The Project Gutenberg eBook of Poèmes et Poésies

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Title: Poèmes et Poésies

Author: John Keats

Translator: Paul Gallimard

Release date: February 3, 2016 [eBook #51120]

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier. Images from The Internet Archive.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK POÈMES ET POÉSIES ***

[Pg 1] 

POÈMES ET POÉSIES

[Pg 2] 

[Pg 3] 

JOHN KEATS

Poèmes et Poésies

TRADUCTION PRÉCÉDÉE D'UNE ÉTUDE

PAR

PAUL GALLIMARD

... C'est une loi éternelle que celui qui l'emporte en beauté doit l'emporter en puissance.

(Hypérion).

PARIS

MERCVRE DE FRANGE

XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI

MCMX


TABLE DES MATIÈRES


[Pg 4] 

[Pg 5] Ceci n'est pas une Préface, ni même une Introduction, mais plutôt l'ouverture d'un vaste Poème symphonique, composé de nombreux morceaux distincts les uns des autres, présentant toutefois un ensemble très cohérent. Celui qui l'écrit n'a d'autres prétentions que de grouper les principales mélodies de ce Poème, et de les coordonner de façon à en démontrer l'idée générale, à en prouver l'unité. Il a cherché à disparaître le plus possible, à rendre aussi ténus et aussi inapercevables que possible, les liens qui rattachent entre eux ces leitmotiv, mais il n'a pas osé, et il s'en excuse, les supprimer complètement, craignant que, sans ces modulations transitoires les changements de tons ne parussent trop brusques[1]. Le thème principal, celui vers lequel convergent tous les autres, c'est la personnalité du Poète, ou plutôt sa sensibilité: car leur union était tellement intime qu'elles ne faisaient qu'un tout harmonieux.

Or, cette sensibilité a peu varié: Keats a produit [Pg 6]sa première œuvre connue en 1813, l'Imitation de Spenser[2] et son dernier Sonnet[3] en 1820. Le proverbe latin est parfois véridique: les dieux païens qu'il avait tant aimés, le lui rendirent et le rappelèrent auprès d'eux avec une hâte qui semble plutôt la caractéristique du xixe siècle, dans lequel vécut leur chantre que l'apanage des époques reculées où ils régissaient l'univers. Entre 18 et 25 ans, la qualité des sensations ne se modifie guère, à moins d'une maladie; et celle qui étreignit l'infortuné l'emporta si rapidement qu'elle lui laissa à peine le temps d'écrire quelques pièces, parmi lesquelles trois ou quatre Sonnets, au plus, sont remarquables.

John Keats, né le 29 ou le 31 octobre 1795 à Moorfields, Finsbury Pavement, au cœur de Londres, est mort le 23 février 1821 à Rome, Piazza di Spagna. Aucun fait mémorable entre ces deux dates! Aucun du moins qui aurait pu exercer une influence quelconque sur son esprit ou changer le cours de ses idées!

On chercherait vainement à retrouver, chez ses parents, l'origine d'une disposition artistique: il connut à peine son père qui tenait une remise de voitures en location et mourut jeune; sa mère intelligente et très ardente pour le plaisir, se remaria [Pg 7]presque aussitôt et mourut six ans après (1810). Jusque là il avait étudié à l'école d'Enfield; une fois orphelin, ses tuteurs le placèrent immédiatement en apprentissage chez un médecin. Quand on aura appris, en outre, qu'il eut deux frères[4] et une sœur, que ses amis furent le peintre Haydon[5], Leigh Hunt[6] directeur de l'Examiner, Mathew[7], Cowden Clarke[8], Hamilton Reynolds[9], tous les trois littérateurs, on saura ce que sa vie offre de saillant avant sa crise amoureuse.

Toujours et sans relâche le tantalisa la même passion pour la Poésie et pour la Beauté, son unique passion, pourrait-on affirmer, si tout à la fin de son existence il n'avait subi la dite crise, et ne s'était épris d'une jeune fille, d'ailleurs absolument incapable de le comprendre. Il faut même se hâter d'ajouter qu'aucune œuvre importante ne lui a été suggérée par cette Fanny, qui écrivait à un ami, M. Dilke, dix ans après la mort de son fiancé: «L'acte le plus charitable serait de le laisser reposer à jamais dans l'obscurité à laquelle l'avaient condamné les circonstances.»

[Pg 8]Telle est, à peu près, la seule expérience personnelle qu'il ait pu faire de l'humanité; car si les articles injurieux, que lui décochèrent les critiques patentés, l'émurent un instant, il avait heureusement, quoi qu'ait dit Byron[10], trop de lucidité et de clairvoyance, malgré sa jeunesse, pour ne pas se rendre compte des défectuosités que pouvaient contenir les œuvres incriminées, défectuosités qu'il a confessées lui-même, à plusieurs reprises avec la plus entière bonne foi.

Il vécut donc exclusivement une vie d'artiste écartant résolument de sa pensée tout ce qui pouvait en amoindrir la souplesse, contaminer l'innocence des organes récepteurs et disséminer son énergie cérébrale. Ainsi il s'exaspérait contre les savants, les philosophes et les historiens:

... Tous les charmes ne sont-ils pas rompus
Au simple contact de la froide philosophie?
Il y avait un arc-en-ciel que nous vénérions autrefois;
Nous connaissons sa trame, sa contexture; elle est donnée
Platement dans le catalogue des choses communes.
Le philosophe rognera les ailes de l'ange,
Conquerra les mystères à l'aide de règles et de lignes.
Videra l'atmosphère hanté, la mine qu'habitent les gnomes[11]...

Hors d'ici! histoire pompeuse! hors! fourberie dorée!
Sombre planète dans l'univers des faits!
[Pg 9]Vaste mer qui élève un murmure sans fin
Sur les rivages caillouteux de la mémoire[12]...

De même, alors que la plupart des écrivains de son temps, en réaction contre les opinions sceptiques du xviiie siècle et de la Révolution française vitupéraient les Républicains et prenaient la défense du Christianisme, alors que Byron procurait à la religion une vigueur nouvelle par l'excès même de ses insultes, et que Shelley la discutait de toute la force de son génie et de sa dialectique, ce qui était encore une manière d'en reconnaître la vitalité, Keats, plus radical et plus orgueilleux, la négligeait. Quand, par exception, il y faisait allusion, c'était avec un dédain marqué:

Toujours, toujours les cloches sonnent, et j'en sentirais un froid humide,
Un frisson comme celui qui émane de la tombe, si je ne savais
Qu'elles vont mourir, comme une lampe dont l'huile est consumée,
Que c'est leur dernier soupir, leur lamentation, avant de rentrer
Dans l'oubli[13].................

Sa profonde admiration pour la splendeur des images, pour le diapason sourd et puissant qui le ravissaient en Milton, ne l'empêchait pas de se révolter contre son austérité de sectaire. Il s'intéressait encore moins à la lutte gigantesque que [Pg 10]soutenait sa patrie contre Napoléon. Que lui importent les dissensions des hommes et des nations! Que lui importe l'action brutale! C'est devant les conflits des éléments[14] que vibrent ses sens, que s'échauffe sa verve, que s'exalte son inspiration. La pression des événements ne pèse pas sur lui. De là, du reste, un défaut assez frappant que ses ennemis n'ont pas manqué de faire ressortir: ses personnages sont comme lui, ils éprouvent des accès de joies, de colères, de jouissances et de douleurs de toutes sortes, ils se taisent, ils vocifèrent: ils n'agissent que rarement.

Dans la Veille de sainte Agnès, Porphyro entasse les sucreries et les fruits:

....... De sa cachette il rapporta un monceau
De pommes candies, de coings, de prunes, de courges
Puis des gelées plus savoureuses que le lait caillé.
Et des sirops rutilants, colorés avec de la canelle;
De la manne et des dattes, transportées par mer,
Cueillies à Fez; et des friandises aromatisées...[15]

Mais ni le héros ni son amante n'y goûteront; le poète s'est simplement laissé emporter par le chatoiement et la musique des mots.

Peut-être des éplucheurs hargneux et moroses seraient-ils en droit de lui reprocher une certaine exubérance irraisonnée en même temps qu'une [Pg 11]étroitesse voulue, conséquences inévitables de pareils partis pris? Peut-être des défenseurs, trop favorables, auraient-ils, à leur tour, le droit d'invoquer la brièveté de sa vie qui ne lui permit pas de faire saillir tout ce qui était en germe dans son cerveau?

Quoiqu'il en soit, ce regret une fois discrètement exprimé, il faut, sans plus, constater que, dans un si court laps de temps, il n'a pu avoir qu'une manière. Evidemment—et il n'est pas téméraire de le supposer—s'il eût atteint sa pleine maturité, il eût élargi son champ d'activité intellectuelle, eût concentré davantage les sujets de ses poèmes et les eût mieux composés; mais, qui osera soutenir qu'il aurait rendu plus parfaits ses chefs-d'œuvre: la classique Ode sur l'Urne grecque[16] par exemple, ou l'admirable fragment de l'Ode à Maïa[17] ou même une œuvre de jeunesse écrite lorsqu'il n'avait que vingt ans, le Sonnet: «En ouvrant pour la première fois l'Homère de Chapman[18]», etc...

Cet amour de la forme et de sa perfection était tellement inné en lui que dès ses débuts, on ne sent presque aucune hésitation, aucun tâtonnement. Son éducation première n'ayant pas été très poussée, son seul instinct l'avait incité à lire [Pg 12]Virgile et à s'enivrer d'Homère, lorsqu'un ami lui avait prêté la traduction du vieux Chapman. A cette époque (1816) Lord Elgin rapportait à Londres les métopes du Parthénon; immédiatement les plus grands sculpteurs anglais, Flaxman, Nollekens et Chantrey s'imprégnaient de la tradition grecque. Très impressionné lui-même, il écrit aussitôt:

Ainsi causent une vertigineuse souffrance ces merveilles
Dans lesquelles on trouve mélangée la grandeur grecque avec la rude
Destruction du vieux temps[19]......

Ce fut donc tout d'abord la grâce idéale de la Beauté hellénique qui s'empara de sa jeune âme bien disposée à subir une pareille invasion. Presque simultanément, certains savoureux poètes de l'Italie, de la France et de l'Angleterre, l'Arioste et le Dante[20], Ronsard[21], Chaucer, Drayton et Fletcher[22], Spenser[23], Shakspeare[24], Milton[25], Coleridge[26] [Pg 13]l'enthousiasmèrent par leur harmonieuse richesse et lui inculquèrent un goût parfois excessif pour le luxe et l'abondance des descriptions.

... Pâles étaient les douces lèvres que je vis,
Pâles les lèvres que je baisai, et enchanteresse la forme
Que j'étreignis en flottant au milieu de cette lugubre tempête[27]

Les voyelles Spensériennes qui prennent leur essor en toute aisance
Et flottent comme les oiseaux sur la mer estivale;
Les tempêtes Miltoniennes et plus encore la tendresse Miltonienne...

Adieu! une fois encore la lutte farouche
Entre le Tourment de l'Enfer et l'argile impassible
M'enflammera; une fois encore j'expérimenterai
L'amère suavité de ce fruit Shakspearien.

L'influence de Chatterton[28] très perceptible chez lui, surtout à la fin de sa vie, doit être classée à part: était-elle le prodrome d'une nouvelle orientation de son génie, d'une évolution vers des sujets moins sensuels et plus empreints de sentimentalité? La venue de sa maladie le rendit-elle plus accessible à l'incurable mélancolie du poète qu'il admirait? La mort prématurée de Keats nous [Pg 14]met dans l'impossibilité d'élucider ce problème.

Pendant ses années de pleine activité productrice, son art avait été éminemment impersonnel; il jugeait mélodramatique de crier, comme Byron, ses propres douleurs à la foule. Pour lui, la Muse ne devait, à aucun prix, se faire la confidente des joies ou des affres du poète, et s'il fût resté, dans son intégralité absolue, lui-même, incontestablement certaines de ses poésies des dernières années n'eûssent pas vu le jour.

Il est en effet, de tous les écrivains de sa génération, le plus purement poète: la conception de la Beauté constitue l'axe intime de son Etre, et son imagination tressaille au moindre appel de cette Beauté. Plus qu'aucun autre, il éprouve les tortures de la lutte avec le style, avec l'épithète utile, avec le mot qui fait éviter une périphrase, avec la période bien équilibrée. Pour aucun de ses émules ce n'était l'unique préoccupation.

Crabbe, observateur consciencieux et pitoyable des classes pauvres, émeut bien davantage par la peinture énergique de leurs misères que par le rythme de ses vers.

Landor, réputé comme le fondateur de «l'Art pour l'Art», s'est tellement enflammé pour les théories libérales qu'après avoir soutenu de ses deniers la Révolution française, il avait, plus tard, pour lutter contre l'asservissement de l'Europe par Napoléon, entretenu à ses frais et commandé [Pg 15]comme colonel un régiment en Espagne sous les ordres de Wellington.

Campbell l'Ecossais et Moore l'Irlandais, peu érudits, et documentés sur l'Art Grec par de simples traductions, revêtent leurs chant nationaux d'uniformes classiques.

Walter Scott s'attarde dans la narration pittoresque, imite de vieilles ballades, décrit de vieux châteaux, de vieilles amours et de vieux combats.

Southey dans sa jeunesse, un des plus chauds partisans des idées nouvelles, s'incorpore ensuite dans le parti conservateur.

Coleridge laisse évaporer son inspiration dans les nuages de la métaphysique allemande.

Le délicieux humoriste Lamb veille avec une adorable sollicitude sur sa sœur, pauvre folle qui avait tué sa mère dans un accès de délire.

L'opulent Lord Byron, si merveilleusement doué pour chanter toutes les véhémences, mésuse de son talent en diatribes contre la société et en injures contre la vie qui l'avait comblé. Il a tout épuisé, tout ce qui eût contenté l'ambition d'un autre homme: passion du jeu, des femmes, de la gloire. Son dévouement pour une noble cause et sa vaillance pendant les derniers mois de son existence ont plus servi sa renommée que ses meilleurs poèmes.

Wordsworth compose des vers exquis sur des thèmes souvent par trop insignifiants, fastidieusement et invariablement édifiants.

[Pg 16]Le généreux Shelley, le plus génial de tous, plus génial que Keats lui-même, considère la poésie comme l'expression la plus haute de la philosophie, «comme une sorte d'ascension indéfinie vers le bien de l'humanité», rêve des réformes sociales, et parfois se perd dans l'infini, ainsi qu'il était arrivé, dans le second Faust, à son seul rival, le grand Gœthe.

«C'est une sensation désagréable, a écrit Novalis, le plus proche de l'auteur d'Endymion parmi les écrivains allemands, d'entendre des mots superflus lorsqu'il y a un but déterminé à atteindre, et comme la poésie n'est autre chose qu'un superflu cultivé, une chose qui se développe elle-même, elle devient absolument répugnante lorsqu'elle n'est pas à sa place, lorsqu'elle veut raisonner et argumenter, et, en général, lorsqu'elle assume un air sérieux: elle n'est plus poésie.»

Pour Keats, l'Art est une entéléchie, une fin en soi. Et comme il n'a jamais admis qu'une sensation fût une chose moins relevée qu'une idée ou un sentiment, il lui suffit que la poésie concrétise avec intensité l'extase que font naître les impressions innombrables qu'il reçoit du dehors.

Des phénomènes insignifiants, qui passeraient inaperçus pour tout être moins perméable, développent en lui une activité sensorielle qui met en jeu les uns ou les autres de ses sens, ou tous à la fois. Une fermentation, un travail exclusivement [Pg 17]interne, se produisent alors, lents, inconscients, qui surexcitent certaines de ses facultés et paralysent les autres. Nulle inquiétude, nulle curiosité ne le poussent plus vers un non-moi quelconque. Ce qu'il a emmagasiné dans la fièvre l'absorbe uniquement, et, pendant cette incubation, le merveilleux spectacle de l'univers ne l'émeut plus assez pour qu'il daigne en prendre sa part. Un seul désir le hante désormais, égoïste, farouche: décomposer et analyser les principes premiers de la sensation répercutée en son tréfonds, ressusciter la naïveté et la simplicité primordiale de toutes choses, découvrir leur entité pour s'expliquer à soi-même leur profonde, leur véritable signification, pour, en son propre moi, comme en un creuset, reconstituer et recombiner ces éléments épars, les fondre, les modeler de façon à leur donner, sous une forme nouvelle, l'expression la plus définitive.

«Les hommes de génie, a-t-il dit en manière de boutade, n'ont pas d'individualité propre... Le poète n'est pas lui-même, il n'a point de moi, il est tout et il n'est rien... Quand je suis dans une chambre avec d'autres personnes, l'identité de chacune d'elles exerce immédiatement une pression sur moi, si bien que je suis, en très peu de temps, annihilé.» Comme conséquence de cette extériorisation, constante sauf pendant les heures d'élaboration, si, par suite de son obstination à négliger et à mépriser la science et l'histoire, son érudition [Pg 18]est par instants en défaut, son observation directe est toujours scrupuleusement exacte; les mœurs et les instincts de tous les êtres vivants de la création ne méritent-ils pas son attention au même titre? Tous ne sont-ils pas, à son égal, Citoyens de la Nature?

Le poète .......... a entendu
Le rugissement du lion et peut dire
Ce qu'exprime sa gorge rugueuse;
Et, pour lui, le hurlement du tigre
A une signification, et frappe
Son oreille comme une langue maternelle[29].

De même, il avait atteint un degré de porosité tel qu'il faisait pour ainsi dire, partie des éléments. Devant un rayon de soleil il ne se possédait plus, il s'enivrait des transparences de l'atmosphère, de la course incessante des nuages pourpres, gris d'or ou argentés, des miroitements du flot irisé, de la fluidité et de la diaphanéité apparente des objets sous les reflets du ciel bleu. Le cri du grillon[30], le bourdonnement d'une abeille, la senteur d'une fleur, la vue de la mer faisaient frémir tout son être: ses yeux étincelaient et ses lèvres tremblaient.

Oh! combien j'aime, par un beau soir d'été,
Lorsque des torrents de lumière déversent l'or à l'Occident
[Pg 19]Et que, sur les zéphyrs embaumés, reposent immobiles
Les nuages argentés[31].........

Les zéphyrs étaient éthérés et purs
Et s'insinuaient à travers les croisées mi-closes pour guérir
Les malades languissants, rafraîchissant leur fiévreux assoupissement[32].

Les nuages étaient purs et blancs, comme des troupeaux fraîchement tondus.
Et sortant d'un clair ruisseau; paisiblement ils reposaient
Sur les champs azurés du ciel[33].......

O vous! qui avez les prunelles meurtries et lassées,
Régalez les devant l'immensité de la mer!
O vous! dont les oreilles sont assourdies de rudes vacarmes
Ou sursaturées de fades mélodies,
Asseyez-vous à l'entrée de quelque vieille caverne, et méditez[34].

Chacun de ses sens est en un éveil perpétuel! Avant Huysmans, il sait dissocier les différentes odeurs; il sait aussi de leur association composer une sorte de symphonie:

Dans la nuit embaumée je devine la senteur spéciale
Dont chaque mois parfume
Le gazon, le hallier, le fruit de l'arbre sauvage,
La blanche aubépine, et l'églantine des champs[35]...

[Pg 20]Voici une remarque précieuse qui atteste la sincérité de son art; un idéaliste aurait glissé sur ce détail. Seul un précurseur du naturalisme[36] pouvait le noter:

Au lieu de saveurs agréables son énorme palais ne percevait
Que le goût empoisonné du cuivre ou d'un métal corrompu[37].

Personne n'a défini mieux que lui, avec une prédilection plus marquée, les sensations du goût:

Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin
Longtemps refroidi dans la terre profonde,
D'un vin qui sente Flora et la campagne verte[38].

Il est tellement peintre que pas une finesse du ton qu'il décrit ne lui échappe:

Le bleu! c'est la vie du firmament, le domaine
De Cynthia—le vaste palais du Soleil!
C'est la tente d'Hespérus et de toute sa suite,
Le cœur même des nuages, or, gris et brun;
Le bleu! c'est la vie des eaux[39]...

Nuance tout ce qui a une teinte vermillon.
Que la rose s'épanouisse et réchauffe l'atmosphère,
[Pg 21]Que le vin écarlate écume dans le gobelet
Frais comme une source bouillonnante, que les coquilles aux bords décolorés,
Sur le sable, ou sous les insondables profondeurs, deviennent pourpres
Dans tous leurs circuits, que la jeune fille
Rougisse vivement, comme surprise par quelqu'ardent baiser[40]!

Quelle richesse de palette! Est-il possible d'exprimer plus picturalement avec des mots les somptuosités et les variétés d'une même tonalité? Chaque mot est lui-même une teinte dont Keats par une juxtaposition calculée atténue ou vivifie les différentes nuances avec un raffinement inouï. Si ce n'était paraître jouer trop facilement sur les vocables, les termes concernant la peinture et la musique ayant une excessive identité, on pourrait se croire autorisé, après avoir lu ce morceau à haute voix dans l'original, à soutenir qu'on a entendu une gamme, à spécifier où se trouvent les tons et les demi-tons, à vérifier et à justifier cette assertion, un peu audacieuse, en constatant, qu'images, harmonie, et pensées sont ici concomitantes.

Nulle confusion suspecte, cependant, nulle interversion n'est perceptible entre les différents arts. Constellations d'un même orbe, ils cheminent sans se choquer ni s'entraver, bien que leurs routes ne [Pg 22]soient qu'entrelacements continuels. Chacun use de ses moyens propres: il y a simplement émulation, superposition. Quel que soit celui auquel il défère momentanément la prédominance, le poète, quand il conçoit et élabore une œuvre, les subordonne invariablement tous à la poésie. Il n'hésite d'ailleurs pas à emprunter leurs procédés au peintre, au sculpteur, au musicien, soit pendant la préparation, soit pendant l'exécution, selon qu'ils lui semblent mieux convenir au sujet qu'il aura à traiter.

Après avoir, en une esquisse très largement brossée, établi d'abord ses grandes lignes, le peintre[41] choisit une couleur, une clé, devant servir d'assiette normale à son tableau et constituer la base solide sur laquelle s'appuiera l'infinité des plans formés par les dégradations successives de cette unique couleur; ensuite, ses effets de lumière et d'ombre, toujours en camaïeu, judicieusement distribués, il fait chanter çà et là, non la note banale des tons complémentaires, mais la fanfare plus tapageuse de tons très distants s'harmonisant sans heurts. Keats, lui aussi, avant d'accorder entre elles ses colorations ou ses sonorités et de faire retentir leur puissante polyphonie, prend minutieusement [Pg 23]soin de trouver, en premier lieu, le point de départ, la clé.

Il excelle à créer cette ambiance: parfois le vague et l'incertain planent autour de ses personnages, entretenus par des imprécisions voulues de termes[42] et d'images[43]:

.. Des vitres en losange d'une bizarre invention,
Riche en couleurs et en teintes splendides,
Comme sont les ailes sombres et damasquinées du papillon de nuit
Et au milieu entre mille figures héraldiques...

Une idée lui vint comme une rose épanouie..

Parfois l'immobilité et le silence figent toute sa description:

Bel éphèbe, sous ces arbres, tu ne peux quitter
Ta chanson, pas plus que les arbres ne quittent leurs feuilles,
Audacieux amoureux, jamais, jamais tu n'obtiens les baisers
Quoique tu sois proche du but[44]......

Ici, c'est l'art du statuaire qui lui inspire cet effet de plastique insurpassable. Il semble impossible de rassembler avec plus d'à propos les mots et les tours de phrase qui suggéreront la vision de gestes [Pg 24]subitement arrêtés en leur élan, comme dans une photographie instantanée.

Si, au contraire, il veut rendre la succession et la plus ou moins grande rapidité des mouvements, il va de soi qu'il s'adressera au compositeur. C'est à l'école de celui-ci qu'il apprendra en quelque sorte, l'usage du métronome, c'est-à-dire qu'il prescrira, dès le début de chacune de ses pièces par le choix de sa stance et de la mesure de son vers, quel rythme devra adopter celui qui récitera son œuvre, de même que par la position de la pause (ou césure) il le contraindra de reprendre haleine à tel endroit, de façon à précipiter ensuite ou à ralentir son débit, suivant qu'après cet arrêt de respiration il y aura plus ou moins de syllabes à prononcer.

Il fera preuve, pour diversifier rythmes et pauses, d'une imperturbable sagacité et d'une science impeccable puisée chez chacun des poètes qui avaient été «la nourriture de son imagination[45]»; il en approfondit la maîtrise et se l'approprie avec un bonheur inouï.

Pour Isabelle[46], ou le Pot de Basilic, dont le canevas est emprunté à Boccace, il se sert, après Chaucer[47], de la désinvolte Ottava Rima si chère aux poètes italiens.

[Pg 25]Pour la Veille de Sainte Agnès[48], la Stance Spensérienne avec ses neuf vers, dont le dernier est un alexandrin, lui a semblé par cet allongement fournir une chute plus majestueuse à sa strophe.

Avant de commencer Lamia[49], il étudie Dryden, dont il s'assimile l'aisance dans la facture du même alexandrin, assoupli et libéré cette fois: alternativement alerte et pompeux, ce mètre avait toute la variété qui convenait pour dépeindre, soit la démarche sinueuse de la femme-serpent, soit la grandiose fantasmagorie de l'orgie qu'elle préside en son palais.

S'il veut représenter, dans Hypérion[50] la lutte des forces cosmiques, il prendra pour modèle l'ampleur et l'envergure de la période Miltonienne: qu'on lise dans le texte anglais ce passage d'une quiétude déjà Olympienne—bien avant que l'Olympe fût consacré;—est-il possible de concevoir un adagio plus solennel et d'une sérénité plus imposante:

... Dans l'extase d'une nuit d'été
Ces sénateurs des bois puissants, en leur verte parure,
[Pg 26]Les chênes élevés, aux branches enchantées par l'ardeur des étoiles.
Rêvent, et rêvent ainsi, toute la nuit, sans autre frémissement
Que celui de la brise qui s'enfle graduellement dans la solitude,
Domine le silence, puis s'évanouit,
Comme une marée montante qui n'aurait qu'une vague[51]...

D'autrefois la diction sera haletante et fébrile, en allure de scherzo:

Que toujours la Fantaisie puisse vagabonder,
Le plaisir n'est jamais au logis:
Au plus doux contact le plaisir s'évapore,
Telles les bulles d'air assaillies par la pluie;
Que la Fantaisie erre donc[52].......

Certains de ces morceaux, par contre, sont célèbres pour la multiplicité de leurs mouvements et l'ingéniosité de leurs innombrables modulations que pacifient par échappées de furtifs retours au ton initial; celui qui commence ainsi, entre autres, dont la traduction ne donne, hélas! aucune idée sous ce rapport:

Sur les flancs du Latmos s'étendait
Une puissante forêt[53].....

Le musicien lui expliquera encore quelle est [Pg 27]l'importance d'un ton plus haut ou plus bas, quelles lettres enflent ou assourdissent la voix, la rendent plus grave ou plus aiguë, lui dira qu'il faut être ménager de ses timbres, ne pas, à moins de chercher un effet, fatiguer son auditeur en faisant sonner indéfiniment les mêmes, préparer au contraire leur rentrée de manière à lui procurer une surprise, une sensation d'inattendu:

Inspectons la lyre, calculons la résonnance
De chaque corde, et voyons ce qui peut être gagné
Par une oreille industrieuse et une patiente attention,
Avare du son et de la syllabe[54]......

Aucun poète a-t-il possédé à un degré supérieur l'instinct du vers plein et vibrant? Aucun s'est-il enivré davantage du charme du son et des rimes, du rappel des assonnances amené par un luxe incroyable de répétitions savamment disposées[55]. Tantôt les unissons lui semblent préférables, et tantôt il joue sur les différentes prononciations d'une même voyelle, cas assez fréquent dans la langue anglaise.

Tour à tour il sait reposer l'oreille par des cadences alanguies, puis la réveiller soudain avec le fier cliquetis des consonnes métalliques. S'il a besoin de nouvelles cordes à sa lyre, comme Berlioz [Pg 28]faisant plus tard le désespoir de ses artistes et les forçant d'attaquer sur leurs cors des notes inemployées auparavant, il invente des accords qui indignent les pusillanimes et les officiels. Quels étranges adjectifs attirent tout à coup notre attention? Effarés de les entendre, les puristes d'Outre-Manche crient au scandale en invoquant grammaire et dictionnaires. Keats s'inquiète peu de leur colère: pour rendre son orchestration plus aérienne, sa fantaisie a forgé des mots «psalterian»[56] et «piazzian» dont la première syllabe ressemble au pincement de la harpe et dont la terminaison rappelle sa résonnance nasillarde.

Maintes fois cependant, grisé par le susurrement des s et des z, par l'élancement des h et le balancement des allitérations, il se laisse aller à ne plus donner de sens à la musique de ses paroles; il lui arrive encore d'atténuer outre mesure les contours sous l'amoncellement des empâtements, de diluer les couleurs, tant il en force l'éclat. Alors, comme chez son compatriote Turner, idée et image, tout disparaît dans un poudroiement d'or au milieu d'un prestigieux flamboiement: il ne peint plus que la lumière! La poésie est une pluie sans fin de lumière[57].

C'est un vertige presque irrésistible qui l'entraîne! [Pg 29]Combien il lui est, la plupart du temps difficile de réfréner cette fougueuse, cette impérieuse imagination! Il faut reconnaître, pour être équitable, que dans ses chefs-d'œuvre—et ils sont nombreux,—il est resté maître de lui-même: aussitôt, les nuances et les harmonies et ses phrases en doublent la signification, et il lui a suffi de s'en tenir au diapason et au rythme qu'il avait adoptés avec tant de discernement.

La belle Dame sans Mercy est peut-être, de toute l'œuvre du maître écrivain, la pièce capitale en laquelle idée, image et musique s'équilibrent dans les proportions les plus justes avec la perfection la plus inattaquable[58].

Un poète aussi exclusivement sensuel, qui n'écrivait que sous la fascination et la domination de ses sens, qui s'écriait: «O vivre d'une vie de sensations plutôt que de pensées!» devait surtout choisir comme types d'humanité des personnages animés de passions violentes, de la passion surtout la plus insurmontable de toutes, de l'amour. C'est avec l'amitié le sentiment qu'il a le mieux interprété:

............... leur couronne
Est tressée d'amour et d'amitié, et siège haut
[Pg 30]Sur le front de l'humanité;
Sa valeur la plus pesante et la plus volumineuse
Est l'amitié d'où émane sans cesse
Une splendeur persistante; mais au sommet
Est suspendue, par d'invisibles fils, une sphère
De lumière, c'est l'amour: son influence
Frappant nos yeux, engendre un sens nouveau[59]..

Encore doit-on constater qu'il a plutôt chanté la Volupté que l'Amour pur:

Elle pleure solitaire ses plaisirs perdus,
Douloureusement elle pleure jusqu'à la venue de la nuit,
Puis alors, au lieu d'amour, o Misère!
Elle médita solitaire sur la Volupté.....
Mais l'égoïsme, cousin de l'amour n'imposa pas longtemps
La brûlante insomnie en son sein seulement:
Elle se consuma dans l'attente de l'heure fortunée et compta
Les instants fiévreusement, haletante, sans relâche[60].

De même, dans la pièce adressée à Fanny, la fiancée dont il a été parlé plus haut, qui partait pour un bal auquel le poète jaloux ne pouvait pas assister, ce sont surtout des émotions physiques qu'il traduit:

Ah! que du moins ta main ne soit saisie par personne!
Laisse, laisse les amoureux se consumer—
[Pg 31]Mais, je t'en supplie, ne détourne pas
Sitôt de moi, l'élan de ton cœur;
Oh! conserve, par charité.
Les pulsations les plus vives pour moi[61]!

En réalité, il ne se trouve pas à l'aise avec les femmes, les jugeant trop peu homogènes. Il reproche à ses contemporaines de ne pas assez ressembler aux Nymphes de l'Ilyssus. Aucune, d'ailleurs ne fit faire de folies à ce sensuel qui ne l'était que par la pensée. C'est encore la Beauté qu'il poursuit en elles; et rapidement désillusionné, il leur témoigne un mépris formel:

Femme, lorsque je te vois bavarde, vaine
Inconstante, puérile, orgueilleuse et pleine de caprices..
Aussitôt mon âme tressaute et se réjouit
De ce que, si longtemps, je sois resté fermé à l'amour[62].

«Je sens, écrit-il à Bayley, que je ne suis pas juste envers les femmes. J'essaie, en ce moment, de leur rendre justice; je ne puis. Est-ce parce qu'elles sont tellement au-dessous de mes imaginations d'adolescent? Quand j'étais écolier, je considérais une belle femme comme une déesse.»

Et, comme sa fiancée semble se plaindre qu'il s'adresse plutôt à sa beauté qu'à elle-même, par divination sans doute, et pressentant intuitivement [Pg 32]une rivalité qu'elle se définissait mal à elle-même, il lui répond:

«Pourquoi ne puis-je parler de votre beauté? Aurais-je pu vous aimer sans cela? Je ne puis concevoir d'autre origine à mon amour pour vous que votre beauté.»

Dans l'amitié même, il ne sépare pas ses amis de son art:

Douces sont les joies que procure la poésie,
Et doublement douces quand elle chante une fraternité!
Et aucun souvenir, Matthew, ne peut évoquer à nos yeux
Un destin plus plaisant, une jouissance plus vraie
Que celui dans lesquels s'ébattent deux poètes[63]..

Poésie! Beauté! voilà donc les deux mots qui se trouvent à tout propos sous sa plume, quel que soit le thème qui l'inspire: émotion des sens, amour, amitié, etc... C'est son Credo, c'est l'unité profonde de sa pensée:

Une chose de Beauté est une joie éternelle[64]...

L'art suffit à tout, l'art purifie tout, ennoblit tout:
........... Le véritable but
De la poésie, c'est qu'elle doit être une amie
Qui allège les soucis et élève les pensées des hommes[65].

C'est-à-dire que, s'il n'est ni chauvin, ni religieux, [Pg 33]s'il juge sévèrement la science et l'histoire qui dépoétisent son domaine, il n'est pas indifférent, ni égoïste. Car la poésie lui fait aimer la nature et chacun des phénomènes qui embrasent son imagination, elle lui fait chérir tout ce qui palpite sous le soleil,

ses frères:

Bien des veillées semblables de doux chuchotement
Puissions-nous passer ensemble, et ressentir dans le calme
Ce que sont les vraies joies d'ici bas—avant que la grande voix.
De la céleste bouche ordonne à nos esprits de prendre notre vol[66].

ses amis:

......... et sûrement ce doit être
A peu près la plus haute félicité humaine
Lorsque, dans tes retraites, se réfugient deux âmes sœurs[67]!

l'humanité entière sans distinction de castes ni de nations, tous les êtres qui bondissent, rampent, volent, nagent, sur terre, dans les airs ou sous les eaux; mais la poésie lui fait aussi haïr sa férocité; et plus d'une fois, cette férocité mêle d'amertume l'ivresse qui l'envahit en face des spectacles les plus enchanteurs de cette marâtre:

......... La vaste mer roulait
Sans fracas une frange d'écume argentée...
[Pg 34]Et mon bonheur eût été complet!—mais je voyais
Trop profondément dans les espaces sous-marins, où chaque estomac,
S'il est le plus fort, se nourrit du plus faible, éternellement[68]!

C'est dans un pareil état d'âme qu'on discerne l'influence de Chatterton auquel il dédiait ces vers:

........ Aux sphères qui tourbillonnent
Tu chantes harmonieusement; rien ne gâte tes hymnes
Au-dessus du monde ingrat et des humaines épouvantes[69].

Ces crises de découragement prouvent que, s'il avait vécu plus longtemps, ce païen endurci aurait probablement fini par partager l'angoisse moderne. Depuis son plus jeune âge, une surexcitation nerveuse d'une prodigieuse intensité enfiévrait, sans lui laisser de repos, toutes les fibres de son être: il était miné. Aussi, qu'un accident survienne et l'influence du suicidé de 17 ans prédominera de plus en plus! Une maladie l'atteint dont les germes avaient été contractés pendant une tournée en Ecosse; c'en est fait, l'infortuné sera vite abattu. Déjà s'étaient trahis quelques symptômes de dépression, qui désormais iront s'aggravant sans relâche; en visitant la tombe de Burns, notamment:

[Pg 35]
Tout est froide Beauté; le chagrin ne passe jamais[70].....

Qu'elle est loin la hautaine ironie du sonnet dans le dernier vers duquel il avait précédemment fait allusion à la mort du poète qu'il préférait maintenant:

Les pensées les plus calmes flottent autour de nous, celles des feuilles.
Qui bourgeonnent.—le fruit mûrissant en silence.....
Un ruisselet sous bois—une mort de Poète[71].

Oui, c'en est fait! Keats n'est plus Keats! et l'inexorable destin lui refuse les années qu'il avait réclamées autrefois pour se manifester dans son entière éclosion:

Oh! pour dix ans que je puisse m'abîmer
Dans la poésie, que je puisse accomplir la tâche
Que mon âme s'est imposée[72].....

Ce vœu, formulé en 1817, ne sera pas réalisé. Les médecins lui conseillant de chercher en Italie une température plus clémente, il se décide à quitter l'Angleterre avec son ami, le peintre Severn, qui sera dorénavant son unique confident et le soutiendra fidèlement pendant ses dernières [Pg 36]agonies. Il s'embarque, désespéré de ne plus voir Fanny, angoissé à l'idée de laisser son œuvre inachevée, torturé par la pensée que la gloire lui échappe; et, sur le bateau, une fois encore, une seule, une dernière fois il redevient Keats:

... Puissé-je, toujours immobile, toujours immuable,
Elire comme oreiller le sein naissant[73] de ma bien-aimée
Pour le sentir à jamais doucement se soulever, puis s'abaisser,
Eveillé à jamais en une délicieuse insomnie,
Pour entendre encore, et encore, sa tendre respiration
Et vivre ainsi toujours—ou sinon m'évanouir dans la mort[74].

Après un court séjour à Naples, il vient s'installer à Rome, où tout de suite «il sent les marguerites pousser sur lui», puis il termine en retrouvant pendant les derniers jours une sérénité païenne, ce qu'il appelait sa «vie posthume».

Les zoïles d'Edimbourg n'avaient cessé de lui reprocher son affectation archaïque, son obscurité, sa téméraire absence de tout sentiment chrétien aggravée par l'imprudente évocation d'une religion disparue sans retour; et, finalement, lui avaient bienveillamment conseillé de renoncer à la littérature pour reprendre son ancien métier de pharmacien. Jeffrey, plus juste, avait reconnu en lui le don merveilleux de faire revivre le [Pg 37]monde symbolique avec une stupéfiante réalité.

Byron, atteint d'un accès de fureur effrénée en lisant cet éloge, avait écrit à son éditeur Murray:

«Plus de Keats, s'il vous plaît! Ecorchez-le moi tout vif, ou je me chargerai moi-même de lui ôter la peau. Je ne peux supporter l'idiotie ni le rabachage de ce petit singe. J'étais fier des éloges comme des blâmes de Messieurs les critiques d'Edimbourg. Maintenant qu'ils ont bien parlé de Keats, tous ceux qu'ils ont vantés sont déshonorés par cet article insensé».

Le pauvre poète une fois mort, le généreux Lord s'écriera frénétiquement en parlant d'Hypérion: «Ce fragment Titanique, sublime comme Eschyle!» et s'excusera de ses invectives d'antan, en alléguant qu'il avait défendu la mémoire de Pope que l'auteur de «Sommeil et Poésie» s'était permis de flageller.

Tardive, exagérément tardive, se produisit la réaction, puisque le malheureux méconnu ne la connut pas. Des rivaux littéraires—il y a, par chance, des exceptions—plutôt que de témoigner, eux-mêmes, pendant leur vie de simples regrets pour une injustice commise à l'égard d'un vivant, préféreront toujours laisser à leurs successeurs le soin de prodiguer à un mort les honneurs de l'apothéose! Et cette apothéose fut complète: peintres, poètes, musiciens, critiques des générations suivantes, Hood, Tennyson, Morris, Rossetti, O'Shaugnessy, [Pg 38]Marzials, Payne, Swinburne, Burne Jones, Millais, en Angleterre et chez nous Mallarmé, Mœterlinck, Debussy entre autres, recueillirent l'héritage du jeune maître.

La Veille de Saint-Marc[75] surtout devint l'Evangile des Symbolistes. Chez la plupart il est facile de reconnaître les traces de cette fervente admiration dont les conséquences furent le plus souvent heureuses, mais parfois néfastes, il faut l'avouer.

Le grand poète n'avait jamais emprunté leurs sensations à ceux mêmes qui le séduisaient le plus; il s'était, sans exception aucune, adressé invariablement à la nature. Si les sujets antiques l'avaient attiré de préférence, c'est qu'instinctivement il avait deviné que les peuples, dans leur enfance, ont, de toute évidence, et pour cause, des impressions fraîches, que leurs sens ne sont pas émoussés, ni leurs façons de les exprimer tombées dans la banalité. De plus, étant très peu livresque, son amour exclusif de la Forme et de la Beauté lui fournissait une solution satisfaisante pour toutes les énigmes de l'univers. Pour lui, comme pour les Grecs, voir les choses dans leur Beauté c'était les considérer dans leur Vérité:

Beauté, c'est Vérité. Vérité c'est Beauté; voilà tout
Ce que vous savez sur terre, et tout ce qu'il faut savoir[76].

[Pg 39]Du moment qu'on possède en toute assurance son point fixe, son étoile polaire, pourquoi se lancer dans l'inconnu des troubles et des incertitudes?

Tel est le véritable fond de son hellénisme. Par contre, il abomine ceux qu'il intitule les faux classiques, Pope[77] et ses fades imitateurs, auxquels il reproche d'être des artisans de vers, et surtout de pasticher les poètes du xviie siècle français. Il le proclame dès sa première pièce importante, celle qui est, en quelque sorte, sa profession de foi, sa préface de Cromwell:

............ Un schisme
Entretenu par la frivolité et la barbarie
Fut cause que le grand Apollon rougit pour son pays.
Un millier d'artisans portaient le masque
De poètes. Race déshéritée! Race impie!
Qui blasphémaient le brillant lyrique
Et ne s'en apercevaient pas,—non, ils marchaient
Brandissant un misérable étendard décrépit
Sur lequel étaient inscrites les plus falotes devises et en gros caractères.
Le nom d'un certain Boileau[78].......

Il prétend être, lui, un vrai classique, non celui qui se borne à représenter l'idée aussi nue et aussi nette que possible, mais celui qui—outre ces qualités, [Pg 40]apanage de la statuaire—à l'égal des romantiques ses contemporains, continue la tradition de leurs illustres devanciers, les Arioste, les Spenser, les Burns, et, comme les peintres de son pays, montre les objets à travers une atmosphère colorée et irradiante, au milieu d'un halo et d'un vague émouvants.

Beers[79] voit en lui le poète de l'émotion romantique, de même qu'en Scott celui de l'action romantique. C'est le diminuer, les émotions ainsi que les actions romantiques étant en général dénuées de sincérité, parce que, leur amour du Beau ne trouvant pas sa satisfaction dans la vie ordinaire, ils la requéraient dans les événements du passé ou les cataclysmes de la Nature.

Il faut donc aller plus loin que Beers et que Keats lui-même, et dire que, classique par le choix de ses sujets—du moins les plus développés—il s'est montré romantique dans sa forme et naturaliste par la franchise de son impressionnabilité. Voilà sa grande originalité, sur laquelle on ne saurait trop insister, celle qui constitue sa personnalité novatrice à cette date de son siècle: ne traduisant que des sensations directes, il demeure, quand même, actuel, et ne tend jamais à se créer une âme grecque, ni une âme gothique, ni une âme de néo-latin.

[Pg 41]Ce n'est pas ce que comprirent les poètes qui vinrent après lui, lorsque sa gloire fut devenue incontestée. Géographiquement ses principaux poèmes, Endymion, Lamia, Hypérion étaient grecs; son ardent amour pour le paganisme l'avait forcé de se tenir à l'écart de l'évolution scientifique, politique et religieuse qui remplissait d'orgueil ses compatriotes. Ils n'analysèrent pas davantage et estimèrent logique d'en conclure qu'il trouvait son Idéal uniquement dans le passé.

Et cependant, n'avait-il pas, à plusieurs reprises, nettement formulé ses idées sur l'évolution persistante et inéluctable de toutes choses?

Dans Hypérion, au milieu du conseil tenu par les dieux désespérés d'avoir été vaincus par Jupiter, «un enfant», un dieu nouveau, Neptune s'adressant à Saturne lui dit:

De même que le Ciel et la Terre sont plus beaux, beaucoup plus beaux.
Que le Chaos et les Ténèbres vides, quoique rois autrefois,
De même que nous montrons, supérieurs à eux le Ciel et la Terre,
Par la forme, la cohésion et la beauté,
Par la volonté, la liberté, la fraternité,
Et par des milliers d'autres signes d'une vie plus pure;
De même sur nos talons marche une perfection nouvelle,
Un pouvoir d'une beauté plus mâle, né de nous
Et destiné à nous surpasser, autant que nous surpassons
En gloire les antiques Ténèbres; et nous ne sommes pas
[Pg 42]Plus vaincus par eux que ne l'a été par nous la domination
Du Chaos sans forme[80]..........

Etait-ce la théorie d'un artiste s'hypnotisant sur un stade de cette évolution et s'y ankylosant de propos délibéré?

......... De fraîches fleurs écloront
Et de nombreuses gloires marquées au sceau de l'immortalité[81]!
D'autres esprits se tiennent ici à l'écart
Sur le seuil de l'âge qui vient.
Ceux-là, ceux-là donneront au monde un autre cœur
Et d'autres pulsations. N'entends-tu pas le ahan
De puissants travaux dans les humaines entreprises!
Ecoutez un instant, nations, et soyez muettes[82]!

Il espérait donc que la postérité verrait régner le bonheur universel ... ou à peu près.

Les architectes anglais, Inigo Jones et Wren avaient rédigé une sorte de code qui réglementait en principes fixes et arides la riche et indépendante imagination des Hellènes: ils mesuraient, pour chaque ordre, la proportion exacte de la colonne par rapport à son chapiteau, l'élévation de l'entablement par rapport à celle de la colonne; les sculpteurs calculaient quelle dimension précise devait avoir chaque trait de la figure, combien [Pg 43]de fois la hauteur de la tête était contenue dans celle du corps, ils comptaient les plis de chaque Cariatide; tout était ramené à des lois mathématiques et intangibles. Les poètes n'agirent pas autrement et suivirent aveuglément la même fausse route, pensant, très sincèrement, marcher sur les traces de Keats.

Byron, malgré qu'il eût, sans discontinuer, battu en brèche le vieil édifice social et criblé de ses sarcasmes les dévotions désuètes et hypocrites, restait l'idole du gros public.

Wordsworth, qui avait d'abord—et ce fut son grand mérite—protesté éloquemment contre la préférence que les pseudo-classiques professaient pour le général, et remis le concret en honneur, finissait par prêcher sempiternellement; et, s'il restait l'éducateur moral de l'Angleterre puritaine et bourgeoise, il était peu à peu délaissé par le clan des délicats qui lui reprochaient d'être terre à terre.

Shelley, de son côté, admiré surtout, dans la suite, par Tennyson, et une petite élite, était trop grand et dépassait trop ses contemporains pour qu'ils pussent se rendre compte de sa supériorité: tout en s'imprégnant des éléments, au même degré que Keats, il savait, de plus, rajeunir les thèmes antiques, Prométhée par exemple. Enfin Shelley était un philosophe doublé d'un socialiste qui cherchait son Idéal dans l'Avenir.

Keats qui n'avait cure ni de guider les hommes [Pg 44]dans le Présent, ni de les améliorer dans l'Avenir, qui ne s'était jamais soucié que de se poser en champion de la Forme pure, se désignait, en apparence, comme le visionnaire imaginant les rêves les plus éthérés et les plus éloignés des réalités quotidiennes. Par la magie de son style, la nature entière avait resplendi d'un éclat de pierres précieuses et des créatures immatérielles d'une impeccable Beauté avaient été ressuscitées.

Les Préraphaélites ne discernèrent que cette face de son talent; mais n'étant pas doués de la même porosité, ils utilisaient ses sensations parce qu'ils n'en éprouvaient pas de véritablement personnelles. Les maîtres seuls se dégagèrent de cette influence, Swinburne et Browning surtout; les autres, qu'ils prissent leurs sujets chez les classiques Grecs, qu'ils les situassent au Moyen-Age, pendant la Renaissance ou même dans une phase plus récente, demeurent condamnés à n'être jamais considérés que comme des virtuoses, comme des techniciens incomparables, qui, n'infusant dans leurs poèmes ni étincelle, ni vie, exerçaient industrieusement un merveilleux métier.

Grands artistes ils se prouvaient, assurément, et passionnés pour la Beauté, mais artistes dont la volonté de se manifester artistes devenait par trop perceptible! Ils divinisaient les émotions, mais n'étant pas émus eux-mêmes, ils ne frissonnaient pas à l'unisson avec ceux qu'ils côtoyaient chaque [Pg 45]jour, d'où un désaccord flagrant entre leur génie et celui de leur époque. Ils étaient des déracinés!

Au milieu de parcs féériques, ombragés d'arbres laissant retomber sur des pelouses d'émeraude des frondaisons aux reflets métalliques, ils érigent des palais de marbre couronnés de toitures irisées. Les fleurs et les fruits des parterres semblent des améthystes, des topazes, des rubis; les ruisseaux, miroitant comme des saphirs, apportent leur tribut à des bassins du milieu desquels s'élève à des hauteurs prodigieuses une floraison de gerbes d'eau formées du cristal le plus pur. Sur ce décor se profile une profusion de Lucius Vérus avec trop de cheveux en volutes et de barbes en spirales, d'élégantes dames avec trop de corps en ivoire, trop de joues de corail, trop d'yeux de diamant et de dents de perles. Où est l'atmosphère dans ce paysage métallisé et pétrifié? Chaque détail a une égale importance, brille d'un éclat uniforme.

Sans doute les héros de Keats n'agissent pas, mais au moins leur extériorité se transforme-t-elle:

Laissée à elle-même la forme serpentine....
.... se tordit convulsée en des souffrances écarlates
Le jaune safran foncé remplaça
La couleur plus tendre de la lune qui ornait son corps gracieux.
Et, telle la lave dévastant une prairie,
Ternit ses écailles d'argent et ses tresses d'or,
[Pg 46]Obscurcit ses taches fauves, ses stries et ses rayures,
Eclipsa ses croissants, éteignit ses étoiles[83]...

Ses métaux fusent, ses marbres deviennent malléables, ses ondes, comme dans Endymion, prennent tour à tour l'aspect d'un saule pleureur, puis d'un cygne, d'un chêne, d'une cathédrale gothique. Sa Lamia, son Isabelle ne se satisferaient pas de n'avoir en perspective que des enfants sidéraux! Ce n'est pas un évocateur d'âmes dont les essences se modifient, c'est un créateur de formes dont la transmutation et la mobilité sont incessantes. Chez lui, tout est vivant, même le:

Bouclier rougissant du sang des reines et des rois[84].

L'atmosphère est fluide et transparente, et chacun des détails concourt à l'effet d'ensemble.

Pour résumer: ce qu'il a de primesautier et d'inimitable, c'est la subtilité de son odorat, la finesse de son goût, l'acuité de son ouïe, la netteté de sa vision; ce qui est indiscutablement à lui, c'est la qualité de sa sensibilité, sa sincérité en l'enregistrant et sa franchise en l'exprimant. Voilà pourquoi les critiques, se piquant d'idéalisme, ne [Pg 47]pouvaient lui pardonner son sensualisme; voilà pourquoi il était moderne et pourquoi il devançait son époque.

Shelley, qui, dès le début, l'avait jugé à sa valeur, Shelley qu'il avait méconnu en refusant l'hospitalité que le poète lui offrait avec insistance à Pise, eut juste le temps d'écrire sur lui Adonaïs, son ouvrage le plus parfait peut-être, puis mourut on sait de quelle tragique façon. Par une touchante inspiration, bien digne de son grand cœur, il avait choisi pour ce poème la Stance spensérienne que Keats affectionnait particulièrement et dont il s'était servi pour construire la Veille de Sainte Agnès.

Enfin, dernier hommage du poète panthéiste au poète païen, il avait emporté un Eschyle et un Keats pour faire en mer l'excursion dans laquelle il trouva la mort. On eût dit qu'il s'était muni à dessein de ces deux compagnons d'élite en ce moment suprême où il allait entreprendre son voyage à travers cet infini qui l'avait tant hanté, et les avoir toujours avec lui pendant l'Eternité des siècles.

Et, pieusement, ses compatriotes avaient suivi cette indication: les deux jeunes gens morts, Keats à 26 ans, Shelley à 30 ans, reposaient fraternellement, tout près l'un de l'autre, dans le cimetière protestant de Rome, le long des murs Honoriens, à l'ombre de la pyramide de Cestius. Des acanthes et des digitales poussent çà et là; les silhouettes opaques des pins parasols se découpent [Pg 48]sur le bleu velouté des montagnes de la Sabine qui barrent l'horizon; à de rares intervalles, vers le soir, les grêles clochettes de chèvres qu'appelle dans le lointain un pâtre, en sayon de laine et en sandales de drap brun, lancent leurs notes cristallines vers un ciel teinté d'orange et de vermillon; voilà le paysage au milieu duquel se dressaient les deux tombes, séparées par quelques pouces de terrain[85].

Sur celle de Keats est gravée cette inscription composée par le poète lui-même:

«Ci-gît un dont la gloire était écrite sur l'eau».

Infortunée Angleterre, dont les trois plus grands poètes au xixe siècle sont morts en terre étrangère et méridionale! Est-ce simple caprice du hasard? Inconsciemment ou non, ont-ils fui les climats brumeux, et, semblables à Gœthe, ont-ils voulu finir dans la lumière[86]?

[1] Il prépare en ce moment une étude beaucoup plus développée sur le génie de Keats et sur le mouvement littéraire de l'Angleterre entre 1800 et 1820.

[2] Page 53.

[3] Page 181.

[4] A mon frère George. Epître. Page 66. A mes frères. Sonnet. Page 73.

[5] A Haydon. Sonnet. Page 77.

[6] A Leigh Hunt. Dédicace de son premier volume. Page 51.

[7] A Felton Mathew. Epître. Page 61.

[8] A Cowden Clarke. Epître. Page 69.

[9] Reynolds. Réponse à un sonnet. Page 101.

[10] A Byron. Sonnet. Page 56. Quelles que fussent leurs divergences, il savait, lui, apprécier Byron.

[11] Lamia. Page 318.

[12] Endymion. Page 221.

[13] Sonnet. Page 67. On supprime parfois ce sonnet dans des éditions récentes! Pour quelle cause?

[14] Hypérion. Page 323.

[15] Page 281.

[16] Page 148.

[17] Page 113.

[18] Page 58.

[19] Sur les marbres d'Elgin. Sonnet. Page 87.

[20] Après une lecture de l'Episode de Paolo et Francesca, Sonnet. Page 164.

[21] D'après Ronsard. Fragment d'un sonnet. Page 123.

[22] Le premier a écrit: «L'homme dans la lune» et le second «Le berger fidèle», deux poèmes que Keats avait étudiés de près avant de commencer Endymion.

[23] Imitation de Spenser. Page 53. Sonnet à Spenser. Page 59.

[24] Avant de relire le roi Lear. Sonnet. Page 100.

[25] Dans Hypérion Keats a réussi à s'assimiler le style de l'auteur du Paradis perdu.

[26] La veille de Sainte Agnès a plus d'une ressemblance avec le Christabel de Coleridge, mais l'art de ce dernier est plus suggestif, celui de Keats plus pictural et plus plastique.

[27] Dante. Page 164.

[28] A Chatterton. Sonnet. Page 57. Il lui a dédié Endymion.

[29] Où est le poète? Page 106.

[30] Sur la sauterelle et le grillon. Sonnet. Page 80.

[31] Sonnet. Page 59.

[32] Je me haussais sur la pointe du pied. Page 98.

[33] Id. Page 92.

[34] Sur la mer. Page 89.

[35] Ode à un Rossignol. Page 142.

[36] Pour n'effaroucher personne, il est urgent de constater qu'il n'est naturaliste ni par ses sujets, ni par sa forme—mais sans alléguer l'impersonnalité de son art,—surtout pour la franchise de ses impressions.

[37] Hypérion. Page 332.

[38] Ode à un Rossignol. Page 142.

[39] Réponse à un sonnet de Reynolds. Page 101.

[40] Hypérion. Page 359.

[41] Ceci était plutôt la pratique des peintres d'autrefois, Rembrandt par exemple. De nos jours, Carrière employa principalement la méthode du ton fondamental, et finit même par négliger tous les autres.

[42] La veille de Sainte Agnès. Page 299. Deep-damasked, littéralement damassées en creux, incisées. Le poète veut évoquer à chaque vers l'idée de blason.

[43] La veille de Sainte Agnès. Page 279. Le substantif Pensée eût été préférable, mais eût semblé un jeu de mots.

[44] Ode sur une Urne grecque. Page 148.

[45] Sonnet. Page 62.

[46] Page 235.

[47] Les rimes ne sont pas combinées de la même façon chez Chaucer et chez Keats. Le premier fait rimer ensemble les lignes 1 et 3, les 2, 4, 5, 7, les 6, 8, et Keats les 1, 3, 5, les 2, 4, 6, les 7, 8.

[48] Page 265.

[49] Page 288.

[50] Page 323.

[51] Hypérion. Page 327.

[52] Fantaisie. Page 126.

[53] Endymion. Page 206.

[54] Sonnet. Page 171.

[55] Rappels de phrases: pages 126 et 129; 166 et 168; 187; 227 et 228; 239; 261 et 263; 332.

[56] Dans Lamia.

[57] Endymion, Chant I.

[58] Keats avait trouvé cette ballade dans les œuvres de Chaucer auquel en est attribuée la traduction anglaise, et il s'imaginait que c'était une ballade provençale (voir la Veille de Sainte-Agnès). Elle a été composée par Alain Chartier, secrétaire de Charles VI. Page 164.

[59] Endymion. Pages 218, 219 et suivantes. Strophe XXXI.

[60] Isabelle ou le Pot de basilic. Page 249.

[61] A Fanny. Page 135.

[62] Page 83.

[63] A George Felton Matthew. Page 61.

[64] Premier vers d'Endymion.

[65] Sommeil et poésie. Page 196.

[66] A mes frères. Sonnet. Page 73.

[67] O Solitude. Sonnet. Page 65.

[68] Teignmouth. Page 121.

[69] A Chatterton. Sonnet. Page 189.

[70] Sonnet. Page 114.

[71] Sonnet. Page 31.

[72] Sommeil et Poésie. Page 189.

[73] Littéralement, mûrissant.

[74] Son dernier sonnet. Page 181.

[75] Page 130.

[76] Ode à une urne grecque. Page 148.

[77] C'est ce qui lui attira la haine de Byron, féru d'admiration pour l'auteur de l'Essai sur l'homme.

[78] Sommeil et Poésie. Page 194.

[79] Voir l'Appendice bibliographique.

[80] Hypérion. Page 350.

[81] Sonnet. Page 68.

[82] Adressé à Haydon. Sonnet. Page 78.

[83] Lamia. Page 295.

[84] La Veille de Sainte Agnès. Page 278. Remarquer qu'il ne joue pas sur le double sens du mot, comme l'auteur français connu. Le mot anglais, blush, signifie que la couleur semble aller et venir.

[85] Depuis quelques années les édiles romains ont entrepris de changer de place le cimetière protestant; Shelley a été transporté dans une nouvelle sépulture loin de son ami et Keats n'a plus pour compagnon dans la mort que son fidèle Severn qui avait assisté à ses derniers moments.

[86] Voir la bibliographie à l'appendice.

[Pg 49] 


POÉSIES DIVERSES

[Pg 50] 

[Pg 51] 

DÉDICACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION

A Leigh Hunt.

Gloire et Beauté ont disparu;
Car si nous errons aux premières heures du matin,
Nous ne voyons aucun encens en spirales s'élever
Vers l'Est au devant du jour qui sourit:
Aucune troupe de nymphes à la douce voix, jeunes et gaies,
Apportant des épis de froment en des couronnes tressées,
Des roses, des œillets et des violettes, pour orner
L'autel de Flora au début de son mois de Mai.
Mais il reste encore d'autres joies aussi hautes,
Et je bénirai éternellement ma destinée,
De ce qu'à une époque où sous les arbres plaisants
Pan n'est plus imploré, je ressente un plaisir libre,
Un plaisir touffu, en constatant que je pourrais plaire,
Avec cette pauvre offrande, à un homme tel que toi.

Mars 1817.

[Pg 52] 


[Pg 53] 

IMITATION DE SPENSER

I

Maintenant le matin émergeant de son oriental séjour,
Dès ses premiers pas rencontra une verdoyante colline;
Il couronna de flammes ambrées sa crête dénudée,
Puis argenta les limpides cascatelles de son ruisseau;
Oui, jaillissant pur de sa source moussue, suintait goutte à goutte,
Et après un adieu à son lit de fleurs des champs,
Divisé en maints ruisselets, formait un petit lac;
Celui-ci, le long de ses rives, reflétait des berceaux de ramures entrelacées,
Et dans l'espace central, un ciel qui jamais ne s'abaisse.

II

Là le martin-pêcheur voyait son éclatant plumage
Rivaliser avec les brillantes colorations du poisson,
[Pg 54]Dont les soyeuses nageoires et les légères écailles d'or
Dardaient au-dessus de lui, à travers les ondes, un rayon vermeil;
Là le cygne voyait la courbe neigeuse de son cou
Et majestueusement se promenait en ramant;
Ses yeux de jais étincelaient; ses pattes se montraient
Sous les vagues, semblables à l'ébène d'Afrique,
Et sur son dos une fée reposait voluptueusement.

III

Ah! comment décrire les enchantements d'une île
Placée au centre de ce merveilleux lac;
Je pourrais plutôt distraire Didon de sa douleur,
Ou chasser du vieux Lear son amère tristesse:
Certes on ne vit jamais plus admirable site
Parmi tous ceux qui charmèrent les yeux romantiques;
L'île semblait une émeraude scintillant dans l'argent
Des eaux éblouissantes; de même au plus haut de l'éther,
Transperçant les nuées d'un blanc floconneux, rit le ciel céruléen.

IV

Tout autour, le lac baignait luxurieusement
Des pentes de verdure à travers ses vagues miroitantes,
[Pg 55]Qui, ainsi qu'en une gentille amitié
Se ridaient avec délices sur le bord fleuri,
Comme si elles s'efforçaient de recueillir les rougeoyantes larmes
Qui tombaient en profusion des tiges de rosiers!
Peut-être était-ce l'œuvre de son orgueil
Luttant pour jeter sur la grève un joyau
Qui surpassât tous les bourgeons sertis dans le diadème de Flora.

1813–14.


[Pg 56] 

A BYRON

Byron que ta mélodie est suave et triste!
Prêtant à l'âme des accords de tendresse,
Comme si la douce Pitié, avec une force inaccoutumée,
Avait touché son luth plaintif, et que toi à ses côtés,
Tu eusses saisi les sons et ne leur eusses pas permis de mourir.
La douleur qui couvre tout ne te rend pas moins
Séduisant: bien que tes chagrins soient revêtus
D'un brillant halo, d'un éblouissant éclat,
Comme lorsqu'un nuage voile la lune dorée,
Et que ses bords sont colorés d'une lumière resplendissante;
A travers la sombre robe, souvent percent des rayons transparents
Qui s'infiltrent comme de jolies veines dans le marbre noir.
Chante encore, cygne agonisant! refais encore le récit,
Le récit enchanteur, le récit du plaisant pitoyable.

1815.


[Pg 57] 

A CHATTERTON

O Chatterton! que ton destin fut triste!
Cher enfant du chagrin—fils de la misère!
Combien prématurément les ténèbres de la mort ont éteint tes yeux,
Où le génie mettait une douce lueur et un haut dessein!
Combien prématurément ta voix, majestueuse et inspirée,
Se dissolvait en vers mourants! Oh! combien proche
Fut la nuit de ton admirable matin. Tu mourus
Fleurette à demi épanouie frappée par les souffles glacés.
Mais c'est le passé: te voilà parmi les astres
Au plus haut du ciel: aux sphères qui tourbillonnent
Tu chantes harmonieusement; rien ne gâte tes hymnes,
Au-dessus du monde ingrat et des humaines épouvantes.
Sur terre, l'homme juste défend contre les vils détracteurs
Ton illustre nom et l'abreuve de larmes.

1815.


[Pg 58] 

EN OUVRANT POUR LA PREMIÈRE FOIS L'HOMÈRE DE CHAPMANN

J'ai beaucoup voyagé à travers les royaumes dorés,
Et vu maints florissants états et maintes nations;
Autour de maintes îles occidentales j'ai vogué
Dont les bardes restent fidèles au culte d'Apollon.
Souvent on m'avait parlé de la vaste étendue
Qu'Homère au front ridé gouvernait comme son domaine;
Mais jamais encore je n'avais respiré son souffle pur
Avant que Chapman fît résonner son haut et fier langage:
Alors, je me sentis comme un veilleur des cieux
Lorsqu'une nouvelle planète surgit à portée de sa vue,
Ou comme le vaillant Cortez, quand de ses yeux d'aigle
Il fixait le Pacifique—alors que tous ses hommes
Se regardaient avec un étrange soupçon—
Silencieux, du haut d'un pic du Darien.

Août 1815.


[Pg 59] 

SONNET

O combien j'aime, par un beau soir d'été
Lorsque des torrents de lumière déversent l'or à l'Occident
Et que sur les zéphyrs embaumés reposent immobiles
Les nuages argentés, loin, très loin, laisser
Les pensées vulgaires, et m'accorder un doux répit
Contre les menus soucis; découvrir après une paisible recherche,
Une solitude parfumée, parée des beautés de la Nature,
Et là, faire délicieusement illusion à mon âme:
Là m'échauffer le cœur avec des chansons de ma patrie,
Méditant sur le sort de Milton—sur le cercueil de Sidney—
Jusqu'à ce que leurs formes austères se dressent devant moi:
Peut-être prendre mon essor sur l'aile de la Poésie,
Très souvent verser une larme délicieuse
Lorsque quelque mélodieuse tristesse enchante mes yeux.


[Pg 60] 

A SPENSER

Spenser, un de tes fervents admirateurs,
Qui a pénétré au plus profond des arbres de ta forêt,
Me fit promettre, l'autre soir, de ciseler
Quelques vers dont le charme pût séduire ton oreille.
Mais, Poète Elfe! il est impossible
A un habitant de cette terre hivernale
De s'élever, tel Phœbus, muni d'une plume d'or,
Avec des ailes de flamme et de faire surgir une aube en sa joie.
Il est impossible d'échapper au labeur
Tout d'un coup, et de recevoir ton inspiration;
La fleur doit absorber la nature du sol
Avant de pouvoir s'épanouir:
Sois avec moi dans les jours d'été, et je
Ferai une tentative en ton honneur et pour plaire à cet ami.


[Pg 61] 

ÉPITRE A GEORGES FELTON MATTHEW

Douces sont les joies que procure la poésie,
Et doublement douces quand elle chante une fraternité;
Aucun souvenir, Matthew, ne peut évoquer à nos yeux
Un destin plus plaisant, une jouissance plus vraie
Que celui dans lesquels s'ébattent deux Poètes frères,
Qui, en combinant leurs inspirations, emploient leur talent
A élever un trophée aux muses du drame.
La pensée de cette grande association infuse
Dans le cœur aimant du génie, la divination
De tout ce qui est haut, grand, bon et calmant.
.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .
Novembre 1815.


[Pg 62] 

SONNET

Combien de bardes dorent le cours du temps!
Quelques uns d'entre eux furent toujours la nourriture
De mon imagination charmée—Je pouvais longuement méditer
Sur leurs beautés, terrestres ou célestes:
Et souvent, lorsque je m'asseois pour rimer,
Elles font en foule irruption dans mon cerveau:
Mais ni confusion, ni trouble grossier
Elles n'apportent; c'est un harmonieux accord.
Ainsi les innombrables sonorités qui sont l'apanage du soir;
Les chants des oiseaux—le bruissement des feuilles—
La voix des eaux—la grande cloche qui se balance
En résonnant solennellement—et des milliers d'autres encore,
Que la distance empêche de reconnaître,
Forment non un vacarme incohérent, mais une délicieuse symphonie.

Avril 1816.


[Pg 63] 

A G. A. W.

Nymphe du sourire en dessous et du coup d'œil de côté,
Dans quels plus divins moments de la journée
Es-tu la plus séduisante? Est-ce lorsque, t'écartant des droits chemins,
Tu t'engages dans les labyrinthes des douces paroles?
Ou lorsque avec sérénité tu vagabondes en un ravissement
De pensée plus raisonnable? Ou lorsque, partant au loin
En costume désordonné pour affronter les rayons du matin,
Tu jettes les fleurs éparses dans ta danse vertigineuse?
Peut-être est-ce lorsque tes lèvres de rubis s'entrouvrent délicieusement,
Et restent ainsi parce que tu écoutes:
Mais tu as été éduquée si exclusivement en vue de plaire
Qu'il m'est impossible de dire jamais quelle disposition est la meilleure.
J'aurai aussi vite jugé quelle Grâce plus élégamment
Danse devant Apollon, que résolu cette question.

Avril 1816.


[Pg 64] 

O SOLITUDE

O Solitude! si je dois habiter avec toi,
Que ce ne soit pas parmi les entassements confus
De sombres masures! Gravis avec moi le pic escarpé,—
Observatoire de la nature,—d'où le vallon
Avec ses pentes fleuries et le gazouillis cristallin de sa rivière,
Puisse sembler un empan[1]; que je passe tes veillées
Sous des voûtes de branches où le daim, par ses bonds rapides,
Ecarte l'abeille sauvage de la digitale à clochettes.
Mais, quoique je sois heureux d'assister à ces scènes en ta compagnie,
Pourtant, l'aimable causerie avec un esprit naïf,
Dont les propos sont des images de pensées délicates
Est la joie de mon âme; et, sûrement ce doit être
A peu près la plus haute félicité de la race humaine,
Lorsque dans tes retraites se réfugient deux âmes sœurs.

Mai 1816.

[1] C'est-à-dire puisse sembler de la taille de la main.


[Pg 65] 

ÉPITRE A MON FRÈRE GEORGES

.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .    .
Tels sont les plaisirs qui échoient au poète vivant:
Mais plus riche est la récompense de la postérité.
Que murmurera-t-il dans son dernier soupir,
Lorsque ses fiers regards perceront les ténèbres de la mort?
.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .    .
Quant à mes sonnets, quoique personne n'y ait fait attention,
Je me réjouis, cependant, à l'idée que vous les lirez.
Depuis peu, aussi, j'ai éprouvé un grand et paisible plaisir,
Etendu sur le gazon, occupé à ce que j'aime par dessus tout:
A griffonner ces lignes pour vous. Voilà ce que je pensais
Tandis que sur mon visage je sentais la brise la plus fraîche.
En ce moment, je repose sur un lit de fleurs
[Pg 66]Qui couronne une falaise élevée; et celle-ci domine fièrement
Les vagues de l'Océan. Les pédoncules, les brins d'herbe
Strient ma table de leurs ombres tremblotantes.
D'un côté est un champ d'avoines penchées,
Que les coquelicots émaillent de leurs folioles écarlates.
Si choquantes et si inutiles, puisqu'elles rappellent à l'esprit
Les vêtements rouges que déteste l'humanité,
Et de l'autre côté, se déploie devant mes yeux
Le manteau bleu de l'Océan avec des raies pourpres et vertes.
Tantôt j'aperçois un navire avec ses voiles, et tantôt
Je remarque le remous, brillant comme de l'argent, qui enveloppe sa proue.
Je vois l'alouette redescendant vers son nid,
Et la mouette, aux vastes ailes, qui jamais ne se repose;
Car, lorsqu'elle n'étale plus largement ses ailes,
Sa poitrine danse sur la mer inlassablement agitée
.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .    .

Août 1816.


[Pg 67] 

ÉCRIT PENDANT UNE SOIRÉE D'ÉTÉ

Les cloches de l'église font résonner les alentours de leur mélancolie,
Elles invitent les fidèles à prier encore,
A se plonger encore dans le noir, dans de plus redoutables soucis,
A écouter plus souvent l'affreuse éloquence d'un prédicateur.
A coup sûr l'esprit de l'homme est étroitement envoûté
Par quelque sombre ensorcellement; on voit chacun fuir
Les joies du foyer, et les airs Lydiens,
Et les entretiens élevés avec ceux que la gloire a couronnés.
Toujours, toujours les cloches sonnent, et j'en sentirais un froid humide
Un frisson comme celui qui émane de la tombe, si je ne savais
[Pg 68]Qu'elles vont mourir, comme une lampe dont l'huile est consumée,
Que c'est leur dernier soupir, leur lamentation avant de rentrer
Dans l'oubli—si je ne savais que de fraîches fleurs écloront
Et de nombreuses gloires marquées au sceau de l'immortalité.

1816.


[Pg 69] 

ÉPITRE A CHARLES COWELEN CLARKE

.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .    .
D'après ce qui précède, ami Charles, vous pouvez clairement concevoir
Pourquoi je ne vous ai jamais adressé de vers:
Parce que mes pensées n'étaient jamais nettes ni précises,
Et qu'elles étaient peu dignes de plaire à une oreille classique;
.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .    .
Aussi ne le ferais-je pas maintenant si je ne vous connaissais depuis longtemps;
Si vous ne m'aviez le premier appris tous les charmes du chant:
Le grand, le doux, l'élégant, le libre, le délicat;
Celui qui s'enfle pathétiquement et celui qui va divinement droit;
Les voyelles Spensériennes qui prennent leur essor en toute aisance,
[Pg 70]Et flottent comme les oiseaux sur les mers estivales;
Les tempêtes Miltoniennes, et plus encore, la tendresse Miltonienne;
Michel en armes, et plus encore la charmante gracilité de la tendre Eve.
Qui a lu pour moi le sonnet s'enflant bruyamment
Jusqu'à son apogée, puis mourant fièrement?
Qui a exalté pour moi la grandeur de l'ode,
Tirant, comme Atlas, sa vigueur de son propre poids?
Qui m'a fait goûter plus qu'une liqueur forte
La tranchante épigramme à la pointe aiguisée?
Et m'a prouvé que, de tous, l'épique était le roi,
Sphérique, grandiose, enserrant tout comme l'anneau de Saturne?
.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .    .

Septembre 1816.


[Pg 71] 

SONNET

Piquantes, tumultueuses, les raffales sifflent çà et là
A travers les buissons desséchés, à demi dénudés;
Les étoiles semblent gelées, suspendues dans le ciel,
Et j'ai de nombreux milles à parcourir à pied.
Cependant je m'inquiète peu du froid de la bise glacée,
Ou du lugubre frémissement des feuilles mortes,
Ou de ces lampes d'argent allumées au-dessus de moi,
Ou de la distance qui me sépare du doux repos du home;
Car je suis tout imprégné de l'amitié
Que j'ai trouvée dans le petit cottage,
De l'éloquente détresse de Milton aux cheveux si beaux,
Et de toute son affection pour le gentil Lycidas noyé,
De la charmante Laura dans sa légère robe verte,
Et du fidèle Pétrarque couronné par la gloire.


[Pg 72] 

MÊME SONNET TRADUIT PAR SAINTE-BEUVE

Piquante est la bouffée à travers la nuit claire;
Dans les buissons séchés la bise va sifflant;
Les étoiles au ciel font froid en scintillant,
Et j'ai, pour arriver, bien du chemin à faire.
Pourtant je n'ai souci ni de la bise amère,
Ni des lampes d'argent dans le blanc firmament,
Ni de la feuille morte à l'affreux sifflement,
Ni même du bon gîte où tu m'attends, mon frère!
Car je suis tout rempli de l'accueil de ce soir,
Sous un modeste toit où je viens de m'asseoir,
Devisant de Milton, l'aveugle au beau visage,
De son doux Lycidas par l'orage entraîné,
De Laure en robe verte en l'avril de son âge,
Et du féal Pétrarque en pompe couronné.


[Pg 73] 

A MES FRÈRES

De petites flammes agitées traversent le charbon dont on vient d'emplir l'âtre,
Et leur léger pétillement se fait entendre au milieu de notre solitude,
Tels des chuchotements de dieux familiers qui gardent
Un affectueux empire sur nos fraternelles âmes.
Et pendant qu'à la recherche de rimes je voyage jusqu'aux pôles,
Vos regards sont fixés, comme en un sommeil poétique,
Sur la légende si abondante et si profonde
Qui toujours, à la tombée de la nuit, apaise nos soucis.
C'est votre jour de naissance, Tom, et je me réjouis
Qu'il se passe ainsi en une reposante quiétude.
Bien des veillées semblables de doux chuchotement
Puissions-nous passer ensemble, et ressentir dans le calme
Ce que sont les vraies joies d'ici-bas—avant que la grande voix
De la céleste bouche, ordonne à nos esprits de prendre notre vol.

18 novembre 1816.


[Pg 74] 

SONNET

Pour celui qui a longtemps été parqué dans la ville,
Quelle joie de promener ses regards sur la sereine
Et libre étendue du ciel,—d'exhaler une prière
Sous le plein sourire du firmament azuré!
Qui peut être plus heureux que lui, lorsque d'un cœur satisfait
Il enfonce ses membres lassés dans quelque moelleux tapis
D'herbe drue, et lit une débonnaire
Et poétique histoire d'amour et de langueur?
Quand il rentre chez lui, le soir, son oreille
Perçoit les plaintes de Philomèle, ses yeux
Surveillent la brillante course des nuées qui voguent dans l'espace;
Il se lamente de ce que ce jour se soit si vite écoulé:
Comme la chute d'une larme d'ange
Qui tombe dans le lumineux éther, silencieusement.

1816.


[Pg 75] 

EN QUITTANT QUELQUES AMIS DE BONNE HEURE

Qu'on me donne une plume en or, et qu'il me soit permis de m'appuyer
Sur un monceau de fleurs, en des régions claires et lointaines;
Qu'on m'apporte une tablette plus blanche qu'une étoile,
Ou la main d'un ange chantant un hymne, lorsqu'on l'aperçoit
Entre les cordes d'argent d'une harpe céleste;
Qu'ici s'avancent sur de nombreux chars ornés de perles,
Des robes roses, des cheveux flottants, des corbeilles de diamants,
Des ailes à demi découvertes, et des regards perçants.
En même temps, que la musique bourdonne autour de mes oreilles,
Et chaque fois qu'arrivera quelque délicieuse Coda,
Que j'écrive un vers d'une somptueuse tonalité,
[Pg 76]Plein des multiples émerveillements des sphères:
Jusqu'à quelle hauteur en effet mon esprit prétend-il s'élever!
Il n'est pas satisfait de demeurer si tôt seul.

1816.


[Pg 77] 

ADRESSÉ A HAYDON

Hauteur d'esprit, jalousie pour tout ce qui est bien,
Une ardente tendresse pour la renommée d'un grand homme,
Habitent çà et là au milieu de cette foule sans nom,
Dans la ruelle infecte, dans le bois inextricable;
Et là où nous pensons que la vérité est la moins comprise,
Très souvent nous trouvons la «sincérité du but»
Qui devrait épouvanter jusqu'à se cacher de honte
Une pitoyable engeance, affamée d'argent.
Combien glorieuse est cette affection pour la cause
Du génie inébranlable, peinant vaillamment!
Qu'arrive-t-il lorsqu'un intrépide champion fait rentrer
L'Envie et la Malice dans leur taudis natal?
D'innombrables âmes font retentir de discrets applaudissements,
Fières de le contempler dans les yeux de sa patrie.

1816.


[Pg 78] 

ADRESSÉ A HAYDON

De grands esprits habitent en ce moment sur terre;
Celui du nuage, de la cataracte, du lac,
Qui sur le sommet d'Helvellyn, les yeux ouverts,
Reçoit sa fraîcheur des ailes de l'Archange:
Celui de la rose, de la violette, du printemps,
Du sourire social, du lien pour le salut de la Liberté:
Et là!—de celui dont la fermeté jamais ne devrait prendre
Un son plus humble que le chuchotement de Raphaël.
D'autres esprits se tiennent ici à l'écart
Sur le seuil de l'âge qui vient;
Ceux-là, ceux-là donneront au monde un autre cœur
Et d'autres pulsations. N'entends-tu pas le ahan
De puissants travaux dans les humaines entreprises?
Ecoutez un instant, nations, et soyez muettes!

20 novembre 1816.


[Pg 79] 

SONNET

Heureuse est l'Angleterre! je me contenterais
De ne pas voir d'autre verdure que la sienne;
De ne pas sentir d'autres brises que celles qui soufflent
A travers ses imposantes futaies confondues avec les grandioses légendes;
Et cependant, parfois, je sens que je languis
Pour le ciel Italien, que je gémis intérieurement
De ne pas prendre assiette sur une Alpe comme sur un trône,
Et que j'oublie à demi ce que signifient monde et mondanité.
Heureuse est l'Angleterre! suaves sont ses filles dénuées d'artifice;
Suffisant pour moi est leur simple charme,
Suffisants sont leurs bras blancs vous enlaçant en silence:
Et cependant, je brûle souvent, avec ardeur, de voir
Des beautés au regard énigmatique, d'entendre leurs chants,
Et de voguer avec elles sur les eaux estivales.

1816.


[Pg 80] 

SUR LA SAUTERELLE ET LE GRILLON

La poésie de la terre ne meurt jamais:
Quand tous les oiseaux abattus par la chaleur du soleil
Se cachent sous la fraîcheur des arbres, une voix courra
De haie en haie le long des prés nouvellement fauchés;
C'est celle de la Sauterellle—qui conduit le concert
Dans la volupté de l'été; inépuisables
Sont ses délices; et, lorsqu'elle est lassée de ses jeux
Elle se repose à l'aise, abritée sous quelque roseau hospitalier.
La poésie de la terre ne cesse jamais:
Par une solitaire soirée hivernale, quand la gelée
A imposé un silence général, dans l'âtre grince
Le cri du Grillon, dont la chaleur augmente l'acuité;
Il semble au dormeur à moitié assoupi
La voix de la Sauterelle parmi les collines herbues.

30 décembre 1816.


[Pg 81] 

SONNET

Après que de sombres vapeurs ont pesé sur nos montagnes
Pendant une longue et triste saison, survient un jour
Enfant de l'aimable Sud, qui purge
Les cieux malades de toutes malsaines souillures.
Le mois anxieux, délivré de ses tourments,
Prend comme un droit longtemps perdu le contact de Mai,
Les paupières se jouent avec la fraîcheur qui passe,
Comme les feuilles de rose avec les gouttes des pluies d'été.
Les pensées les plus calmes flottent autour de nous:—les feuilles
Qui bourgeonnent—le fruit mûrissant dans le silence—les soleils d'automne
Souriant le soir sur les paisibles javelles—
La joue duvetée de Sapho—la respiration d'un enfant endormi—
Le sable qui parcourt grain par grain une horloge—
Un ruisselet sous bois—une mort de Poète.

Janvier 1817.


[Pg 82] 

CALIDORE

.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .
Douces les brises arrivaient de la forêt,
Douces elles soufflaient de côté la flamme de la bougie;
Claire venait la chanson du berceau lointain de Philomèle;
Agréable l'encens de la fleur du tilleul;
Mystérieux, farouche le son de la trompette résonnant au loin;
Adorable la lune dans l'éther, toute seule;
.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .

1817.


[Pg 83] 

FEMME! LORSQUE JE TE VOIS

Femme! lorsque je te vois bavarde, vaine,
Inconstante, puérile, orgueilleuse et pleine de caprices;
Dénuée de cette modeste langueur qui rehausse le charme
Des yeux baissés, repentants des blessures
Causées par leur douce lueur et les guérissant aussitôt:
Aussitôt mon esprit enfiévré s'exalte et bondit,
Aussitôt mon âme tressaute et se réjouit
De ce que si longtemps je sois resté fermé à l'amour.
Mais quand je te discerne bonne, charitable et tendre,
O ciel! avec quel acharnement j'adore
Ta grâce enchanteresse;—je brûle d'être
Ton défenseur—d'être ton Calidore—
Un vrai Chevalier de la Croix Rouge—un vaillant Léandre—
Pourvu que je sois aimé de toi comme ces héros de jadis!
[Pg 84]Pieds agiles, yeux violet foncé, cheveux bien séparés.
Mains potelées, cou de neige, poitrine blanche,
Sont choses qui stupéfient les sens éblouis
Au point que les yeux fascinés, fixes, oublient qu'ils regardent.
D'un tel spectacle, o Ciel! je n'ai pas le courage
De détourner mon admiration, si dépourvu
Soit-il de ce qui mérite le respect, si dépouillé
De l'adorable modestie et des rares vertus.
Cependant, aussi insouciant que l'alouette, je me dégage
De ces leurres et les oublie immédiatement—même avant d'y avoir goûté
Ou d'avoir trois fois humecté mon palais; mais lorsque je remarque
Que de pareils charmes unissent leur éclat avec celui d'une bienveillante intelligence,
Mon oreille s'entrouvre, telle la gueule rapace d'un requin,
Pour se repaître des accents d'une voix divine.

Ah! qui peut oublier jamais une créature si parfaite?
Qui peut oublier ses attraits à demi dissimulés?
Dieu! elle est comme l'agneau d'un blanc de lait, qui bêle
Pour que l'homme le protège. Assurément Celui qui voit tout,
Qui est heureux de nous savoir satisfaits de ses dons,
Ne donnera jamais d'ailes au criminel qui entraîne
Tant d'innocence à sa ruine—qui vilement dupe
[Pg 85]Un cœur naïf de colombe. Pour dire vrai, rien ne peut libérer
Nos pensées d'une telle beauté: lorsque j'entends
Un lai dont j'ai vu une fois sa main évoquer le rythme,
Son contour me semble flotter palpable et proche;
L'eussé-je jamais vue cueillir d'un berceau
Une fleur trempée de rosée, souvent cette main m'apparaîtrait,
Et sur mes yeux secouerait les perles tremblotantes de l'humidité.


[Pg 86] 

A UN AMI QUI M'AVAIT ENVOYÉ DES ROSES

Comme j'errais à travers les champs en liesse,
Alors que l'alouette secoue la tremblante rosée
Qui perle sur le trèfle, son abri—quand à nouveau
Les chevaliers d'aventure se saisissent de leurs boucliers bossués:—
Je vis la fleur la plus délicate que produise la sauvage nature,
Une rose musquée fraîchement épanouie; c'était la première qui distillât
Son parfum sur l'été: gracieuse elle croissait
Semblable à la baguette que manie la reine Titania.
Et comme je me régalais de son odeur,
Je pensais qu'elle surpassait de beaucoup la rose des jardins:
Mais quand, o Wells! tes roses me parvinrent
Mes sens furent délicieusement charmés:
Elles avaient de douces voix, qui plaidaient tendrement
Murmurant les mots de paix, de sincérité et d'amitié indomptable.


[Pg 87] 

SUR LES MARBRES D'ELGIN

Mon esprit est trop faible; la hantise de la mort
Pèse lourdement sur moi comme un invincible sommeil,
Et tout pinacle que j'imagine, tout abîme
De divine souffrance me dit que je dois mourir,
Tel un aigle blessé qui regarde le ciel.
Cependant c'est une exquise jouissance de pleurer
De ce que je n'ai pas les vents des nuées à maintenir
Frais pour les yeux qui s'ouvrent au matin.
De telles gloires vaguement conçues dans le cerveau
Font affluer au cœur une ineffable haine.
Ainsi causent une vertigineuse souffrance ces merveilles
Dans lesquelles on trouve mélangée la grandeur Grecque avec la rude
Destruction du vieux Temps—avec une masse agitée
Un soleil, une ombre d'une magnitude.

1817.


[Pg 88] 

CONCLUSION DU PRÉCÉDENT SONNET

Haydon! pardonne-moi de ne pouvoir parler
En termes définitifs de ces hauts chefs-d'œuvre.
Pardonne-moi de ne pas avoir les ailes de l'aigle,
De ne pas savoir où je dois chercher ce qui me fait défaut;
Et pense que je ne voudrais pas être par trop naïf
En faisant résonner des roulements de tonnerre répétés
Jusque sur les escarpements d'où jaillissent les sources de l'Hélicon.
Eussé-je un souffle assez puissant pour une tâche aussi fantastique.
Pense aussi que toutes ces harmonies seraient tiennes;
A quel autre seraient-elles? Qui, sur ce sujet, atteint le bord de ton manteau?
Car lorsque les hommes regardaient ce qu'il y a de plus divin
Avec une idiotie écervelée et une suffisance phlegmatique,
Tu avais déjà contemplé le plein éclat Hespérien
De leur splendeur orientale, et tu étais allé les adorer!


[Pg 89] 

SUR LA MER

Elle entretient d'éternels murmures autour
De ses rivages désolés, et de son puissant gonflement
Engloutit deux fois dix mille cavernes, jusqu'à ce que le charme
D'Hécate leur abandonne leurs sonores et antiques ténèbres.
Souvent on la trouve d'humeur si paisible,
Que c'est à peine si la plus petite écaille
Sera remuée, pour des jours, de la place où elle est une fois tombée,
Lorsque, la dernière fois, les vents du ciel étaient déchaînés.
O vous! qui avez les prunelles des yeux meurtries et lassées,
Régalez-les devant l'immensité de la mer;
O vous! dont les oreilles sont rassasiées de rudes vacarmes
Ou repues jusqu'à indigestion de fades mélodies,
[Pg 90]Asseyez-vous à l'entrée de quelque vieille caverne, et méditez
Jusqu'à ce que vous tressailliez, comme si les nymphes de la mer chantaient!

18 avril 1817.


[Pg 91] 

SONNET

Quand je crains de cesser d'être
Avant que ma plume ait glané mon fertile cerveau,
Avant qu'une pile élevée de livres, dans leurs caractères imprimés,
Renferme, comme de pleins greniers, une moisson bien mûre;
Quand j'étudie sur la face étoilée de la nuit,
Les vastes symboles nuageux d'un haut poème,
Et sens que je ne vivrai jamais pour retracer
Leurs ombres, avec la main magique de la chance;
Et quand je sens, exquise créature d'une heure!
Que je ne te verrai jamais plus devant moi,
Que je ne savourerai plus l'enchanteur pouvoir
De l'inconscient amour! alors sur la grève
Du vaste monde, je me tiens seul, et je médite,
Jusqu'à ce qu'Amour et Gloire plongent dans le néant.

1817.


[Pg 92] 

JE ME HAUSSAIS SUR LA POINTE DES PIEDS[1]

Je me haussais sur la pointe des pieds au sommet d'un côteau.
L'air était rafraîchissant et tellement tranquille
Que les tendres fleurs en bouton qui avec une modeste fierté
Ployaient languissamment, en une courbe infléchie,
Leurs tiges peu garnies de feuilles et coquettement élancées,
N'avaient pas encore perdu leurs diadèmes étoilés
Dérobés aux premiers sanglots du matin.
Les nuages étaient purs et blancs comme des troupeaux nouvellement tondus,
Et sortant d'un clair ruisseau; paisiblement ils reposaient
Sur les champs azurés du ciel; alors se glissa
Un imperceptible frémissement parmi la feuillée,
[Pg 93]Produit par le soupir même qu'exhale le silence;
Car on ne pouvait discerner le plus faible mouvement
De toutes les ombres qui s'allongeaient sur la pelouse.
L'œil le plus glouton pouvait vagabonder au large
Pour regarder la variété de ce qui l'entourait;
Sonder la transparence jusqu'au tréfonds de l'horizon
Et suivre les lignes presque effacées de ses contours;
S'imaginer les bizarres et capricieux méandres
D'une fraîche allée de bois qui ne finit jamais;
Ou d'après les ombreuses crevasses et les pentes feuillues
Deviner où les gracieux ruisseaux se rafraîchissent.
Un instant je regardai, et me sentis aussi léger, aussi libre
Que si d'un mouvement d'éventail les ailes de Mercure
Avaient joué sous mes talons: mon cœur était léger,
Et de nombreuses jouissances surgissaient à mes yeux;
De sorte qu'aussitôt je me mis à composer un bouquet
De splendeurs brillantes, laiteuses, harmonieuses et rosées.

Un buisson de fleurs de Mai avec des abeilles les butinant;
Ah certes! nul recoin plaisant n'en serait dépourvu!
Que le cytise juteux fasse couler sur elles ses grappes,
Que les hautes herbes croissent autour des racines pour les garder
Humides, fraîches et vertes; et ombragent les violettes
Pour qu'elles enlacent la mousse dans le réseau de leurs feuilles.
[Pg 94]


Qui est là proche? une touffe d'onagres,
Au-dessus desquelles peut voltiger l'esprit jusqu'à ce qu'il s'engourdisse;
Au-dessus desquelles il lui est loisible de faire un somme délicieux,
Quoique sans cesse troublé par le jaillissement
De boutons en fleurs mûres, ou par le vol rapide
De diverses phalènes qui abandonnent sans relâche leur lieu de repos,
Ou par la lune élevant son cercle argenté
Au-dessus d'un nuage, et, d'un mouvement graduel,
Plongeant dans le bleu avec tout son éclat.


Au-dessus de nos têtes, nous apercevons le jasmin et l'églantier odorants,
Et les vignes en fleurs se riant de leur verte parure;
Tandis qu'à nos pieds la chanson des bouillonnements de l'eau cristalline
Par son charme nous enlève aussitôt loin de tous nos soucis;
De sorte que nous nous sentons planant au-dessus du monde,
Marchant sur les nuées blanches entrelacées et enroulées.
Ainsi le sentit le premier qui raconta comment Psyché vint
[Pg 95]Poussée par une brise caressante vers des royaumes merveilleux;
Ce que Psyché éprouva, ainsi que l'Amour, lorsque leurs pleines lèvres
Se rencontrèrent pour la première fois; de quelles amoureuses et folles morsures
Ils se meurtrirent les joues; et leurs innombrables soupirs,
Et comment ils baisèrent leurs yeux frémissants:
La lampe d'argent—le ravissement—la surprise—
L'obscurité—la solitude—le redoutable tonnerre;
Leurs épreuves terminées, et l'envolée aux cieux
Où ils s'inclinèrent reconnaissants devant le trône de Jupiter.
C'est ce que sentit celui qui écarta les ramures
Pour nous permettre de sonder la vaste forêt,
D'entrevoir les Faunes et les Dryades
Venant avec le plus doux bruissement au milieu des arbres;
Et des guirlandes tressées de fleurs sauvages et délicates,
Soulevées par les poignets ivoirins ou les pieds agiles:
Il disait comment la belle, la tremblante Syrinx échappa
Au Pan Arcadien, en une mortelle épouvante.
Pauvre Nymphe—pauvre Pan—comment il pleura de ne retrouver
Que l'adorable soupir du vent
Dans les roseaux de la rivière! murmure à peine entendu,
Plein de douce désolation—douleur embaumée.
[Pg 96]Par quelle inspiration le barde des anciens âges chanta-t-il d'abord
Narcisse languissant au-dessus de la source pure?
En quelque délicieux vagabondage, il avait découvert
Une petite clairière entourée de branches entrelacées;
Et, au centre un étang si clair
Que jamais plus clair n'a reflété dans sa plaisante fraîcheur
Le ciel bleu, çà et là tamisant sa sérénité
A travers les pampres grimpants et leurs fantasques festons.
Puis sur la rive il surprit une fleur solitaire,
Une modeste fleur abandonnée, sans aucune fierté,
Penchant sa beauté sur le miroir de l'onde
Pour s'approcher amoureusement de sa propre image attristée.
Sourde au léger Zéphyr, elle restait immobile;
Mais semblait insatiable de se pencher, languir, aimer.
Ainsi tandis que le Poète était fasciné en ce site charmant,
Quelques indistinctes lueurs glissèrent sur sa fantaisie;
Peu de temps après il conta l'aventure
Du jeune Narcisse et l'infortune de la triste Echo.

D'où venait-il celui dont l'esprit ardent exhala
Le plus harmonieux des chants, éternellement nouveau,
Toujours rafraîchissant, pures délices,
Ne cessant de réjouir
Le voyageur au clair de lune? lui apportant
[Pg 97]Des formes du monde invisible et des mélodies surhumaines
Jaillies de l'espace éthéré, des nids fleuris,
Et du soyeux capiton des nuages suspendus
Là où l'on contemple les étoiles.
Oh! sûrement il a brisé nos barrières humaines;
Dans quelque merveilleuse région il a pénétré,
Pour te rechercher, toi, divin Endymion!
C'était un Poète, à coup sûr un amant aussi,
Celui qui hantait le sommet du Latmos, alors qu'y soufflaient
Des émanations parfumées montant des myrtes de la vallée,
Apportant en une pâmoison solennelle, douce et lente,
Un hymne du temple de Diane! pendant que le tourbillon
De l'encens s'enlevait vers sa demeure étoilée.
Mais bien que son visage fût clair comme un regard d'enfant
Bien qu'au-dessus de l'autel elle sourît au sacrifice,
Le Poète pleurait sur sa douloureuse destinée,
Pleurait de ce qu'une telle beauté fût condamnée à la désespérance:
C'est ainsi que son sublime courroux lui inspira des harmonies dorées,
Et qu'il donna la tendre Cynthie à son Endymion.

Reine du vaste espace, ô souveraine la plus charmante
[Pg 98]Entre toutes les splendeurs que mes yeux aient vues!
De même que ton éclat surpasse toutes choses,
De même aucun conte n'atteint la douceur du tien.
Oh! pour trois paroles suaves comme le miel, puissé-je
Raconter une seule merveille de ta nuit nuptiale!

Là où de lointains navires semblent montrer leurs quilles,
Phébus pour un instant arrêta ses puissantes roues
Et se retourna pour sourire à tes yeux timides,
Avant de vouloir solenniser son invisible magnificence.
L'air du soir était si vif, et si transparent,
Que les hommes de bonne santé étaient d'une gaîté inaccoutumée;
S'avançant comme Homère au son de la trompette
Ou le jeune Apollon sur son piédestal;
Et les séduisantes femmes étaient aussi belles et chaudes,
Que Vénus en alarme jetant ses regards de tous côtés.
Les zéphirs étaient purs et éthérés,
Et s'insinuaient à travers les croisées mi-closes pour guérir
Les malades languissants, rafraîchissant leur fiévreux assoupissement
Et les berçant dans un sommeil complet et profond.
Bientôt ils s'éveillaient les yeux clairs: la soif ne les incendiait plus,
Leurs doigts ne brûlaient plus, et leurs tempes n'éclataient plus.
Alors ils se levaient, leur vue causait l'étonnement
[Pg 99]De leurs chers amis, presque fous de joie;
Ceux-ci tâtaient leurs bras et leurs poitrines, les embrassaient et les regardaient fixement,
Et sur leurs fronts calmes séparaient les cheveux.
Jeunes hommes et jeunes filles se regardaient curieusement les uns les autres,
Les mains derrière leurs dos, immobiles, stupéfaits
De voir la lueur réciproque de leurs yeux;
Ainsi ils se tenaient, remplis d'une douce surprise
Jusqu'à ce que leurs langues se déliassent en essor poétique.
Dès lors aucun amoureux ne mourut d'angoisse:
Mais les vers mélodieux prononcés en ce moment
Nouèrent des liens de soie qui ne pussent jamais être brisés.
Cynthia! Je ne peux énumérer les félicités plus grandes
Qui suivirent la tienne, ni les baisers de ton cher berger:
Un poète est-il né alors?—n'ajoutons rien pour l'instant—
Mon esprit vagabond ne doit plus errer davantage.

1817.

[1] Cette pièce était originellement le début du poème d'Endymion. Lettre du 17 décembre 1817.


[Pg 100] 

ÉCRIT AVANT DE RELIRE LE ROI LEAR

O Romance à la Langue-dorée accompagnée d'un doux luth!
Syrène aux beaux ramages! Reine! même lointaine!
Cesse tes mélodies en ce jour d'hiver.
Ferme ton volume vieilli, et sois muette.
Adieu! Une fois encore la lutte farouche
Entre le tourment de l'Enfer et l'argile impassible
M'enflammera; une fois encore j'expérimenterai
L'amère suavité de ce fruit Shakspearien.
Poète Roi! et vous nuées d'Albion,
Créateurs de notre profond et éternel thème,
Quand j'aurai parcouru l'antique forêt de chênes,
Que je ne m'égare pas en un rêve stérile.
Mais lorsque je suis consumé par le Feu,
Donnez-moi les ailes d'un nouveau Phénix pour voler à ma guise.

23 janvier 1818.


[Pg 101] 

RÉPONSE A UN SONNET DE REYNOLDS FINISSANT AINSI:

«Les yeux sombres sont plus chers de beaucoup
Que ceux que parodie la clochette de l'hyacinthe.»

 

Le Bleu! c'est la vie du firmament, le domaine
De Cynthia—le vaste palais du Soleil—
C'est la tente d'Hespérus et de toute sa suite—
Le cœur des nuages, or, gris et brun.
Le Bleu! c'est la vie des eaux—l'Océan
Et tous les fleuves ses vassaux: les lacs innombrables
Peuvent entrer en fureur, écumer, bouillonner, mais ne pourront
Jamais subsister s'ils ont perdu leur originaire teinte bleu foncé.
Oh Bleu! charmant cousin de la forêt verte,
Marié au vert dans les fleurs les plus délicates—
Le «ne m'oubliez pas»—la campanule bleue—et cette reine
[Pg 102]De la modestie, la violette: quelle puissance étrange
Tu possèdes, à l'état de simple ombre! Et combien grande,
Lorsque dans un Œil, par la volonté du Destin, tu es vivant!

Février 1818.


[Pg 103] 

A HOMÈRE

Etant à l'écart dans une géante ignorance,
J'entends parler de toi et des Cyclades,
Comme quelqu'un, assis sur le rivage, qui désire ardemment
Pouvoir visiter le dauphin corail dans les profondes mers.
Ainsi tu étais aveugle!—Mais alors le voile était déchiré;
Car Jupiter enlevait les rideaux du ciel pour te permettre de voir,
Et Neptune construisit pour toi une tente d'écume,
Et Pan fit chanter pour toi ses ruches des bois;
Oui, sur les bords de l'obscurité il y a de la lumière,
Et les précipices montrent des prairies qu'on n'a pas foulées;
Il y a un matin en bourgeon dans minuit;
Il y a une triple vue dans une cécité aiguë;
C'est une telle vision que tu possèdes, comme il est arrivé jadis
A Diane, Reine de la Terre, du Ciel et de l'Enfer.

1818.


[Pg 104] 

AU NIL

Fils des antiques montagnes Africaines de la Lune!
Torrent de la pyramide et du Crocodile!
Nous t'appelons fertiliseur, juste au moment où
Un désert remplit l'horizon intime de notre vision.
Nourricier de nations basanées depuis l'origine du monde,
Es-tu si généreux? ou leurres-tu
Ces hommes pour qu'ils t'honorent, toi qui, entraîné avec peine,
Les repose pendant l'espace situé entre le Caire et Decan?
Oh! puissent ces imaginations noires se tromper! Elles se trompent sûrement;
C'est l'ignorance qui fait une étendue stérile
De tout ce qui est au delà d'elle. Tu arroses
De verts roseaux, comme nos rivières; et tu goûtes
Le plaisant lever du soleil. De vertes îles tu as aussi,
Et vers la mer tu te hâtes aussi joyeusement.

Février 1818.


[Pg 105] 

A REYNOLDS

O toi dont la face a senti le vent de l'Hiver,
Dont les yeux ont vu les nuages de neige suspendus dans la brume
Et les faîtes des ormes noirs au milieu de la froide lueur des étoiles!
Pour toi le Printemps sera un temps de moissons.
Toi dont le seul livre a été la lumière
De l'obscurité suprême, dont tu t'es repu
Nuit après nuit, lorsque Phœbus était au loin!
Pour toi le Printemps sera un triple matin.
Oh! ne t'épuise pas en courant après la science! Je ne sais rien,
Et pourtant mes chants jaillissent naturellement avec la chaleur.
Oh! ne t'épuise pas en courant après la science! Je ne sais rien,
Et pourtant le soir écoute[1]. Qui s'attriste
A la pensée de la paresse ne peut être paresseux,
Et celui-là est éveillé qui pense qu'il est endormi.

19 février 1818.

[1] Attend une parole de moi.


[Pg 106] 

OÙ EST LE POÈTE?

Où est le poète? montrez-le! montrez-le,
Vous, les neuf Muses! que je puisse le reconnaître.
C'est l'homme qui en face d'un homme
Est toujours un égal, fût-il un roi,
Qu'il soit le plus pauvre de la tribu des mendiants
Ou n'importe quelle autre chose étonnante
Que puisse être un homme entre un singe et Platon;
C'est l'homme qui, devant un oiseau,
Roitelet ou aigle, trouve le chemin
De tous ses instincts; il a entendu
Le rugissement du lion, et peut dire
Ce qu'exprime sa gorge rugueuse,
Et pour lui le hurlement du tigre
A une signification et frappe
Son oreille comme une langue maternelle.


[Pg 107] 

ROBIN HOOD

A un ami.

 

Non! ces jours sont loin derrière nous,
Leurs heures sont vieilles et grises,
Leurs minutes enterrées toutes
Sous le tapis mortuaire foulé aux pieds
Et formé par les feuilles de nombreuses années!
Bien des fois les grands ciseaux de l'hiver,
Le Nord glacé et l'Est frissonnant,
Accompagnèrent de leurs tempêtes la fête
Des toisons murmurantes de la forêt,
Depuis le temps où les hommes ne connurent ni termes ni rentes.

Non, le bugle ne retentit plus,
Pas plus que l'archet nasillard;
Silencieuse est la perçante flûte d'ivoire
[Pg 108]A travers la bruyère et sur la colline;
Dans le cœur des grands bois s'est tû le rire
Dont l'Echo solitaire renvoie la moitié
A quelque pauvre hère affolé d'entendre
Un éclat joyeux au plus profond de la morne forêt.

Pendant le plus beau temps de Juin
Vous pouvez errer, sous le soleil ou la lune,
Ou les sept planètes pour vous éclairer,
Ou le rayon de la polaire pour vous guider;
Mais jamais vous n'apercevrez
Le petit John ou le vaillant Robin;
Jamais un seul, de tout le clan,
Tambourinant sur une pinte vide
Quelque vieille ballade de chasse, pour
Charmer sa verte promenade en allant
Chez la belle hôtesse Merriment[1],
Dans la vallée, près de l'herbage de Trent;
Car il a abandonné le joyeux conte
Avant-coureur de l'ale épicée.

Disparu, le vacarme de la bachique danse moresque;
Disparue, la chanson de Gamelyn;
Disparu, l'outlaw au ceinturon coriace
Flânant sous la «verte futaie».
Tous sont disparus et passés!
Et si Robin pouvait surgir
[Pg 109]Tout à coup hors de sa tombe de gazon;
Et si Marian pouvait passer,
Une fois encore, ses jours en forêt,
Elle pleurerait, et il deviendrait fou:
Il jurerait; car tous ses chênes
Abattus par les ouvriers de l'arsenal
Se sont pourris dans les ondes salées;
Elle pleurerait de ce que ses abeilles sauvages
Ne chantent plus pour elle—étrange! que le miel
Ne puisse plus être obtenu sans beaucoup d'argent!

C'est ainsi: cependant chantons,
Honneur au vieil arc!
Honneur au cor de chasse!
Honneur aux taillis non coupés!
Honneur au vert Lincoln!
Honneur à l'archer infaillible!
Honneur à l'adroit petit John!
Au cheval sur lequel il galopait!
Honneur au hardi Robin Hood!
S'endormant sous la feuillée!
Honneur à sa fiancée Marian!
Et à tout le clan de Sherwood!
Quoique leurs jours se soient enfuis,
Tous deux entonnons un refrain.

3 février 1818.

[1] Littéralement: Bonheur.


[Pg 110] 

VERS SUR LA TAVERNE DE LA SIRÈNE[1]

—Ames de poètes morts et disparus,
Quel Elysée avez-vous connu,
Riante campagne ou caverne moussue,
Plus raffiné que la Taverne de la Sirène?
Vous êtes-vous enivrés avec boisson plus exquise
Que le vin des Canaries versé par mon hôte?
Ou y a-t-il au Paradis des fruits
Plus savoureux que ces friands pâtés
De venaison? O nourriture généreuse!
Préparée comme si le hardi Robin Hood
Voulait avec sa fiancée Marian,
Festoyer et se griser en vidant corne et canette.
—J'ai entendu dire qu'un beau jour
L'enseigne de mon hôte s'était envolée,
Personne ne savait où, jusqu'à ce que
[Pg 111]La vénérable plume d'un astrologue
A une peau de mouton confiât l'anecdote—
Il raconta vous avoir vus dans votre gloire
Au-dessous d'une vieille enseigne nouvelle
Dégustant un breuvage divin,
Et mettant en gage d'un air satisfait
La Sirène dans le zodiac.
—Ames de poètes morts et disparus,
Quel Elysée avez-vous connu,
Riante campagne ou caverne moussue,
Plus raffiné que la Taverne de la Sirène?

Février 1818.

[1] Taverne fréquentée par les poètes de la période Elisabéthéenne Shakspeare, Ben Jonson etc.


[Pg 112] 

LES SAISONS HUMAINES

Quatre saisons comblent la mesure de l'année;
Quatre saisons se partagent l'esprit de l'homme:
Il a son vigoureux printemps, lorsque sa pure fantaisie
Saisit en tout la Beauté, simplement en étendant la main.
Il a son Eté, lorsque voluptueusement
Récoltant le miel des jeunes pensées printanières, il se plaît
A ruminer, et, en s'élevant dans ces hauteurs de rêve,
Il se rapproche le plus du ciel; de paisibles baies
Abritent son âme en Automne, alors que, les ailes
Etroitement repliées, il se contente de regarder
Les brumes, dans l'oisiveté—de laisser les belles choses
Le côtoyer sans les utiliser plus qu'un ruisseau à sa source.
Il a son Hiver, aussi, de pâle déformation,
Autrement il abdiquerait sa nature mortelle.

13 mars 1818.


[Pg 113] 

FRAGMENT D'UNE ODE A MAÏA

A Raynolds.

 

Mère d'Hermès! O Maïa toujours jeune!
Puissé-je te dédier un chant
Digne des hymnes qu'on t'a chantés sur les grèves de Baïes?
Ou puissé-je t'invoquer
En vieil idiome Sicilien? Ou tes sourires
Quêter comme naguère ils le furent, dans les îles grecques,
Par des bardes qui moururent heureux sur une riante pelouse,
Laissant des vers grandioses à un petit clan?
Oh! donne-moi leur antique vigueur, n'ayant pour auditeur
Que la paisible primerose, et l'espace
Du ciel et quelques oreilles!
Murmuré par toi, mon chant se mourrait
Heureux comme les leurs,
Riche d'avoir glorifié un seul jour.

3 mai 1818.


[Pg 114] 

EN VISITANT LA TOMBE DE BURNS

La ville, le cimetière, le soleil couchant,
Les nuages, les arbres, les collines environnantes, tout cela semble
Quoique beau, froid—étrange—comme dans un rêve
Que j'ai rêvé, il y a longtemps, et que je viens de reprendre.
Le court et pâle Eté est à peine sorti
Du frisson de l'hiver, pour briller l'espace d'une heure;
Quoique foyers de saphir, leurs étoiles ne scintillent pas:
Tout est froide Beauté; le chagrin ne passe jamais.
Qui, en effet, a le courage de savourer, sage comme Minos,
La réalité de la Beauté, libre de cette teinte de mort
Que l'imagination maladive et l'orgueil malade
Jettent blême sur elle? Burns! avec le respect qui t'est dû,
Je t'ai toujours vénéré. Grande ombre! voile
Ta face; je pèche contre les cieux qui t'ont vu naitre.

1er juillet 1818.


[Pg 115] 

OLD MEG

La vieille Meg était une Bohémienne;
Elle vagabondait par les landes,
Son lit était la bruyère roussâtre
Et sa demeure était hors des portes.
Pour pommes elle avait des graines noires,
Pour groseilles des cosses de genêts,
Pour vin la rosée de la sauvage rose blanche,
Pour livre la tombe du cimetière.

Ses frères étaient les rocailleux côteaux
Et ses sœurs les grands mélèzes;
Seule avec sa vaste famille
Elle vivait à sa fantaisie.
Plus d'un matin elle passait sans déjeuner,
Et plus d'une après-midi sans dîner,
Puis, au lieu de souper, elle fixait
La lune, yeux contre rayons.

[Pg 116]Mais, chaque matin, avec le tendre liseron
Elle se composait une guirlande,
Et, chaque nuit, c'était l'if sombre du vallon
Qu'elle entrelaçait, puis se mettait à chanter.
Ensuite de ses doigts vieux et brunis
Elle tressait des nattes de joncs,
Et les donnait aux villageois
Qu'elle rencontrait dans les taillis.

La vieille Meg était brave comme la reine Marguerite,
Et de la taille d'une Amazone.
Un vieux plaid rouge enveloppait son buste,
Un débris de chapeau couvrait son chef.
Que Dieu donne quelque part le repos à ses os âgés!
Elle mourut il y a bien des années passées!

2 juillet 1818.


[Pg 117] 

ÉCRIT DANS LA DEMEURE DE BURNS

Ce corps mortel d'un millier de jours
Occupe en ce moment, Burns, une place dans la propre chambre,
Où tu as rêvé seul de lauriers en bourgeons,
Heureux et sans penser au jour fatal!
Mon pouls s'échauffe avec ton propre Barley-bree,
Ma tête est légère pour porter un toast à une grande âme,
Mes yeux sont hagards, et je ne peux pas voir,
Mon imagination est anéantie et enivrée de son but;
Et cependant je peux appuyer mon pied sur ton plancher,
Je peux ouvrir le châssis de ta fenêtre pour découvrir
La prairie que tu as foulée si souvent,—
Et cependant je peux penser à toi jusqu'à m'aveugler la pensée,—
Et je peux boire une rasade en ton nom,—
Oh! souris parmi les ombres, car c'est la célébrité!

22 juillet 1818.


[Pg 118] 

STAFFA

Jamais Aladin le magicien
N'entreprit un tel ouvrage;
Jamais la sorcière de la Dee
Ne put voir un tel rêve.
Ni Saint Jean, en l'île de Patmos,
Dans l'ardeur de sa mission,
Lorsqu'il aperçut les sept églises,
Aux nefs dorées, érigées dans le ciel,
N'eut les yeux frappés de l'émerveillement
Que j'éprouvai debout sous sa voûte.
Là! je vis là quelqu'un endormi
Sur le marbre froid et nu;
Pendant que les flots lavaient ses pieds
Et que ses blancs vêtements claquaient,
Trempés, contre les sombres rocs.
Sur sa nuque ses longues mèches
Soulevées, sans être mouillées, au-dessus de la mer
Flottaient sur les vagues comme elles ondulées.
[Pg 119]«Qu'est cela et qui es-tu?»
Chuchotai-je en touchant son front;
«Qui es-tu et qu'est cela?»
Chuchotai-je, et je m'efforçai de baiser
La main de l'esprit, pour éveiller ses yeux.
Il tressaillit à l'instant même:
«Je suis Lycidas, dit-il,
Célèbre par mes chants funèbres.
Cette architecture est l'œuvre
Du grand Océan!—
C'est ici que ses puissantes eaux font vibrer
Tout le jour les orgues caverneuses;
C'est ici que, tour à tour, tous ses dauphins
Pèlerins à nageoires, grands et petits
Viennent payer l'hommage dû,—
Chacun doit faire jaillir des perles de sa bouche!
Plus d'un mortel de ces jours
Ose fouler nos sentiers sacrés,
Ose profaner audacieusement
Cette cathédrale de la mer!
Je fus le pontife souverain
De ce lieu où les eaux jamais ne se calment,
Où le chœur empenné des oiseaux de mer
S'élève à jamais! Le feu sacré
Je le garde caché à tout mortel;
Protée est mon sacristain!
Mais le regard stupide d'un humain
A franchi ce portail de rochers:
Aussi pour toujours fuirai-je
[Pg 120]Ce lieu ainsi souillé, et bientôt
Je le dépouillerai de son enchantement.»
Ce disant, avec la rapidité de l'éclair
L'Esprit plongea!

26 juillet 1818.


[Pg 121] 

TEIGNMOUTH

.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .    .
Cher Reynolds! j'ai un conte mystérieux,
Et ne peux pas le dire; je déchiffre la première page
Sur un roc de Lampit couvert d'algues vertes
Au milieu des brisants; il faisait une soirée tranquille,
Les roches demeuraient silencieuses, la vaste mer roulait
Sans fracas une frange d'écume argentée
Sur une plage unie de sable brun; j'étais chez moi
Et mon bonheur eût été complet—mais je voyais
Trop profondément dans les espaces sous-marins, où chaque estomac,
S'il est le plus fort, se nourrit du plus faible éternellement.—
Mais je pénétrais trop distinctement jusqu'au cœur
D'une éternelle et féroce destruction;
Ainsi du bonheur je m'étais éloigné.
Cette pensée m'obsède encore, et quoique, aujourd'hui,
[Pg 122]J'aie cueilli de jeunes pousses printanières et de joyeuses fleurs
De pervenches et de fraises sauvages,
Je perçois encore cette destruction infiniment féroce:—
Le Requin cruel pour sa proie—le Faucon armé de ses serres,—
Le gentil Rouge-Gorge, tout comme le Léopard et l'Once
Dévorant un Ver,—Arrière, horrible penchants!
Penchants que chacun porte en soi!. . . . . .
.    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .     .    .    .    .    .


[Pg 123] 

D'APRÈS RONSARD

FRAGMENT D'UN SONNET

La nature retint Cassandre dans les espaces éthérés
Pour la parer davantage, un millier d'années,
Elle prit les nuances les plus délicates de leur crème de Beauté,
Et la modela et la colora avec plus de soin que ses pareilles:
Pendant ce temps l'Amour la pressait tendrement dans ses ailes,
Et sous leur ombrage emplissait ses yeux
De tant d'éclat que les royaux habitants des nuages
Du haut Olympe poussaient des soupirs d'esclaves.
Aussitôt que des Cieux je la vis pour la première fois descendre,
Mon cœur prit feu et ressentit de brûlantes douleurs—
Elles furent mes seuls plaisirs—elles furent la triste fin de ma Vie;
L'amour avait infusé sa beauté dans mes ardentes veines...

22 septembre 1818.


[Pg 124] 

ENDORMIE

Endormie! oh dors ne fût-ce qu'un moment, blanche perle!
Que je puisse m'agenouiller et prier pour toi,
Et appeler les bénédictions du Ciel sur tes yeux,
Et aspirer l'atmosphère bienheureuse
Qui t'enveloppe et te touche de toutes parts,
Offrandes de mon servage, don de moi-même,
Mon adoration spontanée, mon grand amour!

1818.


[Pg 125] 

A UNE DAME QU'IL AVAIT ENTREVUE QUELQUES INSTANTS AU VAUXHAL

La mer de ma vie a été pendant cinq ans à sa marée basse;
De longues heures ont laissé rouler le sable par flux et reflux;
Depuis que je fus enlacé dans les rets de ta beauté,
Que je fus séduit par le dégantement de ta main.
Et maintenant je ne fixe plus le ciel à minuit,
Sans que m'apparaisse la lueur de tes yeux restée vivace en moi;
Jamais je n'admire la couleur d'une rose,
Sans que mon âme prenne son élan vers ta joue;
Il m'est impossible de regarder une fleur en bouton,
Sans que mon oreille passionnée, en pensée à tes lèvres,
Et guettant un amoureux soupir, se rassasie
De sa douceur en sens inverse[1]:—Tu éclipses
Avec ton souvenir toutes les autres délices,
Et mélanges de chagrin mes plaisirs les plus chers.

[1] C'est-à-dire: de son amertume.


[Pg 126] 

FANTAISIE

Que toujours puisse vagabonder la Fantaisie,
Le Plaisir n'est jamais au logis:
Au plus doux contact le Plaisir s'évapore,
Telles les bulles d'air assaillies par la pluie.
Que la Fantaisie ailée erre donc
A travers la pensée toujours flottante au dessus d'elle!
Ouvre toute grande la porte de la cage qui emprisonne l'esprit:
Il se précipitera au dehors et volera sous la garde des nuées.
O charmante Fantaisie! mets-là en liberté,
Les joies de l'Eté sont gâtées par l'usage,
Et l'enchantement du Printemps,
Disparaît comme fait sa floraison;
De même les fruits de l'Automne à la peau incarnate
Rougissant au milieu de la brume et de la buée
Rassasient avec l'abus. Que faire alors!
Assieds-toi près de l'âtre, lorsque
[Pg 127]Les fagots pétillants jettent de brillantes flammes.
Esprit d'une nuit d'hiver;
Lorsque la silencieuse terre est recouverte,
Et que la neige durcie est grattée
Par la pesante semelle du valet de charrue;
Lorsque la Nuit se rencontre avec le Midi
En une noire conspiration
Pour bannir le Soir de son Ciel.
Assieds-toi là, et renvoie dehors,
Avec le plus grand respect d'elle-même,
La Fantaisie, investie d'une haute mission: renvoie-là au loin!
Elle a des vassaux, pour la servir:
Elle rapportera, en dépit des frimas
Des beautés que la terre a perdues;
Elle te rapportera, tout ensemble
Toutes les délices d'une température d'été,
Tous les bourgeons et les clochettes de Mai,
Nés dans le gazon humide ou la ramille épineuse;
Toutes les richesses amoncelées de l'automne
En un calme et mystérieux secret.
Elle mélangera ces plaisirs
Tels trois vins savoureux dans une coupe,
Et tu t'en abreuveras;—tu entendras
Distinctement les chants lointains des moissonneurs:
Le bruissement du blé qu'on récolte;
Les oiseaux roucoulant les antiennes du matin:
Et, au même moment—écoutez!
Voici la matinale alouette d'Avril,
[Pg 128]Ou les freux avec leurs coassements affairés
Fourrageant pour recueillir paille et brindilles:
D'un seul coup d'œil, tu reconnaîtras
La marguerite et le souci,
Les lis au blanc duvet, et la première
Primevère des haies qui ait bourgeonné,
L'hyacinthe ombragée, toujours
Reine Saphir de la Mi-Mai;
Puis chaque feuille et chaque fleur
Ornée de sa propre pluie de perles;
Tu verras la souris des champs épier
Décharnée après sa réclusion ensommeillée,
Et le serpent tout maigri par l'hiver,
Dépouillé de sa peau, sur un talus ensoleillé;
Tu verras une nichée d'œufs tachetés
Près d'éclore dans l'aubépine,
Lorsque la femelle demeure les ailes
Immobiles sur son nid moussu;
Puis le tumulte et l'alarme
Lorsque la mouche à miel lance son essaim;
Et la pluie de glands qui tombent
Pendant que siffle la brise d'automne.

O charmante Fantaisie! mets-la en liberté:
Toutes choses sont gâtées par l'usage!
Où est la joie qui ne se fane pas
D'être trop regardée? Où est la vierge
Dont la lèvre mûre est toujours fraîche?
Où sont les yeux, cependant bleus,
[Pg 129]Qui ne se ternissent pas? Où est la figure
Qu'on voudrait rencontrer partout?
Où est la voix, quoique harmonieuse,
Qu'on voudrait entendre très souvent?
Au plus doux contact le Plaisir s'évapore,
Telles les bulles d'air assaillies par la pluie.
Donc, que la Fantaisie ailée
Soit reconnue par toi comme maîtresse de ton esprit
Les yeux riants comme ceux de la fille de Cérès
Avant que le Dieu du Tourment ne lui enseignât
A froncer les sourcils et à gronder;
La taille et les flancs
Blancs comme ceux d'Hébé, lorsque de sa ceinture
Glissa son agrafe d'or, et que sur le sol
Tomba sa jupe à ses pieds
Pendant qu'elle tendait le gobelet d'ambroisie
Et que Jupiter s'alanguissait.—Romps les mailles
Des liens de soie qui retiennent la Fantaisie;
Hâte-toi de rompre la corde qui la lie,
Et elle te rapportera des joies semblables à celle-ci.
Que la Fantaisie ailée puisse vagabonder,
Le Plaisir n'est jamais au logis.

2 janvier 1819.


[Pg 130] 

LA VEILLE DE SAINT-MARC

INACHEVÉE

Cela tomba un jour de Sabbath;
Deux fois sainte était la cloche du Sabbath
Qui appelait les fidèles à la prière du soir;
Les rues de la ville étaient propres et nettes
Purgées par les saines averses d'Avril;
Et sur les vitres des croisées, à l'Occident,
Le frileux coucher de soleil parlait tout bas
Des froides vallées d'une verdure sans maturité,
Des haies d'épines vertes sans fleurs,
Des rivières récemment formées avec leurs joncs printaniers,
Des primevères aux berges des ruisselets ombragés,
Et des pâquerettes sur les frissonnantes collines.
Deux fois sainte était la cloche du Sabbath:
Les silencieuses rues étaient encombrées
De groupes graves et pieux, encore
[Pg 131]Imprégnés de la chaleur de leurs oratoires;
Ils se dirigeaient de l'air le plus réservé
Vers les chants du soir et la prière de vêpres.
Chaque porche cintré, chaque porte basse
Etait plein d'une lente et patiente foule,
Chuchotant à mi-voix, traînant les pieds,
Tandis que résonnait l'orgue bruyant et doux.
Les cloches avaient cessé, les prières commençaient,
Et Bertha n'avait pas même lu la moitié
D'un curieux volume rapiécé et déchiré,
Qui, tout le long du jour, depuis la première heure,
Avait retenu captifs ses deux yeux,
Au milieu de ses broderies d'or.
Une multitude de choses l'avaient rendue perplexe:—
Les étoiles du Ciel, les ailes des anges,
Les martyrs dans des torrents de flammes,
Les saints azurés et les rayons argentés,
Les tables sur la poitrine de Moïse, et les sept
Candélabres que Jean vit dans le Ciel,
Le lion ailé de Saint-Marc,
Et l'Arche d'Alliance,
Avec ses nombreux mystères,
Le Chérubin et la souris d'or.

Bertha était une gracieuse fille
Habitant sur la place de la vieille cathédrale;
Du coin de son âtre elle pouvait voir,
De profil, sa vénérable splendeur,
Aussi bien que les murs de l'Archevêché;
[Pg 132]Où les sycomores et les ormes élevés
Couverts de feuilles, dépouilles des forêts,
N'étaient jamais glacés par le vent froid du Nord,
Etant abrités par cette masse imposante.
Bertha se leva, et lut un instant,
La tête appuyée contre la vitre de la fenêtre.
Elle fit un nouvel effort, puis un autre encore
Jusqu'à ce que le crépuscule jetât son obscurité
Sur la légende de Saint-Marc.
Hors de sa colerette de linon, plissée, délicate et légère,
Elle souleva son menton doux et chaud,
Le cou endolori, les yeux noyés,
Eblouie par les saintes images.

Tout était sombre et silencieux,
Sauf de temps à autre le bruit des pas
D'un retardataire rentrant chez lui,
Dont l'écho en passant résonnait devant le parvis de l'église.
Les bruyantes corneilles qui tout le jour
Croassent du sommet des arbres et des tours,
Par couples étaient revenues à leur nid,
Ayant toutes élu domicile dans l'ancien beffroi
Où elles s'endormaient parfois
Au son des musiques et des carillons berceurs.
Tout était silencieux, tout était sombre
Au dehors et au dedans de la chambre:
Elle s'assit, pauvre âme déçue!
Puis alluma une lampe aux charbons presque éteints,
[Pg 133]Penchée en avant, sa brillante chevelure pendant,
Et le livre incliné, en plein devant la clarté.
Son ombre en une attitude guindée
Vacillait de ci, de là, démesurément agrandie
Sur les poutres du plafond et la vieille chaise de chêne,
Sur la cage du perroquet et le panneau carré,
Et l'écran brûlant placé en angle
Sur lequel étaient dessinés un nombre infini de monstres
Appelés colombes de Siam, souris de Lima,
Et des oiseaux de Paradis sans pattes,
Un ara, et le tendre Avadavat
Et l'Angora à la soyeuse fourrure.
Sans se lasser elle lisait, et son ombre toujours
S'étendait, comme si elle voulait remplir
La pièce de ses formes et de ses silhouettes les plus fantasques,
Comme si quelque dame de pique fantôme
Etait venue ricaner derrière son dos,
Danser et faire voltiger ses noirs vêtements.
Sans se lasser elle lisait la légende
De Saint-Marc, de son enfance à son âge mûr,
Sur terre, sur mer, enchaîné par les païens,
Trouvant son bonheur dans ses nombreux tourments.
Quelquefois le docte ermite,
Avec une astérisque d'or, ou la flèche indicatrice,
Renvoyait à de pieuses poésies
Ecrites avec la plus fine plume de corbeau
En dessous du texte, de telle sorte que la rime
Etait éparpillée de temps en temps:
[Pg 134]—«Il écrivit aussi sur l'état de perdition
Dans lequel se trouvait l'homme avant de s'éveiller dans la béatitude,
Quand ses amis le croyaient enseveli,
Sous terre, dans un beau suaire plissé;
Et comment un petit enfant pouvait être
Un saint avant sa naissance,
Etant donné que sa mère (que Dieu la bénisse!)
Se gardât dans la solitude,
Et embrassât dévotement la sainte Croix.
Sur l'amour de Dieu et la puissance de Satan
Il écrivit, et sur bien d'autres choses,
De douces choses que je ne peux citer.
Mais je dois en vérité parler
Quelque peu de sainte Cécile,
Et surtout de ce qu'il a écrit
Sur la vie de saint Marc et sur sa mort:»

A la fin ses regards se fixèrent
Sur le fervent martyr,
Puis en dernier lieu sur sa sainte châsse
Elevée au milieu des cierges étincelants
A Venise,—

Janvier 1819.


[Pg 135] 

A FANNY

I[1]

Nature guérisseuse! laisse mon esprit saigner!
Que mon cœur se soulage en composant des vers et que je trouve le repos;
Lance-moi sur ton trépied, jusqu'à ce que la marée montante
De vers qui m'étouffent déborde de ma poitrine trop pleine.
Un thême! un thême! grande nature! donne-moi un thême;
Que je commence mon songe!
Je viens.—Je te vois telle que tu te tiens ici,
Ne me renvoie pas dans l'air glacial.

[Pg 136]II

Ah! mon plus cher amour! doux sanctuaire de mes craintes,
De mes espoirs, de mes joies, de mes misères haletantes.—
Cette nuit, si je peux deviner, ta beauté montre
Un sourire si délicieux,
Aussi brillant, aussi éblouissant,
Que lorsque avec des yeux ravis, douloureux, asservis,
Perdu dans une douce extase
J'admire, j'admire!

III

Qui, en ce moment, de ses regards gloutons, dévore mon festin?
Quels yeux effrontés dévisagent en ce moment ma lune argentée?
Ah! que du moins ta main ne soit saisie par personne;
Laisse, laisse les amoureux se consumer—
Mais, je t'en supplie, ne détourne pas,
Sitôt de moi, l'élan de ton cœur.
Oh! conserve, par charité
Les pulsations les plus rapides pour moi.

[Pg 137]IV

Conserve-les pour moi, doux amour! quoique la musique souffle
De voluptueuses visions dans l'atmosphère embrasée,
Lorsque tu tourbillonnes au milieu des dangereux festons de la danse;
Sois comme un jour d'Avril,
Souriante, et froide, et gaie,
Un lis tempéré, aussi tempéré que beau;
Alors, Ciel! il y aura
Pour moi un Juin plus ardent.

V

Mais, ceci—vous le direz, ma Fanny, n'est pas vrai!
Mettez votre mignonne main sur votre sein de neige
Là où le cœur bat: confessez,—ce n'est pas nouveau—
Une femme ne peut-elle pas être
Une plume sur la mer,
Ballottée çà et là au gré des vents et des marées?
Ayant une direction aussi incertaine
Que la balle rebondissant dans la prairie?

[Pg 138]VI

Je le sais—et le savoir, c'est se désespérer
Pour quelqu'un vous aimant comme je vous aime, douce Fanny!
Quelqu'un dont le cœur bat pour vous en tous lieux,
Qui lorsque vous rôdez au loin
N'ose pas rester dans sa misérable demeure,
Aimer, aimer seul, ses tristes, ses innombrables souffrances:
Chérie entre toutes! Evitez-moi
Les tortures de la jalousie.

VII

Ah! si vous estimez que mon âme subjuguée vaut plus
Que le pauvre, le passager, le bref orgueil d'une heure,
Que personne ne profane mon Saint-Siège d'amour,
Qu'une main grossière ne rompe pas
Le gâteau sacramentel:
Que personne autre ne touche la fleur encore en bourgeon
Sinon—que mes yeux se closent,
Amour! dans leur dernier repos!

Février 1819.

[1] Keats, pour cette pièce ainsi que pour plusieurs autres, n'a pas numéroté les strophes. Mais, dans une traduction il arrive que, certains vers étant beaucoup trop longs, quelques mots sont rejetés à la ligne suivante; en sorte que, sans cet artifice typographique, il serait difficile de discerner, du premier coup d'œil, l'ensemble de chaque strophe.


[Pg 139] 

ODE

Bardes de Passion et de Joie,
Vous avez laissé vos âmes sur cette terre?
Avez-vous aussi des âmes au ciel,
Menant une double vie en des régions nouvelles?
Oui, et celles du ciel communes
Avec les sphères du soleil et de la lune;
Avec le bruit de fontaines merveilleuses,
Et le son d'éclats de tonnerre;
Avec le chuchotement d'arbres célestes
Et une autre, en paisible liberté
Assise sur les pelouses Elyséennes
Broutées seulement par les faons de Diane;
Au-dessous de larges clochettes bleues, habitant
Là où les marguerites ont la senteur des roses;
Où la rose elle-même possède
Un parfum qui n'existe pas sur terre,
Où le rossignol lance, non
Des vocalises sans suite, dans le délire,
[Pg 140]Mais la divine vérité mélodieuse;
Des vers philosophiques harmonieux,
Des contes et des récits dorés
Sur le ciel et ses mystères.

—Ainsi vous vivez au ciel, et cependant
Sur terre vous vivez aussi.
Et les âmes que vous laissez derrière vous
Nous enseignent ici-bas le chemin qui conduit près de vous,
Là où vos autres âmes sont dans l'allégresse,
Jamais engourdies, jamais rassasiées.
Ici votre âme terrestre parle encore
Aux mortels, des menus faits de la semaine:
De leurs chagrins et de leurs joies,
De leurs passions et de leurs haines,
De leur gloire et de leur honte,
De ce qui fortifie et de ce qui guérit.
Ainsi vous nous enseignez chaque jour
La sagesse, bien que vous planiez au loin.

—Bardes de Passion et de Joie
Vous avez laissé vos âmes sur terre!
Avez-vous aussi des âmes au ciel
Menant une double vie en des régions nouvelles?

Mars 1819.


[Pg 141] 

SONNET

Pourquoi ai-je ri cette nuit! Aucune voix ne le dira:
Ni Dieu, ni le Démon de sévère réplique,
Ne daigne répondre du Ciel ou de l'Enfer.
Alors vers mon cœur d'homme je me tourne aussitôt.
Cœur! Toi et Moi sommes ici, tristes et solitaires;
Je demande, pourquoi ai-je ri? O mortel souci!
O Ténèbres! Ténèbres! dois-je me lamenter sans fin,
Pour interroger en vain Enfer, et Ciel, et Cœur[1].
Pourquoi ai-je ri? Je connais la durée de l'Etre;
Ma fantaisie lui prodigue ses extrêmes remerciements.
Encore voudrais-je à cette heure même de minuit cesser d'être,
[Pg 142]Et voir ces fastueuses insignes du monde réduites en lambeaux;
Poésie, Gloire et Beauté sont éclatantes, c'est vrai,
Mais la mort est plus éclatante encore—la mort est la haute récompense de la Vie.

19 mars 1819.

[1] Dans l'original les trois mots anglais commencent par un H. Nous avons essayé de rendre, faiblement hélas! cet effet avec les trois E répétés. Mais il manque encore l'aspiration.


[Pg 143] 

ODE A UN ROSSIGNOL

I

Mon cœur souffre, une torpeur accablante s'empare
De mes sens comme si j'avais bu de la ciguë,
Ou vidé une coupe de puissant narcotique
A l'instant même et m'étais plongé dans le Léthé:
Ce n'est pas par envie de ton heureux destin,
Mais parce que je suis enivré de ton bonheur,—
Toi, qui, Dryade ailée des arbres,
Dans quelque mélodieux entrelacs
De hêtres verts et d'ombrages infinis
Chantes à plein gosier le calme de l'été.

II

Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin
Longtemps refroidi dans la terre profonde,
[Pg 144]D'un vin qui sente Flora et la campagne verte,
La danse, les chansons provençales et la joie ensoleillée!
Oh! qui me donnera une coupe pleine du chaud Midi,
Pleine du véritable, du rougissant Hippocrène,
Avec, sur le bord, des bulles d'écume bouillonnante,
Que, la bouche teinte de pourpre,
Je puisse m'abreuver et, fermant les yeux sur le monde,
M'égarer avec toi dans l'obscurité de la forêt:

III

Disparaître dans l'espace, me dissoudre, oublier
Ce qu'au milieu des bois tu n'as jamais connu,
Le dégoût, la fièvre et l'agitation,
Parmi les hommes qui s'écoutent gémir les uns les autres;
Où le tremblement secoue les vieux aux rares cheveux gris,
Où la jeunesse devient blême, puis spectrale, et meurt;
Où rien que de penser remplit de tristesse
Et sur les paupières pèse d'un poids de plomb,
Où la Beauté ne peut conserver un jour ses yeux lumineux,
Sans qu'un nouvel Amour le lendemain en ternisse l'éclat!

[Pg 145]IV

M'égarer loin! car je veux voler vers toi,
Non pas traîné par les léopards de Bacchus,
Mais sur les ailes invisibles de la Poésie,
Malgré les obstacles et les retards de la sottise:
Déjà je me sens avec toi! tendre est la nuit,
Et peut-être la Lune Reine est-elle sur son trône,
Au milieu de son essaim d'étoiles Fées;
Mais ici, il n'y a nulle clarté,
Sauf celle que le ciel souffle avec les brises
Sur les sombres feuillages et la mousse des sentiers sinueux.

V

Je ne peux même pas discerner les fleurs à mes pieds,
Ni quelles essences d'arbres dégagent d'aussi suaves senteurs,
Mais, dans la pénombre embaumée, je devine l'odeur spéciale
Dont ce mois de la saison parfume
Le gazon, le hallier, le fruit de l'arbre sauvage;
La blanche aubépine et l'églantine des champs;
[Pg 146]La violette qui se fane si vite recouverte par les feuilles;
Et la fille aînée de la Mi-Mai,
La rose musquée en bouton, trempée de rosée vineuse,
Où ronronnent les mouches par les soirs d'été.

VI

Debout dans la nuit, j'écoute et plus d'une fois
J'ai été presque amoureux de la mort apaisante,
Je lui ai donné de doux noms en plus d'un vers pensif,
Pour qu'elle enlevât dans l'air mon souffle calme;
Maintenant plus que jamais il semble délicieux de mourir,
De finir à minuit sans souffrance
Pendant qu'au dehors tu répands ton âme
Dans une telle extase!
Tu chanterais encore; moi, j'aurais des oreilles qui n'entendraient pas—
Ton sublime Requiem résonnerait sur un tertre de gazon.

VII

Mais toi, tu n'es pas né pour la mort, immortel Oiseau!
Il n'y a pas de générations affamées pour te fouler aux pieds;
La voix que j'entends cette nuit fut entendue
[Pg 147]Dans les anciens jours par empereurs et manants:
Peut-être cette même chanson fit tressaillir
Le triste cœur de Ruth, lorsque regrettant sa patrie,
Elle se tenait en larmes parmi les blés de l'étranger;
Peut-être est-ce toi-même qui souvent as
Charmé de magiques fenêtres, s'ouvrant sur l'écume
Des mers périlleuses, en de féeriques terres délaissées.

VIII

Délaissé! Ce mot même semble une cloche
Qui sonne la séparation et me rend à la solitude!
Adieu! l'imagination ne parvient pas à me leurrer autant
Que sa réputation le proclame, décevant elfe.
Adieu! Adieu! ton antienne plaintive va s'affaiblissant,
Il franchit la prairie voisine, le silencieux ruisseau,
Le sommet de la colline, puis s'anéantit dans les profondeurs
De la vallée prochaine.
Etait-ce une vision, était-ce un rêve?
La musique s'est envolée:—Suis-je éveillé, suis-je endormi?

Avril 1819.


[Pg 148] 

ODE SUR UNE URNE GRECQUE

I

O toi! fiancée encore inviolée de la quiétude,
O toi! nourrisson du silence et des lentes heures,
Rhapsode sylvestre, qui peux chanter
Un conte fleuri plus harmonieux que nos vers:
Quelle légende enveloppe tes contours d'une frange feuillagée?
Est-elle de divinités ou de mortels, ou des deux,
Dans la vallée de Tempé ou les gorges d'Arcadie?
Quels dieux ou quels hommes sont là? Quelles vierges résistent?
Quelle folle poursuite? Quelle lutte pour échapper?
Quelles flûtes sont là? Quels tambourins? Quelle sauvage extase?

[Pg 149]II

Les mélodies entendues sont douces, mais celles qu'on n'entend pas
Sont plus douces encore; donc, suaves pipeaux, continuez de jouer:
Non pour l'oreille sensuelle, mais des ballades plus chéries,
Des ballades pour l'esprit, sans sonorités!
Bel éphèbe, sous ces arbres, tu ne peux quitter
Ta chanson, pas plus que les arbres ne quittent leurs feuilles;
Audacieux amoureux, jamais, jamais tu n'obtiens les baisers,
Quoique tu sois proche du but—cependant, ne te chagrine pas;
Elle ne peut se flétrir, quoique tu n'atteignes pas ton bonheur,
A jamais tu aimeras, et elle sera belle!

III

Ah! heureux, heureux rameaux! qui ne pouvez perdre
Vos feuillages, ni jamais dire au printemps adieu;
Et toi, heureux mélodiste, jamais lassé,
[Pg 150]Modulant à jamais des chants qui ne vieillissent jamais;
Plus heureux amour, plus heureux, heureux amour!
Que l'on peut goûter sans cesse, à jamais chaud,
A jamais haletant, à jamais jeune;
Soupirant bien au-dessus de toute passion humaine,
Qui laisse le cœur repu et plein d'amertume,
Le front brûlant et la langue desséchée.

IV

Quels sont ces gens allant au sacrifice?
Vers quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux,
Conduis-tu cette génisse qui mugit aux cieux,
Ses flancs soyeux tout parés de guirlandes?
Quelle petite ville sur une rivière ou sur le bord de la mer
Ou bâtie sur une montagne avec une paisible citadelle,
Est vide de cette foule en cette pieuse matinée?
Et toi, petite ville, tes rues à jamais
Demeureront silencieuses; et pas une âme, pour dire
Pourquoi tu es déserte, ne peut revenir jamais.

V

O chef-d'œuvre Attique! contours si purs qu'étroitement
Enserrent une race d'hommes et de vierges de marbre,
[Pg 151]Des branches des forêts et des herbes foulées;
Forme silencieuse, ta hantise dépasse notre pensée
Comme fait l'éternité: Froide Pastorale!
Quand la vieillesse consumera cette génération,
Tu resteras, au milieu d'autres douleurs
Que les nôtres, une amie de l'homme, à qui tu dis:
«Beauté, c'est Vérité, Vérité, c'est Beauté»—, voilà tout
Ce que vous savez sur terre, tout ce qu'il vous faut savoir.

Avril 1819.


[Pg 152] 

ODE A PSYCHÉ

I

O Déesse! écoute ces harmonies sans rythme, expression
D'une douce contrainte et d'un cher souvenir.
Et pardonne-moi de murmurer tes secrets
Même à ta propre oreille à la conque délicate:
Sûrement ai-je rêvé aujourd'hui, ou ai-je vu
L'ailée Psyché de mes yeux éveillés?
J'errais, ne pensant à rien, dans une forêt
Lorsque soudain, défaillant de surprise,
J'aperçus deux belles créatures, étendues côte à côte
Dans l'herbe la plus touffue, sous le dais bruissant
Des feuilles et des tremblantes floraisons, là où court
Un ruisselet, à peine visible.

II

Parmi les silencieuses fleurs, aux fraîches racines, aux taches parfumées
Bleu, blanc d'argent, aux boutons pourpres de Tyr,
[Pg 153]Elles reposent, la respiration calme, sur le jeune gazon;
Leurs bras et leurs ailes s'enlacent;
Leurs lèvres ne se touchaient pas, mais ne s'étaient jamais dit adieu,
Comme si, disjointes par la caressante main du sommeil,
Elles étaient prêtes encore à dépasser le nombre des baisers échangés
Lorsque tendrement l'amour ouvre les yeux du matin[1]:
L'enfant ailé je le reconnus.
Mais qui étais-tu, o heureuse, heureuse colombe?
Sa Psyché! elle-même!

III

O la dernière née et de beaucoup la plus aimable vision
De toute la hiérarchie évanouie de l'Olympe!
Plus belle que l'étoile de Phœbé entourée de saphirs
Ou que Vesper, l'amoureux ver luisant du ciel;
Plus belle qu'eux, quoique tu n'aies aucun temple,
Ni autel enguirlandé de fleurs,
Ni chœurs de vierges exhalant de délicieuses litanies
Aux heures de minuit;
Ni voix, ni luth, ni pipeau, ni suave encens
[Pg 154]Fumant d'un brûle-parfum balancé avec des chaînes;
Ni châsse, ni bocage, ni oracle, ni fiévreuse
Incantation psalmodiée par un prophète aux pâles lèvres.

IV

O toi, la plus brillante! quoique venue trop tard pour d'antiques offrandes,
Trop, trop tard pour la lyre ingénûment croyante,
Lorsque sacrés étaient les rameaux des forêts hantées.
Sacrés l'air, l'eau et le feu;
Pourtant, même en ces jours si éloignés
Des heureuses piétés, tes ailes resplendissantes,
S'agitant parmi les Olympiens évanouis,
Je les vois, et je chante inspiré par mes propres visions.
Donc, souffre que je sois ton chœur et que j'entonne une litanie
Aux heures de minuit;
En l'honneur de ta voix, ton luth, ton pipeau, ton suave encens
Fumant d'un brûle-parfum balancé avec des chaînes;
Ta châsse, ton bocage, ton oracle, ta fiévreuse
Incantation psalmodiée par un prophète aux pâles lèvres.

V

Oui, je serai ton prêtre, et te construirai un temple
Dans quelque région inexplorée de mon esprit,
[Pg 155]Où mes pensées, telles des ramures, nouvellement jaillies d'une délicieuse douleur,
En guise de pins, murmureront dans le vent.
Loin, loin alentour, ces arbres groupés dans l'ombre
Garnissent de pic en pic les sauvages déclivités de la montagne;
Et là, zéphyrs, torrents, oiseaux et abeilles,
Endormiront par leurs berceuses les Dryades vêtues de mousse,
Puis, au cœur de cette vaste quiétude,
Je veux édifier un sanctuaire rose
Avec les treillis entrelacés de mon cerveau en travail,
Avec des bourgeons, des clochettes, et des étoiles innommées,
Avec toute la flore que peut simuler la Fantaisie,
Qui créant des fleurs,—ne créera jamais les mêmes;
Et là il y aura pour toi toute la joie apaisante
Qu'une pensée chimérique peut procurer,
Une torche étincelante, et une baie ouverte la nuit
Pour permettre au chaud Amour de s'y introduire.

Avril 1819.

[1] Plus littéralement: au tendre premier clignement d'œil de l'amoureuse Aurore.


[Pg 156] 

ODE SUR LA MÉLANCOLIE

I

Non, non, ne te plonge pas dans le Léthé, ne pressure pas
L'aconit, aux racines serrées, pour recueillir son jus empoisonné;
Ne laisse pas ton front pâle subir le baiser
De la belladone, raisin vermeil de Proserpine;
N'égrène pas comme un rosaire les baies de l'if,
Que ni l'escarbot, ni la phalène de mort ne soit
Ta plaintive Psyché, ni le duveteux hibou
Ton partenaire dans les mystérieuses souffrances;
Car ombres sur ombres surviendront aussi assoupissantes
Et étoufferont l'angoisse en éveil dans ton âme.

[Pg 157]II

Mais lorsqu'un accès de mélancolie tombera
Soudain du ciel, telle une pleurante nuée
Qui revivifie chaque fleur dont la tige s'incline,
Et couvre la verdoyante colline de sa parure d'avril;
Alors assouvis ton désespoir sur une rose du matin,
Ou sur l'arc-en-ciel de la grève salée,
Ou sur l'opulence des globuleuses pivoines;
Ou si ton amante témoigne quelque délicieux courroux,
Emprisonne sa douce main, et laisse-la extravaguer;
Et rassasie-toi pleinement, pleinement, de ses incomparables regards.

III

Elle demeure avec la Beauté—la Beauté qui doit mourir;
Et la Joie, dont la main est toujours à ses lèvres
Faisant un signe d'adieu; et près d'elle le douloureux Plaisir
Se changeant en poison au fur et à mesure que l'abeille le suce:
Oui, dans le temple même de la jouissance,
La Mélancolie voilée a son autel souverain
[Pg 158]Que seul peut voir celui dont la langue énergique
Peut écraser le raisin de la Joie contre son palais délicat;
Son âme goûtera la tristesse de sa puissance
Et sera suspendue parmi les trophées des nuages.

Printemps, 1819.


[Pg 159] 

ODE SUR L'INDOLENCE

I

Un matin, j'aperçus devant moi trois figures,
Les cils inclinés, les mains jointes, de profil;
Et l'une derrière l'autre elles marchaient sereines
Sur de molles sandales, en de blanches robes gracieusement drapées.
Elles passaient, telles des figures sur une urne de marbre,
Lorsqu'elles la contournent pourvoir l'autre côté.
Elles revinrent, comme si, une fois de plus, l'urne
Avait été tournée; les premières ombres vertes réapparurent,
Et elles étaient étranges pour moi, comme il peut advenir
Avec les vases, pour quiconque ayant approfondi l'art de Phidias.

[Pg 160]II

Comment se fait-il, Ombres! que je ne vous aie pas reconnues?
Comment êtes-vous venues ainsi enveloppées sous cette muette forme?
Etait-ce un complot tacite, savamment dissimulé
Pour me dérober, et me laisser sans occupation
Mes jours de paresse? Avancée était l'heure assoupissante;
La bienheureuse nuée de l'estivale indolence
Engourdissait mes yeux; mon pouls diminuait de plus en plus;
La douleur n'avait plus d'aiguillon, et la guirlande de plaisir plus de fleurs,
Oh! pourquoi ne pas vous être dissoutes et ne pas avoir laissé mes sens
Sans hantise aucune, si ce n'est celle—du néant?

III

Une troisième fois encore elles passèrent, et en passant, tournèrent
Chacune leur face, l'espace d'un moment, vers moi;
Puis elles disparurent; et pour les suivre, ardent
Et haletant, je souhaitais des ailes parce que je reconnaissais les trois.
[Pg 161]La première était une belle jeune fille, qui s'appelait l'Amour;
La seconde était l'Ambition, les joues pâles,
Toujours aux aguets, les yeux caves.
La dernière, ma préférée, celle qui le plus de blâme
Accumula sur sa tête, jeune fille sans pitié,
Je la reconnus pour mon démon, c'était la Poésie.

IV

Elles disparurent, et en vérité! je n'avais pas d'ailes:
O folie! qu'est l'Amour? et où est-il?
Et quant à cette pauvre Ambition! elle fait naître
Dans le cœur de l'homme un court accès de fièvre.
Mais la Poésie!—non—elle n'offre pas une joie—
Du moins pour moi—aussi attrayante que les après-midi assoupissantes,
Et les soirées plongées dans une indolence aussi suave que le miel;
Oh! pour un temps ainsi abrité contre l'ennui,
Puissé-je ne jamais savoir comment changent les lunes,
Ou entendre la voix du bon sens affairé!

V

Encore une fois de plus elles revinrent;—hélas! pourquoi?
Mon sommeil avait été brodé de rêves diffus;
[Pg 162]Mon âme avait été une clairière sur laquelle se déversaient
Confusément, fleurs, ombres mouvantes, et rayons mensongers:
Le matin était nuageux, mais aucune ondée ne tombait,
Quoique fussent suspendues à ses cils les douces larmes de Mai.
La fenêtre ouverte pressait une vigne aux feuilles nouvelles,
Laissait pénétrer la chaleur productrice de bourgeons et le chant de la grive.
O ombres! c'était le moment de vous dire adieu!
Sur vos robes je n'avais pas répandu de larme.

VI

Ainsi, vous trois, Fantômes, adieu! Vous ne pouvez redresser
Ma tête couchée dans la fraîcheur du gazon fleuri;
Car je ne voudrais pas être nourri d'éloges,
Agneau favori dans une farce sentimentale!
Disparaissez graduellement de mes yeux; une fois de plus, soyez
Des figures de masque sur l'urne de rêve;
Adieu! j'ai toujours eu des visions pour la nuit,
[Pg 163]Et pour le jour, les visions qui s'effacent ne manquent pas;
Evanouissez-vous, Fantômes! hors de mon esprit indolent,
Fondez-vous dans les nuages et ne revenez jamais plus!

Printemps 1819.


[Pg 164] 

UN SONGE

Après une lecture de l'Episode du Dante, Paulo et Francesca.

 

De même qu'autrefois Hermès emprunta la légèreté de ses plumes
Lorsqu'il berçait Argus déjoué, pâmé, endormi;
De même sur un chalumeau Delphique mon esprit oisif
Amusa, charma, conquit, priva
De ses cent yeux, le dragon monde;
Et le voyant assoupi, s'envola de même—
Non vers le mont Ida, avec ses nuages chargés de neige,
Non vers Tempé où Jupiter un jour se lamenta—
Mais vers ce second cercle du sombre enfer,
Où parmi les rafales, les tourbillons et les averses
De pluie et de grêle, les amoureux n'ont pas besoin de dire
[Pg 165]Leurs tourments. Pâles étaient les douces lèvres que je vis,
Pâles les lèvres que je baisai, et enchanteresse la forme
Que j'étreignis en flottant au milieu de cette lugubre tempête.

18 avril 1819.


[Pg 166] 

LA BELLE DAME SANS MERCY[1]

Ah! qui peut te faire souffrir, être infortuné,
Errant pâle et solitaire!
Les joncs sont desséchés au bord du lac,
Aucun oiseau n'y chante.

Ah! qui peut te faire souffrir, être infortuné,
Si farouche et si malheureux?
Le grenier de l'écureuil est rempli,
Et la moisson est rentrée.

Je vois un lis sur ton front
Avec la moiteur de l'agonie et la buée de la fièvre;
Et sur la joue une rose qui se flétrit
Et se fane de même rapidement.

[Pg 167]J'ai rencontré une dame, dans les prés,
D'une grande beauté—la fille d'une fée;—
Ses cheveux étaient longs, ses pieds légers
Et ses yeux sauvages.

Je l'assis sur mon coursier paisible
Et ne vis rien d'autre tout le long du jour;
Car elle se penchait de côté et chantait
Une chanson de fée.

Je tressai une guirlande pour sa tête,
Puis des bracelets et une ceinture qui embaumait;
Elle me regardait comme si elle m'aimait
Et poussait un doux gémissement.

Elle trouva pour moi des racines d'un goût exquis,
Du miel sauvage et la manne de la rosée;
Et sûrement en langage étrange elle me dit:
Je t'aime véritablement.

Elle m'entraîna dans sa grotte d'elfe;
Là, me contemplant, elle poussa un profond soupir:
Là, je fermai ses yeux sauvages et tristes—
Et l'embrassai jusqu'à l'endormir.

Là nous sommeillâmes sur la mousse,
Et là, je rêvai, ah! malheur véritable!
Le dernier rêve que j'aie jamais rêvé,
Sur le flanc de la froide colline.

[Pg 168]Je vis des rois pâles et des princes aussi,
De pâles guerriers—tous avaient la pâleur de la mort,
Et criaient: «La belle Dame sans Mercy
Te tient en servage!»

Je vis leurs lèvres affamées, dans les ténèbres,
Grandes ouvertes pour me donner cet horrible avertissement;
Et je m'éveillai et me retrouvai ici,
Sur le flanc de la froide colline.

Et voilà pourquoi je reste ici
Errant pâle et solitaire:
Bien que les joncs soient desséchés au bord du lac,
Et qu'aucun oiseau ne chante.

28 avril 1819.

[1] D'après Alain Chartier.


[Pg 169] 

SUR LA GLOIRE

Combien fiévreux est l'homme qui ne peut jeter les yeux
Sur ses jours mortels avec un sang calme,
Qui froisse toutes les feuilles du livre de sa vie,
Et dépouille son beau nom de sa virginité;
De même la rose se cueillerait elle-même,
Ou la prune mûre s'enlèverait sa fleur bleutée,
De même une Naïade, tel un elfe maladroit,
Assombrirait la clarté de sa grotte d'une fangeuse obscurité;
Mais la rose émerge de l'églantier
Pour baiser les aquilons et nourrir les reconnaissantes abeilles,
Et la prune mûre demeure revêtue de sa buée;
Pourquoi donc l'homme, importunant le monde pour une grâce,
Risquerait-il son salut pour une croyance erronée et excessive?

30 avril 1819.


[Pg 170] 

SUR LA GLOIRE

La gloire, telle une vierge entêtée, demeurera prude
Envers ceux qui la courtisent avec des genoux trop serviles;
Mais elle se livre à quelque garçon irréfléchi,
Et surtout raffole d'un cœur insouciant;
C'est une Gypsie—qui n'adressera pas la parole à ceux
Qui n'ont pas appris à être heureux sans elle;
Une coquette à l'oreille de laquelle on n'a jamais chuchoté de près,
Qui pense qu'on médit d'elle dès qu'on en parle;
C'est une véritable Gypsie, née sur les bords du Nil,
Belle-sœur de la jalouse Putiphar;
Vous, Bardes ivres d'amour! rendez-lui mépris pour mépris;
Vous, Artistes éperdus d'amour! fous que vous êtes!
Tirez-lui votre meilleure révérence et dites lui adieu,
Alors, si cela lui convient, elle vous suivra.

avril 1819.


[Pg 171] 

SONNET

Si par de plaies rimes notre Anglais doit être asservi,
Si, telle Andromède, le délicat Sonnet
Doit être enchaîné, en dépit de sa douloureuse beauté,
Essayons de découvrir si nous devons être contraints
Avec des sandales plus compliquées de liens et de forme,
De chausser le pied nu de la Poésie;
Inspectons la lyre, calculons la résonnance
De chaque corde, et voyons ce qui peut être gagné
Par une oreille industrieuse et une patiente attention;
Avares du son et de la syllabe, non moins
Que Midas de son invention, soyons jaloux
De la couronne de feuilles mortes tressée avec le laurier;
Donc, si nous ne pouvons pas laisser sa liberté à la Muse,
Elle sera liée par ses propres guirlandes.

avril 1819.


[Pg 172] 

STANCES

(Tirées de la Gazette littéraire, 1829.)

 

I

En Décembre aux lugubres nuits,
Trop heureux, heureux arbre!
Tes branches jamais ne se rappellent
Leur verte félicité;
Le vent du Nord ne peut les détruire
En les traversant de son sifflement endormeur,
Ni les givres glacés ne les engluent assez
Pour obstruer les bourgeons du printemps.

II

En Décembre aux lugubres nuits,
Trop heureux, heureux ruisseau!
[Pg 173]Tes bouillons jamais ne se rappellent
L'aspect estival d'Apollon;
Mais, en un doux oubli
Ils arrêtent les frémissements de leur onde cristalline,
Jamais, jamais ne s'encolérant
Parce qu'il gèle.

III

Ah! pût-il en être ainsi pour maintes
Filles et maints garçons aimables!
Mais y en eut-il jamais qui ne furent pas
Torturés par les plaisirs passés?
Constater le changement et en sentir la souffrance,
Lorsqu'il n'est personne qui vous en guérisse.
Et que les sens ne sont pas engourdis pour l'ignorer,
N'a jamais été exprimé en vers.


[Pg 174] 

CHANSONS DE FÉES

I

Ne verse pas de larmes! oh n'en verse pas!
La fleur s'épanouira une autre année.
Ne pleure pas! oh ne pleure pas davantage?
Les bourgeons naissants sommeillent dans le cœur blanchissant de la racine.
Sèche tes yeux! oh sèche tes yeux!
On m'a appris en Paradis
A calmer mon cœur avec des mélodies—
Ne verse pas de larme.

Au-dessus de ta tête! Regarde au-dessus?
Parmi les fleurs blanches et roses—
Regarde en haut, en haut. Voilà que je voltige
Sur cette branche de rougissante grenade!
Vois moi! C'est ce croissant d'argent
Qui guérit toujours la souffrance de l'homme bon.
Ne verse pas de larme! oh n'en verse pas!
La fleur s'épanouira une autre année.
[Pg 175]Adieu, adieu!—Je m'envole, adieu!
Je m'évapore dans le bleu du ciel—
Adieu! adieu!

II

Ah! malheur à moi! pauvre être ailé d'Argent!
Il me faut chanter la mélopée funèbre de ta dame,
Et sa mort en ce féerique séjour de printemps,
De mélodie, de ruisseau aux rives fleuries,—
Pauvre être ailé d'Argent! ah! malheur à moi!
Il me faut voir
Les fleurs de neige sur le drap funèbre de ta dame!
Va gentil page, à son oreille
Murmure que l'heure est proche.

Doucement dis lui de ne pas redouter
Une sépulture si paisible et si favonienne![1]
Va gentil page! et dis lui tout bas,—
Les fleurs sont suspendues par un charme passager,
Elles tomberont avant que l'étoile cligne trois fois
Sur ses yeux clos,

Qui maintenant versent en vain leurs dernières larmes
En quittant la douce vie et ses verdoyants bocages,—
Fastueux don de l'Esprit des Sphères,—
Hélas! Pauvre Reine!

[1] Exposée aux vents d'Ouest: si saine.


[Pg 176] 

ODE A L'AUTOMNE

I

Saison de brume et de féconde abondance,
Proche parente du soleil qui dore;
Contribuant avec lui à charger et à combler
De fruits les vignes qui courent le long des toits de chaume;
A courber sous le poids des pommes les arbres moussus du cottage,
A mûrir jusqu'au cœur tous les fruits;
A grossir les courges, à gonfler les coques des noisettes
D'un succulent noyau; à faire bourgeonner davantage
Et davantage encore, les dernières fleurs pour les abeilles,
Au point de leur faire croire que les jours chauds ne cesseront jamais,
Tant l'Eté a rempli jusqu'au bord leurs visqueuses alvéoles.

[Pg 177]II

Qui ne t'a pas vue souvent parmi tes récoltes?
Parfois qui cherche au dehors peut te trouver
Assise nonchalamment sur le plancher d'un grenier,
Les cheveux mollement soulevés par le souffle du van:
Ou sur un sillon à moitié moissonné profondément assoupie,
Engourdie par l'exhalaison des pavots, tandis que ta faucille,
Epargne l'andain le plus proche et, toutes ses fleurs entrelacées:
Et parfois, comme une glaneuse tu restes
La tête chargée, bien droite, en franchissant un ruisseau;
Ou près d'un pressoir à cidre, d'un patient regard
Tu surveilles les dernières cuvées, heure par heure.

III

Où sont les chants du printemps? Hélas, où sont-ils?
N'y pense plus, tu as ton harmonie aussi—
Pendant que les nuages striés teintent le déclin graduel du jour
Et colorant d'une nuance rose le chaume des plaines;
[Pg 178]Alors, en un chœur plaintif, les petits moucherons zézaient
Autour des saules du fleuve, remontant dans l'atmosphère
Ou redescendant, suivant que la brise légère s'élève ou meurt;
Et les agneaux déjà grands bêlent haut parqués sur le coteau,
Les grillons des haies chantent; à son tour en trilles mélodieux
Le rouge-gorge siffle d'un jardin enclos;
Et les hirondelles se rassemblant gazouillent dans les cieux.

Automne 1819.


[Pg 179] 

SONNET

La journée a disparu, disparues sont toutes ses douceurs!
Voix suave, lèvres suaves, douce main et sein plus doux encore,
Souffle chaud, léger soupir, tendre murmure,
Yeux brillants, forme accomplie et taille langoureuse!
Effacée est la fleur et tous ses charmants bourgeons,
Effacée la vue de la beauté hors de mes regards,
Effacée la forme de la beauté hors de mes bras,
Evaporés la voix, la chaleur, la blancheur, le paradis.—
Tout s'est évanoui prématurément au crépuscule,
Lorsque sombre le jour de fête—ou que la nuit de fête
De l'Amour sous les rideaux parfumés, commence à tisser
La trame d'épaisses ténèbres, qui cache ses délices;
Mais comme tout le long du jour j'ai lu le Missel de l'Amour,
Il me laissera dormir, voyant que je jeûne et que je prie.

1819.


[Pg 180] 

A FANNY

J'implore votre merci—pitié—amour!—oui, l'amour!
L'amour miséricordieux qui n'excite pas les désirs,
Qui n'a qu'une pensée, ne vagabonde jamais, l'amour sincère,
Sans masque, et quand il se montre—sans aucune tache!
Oh! que tout cela soit à moi,—tout—soit mien!
Cette forme, cette beauté, cette douce, cette légère marque
D'amour, votre baiser,—ces mains, ces yeux divins.
Ce sein brûlant, éclatant de blancheur, prometteur de mille plaisirs,—
Vous même—votre âme—par pitié donnez-moi tout.
Ne me refusez pas un atome d'atome, ou je meurs,
Ou, si je vis, peut-être, votre esclave infortuné
Oubliera, plongé dans une langoureuse détresse,
Le but de son existence—le palais de mon esprit
Perdant son goût, et mon ambition aveugle!

1819.


[Pg 181] 

SON DERNIER SONNET

Ecrit sur un exemplaire des Poèmes de Shakespeare donné à Severn quelques jours avant.

 

Astre brillant! puissé-je, immobile comme tu l'es—
Non pas, resplendir à l'écart suspendu dans la nuit,
Et surveiller, les paupières éternellement redressées,
Tel un forçat de la Nature, Ermite sans sommeil,
Les eaux mouvantes, dans leur tâche lustrale,
Purifiant de leur ablution les rivages des hommes,
Ou contempler le masque floconneux, que, fraîchement tombée,
La neige impose aux montagnes et aux bruyères,—
Non,—mais, puissé-je, toujours immobile, toujours immuable,
Posséder comme oreiller le sein mûrissant de ma bien aimée,
Pour le sentir à jamais doucement se soulever puis s'abaisser,
[Pg 182]Eveillé à jamais en une délicieuse insomnie,
Pour entendre encore, et encore, sa tendre respiration,
Et vivre ainsi toujours—ou sinon m'évanouir dans la mort![1]

1820.

[1] Autre texte:

«A moitié apaisé, ainsi m'évanouir dans la mort!»


[Pg 183] 

POÈMES

[Pg 184] 

[Pg 185] 

SOMMEIL ET POÉSIE

Quoi de plus suave que la brise estivale?
Quoi de plus charmeur que le subtil ronronnement
Qui se pose une seconde sur une fleur épanouie,
Et bourdonne gaiement de bocage en bocage?
Quoi de plus paisible qu'une rose musquée fleurissant
Dans une île verdoyante complètement ignorée des hommes?
De plus salubre que les vallées ombreuses?
De plus mystérieux qu'un nid de rossignols?
De plus serein que la contenance de Cordélia?
De plus fertile en visions qu'une fière épopée?
C'est toi, Sommeil, qui clos délicatement nos yeux!
Qui fredonnes à voix basse de tendres berceuses!
Qui voltiges léger autour de nos moelleux oreillers!
Qui entrelaces les bourgeons de pavots, et les saules pleureurs!
Qui silencieusement emmêles les cheveux d'une beauté!
Le plus fortuné des écouteurs! lorsque le matin te bénit
[Pg 186]D'avoir donné la vie à tous les yeux en joie
Dont l'éclat sourit à l'aurore nouvelle.

Mais qu'y a-t-il de plus élevé que toi par delà la pensée?
Plus frais que les fruits de l'arbre de la montagne?
Plus étrange, plus beau, plus suave, plus royal
Que les ailes du cygne, que les colombes, les aigles à peine entrevus?
Qu'est-ce? Et à quoi la comparerai-je?
Elle a une auréole, et rien d'autre ne peut l'égaler:
La pensée en est haute, et douce, et sacrée,
Elle chasse toute folie, toute frivolité;
Survenant parfois comme de redoutables coups de tonnerre,
Ou de sourds grondements des régions souterraines;
Et parfois comme un gentil chuchotement
De tous les secrets de quelqu'étonnante chose
Dont le souffle nous enveloppe dans l'atmosphère vide;
De sorte que nous jetons autour de nous des regards curieux,
Peut-être pourvoir des formes de lumière, des peintures aériennes,
Et saisir les flottantes harmonies d'une hymne faiblement perceptible;
Pour voir, suspendue dans les cieux, la couronne de lauriers
Qui doit couronner nos noms lorsque nous serons morts.
Parfois cela prête une magnificence à la voix,
Et du fond du cœur retentit: réjouis-toi! réjouis-toi!
[Pg 187]Paroles qui montent jusqu'au Créateur de toutes choses.
Puis s'évanouissent au loin en d'ardents murmures.

Celui qui a contemplé une fois le soleil dans sa gloire
Et les nués du ciel, et senti son cœur purifié
Par la présence du Souverain Maître, celui-là seul saura
Ce que je veux dire et sentira son être s'embraser:
Donc je n'insulterai pas son esprit
En disant ce qu'il voit par don de naissance.

O Poésie! c'est pour toi que je tiens ma plume
Moi qui ne suis pas encore un glorieux citoyen
De ton vaste Empyrée. M'agenouillerais-je plutôt
Sur quelque pic montagneux jusqu'à ce que je sente
Une réchauffante splendeur rayonner autour de moi,
Et renverrais-je l'écho de ta propre voix?
O Poésie! c'est pour toi que je saisis ma plume
Moi qui ne suis pas encore un glorieux citoyen
De ton vaste Empyrée; pourtant exauce mon ardente prière,
Que de ton sanctuaire me parvienne un air limpide,
Imprégné, pour m'intoxiquer, des effluves
De fleurissantes baies, qui me fassent mourir
De volupté, et que mon jeune esprit suive
Les premières lueurs matinales vers le Grand Apollon
Comme une victime sans tache; ou si je peux supporter
Les accablantes ivresses, elles me suggéreront les féeriques
Visions de tous les espaces: un recoin ombragé
[Pg 188]Sera mon élysée—un livre éternel
D'après lequel je copierai maintes chansons exquises
Sur les feuilles et les fleurs—sur les jeux
Des nymphes dans les bois et les sources; et l'ombre,
Sentinelle silencieuse auprès d'une vierge endormie;
Et maintes poésies d'une si étrange inspiration
Que nous nous demanderons toujours où et comment
Elles naquirent. Des fantaisies aussi planeront
Autour de mon foyer et peut-être y découvriront
Des horizons de solennelle beauté, là où j'ai erré
Dans un bienheureux silence, comme le ruisseau vagabond
Qui franchit la vallée déserte, où j'ai trouvé soit un lieu
D'ombre majestueuse, soit une grotte enchantée,
Soit une colline verdoyante couverte d'une parure diaprée
De fleurs, où intimidé par tant de charmes
J'ai écrit sur mes tablettes tout ce que me permettait
Notre sensibilité humaine, tout ce qui s'accordait avec elle.
Alors j'avais embrassé les événements de ce vaste monde
Comme un géant robuste, et mon esprit fut en travail
Jusqu'à ce qu'il pût avec orgueil constater à ses épaules
Des ailes qui l'emporteraient vers l'immortalité.

Arrête-toi et réfléchis! la vie n'est qu'un jour;
Une fragile goutte de rosée dans sa périlleuse descente
Du sommet d'un arbre; le sommeil d'un misérable Peau-Rouge
[Pg 189]Tandis que sa pirogue se précipite vers les monstrueux tourbillons
De Montmorenci. Pourquoi gémir si tristement?
La vie est l'espoir de la rose non encore épanouie;
La lecture d'un conte qui change éternellement;
Le léger soulèvement du voile d'une vierge;
Un pigeon tournoyant dans l'air transparent de l'été;
Un écolier rieur, sans crainte ni souci
A cheval sur les branches souples d'un orme.

Oh! pour dix ans, que je puisse m'abîmer
Dans la poésie; que je puisse accomplir l'œuvre
Que mon âme s'est imposée.
Alors je traverserai les campagnes que j'aperçois
En longue perspective, et sans me rassasier
Je m'abreuverai à leurs sources pures. Je parcourrai d'abord le royaume
De Flora et du vieux Pan; je dormirai sur l'herbe,
Me nourrirai de pommes rouges et de fraises,
Et choisirai chaque plaisir que percevra ma fantaisie;
Je surprendrai les nymphes aux blanches mains dans les sites ombreux
Pour mendier les doux baisers de leurs faces détournées—
Jouer avec leurs doigts, faire courir sur leurs blanches épaules
Un délicieux frisson avec une morsure
Aussi dure que les lèvres la peuvent donner: jusqu'à ce que je sois agréé,
[Pg 190]Nous lirons un aimable conte de la vie humaine.
Une nymphe enseignera à une colombe apprivoisée comment elle pourra
Le mieux m'éventer gentiment tandis que je dors;
Une autre se courbant dans sa démarche preste,
Couvrira sa tête d'une verte écharpe flottante,
En même temps qu'elle dansera avec une grâce toujours nouvelle
Souriant aux arbres et aux fleurs:
Une autre m'excitera toujours et toujours
Avec des fleurs d'amandiers et la capiteuse cannelle,
Jusqu'à ce qu'au sein du monde feuillu
Nous reposions en silence, comme deux gemmes enroulées
Dans les replis d'une écaille de perle.
Pourrai-je jamais dire adieu à ces joies?

Oui, je dois les laisser de côté pour une vie plus noble,
Où je puisse trouver les agonies, les luttes
Des cœurs humains: car Io! je discerne au loin
Fendant les espaces bleus et escarpés, un char
Et ses coursiers aux crinières en désordre—le conducteur
Surveille les vents avec une glorieuse anxiété:
Et voilà que leurs nombreux piétinements tremblent légèrement
Le long de l'arête d'une énorme nuée, voilà qu'avec rapidité
Ils descendent en tournoyant dans des cieux plus frais
[Pg 191]Tout frangés de l'argent reflété par les yeux brillants du soleil.
Ils glissent de plus en plus bas en vaste tourbillon;
Et maintenant je les aperçois sur les flancs d'une verte colline
Dans un bienfaisant repos, parmi les tiges inclinées.
Le conducteur, avec de merveilleux gestes, s'adresse
Aux arbres et aux montagnes; là bientôt apparaissent
Des formes de joie, de mystère, de crainte
Qui passent devant l'ombre
Projetée par de puissants chênes; comme si elles poursuivaient
Quelque mélodie sans cesse fuyante, ainsi elles balaient l'air.
Io! comme elles murmurent, rient, sourient et pleurent:
Les unes, la main levée et la bouche sévère;
D'autres, la figure couverte jusqu'aux oreilles
Par leurs bras croisés; les unes épanouies en jeune floraison
Vont allègres et souriantes à travers le sombre espace,
D'autres regardent derrière, d'autres au-dessus d'elles;
Oui, des milliers, de mille façons différentes
Volent en avant—tantôt c'est un gracieux feston de jeunes filles
Qui dansent les cheveux luisants, les boucles emmêlées;
Tantôt ce sont de larges ailes. Très ému et très attentif
Celui qui dirige ses coursiers est penché en avant
Et semble écouter: Oh! puissé-je savoir
[Pg 192]Tout ce qu'il écrit avec une telle hâte, avec une telle ferveur.

Les visions se sont toutes envolées—le char a fui
Dans le ciel transparent, et à leur place
Un sens des choses de la vie me pénètre doublement intense,
Et, comme un torrent fangeux, entraînerait
Mon âme vers le néant; mais je lutterai
Contre tous les doutes, et conserverai vivace
Le souvenir de ce même char et de l'étrange
Chemin qu'il parcourut.

A-t-elle si peu de champ
La force de l'humanité de notre époque, que la haute
Imagination ne peut y voler en liberté
Comme c'était jadis son habitude? préparer ses coursiers,
Les lancer contre la lumière et perpétrer d'étranges exploits
Au-dessus des nuages? Ne nous a-t-elle pas tout dévoilé?
Depuis le limpide espace de l'éther, jusqu'au léger
Souffle des nouveaux bourgeons s'entr'ouvrant? depuis la signification
Des larges sourcils de Jupiter, jusqu'à la tendre verdure
Des prairies en Avril? Ici son autel resplendissait
Dans cette île même; et qui pourrait égaler
Le chœur fervent qui éleva un bruissement
D'harmonie, jusqu'aux sommets où il balancera sans fin
Sa puissante essence de sons tourbillonnants,
[Pg 193]Vaste comme une planète et comme elle virant
Eternellement au milieu d'un vide vertigineux?
Ah! dans ces jours les Muses étaient ardemment caressées
Et honorées; il n'y avait alors pas d'autre souci
Que de chanter et de lisser leurs onduleuses chevelures.
Serait-il possible d'oublier tout cela? Oui, un schisme
Entretenu par la frivolité et la barbarie
Fut cause que le grand Apollon rougit pour son pays.
Ceux-là étaient considérés comme sages qui étaient incapables de comprendre
Ses gloires; avec la faiblesse d'un enfant piailleur
Ils se balancèrent sur un cheval à bascule
Croyant enfourcher Pégase. O âmes impitoyables!
Les vents du ciel soufflaient, l'Océan roulait
Ses vagues rassemblées en un élan—vous ne l'avez pas senti. L'azur
Découvrait son sein éternel, et la rosée
Des nuits d'été se condensait toujours pour rendre
Le matin précieux: c'était l'éveil de la beauté!
Pourquoi, vous, n'étiez-vous pas éveillées? Mais vous étiez mortes
Aux choses que vous ne connaissiez pas,—vous étiez étroitement
Liées à des lois surannées que nous imposaient de pitoyables règles
Et de mesquines limitations: de sorte que vous appreniez à une troupe
[Pg 194]De butors à polir, à marqueter, à rogner, à ajuster,
Jusqu'à ce que, semblables à certaines baguettes de l'esprit de Jacob,
Leurs vers se fussent taillés. Aisée était la tâche:
Un millier d'artisans portaient le masque
De poètes. Race déshéritée! Race impie!
Qui blasphémait le brillant lyrique
Et qui ne s'en apercevait pas,—non, ils marchaient
Brandissant un misérable étendard décrépit
Sur lequel étaient inscrites les plus falotes devises et en grands caractères
Le nom d'un certain Boileau!

O vous dont l'office
Est de planer au-dessus de nos plaisantes collines!
Dont la majestueuse réunion comble tellement
Mon humble[1] vénération que je n'ose inscrire
Vos noms consacrés à cette place profane,
Si près de cette vile populace: leurs hontes
Ne vous ont-elles pas épouvantés? Les lamentations de notre vieille Tamise
Vous ont-elles enchantés? Ne vous êtes-vous jamais groupés
Sur les bords du délicieux Avon, en répandant de lugubres
Larmes? Ou avez-vous complètement dit adieu
Aux contrées où plus jamais n'a crû le laurier?
Ou demeuriez-vous pour souhaiter la bienvenue
[Pg 195]A quelques esprits solitaires qui pouvaient fièrement chanter
La perte de leur jeunesse et mourir? C'était précisément ainsi
Mais éloignons de notre pensée ces époques malheureuses:
Maintenant nous voilà dans une saison plus favorable; vous avez soufflé
De riches bénédictions sur nos têtes; vous avez tressé
De fraîches guirlandes; car de douces mélodies furent entendues
En maints endroits;—quelques-unes ont été tirées
De leur demeure cristalline au fond d'un lac,
Par le bec d'ébène d'un cygne; d'un épais fourré
Nichées et tranquilles en une paisible vallée
D'autres s'égrènent en notes de pipeaux; de belles harmonies flottent en désordre
Sur la terre: heureux vous êtes et contents.

Comment douter de tout cela? oui, c'est certain,
La puissance du chant nous a dotés d'étranges tonnerres,
Des tonnerres mélangés avec ce qui est doux et fort,
Issus de la majesté. Mais, pour être juste, les thèmes
Sont d'informes monstres, les Poètes eux-mêmes sont des Polyphèmes
Qui perturbent le grand Océan. C'est une ondée inépuisable
De lumière que la poésie; c'est le pouvoir suprême;
[Pg 196]C'est une puissance sommeillant à demi, sur son propre bras droit.
Le plissement de ses sourcils arqués suffit pour forcer
A obéir des milliers de serviteurs empressés,
Et toujours elle commande avec le froncement le plus indulgent.
Mais la force seule, quoique née des Muses,
Est comme un ange déchu: arbres arrachés,
Obscurité, larves, suaires et sépulcres
Font ses délices; elle est alimentée par les bardanes
Et les ronces de la vie; oubliant le véritable but
De la poésie: qu'elle doit être une amie
Qui allège les soucis et élève les pensées de l'homme.

Oui, je me réjouis: un myrthe comme il n'en est
Jamais poussé à Paphos, au milieu des broussailles amères
Dresse dans l'air sa douce tête, et emplit
Un espace silencieux d'une verdure sans cesse bourgeonnante.
Les oiseaux les plus amoureux y trouvent un plaisant abri,
Se glissent sous son ombrage avec de gracieux battements d'ailes,
Picotent les calices des fleurettes et chantent.
Dégageons-le donc des ronces qui l'étouffent
En enserrant son noble tronc; que les jeunes faons
Mis bas plus tard, quand nous sommes partis,
Trouvent en dessous un gazon frais, recouvert
De simples fleurs; que là ne soit rien
De plus violent que le genou fléchi d'un amant;
[Pg 197]Rien de plus cruel que le regard placide
D'un lecteur penché sur un livre fermé,
Rien de plus agité que les pentes herbeuses
Entre deux collines. Salut au délicieux espoir!
Comme elle en avait l'habitude, l'imagination
Se sera égarée dans les plus charmants labyrinthes,
Et ils seront proclamés poètes rois
Ceux qui simplement disent les choses les plus touchantes pour le cœur.
O que ces joies soient mûres avant que je meure!

Ne dira-t-on pas que j'ai présomptueusement
Parlé? que devant une disgrâce précipitée
Il eut été bien préférable de voiler ma face insensée?
Qu'une enfance geignarde devrait s'incliner respectueusement
Plutôt que la redoutable foudre ne l'atteigne? Comment!
Si je me cache, ce sera sûrement
Dans le temple même, la lumière de la Poésie:
Si je succombe, au moins je serai porté
Sous l'ombre silencieuse d'un peuplier
Et sur moi l'herbe tendre sera tondue;
Et là on sculptera une image aimable de moi.
Cependant, arrière! Découragement! misérable fléau!
Ils ne devraient pas te connaître ceux qui dans leur soif d'atteindre
Un noble but, ont soif à chaque heure.
Quoique je ne sois pas riche des dons
D'une sagesse bien ample; quoique je ne connaisse pas
[Pg 198]Les artifices des vents puissante qui soufflent
Çà et là toutes les pensées changeantes
Des mortels; quoique aucune grande raison directrice n'éclaire
Les noirs mystères des âmes humaines
D'une conception nette: pourtant toujours se dévoile
Une vaste idée devant moi, et j'en déduis
Ma liberté; c'est de là aussi que j'ai aperçu
La fin et le but de la Poésie. C'est évident
Comme la chose la plus vraie, comme l'année
Est composée de quatre saisons—manifeste
Comme une large croix, comme le clocher de quelque vieille cathédrale,
Qui s'élève vers la blancheur des nuages. Dussé-je donc
N'être que la quintessence de la laideur,
Un lâche, dûssent mes yeux se fermer
Lorsque j'exprime bien haut ce que j'ai osé penser!
Ah! que plutôt je sois un fou se précipitant
Dans quelque gouffre! que le brûlant soleil
Fonde mes ailes de Dédale et me fasse tomber
Convulsé et la tête la première! Arrête! un intime remords
De conscience m'ordonne plus de calme pendant un instant.
Un océan obscur, parsemé de nombreuses îles,
S'étend majestueux devant moi. Combien de labeur!
Combien de jours! Quel tumulte désespéré!
Avant que j'aie pu explorer son immensité.
Ah! quelle tâche! les genoux infléchis
[Pg 199]Je pourrais renier mes paroles—non, impossible!
Impossible!

Pour prendre un doux repos, je demeurerai
Sur de plus humbles pensées et laisserai cet étrange essai
Qui a débuté dans la grâce se terminer de même.
Aussi bien, maintenant toute inquiétude s'évanouit dans mon cœur:
Je me tourne plein de reconnaissance vers les aides amicales
Qui m'aplanissent le sentier de l'honneur: fraternité
Et amitié, qu'entretient une bienveillance réciproque.
La cordiale étreinte qui inspire un aimable sonnet
A votre cerveau avant qu'on ait eu le temps d'y songer;
Le silence lorsque quelques rimes vous viennent;
Et quand elles sont venues, qu'elles se ruent en joyeuse cohue:
Voilà le message assuré pour le lendemain.
Peut-être est-ce aussi bien que si on tirait
Quelque précieux livre de sa confortable retraite
Pour se grouper autour la prochaine fois que nous nous rencontrerons.
A peine puis-je écrire d'une façon continue; de délicieuses mélodies
Voltigent à travers la chambre comme des couples de colombes;
Beaucoup de joies rappellent cet heureux jour
Où pour la première fois mes sens ont saisi leur tendre chute.
[Pg 200]Et avec ces mélodies apparurent des formes d'élégance,
Epaules inclinées sur un cheval fringant,
Insouciantes, élancées—doigts délicats et potelés
Partageant de luxuriantes boucles; et le prompt élan
De Bacchus hors de son char, lorsque ses yeux
Firent rougir les joues d'Ariadne.
C'est ainsi que je me rappelle tout le plaisant enivrement
Des mots en ouvrant un portefeuille.

Des signes semblables sont toujours précurseurs
D'une suite d'images pacifiques: les mouvements
D'un cou de cygne entrevu parmi les joncs;
Une linotte tressaillant au milieu des buissons;
Un papillon, les ailes dorées grandes ouvertes,
Niché sur une rose, convulsé comme s'il souffrait
D'un excès de plaisir beaucoup, beaucoup plus,
Pourrais-je me complaire à étaler tout mon stock
De jouissances: mais je ne dois pas oublier
Le sommeil, calme avec sa couronne de pavots:
Car ce qu'il peut y avoir de valeur dans ces rimes
Je le lui dois en partie; ainsi les accents
Des voix amicales avaient juste cédé la place
A un si doux silence, lorsque je commençai à décrire
Le charme de la journée, à l'aise sur un divan.
C'était la demeure d'un poète qui conserve la clé
Du temple du plaisir. Tout autour étaient appendus
Les glorieux traits des bardes qui chantèrent
Dans les autres âges—bustes austères et sacrés
Se souriant l'un à l'autre. Heureux qui confie
[Pg 201]A un Avenir serein sa renommée chérie!
Alors il y avait des faunes et des satyres s'efforçant
D'atteindre des pommes gonflées, avec des bonds joyeux
Et des doigts avides, parmi les touffes succulentes
Des feuilles de vigne. Là s'élevait à la vue un temple
De marbre veiné, vers lequel une troupe
De nymphes s'avançait noblement sur le gazon:
L'une, la plus séduisante, étend sa main droite
Vers l'éblouissant lever du soleil; deux sœurs adorables
Inclinent leurs gracieuses figures jusqu'à se rencontrer
Au-dessus des gambades d'un petit enfant;
D'autres écartent curieusement l'agreste
Et pénétrante liquidité du chalumeau trempé de buée.
Regardez! voici un autre tableau: des Nymphes essuient
Avec soin les membres rosés de Diane;
La bordure d'un pré pareil à un manteau de verdure s'avance dans l'eau
Et s'y baigne; elle suit mollement le mouvement
De l'onde cristalline qui la supporte. De même l'océan
Soulève en un lent gonflement sa large surface par dessus
Les grèves rocheuses, et balance chaque fois
Les dociles broussailles, qui sans être détruites par l'écume
Ressentent toute la puissance des vagues, leur demeure.
La pensive tête de Sapho était là souriante à demi
Sans cause; comme si justement le sérieux froncement
Causé par la réflexion avait en ce moment quitté
Son front et l'avait laissée seule.
[Pg 202]Alfred-le-Grand aussi, les yeux inquiets, pleins de pitié,
Comme s'il écoutait éternellement les soupirs
Du monde affolé; et Kociusko torturé
D'horribles souffrances—terriblement désolé.

Pétrarque, émergeant de l'ombre verdoyante
Tressaille à la vue de Laure sans pouvoir détacher
Ses yeux du visage aimé. Heureux sont-ils!
Car au-dessus d'eux on distinguait un libre déploiement
D'ailes étendues entre lesquelles brillait
La figure de la Poésie: du haut de son trône
Elle regardait des choses que je pourrais à peine citer.
Le véritable sens de l'état dans lequel je me trouvais pourrait bien
Tenir le Sommeil éloigné; mais en plus vinrent alors
Pensées sur pensées qui nourrirent la flamme
Dans mon sein, de sorte que la lumière matinale
Me surprit justement après une nuit d'insomnie;
Et je me levai réconforté, satisfait, gai,
Résolu de commencer ce jour même
Ces lignes; et de quelque façon qu'elles soient venues,
Je les laisse comme fait un père pour son fils.

1819.

[1] Littéralement: limitée, bornée.


[Pg 203] 

ENDYMION[1]

Dédié à la mémoire de Thomas Chatterton.

 

LIVRE PREMIER

—Une chose de beauté est une joie éternelle;
Son charme s'accroît; jamais elle ne
Rentrera dans le néant; toujours au contraire elle nous assurera
Une retraite paisible, un sommeil
Plein de doux rêves, la santé, une respiration égale.
Aussi, chaque matin, tressons-nous
Une guirlande de fleurs qui nous enchaîne sur la terre,
[Pg 204]En dépit du découragement, de l'inhumaine disette
De nobles créatures, des jours tristes,
De toutes les routes pestilentielles et enténébrées
S'ouvrant à nos recherches: oui, en dépit de tout,
Une forme quelconque de beauté rejette le crêpe
Loin de nos esprits assombris. Tels le soleil, la lune,
Les arbres vieux et jeunes, qui prodiguent leur ombre bienfaisante
Pour une simple brebis; tels les narcisses
Dans leur séjour verdoyant; et les clairs ruisseaux
Que défendent les buissons rafraîchissants
Contre la saison chaude; la fougère au cœur de la forêt,
Richement tachetée comme de belles roses mousses:
Telle aussi la grandeur des jugements
Que nous avons portés sur nos morts illustres;
Tous les contes délicieux que nous avons lus ou entendus:
Fontaine inépuisable nous dispensant un immortel
Breuvage dont la source est au ciel.

Et nous n'éprouvons pas simplement ces sensations
Pour une heure rapide; non, de même que les arbres
Bruissant autour d'un temple deviennent bientôt
Aussi vénérés que le temple lui-même, de même fait la lune,
La passion pour la poésie, gloires infinies, qui
Nous hantent jusqu'à ce qu'elles deviennent une lueur consolatrice
[Pg 205]S'insinuant dans nos âmes, et se liant si intimement à nous,
Que, brillantes ou sombres,
Toujours elles devront demeurer en nous, sinon nous mourrons.

—C'est donc avec une allégresse infinie que je
Retracerai l'histoire d'Endymion.
La musique même du nom a pénétré
Dans mon être, et chaque riante scène
Surgit devant moi aussi fraîche que la verdure
De nos propres vallées: aussi vais-je commencer
Maintenant que je n'entends pas le vacarme de la ville,
Maintenant que les premiers bourgeons viennent d'éclore,
Et se répandent en couleurs de la nuance la plus tendre
A travers la vieille forêt; pendant que le saule traîne
Jusqu'à terre ses fines branches; et que la laitière
Rentre chez elle, le seau plein de lait. Et, tandis que l'année
Gonfle les tiges d'un suc abondant, je gouvernerai doucement
Mon petit esquif, pendant maintes heures calmes,
Au fil de l'eau coulant dans la profondeur des frais bocages.
Plus d'un vers j'espère écrire,
Avant que les blanches pâquerettes cerclées de vermillon,
[Pg 206]Soient cachées sous l'épaisseur de l'herbe. Avant aussi que les abeilles
Bourdonnent autour des trèfles globulaires et des pois de senteur,
Je devrai avoir conté la moitié de mon récit.
Oh! puisse aucune saison d'hiver, chenue et dépouillée.
Ne la trouver à demi-terminée: mais que le fier Automne
Qui teinte d'or mat la nature entière
Soit l'époque où j'écrirai la fin.
Et maintenant, d'un cœur aventureux, je fais voler
Ma pensée en héraut à travers le désert:
Que les trompettes sonnent, qu'aussitôt
Ma route incertaine se pare de verdure, pour que je puisse rapidement
Avancer sans encombre, foulant fleurs et ronces!

Sur les flancs du Latmos s'étendait
Une puissante forêt, tant la terre humide nourrissait
Plantureusement les racines cachées et les transformait
En branches retombantes et en fruits précieux.
Là se trouvaient d'épais ombrages sequestrés dans les profondeurs
Où jamais l'homme ne pénétrait; et si hors de la garde du berger
Un agneau s'égarait au loin dans les bas-fonds de ces gorges retirées,
Jamais plus il ne revoyait les parcs hospitaliers
Dans lesquels ses frères, bêlant de contentement,
[Pg 207]Sur le sommet des collines rentraient à chaque tombée de la nuit.
Parmi les bergers c'était une croyance
Qu'aucun agneau laineux qui se séparait ainsi
De sa blanche famille, ne passait sans être épargné
Par le loup affamé ou le léopard au regard scrutateur
Avant d'atteindre quelque plaine inviolée,
Où se nourrissaient les troupeaux de Pan: toujours grands étaient les gains
De celui qui perdait un agneau ainsi. De nombreux sentiers
Serpentaient à travers les glorieuses fougères et les joncs des marais
Et les bancs de lierre; tous conduisaient agréablement
A une vaste clairière d'où on pouvait voir
Des troncs se pressant alentour entre les ondulations
Du gazon et les branches inclinées: qui pourrait dépeindre
La fraîcheur de la voûte céleste en cet endroit,
Sur laquelle se découpaient les cimes sombres des arbres? Une colombe
Se serait plu à la sillonner fréquemment de ses ailes, et souvent aussi
Un nuage léger en aurait traversé le bleu.

Au centre même de ce site radieux
S'érigeait un autel de marbre, orné d'un feston
De fleurs nouvellement écloses; et la rosée
Avec une féérique fantaisie avait jonché
[Pg 208]De marguerites, la veille au soir, la pelouse sacrée
Ainsi parée pour recevoir solennellement la lumière de l'aube.
Car c'était le matin: du haut du ciel le feu d'Apollon
Transformait chaque nuage de l'Orient en bûcher argenté
D'un éclat si transparent que, là,
Une âme mélancolique aurait pu gagner
L'oubli, et dissoudre sa fine essence
Dans le vent; la senteur humide de l'églantine
Tempérait l'ardeur de ce soleil si caressant;
L'alouette était perdue en lui; les froides sources couraient
Chauffer sur le gazon leurs bouillonnements glacés;
Des voix d'hommes vibraient sur les montagnes; enfin
Décuplées étaient les pulsations de la masse vivante de la nature et de ses merveilles
A sentir ce lever de soleil et ses gloires antiques.


[Arrive le cortège des bergers qui célèbrent la fête de Pan.]

En avant dansaient de jeunes vierges montrant le chemin,
Répétant les refrains des chansons pastorales;
Chacune avait au front une couronne de rameaux
De la couleur tendre d'Avril: tout près, en ordre,
Une troupe de bergers, la figure brunie
Tels qu'on les voit dans les récits d'Arcadie;
[Pg 209]Ou tels ceux qui s'asseyaient autour du pipeau d'Apollon
Lorsque ce grand Dieu, sur la terre chargée de moissons,
Oubliant sa divinité, épanchait son âme
En musique, à travers les vallées Thessaliennes:
Les uns traînaient indolemment leurs houlettes sur le gazon,
Et d'autres tiraient des sons perçants ou veloutés
De leurs flûtes d'ébène: immédiatement après eux
Sortant des profondeurs de la forêt,
Un vénérable prêtre suffisamment replet
Attirait les regards par sa solennité: ses yeux sans cesse
Demeuraient attachés sur l'herbe du sol,
Que derrière lui courbait la traîne de sa robe sacrée.
Dans sa main droite se balançait un vase, d'un ton laiteux,
Rempli de vin mélangé, lançant de généreuses lueurs:
Et de sa gauche il tenait un panier plein
De toutes les herbes parfumées que le regard peut découvrir:
Le thym sauvage, le muguet plus blanc encore
Que l'amant de Léda, et le cresson du ruisseau.
Sa tête blanchie, ornée d'une guirlande de hêtre,
Semblait un dôme de lierre enserré
Par le froid hivernal. Puis venait une autre troupe
De bergers qui faisaient retentir alternativement
Les couplets de la chanson. Après eux apparut,
Suivi par la foule qui élevait
[Pg 210]Sa voix jusqu'aux nuages, un char finement sculpté
Et roulant si mollement qu'à peine entravait-il
La liberté de trois coursiers tachetés de brun:
Celui qui les conduit semble jouir d'un grand renom
Parmi la multitude. Sa jeunesse est en plein épanouissement,
Tel Ganymède ayant atteint l'âge viril;
Et pour ces temps primitifs, son costume était
Celui d'un chef: sur sa poitrine, à demi-nue,
Etait pendu un cor d'argent, et entre
Ses genoux nerveux il maintenait un épieu acéré.
Un sourire animait son visage; il semblait,
Pour le commun des mortels, rêver
Du repos divin dans les champs Elyséens:
Mais de plus avisés pouvaient discerner
Un trouble secret au frémissement de sa lèvre inférieure,
Et remarquer que parfois les rênes glissaient
De ses mains oublieuses; alors ils auraient soupiré
En songeant aux feuilles jaunies, au cri du hibou
Et aux bûches entassées pour le sacrifice. Hélas!
O notre Endymion, pourquoi ta jeunesse dépérit-elle?

Bientôt l'assemblée, en cercle rangée,
Demeurait silencieuse autour de l'autel: le regard de chacun
Exprima soudain la vénération: les tendres mères
Firent taire leurs enfants; tandis que les joues
Rosées des vierges pâlirent légèrement de peur.
Endymion aussi, sans égal dans la forêt,
[Pg 211]Se tenait debout, blême, hâve, la figure empreinte de respect,
Au milieu de ses compagnons, les chasseurs de la montagne.
Au centre, le vénérable prêtre
Leur souriait à tous du plus grand au plus petit,
Et après avoir levé au ciel ses mains ridées
Il parla ainsi: «Hommes de Latmos! pasteurs
Auxquels échoit la garde de milliers de moutons:
Que vous descendiez des antres des rochers
Qui dominent vos montagnes; que vous veniez
Des vallées où le chalumeau retentit sans fin,
Ou des plaines luxuriantes, où la fraîcheur de la brise caresse
Délicatement la campanule bleue, où les genêts épineux
Prodiguent leurs boutons d'or; qui veillez vos précieux troupeaux
Paissant jusqu'à satiété sur les bords mêmes de la mer
Là où les roseaux harmonieux frissonnent aux tristes mélodies
Qu'en échos affaiblis chante la conque du vieux Triton.
Mères et épouses! qui chaque jour préparez
La besace et ce qu'il faut pour la montagne;
Et vous toutes, gentilles vierges qui nourrissez de lait
Les agneaux sans mère, et dans une mignonne coupe
Conservez le miel choisi pour votre jeune fiancé:
Oui, que chacun m'écoute! N'est-il pas vrai
Que tous nos vœux sont dus à notre grand Dieu Pan?
[Pg 212]Nos génisses mugissantes ne reluisent-elles pas plus que
Les champignons gonflés par la nuit? Nos vastes prairies
Ne sont-elles pas tachetées d'innombrables toisons? La pluie
Ne verdit-elle pas le gazon d'Avril? Aucun hurlement farouche
N'épouvante nos timides brebis; et nous avons toujours joui
De la grande faveur d'Endymion, notre maître.
La terre est heureuse et la joyeuse alouette lance
Sa chanson matinale à travers la fraîcheur du soleil,
Dont l'éclat rayonne sur nos pieuses cérémonies.»

Il dit, et sur l'autel il fit jaillir en spirale
Les doux parfums qui s'enflamment au feu sacré.
Bientôt il arrosa l'herbe grasse et assoiffée
Avec du vin en l'honneur du divin berger.
Et pendant que le sol buvait, pendant
Que les feuilles de laurier pétillaient, monceau odoriférant,
Que l'encens scintillait à travers
Le persil en cendres, et qu'une flamme brumeuse
Teintait l'Orient de fumée, alors un chœur chanta:

«O toi, dont le palais grandiose a pour toit
Des branches rongées par les ans, et de son ombre abrite
Les éternels murmures, les tristesses, naissance, vie et mort
De fleurs inconnues, et leur procure une paix immuable;
Toi qui te plais à voir les hamadryades réparer
[Pg 213]Le désordre de leurs tresses dans les taillis épais des coudriers;
Toi qui t'assieds pendant des heures solennelles, pour écouter
La plaintive mélodie des roseaux courbés par le vent—
Dans les sites désolés, où une chaude moiteur donne
Aux sapins siffleurs une étrange croissance;
Tu songes alors quelle mélancolie pesa sur toi
Lorsque tu perdis la belle Syrinx—entends-nous aujourd'hui,
Par le front de ta nymphe au teint de lait!
Par tous les dédales de sa fuite éperdue,
Entends-nous, ô divin Pan!

«O toi! Dieu de la douce quiétude, pour qui les tourterelles
Soupirent leurs duos passionnés parmi les myrtes,
Tandis qu'à la tombée du jour tu erres
Par les prés ensoleillés qui bordent la lisière
De ton domaine moussu: O toi, à qui
Les figuiers aux larges feuilles ont dès maintenant prédestiné
Leur récolte mûrissante; les abeilles ceinturées d'or
Leur miel blond; les prés de nos campagnes
Les plus somptueuses fleurs de fèves et les coquelicots des blés;
C'est pour toi que la linotte élève sa couvée
Et lui enseigne le chant; que les fraises aux tiges rampantes
[Pg 214]Gardent l'été leur fraîcheur; l'essaim des papillons
Ses ailes tachetées; que les tendres bourgeons du printemps
S'épanouissent.—Parais à notre prière!
Par la brise qui, sur les monts, incline les sapins,
O divin forestier!

«Vers toi, les faunes et les Satyres accourent
Pour te servir; soit qu'ils surprennent
En leurs gîtes les lièvres à moitié assoupis;
Soit qu'ils franchissent des précipices escarpés
Pour arracher les malheureux agneaux à la serre des aigles;
Ou que par un charme mystérieux ils fassent retrouver
Aux bergers égarés le chemin du logis;
Qu'ils s'ébattent à perdre haleine sur les rivages écumants
Et choisissent les coquillages aux formes bizarres
Pour que tu puisses les lancer dans les ondes des Naïades,
Puis, de ta cachette, t'en moquer lorsqu'elles montrent la tête;
Soit qu'ils t'égayent de leurs cabrioles fantasques
Pendant qu'ils se jettent réciproquement à la tête
Les glands argentés, et les pommes de pins roussâtres—
Par tous les échos qui vibrent autour de toi,
Entends-nous, ô Faune Roi!

«O toi, qui écoutes le bruit clair des ciseaux,
Tandis que, par intervalles vers ses compagnons tondus
[Pg 215]Un bélier retourne en bêlant: Toi qui sonnes du cor
Lorsque les sangliers au farouche boutoir ravageant les tendres épis
Enflamment le courroux du chasseur: qui de ton souffle protèges nos fermes,
Pour en écarter les nielles, et tous les fléaux des tempêtes:
Etrange auteur de bruits indéfinissables
Qui se répercutent par monts et vaux, s'affaiblissent graduellement
Et devenus soupirs meurent sur les landes stériles:
Redoutable gardien des portes mystérieuses
Qui s'ouvrent sur l'universel savoir—regarde,
Fils puissant de Dryope,
La foule de ceux qui viennent t'offrir leurs vœux
Le front couronné de feuillages!

«Oh! sois toujours la retraite inaccessible
Des pensées solitaires; telle par maints détours vous mènerait
Une idée jusqu'au seuil du paradis,
Et vous laisserait le cerveau désespéré: sois toujours le levain
Qui fermente en ce monde bestial et grossier
L'élève jusqu'au ciel—lui donne une vie nouvelle:
Sois toujours un symbole d'immensité:
Un firmament reflété sur l'infini des eaux;
Un élément qui comble l'espace entre eux;
[Pg 216]Un inconnu—mais silence: humblement nous masquons
Nos fronts de nos mains soulevées, nous courbant jusqu'à terre,
Nous poussons des clameurs pour que l'Olympe entende,
Et te conjurons d'exaucer notre hymne implorateur
Du haut du Mont Lycée!»


[Cependant Endymion, le roi des bergers, est atteint d'une incurable mélancolie. Péona, sa sœur, lui arrache son secret et lui reproche un chimérique amour.]

Est-ce là la cause?
Tout entière? Cependant n'est-il pas étrange, et triste hélas!
Qu'un être, qui devrait passer sur cette terre
Comme un demi-dieu dans son royaume, et laisser
Son nom résonnant sur les cordes de la lyre, finisse
Sans avoir été jamais plus qu'un barde en sa virginité,
Chantant seul, et timidement:—comment le sang
Abandonna ses pommettes juvéniles, comment il avait coutume de s'égarer
Il ne savait pas où; et comment il répondrait, «non,»
Si on lui affirmait que c'était l'amour: et cependant, c'était l'amour;
Que pouvait-ce être si ce n'est l'amour? Comment une palombe
Laissa tomber une aiguille d'if sur son chemin;
[Pg 217]Et comment il mourut; puis, que l'amour ravage
Son gentil cœur, de même que les ouragans du Nord flétrissent les roses.
Enfin que la ballade de sa triste vie se termine
Par des soupirs, et un hélas! Endymion!


[Celui-ci prend la défense de l'amour.]

«Peona! je n'ai jamais désiré étancher
Ma soif pour les louanges du monde: rien de méprisable,
Aucun fantôme endormeur, ne pourrait défiler
Le tissu que j'ai obstinément ouvragé pour mon voyage—
Pourtant il est maintenant en morceaux; ma barque sans gouvernail
Va tristement à la dérive: cependant mes espérances sublimes
Visent un but trop élevé, trop au delà de l'arc-en-ciel
Pour qu'elles puissent s'user sur cette myriade d'épaves terrestres.
Où est le bonheur? En ce qui pousse
Nos esprits dociles vers une union divine,
Une union avec l'essence; jusqu'à ce que nous resplendissions
Absolument transfigurés et libérés de l'espace. Contemple
La claire religion du ciel! Enveloppe
D'une feuille de rose ton doigt effilé,
Et caresse tes lèvres: écoute, lorsque les accents aériens
[Pg 218]Et les baisers de la musique font résonner les libres vents,
Lorsqu'avec une touche amoureuse ils détachent
La harpe Eolienne de son écaille transparente:
Alors de vieilles chansons s'éveillent hors des sépulcres entr'ouverts;
De vieilles ballades soupirent au-dessus de la tombe de l'aïeul;
Des fantômes de mélodieuses prophéties délirent
Autour de chaque empreinte qu'a laissée le pied d'Apollon;
La fanfare des clairons s'éveille, puis mollement s'éteint,
Là où longtemps auparavant s'était livrée une bataille géante;
Et, de la terre, s'exhale une berceuse
A chaque place où le jeune Orphée dormait.
Ressentons-nous ces choses?—en ce moment nous sommes entrés
Dans une sorte d'unité, et notre état
Est celui d'esprits qui flottent. Mais il y a
Des enchevêtrements plus compliqués, des entraves
S'entredétruisant bien davantage, et conduisant, par degrés
A la plus extrême intensité: leur couronne
Est tressée d'amour et d'amitié, et siège haut
Sur le front de l'humanité.
Sa valeur la plus pesante et la plus volumineuse
Est l'amitié d'où émane sans cesse
Une splendeur persistante; mais au sommet,
Est suspendue, par d'invisibles fils, une sphère
[Pg 219]De lumière, c'est l'amour: son influence,
Frappant nos yeux, engendre un sens nouveau,
Qui nous agite et nous use; jusqu'à ce qu'enfin
Nous dissolvant dans son rayonnement, nous nous confondions,
Nous mêlions, nous en devenions une partie—
Avec rien d'autre notre âme ne peut se lier
Aussi rapidement: quand nous nous combinons de la sorte,
La vie s'alimente de sa propre substance,
Et nous sommes nourris comme la couvée du pélican.
Ah! si délicieuse est cette nourriture qui ne rassasie pas,
Que les hommes, qui auraient pu planer dans le van
De tout l'univers assemblé, pour vanner
Et chasser loin des pas du futur
Toutes les ivraies de la coutume, balayer toutes les viscosités
Laissées par les limaces et les serpents de l'humanité,
Ont été satisfaits de perdre l'occasion
Tandis qu'ils sommeillaient dans l'Elysée de l'amour,
En vérité, je préférerais être frappé de mutisme
Plutôt que d'élever la voix contre leur ardente insouciance:
Car j'ai toujours pensé qu'elle pouvait gratifier
Le monde de bienfaits inconsciemment;
Comme fait le rossignol, perché sur la plus haute branche,
Et cloîtré au milieu des touffes de feuilles fraîches—
Il ne chante qu'à son amour, et ne s'aperçoit même pas
[Pg 220]Que la Nuit s'avançant sur la pointe du pied retient les plis de son capuchon noir.
De même l'amour pourrait, bien qu'on le juge
Un simple mélange d'haleines passionnées,
Produire plus que notre recherche ne témoigne:
Quoi, je l'ignore: mais qui, parmi les hommes peut dire
Que les fleurs s'épanouiraient, ou que les fruits verts se gonfleraient
Jusqu'à devenir pulpe fondante, que les poissons auraient leurs brillantes écailles,
La terre son douaire de rivières, de forêts, de vallées,
Les prairies leurs ruisseaux, les ruisseaux leurs cailloux,
Les semences leurs moissons, ou le luth ses accents,
Les accents leur ravissement, ou le ravissement son charme,
Si les âmes humaines ne s'embrassaient et ne se saluaient jamais?

Maintenant, si cet amour terrestre a le pouvoir de rendre
L'être humain mortel, immortel; de rejeter
L'ambition hors de leurs mémoires, et de combler
Leur mesure de bonheur; quelle pure folie
Semblent tous ces piteux efforts vers la renommée,
A qui se réserve comme unique but
Un amour immortel, une immortelle amante!
Ne sois pas si effaré; car c'est la vérité,
Jamais ne pourra naître d'atomes
Ce qui bourdonne autour de nos rêves, comme des mouches du cerveau,
[Pg 221]Nous laissant l'imagination malade. Non, non, j'en suis certain,
Mon esprit inquiet ne supporterait jamais
De couver si longtemps une volupté,
S'il n'épiait, quoique craintivement
Une espérance derrière l'ombre d'un rêve.»


LIVRE II

[Au début de ce deuxième livre le poète célèbre la toute puissance et l'amour. Qu'est tout le reste en comparaison?]

Hors d'ici, histoire pompeuse! hors, fourberie dorée!
Sombre planète dans l'univers des faits!
Vaste mer, qui élève un murmure sans fin
Sur les rivages caillouteux de la mémoire!
Bien des vieux bateaux à la carcasse vermoulue là
Voguent sur ton sein, magnifiés
En vaisseaux de haut bord; plus d'un navire orgueilleux
A la carène dorée, est abandonné dans la cale sans avoir été lancé.
Mais pourquoi ceci? Peu nous chaut que le hibou ait volé
Autour du mât du grand amiral Athénien!
Peu nous chaut qu'à marches forcées Alexandre ait dépassé
[Pg 222]L'Indus avec ses troupes Macédoniennes!
Qu'Ulysse ait réveillé en le torturant
Le Cyclope gorgé, peu nous importe! Juliette penchée
Par-dessus les fleurs de sa croisée—soupirant—sevrant
Tendrement son amour de sa neigeuse pureté,
Nous intéresse davantage: le ruisseau argenté
Des larmes d'Héros, la défaillance d'Imogène,
La belle Pastorella dans la caverne du bandit,
Sont des sujets qu'on couve avec plus d'ardeur
Que la chute des empires..........

[Puis Endymion entreprend de retrouver sa mystérieuse beauté]

Alors, de nouveau,
Il s'enfonça dans un sentier désert
Où jamais aucun son humain n'avait retenti,
Si ce n'est, peut être, quelques cadences légères comme la neige
Se dissolvant dans le silence, lorsque sous la brise
Quelque barque sacrée entonnait une hymne harmonieuse,
En voguant joyeusement vers Delphes.


[Une nymphe, déguisée en papillon, lui sert de guide. Ils explorent le monde souterrain et rencontrent d'abord Vénus et Adonis.]

Après avoir parcouru mille détours,
Enfin, avançant soudain, il pénétra dans
Une pièce, tapissée de myrtes, formant un berceau très élevé,
[Pg 223]Remplie de lumière, d'encens, d'harmonieux accords,
Et de ce qu'il y avait à la fois d'admirable et d'étrange:
Car sur une couche de satin d'une splendeur rosée
Au centre, reposait un éphèbe endormi
De la plus enivrante beauté; plus enivrante en vérité
Que les désirs ne pouvaient la sonder ou la jouissance l'atteindre:
Puis des tentures aux tons dorés de la pêche
Ou des soucis fanés par la maturité d'Octobre,
Tombaient rutilantes à ses côtés avec mille replis—
Sans rien cacher de la courbe Apollonienne
De la nuque et de l'épaule, ni de l'écartement
D'un genou à l'autre, ni des chevilles accrochant la lumière;
Mais plutôt, livrant sans voile ses charmes au regard,
Généreusement. De profil son visage était appuyé
Sur un bras blanc, et tendrement demi-closes
Par la plus tendre pression, les lèvres vermeilles
Dessinaient une moue alanguie causée par le sommeil; de même la chaude matinée
Fait s'entr'ouvrir la rose aux pétales humides. Au-dessus de sa tête
Quatre tiges de lys mariaient leurs blancs honneurs
Pour former une couronne; autour de lui croissaient
Toutes les vrilles vertes, de floraisons et de nuances infinies,
Entrelacées les unes aux autres et fraîchement liées:
La vigne aux pousses luisantes; les mailles du lierre
[Pg 224]Ombrageant ses baies Ethiopiennes; le chèvre-feuille des bois
Aux feuilles veloutées, aux divines fleurs en forme de cors;
Le convolvulus aux corolles ardemment panachées;
Le creeper, mûrissant pour rougir en automne;
La clématite des haies, grimpant allègrement,
Avec d'autres plantes ses sœurs. Tout près
Veillaient des Amours paisibles et silencieux.
L'un, agenouillé à côté d'une lyre, en touchait les cordes,
Dont il assourdissait les sons avec ses ailes;
Et, de temps en temps il se levait pour observer
Le sommeil de l'éphèbe; pendant qu'un autre saisissait
Une branche de saule, qui distillait une rosée odorante,
Et la secouait sur sa chevelure; un autre pénétrait
Par la toiture tissée, et à chaque battement d'aile
Faisait pleuvoir des violettes sur ses yeux assoupis.


Tout à coup sous une arche rugueuse, à travers la pénombre au-dessous d'eux
Apparaît la mère des dieux, Cybèle, seule, toute seule,
Sur un sombre char; un manteau noir drapant
Sa majestueuse stature, le front pâle comme la mort,
Couronné de tourelles. Quatre lions à l'épaisse crinière
Traînent les indolentes roues; solennelles sont leurs mâchoires ventrues,
Leurs yeux menacent dissimulés sous les sourcils, leurs lourdes pattes
[Pg 225]S'étirent comme dans le sommeil, et leurs queues nerveusement
Font trembler leurs poils hérissés. Silencieuse passe
La reine, comme une ombre, et elle disparaît dans l'obscurité d'une autre arche.


[Après avoir enfin entrevu son amante inconnue, Endymion visita la région des fleuves souterrains où il aperçut Alphée et Aréthuse, ensuite.]

Il se retourna—là retentit un son puissant—il marcha,
Apparût là une lumière plus froide; alors il se dirigea
Vers elle par un sentier sablonneux, et Io!
Voici qu'en moins de temps qu'un instant ne fuit,
Les visions de la terre furent dissoutes et envolées—
Il aperçut la mer géante au-dessus de sa tête.

LIVRE III


[Endymion parle à Glaucus au fond de la mer.]

Sur un rocher couvert de ronces était assis ce vieillard,
Sa chevelure blanche était effrayante, et une natte
D'herbes fraîches gisait sous ses pieds froids et efflanqués;
Ample comme le plus large linceul,
Un manteau d'azur recouvrait ses vieux os,
Dans la trame duquel étaient symbolisées les incantations les plus ténébreuses
[Pg 226]De l'ambitieuse magie: chaque état de l'Océan
S'y dessinait distinctement en noir; l'orage,
Le calme, le murmure, le hideux rugissement
Etaient figurés sur le tissu; toute forme
Qui rase l'eau, plonge, sommeille entre les caps.
La baleine vorace ne semblait qu'un point dans le travail féerique,
Puis soudain, regardez: elle s'enflait et se gonflait
Jusqu'à son énormité naturelle; et le plus chétif poisson
Surpassait l'attente de l'observateur le plus minutieux,
Et montrait l'anatomie de son œil minuscule.
Là était peinte la royauté
De Neptune; et les Nymphes de la mer autour de son trône,
Telles de belles vassales, regardaient et attendaient.
A côté de ce vieillard était une baguette de perles,
Et sur ses genoux un livre qu'il étudiait
Avec tant d'attention, que le nouvel hôte des mers
Eut le temps de l'examiner longuement, stupéfait,
Et de noter toutes ces nuances, frappé de respect.

Le vieillard leva sa tête humide de buée et vit
L'étranger étonné—semblant ne pas voir,
Tant la vie était absente de sa physionomie. Soudain
Il s'éveilla comme d'une extase; ses sourcils blancs comme la neige
S'arquèrent, et comme fouillées par une charrue magique
[Pg 227]Des rides sillonnèrent profondément son large front,
Qu'il tenait aussi immobile que le sommet d'un roc,
Jusqu'à ce que sur ses lèvres flétries parut un sourire.
Alors il se redressa, comme un être accablé d'ennui
Qui, bien des années, aurait guetté dans une retraite abandonnée,
Et depuis le milieu de sa vie jusqu'à l'âge le plus avancé
N'aurait pas soulagé son âme avide de sons, en parlant
Même aux arbres. Il se leva, il saisit sa robe,
Puis d'une étreinte convulsive, il l'agita au vent...

[Glaucus raconte sa jeunesse à Endymion: «Il aimait la nymphe Scylla que Circé jalouse a tuée. Lui-même cédant à l'amour de la meurtrière fut réduit en l'état où le voit celai qui l'écoute. Cependant un étranger doit l'aider à reconquérir et Scylla et sa jeunesse». Qui ne devine immédiatement que ce mystérieux sauveur et Endymion ne font qu'un? Ils se rendent donc tous deux dans un palais sous-marin où, depuis des siècles, sont couchés côte à côte jeunes hommes et jeunes femmes qui se sont noyés par amour. Scylla est parmi ces dernières, et Endymion la ressuscite ainsi que ses nombreux compagnons d'infortune. Tous vont alors témoigner leur reconnaissance à Neptune et célébrer sa générosité.]

LIVRE IV

[Endymion, de nouveau solitaire, rencontre une jeune Indienne qui, elle aussi, a été malheureuse, et lui raconte ses infortunes. Avec l'hymne à Pan du premier livre, ce récit est la meilleure partie du poème:]


O tristesse
Pourquoi empruntes-tu
Les nuances naturelles de la beauté, à des lèvres vermeilles?
[Pg 228]Est-ce pour donner la rougeur des vierges
Aux buissons de roses blanches?
Ou est-ce ta main humide qui emperle la marguerite?

O tristesse
Pourquoi empruntes-tu
L'éclair étincelant à l'œil du faucon?
Est-ce pour donner au ver luisant sa lueur?
Ou, par une nuit sans lune
Pour, sur les rivages des sirènes, teinter les vagues de phosphorescence?

O tristesse
Pourquoi empruntes-tu
Les harmonieuses ballades aux voix plaintives?
Est-ce pour, dans les soirées blafardes,
Les donner au rossignol?
Et pouvoir l'écouter sous la fraîcheur de la rosée?

O tristesse
Pourquoi empruntes-tu
La légèreté du cœur au joyeux temps de Mai?
Un amoureux ne foulerait pas
La tête d'une primevère,
Quand même il danserait du soir jusqu'à l'aube—
Ni aucune fleur languissante
Conservée pieusement pour ton bocage,
N'importe où il s'amuse ou se divertisse.

[Pg 229]La tristesse
J'ai salué
Et pensais à l'abandonner très loin derrière moi;
Mais gaiement, gaiement,
Elle m'aime tendrement
Elle m'est si fidèle, et si accueillante.
Je voudrais la décevoir
De façon à l'abandonner
Mais, ah! elle est si fidèle et si accueillante.

Sous mes palmiers, au bord de la rivière,
Je m'assis pour pleurer: dans tout le vaste univers
Il n'y avait personne qui me demandât pourquoi je pleurais—
De sorte que je remplis
Jusqu'au bord le calice du nénuphar avec des larmes
Aussi glacées que mes terreurs.

Sous mes palmiers, au bord de la rivière
Je m'assis pour pleurer: quelle fiancée amoureuse,
Abusée par un chimérique amant descendu des nuages,
Ne se cache et ne se réfugie pas
Sous les sombres palmiers, au bord de la rivière?

Et, comme j'étais assise, par delà les claires collines bleues
J'entendis le vacarme de gens ivres: les ruisseaux
Amenaient dans le large fleuve des flots pourpres—
C'était Bacchus et sa troupe!
[Pg 230]La trompette lançait des notes ardentes, et les gazouillements argentins
Du choc des cymbales faisaient un joyeux bruit—
C'était Bacchus et sa famille!

Telle une bande de vendangeurs ils descendaient,
Couronnés de verts feuillages, la figure en feu;
Tous dansaient follement à travers la riante vallée.
Au point de te chasser, Mélancolie!
Oh alors! oh alors! tu n'étais qu'un simple mot!
Et je t'oubliai, comme le houx à baies rouges
Est oublié par les bergers, lorsqu'en Juin,
Les grands châtaigniers masquent le soleil et la lune:
Je me ruai dans la folie!

Sur son char, debout, se tenait le jeune Bacchus,
Agitant son sceptre de lierre, en des poses de danseur,
Avec des rires furtifs;
De petits filets de vin cramoisi coulaient
Sur la blancheur de ses bras potelés, et de ses épaules, assez blanches
Pour s'attirer la morsure de Vénus aux dents de perle:
A ses côtés à califourchon sur son âne, Silène
Lançait des fleurs comme il passait
Buvant goulument.

D'où veniez-vous, joyeuses filles! d'où veniez-vous!
Si nombreuses, et si nombreuses, en telle liesse?
[Pg 231]Pourquoi avez-vous déserté vos bocages attristés,
Vos luths et votre aimable sort?
—Nous suivons Bacchus! Bacchus agile,
Bacchus conquérant,
Bacchus, le jeune dieu! dans la bonne ou mauvaise fortune,
Nous dansons devant lui en traversant les vastes empires:
Venez aussi, belle vierge, et joignez-vous
A notre orchestre fantasque!»

D'où veniez-vous, gais Satyres, d'où veniez-vous?
Si nombreux, et si nombreux, en telle liesse?
Pourquoi avez-vous déserté vos bois favoris, pourquoi avez-vous laissé
Vos noisettes cachées dans les fissures des chênes?
—C'est pour le vin, pour le vin que nous avons quitté nos amandiers;
Pour le vin que nous avons quitté nos bruyères et nos genêts dorés,
Et les froids champignons;
Pour le vin nous suivons Bacchus à travers la terre;
Le Dieu puissant des coupes sans fond et des chants d'allégresse!
Venez aussi, belle vierge, et joignez-vous
A notre orchestre frénétique!»

Les larges rivières et les hautes montagnes nous avons franchi,
[Pg 232]Et sauf quand Bacchus se retirait sous sa tente de lierre,
En avant haletaient le tigre et le léopard
Avec les éléphants d'Asie:
En avant ces myriades d'êtres—chantant et dansant,
Avec les zèbres striés, les chevaux lustrés et fringants de l'Arabie,
Les alligators aux pieds palmés, les crocodiles,
Portant sur leurs dos des écailles, en files,
Des enfants potelés et rieurs mimant la manœuvre
Des matelots et le rude labeur des galériens:
Avec des avirons minuscules et des voiles de soie, ils glissent
Insouciants des vents et des marées.

Couchés sur les fourrures des panthères et les crinières des lions,
Tantôt à l'avant tantôt à l'arrière du cortège ils parcourent les plaines;
Et font en un instant un voyage de trois jours:
Et toujours au lever du soleil,
A travers les déserts ils chassent avec la lance et le cor
Le rhinocéros en fureur.

J'ai vu l'Osirienne Egypte s'agenouiller
Devant la couronne de vigne tressée!
J'ai vu l'aride Abyssinie se lever et chanter
En frappant les cymbales d'argent!
J'ai vu la vendange triomphante embraser de sa chaleur
La vieille et sauvage Tartarie!
[Pg 233]Les rois de l'Inde abaissent leurs sceptres constellés de joyaux,
Et de leurs trésors, répandent une pluie de perles;
Du haut de son ciel mystique le grand Brahma gémit,
Et tous ses prêtres se lamentent;
Ils pâlissent devant le regard du jeune Bacchus.
J'arrivai à sa suite dans ces régions
Le cœur malade—lassée—j'eus alors la fantaisie
De m'égarer au milieu de ces mornes forêts
Seule sans compagnon:
J'ai fini, j'ai dit tout ce que vous pouviez entendre.

Jeune étranger!
J'ai été une vagabonde
En quête du plaisir sous tous les climats:
Hélas, il n'est pas pour moi!
Je dois sûrement être ensorcelée,
Pour perdre dans la douleur tout mon printemps de vierge

Viens donc, Tristesse!
Tristesse très douce!
Comme mon propre baby je te nourris dans mon sein;
Je pensais à t'abandonner
Et à te décevoir,
Mais maintenant de tout l'univers c'est toi que j'aime le mieux.
Il n'y en a aucun,
Non, non, aucun
[Pg 234]Comme toi pour consoler une malheureuse délaissée,
Tu es sa mère,
Tu es son frère,
Et son époux, et son amant dans l'ombre.»

[Endymion ému de tant d'infortunes, oublie l'inconnue qu'il a cherchée pendant les trois premiers livres et s'éprend de la jeune Indienne, laquelle, ne fait qu'une seule et même personne avec la dite inconnue, qui est une déesse, Cynthia ou Diane.

Pour conclure, Endymion et Cynthia se jurent un amour éternel, étreignent Péona et disparaissent dans l'éther; alors]

... Péona regagna
Sa retraite à travers la forêt toute émerveillée.

Achevé en automne 1817.
Publié en 1818.

[1] Le traducteur s'excuse d'avoir, quelquefois en ce volume, osé retrancher quelques descriptions et quelques récits dans lesquels les plus fervents admirateurs de Keats estiment que le jeune artiste s'est un peu attardé. Comme une licence en entraîne une autre, il a dû également se substituer au poète et relier entre eux les différents épisodes qui, par suite, auraient paru sans liens.


[Pg 235] 

ISABELLE OU LE POT DE BASILIC

CONTE D'APRÈS BOCCACE

I

Gracieuse Isabelle, pauvre innocente Isabelle!
Lorenzo, un jeune pèlerin sous l'œil de l'Amour!
Ils ne pouvaient habiter la même demeure
Sans émotion au cœur, sans souffrance;
Ils ne pouvaient s'asseoir aux repas sans éprouver
Quelle douceur pour l'un était la présence de l'autre;
Ils ne pouvaient, à coup sûr, dormir sous le même toit
Sans rêver l'un à l'autre et pleurer chaque nuit.

II

Chaque matin leur amour devenait plus tendre,
Et chaque soir plus profond et plus tendre encore;
Lui ne pouvait, à la maison, au champ, au jardin, rien témoigner,
[Pg 236]Mais son visage à elle était tout son horizon;
Et la voix de l'aimé était toujours plus agréable
A l'aimée que le bruit des arbres ou des ruisseaux ombragés;
Les cordes de son luth faisaient sonner son nom,
Elle le dessinait sur sa broderie inachevée.

III

Il devinait quelle gentille main tournait le loquet,
Avant que la porte ouverte ne la découvrît à ses yeux;
A travers la fenêtre de sa chambre il surprenait sa beauté
D'un regard plus perçant que celui du faucon;
Régulièrement il la guettait aux vêpres,
Sachant que ses yeux étaient levés vers les mêmes cieux;
Il passait toute la nuit dans une attente enfiévrée,
Pour entendre sur l'escalier son pas matinal.

IV

Un long mois de Mai passé dans ce pénible état
Rendit leurs joues plus pâles lorsque Juin commença:
«Demain je me courberai devant ma joie,
Demain j'implorerai la faveur de ma dame».
«O puissé-je ne jamais voir une autre nuit,
Lorenzo, si tes lèvres ne prononcent pas le mot amour.»
[Pg 237]Ainsi chacun parlait à son oreiller; mais, hélas! chacun
Laissait passer jours sur jours sang goûter le suprême bonheur;

V

Si bien que les joues de la charmante Isabelle privées de baisers
Pâlirent tout comme le feraient les roses;
Devinrent aussi maigres que celles d'une jeune mère, qui cherche
Par quelque chant berceur à calmer la douleur de son enfant:
«Comme elle souffre» se dit-il, «je ne peux parler,
Et cependant je le veux, je lui déclarerai tout mon amour:
Si ses yeux expriment qu'il l'a vaincue, je boirai ses larmes,
Et du moins ses tourments cesseront.»

VI

Ainsi pensait-il en une radieuse matinée, et tout le jour
Son cœur battait à se rompre contre sa poitrine:
Et au dedans de lui il suppliait son cœur de lui donner
Le courage de parler; mais toujours son sang se figeait,
Etouffait sa voix, et chassait sa résolution—
[Pg 238]Exaltait l'idée qu'il se faisait d'une telle fiancée,
Lui donnait même la douce humilité d'un enfant:
Hélas! la passion au contraire est à la fois douce et sauvage!

VII

Ainsi, une fois de plus, il aurait passé dans l'angoisse et l'insomnie
Une terrible nuit d'amour et de misère,
Si les yeux vifs d'Isabelle n'avaient été fiancés
Avec chaque pensée reflétée sur son front;
Elle le vit couleur de cire et pâle comme un mort,
Puis soudain tout rougissant; aussi murmura-t-elle tendrement:
«Lorenzo!»—là elle interrompit sa timide requête,
Mais dans son ton et son regard il devina le reste.

VIII

«O Isabelle, je m'aperçois à demi
Que je peux confier ma souffrance à ton oreille;
Si jamais tu peux croire à quelque chose,
Crois à mon amour, crois que mon cœur
Est près de s'arrêter: je ne voudrais pas t'irriter
En pressant ta main malgré toi, ni blesser
Tes yeux en les fixant; mais je ne peux vivre
Une nuit de plus sans t'avouer ma passion.

[Pg 239]IX

«Amour! tu me délivres de l'hiver glacial,
Jeune fille! tu me mènes vers la chaleur de l'été,
Il me faut donc goûter la floraison qui s'épanouit
Dans la chaude maturité de ce gracieux matin.»
Il dit, et ses lèvres timides tout à l'heure, s'enhardirent,
Un baiser chanta poétiquement, humide de rosée:
Une grande béatitude, une extase s'éleva en eux,
Telle une fleur de volupté sous la caresse de Juin.

X

En se quittant, ils semblaient marcher dans les airs,
Roses jumelles momentanément séparées par le zéphir
Pour se retrouver plus unies et partager
Le ravissement parfumé de leur deux cœurs.
Elle, rentrée dans sa chambre entonna un hymne
A la gloire du délicieux amour et de sa flèche aussi douce que le miel;
Lui, allègrement gravit la colline vers le couchant,
Et salua le soleil d'un adieu, le cœur comblé de joie.

XI

De très près il se réunirent encore avant que le crépuscule
Eût, devant les étoiles, enlevé son voile complaisant,
[Pg 240]De très près ils se réunirent chaque soir, avant que le crépuscule
Eût devant les étoiles, enlevé son voile complaisant,
Secrètement dans un berceau d'hyacinthe et de musc,
Inconnu de tous, à l'abri des bavardages.
Ah! Plût au ciel qu'il en eût toujours été ainsi,
Et que des oreilles oisives n'aient pas trouvé plaisir à leurs infortunes.

XII

Furent-ils malheureux alors?—Cela ne peut être—
Trop de larmes ont été versées sur les amants,
Trop de soupirs furent poussés en leur faveur,
Trop de pitié leur fut accordée après leur mort,
Trop d'histoires douloureuses lisons-nous
Dont le thème serait mieux traduit en or resplendissant;
Excepté dans la page sublime où l'épouse de Thésée
Sur les vagues sans traces[1] se pencha pour le voir.

XIII

Mais, soyons juste envers l'amour.
Un peu de bonheur fait oublier beaucoup de tristesse;
Didon resta silencieuse sous son bosquet,
La détresse d'Isabelle fut extrême,
[Pg 241]Cependant le jeune Lorenzo ne fut pas embaumé avec des épices
De l'Inde torride, cette vérité est incontestable—
Même les abeilles, ces petites mendiantes des berceaux printaniers
Savent que la plus grande abondance de suc se trouve dans les fleurs empoisonnées.

XIV

La mignonne amoureuse habitait avec ses deux frères
Enrichis par le commerce de leurs ancêtres,
Pour eux, plus d'une main lassée s'humectait de sueur
Dans les mines éclairées de torches ou dans les bruyantes factoreries,
Plus d'un dos frémissant d'orgueil se courbait
Et saignait sous l'aiguillon du fouet; les yeux creux,
Aveuglé, plus d'un passait des jours entiers dans la rivière,
Pour récolter les grains d'or roulés par les flots,

XV

Pour eux, le plongeur de Ceylan retenait sa respiration,
Et s'exposait sans défense à la voracité des requins;
Pour eux le sang jaillissait de ses oreilles; pour eux, mourant,
[Pg 242]Sur la froide glace, le phoque aboyait lugubrement
Et gisait criblé de dards; pour eux seuls se consumaient
Des milliers d'hommes en proie à des tourments innombrables:
Semi-barbares, ils tournaient nonchalamment une roue.
Instrument de torture qui tranchait, broyait, écorchait vif.

XVI

Pourquoi étaient-ils fiers? parce que de leurs fontaines de marbre
L'eau coulait avec plus de faste que ne font les larmes des malheureux?
Pourquoi étaient-ils fiers? parce que leurs montagnes d'orangers
Etaient d'une ascension plus facile qu'un escalier de lépreux?
Pourquoi étaient-ils fiers? parce que leurs livres de comptes à raies rouges
Etaient plus luxueux que les chants de l'antiquité grecque?
Pourquoi étaient-ils fiers? nous le demandons encore bien haut,
Pourquoi, au nom de la Gloire, étaient-ils fiers?

XVII

Cependant ces deux Florentins s'étaient emmurés
Dans leur orgueil dévorant et leur couardise rapace
[Pg 243]Autant que deux Juifs côte à côte dans la terre sainte.
Barricadés comme dans un enclos contre les regards épieurs des mendiants;
Oiseaux de proie des forêts fournisseuses de mâts—mules infatigables
Et bâtées, colportant ducats et vieux mensonges—
Aux griffes agiles, s'abattant sur les passants sans défiance,—
On les admirait en Espagne, en Toscane, en Malaisie.

XVIII

Comment se fit-il que ces mêmes teneurs de livres purent épier
La gracieuse Isabelle dans sa couche duvetée?
Comment purent-ils découvrir dans les yeux de Lorenzo
Un obstacle à son labeur? Torride plaie d'Egypte
Dans leur horizon de cupidité et d'astuce!
Comment purent ces sacs d'argent regarder à l'Est et à l'Ouest?
Pourtant ils le firent—et tout bon joueur
Doit regarder derrière lui, comme le lièvre chassé.

XIX

O éloquent et fameux Boccace!
Nous implorons maintenant ton pardon comme une faveur,
[Pg 244]Et le pardon des myrthes aux émanations parfumées,
Des levers de lune chers aux amants,
Et des lis, qui croissent plus pâles
Maintenant qu'ils n'entendent plus les sons de ta lyre;
Pardonne nous de risquer des mots qui conviennent mal
A cette triste pause dans une aventure si digne de pitié.

XX

Accorde ton pardon sur l'heure, ensuite le conte
Se déroulera paisiblement, au point où il en est;
Il n'y a pas d'autre crime, de folle tentative.
De rendre plus douce la vieille prose par des rimes modernes:
Mon but,—que mes vers y réussissent ou échouent,—
Est de t'honorer, de saluer ton génie qui n'est plus;
De te substituer un chant en langue anglaise,
Tel un écho de toi résonnant sous le souffle du Nord.

XXI

Ces deux frères ayant découvert à de nombreux indices
Quel amour Lorenzo portait à leur sœur,
Et combien elle l'aimait aussi, chacun échangea
Avec l'autre ses plus amers soupçons, presque fou de penser
[Pg 245]Que lui, le serviteur chargé de leurs affaires,
Fût l'heureux possesseur de l'amour de leur sœur,
Quand leur dessein était de la mener peu à peu
A quelque haut seigneur et ses bois d'oliviers.

XXII

Et ils tinrent plus d'un conciliabule jaloux,
Et plus d'une fois à part se mordirent les lèvres,
Avant d'avoir arrêté l'expédient le plus sûr
Pour faire expier son crime au jeune amoureux;
A la fin, ces deux hommes pétris de cruauté
Tranchèrent la Pitié d'une entaille profonde jusqu'à l'os:
Car ils résolurent, dans quelque obscure forêt
De tuer Lorenzo, et de l'y enterrer.

XXIII

Ainsi, par une riante matinée, comme il se penchait
Au lever du soleil, par dessus la balustrade
De la terrasse du jardin, vers lui ils dirigèrent
Leurs pas à travers la rosée; et lui dirent:
«Vous semblez heureux et satisfait ici,
Lorenzo, et nous sommes désolés de troubler
Votre paisible méditation; mais si vous êtes sage,
Enfourchez votre coursier pendant qu'il fait encore frais.

[Pg 246]XXIV

Nous avons le projet, à l'instant même
D'éperonner, trois lieues, vers les Apennins;
Descends, nous t'en prions, avant que le soleil brûlant
Ne pompe son humide rosée sur l'églantine.»
Lorenzo, courtoisement comme il en avait l'habitude,
Avec déférence s'inclina devant ces paroles vipérines
Et partit à la hâte, pour se tenir tout prêt,
Avec sa ceinture, ses éperons et son pourpoint de chasse.

XXV

Et comme ils traversaient la cour,
Chaque trois pas il s'arrêtait, pour écouter
S'il n'entendrait pas le refrain matinal de sa dame,
Ou le léger bruit de son doux pas;
Et comme il était ainsi absorbé dans sa passion,
Il entendit un rire harmonieux au-dessus de lui;
Alors, levant la tête, il vit son visage brillant
Sourire à travers une baie en treillage, tout joyeux.

XXVI

«Mon amour, Isabelle», dit-il, «je craignais
De ne pouvoir t'adresser un tendre adieu:
[Pg 247]Ah! si j'allais te perdre, pendant que contraint
Je suis d'étouffer mon pesant chagrin
D'être séparé de toi trois tristes heures? mais nous regagnerons
Dans l'amoureuse obscurité ce que le jour nous fait perdre.
Adieu! Je serai bientôt de retour». «Adieu», dit-elle:
Et comme il s'éloignait, elle chantait heureuse.

XXVII

Ainsi les deux frères et leur victime
Sortirent à cheval de la belle Florence, où l'Arno rapide
Tourbillonne entre ses berges resserrées, et s'agite éperdument
En formant des cascatelles, tandis que la brême
Tient tête au courant. Pâles et blêmes
Paraissaient les figures des frères gagnant le gué,
Celle de Lorenzo rougissait d'amour. Ils passèrent l'eau
Et pénétrèrent dans une forêt propice au meurtre.

XXVIII

Là fut tué et enterré Lorenzo,
Là dans cette forêt prit fin son grand amour;
Ah! quand une âme gagne ainsi sa délivrance,
Elle souffre dans la solitude,—est mal à l'aise dans la paix,
[Pg 248]Comme les limiers couverts de sueur après l'hallali:
Ils trempèrent leurs épées dans l'eau, et firent galoper sans merci
Leurs chevaux pour rentrer, éperonnant furieusement,
Chacun d'eux plus riche en étant meurtrier.

XXIX

Ils contèrent à leur sœur comment, en soudaine hâte,
Lorenzo s'était embarqué pour des rivages étrangers;
Cette grande urgence était nécessitée
Par leurs affaires que requéraient des mains fidèles.
Pauvre fille! revêts ton voile de veuve étouffant,
Et sois libérée sur le champ des maudits liens de l'Espérance;
Aujourd'hui tu ne le verras plus, ni demain,
Et le jour suivant sera un jour de deuil.

XXX

Elle pleure solitaire sur ses plaisirs perdus;
Douloureusement elle pleura jusqu'à la venue de la nuit,
Puis alors, au lieu d'amour, o misère!
Elle médita solitaire sur la volupté:
Il lui semblait voir son image dans l'obscurité,
Elle répondait au silence par un doux gémissement,
[Pg 249]Etreignant l'air de ses beaux bras,
Et sur sa couche murmurant tout bas: «Où donc? où donc?»

XXXI

Mais l'égoïsme, cousin de l'Amour, n'imposa pas longtemps
Sa brûlante insomnie en son sein seulement;
Elle se consuma dans l'attente de l'heure fortunée et compta
Les instants fièvreusement, haletante, sans relâche—
Pas longtemps—car bientôt sur son cœur une infinité
De tourments plus nobles, une douleur plus aiguë
S'abattit tragiquement; passion insurmontable,
Et cruelle inquiétude pour les voyages de son amant.

XXXII

Au milieu de l'automne, vers le soir,
Le souffle de l'hiver arrive de très loin,
Le vent empoisonné de l'Ouest dépouille sans trêve
Les arbres de leur teinte dorée, siffle la ronde
De mort parmi les buissons et les feuilles,
Il dénude tout avant d'oser s'élancer
Hors de ses cavernes du Nord. De même la douce Isabelle
Par un dépérissement graduel perdit sa beauté,

[Pg 250]XXXIII

Parce que Lorenzo ne revenait pas. Souvent
Elle demandait à ses frères, l'œil éteint,
S'efforçant de rester brillant, quelle contrée
Pouvait le retenir si longtemps prisonnier! ils inventaient
De temps en temps un conte pour la tranquilliser. Leur crime
Etait sur leur tête, comme la fumée sur la vallée de Hinnom;
Et chaque nuit dans leurs rêves ils gémissaient tout haut,
De voir leur sœur dans son linceul de neige.

XXXIV

Car elle était morte dans une ignorance assoupissante,
Mais pour une chose plus mortellement lugubre que tout;
Cela vint comme un amer breuvage, bu par hasard,
Qui délivre le malade du fastueux drap mortuaire
En lui rendant quelques instants le souffle; comme une lance
Eveillant un Indien de son hypnotisme, nuageux palais,
[Pg 251]D'un coup féroce, et lui ramenant
Le sens du feu dévorateur au cœur et au cerveau.

XXXV

Ce fut une vision. Dans l'engourdissante obscurité,
Dans la tristesse de minuit, aux pieds de sa couche
Lorenzo se tenait, et pleurait; la tombe de la forêt
Avait souillé sa luisante chevelure qui autrefois lançait
Ses éclats jusqu'au soleil, et mis sa froide empreinte
Sur ses lèvres, et brisé le suave luth
De sa voix rendue au silence; le long de ses oreilles fangeuses
Un lit de boue était creusé par ses larmes.

XXXVI

Etrange fut le son que fit vibrer l'ombre blafarde;
Car elle s'efforçait, cette langue digne de pitié,
De parler comme lorsque sur terre elle était éveillée,
Isabelle, haletante, écoutait cette musique
Languissante et secouée de hoquets,
Comme le chant d'une harpe druidique aux cordes distendues;
On y percevait les lamentations en sourdine d'un spectre,
Telles les rauques rafales nocturnes parmi les ronces des sépulcres.

[Pg 252]XXXVII

Ses yeux, quoique farouches, cependant tout brillants d'humidité
Et d'amour, éloignaient toute l'épouvante que cause un revenant
A une malheureuse fille, tant leur lueur était magique.
Pendant qu'il détissa l'horrible trame
Des lugubres derniers jours,—la haine homicide
De l'orgueil et de l'avarice—le funèbre toit de pins
Sur la forêt—et le vallon au frais gazon,
Où, sans un mot, il tomba mortellement frappé.

XXXVIII

Ajoutant: «Isabelle! ma bien-aimée!
De rouges airelles s'inclinent sur ma tête,
Et une énorme pierre pèse sur mes pieds;
Autour de moi les hêtres et les châtaigners élevés répandent
Leurs feuilles et leurs coques hérissées de piquants; le bêlement des brebis
Arrive d'au delà du fleuve jusqu'à mon lit.
Vas, répands une larme sur ma fougère en fleurs,
Et cela me consolera au fond de mon tombeau.

[Pg 253]XXXIX

Je suis une ombre maintenant, hélas! hélas!
Sur les confins de l'humaine nature demeurant
Seul: seul je chante la sainte Messe
Agenouillé tandis qu'autour de moi tintent de menus sons de vie,
Que de chatoyantes abeilles volent à midi vers les champs,
Et que plus d'une cloche de chapelle annonce l'heure,
Me transperçant de douleur: ces sons deviennent étranges pour moi,
Et tu es loin de moi parmi les humains.

XL

Je sais ce qui était. Je ressens pleinement ce qui est,
Et je deviendrais fou, si les esprits le pouvaient;
Pourtant j'oublie le goût de la félicité terrestre,
Cette pâleur réchauffe ma tombe, comme si par moi
Un séraphin sortant des noirs abîmes avait été choisi
Pour me servir d'épouse: ta pâleur me rend heureux;
Ta beauté enveloppe tout mon être, et je sens
Un amour plus puissant pénétrer mon essence.»

[Pg 254]XLI

L'Esprit murmurant: «Adieu»—se dégagea, et laissant derrière lui
L'insaisissable obscurité lentement disparut;
De même que, tirés à minuit d'un sommeil réparateur,
Pensant aux heures rudes et à l'infructueux labeur,
Nous appuyons nos yeux dans le renfoncement de l'oreiller,
Et voyons dans les ténèbres des étincelles jaillir et sautiller,
De même, la triste Isabelle, les paupières douloureuses,
A la venue de l'aurore s'éveilla en sursaut;

XLII

«Ah! Ah! dit-elle. Je n'ai pas connu cette cruelle vie.
Je croyais que le pire était la pauvreté;
Je croyais que quelque Destin nous départissait plaisir et tourment
Par portions égales—jours de joie ou jours de deuil;
Mais voilà le crime—voilà le poignard sanglant d'un frère!
Doux Esprit, tu as instruit ma jeunesse:
Pour cela, je te rendrai visite, j'embrasserai tes yeux
Et te remercierai au ciel matin et soir.»

[Pg 255]XLIII

Quand le jour fut tout à fait levé, elle avait combiné
Comment elle pourrait secrètement gagner la forêt;
Comment elle pourrait retrouver les restes, qu'elle estimait si chers,
Et leur chanter une dernière berceuse;
Comment sa courte absence pourrait passer inaperçue,
Pendant qu'elle vérifierait la réalité du rêve.
Bien décidée, elle prit avec elle sa vieille nourrice
Et se dirigea vers cette funeste forêt mortuaire.

XLIV

Voyez comme elles se glissent le long de la rivière,
Comme elle chuchotte bas avec la vieille femme,
Et après avoir parcouru du regard la vaste plaine,
Comme elle lui montre le poignard: «Quelle fièvre hectique, quelle flamme
Te consume, enfant?—Quel bonheur peut-il t'advenir,
Que tu souries encore?» Le soir tomba
Et elles avaient découvert la couche terrestre de Lorenzo;
La pierre était là, les airelles se penchaient sur sa tête.

[Pg 256]XLV

Qui n'a rôdé dans un verdoyant cimetière,
Et laissé son esprit, comme un génie taupe,
Fouiller le sol argileux et le dur gravier
Pour voir un crâne, des os dans le cercueil et la robe funéraire;
Prenant en pitié chaque forme qu'a souillée la voracité de la Mort,
Et lui insufflant encore une fois une âme humaine?
Ah! ceci est une fête en comparaison de ce qu'éprouvait
Isabelle s'agenouillant devant Lorenzo.

XLVI

Ses regards sondaient la terre fraîchement remuée, comme si
Un simple coup d'œil pouvait surprendre tous ses secrets:
Distinctement elle vit, comme d'autres auraient reconnu
Des membres livides au fond d'une source de cristal;
Sur le lieu du meurtre elle semblait prendre racine,
Tel un lis né dans le vallon:
Alors, avec un poignard, soudain, elle commença
A creuser avec plus d'ardeur que les avares ne le peuvent.

[Pg 257]XLVII

Bientôt elle déterra un gant boueux, sur lequel
Avec la soie sa fantaisie avait brodé de pourpres dessins,
Elle le baisa de ses lèvres plus froides que le marbre,
Et le mit dans son sein où il se sécha
Et glaça complètement jusqu'à l'os
Les suaves mamelles créées pour apaiser les cris des enfants:
Puis elle recommença à fouiller, sans répit
Si ce n'est pour écarter de temps en temps le voile de ses cheveux.

XLVIII

La vieille nourrice se tenait à côté d'elle, étonnée,
Jusqu'à ce qu'elle se sentît le cœur ému de pitié
A la vue d'un si pénible labeur,
Alors elle s'agenouilla aussi, malgré ses mèches blanches
Et prêta ses mains décharnées à cette horrible besogne;
Trois heures elles peinèrent sur ce douloureux travail;
Enfin elles touchèrent le fond de la fosse
Sans qu'Isabelle perdît son calme ni son sang froid.

[Pg 258]XLIX

Hélas! à quoi bon toutes ces histoires de vermines?
Pourquoi s'attarder si longtemps près de cette tombe béante?
Oh! pour la grâce d'un Roman d'autrefois,
La plainte ingénue d'un chant de ménestrel!
Aimable lecteur, jette un coup d'œil sur le vieux conte,
Car ici, en vérité, il ne sied pas
De dire:—Oh! tourne-toi vers le véritable conte[2],
Et goûte le charme de cette pâle vision.

L

D'un stylet plus émoussé que le glaive de Persée
Elles tranchèrent, non la tête d'un monstre informe,
Mais une tête, dont la beauté s'harmonisait merveilleusement
Avec la mort comme avec la vie. Les anciens bardes ont dit:
L'amour ne meurt jamais, mais vit, dieu immortel:
Si l'amour personnifié est jamais mort,
Isabelle l'embrassa et gémit à voix basse.
C'était l'amour; froid—mort, c'est vrai; mais toujours dieu.


[Pg 259]LI

Anxieuses pour leur secret, elles emportèrent la tête chez elles
Où la récompense fut pour la seule Isabelle:
Elle lissa la chevelure en désordre avec un peigne d'or,
Autour de chaque œil plus creusé encore par la mort
Elle fixa des boucles comme des cils; et la glaise gluante,
Avec des larmes aussi glacées que le suintement d'une source
Elle l'enleva; puis de nouveau elle peigna et
Soupira tout le jour—puis de nouveau elle embrassa et pleura.

LII

Ensuite dans une écharpe d'or—parfumée avec la rosée
De fleurs précieuses, cueillies en Arabie,
Et les divines liqueurs distillées en gouttes odorantes
A travers les tuyaux serpentins rafraîchissants—
Elle l'enveloppa; et pour tombe lui choisit
Un pot de fleurs, dans lequel elle l'enfouit,
La recouvrant de terre; et par dessus elle planta
Un basilic fleuri, que ses larmes arrosèrent à jamais.

[Pg 260]LIII

Elle oublia les étoiles, la lune, le soleil,
Elle oublia l'azur nu-dessus des arbres,
Elle oublia les vallées où coulent les ruisseaux,
Elle oublia la brise glaciale de l'automne;
Elle n'avait aucune notion de la fin des journées
Et ne discernait pas leur recommencement; mais en paix
Se penchait sur son basilic en fleur immuablement,
Et le trempait de ses larmes jusqu'à la racine.

LIV

Ainsi elle le nourrit sans trêve de ses larmes amères,
Qui le rendirent gras, vert et florissant
Au point que son baume surpassa celui de ses semblables
Les autres touffes de basilics de Florence; car il tirait,
En plus, sa nourriture et sa vie, d'un forfait humain,
De cette tête devenue pourriture cachée à tous les regards
Au point que ce joyau, en sûreté dans son écrin,
Prospéra au grand jour et s'épanouit en feuilles parfumées.

[Pg 261]LV

O Mélancolie, demeure avec nous pour un instant!
O Musique, Musique, reprends haleine tristement!
O Echo, Echo, de quelque sombre rive,
Inconnue, Léthéenne, soupire vers nous—O soupire!
Esprits de deuil, relevez vos têtes, et souriez;
Relevez la tête, suaves Esprits, avec accablement,
Et jetez une faible lueur dans vos ténèbres funéraires,
Teintant avec la pâleur de l'argent le marbre des tombes.

LVI

Gémissez ici, vous toutes, syllabes qui exprimez le malheur
Et que clame le gosier profond de la triste Melpomène!
Faites résonner la lyre de bronze sur le mode tragique,
Faites vibrer les cordes mystérieusement;
Sifflez lugubrement plus haut que les vents, et sourdement;
Car la naïve Isabelle doit bientôt habiter
Le royaume des morts; elle se fane comme un palmier
Qu'entaille un Indien pour sa sève embaumée.

[Pg 262]LVII

O laisse le palmier se faner de lui-même;
Ne permets pas au froid hiver de geler son agonie!
Cela ne peut être—ces riches adorateurs de Babel,
Ses frères, remarquaient la continuelle averse
Qui coulait de ses yeux morts; et plus d'un curieux lutin,
Parmi ses parents, s'étonnait qu'une telle dot
De jeunesse et de beauté fût dédaignée, étant l'apanage
D'une fille prédestinée à devenir la fiancée d'un seigneur.

LVIII

Bien plus, ses frères s'étonnaient davantage
De la voir languir à côté du Basilic verdoyant,
Et de voir celui-ci s'épanouir, comme par miracle;
Grandement ils se demandaient ce que cela signifiait:
Ils ne pouvaient sûrement pas croire qu'une chose
De si peu de valeur eût le pouvoir de lui faire oublier
Sa propre jeunesse, et les gais plaisirs,
Et jusqu'au souvenir de l'amour anéanti.

LVIX

Aussi épièrent-ils le moment où ils pourraient pénétrer
Le mystère de ce caprice; et longtemps ils épièrent en vain;
[Pg 263]Car rarement elle se présentait au confessionnal,
Et rarement elle éprouvait la sensation de la faim;
Et quand elle quittait son trésor, elle rentrait à la hâte, aussi vite
Qu'un oiseau volerait pour revenir couver ses œufs;
Aussi patiente qu'une poule, elle s'asseyait
A côté de son Basilic, pleurant à travers ses cheveux.

LX

Ils imaginèrent donc de voler le pot de Basilic
Et de l'examiner dans un endroit secret:
Ce n'était que pourriture verdâtre et livide,
Et cependant ils reconnurent le visage de Lorenzo:
Ils avaient récolté la récompense de leur crime,
Si bien qu'ils désertèrent Florence sur l'heure
Pour n'y plus jamais retourner. Ils partirent au loin
Avec du sang sur leur tête, en exil.

LXI

O Mélancolie, détourne les yeux!
O Musique, Musique, reprends haleine tristement!
O Echo, Echo, quelqu'autre jour
Des îles Léthéennes, soupire vers nous—O soupire!
Esprits de deuil, ne chantez pas votre «Bon voyage!»
Car Isabelle, la douce Isabelle, va mourir;
[Pg 264]Elle va mourir d'une mort trop solitaire et incomplète
Puisqu'on lui a dérobé son cher Basilic.

LXII

Lamentablement elle regardait les choses mortes et inanimées,
Réclamant amoureusement son Basilic perdu;
Et avec les accents mélodieux dans les cordes
De sa voix expirante, maintes fois elle pleurait
Sur le pèlerin à l'âme errante,
Pour lui demander où était son Basilic; et pourquoi
On le lui cachait «Car c'est cruel», disait-elle,
«De me dépouiller de mon pot de Basilic»

LXIII

C'est ainsi qu'elle dépérit, qu'elle mourut de désespoir,
Implorant pour son Basilic jusqu'au dernier soupir.
Il n'y eut pas un cœur à Florence qui ne prît
En pitié son amour, dont la fin avait été si tragique.
De cette histoire naquit une plaintive ballade
Qui passant de bouche en bouche parcourut tout l'univers:
On en chante encore le refrain: «Quelle cruauté
De me dépouiller de mon pot de Basilic!»

1818.

[1] Où les pas ne laissent pas de traces.

[2] Le conte trop réaliste.


[Pg 265] 

LA VEILLE DE SAINTE-AGNÈS

I

La veille de Sainte Agnès—Ah quel frimas cruel sévissait!
Le hibou, malgré toutes ses plumes, était transi;
Le lièvre boitait en frissonnant sur le givre du gazon,
Et silencieux était le troupeau en son bercail laineux:
Engourdis étaient les doigts de l'intercesseur, pendant qu'il récitait
Son rosaire, et pendant que son haleine gelée,
Comme de l'encens sacré fumant d'un vieil encensoir,
Semblait s'envoler vers le ciel, sans pour cela qu'il y eût mort,
Devant le portrait de la douce Vierge, tandis qu'il disait sa prière.

[Pg 266]II

Il disait sa prière cet homme patient, cet homme saint;
Soudain saisissant sa lampe, il se lève de dessus ses genoux,
Et retourne en arrière, maigre, nu-pieds, hâve,
Le long de la chapelle latérale, à pas lents:
Les morts sculptés de chaque côté semblent grelotter,
Emprisonnés dans l'obscurité, derrière des grilles de purgatoire:
Comtes, dames, priant dans ce silencieux oratoire,
Il passe devant; et son faible esprit défaille
En pensant combien ils doivent souffrir sous leurs capuchons et leurs cottes de mailles glacés.

III

Vers le Nord il traversa une petite porte,
Et fit à peine trois pas, que la langue dorée de la Musique
Toucha jusqu'aux larmes ce pauvre vieillard;
Mais non—déjà son glas de mort avait tinté;
Les joies de sa vie entière étaient dites et chantées;
C'était pour lui dure pénitence la veille de Sainte-Agnès:
Il prit un autre chemin, et bientôt au milieu
[Pg 267]De cendres grossières il s'assit pour le repos de son âme,
Et toute la nuit resta éveillé, peinant pour le salut des pécheurs.

IV

Ce vétuste Intercesseur entendit l'harmonieux prélude,
Pendant lequel, par les nombreuses portes largement béantes
La foule se hâtait ça et là. Bientôt, du haut des voûtes
Les trompettes d'airain firent sonner leurs grondements retentissants:
Les salles du bas, préparées avec splendeur,
Brillaient pour recevoir un millier d'hôtes:
Les anges sculptés, les yeux éternellement flamboyants,
Avaient le regard fixé là où sur leurs têtes repose la corniche,
Les cheveux rejetés en arrière, les ailes en croix sur la poitrine.

V

Un long cortège se précipita en ornements argentés,
Avec plumes, tiare, et tout son riche apparat,
Nombreux comme les ombres qui hantent fantastiquement
Le cerveau, fraîchement imprégné dans la jeunesse, des joyeux triomphes
[Pg 268]D'antiques romances. Pour ceux là souhaitons leur disparition,
Et tournons notre pensée exclusivement vers une dame,
Dont le cœur avait été plein, tout ce jour d'hiver,
De l'amour et du culte sacré de Sainte Agnès ailée,
Ainsi qu'elle l'avait maintes fois entendu déclarer par de vieilles femmes.

VI

Elles lui avaient dit comment la veille de Sainte Agnès,
De jeunes vierges pouvaient avoir des visions de délices,
Et recevoir les tendres aveux de leurs amants,
A l'heure de minuit au parfum de miel,
Si elles exécutaient ponctuellement les cérémonies requises;
Comment, sans souper elles devaient se mettre au lit,
Puis étendre leurs beaux corps, blancs comme des lis;
Sans regarder derrière, ni de côté, mais implorer
Du ciel, les yeux tournés vers lui, tout ce qu'elles désiraient.

VII

Absorbée dans cette fantaisie était la songeuse Madeline:
La musique gémissait comme un Dieu supplicié,
Elle l'entendait à peine: ses yeux divins de jeune fille
[Pg 269]Fixés sur le plancher, voyaient plus d'une troupe passer
Rapidement devant elle—elle n'y faisait pas attention: en vain
Se présenta, sur la pointe du pied, plus d'un amoureux cavalier,
Et se retira. Ce n'était pas le froid du mépris hautain,
Mais elle ne voyait pas, son cœur était ailleurs:
Elle aspirait aux rêves de Sainte-Agnès, les plus enchanteurs de l'année.

VIII

Elle trépignait dans l'attente, les yeux vagues, sans regards,
Les lèvres anxieuses, la respiration brève et haletante:
L'heure consacrée approchait: elle soupirait
Parmi les tambourins et la foule entassée
Qui chuchotait avec colère, ou avec gaîté;
Parmi les regards d'amour, de défiance, de haine, de dédain,
Aveuglée par son fantasque caprice: toute triste,
Ne pensant qu'à Sainte-Agnès, à ses agneaux sous leurs toisons,
Et à toute la félicité qui devait survenir avant le lendemain matin.

[Pg 270]IX

Ainsi, se proposant à chaque moment de se retirer,
Elle tardait encore. Pendant ce temps, traversant la lande,
Etait arrivé le jeune Porphyro, le cœur enflammé
Pour Madeline. Accoudé contre le portail d'entrée,
Arc-boutant éclairé par la lune, debout, il implore
Tous les saints de lui accorder de voir Madeline,
Ne fût-ce qu'une seconde, pendant ces pénibles heures,
Qu'il puisse la contempler et l'adorer, invisible pour tous;
Par aventure parler, s'agenouiller, toucher, baiser—en vérité que de telles joies surviennent,

X

Il s'aventure dans l'intérieur, qu'aucun bourdonnement ne le dénonce:
Que tous les yeux soient bandés, ou cent épées
Assailliront son cœur, fiévreuse citadelle de l'Amour:
Pour lui, sont bondées ces salles de hordes barbares,
D'ennemis sanguinaires, de lords au sang bouillant,
Dont les chiens hurleraient des exécrations
Contre sa race: pas un cœur qui lui accorde
Merci, dans cette demeure hostile,
Sauf une vieille douairière, faible de corps et d'esprit.

[Pg 271]XI

Quelle chance favorable! la créature âgée arrivait,
Traînant les pieds, s'appuyant sur un bâton à pomme d'ivoire,
Jusqu'à la place où il se tenait, hors de la lumière des torches,
Derrière un large pilier, bien loin
Des cris d'allégresse et des chants caressants:
Il la fit tressaillir; mais aussitôt elle le reconnut,
Et saisit ses doigts dans sa main tremblotante,
Disant: «Merci, Porphyro! quitte cette place;
Ils sont tous là cette nuit, cette race entière assoiffée de sang!

XII

«Sors! sors! Il y a là le nain Hildebrand;
Qui dernièrement fut pris de fièvre, et dans un accès
T'a maudit toi et les tiens, la demeure et tes terres;
Il y a ici le vieux Lord Maurice, que ses cheveux
Gris ne rendent pas plus humain—Hélas! fuis!
Fuis comme un fantôme.»—«Ah, chère commère,
Nous sommes suffisamment en sûreté, assieds-toi ici dans ce fauteuil,
Et dis moi comment ...?»—«Grands Saints! pas ici! pas ici!
Suis moi, enfant, ou ces pierres seront ta tombe.»

[Pg 272]XIII

Il la suivit cheminant sous des voûtes basses,
Effleurant les toiles d'araignée avec sa haute plume,
Et comme elle marmottait «Bien—nous voilà arrivés!»
Il se trouva dans une petite pièce éclairée par la lune,
Blafarde, treillagée, froide et silencieuse comme un cercueil.
«Maintenant, apprends moi où est Madeline», dit-il
«Apprends-le moi, Angela, par le métier sacré
Que seule peut voir la communauté secrète
Quand les sœurs tissent pieusement la laine de Sainte-Agnès.»

XIV

«Sainte-Agnès! Ah! c'est la veille de Sainte-Agnès—
Cependant des hommes seront assassins pendant des jours sacrés:
Il te faut garder de l'eau dans un crible de sorcière,
Et te rendre le Seigneur-lige des Elfes et des Fées,
Pour t'aventurer ainsi: cela me remplit d'étonnement
De te voir, Porphyro!—La veille de Sainte-Agnès!
Que Dieu nous assiste: ma jolie dame joue le rôle de magicienne
Cette nuit: que les bons anges l'abusent!
Mais laisse-moi rire un peu, j'ai bien le temps de pleurer.»

[Pg 273]XV

Faiblement elle rit sous la languissante lune,
Pendant que Porphyro regardait sa figure,
Comme un bambin interloqué devant une affreuse mégère
Qui tient clos son merveilleux livre d'énigmes,
Tandis que les lunettes sur le nez, elle s'assied au coin de l'âtre.
Mais bientôt ses yeux devinrent brillants lorsqu'elle dévoila
Le projet de sa dame; et il pouvait à peine retenir
Ses larmes, à la pensée de ces froids sortilèges,
Et de Madeline endormie dans le sein des vénérables légendes.

XVI

Soudain une pensée lui vint comme une rose épanouie,
Qui rougit son front, et dans son cœur peiné
Fit s'enflammer son sang: alors il propose
Un stratagème qui fait frémir la vieille femme:
«Tu es un homme cruel et impie:
Douce dame, laisse la prier, dormir, rêver
Seule avec ses anges gardiens, loin, très loin
Des hommes méchants comme toi. Va, va! J'estime
Que tu n'es sûrement le même que tu semblais être.»

[Pg 274]XVII

«Je ne lui ferai aucun dam, par tous les saints je le jure.»
Allégua Porphyro; «O puissé-je ne jamais trouver grâce
Lorsque ma faible voix murmurera sa prière dernière,
Si je dérange une seule de ses boucles soyeuses,
Ou regarde avec une convoitise brutale son visage;
Bonne Angéla, crois-moi, par ces larmes;
Ou je vais, à l'instant même,
Réveiller, d'un horrible cri, les oreilles de mes ennemis,
Et les défier, quoiqu'ils soient plus fangeux que des loups et des ours.»

XVIII

«Ah! pourquoi vouloir effrayer une âme affaiblie?
Une pauvre chose débile, frappée de paralysie, guettée par le cimetière,
Dont la cloche qui passe peut sonner le glas avant minuit;
Dont les prières pour toi, matin et soir,
N'ont jamais été oubliées.» Geignant ainsi, elle obtint
Des paroles plus calmes du brûlant Porphyro
Si malheureux, si profondément affligé,
Qu'Angéla lui promit qu'elle ferait
Tout ce qu'il désirait, quel que fût le bien ou le mal qui en résultât pour elle;

[Pg 275]XIX

C'est-à-dire, qu'elle le conduirait, dans le plus grand mystère,
Jusqu'à la chambre même de Madeline, et là le cacherait
En un cabinet, tellement secret
Qu'il pourrait contempler sa beauté sans témoins,
Et peut-être gagner cette nuit une incomparable fiancée,
Tandis que des légions de fées veillaient sur son couvre-pied
Et qu'un pâle enchantement la tenait assoupie.
Jamais amants n'eurent de nuit si propice,
Depuis que Merlin paya à son Démon toute sa monstrueuse dette.

XX

«Il sera fait selon ce que tu désires» dit la Duègne:
«Gâteaux et friandises de toutes sortes seront réunis là
Rapidement pour cette fête de nuit: par la fente du tambour
Tu verras son propre luth: il n'y a pas de temps à perdre,
Car je suis lente et usée, et j'ose à peine
Pour de tels préparatifs m'en fier à ma tête étourdie.
Attends ici, mon enfant, avec patience, agenouille-toi et prie
[Pg 276]Pendant ce temps: Ah! tu dois absolument épouser la dame,
Ou puissé-je ne jamais quitter mon tombeau d'entre les morts.»

XXI

Ce disant, craintive, elle se hâte en clopinant.
Pour l'amoureux lentes et interminables s'écoulaient les minutes;
La femme revint et chuchota à son oreille
De la suivre; avec ses yeux éraillés exprimant la stupeur
Et l'épouvante d'être épiée dans l'ombre. Saufs enfin,
A travers de nombreuses galeries obscures, ils atteignent
La chambre de la jeune fille, soyeuse, silencieuse et chaste;
Là Porphyro trouva sa retraite, plein de joie.
Son pauvre guide s'en retourna à la hâte, le cerveau en fièvre.

XXII

La main tremblante sur la balustrade,
La vieille Angéla tâtait pour atteindre les marches,
Lorsque Madeline, cette adoratrice charmée de Sainte Agnès,
Surgit, comme un esprit en mission, à l'improviste:
S'éclairant d'un flambeau d'argent, avec un soin pieux,
Elle retourna et fit redescendre la vieille commère
[Pg 277]Jusqu'à ce qu'elle fût en sûreté sur un tapis uni. Maintenant prépare-toi,
Jeune Porphyro, regarde avec attention ce lit!
Elle vient, elle revient, telle une palombe qui s'effraie et s'envole.

XXIII

Comme elle se hâtait, le flambeau s'éteignit;
Sa petite fumée, clair de lune évanescent, mourut:
Elle ferma la porte, palpitante, en alliance intime
Avec les esprits de l'air et les vastes visions:
Qu'elle ne prononce pas une syllabe, ou, malheur à elle!
Quant à son cœur, son cœur parlait avec volubilité,
Tourmentant éloquemment son flanc embaumé;
De même un rossignol, privé de sa langue, gonflerait
Son gosier en vain, et mourrait, le cœur étouffé, dans son vallon.

XXIV

Il y avait une haute croisée à trois arcades
Toute enguirlandée d'imitations sculptées
De fruits, de fleurs et de gerbes de graminées,
Avec des vitres en losange d'une bizarre invention,
Riche en couleurs et en teintes splendides,
Comme sont les ailes sombres et damasquinées[1] du papillon de nuit;
[Pg 278]Et, au milieu entre mille figures héraldiques,
Entre des saints noyés dans le crépuscule et de ternes blasons,
Un écusson—bouclier rougissant du sang des reines et des rois.

XXV

En plein sur cette croisée miroitait la lune hivernale,
Qui dardait de brûlants rayons baisant le beau sein de Madeline,
Comme elle s'agenouillait pour implorer grâce et faveur du ciel;
Ils coloraient en rose ses mains, jointes ensemble,
Et en délicate améthyste sa croix d'argent,
Ils entouraient sa chevelure d'un nimbe, telle une sainte:
Elle semblait un ange éblouissant, qu'on vient de vêtir,
Sauf les ailes, pour qu'il monte au ciel:—Porphyro se sentit défaillir:
Elle était agenouillée, créature si pure, si dégagée de toute apparence mortelle.

XXVI

Vite, il reprend ses esprits: ses prières achevées,
Elle délivre ses cheveux de sa couronne de perles;
Détache un à un ses joyaux encore chauds,
Dégrafe son corsage parfumé; peu à peu
[Pg 279]Ses riches ajustements glissent en bruissant jusqu'à ses genoux:
A moitié cachée, comme une sirène dans les algues,
Pensive un instant elle rêve éveillée et voit
En imagination la divine sainte Agnès en son lit,
Mais n'ose regarder derrière elle; tout le charme s'envolerait.

XXVII

Bientôt, tremblante dans son nid moelleux et glacé,
En une sorte d'évanouissement éveillé, inquiète elle s'étend,
Jusqu'à ce que la chaleur endormante du sommeil oppressât
Ses membres apaisés et son âme lassée,
Sublimée, comme une pensée, jusqu'au lendemain;
Abritée en un bienheureux port contre joies et tristesses;
Fermée comme un missel dans lequel prient les sombres Païens;
Egalement inaccessible à la pluie et à l'ardeur du soleil,
Telle une rose repliant ses pétales, puis redevenant bouton.

XXVIII

Introduit furtivement dans ce paradis, en extase,
Porphyro contemplait les vêtements vides de Madeline,
L'écoutant respirer, pour discerner si par hasard
[Pg 280]Elle était plongée en un doux assoupissement;
Lorsqu'il l'eut constaté, il bénit cette minute,
Et respira lui-même: alors il se glissa hors de son refuge
Muet comme la crainte dans une sauvage immensité,
Puis sur le tapis étouffeur de sons, sans bruit, il avança
Et regarda à travers les rideaux, là, oh! combien profondément elle dormait.

XXIX

Alors à côté du lit, où la lune s'effaçant
Laissa une lueur de crépuscule argentée, doucement il plaça
Une table, et à moitié angoissé, jeta dessus
Une étoffé tissée de rouge, d'or et de jais:
Amulette pour quelque somnolent Morpheien!
Le tapageur et joyeux clairon de Minuit,
La timbale, et la trompette entendue au loin,
Effraient ses oreilles, bien que dans une sonorité mourante:
La porte d'entrée se referme de nouveau et tous les bruits cessent.

XXX

Et toujours elle dormait d'un sommeil aux cils azurés,
Dans la toile blanche et fine, fleurant la lavande,
Quand de sa cachette il rapporta un monceau
[Pg 281]De pommes candies, de coings, de prunes, de courges,
Puis des gelées plus savoureuses que le lait caillé,
Et des sirops rutilants, colorés avec de la cannelle;
De la manne et des dattes, transportées par mer,
Cueillies à Fez; et des friandises aromatisées, préparées chacune,
De la soyeuse Samarcande au Liban couvert de cèdres.

XXXI

Il entassait ces sucreries d'une main fiévreuse
Sur des plats en or et dans des corbeilles reluisantes
D'argent tressé; somptueuses elles s'élevaient
Dans la paisible retraite de la nuit,
Remplissant la chambre glacée d'un parfum subtil,
«Et maintenant, mon amour, mon gracieux séraphin, éveille-toi!
Tu es mon paradis et je suis ton ermite:
Ouvre les yeux, pour le salut de la bienheureuse sainte Agnès,
Ou je vais m'endormir pour toujours à tes côtés, tant mon âme est dolente».

XXXII

Ce disant, il enfonça son bras brûlant et flexible
Sous l'oreiller de Madeline, dont le rêve était masqué
[Pg 282]Par l'ombre des rideaux: c'était un enchantement de minuit,
Qui ne pourrait se fondre comme un torrent gelé:
Les plateaux étincelants reflétaient les rayons de la lune;
Une large frange dorée était étalée sur le tapis:
Il semblait que jamais, jamais il ne pourrait délivrer
D'un charme si puissant les yeux de sa bien-aimée;
Tellement il était absorbé et enlacé dans la trame de ses rêveries.

XXXIII

Revenant à lui, il saisit le luth creux de la dormeuse—
Tumultueux—et sur les cordes les plus tendres,
Il joua une vieille ballade, oubliée depuis longtemps,
Appelée en Provence «La Belle Dame sans mercy».
Faisant chanter la mélodie tout près de son oreille;
Troublée par cette musique, elle balbutia une faible plainte:
Il s'arrêta—aussitôt elle devint haletante—et soudain
Ses yeux bleus effrayés brillèrent grands ouverts:
Il se précipita à genoux pâle comme une sculpture en marbre bien poli.

XXXIV

Ses yeux étaient ouverts, cependant elle voyait encore
Quoique tout à fait éveillée, la vision qui hantait son sommeil:
[Pg 283]Ce fut un douloureux changement, qui chassa presque
La béatitude de son rêve si pur et si profond.
A cette idée la mignonne Madeline se mit à pleurer,
Et proféra des mots dépourvus de sens entrecoupés de nombreux soupirs;
Tout en conservant les yeux fixés sur Porphyro;
Celui-ci agenouillé, les mains jointes et les yeux suppliants,
Craignait de remuer ou de parler, tellement elle semblait rêver.

XXXV

«Ah! Porphyro!» dit-elle, «tout à l'heure encore
Ta voix vibrait délicieusement à mon oreille,
Chaque doux serment qu'elle prononçait la rendait harmonieuse;
Et ces tristes yeux étaient vifs et clairs:
Combien tu es changé! combien blême, froid et morne!
Enchante-moi de ta voix encore, mon Porphyro,
De tes regards immortels, de tes chères lamentations!
Oh! ne me laisse pas dans ce malheur éternel,
Car si tu meurs, mon amour, je ne sais où me réfugier!»

XXXVI

Enflammé comme jamais mortel ne le fut
Par ces accents voluptueux, il se leva,
[Pg 284]Transfiguré, rougissant, semblable à une étoile scintillante
Vue parmi les saphirs dans les calmes profondeurs du ciel;
Il se fondait dans son rêve, comme la rose
Mêle son parfum à celui de la violette,
Suave dissolution: sur ces entrefaites le vent du Nord souffle
Comme un veilleur d'Amour, chassant les flèches du grésil
Contre les vitres de la croisée; la lune de sainte Agnès a disparu.

XXXVII

Il fait noir: rapide frappe le grésil pulvérisé par la bise:
«Ce n'est pas un rêve, ma fiancée, ma Madeline!»
Il fait noir: les rafales glacées font rage et se ruent;
«Pas un rêve! Hélas! Hélas! quel malheur est le mien!
Porphyro me laissera ici languir et me flétrir.
Cruel! Quel traître a pu t'amener ici?
Je ne maudis pas, car mon cœur est perdu dans le tien,
Quoique tu abandonnes une pauvre chose déçue;
Une colombe perdue, égarée, l'aile inégale et malade.»

XXXVIII

«Madeline mienne! douce rêveuse! adorable fiancée!
Dis-le, puis-je être pour toujours ton vassal fortuné?
[Pg 285]L'égide de ta beauté, en forme de cœur et couleur de sang?
Ah! châsse d'argent, c'est ici que je trouverai mon repos
Après tant d'heures de fatigues et de recherches,
Pèlerin affamé,—sauvé par miracle.
Quoique je l'aie découvert, je ne déroberai rien dans ton nid
Sauf toi-même, bien-aimée; si tu juges que c'est bien
De te fier, Belle Madeline, à un infidèle sans rudesse.

XXXIX

«Ecoute! C'est l'ouragan des elfes qui arrive du pays des fées,
Ils semblent farouches, mais en réalité sont bienfaisants:
Debout.—Debout! le matin est proche:
Les buveurs gorgés n'y prendront pas garde:
Eloignons-nous, mon amour, en joyeuse hâte;
Il n'y a ni oreilles pour entendre, ni yeux pour voir,—
Ils sont tous noyés dans le vin du Rhin et l'hydromel soporifique:
Réveille-toi! debout! mon amour, sois sans crainte,
Au delà des landes du Sud, j'ai pour toi un asile».

XL

A ces mots elle se précipita, harcelée d'angoisses,
Car tout alentour il y avait des dragons assoupis,
[Pg 286]Surveillant, le regard fixe, la lance prête pour foncer—
Descendant les larges escaliers, ils trouvèrent un chemin obscur.
Dans toute la maison on n'entendait aucun son humain.
Une lampe suspendue par une chaîne vacillait auprès de chaque porte;
Des tentures ornées de cavaliers, de faucons, de chiens,
Etaient agitées par le vent dont les assauts les secouaient;
Et les longs tapis se soulevaient le long des planchers balayés par l'orage.

XLI

Les amants glissaient comme des fantômes à travers le vaste hall;
Comme des fantômes, vers la porte de fer, ils glissaient,
Où gisait le portier inquiet, sur sa couche,
Avec un énorme broc vide à ses côtés:
Le vigilant limier se dressa, fronçant sa peau,
Mais son œil sagace reconnut un habitant du lieu:
Un à un, les verroux sont aiséments tirés:
Les chaînes retombent sur les dalles usées;
La clé tourne, et la porte tourne sur ses gonds.

XLII

Et les voilà partis: oui, il y a de longs âges
Que ces amoureux s'enfuirent au loin dans la tempête.
[Pg 287]Cette nuit-là le Baron rêva de plus d'un malheur,
Et tous les guerriers ses hôtes, ayant ombre et forme
De sorciers, de démons, de gigantesques vers rongeurs de cercueils,
Furent longuement hantés de cauchemars. La vieille Angela
Mourut frappée de paralysie, sa maigre face contorsionnée;
L'Intercesseur, après avoir dit un millier d'Ave,
N'étant plus requis pour prier, s'endormit parmi les cendres refroidies.

Janvier 1819.

[1] Deep-damasked.


[Pg 288] 

LAMIA

Ire PARTIE

Autrefois, avant que la descendance des demi-dieux
Eût chassé les Nymphes et les Satyres des bois prospères,
Avant que le resplendissant diadème du Roi Oberon,
Que son sceptre, que son manteau agrafé avec un joyau en rosée,
Eussent expulsé les Dryades et les Faunes terrorisés
De leurs roseaux verdoyants, de leurs fourrés, de leurs clairières émaillées de primevères,
L'Hermès toujours enflammé[1] laissa vacant
Son trône d'or, pour se prosterner brûlant d'ardeur devant son amoureux larcin:
Du haut de l'Olympe il avait dérobé la lumière,
[Pg 289]De ce côté des nuées de Jupiter, pour échappera la vue
Et aux ordres impérieux de son maître, et s'était réfugié
Dans une forêt sur les rivages de la Crète.
Quelque part en cette île sacrée habitait
Une nymphe devant laquelle s'agenouillaient tous les Satyres aux sabots fourchus;
Aux pieds blancs de laquelle les langoureux Tritons répandaient
Des perles, tandis qu'à terre ils dépérissaient et l'adoraient.
Tout près de la source où elle aimait à se baigner,
Et dans ces prairies où il était possible que parfois elle errât,
Etaient parsemées de riches offrandes, qu'aucune Muse ne connaissait,
Quoique les écrins fussent ouverts pour que sa Fantaisie y fît son choix.
Ah! quel monde d'amour était à ses pieds!
Ainsi pensait Hermès, et un feu céleste,
L'embrasait de ses talons ailés à ses oreilles,
Qui, d'habitude blanches comme le lis clair,
Prenaient la teinte des roses au milieu de ses cheveux dorés,
Tombant en boucles jalouses sur ses épaules nues.
De vallon en vallon, de taillis en taillis, il volait,
Exhalant sur les fleurs sa passion nouvelle,
Et suivait les sinuosités de maintes rivières jusqu'à leurs sources,
[Pg 290]Pour découvrir l'endroit où cette douce nymphe préparait en secret sa couche.
En vain; nulle part il ne pouvait trouver la douce nymphe,
De sorte qu'il reposait en ce lieu écarté,
Pensif, plein d'amertume et de jalousie
Contre les Dieux Sylvains et même contre les arbres.
Comme il se tenait là, il entendit une voix si plaintive
Qu'après l'avoir entendue, en son noble cœur, fut remplacée
La souffrance par la pitié. Ainsi parlait cette voix solitaire:
«Quand m'éveillerai-je hors de cette tombe enguirlandée?
Quand pourrai-je me mouvoir dans un corps apte à jouir de la vie,
De l'amour et du plaisir, de la lutte vermeille
Du cœur et des lèvres! Ah, malheur à moi!»
Le Dieu aux ailes de colombe, glissa silencieusement
Parmi les buissons et les futaies, effleurant avec légèreté, dans sa hâte,
Les graminées les plus hautes et les roseaux en pleine floraison.
Il aperçut enfin, palpitant, un serpent
Etincelant, roulé en cercle dans l'obscurité des broussailles.

C'était une forme gordienne, d'une nuance éblouissante,
Mouchetée de vermillon, d'or, de vert et de bleu;
[Pg 291]Rayée comme un zèbre, tachetée comme un léopard,
Les taches imitant des yeux de paon, les raies toutes cramoisies;
Son écaille était pleine de lunes blanches, qui, à chaque respiration,
Pâlissaient, ou devenaient plus brillantes, ou alternaient
Leurs éclats avec des colorations plus ternes—
Ainsi, les flancs comme un arc-en-ciel, accablée de malheurs,
Elle semblait en même temps une elfe expiant ses fautes,
La fiancée de quelque démon, ou le démon lui-même.
Sur sa crête elle portait une lueur blafarde
Piquetée d'étoiles, comme la tiare d'Ariadne:
Sa tête était celle d'un serpent, mais quel charme ironique!
Elle avait une bouche de femme avec sa parure complète de perles:
Quant à ses yeux: que pouvaient ici faire de tels yeux
Si ce n'est pleurer, et pleurer de ce qu'ils étaient nés si beaux?
De même Proserpine pleure, regrettant la brise Sicilienne.
Sa gorge était celle d'un serpent, mais les paroles qu'elle proférait,
Comme à travers un bouillonnement de miel, évoquaient l'Amour;
C'était ainsi, tandis qu'Hermès s'appuyait sur ses ailerons,
Tel un faucon s'infléchirait avant de saisir sa proie:
[Pg 292]—Bel Hermès, couronné de plumes, au vol léger,
J'eus de toi un splendide rêve la nuit dernière:
Je te voyais assis sur un trône en or,
Parmi les Dieux, sur le vénérable Olympe,
Seul triste entre tous; car tu n'entendais pas
Les suaves, les claires vocalises que les Muses accompagnent sur le luth,
Ni même Apollon lorsqu'il chanta seul,
Sourd tu fus devant le long, long gémissement de sa voix sanglotante.
Je rêvais que je te voyais, paré d'écailles pourpres,
Emergeant plein d'amour du sein des nuages, comme émerge le matin,
Et rapidement comme un fulgurant javelot de Phœbus,
Pénétrant dans l'île de Crète; et t'y voilà maintenant!
Trop séduisant Hermès, as-tu trouvé la bien aimée?»
Aussitôt l'étoile du Léthé ne fit pas attendre
Sa réponse fleurie, et s'informa ainsi:
—Toi, serpent aux lèvres flatteuses, sûrement inspiré par le ciel!
Toi, guirlande de beauté, aux yeux mélancoliques,
Prouve que tu détiens toute la félicité que tu peux t'imaginer,
Apprends-moi seulement où ma nymphe s'est enfuie,
Où elle respire!»—Astre brillant, tu as bien parlé,
Reprit le serpent, mais lie-toi par un serment, aimable Dieu!»
—Je jure, dit Hermès, par mon caducée,
Et par tes yeux, et par ta couronne étoilée!»
[Pg 293]Légères volèrent ses chaleureuses paroles lancées parmi les fleurs.
Alors de nouveau se fit entendre la voix enchanteresse.
—Cœur trop sensible! ta nymphe perdue
Libre comme l'air, invisible, rôde
A travers ces déserts sans ronces; ses radieuses journées,
Elle les goûte sans être vue; elle n'est pas vue lorsque ses pieds agiles
Laissent des traces sur le gazon et les fleurs odorantes;
Des pampres chargés et des vertes ramures inclinées
Elle cueille les fruits sans être vue, elle se baigne sans être vue:
C'est par mon pouvoir que sa beauté est voilée
Pour demeurer hors d'affront, hors d'atteinte
Des regards d'amour jetés par les yeux peu dignes d'amour
Des Satyres, des Faunes, et des soupirs du chassieux Silène.
Son immortalité se consumait dans la répulsion
Que lui inspiraient tous ces adorateurs, et elle se plaignait tant
Que je pris pitié d'elle, lui recommandai de tremper
Ses cheveux dans des liqueurs magiques, qui conserveraient
L'invisibilité à ses charmes et lui permettraient
De folâtrer à sa fantaisie, en liberté.
Tu vas la contempler, Hermès, toi seul,
Si tu veux, ainsi que tu l'as juré, obtenir de moi cette faveur».
[Pg 294]Une fois encore, le Dieu séduit, renouvela
Son serment qui résonna à travers les oreilles du serpent,
Brûlant, frémissant, pieux, implorateur.
Ravie, elle releva sa tête Circéenne,
Se colora de l'incarnat de la vie, et balbutia hâtivement:
—J'étais une femme; qu'une fois de plus je prenne
La forme d'une femme aussi attrayante qu'autrefois.
J'aime un jeune Corinthien. O Félicité!
Rends-moi mon corps de femme, et transporte-moi où il est.
Courbe-toi, Hermès, laisse-moi souffler sur ton front
Et tu verras ta nymphe aimée à l'instant même».
Le Dieu se pencha confiant sur ses ailes à demi repliées,
Elle souffla sur ses yeux; aussitôt apparut devant eux
La nymphe sequestrée, souriante sur la pelouse.
Ce n'était pas un rêve, ou autant dire que c'en était un;
Les rêves des Dieux sont des réalités: paisiblement ils jouissent
De leurs plaisirs en un long rêve immortel.
Un moment plana sur eux, d'ardeur, de rougeur, pendant lequel il sembla
Emerveillé par la beauté de la nymphe sylvestre, tant il était enflammé;
Puis se posant sur la verdure sans y laisser d'empreinte, il se tourna
Vers le serpent pâmé, et d'un bras alangui,
Délicatement, il mit à l'épreuve le charme du flexible Caducée.
Après quoi, sur la nymphe il inclina ses yeux
[Pg 295]Pleins de larmes d'adoration et de caresse.
Il fit un pas vers elle; mais, telle une lune à son déclin,
Elle disparut petit à petit devant lui, s'affaissant; et sans pouvoir retenir
Ses sanglots angoissées, elle se repliait comme une fleur
Qui rentre en elle-même à l'heure du crépuscule:
Cependant, le Dieu protégeant sa main frissonnante,
Elle sentit sa chaleur, ses paupières se rouvrirent caressantes,
Et comme les fleurs nouvelles au bruissement matinal des abeilles,
Elle s'épanouit, et rendit son parfum à la brise.
Dans la profondeur des vertes frondaisons ils volèrent
Et jamais ne se refroidirent ainsi que font les amoureux mortels.

Laissée à elle-même la forme serpentine commença
A se transformer; son sang de sylphide follement circula,
Sa bouche écuma, et l'herbe ainsi humectée
Fut flétrie par cette rosée si enivrante et si virulente;
Ses yeux, rendus fixes par la douleur et une morne angoisse
Brûlants, vitreux, hagards, avec les cils des paupières collés,
Dardaient du phosphore et d'acérées étincelles, sans qu'une larme les rafraîchît.
Les tons de sa peau s'incendièrent le long de son corps;
Elle se tordit, convulsée en des souffrances écarlates:
[Pg 296]Le jaune soufre foncé remplaça
La couleur plus tendre de la lune qui ornait son corps gracieux,
Et,—telle la lave dévastant une prairie,—
Ternit ses écailles d'argent et ses tresses d'or,
Obscurcit ses taches fauves, ses stries et ses rayures,
Eclipsa ses croissants, éteignit ses étoiles;
Si bien qu'en quelques secondes elle fut dépouillée
De tous ses saphirs, ses émeraudes, ses améthystes,
Et de ses rubis argentés: toutes ces parures lui furent enlevées,
Il ne lui resta que la souffrance et la hideur.
Sa couronne gardait encore une lueur; celle-ci évanouie, sa forme aussi
Se fondit et disparut soudainement.
Alors, dans l'air, sa voix nouvelle résonnant avec tendresse,
Cria «Lycius! charmant Lycius!» Suspendues
Dans les brumes diaphanes enveloppant les antiques montagnes
Ces paroles s'évaporèrent: les forêts de Crète ne les entendirent jamais plus.

Où s'envola Lamia, devenue une dame resplendissante,
Une beauté de haute lignée, jeune et élégante?
Elle s'envola dans cette vallée que traverse
Tout voyageur qui va des rivages de Cenchrée à Corinthe;
Là, elle se reposa au pied de ces vastes collines
[Pg 297]D'où s'écoulent parmi les rochers, les ruisseaux de Pérée,
Puis au pied de cette autre cime dont les pentes stériles
S'étendent, voilées de brouillards et de nuées orageuses,
Dans la direction du Sud-Ouest jusqu'à Cléone. Ici elle s'arrêta,
A la distance environ d'un vol d'oiseau novice, près d'un bois
Hospitalier, sur la verdoyante déclivité d'un sentier moussu,
Au bord d'un étang limpide; alors elle se sentit émue
De se voir échappée à de si cruelles infortunes,
Tandis que sa robe flottait parmi les narcisses.

Oui, heureux Lycius! car c'était une fille plus belle
Qu'aucune autre qui tordît jamais sa natte,
Ou soupirât, ou rosît, ou sur une prairie aux fleurs printanières,
Déployât, pour chanter, son manteau vert:
Une vierge aux lèvres pures, et cependant, dans la science
De l'amour, très instruite jusqu'au fond de son cœur rouge[2]:
Ayant à peine une heure d'existence, et cependant assez rouée
[Pg 298]Pour garantir le bonheur contre les chagrins toujours proches,
Faire la part des moments d'humeur, éloigner
Les points de contact, rapidement échanger
Une intrigue contre un chaos plausible, et séparer
Ses atomes les plus ambigus avec un art sûr;
Comme si elle avait, à l'école de Cupidon, passé,
Charmant étudiant, de délicieuses journées sans être jamais punie,
Et conservé sa fraîcheur en un paresseux alanguissement.

Pourquoi cette gracieuse créature se décida si paisiblement,
A s'attarder le long de la route, nous allons le voir;
Mais d'abord il convient de dire comment elle pouvait méditer
Et rêver, alors qu'emprisonnée dans sa forme de serpent
Elle embrassait tout, l'étrange et le magnifique:
Comment, toujours, où elle voulait, son esprit volait;
Soit dans l'Elysée éthéré, soit dans le fond
Des vagues aux crêtes élevées, là où les belles Néréides
Penètrent dans le berceau de Thétis en gravissant des marches en perles,
Soit où le Dieu Bacchus vide sa divine coupe
Etendu nonchalamment sous un pin résineux;
Soit dans les jardins du palais de Pluton
[Pg 299]Là où les colonnes de Vulcain[3] brillent alignées à perte de vue.
Et parfois dans les cités elle transportait
Son rêve pour se mêler aux fêtes et aux révoltes;
Une fois, tandis qu'en rêve elle était parmi les mortels,
Elle aperçut le jeune Corinthien Lycius
Conduisant un char le premier, dans une course disputée,
Tel un jeune Jupiter calme, la figure sereine;
Et défaillant, elle tomba amoureuse de lui.
Maintenant à l'heure des phalènes et du clair obscur,
Il reprendrait cette route, elle le savait bien,
Pour revenir du rivage à Corinthe; car fraîchement soufflait
La douce brise de l'Est, et sa galère en ce moment
Heurtait de sa proue d'airain les quais en pierre,
Arrivant de l'île d'Egine, dans le port de Cenchrée
Récemment mouillée; là, il avait passé quelque temps
Pour sacrifier à Jupiter dont le temple en cette île
Laisse entrer par ses hautes portes les victimes et le précieux encens.
Jupiter écouta ses vœux et exauça son désir.
En effet, par un caprice du hasard il se tint à l'écart
De ses compagnons et marcha à l'aventure,
Peut-être lassé de leur bavardage Corinthien;
Il franchissait les collines désertes
[Pg 300]Sans penser à rien d'abord, mais avant qu'apparût l'étoile du soir
Sa fantaisie errait où la raison s'égare,
Dans le calme crépuscule des ombres Platoniciennes.
Lamia le vit approcher, près, plus près,
Passant tout contre elle, dans une noire indifférence,
Ses silencieuses sandales foulaient la mousse verte,
Si proche de lui, et cependant si invisible,
Elle demeurait immobile: il passa, absorbé dans les mystères,
L'esprit aussi fermé que son manteau; elle, des yeux,
Suivait ses pas, et tournant vers lui sa blanche nuque
De reine, elle s'écria:—Ah, séduisant Lycius!
Veux-tu donc m'abandonner seule sur ces collines?
Lycius, regarde derrière toi et montre quelque pitié.»
Il fit, ne témoignant ni froid étonnement, ni peur,
Mais comme un Orphée reconnaissant une Eurydice;
Car si mélodieux étaient les mots qu'elle chanta
Qu'il lui sembla l'avoir aimée tout un été;
Et bientôt ses yeux avaient bu sa beauté,
Ne laissant aucune goutte dans l'enivrante coupe;
Et toujours la coupe était pleine—mais lui, craignant
Qu'elle ne s'évanouît avant que ses lèvres n'eussent exprimé
L'adoration due, commença ainsi à l'adorer, tandis que
Modestement elle baissait les yeux, devinant que l'emprise était sûre:
—Te laisser seule! Regarder derrière moi! O, Déesse, vois
[Pg 301]Si mes yeux pourront jamais se détourner de toi
Par pitié! ne mens pas à ce triste cœur—
Car si tu disparaissais, je mourrais.
Reste! quoique Naïade des rivières, reste!
A tes désirs lointains, tes cours d'eau obéiront;
Reste! quoique les luxuriantes forêts soient ton domaine,
Sans toi elles peuvent s'abreuver de la pluie matinale:
Quoique tu sois une Pléiade descendue des cieux, aucune de tes
Harmonieuses sœurs ne maintiendra-t-elle en accord
Tes sphères, et comme ta mandataire ne jettera-t-elle une lueur argentée?
Si délicieusement ont frappé mes oreilles ravies
Tes promptes paroles de bienvenue, que si tu t'évanouissais
Ton souvenir me réduirait à l'état d'ombre;
Par pitié, ne te fonds pas dans l'espace!»—Si je restais,»
Dit Lamia, «ici, sur cette terre de boue,
Si je daignais fouler ces fleurs trop rudes pour mes pieds,
Que pourrais-tu dire et faire qui me captivât suffisamment
Pour amoindrir le souvenir enchanteur de mon paradis?
Tu ne peux me demander de vagabonder ici avec toi
A travers ces collines et ces vallées où il n'y a pas de joie,—
[Pg 302]Privée d'immortalité et de félicité!
Tu es un savant, Lycius, et dois savoir
Que les esprits supérieurs ne peuvent respirer ici-bas
Dans l'atmosphère humaine et y vivre. Hélas! pauvre enfant,
Quel parfum d'air plus pur as-tu pour charmer
Mon essence? Quels palais plus superbes
Dans lesquels tous mes nombreux sens puissent se plaire,
Et par de mystérieux sortilèges assouvir mes insatiables soifs?
Cela ne peut être. Adieu.» Ceci dit, elle se cambra
Sur la pointe des pieds, ses bras blancs déployés. Lui, frémissant de perdre
L'amoureuse promesse de sa solitaire lamentation,
Défaillait, balbutiant des mots passionnés, pâle, angoissé.
La cruelle, sans montrer aucune
Tristesse pour la douleur de son tendre favori,
Mais plutôt, si ses yeux pouvaient briller davantage,
Avec des yeux plus brillants et une exquise lenteur,
Joignit ses lèvres aux siennes et lui rendit
La vie qu'elle avait enserrée dans ses mailles;
Et comme il s'éveillait d'une extase pour entrer
Dans une autre, elle commença à chanter,
Heureuse en beauté, en vie, en amour, en toutes choses,
Une cantilène d'amour trop suave pour les lis terrestres,
Tandis que, tel un souffle retenu, les étoiles éteignirent leurs feux scintillants.
[Pg 303]Alors elle chuchota d'un ton tremblant semblable à celui
Que prennent ceux, qui réunis en lieu sûr, se rencontrant seuls
Pour la première fois, après de nombreux jours de tourments,
Usent d'autre langage que celui des yeux; elle le suppliait de relever
Sa tête découragée, et de délivrer son âme du doute,
Car elle était une femme, sans autre
Plus subtil fluide dans les veines
Que du sang palpitant; et les mêmes affres
Habitaient son fragile cœur a elle, et le sien.
Ensuite elle s'étonnait qu'il n'eut pas remarqué
Depuis longtemps sa figure à Corinthe, où dit-elle,
Elle demeurait dans une demi retraite, et où elle avait passé
Des jours aussi fortunés que peut en procurer la monnaie d'or
Sans l'aide de l'amour; heureuse cependant
Jusqu'au moment où elle le vit, lorsqu'une fois elle le coudoya.
Il était appuyé songeur contre une colonne
Sous le porche du temple de Vénus, au milieu d'un amas de corbeilles
D'herbes et de fleurs amoureuses fraîchement cueillies
Tard dans cette soirée; car c'était la nuit qui précédait
La fête d'Adonis; après, elle ne le revit plus,
[Pg 304]Mais pleura seule ces jours-là: pourquoi, en effet, l'adorerait-elle?
Lycius se réveillait de la mort pour tomber dans l'émerveillement
De la voir encore, et de l'entendre chanter de si douces chansons.
Puis à l'émerveillement succéda la joie
D'entendre si bien chuchoter sa sagesse de femme;
Et chaque mot qu'elle prononçait lui faisait ressentir
Une joie sans mélange et un plaisir intense.
Que les poètes dans leur folie disent tout ce qui leur plait
Sur les charmes des Fées, des Péris, des Déesses,
Aucune n'est un tel régal, parmi elles toutes,
Qu'elles hantent cavernes, lacs ou chutes d'eaux,
Qu'une femme réelle, qu'elle sorte
Des cailloux de Pyrrha ou de la semence du vieil Adam.
Ainsi la gracieuse Lamia jugea, et eut raison de juger
Que Lycius ne pourrait pas aimer tant qu'il serait à demi intimidé,
De sorte qu'elle rejeta au loin sa divinité, et gagna son cœur
Plus agréablement en jouant son rôle de femme,
Sans plus de pudeur que n'en comportait sa beauté
Qui, même dans le spasme, en sauvegardait une part suffisante.
Lycius fit à tout d'éloquentes répliques,
Mariant chaque mot d'un soupir jumeau;
[Pg 305]Enfin, désignant Corinthe, elle demanda à son amant
Si elle était trop éloignée, cette nuit, pour ses pieds délicats.
Le chemin fut court; Lamia dans son impatience
Réduisit, par un sortilège, les trois lieues
A quelques enjambées, sans être soupçonnée
Par Lycius aveuglé, tant elle le subjuguait.
Ils franchirent les portes de la ville, il ne sut pas comment,
Sans bruit, et jamais il ne s'inquiéta de le savoir.

Comme des hommes parlant en rêve, tous les Corinthiens,
A travers leurs palais impériaux,
Toutes leurs rues populeuses et leurs temples de débauche,
Murmuraient, telle une tempête se préparant à distance,
Sous la nuit étendue au-dessus de leurs tours.
Hommes, femmes, riches et pauvres, dans les heures fraîches,
Traînaient leurs sandales sur les dallages blancs,
Seuls ou par groupes; pendant que mainte lumière
Brillait çà et là, éclairant de somptueuses fêtes,
Et projetait des ombres mouvantes sur les murs,
Ou les trouvait amassés dans l'ombre des corniches
Sous la porte cintrée d'un temple ou une sombre colonnade.
[Pg 306]Se couvrant la face, par crainte d'amis qui le reconnaîtraient,
Il pressait nerveusement ses doigts, quand quelqu'un les frôla
Avec une barbe grise bouclée, les yeux investigateurs, le crâne chauve et lisse,
Marchant à petits pas, drapé dans une robe de philosophe:
Lycius, en le croisant et en passant, resserra plus étroitement
Son manteau, paraissant dans sa hâte avoir des ailes,
Tandis que Lamia affolée tremblait:—Ah, dit-il,
Pourquoi, mon amour, tressaillir si peureusement?
Pourquoi ta tendre main se fond-t-elle en moiteur?»
—Je suis épuisée, répondit la belle Lamia, dis-moi qui
Est ce vieillard? Je ne puis me rappeler
Ses traits; Lycius! pourquoi vous êtes vous dissimulé
Devant son vif regard?» Lycius répliqua:
—C'est Apollonius le sage, mon fidèle guide
Et mon bon précepteur; mais ce soir il semble
Le spectre de la folie qui hante mes doux rêves.»

Pendant qu'il parlait ainsi, ils atteignirent
Un porche à piliers avec une porte à haut vantail,
Où pendait une lampe d'argent dont la lueur phosphorescente
Se reflétait en bas sur les marches luisantes,
Atténuée comme une étoile dans l'eau; car si neuve
Et si nette était la nuance du marbre,
[Pg 307]Si pures comme un liquide transparent, à travers un cristal poli
Couraient les veines foncées, que nul si ce n'est un pied divin
Ne pouvait les avoir foulées. Des bruits Eoliens
Résonnaient à travers le gond, à l'instant où la large baie
De la porte ouverte découvrait un lieu que n'avait fréquenté
Depuis longtemps, aucun autre qu'eux deux,
Et quelques eunuques Persans, qui la même année
Avaient été vus sur les marchés: personne ne savait où
Ils pouvaient habiter; les plus curieux
Etaient déjoués, qui épiaient pour les dépister jusqu'à leur demeure:
Et cependant, les vers au vol rapide devront raconter
Par égard pour la vérité, quels malheurs les frapperont dans la suite,
Cela chagrinerait plus d'un cœur de les laisser ainsi
Ignorés du monde affairé de gens plus sceptiques.

[1] Mercure.

[2] C'est-à-dire ardent; exemple d'un cas dans lequel le poète cède le pas au peintre.

[3] En anglais: Mulciber.

IIe PARTIE

L'amour dans une chaumière, avec de l'eau et une croûte de pain
Est—Amour, pardonne-nous!—cendres, escarbilles, poussière:
L'amour dans un palais est peut-être à la longue
[Pg 308]Un supplice plus affreux qu'un déjeuner d'ermite:
Ceci est un conte nébuleux du pays des fées
Difficile à comprendre pour les non élus.
Si Lycius avait vécu pour transmettre son histoire
Il aurait pu donner à la morale un nouveau froncement de sourcil
Ou l'étrangler tout à fait: mais trop court fut leur bonheur
Pour nourrir la défiance et la haine qui fait siffler la douce voix.
De plus, là, nuitamment, jetant un regard de haine,
L'Amour, devenu jaloux d'un couple aussi uni,
Déploya, puis fit bruire ses ailes en un terrible grondement
Au-dessus du linteau de la porte de la chambre,
Tandis qu'en dessous filtrait un rayon sur le plancher.

Toutes ces circonstances amenèrent la catastrophe: côte à côte
Comme sur un trône, le soir, ils étaient
Couchés, abrités par un lambrequin
Dont l'étoffe aérienne, tissée de fil d'or,
Flottait à travers la salle, et laissait apparaître
Sans voile le ciel d'été, bleu et clair,
Entre deux fûts de marbre:—ils reposaient là
Où la lassitude leur avait procuré le doux sommeil, les paupières closes,
Sauf un mince interstice que l'amour conservait entr'ouvert
[Pg 309]Pour qu'ils pussent se voir pendant qu'ils étaient presque endormis;
Lorsque du flanc d'une colline suburbaine,
Couvrant le gazouillement de l'hirondelle, éclata une fanfare
De trompettes—Lycius sursauta—les sons s'envolèrent,
Mais laissèrent une pensée, un bourdonnement dans sa tête.
Pour la première fois, depuis qu'il avait trouvé asile
Dans ce palais, aux tentures pourprées, du doux péché,
Son esprit franchit ses limites dorées
Et, se parjurant presque, retourna dans le bruit du monde.
La dame, toujours en éveil, pénétrante,
Le remarqua avec chagrin, suspectant chez lui un désir
De plus, de plus que l'empire
De jouissances qu'elle lui donnait; et elle se mit à gémir et à soupirer
De ce que sa pensée vaguât loin d'elle, sachant bien
Qu'il suffit d'un moment de réflexion pour que tinte le glas de l'amour.
—Pourquoi soupirez-vous, divine créature? murmura-t-il
—Pourquoi réfléchissez-vous? riposta-t-elle tendrement:
Vous m'avez désertée;—où suis-je maintenant?
Pas dans votre cœur, pendant que le souci pèse sur votre front;
Non, non, vous m'avez expulsée, et j'erre hors
[Pg 310]De votre poitrine sans abri: ah! cela doit être ainsi!»
Il répondit, se penchant sur ses yeux ouverts,
Céleste miroir qui reflétait son image en raccourci.
—Planète mienne à la lueur d'argent, du soir et du matin!
Pourquoi vous affirmer ainsi une triste délaissée
Tandis que je m'efforce d'emplir mon cœur
D'un sang plus ardent, et d'une double flamme?
De fondre, de mêler, de lier
Votre âme avec la mienne et de vous retenir captive ici
Comme la senteur cachée dans une rose sans boutons?
Ah! un tendre baiser!... Vous, apprenez votre extrême infortune.
Mes pensées! faut-il les dévoiler? Ecoutez alors!
Tout ce qui est mortel n'a de prix,—et les autres hommes
Languissent et se fatiguent pour l'obtenir—
Que s'il se produit quelquefois, au grand jour, majestueusement
Et s'il triomphe, de même que je serai fier de toi
Au milieu des rauques clameurs poussées par les Corinthiens.
Que mes ennemis suffoquent, que mes amis crient au loin,
Pendant qu'à travers les rues encombrées, notre char nuptial
Fera tourner ses rais éblouissants!» La joue de la dame
Trembla; elle ne dit rien, mais, pâle et humble
Se leva pour s'agenouiller devant lui, versa un torrent
De larmes amères à ces paroles; enfin, douloureusement
[Pg 311]Elle l'implora, tout en pressant sa main
Pour qu'il abandonnât son projet. Il en fut piqué,
S'acharnant davantage dans son caprice pervers à contraindre
Sa sauvage et timide nature de lui obéir.
En outre, pour tout son amour, en dépit de lui-même,
Malgré la meilleure partie de lui-même, il éprouva une jouissance
Voluptueuse à la torturer, délicieuse et nouvelle.
Sa passion, devenue cruelle prit un ton
Féroce et sanguinaire, autant que cela était possible
A un être dont le front n'avait pas de veine noire à gonfler.
Admirable était ce délire mitigé; tel l'aspect
D'Apollon, lorsqu'il se prépare à frapper
Le serpent.—Ah! le serpent! Certes elle
Ne l'était pas. Consumée d'amour pour son tyran,
Et toute soumise, elle acceptait l'heure
Où il conduirait son amante à la cérémonie.
Chuchotant dans le silence de minuit, le jeune homme ajouta:
—Assurément, tu dois avoir un nom charmant, bien que, par ma foi,
Je ne te l'aie pas demandé, m'imaginant toujours
Que tu n'étais pas mortelle, mais d'origine céleste
Comme je le crois encore. As-tu un nom mortel,
Une appellation digne de ta forme éblouissante?
Ou des parents ou des amis dans une cité terrestre
Qui partagent notre banquet et nos réjouissances nuptiales?»
[Pg 312]—Je n'ai pas d'amis, dit Lamia; non, pas un;
Ma présence dans la vaste Corinthe est à peine connue:
Les ossements de mes aïeux reposent dans leurs urnes empoussiérées
Au fond du tombeau; aucun encens incandescent n'y brûle,
Puisque leur race infortunée a disparu toute entière, sauf moi;
Et encore, je néglige le rite sacré, à cause de toi.
Cependant, à votre choix invitez vos nombreux hôtes;
Mais si, comme il semble maintenant, votre vision s'attache
A moi avec quelque plaisir, ne prévenez pas
Le vieil Apollonius—tenez-moi cachée à ses yeux.»
Lycius, rendu perplexe par ces paroles si vagues et si obscures
Voulut poursuivre l'enquête; à la première allusion, elle recula,
Feignant de dormir; quant à lui, il fut envahi
Subitement par l'engourdissante torpeur d'un profond sommeil.

C'était la coutume alors d'emmener
La fiancée hors de sa maison, lorsque le crépuscule rougissait l'horizon,
Voilée, sur un char, accompagnée de fleurs
Jonchant le sol, de torches, de chants nuptiaux
Et d'autres pompes: mais cette belle inconnue
N'avait pas un ami. Ainsi, laissée seule.
[Pg 313](Lycius était allé convoquer toute sa famille,)
Ayant la certitude qu'elle ne parviendrait pas à dissuader
Son cœur obstiné de lui imposer cette folle cérémonie,
Elle s'assit très préoccupée par l'idée de couvrir
Sa misère d'une convenable magnificence.
Elle agit ainsi, mais on ignore d'où et comment
Vinrent, et quels furent ses subtiles serviteurs.
A travers les halls, dans des allées et venues,
On discerna un bruit d'ailes, jusqu'à ce qu'en quelques minutes
La salle de fête illuminée resplendît sous l'élégance des voûtes hardies.
Une musique captivante, peut-être le seul et unique
Point d'appui du toit magique, se fit entendre
Sans relâche, comme s'il était à craindre que tout le charme pût s'évanouir.
Des cèdres fraîchement taillés parodiant une futaie
De palmiers et de bananiers, s'élançant de chaque côté,
Formaient au centre une coupole élevée en l'honneur de la mariée.
Deux palmiers puis deux bananiers, et ainsi de suite,
De chaque côté enlaçaient leurs branches l'une à l'autre
Le long des bas côtés; et, au-dessous de tout cela,
Courait un ruissellement de lampes allant d'un mur à l'autre.
Sous ce dais se célébrait un banquet tel que personne n'en a goûté,
Dégageant des fumets rares. Lamia, en royal apparat,
[Pg 314]Silencieuse, se promenait à pas lents, et comme elle s'avançait
Blafarde, heureuse en quelque sorte d'être malheureuse,
Elle ordonnait à ses invisibles serviteurs de raviver sans cesse
Dans chaque coin et chaque niche la flamme dont l'éclat diminuait.
Entre les troncs des arbres, à des surfaces de marbre
Succédaient des panneaux de jaspe; puis, çà et là, émergeaient
Des silhouettes grimpantes de végétations plus sveltes,
Qui avec les cépées plus grandes s'entrelaçaient intimement.
Après avoir donné son approbation, elle disparut, suivant son caprice,
Dans sa chambre, et tira le verrou, apaisée et calmée,
Ayant repris son sang-froid et préparée à l'orgie brutale
Quand les hôtes redoutés entreraient pour violer sa solitude.

Le jour parut, et toutes les clameurs se turent.
Insensible Lycius! Fou! Pourquoi dédaigner
Le destin qui avec le silence t'apportait la félicité, les heures d'ardente intimité?
Pourquoi livrer aux yeux du vulgaire cette alcôve secrète?
Le troupeau approchait; chaque invité, le cerveau enfiévré
Arrivait sur le seuil, précipitait un coup d'œil
Et entrait stupéfait; car ils connaissaient la rue,
[Pg 315]Se la rappelaient depuis leur enfance d'un bout à l'autre,
Sans une lacune, et jusque-là n'avaient jamais remarqué
Ce porche royal, cette luxueuse demeure aux énormes dimensions.
Aussi tous se ruaient, étonnés, curieux, les yeux fougueux;
Un seul jetait sur le palais un regard sévère,
Puis d'un pas mesuré y pénétrait, l'air austère;
C'était Apollonius: il souriait même quelque peu,
Comme si quelque problème ardu, qui avait affolé
Ses patientes recherches, commençait maintenant à se dénouer
A se résoudre, à se fondre:—c'était juste ce qu'il avait prévu.

Il rencontra dans le vestibule au milieu de la rumeur
Son jeune disciple.—Ce n'est pas la règle commune,
Lycius, dit-il, qu'un hôte, sans être convié,
S'impose à vous, et trouble
En se présentant sans y être requis, la joyeuse cohorte
D'amis plus jeunes; et cependant je dois commettre cette infraction,
Et vous devez me pardonner.» Lycius rougit, et conduisit
Le vieillard à travers les portes intérieures larges ouvertes,
Cherchant par ses paroles de conciliation et sa mine courtoise
A tourner en lait sucré le spleen du sophiste.
[Pg 316]La salle du banquet était d'une éclatante opulence,
Eblouissante de lumière imprégnée d'effluves embaumées.
Devant chaque rutilant panneau, fumait
Un encensoir rempli de myrrhe et de bois épicé,
Chacun juché sur un trépied sacré
Dont les tiges frêles s'écartaient largement sur le moelleux
Tapis en tissu laineux; cinquante spirales de fumée
Au-dessus des cinquante encensoirs faisaient leur voyage aérien
Vers le haut plafond, se reflétant, à mesure qu'elles s'élevaient,
Sur les murs garnis de miroirs sous forme de nuées jumelles odoriférantes.
Douze tables sphériques encerclées par des sièges en soie
Arrivant au niveau de la poitrine d'un homme, soutenues
Sur des pattes de léopards, supportaient l'or pesant
Des coupes et des gobelets et la moisson tant de fois citée
De la corne de Cérès; puis, dans d'énormes cratères le vin
Jaillissait de la sombre amphore en joyeux rayonnement.
Ainsi chargées de victuailles, les tables se dressaient,
Chacune ayant enchâssée au centre l'image d'un Dieu.

Lorsque dans une antichambre chaque convive
[Pg 317]Eut senti l'éponge pleine de fraîcheur, pressée selon son plaisir
Par les esclaves qui les servaient, sur ses mains et ses pieds,
Et les huiles odorantes avec le cérémonial consacré
Versées sur sa chevelure, tous se dirigèrent vers le festin
En robes blanches, et se placèrent en ordre
Autour des couches soyeuses, se demandant avec étonnement
D'où pouvait venir ce fastueux ruissellement et ce torrent de richesses.

Douce soupira la musique dans la douce atmosphère
Tant que le Grec harmonieux au chant de voyelles
Domina parmi les invités, discourant tout bas
D'abord, car le vin commençait à peine à couler.
Mais lorsque le jus divin émut leurs cerveaux,
Plus haut ils parlèrent et plus haut sonnèrent les accords
Des puissants instruments:—les somptueuses colorations,
L'immensité du hall, la splendeur des draperies,
Le luxe imposant du plafond, l'ivresse du nectar,
La beauté des esclaves, celle de Lamia elle-même, apparurent.
Alors, quand le vin eut exercé son action rosée,
Et que chaque âme se fut libérée de toute entrave humaine,
Tout cessa de paraître étrange; le vin joyeux, le vin succulent,
[Pg 318]Ne rendra pas les ombres Elyséennes trop belles, ni trop divines.
En peu de temps le Dieu Bacchus fut à son apogée;
Cramoisies étaient les joues, et les yeux brillants brillaient doublement;
Des guirlandes de toutes les nuances et de toutes les senteurs,
Dépouilles des vallées; ou les branches, dîmes prélevées sur les arbres des forêts
En des corbeilles de luisant osier doré, étaient apportées
Aussi haut que montaient les anses, pour satisfaire
Les goûts de chaque convive, de façon que chacun comme il lui plaisait,
Put orner son front à sa fantaisie, mollement enfoncé dans les coussins.

Quelle couronne pour Lamia? Quelle pour Lycius?
Quelle pour le sage, le vieil Apollonius?
Sur le front douloureux de Lamia, que l'on pende
Des feuilles de saule et une langue de vipère;
Quant au jeune homme, vite, dépouillons pour lui
Le thyrse, pour que ses yeux enquêteurs puissent nager
Dans l'oubli; et, quant au philosophe,
Que le chiendent et le haineux chardon portent
La guerre sur ses tempes. Tous les charmes ne sont-ils pas rompus
Au simple contact de la froide philosophie?
Il y avait un arc-en-ciel que nous vénérions autrefois au firmament:
[Pg 319]Nous connaissons sa trame, sa contexture; elle est donnée
Platement dans le catalogue des choses communes.
La philosophie rognera les ailes de l'ange,
Conquerra les mystères à l'aide de règles et de lignes,
Videra l'atmosphère hanté, la mine qu'habitent les gnomes.—
Elle dépoétisera l'arc-en-ciel, comme jadis elle fit
Pour la tendre Lamia dissoute en une ombre.

A côté de celle-ci, Lycius, assis à la place d'honneur,
Dans toute la salle ne voyait pour ainsi dire qu'elle,
Jusqu'à ce que, réprimant son amoureuse extase, il prît une coupe
Remplie jusqu'aux bords, et, en face de lui, lançât un coup d'œil
A travers la large table pour implorer un regard
De son vieux maître qui fronçait le sourcil,
Et lui porter un toast. Le philosophe à la tête chauve
Avait fixé ses yeux, sans un clignement, sans un mouvement de paupières,
Droit sur le visage alarmé de la fiancée,
Décontenançant sa radieuse beauté et troublant sa douce fierté,
Tandis que son amant lui pressait la main, la caressant amoureusement,
Comme pâle elle reposait sur la couche rose:
Elle était glacée, et le froid courut à travers les veines de Lycius;
[Pg 320]Puis soudain elle devint brûlante, et toutes les fièvres
D'une chaleur surnaturelle lui montèrent au cœur.
—Lamia, que signifie ceci? pourquoi tressailles-tu?
Connais-tu cet homme?» La pauvre Lamia ne répondit pas.
Il darda ses yeux dans les siens, qui pas un instant
N'exaucèrent l'humble prière du triste amoureux;
Il les darda plus, plus encore; sa raison humaine chancelait:
Une sorte de charme dévorant absorbait cette grâce,
Ces orbes ne donnaient plus aucun signe de reconnaissance.
—Lamia!» gémit-il. Aucune tendre voix ne répondit.
La foule entendit, et la bruyante orgie instantanément
Se tut; les puissantes sonorités de la musique s'étouffèrent;
Les myrtes se desséchèrent dans les milles couronnes.
Par degrés, la voix, le luth et le plaisir cessèrent.
Un silence de mort peu à peu domina,
Jusqu'à ce qu'il semblât que quelque chose d'horrible fût survenu,
—Lamia!» hurlait-il d'une voix stridente, et seul ce cri strident
Suivi de son lamentable écho, rompait le silence,
—Va-t-en, rêve impur, gémissait-il fixant toujours
La figure de la fiancée; mais aucune veine azurée maintenant
Ne parcourait plus le contour parfait des tempes; aucune douce rougeur
[Pg 321]Ne colorait plus les joues; plus de passion pour éclairer
Cette vision profondément enfouie:—tout était flétri:
Lamia, sa beauté disparue, était assise mortellement blanche
—Ferme, ferme ces yeux trompeurs, toi, homme cruel!
Détourne les, misérable! ou l'arrêt sévère
De tous les dieux, dont les majestueux portraits
Représentent ici les invisibles présences,
Va les percer à l'instant avec l'épine
D'une douloureuse cécité, te laissant désolé,
Tremblant et radotant devant la plus faible crainte
De conscience, parce que tu as longtemps offensé leur puissance
Par tous tes sophismes impies et orgueilleux,
Tes sortilèges illicites et tes séduisants mensonges.
Corinthiens! examinez ce misérable à la barbe grise,
Constatez que, comme un possédé, ses paupières sans cils s'ouvrent
Autour de ses yeux de démon! Regardez-le, Corinthiens!
Mon aimable fiancée se fane sous leur influence.»
—Fou!» dit le sophiste, à demi-voix
D'un ton brusque et méprisant. Ce fut par une plainte d'agonisant
Que Lycius répondit, comme, frappé au cœur, éperdu,
Il s'assit sans force auprès du douloureux fantôme.
—Fou! Fou!» répétait Apollonius, les yeux toujours
Implacables et fixes:—De tout mal
[Pg 322]De la vie je t'ai préservé jusqu'à ce jour,
Faut-il te voir maintenant la proie d'un serpent?»
A ce moment Lamia exhala un soupir de mourante; le regard du sophiste
Telle une lance affilée, la traversa de part en part,
Aigu, cruel, acéré, pénétrant: elle, autant
Que sa main débile pouvait exprimer une intention,
Le supplia de se taire; mais vainement!
Il regarda encore et encore fixement—Non!
—Un serpent!» reprit-il en écho. Il n'eut pas plus tôt dit,
Que, poussant un effroyable cri, elle disparut:
Et les bras de Lycius furent vidés[1] de leur bonheur
Comme ses membres de leur vie, à partir de cette même nuit.
Sur la haute couche il est étendu!—ses amis l'entourèrent—
Le soulevèrent—ils ne trouvèrent ni pulsation, ni respiration,
Mais, dans sa robe de noce, le pesant cadavre avec sa blessure.

Septembre 1819.

[1] Empty of delight.


[Pg 323] 

HYPÉRION[1]

FRAGMENT

LIVRE PREMIER

Tout au fond de la tristesse d'une obscure vallée[2],
Dans une retraite éloignée de la brise vivifiante du matin,
Loin de l'ardent midi et de l'étoile solitaire du soir,
Etait assis Saturne aux cheveux gris, immobile comme un roc,
Aussi muet que le silence planant autour de son repaire;
Forêts sur forêts s'inclinaient autour de sa tête
Comme nuées sur nuées. Aucun souffle dans l'air,
Pas même autant de vie qu'il n'en faut un jour d'été,

[Pg 324]Pour faire envoler de l'herbe effilée la graine la plus légère;
Où la feuille morte tombait, là elle demeurait.
Un ruisseau coulait à côté sans voix, dont le susurrement était encore assourdi
Par respect pour la divinité déchue
Qui projetait une ombre sur lui: une Naïade parmi ses roseaux
Pressait son doigt humide appuyé sur ses lèvres.

Le long du sable de la rive, de larges empreintes étaient marquées,
Aussi loin que les pieds du dieu avaient marché,
Puis s'étaient fixés là. Sur le sol détrempé
Sa main droite ridée reposait inerte, nonchalante, morte,
Privée de son sceptre; et ses yeux de souverain détrôné étaient clos;
Tandis que sa tête penchée semblait écouter la terre
Son antique mère, attendant d'elle quelque consolation encore.

Il semblait qu'aucune force ne pût le faire mouvoir de sa place;
Cependant vint là quelqu'un, qui d'une main familière
Toucha ses vastes épaules, après s'être courbé très bas
Avec déférence, quoique ce fut pour quelqu'un qui ne la connaissait plus.
C'était une déesse du monde à son enfance;
[Pg 325]Auprès d'elle la stature de l'énorme Amazone
Aurait paru de la taille d'un pygmée: elle eût saisi
Achille par la chevelure et lui eût ployé le cou,
Ou, d'un doigt, eût arrêté la roue d'Ixion.
Sa face était grande comme celle du Sphinx de Memphis,
Hissée sur quelque piédestal dans la cour d'un palais,
Lorsque les sages étudiaient l'Egypte pour s'instruire.
Mais, oh! comme cette figure différait du marbre!
Quelle beauté! si la tristesse n'avait pas rendu
La tristesse plus belle que la Beauté elle-même!
Il y avait dans son regard une crainte aux aguets,
Comme si le malheur venait seulement de la frapper;
Comme si les nuages, avant-gardes des jours néfastes,
Avaient épuisé leurs maléfices et les arrière-gardes acharnées
Allaient amasser péniblement leurs provisions de tonnerres.
D'une main elle pressait le point douloureux
Où bat le cœur humain, comme si juste là
Quoique immortelle, elle ressentait une cruelle souffrance:
L'autre main sur le cou penché de Saturne
Etait appuyée, et au niveau de son oreille
Tendant ses lèvres ouvertes, elle proféra quelques mots
D'un ton solennel, avec la sonorité profonde de l'orgue:
Quelques mots désespérés qui dans notre faible langue
Se traduiraient à peu près en ces termes—O combien frêles
[Pg 326]En comparaison de la puissante voix des Dieux primitifs!—
«Saturne, relève la tête! Cependant pourquoi, pauvre vieux Roi?
Car je n'ai pas de consolation pour toi, non, je n'en ai pas:
Je ne peux pas dire: Oh pourquoi dors-tu?
Puisque le ciel s'est séparé de toi, et que la terre
Ne te reconnaît plus, dans cette affliction, pour un Dieu:
L'Océan, aussi, avec son bruit solennel,
A rejeté ton sceptre, et toute l'atmosphère
Est vide de ta majesté surannée.
Ta foudre, sachant qui commande maintenant,
Gronde contrainte au-dessus de notre demeure en ruine,
Et ton éclair éblouissant entre des mains inexpérimentées
Dévaste et brûle notre domaine autrefois paisible.
O douloureuse époque! O minutes longues comme des années!
Tout, pendant que vous passez, accroît la monstrueuse vérité,
Et comprime tellement nos horribles angoisses
Que l'incrédulité n'a plus de champ pour respirer.
Saturne, continue à dormir—Oh! pourquoi, étourdiment ai-je ainsi
Violé ton sommeil solitaire?
Pourquoi ai-je rouvert tes yeux mélancoliques?
Saturne, continue à dormir! tandis qu'à tes pieds je pleure!»
[Pg 327]De même que, dans l'extase d'une nuit d'été,
Ces sénateurs des bois puissants dans leur verte parure,
Les chênes élevés, aux branches enchantées par l'ardeur des étoiles,
Rêvent, et rêvent ainsi toute la nuit sans autre frémissement
Que celui de la brise qui s'enfle graduellement dans la solitude,
Domine le silence, puis s'évanouit,
Comme une marée montante qui n'aurait qu'une vague;
De même ces paroles retentirent, puis expirèrent; un instant, en larmes,
Elle toucha la terre de son front hautain et loyal,
De façon que sa chevelure tombante pût étaler un tapis
Soyeux et merveilleux pour les pieds de Saturne.
La lune, en une lente gravitation, avait versé
Ses lueurs argentées quatre heures à travers la nuit,
Et toujours le groupe était demeuré immobile
Telle une sculpture naturelle dans la crypte d'une cathédrale:
Le Dieu glacé reposant toujours sur la terre,
Et la triste Déesse pleurant à ses pieds;
Jusqu'à ce qu'enfin le vieux Saturne leva
Ses yeux flétris, et vit son royaume détruit,
L'aspect sombre et morne du lieu,
Et cette belle Déesse agenouillée; alors il parla,
Comme avec une langue paralysée, tandis que sa barbe
Hérissée s'agitait d'un tremblement maladif:
«O tendre épouse du brillant Hypérion,
[Pg 328]Théa, je te devine plutôt que je ne vois ta face;
Lève les yeux pour que j'y lise notre condamnation:
Lève les yeux et dis-moi si cette forme fragile
Est bien celle de Saturne; dis-moi si tu reconnais
La voix de Saturne; dis-moi si ce front ridé,
Nu et dépouillé de son haut diadème
Ressemble bien à celui de Saturne? Qui eut la puissance
De me plonger en cette détresse? d'où vint cette force?
Comment fut-elle préparée pour éclater tout-à-coup
Pendant que le Destin semblait emprisonné dans ma nerveuse étreinte?
Mais c'est ainsi; me voilà anéanti,
Rejeté dans l'ombre, n'exerçant plus aucun pouvoir divin
Ni aucune influence favorable sur les pâles planètes,
Ni de contrôle sur les vents et sur les mers,
Ni d'action bienfaisante sur les moissons des hommes,
Et privé de faire tout ce qu'une Déité suprême
Accomplit pour soulager la tendresse de son cœur. Je suis chassé
De ma propre poitrine; j'ai abandonné
Ma forte identité, mon moi véritable,
Quelque part entre le trône et le lieu où je suis assis,
Là à cet endroit de la terre. Cherche, Théa, cherche!
Ouvre tes yeux immortels, qu'ils embrassent
Tous les espaces: l'espace étoilé et celui qui est sans lumière,
[Pg 329]L'espace qui contient l'air vivifiant et celui qui en est dépourvu;
Les espaces de feu et tous les gouffres de l'enfer.
Cherche, Théa, Cherche! et dis-moi si tu discernes
Quelque forme ou quelque ombre, arrivant
Impétueusement, avec des ailes ou sur un char, pour reprendre possession
Du ciel perdu naguère: cela doit être,—c'est
A maturité[3]—Saturne doit être Roi.
Oui, il faut qu'il ait une victoire resplendissante comme l'or,
Il faut qu'il y ait des Dieux renversés et des éclats de trompette
Dans un calme triomphe, et des hymnes de fête
Sur les nuages dorés de l'Olympe,
Des voix sereines qui proclament la victoire, et des cordes d'argent
Qui résonnent dans de creuses écailles; et il y aura
De belles choses renouvelées, pour l'étonnement
Des enfants du ciel. C'est moi qui ordonnerai;
Théa! Théa! Théa! Où est Saturne?»

Dans son délire, il se remit sur pied,
Et ses mains s'agitaient dans l'air au-dessus de sa tête,
Ses boucles druidiques[4] étaient secouées et trempées de sueur,
[Pg 330]Ses yeux reflétaient la fièvre, sa voix s'éteignit.
Toujours debout, il n'entendait pas les profonds sanglots de Théa;
Après un intervalle, il recommença à jeter
Ces exclamations: «Ne puis-je pas créer?
Ne puis-je pas former? Ne puis-je pas façonner subitement
Un autre monde, un autre univers
Pour écraser et réduire en poussière celui-ci?
Où y a-t-il un autre chaos? Où?» Ce mot
Retentit jusque dans l'Olympe et fit frémir
Les trois rebelles?[5] Théa avait tressailli,
Et dans son attitude perçait une sorte d'espoir,
A mesure que ses phrases se précipitaient, pourtant pleines de respect:

«Ceci mène à notre demeure détruite: viens vers nos amis,
O Saturne! viens, et donne leur du courage;
Je connais leur retraite, je l'ai quittée pour te trouver ici.»
Elle n'en dit pas plus long: puis le suppliant du regard, elle marcha
A reculons à travers l'obscurité pendant un instant.
Il suivit, et elle se retourna pour le guider
A travers les branches vermoulues, qui cédaient comme la brume
[Pg 331]Que traverse l'aigle lorsqu'il s'élance au-dessus de son nid.

Pendant ce temps, dans d'autres royaumes de nombreuses larmes étaient répandues,
Une affliction semblable à celle-ci, une souffrance semblable
Trop profonde pour être exprimée par la voix ou la plume d'un mortel:
Les farouches Titans, soit dans leurs cachettes, soit dans les prisons,
Gémissaient une fois de plus sur leur vieille fidélité,
Et, dans une douloureuse angoisse écoutaient la voix de Saturne,
Cependant, de toute cette lignée de géants, un seul conservait encore
Sa souveraineté, son autorité et sa majesté;
Hypérion, resplendissant au milieu de son orbe de feu
Etait encore sur son trône, respirait encore l'encens, l'envoyant
De l'homme jusqu'au Dieu du soleil; inquiet cependant:
Car de même, que parmi nous, humains, les tristes présages
Effraient et épouvantent, lui, de même frissonnait—
Non à cause du hurlement d'un chien, ou du nid détesté de l'oiseau de nuit,
Ou de la visite familière de quelqu'un
Au premier tintement de son glas funèbre,
[Pg 332]Ou des prophéties de la lampe à minuit;
Mais des horreurs proportionnées à ses nerfs de géant
Le torturaient souvent. Son rutilant palais
Bastionné de pyramides d'un or étincelant,
Et que touchait l'ombre des obélisques de bronze,
Lançait des lueurs rouge sang à travers ses mille cours,
Ses voûtes, ses dômes, et ses galeries embrasées;
Et toutes ces tentures tissées avec les nuages de l'Aurore
Rougeoyaient furieusement: tandis que parfois des ailes d'aigles
Que n'avaient jamais vus ni les dieux ni les hommes étonnés:
L'assombrissaient; et des hennissements de chevaux étaient entendus.
Que n'avaient jamais entendus ni les Dieux ni les hommes étonnés.
De plus lorsqu'il voulait humer les tourbillons aromatisés
De l'encens, s'envolant dans l'éther du haut de la colline sacrée,
Au lieu d'odeurs agréables, son énorme palais ne percevait
Que le goût empoisonné du cuivre ou d'un métal corrompu:
De même, lorsque réfugié dans le sommeil à l'Occident,
Après le plein achèvement d'une belle journée,—
Pour gagner son divin repos sur une couche céleste
Et sommeiller dans les bras de la mélodie,
[Pg 333]Il dépensait les heures plaisantes du délassement
A passer de salles en salles en colossales enjambées;
Tandis qu'au loin dans chaque nef latérale et dans les chambres profondes,
Ses favoris ailés se tenaient en groupes serrés
Attentifs et remplis de crainte, tels des gens inquiets
Qui se rassemblent en troupes terrifiées, par les vastes plaines,
Lorsque les tremblements de terre ébranlent leurs remparts et leurs tours.
En ce moment même, pendant que Saturne, sorti de sa glaciale léthargie,
Marchait sur les traces de Théa à travers les bois,
Hypérion laissant le crépuscule derrière lui
Redescendait sur le seuil de l'Ouest.
Alors, ainsi que d'habitude, la porte du palais s'ouvrit
Au milieu du silence le plus absolu, où seuls les solennels tubas,
Dans lesquels souillaient gravement les zéphyrs, exhalèrent de suaves
Et ailées sonorités, des mélodies au rythme lent:
Et semblable à une rose, pour la couleur vermeille et la forme,
Pour la finesse du parfum, et la fraîcheur qu'elle montrait,
Cette entrée conduisant à une sévère magnificence
Demeura largement ouverte pour que le Dieu y pénétrât.
[Pg 334]Il entra, mais il entra plein de courroux;
Sa robe de flammes traînant loin derrière ses talons
Faisait entendre un sifflement, comme d'un feu terrestre,
Qui effarouchait les douces heures éthérées,
Et faisait trembler les ailes des colombes. En avant il flamboyait
Majestueusement de nef en nef, de voûte en voûte,
A travers le scintillement des salles odorantes et enguirlandées
Et les longues arcades pavées de diamants éblouissants,
Jusqu'à ce qu'il gagnât la grande coupole principale;
Là s'arrêtant, debout, farouche, il frappa du pied,
Et depuis les profondeurs des fondations jusqu'au faîte des tours
Il ébranla sa demeure d'or massif; puis avant
Que le roulement du tonnerre eût cessé dans les cintres,
Sa voix retentit, en dépit de la retenue que se doit un dieu,
Pour clamer: «O rêves du jour et de la nuit!
O formes monstrueuses! O faces de douleur!
O spectres s'agitant dans une froide, froide obscurité!
O fantômes aux longues oreilles, hôtes des étangs aux herbes sombres!
Pourquoi vous ai-je connus? pourquoi vous ai-je vus? pourquoi
Mon éternelle essence est-elle ainsi harcelée
Par la vue et le spectacle de ces nouvelles horreurs?
Saturne est vaincu, dois-je aussi l'être?
[Pg 335]Dois-je quitter cet asile de mon repos,
Ce berceau de ma gloire, ce doux séjour,
Cette paisible abondance de lumière bienheureuse,
Ces pavillons de cristal, ces temples purifiés,
Qui forment mon radieux empire? Tout est
Déserté, abandonné, tout ce qui fut ma retraite.
Eclat, splendeur, symétrie! Où êtes-vous?
Je ne distingue que ténèbres, mort et ténèbres.
Même ici, au centre de mon refuge,
Les visions spectrales viennent me tyranniser,
Pour insulter, aveugler, étouffer mon faste.
Tomber!—Non, par Tellus et sa parure d'ondes salées!
Par delà les frontières de flamme qui bornent mes royaumes
J'avancerai et de ma redoutable droite
Je terrifierai cet enfant maître du tonnerre, ce Jupiter rebelle,
Et je demanderai au vieux Saturne de reprendre possession de son trône.»
Il dit, puis se tut, tandis qu'une menace plus formidable
Luttait pour sortir de sa gorge, sans y parvenir;
Ainsi, lorsque les hommes sont en foule dans les théâtres,
Le brouhaha augmente plus ils crient: «Hush»
De même aux paroles d'Hypérion, les livides fantômes
S'enfuirent, trois fois horribles et glacés:
Et du lieu, uni comme un miroir, où il parlait
S'éleva un brouillard, comme d'un lac couvert d'écume.
[Pg 336]Alors, à travers tout son corps, une agonie
Se glissa peu à peu, des pieds jusqu'à sa couronne,
Avec la souplesse d'un serpent puissant et musculeux
Rampant lentement, la tête et le cou convulsés
Par suite d'un trop violent effort. Revenu à lui, il vola
Vers les confins de l'Orient, et pendant six heures brumeuses
Avant que l'aube, à l'heure habituelle, rougît l'horizon,
Il projeta son souffle impétueux contre les portes du sommeil
Les dégagea des lourdes nuées, et les fit éclater tumultueusement
Tout à coup sur les flots gelés de l'Océan.
L'astre de feu, sur lequel il parcourait
Chaque jour de l'Est à l'Ouest les espaces du ciel,
Décrivait une circonférence dans un sombre rideau de nuages;
Il n'était donc pas tout à fait voilé, ni éclipsé, ni caché,
Mais de temps en temps les sphères étincelantes,
Les cercles, et les arcs, et les vastes ceintures des colures,
Brillaient au travers et dessinaient sur ce manteau opaque
Des éclairs aux formes délicates, depuis les profondeurs du nadir
Jusqu'au zénith—hiéroglyphes antiques,
Que les sages et les astrologues aux yeux exercés
Alors habitant la terre, à l'aide de laborieux calculs
[Pg 337]Déchiffraient grâce aux observations de nombreux siècles:
Ils sont perdus maintenant, excepté ceux que nous trouvons sur les énormes blocs
De pierre ou de marbre noir; leur signification oubliée,
Leur sagesse, a depuis longtemps disparu. Deux ailes cet orbe
Possédait comme ornement, deux resplendissantes ailes en argent,
Toujours étendues à l'approche du Dieu.
Et maintenant, émergeant de l'obscurité, leurs plumes immenses
S'élevaient une à une, jusqu'à ce qu'elles fussent toutes déployées;
Tandis que le globe éblouissant demeurait éclipsé,
Attendant l'ordre d'Hypérion.
Volontiers eût-il donné l'ordre, volontiers eût-il repris son trône
Et commandé au jour d'apparaître, si ce n'eût été que pour un changement[6].
Il n'en eut pas la force: Non, quoique Dieu des premiers âges,
Il ne devait pas troubler les saisons sacrées.
Donc les différentes périodes de l'aube
Restèrent dans leur première phase, juste comme il est dit ici.
[Pg 338]Ces deux ailes d'argent s'éployèrent semblables à deux sœurs
Impatientes de faire voguer leur sphère; les vastes portes
Furent ouvertes sur l'obscur domaine de la nuit;
Et le Titan du soleil, exaspéré par ce nouveau désastre,
Inaccoutumé à plier, sous une dure contrainte plia
Son esprit à la tristesse du temps;
Et le long d'une lugubre traînée de nuages
Sur les limites du jour et de la nuit
Il s'étendit, pleurant la défaillance de sa splendeur.
Comme il gisait ainsi prostré, les cieux avec leurs étoiles
Jetèrent sur lui des yeux pitoyables, et la voix
De Cœlus, du haut de l'espace universel,
Murmura tout bas ces solennelles paroles à son oreille:
«O le plus brillant de mes enfants chéris, né sur la terre,
Engendré dans le ciel, Fils des Mystères
Dont aucun n'a été révélé même aux puissances
Qui se concertèrent pour ta création: leurs joies,
Leurs douces palpitations et leurs célestes plaisirs;
Moi, Cœlus, je m'en étonne: comment vinrent-ils et d'où?
Et quelles sont d'après leurs fruits leurs formes
Distinctes et visibles; symboles divins,
Manifestations de cette admirable vie
Eparses et indiscernables à travers l'éternel espace?
C'est d'eux que tu fus créé à nouveau, o très brillant enfant!
[Pg 339]C'est d'eux que la reçurent tes frères et les Déesses!
Il existe parmi vous une grave dissension, une révolte
Du fils contre son père. J'ai vu vaincu,
J'ai vu précipité de son trône mon premier né!
Vers moi ses bras étaient tendus, c'est moi que sa voix
Implora à travers le tonnerre qui menaçait sa tête!
J'étais livide et je me cachais la face dans les nuées.
Dois-tu, toi aussi, subir le même traitement? j'en ai un vague pressentiment:
Car j'ai vu mes fils bien peu semblables à des dieux.
Divins vous avez été créés, et divins
Dans un grave maintien, majestueux, sereins,
Calmes, comme de hauts Dieux, vous avez vécu et gouverné:
Maintenant je remarque en vous crainte, espoir et colère,
Des actes de rage et de passion; exactement comme
Je les vois dans le monde des mortels, vos sujets,
Chez ceux qui succombent. Voilà ma tristesse, o mon fils!
Lugubre signe de ruine, de soudaine épouvante et de défaite!
Cependant, toi, résiste; car tu en es capable,
Car tu peux te mouvoir, étant un véritable Dieu;
Tu peux opposer à chaque heure mauvaise
Ta présence éthérée: moi, je ne suis qu'une voix;
Ma vie n'est que la vie des vents et des marées,
Pas plus que vents et marées je ne puis être un secours;
Mais toi tu le peux. Mets-toi dans le van
[Pg 340]De la circonstance; oui, saisis la pointe de la flèche
Avant que la corde tendue ne résonne—Va vers la terre!
Là tu trouveras Saturne et ses douleurs.
Pendant ce temps je veillerai sur l'éclat du soleil
Et serai le gardien vigilant de tes saisons».
Avant que ce chuchotement fut à moitié émis,
Hypérion se redressa, et sur les étoiles
Leva ses paupières recourbées, puis les tint grandes ouvertes
Jusqu'à ce que la voix s'éteignît; et toujours il les tenait ouvertes:
Et toujours c'étaient les mêmes brillantes et patientes étoiles.
Alors inclinant lentement sa large poitrine,
Tel un plongeur dans les mers riches en perles,
En avant, il se baissa sur le rivage aérien,
Et s'enfonça, sans bruit dans la profonde nuit.

[1] Voir à l'Appendice la Théogonie d'Hésiode.

[2] Dans sa brève étude, le traducteur a signalé les rappels de phrases et de mots dont Keats a tiré un merveilleux parti. Cependant, dans plusieurs pièces inachevées, et particulièrement dans Hypérion, le poète a laissé subsister quelques répétitions fortuites et non calculées qu'il eût peut-être supprimées si la mort ne l'avait empêché de réviser son œuvre. Est-il besoin d'ajouter que le texte critique de l'auteur a été scrupuleusement respecté?

[3] Of Ripe progress: d'exécution mûrie.

[4] Deux fois dans Hypérion Keats a commis cet étrange anachronisme.

[5] Jupiter, Neptune et Pluton.

[6] Plus explicitement: Si ce n'eût été que pour un changement sans importance.

LIVRE II

En ce moment, au battement même des larges ailes du Temps
Hypérion glissa par les airs bruissants,
Et Saturne gagna avec Théa la triste place
Où Cybèle et les Titans meurtris se lamentaient.
[Pg 341]C'était une caverne dans laquelle aucune lumière ne pouvait
En les éclairant insulter à leurs larmes; où de leurs propres gémissements
Ils avaient la sensation sans les entendre, car le puissant rugissement
Des tonnantes cascades et des rauques torrents
Précipitait sans relâche une cataracte d'eau, on ne sait où.
Des rocs se projetant pêle-mêle sur des rocs, et des récifs qui semblaient
Chaque instant s'éveiller d'un songe,
Front contre front, dressaient leurs monstrueuses cornes;
Ainsi, en des milliers de fantaisies démesurées,
Ils formaient un toit qui convenait à ce refuge de vaincus.
Comme trônes, ils avaient des cailloux rugueux,
Comme couches, des pierres raboteuses, et des arêtes d'ardoises
Dures comme du fer. Tous n'étaient pas réunis là.
Les uns étaient enchaînés dans la torture, d'autres étaient en fuite.
Cœcus, et Gygès et Briarée,
Typhon et Dolor et Porphyrion,
Ainsi que beaucoup d'autres, les plus acharnés dans l'assaut,
Etaient parqués dans des régions où l'on respire difficilement:
[Pg 342]Emprisonnés dans un élément opaque, de façon à contraindre
Les dents serrées à rester toujours serrées, et tous leurs membres
Encerclés comme des faisceaux de métal, tenaillés et vissés;
Sans autre mouvement que la palpitation de leurs grands cœurs
Haletants dans la douleur, horriblement convulsés
Par la fièvre de leur sang en ébullition et les secousses de leurs pouls.
Mnémosyne menait par le monde une course vagabonde;
Séparée de son astre, Phœbé était la proie des hasards;
Beaucoup d'autres erraient librement à l'aventure,
Mais la plupart trouvaient là un abri désolé.
De vagues images de vie, de ci de là
Gisaient, masses aux saillantes arêtes: tel un cercle morne
De pierres druidiques, sur une lande déserte
Lorsque la froide pluie commence à la tombée du jour
Dans le triste novembre, alors que leur sanctuaire voûté.
Le firmament lui-même, est obscurci par la nuit.
Chacun se tenait sur la réserve, aucun ne se signalait à son voisin
Par un mot, ou un regard, ou un geste désespéré.
Créus en était un; sa pesante massue de fer
A côté de lui, et un débris de roc fracassé
Témoignait de sa rage, avant d'être abattu et caché,
Iäpetus un autre, étreignait
[Pg 343]Le cou fangeux d'un serpent, dont la langue acérée
Pendait hors de la gorge; les anneaux s'étaient déroulés
Dans la mort; c'était pour le punir de n'avoir pu darder
Son poison dans les yeux de Jupiter vainqueur.
Contre lui, Cottus; tout de son long étalé, le menton soulevé en avant.
Comme plongé dans la douleur, sans relâche sur le gravier
Il s'écorchait cruellement le crâne, la bouche ouverte
Et les yeux dilatés par cet horrible travail. Plus près de lui
Asia, née de la gigantesque montagne de Caf,
Qui coûta à sa mère Tellus des angoisses plus cruelles,
Quoiqu'elle fût femme, qu'aucun de ses fils.
Il y avait plus de pensée que de tristesse dans sa face ambrée,
Parce qu'elle prévoyait sa propre gloire;
Et que dans sa vaste imagination se dressaient
Des temples à l'ombre des palmiers et de hauts sanctuaires rivaux,
Sur les rives de l'Oxus ou dans les îles sacrées du Gange.
De même que l'Espérance s'appuie sur son ancre,
De même s'appuyait-elle, moins belle, sur une défense
Enlevée au plus grand de ses éléphants.
Au-dessus d'elle, sur le flanc inhospitalier d'une roche,
Dressé sur son coude, le reste du corps étendu,
Etait abrité Encelade, autrefois pacifique et paisible
Comme un bœuf paissant en liberté dans les prairies;
[Pg 344]Maintenant tigre par la passion, lion par la pensée, furieux,
Il méditait, complotait; pour le moment
Il lançait des montagnes, dans cette seconde lutte
Qui ne tarderait pas, et réduirait les jeunes Dieux terrorisés
A se cacher dans des corps d'animaux et d'oiseaux.
Non loin de là, Atlas; et couché à ses côtés
Phorcus, le chef des Gorgones. Son proche voisin
Etait Océanus, et Thétys dans le sein de laquelle
Sanglotait Clymène les cheveux embroussaillés.
Au centre reposait Thémis, aux pieds
D'Ops, la reine invisible tant les nuages l'enveloppaient.
Aucune forme ne se précisait, pas plus que lorsque
La nuit épaisse confond les sommets des pins avec les nuées:
Enfin beaucoup d'autres dont les noms ne peuvent être cités.
Car lorsque les ailes de la Muse sont déployées dans l'espace,
Qui arrêtera son vol? Et elle doit chanter
Sur Saturne, et son guide qui a maintenant escaladé
Les pieds glissant dans l'humidité, surgissant des abîmes
Plus affreux encore. Au-dessus d'une sombre falaise
Leurs têtes apparurent et leur taille croissait
Jusqu'à ce qu'étant de niveau avec le sol, ils pussent marcher à l'aise:
Alors Théa étendit au loin ses bras frémissants
Au-dessus des frontières de ce séjour de douleur,
[Pg 345]Et furtivement fixa ses regards sur la figure de Saturne.
Elle y lut le plus cruel combat; le Dieu souverain
Se débattant contre l'affaissement du chagrin,
De la rage, de la crainte, de l'anxiété, de la revanche,
Du remords, du dégoût, de l'espoir, et par-dessus tout du désespoir.
Contre ces détresses il luttait en vain; puisque le Destin
Avait répandu sur sa tête l'huile mortelle,
Le poison dissolvant: de sorte que Théa
Effrayée, se tint coite, et le laissa pénétrer
Le premier, au milieu de la tribu déchue.

De même que, chez nous mortels, le cœur oppressé
Est plus harcelé encore et plus fiévreux,
Lorsqu'il approche de la maison de deuil
Où d'autres cœurs souffrent des mêmes affres;
De même Saturne, comme il avançait au centre
Se sentit défaillir, et serait tombé au milieu de tous,
S'il n'avait rencontré les yeux d'Encelade,
Dont la grandeur d'âme, dont la vénération pour lui, tout d'un coup
Le frappèrent comme une inspiration; et il s'écria—
«Titans, regardez votre Dieu.» A ces paroles, quelques uns gémirent;
Quelques uns se dressèrent sur leurs pieds, d'autres aussi crièrent;
Les uns pleuraient, les autres se lamentaient, tous se prosternaient avec respect;
Alors Ops, relevant son voile aux plis noirs,
[Pg 346]Découvrit ses joues pâles et son front blême,
Ses sourcils maigres et hérissés, et ses yeux caves.
Un grondement surgit parmi les pins qui ont poussé sous le vent glacé
Lorsque l'Hiver élève la voix; un vacarme surgit
Parmi les immortels lorsqu'un Dieu fait du doigt un geste
Qui impose le silence, et exprime combien est chargée
Sa langue de tout le poids de pensées inexprimables:
La foudre, la musique et la majesté:
C'est un ronflement semblable à celui de pins qui ont poussé sous le vent glacé;
Quand il cesse dans les montagnes de ce monde,
On n'entend aucun autre bruit; mais lorsqu'il cessa ici
Parmi ces déchus, la voix de Saturne dans ce silence
S'enfla comme un orgue, qui recommence
A tonner, quand les autres harmonies, arrêtées net,
Laissent dans l'air, étouffées, leurs vibrations argentines.
Il éclata en ces termes «Ce n'est pas dans mon propre cœur brisé,
Qui est à lui-même son juge suprême et son enquêteur,
Que je peux trouver des raisons pour que vous soyiez ainsi:
Ce n'est pas dans les légendes du tout premier jour
Recueillies dans ce livre aux feuillets imprégnés de l'esprit antique,
Que l'étincelant Uranus de son doigt glorieux
Sauva des rivages ténébreux, lorsque les vagues
[Pg 347]Même pendant les reflux le cachaient dans les sombres bas fonds;
Vous savez que ce livre, je l'ai toujours pris
Comme un solide point d'appui:—Ah, malheureux!
Ni ici, ni en signe, en symbole, en présage
D'éléments, terre, eau, air et feu,—
En guerre, en paix, ou se querellant
Un contre un, contre deux, contre trois, ou chacun d'eux tous
En particulier contre les trois autres;
Ainsi le feu lutte contre l'air dans un orage, les torrents de pluie
Noient l'un et l'autre, et les poussent contre la surface de la terre,
Où ils rencontrent le soufre, en sorte qu'une quadruple fureur
Bouleverse le pauvre univers;—ce n'est pas dans ce conflit,
D'où je tire d'étranges leçons, en l'étudiant attentivement,
Que je peux trouver des raisons pour que vous en soyiez réduits là:
Non, rien ne peut expliquer, quelles que soient mes recherches,
Et mes investigations poursuivies sur le développement universel de la Nature
Jusqu'à en être épuisé, pourquoi vous, Divinités,
Les premiers nées parmi les Dieux visibles et palpables,
[Pg 348]Vous fléchiriez devant une puissance, qui, en comparaison
Ne doit pas vous faire trembler. Cependant, vous en êtes là!
Abattus, méprisés, écrasés, voilà ce que vous êtes!
O Titans, vous dirai-je «Levez-vous?»—Vous gémissez.
Vous dirai-je «Rampez.»—Vous gémissez. Que puis-je alors?
O vaste Ciel! O cher parent que je ne vois pas!
Que puis-je? Dites-moi, vous tous, Dieux, mes frères,
Comment pouvons-nous combattre, comment assouvir notre grande colère!
O donnez-nous un conseil maintenant, l'oreille de Saturne
Est avide de l'entendre. Toi, Océanus,
Tes pensées sont hautes et profondes; et sur ta face
Je lis, étonné, ce sévère contentement
Qui naît de la réflexion et de la pensée: viens à notre aide!»

Ainsi termina Saturne, et le Dieu de la Mer
Sophiste et sage, non qu'il eût fréquenté les bosquets d'Athènes,
Mais parce qu'il avait médité sous l'ombre de ses eaux,
Se leva. Ses cheveux n'étaient plus humides. Il débuta
D'une voix murmurante; sa langue à son premier essai
Etait comme celle d'un enfant, embarrassée, de plus, par l'écume des sables.
[Pg 349]«O vous, que la rage consume! que la passion aiguillonne,
Que la défaite torture, et qui vous repaissez de vos agonies!
Calmez vos sens, bouchez vos oreilles,
Ma voix n'est pas un rugissement vers la colère.
Cependant, écoutez, vous qui le voulez, pendant que j'apporte la preuve
Que vous devez, de force, vous contenter de vous soumettre.
A cette preuve, d'ailleurs, j'ajouterai une immense consolation,
Si vous consentez à accepter cette consolation comme véritable.
Nous sommes vaincus par les lois de la nature, non par la force
Du tonnerre ou de Jupiter. Grand Saturne, tu
As bien analysé les atomes de l'univers;
Mais, pour cette raison, que tu es le Roi,
Et aveuglé par l'autorité suprême,
Une route était cachée à tes yeux,
Par laquelle je suis parvenu à l'éternelle vérité.
En premier lieu, de même que tu ne fus pas le premier souverain,
De même tu n'es pas le dernier; cela ne peut être:
Tu n'es ni le commencement ni la fin.
Du chaos et des ténèbres, ses sœurs, naquit
La lumière, le premier fruit de ces brouilles intestines,
Ce ferment infectieux, qui pour des fins sublimes
[Pg 350]Mûrissait intérieurement. L'heure de la maturité arriva,
Et avec elle la lumière, et la lumière, s'engendrant
En se produisant elle-même, spontanément transforma
L'énorme ensemble de la matière pour lui insuffler la vie.
C'est à cette heure précisément que notre parenté,
Les Cieux et la Terre, devint manifeste:
A cette phase, toi le premier né, et nous la race géante,
Nous nous trouvâmes à la tête d'empires nouveaux et magnifiques.
Maintenant, voilà la vérité pénible à ceux pour lesquels elle est pénible;
O folie! car de supporter les vérités sans voiles,
Et d'envisager les circonstances, en gardant son sang-froid,
N'est-ce pas le summum de la toute puissance. Notez le bien!
De même que le Ciel et la Terre sont plus beaux, beaucoup plus beaux
Que le Chaos et les Ténèbres vides, quoique rois autrefois;
Et de même que nous montrons supérieurs à eux, le Ciel et la Terre,
Par la forme, la cohésion et la beauté,
Par la volonté, la liberté, la fraternité,
Et par des milliers d'autres signes d'une vie plus pure;
De même sur nos talons marche une perfection nouvelle,
Un pouvoir d'une beauté plus mâle, né de nous
Et destiné à nous surpasser, autant que nous surpassons
[Pg 351]En gloire les antiques Ténèbres: et nous ne sommes pas
Plus vaincus par eux que ne l'a été par nous la domination
Du Chaos sans forme. Dites-le? Le sol stupide
Se querelle-t-il avec les majestueuses forêts qu'il a nourries,
Et les nourrit-il plus volontiers que lui-même?
Peut-on lui dénier la souveraineté des verts bocages?
Ou les arbres porteront-ils envie aux colombes
Parce qu'elles roucoulent, et qu'elles ont des ailes de neige
Pour voler de ci de là et y trouver leurs joies?
Nous sommes tels que les arbres des forêts et nos vigoureuses branches
Ont nourri jadis, non de blanches colombes solitaires,
Mais des aigles aux plumes dorées qui planent
Au-dessus de nous dans leur beauté, et régneront
A cause de cela, en toute justice; car c'est une loi éternelle
Que celui qui l'emporte en beauté doit l'emporter en puissance:
Oui, au nom de cette loi, une autre race contraindra
Nos vainqueurs à gémir comme nous le faisons maintenant.
Avez-vous contemplé le jeune Dieu des Mers,
Celui qui me dépossède? Avez-vous vu sa figure!
Avez-vous regardé son char, couvert de l'écume
Des nobles êtres munis de nageoires qu'il a créés?
Je l'ai vu parcourir les flots calmes,
[Pg 352]Avec un tel rayonnement de beauté dans les yeux
Que cela me força de dire un triste adieu
A mon empire: de tristes adieux je reçus,
Et vins ici pour apprendre quelle douloureuse destinée
Vous avait torturés, et comment je pourrais le mieux
Vous consoler dans ce malheur extrême.
Acceptez la vérité, et qu'elle soit votre baume.»
Fut-ce par conviction embarrassée, fut-ce par dédain,
Qu'ils gardèrent le silence, lorsque Océanus
Cessa son murmure, quelle sagacité très profonde le dira?
Mais il en fut ainsi; personne ne répondit pendant un certain temps,
Sauf une, dont personne ne s'occupait, Clymène;
Et encore ne répondit-elle pas, mais geignit seulement,
Les lèvres hectiques, les yeux humbles, levés,
S'exprimant avec timidité devant ce farouche auditoire:
«O Père, je suis ici la voix la plus naïve,
Et tout ce que je sais c'est que la joie a fui
Et que la pensée du malheur a envahi nos cœurs,
Pour y demeurer à jamais, comme je le redoute:
Je ne présagerais pas de danger, si je croyais
Qu'une créature aussi débile pût attirer l'aide
Qui devrait, en bonne justice, nous venir des Dieux puissants:
Laissez-moi, toutefois, dire mon chagrin, dire
Ce que j'ai entendu, et comment cela fit couler mes larmes
D'apprendre que tout espoir nous était interdit.
[Pg 353]J'étais sur un rivage, un rivage charmant
Sur lequel était soufflé un climat[1] exquis d'une terre
Parfumée, pleine de quiétude, d'arbres et de fleurs.
Pleine aussi elle était de joie paisible, autant que je le suis de tristesse,
Trop pleine de joie, de calme et de délicieuse chaleur;
Au point que je ressentis un mouvement au cœur
Pour murmurer, pour déplorer cette solitude
En exhalant des chansons plaintives, musique de nos infortunes;
Je m'assis et saisis une coquille entr'ouverte
Puis soupirai dedans et composai une mélodie—
Oh! assez de mélodie! car tandis que je chantais,
Et faisais, avec peu d'adresse, résonner dans la brise
Le faible écho de la coquille, des ombrages d'une rive
Opposée, une île de la mer,
Les vents changeants m'apportèrent un enchantement,
Qui à la fois engourdit et excita mes oreilles.
Je jetai ma coquille au loin sur le sable,
Bientôt une vague la remplit comme mon ouïe était remplie
De cette mélodie inconnue, enivrante et dorée.
Une mort vivante était dans chaque bouffée de sons,
[Pg 354]Chaque groupe de notes précipitées me ravissait,
Elles tombaient l'une après l'autre, et pourtant en même temps
Comme des perles s'échappant subitement de leur fil:
Puis encore un autre, puis un autre son,
Chacun semblable à une colombe quittant son perchoir d'olivier,
Avec une musique ailée au lieu de plumes silencieuses,
Pour voltiger autour de ma tête et me faire souffrir
Simultanément de joie et de tristesse. La tristesse l'emporta
Et je bouchais mes oreilles frénétiques
Lorsqu'à travers l'obstacle de mes tremblantes mains,
Une voix m'arriva plus suave, plus suave que toute harmonie,
Et sans cesse elle s'écriait: «Apollon! Jeune Apollon!
Apollon, splendeur du matin: jeune Apollon!»
Je m'enfuis, la voix me poursuivait, criant «Apollon»!
O mon Père, o mes Frères, si vous aviez éprouvé
Ma douleur; O Saturne, si tu l'avais éprouvée,
Vous n'appelleriez pas cette langue trop longtemps entendue
Présomptueuse, parce qu'elle osa espérer être écoutée par vous.»

Jusque là, ses paroles coulèrent, comme le ruisseau timoré
Qui s'attarde sur un lit de cailloux
[Pg 355]Et craint de se rencontrer avec la mer; mais il la rencontra
Et frémit; car la voix écrasante
De l'énorme Encelade l'engloutit avec impétuosité:
Les syllabes massives, comme des flots acharnés
Dans les anfractuosités à demi submergées des récifs,
Bondirent en grondant, tandis que sur son bras encore
Il s'appuyait; il ne se leva pas, par suprême mépris:
«Ecouterons-nous le géant trop sage,
Ou celui, qui est trop fou, ô Dieux?
Ni foudre sur foudre, jusqu'à ce que tout
L'arsenal du rebelle Jupiter soit épuisé,
Ni monde sur monde accumulés sur ces épaules,
Ne pourraient me supplicier plus que ces paroles puériles
Prononcées dans cette horrible déchéance.
Pérorez, grondez, clamez, hurlez! vous tous, Titans endormis!
Oubliez-vous les meurtrissures et les coups flétrissants?
N'avez vous pas été foudroyés par le bras d'un enfant?
Oublies-tu, faux Monarque des Vagues,
Le bouleversement de tes mers? Quoi, ai-je réveillé
Vos torpeurs avec ces quelques mots si simples?
O joie! car maintenant je vois que vous n'êtes pas perdus:
O joie! car maintenant je vois des milliers de regards
Lançant des éclairs de vengeance!» Sur ces paroles
Il redressa sa haute stature, et debout
Cette fois, sans aucune interruption, il continua ainsi:
[Pg 356]«Maintenant que vous voilà flammes, je vous dirai comment il faut brûler,
Et purger l'éther de vos ennemis;
Comment aiguiser les dards crochus de l'impitoyable feu,
Comment incendier les nuages gonflés de Jupiter,
Etouffant dans sa tente cette chétive essence.
Oh! qu'il soit victime du mal qu'il a fait!
Car bien que je dédaigne les leçons d'Océanus
Je ressens des douleurs autrement poignantes que celle de perdre nos couronnes:
Les jours de paix et de calme sommeil sont envolés;
Ces jours, tous innocents des guerres destructives,
Alors que toutes les loyales Existences du ciel
Ouvraient les yeux pour deviner ce que nous voulions dire:
C'était avant que nos fronts eussent appris à se plisser,
Avant que nos lèvres n'eussent connu que des phrases solennelles,
Avant que nous eussions appris que cette chose ailée,
La victoire, peut être perdue, aussi bien que gagnée.
Surtout n'oubliez pas qu'Hypérion
Notre frère le plus brillant est encore invaincu—
Hypérion—Io! Voici son rayonnement!»

Tous les yeux étaient tournés vers Encelade,
Et ils aperçurent, à l'instant où le nom d'Hypérion
Sortit de ses lèvres, sur la crête des rochers en coupole,
Une lueur blafarde émanant de son visage rigide,
[Pg 357]Sans être farouche, car il vit l'Assemblée des Dieux
Courroucée comme lui. Il les regarda tous
Et sur chaque face il distingua une lueur légère,
Mais la plus étincelante sur celle de Saturne, dont les boucles vénérables
Scintillaient semblables à une écume bouillonnante autour d'une quille
Lorsque la proue pénètre dans une baie à minuit.
Ils observèrent un silence pâle et argenté,
Jusqu'à ce que soudain, une splendeur comme celle de l'aube,
Illuminât toutes les parties saillantes des rocs sombres,
Tous les tristes espaces oubliés,
Chaque gouffre, chaque fissure antique,
Chaque hauteur et chaque lugubre profondeur,
Sans autre bruit que celui des rauques torrents et leur terrifiant tracas:
Alors toutes les cataractes éternelles,
Et les fleuves fougueux, les plus éloignés et les plus proches,
Enveloppés d'abord dans l'obscurité et l'ombre immense,
Maintenant reflétèrent la lumière et la rendirent aveuglante.
C'était Hypérion: sur un pic de granit
Ses pieds brillants étaient posés, et là, il s'arrêta pour contempler
La misère que sa splendeur avait dévoilée
A la plus odieuse vue de soi-même.
[Pg 358]Dorés étaient ses cheveux aux courtes boucles Numidiennes[2],
Royale était sa forme majestueuse, ombre imposante
Au milieu de son propre éclat, telle paraît la masse
De la statue de Memnon, quand le soleil se couche,
Au voyageur qui vient de l'Orient brunissant:
Des soupirs aussi, lamentables comme ceux de la harpe de Memnon,
Sortaient de sa poitrine, pendant qu'absorbe dans son examen
Il pressait ses mains et restait silencieux.
Le découragement ressaisit les Dieux déchus
Lorsqu'ils virent l'abattement du Souverain du Jour.
Beaucoup se cachèrent la face dans l'obscurité.
Mais l'indomptable Encelade fixement jeta les yeux
Sur ses frères; et sous leur flamme
Se leva Iäpetus, de même que Creüs,
Et Phorcus, issu de la mer: ensemble ils se dirigèrent
Vers l'éminence d'où il les dominait.
Là tous quatre proclamèrent le nom du vieux Saturne;
Hypérion de son pic, à haute voix, répondait «Saturne!»
Saturne était assis auprès de la mère des Dieux,
Sur sa physionomie ne se reflétait aucune joie, quoique tous les Dieux
Du fond de leur gorge fissent retentir le nom de «Saturne».

[1] Clime: Climat. Cette terre surnaturelle faisait en quelque sorte, naître sur ce rivage favorisé, sous l'action du souffle qui émanait d'elle, un climat idéal, c'est-à-dire, l'ensemble des perfections que les humains souhaitent pour leur patrie: la quiétude, une atmosphère embaumée et saine, la fertilité, etc.

[2] Même observation que pour les boucles druidiques.

[Pg 359] 

LIVRE III

C'est ainsi que tour à tour tumultueux puis anéantis par le découragement
Ces Titans étaient plongés dans la consternation la plus absolue.
O laisse-les, Muse! O laisse-les à leur malheur!
Car tu n'as pas assez de vigueur pour chanter de tels conflits.
Une douleur solitaire convient mieux
A tes lèvres, un hymne à la désespérance d'un seul.
Laisse-les, ô Muse! Tu trouveras bientôt
Plus d'une ancienne Divinité tombée
Errant à l'aventure sur des rivages inconnus.
En attendant, touche pieusement la harpe de Delphes,
Et aucune autre qu'une brise céleste n'exhalera,
Pour l'accompagner, un doux gazouillement à travers la flûte Dorienne;
Car Io! c'est en l'honneur du père de tous les vers.
Nuance tout ce qui a une teinte vermillon
Que la rose s'épanouisse et réchauffe l'atmosphère;
Que les nuées du soir et du matin
Flottent comme de voluptueuses toisons au-dessus des coteaux;
Que le vin écarlate écume dans le gobelet
[Pg 360]Frais comme une source bouillonnante; que les coquilles aux bords décolorés,
Sur le sable, ou sous les insondables profondeurs deviennent pourpres
Dans tous leurs circuits; que la vierge
Rougisse vivement, comme surprise par quelque ardent baiser!
Ile, la plus belle des Cyclades aux berceaux feuillus,
Réjouis-toi, Délos, de tes oliviers verts,
De tes peupliers, de tes palmiers ombrageant les clairières, de tes hêtres,
Dans lesquels le zéphir souffle ses chants les plus sonores,
De tes touffus coudriers aux tiges brunes, vivant sous l'ombre:
Apollon, une fois de plus est le thème doré!
Où était-il, lorsque le Géant du Soleil
Se tenait resplendissant au milieu de ses pairs affligés?
Il avait laissé ensemble sa majestueuse mère
Et sa sœur jumelle sommeillant sous leur bosquet;
A travers la lueur indécise du matin, il vagabondait
Parmi les oseraies d'un ruisseau,
Enfoncé jusqu'à la cheville dans les lys du vallon.
Le rossignol s'était tu; quelques rares étoiles
S'attardaient aux cieux et la grive
Cessait de chanter. Dans toute l'île
Il n'y avait ni fourré ni caverne
Où ne retentît le bruit crépitant des vagues
[Pg 361]Quoiqu'il fût presque assourdi en mainte retraite verdoyante.
Il écoutait; il pleurait, et ses larmes scintillaient
En tombant goutte à goutte sur l'arc doré qu'il tenait.
Ainsi ses yeux à moitié clos étaient obscurcis par les pleurs,
Lorsque, de dessous une branche rugueuse lui barrant le chemin,
Sortit d'un pas solennel une altière Déesse.
Dans le coup d'œil qu'elle lui jeta, il y avait une intention
Qu'avec une prompte divination il commença à discerner,
Perplexe; immédiatement il lui dit d'une voix mélodieuse:
«Comment as-tu traversé l'infranchissable mer?
Cet antique aspect et cette robe qui t'enveloppe
Ont-ils parcouru ces vallées, invisibles jusqu'à cette heure?
Sûrement, j'ai entendu ces vêtements froisser
Les feuilles tombées, lorsque je m'asseyais solitaire
Au cœur de la fraîche forêt. Sûrement j'ai suivi
Le bruissement de cette simple jupe au milieu
De ces prairies désertes, et j'ai vu les fleurs
Lever leurs têtes, comme tu les frôlais en passant.
Déesse! J'ai déjà contemplé tes yeux,
Et leur calme éternel, et tous tes traits,
Ou j'ai rêvé».—«Oui, répondit la forme souveraine,
Tu as rêvé de moi; en t'éveillant
Tu as trouvé une lyre tout en or à ton côté.
[Pg 362]Lorsque tu en pinces les cordes avec tes doigts, la vaste
Oreille de l'univers entier, sans se lasser jamais,
Ecoute avec tristesse ou joie la source d'où jaillit
Une harmonie si neuve et si merveilleuse. N'est-il pas étrange
Que tu pleures, étant ainsi doué? Jeune Ephèbe, dis-moi
Quel chagrin tu peux éprouver: car je suis attristée
Lorsque tu verses une larme: raconte tes malheurs
A quelqu'un qui dans cette île déserte a
Veillé sur ton sommeil et tes heures de vie,
Depuis tes jeunes journées où pour la première fois ton enfantine main
Arrachait sans réflexion les faibles fleurs, jusqu'à l'heure où ton bras
Put bander cet arc héroïque en tout instant.
Dévoile le secret de ton cœur à une Déesse des temps anciens
Qui a abandonné son trône antique et sacré
Pour annoncer ton règne et pour sauvegarder
Ta beauté nouvelle venue». Apollon alors
La scruta soudain de ses yeux déjà moins dolents;
Ainsi lui répondit-il, et de sa gorge blanche et mélodieuse
Les sanglots sortaient avec les mots: «Mnémosyne!
Ton nom est sur ma langue, j'en ignore la raison;
Pourquoi te dire ce que tu as si bien deviné?
Pourquoi m'efforcer de t'expliquer le mystère que tes lèvres
[Pg 363]Expriment si clairement? Pour moi, sombre, sombre
Et douloureux est l'infâme oubli qui scelle mes yeux:
Je m'efforce de découvrir pour quel motif je suis affligé
Au point que le chagrin engourdit mes membres;
Alors je m'assieds sur l'herbe, et je gémis
Comme quelqu'un qui naguère a eu des ailes. O pourquoi
Me sentirais-je maudit et meurtri, lorsque l'air encore sans maître
Se soumet à ma course ambitieuse? Pourquoi foulerais-je
Avec mépris la terre verdoyante comme si elle repoussait mes pas?
Déesse bienveillante, indique-moi quelque espace inconnu:
N'y a-t-il pas d'autres régions que cette île?
Que sont les étoiles? Voilà le soleil, le soleil!
Et la lueur si maladive de la lune!
Et les étoiles par milliers! Indique-moi la route
Vers quelque étoile ravissante spécialement,
Et j'y volerai avec ma lyre,
Et ferai palpiter de bonheur sa splendeur argentée.
J'ai entendu le tonnerre dans les nuages: Qui le gouverne?
Quelle main, quelle essence, quelle divinité
Déchaîne cette tempête dans les éléments,
Tandis que oisif, j'écoute sur les rivages
Sans la redouter, mais dans une douloureuse ignorance?
Oh! dis-moi, solitaire Déesse, par ta harpe
[Pg 364]Qui gémit chaque soir et chaque matin,
Dis-moi pourquoi je délire ainsi sur ses grèves!
Tu restes muette.—Muette! cependant je peux lire
Une merveilleuse leçon sur ta silencieuse face:
Une science prodigieuse qui fait un Dieu de moi.
Noms, actions, contes bleus, sinistres malheurs, rébellions,
Majestés, voix souveraines, agonies,
Créations et destructions, en même temps
Se déversent dans les vastes replis de mon cerveau,
Et me déifient, comme si quelque vin joyeux
Ou quelque incomparable élixir m'avait enivré de sa chaleur,
Et rendu de la sorte immortel.» Ainsi parla le Dieu,
Pendant que ses yeux enflammés, regardant droit devant eux
Au-dessous de ses tempes blanches et veloutées, tremblotaient
Sans discontinuer en fixant Mnémosyne.
Bientôt une brusque commotion la secoua et fit rougir
Toutes les immortelles beautés de ses membres,
Beaucoup comme l'agonie aux confins de la mort;
Plus encore comme quelqu'un qui veut se dégager
De l'étreinte de la pâle et immortelle mort, et, brûlé par un horrible mal
Aussi cuisant que celui de la mort est glacé, dans une horrible convulsion
Meurt tout vivant. Ainsi le jeune Apollon était angoissé:
Ses cheveux, ses boucles dorées si renommées
[Pg 365]Ondulaient le long de son cou gonflé.
Pendant cette minute douloureuse Mnémosyne élevait
Les bras au-dessus de sa tête comme une prophétesse.
—Enfin
Apollon poussa un cri strident;—et Io! de tous ses membres
Divins. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1819.

[Pg 366] 


[Pg 367] 

LA VISION[1]

«Nul ne peut usurper cette place élevée, répliqua cette ombre,
Sauf ceux pour lesquels les misères du monde
Sont un malheur et ne leur laisseront aucun repos.
Tous les autres qui trouvent ici-bas un port,
Où ils puissent insoucieusement passer leurs jours dans le sommeil,
Si par aventure ils pénètrent dans ce temple
Pourrissent sur le dallage là où tu es à demi putréfié»
«Ne sont-ils pas des milliers au monde dans ce cas?» dis-je
Encouragé par la voix affable de l'ombre;
«Quels êtres aiment leurs amis même jusqu'à la mort?
Qui perçoit la géante agonie du monde?
Bien plus, comme des esclaves de la pauvre humanité,
[Pg 368]Lesquels travaillent pour un bien mortel? Sûrement je verrais
D'autres hommes ici, mais j'y suis seul.»
«Ceux dont tu parles ne sont pas des visionnaires,
Rétorqua la voix; ce ne sont pas de faibles rêveurs;
Ils ne recherchent pas d'autre prodige que le visage humain,
D'autre musique que la voix joyeusement timbrée;
Ils ne viennent pas ici, ils n'ont pas de pensée pour y venir,
Toi, tu es ici, car tu es moins qu'eux.
Quel bienfait peux-tu apporter, toi ou tout ton clan,
Pour le vaste univers? Tu es une chose rêveuse,
Une fièvre de toi-même: pense à la terre:
Quelle béatitude, même en espérance, y a-t-il là pour toi?
Quel port? Chaque créature a son foyer,
Chaque homme isolé a ses jours de joie et de peine,
Que ses travaux soient sublimes ou terre à terre—
Ici la peine, là la joie, chacune à part:
Le rêveur seul empoisonne tous ses jours,
En proie à plus de maux que n'en méritent ses péchés.
Donc que cette félicité soit en partie partagée,
De telles choses semblables à toi sont souvent admises
Dans ces jardins que tu as traversés tout à l'heure
Et tolérées dans ces temples.»

[1] Fragment cité dans l'ouvrage de Colvin sur Keats comme un remaniement d'Hypérion.


[Pg 369] 

APPENDICE
THÉOGONIE D'HÉSIODE

Première Période ou Genèse du Monde

Le Chaos (L'Espace) Gœa (La Matière ou la Terre) Eros (l'Attraction)
enfante seul:enfante seule: 
Erebos et la Nuit (Nyx)Ouranos 

Deuxième Période: Les Ouranides

Ouranos et Gœa
enfantent:
 
Okeamos Kœos Krios Mnemosyne Hyperion IappetosThemis KronosCyclopes
avecavecavec épouse deavecavec épouse deavec 
ThétysPhœbeEurybia ZeusTheiaClymène ZeusRhea 
 
enfante:enfante:enfante:   enfante:enfante:  enfante: 
les FleuvesLetoAstreos   HéliosAtlas  Hestia 
  AstériaPallas  SélénéMenœtos   Demeter 
   Persès  EoProméthée   Hera  
      Epiméthée  Aides 
        Poséidon 
        Zeus 

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BIBLIOGRAPHIE

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TABLE DES MATIÈRES

Préface5
  
POÉSIES DIVERSES 
  
Dédicace51
IMITATION DE SPENSER53
A BYRON56
A CHATTERTON57
EN OUVRANT POUR LA PREMIÈRE FOIS L'HOMÉRE DE CHAPMAN58
SONNET59
A SPENSER60
EPITRE A GEORGES FELTON MATTHEW.61
SONNET62
A G. A. W63
O SOLITUDE64
EPITRE A MON FRÈRE GEORGES65
ÉCRIT PENDANT UNE SOIRÉE D'ÉTÉ67
EPITRE A CHARLES COWELEN CLARKE69
SONNET71
MÊME SONNET TRADUIT PAR SAINTE-BEUVE72
A MES FRÈRES73
SONNET74
EN QUITTANT QUELQUES AMIS DE BONNE HEURE75
ADRESSÉ A HAYDON77
ADRESSÉ A HAYDON78
SONNET79
SUR LA SAUTERELLE ET LE GRILLON80
SONNET81
CALIDORE82
FEMME! LORSQUE JE TE VOIS83
A UN AMI QUI M'AVAIT ENVOYÉ DES ROSES86
SUR LES MARBRES D'ELGIN87
CONCLUSION DU PRÉCÉDENT SONNET88
SUR LA MER89
SONNET91
JE ME HAUSSAIS SUR LA POINTE DES PIEDS92
ÉCRIT AVANT DE RELIRE LE ROI LEAR100
RÉPONSE A UN SONNET DE REYNOLDS101
A HOMÈRE103
AU NIL104
A REYNOLDS105
OÙ EST LE POÈTE106
ROBIN HOOD107
VERS SUR LA TAVERNE DE LA SIRÈNE110
LES SAISONS HUMAINES112
FRAGMENT d'UNE ODE A MAÏA113
EN VISITANT LA TOMBE DE BURNS114
OLD MEG115
ÉCRIT DANS LA DEMEURE DE BURNS117
STAFFA118
TEIGNMOUTH121
D'APRÈS RONSARD123
ENDORMIE124
A UNE DAME Qu'IL AVAIT ENTREVUE125
FANTAISIE126
LA VEILLE DE SAINT-MARC130
A FANNY135
ODE139
SONNET141
ODE A UN ROSSIGNOL143
ODE SUR UNE URNE GRECQUE148
ODE A PSYCHÉ152
ODE SUR LA MÉLANCOLIE156
ODE SUR L'INDOLENCE159
UN SONGE164
LA BELLE DAME SANS MERCY166
SUR LA GLOIRE169
SUR LA GLOIRE170
SONNET171
STANCES172
CHANSONS DE FÉES174
ODE A L'AUTOMNE176
SONNET179
A FANNY180
SON DERNIER SONNET181
  
POÈMES
  
SOMMEIL ET POÉSIE185
ENDYMION203
ISABELLE OU LE POT DE BASILIC235
LA VEILLE DE SAINTE-AGNÈS265
LAMIA288
HYPÉRION323
VISION367
  
Appendice369