n’en disconvenait pas; il avouait que si tout avait été aussi beau, il aurait fallu rendre les armes. Aujourd’hui, conclut Sainte-Beuve, il n’est pas un écolier qui n’en rie. On rencontre dans le goût, aux diverses époques, de ces veines bizarres.» Ailleurs, dans l’ode _Mes Souvenirs ou les Deux Rives de la Seine_ (Œuvres, même édition., p. 526), Lebrun nous décrit ses jeux au collège, et ce sont encore autant d’énigmes: Là, dans sa vitesse immobile, Le buis semblait dormir, agité par mon bras; Là, je triplais le cercle agile Du chanvre envolé sous mes pas. Là, frêle émule de Dédale, Un liège, sous mes coups, se plut à voltiger; Là, dans une course rivale, J’étais Achille au pied léger. Là, j’élevais jusqu’à la nue Ce long fantôme ailé, qu’un fil dirige encor A travers la route inconnue Qu’Éole ouvre à son vague essor. Ce qui signifie qu’au collège il jouait à la _toupie_, à la _corde_, au _volant_, à la _course_ ou aux _barres_, et au _cerf-volant_. Et Jacques Delille, qui a joui, de son vivant, d’une renommée sans égale, d’une gloire comparable à celle de Victor Hugo, que de railleries lui ont été et lui sont encore décochées pour ses innombrables périphrases! Ce qu’il y a de plus curieux, ce qui paraît incroyable, c’est que c’était malgré lui, en quelque sorte, et uniquement pour se conformer au goût du jour, qu’il les employait; personnellement et par principes, il y était opposé: nous le verrons tout à l’heure. Pour Delille, le cochon est ... l’animal qui s’engraisse de glands. (_Les Géorgiques_, III; Œuvres, t. II, p. 353; Lefèvre, 1844.) Et Victor Hugo de riposter (_Les Contemplations_, I, 7, Réponse à un acte d’accusation, t. I, p. 30; Hachette, 1882): Je nommai le cochon par son nom: pourquoi pas? Guichardin a nommé le Borgia... Les diamants sont, pour Delille: ... Ces cailloux brillants que Golconde nous donne. (_L’Imagination_, I; t. I, p. 457.) L’araignée: Un insecte aux longs bras, de qui les doigts agiles Tapissaient ces vieux murs de leurs toiles fragiles. (_Ibid._, VI; t. I, p. 466.) Les baleines: Ces monstres qui, de loin, semblent un vaste écueil. (_L’Homme des champs_, II; t. I, p. 169.) La cigogne: L’ennemi des serpents vient, après les frimas, Retrouver les beaux jours dans nos riants climats. (_Les Géorgiques_, II; t. II, p. 332.) Le taon: ... insecte affreux, que Junon autrefois, Pour tourmenter Io, déchaîna dans les bois. (_Ibid._, III; t. II, p. 343.) Le chat: L’animal traître et doux, des souris destructeur. (Dans Paul STAPFER, _Racine et Victor Hugo_, p. 262.) Le paon: L’oiseau sur qui Junon sema les yeux d’Argus. (_Ibid._) L’oie: L’aquatique animal, sauveur du Capitole. (_Ibid._) La poule: Cet oiseau diligent dont le chant entendu Annonce au laboureur le fruit qu’il a pondu. (_Ibid._) Delille n’a pas manqué de nous décrire de même, au milieu d’ingénieuses circonlocutions, le cidre, la bière, le vin de Champagne, la vigne, le thé, le café, etc.; et l’imprimerie, l’horlogerie, la gravure, les tapisseries... tout ce qu’on peut imaginer. Comme on ne prête qu’aux riches, on lui a même attribué plus d’une périphrase qu’on chercherait en vain dans son œuvre, cette définition de la seringue, par exemple: Ce tube tortueux d’où jaillit la santé, que je rencontre dans _La Chronique médicale_ (1er février 1913, p. 77). Encore une drolatique périphrase: elle est de Marmontel, celle-là, et je la trouve dans la _Correspondance_ de Gustave Flaubert (t. II, p. 99-100; Charpentier, 1889): «Nous lisions quelquefois, pour nous faire rire, des tragédies de Marmontel, et ça a été une excellente étude. Il faut lire le mauvais et le sublime, pas de médiocre... Que dis-tu de ceci... pour dire noblement qu’une femme gravée de la petite vérole ressemble à une écumoire: D’une vierge par lui (le fléau), j’ai vu le doux visage, Horrible désormais, nous présenter l’image De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé, Dont se sert la matrone, en son zèle empressé, Lorsqu’aux bords onctueux de l’argile écumante Frémit le suc des chairs en sa mousse bouillante?» Et Grimod de la Reynière, le fameux gourmet, baptisant le brochet «l’Attila des mers», et le cochon «l’animal encyclopédique par excellence». (_Le Temps_, 23 mai 1912.) Etc., etc. (Voir d’autres exemples de curieuses périphrases dans la _Revue bleue_, 31 octobre 1885, p. 568-569; — Gustave MERLET, _Tableau de la littérature française_, 1800-1815, t. I, p. 510; — etc.) Dans sa préface de _Cromwell_ (p. 34; Hachette, 1862), Victor Hugo assure que «l’homme de la description et de la périphrase, ce Delille, dit-on, vers sa fin, se vantait, à la manière des dénombrements d’Homère, d’avoir _fait_ douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un jeu d’échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers, beaucoup d’étés, force printemps, cinquante couchers de soleil et tant d’aurores qu’il se perdait à les compter». Pour s’excuser de son système et l’expliquer, Delille écrit dans le _Discours préliminaire_ de sa traduction des _Géorgiques_ (t. II, p. 290-291): «... Parmi nous, la barrière qui sépare les grands du peuple a séparé leur langage; les préjugés ont avili les mots comme les hommes, et il y a eu, pour ainsi dire, des termes nobles et des termes roturiers[23]. Une délicatesse superbe a donc rejeté une foule d’expressions et d’images. La langue, en devenant plus décente, est devenue plus pauvre; et comme les grands ont abandonné au peuple l’exercice des arts, ils lui ont aussi abandonné les termes qui peignent leurs opérations. De là la nécessité d’employer des circonlocutions timides, d’avoir recours à la lenteur des périphrases; enfin d’être long, de peur d’être bas; de sorte que le destin de notre langue ressemble assez à celui de ces gentilshommes ruinés, qui se condamnent à l’indigence de peur de déroger.» [23] Remarquons que Victor Hugo n’a pas dit autre chose dans sa _Réponse à un acte d’accusation_, déjà citée par nous tout à l’heure, à propos de «l’animal qui s’engraisse de glands»: un mot Était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud. Mais la conclusion diffère: Delille s’incline et se soumet, Hugo s’insurge: Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. Plus de mot sénateur! plus de mot roturier! Relativement aux périphrases, Sainte-Beuve émet ces intéressantes et très justes considérations (_Portraits contemporains_, Lebrun, t. III, p. 173): «On a récemment blâmé la périphrase; on n’oublie qu’une chose: en 1820, à la scène, dans une tragédie, le mot propre pour les objets familiers était tout simplement une impossibilité; il ne devint une difficulté que quelques années plus tard. Cinq ans après, dans _Le Cid d’Andalousie_ (de Pierre-Antoine Lebrun: 1785-1873), le mot _chambre_ excitait des murmures à la première représentation; _Le Globe_ (5 mars 1825, article de M. Trognon) était obligé de remémorer aux ultra-classiques le vers d’Athalie: De princes égorgés la _chambre_ était remplie. «Depuis, il faut en convenir, on a terriblement enfoncé la porte de cette chambre; on a été d’un bond jusqu’à l’alcôve. Mais, avant 1830, chaque mot simple en tragédie voulait un combat...» Un mot revient très fréquemment sous la plume de Delille, c’est le verbe _embellir_: Ma muse des jardins _embellit_ le séjour. (_Les Jardins_, III; Œuvres, t. I, p. 75.) Quel charme _embellira_ vos douces promenades? (_L’Homme des champs_, II; ibid., p. 148.) ... Multiplie, agrandit, _embellit_ la nature. (_L’Imagination_, I; ibid., p. 333.) Tout ce que la nature _embellit_ de sa main. (_Ibid._, III; ibid., p. 369.) Un air d’aisance encore _embellit_ la déesse. (_Ibid._, III; ibid., p. 371.) Oh! que l’homme sait bien _embellir_ l’univers! (_Ibid._, IV; ibid., p. 392.) Etc., etc. «Les livres de Delille, nous apprend Sainte-Beuve (_Portraits littéraires_, t. II, p. 94), se tiraient d’ordinaire à 20 000 exemplaires pour la première édition. L’_Énéide_, par exception, se publia à 50 000 exemplaires. Elle fut achetée à l’auteur 40 000 francs d’abord, bien grande somme pour le temps.» Dans la notice qu’elle a consacrée à Delille, Mme Woillez conte que, revenant d’Athènes sur un petit vaisseau qui fut «poursuivi par deux forbans, Delille donna, dans cette circonstance, des marques de sang-froid et même de gaieté dont toutes les gazettes parlèrent dans le temps: «Ces coquins-là, dit-il, ne s’attendent pas à l’épigramme que je ferai contre eux». (Notice, _Œuvres de J. Delille_, t. I, p. 7; Lefèvre, 1844.) Delille, raconte-t-on encore, était doué d’une mémoire prodigieuse, et il serait mort emportant dans sa tête un long poème entièrement composé: «... Ce poème contenait au moins six mille vers, et quels vers! (s’exclamait un jour la veuve du poète). Il n’avait jamais rien fait de si beau. Mais vous savez son indolence... Je lui disais tous les jours: «Monsieur Delille, ne vous fiez pas à votre mémoire, dictez-moi ces vers-là; je veux les écrire pour qu’ils ne soient pas perdus.» Eh bien, monsieur, il ne m’a pas écoutée, il est mort, il a emporté dans la tombe son superbe poème. Je m’étais déjà arrangée avec un libraire, qui m’en donnait un prix considérable; mais voilà M. Delille _ad patres_, et l’ouvrage aussi. C’est dix mille francs qu’il m’enlève, monsieur, dix mille francs!» (Charles BRIFAUT, _Récits d’un vieux parrain à son jeune filleul_, dans Charles ROZAN, _Petites Ignorances historiques et littéraires_, p. 371, note 1.) Mais l’anecdote paraît très suspecte: cf. SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_, Delille, t. II, p. 103 et suiv. * * * CHATEAUBRIAND (1768-1848) avait, rapporte Henri de Latouche (dans Henri MONNIER, _Mémoires de M. Joseph Prudhomme_, t. II, p. 92; Librairie nouvelle, 1857), «l’infirmité de faire des vers et de les préférer à sa prose; il ne veut pas admettre, ajoute Latouche, qu’il y ait d’autre poète en France que lui, dont personne cependant ne parle en cette qualité». C’est ce qui nous permet, dans la présente étude, de classer l’auteur d’_Atala_ et des _Martyrs_ parmi les poètes. «Les vers! Faites des vers! disait un jour Chateaubriand au jeune Victor Hugo, _l’enfant sublime_. C’est la littérature d’en haut... Le véritable écrivain, c’est le poète. Moi aussi, j’ai fait des vers, et je me repens de n’avoir pas continué. Mes vers valaient mieux que ma prose. Savez-vous que j’ai écrit une tragédie? Tenez, il faut que je vous en lise une scène...» Et il se fit apporter le manuscrit de _Moïse_. (_Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie_, 1818-1821, p. 237; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.) «Prosateur magnifique, faible rimeur, Chateaubriand polit et repolit pendant vingt ans son _Moïse_. Il préférait ce faux chef-d’œuvre à toutes ses œuvres.» (Adolphe BRISSON, _Le Temps_, 26 mai 1913, Chronique théâtrale.) De même Gœthe considérait «comme son plus beau titre de gloire» sa _Théorie des couleurs_, «que les savants refusaient de prendre au sérieux», et qui est un de ses plus mauvais ouvrages, sinon son plus mauvais. (Cf. Édouard ROD, _Essai sur Gœthe_, p. 14; Perrin, 1898.) De même Sainte-Beuve se montrait fier de ses vers, souvent si ternes et si lourds, bien plus fier que de ses admirables études critiques; et le meilleur moyen de lui plaire était de lui vanter ses poésies et de les savourer avec lui. De même encore Lamartine se croyant «un grand économiste, un grand vigneron et un grand architecte», et disant un jour au fils d’un de ses amis: «Jeune homme, regardez-moi bien là, au front, et dites-vous que vous venez de voir le premier financier du monde». (Ernest LEGOUVÉ, _Soixante ans de souvenirs_, t. IV, p. 199; Hetzel, s d.) «La gloire de Victor Hugo n’offusquait pas Lamartine, continue Legouvé; mais le titre de premier viticulteur de France, accordé à M. Duchâtel, le taquinait. «Ce n’est qu’un amateur, disait-il; moi, je suis un cep de nos collines.» Enfin, à Saint-Point, montrant avec complaisance à un visiteur un petit portique affreux, enluminé d’un coloris criard, et formé de deux colonnes appartenant à tous les ordres: «Mon cher, lui dit-il, dans cinquante ans, on viendra ici en pèlerinage; mes vers seront oubliés, mais on dira: «Il faut avouer que ce gaillard-là bâtissait bien!» (Ernest LEGOUVÉ, _ibid._; — et Louis ULBACH, _La Vie de Victor Hugo_, p. 111-112; Émile Testard, 1886.) Et Molière, «si excellent auteur pour le comique, et ayant un faible pour la couronne tragique». (SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_, t. II, p. 55; nouvelle édit, Garnier, s. d.) Et Jean-Jacques Rousseau se glorifiant avant tout de sa musique et de son _Devin du village_ (Cf. ID., _ibid._, t. II, p. 125), et préférant son _Lévite d’Éphraïm_ à tous ses ouvrages (_Les Confessions_, II, XI; t. VI, p. 136; Hachette, 1864). L’admirable pastelliste Maurice-Quentin de La Tour, «enthousiaste des philosophes, bâtissait lui-même des systèmes, et se montrait humilié quand on lui parlait de ses pastels». (Cf. MARMONTEL, _Mémoires_, livre VI; t. II, p. 103; Jouaust, 1891; — et Antoine GUILLOIS, _Le Salon de Mme Helvétius_, p. 28; C. Lévy, 1894.) Girodet-Trioson préférait ses vers (qui d’ailleurs ne sont pas sans mérite) à ses dessins et à ses tableaux (SAINTE-BEUVE, _ibid._); Alfieri se piquait d’être fort en grec (ID., _ibid._); Byron d’être le premier nageur du Bosphore (ID., _ibid._); Le célèbre compositeur Cherubini d’être un grand peintre (SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_, t. II, p. 125). Le sculpteur Canova avait, de son côté, la manie de peindre, et ses tableaux, «dont la médiocrité allait presque jusqu’au ridicule», il les préférait à ses superbes marbres. (_Revue Napoléonienne_, avril 1911, p. 108.) Et Ingres et son violon, qui est le prototype du genre; Et le grand peintre anglais Gainsborough entiché, lui aussi, de sa musique (Cf. Ernest CHESNEAU, _L’Art et les Artistes modernes_, p. 61; Didier, 1864); Et Rossini et Alexandre Dumas père se croyant l’un et l’autre, ce qui était peut-être vrai, d’ailleurs, d’excellents cuisiniers (Cf. le journal _Le Voleur_, 1864, p. 349; et 1865, p. 462); Et l’humoristique et génial dessinateur Gavarni, qui avait la passion des mathématiques, finit par s’y vouer entièrement, et «voulait refaire, selon sa chimère, la mécanique céleste et bouleverser les lois de la pesanteur». (Eugène FORGUES, _Les Artistes célèbres_, Gavarni, p. 49, 54, 58; Rouam, s. d.) Etc., etc. * * * Revenons à Chateaubriand. Voici un singulier jugement porté par lui sur le général Bonaparte: «... Sa gloire militaire? Eh bien! il en est dépouillé. C’est, en effet, un grand gagneur de batailles; mais, _hors de là_, le moindre général est plus habile que lui... On a cru qu’il avait perfectionné l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art.» (CHATEAUBRIAND, _De Bonaparte et des Bourbons_, dans le volume _Mélanges politiques et littéraires_, p. 183; Didot, 1868.) Et ce vœu, non moins bizarre, exprimé par Chateaubriand, dans ses _Mémoires d’outre-tombe_ (t. VI, p. 331; édit. Biré): «Les vieilles gens se plaisent aux cachotteries, n’ayant rien à montrer qui vaille. En exceptant mon vieux roi, _je voudrais qu’on noyât_ quiconque n’est plus jeune, moi tout le premier, avec douze de mes amis.» Les douze amis ont-ils été consultés? Dans les mêmes _Mémoires_, pour s’excuser de ses nombreuses citations, Chateaubriand émet ce curieux «avis au lecteur» (t. IV, p. 437): «Lecteur, si tu t’impatientes de ces citations, de ces récits, songe d’abord que tu n’as peut-être pas lu mes ouvrages, et qu’ensuite _je ne t’entends plus_; je dors dans la terre que tu foules; si tu m’en veux, frappe sur cette terre, tu n’insulteras que mes os». Et ces phrases hyperboliques et étranges: «Salut, ô mer, mon berceau et mon image! Je te veux raconter la suite de mon histoire: si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours, m’accuseront d’imposture chez les hommes à venir!» (_Ouvrage cité_, t. I, p. 64.) «Il ne manque rien à la gloire de Julie (sœur de Chateaubriand): l’abbé Carron a écrit sa vie; Lucile (autre sœur de l’auteur) a pleuré sa mort.» (_Ibid._, t. I, p. 180.) Chateaubriand raconte qu’on lisait, durant la Révolution, sur la loge du concierge de Ginguené, rue de Grenelle-Saint-Germain, cette inscription: «Ici on s’honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s’il _vous_ plaît.» (_Ibid._, t. II, p. 238.) Ailleurs (t. V, p. 606), une note nous apprend que la mort du conseiller d’État Persil (1785-1870), ancien pair de France, fut annoncée en ces termes par le journal _La Mode_: «M. _Persil_ est mort pour avoir mangé du perroquet». On demande souvent quel est l’auteur de la locution _tuer le mandarin_; on l’a attribuée, entre autres, à Jean-Jacques Rousseau: c’est l’opinion de Balzac (_Le Père Goriot_, p. 150; Librairie nouvelle, 1859), du _Grand Dictionnaire Larousse_, etc. On la trouve, ainsi formulée, dans _Le Génie du christianisme_ (livre VI, chap. 2, Du remords et de la conscience, t. I, p. 155; Didot, 1865): «O conscience! ne serais-tu qu’un fantôme de l’imagination, ou la peur des châtiments des hommes? Je m’interroge; je me fais cette question: Si tu pouvais, par un seul désir, _tuer un homme à la Chine_ et hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu’on n’en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir?» Etc. Il ne messied pas de ranger au nombre des bévues et drôleries littéraires certaines outrecuidantes déclarations de Chateaubriand, dont, selon le mot de Sainte-Beuve (_Causeries du lundi_, t. I, p. 434), «la vanité persistante et amère, à la longue devient presque un tic». «Mes écrits de moins dans mon siècle, proclame-t-il dans ses _Mémoires d’outre-tombe_ (t. II, p. 179; édit. Biré), y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l’esprit de ce siècle?»[24]. [24] Ce que Sainte-Beuve a traduit en ces termes: «Mes écrits de moins dans le siècle, qu’aurait-il été sans moi?» (_Causeries du lundi_, t. I, p. 450.) Peut-être était-ce là d’ailleurs une première version lue par Sainte-Beuve dans lesdits mémoires. Le poète et romancier danois ANDERSEN (1805-1875) nous offre aussi un des plus frappants exemples de la vanité humaine. «Il est vrai que je suis le plus grand homme de lettres actuellement vivant, disait-il, mais ce n’est pas moi qu’il faut louer, c’est Dieu, qui m’a fait ainsi.» (_Revue bleue_, 20 septembre 1879, p. 273.) «Ce que le monde aurait pu devenir... (sans moi) se présentait à mon esprit.» (_Ouvrage cité_, t. VI, p. 226.) «Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi.» (_Ibid._, t. III, p. 3.) «La paix que Napoléon n’avait pas conclue avec les rois, ses geôliers, il l’avait faite avec moi.» (_Ibid._, t. IV, p. 115.) «C’est au moment dont je parle que j’arrivai au plus haut point de mon importance politique. Par la guerre d’Espagne, j’avais dominé l’Europe... après ma chute, je devins à l’intérieur le dominateur avoué de l’opinion...» (_Ibid._, t. IV, p. 342.) «Je suis saisi du désir de me vanter: les grands hommes qui pullulent à cette heure démontrent qu’_il y a duperie à ne pas proclamer soi-même son immortalité_.» (_Ibid._, t. IV, p. 207)[25]. [25] «La gloire veut qu’on l’aide auprès des hommes; elle n’aime pas les modestes.» (Edgar QUINET, _La Révolution_, t. II, p. 343, Librairie internationale, 1869; in-18.) C’est ce que s’est dit et ce que nous dit Edmond de Goncourt, avec une bien enfantine et comique naïveté, dans son _Journal_ (année 1888, t. VII, p. 277): «L’idée que la planète la Terre peut mourir, peut ne pas durer toujours, est une idée qui me met parfois du noir dans la cervelle. Je serais volé, moi qui n’ai fait de la littérature que dans l’espérance d’une gloire _à perpétuité_. Une gloire de dix mille, de vingt mille, de cent mille années seulement, ça vaut-il le mal que je me suis donné, les privations que je me suis imposées?» Etc.[26]. [26] Ailleurs (_La Faustin_, p. 287), Edmond de Goncourt, mieux inspiré, dit ou fait dire à l’un de ses personnages: «Au fond, la gloire, ça pourrait bien être tout simplement des bêtises: une exploitation de notre bonheur par une vanité imbécile». Et encore (_Journal des Goncourt_, année 1883, t. VI, p. 269): «C’est chez moi une occupation perpétuelle à me continuer après ma mort, à me survivre, à laisser des images de ma personne, de ma maison. A quoi sert?» C’est le cas de rappeler la judicieuse réflexion de Montaigne (_Essais_, I, 46; t. II, p. 8-9, édit. Louandre): «O la courageuse faculté que l’espérance, qui, en un subject mortel, et en un moment, va usurpant l’infinité, l’immensité, l’éternité, et remplissant l’indigence de son maistre de la possession de toutes les choses qu’il peult imaginer et désirer, autant qu’elle veult! Nature nous a là donné un plaisant jouet!» Comme si, en dépit du _Musa vetat mori_, et de la fière attestation de Malherbe: Ce que Malherbe écrit dure éternellement (Cf. SAINTE-BEUVE, _Chateaubriand et son groupe_, t. II, p. 184), le culte de la littérature et la connaissance de l’histoire ne devaient pas nous inspirer plus de bon sens, plus de raison, et surtout plus de modestie[27]! Comme si l’amour des Lettres ne suffisait pas à nous donner par lui-même la plus certaine et la meilleure des récompenses! Si le nom des Goncourt surnage quelque temps encore, c’est grâce, non pas à leurs écrits, qu’on ne lit déjà plus guère, mais à leur fortune, qui leur a permis de fonder une Académie gentiment rétribuée. [27] Voir, par exemple, ce que dit Cicéron dans _Le Songe de Scipion_, livre VI, chap. XIV, XV et XVIII, sur la gloire humaine: «... Quelle gloire digne de tes vœux peux-tu acquérir parmi les hommes? Tu vois quelles rares et étroites contrées ils occupent sur le globe terrestre... Retranche toutes les contrées où ta gloire ne pénétrera pas, et vois dans quelles étroites limites», etc. Et Salluste (_Catilina_, VIII): «De faire que les actions (et les œuvres) soient connues, c’est le pur ouvrage du hasard (_fortuna_); c’est lui, c’est son caprice qui nous dispense ou la gloire, ou l’oubli...» Et Montesquieu (_Pensées diverses_: Œuvres complètes, t. II, p. 433; Hachette, 1866): «A quoi bon faire des livres pour cette petite terre, qui n’est guère plus grande qu’un point?» Et Benjamin Constant (dans SAINTE-BEUVE, _Portraits littéraires_, t. III, p. 263, note 2): «... Le sentiment profond et constant de la brièveté de la vie me fait tomber le livre ou la plume des mains, toutes les fois que j’étudie. Nous n’avons pas plus de motifs pour acquérir de la gloire, pour conquérir un empire ou pour faire un bon livre, que nous n’en avons pour faire une promenade ou une partie de whist.» Alfred de Vigny (_Journal d’un poète_, p. 183; Charpentier, 1882) a très justement comparé le sort d’un livre à celui d’une bouteille jetée à la mer avec cette inscription: «Attrape qui peut!» «Ah! que le sage Huet (l’évêque d’Avranches) avait raison quand il démontrait presque géométriquement quelle vanité et quelle extravagance c’est de croire qu’il y a une réputation qui nous appartienne après notre mort!» (SAINTE-BEUVE, _Causeries du lundi_, t. II, p. 164). «... Nous ressemblons tous à une suite de naufragés qui essaient de se sauver les uns les autres, pour périr eux-mêmes l’instant d’après.» (ID., _Portraits littéraires_, t. III, p. 128.) «... Un peu plus tôt, un peu plus tard, nous y passerons tous. Chacun a la mesure de sa pleine eau. L’un va jusqu’à Saint-Cloud, l’autre va jusqu’à Passy.» (ID., _Nouvelle Correspondance_, p. 157.) Sur l’aléa et l’inanité de la gloire littéraire, voir, dans le _Mercure de France_ de novembre 1900, un article abondamment documenté et des plus judicieux de Remy de Gourmont. V LAMARTINE. Ses étourderies et incohérences. _La phrase du chapeau_, de l’académicien Patin, et autres phrases de longue haleine. Toujours de l’à peu près chez Lamartine. Le _Lac_. Lamartine accusé d’indécence. Jugements de Lamartine sur Rabelais, etc. Lamartine jugé par Flaubert. ALFRED DE VIGNY. — AUGUSTE BARBIER. Le substantif _Centaure_. — GÉRARD DE NERVAL. ALFRED DE MUSSET. — THÉOPHILE GAUTIER. Bizarreries et inadvertances. Emploi des termes techniques. LECONTE DE LISLE. — THÉODORE DE BANVILLE.. — HENRI DE BORNIER. — SULLY PRUDHOMME. — FRANÇOIS COPPÉE. — CATULLE MENDÈS. — CLOVIS HUGUES. LAMARTINE (1790-1869) a pris avec la grammaire des licences aussi fréquentes qu’exagérées. Il écrit, par exemple, _vêtissait_, au lieu de _vêtait_, non seulement dans ses vers, où il pouvait être gêné par le rythme, mais en prose: «Le soleil qui le vêtissait de son auréole de rayons.» (_Le Tailleur de pierres de Saint-Point_, III, p. 24; Hachette, 1899.) Il a des inadvertances de ce genre: Ah! qu’il pleure, celui dont _les mains_ acharnées, S’attachant comme un lierre aux débris des années, _Voit_ avec l’avenir... (_Nouvelles Méditations_, V, p. 44; Hachette, 1858.) Pour fournir une rime à _lune_, il crée l’incohérente locution _l’une après l’une_ (au lieu de _l’une après l’autre_): Deux vagues, que blanchit le rayon de la lune, D’un mouvement moins doux viennent l’une après l’une Murmurer et mourir. (_Ibid._, XXIV, p. 152.) Ou bien il fait rimer _ténèbres_ avec _cèdres_: Quelques-uns d’eux, errant dans ces demi-_ténèbres_, Étaient venus planer sur les cimes des _cèdres_. (_La Chute d’un ange_, 1re vision, p. 47; Gosselin, 1849.) Ou encore _jour_ avec _amours_: Treize ans pour une vierge étaient ce qu’en nos _jours_ Seraient dix-huit printemps pleins de grâce et d’_amour_. (_Ouvrage cité_, p. 55.) Plus tard, Lamartine a corrigé, a mis _amours_ au pluriel, ce qui donne à la phrase un sens bizarre et grotesque. Pour les besoins de la rime encore, il fait le mot _orbite_ du masculin: Ces astres suspendus dans le vide des _airs_ Croisant, sans se heurter, leurs orbites _divers_. (_Nouvelles Méditations_, Réflexion, p. 228; — et _Recueillements_, Réflexion, p. 316; Hachette, 1902.) ... Jeune ami dont la lèvre, Que le fiel a _touché_, de sourire se sèvre. (_Recueillements_, XI, A M. Guillemardet, p. 46.) Pour _touchée_. Il dit à une femme (_Nouvelles Méditations_, XXIV, p. 158): Souviens-toi de l’heure bénie Où les dieux, d’une tendre main, Te _répandirent_ sur ma vie Comme l’ombre sur le chemin. Comme si l’on pouvait _répandre_ quelqu’un. Dans le même recueil (XV, Les Préludes, p. 99-100), il nous décrit en ces termes «un lugubre silence»: ... Et sur la foule immense Plane, avec la terreur, un lugubre silence: On n’entend que _le bruit de cent mille soldats_ Marchant, comme un seul homme, au-devant du trépas, Le roulement des chars, les coursiers qui hennissent, Les ordres répétés qui dans l’air retentissent, Ou le bruit des drapeaux soulevés par les vents... ... Des sons discords que _rendent_ chaque sens. (_La Mort de Socrate_, p. 333; Hachette, 1860.) Lamartine avait même d’abord mis: _chaques_ avec une s ... que rendent _chaques_ sens. (Cf. LITTRÉ, _Dictionnaire_, art. Chaque.) Il écrit dans _Jocelyn_ (Prologue, p. 30; Hachette, 1858): Comme luttent entre _eux_, dans la sainte agonie, L’immortelle espérance et la nuit de la vie. Plus loin (_Jocelyn_, 1re époque, p. 46): Des présents de l’époux les fragiles merveilles _Etalés_ sur le lit... Au lieu d’_étalées_, qui gênait le vers. Dans _Jocelyn_ encore (4e époque, p. 158): Que m’importe... Ton travail en ce monde, et le pain dont tu _vive_, pour rimer avec _suive_. Dans _Jocelyn_ toujours (9e époque, p. 334), il use de cette singulière périphrase: Le sol boit au hasard _la moelle de nos yeux_. C’est-à-dire nos larmes. Il parle de la _presque_ éternité des astres: Astres, rois de l’immensité! Insultez, écrasez mon âme Par votre presque éternité! (_Harmonies_, II, 20, p. 205; Hachette, 1856), sans songer qu’on est éternel ou qu’on ne l’est pas du tout, qu’ici il n’y a pas de milieu ni de _presque_. L’enfance et la vieillesse Sont _amis_ du Seigneur, (_Ibid._, XIII, La Retraite, p. 287), au lieu d’_amies_. Dans _Toussaint Louverture_, «tragédie nègre qui parut, en 1843, dans la _Revue des Deux-Mondes_» (Cf. _Le Journal_, 12 février 1899), nous trouvons cet étrange distique: Vous, semblables en tout à ce que fait la bête, Reptiles dont je suis et _la main_ et la tête. «Une larme m’était montée _au cœur_», écrit Lamartine dans _Graziella_ (p. 162; Hachette, 1865). D’ordinaire, c’est aux yeux que montent les larmes. Dans _Raphaël_ (p. 134; Hachette, 1859), cette phrase qu’on pourrait rapprocher de la fameuse _phrase du chapeau_[28], de l’académicien Patin: «C’était un de ces moments où l’âme a besoin de cette glace que l’accent d’un sage jette sur l’incendie du cœur pour retremper le ressort d’une énergique résolution». [28] Parmi les curiosités ou les monstruosités littéraires, la _phrase du chapeau_, de l’académicien Patin (1793-1876), est légitimement célèbre. «C’est, a dit Robert de Bonnières (_Mémoires d’aujourd’hui_, 2e série p. 88), le plus mémorable exemple du plus joyeux galimatias.» Voici cette perle: «Disons-le en passant, ce chapeau fort classique, porté ailleurs par Oreste et Pylade, arrivant d’un voyage, dont Callimaque a décrit les larges bords dans des vers conservés, précisément à l’occasion du passage qui nous occupe, par le scoliaste, que chacun a pu voir suspendu au cou et s’étalant sur le dos de certains personnages de bas-reliefs, a fait de la peine à Brumoy qui l’a remplacé par un parasol.» (Patin, _Études sur les tragiques grecs_, t. I, p. 114; édit. de 1842.) «Cette _phrase du chapeau_ était jusqu’à présent réputée comme typique et inimitable, lit-on dans la _Revue encyclopédique_ du 15 mars 1892 (col. 473); Léon Cladel (1834-1902) l’a de beaucoup surpassée dans la suivante, qui sert de début à l’un de ses contes, _Don Peyrè_ (dans le volume de Léon CLADEL, _Urbains et Ruraux_, p. 107 et suiv.; Ollendorff, 1884): «A peine eut-elle débouché des gorges de Saint-Yrieix sur le plateau marneux qui les surplombe et d’où l’on découvre, à travers l’immense plaine s’étendant du dernier chaînon des Cévennes aux assises des Pyrénées, ces montagnes dont la beauté grandiose arracha jadis des cris d’enthousiasme au peu sensible Béarnais, déjà roi de Navarre, et faillit le rendre aussi troubadour que bien longtemps avant lui l’avait été Richard Cœur de Lion, alors simple duc du Pays des Eaux, où l’on trouve encore quelques vestiges des monuments érigés en l’honneur de ce descendant de Geoffroy, comte d’Anjou, lequel seigneur, aucun historien n’a su pourquoi ni comment, ornait en temps de paix sa toque, en temps de guerre son haubert d’une branche de genêt, habitude qui lui valut le surnom de Plantagenet, porté plus tard par toute la famille française à laquelle le trône anglo-saxon, après la mort d’Étienne de Blois, le dernier héritier de Guillaume de Normandie, avait été dévolu, ma monture prit peur et manqua de me désarçonner.» Patin s’était contenté d’égayer çà et là sa phrase de quelques incidentes bizarres; «dans celle de Léon Cladel, ajoute la _Revue encyclopédique_, entre le sujet et le verbe, qui n’arrive qu’au bout d’une vingtaine de lignes, se trouve intercalée une bonne partie de l’histoire de France et d’Angleterre! C’est un véritable tour de force.» Le _Larousse mensuel_ (juin 1913, Petite correspondance, col. 3) reproduit une phrase de Ferdinand Brunetière (1849-1907), digne pendant des précédentes, et dont je me borne à citer le début: «Il n’en est pas de même des _Mémoires_ de Mme de Caylus, ni des _Lettres_ de cette bonne Mme de Sévigné, dont on aurait pourtant tort de croire qu’elles doivent l’une et l’autre nous inspirer une entière confiance, étant donné d’une part, en ce _qui_ concerne Mme de Sévigné, _que_ nous avons affaire à une femme _dont_ il est vrai de dire _qu_’encore _que_ ses lettres, _qui_ sont d’un de nos bons écrivains, contiennent de précieux renseignements sur les événements de la cour de Louis XIV, néanmoins peu d’auteurs ont été plus légers dans leurs informations, plus superficiels dans leurs jugements, et plus médisants à cœur-joie qu’elle ne l’a été pour le plus vif plaisir de son grand malicieux de cousin, Bussy, comte de Rabutin, et de sa pimbêche de fille, la comtesse de Grignan,» etc. Je m’arrête, n’étant pas encore arrivé à la moitié de la phrase. Dans _Raphaël_ encore (p. 6) et dans _Les Confidences_ (p. 169 et 221; M. Lévy, 1855), Lamartine se plaît à faire manger du pain aux hirondelles, qui, affirment les encyclopédies et dictionnaires d’histoire naturelle, Larousse, par exemple, «sont exclusivement insectivores». Dans son _Histoire des Girondins_, Lamartine, par une singulière inadvertance, fait de Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould, et du général Drouet d’Erlon, un seul et même personnage. (Cf. Ernest BEAUGUITTE, _L’Ame meusienne_, p. 248, note 1)[29]. [29] C’est à propos de l’_Histoire des Girondins_ qu’Alexandre Dumas père disait de Lamartine: «Il a élevé l’histoire à la hauteur du roman». C’est bien le même Dumas qui disait: «Qu’est-ce que l’histoire? C’est un clou auquel j’accroche mes tableaux». (SAINTE-BEUVE, _Causeries du lundi_, t. XI, p. 463.) Dans son _Histoire de la Restauration_ (t. IV, livre 34), il assure que l’évasion de La Valette ne fut pas étrangère à la sévérité du jugement qui atteignit le maréchal Ney. Or, le héros de La Moskowa fut fusillé le 7 décembre, et ce ne fut que le 20 décembre — treize jours plus tard — que le comte de la Valette parvint à s’évader. (Cf. _Le Flambeau_, 18 décembre 1915, p. 874.) A d’autres endroits du même ouvrage, Lamartine place Marie-Joseph Chénier, mort en 1811, et Mme Cottin, morte en 1807, au rang des écrivains de la Restauration. Il confond Annibal avec Alcibiade, etc. (Cf. SAINTE-BEUVE, _Causeries du lundi_, t. IV, p. 406-407.) «Il se glisse de _l’à-peu-près_ dans tout ce que fait M. de Lamartine», a remarqué Sainte-Beuve (_Ibid._, p. 397 et suiv.) «... Ses livres d’histoire ne sont et ne seront jamais que de vastes et spécieux _à-peu-près_...» Et cette phrase, extraite de la _Préface générale des œuvres complètes de Lamartine_, préface, d’ailleurs, très émouvante et fort belle: «Si j’avais à recommencer la vie, sachant ce que je sais, je n’y chercherais pas le bonheur, _parce que je sais qu’il n’y est pas_, mais j’y chercherais soigneusement l’obscurité et le silence, ces deux divinités domestiques qui gardent le seuil _des heureux_»; — comment l’interpréter? Puisqu’il n’y a pas de bonheur sur terre, comment peut-il y avoir des heureux, des mortels en possession du bonheur? Le célèbre hémistiche du _Lac_, qui est dans toutes les mémoires: O temps, suspends ton vol! forme le début d’une strophe de l’académicien Thomas (1732-1785): O temps, suspends ton vol, respecte ma jeunesse... (Cf. LAHARPE, _Lycée ou Cours de littérature_, t. III, 2e partie, p. 443.) Qui se douterait que le chaste chantre du _Lac_ et de _Jocelyn_ a été, tout comme Racine (Cf. ci-dessus, p. 33), accusé d’indécence, disons le mot, d’obscénité? «Nous croyons rêver aujourd’hui, quand nous apprenons par sa _Correspondance_ (de Lamartine) que la critique de 1823 accusa l’auteur des _Nouvelles Méditations_ d’être à lui tout seul plus «obscène» que Catulle, Horace et l’Arioste ensemble, écrit Ferdinand Brunetière (_Histoire et Littérature_, t. III, p. 251)... Il faudrait dire alors qu’en 1823 la critique avait peu lu l’Arioste, et encore moins Catulle.» On voit, d’après une telle accusation, combien tout est relatif ici-bas. Les jugements littéraires portés par Lamartine ont été fréquemment cités comme des prototypes d’inexactitude et de paralogisme. «Le sens critique lui fera si absolument défaut (à Lamartine) qu’il ne cessera d’étonner ses contemporains par l’étrangeté de ses appréciations littéraires», — ainsi s’exprime Raoul Rosières, dans un article très soigné et amplement documenté paru dans la _Revue bleue_ (8 août 1891, p. 184). «Rabelais, dira-t-il, n’est qu’«un pourceau», La Fontaine rebute avec «ses vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie ni dans l’oreille ni sur la page» et «leur philosophie dure, froide et égoïste d’un vieillard»; Ossian, «ce Dante septentrional aussi grand, aussi majestueux, aussi surnaturel que le Dante de Florence, est plus sensible que lui»; Rousseau est «un cuistre»; André Chénier semble «un reflet de la Grèce, mais n’est pas un rayon». Lamartine aimera mieux une strophe de Byron ou de Sapho que «Molière, La Fontaine et Béranger»; il déclarera Ponsard «parfois supérieur à Corneille». Etc. On peut conclure, en somme, que Rabelais, La Fontaine, Molière, ces auteurs si français, ont été lettres closes pour le chantre du _Lac_. A maint endroit de sa _Correspondance_, Flaubert se montre très dur pour Lamartine, écrivain «faux» par excellence (Cf. t. II, p. 93-95; Charpentier, 1889); «ses phrases n’ont ni muscles ni sang» (t. II, p. 221); «... Lamartine est _un robinet_» (t. II, p. 319); etc. Devenu vieux, dans son chalet de Passy, Lamartine avait parfois de telles amnésies qu’entendant un jour un de ses amis lui lire la mort de Laurence, dans _Jocelyn_, il eut des larmes d’émotion et demanda: «De qui sont ces beaux vers?» (_Mémorial de la librairie française_, 3 avril 1913, p. 211.) Ce qui est tout le contraire de La Fontaine demandant, lors de la première représentation de sa comédie _Le Florentin_: «Quel est donc le malotru qui a commis cette rapsodie?» (Cf. ci-dessus, p. 49). * * * ALFRED DE VIGNY (1797-1863), tout comme Jacques Delille, cultive parfois volontiers la périphrase. Dans son poème _Dolorida_ (Poésies complètes, p. 107; Charpentier, 1882), il nous parle de la chemise de son héroïne en ces termes, qu’on pourrait rapprocher de ceux de Racine, dans _Britannicus_ (II, 2: «dans le simple appareil d’une beauté,» etc.): Dolorida n’a plus que ce voile incertain, Le premier que revêt le pudique matin, Et le dernier rempart que, dans sa nuit folâtre, L’Amour ose enlever d’une main idolâtre. Et plus loin (_Le Bal_, p. 156), à propos d’un piano: Sur l’instrument mobile, harmonieux ivoire, Vos mains auront perdu la touche blanche et noire. Ce vers d’Alfred de Vigny, si souvent cité, J’aime le son du cor, le soir, au fond des bois (_Le Cor_, p. 149), se rapproche de très près d’un vers de Victor Hugo, dans _Hernani_ (V, 3), prononcé par Dona Sol: Ah! que j’aime bien mieux le cor au fond des bois! Dans _Stello_ (p. 342; Charpentier, 1882), Vigny nous montre une charrette, — gigantesque, sûrement, — «une charrette... chargée de plus de quatre-vingts corps vivants. Ils étaient tous debout, pressés l’un contre l’autre. Toutes les tailles, tous les âges...» Dans ses _Iambes_ (L’Idole, p. 37, 38; Dentu, 1882; et LAROUSSE, art. Iambes et Poèmes), AUGUSTE BARBIER (1805-1882); détournant de son acception originaire le mot _centaure_ (monstre fabuleux, moitié homme et moitié cheval) et l’employant dans le sens de «bon cavalier», «homme toujours à cheval», avait d’abord écrit, à propos de Bonaparte: O Corse à cheveux plats! que ta France était belle Au grand soleil de messidor! C’était une cavale indomptable et rebelle, . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tu parus, et sitôt que tu vis son allure, Ses reins si souples et dispos, _Centaure_ impétueux, tu pris sa chevelure, Tu montas botté sur son dos. Il va de soi qu’un centaure, d’après la définition même de ce mot, ne peut pas, botté ou non, monter à cheval. Aussi Auguste Barbier fit-il plus tard disparaître ce terme et modifia-t-il ainsi son vers: Dompteur audacieux, tu pris sa chevelure. Le même sens abusif du mot _centaure_ se retrouve dans les _Mémoires_ d’Alexandre Dumas (chap. 72; t. III, p. 122): «Ces Numides, cavaliers terribles, _centaures_ maigres et ardents comme leurs _coursiers_...» Et Gustave Chadeuil, dans _Le Siècle_ (Cf. LAROUSSE, art. Bévue, p. 663, col. 2): «L’hippodrome a repris son rang dans la série des plaisirs parisiens. Des chevaux courent dans la vaste arène, valsent et polkent, _montés par des centaures_». Et Timothée Trimm, dans _Le Petit Journal_ (même source): «Rigolo (un mulet) a vingt manières de lancer son prétendu dompteur dans l’espace, il rue, il allonge le cou, il se tient tout droit, il se couche au besoin. _Un centaure y perdrait ses éperons_». Un centaure avec des éperons! «Les chevaux ont été inventés pour l’agrément des jolies femmes, et si les hommes _étaient des centaures_, ça n’en vaudrait que mieux,» estime bien singulièrement un personnage de Paul de Kock (_La Mare d’Auteuil_, p. 79; Rouff, s. d., in-4). Ajoutons qu’un écrivain grec, «ayant à parler d’un _centaure_, l’appelle _un homme à cheval sur lui-même_». (J.-J. BARTHÉLEMY, _Voyage du jeune Anarcharsis_, t. IV, chap. 58, p. 478; Didot, an XII.) Un article du _Figaro_ (9 décembre 1874) nous apprend que nombre des devises figurant autrefois sur les mirlitons: Je vous aime ardemment, C’est ce qui fait mon tourment; Etc., etc., sont de GÉRARD DE NERVAL (1808-1855), qui en livra un jour cinq cents pour 50 francs. * * * ALFRED DE MUSSET (1810-1857), dans _Les Marrons du feu_ (Premières Poésies, p. 63; Charpentier, 1861), nous montre un poisson qui _regarde en silence_, comme si les poissons avaient coutume de regarder autrement, et avaient jamais reçu le don de la parole: L’esturgeon monstrueux soulève de son dos Le manteau bleu des mers, et _regarde en silence_ Passer l’astre des nuits... Ce qui rappelle le fameux vers de l’original et fantaisiste Saint-Amant (1594-1661): Les poissons ébahis les _regardent_ passer. (Cf. Théophile GAUTIER, _Les Grotesques_, p. 180; M. Lévy, 1859.) Plus loin (_L’Andalouse_, p. 87), Musset nous demande si nous ayons vu dans Barcelone, qui appartient à la Catalogne, Une Andalouse au sein bruni. Rien n’empêcherait, en effet, une Andalouse d’habiter la Catalogne; mais, comme le remarque très justement M. Maurice Donnay, dans la première de ses _Conférences sur Alfred de Musset_ (p. 3; édit. des _Lectures pour tous_), «une Andalouse dans Barcelone, c’est, pour fixer les idées, une Provençale en Amiens. Cela peut se trouver, mais on préférerait en Avignon». Dans _Venise_ (Premières Poésies, p. 98), le poète avait d’abord écrit: Dans Venise la rouge Pas un cheval qui bouge. Un cheval à Venise! Dans l’édition de 1840, Musset remplaça son intempestif cheval par un bateau: Pas un bateau qui bouge. «Mais, en 1830, c’est une impression vénitienne vue du perron de Tortoni.» (Maurice DONNAY, _ibid._) Dans sa _Nuit de mai_ (Poésies nouvelles, p. 48; Charpentier, 1864), Musset prétend que _La bouche_ garde le silence Pour _écouter parler_ le cœur, et que (_Ibid._, p. 49) ... le vent d’automne ... se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau... Il nous assure, dans le même poème (p. 44), que ... la bergeronnette, en attendant l’aurore, Aux premiers buissons verts commence à se poser; oubliant que la bergeronnette se pose sur le sol, sur les pierres, sur les toits, sur un tronc d’arbre, «sur un saule cultivé en têtard», mais non sur les branches, ni sur les buissons, surtout quand ils sont garnis de feuilles, quand ils sont «verts». (Cf. BREHM, _L’Homme et les Animaux_, Les Oiseaux, t. III, p. 750-752.) ... Si je doute des larmes C’est que je t’ai _vu_ pleurer, écrit Musset dans _La Nuit d’octobre_ (Poésies nouvelles, p. 70), en s’adressant: ... à toi qui la première M’as appris la trahison. _Vu_ pour _vue_. Ces vers de _Rolla_ (Ibid., p. 6) ont souvent été déclarés incompréhensibles, «n’ayant aucun sens» (Cf. _L’Intermédiaire des chercheurs et curieux_, 10 septembre 1901, col. 335): Jacque était grand, loyal, intrépide et superbe. L’habitude, qui fait de la vie un proverbe, Lui donnait la nausée. Heureux ou malheureux, Il ne fit rien comme elle, et garda pour ses dieux L’audace et la fierté, qui sont _ses_ sœurs aînées. Les sœurs aînées de qui? Dans _Namouna_ (I, 47; Premières Poésies, p. 323), on trouve un vers de treize syllabes: Jamais _confessionnal_ ne vit de chapelet Comparable en longueur... L’expression «beau comme le génie», qui se lit dans le même poème (II, 25, p. 340): Pensif comme l’amour, beau comme le génie, a été employée par Mirabeau dans son portrait de Frédéric II: «Brillant de toutes les qualités physiques et morales, fort comme sa volonté, beau comme le génie...» (MIRABEAU, _De la monarchie prussienne_; Œuvres, t. II, p. 12; édit. Vermorel.) Dans ce même poème de _Namouna_ (II, 35, p. 343), ce vers: Rend haine contre haine, et dédain pour dédain, existe dans Corneille (_Pertharite_, II, 1): Rendre haine pour haine, et dédain pour dédain. Enfin l’idée exprimée par ces vers de _Rolla_ (V, Poésies nouvelles, p. 20): Ah! comme les vieux airs qu’on chantait à douze ans Frappent droit dans le cœur aux heures de souffrance! Comme ils dévorent tout! comme on se sent loin d’eux! Comme on baisse la tête en les trouvant si vieux! se retrouve dans _Les Confessions_ de J.-J. Rousseau (Partie I, livre I; _Œuvres complètes_, t. V, p. 318; Hachette, 1864): «... Je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs d’une voix déjà cassée et tremblante. Il y en a un surtout qui m’est bien revenu», etc. * * * THÉOPHILE GAUTIER (1811-1873) avait d’abord mis au début de la strophe LXV de son poème _Albertus_ (Poésies, p. 28; Charpentier, 1858): Le papier que la belle, avec un air d’angoisse, Dès la strophe 36 de ce poème froisse... 36 en chiffres arabes. Un ami lui ayant fait observer que _trente-six_ a trois syllabes: «Je le sais bien, répondit Gautier; aussi est-ce pour cela que j’ai exprimé le nombre par des chiffres». Il se ravisa cependant, et modifia ainsi son second vers: Dans sa petite main aux ongles roses froisse. (Cf. _La République française_, 2 juillet 1898.) Cette strophe n’a d’ailleurs pas eu de chance, car on y trouve cette grossière faute (p. 29, même édition): ... l’écriture et le tour Ont _quelque chose_ en soi qui _trahissent_ la femme. Pour _trahisse_. Et cette cacophonie (même page, strophe LXVI): Le papier se tor_dit_ comme un _da_mné _du Da_nte En _dardant_... _Du_ Dante, pour _de_ Dante, puisqu’on ne doit pas dire _Le_ Dante, l’article, en italien, se mettant devant le nom (l’Alighieri) et non devant le prénom (Dante pour Durante): cf. LAROUSSE. Dans le même recueil (_Paysages_, VIII, p. 81), le martinet est confondu avec l’hirondelle: Le martinet, sentant l’orage, près du sol, Afin de l’éviter, rabat son léger vol. C’est l’hirondelle qui rase le sol aux approches de l’orage; le martinet, lui, grâce à l’extrême rapidité de son vol, s’empresse de quitter la région orageuse. Page 210 du même recueil (_Les Vendeurs du temple_, III) se trouve un verbe des plus rares, le verbe _retuer_, tuer une seconde fois: Ils joignaient (des damnés, des spectres), pour prier, leurs [deux mains de squelette, Mais tu les _retuais_, sans plus sentir d’effroi Que pour guillotiner un véritable roi. Voltaire, dans _Candide_ (Cf. LITTRÉ) a aussi employé _retuer_: «Je te _retuerais_ si j’en croyais ma colère!» Plus loin (p. 334, _Sérénade_), un amant demande à sa maîtresse, qui se trouve sur un balcon, de vouloir bien défaire son peigne, dénouer ses cheveux et les pencher vers lui, pour qu’il puisse s’en servir comme d’échelle et aller la rejoindre: ... Défais ton peigne, Penche sur moi tes cheveux longs, . . . . . . . . . . . . Aidé par cette échelle étrange, Légèrement je gravirai, Etc., etc. Bien étrange échelle, en effet, et dont on ne se servirait pas sans faire hurler de douleur la señora, et très probablement la faire choir à terre. Et ces amusantes phrases, dans _Mademoiselle de Maupin_: «La vieille Égypte bordait ses routes d’obélisques, comme nous les nôtres de peupliers; _elle en portait des bottes sous ses bras_, comme un maraîcher porte ses bottes d’asperges» (Préface, p. 27; Charpentier, 1866). «Le rubis _rougirait de plaisir_ de briller au bout vermeil de son oreille délicate» (p. 101). «Il était cinq heures du matin lorsque j’entrais dans la ville. Les maisons commençaient à _mettre le nez aux fenêtres_» (p. 343). Et l’auteur a trouvé cette dernière locution tellement à son goût qu’il l’a employée à plusieurs reprises: «Ses diables de vers (poésies) lui grouillaient dans la poche, et faisaient tous leurs efforts pour _mettre le nez à la fenêtre_.» (_Les Jeunes-France_, p. 132; Charpentier, 1879.) «...Son mouchoir _mettant le nez_ hors de sa poche...» (_Ibid._, p. 180.) Et cette affirmation que _Le Cri de Paris_ (27 septembre 1908, p. 11) dit avoir rencontrée aussi dans _Mademoiselle de Maupin_: «Il faut avoir un pavé _dans le ventre_, au lieu de cœur». Dans _Mademoiselle de Maupin_ encore, un des personnages s’écrie (p. 207-208): «Mon cœur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans le ventre de _sainte Anne_, lorsqu’elle fut visitée par la Vierge». Phénomène extraordinaire, puisque la mère de saint Jean est, non pas sainte Anne, mais sainte Élisabeth. Dans _Les Jeunes-France_ (p. 127), il est question de l’écriture anglaise «penchée de gauche à droite», ce qui est tout le contraire: la pente de l’écriture anglaise va de droite à gauche. Les médaillons littéraires réunis par Théophile Gautier sous le titre de _Les Grotesques_ (Didot, 1844, 2 vol.) contiennent de nombreuses inadvertances que Sainte-Beuve a relevées, en partie, dans un de ses articles (_Portraits contemporains_, t. V, p. 125 et suiv.), et que l’auteur n’a pas pris soin de corriger, car on les retrouve dans l’édition publiée par Michel Lévy en 1859. «M. Théophile Gautier nous dira en un endroit (t. II, p. 315) que Mme de Sévigné et sa coterie étaient pour Pradon contre Racine; c’est sans doute Mme des Houlières qu’il a voulu dire... Le poète nous cite (t. I, p. 156) comme le plus charmant endroit et comme le plus _adorable_ morceau de Théophile une page de prose qui devient parfaitement inintelligible telle qu’il la transcrit, et dans laquelle des lignes indispensables au sens (ligne 16, p. 57) ont été omises. Dans l’histoire abrégée du sonnet qu’il retrace d’après Colletet (t. II, p. 43), nous croirions, d’après lui, que Pontus de Thiard a eu pour maîtresse poétique _Panthée_, tandis que c’est _Pasithée_ qu’il faut lire; Olivier de Magny n’a pas célébré non plus _Eustyanire_, mais bien _Castianire_; de même aussi que, tout à côté de là (p. 31), les _Isis nuagères_ ne sauraient être que des _Iris_. Mais, continue Sainte-Beuve, par quel bouleversement de chiffres Chapelain a-t-il pu naître, selon notre auteur, en 1569, c’est-à-dire en plein seizième siècle?» Etc. A propos du brillant et savant style de Théophile Gautier, Émile Faguet, dans ses _Études littéraires sur le dix-neuvième siècle_ (p. 323), a émis les très judicieuses considérations suivantes: «... Ce style a ses défauts pourtant. Il est quelquefois pénible. L’emploi du terme technique est une très bonne chose; il n’est que le scrupule du terme propre. Il est certain toutefois qu’il ne faut pas en abuser jusqu’à rendre l’usage du dictionnaire indispensable à un lecteur lettré. Le style d’un bon auteur est avant tout le style d’une conversation entre «honnêtes gens» convenablement instruits. Il y a affectation à nous parler dans un roman la langue d’un traité d’architecture. Est-il vrai que Gautier disait en riant: «Il faut, dans chaque page, une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend pas. C’est ce qui relève pour lui la saveur du morceau?[30]» J’ai peur qu’il n’ait un peu donné dans ce moyen trop facile, et qui n’est pas sans charlatanisme, de piquer l’attention. [30] Théophile Gautier se plaisait à la lecture des dictionnaires (Cf. _Les Jeunes-France_, préface, p. 11), et emmagasinait quantité de termes techniques, rarissimes et incompréhensibles «aux bourgeois» et à tout le monde, et les glissait dans ses écrits. Voir, par exemple, son roman _Partie carrée_ (Charpentier, 1889), dont plusieurs épisodes se déroulent, il est vrai, dans les Indes: surmé, gorotchana, siricha (p. 187); — apsara, malica, amra (p. 198); — tchampara, kesara, ketoca, bilva, cokila, tchavatraka (p. 199), etc. Dans _Mademoiselle de Maupin_ (Charpentier, 1866): stymphalide (p. 32); smorfia (p. 150); une robe de byssus (p. 200); nagassaris, angsoka (p. 246), etc. «Notez que, poussé à une certaine outrance, ce moyen va contre le but. Le but légitime, ici, c’est de renouveler la langue, de verser dans l’usage un certain nombre de mots absolument justes, précisément parce qu’ils n’ont pas encore été déformés par l’usage courant. En introduire quelques-uns, bien accompagnés, rendus clairs par le contexte, c’est les faire adopter; les prodiguer, c’est réussir à les faire oublier à mesure qu’on les enseigne, et ne produire qu’un effet de papillotage bien frivole, jeter de la poudre aux yeux, sous ombre d’être clair.» * * * LECONTE DE LISLE (1820-1894) n’a cessé d’hésiter sur l’orthographe du nom de Caïn, le meurtrier d’Abel, qu’il a si magnifiquement chanté. Dans la première édition de ses _Poèmes barbares_, «il avait écrit avec un K, Kaïn, le nom du déshérité qu’il réhabilitait. Dans la réédition de ces poèmes, il modifia cette orthographe parce qu’on lui fit observer que le premier-né selon la Genèse avait été nommé par Ève «Celui qui est acquis». Du verbe hébraïque _qoûn_, acquérir, serait dérivé _qaïn_[31]. Mais je ne sais quel savant entreprit de lui démontrer que la forme consacrée par tant de siècles, la forme Caïn, avec un C, est la meilleure.» (Fernand CALMETTES, _Leconte de Lisle et ses amis_, p. 328.) [31] Comparer cette orthographe _Qaïn_ à celle d’_Yaqoub_, un des personnages du drame de _Charles VII_ d’Alexandre Dumas père, qui écrit toujours _Yaqoub_ et non Yacoub. (Cf. _Théâtre complet d’Alexandre Dumas_, t. II, p. 231 et suiv., Michel Lévy, 1873.) La belle strophe qui termine le _Dies iræ_ des _Poèmes antiques_ de Leconte de Lisle (fin du recueil): Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface, Accueille tes enfants dans ton sein étoilé, Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace, Et rends-nous le repos que la vie a troublé, forme comme l’écho d’un vers de Pongerville, dans sa traduction de Lucrèce: Cette nature, par qui tout être, Dans son premier asile à sa voix rappelé, Retrouve le repos que la vie a troublé. (PONGERVILLE, _Notice sur Millevoye_, en tête des _Poésies de Millevoye_, p. 18; Charpentier, 1851.) THÉODORE DE BANVILLE (1823-1891) écrit, dans ses _Odes funambulesques_ (Une vieille lune, p. 69; Charpentier, 1883): Un _corset_ un peu juste, une étroite chaussure Ont-ils égratigné d’une rose blessure Tes beaux _pieds_ frissonnants... Un corset qui égratigne des pieds? Dans ses _Idylles prussiennes_ (Sabbat, p. 415, même volume), Banville fait d’une urne qui n’a plus d’anse un modèle de folie: Germania mène la danse, Plus folle qu’un cheval sans mors Ou qu’une _urne qui n’a plus d’anse_, Sur la colline où sont les morts. Pour l’inauguration du buste de François Ponsard à l’Académie, HENRI DE BORNIER (1825-1901) composa une pièce de vers qui fut imprimée la veille de la cérémonie et distribuée aux journaux. Dans cet éloge funèbre, le poète, s’adressant à l’auteur d’_Agnès de Méranie_, s’écriait: Tu mourus en pleine lumière, Et la victoire coutumière T’accompagna jusqu’au tombeau. Quelles ne furent pas la stupeur et la douleur de Bornier en lisant le lendemain, dans un grand journal: Tu mourus en pleine lumière, Et Victoire, _ta couturière_, T’accompagna jusqu’au tombeau! (Cf. _L’Avenir de la Meuse_, 22 mars 1885.) On lit, dans _La Fille de Roland_ (I, 4) du même poète: ... Chrétienne, _Ma générosité doit répondre à la tienne_. Et dans Corneille, _Le Cid_ (III, 4), le même vers: De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne, _Ma générosité doit répondre à la tienne_. Henri de Bornier s’occupait autant sinon plus de viticulture que de poésie; il possédait, dans le midi de la France, un cru renommé, et «était plus fier peut-être de son vin que de ses vers». «Et comme il a raison!» concluait l’auteur des _Corbeaux_, le féroce Henry Becque. (Cf. _Le Journal_, 9 août 1898.) Le grand poète et profond penseur SULLY PRUDHOMME (1839-1907) estime que Le vrai de l’amitié, c’est _de sentir ensemble_. (_Les Vaines Tendresses_, p. 5.) Et dans son poème _Le Gué_ (Poésies, t. I, p. 237), il déclare que ... tous, _même les morts_, ont fui jusqu’au dernier. Ce qui rappelle cette phrase du romancier Gustave Aimard (_Les Rois de l’Océan_, t. I, chap. 5, p. 112; Roy, 1891): «Ils se trouvèrent à plusieurs milles de ces deux cadavres, dont l’un était _plein de vie_.» * * * FRANÇOIS COPPÉE (1842-1908), qui a si bien chanté la vie et les souffrances des petits et des humbles, tombe fréquemment et pour ainsi dire forcément dans la banalité et la vulgarité. Son _Petit Épicier_ (Poésies, t. II, p. 15 et suiv.; Lemerre, s. d., in-12) est célèbre par son prosaïsme: C’était un tout petit épicier de Montrouge, Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge, Exhalait une odeur fade sur le trottoir. . . . . . . . . . . des tonneaux De harengs saurs ou bien des caisses de pruneaux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il partage le lit d’une femme insensible, Et tous les deux ils ont froid au cœur, froid aux pieds. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il trouve La colle et le fromage ignobles à toucher. . . . . . . . . . . il oublie, Et, lent, casse son sucre avec mélancolie. Et ailleurs: Le dimanche, ils allaient souvent se promener Ensemble au Luxembourg, donnaient du pain aux cygnes, Et revenaient. (_Un Fils_, Poésies, t. II, p. 22.) Ils songent à l’avance aux lessives futures, Et, vers le temps des fruits, ils font des confitures. (_Petits Bourgeois_, ibid., p. 33.) Sur la berge, là-bas, la foule est assemblée, Et la gendarmerie est en pantalon blanc. (_Au bord de la Marne_, ibid., p. 164.) Je pris le bateau-mouche au bas du Pont-Royal, Et sur un banc, devant le public trivial, Je vis un ouvrier avec sa connaissance Qui se tenaient les mains... (_En bateau-mouche_, ibid., p. 195.) Et, ce qui ne laisse pas de déconcerter et d’étonner, dans le même tome II de ses _Poésies_ (Le Cahier rouge, Prologue, p. 218), Coppée fait cette déclaration: ... J’ai l’horreur du banal. Il est vrai qu’il faudrait s’entendre sur le sens du mot «banal». Dans _L’Indépendance de l’Est_ du 21 février 1900, je rencontre cette phrase de Coppée: «Elle venait de s’asseoir entre ses deux filles, deux jumelles âgées _l’une et l’autre_ de dix-huit ans». * * * Suivant l’exemple de Lamartine, que nous avons vu écrire _l’une après l’une_, au lieu de _l’une après l’autre_, et pour obtenir une rime à _lune_ (Cf. ci-dessus, p. 81), CATULLE MENDÈS (1843 ou 1841-1909) crée la locution _l’autre et l’une_, au lieu de _l’une et l’autre_: Et tandis que, claire lacune, S’ouvre en la nuit brune la lune, Pâmez-vous d’amour l’autre et l’une. (Catulle MENDÈS, Poésies, L’hymnaire des amants, t. III, p. 256; Charpentier, 1892.) Elle a parfois de terribles exigences, la rime! CLOVIS HUGUES (1851-1907), qui était de Marseille, il est vrai, a découvert un jour qu’il y avait _trois moitiés_ dans un tout: Quoi! parce qu’un coquin qui s’avance en rampant, _Moitié_ tigre, _moitié_ chacal, _moitié_ serpent. (Cf. _L’Écho de la semaine_, 24 octobre 1897, article signé LE CHERCHEUR.) La même découverte a été faite par le romancier François de Nion, dans un feuilleton intitulé _Pendant la guerre_ (dans _Le Journal_, 17 mai 1915, _in fine_): «Moitié plâtre, moitié briques, moitié bois, ces maisons servaient d’habitations à des rentiers d’Aix-la-Chapelle.» VI VICTOR HUGO. Ses erreurs, inadvertances, réminiscences, énumérations de termes rares, obscurités, jeux de mots, drôleries, etc. Caractéristique de Victor Hugo: force, puissance, amour pour les petits et les humbles; éloge de la bonté. Discours et lettres: abus de l’antithèse. Locutions favorites. Particularités orthographiques, etc. On peut professer pour un écrivain la plus profonde admiration, sans pour cela se dissimuler ses fautes, et fermer les yeux sur ses inadvertances, ses singularités et bizarreries. C’est d’ailleurs le précepte d’Horace (_Art poétique_, 351): _Ubi plura nitent in carmine_... VICTOR HUGO (1802-1885), dans son ode _Sur le rétablissement de la statue de Henri IV_ (Odes et Ballades, I, 6, p. 51; Hachette, 1859), confond Ivry-la-Bataille (Eure) avec Ivry-sur-Seine, près de Paris, «faute énorme», qu’il reconnaît d’ailleurs avec bonne grâce à la fin du volume (p. 376). Dans _Le Dernier Chant_ et _Le Génie_ (Ibid., II, 10, et IV, 6, p. 123 et 195), nous nous heurtons à deux vers bien rugueux et malsonnants: Fait _par_ler le _par_don _par_ la voix des douleurs, et Au sén_at parla par ta_ voix. Mais ces cacophonies sont rares chez notre poète. Rapprochons ce vers de la même ode _Le Dernier Chant_ (p. 124): L’éclair remonte au ciel sans avoir foudroyé, de ce passage de _Namouna_ d’Alfred de Musset (I, 48; _Premières Poésies_, p. 346; Charpentier, 1861): Tu n’es pas remonté, comme l’aigle en son aire Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre Dans sa nue aux flancs d’or, sans avoir foudroyé. Dans _Le Sacre de Charles X_ (Odes et Ballades, III, 4, p. 144) figure le mot hébreu _Sabaoth_, qui signifie «des armées» (Cf. LITTRÉ), et que le poète emploie ainsi: Vous êtes Sabaoth, le Dieu de la victoire. c’est-à-dire: «Vous êtes des _armées_», ce qui ne s’explique guère. La même expression, ou une expression encore plus obscure et plus mauvaise, se trouve dans _Les Châtiments_ (I, 6, _Le Te Deum_... p. 28; Hetzel, s. d.): ... _Te Deum_! nous vous louons, Dieu fort, Sabaoth des armées! Autrement dit: «Des armées des armées», ce qui n’offre aucun sens. Dans _Le Sacre de Charles X_ encore (_Odes et Ballades_, même page), le poète formule ainsi notre ancien cri de guerre: Montjoye _et_ Saint-Denis! qu’on retrouve d’ailleurs, avec cette même conjonction _et_, chez plusieurs de nos poètes: Montjoie _et_ Saint-Denis! Dunois, à nous les chances! (Casimir DELAVIGNE, _Louis XI_, III, 13.) Montjoie _et_ Saint-Denis! Charles à la rescousse! (Alexandre DUMAS, _Charles VII_, IV, 4.) Voir aussi François COPPÉE et Armand D’ARTOIS, _La Guerre de cent ans_, prologue, sc. 10, et II, 8. Ainsi présentée, cette locution «ne signifie rien», déclare Littré. Le vrai cri de guerre de nos pères était _Mont-joie_, ou bien _Mont-joie Saint-Denis_. «_La Mont-joie Saint-Denis_, ou, simplement, _la Mont-joie_, était le nom de la colline près Paris où saint Denis subit le martyre; ainsi dite, parce qu’un lieu de martyre était un lieu de joie pour le saint qui recevait sa récompense. La _Mont-joie Saint-Denis_ signifie la _Mont-joie de saint Denis_, selon l’ancienne règle qui rendait le génitif latin par le cas oblique.» Etc. (LITTRÉ, art. Mont-joie). Ce sont les nécessités de notre prosodie, l’élision de l’_e_ final de Mont-joie, qui a contraint les poètes à vicier cette locution et à en faire un non-sens. En parlant de Napoléon, dans _Les Deux Iles_ (Odes et Ballades, III, 6, p. 154), le poète émet cette curieuse réflexion ou supposition, que Dieu a fait naître et mourir Napoléon sur «deux îles isolées», Afin qu’il pût venir au monde Sans qu’une secousse profonde Annonçât son premier moment, Et que sur son lit militaire, Enfin sans remuer la terre, Il pût expirer doucement. Ce vers: Naître, vivre et mourir dans le champ paternel (_Odes et Ballades_, V, 3, Au vallon de Cherizy, p. 240), fait songer au début d’un poème de Sainte-Beuve (_Poésies_, Les Consolations; VIII, à Ernest Fouinet, p. 225; Charpentier, 1890): Naître, vivre et mourir dans la même maison. Mon esprit de Pathmos connut le saint délire (_Odes et Ballades_, V, 14, Actions de grâces, p. 264). D’où peut-être le mot «féroce» de Louis Veuillot sur Victor Hugo: «C’est Jocrisse à Pathmos». (Cf. Émile FAGUET, _Études littéraires sur le dix-neuvième siècle_, p. 165.) Dans les jolis vers du _Pas d’armes du roi Jean_ (Odes et Ballades, ballade XII, p. 346), le monarque annonce à son grison: «Je te baille, pour ripaille, plus de paille, plus de son, qu’un gros frère ne peut faire de grimaces en priant;» ce qui ne peut guère indiquer quelle est ou quelle sera cette quantité de paille et de son. Dans les _Odes et Ballades_ encore (Ballade XIII, _La Légende de la nonne_, p. 351), le grand poète prétend que, tout comme «la nonne aima le brigand», On voit des biches qui remplacent Leurs beaux cerfs par des _sangliers_. Mais il omet de nous dire où s’est jamais vu pareil accouplement. Passons aux _Orientales_. Dans _Le Feu du ciel_ (I, 8, p. 20; Hachette, 1858), Victor Hugo décrit un îlot qui fond et s’efface Comme un glaçon _froid_. Un glaçon est-il jamais chaud? Dans _Canaris_ (II, p. 23), le terme de marine _ancre_ est employé au masculin et avec le sens de _grappin_, ce qui est doublement étrange: ... Son ancre _noir_ s’abat Sur la nef qu’_il_ foudroie. Une ancre ne se jette jamais sur les nefs; c’est le grappin qu’on lance dans ce cas. L’erreur a du reste été rectifiée dans l’édition Hetzel-Quantin. Dans _La Bataille perdue_ (XVI, p. 78); «ce champ _meurtrier_» (au singulier) rime avec les _étriers_ (au pluriel), faute qui n’a été corrigée qu’après la mort de Victor Hugo, dans l’édition de l’Imprimerie Nationale, où on lit: ... ces champs meurtriers. Plus loin (XIX, _Sara la Baigneuse_, p. 83), le poète nous peint Sara battant ... d’un pied timide L’onde _humide_, comme si l’onde n’était pas toujours humide. Plus loin encore, dans le même recueil (XXXI, _Grenade_, p. 114), il dit qu’ Alicante aux clochers mêle les minarets, lorsque, observe le Guide Joanne (_Espagne et Portugal_, 1909, p. 295), il n’y a aucun minaret à Alicante. Dans _Navarin_ (V, 6, p. 45-47), de très nombreuses sortes de bateaux sont énumérées: brûlots, chébecs, yachts, galères, caïques, tartanes, sloops, jonques, goélettes, barcarolles, frégates, caravelles, dogres, bricks, brigantines, balancelles, lougres, Galéasses énormes, Vaisseaux de toutes formes, Vaisseaux de tous climats, yoles, mahonnes, prames, felouques, polacres, chaloupes, lanches, bombardes, caraques, gabarres, etc. J’ignore si le grand poète en a oublié quelqu’une, mais on sait combien il se complaisait dans ces kyrielles de termes techniques. On en retrouve chez lui quantité d’exemples, notamment dans _La Légende du beau Pécopin_ (Le Rhin, t. II, chap. 8, p. 69 et suiv.; Hetzel-Quantin, s. d., in-18), où, entre autres listes de mots rares, on voit paraître ou reparaître, parmi les embarcations, les frégatons, felouques, polaques ou polacres, caracores, etc. La pièce _Les Djinns_ (Les Orientales, XXVIII, p. 103 et suiv.) est un poème des plus curieux, dont les quinze strophes, de huit vers chacune, vont, comme quantité métrique, d’abord _crescendo_, puis _decrescendo_. Le poème débute par une strophe dont chaque vers a deux syllabes seulement: Murs, ville Et port, Asile De mort, . . . . . Puis vient une strophe de vers de trois syllabes: Dans la plaine Naît un bruit, C’est l’haleine De la nuit. . . . . . . Puis quatre syllabes: La voix plus haute Semble un grelot. . . . . . . . Ensuite une strophe de vers de cinq syllabes, puis une de six, une de sept, une de huit, et une de dix. Arrivés là, nous rétrogradons: une strophe de huit, puis de sept, de six, de cinq, de quatre, de trois et de deux syllabes. C’est un vrai tour de force. La pièce _Lazzara_ (Ibid., XXI, p. 88-90) a été drôlement parodiée dans le roman de Louis Reybaud, _Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des Républiques_ (chap. 28, _Les Infortunes d’une Égérie_, p. 270-272; M. Lévy, 1861), où cette Lazzara représente une sorte de Muse du romantisme. Voici quelques fragments du texte de Victor Hugo: Comme elle court! Voyez... Elle est grande, elle est svelte... Ce n’est point un pacha, c’est un klephte à l’œil noir Qui l’a prise, et qui n’a rien donné pour l’avoir, Car la pauvreté l’accompagne; Un klephte a pour tous biens l’air du ciel, l’eau des puits, Un bon fusil bronzé par la fumée, et puis La liberté sur la montagne. Et dans Louis Reybaud: Voyez comme elle engraisse... Elle est ample, elle est vaste... Ce n’est pas le bourgeois, c’est le peuple aux faubourgs Qui l’a prise, et qui n’a rien donné pour débours; Car la pauvreté l’accompagne. Le peuple a pour tous biens le vin bleu, l’eau des puits, Une blouse percée aux deux coudes, et puis Quelques amis sur la Montagne. Qu’est-ce que le «nard cher aux époux» dont parle Victor Hugo dans _La Prière pour tous_ (Les Feuilles d’automne, XXXVII, 7, p. 123; Hachette, 1861)? O myrrhe! ô cinname! Nard cher aux époux! Eugène Noël, le savant naturaliste et lettré, ancien bibliothécaire de Rouen, répond à cette question dans sa _Vie des fleurs_ (LXXI, p. 203; Hetzel, s. d.): «L’ancienne médecine, écrit-il, n’a pas connu de plante plus précieuse que la valériane: de quelle maladie n’a-t-elle pas guéri?... De ses racines on tirait autrefois le _nard_, tant célébré par les poètes...» Virgile est un des auteurs latins les plus familiers à Victor Hugo, qui, aux approches de la vieillesse, en savait encore par cœur, dit-on, des centaines et centaines de vers. On retrouve trace de cet amour de Victor Hugo pour Virgile dans nombre de ses volumes; — dans _Les Feuilles d’automne_ (38, _Pan_, p. 130): Où le chevreau lascif mord le cytise en fleurs; dans _Les Chants du Crépuscule_ (XXVI, à Mlle J..., p. 233; Hachette, 1861): Et la haine monte à mon œuvre Comme un bouc au cytise en fleur; vers qui rappellent plusieurs passages des _Bucoliques_ (I, 79; II, 63): ... capellæ, Florentem cytisum et salices carpetis amaras... Florentem cytisum sequitur lasciva capella. O Virgile! ô poète! ô mon maître divin! s’écrie Victor Hugo au début d’une pièce des _Voix intérieures_ (VII, p. 56; Hachette, 1859) consacrée tout entière à Virgile. Et plus loin (_Ouvrage cité_, XVIII, p. 80): Dans Virgile parfois, dieu tout près d’être un ange, Le vers porte à sa cime une lueur étrange. «La Bible est son livre. Virgile et Dante sont ses divins maîtres», déclare notre poète, en parlant de lui, dans la préface de _Les Rayons et les Ombres_ (p. 145; Hachette, 1859). Prenez ce vieux Virgile où tant de fois j’ai lu!... Lisez mon doux Virgile... (_Ibid._, VIII, à M. le D. de ***, p. 183.) La fin de cette même pièce VIII (p. 184): Car les temps sont venus qu’a prédits le poète! Aujourd’hui, dans ces champs, vaste plaine muette, Parfois le laboureur, sur le sillon courbé, Trouve un noir javelot qu’il croit des cieux tombé, Puis heurte pêle-mêle, au fond du sol qu’il fouille, Casques vides, vieux dards qu’amalgame la rouille, . . . . . . . . . . . . . . . . . . n’est que la traduction d’un célèbre passage des _Géorgiques_ (I, 493 et suiv.): Scilicet et tempus veniet, quum finibus illis Agricola, incurvo terram molitus aratro, Exesa inveniet scabra robigine pila, . . . . . . . . . . . . . . . . Et «les chiens obscènes» mentionnés dans _Luna_ des _Châtiments_ (VI, 7; p. 198, Hetzel, s. d.) ne sont non plus que la traduction des _obscenæque_ (ou _obscenique_) _canes_ des _Géorgiques_ (I, 470). Ces vers des _Chants du crépuscule_ (V, p. 173; Hachette, 1861): Vous pouvez, ô mon capitaine, Barrer la Tamise hautaine, rappellent ceux de Lebrun-Pindare (_Odes_: Qu’il est un légitime orgueil..., p. 511; Didot, 1858): En vain la Tamise hautaine Croit voir aux fastes de la Seine... Dans _Les Rayons et les Ombres_ (XIX, Ce qui se passait aux Feuillantines..., p. 210; Hachette, 1859): Nous sommes la nature et la source éternelle Où toute soif _s’épanche_. Ou _s’étanche_? L’édition Hetzel-Quantin in-16 donne aussi _s’épanche_. Et de sa petitesse étalant l’ironie, Son pied charmant semblait _rire_ à côté du mien! (_Les Rayons et les Ombres_, XXXIV, Tristesse d’Olympio, p. 253.) Théodore de Banville (_Odes Funambulesques_, La Tristesse d’Oscar, p. 98; Charpentier, 1883), exagérant cette vision, écrit: Et qu’enfin ses souliers... Laissant à chaque pas des morceaux de talon, Poussaient de _grands éclats de rire_. Et Émile Zola, dans ses _Contes à Ninon_ (Le Carnet de danse, p. 52; Charpentier, 1879): «Elle aperçut son pied qui _riait_ dans un rayon de soleil.» Ses petits pieds semblaient _chuchoter_ avec l’herbe, écrit ailleurs Victor Hugo (_Les Contemplations_, t. I, x, Amour, p. 219; Hachette, 1882). Toutes les passions _s’éloignent_ avec l’âge, lit-on dans _Tristesse d’Olympio_ (Les Rayons et les Ombres, XXXIV, p. 256). Toutes les passions _s’éteignent_ avec l’âge, a dit Voltaire (_Stances et quatrains pour tenir lieu de ceux de Pibrac_; Œuvres complètes, t. VI, p. 527; édit. du journal _Le Siècle_). La pièce XXXV de _Les Rayons et les Ombres_, Que la Musique date du seizième siècle (p. 265), se termine par ce vers que certains jugent discutable ou énigmatique: La musique montait, cette _lune de l’art_! Ces vers des _Châtiments_ (Nox, VII, p. 10; Hetzel, s. d.) Toutes les eaux de ton abîme, Hélas! passeraient sur ce crime, O vaste mer, sans le laver! rappellent ceux d’Alfred de Musset (_Premières Poésies_, La Coupe et les Lèvres, IV, I; p. 252; Charpentier, 1861): ... La mer y passerait sans laver la souillure, Car l’abîme est immense, et la tache est au fond. Dans _Les Châtiments_ encore (Toulon, p. 20): ...Le bandit . . . . . . . . . . . . . . . . . Vient, et trouve une main, froide _comme un verrou_. Ce verrou fait songer à celui de Ponson du Terrail (Dans le journal _La Journée_, 14 janvier 1903): «Cet homme est un _verrou incarné_» (?). ... Ces innocents aux regards _de colombe_. (_Ibid._, Joyeuse Vie, p. 96.) Des regards de colombe? Nous retrouvons la même locution dans le volume _Le Pape_ (Un champ de bataille, p. 56; Hetzel-Quantin, s. d., in-16): ... Des petits (enfants) aux regards _de colombe_. L’histoire a pour égout des temps comme le nôtre. (_Les Châtiments_, III, 13, p. 106.) Voltaire, en parlant de son époque, a dit, lui aussi: «...Dans ce siècle, l’égout des siècles...» (_Relation de la maladie... du jésuite Berthier_; Œuvres complètes, t. VI, p. 318; édit. du journal _Le Siècle_). Pour attirer les sots qui donnent _tête-bêche_ Dans tous les vils panneaux... (_Les Châtiments_, A un journaliste de robe courte, p. 118.) Ou _tête baissée_? ... prendre pour nourricier Le _Crédit mobilier ou le Crédit foncier_. (_Ibid._, Le Parti du crime, p. 208.) Vers qui rappelle celui du poète auvergnat Gabriel Marc (_Sonnet sur la Frégate amarrée près du pont Royal_, dans le volume de M. de Lescure sur _François Coppée_, p. 372; Lemerre, 1889): Ta proue est enchaînée, et ta hune contemple _La Caisse des Dépôts et Consignations._ Il y aurait de nombreuses singularités à relever dans le tome I des _Contemplations_ (Autrefois), et aussi beaucoup d’obscurités dans le tome II (Aujourd’hui), qui passe pour un des recueils les plus abstrus de Victor Hugo. Voici quelques emprunts faits à ces deux volumes: Une eau courait, fraîche et _creuse_ Sur les mousses de velours. (_Ouvrage cité_, t. I, Vieille chanson, p. 78; Hachette, 1882 et 1858.) Une eau creuse? Les vieux _antres_ pensifs, dont rit le geai moqueur, Clignent leurs gros sourcils et font la bouche en cœur. (_Ibid._, t. I, Premier mai, p. 113.) Des antres qui clignent leurs sourcils et font la bouche en cœur? Dans le poème _Saturne_ (Ibid., t. I, p. 202), le poète place l’enfer dans la planète Saturne: Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire, Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir... Est-ce bien sûr, et Satan n’aurait-il pas établi son domaine dans un autre astre? A l’heure où sur le mont lointain Flamboie et frissonne l’aurore, Crête rouge du _coq matin_. (_Ibid._, t. I, _Magnitudo parvi_, p. 302.) Dans le tome II du même recueil, nous voyons (_Pasteurs et Troupeaux_, p. 159) la fauvette qui ... met de travers son bonnet. Plus loin (_Ibid._, Pleurs dans la nuit, p. 224): Le cadavre, lié de bandelettes blanches, _Grelotte_, et, dans sa bière, _entend_ les quatre planches Qui lui parlent tout bas. Un cadavre qui grelotte et qui entend? Une jeune fille morte dans sa robe d’innocence, c’est une Ame qui n’a dormi que dans le lit de Dieu. (_Ibid._, Claire, p. 244.) Dans ce poème, _Pleurs dans la nuit_, déjà mentionné, presque toutes les strophes seraient à citer comme exemples d’obscurités: L’espace voit sans fin croître la branche Nombre, Et la branche Destin, végétation sombre, Emplit l’homme effaré. (_Ibid._, p. 234.) De même, dans _Ce que dit la bouche d’ombre_, tout serait à citer, et force est de nous restreindre: L’homme, comme la brute, abreuvé du néant, Vide toutes les nuits le verre noir du somme. (_Les Contemplations_, t. II, p. 366.) La profondeur disant à la hauteur: Je t’aime! (_Ibid._, p. 382.) Voir aussi, dans ce volume, les pièces intitulées _Horror_, _Dolor_, _Hélas! tout est sépulcre_, _Les Mages_, etc. _La Légende des siècles_, que Théodore de Banville qualifie d’«impeccable» et déclare «la Bible et l’Évangile de tout versificateur français» (_Petit Traité de Poésie française_, p. 30 et 2), est un des recueils où, dans ses quatre tomes, Victor Hugo a réuni le plus de termes rares, le plus de ces énumérations de vocables étranges, de noms de personnages peu connus ou inconnus, et que le critique Émile Faguet assure qu’il puisait surtout dans le vieux dictionnaire de Moreri. «Moreri est la mine où Victor Hugo descend tous les jours et plusieurs fois par journée. Moreri lui donne l’histoire, qu’il se charge de rendre pittoresque, surtout les noms propres bizarres, étranges, inquiétants, qui réveillent l’attention et la tirent à eux, comme une couleur éclatante tire à elle les yeux.» (_Le Temps_, 16 juillet 1911, Feuilleton.) Qu’est-ce que la colline «Callichore»? (_La Légende des siècles_, La Terre, t. I, p. 24; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.) Et Anax, le géant de Tyrinthe; et Kothos, et Rhoetus, Porphyrion, Mégatlas, Evonyme; et Titlis, et Scrops, et Dronte, Coebès, Géreste, Andès, Béor, Cédalion, Jax, qui dormait le jour ainsi que le lion. (_Ibid._, Le Titan, t. I, p. 86, 87.) Mais je ne puis songer à relever tous ces vocables perdus dans le fond ou le tréfonds de l’histoire; d’autant plus qu’il en est, semble-t-il, que le poète forge de toutes pièces, invente à plaisir, celui de _Jérimadeth_, par exemple, qu’on lit dans _Booz endormi_. «Le rimeur, chez Victor Hugo, écrit Paul Stapfer (_Racine et Victor Hugo_, p. 301, note 1), pousse la plaisanterie jusqu’à fabriquer des noms propres de lieux et d’hommes qui n’ont jamais existé. Ce beau vers harmonieux de _Booz endormi_: Tout reposait dans Ur et dans _Jérimadeth_, a enrichi la géographie biblique d’une ville entièrement inconnue de tous les hébraïsants.» Pour tout dire à ce sujet, il paraîtrait que le poète ayant besoin d’une rime à _demandait_: ... et Ruth se demandait, avait écrit en marge de sa copie «rime à dait» ou «à det», et que ce serait l’imprimeur, le compositeur, qui aurait commis la bourde, introduit ce «rime à det», transformé en «Jérimadeth», dans le vers précédent: voilà du moins ce qu’on raconte. (Renseignement verbal.) Remarquons, sans en citer d’exemples, — ils seraient innombrables, — que Victor Hugo manque rarement de faire rimer _hommes_ autrement qu’avec _nous sommes_, _ombre_ autrement qu’avec _sombre_ ou _nombre_, _abîme_ autrement qu’avec _sublime_ ou _cime_; _nue_ rime presque toujours avec _venue_ ou _inconnue_, _ténèbres_ avec _funèbres_, _âme_ avec _flamme_, _horrible_ avec _terrible_, _insondable_ avec _formidable_, etc.; et ces mots: _hommes_, _ombre_, _sombre_, _abîme_, _sublime_, etc., coulent sans cesse de sa plume. Certaines de ses épithètes ont déconcerté plus d’un lecteur: L’ombre était _nuptiale_, auguste et solennelle, (_La Légende des siècles_, Booz endormi, t. I, p. 53.) Son lit fut _formidable_... (_Ibid._, Les Sept Merveilles du monde, t. I, p. 268.) Dans _Booz endormi_ encore (_Ibid._, t. I, p. 52), Victor Hugo nous représente la terre, à cette époque, ... encor mouillée et molle du déluge. Si l’on admet que le déluge a eu lieu en l’an 3296 avant Jésus-Christ, ou même 2482, et que Booz vivait vers l’an 1200 (Cf. BOUILLET, _Atlas universel d’histoire et de géographie_, Tables chronologiques, p. 79 et 384; — et Victor DURUY, _Histoire sainte_, chap. I, p. 6; Hachette, 1846), on conclura que la terre a mis bien longtemps à sécher. Dans la _Première Rencontre du Christ avec le tombeau_ (Ibid., t. I, p. 58), Victor Hugo dit: Or, de Jérusalem, où _Salomon_ mit l’arche, Pour gagner Béthanie, il faut _trois jours de marche_. «Chacun de ces vers renferme une grosse erreur, constate M. Jules Hoche (_Revue bleue_, 16 juin 1894, p. 760). Car la Bible nous apprend que c’est David qui fit transporter l’arche de l’alliance à Jérusalem, et saint Jean dit que Béthanie était à quinze stades de Jérusalem, ce qui est bien la distance de la moderne Béthanie, un pauvre village de fellahs portant le nom arabe d’El-Azarié, et qui est situé à une petite lieue à peine de la Ville Sainte.» On va de Jérusalem à Béthanie «en trois quarts d’heure», dit, de son côté, M. Jean Sigaux, dans _L’Intermédiaire des chercheurs et curieux_ (20 septembre 1911, col. 771). Signalons aussi ce supplice réservé aux réprouvés, aux damnés: Ils auront des _souliers de feu_ dont la chaleur Fera _bouillir leur tête_ ainsi qu’une chaudière. (_La Légende des siècles_, L’An neuf de l’hégire, t. I, p. 200.) Tu rêves, dit le roi, comme _un clerc en Sorbonne_. (_Ibid._, Aymerillot. t. I, p. 229.) Le roi qui parle ainsi est Charlemagne, mort en 814, et la Sorbonne n’a été fondée qu’en 1253. Le vide s’est fait _spectre_ et rien s’est fait _géant_. (_Ibid._, Eviradnus, t. II, p. 70.) Vers qui rappelle certaine description d’un immense hall tracée jadis par le chroniqueur Charles Chincholle (Cf. _La Gazette anecdotique_, 15 septembre 1890, p. 150): «Un vide ayant cinq étages de haut». On s’est amusé (_Le Cri de Paris_, 10 octobre 1909, p. 11) à faire ressortir la singulière amphibologie de ce passage: Je dédaigne et je hais les hommes, et mon pied _Sent le mou_ de la fange en marchant sur leurs nuques. (_Ibid._, Zim-Zim, t. II, p. 100.) Dans _Les Quatre Jours d’Elciis_ (IV, _ibid._, t. II, p. 250), nous trouvons ce vers: Les yeux _sous les sourcils_, l’empereur très clément... N’est-ce pas la place ordinaire des yeux de se trouver sous les sourcils? ... L’hiver _se tenait les côtes_ sur le pôle, nous dit le poète (_Ouvrage cité_, Le Satyre, t. III, p. 10), qui a toujours eu un grand faible pour les jeux de mots et calembours. Ce vers de _La Rose de l’Infante_ (Ibid., t. III, p. 43): Dont chaque _ovige_ semble au soleil une mitre, a donné lieu à bien des recherches. C’est une simple coquille: lisez _ogive_ et non _ovige_. (Cf. l’édit. Hachette, 1862, 1re série, p. 183.) Dans _Le Lapidé_ (Ibid., t. III, p. 180), on lit: Ce mage a cet amas d’affreux cailloux pour lit, Qui le tua _vivant_ et mort l’ensevelit. Nous verrons plus loin (p. 148) un personnage d’Eugène Scribe se glorifier, à propos d’un lièvre, d’avoir pu, lui aussi, «le _tuer vivant_». _La Vision de Dante_ (Ibid., t. IV, p. 139 et suiv.) est encore un des poèmes les plus abstrus, les plus sibyllins qui soient sortis de la toute-puissante imagination de Victor Hugo: ... L’ombre hideuse, ignorée, insondable, De l’invisible Rien vision formidable, Sans forme, sans contour, sans plancher, sans plafond, Où dans l’obscurité l’obscurité se fond, Etc, etc. C’est dans _Les Chansons des rues et des bois_ qu’apparaît peut-être le mieux la prodigieuse maîtrise de Victor Hugo, cette aisance et cette souplesse acquises en partie à force de travail et de pratique, cette FORCE, cette PUISSANCE, qui est sa caractéristique. Lamartine ignorant qui ne sait que son âme, Hugo _puissant et fort_, Vigny, soigneux et fier, a très exactement dit Sainte-Beuve (_Poésies complètes_, Pensées d’août, A M. Villemain, p. 377-378; Charpentier, 1890). C’est aussi dans _Les Chansons des rues et des bois_ que notre poète s’est le plus volontiers livré à sa passion pour les jeux de mots, les concetti, plaisanteries et drôleries, fréquents mélanges de Dante et de Turlupin. ... j’irai Faire expliquer aux hochequeues Le latin du _Dies Iræ_? (_Les Chansons des rues et des bois_, p. 39; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.) On entendait Dieu dès l’aurore Dire: As-tu déjeuné, _Jacob_? (_Ibid._, p. 57.) Saint Roch, et son chien saint _Roquet_. (_Ouvrage cité_, p. 100.) Je m’appelle _Bouteille à l’encre_; Je suis métaphysicien. (_Ibid._, p. 115.) Toute la nef, d’aube baignée, Palpitait d’extase et d’émoi. — Ami, me dit une araignée, La grande rosace est de moi. (_Ibid._, p. 202.) Le mouton disait: Notre Père, Que votre sainfoin soit béni! (_Ibid._, p. 202.) Un oiseau vient boire l’eau tombée dans une feuille, il Prit la goutte d’eau qui brilla: La plus belle _feuille_ du monde Ne peut donner que ce qu’elle a. (_Ibid._, p. 205.) Etc., etc. Une autre caractéristique de Victor Hugo, c’est son amour pour les petits, les humbles, les faibles, les vaincus, — la BONTÉ, en d’autres termes. Nous trouvons maintes traces de ce sentiment dans _L’Année terrible_. Faible, à ceux qui sont forts j’ose jeter le gant. Je crie: Ayez pitié! (Page 203; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.) Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie M’attirent; je me sens leur frère... (Page 231.) Fréquemment, Victor Hugo a fait l’éloge, le plus grand éloge de la bonté. Voyez sa célèbre pièce _Le Crapaud_ (dans _La Légende des siècles_, t. IV, p. 135): Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour; Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage, La bonté, qui du monde éclaire le visage, La bonté, ce regard du matin ingénu, La bonté, pur rayon qui chauffe l’inconnu, Etc., etc. Et dans _Le Pape_ (p. 86; Hetzel-Quantin, s. d., in-16): La haine est un vent sombre et pestilentiel; Aimez, aimez, aimez, aimez, — soyez des frères. J’ai vécu; j’ai penché ma tête Sur les souffrants, sur les petits. (_Les Quatre Vents de l’esprit_, t. II, Le Livre lyrique, p. 50; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.) «Pour nous, dans l’histoire, où la bonté est la perle rare, qui a été bon passe presque avant qui a été grand.» (_Les Misérables_, 4e partie, livre I, chap. 3; t. IV, p. 22; Hachette, 1881.) «Il n’y a sous le ciel qu’une chose devant laquelle on doive s’incliner, le génie, — et qu’une chose devant laquelle on doive s’agenouiller, la bonté.» (_Choses vues_, 1877, p. 366, _in fine_; Charpentier, 1888.) De _L’Année terrible_, où (p. 244) le général Trochu est qualifié de: Participe passé du verbe Tropchoir, rappelons cette magnifique apostrophe (p. 273): Nous n’avons pas encor fini d’être Français; Le monde attend la suite et veut d’autres essais; Nous entendrons encor des ruptures de chaînes, Et nous verrons encor frissonner les grands chênes. Et sur les brigandages des Allemands en 1870 (p. 84): En somme, on dévalise un peuple au coin d’un bois. On détrousse, on dépouille, on grinche, on rafle, on pille. Peut-être est-il plus beau d’avoir pris la Bastille. Encore des badinages et de plaisantes saillies: Qui chante là? Le rossignol. Les chrysalides sont parties. Le ver de terre a pris son vol Et jeté le froc aux orties... Le bourdon, aux excès enclin, Entre en chiffonnant sa chemise; Etc., etc. (_L’Art d’être grand-père_, p. 19; Hetzel-Quantin, s. d.) ... Il vous semble Que l’alphabet lui-même entre vos pattes tremble, Que l’F et que le B vont se prendre de bec, Que l’O tourne sa roue aux cornes de l’Y, Horreur! et qu’on va voir le point, bille fatale, Tomber enfin sur l’I, ce bilboquet tantale! (_L’Ane_, p. 119; Hetzel-Quantin, s. d.) L’homme dans son miroir se fait de grand saluts, Le miroir les lui rend, mais, dans son âme obscure, Il rit, et sait le fond de l’homme, étant _mercure_. (_Ibid._, p. 147.) Dans _Les Quatre Vents de l’esprit_, qui, dans certaines parties, offrent plus d’une analogie avec _Les Châtiments_, et où nous revoyons défiler Veuillot, Planche, Nisard, Mérimée, etc.: J’ai violé la nuit pour lui faire une étoile. (Tome I, p. 111; Hetzel-Quantin, s. d., in-16.) Puis ces quatre vers, dont le troisième est singulièrement prosaïque, qui signifient qu’il faut bien peu de chose pour rendre un homme moribond et amener sa conversion: Il suffit d’un cheval emporté, d’un gravier Dans le flanc, d’une porte entr’ouverte en janvier, D’un rétrécissement du canal de l’urètre, Pour qu’au lieu d’une fille on voie entrer un prêtre. (_Ibid._, p. 132.) Monsieur, je suis un diable et vous êtes un _ange_; Mais quand vous vous fâchez de la gaîté que j’ai, Je rêve que quelqu’un vous a pris votre _g_. (_Ibid._, p. 158.) Et ce souvenir de Racine, à propos de certaines «saintes nitouches»: Leur croupe se recourbe en replis _vertueux_. (_Ibid._, p. 172.) _La Fin de Satan_, encore un des livres les plus compliqués, les plus nébuleux et apocalyptiques de Victor Hugo. On y trouve des vers de ce genre: On entendait suinter le néant goutte à goutte. . . . . . . . . . . . . . . . . . ... Le visage irrité des décombres, Le blanchissement vague et difforme des ombres, Se hérissaient, montrant des aspects foudroyés, Tous les renversements en arrière, effrayés, Se dressaient; etc. (_Ouvrage cité_, Hors de la terre, III, p. 304, 305, Charpentier, 1888.) Vlad regarde mourir ses neveux prétendants, Et rit de voir le pal _leur sortir par la bouche_, écrit Victor Hugo dans _Toute la lyre_ (t. I, p. 22; Charpentier, 1889). Ce Vlad et beaucoup d’autres noms propres qui le précèdent ou le suivent: Zam, Phur, Stramire, Zeb, Abbas, etc., font partie de ces énumérations bizarres coutumières à l’auteur. Et maintenant, Seigneur, expliquons-nous tous deux. (_Ibid._, t. I, p. 34.) Vers devenu plus que célèbre, proverbial, où le poète se représente en tête à tête avec Dieu et traitant avec lui de pair à compagnon. C’est dans _Toute la lyre_ (t. II, p. 57, _Ave, Dea_, et p. 90, _Roman en trois sonnets_) que se trouvent les seuls sonnets sortis de la plume de Victor Hugo. Signalons aussi dans ce même tome II (p. 163) le petit poème _La Blanche Aminte_, qui porte cette épigraphe: — Ça, dit-il, que t’en semble, Écho? si nous faisions une chanson ensemble? Cette pièce ou chanson se compose, en effet, de vers «en écho», comme de précédents livres du maître nous en offrent déjà des modèles, jeux et tours de force affectionnés par lui: En chasse! — Le maître en personne Sonne. Fuyez! voici les paladins, Daims. (_Odes et Ballades_, La Chasse du Burgrave, p. 334.) Pourquoi fais-tu tant de vacarme, Carme? . . . . . . . . . . . . . Pourquoi fais-tu tant de tapage, Page? . . . . . . . . . . . . . C’est surtout quand la dame abbesse Baisse Les yeux, que son regard charmant Ment. (_Cromwell_, III, 1, et V, 7.) * * * Nous voici arrivés au théâtre de Victor Hugo. Remarquons d’abord combien, dans la célèbre préface de _Cromwell_, véritable manifeste littéraire, comme on sait, le poète nous parle de la Bible, qui a toujours été, avec Homère, Virgile, Dante et Shakespeare, un de ses livres préférés. Dans une note relative à l’acte III de ce drame de _Cromwell_ (t. II, p. 163; Hachette, 1862), Victor Hugo fait dire à Mme de Staël qu’elle regrette, près du lac de Genève, «le ruisseau de la _rue Saint-Honoré_». Comme, avant son exil, Mme de Staël demeurait rue de Grenelle-Saint-Germain, près de la rue du Bac, c’était au ruisseau de cette rue que s’adressaient ses regrets: «Oh! le ruisseau de la rue du Bac!» s’écriait-elle quand on lui montrait le miroir du Léman.» (SAINTE-BEUVE, _Portraits de femmes_, Mme de Staël, p. 143.) A propos du premier vers d’_Hernani_ et de cet enjambement souvent cité: Serait-ce déjà lui? C’est bien à l’escalier Dérobé... le poète et professeur Andrieux, dans une de ses leçons au Collège de France, faisait un jour observer à son auditoire que les romantiques n’avaient pas inventé «le vers haché et la coupe originale», les «rejets» audacieux, témoin, disait-il, ce vieux distique: Enfin dans le palais nous arrivâmes, car La porte était ouverte et nous passâmes par. (Cf. MARY-LAFON, _Cinquante ans de vie littéraire_, p. 40.) Nous avons rencontré d’ailleurs, chez Corneille et chez Racine, des rejets ou enjambements non moins hardis. Lors de la première représentation d’_Hernani_, au moment où Hernani apprend de Ruy Gomez que celui-ci a confié sa fille au roi don Carlos, il s’écrie (acte III, sc. 7): ... Vieillard stupide, il l’aime! «M. Parseval de Grandmaison, qui avait l’oreille un peu dure, entendit: «_Vieil as de pique_, il l’aime!», et, dans sa naïve indignation, il ne put retenir un cri: «Ah! pour cette fois, dit-il, c’est trop fort! — Qu’est-ce qui est trop fort, monsieur? demanda Lassailly, qui était à sa gauche, et qui avait bien entendu ce qu’avait dit M. Parseval de Grandmaison, mais non ce qu’avait dit Firmin (l’acteur). — Je dis, monsieur, reprit l’académicien, je dis qu’il est trop fort d’appeler un vieillard respectable comme l’est Ruy Gomez de Silva, _vieil as de pique_! — Comment! c’est trop fort? — Oui, vous direz tout ce que vous voudrez, ce n’est pas bien, surtout de la part d’un jeune homme comme Hernani. — Monsieur, répondit Lassailly, il en a le droit, les cartes étaient inventées. Les cartes ont été inventées sous Charles VI, monsieur l’académicien... Bravo pour le _vieil as de pique_! bravo, Firmin! bravo, Hugo!» (Alexandre DUMAS, _Mémoires_, t. VI, p. 17.) Et cette fin du monologue de don Carlos (_Hernani_, IV, 5) devant le tombeau de Charlemagne: Je t’ai crié: Par où faut-il que je commence? Et tu m’as répondu: Mon fils, par la clémence. «Parle à Clémence!» ont interprété quelques loustics, en ajoutant qu’il manquait un nom dans la liste des personnages de ce drame, le nom de cette dame Clémence. On rencontre dans _Lucrèce Borgia_ (I, 3) certaine apostrophe de dona Lucrezia à Gubetta, «son vieux complice», qui a été parfois cavalièrement interprétée, et que je me contente d’indiquer. Ce vers de _Ruy Blas_ (I, 2): Dormir la tête à l’ombre et les pieds au soleil, se trouve dans le poème de Pierre Lebrun, _Les Catacombes de Paris_: Assis, la tête à l’ombre Et les pieds au soleil. (Cf. SAINTE-BEUVE, _Nouveaux Lundis_, t. VI, p. 134.) Et fut-il descendu d’Annibal _qui prit Rome_. (_Ruy Blas_, IV, 3.) Annibal n’a jamais pris Rome. Un journaliste d’origine espagnole, Angel de Miranda, a jadis relevé (dans _Le Gaulois_, février 1872; article reproduit dans _Le Voleur_, 1er mars 1872, p. 139-140) un assez grand nombre d’erreurs et de bévues commises par Victor Hugo dans son _Ruy Blas_. Comme ces critiques sont très spéciales et relatives seulement à la vie et aux usages ibériens, je me borne à signaler cet article, rédigé sous forme de lettre à l’_insigne maestro_. Dans _Les Burgraves_ (I, 2), la barbe de l’empereur Frédéric Barberousse ne laisse pas de nous émerveiller: Sa barbe, d’or jadis, de neige maintenant, Faisait _trois fois le tour_ de la table de pierre. C’est par erreur qu’on a attribué à Victor Hugo et à ses _Burgraves_ ce drolatique hémistiche: ... Il sortit de la vie _Comme un vieillard en sort_. Victor Hugo était le premier à rire de cette plaisanterie, et, quand elle survenait, ne manquait jamais de riposter: Tout en faisant des vers _comme un vieillard en f’rait_. C’est du moins ce que contait le géographe Onésime Reclus. (Renseignement verbal.) Dans le _Théâtre en liberté_ (La Forêt mouillée, scène 4), nous rencontrons ces, à peu près, parodies de vers bien connus: J’ai trop marché, j’ai mal à mon cor... — Le _pied_ qu’on veut avoir gâte celui qu’on a. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Des _vieux_ que nous servons connais la différence, dit l’aimable petite Balminette à sa compagne Mme Antioche «actrice à Bobino»; Le tien donne un chapeau, le mien donne un coupé. Je vais avoir salon, cocher et canapé. Etc., etc. * * * Dans le roman _Han d’Islande_ (chap. 12, p. 116; Hetzel-Quantin, s. d., in-16) on rencontre un singulier quiproquo provenant — chose fréquente dans notre langue — de l’emploi d’un pronom: «Il se fit un moment de silence. Ordener, qui s’était levé de table, prêt à défendre le prêtre, _le_ rompit le premier.» Le silence, et non le prêtre (substantif immédiatement précédent), j’imagine. «Tous les bossus vont tête haute, tous les bègues pérorent, tous les sourds parlent bas,» assure Victor Hugo, dans _Notre-Dame de Paris_ (Livre VI, chap. 1; t. I, p. 232; Hachette, 1858). Un des personnages de ce même roman, la Rémoise Mahiette, estime que «vingt ans, c’est la vieillesse pour les femmes amoureuses» (Livre VI, chap. 3; t. I, p. 249); ce qu’on ne laissera pas, même à Reims, de trouver quelque peu exagéré. «J’ai le bonheur de passer toutes mes journées, du matin au soir, avec un homme de génie _qui est moi_, et c’est fort agréable», nous déclare plaisamment plus loin (Livre X, chap. 1; t. II, p. 190), le poète Pierre Gringoire. Gœthe, que Sainte-Beuve, à maintes reprises, proclame «le roi de la critique», «le plus grand des critiques» (_Causeries du lundi_, t. III, p. 42; t. XV, p. 368; etc.), ne pouvait — chose étrange et qui ne fait pas honneur à sa judiciaire, — souffrir _Notre-Dame de Paris_. «Il ne m’a pas fallu peu de patience pour supporter les tortures que m’a données cette lecture, avoue-t-il à son disciple Eckermann (_Conversations de Gœthe_, t. II, p. 303; Charpentier, 1863). _C’est le livre le plus affreux qui ait jamais été écrit._» Etc. Ce chef-d’œuvre le déroutait complètement; c’était trop différent d’Homère et des anciens. Nous avons vu d’autre part (p. 61) Victor Hugo se montrer aussi peu mesuré et aussi peu équitable envers Voltaire, dont il rangeait les tragédies «parmi les œuvres les plus informes que l’esprit humain ait jamais produites». Ici, Gœthe s’est, non moins injustement, chargé de la réplique. Mais il convient d’ajouter que Victor Hugo a plus d’une fois varié d’opinion sur Voltaire, et même sur les tragédies de Voltaire: voir notamment, dans _Littérature et Philosophie mêlées_, l’étude _Sur Voltaire_, datée de décembre 1823, où on lit (p. 294, édit. Hachette, 1859): «... Quant à ses tragédies, où il se montre réellement grand poète, où il trouve souvent le trait du caractère, le mot du cœur», où il a «tant d’admirables scènes», etc. «Il _se leva debout_», lit-on dans _Les Misérables_ (1re partie, II, 10; t. I, p. 135; Hetzel-Quantin, s. d., in-16). Dans le même admirable ouvrage (2e partie, III, 4; t. II, p. 119; et 6, p. 128; Hachette, 1881), une messe de minuit se célèbre ou semble se célébrer, non pas la veille de Noël, mais le jour même de Noël: «Dans l’après-midi de _cette même journée_ de Noël...» La locution bien connue, _le nombril du monde_, employée par Victor Hugo pour désigner Paris: «Paris est un malstroëm où tout se perd, et tout disparaît dans ce nombril du monde comme dans le nombril de la mer» (_Les Misérables_, 2e partie, V, 10; t. II, p. 240), et qu’on peut rapprocher de celle-ci, que nous lisons dans _La Légende du beau Pécopin_ (Chap. 11, dans le volume _Le Rhin_, t. II, p. 84; Hetzel-Quantin, s. d.): «... le gouffre Maelstron (_sic_), qui est le Tartare des anciens et le nombril de la mer», — a originairement servi à Eschyle, qui l’a appliquée au temple de Delphes, «qui est le nombril de la terre... le nombril du monde». (_Théâtre_, L’Orestie, Les Choéphores, p. 287, et Les Euménides, p. 293; traduction Pierron.) Dans la quatrième partie des _Misérables_ (XV, 2; t. II, p. 482), je cueille cette amusante phrase: «Nous ne sommes pas comme dans le grand monde, où il y a des _lions_ qui envoient des _poulets_ à des _chameaux_». Encore dans _Les Misérables_ (5e partie, I, 22; t. V, p. 113): «Enjolras se pencha et baisa cette main vénérable (du vieillard Mabeuf), de même que, la veille, il avait baisé le front. C’étaient _les deux seuls baisers_ qu’il eût donnés dans sa vie.» Deux baisers seulement dans toute sa vie, et encore tout à la fin de sa vie! C’est vraiment peu. «Pauvre garçon!» s’écrie Flaubert à ce sujet (_Correspondance_, 1862, t. III, p. 228). Dans _Les Travailleurs de la mer_ (1re partie, V, 1; t. I, p. 184; Hetzel-Quantin, s. d., in-16): «Il (un vieux capitaine au long cours) décrétait le temps qu’il fera demain. Il auscultait le vent; il tâtait le pouls à la marée. Il disait au nuage: Montre-moi ta langue. C’est-à-dire l’éclair. Il était le docteur de la vague», etc. «Savez-vous ce que c’est qu’un revolver? — C’est un pistolet qui recommence la conversation,» lit-on un peu plus loin dans le même ouvrage (V, 2; t. I, p. 189). «Gilliatt avait trouvé cela, bien qu’il n’eût connu ni Vitruve qui n’existait plus, ni Weston, _qui n’existait pas encore_.» (_Ibid._, 2e partie, II, 3; t. II, p. 67.) [Dans une tempête]: «Ces clartés aidaient Gilliatt et le dirigeaient. Une fois il se tourna et dit à l’éclair: Tiens-moi la chandelle.» (_Ibid._, 2e partie, III, 6; t. II, p. 129.) Dans _Quatre-vingt-treize_ (2e partie, III, 1; t. I, p. 172; Hetzel-Quantin, s. d., in-16): «... Lause-Duperret, qui, traité de _scélérat_ par un journaliste, l’invita à dîner en disant: «Je sais que _scélérat_ veut simplement dire l’homme qui ne pense pas comme nous». La même remarque se trouve dans Paul-Louis Courier (2e lettre particulière; _Œuvres_, p. 92; Didot, 1865, in-18): «Il m’appelle jacobin, révolutionnaire, plagiaire, voleur, empoisonneur, faussaire, etc. Je vois ce qu’il veut dire; il entend que lui et moi sommes d’avis différent; peut-être se trompe-t-il.» Une bien belle réflexion ou hypothèse dans ce même roman (3e partie, III, 1; t. II, p. 104): «... Le bégaiement de l’âme humaine sur les lèvres de l’enfance. Ce chuchotement confus d’une pensée qui n’est encore qu’un instinct contient on ne sait quel appel inconscient à la justice éternelle; peut-être est-ce une protestation sur le seuil avant d’entrer, protestation humble et poignante; cette ignorance souriant à l’infini compromet toute la création dans le sort qui sera fait à l’être faible et désarmé. Le malheur, s’il arrive, sera un abus de confiance.» A divers endroits de son ouvrage _Littérature et Philosophie mêlées_ (p. 146, 150; Hachette, 1859), Victor Hugo parle d’un écrivain du nom de P. Mathieu, un de nos plus grands écrivains, de sa «langue admirable, qui sera plus tard celle de Molière et de La Fontaine», et le place sur la même ligne que Jean-Jacques Rousseau et Corneille. On ne sait plus guère aujourd’hui ce que c’est que ce Pierre Mathieu — ou Matthieu (1563-1621), — à qui de si chaleureux éloges sont décernés. D’après un passage du _William Shakespeare_ de Victor Hugo (p. 88; Hetzel-Quantin, s. d., in-16), l’alchimiste Arnaud de Villeneuve (1240-1313), «qui trouva l’alcool et l’huile de térébenthine», fut accusé du «crime bizarre d’avoir essayé la génération humaine dans une citrouille». Dans _Napoléon le Petit_ (p. 23; Hetzel-Quantin, s. d., in-16), le 6 janvier est présenté comme étant la veille du 10 janvier: «Le lendemain 10, un second décret...» Une jolie anecdote dans l’_Histoire d’un crime_ (t. II, p. 34; Hetzel-Quantin, s. d., in-16): «... Le fond de Canrobert était l’incertitude. Pélissier, l’homme hargneux et bourru, disait: «Fiez-vous donc aux noms des gens! Je m’appelle _Amable_, Randon (qui était très craintif) s’appelle _César_, et Canrobert s’appelle _Certain_.» Un jeu de mot ou quiproquo (_Ibid._, t. II, p. 72): «... Espinasse répondit: «J’irai jusqu’au bout.» Jusqu’au bout. Cela peut s’écrire _jusqu’aux boues_.» Et à la fin de ce même ouvrage (t. II, p. 240), encore une superbe déclaration et un magnifique éloge de la France: «... L’avenir est à Voltaire, et non à Krupp. L’avenir est au livre, et non au glaive. L’avenir est à la vie, et non à la mort... La France se sait aimée, parce qu’elle est bonne; et la plus grande de toutes les puissances, c’est d’être aimée. La Révolution française est pour tout le monde.» Etc. Dans le volume sur _Paris_ (p. 110-111; Hetzel-Quantin, s. d., in-16) et aussi dans _Les Misérables_ (3e partie, I, 7; t. III, p. 14; Hachette, 1884), Victor Hugo réclame la paternité du mot _gamin_, qui «fut imprimé pour la première fois et arriva de la langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C’est dans un opuscule intitulé _Claude Gueux_ que ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. Le mot a passé.» Dans _Le Rhin_ (t. I, p. 101, lettre 9; Hetzel-Quantin, s. d., in-16), encore des calembours: «... Il me montrait les stalles (dans la cathédrale d’Aix-la-Chapelle) en me disant avec gravité: — Voici les places des _chamoines_. — Ne pensez-vous pas que cela doive s’écrire _chats-moines_?» «... Quant au capitaine _Lasoupe_, je lui suppose quelque parenté avec le duc de _Bouillon_.» (_Ibid._) «... L’excellent vin de _Moselle_ qu’un Français appelait du vin _de demoiselle_.» (_Ibid._, t. I, p. 111, lettre 10.) «... Un commis marchand, colporteur d’étoffes, déclarant avec un gros rire que, comme il n’avait pu placer ses échantillons, il voyageait _en vins_ (en vain).» (_Ibid._, t. III, p. 81-82, lettre 32.) Dans divers endroits de son ouvrage _Le Rhin_, Victor Hugo se déclare l’adversaire du système décimal: «... Ce pied de roi, ce pied de Charlemagne, que nous venons de remplacer platement par le _mètre_, sacrifiant ainsi d’un seul coup l’histoire, la poésie, et la langue à je ne sais quelle invention dont le genre humain s’était passé six mille ans et qu’on appelle _système décimal_.» (_Ibid._, t. I, p. 93; lettre 9; — voir aussi t. II, p. 2; lettre 20.) Dans _La Légende du beau Pécopin_ (Le Rhin, t. II, p. 43-107; lettre 21), déjà mentionnée par nous (p. 102), nous retrouvons plusieurs de ces longues énumérations de termes rares et bizarres, chères à Victor Hugo: énumération d’oiseaux: «le rosmar, le râle-noir, le solendguse, les garagians semblables à des aigles de mer, les queues de jonc,» etc. (_Ibid._, t. II, p. 70); — énumération de chiens (_Ibid._, t. II, p. 77), puis de chasseurs célèbres et de boissons: arack, pamplis, pechmez, etc. (_Ibid._, t. II. p. 90.) Dans le tome III (p. 56, lettre 29): «A Ligny-en-Barrois... petite ville ravissante à voir... il y a une jolie rivière et _deux_ belles tours en ruine.» L’auteur a vu double: il n’y a, à Ligny, qu’une seule tour en ruine, la tour dite de Luxembourg. «La cathédrale de Bâle... _badigeonnée_ en gros rouge (_sic_), non seulement à l’intérieur, ce qui est de droit, mais à l’extérieur, ce qui est infâme.» (_Ibid._, t. III, p. 86, lettre 33.) Il est à remarquer que beaucoup d’églises de cette région (Vosges, Alsace et Suisse du Nord) sont construites «en grès rouge» (_Guide Joanne_, Les Vosges, p. 294; Hachette, 1887): ce rouge est leur couleur naturelle. «Il y avait... les _trois_ îles Baléares.» (_Ibid._, t. III, p. 157, Conclusion). Les îles Baléares sont au nombre de six au moins: Majorque, Minorque, Formentera, Iviça, Cabrera et Conejera. Et cette conclusion du _Rhin_ (XVII, t. III, p. 234): «La paix perpétuelle a été un rêve jusqu’au jour où le rêve s’est fait chemin de fer et a couvert la terre d’un réseau solide, tenace et vivant. Watt est le complément de l’abbé de Saint-Pierre.» Hélas! jusqu’à présent, l’avenir a donné un terrible démenti à ce beau et généreux pronostic. Au lien de servir la paix, de la fortifier et de la consacrer, chemins de fer, télégraphie avec ou sans fil, aérostats, avions, automobiles, etc., toutes les découvertes de la chimie et de la mécanique, toutes les inventions scientifiques, tous les progrès n’ont fait que travailler pour la guerre et la rendre plus sanglante et plus abominable. Mais nous espérons bien qu’il n’en sera pas toujours ainsi, et que ce règne de la barbarie aura une fin. Dans un de ses récits de _Voyages_ (Pyrénées, Autour de Pasages [Pasajes], p. 214; Charpentier, 1891), Victor Hugo dépeint «trois jeunes filles, les jambes dans l’eau jusqu’aux genoux... L’une d’elles, continue-t-il, est _une vieille femme_. Les deux autres...», etc. Dans son volume _Choses vues_ (p. 10; Charpentier, 1888), Victor Hugo nous raconte que, durant les émeutes d’avril 1834, comme il passait devant un poste de garde nationale et avait sur lui un volume des _Mémoires_ du duc de Saint-Simon, il fut l’objet d’une étrange et, peu s’en fallut, tragique confusion: «J’ai été signalé comme _un saint-simonien_, et j’ai failli être massacré.» * * * Nombre de discours et surtout de lettres de Victor Hugo ont fait sensation en leur temps et même sont demeurés célèbres, d’ordinaire par leurs antithèses redoublées, par leurs formules concises et lapidaires, et le plus souvent par leurs exagérations et leur emphase. «... Après avoir _bu_ jusqu’à la lie toutes _les agonies_ de la proscription...», lit-on dans le discours prononcé par Victor Hugo à Jersey, sur la tombe de Jean Bousquet. (_Actes et Paroles_, Pendant l’exil, 1853-1861, p. 60.) «... Mais vos polices vous rassurent. Le coup d’État _a dans sa poche_ le vieil œil de Vidocq et voit le fond des choses avec ça.» (_Ibid._, Lettre à Louis Bonaparte, p. 155.) Tel que l’exécuteur frappant à votre porte, Le tonnerre _demande à parler_ à quelqu’un. (_Actes et Paroles_, Pendant l’exil, 1862-1870, Mentana, p. 125.) «Certes, nous sommes bien accablés, écrit Victor Hugo aux femmes de Cuba en 1870 (_Ibid._, p. 191-192); vous n’avez plus que votre voix, et je n’ai plus que la mienne; votre voix gémit, la mienne avertit. Ces deux souffles, chez vous le sanglot, chez moi le conseil, voilà tout ce qui nous reste. Qui sommes-nous? La faiblesse. Non, nous sommes la force. Car vous êtes le droit, et je suis la conscience. La conscience est la colonne vertébrale de l’âme,» etc. Et aux marins de la Manche (_Ibid._, p. 214): «... L’océan est inépuisable et vous êtes mortels, mais vous ne le redoutez pas; vous n’aurez pas son dernier ouragan, et il aura votre dernier souffle,» etc. Aux rédacteurs du journal _La Renaissance_ (1872) (_Actes et Paroles_, Depuis l’exil, 1871-1876, p. 37): «Courage! vous réussirez. Vous n’êtes pas seulement des talents, vous êtes des consciences; vous n’êtes pas seulement de beaux et charmants esprits, vous êtes de fermes cœurs.» Aux obsèques de George Sand (1876) (_Ibid._, p. 151): «Je pleure une morte, et je salue une immortelle. Je l’ai aimée, je l’ai admirée, je l’ai vénérée; aujourd’hui, dans l’auguste sérénité de la mort, je la contemple. Je la félicite parce que ce qu’elle a fait est grand, et je la remercie parce que ce qu’elle a fait est bon.» Etc. Aux obsèques de Louis Blanc (1882) (_Ibid._, 1881-1885, p. 27): «Honorons sa dépouille, saluons son immortalité. De tels hommes doivent mourir, c’est la loi terrestre; et ils doivent durer, c’est la loi céleste. La nature les fait, la république les garde. Historien, il enseignait; orateur, il persuadait; philosophe, il éclairait. Il était éloquent, et il était excellent.» Etc. Au banquet du 81e anniversaire de la naissance de Victor Hugo (_Ibid._, p. 35): «... Je vous remercie tous, mes chers confrères. Et dans le mot _confrères_ il y a _frères_.» C’est au banquet du Cinquantenaire d’_Hernani_ que Victor Hugo fut, pour la première fois, salué du nom de Père (père intellectuel). C’est Émile Augier qui porta ce toast: «Au Père» (_Ibid._, 1876-1880, p. 129), et ce nom a été repris plus d’une fois et appliqué au grand poète, notamment par Jules Claretie, aux obsèques de Victor Hugo: «... Le monde célèbre et pleure l’Immortel, la littérature française le Maître, la Société des gens de lettres le Père.» (_Actes et Paroles_, Depuis l’exil, 1881-1885, p. 119.) «J’applaudis _des deux mains_,» lit-on dans une lettre de Victor Hugo, mentionnée dans _Le Voleur_ du 28 février 1879 (p. 141). «Je voudrais bien savoir, demande le rédacteur en chef de ce journal, comment M. Victor Hugo s’y prendrait pour applaudir d’une seule main.» «Vous ne vous nommez pas _Bataille_, mais _Victoire_!» écrit notre grand poète au romancier et auteur dramatique Charles Bataille (1831-1868), qui venait de faire jouer sa pièce _L’Usurier de Village_. A quoi Bataille, prenant mal le compliment, répliqua poste pour poste: «Vous vous trompez, cher Maître; c’est ma cuisinière qui se nomme Victoire.» (Jules LEVALLOIS, _Mémoires d’un critique_, p. 200; — et Lucien RIGAUD, _Dictionnaire des lieux communs_, p. 325.) En acceptant la présidence d’honneur des funérailles de Garibaldi, Victor Hugo télégraphie à la famille du défunt: «C’est plus qu’une mort, c’est une catastrophe! Ce n’est pas l’Italie qui est en deuil, ce n’est pas la France, c’est l’humanité. La grande nation pleure le grand patriote, séchons les larmes. _Il est bien où il est_. S’il y a un autre monde, ce qui est deuil pour nous est fête pour lui.» Etc. (_Le Voleur_, 9 juin 1882, p. 366-367.) Et, à un candidat à la députation, ce laconique billet, que La Palisse aurait pu signer: «Mon cher X..., vous voilà sur les rangs: c’est bien. Vous serez nommé: c’est mieux.» (_Revue bleue_, 24 février 1883, p. 249.) Au critique et styliste Paul de Saint-Victor (1827-1881): «... Devant Eschyle, vous êtes Grec; devant Dante, vous êtes Italien; et, avant tout, vous êtes homme...» (Cf. Alidor DELZANT, _Paul de Saint-Victor_, p. 115.) Au même, plus loin (p. 118): «... Une page de vous est un cordial. Il y a, entre vous et moi, un mystérieux va-et-vient d’âme à âme. Vous me dites: «Courage!» et je vous dis: «Merci!» A une poétesse, Mme Clara-Francia Mollard, qui lui avait soumis son volume _Grains de sable_, publié en 1840 et composé de pitoyables vers, Victor Hugo répond: «... Votre esprit est composé de gravité et de candeur, comme l’esprit de tous les vrais poètes: vous parlez de tout comme un sage, et vous rêvez sur tout comme un enfant. Imprimez vos vers, madame, on les lira. On les lira parce qu’ils sont nobles, on les lira parce qu’ils sont tendres, on les lira parce qu’ils sont beaux, on les lira parce que, etc. Je crois donc à la fortune de votre livre, madame. Et puis, après tout, _que vous importe le succès_? Je refuse aux poètes le droit de se plaindre quand les hommes leur font défaut: n’ont-ils pas la nature et Dieu? Hé! madame, il y aura au printemps prochain des fleurs, des feuilles, des prés verts, des ruisseaux joyeux et murmurants, des arbres qui frissonneront et des oiseaux qui chanteront dans un rayon de soleil. Que vous importe le reste? Que vous fait la célébrité? N’avez-vous pas la poésie[32]? Que vous fait le misérable sou vert-de-grisé, sans effigie et sans empreinte? N’avez-vous pas le sequin d’or?» (_Le Voleur_, 10 juillet 1840, p. 28.) [32] Je rencontre les mêmes pensées ou des pensées analogues dans une très belle lettre de M. Edmond Haraucourt adressée à M. Julien Larroche, le 30 novembre 1907, en tête du recueil de vers _Les Voix du tombeau_, par Julien Larroche (Lemerre, 1908): «... Ni dithyrambes ni réclames ne valent cette paix sereine qui se devine au fond de vous. Gardez-la comme le trésor unique, et n’enviez personne, même si le silence des critiques accueille vos poèmes: vos poèmes vous ont réjoui ou consolé, n’attendez rien de plus, et dites-vous qu’au temps où nous sommes les poètes dont on redit le nom et ceux dont on ne parle pas sont, en dépit des apparences, confondus fraternellement dans le même dédain des foules, car on ne lit les vers ni des uns ni des autres.» N’empêche que poètes et poétesses, tout comme leurs confrères en prose d’ailleurs, ne se montrent pas, d’ordinaire, si philosophes et ne se désintéressent pas aussi facilement du succès et de la célébrité. A une autre poétesse, la belle et galante Louise Colet, Victor Hugo écrit: — et l’on croirait vraiment qu’il se moque de cette fière et encombrante Junon... ou Vénus: «Femme et poète, vous êtes admirable... Vous avez la touche vraie, grave, forte, et en même temps douce. Osez, osez tout! C’est votre droit et votre devoir. Vous êtes Muse et Déesse: _ne craignez pas d’aller nue_... Vous faites l’épopée de votre sexe. Dédaignez le monde et rayonnez au-dessus de lui, tantôt femme comme Vénus, tantôt étoile comme Vénus aussi... Planez, c’est votre devoir d’aigle.» (Dans le _Larousse mensuel_, octobre 1913, p. 848.) Dans son roman _L’Insurgé_ (p. 91; Charpentier, 1885), Jules Vallès a comiquement pastiché le style épistolaire de Victor Hugo, à qui il attribue la missive suivante, en réponse à une prétendue lettre relative au chapitre sur Cambronne des _Misérables_: «Frère, l’Idéal est double: idéal-pensée, idéal-matière; envolement de l’âme vers le sommet, chute de l’excrément vers le gouffre; gazouillements en haut, borborygmes en bas, — sublimité partout!» * * * Nous avons signalé, parmi les rimes les plus fréquemment employées par Victor Hugo, les mots _hommes, sommes_; _ombre, sombre, nombre_; _ténèbres, funèbres_; _âme, flamme_; _abîme, sublime_, etc. Il est une locution qui revient sans cesse sous sa plume, principalement dans ses préfaces. Pour se désigner, il ne manque jamais, ou presque jamais, d’user de cette périphrase: «Celui qui écrit ces lignes» (Cf. _Cromwell_, préface, p. 38 et 40; — _Le Dernier jour d’un condamné et Littérature et Philosophie mêlées_ [un même volume: Hachette, 1859], p. 10, 141, 352, 354, 396...; — _Histoire d’un crime_, t. I, p. 24, 100; t. II, p. 125, 144 [Hetzel-Quantin, s. d.]; etc.). Ou bien encore: «L’auteur de ce livre» (Cf. _Les Orientales_, préface, p. 4 et 5; — _Les Feuilles d’automne_, préface, p. 3, 4, 7 [Hachette, 1861]; etc.) Remarquons aussi les fréquents témoignages de modestie de Victor Hugo, ses très humbles déclarations, à ses débuts aussi bien que plus tard, en pleine gloire: «L’auteur de ces Odes... croit fort peu à son talent...» (_Odes et Ballades_, préface de 1824, p. 8; Hachette, 1859.) «... L’auteur de ce drame... quoiqu’il soit le moindre d’entre eux (de ces poètes).» (_Marion Delorme_, préface, p. 102; Hachette, 1858.) «Si l’on ne considère que le peu d’importance de l’ouvrage et de l’auteur dont il est ici question...» (_Le Roi s’amuse_, préface, p. 16; Hachette, 1861.) «L’auteur de ce drame... lui, chétif poète... sent combien il est peu de chose...» (_Lucrèce Borgia_, préface, p. 6; Hachette, 1858.) «Lui (l’auteur) qui n’est rien...» (_La Esmeralda_, préface, p. 130; Hetzel-Quantin, s. d.) «L’auteur se dit, sans se dissimuler le peu qu’il est et le peu qu’il vaut...» (_Les Burgraves_, préface, p. 190; Hachette, 1861.) «L’auteur de ce livre, si peu de chose qu’il soit...» (_William Shakespeare_, p. 239; Hetzel-Quantin, s. d.) Etc., etc. N’en est-il pas un peu de cette invariable et excessive humilité comme de la petitesse et l’aplatissement des souverains pontifes s’intitulant «Serviteurs des serviteurs de Dieu»? En terminant, nous rappellerons sommairement les règles orthographiques que Victor Hugo avait adoptées, tout au moins dans la seconde partie de sa vie, — sa _marche_ typographique. Il n’aime pas les majuscules et écrit avec des initiales minuscules ou _bas de casse_ les noms des peuples, les français, les anglais, les chinois, les parisiens, etc. (Cf. _Les Misérables_, t. IV, p. 435, et _passim_; t. V, p. 125, 146, 280, etc.; Hachette, 1881; etc.); — «Et français, anglais, belges, allemands, russes, slaves, européens, américains, qu’avons-nous à faire...?» (_Actes et Paroles_, Avant l’exil, 1849-1851, p. 155; Hetzel-Quantin, s. d.) Ce qui est un tort, car, sans la majuscule, comment distinguer _Francs_ (peuple) de _francs_ (monnaie)? Le roi Louis s’avance avec vingt mille _Francs_. (Cf. ci-dessus, p. 21.) «Que deviendrait l’état...» (au lieu de l’État) (_L’Homme qui rit_, t. II, p. 8; Hetzel-Quantin, s. d.); — sa majesté (au lieu de Sa Majesté) (_Ibid._, p. 17, 20, 55, 81...); — l’olympe (au lieu de l’Olympe) (_Ibid._ p. 195); — «Je ferai observer à votre honneur...» (au lieu de Votre Honneur) (_Ibid._, t. III, p. 79). Etc., etc. Enfin, Victor Hugo écrit toujours _quatrevingts_ en un mot sans trait d’union (Cf. _L’Homme qui rit_, t. I, p. 172; — et le roman _Quatrevingt-treize_). VII =Poètes symbolistes ou décadents, humoristes, etc.= — PAUL VERLAINE. — RENÉ GHIL. — STÉPHANE MALLARMÉ. — JEAN MORÉAS. — JULES LAFORGUE. Suppression de la ponctuation. «Le commun des hommes admire ce qu’il n’entend pas.» (La Bruyère.) ARTHUR RIMBAUD et son _Sonnet des voyelles_. Riposte de René Ghil. — Le _clavecin oculaire_ du Père Castel. Autres singularités à propos des couleurs et des lettres de l’alphabet. — Ernest d’Hervilly. Les couleurs appliquées aux prénoms féminins. — Le chevalier de Piis et son _Harmonie imitative_. — Auguste Barthélemy. — Victor Hugo et sa description des lettres de l’alphabet. _Curiosités poétiques._ Dans un sonnet de PAUL VERLAINE (1844-1896) il est parlé, au début (_Poèmes saturniens_, Vœu, dans le _Choix de poésies_, p. 9; Charpentier, 1891), des «premières maîtresses», de l’une d’entre elles, et de L’_or_ des cheveux, l’azur des yeux, la fleur des chairs; puis, à la fin, cette femme — mais est-ce bien la même? — nous est représentée Douce, pensive et _brune_, et jamais étonnée! De Verlaine encore, cette rime quelque peu étrange: Prince et princesses, allez, élus, En triomphe, par la route _où je_ Trime d’ornières en talus. Mais, moi, je vois la vie en _rouge_. Comme si l’on prononçait _où j’_. (Cf. Clair TISSEUR, _Modestes Observations sur l’art de versifier_, p. 168; Lyon, Bernoux, 1893.) Et ce calembour: Le _bonneteau_ fleurit «dessur» la berge; La _bonne tôt_ s’y déprave, tant pis Pour elle... (Paul VERLAINE, dans Clair TISSEUR, _ibid._, p. 276.) Je serai forcément bref en ce qui concerne les poètes dits symbolistes ou symboliques, décadents, déliquescents, etc.; il y aurait trop à citer; tout, parfois même, serait à citer comme singularité, charabia ou plaisanterie. Ces prétendus vers, ainsi que le remarque très bien Jules Lemaître, dans une patiente et minutieuse étude sur Paul Verlaine (_Revue bleue_, 7 janvier 1888, p. 2-14), ressemblent «à des rébus fallacieux ou des charades dont le mot n’existerait pas». Et il donne cet exemple, pris au hasard dans un recueil symboliste (RENÉ GHIL [1862-....], _Écrits pour l’art_, 7 février 1887, p. 20): En ta dentelle où n’est notoire Mon doux évanouissement, Taisons pour l’âtre sans histoire Tel vœu de lèvres résumant. Toute ombre hors d’un territoire Se teinte itérativement A la lueur exhalatoire Des pétales de remuement. Une vraie charade, une énigme sans clef, un pur imbroglio. La véritable et souveraine règle de tout écrivain nous semble avoir été posée et ainsi formulée par Fénelon, dans sa _Lettre sur les occupations de l’Académie française_ (V, p. 38-39; édit. Despois): «La singularité est dangereuse en tout... Quand un auteur parle au public, il n’y a aucune peine qu’il ne doive prendre pour en épargner à son lecteur; il faut que tout le travail soit pour lui seul, et tout le plaisir avec tout le fruit pour celui dont il veut être lu. Un auteur ne doit laisser rien à chercher dans sa pensée; il n’y a que les faiseurs d’énigmes qui soient en droit de présenter un sens enveloppé.» «Le génie de notre langue est la clarté et l’ordre», a, de son côté, proclamé Voltaire. (_Dictionnaire philosophique_, art. Langues; et cf. Paul STAPFER, _Récréations grammaticales_, p. 85.) Et Victor Hugo (_Odes et Ballades_, Préface de 1826, p. 23; Hachette, 1859) a formulé cette sentence lapidaire: «Le style est comme le cristal; sa pureté fait son éclat». Diderot (_Salons_, J.-J. Bachelier; dans LAROUSSE, art. Charité romaine) pensait sans doute à nos futurs décadents et symbolistes, lorsqu’il émettait cet aphorisme: «Le goût de l’extraordinaire est le caractère de la médiocrité». Voilà des principes émanant de grands maîtres, de maîtres incontestés, principes qui ne ressemblent guère à la théorie professée par Baudelaire (Notice sur Edgar Poe, _Histoires extraordinaires_, p. 11) que «l’étrangeté est une des parties intégrantes du beau». Longtemps auparavant, Lucien de Samosate (_Œuvres complètes_, trad. Talbot, t. I, p. 8: A un homme qui lui avait dit...), philosophe et critique qui ne manquait pas de goût, et que l’on considère comme un ancêtre de Voltaire, nous a prévenus qu’«une œuvre n’en est que plus laide, quand elle n’a pour tout mérite que son étrangeté». * * * A propos des bizarreries de style, des fréquentes charades et énigmes d’un des chefs de l’École dite «décadente», de STÉPHANE MALLARMÉ (1842-1898), M. Adolphe Brisson conte, dans une de ses chroniques (Cf. _La République française_, 13 septembre 1898), l’anecdote suivante: «J’ai connu un amateur de Copenhague, qui, se trouvant de passage à Paris, rendit visite à Stéphane Mallarmé, et fut ravi par la douceur et l’exquise politesse de ses paroles. L’entrevue se termina tout naturellement par le don de quelques vers, humblement sollicités et accordés avec bonne grâce. Le poète daigna transcrire, sur l’album que lui tendait le riche Danois, le sonnet suivant: Dame, sans trop d’ardeur à la fois enflammant La rose qui cruelle ou déchirée, et lasse Même du blanc habit de pourpre, le délace Pour ouïr dans sa chair pleurer le diamant. Oui, sans ces crises de rosée et gentiment Ni brise quoique, avec, le ciel orageux passe Jalouse d’apporter je ne sais quel espace Au simple jour le jour très vrai du sentiment Ne te semble-t-il pas, disons, que chaque année Dont sur ton front renaît la grâce spontanée Suffise selon quelque apparence et pour moi Comme un éventail frais dans la chambre s’étonne A raviver du peu qu’il faut ici d’émoi Toute notre native amitié monotone. (Textuellement reproduit d’après _La République française_ du 13 septembre 1898; — voir aussi la _Revue encyclopédique_, 1896, p. 189.) «Le Danois enchanté, continue M. Adolphe Brisson, emporta ce chef-d’œuvre et commença à s’en repaître. Mais il _crut_ y découvrir des obscurités qu’il attribua, avec modestie, à la connaissance insuffisante qu’il avait de notre langue. Pour dissiper ces doutes, il le copia et le communiqua à trois aèdes de la nouvelle école, imitateurs et disciples de Stéphane Mallarmé, en priant chacun d’eux de lui faire une glose du sonnet et de lui en indiquer la signification précise. «Jugez de mon étonnement! raconta-t-il à M. Adolphe Brisson. J’obtins trois traductions différentes, parmi lesquelles il me fut impossible de fixer mon choix. J’aurais dû m’adresser à Mallarmé en personne, au lieu de m’adresser à ses élèves. Mais je n’osai pas risquer une démarche qu’il eût sans doute jugée indiscrète.» Autre singularité et excentricité de Stéphane Mallarmé. Il rédigeait _en vers_ les adresses de certaines de ses lettres, — et quels vers! Au lieu, par exemple, d’écrire sur l’enveloppe, comme chacun de nous aurait fait: «Monsieur Henri de Régnier, rue Boccador, 6, Paris,» il recourait à son luth et en tirait ce quatrain qui servait de suscription à la missive, et devait diantrement déconcerter le facteur de la poste: Adieu l’orme et le châtaignier! Malgré ce que leur cime a d’or, S’en revient Henri de Régnier Rue, au 6 même, Boccador. (Cf. _L’Intermédiaire des chercheurs et curieux_, 20-30 décembre 1917, col. 418, où se trouvent cités plusieurs autres de ces quatrains postaux.) Voici le début du recueil de JEAN MORÉAS (1856-1910), _Le Pèlerin passionné_ (Agnès, p. 3): Il y avait des arcs où passaient des escortes Avec des bannières de deuil et du fer Lacé (?), des potentats de toutes sortes — Il y avait — dans la cité au bord de la mer. Les places étaient noires, et bien pavées, et les portes, Du côté de l’est et de l’ouest, hautes; et comme en hiver La forêt, dépérissaient les salles de palais, et les porches, Etc., etc. On voit qu’il n’y a plus là ni hémistiches, ni rythme régulier, ni aucune de nos règles de prosodie. Ajoutons que, le tapage fait, la notoriété conquise, Jean Moréas renia les décadents et ses dieux, et s’assagit. De JULES LAFORGUE (1860-1887), qui s’écriait: Ah! que la vie est quotidienne! nous citerons ces deux vers ou ces deux lignes, extraites de son poème (?) _Pan et la Syrinx_: O Syrinx! Voyez et comprenez la Terre et la merveille de cette [matinée et la circulation de la vie. Oh! vous là! et moi ici! Oh, vous! Oh, moi! Tout est dans Tout! (Cf. Max NORDAU, _Dégénérescence_, t. I, p. 237.) Un autre, «futuriste, fantaisiste, hermétique et peut-être un peu mystificateur», a imaginé, lui, nous conte encore M. Adolphe Brisson (_Le Temps_, 6 août 1913), de _supprimer la ponctuation_. Un autre sans doute s’évertuera à écrire à rebours. Un autre... «Les passants ne regardent les chiens que quand ils aboient, et on veut être regardé,» a observé Voltaire. (_Dialogues et Entretiens philosophiques_, XI, M. l’intendant des menus... _Œuvres complètes_, t. VI, p. 76; édit. du journal _Le Siècle_.) * * * Les décadents ont été généralement jugés comme des farceurs, des «fumistes», — c’est le mot employé, — qui, ne sachant comment attirer l’attention du public, se sont avisés de le mystifier. Ils n’ont, pour ainsi dire, fait que mettre en pratique les conseils ou remarques de nombre de philosophes ou de moralistes: «Obscurcissez! Obscurcissez!» répétait sans relâche à ses disciples un sophiste de l’antiquité. Et il n’était content d’eux que lorsqu’il ne comprenait rien à leurs compositions». (Cf. DUSSAULT, dans Gustave MERLET, _Tableau de la littérature française_ [1800-1815], t. III, p. 61.) «Ils (les lecteurs) concluront la profondeur de mon sens, par l’obscurité.» (MONTAIGNE, _Essais_, III, 9; t. IV, p. 135, édit. Louandre.) «Rien ne persuade tant les gens qui ont peu de sens, que ce qu’ils n’entendent pas.» (Cardinal DE RETZ, _Mémoires_, t. II, p. 522; édit. des Grands Écrivains.) «Le commun des hommes... admire ce qu’il n’entend pas.» (LA BRUYÈRE, _Caractères_, De la chaire, p. 404; édit. Hémardinquer[33].) [33] Voir ci-dessus (p. 25) Corneille disant, à propos de certains de ses vers peu intelligibles: «Tel qui ne les entendra pas les admirera»; — et (p. 94) Théophile Gautier à qui l’on attribue cette sentence: «Il faut que, dans chaque page, il y ait une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend pas». C’était aussi, comme nous le verrons plus loin (p. 181), l’opinion de Balzac. «Quand je lis quelque chose et que je ne l’entends pas, je suis toujours dans l’admiration.» (DESTOUCHES, _La Fausse Agnès_, I, 2.) «Un écrivain n’est réputé sérieux qu’à la condition d’ennuyer, et beaucoup doivent leur réputation à ceci: qu’on aime mieux les admirer que les lire.» (Alexandre DUMAS FILS, _La Vie à vingt ans_, p. 65; M. Lévy, 1856.) Etc., etc. Nul, mieux que les décadents, symbolistes, déliquescents, évanescents, etc., n’a justifié la sentence de Frayssinous (_Défense du christianisme_, t. II, p. 459; Le Mans, Dehallais, 1859): «Il est des novateurs audacieux qui cherchent dans la folie de leurs opinions une célébrité qu’ils ne sauraient attendre de la médiocrité de leurs talents.» Mais la ruse a été vite éventée. Jules Tellier (_Nos Poètes_, p. 230-231) traite à peu près tout crûment Mallarmé de «fumiste»: «Ses vers sont dépourvus de sens autant que d’harmonie, absurdes également pour l’oreille et pour l’esprit.» Paul Stapfer (_Des Réputations littéraires_, t. I, p. 157) déclare que «M. Stéphane Mallarmé est purement absurde. Ses vers ne seront pas plus lisibles ni plus intelligibles pour la postérité que pour nous,» etc. «... On a reconnu le symbolisme pour ce qu’il est: de la folie ou du charlatanisme, écrit de son côté M. Max Nordau (_Dégénérescence_, t. I, p. 208 et suiv.). Paul Verlaine lui-même, un des inventeurs du symbolisme, accommode de cette façon, dans un moment de sincérité, ses disciples: «Ce sont des pieds plats qui ont chacun leur bannière où il y a écrit: _Réclame!_»... «M. Gabriel Vicaire qualifie leurs productions de pures fumisteries de collégiens.» (_Ibid._, p. 210.) Et Edmond de Goncourt (_Journal_, année 1889, t. VIII, p. 16): «Après la génération des simples, des gens naturels, qui est bien certainement la nôtre, et qui a succédé à la génération des romantiques, qui étaient un peu des cabotins, des gens de théâtre dans la vie privée, voici que recommence, chez les décadents, une génération de chercheurs d’effets, de poseurs, d’étonneurs de bourgeois». L’excellent conseil donné par le vieux poète Maynard (1582-1646: _Œuvres de François de Maynard_, t. III, p. 139; Lemerre, 1888): Si ton esprit veut cacher Les belles choses qu’il pense, Dis-moi, qui peut t’empêcher De te servir du silence? convient, en somme, surtout aux écrivains décadents et symbolistes. * * * L’un de ces singuliers et ténébreux novateurs, qui fut l’intime compagnon de Verlaine, ARTHUR RIMBAUD (1854-1891), a composé un sonnet resté célèbre, _Le Sonnet des voyelles_ (dans le recueil intitulé _Reliquaire_, p. 108; Genonceaux, 1891), sonnet très irrégulier, dont voici le texte littéralement et scrupuleusement reproduit, — ce qui ne le rend pas plus limpide: A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes. A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombillent autour des puanteurs cruelles, Golfe d’ombre: E, candeur des vapeurs et des tentes, Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes; U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux; O, suprême Clairon plein de strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges: — O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux! «Mais pas du tout! riposte un autre adepte du symbolisme, M. René Ghil. I n’est aucunement rouge: qui ne voit qu’I est bleu? Et n’est-ce point péché de trouver de l’azur dans la voyelle O? O est rouge comme le sang. Pour l’U, c’est jaune qu’il eût fallu écrire, et Rimbaud _n’est qu’un âne_ (sic) ayant voulu peindre U en vert.» Un troisième, au contraire, déclare qu’_il voit_ A blanc, U bleu ou vert, E brun, O rouge, etc. Ce qui prouve que ces messieurs ne voient pas tous de la même façon, et qu’il n’est pas facile de s’entendre. Et M. René Ghil, ajoutant aux couleurs des voyelles des associations ou comparaisons musicales, prétendait que «A, lui rappelait les orgues; E, les harpes; I, les violons; O, les cuivres; U, les flûtes». (Cf. _La Chronique médicale_, 1er octobre 1916, p. 306-308; et 1er avril 1918, p. 119-122: très intéressants articles; — et la _Revue encyclopédique_, 1892, p. 7-10.) Dans le même ordre d’idées, les sensations musicales, on se rappelle le _Clavecin oculaire_, à la construction duquel le Père Castel (1688-1757) consacra une grande partie de sa vie. A l’aide de cet instrument, nommé aussi _Clavecin chromatique_, l’ingénieux et savant jésuite prétendait, en variant les couleurs, affecter l’organe de la vue, tout comme le clavecin ordinaire, le piano, affecte l’organe de l’ouïe par la variété des sons, réaliser, en d’autres termes, le phénomène de l’«audition colorée». Imaginez une symphonie de Lulli ou de quelque autre maestro exécutée par une succession et combinaison de couleurs. Diderot a plusieurs fois parlé du Père Castel et du Clavecin oculaire (Cf. _Lettre sur les sourds et muets_, Œuvres choisies, p. 20 et suiv.; Lemerre, 1888; — et le _Rêve de d’Alembert_, Chefs-d’œuvre de Diderot, t. II, p. 207, 260; E. Picard, s. d.). Il est aussi question du Père Castel et de son invention dans _Les Confessions_ de J.-J. Rousseau (Partie II, livre 7; t. V. p. 511, 515; Hachette, 1864); dans _Le Livre du promeneur_, de Lefèvre-Deumier, p. 271 (Amyot, 1854); et, avec plus de détails, dans _La Chronique médicale_, 1er avril 1919, p. 120-124, article du Dr Foveau de Courmelles. Le grand ornithologiste Toussenel (1803-1885), dans son _Monde des oiseaux_ (t. II, p. 362; Dentu, 1859), nous dit aussi quelques mots des couleurs et de leurs «dominantes passionnelles»: «le jaune est symbolique du familisme, le noir d’égoïsme concentré; le bleu pâle argentin annonce un essor faussé d’affective (_sic_).» Dans l’histoire littéraire, ces fantaisies — appliquer des couleurs à des sentiments et autres choses abstraites — ne sont pas absolument rares. On connaît la _Symphonie en blanc majeur_ de Théophile Gautier (elle se trouve dans le volume _Émaux et Camées_, p. 33; Charpentier, 1911). Léon Gozlan (1803-1866) a écrit, sur ce même sujet, une page caractéristique (reproduite dans la revue _Le Penseur_, janvier 1913, p. 25): «_Comme je suis un peu fou_, j’ai toujours rapporté, je ne sais trop pourquoi, à une couleur ou à une nuance les sensations diverses que j’éprouve. Ainsi, pour moi, la pitié est bleu tendre; la résignation est gris-perle, la joie est vert-pomme, la satiété est café-au-lait, le plaisir rose velouté, le sommeil est fumée-de-tabac, la réflexion est orange, la douleur est couleur de suie, l’ennui est chocolat. La pensée pénible d’avoir un billet à payer est mine-de-plomb, l’argent à recevoir est rouge chatoyant ou diablotin. Le jour du terme est couleur de Sienne, — vilaine couleur! Aller à un premier rendez-vous, couleur thé léger; à un vingtième, thé chargé. Quant au bonheur... couleur que je ne connais pas!» Et les couleurs appliquées aux prénoms féminins, système imaginé par l’humoriste Ernest d’Hervilly (1839-1911): «Les noms blancs très purs sont: Bérénice, Marie, Claire, Ophélie, Iseult. «Le rose vif est évoqué par Rose (naturellement!), Colette, Madeleine, Gilberte. «Le gris est fourni par Jeanne, Gabrielle, Germaine. «Le bleu tendre serait Céline, Virginie, Léonie, Élise. «Le noir absolu serait Lucrèce, Diane, Rachel, Irène, Rébecca. «Le jaune violent n’apparaît qu’aux noms de Pulchérie, Gertrude, Léocadie.» Ernest d’Hervilly affirmait, en outre, qu’«Hélène est _gris-perle_, et qu’Adrienne, Ernestine et Fanchette doivent être rangées dans la catégorie des prénoms qui rappelle _un semis de fleurs sur une étoffe blanche_!» (_La Chronique médicale_, 1er octobre 1916, p. 307.) * * * Quant aux lettres de l’alphabet interprétées comme nous le voyions tout à l’heure, matérialisées, colorées ou animées, on en trouve une longue série d’exemples dans le célèbre poème du chevalier de Piis (1755-1832), _Harmonie imitative de la langue française_, dont le premier chant est consacré à chacun de nos caractères alphabétiques: A l’aspect du Très-Haut sitôt qu’Adam parla, Ce fut apparemment l’A qu’il articula. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le B _b_al_b_utié par le _b_am_b_in dé_b_ile Sem_b_le _b_ondir _b_ientôt sur sa _b_ouche inha_b_ile; Son _b_a_b_il par le _b_ ne peut être contraint, Et d’un _b_o_b_o, s’il _b_oude, on est sûr qu’il se plaint. Mais du _b_ègue irrité la langue em_b_arrassée Par le _b_ qui la _b_rave est constamment _b_lessée. Le _C_, rival de l’_S_ avec une cédille, Sans elle, au lieu du _Q_, dans tous nos mots fourmille. De tous les objets _c_reux il commence le nom; Une _c_ave, une _c_uve, une _c_hambre, un _c_anon, Une _c_orbeille, un _c_œur, un _c_offre, une _c_arrière, Une _c_averne, enfin, le trouvent nécessaire. Partout en demi-cercle il _c_ourt demi-_c_ourbé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En voilà, je pense, assez pour vous donner envie de lire le reste. Vous trouverez de nombreux fragments du très original poème du chevalier de Piis dans le _Grand Dictionnaire_ de Larousse, au début de chaque lettre. (Voir aussi, dans le même ouvrage, les articles Harmonie et Piis; — Eugène MULLER, _Curiosités historiques et littéraires_, p. 93; — Etc.) Le poète marseillais Auguste Barthélemy (1796-1867) a aussi composé des vers sur ce même sujet: les lettres de l’alphabet. Dans un chapitre de son volume _Voyages_ (p. 65-67; Charpentier, 1891), Victor Hugo les passe également toutes en revue une à une, et en fait une très pittoresque description: «La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel; et cela doit être. L’alphabet est une source. «A, c’est le toit, le pignon avec sa traverse, l’arche, _arx_; ou c’est l’accolade de deux amis qui s’embrassent et qui se serrent la main; «D, c’est, le dos; «B, c’est le D sur le D, le dos sur le dos, la bosse; «C, c’est le croissant, c’est la lune; «E, c’est le soubassement, le pied-droit, la console et l’étrave, l’architrave, toute l’architecture à plafond dans une seule lettre; «F, c’est la potence, la fourche, _furca_; «G, c’est le cor; «H, c’est la façade de l’édifice avec ses deux tours; «I (i), c’est la machine de guerre lançant le projectile; «J, c’est le soc et c’est la corne d’abondance; «K, c’est l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence, une des clefs de la géométrie; «L, c’est la jambe et le pied; «M, c’est la montagne, ou c’est le camp, les tentes accouplées; «N, c’est la porte fermée avec sa barre diagonale; «O, c’est le soleil; «P, c’est le portefaix debout avec sa charge sur le dos; «Q, c’est la croupe avec la queue; «R, c’est le repos, le portefaix appuyé sur son bâton; «S, c’est le serpent; «T, c’est le marteau; «U, c’est l’urne; «V, c’est le vase (de là vient que l’_u_ et le _v_ se confondent souvent); «X, ce sont les épées croisées, c’est le combat; qui sera le vainqueur? on l’ignore; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l’inconnu; «Y, c’est un arbre; c’est l’embranchement de deux routes, le confluent de deux rivières; c’est aussi une tête d’âne ou de bœuf; c’est encore un verre sur son pied, un lys sur sa tige, et encore un suppliant qui lève les bras au ciel; «Z, c’est l’éclair, c’est Dieu.» * * * Parmi les épîtres en vers que reçut l’impératrice Eugénie lors de sa grossesse, il en était une dont Mérimée ne pouvait parler «sans rire aux larmes», conte Gustave Claudin dans ses _Souvenirs_ (p. 160). Elle débute ainsi: Madame, Dans vos bras amoureux quand vous pressez un homme, Qui vous fait concevoir... peut-être un roi de Rome, Votre cœur vous dit-il, etc. Citons encore, comme curiosités littéraires, ces trois distiques anonymes (Cf. _Le Figaro_, 9 décembre 1881; — _L’Intermédiaire des chercheurs et curieux_, 10 avril 1898, col. 513; — et Paul STAPFER, _Racine et Victor Hugo_, p. 310, note 1, qui attribue les deux premiers de ces distiques à Marc Monnier), distiques fantaisistes, à la rime somptueuse, dont le second vers reproduit le premier sous une forme différente, et qui offrent ou résument en quelque sorte trois poèmes, — et quels poèmes! Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime, Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîme. Laurent Pichat, virant, coup hardi! bat Empis; Lors Empis, chavirant, couard, dit: Bah! tant pis! Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses, Danse, aime, bleu laquais! Ris d’oser des mots roses! C’est-à-dire: Laquais à la livrée bleue, danse, aime, ne te gêne pas, etc. Et cette fantaisie inspirée au pince-sans-rire Alphonse Allais (1854-1905) par je ne sais quel incident de coulisses, et dédiée à son ami Adhémar de Kelke: De Kelke, préférons qu’orale, à part se rie De quelque préfet rond, Cora Laparcerie. (Cf. _L’Opinion_, 1er juin 1912.) Puis ces vers d’Orphée à sa chère Eurydice, où il lui rappelle les dix années de bonheur conjugal qu’ils peuvent faire revivre, si Pluton le permet: Eurydice! Pluton! Dix ans! Vainc la mort, fée! Euh! Ris! Dis? Se plut-on, dis? En vain clame Orphée. (Cf. _Le Journal_, 30 juin 1912.) Pour terminer, rappelons ce début d’un compliment en vers adressé à Alexandre Dumas père, lors d’un de ses passages à Lyon, début probablement ainsi conçu: O vous dont le nom brille au sommet du Parnasse. Des jeunes filles étaient venues offrir un bouquet à l’illustre romancier, et la plus jolie commença, d’une voix timide, mal assurée: O vous dont le _nom bril_... le _nom bril_... Et elle hésitait, ânonnait. «Pardon, mademoiselle, vous parlez là de quelque chose que vous n’avez jamais vu,» finit par lui objecter Dumas en souriant. (Cf. Clair TISSEUR, _Modestes Observations sur l’art de versifier_, p. 134, note.) VIII =Auteurs dramatiques.= — COLLIN D’HARLEVILLE. — ANDRIEUX. — FLINS DES OLIVIERS. Une douleur qui s’exprime en chantant. — Le soleil en pleine nuit. — LUCE DE LANCIVAL. — M.-J. CHÉNIER et la locution «Briller par son absence». — _Théâtre de la Révolution._ NICOLAS BRAZIER. Un singulier bibliothécaire. Palinodies littéraires. EUGÈNE SCRIBE. — SAINT-GEORGES ET LEUVEN. — Canevas d’opéra-comique et scénario de tragédie. CASIMIR DELAVIGNE. Anachronismes et incorrections. Prodiges de mémoire. Une comparaison doublement blessante. DUVERT et LAUZANNE. Facéties et pasquinades. — HENRI ROCHEFORT. _La Lanterne_. ERNEST LEGOUVÉ, et son père J.-B. GABRIEL LEGOUVÉ. La passion de l’inexactitude. Encore les périphrases. — FRANÇOIS PONSARD. _Vers prosaïques._ — ÉMILE AUGIER. — CAMILLE DOUCET. EUGÈNE LABICHE. — AUGUSTE VACQUERIE. — THÉODORE BARRIÈRE. _Curiosités théâtrales_. FERNAND DESNOYERS. — VILLIERS DE L’ISLE-ADAM. — Contrepetteries, facéties, drôleries théâtrales, etc. Revenons aux auteurs dramatiques. Chez COLLIN D’HARLEVILLE (1755-1806), plus encore que chez son fidèle ami et biographe ANDRIEUX (1759-1833), on trouve un très fréquent usage, un véritable abus de l’interjection. Bon! redoublée au besoin (Bon! Bon!) pour parfaire la mesure du vers. Des remerciements? _Bon!_ Il ne m’en est point dû. (COLLIN D’HARLEVILLE, _Les Châteaux en Espagne_, I, 10.) Voir aussi même comédie: I, 1, 2, 4, 5, 8; — II, 1, 3, etc.; et les autres pièces de l’auteur, _Les Riches_ notamment, où l’interjection _Bon!_ se rencontre à peu près à chaque page. Et Andrieux: _Bon! Bon!_ Songe plutôt au plaisir qu’il aura. (_Les Étourdis_, I, 2.) Voir aussi même pièce: I, 3, 10; II, 8; III, 6, etc. Chez Collin d’Harleville, aussi bien que chez Andrieux, les pensées délicates, judicieuses ou piquantes, sont nombreuses: Je suis fait pour l’amour, mais très peu pour l’hymen... Quand on sent que l’on plaît, on en est plus aimable... Il est si doux de voir les heureux qu’on a faits! (Collin d’Harleville, _Les Châteaux en Espagne_, II, 3; II, 10; V, 1.) La raison est un fruit de l’arrière-saison. (ID., _Les Mœurs du jour_, I, 10.) Nous n’avions pas le sou, mais nous étions contents; Nous étions malheureux; c’était là le bon temps. (ID., _Poésies fugitives_, Mes souvenirs; _Théâtre complet et Poésies..._ de Collin d’Harleville, t. IV, p. 40; H. Nicolle, s. d.) Aux travers de l’esprit aisément on fait grâce Mais les fautes du cœur, jamais on ne les passe. (ANDRIEUX, _Les Étourdis_, III, 16.) On ne devrait jamais se quitter quand on s’aime. (ID., _Le Rêve du mari_, I, 1.) Etc., etc. Dans une pièce intitulée _Le Réveil d’Épiménide ou Les Étrennes de la Liberté_, par FLINS DES OLIVIERS (1757-1806)[34], jouée vers 1790, un abbé entre en scène en chantant sur l’air _J’ai perdu mon Eurydice_: J’ai perdu mes bénéfices, Rien n’égale ma douleur. [34] Il s’appelait Claude-Marie-Louis-Emmanuel Carbon de Flins des Oliviers, et la multiplicité de ses noms lui attira cette épigramme de Lebrun-Pindare: Carbon de Flins des Oliviers A plus de noms que de lauriers. (Cf. CHATEAUBRIAND, _Mémoires d’outre-tombe_, t. I, p. 219, note 1; édit. Biré.) Sur quoi, Épiménide fait la réflexion suivante, qui est toujours de circonstance et qu’on pourrait appliquer à nombre de solos, duos et ritournelles: Puisqu’elle s’exprime en chantant, Sa douleur n’est pas bien amère. (Cf. _Revue bleue_, 1er mars 1879, p. 816.) Déjà, au dix-septième siècle, Saint-Évremond avait fait les remarques suivantes: «... Il y a une autre chose, dans les opéras, tellement contre la nature, que mon imagination en est blessée: c’est de faire chanter toute la pièce depuis le commencement jusqu’à la fin, comme si les personnes qu’on représente s’étaient ridiculement ajustées pour traiter en musique et les plus communes et les plus importantes affaires de leur vie. Peut-on s’imaginer qu’un maître appelle son valet, ou qu’il lui donne une commission en chantant; qu’un ami fasse, en chantant, une confidence à son ami; qu’on délibère, en chantant, dans un conseil; qu’on exprime avec du chant les ordres qu’on donne, et que mélodieusement on tue les hommes à coups d’épée et de javelot dans un combat... Les Grecs faisaient de belles tragédies, où ils chantaient quelque chose; les Italiens et les Français en font de méchantes, où ils chantent tout.» (SAINT-ÉVREMOND, _Œuvres choisies_, Sur les opéras, p. 341-343; édit. Gidel.) Quelques années avant la Révolution, un opéra, consacré à la louange du gouverneur de la province, fut joué à Limoges. La scène, lisons-nous dans le _Musée des Familles_ (1er décembre 1894, p. 352), représentait une nuit semée d’étoiles, et la pièce débutait par ce vers étrange: Soleil, vis-tu jamais une pareille nuit? LUCE DE LANCIVAL (1764-1810) termine sa tragédie d’_Hector_ (V, 5) par le récit d’un combat d’homme à homme, du meurtre d’Hector par Achille, dont quelques vers rappellent le récit de Théramène de Racine: Ses coursiers, qui, toujours dociles à sa voix, Refusent d’obéir pour la première fois. Et Racine (_Phèdre_, V, 6): Ses superbes coursiers, qu’on voyait autrefois Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix. La locution _briller par son absence_ apparaît — peut-être pour la première fois en français — dans la tragédie de _Tibère_ (I, 1), de MARIE-JOSEPH CHÉNIER (1764-1811): Entre tous les héros qui, présents à nos yeux, Provoquaient la douleur et la reconnaissance, Brutus et Cassius _brillaient par leur absence_. Cette expression est d’ailleurs textuellement tirée de Tacite, qui, rapportant, dans ses _Annales_ (III, 76), les mêmes circonstances, dit: «_Sed præfulgebant Cassius atque Brutus..._» Dans une note de sa _Lanterne aux Parisiens_, Camille Desmoulins rappelle aussi cette absence des portraits de Brutus et de Cassius, et cite la susdite phrase de Tacite: cf. _Œuvres de Camille Desmoulins_, t. II, p. 26; édit. de la Bibliothèque nationale. * * * Nous avons mentionné déjà, en parlant de Choudard-Desforges (p. 66-67), un exemple des bizarreries qu’offre le théâtre de la Révolution. En voici quelques autres, et il y en aurait quantité à citer, car la mine est quasiment inépuisable. Dans la pièce _La Vraie Républicaine_, on trouve ce couplet: Puisse bientôt la France entière Se soumettre aux lois de l’hymen! On est toujours mauvais républicain _Quand on reste célibataire_ (bis). (Dans Ferdinand BRUNETIÈRE, _Nouvelles Études critiques..._ p. 334; Hachette, 1882.) Dans une autre pièce, jouée en janvier 1794, _La Reprise de Toulon_, un représentant du peuple s’adresse en ces termes aux soldats français: «Courage! mes amis! il pleut, il vente, nous sommes trempés! Quel temps superbe pour se battre! Les éléments se déchaînent en vain pour troubler nos fêtes ou nous arracher au combat. _Le ciel est toujours beau pour des républicains!_» (Ibid., p. 335.) Dans la pièce _Au plus brave la plus belle_, le volontaire Victor annonce à sa fille Victoire qu’il l’a promise par avance _au plus brave_. «O mon père! s’écrie Victoire, pourquoi m’exposer à épouser un inconnu? — Un inconnu, ma fille! riposte le papa Victor; sache bien que le _bon républicain n’est un inconnu pour personne_.» (Ibid., p. 336.) Dans _La Reprise de Toulon_ encore, un représentant du peuple s’adresse aux «intrépides galériens, _âmes pures et sensibles_, et sans doute _plus malheureux que coupables_.» (Ibid.) Etc., etc. * * * Le chansonnier et vaudevilliste NICOLAS BRAZIER (1783-1838), à qui appartient cette calinotade si souvent citée: En vous voyant sous l’habit militaire, J’ai deviné que vous étiez soldat (_L’Enfant du régiment_; dans LAROUSSE, art. Bévue). publia, en 1824, sous le titre de _Souvenirs de dix ans_, un recueil de chansons en l’honneur des Bourbons, dont une pièce inspirée par la naissance du duc de Bordeaux avait servi naguère à célébrer la naissance du roi de Rome. Louis XVIII prit la chose en riant et gratifia le poète d’un emploi de «bibliothécaire du Château». Mais, en allant faire sa visite à son chef, à Antoine-Alexandre Barbier, le savant auteur du _Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes_, qui avait le titre d’administrateur des bibliothèques particulières du roi, Brazier eut la maladresse et l’impudence de lui dire: «Vous pensez bien, monsieur, que cette place ne m’a été donnée que pour récompenser mon dévouement à la dynastie, et nullement pour m’astreindre à un travail quelconque». Barbier, qui était, lui, le travailleur par excellence, répliqua qu’il ne l’entendait pas ainsi, qu’il avait besoin de collaborateurs sérieux et effectifs, et non d’amateurs et de flâneurs. Un conflit s’ensuivit, mais l’affaire s’arrangea: Brazier donna sa démission, et reçut une modeste pension. Attaqué, en 1815, par _Le Nain jaune_, qui raillait l’orthographe fantaisiste de Brazier, celui-ci rédigea _ab irato_ une réponse fulminante, que le journal s’empressa de publier. Cette épître commençait par le mot _Jamais_ écrit _J’amais_, et cette malheureuse apostrophe, mise en tête d’une lettre destinée à prouver que Brazier savait l’orthographe, excita la risée universelle. (Cf. Gustave MERLET, _Tableau de la littérature française_ [1800-1815], t. I, p. 531; et LAROUSSE, art. Brazier.) Une palinodie analogue à celle de Nicolas Brazier fut commise par le vicomte d’Arlincourt (1789-1856), de plaisante mémoire. Son poème épique sur Charlemagne, _La Caroléide_, composé d’abord en partie pour célébrer Napoléon, fut modifié selon les circonstances, et parut, en 1818, consacré à l’éloge de Louis XVIII et des Bourbons. (Cf. Ludovic LALANNE, _Dictionnaire historique de la France_.) On pourrait encore citer, comme exempte de transformations littéraires sous le premier Empire, une tragédie d’_Abraham_ qui avait été d’abord _Le Divorce de Napoléon_: l’Empereur devint Abraham; l’Impératrice Joséphine, Sarah (la femme stérile); Marie-Louise, Agar; et le jeune Ismaël, son fils, devint le petit roi de Rome; — et le _Don Sanche_ de Brifaut, interdit en 1814: l’auteur change alors ses Espagnols en Assyriens, et Don Sanche en Ninus II. Etc. (Cf. Émile DESCHANEL, _Le Théâtre de Voltaire_, p. 206, note 1.) * * * Nous passerons rapidement sur EUGÈNE SCRIBE (1791-1861), dont plusieurs écrivains se sont amusés à recueillir les inadvertances et bévues: voir notamment Charles de Boigne, _Petits Mémoires de l’Opéra_, chap. 23, p. 281-295; H. de Villemessant, _Mémoires d’un Journaliste_, t. V, p. 158-164, etc. Tout le monde connaît le vieux soldat de _Michel et Christine_, qui ... sait souffrir et se taire _Sans murmurer_; et le lièvre de _L’Héritière_, qu’un personnage de la pièce se glorifie _D’avoir pu (le) tuer vivant._ A propos de ce vers de _Michel et Christine_, maintes fois cité: Aux _quatre coins_ de la machine _ronde_, remarquons cette locution usuelle «le coin d’une assiette», qui a donné lieu à la riposte suivante: «Mon enfant, disait une mère à son petit garçon assis à table à côté d’elle, je t’ai déjà recommandé de ne pas mettre sur la nappe les noyaux de tes cerises; on les dépose sur le coin de son assiette. — Mais, maman, je ne peux pas le trouver, le _coin_ de mon assiette!» (Le journal _La Nation_, 31 octobre 1890.) Mentionnons encore le reproche bien immérité adressé à Molière par Eugène Scribe, dans son discours de réception à l’Académie française, et qu’aucun des Immortels ne releva: «La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du siècle de Louis XIV? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses ou des fautes du grand roi? Nous parle-t-elle de la _révocation de l’Édit de Nantes_?» Comment Molière, mort en 1673, eût-il pu parler de la révocation de l’Édit de Nantes qui eut lieu en 1685, c’est-à-dire douze ans après sa mort? (Cf. Gustave FLAUBERT, _Dossier de la bêtise humaine_, dans Guy DE MAUPASSANT, _Étude sur Gustave Flaubert_, en tête des _Lettres de Gustave Flaubert à George Sand_, p. XLIV.) Villemessant, qui, comme nous venons de le dire, a parlé, dans ses _Mémoires_, des bévues d’Eugène Scribe, mentionne, en ce même endroit, ces deux gentils quatrains extraits de l’opéra-comique _Jaguarita l’Indienne_, par Saint-Georges et Leuven: Glissons-nous dans l’herbe Comme le serpent, Qui, _fier et superbe_, S’avance _en rampant_. La dent de la panthère, Le ventre du boa, Voilà, sur cette terre, Voilà _le sort qu’on a_! Alfred de Musset et son frère Paul, un soir qu’on venait de jouer, sur un théâtre de société, un vaudeville de Scribe, annoncèrent qu’ils allaient représenter un opéra-comique de leur cru, improvisé séance tenante. Cette saynète résumait plaisamment les procédés de composition et de facture chers à Eugène Scribe et à son école. Celui des deux frères qui remplissait le rôle de l’amoureux commençait par chanter: Oui, j’entrerai dans ce château! Et l’autre, le valet et confident, de roucouler ensuite: Il entrera dans ce château! Puis tous deux de chanter en chœur: Espérance et courage! Notre sort sera beau, Et bientôt, je le gage, Nous aurons l’avantage D’entrer dans ce château, D’entrer (_bis_) dans ce château. C’était la fin du premier acte. Le second acte ne se compose que du même vers, modifié de mille façons: Vous entrerez dans ce château. Le tyran, déguisé en basse-taille, beugle: Ils sortiront de ce château! Voilà le nœud de la pièce. Et voici le dénouement: CHŒUR FINAL. Espérance et courage! Notre sort } Oui, leur sort } est bien beau. Nous avons } Ils ont eu } l’avantage D’être installés dans ce château! «Combien d’opéras-comiques sont brodés sur un canevas tout aussi simplet!» conclut le chroniqueur auquel j’emprunte cette anecdote. (MONTÉCOURT [pseudonyme], _La République française_, 7 décembre 1898.) Ajoutons qu’on pourrait rapprocher ce minuscule canevas d’opéra-comique du très laconique scénario de tragédie proposé par Rivarol (Cf. ci-dessus, p. 29): 1er acte: il mourra. 2e acte: il ne mourra pas. 3e acte: il mourra. Etc., etc. * * * Nous trouvons chez CASIMIR DELAVIGNE (1793-1843), dans ses _Enfants d’Édouard_ (II, 3), plusieurs anachronismes commis coup sur coup. Tyrrel, la future âme damnée de Glocester, raconte ainsi son ancienne vie joyeuse: ... Je fus quatre fois riche. Nous étions beaux à voir autour d’un bol en feu, Buvant sa flamme, en proie aux bourrasques du jeu, Quand il faisait rouler, sous nos mains forcenées, Le flux et le reflux des piles de guinées. Or, cette tragédie des _Enfants d’Édouard_ se passe en Angleterre, sous Richard III (1452-1485), c’est-à-dire vers la fin du quinzième siècle. A cette époque, l’eau-de-vie et le sucre étaient connus sans doute, mais surtout comme produits pharmaceutiques, et sans être entrés dans la consommation courante. Quant au punch, il était inconnu, et les premières guinées ne furent frappées que sous Charles II (1630-1685), avec de l’or importé de Guinée: d’où leur nom. (Cf. le _Journal de la Jeunesse_, 17 mai 1902, Supplément, Couverture.) Dans cette même tragédie, nous rencontrons plusieurs fois la locution «_A_ revoir», formule d’adieu exprimant l’espoir qu’on se reverra bientôt, condamnée par Littré, au lieu de «Au revoir». «_A_ revoir, bon neveu!» (I, 2 et 9; et III, 2.) Nous avons relevé, dans le chapitre consacré à Victor Hugo (p. 100), la mauvaise locution «Montjoie _et_ Saint-Denis» (_Louis XI_, III, 13), pour «Montjoie Saint-Denis», cri de guerre de nos ancêtres. L’élision de l’_e_ final de Montjoie contraint presque toujours les poètes à faire suivre ce mot de la conjonction _et_, ce qui enlève tout sens à la phrase, Montjoie Saint-Denis signifiant la Montjoie (le lieu de martyre ou de joie) _de_ saint Denis. Comme Piron, «qui faisait toutes ses tragédies de tête, et les récitait de mémoire aux comédiens» (SAINTE-BEUVE, _Nouveaux lundis_, t. X, p. 61), comme Delille, dont nous avons précédemment rappelé la prodigieuse mémoire, Casimir Delavigne composait tous ses ouvrages «par cœur», et avait coutume de ne les coucher sur le papier que quand ils étaient terminés dans sa tête. On dit même qu’il a emporté ainsi en mourant une tragédie à peu près achevée. (Cf. SAINTE-BEUVE, _Portraits contemporains_, t. V, p. 180; et _Nouveaux Lundis_, t. X, p. 61.) On a plus d’une fois comparé Casimir Delavigne au peintre Paul Delaroche, Alexandre Dumas, entre autres, dans ses _Mémoires_ (t. V, p. 145). Une plaisante anecdote court à ce sujet: Théophile Gautier ayant écrit dans un de ses feuilletons: «Casimir Delavigne est le Delaroche de la littérature, comme Delaroche est le Casimir Delavigne de la peinture», reçut le lendemain deux lettres, l’une de Delavigne, l’autre de Delaroche, qui, toutes deux, lui disaient la même chose: «Vous avez été un peu sévère pour moi» (Cf. le journal _Le Télégraphe_, 8 septembre 1884.) L’œuvre des vaudevillistes DUVERT (1795-1876) et LAUZANNE (1805-1877) fourmille de facéties et de pasquinades. En voici quelques échantillons, extraits d’un article signé E. S. (Edmond Stoullig?), dans le journal _La Tribune_, 26 octobre 1876: «Nous voyons, dans _Riche d’amour_, Arnal s’écrier: «Je l’ai revue, je l’ai retrouvée, celle que j’aime — ou plutôt celui que j’aime, — car c’est un ange, et l’ange est essentiellement masculin. (_Avec indignation_:) Masculin! Oh! les gueux de grammairiens![35]» [35] Aussi des poètes, voire de plus illustres, n’ont-ils pas hésité à faire _ange_ du féminin: C’est une femme aussi, c’est _une ange charmante_. (Alfred DE VIGNY, _Éloa_, Poésies complètes, p. 14; Charpentier, 1882.) Plus tard, se demandant s’il ne trouverait pas un peu d’argent chez lui: «C’est que, chez moi, ajoute-t-il, je ne suis pas bien sûr de trouver de l’argent, vu qu’à n’y avait pas un sou quand je suis sorti, et j’ai la clef. J’ai la clef! Il est douteux que des voleurs se soient introduits chez moi avec effraction et y aient oublié leur bourse. Ces événements-là sont si peu communs!» Et ce couplet: Quelle infortune est égale à la mienne? Du lansquenet déplorable martyr, J’ai beau forer ma poche artésienne, Pas un centime, hélas! n’en peut jaillir! . . . . . . . . . . . . . . . . Et mon gousset, moins heureux que les Gaules, Appelle en vain l’invasion des Francs! Nous avons rencontré précédemment, à propos du vicomte d’Arlincourt (p. 21), ce vers: Le roi Louis s’avance avec vingt mille _Francs_, qui pourrait devenir amphigourique, avons-nous dit aussi (p. 129), si l’on écrivait _francs_ avec une initiale minuscule, selon l’orthographe de Victor Hugo. Les personnages de Duvert et Lauzanne ne se parlent pas à l’oreille: «Ils se glissent deux mots _dans la trompe d’Eustache_». Un homme, rencontrant dans une cave l’ombre de celui qu’il croit avoir tué, s’écriera: «Cette ombre est étrange; elle sent le coke!» Un autre, à qui l’on demande son âge, répondra: «J’ai l’âge qu’aurait la comète de 1811, si elle vivait encore!» Etc., etc. «Ne reconnaît-on point là, remarque Jules Claretie (dans le journal _La Tribune_, même date), le style ou le procédé d’Henri Rochefort? _La Lanterne_ procède directement de Duvert et Lauzanne, et le fils du vaudevilliste (le vaudevilliste Amand de Rochefort-Luçay: 1790-1871) a dû s’imprégner de ces phrases bizarres, curieuses, dont l’étrangeté fait la force, et qui se gravent, par leur drôlerie même, dans la mémoire. «Dans un vaudeville de Rochefort et de Pierre Véron, il était question de «ces femmes dont les cheveux sont frisés comme les chicorées, avec cette différence qu’elles ne sont pas sauvages». C’est tout à fait Arnal, dans _L’Homme blasé_, parlant de «ces femmes charmantes» qui l’ont ruiné: «Oui. Et je me regarderais comme un grossier si je les comparais à des sangsues... — Ah! — ... Dont elles n’ont d’ailleurs ni la forme... — Je crois bien! — Ni l’utilité!» (Le journal _La Tribune_, même date.) Anticipant sur le chapitre consacré aux journalistes et chroniqueurs, nous citerons ici, pour corroborer la remarque de Jules Claretie, quelques-uns des jeux de mots et des drôleries de _La Lanterne_ d’HENRI ROCHEFORT (1830-1913). «La France contient, dit l’_Almanach impérial_, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement.» (Samedi, 23 mai 1868, p. 1; réimpression de Victor Havard, 1886; un vol. in-18.) «J’envoyai chercher une feuille de papier ministre, et j’écrivis à celui de l’Intérieur...» (Page 4.) (Phrase déjà citée dans notre Préambule, p. 12-13.) «La discussion du budget n’est pas encore entamée, mais le budget l’est déjà depuis longtemps.» (Page 203.) «Toute la suite du prince Napoléon à Constantinople vient d’être décorée par le sultan. — Comment! pas un n’a échappé au désastre?» (Page 238.) «... Cette belle machine administrative que l’Europe nous envie. (Avez-vous remarqué que l’Europe nous envie énormément de choses, mais qu’elle ne nous prend jamais rien?)» (Page 274.) «... La cour des Tuileries, ainsi nommée parce que c’est de là que nous arrivent les tuiles.» (Page 286.) «Les décorés du 15 août devraient être obligés d’aller chercher eux-mêmes la croix en haut du mât de Cocagne de l’esplanade des Invalides. Nous serions sûrs au moins qu’ils auraient fait quelque chose pour l’avoir.» (Page 349.) Etc., etc. Peu d’ouvrages ont autant vieilli que _La Lanterne_; la plupart des allusions qu’elle renferme sont devenues obscures pour nous, et quantité de ses plaisanteries ont perdu leur sel. «Quand on feuillette aujourd’hui la collection de _La Lanterne_ (et c’est de quoi peu de gens s’avisent), on se rend difficilement compte de l’immense succès obtenu par ce pamphlet, écrit le sagace critique Jules Levallois (_De la Restauration à nos jours_, p. 380). Ni Paul-Louis Courier, ni Cormenin, dans leurs meilleurs jours, n’ont ému à ce point l’opinion publique. De ces pages sarcastiques, que l’on s’arrachait alors si avidement, quelques-unes, les premières surtout, subsistent seulement. Ce qui fit la vogue de ce pamphlet, lorsqu’il parut, c’était un indomptable esprit de révolte, mêlé à ce qu’il faut bien appeler de son nom vulgaire, _la blague_.» * * * On peut dire d’ERNEST LEGOUVÉ (1807-1903) ce qu’on a dit de Jules Janin, dont nous parlerons plus loin, qu’il a eu la _passion de l’inexactitude_. Il ne peut en quelque sorte citer un seul vers sans le tronquer, et, dans son _Art de la lecture_ comme dans sa _Lecture en action_, il en cite presque à chaque page. Même les vers de Corneille, de Racine, de La Fontaine, de Molière, les plus répandus et les plus ressassés, il les estropie. Il s’imaginait sans doute les posséder _ad unguem_, et ne prenait pas la peine de les vérifier lors de l’impression. Corneille écrit dans _Cinna_ (V, 1): Tiens ta langue captive, et si ce grand silence A ton émotion fait quelque violence; Legouvé (_La Lecture en action_, p. 168) met: et si ce _long_ silence, et: fait _trop_ de violence. Sur ce point seulement contente mon désir, dit Corneille. _Jusque-là_ seulement, — dit Legouvé (_Ibid._). Aujourd’hui même encor mon âme irrésolue. (CORNEILLE.) Legouvé (_Ibid._, p. 172): _Ce matin_ même encor... Bien plus, ce même jour je te donne Émilie. (CORNEILLE.) _Enfin_ ce même jour (LEGOUVÉ, _ibid._). Et qu’ont mise si haut mon amour et mes soins. (CORNEILLE.) Et qu’ont _porté_ si haut (LEGOUVÉ, _ibid._), Notez bien qu’ici, comme il s’agit d’une femme, d’Émilie, il faudrait _portée_ au féminin. «Et qu’ont _portée si haut_...» Legouvé a mieux aimé fausser l’orthographe que le vers et a écrit _porté_. Approchez-vous, Néron, et prenez votre place, dit Racine (_Britannicus_, IV, 2). _Asseyez-vous_, Néron, — dit Legouvé (_Ibid._, p. 169). Etc., etc. Dans sa comédie _Autour d’un berceau_ (Théâtre, _Comédies en un acte_, p. 323), Ernest Legouvé met dans la bouche d’un de ses personnages le petit poème si connu, _Le Vase brisé_, de Sully Prudhomme (_Poésies_, t. I, p. 11; Lemerre, 1882), et il ne manque pas de le dénaturer et le massacrer. Son eau fraîche a fui goutte à goutte, dit Sully Prudhomme. Son eau _pure_, — dit Legouvé. Souvent aussi la main qu’on aime Effleurant le cœur le meurtrit. (Sully PRUDHOMME.) _Ainsi parfois_ la main qu’on aime. (LEGOUVÉ.) Ce qui est impardonnable pour un membre de l’Académie française, il confond, en prosodie française, le mot _pied_ avec le mot _syllabe_: un pied, pour lui, c’est une syllabe: un alexandrin de _douze pieds_ (Cf. _La Lecture en action_, p. 258), tandis qu’il n’avait qu’à consulter Littré, et il aurait lu (art. Pied, 26º): «Un pied, deux syllabes; ainsi notre alexandrin, qui a douze syllabes, est un vers de six pieds». Il _demande excuse_, au lieu de _demander pardon_ (Cf. _Louise de Lignerolles_, I, 8; Théâtre, Comédies et Drames, p. 22). Il forge des vers de onze syllabes, destinés à rimer avec des vers de douze: Et pourriez-vous, sans peur comme sans emphase, Entendre froidement cette petite phrase. (_Un jeune homme qui ne fait rien_, sc. 11; Théâtre, _Comédies en un acte_, p. 370.) Il change le genre des substantifs, met le féminin pour le masculin: «Tant de jeunes et charmants _talents_ qui ont illustré et enchanté la scène française... sont _toutes_ des élèves de M. Samson.» (_L’Art de la lecture_, Quatrième partie, I, p. 264.) Enfin comment comprendre cette sentence, qui termine un chapitre de _La Lecture en action_ (XVII, p. 204): «Lire les poètes tout bas, c’est devenir leur ami; les lire tout haut, c’est devenir leur intime?» Pourquoi _intime_ quand on les lit tout haut? Et, à propos d’Ernest Legouvé, le sens d’un vers de son père (Jean-Baptiste-Gabriel LEGOUVÉ: 1764-1812), ce vers si fréquemment cité: Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère, le dernier et comme le résumé du poème _Le Mérite des Femmes_, a été parfois discuté. «Il faut avouer, écrit l’auteur anonyme des _Curiosités littéraires_ (p. 279; Paulin, 1845), que le malheureux que l’on voudrait forcer de tomber aux pieds du sexe auquel il doit sa mère, se trouverait dans un cruel embarras; et Legouvé est bien coupable de n’avoir pas indiqué en note la conduite à suivre en pareille occurrence. Avant lui, on avait cru généralement que le concours des deux sexes était nécessaire pour procréer des garçons ou des filles; mais son vers est venu nous détromper, et il est constant maintenant, quelque incroyable que cela puisse paraître, que, quant aux filles, le sexe féminin suffit seul à la besogne.» Au nombre des périphrases célèbres, — trois coup sur coup, — figurent les quatre vers suivants de Legouvé père. Pour faire prononcer à Henri IV son mot fameux: «Je voudrais que le plus pauvre paysan de mon royaume pût au moins avoir la poule au pot le dimanche», il écrit: Je veux enfin qu’_au jour marqué pour le repos_ _L’hôte laborieux des modestes hameaux_ Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance, _Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance_. (Cf. Paul STAPFER, _Racine et Victor Hugo_, p. 263.) C’était, comme nous l’avons vu, le temps des périphrases, si chères à Jacques Delille et à ses disciples ou émules. * * * Quand la borne est franchie, _il n’est plus de limites_, estime, non M. de la Palisse, mais FRANÇOIS PONSARD (1814-1867), dans _L’Honneur et l’Argent_ (III, 5); et, dans _Le Lion amoureux_ (I, 1, et IV, 6) il nous dépeint le salon d’une grande dame, où chaque parti se touche; et l’un des personnages émet ce vœu, passablement difficile à réaliser: Que ne puis-je saisir mon cœur dans ma poitrine, L’écraser contre terre, et fouler sa ruine. On a souvent cité, comme exemple de prosaïsme, ces vers de Ponsard: Notre ami, possesseur d’une papeterie, A fait, avec succès, appel à l’industrie. (_L’Honneur et l’Argent_, V, 2.) En voici deux autres de la même râtelée, appartenant à l’académicien Charles-Guillaume ÉTIENNE (1777-1845): Il est depuis un an dans ses manufactures, Il y fait établir de vastes filatures. (_L’Intrigante_, I, 1.) Et celui-ci, qui est de Sainte-Beuve (_Pensées d’août_, Poésies complètes, p. 295; Charpentier, 1890), qu’on ne s’attendait guère à voir apparaître sous sa plume: Il tenait, comme on dit, un cabinet d’affaires. Précédemment (p. 107), nous avons cité ce vers de Victor Hugo: Le Crédit mobilier ou le Crédit foncier, et celui de Gabriel Marc: La Caisse des Dépôts et Consignations. L’École dite «du bon sens», dont François Ponsard et ÉMILE AUGIER (1820-1889) ont été les grands chefs, nous fournirait à foison de ces vers prosaïques: Quand le printemps fleurit, il faut que je me purge. (Émile AUGIER, _Gabrielle_, I, 1.) Fais-lui faire, tu sais, ce _machin au fromage_. — Ne vous mêlez donc pas des choses du ménage. (ID., _ibid._, I, 2.) Mais que c’est donc joli tout ce que nous disons! — Oui, nous n’avons pas l’air d’une troupe d’oisons. (ID., _Philiberte_, I, 8.) ... Quand j’ai dîné, J’ai besoin de causer à cœur déboutonné. (Émile AUGIER, _Philiberte_, II, 1.) Ma spécialité, hormis un cas extrême, Aux jeux qu’on joue à _quatre_ est de faire un _cinquième_. (ID., _ibid._, II, 2.) Ce dernier vers pourrait être rapproché de cette phrase de Victor Hugo (_Correspondance_, dans la _Revue bleue_, 7 novembre 1896, p. 586): «Si les faiseurs d’ordre public essayaient d’une exécution politique, et que _quatre_ hommes de cœur voulussent faire une émeute pour sauver les victimes, je serais le _cinquième_.» Et demander _excuse_ pour demander _pardon_: ... Je me sens si confuse, Monsieur, que j’ai voulu vous demander excuse. (Émile AUGIER, _ibid._, II, 7.) Une humoristique et amusante fin de lettre d’Émile Augier, pour en terminer avec lui: «Mille compliments, «Mille amitiés, «Et mille «AUGIER.» (Cf. le journal _Le Gaulois_, novembre 1889.) Le fin et charmant lettré que fut CAMILLE DOUCET (1812-1895) est rendu responsable aussi de bien étranges vers: Va, mon fils, _de chemin_, suis ton _petit bonhomme_. Considération! Considération! Ma seule passion! ma seule passion! (Cf. Clair TISSEUR, _Modestes Observations sur l’art de versifier_, p. 257; — et _Revue bleue_, 26 août 1871, p. 198.) Et ce distique encore, pastiche de Camille Doucet, attribué à l’avocat Ferdinand Duval, ancien préfet de la Seine (Renseignement verbal): Et pour te témoigner ma satisfaction, Je te mène au Jardin d’Acclimatation. * * * Le théâtre d’EUGÈNE LABICHE (1815-1888) abonde en jeux de mots, drôleries, incohérences voulues, pataquès fabriqués à dessein, _ad risum_. «... J’ai fait sa connaissance dans un omnibus... Son premier mot fut _un coup de pied_.» (_Un Chapeau de paille d’Italie_, I, 4.) «... Je n’aurai pas même une chaise à offrir à ma femme pour reposer sa tête.» (_Ibid._, III, 4.) «C’est un moment bien doux pour un père, que celui où il se sépare de sa fille chérie, l’espoir de ses vieux jours, le bâton de ses cheveux blancs.» (_Ibid._, IV, 6.) «Laissez-moi contempler ce profil... ce nez renouvelé des Grecs! ces yeux fendus en amandes... douces! oh! très douces!» (_Le Misanthrope et l’Auvergnat_, 11.) «SAINT-GERMAIN (domestique). Madame la baronne est attelée! — LA BARONNE. Comment, je suis attelée? — SAINT-GERMAIN. Pardon, je veux dire: la voiture...» (_La Fille bien gardée_, 1.) «Ne trempons pas notre plume dans nos larmes!» (_Ibid._, p. 16.) «A Bordeaux, quand on aime, quand on distingue une jeune fille au spectacle, on ne s’informe ni de son rang, ni de son nom, ni de _son sexe_.» (_Un jeune homme pressé_, 1.) «Je vais me marier en Amérique; n’ayant pas eu d’enfants dans ce monde, j’ai des chances pour en avoir dans l’autre.» (_Ibid._, 4.) «J’avise une affiche: _Vins à vendre sur pied_. — Comment! des vins sur pied? — Oui, la récolte.» (_Ibid._, 4.) «Ah! dame, vous savez [dans cette maison, si gaie qu’elle soit], il y a des jours de souffrance. — Qu’est-ce qui n’a pas ses jours de souffrance!» (_Deux papas très bien_, 8.) «... Vous nourrissiez déjà l’espoir... — Et je le nourris toujours, monsieur; je le nourris plus que jamais aujourd’hui,... sans savoir, hélas! si j’en serai plus gras!» (_Ibid._, 10.) «... Voici la note: ...un bonnet de femme, un soulier _du même sexe_ et un tour en cheveux, etc.» (_L’Affaire de la rue de Lourcine_, 21.) «Tiens! il est sourd, notre correspondant? C’est donc pour ça qu’il ne répond jamais à nos lettres.» (_Le Voyage de M. Perrichon_, II, 9.) «(_Célimare présentant Vernouillet à Bocardon_:) Monsieur Vernouillet... mon meilleur ami! (_Présentant Bocardon à Vernouillet_:) Monsieur Bocardon... mon meilleur ami!» (_Célimare le bien-aimé_, I, 10.) «Est-ce que ça se mange, les poissons rouges? — Pourquoi pas? On mange bien des écrevisses.» (_Ibid._, III, 1.) «J’ai voulu leur emprunter de l’argent... — L’éteignoir de l’amitié.» (_Ibid._, III, 12.) «Soit dit sans vous fâcher, mon cher, vous prenez du ventre! — Pourvu que je ne prenne pas le vôtre!» (_Un Monsieur qui prend la mouche_, 9.) «Cécile! Je ne vous dis pas adieu... Nous nous reverrons peut-être cet hiver... dans un monde meilleur... au bal, à Paris.» (_Ibid._, 19.) «(_Vancouver prenant la valise de Dardenbœuf_:) Permettez que je vous dévalise!» (_Mon Isménie_, 11.) «MONTAUDOIN à sa fille: ...Tu ignores les mystères de la vie parisienne! Tu ne sais pas qu’il y a des tigres qui viennent déposer leurs œufs dans le ménage des colombes! — FERNANDE: Mais, papa, les tigres n’ont pas d’œufs! — MONTAUDOIN: Ces reptiles ne devraient pas en avoir, mais ils en ont!» (_Les 37 sous de M. Montaudoin_, 16.) «Les femmes aiment à s’appuyer sur un bras qui porte une épée à sa ceinture.» (_Le plus heureux des trois_, II, 2.) «Il paraît qu’un jour, à sa fête, vous lui aviez composé un petit compliment? — Un quatrain... _huit_ vers seulement.» (_La Sensitive_, I, 1.) «Retenez bien ceci: plus un peuple a de lumières, plus il est éclairé. — C’est comme les salles de bal. — Et plus il est éclairé... — Plus il a de lumières.» (_29 degrés à l’ombre_, 1.) «Voulez-vous me permettre de faire son portrait à l’huile... et à l’œil?» (_La Main leste_, 10.) «Me croyant poète, j’ai commis des vers, et, généralement, quand on commet des vers, on désire les lire à quelqu’un... Peu de poètes ont le courage du vers solitaire!» (_La Chasse aux corbeaux_, I, 4.) «Le mariage est un contrat synallagmatique... Article 146... Les époux doivent être libres, français, et de sexe différent.» (_Un Monsieur qui a brûlé une dame_, 3.) «Je me perce moi-même... comme Cléopâtre. — Permettez! Cléopâtre... d’abord, c’est un aspic! elle s’est poignardée avec un aspic!» (_Les Noces de Bouchencœur_, I, 6.) «Je veux lui plonger dans le cœur un fer rouge... un fer rouge qui s’appellera le remords... un fer rouge qui le poursuivra partout, qui lui rongera le foie... comme un vautour... et dont le miroir implacable lui représentera son crime, en lui criant: «Misérable! tu as trompé ton ami!» (_Le Prix Martin_, III, 8.) * * * Presque dès ses débuts, alors qu’il exerçait «le sacerdoce de la critique» au rez-de-chaussée de _L’Événement_, AUGUSTE VACQUERIE (1819-1895) se rendit célèbre par une énorme bévue, qui, dit Balathier de Bragelonne (_Le Voleur_, 13 mai 1859, p. 31, et 29 mai 1874, p. 350), «frappa d’étonnement le monde des lettres et des artistes». Il prit le nom d’une île pour un nom d’homme, attribua la Vénus de Milo au «grand sculpteur Milo». Dans le chapitre des «Romanciers», nous verrons cette même Vénus donner lieu à d’autres quiproquos. En revanche, on a parfois pris le nom de l’ébéniste Boule (1642-1732) pour un nom commun: «des meubles de boule», «des meubles en boule». La rime a souvent de cruelles exigences. Auguste Vacquerie l’a éprouvé dans _Tragaldabas_ (III, 2): Et je vais donc connaître enfin ce paradis D’être appelé mon chien et _mon petit radis_. Il y a d’étranges images, d’ahurissantes métaphores dans _Profils et Grimaces_, un recueil d’articles du même auteur. Exemples: «Il en est de l’esprit comme du corps: les bottes neuves gênent le pied, les idées neuves gênent l’intelligence. Le drame est tout neuf, Racine est _une vieille botte_. Nous comprenons sans les imiter, ceux qui se chaussent de tragédies _éculées_.» (Page 17.) «Il y a des enfants qui viennent rachitiques, goitreux, sourds, muets, aveugles; et il y a de fiers et vigoureux oiseaux qui vivent dans les montagnes et dans les tempêtes, superbes, _causant_ avec le tonnerre, souffletant l’orage à coups d’aile et faisant _baisser les yeux_ au soleil... Une ode est un aigle; un vaudeville est _un cul-de-jatte_.» (Page 140.) «L’Odéon... c’est la crèche des talents tout petits, des pièces qui _vagissent_, des comédiens _qui ne marchent pas encore_, des comédies _qui font leurs dents_.» (Page 208.) Elle est de Vacquerie également cette phrase (_Ibid._, p. 305-306) qui évoque le souvenir de pensées chères à Victor Hugo[36]: «Je suis le bon Samaritain des crapauds... Je suis l’ami intime des colimaçons et le galant des araignées... J’ai envie de dire au chacal: «Mon frère, embrassons-nous!» [36] Cf. Victor HUGO, _La Pitié suprême_, XIV, p. 150 (Hetzel-Quantin, s. d. in-16): Être le guérisseur, le bon Samaritain Des monstres, ces martyrs ténébreux du destin, Etc., etc. Et celle-ci encore (_Profils et Grimaces_, p. 308-309): «Lorsque je réfléchis à tous les services que les choses nous rendent, j’en veux aux maçons qui chargent trop un vieux mur, et je ne ferais pas de mal à une allumette. Je plains les clous rouillés, je bénis les charrues, je remercie avec effusion les chenets qui se mettent dans le feu pour nous, j’admire les chaudrons.» Etc. Le toast de Desgenais, dans _Les Parisiens_ (I, 14) de THÉODORE BARRIÈRE (1823-1877) a été plus d’une fois cité comme modèle de pathos: «Je bois aux parasites qui déjeunent de la flatterie et soupent de la bassesse... Je bois à la prudence qui ne relève pas le gant qu’on lui jette, et qui porte crânement un outrage sur l’oreille...» Et ces métaphores et hyperboles extraites de la même pièce: «Oh! comme ce pauvre petit baiser a froid! — Oui, ses baisers grelottent au foyer conjugal.» (II, 1.) «Enfin, monsieur, en supposant que vos rêves brodés au collet ne se réalisent pas...» (II, 1.) * * * Autres singularités théâtrales. FERNAND DESNOYERS (1828-1869), l’auteur de la fameuse pièce de vers relative à Casimir Delavigne et adressée aux Habitants du Havre, Havrais! . . . . . . . . . . . . . . Il est des morts qu’il faut qu’on tue! écrivit _en vers_ le scénario de sa pantomime _Le Bras noir_ (1856, in-18), précaution qu’on aurait volontiers jugée inutile, puisqu’il s’agissait d’une pantomime et qu’aucun de ces vers ne devait être prononcé, et il fut si fier de cette innovation qu’il se mit à joindre à son nom, sur les couvertures de ses volumes, cette mention: «Auteur du _Bras noir_». C’est par scrupule sans doute ou par modestie qu’il n’ajouta pas: «pantomime _en vers_». (Cf. Alphonse DAUDET, _Trente ans de Paris_, p. 245; et LAROUSSE, 2e suppl.) VILLIERS DE L’ISLE-ADAM (1833-1889) composa un drame en «un acte, une scène et une phrase», et qui avait pour titre _La Méprise_. Au lever du rideau, dans une demi-obscurité, un couple causait à voix basse et tranquillement de ses petites affaires. Tout à coup, un homme, le jaloux, armé d’un revolver, émergeait de l’ombre, et, sans mot dire, foudroyait le couple à bout portant. Alors la scène s’éclairait. Le justicier se penchait sur les cadavres pour les reconnaître, puis se redressait vivement, stupéfait, ahuri, et déclarait: «Il y a erreur! Je me suis trompé!» (Cf. Émile BERGERAT, _Le Journal_, 3 juillet 1894.) * * * Il y a aussi des incohérences et drôleries théâtrales qui proviennent des acteurs et non des auteurs. Ce sont, le plus souvent, des _contrepetteries_. Celle-ci, par exemple, contée par Voltaire (lettre à M. de Bellay, 6 juillet 1767): Au moment de simuler un assaut, et au lieu de commander: «Sonnez, trompettes! En avant!», l’acteur s’écria: «_Trompez, sonnettes!_ En avant!» La langue fourcha de même, un soir, à une actrice du Théâtre-Français, qui, au lieu de dire: «Ma suivante Lisette», prononça: «Ma _suivette Lisante_.» (_L’Opinion_, 19 août 1885.) L’acteur Febvre, malgré son talent, raconte encore le journal _L’Opinion_ (même date), commit plusieurs de ces pataquès. Au lieu de: «Je vous bénis et je vous vénère», — «je vous _vernis_ et je vous _bénère_», articula-t-il un soir, sans que, paraît-il, aucun spectateur y prît garde. Ailleurs, au lieu de cette phrase: «J’ai toujours été malheureux: ma mère est morte en me mettant au monde; mon père, un vieux soldat...», il s’écria, avec du reste une profonde expression de mélancolie: «J’ai toujours été malheureux; _mon père_ est mort en me mettant au monde; _ma mère_, un vieux soldat...» «D’honneur, mon cher _bal_, votre _comte_ est superbe!» déclara un soir un acteur qui voulait dire: «Mon cher comte, votre bal est superbe.» (Paul DE KOCK, _Le Petit Isidore_, p. 27; Rouff, s. d., in-4.) Justin Bellanger (1833-1917), qui fut acteur, avant d’être poète et bibliothécaire de la ville de Provins, raconte, dans ses «Souvenirs de jeunesse» (_La Vie de théâtre_, p. 48-49; Lemerre, 1905) que, jouant le rôle de Francesco dans _Gaspardo le Pêcheur_ de Bouchardy, et ayant lu la lettre dont la première phrase est ainsi conçue: «Je n’étais pas ton père, Francesco!», au lieu de s’écrier ensuite: «Oh! je n’étais pas son fils!» articula un soir avec conviction ces burlesques paroles: «Oh! je n’étais pas son père!» qui provoquèrent un fou rire dans toute la salle. Et cet autre, ce «grand comédien» s’écriant, au milieu d’une scène fort pathétique et avec la plus superbe conviction: «Un _mou de veau_, et je suis sauvé!» (Pour: un mot de vous). (A. DE CHAMBURE, _A travers la presse_, p. 489; Ferth, 1914.) Nous avons vu, dans le chapitre consacré à Victor Hugo (p. 117), qu’à la première représentation d’_Hernani_ le cri d’Hernani à l’adresse de Ruy Gomez: «Vieillard stupide» avait été entendu _Vieil as de pique_ par certains spectateurs. Voici d’autres confusions du même genre: Dans la tragédie d’_Azémire_, de Marie-Joseph Chénier, conte Henri Welschinger (_Les Almanachs de la Révolution_, p. 144; Jouaust, 1884), comme un des personnages s’écrie: «Que dira ton vieux père?» les beaux esprits de la cour entendirent ou feignirent d’entendre: «Que dira _Dieu le Père_?» D’où mille pasquinades qui contribuèrent à la chute de la pièce. Au dernier acte des _Funérailles de l’honneur_ d’Auguste Vacquerie, l’acteur Rouvière ayant à dire: «Je ne suis pas venu ici comme vous, madame, _incognito_», la moitié de la salle entendit: _en coquelicot_! Et il paraît que de passionnés romantiques jugèrent cela «très fort, — un trait de génie». (_Le Rappel_, 4 décembre 1874.) Un acteur, nommé Paul Laba, à sa sortie du Conservatoire, débuta dans le rôle de Damis, de _Tartuffe_, et obtint un succès de fou rire, grâce à la manière dont il disait les deux vers: J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied plat, Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat. (I, 1.) L’expression _pied plat_ vise Tartuffe, «mais le comédien crut faire mieux en montrant son pied, — ce pied plat, — indiquant par une pantomime vive et animée l’usage qu’il entendait en faire, ce qui provoqua un effet de gaieté irrésistible». (Félix DUQUESNEL, _Le Temps_, 8 novembre 1913.) On trouve dans _Les Comédiens_ de Casimir Delavigne (I, 6) ces deux vers: Le public, dont l’arrêt punit ou récompense, S’informe comme on _joue_ et non pas comme on _pense_. En lançant ce dernier vers, certain acteur amateur, qui cherchait sans doute à produire un effet nouveau, se frappait sur _la joue_ à la fin du premier hémistiche, et sur _le ventre_ en terminant le second. (_Le Figaro_, 14 décembre 1875.) Dans une autre pièce du même auteur, sa tragédie _Les Vêpres siciliennes_, un des personnages, Lorédan, termine l’acte II par cette solennelle et vibrante déclaration: Du dernier des tyrans ces murs seront purgés. Et nous n’y rentrerons que vainqueurs et vengés! Ce que l’un des interprètes de ce rôle modifiait en ces termes: Du dernier des tyrans ces murs seront _vengés_. Et nous n’y rentrerons que vainqueurs et _purgés_! (_Musée des Familles_, 1er janvier 1897, p. 26.) De même ces deux vers de Corneille (_Théodore_, I, 2): Un bienfait perd sa grâce à le trop publier; Qui veut qu’on s’en souvienne il le doit oublier. se sont trouvés ainsi transformés par un acteur: Un bienfait perd sa grâce à le trop _oublier_; Qui veut qu’on s’en souvienne, il le doit _publier_. Dans _La Tour de Nesle_, d’Alexandre Dumas et Gaillardet, un acteur, un figurant plutôt, jouant un rôle de messager, avait, en entrant en scène, à prononcer cette simple phrase: «Lettres patentes du roi au capitaine Buridan». Au lieu de cela, ledit messager accourt en s’écriant d’une voix de stentor: «Lettres _épatantes_ du roi,» etc. Toute la salle d’éclater de rire. «Qu’est-ce qu’ils ont donc, ces daims-là? Qu’est-ce qu’il y a de risible? demande le comparse à l’un de ses voisins sur la scène. — Dame, tu as dit _épatantes_... — Eh bien?» (_La République française_, 28 février 1899.) Un souffleur de la Comédie-Française «s’obstinait à appeler la tragédie de _Pertinax_, d’Arnault, _Le Père Tignace_». (Alexandre DUMAS, _Mémoires_, t. VIII, p. 290.) «Elle a débuté dans _Le Cidre_ (_Le Cid_) de Corneille; elle a fait Chimène.» (Paul DE KOCK, _Nouvelles_, Les Bords du canal, p. 14, Rouff, s. d., in-4.) Alphonse Karr, dans ses _Guêpes_ (juin 1841, t. II, p. 307), parle d’une affiche théâtrale annonçant une représentation prochaine et portant, faute de musiciens, cet avertissement: «Un dialogue vif et spirituel _remplacera la musique_, qui nuit à l’action». Il y eut un soir, dans je ne sais quelle bourgade de Bretagne ou d’ailleurs, un commencement d’incendie au théâtre, où l’on venait de jouer un bon vieux drame, qui se terminait par un bombardement. Le lendemain, l’imprésario n’eut rien de plus pressé que de faire afficher cet avis: «Désormais, afin d’éviter tout accident, le bombardement se fera _à l’arme blanche_.» (Cf. Alphonse LAFITTE, le journal _Le Corsaire_, 27 mai 1876.) Dans une autre petite ville, une troupe de comédiens ambulants venait de jouer _Le Misanthrope_. L’acteur qui avait rempli le rôle d’Alceste, et qui l’avait joué de moitié avec le souffleur, s’avance sur la scène, après la représentation, s’incline et dit: «Mesdames et Messieurs, nous aurons l’honneur de vous donner, demain soir, et pour notre clôture définitive, une pièce de Sedaine, _Le Philosophe sans le savoir_... — Non pas! non pas! interrompt le maire, qui se trouvait justement dans la salle. Vous venez de jouer _Le Misanthrope_ sans le savoir, et vous saurez demain, s’il vous plaît, _Le Philosophe_ pour le jouer.» (Cf. ID, _ibid._, 31 mai 1876.) Sous la Révolution, le citoyen et imprésario Léger ayant fait afficher, dans une ville de province, qu’il donnerait prochainement en représentation _Amphitryon_, comédie _en vers libres_ de Molière, la municipalité de l’endroit, sur le seul vu de l’affiche, et soucieuse de la bienséance, interdit la représentation. (Cf. Henri WELSCHINGER, _Les Almanachs de la Révolution_, p. 171.) L’anecdote suivante, que je rencontre encore dans ce dernier ouvrage (p. 35), bien qu’en dehors de mon sujet, me semble assez intéressante pour être glissée ici. Dans la ville de Beaune, l’épouse du maire ayant accouché le jour même où son mari était «élevé à la mairie», un bel esprit beaunois salua ce double événement par ce joyeux distique: Notre choix l’a fait maire, et l’amour le fait père; Quel triomphe pour nous de le voir père et maire! Comme exemple des drôleries de la censure théâtrale, n’oublions pas cette anecdote contée par Aurélien Scholl, et dont Planté, «le censeur légendaire», fut le héros (_L’Opinion_, 30 octobre 1885): «C’était dans une petite pièce de Siraudin et Delacour. Au lever du rideau, une femme de chambre était occupée à coudre: «Allons, bon! disait-elle, voilà encore mon fil qui vient de casser... C’est pourtant du fil d’Écosse!» «Planté écrivit en marge: «Choisir une autre qualité de fil pour ne pas altérer nos bons rapports avec l’Angleterre». II. — ROMANCIERS I SCARRON. — CHARLES PERRAULT. — LESAGE. — J.-J. ROUSSEAU. Encore l’adjectif _sensible_. — FLORIAN. — STERNE. — CHARLES DICKENS. — MARMONTEL. Suppression des incidentes _dit-il_, _dit-elle_. — PIGAULT-LEBRUN. — DUCRAY-DUMINIL. — CHARLES NODIER. Tirage à la ligne. — STENDHAL. — HENRI DE LATOUCHE. — PAUL DE KOCK. — MÉRY. — TOPFFER. Mots détournés de leur signification. SCARRON (1610-1660), qui écrit avec tant d’esprit et en un bon style, plein de naturel et d’aisance, abondant en expressions originales et idiotismes de terroir, annonce, dans son _Roman comique_ (chap. 15, p. 103; Garnier, s. d.), qu’après certaine sérénade, «on entendit la voix de quelqu’un _qui parlait bas le plus haut qu’il pouvait_». De même, dans les _Contes_ de Charles Perrault (p. 106, édit. André Lefèvre), la femme de Barbe-bleue appelant sa sœur Anne «_criait tout bas_: Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?» Remarquons que ce titre: _Roman comique_ ne signifie pas, comme on le croit généralement, roman plaisant et drolatique, mais roman relatif à la comédie, roman qui peint les mœurs des comédiens. Ce n’est que par extension que l’adjectif _comique_ a pris le sens de _plaisant_, _qui fait rire_. On sait quelles difficultés présente souvent «l’art des transitions». Chamfort en cite une, de transition, celle-ci, aussi brusque que plaisante, qu’il croit pouvoir attribuer à Scarron: «Des aventures de ce jeune prince à l’histoire de ma vieille gouvernante il n’y a pas loin: _car nous y voilà_». (Dans LA FONTAINE, _Œuvres_, t. III, p. 252, note 23; édit. des Grands Écrivains.) L’anachronisme est un des procédés les plus fréquemment employés par les écrivains burlesques et notamment par Scarron, dans son _Virgile travesti_, pour dérider le lecteur. En maint endroit, il tire de l’anachronisme des effets amusants par leur imprévu et leur extravagance, comme, par exemple, quand Didon, voyant Énée sortir d’un nuage, fait, de saisissement, le signe de la croix; quand elle commence par dire son _Benedicite_ en se mettant à table; quand Pygmalion tue, d’un coup d’arquebuse à rouet, Sichée, en train de réciter son bréviaire; Mézence, _contemptor divum_, ne va jamais à confesse, etc. (Cf. SCARRON, _Virgile travesti_, p. XXXVI et passim, édit. Victor Fournel.) Les _Contes_ de CHARLES PERRAULT (1628-1703), que nous citions il y a un instant, ont été longtemps et sont encore volontiers donnés en lecture à la jeunesse, et cependant il est de ces contes qui sont des plus scabreux, _Peau d’Ane_, par exemple, où il est question d’un inceste, d’un père amoureux de sa fille: Votre père, il est vrai, _voudrait vous épouser_... Dites-lui qu’il faut qu’il vous donne, Pour rendre vos désirs contents, Avant qu’à _son amour votre cœur s’abandonne_, Une robe qui soit, etc. Notez que _Peau d’Ane_, malgré cette scandaleuse passion qui forme le fond du récit, a joui de la plus grande vogue dans les familles, durant tout le règne de Louis XIV particulièrement. La petite Louison du _Malade imaginaire_ (II, 11) nous le montre: «Mon papa, je vous dirai si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de _Peau d’Ane_.» Et ce début du _Petit Poucet_, le trouvez-vous très édifiant? «Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient _sept_ enfants, tous garçons; l’aîné n’avait que _dix ans_, et le plus jeune n’en avait que _sept_. On s’étonnera que le bûcheron ait eu tant d’enfants en si peu de temps; mais c’est que sa femme allait vite en besogne, et n’en faisait pas moins de deux à la fois.» Singulière littérature, n’est-ce pas, pour ce que nous appelons des «petites oies blanches»? LESAGE (1668-1747), qui, lui aussi, possède une excellente langue, a singulièrement abusé du passé défini au début du chapitre deuxième du livre VI de _Gil Blas_ (p. 366; Charpentier, 1865): «Nous _allâmes_ toute la nuit, selon notre louable coutume; et nous nous _trouvâmes_, au lever de l’aurore... nous _quittâmes_ volontiers le grand chemin... nous _aperçûmes_ au pied d’une colline... nous ne _jugeâmes_ pas à propos... nous _trouvâmes_ que ces saules... nous _résolûmes_... nous _mîmes_... nous _débridâmes_ nos chevaux... nous nous _couchâmes_ sur l’herbe... nous nous y _reposâmes_... nous _achevâmes_... Nous nous _amusâmes_...» Tout cela dans l’espace de quatorze lignes. En général, les Français du nord emploient l’imparfait ou le passé indéfini plus volontiers que le passé défini; seuls, les Méridionaux font ainsi usage, à jet continu, de ce dernier temps. Nous rencontrons chez Lesage, dans son _Diable boiteux_ (t. II, p. 110 et suiv.; édit. de la Bibliothèque nationale), un phénomène qui n’est pas rare chez les romanciers. C’est un moribond qui tient des discours interminables. Don Fadrique vient d’être blessé en duel, il a le poumon transpercé, ordre absolu lui est donné de se taire, et il trouve la force et le moyen de pérorer pendant plusieurs pages. * * * De J.-J. ROUSSEAU (1712-1778), dans _La Nouvelle Héloïse_ (Partie I, lettre 64; Œuvres complètes, t. III, p. 238; Hachette, 1856): «Jamais les larmes de mon amie _n’arroseront le nœud_ qui doit nous unir», écrit Claire à M. d’Orbe. «Quel supplice, auprès d’un objet chéri, de sentir que la _main_ nous _embrasse_, et que le cœur nous repousse!» (_Ibid._, III, 18; p. 366.) Dans _Les Confessions_ (I, 1; t. V, p. 314) Jean-Jacques écrit, en parlant des amours d’enfance de son père et de sa mère: «Tous deux, _nés tendres et sensibles_, n’attendaient que le moment de trouver _dans un autre_ la même disposition; ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et chacun d’eux jeta son cœur _dans le premier_ qui s’ouvrit pour le recevoir». Phrase singulière, fortement tirée par les cheveux, comme on dit, et où nous rencontrons, en outre, cette locution, _nés tendres et sensibles_, si fréquente au dix-huitième siècle, ainsi que nous l’avons vu déjà (p. 65), et que Jean-Jacques, si impressionnable et _sensible_ lui-même, qu’on a très justement comparé à un derme à nu, à un _écorché_, emploie plus que personne. «Je crois que jamais individu de notre espèce n’eut naturellement _moins de vanité que moi_», déclare Jean-Jacques un peu plus loin (p. 320). Et, quelques pages auparavant, tout au début du livre (p. 313), il s’est adressé, en ces termes, à l’«Être éternel»: «Rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables; qu’ils écoutent mes confessions... et puis qu’_un seul te dise_, s’il l’ose: _Je fus meilleur que cet homme-là_». Ailleurs, dans une lettre à M. de Malesherbes, datée du 4 janvier 1762 (t. VII, p. 212), il écrit tout crûment et modestement: «Je mourrai... très persuadé que, de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, _aucun ne fut meilleur que moi_». «Je partirais avec défiance, _si je connaissais un homme meilleur que moi_», dit-il encore, dans une lettre du 1er août 1763 (p. 378). Comment concilier le premier de ces aveux: personne n’a moins de vanité que moi, avec les suivants: personne n’est meilleur que moi? Rousseau — on a souvent signalé cette particularité — a employé le féminin, généralement évité, du mot _amateur_: «Cette capitale (Paris) est pleine d’amateurs et surtout d’_amatrices_.» (_Émile_, livre III, t. I, p. 582; Hachette, 1862.) Voici une remarque de Rousseau, à propos des dramaturges de son temps; elle peut s’appliquer à ceux du nôtre et à nos feuilletonistes: «Je ne saurais concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer et composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble qu’on devrait gémir d’être condamné à un travail si cruel: ceux qui s’en font un amusement doivent être bien dévorés du zèle de l’utilité publique. Pour moi, j’admire de bon cœur leurs talents et leurs beaux génies; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnés.» (J.-J. ROUSSEAU, _La Nouvelle Héloïse_, VI, 13, note finale; t. III, p. 640.) Tout le monde connaît _Le Vœu_ ou _Rêve de bonheur_ si admirablement décrit par Jean-Jacques Rousseau: il figure dans toutes les anthologies: «Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j’aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts... J’aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger», etc. (_Émile_, IV; t. II, p. 144; Hachette, 1863). FLORIAN (1755-1794), — dont nous avons déjà parlé dans un des chapitres consacrés aux poètes, — a formé le même souhait et presque dans les mêmes termes: «Quand pourrai-je vivre au village? Quand serai-je le possesseur d’une petite maison entourée de cerisiers? Tout auprès seraient un jardin, un verger, une prairie et des ruches; un ruisseau bordé de noisetiers environnerait mon empire; et mes désirs ne passeraient jamais ce ruisseau.» Etc. (_Galatée_, II; Fables et autres œuvres, p. 229; Didot, 1858.) De Florian encore ces singulières phrases: «Il fit un soupir: je soupirai aussi; il me serra la main: je ne crois pas _le lui avoir rendu_.» (_Galatée_, I, p. 224.) «... J’ai tout avoué (à mon père); je lui ai dit que je portais dans mon sein _le gage de notre union_, que cet enfant était le sien, et qu’_il lui demandait_, par ma voix, _la permission de naître_ pour l’aimer.» (_Le Bon Ménage_, scène 18, p. 434.) * * * Nous lisons, dans _La Vie et les Opinions de Tristram Shandy_ de STERNE (1713-1768) (t. III, p. 60; édit. de la Bibliothèque nationale, 1885; trad. M. D. L. B.) — que nous citons ici exceptionnellement, comme le suivant, puisque nous ne nous occupons que des écrivains français: «... Que serait son livre?... Un recueil d’impertinences des (_sic_) vieilles femmes _des deux sexes_.» La même inadvertance se trouve dans un autre auteur anglais, CHARLES DICKENS (1812-1870), _La Petite Dorrit_ (t. I, p. 202, chap. 17; Hachette 1869; trad. P. Lorain): «... plusieurs autres vieilles dames _des deux sexes_». C’est à MARMONTEL (1723-1799) qu’on doit la suppression des incidentes _dit-il_ et _dit-elle_ dans les conversations écrites. A la fin de la préface de ses _Contes moraux_ (t. I, p. x; La Haye, s. n. d’éditeur, 1761), il se félicite de cette innovation: «Je proposai, il y a quelques années, dans l’article _Dialogue_ de l’Encyclopédie, de supprimer les _dit-il_ et _dit-elle_ du dialogue vif et pressé. J’en ai fait l’essai dans ces Contes, et il me semble qu’il a réussi. Cette manière de rendre le récit plus rapide n’est pénible qu’au premier instant; dès qu’on y est accoutumé, elle fait briller le talent de bien lire.» «En reconnaissance de cette découverte, dit un des personnages de l’abbé Dulaurens, dans l’_Arretin_ (sic) _moderne_ (t. II, p. 76; Baillière et Messager, 1884), les auteurs devaient (devraient?) se cotiser pour ériger une statue de terre glaise à ce grand homme, la placer à la porte de l’Académie avec cette inscription[37]: J’ai banni du français les _dit-il_, les _dit-elle_.» [37] Une curieuse et amusante aventure arriva à Marmontel, précisément comme il briguait les suffrages académiques. «... Désirant avec ardeur une place à l’Académie, Marmontel prit le parti de louer, dans sa _Poétique française_, presque tous les académiciens vivants dont il comptait se concilier la bienveillance et obtenir la voix pour la première place vacante. Il se fit presque autant de tracasseries qu’il avait fait d’éloges; personne ne se trouva assez loué, ni loué à son gré. Il avait cité de Moncrif un couplet avec les plus grands éloges; Moncrif prétendit qu’il fallait citer et transcrire la chanson tout entière ou ne point s’en mêler.» (_Correspondance de Grimm_, t. I, p. 337-338; Buisson, 1812.) Marmontel ne se doutait guère de quels expédients s’aviseraient ses successeurs, et par quoi seraient remplacés ces _dit-il_ et _dit-elle_. Au lieu d’écrire: «Il dit en bâillant» ou «Elle s’écria en rougissant» ou «Je te maudis! cria-t-il en s’élançant», certains romanciers usent volontiers des abréviations suivantes: «Ah! _bâilla-t-il_.» «Oh! _rougit-elle_...» «Je te maudis! _s’élança-t-il_.» Etc. On peut affirmer que tous les verbes de la langue française y passent ou y ont passé. «Que faites-vous ici, monsieur? _brusqua_ Nicole.» (Alexandre DUMAS, _Joseph Balsamo_, chap. 74.) «Ah ça! le vieux, _pouilla-t-il_, réjouissons-nous.» (Léon CLADEL, _Les Va-nu-pieds_, p. 115, Les Auryentys; Lemerre, 1884.) (_Pouiller_, dire des _pouilles_, des injures.) «Hé! _rauqua-t-il_, pépère Lenfumé, du fort et du meilleur!» (Id., _ibid._, p. 205, Un Noctambule.) Un conteur en prose et en vers, qui ne manquait pas de talent, Auguste Saulière (1845-1887), l’auteur des _Leçons conjugales_, des _Histoires conjugales_, etc., a particulièrement, dans ce cas, varié ses formules. En voici des exemples empruntés à son roman _Les Guerres de la Paroisse_ (Lemerre, 1880): «Bandit? Je n’ai encore volé ni tué personne, _se redressa_ le petit musicien avec dignité.» (Page 176.) «Toi, va te promener avec ton pistolet! _se renfrogna_ le père.» (Page 211.) «J’appartiens à la famille, moi! _se campa_ le petit sacripant.» (Page 211.) «Tiens, papa, _se retourna_ Lexandrou...» (Page 211.) «Peuh! _se dandina_ M. Couffignol...» (Page 230.) «Eh! _sourit_ le curé, il ne dira pas la messe, lui!» (Page 261.) «Oh! papa, _se signa_ Lexandrou...» (Page 349.) «Il nous arrivera malheur, papa, si tu continues, _tremblait_ Antonine...» (Page 349.) Etc., etc. * * * PIGAULT-LEBRUN (1753-1835), qui trace un parallèle des Anglais et des Français, dans son roman _L’Enfant du Carnaval_ (t. I, p. 67; édit. de la Bibliothèque nationale), s’exprime en ces termes: «Le Français passe sa vie aux pieds de ses maîtresses... Mais ses maîtresses _le trompent_. — Les Anglais ne _le_ sont-ils jamais?» Ce qui veut dire: Les Anglais ne sont-ils jamais trompés? Les phrases étranges, amphigouriques, grotesques et cocasses, abondent chez le romancier DUCRAY-DUMINIL (1761-1819), qui a joui jadis de tant de vogue. Voici quelques échantillons de ce pathos et galimatias, extraits de _Victor ou l’Enfant de la forêt_, qui passe pour le chef-d’œuvre de cet écrivain: «Un pays raboteux, _hérissé_ de vieilles tours, de masures, de coteaux boisés, _de prairies et de ruisseaux_... Une petite porte, percée _dans un des créneaux de_ la muraille, et qui donnait _de plain-pied_ sur la campagne.» (Tome I, p. 17; 10e édit., Belin-Leprieur, 1821.) «Il examine l’enfant, qui entre _dans la carrière tortueuse_ de la vie.» (Tome I, p. 30.) «Il avait besoin encore longtemps de cette nourriture céleste _dont la nature a rendu les femmes dépositaires_, et qui est le premier aliment de tous les hommes.» (Tome I, p. 196[38].) [38] Cf. Chateaubriand (_Génie du christianisme_, VI, 5; t. I, p. 169; Didot, 1865): «L’enfant naît, la mamelle est pleine; la bouche du jeune convive n’est point armée, de peur de blesser _la coupe du banquet maternel_.» «Ce siècle, _comme la trombe foudroyante_ qui, après avoir démâté les vaisseaux, _s’avance sur le rivage_ pour entraîner dans sa course les arbres et les masures du laborieux agriculteur, ce siècle, dit de lumière, a moissonné les vertus sociales et privées; il a émoussé la délicatesse, absorbé les jouissances de l’âme, et tué le sentiment.» (Tome II, p. 53.) «Cette lettre fit sur nous _l’effet de la grêle_ qui détruit l’espoir du laboureur.» (Tome III, p. 220.) «Victor lui-même sait que ce silence absolu de la nature l’invite _à céder aux pavots_ que le dieu du sommeil verse sur ses paupières.» (Tome IV, p. 16.) «Mon père, s’écrie-t-elle en versant un torrent de larmes, oh! serrez encore votre fille dans vos bras _paternels_!» (Tome IV, p. 63.) Ducray-Duminil use fréquemment d’une amusante précaution oratoire, il s’identifie en quelque sorte avec ses personnages: «Je _frémis_, Victor, _moi qui suis ton historien_, et _je tremble encore_ qu’il ne t’arrive un jour de plus grands malheurs.» (Tome III, p. 55.) «Quels nouveaux malheurs vont encore flétrir ta jeunesse? J’en prévois de cruels, d’inattendus (pauvre Victor!) _que je n’aurai peut-être pas la force de raconter à mes lecteurs_... Mais que dis-je? si tu as eu le courage de les supporter, _je dois avoir celui de les transporter à l’histoire_...» (Tome III, p. 271.) Que de choses il y aurait encore à citer dans ce curieux livre, si démodé et oublié aujourd’hui! «Clémence soupire et chante à son tour les couplets suivants, _qu’elle improvise_, ainsi qu’_il est très aisé de le voir_ par le ton plus simple que poétique qui en fait le charme: Ce fut dans ce lieu solitaire Qu’un jour un amant malheureux Fit à celle qui lui fut chère Les plus tendres aveux.» (Tome IV, p. 130.) Etc., etc. L’auteur de _Victor ou l’Enfant de la forêt_ abuse des _je frémis, il frémit_, et il abuse aussi, comme sa contemporaine Mme de Staël, ainsi que nous le verrons plus loin, des syncopes et évanouissements. Ducray-Duminil avait débuté par le journalisme: il rédigeait, dans _Les Petites Affiches_, les comptes rendus des représentations théâtrales, et, «doué d’un caractère essentiellement bénin, lorsqu’il se voyait chargé d’enregistrer la chute d’une pièce, il ne manquait jamais d’ajouter à son article cette phrase consolante: _L’auteur est un homme d’esprit qui prendra sa revanche_.» (STAAFF, _La Littérature française_, t. II, p. 1043.) * * * CHARLES NODIER (1780-1844), qui s’est plu souvent, dans ses écrits pseudo-historiques, à mystifier ses lecteurs[39], répondait un jour à quelqu’un qui lui reprochait les longs adverbes dont il émaillait sa prose: «Un mot de huit syllabes fait une ligne, et chaque ligne m’est payée vingt sous.» (Cf. P.-J. PROUDHON, _Les Majorats littéraires_, III, § 8, p. 119.) [39] Sur les mystifications commises par Charles Nodier, voir mon ouvrage _Mystifications littéraires et théâtrales_, p. 89 et suiv. (Fontemoing, 1913). Aussi nombre de romanciers, — de feuilletonistes surtout, — délayent-ils leur prose le plus possible, et s’efforcent-ils, comme on dit, de «tirer à la ligne». Alexandre Dumas père nous offrira prochainement quelques exemples de ce procédé tout mercantile. STENDHAL (1783-1842), dans une de ses nouvelles, _Le Philtre_ (Chroniques et Nouvelles, p. 299 et 309; Librairie nouvelle, 1856), vieillit instantanément de dix années un de ses personnages: «J’ai _trente ans_ de plus que vous, ma chère Léonor... — Vous n’avez que dix-neuf ans et lui cinquante-neuf...» Ce qui fait _quarante ans_. Ailleurs, à propos de Mme de Staal-Delaunay, Stendhal fait cette déclaration et ce pléonasme: «Je dirai qu’une femme ne doit jamais écrire que des œuvres _posthumes à publier après sa mort_.» (_De l’amour_, II, chap. 55, p. 192; M. Lévy, 1857.) On sait quel était «l’idéal du style» pour Stendhal. «Dans sa haine pour l’emphase contemporaine, il disait que l’idéal du style, pour lui, c’était le _Code civil_. Il en lisait une page tous les matins.» (Émile DESCHANEL, _Le Romantisme des classiques_, t. I, p. 28.) Je ne crois pas que ce système lui ait parfaitement réussi. Ferdinand Brunetière a crûment qualifié _La Chartreuse de Parme_ de «chef-d’œuvre d’ennui prétentieux» (Cf. la _Revue critique des idées et des livres_, 10 mars 1913, p. 656); mais il est à remarquer que c’est Stendhal lui-même et tout le premier et maintes fois qui a fait l’aveu de cet ennui et demandé pardon au lecteur de la fatigue qu’il lui cause. «Le lecteur trouve bien longs sans doute les récits de toutes ces démarches... Le lecteur trouve cette conversation longue... Le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails...» (_La Chartreuse de Parme_, p. 200, 292 et 436-437; Librairie nouvelle, 1855.) «Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros... Tout l’ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute partagé par le lecteur...» (_Le Rouge et le Noir_, p. 187 et 409; M. Lévy, 1862.) On voit combien Stendhal appréhendait l’effet qu’il pouvait et devait produire sur son public. HENRI DE LATOUCHE (1785-1851), l’éditeur d’André Chénier, l’ermite de la Vallée aux loups, écrit, dans son roman _Fragoletta_ (p. 119; M. Lévy, 1867), cette phrase, qui se ressent un peu trop de l’influence romantique: «On eût dit cette espèce de couleur meurtrie,... ces teintes livides partant en étoile de la lame d’un poignard _quand il a été laissé trois jours dans les flancs d’un cadavre_.» * * * PAUL DE KOCK (1794-1871), dont le nom a jadis été si populaire, nous montre, dans son roman _Le Petit Isidore_ (p. 96; _Rouff_, s. d., in-4) une vieille moustache _qui s’essuye les yeux_: «La vieille moustache lit, en s’arrêtant quelquefois pour s’essuyer les yeux...» Vous devinez que ladite moustache appartient à un brave troupier, un vieux grognard. Louis Reybaud, dans son _Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques_ (chap. 35, p. 350; M. Lévy, 1862), a fait usage de la même métaphore ou synecdoque: «Pour supporter d’un œil sec un tableau pareil, il faut être de la trempe des _vieilles moustaches_ qui firent, avec l’Empereur, le tour de l’Europe, et laissèrent sur les bords de la Bérésina un nez ou un orteil.» Et Balzac (_Melmoth réconcilié_, dans le volume _La Recherche de l’absolu_, p. 263; Librairie nouvelle, 1858): «Une _vieille moustache_ comme moi, s’enjuponner, s’acoquiner à une femme!» «La jeune fille détourna la tête pour cacher des larmes qui tombaient _de ses yeux_», écrit Paul de Kock, dans _Un jeune homme charmant_ (p. 12; Rouff, s. d.; in-4). En effet, c’est d’ordinaire des yeux que tombent les larmes. «Le mélèze aux _larges_ feuilles», dit-il encore dans le même roman (p. 10). Or, les feuilles du mélèze, du «pin mélèze», ne sont que des «aiguilles»: «Mélèze, feuilles étroites et très allongées» (Gaston BONNIER, _Les Noms des fleurs_, p. 268, art. 1056). Ailleurs, dans une nouvelle intitulée _Les Plaisirs de la pêche_ (Paul DE KOCK, _Nouvelles_, p. 45; Rouff, s. d., in-4), il nous dit que «M. Bertrand, grand amateur de pêche, passait le temps de sa récréation, soit à guetter le poisson, soit à chercher _dans la terre_ de l’asticot». Non, ce n’était pas dans la terre que M. Bertrand cherchait «de l’asticot»; dans la terre, il savait bien ne trouver que des vers gris ou rouges; les asticots, il se les procurait autrement. Dans _L’Amour qui passe et l’Amour qui vient_ (p. 14; Rouff, s. d., in-4), Paul de Kock nous dépeint un vieux garçon pratiquant les amours ancillaires, et à qui de jeunes marmitons, ses voisins, font concurrence, et il emploie cette amusante locution: «Pourquoi ne pas fuir cette maison peuplée de marmitons _qui lui coupent les bonnes sous le pied_?» «Mme Durand soupire en disant: «C’est bien heureux!» Et ses jeunes voisins _en poussen_t aussi [sans doute des soupirs], mais sans rien dire.» (_Jean_, p. 10; Rouff, s. d., in-4.) «Jean pleurait ou trépignait _des pieds_.» (_Ibid._, p. 12.) «Dès qu’on est _deux_, je forme un _quadrille_.» (_Ibid._, p. 14.) «Remettez-vous, monsieur, dit le notaire à Adolphe en souriant de son étonnement. _Onze cent mille francs_, c’est une jolie fortune, sans doute, mais enfin _vous ne serez pas encore millionnaire_.» (_Monsieur Dupont_, chap. 29, p. 60; Rouff, s. d., in-4.) Que lui faut-il donc, à ce tabellion, pour faire un millionnaire? «Elle portait _dans son sein un nouveau gage_ de l’amour de son époux.» (Paul DE KOCK, _L’Homme aux trois culottes_, chap. 14, p. 44; Rouff, s. d., in-4.) «Elle porte _dans son sein un gage_ de sa faiblesse.» (ID., _Sanscravate_, chap. 30, p. 79; Charlieu, s. d., in-4.) Nous avons déjà vu (p. 69 et 173) des exemples de cette très fréquente périphrase. Ne quittons pas Paul de Kock sans rapporter cette plaisante anecdote contée par les Goncourt, dans leur _Journal_ (année 1865, t. II, p. 312): «Le maire d’ici (de Bar-sur-Seine?) est lié avec Paul de Kock, lui envoie du cochon et du boudin, et a reçu en échange son portrait. Sa femme, un jour de Fête-Dieu, pour orner son reposoir, avait donné tout ce que le ménage avait d’artistique, et le portrait de Paul de Kock était exposé à la vénération des fidèles, au beau milieu du reposoir.» Dans _La Croix de Berny_ (lettre II, p. 17; Librairie nouvelle, 1859), l’un des auteurs, le poète et romancier JOSEPH MÉRY (1798-1866), sous le pseudonyme de Roger de Monbert, donne «des épaulettes à ces trois illustres généraux, César, Alexandre et Annibal». Le romancier genevois RODOLPHE TOPFFER (1799-1846) fait un usage fréquent — ce qui se comprend de reste — de certains idiotismes suisses qui déconcertent et détonnent en français. Non seulement il emploie, comme son compatriote Jean-Jacques Rousseau, la mauvaise locution causer à quelqu’un pour causer _avec_ quelqu’un: «Pendant qu’il _me_ causait... J’aime que vous _me_ causiez...» (_Le Presbytère_, p. 8 et 52; Hachette, 1907), mais il crée des mots comme _empléter_ (acheter, faire des emplettes: peut-être usité en Suisse): «J’ai fait une course à Genève pour _empléter_ des articles» (_Le Presbytère_, p. 449); ou bien, ce qui est plus grave, ce qui trouble la clarté de la phrase et risque de la rendre incompréhensible, il change l’acception des termes, ou, plus exactement sans doute, il les emploie avec l’acception qu’ils ont à Genève. Notre vieux mot _idoine_, qui veut dire apte ou propre à quelque chose (_idoneus_), a, chez Topffer, le sens d’inepte, d’idiot: «... Son _idoine_ de mari, qui a plus soif que faim...» (_Ibid._, p. 149.) _Gabegie_, terme populaire signifiant fraude, supercherie (Cf. LITTRÉ), devient chez lui le synonyme de tracas, de souci: «Qu’auras-tu avancé là en te leurrant de pronostics, de lourdeurs et de _gabegies_?» (_Ibid._, p. 395.) N’avons-nous pas lu jadis à Reims (vers 1895), sur des devantures de restaurateurs et de marchands de vin, le mot _asperges_, «asperges tous les jours», signifiant, selon les uns, «tripes à la mode de Caen», selon d’autres, «tripes à la sauce blanche»? II HONORÉ DE BALZAC. Obscurités voulues et bizarreries et tares involontaires. Anachronismes. Locutions fréquentes. PHILARÈTE CHASLES. — HENRI MONNIER. — LOUIS REYBAUD. — FRÉDÉRIC SOULIÉ. Confusion qui règne dans ses romans. — STÉPHEN DE LA MADELAINE. — MÉRIMÉE. Nous avons vu les poètes dits symbolistes s’efforcer de se rendre obscurs et incompréhensibles pour attirer l’attention et l’admiration du public. HONORÉ DE BALZAC (1799-1850) ne dédaignait pas d’user de cet antique procédé, et il n’en faisait pas mystère. Le dessinateur Bertall, qu’un éditeur avait chargé des illustrations de _La Comédie humaine_, se trouvant embarrassé, dans cette tâche, par des phrases plus ou moins ténébreuses, eut recours à l’auteur et l’interrogea. Bertall lui-même rapporte ainsi cette conversation (Cf. le journal _Le Soleil_, 12 avril 1882): «Mon cher maître, voici un passage que je ne comprends pas très bien.» Balzac prit le livre, lut l’endroit désigné et se mit à rire. «En effet, dit-il, c’est du galimatias... Mais c’est voulu! — Comment, voulu? — Parfaitement. Vous entendez bien, mon cher Bertall, que si le public n’était pas arrêté de temps à autre par quelque phrase bien enchevêtrée ou quelque mot très hérissé, il se croirait aussi malin que l’auteur qu’il lit. Tout ce qui est clair lui paraît trop facile. Il se figure, le naïf, _qu’il en ferait autant_! Il ignore, ce satané public, que ce qu’il y a de plus difficile, c’est d’être simple. C’est pourquoi je saupoudre quelquefois mes romans d’une bonne petite obscurité afin que le bon lecteur se prenne la tête à deux mains et dise: «Je ne comprends pas du tout! Ça me dépasse! Sapristi! tout de même, comme ce Balzac est fort[40]!» [40] Nous avons vu aussi (p. 94 et 135) le même système préconisé plus ou moins sérieusement par Théophile Gautier: «Il faut, dans chaque page, une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend pas», etc. Et (déjà cité p. 136) Destouches (_La Fausse Agnès_, I, 2): «LA BARONNE. Cet endroit-ci n’est pas clair, mais c’est ce qui en fait la beauté. — LE BARON. Assurément. Quand je lis quelque chose, et que je ne l’entends pas, je suis toujours dans l’admiration.» Cf. aussi Montaigne, le cardinal de Retz, La Bruyère, etc., cités par nous p. 135-136. Mais, à côté de ces imbroglios voulus, on rencontre, chez Balzac, plus d’une tare ou d’une bizarrerie involontaires. Dans _Splendeurs et Misères des courtisanes_ (p. 253; Librairie nouvelle, 1856), il nous montre, chose merveilleuse sans doute, un priseur qui prend son tabac _par le nez_: «... le faux officier de paix en achevant de humer sa prise par le nez». Dans _La Cousine Bette_ (p. 259; Librairie nouvelle, 1856), un commissaire de police répond _silencieusement_: «Elle n’est point folle». Mais ce n’est là sans doute qu’une faute d’impression, et il faut lire: _sentencieusement_. Dans le même roman, le critique Émile Faguet (_Études littéraires sur le dix-neuvième siècle_, p. 450) relève cette phrase et la cite comme un exemple de métaphores à la fois vulgaires et prétentieuses: «La bienfaitrice trempa le pain de l’exilé dans l’absinthe des reproches.» «_Le Lys dans la vallée_, ajoute Émile Faguet (_Ibid._), est un prodige de pathos et de phœbus.» Encore du pathos et de l’amphigouri: «En achevant d’_embrasser_, par sa profonde intuition, _les misères_ que réveilla cette idée mélancolique, il (le meurtrier) jeta sur Hélène _un regard de serpent_, et remua dans le cœur de cette singulière jeune fille un monde de pensées encore endormi...» (_La Femme de trente ans_, p. 142; Librairie nouvelle, 1859.) Et cette drôlerie dans l’_Histoire des treize_ (Ferragus, p. 149; Librairie nouvelle, 1856): «... Jules, seul dans une calèche de voyage _lestement_ menée par la rue de _l’Est_, déboucha sur l’esplanade de l’Observatoire...» Dans le même ouvrage, nous voyons une jeune fille qui ignore l’art de se teindre, et dont cependant les cheveux changent de couleur: ils sont tantôt «cendrés» (p. 352), tantôt «noirs» (p. 383). Et «ces yeux qui semblent avoir des oreilles», dans _L’Envers de l’histoire contemporaine_ (p. 221, Librairie nouvelle, 1860). Tout à l’heure Balzac nous a fait voir un individu lançant sur une femme «un regard de serpent»; dans _Les Chouans_ (p. 110, Librairie nouvelle, 1859), il nous montre un de ses personnages qui «jette sur sa maîtresse un coup d’œil _aussi noir que l’aile d’un corbeau_». Dans le même roman, — qui date de la jeunesse de l’auteur et est fréquemment mal agencé et obscur (Cf. Marcel BARRIÈRE, _L’Œuvre de H. de Balzac_, p. 290 et suiv.), — nous voyons (p. 311) l’héroïne, Marie de Verneuil, sortir d’une affreuse chaumière, d’un taudis où gens et bestiaux vivent en commun; puis, par une singulière inadvertance, ce taudis se trouve subitement, dans la même page, et quelques lignes plus bas, transformé _en salon_. «Tout à coup, Mlle de Verneuil rentra dans le salon...» Et (_Les Chouans_, p. 277) cet amoureux qui, pour prouver à sa maîtresse combien est violente sa passion, saisit, dans le foyer, un bout de tison, un charbon ardent, le garde et le serre dans sa main, sans paraître souffrir de cette brûlure, sans même s’en occuper ni s’en soucier: «Mais jetez donc ce feu! Vous êtes fou! Ouvrez votre main, je le veux!» lui crie sa maîtresse, qui réussit enfin à ouvrir cette main. Je sais bien que Mucius Scævola et d’autres ont accompli cet exploit... N’importe! Dans _La Muse du Département_ (p. 154-155; Librairie nouvelle, 1857), Balzac met en scène une soubrette qui, à l’aide d’un mouchoir, bande solidement les yeux à l’un des personnages, de façon qu’il ne puisse voir où elle va le conduire, et lui fait ensuite cette étrange recommandation: «Veillez bien sur vous-même! _Ne perdez pas de vue_ un seul de mes signes!» Inadvertance à peu près comparable à celle que nous offre John Lemoinne, dans le _Journal des Débats_ (cité par _Le National_, 2 novembre 1884): «Le roi de Hanovre _aveugle_ et souffrant _de voir_ son royaume incorporé dans la Prusse», voir avec les yeux de l’esprit, il est vrai; — et à celle aussi que nous rencontrons chez Émile Pouvillon (_Pécaïre_, dans le volume _Les Petites Ames_, p. 172 et 180), où «Ginibre, un honnête aveugle,... envoie _un regard mélancolique_ à une bouteille vide». Au lieu d’un aveugle qui voit clair, c’est quelquefois un muet qui prend la parole: «M. le grand rabbin de France Isidor, qu’une récente attaque de paralysie condamne au _mutisme_, a voulu, en cette occasion, _mêler sa voix_ aux prières adressées à Dieu à l’intention de Mosès Montefiore.» (Cité par _Le National_, 2 novembre 1884.) La dédicace de la courte étude de Balzac intitulée _La Bourse_ débute ainsi: «N’avez-vous pas remarqué, mademoiselle, qu’en mettant deux figures en adoration aux côtés d’une belle sainte, les peintres ou les sculpteurs du moyen âge n’ont jamais manqué _de leur imprimer une ressemblance filiale_?» Comme les figures ainsi placées aux côtés des saints et des saintes, ces figures de «donateurs», sont d’ordinaire celles d’un père et de ses fils, d’une mère et de ses filles, cette ressemblance est toute naturelle et de rigueur en quelque sorte, et les artistes ne pouvaient manquer de l’exprimer. Dans _Le Cousin Pons_ (p. 37-38; Librairie nouvelle, 1856), Balzac parle d’un admirable éventail, «divin chef-d’œuvre que Louis XV a bien certainement commandé _pour Mme de Pompadour... Watteau_ s’est exterminé à composer cela!» ajoute-t-il par la bouche du vieux Pons. Or, Watteau est mort en 1721, l’année même où la belle marquise venait au monde. «Un rossignol vint se poser sur l’appui de la fenêtre», prétend Balzac dans _La Peau de chagrin_ (p. 255; Librairie nouvelle, 1857). Un rossignol qui se pose sur une fenêtre, — cela ne se voit pas tous les jours ni même toutes les nuits de mai. «Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre _éclairée par des parfums_!» lit-on dans le même roman (p. 110). Et dans la _Physiologie du mariage_ (p. 301; Librairie nouvelle, 1876): «Nous sommes amoureux à _vingt_ ans... et nous cessons de l’être à _cinquante_. Pendant ces _vingt_ années...» Dans les _Petites Misères de la vie conjugale_ (p. 135; Librairie nouvelle, 1862), une amusante phrase que je me borne à indiquer: «Le diable aime surtout à mettre sa queue...» Alphonse Karr, qui était très ferré sur l’horticulture, qui a même exercé la profession de jardinier-fleuriste à Nice et à Saint-Raphaël, a plus d’une fois relevé, dans ses _Guêpes_, les erreurs commises par les romanciers, ses confrères, dans leurs descriptions des fleurs. Ainsi il reproche à Balzac ses «azalées qui grimpent et tapissent les maisons» (_Ibid._, août 1843, t. V, p. 6 et 10); — à Jules Janin son «œillet bleu» (_Ibid._, janvier 1844, t. V, p. 86); — à George Sand ses «chrysanthèmes bleus» (_Ibid._); — etc. Les _Contes drolatiques_ passent, et peut-être avec raison, pour le chef-d’œuvre purement littéraire de Balzac; c’était l’avis de Barbey d’Aurevilly (Cf. _Romanciers d’hier et d’avant-hier_, p. 15 et 37), et l’opinion de Balzac lui-même: malgré l’insuccès complet de ces _Contes_ lors de leur apparition, «il croyait qu’à défaut de ses autres œuvres, ils suffiraient pour le sauver de l’oubli» (Mme SURVILLE, _Balzac_, p. 145). Or, si habile et si savant que soit le style archaïque de ces _Contes_, il est des endroits qui trahissent l’époque moderne, celui-ci, par exemple: «Ce grand et noble curé _n_’estoit _pas_ fort _que_ de là» (Premier dixain, _Le Curé d’Azay_, p. 279; Librairie nouvelle, 1859). _Ne pas que_, dans le sens actuel, — «n’était pas fort seulement que de là», — est une locution illogique, fautive et _moderne_: elle n’apparaît, dans notre langue, que vers la fin du dix-huitième siècle: voir ci-dessus, Préambule, p. 14-15, note; et LITTRÉ, article Que, Remarque 1.: «_Ne pas que ou ne point que_, anciennement, équivalait à _ne... que_, le mot _pas_ ou _point_ étant explétif. Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince (CORNEILLE, _Horace_, III, 6) signifie: Et ne l’auront vue obéir qu’à son prince, et non: Et ne l’auront point vue obéir _seulement_ à son prince.» Une particularité qui a droit de surprendre les lecteurs de _La Comédie humaine_, particularité étonnante chez un écrivain qui s’est tant occupé d’affaires litigieuses et de questions judiciaires, c’est que Balzac, bien qu’il eût débuté par être clerc d’avoué, n’avait, en 1845, à l’âge de quarante-six ans, _jamais entendu plaider_, jamais, donc, serait-on en droit d’inférer, assisté à une séance de tribunal: «Je n’avais jamais entendu plaider, et je suis resté pour entendre Crémieux, qui a fort bien parlé.» (Lettre à Mme Hanska, 14 décembre 1845; _Correspondance_, t. II, p. 188.) Et cependant nous lisons, dans une _Notice sur la fondation et le but de la Société des gens de lettres_ (p. 2; Paris, imprimerie Charles Blot, s. d. ni nom d’édit.), que «le premier procès mémorable (engagé par la Société des gens de lettres contre les journaux ayant illicitement reproduit des feuilletons) fut plaidé à Rouen par Honoré de Balzac. Le grand romancier s’improvisa l’avocat de ses confrères... Et cela par une délégation, que lui avait donnée le Comité, du 11 octobre 1839. M. Honoré de Balzac obtint gain de cause...» Signalons, en passant, l’abus excessif que fait Balzac de la conjonction _car_; nous la voyons répétée souvent trois ou quatre fois dans la même page (Cf. _Ursule Mirouet_, Librairie nouvelle, 1857, _passim_ et notamment p. 15, 16, 19... 166, 217, etc.; — _L’Envers de l’histoire contemporaine_, Librairie nouvelle, 1860, _passim_, principalement p. 161, 163, 171... 203, 221; — etc.); — et aussi une formule, précaution oratoire, très fréquente chez Balzac, et dont la tournure seule varie, souvent même fort peu: «Maintenant, il est nécessaire d’expliquer... Ici peut-être est-il nécessaire de faire observer... Ces menus détails sont indispensables pour comprendre... Avant d’aller plus loin, il est utile de raconter... Peut-être n’est-il pas superflu d’ajouter...», etc. (Cf. _La Cousine Bette_, Librairie nouvelle, 1856, p. 32, 33, 67, 106, 126, etc.; — _Ursule Mirouet_, Librairie nouvelle, 1857, p. 22, 72, 87, etc.; — _Les Paysans_, Librairie nouvelle, 1857, p. 51, 93, 97, etc.; — _Les Chouans_, Librairie nouvelle, 1859, p. 6, 15, 179, 194, 349, etc.) * * * PHILARÈTE CHASLES (1799-1873), dans ses très curieux _Souvenirs d’un médecin_ (traduits de Samuel Warren; Librairie nouvelle, 1855, p. 51), nous montre des gens rassemblés le soir au coin du feu, vidant leur tasse de thé «_sans mot dire_, et se retirant après une heure de cet innocent _entretien_». «Ce sabre est le plus beau jour de ma vie!» Cette solennelle et célèbre déclaration de Joseph Prudhomme a son pendant dans une autre phrase que l’historien de Joseph Prudhomme, HENRI MONNIER (1799-1877), attribue à un maire de village, nouvellement élu: «Mes amis, jamais je n’oublierai l’honneur que vous avez fait à mes cheveux blancs en les mettant à votre tête!» (Cf. _Le Rappel_, 10 janvier 1877.) A un mari dont la femme a mis au monde plusieurs filles et qui vient enfin d’accoucher d’un garçon, un personnage du _Coq du Clocher_ (chap. 3, p. 26; M. Lévy, 1856) de LOUIS REYBAUD (1799-1879) adresse ses félicitations en ces termes: «A la bonne heure! Vous avez eu la _main heureuse_ cette fois!» FRÉDÉRIC SOULIÉ (1800-1847) se vantait d’écrire ses romans sans préparer de plan, de «jeter la plume au vent et suivre le chemin où elle mène» (_Le Magnétiseur_, p. 74; Librairie nouvelle, 1857). On ne s’aperçoit que trop de ce manque de préparation et de soin à l’incohérence et la confusion qui règnent dans nombre de ses récits. Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est que souvent, de son propre aveu ou par la bouche de ses personnages, l’auteur reconnaît et proclame le gâchis. «Vous ne me comprenez pas! s’écria le général, et moi-même, dans ce chaos d’événements, de doutes, d’incertitudes, je ne sais si je me comprends.» (_Le Magnétiseur_, p. 154.) «Les événements de la vie de Justine expliquent suffisamment, du moins je le pense, la brutalité et l’incohérence de ses confidences... Qu’on veuille donc bien lire ce qui va suivre avec le souvenir de ce que je viens de dire, et on s’expliquera peut-être cette incohérence d’opinions, ce chaos de principes opposés jeté à travers cette narration.» (_Les Drames inconnus_, t. I, p. 367 et 369; Librairie nouvelle, 1857.) «C’est un enchevêtrement du diable (que cette intrigue, reprit Molinos), je vous prie d’y faire attention.» (_Ibid._, t. IV, p. 244.) «Écoute, maître, dit le Diable, si tu me fais mêler toutes ces histoires l’une avec l’autre, non seulement nous n’y comprendrons rien, mais encore nous n’en finirons pas.» (_Les Mémoires du Diable_, t. III, p. 274; M. Lévy, 1877.) En effet, comment voulez-vous vous y retrouver dans un imbroglio de ce genre: «... Il nous avoua que cette correspondance n’avait d’autre but que de cacher celle qu’il avait directement avec une novice du nom de Juliette. Ce fut dans ce même souper qu’un certain comédien, nommé Gustave, m’apprit que cette Juliette n’était autre que la fille de Mariette, laquelle Mariette se cachait à Auterive sous le nom de Mme Gelis, tandis que Jeannette avait pris celui de Juliette.» (_Ibid._, p. 262.) Et notez que nous n’avons là qu’un faible fragment de l’intrigue générale, et que «toutes ces histoires ne font que se mêler l’une avec l’autre». Voici quelques phrases bizarres de Frédéric Soulié: «Son œil, à demi fermé, _vibrait_ et _haletait_, pour ainsi dire, lançant autour d’elle des regards trempés de volupté.» (_Ibid._, p. 296.) «Ce n’était plus ce jeune sous-lieutenant décoré sur le champ de bataille, changeant d’épaulettes à chaque campagne; un de ces soldats intrépides qui, si vite qu’ils montent, pourraient _planter chaque échelon_ de leur fortune _dans un trou de blessure_.» (_Le Magnétiseur_, p. 215.) «Celui-là qui s’épuise _à scalper les fibres_ les plus tendres du cœur humain pour dire le secret de ses plus imperceptibles mouvements...» (_La Lionne_, p. 221; Librairie nouvelle, 1856.) «Une main infernale et impitoyable s’est étendue sur votre destinée. Cette main sait préparer le poison de la calomnie comme elle sait pousser ses esclaves au crime.» (_Ibid._, p. 351.) «C’était une figure de reine et une _taille_ de nymphe qui _parlait_ ainsi.» (_Diane et Louise_, dans le volume _Le Maître d’école_, p. 298; Librairie nouvelle, 1859.) Je ne sais plus qui disait, sans doute après avoir lu ces phrases: «Frédéric _Soulié_? Il écrit comme ma _savate_!» Frédéric Soulié place Aix-les-Bains, non en Savoie, mais dans les Pyrénées (_Les Mémoires du Diable_, t. II, p. 189; M. Lévy, 1863), et il nous parle de Rome, qu’il avait l’intention d’«aller voir», mais qu’il n’a jamais vue, de la plus fantaisiste façon: il plante des arbres, «des arbres grillés» sur le Corso, qui n’est bordé que de maisons, et la place Navone ne cesse pas pour lui d’être la place _Nivone_. (_Le Magnétiseur_, p. 39, 40, 42, 45, 48...) A l’exemple de la pelle qui vitupère le fourgon, Soulié, qui a tant écrit de romans-feuilletons où défilent des personnages de toute catégorie, fait, par allusion à Eugène Sue, mais sans le nommer, ni lui ni ses _Mystères de Paris_, une acerbe critique de ce genre d’ouvrages: «Il se créera bientôt une littérature consacrée à l’histoire de la loge, de la mansarde, du cabaret; les héros en seront des portiers, des marchands d’habits, des revendeuses à la toilette; la langue sera un argot honteux, les mœurs des vices de bas étage, les portraits des caricatures stupides...» (_Les Mémoires du Diable_, t. I, p. 285; M. Lévy, 1861.) Dans son roman _Le Secret d’une renommée_, suivi de _La Tache originelle_ (Librairie nouvelle, 1859), STÉPHEN DE LA MADELAINE (1801-1868) ne se contente pas de faire souffler en Lorraine le méridional et méditerranéen _sirocco_: «A Metz,... on dirait que le vent de _sirocco_, qui souffle _des montagnes environnantes_ pendant _dix mois_ de l’année...» (p. 169), il abuse de ces métaphores astronomiques: «Cet homme était _une étoile détachée du firmament de la célébrité_; peut-être la plus radieuse de toutes.» (Page 125.) «Bernard Cadussias, ci-devant marquis de Rochebrune..., l’une _des étoiles de la littérature française_, était installé chez le patron en qualité de garde forestier.» (Page 156.) «Il était, comme tout le monde le savait, marquis de Rochebrune,... _un astre tombé du firmament littéraire_. Mais l’_étoile_ qui avait caché ses feux sous la bruyère des montagnes ne voulait plus remonter à l’empyrée», etc. (Page 159.) MÉRIMÉE (1803-1870), si réputé cependant pour la pureté de son style, écrit à plusieurs reprises: _le_ Dante, _du_ Dante (_Colomba_, p. 30; Charpentier, 1862), et, dans ce même roman (p. 31), nous rencontrons cette phrase bizarre: «Colomba poussa un soupir,... enfin, mettant la main sur ses yeux, _comme ces oiseaux_ qui se rassurent et croient n’être point vus quand ils ne voient point eux-mêmes, chanta, ou plutôt déclama...» III ALEXANDRE DUMAS PÈRE. Rôle des serpents et autres animaux dans ses romans. Anachronismes, étourderies et drôleries. Abus du dialogue. CHARLES DE BERNARD. A quel âge est-on un vieillard? — EUGÈNE SUE. — ÉMILE SOUVESTRE. ALEXANDRE DUMAS PÈRE (1803-1870), qui a tant écrit, ou tant publié, est, par suite, le romancier chez qui l’on découvrirait peut-être le plus de bévues, d’anachronismes et de drôleries. _Les Mohicans de Paris_, notamment, renferment quantité de descriptions et de remarques étonnantes, stupéfiantes, et il y a des chapitres (le cinquante-cinquième, par exemple, intitulé _To die, to sleep_) qui serait à citer à peu près _in extenso_: «Devant Dieu, vers lequel nous allons monter, nous tenant par la main, je jure de t’aimer, ô Colomban! à travers les mondes inconnus! Dussé-je, en franchissant le seuil de ce monde, être plongée avec toi dans la fournaise ardente que la religion catholique promet à ses damnés... je jure de t’aimer au milieu des flammes des fournaises! Dussé-je...», etc. «Le cœur du jeune Breton que nous avons appelé Colomban était un pur diamant _à quatre facettes_: la bonté, la douceur, l’innocence et la loyauté.» (Chap. 40.) «... Et sans doute eussent-ils passé la journée ensemble à _presser les mamelles de cette féconde Isis qu’on appelle l’Amour_, si le nom de Colomban, deux fois répété par une voix fraîche, n’eût retenti dans l’escalier.» (_Ibid._) «Salvator déposa sur le front de la jeune fille un baiser aussi chaste _que le rayon de lune_ qui l’éclairait...» (Chap. 136.) «Le comte eût voulu résister sans doute, mais il était dominé par la grandeur d’aspect de la jeune femme. Il jeta sur elle _un regard de serpent forcé de fuir_, et, les mâchoires serrées, les poings crispés... — Eh bien, soit, madame, dit-il; adieu!» (Chap. 142.) Remarquons à ce propos que les comparaisons avec les serpents, vipères et aspics sont très fréquentes chez Dumas: «Cette reine sentait, comme on sent _un serpent_ sortir des bruyères où votre pied l’a réveillé...» (_Ange Pitou_, t. II, p. 4; C. Lévy, s. d.) «A cette seule idée qui la brûlait comme la morsure dévorante de l’_aspic_, Marie-Antoinette s’étonnait...» (_Ibid._) «Andrée, tressaillant comme si _une vipère_ l’eût mordue au cœur...» (_Ibid._, t. II, p. 75.). «Danton se sentit perdu, perdu comme le lion qui aperçoit à deux doigts de ses lèvres la tête hideuse _du serpent_.» (_Ibid._, t. II, p. 186.) «On eût dit qu’il avait marché sur un aspic.» (_Ibid._, t. II, p. 283.) «L’amour-propre est _une vipère_ endormie, sur laquelle il n’est jamais prudent de marcher.» (_Ibid._, t. II, p. 326.) Les comparaisons avec les autres animaux ne sont pas rares non plus: «Villefort n’était plus cet homme dont son exquise corruption faisait le type de l’homme civilisé; c’était un _tigre_ blessé à mort qui laisse ses dents brisées dans sa dernière blessure» (_sic_) (_Le Comte de Monte-Cristo_, t. VI, p. 184; chap. 14, Expiation; C. Lévy, s. d.) «Villefort... se traîna vers le corps d’Édouard (un enfant), qu’il examina encore une fois avec cette attention minutieuse que met la _lionne_ à regarder son _lionceau_ mort.» (_Ibid._, t. VI, p. 184.) «Danglars ressemblait à ces _bêtes fauves_ que la chasse anime, puis qu’elle désespère, et qui, à force de désespoir, réussissent parfois à se sauver.» (_Ibid._, t. VI, p. 255, chap. 19, Le pardon.) Dans ce même roman de _Monte-Cristo_ (t. VI, p. 188, chap. 14), on lit cette phrase amusante: «Villefort sentit ses pieds prendre racine, ses yeux se dilatèrent à briser leurs orbites..., les veines de ses tempes se gonflèrent d’esprits bouillants qui allèrent soulever la voûte trop étroite de son crâne et noyèrent son cerveau dans un déluge de feu.» Remarquer que cette sentence ou prière que Monte-Cristo avait inscrite sur les murs de son cachot, au château d’If (t. VI, p. 216, chap. 16, Le Passé): «Mon Dieu! Conservez-moi la mémoire!» est textuellement la même que celle qui termine le _Conte de Noël_, Le Possédé, de Dickens (_in fine_): «Seigneur, conservez-moi la mémoire!» Dans _Les Trois Mousquetaires_, le _même_ billet, l’attestation remise à Milady par Richelieu, reparaît à _trois_ endroits du récit, mais avec des changements de texte et des dates différentes. Dans le chapitre 15 (2e partie), Scène conjugale, ledit papier est daté du 3 décembre 1627; — dans le chapitre 17, Le Conseil des Mousquetaires, il est daté du 5 décembre 1627; — et dans la Conclusion du roman, il porte la date du 5 août 1628, et il a perdu en route tout un membre de phrase. «Montalais sentit _le rouge_ lui monter au visage en flammes _violettes_,» lisons-nous dans _Le Vicomte de Bragelonne_ (t. III, p. 379; chap. 38, Fin de l’histoire d’une naïade...; C. Lévy, s. d.) «Saint Louis avait eu pour ministre un prêtre, le digne abbé Suger», prétend Dumas dans _Les Compagnons de Jéhu_ (p. 52). Or, Suger est mort en 1152 et saint Louis ne naquit qu’en 1215. Autres anachronismes. Dans _La Tulipe noire_ (Chap. 20, Ce qui s’était passé...), dont l’action se déroule en Hollande, au dix-septième siècle, du temps des frères de Witt, un des personnages, oubliant que Lavoisier n’a pas encore déterminé la composition de l’eau et ne naîtra qu’au siècle suivant, nous annonce, par une miraculeuse divination, que «l’eau est composée de trente-trois parties d’oxygène et de soixante-six parties d’hydrogène». Dans _Le Chevalier d’Harmental_, dont l’action se passe en 1718, un des personnages, le bonhomme Buvat, apprend au cardinal Dubois que sa pupille «peint comme Greuze», — qui devait naître seulement sept ans plus tard, en 1725. Et, de sa chambre, le même Buvat aperçoit l’illumination des galeries du Palais-Royal, — galeries qui ne seront construites que soixante ou soixante-dix ans plus tard, par Philippe-Égalité. (Cf. _Le Journal_, 9 mars 1899.) «Holà, mon bonhomme! cria d’Artagnan à un paysan qui travaillait _son champ de pommes de terre_.» (_Les Trois Mousquetaires_, dans le journal _Le Voleur_, 7 mars 1889, p. 155.) D’Artagnan naquit en 1611, mourut en 1673, et la culture de la pomme de terre ne s’est propagée en France qu’au dix-huitième siècle, avec Parmentier (1737-1813). «Vous êtes, dit Colbert, aussi spirituel _que M. de Voltaire_.» (_Le Vicomte de Bragelonne_, même source.) Colbert: 1619-1683; Voltaire: 1694-1778. Colbert a peut-être voulu dire: _que M. de Voiture_ (1598-1648). Dans _San Felice_, apparaît un accoucheur, tenant un mouchoir entre ses dents, dans lequel pèse le nouveau-né de tout son poids (six livres et demie), et ledit accoucheur tient un pistolet dans chaque main. Dans cette position, aussi dramatique qu’embarrassante, il fondit tête baissée au milieu de la population en criant, les dents serrées: «Place à l’enfant de la morte!» Même en italien, ajoute le journal à qui j’emprunte cet extrait, la phrase dut être bien difficile à prononcer.» (_Le Courrier Saïgonnais_, Saïgon, 10 décembre 1912.) Dans _Le Collier de la Reine_ (t. II, p. 51), don Manoel discute avec le joaillier Boehmer, et, pour bien exprimer la surprise qu’éprouva le noble étranger aux explications du marchand, Dumas écrit: «Ah! ah! dit don Manoel _en portugais_». «Le cardinal devina qu’il était tombé dans le piège de _cette infernale oiseleur_», au dire de Dumas dans le même roman (chap. 30), et en parlant de l’astucieuse Mme de la Motte. Et ces vers du drame de _Christine_: Comme au haut d’un grand mont le voyageur lassé Part tout brûlant d’en bas, puis arrive glacé, Sans qu’un éclair de joie un seul instant y brille, User à le rider son front de jeune fille, Sentir une couronne en or, en diamant, Prendre place, à ce front, d’une bouche d’amant. «Un voyageur, dit Louis de Loménie, qui, _au haut d’un grand mont, part tout brûlant d’en bas_; _une couronne qui prend place à un front d’une bouche_, voilà, certes, un atroce jargon.» (Cf. Eugène DE MIRECOURT, _Alexandre Dumas_, p. 40.) Dans ses _Mémoires_ surtout, souvent si intéressants et si vivants, dont les premiers volumes, consacrés à l’enfance et à la jeunesse de l’auteur passées à Villers-Cotterets, sont particulièrement captivants, Alexandre Dumas s’abandonne volontiers à ses intempérances, négligences, hâbleries et singularités de langage. A l’île Saint-Domingue, nous assure-t-il (t. I, p. 14), «l’air est _si pur_, qu’aucun reptile venimeux n’y saurait vivre. Un général, chargé de reconquérir Saint-Domingue, qui nous avait échappé, eut l’ingénieuse idée, comme moyen de guerre, de faire transporter de la Jamaïque à Saint-Domingue toute une cargaison de reptiles, les plus dangereux que l’on pût trouver. Des nègres charmeurs de serpents furent chargés de les prendre sur un point et de les déposer sur l’autre. La tradition veut qu’un mois après, tous ces serpents eussent péri, depuis le premier jusqu’au dernier.» «Mon père avait eu un cheval tué sous lui; un second (cheval) avait été _enterré par un boulet_.» (Tome I, p. 92 et 96.) «... Non, cher abbé,... je ne fus point l’homme de la pratique religieuse. Il y a même plus, cette fois où je m’approchai de la sainte table fut la seule; mais... quand la dernière communion viendra à moi comme j’ai été à la première, quand la main du Seigneur aura fermé les deux horizons de ma vie, en laissant tomber le voile de son amour entre le néant qui précède et le néant qui suit la vie de l’homme, il pourra, de son regard le plus rigoureux, parcourir l’espace intermédiaire, _il n’y trouvera pas une pensée mauvaise, pas une action que j’aie à me reprocher_.» (Tome II, p. 31.)[41] [41] J.-J. Rousseau, nous l’avons vu (Cf. ci-dessus, p. 172), a encore été bien plus loin, lui: «... Moi qui me suis cru toujours et qui me crois encore, à tout prendre, _le meilleur des hommes_...» (_Les Confessions_, II, x; t. VI, p. 85; Hachette, 1864.) «... Au caillou qui s’approche de la rose, et à qui _il reste le parfum de la reine des fleurs_.» (Tome II, p. 298.) «En moins de dix minutes, le renard avait étranglé dix-sept poules et deux coqs. Dix-neuf fois _homicide_!» (Tome III, p. 72.) «Ernest s’empressa de nous apporter la cire tout allumée (pour cacheter des lettres)... Je pris la cire d’une façon si gauche, je l’_allumai_ d’une manière si naïve...» qu’il oublie qu’Ernest vient, à l’instant même, de la lui apporter tout allumée. (Tome III, p. 207.) A moins que la cire ne se soit éteinte, et qu’il ait fallu la _rallumer_. «... Cette fatalité qui pousse les hommes vers le lieu où il est écrit d’avance qu’ils doivent mourir.» Fatalité bien singulière. (Tome IV, p. 192.) Dans le tome VII (p. 272), Alexandre Dumas cite la phrase suivante empruntée à une description de la bataille d’Austerlitz, dont il ne nomme pas l’auteur: «Vingt-cinq mille Russes étaient rangés en bataille sur un vaste étang gelé; Napoléon ordonna que le feu fût dirigé contre cet étang. Les boulets brisèrent la glace, et les vingt-cinq mille Russes _mordirent la poussière_.» Tome X, p. 112, il attribue à Chateaubriand cette étrange phrase: «J’ai marché sans le vouloir, _comme un rocher_ que le torrent roule; et maintenant voilà que je me trouve plus près de vous _que vous de moi_.» Il raconte (t. VIII, p. 8) qu’un aéronaute de ses amis, du nom de Petin, s’imaginait avoir résolu, de la façon suivante, le grand problème de la navigation aérienne: «Petin raisonnait ainsi: La terre tourne; dans ce mouvement de rotation sur elle-même, elle présente successivement tous les points de sa surface déserte ou habitée. Or, quelqu’un qui s’élèverait jusqu’aux dernières couches de l’air ambiant, _et qui trouverait le moyen de s’y fixer_, descendrait en ballon sur la ville du globe où il lui plairait de toucher terre; il n’aurait qu’à attendre que cette ville passât sous ses pieds; il irait de la sorte aux antipodes en douze heures, et, cela, sans fatigue aucune, puisqu’il ne bougerait pas de sa place, et que ce serait la terre qui marcherait pour lui.» Ce brave Petin oubliait que la terre, dans son mouvement de rotation, l’entraînerait forcément avec elle, et que, si haut qu’il s’élevât, il lui serait impossible d’échapper à ce mouvement et de demeurer immobile. Dans un autre ouvrage publié par Alexandre Dumas, et qui porte son nom, «_Impressions de voyage, De Paris à Sébastopol_, par le docteur Félix Maynard, publié par Alexandre Dumas» (Librairie nouvelle, 1855), on trouve, dans l’Avant-propos (p. 3), la plus singulière, la plus abracadabrante théorie de la télégraphie électrique qu’il soit possible d’imaginer. L’auteur se figure que, pour transmettre une dépêche télégraphique, on commence par la faire _dissoudre dans le liquide de la pile_... «Une batterie électrique (?) est établie là-bas auprès des batteries de siège. Nos généraux font dissoudre leurs dépêches dans le liquide de cette pile, puis des fils métalliques s’imprègnent de ce liquide, charrient les pensées et les mots qu’il contient à travers les profondeurs de la mer Noire et les plaines du continent...» Avec Ponson du Terrail, dont nous parlerons bientôt, Alexandre Dumas père est un des romanciers qui ont le plus _délayé_ le dialogue et _tiré à la ligne_. Un de leurs _trucs_ habituels, à tous deux, est de faire répéter, par un ou plusieurs des interlocuteurs, la question posée. Exemples: «... J’étais bien sûr que vous ne vouliez pas la guerre par les mêmes motifs que moi! — Alors, voyons les vôtres! — Les miens? demanda le roi. — Oui, répondit Marie-Antoinette, les vôtres.» (_Ange Pitou_, t. I, p. 326.) «Je le quitte. — Qui cela? — Dame! quelqu’un de votre connaissance. — De ma connaissance, à moi? — Oui. — Et comment...» (_Ibid._, t. I, p. 336.) «Son prétendu sommeil magnétique est un crime. — Un crime! — Oui, un crime, continua la reine...» (_Ange Pitou_, t. II, p. 19.) «J’appelle aristocrates des personnes de votre connaissance. — De ma connaissance? — De notre connaissance? dit la mère Billot. — Mais qui donc cela? insista Catherine. — M. Berthier de Sauvigny, par exemple. — M. Berthier de Sauvigny? — Qui vous a donné... — Eh bien? — Eh bien, j’ai vu...» (_Ibid._, t. II, p. 230-231.) Terminons en racontant, d’après le journal _Le National_ (16 mars 1885), que l’auteur des _Trois Mousquetaires_ «avait une cuisinière étonnante: elle était arrivée à écrire son nom de Sophie, sans employer une seule des lettres composant ce mot. Elle l’orthographiait ainsi: _Çaufy_. Son patron restait en admiration devant cette trouvaille. Il y avait de quoi[42]». [42] La même anecdote a été appliquée à une autre Sophie, cuisinière du docteur Véron. * * * CHARLES DE BERNARD (1804-1850), que l’on a qualifié, à tort ou à raison, de disciple ou d’imitateur de Balzac, emploie parfois à satiété le mot _vieillard_, et l’applique même à des personnages qui n’ont pas atteint soixante ans. Voir, par exemple, _Le Nœud gordien_ (M. Lévy, 1858), où ce mot reparaît continuellement: Pages 43, 44, 45, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 64, 65, etc. Dans _Le Gentilhomme campagnard_ (t. II, p. 264; M. Lévy, 1857), nous trouvons même _vieillard_ au féminin: «la _vieillarde_ avait raison». Les romans de Charles de Bernard nous offrent çà et là quelques termes tombés en désuétude, ou supprimés et remplacés par d’autres mots: _billets de visite_, pour cartes de visite: «Il tira d’une poche de son gilet un de ses billets de visite... La femme de chambre entra en tenant à la main un billet de visite...» (_Les Ailes d’Icare_, p. 188 et 270; M. Lévy, 1857); — _surtout_, pour pardessus ou manteau: «Il portait, par-dessus des habits de deuil, un surtout de peau de bique» (_Un Beau-Père_, t. I, p. 195; M. Lévy, 1859); _surtout_, avec cette acception, a été employé par Voltaire, Saint-Simon, etc. (Cf. LITTRÉ); — _cigarite_, pour cigarette: «Il semblait exclusivement occupé de la confection d’une cigarite» (_La Chasse aux amants_, dans _La Peau du lion_, p. 296; M. Lévy, 1860). Et cette plaisante phrase du même romancier: «Sans état (sans fortune)... ne possédant de terre _que ce qu’en peuvent contenir les vases de fleurs de leur salon_, ces parias vivent en pachas.» (_Les Ailes d’Icare_, p. 65.) «Ah! vous vous êtes dit, s’écrie un des personnages d’EUGÈNE SUE (1804-1857): «Je m’en vais _mettre les fers au feu_ pour _tirer les vers du nez_ de Mme Barbançon, afin de _voir ce qu’elle a dans le ventre_!» (_L’Orgueil_, t. I, p. 94; Marpon, s. d.) Et plus loin (p. 199), le même écrivain nous apprend que «_le seuil de la porte_ d’Erminie était _vierge des pas_ d’un homme». Autres métaphores, dues, celles-ci, à ÉMILE SOUVESTRE (1806-1854): «Le souvenir de Cécile venait bien, de loin en loin, combattre ces amertumes, mais je l’écartais alors brusquement, comme on écarte la main d’un ami au moment du désespoir; ou bien, _tournant la coupe du côté de l’absinthe_, je cherchais dans ce souvenir lui-même un nouveau motif de mépriser les hommes... Mon cœur ressemblait à _un nid de vipères_, dressant contre le monde _leurs gueules gonflées de venin_.» (_Deux Misères_, p. 80-81; M. Lévy, 1859.) Dans _Un Philosophe sous les toits_ (p. 49; M. Lévy, 1857), Souvestre, comme nous l’avons noté déjà (Préambule, p. 10), dit qu’«il semble que chacun, _surpris à l’improviste_, perde le caractère...» Quand on est _surpris_, c’est généralement _à l’improviste_. C’est ce que Molière aussi a oublié dans _Don Garcie de Navarre_ (V, 6): ...cette gaieté _Surprend au dépourvu_ toute ma fermeté. IV ALPHONSE KARR. Abus du tiret. — GALOPPE D’ONQUAIRE. — JULES SANDEAU. Fréquentes comparaisons avec les animaux. — BARBEY D’AUREVILLY, jugé par Flaubert, par Champfleury. AMÉDÉE ACHARD. Encore les comparaisons avec les serpents et autres animaux. — EUGÈNE FROMENTIN. — OCTAVE FEUILLET. Le qualificatif _adorable_. L’emploi très fréquent, presque à chaque ligne, du _tiret_ ou _moins_ (en langage typographique), et autrement que pour indiquer un changement d’interlocuteurs dans le dialogue, est une des singularités de style d’ALPHONSE KARR (1808-1890). Voyez, par exemple, son roman _Raoul_ (M. Lévy, 1859): «On porte le cadavre dans sa chambre — on le met dans son lit; — Marguerite — s’assied près du lit, — reste les yeux fixés sur lui, — et ne prononce plus une parole, — n’entend rien, — ne répond à rien; elle est anéantie, — elle ne s’occupe de rien de ce qui se passe. — Le maire et un médecin viennent constater le décès, — on veut lui adresser quelques paroles de condoléance, — on ne les achève pas, tant il est visible qu’elle n’entend pas; — il semble qu’il y ait deux morts dans cette chambre.» (Page 313.) «... La douleur de Marguerite est calme, — elle attend; — elles n’évitent ni l’une ni l’autre de parler de Raoul; — loin de là, — elles s’entourent de tout ce qui le rappelle, — et en parlent sans cesse.» (Page 318.) Et tout le volume et maints autres ouvrages d’Alphonse Karr sont ainsi émaillés de tirets inutiles. On trouve dans Alphonse Karr (_Les Guêpes_, t. II, p. 68; octobre 1840; M. Lévy, 1883) le mot _restaurant_ dans le sens de _restaurateur_: «Le _restaurant_ de la prison est un _homme_ fort zélé...» De même, jadis, le mot _roman_ a été employé dans le sens de _romancier_. «Vous voyez ici les _romans_, qui sont des espèces de _poètes_, et qui outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur.» (MONTESQUIEU, _Lettres persanes_, 137, t. II, p. 105 et 165; édit. André Lefèvre.) Je cueille dans _Les Guêpes_ (t. II, p. 287; juin 1841) cette anecdote: «Cela me rappelle un pauvre diable que l’on mit une fois en route pour l’Italie. — Après lui avoir persuadé que la végétation était, sur cette terre bénie, toute différente de ce qu’elle est dans les autres pays, que les arbres y produisent naturellement une foule d’objets qui ne naissent en France qu’à force de travail et de main-d’œuvre: «Tu y verras, lui disait-on, — le _saucissonnier_, c’est-à-dire l’arbre qui produit des saucissons, — la variété _à l’ail_ est fort rare; — tu y verras le _bretellier_, c’est-à-dire l’arbre à bretelles: elles sont mûres vers la fin de septembre; — tu m’en rapporteras une paire; — mais ne va pas prendre des bretelles sauvages qui ne durent rien». — Toujours est-il qu’il en devint fou.» Et, encore dans _Les Guêpes_ (t. VI, p. 269, mai 1848), cette phrase drolatique: «Non seulement ce parti (le parti républicain) a commis d’intolérables excès, mais encore _il a ouvert la porte à sa queue_, qu’il a en vain essayé de rompre, — mais cette queue, comme celle du serpent, se réunit au corps malgré lui ou veut le percer comme celle du scorpion; — elle _professe le pillage_ et _prône la guillotine_; — » etc. «Un dimanche d’automne, j’étais _en chasse_ avec un de mes amis», écrit, dans _Le Diable boiteux au village_ (p. 165; Librairie nouvelle, 1860), le romancier GALOPPE D’ONQUAIRE (1810-1867), un fin et spirituel lettré, qui a eu son temps de vogue. Cette locution, qui n’a d’ailleurs rien d’incorrect, se retrouve dans _La Louve_ (Prologue, IV), de Paul Féval (1817-1887); — dans _La Fiammina_ (I, 2) de Mario Uchard (1824-1893); — dans la nouvelle _Hautot père et fils_ de Guy de Maupassant (1850-1893) (dans le volume intitulé _La Main gauche_, p. 68); — dans _Chante-Pleure_ (p. 142), d’Émile Pouvillon (1840-1906): «Roger était _en chasse_ depuis le matin; Mademoiselle à son piano...»; — etc. Tout comme Alexandre Dumas père dans _Ange Pitou_, et Amédée Achard dans _Belle-Rose_, que nous verrons tout à l’heure, JULES SANDEAU (1811-1883), dans son roman _Catherine_ (M. Lévy, 1859), se plaît à comparer ses personnages à tel ou tel animal: «Catherine bondit sur sa chaise _comme un faon_ sur les vertes pelouses.» (Page 15.) «La petite fée se prit à bondir _comme un chevreau_.» (Page 33.) «Claude gémissait _comme un hibou_ dans son trou solitaire.» (Page 85.) «Tout d’un coup, s’échappant _comme une gazelle_, Catherine descendit quatre à quatre les marches de l’escalier...» (Page 99.) «Claude, rasant la muraille _comme une chauve-souris_...» (Page 101.) «Claude, doux et résigné _comme un mouton_ qu’on mène à la boucherie...» (Page 103.) «La petite fée tressaillit et dressa les oreilles, comme au fond des bois _une biche_...» (Page 161.) «Ainsi qu’_une colombe_ atteinte dans son vol... la petite vierge...» (Page 162.) «Robineau se retira,... en jetant un regard d’_hyène_ au jeune vicomte.» (Page 238.) Etc., etc. Ce qui n’empêche pas Jules Sandeau de commettre parfois de grosses erreurs à propos des animaux qu’il mentionne, comme lorsqu’il qualifie les carpes de «cétacés». (_Catherine_, p. 60.) * * * Gustave Flaubert ne pouvait souffrir BARBEY D’AUREVILLY (1811-1889), qui, comme lui, était Normand, et, comme lui, avait _la passion du style_. «... Lisez donc _Fromont et Risler_ de mon ami Daudet, et _Les Diaboliques_ de mon ennemi Barbey d’Aurevilly, écrit-il à George Sand (Lettre du 2 décembre 1874; _Correspondance_, t. IV, p. 207). C’est à se tordre de rire. Cela tient peut-être à la perversité de mon esprit, qui aime les choses malsaines, mais ce dernier ouvrage m’a paru extrêmement amusant; on ne va pas plus loin dans le grotesque involontaire.» Et dans une lettre à Maupassant (sans date, t. IV, p. 380): «Te souviens-tu que tu m’avais promis de te livrer à des recherches dans Barbey d’Aurevilly (département de la Manche). C’est celui-là qui a écrit sur moi cette phrase: «Personne ne pourra donc persuader à M. Flaubert de ne plus écrire?[43]» Il serait temps de se mettre à faire des extraits dudit sieur. Le besoin s’en fait sentir.» [43] Barbey aimait ces verdicts draconiens et sans appel. De même qu’il voulait condamner Flaubert _à ne plus écrire_, il déclarait qu’«à dater des _Contemplations_, M. Hugo _n’existe plus_». C’est fini de lui. (Le _Larousse mensuel_, octobre 1912, p. 539.) Voir aussi BARBEY D’AUREVILLY, _Dernières Polémiques_, Un Poète prussien, p. 43-48; Savine, 1891. Longtemps avant cette lettre, classée, dans la _Correspondance_ de Flaubert, sous la rubrique de 1880, Champfleury avait commencé à faire et à publier de ces extraits. Dans son dernier chapitre du _Réalisme_ (p. 286-320; M. Lévy, 1857), il s’est plu à relever tout ce qui l’avait choqué dans les deux volumes d’_Une Vieille Maîtresse_, et la liste de ses critiques occupe plus de trente pages. Je me contenterai d’une citation empruntée à cette copieuse étude: «Mme de Mendoze avait la lèvre roulée que la maison de Bourgogne apporta en dot, comme une grappe de rubis, à la maison d’Autriche. Issue d’une antique famille du Beaujolais, dans laquelle un des nombreux bâtards de Philippe le Bon était entré, on reconnaissait au liquide cinabre de sa bouche les ramifications lointaines de ce sang flamand qui moula pour la volupté la lèvre impérieuse de la lymphatique race allemande, et qui, depuis, coula sur la palette de Rubens. Ce bouillonnement d’un sang qui arrosait si mystérieusement ce corps flave et qui trahissait tout à coup sa rutilance sous le tissu pénétré des lèvres... était le sceau de pourpre d’une destinée.» (_Une Vieille Maîtresse_, t. I, p. 50; Lemerre, 1886.) Dans un autre volume de Barbey d’Aurevilly, _L’Amour impossible_ et _La Bague d’Annibal_ (Lemerre, 1884), je rencontre deux phrases dignes également, et pour des motifs différents, d’être mentionnées: «Il fut probablement décidé aussi par la beauté de cette blanche personne... Et comment n’eût-il pas _plongé sa lèvre_ avec un certain frémissement _dans l’écume légère et savoureuse de ce sorbet virginal_?» (Page 93.) «Sur bien des points, quoique sensibles, ces hommes se rapprochent des opinions de ce faux et abominable Prophète (Mahomet) qui n’eut sur les femmes que des idées dignes d’un conducteur _de chameaux_.» (Page 244.) Dans _Romanciers d’hier et d’avant-hier_ (Paul Féval, p. 115; Lemerre, 1904), Barbey d’Aurevilly écrit, avec sa hardiesse coutumière: «Beaumarchais avait _dans le bec_ et dans l’esprit une vibrante _paire de castagnettes_, plus mordante que celles de toutes les mauricaudes de l’Espagne...» Nous aurons occasion plus loin, dans le chapitre consacré aux Ecclésiastiques, de reparler de Barbey d’Aurevilly, à propos d’un jugement porté par lui sur Lacordaire. * * * Dans son roman _Belle-Rose_ (librairie nouvelle, 1856), roman de cape et d’épée, qui, en son temps, a obtenu grand succès, AMÉDÉE ACHARD (1814-1875) abuse, lui aussi, des comparaisons empruntées à la faune terrestre. «M. de Charny recule lentement _comme un tigre vaincu_.» (Page 446.) «Il (un poulain) est doux mais farouche _comme une chevrette_.» (Page 477.) «M. de Charny bondit vers lui _comme un tigre_.» (Page 495.) «M. de Charny lui jeta _un regard de vipère_.» (Page 496.) Qu’est-ce qu’un regard de vipère? Nous avons déjà, du reste, rencontré plusieurs fois cette locution sous la plume de nos romanciers. «Un regard de serpent», nous a dit Balzac; — «... de serpent forcé de fuir», a ajouté Alexandre Dumas père (Cf. ci-dessus, p. 182 et 191), et nous verrons plus loin Ponson du Terrail nous parler de «la main froide d’un serpent». «M. de Louvois tressaillit _comme un lion surpris dans son antre_», continue Amédée Achard dans _Belle-Rose_. (Page 540.) «Pourquoi l’avez-vous laissé fuir? s’écria-t-il. — Cet homme est _une anguille_, vous le savez, monseigneur.» (Page 542.) «M. de Charny guettait dans l’antichambre _comme un chat_ avide et patient.» (Page 544.) «(Dans un duel)... leurs épées, rapides et flexibles, s’entrelaçaient _comme des serpents_ lumineux.» (Page 558.) Il serait facile aussi de relever, dans _Belle-Rose_, quantité de ces phrases emphatiques propres à nos romans-feuilletons, dont nous parlerons d’ailleurs plus loin avec plus de détails: «Vous pardonner! dit-il; je ne suis pas votre juge, et je ne puis pas vous haïr. Geneviève tendit ses bras vers le ciel: Merci, mon Dieu! dit-elle; il ne m’a pas repoussée.» (Page 223.) «Oh! vous ne l’avez jamais aimé! — Je ne l’ai pas aimé! s’écria Suzanne, qui se tordait les mains de désespoir; mais savez-vous que, depuis mon enfance, ce cœur n’a pas eu un battement qui ne soit à lui, que sa pensée est tout ensemble ma consolation et mon tourment, que je n’existe que par son souvenir, que...» (Page 269.) «Voyez, mère de Dieu, j’assiste aux funérailles de mon cœur; je suis pleine d’angoisse, et mon âme crie vers vous dans cette solitude où je pleure. Qu’il soit heureux, sainte mère du Christ, et qu’elle soit heureuse, lui comme elle, elle comme lui, unis tous deux dans ma prière; elle est honnête, pure et radieuse comme l’un de vos anges...» (Page 293.) Etc., etc. EUGÈNE FROMENTIN (1820-1876), l’auteur de ce gracieux roman, _Dominique_, qui conserve toujours ses fidèles et ses admirateurs, n’aime pas la précision et pousse la discrétion jusqu’à l’énigme et à l’obscur. «Elle quitta Paris pour aller à des bains d’Allemagne.» (_Dominique_, p. 263; Hachette, 1863.) Quels bains? «Il habitait une maison isolée sur la limite d’un village.» (Page 286.) Quel village? «... Hier, en me montrant dans un lieu public...» (Page 293.) Quel lieu public? Cette extrême réserve a parfois de curieuses conséquences. «Je vais ce soir au théâtre,» dit, au chapitre 15 (p. 309), Madeleine à Dominique, toujours sans préciser ni nommer le théâtre. Néanmoins nous voyons, «à huit heures et demie, Dominique entrer dans sa loge», etc.; mais il oublie de nous apprendre comment il a deviné le nom de ce théâtre. D’Eugène Fromentin encore cette amusante phrase: «Menant son équipage d’une main, _de l’autre_ il fumait une cigarette...» (_Une Année dans le Sahel_, p. 41; Plon, 1859.) D’OCTAVE FEUILLET (1821-1890): «Sibylle, jouant de la harpe, était généralement _adorable_... Le mot _ange_ venait aux lèvres en la regardant.» (_Sibylle_, p. 146; M. Lévy, 1863.) Ce qualificatif _adorable_, si banal et insignifiant, et si fréquemment employé: — «Une _adorable_ paire de pantoufles» (Alexandre DUMAS FILS, _Diane de Lys_, p. 62; Librairie nouvelle, 1855); — «Un _adorable_ petit chapeau rond» (Edmond DE GONCOURT, _La Faustin_, p. 222; Charpentier, 1882); — «La beauté de Mlle de Beaulieu était devenue _adorable_... Le corsage, demi-montant dans le dos, laissait voir l’_adorable_ naissance des épaules...» (Georges OHNET, _Le Maître de Forges_, p. 107 et 348; Ollendorff, 1886); — «... Sa bouche _adorable_ semblait sourire» (Alexis BOUVIER, _La Grande Iza_, p. 46; Rouff, s. d.); etc.; — ce qualificatif _adorable_ a soulevé plus d’une fois de véhémentes objections: «Locution vulgaire qui appartient à la littérature des barcarolles, au vocabulaire des prospectus, et que l’on ne devrait pas rencontrer sous la plume d’un académicien,» déclare le critique Jules Levallois (_La Piété au dix-neuvième siècle_, Le Roman dévot, p. 57; M. Lévy, 1864), à propos justement d’Octave Feuillet. D’autres adjectifs méritent d’être rangés dans la même catégorie qu’_adorable_; par exemple: _délicieux_, _exquis_, _ravissant_: «Des moments _délicieux_... Une _exquise_ beauté... Cette _ravissante_ fillette...», épithètes répandues à profusion dans nos romans, et qui, à les examiner de près, ne signifient rien, tant elles sont hyperboliques. Paul de Kock, au cours d’un de ses amusants récits (_Un Homme à marier_, p. 9, col. 2; Rouff, s. d., in-4), fait répliquer à l’un de ses personnages: «Ces demoiselles sont _ravissantes_! _Ravissantes!_ Tu vas tout de suite nous chercher ces mots dont on se sert dans le monde lorsqu’on veut mentir! Elles sont gentilles, et, de plus, feront de bonnes ménagères, voilà l’essentiel.» V CHAMPFLEURY et HENRY MURGER. CHAMPFLEURY (1821-1889), le père de l’école réaliste, et son frère d’armes HENRY MURGER (1822-1861), le chantre de la bohème, nous fournissent l’un et l’autre une ample moisson de pathos et de drôleries. Avec eux, avec Champfleury surtout, qui a bien plus écrit que Murger, nous n’avons que l’embarras du choix. «Les quelques soirées que passa Mme de la Borderie dans cette société lui parurent glaciales _comme la peau d’un serpent_. Le venin du Club des femmes malades ne trouvait plus de proie... Rien que l’arrivée de Mme de la Borderie rompait _le fil électrique empoisonné_ qui servait de conducteur à l’esprit de la société...» (_Les Amoureux de Sainte-Périne_, p. 55; Librairie nouvelle, 1859.) Le fil électrique _empoisonné_! «M. Perdrizet sautillait de loge en loge et semblait _un pinson à lunettes d’or_.» (_Ibid._, p. 75.) «Les dames chuchotèrent en se regardant avec des bouches souriantes et des _roucoulements d’yeux_ qu’eût enviés une actrice pour jouer des rôles de Marivaux.» (_Ibid._, p. 150.) Pour: «des roulements d’yeux» sans doute. «... Une main froide, longue et amaigrie, s’empara de son crâne... Ces terribles doigts prenaient leur force de ce que les pouces des deux mains s’accrochant dans _les embrasures des oreilles_ de faune de M. Perdrizet, _les autres_ (?) se rejoignaient sur le sommet du crâne, qui, malgré son poli, était pris comme par huit étaux allongés.» (_Ibid._, p. 208.) «Longtemps les médecins seuls ont écrit sur les maladies mentales; mais leurs travaux... ne pouvaient et ne devaient pas _sauter le fossé_ qui sépare le monde des savants du monde des curieux...» (_Les Excentriques_, Berbiguier, p. 102; M. Lévy, 1856.) «... Les _charbons de la curiosité_ n’en étaient que plus attisés.» (_Ibid._, Cadamour, p. 242.) «L’abbé Châtel s’intitule socialiste. Veut-on savoir comment le traitent les socialistes sérieux, à la tête desquels marche le satirique P.-J. Proudhon, qui a été le premier à montrer aux partis que les savants seuls et les têtes fortes servaient à faire avancer des idées, et non ce vil troupeau, cette écume, cette lie qu’on rencontre _à la queue d’une école, espérant en manger la tête un jour_!» (_Les Excentriques_, L’abbé Châtel p. 297.) Quel galimatias! Dans le même volume (p. 341, _Miette_), Champfleury nous parle d’un individu qui confond plaisamment un dictionnaire _de poche_ avec les dictionnaires de Boiste, de Wailly, de Napoléon Landais, etc. Il fait de _Poche_ un nom propre. «Les _modernes_ alchimistes _de nos jours_ qui ont découvert mieux que l’or...» (_La Mascarade de la vie parisienne_, p. 3; Librairie nouvelle, 1860.) «Le peuplier dresse sa tête vers le ciel, et se plaît _dans cette belle attitude_ fière et simple.» (_Ibid._, p. 7.) «Elle... ne put détacher ses regards de cet horizon enflammé où les femmes _nageaient_ dans la musique, les bijoux, la danse et l’amour.» (_Ibid._, p. 26.) «C’était une fête qui se renouvelait souvent, non pas tant pour fêter la femme que pour se livrer _à des boissons considérables_.» (_Ibid._, p. 62.) «Tout était or et glace dans cet appartement; l’or _semblait heureux_ de se mirer dans les glaces, et les glaces renvoyaient ses reflets _sans vouloir les garder_.» (_Ibid._, p. 193.) «Comme les chanteurs, elles (des femmes galantes) ont passé douze ans à lutter, à dépenser leur jeunesse, qu’elles exploitent plus tard et qu’elles servent _sous le masque de l’adresse_.» (_Les Souffrances du professeur Delteil_, p. 158; M. Lévy, 1857.) «_A une portée_ de la ville, on aperçoit une immense tour...» (_Ibid._, p. 190.) A une portée de quoi? De fusil? «Le dandy... a passé _un pouce déhanché_ dans son gilet pour en dégager les revers...» (_Les Demoiselles Tourangeau_, p. 67; M. Lévy, 1864.) «Paris a _le beau côté d’ouvrir_ toutes les portes à une réputation naissante.» (_Ibid._, p. 243.) «Elle prit à tâche d’entrer dans les idées de cet enfant décousu pour mieux pénétrer dans son cœur.» (_Fanny Minoret_, p. 30; Dentu, 1882.) «... Une pauvre veuve qui n’avait qu’un fils _unique_.» (_La Pasquette_, p. 218; Charpentier, 1876). Il est certain que si elle avait eu «deux fils uniques», ç’aurait été bien plus curieux. «L’amour du bien répandait ses harmonies dans des cœurs qui battaient à l’unisson. L’appel aux habitants du village _était une chaîne_ descendant de la montagne à la vallée, et qu’on pouvait espérer tendre sur tout le territoire.» (_La Pasquette_, p. 270.) La Pasquette donne _une bague_ à l’un des personnages (_Ibid._, p. 198), et un peu plus tard (p. 281) cette bague se trouve transformée en _médaille_. «La porte des Funambules était particulièrement attirante par un parfum de miroton qui _jetait sa note_ intense dans le _concert des odeurs désastreuses_ s’échappant...» (_La Petite Rose_, p. 10; Dentu, 1877.) «L’étudiant regarda le battant de la porte dont un des côtés venait d’être ouvert _à l’endroit du genou_.» (_Ibid._, p. 87.) «_Le pépin du mécontentement_ était semé dans une terre fertile et allait donner en peu de temps un arbre touffu.» (_Monsieur de Boisdhyver_, p. 12; Poulet-Malassis, 1861[44].) [44] Cette phrase comique a été souvent citée, mais parfois altérée et amplifiée. Poitevin (_La Grammaire, les Écrivains et les Typographes_, p. 225) la donne ainsi: «Le pépin du mécontentement n’allait pas tarder à pousser dans son cœur.» Hippolyte Babou (_La Vérité sur le cas de M. Champfleury_, p. 31) ajoute tout un membre de phrase qui rend la métaphore plus grotesque: «Le pépin du mécontentement devait produire un arbre touffu sous lequel s’abriteraient les mauvaises langues.» «Elle bravait l’air froid, la gelée, la neige _d’hive_r.» (_Ibid._, p. 96.) Comme s’il y avait de la neige _d’été_. «Le docteur Richard, _à cinquante ans_, était plus jeune que ses confrères de trente ans... Ce _vieillard_ à la physionomie spirituelle...» (_Ibid._, p. 105-106.) Est-on un vieillard à cinquante ans, surtout lorsqu’on est plus jeune que des hommes de trente ans? Nous avons déjà vu cette même question se poser dans un chapitre précédent, à propos du romancier Charles de Bernard. «Si un peu d’or peut faire un heureux d’un malheureux, ne _le_ ménagez pas» (l’or). (_Ibid._, p. 126.) «Sa tête, qu’elle baissait, _servait d’excuse à la pourpre_ qui inondait sa figure et qui _lui enlevait la faculté_ de s’occuper sérieusement de sa tapisserie.» (_Ibid._, p. 133.) «Si je n’ai pas péché, je ne dois pas _en_ inventer.» (_Ibid._, p. 187.) «La physionomie de la jeune fille était si pure, si calme et si chaste que la moindre peine s’y inscrivait _comme la peau du lézard sur le sable_.» (_Ibid._, p. 328.) «Le soleil pénètre par échappées à travers les branches... et dépose un baiser lumineux sur _le ventre rose_ des pommes.» (_Monsieur de Boisdhyver_, p. 418.) Dans _Les Amoureux de Sainte-Périne_ encore (p. 22 et 99), Champfleury laisse invariables certains adjectifs: «Ces détails, je ne les connus qu’un à un, après _divers_ visites...» — tout comme Lamartine: «leurs orbites _divers_»: cf. ci-dessus, p. 82, — «En entendant ces _traîtres_ inductions...» Arrêtons-nous; il faudrait tout citer, et ce serait à n’en plus finir. Le chef de l’école réaliste a d’ailleurs été jadis renommé pour son style négligé, incorrect, et ses nombreuses incongruités de langage; Louis Veuillot, entre autres, dans ses _Odeurs de Paris_ (p. 273; Palmé, 1867), le tance vertement à ce sujet et lui reproche notamment son barbarisme: _décourageateur_, — «Béranger, sans s’en douter, jouait le rôle d’un _décourageateur_» — engendrant le verbe _décourageater_. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que Champfleury revoyait et corrigeait avec beaucoup d’application non seulement ses épreuves, mais les diverses éditions de ses ouvrages: «J’ai appris peu à peu à me défier de la facilité de la plume; je me suis enfermé cinq ans, lisant, réfléchissant... Toute dépense m’a paru inutile, qui ne regardait ni les lettres ni les arts... Que de temps passé à revoir mes œuvres anciennes pour en enlever les négligences et les longueurs! Mes livres, quand je les revois à distance, ressemblent à de vieilles villes dans lesquelles une bonne administration fait des percées pour les assainir, leur donner du jour et de la lumière... Tout livre que j’ai publié dans une revue ou un journal n’a été pour moi qu’une sorte de première épreuve...» (CHAMPFLEURY, _Souvenirs et Portraits de jeunesse_, Notes intimes, p. 252 et 292; Dentu, 1872.) Et tout cela est scrupuleusement exact; il suffit, pour s’en convaincre, de comparer entre elles les diverses éditions des romans de Champfleury: _Les Bourgeois de Molinchart_, par exemple, édition de 1855, Librairie nouvelle; et édition de 1859, M. Lévy; _Les Souffrances du professeur Delteil_, édition de 1857, M. Lévy; et édition de 1886, Dentu; etc.; il y a des variantes à chaque page, presque à chaque ligne, et parfois même des modifications sont apportées à l’intrigue du roman; mais les dernières versions ne valent souvent pas mieux et parfois même valent moins que les premières. Croirait-on que Flaubert s’est alarmé de la publication faite en feuilletons, en 1854, des _Bourgeois de Molinchart_, qui offrent, en effet, certaines analogies de situation avec _Madame Bovary_, qu’il était en train d’écrire? Mais... «Quant au style, pas fort, pas fort!» (Gustave FLAUBERT, lettre à Louis Bouilhet, 5 août 1854; _Correspondance_, t. III, p. 2.) * * * Passons à Henry Murger; et tout d’abord cette drôlerie: «Un soir, en traversant le boulevard, Marcel aperçut à quelques pas de lui une jeune dame qui, en descendant de voiture, laissait voir un bout de bas blanc... — Parbleu, fit Marcel, voilà une jolie jambe: j’ai bien envie _de lui offrir mon bras_.» (_Scènes de la vie de bohème_, p. 176; M. Lévy, 1861.) «Je m’appelle Fanny, j’ai dix-huit ans et je suis une des dix femmes de Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient à deux pieds sur tous les articles du code pénal, déclare une des héroïnes des _Scènes de la vie de jeunesse_ (p. 85; M. Lévy, 1859) du même romancier. La porte par où l’on sort de mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, et, pour y pénétrer, il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont ruiné leurs pères. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d’or...» «... Le nommez-vous mon frère?... Mais, en vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne savez-vous point que vous semez tout simplement _de la graine d’inceste dans le terrain de l’adultère_?» (_Ibid._, p. 160.) «Sa tête était de plomb, et il avait _un enfer_ dans l’estomac.» (_Ibid._, p. 177.) «Au fond de sa poitrine, et _flottant dans un océan de larmes_, son cœur _assassiné par la souffrance se débattait en criant au secours_.» (_Ibid._, p. 191.) «... Il entendait toujours ces mêmes mots, dont les syllabes lui perçaient le cœur _comme les dards d’une couvée de serpents_.» (_Ibid._, p. 194.) «... Dégagée de toute préoccupation qui eût pu jeter de l’ombre sur son plaisir, _chaussant_ pour la dernière fois _le soulier des promenades buissonnières_, elle comptait courir d’un pied libre et léger à ce dernier rendez-vous donné par elle-même à son insouciance enfantine, qui avait si peu duré, que son dernier jouet avait été brisé tout neuf sous le pied du malheur, quand il avait renversé la fortune paternelle. Jetant aux buissons de la route les façons d’être un peu sérieuses, qui raidissent les attitudes, immobilisent le visage, règlent la voix dans le registre d’une gamme monotone, et sont pour ainsi dire _le costume moral_ de sa profession, elle espérait retrouver, débarrassée de cette défroque du pédantisme scolaire, cette pétulance, cette vivacité qui faisait d’elle», etc. (_Les Buveurs d’eau_, p. 203; M. Lévy, 1857.) «C’est qu’il est telles discussions où la colère arme la bouche de _mots qui font balle_, et que toute balle fait trou.» (_Ibid._, p. 276.) «Un langage onctueux et parfumé comme un sirop de fleurs de rhétorique.» (_Les Vacances de Camille_, p. 27; M. Lévy, 1859.) Pour dire qu’à Londres les bars ou cabarets ne sont pas fréquents: «On est quelquefois obligé de marcher pendant une heure avant de rencontrer un endroit où l’on puisse se livrer tranquillement à _l’antithèse de la soif_.» (_Propos de ville et propos de théâtre_, Notes de voyage, p. 229; M. Lévy, 1858.) «La plus belle attitude d’une créature dans l’humanité est celle de l’homme qui se _penche sur son œuvre pour rester debout devant lui-même_.» (Henry MURGER, dans POITEVIN, _La Grammaire, les Écrivains et les Typographes_, p. 221.) Cette phrase se trouve dans _Le Sabot rouge_ de Murger (p. 46; C. Lévy, s. d.), mais corrigée: le dernier membre de phrase a été supprimé. «Il faut _mettre une rallonge à la patience_ et une à tes robes, quand elles seront usées; car _l’horizon est d’un noir à faire de l’encre avec_.» (Henry MURGER, dans POITEVIN, _ibid._, p. 225.) A propos de Murger, n’oublions pas cette comique révélation de son historiographe et ami Schaunard (Alexandre SCHANNE, _Souvenirs de Schaunard_, p. 175; Charpentier, 1887): «Banville et Murger ont vu Mimi avec les yeux de l’artiste. La vérité est que, sans s’être trompés d’une façon absolue, ils ne l’ont aperçue _qu’au travers d’une lorgnette trempée dans l’eau de jouvence_.» VI GUSTAVE FLAUBERT. Ses erreurs, barbarismes et solécismes. — JULES ET EDMOND DE GONCOURT. Drôleries et mots tronqués. Abus du verbe _mettre_. — ALPHONSE DAUDET. — ÉMILE ZOLA. — J.-K. HUYSMANS. La _musique des liqueurs_. Encore l’abus du verbe _mettre_. Dans _Madame Bovary_ (t. I, p. 30; 1re édition, Michel Lévy, 1857), GUSTAVE FLAUBERT (1821-1880) nous dit que «le père Rouault vint apporter à Charles le paiement de sa jambe remise, soixante-quinze francs _en pièces de quarante sous_». 75 francs en pièces de 2 francs, problème qui paraît insoluble. Plus loin (p. 141), nous lisons: «Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toute marquetée de chiffres _jusqu’au thorax_ et peinte en bleu.» Une tête qui va jusqu’au thorax, encore une énigme difficile à déchiffrer. Le costume de conseiller de préfecture décrit par Gustave Flaubert, dans un autre chapitre de _Madame Bovary_ (t. I, chap. 8, p. 197, Fête des Comices): «Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d’un habit court _à broderies d’argent_... Il était, lui, un conseiller de préfecture... M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine _son petit tricorne noir_...», ce costume serait, d’après une lettre adressée au _Figaro_ (numéro du 13 mars 1919) par «Un ancien conseiller de préfecture», tout à fait inexact: «Jamais, sous aucun régime, les conseillers de préfecture n’ont eu de broderies d’argent, mais des broderies _bleues_ de deux nuances et un _bicorne_...» Dans _Bouvard et Pécuchet_ (p. 126; 1re édition, Lemerre, 1881), cette singulière peinture: «De couleur vert-pomme, sa chasuble, que des fleurs de lis agrémentaient, était bleu-ciel[45]». [45] Voici le texte complet de cette phrase, avec sa ponctuation, tel qu’on le trouve dans la première édition de _Bouvard et Pécuchet_, établie d’après le manuscrit même de Flaubert. Ce texte a été modifié dans des éditions suivantes: «Mais le plus beau, c’était dans l’embrasure de la fenêtre, une statue de saint Pierre! Sa main droite couverte d’un gant serrait la clef du Paradis. De couleur vert-pomme, sa chasuble, que des fleurs de lis agrémentaient, était bleu-ciel, et sa tiare très jaune, pointue comme une pagode.» Pages 299-300 du même ouvrage, Flaubert fait célébrer la messe de minuit «le soir du 26 décembre», c’est-à-dire le lendemain de Noël au lieu de la veille. «Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent jusqu’aux étoiles, fissent craquer mes os, découvrir mes nerfs.» (_La Tentation de saint Antoine_, p. 44; Charpentier, 1882.) Des gouttes de sang qui font craquer les os, etc.? Et que dites-vous de cette gentille petite phrase, cueillie dans une lettre adressée à Mme X... (Mme Louise Colet: _Correspondance de Gustave Flaubert_, t. II, p. 176): «Adieu, toi qui es l’édredon où mon cœur se pose, et le pupitre commode où mon esprit s’entrouvre»? Il faut bien le reconnaître, malgré son très grand talent et ses minutieux et maladifs scrupules d’écrivain, et aussi malgré toute l’admiration qu’il nous inspire, les fautes de français (barbarismes et solécismes) abondent chez Gustave Flaubert. A l’époque de sa jeunesse, on étudiait mal ou plutôt on n’étudiait pas du tout notre langue dans les collèges et les lycées; on était censé l’apprendre à l’aide des versions latines, et Flaubert, sans s’en douter le moins du monde, garda toute sa vie et dans tous ses écrits des traces de cette ignorance. Émile Faguet en a, de son côté, fait la remarque: «Flaubert n’était pas très sûr de sa langue. Il est resté un certain nombre de solécismes et de provincialismes dans _Madame Bovary_ (_Revue bleue_, 3 juin 1899, p. 697). Voici quelques exemples à l’appui de ces assertions: Flaubert confond sans cesse _de suite_ avec _tout de suite_: «Il eut un tel regard qu’elle s’empourpra, comme à la sensation d’une caresse brutale; mais _de suite_, en s’éventant avec son mouchoir: «Vous avez manqué le coche...» (_Bouvard et Pécuchet_, 1re édition, p. 368, et _passim._) «Réponds-moi _de suite_...» (pour immédiatement, tout de suite) (_Correspondance_, t. I, p. 108.) «Tu vas avoir _de suite_ plus de lecteurs que tu n’en aurais eu...» (_Ibid._, t. II, p. 170.) Etc. Il évite quelque chose _à quelqu’un_, au lieu de le lui épargner, ou de le lui faire éviter: «Pour _lui éviter_ du mal, il se levait de bonne heure...» (_Bouvard et Pécuchet_, p. 237.) «Vous _m’éviterez_ une course.» (_Correspondance_, t. IV, p. 214.) Etc. Il se rappelle _d’_une chose, il _s’en_ rappelle, au lieu de se la rappeler: «La première lecture n’est pas si loin qu’ils ne _s’en_ soient rappelés.» (_Correspondance_, t. II, p. 236.) «Remercie de ma part Mme Robert qui a bien voulu se rappeler _de moi_.» (_Lettres à sa nièce Caroline_, p. 2.) Etc. Il cause _à_ quelqu’un, au lieu de causer _avec_ lui: «On trouve toujours dans cette ville-là des gens _à qui_ causer.» (_Correspondance_, t. III, p. 193.) «Je n’aurais plus personne _à qui_ causer.» (_Lettres à sa nièce Caroline_, p. 359.) Etc. Il _se_ dispute avec quelqu’un, au lieu de disputer (sans pronom) avec lui, de se quereller avec lui («SE DISPUTER, dans le sens d’avoir une querelle, locution qui n’a en sa faveur ni la grammaire ni l’autorité des écrivains»: LITTRÉ, art. Disputer, Rem.): «Il vit Arnoux qui _se disputait_...» (_L’Éducation sentimentale_, p. 29; Charpentier, 1880.) «C’était le chevalier et le postillon qui _se disputaient_.» (_Ibid._, p. 153.) «... à _me disputer avec_ mes éditeurs.» (_Correspondance_, t. I, p. 101.) Etc. Il observe quelque chose _à quelqu’un_, au lieu de le lui faire observer: «Il est possible, comme tu _me l’observes_, que je lise trop...» (_Correspondance_, t. I, p. 170.) Ne soupçonnant pas qu’_invectiver_ est un verbe neutre, il écrit toujours: _invectiver quelqu’un_, au lieu d’invectiver _contre_ ce quelqu’un: «Il invectivait Charles Ier.» (_L’Éducation sentimentale_, p. 214.) «Sa femme l’invectivait.» (_Ibid._, p. 401.) «Il ne pouvait se retenir de les invectiver.» (_Ibid._, p. 411.) Etc. Toujours aussi il écrit: nous nous sommes _en allés_, au lieu de: nous nous en sommes allés (de même qu’on dit: nous nous en sommes flattés, nous nous en sommes vantés, — et non en flattés, en vantés): «Nous nous sommes en allés.» (_Correspondance_, t. I, p. 85.) «Il s’est en allé tranquillement.» (_Ibid._, t. I, p. 308.) «Avec Louis-Philippe s’est en allé quelque chose qui ne reviendra pas.» (_Ibid._, t. II, p. 12.) Etc. Il donne à la locution prépositive _à l’encontre de_, qui signifie _en s’opposant à_, _à l’opposite de_, _en face de_, etc. (Cf. LITTRÉ), le sens, qu’elle n’a jamais eu, de _relativement à, à propos de_: «Il avait des remords à l’encontre du jardin.» (_Bouvard et Pécuchet_, p. 37.) _Sous le rapport de_: cette locution, qui n’est pas exacte, car une chose n’est pas _sous un rapport_, mais _en rapport_ avec une autre, «n’est pas bonne à employer, dit Littré (art. Rapport, Rem.); ceux qui écrivent avec pureté doivent l’éviter». Flaubert l’emploie couramment: «... Quoique d’une fidélité fort exacte _sous le rapport_ des descriptions...» (_Correspondance_, t. I, p. 196.) «Tâche de me dire ce qui se passe dans ma maison _sous tous les rapports_ possibles.» (_Ibid._, t. I, p. 278.) «Nous allons bien _sous le rapport_ sanitaire.» (_Ibid._, t. II, p. 35.) Etc. Il part _à_ Paris, au lieu de partir _pour_ Paris. «Dans une quinzaine, il part _à_ Paris.» (_Correspondance_, t. II, p. 321.) Il écrit _le_ Dante, au lieu de Dante sans article («Durante Alighieri, dit _Dante_, par une abréviation familière aux Italiens, et non _le Dante_, comme on dit trop souvent en français, les Italiens ne plaçant l’article que devant le nom propre et non devant les prénoms»: _Larousse_, art. Dante): «La chape de plomb que _le_ Dante promet aux hypocrites...» (_Correspondance_, t. II, p. 283.) Il écrit les _de_ Goncourt (_Ibid._, t. III, p. 391), au lieu de les Goncourt. (Cf. LITTRÉ, art. Nobiliaire.) Oubliant que _pire_ est un adjectif et non un adverbe, il écrit: «Je vais _pire_» (_Ibid._, t. IV, p. 263), comme si l’on pouvait dire: Je vais _meilleur_, au lieu de: Je vais mieux, je vais pis. Il dit que «rien n’est plus embêtant _comme_ la campagne». (_Lettres à sa nièce Caroline_, p. 77.) «Écris-moi-le» (_Ibid._, p. 153), pour: écris-le-moi. _Dans ce but_, locution qui ne s’explique pas et «qui doit être évitée», dit Littré. «Mme Lapierre m’a écrit, _dans ce but_, un billet fort aimable.» (_Ibid._, p. 389.) «La pluie _qui n’arrête pas_ me comble de joie.» (_Ibid._, p. 163.) _Soi-disant_ «ne se dit jamais des choses», remarque Littré, et ne peut logiquement s’appliquer qu’aux personnes. «A force de patauger dans les choses _soi-disant_ sérieuses...», écrit Flaubert. (_Ibid._, p. 434.) Enfin, on a, non sans raison, blâmé ces phrases de Flaubert: «Son mari, sachant qu’elle aimait à se promener en voiture, trouva un boc d’occasion, qui, ayant _une fois_ des lanternes neuves... ressembla presque à un tilbury.» (_Madame Bovary_, t. I, p. 48.) «Les marchands de vins étaient ouverts; on allait de temps à autre _y_ fumer une pipe.» (_L’Éducation sentimentale_, p. 352.) «Il fallait relever le principe _d’autorité_, qu’_elle_ s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’_elle_ vînt de n’importe où...» (_Ibid._, p. 475.) «Le matin, on _s’encombrait_ au bureau de la poste.» (_Bouvard et Pécuchet_, p. 196.) Pour: on se pressait au bureau, ou: on encombrait le bureau. «Il était venu avec une charrette de fumier, et l’avait jetée tout à vrac au milieu de l’herbe.» (_Ibid._, p. 206.) Au lieu de: _en_ vrac. (Cf. LITTRÉ.) «Il assista peut-être à des choses que tu _lui jalouserais_, si tu pouvais les voir.» (_Ibid._, p. 349.) Flaubert, qui aimait tant à relever les incorrections grammaticales chez ses confrères (Cf. _Correspondance_, t. II, p. 148 et 200, où il reproche à Stendhal d’écrire mal, à Lamartine de n’avoir pas suffisamment étudié le français; et t. IV, p. 344, 354, 355, 362, etc.), et qui nous informe quelque part (_Correspondance_, t. III, p. 237) qu’il a, pour un certain laps de temps, huit ou quinze jours, le Dictionnaire de l’Académie sur sa table, et qu’il «couche avec la _Grammaire des Grammaires_», eût été diantrement étonné si on lui eût montré combien sa langue était _en désaccord_ avec la langue de l’Académie, avec la langue de Littré, et surtout avec celle de Girault-Duvivier, son sévère et vieillot compagnon de lit[46]. [46] Girault-Duvivier, qui est loin d’avoir l’esprit large, tolérant, éclairé et judicieux de Littré, condamne, en effet et bien entendu, et l’Académie pareillement, les locutions de Flaubert citées ci-dessus: cf. la _Grammaire des Grammaires_, principalement les «Remarques détachées», t. II, p. 1051-1291 (Cotelle, 1859). * * * Des GONCOURT (Edmond DE GONCOURT: 1822-1896; Jules DE GONCOURT: 1830-1876): «Sur le siège, _le dos_ du cocher _était étonné_ d’entendre pleurer si fort.» (_Germinie Lacerteux_, chap. 64, p. 254; Charpentier, 1864.) Dans le même roman (p. 244), les deux écrivains inventent le verbe rasseyer, _rasseoir_ ne leur suffisant pas: «Il fallait que mademoiselle la _rasseyât_ de force», — et (p. 85) ils écrivent des _affutiots_, qui n’existe pas en français: «... avec des affutiots comme elles s’en mettent», au lieu d’_affûtiaux_ (bagatelle, brimborion, affiquet). «Ce qui lui _manquait_ et lui _faisait défaut_, c’était _une absence_ d’aliment à des appétits nouveaux...» (_Madame Gervaisais_, p. 216.) Dans _Idées et Sensations_ (p. 155), les Goncourt nous font entendre des rossignols en hiver: «Au mois de décembre... j’aime à entendre la lisière toute gazouillante et _rossignolante_ du sautillant bonsoir des oiseaux au soleil.» Les rossignols, aussi bien d’ailleurs que les autres oiseaux, ne chantent guère en hiver, d’autant que la plupart des oiseaux chanteurs sont migrateurs et nous ont quittés: «Le rossignol arrive chez nous vers la fin de mars... et émigre dans les premiers jours d’août» (LARIVE ET FLEURY, _Dictionnaire des mots et des choses_)[47]. [47] BERQUIN (1749-1791) commet, lui, une autre erreur, à propos des rossignols: il en fait chanter deux ensemble et tout près l’un de l’autre, ce qui n’a jamais lieu. «Deux rossignols allèrent se percher près de là, sur le sommet d’un berceau de verdure, pour la réjouir (une jeune fille) de leurs chansons de l’aurore.» (_L’Ami des enfants_, Clémentine et Madelon, p. 28; Lehuby, s. d.) Et dans _Les Frères Zemganno_ (p. 11), nous assistons à ce phénomène: un hérisson, qui, au lieu de se rouler bien vite sur lui-même et se mettre en boule, se débat contre son ravisseur: «... Le jeune homme, portant enfermé dans sa vareuse un animal qui _se débattait_... Le hérisson vivant...» Autres phénomènes: une femme croque des noisettes avec des dents _qu’elle n’a pas_; un jeune homme _imberbe_ rit dans _sa barbe_: «Ce soir, au dessert, en croquant des noisettes avec des dents absentes, la sœur nous raconte...» (GONCOURT, _Journal_, année 1871, t. IV, p. 349.) «Le jeune Léon rit dans sa barbe future.» (ID., _ibid._, année 1882, t. VI, p. 177.) Et ce discours «applaudi par deux larmes coulant sur la figure de l’amiral Jauréguiberry». (ID., _ibid._, année 1886, t. VII, p. 136.) Puis des phrases entortillées et alambiquées comme celles-ci: «Charmée nerveusement, avec de petits tressaillements derrière la tête, Mme Gervaisais demeurait, languissamment navrée sous le bruit grave de cette basse balançant la gamme des mélancolies, répandant ces notes qui semblaient le large murmure d’une immense désolation, suspendues et trémolantes des minutes entières sur des syllabes de douleur dont les ondes sonores», etc. (_Madame Gervaisais_, p. 83.) «Et, tout à coup, dans ce qu’il regardait, une page fleurissante semblait un herbier du mois de mai, une poignée du printemps, toute fraîche arrachée, aquarellée dans le bourgeonnement et la jeune tendresse de sa couleur.» Etc. (_Manette Salomon_, p. 173.) «Et elle travaillait avec la fumée d’une bougie recueillie sur un plat d’argent, elle travaillait laborieusement, par-dessus le délicat _charme_ de ses traits _charmants_, à la composition d’un visage aphrodisiaque et cadavéreux, où il y avait de l’échappée de l’hôpital, mêlée à une espèce de génisse inquiétante et fantasque», etc. (_Chérie_, p. 237.) Quel charabia! Et qu’est-ce que tout cela signifie? De même ceci: «Et la morne désolation de ce lendemain n’était pas le nuage qui met au front de la femme une contrariété de la vie, et qui se dissipe dans un peu de nervosité batailleuse, mais était un sombre et momentané désenchantement de l’existence, le repliement lassé d’une créature sur elle-même, avec ce temps d’arrêt du travail sourieur de la cervelle et de l’enfantement continu des projets et des châteaux en Espagne, qui ne cesse que dans cette sorte d’ennui et dans le sentiment de la mort.» (_La Faustin_, p. 172-173.) «Parmi les gens à imagination, je suis étonné combien il _leur_ manque le sens de l’art, la vue compréhensive des beautés plastiques, et, parmi ceux qui ont cela, je suis étonné combien il _leur_ manque l’invention, la création...» (GONCOURT, _Journal_, 7 mai 1878; t. VI, p. 22.) «Les vrais connaisseurs en art sont ceux que la chose, que tout le monde trouvait laide, _ont fait_ accepter comme belle...» (ID., _ibid._, 30 juin 1881, t. VI, p. 154.) «... Cette danse n’a rien de gracieux, de voluptueux, de sensuel; elle consiste tout entière dans des désarticulations de poignets, et elle est exécutée par des femmes dont la peau semble de _la flanelle pour les rhumatismes_, et qui sont grasses d’une vilaine graisse _de rats nourris d’anguilles d’égouts_.» (ID., _ibid._, 24 mai 1889; t. VIII, p. 55.) Et cet homme «maigre et long», qui a des «jambes de pétrin phtisique». (_Les Frères Zemganno_, p. 151.) Nul peut-être plus que les Goncourt n’a abusé du verbe _mettre_ appliqué à un objet immatériel ou inanimé: «Une lampe allumée _mettait_ un brasier de feu d’or...» (_Madame Gervaisais_, p. 164.) «... Le visage de la Faustin se détacha avec une toute petite touche carrée de vive lumière sur le front, avec une petite ligne de lumière humide au bord de la paupière inférieure et _mettant_ un éclair mouillé dans le bas de la prunelle, avec une cédille de lumière...» (_La Faustin_, p. 174.) «Des lampes... _mettent_ un peu de rougeoiement sur la table.» (_La Fille Élisa_, p. 6.) «La lampe de l’escalier _mettait_ sur l’humidité des murs un ruissellement rougeoyant.» (_Ibid_., p. 94.) «Les ombres des arbres _mettaient_ de grandes taches diffuses...» (_Les Frères Zemganno_, p. 10.) «Un rayon, filtrant par une fente mal jointe, _mettait_ une danse poussiéreuse...» (_Ibid._, p. 49.) Etc., etc. Au lieu de _mettre_, des écrivains emploient volontiers, dans ce cas, le verbe _jeter_: «Une cravate en soie rouge _jette_ une note grave sur la blancheur de la flanelle.» (Cf. _Revue bleue_, 10 mars 1883, p. 315.) Nous avons vu, dans le chapitre consacré à Champfleury (p. 209), «un parfum de miroton qui _jetait_ sa note intense...» Peu d’écrivains, tout en croyant avoir grand souci de la langue, ont plus mal écrit que les Goncourt, plus émaillé leur prose de barbarismes et de pataquès. «L’épithète rare, voilà la marque de l’écrivain,» assurent-ils. (_Journal_, t. III, p. 32.) Aussi font-ils peu de cas du style de Flaubert: «Au grand jamais il (Flaubert) n’a pu décrocher une de ces osées, téméraires et personnelles épithètes; il n’a jamais eu que les épithètes excellemment bonnes à tout le monde.» (_Ibid._, t. VI, p. 289.)[48] [48] A propos de Gustave Flaubert, on lit, dans le _Journal des Goncourt_ (t. V, p. 79), que le futur auteur de _Madame Bovary_ avait composé, étant encore au collège, un drame sur Louis XI, où un malheureux s’exprimait en ces termes: «Monseigneur, nous sommes obligés d’assaisonner nos légumes _avec le sel de nos larmes_.» Les Goncourt, eux, l’un ou l’autre ou l’un et l’autre, écrivent: «Ce coquetage, qui _m’insupportait_ autrefois...» (_Ibid._, t. IV, p. 163.) «La canonnade qui ne _décesse_ pas... La fusillade ne _décesse_ pas...» (_Ibid._, t. IV, p. 171 et 313.) («_Décesser_, barbarisme populaire qui se dit au lieu de _cesser_, et qui est une grosse faute.» LITTRÉ.) «Le mot _dont_ il s’est toujours rappelé...» (_Ibid._, t. VII, p. 87.) Pour _qu’il_ s’est toujours rappelé. «Brébant _me cause_ de mon livre.» (_Ibid._, t. VI., p. 314.) «Daudet _me cause_ de la misère...» (_Ibid._, t. VII, p. 205.) Pour: _me parle_ ou _cause avec moi_. «Il a vu payer 90 francs _chaque_ les deux derniers fauteuils...» (_Ibid._, t. VII, p. 316.) Pour: _chacun_. («_Chaque_ ne doit pas se confondre avec _chacun_; _chaque_ doit toujours se mettre avec un substantif auquel il a rapport... C’est une faute de dire: ces chapeaux ont coûté vingt francs _chaque_.» Etc. — LITTRÉ.) «Les étudiants peu _fortunés_» (qui n’ont pas assez d’argent pour aller souvent au théâtre) (_Ibid._, t. VIII, p. 8.) Pour: peu _riches_, qui n’ont pas beaucoup d’argent. («_Fortuné_ ne doit pas être employé pour «riche»; c’est une faute...» LITTRÉ.) Les Goncourt tronquent quantité de mots, écrivent _éplafourdi_ (_Ibid._, t. I, p. 51; t. IV, p. 193, etc.) pour _éplapourdi_ (participe passé d’_éplapourdir_, signifiant abasourdir); — _dérayer_ (_Ibid._, t. IV, p. 28), pour _dérailler_; — «la morsure des _taxia_» (_Ibid._, t. VII, p. 23), pour des _thapsia_; — le _hantement_ (_Ibid._, t. VII, p. 240), qui n’existe pas et est inutile puisque _hantise_ existe; — ils donnent au mot _dunkerque_ (étagère, petit meuble, cf. LITTRÉ) un sens qu’il ne paraît pas comporter: «Des vitrines pleines de dunkerques...» (_Journal_, t. II, p. 69); — etc., etc. «Je n’admire que les modernes... envoyant promener mon éducation littéraire,» déclare Edmond de Goncourt (_Ibid._, t. VII, p. 31). C’est-à-dire je supprime tout ce qui m’a précédé, et le monde ne commence qu’à moi. Avant de quitter les Goncourt, remarquons que l’expression «document humain», si fréquemment employée dans ces derniers temps, a été revendiquée comme sienne par Edmond de Goncourt (_La Faustin_, préface, p. 11, note 1): «Cette expression... j’en réclame la paternité, la regardant, cette expression, comme la formule définissant le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de l’école qui a succédé au romantisme: l’école du _document humain_.» * * * ALPHONSE DAUDET (1840-1897), dans _Tartarin de Tarascon_ (p. 198, Lemerre, 1886), attribue aux Arabes des mâchoires phénoménales: «Quatre mille Arabes couraient derrière (un chameau), pieds nus, gesticulant, riant comme des fous, et faisant luire au soleil _six cent mille dents blanches_». Ce qui fait tout juste 150 dents par Arabe. Dans _Les Rois en exil_ (p. 167 et 229; Lemerre, 1887), un même personnage, l’amant de Séphora, nous est d’abord présenté comme septuagénaire, puis se trouve rajeuni plus loin et devient sexagénaire. Dans _L’Évangéliste_ (p. 205, Dentu, 1883), Daudet peint un instituteur «aux yeux ardents, d’un bleu _globuleux et fanatique_». Dans _Le Petit Chose_ (p. 106; Lemerre, 1884): «Dès l’aube, on _s’emplit_ tous, élèves et maîtres, dans de grandes tapissières pavoisées», etc. Pour: on s’empile. Alphonse Daudet, qui reconnaissait lui-même tout le premier l’impureté de son style: — «Les gens nés au delà de la Loire _ne savent pas écrire la prose française_», disait-il (Cf. _Journal des Goncourt_, t. VI, 1878, p. 24)[49], — abuse des néologismes inutiles et présente fréquemment des tournures de phrases inusitées ou fautives: [49] Jean-Jacques Rousseau, né à Genève et dont le français n’était pas très pur, allait plus loin encore et englobait toute la province dans cet ostracisme: «Il y a une certaine pureté de goût et une correction de style qu’on n’atteint jamais dans la province, quelque effort qu’on fasse pour cela.» (Lettre à M. Vernes, 4 avril 1757: _Œuvres complètes de J.-J. Rousseau_, t. VII, p. 67; Hachette, 1864.) Mais ce qui était vrai du temps de Rousseau ne l’est plus, ou du moins plus autant, de nos jours. «Cette ironie de son fils l’appelant: Maître, cher maître, pour _moquer ce titre_ dont on le flattait généralement...» (_L’Immortel_, p. 6; 1re édit., Lemerre, 1888.) «Le _nâvrement_ (_sic_) de la bouche et du regard signifiait...» (_Ibid._, p. 12.) «Longuement _réflexionné_ là-dessus en battant les Champs-Élysées...» (_Ibid._, p. 59.) «Les _facticités_ du dessert.» (_Ibid._, p. 115.) Pour signifier les menus plats de la fin d’un dîner. «Dans ce _frénétisme_ de vivats...» (_Ibid._, p. 132.) _Frénésie_, qui est français, suffirait peut-être. «Il _s’activait_ autour de la table.» (_Ibid._, p. 184.) Pour: il s’agitait, se remuait. «Elle tombe à genoux sur un prie-Dieu, s’y _prostre_...» (_Ibid._, p. 186.) C’est-à-dire s’y prosterne. «Il avait ouvert démesurément la bouche pour _exploser_ sa colère.» (_Ibid._, p. 221.) Dans _Port-Tarascon_ (Flammarion, s. d.), Daudet confond _auvents_ avec volets (p. 281); il fait _effluves_ du féminin (p. 78). Dans _Le Petit Chose_ (Lemerre, 1884), il emploie _fixer_ pour _regarder_ (p. 163); il évite volontiers quelque chose _à quelqu’un_ (p. 192 et 388); part d’ordinaire _à_ son travail (_Études et Paysages_, Mœurs parisiennes, Le Singe, p. 272; Lemerre, 1885), ou _en_ Auvergne (_Jack_, t. I, p. 142; Lemerre, 1885), au lieu de _pour_. Etc., etc. * * * ÉMILE ZOLA (1840-1902) donne, dans son roman _La Faute de l’abbé Mouret_, de curieux détails concernant les prescriptions et habitudes du clergé régulier ou séculier, détails extraits sans doute de quelque traité de discipline ecclésiastique: «Lorsqu’il (l’abbé Mouret) remontait à sa chambre, il ne gravissait (l’escalier) _qu’une marche à la fois_, ainsi que le recommandent saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin» (p. 115; Charpentier, 1884); «...arrivant à se croire damné pour avoir oublié la veille au soir de baiser les deux images de son scapulaire, ou pour s’être endormi _sur le côté gauche_; fautes abominables, qu’il aurait voulu racheter en usant jusqu’au soir ses genoux...» (Page 116.) Mais il est regrettable que Zola n’ait pas mieux précisé la source de ces citations. Dans le même roman (p. 266), l’auteur nous montre «de grands lézards [qui] _couvaient leurs œufs_». Or, si l’on s’en rapporte au _Dictionnaire des mots et des choses_ de Larive et Fleury (t. II, p. 319, col. 2, art. Lézard), les lézards ne couvent pas leurs œufs: «la femelle ne s’en occupe point, et ils éclosent sans incubation». Une autre espèce de lézards est ovovivipare, c’est-à-dire que «les œufs éclosent dans le corps de la mère, et que les petits viennent au monde tout vivants». Dans _Son Excellence Eugène Rougon_ (p. 339; Charpentier, 1883), un personnage nous est représenté «assis avec dignité _sur son séant_». En effet, c’est généralement sur son séant qu’on s’assoit. Plus loin (p. 394), nous voyons une dame Bouchard qui, «avec le goût pervers des femmes _pour les hommes chauves_, regarde passionnément le crâne nu» d’un de ses voisins. Est-ce là un goût bien répandu chez les femmes? «Et combien y a-t-il de Besançon ici? — Dix-sept heures de chemin de fer, répondit Trouche, en montrant sa bouche _vide de dents_... Oui, oui, on doit être très à son aise, dit Trouche _entre ses dents_.» (_La Conquête de Plassans_, chap. 10, p. 138 et 140; Charpentier, 1885.) Voilà des dents qui ont repoussé vite. «Des femmes montraient _leurs_... C’était plein de bonhomie, un dortoir au grand air, des braves gens en famille qui se mettent à l’aise... Justement on était _à la nouvelle lune_...» (_La Fête à Coqueville_, dans le volume _Le Capitaine Burle_, p. 284; Charpentier, 1883.) «On n’entendait jamais un mot plus haut _l’un que l’autre_.» (_Pot-Bouille_, chap. 4, p. 78; Charpentier, 1882.) Il faudrait au moins _deux mots_, pour que l’un pût être plus haut que l’autre. Dans _Lourdes_ (p. 238; Charpentier, 1894): «Oui, oui, nous partons, dit Pierre, qui se détourna, cherchant son chapeau, _pour s’essuyer les yeux_.» Émile Zola, au dire du moins d’Edmond de Goncourt (_Journal des Goncourt_, 15 juillet 1891; t. VIII, p. 257), estimait que «la clarinette est l’instrument qui représente l’amour sensuel, tandis que la flûte représente tout au plus l’amour platonique». Les mots _saleté_, _sale_, _salir_, se retrouvent souvent dans les livres d’Émile Zola, regardé comme le chef de l’école naturaliste. «Cette chose laide et _sale_ qui se nomme la politique.» (_Une Campagne_, p. 318.) «Elle se croyait _salie_ d’une tache si ineffaçable...» (_Madeleine Férat_, p. 210; Charpentier, 1892.) «Tu ne dois pas _salir_ nos tendresses.» (_Ibid._, p. 221.) «... Pour y trouver un _sale_ plaisir...» (_Madeleine Férat_, p. 224.) «... Un besoin de _sales_ débauches...» (_Ibid._, p. 236.) «... La _salir_ de sa bave...» (_Ibid._, p. 261.) «Elle comptait que ses _saletés_ suffiraient.» (_Ibid._, p. 268.) «Ah! que de _saletés_!» (_Ibid._, p. 390.) Etc. «Je suis une force», cette fière et habituelle déclaration de plusieurs personnages d’Émile Zola, de Saccard (Cf. _Renée_, pièce en cinq actes, p. 47, 49...), de Rougon (Cf. _Son Excellence Eugène Rougon_, p. 85, 86...), est aussi une des expressions fréquentes du maître romancier. (Cf. _Naïs Micoulin_ p. 67, 125...) * * * Nous avons cité le fameux _sonnet des voyelles_ d’Arthur Rimbaud (p. 137): A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, Etc., etc. On pourrait rapprocher de ces vers _la musique des liqueurs_ de J.-K. HUYSMANS (1848-1907), les comparaisons faites par son héros Des Esseintes (_A rebours_, p. 63; Charpentier, 1884), des alcools et liqueurs avec les divers instruments de musique: «Chaque liqueur correspondait, selon lui (Des Esseintes), comme goût, au son d’un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette, dont le chant est aigre et velouté — le kummel, au hautbois, dont le timbre sonore nasille; — la menthe et l’anisette, à la flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce; tandis que, pour compléter l’orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones, l’eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio et les mastics. «Il pensait aussi que l’assimilation pouvait s’étendre, que des quatuors d’instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë et frêle; avec l’alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd; avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique et caressant comme un violoncelle; avec la contre-basse, corsée, solide et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait même, si l’on voulait former une quintette, adjoindre un cinquième instrument, la harpe, qu’imitait, par une vraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine, détachée et grêle du cumin sec. «La similitude se prolongeait encore; des relations de tons existaient dans la musique des liqueurs; ainsi, pour ne citer qu’une note, la bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools que les partitions commerciales désignent sous le signe de chartreuse verte.» Les phrases bizarres, peu claires, entortillées et alambiquées, ne sont pas rares chez Huysmans. «Éclairés par des becs de gaz, allumés de loin en loin, des murs _frappaient_ des coups crus dans l’ombre.» (_En ménage_, p. 2; Charpentier, 1881.) Comme les Goncourt, comme Zola et la plupart des écrivains «naturalistes», Huysmans applique fréquemment le verbe _mettre_ à des objets inanimés: «Dissimulée derrière la couverture (d’un livre), la tresse noire rejoignait la tresse rose qui _mettait_ comme un souffle de veloutine, comme un soupçon de fard japonais moderne, comme un adjuvant libertin, sur l’antique blancheur, sur la candide carnation du livre, et elle l’enlaçait, nouant, en une légère rosette, sa couleur sombre à la couleur claire, insinuant un discret avertissement de ce regret, une vague menace de cette tristesse qui succèdent aux transports éteints», etc. (_A rebours_, p. 262.) «Les assiettes _mettaient_ sur le blanc de craie de la nappe des ronds d’un blanc plus jaune...» (_En ménage_, p. 314.) Etc., etc. (Cf. ci-dessus, à propos des Goncourt, abus du verbe _mettre_, p. 219.) VII GUSTAVE CLAUDIN. — ALFRED ASSOLLANT. — EDMOND ABOUT. UN HASARD PROVIDENTIEL. — JULES VERNE. — VICTOR CHERBULIEZ. — FERDINAND FABRE. — ALEXANDRE DUMAS FILS. — GUSTAVE DROZ. — ANDRÉ THEURIET. JULES VALLÈS. Une gaffe macabre. — LÉON CLADEL. Phrases interminables et autres bizarreries de style. JULES CLARETIE. — CHARLES CHINCHOLLE. — ANATOLE FRANCE. — LÉON DUVAUCHEL. — JEAN LORRAIN. — PAUL MAGUERITTE. — REMY SAINT-MAURICE. Dans son volume _Point et Virgule_ (p. 50; Librairie nouvelle, 1860), GUSTAVE CLAUDIN (1823-1896) nous offre cette amusante comparaison: «Le brouillard, s’épaississant peu à peu, se transforma bientôt en pluie, et fit pousser sur les trottoirs des myriades de _champignons verts et bleus qu’on appelle des parapluies_.» ALFRED ASSOLLANT (1827-1886) indique un singulier moyen de faire concurrence aux cornets acoustiques. Ayant mis en scène des joueurs de billard, il nous les représente qui se rapprochent, «tenant leur queue à la main _pour mieux entendre_». (Dans _Le Journal_, 27 août 1897.) «Victorine continua sa lecture _en fermant les yeux_», prétend EDMOND ABOUT (1828-1885), dans _Les Mariages de Paris_ (Le buste, p. 180; Hachette, 1882). Le même écrivain s’est plu à critiquer, non sans raison, le qualificatif _providentiel_ ajouté au mot _hasard_: «Il avait entendu mes gémissements par un hasard providentiel (comme on dit dans les feuilles publiques)...» (_Madelon_, p. 551; Hachette, 1885). «Un hasard providentiel» est, en effet, un lieu commun qui ne s’explique guère, et qu’on rencontre aussi dans Flaubert (_Bouvard et Pécuchet_, p. 129; Lemerre, 1881): «Par un hasard providentiel, ils déterrèrent,» etc. Dans son volume _Le Mot et la Chose_ (chap. 20, p. 191-199; Ollendorff, 1882) Francisque Sarcey étudie et discute en détail cette locution. «Ces deux mots, _hasard_ et _Providence_, ne peuvent être accouplés l’un à l’autre, écrit-il; ils jurent ensemble... _Providentiel_ est un méchant mot, qui, comme tous les faux pavillons, couvre toutes sortes de marchandises. Nous ferons bien de nous en défaire, et surtout de ne pas le joindre au terme de _hasard_ dont il gâte le sens très précis.» De JULES VERNE (1828-1905): «Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l’instrument (un orgue); je remarquai qu’il n’en frappait que les touches noires, ce qui donnait à ses mélodies _une couleur essentiellement écossaise_.» (_Vingt mille lieues sous les mers_, chap. 22, p. 173; Hetzel, s. d., in-8.) De VICTOR CHERBULIEZ (1829-1899), dans _Miss Rovel_ (p. 220; Hachette, 1911): «Raymond avait senti la foudre tomber sur lui; il avait été consumé, anéanti, ou peu s’en faut. _Il rassembla péniblement ses morceaux. Il achevait de les recoudre, de se reconstituer dans son intégrité..._» De FERDINAND FABRE (1830-1898), dans _Barnabé_ (p. 381; Charpentier, 1885): «L’étoffe, trop vivement ramassée, _poussa un cri_» (en se déchirant, sans doute). On pourrait rapprocher cette sorte de prosopopée des vers suivants d’ALEXANDRE DUMAS FILS (1824-1895) (dans son roman _La Dame aux perles_, p. 119; Librairie nouvelle, 1855), vers adressés à une élégante Parisienne: ... Vos jupons, Dentelés et brodés, _se donnaient cette joie_ _De rire_ avec la boue en battant vos talons. Encore quelques phrases énigmatiques ou singulières de Dumas fils: «Anaïs... avait la bouche petite, les dents blanches. Ses bandeaux noirs dénotaient _une nature ardente_.» (_Ce que l’on voit tous les jours_, dans le volume _La Boîte d’argent_, p. 182; M. Lévy, 1867.) «J’ai bu le lait de l’insubordination dans le shako de mon père, le plus mauvais garde national connu.» (_Un Cas de rupture_, dans le volume _Le Docteur Servans_, p. 190; Librairie nouvelle, 1856.) De GUSTAVE DROZ (1832-1895): «Sur l’honneur, je sentis _une larme_ qui me montait _à la gorge_.» (_Monsieur, Madame et Bébé_, p. 149; Hetzel, 1866.) Nous avons vu précédemment (p. 83) Lamartine nous avouer que ses larmes n’allaient pas si haut, qu’une larme lui était _montée au cœur_. «Si j’avais eu un couteau, je lui aurais _brûlé la cervelle_!» s’écrie, en plaisantant, un autre personnage de Gustave Droz. (_Entre nous_, p. 275.) Ce qui rappelle la fameuse complainte du _Sire de Framboisy_: Il lui trancha la tête D’un’ ball’ de son fusil. D’ANDRÉ THEURIET (1833-1907) qui, mieux que personne, a célébré les splendeurs et «les enchantements» de nos forêts: «Les fraises sont moins rouges _que ses désirs_.» (Dans _Le Journal_, 17 mai 1902.) * * * JULES VALLÈS (1833-1885) nous parle de son style en ces termes: «J’ai fait mon style de pièces et de morceaux que l’on dirait ramassés, à coups de crochet, dans des coins malpropres et navrants. On en veut tout de même, de ce style-là! Et voilà pourquoi je bouscule de mon triomphe ceux qui, jadis, me giflaient de leurs billets de cent francs et crachaient sur mes sous.» (_L’Insurgé_, p. 59-60; Charpentier, 1886.) Voici quelques exemples de ce style très imagé et ampoulé, rude et brutal, où l’antithèse surgit fréquemment: «... Ils vont (dans des crèmeries) se faire tremper la soupe et attaquer un bœuf — nature ou aux pommes — qui _m’effrayerait moins, vivant et furieux_, dans les arènes de Madrid.» (_Les Réfractaires_, p. 11; Charpentier, 1881.) «... Tout homme de lettres porte en lui de douze à quinze mètres de ver solitaire. Il ne rend le dernier centimètre que le jour où il est arrivé. Les bonnes femmes nourrissent le leur avec du lait, nous tuons le nôtre avec de l’encre.» (_Ibid._, p. 203.) «On voit, dit publiquement le doyen, non seulement que vous avez été bercé _sur les genoux d’une tête_ universitaire, mais encore que vous vous êtes abreuvé aux grandes sources...» (_L’Enfant_, chap. 24, p. 372; Charpentier, 1881.) Dans _L’Insurgé_ (p. 207), Vallès raconte que, en 1871, durant la Commune, il fut chargé de prononcer un discours sur la tombe d’un combattant. «Je m’avance, et j’adresse un dernier salut à celui qui a été frappé au milieu de nous... «Adieu, Bernard!» Des murmures s’élèvent... Je me sens tiré par les basques: «Il ne s’appelle pas Bernard, mais Lambert», me disent les parents à voix basse.» Vallès resta «déconcerté, un peu ému», et c’est cette émotion même qui le sauva du ridicule de la situation: «Combien plus profond, reprit-il, doit être notre respect devant ces cercueils d’inconnus tombés sans gloire, exposés à recevoir un hommage qui ne s’adresse point à leur personnalité, restée modeste dans le courage et la peine, mais à la grande famille du peuple...» N’importe! La «gaffe» était commise, et la famille Lambert ne digéra pas le quiproquo. * * * A propos de _la phrase du chapeau_, de l’académicien Patin, nous avons cité (p. 84) une rugueuse et interminable phrase de LÉON CLADEL (1834-1892), qui est d’ailleurs coutumier du fait. Si laborieux et méticuleux qu’a été cet écrivain, si épris qu’il fut des qualités du style, il n’en a pas moins commis — lui qui a tant peiné sur sa prose — quantité de lourdes, rocailleuses et surtout très longues phrases, que je ne puis évidemment songer à reproduire ici: ce serait trop fastidieux pour le lecteur, et ces phrases grossiraient démesurément mon volume. Je me borne à en indiquer quelques-unes: Dans _Raca_ (Paul des Blés, nouvelle, p. 163-164): «D’un geste très net, très résolu, tranchant comme un glaive, il me marqua combien grande était, contre les classes dirigeantes, moins jalouses, selon lui, de trouer les rangs...» (40 lignes.) Même ouvrage (même nouvelle, p. 146-147): «Et pendant les trois ou quatre hivers qui précédèrent celui de 1870-71, dont les frileux ont gardé la mémoire et les autres aussi, c’est lui, que...» (26 lignes.) Dans _Les Va-nu-pieds_ (p. 210-211; Charpentier, 1881): «Ici, des bouts de papiers gras, effilochés...» (41 lignes.) Même ouvrage (p. 288-289): «Aller, apprenti, la canne à la main et la besace au dos...» (27 lignes.) Dans _Quelques Sires_ (Histrion, nouvelle, p. 289-290): «Kalgrèsbi, le dernier Pierrot, qui tant de fois aux Funambules...» (22 lignes.) Dans _Kerkadec, garde-barrière_ (dédicace, p. 3-8; Delille et Vigneron, 1884), une phrase qui n’a pas moins de _cinq pages_, 85 lignes tout d’une traite. Etc., etc. Voici maintenant quelques plaisantes rencontres de mots de Léon Cladel: «... Six jours après cet entretien, la belle _lumière_ (c’est par cette métaphore qu’un interlocuteur désigne sa propre fille) qui, pendant vingt années, avait été toute ma joie, _s’éteignit_ en _donnant le jour_ à un fils qui ne la précéda que de quelques minutes en _la nuit_ éternelle.» (_Quelques Sires_, Œil pour œil, p. 77.) «... Ce _renard_, qui s’était approché de mon observatoire à pas de _loup_, ne mangera jamais plus de pain.» (_Urbains et Ruraux_, Griffe de fer, p. 155.) Dans _Gueux de marque_ (Zachario, nouvelle, p. 279) un homme qui vient d’être écrasé et qui va rendre l’âme, qui se meurt («...son front où perlaient déjà les sueurs de l’agonie»), trouve le moyen et la force de prononcer une harangue qui dure pendant plus de _vingt-cinq_ pages. (Pages 279-307.) C’est là du reste un tour de force qu’on retrouve de temps à autre chez les romanciers, et dont Lesage, l’auteur du _Diable boiteux_, nous a jadis (p. 171) offert un exemple. Dans _Quelques Sires_ (Quasi-jeunes, p. 315-316) nous voyons des noces de diamant se célébrer après soixante-quinze ans de mariage, — au lieu de soixante ans, ce qui est déjà fort beau. (Cf. LAROUSSE, _Grand Dictionnaire_, 1er suppl., art. Noce.) «Qu’_apercevois_-je!» s’écrie Cladel dans sa _Kyrielle de chiens_ (Monsieur Touche, p. 273); et auparavant (p. 154) il nous fait cet aveu: «Je _rouai_ comme un paon». «Une foule tumultueuse _entrait_ et sortait _de_ la Morgue.» (_Quelques Sires_, Maugrabins, p. 47.) Dans _Titi Foyssac IV_ (p. 156, Lemerre, 1886; et autres éditions) il crée le verbe _s’excrimer_, pour s’escrimer: «Ils _s’excrimèrent_ à vomir un torrent d’imprécations...» Il se sert (p. 31) de la mauvaise locution _en agir_, pour en user. Il écrit (p. 233): «Aujourd’hui, c’est fête! _Elle_ se changerait en deuil...» Etc., etc. Léon Cladel, le patient et acharné prosateur[50], a fait, je crois, très peu de vers, et c’est, j’en suis persuadé, très heureux pour sa mémoire. Je n’ai rencontré de lui que cette strophe d’un poème qu’il a composé en l’honneur de Victor Hugo (Cf. le journal _Le Voleur_, 21 décembre 1877, p. 813): En l’an mil huit cent deux, naquit un homme A Besançon, Franche-Comté. Nous l’aimons tous ici, c’est Hugo qu’on le nomme, Victor Hugo La Bonté. Quand il parut sur cette grande terre, On vit poindre un nouveau soleil. Et, jaloux, tout en haut, l’antique solitaire, Lors clignant son œil vermeil: «Fétu, dit-il à son cadet terrestre, Suivrais-tu mon vol hasardeux? Tu n’es qu’un va-nu-pieds, et, seul, je suis équestre!» Mais l’enfant: «Nous serons deux!» [50] Camille Lemonnier, dans la préface de _Héros et Pantins_ (p. xiii-xiv), apprécie en ces termes le labeur littéraire de Léon Cladel: «... Il va jusqu’à épuiser l’artifice des plus subtiles rhétoriques, en variant incessamment la tournure des phrases et le choix des mots, en ne permettant pas qu’un même vocable reparaisse dans tout le cours d’un livre, et d’autres fois en prohibant même, en tête des alinéas, le retour d’une même lettre initiale. C’est encore là le secret de ces terribles phrases kilométriques dont se gaussent fort impertinemment des stylistes sans haleine, las et pantois au bout de dix mots, et qui, enchevêtrées d’incidentes, avec des circonlocutions nombreuses et des arabesques emmêlées comme les sinuosités d’un labyrinthe, rampent à la façon des ronces ou se dressent à la façon des chênes, touffue végétation du style, où chantent, et sifflent, et chuchotent les idées, ces oiseaux de l’esprit.» On pourrait d’ailleurs dire de Léon Cladel ce que lui-même a dit de Baudelaire, dans la dédicace de _La Fête votive_ (p. 6; Lemerre, 1882): «Un mot le préoccupait au point de l’empêcher de dormir pendant huit nuits consécutives, une phrase le persécutait un mois durant, telle page des années; et c’est ainsi qu’au prix des plus cruels sacrifices, il forma... ligne à ligne sa prose». Lus par l’auteur à un banquet offert à la presse par Victor Hugo, le 11 décembre 1877, pour fêter la reprise d’_Hernani_, ces vers ont été jugés si étranges, qu’ils ne figurent pas dans le compte rendu détaillé de ce banquet. (Cf. Victor HUGO, _Actes et Paroles_, Depuis l’exil, 1876-1880, p. 53-59.) * * * De JULES CLARETIE (1840-1913): Dans une description d’une salle de théâtre et des spectateurs qui s’y trouvaient: «... Le gilet échancré jusqu’à l’abdomen, — _qui naîtra plus tard_, — le camélia blanc à la boutonnière, les cheveux séparés en deux, les jeunes gens sont autour d’Anna Deschiens...» (_Une Femme de proie_, p. 156; Dentu, 1881.) «Elle (une courtisane) traînait son boulet, qui pesait tout aussi lourd, malgré ses dorures. Elle le traînait avec des éclats de rire d’une gaieté épileptique, et quand elle le sentait à son pied, — ce qui lui arrivait rarement, car elle ne pensait pas, — ah bah! _elle le plongeait dans le champagne_.» (_Ibid._, p. 269.) «Le soleil perçait le feuillage, se roulait sur la mousse et _gaminait_ parmi les herbes.» (_Robert Burat_, p. 287; Lemerre, 1886.) «Chaque fois que tu m’as crié famine, j’ai su _t’en tirer_.» (CHARLES CHINCHOLLE [1843 ou 1845-1902], _La Plume au vent_, La Paille et la Poutre, p. 167; Courniol, 1865.) Dans son roman _Le Vieux Général_ (p. 54; Marpon et Flammarion, s. d.), Chincholle orthographie toujours: «_Empommé_, le général, _empommé_... Il _empommera_ le ministère...» (au lieu de: empaumer, de _paume_ et non de _pomme_). A propos d’un vers de Victor Hugo, nous avons vu (p. 111) le chroniqueur Charles Chincholle nous parler, dans la description d’un immense hall, d’«un vide ayant cinq étages de haut». (Cf. _La Gazette anecdotique_, 15 septembre 1890, p. 150.) De M. ANATOLE FRANCE (1844-....): «Son nez vaste et charnu, ses lèvres épaisses apparaissaient comme de puissants appareils pour pomper et pour absorber, tandis que son front fuyant, _sous_ de gros yeux pâles, trahissait la résistance à toute délicatesse morale.» (_L’Orme du mail_, chap. 8, p. 112.) Un front fuyant sous de gros yeux pâles, qui trahit la résistance à toute délicatesse? «Tu vois, dans les eaux de Crète, la République _nager_ parmi les Puissances, _comme une pintade_ dans une compagnie de goélands.» (_Le Mannequin d’osier_, chap. 10, p. 184.) Les pintades ne nagent pas plus que les poules. Pour dire qu’une jeune fille garde le silence et ne laisse rien deviner de ce qui se passe en elle, LÉON DUVAUCHEL (1850-1902), le poète et conteur forestier, écrit, dans son roman _M’zelle_ (p. 217), qu’elle «restait toujours impénétrable, boutonnée»; que son cœur était toujours «en robe montante». Dans son roman _Les Lépillier_ (p. 32; Giraud, 1885), JEAN LORRAIN (1855-1906) emploie le mot _ingambe_ dans le sens de _lourd, pesant, qui a de mauvaises jambes_, c’est-à-dire dans un sens absolument contraire à celui de cet adjectif: «La mère Hormidas se faisait un peu vieille, bien _ingambe_ surtout pour faire une parfaite servante.». Ailleurs, dans _M. de Bougrelon_, il croit que _nonante_ (neuf dizaines, quatre-vingt-dix) signifie simplement _neuf_, et il écrit: «A _nonante heures_, comme il l’avait dit la veille, M. de Bougrelon fut à notre hôtel» (_Le Journal_, 5 juillet 1901; dans la _Revue universelle Larousse_, 1903, p. 136); erreur qui, il est vrai, a été corrigée lorsque ce roman a paru en volume (p. 47; Édouard Guillaume, éditeur, 1897). De PAUL MARGUERITTE (1860-1919): «...Une mère présente ses enfants: un petit garçon de _trois ans_ et une petite fille de _deux ans et demi_, marqués à l’empreinte du père...» (_L’Embusqué_, p. 12.) De REMY SAINT-MAURICE (1865-1918): «Thérèse _touchait_ agréablement du violon et _de l’aquarelle_.» (_Tartuffette_, p. 26; La Renaissance du Livre, s. d.) VIII =Romanciers populaires.= — PONSON DU TERRAIL. Lapsus et bévues. Encore les serpents. Anachronismes. ADOLPHE DENNERY. — GUSTAVE AIMARD. — ALBERT BLANQUET. — GONTRAN BORYS. — PAUL SAUNIÈRE. — LÉOPOLD STAPLEAUX. — La Vénus de Milo. — ALEXIS BOUVIER. Incohérences et drôleries diverses commises par les feuilletonistes. — Noms à donner aux personnages des romans afin d’éviter les réclamations. Système d’Eugène Chavette. Passons à des écrivains moins préoccupés du style et de la forme, aux romanciers dits populaires, aux feuilletonistes. Un des plus célèbres d’entre eux, PONSON DU TERRAIL (1829-1871), qui, durant sa courte existence, a trouvé moyen de pondre tant de passionnants romans, plus de cent volumes[51], est, encore à présent, demeuré légendaire par ses lapsus, coq-à-l’âne, calembredaines, drôleries de toutes sortes. [51] Glissons, en bas de page, cette savoureuse anecdote relative à l’illustre créateur de _Rocambole_. Ponson du Terrail fit un jour, «contre Aurélien Scholl, le pari que, dans toutes les petites villes, dans tous les villages où ils iraient ensemble, ils ne trouveraient personne qui n’eût lu ses ouvrages, tandis qu’à peine un petit nombre de lettrés connaîtraient le nom de Flaubert». Et Ponson gagna le pari. (Paul STAPFER, _Des Réputations littéraires_, t. II, p. 249.) «Elle avait la main froide _d’un serpent_.» (Cité dans _Le Soleil_, 11 septembre 1897.) Quel rôle les serpents jouent dans les romans, quelle place ils y occupent! Nous en avons vu des exemples à propos de Balzac, d’Alexandre Dumas père, d’Amédée Achard, etc. «Cet homme est _un verrou incarné_.» (?!) (Cité dans _La Journée_, 14 janvier 1903.) «Le général, les bras croisés et _lisant son journal_...» (Dans LAROUSSE, art. Ponson du Terrail.) «Melchior n’avait pas cessé de boire durant toute la route et _n’avait point desserré les dents_.» (ID., ibid., et art. Bévue.) «La jeune fille se précipita dans les bras du pauvre invalide», écrit le brave Ponson, après nous avoir appris que ledit pauvre invalide est manchot. (ID., art. Bévue.) Ponson du Terrail se plaisait à invoquer les anges dans ses romans. Nous lisons, dans un de ses plus dramatiques feuilletons, _Les Compagnons de l’Épée_, suivis de _La Dame au gant noir_, des phrases comme celles-ci: «Marguerite, dit enfin Gontran, _vous êtes un ange_, et vous demeurerez _ange_ jusqu’à l’heure où Dieu, par les mains d’un prêtre, aura fait de vous ma femme: regardez-moi comme votre frère.» (_Les Compagnons de l’Épée_, 1re partie, chap. 32; dans le journal _Le Voleur_, 1er avril 1859, p. 339, col. 2.) «Vous êtes bonne, dit-il, noble et bonne _comme les anges_, Dieu vous récompensera.» (_Ibid._, 2e partie, chap. 1; _ibid._, 8 avril 1859, p. 355, col. 2.) «Ah! enfant, murmura-t-il, Dieu m’est témoin que je vous aime aussi ardemment que _les anges_ peuvent aimer Dieu.» (_Ibid._, 3e partie, Épilogue; _ibid._, 5 août 1859, p. 213, col. 3.) «Et tandis qu’au fond de son âme il adressait à Dieu une dernière prière... il prit dans ses bras l’_ange_ de la réconciliation, dont la voix pure et virginale,» etc. (_Ibid._, p. 214, col. 1.) «J’admets donc que vous m’aimez... — Ah! dit-il, _comme les anges_ aiment Dieu!» (_La Dame au gant noir_, 2e partie, chap. 6; _ibid._, 17 février 1860, p. 244, col. 2.) Dans ce même roman, _Les Compagnons de l’Épée_ (1re partie, chap. 22; _Le Voleur_, 4 mars 1859, p. 277, col. 2), nous trouvons de jolies phrases comme celle-ci: «Un sourire infernal passa sur les lèvres du chevalier, et M. de Lacy frissonna jusqu’à la moelle des os, et sentit ce sourire lui pénétrer au fond du cœur _comme la lame glacée d’un stylet napolitain_.» «Le baron de Mort-Dieu habitait la terre dont il portait le nom, et qui était située au fond du Berry, entre la Châtre et Châteauroux... M. le baron de Mort-Dieu était assis au coin du feu du grand salon de sa belle demeure _normande_...» (_Ibid._, 2e partie, chap. 1; _ibid._, 8 avril 1859, p. 354, col. 3.) _Normande_ dans le Berry? Les anachronismes — c’était à présumer — ne sont pas rares chez Ponson du Terrail. Dans _Les Escholiers de Paris_, dont l’action se passe sous François II (1559-1560), figure un moine «qui sait son Molière par cœur» (déjà!), qui s’écrie: Il est avec le ciel des accommodements, ou encore: Ah! pour être dévot on n’en est pas moins homme. Ce même moine, toujours en avance, jure par saint Ignace de Loyola, — qui ne fut canonisé que longtemps après, en 1622. (Cf. LAROUSSE, art. Ponson du Terrail.) Dans _La Jeunesse du roi Henri_ (même source), une des œuvres les plus reproduites de Ponson du Terrail, un certain Godolphin, égaré par une nuit sombre, a d’assez bons yeux cependant pour reconnaître qu’il se trouve devant la façade du Louvre, la colonnade de Perrault, — construite seulement deux cents ans plus tard. * * * D’ADOLPHE DENNERY (1811-1899), encore plus connu comme dramaturge que comme feuilletoniste, et l’un des ancêtres du genre, cette sensationnelle découverte, relative à l’un de ses héros: «_Plusieurs fois_ il serait mort de faim ou de soif...» (Dans le journal _L’Opinion_, 19 août 1885.) De GUSTAVE AIMARD (1818-1883), l’illustre auteur — illustre en son temps — des _Trappeurs de l’Arkansas_: «Bientôt les navires se trouvèrent à plusieurs milles de ces deux cadavres, _dont l’un était plein de vie_» (_Les Rois de l’Océan_, t. I, chap. 5, p. 112; Roy, 1891), phrase déjà citée par nous à propos d’un vers de Sully Prudhomme (p. 96). «...Peu d’instants après, une voiture les emportait _au trot_ de deux bons chevaux lancés _au galop_», écrit ALBERT BLANQUET (1826-1875), dans son roman _Le Parc-aux-Cerfs_. (Dans LAROUSSE, art. Bévue.) «Mme Haveril est morte de saisissement», nous apprend GONTRAN BORYS (pseudonyme d’Eugène Berthoud: 1828-1872), dans son récit d’aventures _Le Beau Roland_ (dernier chapitre). «On lui avait annoncé sans précaution que son frère Paul Mérel, à qui elle ne pensait plus, était trépassé en léguant à Diane vingt-quatre millions. Cette nouvelle _l’a tuée roide_.» Décès qui nous rappelle celui-ci: «La princesse Zélie _se fâcha_ avec le prince. Elle mourut à la suite de ce _refroidissement_.» (Le journal _La Nation_, 3 août 1892.) De PAUL SAUNIÈRE (1829-1894): «Il se dirigeait vers un _bosquet de verdure_.» (_Une Fille des Pharaons_, p. 35.) Sans doute pour: un cabinet de verdure. «Il (Maurice) se mit à table... La bouche de Bridet, _en le servant_, s’élargissait d’un énorme sourire.» (_Ibid._, p. 42.) «Il tomba dans _une mélancolie noire_.» (_Ouvrage cité_, p, 69.) (Mélancolie: _mélas_, noire; _chole_, bile.) Le romancier belge LÉOPOLD STAPLEAUX (1831-1891), qui, comme écrivain, selon l’expression d’Aurélien Scholl (_Les Ingénues de Paris_, p. 335 et 341), «équivalait à un marchand de marrons», était coutumier des plus singulières inadvertances. Nous avons déjà cité ces phrases célèbres perpétrées par lui (Cf. ci-dessus, Préambule, p. 11): «Il portait un veston et un gilet à carreaux avec un pantalon _de même couleur_... Il avait soixante-dix ans et paraissait _le double_ de son âge». Dans son roman _Les Amours d’une horizontale_ (p. 318; Dentu, 1885), Stapleaux écrit sans s’émouvoir: «_De même que celles du firmament_, les étoiles parisiennes... ont gagné longuement et péniblement leurs chevrons, et l’abus du fard a laissé sur leur front de précoces rides, et sur leurs joues ces tons blafards», etc. * * * Plus d’une fois la _Vénus de Milo_ — statue de Vénus, à laquelle manquent les bras, trouvée en 1820 dans l’île grecque de Milos ou Milo — a donné lieu à d’amusantes bévues. Nous avons vu (p. 161) Auguste Vacquerie prendre le nom de Milo pour un nom d’homme, le nom d’un illustre sculpteur; d’autres écrivains ont suivi sa trace: «La vraie merveille, c’était elle-même, avec... son cou ferme et solide, sa superbe poitrine, ses hanches fortes et sa prestance, avec laquelle Milo, _l’artiste dont la renommée a traversé les siècles_, aurait donné un pendant à son immortelle statue.» (Charles MÉROUVEL [1832-....], _Millions, Amour et Cie_, dans _Le Petit Parisien_, 1er février 1911.) Un autre romancier, Amédée DE BAST (1795-1864), nous annonce qu’un de ses héros, «Joseph de Plumard, mit un genou en terre et déposa sur cette main blanche et potelée _comme celle de la Vénus de Milo_, le plus respectueux des baisers.» (Le journal _Le Voleur_, 31 janvier 1879, p. 80.) Et M. Jules DE GASTYNE (1848-....): «... Elle dit, soulevant son bras blanc, modelé _comme le bras de la Vénus de Milo_, étincelant comme du carrare», etc. (_Chair à plaisir_, dans _La Nation_, 19 juillet 1889.)[52] [52] Bien des anecdotes et plaisanteries ont été contées à propos de la Vénus de Milo; en voici quelques-unes: Un concierge déménage une Vénus de Milo en plâtre et la brise. Fureur du locataire. «Il n’y a pas tant de mal, riposte le concierge: elle avait déjà les bras cassés». (_Le National_, 29 janvier 1885.) A l’hôtel Drouot, un garçon novice pose sur la table une terre cuite représentant la fameuse Vénus de Milo, et, s’essuyant les mains, il dit sans malice au public: «Si l’on trouve les bras, on les donnera.» (_L’Opinion_, 13 octobre 1885.) Un habitant de San Francisco avait commandé à Paris une statue de la Vénus de Milo. Elle lui fut expédiée. Le destinataire a intenté un procès à la Central Pacific Company sous le prétexte que la Vénus lui était parvenue sans bras, c’est-à-dire mutilée. Le plus fort, dit-on, c’est que le juge a condamné la Compagnie à payer une indemnité à ce destinataire. (_Le Radical_, 19 mars 1887.) Dans le même feuilleton (cité dans _La Nation_, même date), M. Jules de Gastyne écrit: «Eh bien! vrai, ce n’est pas trop tôt!» soupira _le nègre_. Le commissaire, qui s’attendait à voir son prisonnier _pâlir_...» Elle est de M. Charles Mérouvel encore cette perle enchâssée dans son roman _Jenny Fayelle_ (p. 28): «Cette femme avait... une taille svelte et souple qu’_une main_ d’homme eût emprisonnée _dans ses dix doigts_.» D’ALEXIS BOUVIER (1836-1892), dans _La Princesse saltimbanque_ (chap. 4, dans _Le Radical_, 7 juillet 1885): «... Et il prit sa petite fiole; l’enfant la repoussant, il lui saisit brutalement la tête, _lui en vida le contenu dans la bouche_, et l’enfant retomba suffoqué.» Il y avait de quoi! _La Grande Iza_ (Rouff, s. d.), un des romans les plus en renom d’Alexis Bouvier, nous présente un même personnage ayant, à une même époque, des âges différents, ici trente-cinq ans, là plus de quarante-cinq (Cf. p. 28 et 310); et la même lettre insérée en deux endroits du livre (p. 118 et suiv. et 262 et suiv.) dans des termes dissemblables. Une erreur, une ligne omise, dans une reproduction de ce roman a donné lieu à un plaisant quiproquo. On lit page 32: «(Un canotier)... se mettant à son aise pour barboter dans le bateau, c’est-à-dire retirant son paletot, son gilet, ses chaussettes, restant nu-pieds et le pantalon relevé jusqu’aux genoux, les manches de chemise relevées jusqu’aux coudes, il détacha le bateau...» Un journal qui reproduisait ce roman en feuilletons a sauté la ligne «jusqu’aux genoux, les manches de chemise relevées», en sorte qu’on lisait: «le pantalon relevé jusqu’aux coudes...», malencontreuse omission qui a valu à l’auteur plus d’un brocard. (Cf. _Fantasio_, 1er avril 1918, p. 454.) * * * Dans un roman-feuilleton mentionné par _Le Radical_ (22 juillet 1884): «C’est par une froide _nuit_ de décembre que Paul, après avoir causé à sa mère d’horribles souffrances, vit _le jour_ pour la première fois.» Ce qui, soit dit en passant, se trouve déjà dans Virgile (_Énéide_, X, 703, 704): ... una quem _nocte_ Theano In _lucem_ genitori Amyco dedit... (... Un fils que, dans la _nuit_, Théano donna [mit] _au jour_ à son père Amycus); et peut aussi se rapprocher de cette annonce, cueillie dans le journal _La Nation_ (12 juin 1890): «La femme Antoinette Marchand _a donné le jour_ à un enfant _aveugle_», et d’une phrase de Léon Cladel citée ci-dessus, p. 231. Et ces autres incohérences et drôleries de divers feuilletonistes, citées par M. Marcel France dans _L’Indépendance de l’Est_ du 21 février 1900: «Daniel _ne répondit pas_. C’était la première fois _qu’il parlait ainsi_ à son père.» «Ils ronflaient, comme seuls ronflent _les cœurs_ innocents.» Et l’on prétend que le sommeil du juste est paisible! «Qu’aurais-tu dit, si ce mari trahi _t’avait tué_? Ne l’aurais-tu pas accusé de barbarie?...» Et celles-ci encore: «La marquise allait prendre la parole, quand la porte, _en s’ouvrant_, lui _ferma la bouche_.» «Les réverbères, _qui n’étaient pas encore inventés_, rendaient la nuit plus obscure.» Etc., etc. * * * Les romanciers et auteurs dramatiques sont fréquemment en butte aux réclamations de gens ayant rencontré leurs noms parmi ceux des personnages d’un livre ou d’une pièce de théâtre, et qui se prétendent pour cela outragés, déshonorés, etc. Ces pudibonds et pointilleux bourgeois n’hésitent pas parfois à intenter un procès à l’auteur, et à demander, comme dommages-intérêts, la forte somme. Un jour que l’auteur des _Courbezon_, Ferdinand Fabre, était assis au bord d’une route des environs de Bédarieux, son pays, il vit venir un homme qui lui dit, embarrassé et tournant entre ses doigts son grand chapeau rond: «Vous êtes monsieur Ferdinand? — Oui, mon ami. Que me voulez-vous? — Voilà: il paraît que vous avez fait un livre à Paris, et qu’il y a dans ce livre que, moi Pancol, j’ai tué M. l’abbé Courbezon. Je vous jure que ce n’est pas vrai. J’ai porté un lièvre chez votre frère (le gibier est rare dans cette région) pour que vous cessiez d’être animé contre moi. Car enfin, je ne l’ai pas tué! — Mais non, mon ami. — Je n’ose plus passer devant la gendarmerie quand je vais à Bédarieux vendre mes pauvres châtaignes. Et les mauvais gars du pays répètent comme ça qu’on va m’arrêter un beau matin. — Mais non. D’abord votre curé ne s’appelait pas M. Courbezon; je m’en souviens, c’était M. Montrosier. Et puis, Justin Pancol ne le tue pas...» Impossible de convaincre le vieux paysan. En vain Ferdinand Fabre l’emmena-t-il manger sa part de son lièvre; pendant tout le dîner, il se tint sur le bord de sa chaise, marmottant: «Je ne l’ai pas tué». Il fallut lui promettre, puisqu’il ne s’appelait pas Justin, de dire que c’était un autre Pancol qui avait fait le coup, un prénommé et prétendu Justin Pancol. Ce n’est pas la seule réclamation qu’aient suscitée les romans de Ferdinand Fabre, continue la _Revue bleue_ (13 novembre 1886, p. 639), à qui j’emprunte ces détails. Dans _Mademoiselle de Malavieille_, Ferdinand Fabre met en scène un notaire, M. Forestier, dont la femme est très dévote et dit chaque soir son chapelet sur l’oreiller conjugal. Quelle fut la surprise du romancier, quand il reçut d’un M. Forestier, notaire en province, une lettre furieuse: «Mais c’est infâme! Comment avez-vous pu pénétrer ainsi dans ma vie? Comment savez-vous?...» — Ferdinand Fabre avait inventé trop juste. A l’origine, _Tartarin de Tarascon_ se nommait «Barbarin»; Alphonse Daudet dut modifier le nom de son héros pour éviter les réclamations, — une croisade qui s’annonçait contre lui. «Il y avait justement à Tarascon une vieille famille de Barbarin qui me menaça de papier timbré, si je n’enlevais son nom au plus vite de cette outrageante bouffonnerie. Ayant des tribunaux et de la justice une sainte épouvante, je consentis à remplacer Barbarin par Tartarin sur les épreuves déjà tirées, qu’il fallut reprendre ligne à ligne dans une minutieuse chasse aux B. Quelques-uns ont dû m’échapper à travers ces trois cents pages; et l’on trouve, dans la première édition, des Bartarin, Tarbarin, et même tonsoir pour bonsoir.» (Alphonse DAUDET, _Trente ans de Paris_, p. 155; Marpon et Flammarion, 1888.) Pareille mésaventure faillit arriver à Louis Ulbach pour son roman _Françoise_, où un conseiller d’État, du nom de Berthelin, créé de toutes pièces par l’auteur, correspondait trait pour trait et par un pur hasard à un conseiller à la Cour, portant le même nom de Berthelin, demeurant pareillement rue Tronchet, ayant le même jour de réception que son imaginaire homonyme, etc. (Cf. _Revue bleue_, 4 février 1882, p. 154; art. de Louis Ulbach.) De même pour Émile Zola et son roman _Pot-Bouille_, où figurait un personnage baptisé Duverdy, nom d’un conseiller à la Cour d’appel, qui s’empressa de protester et jeter les hauts cris. (Cf. _Revue bleue_, ibid.) C’est pour éviter ces inconvénients, se garer de ces plaintes et assignations, qu’Eugène Chavette (1827-1902), de joyeuse mémoire, s’avisa de l’expédient suivant: «... Pour mon roman _L’Oreille du cocher_, écrit-il à son éditeur Dentu, je me suis fait un devoir de n’employer que des noms de gens ayant été guillotinés. Si ceux-là réclament!!!» (Lettre publiée par le journal _La République_, 20 mai 1902.) Effectivement, tous les personnages de _L’Oreille du cocher_ portent des noms de suppliciés de marque: Dumollard, Tropmann, Avinain, Papavoine, etc. Eh bien, malgré cela, il y en eut un, paraît-il, un homonyme, un certain Dumollard, simple plaisant peut-être, qui grommela et montra les dents. C’était vraiment jouer de malheur. TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES PRÉAMBULE Pages. _Des bévues et non-sens littéraires, leurs causes les plus fréquentes._ 9 _Emploi irréfléchi de locutions courantes et de lieux communs_ (Armand Silvestre, Bussy-Rabutin, Bruyn). 9 _Pléonasmes_ (Claude Tillier, Octave Feuillet, Émile Souvestre, Louis Blanc, H. de Balzac, George Sand, Émile Zola, Alphonse Daudet, Barbey d’Aurevilly). — _Inadvertances et ignorances_ (Léopold Stapleaux, Jules de Goncourt, H. de Villemessant, Émile Richebourg, Géruzez, Tallemant des Réaux, P.-L. Courier, J.-J. Rousseau, Lope de Vega, H. de Balzac, Henri Rochefort). 10 _Locutions vicieuses_ (Littré, son dictionnaire, sa compétence «universellement reconnue» [Francisque Sarcey], Sainte-Beuve, Voltaire, Émile Deschanel, Émile Faguet, etc.). 11 _Manques de goût et de sens critique. — Alliance de pensées disparates_ (Mme de Sévigné, Saint-Simon, Voltaire, Toussenel). 15 _Style figuré_ (Voltaire, Balthazar Gracian, Cyrano de Bergerac, Alexandre Dumas père, Dr Félix Maynard, Philippe Desportes, L’Arétin, Molière, etc.). — _Réminiscences mythologiques_ (Mme Giroust de Morency). — _Marinisme, gongorisme_ (le cavalier Marin, Gongora), _euphuïsme_. — _Un vœu de P.-L. Courier._ 16 I. — POÈTES ET AUTEURS DRAMATIQUES I PIERRE CORNEILLE. _Concetti, Cacophonies et Calembours_ (vicomte d’Arlincourt, Alexandre Dumas père, Lemierre, J.-B. Rousseau, Voltaire, l’abbé Pellegrin, l’abbé Abeille, B. Jullien, Racine, Scarron, Leblanc de Guillet, Geoffroy, Tissot, Viennet, Eugène Mathieu, Victor Hugo). _Galimatias simple et Galimatias double_ (Boileau, l’acteur Baron, Molière, Klopstock, Victor Hugo). _Vers de Corneille qu’on rencontre dans Nicole et dans Godeau. Épître_ à la Montauron: _éloges outrés_. _Traduction de l_’Imitation de Jésus-Christ (Jules Levallois). «Dieu n’est jamais ingrat envers ceux qui travaillent pour lui.» — THOMAS CORNEILLE. _Le plus grand succès dramatique de tout le dix-septième siècle_ (Paul Stapfer, Laharpe). 19 ROTROU. — THÉOPHILE DE VIAU. — DUMONIN. — PIERRE DU RYER. — JEAN CLAVERET _et_ l’unité de lieu. — _La tragédie réduite à cette question_: «Mourra-t-il _ou_ Ne mourra-t-il pas?» (Rivarol). Napoléon Ier et A.-V. Arnault. Crébillon le Tragique, Corneille et Racine. 27 RACINE. _Critiqué par Chapelain. Réminiscence du romancier grec Héliodore. Remarque de Méry. Le mot_ diligence (Corneille, Molière, Ch.-G. Étienne). _Des vers de Racine jugés_ «détestables» (la comtesse de Boufflers, Grimm, Mme de Polignac). _Une erreur de distance. Changement de visage_ (Adrienne Lecouvreur, l’acteur Beaubourg). _Cacophonies. Un auteur de sept ans_ (le duc du Maine): «Pas un académicien qui ne soit ravi de mourir pour vous faire une place.» Athalie _lue par pénitence_. _Racine déclaré_ «grossier et immodeste», «ni poète ni chrétien» (le jésuite Soucié), _traité de_ «polisson», etc. (Frédéric Soulié, Théophile Gautier, Auguste Vacquerie). _Mort et enterrement de Racine_ (le comte de Roussy). 29 MOLIÈRE. _Son style_ (Théophile Gautier, Gustave Flaubert, Goncourt, Fénelon, La Bruyère, Vauvenargues). _L’article d’Edmond Scherer sur Molière_ (Georges Lafenestre, Robert de Bonnières). _Acceptions des mots_ flamme, cœur, main, etc. (Corneille, Crébillon, Fénelon, Massillon, Gaston Boissier, Marivaux, Tallemant des Réaux, Jules Sandeau, Benserade, etc.). _Singularités de prosodie chez Molière. Anachronismes. Cacophonies. Locutions favorites de Molière. Vers de Molière qu’on rencontre dans Corneille et dans La Fontaine._ L’Avare _de Molière offre d’excellents principes d’économie_ (Laharpe). _Remarque de Sainte-Beuve._ 35 II RONSARD. — DESMARETS DE SAINT-SORLIN. — DU BARTAS. _Sa gloire_ sans rivale (Gabriel Naudé, Sainte-Beuve, la princesse Palatine, Richelieu). — MALHERBE. _Une ode qui arrive trop tard_ (le duc de Bellegarde, le président de Verdun, Tallemant des Réaux). — SCUDÉRY. 43 LA FONTAINE. _Ses inadvertances_ (Planude, Ésope, Toussenel, Chateaubriand). _Emploi du mot_ femme: _la femme du lion_ (Chateaubriand, Mérimée, Mme de Montebello). _Autres particularités_ (Voltaire, Diderot). _Dédicaces hyperboliques_ (le duc de Bourgogne, le duc de Vendôme). _Libertés scéniques de La Fontaine_ (Rotrou, Tabarin). _Irrégularités de prosodie. Cacophonies. Fréquence de la rime_ hommes _et_ nous sommes (Victor Hugo, Chamfort). _Orthographe de La Fontaine._ 45 BOILEAU (Juvénal, l’abbé Cotin, Longin). — REGNARD. _Ses emprunts à Molière._ — CRÉBILLON LE TRAGIQUE. _La cheville_ «en ces lieux» (Laharpe, Voltaire). — L’ABBÉ DESFONTAINES. — PIRON. _Un acteur qui se poignarde_ d’un coup de poing. — LA CHAUSSÉE (Corneille). 51 III VOLTAIRE, «le plus grand homme en littérature de tous les temps» (Gœthe), «le vrai représentant de l’esprit français» (Sainte-Beuve). _Théâtre de Voltaire: anecdotes diverse_s (Corneille; Georges Avenel, son édition des œuvres de Voltaire; Pierre de Villiers, Émile Deschanel; l’acteur Paulin, Mlle Desmares, Lekain, Larive). _Voltaire et la petite-nièce de Corneille. Les vingt et un volumes de_ L’Encyclopédie. _Abus des mots_ horreur, fatal, affreux (Laharpe). _Les tragédies de Voltaire jugées par Victor Hugo. Orthographe de Voltaire_ (Galiani, d’Olivet). 57 L’ABBÉ D’ALLAINVAL (Beaumarchais, Voltaire). — SAURIN. — ALEXANDRE DE MOISSY. _Une pièce pour sages-femmes._ 62 SEDAINE. _Ses répétitions de mots. Ses redoublements de locutions en guise de superlatif_ (François Génin). «J’allongerai». _Ses incorrections._ — LEMIERRE. _Le vers du siècle._ 63 BEAUMARCHAIS. _L’adjectif_ sensible _au dix-huitième siècle_ (J.-J. Rousseau, Florian, Michelet, les Goncourt). «Chaque siècle a son terme favori» (Paul Stapfer), et chaque écrivain a ses termes de prédilection (Joubert et Sainte-Beuve). 65 DORAT. — CHAMFORT. «La Charité romaine». — DESFORGES. _Phrases inachevées_ (Jacques de la Taille). — FLORIAN. _Autres phrases interrompues._ 66 IV _Le culte de la périphrase_ (Voltaire, Buffon). _Périphrases courantes_: les auteurs de mes jours, les gages de ma tendresse, un jeune objet, etc. (J.-J. Rousseau, Florian). — ÉCOUCHARD LEBRUN et le «périphrastique» DELILLE (Sainte-Beuve, Ginguené, Andrieux, Victor Hugo, Marmontel, Gustave Flaubert, Grimod de la Reynière, Pierre-Antoine Lebrun, etc.) _Locution favorite de Delille. Ses succès. Sa mémoire prodigieuse._ (Charles Brifaut, Charles Rozan, Sainte-Beuve). 69 CHATEAUBRIAND. _Il préférait ses vers à sa prose. Sa tragédie de_ Moïse (Henri de Latouche, Victor Hugo, Henri Monnier, Adolphe Brisson). _Prédilections particulières de certains écrivains et artistes_: «Le violon d’Ingres» (Gœthe, Sainte-Beuve, Lamartine, Molière, J.-J. Rousseau, Quentin de La Tour, Girodet-Trioson, Alfieri, Byron, Cherubini, Canova, Ingres, Gainsborough, Rossini, Alexandre Dumas père, Gavarni). _Singuliers jugements et vœux de Chateaubriand_ (Bonaparte, les sœurs de Chateaubriand, l’abbé Carron, Ginguené, Persil). _La locution_ Tuer le mandarin (J.-J. Rousseau, Balzac). _La gloire littéraire_ (Chateaubriand, Sainte-Beuve, Napoléon, Edmond de Goncourt, Malherbe, Andersen, Edgar Quinet, Montaigne, Cicéron, Salluste, Montesquieu, Benjamin Constant, Alfred de Vigny, Huet, Remy de Gourmont, etc.). 75 V LAMARTINE. _Ses étourderies et incohérences. La phrase du chapeau, de l’académicien Patin, et autres phrases de longue haleine_ (Léon Cladel, Ferdinand Brunetière). _Autres étourderies de Lamartine_ (Drouet d’Erlon, La Valette, maréchal Ney, M.-J. Chénier, Mme Cottin, Annibal confondu avec Alcibiade, etc.). _Toujours de l’à peu près chez Lamartine_ (Sainte-Beuve). Le Lac _et l’académicien Thomas_. _Lamartine accusé d’indécence. Jugements de Lamartine sur_ Rabelais, La Fontaine, Molière, Ossian, J.-J. Rousseau, André Chénier, Ponsard, etc. _Flaubert très dur pour Lamartine._ «De qui sont ces beaux vers?» (Lamartine, La Fontaine). 81 ALFRED DE VIGNY. — AUGUSTE BARBIER. _Le substantif_ Centaure (Alexandre Dumas père, Gustave Chadeuil, Timothée Trimm, Paul de Kock, J.-J. Barthélemy). — GÉRARD DE NERVAL. 87 ALFRED DE MUSSET (Saint-Amant, Maurice Donnay, Mirabeau, Corneille, J.-J. Rousseau). — THÉOPHILE GAUTIER. _Ses bizarreries et ses inadvertances, particulièrement dans son livre_ Les Grotesques (Sainte-Beuve). «Dante» _et non_ «Le Dante». _Emploi des termes techniques_ (Émile Faguet). «Il faut, dans chaque page, une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend pas» (Théophile Gautier). 88 LECONTE DE LISLE (Pongerville, Alexandre Dumas père). — THÉODORE DE BANVILLE. — HENRI DE BORNIER (François Ponsard, Corneille, Henry Becque). — SULLY PRUDHOMME (Gustave Aimard). — FRANÇOIS COPPÉE. — CATULLE MENDÈS. — CLOVIS HUGUES (François de Nion). 94 VI VICTOR HUGO. _Ses erreurs, inadvertances, réminiscences, énumérations de termes rares, obscurités, jeux de mots, drôleries, etc. Caractéristiques de Victor Hugo: force, puissance, amour pour les petits et les humbles; éloge de la bonté. Discours et lettres: abus de l’antithèse. Locutions favorites. Particularités orthographiques, etc._ [«Sabaoth». «La Montjoie Saint-Denis» (Casimir Delavigne, Alexandre Dumas père, etc.). — Sainte-Beuve. — «Jocrisse à Pathmos» (Louis Veuillot). — Louis Reybaud: _Pastiche ou parodie de Victor Hugo_. — Le «nard cher aux époux». — Eugène Noël. — _Virgile familier à Victor Hugo._ — Théodore de Banville, Émile Zola, Voltaire, Alfred de Musset, Ponson du Terrail. — _Des regards_ de colombe. — Voltaire, Gabriel Marc. — _L’Enfer situé dans la planète Saturne. La Légende des siècles_, «la Bible et l’Évangile de tout versificateur français» (Théodore de Banville). — «Moreri, la mine où puise Victor Hugo» (Émile Faguet). — «Jérimadeth». (Paul Stapfer. — Bouillet, Victor Duruy, Jules Hoche, Jean Sigaux, Charles Chincholle. Eugène Scribe, Lamartine, Alfred de Vigny, Sainte-Beuve; le général Trochu). — _Souvenir de Racine._ — _Livres préférés de Victor Hugo._ — _Mme de Staël et son ruisseau_ (Sainte-Beuve). — _Enjambements_ (Andrieux, Mary-Lafon, etc.). — «Vieil as de pique» (Parseval de Grandmaison, Lassailly, Alexandre Dumas père). — «Parle à Clémence». — Pierre Lebrun. — Angel de Miranda. — «Comme _un vieillard en sort_» (Onésime Reclus). — «_Notre-Dame de Paris_, le livre le plus affreux qui ait été écrit» (Gœthe). — Pierre Gringoire. — Voltaire. — «Paris, le nombril du monde.» — Eschyle. — Gustave Flaubert. — «_Scélérat_, l’homme qui ne pense pas comme nous» (P.-L. Courier). — Pierre Mathieu. — _Arnaud de Villeneuve et sa citrouille._ — Canrobert, Pélissier et Randon. — _Éloge de la France._ — Le _mot_ gamin _créé par Victor Hugo_. — _Victor Hugo adversaire du système décimal._ — _La paix perpétuelle. — Un saint-simonien_. — _Discours de Victor Hugo_ (George Sand, Louis Blanc). «_Dans_ confrères _il y a_ frères». — _Victor Hugo salué du nom de père._ (Émile Augier, Jules Claretie). — «_Applaudir_ des deux mains». — _Lettres de Victor Hugo_ (Charles Bataille, Garibaldi, Paul de Saint-Victor, Mme Mollard, Edmond Haraucourt, Julien Larroche, Mme Louise Colet). — _Pastiche de Victor Hugo par Jules Vallès. — Rimes fréquentes chez Victor Hugo._ Etc. etc.] 99 VII =Poètes symbolistes ou décadents, humoristes, etc.= — PAUL VERLAINE. — RENÉ GHIL. — «La clarté est le génie de notre langue» (Voltaire). — «Le style est comme le cristal: sa pureté fait son éclat» (Victor Hugo). — «Le goût de l’extraordinaire, signe de médiocrité.» (Diderot). (Baudelaire, Lucien de Samosate). 131 STÉPHANE MALLARMÉ (Adolphe Brisson). — JEAN MORÉAS. — JULES LAFORGUE. — _Suppression de la ponctuation._ — Voltaire. — «Le commun des hommes admire ce qu’il n’entend pas» (La Bruyère; — et Montaigne, le cardinal de Retz, Corneille, Théophile Gautier, Balzac, Destouches, Alexandre Dumas fils, Frayssinous). — _Critique des décadents_ (Jules Tellier, Paul Stapfer, Max Nordau, Paul Verlaine, Gabriel Vicaire, Edmond de Goncourt, Maynard). 133 ARTHUR RIMBAUD _et son_ Sonnet des voyelles. _Riposte de_ René Ghil. — _Le_ clavecin oculaire _du Père Castel_ (Diderot, J.-J. Rousseau, Lefèvre-Deumier, Dr Foveau de Courmelles). 137 _Autres singularités à propos des couleurs et des lettres de l’alphabet_ (Toussenel, Théophile Gautier _et sa_ Symphonie en blanc majeur, Léon Gozlan). — Ernest d’Hervilly. _Les couleurs appliquées aux prénoms féminins._ — Le chevalier de Piis. _Son poème sur l_’Harmonie imitative de la langue française _et sur nos caractères alphabétiques_. — Auguste Barthélemy _et les lettres de l’alphabet_. — Victor Hugo _et sa description des lettres de l’alphabet_. 138 _Curiosités poétiques: Épître à l’impératrice Eugénie_ (Mérimée, Gustave Claudin). — _Distiques de Marc-Monnier, Fantaisie d’Alphonse Allais, Début d’un compliment en vers adressé à Alexandre Dumas père._ 141 VIII =Auteurs dramatiques.= — COLLIN D’HARLEVILLE. — ANDRIEUX. — FLINS DES OLIVIERS (Lebrun-Pindare). _Une douleur qui s’exprime en chantant_ (Saint-Évremond). — _Le soleil en pleine nuit._ — LUCE DE LANCIVAL. — M.-J. CHÉNIER _et la locution_ Briller par son absence (Tacite, Camille Desmoulins). — _Théâtre de la Révolution_ (Ferdinand Brunetière). 143 NICOLAS BRAZIER. _Un singulier bibliothécaire._ Le savant Antoine-Alexandre Barbier. _Palinodies littéraires_ (vicomte d’Arlincourt, Brifaut, etc.). 146 EUGÈNE SCRIBE. _Le_ coin _d’une assiette_. _Anachronisme._ (Molière). — SAINT-GEORGES ET LEUVEN (Villemessant). — _Canevas d’opéra-comique_ (Alfred et Paul de Musset) _et scénario de tragédie_ (Rivarol). 148 CASIMIR DELAVIGNE. _Anachronismes et incorrections. Prodiges de mémoire_ (Piron, Delille). _Une comparaison doublement blessante_ (Théophile Gautier, Casimir Delavigne et le peintre Paul Delaroche). 150 DUVERT et LAUZANNE. _Ange-femme_ (Alfred de Vigny). _Facéties et pasquinades_ (vicomte d’Arlincourt.) — HENRI ROCHEFORT. _La Lanterne_ (Jules Claretie, Pierre Véron, Jules Levallois, etc.). 151 ERNEST LEGOUVÉ _et son père_ J.-B.-GABRIEL LEGOUVÉ. _La passion de l’inexactitude._ (Corneille, Racine, Sully Prudhomme, etc.) _Encore les périphrases._ — FRANÇOIS PONSARD. — _Vers prosaïques._ Ch.-G. Étienne, Sainte-Beuve, Victor Hugo, Gabriel Marc. — ÉMILE AUGIER. — CAMILLE DOUCET. — Etc. 154 EUGÈNE LABICHE. — AUGUSTE VACQUERIE (_La Vénus de Milo_, _l’ébéniste_ Boule, etc.). — THÉODORE BARRIÈRE. 158 _Curiosités théâtrales_: FERNAND DESNOYERS _et sa pantomime_ en vers; VILLIERS DE L’ISLE-ADAM _et son drame_ en un acte, une scène et une phrase. — _Contrepetteries, facéties, drôleries théâtrales_ (Voltaire, l’acteur Febvre, Paul de Kock, Justin Bellanger, Victor Hugo, M.-J. Chénier, A. de Chambure, Auguste Vacquerie, l’acteur Rouvière, l’acteur Paul Laba, Félix Duquesnel, Casimir Delavigne, Corneille, Alexandre Dumas père et Gaillardet, Arnault, Alphonse Karr, Alphonse Lafitte, Molière, Sedaine, l’imprésario Léger, Henri Welschinger, Aurélien Scholl, le censeur Planté, Siraudin et Delacour, etc.). 162 II. — ROMANCIERS I SCARRON. _L’adjectif_ comique. _L’art des transitions_ (Chamfort), _Les anachronismes dans le burlesque_. — CHARLES PERRAULT. _Singuliers contes pour les enfants._ — LESAGE. _Abus du passé défini. Moribonds qui parlent trop._ 169 J.-J. ROUSSEAU. _Encore l’adjectif_ sensible. «Aucun homme ne fut meilleur que moi.» _Rêve de bonheur._ — FLORIAN. — STERNE. — CHARLES DICKENS. 171 MARMONTEL. _Suppression des incidentes_ dit-il, dit-elle, _et drolatiques remplacements de ce verbe_ (Alexandre Dumas père, Léon Cladel, Auguste Saulière). _Marmontel candidat académique_ (Moncrif): _il est difficile de contenter tout le monde_. 173 PIGAULT-LEBRUN. — DUCRAY-DUMINIL. (Chateaubriand, Mme de Staël, Staaff). «L’auteur est un homme d’esprit qui prendra sa revanche.» 175 CHARLES NODIER. Tirage _à la ligne_ (P.-J. Proudhon, Alexandre Dumas père). — STENDHAL. _Son idéal du style_ (Mme de Staal-Delaunay, Émile Deschanel, Ferdinand Brunetière). — HENRI DE LATOUCHE. 176 PAUL DE KOCK (Louis Reybaud, H. de Balzac). _Portrait de Paul de Kock sur un reposoir_ (Goncourt). — MÉRY. — TOPFFER. _Mots détournés de leur signification._ 178 II HONORÉ DE BALZAC. _Obscurités voulues et bizarreries et tares involontaires_ (Bertall, Émile Faguet, Théophile Gautier, Destouches, Montaigne, cardinal de Retz, La Bruyère, etc.). _Un regard de serpent. Inadvertances_ (Marcel Barrière). _Aveugles qui voient clair_ (John Lemoinne, Émile Pouvillon, etc.). _Anachronismes_, etc. _Erreurs commises à propos des fleurs_ (Alphonse Karr, H. de Balzac, Jules Janin, George Sand). Les Contes drolatiques (Barbey d’Aurevilly, Mme Surville, etc.). _Abus de la conjonction_ car. _Une précaution oratoire fréquente chez Balzac._ 181 PHILARÈTE CHASLES. — HENRI MONNIER. — LOUIS REYBAUD. 186 FRÉDÉRIC SOULIÉ. _Confusion qui règne dans ses romans. Critique décochée à Eugène Sue._ — STÉPHEN DE LA MADELAINE. — MÉRIMÉE. 186 III ALEXANDRE DUMAS PÈRE. _Encore un regard de serpent. Rôle des serpents et autres animaux dans les romans de Dumas père. Anachronismes, étourderies et drôleries. Encore_ «le meilleur des hommes» (J.-J. Rousseau). _Une phrase de Chateaubriand. L’aéronaute Petin. Singulière théorie de la télégraphie électrique. Abus du dialogue et_ tirage _à la ligne_. (Ponson du Terrail). La cuisinière Çaufy (Sophie: le docteur Véron). 191 CHARLES DE BERNARD. _A quel âge est-on un vieillard? Mots tombés en désuétude_ (Voltaire, Saint-Simon). — EUGÈNE SUE. — ÉMILE SOUVESTRE (Molière). 197 IV ALPHONSE KARR. _Abus du tiret. Le mot_ restaurant _dans le sens de_ restaurateur; roman _signifiant_ romancier (Montesquieu). _Arbres merveilleux._ — GALOPPE D’ONQUAIRE (Paul Féval, Mario Uchard, Guy de Maupassant, Émile Pouvillon). — JULES SANDEAU. _Fréquentes comparaisons avec les animaux._ 199 BARBEY D’AUREVILLY. _Flaubert ne l’aimait pas, et qualifiait ses œuvres de_ grotesques: «On ne va pas plus loin dans le grotesque involontaire». _Jugements draconiens. Barbey d’Aurevilly jugé par Champfleury. Beaumarchais et ses castagnettes._ 201 AMÉDÉE ACHARD. _Encore les comparaisons avec les serpents et autres animaux_ (H. de Balzac, Alexandre Dumas père, Ponson du Terrail). _Style emphatique des romans-feuilletons._ — EUGÈNE FROMENTIN. — OCTAVE FEUILLET. _Le qualificatif_ adorable (Alexandre Dumas fils, Edmond de Goncourt, Georges Ohnet, Alexis Bouvier, Jules Levallois). _Autres adjectifs hyperboliques_: délicieux, exquis, ravissant (Paul de Kock). 202 V CHAMPFLEURY et HENRY MURGER. _Ils abondent tous les deux en pathos et drôleries._ (L’abbé Châtel, P.-J. Proudhon.) _Dictionnaires de Boiste, de Wailly... et de_ Poche (Poitevin, Hippolyte Babou, Louis Veuillot). _Un vieillard de cinquante ans. Flaubert s’alarmant de la publication des_ Bourgeois de Molinchart. — _Comment, d’après Schanne dit Schaunard, Murger et Banville ont vu Mimi._ 207 VI GUSTAVE FLAUBERT. _Ses erreurs, ses barbarismes et solécisme_s (Mme Louise Colet, Émile Faguet). _Il reproche à Stendhal d’écrire mal, et à Lamartine de ne pas bien savoir le français._ (Le grammairien Girault-Duvivier). 213 JULES ET EDMOND DE GONCOURT. _Les rossignols pendant l’hiver; mœurs des oiseaux_ (Berquin). _Drôleries et charabia. Abus du verbe_ «mettre» (Champfleury). _Les Goncourt font peu de cas du style de Flaubert_ (Flaubert et son drame sur Louis XI); — _tronquent quantité de mots_. _L’école du_ document humain. 217 ALPHONSE DAUDET. Les Méridionaux «ne savent pas écrire la prose française» (Alphonse Daudet; — J.-J. Rousseau). 221 ÉMILE ZOLA. _Citations curieuses, mais imprécises et douteuses_ (saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin). _Goût des femmes pour les hommes chauves. La nouvelle lune. La clarinette et la flûte_ (Edmond de Goncourt). «Saleté, sale, salir», _termes fréquents chez Zola_. «Je suis une force.» 222 J.-K. HUYSMANS. _La_ musique des liqueurs _de Des Esseintes comparée au_ Sonnet des voyelles _de Rimbaud_. _Encore l’abus du verbe_ «mettre» (Goncourt, Zola, etc.). 224 VII GUSTAVE CLAUDIN. — ALFRED ASSOLLANT. — EDMOND ABOUT. _Un hasard providentiel_ (Gustave Flaubert, Francisque Sarcey). — JULES VERNE. — VICTOR CHERBULIEZ. — FERDINAND FABRE. — ALEXANDRE DUMAS FILS. — GUSTAVE DROZ (Lamartine). — ANDRÉ THEURIET. 227 JULES VALLÈS. _Une gaffe macabre._ — LÉON CLADEL. _Phrases interminables et autres bizarreries de style. Encore un moribond dont la langue est infatigable. Léon Cladel jugé par Camille Lemonnier et comparé à Baudelaire. Ses vers à Victor Hugo._ 229 JULES CLARETIE. — CHARLES CHINCHOLLE. — ANATOLE FRANCE. — LÉON DUVAUCHEL. — JEAN LORRAIN. — PAUL MARGUERITTE. — REMY SAINT-MAURICE. 232 VIII =Romanciers populaires.= — PONSON DU TERRAIL (Aurélien Scholl, Gustave Flaubert). _Lapsus et bévues. La main froide_ d’un serpent. _Rôle des serpents dans les romans_ (Balzac, Alexandre Dumas père, Amédée Achard). _Rôle des anges dans les romans de Ponson du Terrail. Anachronismes_ (Molière, Ignace de Loyola). 235 ADOLPHE DENNERY. — GUSTAVE AIMARD (Sully Prudhomme). — ALBERT BLANQUET. — GONTRAN BORYS. — PAUL SAUNIÈRE. — LÉOPOLD STAPLEAUX (Aurélien Scholl). — _La Vénus de Milo_: Auguste Vacquerie, Charles Mérouvel, Amédée de Bast, Jules de Gastyne, etc. — ALEXIS BOUVIER. 237 _Incohérences et drôleries diverses commises par les feuilletonistes._ (M. Marcel France). — _Noms à donner aux personnages des romans afin d’éviter les réclamations_ (Ferdinand Fabre, Alphonse Daudet, Louis Ulbach, Émile Zola; _système d’_Eugène Chavette). 240 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 243 2345-20. — CORBEIL. IMPRIMERIE CRÉTÉ. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RÉCRÉATIONS LITTÉRAIRES, CURIOSITÉS ET SINGULARITÉS, BÉVUES ET LAPSUS, ETC. *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.