The Project Gutenberg eBook of Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 4 (of 15) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 4 (of 15) Author: Gabriel Bonnot de Mably Editor: Guillaume Arnoux Release date: March 8, 2017 [eBook #54311] Language: French Credits: Produced by Chuck Greif, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive). *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COLLECTION COMPLÈTE DES OEUVRES DE L'ABBÉ DE MABLY, VOLUME 4 (OF 15) *** Produced by Chuck Greif, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive). Au lecteur. Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original, et l’orthographe d’origine a été conservée. Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. Ont également été corrigées les confusions entre Démosthène, général athénien mort en -413, et Démosthènes, orateur né en -384, mort en -322. La ponctuation, les erreurs u/n et les erreurs æ/œ en latin ont été tacitement corrigées à certains endroits. La Table des matières concernant les Observations sur l'Histoire de la Grèce a été ajoutée. COLLECTION _COMPLETE_ DES ŒUVRES DE L’ABBÉ DE MABLY. TOME QUATRIEME. COLLECTION _COMPLETE_ DES ŒUVRES DE L’ABBÉ DE MABLY, TOME QUATRIEME, Contenant les Observations sur l’histoire des Grecs et des Romains. A PARIS, De l’imprimerie de Ch. DESBRIERE, rue et place _Croix_, chaussée du _Montblanc_, ci-devant d’_Antin_. _L’an III de la République_, (1794 à 1795.) A MONSIEUR L’ABBÉ DE R***. _Il y a déjà plusieurs années, mon cher abbé, que je vous ai offert la première ébauche de mon travail sur l’Histoire de l’ancienne Grèce; mais je me suis aperçu depuis combien ce présent étoit peu digne de vous. Horace étoit un grand maître; et j’ai appris par mon expérience qu’il est dangereux de ne pas laisser mûrir pendant plusieurs années ses écrits dans son porte-feuille_: nonum prematur in annum. _Il est impossible de juger avec justice un ouvrage qu’on vient de finir; il faut l’oublier; on le revoit alors de sang-froid et avec les nouvelles connoissances qu’on a acquises; notre amour-propre d’auteur ne nous dérobe plus nos erreurs et nos fautes; il nous les présente, au contraire, comme autant de preuves des progrès que nous avons faits._ _L’ouvrage que je vous adresse aujourd’hui n’est encore qu’une suite de réflexions sur les mœurs, le gouvernement et la politique de la Grèce; j’y recherche les causes générales et particulières de sa prospérité et de ses malheurs. Il m’arrive souvent aujourd’hui de louer ce que j’ai blâmé dans mes premières observations, et de blâmer les mêmes choses que j’ai louées; c’est qu’il y a eu un temps où je regardois de certaines maximes sur la grandeur, la puissance et la fortune des états, comme autant de vérités incontestables; et qu’après quinze ans de méditations sur les mêmes objets, je suis parvenu à ne les voir que comme des erreurs que nos passions et l’habitude ont consacrées._ _Laissez vos Grecs, m’a-t-on dit plusieurs fois, leur histoire est usée. Qui ne connoît pas Lacédémone, Lycurgue, Athènes, Solon, Thèbes, Epaminondas, la ligue des Achéens et Aratus? On est las d’entendre parler de la bataille de Salamine et de la guerre du Péloponèse. Pouvois-je, mon cher abbé, me rendre à ces conseils? Quand on a mal réussi en traitant un beau sujet, est-il possible de ne pas recommencer son ouvrage? J’aurois pu laisser mes_ Observations sur les Grecs, _telles qu’elles étoient, s’il n’avoit été question que de corriger des fautes d’écrivain; mais il falloit ne pas laisser subsister une doctrine dangereuse: des maximes fausses en politique intéressent trop le bonheur des hommes pour qu’un auteur ne doive pas se rétracter quand il parvient à connoître la vérité._ _Ce seroit un grand malheur, si on se lassoit d’étudier les Grecs et les Romains; l’histoire de ces deux peuples est une grande école de morale et de politique: on n’y voit pas seulement jusqu’où peuvent s’élever les vertus et les talens des hommes sous les lois d’un sage gouvernement, leurs fautes mêmes serviront éternellement de leçons aux hommes. Puissent les princes, en voyant les suites funestes de l’ambition de Sparte et d’Athènes, et des divisions des Grecs, connoître et aimer les devoirs de la société! Je sais que la plupart des faits intéressans de ces deux nations sont connus de tout le monde, et qu’on fatiguera son lecteur, quand on les racontera après les historiens anciens: mais fera-t-on un ouvrage désagréable et inutile aux personnes qui aiment à penser, quand on cherchera à développer les causes de ces grands événemens? Cette matière est inépuisable et sera toujours nouvelle. Je ne vous présente, mon cher abbé, qu’un foible essai, et je ne doute point que des écrivains plus habiles que moi ne trouvent encore dans l’histoire de la Grèce une abondante moisson de réflexions nouvelles, et également utiles à la morale et à la politique._ _En vous donnant une marque publique des sentimens d’estime et de tendresse que j’ai pour vous, pourquoi ne voulez-vous pas, mon cher abbé, que j’aie le plaisir de parler des bonnes qualités de mon ami? Il faut me taire, puisque vous le désirez, et je sacrifie à votre délicatesse tous les éloges que vous méritez. Si l’ouvrage nouveau que j’ai fait sur les Grecs est digne de l’attention du public, je serai d’autant plus charmé d’avoir corrigé mes fautes, que rien ne peut être plus agréable pour moi que de penser que ce monument que j’élève à notre amitié, étant lié à un ouvrage digne de vivre, perpétuera le souvenir des sentimens inviolables qui nous unissent._ SOMMAIRES. LIVRE PREMIER. Mœurs et gouvernement des premiers Grecs. Des causes qui contribuèrent à ne faire de toute la Grèce qu’une république fédérative, dont Lacédémone devient la capitale. Réflexions sur cette forme de gouvernement. De la guerre de Xercès. page 1 LIVRE II. Rivalité entre Athènes et Lacédémone. Examen de l’administration de Cimon et de Périclès. De la guerre du Péloponèse. Décadence des Spartiates. L’empire qu’ils ont acquis sur la Grèce est détruit par les Thébains. 63 LIVRE III. Des causes qui, après la décadence d’Athènes et de Sparte, empêchèrent que la Grèce ne rétablît son gouvernement fédératif. Situation de la Macédoine. Examen de la conduite de Philippe. Réflexions sur Alexandre. 123 LIVRE IV. Situation des Grecs après la mort d’Alexandre et sous ses successeurs. De l’origine, des mœurs et des lois de la ligue des Achéens. Les affaires des Romains commencent à être mêlées à celles des Grecs; la Grèce devient une province Romaine. 186 OBSERVATIONS SUR L’HISTOIRE DE LA GRECE. LIVRE PREMIER. L’histoire nous représente les premiers Grecs, comme des hommes errans de contrées en contrées. Ils ne cultivoient point la terre, ils n’avoient aucune demeure fixe, et, n’étant liés par aucun commerce, aucune police, aucune loi, ne marchoient qu’armés, et ne connoissoient d’autre droit que celui de la force: tels ont été tous les peuples à leur naissance, tels sont encore les sauvages d’Amérique, que la fréquentation des Européens n’a pas civilisés. Quelques maux que se fissent les différentes hordes des Grecs, ils n’étoient pas cependant eux-mêmes leurs plus grands ennemis; les habitans des îles voisines, encore plus barbares, faisoient, s’il en faut croire les historiens, des descentes fréquentes sur les côtes de la Grèce; souvent la passion de piller, ou plutôt de faire le dégât, les portoit jusques dans l’intérieur du pays, et ils croyoient par leurs ravages, y laisser des monumens honorables de leur valeur. Quelques écrivains ont voulu remonter au-delà de ces siècles de barbarie, et Dicéarque, qui selon Porphyre, est de tous les philosophes celui qui a peint les premières mœurs des Grecs avec le plus de fidélité, en fait des sages qui menoient une vie tranquille et innocente, tandis que la terre, attentive à leurs besoins, prodiguoit ses fruits sans culture. Cet âge d’or, qui n’auroit jamais dû être qu’une rêverie des poëtes, étoit un dogme de l’ancienne philosophie. Platon établit l’empire de la justice et du bonheur chez les premiers hommes; mais on sait aujourd’hui ce qu’il faut penser de ces lits de verdure, de ces concerts, de ce doux loisir qui faisoit le charme d’une société où les passions étoient inconnues. Depuis que Minos, prince assez recommandable par sa justice, pour que la fable en ait fait le juge des enfers, avoit appris aux Crétois à être heureux en obéissant à des lois dont toute l’antiquité a admiré la sagesse; la Crète enorgueillie n’avoit pu se défendre de mépriser ses voisins, et le sentiment de sa supériorité lui avoit inspiré l’envie de les asservir. Le petit-fils de ce prince, nommé aussi Minos, mit à profit l’ambition naissante de ses sujets pour étendre son empire; il construisit des barques, exerça les Crétois au pilotage et à la discipline militaire, conquit les îles voisines de son royaume, et fit respecter ses lois en y établissant des colonies. Intéressé à entretenir la communication libre entre les parties séparées de ses états, il purgea la mer des pirates qui l’infestoient; et en affermissant ainsi sa domination, devint, sans le savoir, le bienfaiteur des Grecs, dont les côtes ne furent pas insultées. Ce peuple, délivré d’une partie de ses maux, n’eut plus à craindre que sa propre férocité, et la jouissance d’un premier bien lui donna le désir de l’accroître. L’Attique, pays ingrat et stérile, fut moins exposée que les autres provinces de la Grèce aux incursions de ses ennemis; les familles qui s’y réfugièrent ne subsistoient qu’avec peine des productions naturelles de la terre; mais leur pauvreté, dit Thucydide, leur valut un repos favorable aux progrès de la société; leur industrie fut aiguisée, et elles renoncèrent les premières à la vie errante. Leur exemple instruisit de proche en proche le reste de la Grèce; et à mesure que les peuples cultivateurs se multiplièrent et formèrent des espèces de républiques capables de défendre leurs cabanes et leurs moissons, le pillage devint un exercice plus difficile et plus dangereux. Les brigands, trompés dans leurs espérances, comptèrent moins sur leurs forces; ils ne rapportèrent souvent aucun butin de leurs courses; et la nécessité les obligea enfin de pourvoir à leur subsistance en cultivant la terre: ils s’attachèrent aux contrées qu’ils défrichoient, et tous les Grecs eurent des demeures et des possessions fixes. Je passe rapidement sur des siècles, où la Grèce encore plongée dans la plus profonde ignorance des devoirs de l’humanité, possédoit cependant ces héros et ces demi-dieux, si célèbres dans ses traditions fabuleuses. L’homme le plus digne de la reconnoissance et de l’hommage des Grecs, ce fut celui qui leur apprit qu’ils avoient une origine commune. Cette doctrine apprivoisa les esprits; les hameaux, qui formoient autant de sociétés indépendantes et ennemies les unes des autres, cessèrent de se haïr, et commencèrent à contracter des alliances. Des bienfaits mutuels leur persuadèrent qu’ils ne formoient qu’un même peuple; et l’on vit bientôt que la Grèce entière, se croyant offensée par l’injure que Pâris fit à Ménélas, se ligua pour en tirer vengeance. Les esprits, à cette époque, avoient déjà fait des progrès considérables; et quoique les héros d’Homère conservassent encore des mœurs barbares, les Grecs cultivoient déjà des arts qui demandent du génie. Au retour de l’expédition de Troye, on auroit dit que les dieux protecteurs du royaume et de la famille de Priam, en vouloient venger les malheurs en ruinant la Grèce. Elle éprouva en effet différentes révolutions capables d’étouffer les principes grossiers du gouvernement, de morale, d’ordre et de subordination qu’elle avoit adoptés, et que la paix seule pouvoit perfectionner. La discorde arma tous les Grecs les uns contre les autres; la guerre fit périr plusieurs peuples, ou les força d’abandonner les contrées qu’ils commençoient à nommer leur patrie. C’est ainsi que les Béotiens, chassés d’Arne par les Thessaliens, s’établirent dans la Calmeïde, à laquelle ils donnèrent leur nom. Le Péloponèse changea de face par le rappel des Héraclides; les peuples de cette province, vaincus ou effrayés, abandonnèrent leur pays; et ces hommes, qui n’avoient pu défendre leurs possessions, furent assez forts ou assez braves pour en conquérir de nouvelles. La Grèce, incapable en quelque sorte de suffire à ses habitans, se trouva encore pleine de peuples exilés et errans qui cherchoient une retraite, et qui, ne pouvant subsister que par le pillage, avoient repris les anciennes mœurs de leurs pères. Les vaincus furent souvent détruits; des victoires, toujours achetées par beaucoup de sang, affoiblirent les vainqueurs mêmes, et les peuples épuisés reprirent enfin des demeures fixes: mais le souvenir des injures et des maux qu’ils s’étoient faits, multiplièrent entre eux les causes de haine et de division, et deux bourgades ne furent point voisines sans être ennemies. Heureusement pour les Grecs, que ne faisant encore la guerre que par brutalité et par emportement, aucune vue d’ambition ne leur mettoit les armes à la main; s’ils avoient voulu faire des conquêtes les uns sur les autres, leurs querelles se seroient perpétuées. La haine et la vengeance, plus promptes et moins réfléchies que l’ambition, sont moins durables dans le cœur humain; et la plupart des villes, lassées de leurs divisions qui diminuoient leur fortune au lieu de l’accroître, renouvellèrent leurs anciennes alliances. On cultiva ses héritages avec moins de trouble, une tranquillité passagère fit connoître le prix d’une paix durable; on étudia les moyens de l’affermir; l’intérêt apprit aux différens peuples à être moins injustes; et pendant qu’il s’établissoit entr’eux des fêtes, des solennités, des sacrifices communs et un droit des gens, les lois se perfectionnoient dans chaque ville; et les Grecs, plus instruits de leurs devoirs, se préparoient insensiblement à former des sociétés plus régulières. La Grèce n’avoit connu jusqu’alors qu’un gouvernement militaire; c’est-à-dire, que le capitaine d’une république en étoit le magistrat, parce que tous les Grecs n’étoient que soldats; mais commençant avec la paix à devenir citoyens, ils eurent de nouveaux besoins, ils craignirent de nouveaux dangers, et il fallut substituer de nouvelles lois aux anciennes qui ne suffisoient plus. Les capitaines qui, sous le nom de rois, avoient joui d’un pouvoir continuel et très-étendu pendant les temps de guerre et de trouble, le virent diminuer pendant la paix, et leurs fonctions cessèrent en quelque sorte. Ils voulurent sans doute réparer la perte qu’ils faisoient, et retrouver dans les citoyens l’obéissance à laquelle ils avoient accoutumé les soldats; mais les peuples de leur côté apprenant à sentir le prix de la liberté civile, par l’abus même que les chefs faisoient déjà de leur autorité, craignirent d’être esclaves dans les villes où les lois ne seroient pas supérieures au magistrat. Plus l’inquiétude dont les esprits étoient agités annonçoit une révolution prochaine, plus les rois faisoient des efforts pour retenir le pouvoir prêt à s’échapper de leurs mains; mais la rusticité de leurs mœurs ne leur ayant pas permis de se façonner aux secrets de la dissimulation et de la tyrannie, leur ambition souleva des hommes pauvres, courageux, et dont la fierté n’étoit point émoussée par cette foule de besoins inutiles et de passions timides qui asservirent leurs descendans. A peine quelques villes eurent-elles secoué le joug de leurs capitaines, que toute la Grèce voulut être libre. Un peuple ne se contenta pas de se gouverner par ses lois, soit qu’il crût sa liberté intéressée à ne pas souffrir chez ses voisins l’exemple contagieux de la tyrannie; soit, comme il est plus vraisemblable, qu’il ne suivît que cette sorte d’enthousiasme auquel on s’abandonne dans la première chaleur d’une révolution, il offrit ses secours à quiconque voulut se défaire de ses rois. L’amour de l’indépendance devint dès-lors le caractère distinctif des Grecs; le nom même de la royauté leur fut odieux; et une ville opprimée par un tyran, auroit, en quelque sorte, été un affront pour toute la Grèce. Sans cette révolution, qui fit prendre aux Grecs un génie tout nouveau, il est vraisemblable qu’ils auroient eu le sort de tous ces peuples obscurs, dont nous ignorons l’histoire et même le nom. Quelque roi d’Argos, de Micène, de Corinthe, de Thèbes ou de quelqu’autre ville, auroit subjugué ses voisins, et affermi son autorité sur ses sujets. La Grèce, despotiquement gouvernée, n’auroit produit, ni les lois, ni les talens, ni les vertus que la liberté et l’émulation y firent naître; rampant dans sa foiblesse, ou ignorant l’art de se servir de ses forces, elle auroit langui dans la servitude, et attendu avec nonchalance qu’un étranger en fît une province de son empire. Les services mutuels que les Grecs se rendirent, dans le cours de ces révolutions, achevèrent d’amortir les haines qui avoient divisé leurs républiques; et dès qu’ils cessoient de se haïr, leur foiblesse et leur amour de la patrie, les invitoient de concert à s’unir par une alliance générale, comme les peuples de plusieurs de leurs provinces, étoient déjà unis par des alliances particulières. Sans parler des villes qui envoyoient des députés au jeux d’Olimpie, de Corinthe et de Némée, pour offrir les mêmes sacrifices aux mêmes divinités, et resserrer les nœuds de leur amitié; on étoit témoin depuis long-temps du bonheur des différens peuples qu’Amphictyon, troisième roi d’Athènes, avoit unis par une confédération étroite. Leurs députés se rendoient tous les ans à Delphes et aux Thermopyles pour y délibérer sur leurs affaires générales et particulières; et ces alliés, fidèles au serment par lequel ils s’engagoient de ne se jamais faire aucun tort, d’embrasser au contraire leur défense, et de venger de concert les injures faites au temple de Delphes, voyoient prospérer de jour en jour leurs affaires domestiques, et étoient craints, aimés et respectés au-dehors. Les nouvelles républiques demandèrent à l’envi à s’associer à cette ligue pour jouir de sa protection; et les assemblées amphictyoniques devinrent, si je puis parler ainsi, les états-généraux de la Grèce; cent villes libres et indépendantes ne formèrent enfin qu’une même république fédérative, et dont le corps Helvétique nous retrace aujourd’hui une image assez ressemblante. Quelqu’avantage que les Grecs retirassent de leur confédération, quelque bien qu’ils s’en promissent pour l’avenir, il s’en falloit cependant beaucoup que leur nouveau gouvernement pût suffire à tous leurs besoins, et écarter tous les dangers que devoit craindre une politique prévoyante et éclairée. Si le conseil des amphictyons communiqua une partie de sa sagesse, de sa justice et de son désintéressement à ses nouveaux associés, il prit sans doute à son tour quelques-uns de leurs vices. Borné à l’exercice d’une simple médiation, n’ayant ni le droit de dicter des lois générales à la Grèce, ni les forces nécessaires pour faire obéir à ses décrets, il avoit pu autrefois tenir étroitement unies quelques villes égales en réputation, qui aimoient la paix, et qui avoient le même gouvernement, les mêmes craintes et les mêmes ennemis; mais il ne devoit plus avoir le même succès, dès qu’on en eut ouvert l’entrée aux ministres d’une foule de républiques inégales en forces, et qui se gouvernoient par des principes opposés. Il y a mille institutions politiques, dont on perd tout le fruit dès qu’on veut les étendre au-delà de certaines bornes: n’est-il pas vraisemblable que si les provinces voisines de la Suisse se cantonnoient, l’alliance helvétique en seroit affoiblie? Si les Grecs continuèrent à cultiver la paix, ou du moins s’il ne s’éleva entre eux que des querelles passagères et peu importantes, ce ne fut pas l’ouvrage seul du gouvernement amphictyonique. L’ancienne habitude qu’ils avoient contractée d’envoyer des colonies au-dehors, et leurs dissentions domestiques depuis l’établissement de la liberté sur les ruines de la monarchie, y contribuèrent également; et toutes ces causes à la fois concoururent à entretenir l’union. Pausanias rapporte que le plus jeune des fils de Lycaon, Oénotrus, prince audacieux, entreprenant, et plein de cette espérance qui fait les héros, ayant obtenu de Nyctimus son frère, des vaisseaux et des soldats, imagina, le premier d’entre les Grecs, d’aller jeter les fondemens d’un nouvel état dans une terre étrangère. Les vents le portèrent en Italie, et il y régna avec gloire. Le succès de ces aventuriers fut admiré; leur fortune fit naître une émulation générale; et tout ce que la Grèce eut de citoyens inquiets et ambitieux, qui auroient communiqué leur inquiétude et leur ambition à leur patrie, ne songea, après même que la royauté eut été détruite, qu’à former des colonies que leur éloignement, de nouveaux intérêts et l’esprit d’indépendance qu’elles avoient apporté de leur première patrie, rendoient bientôt étrangères à leurs métropoles. Tandis que les Grecs peuploient à l’envi l’Italie et les côtes d’Afrique et d’Asie, leurs villes, qui n’étoient jamais surchargées de citoyens, ne sentoient point la nécessité d’acquérir de nouveaux domaines pour fournir à leur subsistance; et cette foiblesse, qui les rendoit incapables de faire longues guerres, ne leur permettoit pas de s’accoutumer insensiblement à l’ambition, et de porter dans leurs entreprises cette constance opiniâtre, sans laquelle un peuple n’est jamais ambitieux et conquérant. Chaque ville, nouvellement associée au conseil amphictyonique, étoit d’ailleurs trop occupée de son administration intérieure pour songer à inquiéter ses voisins. Le hasard seul avoit décidé du gouvernement, quand elles s’affranchirent de la tyrannie de leurs capitaines; et les lois s’étoient faites à la hâte, sans règle et sans principe. Chacun avoit tâché de profiter de la révolution pour s’emparer de l’autorité; et quand le calme commença à se rétablir dans les esprits, tout le monde fut mécontent en examinant sa situation. Il s’élevoit de tout côté des querelles entre les nobles et le peuple, les riches et les pauvres, les magistrats et les citoyens; il n’étoit continuellement question que de régler leurs droits et leur fortune. Des prétentions opposées, des plaintes, des craintes ou des espérances toujours nouvelles empêchoient que les républiques ne prissent une forme stable; à peine avoit-on fait une loi, qu’on sentoit la nécessité de la révoquer ou de la modifier; les nouvelles lois avoient bientôt le même sort que celles qu’elles avoient détruites; et à la faveur de ces troubles, dont toutes les villes étoient agitées, les amphictyons réussissoient sans peine à entretenir la paix entr’elles. Cependant il étoit impossible que, de ce grand nombre de républiques, il n’y en eût enfin quelqu’une qui ne parvînt à prendre une forme sage et fixe de gouvernement; et ne devoit-on pas craindre qu’elle n’abusât de la régularité de ses lois, de ses forces et des désordres des autres peuples, pour avoir de l’ambition? Quel auroit été alors le pouvoir du conseil amphictyonique; puisqu’il ne put prévenir les funestes effets de la rivalité d’Athènes et de Lacédémone, dans un temps que la république fédérative des Grecs paroissoit solidement affermie par une habitude de plusieurs siècles? Il pouvoit encore arriver que le parti qui dominoit dans une ville se fît un systême de distraire le peuple de ses intérêts domestiques, en l’occupant par des entreprises au-dehors: ce fut le sort des Romains, qui inquiétèrent leurs voisins par des guerres continuelles, pour avoir la paix chez eux. D’ailleurs, si la Grèce étoit attaquée par une puissance étrangère, n’est-il pas vraisemblable, qu’en voulant réunir pour la défense commune, des peuples libres, indépendans et jaloux de leur dignité, jamais les amphictyons n’auroient réussi à les plier à une certaine subordination, sans laquelle les Grecs n’auroient cependant opposé à leurs ennemis que la moitié de leurs forces, ou des soldats divisés? Dans la crainte de se donner un maître, aucune république n’auroit voulu reconnoître un chef; toutes auroient aspiré au commandement; aucune n’auroit consenti à obéir; et faute d’un ressort principal qui les unît, qui réglât leur conduite, et tour-à-tour en rallentît ou en précipitât les mouvemens, elles seroient devenues la proie des étrangers. Ce qui manquoit aux Grecs, ce fut Lycurgue qui le leur procura; et le gouvernement qu’il établit à Sparte, le rendit en quelque sorte le législateur de la Grèce entière. Quand cet homme célèbre se vit à la tête des affaires de sa patrie, depuis la mort de Polydecte son frère jusqu’à la naissance de Charilaüs son neveu, Lacédémone n’étoit pas dans une situation moins fâcheuse que les autres républiques de la Grèce. Les deux rois, qu’elle n’avoit pas détruits, parce que leur autorité partagée les avoit rendus moins entreprenans que les autres princes, prétendoient être les tyrans des lois; et leurs sujets, confondant la liberté avec la licence, ne vouloient reconnoître aucune autorité. Chaque faction s’emparoit tour-à-tour de la puissance souveraine, et le gouvernement, toujours abandonné à la tyrannie ou à l’anarchie, passoit tour-à-tour avec violence d’un excès à l’autre. Ce ne fut qu’à son retour de Crète et d’Egypte, pays alors les plus célèbres dans le monde, et dont Lycurgue étoit allé étudier les mœurs et les loix, qu’il médita la réforme des Spartiates. Il ne pensa point comme les autres législateurs qui parurent après lui dans la Grèce, et qui, ne cherchant par des ménagemens timides qu’à contenter à la fois tous les citoyens, ne satisfirent personne, laissèrent subsister le germe de toutes les divisions, ou ne corrigèrent un abus, que pour en favoriser un autre. La politique doit sans doute consulter la disposition des esprits, et ne pas offenser les mœurs publiques, quand elle donne des lois à un grand état; parce que le génie de la nation y est nécessairement plus fort que le législateur: mais lorsqu’il ne s’agit que d’une poignée de citoyens, qui ne compose, pour ainsi dire, qu’une famille dans les murs d’une même ville, elle n’a pas besoin de la même condescendance. Lycurgue opposa son génie à celui des Spartiates, et osa former le projet hardi d’en faire un peuple nouveau. Il ne crut pas impossible de les intéresser tous, par l’espérance ou par la crainte, à la révolution qu’il méditoit. Il trouva quelques amis dignes de se rendre avec leurs armes dans la place publique où il devoit publier ses lois; et, sans autre droit que celui que donnent l’amour du bien et le salut de la patrie, il contraignit les Lacédémoniens à devenir sages et heureux. Lycurgue laissa subsister la double royauté en usage à Lacédémone, et dont deux branches de la famille d’Hercule étoient en possession. En même temps qu’il donnoit à ces princes, comme généraux, un pouvoir absolu à la tête des armées, il les réduisit, comme magistrats, à n’être avec le sénat que les instrumens ou les ministres des lois. Ce fut au corps même de la nation que ce législateur remit l’autorité souveraine, c’est-à-dire, le droit de faire des lois, d’ordonner la paix et la guerre, et de créer les magistrats auxquels elle devoit obéir. Mais afin que le peuple fût plus tranquille sur sa situation, et que, sous prétexte de conserver sa liberté, il ne se livrât point à une défiance inquiète et orageuse, Lycurgue établit en sa faveur cinq éphores ou inspecteurs; ils étoient spécialement chargés d’empêcher que les rois et les sénateurs, en abusant du pouvoir exécutif, ne parvinssent à se mettre au-dessus des lois ou à les violer; leur magistrature étoit annuelle, pour qu’ils fussent en même temps plus attentifs à leurs devoirs, et moins entreprenans; et ils entretenoient ainsi la république dans cette sécurité qui ne donne à tous les citoyens qu’un même intérêt. Le sénat, composé de vingt-huit citoyens choisis par le peuple, et qui devoient avoir soixante ans accomplis, exerçoit les magistratures civiles, servoit de conseil aux deux rois, à qui il n’étoit permis de rien entreprendre sans son consentement; et portoit seul aux assemblées publiques les matières sur lesquelles le peuple devoit délibérer et résoudre. La république de Lycurgue, ainsi que Polybe l’a dit depuis de la république romaine, réunissant tous les avantages dont l’aristocratie, la royauté et la démocratie ne peuvent jamais posséder qu’une foible partie, quand elles ne se confondent pas pour ne former qu’un seul gouvernement, n’eut aucun des vices qui leur sont naturels. La souveraineté dont le peuple jouissoit le portoit sans effort à tout ce que l’amour de la liberté et de la patrie peut produire de grand et de magnanime dans un état purement populaire. Mais, par une suite de l’équilibre établi entre les différens pouvoirs, dès que la partie démocratique du gouvernement vouloit abuser de son autorité, elle se trouvoit sans force, et contrainte par la puissance des magistrats. Aussi ne vit-on point dans Lacédémone ces caprices, ces emportemens, ces terreurs paniques, ces violences qui déshonoroient la plupart des républiques de la Grèce. Par une suite de ce même équilibre des pouvoirs, les magistrats à leur tour tout-puissans, quand la loi marchoit devant eux, se trouvoient sous la main impérieuse du peuple dès qu’ils s’écartoient de la règle. Tous les ordres de l’état s’aidoient, s’éclairoient, se perfectionnoient mutuellement par la censure qu’ils exerçoient les uns sur les autres. Les grands abus étoient impossibles, parce qu’on avoit prévu les plus petits. Le sénat, qui devoit à la vigilance des éphores sa modération et sa sagesse dans l’exercice de la puissance exécutrice, rendoit à son tour la multitude capable de discuter et de connoître ses vrais intérêts, de se fixer à des principes, et de conserver le même esprit. Les rois n’avoient aucun pouvoir s’ils n’étoient pas les organes du sénat, et donnoient cependant aux armées cette action prompte et diligente, qui est l’ame des opérations et des succès militaires, mais presque toujours inconnue chez les peuples libres. Quelque sage que fût ce systême, dont Lycurgue avoit pris la première idée chez les Crétois, il n’en espéra rien si les anciennes mœurs subsistoient. Quel eût été en effet le fruit de l’ordre qu’il avoit établi pour rendre les lois seules puissantes et seules souveraines, si les richesses et le luxe, toujours liés ensemble, et toujours suivis de la dépravation des mœurs, de l’inégalité des citoyens, et par conséquent de la tyrannie et de la servitude, eussent encore appris aux Spartiates à mépriser ou à éluder leurs nouvelles lois? Le peuple, avili par la misère, auroit bientôt été incapable de conserver sa dignité; il eût vendu ses suffrages, ses droits et sa liberté au plus offrant. Le sénat, dont les places n’étoient destinées qu’à honorer les hommes les plus vertueux, n’auroit été ouvert qu’aux plus riches. On auroit acheté les magistratures pour satisfaire sa vanité, ou pour faire un trafic honteux de son pouvoir. Les rois, en favorisant la corruption, pour ne trouver que des esclaves soumis à leurs caprices, auroient sacrifié impunément la patrie à leurs intérêts particuliers. C’est en Egypte que Lycurgue s’instruisit du pouvoir des mœurs dans la société; et c’est pour n’avoir pas connu, comme ce législateur, l’action réciproque des lois sur les mœurs, et des mœurs sur les lois, que plusieurs peuples n’ont tiré qu’un médiocre avantage des soins qu’ils ont pris de balancer différens pouvoirs dans l’état, et de les tenir en équilibre. Pour rendre les citoyens dignes d’être véritablement libres, Lycurgue établit une parfaite égalité dans leur fortune; mais il ne se borna point à faire un nouveau partage des terres. La nature ne donnant pas sans doute à tous les Lacédémoniens les mêmes passions, ni la même industrie à faire valoir leurs héritages, il craignit que l’avarice n’accumulât bientôt les possessions; et pour que Sparte ne jouît pas d’une réforme passagère, il descendit, pour ainsi dire, jusque dans le fond du cœur des citoyens, et y étouffa le germe de l’amour des richesses. Lycurgue proscrivit l’usage de l’or et de l’argent, et donna cours à une monnoie de fer. Il établit des repas publics, où chaque citoyen fut contraint de donner un exemple continuel de tempérance et d’austérité. Il voulut que les meubles des Spartiates ne fussent travaillés qu’avec la coignée et la scie; il borna, en un mot, tous leurs besoins à ceux que la nature exige indispensablement. Dès-lors les arts qui servent au luxe abandonnèrent la Laconie; les richesses devenues inutiles parurent méprisables, et Sparte devint une forteresse inaccessible à la corruption. Les enfans, formés par une éducation publique, se faisoient en naissant une habitude de la vertu de leurs pères. Les femmes que les lois ont toujours dégradées en ménageant trop leur foiblesse, et par qui le relâchement des mœurs s’est introduit dans presque tous les états, étoient faites à Sparte pour animer et soutenir la vertu des hommes. Les exercices les plus violens, en leur donnant un tempérament fort et robuste, les élevoient au-dessus de leur sexe, et préparoient leur ame à la patience, au courage et à la fermeté des héros. L’amour de la pauvreté devoit rendre les Spartiates indifférens sur les dépouilles et les tributs des vaincus; ne vivant que du produit de leurs terres, ne possédant qu’une monnoie inconnue hors de chez eux, et n’ayant aucuns fonds de réserve, il leur étoit impossible de porter la guerre loin de leur territoire. La loi qui leur défendoit de donner le droit de citoyens à des étrangers, les empêchoit de réparer les pertes que leur causoit la victoire même; tout les invitoit donc à regarder la paix comme le bien le plus précieux pour les hommes. Lycurgue cependant ne s’en reposa point sur des motifs si propres à retenir sa patrie dans les bornes de la justice et de la modération. Il connoissoit trop bien le cœur humain et ce qui fait la prospérité constante des états, pour ne pas se défier des prestiges séducteurs de l’ambition, passion toujours féconde en espérances et en promesses, mais qui détruit en peu de temps un peuple, si elle est malheureuse; et qui ne peut avoir des succès, sans dégénérer en avarice et en brigandage, changer les mœurs et la condition des citoyens, et ruiner les principes du gouvernement. Le législateur fit une loi expresse, par laquelle il n’étoit permis aux Lacédémoniens de faire la guerre que pour leur défense, et leur enjoignoit de ne jamais profiter de la victoire, en poursuivant une armée mise en déroute. Cette précaution, en apparence outrée, étoit cependant nécessaire; car pour rendre Lacédémone aussi forte qu’elle pouvoit l’être, Lycurgue en avoit fait plutôt un camp qu’une ville. On s’y formoit continuellement à tous les exercices de la guerre; toute autre occupation y étoit méprisée. Tout citoyen étoit soldat. Être incapable de supporter la faim, l’intempérie des saisons et les fatigues les plus longues; ne pas savoir mourir pour la patrie, et vendre cher sa vie aux ennemis, c’eût été une infamie. Il pouvoit aisément arriver que les Spartiates, emportés et trompés par leur courage, abusassent pour s’agrandir des qualités qu’on ne leur avoit données que pour se défendre. Plus une nation brave et guerrière est naturellement disposée à ne pas chercher la gloire dans la pratique de la justice et de la modération, plus Lycurgue devoit recommander la paix en faisant des soldats. Quoique le portrait que je viens de faire de Lacédémone ne soit qu’ébauché, il est cependant aisé de juger du respect, ou plutôt de l’admiration que les Spartiates durent inspirer à toute la Grèce. On oublia la dureté avec laquelle ils avoient autrefois traité les citoyens d’Hélos, dont ils retenoient encore les descendans dans l’esclavage. Les deux guerres mêmes qu’ils firent aux Messéniens, depuis la réforme de Lycurgue, et qui ne finirent que par la ruine entière d’Ithome et d’Ira, et par la fuite ou la servitude de tous les habitans de la Messénie, ne furent regardées que comme des momens de distraction, qu’un long exercice de vertu avoit réparés. Hercule, dit Plutarque, parcouroit le monde, et avec sa seule massue il y exterminoit les tyrans et les brigands; et Sparte avec sa pauvreté exerçoit un pareil empire sur la Grèce. Sa justice, sa modération et son courage y étoient si bien connus, que sans avoir besoin d’armer ses citoyens, ni de les mettre en campagne, elle calmoit souvent par le ministère d’un seul envoyé les séditions domestiques des Grecs, contraignoit les tyrans à abandonner l’autorité qu’ils avoient usurpée, et terminoit les querelles élevées entre deux villes. Cette espèce de médiation, toujours favorable à l’ordre, valut d’autant plus à Lacédémone une supériorité marquée sur les autres républiques, qu’elles étoient continuellement obligées de recourir à sa protection. Heureuses tour-à-tour par ses bienfaits, aucune d’elles ne refusa de se conduire par ses conseils. Il est beau pour l’humanité, et c’est une grande leçon de morale et de politique, de voir un peuple qui ne doit sa fortune qu’à son amour pour la justice et à sa bienfaisance. Lacédémone acquit dans la Grèce l’autorité qui manquoit au conseil amphictyonique pour en tenir unies toutes les parties. Tandis qu’on s’accoutumoit à obéir aux Spartiates, parce qu’il eût été insensé de ne pas respecter leur sagesse et leur courage, la subordination s’établissoit de toutes parts; leur ville devenoit insensiblement la capitale de la Grèce; et jouissant sans contestation du commandement de ses armées réunies, pouvoit donner à la république fédérative des Grecs toute la force dont elle étoit susceptible. Aujourd’hui qu’on juge faussement en Europe de la force des états, plus par l’étendue du territoire et le nombre des citoyens que par la sagesse des lois, on croira sans doute que les Grecs, qui n’occupoient qu’une petite province, ne pouvoient conserver leur liberté qu’autant qu’il ne se formeroit dans leur voisinage aucune puissance assez considérable pour les subjuguer; et on en conclura qu’ils devoient s’accroître et faire des conquêtes. Après avoir loué la modération des Spartiates, parce qu’elle leur valut l’empire de la Grèce, on blâmera cette même modération, parce qu’elle retenoit les Grecs dans leur première foiblesse, tandis que par une suite de ces révolutions éternelles qui changent la face du monde, leurs voisins tendoient continuellement à s’agrandir. Mais, sans examiner ce qui fait la puissance réelle d’un état, qu’on fasse d’abord attention que les ressorts d’une république fédérative sont si nombreux, si compliqués, si lens dans leurs mouvemens, qu’elle ne peut s’occuper avec succès que d’elle-même. Falloit-il que les Spartiates invitassent la Grèce à faire des conquêtes, qui, sans enrichir aucune de ses villes en particulier, auroient rendu leur communauté plus puissante? La prudence ne permettoit pas de le tenter; tout le monde le sait, un intérêt éloigné ne frappe jamais la multitude; un intérêt général ne la remue que foiblement. Quand on seroit parvenu dans une assemblée générale des amphictyons à donner aux Grecs la passion de faire des conquêtes en commun, les obstacles sans nombre, attachés à cette entreprise, les en auroient bientôt dégoûtés. Une république fédérative se défend avec succès, parce que le grand objet de sa conservation, lorsqu’on attaque sa liberté, ne donne à toutes ses parties qu’un même intérêt. La guerre défensive n’exige qu’une sorte de sagesse lente, dont une ligue est capable; d’ailleurs le danger précipite alors ses démarches en lui donnant un zèle plus ardent pour le bien public, et l’oblige de passer par-dessus bien des formalités, dont elle ne se départ jamais dans d’autres circonstances. La guerre offensive, loin d’unir plus étroitement des confédérés, les divise au contraire presque toujours. En commençant une entreprise, chacun tâche d’y contribuer le moins qu’il lui est possible, et veut cependant en retirer le principal avantage. On se fait un mérite de tromper avec adresse ses alliés, et de remplir mal ses engagemens. Soit qu’on réussisse, soit qu’on échoue, personne ne se rend justice; personne ne veut être la cause des disgraces qu’on a essuyées; tout le monde veut être l’auteur des succès heureux, et des confédérés finissent par se haïr. Les Grecs pouvoient-ils former des projets d’agrandissement au-dehors, sans que leurs républiques n’eussent commencé à se diviser, & à concevoir les uns contre les autres des haines implacables? Chaque ville auroit eu des ennemis à ses portes, et n’auroit acquis que des sujets qui l’auroient mal servie. Loin de blâmer, ne faut-il donc pas louer la modération des Spartiates et des autres Grecs, s’ils pouvoient trouver en eux-mêmes les ressources nécessaires contre les efforts des puissances les plus considérables? La Grèce étoit assez étendue pour qu’elle ne manquât pas de soldats, et ses terres assez sagement distribuées entre différens états, pour que les lois pussent y être religieusement observées; voilà ce qui devoit faire sa force. Imaginez cette province pleine de républiques sans faste et sans luxe, et peuplée de citoyens soldats qui n’aiment que la justice, la gloire, leur liberté et leur patrie: que lui importe qu’il se forme de grandes puissances dans son voisinage? Répéterai-je ici ce qu’on trouve dans d’autres ouvrages politiques, que le luxe, inévitable dans les grands états, les énerve; que les lois doivent y languir, & que leurs forces sont nécessairement engourdies? Elle se forma enfin, cette grande puissance. Au milieu de toutes ces nations d’Asie, qui n’étoient recommandables que par leurs richesses, il étoit un peuple peu nombreux, mais dont le pays fermé à l’avarice, au luxe, à la mollesse, servoit d’asyle aux talens, au courage et aux autres vertus que le despotisme avoit bannies de chez ses voisins. Cyrus en étoit le roi; mais trompé par son ambition, il ne connut pas le bonheur de régner sur les Perses seuls. La conquête du royaume des Lydiens rendit ce prince maître des richesses de Crésus, et lui soumit l’Asie mineure. Il porta la guerre contre la Syrie, la réduisit en province, de même que l’Arabie, détruisit la puissance des Assyriens, s’empara de Babylone; et son empire, qui s’étendit enfin sur tous ces vastes pays qui sont compris entre l’Inde, la mer Caspienne, le Pont-Euxin, la mer Egée, l’Ethiopie et la mer d’Arabie, ne fut séparé de la Grèce que par un bras de mer qui n’étoit qu’une foible barrière. L’histoire de Cyrus ne nous est parvenue que défigurée par les contes puériles dont Hérodote a cru l’orner, ou embellie par le pinceau d’un historien philosophe, qui a peut-être moins songé à nous instruire de la vérité qu’à donner des leçons aux rois pour leur apprendre, s’il se peut, d’être dignes de leur fortune. Quoi qu’il en soit, on voit que ce prince, ayant rempli l’Asie entière du bruit de ses exploits, a eu le sort des hommes extraordinaires, dont l’histoire est plus mêlée de fictions et de merveilleux, à mesure que la grandeur de leurs actions a moins besoin de ces ridicules ornemens pour intéresser. Cyrus a certainement été un des personnages de l’antiquité les plus illustres par ses talens; et quand il eut formé son vaste empire, à quels dangers les Grecs auroient-ils été exposés, si toutes les villes eussent profité de l’exemple que leur donnoit Lacédémone pour perfectionner leur gouvernement? Cyrus, quoique maître de l’Asie, n’avoit de force véritable que les Perses; le reste de ses sujets doit n’être compté pour rien. Plus la domination de ce prince étoit étendue, moins sa puissance devoit être formidable; il laissa à Cambyse, son fils et son successeur, une trop grande fortune pour qu’il n’en fût pas accablé. Il ne faut point imposer à un homme des devoirs qui passent les forces de l’humanité; et Cyrus lui-même n’auroit pu empêcher les ressorts du gouvernement de se relâcher. Plus la rupture entre les Perses et les Grecs étoit différée, moins elle devoit être dangereuse pour ces derniers; peut-être que les successeurs de Cyrus, écrasés sous le poids de leur grandeur, de leurs vices et de leurs entreprises, auroient renoncé à l’ambition de faire des conquêtes, avant que de pouvoir porter la guerre dans la Grèce, si elle eût eu la sagesse de ne s’occuper que d’elle-même. La rupture éclata à l’occasion des colonies établies sur les côtes de l’Asie mineure. Elles ne formoient point un même corps de république avec leurs métropoles, dont elles avoient négligé l’alliance; et quoiqu’elles n’eussent aucune des qualités que doit avoir un peuple libre, elles souffroient impatiemment la domination des rois de Perse. Aristagoras, homme aussi téméraire qu’ambitieux, ne cessoit d’exciter les habitans de Milet à la révolte; et ses émissaires, dont il avoit rempli la Grèce, obtinrent sans peine des Athéniens les secours qu’ils demandoient en faveur des Grecs d’Asie, qui, pour la plupart, tiroient leur origine de l’Attique. Athènes venoit de secouer le joug des Pisistrates; elle étoit encore dans l’ivresse d’une liberté naissante, et son dernier tyran, Hippias, avoit trouvé un asyle et même une protection marquée chez Artapherne, gouverneur de Lydie. Cette république promit sa protection aux colonies, et leur révolte éclata par la prise de Sardis, qui fut réduite en cendres. Darius, qui occupoit alors le trône de Perse, se vengea aisément de cette injure; Milet, abandonné à la colère et à l’avarice des soldats, fut traité avec la dernière rigueur. Le vainqueur, après avoir soumis l’Yonie, et s’être emparé de toutes les îles voisines, voulut étendre la punition sur la Grèce même; il y dépêcha des hérauts pour demander la terre et l’eau, c’est-à-dire, pour lui ordonner de se soumettre à son empire. Loin de se repentir, les Athéniens se préparèrent à la guerre, et marchant jusqu’à Marathon, où les Perses s’étoient déjà avancés, les défirent sous la conduite de Miltiade. Darius frémit de colère en apprenant l’affront que ses troupes venoient de recevoir; il se préparoit à fondre une seconde fois sur la Grèce avec des forces plus considérables, lorsqu’il fut surpris par la mort; et Xercès, en montant sur le trône, ne vit que l’injure que les Athéniens avoient faite à son père. Un de ses principaux officiers fut chargé de lui en rappeler tous les jours le souvenir. «Si j’oublie, disoit le prince, l’embrasement de Sardis, les courses que les Grecs d’Europe ont eu la témérité de faire en Asie, et la bataille de Marathon, ne croyez pas qu’ils soient touchés de ma modération; leur orgueil, qui voit sans frayeur ma puissance, en seroit plus hardi à m’insulter. Ma générosité passeroit pour crainte ou pour impuissance; et ces peuples, que je négligerois de châtier, entreroient encore à main armée dans l’Asie. Il n’est plus possible, ni aux Perses ni aux Grecs, de se regarder d’un œil indifférent; trop de haine les divise; trop de soupçons les empêchent de se réconcilier: la Perse doit obéir à la Grèce, ou la Grèce devenir une province de Perse.» Quelqu’impatient que fût Xercès de porter la guerre dans la Grèce, il employa encore quatre ans aux préparatifs de son expédition; et rassembla, pour ainsi dire, toutes les forces de l’Asie. Son armée de terre, selon Hérodote, étoit composée de dix-sept cent mille combattans; et son armée navale, qui montoit à cinq cent mille hommes, étoit portée sur douze cens vaisseaux, suivis de trois mille bâtimens de transport. Il y a apparence que ce dénombrement des forces de Xercès est exagéré: mais en s’en rapportant au récit des autres historiens, ce prince avoit une armée encore assez considérable pour devoir aspirer à la conquête de l’Europe entière, s’il suffisoit de pouvoir rassembler une grande multitude d’hommes pour être conquérant et faire de grandes choses. Sparte étoit toujours religieusement attachée aux institutions les plus rigides de Lycurgue, et tous ses citoyens ressembloient à ces trois cens héros qui se dévouèrent à la défense des Thermopyles. Athènes tenoit le second rang parmi les Grecs, et n’avoit jamais été dans un état si florissant. Occupée du soin de recouvrer sa liberté et de laver la honte de son esclavage, elle avoit acquis sous la tyrannie des Pisistrates toutes les vertus qui peuvent illustrer une ville libre, et dont il est si difficile aujourd’hui de nous faire une idée fidelle. Ses citoyens, épris à l’envi d’un redoublement d’amour-propre pour la patrie, se conduisirent avec une magnanimité qui leur tint lieu du gouvernement et des lois qui leur manquoient. Les cabales, les partis se turent; il n’y eut de récompense, d’honneur, de gloire, que pour les vertus et les talens. La bataille de Marathon augmenta encore leur courage; et quand Xercès descendit dans la Grèce, rien n’étoit impossible aux Athéniens pour conserver leur réputation. Si toutes les républiques de la Grèce, sans ressembler à Lacédémone et à Athènes, eussent seulement été capables d’obéir à leurs ordres, ou même de ne les pas trahir, le projet du roi de Perse eût sans doute été téméraire et insensé. Mais il s’en falloit bien que tous les Grecs pussent voir l’orage dont ils étoient menacés, et n’en être pas intimidés. Sparte n’avoit pas profité de son crédit pour faire adopter par ses voisins les vertus et les établissemens qui lui étoient particuliers; elle pouvoit corriger la plupart des lois injustes et des coutumes pernicieuses qui s’étoient établies chez les Grecs; mais à peine sa sagesse lui eut-elle acquis l’empire, qu’elle songea à le conserver par les moyens ordinaires de l’ambition: et sans doute il ne peut point y avoir de vertu pure chez les hommes, puisque celle des Spartiates ne le fut pas. Leur république éprouvoit tous les jours que l’administration défectueuse des villes de la Grèce laissoit les unes dans une extrême médiocrité, obligeoit les autres de lui demander des secours, et les tenoit toutes à son égard dans une vraie subordination; elle craignit de paroître moins nécessaire qu’elle ne l’étoit, et de voir anéantir son autorité, si le gouvernement des Grecs devenoit aussi sage qu’il pouvoit l’être. Elle voulut qu’on ne pût point se passer de sa protection; jamais elle ne chercha à tarir la source des divisions qui troubloient les Athéniens; et quand ils parurent acquérir trop de réputation, après avoir secoué le joug des Pisistrates, elle en fut assez jalouse pour tenter de leur donner un maître en rétablissant Hippias. Je ne puis m’empêcher de le remarquer; il est malheureux que Lycurgue, en donnant à ses citoyens les lois les plus sages, ne leur en ait pas développé les conséquences les plus éloignées. «Pratiquez religieusement, devoit-il leur dire, les lois dont vous venez de jurer l’observation en présence des dieux; elles seront votre sûreté, et vous ne serez exposés à aucun des revers qu’éprouvent les autres peuples. Je vous promets même qu’en vous rendant dignes de la confiance de la Grèce, elles vous en mériteront l’empire; mais alors, craignez de vous laisser corrompre par ce commencement de prospérité. Les vices des Grecs les subordonneront à votre autorité; mais gardez-vous de croire que ces vices soient nécessaires à votre grandeur. Vous formez une république trop excellente pour que vos voisins puissent vous égaler; et quand tous les Grecs deviendroient des Spartiates, votre bonheur n’en seroit-il pas plus affermi, puisque vous vous trouveriez entourés de peuples qui, sans avarice et sans ambition, se feroient une loi de respecter et de défendre votre liberté? «Si vous craignez de voir naître de nouvelles vertus dans la Grèce, soyez sûrs que, vous défiant de votre vertu même, vous aurez bientôt recours à cette politique frauduleuse, dont les ressources et les moyens sont d’abord équivoques, incertains et à la fin ruineux. Soyez sûrs que plus vous ferez d’efforts pour corriger les mœurs des Grecs, et faire régner la justice dans leurs villes, plus vous les trouverez dociles à votre empire, parce qu’aucun soupçon, aucune crainte ne les empêchera de se livrer sans réserve à leur reconnoissance et à votre générosité. «Je vous ordonne, devoit ajouter Lycurgue, de travailler à rendre tous les Grecs vertueux; et ce n’est que par-là que vous pourrez vous-mêmes ne vous pas lasser de votre vertu. Je veux qu’on regarde comme traître à la patrie commune, et à Lacédémone en particulier, quiconque voudroit vous persuader qu’il vous importe que les Grecs ne soient ni aussi courageux, ni aussi justes que vous l’êtes. Si les vices de vos voisins peuvent vous donner de la considération, elle sera passagère; et dans mille occasions, ces vices vous inquiéteront et vous gêneront. Si pour dominer dans la Grèce, vous l’empêchez de devenir aussi forte qu’elle peut l’être, vous ressemblerez à un despote imbécille, qui, pour opprimer plus aisément ses sujets, les met dans l’impuissance de le servir. Votre empire sera mal affermi, et vous le perdrez, si un ennemi étranger vous attaque avec des forces considérables.» Quelques villes avoient profité de l’exemple que leur donnoit Lacédémone, pour inspirer à leurs citoyens l’amour de la liberté et du bien public; mais quand la guerre Médique commença, la plupart n’étoient point encore parvenues à fixer leurs lois et à se faire un gouvernement régulier. Les unes, toujours jalouses de leurs voisins, ou gouvernées depuis leur naissance par les intrigues de leurs magistrats et des principaux citoyens, devoient tout sacrifier aux intérêts de leurs passions ou de leurs cabales; les autres, engourdies par une longue paix, et livrées au commerce et aux arts, ne doutoient pas que le moment fatal pour la Grèce ne fût arrivé; et ces républiques se liguèrent avec les Perses pour prendre un parti opposé à celui de leurs ennemis, ou pour prévenir leur ruine. Tels furent les habitans de la Thessalie et de l’Etolie, les Dolopes, les Eniens, les Perèbes, les Locriens, les Magnètes, les Méliens, les Phtiotes, les Thébains, et tous ceux de la Béotie, à l’exception des Thespiens et des Platéens. Dans le Péloponèse même, les Argiens et les Achéens se déclarèrent en faveur de Xercès. La confédération des Grecs fut dissoute par la défection des peuples que je viens de nommer; et l’effroi qui devoit naturellement en résulter, auroit dû perdre toutes les républiques. Il le faut avouer, quelque magnanimité qu’on suppose aux Spartiates, aux Athéniens, et à leurs alliés, étoit-il vraisemblable qu’avec des intelligences dans toute la Grèce, et pouvant vaincre les Grecs par les Grecs mêmes, Xercès échouât dans son entreprise? Je sais ce que plusieurs historiens ont imaginé pour donner l’explication de l’issue extraordinaire qu’eut la guerre Médique. Ils représentent les soldats de l’Asie moins comme des hommes, que comme des femmes abîmées dans le luxe et la mollesse. Mais si la Perse n’étoit plus ce qu’elle avoit été sous le règne de Cyrus, elle n’étoit pas cependant tombée dans cet état de léthargie et de mort, où Alexandre la trouva depuis. Xénophon reproche aux successeurs de Xercès plusieurs vices que n’avoient point eu ses prédécesseurs. Si le faste, la foiblesse et l’orgueil de Cambyse n’avoient été propres qu’à déshonorer le trône de son père, Darius, qui lui succéda, avoit aimé la gloire. La Perse, il est vrai, avoit perdu l’élite de ses troupes dans ses guerres malheureuses contre les Ammoniens et les Scythes: mais ne restoit-il, sous le règne de Xercès, aucune des milices que Cyrus avoit formées? L’esprit de ce prince, qui avoit vivifié l’Asie, étoit-il entièrement éteint? Une nation qui avoit toujours fait la guerre devoit au moins conserver une tradition de son ancienne discipline, et avoir quelques soldats aguerris. Hérodote lui-même ne dit-il pas que la vertu étoit encore estimée chez les Perses, et que le courage et les talens y servoient de degrés pour parvenir aux honneurs? Plusieurs soldats se distinguèrent encore dans la guerre Médique par des actions d’une rare valeur, et des corps entiers de milice suivirent leur exemple. Nous ne connoissons plus aujourd’hui ce que c’est que subjuguer une nation libre. Depuis que la monarchie est le gouvernement général de l’Europe, que tout est sujet et non citoyen, et que les esprits sont également énervés par l’avarice et la mollesse, on ne porte la guerre que dans des provinces accoutumées à obéir, et défendues par des mercenaires. Les républiques même qui sont sous nos yeux n’offrent qu’un amas de bourgeois attachés à des fonctions civiles; le désespoir ne peut plus y enfanter des prodiges, et on ne doit pas s’attendre à trouver des peuples qui préfèrent leur ruine à la perte de leur liberté. Les Spartiates et les Athéniens vouloient mourir libres; mais quel pouvoit être le fruit de leur héroïsme? A force de sacrifier des hommes pour s’emparer des Thermopyles, Xercès s’en rendit le maître; en suivant la même méthode, il devoit avoir par-tout le même succès. Plus on examine la situation de la Grèce divisée, plus on est convaincu qu’il lui étoit impossible d’échapper à la ruine dont elle étoit menacée. Ce qui sauva les Grecs, c’est la supériorité seule de Thémistocle sur Xercès, et de Pausanias sur Mardonius; et ce n’est qu’en comparant ces hommes célèbres qu’on expliquera le dénouement peu vraisemblable de la guerre Médique. Thémistocle étoit né avec une passion extrême pour la gloire; impatient de se signaler, la bataille que Miltiade avoit gagnée à Marathon l’empêchoit, dit-on, de dormir. Il réunit en lui toutes les qualités qui font un grand homme; et personne, c’est l’éloge que lui donne Thucydide, n’a mieux mérité l’admiration de la postérité. Une espèce d’instinct sûr, le plus rare des talens, lui faisoit toujours prendre le meilleur parti; son courage n’étoit jamais étonné, parce que sa prudence, qui avoit remédié à tous les obstacles en les prévoyant, le rendoit supérieur à tous les événemens. Tandis qu’Athènes se livroit à la joie d’avoir humilié Darius, Thémistocle ne regarda la victoire de Marathon que comme le pronostic d’un orage prochain; mais il se garda bien de troubler l’ivresse de ses concitoyens, en les menaçant de la vengeance du roi de Perse; ils vouloient être flattés, et ne pas prévoir des malheurs. On lui auroit fait un crime ou un ridicule de sa prévoyance; il profite du crédit qu’il a sur le peuple et de l’orgueil qu’augmentoit sa prospérité, pour l’irriter contre Egine, république alors puissante sur mer. Il conduit pas à pas les Athéniens à lui déclarer la guerre, et les oblige par ce moyen à se faire une marine qui fera leur salut et celui de la Grèce. En effet, si Xercès, maître de la mer, eut pu tenter à son gré des descentes sur les côtes du Péloponèse et de l’Attique, dans le temps que son armée de terre pénétroit dans la Phocide, les Grecs n’auroient su ni où rassembler, ni où porter leurs forces; et chaque peuple, menacé d’une invasion, se seroit tenu sur ses terres pour les défendre. Chaque peuple, ainsi séparé des autres, n’eût senti que sa foiblesse, et n’auroit espéré aucun secours. Une consternation générale auroit glacé les esprits; et il ne faut point douter que plusieurs villes qui restèrent fidelles à la Grèce, n’eussent alors sacrifié l’intérêt commun de la patrie à leur salut particulier, en suivant l’exemple des républiques qui s’étoient alliées aux Perses. Un moins grand homme que Thémistocle se seroit contenté de pourvoir à la défense d’Athènes; ses fortifications, son port, ses arsenaux, ses vivres l’auroient entièrement occupé. Lui, au contraire, toujours plein des principes qui font la force d’une république fédérative, regarda la Grèce comme le boulevart des Athéniens. Si elle est subjuguée, il sent qu’Athènes seule ne subsistera pas. En paroissant sacrifier sa patrie, il la sert utilement, parce qu’il met les Grecs en état de se défendre, et que s’ils ne succombent pas, Athènes victorieuse sera couverte de gloire. Je ne sais si on a fait assez attention à la magnanimité que durent avoir les Athéniens pour transporter leurs femmes, leurs enfans et leurs vieillards à Salamine et à Tresène, tandis qu’eux-mêmes restant sans patrie, ou plutôt la livrant à la fureur des Barbares, se réfugioient dans des vaisseaux construits de la charpente de leurs maisons. Cette résolution, dont peu de personnes étoient capables de pénétrer la sagesse, n’offroit à tout le reste que l’image humiliante et terrible d’une fuite, ou plutôt d’une ruine entière. Il faut se transporter à ces temps reculés et en connoître les préjugés, si on veut juger des obstacles puissans et sans nombre que Thémistocle dût rencontrer, pour engager ses concitoyens à abandonner leurs maisons, leurs temples, leurs dieux et les tombeaux de leurs pères. La Grèce n’avoit rien à espérer, si ce général n’eût eu tous les talens et toutes les sortes d’esprit. Il falloit qu’occupé des idées les plus relevées, et des combinaisons les plus difficiles de la politique et de la guerre, il eût recours aux adresses de l’insinuation et de l’intrigue pour persuader des hommes incapables de l’entendre. Ne pouvant élever la multitude à penser comme lui, il falloit la subjuguer par l’autorité, intéresser sa religion, faire parler les dieux, et remplir la Grèce d’oracles favorables à ses desseins. Après avoir forcé le passage des Thermopyles, les Perses se répandirent dans la Grèce, qu’ils ravagèrent. Delphes ne dut son salut qu’à un orage subit que les Barbares effrayés regardèrent comme un signe de la colère du dieu qui protégeoit cette ville, et qu’ils offensoient. Ils réduisirent en cendres Thespie et Platée; la citadelle d’Athènes fut emportée l’épée à la main, malgré les prodiges de valeur que firent quelques Athéniens qui n’avoient pu se résoudre à abandonner leur patrie, et il n’y eut plus que le Péloponèse qui fût fermé aux Perses. Les Grecs n’avoient à opposer à la flotte innombrable de Xercès que trois cent quatre-vingt voiles, commandées, au nom de Lacédémone, par un général incapable d’en faire les fonctions. Soit qu’Euribiade, frappé de la foiblesse de ses forces, et n’écoutant que sa crainte; se crût trop près des ennemis; soit qu’il pensât follement que pour mettre le Péloponèse en sûreté, il falloit croiser sur ses côtes, ou se placer en station près de Pylos et de Phère, pour être à portée de protéger également toutes les parties de cette province, il voulut abandonner le détroit de Salamine. Thémistocle s’y opposa avec une extrême vigueur. Il représenta aux Grecs que ce n’étoit que dans ces bras de mer que le petit nombre de leurs vaisseaux défieroit avec succès la supériorité des Perses. Il fit voir que les Barbares ne pouvoient se porter sur les côtes de la Messénie, de l’Elide ou de l’Achaïe, sans s’exposer à voir enlever leurs convois, tant que la flotte des Grecs resteroit à Salamine. Il démontra qu’il étoit de la plus grande importance d’intimider ceux d’Argos, dont la trahison n’étoit que trop connue; et qu’il valoit autant abandonner la Grèce aux Perses, que de s’éloigner de l’isthme de Corinthe, tandis que Xercès portoit toute son armée de ce côté-là pour s’ouvrir l’entrée du Péloponèse. En effet, si Euribiade eût abandonné le golfe de Salamine, les Barbares s’y seroient placés; ils auroient en même temps assiégé Corinthe par terre et par mer; et quelque défense opiniâtre que les Grecs eussent faite, Xercès auroit enfin triomphé, comme aux Thermopyles, de leur habileté et de leur désespoir. Les remontrances de Thémistocle étoient inutiles; et il ne parvint à faire échouer le projet d’Euribiade, qu’en faisant auprès de Xercès le personnage d’un traître; dernier effort où peut se porter l’amour de la patrie dans un grand homme. Il donna avis à ce prince que les Grecs cherchoient à se retirer, et qu’il se hâtât de les attaquer s’il vouloit empêcher leur retraite; que la division qui régnoit sur la flotte des Grecs lui préparoit une victoire aisée, et qu’il y trouveroit même des amis ardens à le servir. Xercès donna dans le piége, et Euribiade fut obligé de combattre. Tandis que les Grecs, qui ne pouvoient être enveloppés dans ce détroit, agissoient tous à la fois, les Barbares, trop resserrés pour déployer leurs forces, n’en mettoient en mouvement qu’une petite partie. La défaite de leur première ligne porta le désordre dans le reste de la flotte, qui fut bientôt mise en fuite et dispersée. Ce qui rendit la journée de Salamine décisive, ce fut l’imbécillité de Xercès. La perte qu’il venoit de faire étoit considérable; mais en ramassant les débris de sa flotte, ne lui restoit-il pas assez de vaisseaux pour être encore le maître de la mer? Pourquoi pense-t-il que tout est perdu? Son armée de terre n’avoit reçu aucun échec, et presque toute la Grèce étoit soumise. Si ce prince n’eût pas été le plus lâche et le plus stupide des hommes, seroit-il tombé dans le second piége que lui tendit Thémistocle, en l’avertissant que les Grecs se préparoient à rompre le pont qu’il avoit jeté sur le Bosphore? Il étoit évident qu’ils ne seroient pas assez mal habiles pour retenir chez eux un ennemi puissant, après l’avoir mis dans la nécessité de vaincre ou de périr. Quelques armées qu’ait un prince tel que Xercès, il est destiné à être vaincu par un Thémistocle. Les forces les plus redoutables sont entre ses mains, comme la massue d’Hercule dans celles d’un enfant qui ne peut la soulever. Xercès prit la fuite; et laissant Mardonius dans la Grèce avec trois cent mille hommes, sans y comprendre les alliés, il songea moins à la soumettre qu’à l’occuper pendant sa retraite, et l’empêcher de porter ses armes en Asie. L’armée de Mardonius, encore si capable d’effrayer les Grecs, s’ils n’eussent pas échappé à un plus grand danger, leur parut méprisable après que Xercès eut repassé la mer avec ses principales forces. Ils ne doutèrent plus de la victoire; et les Perses consternés commençoient au contraire à désespérer du succès. Cependant la Grèce étoit toujours pleine de traîtres, qui, n’osant se repentir de leur infidélité, continuoient à servir les Barbares. Les Spartiates et les Athéniens avoient besoin d’une sagesse extrême pour ne pas abuser de leur courage. Une imprudence de leur part pouvoit redonner de la confiance à leurs ennemis, et leur faire retrouver en eux-mêmes des forces et des ressources que Mardonius sembloit ignorer. Le salut des Grecs ne dépendoit donc plus que de l’habileté dans la guerre; et de ce côté, Pausanias, qui commandoit leur armée, étoit bien supérieur au général des Perses. Je sais que ce capitaine, ébloui dans la suite par les présens et les promesses de Xercès, trahit les intérêts de la Grèce, et aspira même à se rendre le tyran de sa patrie. J’ajouterai, qu’intimidé, non par ses remords, mais par les difficultés de son entreprise, il se repentit quelquefois des projets qu’il avoit formés, sans avoir jamais la sagesse d’y renoncer. Tour-à-tour entraîné par son ambition, et retenu par sa crainte, il ne montra dans sa conduite que cette foiblesse et cette irrésolution qui mettent le comble à la honte d’un conjuré, et le rendent aussi méprisable qu’odieux. Tel étoit Pausanias, comme homme d’état; mais il n’est que trop ordinaire de trouver des hommes qui, grands et petits à différens égards, méritent à la fois l’admiration et le mépris. Si la nature lui avoit refusé les talens nécessaires à un citoyen qui médite et prépare une révolution dans sa république, elle lui avoit prodigué ceux d’un grand capitaine. Tandis que Mardonius, toujours incertain, ne sait prendre aucun parti, qu’il négocie lorsqu’il faut combattre, et qu’en un mot il ignore l’art d’employer ses forces, Pausanias est actif, vigilant et intrépide à la tête de son armée. Il pénètre les vues de Mardonius, l’entoure de piéges, le presse de tout côté, et le réduit enfin à combattre à Platée, lieu étroit, où ses forces, qui ne peuvent agir, lui deviennent inutiles; et d’où il n’échappa que quarante mille Perses sous la conduite d’Arthabase, tout le reste ayant été taillé en pièces. Le même jour que Pausanias triomphoit à Platée, Léotichides, roi de Sparte, et Xantippe, Athénien, remportèrent à Micale une victoire complète sur les Perses. Le général Lacédémonien, qui ignoroit ce qui se passoit dans la Grèce, fit publier sur les côtes d’Asie que Mardonius étoit défait; et que les Grecs étant délivrés du joug dont la Perse les avoit menacés, les colonies devoient à leur tour songer à recouvrer leur liberté. Diodore remarque que ce ne fut ni la valeur des Grecs, ni leur habileté dans la guerre qui les firent vaincre en cette occasion. La victoire étoit douteuse; les Samiens et les Milésiens la décidèrent en se tournant du côté des Grecs. Les Perses effrayés par cette défection imprévue, s’ébranlèrent, et sur le champ tous les Grecs d’Asie se joignirent à ceux d’Europe pour accabler leurs ennemis communs. Xercès, qui s’étoit arrêté à Sardis, n’eut pas plutôt appris la défaite entière de ses armées, qu’il ne s’y crut plus en sûreté; et se réfugiant avec précipitation à Ecbatane, sema dans ses provinces l’effroi qui l’accompagnoit. Plus ce prince avoit joui avec complaisance du spectacle de sa puissance et de sa grandeur, à la vue des forces qu’il avoit rassemblées contre les Grecs, plus ils se sentit humilié par ses disgraces. Il avoit aspiré à conquérir le monde entier; et croyant déjà voir les Spartiates et les Athéniens au milieu de ses états, il n’osoit presque plus espérer de conserver l’héritage de son père; Salamine, Platée, Micale, noms effrayans, rappelèrent le souvenir des malheurs que la Perse avoit éprouvés en faisant la guerre contre l’Éthiopie, les Ammoniens et les Scythes. Les idées d’ambition et de conquête que Cyrus avoit données à ses successeurs s’effacèrent de tous les esprits; et Xercès ne laissa à ses héritiers que sa lâcheté et son découragement. La Grèce ne pouvoit se déguiser le danger auquel l’avoit exposée l’infidélité de quelques-unes de ses villes; elle venoit d’éprouver ce que peuvent les vertus et les talens, fruits de la liberté: pour affermir et perpétuer son bonheur, elle devoit donc s’attacher avec plus de force à ses anciens principes, et ne songer qu’à rétablir l’alliance presque détruite de tous ses peuples. Elle eut la sagesse de tempérer la loi par laquelle elle avoit condamné à une amende de la dixième partie de leurs biens, tous ceux qui se rendroient aux Perses, ou qui leur accorderoient leur amitié. L’exécution de ce décret n’auroit été propre qu’à renouveler et multiplier les anciennes divisions, en allumant une guerre civile dans la Grèce. Les vainqueurs des Perses furent indulgens; ils épargnèrent les peuples, et ne traitèrent en coupables que les magistrats qui les avoient gagés à trahir leur devoir. Les Grecs eurent encore la modération de ne pas approuver les Lacédémoniens, qui, par une politique indigne d’eux, demandoient que les Amphictyons chassassent de leur assemblée les députés des villes qui s’étoient liguées avec les Perses. Faire des mécontens dans la Grèce, c’étoit rompre les liens de sa confédération, et conserver dans son sein des alliés aux étrangers. Malgré cette sagesse, si digne d’un peuple libre, la république fédérative des Grecs étoit prête à se dissoudre. Les Perses, si je puis parler ainsi, avoient infecté l’air de la Grèce; et on auroit dit que Xercès, pour se venger de ses défaites, avoit soufflé, en fuyant, l’esprit de discorde sur Athènes et Lacédémone. Les dépouilles de Platée donnèrent aux Grecs l’amour des richesses; les Spartiates eux-mêmes osèrent prendre une part dans le butin, et profaner leur ville par l’or des Perses, tandis que les Athéniens, ne se doutant pas qu’une trop grande prospérité annonce presque toujours aux états une décadence prochaine, se livroient à une présomption insensée. Leur république, toujours ardente à s’agiter, et que le repos fatiguoit, se croyoit dès sa naissance destinée à gouverner le monde entier; et pensant jouir d’avance de cet empire qu’elle ambitionnoit, engageoit par serment ses citoyens à regarder comme leur domaine tous les pays où il croît des vignes, des oliviers et du froment. Cette ambition puérile ouvroit l’ame des Athéniens aux plus grandes espérances; et après les prodiges de sagesse et de courage qu’ils avoient faits pendant la guerre Médique, s’ils n’aspirèrent pas ouvertement à vouloir dominer dans la Grèce, ils paroissoient mécontens de n’y occuper qu’une place subalterne. Quand avec leurs femmes, leurs vieillards et leurs enfans, ils revinrent prendre possession de leurs demeures ruinées, Lacédémone, d’autant plus jalouse de son autorité, qu’ils avoient acquis plus de gloire, voulut les empêcher de rétablir les murailles et les défenses de leur ville. «Si Xercès, disoient les Spartiates, en cachant leurs vrais sentimens sous le voile du bien public, nous fait encore la guerre pour se venger de ses défaites, les Athéniens seront encore obligés d’abandonner leur ville; mais ne croyez pas que les Perses se contentent alors d’en détruire les fortifications. Instruits par l’expérience, ils les augmenteront au contraire, et se feront parmi nous une place d’armes qu’il sera impossible de leur arracher, et d’où ils tiendront toute la Grèce en échec.» Athènes, pour fruit de la générosité avec laquelle elle s’étoit dévouée au salut des Grecs, n’auroit été qu’une ville ouverte et incapable de se défendre et de protéger l’Attique, si Thémistocle n’eût réussi, en trompant les Lacédémoniens, à la rétablir dans son premier état. Il se rendit chez eux en qualité d’ambassadeur; et tandis qu’il les amusoit par les longueurs affectées de sa négociation, les Athéniens travaillèrent sans relâche à relever leurs murailles. La nouvelle en fut portée à Lacédémone; Thémistocle accusa d’abord des esprits jaloux et mal-intentionnés de répandre des bruits propres à troubler la tranquillité de la Grèce. Quand il apprit enfin que les travaux de sa patrie étoient assez avancés pour qu’on n’osât plus demander de les détruire ou de les abandonner: «Pourquoi, dit-il aux Lacédémoniens, tant de plaintes inutiles? Si vous pensez que je vous trompe, par un récit infidelle, que ne faites-vous partir pour l’Attique quelques-uns de vos citoyens? ils s’instruiront de la vérité sur les lieux, et leur rapport terminera enfin nos contestations.» On crut Thémistocle, et Athènes reçut les commissaires Spartiates comme autant d’otages qui répondroient du traitement qu’on feroit à son ambassadeur. Aucune des deux républiques n’osa se plaindre; mais l’injustice et la mauvaise foi de leurs procédés commencèrent à changer leur jalousie en haine, et leur apprirent tout ce qu’elles avoient à craindre l’une de l’autre. Les Spartiates, toujours attachés aux institutions de Lycurgue, trouvoient dans leurs lois mêmes, un frein à leur jalousie, leur haine et leur ambition naissantes; mais il n’en étoit pas ainsi des Athéniens. Polybe compare avec raison leur république à un vaisseau que personne ne commande, ou dans lequel tout le monde est le maître de la manœuvre. Les uns, dit cet historien, veulent continuer leur route, les autres veulent aborder au prochain rivage; ceux-ci resserrent les voiles, ceux-là les déploient; et dans cette confusion, le vaisseau qui vogue sans destination, au gré des vents, est toujours prêt à échouer contre quelqu’écueil. En effet, Athènes, toujours emportée par les événemens et ses passions, n’étoit point encore parvenue à fixer les principes de son gouvernement. A sa naissance même, ses citoyens avoient commencé à être divisés; tandis que les habitans de la montagne vouloient remettre toute l’autorité entre les mains de la multitude, ceux de la plaine n’aspiroient, au contraire, qu’à établir une aristocratie rigoureuse; et les citoyens qui habitoient la côte, plus sages que les autres, demandoient qu’on partageât le pouvoir entre les riches et le peuple; et qu’à la faveur d’un gouvernement mixte, dont tous les pouvoirs se tempéroient mutuellement, on prévînt la tyrannie des magistrats et la licence des citoyens. Aucun parti n’ayant eu assez de force ou d’adresse pour triompher des autres, les Athéniens, toujours ennemis de leurs lois incertaines, semblèrent n’avoir d’autre règle de conduite que par l’exemple des caprices de leurs pères; et au milieu des révolutions continuelles dont ils furent agités, ils s’étoient accoutumés à être vains, impétueux, inconsidérés, ambitieux, volages, aussi extrêmes dans leurs vices que dans leurs vertus, ou plutôt à n’avoir aucun caractère. Lassés enfin de leurs désordres domestiques, ils avoient eu recours à Solon, et le chargèrent de leur donner des lois; mais en tentant de remédier aux maux de la république, ce législateur imprudent ne fit que les pallier, ou plutôt donna une nouvelle force aux anciens vices du gouvernement. En laissant aux assemblées du peuple le droit de faire les lois, d’élire les magistrats, et de régler les affaires générales, telles que la paix, la guerre, les alliances, &c. il distribua les citoyens en différentes classes, suivant la différence de leur fortune, et ordonna que les magistratures ne fussent conférées qu’à ceux qui recueilloient au moins de leurs terres deux cent mesures de froment, d’huile ou de vin. Tandis que Solon sembloit éloigner prudemment de l’administration des affaires ceux qui devoient prendre le moins d’intérêt au bien public, et que, par différentes lois il affectoit de rétablir l’aréopage dans sa première dignité, et de donner aux magistrats la force et le crédit nécessaires pour maintenir la subordination et l’ordre; il accorda, en effet, au peuple, la permission de mépriser et ses lois et ses magistrats. Autoriser les appels des sentences, des décrets et des ordres de tous les juges, aux assemblées toujours tumultueuses de la place publique, n’étoit-ce pas conférer une magistrature toute-puissante à une multitude ignorante, volage, jalouse de la fortune des riches, toujours dupe de quelque intrigant, et toujours gouvernée par les citoyens les plus inquiets ou les plus adroits à flatter ses vices? N’étoit-ce pas, sous le nom de la démocratie, établir une véritable anarchie? Quand le législateur auroit publié, relativement à tous les objets particuliers de la société, les lois les plus propres à la rendre heureuse, c’eût été sans succès; parce qu’il étoit impossible que la haine, la faveur, l’ignorance et l’emportement qui agiteroient les assemblées publiques, laissassent établir et subsister des règles constantes de jurisprudence. A l’autorité des lois, on devoit bientôt opposer l’autorité des jugemens du peuple, et la porte étoit ouverte à tous les abus. Solon créa un sénat composé de cent citoyens de chaque tribu; et cette compagnie, chargée de l’administration des affaires, de préparer les matières qu’on devoit porter à l’assemblée publique, et d’éclairer et de guider le peuple dans les délibérations, auroit en effet procuré de grands avantages au gouvernement, si le législateur avoit eu l’art d’en combiner de telle façon l’autorité avec celle du peuple, qu’elles se balançassent sans se détruire. Solon auroit dû avoir l’attention de rendre les assemblées de la place moins fréquentes qu’elles ne l’avoient été jusqu’alors. Un sénat, qui, sans compter les convocations extraordinaires que tout magistrat et tout général d’armée pouvoit demander, étoit obligé d’assembler quatre fois le peuple dans une pritonie, c’est-à-dire, dans l’espace de trente-six jours, n’étoit guère propre à se faire respecter; le peuple le voyoit de trop près, et le jugeoit trop souvent. Solon l’avoit encore dégradé et rendu inutile, en permettant à tout citoyen, âgé de cinquante ans, de haranguer dans la place publique. L’éloquence devoit se former une magistrature supérieure à celle du sénat; et à la faveur d’une transition familière à son art, égarer les esprits sur des objets étrangers, et soumettre la sagesse du magistrat aux caprices du peuple. Solon eut la honte de voir lui-même la tyrannie des Pisistrates s’élever sur les ruines de son foible gouvernement. Si des causes particulières, depuis qu’Athènes avoit recouvré sa liberté, lui firent exécuter des entreprises dont le peuple le plus sagement gouverné est à peine capable, ce ne devoit être qu’un avantage passager. Cette ville, idolâtre et ennemie des talens et des vertus, n’avoit imaginé aucun autre moyen pour conserver sa liberté sans nuire à l’émulation, que d’accorder les plus grands honneurs à qui serviroit la patrie d’une manière distinguée, et de punir cependant par le ban de l’ostracisme, ou un exil de dix ans, quiconque en auroit trop bien mérité. Aristide, depuis la défaite de Xercès, avoit fait porter une loi, par laquelle tout citoyen, quelle que fût sa fortune, pouvoit aspirer aux magistratures. Ainsi le gouvernement, encore plus vicieux qu’il ne l’étoit en sortant des mains de Solon, devoit reproduire encore de plus grands maux, quand l’engouement qui portoit les Athéniens au bien, seroit dissipé. LIVRE SECOND. Les Grecs, autrefois bornés à eux-mêmes, et qui ne s’étoient jamais servi dans leurs querelles particulières que de leurs forces de terre, faisoient peu de cas des vaisseaux et des matelots, qu’on n’avoit employés qu’aux affaires de commerce; mais la guerre Médique leur donna de nouveaux intérêts et une nouvelle politique. Ils craignirent le ressentiment de la cour de Perse; ils regardèrent comme un affront l’espèce de servitude où Xercès tenoit leurs colonies; et soit pour se faire une barrière plus forte, soit pour s’ouvrir l’entrée de l’Asie, ils contractèrent avec elles une alliance étroite. Quand la Grèce n’auroit pas dû son salut à la bataille de Salamine, elle auroit désormais considéré ses flottes comme le rempart le plus sûr contre les barbares, et comme un lien nécessaire pour unir une foule de peuples séparés par la mer, les rapprocher en quelque sorte les uns des autres, et les mettre à portée de se secourir. Cette nouvelle manière de penser porta atteinte à l’autorité dont Sparte avoit joui jusque-là. Quelque gloire que cette république eût acquise dans la guerre Médique, quelqu’ancienne et bien fondée que fût sa réputation, elle se trouvoit dégradée par la seule raison qu’elle n’avoit ni vaisseaux, ni fonds nécessaires pour l’entretien d’une marine. On commençoit à négliger sa protection, tandis qu’Athènes, à la faveur de ses flottes nombreuses, attiroit au contraire tous les regards sur elle, et sembloit avoir déjà usurpé la prééminence dont l’autre étoit encore en possession. Athènes n’auroit joui que d’une considération peu durable, si les Spartiates n’avoient opposé à son ambition que leurs anciennes vertus. Cette république imprudente, qui devoit perdre sa puissance par l’abus qu’elle en feroit, auroit été bientôt contrainte par les événemens de reprendre la place subalterne qu’elle avoit occupée dans la ligue de la Grèce. La crainte qu’on avoit de la vengeance de Xercès, étoit une terreur panique, et ne pouvoit subsister long-temps. Les colonies d’Asie, accoutumées à la paix, et jalouses de leur liberté, devoient se lasser de la protection inquiète et tyrannique des Athéniens. Les Grecs détrompés auroient bientôt ouvert les yeux sur la faute qu’ils faisoient, de négliger une république qui les gouvernoit depuis six cens ans avec sagesse, pour se livrer à la conduite d’une ville dont le peuple, accoutumé par le vice de ses lois à n’agir que par caprice et par passion, étoit incapable d’être à la tête de leurs affaires. Plus les Spartiates auroient souffert patiemment l’espèce de tort que leur faisoit le crédit naissant d’Athènes, plus on seroit revenu à eux avec confiance et avec empressement. Ils ne surent pas qu’il faut supporter des maux passagers, et se garder de les aigrir par des remèdes imprudens; ils ignorèrent que, quelque révolution que paroisse éprouver un état, il n’est point déchu quand il conserve religieusement les institutions auxquelles il a dû sa puissance. Leur jalousie contre les Athéniens les prépara à commettre une injustice contre la Grèce entière. Au lieu de ne confier le commandement de l’armée destinée à porter la guerre en Asie et rendre la liberté aux colonies, qu’à un général propre à faire aimer et respecter le pouvoir de sa patrie, ils en chargèrent Pausanias, que le butin fait à Platée avoit déjà corrompu, et qui, se vendant aux lieutenans de Xercès, se comporta avec autant de hauteur et de dureté à l’égard des Grecs, que de foiblesse et de ménagement envers les Perses. Il éclata un soulèvement universel; et Lacédémone, voulant en quelque sorte punir tous les Grecs de l’ambition qu’elle craignoit dans les seuls Athéniens, refusa d’écouter les plaintes qu’on lui portoit contre son général: elle crut qu’il falloit appesantir le joug, parce qu’elle craignit qu’on ne voulût le secouer. Cette conduite fut comparée à celle d’Athènes, où Aristide et Cimon, après que Thémistocle eut été condamné à subir la peine de l’ostracisme, avoient acquis le plus grand crédit. Tous les Grecs, à l’exception de ceux du Péloponèse, implorèrent sa protection; et pour se délivrer de la tyrannie de Pausanias, ils offrirent à un peuple qui vraisemblablement se seroit contenté de commander les armées sur mer, comme Sparte les commandoit sur terre, de ne plus aller à la guerre que sous ses ordres. Quoique les Lacédémoniens ne songeassent plus à conserver l’empire de la Grèce par les mêmes moyens qu’ils l’avoient autrefois acquis, et que les Athéniens fussent assez enivrés de leur fortune pour se livrer aux plus vastes espérances, la Grèce continuoit à jouir de la paix. L’ancien esprit du gouvernement fédératif faisoit faire encore par habitude à ces deux peuples mille efforts pour n’en pas venir à une rupture ouverte. Quelqu’attachés que fussent les Grecs à la ville dont ils étoient citoyens, ils ne croyoient point encore qu’il leur fût permis de sacrifier à ses intérêts ceux de la Grèce entière, qui étoit la patrie commune. Athènes et Sparte, quoique rivales et déjà ennemies, se bornoient cependant à s’observer et s’inquiéter; si elles se faisoient une injure, elles se hâtoient de la réparer à moitié. A l’exemple des autres villes, elles étoient accoutumées à s’appeler elles-mêmes les deux mains, les deux bras ou les deux yeux de la Grèce; elles en concluoient que si l’une ou l’autre périssoit, la Grèce seroit boiteuse, manchote ou borgne; et leur imagination effrayée par cette image, tempéroit la fougue de leur ambition et de leur jalousie. Lacédémone, d’ailleurs, toujours lente à se décider par la forme même de ses délibérations, se conduisoit depuis trop long-temps par des principes de modération et de justice, pour s’abandonner légèrement à son ambition. Elle ne pouvoit se déguiser qu’elle étoit trop foible pour humilier un ennemi dont les succès avoient augmenté la confiance et le courage, et qui, disposant de presque toutes les forces de la Grèce, pouvoit, avec le secours de ses vaisseaux, faire des descentes dans toutes les parties du Péloponèse, et étoit gouvernée dans ce moment par des hommes du mérite le plus éminent. Les Athéniens, de leur côté, devoient voir avec une sorte de frayeur la réputation de Lacédémone. Si, par la nature de leur gouvernement, un caprice devoit souvent décider de leurs résolutions, le caprice alors à la mode dans leur place publique, étoit d’obéir aveuglément aux magistrats à qui ils avoient donné leur confiance; et après toutes les grandes choses qu’ils avoient faites depuis l’exil des Pisistrates, ils se connoissoient trop bien en mérite, pour se laisser gouverner par des hommes qui n’auroient pas prévu dans quels malheurs une guerre contre Lacédémone auroit jeté leur patrie et la Grèce entière. Quoique Thémistocle haït les Lacédémoniens, et vit avec plaisir que sa patrie qu’il gouvernoit devînt la puissance dominante de la Grèce, il ne l’invita point à repousser par les armes les premières injures que lui firent les Spartiates. L’élévation de son ame ne lui permit pas de songer à se rendre nécessaire par une trahison. Il connoissoit les Athéniens, peuple incapable d’être heureux sans abuser de son bonheur; et il sentit que ce seroit servir leurs passions et non pas leurs vrais intérêts, que de les mettre à la tête d’une république fédérative, dont tous les mouvemens ne peuvent être ménagés avec trop de circonspection. Aristide, encore plus vertueux que Thémistocle à qui il succédoit, n’eut point d’autre principe de politique que les règles de la plus exacte morale, et respecta l’ancienne autorité de Lacédémone. Cimon, aussi bon citoyen qu’Aristide, fit tous ses efforts pour étouffer dans sa naissance la rivalité ruineuse des deux républiques, et conserver l’ancien systême de la Grèce. Il combattit avec succès l’ambition de ses citoyens, en les occupant en Asie contre les Perses. Il loua publiquement la simplicité, la tempérance et la modération des Spartiates dont il avoit les mœurs. La Laconie essuya un tremblement de terre qui y fit périr plus de vingt mille hommes, et il ne travailla qu’à l’aider à réparer ses pertes. Les Ilotes et les Messéniens se révoltèrent; et tandis que l’orateur Ephialte vouloit qu’on laissât succomber Lacédémone, Cimon s’en déclara le protecteur, pour la réconcilier avec sa patrie. Il engagea les Athéniens à lui donner des secours, et à lui pardonner même l’injure dont elle paya leur générosité, en les soupçonnant d’être les amis secrets de ses esclaves révoltés. Maître d’une fortune considérable, économe dans sa maison, prodigue au-dehors, il joignoit à l’intégrité et aux lumières d’un grand magistrat, les talens les plus rares et les plus nécessaires à la guerre. Il eut l’avantage singulier de remporter le même jour deux victoires, l’une sur mer et l’autre sur terre. Des succès trop brillans en Asie lui firent enfin des ennemis dans l’Attique; on rendit ses vertus suspectes, on craignit ses talens; et Athènes donna sa confiance à l’homme qui avoit tramé et conduit l’intrigue qui perdoit Cimon. C’étoit Périclès, à qui une justesse exquise d’esprit fournissoit toujours les plus sûrs moyens pour parvenir à son but. Capable d’emprunter les sentimens qui lui étoient les plus étrangers, d’embrasser à la fois plusieurs objets, et de les combiner avec une précision extrême; grand capitaine, plus grand orateur encore, Athènes n’avoit point eu de citoyen qui eût réuni plus de talens propres à gouverner la multitude. Mais toutes ces grandes qualités, employées à servir l’ambition encore plus grande de Périclès, devinrent le fléau de sa patrie et de la Grèce. Il avoit remarqué que, par un mêlange de désintéressement et d’avarice, de fermeté et de condescendance, la plupart des magistrats qui l’avoient précédé dans l’administration des affaires, n’avoient joui que d’une faveur incertaine; et que ceux qui s’étoient constamment occupés du bien public dans leur régence, avoient toujours éprouvé une disgrace éclatante. Au lieu d’être à demi-vertueux et à demi-méchant, d’irriter le peuple dans une occasion, et de lui faire dans l’autre une cour servile, il se fit une règle constante de tout sacrifier à la passion qu’il avoit de gouverner sa république. Il s’agissoit de faire oublier les prodigalités de Cimon; et Périclès, qui ne jouissoit que d’un patrimoine médiocre, imagina d’être prodigue des richesses de l’état. Il fit donner au peuple des rétributions pour assister aux jugemens. La multitude, dont la fureur de juger s’empara, ne quitta plus la place publique que pour courir aux théâtres. Solon vouloit que le peuple fût laborieux; il avoit chargé l’Aréopage de s’informer des occupations de chaque citoyen, et de punir ceux qui ne travailleroient pas. Le père qui n’avoit pas fait apprendre un métier à son fils, étoit privé par les lois de ses droits naturels sur lui, et ne pouvoit en exiger aucun secours dans sa vieillesse. Le législateur avoit sans doute espéré que le peuple, occupé par quelque profession, seroit moins empressé de se trouver sur la place publique, et laisseroit ainsi une plus grande autorité au sénat et aux magistrats. Ces vues ne touchèrent pas Périclès. Il lui importoit peu qu’après avoir détruit le goût et l’habitude du travail, l’oisiveté du peuple dût un jour multiplier les vices de la démocratie, pourvu que sa reconnoissance présente l’attachât plus fortement à son bienfaiteur. La multitude, toujours aveugle et toujours passionnée dans ses jugemens, devoit avilir tous les tribunaux, et ne s’occuper désormais sur la place qu’à commenter, expliquer, modifier et éluder les lois, qui par-là resteroient sans forces; et c’est ce que désiroit Périclès, qui paroîtroit plus grand quand l’autorité de tous les magistrats seroit avilie, et qui vouloit n’être gêné dans son administration par aucune loi. Il prévoyoit avec plaisir qu’Athènes, au milieu des fêtes, des spectacles, des plaisirs, perdroit les mœurs convenables à un état libre; que les arts inutiles seroient bientôt les plus estimés, et que les Athéniens, distraits de leurs devoirs, n’aspireroient enfin qu’à la gloire puérile et dangereuse d’être le peuple le plus poli et le plus aimable de la Grèce; moins la république seroit attentive à l’administration des affaires, plus son premier magistrat devoit avoir d’autorité. Cet adroit tyran d’Athènes étoit cependant trop habile pour compter sur la faveur du peuple, s’il ne travailloit continuellement à s’affermir. Son grand art consista à caresser la multitude pour imposer silence à ses rivaux, et à n’embarquer la république que dans des entreprises dont le succès lui parut certain. Quelque puissante que fut son éloquence, un revers qui auroit interrompu les fêtes d’Athènes, tari les sources de son luxe, ou porté l’ennemi dans l’Attique, auroit déconcerté l’orateur; et le peuple, qui ne voit que le moment présent, et ne juge que par les événemens, auroit été capable, dans une agitation convulsive de sa colère ou de sa crainte, de renverser l’idole qu’il adoroit. Dès-lors Périclès ne vit pas avec moins de chagrin que Cimon, mais par d’autres motifs, la rivalité qui s’étoit formée entre sa patrie et Lacédémone. Il jugea que si les Spartiates, secondés des forces du Péloponèse, en venoient à une rupture ouverte, la qualité de chef d’Athènes deviendroit un fardeau trop pesant, et qu’il succomberoit peut-être sous le poids d’une guerre entreprise contre un peuple qu’on croyoit invincible. A l’exemple de Cimon, il réussit d’abord à se rendre maître de la haine des Athéniens contre Lacédémone, en les occupant par des expéditions contre les Perses; mais ces succès mêmes, plus ils étoient brillans, plus ils aigrissoient la jalousie des Spartiates. Leur patience se lassoit enfin de voir triompher leurs ennemis en Asie; ils étoient fatigués du bruit de leurs exploits et des éloges que leur donnoit la Grèce; et il n’y avoit plus à Sparte qu’un petit nombre de citoyens attachés aux anciennes lois de Lycurgue, et éclairés sur les vrais intérêts de la Grèce et de leur patrie, qui conservât de la modération. Ce parti trop foible n’auroit pu empêcher que la république ne commençât la guerre, si Périclès n’eût adroitement profité du commencement de corruption que le butin fait à Platée avoit fait naître à Lacédémone; il y envoya tous les ans dix talens, qu’il distribua à tous ceux qui voulurent se laisser corrompre, et à qui il ordonna de penser et de parler comme les gens de bien. Mais cette paix, d’abord favorable aux vues de Périclès, devint enfin elle-même un nouvel embarras pour lui. D’un côté, la guerre contre les Perses commençoit à passer de mode, quoiqu’elle offrît des victoires faciles et un butin considérable; ce qui sembloit devoir satisfaire à-la-fois le double goût des Athéniens pour la gloire de leurs armes et la magnificence de leurs spectacles. De l’autre, il étoit dangereux de laisser la république dans une trop grande oisiveté. Applaudir ou critiquer une pièce de théâtre, un tableau, une statue, un édifice; contredire l’aréopage, juger quelques procès particuliers, ce n’étoit pas assez pour occuper des esprits volages et accoutumés à l’agitation. Il falloit aux Athéniens des armées en campagne, des succès, des défaites, des espérances et des craintes, ou leur inquiétude naturelle les rendoit trop difficiles à conduire. Heureusement pour Périclès, les alliés d’Athènes n’étoient pas aussi contens de son administration que les Athéniens. Les colonies d’Asie ne blâmoient ni le luxe, ni les plaisirs auxquels la république se livroit; mais elles trouvoient mauvais de payer les frais de ses fêtes et de ses spectacles, et que Périclès leur demandât plus de six cent talens de contribution pour ne procurer que des amusemens frivoles à des citoyens, tandis que Cimon s’étoit contenté de soixante pour faire la guerre aux Barbares. Périclès se fit un art de réduire au désespoir des peuples qui ne pouvoient se soulever contre Athènes sans se perdre. Outre qu’il n’y avoit aucune liaison entr’eux, et qu’il leur étoit par conséquent impossible d’agir de concert, ils n’avoient jamais eu d’ambition; et contens de recouvrer leur liberté, ils avoient obtenu de Cimon de ne contribuer qu’en argent et en vaisseaux à la guerre que la Grèce avoit faite en leur faveur au roi de Perse. Les colonies, accoutumées par-là au repos et à toutes les douceurs d’une vie tranquille, avoient perdu l’usage de manier les armes, et, selon la judicieuse remarque de Thucydide, se trouvant même épuisées par les contributions auxquelles elles s’étoient soumises, ne pouvoient se dérober au joug des Athéniens, s’ils vouloient les traiter plutôt en sujets qu’en alliés. En représentant les justes plaintes de ces peuples malheureux, comme un attentat intolérable, et propre à ruiner toute espèce de subordination, Périclès les rendit facilement odieux. Il engagea les Athéniens dans une guerre qui devoit affermir son crédit, parce qu’elle devoit leur procurer sans cesse des succès certains, et leur promettoit un grand empire. En effet, leur république, contente de gagner des batailles et de prendre des villes, n’importe à quel prix, ignoroit trop ses intérêts pour s’apercevoir que les avantages qu’elle remportoit sur ses alliés, annonçoient sa décadence, et que leur révolte la ramenoit au même point de foiblesse où elle s’étoit vue avant la guerre Médique. Athènes auroit repris sans s’en apercevoir la seconde place qu’elle occupoit autrefois dans la ligue fédérative des Grecs, si cette guerre qui la rendoit odieuse eût duré assez long-temps pour que ses alliés, se détachant successivement de son alliance, l’eussent privée de tout secours étranger. Mais les Athéniens avoient des succès continuels, et la crainte retenoit encore la plupart des colonies sous le joug, lorsque Périclès eut besoin de donner à sa république une occupation plus importante. Le temps arriva où il devoit rendre compte de son administration, et cette opération étoit délicate. Ce n’est pas qu’il se fût enrichi aux dépens de l’état; mais soit négligence de sa part, soit infidélité dans les subalternes qu’il avoit employés au maniement des deniers publics, on ne trouvoit point l’emploi de plusieurs sommes considérables, et les revenus de la république étoient diminués. Il étoit humiliant pour Périclès de montrer aux Athéniens que leurs finances étoient en mauvais ordre; et c’étoit prodigieusement décrier la prodigalité, les fêtes, les jeux, et les spectacles, que d’avouer qu’ils n’avoient enfin abouti qu’à ruiner la république et ses alliés. Tout le monde se rappelle le mot d’Alcibiade à ce sujet. Il s’étoit présenté chez Périclès pour le voir; et on lui dit qu’il ne recevoit personne, étant accablé d’affaires, et occupé à penser comment il rendroit ses comptes. S’il m’en croyoit, répondit Alcibiade, il songeroit bien plutôt comment il n’en rendroit point. Cette plaisanterie servit de conseil à Périclès, et il ne pensa qu’à distraire les Athéniens de leurs affaires domestiques par quelqu’entreprise importante au-dehors. Malheureusement aucune ville voisine n’osoit remuer; les unes intimidées par les exemples de sévérité qu’Athènes avoit donnés, les autres retenues par le peu d’intérêt que Lacédémone sembloit prendre à leurs affaires, et par la lenteur avec laquelle cette république agissoit, renfermoient leur ressentiment, en attendant des circonstances plus favorables; et Périclès fut réduit à la dure extrémité d’irriter la jalousie des Spartiates mêmes qu’il redoutoit. Il savoit que les Corinthiens n’avoient pas oublié les torts qu’Athènes leur avoit fait dans la guerre de Corcyre, qui étoit à peine terminée; et il espéra qu’en faisant le siége de Potipée, place de la plus grande importance pour eux, il les forceroit à prendre les armes. En même temps qu’il insulte un des peuples les plus puissans du Péloponèse, il ne fait plus passer d’argent à Lacédémone; et ses pensionnaires, qui se seroient vengés, en continuant à parler d’une manière propre à conserver la paix, se turent mal-habilement, et servirent Périclès. Les Spartiates, qu’aucun obstacle n’empêchoit plus de se livrer à leur haine, convoquèrent une assemblée générale de leurs alliés, pour délibérer sur la situation du Péloponèse, et les dangers dont la Grèce entière étoit menacée. Les Corinthiens parlèrent avec plus de chaleur que tous les autres, «Spartiates, dirent-ils, vous êtes les libérateurs de la Grèce, vous en êtes les protecteurs; mais renoncez à ces titres, ou hâtez-vous de réparer les maux que nous souffrons, et que vous auriez dû prévenir. Il est temps que votre bonne foi ne soit plus la dupe de l’ambition des Athéniens; n’attendez pas pour nous venger que vos ennemis aient détruit votre puissance. Connoissez ces Athéniens qui ne veulent de liberté que pour eux, et qui sont les plus grands ennemis de la Grèce. Toujours hardis, toujours entreprenans, toujours pressés d’agir; un succès, un revers, tout augmente également leur confiance et leur ambition. Ils croient que leur république décheoit quand elle ne s’agrandit pas; ils se regardent dès aujourd’hui comme les maîtres des villes qui sont à leur bienséance, et qu’ils espèrent de subjuguer. A cette ambition impatiente, qu’opposez-vous, Spartiates? une lenteur extrême. Quel en sera le fruit? la défection de vos alliés et l’élévation de vos ennemis. Réduits enfin à vos seules forces, vous tenterez, mais trop tard, d’échapper au sort que plusieurs peuples ont déjà subi. Les villes qui vous implorent aujourd’hui, soumises alors aux Athéniens, serviront elles-mêmes à vous opprimer. Les dieux auroient-ils donné inutilement aux hommes le talent de prévoir l’avenir, en étudiant le passé? Pour être modérés envers des ennemis qui ne cessent de vous insulter, ne soyez pas injustes à l’égard de vos alliés, qui ne veulent que vous servir. Vous nous devez votre protection; la foi des traités, la religion des sermens vous y obligent, et nous en réclamons aujourd’hui les effets pour votre propre avantage.» Les ambassadeurs qu’Athènes avoit envoyés à cette assemblée, agirent conformément aux vues de Périclès. Se contentant de parler vaguement de leur désir de la paix, pour ne pas paroître, s’il étoit possible, les auteurs de la guerre, ils ne firent aucune proposition qui tendît à faire voir qu’ils étoient prêts à entrer en négociation, qu’ils désiroient de réparer leurs injustices, et de rassurer les esprits sur l’avenir. Toujours pleins des journées de Marathon et de Salamine, ils ne dissimulèrent pas qu’il étoit juste qu’une république, qui avoit sauvé deux fois la Grèce, en eût l’empire. «C’est de tout temps, dirent-ils, que les plus forts sont les maîtres; nous ne sommes pas les auteurs de cette loi, elle est fondée dans la nature.» A les en croire, on eût dit que la majesté du commandement s’avilissoit par la modération, la justice et la bienfaisance. Ce discours sauvage, et digne d’un satrape de Perse, qui parle à des esclaves, indigna des hommes qui vouloient être libres; et Lacédémone porta un décret, par lequel elle prenoit sous sa protection Corinthe, Potidée, Egine et Mégare. Périclès, à qui tout réussissoit, profita de cette démarche de Lacédémone pour faire prendre aux Athéniens une résolution extrême. Après avoir représenté sous de fausses couleurs sa conduite et celles des villes du Péloponèse: «Il ne s’agit point, dit-il au peuple le plus orgueilleux de la Grèce, de montrer une lâche condescendance aux volontés des Lacédémoniens. S’ils ne nous enjoignoient pas de quitter Potidée, d’affranchir Egine, et de révoquer le décret que nous avons porté contre Mégare, nous pourrions peut-être, sans nous faire tort, ne consulter que notre modération; mais puisque Lacédémone croit encore jouir de son ancien empire, et donne des ordres, Athènes doit désobéir pour ne pas se déshonorer. Si vous cédez aux menaces de la guerre, on croira que vous vous êtes rendus à la crainte; on vous fera de nouvelles demandes, qu’il faudra rejeter pour ne pas plier sous le joug. Vous pouvez aujourd’hui écarter le péril qui vous menace, en donnant un exemple de vigueur qui intimidera vos alliés, et instruira pour toujours les Lacédémoniens du succès qu’ils doivent se promettre de leur orgueil; mais peut-être que demain il n’en sera plus temps.» Dès qu’Athènes et Lacédémone en étoient venues à une rupture ouverte, il ne falloit plus espérer que, sans la ruine entière de l’une ou de l’autre de ces républiques, l’ancien gouvernement fédératif des Grecs pût se rétablir et subsister. Quoique les intérêts particuliers de Périclès et de Corinthe eussent fait prendre les armes, cette guerre étoit, en effet, une guerre de rivalité entre Sparte et Athènes; elle devoit ranimer une jalousie qui avoit été retenue et non pas éteinte; et plus les Spartiates et les Athéniens étoient braves, plus leur haine en s’aigrissant devoit être implacable. La première hostilité devenoit une source éternelle de divisions. Les monarchies peuvent oublier les injures qu’elles ont reçues, parce que le prince imprime son caractère à sa nation, et qu’il peut n’être ni vindicatif, ni ambitieux, ni jaloux; mais dans des républiques telles que celles de la Grèce, où la multitude gouverne, quel magistrat pouvoit résister au torrent de l’opinion publique, et le détourner? Les Grecs ne devoient plus avoir d’autre politique que celle de leurs passions. C’est sous ce point de vue que Périclès auroit dû commencer et conduire ses opérations. Il falloit pénétrer quel alloit être l’objet, l’ame et le début de la guerre. N’en faire supporter les maux qu’à Mégare, Egine et Potidée, c’étoit une démarche fausse. Brûler les vaisseaux et les moissons de Corinthe, c’étoit ne point décider à qui appartiendroit l’empire de la Grèce, et cependant c’étoit pour cet empire qu’on alloit combattre. Athènes devoit donc adresser directement tous ses coups à sa rivale, dont la chûte auroit été suivie de l’obéissance de ses alliés; mais Périclès, gouverné par la seule passion de dominer dans sa patrie, craignit de se jeter dans de trop grands embarras, ou de se mettre dans des entraves, s’il proposoit le dessein d’humilier les Spartiates au point de les réduire à reconnoître la supériorité des Athéniens. S’il eût une fois fait concevoir cette espérance téméraire, il n’auroit plus été le maître d’y renoncer, sans se déshonorer et perdre son crédit. Il ne forma qu’un plan vague, pour se laisser la liberté de changer de vue selon les événemens, d’avancer ou de reculer à son gré, et de prendre chaque jour, le parti le plus favorable à ses intérêts. Les Lacédémoniens ne se rendirent pas de leur côté un compte plus sage de la guerre qu’ils avoient entreprise. Quand ils devoient se hâter de commencer les hostilités pour prévenir leurs ennemis, ils perdirent un temps précieux en négociations inutiles. Les ambassadeurs qu’ils envoyèrent à Athènes, tantôt demandèrent qu’elle réparât je ne sais quel sacrilège, dont les prêtres de Delphes se plaignoient; tantôt l’invitèrent à lever le siége de Potidée, à rendre la liberté aux Eginètes et aux Mégariens, ou proposèrent seulement de faire un traité, par lequel on s’engageroit à ne faire aucune entreprise préjudiciable à la liberté de la Grèce. Au lieu de ne traiter en ennemis que les alliés d’Athènes qui s’opiniâtreroient à rester fidelles à leurs premiers engagemens, ils étendirent également leur sévérité sur ceux qui n’attendoient qu’une invitation et des secours pour secouer le joug des Athéniens. Cette faute étoit énorme; ce ne fut pas cependant la plus considérable que firent les Spartiates. Tandis qu’ils devoient paroître ne combattre que pour la liberté des Grecs, ils recherchèrent scandaleusement l’amitié de la cour de Perse, et lui abandonnèrent les colonies d’Asie, que Cimon avoit rendues libres. N’étoit-ce pas mériter la haine, et peut-être même le mépris de la Grèce? Sans doute que dans le détail des opérations particulières de cette guerre, les généraux de Lacédémone et d’Athènes firent ce que la plus grande habileté exigeoit d’eux, et il ne m’appartient pas de les juger; mais il est vrai que l’histoire offre peu de guerres dont les vues générales aient été préparées et conduites avec moins d’intelligence. Démosthènes reprocha dans la suite aux Athéniens de faire la guerre à Philippe, de la même manière que les barbares se battent au pugilat. «Un de ces athlètes grossiers, disoit-il, est-il atteint en quelqu’endroit? il est tout occupé du coup qu’il reçoit. Le frappe-t-on ailleurs? il y porte la main. Mais parer, mais regarder fixement son ennemi ou le prévenir, il ne le sait ni ne l’ose. Vous de même, Athéniens, si on vous annonce Philippe dans la Chersonèse, vous formez un décret pour secourir la Chersonèse. Si vous apprenez qu’il occupe les Thermopyles, pareil décret en faveur des Thermopyles. S’il tourne de quelqu’autre côté que ce puisse être, vous le suivez en gens qui sont à sa solde et à ses ordres. Mais apprenez que si un général d’armée marche à la tête des troupes, un politique doit marcher à la tête des affaires.» Athènes et Lacédémone commencèrent à mériter les mêmes reproches pendant la guerre du Péloponèse. Elles se perdent continuellement de vue, et n’entreprennent rien de décisif. L’une attend pour former un projet que l’autre soit entrée en campagne. On fait des courses dans l’Attique ou dans la Laconie; et toutes les entreprises ne sont en quelque sorte que des diversions, sans qu’il y ait d’attaque principale. Tandis qu’Archidamus se porte chez les Platéens, et se jette sur l’Acarnanie, les Athéniens font une irruption dans la Calcide et dans la Béotie. Si quelqu’un de leurs alliés se révolte, toute leur attention est portée de ce côté-là. Tantôt le théâtre de la guerre est dans l’île de Lesbos, sur le territoire de Mégare, dans l’île de Corcyre; tantôt chez les Etoliens, dans la Béotie ou dans la Thrace. A force d’entamer des entreprises différentes, chaque république divise trop ses armées, et se met dans l’impuissance de profiter de ses avantages. On est heureux d’un côté, malheureux de l’autre; on n’a que des succès balancés par des pertes à-peu-près égales. Athènes et Lacédémone, affoiblies, ne peuvent s’imposer la loi l’une à l’autre; cependant, leur haine augmente et s’irrite par les efforts impuissans qu’elles font pour la satisfaire; et leur ambition infructueuse rompt enfin, d’une manière sensible, tous les ressorts du gouvernement de la Grèce. Si Périclès avoit vécu, Athènes vraisemblablement ne seroit point tombée dans l’avilissement où ses successeurs la précipitèrent. Quelque contraires que fussent ses entreprises aux intérêts de sa patrie, il les exécutoit avec une sorte d’éclat et de courage capable d’éblouir la multitude. Peut-être que cet homme, dont la Grèce admiroit avec justice les talens supérieurs, se seroit enhardi peu-à-peu, en voyant les fautes, la lenteur et les irrésolutions des Spartiates; peut-être auroit-il cru enfin ne pas se compromettre, en formant des plans de campagne propres à déterminer décisivement la querelle des deux républiques, qui s’étoient fait trop de mal pour cesser de se haïr. Sa régence avoit fait une plaie mortelle à la Grèce; et sa mort, qui survint au commencement de la troisième année de la guerre, ne laissa aucune espérance d’y voir appliquer un remède efficace. Il ne se présenta pour succéder à Périclès, qu’une foule de petits ambitieux, qui, sans talens, sans connoissances, sans droiture dans le cœur, sans élévation dans l’esprit, crurent qu’il suffisoit de savoir être intrigant, d’avilir le mérite et de flatter les goûts de la multitude, pour être en état de gouverner une république. Périclès avoit toujours soigneusement écarté le mérite, pour n’appeler sous lui, à l’administration des affaires, que des personnes dévouées à ses volontés et incapables de lui faire ombrage; mais ce n’étoit pas-là la seule cause qui eût étouffé le génie dans Athènes, ou du moins qui l’eût écarté du gouvernement de la république. La loi de l’ostracisme ne produisit d’abord aucun mauvais effet, parce que l’habitude étoit prise de n’aimer que la gloire et la liberté; et tant qu’il avoit fallu être homme d’état à Athènes, pour y avoir de la considération, on s’étoit exposé sans crainte à l’exil et à l’ingratitude de ses concitoyens. Mais depuis que les Athéniens s’étoient passionnés, sous la régence de Périclès, pour la philosophie et les beaux arts, jusqu’au point d’accorder à ceux qui s’y distinguoient la même estime qu’aux plus grands capitaines et aux plus grands magistrats, les gens sensés, à qui on avoit ouvert une voie moins dangereuse pour acquérir de la gloire, pensèrent comme le père de Thémistocle, qui voyoit avec chagrin que son fils aspirât aux emplois d’une république ingrate, qui n’encourageoit le mérite que par des récompenses trompeuses. Il menoit quelquefois son fils, dit Plutarque, sur le rivage de la mer; et lui faisant remarquer les vieilles galères qu’on y laissoit pourrir, les comparoit aux hommes d’état, qui sont toujours négligés, dès qu’ils ne sont plus utiles. Tout homme de bien dût penser de même dans un ville où l’ambition avilie par les intrigans n’étoit plus associée à l’amour de la gloire. Il auroit été d’ailleurs bien difficile que les Athéniens, occupés de plaisirs, de jeux, de fêtes et de spectacles, depuis que leur avarice et leur prodigalité mettoient les alliés à contribution, se fussent encore formés aux grandes choses. Leur puissance sur mer, qui devoit servir de rempart à la Grèce, servoit, dit Xénophon, à raffiner leur goût pour les voluptés; on trouvoit sur leurs tables tout ce que la Sicile, l’Italie, l’île de Chypre, l’Egypte, la Lydie et les côtes de l’Hellespont ont de plus rare et de plus exquis: les mœurs d’une ville, abandonnée au luxe, peuvent produire des hommes aimables, mais non pas de grands hommes. Quoi qu’il en soit, Cléon, dont tous les historiens parlent avec un extrême mépris, prit une espèce d’ascendant sur tous ceux, qui, comme lui, voulurent s’emparer de l’autorité que Périclès avoit possédée. Sa fortune donna de la confiance à tous les intrigans; et pour s’élever ou pour ruiner son adversaire, on n’employa plus que la ruse, la flatterie, le mensonge, la calomnie, et tous ces moyens bas qui peuvent conduire aux honneurs dans une république corrompue, mais qui ne peuvent y maintenir, à moins qu’elle ne soit parvenue au comble de la corruption. Le peuple, agité par les cabales et les partis formés pour le tromper, se défit de cette sorte de paresse avec laquelle il s’étoit livré jusque-là au citoyen qui avoit gagné sa confiance. Il se défia de tout le monde, se tint sur ses gardes, devint intraitable, et ne put ni gouverner ni être gouverné. Cléon étoit prêt à perdre la république, lorsque les citoyens les plus considérables, dont il s’étoit déclaré l’ennemi, pour gagner la faveur de la multitude, lui suscitèrent un concurrent; mais ils n’eurent rien de mieux à lui opposer que Nicias, à qui une timidité excessive faisoit craindre la présence du peuple. On peut juger par-là, combien il étoit propre au rôle qu’on lui destinoit. Il avoit des vertus, des talens, de l’éloquence; mais, par je ne sais quelle défiance pusillanime de lui-même, il n’osoit se montrer tel qu’il étoit. Avec son insolence bruyante, Cléon écrasoit la modestie de Nicias; on pardonne à l’un ses rapines, on ne s’aperçoit pas du désintéressement de l’autre. Brave soldat, mais capitaine irrésolu, toute entreprise paroissoit impossible à Nicias; quand il commençoit enfin à agir, le moment le plus favorable étoit déjà passé. Il ne sait que douter, délibérer, et à peine a-t-il fait l’effort de se décider, qu’il croit déjà entrevoir un meilleur parti, qu’il abandonne encore pour un autre. Cléon, au contraire, ne doutoit de rien; entreprise sage ou téméraire, moyens prudents ou insensés, tout lui est égal. Enfin, toute Athènes, indécise ou partagée entre les vertus et les talens timides de Nicias, et les vices et l’ineptie effrontée de Cléon, n’ose prendre une résolution, ou prend un mauvais parti si elle agit. Alcibiade se mit bientôt sur les rangs. Ce n’étoit pas un ambitieux, mais un homme vain qui vouloit faire du bruit et occuper les Athéniens. Sa valeur, son éloquence, tout dans lui étoit embelli par des graces. Abandonné aux voluptés de la table et de l’amour, jaloux des agréments et d’une certaine élégance de mœurs qui en annonce presque toujours la ruine, il sembloit ne se mêler des affaires de la république, que pour se délasser des plaisirs. Il avoit l’esprit d’un grand homme; mais son ame, dont les ressorts étoient devenus incapables d’une application constante, ne pouvoit s’élever au grand que par boutade. J’ai bien de la peine à croire qu’un homme assez souple pour être à Sparte aussi dur et aussi sévère qu’un Spartiate, dans l’Ionie aussi recherché dans les plaisirs qu’un Ionien, qui donnoit en Thrace des exemples de rusticité, et qui dans l’Asie faisoit envier son luxe élégant par les satrapes du roi de Perse, fût propre à faire un grand homme. Quoiqu’il eût fréquenté l’école de Socrate, il n’étoit guère persuadé qu’il y eût dans le monde d’autre bien ni d’autre mal que ses plaisirs et ses chagrins. On sait le mot de Timon le misanthrope: «Courage, mon cher ami, lui dit-il en lui touchant la main, je te sais gré du crédit que tu acquiers; deviens l’homme à la mode, tu me feras raison de nos insensés d’Athéniens.» Tout est perdu, en effet, quand un homme du caractère d’Alcibiade parvient à la tête des affaires. Les grâces accréditent les vices; la décadence des mœurs entraîne celle des lois; les talens agréables sont seuls honorés et protégés, et le gouvernement sans principes ne se conduit que par saillies. Avec de pareils administrateurs, les Athéniens ne tentèrent plus que des projets informes et mal conçus. Ils éprouvèrent la défection de plusieurs de leurs alliés, craignirent la révolte des autres; et après dix campagnes infructueuses, la malheureuse journée d’Amphipolis auroit dû leur faire perdre l’espérance chimérique de dominer dans la Grèce. Les Lacédémoniens, de leur côté, sans renoncer à leur ambition, étoient las de la guerre, qui avoit ruiné leurs affaires. Leurs esclaves désertoient chaque jour, et ils n’avoient plus la même autorité qu’autrefois sur leurs alliés. Cléon et Brasidas, ces ennemis éternels de la paix, étoient morts. Nicias, que les périls et les révolutions de la guerre alarmoient, désiroit de jouir sans trouble du crédit qu’il avoit acquis; et Plistianax, roi de Sparte, avoit mille raisons particulières pour travailler à la pacification de la Grèce. Les Spartiates et les Athéniens ne conclurent qu’une trève; et cependant le traité de paix le plus solennellement juré n’auroit été qu’un foible garant de la tranquillité publique. Ces deux peuples, toujours pleins d’ambition et de défiance, loin de réunir leurs forces, ainsi qu’ils en étoient convenus, pour hâter l’exécution de leur traité, auquel les alliés refusoient de souscrire, ne cherchèrent au contraire eux-mêmes que des prétextes pour éluder leurs engagements. Ils se firent un art de se nuire en secret; et malgré leur alliance, toujours à la veille de reprendre les armes, ils ne jouissoient que d’une paix trompeuse; lorsqu’Athènes, frappée d’une espèce de vertige, fit tout à coup un effort, et leva une armée formidable pour s’emparer de la Sicile. Il y avoit déjà long-temps que cette conquête flattoit l’ambition des Athéniens; et Périclès avoit eu besoin de toute son autorité pour les détourner de cette entreprise. «Que vous importe, disoit Nicias, des affaires de Sicile? Nous éprouvons depuis long-temps que la république est fatiguée par la multitude de ses alliés. Les Léontins et les Egestins sont, il est vrai, inquiétés chez eux; et leurs ambassadeurs nous font de justes plaintes de la tyrannie de Syracuse; mais cette tyrannie, de quel malheur menace-t-elle Athènes? Est-il temps de songer à faire des conquêtes éloignées, quand tout nous avertit de pourvoir à notre propre sûreté? Pouvons-nous croire que nous jouissons de la paix, pendant que toute la Grèce est en feu? Toujours à la veille de prendre part à la guerre qui subsiste entre nos alliés et ceux de Lacédémone, soit parce que nous ne savons pas nous faire obéir, soit parce que nous ne voulons pas qu’on nous obéisse, nous sommes certains que les Spartiates nous détestent; par quelle inconséquence voulons-nous donc transporter nos forces hors de l’Attique, tandis que nous devrions les y rappeler si elles en étoient éloignées? Voulons-nous par notre foiblesse inviter nos ennemis à rompre un traité qui les gêne? Voulons-nous nous mettre hors d’état de repousser les armées du Péloponèse, quand elles entreront dans l’Attique?» Les Athéniens n’étoient plus capables de goûter ces sages réflexions; Alcibiade les avoit enivrés de ses folles espérances. Prévoir les obstacles et les périls de cette expédition téméraire, c’étoit être mauvais citoyen. La république, aussi ennuyée de sa trève avec Lacédémone qu’elle avoit été fatiguée de la guerre, se flattoit de se dédommager aux dépens des Syracusains, des pertes que les Spartiates lui avoient fait faire. Elle ne doutoit point que la conquête de la Sicile ne fût l’ouvrage d’une campagne; et regardant Syracuse comme une place d’armes d’où elle devoit étendre son empire sur l’Italie et sur l’Afrique, elle se préparoit déjà à retomber sur le Péloponèse avec les forces de ces provinces soumises. Autant que le projet de cette guerre étoit insensé en lui-même, autant les moyens qu’on choisit pour l’exécuter furent-ils extravagants. Avant le départ de leur flotte, les Athéniens portèrent un décret par lequel il étoit ordonné, qu’après avoir détruit Syracuse et Sélinunte, on en vendroit les habitants, et qu’on exigeroit un tribut de toutes les autres villes de Sicile. C’étoit inviter les Syracusains et les Sélinuntins à se défendre jusqu’à la dernière extrémité; et en les réduisant au désespoir, les rendre invincibles, s’il leur restoit quelque moyen de l’être. C’étoit aliéner le cœur des Siciliens, se priver de leurs secours contre Sélinunte et Syracuse, et ne leur donner avec ces deux villes qu’un même intérêt et une même cause à défendre. Puisque les Athéniens n’avoient point un Thémistocle qui pût, à force de sagesse et de talents, faire réussir une entreprise commencée sous de si mauvais auspices, cette guerre ne pouvoit laisser quelque foible espérance de succès, qu’autant qu’elle seroit conduite par Alcibiade, dont le courage et le génie étoient propres à faire naître de ces événements bizarres, de ces révolutions extraordinaires, de ces coups inattendus de la fortune, qui confondent quelquefois la raison et changent la nature des choses. Mais à peine ce général étoit-il abordé en Sicile, que ses ennemis, qui avoient conjuré sa perte, et mis dans leurs intérêts les prêtres et la religion, réussirent à le faire rappeler, en lui intentant une action criminelle devant le peuple. Nicias, qui avoit regardé cette guerre comme une espèce de délire de la part de ses concitoyens, partagea le commandement avec Lamachus, soldat entreprenant, qui croyoit qu’un courage opiniâtre vient à bout de tout, et que la circonstance la plus favorable pour agir, étoit toujours celle où il se trouvoit. Ce capitaine ayant été tué, Nicias fut effrayé de se trouver seul à la tête de l’armée; toujours opposé à un collègue aussi ardent que Lamachus, il avoit été obligé d’avoir un sentiment; il n’en eut plus quand tout roula sur lui. Il demande des secours et des collègues; et en les attendant il demeure dans l’inaction, ou ne s’occupe que de projets de retraite. Démosthène et Eurimédon lui furent envoyés; et ces généraux, d’un caractère trop opposé pour être unis et penser de concert, auroient fait avorter une entreprise aisée. Les Syracusains, secourus par les Corinthiens et les Spartiates, et commandés par Gylippe, firent lever le siége de leur ville. Les Athéniens, défaits à différentes reprises sur mer et sur terre, et en quelque sorte prisonniers dans la Sicile, où ils ne pouvoient recevoir aucune subsistance, et d’où toute retraite leur étoit fermée, se virent obligés de se livrer à la discrétion des ennemis. Les soldats furent vendus comme des esclaves ou envoyés aux carrières, et les deux généraux, Nicias et Démosthène, n’échappèrent au supplice qu’on leur préparoit, qu’en se donnant eux-mêmes la mort. Cependant, la trève entre Athènes et Lacédémone ne subsistoit plus; et la première de ces républiques, poussée, pour ainsi dire, à sa ruine par une fatalité aveugle, n’avoit consulté que sa haine et sa témérité, dans le temps qu’elle avoit le plus d’intérêt de ménager ses anciens ennemis. Les Spartiates ne donnoient encore que de foibles secours à Syracuse, dont les ambassadeurs sollicitoient une diversion puissante; ils résistoient encore à leur haine et aux intrigues d’Alcibiade, qui, pour se venger de sa patrie, ne travailloit qu’à lui susciter des ennemis. Au lieu de profiter de ces dispositions pour changer la trève en une paix durable, les Athéniens, dont les affaires commençoient à aller mal en Sicile, commirent eux-mêmes les premières hostilités, en faisant une descente dans la Laconie. Après les dépenses et les pertes énormes qu’ils avoient faites en Sicile, il étoit impossible que leur république fût en état de se défendre contre les Lacédémoniens. Ses finances étoient épuisées; elle manquoit d’hommes propres à porter les armes. Sans vaisseaux, sans matelots, à peine pouvoit-elle tirer quelques subsistances par mer; et l’Attique cependant n’étoit point cultivée, depuis que les Lacédémoniens, suivant le conseil d’Alcibiade, qui s’étoit réfugié chez eux, avoit fortifié Décalie, d’où ils ravageoient impunément tout le pays. Les Athéniens, méprisés de leurs alliés, furent abandonnés de ceux qui, jusque-là, avoient eu la constance de leur rester attachés. Sparte, à qui les Syracusains prêtèrent, pour se venger, une nombreuse flotte, avoit à son tour l’empire de la mer, et les ambassadeurs de Tyssapherne, satrape de l’Asie mineure, lui offroient des secours, et la sollicitoient de ruiner Athènes de fond en comble. Au milieu de tant de maux, la division la plus cruelle éclata entre les Athéniens. Le peuple accusoit les riches de tous les désastres que souffroit la république; les riches en accusoient l’insolence du peuple, et publioient qu’il n’y avoit plus de salut à espérer, si on ne lui enlevoit une autorité, dont il ne cesseroit jamais d’abuser. Pisandre se mit à leur tête, abolit le gouvernement populaire, et confia le pouvoir souverain à un conseil dont il fut le chef, et qui, pour confirmer la servitude du peuple, employa inutilement tout ce que la tyrannie a de plus dur. Les esprits irrités et non pas soumis se révoltèrent avec une violence nouvelle; et si les Spartiates avoient attaqué le Pyrée, pendant que la fureur des factions se signaloit par les plus grands excès, les Athéniens, dit Thucydide, auroient succombé avant que d’avoir pu se réunir et prendre un parti: mais, poursuit le même historien, ce n’est pas la première fois que la lenteur naturelle de Lacédémone lui a fait perdre ses avantages. Sa supériorité s’évanouit bientôt. Les Syracusains rappelèrent leurs troupes pour se défendre contre les Carthaginois; et Alcibiade, qui avoit éprouvé des mépris depuis l’abaissement de sa patrie, craignit d’être écrasé sous ses ruines, si elle succomboit, et éclaira Tyssapherne sur les intérêts de la Perse. Il lui fit sentir que, bien loin de mettre fin à la guerre qui désolait la Grèce, et de prêter des secours trop abondans aux Spartiates contre les Athéniens, il devoit nourrir la rivalité des deux républiques; les tenir en équilibre, balancer leurs avantages, et les consumer l’une par l’autre pour les obliger à rechercher à l’envi la protection du roi de Perse, qui deviendroit le médiateur, ou plutôt l’arbitre de la Grèce. Alcibiade revint à Athènes dans ces circonstances; et le peuple, qui ne savoit à qui donner sa confiance, vola au-devant de lui, et en fit son idole, parce qu’il l’avoit persécuté. Le courage succède aussitôt à l’abattement; le général a déjà fait passer ses espérances dans tous les esprits; on fait un dernier effort; tout s’arme; on cherche l’ennemi; on est impatient de vaincre ou de mourir, et les Athéniens remportent une victoire assez considérable pour obliger leurs ennemis à demander la paix. «Il est temps, ô Athéniens! dirent les ambassadeurs de Sparte, que nous terminions nos longues querelles; la guerre nous est également funeste; elle a diminué notre crédit dans la Grèce; et quand elle vous fait perdre vos alliés, n’espérez pas qu’elle vous donne l’empire que vous affectez; les dieux veulent sans doute que l’une de nos deux villes n’obéisse pas à l’autre. Que votre dernier avantage ne ferme pas vos cœurs à la paix; il seroit imprudent de compter sur la fortune, et les uns et les autres nous n’avons que trop éprouvé son inconstance. Jugez-nous, mais jugez-vous en même temps avec équité. Nous cultivons les terres abondantes du Péloponèse, et vous ne possédez que le territoire stérile de l’Attique. La guerre vous a fait perdre plusieurs de vos alliés qui ont recherché notre amitié. Le roi le plus riche et le plus puissant de la terre vous avance les frais ce la guerre; et vous n’avez plus pour tributaires que quelques peuples que vos besoins ont appauvris. Telle est notre situation respective, et cependant nous vous demandons la paix, sans prétendre abuser de nos avantages. De part et d’autre, restons les maîtres des villes que nous possédions avant la guerre; rendons-nous nos prisonniers en nombre égal, et retirons les garnisons que nous avons mises dans quelques places qui ne nous appartiennent pas.» Athènes rejeta les propositions des Spartiates, non pas parce que, ne remontant point à la source des divisions, elles étoient incapables d’établir une paix solide entre les deux peuples, mais par une confiance et une ambition également présomptueuses. Cette république croyoit ne pouvoir essuyer aucun revers sous les ordres d’Alcibiade, et ce général, en effet, fut heureux dans ses entreprises; mais elle ne connoissoit pas sa propre inconstance. Alcibiade, qui, par une conduite inconsidérée, fournissoit toujours à ses ennemis des moyens de le perdre, fut disgracié une seconde fois; et précisément, dans le temps que Cyrus le jeune, gouverneur de la Basse-Asie, méditant une révolte contre son frère Artaxercès Mnemon, donna une flotte considérable aux Lacédémoniens, pour attirer à son service les peuples du Péloponèse, et que Lysandre commençoit à gouverner les affaires de Lacédémone. Ce général fit enfin comprendre à sa patrie l’erreur de la conduite qu’elle avoit tenue jusque-là. Il jugeoit que dans une guerre qui duroit depuis si long-temps, et soutenue avec tant de haine et d’opiniâtreté, il n’y avoit plus qu’un parti extrême qui fût prudent; et que Lacédémone et Athènes s’étant fait trop d’injures pour se réconcilier sincèrement, il falloit que l’une fût immolée à l’autre. Il publioit qu’il ne s’agissoit point des intérêts de quelques alliés, mais de l’empire de la Grèce: que les Athéniens n’y renonceroient pas s’ils n’étoient qu’humiliés; qu’il étoit indispensable de leur ôter toute espérance en les ruinant entièrement; et que la paix, à toute autre condition, ne seroit qu’une trève passagère, et vraisemblablement violée dans des circonstances où Lacédémone ne seroit peut-être pas en état de se défendre. Lysandre ne regarda donc chaque succès que comme un pas qui le conduisoit à se rendre le maître d’Athènes. S’il défait le reste de ses forces maritimes, c’est dans la vue de la bloquer par mer, tandis qu’Agis et Pausanias l’assiégeront par terre. Le moment fatal pour Athènes arriva. Réduite aux abois, elle n’a plus le courage de s’ensevelir sous ses ruines, ressource unique qui lui restoit pour retrouver la victoire. Elle mendia la paix, consentit à démolir ses fortifications et les murailles du Pyrée, affranchit les villes qui lui payoient tribut, rappela ses bannis, livra toutes ses galères, à la réserve de douze, et s’engagea à ne plus faire la guerre que sous les ordres des Lacédémoniens. Enfin, Lysandre mit le dernier sceau à l’abaissement de cette république, en confiant toute l’autorité à trente citoyens, qui ne pouvoient la conserver qu’en obéissant servilement à ses ordres. Athènes servit de théâtre à la fureur de trente tyrans qui firent périr tous ceux dont ils craignoient le courage, ou dont ils vouloient confisquer les biens. Cette ville, pleine de trophées élevés à la valeur et à l’amour de la liberté, ne renferma plus qu’une vile populace; on ne voyoit, de tout côté, que des misérables accablés de besoins, à qui la régence de Périclès avoit fait perdre l’habitude du travail et donné le goût des plaisirs, et qui regrettoient leur oisiveté et leurs spectacles, et non pas leur liberté. Trasybule, que Pausanias appelle le plus sage et le plus courageux des Athéniens, conjura pour le salut de sa patrie. A la tête de soixante exilés comme lui, il détruisit la tyrannie, et rendit la liberté aux Athéniens. Mais pouvoit-il rendre à des hommes familiarisés avec les affronts et la honte, les mœurs et le courage convenables à un peuple libre? La démocratie va devenir l’empire d’une multitude insolente, et qui ne sera plus touchée de la gloire de ses pères. Tout mérite va être dégradé. Les talens militaires, les vertus civiles ne seront comptés pour rien. Les poëtes, les musiciens, les comédiens, les décorateurs de théâtre deviendront les maîtres de la république. M’est-il permis d’anticiper sur les temps? Eubule fera bientôt passer ce décret infame, par lequel les fonds destinés à la guerre furent appliqués à l’usage des spectacles, et qui portoit peine de mort contre quiconque oseroit seulement en proposer la révocation. Cette indifférence léthargique pour le bien public, que Démosthènes reproche aux Athéniens, est devenue l’esprit général de la république. «Vos Panathénées et Bacchanales, leur dira bientôt cet orateur, se célèbrent toujours avec magnificence, et le jour même qui leur est destiné. Vous avez tout prévu; aucune difficulté ne vous arrête. S’agit-il de vos spectacles? la distribution des rôles est une affaire discutée avec une attention extrême, et personne de vous n’ignore le nom du citoyen que chaque tribu a choisi pour présider aux répétitions de ses musiciens et de ses athlétes. Est-il question de votre sûreté, et de prévenir un ennemi qui menace ouvertement votre liberté? Vous cessez d’être attentifs; les délibérations vous fatiguent; vous ne prévoyez rien; et si vous portez enfin un décret, il ne s’exécute jamais qu’en partie et trop tard.» Pendant que les Spartiates se livroient à la joie, et croyoient régner désormais sans contestation sur la Grèce: «Défions-nous de nos triomphes, auroit dû leur dire un sénateur digne de la place qu’il occupoit dans sa patrie. Une confiance immodérée accompagne toujours la prospérité; et c’est pour s’y être livrés aveuglément après la guerre Médique, que les Athéniens ont voulu vous enlever l’empire de la Grèce. Vous voyez quel est aujourd’hui le fruit de leur ambition; craignons que la nôtre n’ait pas un succès plus heureux. Nous venons de vaincre, et nous touchons peut-être au moment de notre ruine. Que nous sommes déjà loin de la prospérité, si nous pensons que nos passions soient plus sages que les lois de Lycurgue! Si l’ambition n’eut pu contribuer au bonheur de la république, nous auroit-il ordonné de ne songer qu’à notre conservation? «Dans un gouvernement tel que celui de la Grèce, où toutes les villes sont également jalouses de leur liberté, il n’y a que l’estime et la confiance qui puissent vous les soumettre aujourd’hui, comme elles les ont autrefois soumises à vos pères. Qu’attendez-vous de la ruse? avec quelque art qu’elle soit apprêtée, elle sera bientôt démasquée. Aurez-vous recours à la force? elle échouera nécessairement; votre triomphe même en est la preuve. Dans quel épuisement n’êtes-vous pas tombés pour humilier Athènes? A quels travaux, à quels revers ne vous exposez-vous pas, si la conquête de chaque ville vous coûte aussi cher que celle d’Athènes? Pourquoi vous flattez-vous que l’asservissement des Athéniens prépare celui de la Grèce entière? Nous avons vu les Grecs, alarmés de nos divisions et de nos projets, former des ligues et pourvoir à leur sûreté; s’ils sont consternés dans ce moment, soyez sûrs qu’à cette consternation succédera bientôt une juste indignation: elle est déjà dans leur cœur. «Mais je veux que les dieux, aussi injustes que nous, favorisent nos ambitieuses entreprises; vous dominerez sur la Grèce par la terreur; mais vous devez prévoir, dès ce moment, que vous ne pourrez conserver votre empire qu’en humiliant assez les esprits, pour qu’ils n’aient plus le courage nécessaire pour oser secouer votre joug. Dans quelle foiblesse ne jetterez-vous donc pas la Grèce, qui n’est puissante que parce qu’elle est libre? Si le roi de Perse tente une seconde fois de l’asservir, s’il se présente un autre ennemi sur nos frontières, quelles forces leur opposerez-vous? Avec vos esclaves, retrouverez-vous Salamine, Platée et Micale? Je ne vous prédis point des malheurs imaginaires; ce que vous venez d’éprouver dans la guerre du Péloponèse suffit pour vous instruire de vos intérêts. Tant que nous avons été fidellement attachés aux lois de Lycurgue, et que nous n’avons travaillé qu’à tenir la Grèce unie, rien n’a été capable d’altérer notre bonheur; et, malgré le petit nombre de nos citoyens, et le territoire borné que nous possédons, nos forces ont été insurmontables. Dès que vous n’avez voulu consulter que votre jalousie, votre ambition et votre haine, vous avez été obligés de mendier la protection de la Perse que vous aviez vaincue; vous vous êtes vus réduits à rechercher la paix en combattant pour l’empire, et vous n’avez pu contraindre vos alliés à observer la trève que vous avez conclue avec les Athéniens. «Ouvrons les yeux sur notre situation; hâtons-nous, Spartiates, de jurer sur les autels des Dieux que nous observerons les lois de Lycurgue; et que, renonçant à une ambition funeste, qui nous donneroit bientôt tous les vices des autres peuples, nous allons respecter la liberté de la Grèce, et affermir son gouvernement ébranlé. «Hâtons-nous d’assembler les Grecs; et loin de paroître devant eux avec la joie insultante d’un vainqueur, n’y paroissons qu’en habits de deuil, et honteux de l’état déplorable où la nécessité nous a forcés de réduire les Athéniens. En avouant nos torts avec ce peuple, dont nous n’aurions pas dû irriter l’ambition par notre jalousie, publions, qu’après les fatales divisions qui avoient éclaté, il étoit nécessaire de sacrifier l’implacable Athènes au repos public. En condamnant généreusement notre injustice à l’égard de la Grèce entière, sur laquelle nous n’avons aucun droit, regagnons par notre repentir la confiance que nous avons perdue par notre imprudente ambition. Prouvons que nous sommes incapables de commettre une seconde fois les mêmes fautes. Que tous les Grecs soient libres, et qu’ils n’en puissent douter, en nous voyant nous-mêmes travailler à réparer les ruines d’Athènes.» Lacédémone, quoiqu’enivrée de ses succès, auroit encore été capable de suivre ces conseils, s’ils lui eussent été donnés par le général qui venoit de la faire triompher; mais jamais Spartiate n’eut moins les mœurs de sa patrie que Lysandre. Sermens, traités, honneur, vertu, perfidie, tout ce que les hommes ont de plus saint ou de plus odieux, n’étoient que des vains noms pour lui. La qualité de citoyen lui parut trop basse, et il aspiroit à la couronne, non pas en tyran qui veut l’usurper par la force, mais en intrigant adroit, et sous prétexte de corriger le gouvernement de ses abus. Son projet, disent les historiens, étoit de décrier l’hérédité au trône, comme une loi grossière et barbare qui confioit souvent les rênes de l’état à un enfant, à un vieillard, ou à un homme capable à peine d’être citoyen; tandis que le bonheur de la société exige que la royauté soit le prix du mérite. Pour préparer les esprit à une révolution si importante, il falloit donner du goût pour les nouveautés, affoiblir le pouvoir des lois de Lycurgue, corrompre les mœurs et faire agir toutes les passions. Dans le moment qu’après tant de travaux, les Spartiates triomphoient de leurs ennemis, et que leur prospérité les rendoit moins attentifs sur eux-mêmes, il fut aisé à Lysandre de les tromper. Bien loin de les ramener à leurs anciens principes, il leur persuada, au contraire, que d’autres temps et d’autres circonstances exigeoient d’eux un nouveau génie et une nouvelle politique. Ils transportèrent dans leur ville les dépouilles de leurs ennemis; ils levèrent des tributs sur leurs alliés; et commençant à penser que ceux qui possèdent l’autorité doivent en retirer le principal avantage, ils se préparoient à exercer sur la Grèce un empire aussi dur que celui des Athéniens. Tandis qu’en amassant un trésor, ils croyoient, sur la foi de Lysandre, se mettre seulement en état d’avoir une marine puissante, de porter la guerre loin de leur territoire, et d’étendre leur puissance, ils ne faisoient en effet que servir les vues d’un ambitieux qui n’avoit rien à espérer, tant que ses concitoyens pauvres et contens de leur pauvreté, n’auroient aucun intérêt de ruiner les lois et de sacrifier l’état à leurs fortunes domestiques. Lysandre persuada aux Lacédémoniens que tous les maux de la Grèce étoient nés de la trop grande liberté des Grecs; que pour empêcher leurs villes de trahir désormais leur devoir, il falloit y détruire le gouvernement populaire, et confier à des magistrats, qu’il seroit facile de gagner ou d’intimider, l’autorité dont le peuple ne peut jamais jouir avec sagesse. Il fit espérer aux Spartiates que les républiques consternées par la chûte d’Athènes, dont elles avoient craint et admiré la puissance, subiroient, sans oser se plaindre, le sort auquel on les destineroit. Il les condamna à perdre leurs lois et leur gouvernement; et les régens qu’il y établit furent autant d’instrumens de son ambition, qui devoient donner à la Grèce les mouvemens qu’il désireroit. La mort de Lysandre préserva les Spartiates des malheurs dont sa tyrannie les menaçoit; mais ils se trouvèrent avec un empire qu’il leur étoit impossible de conserver. Ils avoient au-dehors des ennemis nombreux, et au-dedans des vices encore plus dangereux. Quoiqu’on fût convenu, dit Plutarque, que les richesses qu’on avoit apportées à Lacédémone seroient destinées aux seuls besoins de l’état, et qu’un citoyen convaincu de posséder quelque pièce d’or ou d’argent seroit puni de mort, l’or et l’argent se répandirent promptement du trésor public chez les citoyens, et avec l’avarice portèrent la dépravation des mœurs dans leurs maisons. Comment pouvoit-on espérer, ajoute sagement cet historien, que le particulier méprisât des richesses que le public estimoit? Que servoit-il que la loi veillât à la porte des Spartiates pour fermer à l’or l’entrée de leurs maisons, pendant qu’on ouvroit leur ame à la cupidité? On se feroit cependant une peinture infidelle des désordres auxquels la république de Sparte se livra dans ces commencemens de corruption, si on en jugeoit par ceux que l’avarice et le luxe ont produits dans d’autres états. L’austérité des Lacédémoniens ne se façonnoit que lentement à cette élégance recherchée des plaisirs et des voluptés, qui accompagne l’oisiveté et l’abondance. Les richesses ne ruinèrent d’abord que quelques lois de Lycurgue; et l’habitude des bonnes mœurs laissoit encore à des vices nouveaux une sorte de timidité qui en retardoit les progrès. De sorte que Lacédémone auroit présenté dans sa corruption même un spectacle digne de l’admiration des Grecs, s’ils eussent moins fait attention aux vertus qu’elle avoit abandonnées, qu’à celles qui lui restoient. Quoiqu’on n’osât pas encore jouir, on amassoit sourdement; et le citoyen, en attendant, pour étaler une fortune scandaleuse, que le nombre des coupables pût braver et opprimer la loi, étoit déjà plus attaché à son trésor qu’à la république. On ne voyoit qu’avec nonchalance le bien public; un peuple qui commence à se réformer est capable d’exécuter de grandes choses, malgré les vices dont il n’a pu encore se corriger; mais un peuple qui dégénère et se corrompt, ne retire presqu’aucun avantage des vertus qu’il n’a pas encore perdues. Quand Lacédémone n’auroit eu d’autre vice que cette ambition qui lui faisoit affecter ouvertement l’empire de la Grèce, je sais qu’entourée de peuples inquiets, jaloux et courageux, qui souffroient impatiemment son despotisme, elle devoit perdre son autorité. Je ne la blâme pas d’avoir enfin succombé, puisque sa perte étoit inévitable; mais je la blâme de n’avoir pris aucune des précautions que lui prescrivoit la prudence la plus commune, pour prévenir, ou du moins reculer les dangers dont elle étoit menacée. Puisque les Spartiates étoient trop fortement attachés à leur ambition et à leur avarice pour rétablir l’ancien gouvernement; puisque leurs intérêts étoient désormais contraires à ceux du reste de la Grèce, et qu’ils ne pouvoient point s’en faire un rempart contre les Barbares, ils devoient donc recourir à cette politique de ruse et d’adresse, dont l’histoire offre tant de modèles, et qui est la seule que nous connoissons aujourd’hui en Europe; ils devoient donc diviser leurs voisins, et former des ligues et des alliances avec les étrangers. Sans parler des Thraces et des Macédoniens, il falloit que Lacédémone désavouât l’entretien du jeune Cyrus, et les Grecs qui l’avoient suivi dans son expédition; il falloit gagner les satrapes de l’Asie mineure, rechercher l’amitié d’Artaxercès, et consentir de dépendre et de relever, pour ainsi dire, de sa couronne, pour régner sur la Grèce. Dans un ordre de choses tout nouveau, les Spartiates conservèrent leurs anciens principes à l’égard des étrangers et en faisant la guerre aux Perses, ils ébranlèrent et firent mépriser leur autorité dans la Grèce. Dès qu’Agésilas commença à se rendre redoutable en Asie, Artaxercès arma une flotte dont il donna le commandement à Conon, Athénien, qui s’étoit réfugié dans ses états. Il dépêcha en même temps le Rhodien Timocrate dans la Grèce, pour y exciter un soulèvement contre Lacédémone. Cet émissaire, chargé d’y répandre des sommes considérables, mit les Athéniens en état de relever leurs murailles, et engagea sans peine les principaux citoyens de Thèbes, de Corinthe, d’Argos, &c. à faire une diversion dans le Péloponèse, en faveur de la cour de Perse. La victoire que les alliés remportèrent à Haliarte causa un tel effroi aux Spartiates, qu’ils ordonnèrent à Agésilas d’abandonner ses conquêtes pour venir à leur secours. Les alliés, battus à leur tour à Némée et à Coronée, ne demandèrent pas la paix; et malgré ces deux avantages, l’empire des Lacédémoniens étoit tellement ébranlé, que le roi de Perse, qui avoit craint qu’Agésilas ne les chassât de ses états, fit dans la Grèce divisée, le rôle que leur république y auroit fait si elle eût continué à aimer la justice, c’est-à-dire, qu’il en fût l’arbitre. Il ordonna que toutes les villes fussent libres et se gouvernassent par leurs lois; les alliés, qui ne pouvoient se livrer à leur ressentiment, et continuer la guerre sans recevoir des subsides de la Perse, et les Spartiates qui étoient épuisés, souscrivirent également aux conditions qu’on leur imposoit: tel étoit l’avilissement où les vices et les divisions des Grecs les avoient jetés. En cédant à la nécessité, Lacédémone, toujours ambitieuse, et que ses disgraces n’avoient point éclairée sur ses intérêts, ne posa les armes que dans le dessein de les reprendre à la première occasion favorable. Elle se présenta bientôt: la cour de Perse ayant cessé de s’occuper des Grecs qu’elle ne craignoit plus, Olynthe, Philionte, la Corinthie, l’Attique, l’Argolide, la Béotie, toute la Grèce, en un mot, éprouva la supériorité des Spartiates; et c’est de la forteresse de Cadmée, où ils avoient établi les tyrans qui régnoient en leur nom sur la ville de Thèbes, que partit enfin le coup fatal qui devoit détruire leur puissance. On peut voir dans les historiens à quels excès les tyrans de Cadmée se portèrent, et avec combien de courage et d’habileté Pélopidas les fit périr, et reprit cette citadelle avant que les Lacédémoniens pussent la secourir. Cet acte d’hostilité fut l’origine d’une petite guerre, dans laquelle les Thébains eurent de fréquens avantages. La manière dont Agésilas se conduisit feroit conjecturer que les succès qu’il avoit eus en Asie étoient moins l’ouvrage de sa capacité que de l’ascendant des Grecs sur les Perses, si on ne pouvoit accuser son grand âge d’avoir éteint ce feu, cette activité, cette prévoyance, dont Xénophon nous a laissé un bel éloge. Ce prince n’entreprit rien de grand ni de décisif; on lui reproche avec raison que ses courses sur les terres des Thébains n’étoient propres qu’à essayer leur courage, et leur apprendre la guerre. Thèbes fut alors gouvernée par Pélopidas et Epaminondas. Il étoit naturel que dans une ville corrompue, ou plutôt qui n’avoit jamais eu de sages lois, et qui étoit divisée par des factions, ces deux grands hommes fussent rivaux, et que leur jalousie nuisît aux affaires de leur patrie; mais leur vertu, égale à leurs talens, ne leur donna qu’un même intérêt, et les unit par les liens de la plus étroite amitié. Pélopidas méprisoit les richesses, au milieu desquelles il étoit né; Epaminondas eût craint que la fortune ne troublât par ses faveurs la pauvreté philosophique dont il jouissoit. Le premier, impétueux, actif, ardent à la guerre, et savant dans toutes ses parties, aimoit moins sa réputation que sa patrie; éloge rare: il sut gré à son ami d’être plus utile que lui aux Thébains. Epaminondas, de son côté, sembloit ignorer la supériorité de ses talens. Il avoit passé, malgré lui, des écoles de la philosophie au gouvernement de l’état, et joignoit les vertus de Socrate au courage, aux lumières et aux talens de Thémistocle. Pélopidas gagna la bataille de Tegyre; et ce fut, dit Plutarque, un essai de cette fameuse journée de Leuctres qui décida de la fortune des Lacédémoniens. Jusqu’alors un citoyen qui auroit fui devant l’ennemi, ou perdu ses armes, devoit être noté d’infamie. Exclu des magistratures, des assemblées publiques, et, pour ainsi dire, du commerce des hommes, une famille auroit cru partager sa honte en s’alliant avec lui par le mariage. Il étoit permis à tous les citoyens qui le rencontroient de le frapper, et la loi lui refusoit le droit de se défendre. Le nombre des citoyens qui se deshonorèrent à Leuctres effraya Agésilas. Voyant la république épuisée d’hommes, il ouvrit l’avis de laisser pour cette fois sans exécution la loi qui flétrissoit la lâcheté; et pour conserver quelques défenseurs inutiles à la patrie, acheva de perdre un gouvernement, dont les vertus militaires devoient être le principal ressort, depuis que les Spartiates n’avoient plus le mépris des richesses, l’amour de la pauvreté et la modération que Lycurgue leur avoit donnés. On ne peut lire l’histoire de ce peuple, célèbre et le plus vertueux de l’antiquité, et voir sa fin malheureuse, quand il se croit parvenu au faîte de la puissance, sans se sentir attendri sur le sort de l’humanité et la fragilité de nos vertus. C’est aux hommes destinés à gouverner les états qu’il appartient de puiser dans ces grands événemens les lumières nécessaires pour rendre les peuples vraiment heureux et puissans. Epaminondas confirma l’abaissement de Sparte, en bâtissant, sur la frontière de la Laconie, Mégalopolis, qu’il peupla des Arcadiens, auparavant distribués en petites bourgades, et qui, après leur réunion, connurent leurs forces, et furent en état de se venger des injures que Lacédémone leur avoit faites. Il rappela dans le Péloponèse les Messéniens, qui, dispersés depuis près de trois siècles dans la Grèce ou dans les provinces voisines, conservoient, par une espèce de prodige, leurs mœurs, le souvenir des grandes actions d’Aristomène, leur haine contre les Spartiates, et l’espérance de se venger et de les accabler. Les Lacédémoniens, encore défaits à Mantinée par les Thébains, tombèrent dans l’avilissement le plus honteux, dès que l’éphore Epitadeus, ouvrant une libre carrière à l’avarice, eût porté une loi par laquelle il étoit permis de vendre ses possessions, et d’en disposer par testament. L’avidité des riches envahit toute la Laconie, et les citoyens sans patrimoine mendièrent servilement leur faveur, ou excitèrent des séditions pour recouvrer les biens qu’ils avoient perdus. Les mains des Spartiates que Lycurgue avoit destinées à ne manier que l’épée, la lance et le bouclier, se deshonorèrent parmi les instrumens des arts que le luxe introduisit dans la Laconie étonnée. LIVRE TROISIÈME. Thèbes, après ses victoires, auroit réformé son gouvernement et ses lois; elle auroit eu une armée de terre comme Lacédémone, et une flotte comme Athènes; elle auroit pris subitement les mœurs et la politique que doit avoir une puissance dominante, qu’elle n’auroit pu conserver l’empire de la Grèce. Cette république, trop long-temps décriée par la pesanteur d’esprit de ses citoyens, ses divisions domestiques et son alliance avec Xercès, n’avoit point préparé les Grecs à avoir pour elle ce respect, ouvrage du temps, qui doit servir de base à l’élévation d’un état, et dont rien ne tient la place. Epaminondas, toujours juste et maître de lui-même dans ses plus grands succès, ne fut jamais tenté d’en abuser. Condamnant la dureté des Athéniens et des Spartiates à l’égard de leurs alliés et de leurs ennemis, il traita avec la plus grande humanité Orchomène et les villes de la Phocide, de la Locride et de l’Etolie; il laissa à chaque peuple ses lois, ses magistrats et son gouvernement; il ne chercha qu’à rendre chère et précieuse l’alliance de sa patrie, et cependant personne ne tint compte aux Thébains des vertus de leur général. «Athènes a été humiliée, disoit aux Thessaliens, Jason, tyran de Phères; la grandeur de Sparte n’est plus; les Thébains s’élèvent, et je prévois leur décadence: songez donc à votre tour à vous emparer de l’autorité qu’ils vont perdre.» Ce que Jason disoit imprudemment aux Thessaliens, il n’y avoit point de magistrat dans la Grèce qui ne le dît à sa république; il n’y avoit point de ville qui ne crût devoir aspirer à la même fortune que les Thébains; aucune n’étoit assez sage pour être effrayée de l’abaissement des Athéniens et des Spartiates, et toutes se flattoient follement d’affermir leur empire par une ambition plus habile. C’est ce que vouloit dire Démosthènes, quand il se plaignoit qu’il s’élevât de toutes parts des puissances qui se vantoient de prendre la Grèce sous leur protection, et qui ne cherchoient en effet qu’à opprimer, ou du moins à subjuguer leurs voisins. «Les Grecs, disoit-il, sont actuellement leurs plus grands ennemis. Argos, Thèbes, Corinthe, Lacédémone, l’Arcadie, l’Attique, chaque contrée, je n’en excepte aucune, se fait des intérêts à part.» Cette anarchie, ainsi que le remarque Diodore, étoit l’ouvrage du traité qu’Athènes et Lacédémone avoient conclu la dixième année de la guerre du Péloponèse, et par lequel elles avoient sacrifié à une avidité mal-entendue les intérêts de leurs alliés. En convenant de rester saisies des places qu’elles occupoient, elles se réservèrent, par une clause expresse, la faculté de changer leurs conventions, ou de dresser de nouveaux articles suivant que le bien de leurs affaires l’exigeoit. Il n’en avoit pas fallu d’avantage, ajoute le même historien, pour répandre l’alarme dans toute la Grèce. L’abus que ces deux républiques faisoient depuis long-temps de leur puissance, fit croire qu’elles ne se réconcilioient que pour opprimer de concert leurs alliés, ou en partager les dépouilles; et on ne songea qu’à former des ligues contre la tyrannie qu’on craignoit. Argos, Thèbes, Corinthe et Elis étoient à la tête de ces négociations, et cent alliances particulières que firent les Grecs, achevèrent de ruiner leur alliance générale. Le conseil des amphictyons ne conserva aucun crédit; les peuples les plus puissans dédaignèrent d’y envoyer leurs députés; les autres n’y parurent que pour faire des plaintes inutiles; et on ne vit de tout côté que des assemblées particulières qui étoient autant de conjurations contre la Grèce. Il étoit d’autant plus difficile de voir rétablir l’ordre détruit par tant d’intérêts opposés, et une longue suite d’injustices, que les factions qui s’étoient formées dans la plupart des républiques ne laissoient plus aucune autorité aux lois. Dès les premières années de la guerre du Péloponèse, dit Thucydide, il avoit éclaté des querelles funestes entre les Corcyréens. Sous prétexte d’étendre et de conserver les droits du peuple, ou de n’élever que les plus honnêtes gens aux charges de la république, les magistrats et les citoyens les plus accrédités, qui ne songeoient en effet qu’à se rendre plus puissans et plus riches, n’eurent point d’autre règle de conduite que leur intérêt particulier. L’avarice et l’ambition formèrent des partis, qui, s’accréditant peu-à-peu sous la protection d’Athènes et de Lacédémone, devinrent bientôt incapables de se réconcilier. Les Spartiates favorisoient l’aristocratie, c’est-à-dire, le pouvoir des magistrats, et vouloient que le sénat eût la principale part aux affaires de Corcyre, parce qu’une longue expérience leur avoit appris qu’on ne peut jamais compter sur les engagemens d’une république où la multitude gouverne. Les Athéniens, au contraire, appuyoient de tout leur crédit les prétentions du peuple, et les établissemens les plus favorables à la démocratie; soit parce qu’ils avoient eux-mêmes ce gouvernement, soit simplement pour contrarier les Lacédémoniens leurs ennemis. Cette maladie des Corcyréens, continue Thucydide, étoit devenue une sorte de contagion qui infecta rapidement toute la Grèce. La crainte que les nobles, les riches et le peuple avoient toujours eue les uns des autres, depuis qu’ils avoient secoué le joug de leurs capitaines, avoit, dans tous les temps, excité quelques séditions; mais ces troubles n’eurent presque jamais des suites fâcheuses, tant que Lacédémone, attachée à ses devoirs, n’interposa sa médiation que pour rapprocher les esprits et favoriser la justice; et qu’Athènes, occupée de ses propres révolutions, négligeoit les affaires de ses voisins. Tout changea de face, dès que ces deux républiques regardèrent les différens partis qui divisoient Corcyre, comme des moyens dont leur ambition pouvoit se servir pour se faire des partisans. Il n’y eut plus d’intrigant ni d’ambitieux dans la Grèce qui ne comptât sur la protection des Spartiates ou des Athéniens, s’il excitoit des troubles dans sa patrie; cette espérance les enhardit, et toutes les villes tombèrent dans une extrême anarchie. On se fit des prétentions excessives, et on les soutint avec opiniâtreté. Aux raisons de ses adversaires, le parti qui avoit tort n’opposoit que des clameurs insolentes et tumultueuses, et réduisoit ses ennemis au désespoir. On prit des armes pour se rendre aux assemblées, et on s’y porta aux dernières extrémités, parce que la faction qui avoit l’avantage, ne se bornant pas à affermir son pouvoir, vouloit encore goûter le plaisir de se venger des injures qu’elle avoit reçues. Les vices et les vertus changèrent subitement de nom; l’emportement fut appelé courage, et la fourberie prudence. L’homme modéré passa pour un lâche, l’effronté pour un ami zélé, et la politique devint l’art de faire et non de repousser le mal. Il n’étoit permis à aucun citoyen d’être neutre et homme de bien; et les sermens ne furent que des piéges tendus à la crédulité. Enfin, selon le rapport du même historien, s’il y avoit quelque consolation dans ces malheurs, c’est que les esprits les plus grossiers avoient souvent l’avantage; se défiant de leur capacité, ils recouroient à des remèdes prompts et violents, tandis que leurs ennemis étoient les dupes de leur finesse et de leurs artifices. Ces désordres, dit Diodore, s’accrurent encore quand les Thébains, après la mort d’Epaminondas, déchurent subitement de l’élévation où ce capitaine les avoit portés. Tous les jours quelque ville bannissoit une partie de ses citoyens; et ces proscrits, errans de contrées en contrées, cherchoient des ennemis à leur patrie. Dans le moment qu’ils s’y attendoient le moins, ils étoient rappelés par une faction qui avoit besoin de leur secours pour se maintenir à la tête du gouvernement, et qui bientôt après succomboit elle-même dans une nouvelle révolution. Chaque république avoit autant d’intérêts différens que de partis qui la divisoient. Ces intérêts, multipliés à l’infini, se croisoient, se choquoient, se détruisoient continuellement. Vous étiez aujourd’hui l’allié d’une ville, et demain elle étoit votre ennemie. Vos partisans ont été bannis ou massacrés, et une faction contraire gouverne déjà les affaires par des principes opposés. Chaque jour voit entamer quelques nouvelles négociations; chaque nouvelle négociation, en donnant de nouvelles craintes et de nouvelles espérances, prépare une nouvelle révolution qui en produira mille; et la politique, toujours incertaine, ne peut donner aucun conseil ni prendre aucune résolution salutaire. Les Grecs, ramenés à ces temps de troubles dont j’ai parlé au commencement de cet ouvrage, étoient trop pleins de haine et de défiance les uns pour les autres, pour former une seconde fois les nœuds de cette confédération qui avoit fait leur force. Dès qu’un peuple libre est assez corrompu pour ne vouloir plus obéir à ses lois, il se familiarise avec ses vices; il les aime, et il est rare qu’un citoyen ou qu’un magistrat ait assez de courage pour lutter contre les préjugés, les coutumes et les passions qui règnent impérieusement sur une multitude indocile, et assez de crédit pour persuader à ses concitoyens de remonter, en faisant un effort sur eux-mêmes, au point dont ils sont déchus. Si une seule république est, en quelque sorte, incapable de réforme, que pourroit-on espérer de la Grèce, qui renfermoit autant de républiques que de villes? L’histoire entière offre à peine trois ou quatre exemples de peuples libres qui aient souffert qu’un législateur les privât de leurs erreurs et de leurs abus. Il falloit que les Grecs apprissent, par des expériences multipliées, à se désabuser de leur ambition, de leur avarice, de leur politique frauduleuse, et à force de malheurs, recommençassent à se lasser de leur situation présente. En attendant cette révolution, qui devoit être d’autant plus lente, qu’ils avoient été plus vertueux et qu’ils étoient plus éclairés sur les devoirs de la société, ils devoient se déchirer eux-mêmes par leurs guerres domestiques; et leur foiblesse, suite nécessaire de leurs divisions, les exposoit à devenir la proie des étrangers. Heureusement pour la Grèce, il ne restoit pour l’Asie aucune étincelle du génie ambitieux de Cyrus; les rois de Perse s’étoient livrés depuis long-temps à une oisiveté voluptueuse. Ils se renfermoient dans leurs palais, et laissoient régner sous leur nom des ministres avares, cruels, ignorans, infidelles et occupés à retenir dans l’esclavage des provinces qui y étoient accoutumées. Artaxercès, surnommé Longuemain, ayant été invité par les Grecs mêmes de prendre part à leurs querelles, se contenta de les armer les uns contre les autres, de balancer leurs avantages et de nourrir leur rivalité. Il pouvoit les subjuguer, et il ne voulut que les occuper chez eux et les empêcher de passer en Asie; ce ne fut point sa modération, ce fut sa crainte qui lui inspira cette politique. Xercès II et Sogdian ne firent que paroître sur le trône, qu’ils déshonorèrent par leurs débauches et leurs cruautés. A ces deux monstres avoit succédé Darius-Nothus; c’étoit un esclave couvert des ornemens royaux. Fait pour obéir, chacun voulut le gouverner, et il ne secoua le joug de quelques eunuques qui en avoient fait l’instrument de leurs injustices, que pour passer sous celui de sa femme. Artaxercès-Memnon auroit pu venger la Perse; mais à mesure que les vices d’une liberté mal réglée se multiplioient dans la Grèce, l’Asie de son côté paroissoit de jour en jour plus dégradée par les vices du despotisme. Ce prince étoit d’ailleurs incapable de former un projet hardi; la retraite des dix mille, après la défaite de Cyrus le jeune, et les victoires d’Agésilas, l’avoient accoutumé à trembler au seul nom des Grecs. L’Illyrie, l’Epire et la Thrace étoient toujours occupées à faire la guerre à leurs anciens ennemis, sans pouvoir obtenir des avantages décisifs. Enfin, la Macédoine, qui n’avoit encore joui d’aucune considération, se trouvoit dans la situation la plus fâcheuse, lorsque les nœuds de l’ancien gouvernement des Grecs furent rompus. Amyntas, père de Philippe, avoit été un prince foible: accablé par la puissance des Illyriens, et prêt à perdre sa couronne, il ne lui resta d’autre ressource pour se venger de ses défaites et faire des ennemis à ses vainqueurs, que de céder ses états aux Olynthiens. Après avoir éprouvé les plus cruels revers, il fut rétabli sur le trône par les Thessaliens; il continua à régner avec la molle timidité d’un homme qui a vu de près sa ruine, et qui n’a dû son salut qu’à des secours étrangers. Alexandre, son fils aîné, lui succéda, et ses sujets ne surent pas obéir à un roi qui ne savoit pas commander. En même temps qu’il éprouvoit l’ascendant des Illyriens, une partie de la Macédoine se révolta, et ses états étoient presqu’entièrement envahis par ses ennemis quand il mourut. Moins digne encore de son rang que le prince auquel il succédoit, Perdiccas n’avoit aucun talent propre à le faire respecter, même dans les circonstances où il n’auroit eu à gouverner qu’un peuple heureux et soumis. Ptolomée, fils naturel d’Amyntas, se cantonna dans une province de la Macédoine, et s’y rendit indépendant. Pausanias, prince du sang, qui avoit été banni, rentra dans le royaume à la faveur des troubles qui le divisoient, et se fit un parti considérable des mécontens et de cette foule d’hommes obscurs et inquiets qui ont tout à espérer et rien à perdre dans une révolution. Perdiccas fut tué dans une bataille qu’il livra aux Illyriens; et la Macédoine étoit assez malheureuse pour regarder sa mort comme un malheur, parce que sa couronne passoit sur la tête d’un enfant. Pausanias, que tout favorisoit, aspira alors ouvertement au trône; et Argée, autre prince du sang, et qui avoit la même ambition, leva une armée pour prévenir son rival. Les étrangers profitèrent de ces divisions domestiques, et ils avoient déjà pénétré dans le cœur de l’état, lorsque Philippe, le dernier des fils d’Amyntas, et qui étoit en otage à Thèbes, s’échappa pour aller au secours du royaume de ses pères. Qui croiroit, en jetant les yeux sur ce pays malheureux, qu’on y dût bientôt forger les chaînes qui devoient asservir la Grèce et l’Asie entière? A peine Philippe parut-il en Macédoine, qu’on s’y ressentit de sa présence. Il fut fait régent du royaume pendant la minorité du jeune Amyntas, son neveu; mais les Macédoniens éprouvant bientôt combien il leur importoit d’obéir à un prince tel que Philippe, lui déférèrent la couronne. Quelque que fut la situation de la Macédoine, ses maux n’étoient point incurables comme ceux de la Grèce. Les prédécesseurs de Philippe n’avoient pas exercé sur leurs sujets cette autorité aveugle et absolue qui dégradoit l’humanité dans la Perse; et quand les monarchies ne sont pas encore dégénérées en ce despotisme qui ôte à l’ame tous ses ressorts, le citoyen conserve le sentiment de la vertu et du courage, et le prince se crée, lorsqu’il le veut, une nation nouvelle. Le peuple, accoutumé à obéir sans lâcheté, et qui n’est point son propre législateur, ne résiste jamais aux exemples de ses maîtres. Il sort de son assoupissement, quitte ses vices, et, sans qu’il s’en aperçoive, prend un nouveau caractère et la vertu qu’on veut lui donner. Jamais prince ne fut plus propre que Philippe à produire de ces heureuses révolutions. Loin que les talens avec lesquels il étoit né eussent été étouffés par une mauvaise éducation, les malheurs de sa famille avoient servi à les développer et les étendre. Elevé dans une république où le peuple, jaloux de sa liberté, méprise la monarchie, il n’y vit rien de cet orgueil, de ce faste, de cette flatterie qui assiégent les cours, enivrent les princes de leur puissance, et leur persuadent qu’ils sont assez grands par leur place, pour n’avoir pas besoin d’une autre sorte de grandeur. Témoin des ménagemens avec lesquels le magistrat d’une démocratie exerce l’autorité qui lui est confiée, insinue ses sentimens, et subjugue avec art une multitude qui est son maître, il feignit sur le trône cette modération, cette patience, cette douceur et ce respect pour les lois, qui donneront toujours une puissance sans bornes à un prince qui ne voudra paroître que le ministre de la justice. Tandis que Philippe fait la guerre à Argée, homme opiniâtre, ambitieux et brave, qu’on ne peut réduire qu’en l’accablant, c’est par des négociations qu’il travaille à ruiner Pausanias. En même temps qu’il prodigue l’argent et les promesses pour détacher la Thrace des intérêts de ce rebelle, il le flatte, lui donne des espérances, et le retient dans l’inaction jusqu’à ce qu’il puisse le menacer de ses forces réunies. Obligé de conquérir son royaume, Philippe commence par préparer à la victoire des soldats accoutumés à fuir; il leur donne du courage, en mettant en honneur dans son armée la patience, la frugalité, l’obéissance et les exercices du corps. Pour leur inspirer de la confiance et leur apprendre à se respecter eux-mêmes, il leur témoigne d’avance une estime qu’ils ne méritent pas encore: il essaie peu à peu leur bravoure, et les façonne à l’art de vaincre, en combattant lui-même à leur tête. Formé, en un mot, à la guerre sous Epaminondas, il transporta en Macédoine la discipline que les Thébains devoient à ce grand homme, et il inventa la phalange. Cet ordre de bataille, qui parut si redoutable à Paul Emile, dans un temps cependant qu’on l’avoit affoibli en voulant le perfectionner, ne formoit à sa naissance qu’une masse de six à sept mille hommes rangés sur seize de profondeur. Tous les phalangistes, serrés les uns contre les autres, étoient armés de longues piques; celles de la dernière ligne débordoient de deux pieds la première, et les autres à proportion; de sorte que la phalange, offrant un front hérissé d’armes sans nombre, paroissoit inaccessible à ses ennemis, et devoit accabler par son poids tout ce qui se présentoit devant elle. Polybe a comparé cette ordonnance à celle des Romains; et il préfère celle-ci, parce que la phalange devoit rarement trouver un terrein qui lui convînt pour combattre. Une hauteur, un fossé, une fondrière, une haie, un ruisseau, tout en rompoit l’ordre. Sans aucun obstacle étranger, il étoit même très-difficile, soit qu’elle se mît en mouvement pour attaquer, soit qu’elle reculât elle-même devant l’ennemi, qu’elle ne souffrît pas quelque flottement dans sa marche; et dès qu’elle cessoit d’être unie, elle étoit vaincue. Il étoit aisé de pénétrer dans les intervalles qu’elle laissoit en se rompant; et le soldat phalangiste, qui ne pouvoit faire aucune évolution, se rallier en ordre, ni combattre corps à corps avec avantage, à cause de la longueur de ses armes, devoit fuir ou se laisser tuer sans se défendre. Cette critique de Polybe étoit très-judicieuse dans le temps qu’il la fit. Les successeurs de Philippe, en portant la phalange à seize mille hommes, avoient infiniment multiplié les obstacles qui s’opposoient à sa marche et à ses manœuvres. Il est vrai même que la manière des Romains, de ranger leurs armées sur trois lignes, et par corps séparés également, propres à combattre sur tous les terreins, à faire toutes les évolutions, à se protéger réciproquement, à agir séparément ou ensemble, selon les besoins, et à se transporter avec célérité d’un lieu à un autre, étoit sans doute plus simple, plus savante, et leur donnoit un grand avantage. Mais cette ordonnance ne convient qu’à des troupes extrêmement exercées, et accoutumées à la discipline la plus exacte. Les Macédoniens n’étoient point tels quand Philippe parvint à la couronne; il falloit leur faire un ordre de bataille qui, par sa nature, leur inspirât de la confiance, et n’exigeât presqu’aucune expérience dans le maniement des armes et les manœuvres de la guerre. Dès que la tranquillité fut rétablie dans l’intérieur de la Macédoine, Philippe s’appliqua à en faire valoir toutes les parties; il craignit de donner des forces à un abus, s’il l’attaquoit sans être sûr de le ruiner. Il feint de ne pas voir le vice dont il ne peut extirper la racine, et ne songe à établir un ordre utile, qu’après avoir trouvé le moyen de l’affermir. Il fait des lois, et a déjà préparé les esprits à leur obéir; il imprime un nouveau mouvement à la Macédoine, et rien n’y demeure oisif et inutile: telle est la marche d’une ambition éclairée qui se prépare des succès certains; avant que d’élever l’édifice, elle en a jeté les fondemens. Philippe avoit réussi à ruiner les plus grands ennemis de la Macédoine, je veux dire, la paresse de ses sujets, leur timidité et leur indifférence pour le bien public; mais il n’avoit point tenté ces grandes entreprises en philosophe politique qui ne cherche que la prospérité de l’état et le bonheur des citoyens: c’étoit un ambitieux qui ne vouloit qu’associer les Macédoniens à son ambition pour en faire les instrumens de sa fortune, et dès-lors il se présenta un écueil bien dangereux pour lui. Ce prince avoit visité les principales républiques de la Grèce; il en avoit étudié par lui-même le génie, les intérêts, les forces, la foiblesse et les ressources. Il connoissoit la situation d’Athènes; il avoit été témoin de la décadence de Sparte; il voyoit que Thèbes ne conservoit, après la mort d’Epaminondas, que l’orgueil d’une grande fortune. Toute la Grèce, ainsi qu’on l’a vu, divisée par les passions funestes qu’avoit fait naître la guerre du Péloponèse, sembloit se précipiter au-devant du joug, et ne demander qu’un maître. En y entrant, on étoit sûr d’y trouver des alliés. Quelles espérances ne pouvoit pas concevoir Philippe? Après avoir subjugué la nation la plus célèbre de la terre, il devoit se flatter qu’aucun de ses ennemis n’oseroit lui résister. Qu’on me permette de le remarquer, l’histoire offre mille exemples d’états, qui, malgré les avantages très-considérables qu’ils ont obtenus à la guerre, sont restés dans leur première obscurité, et se sont même ruinés, pour avoir ignoré qu’il y a dans la politique un art supérieur à celui de gagner des batailles, une science plus utile que les forces, la science de les employer. C’est cet art, que savoient si bien les Romains, de ménager leurs forces, de les déployer à propos, et de ne se jamais faire un nouvel ennemi avant que d’avoir accablé celui qui les avoit offensés. Philippe sut, comme eux, qu’il faut observer un ordre pour ne point avoir de succès infructueux; que telle opération, difficile et inutile par elle-même, en l’entreprenant la première, deviendroit aisée, confirmeroit les avantages précédens, et en assureroit de nouveaux, si on la faisoit précéder par une autre entreprise. Que, si ce prince en effet eût d’abord attaqué les Grecs, les anciens ennemis de la Macédoine n’auroient pas manqué de recommencer leurs hostilités. Péoniens, Thraces, Illyriens, eussent été autant d’auxiliaires de la Grèce; et Philippe, obligé de suspendre ses efforts d’un côté pour marcher de l’autre, se seroit mis dans la nécessité de diviser ses forces. Allant sans cesse des Grecs aux Barbares et des Barbares aux Grecs, sans pouvoir rien finir, il eût multiplié les obstacles qui s’opposoient à son ambition. S’il n’eût pas échoué, il auroit fallu du moins vaincre à la fois et avec beaucoup de peine, des ennemis qu’on pouvoit plus aisément accabler les uns après les autres. Philippe tourne d’abord ses forces contre les Péoniens, et les subjugue. Il attaque ensuite les Illyriens, défait à leur tour les Thraces, enlève aux uns et aux autres les conquêtes qu’ils avoient faites sur la Macédoine, détruit leurs principales forteresses, en construit sur ses frontières; et ce n’est qu’après avoir humilié les Barbares, et mis ses provinces en sûreté, qu’il médita la conquête de la Grèce. La plupart des entreprises échouent parce qu’on commence à les exécuter dans le moment même qu’on en conçoit le projet; n’ayant pas prévu d’avance les obstacles, rien ne se trouve préparé pour les vaincre. On se hâte de faire des dispositions, et cependant on ne voit encore les objets que confusément, et à travers la passion dont on est trompé. Hors d’état de résister aux premiers accidens qui surviennent, on s’en trouve accablé; on obéit aux événemens, au lieu d’en être le maître; et la politique, aussi incertaine que la fortune, n’a plus de règle. Plus communément encore, les états n’ont qu’un but vague et indéterminé de s’agrandir, et dès-lors, une puissance sans alliés et suspecte à tous ses voisins, ne sait jamais précisément à quel peuple elle aura affaire; elle ne peut diriger ses vues au même point, préparer par des négociations le progrès de ses armes, ni jouir de tous les avantages qui lui sont naturels. Il est rare, enfin, qu’un peuple sache profiter de tous les vices de ses ennemis, et en les attaquant par leur foible, ait l’habileté de n’opposer que le côté par lequel il leur est supérieur. Philippe médita long-temps son entreprise contre les Grecs. Il se dispose à les attaquer, et il veut qu’on le croie occupé d’idées étrangères à la guerre. Sous prétexte que ses finances sont épuisées, et qu’il veut bâtir des palais et les orner de tout ce que les arts ont de plus précieux, il fait dans toutes les villes de la Grèce des emprunts considérables à gros intérêt, et tient par-là entre ses mains, la fortune des principaux citoyens de chaque république. Il se fait des pensionnaires, en ne paroissant avoir que des créanciers; il cherche à multiplier les vices des Grecs, pour les affoiblir, et croit être déjà maître d’une ville, quand il y a corrompu quelques magistrats. Avec quelque soin qu’il eût exercé les Macédoniens à la guerre, il ne voulut jamais vaincre par la force, que les difficultés que sa prudence ne pouvoit lever. Dans la crainte qu’il ne se forme quelque ligue contre lui, il s’étudie à aigrir les jalousies et les haines qui divisoient les Grecs. Pour leur donner de nouvelles espérances, de nouvelles craintes, de nouveaux intérêts, il flatte l’orgueil d’une république, promet sa protection à celle-ci, recherche l’amitié de l’autre, refuse, accorde ou retire ses secours, suivant qu’il lui importe de hâter ou de retarder les mouvemens de ses alliés et de ses ennemis. Tantôt il soumet un peuple par ses bienfaits; c’est le sort des Thessaliens qu’il délivre de leurs tyrans, et qu’il fait rétablir dans le conseil des Amphictyons. Tantôt il semble ne se prêter qu’à regret à l’exécution des desseins qu’il a lui-même inspirés. S’il porte la guerre dans une province de la Grèce, il s’y est fait appeler; c’est ainsi qu’il n’entre dans le Péloponèse qu’à la prière de Messène et de Mégalopolis, que les Lacédémoniens inquiétoient. Sent-il l’importance de s’emparer d’une ville? Il ne cherche point à l’irriter; il lui offre, au contraire, son amitié, et chatouille adroitement son ambition pour la brouiller avec ses voisins. Mais à peine cette malheureuse république, trop fière de l’alliance de la Macédoine, a-t-elle donné dans le piége qu’on lui a tendu, que Philippe, faisant jouer les ressorts qu’il a préparés pour se ménager une rupture, ou feignant de prendre la défense des opprimés, détruit son ennemi sans se rendre odieux. Les Olynthiens furent les dupes de cette politique, lorsque comptant trop sur sa protection, ils indisposèrent contr’eux ceux de Potidée. Jamais prince, pour se rendre impénétrable, ne sut mieux que Philippe l’art de varier sa conduite, sans abandonner ses principes: négociations, alliances, paix, trèves, hostilités, retraites, inaction; tout est employé tour-à-tour, et tout le conduit également au but, duquel il paroît toujours s’éloigner. Habile à manier les passions, à faire naître des lueurs, des doutes, des craintes, des espérances, à confondre ou à séparer les objets, ses ennemis sont toujours des ambitieux, et ses alliés des ingrats; et il recueille seul tout le fruit des guerres où il n’étoit qu’auxiliaire. Le plus grand pas que Philippe fit pour parvenir à la domination de la Grèce, ce fut de se faire charger par les Thébains de venger le temple de Delphes, du sacrilège des Phocéens qui labouroient à leur profit une partie du territoire de Cirrée, consacré à Apollon, et qui, persistant dans leur impiété, refusoient de payer l’amende à laquelle ils avoient été condamnés par les Amphictyons. La guerre sacrée duroit depuis dix ans; presque tous les peuples de la Grèce y avoient déjà pris part, et des succès partagés sembloient devoir l’éterniser, lorsque les Thébains épuisés eurent enfin recours à Philippe. Ce prince entra dans la Locride à la tête d’une armée considérable; et Phalæcus, général des Phocéens, n’étant pas en état de livrer bataille à un ennemi qui le serroit de près, fit des propositions d’accommodement. On lui permit de se retirer de la Phocide avec les soldats qu’il soudoyoit aux dépens des richesses qu’il avoit pillées dans le temple de Delphes; et les Phocéens, après sa retraite, furent obligés de recevoir la loi de Philippe et des Thébains. Le droit de députer au conseil Amphictionique, que perdirent les vaincus, fut annexé pour toujours à la Macédoine, qui partagea encore avec les Béotiens et les Thessaliens la prérogative de présider aux jeux pythiques, dont les Corinthiens furent privés en punition des secours qu’ils avoient prêtés aux Phocéens. Ces deux avantages par eux-mêmes paroissoient peu considérables; mais ils changeoient en quelque sorte de nature entre les mains de Philippe. Les jeux pythiques, de même que les autres solennités de la Grèce, ne se passoient plus, il est vrai, qu’en spectacles et en fêtes inutiles; mais, puisque les Grecs étoient devenus assez frivoles pour en faire un objet important, il n’étoit pas indifférent à un prince aussi adroit que Philippe d’y présider, et d’avoir en quelque sorte l’intendance de leurs plaisirs. Quoique l’assemblée des Amphictyons ne conservât quelqu’autorité qu’autant que ses décrets intéressoient la religion, et que les coupables envers les dieux avoient des ennemis puissans parmi les hommes, Philippe gagnoit beaucoup à y être agrégé. Quel prince étoit plus propre à profiter des superstitions populaires? Il n’étoit plus, pour ainsi dire, étranger à la Grèce; sans se rendre suspect, il pouvoit prendre part à toutes ses affaires, relever peu à peu la dignité des Amphictyons, et leur rendre leurs anciennes prérogatives pour en faire un instrument utile à son ambition. Les prêtres et toutes les personnes dévouées au culte du temple de Delphes avoient déjà commencé à exalter le respect et le zèle de Philippe pour les dieux; ses pensionnaires vantèrent alors sa modération et sa justice, et il ne fut plus question dans la Grèce que du retour du siècle d’or. Les citoyens, lassés de leurs troubles domestiques, se flattèrent de voir affermir la paix, tandis que les ambitieux, les intrigans, les chefs de parti, se félicitant en secret du crédit qu’avoit acquis leur protecteur, prévoyoient une révolution prochaine, et contribuoient par leurs éloges à tromper tous les esprits. En un mot, tel étoit, si je puis parler ainsi, l’engouement des Grecs pour Philippe, que Démosthènes, son plus grand ennemi, et qui, pendant la guerre sacrée, avoit déclamé contre lui en faveur des Phocéens, changea subitement de langage. Au lieu de pousser encore les Athéniens à la guerre, il parla de paix; il prononça un discours pour les engager à reconnoître la nouvelle dignité de Philippe, et le décret par lequel les Amphictyons l’avoient reçu dans leur assemblée. Jusqu’alors il n’y avoit eu dans la Grèce que cet orateur, qui, démêlant les projets ambitieux de la Macédoine, aperçût les dangers dont la liberté de sa patrie étoit menacée. Si un homme eût été capable de retirer les Athéniens de l’avilissement où le goût des plaisirs les avoit jetés, de rendre aux Grecs leur ancien courage, et de ne leur redonner qu’un même intérêt, c’eût été Démosthènes, dont les discours embrasés échauffent encore aujourd’hui le lecteur. Mais il parloit à des sourds, et graces aux libéralités plus éloquentes de Philippe, dès que l’orateur proposoit en tonnant de faire des alliances, de former des ligues, de lever des armées et d’équiper des galères, mille voix s’écrioient que la paix est le plus grand des biens, et qu’il ne falloit pas sacrifier le moment présent à des craintes imaginaires sur l’avenir. Démosthènes parloit à l’amour de la gloire, à l’amour de la patrie, à l’amour de la liberté, et ces vertus n’existoient plus dans la Grèce: les pensionnaires de Philippe remuoient, au contraire, et intéressoient en sa faveur la paresse, l’avarice et la mollesse. Quand ce prince s’y seroit pris avec moins d’habileté pour cacher les projets de son ambition, falloit-il espérer de réunir encore les Grecs, et de former contre la Macédoine une ligue générale, comme on avoit fait autrefois contre la Perse? «Quelqu’estimable, dit Polybe, que soit Démosthènes par beaucoup d’endroits, on ne peut l’excuser d’avoir prodigué le nom infame de traître aux citoyens les plus accrédités de plusieurs républiques, parce qu’ils étoient unis d’intérêt avec Philippe. Tous ces magistrats, dont Démosthènes a voulu flétrir la réputation, pouvoient aisément justifier une conduite, qui, après les changemens survenus dans le systême politique de la Grèce, a augmenté les forces et la puissance de leur patrie, ou qui l’a sauvé de sa ruine. Si les Messéniens et les Arcadiens ont pensé que leurs intérêts n’étoient pas les mêmes que ceux d’Athènes; s’ils ont préféré d’implorer la protection de Philippe, à se laisser asservir par les Lacédémoniens; s’ils ont négligé un mal éloigné pour chercher un remède à celui qui les pressoit; Démosthènes devoit-il leur en faire un crime? Cet orateur se trompoit grossièrement, s’il a voulu que tous les Grecs consultassent les intérêts des Athéniens en ménageant ceux de leur ville.» Si chaque république, après la ruine du gouvernement fédératif, ne devoit plus compter que sur elle-même, et n’avoit pour voisins que des ennemis, pourquoi Démosthènes se croyoit-il en droit d’exiger que les Thessaliens, placés sur la frontière de la Macédoine, et que Philippe avoit délivrés de leurs tyrans, fussent ingrats, et s’exposassent les premiers à tous les maux de la guerre, pour donner inutilement à la Grèce un exemple de courage, et paroître attachés à des principes d’union qui ne subsistoient plus? Si les Argiens implorèrent la protection de Philippe, c’est que Lacédémone vouloit être encore le tyran du Péloponèse; et que ne pouvant former d’alliance sûre avec aucune république de la Grèce, la Macédoine seule devoit leur donner d’utiles secours. Si les Thébains se lièrent avec Philippe, c’est qu’ils virent que les Grecs ne vouloient plus être libres, que tous aspiroient à la tyrannie, et qu’ils crurent prudent de ne pas offenser l’ennemi le plus puissant de la liberté publique. Comment Démosthènes ne sentoit-il pas que les injures dont il accabloit les principaux magistrats de Messène, de Mégalopolis, de Thèbes, d’Argos, de Thessalie, etc. loin de préparer les esprits aux alliances qu’il méditoit, n’étoient propres qu’à multiplier les haines et les querelles domestiques de la Grèce? Après avoir fait l’épreuve de la foiblesse, de l’irrésolution et de la lâcheté des Athéniens, pourquoi vouloit-il que les autres villes fissent pour eux ce qu’ils ne faisoient pas pour eux-mêmes? Après avoir connu par expérience l’inutilité des ambassades dont il fatiguoit la Grèce, que ne changeoit-il de vues? Et peut-on ne le pas mépriser comme politique et comme citoyen, dans le moment même qu’on l’admire comme orateur! Il osa proposer aux Athéniens de lever deux mille hommes d’infanterie et deux cents cavaliers, dont un tiers seroit composé de citoyens, et d’équiper dix galères légèrement armées. «Je ne forme pas, disoit-il, de plus grandes demandes, car notre situation présente ne nous permet pas d’avoir des forces capables d’attaquer Philippe en rase campagne.» Quel étoit donc le dessein de Démosthènes? «Nous devons, continue-t-il, nous borner à faire de simples courses.» Etrange projet! qui, au lieu de courage, ne devoit donner aux Athéniens qu’une inquiétude ridicule; qui, loin d’inspirer de la crainte à un ennemi dont on avouoit la supériorité, n’étoit capable que de l’irriter, et auroit justifié son ambition. Démosthènes espéroit-il que ce foible effort ranimeroit le courage de la Grèce, et lui donneroit de la confiance et de l’émulation? Il n’attendoit rien lui-même de ses entreprises; puisque dans le grand nombre d’exordes qu’il composoit d’avance, et dont il se servoit ensuite dans l’occasion, on en trouve à peine deux ou trois qu’il eût préparés en cas d’un événement heureux. Polybe lui reproche de n’avoir eu pour politique qu’un emportement téméraire. Les Athéniens, dit cet historien, cédant enfin aux sollicitations de leur orateur, se roidirent contre Philippe; ils furent battus à Chéronée, et n’auroient conservé ni leurs maisons, ni leurs temples, ni leur qualité de citoyens, si le vainqueur n’eût consulté sa générosité. J’aime mieux le sens admirable de Phocion, qui, aussi grand capitaine que Démosthènes étoit mauvais soldat, se mettoit à la portée de ses concitoyens, et leur conseilloit la paix, quoique la guerre dût le placer à la tête des affaires de la république. Je suis d’avis, disoit-il un jour aux Athéniens, que vous fassiez en sorte d’être les plus forts, ou que vous sachiez gagner l’amitié de ceux qui le sont. Ne vous plaignez pas de vos alliés, mais de vous-mêmes, dont la mollesse accrédite tous les abus; mais de vos généraux, dont le brigandage soulève contre vous les peuples mêmes qui périront si vous succombez. Je vous conseillerai la guerre, disoit-il une autre fois, quand vous serez capables de la faire; quand je verrai les jeunes gens disposés à obéir et bien résolus à ne pas abandonner leur rang, les riches contribuer volontairement aux besoins de la république, et les orateurs ne pas piller le public. Voilà toute la politique de ce grand homme, qui ne jugeoit point des forces et des ressources d’un état par ces accès momentanés de courage et de confiance qu’un caprice donne et détruit, mais par ses mœurs ordinaires et les habitudes que des loix constantes lui ont fait contracter. Phocion regardoit sa république et la Grèce entière comme des malades auxquels il ne s’agit pas de rendre brusquement la santé; mais dont il faut prolonger la vie et rétablir peu-à-peu le tempérament par un régime sage et circonspect. Affoiblies en effet par une longue suite de maux, elles devoient nécessairement succomber dans une crise occasionnée par des remèdes violents. Phocion auroit permis à un peuple vertueux de se livrer au désespoir, parce qu’il est en droit d’en attendre son salut; mais il savoit qu’une république corrompue est téméraire, si elle ose seulement tenter une entreprise difficile. Quoique par sa conduite inconsidérée, Démosthènes augmentât les divisions des Grecs, et par conséquent servît ainsi lui-même l’ambition de Philippe; ce prince, qui étoit sûr de remuer la Grèce par le moyen de ses pensionnaires et de ses alliés, et d’y susciter des troubles à son gré, n’oublia rien pour attacher cet orateur à ses intérêts, ou du moins pour lui fermer la bouche. Il pouvoit se passer des services que lui rendoit Démosthènes, et il craignoit cette éloquence impétueuse qui le représentoit comme un tyran. Il ne vouloit pas qu’on entretînt l’orgueil des Grecs, en leur rappelant le souvenir des grandes actions de leurs pères. Leur parler du prix de la liberté, c’étoit le contraindre à n’agir qu’avec une circonspection incommode pour un ambitieux. Plus Philippe s’appliquoit à lasser la Grèce de sa liberté, et à lui inspirer une certaine indolence qui la préparât à obéir quand elle seroit vaincue, plus il voyoit avec chagrin que l’orateur Athénien dévoilât ses projets, apprît d’avance aux Grecs à rougir un jour de la servitude qu’ils ne pouvoient éviter, et rendît en quelque sorte incertain le fruit de ses victoires, en les préparant à être inquiets et séditieux. D’ailleurs, ce prince avoit vu dans les dernières guerres, que Sparte, Athènes, Thèbes et d’autres républiques avoient tour-à-tour imploré la protection de la Perse, et s’étoient servies de ses forces pour perdre leurs ennemis. Cette politique n’avoit plus rien d’odieux; et il étoit naturel qu’après avoir cherché inutilement dans la Grèce des ressources contre la Macédoine, Démosthènes se jetât entre les bras des satrapes d’Asie. Philippe avoit d’autant plus lieu d’appréhender une pareille démarche de la part de cet orateur, qu’il passoit pour avoir des liaisons étroites avec la cour de Perse, et même pour être son pensionnaire. Si cette puissance venoit à se mêler des affaires de la Grèce, les projets de Philippe étoient renversés, ou du moins l’exécution en devenoit beaucoup plus difficile. Les richesses immenses de l’Asie auroient aisément réuni toutes les républiques divisées, parce que leurs magistrats avoient la même passion de s’enrichir. Au lieu de vaincre les Grecs par les Grecs mêmes, Philippe auroit été obligé de les attaquer réunis; et pour les asservir, il eût même fallu triompher des Perses. L’événement justifia les craintes de Philippe. Démosthènes ouvrit l’avis d’envoyer des ambassadeurs au roi de Perse, pour lui représenter combien il lui importoit de ne pas souffrir l’agrandissement de la Macédoine, et le presser de donner des secours aux Athéniens. L’orateur, qui n’avoit d’abord que tâté la disposition des esprits, insista dans un autre discours sur la nécessité de cette résolution, qui fut enfin approuvée par la république. La négociation des Athéniens réussit; et Philippe ayant formé les siéges importans de Périnthe et de Bisance, se vit troubler dans ces opérations par les secours que la Perse et la république d’Athènes envoyèrent aux assiégés. C’est alors que ce prince fit voir toute la sagesse dont il étoit capable. Il jugea qu’en s’opiniâtrant à son entreprise, il irriteroit ses ennemis, les uniroit plus étroitement, et les forceroit à faire par passion ce que leur courage ni leur prudence ne leur feroient jamais entreprendre. Pour conjurer l’orage qu’il voyoit se former, il lève le siége des places qu’il serroit déjà de près, et tourna ses armes contre les Scythes. Les Athéniens, d’autant plus vains qu’ils étoient plus lâches, ne doutèrent point que la nouvelle expédition de Philippe ne fût un coup de désespoir; ils crurent qu’humilié de sa disgrace, il alloit cacher sa honte dans la Scythie; en voyant entreprendre la guerre contre un peuple qui ne cultive point la terre, qui n’a aucune habitation fixe, qui chasse devant lui ses troupeaux, et n’abandonne à ses ennemis que des déserts où ils ne peuvent subsister, on se flatta que la Macédoine étoit perdue. Si Philippe cependant ne veut pas s’engager dans une entreprise sérieuse contre les Scythes, et commencer des hostilités inutiles qui l’auroient empêché de se porter à son gré dans la Grèce, les Athéniens prennent sa prudence pour une preuve de sa consternation, et s’applaudissent déjà de son embarras. La cour de Perse, de son côté, étoit trop accoutumée à la flatterie la plus servile pour ne pas persuader à l’imbécille Ochus qu’il avoit triomphé de Philippe. Moins ce prétendu triomphe avoit coûté de peine, plus le monarque orgueilleux crut qu’il étoit inutile de déployer de plus grandes forces, et que la terreur de son nom suffisoit pour suspendre l’ambition de Philippe. L’orgueil des alliés et leur joie les empêchèrent de prendre des mesures pour l’avenir; et, comme l’avoit prévu leur ennemi, le lien qui les unissoit, se relâcha. Philippe cependant qui les observoit de la Scythie, médite sa vengeance; mais afin de faire une diversion plus prompte dans les esprits, et de mieux séparer Athènes de la Perse, il voulut occuper les Grecs d’une affaire à laquelle il sembloit lui-même ne prendre aucun intérêt. Se servant du crédit qu’il a sur les Amphictyons, il fait déclarer la guerre aux Locriens d’Amphysse, qui s’étoient emparés de quelques champs consacrés au temple de Delphes, et engage le conseil à donner le commandement de l’armée à Cottyphe, homme vendu aux volontés de la Macédoine. Ce courtisan, docile à ses instructions, traîne la guerre en longueur, ne se permet aucun succès, et laisse même prendre assez d’avantages aux Locriens, pour que les gens religieux craignent un scandale, et que la majesté du Dieu de Delphes ne soit pas vengée. Les esprits s’échauffent aux clameurs des partisans d’Apollon et de Philippe; on ne parle dans toute la Grèce que de faire un effort général pour exterminer des sacriléges. Les Locriens rappellent le souvenir des Phocéens; Philippe a vaincu ceux-ci, il peut seul réduire les autres; le vœu public lui défère le commandement, ses ennemis n’osent s’y opposer dans la crainte d’y être accusés d’impiété, et les Amphictyons ont enfin recours à lui. Autant que ce prince avoit fui jusque-là l’éclat, autant chercha-t-il à intimider ses ennemis par l’appareil de son expédition, dès qu’avoué par les états de la Grèce, et comme vengeur de l’injure faite au temple de Delphes, il put se livrer à son ambition. A peine eut-il défait les Locriens, que, sous prétexte de forcer les Athéniens à se détacher de l’alliance des rebelles, il entra avec toutes ses forces dans la Phocide, et s’empara d’Elatée, avant qu’on eût pénétré ses véritables desseins. Cette nouvelle, et celle de sa marche du côté de l’Attique, furent portées à Athènes au milieu de la nuit; et les magistrats consternés la firent sur le champ publier par les crieurs publics: tout s’émeut, tout s’agite dans la ville; et sans attendre de convocation, les citoyens se rendent au lieu des assemblées, où règne d’abord un morne silence. Aucun des orateurs n’avoit le courage de monter dans la tribune, lorsque Démosthènes, enhardi par le peuple qui fixoit ses regards sur lui, prit la parole, exhorta ses concitoyens à ne pas désespérer du salut de la patrie, et proposa d’envoyer une ambassade aux Thébains pour leur demander des secours contre un ennemi qui ne daignoit plus cacher son ambition, et dont la nouvelle entreprise ne menaçoit pas moins leur liberté que celle de l’Attique. Le peuple approuva ce projet par ses acclamations; et Démosthènes réussit sans peine à former une ligue avec une république que Philippe commençoit à maltraiter, depuis qu’il l’avoit rendue odieuse au reste de la Béotie. Les deux alliés semblèrent reprendre le génie qu’ils avoient eu sous Thémistocle et Epaminondas; ils combattirent avec une valeur héroïque à Chéronée, mais la fortune se déclara contr’eux. Philippe, toujours attentif à diviser ses ennemis, et tempérer par sa clémence la sévérité à laquelle le bien de ses affaires le contraignoit quelquefois, prévint les Athéniens par des bienfaits, leur renvoya leurs prisonniers sans rançon, et leur offrit un accommodement avantageux, tandis qu’il poursuivit les Thébains avec une extrême chaleur, et ne leur accorda la paix, qu’après avoir mis garnison dans leur ville. Ce prince occupoit les postes les plus avantageux de la Grèce, ses troupes étoient accoutumées à vaincre, toutes les républiques trembloient au nom du vainqueur, ou louoient sa modération. Il s’en falloit bien cependant que cet empire de la Macédoine fût solidement affermi; et il étoit plus difficile de rendre les Grecs patiens sous le joug, que de les avoir vaincus. Leurs vices et leurs divisions les avoient conduits à la servitude, sans qu’ils s’en aperçussent; mais la présence d’un maître pouvoit leur rendre leur ancien génie, en les éclairant sur leur sort; et un peuple n’est jamais plus redoutable, que quand il combat pour recouvrer sa liberté perdue, avant que de s’être accoutumé à obéir. Au milieu d’une nation volage, inquiète, orgueilleuse, téméraire et aguerrie, le moindre événement étoit capable de causer une révolution, ou du moins des révoltes toujours nouvelles qui auroient enfin épuisé les forces de la Macédoine, ou qui l’auroient mise dans la nécessité de combattre encore long-temps avant que de pouvoir profiter de ses victoires. Philippe ne se laissa point enivrer par ses succès; semblable à ces Romains si savans dans l’art de manier à leur gré les nations, et qui, quelques siècles après, asservirent les Grecs, il connoissoit tous les milieux par lesquels un peuple doit passer de la liberté à la servitude, et la lenteur avec laquelle il faut le conduire pour l’accoutumer à être docile. Il tempéra l’orgueil de sa victoire; il rappela à lui les esprits que sa prospérité sembloit effaroucher; il tâcha de persuader aux Grecs qu’il n’avoit fait jusque-là la guerre, et n’avoit vaincu, que pour les délivrer de leurs tyrans, et protéger leur indépendance. Le chef-d’œuvre de sa politique, ce fut de les brouiller avec la cour de Perse. En rallumant leur ancienne haine contre cette puissance, en les conduisant à la conquête de l’Asie, il flattoit leur orgueil, les distrayoit de la perte de leur liberté, donnoit un aliment à leur inquiétude naturelle, et s’emparoit de toutes les forces que la Grèce auroit pu tourner contre lui. Après la conquête des Satrapies de l’Asie mineure, la Grèce, placée dans le centre de la puissance Macédonienne, sans alliés, sans voisins, sans espérance de secours étrangers, devoit se voir dans l’impuissance de recouvrer sa liberté: elle auroit bientôt éprouvé, sous la main de Philippe, cette servitude pesante à laquelle les Romains la condamnèrent. La république la plus considérable n’auroit pu exciter qu’une émeute, et tous les Grecs auroient bientôt connu le danger et les inconvéniens de ces commotions passagères dont la tyrannie se sert toujours pour étendre ses droits et les affermir. En récompensant d’une main, en châtiant de l’autre, Philippe auroit lassé la constance de ses ennemis, et augmenté le nombre de ses partisans. Il lui auroit suffi d’éloigner les uns des magistratures, et d’y porter les autres par son crédit, pour jouir enfin de cette autorité absolue dont les ambitieux sont si jaloux, et qui est cependant l’avant-coureur de leur foiblesse, de leur décadence et de leur ruine. Je ne sais si jamais l’ambition d’un homme a présenté un spectacle aussi intéressant que le règne de Philippe. Que de prudence, que de courage dans tout le détail de la conduite de ce prince! Quelle justesse dans le plan d’élévation qu’il s’étoit proposé! On ne peut trop admirer sa constance à le suivre. Quelle connoissance du cœur humain! Quelle habileté à le remuer et à profiter des passions! Tout prince qui, avec le même génie, se conduira par les mêmes principes, aura sans doute les mêmes succès; il sera la terreur de ses voisins: il vaincra ses ennemis; il fera des conquêtes. Et je m’attacherois à démêler, autant qu’il m’est possible, les ressorts de cette politique malheureuse, si l’objet qu’elle se propose ne paroissoit petit, méprisable, et même condamnable aux yeux de cette politique supérieure, qui ne s’occupe point à servir les passions du monarque, mais à rendre les états heureux. En effet, qu’a fait Philippe pour le bonheur de la Macédoine et de sa maison? Ne songeant qu’à sa fortune particulière, ne travaillant qu’à satisfaire son ambition, il ne s’est servi des plus grands talens et des ressources les plus rares du génie, que pour élever un édifice qui devoit s’écrouler bientôt après lui. Les hommes entendent mal les intérêts de l’humanité, lorsqu’admirant imprudemment des difficultés surmontées, ils louent sans restriction des talens dont l’emploi a été pernicieux. Importoit-il à la famille de Philippe ou à son royaume, qu’il établît un grand empire? En se rendant puissant, il n’a fait que jeter le germe d’une foule de guerres, et préparer dans le monde des révolutions et des dévastations. S’il n’eût eu pour successeur qu’un homme ordinaire, tout le fruit de ses travaux eût été perdu en un jour. Il laissa sa couronne à un héros, et l’avoit rendu assez puissant pour conquérir l’Asie; mais ces conquêtes n’ont pas été possédées par les enfans d’Alexandre et par la Macédoine. Les héritiers de ce prince ont péri misérablement; et leur état, renfermé une seconde fois dans ses premières limites ne conserva de son ancienne fortune qu’une ambition démesurée qui l’affoiblissoit, et il devint enfin la proie des Romains. Si Philippe eût eu un successeur digne de lui, c’est-à-dire, qui eût affermi sa domination sur la Grèce, au lieu d’aspirer à la conquête du monde entier, il faudroit donc le louer d’avoir eu l’art d’avilir les Grecs, et détruit ce reste de courage qu’ils devoient à leur liberté. Enfin, pourquoi ne blâmeroit-on pas l’usage que Philippe a fait de ses talens, puisque la fortune à laquelle il aspiroit n’étoit propre qu’à corrompre ses successeurs, et rendre les devoirs de la royauté plus pénibles? Que la gloire de ce prince auroit été grande, si après s’être fait naturaliser dans la Grèce par son entrée au conseil des Amphictyons, il n’eût ambitionné que la sorte d’empire que Lacédémone avoit eue, et n’eût travaillé, faisant revivre l’esprit d’union, qu’à rétablir l’ancienne confédération des Grecs! Il étoit temps de songer à cette réforme; les républiques, assez puissantes pour avoir eu de l’ambition, avoient déjà éprouvé assez de malheurs pour juger qu’elles n’avoient formé que des projets chimériques. Toutes sentoient la nécessité de faire des alliances; de-là leurs négociations perpétuelles; et si leurs liaisons étoient incertaines, c’est qu’aucune ville n’avoit ni assez de force ni assez de sagesse pour inspirer de la confiance aux autres, et les protéger efficacement. Quelles louanges Philippe n’auroit-il pas méritées, si, après avoir eu l’habileté de corriger son royaume de ses vices, il eût affermi ses établissemens, en donnant aux lois cette autorité dont il étoit si jaloux; s’il eût empêché que ses successeurs n’abusassent un jour de la fortune qu’il leur laissoit, et que devenant, pour ainsi dire, l’auteur de tout le bien qu’ils feroient, il n’eût composé qu’un seul peuple de ses anciens sujets, et des Grecs! Ce prince auroit été égal à Lycurgue. La Macédoine, heureuse au-dedans, auroit été en sûreté contre les étrangers; ses forces unies à celles de la Grèce auroient suffi pour repousser leurs injures, et vraisemblablement la grandeur romaine se seroit brisée contre cette masse d’états libres et florissans. Philippe nommé général des Grecs, pour porter la guerre en Asie, y avoit déjà fait passer quelques-uns de ses généraux, et se préparoit à les suivre avec une armée formidable, lorsqu’il fut assassiné. En apprenant cette nouvelle, les Thraces, les Péoniens, les Illyriens, et les Taulentiens prirent à l’envi les armes, et auroient détruit la puissance mal affermie des Macédoniens, si Philippe n’eût eu Alexandre pour successeur. Les Grecs, de leur côté, crurent avoir déjà recouvré leur liberté. Les Athéniens, animés par Démosthènes, ne vouloient plus obéir à un général étranger; et en se liguant avec Attalus, frère de la seconde femme de Philippe, et ennemi d’Alexandre, se flattoient de susciter assez de troubles en Macédoine, pour que la Grèce pût aisément rétablir son indépendance. Les Etoliens se hâtèrent de rappeler dans l’Acarnanie les citoyens que Philippe en avoit bannis. Les Ambraciotes chassèrent la garnison que ce prince tenoit chez eux. Ceux d’Argos et d’Elis, les Spartiates et les Arcadiens donnèrent dans le Péloponèse l’exemple de la révolte; et les Thébains, refusant à Alexandre le titre de général qu’ils avoient accordé à son père, portèrent un décret par lequel il étoit ordonné aux Macédoniens qui occupoient Cadmée, de sortir de cette forteresse. Les Grecs se livroient ainsi à l’espérance que le jeune successeur de Philippe seroit retenu dans ses états par la guerre que lui faisoient les Barbares; mais rien ne lui résiste, Thraces, Illyriens, Péoniens, Taulentiens, tout est déjà châtié, tout est rentré dans le devoir. Alexandre paroît dans la Grèce, et les Thébains, à son approche, ne lèvent point le siége qu’ils avoient mis devant Cadmée. Ils insultent ce prince, et sont eux-mêmes assiégés dans leur ville. Malgré tous les prodiges de valeur que peut inspirer le désespoir, ils furent emportés l’épée à la main, et leur malheureuse patrie servit de théâtre à toutes les horreurs de la guerre. Le soldat fut passé au fil de l’épée. On arracha les femmes, les enfans, les vieillards, des temples qui leur servoient d’asyle, pour être vendus à l’encan. Aucun Grec ne put, sous peine de la vie, recevoir chez lui un Thébain fugitif, et Thèbes réduite en cendres, ne fut plus qu’un monceau de ruines. La liberté de la Grèce paroissoit détruite; et Alexandre, profitant de la consternation qu’il avoit répandue, se fait donner le titre de général qu’avoit eu son père, et marche à la conquête de la Perse. S’il suffit souvent d’un prince imbécille ou méchant pour perdre la monarchie la plus solidement affermie, comment l’empire de Cyrus auroit-il pu résister aux forces avec lesquelles Philippe s’étoit préparé à l’attaquer? A des princes méprisables, dont j’ai déjà eu occasion de parler, avoit succédé Ochus. Son avénement au trône offrit un spectacle effrayant à la Perse. Ce monstre fit périr ceux de ses frères qui étoient moins indignes que lui de régner, et étendit ensuite ses proscriptions sur le reste de sa famille. Tout dégoûtant du sang de ses parens et de ses sujets, il s’abandonna aux voluptés. Il n’y avoit dans toute la Perse qu’un homme aussi abominable qu’Ochus, c’étoit l’eunuque Bagoas son favori. L’inhumanité et la scélératesse avec lesquelles il fit périr son maître, excitent un frémissement d’horreur; mais on se rassure, en voyant qu’il n’en falloit pas moins pour venger dignement les Perses des maux qu’ils avoient soufferts. Arsès monta en tremblant sur le trône de ses pères; et Bagoas, qui le fit bientôt périr, donna la couronne à Darius-Codoman, destiné à voir la ruine de l’empire des Perses. Il s’en faut beaucoup que les historiens parlent de Darius avec le même mépris que de ses prédécesseurs. C’étoit au contraire un prince brave, généreux, et même capable de consulter la justice et de respecter les droits de l’humanité en possédant un pouvoir sans bornes. Mais irrésolu et peu éclairé, il manquoit des qualités nécessaires pour gouverner dans des temps difficiles. Darius monta sur le trône presqu’en même temps qu’Alexandre succéda à Philippe; et quand ç’auroit été un grand homme, comment auroit-il pu conjurer l’orage dont il étoit menacé? Par quel art auroit-il corrigé subitement les vices invétérés de la Perse, intéressé des esclaves au bien de l’état, et donné, en un mot, à l’empire des ressorts capables de le mouvoir? Il ne pouvoit opposer à son ennemi que des armées sans courage, sans discipline, accoutumées à fuir devant les Grecs, et des courtisans empressés à profiter des foiblesses de leur maître, et des malheurs publics pour satisfaire leur avarice et la jalousie qui les divisoit; en un mot, des hommes sans patrie, qui savoient, par une longue expérience, qu’ils ne partageroient jamais la prospérité du prince. Alexandre passa en Asie avec trente mille hommes d’infanterie et cinq mille chevaux. Darius fut vaincu, la Perse conquise par les armes des Macédoniens, et cependant le projet de Philippe ne fut pas exécuté. Ce prince, je l’ai déjà dit, méditoit des conquêtes en Asie pour affermir son autorité dans la Grèce; et c’est en conquérant qui ne songe au contraire qu’à tout renverser, sans vouloir rien établir, qu’Alexandre entra dans les états de Darius. Il soumet des provinces sans penser comment il les conservera; il se contente de les opprimer par la terreur de son nom; il forme un empire, dont toutes les parties sont prêtes à se séparer. Philippe avoit projeté son expédition, en joignant à ses propres forces deux cent trente mille Grecs; et par cette politique, non-seulement il étoit sûr d’accabler Darius, mais il enlevoit encore à la Grèce des soldats qui étoient suspects à la Macédoine, y prévenoit toute révolte, et, en l’affoiblissant, l’accoutumoit insensiblement à obéir. Son fils, au contraire, ne laisse dans ses états que douze mille hommes sous le commandement d’Antipater, pour retenir dans l’obéissance un pays dont il connoissoit le penchant à la sédition, et qui, plein de citoyens jaloux de leur liberté et de soldats aguerris, devoit tenter par son exemple d’exciter la Thrace, l’Illyrie, &c. à secouer le joug. Cependant un de nos plus illustres écrivains le loue «d’avoir mis peu de choses au hasard dans le commencement de son entreprise, et de n’avoir employé que tard la témérité comme un moyen de réussir.» Quand sera-t-on donc téméraire, s’il est prudent de vouloir conquérir l’Asie avec trente-cinq mille hommes, et d’envahir les provinces étrangères, sans avoir mis les siennes en sûreté? Les Grecs qui opposèrent à Xercès des forces quatre fois plus considérables, les prodiguoient donc inutilement; étoient-ils moins braves, moins disciplinés que les soldats d’Alexandre? avoient-ils besoin de lever des armées plus nombreuses? Si Darius, en effet, eût eu assez de courage pour ne point se laisser intimider par la témérité imposante d’Alexandre, et que docile au sage conseil de Memnon, il eût, à l’exemple d’un de ses prédécesseurs, répandu de l’argent dans la Grèce pour l’engager à faire une diversion en faveur de l’Asie, et armé pour la défense de la Perse des soldats que son ennemi avoit eu l’imprudence de ne pas prendre à son service; il est vraisemblable que l’expédition téméraire d’Alexandre n’auroit pas eu un sort plus heureux que celle d’Agésilas. Celui-ci fut obligé d’abandonner ses conquêtes pour aller au secours de Sparte, et l’autre auroit été forcé de courir à la défense de son royaume, et se seroit épuisé pour subjuguer la Grèce, que l’argent de Darius auroit tenue unie. Qu’Alexandre ait été un grand capitaine, personne n’en doute; mais il pourroit avoir été un guerrier très-sage dans le détail de chacune de ses opérations, et un politique très-imprudent dans le plan général de ses entreprises. On loue, par exemple, ce prince «d’avoir profité de la bataille d’Issus pour s’emparer de l’Egypte, que Darius avoit laissée dégarnie de troupes, pendant qu’il assembloit des armées innombrables dans un autre univers.» Mais il me semble que c’est louer une faute. Pourquoi se jeter sur un pays ouvert, et qui sans effort devoit appartenir aux Macédoniens, si Darius étoit vaincu? Pourquoi laisser à son ennemi le temps de respirer, de réparer et de rassembler ses forces? Alexandre devoit poursuivre Darius après la bataille d’Issus, avec la même chaleur et la même célérité qu’il le poursuivit après la bataille d’Arbelles. Pendant qu’il fait le siége inutile de Tyr, qu’il perd un temps précieux en Egypte et dans le temple de Jupiter Hammon, Darius lève huit cent mille hommes de pied et deux cent mille hommes de cavalerie, les arme, les exerce, et reparoissant dans les plaines d’Arbelles beaucoup plus fort que dans celle d’Issus, force son ennemi à exposer sa fortune et sa réputation aux hasards d’une seconde bataille, tandis qu’il avoit pu rendre la première décisive. Alexandre peut avoir montré dans le cours de ses exploits tous les talens qui forment le plus grand des capitaines; mais il n’en est pas moins vrai, que n’être pas satisfait de la monarchie de Cyrus, pénétrer dans les Indes, méditer la conquête de l’Afrique, vouloir asservir l’Espagne et les Gaules, traverser les Alpes, et rentrer dans la Macédoine par l’Italie vaincue, c’étoit s’éloigner prodigieusement des vues de Philippe, et n’y rien substituer de raisonnable. Qu’est-ce que des conquêtes dont l’unique objet est de ravager la terre? Quel nom assez odieux donnera-t-on à un conquérant, qui regarde toujours en avant, et ne jette jamais les yeux derrière lui, qui marchant avec le bruit et l’impétuosité d’un torrent débordé, s’écoule, disparoît de même, et ne laisse après lui que des ruines? Qu’espéroit Alexandre? Ne sentoit-il pas que des conquêtes si rapides, si étendues et si disproportionnées aux forces des Macédoniens, ne pouvoient se conserver? S’il ignoroit une vérité si triviale, s’il ne démêla point les ressorts et le but de la politique de son père, ce héros devoit avoir des lumières bien bornées; si rien de tout cela, au contraire, n’échappoit à sa pénétration, et ne pût cependant modérer ses désirs; ce n’est qu’un furieux que les hommes doivent haïr. Darius ayant offert à Alexandre dix mille talens et la moitié de son empire, Parménion pensoit qu’il étoit sage de ne pas rejeter ces offres. «Je les accepterois, dit-il, si j’étois Alexandre; et moi aussi, répliqua Alexandre, si j’étois Parménion.» Cette réponse peu sensée a été admirée, parce qu’elle déploie, en quelque sorte, tout le caractère d’Alexandre, et porte à notre esprit l’idée d’une ambition et d’un courage sans bornes. Philippe auroit pensé comme Parménion; et faisant la paix avec Darius, auroit du moins tenté de former une monarchie, dont la trop grande étendue n’eût pas été un obstacle insurmontable à sa prospérité et à sa conservation. Si on rapproche sous un même point de vue les deux princes dont je parle, qu’on remarque entr’eux une étrange disproportion! Dans Philippe, je vois un homme supérieur à tous les événemens. La fortune ne peut lui opposer d’obstacle qu’il n’ait prévu, et qu’il ne surmonte par sa sagesse, sa patience, son courage ou son activité. Je découvre un génie vaste, dont toutes les entreprises sont liées et se prêtent une force mutuelle. Ce qu’il exécute, prépare toujours le succès de l’entreprise qu’il va commencer. Dans Alexandre, je ne vois qu’un guerrier extraordinaire, qui n’a qu’une manière, et dont le courage téméraire et impatient (qu’on me permette cette expression) tranche par-tout le nœud gordien que Philippe eût dénoué. L’excès de toutes ses qualités surprend notre imagination, et le fait paroître grand, parce qu’il fait sentir à ceux qui le considèrent, la foiblesse de leur caractère: au lieu de ne donner que de la surprise à ce phénomène rare, nous lui donnons de l’admiration. Qu’on suppose Philippe dans l’Asie à la tête des forces de la Grèce. Si sa sagesse paroît d’abord moins capable d’imposer à Darius, que l’enthousiasme d’Alexandre, elle le conduira cependant au même but. L’audace d’Alexandre lui réussit, parce qu’elle excita dans son ennemi la crainte, passion qui resserre l’esprit, glace l’imagination, et engourdit toutes les facultés de l’ame. Philippe eût entouré Darius de piéges et de précipices. Il eût profité des divisions qui régnoient dans l’Asie, dont les provinces désunies par leurs mœurs, leurs lois, leur religion, n’avoient aucune relation entr’elles. Il eût tenté l’ambition et l’avarice de ces satrapes orgueilleux et avides qui gouvernoient les provinces de l’empire sans être attachés à son gouvernement; il eût marchandé leurs villes, et, comme on l’a dit, faisant autant la guerre en marchand qu’en capitaine, il eût peut-être ruiné la monarchie de Perse, sans vaincre Darius les armes à la main. Placez Alexandre dans les mêmes circonstances où s’est trouvé son père, et la Macédoine, qui n’avoit pas entièrement succombé sous l’imbécillité de ses derniers rois, sera écrasée par le courage d’Alexandre. Qu’un de ses amis veuille profiter de sa foiblesse et de la confusion de ses affaires, il courra à la vengeance avant que de l’avoir préparée. Il seroit inutile de parcourir ici toutes les conjonctures délicates où Philippe s’est trouvé; je me borne à rappeler la levée des siéges de Périnthe et de Bisance: Alexandre étoit-il capable d’une pareille conduite? Il abandonna enfin les mœurs des Grecs ou des Macédoniens, et prit celles des Perses. Quelques écrivains, pour sauver la gloire de ce héros, ont imaginé que ce changement fut l’ouvrage de sa politique, et qu’il ne songeoit qu’à gagner la confiance des Barbares pour affermir son empire. Mais, quand ce seroient-là en effet les vues secrètes qui produisirent cette révolution, l’erreur d’Alexandre seroit-elle moins grossière? Pour plaire aux Perses, étoit-il prudent de choquer les Macédoniens? Donner aux vainqueurs les mœurs des vaincus, c’est préparer leur ruine, c’est la rendre certaine; et l’on veut qu’Alexandre, ignorant cette vérité commune, ait regardé la corruption et l’avilissement des Macédoniens comme le fondement de sa puissance. Les Asiatiques, accoutumés à ramper sous le despotisme, devoient porter leurs chaînes avec docilité. Les Grecs seuls méritoient des ménagemens. Braves, aguerris et jaloux de leur liberté, ils tentèrent de secouer le joug de la Macédoine dans le temps même qu’Alexandre remplissoit l’Asie de la terreur de son nom; et les Perses, patiens et dociles sous la main qui les opprimoit, ne songèrent jamais à se révolter: que leur importoit le sort de leur maître? La révolution qui faisoit passer la couronne de Darius sur la tête d’Alexandre n’étoit point une révolution pour l’état, il restoit dans la même situation. Quel avantage, dit un politique célèbre, les Perses auroient-ils trouvé à obéir plutôt à la famille de Darius, qu’à celle d’Alexandre? Pourquoi auroient-ils voulu venger la ruine d’un maître qu’ils ne devoient pas aimer? Qui réussit, continue Machiavel, à détrôner un prince despotique, ne craint point, en occupant sa place, de se voir enlever sa proie. Le vaincu n’avoit commandé qu’à des hommes timides qui n’auront point le courage de le venger. Il avoit seul possédé toute l’autorité; et personne, après sa chûte, n’aura assez de crédit pour armer le peuple, se mettre à sa tête, et tenter de renverser la fortune du vainqueur. En effet, ce fut l’ambition des généraux Macédoniens, et non l’indocilité des Perses, qui produisit, sous les successeurs d’Alexandre, une longue suite de révolutions. Le changement de ce prince fut une vraie corruption, ouvrage d’une fortune trop grande pour un homme. Il venoit de gagner la bataille d’Issus; et n’ayant encore l’ame ouverte qu’à la passion de conquérir, il ne put cependant s’empêcher d’être ébloui des richesses que lui offroit la tente de Darius, et de dire à ceux qui l’accompagnoient, que c’étoit-là ce qu’on devoit appeler régner. Qu’après ce mot, le héros me paroît un homme ordinaire! La prospérité développa le germe de corruption qu’il portoit dans le cœur. Maître de tout, Alexandre voulut enfin jouir. Ce n’est point par politique qu’il brûla Persépolis, se livra aux voluptés de la table, rassembla dans son palais trois ou quatre cens des plus belles femmes de son empire, qui, tous les soirs, venoient essayer sur lui le pouvoir de leurs charmes; et que ne se croyant plus un homme, il voulut exiger de ses courtisans le culte qu’on rendoit à Bacchus et à Hercule. Malgré ce que dit Plutarque, qu’on ne pense pas que ce héros songeât à lier étroitement les différentes provinces de son empire, pour n’en former qu’un seul corps qui dût éternellement subsister; Diodore nous fait connoître les mémoires qu’Alexandre a laissés, et qui contenoient les projets qu’il devoit exécuter. Il s’agissoit de rendre de nouveaux honneurs funèbres à la mémoire d’Ephestion, d’élever à Philippe un tombeau qui égalât en grandeur les pyramides d’Egypte, de bâtir différens temples, de porter la guerre en Afrique, en Espagne, en Sicile; et, pour l’exécution de ce dessein, de construire mille vaisseaux plus grands que les galères ordinaires, et de préparer des ports à cette flotte, qui devoit se rendre maîtresse de la Méditerranée. Alexandre indiquoit les moyens de peupler les nouvelles villes qu’il avoit bâties, et projetoit de faire passer en Asie des peuplades d’Européens, et en Europe des colonies d’Asiatiques. Rien n’indique dans ces mémoires les vues du fondateur d’une monarchie durable; ils ne contiennent que les projets d’un homme vain qui veut étonner les hommes, et d’un ambitieux qui ne peut se lasser de faire des conquêtes. Est-ce en subjuguant une nouvelle province, qu’on affermit un empire déjà trop étendu? Quel respect Alexandre a-t-il marqué pour la justice et les lois? Quels soins a-t-il pris pour former un gouvernement? A quelle marque reconnoît-on en lui le génie d’un législateur? «Alexandre, répond un écrivain célèbre, laissa aux vaincus leurs lois civiles, et quelquefois leur gouvernement; il respecta les traditions anciennes et tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples.» Et de-là est-il permis de conclure qu’Alexandre ait été un législateur? Suffit-il de ne pas détruire toutes les lois et les gouvernemens des peuples qu’on asservit, pour acquérir la réputation d’un législateur? Alexandre auroit été insensé, s’il n’eût pas senti l’impossibilité de donner en un jour de nouvelles lois à la moitié du monde. Faut-il lui prodiguer des éloges, parce qu’il n’a pas eu la brutalité absurde de quelques conquérans, qui ont cru que ce n’étoit pas régner que de ne pas faire taire toutes les lois en leur présence? Cette sagesse qu’on veut admirer dans Alexandre, est commune; et les Barbares, qui ont envahi l’empire romain, l’ont eue. Alexandre, toujours pressé de faire de nouvelles conquêtes, n’avoit pas eu le temps de faire des lois. Pourquoi auroit-il détruit les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples? C’eût été avilir la réputation des vaincus, et ternir la gloire de ses triomphes. Alexandre, il est vrai, a bâti des villes et établi des colonies grecques dans ses conquêtes; mais pourquoi fait-on honneur à sa politique des ouvrages de sa vanité? Ses conquêtes étoient-elles faites sur des peuples inquiets, indociles et belliqueux, qu’il fallût contenir dans le devoir par des garnisons et des forteresses? Ces Grecs et ces Macédoniens, transplantés dans la Perse et dans l’Egypte, n’étoient-ils pas plus propres à y donner des exemples de révolte que de soumission? Alexandre ne songeoit en effet qu’à élever des monumens à sa gloire. Ces villes qu’il bâtissoit, ces colonies qu’il formoit, il ne les regardoit que comme les trophées que les Grecs avoient coutume d’élever dans les lieux où ils avoient gagné une bataille. Comment pourroit-on trouver le génie et les vues d’un législateur ou d’un politique qui embrasse un long avenir, dans un prince qui, loin de régler la succession de son empire, et de remédier aux maux que lui présageoit l’ambition de ses lieutenans, prévoyoit, au contraire, avec une sorte de joie leurs divisions, et regardoit leurs guerres civiles comme les jeux funèbres dont on devoit honorer ses funérailles? N’étoit-ce pas en donner le signal, que d’appeler vaguement à sa succession le plus digne de lui succéder? Il est bien vraisemblable qu’Alexandre crut qu’il importoit à sa gloire que son successeur fût moins puissant que lui, et qu’il se formât plusieurs monarchies considérables des débris de son seul empire. LIVRE QUATRIÈME. La terreur que répandit le nom d’Alexandre, l’admiration que mille qualités héroïques avoient inspirée pour sa personne, et l’espèce d’enthousiasme qui échauffoit son armée, étoient les seuls liens qui tinssent unies en un seul corps toutes les parties de l’empire de Macédoine. Ce prince régna peu de temps; et quand il mourut, sa monarchie étoit encore trop nouvelle pour avoir des coutumes qui eussent acquis force de lois. Tout le monde sait que Perdiccas, à qui Alexandre avoit remis en mourant son anneau, fut chargé de la régence de l’état. On plaça à la fois sur le trône Aridée, fils de Philippe, et l’enfant encore au berceau qu’Alexandre avoit eu de Roxane, et le gouvernement des satrapies fut confié aux principaux officiers. Il étoit impossible qu’il n’arrivât pas bientôt quelque révolution dans ce gouvernement. Le camp d’Alexandre n’avoit pas été une école où l’on eût appris à être juste et modéré, et les lieutenans d’un héros qui regardoit le courage et la force comme des titres légitimes pour régner par-tout où il y avoit des hommes, devoient être ivres d’ambition. Pouvoient-ils reconnoître long-temps l’autorité d’un enfant ou de l’imbécille Aridée, qui leur paroissoit aussi méprisable qu’Alexandre leur avoit paru grand? Borner leur pouvoir dans leurs satrapies, c’eût été relâcher les ressorts du gouvernement. On n’avoit eu vraisemblablement sous le règne d’Alexandre, aucune idée de ces sages établissements, par lesquels on tempère l’autorité pour en prévenir les abus; et quand cette politique auroit été connue, par quelle voie le régent auroit-il réussi à la mettre en pratique? C’étoit dans Perdiccas un défaut que rien ne pouvoit réparer, que d’avoir été l’égal des gouverneurs de province; on devoit être jaloux de sa puissance et tenté de s’en affranchir, si on la craignoit; et on devoit la mépriser, si on ne la redoutoit pas. Les menaces de Perdiccas étoient vaines contre des hommes qui étoient les maîtres de lever des armées dans leurs provinces; et ses promesses les touchoient peu, parce qu’ils attendoient de leur ambition une plus grande fortune, que de leur fidélité au gouvernement. Si les gouverneurs de province, dans la crainte de se rendre odieux, n’osoient se soulever contre une autorité légitime, chacun cependant se faisoit dans sa satrapie, des règles d’administration, suivant qu’il importoit à ses intérêts particuliers. Chacun eût ses armées et ses forteresses, et refusa de rendre compte des tributs et des impôts qu’il faisoit lever par ses officiers. On ne se borne point à être sujet, quand on possède les forces et les richesses d’un roi. Les satrapes firent entr’eux des traités d’alliance et de ligue, et Perdiccas de son côté fut obligé de négocier pour conserver quelqu’ombre de crédit à la régence: en un mot, la monarchie des Macédoniens, quoiqu’unie encore en apparence; et ne formant qu’un corps, étoit déjà réellement partagée en différens états indépendans et jaloux les uns des autres. Antigone, qui avoit en partage la Pamphylie, la Lycie, et la province appelée la Grande-Phrygie, étoit, de tous les grands de l’empire, celui dont l’ambition souffroit le plus impatiemment la paix. Il ne cessoit de représenter Perdiccas comme un tyran qui, sous de vains prétextes, ne cherchoit qu’à dépouiller les grands de leurs gouvernemens, et y placer ses créatures, pour se défaire ensuite sans obstacle des deux rois, et usurper leur couronne. Les soupçons, la haine, l’esprit de révolte et d’indépendance avoient fait de tels progrès, que Perdiccas ne pouvoit conserver l’autorité dont il étoit revêtu, s’il ne l’augmentoit en humiliant ses rivaux; il falloit faire un exemple; il rassembla ses forces et marcha avec une armée considérable pour soumettre l’Egypte. Sa dureté et son orgueil l’avoient rendu odieux à ses propres soldats; et les mauvais succès qu’il eut au commencement de son expédition, achevèrent de les soulever contre lui. On compara sa conduite à celle de Ptolomée, qui, par sa prudence, son courage, sa justice et son humanité, se faisoit également aimer et respecter dans son gouvernement. Les principaux officiers excitèrent une sédition générale; et Perdiccas ayant été assassiné, l’armée offrit la régence à Ptolomée même à qui elle faisoit la guerre. Ce prince, car on peut commencer à lui donner ce nom, quoiqu’il ne le prît pas encore, refusa prudemment une dignité dont il ne pouvoit soutenir les prérogatives, sans se rendre l’ennemi de tous les gouverneurs de province; et qui, en ne lui donnant qu’un pouvoir imaginaire et contesté sur l’empire entier d’Alexandre, l’auroit vraisemblablement exposé à perdre l’Egypte. La régence fut déférée à Aridée et à Pithon, chefs de la conjuration qui avoit fait périr Perdiccas; mais, soit que des affaires particulières appelassent ces deux hommes ailleurs, soit qu’ils fussent accablés du poids de leur dignité, ils s’en démirent entre les mains d’Antipater, gouverneur de Macédoine, et qui étoit passé d’Europe en Asie à la tête d’une armée, pour faire une diversion en faveur de Ptolomée, et attaquer Eumènes et les autres généraux qui étoient restés attachés à Perdiccas. Antipater, aussi habile que Ptolomée, ne sacrifia point la fortune dont il jouissoit aux intérêts de la régence. Instruit des projets des rebelles par les relations qu’il entretenoit avec eux, il jugea que le démembrement de la monarchie d’Alexandre étoit inévitable. Il vit du danger à renoncer à d’anciennes liaisons, pour former des alliances nouvelles et douteuses avec les amis de Perdiccas; et ne balançant point à abandonner les affaires générales de l’empire, il parut ne vouloir régner que sur la Macédoine. Bien loin de pacifier les troubles de l’Asie, il les crut favorables à l’affermissement de son autorité en Europe; il les augmenta en dépouillant Eumènes, Alcétas et les autres généraux de ce parti des provinces qu’ils possédoient, pour les donner aux ennemis les plus déclarés de Perdiccas: les uns n’étoient pas dans la disposition d’abandonner leurs gouvernemens sur un simple ordre du régent, et les autres devoient tout tenter pour s’en mettre en possession. Antigone avoit été fait général de l’armée que les deux rois tenoient en Asie, moins pour faire respecter leur pouvoir que pour le détruire; et Cassandre, fils d’Antipater, étoit son lieutenant. Tandis que l’ambition de ces deux hommes n’annonçoit que de nouvelles divisions, des guerres et un démembrement prochain des conquêtes d’Alexandre, le régent repassa en Europe avec les deux rois qu’il avoit sous sa garde, et qui étoient en quelque sorte ses prisonniers. Les Grecs se seroient conduits avec prudence, s’ils eussent attendu à vouloir recouvrer leur liberté, que les premiers différents dont je viens de parler, et qu’il étoit aisé de prévoir, eussent éclaté en Asie. Phocion ne négligea rien pour réprimer l’ardeur avec laquelle les Athéniens se portèrent à prendre les armes, lorsqu’ils reçurent les premières nouvelles de la mort d’Alexandre. «Si Alexandre, leur disoit-il, est mort aujourd’hui, il le sera encore demain et après demain.» Mais on étoit las de la domination des Macédoniens; les Grecs sentoient la faute qu’ils avoient faite de laisser accabler Darius, et ils vouloient réparer une négligence par une témérité. Démosthènes, qui avoit été rappelé de son exil, fit valoir, avec son éloquence ordinaire, les maux et la honte de la servitude; et les Athéniens, qui se reprochoient comme une lâcheté de n’avoir pas secondé quelques années auparavant les Spartiates et leur roi Agis, quand ils avoient succombé en faisant la guerre pour la liberté de la Grèce, se livrèrent à l’emportement de leur orateur. La république déclare la guerre aux Macédoniens, elle ordonne, par un décret que toutes les villes soient affranchies des garnisons étrangères qui les occupoient; elle construit une flotte, fait prendre les armes à tous les citoyens qui n’avoient pas quarante ans passés, et envoye des ambassadeurs dans toute la Grèce pour l’inviter à secouer le joug en faisant un effort général. Les Athéniens eurent pour alliés les Etoliens, les Thessaliens, les Phtiotes, les Méléens, ceux de la Doride, de la Phocide et de la Locride, les Ænians, les Alissiens, les Dolopes, les Athamantes, les Leucadiens, les Molosses, quelques cantons de l’Illyrie et de la Thrace; et dans le Péloponèse, les Argiens, les Sycioniens, les Eléens, les Messéniens et ceux d’Acté. Léosthène, général de cette ligue, remporta une victoire complète sur Antipater, qui n’eut point d’autre ressource que de se retirer avec les débris de son armée dans Lamia, où les confédérés allèrent l’assiéger. Tandis que les Grecs se livroient à la joie, Phocion n’avoit-il pas raison de dire «qu’il auroit voulu avoir gagné cette bataille qui couvroit de gloire Léosthène, mais qu’il seroit honteux de l’avoir conseillée.» Qu’espéroient les alliés? Leur révolte contre l’empire de Macédoine, dont toutes les parties étoient encore unies et gouvernées par des hommes dignes de succéder à Philippe et à Alexandre, ne pouvoit être qu’une émeute dont ils seroient sévèrement châtiés. En effet, la nouvelle du succès de Léosthène fut à peine portée en Asie, que Léonatus, gouverneur de la Phrygie Hellespontique, se hâta de passer en Europe avec une armée de vingt-deux mille hommes. Ce secours fut encore battu par Antiphile, qui avoit pris le commandement des Grecs après la mort de Léosthène, tué au siége de Lamia; mais Clytus armoit déjà une flotte considérable, et Cratère, gouverneur de Cilicie, amenoit à Antipater mille Perses aguerris, quinze cents chevaux, et dix mille Macédoniens, dont plus de la moitié avoit suivi Alexandre dans toutes ses expéditions. La Macédoine se vengea d’autant plus aisément de ses premières disgraces, que les confédérés, aussi présomptueux après leurs deux victoires qu’ils avoient été téméraires en commençant la guerre, crurent avoir recouvré leur liberté avant que d’avoir travaillé à l’affermir. Leur armée fut entièrement défaite, et la consternation succéda à l’audace, quand Antipater eut déclaré qu’il ne traiteroit point d’une paix générale, mais qu’il écouteroit en particulier les ambassadeurs que chaque ville lui enverroit: celles qui firent les premières des propositions, éprouvèrent la clémence du vainqueur, et il n’en fallut pas davantage pour dissoudre la ligue des Grecs. Chaque république se hâta de traiter aux dépens des autres; et les Athéniens, qui quittèrent les derniers les armes, furent contraints de laisser Antipater l’arbitre des conditions de la paix. Il fit transporter en Thrace vingt-deux mille citoyens, qui, n’ayant aucune fortune, étoient toujours prêts à se soulever contre l’administration présente. Il substitua l’aristocratie au gouvernement populaire, et mit une garnison Macédonienne dans le fort de Munychie. Mais quand ce général et les secours que Léonatus, Clytus et Cratère lui donnèrent, auroient encore été battus à plusieurs reprises, il n’est pas douteux qu’on ne lui eût envoyé d’Asie de nouvelles armées; et que la Grèce, affoiblie par ses propres victoires, et qui n’avoit plus aucune de ses anciennes vertus, n’eût enfin été obligée de recevoir la loi du vainqueur. Si les Athéniens, au contraire, avoient attendu, pour se soulever, que les querelles des lieutenans d’Alexandre eussent éclaté, ils auroient pu espérer d’attirer dans leur alliance plusieurs républiques, qui, prévoyant les suites malheureuses de la guerre Lamiaque, furent neutres, ou restèrent attachées à la Macédoine. Antipater n’auroit reçu aucun secours d’Asie, parce que tous les gouverneurs de province y auroient eu besoin de leurs forces. Les Grecs auroient eu l’avantage d’attaquer la Macédoine dans le moment qu’elle auroit été dégarnie de ses troupes; car il ne faut point douter qu’Antipater, intéressé à s’opposer à l’ambition de Perdiccas, et à favoriser la révolte de Ptolomée et d’Antigone, dont le succès importoit à tous les ambitieux de l’empire, ne fût passé en Asie aux premiers bruits de guerre qui se seroient répandus. La Grèce entière auroit alors joué le rôle important que firent les Etoliens, dont Antipater et Perdiccas sollicitèrent à l’envi l’amitié et l’alliance, dès que les premiers troubles eurent commencé. Un succès, dans ces circonstances, n’auroit pas été infructueux; et les Grecs, favorisés et soutenus contre la Macédoine par le parti attaché à l’empire, auroient pu recouvrer et affermir leur liberté. Consternés, au contraire, par le vain effort qu’ils avoient fait pour secouer le joug, et affoiblis par le châtiment dont on avoit puni leur révolte, ils ne trouvèrent en eux-mêmes aucune ressource, quand la guerre fut allumée entre les successeurs d’Alexandre. Ils étoient trop humiliés pour qu’on eût quelque raison de les ménager; et si quelques-unes de leurs républiques furent soupçonnées d’aspirer à l’indépendance, on ne manqua point de les accabler. La Grèce servit de théâtre à la guerre; et quels que fussent les événemens, elle en fut toujours la victime. Les villes qui avoient conservé jusques-là une apparence de liberté avec la forme ordinaire de leur gouvernement, furent la proie de mille tyrans qui s’emparèrent de l’autorité souveraine, à la faveur des troubles qui agitèrent l’empire d’Alexandre, et dont je ne parlerai qu’autant qu’il est nécessaire pour faire connoître la situation des Grecs. Antipater ne survécut pas long-temps à son élévation; et au lieu de remettre en mourant la régence générale de l’empire et le gouvernement particulier de la Macédoine à son fils, il y appela Polypercon. Cassandre, indigné de la prétendue injustice de son père, brûloit de se venger, et de s’emparer d’un royaume qu’il regardoit comme son patrimoine; mais n’ayant encore rempli que des postes subalternes, argent, vaisseaux, soldats, tout lui manquoit. En même temps qu’il cachoit son ambition, en paroissant content de sa fortune, il négocioit secrètement en Egypte avec Ptolomée, tâchoit de gagner Séléucus, gouverneur de Babylone, et demandoit des secours à Antigone, qui s’étoit en quelque sorte rendu le maître de l’Asie par les avantages qu’il avoit eus sur Alcétas, Eumènes et Attalus. Ces princes, ne cherchant qu’à entretenir des troubles qui les rendoient indépendans, devoient voir avec d’autant plus de plaisir l’ambition de Cassandre, que Polypercon avoit renoncé à la politique d’Antipater. Soit que le nouveau régent fût la dupe du pouvoir imaginaire de sa dignité, soit qu’il fût attaché par principe de devoir aux intérêts des deux rois, il se déclara l’ami du parti de Perdiccas; et les usurpateurs, pour se venger, donnèrent une armée à Cassandre, et le mirent en état de faire une entreprise sur la Macédoine. Polypercon prévit la guerre dont il étoit menacé; et craignant que les garnisons qu’Antipater avoit mises dans les postes les plus avantageux de la Grèce ne favorisassent Cassandre, porta un décret, par lequel il substituoit le gouvernement populaire à l’aristocratie établie dans la plupart des républiques depuis la guerre Lamiaque. Il leur ordonnoit de rappeler leurs exilés, de bannir leurs magistrats, et de s’engager par serment à ne jamais rien entreprendre contre les intérêts de la Macédoine. Le régent se flattoit que la Grèce, reconnoissante de la liberté qu’il lui rendoit, alloit être attachée à son sort, et deviendroit le boulevart de la Macédoine; mais son décret ne servit qu’à multiplier les désordres, en renouvellant l’usage des proscriptions et des bannissemens. Les villes, agitées par de nouvelles dissentions, ne purent prendre aucune forme de gouvernement, et l’anarchie devint générale chez les Grecs. Cependant Polypercon, mal affermi dans son gouvernement, fut obligé de l’abandonner à l’approche de Cassandre, et il se retira dans le Péloponèse avec les troupes qu’il s’étoit attachées, et les richesses qu’il put enlever du trésor des rois de Macédoine. Il appela à son service tout ce qu’il y avoit de Grecs, qui, par une suite de leurs révolutions, n’ayant ni patrie, ni fortune, n’avoient d’autre ressource que de vendre leurs services à quelque général, et pour lesquels Philippe avoit dit que la guerre étoit un temps de paix. Tandis que le régent de l’empire ne faisoit, dans le Péloponèse, que le rôle d’un aventurier, et que la Macédoine éprouvoit chaque jour de nouvelles révolutions dans lesquelles toute la famille d’Alexandre périt enfin de la manière la plus tragique, Antigone défit Eumènes, Alcétas et Attalus, et dissipa jusqu’aux derniers restes des partisans de Perdiccas et du gouvernement. Après tant de succès, ce capitaine se trouvoit le maître de l’Asie; la monarchie seule pouvoit satisfaire son ambition. Cassandre, Ptolomée, Séléucus et Lysimaque étoient autant de rivaux incommodes, dont il ne voyoit la fortune qu’avec chagrin. Soit que la Macédoine lui offrît une carrière plus brillante par la réputation qu’elle avoit acquise sous Philippe et Alexandre, soit qu’il crût que ce royaume donneroit à ses rois un droit sur les provinces qui en avoient été démembrées, ce fut à Cassandre qu’Antigone résolut de déclarer d’abord la guerre. Il rechercha l’alliance de Polypercon, lui fournit des secours pour l’aider à se soutenir dans le Péloponèse; mais afin d’attirer en même temps dans son parti les villes de la Grèce, il leur ordonna, par un décret, d’être libres, et les affranchit des garnisons étrangères dont elles étoient opprimées. Son fils Démétrius, surnommé Poliorcète, passa à deux reprises dans la Grèce pour y mettre ce décret en exécution. Ce jeune héros enleva, il est vrai, à Ptolomée la plupart des places où il tenoit garnison, et chassa Cassandre de celles qu’il occupoit; mais les Grecs n’en étoient pas moins malheureux; les armées, qui ravageoient leur pays, leur ôtoient la liberté que d’inutiles décrets leur attribuoient; et tout leur avantage, si c’en est un, étoit de changer de joug et de voir leurs ennemis se déchirer tour à tour, et se punir de leur ambition. Cassandre, prêt à se voir chasser de la Macédoine, retira Ptolomée, Séléucus et Lysimaque, de l’espèce d’aveuglement dans lequel ils étoient, et leur fit sentir que le danger dont il étoit menacé leur étoit commun, et que sa chûte entraîneroit la leur. Il leur représenta qu’Antigone étoit trop ambitieux pour que la Macédoine servît de terme à ses conquêtes, et qu’il étoit temps ou jamais de se réunir contre cet oppresseur. Ces quatre princes se liguèrent, et la célèbre bataille d’Ipsus décida enfin de la succession d’Alexandre d’une manière fixe: Antigone défait, perdit la vie dans le combat, et ses ennemis partagèrent sa dépouille. La Grèce se seroit vu délivrée de cette foule de tyrans qui l’opprimoient à la fois, ou du moins elle auroit commencé à se ressentir de quelques avantages de la paix, sous la protection des rois de Macédoine à qui elle étoit échue en partage, si elle n’eut été destinée à servir de théâtre aux aventures singulières d’un prince sur qui la fortune sembloit vouloir épuiser tous ses caprices. Démétrius Poliorcète n’avoit recueilli, des débris de la fortune de son père, que Tyr, l’île de Chypre et quelques domaines très-bornés sur les côtes d’Asie; mais son ambition, son courage et l’espérance lui restoient; et depuis le règne d’Alexandre, c’étoient autant de titres pour aspirer à se faire des royaumes. Il entra dans la Grèce, où il avoit des amis et des intelligences; et tandis qu’à la tête d’une armée d’aventuriers dignes de lui, il étoit occupé à y faire des conquêtes, il perdit ses autres états. La fortune l’en dédommagea; les fils de Cassandre, au sujet de sa succession, lui ouvrirent le chemin du trône de Macédoine. Chassé de ce royaume, après y avoir régné sept ans, son inquiétude le vit passer en Asie pour y conquérir un nouvel établissement, et il laissa à son fils Antigone Gonatas des forces avec lesquelles il se maintint dans la Grèce. C’est ce prince qui, au rapport des historiens, ne se contentant pas de substituer l’aristocratie au gouvernement populaire, établit des tyrans dans la plupart des villes, ou se déclara le protecteur de tous ceux qui voulurent usurper l’autorité souveraine dans leur patrie. Avec leur secours, il se rendit assez puissant pour s’emparer de la Macédoine après la mort de Sosthène, s’y affermir, et laisser enfin ce royaume à ses descendans. La Grèce, qui n’avoit point encore renoncé à l’espérance d’être libre, mais toujours agitée par de nouvelles révolutions, sembloit n’avoir à craindre que l’ambition et la tyrannie des successeurs d’Alexandre, lorsqu’elle vit fondre sur elle un orage formé à l’autre extrémité de l’Europe. Il parut sur les frontières de la Thessalie deux cens mille Gaulois que Brennus commandoit. Ces Barbares n’avoient point d’autre objet que de vivre de pillage, et de mettre, pour ainsi dire, la terre entière à contribution. De tout temps l’inquiétude naturelle des Gaulois les avoit fait sortir de leur pays, et la Grèce se rappeloit avec terreur les ravages qu’ils avoient faits autrefois dans la Thrace, l’Illyrie et la Macédoine. Le danger étoit commun pour tous les Grecs, un intérêt commun devoit les réunir; mais la situation déplorable de plusieurs républiques leur lioit les mains, et il n’y eut que les Béotiens, les Locriens, les Etoliens, ceux de Mégare et de la Phocide, et les Athéniens qui prirent les armes pour repousser de concert ces nouveaux ennemis. Les Gaulois, ayant passé sans obstacle le Sperchius, vinrent camper près d’Héraclée; et dans la bataille qu’ils livrèrent aux Grecs, on vit tout l’avantage que la discipline, l’exercice et l’art donnent sur un courage farouche qui ne sait que braver la mort. Les Gaulois, dit Pausanias, combattirent avec fureur; l’audace étoit peinte sur le visage des mourans, et plusieurs arrachoient de leurs plaies le trait dont ils étoient mortellement blessés, pour le lancer encore contre leurs ennemis. Cette disgrace et celle qu’ils éprouvèrent quelques jours après, en voulant forcer le passage des Thermopyles, que les Etoliens défendoient, ne les dégoûtèrent point de leur entreprise. Brennus détacha de son armée un corps de quarante mille hommes, qui se porta dans l’Etolie pour la contraindre à rappeler ses soldats; mais cette diversion ne lui auroit point ouvert l’intérieur de la Grèce, si les Héracléotes, lassés de voir leur pays servir de théâtre à la guerre, n’eussent conduit eux-mêmes les Gaulois par le chemin que les Perses avoient pris autrefois dans la guerre de Xercès. Un brouillard épais favorisoit la marche des Barbares, et ils fondirent inopinément sur les Phocéens, qui occupoient aux Thermopyles le même poste que le courage de Léonidas et de trois cens Spartiates a rendu si fameux. Les Phocéens, quoique surpris, se défendirent d’abord avec beaucoup de bravoure; mais obligés enfin de céder au nombre qui les accabloit, ils portèrent en fuyant l’alarme dans le camp des Grecs, qui sur le champ se dispersèrent honteusement sans oser attendre l’ennemi. Les Gaulois s’avancèrent sous les murailles de Delphes, et la Grèce ne dut son salut qu’aux prêtres d’Apollon. Ils ranimèrent le courage des Delphiens, en promettant que leur dieu les secourroit par des prodiges, et la fortune acquitta leurs promesses. Il s’éleva une tempête terrible pendant la nuit; la foudre tomba à plusieurs reprises dans le camp des Gaulois, et le terrein où il étoit assis éprouva un tremblement de terre. Les Etoliens et les Phocéens, qui ne doutèrent point qu’Apollon ne combattît pour eux, attaquèrent les Gaulois effrayés à la pointe du jour. Brennus fut blessé, ses soldats fuirent, la nuit les arrêta enfin; et saisis d’une terreur panique, ils s’égorgèrent les uns les autres, en croyant se défendre contre les Grecs. Poursuivis par la faim, ils n’osèrent s’arrêter à leur camp d’Héraclée, et ils furent défaits une seconde fois par les Etoliens et les Phocéens en repassant le Sperchius. Brennus, ne consultant alors que son désespoir, s’empoisonna, et les restes de son armée périrent dans les embuscades que les Thessaliens et les Maliens leur dressèrent. Peut-être que les Grecs, toujours jaloux de leur liberté, et éclairés sur leurs intérêts par une longue suite de calamités, auroient été capables de faire un retour sur eux-mêmes, de reprendre leur ancienne politique et de se réunir, si quelque peuple recommandable par sa réputation eût rendu à la Grèce entière les mêmes services que les Etoliens lui rendirent pendant la guerre des Gaulois. Le moment paroissoit favorable. Les forces des successeurs d’Alexandre étoient bien moins redoutables que ne l’avoient été celles d’Alexandre et de son père: le même esprit d’ambition et de conquête ne les animoit plus, depuis que la bataille d’Ipsus avoit fait succéder le goût de la paix à leurs anciennes divisions. Les princes, qui avoient partagé l’Asie entr’eux, s’occupoient déjà plus à jouir de leur fortune qu’à l’agrandir; et la Macédoine, réduite à ses premières possessions, et fatiguée des malheurs que lui avoient valu les prospérités d’Alexandre, n’étoit pas gouvernée par un Philippe. Les tyrans, qui s’étoient élevés dans plusieurs cantons de la Grèce, craignoient leurs concitoyens, et n’attendoient du dehors qu’une foible protection. Enfin il étoit naturel que la défaite des Gaulois rendît à la Grèce une extrême confiance, et que la république qui l’avoit sauvée, profitât de son courage pour former une nouvelle confédération; mais les mœurs des Etoliens étoient trop atroces, pour que les Grecs pussent se fier à ce peuple, et le regarder comme le protecteur de la liberté. Plus les Etoliens firent de grandes choses, plus ils se firent redouter de leurs voisins; on les haïssoit presqu’autant que les Gaulois; ils avoient conservé cet esprit de piraterie et de brigandage, que les autres Grecs avoient perdu en formant des sociétés régulières. Les Etoliens, dit Polybe, sont plutôt des bêtes féroces que des hommes. Justice, droit, alliances, traités, sermens, ce sont de vains noms, l’objet de leur mépris. Accoutumés à ne vivre que de butin, ils ne font grace à leurs alliés que quand ils trouvent à contenter leur avarice chez leurs ennemis. Tant que la Grèce ne forma qu’une seule république sous l’administration de Sparte, ces brigands, qui occupoient un terrein ingrat entre l’Acarnanie et la Locride, n’exercèrent leurs violences que dans la Macédoine, l’Illyrie et les îles qui avoient le moins de relation avec le continent. Ils s’enhardirent quand les Grecs furent affoiblis par leurs guerres domestiques; et mettant d’abord à contribution quelques quartiers du Péloponèse, tels que l’Achaïe et l’Elide, ils désolèrent bientôt toute cette province; et à la faveur des alliances qu’ils eurent toujours dans la suite avec quelqu’un des successeurs d’Alexandre, ils firent enfin des courses dans toute la Grèce, et y commirent les plus grands excès. Etrange effet de ce caprice bizarre qui enchaîne les événemens humains, ou plutôt de l’aveuglement des hommes, qui ont besoin que le malheur les instruise de leur devoir, et les pousse malgré eux vers le bonheur. C’est par leurs injustices et leurs violences mêmes que les Etoliens servirent la Grèce, puisque ce fut pour n’en être pas les victimes, que les villes les plus considérables de l’Achaïe jetèrent entr’elles les fondemens d’une ligue qui sembla faire revivre l’ancien gouvernement des Grecs. Étant parvenue à remplir dans le Péloponèse la place que Lacédémone et Athènes avoient autrefois occupée dans la Grèce entière, il est nécessaire d’en faire connoître les mœurs, les lois et les progrès. Ainsi que toutes les autres contrées de la Grèce, l’Achaïe eut d’abord des capitaines ou des rois. Ces princes descendoient d’Oreste, et leur famille conserva la couronne jusqu’aux fils d’Ogygès, qui, s’étant rendus odieux, furent chassés de leurs états. Les Achéens commencèrent alors à être libres. Leurs villes avoient les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes lois, le même esprit et les mêmes intérêts: chacune d’elles forma cependant une république indépendante, qui eut son gouvernement, son territoire et ses magistrats particuliers. Les distinctions que la monarchie avoit introduites entre les citoyens disparurent; il n’y eut plus de nobles qui prétendissent avoir des priviléges, et dans chaque ville l’assemblée générale du peuple posséda la souveraineté. Cette démocratie, toujours si orageuse dans le reste de la Grèce, ne causa aucun désordre dans l’Achaïe, soit parce que les lois étoient établies sur de sages proportions, et qu’en donnant aux magistrats assez d’autorité pour se faire obéir, on ne leur en avoit pas assez laissé pour en pouvoir abuser; soit parce que les Achéens, toujours exposés aux injures des Etoliens leurs voisins, n’avoient pas le loisir de s’occuper de querelles domestiques, et que le conseil général de leur association apportoit un soin extrême à les prévenir ou à les étouffer dans leur naissance. Chacune de ces républiques renonça au privilége de contracter des alliances particulières avec les étrangers, et toutes convinrent qu’une extrême égalité serviroit de fondement à leur union, et que la puissance ou l’ancienneté d’une ville ne lui donneroit aucune prérogative sur les autres. On créa un sénat commun de la nation; il s’assembloit deux fois l’an à Egium, au commencement du printemps et de l’automne, et il étoit composé des députés de chaque république en nombre égal. Cette assemblée ordonnoit la guerre ou la paix, contractoit seule les alliances, faisoit des lois pour administrer sa police particulière, envoyoit des ambassadeurs ou recevoit ceux qui étoient adressés aux Achéens. S’il survenoit quelqu’affaire importante et imprévue dans le temps que le sénat ne tenoit pas ses séances, les deux préteurs le convoquoient extraordinairement. Ces magistrats, dont l’autorité étoit annuelle, commandoient les armées; et quoiqu’ils ne pussent rien entreprendre sans la participation de dix commissaires qui formoient leur conseil, ils paroissoient en quelque sorte dépositaires de toute la puissance publique, dès que le sénat auquel ils présidoient n’étoit pas assemblé. Les Achéens ne vouloient ni acquérir de grandes richesses, ni se rendre redoutables par leurs exploits; ils n’aspiroient qu’à un bonheur obscur, le seul vraisemblablement pour lequel les hommes soient faits. Leur sénat, obligé de conformer sa conduite à l’esprit général de la nation, fut sans ambition, et par conséquent juste sans effort. C’est son attachement à la justice qui le fit respecter, et lui valut souvent l’honneur d’être l’arbitre des querelles qui s’élevoient dans le Péloponèse, dans les autres provinces de la Grèce, et même chez les étrangers. Ce peuple ne s’étant rendu suspect ni à Philippe, ni à son fils, ces princes lui laissèrent ses lois, son gouvernement, je dirois presque sa liberté; mais il n’échappa pas aux malheurs que la Grèce éprouva sous leurs successeurs. Les villes d’Achaïe sentirent le contre-coup des révolutions fréquentes qui agitèrent la Macédoine: les unes reçurent garnison de Polypercon, de Démétrius, de Cassandre, et depuis d’Antigone Gonatas; les autres virent naître des tyrans dans leur sein. La diversité de leur fortune leur donna des intérêts différens; leurs maîtres en eurent souvent d’opposés, et tout lien fut rompu entr’elles. Dyme, cependant, Patras, Tritée et Phare ayant trouvé des conjonctures heureuses pour secouer le joug, renouvellèrent leur alliance; et, en se mettant en état de repousser les insultes des Etoliens, jetèrent les fondemens d’une seconde ligue, qui, malgré les vices actuels des Grecs, se proposa pour modèle la première, et en prit les mœurs, les lois et la politique. Les Egéens s’étant délivrés, cinq ans après, de la garnison qui les opprimoit, se joignirent à cette république naissante, qui s’agrandit encore par l’association des Caryniens et des Bouriens, qui avoient massacré leurs tyrans. Quelques villes du Péloponèse demandèrent, comme une faveur, à être reçues dans la ligue; d’autres attendirent qu’on leur eût ouvert les yeux sur leurs intérêts, ou qu’on leur fît même une sorte de violence dont elles eurent bientôt lieu de s’applaudir. Tandis que la Macédoine, occupée de ses affaires domestiques, ne pouvoit donner qu’une attention légère à celles de la Grèce, la ligue des Achéens, dit Polybe, auroit fait des progrès plus considérables, si ses magistrats avoient profité de ces circonstances avec plus d’habileté et de courage. Soit que l’abaissement des Grecs et leurs divisions fissent croire aux deux préteurs qu’il seroit téméraire, ou du moins inutile de vouloir rappeler les anciens principes, soit que, jaloux les uns des autres, ils ne pussent exécuter aucun projet important, ils restèrent dans une inaction infructueuse. La ligue ne s’associa aucun nouveau peuple, et elle ne prit une face nouvelle, en acquérant des alliés, que quand elle fit la faute heureuse de ne confier qu’à un seul préteur l’administration de toutes ses affaires. Ce fut quatre ans après cette réforme dans le gouvernement, qu’Aratus délivra Sycione, sa patrie, du tyran Nicoclès qui s’en étoit rendu le maître, et l’unit à la ligue des Achéens. Les talens de ce grand homme l’élevèrent à la préture. Les Achéens, convaincus de sa probité, crurent ne pas manquer aux règles de la prudence, en rendant, pour ainsi dire, sa magistrature perpétuelle; et il offrit à la Grèce un spectacle tout à fait extraordinaire. Sans ambition, sans désir de faire des conquêtes, les Achéens déclarèrent une sorte de guerre à tous les tyrans du Péloponèse. Ils surprirent plusieurs villes, les affranchirent, et se crurent assez payés des frais et des périls de leurs entreprises, en les unissant à une société dans laquelle elles jouissoient de la même indépendance et des mêmes prérogatives que les villes les plus anciennement alliées. Plusieurs tyrans ne se trouvant plus en sûreté, sur-tout après la mort de Démétrius, roi de Macédoine, qui les protégeoit, se démirent eux-mêmes de leur autorité. Au changement subit qui se fit dans le Péloponèse, au rôle important que commençoient à faire les Achéens, on eût dit que les peuples de la Grèce, épris d’une nouvelle passion pour la liberté, et instruits par l’expérience, touchoient au moment heureux de ne plus former qu’une seule république. La jalousie et les intrigues de Lacédémone et d’Athènes s’y opposèrent; quoiqu’avilies et dégradées par leurs vices, ces deux villes conservoient tout leur ancien orgueil, et souffroient impatiemment que l’Achaïe, autrefois si inférieure à la Laconie et à l’Attique, voulût occuper une place qu’elles espéroient vainement de reprendre. La modération des Achéens, si capable de gagner l’estime et la confiance des Grecs, auroit enfin triomphé de tous les obstacles, si ce peuple, à l’exemple des anciens Spartiates, avoit eu l’art de se faire des généraux et une discipline savante et rigide. Jamais il n’avoit été plus nécessaire à une république qui vouloit prendre l’ascendant dans la Grèce, et devenir le point de ralliement de tous ses peuples, de faire fleurir les talens et les vertus militaires; mais l’amour des Achéens pour la paix, les portoit à cultiver avec plus de soin les fonctions civiles du citoyen, que les qualités propres à faire des hommes de guerre. Une sorte d’indolence les empêchoit de former des entreprises hardies; et, en paroissant se défier de leurs forces, ils n’inspiroient aux autres qu’une médiocre confiance. Bornés à exécuter des projets plus sûrs que brillans, ils ne faisoient point naître cette admiration dont les Grecs avoient besoin pour renoncer à leurs petites jalousies, et secouer une timidité et un découragement auxquels les malheurs des temps, les exploits d’Alexandre et la puissance de ses successeurs les avoient accoutumés. Aratus, qu’on peut regarder comme l’auteur de la seconde association des Achéens, contribua beaucoup à entretenir cet esprit. C’étoit, dit Polybe, l’homme le plus propre à conduire les affaires d’une république. Une justesse exquise de jugement le portoit toujours à prendre le parti le plus convenable dans des dissentions civiles. Habile à ménager les passions différentes des personnes avec lesquelles il traitoit, il parloit avec grâce, savoit se taire, et possédoit l’art de se faire des amis et de se les attacher. Savant à former des partis, tendre des piéges à un ennemi et le prendre au dépourvu, rien n’égaloit son activité et son courage dans la conduite et l’exécution de ces sortes de projets. Aratus, si supérieur par toutes ces parties, n’étoit plus qu’un homme médiocre à la tête d’une armée. Irrésolu quand il falloit agir à force ouverte, une timidité subite suspendoit en quelque sorte l’action de son esprit, et quoiqu’il ait rempli le Péloponèse de ses trophées, peu de capitaines ont eu cependant moins de talens que lui pour la guerre. Polybe auroit dû ajouter qu’Aratus se rendoit justice, et sentoit son embarras à la tête d’une armée. Il l’avouoit lui-même; l’histoire en fait foi; et il étoit naturel que, pour se mettre à son aise, toutes ses vues se tournassent vers la paix, et qu’il nourrît dans les Achéens les sentimens de crainte auxquels leur ligue devoit sa naissance. Pour prévenir les dangers que les institutions trop peu militaires des Achéens leur préparoient, tandis qu’ils avoient à leurs portes, dans la personne des rois de Macédoine, un ennemi redoutable qui n’épioit qu’une occasion favorable de les asservir, Aratus mit habilement à profit la rivalité qui régnoit entre les successeurs d’Alexandre. Quoique l’ambition de ces princes parût satisfaite du partage dont ils étoient convenus après la bataille d’Ipsus, ils se défioient continuellement les uns des autres. Ils s’observoient mutuellement avec cette politique inquiète qui agite aujourd’hui l’Europe; chacun d’eux aspiroit à étendre son empire, et vouloit empêcher que les autres ne fissent de nouvelles acquisitions: on avoit déjà notre politique de l’équilibre. Les cours d’Egypte et de Syrie étoient principalement attentives aux démarches des rois de Macédoine, qui, se regardant comme les vrais successeurs d’Alexandre, croyoient avoir des droits sur les provinces démembrées de son empire, et se promettoient de les faire rentrer sous leur domination, dès que l’asservissement de la Grèce entière les mettroit en état d’en rassembler les forces, et de reprendre le projet formé par Philippe et exécuté par Alexandre. Ces puissances voyoient donc avec plaisir que, loin de fléchir sous le joug, le Péloponèse formât encore des ligues favorables à sa liberté, et qu’en se défendant contre la Macédoine, il leur servît de rempart; elles devoient protéger les Achéens, Aratus le comprit; et par les alliances qu’il contracta avec les rois d’Egypte et de Syrie, il se fit craindre et respecter par Antigone Gonatas et son fils Démétrius. Quelque sage que fût cette politique, il s’en falloit beaucoup qu’elle rassurât entièrement Aratus sur le sort de l’Achaïe. Il pouvoir arriver que les protecteurs ou les alliés de la ligue Achéenne se brouillassent, ou, qu’occupés chez eux par quelques affaires importantes, ils se vissent forcés à négliger celles de la Grèce, dans le temps que le Péloponèse auroit le plus grand besoin de leur secours. Les peuples libres, quand leur gouvernement n’est pas une pure démocratie, ont une sorte de constance dans leurs principes et dans leur conduite, qui sert de règle et de boussole à leurs alliés et à leurs ennemis, et qui en fixe jusqu’à un certain point les craintes et les espérances; mais les princes absolus n’écoutent souvent que leur volonté, et leur volonté est toujours incertaine; ils prennent quelquefois pour l’intérêt de leur état l’intérêt de leurs passions, et leurs passions varient et changent au gré des circonstances et des personnes qui les entourent. Le hasard pouvoit donner aux Macédoniens un roi actif, guerrier et entreprenant, tandis que l’Egypte et l’Asie obéiroient à des monarques paresseux et timides; et de quels malheurs n’auroit pas alors été menacée la république des Achéens? Il n’étoit pas impossible que, par des négociations adroites, un roi de Macédoine trompât les alliés de la Grèce sur leurs intérêts, corrompît et achetât, par des présens, les ministres et les généraux d’Egypte et de Syrie, et se préparât ainsi la conquête du Péloponèse. Qui peut prévoir tous les caprices de la fortune et tous les dangers des états? Il arriva, en effet, dans le Péloponèse, un événement imprévu qui força Aratus à changer de politique: je veux parler de la révolution qui se fit à Lacédémone, sous le règne de Cléomène. On ne retrouvoit, depuis long-temps, dans cette ville, aucun vestige des anciennes mœurs. Le roi Agis ayant voulu y faire revivre les lois de Lycurgue, avoit excité contre lui un soulèvement général; et la mort tragique dont les Spartiates punirent sa vertu, sembloit avoir mis le dernier sceau à leur avilissement. Cléomène cependant ne se laissa point décourager, et son ambition lui fit entreprendre une réforme qu’Agis n’avoit méditée que par amour du bien public. Il abolit les dettes, fit un nouveau partage des terres; et les citoyens qu’il avoit retirés de la misère, et à qui il faisoit espérer une fortune considérable, en leur promettant les dépouilles des peuples voisins, furent subitement frappés d’une espèce d’enthousiasme. Lacédémone prit une face nouvelle; elle parut une seconde fois peuplée de soldats, dont le courage et la confiance mirent leur chef en état de faire une entreprise digne de son ambition et de ses talens; et Cléomène tourna toutes ses forces contre les Achéens, qui s’étoient emparés de l’empire du Péloponèse. Aratus sentit sur le champ que les rois de Syrie et d’Egypte, avec lesquels il étoit lié, n’avoient pas le même intérêt de défendre la confédération Achéenne contre la république de Sparte, que contre la Macédoine. Il importoit peu en effet à ces princes que chaque ville du Péloponèse prît tour à tour l’ascendant sur les autres, pourvu que la Macédoine restât toujours dans son premier état: peut-être même devoient-ils favoriser une république qui, après avoir recouvré sa réputation, paroîtroit bien plus propre que la ligue des Achéens à réunir les Grecs contre la Macédoine, et à favoriser leur indépendance. Quand Aratus auroit d’ailleurs compté sur la protection de ses alliés, il se seroit perdu un temps considérable à envoyer des ambassadeurs et à négocier, pendant que Cléomène, actif, diligent, infatigable, poussoit la guerre avec vigueur, et ne perdoit pas un instant. En supposant même, contre toute apparence, que les cours de Syrie et d’Alexandrie se fussent hâtées de secourir les Achéens, il me semble qu’il y auroit eu beaucoup d’imprudence de la part d’Aratus, d’appeler leurs armées dans le Péloponèse. Il est évident, si je ne me trompe, que la Macédoine n’auroit pas vu sans inquiétude l’arrivée de ses ennemis dans la Grèce; montrer en cette occasion de la crainte ou une indifférence imbécille sur le sort du Péloponèse, c’eût été inviter les étrangers à y faire des établissemens, et même à porter leurs armes jusque dans le cœur de la Macédoine. Quand Antigone Doson auroit désiré sincèrement la paix, il n’auroit donc pu se dispenser de venir au secours des Spartiates; la guerre particulière des Lacédémoniens et des Achéens seroit devenue nécessairement une guerre générale entre les successeurs d’Alexandre; et quelque puissance qui eût eu l’avantage, elle en auroit sûrement abusé pour opprimer à la fois la république de Sparte, la ligue des Achéens et tout le Péloponèse. On ne peut, je crois, donner trop de louanges à Aratus pour avoir recouru à la protection de la Macédoine même, dans une conjoncture fâcheuse où il s’agissoit du salut des Achéens. Plutarque ne pense pas ainsi. «Aratus, dit-il, devoit plutôt tout céder à Cléomène, que de remplir une seconde fois le Péloponèse de Macédoniens. Quel que fût ce prince, ajoute-t-il, il descendoit d’Hercule; il étoit né à Lacédémone, et il auroit été plus glorieux pour les Péloponésiens d’obéir au dernier des Spartiates qu’à un roi de Macédoine.» Plutarque, grand peintre des hommes célèbres, dont il nous a tracé la vie, mais quelquefois politique médiocre, ne se persuade-t-il pas trop aisément qu’il étoit possible d’engager les Achéens à reconnoître le pouvoir de Cléomène? Il faut s’en rapporter à Polybe, historien presque contemporain, et consommé dans les affaires de la guerre et de la paix. Il nous apprend que ce prince, devenu odieux à toute la Grèce, étoit regardé avec raison comme le tyran de sa patrie et l’ennemi de ses voisins: en vain ses partisans prétendoient-ils le justifier par l’exemple de Lycurgue, qui autrefois avoit fait une sainte violence aux Spartiates pour réformer leurs lois et leurs mœurs. Dans ce législateur on reconnoissoit un père de la patrie, parce qu’il s’étoit oublié lui-même dans son entreprise, pour ne s’occuper que du bien public et du soin de rendre ses concitoyens aussi vertueux que lui-même. Cléomène, au contraire, commença sa réforme par empoisonner Euridamas, son collègue à la royauté. Il dépouilla tyranniquement les sénateurs de leur pouvoir, et en créa d’autres à qui il ne laissa qu’un vain titre; il se défit des éphores; et profitant, comme auteur de la révolution, du crédit qu’elle lui donnoit, pour se rendre absolu dans sa patrie, s’il fit quelques lois sages, ce fut en tyran injuste, dissimulé et sans foi. Si ce prince, semblable au portrait infidelle qu’en fait Plutarque, avoit en effet rétabli le gouvernement de Lycurgue, Lacédémone, bien loin de vouloir asservir les Achéens, n’auroit demandé qu’à s’associer à leur ligue, et c’eût été le plus grand bonheur de la Grèce. Mais dès que Cléomène, avare, ambitieux, empoisonneur, paroissoit aux yeux des Grecs souillé de tant de vices, je voudrois que Plutarque nous apprît par quel secret, à la place d’Aratus, il eût persuadé aux villes de la confédération achéenne de renoncer à leur liberté. Qu’importoit aux peuples du Péloponèse que les Spartiates eussent repris leur ancien courage et leur discipline militaire, si ces vertus nouvelles ne devoient servir que d’instrumens à l’ambition de Cléomène? Lacédémone n’en devoit paroître que plus odieuse à ses voisins. Plutarque ignoroit-il qu’un peuple ne se dépouille jamais volontairement de son indépendance, et que plutôt que de se soumettre à un maître qui veut l’envahir par la force, il se fera lui-même un tyran? Tel est le cours des passions dans le cœur des hommes. D’ailleurs la ligue des Achéens étoit composée de plusieurs villes qui auroient préféré de s’ensevelir sous leurs ruines, au chagrin de renoncer à la haine invétérée qu’elles avoient contre les Spartiates: peut-être n’auroient-elles perdu qu’avec peine leur ressentiment, quand Lacédémone, sous la main d’un second Lycurgue, auroit repris à la fois toutes ses anciennes vertus. Polybe nous avertit que si Aratus n’eût pas recherché la protection des Macédoniens, Messène et Mégalopolis alloient y recourir, en se séparant de la ligue. Toutes les autres villes du Péloponèse ne devoient-elles pas avoir à peu près la même politique; puisque Cléomène, en promettant d’abolir les dettes et de faire un nouveau partage des terres dans ses conquêtes, avoit soulevé contre lui les citoyens qui jouissoient de la principale autorité dans le Péloponèse? Ce qui a le plus vivement frappé Plutarque, c’est qu’après la défaite entière de Cléomène et des Spartiates à Sélasie, Antigone, surnommé Doson, et régent de la Macédoine pendant la minorité de Philippe, fils de Démétrius, mit en quelque sorte des entraves au Péloponèse. Sans doute que les peuples de la ligue Achéenne dûrent voir avec inquiétude les garnisons que Philippe tenoit à Corinthe et à Orchomène; sans doute que leur liberté en souffrit; mais est-ce un motif suffisant pour condamner Aratus? Les Péloponésiens auroient-ils été plus libres et plus heureux en se livrant à la foi de Lacédémone? La cour de Macédoine respecta leur gouvernement, leurs lois, leurs coutumes et leurs magistrats; l’ambitieux Cléomène n’auroit-il pas au contraire abusé insolemment de ses avantages? Aratus a été un des plus grands personnages de l’antiquité; mais tel est le sort des hommes d’état, qu’on les juge souvent sans considérer que la politique, soumise à la fatalité des circonstances qui l’enchaînent, ne voit quelquefois autour d’elle que des écueils, et n’a de choix à faire qu’entre des malheurs. Aratus fait prendre à sa république, trop foible pour résister à Cléomène, le seul parti qui pouvoit prévenir sa ruine; il la retient sur le bord du précipice, il l’empêche d’y tomber; et on le blâme, parce que les Achéens, en conservant leur liberté, se trouvent forcés d’avoir des ménagemens pour la cour de Macédoine. Puisqu’enfin les vices avec lesquels la Grèce s’étoit familiarisée ne lui permettoient plus de reprendre ce sage gouvernement qui l’avoit rendue autrefois heureuse et puissante, on regardera l’alliance que les Achéens contractèrent avec Antigone Doson comme l’événement le plus heureux pour les Grecs et les Macédoniens, si on fait attention à la guerre qui s’éleva bientôt entre les deux peuples les plus puissans du monde, et qui, préparant un maître aux nations, devoit leur donner de nouveaux intérêts. Tandis que la Grèce s’occupoit du spectacle que lui présentoit la descente des Carthaginois en Italie, et qu’incertaine entre le génie d’Annibal et le génie de la république Romaine, elle ne prévoyoit point encore qu’elle seroit un jour la victime de cette guerre: «qu’il seroit à souhaiter, disoit Agelaüs de Naupacte, que les Dieux commençassent à nous inspirer des sentimens d’union et de concorde, afin que, réunissant nos forces, notre patrie se trouve à couvert des insultes des Barbares! Il n’est pas besoin, ajoutoit-il, de beaucoup de politique pour prévoir que le vainqueur, quel qu’il soit, Carthaginois ou Romain, ne se bornera point à l’empire de l’Italie et de la Sicile. Son ambition s’y trouveroit trop à l’étroit; il portera ses armes dans notre patrie. Si la nue qui nous menace du côté de l’occident vient à fondre sur nous, craignons de ne pouvoir résister à l’orage. Nous ne serons plus les maîtres de faire la guerre, ni de traiter de la paix à notre gré; nous serons condamnés à obéir.» Pour justifier les justes alarmes d’Agelaüs, il suffiroit de faire connoître ici le génie des Romains, de rechercher les causes de la grandeur de ce peuple ambitieux, qui, étant parvenu de l’état le plus bas à la plus haute élévation, et poussé par les ressorts de son gouvernement à s’étendre, ne pouvoit cesser de vaincre qu’après avoir tout soumis, ou qu’après avoir été lui-même vaincu par sa prospérité. Les Romains en effet marchoient à la monarchie universelle; toutes leurs institutions en faisoient une nation guerrière qui devoit haïr le repos, parce que la guerre, loin de l’épuiser, multiplioit, par une espèce de prodige, ses forces et ses ressources. Ils avoient contracté depuis leur naissance l’habitude de se mêler dans les affaires qui devoient en apparence leur paroître indifférentes; il étoit impossible d’être leurs voisins, sans devenir leurs ennemis, ou leurs sujets sous le nom d’alliés; et leur ambition extrême étoit toujours cachée sous le voile de la justice, de la modération et de la magnanimité: la manière dont ils avoient subjugué l’Italie, la Sicile et la Sardaigne, apprenoit ce qu’ils feroient en s’agrandissant, et qu’ils retomberoient sur la Grèce ou sur la Macédoine dès qu’ils auroient vaincu l’Afrique. «La Grèce ni la Macédoine, disoit Agelaüs, ne pourront jamais résister séparément aux forces du vainqueur. Nous avons besoin de votre secours, continuoit-il, en adressant la parole à Philippe, pour nous soutenir contre les barbares. Les Dieux vous ont mis en état de protéger notre liberté, profitez de cette faveur; mais en défendant les Grecs, songez que vous travaillez pour vous-même; songez que votre royaume trouvera à son tour dans leur amitié toutes les ressources nécessaires à sa grandeur. La bonne-foi doit être votre seule politique. Si les Grecs soupçonnent que vous ne défendiez l’entrée de leur pays aux étrangers que pour vous en réserver la conquête, je vous annonce que tout est perdu. Nos villes alarmées ne craindront point de s’allier aux Barbares; et la douceur de se venger de vous, les fera courir à leur ruine, pourvu qu’elles vous perdent.» C’étoit à Philippe, instruit par le conseil d’Agelaüs, à qui ses lumières découvroient l’avenir, qu’il appartenoit de faire le rôle de Thémistocle dans une conjoncture si critique: quoiqu’il ne dût pas avoir affaire à des Xercès, à des Mardonius, ni à des soldats d’Asie, il auroit encore opposé aux légions romaines des hommes capables de les étonner, et peut-être même de mettre des bornes à leurs conquêtes, s’il eût continué à se conduire les principes sages et modérés qui illustrèrent le commencement de son règne, et qu’Antigone Doson lui avoit donnés. La nature, disent les historiens, avoit réuni dans Philippe toutes les qualités qui honorent le trône. Il avoit l’esprit vif, étendu et pénétrant. Une valeur héroïque étoit d’autant plus propre à lui gagner les cœurs, qu’il possédoit en même temps cet art enchanteur de plaire, fruit de l’affabilité, jointe à la puissance et aux talens. Il aimoit la gloire avec passion, et ne pensoit pas qu’elle pût être unie à l’injustice. Une sage modération écartoit tous les soupçons qui auroient pu tenir les Grecs en garde contre lui. Tant de vertus disparurent en un jour; phénomène, si je puis parler ainsi, d’autant plus surprenant, que ce prince, entouré depuis long-temps de ces hommes vils qui ne peuvent s’élever à la fortune, qu’en rendant leur maître aussi méprisable qu’eux, sembloit avoir un caractère éprouvé. Démétrius de Phare chatouilla l’ambition de Philippe, en lui faisant envisager la conquête de l’Italie comme une entreprise aisée après la bataille de Cannes. Les Romains, s’il falloit l’en croire, ne pouvoient se relever de leurs pertes; et il étoit impossible à une république aussi mal gouvernée que Carthage, d’affermir son empire sur les vaincus, et de conserver sa proie, si Philippe tentoit de la lui enlever. Ce prince, enivré des espérances que lui donnoit Démétrius, négligea sur-le-champ ses vrais intérêts, pour faire autant de fautes qu’il fit de démarches. Au lieu de profiter de ses avantages sur les Etoliens, et de les réduire à ne pouvoir plus troubler la paix de la Grèce, et la bonne intelligence qui régnoit entre le Péloponèse et la Macédoine, il rechercha leur amitié, et se rendit suspect, en faisant alliance avec un peuple qui étoit odieux à tous les Grecs: étrange conduite! de se brouiller avec ses voisins, parce qu’on médite la conquête d’une province éloignée. Si Philippe croyoit que le génie puissant d’Annibal dût détruire la république Romaine, il devoit attendre, pour se livrer à son ambition, que l’Italie fût soumise à des marchands, qu’Annibal mourût, et que les Carthaginois cessassent d’être redoutables. S’il se défioit au contraire des succès de ce général, et que par une connoissance plus profonde du gouvernement, des mœurs et de la politique des Romains, il jugeât que leurs ressources étoient plus grandes que leurs pertes, et qu’il falloit les détruire pour les empêcher de devenir les maîtres du monde; il devoit sans doute, en se liguant avec Annibal, l’aider de toutes ses forces, et faire en sa faveur les efforts que Carthage elle-même auroit dû faire. Cependant, il se laissa effrayer par les premières menaces que lui firent les Romains, en apprenant son traité, et passa d’une extrême confiance à une crainte extrême, quand il vit qu’ils conservoient les plus grandes espérances dans les plus grands malheurs, et qu’à demi vaincus, ils avoient le courage d’insulter les côtes de son royaume. Il se repentit de son entreprise; et n’y renonçant qu’à moitié, ne fit encore que de nouvelles fautes pour réparer celles qu’il avoit déjà faites. Juge-t-il qu’il doit se préparer à la guerre et se mettre en état de défense contre les Romains? Il oublie les sages conseils d’Agelaüs, croit que pour augmenter ses forces, il faut commencer par asservir la Grèce, et se fait follement un nouvel ennemi. Chaque démarche de Philippe ne sert qu’à multiplier ses embarras et ses dangers. Il ne cherche que des prétextes pour subjuguer la Grèce; il s’indigne de la paix qui y règne, fait naître des troubles et ranime les anciennes divisions. Si les Messéniens ont dans leur ville des querelles domestiques, «n’avez-vous pas, dit-il aux riches, des lois pour réprimer l’insolence de la multitude? Manquez-vous de bras, dit-il au peuple, pour vous faire justice de vos tyrans?» Il fait empoisonner Aratus, Euryclide et Micon; ces attentats le rendirent infâme, et ses alliés devinrent ses ennemis. Les Achéens, malgré leur patience, se soulevèrent; et sous la conduite d’un aussi grand capitaine que Philopemen, qu’on a appelé le dernier des Grecs, et qui avoit pris Epaminondas pour modèle, ils défendirent leur liberté avec plus de courage que les Grecs n’auroient osé l’espérer. Philippe, dont toutes les espérances étoient évanouies, voyoit que l’Italie échappoit aux Carthaginois; il ne pouvoit réduire les Achéens, il redoutoit la vengeance des Romains: ses revers l’aigrirent, et ne consultant que sa colère et sa crainte, il devint enfin par désespoir le plus odieux des tyrans. La république romaine conservoit encore cette austérité de mœurs qui l’a rendue si puissante, quand les Etoliens, l’Achaïe et Athènes l’invitèrent à les venger des violences de Philippe. Rome, enrichie des dépouilles de Carthage, pouvoit suffire aux frais des guerres les plus dispendieuses. Ses richesses renfermées dans le trésor public, n’avoient pas encore porté la corruption dans les maisons des citoyens. L’union la plus intime subsistoit entr’eux; et les dangers dont Annibal les avoit menacés, n’avoient fait que donner une nouvelle force aux ressorts du gouvernement. Les Romains, enfin, étoient plus persuadés que jamais que tout étoit possible à leur patience, à leur amour pour la gloire, et au courage de leurs légions. Quelque légère connoissance qu’on ait, de la seconde guerre punique, on doit sentir quelle étrange disproportion il y avoit entre les forces de la Macédoine et celles de la république Romaine, secondée par une partie des Grecs: aussi Philippe fut-il vaincu et obligé de souscrire aux conditions d’une paix humiliante, qui lui fit perdre les places qu’il occupoit dans la Grèce, le laissa sans vaisseaux et épuisa ses finances. Les Romains essayèrent dès-lors, sur les Grecs, cette politique adroite et savante qui avoit déjà trompé et asservi tant de nations. Sous prétexte de rendre à chaque ville sa liberté, ses lois et son gouvernement, ils défendirent toute alliance, et mirent par-là la Grèce dans l’impuissance d’avoir un même intérêt et de se réunir. La république Romaine commença à dominer les Grecs par les Grecs mêmes; ce fut par leurs vices qu’elle voulut d’abord les avilir et les affoiblir, afin de les opprimer plus aisément par la force des armes. Elle se fit des partisans zélés, dans chaque ville, en comblant de bienfaits les citoyens qui lui furent les plus attachés. L’histoire a conservé les noms de plusieurs de ces hommes infâmes, qui, tour-à-tour délateurs de leurs concitoyens à Rome, et artisans de la tyrannie dans leur patrie, prétendoient qu’il n’y avoit plus dans la Grèce d’autre droit, d’autres lois, d’autres mœurs, d’autres usages que la volonté des Romains. Au moindre différend qui s’élevoit, la république offroit sa médiation pour accoutumer les Grecs à la reconnoître pour juge; ne parloit que de paix, parce qu’elle vouloit avoir seule le privilége de faire la guerre; donnoit des conseils, hasardoit quelquefois des ordres, mais toujours dans des circonstances favorables, et en cachant son ambition sous le voile spécieux du bien public. Les Etoliens s’étoient promis de grands avantages en favorisant les armes des Romains contre Philippe; et pour toute récompense, ils se virent forcés à ne plus troubler la Grèce par leurs brigandages, et à périr de misère s’ils ne s’accoutumoient au travail, et ne réparoient par une industrie honnête les maux que leur faisoit la paix. Ils se crurent accablés sous une tyrannie insupportable; ils méditèrent une révolte; mais n’espérant pas de secouer le joug des Romains sans un secours étranger, ils firent passer quelques-uns de leurs citoyens à la cour de Syrie, pour engager Antiochus à prendre les armes contre la république Romaine. La défaite de ce prince, lui fit perdre l’Asie mineure; et les Grecs, désormais sans ressources, se trouvèrent enveloppés de toutes parts de la puissance des Romains. Le premier fruit que les vainqueurs retirèrent de cet avantage, ce fut la ruine des Etoliens. La république Romaine leur accorda la paix, mais à condition que toujours prêts à marcher sous ses ordres, ils ne donneroient jamais aucun secours à ses ennemis ni à ceux de ses alliés. La ligue Etolienne paya deux cens talens aux Romains, et s’obligea de leur en donner encore trois cens dans l’espace de six années. Elle livra quarante de ses principaux citoyens qui furent envoyés à Rome, et il ne lui fut permis de choisir ses magistrats que parmi ses otages. Les villes de la confédération qui avoient désapprouvé son alliance avec Antiochus, furent déclarées libres. Enfin, les Romains donnèrent aux Acarnaniens, pour prix de leur fidélité, la ville et le territoire des Eniades. Ne pouvant plus offenser leurs voisins, les Etoliens, dit Polybe, tournèrent leur fureur contr’eux-mêmes; et leurs discordes domestiques les portèrent aux violences les plus atroces. Ce peuple acheva de venger les Grecs de son inhumanité, et on ne vit, dans toute l’Etolie, qu’injustices, confusion, meurtres et assassinats. Les Grecs, toujours jaloux de leur liberté, et cependant de jour en jour moins libres, connurent la faute qu’ils avoient faite d’implorer la protection de la république Romaine contre Philippe: pour se venger d’un ennemi auquel ils pouvoient résister, ils s’étoient donné un maître auquel il falloit obéir. Ils virent avec joie que Persée tentât de sortir de l’abaissement où les Romains le tenoient; mais ce prince téméraire et timide fut vaincu comme Philippe son père, et traité avec plus de rigueur. Il orna le triomphe de Paul Emile; le trône de Philippe et d’Alexandre ne subsista plus; la Macédoine, qui avoit subjugué l’Asie entière, devint une province romaine: les vainqueurs en transportèrent les habitans d’une contrée dans l’autre pour la rendre docile et obéissante; et la Grèce vit avec frayeur une image du sort qui l’attendoit, si elle essayoit de se soulever contre une république, qui, commençant à perdre ses mœurs, commençoit à ne plus respecter ses lois; et que l’excès de sa prospérité invitoit déjà à abuser de son pouvoir. Le sénat Romain prit l’habitude de citer devant lui les villes entre lesquelles il s’élevoit quelque différend; il ne proposoit que des conseils, il ne parloit que comme arbitre; mais les Grecs éprouvèrent que c’étoit un crime que de ne pas obéir. Au milieu de cet assujetissement général, la ligue seule des Achéens se piquoit d’un reste de liberté: elle régloit encore ses affaires domestiques, et faisoit des alliances, sans consulter le sénat; elle croyoit avoir des droits; elle en parloit sans cesse, et cependant étoit assez prudente pour n’oser presque pas en jouir. «Si ce que les Romains exigent de nous,» disoient d’après Philopemen les Achéens les plus accrédités dans leur nation, «est conforme aux lois, à la justice et aux traités que nous avons passés avec eux, ne balançons point à leur montrer une sage déférence; mais si leurs prétentions blessent notre liberté et nos usages, faisons-leur connoître les raisons que nous avons de ne pas nous y soumettre. Remontrances, prières, bon droit, tout est-il inutile; prenons les dieux à témoins de l’injustice qu’on nous fait, mais obéissons encore, et cédons à la violence, ou plutôt à la nécessité.» Ce mêlange de soumission et de fermeté, de crainte et de courage, rendoit les Achéens suspects; et c’étoit par sa sagesse à prévenir les plus petits dangers que la république Romaine cimentoit chaque jour la grandeur de sa fortune. Elle craignit donc que l’orgueil des Achéens, s’il n’étoit réprimé, ne devînt contagieux dans la Grèce, et n’y réveillât le souvenir de son ancienne indépendance. D’ailleurs elle étoit parvenue à une trop haute élévation, et tous les peuples étoient trop humiliés devant elle, pour qu’elle ne confondît pas les remontrances et la rebellion. Se plaindre, c’étoit lui manquer de respect; et tout ce que l’Achaïe avoit d’honnêtes gens et de bons citoyens fut condamné par un décret de bannissement à abandonner sa patrie. Cet exemple de sévérité auroit dû étouffer jusqu’à l’espérance de la liberté dans le Péloponèse; il y aigrit au contraire les esprits. On se plaignit, on murmura sans retenue; et comme si on eût voulu s’essayer à la révolte, en s’accoutumant à mépriser les Romains, on publia que leur empire n’étoit que l’ouvrage de la fortune. Quelqu’insensée que fut cette manière de penser, elle devoit s’accréditer chez un peuple vain, et qui, traitant les étrangers de barbares, se flattoit de posséder seul tous les talents. Les Achéens ne tardèrent pas à être les victimes de leur vanité. La république Romaine, qui ne cherchoit qu’une occasion de les humilier, profita du différent qui s’étoit élevé entr’eux et les Spartiates, pour nommer des commissaires qui, sous prétexte de les juger, étoient chargés d’affoiblir la confédération Achéenne, et de détacher de son alliance le plus de villes qu’il seroit possible, mais sur-tout Sparte, Argos, Corinthe, Orchomène et Héraclée. Les Achéens osèrent donner des marques de mépris aux députés de Rome; mais cette république, dont la politique savoit si bien pousser à sa ruine un peuple assez sage pour s’en éloigner, et feindre de prêter une main secourable à celui qui s’y précipitoit de lui-même, dissimula l’injure qu’on avoit faite à ses ministres. Le sénat nomma de nouveaux commissaires, qu’il chargea de se conduire avec beaucoup de douceur, et d’inviter seulement les Achéens à rappeler leurs troupes, et cesser les hostilités qu’ils avoient commencées sur le territoire de Sparte. Par cette conduite, en apparence si modérée, les Romains ne cherchoient qu’à mettre l’Achaïe dans son tort, et justifier l’extrême sévérité dont ils vouloient user à son égard. Plus ils affectoient de ménagemens et de modération, plus les Achéens enhardis montrèrent de fierté et d’insolence. Diéus et Critolaüs gouvernoient alors la ligue; et Polybe nous les dépeint comme deux scélérats, dont l’empire étoit absolu sur tout ce qu’il y avoit de citoyens déshonorés ou assez ruinés pour n’avoir rien à perdre dans la ruine de leur patrie. On crut, sur la foi de ces deux hommes, que la douceur affectée de la république romaine n’étoit que le fruit de sa crainte. Ils persuadèrent aux Achéens, qu’occupée par une troisième guerre contre un peuple aussi puissant que les Carthaginois, elle avoit d’abord tâché d’intimider les Grecs par une ambassade fastueuse; mais que cette voye ne lui ayant pas réussi, elle avoit envoyé de nouveaux ambassadeurs, dont la conduite plus modérée faisoit voir que les Romains n’osoient se faire de nouveaux ennemis, et se repentoient d’avoir ébranlé par leur tyrannie l’empire qu’ils avoient pris sur la Grèce, et dont il étoit temps qu’elle s’affranchit. «Puisque Rome tremble, disoient-ils, il faut renoncer aujourd’hui et sans retour à la liberté, ou profiter de cette dernière occasion pour la défendre et l’affermir.» Ces sentimens passèrent dans tous les cœurs, et les seconds députés des Romains n’eurent pas un succès plus heureux que les premiers. Métellus qui commandoit en Macédoine, n’oublia rien pour dissiper l’erreur des Achéens, et les porter à obéir; mais tous ses efforts étant infructueux, il fit enfin marcher contr’eux les légions. L’Achaïe de son côté s’étoit préparée à la guerre; les armées se joignirent dans la Locride; et malgré l’échec considérable que les Achéens y reçurent, ils ne désespérèrent pas encore de leur salut. Critolaüs avoit été tué; Diéus, son collègue, rassembla à la hâte les débris de l’armée battue; et armant jusqu’aux esclaves, se crut en état de défier encore une fois la fortune des Romains. Métellus, qui s’étoit avancé près de Corinthe, ne se lassoit point de faire de nouvelles propositions de paix, lorsque Mummius prit le commandement de l’armée. Ce consul, aussi fameux dans la Grèce par la rusticité de ses mœurs et son ignorance pour les arts qui la charmoient, que par la dureté dont il usa à son égard, défit entièrement les Achéens; et leur consternation égala après la bataille la confiance téméraire avec laquelle ils s’y étoient présentés. Il étoit naturel que ce qui avoit échappé à l’épée des romains, se réfugiât dans Corinthe; et en défendant une place qui étoit la clef du Péloponèse, fit une résistance assez vigoureuse pour obtenir une capitulation honorable, ou justifier la témérité qui lui avoit mis les armes à la main. Mais les soldats consternés s’y crurent trop près de leurs vainqueurs; ils fuirent en se débandant dans l’intérieur du Péloponèse, et la plupart des Corinthiens, à qui l’effroi de l’armée s’étoit communiqué, abandonnèrent eux-mêmes leur ville. Mummius la livra au pillage. Tout citoyen qui n’avoit pas fui fut passé au fil de l’épée; femmes, filles, enfans, tout fut vendu. La superbe Corinthe fut réduite en cendres, et la liberté des Grecs ensevelie sous ses ruines. On abattit les murailles de toutes les villes qui avoient eu part à la révolte. Le gouvernement populaire fut aboli par-tout. En un mot, la Grèce perdit ses lois et ses magistrats, et, gouvernée par un prêteur, devint une province Romaine, sous le nom de province d’Achaïe. Tel fut le sort de la nation peut-être la plus illustre de l’antiquité, et dont la réputation, dans sa décadence même, donna de la jalousie aux Romains. Est-il un peuple dont l’histoire offre aux méditations de la politique des maximes plus sûres et en plus grand nombre sur tout ce qui peut faire le bonheur ou le malheur des sociétés? Depuis Lycurgue, jusqu’au temps malheureux que l’ambition alluma la guerre du Péloponèse, s’il s’éleva quelques querelles entre les Grecs, les haines et les vengeances ne furent point implacables; leurs institutions étoient telles, que la raison reprenant promptement son empire sur les passions, la paix étoit rétablie avant qu’on eût éprouvé l’impuissance de continuer la guerre, ou conçu l’espérance de faire des conquêtes. L’amour de la paix, toujours uni à l’amour de la gloire, ne dégénéra point pendant ces temps heureux en une indolence molle et oisive, qui, en rendant la Grèce méprisable à ses voisins, lui auroit fait des ennemis. Les Grecs, préparés par leurs jeux aux exercices de la guerre, étoient toujours prêts à défendre leur patrie; ils auroient plutôt péri que de souffrir un affront; et par une espèce de prodige, ces citoyens soldats n’abusoient cependant, ni de leur courage, ni de leur discipline, ni de leurs avantages contre leurs voisins, et ne songeoient point à les dépouiller de leurs biens. La Grèce n’a eu presqu’aucune république qui ne se soit rendue célèbre. Je ne parlerai point d’Athènes, de Corinthe, de l’Arcadie, de la Béotie, etc. Mais quelle société offrit jamais à la raison un spectacle plus noble, plus sublime que Lacédémone? Pendant près de six cents ans les lois de Lycurgue, les plus sages qui aient été données aux hommes, y furent observées avec la fidélité la plus religieuse. Quel peuple aussi attaché à toutes les vertus que les Spartiates, donna jamais des exemples si grands, si continuels de modération, de patience, de courage, de magnanimité, de tempérance, de justice, de mépris des richesses, et d’amour de la liberté et de la patrie? En lisant leur histoire, nous nous sentons échauffer; si nous portons encore dans le cœur quelque germe de vertu, notre ame s’élève, et semble vouloir franchir les limites étroites dans lesquelles la corruption de notre siècle nous retient. Quoi qu’en dise un des plus judicieux écrivains de l’antiquité, qui cherche à diminuer la gloire des Grecs, leur histoire ne tire point son principal lustre du génie et de l’art des grands hommes qui l’ont écrite. Peut-on jeter les yeux sur tout le corps de la nation Grecque, et ne pas avouer qu’elle s’élève quelquefois au-dessus des forces de l’humanité? On voit quelquefois tout un peuple être magnanime comme Thémistocle, et juste comme Aristide. Salluste nieroit-il que Marathon, les Thermopyles, Salamine, Platée, Micale, la retraite des dix mille, et tant d’autres exploits exécutés dans le sein même de la Grèce pendant le cours de ses guerres domestiques, ne soient au-dessus des louanges que leur ont données les historiens? Les Romains n’ont vaincu les Grecs que par les Grecs mêmes. Mais quelle auroit été la fortune de ces conquérants, si au lieu de porter la guerre dans la Grèce corrompue par mille vices, et affoiblie par ses haines et ses divisions intestines, ils y avoient trouvé ces capitaines, ces soldats, ces magistrats, ces citoyens qui avoient triomphé des armes de Xercès? Le courage auroit alors été opposé au courage; la discipline à la discipline; la tempérance à la tempérance; les lumières aux lumières; l’amour de la liberté, de la patrie et de la gloire, à l’amour de la liberté, de la patrie et de la gloire. Un éloge particulier que mérite la Grèce, c’est d’avoir produit les plus grands hommes dont l’histoire doive conserver le souvenir. Je n’en excepte pas la république Romaine, dont le gouvernement étoit toutefois si propre à échauffer les esprits, exciter les talents, et les produire dans tout leur jour. Qu’opposera-t-elle à un Lycurgue, à un Thémistocle, à un Cimon, à un Epaminondas, etc? On peut dire que la grandeur des Romains est l’ouvrage de toute la république; aucun citoyen de Rome ne s’élève au-dessus de son siècle et de la sagesse de l’état, pour prendre un nouvel essor et lui donner une face nouvelle. Chaque Romain n’est sage, n’est grand que par la sagesse et le courage du gouvernement; il suit la route tracée, et le plus grand homme ne fait qu’y avancer de quelques pas plus que les autres. Dans la Grèce, au contraire, je vois souvent de ces génies vastes, puissans et créateurs, qui résistent au torrent de l’habitude, qui se prêtent à tous les besoins différens de l’état, qui s’ouvrent un chemin nouveau, et qui, en se portant dans l’avenir, se rendent les maîtres des événemens. La Grèce n’a éprouvé aucun malheur qui n’ait été prévu long-temps d’avance par quelqu’un de ses magistrats; et plusieurs citoyens ont retiré leur patrie du mépris où elle étoit tombée, et l’ont fait paroître avec le plus grand éclat. Quel est au contraire le Romain qui ait dit à sa république, que ses conquêtes devoient la mener à sa ruine? Quand le gouvernement se déformoit, quand on abandonnoit aux proconsuls une autorité qui devoit les affranchir du joug des lois, quel Romain a prédit que la république seroit vaincue par ses propres armées. Quand Rome chanceloit dans sa décadence, quel citoyen est venu à son secours, et a opposé sa sagesse à la fatalité qui sembloit l’entraîner? Dès que les Romains cessèrent d’être libres, ils devinrent les plus lâches des esclaves. Les Grecs, asservis par Philippe et Alexandre, ne désespérèrent pas de recouvrer leur liberté; ils surent en effet se rendre indépendans sous les successeurs de ces princes. S’il s’éleva mille tyrans dans la Grèce, il s’éleva aussi mille Trasibule. Ecrasée enfin sous le poids de ses propres divisions et de la puissance Romaine, la Grèce conserva une sorte d’empire, mais bien honorable sur ses vainqueurs. Ses lumières et son goût pour les lettres, la philosophie et les arts la vengèrent, pour ainsi dire, de sa défaite, et soumirent à leur tour l’orgueil des Romains. Les vainqueurs devinrent les disciples des vaincus, et apprirent une langue que les Homère, les Pindare, les Thucydide, les Xenophon, les Démosthènes, les Platon, les Euripide, etc. avoient embellie de toutes les graces de leur esprit. Des orateurs qui charmoient déjà Rome allèrent puiser chez les Grecs ce goût fin et délicat, peut-être le plus rare des talens, et ces secrets de l’art qui donnent au génie une nouvelle force; ils allèrent, en un mot, se former au talent enchanteur de tout embellir. Dans les écoles de philosophie, où les romains les plus distingués se dépouilloient de leurs préjugés, ils apprenoient à respecter les Grecs; ils rapportoient dans leur patrie leur reconnoissance et leur admiration, et Rome rendoit son joug plus léger; elle craignoit d’abuser des droits de la victoire, et par ses bienfaits distinguoit la Grèce des autres provinces qu’elle avoit soumises. Quelle gloire pour les lettres d’avoir épargné au pays qui les a cultivées des maux dont ses législateurs, ses magistrats et ses capitaines n’avoient pu le garantir? Elles sont vengées du mépris que leur témoigne l’ignorance; et sûres d’être respectées quand il se trouvera d’aussi justes appréciateurs du mérite que les Romains. _FIN des Observations sur l’histoire de la Grèce._ TABLE Des Observations sur l'Histoire de la Grèce A Monsieur l'abbé de R***. pag. I Sommaires. VII Livre premier. 1 Livre second. 63 Livre troisième. 123 Livre quatrième. 187 FIN DE LA TABLE. * * * * * OBSERVATIONS SUR LES ROMAINS. AVERTISSEMENT. Il y a dix ans que je fis imprimer des réflexions sur l’Histoire Romaine et sur l’Histoire de France, sous le titre de _Parallèle des Romains et des Français_. Le public, qui se plaît quelquefois à encourager les jeunes écrivains, fit à mon ouvrage un accueil favorable; mais je ne fus pas long-temps à m’apercevoir que ce que je prenois pour une justice de sa part n’étoit qu’une grâce. Quelques personnes, dont je respecte infiniment les lumières, me firent l’honneur de me croire digne de leurs critiques, et quand, avec ce secours, je vins à revoir mon ouvrage de sang-froid, je trouvai qu’un plan que j’avois jugé très-judicieux, n’étoit en aucune façon raisonnable. Nul ordre, nulle liaison dans les idées, des répétitions sans nombre, des objets présentés sous un faux jour; ce n’étoit pas là les seuls défauts où m’avoit fait tomber la manie du parallèle. Je m’étois vu forcé à passer sous silence plusieurs choses nécessaires, pour faire connoître les peuples dont j’examinois l’histoire, et ce qui est un bien plus grand mal, d’en dire plusieurs que je n’aurois pas dû penser. Au lieu de vouloir corriger mon parallèle incorrigible, pour en faire une nouvelle édition, j’ai cru qu’il falloit composer deux ouvrages tout nouveaux. Je donne aujourd’hui ce qui regarde les Romains; heureux, si en voulant réparer une première faute je n’en fais pas une seconde! _Qualis status urbis, quæ mens exercituum, quis habitus provinciarum, quid in toto terrarum orbe validum, quid ægrum fuerit, ut non modo casus eventusque rerum, sed ratio etiam causæque noscantur._ (Tac. Hist. Liv. I.) SOMMAIRES. LIVRE PREMIER. Du gouvernement des Romains sous leurs rois. Comment le gouvernement de la république se forme et se perfectionne. Ce qui en altère les principes. Des causes qui doivent ruiner la liberté. LIVRE II. Affaires des Gracques, de Marius, de Sylla. Le premier Triumvirat. Guerre civile de César. De la situation et de la conduite de la république après sa mort. Second Triumvirat. Auguste s’empare de toute la puissance publique. LIVRE III. Pourquoi le gouvernement des empereurs doit être despotique. De l’indépendance qu’affectent les armées. Elles disposent de l’empire. Pourquoi elles perdent leur autorité. Nouvelle forme de gouvernement par Dioclétien. LIVRE IV. Du génie militaire des Romains. Leur discipline. Leurs guerres contre les peuples d’Italie. Par quelle politique la république met ses victoires à profit. Comment elle peut suffire à une guerre continuelle. Progrès de ses généraux dans la science des armes. LIVRE V. De Carthage. Ses guerres contre les Romains. Situation des différentes puissances après la seconde guerre Punique. Leur politique. Celle des Romains pour les asservir. Réflexions particulières sur Antiochus. LIVRE VI. Abus que les Romains font de leur puissance. Leur énorme avarice. Comment ils perdent ce qui avoit fait la sûreté et la grandeur de la république. Etat de l’empire sous Constantin. Ruine de l’empire d’Occident. Foiblesse et ruine de l’empire d’Orient. OBSERVATIONS SUR LES ROMAINS. LIVRE PREMIER. Quand Romulus jeta les fondemens de Rome, l’Italie, composée de presqu’autant d’états différens qu’il y avoit de villes, offroit une image de la société naissante. Chaque république n’y possédoit guère que les terres nécessaires pour nourrir ses habitans; ils vivoient du travail de leurs mains, et la pauvreté ne permettant encore qu’à peu de passions d’agir, tenoit lieu de cette foule d’institutions, par lesquelles la politique a dû réprimer depuis les vices qui sont une suite nécessaire de la politesse et du luxe des grands états. Une valeur brutale fut la seule vertu des esclaves fugitifs et des brigands à qui Rome servit d’asyle; ce n’étoit pas des citoyens, mais des soldats unis par le désir commun de piller. Plus ils avoient besoin d’apprendre à obéir, moins il étoit aisé de les accoutumer au joug des lois, et Romulus qui craignoit leur indocilité, ne parut législateur que pour se démettre de l’autorité qui sembloit lui appartenir. Après avoir distribué Rome, selon ses différens quartiers, en tribus[1] et en curies, dont chacune devoit, à la pluralité des voix, former un suffrage dans les assemblées du champ de Mars et de la place publique; il laissa aux Romains tout ce qui constitue en effet l’autorité souveraine, c’est-à-dire, le droit d’ordonner de la guerre et de la paix, de faire ou de changer les lois, et de choisir les magistrats. Mais ce prince ambitieux étoit trop jaloux du commandement, pour ne pas retirer d’une main ce qu’il accordoit de l’autre à ses sujets; et tandis que cédant à la nécessité, il feignoit de n’être que l’organe de leur volonté, il aspiroit en secret à être l’ame de leurs mouvemens. [1] Romulus partagea les Romains en trois tribus. _Tribus Ramnensium_, _Tatientium_, _Lucerum_; et chaque tribu en dix curies. Les comices, ou assemblées de la nation, étoient convoquées par tribus ou par curies, _comicia tributa_, _comicia curiata_. Chaque tribu et chaque curie avoit sa place marquée dans le champ de Mars et dans la place publique. Tarquin l’ancien doubla le nombre des tribus. Rome continuant de jour en jour à s’étendre, Servius Tullius fit une nouvelle distribution des citoyens. Il partagea la ville en quatre quartiers, et son territoire en quinze ou dix-sept. Les tribus de la ville furent d’abord les plus considérables; mais l’an de Rome 450, le censeur Fabius y incorpora les affranchis, les gens du marché, &c. ce qui les avilit, et l’on transporta les familles considérables dans les tribus de la campagne. Les tribus furent successivement multipliées jusqu’au nombre de trente-cinq; celui des curies demeura toujours fixé à trente. La création d’un sénat et les prérogatives qui lui furent accordées, telle que de servir de conseil au prince, de porter aux assemblées de la nation les matières sur lesquelles elle devoit délibérer, d’être chargé d’en exécuter les ordres, ou d’en faire observer les lois, loin de porter atteinte à la liberté publique, auroient affermi ses fondemens, si le peuple eût disposé des places du sénat. Mais comme Romulus avoit lui-même choisi les premiers sénateurs, il se réserva le droit de nommer à son gré leurs successeurs; et l’on imagine sans peine combien ce nouveau privilége dut augmenter le crédit d’un prince qui étoit déjà le premier juge de ses citoyens, général d’armée et chef de la religion. On briguoit sa faveur pour obtenir une place dans le sénat; Romulus, qui ne devoit être qu’un magistrat, eut des courtisans; et plus leur nombre se multiplia, plus son autorité fut grande dans les comices. Sans doute que ce prince, qui voyoit avec plaisir l’orgueil des nouveaux sénateurs, et avec quel soin ils cherchoient à former un corps séparé du peuple, sentit que s’il réussissoit à établir une distinction entre les familles Romaines, et à former une noblesse dont la qualité propre est dans tous les temps et dans tous les lieux de mépriser le peuple, il en résulteroit des haines et une diversité d’intérêts avantageuse à son autorité. Il affecta donc pendant tout son règne de n’élever à la dignité de sénateurs que les fils de ceux qui en avoient été honorés. Numa suivit cet exemple sans avoir les mêmes vues; et sous ses successeurs, les familles qui descendoient des deux cents sénateurs que Romulus avoit créés, abusant d’un usage qui leur étoit favorable, se crurent seules en droit d’entrer dans le sénat. Ces prétentions choquèrent le peuple, et quand il en murmura, Tarquin l’ancien, qui ne songeoit qu’à faire disparoître l’égalité, le seul principe solide de la liberté, créa cent nouveaux sénateurs[2] dans l’ordre des plébéïens; et satisfaisant par cette politique les familles puissantes du peuple, qui souffroient impatiemment l’orgueil et les distinctions des patriciens, il assura l’état encore douteux de la noblesse[3]. [2] Romulus n’avoit d’abord fait que cent sénateurs, il en créa encore cent nouveaux après que les Sabins se furent incorporés à sa nation. On les nommoit par respect pour leur âge, _patres_, d’où leurs descendans prirent le nom de _patricii_, patriciens. _Patres certè ab honore, patriciique progenies eorum appellati._ Tit. Liv. [3] Les Romains mettoient une différence entre les familles des premiers sénateurs, et celles à qui Tarquin l’ancien ouvrit le sénat; ces dernières étoient appelées, _Nobiles minorum gentium_. Dès-lors un prince habile à profiter des passions des Romains, ne fut plus réduit à n’être que le ministre de la république; il dominoit les nobles par l’ambition qu’ils avoient d’entrer dans le sénat, et tour-à-tour, il pouvoit, suivant les circonstances, se servir de son crédit auprès des sénateurs pour étendre son empire sur les plébéïens, et de l’autorité de ceux-ci pour intimider le sénat et lui en imposer. Quelque considérables que fussent ces progrès de l’autorité royale, ils ne nuisoient point encore au bien public. Le peuple gouverné sans qu’il s’en aperçut, conservoit cette dignité, qui seule est capable de le rendre bon citoyen: la noblesse, toujours contenue dans le devoir par le prince et par le peuple, n’osoit, malgré son orgueil et sa puissance, s’abandonner à des prétentions immodérées; et le prince obligé de mesurer toutes ses démarches, et de n’agir que par insinuation, ne laissoit craindre de sa part ni injustice ni violence. En un mot, toutes les parties de l’état étoient contraintes de se respecter les unes les autres, et de cet intérêt particulier de chaque ordre de la nation, naissoit naturellement le remède des maux passagers que produisoient les passions. Ce ne devoit être qu’un prince méchant qui tentât d’altérer cette constitution; sa ruine cependant fut l’ouvrage d’un prince modéré, de Servius Tullius même, qui, au rapport des historiens, avoit songé à abdiquer la couronne, pour ne laisser au-dessus de ses sujets que les lois, dont deux magistrats annuels devoient être les ministres. Soit que sans en prévoir les suites fâcheuses, il fût entraîné par le projet de ses prédécesseurs d’agrandir le pouvoir des patriciens; soit que fatigué des mouvemens et des débats de la place publique, il craignît qu’ils ne dégénérassent en séditions, ou qu’il crût juste de confier toute l’administration de la république à ceux qui, par leur fortune, y devoient prendre un plus grand intérêt; il ne travailla qu’à abaisser les plébéïens, et il y réussit sous prétexte de faire un établissement qui leur fut avantageux. Il faut se rappeler que dans le partage que Romulus fit du territoire de Rome, chaque citoyen eut deux arpens de terre, et que les fortunes étant égales, chacun contribua également aux charges de l’état. Depuis il s’étoit fait de grands changemens dans les possessions; et quoique plusieurs familles ne jouissent d’aucun domaine, tandis que d’autres avoient considérablement augmenté le leur, on suivoit toujours la même méthode à l’égard des subsides. Tullius en fit aisément sentir l’injustice; le peuple demanda un remède à ce désordre, qui lui paroissoit intolérable; et la noblesse, peut-être instruite des desseins secrets du prince, ou qui craignoit d’engager par sa résistance les plébéïens à demander un nouveau partage des terres, consentit à payer les impositions d’une manière proportionnée à ses richesses. Tullius fit le cens, c’est-à-dire, le dénombrement des citoyens, et chacun donna une déclaration fidelle de ses biens. Après cette opération, rien n’étoit plus aisé que d’asseoir les impôts avec égalité, sans rien changer à l’ancienne distribution des Romains en tribus et en curies: mais Tullius, qui se proposoit un autre but, imagina de partager ses sujets en six classes à raison de leurs richesses, et subdivisa ensuite ces six classes en cent quatre-vingt-treize centuries, qui paieroient chacune la même imposition. La noblesse, enrichie par ses usures[4], et qui s’étoit emparée de la plupart des terres conquises, composa donc elle seule un plus grand nombre de centuries que le peuple entier; et elle devoit par conséquent être maîtresse des délibérations du champ de Mars et de la place publique, dès que Tullius, profitant de la faveur qu’avoit acquis sa politique artificieuse, auroit introduit l’usage de convoquer les comices par centuries[5]. Cette pernicieuse nouveauté fut établie, et les plébéïens, qui jusque-là avoient possédé toute l’autorité, parce qu’ils avoient dans chaque tribu ou dans chaque curie un nombre de voix beaucoup supérieur à celui des patriciens, se trouvèrent même privés du droit de suffrage; car il arriva très-rarement depuis, que pour former les décrets des assemblées publiques, on fut obligé de consulter quelqu’une des quatre-vingt-treize dernières centuries qui comprenoient les plébéïens[6]. [4] Tous les historiens nous parlent de l’excessive dureté des riches à l’égard de leurs débiteurs. Les emprunts se faisoient chez les Romains à un pour cent d’intérêt par mois. On sent aisément qu’une usure aussi forte dans un état aussi pauvre que le leur, devoit faire passer toutes les richesses entre les mains de quelques citoyens. [5] _Comicia centuriata_, dont il est si souvent parlé dans l’histoire Romaine. [6] Toutes les affaires se décidant à la pluralité des suffrages, il étoit inutile de recueillir les voix des dernières centuries, dès que les cent premières étoient d’accord sur un objet. Un changement si considérable dans la constitution des Romains devoit causer leur perte. Si le peuple, las de comparoître inutilement dans les comices, se portoit à quelqu’entreprise violente pour recouvrer son autorité, il étoit à craindre qu’il n’ébranlât l’état encore mal affermi. S’il se soumettoit patiemment à sa nouvelle servitude, il falloit qu’il tombât dans cette espèce d’engourdissement qui rend le citoyen inutile à sa patrie. La noblesse, de son côté, n’avoit acquis le frivole avantage de faire un corps séparé des plébéïens, et d’opiner seule dans les affaires de la république, que pour se mettre dans la nécessité d’obéir servilement à ses rois. Vouloit-elle se servir de son pouvoir et s’opposer à leur volonté? la simple menace de convoquer les comices par tribus ou par curies, c’est-à-dire, de la confondre avec le peuple, servoit d’entrave à son ambition. L’autorité royale acquérant donc de jour en jour de nouvelles forces, étoit prête à tout envahir; et cependant la politique ne découvre point ce qui auroit rendu les Romains supérieurs à leurs voisins, ni pu soumettre enfin le monde à leur domination, s’ils eussent continué d’obéir à des rois qui n’auroient pas été les simples magistrats d’un état libre. Le gouvernement monarchique est nécessaire à un peuple trop corrompu par l’avarice, le luxe et le goût des plaisirs pour aimer sa patrie; mais il n’est point fait pour une nation pauvre, foible, grossière et dont les citoyens n’ont encore ni art, ni industrie, ni fortune qui les occupent dans le sein de leur famille. D’ailleurs Rome, prenant les passions de ses maîtres, et gouvernée par des princes d’un caractère différent, n’auroit eu aucune maxime constante ni aucune vue suivie. Elle auroit passé au hasard de la guerre à la paix. Sans parler des rois méchans, imbécilles ou voluptueux qui auroient avili leur trône et déshonoré leurs sujets, les Romains auroient eu à craindre jusqu’aux vertus de quelques-uns de leurs rois; de nouveaux Numa auroient fermé le temple de Janus, quand il eût fallu accabler un ennemi. Un prince eût eu un courage héroïque dans des circonstances où il n’eut fallu qu’être prudent, et l’autre n’eût montré que de la prudence quand il auroit fallu être audacieux. En un mot, les Romains, sans caractère, sans vertus, mais heureux ou malheureux suivant qu’on les eût bien ou mal gouvernés, c’est-à-dire, n’ayant que rarement des succès, auroient enfin subi eux-mêmes le sort des peuples qu’ils soumirent. Le mépris par lequel les grands se vengèrent de la haine que leur montroit le peuple, et leur indifférence commune pour le bien public, suites nécessaires des changemens survenus dans le gouvernement, donnèrent à Tarquin l’audace d’usurper la couronne[7], et l’espérance d’asservir sa patrie. Il eut la politique d’un usurpateur; il flatta les soldats et les enrichit pour les attacher à ses intérêts; et tandis qu’il amusoit la multitude par des fêtes et en élevant des édifices publics, il fit périr les patriciens qui lui portoient ombrage, et n’épargna que ceux qui, n’ayant ni le courage de venger leur patrie, ni la lâcheté d’être les témoins tranquilles de sa servitude, s’étoient eux-mêmes exilés de Rome. On ne peut refuser à ce prince des talens supérieurs. Il avoit presqu’accoutumé les Romains au pouvoir arbitraire; l’usage des comices étoit oublié, et il est vraisemblable qu’il auroit affermi sa domination, si son fils, se bornant à faire à un ordre de citoyens des injures qui auroient flatté le ressentiment et la jalousie de l’autre, n’eût commis une action infâme qui fut un affront commun pour tous les Romains, et souleva à la fois tous les esprits. [7] La couronne de Rome étoit élective. Voyez Tite-Live et Denys d’Halicarnasse. Les Tarquins furent chassés de Rome par un décret public[8]; le peuple pilla leur palais; la haine qu’on portoit au roi, s’étendit sur la royauté même, et on dévoua aux Dieux infernaux quiconque entreprendroit de la rétablir. Tant d’emportement sembloit annoncer le retour de la liberté; mais la ruine d’un tyran n’est presque jamais la ruine de la tyrannie; et les causes qui avoient préparé à Rome le despotisme de Tarquin, empêchoient qu’on ne pût y rétablir les principes d’une sage république. La révolution, il est vrai, ne donna d’abord qu’un même esprit aux nobles et aux plébéïens; mais c’est que leur péril fut d’abord le même. Ils montreront le même zèle et le même courage, tant qu’il s’agira de défendre leur ville et de repousser le tyran; mais dès que le calme sera rétabli, les anciennes jalousies renaîtront; et tandis que le sénat voudra gouverner, les plébéïens prétendront être libres. [8] Cet événement arriva l’an de Rome 244. Brutus auroit fait une faute énorme, si dans le moment que tous les yeux étoient fixés sur lui, il eût tenté, pour établir une vraie liberté dans Rome, de ramener entre les citoyens l’égalité qui avoit fait leur bonheur avant la distinction des Romains en familles nobles et en familles plébéïennes, et l’établissement des centuries. Laisser entrevoir aux patriciens qu’il falloit renoncer à leurs prérogatives, tandis qu’ils se flattoient de posséder tout le pouvoir dont les rois avoient joui; ou faire soupçonner au peuple que les comices ne se convoqueroient plus par tribus et par curies, dans le temps qu’il s’armoit pour conquérir sa liberté, c’eût été distraire les deux ordres de la république de l’objet qui devoit les occuper entièrement, les aigrir l’un contre l’autre, et faire, en un mot, une diversion en faveur de Tarquin et de la tyrannie. Brutus prit sagement le parti contradictoire de satisfaire à la fois les prétentions du sénat, et de persuader aux plébéïens qu’ils n’obéiront plus qu’aux lois qu’ils auront faites. Je conçois que par cette conduite les lois et les préjugés des Romains doivent se trouver en opposition, et que des droits que Brutus donne au sénat, et des espérances dont il enivre le peuple, il résultera des dissentions domestiques. N’importe, Brutus est justifié, parce que Tarquin est aux portes de Rome, qu’il rassemble des forces formidables, et que les querelles des Romains ne sont qu’un mal éloigné. Le temps, des circonstances heureuses, mille événemens imprévus pourront remédier au vice du gouvernement; mais l’union seule des citoyens de Rome peut triompher de Tarquin. Quelque puissance qu’eussent acquis le sénat et la noblesse, le peuple crut d’abord être libre, parce qu’il étoit heureux. On le ménagea avec un soin extrême tant qu’on craignit Tarquin; mais tout changea de face quand on apprit sa mort[9]. Le vice commun des hommes c’est de ne juger de leur autorité que par l’abus qu’ils en font, et les grands auroient cru n’avoir rien gagné par l’exil des rois, s’ils n’avoient gouverné aussi despotiquement qu’eux. Les consuls ne convoquèrent les comices que par centuries, et dans ces assemblées où la noblesse dominoit, elle souscrivoit à toutes les propositions du sénat, qui, pour la récompenser de sa complaisance, lui permettoit à son tour d’exercer toutes sortes de violences sur les plébéïens. On les chassoit de leur héritage, on les condamnoit à l’esclavage ou à des peines ignominieuses; chaque patricien étoit un nouveau Tarquin; mais le peuple, encore tout plein des promesses de Brutus et de l’orgueil que lui avoient inspiré les bienfaits de Publicola[10], n’avoit pas acheté sa liberté par une guerre qui fit éclater tant d’héroïsme, pour porter avec lâcheté le joug d’une foule de tyrans. [9] _Eo nuncio erecti patres; erecta plebs; sed patribus nimis luxuriosa ea fuit lætitia: plebi, cui ad eam diem summâ ope insueritum erat, injuriæ à primoribus fieri cœpere._ Tit. Liv. L. 2. _Dum metus à Tarquinio, æquo et modesto jure agitatum. Dein, servili imperio patres plebem exercere, de vita atque tergo, regio more consulere; agro pellere et cæteris ex partibus soli in imperio agere, quibus sævitiis, et maximè fœnoris onere oppressa plebs_, &c. Sal. in Frag. [10] Le consul Valerius étoit fort attaché aux intérêts du peuple, ce qui lui mérita le surnom glorieux de Publicola. Pendant la guerre de Tarquin, il se tint plusieurs comices par tribus, et c’est dans une de ces assemblées que Valerius fit un jour baisser ses faisceaux pour faire entendre que c’étoit dans l’assemblée du peuple que résidoit la puissance publique. Il porta aussi une loi par laquelle il étoit permis d’interjeter appel devant le peuple des sentences des magistrats; cette loi s’appela la loi _Valeria_. Rome paroissoit en quelque sorte entourée d’écueils, et il étoit bien difficile qu’elle pût tous les éviter. Si le sénat et la noblesse se conduisoient avec assez d’adresse et de courage pour conserver l’autorité qu’ils avoient usurpée, le peuple devoit tomber dans une servitude encore plus fâcheuse que celle qu’il avoit éprouvée sous les Tarquins: car l’aristocratie, si elle n’est tempérée par de sages institutions, est toujours plus dure que la monarchie. Les plébéïens méprisés, accablés, et par conséquent mauvais citoyens d’une patrie qu’ils n’auroient point aimée, n’auroient senti aucun avantage à obéir plutôt au sénat et aux patriciens qu’aux ennemis même de Rome. Les Volsques, les Hernites, les Fidenates auroient été des voisins dangereux; ils se seroient servis, pour ruiner la république, du vice intérieur du gouvernement qui auroit détaché de ses intérêts la plus grande partie des citoyens. L’état qui, dans des commencemens encore si foibles, avoit besoin de chaque citoyen, et de multiplier ses forces et ses talens par l’émulation qu’inspire la liberté, n’auroit armé que des esclaves pour sa défense; mais des esclaves n’ont jamais bien défendu leur patrie. Ainsi le sénat sans ressources dans les dangers, eût enfin perdu la république, et vu passer dans les mains de quelqu’un de ses ennemis cette puissance qu’il n’auroit pas voulu partager avec les plébéïens. Que le peuple, au contraire, aigri par les injures qu’il recevoit de la noblesse, et presque toujours extrême, dès qu’une fois il est ambitieux, eût accablé le sénat pour en secouer le joug, le sort des Romains n’auroit pas été plus heureux. Le gouvernement eût été changé en une pure démocratie, et tous les ouvrages des politiques ne respirent que le mépris pour cette police, toujours voisine de l’anarchie, et où la multitude, abusant à son gré de l’autorité souveraine, a tantôt toutes les fureurs et tous les caprices d’un tyran, et tantôt toute la foiblesse d’un prince imbécille. Il étoit encore plus à craindre que la république romaine n’éprouvât les mêmes révolutions qui causèrent tant de maux dans la plupart des villes de la Grèce, après que la royauté y eut été détruite. Le gouvernement n’y prit aucune forme assurée, et les nobles et le peuple, tour-à-tour maîtres de l’état, ne s’appliquoient qu’à se ruiner réciproquement. Si les Romains avoient été exposés aux mêmes désordres, toujours esclaves ou tyrans, et entièrement occupés de leurs haines domestiques, ils auroient, comme les Grecs, sacrifié leur patrie aux intérêts particuliers des factions et des partis qui l’auroient déchirée. Heureusement l’horreur que les violences de Tarquin avoient inspirée contre la royauté, subsistoit encore dans toute sa force, quand le peuple commença à se plaindre des injures qu’il éprouvoit des patriciens. Il ne se trouva par conséquent dans la république ni un Sp. Cassius[11], ni aucun de ces ambitieux, qui, se faisant dans la suite un art d’envenimer les esprits, ne cherchoient, à la faveur des dissentions, qu’à se faire un parti qui les mît en état d’usurper la souveraineté. Peut-être eût-il été facile dans la naissance des troubles, de surprendre le peuple, et de l’engager dans quelque démarche qui l’auroit nécessairement porté aux plus grands excès; mais il en étoit incapable tant qu’il se conduiroit par son propre sentiment. Les plébéïens, sans qu’ils s’en défiassent, étoient accoutumés à respecter le sénat[12]. Ils estimoient l’avantage d’une naissance illustre, en haïssant ceux qui le possédoient; et la pompe des magistratures et du commandement en imposoit, malgré eux, à leur imagination. D’ailleurs, après avoir défendu Rome aux dépens de tout son sang, chaque citoyen l’aimoit comme l’ouvrage de ses mains, la regardoit comme un trophée élevé à sa valeur, et se croyoit en quelque sorte comptable de l’élévation à laquelle elle étoit destinée sur la foi de plusieurs oracles. [11] C’est le premier des Romains qui ait aspiré à la tyrannie. Ayant été fait consul avec Proculus Virginius, l’an de Rome 268, il proposa la loi agraire, c’est-à-dire, une loi par laquelle il étoit ordonné qu’après avoir fait un dénombrement des terres conquises dont les nobles s’étoient emparés, ou qu’ils s’étoient fait adjuger à vil prix, on les partageroit également entre tous les citoyens. En portant une loi, disent les historiens, qui devoit causer tant de troubles, Cassius n’avoit d’autre objet que de se rendre le maître de Rome. Le peuple, qui pénétra ses intentions, non-seulement ne le seconda pas, mais l’abandonna même au ressentiment de la noblesse qui le fit périr, sans avoir l’attention de détourner avec adresse sur la loi de Cassius la haine qu’on portoit à son auteur. [12] Il faut principalement attribuer ce respect à l’usage des cliens établi par Romulus. Après que ce prince eut créé un sénat, il voulut que chaque plébéïen s’y choisît un patron qui étoit obligé de lui accorder sa protection. Les cliens rendoient de grands honneurs à leur protecteur; ils l’accompagnoient dans les rues, et ne pouvoient lui refuser leur suffrage quand il se mettoit sur les rangs pour quelque magistrature. Si le patron étoit pauvre, ses cliens s’imposoient eux-mêmes une taxe pour marier ses filles, acquitter ses dettes, ou payer sa rançon lorsqu’il avoit été fait prisonnier de guerre. Un patron et son client ne pouvoient comparoître en justice pour déposer l’un contre l’autre. Ces devoirs étoient sacrés chez les Romains et l’usage n’en fut pas même entièrement aboli depuis la création des tribuns. Le peuple, las de demander et d’espérer quelque soulagement, se contenta donc de s’exiler de sa patrie, lorsqu’il ne tenoit qu’à lui de se venger de la dureté de ses tyrans et de les punir. Cette conduite n’annonçoit pas des vues ambitieuses de la part de la multitude; mais c’étoit n’échapper à un danger que pour tomber dans un autre. Il étoit naturel que la noblesse abusât de la modération des plébéïens pour cimenter sa puissance; et elle y eût réussi sans peine, en feignant d’en abandonner une partie. Heureusement les sénateurs ne virent pas du même œil la retraite du peuple sur le Mont-Sacré[13]. Les uns, qui avoient pour chef Appius Claudius, homme dur et inflexible, vouloient follement qu’on punît, ou du moins qu’on méprisât les révoltes; les autres, à qui Menenius, Agrippa et la famille des Valériens inspirèrent leurs sentimens, n’avoient que de la crainte et tâchoient en vain de la déguiser sous le dehors de la prudence. Il se présentoit un milieu entre la rigueur indiscrette d’Appius et la foiblesse timide des Valériens, et c’étoit de prévenir les demandes du peuple par quelque bienfait, tel qu’une loi qui eût aboli une partie des dettes, diminué l’usure, ou donné aux plus pauvres citoyens quelques domaines de la république. La fermentation des esprits ne permit pas de prendre ce parti, et le sénat s’écarta de ses intérêts pour se livrer à de longs débats. Plus un parti mit de chaleur à défendre son sentiment, plus l’autre s’opiniâtra à ne se pas rendre. Tandis qu’on délibère, qu’on s’offense, et que de deux avis opposés il s’en forme enfin un troisième, qui décèle à la fois la crainte du sénat et son extrême répugnance à rendre justice aux mécontens, les plébéïens ont eu le temps de réfléchir sur leur situation et de connoître leurs forces. Ils se rappellent les promesses vaines par lesquelles on les a trompés si souvent; ils se sont donnés des chefs; ils ne se plaignent plus seulement du passé, ils s’occupent de l’avenir; il faut calmer leurs alarmes, assurer leur sort, et le sénat est enfin forcé de traiter avec eux, et en leur accordant des magistrats, de leur donner un pouvoir qui leur inspirera nécessairement de l’ambition. [13] Ce fut l’an 259, c’est-à-dire, quinze ans après l’exil des Tarquins, que le peuple se retira sur le Mont-Sacré. Les députés du sénat s’imaginèrent gagner beaucoup, en profitant de l’empressement indiscret que le peuple témoignoit de rentrer dans Rome, pour ne stipuler que d’une manière vague les priviléges et les droits des tribuns qu’il venoit d’élire. Mais si la noblesse, par cette politique, croyoit ne rien donner ou se réserver un prétexte de revenir contre ses engagemens dans des circonstances plus favorables, le peuple, de son côté, pensoit avoir obtenu beaucoup plus qu’on ne lui avoit accordé. Chaque parti devoit étendre ses prétentions à la faveur de l’obscurité ou de l’indécision des articles qu’on avoit arrêtés; et la république, dont les maux n’étoient que palliés, alloit être encore troublée par les entreprises des mécontens. Les tribuns n’avoient ni marque extérieure de magistrature, ni même de tribunal. Assis humblement à la porte du sénat, il ne leur étoit permis d’y entrer que quand les consuls les y appeloient, et toute leur fonction consistoit à s’opposer aux décrets de ce corps, lorsqu’ils les croyoient nuisibles aux intérêts des plébéïens. Peut-être étoit-il encore temps de faire oublier le tribunal. Que les grands n’eussent pas continué à vouloir dominer impérieusement, et le peuple n’auroit pas senti le besoin d’avoir un protecteur. Ce fut l’orgueil de la noblesse qui irrita l’ambition des tribuns, et leur fit imaginer les prérogatives dont ils devoient jouir en qualité de défenseurs du peuple. Marcius Coriolan étoit un des plus honnêtes hommes de la république; cependant il ouvrit l’avis odieux, pendant une famine dont Rome étoit affligée, de ne secourir le peuple qu’à condition qu’il renonçât aux droits qu’il avoit usurpés sur le Mont-Sacré: à ce trait, qu’on juge de l’esprit des grands; mais plus ils travailloient à avilir et ruiner les tribuns, plus ces magistrats sentirent que la défensive à laquelle ils étoient réduits ne mettoit pas leur ordre en sûreté; et que, pour se défendre avec avantage, il falloit oser attaquer. Ils firent un effort, et bientôt ils s’arrogèrent le privilége de convoquer les comices, et de les assembler par tribus dans les affaires qui intéressoient directement le peuple, tels que l’élection des magistrats ou les procès qui leur étoient intentés, les appels autorisés par la loi Valeria, et l’établissement des lois générales. Ces succès des tribuns changèrent toute la forme du gouvernement, et dès que le peuple fut rentré dans l’exercice de la souveraineté dont il avoit joui avant la création des centuries, Rome commença à offrir le spectacle d’une république parfaite. J’ai tâché de développer, dans un autre ouvrage,[14] l’art avec lequel Lycurgue, en confiant au peuple de Sparte toute l’autorité publique, avoit cependant purgé cette démocratie des vices qui lui sont naturels, et l’enrichit même de tous les avantages qui paroissent les plus propres à l’aristocratie et au gouvernement monarchique. Je dois remarquer, dans celui-ci, que le hasard produisit à Rome ce que le plus sage des législateurs avoit fait dans sa patrie. Lycurgue voulut que le peuple fût l’arbitre de toutes les opérations de la république, afin qu’il eût les vertus que l’amour de la liberté et de la patrie donne à des hommes libres; mais les différentes branches de l’autorité publique, dont un peuple entier est incapable de faire usage avec sagesse, il les confia à différens magistrats, et composa ainsi un gouvernement mixte, dont les parties tempérées les unes par les autres, ne pouvoient ni négliger leurs devoirs, ni abuser de leur crédit. Sparte avoit deux rois, Rome eut deux consuls; et ces rois et ces consuls, sous des noms différens, n’exerçoient que la même magistrature. Sujets pendant la paix, et soumis aux lois dont ils devoient faire respecter l’empire, le peuple étoit leur juge; et ce n’étoit qu’à la tête des armées que la république leur confioit cette puissance suprême, sans laquelle un général ne peut avoir de grands succès; et elle possédoit ainsi ce que la monarchie a de plus avantageux. Quelles que fussent les prérogatives du sénat de Lacédémone, celles du sénat Romain n’étoient pas moins considérables. Il étoit chargé du soin de manier les deniers publics, de représenter toute la majesté de l’état, de recevoir les ambassadeurs et d’en envoyer, d’ébaucher les affaires, de les poursuivre après qu’elles avoient été approuvées dans la place publique, et enfin, de porter par provision des décrets qui avoient force de loi, à moins qu’on n’en appelât devant le peuple. Ces deux compagnies respectables étoient l’ame de leur nation; elles la conduisoient et la conservoient au milieu des écueils dont la démocratie est environnée. Elles rendoient le peuple capable de discuter ses intérêts, de se fixer à des principes certains, et de conserver le même esprit. Polybe a dit que si on considère le pouvoir des consuls, celui du sénat et l’autorité du peuple, on croira tour à tour que le gouvernement des Romains est monarchique, aristocratique et populaire. Il en réunissoit en effet tous les avantages, et la république trouvoit à la fois en elle-même cette action prompte[15] et diligente qui caractérise la monarchie, cette perpétuité du même esprit qui n’est connue que dans l’aristocratie, et ce zèle, ce feu, cet enthousiasme que produit la seule démocratie. [14] Les _Observations sur l’histoire de la Grèce_. Voyez le premier livre. [15] _Reges non liberi solum impedimentis omnibus, sed domini rerum temporumque, trahunt conciliis cuncta non sequuntur._ Tit.-Liv. l. 9. Si tout concouroit chez les Spartiates à affermir de jour en jour le gouvernement dont je viens de faire l’éloge, il n’en étoit pas de même chez les Romains; et la manière dont il s’étoit formé, sembloit annoncer sa ruine. Une révolution aussi importante que le rétablissement des comices par tribus, n’avoit pu se faire sans exciter de grands mouvemens dans la place publique. Le sénat opposa une extrême résistance aux entreprises des tribuns; et ces magistrats, qui ne pouvoient réussir qu’en franchissant toutes les bornes, poussèrent l’attentat jusqu’à violer la majesté des consuls[16]. Les injures faites et souffertes de part et d’autre dans cette occasion, étoient trop atroces pour ne devoir pas être suivies de nouvelles violences. Il étoit naturel que le peuple, emporté par sa haine et ses succès, abusât de sa victoire, et ne voulût souffrir dans la république d’autre pouvoir que le sien. Il auroit certainement ruiné le gouvernement, en anéantissant le sénat, si un autre objet n’avoit fait une diversion favorable à cette compagnie, et mis à couvert ses priviléges et ceux des consuls. [16] _Concitati homines, veluti ad prœlium se expediunt: apparebatque omne discrimen adesse, nihil cuiquam sanctum, non publici fore, non privati juris. Huic tantæ tempestati cum se consules obtulissent, facile experti sunt parum tutam majestatem sine viribus esse. Violatis lictoribus, fascibus fractis; è foro in curiam compelluntur, incerti quatenus volere exerceret victoriam._ Tit.-Liv. l. 2. Comme le rétablissement des comices par tribus faisoit beaucoup moins de tort aux sénateurs qu’aux simples patriciens, qu’il laissoit aux uns la pompe et les ornemens de l’empire avec une part considérable dans l’administration des affaires, et qu’il enlevoit aux autres toute l’autorité qu’ils avoient eue dans les assemblées du champ de Mars ou de la place publique, leur conduite devoit être différente. Le sénat, composé des hommes les plus graves de la république, avoit d’ailleurs de la modération, parce qu’il pouvoit faire parler en faveur de ses prérogatives des usages anciens et des lois respectées. Mais la noblesse, qui ne devoit son origine qu’à un abus, et dont toute la grandeur, si je puis m’exprimer ainsi, avoit été acquise furtivement, n’avoit que la force, au défaut de titres, pour défendre ses prétendus droits. Elle agit donc avec tant d’emportement, que les sénateurs, malgré leur résistance aux demandes du peuple, ne parurent faire que l’office de médiateurs entre les patriciens et les tribuns. Cette conduite, différente de la part des grands, décida de celle du peuple. Il cessa d’attaquer le sénat, pour se livrer tout entier au plaisir d’humilier la noblesse. Les patriciens s’étoient attribués plusieurs prérogatives particulières, et pouvoient seuls être revêtus de la dignité de sénateur, des magistratures curules et des sacerdoces; les tribuns furent occupés à détruire successivement tous ces priviléges, et malgré les querelles qui continuèrent dans la place publique, et même avec tant d’animosité que la plupart des historiens ne doutent pas que la république ne fût toujours à la veille de périr par une guerre civile, les principes du gouvernement acquirent de jour en jour plus de solidité. Les pertes que faisoit la noblesse, devoient en quelque sorte affermir les droits des consuls et du sénat; car plus le peuple se flattoit de partager avec les patriciens les magistratures et les autres places distinguées de l’état, plus il devoit être attentif à ne les pas avilir. Les Romains n’avoient pas pris les armes les uns contre les autres, dans un temps que les plébéïens n’avoient d’autre voie que la violence pour secouer le joug qu’on leur imposoit, ou quand les tribuns, bornés à mettre opposition aux décrets du sénat, suspendoient l’action du gouvernement et faisoient tomber la république dans une espèce d’anarchie; comment dans la suite en seroit-on donc venu à cette extrémité? Le peuple ne devoit pas commencer la guerre civile, parce qu’il avoit un tribunal où il pouvoit citer ses ennemis, et se venger juridiquement des injures qu’il en avoit reçues; et la manière dont il attaquoit les patriciens empêchoit que, de leur côté, ceux-ci ne commissent les premières hostilités. Quoique les plébéïens eussent des forces suffisantes pour accabler en un moment la noblesse, il étoit impossible, malgré la haine qu’ils lui portoient, qu’ils osassent en concevoir le projet. Le cœur ne s’ouvre à l’ambition que par degrés; c’est un premier avantage qui invite à en obtenir un second, et quelle monstrueuse contradiction ne trouveroit-on pas entre un décret violent, par lequel les tribuns auroient demandé qu’on abolît à la fois tous les priviléges des patriciens, et la modération extrême que le peuple fit voir dans sa retraite sur le Mont-Sacré? Ce peuple, au contraire, après avoir remporté un avantage, paroissoit souvent honteux de son triomphe. Quelquefois il réparoit le tort qu’il faisoit à la noblesse, et choisissoit ses tribuns dans son corps. On peut se rappeler qu’il n’éleva au tribunal militaire que des patriciens[17], malgré la vivacité avec laquelle il avoit voulu partager avec eux les honneurs des faisceaux; et pour ne pas l’effaroucher, les tribuns étoient obligés de lui cacher une partie de leur ambition. La noblesse ne se trouvant donc jamais menacée de perdre subitement et à la fois tous ses priviléges, n’eut jamais intérêt de prendre un parti désespéré. Chaque événement prépare celui qui doit le suivre; c’est ainsi que la loi qui permit aux plébéïens d’aspirer au tribunat militaire, annonce qu’ils seront un jour consuls, et console d’avance la noblesse de cette révolution. [17] Sous le consulat de Genucius et de C. Curtius, l’an de Rome 309, le peuple demanda une loi qui l’autorisât à concourir avec les nobles pour le consulat. On convint par accommodement que les plébéïens pourroient jouir de tous les honneurs de cette magistrature sous le nom de tribuns militaires, et non pas sous celui de consuls. En lisant l’histoire Romaine, on ne fait pas assez attention que les Romains avoient les mains liées par la forme même de leur gouvernement, depuis que les tribuns avoient rétabli l’usage de convoquer les comices par tribus. La voix de chaque citoyen se comptoit dans les délibérations de la place publique. La liberté qu’il avoit de se plaindre, de murmurer, de donner et d’expliquer ses raisons, étoit une sorte de transpiration salutaire à tout le corps de la république, et qui empêchoit que les humeurs ne s’y amassassent. On juge mal de la situation des Romains par celle des peuples qui sont aujourd’hui sous nos yeux. On ne voit pas qu’une fermentation utile chez un peuple pauvre et qui n’est pas corrompu, perdra nécessairement une nation où l’avarice et le luxe ont étouffé l’amour du bien public. Aujourd’hui des provinces entières ne composent qu’une seule société; une petite partie des citoyens y engloutit toutes les richesses de l’état, tandis que le reste, avili par sa misère ou par ses emplois, ne subsiste que par les vices des riches, n’obéit que parce qu’on l’opprime, et ne possède qu’une industrie qui ne l’attache à aucune patrie ni à aucun gouvernement; s’il se formoit dans un pareil état les mêmes dissensions que dans la république Romaine, comment s’y trouveroit-il cette relation, ce commerce, ces liaisons qui unissoient les Romains, et qui ouvroient mille voies à la conciliation, tant que l’état fut pour ainsi dire renfermé dans les murs d’une même ville? Les querelles des Romains dégénéreroient en guerres civiles dans la plupart des états de l’Europe, parce qu’on n’y est pas libre, et que, trouvant des mœurs déjà corrompues, elles les rendroient encore plus vicieuses. Les Romains, au contraire, étoient vertueux, et leurs dissentions en ruinant les prérogatives de la naissance, qui ne peuvent jamais être considérées qu’aux dépens de l’honneur, du mérite et des talents[18], ne leur donnèrent qu’un goût plus vif pour la vertu. [18] Machiavel a prouvé dans ses discours politiques sur Tite-Live, que la liberté ne peut subsister long-temps dans une république où il y a des nobles. La noblesse se croit destinée à gouverner. C’est une vermine, dit-il, qui carie insensiblement la liberté. Lorsque le peuple, disent les historiens, voulut partager avec la noblesse l’honneur des magistratures, il travailla à s’en rendre digne, et les patriciens de leur côté cherchèrent à éloigner les plébéïens, en tâchant de les surpasser autant par l’éclat de leurs vertus que par celui de la naissance. Plus il y avoit de dignités pour lesquelles il étoit permis aux plébéïens de concourir avec les nobles, plus les talents étoient excités; et de cette émulation générale sortit cette foule de grands hommes qui firent la grandeur de la république. L’attention scrupuleuse avec laquelle les deux ordres de citoyens s’examinoient réciproquement, tendit tous les ressorts du gouvernement. Les grands, n’osant plus usurper les terres conquises, s’accoutumèrent à une médiocrité de fortune, qui, pendant long-temps écarta le luxe. On acquit de la gloire et de la considération sans avoir besoin de richesses. La pauvreté fut même honorable; et les citoyens, toujours occupés d’affaires publiques, virent avec plus d’indifférence leurs intérêts domestiques, et sans effort contractèrent l’habitude d’y préférer le bien public. La vengeance, la haine, l’orgueil, la jalousie, l’avarice et d’autres passions, dont on doit, ce semble, n’attendre que des effets funestes, en se heurtant les unes les autres, multiplièrent les lois et en affermirent l’empire. De bonnes lois auroient rendu les Romains simplement sages et libres; mais l’espèce de commotion dans laquelle le bon ordre fut établi éleva leur caractère et en fit des héros. Des lois sagement combinées entr’elles suffisoient pour retenir les magistrats dans les bornes du devoir et des bienséances; mais il falloit quelque chose de plus pour faire ces consuls, qui se dévouoient au salut de la patrie, ou qui sacrifioient la vie de leurs fils au maintien de la discipline. Il s’établissoit de nouvelles magistratures, qui ne furent d’abord créées que pour servir de dédommagement à la noblesse qu’on privoit de quelque privilége, et qui devinrent d’une utilité infinie à tout le corps de la république; parce qu’elles affermissoient la liberté, en établissant une sorte d’équilibre entre les magistratures. Je ne dois pas passer légèrement sur l’établissement des censeurs, qui, n’étant destinés qu’à faire le cens ou le dénombrement des citoyens dans l’absence des consuls, s’attribuèrent bientôt la réformation des mœurs. Les deux ordres de la république leur furent également soumis. Ils ouvroient l’entrée du sénat au citoyen qui méritoit cette distinction, et en chassoient un sénateur qui se rendoit indigne de sa place. Ils ôtoient aux chevaliers les marques de leur dignité, et faisoient descendre un simple plébéïen dans une tribu moins honorable que celle où il avoit été inscrit. La vigilance de ces magistrats combattit utilement l’inconstance naturelle des hommes, et cette espèce de lassitude et d’assoupissement, d’autant plus dangereuse dans un état, que sans violer ouvertement les lois, elle commence par en diminuer la force, les laisse tomber peu à peu dans l’oubli, et les abroge enfin entièrement, sans qu’on puisse assigner l’époque de leur chûte. Les censeurs ne punissoient pas des fautes, mais ce qui pouvoit conduire à la licence, et ils formoient comme une large barrière entre les Romains et la corruption. Aussi la république se fit-elle une habitude de cette austérité de mœurs qui lui a valu encore plus de succès sur ses ennemis que d’éloges de la part de la postérité. Qu’on me permette encore quelques réflexions sur un objet aussi intéressant que le prétendu danger que coururent les Romains pendant le cours de leurs dissentions. Comme ils avoient plusieurs besoins également pressants, qu’il étoit nécessaire d’établir une jurisprudence certaine, et des lois fixes, car jusqu’aux décemvirs[19] les magistrats n’avoient suivi d’autres règles dans leurs jugements que celles que semble prescrire l’équité naturelle; qu’il falloit pourvoir à la subsistance d’une foule de citoyens sans patrimoine; que tantôt on étoit occupé d’un réglement général de police, ou d’une accusation intentée contre quelque magistrat qui s’étoit rendu désagréable aux tribuns; une affaire servoit de diversion à l’autre, et le peuple paroissoit quelquefois oublier son grand projet d’humilier les patriciens. D’ailleurs il s’en falloit beaucoup que les tribuns se conduisissent avec une prudence propre à désespérer la noblesse et à lui faire prendre un parti violent; si, pour augmenter leurs forces, ils augmentent le nombre de leurs collègues, ils ne font au contraire que s’affoiblir, et ouvrent à la noblesse une voie plus sûre et plus facile d’arrêter leurs progrès par eux-mêmes[20]. Proscrivent-ils la loi odieuse[21] qui ne permettoit pas au peuple de contracter des alliances avec les familles patriciennes? Ils le font avant que d’avoir dépouillé leurs ennemis de leurs prérogatives, et par-là ils se mettent dans le cas de les attaquer ensuite avec moins de succès. Dans une république en effet où tout avoit concouru pendant long-temps à faire respecter la noblesse, l’avantage de s’allier avec elle devoit lui faire un grand nombre de créatures, et retirer du parti du peuple les plus puissants plébéïens: aussi remarque-t-on que les querelles des Romains commençèrent dès-lors à être moins vives. Il seroit trop long de relever en détail toutes les fautes que firent les tribuns, et qui s’opposoient au succès de leur entreprise[22]. [19] Ce fut l’an 300 de Rome, c’est-à-dire, 56 ans après l’exil des Tarquins, que les décemvirs publièrent les lois des douze tables. C’est le premier code que les Romains aient eu. [20] L’opposition d’un tribun à la demande de son collègue, en suspendoit l’activité, et l’empêchoit d’aller plus avant. La noblesse eut quelquefois l’habileté de mettre quelqu’un de ces magistrats populaires dans ses intérêts. [21] Les décemvirs portèrent cette loi dans leur dernière table, et leur intention avoit été d’établir plus facilement leur tyrannie, en empêchant que les deux ordres de la république ne se rapprochassent l’un de l’autre. Denys d’Halicarnasse dit judicieusement qu’il falloit abolir cette loi tyrannique et injurieuse au peuple pour assurer le repos public. Mais ce repos n’est point ce que désiroient les tribuns; il étoit de leur intérêt de tenir toujours le peuple également animé contre les patriciens. C’étoit donc une imprudence de leur part de proscrire la loi des décemvirs, avant que d’avoir ôté à la noblesse tous ses priviléges. Je remarquerai en passant, que la noblesse n’aperçut point dans cette occasion la faute des magistrats du peuple. Lorsqu’elle auroit dû cacher sa joie et ne se défendre que par politique, et précisément autant qu’il falloit pour faire croire au peuple qu’elle lui accordoit une grâce, son orgueil s’effaroucha. S’il en faut croire les paroles que Tite-Live met dans la bouche du Tribun Canuléius, les patriciens trouvoient étrange que la nature eût donné à la populace les mêmes organes qu’à eux; _quod spiratis, quod vocem mittitis, quod formas hominum habetis, indignantur_. Cette sotte vanité de la noblesse fut cause qu’un réglement qui lui étoit si avantageux, commença par lui être extrêmement funeste; car le peuple, pour se venger du mépris qu’on lui marquoit, osa aspirer au consulat, et fit porter une loi par laquelle il lui étoit permis de posséder cette magistrature sous le nom de tribunat militaire. [22] Un certain Volscius accusa Ceson Quintius d’avoir assassiné son frère. Cette calomnie, que les tribuns avoient un grand intérêt de ne point laisser dévoiler, parce qu’elle étoit leur ouvrage, devint une espèce de bouclier pour les patriciens. Dès que les tribuns proposoient une loi nouvelle, les consuls, dit Tite-Live, demandoient la condamnation de Volscius, et chaque partie se tenoit en échec; _eodem modo consules legem, tribuni judicium de Volscio impediebant_. l. 3. Les patriciens eurent encore la mal-adresse de faire punir Volscius pendant la dictature de Quintius Cincinnatus. Les mouvemens de la place, malgré tout ce que je viens de dire, étoient-ils trop vifs ou trop opiniâtres? Quelque événement imprévu y remédioit. Les voisins de Rome, qui croyoient cette circonstance favorable à leur ambition ou à leur vengeance, se jetoient sur ses terres; mais il s’agit pour chaque Romain de défendre son patrimoine, ses champs, sa récolte, le peuple n’écoute plus ses tribuns, et à son retour de la guerre ne reprend pas avec la même chaleur l’affaire qu’il a abandonnée. Dans les cas encore plus pressans, le sénat avoit la ressource de créer un dictateur[23], c’est-à-dire un roi plutôt qu’un magistrat, qui, n’étant obligé de consulter ni le sénat, ni le peuple, ni les magistrats dont toutes les fonctions cessoient, se servoit de son autorité suprême pour suspendre le cours des querelles de la place, et tourner les esprits vers un autre objet. [23] Ce fut l’an de Rome 255, quatre ans avant la retraite du peuple sur le Mont-Sacré, que fut fait le premier dictateur. La lenteur même avec laquelle les tribuns firent leurs progrès, est encore une preuve que la république Romaine ne fut point exposée à périr par une guerre civile. En effet, il s’écoula près d’un siècle et demi[24] depuis l’établissement de ces magistrats jusqu’au tribunat de Licinius Stolon et de Sextius, époque où les plébéïens obtinrent de partager avec la noblesse le consulat et toutes les magistratures; encore fallut-il que la fortune elle-même hâtât la conclusion de ce grand ouvrage. [24] Le peuple se retira sur le Mont-Sacré l’an de Rome 259, et parvint au consulat l’an 388. Tite-Live rapporte que Fabius Ambustus, chef de la maison Fabienne, avoit marié une de ses filles à un patricien nommé Ser. Sulpicius, et l’autre à C. Licinius Stolon, simple plébéïen. Un jour que celle-ci se trouvoit chez sa sœur dans le moment que Sulpicius, alors tribun militaire, revenoit du sénat, les licteurs frappèrent à la porte avec leurs faisceaux pour annoncer son retour. La jeune Fabia parut effrayée de ce bruit, auquel elle n’étoit pas accoutumée, et sa sœur la rassura d’un air malin qui lui fit sentir tout l’intervalle qu’il y avoit entr’elles deux. La femme de Stolon, vivement piquée, n’eut le courage ni de mépriser la vanité de sa sœur, ni de cacher son chagrin, quoiqu’elle eût honte d’en laisser pénétrer les motifs. Son père et son mari, à force de prières, lui arrachèrent enfin son secret; elle avoua qu’elle ne pouvoit penser, sans un dépit mortel, qu’étant née du même sang que la femme de Sulpicius, les premières magistratures de la république fussent interdites à son mari. Fabius entra par foiblesse dans tous les projets de son gendre, que son amour pour Fabia rendit ambitieux. Stolon s’associe L. Sextius, que son courage et son éloquence mettoient en état de tout entreprendre. Ils briguent ensemble le tribunat; et à peine se virent-ils à la tête du peuple, qu’ils proposèrent et firent passer une loi qui ordonnoit que la république ne seroit désormais gouvernée que par des consuls, et que l’un des deux seroit nécessairement tiré du corps du peuple. Dès-lors le sénat fut ouvert sans nulle différence aux plébéïens et aux patriciens. Censeurs, pontifes, préteurs[25], il n’y eut plus de magistratures qu’ils ne possédassent, et ils jouirent même des honneurs de la dictature. La naissance ne donnant plus de privilége particulier, la distinction établie entre la noblesse et le peuple disparut, et fit place à la plus parfaite égalité. Leurs droits furent confondus et les mêmes: ils ne purent plus avoir des intérêts différens; et c’est à cette époque que les dissentions de la place cessèrent, et que Rome jouit enfin d’un calme heureux. [25] L. Sextius fut le premier plébéïen qui parvint au consulat. C. Martius Rutilus, aussi plébéïen, fut fait dictateur l’an de Rome 397, et nomma pour son général de la cavalerie, un autre plébéïen, appelé C. Plantius. Le même Rutilus fut censeur. L. Philo fut le premier plébéïen élevé à la préture. Les tribuns n’avoient jamais attaqué la dignité du sénat et des consuls, que pour abaisser plus sûrement la noblesse; et loin de continuer à les avilir, la vanité des successeurs de Stolon et des plébéïens les plus considérables étoit intéressée à en augmenter le crédit. S’il subsistoit encore quelque sujet de contestation dans la république, ce ne pouvoit être qu’au sujet des lois agraires. Mais ces lois, proposées d’abord par le consul Sp. Cassius, et qui, jusqu’au tribunat de Licinius Stolon, n’avoient eu aucun succès, étoient tombées dans le décri, soit parce qu’on s’étoit accoutumé à les voir rejeter, soit parce que l’exécution en étoit impratiquable. En effet, dans un temps aussi grossier que les premiers siècles de la république Romaine, où l’on ne connoissoit point encore les titres de possession, ni les dépôts publics des engagemens des citoyens, il étoit impossible d’établir une juste distinction entre le légitime patrimoine de chaque particulier, et ce qu’il avoit acquis par des voies illicites. D’ailleurs, Licinius avoit mis fin à cette affaire en portant deux lois, dont l’une ordonnoit aux créanciers de déduire du principal de leurs créances les intérêts qu’ils avoient touchés; et l’autre défendoit de posséder plus de cinq cents arpens de terre. Les Romains avoient déjà subjugué une partie considérable de l’Italie, quand le tribunat de Licinius expira; et quelques puissans que fussent les peuples auxquels ils feroient désormais la guerre, ils devoient encore les soumettre. La sagesse de leur gouvernement leur donnoit une supériorité infinie sur leurs ennemis; et jusqu’à la seconde guerre Punique, Rome n’éprouva que quelques revers contre lesquels elle trouva en elle-même des ressources aussi sûres que promptes. Annibal lui-même, après plusieurs victoires, fut enfin contraint d’abandonner le projet de brûler le capitole pour aller défendre les murs de Carthage. Vaincu à Zama, il porta inutilement en Asie sa haine contre les Romains. Philippe, défait à la journée de Cynoscéphale, eut recours à leur clémence; et quand Persée voulut relever la Macédoine de l’abaissement où elle étoit tombée, il fut vaincu et orna avec ses enfans le triomphe de Paul Emile. Antiochus, trop heureux d’obtenir la paix, ne régna plus en-deçà du mont Taurus. Popilius fit trembler son fils au milieu d’une armée victorieuse, et le traita en vaincu. Carthage n’étoit plus qu’un amas de ruines. Rome enfin régnoit presque sur tout l’univers; mais elle-même étoit chancelante dans sa haute fortune; et tandis qu’elle effrayoit les nations, un philosophe qui auroit examiné les fondemens de sa grandeur, auroit lui-même été effrayé du sort qui attendoit les Romains. Si la république de Lacédémone, malgré les lois austères et sages de Lycurgue, auxquelles elle obéissoit religieusement depuis sept siècles, ne put asservir la Grèce, et résister en même temps à l’attrait d’imposer des tributs[26], et de s’enrichir des dépouilles de ses ennemis, comment seroit-il possible que les Romains, chez qui l’amour de la pauvreté n’avoit jamais été une vraie passion, comme dans les Spartiates, n’eussent pas abusé de même de leurs victoires? Sparte se flattoit de pouvoir être riche et d’avoir un trésor qu’elle destinoit à faire des entreprises considérables contre ses ennemis, sans que ses citoyens renonçassent à leur ancien mépris pour les richesses: elle se trompoit; et la loi sévère qu’elle porta, et qui sous peine de la vie défendoit aux particuliers de posséder aucune pièce d’or ou d’argent, fut bientôt violée impunément. [26] Voyez dans mes _Observations sur l’histoire de la Grèce_ ce que j’ai dit du gouvernement de Lycurgue, des précautions que ce législateur prit pour faire aimer la pauvreté aux Spartiates, et comment Lysandre les corrompit à la fin de la guerre du Péloponèse. Les Romains, beaucoup moins attentifs à se précautionner contre les charmes de l’avarice, devoient donc agrandir leur fortune domestique à mesure que leur république agrandiroit son empire et ses richesses. Tant que les Romains ne vainquirent que des peuples aussi pauvres qu’eux, leur gouvernement mérita tous les éloges que je lui ai donnés; mais les principes en furent détruits, dès qu’ils eurent porté la guerre en Afrique et en Asie: les vices de ces riches provinces passèrent à Rome avec leurs dépouilles. Il se développa dans le cœur des Romains de nouvelles passions; les besoins s’accrurent et se multiplièrent; les goûts se raffinèrent, les superfluités devinrent nécessaires, et l’ancienne austérité des mœurs ne fut plus qu’une rusticité brutale. Quand cette contagion eut gagné le peuple, qu’il eut appris des grands à vouloir être voluptueux, et qu’il regarda sa pauvreté comme le dernier des opprobres, il fut prêt à faire toutes sortes de lâchetés pour acquérir de ces richesses que la cupidité des citoyens faisoit regarder comme le premier des biens. L’autorité dont il jouissoit ne servit plus que d’instrument à ses passions. La puissance publique passa bientôt entre les mains des riches, qui, marchandant et achetant les magistratures et les suffrages dans les comices, se virent les arbitres de l’état; et sous les apparences trompeuses de l’ancien gouvernement, les Romains obéirent en effet à une véritable aristocratie. D’un côté, une foule de particuliers se sont emparés des richesses des vaincus et des contributions des provinces; de l’autre, la loi Licinia, qui ne permet de posséder que cinq cents arpens de terre, n’a point été abrogée par une loi contraire. Ici, on lit les réglemens les plus sages contre le luxe; là, des citoyens plus riches que des rois forcent, par un faste imposant, les lois à se taire. La république avoit été autrefois partagée en patriciens et en plébéïens; elle le fut alors en citoyens riches et en citoyens pauvres. L’espérance d’être libres, que Brutus avoit donnée aux plébéïens, fut le titre dont ils se servirent pour reprendre leur première dignité, et forcer la noblesse à renoncer à ses prérogatives. La loi Licinia devenoit un titre aussi fort en faveur des pauvres, dès que, las d’acheter par des complaisances les bienfaits des riches, ils concevroient le dessein de partager leur fortune. Il s’est donc formé une nouvelle source de dissentions dans la république Romaine; les lois et les mœurs sont une seconde fois en opposition: les Romains doivent donc être agités sur le partage des richesses comme ils l’ont été sur leur partage de l’autorité. Mais le gouvernement ne met plus de frein à leur passion, et il faudroit bien peu connoître le cœur humain et la sympathie que les vices ont les uns pour les autres pour penser que ces nouveaux troubles ne fussent pas aussi funestes aux Romains corrompus, que les premiers avoient été avantageux aux Romains vertueux. Ce n’étoit pas cependant de ce côté-là seul que la république étoit menacée de sa ruine. La vaste étendue de sa domination l’exposoit encore à de plus grands dangers; elle lui avoit fait perdre l’autorité quelle avoit sur les magistrats; et si les Romains ne succomboient pas sous leurs mauvaises mœurs, ils devoient se voir opprimer par leurs proconsuls. Quelqu’étendu, dit Polybe, que fût le pouvoir d’un consul à la tête de son armée, il lui étoit impossible d’en abuser, tant que l’empire des Romains fut renfermé dans l’Italie. Le sénat, sous les yeux duquel il est, et qui l’observe, n’a qu’à retirer les secours qu’il donne à l’armée, pour faire échouer un général dont il soupçonneroit la fidélité. La sûreté publique, à cet égard, naissoit donc de ce que l’Italie ne mettoit pas les consuls en état d’y subsister par eux-mêmes, ni de cacher pendant long-temps leurs entreprises. Voilà ce qui tenoit leur autorité en équilibre avec la puissance de la république, ou plutôt ce qui les rendoit toujours sujets. Mais ce contre-poids du pouvoir consulaire s’affoiblit quand les armées passèrent les mers. Les consuls, qui n’avoient été que consuls en Italie, furent dans les provinces éloignées, consuls, préteurs, censeurs, édiles, le sénat et le peuple. Ils traitoient avec les nations voisines, de leur commandement, disposoient de leurs conquêtes, distribuoient à leur gré les couronnes, et régloient l’état des tributs et de contributions. Ils commandoient dans de riches provinces, qui les mirent en état de pourvoir par eux-mêmes à tous les besoins de leur armée; aussi César et Crassus, avec les seules forces de leur gouvernement, firent-ils la guerre sans le consentement de la république dont les secours leur étoient devenus inutiles. La puissance énorme que les consuls s’attribuoient ne causa aucune alarme aux Romains, parce qu’elle étoit favorable aux progrès de leurs armes et à l’agrandissement de leur empire, et qu’emportés par leur ambition, ils ne jugeoient de leurs intérêts que par les succès de leurs légions. L’aveuglement de la république alla si loin, qu’au lieu d’établir quelque nouvelle proportion qui lui conservât sa supériorité sur les consuls, elle ne fut bientôt frappée que des inconvéniens attachés à la durée annuelle de leur magistrature. «N’est-il pas insensé, disoit-on à Rome, qu’esclaves d’une misérable habitude, nous nous comportions aujourd’hui de même que si nous avions encore à faire avec les Sabins, les Volsques ou les Fidenates? Nos pères avoient raison de changer tous les ans de généraux, puisque leurs guerres les plus difficiles se terminoient dans une seule campagne. Nos ennemis actuellement ne peuvent être vaincus que par une longue suite de succès. Pourquoi rappelons-nous donc à la fin de sa magistrature un consul qui n’a eu que le temps d’ébaucher son entreprise, de s’instruire du pays où il fait la guerre, de connoître le fort et le foible des armées qui lui sont opposées, et qui va mettre à profit ses connoissances? Nous lui donnons un successeur dont les vues sont souvent opposées aux siennes, qui perdra une partie de son année à préparer ses succès, et qui sera rappelé à son tour avant que d’avoir rien exécuté.» Ces discours frappèrent les tribuns; et ces magistrats s’opposèrent à ce qu’on rappelât Flaminius de la Grèce. «Sulpicius, dirent-ils, a consumé presque tout le temps de son consulat à chercher les ennemis: Villius, son successeur, n’a pas eu le temps d’en venir aux mains; à la veille de combattre, il a été obligé de céder le commandement à un nouveau consul qui auroit cru se déshonorer, s’il n’eût qu’exécuté les projets de son prédécesseur. Enfin, ajoutoient-ils, la Macédoine, prête à subir le joug, va se relever, et peut-être devenir invincible à la faveur de nos caprices, et tous les succès passés de Flaminius sont perdus pour nous, si on ne le continue dans sa magistrature.» L’usage des proconsuls fut établi, et des magistrats qui possédoient déjà une puissance formidable à la république, en furent revêtus assez long-temps pour qu’il leur fût enfin aisé de la retenir, de braver les lois et d’opprimer leurs concitoyens. Malgré tant de vices réunis qui précipitoient la chûte de la république Romaine, elle fut encore tranquille et même florissante pendant quelque temps; et il faut l’attribuer à plusieurs causes particulières. Telle est la probité que l’ancien gouvernement avoit fait naître, et qui ne fut pas subitement étouffée par la décadence des lois. L’habitude d’avoir de bonnes mœurs fit succéder à leur ruine une hypocrisie qui les imitoit. Vicieux chez soi, on empruntoit en public le masque de la vertu. Avant que la multitude conçut le dessein de dépouiller les riches, il falloit qu’elle eût secoué l’espèce d’étonnement et d’admiration que leurs richesses lui inspiroient. L’ambition ne devoit point être la première passion des riches. Il est un certain ordre dans les passions, et la monstrueuse avidité des grands à piller également la république, ses ennemis et ses alliés, les préparoit aux voluptés et non pas à la tyrannie. Il falloit un certain temps pour que le luxe appauvrît ces voluptueux, qui possédoient toutes les richesses du monde. Quand ce moment fatal sera arrivé, il faudra faire des violences pour avoir encore de quoi être voluptueux, et ce sera alors que parmi une multitude de citoyens qui trouveront dans la confusion et les troubles de l’état, plus d’honneurs et de richesses que la république ne leur en offrira pour les attacher à ses intérêts, l’ambition commencera à se développer. Pour qu’il se forme des tyrans dans Rome, il faut qu’on y puisse se flatter d’usurper la souveraineté, et il ne sera permis de l’espérer que quand Rome sera remplie d’une vile populace, chassée de ses héritages et honteuse de sa pauvreté, et que les armées, composées de ces citoyens méprisables, aimeront autant piller Rome que Carthage ou Numance. Ce qui empêcha les Romains de prévenir, lorsqu’il en étoit encore temps, les maux dont la république étoit menacée, c’est que ce fut sa prospérité même qui ruina les principes de son gouvernement; et rarement un peuple est-il assez sage pour se défier de sa prospérité, et la regarder comme un commencement de décadence. Quand le premier Scipion eut soumis l’Afrique, les Romains devoient soupçonner qu’ils éprouveroient bientôt quelque révolution. Mais la défaite d’Annibal et de Carthage laissoit-elle d’autre sentiment que celui de la joie? Tandis que toute la république, enivrée de ses succès, croyoit toucher à cette monarchie universelle promise par les Dieux, auroit-on entendu les remontrances d’un citoyen, qui, lisant dans l’avenir à travers la prospérité présente, eût annoncé que Rome étoit prête à périr? Parmi tant de causes de leur ruine, les Romains n’aperçurent que la corruption des mœurs; et à ce torrent, qui s’enfloit de jour en jour, quelques honnêtes gens n’opposèrent pour toute digue que l’exemple impuissant, je dirois presque ridicule de leurs vertus, et quelques anciennes lois que les Romains regardoient déjà comme des témoignages de la grossièreté de leurs pères. Que servoit-il à Caton le censeur de s’écrier continuellement: «Nos ancêtres, ô nos ancêtres! ô temps! ô mœurs!» et de déclamer contre le luxe en faveur de la loi Oppia? On pardonne au chagrin d’un poëte[27] de conseiller aux Romains de jeter leurs trésors dans la mer, ou d’en orner le capitole; mais un censeur, un homme d’état, peut-il penser que la jouissance des richesses et des voluptés sera moins persuasive que son éloquence? Il ne s’agissoit pas d’empêcher la révolution des mœurs et du gouvernement, elle étoit inévitable; mais il falloit la rendre moins fâcheuse et la retarder. [27] _... Nos in capitolium, Quò clamor vocat et turba faventium: Vel nos in mare proximum Gemmas, et lapides, aurum et inutile, Summi materiam mali, Mittamus._ (Hor. Ode 24, l. 3.) Après la seconde guerre Punique, il se présentoit une voie bien simple pour conserver à la république son ancien gouvernement, ou du moins pour empêcher que les changemens qu’il devoit éprouver ne produisissent ces désordres effrayans qui firent succéder à la liberté la tyrannie la plus accablante. Au lieu de ces commissaires que les Romains envoyoient quelquefois dans leurs nouvelles conquêtes pour en régler les affaires, ils auroient dû tenir constamment dans les provinces où ils avoient des armées un certain nombre de sénateurs pour y représenter la majesté de leur corps. Ces députés, en jouissant dans l’étendue de leur département de la même autorité que le sénat de Rome avoit en Italie, n’auraient laissé aux proconsuls que le même degré de pouvoir qu’avoient eu les premiers consuls qui soumirent les peuples voisins de Rome. Ces sénateurs auroient été les maîtres du gouvernement civil dans les provinces vaincues; ils auroient traité avec les alliés et les étrangers, et reçu les impôts, les contributions et les tributs. Ils auroient été chargés de la paie des soldats, et de leur fournir des armes et des subsistances; les proconsuls leur auroient par conséquent été soumis. Il n’étoit pas moins aisé de retenir ce sénat provincial dans son devoir, et de le rendre dépendant du sénat de Rome. La famille de ces sénateurs auroit été un otage de leur fidélité. On eût rappelé tous les ans les trois plus anciens commissaires; on en eût substitué trois nouveaux à leur place, et, en supposant ce sénat provincial composé de douze sénateurs, chacun d’eux n’auroit été en fonction que pendant quatre ans, et toujours avec de nouveaux collègues; ce qui les auroit empêché de rien entreprendre contre la république, à laquelle ils seroient demeurés soumis, malgré la supériorité qu’ils auroient eue sur les généraux d’armée. On devine sans peine tout ce qu’un établissement, si propre à réprimer l’ambition des proconsuls, sans rien retrancher du pouvoir que doit avoir un général d’armée, auroit produit d’avantageux à mille autres égards. Les provinces n’auroient point été exposées aux concussions énormes de leurs gouverneurs et des proconsuls. Les richesses, transportées peu-à-peu à Rome, n’y auroient pas fait cette irruption violente et subite, qui ne laissa le temps, ni de prévoir le danger, ni de réfléchir sur la situation où l’on se trouvoit, ni de faire des lois. Le changement des mœurs se fût fait d’une manière insensible; les usages nouveaux que l’élévation des Romains et leurs nouvelles passions rendoient nécessaires, se seroient établis sans révolter les esprits, et les lois auroient été oubliées, et non pas violées avec emportement. Non-seulement on eût prévenu les guerres civiles, que l’indépendance des généraux alluma, mais, si quelque tribun ambitieux avoit tenté de remuer, et, sous prétexte de faire revivre les anciennes lois, de s’emparer du gouvernement et d’établir sa tyrannie, le sénat, qui auroit été réellement le maître de toute l’autorité, en ayant les armées à sa disposition, l’auroit arrêté dès le premier pas. LIVRE SECOND. Les troubles pouvoient d’abord éclater par quelqu’entreprise des armées sur la liberté publique; et vraisemblablement la seule raison qui s’y opposa, c’est que cette conduite étoit trop ouvertement criminelle, trop contraire à la manière de penser des Romains, en un mot, trop nouvelle. Cette espèce d’étonnement, qui précède toujours les actions injustes, inusitées et importantes, et qui fit balancer l’ambitieux César, lui-même, sur les bords du Rubicon, quoiqu’il fut enhardi par l’exemple d’une guerre civile et les vœux d’une partie de la république, retint sans doute beaucoup de généraux dans le devoir, depuis le premier Scipion jusqu’à Sylla. Il subsistoit, au contraire, parmi les Romains, une tradition avantageuse des anciennes querelles de la noblesse et du peuple; et non-seulement elle étoit propre à rendre excusable un tribun séditieux, mais à le faire même regarder comme le vengeur de la justice et des lois. L’ambition pouvoit donc se montrer avec moins de danger et plus de décence, en excitant des émotions populaires; et dès-lors, il étoit naturel que les désordres qui devoient perdre la république Romaine, et dont je vais tâcher de démêler l’enchaînement, commençassent par les tribuns. Quelques historiens disent que Cornélie reprochoit souvent à Tibérius Gracchus, son fils, son indifférence pour le bien public, tandis que sa patrie avoit besoin d’un réformateur; et qu’en retirant de l’oubli les réglemens qui avoient fait la grandeur des Romains, il pouvoit se rendre aussi illustre que les plus grands capitaines. D’autres prétendent qu’en voyageant dans l’Italie, il fut touché de l’état déplorable où il vit les campagnes. Elles étoient désertes, ou cultivées seulement par des esclaves. Tibérius, témoin des suites funestes du luxe, crut, dit-on, qu’il ne falloit pas différer d’un moment à rétablir l’autorité des lois. Il est plus juste de penser que l’ambition seule l’inspira. S’il se couvrit du masque de réformateur, ce fut pour se concilier la faveur de la multitude, et par-là se rendre le maître d’une république dont le gouvernement n’étoit plus susceptible d’aucune réforme avantageuse, et à qui sa liberté commençoit d’être à charge. C’est avec le téméraire projet d’arracher aux riches leur fortune, et de les réduire à ne posséder encore que cinq cens arpens de terre, que Tibérius brigua et obtint le tribunat. Cette entreprise étoit sage de la part d’un ambitieux qui avoit besoin de présenter un grand intérêt pour émouvoir de grandes passions; mais elle étoit insensée dans un magistrat qui n’auroit voulu que soulager la misère du peuple, et pourvoir à sa subsistance. Tout ce que Rome renfermoit de citoyens, que la loi Licinia offensoit, se souleva contre Tibérius, qui étoit devenu l’idole de la multitude. Pour les uns, c’est un séditieux qu’il faut faire périr, et ils l’accusent d’aspirer à la tyrannie; pour les autres, c’est le père de la patrie, c’est l’ennemi des tyrans et le défenseur de la liberté. Si le tribun n’eût eu que de bonnes intentions, il auroit dès-lors renoncé à son entreprise. Pouvoit-il être assez peu éclairé pour ne pas voir que les riches consentiroient plutôt à perdre l’état, qu’à se dépouiller de leurs richesses? Les injures de ses ennemis lui donnèrent de la colère, les éloges de ses partisans augmentèrent sa confiance; et Tibérius, à la fois aigri et flatté, devint plus entreprenant. Content jusqu’alors de gémir sur les maux des Romains, de tendre en apparence une main secourable aux malheureux, de peindre avec adresse la cupidité des grands, ou de faire voir combien il étoit injuste que tant de citoyens d’une république qui étoit maîtresse du monde fussent plongés dans la misère, il avoit plutôt paru se laisser emporter par les sentimens du peuple, que lui inspirèrent les siens; actuellement il l’invite lui-même à tout oser. La cuirasse dont il est couvert, et qu’il fait adroitement apercevoir, en feignant de la cacher, avertit continuellement la multitude que les grands sont capables d’un assassinat, et que l’occasion de ramener l’égalité est arrivée, mais qu’un moment peut la faire disparoître. Il faut que les lois se plient aux volontés de Tibérius; il viole en tyran celles qui lui sont contraires. Si Marcus-Octavius, son collègue, met opposition à ses décrets, il le prend à partie, l’accuse de trahir les intérêts du peuple, et le fait déposer. La loi Licinia fut rétablie, et des triumvirs, chargés de la mettre en exécution, étoient même nommés. Il s’en falloit bien, cependant, que le triomphe du tribun fût assuré; il croyoit avoir vaincu les riches, et il n’avoit fait que les réduire au désespoir; il devoit craindre quelque violence de leur part, et il n’avoit pris aucune mesure pour la prévenir ou la repousser. C’est dans ces circonstances qu’Attale, roi de Pergame, nomma, en mourant, le peuple romain son héritier. Tibérius, enhardi par ses premiers succès, et pour achever de se rendre le tyran de Rome, se proposa aussitôt de partager cette succession entre les plus pauvres citoyens; mais le seul projet de cette loi trouvant les esprits dans une extrême fermentation, excita de si grands mouvemens, que le tribun connut enfin le péril dont il étoit menacé. Son tribunal même lui paroît un asyle peu sûr contre ses ennemis, et le tumulte de la place, ne lui permettant pas de se faire entendre, il porta à plusieurs reprises ses mains à la tête, pour avertir le peuple qu’on en veut à sa vie, et qu’il faut prendre les armes et le défendre. A ce geste, les riches croient rencontrer le prétexte heureux qu’ils cherchoient depuis long-temps, d’accabler Tibérius à force ouverte. Ils publient qu’il s’est emparé du diadême d’Attale, et feignent d’être persuadés qu’il demande à la multitude de le couronner roi de Rome. Il n’est plus question que de sauver la liberté prête à périr; et Scipion Nasica, accompagné de tous les prétendus ennemis de la royauté, fond les armes à la main, sur la populace qui entouroit le tribunal de Tibérius. Elle est dissipée sans peine; et son magistrat, obligé de céder à l’orage et de prendre la fuite, est assassiné par un de ses collègues.[28] [28] L’an de Rome 621, c’est-à-dire, 233 ans après que les Plébéïens furent parvenus au consulat. Caïus Gracchus ne sollicita le tribunat que quand il se crut en état de venger son frère; mais il trouva cette magistrature prodigieusement avilie entre ses mains. Il devoit être le magistrat du peuple, et il n’étoit que le chef d’une populace chassée de ses héritages, accablée de besoins, timide lorsqu’elle n’étoit pas emportée, et qui n’avoit plus aucune part à l’administration publique. Les tribuns, successeurs de Tibérius, avoient été des hommes riches, mais avares et non pas ambitieux; ainsi, bien loin de proposer encore le rétablissement de la loi Licinia, de flatter la cupidité de la multitude, et d’entretenir l’esprit d’audace et de révolte, auquel elle commençoit à s’accoutumer, ils entrèrent dans la ligue que les riches avoient formée pour résister plus efficacement aux lois qui les condamnoient, et avoient contribué de tout leur pouvoir à affermir l’empire absolu auquel elle aspiroit. Caïus, à qui le gouvernement actuel de la république ne fournissoit aucune ressource propre à rendre à sa magistrature son ancien lustre, et le crédit dont son ambition avoit besoin, imagina de donner le droit de bourgeoisie Romaine à plusieurs peuples considérables du voisinage de Rome. Dès-lors, le tribun, secondé de ses nouveaux partisans, releva le courage du peuple, menaça les riches des principales forces de l’Italie, et fut en état de les accabler. Il se seroit rendu aussi puissant que Sylla et César le furent dans la suite, si, instruit par la fin tragique de son frère, de ses intérêts, de la situation des Romains, et de ce qu’il avoit à craindre de la part des grands, il eût jugé que tout tempérament ruineroit une entreprise aussi audacieuse que la sienne, et que la force seule, pouvoit le faire réussir. Mais, soit que les esprits ne lui parussent pas d’abord assez préparés à la guerre civile, ou qu’il eût plus l’ambition d’un magistrat que d’un homme de guerre; soit qu’il se flattât d’intimider les riches, par son alliance avec les Italiens, et de les dominer sans se couvrir de l’opprobre de les avoir vaincus par les armes; il voulut procéder dans les formes usitées, et laissa à ses ennemis une ressource contre les coups qu’il vouloit leur porter. Ils se gardèrent bien de lui susciter un Octavius qui s’opposât à la publication de ses réglemens. Au contraire, dès que Caïus proposoit une loi favorable à la multitude ou aux étrangers, Livius Drusus, son collègue, se faisoit une règle d’enchérir sur ses demandes, et de publier en même temps qu’il n’étoit que l’organe du sénat. Dupe de cette politique, la populace ne savoit à qui elle devoit s’attacher, et elle ne put agir, parce qu’elle avoit trop de protecteurs. Caïus, dont la considération diminuoit à proportion que celle de son rival augmentoit, se vit réduit à franchir toutes les bornes. Il se proposoit de porter dans son troisième tribunat, des lois, qui, en ruinant entièrement le sénat et les riches, devoient lui rendre toute la confiance du peuple et confondre Drusus; mais on pénétra ses intentions; ses collègues supprimèrent une partie des bulletins qui le continuoient dans sa magistrature, et dès-lors, sa perte fut jurée. Quoique sans caractère, Caïus continua le rôle dangereux de protecteur du peuple; et ce ne fut plus qu’un perturbateur du repos public qu’il étoit aisé d’accabler. Pour se soutenir, il appela, mais trop tard, les Italiens à son secours. On prit les armes, et la défaite de son parti auroit assuré, pour toujours, le triomphe des riches, si les excès auxquels on venoit de se porter, n’avoient dévoilé toute la foiblesse de la république, et fait connoître que ce n’étoit plus par les lois, mais par la force que tout devoit s’y décider. Avant le tribunat de Caïus, le peuple murmuroit contre l’injustice des citoyens qui avoient envahi les richesses de l’état; mais ses plaintes étoient toujours tempérées par les sentimens pusillanimes que lui inspiroit sa pauvreté. Il avoit, malgré lui, de la déférence pour les riches, et peu-à-peu il se seroit accoutumé à les respecter, et à croire que tous les avantages de la société doivent être faits pour eux. Depuis les derniers troubles, il ne regardoit plus les grands que comme des voleurs publics dont la fortune étoit élevée sur ses ruines. Autrefois il auroit été touché du décret que porta le sénat, et par lequel il étoit ordonné qu’on n’inquiéteroit plus les propriétaires des terres, à condition qu’ils paieroient une certaine redevance qui seroit partagée entre les plus pauvres citoyens; aujourd’hui il dédaigne les bienfaits, ne veut rien tenir que de lui-même; et ce n’est plus de leurs richesses seulement, qu’il veut dépouiller les riches, il songe à leur enlever l’autorité qu’ils ont usurpée. La multitude paroît indomptable, parce qu’elle espère de retrouver un Gracchus dans cette foule de patriciens ruinés par leurs débauches, et qui, réduits à n’avoir que les mêmes intérêts, que les plus vils plébéïens, ont besoin comme eux d’une révolution, et les invitent à ne pas perdre l’espérance. Cette populace ne craint point de reprendre une seconde fois les armes; elle présume de ses forces, et compte sur le mécontentement et les secours des Italiens, qu’on venoit de priver du droit de bourgeoisie Romaine. En effet, ces peuples étoient indignes de l’injure qu’ils avoient reçue; et leur ressentiment, qui croissoit à mesure que les Romains paroissoient plus divisés, en fomentoit les divisions. Les riches, cependant, loin d’opposer à la multitude cette union qui fait seule toute la sûreté de l’aristocratie, formoient mille partis différens; et le sénat, sous la protection duquel ils gouvernoient la république, n’étant composé que d’hommes amollis par les délices, et occupés de leurs affaires domestiques, n’osoit avoir une conduite digne de lui et du danger dont il étoit menacé. Tour à tour, sage, emporté et imprudent, il sentoit échapper de ses mains un pouvoir dont il ne savoit pas faire usage, et le peuple s’en saisissoit sans avoir l’art de le retenir. Il se fait donc de l’un à l’autre un flux et reflux perpétuels de tyrannie et de servitude; et cette confusion subsistera jusqu’à ce que quelque citoyen, sous prétexte de défendre et de venger le sénat ou le peuple[29], s’empare de cette puissance qui est comme suspendue entre eux, et que ni l’un ni l’autre ne peut conserver. [29] _Alii sicuti jura populi defenderent, pars quo senatus auctoritas maxima foret, bonum publicum simulantes, pro suâ quisque potentiâ certabant._ (Sal. in Bel. Cat.) C’est dans ces circonstances que Marius commença à se rendre illustre. Quoique d’une naissance obscure, il portoit dans le cœur une ambition qui ne devoit pas être satisfaite par sept consulats. Il s’étoit fait soldat; et passant successivement par tous les grades de la milice, il en avoit rempli les fonctions avec la supériorité d’un homme né pour être le plus grand capitaine de la république. Ennemi de tout plaisir par une sorte de férocité qui le rendoit encore plus dur pour lui-même que pour les autres; infatigable dans le travail, diligent, actif, parce que le repos lui paroissoit insupportable; son courage, quoique extrême, étoit la qualité qu’on remarquoit le moins. La réputation de Marius passa des armées à Rome, et le peuple fut d’autant plus flatté de la gloire qu’acquéroit un citoyen de son ordre, qu’éprouvant dans la fortune une vicissitude continuelle, il avoit besoin d’un chef qui pût le protéger. Ce capitaine détestoit les grands, comme autant de compétiteurs dont le crédit et les intrigues devoient lui fermer l’entrée des magistratures qu’il méritoit mieux qu’eux. Ils méprisent, disoit-il, ma naissance et ma fortune, et moi je méprise leurs personnes. L’emportement de Marius le servit utilement; le peuple l’éleva au tribunat; et il ne cessa de déclamer contre l’avidité et l’orgueil des riches avec cette éloquence grossière, mais persuasive, que donnent les seules passions. Si la république ne fut pas dès-lors opprimée, ce n’est pas qu’elle eût en elle-même quelque principe capable de la conserver contre les attaques d’un tyran qui auroit joint les talens militaires de Marius à la politique des Gracques; mais Marius n’avoit pas cette sorte d’ambition qui fait aspirer à la tyrannie. Il étoit ambitieux en citoyen; il vouloit que la république subsistât, qu’elle fût bien servie, et qu’elle triomphât de ses ennemis; mais il vouloit que toute la gloire lui en fût due, et il n’auroit pas permis à un autre de la servir aussi bien que lui. Avec ces vues, il n’entreprit point de rétablir les lois des Gracques; il lui étoit inutile d’exciter des troubles qui, ne laissant aucune voie de conciliation entre les partis opposés, eussent obligé le peuple et les Italiens à lui déférer la puissance souveraine; il se borna à servir assez bien la multitude pour se concilier sa faveur et être sûr de ses suffrages quand il aspireroit aux plus hautes magistratures. Marius fut fait consul, et on lui donna en même temps le commandement de l’armée de Numidie. Après avoir pacifié l’Afrique, il fut créé consul une seconde fois, et chargé de s’opposer à l’irruption des Cimbres et des Teutons. Marius s’étoit accoutumé au commandement; et ses triomphes, ne servant qu’à le rendre plus avide de gloire, il eut toujours besoin du peuple; et pour conserver son affection, il fut à la tête du sénat plus tribun que consul. On doit me pardonner les détails dans lesquels je vais entrer. Avant que les Romains fussent corrompus, c’étoit dans les principes mêmes de leur gouvernement qu’il falloit chercher les causes de leurs révolutions. Désormais que Rome est menacée de sa ruine par mille côtés différens, que ses citoyens sont plus forts que les lois, et qu’au lieu d’imprimer son caractère aux événemens, elle reçoit l’empreinte de celui des hommes qui la gouvernent, c’est dans les passions de ces hommes, et dans les circonstances où ils se sont trouvés, qu’on doit étudier les ressorts qui font mouvoir la république. Les grands, à qui le caractère farouche et inquiet de Marius étoit insupportable, s’attachèrent ridiculement plutôt à le mortifier qu’à ruiner son parti; et pour l’attaquer par l’endroit le plus sensible, ils attribuèrent à Sylla tout le succès de la guerre de Numidie. C’étoit lui, en effet, qui, n’étant encore que questeur de l’armée que commandoit Marius, avoit engagé Bocchus à livrer Jugurtha aux Romains. Le peuple se crut offensé de l’injure qu’on faisoit à son protecteur; et pour le venger, il publia que, sans lui, les armées Romaines n’auroient eu que des revers en Afrique. Cette dispute frivole, mais propre à faire connoître combien les Romains étoient différens de leurs ancêtres, devint l’affaire la plus importante de la république; il n’est question que de la gloire et des services de Marius et de Sylla; et ces deux hommes, acharnés à se perdre l’un l’autre, se trouvent par-là les maîtres de Rome. Sylla étoit recommandable par une naissance illustre, et avec des talens pour la guerre, peut-être égaux à ceux de Marius, il étoit d’un caractère tout opposé. Sans être amolli par les plaisirs auxquels il s’étoit abandonné dans sa première jeunesse, il n’avoit rapporté de leur commerce que ces grâces qui s’associent rarement au grand mérite, et pour lesquelles Marius avoit un mépris[30] qui l’éloigna d’abord de Sylla. L’un transportoit son génie par-tout, et n’avoit qu’une manière de conduire ses intérêts. L’autre, doué d’une souplesse naturelle qui le rendoit propre à passer sans effort d’un caractère, ou plutôt d’un personnage à l’autre, prenoit l’esprit des conjonctures où il se trouvoit, et il sembloit qu’elles ne développassent que successivement ses passions. Marius n’avoit d’amis que par intérêt, et il les abandonnoit sans pudeur, et sans avoir su les forcer adroitement à mériter leur disgrace. Sylla, au contraire, se piquoit envers les siens d’une fidélité inviolable. Marius eut les vices que les chefs de factions se permettent quelquefois; il fut jaloux, envieux, ingrat, perfide, cruel; mais ces vices naissoient du fond de son cœur; au lieu de partir, comme dans Sylla, de l’esprit seulement, et suivant le besoin des circonstances, ils firent la perte de l’un, et établirent la fortune de l’autre. [30] _C. Marium consulem moleste tulisse traditur, quod sibi asperimum in Africa bellum gerenti, tam delicatus quæstor sorte obvenisset._ (Sal. in Bel. Jug.) Tandis que Marius continuoit à décrier grossièrement les grands, Sylla ne songea point à les défendre aux dépens du peuple; sa conduite fut plus habile. Etant le seul homme de la république qu’ils pussent opposer à Marius, il jugea inutile de leur faire sa cour. Sentant même que son ennemi profiteroit de son dévouement au sénat, pour accroître sa faveur auprès du peuple, il rechercha lui-même l’amitié de la multitude. Il lui prodigua ses richesses, flatta ses goûts, sembla favoriser ses prétentions, et fut, en un mot, le courtisan des citoyens dont il devoit être bientôt le tyran. Par cette politique adroite, Sylla, toujours sûr de l’affection des grands, grossissoit le nombre de ses créatures des partisans qu’il débauchoit à Marius, et se mettoit en état d’écraser son ennemi, en réunissant tous les esprits en sa faveur. Sur ces entrefaites, Bocchus consacra à Jupiter Capitolin une statue de la victoire, et quelques tableaux qui représentoient la manière dont il avoit remis Jugurtha entre les mains de Sylla. Marius, déjà indigné que son ennemi eût fait graver cet événement sur une pierre, qui lui servoit de cachet, voulut faire enlever ces monumens du capitole. Sylla s’y opposa; et cette contestation puérile, tant l’esprit de parti est propre à rabaisser les hommes, auroit allumé la guerre civile, si les peuples d’Italie, qui croyoient cette conjoncture favorable à leur ambition et à leur vengeance, n’eussent pris, de concert, les armes pour se faire rendre le droit de bourgeoisie Romaine dont on les avoit privés. Cette affaire fit diversion aux querelles de Marius et de Sylla, parce que ni l’un ni l’autre n’osa encore paroître plus occupé de ses intérêts personnels que de ceux de la république. Sylla, qui donna dans la guerre sociale les preuves les plus complètes de sa capacité et de son bonheur, fut élevé au consulat, et chargé de commander l’armée destinée contre Mithridate. A ce coup imprévu, Marius croit n’être plus qu’un soldat. Il se ligue avec un tribun du peuple, nommé P. Sulpitius, homme sans honneur, hardi, violent, mais habile, et ils complotent ensemble d’enlever à Sylla le commandement qu’on venoit de lui décerner. Le succès d’une pareille entreprise ne pouvoit être que l’ouvrage de la violence, et il falloit nécessairement troubler la république, afin que, sous prétexte d’y rétablir ensuite l’ordre, Marius et son complice fissent de nouveaux arrangemens et disposassent à leur gré des emplois. Heureusement pour eux les mêmes causes qui avoient armé les Romains les uns contre les autres sous les Gracques, subsistoient encore; et sans parler de la loi Licinia ni du partage des terres, sujets éternels de discorde, on pouvoit toujours compter sur les Italiens, à qui on venoit d’accorder le titre de citoyens Romains, mais non pas de la manière qu’ils le désiroient. Les articles de la paix portoient qu’on feroit huit nouvelles tribus de ces nouveaux citoyens; c’étoit ne leur accorder qu’un honneur inutile, puisque les Romains, qui composoient trente-cinq tribus, restoient absolument les maîtres du gouvernement[31]. Les peuples d’Italie demandoient donc à être distribués dans les anciennes tribus; mais comme leur nombre y auroit été beaucoup plus considérable que celui des Romains naturels, et qu’ainsi ils auroient eu la principale influence dans les affaires, et se seroient même emparés de toute l’autorité, les Romains ne pouvoient se prêter à leurs vœux; et plutôt que de consentir à devenir les sujets des peuples qu’ils avoient vaincus, ils auroient préféré de les subjuguer une seconde fois. [31] Pour entendre ceci, il faut se rappeler ce que j’ai dit dans mon premier livre, que dans les assemblées du champ de Mars et de la place publique, chaque tribu formoit un suffrage, et que c’étoit à la pluralité des suffrages que tout se décidoit. C’est sur cette contrariété d’intérêts, qui, n’étant susceptible d’aucun accommodement, devoit se décider par la force, que Sulpitius fonda ses espérances. Il publie qu’il doit proposer la loi que désiroient les alliés; il les invite à se rendre à Rome, pour favoriser sa proposition, et leur ordonne de se rendre armés dans la place; et au premier murmure qu’excitera la loi, de fondre sur les mécontens. La république ne s’étoit point encore trouvée dans une si monstrueuse confusion. Les Romains n’osoient paroître, et les alliés croyoient affermir leurs droits en se portant aux plus grands excès. Au milieu de ce tumulte, Sulpitius oublia la fin pour laquelle il l’avoit fait naître. Le point décisif, c’étoit de se saisir de la personne de Sylla; il le laissa s’échapper, et ce général alla se mettre à la tête de l’armée qu’il avoit formée, et qui étoit prête à s’embarquer, tandis que le tribun abusoit en tyran d’une victoire qu’il n’avoit pas encore remportée. Sulpitius, après avoir rétabli quelqu’apparence de calme dans la république, fit enfin donner à Marius la commission de porter la guerre contre Mithridate; mais la joie de ce général fut courte. Il apprit en frémissant de colère, que les officiers qu’il avoit envoyés à l’armée pour y prendre en son nom le commandement, avoient été massacrés par les soldats de Sylla. Il s’en venge sur les parens et les créatures de son ennemi; c’étoit commencer la guerre civile en soldat, et non en politique. Marius devoit-il s’attendre que Sylla, à la tête d’une armée, laisseroit égorger tous ses amis? Content de se venger sans songer à se défendre, il ne voit point l’abîme auquel il touche, et il ne lui reste d’autre ressource que la fuite, quand son ennemi se présente aux portes de Rome. Sylla s’y comporta avec toute la hauteur d’un souverain qui châtie une ville révoltée. Il proscrit Marius, Sulpitius et leurs partisans, les déclare ennemis de la patrie, et met leur tête à prix; il casse la loi qui incorporoit les alliés dans les anciennes tribus; et pour ôter au peuple un pouvoir dont il n’étoit plus digne, il avilit les tribuns, en leur interdisant l’entrée de toute autre magistrature, leur défend de rien proposer dans la place publique sans l’aveu du sénat, et ordonne que les élections ne se fassent désormais que par centuries. Le despotisme de Sylla étoit un prodige encore trop nouveau aux yeux des Romains, accoutumés à l’anarchie, pour qu’ils ne passassent pas promptement de la surprise à l’indignation. Le peuple murmuroit en tremblant; et le sénat, qui sentit toute sa foiblesse, laissa voir qu’il auroit mieux aimé craindre des tribuns, que remercier Sylla des faveurs accablantes qu’il en recevoit. Ce général eut peur à son tour de la consternation qu’il avoit répandue; il craignit qu’on ne soulevât contre lui des soldats citoyens qui n’étoient pas encore familiarisés avec les excès de la guerre civile; et profitant de la lenteur de ses concitoyens à le punir, il abandonna Rome pour porter la guerre contre Mithridate. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce morceau de l’histoire Romaine. Ce que j’ai dit développe assez la situation de la république. Tout le monde sait qu’après le départ de Sylla, elle fut gouvernée par le consul Cornelius Cinna, homme qui avoit toutes les passions qui font aspirer à la tyrannie, et aucun des talens qui peuvent y conduire. Je ne sais s’il est une passion plus avilissante que l’ambition, quand elle n’est soutenue ni par un grand génie, ni par l’amour de la gloire. Cinna ébauchoit par étourderie des entreprises dont le poids l’accabloit; ce n’étoit, pour le dire en un mot, qu’un intrigant destiné, malgré sa qualité de consul, à n’avoir jamais dans un parti qu’une place subalterne. Ayant vu que Marius et Sylla s’étoient rendus les maîtres de la république à la faveur des troubles, il crut qu’il ne falloit qu’en exciter de nouveaux pour jouir de la même autorité. Mais à peine se faisoit-il craindre, qu’il fut obligé de sortir de Rome pour mettre ses jours à couvert, et de confier le soin de sa vengeance à Marius, qui s’empara une seconde fois du gouvernement de la république, et dont le parti fut enfin exterminé par Sylla à son retour d’Asie. Rien n’est plus affreux que le tableau que commence à présenter l’histoire Romaine, et l’on se sent encore frissonner d’horreur au détail des proscriptions abominables de Sylla[32]. [32] _Id quoque accessit ut sævitiæ causam avaritia præberet, et modus culpæ ex pecuniæ modo constitueretur, et qui locuples fuisset, fieret nocens, suique quisque periculi merces foret._ (Vell. Pat. L. 2.) _Namque uti quisque domum aut villam, postremô aut vas, aut vestimentum alicujus concupiverat, dabat operam ut is in proscriptorum numero esset, neque priùs finis jugulandi fuit, quàm Sylla omnes suos divitiis implevit._ (Sal. in Bel. Cat.) Ce fut l’an de Rome 671 que Sylla fut fait dictateur perpétuel, cinquante ans après la mort de Tibérius Gracchus, et quarante après celle de Caïus. Ce capitaine, après avoir exercé la vengeance la plus cruelle sur ses égaux, eut l’audace d’abdiquer la puissance souveraine dont il avoit joui sous le titre de dictateur perpétuel. Ce dernier trait de la vie de Sylla prouve, si je ne me trompe, qu’avec une ambition médiocre, il fit la plus haute fortune où un homme puisse aspirer. Si la soif de dominer l’eût rendu le maître du monde, cette passion, qui auroit été extrême, n’eût pu être satisfaite par aucune grandeur humaine. Plus on cherche à pénétrer le caractère de Sylla, plus on est porté à croire que s’il eût été libre de se livrer à son penchant naturel, il n’auroit recherché, comme Lucullus, à acquérir de la gloire, que pour rendre respectable à ses concitoyens l’oisiveté d’une vie voluptueuse. Ce fut la haine de Marius qui décida du sort de Sylla. Moins d’emportement dans le premier, pour se faire donner le commandement de la guerre contre Mithridate, eût laissé au second toute la gloire d’être un bon citoyen. Pour se venger des cruautés de son ennemi, il les surpasse; et ne trouvant plus de sûreté que dans l’autorité suprême, il s’en saisit; c’est un port où il se réfugie pour échapper à l’orage, et il ne l’abandonne que quand il croit le calme rétabli. La dictature perpétuelle de Sylla forme une époque remarquable chez les Romains. Souvent ce qui est capable d’arrêter le plus grand courage, paroît facile à des hommes médiocres, après que l’exemple les a instruits et enhardis. C’est, poussés malgré eux par les événemens, sans avoir d’objet déterminé et sans savoir même où ils arriveroient, que Marius et Sylla se firent la guerre, et se trouvèrent revêtus de la puissance publique. Mais tous les Romains voudront désormais marcher sur leurs traces. La fortune de Sylla donna une vaste ambition à tous les ambitieux qui le suivirent, et qui se seroient auparavant contentés de la préture ou du consulat. De nouveaux Cinna aspireront à la dictature perpétuelle, et les consuls Lutatius Catulus et M. Emilius Lepidus auroient été des tyrans despotiques, si l’un ou l’autre eût eu quelqu’un des talens de Marius ou de Sylla. On peut déjà appliquer à ce temps ce que Cicéron dit de celui qui suivit la mort de César: «Nous éprouvons[33], écrit-il à Atticus, ce qui n’est jamais arrivé à aucun autre peuple; la liberté nous est rendue, et la république est cependant détruite; l’esprit de tyrannie survit le tyran.» [33] _Doleo, quod nunquam in ullâ civitate accidit, non unà cum libertate rempublicam recuperatam... O dii boni! vivit tyrannis, tyrànnus occidit._ (L. 14. Epist. 4. et 9.) Quand l’exemple funeste que donna Sylla n’auroit point été contagieux, les vices avec lesquels les Romains s’étoient familiarisés, pendant le cours des proscriptions, leur auroient bientôt donné un nouveau maître. Les magistrats ne regardoient leur magistrature, qu’ils avoient achetée, que comme l’instrument de leur fortune domestique. Les censeurs n’osoient exercer leur ministère[34]; les lois se taisoient, et rien ne se décidoit que par les passions de quelques femmes déshonorées. Tout le monde connoît Claudia, cette célèbre intrigante, que ses débauches auroient rendue infâme dans un siècle moins corrompu, et qui trouva cependant le secret de vendre ses faveurs, et de gagner par leur secours, des amis à son frère, avec qui elle étoit accusée d’avoir un commerce incestueux. L’histoire n’a point dédaigné de conserver les noms d’une Précia et de mille autres courtisannes qui gouvernoient impérieusement la république par leurs amans. Les citoyens les moins dangereux, étoient ceux qui, occupés de leurs seuls plaisirs, sans songer que leur fortune étoit attachée à celle de l’état, croyoient, selon l’expression de Cicéron[35], être des demi-dieux, si les poissons qu’ils nourrissoient à grands frais dans leurs viviers, étoient assez apprivoisés pour leur venir en quelque sorte manger dans la main. Le reste étoit des hommes, abîmés de dettes et de débauches, et qui, regardant Rome comme une ville abandonnée au pillage, enhardirent Catilina à former sa conjuration, ou furent ses complices. Caton seul avoit de l’honneur; mais se conduisant en citoyen de la république de Platon[36] parmi des brigands, sa vertu ne lui fournissoit que des ressources impuissantes, et contrarioit même ses bonnes intentions. Le peuple, impatient de recouvrer son autorité, pour en faire un trafic scandaleux, ne pouvoit s’accoutumer à l’aristocratie de Sylla. Depuis que ce dictateur, à son retour d’Asie, avoit distribué les terres des citoyens à ses soldats, il n’y avoit plus d’armée qui ne regardât la guerre civile comme un avantage; et les légions n’auroient pas souffert qu’on eût limité le pouvoir des généraux. Aux secousses qui ébranloient le gouvernement, le sénat jugea qu’il devoit s’élever mille nouveaux tyrans; et cette compagnie, qui ne sentoit que sa foiblesse, crut qu’elle devoit se faire un protecteur, et opposer un nom considérable aux citoyens remuans et ambitieux. [34] Claudius porta une loi par laquelle il n’étoit permis aux censeurs de retrancher du sénat ou de l’ordre des chevaliers, que les personnes qui seroient accusées devant leur tribunal, encore ne pouvoient-ils les juger et les condamner que conjointement. L’an de Rome 667, les tribuns s’opposèrent à l’élection des censeurs, et la république fut privée de ces magistrats jusqu’en 683. [35] _Nostri autem principes digito se cœlum putant attingere, si mulli barbati in piscinis sint, qui ad manum accedant._ (Ad Att. Epist. 1, l. 2.) _Ita sunt stulti ut amissâ republicâ, piscinas suas fore salvas sperare videantur._ (Epist. 18. l. 1.) [36] _Ille_ (Cato) _optimo animo utens et summâ fide, nocet interdùm reipublicæ. Dicit enim tanquam in Platonis republicâ, non tanquam in Romuli fæce sententiam._ (Ad Att. Epist. 1, l. 2.) _Unus est qui curet constantiâ magis et integritate quam, ut mihi videtur, consilio aut ingenio, Cato._ (Ad Att. Epist. 18, l. 1.) Crassus et Pompée étoient alors les deux personnages les plus importans de Rome. Le premier calculoit le produit des magistratures, et les remplissoit plutôt en banquier qu’en homme d’état. Quelques talens qu’il eût d’ailleurs, on sent que son avance devoit le rendre aussi incapable de défendre les intérêts du sénat, que d’être l’auteur d’une révolution. Pompée, au contraire, à qui ses concitoyens donnèrent le surnom de grand, avoit déjà surpris leur admiration. Quelques actions, qui dans sa jeunesse annonçoient de grandes qualités, une physionomie noble, où l’on prétendoit démêler des traits d’Alexandre, la faveur de Sylla, un esprit vif et souple, des manières insinuantes et fastueuses, quoique populaires, du courage, beaucoup de libéralité, une attention singulière à être partout, mais principalement l’imbécillité du peuple, dont la haine ou l’amour est toujours extrême dans les temps difficiles; voilà ce qui avoit rendu Pompée l’idole des Romains. Il s’étoit fait la plus haute réputation à la guerre, en se présentant toujours à propos pour consommer les entreprises de la république, et recueillir le fruit des succès que d’autres avoient préparés. Les Romains crurent qu’il avoit ruiné le parti de Sertorius, quoique ce grand homme ne le regardât que comme un écolier,[37] «qu’il vouloit, disoit-il, renvoyer à ses parens bien corrigé de sa présomption.» Après la guerre des pirates, la reconnoissance du peuple confondit l’importance du service que lui avoit rendu Pompée avec sa capacité, il jugea[38] de la difficulté de la guerre que ce général avoit terminée, par l’étendue du pouvoir qu’il lui avoit accordé. Tygranes étoit vaincu, ses états étoient ouverts aux armées Romaines, Mithridate n’avoit plus de ressources; et Pompée, dérobant à Lucullus la gloire qu’il alloit acquérir, prolonge la guerre par des fautes. Il oublie Mithridate, pour s’arrêter chez de petits rois qui implorent sa protection; et sa vanité, satisfaite de leurs respects, s’occupe gravement (qu’on me permette cette expression) de leurs tracasseries, lorsqu’il falloit poursuivre Mithridate. Il ne termine enfin cette guerre que quand son ennemi, trahi par sa famille, se donne la mort par désespoir. L’appareil extraordinaire du triomphe de Pompée (car jamais on n’avoit tant vu de dépouilles ni de captifs) cacha ses fautes aux yeux des Romains; et comme on décerna dix jours d’actions de graces publiques, le double de ce qu’on avoit pratiqué jusqu’alors, le peuple crut que Pompée surpassoit du double tous les généraux précédens. [37] Voyez dans Plutarque les détails de la guerre que Pompée fit en Espagne; et comment Sertorius périt par la trahison des siens. [38] Les pirates causoient de grands maux aux Romains; mais rien n’étoit plus aisé que d’exterminer ces brigands. Voyez dans les historiens quelle vaste puissance on donna à Pompée. Il fut aussi mauvais citoyen qu’il le pouvoit être, mais non pas aussi mauvais que le permettoit la situation malheureuse de la république. On lui sut gré, après ce qu’on avoit éprouvé de la part des autres généraux, de ce qu’il licencia ses soldats en entrant en Italie, et ne vint point à Rome pour y dominer par la force. Parce qu’il ne fut ni un Sylla, ni un Marius, quoiqu’il eût des intentions plus criminelles, on l’érigea en père de la patrie. Il souhaitoit la dictature, mais il n’osoit l’usurper. Sa lente ambition, ou plutôt sa vanité, se repaissoit de l’espérance d’y parvenir un jour, et ne laissoit craindre aucune violence, pourvu qu’on lui permît, en attendant, d’être le premier citoyen de la république. Soit que Pompée, enhardi par tant de faveur, dédaignât l’empire que lui avoit donné le sénat, et ne voulût tenir son autorité que de lui-même; soit qu’il craignît qu’une trop grande tranquillité n’altérât son crédit, ou qu’il crût que les anciennes dissentions des Romains le rendroient plus nécessaire, il cassa les lois de Sylla; et en rendant aux tribuns leur première dignité, invita le peuple à reprendre son orgueil, son indocilité et son ambition. Cette conduite, si blâmée par Cicéron, et en effet, si contraire aux intérêts actuels des Romains, étoit sage dans les principes de son auteur. Vain et présomptueux, il devoit se flatter d’asservir les deux ordres de l’état l’un par l’autre, dès que leurs anciennes querelles recommenceroient, de balancer leurs avantages, et d’en être l’arbitre. Quelques historiens l’ont même soupçonné d’avoir eu des vues plus criminelles; ils ont cru qu’il avoit voulu exciter des troubles pour faire sentir aux Romains les inconvéniens de leur liberté; et en les lassant de leur condition, les forcer à lui offrir la dictature perpétuelle. Quoi qu’il en soit, si Pompée avoit eu autant de génie que de présomption, il auroit eu le succès dont il se flattoit; mais loin d’être l’ame des mouvemens de la place publique, il ne sut pas même en prévoir le cours. Toujours embarrassé au milieu des débats du sénat et du peuple, il n’en impose à aucun parti; tandis que César, qui travaille sourdement à dominer, profite seul de sa politique. Sylla avoit découvert en César plusieurs Marius. A peine étoit-il connu à Rome, qu’il l’avoit déjà remplie de ses intrigues. Il tenoit par des liaisons secrètes à tous les partis, multiplioit les vices des Romains: jusqu’à ses foiblesses, avoit l’art de se rendre tout utile, et dirigeoit les complots dont à peine il paroissoit le complice. C’est un objet digne d’occuper un philosophe, que de démêler, à travers l’obscurité dont César s’enveloppe, et les moyens bas auxquels il a recours pour s’élever à la dictature, ce courage héroïque et cette élévation d’ame qui ne parurent que quand il y parvint. Il eut dès sa jeunesse la même audace, la même ambition et la même ardeur de se signaler et de dominer qu’Alexandre; mais dans le prince, ces passions sont libres, et elles sont captives dans le citoyen. Où l’un commande, il faut que l’autre insinue. Le premier doit se montrer tout entier aux Macédoniens, pour les rendre dignes d’exécuter ses projets; le second doit respecter les préjugés de ses concitoyens, ménager leurs vices, et les rassurer contre son mérite et ses talens, pour les préparer à lui obéir. Quelqu’habile que fût César, il sentit combien il auroit de peine, dans une république où les affaires changeoient chaque jour de face, à former un parti qui pût contre-balancer ceux de Pompée et de Crassus. Il jugea, et c’est le chef-d’œuvre de sa politique, qu’il falloit réunir ces deux hommes, et qu’en qualité de médiateur, il lui seroit aisé de profiter de leurs anciens soupçons de débaucher leurs amis, et de se rendre, en un mot, le maître de la ligue, dès qu’il serviroit de point de réunion à ses chefs. Crassus se prêta aux ouvertures de César, avec tout l’empressement d’un homme, qui, n’ayant encore joué qu’un second rôle, se trouve associé au premier. Pompée devoit voir qu’il n’y avoit qu’à perdre pour lui dans cette association; de supérieur qu’il étoit à Crassus et à César, il se rendoit leur égal; mais sa présomption ordinaire et sa timidité ne lui représentèrent ces deux collègues que comme deux instrumens ou deux appuis de sa fortune. Le triumvirat fut formé, Crassus, Pompée et César s’obligèrent à n’avoir qu’un même intérêt, à ne former que les mêmes entreprises, et à se soutenir mutuellement de tout leur crédit. Dès-lors toute la puissance du sénat et du peuple passa dans les mains des triumvirs; et le gouvernement, tantôt aristocratique, tantôt populaire, ou plutôt l’anarchie fut changée en une vraie oligarchie. Pompée s’aperçut enfin du piége dans lequel il étoit tombé[39]. Il voulut rompre avec César, dont le pouvoir lui faisoit ombrage; mais il n’en étoit plus temps: et en se dégageant du triumvirat, il n’eût occupé dans la république qu’une place subalterne. Le grand Pompée n’est plus que l’instrument de la fortune de César. Il est content de remuer sans agir; il cabale, il intrigue, mais sans succès. Bientôt il jouit avec une espèce de stupidité de la puissance qu’il ne peut retenir. Il craint de s’en apercevoir; et l’on diroit que sa vanité, venant au secours de son ambition alarmée, lui persuade qu’il a fait la fortune de César, parce que César a ruiné la sienne. [39] _Nihil prætermisi, quantum facere nitique potui, quin Pompeium à Cæsaris conjunctione avocarem, in quo Cæsar felicior fuit: ipse enim Pompeium à meâ familiaritate disjunxit... Illud te scire volo, Sampsiceranum nostrum amicum, vehementer status sui pœnitere, restituique in eum locum cupere ex quo decidit._ (Ad Att. Epist. 23. l. 2.) Ce dernier s’étoit rendu trop puissant dans son gouvernement des Gaules, pour que la république pût lui donner un successeur, ou rejeter impunément ses demandes, quelque contraires qu’elles fussent aux usages les plus respectés. Les amis de Crassus, qui avoit péri dans son expédition contre les Parthes, lui étoient étroitement attachés. Il avoit fait passer à Rome des sommes immenses, avec lesquelles ses partisans corrompoient les magistrats ou achetoient les magistratures; son armée lui étoit aveuglément dévouée; il remuoit à son gré tous ces citoyens, dont la fortune étoit sans ressource, si la république n’étoit pas ruinée; toute sa conduite, en un mot, dévoiloit ses projets ambitieux. Plus on craignit de voir usurper par César la puissance souveraine, plus le parti de Pompée, qui s’étoit enfin déclaré son ennemi, parut se rétablir et prendre de nouvelles forces. Il devint même le parti de la république; car les citoyens qui vouloient se soustraire à la tyrannie, n’étant pas en état de se défendre par eux-mêmes, se trouvèrent contraints de s’unir à Pompée, comme au protecteur des lois, ou du moins comme à l’ennemi le moins déclaré et le moins dangereux du bien public. Ce général, enivré d’un accroissement de crédit qui ne devoit que lui faire sentir combien il étoit déchu, crut, au contraire, qu’il ne tenoit enfin qu’à lui de perdre son rival, et d’asservir ensuite ses concitoyens[40], en s’emparant de la dictature perpétuelle qu’ils différoient trop de lui donner. Plein de ces idées, il ne désiroit pas la guerre avec moins de passion que César, dont la fortune ne pouvoit plus croître ni se soutenir par les mêmes moyens qui l’avoient formée. L’un et l’autre sont persuadés que les armes doivent les dépouiller de toute leur grandeur, ou les rendre les maîtres absolus de Rome: et si la république est encore tranquille, c’est qu’aucun d’eux ne veut passer pour l’auteur de la rupture. [40] _Tanta erat in illis crudelitas, tanta cum barbaris conjunctio, ut non nominatim, sed generatim proscriptio esset informata; ut jam omnium judicio constitutum esset, omnium vestrum bona prædam esse illius victoriæ._ (Ad Att. Epist. 6. l. 11.) Pompée, voyant qu’il s’étoit trompé quand il avoit espéré que les Romains lui déféreroient la dictature perpétuelle, étoit résolu à ne plus rien ménager. S’il eût vaincu César, il eût été un tyran. César demanda dans ces circonstances qu’on lui conservât son gouvernement, ou qu’il lui fût permis de se mettre sur les rangs pour le consulat, sans se rendre à Rome, ni abandonner le commandement de son armée, chose jusqu’alors inouïe, et qu’il ne feignoit de souhaiter qu’afin qu’on lui fournît quelque prétexte de faire la guerre. C’étoit le desservir que de consentir à l’une ou à l’autre de ces propositions; car le consulat, s’il l’eût obtenu, ne l’auroit point dédommagé de ce qu’il eût perdu en quittant les Gaules; et las de cette province, il s’y seroit cru exilé, dès qu’obligé d’être tranquille, il n’en auroit pas regardé le gouvernement comme un passage à la souveraineté. En portant le sénat à tout refuser, Pompée se flatta de réduire son ennemi à mener une vie privée, ou s’il désobéissoit, de rejeter sur lui tout ce que la guerre civile auroit d’odieux. Il se trompoit: César, plus habile, ne prend le parti ni d’obéir, ni de désobéir au sénat; il offre d’abandonner les Gaules et de licencier ses troupes, pourvu que Pompée désarme de son côté et se démette de son gouvernement d’Espagne. Cette proposition artificieuse produisit l’effet qu’en attendoit son auteur. Les gens bien intentionnés pour la république la trouvèrent raisonnable; et Pompée, trop peu éclairé pour oser y souscrire, fut réduit à laisser voir ses mauvaises intentions, et à se charger du blâme de sacrifier le repos public à ses intérêts personnels. Que ne consentoit-il à tout? Croire que César parlât sincèrement, c’est une stupidité; il se seroit sûrement rétracté. Les esprits s’échauffent, les affaires se brouillent, le sénat porte un décret contre César, le tribun Marc-Antoine s’y oppose, la guerre est allumée. Pompée voit approcher César de Rome sans daigner le craindre: «Quand je le voudrai, disoit-il au sénat, qui étoit assez sage pour être consterné, je le rendrai plus petit que je ne l’ai fait grand.» Toujours persuadé qu’il gouverne la république, il n’aperçoit pas que Rome va avoir un maître. La veille même que son ennemi doit le chasser d’Italie, il imagine encore qu’il n’a qu’à se montrer pour que César soit abandonné de son armée, ou que la terre enfantera des légions quand il la frappera avec le pied. Ne trouvant point alors un ennemi plus qu’à demi-vaincu, Pompée parut véritablement tel qu’il étoit. Tandis que César voit tout, prévient tout, exécute avec diligence, et croit n’avoir rien fait tant qu’il lui reste quelque chose à faire, Pompée[41], dans la crainte de prendre un mauvais parti n’en prend aucun, et se laisse emporter par le cours des événemens. Son armée est composée de citoyens et non de soldats. Elle ne songeoit pas au combat, mais à l’emploi des richesses que la victoire alloit lui donner. On s’y disputoit les dépouilles de César. Les uns vouloient sa charge de grand pontife, les autres son gouvernement des Gaules; ceux-ci ses jardins, ceux-là sa maison délicieuse de Bayes; et on n’attendoit que la bataille pour se mettre en possession de tous les biens que possédoient les ennemis. L’armée de César ne vouloit que vaincre; elle est formée de ces légions qui ont subjugué les Gaules, intimidé les Germains et les Bretons. [41] _Adhuc certe, nisi ego insanio, stulte omnia et incaute_ Ad Att. (Epist. 10. l. 7.) _Quid Pompeius agat, ne ipsum quidem scire puto; nostrum quidem nemo._ (Epist. 12. l. 7.) _Cnæus autem noster; ô rem miseram et incredibilem, ut totus jacet! Non animus est, non consilium, non copiæ, non diligentia._ (Epist. 21. l. 7.) _Malas causas semper obtinuit, in optima concidit, quid dicam, nisi illud eum scisse! Neque enim erat difficile hoc nescisse; erat enim ars difficilis recte rempublicam regere._ (Epist. 23. l. 7.) Il n’appartient qu’à un homme consommé dans le métier de la guerre de faire remarquer toute la sagesse des opérations de César. Il n’est pas besoin des mêmes connoissances pour juger Pompée; ses fautes sont grossières; mais la plus grossière sans doute, ce fut, lorsqu’il devoit rester sur la défensive, de céder aux plaintes et aux murmures de ses soldats, qui l’accusoient de timidité et d’irrésolution, et de les mener malgré lui au combat. La journée de Pharsale[42], en soumettant la république Romaine à César, le rendit maître du monde entier, qu’elle avoit soumis à sa domination. Sous le titre de dictateur perpétuel, ce général fut un monarque absolu, et les Romains n’eurent d’autre voie qu’un assassinat pour le punir de sa tyrannie et se venger. [42] L’an de Rome 706, c’est-à-dire, 451 ans après la création des tribuns, 318 ans après le tribunat de Licinius Stolon, 95 ans après le meurtre de Tibérius Gracchus, 35 ans après que Sylla eut été fait dictateur perpétuel. Cicéron se plaint amèrement dans plusieurs de ses lettres, de la manière dont Brutus et Cassius avoient projeté, conduit et exécuté leur conjuration contre César. «Tant que nous voudrons consulter la clémence, écrit-il au premier[43], nous verrons renaître des guerres civiles et des ennemis de la liberté. Vous le savez, je voulois que vous fussiez délivrés du tyran et de la tyrannie; pour vous, vous avez eu une modération dangereuse dans des conjonctures où tout devoit être tranchant et décisif; et notre situation présente fait voir qui avoit raison de vous ou de moi. Nos conjurés, marque-t-il à Atticus, ont exécuté un projet d’enfant avec un courage héroïque; pourquoi n’ont-ils pas porté la coignée jusqu’aux racines même de l’arbre?» [43] _Scis mihi semper placuisse, non rege solum, sed regno liberari rempublicam, tu Lenius; sed quid melius fuerit, magno dolore sentimus, magno periculo sentimus._ (Cic. ad Brut. Epist. 7.) _Quod si clementes esse volumus, nunquam deerunt bella civilia._ (Epist. 16.) _Post interitum Cæsaris quid ego prætermissum à vobis, quantumque impendere reipublicæ tempestatem dixerim, non es oblitus. Magna pestis erat depulsa per vos, magna populi romani macula deleta; vobis vero parta divina gloria. Sed instrumentum regni delatum ad Lepidum et Antonium._ (Epist. 23.) _Acta enim illa res est animo virili, consilio puerili. Quis enim hoc non vidit, regni heredem relectum! Quid autem absurdius hoc metuere, alterum in metu non ponere._ (Cic. ad Att. Epist. 21. l. 14.) _Animis enim usi sumus virilibus, consiliis, crede mihi, puerilibus. Excisa enim est arbor, non evulsa, itaque quam fruticetur vides._ (Ad Att. Epist. 4. l. 16.) En effet, s’ils se fussent conduits en hommes d’état, il n’est pas douteux qu’ils n’eussent compris dans leur projet les favoris de César, les instrumens de sa tyrannie, et tout ce qui devoit aspirer à lui succéder. Mais Brutus, le vengeur des lois, ne croyoit pas qu’il lui fût permis de les violer, en punissant comme des tyrans des citoyens qui ne l’étoient pas encore[44]. Le sénat devoit oser davantage. Il est malheureusement des conjonctures désespérées, où la politique ordonne de punir les intentions, et jusqu’au pouvoir de faire le mal; le sénat, en proscrivant la mémoire de César, auroit dû faire périr Antoine et étouffer les espérances du jeune Octave. [44] _Statuo nil nisi hoc, senatûs aut populi romani judicium esse de iis civibus qui pugnantes non interierint. At hoc ipsum, inquies, inique facis, qui hostilis animi in rempublicam homines, cives appelles. Imo justissimè, quid enim nondum senatus censuit; nec populus romanus jussit, id arroganter non præjudico, neque revoco ad arbitrium meum._ (Epist. Brut. ad Cic.) Brutus rend raison de toute sa politique par ces paroles. Ce principe doit être la règle de tout citoyen qui vit dans une république; mais malheureusement la république Romaine ne subsistoit plus, quand Brutus parloit ainsi. Quelque prudente qu’eût été cette conduite, il faut cependant en convenir, elle eût été incapable de rétablir la république. Les Romains étoient trop vicieux pour se passer d’un maître[45]. On ne pouvoit leur rendre que cette ombre de liberté, dont ils abusoient de la manière la plus funeste depuis les troubles des Gracques; et leur rendre cette ombre de liberté, c’étoit les exposer à repasser, après de nouveaux désordres et de nouvelles proscriptions, sous le joug du nouveau tyran. «Si César et Pompée, dit un des plus grands génies qu’ait produit notre nation[46] avoient pensé comme Caton, d’autres auroient pensé comme César et Pompée.» On peut faire le même raisonnement au sujet d’Antoine et d’Octave: si on les eût fait périr, ou qu’ils eussent été citoyens, d’autres auroient établi la monarchie sur les ruines de la république. Il n’y avoit plus de liberté à espérer pour les Romains, à moins que quelque citoyen, après s’être rendu le maître de tout, ne changeât entièrement la forme de l’état, et en abandonnant toutes les conquêtes, ne les contraignît à reprendre les mœurs et la pauvreté de leurs ancêtres. Mais quand cette réforme eût été praticable, devoit-il se trouver quelque Romain assez vertueux pour se donner la peine d’usurper le pouvoir souverain, et n’en faire qu’un pareil usage? [45] _Non aliud discordantis patriæ remedium fuisse quam ab uno regeretur._ (Tac. Ann. I. 2.) Tous les historiens anciens parlent le même langage; je me contenterai d’ajouter ici ce que dit Florus en parlant d’Auguste. _Sapientia sua atque solertia perculsum undique et perturbatum ordinavit imperii corpus, quod ita haud dubio nunquam coire et consentire potuisset, nisi unius præsidis nutu, quasi anima et mente regeretur._ l. 4. [46] Le président de Montesquieu, dans ses considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. Je n’aurois qu’à rapporter ici les honneurs singuliers qu’on accorda à César, pour faire voir qu’il ne restoit plus dans la république la moindre étincelle de génie qui doit animer des républicains. César est le tyran de sa patrie, et on l’en appelle le père; par la constitution même du gouvernement, chaque citoyen est obligé à le punir de son attentat, et sa personne est déclarée sacrée et inviolable. On veut qu’il assiste aux spectacles dans une chaise dorée, et une couronne d’or sur la tête. Ce n’est là encore qu’une légère ébauche de ce que fait faire la flatterie. Dans une ville où la violence faite à Lucrèce avoit autrefois soulevé tous les esprits contre Tarquin, on délibère actuellement de donner à César un empire absolu sur la pudeur de toutes les femmes Romaines. On mêle dans les cérémonies publiques ses images à celles des Dieux; on lui établit un temple, des autels et des prêtres. Je sais que quelques écrivains ont cru découvrir dans ces bassesses abominables une politique adroite, qui ne cherchoit qu’à rendre César odieux; mais c’est, je crois, se tromper, puisque le peuple pleura sa mort, et que le sénat conserva à sa mémoire les mêmes honneurs qu’il avoit prodigués à sa personne, et porta ce décret absurde[47], par lequel il approuve et condamne à la fois César et ses meurtriers, ses lois et les vengeurs de la liberté. [47] _Nihil enim tam absurdum quam tyrannicidas in cœlo esse, tyranni facta defendi. Sed vides consules, vides reliquos magistratus si isti magistratus; vides languorem bonorum._ (Cic. ad Att. Epist. 13. l. 14.) L’imbécillité des conjurés et la mollesse du sénat mirent entre les mains d’Antoine toute la puissance de César. Dépositaire de son testament et revêtu du consulat, rien ne put lui résister. Sous prétexte de remplir les volontés du dictateur, il se rend le maître de la populace et des légions, et fait trembler le sénat. Il exécute ce que César lui-même n’auroit osé entreprendre ni penser[48], et dispose enfin de tout si souverainement, que les conjurés ne trouvant plus de sûreté dans Rome, sont obligés de chercher un asyle dans leur gouvernement. [48] _Omnia facta, scripta, dicta, promissa, cogitata Cæsaris plus valent, quam si ipse viveret._ (Ad Att. Epist. 10 l. 14.) _Quæ enim Cæsar nunquam neque fecisset, neque passus esset, ea nunc ex falsis ejus commentariis proferuntur._ Epist. 14 l. 14. Cicéron, qui dans ces circonstances commença à gouverner le sénat, trouva les affaires dans un chaos énorme[49]. Sans principes, sans règle, sans objet; tous les jours on prenoit un nouveau parti sans en prendre jamais un plus sage, et tous les jours les maux de la république se multiplioient. Quelqu’insensé que lui eût paru ce décret plein de contradictions dont je viens de parler, il ne laissa pas que d’y conformer sa conduite. Il fait charger Octave de porter la guerre contre Antoine, et engage le sénat à lui accorder les distinctions les plus flatteuses, quoiqu’il sente que par cette politique il affoiblit les conjurés, c’est-à-dire, le parti de la liberté[50], et qu’il prévoie même qu’Octave ne se verra pas plutôt en état de se faire craindre d’Antoine, qu’il sera de son intérêt de se réconcilier avec lui, pour accabler de concert Brutus et Cassius, leurs véritables ennemis, et se rendre les maîtres du peuple Romain en rétablissant la tyrannie de César. [49] _Prorsus dissolutum offendi navigium_ (Rempublicam) _vel potius dissipatum, nihil consilio, nihil ratione, nihil ordine._ (Ad Att. Epist. 11 l. 15.) [50] _Si multum possit Octavianus, multo firmius acta tyranni comprobatum iri, quam in telluris: atque id contra Brutum fore: sin autem vincitur, vides intolerabilem Antonium, ut quem velis, nescias._ (Ad Att. Epist. 14. l. 16.) Il seroit assez difficile d’expliquer une conduite aussi extraordinaire que celle de Cicéron, si d’ailleurs on ne connoissoit son caractère, et les intérêts particuliers qui devoient le faire agir dans cette occasion. Cicéron devoit à sa vanité et à sa philosophie les qualités qui font les bons citoyens dans un état tranquille; mais sa timidité naturelle le privoit de celles qui peuvent rendre un citoyen dangereux ou utile à sa patrie dans des temps orageux, où il faut avoir plus de courage que de prudence. Les périls de la république se grossissoient ou se diminuoient à ses yeux, suivant qu’il y étoit plus ou moins intéressé personnellement. De-là vient qu’il n’eut jamais une règle fixe pour distinguer la timidité de la prudence, ni le courage de la témérité. Tantôt conduit par les lumières de son esprit, et tantôt entraîné par les foiblesses de son cœur, il n’eut qu’une politique propre à prendre des demi-partis, et à pallier les maux de la république. Il montra de la fermeté contre Catilina; mais outre qu’il n’ignoroit ni les projets, ni les pensées mêmes de ce conjuré, il étoit soutenu par l’éclat de son action et de sa magistrature, par le sénat et les vœux de tout le peuple. Il eut cependant besoin de faire un effort sur lui-même; et c’est cet effort de courage qui, lui paroissant héroïque, lui inspira sans doute pour son consulat cette admiration puérile dont il fatiguoit ses amis. Après son exil il se livra naturellement à son caractère, et sa conduite[51] fut d’autant plus foible que sa disgrace avoit fait une impression très-forte sur son esprit, et que ne pouvant par vanité se résoudre à mener une vie privée, l’ingratitude de ses concitoyens lui avoit cependant donné du dégoût pour l’administration des affaires publiques. [51] _Non recordor unde ceciderim, sed unde surrexerim, fratrem mecum et te si habebo, per me ista pedibus trahantur. Vobis simul philosophari possum. Locus ille animi nostri, stomachus ubi habitabat, olim, concalluit. Privata modo et domestica nos delectant._ (Ad Att. Epist. 16 l. 4.) Dans le commencement de la guerre civile de César et de Pompée, il cherche à contenter tout le monde, ne satisfait personne, et craint et souhaite en même temps de jouer le rôle qu’exigeoit de lui sa dignité de consulaire. Il veut être neutre; il se repent de ne pas suivre Pompée, n’ose se déclarer en faveur de César, et croit toujours avoir pris le plus mauvais parti. Dans les troubles qui suivirent la mort de César, il ne lui fut pas possible de se conduire d’une manière plus digne de lui et plus avantageuse pour la république. Entouré d’hommes jaloux, envieux, qui n’osoient rien espérer, et presqu’accoutumés à l’esclavage, la crainte publique augmenta sa timidité[52]. Plein de mépris pour la conjuration de Brutus et de Cassius, et ne les regardant que comme des déserteurs depuis qu’ils s’étoient retirés dans leur gouvernement, Cicéron ne les jugea plus capables de défendre avec succès les intérêts publics contre un homme aussi entreprenant et aussi habile qu’Antoine, son ennemi personnel; et il favorise Octave dans le dessein de s’en faire un protecteur, si les conjurés sont opprimés. Brutus développe habilement tous les ressorts de cette politique, lorsqu’il accuse Cicéron de regarder la mort[53], l’exil et la pauvreté comme les plus grands des maux; de craindre moins la ruine de la liberté que l’élévation d’Antoine, et de pouvoir s’accommoder d’un maître qui auroit des complaisances pour lui, qui le distingueroit, qui le flatteroit, et lui témoigneroit quelque considération en le chargeant de chaînes. [52] _Ita temperata tota ratio est, ut Reipublicæ constantiam præstem, privatis rebus meis, propter infirmitatem bonorum, iniquitatem malivolorum, odium in me improborum, adhibeam quandam cautionem._ (Ad Att. Epist. 19. l. 1.) Ecrivant à Atticus, après la mort de César, sur le parti qu’il jugeoit à propos de prendre, il dit: _assentior tibi, ut nec duces simus, nec agmen cogamus, faveamus tamen_. (Epist. 13. l. 15.) [53] _Quæ facit, non dominationem, non, sed dominum Antonium, timentis sunt... ô magnam stultitiam timoris, id ipsum quod verearis, ita cavere, ut cum vitare fortasse potueris, ultro arcesses et attrahas: nimium timemus mortem, et exilium, et paupertatem, hæc videntur Ciceroni ultima esse in malis, et dum habeat à quibus impetret quæ velit, et à quibus colatur et laudetur; servitutem, honorificam modo, non aspernatur. Eo tendit, id agit, ad eum exitum properat vir optimus, ut sit illi Octavius propitius._ (Epist. Brut. ad Att.) Cicéron méritoit ces reproches offensans, puisqu’il avoue lui-même à Atticus qu’il ne se trouvoit point mal de la domination de César. Il écrivoit peu de temps après la mort du dictateur; _ita graciosi eramus apud illum_, (Cæsarem) _quem dii mortum perduint, ut nostræ ætati, quoniam interfecto domino, liberi non sumus, non fuerit dominus, ille fugiendus. Rubor, mihi crede, sed jam scripseram, delere nolui_. (Epist. 4. l. 15.) La situation des Romains devint telle, que Cicéron, en écrivant à Brutus, fut enfin forcé de convenir que cette guerre étoit accompagnée de symptômes plus fâcheux que toutes celles qui l’avoient précédé. «Quel que fût, dit-il, l’événement des troubles domestiques dont notre siècle a été témoin[54], on pouvoit toujours espérer de voir subsister quelque ombre de république; aujourd’hui, tout est changé. Si nous sommes vainqueurs, je ne devine point quel sera notre sort; mais si nous sommes vaincus, il n’est plus question de liberté.» [54] _Nullum enim, bellum civile fuit in nostrâ Republicâ omnium quæ memoriæ nostræ fuerunt, in quo bello non, utracumque pars vicisset, tamen aliqua forma esset futura Reipublicæ; hoc bello victores, quam Rempublicam sumus habituri, non facile affirmarim, victis certe nulla unquam erit._ (Epist. ad Brut.) Ce fut Lepidus qui, après la défaite d’Antoine à Modène, forma le projet de le réconcilier avec Octave. Cette négociation ne devoit pas éprouver de grandes difficultés. L’un échappoit par-là à sa ruine entière pour gouverner l’univers avec deux collègues dont il méprisoit l’incapacité ou la jeunesse; et l’autre savoit qu’en continuant à défendre le parti de la liberté contre les vengeurs de César, sa fortune resteroit bornée à celle de citoyen. Le second triumvirat fut formé; Antoine, Octave et Lepidus partagèrent entr’eux les provinces de la république, à l’exception de celles que possédoient les conjurés. Lepidus joignit la Gaule Narbonnoise à son gouvernement d’Espagne. Antoine eut dans son partage le reste des Gaules; l’Afrique et les isles de la Méditerranée échurent à Octave. Lepidus, qui avoit été fait consul, se rendit à Rome pour gouverner l’Italie, tandis que ses collègues portèrent la guerre contre Brutus et Cassius. Lepidus éprouva bientôt que ce sont les armées, et non pas les magistratures qui donnent du crédit pendant les guerres civiles. Dans le nouveau partage des provinces qui se fit après la défaite des conjurés, il fut trop heureux de conserver l’Espagne, et Octave le dépouilla même de ce gouvernement, sans lui faire la guerre. Pour perdre un homme qui devoit sa fortune au hasard et non à son mérite, il ne fallut employer que la ruse et l’intrigue. L’abaissement de Lepidus dévoiloit les projets d’Octave; Antoine en auroit dû être inquiet; mais cet élève de César avoit oublié son ambition et sa gloire. Enivré de plaisirs, esclave de Cléopatre, il ne connoissoit plus d’autre bonheur que de lui plaire et de l’aimer. Maître du destin de l’Orient, et au milieu du faste asiatique, il n’imaginoit point qu’il dût songer à sa sûreté. Son rival, cependant, méditoit sa ruine, et la bataille d’Actium soumit l’univers à un seul homme. La conduite d’Octave, qui établit irrévocablement la monarchie sur les ruines de la république, et à qui ses sujets donnèrent depuis le nom d’Auguste, mérite une attention particulière. Il étoit d’une naissance peu relevée, et la raison est confondue, en pensant qu’il n’avoit que dix-huit ans, lorsqu’il quitta Apollonie, où il faisoit ses études, pour se rendre à Rome, et y recueillir la succession de César, son père adoptif. On lui représente que cette ville ne doit être qu’un précipice pour lui; on lui met sous les yeux la fin tragique du dictateur et la haine des conjurés; on le menace de l’ambition même des amis de César. «J’ai tout prévu, répondit-il froidement, et les dieux défendront la justice de ma cause.» Comment ce jeune homme peut-il se flatter de former un troisième parti en sa faveur, tandis que toute la république est partagée entre Antoine et Brutus? Est-il vraisemblable qu’il puisse lutter contre Antoine, qui, sous prétexte d’exécuter les volontés de César, dispose à son gré de sa succession, et attache à sa fortune tous ceux qui aiment la leur? Son nom, ses droits, ne sont-ce pas autant de titres qui doivent le rendre odieux aux partisans de Brutus et de la liberté? N’auroit-il pas été insensé de compter sur la protection de Cicéron, et d’attendre de la part d’un consulaire si illustre la conduite molle et peu raisonnée dont j’ai parlé? Personne dans Rome n’étant attaché aux lois de César ni à la république par le même motif, ceux qui tendoient en apparence au même but vouloient secrètement y arriver par des chemins différens. Octave, si je puis m’exprimer ainsi, saisit le joint des différentes cabales, dont les deux partis étoient composés. Il sème des soupçons, forme des liaisons, fait naître des haines, promet, flatte, menace, persuade, divise, unit, et parvient enfin par son habileté à partager la considération des premiers magistrats, à balancer le crédit de Brutus, et à se faire craindre d’Antoine. C’est un spectacle bien surprenant de voir conquérir l’univers à un homme qui n’a pas le courage de se trouver à une bataille, après avoir affronté avec intrépidité de plus grands dangers au milieu de Rome. Sa lâcheté ne nuisit point à sa fortune, parce qu’Hirtius, Pansa, Antoine et Agrippa furent braves, surent vaincre, et qu’il eut l’art de profiter seul de leurs victoires. Sa prudence, qui, dans un jour de combat, ne lui présentoit aucun secours contre l’épée ou les dards de l’ennemi, l’abandonnoit tout entier à la crainte; mais dans les autres espèces de dangers, sa timidité naturelle disparoissoit devant la foule infinie de ressources et d’expédiens que lui prodiguoit le génie le plus heureusement formé pour l’intrigue et le commandement. Né avec une ambition qui occupoit toutes ses pensées, il ne fut point partagé par d’autres passions; du moins elles obéissoient toutes à celle-là, d’où elles sembloient naître. En le délivrant de ces fougues, souvent trop familières aux grands hommes, et souvent si dangereuses, sa timidité l’entretenoit dans cette espèce de calme si utile à un ambitieux, pour tracer et faire exécuter à propos les plus grands projets. Il prit, sans effort, et par l’effet naturel d’une lumière supérieure, toutes les formes qu’exigeoit l’état de ses affaires. Il n’avoit aucune des vertus qui font l’honnête homme; il n’avoit aucun des vices qui le dégradent; toujours prêt à se revêtir de la vertu ou du vice que le temps et les circonstances lui rendent utile, il est tour-à-tour l’ami et l’ennemi d’Antoine, de Cicéron, de Lepidus et des conjurés. Sans haïr ni aimer Agrippa, dont le mérite trop éclatant lui devenoit suspect, il lui est indifférent de le faire périr, ou de se l’attacher par le mariage de sa fille. Il est cruel sans aimer le sang; il ne fait cesser de le répandre ni par lassitude ni par remords, et il pardonne quand il juge qu’il lui est aussi utile de pardonner, qu’il auroit été auparavant dangereux pour lui de ne pas purger la république des citoyens inquiets, jaloux de leur liberté, vertueux, prudens ou courageux, que son usurpation et sa puissance devoient offenser. L’autorité souveraine, entre les mains d’Auguste, étoit formée par l’assemblage de toutes les magistratures de l’ancienne république. En qualité d’empereur, il avoit droit de faire la guerre et la paix, étoit le général de toutes les armées, levoit des contributions pour leur entretien, disposoit de tous les grades militaires, avoit seul les honneurs du triomphe[55], et jouissoit enfin de toutes les prérogatives de la dictature, dont le nom étoit devenu odieux. Revêtu de la dignité de prince du sénat, et souvent consul, il étoit l’ame de cette compagnie, et possédoit toute son autorité. Comme censeur, il n’y avoit aucun citoyen qui ne lui fût soumis: il étoit aussi puissant sur la noblesse que sur le peuple, n’étoit gêné par aucune loi, et châtioit arbitrairement. Initié à tous les sacerdoces, il avoit l’intendance de la religion; et dépositaire de tout le pouvoir du peuple, par son titre de tribun, sa personne étoit sacrée et inviolable. De-là, il résultoit la puissance la plus étendue que jamais monarque ait possédée; et comme les Romains n’avoient pu agir autrefois que par le ministère de leurs magistrats, ils ne devoient désormais avoir de mouvement que par leurs empereurs. [55] Dans le temps de la république, il n’étoit pas nécessaire, pour obtenir le triomphe, de battre les ennemis; il suffisoit d’être général de l’armée victorieuse; de sorte qu’on a vu des consuls triompher pour des victoires que leurs lieutenans avoient remportées pendant leur absence. C’est par une suite de cet usage, que les empereurs, sous les auspices desquels toutes les armées combattoient, triomphèrent seuls, ou du moins n’accordèrent que très-rarement le triomphe à leurs généraux. Auguste répandit ses bienfaits sur les armées et sur le peuple; il ramena l’abondance; il fit de grandes fortunes à quelques particuliers, et en fit espérer à tous. La paix fut publiée, le temple de Janus fermé, et les citoyens, occupés des fêtes et des spectacles qu’on leur prodiguoit, ne se rappelèrent le souvenir de la république, qu’avec les idées de proscriptions, de massacres, de guerres civiles, de brigandages et concussions. Un peuple heureux ne se demande point s’il est libre, ou si son bonheur durera; et les Romains, bien loin de trembler en voyant la puissance sans bornes que possédoit Auguste, la regardèrent comme le principe de la sûreté publique. Ce prince saisit avec adresse le moment où ses sujets comparoient leurs maux passés à la prospérité présente; et en feignant de délibérer sérieusement s’il devoit conserver l’empire ou rétablir la république, il leur tendit un piége, fit regarder sa fortune sans jalousie, et cessa en quelque sorte d’être un usurpateur. César eut l’audace puérile de dire que la république ne subsistoit plus, et que sa volonté devoit servir de loi. Maître de tout, il avoit la foiblesse de vouloir que les Romains en fussent persuadés. La conduite d’Auguste me paroît bien plus habile. Comme si ses forces eussent succombé sous un poids que son ambition trouvoit léger, il ne se charge du gouvernement que pour dix ans. Il refuse la dictature que le peuple lui défère[56], et ne veut point être appelé du nom de seigneur[57]. Il ne se conduit en apparence que par les conseils du sénat, lui renvoie les ambassadeurs de quelques rois et de quelques nations libres, et lui laisse l’administration des provinces du centre de l’empire. Il rend au peuple ses assemblées, feint de le consulter sur les lois qu’il veut porter, et lui permet d’élire ses magistrats. Affectant, en un mot, de ne paroître que le ministre des lois et de la république, il tâche de persuader à ses sujets qu’elles subsistent toujours. Il respecte les coutumes anciennes, et cache son pouvoir jusqu’à comparoître devant les juges en qualité de témoin, et ne dédaigne pas de plaider lui-même pour des accusés qu’il pouvoit absoudre par un seul mot. [56] _Dictaturam magnâ vi offerente populo, genu nixus, dejecta ab humeris toga, nudo pectore, deprecatus est._ (Suet. in vit. Aug.) [57] _Domini appellationem ut maledictum et opprobrium, semper exhorruit._ (Suet. in vit. Aug.) César agit conséquemment au projet odieux qu’il avoit formé d’asservir sa patrie, lorsqu’il travaille à en multiplier les vices. Un usurpateur doit en effet tout avilir pour s’élever; mais pour se soutenir après son usurpation, il doit intéresser les hommes à son sort; et ce n’est jamais en les rendant méchans et méprisables qu’il y réussit. Pourquoi ne veut-il laisser aux Romains que les qualités nécessaires aux plus vils esclaves? C’étoit armer contre lui tout citoyen qui conservoit quelque sentiment de sa dignité. Pourquoi continuer à remplir le sénat d’hommes obscurs, étrangers et déshonorés, et ne pas opposer des lois sages à la licence qu’avoient produite les guerres civiles? C’étoit laisser subsister des désordres capables de le ruiner, puisqu’ils avoient ruiné la république dont il possédoit tout le pouvoir. Auguste affermit son empire, en redonnant de la dignité aux Romains; il invite plusieurs sénateurs à se faire eux-mêmes justice, et se bannir du sénat. Ces citoyens, décriés par leurs débauches, ruinés de dettes, et à qui César avoit coutume de dire qu’il n’y avoit qu’une guerre civile qui pût rétablir leur fortune, s’accoutumèrent peu-à-peu à leur situation, et finirent par l’aimer. Rome enfin donna des larmes à la mort d’Auguste; et d’un prince qui n’auroit jamais dû naître, on dit qu’il n’auroit jamais dû mourir. LIVRE TROISIÈME. On a vu des peuples libres perdre le privilége de se gouverner par eux-mêmes, et cependant ne pas éprouver les ravages du despotisme; c’est que la perte de leur liberté n’a pas été l’ouvrage d’une révolution subite et orageuse, mais de plusieurs siècles, pendant lesquels il y a eu entre le prince et ses sujets un balancement de puissance qui empêchoit que les esprits, en s’irritant, ne se portassent à des extrémités fâcheuses. Il se faisoit, si je puis parler ainsi, un mélange des usages anciens et des usages nouveaux, et ils se tempéroient réciproquement. Quand une loi commençoit à être oubliée, les mœurs qu’elle avoit fait naître en tenoient encore la place. Comme le gouvernement s’altéroit d’une manière insensible, les sujets conservoient une certaine dignité qui les faisoit respecter, et le prince étoit suprême législateur, sans pouvoir abuser de toute sa puissance. Il se trouvoit lié par les lois fondamentales de sa nation; il craignoit de choquer les usages anciens; ses sujets avoient des droits et des priviléges à lui opposer; en un mot, il n’y eut point de tyran, quoiqu’il n’y eût plus de liberté. Tel a été le sort de plusieurs nations: mais chez les Romains la liberté fut détruite par trois batailles sanglantes[58], et on passa si brusquement de l’anarchie sous la domination du vainqueur, que toutes les passions furent à la fois effarouchées; toutes les lois, tous les usages, en même temps tous les préjugés renversés; et on ne put trouver dans les mœurs aucune barrière contre le despotisme. C’est un simple citoyen, qui, sans autre droit que la force et son audace, se rend le maître de ses égaux. Il devoit donc soulever contre lui tous les esprits; et pour échapper au châtiment qu’il mérite, il faut qu’il s’empare de toute l’autorité. Auguste fut forcé à ne laisser aux Romains qu’une image trompeuse de l’ancienne liberté. Si le sénat ou le peuple eût encore joui de quelque pouvoir réel, il s’en seroit servi pour dépouiller le prince des prérogatives qu’il affectoit. De nouvelles dissentions auroient troublé le repos public, et pour n’en être pas la victime, Auguste auroit enfin senti la nécessité de posséder une puissance sans bornes. [58] Pharsale, Philippe, Actium. Les vertus et les vices d’un peuple, sont, dans le moment qu’il éprouve une révolution, la mesure de la liberté ou de la servitude qu’il en doit attendre. C’est l’amour héroïque du bien public, le respect pour les lois, le mépris des richesses et la fierté de l’ame, qui sont les fondemens du gouvernement libre. C’est l’indifférence pour le bien public, la crainte des lois qu’on hait, l’amour des richesses et la bassesse des sentimens, qui sont comme autant de chaînes qui garrottent un peuple, et le rendent esclave. Qu’on y réfléchisse, c’est du point différent où ces vertus et ces vices sont portés, que résultent les mœurs convenables à chaque espèce de gouvernement. Les vertus nobles, austères et rigides, du républicain, réduiroient le monarque à n’être qu’un simple magistrat; les vices bas et lâches de l’esclave le rendroient despotique. Après ce que j’ai rapporté jusqu’ici de la corruption infâme de Rome, et de ses proscriptions qui avoient fait périr tout ce qui restoit d’honnêtes gens dans la république, on jugera sans peine, que les mœurs, loin de favoriser un reste de liberté, et de seconder la modération qu’affectoit Auguste, précipitoient au contraire les Romains au-devant du joug. Peu contens, en effet, que le prince, ainsi que je l’ai dit, eût réuni en sa personne le pouvoir de toutes les magistratures; ce qui supposoit au moins, que, malgré sa vaste autorité, il étoit le ministre de la république et devoit gouverner conformément aux lois, ils voulurent que son autorité lui fût propre et qu’il ne la tînt point de ses magistratures. Il fut réglé que, dans le temps où Auguste ne seroit pas revêtu du consulat, il auroit toujours douze licteurs, et seroit assis entre deux consuls. On l’autorise à convoquer extraordinairement le sénat[59], et il lui est permis, sans avoir égard aux lois, de faire tout ce qu’il croira avantageux à la république, et convenable à la majesté des choses divines et humaines, publiques et particulières. [59] _Fœdusve, cum quibus volet, facere liceat, ita uti licuit D. Augusto, Tiberioque et Claudio. Utique, ei senatum habere, relationem facere, remittere senatus consulta per relationem discessionemque facere liceat; ita uti licuit D. Augusto, Tiberioque et Claudio. Utique, cum ex voluntate, autoritateve, jussu, mandatuve ejus, præsenteve eo, senatus habebitur; omnium rerum jus perinde habeatur, servetur, ac si è lege senatus edictus esset habereturque. Utique, quæcumque ex usu Reipublicæ, majestate divinarum, humanarum, publicarum, privatarumque rerum esse censebit, ei agere facere jus potestasque sit, ita uti D. Augusto, Tiberioque et Claudio fuit. Utique quibus legibus, plebeive scitis scriptum fuit, ne D. Augustus, Tiberius et Claudius tenerentur; iis legibus plebisque scitis, imperator Cæsar, Vespasianus Augustus solutus sit._ C’est par un décret que le sénat revétissoit les empereurs de la puissance impériale. De toutes ces pièces, qu’il seroit si curieux de connoître, il ne nous reste qu’un fragment de celle qui fut faite pour Vespasien; mais il suffit pour nous apprendre quelle étoit l’étendue et la nature du pouvoir d’Auguste et de ses successeurs. Peut-être que si Auguste avoit eu plusieurs successeurs dignes de lui, et qui, à son exemple, eussent compris que l’excès du pouvoir en prépare la ruine[60], il se seroit formé peu-à-peu dans l’empire des usages, des règles, des bienséances, qui, en établissant une confiance réciproque entre le prince et les sujets, auroient servi de frein aux passions. Mais plus on admire la sagesse avec laquelle Auguste se prescrivit des bornes dans l’administration d’une puissance, qui, par elle-même, n’en connoissoit point, moins on doit espérer de la retrouver dans ses successeurs. Croyons-en Marc-Aurèle, dont les vertus ont honoré le trône et l’humanité: il regardoit comme un prodige de pouvoir tout, et de ne vouloir que le bien. Cependant, si les successeurs d’Auguste abusent de leur pouvoir, ils seront nécessairement des monstres qui effraieront la nature. Ce despotisme raffiné et artificieux qui se déguise, qui craint de se montrer, qui flatte avant que d’accabler; ce despotisme, en un mot, qui ressemble à ces poisons lents dont on sent les effets sans en pénétrer la cause, n’étoit point fait pour eux. Les proscriptions de Sylla et les cruautés du second triumvirat sont des modèles justifiés par le succès, et qui les préparent à se porter aux violences les plus ouvertes et les plus odieuses. Les Romains, quoique voluptueux, étoient cruels; et les maîtres d’un peuple qui aimoit le sang[61], passion heureusement inconnue aujourd’hui chez les nations civilisées, ne se lasseront jamais d’en répandre. [60] _Nec unquam satis fida potentia, ubi nimia est._ (Tac. Hist. l. 2.) [61] Tout le monde connoît le goût effréné des Romains pour les spectacles de l’amphithéâtre. Tibère avoit assez de talens pour régner avec gloire, s’il eût hérité d’un trône occupé légitimement par ses pères; mais ne succédant qu’aux droits usurpés par Auguste, il se crut lui-même un usurpateur. Bien loin de remarquer que les Romains, accoutumés à obéir par une servitude de 40 ans, se disputoient à l’envi le détestable avantage de servir d’instrument à la tyrannie, il ne vit autour de lui qu’un peuple farouche qui avoit refusé le diadême à César, et contraint Auguste à paroître au sénat et en public, couvert d’une cuirasse; il n’entendit que quelques voix qui osoient encore appeler Brutus et Cassius les derniers Romains, et il craignit de trouver des citoyens qui se crussent liés par le serment[62] que le premier Brutus avoit fait prêter de ne jamais souffrir de maître dans Rome. Tibère ne voyoit de tous côtés que des dangers, et la timidité avec laquelle il étoit né, devenant par-là aussi forte que son ambition, il donna aux Romains le spectacle ridicule d’un ambitieux qui ne pouvoit se passer de la souveraineté, et qui n’osoit s’en emparer. [62] _Omnium primum avidum novæ libertatis populum, ne post modum flecti precibus aut donis regiis posset, jurejurando adegit neminem Romæ passuros regnare._ (T. L. l. 2.) Il a déjà fait mourir Agrippa, petit-fils d’Auguste, comme un rival; par des menées sourdes, il dispose de toutes les forces de l’état, et cependant il feint encore de refuser l’empire[63]. «Auguste, dit-il, au sénat, étoit seul capable de le gouverner sans secours, et en travaillant sous ses yeux et sous ses ordres aux affaires de la république, je n’ai appris qu’à connoître ma foiblesse. Dans une ville aussi féconde que la nôtre en grands hommes, un seul citoyen ne doit point être chargé de toute l’administration publique, et j’attends d’apprendre du sénat quel département il me destine.» C’étoit la crainte de passer pour un tyran, et d’en subir le sort qui dictoit ce discours à Tibère: mais à peine l’a-t-il prononcé, que son ambition en est alarmée. Il craint de s’être compromis; il craint d’en avoir trop dit; il revient sur ses pas; mais en demandant l’empire, il ne s’exprime que d’une manière ambiguë[64], captieuse, énigmatique; et cet homme, capable de faire périr le sénat, s’il ne l’eût deviné, n’accepte enfin le pouvoir absolu que pour un temps. Il se garde bien d’en fixer le terme à cinq ou à dix ans comme Auguste: il croiroit donner un titre contre lui aux Romains. «Je ne consens, dit-il, à me charger de ce fardeau[65], que jusqu’au temps où vous jugerez vous-mêmes qu’il est juste d’accorder à ma vieillesse quelque repos.» [63] _Principatum quamvis neque occupare confestim, neque agere dubitasset, et statione militum, hoc est, vi et specie dominationis assumpta, diu tamen recusavit impudentissimo animo._ (Suet. in vit. Tib.) [64] _Tiberio etiam in rebus quas non occuleret, seu natura, sive adsuetudine, suspensa semper et obscura verba: tunc verò, nitenti ut sensus suos penitus abderet, in incertum et ambiguum magis implicabantur._ (Tac. Ann. l. 1.) [65] _Tandem quasi coactus, et quærens miseram et onerosam injungi sibi servitutem, recepit imperium, nec tamen aliter, quam ut depositurum se quandoque spem faceret. Ipsius verba sunt hæc: dum veniam ad id tempus quo vobis æquum possit videri, dare vos aliquam senectuti meæ requiem._ (Suet. in vit. Tib.) Tibère, toujours persuadé qu’il n’étoit pas assez puissant, et qu’il le paroissoit trop, fut en perpétuelle contradiction avec lui-même. Il ne parle que de la dignité de la république, flatte le sénat, et étale avec éloquence les devoirs d’un prince[66], tandis qu’il ne travaille secrètement qu’à tout opprimer. Fait-il quelqu’injustice, qu’il croit nécessaire à l’agrandissement de son pouvoir? c’est à la faveur de quelque loi qu’il détourne de son sens naturel. Il laisse aux consuls, aux préteurs et aux magistrats subalternes l’exercice de leurs fonctions; mais il s’indigne s’ils ne sont pas des instruments aveugles de sa volonté. Il craint également la vertu[67] et le vice dans les personnes qu’il destine aux emplois; et ne les trouvant jamais telles qu’il les désireroit, il ne leur permet pas quelquefois de prendre possession des charges qu’il leur a données. [66] _Dixi et nunc, et sæpe alias, Patres Conscripti, bonum et salutarem principem, quem vos tanta et tam libera potestate instruxistis, senatui servire debere, et universis civibus sæpe, et plerumque etiam singulis: neque id dixisse me pœnitet, et bonos, et æquos, et faventes vos habui dominos et adhuc habeo._ (Suet. in vit. Tib.) [67] _Neque enim eminentes virtutes sectabatur, et rursum vitia oderat. Ex optimis periculum sibi; à pessimis dedecus publicum metuebat. Quâ hæsitatione postremo eo provectus est, ut mandaverit quibusdam provincias quos egredi urbe non erat passurus._ (Tac. Ann. l. 1.) _Libertatem metuebat, adulationem oderat._ (L. 2.) _Illum qui libertatem publicam nosset, tam projectæ servientium patientiæ tædebat._ (L. 2.) Tibère, toujours déchiré par des passions opposées, se flatta de calmer ses alarmes en sacrifiant à sa sûreté quelques hommes qui lui étoient suspects; mais ses craintes, au contraire, se multiplièrent. Plus il sentit qu’il devenoit odieux, moins son inquiétude sanguinaire connut de bornes, et Rome devint enfin le théâtre de toutes les horreurs où se peut abandonner le despotisme produit par la timidité. Croyant arrêter les progrès de la haine publique, il porta cette loi insensée qui défendoit aux parents des personnes condamnées à mort de les pleurer. Pour tenir les hommes attachés à la vertu, la morale leur interdit souvent des actions en elles-mêmes indifférentes, mais qui les préparoient au vice; la politique de Tibère abusa de ces principes de prévoyance; il crut rendre sa personne plus sacrée en faisant révérer ses images mêmes et celles de son prédécesseur. On punit de mort deux citoyens, dont l’un, en vendant ses jardins, avoit aussi vendu la statue d’Auguste qui y étoit placée; le crime de l’autre fut d’avoir battu un esclave qui avoit par hasard sur lui une monnoie où étoit gravée la tête de Tibère. Ce prince fit un crime capital à un poëte d’avoir maltraité Agamemnon dans une tragédie, tant il vouloit sans doute qu’on respectât la qualité de prince, ou craignoit qu’on ne s’accoutumât par degrés à le mépriser lui-même. La république avoit eu une loi de lèse-majesté contre ceux qui auroient trahi ses armées, excité des séditions, ou avili le nom Romain par une administration infidelle. Dans ces temps heureux, dit Tacite, on ne punissoit que les actions et non pas les paroles; mais la satire, qui n’est jamais odieuse chez un peuple vertueux, et qui sert souvent de barrière contre les mauvaises mœurs, ayant paru intolérable à des hommes corrompus, qui ne vouloient point être troublés dans la jouissance de leurs vices, Auguste, plus intéressé que tout autre à la proscrire, mit les libelles au nombre des crimes compris dans la loi de lèse-majesté. Tibère, enhardi par cet exemple, étendit le sens de cette loi terrible, et tout ce qui le choqua devint crime de lèse-majesté. Rien ne fut innocent aux yeux de ce tyran, entouré de délateurs qui flattoient ses soupçons. Ces misérables, favorisés, protégés et enrichis par la part qu’ils obtenoient dans la confiscation des biens des accusés, firent envier leur sort à force de se faire craindre. Ils cessèrent en quelque sorte d’être infâmes; et plus leur nombre se multiplia, plus il fallut trouver de coupables. Les paroles les plus innocentes devinrent des crimes; on voulut pénétrer jusques dans le fond des pensées, et le citoyen ne fut point sûr de n’être pas criminel, quoiqu’il n’eût ni agi ni parlé. Caligula monta sur le trône, et ce serpent, pour me servir des expressions de Tibère[68], qui devoit dévorer les Romains, et être un Phaéton pour le monde entier, poursuivit l’innocence sans faire semblant de la respecter, comme son prédécesseur qui la calomnioit avant de l’opprimer. Il souhaitoit que le peuple Romain n’eût qu’une tête pour l’abattre d’un seul coup d’épée, et que son règne fût signalé par quelque calamité publique: n’en étoit-ce pas une assez grande que le monde fût gouverné par cette bête féroce? Cet insensé prétendoit avoir un commerce de galanterie avec la lune; et se croyant tour à tour Jupiter, Junon, Diane ou Vénus, il se fit prêtre de lui-même, et se sacrifioit tous les jours les plus rares animaux. On vit paroître un nouveau crime d’état, ce fut d’être riche; on enleva aux citoyens toutes leurs richesses; mais la violence n’étant plus enfin d’un assez grand rapport, Caligula fit de son palais un lieu de prostitution, et vendit à la canaille de Rome de jeunes filles et de jeunes garçons de la naissance la plus distinguée. [68] _Aliquoties prædicabat_ (Tiberius) _exitio suo omniumque Caium vivere: et se natricem, serpentis id genus, populo romano, phaetontem orbi terrarum educere._ (Suet. in vit. Cal.) Je passe rapidement sur ces règnes abominables. Claudius monta sur le trône: ce n’étoit qu’un homme ébauché, disoit Antonia; jamais prince ne fut plus méprisable; le sang coula; il fallut servir Messaline et punir les infidélités, l’impuissance ou le mépris de ses amants. Esclave plutôt qu’époux de l’ambitieuse Agrippine, il devint tyran par foiblesse, et parce qu’elle en avoit tous les vices; ou, pour mieux m’exprimer, cette princesse et les affranchis qui la dominoient, se servirent de sa main et de sa puissance pour contenter leurs passions. Rome respira pendant les premières années du règne de Néron. Ce prince prit Auguste pour modèle; il est clément, libéral, populaire; il respecte les lois; il connoît qu’il est fait pour travailler au bonheur des Romains. Mais bientôt il est corrompu par les flatteries de ses courtisans: ces hommes pervers, qui ne sont rien, si leur maître n’est vicieux, enhardissent Néron au crime; ils lui montrent l’exemple contagieux de ses prédécesseurs, et en commençant à être méchant, il ne juge déjà de l’étendue de sa puissance que par l’énormité des attentats qu’il médite. Tout fut dégradé: Caligula n’avoit que projeté de faire son cheval consul, et Néron fit ses chevaux sénateurs[69]. Les consulaires servoient le premier en habit d’esclaves; mais cette ignominie étoit renfermée dans les murs du palais. Néron, au contraire, les immole à la risée publique, en les obligeant de faire avec lui sur le théâtre ou dans le cirque un métier déshonorant parmi les Romains. «Quelle indignité, s’écrie Dion Cassius, que le maître du monde, des sénateurs et leurs femmes ne soient que des vils histrions! Les étrangers étonnés, continue-t-il, se montroient au doigt les descendans des grands hommes qui les avoient vaincus. Voilà le petit-fils de Paul-Emile, disoit le Macédonien, et le Grec ne lui répondoit qu’en montrant un fils de Mummius. Tandis que le Sicilien siffloit un Claudius, et l’Epirote un Appius, les Asiatiques, les Espagnols et les Carthaginois se croyoient vengés de leur défaite, en voyant un Lucius, un Publius, un Scipion réduits à jouer les rôles de quelques misérables farceurs.» [69] Néron faisoit promener dans les rues de Rome ses chevaux couverts d’une robe de sénateur. Il arriva de-là que le peuple ne regarda plus ce vêtement auguste, que comme un caparaçon de cheval. Tous ces empereurs furent cruels; mais il y a cependant différentes nuances dans ce point principal de leur caractère, et je dois les faire remarquer; la cruauté de Tibère, à force de paroître mystérieuse et réfléchie, avoit quelque chose de politique; celle de Caligula partoit plus d’un cœur qui aime à se repaître de sang. Tous deux font frémir, celui-ci par sa hardiesse à assassiner, l’autre par l’adresse avec laquelle il cherchoit à déguiser ses noirceurs. Néron, cruel comme Caligula par tempérament, et par réflexion comme Tibère, avoit réduit sa fureur en art et en principes; tandis que Claudius, entraîné par l’exemple, et méchant par les vices d’autrui, avoit répandu le sang dont il ne connoissoit pas de prix. Il n’est pas possible de tracer un tableau de la situation malheureuse où se trouvoit l’empire. Toutes les richesses étoient devenues le butin des délateurs, des pantomimes et des courtisanes. Le titre de citoyen Romain étoit méprisable, parce qu’il n’étoit plus porté que par des affranchis ou des fils d’affranchis, et que les provinces, selon l’expression de Dion, avoient acheté le droit de bourgeoisie romaine pour un têt de pot cassé. Le peuple de Rome étoit une populace effrénée, accablée de besoins, qui ne subsistoit que par les bienfaits, c’est-à-dire, par les crimes des empereurs[70], et qui trouvoit tout juste, pourvu qu’on respectât sa paresse, qu’on lui donnât du pain, et qu’on lui prodiguât les fêtes et les spectacles. Le sénat étoit rempli de barbares et d’hommes à peine sortis de l’esclavage, qui portoient encore sur leurs épaules les cicatrices des coups de fouet qu’ils avoient reçus de leurs maîtres. Les empereurs, ne voyant personne qui ne fût plus digne qu’eux de régner, craignirent tous leurs sujets, comme autant de compétiteurs à l’empire, et les punirent, s’ils furent assez audacieux pour laisser voir quelque vertu ou quelque talent. Les emplois, les magistratures, les commandemens devinrent autant de piéges dans lesquels il fallut perdre ou son honneur ou sa vie. Le sort malheureux de Germanicus apprit à tout ce qui auroit voulu être honnête homme, que le plus grand crime étoit de faire trop bien son devoir. Les magistrats le négligèrent par politique. Les généraux, pour ménager la jalousie et la timidité des empereurs, se hâtèrent de corrompre eux-mêmes la discipline militaire, et les rassurèrent en faisant voir qu’ils n’avoient aucune autorité sur les soldats. [70] Dans le temps de la république, le peuple croyoit que les arts ne devoient occuper que des esclaves. En perdant sa liberté, il conserva cette manière de penser, parce que les citoyens qui aspiroient à la tyrannie, lui faisant de grandes libéralités pour l’attacher à leur intérêts, il ne sentit ni sa misère, ni la nécessité de travailler. Les empereurs suivirent cet usage, et ils employèrent une partie de leurs rapines à lui donner des spectacles et des gratifications. On est peut-être déjà surpris que l’empire, en proie à tous les vices que produit le despotisme le plus intolérable, et qui portoit par conséquent en lui-même mille causes de destruction, ne se précipite pas aussi promptement vers sa ruine que plusieurs états moins corrompus, dont l’histoire nous a appris les malheurs. Mais il faut faire attention que Rome reprit en quelque sorte toute sa grandeur sous le règne d’Auguste. Ce prince pacifia l’Espagne et les Gaules, et soumit la Pannonie et l’Illirie. Il dompta l’inquiétude des peuples des Alpes, força les Daces à ne plus faire d’incursions sur les terres de l’empire, et porta ses armes jusqu’à l’Elbe. Les Parthes oublièrent leur haine contre les Romains, et leur donnèrent même des marques de crainte et de respect. Les Indiens et les Scythes, peuples dont le nom étoit à peine connu à Rome, y vinrent demander l’amitié d’Auguste. Les Germains, moins terribles qu’ils ne le furent dans la suite, n’étoient point encore poussés sur les provinces Romaines par les peuples du Nord, qui tombèrent dans la Germanie. En un mot, les premiers successeurs d’Auguste, profitant de la réputation de sagesse[71] et de désintéressement que ce prince avoit acquise aux Romains, n’avoient à redouter aucun ennemi étranger. [71] _Nec ulli genti sine justis et necessariis causis bellum intulit_ (Augustus) _tantumque abfuit à cupiditate quoquo modo imperium vel bellicam gloriam augendi, ut quorumdam barbarorum principes in æde Martis ultoris jurare coegerit, mansuros se in fide ac pace quam peterent. A quibusdam verò novum obsidum genus, fœminas exigere tentaverit; quod negligere Marium pignora sentiebat._ (Suet. in vit. Aug.) _Addideratque consilium coercendi intrà terminos imperii._ (Tac. Ann. l. 1.) A l’égard des maux domestiques qui devoient perdre l’empire, il faut descendre dans quelques détails plus particuliers pour comprendre comment, au lieu de se diviser en plusieurs parties indépendantes, il continuoit à ne former qu’un seul corps. Rome ayant pris de chaque peuple qu’elle avoit vaincu le vice qui le distinguoit, étoit devenue une école dangereuse où toutes les provinces étoient allées perdre les mœurs. C’est ainsi que les vices des Asiatiques et des Africains avoient corrompu les Gaules, l’Espagne et tous les pays qui se seroient sûrement affranchis de la domination Romaine, si on n’eût amolli leur courage par les voluptés. Le même despotisme, dont les empereurs accabloient l’Italie, leurs officiers l’exerçoient dans les provinces. Elles étoient au pillage[72], et il ne leur restoit d’autre passion qu’une crainte abrutissante, parce que leurs maux étoient portés à cet excès qui ne permet pas même de se livrer au désespoir. Dans cette situation, elles n’auroient pu secouer le joug et se démembrer de l’empire, qu’avec le secours des généraux qui y commandoient, et qui auroient voulu s’y former un état; mais ce projet ne devoit pas se présenter à l’esprit de ces officiers. Outre que la plupart étoient des esclaves aussi lâches que le maître qui les employoit, et qu’une avarice sordide étoit leur seule passion, la manière de penser de leurs armées s’y opposoit. [72] Tous les historiens anciens sont pleins des vexations que les officiers des empereurs faisoient dans les provinces, d’où ils rapportoient des fortunes immenses. Dion Cassius parle d’un certain Licinius, affranchi de César et gouverneur des Gaules sous le règne d’Auguste, qui imagina de partager l’année en quatorze mois, au lieu de douze, parce que les Gaulois payoient un certain tribut par mois. C’étoit une maxime de la politique de ce temps-là, qu’un peuple heureux est indocile, et que pour tenir la multitude dans la soumission, il falloit l’appauvrir. Quoique les soldats en effet regrettassent le temps des guerres civiles où ils s’étoient enrichis des dépouilles des citoyens; qu’ils ne pussent souffrir de n’être employés contre les étrangers qu’à des entreprises qui ne leur valoient aucun butin, et qu’ils eussent voulu avoir à leur tête un Sylla, un Marius, un César; un usurpateur, en un mot, qui fût obligé d’acheter leurs bras, et non pas obéir à un prince qui jouissoit voluptueusement de sa fortune, ils conservoient quelque reste de l’ancien esprit de la république, parce que le despotisme ne s’étoit point étendu jusque sur eux, et qu’on les ménageoit. Les légions pensoient ne rien devoir aux empereurs, mais elles se croyoient destinées à conserver l’empire. Qu’on leur eût proposé de marcher à Rome pour détrôner Tibère, Caligula, Claudius ou Néron, on n’eût trouvé que des hommes empressés à obéir; mais elles auroient regardé et puni comme un traître un général qui auroit voulu s’emparer de quelque province; et la même armée qui offrit l’empire à Germanicus, n’auroit pas consenti à le ruiner par des démembremens. En parlant de ce qui concourut à tenir unies toutes les parties de l’empire, j’ai développé, si je ne me trompe, un vice nouveau dans sa constitution, et ce vice, c’est l’esprit de brigandage joint à l’indépendance dont les légions se flattoient, et à l’orgueil qui leur persuadoit qu’elles étoient en droit de disposer de la dignité impériale[73], puisque la fortune de l’empire étoit entre leurs mains; le premier exemple de la révolte des armées contre des empereurs détestés et méprisés, devoit être contagieux, et tous les généraux ne devoient pas avoir la modération de Germanicus et de Blesus[74]. Il falloit donc s’attendre à voir allumer de toutes parts des guerres cruelles, qui, sans rien changer à la tyrannie des empereurs, exposeroient encore les citoyens à celle des légions altérées de sang et de butin. [73] _Multa seditionis ora vocesque; suâ in manu sitam rem romanam, suis victoriis augeri Rempublicam in suum cognomentum adcisci imperatores..... fuere etiam qui legatam à divo Augusto pecuniam reposcerent, faustis in Germanicum omnibus, et si vellet imperium promtos ostentavere._ (Tac. Ann. l. 1.) [74] Voyez dans Tacite comment ces généraux se comportèrent pour appaiser la révolte de leurs armées, tandis qu’ils pouvoient en profiter pour usurper l’empire. Tibère, instruit par la sédition des soldats, de l’esprit dont ils étoient animés, leur laissa voir sa crainte, les caressa, les flatta, tandis qu’il ne devoit travailler qu’à les rendre dociles, en leur imposant le joug que portoit le reste de l’empire. Je sais combien une pareille entreprise étoit difficile; mais Tibère ne devoit-il pas au moins tenter de prendre quelques mesures pour prévenir les maux dont lui et ses successeurs étoient menacés. Au lieu de ne faire qu’une armée de toutes les milices qui étoient sur une même frontière, il auroit dû les partager en deux ou trois corps indépendans, dont chacun auroit eu son général, et même des priviléges particuliers qui les auroient rendus jaloux et ennemis les uns des autres. Les armées, retenues ainsi par la crainte qu’elles se seroient réciproquement inspirée, auroient appris peu-à-peu à obéir. Il eût été impossible que deux ou trois généraux, entre lesquels il étoit aisé d’établir une rivalité constante, eussent conspiré au même dessein. Si l’un d’eux n’eût écouté que son ambition, et eût voulu usurper l’empire, il auroit d’abord trouvé dans sa province même des ennemis à combattre. L’empereur, en voyant de loin l’orage se former, auroit eu le temps de songer à sa sûreté, de fortifier les armées attachées à son service, ou de faire passer en Italie une partie des forces de quelqu’autre province. Tacite rapporte que sous le règne de Tibère, Sévérus Cecinna proposa au sénat de faire une loi, par laquelle il fût ordonné aux généraux et aux gouverneurs de province de laisser leurs femmes à Rome. «Elles portent avec elles, disoit-il, ce luxe, cette mollesse, cette avarice qui les rendent si dangereuses parmi nous; mais ces passions, plus libres dans les provinces que sous nos yeux, y énervent également la discipline militaire et le gouvernement civil. Chaque femme y fait un trafic honteux de la puissance de son mari, et du crédit qu’elle a sur son esprit: après avoir vendu les emplois, elle vend encore des dispenses d’en remplir les fonctions. Bien loin de rejeter un projet pareil, Tibère auroit dû ajouter à la loi de Cecinna, qu’un général d’armée ne seroit même jamais suivi de ses enfans. Sa famille auroit été à Rome un otage de sa fidélité. La gloire des armes et les commandemens n’auroient pas été héréditaires; les fils ensevelis dans l’obscurité et les débauches de Rome auroient servi de contrepoids à la réputation du père. La noblesse eût été dégradée, il n’y eût plus eu dans l’empire d’autre distinction que la faveur du prince; et les capitaines, élevés au commandement par la fortune, auroient moins songé à s’élever plus haut. Je n’ose entrer dans les détails de cette monstrueuse politique, si connue aujourd’hui chez les puissances d’Asie, et qui étoit nécessaire à des hommes aussi incapables que Tibère et ses successeurs, de gouverner avec quelqu’apparence de justice et de modération: l’art dont ils avoient besoin est odieux, et je souillerois mes écrits, si j’en développois les principes. Tibère négligea par timidité d’affermir la fortune des empereurs; et Caligula et Claudius n’étant que des monstres aussi stupides que furieux, crurent assez pourvoir à leur sûreté s’ils écrasoient tout ce qui les approchoit. Ni l’un ni l’autre n’éprouva le sort de Néron, les armées obéirent; et il est surprenant que Caïus Julius Vindex ait cru le premier devoir venger le genre humain opprimé. Cet illustre Gaulois gémissoit depuis long-temps des maux de sa patrie. Brave, fier, entreprenant, il rassembla tout ce que les Gaules avoient encore d’honnêtes gens, et leur proposa la perte de Néron. «Mes compagnons, leur dit-il, ce monstre a pillé toute la terre dont il est le tyran. La plus grande partie du sénat Romain a péri par ses ordres, et il a fait mourir sa mère après s’être souillé d’un inceste avec elle. Je ne vous parlerai pas des meurtres, des concussions et des rapines de Néron; qui pourroit compter ses attentats? Mais j’en suis témoin moi-même, et vous devez le croire: j’ai vu cet homme (si on peut donner ce nom à la femme de Pythagore) j’ai vu cet homme infâme en habit d’histrion, chanter des vers sur le théâtre, faire le rôle d’un esclave et d’une courtisanne, être chargé de fers, devenir enceinte et accoucher. Il a fait tout ce que les fables nous racontent de plus épouvantable. Qui de vous donnera les noms de César et d’Auguste à ce Thieste, à cet Œdipe, à cet Alcméon, à cet Oreste? sortez de votre assoupissement, mes compagnons, par votre patience à souffrir les crimes de Néron, vous deviendrez enfin ses complices; ayez pitié de vous-mêmes. Rome attend que vous la secouriez, et justifiez la sagesse des dieux en délivrant toute la terre d’esclavage.» Vindex donna l’empire à Galba, et cet homme foible, irrésolu et mou dans sa conduite, quoiqu’il se fût acquis assez de réputation dans le commandement des armées, fit voir combien la fortune des empereurs étoit mal affermie; il eût manqué la sienne, s’il eût été possible de n’être pas heureux en attaquant Néron[75]. Dès qu’il n’est plus soutenu par les conseils et le courage de Vindex, qui malheureusement avoit été tué dans le commencement de son entreprise, il ne sait prendre aucun parti. Il faut que les Romains l’encouragent eux-mêmes à consommer sa révolte, et l’appellent à leur secours. Il n’ose poursuivre sa marche et s’approcher de Rome que quand il apprend que le sénat, plus courageux que lui, a condamné le tyran à mort, et que Néron fugitif est abandonné de tout le monde. [75] Néron ne fit aucune attention aux nouvelles qui lui apprirent la révolte de son armée; il se contenta de mettre à prix la tête de Vindex. Il assembla dans ces circonstances le sénat, et ne lui fit part que d’une découverte qu’il avoit faite, et qui devoit faire rendre à l’hydraule des sons plus forts et plus harmonieux. Voyant ensuite que les légions de Germanie se joignoient à celles des Gaules, il désespéra de conserver l’empire, et médita, dit-on, de se retirer en Egypte, espérant d’y gagner sa vie, en montrant à jouer de la lyre. Galba fut dans l’empire ce que Sylla avoit été dans la république; celui-ci fit connoître aux Romains qu’ils n’étoient plus dignes d’être libres, et donna le premier exemple de la tyrannie. L’autre donna le premier exemple de la révolte et de la chûte d’un empereur; et en montant sans droit sur le trône, il avertit toute la terre qu’il ne falloit qu’oser l’imiter. Il rendit plus vif dans les armées le goût qu’elles avoient pour la guerre civile, et dévoila un secret funeste aux Romains, en leur apprenant qu’un empereur pouvoit être proclamé hors de Rome[76], ce sans le consentement du sénat. [76] _Evulgato imperii arcano, posse principem alibi quam Romæ fieri._ (Tac. Hist. l. 1.) Quoique moins affermi sur le trône qu’aucun de ses prédécesseurs, Galba ne prit aucune précaution pour sa sûreté. Il se livra, au contraire, à trois hommes obscurs que les Romains appeloient ses pédagogues, et qui tous trois, le gouvernant tour-à-tour avec des vices différens, firent voir le prince dans le passage continuel d’un vice à un autre. Méprisé des citoyens, il se rendit odieux aux soldats, par son avarice. Depuis qu’ils avoient fait un empereur, ils exigeoient des ménagemens extrêmes; et ils firent un crime à Galba, d’une certaine dignité dans le commandement, dont il avoit contracté l’habitude à la tête des légions d’Espagne. Othon, prodigue, avare, ambitieux, adroit, capable de tout entreprendre, quand il ne falloit que des crimes pour réussir, voulut régner. Il gagna par les flatteries les plus basses la garde prétorienne, et se fit proclamer empereur; mais le moment de son élévation fut presque celui de sa chûte. Dès que Vitellius apprit la mort de Galba, il demanda l’empire à l’armée qu’il commandoit en Germanie. Othon, voyant approcher son ennemi, eut recours au sénat, et tenta en quelque sorte de s’en faire un protecteur; mais que pouvoit ce corps dans l’avilissement où il étoit tombé? Vitellius étoit d’une naissance honteuse ou du moins obscure. Vendu par son père, le plus insigne flatteur de Rome, pour servir aux plaisirs d’un prince dont il attendoit sa fortune, c’est dans la cour de Caprée qu’il se façonna à cette scélératesse qui devoit lui mériter la confiance et le mépris de Caligula et de Néron. Son élévation fit soulever les légions qui étoient à Moésie et en Pannonie; et Vespasien, qui commandoit dans la Judée, fut salué empereur. Vitellius ne lui fit pas acheter chèrement l’empire. La débauche qui l’avoit abruti lui fit voir sa ruine avec stupidité; il ne sut point, à l’exemple d’Othon, sortir pour un moment de son ivresse; et cachant son désespoir sous une apparence de courage et de fermeté, laisser douter à la postérité s’il n’étoit point mort en grand homme. Tant de révolutions consécutives, toujours heureuses, et dans lesquelles les légions avoient toujours disposé à leur gré de l’empire, assurèrent en quelque sorte aux soldats le droit qu’ils croyoient déjà avoir de faire des empereurs. Ils disoient, en faveur de leur prétention, que la dignité d’empereur étoit purement militaire; et que dans le temps de la république, les armées, de leur propre mouvement, la conféroient ou la refusoient à leurs généraux. Ils se rappeloient qu’après la mort de Caligula quelques gardes des cohortes prétoriennes qui étoient entrées dans le palais pour piller, rencontrèrent Claudius, et le saluèrent empereur, tandis que les sénateurs étoient inutilement assemblés pour établir une nouvelle forme de gouvernement. Néron leur fournissoit un titre encore plus fort; il s’étoit fait proclamer par les troupes avant que de se rendre au sénat[77]; et quand Galba avoit voulu s’associer Pison, ce ne fut ni aux magistrats ni aux sénateurs qu’il eut recours; il se transporta dans le camp des gardes prétoriennes pour faire autoriser son décret. [77] _Sententiam militum secuta patrum consulta._ (Tac. Ann. l. 12.) _Indè raptim appellatis militibus ad curiam delatus est._ (Suet. in vit. Ner.) Dans un état où depuis long-temps on ne connoissoit point d’autre droit que celui de la force, et où le pouvoir arbitraire n’avoit fait de tous les citoyens que des esclaves timides, toutes les entreprises des armées devoient paroître légitimes, et rien ne pouvoit leur résister. Les gens de guerre auroient commencé à gouverner tyranniquement, dès qu’ils eurent disposé de l’empire en faveur de quelques-uns de leurs généraux, si la sagesse de Vespasien et de ses successeurs n’eût mis un frein à ce désordre naissant. Vespasien ne répandit point de sang; il s’appliqua à réparer, par son économie, les maux qu’avoient causé les profusions et les rapines de ses prédécesseurs; il corrigea plusieurs abus, respecta le sénat, fit revivre les loix anéanties; et par sa vigilance et son adresse, contint les armées dans le devoir. Titus son fils chassa de Rome tous les délateurs; il ne suffit plus d’être calomnié pour être traité en coupable. Un prince qui croyoit avoir perdu les journées où il n’avoit pas fait quelque heureux, ne crut point qu’on pût se rendre criminel de lèse-majesté. Plein de respect pour ses sujets, ses vertus et le bonheur public firent sa sûreté; les légions furent dociles, parce qu’une révolte les eût rendu odieuses. L’empire commençoit à être heureux, et Domitien le replongea dans toutes les horreurs qu’il avoit éprouvées sous Néron. On vit renaître les proscriptions, les délateurs, les concussions et les crimes de lèse-majesté. On ne put avoir la réputation de philosophe sans périr. On punit de mort une femme pour s’être déshabillée devant la statue de l’empereur. Nouveau genre de tyrannie! Domitien, entouré d’astrologues, faisoit tirer l’horoscope de tous les grands de l’empire, et ces charlatans ne leur sauvoient la vie qu’en leur prédisant des humiliations et des calamités. Ce monstre se seroit vu enfin enlever l’empire par la révolte des armées, quoiqu’en augmentant leur paie il partageât avec elles le fruit de ses violences, si ses domestiques, las de le craindre malgré les bienfaits qu’ils en recevoient, n’en eussent purgé la terre. Nerva, qui lui succéda, gouverna avec une extrême modération; il savoit qu’un peuple libre fait la grandeur d’un prince qui s’en fait aimer. Il invita chaque citoyen à aller reprendre dans le palais ce que Domitien lui avoit volé. Il diminua le nombre des fêtes, des spectacles et des dépenses inutiles. Il ne souffrit point que la flatterie lui élevât de statue ni d’arc de triomphe, et il avoit raison de dire qu’il ne craindroit point d’abdiquer l’empire, et de rendre compte comme simple citoyen, de la conduite qu’il avoit tenue comme empereur. Mais ce qui met le comble à l’éloge de Nerva, c’est qu’il adopta Trajan, prince qui doit servir de modèle à tous les rois, et tel que la providence le donne à un peuple, quand elle veut le rendre heureux. Il unissoit tous les talens de l’homme d’état et du grand capitaine, aux vertus du philosophe. Il se fit respecter et aimer des armées; il les occupa par des entreprises importantes; et au bruit de leurs victoires, on auroit dit que les Romains se trouvoient transportés au temps des Scipions et des Emile. Adrien profita du bon ordre que Trajan avoit établi dans les affaires; et quoiqu’il abandonnât les conquêtes de son prédécesseur, et qu’on lui ait reproché la mort de quelques personnes considérables, son règne fut tranquille et florissant. Brave, libéral, prudent, il parcourt sans cesse les provinces de l’empire, et est présent partout où sa présence est utile. Il bâtit de nouvelles villes, ou répare les anciennes, met les frontières à couvert des incursions des Barbares, oblige les gouverneurs de province à réparer leurs injustices, veille à la discipline, la conserve, la fait aimer, et contient les généraux dans le devoir. Antonin, qu’il avoit adopté, fut le père de ses sujets, et méritoit d’avoir pour successeur Marc-Aurèle, qui, dans le calme des passions que lui avoit procuré la philosophie stoïcienne, ne connut d’autre bonheur que le bonheur public. Nerva, Trajan, Antonin et Marc-Aurèle étoient persuadés que les lois sont au-dessus du prince, et que qui ne sait pas leur obéir, est indigne de gouverner des hommes. Ne se proposant d’autre objet que celui même qui a formé les sociétés, ils ne se regardoient (pour me servir de l’expression de l’un d’eux) que comme les hommes d’affaires de la république. «Je vous donne cette épée, disoit Marc-Aurèle, au chef du prétoire, pour me défendre tant que je m’acquitterai fidellement de mon devoir; mais elle doit servir à me punir, si j’oublie que ma fonction est de faire le bonheur des Romains.» On voit dans Dion que le même prince étant prêt de partir de Rome pour porter la guerre en Scythie, demanda permission au sénat de prendre de l’argent dans l’épargne: «car, disoit-il, tant s’en faut que rien m’appartienne en propre, que la maison même que j’habite est à vous.» Ce que ces princes faisoient par principe d’équité, des ambitieux ou des hommes timides auroient dû le faire par politique. Pour étouffer l’esprit d’indépendance et de révolte répandu dans les armées, il falloit redonner au sénat cette majesté imposante qui l’avoit autrefois rendu l’ame de la république, et intéresser le peuple par sa propre liberté, à respecter les lois, et à conserver les droits du chef de l’empire[78]. La fortune des empereurs auroit eu alors un double rempart. Une révolte contre eux seroit devenue un attentat contre tous les Romains, et le prince auroit tenu dans ses mains toutes les forces des citoyens pour défendre sa dignité. [78] _Nunc demum redit animus, et quanquam primo statìm beatissimi sæculi ortu Nerva Cæsar res olim dissociabiles miscuerit, principatum ac libertatem, augeatque quotidiè facilitatem imperii Nerva Trajanus._ (Tac. in vit. Agric.) Après la mort de Trajan, qui ne s’étoit point désigné de successeur, les Romains recueillirent encore le fruit de sa sagesse; et la modération que les armées firent voir, fut l’ouvrage de la sienne. Elles n’entreprirent rien contre l’autorité publique; et le sénat, que le prince leur avoit appris à respecter, élut librement un empereur. Ce succès augmenta sa confiance; il crut pouvoir montrer impunément quelque vertu; il parla avec exécration de la tyrannie; et cette compagnie, qui avoit adoré Caligula et Néron comme des dieux, refusa d’abord l’apothéose à Adrien, et ne consentit à lui en accorder les honneurs qu’après avoir résisté plusieurs fois aux sollicitations d’Antonin. Il s’en falloit bien cependant que le sénat reparût avec la même dignité qu’il avoit conservée sous Auguste. L’habitude de ramper étoit prise; et son courage, ne partant point d’un sentiment intérieur et vif pour le bien, ne paroissoit, si je puis m’exprimer ainsi, qu’une qualité d’emprunt. Les Antonins, à l’exemple de Nerva et de Trajan, avoient beau encourager les sénateurs à être libres et oser se faire respecter, il étoit impossible de soutenir pendant long-temps, dans un certain degré d’élévation[79], des ames avilies par le despotisme des prédécesseurs de Vespasien. A peine le sénat avoit-il commencé quelqu’action généreuse, que, fatigué par l’effort qu’il avoit fait, il retomboit dans une sorte d’anéantissement qui lui paroissoit doux, parce qu’il y étoit accoutumé, et qu’il n’en pouvoit sortir que par la pratique des vertus qui lui étoient les plus étrangères. [79] _Naturâ infirmitatis humanæ, tardiora sunt remedia quam mala, et ut corpora lente augescunt, citò extinguuntur. Sic ingenia studiaque oppresseris facilius, quam revocaveris. Subit quippe etiam ipsius inertiæ dulcedo: et invisa primo desidia postremò amatur._ (Tac. in vit. Agric.) Les esprits n’ayant plus cette vigueur qui fait saisir et conserver avec force les impressions qu’on leur donne, les Romains, sans caractère, devoient cesser d’être heureux dès qu’ils cesseroient d’être gouvernés par des philosophes. Par quel moyen Trajan et Marc-Aurèle auroient-ils pu donner quelque consistance aux affaires de l’empire? Ils auroient inutilement porté les lois les plus solennelles pour fixer les prérogatives du sénat, et établir, en un mot, une telle forme de gouvernement, qu’un empereur, loin d’être tenté d’abuser de sa puissance, fût toujours retenu dans son devoir: leurs lois n’auroient pas produit un effet plus salutaire que leurs exemples. Marc-Aurèle sentit cette vérité; et jugeant par la lâcheté des Romains des vices qu’auroient ses successeurs, et du pouvoir qu’acquerroient les armées, ce fut aux légions et non au sénat, qu’il recommanda en mourant son fils et sa fortune. Commode eut tous les vices, parce qu’il prit tous ceux de ses favoris; et les sénateurs ne furent que des esclaves sous ce nouveau Néron. Il n’eut d’autre art, pour se soutenir pendant près de treize ans, que d’augmenter les priviléges des troupes, et de les enrichir des dépouilles de l’empire. Mais ce qui fit son salut devoit faire la perte de ses successeurs. Les soldats sentirent mieux que jamais combien ils étoient puissans, et de quel intérêt il étoit pour un prince de les ménager. Accoutumés aux profusions de Commode, s’étant fait de nouveaux besoins, et n’étant retenus par aucune crainte, il étoit naturel qu’ils vendissent l’empire après sa mort. Pertinax le mérita par ses libéralités; mais il voulut être un empereur plutôt qu’un chef de brigands, et il fut massacré par sa garde, après trois mois de règne. L’empire fut alors mis à l’encan. «Sulpitianus, disoient les soldats du prétoire à Didius Julien, nous offre tant, que voulez-vous y ajouter? Allant ensuite à Sulpitianus: Julien, lui disoient-ils, est plus libéral que vous; voilà la somme qu’il nous présente; de combien prétendez-vous enchérir sur lui? La couronne impériale appartiendra au plus offrant et dernier enchérisseur.» C’est ainsi que Julien parvint à l’empire; et le chemin, dès ce moment, en fut ouvert à tout homme qui se flatta de pouvoir faire assez de concussions pour s’acquitter de la dette qu’il contractoit avec une armée. Othon avoit dû son élévation aux intrigues de deux soldats[80]: les soldats travailleront actuellement pour eux-mêmes, et une émeute les portera sur le trône. La majesté en fut bientôt dégradée par l’avilissement qu’y répandirent des hommes tout à la fois les plus lâches et de la naissance la plus basse. La superstition donna une nouvelle force à ces désordres, et les rêveries des devins et des astrologues servirent de titres pour usurper l’empire. Il parut mille séditieux qui seroient morts inconnus dans leur oisive obscurité, s’ils ne s’étoient crus obligés de justifier, par des séditions et des révoltes, les vaines promesses qui leur avoient donné de l’ambition. [80] _Suscepere duo manipulares imperium populi romani transferendum, et transtulerunt._ (Tac. Hist. l. 1.) Comme les empereurs s’étoient emparés de toute l’autorité du sénat et du peuple opprimé, et qu’ils n’étoient cependant eux-mêmes que les esclaves des légions, depuis qu’elles disposoient à leur gré de l’empire, toute la puissance souveraine se trouva entre les mains des soldats, et l’empereur ne fut que le premier magistrat de cette démocratie monstrueuse. Si le gouvernement où le peuple est maître de tout, est sujet à tant d’abus que les politiques les plus sages n’ont point craint de dire que la démocratie, abandonnée à elle-même, est presque toujours la plus intolérable des tyrannies, que doit-on penser d’un gouvernement militaire, où le soldat plus brutal, aussi ignorant et plus inconstant que le peuple, jouit de la souveraine puissance? La milice Romaine, depuis le règne de Tibère, n’étoit composée que de la portion la plus méprisable des citoyens. Encouragée au mal par les mauvais empereurs et par le pouvoir qu’elle avoit acquis, ce ne fut plus qu’une multitude de brigands qui se crut tout permis. La réputation que conservoit Rome fit penser que, pour être empereur, il falloit en être le maître; ainsi une armée avoit à peine conféré à un de ses chefs la dignité impériale, qu’il marchoit en Italie dans le dessein d’y faire reconnoître son autorité, et Rome ne fut plus la capitale de l’empire que pour voir fondre sur elle tous les orages qui se formoient dans les provinces. La tyrannie d’un Caligula, d’un Néron, d’un Domitien avoit eu ses bornes; maintenant des armées entières, héritières de leur fureur et de leur pouvoir, qui ont des intérêts opposés, et qui croient avoir le même droit de faire des empereurs, ravagent toutes les provinces, et combattent entre elles pour soutenir le maître que chacune d’elles s’est donné, et que chacune sacrifiera dans une autre occasion à son avarice ou aux murmures d’un simple tribun. Une foule de princes ne fait que paroître sur le trône; d’autres ont à peine le temps de se revêtir des ornemens impériaux; et sous le règne de Gallien, on compta jusqu’à trente tyrans, qui, pendant l’espace de sept à huit ans, se disputèrent l’empire. Il seroit inutile de donner une idée du génie et de la conduite des empereurs qui régnèrent dans ces temps orageux. Puisque Titus, Trajan, Antonin et Marc-Aurèle ne purent, malgré leurs talens et leurs bonnes intentions, purger le gouvernement Romain de ses vices, on doit juger que leurs successeurs les plus sages, toujours à la veille d’éprouver quelque violence ou quelque trahison, et qui ne jouissoient que d’une autorité précaire, n’auroient tenté qu’infructueusement de travailler au bonheur de l’empire. Occupés de leurs dangers personnels, leur politique et leur courage se bornèrent à veiller à leur propre sûreté. Les gens de guerre auroient conservé l’autorité qu’ils avoient usurpée, si, ne formant dans l’empire qu’un même corps, ils n’eussent eu qu’un même intérêt; mais comme la vaste étendue de la domination des Romains ne permettoit pas de transporter les légions d’une frontière à l’autre, on les avoit rendues sédentaires dans différentes provinces, et elles formèrent ainsi des armées entre lesquelles il n’y eut aucune liaison. Dès que l’une eut fait un empereur, les autres prétendirent avoir le même droit; et leurs divisions continuelles empêchèrent qu’elles n’acquissent des priviléges fixes et certains, ou du moins qu’il ne s’établît quelque espèce de règle et d’ordre dans leur brigandage. A force de ravager l’Italie et les provinces, les soldats n’y trouvèrent plus rien à piller; et les ambitieux, de leur côté, eurent de jour en jour plus de peine à amasser l’argent nécessaire pour corrompre les légions. L’espérance d’un grand butin n’animant plus les uns, et les autres ne pouvant plus marchander l’empire avec la même facilité, les armées furent moins portées à troubler l’état. Les empereurs profitèrent de ces dispositions pour les accoutumer à obéir, et ils consentirent même à se dépouiller d’une partie de leur puissance, afin de mieux conserver l’autre. Marc-Aurèle, en prenant Lucius Verus pour collègue, avoit donné l’exemple des associations. Cet usage fut suivi par plusieurs de ses successeurs, et Dioclétien régla enfin qu’il y auroit désormais deux empereurs[81] qui gouverneroient l’empire en commun, et deux Césars qui seroient leurs lieutenans et leurs héritiers présomptifs. Par-là, les armées les plus considérables étoient commandées par des princes intéressés à maintenir le gouvernement, et ces armées contenoient les autres dans le devoir. [81] Dioclétien s’associa Maximien, depuis surnommé Hercule. Ces deux empereurs partagèrent l’empire; l’un eut l’Orient, et l’autre l’Occident; mais ils gouvernoient ensemble, et aucun d’eux ne se regarda comme le maître particulier des provinces dont il avoit l’administration. Sentant ensuite combien il leur étoit encore difficile d’avoir l’œil sur toutes les armées, et de garantir à la fois l’empire contre les incursions des Barbares, et leur personne contre les entreprises des armées, ils se créèrent chacun un César. Dioclétien choisit Maximien Galère, à qui il confia le gouvernement de la Thrace et de l’Illyrie. Maximien élut Constance Chlore, et lui abandonna l’Espagne, les Gaules et la Bretagne. L’empire ne cessa d’être le jouet des passions de la milice, que pour se voir opprimer par celles des empereurs. Le sang, il est vrai, ne fut pas prodigué comme sous les premiers successeurs d’Auguste; mais si le despotisme parut moins terrible, parce qu’il n’osoit se servir des gens de guerre pour ses ministres, il n’en fut pas moins destructif: il portoit partout la misère, la faim, la honte et l’anéantissement. Les empereurs, plus affermis sur le trône, ne songèrent à réformer aucun abus, et se livrèrent tout entiers au faste, à la mollesse, à l’orgueil et au goût de tous les plaisirs. Il fallut que l’empire, épuisé par une longue suite de calamités domestiques, et dont les provinces étoient tour à tour ravagées par les courses des Barbares, rassasiât l’avidité insatiable de plusieurs princes qui régnoient à la fois. Ces empereurs ne furent bientôt que des idoles ridicules, parées des ornemens impériaux. Tout leur pouvoir passa entre les mains de leurs ministres, des femmes de leurs palais et de leurs favoris; et chacun d’eux en abusa pour contenter une passion différente. Je ne sais si je dois m’étendre en réflexions sur la nouvelle forme qu’avoit prise le gouvernement sous le règne de Dioclétien. Tout le monde sait que le partage de la puissance souveraine, entre les princes égaux, n’est propre, dans tous les temps et dans tous les pays, qu’à causer des soupçons et des jalousies, à préparer et faire naître des révolutions, et donner, en un mot, une carrière plus libre aux passions, en relâchant les ressorts du commandement. Dioclétien fut le premier la victime de sa politique; Galère, dont la dignité de César n’avoit fait qu’irriter l’ambition, ne put attendre sa mort ni celle de Maximien pour régner; il les contraignit à abdiquer l’empire, et se fit proclamer empereur avec Constance son collègue. L’injustice de ces princes les rendit suspects l’un à l’autre; il n’y eut aucune communication entr’eux; l’un gouverna l’Orient et l’autre l’Occident, et ces deux parties de l’empire commencèrent à former deux puissances, en quelque sorte indépendantes. Si Constance eût eu autant de courage, de fermeté et d’ambition que Galère, les Romains auroient dès-lors été en proie aux guerres civiles qui s’allumèrent immédiatement après sa mort, et qui causèrent de grands ravages sous les règnes suivans. Les divisions des empereurs firent connoître leur foiblesse, et en donnant de la confiance aux armées, leur rendirent leur ancien génie. Elles recommencèrent à disposer de l’empire; et jusqu’au règne d’Augustule, dernier empereur d’Occident, on vit plusieurs rebelles soutenir par les armes le titre que les légions leur avoient donné. Les désordres ne se succédèrent plus dans l’empire, ils y régnèrent tous à la fois. On y éprouva en même temps les ravages du despotisme et de l’anarchie. Ce qui met le comble aux maux que cause le despotisme, c’est que tout en annonce la durée dans une nation, dès qu’une fois elle est tombée dans l’esclavage. Plus le maître qui l’opprime sent qu’elle est en droit de réclamer contre l’autorité qu’il exerce, plus il cherche à l’humilier; et quand la crainte s’est emparée des esprits, une stupidité générale devient un obstacle insurmontable à toute réforme avantageuse. On a vu la preuve de cette triste vérité lorsque j’ai parlé des efforts inutiles que firent Nerva, Trajan et les deux Antonins pour diminuer leur pouvoir: le sénat et le peuple n’avoient pas le courage de conserver la partie de l’autorité que ces princes leur remettoient. Ce n’est que dans les mouvemens convulsifs d’une révolte qu’un peuple pourroit recouvrer son courage et sa liberté; mais c’est le désespoir seul qui peut les exciter, et le désespoir est toujours une passion trop aveugle et trop passagère pour en rien espérer. Le tyran est quelquefois accablé, mais la tyrannie subsiste. C’est ainsi que les Romains ne font périr souvent un empereur que pour lui donner un successeur plus vicieux; et ce qui est arrivé dans l’empire, arrivera éternellement dans les pays qui obéissent au même gouvernement. Le despotisme a sans doute ses révolutions, mais elles n’en changent jamais que la forme. Tout se termine à faire passer du despote aux ministres de ses volontés la puissance qu’il possédoit: l’instrument dont il se sert pour tout opprimer doit l’opprimer à son tour. Toute l’histoire des empereurs Romains atteste cette vérité; et pour la démontrer, il suffiroit d’examiner quelles passions subsistent ou s’éteignent sous le pouvoir arbitraire, leur jeu, et par conséquent les effets qu’elles doivent produire. LIVRE QUATRIÈME. Ce seroit vouloir ne connoître que bien imparfaitement un peuple établi par la force des armes, et accru par des guerres continuelles, que de s’arrêter à ce que j’ai dit jusqu’ici. Je tâcherai dans la suite de cet ouvrage de développer la politique de la république Romaine, de faire connoître ses ennemis, et de démêler les causes de son agrandissement. Les Grecs avoient tort de penser que les Romains ne dussent leur élévation qu’aux caprices de la fortune. Un particulier peut tout devoir au hasard, une seule circonstance heureuse décidant quelquefois de son sort; mais dès qu’une nation a combattu pendant plusieurs siècles contre des peuples différens par leur gouvernement, leur caractère, leurs forces et leur discipline, et qu’elle les a successivement soumis, ses progrès sont nécessairement l’ouvrage de son mérite. Les Romains ont vaincu l’univers, parce qu’ils ont trouvé par-tout des hommes moins sagement gouvernés qu’eux. Qu’on suppose autant de vertus à Carthage qu’à Rome, et dans l’une et l’autre ville les mêmes ressources et la même discipline; jamais la fortune n’auroit penché d’aucun côté; l’univers eût été partagé entre ces deux républiques, jusqu’à ce qu’elles se fussent mutuellement ruinées: c’est le courage et la générosité des Romains qui triomphèrent de la timidité et de l’avarice des Carthaginois. Rome devoit former une société guerrière; les brigands qui vinrent la peupler manquoient de tout, et il falloit qu’ils conquissent des terres et des femmes. Plus ils étoient odieux à leurs voisins, plus ils sentirent la nécessité d’être soldats. A l’exception de Numa, tous les successeurs de Romulus aimèrent la guerre; et bientôt l’exil de Tarquin, et les efforts que fit ce prince pour soumettre ses sujets révoltés, rendirent la république de Brutus absolument militaire. Les récompenses, les honneurs, les distinctions ne furent accordés qu’aux qualités guerrières; et parce que, dans le danger dont Rome étoit menacée, on n’avoit besoin que de soldats, tout le reste devint méprisable. Il n’est point de peuple, quelque modération qu’il affecte, qui ne voulût s’étendre et subjuguer ses voisins; car rien ne flatte plus agréablement toutes les passions du cœur humain que des conquêtes: à plus forte raison une ambition agissante doit-elle accompagner un gouvernement où le citoyen est soldat et le magistrat capitaine, à moins qu’elle n’y soit réprimée avec autant d’habileté qu’elle le fut à Lacédémone par les institutions de Lycurgue. Les Spartiates, quoique soldats, ne devoient prendre les armes que pour se défendre; et leurs lois étoient telles, qu’il leur importoit peu de subjuguer la Grèce[82], et de se faire des sujets. Les Romains, au contraire, regardoient leurs voisins comme des hommes destinés à leur obéir; et l’on se rappelle sans doute qu’ils ne possédoient encore que quelques arpens de terre au-delà de leurs murailles, et subsistoient en partie du butin pris sur leurs ennemis, qu’ils se repaissoient déjà de l’idée de parvenir à la monarchie universelle. [82] Voyez les _Observations sur l’histoire de la Grèce_. Le sénat s’étant défait de Romulus, craignit une révolte de la part du peuple; et pour la prévenir, il publia que ce prince avoit été enlevé au ciel. Un témoin aposté assura même par serment que Romulus lui avoit apparu avec tous les attributs d’une divinité, et prédit que sa ville deviendroit la maîtresse du monde. Ce qui n’étoit qu’une espérance flatteuse pour les Romains devint un article fondamental de leur religion, après que Tarquin le superbe eut jeté les fondemens du Capitole. Il y trouva les statues de plusieurs Dieux; et craignant de leur déplaire s’il les enlevoit, sans leur consentement, du lieu qu’elles occupoient, il consulta les augures. Ces prêtres traitèrent cette affaire avec une extrême gravité; ils firent plusieurs cérémonies, et demandèrent enfin à ces divinités si elles trouveroient bon de céder leur demeure à Jupiter. Mars, la jeunesse et le Dieu Terme, dit-on, ne voulurent point abandonner le capitole. Ce procédé, peu respectueux de la part de ces Dieux subalternes envers Jupiter, étonna, et peut-être scandalisa les Romains; il fallut l’expliquer, et les raisonnemens des augures formèrent une espèce de prédiction qui annonçoit que le peuple de Romulus, dont Mars étoit le père, ne céderoit jamais une place qu’il auroit occupée; que la jeunesse Romaine seroit invincible, et que le Dieu Terme, protégeant les frontières de l’état, ne permettroit jamais qu’elles fussent envahies. C’est sur la foi de ces présages ridicules, mais respectés, que les Romains regardèrent toute la terre comme leur domaine, et se préparèrent à triompher de tous les peuples. Heureusement, pour l’honneur des augures, Rome se trouva dans des circonstances toujours propres à nourrir son ambition, et qui ne lui permirent pas de s’amollir par la paix. Ces dissentions de la noblesse et du peuple, qui perfectionnèrent le gouvernement de la république, ne contribuèrent pas moins à la rendre conquérante. Les peuples voisins, trompés sur la nature des querelles qui agitoient les Romains, et se flattant toujours de toucher au moment favorable à leur vengeance, se jetoient souvent sur leurs terres, et empêchoient qu’ils ne prissent l’habitude de négliger leurs ennemis pour ne s’occuper que de leurs affaires domestiques. D’ailleurs, les patriciens, presque toujours humiliés dans la place publique, et qui ne conservoient leur ancienne supériorité sur le peuple que dans les armées, s’appliquèrent à le distraire par des guerres continuelles, de l’ambition que lui inspiroient la paix et les tribuns. On se fit une habitude de ne souffrir impunément aucune injure; il fallut que le territoire des alliés fût aussi respecté que celui de la république même; et les Romains accordèrent généreusement leur protection à toutes les villes qui leur demandoient quelques secours. Le collége des prêtres Fécialiens, que Numa avoit établi pour juger de la justice de la guerre, établit un droit des gens, austère et rigoureux. Si la république conserva les sages formalités qu’Ancus Marcius avoit prescrites[83] pour les déclarations de guerre, elle en fit usage d’une manière si impérieuse et si arrogante, qu’elles furent plutôt un obstacle à la conciliation qu’un moyen de prévenir les ruptures. La bonne foi des Romains devint fière, et ils ne se piquèrent que d’une fermeté inébranlable. [83] Voyez dans Tite-Live, l. 1. les réglemens de ce prince, au sujet des déclarations de guerre. L’esprit de ces réglemens tendoit à rendre les guerres plus rares, en les faisant précéder d’une espèce de négociation, et de certaines formalités qui empêchoient qu’on ne se livrât à ses premiers mouvemens. La république, occupée par des guerres continuelles, devoit naturellement faire une étude particulière de tout ce qui pouvoit contribuer à lui former de bonnes armées. Peut-être que les querelles de la place publique et du champ de Mars furent encore aussi utiles aux progrès de la discipline militaire chez les Romains, que les méditations mêmes de leurs consuls. Pour faire sentir au peuple qu’il étoit toujours soumis en quelque chose, les patriciens rendirent la discipline plus sévère, veillèrent avec une exactitude scrupuleuse à ce qu’elle fût observée, et en punirent la moindre infraction avec d’autant plus de rigueur qu’ils se vengeoient par-là secrètement dans les camps de quelque injure qu’ils avoient reçue dans Rome. C’est à l’ordre merveilleux que les Romains établirent dans leurs armées, que Vegèce attribue la conquête de l’univers. Ce n’est, dit-il, ni la multitude des soldats, ni même le courage, qui donnent la victoire, mais l’art et l’exercice: et c’est par leur discipline que les Romains dissipèrent les nombreuses armées des Gaulois, qu’ils vainquirent les Espagnols, dont le tempérament est plus propre à la guerre que celui des peuples d’Italie; soumirent les Africains, auxquels ils furent toujours inférieurs en ruses et en richesses; et les Grecs mêmes, dont les lumières étoient bien supérieures aux leurs. Vegèce auroit dû ajouter que c’est à cette même discipline que la république fut redevable de faire quelquefois des fautes impunément, parce que la victoire les réparoit toutes; et de conserver dans les revers cette confiance qui ne lui permit jamais de consentir à une paix honteuse. La discipline militaire des Romains mérite donc toute l’attention des politiques; elle est si sage, je dis même si philosophique, qu’il suffit d’entrer dans quelque détail sur la méthode que la république Romaine employoit à se former des soldats, pour voir d’un coup-d’œil tout ce qu’on peut imaginer de plus parfait sur cette matière. Quelque pressant que fût l’intérêt qui portoit chaque citoyen à se sacrifier au bien[84] public, la république ne s’en reposa point sur ces motifs généraux, qui, pour être remarqués, demandent des réflexions qu’un danger éminent peut faire perdre de vue. Elle sembla ne pas faire attention aux principes de son gouvernement, qui rendoient propres à tous les citoyens la gloire et la honte, les avantages et les pertes de l’état; il fut expressément ordonné au soldat de vaincre ou de mourir, et il lui fut impossible d’éluder la force de cette loi. Un lâche qui fuit et qui perd ses armes, ne craint que la mort; et c’est par la crainte d’une mort certaine et honteuse qu’il faut le forcer à ne pas craindre une mort glorieuse, et en le réduisant au désespoir, l’accoutumer à ne trouver son salut que dans les efforts d’un grand courage. Il seroit insensé de vouloir tirer des sons justes et harmonieux d’un instrument qui n’est pas accordé; de même la république Romaine n’établit cet ordre sévère dans ses armées qu’après y avoir préparé ses citoyens, et leur avoir rendu facile l’exécution de ses lois. [84] Il ne suffisoit pas d’être citoyen Romain pour avoir l’honneur d’être soldat. Ceux qui n’avoient pas quatre cents dragmes de bien, et que pour cette raison, on nommoit _capite censi_, qui ne faisoient que nombre dans le cens, ne servoient que dans les extrêmes nécessités. On les employa sur mer l’an 489 de Rome que la république commença à avoir des flottes. Quand le luxe eut avili la profession de soldat, on remplit les armées de ces citoyens; Marius en donna l’exemple, en allant faire la guerre à Jugurtha. Etant tous destinés aux armes par leur naissance, leurs pères les formoient dès le berceau aux qualités qui font le soldat, et sans lesquelles on ne pouvoit même parvenir aux magistratures les plus subalternes[85]. La frugalité, la tempérance et des travaux continuels leur formoient un tempérament sain et robuste. La dureté de la vie domestique les préparoit aux fatigues de la guerre. Les délassemens et les plaisirs de la paix étoient des jeux militaires. Tout le monde connoît les exercices du champ de Mars. On s’y exerçoit au saut, à la course, au pugilat. On s’y accoutumoit à porter des fardeaux; on s’y formoit à l’escrime et à lancer un javelot; et les jeunes Romains, couverts de sueur, se délassoient de leur fatigue en traversant deux ou trois fois le Tibre à la nage. Tout respiroit la guerre à Rome pendant la paix; on n’y étoit citoyen que pour être soldat. On formoit les jeunes gens à faire vingt ou vingt-quatre mille en cinq heures; et si on mettoit une différence entre la paix et la guerre, ce n’étoit que pour faire trouver le temps de celle-ci plus doux; aussi les Romains faisoient-ils dans la paix leurs exercices militaires avec des armes une fois plus pesantes que celles dont ils se servoient à la guerre. [85] On ne pouvoit demander une magistrature, qu’après avoir servi dix ans. Avec de pareils citoyens, il semble que la république auroit pu, sans examen, composer ses armées des premiers volontaires qui s’y seroient présentés; mais elle voulut que l’honneur d’être choisi pour la milice fût une récompense des talents qu’on avoit montrés dans le champ de Mars; que le soldat eût une réputation à conserver, et que l’estime qu’on lui témoignoit fût un gage de sa fidélité et de son zèle à remplir ses devoirs. Tous les ans, dès que les consuls étoient créés, ils nommoient vingt-quatre tribuns militaires, dont les uns devoient avoir servi au moins cinq ans et les autres onze. Après qu’ils avoient partagé entr’eux le commandement des quatre légions qu’on alloit former, les consuls convoquoient au capitole ou au champ de Mars tous les citoyens qui, par leur âge[86], étoient obligés de porter les armes. Ils se rangeoient par tribus, et on tiroit au sort l’ordre dans lequel chaque tribu présenteroit ses soldats. Celle qui se trouvoit la première en rang choisissoit elle-même les quatre citoyens qu’elle croyoit les plus propres à la guerre; et les six tribuns qui devoient commander la première légion, prenoient de ces quatre soldats celui qu’ils estimoient davantage. Les tribuns de la seconde et de la troisième légion faisoient successivement leur choix, et le citoyen qui n’avoit pas été préféré à ses compagnons entroit dans la quatrième légion. Une nouvelle tribu présentoit quatre soldats; la seconde légion choisissoit la première. La troisième et la quatrième légion avoient le même avantage à leur tour; et jusqu’à ce que les légions fussent complètes[87], chaque tribu nommoit successivement quatre soldats. On procédoit ensuite à la création des officiers subalternes; et les tribuns les choisissoient eux-mêmes parmi les soldats qui avoient le plus de réputation. [86] On commençoit à servir à l’âge de 17 ans jusqu’à 45. Après qu’on avoit fait quinze campagnes, on étoit vétéran, c’est-à-dire, qu’on n’étoit obligé de prendre les armes que pour la défense de la ville, et dans les occasions où la république auroit été en danger. [87] Le nombre des soldats d’une légion a varié, même dans le temps de la république. Il a été, suivant les circonstances, de trois mille, de quatre mille, de cinq mille et même de six mille hommes. Sous les empereurs, la légion étoit composée de dix à onze mille hommes. Après avoir mis tant de soin à former ses armées, la république Romaine fut en état d’établir la discipline la plus austère. Pour être servie, elle n’eut pas besoin d’avoir de ces lâches condescendances qui ont perdu tant d’états. Trouvant dans ses citoyens des soldats tout exercés, elle ne se relâcha sur aucune des précautions qu’elle jugeoit nécessaires à leur salut. Qu’on lise dans les historiens le détail des fonctions auxquelles le sénat Romain étoit assujetti, et l’on verra que la république regarda constamment le repos et l’oisiveté comme ses plus redoutables ennemis. Les consuls ne préparoient les légions à la victoire qu’en les rendant infatigables; et plutôt que de les laisser sans agir, ils leur auroient fait entreprendre des ouvrages inutiles[88]. Un exercice continuel fait les bons soldats, parce qu’il les remplit d’idées relatives à leur métier, et leur apprend à mépriser les dangers en les familiarisant avec la peine. Le passage de la fatigue au repos les énerve; il offre des objets de comparaison qu’il est difficile de rapprocher, sans que la paresse, cette passion si commune et si puissante dans les hommes, ne s’accroisse, n’apprenne à murmurer, et n’amollisse l’ame après avoir amolli le corps. [88] L’histoire Romaine en offre plusieurs exemples, et l’on voit entr’autres que Marius, pour occuper son armée, détourna une rivière, et lui fit creuser un nouveau lit. Je place ici un passage remarquable des Tusculanes de Cicéron; il est très-propre à donner une idée juste des légions, et à faire connoître toute l’utilité des exercices militaires. _Nostri exercitus primum unde nomen habeant, vides, deinde qui labor, quantus agminis: ferre plus dimidiatis mensis cibaria. Ferre si quid ad usum velint: ferre vallum. Nam scutum, gladium, galeam, in onere nostri milites non plus numerant, quam humeros, lacertos, manus; arma enim membra militis esse dicunt. Quæ quidem ita geruntur apte, ut, si usus foret, abjectis oneribus, expeditis armis, ut membris pugnare possint. Quid exercitatio legionum? Quid ille cursus, concursus; clamor, quanti laboris est! Ex hoc ille animus in prœliis paratus ad vulnera, adhuc pari animo inexercitatum militem, mulier videtur. Cur? Tantum interest inter novum et veterem exercitum, quantum experti sumus. Ætas tironum plerumque melior: sed ferre laborem, contemnere vulnus, consuetudo docet. Quin etiam videmus ex acie afferri sæpe saucios, et quidem rudem illum, et inexercitatum, quamvis levi ictu, ploratus turpissimos edere. At vero ille exercitatus et vétus, ob eamque rem fortior, Medicum modo requirens à quo obligatur._ Voyez sur le même sujet ce que dit Polybe, l. 6, ch. 4, 5, 6 et 7. Voyez aussi Vegèce, l. 2, ch. Les hommes ne sont braves que par art; et vouloir qu’ils se fassent un jeu insensé de courir à la mort, c’est aller au-delà du but que doit se proposer la politique, ou n’exciter qu’un courage d’enthousiasme qui ne peut durer. Loin de songer à détruire cet éloignement que la nature inspire pour le danger et la douleur, la république Romaine sembloit le respecter. C’est en donnant à ses soldats d’excellentes épées, et en les mettant, pour ainsi dire, en sûreté sous leur bouclier, leur casque et leur cuirasse[89], qu’elle animoit leur confiance contre des ennemis moins précautionnés qu’eux. Dès-lors, il étoit plus aisé d’unir et d’échauffer dans leur cœur les passions qui, pour me servir de ce terme, entrent dans la composition du courage. [89] La république fournissoit des armes aux soldats. Leur bouclier étoit haut de quatre pieds. Leur casque et leur cuirasse étoient à l’épreuve de l’épée, du javelot et de la pique. Un soldat Romain se seroit déshonoré, qui, sous prétexte de bravoure, eût combattu sans quelqu’une de ses armes défensives. Les Romains y intéressoient la religion, et le serment que chaque soldat prêtoit entre les mains du consul, de ne point fuir, de ne point abandonner ses armes, et d’obéir à tous les ordres des ses supérieurs[90], ajoutoit à l’infamie de la lâcheté le sceau de l’impiété. La république prodiguoit les récompenses, mais avec discernement. Elles n’étoient point arbitraires; c’eût été les rendre méprisables. La loi même récompensoit, et l’on n’avoit ni à soupçonner l’indulgence des généraux, ni à craindre leurs caprices. Ce n’étoit point par des largesses en argent, ou par une distribution plus abondante en vivres qu’on récompensoit le soldat, c’eût été exciter son avarice et son intempérance, et pour animer le courage, réveiller des passions qui doivent l’amortir. Le soldat qui sauve dans le combat un citoyen prêt à périr, obtient une autre couronne que celui qui est monté le premier sur le mur d’une ville assiégée, ou qui a le premier forcé le camp des ennemis. Les lances, les boucliers, les harnois, les coupes, les colliers sont autant de prix différens pour différentes actions. Les escarmouches, les batailles, les siéges ont les leurs; et le courage du soldat Romain, toujours excité par un nouvel objet, ne peut jamais se relâcher. [90] Ce serment se prêtoit avant que les légions sortissent de Rome. Quand elles étoient venues à leur premier rendez-vous, le soldat faisoit un second serment entre les mains des tribuns, par lequel il promettoit de ne rien dérober, de ne rien s’approprier du butin pris sur les ennemis, et de porter aux tribuns tout ce qu’il trouveroit. Ceux qui avoient été honorés de quelque marque de valeur assistoient aux jeux et aux spectacles avec un habit particulier, et exposoient dans leurs maisons, avec les dépouilles qu’ils avoient remportées sur les ennemis, les prix que les consuls leur avoient donnés. Ces espèces de monumens domestiques nourrissoient une noble émulation entre tous les citoyens; et les fils, élevés au milieu des témoins de la gloire de leurs pères, apprenoient promptement leur devoir et ce que la république attendoit d’eux. Les récompenses étoient d’autant plus propres à porter les Romains aux grandes choses, qu’ils ne pouvoient subir un châtiment militaire sans être deshonorés. Il y avoit peu de cas pour lesquels le consul prononçât peine de mort; mais le soldat que les tribuns avoient condamné à la bastonnade pour avoir manqué à une de ses fonctions[91], ou pour quelqu’autre faute plus légère, étoit chassé de l’armée, et n’osoit retourner à Rome, où un parent eût cru partager son infamie en lui ouvrant sa maison. Les Romains ignoroient cette méthode pernicieuse de réhabiliter un coupable en le faisant passer sous le drapeau; l’espérance du pardon rend négligent sur les devoirs, si elle n’invite même à les mépriser; et la honte dont on est lavé par une simple cérémonie, n’est point un affront. On diroit que les peuples modernes n’ont songé qu’à avoir beaucoup de soldats; les Romains n’en vouloient que de parfaits. Si toute une cohorte Romaine est coupable, on la décime, ou bien on la fait camper hors des retranchemens; elle n’est nourrie que d’orge, et c’est à elle de se réhabiliter par quelqu’action éclatante. [91] Le consul avoit seul droit de punir de mort. Les tribuns condamnoient à la bastonnade, et ils prononçoient leur jugement, en touchant d’un bâton le coupable. Alors tous les soldats le frappoient, et souvent il en mouroit. On subissoit ce châtiment, non-seulement, comme je l’ai dit, pour avoir manqué à une fonction militaire, mais pour s’être attribué la gloire d’une action dont un autre étoit auteur, pour avoir abandonné ou perdu ses armes, ou fait quelque larcin. Il n’est pas surprenant qu’en commandant de pareils soldats, les consuls aient fait souvent des fautes impunément. Sylla avouoit que le courage seul et l’intelligence de son armée l’avoient fait vaincre dans des occasions où il n’osoit presque espérer de n’être pas défait. Combien de fois n’est-il point arrivé parmi nous qu’un général auroit payé moins chèrement un moment de distraction, et tiré même un parti avantageux d’une méprise, s’il avoit eu sous ses ordres ces légions, que les marches les plus longues et les plus précipitées ne fatiguoient point, qui pouvoient se suffire à elles-mêmes, qu’aucun obstacle n’arrêtoit, et qui, pendant l’abondance et le calme de la paix, s’étoient endurcies contre la faim, la soif et l’intempérie des saisons? Les vertus des soldats Romains inspiroient à leurs consuls cette confiance qui étend les vues et qui fait entreprendre de grandes choses. Le génie de nos généraux modernes est, au contraire, rétréci par l’impuissance où sont leurs armées de rien exécuter de difficile; notre luxe, nos mauvaises mœurs, en un mot, sont des entraves pour eux. Aujourd’hui que les milices, par une suite nécessaire du gouvernement établi en Europe, sont composées de la partie la plus vile des citoyens, on auroit plus besoin que jamais de l’art de la république Romaine, pour donner à nos soldats les sentimens qui étoient comme naturels aux siens. Sous prétexte que depuis l’invention des armes à feu le soldat a moins besoin de force et d’agilité, les modernes ont en quelque sorte laissé dégrader la nature. On n’a pas fait attention que les qualités qui accompagnent ces dispositions du corps, et qu’on ne trouve qu’avec elles, servent de ressort à l’ame, et sont toujours également nécessaires. Comme nos soldats recrutés dans les villes, et que la débauche ou leur profession ont souvent amollis[92], ne pourroient ni porter tout l’équipage d’un soldat Romain, ni faire les mêmes exercices; ils ne doivent avoir ni les qualités de l’ame ni celles du corps qu’exige toujours la guerre; aussi arrive-t-il tous les jours qu’une armée soit ruinée sans avoir reçu d’échec, ou, si elle se comporte vaillamment un jour de combat, qu’elle ne sache pas l’attendre avec patience. [92] _Piscatores, aucupes, dulciarios, linteones, omnesque qui aliquid tractasse videbuntur ad Gynecea pertinens, longe arbitror pellendos à castris, fabros ferrarios, carpentarios, macellarios, et cervorum aprorumque venatores convenit sociare militiæ._ (Veg. l. 1, ch. 7.) C’est en ne se départant jamais des maximes que je viens d’exposer, que la république Romaine assura ses triomphes. Après les pertes les plus considérables, elle redoubla de sévérité. Les soldats que Pyrrhus avoit fait prisonniers descendirent dans un ordre inférieur; les chevaliers servirent dans l’infanterie; les légionnaires passèrent au rang des Velites, et chacun d’eux n’eut d’autre voie pour remonter à son premier grade que de tuer deux ennemis, et de s’emparer de leurs dépouilles. La république, plus épuisée encore après la journée de Cannes, exila en Sicile ceux qui avoient fui. Elle étoit obligée d’avoir sur pied vingt-trois légions; et quoiqu’elle n’eût plus de citoyens, et se vît abandonnée de presque tous ses alliés, elle ne voulut point traiter du rachat des soldats qui s’étoient rendus prisonniers. On pourroit peut-être m’objecter que les Romains n’ignoroient pas qu’Annibal en étoit embarrassé, et avoit d’ailleurs un extrême besoin d’argent; mais le reste de leurs conduite démontre que c’est par un autre sentiment qu’ils furent inflexibles. Rome, dans les malheurs, n’étoit pas capable de déroger aux réglemens qu’elle avoit cru nécessaires pour les prévenir[93], au contraire, elle en sentoit davantage l’utilité. Elle jugea avec raison qu’après cette première grâce, les prisonniers d’Annibal pourroient espérer qu’une seconde lâcheté seroit une seconde fois pardonnée. Elle aima mieux armer ses esclaves, que cet exemple de sévérité, le don de la liberté, et le décret qu’elle fit de vaincre ou de mourir devoient rendre invincibles. [93] _Auro repensus scilicet acrior Miles redibit? Flagitio additi Damnum: neque amissos colores Lana refert medicata fuco; Nec vera virtus, quum semel excidit, Curat reponi deterioribus. Si pugnat extricata densis Cerva plagis, erit ille fortis, Qui perfidis se credidit hostibus; Et Marte pœnos proteret altero, Qui lora restrictis lacertis Sensit iners, timuitque mortem?_ (Hor. Ode 5, l. 3.) Les Romains, dit Salluste, punirent plus souvent des excès de valeur que des lâchetés, et la république, pendant long-temps, dut plutôt ses victoires à cette rigidité austère qu’à l’intelligence de ses consuls. Si elle y perdit quelques avantages particuliers, elle y gagna d’établir dans ses armées une subordination extrême, et plus précieuse encore par les maux qu’elle fit éviter que par les biens qu’elle produisit. La rigueur de Manlius, qui punit de mort la victoire de son propre fils, fut aussi utile à la conservation de la discipline militaire, que la vertu farouche du premier Brutus l’avoit été à l’établissement du gouvernement politique. Après plusieurs succès, il se forma naturellement dans l’esprit des soldats Romains une certaine confiance qui leur persuada que la victoire leur appartenoit, et que les augures et la religion ne leur promettoient pas en vain l’empire du monde. Ce sentiment élevé de l’ame est la disposition la plus favorable à la guerre; il donne l’ardeur propre à attaquer, ou la fermeté nécessaire pour soutenir un choc; et il est suivi dans la défaite d’un dépit qui rallie avec courage des soldats qu’une force supérieure avoit ébranlés. Sans doute que si l’histoire nous instruisoit dans un certain détail des mœurs, de la discipline et du gouvernement des petits peuples que la république Romaine soumit dans l’Italie, nous y découvririons les causes de leur ruine. Les Volsques, les Eques, les Fidenates, les Latins, les Sabins, les Falisques furent les premiers ennemis des Romains; c’étoient des peuples aguerris, vaillans, et qui défendirent, il est vrai, leur liberté avec une extrême opiniâtreté; mais ils n’avoient pas vraisemblablement une discipline militaire aussi sage que celle des Romains. Les querelles qui régnoient à Rome entre la noblesse et le peuple y multiplioient, ainsi que je l’ai fait voir, les talens, et donnoient aux vertus l’activité des passions; les Romains, en un mot, se comportoient avec toute la chaleur d’un peuple qui se forme, et leurs ennemis avec le flegme d’un peuple qui suit par habitude une route qui lui est tracée depuis long-temps. Tandis que le gouvernement de la république Romaine fait de nouveaux progrès, et devient de jour en jour plus capable de former et de conduire des entreprises avec sagesse, combien de ses ennemis furent les victimes de leurs caprices, s’ils obéissoient aux lois d’une pure démocratie; ou virent sacrifier leur liberté aux passions et aux intérêts particuliers de leurs magistrats, si leur gouvernement étoit aristocratique? Ces peuples sembloient se relever pour faire la guerre à la république Romaine, et c’est là une des principales causes de leur perte. Les Romains devoient être supérieurs, parce qu’ils opposoient à des armées toujours nouvelles, ou énervées par la paix, des soldats qu’un exercice continuel des armes rendoit invincibles. Au couchant, le territoire de Rome confinoit à celui des Toscans, dont la république étoit composée de plusieurs villes libres, indépendantes, qui se gouvernoient chacune par des lois et des magistrats particuliers, mais qui avoient un conseil commun, chargé des affaires générales de la ligue. Les Toscans avoient possédé autrefois toute l’Insubrie; mais, abusant de leurs avantages, à peine furent-ils heureux, que leurs mœurs s’amollirent, et leur gouvernement se relâcha. Les Gaulois, qui dans ces circonstances firent une irruption en Italie sous la conduite de Bellovèse[94], s’emparèrent de cette partie de l’Insubrie, que les Romains nommèrent depuis la Gaule cisalpine. Les mêmes raisons qui avoient donné de la supériorité aux Gaulois sur les Toscans, devoient en donner aux Romains; c’est-à-dire, que les Toscans ne pouvoient agir avec assez de célérité pour prévenir leurs ennemis, et les faire échouer. Ils perdoient nécessairement à régler leurs intérêts et convenir de leurs opérations un temps où il auroit fallu agir. Les Toscans délibéroient encore que les consuls avoient déjà remporté quelqu’avantage; étant donc toujours sur la défensive contre un peuple qui attaquoit toujours, ils devoient enfin être vaincus. [94] Cet événement arriva sous le règne de Tarquin. A l’exception des Samnites, les Romains ne rencontrèrent point dans l’Italie de plus redoutables ennemis que les Gaulois. Ce fut l’an 365 de Rome que ces barbares défirent son armée à la bataille d’Allia, ravagèrent son territoire, et réduisirent un peuple qui devoit vaincre l’univers à défendre le capitole. Ces événemens malheureux, dont Camille vengea sa patrie, avoient fait une impression si profonde dans l’esprit des Romains, que pendant long-temps ils ne firent la guerre aux Gaulois que par des dictateurs. La république, dit Tite-Live[95], eut plus de peine à les dompter qu’à subjuguer le reste de l’univers; aussi, ordonna-t-elle que les pontifes, les prêtres, les vétérans, et généralement tous les citoyens qui, par leur âge, étoient dispensés de faire la guerre, prendroient les armes quand on seroit menacé des Gaulois; et Salluste dit que les Romains combattirent contre eux pour leur salut, et non pour la gloire[96]. [95] _Plures prope de Gallis triumphi quam toto orbe terrarum acti sunt._ (L. 38.) [96] _Cum Gallis pro salute, non pro gloria certare._ (In Bel. Jug.) C’est à la bonté de leurs armes offensives, dont toutes les blessures étoient mortelles[97], à leur casque, à leur cuirasse, à leur bouclier, que les Romains, revenus de la première terreur que leur avoit inspiré la bataille d’Allia, durent les avantages fréquens qu’ils remportèrent depuis sur des ennemis qui alloient nuds au combat[98], et dont les épées étoient d’une si mauvaise trempe, qu’il falloit les redresser à chaque coup qu’elles portoient. Résister au premier choc des Gaulois, dont le courage étoit aussi peu constant qu’il étoit d’abord impétueux, ou savoir se rallier après avoir été enfoncé, c’étoit les vaincre. Se débandant dans la victoire, leurs premiers avantages leur devenoient inutiles; et toutes leurs défaites devoient être des déroutes extrêmement sanglantes, parce qu’ils étoient incapables de cesser de combattre avant que d’avoir été mis entièrement en fuite. [97] La lame de l’épée romaine étoit courte et extrêmement large. Végèce dit que les Romains ne frappoient jamais que d’estoc, parce qu’en frappant de taille on ne fait que des blessures légères. _Non de pugnâ, sed de fugâ cogitant, qui in acie nudi exponuntur ad vulnera...... Necesse est enim ut dimicandi acriorem sumat audaciam, qui munito capite, vel pectore non timet vulnus._ (Veg. l. 1, ch. 20.) [98] Les Gaulois qui combattirent à Cannes sous les ordres d’Annibal, étoient nuds. Il falloit que les Gaulois fussent des hommes bien inconsidérés, puisque leurs défaites, l’exemple des Romains et les conseils d’Annibal ne les avoient pas corrigés. Les Samnites, fiers, opiniâtres, ambitieux, braves et mêmes féroces, étoient vaincus, et jamais domptés. Leurs plus grandes pertes sembloient ne point diminuer leurs forces, et accroître, au contraire, leur courage. Ils courent toujours avec la même fureur à leurs ennemis pour leur enlever une victoire qu’ils croient toujours équivoque, et qui ne passe que rarement de leur côté. Rome avoit déjà fait des conquêtes considérables hors de l’Italie, qu’ils n’avoient pas encore désespéré de recouvrer leur liberté; mais leur gouvernement, semblable à celui des Toscans, les exposoit aux mêmes inconvéniens. D’ailleurs, les Samnites employoient le temps qu’ils ne faisoient pas la guerre aux Romains à réparer simplement leurs armées, tandis que ceux-ci se faisoient de nouveaux sujets et de nouveaux alliés. La république Romaine, qui reprenoit les armes avec des forces toujours plus considérables, devoit donc enfin écraser un peuple qui n’avoit tout au plus que rétabli les siennes. Je ne dois pas parler de Tarente, de Capoue, ni des autres villes de la Campanie et de la partie orientale de l’Italie, qu’on appeloit alors la Grande-Grèce. Ces peuples, d’abord recommandables par leur sagesse et leur courage, n’avoient pas conservé long-temps l’esprit des républiques dont ils tiroient leur origine, et quand les Romains leur firent la guerre, ils les trouvèrent abandonnés à tous les vices qui avoient soumis la Grèce à Philippe, père d’Alexandre. C’étoit la même dépravation dans les mœurs, le même luxe, la même passion pour les fêtes et les spectacles, le même mépris pour les lois, la même indifférence pour le bien public, et les mêmes divisions domestiques. Il ne suffisoit pas pour l’agrandissement des Romains qu’ils gagnassent des batailles, et prissent des villes; il pouvoit, au contraire, arriver qu’ils se ruinassent par ces succès. L’art de devenir puissant par la guerre est autre que celui de vaincre; et la république Romaine, en subjuguant ses premiers ennemis, seroit tombée dans l’impuissance d’asservir des peuples plus considérables, si elle n’eût mis à profit ses victoires par une politique savante, et qui n’a presque jamais été connue des conquérans. Tacite remarque qu’Athènes et Lacédémone[99], dont les généraux étoient si savans, et les soldats si braves, si bien disciplinés et si accoutumés à vaincre, loin de se former un grand empire, ont été les victimes de leur ambition. Ces deux républiques, dit-il, ont péri, parce qu’elles ont voulu faire des sujets, et non pas des citoyens des peuples qu’elles avoient vaincus. Mais Romulus, ajoute-t-il, n’ayant, au contraire, fait la guerre que pour conquérir des soldats[100], Rome devenoit la patrie des peuples qu’elle avoit soumis; chaque guerre augmentoit donc ses forces, au lieu que les Athéniens et les Spartiates, qui ne réparoient point les pertes que leur causoit la victoire, s’affoiblissoient par leurs triomphes mêmes. [99] _Quid aliud exitio Lacedemoniis et Atheniensibus fuit, quamquam armis pollerent, nisi quod victos pro alienigenis arcebant? At conditor noster Romulus tantum sapientia valuit, ut plerosque populos eodem die hostes dein cives habuerit._ (Ann. l. 2.) [100] Romulus porta une loi, par laquelle il étoit défendu de tuer, ou même de vendre un ennemi qui se rendoit. Les Sabins vaincus devinrent Romains, et ce prince admit dans le sénat cent des plus nobles citoyens de cette nation. Tullus Hostilius ayant ruiné la ville d’Albe, en transporta les habitans à Rome, et ils y jouirent de tous les droits des anciens Romains. Ancus Martius, après avoir détruit quelques bourgades des Latins, eut la même politique. Ainsi, il ne faut point être surpris que Rome, d’abord si foible, eût sous ses derniers rois plus de quatre-vingt mille hommes en état de porter les armes. Il étoit naturel que Romulus usât de la victoire avec modération; la foiblesse et les besoins des Romains l’avertissoient continuellement qu’il lui étoit plus utile d’incorporer les vaincus à sa nation, et d’en faire des citoyens, que de les exterminer, ou de s’en faire des ennemis secrets en leur ôtant leur liberté. Ses successeurs devoient aussi se conduire par la même politique, et soit qu’ils songeassent à se rendre plus redoutables à leurs voisins, soit qu’ils ne voulussent qu’agrandir leur pouvoir dans Rome, elle leur étoit également avantageuse. Mais après l’exil des Tarquins, les Romains devoient voir les intérêts de Rome d’un autre œil que Romulus et ses successeurs. Aucun citoyen n’ayant dans la république la même puissance ni la même supériorité dont les rois y avoient joui, aucun citoyen ne devoit trouver un avantage personnel à communiquer aux vaincus le droit de bourgeoisie Romaine. En faisant des Romains, les rois se faisoient des sujets; mais les citoyens de Rome ne pouvoient se faire que des concitoyens qui seroient entrés en partage de la souveraineté même; et rien ne devoit paroître moins sage à des vainqueurs, toujours durs, fiers et impérieux, que de soutenir des guerres longues et sanglantes pour se faire des concitoyens, qui, devenant de jour en jour plus nombreux, s’empareroient enfin de toute l’autorité. Ces motifs, qui avoient été le principe de la dureté des Athéniens et des Spartiates envers leurs ennemis, devoient d’autant plus influer dans la conduite des Romains, que le sénat, toujours inquiété par les entreprises des plébéïens, ne devoit pas songer à augmenter leurs forces par de nouvelles incorporations. Si les Romains, en renonçant à la politique prudente de Romulus, avoient pris le parti de traiter leurs ennemis avec rigueur, ils n’auroient acquis que des sujets inquiets, toujours prêts à se révolter, et tels, en un mot, que ceux des Athéniens et des Spartiates. Pour ne les pas craindre, il eût fallu les affoiblir, et leur foiblesse n’auroit pas aidé leurs maîtres à faire de nouvelles conquêtes. Malgré les avantages de la république sur ses voisins, malgré la sagesse de son gouvernement, de ses lois, de sa discipline et de ses mœurs, il est fort douteux qu’elle fût parvenue à régner sur l’Italie; car des peuples qui auroient senti qu’il s’agissoit de devenir esclaves, n’auroient pas combattu avec courage, mais avec désespoir. Les Romains auroient-ils enfin réussi à subjuguer l’Italie? Il est vraisemblable que leur empire, toujours chancelant, y eût été borné. Pouvant à peine suffire à contenir cette grande province dans l’obéissance, comment leur eût-il été possible de porter leurs armes au-dehors? N’auroient-ils pas même dû craindre que quelque puissance voisine ne se servît, pour les ruiner, de la haine que les Italiens leur auroient portée? Rome, il faut l’avouer, alloit se perdre, lorsque Camille, qui venoit de soumettre les Latins, la retint sur le bord du précipice où son orgueil et son emportement la conduisoient. «Romains, dit-il, si, pour ne plus craindre les Latins, vous prenez le parti odieux de les traiter en esclaves, votre victoire vous devient inutile et même pernicieuse. Elle fera, au contraire, la grandeur de la république, si, à l’exemple de vos ancêtres, toujours modérés et justes dans la prospérité, vous cherchez à vous faire des amis et des alliés de vos ennemis. Ferez-vous périr un peuple, parce qu’il a défendu courageusement sa patrie? Vous ne me pardonneriez pas de vous en croire capables. Cachez sous vos bienfaits le joug que vous voulez imposer aux vaincus. Forçons-les à partager leur amour entre leur patrie et la nôtre; nous acquerrons des amis par notre clémence; laissons à leur reconnoissance le soin d’en faire nos sujets.» La république Romaine contracta l’habitude de former des alliances avec les peuples qu’elle subjuguoit. Elle leur laissa leur gouvernement, leurs magistrats, leurs lois, leurs usages, s’engagea de les protéger contre leurs ennemis, et n’en exigea que quelques secours quand elle feroit la guerre. Cette modération[101], soutenue d’une politique si sage et si adroite que, dans les occasions même, dit Polybe, où les Romains ne songeoient qu’à leurs intérêts, leurs alliés croyoient leur devoir quelque reconnoissance, établit entr’eux une certaine confiance qui ne leur donna qu’un même intérêt. En ménageant ainsi la vanité des vaincus, la république Romaine disposa de leurs forces[102], et son ambition ne causa aucun effroi. Il arriva de-là que tous les peuples d’Italie, bien loin de se liguer pour défendre leur liberté, s’effrayèrent et se vainquirent mutuellement sous les drapeaux de Rome; et que combattant toujours comme auxiliaires dans ses armées, ils ne triomphèrent en effet que pour lui faire de nouveaux alliés, et se rendre eux-mêmes plus dépendans. [101] _Qui beneficio quam metu obligare homines malit, exterasque gentes fide ac societate junctas habere quam tristi subjectas servitio._ (Tit. Liv. l. 26.) _Plus pene parcendo victis, quam vincendo imperium auxisse._ (L. 30.) [102] En même temps que les consuls formoient à Rome quatre légions pour servir pendant leur magistrature, ils mandoient aux villes alliées de la république, dont c’étoit le tour de fournir un contingent, de préparer leurs milices, et de les tenir prêtes à marcher au premier ordre. Ces auxiliaires formoient quatre légions; d’où il faut conclure que les Italiens ont contribué pour la moitié à tous les succès des Romains. Nous voyons aujourd’hui les puissances se troubler et s’agiter au moindre mouvement d’ambition qu’elles aperçoivent dans l’une d’elles. Un grand prince n’a point de voisin qu’il puisse accabler impunément, parce que la politique générale, qui lie toutes les nations entre elles, communique aux plus petits états les forces de l’Europe entière, et les soutient malgré leur foiblesse ou les défauts de leur gouvernement. La maxime qu’il faut embrasser le parti plus fort, est une maxime décriée; on fait des ligues, des associations; et quoique chaque puissance regarde son voisin comme son ennemi, on diroit qu’elle se réserve le droit de le subjuguer; elle le défendra s’il est foible, parce que c’est une barrière qui la couvre. Quelque simple et naturelle que nous paroisse aujourd’hui cette politique, qu’on remarque avec quelle lenteur elle a fait ses progrès parmi nous, et on ne reprochera point aux peuples d’Italie de ne l’avoir pas connue. Pour y parvenir, il a fallu que nos états modernes, liés pendant long-temps par un commerce de négociations continuelles, aient eu ensemble les mêmes craintes et les mêmes espérances. Lorsque la république Romaine commença à faire ses conquêtes, les Italiens n’avoient, au contraire, aucune liaison entre eux. Chaque ville se bornoit à examiner ce qui se passoit dans les villes qui l’entouroient, et chaque état n’avoit pour ennemis que ses voisins. Les puissances, qu’on accuse parmi nous d’avoir aspiré à la monarchie universelle, ont montré leur ambition avec effronterie; à force d’insultes, de bruit, de menaces, elles ont elles-mêmes ligué et armé l’Europe contre elles; mais les Romains, éloignés de cette avidité mal entendue, cachoient, au contraire, avec un soin extrême leur ambition, et sembloient faire la guerre moins pour leur propre avantage que pour celui de leurs alliés. Il ne faut donc pas être étonné s’il ne se forma point de ligue contre eux, et qu’ils aient même toujours été les maîtres de n’avoir qu’une guerre à la fois[103]. Quand leur ambition se seroit montrée avec assez d’éclat pour devoir réunir les peuples d’Italie, et ne leur donner qu’un même intérêt, peut-être même qu’on n’auroit osé prendre des mesures efficaces pour s’opposer aux progrès des Romains. Qu’il s’élève aujourd’hui en Europe une puissance dont les forces soient supérieures à celles de chaque état en particulier, et qui les surpasse tous par la bonté de sa discipline militaire et par son expérience à la guerre; que cette puissance, toujours conduite par les mêmes principes, ne se laissant éblouir par ses succès ni abattre par ses revers, ait la constance de ne jamais renoncer à ses entreprises, et la sagesse hardie de préférer une ruine entière à une paix qui ne seroit pas glorieuse, et l’on verra bientôt disparoître ces ligues, ces confédérations, ces alliances qui conservent à chaque état son indépendance. Qu’on le remarque avec soin; notre politique moderne est l’ouvrage de deux passions; l’une est la crainte qu’inspire l’inquiétude de quelque peuple qui veut dominer; l’autre est l’espérance de lui résister, parce qu’il n’a en lui-même ni les qualités ni les ressources nécessaires pour tout subjuguer. Détruisez, à force de sagesse et de courage, cette espérance, il ne restera que la crainte, et dès-lors l’Europe ne tardera pas à perdre sa liberté. [103] Les Romains soumirent successivement les Sabins, les Eques, les Volsques, les Fidenates, les Falisques, &c. Ils n’eurent jamais affaire à la fois à deux de ces peuples. Ils étoient tous subjugués et alliés des Romains, quand la première guerre contre les Samnites commença. Ceux-ci étant épuisés et contraints de demander la paix, les Latins prirent les armes et furent vaincus. Les Samnites essayèrent alors de se venger, mais leur défaite donna le temps aux Romains de soumettre les Toscans; après quoi recommença la troisième guerre contre les Samnites. L’effet que produiroit parmi nous la puissance dont je parle, la république Romaine le produisit autrefois dans l’Italie. Ce n’étoit qu’à la dernière extrémité qu’on devoit se résoudre à rompre avec un peuple, dont tous les jours quelque ville éprouvoit la supériorité, qui ne recevoit un échec que pour s’en venger avec plus d’éclat, et qu’on auroit plutôt exterminé que contraint à faire une démarche indigne de son courage et contraire à ses principes. On voit un exemple remarquable de cette fermeté singulière des Romains, dans la guerre que leur fit Coriolan. Après plusieurs succès, ce capitaine s’étoit approché jusqu’aux portes de Rome, dont il forma le siége. Une terreur générale glace les esprits. Chaque citoyen croit que le moment fatal de la république est arrivé. On court en foule dans les temples; on fait des processions et des sacrifices. Le sénat voit sa perte certaine, et il ne lui vient cependant pas dans la pensée de sauver Rome en accordant à Coriolan ses demandes, c’est-à-dire, la restitution des terres conquises sur les Volsques. Il désespère de son salut, et il s’en tient fièrement à la réponse qu’il avoit d’abord faite: «Que les Romains ne pouvoient rien accorder à la force sans violer leurs maximes et leurs usages; qu’ils ne traiteroient point avec un rebelle tant qu’il auroit les armes à la main; qu’il se retirât sur les terres des Volsques, et que la république verroit alors ce que la justice exige d’elle.» Ce qui doit nous paroître le plus surprenant dans la fortune des Romains, c’est qu’ils aient suffi à faire une guerre continuelle depuis le règne de Numa jusqu’à la fin de la première guerre Punique[104], qu’ils fermèrent pour la seconde fois le temple de Janus. C’est une espèce de prodige qu’une ville qui n’a jamais besoin de repos, tandis qu’aucune de nos nations modernes ne pourroit soutenir une guerre même heureuse pendant trente ans, sans être obligée de faire la paix pour réparer ses forces épuisées. Mais je viens de remarquer que Rome ne chercha d’abord qu’à conquérir des citoyens, et la guerre les multiplia en effet à tel point, que, dans le cens de Servius Tullius, on y compta plus de quatre-vingt mille hommes en état de porter les armes. Si les Romains, après l’établissement de la république, prirent l’usage de se faire des alliés, et non pas des concitoyens, des peuples qu’ils soumettoient, cette nouvelle politique ne leur fit aucun tort, parce que ces alliés eux-mêmes supportoient une partie des pertes que la guerre causoit. D’ailleurs, les institutions de la république étoient extrêmement favorables à la propagation, et les Romains donnèrent assez souvent à des familles étrangères le droit de bourgeoisie, pour que le nombre des citoyens augmentât à chaque cens. [104] Elle finit l’an de Rome 510. On voit par-là que les Romains firent continuellement la guerre pendant près de cinq siècles. La guerre exige aujourd’hui des dépenses énormes, et les conquêtes d’un peuple ne le dédommagent presque jamais de ce qu’elles lui ont coûté. La république Romaine faisoit, au contraire, la guerre sans frais jusqu’au siége de Véies[105]; elle ne donna point de paie à ses soldats, parce que ces expéditions étoient courtes. Il n’étoit question que de sortir de Rome, d’aller au-devant de l’ennemi, de le combattre; et si on prenoit une ville, c’étoit par escalade. Le citoyen portoit avec lui les vivres qui lui étoient nécessaires, et il revenoit chargé de butin. Quand les vues des Romains s’agrandirent, que leurs campagnes devinrent plus longues et plus difficiles, et qu’il fallut donner une paie au soldat qui abandonnoit la culture de ses terres et le soin de ses affaires domestiques, la guerre, pour me servir de l’expression de Caton, nourrissoit encore alors la guerre. Les armées, accoutumées à une extrême frugalité, vivoient aux dépens des ennemis; et comme les entreprises étoient plus importantes, le butin fut aussi plus considérable. La république en laissoit une assez grande partie aux soldats pour qu’ils souhaitassent toujours la guerre; elle se dédommageoit de ses avances en vendant le reste; et, après avoir réparé ses fonds, il lui restoit encore beaucoup de terres conquises qu’elle partageoit entre ses plus pauvres citoyens, ou dont elle formoit le domaine d’une colonie. [105] L’an de Rome 347. Ce siége dura dix ans. La guerre tenoit donc lieu chez les Romains de cette industrie, de ce commerce, de ces arts, de cette économie qui sont les seules sources de la richesse des peuples modernes. Le citoyen trouvoit un avantage particulier à être soldat, et les soldats seuls entretenoient l’abondance à Rome par leurs victoires; la république ne devoit donc faire la paix avec un de ses voisins, que pour tourner l’effort de ses armes contre un autre. Aujourd’hui que, par une suite de l’administration établie chez les puissances de l’Europe, toutes les richesses de l’état sont entre les mains d’un petit nombre d’hommes, que le reste ne subsiste que par industrie, et que les citoyens, nobles, magistrats, soldats, commerçans, laboureurs, ou artisans forment des classes différentes dont les intérêts sont opposés, ou du moins différens, comment seroit-il possible de leur rendre la guerre également avantageuse? Elle doit être un fléau pour toutes les nations; sans enrichir les armées mêmes, elle appauvrit tous les citoyens dont elle ruine l’industrie et suspend le commerce, tandis qu’ils sont obligés de payer des subsides plus considérables. Le gouvernement, retenu par les murmures du peuple, et qui, de jour en jour perçoit les impositions avec plus de difficulté, se trouve donc enfin dans l’impuissance de poursuivre ses entreprises; et les sujets, accablés des maux de la guerre, n’aiment et ne désirent que la paix. Après ce que j’ai dit jusqu’ici des différentes causes qui concouroient à l’agrandissement des Romains, si on se rappelle combien la conquête seule de l’Italie leur coûta de peines, de soins, de travaux, l’ambition de nos états modernes doit paroître une inquiétude puérile. Qu’on y réfléchisse, ce n’est qu’une nation de soldats qui peut subjuguer ses voisins, parce qu’elle seule peut avoir cette discipline excellente qui prépare les succès, cette fermeté qui rend inébranlable dans le malheur, cette avidité insatiable pour la gloire, qui ne se lasse jamais de vaincre, et sur-tout ces sages institutions qui, en proscrivant tout ce qui n’est pas utile à la guerre, ne lui laissent de passion que pour la liberté et les combats, et lui fournissent naturellement les moyens de profiter d’une première conquête pour en faire plus aisément une seconde. Quel spectacle nous présente aujourd’hui une nation! On voit quelques hommes riches, oisifs et voluptueux qui font leur bonheur aux dépens d’une multitude qui flatte leurs passions, et qui ne peut subsister qu’en leur préparant sans cesse de nouvelles voluptés. Cet assemblage d’hommes, oppresseurs et opprimés, forme ce qu’on appelle la société, et cette société rassemble ce qu’elle a de plus vil et de plus méprisable, et en fait ses soldats; ce n’est point avec de pareilles mœurs, ni avec de pareils bras que les Romains ont vaincu l’univers. Je ne crains point de me tromper en avançant que l’ambition parmi les Européens, loin de conduire un peuple à la monarchie universelle, doit hâter sa décadence. Quel état en effet n’est pas accablé du poids des dettes que la guerre l’a obligé de contracter? Le plus obéré, c’est celui qui a fait les plus grandes entreprises. Quelques princes ont reculé leurs frontières; mais ont-ils accru leurs forces en agrandissant leur territoire? Il n’y a point de nation en Europe qui ne trouve son véritable avantage à cultiver soigneusement la paix; si elle fait la guerre pour un autre objet que sa défense, elle va contre ses intérêts; et un peuple qui ne les consulte pas dans chacune de ses entreprises, quel bonheur peut-il se promettre? Malgré tous les avantages que la république Romaine avoit sur ses ennemis, jamais elle ne seroit parvenue à les asservir, si, par la forme même de son gouvernement, elle n’eût été forcée à se conduire par des principes et des maximes invariables, qui devinrent le ressort de tous ses mouvemens, et qui la poussoient au but qu’elle ne perdit jamais de vue. Qu’on jette les yeux sur les traités, les alliances, les ligues que nos peuples ont faits depuis le commencement de ce siècle; et l’on croira qu’aucun état n’a d’intérêt fixe et certain, que l’intrigue a pris la place de la politique, qu’au lieu de gouverner les affaires, on leur obéit, et qu’on est ami ou ennemi au hasard. Chez les Romains, le magistrat étoit obligé de prendre l’esprit de sa nation, et de la conduire selon ses intérêts. Aujourd’hui l’intérêt d’un peuple, c’est l’intérêt personnel de ceux qui le gouvernent. L’homme timide ou modéré ne voit point les objets du même œil que l’homme courageux ou ambitieux. De-là dans tous les états, cette conduite tour-à-tour foible, intrépide, ambitieuse, désintéressée, parce qu’ils obéissent successivement à des maîtres qui ont des lumières, et sur-tout des passions différentes. Il arrive très-rarement qu’un prince suive la route que son prédécesseur lui a tracée; il change même souvent de caractère et de politique en changeant de ministre: ainsi une nation ne fait jamais qu’ébaucher des entreprises. L’histoire de nos pères nous instruit d’avance de l’histoire de nos neveux. Comme il s’est fait jusqu’à présent, il se fera encore dans la suite un balancement de fortune entre tous les peuples de l’Europe. Un état gouverné par un prince habile et ambitieux sera prêt à tout envahir, et il deviendra subitement le jouet de ses voisins. A un Charlemagne succédera un Louis-le-Débonnaire; l’édifice élevé par le héros s’écroulera sous le prince imbécille. L’un avoit communiqué son génie à sa nation; il voyoit tout, il remédioit à tout; l’autre ne verra que sa cour, ses favoris et ses domestiques; embarrassé de sa puissance, il ne saura pas employer ses forces, et sera humilié par un ennemi beaucoup moins puissant que lui, mais courageux, sage et éclairé. Ces jeux bizarres, mais ordinaires de la fortune, contribueront, si je ne me trompe, plus efficacement que notre politique de l’équilibre, à conserver à chaque peuple son indépendance. Les premières guerres des Romains ne furent que des courses où la bravoure décidoit de tout. Il auroit fallu peu de science à leurs ennemis pour les vaincre; mais aussi ignorans qu’eux, ils ne leur opposoient ni ruses ni manœuvres habiles. Les consuls, toujours heureux, ne savoient pas qu’il y a des circonstances où il faut vaincre par la force, et d’autres où il faut chercher la victoire, en feignant d’y renoncer. Les Romains vouloient toujours combattre, et la confiance qu’ils avoient en leur courage exigeoit qu’on chassât l’ennemi par la force; le vaincre sans l’accabler du poids des légions, ce n’eût été pour eux qu’une demi-victoire[106]. [106] Voyez la différence que les Romains mettoient entre le _triomphe_ et l’_ovation_. _Causæ ovationis hæ traduntur, si non penitus debellati essent hostes.... si fusi essent, fugati, percussi, consternati, non tamen magnis cladibus affecti..... denique si incruento prœlio pugnatum esset._ Il falloit que les ennemis eussent perdu au moins cinq mille hommes dans un combat, pour que le consul obtînt les honneurs du grand triomphe. Quelle grossièreté! Ces préjugés, nés avec la république, flattoient si agréablement son orgueil, qu’ils y subsistèrent long-temps encore après que ses généraux eurent porté la science de la guerre à son plus haut point de perfection. L’adresse que Marcius et Attilius employèrent pour tromper Persée, et l’empêcher de commencer les hostilités avant que la république eût envoyé ses légions dans la Grèce, fut condamnée à Rome par une partie du sénat qui se piquoit, ainsi que le rapporte Tite-Live, de conserver les sentimens des anciens Romains. «Rome, disoient ces sénateurs, dédaigne de se servir de ruses, et de tendre des piéges; le jour doit éclairer ses armes et ses exploits. Elle ne sait ce que c’est que de donner, par une fuite simulée, une fausse confiance à ses ennemis pour se jetter sur eux, et les accabler dans leur sécurité. Nos pères aimoient la gloire; ils ne ternissoient point leur courage en y associant des finesses; et après avoir déclaré la guerre, ils assignoient même le jour et le lieu du combat.» L’affront des Fourches Caudines rendit les consuls plus attentifs sur eux-mêmes[107]. Ils commencèrent dès-lors à se conduire avec une certaine intelligence, et à faire la guerre par principes. Craignant les embuscades et les piéges, ils apprirent à en dresser. Leurs marches devinrent plus savantes, et dès qu’ils surent qu’une armée pouvoit être coupée et comme assiégée en pleine campagne, ils voulurent connoître un pays avant que de s’y engager. Le point le plus difficile pour les Romains, c’étoit de les accoutumer à regarder la guerre comme un art qui avoit besoin d’autre chose que du courage, et d’une discipline rigide; dès qu’ils commencèrent à méditer, leurs progrès furent rapides. [107] Une armée Romaine passa sous le joug, l’an de Rome 431. Ils prirent toujours chez leurs ennemis ce qu’ils y trouvèrent d’avantageux[108]. Leurs succès, leurs défaites, ils mettoient tout à profit; et chaque peuple qu’ils vainquirent leur donna en quelque sorte une leçon de guerre. Les Samnites sur-tout leur firent faire des efforts extraordinaires, étendirent par-là leurs vues et leurs connoissances, et les mirent en état de repousser d’Italie un prince qui avoit fait ses premières armes sous les lieutenans d’Alexandre. Pyrrhus ne trouve rien de barbare dans leur manière d’asseoir un camp, et de disposer une armée. Avec les forces que ce prince avoit amenées au secours des Tarentins, et les alliés qu’un politique plus habile que lui se seroit faits en Italie, il devoit peut-être ruiner la république Romaine, et il lui apprit seulement à vaincre les Carthaginois. [108] _Neque superbia obstabat quominus instituta aliena, si modo proba erant, imitarentur Majores nostri. Arma atque tela militaria ab Samnitibus, insignia magistratuum ab Tuscis pleraque sumpserunt; postremò quod utique apud socios aut hostes idoneum videbatur, cum summo studio domi exsequebantur, imitare quam invidere bonis malebant._ Sall. in Bel. Cat. L’ambition de ce prince inquiet et avide devançoit la rapidité de ses armes. En entrant dans l’Italie, il lui tardoit de conquérir la Sicile, et à peine a-t-il mis le pied dans cette île, qu’il dévore l’Afrique, et voudroit déjà avoir vaincu Carthage. Il savoit vaincre; mais son impatience le dégoûtoit de ses entreprises avant que de les avoir consommées. Les Romains ne se soutinrent contre Pyrrhus que par Pyrrhus même. Leurs armées avoient été entièrement défaites près de Syris, et mises en déroute à Asculum. Une troisième action pouvoit réduire les Romains, qui n’étoient pas encore accoutumés de combattre contre des éléphants, à défendre leur propre ville; mais au lieu de poursuivre son avantage, Pyrrhus entame une négociation mal-entendue, et quand il ne devoit inspirer que de la crainte à ses ennemis, il leur redonne de la confiance. Etonné par le récit de Cynéas, qui, disoit-il, avoit vu dans le sénat de Rome une assemblée de rois, et déjà ennuyé de la constance que les Romains lui opposoient, il abandonne les Tarentins leurs alliés, et l’Italie, pour voler au secours de Syracuse et d’Agrigente, que les Carthaginois vouloient soumettre à leur domination. La république Romaine mit à profit l’absence de ce prince; et quand il repassa en Italie pour relever les affaires désespérées de Tarente, il fut battu à Bénévent, et forcé de chercher un asyle dans ses états. C’est peu de temps après la retraite de Pyrrhus que les Romains inventèrent cet ordre de bataille, auquel Polybe attribue les avantages qu’ils continuèrent à remporter sur leurs ennemis. Ils se rangeoient sur trois lignes, et chaque ligne, au lieu de former une masse pesante d’infanterie, qui n’auroit eu que des mouvemens lents et difficiles, étoit composée de différens corps séparés les uns des autres, et par-là capables des évolutions les plus rapides. Les princes qui formoient la seconde ligne étoient placés vis-à-vis les intervalles que laissoient entre elles les cohortes des hastaires, qui formoient le premier rang, et les corps des triaires, c’est-à-dire, des soldats les plus braves et les plus expérimentés, placés en troisième ligne, répondoient aux intervalles des princes, et faisoient la réserve de l’armée. Outre que cette disposition est plus propre que la phalange des Grecs, et l’ordonnance des Barbares, à éviter l’effort des éléphants, car il suffisoit de faire un mouvement léger pour que l’armée Romaine s’ouvrît et se formât en colonne, elle offroit un moindre front aux armes de jet des Velites. Il falloit vaincre pour ainsi dire trois fois les Romains dans la même action. Si les hastaires étoient enfoncés, les princes s’avançoient, les soutenoient et leur donnoient le temps de se rallier derrière eux pour fondre une seconde fois sur l’ennemi, auquel les triaires enlevoient encore quelquefois la double victoire qu’il avoit déjà remportée. Les Grecs et les successeurs d’Alexandre ne connoissoient qu’un même ordre de bataille, c’est celui de la phalange, composée de seize mille hommes, rangés sur seize de profondeur. On peut voir dans les historiens quelles étoient les armes de ces soldats, et l’on ne sera point étonné que Paul Emile en fût effrayé la première fois qu’il combattit contre Persée. La phalange paroissoit invincible, et elle l’étoit en effet, dit Polybe, tant qu’elle demeuroit unie; mais ajoute-t-il, il étoit rare qu’occupant vingt stades, elle trouvât un terrein qui lui convînt. Une hauteur, un fossé, une fondrière, une haie, un ruisseau en rompoient l’ordonnance, et ses ennemis pouvoient alors la ruiner d’autant plus aisément, et pénétrer dans les intervalles qu’elle laissoit en se rompant, que tel est l’ordre de la phalange, continue le même historien, que le soldat ne peut faire aucune évolution, ni combattre corps à corps, à cause de la longueur de ses armes. Sans aucun obstacle étranger, il étoit même impossible que la phalange ne souffrît pas quelque flottement dès qu’elle se mettoit en mouvement. Les cohortes Romaines, aussi capables de toutes sortes d’évolutions, que la pesante ordonnance des Grecs l’étoit peu, avoient donc un avantage considérable sur la phalange. Pour la vaincre, il ne s’agissoit que de la forcer à combattre sur un terrain inégal, ou avant que de l’attaquer, de la rompre par le secours des Velites, ou de la forcer à marcher. Ce que Polybe dit, en comparant l’ordonnance légère des Romains à celle des Macédoniens, il faut, à plus forte raison, l’appliquer à l’ordre de bataille des autres peuples, dont l’infanterie, toute pressée en un corps, avoit les inconvéniens de la phalange, sans en avoir les avantages. Deux et même trois phalanges placées les unes derrière les autres ne fortifioient point une armée, parce qu’elles ne se donnoient aucun secours. Annibal en fit l’épreuve à Zama. Il composa sa première phalange de tout ce qu’il avoit de plus médiocre dans ses troupes, se flattant qu’après que les Romains se seroient fatigués à la tailler en pièces, il fondroit sur eux avec la seconde phalange, et les mettroit aisément en fuite. Ce grand homme fut trompé dans ses espérances. Sa première phalange, qui fut rompue et enfoncée, se jeta sur la seconde, y porta le désordre, et l’entraîna dans sa déroute avant même que les Romains l’eussent approchée. LIVRE CINQUIÈME. Tandis que Rome étoit occupée à subjuguer l’Italie, Carthage, qui régnoit depuis long-temps sur l’Afrique, étendoit sa domination hors de son continent. Elle avoit fait des conquêtes considérables en Espagne; la Sardaigne étoit soumise, et la Sicile sembloit ne pouvoir éviter le même sort. Des richesses immenses, produit du commerce le plus florissant, enfloient l’orgueil des Carthaginois; et parce qu’ils étoient le peuple le plus riche du monde, ils se croyoient destinés à le gouverner. Mais les Romains pensoient que cet empire devoit être le prix de leur courage, de leur patience et de leur amour pour la gloire. Ces deux nations, à force de vaincre leurs ennemis, soumirent tous les peuples qui les séparoient; elles se firent la guerre, et peut-être que l’histoire n’offre point de spectacle plus beau, plus intéressant, et à la fois plus instructif que la rivalité de ces deux républiques. Carthage, fondée par Didon plusieurs siècles avant Romulus, obéit d’abord à des rois; mais elle ne tarda pas à en secouer le joug pour se gouverner en ville libre. Deux suffêtes, dont la magistrature étoit annuelle, présidoient à un sénat nombreux qui les avoit élus; ils en convoquoient les assemblées, et y proposoient les matières qui devoient être l’objet des délibérations. Tant que les avis étoient unanimes dans le sénat, ce corps régloit tout, ordonnoit tout, et le gouvernement étoit absolument aristocratique. Mais au défaut d’unanimité, les affaires étoient portées devant le peuple, que ses magistrats assembloient dans la place publique[109]; il décidoit à la pluralité des suffrages, et le gouvernement devenoit alors purement démocratique; ainsi la souveraineté toute entière, appartenant tour à tour à chacun des deux ordres de l’état, Carthage, alternativement gouvernée par le sénat ou par le peuple, n’avoit aucune règle constante de conduite. Aristote et Polybe, trompés par ses deux suffêtes, son sénat et ses assemblées du peuple, ont donc eu tort de comparer cette république, l’un à celle des Spartiates, l’autre à celle des Romains, où l’aristocratie, la royauté et la démocratie unies, fondues ensemble, et toujours tempérées les unes par les autres, formoient une police mixte qui rassembloit les avantages de tous les autres gouvernemens. [109] Ces magistrats du peuple étoient au nombre de 105. Les auteurs latins les appellent _centum-viri_, _centum-virs_; ils étoient les juges de toutes les affaires civiles. A peine les Carthaginois se furent-ils formé un établissement solide, qu’occupés, à l’exemple des Tyriens dont ils descendoient, de la seule passion d’étendre leur commerce, d’acquérir et d’amasser des richesses[110], ils durent avoir tous les vices que produit l’avarice. Si ces vices ruinèrent le sage gouvernement des Romains, quels ravages ne durent-ils pas causer chez les Carthaginois, dont les lois n’étoient propres ni à prévenir, ni à réprimer les abus? La probité et les talens ne furent comptés pour rien; c’est aux seuls citoyens riches qu’on déféroit les magistratures, et il leur étoit même permis d’en posséder plusieurs à la fois. N’y ayant plus d’égalité entre les magistrats, et leurs fonctions n’étant pas séparées, les haines et les jalousies prirent la place de l’émulation; et de-là naquirent ces cabales, ces partis presqu’aussi anciens que la république, et auxquels ses intérêts furent continuellement sacrifiés. On ne concevroit point que les Carthaginois eussent conservé leur liberté jusqu’au temps où ils firent la guerre aux Romains, si on ne faisoit attention que leur esprit, plus occupé de leurs banques et de leurs comptoirs que de tout autre objet, et rétréci par l’intrigue, ne s’ouvroit point aux grandes choses comme celui des Romains. Tandis que les uns, naturellement lâches et timides, s’insultoient en citoyens, et ne cherchoient à dominer que par des voies sourdes et détournées, les autres, fiers et courageux comme leur république, avoient son ambition et décidoient leurs querelles par les armes. La modération même que les Carthaginois conservoient au milieu de tous leurs vices, donne une idée désavantageuse de leur caractère, et la foiblesse qui les empêche d’être aussi méchans que les Romains, ne les rend que plus méprisables. [110] L’avarice des Carthaginois étoit une passion basse et sordide; ils ne savoient pas jouir de leur fortune. Huet, dans son histoire du commerce, et de la navigation des anciens, Chap. 15, dit que les Romains appeloient par dérision les Carthaginois, _mangeur de bouillie_. Carthage soumit cependant ses voisins; c’étoient sans doute des peuples incapables de conserver leur indépendance. Ses premiers succès, les contributions qu’elle exigea de ses ennemis, et les dépouilles des vaincus, lui inspirèrent une confiance qui ne fut qu’un vice de plus dans sa constitution. Quoique marchands, les Carthaginois voulurent être conquérans, et s’ils ne continuoient pas à trouver des peuples aussi mal gouvernés qu’eux, aussi corrompus, plus foibles et divisés d’intérêt, ils devoient nécessairement périr; car il est impossible qu’une république, telle que Carthage, qui n’a que des soldats mercenaires, et dont les magistrats ne sont pas les capitaines[111], ait le génie propre à commencer, suivre et consommer de grandes entreprises de guerre. Accoutumée à voir ses intérêts sous un autre point de vue qu’une nation militaire, et à travers d’autres préjugés, elle aime la paix qui fait fleurir son commerce, et doit par conséquent faire mal la guerre. Ses projets, toujours trop grands ou trop petits, ne seront jamais concertés avec sagesse, et elle ne les exécutera qu’en se défiant d’elle-même, ou en présumant trop de ses forces. Elle aura de l’espérance, ou la perdra mal à propos; arrogante dans la prospérité, elle n’aura aucune fermeté dans les revers; ne pouvant donc faire la guerre avec avantage, il faut qu’elle y trouve enfin sa perte. [111] Chez les Carthaginois, le commandement des armées n’étoit attaché à aucune magistrature. Le sénat ou le peuple faisoit général un officier qui s’étoit distingué, ou qui savoit mieux briguer la faveur publique. Si on rapproche ces réflexions générales de ce que j’ai dit jusqu’ici des institutions politiques des Romains, il paroîtra sans doute surprenant que la première guerre Punique ait duré vingt-un ans et n’ait pas fini par la ruine entière de Carthage. Mais il faut faire attention que la république Romaine, se trouvant transportée dans un ordre de choses tout nouveau, ne put pas d’abord profiter de toute la supériorité que son gouvernement, ses mœurs et sa discipline militaire lui donnoient sur les Carthaginois. Il ne s’agissoit plus de faire la guerre comme elle l’avoit faite jusqu’alors dans l’Italie, de s’étendre de proche en proche, et d’armer seulement quatre légions; il falloit se faire de nouvelles maximes, et une politique en quelque sorte toute nouvelle; et ce moment est presque toujours fatal à un peuple, parce qu’il n’est point éclairé par l’expérience; et qu’entraîné par la force de l’habitude, il veut encore imiter quand il doit imaginer. Les Carthaginois, au contraire, qui, depuis long-temps, faisoient la guerre dans les provinces éloignées et avec des armées nombreuses, devoient encore avoir un avantage considérable sur les Romains, par l’expérience qu’ils avoient de la mer. Je sais que la navigation étoit un art aussi borné chez les anciens qu’il est étendu chez nous; que tout se réduisoit, de la part des matelots, à connoître de certains présages[112] du beau et du mauvais temps, à manier avec adresse le gouvernail, et à ramer de concert, et que le courage du soldat décidoit du sort des batailles navales. Mais les Romains, qui n’avoient jamais vu que des barques de pêcheurs, étoient trop sages pour n’être pas intimidés par leur ignorance. Les honneurs extraordinaires qu’ils accordèrent au consul Duilius, qui défit le premier une flotte Carthaginoise, prouvent combien cette victoire étoit inattendue. [112] Voyez Vegèce, l. 5, ch. 10, 11 et 13. Après avoir vaincu, les Romains s’essayoient encore, et ils avoient besoin de plusieurs succès consécutifs pour avoir sur mer la même confiance qu’ils avoient sur terre. D’ailleurs, l’empire des Carthaginois se soutenoit par son propre poids contre des échecs légers, et ne pouvoit être ébranlé que par de grands Revers; mais la pauvreté de la république romaine ne lui permettoit pas de former de grandes entreprises. Elle ne connoissoit l’usage des monnoies d’argent que depuis peu d’années[113], et quelques secours qu’elle reçût de la générosité des citoyens, ils étoient beaucoup moins considérables que les fonds ordinaires qu’une république aussi riche que Carthage destinoit à la guerre. [113] L’an de Rome 481, la république commença à avoir quelque monnoie d’argent, et la première guerre Punique commença l’an 489. Ces causes particulières rendirent en quelque sorte les Romains inférieurs à eux-mêmes dans le cours de la première guerre Punique. Ils n’ignoroient pas sans doute la fameuse diversion d’Agathocles[114], et ils étoient instruits de la dureté avec laquelle Carthage régnoit sur l’Afrique, et quelque avantage qu’ils dussent se permettre en y transportant le théâtre de la guerre, ils ne se déterminèrent que tard à y faire passer une armée. La bataille d’Ecnome ayant enfin mis Régulus en état d’assiéger Carthage, ce général pouvoit dès-lors exécuter ce que firent depuis les Scipions; mais sa république se défia de ses propres forces et de ses lumières, et se trouvant en quelque sorte embarrassée par la grandeur de son entreprise, rappela en Italie un consul et une partie des légions. Les Romains, après la défaite de Régulus, parurent vouloir se venger avec éclat; ils remirent en mer une flotte de trois cents vaisseaux, et au lieu de porter une seconde fois la guerre en Afrique, où ils n’auroient plus trouvé un Xantippe[115]; ils se contentèrent de retirer d’Aspis les soldats de Régulus qui s’y étoient réfugiés. [114] Agathocles, tyran de Syracuse, étant vivement pressé par les Carthaginois qui assiégeoient sa ville, s’embarqua avec ses principales forces, et fit une descente en Afrique. Il s’approcha de Carthage même, la menaça d’en former le siége, et par cette heureuse diversion, la contraignit à rappeler les troupes qu’elle avoit en Sicile. [115] Xantippe, Lacédémonien, étoit venu au secours de Carthage, et ayant pris le commandement de son armée, battit Régulus. Les Carthaginois le firent périr, pour s’épargner le soin de lui témoigner leur reconnoissance. Depuis que la république Romaine, éclairée par ses fautes mêmes, et familiarisée avec les grandes entreprises par une guerre de vingt-un ans, étoit aussi exercée à combattre sur mer que sur terre, et s’étoit enrichie par la possession de la Sicile et des autres pays qui lui avoient été cédés, il semble que Carthage ne pourra éviter sa ruine, si elle recommence la guerre contre les Romains. Elle devroit même n’avoir aucun succès important; mais les états ne font pas toujours ce qu’ils doivent naturellement faire. La fortune se plaît quelquefois à confondre la sagesse des hommes, pour leur montrer qu’ils ne sont jamais assez sages. Rome, faite pour tout conquérir, est prête à être subjuguée par les Carthaginois; c’est là un de ces phénomènes irréguliers que présente l’histoire, et dont la politique ne peut trop étudier les causes. L’application successive d’Amilcar, d’Asdrubal et d’Annibal, à former les armées à une excellente discipline, avoit suppléé à tout ce qui manquoit au gouvernement de Carthage, pour avoir des soldats aussi braves que ceux de la république Romaine. Ces hommes rares, qui devoient tout à leurs talens et rien aux institutions de leur patrie, eurent presque l’art d’inspirer à une milice mercenaire et composée de différentes nations, le même zèle, la même fidélité et la même obéissance que les consuls trouvoient naturellement dans leurs concitoyens. Tandis que Rome, qui avoit fermé le temple de Janus après la première guerre Punique, se relâchoit vraisemblablement de ses exercices, et goûtoit trop de douceurs[116] d’une paix qui fut à peine troublée par quelques expéditions contre des peuples dont elle châtia trop aisément l’indocilité[117]; les armées de Carthage s’aguerrissoient en Espagne, et y faisoient tous les jours de nouvelles conquêtes. Malgré les intrigues et les cabales par lesquelles les Carthaginois étoient désunis, et dont le propre est de faire négliger le mérite, de le craindre même, et de l’étouffer pour substituer à sa place l’ignorance et l’incapacité, ils donnent à Annibal le commandement de leur armée. Par le caprice d’un hasard contraire, les Romains, malgré un gouvernement plus capable que tout autre de produire des talens, et où le mérite étoit sûr d’être récompensé, élèvent au consulat un Flaminius et un Varron. [116] L’intervalle de la première à la seconde guerre Punique, est de vingt-cinq ans: l’une finit l’an de Rome 510, et l’autre commença en 535. [117] _Neque hostem acriorem bellicosioremque secum congressum, nec rem romanam tam desidem unquam fuisse atque imbellem. Sardos, Corsosque, et Istros atque Illyrios, lacessisse magis quam exercuisse romana arma; et cum Gallis tumultuatum verius quam belligeratum. Pœnum, hostem veteranum, trium et vigenti annorum militiâ durissimâ inter Hispanas gentes semper victorem, primum Amilcare, deindè Asdrubale, nunc Annibale duce acerrimo assuetum, recentem ab excidio opulentissimæ urbis Iberum transire: trahere secum tot excitos Hispanorum populos: conciturum avidas semper armorum Gallicas gentes: cum orbe terrarum bellum gerendum in Italia ac pro mœnibus romanis esse._ (Tit. Liv. l. 21.) Ce n’est point proprement contre la république de Carthage que Rome va faire la guerre, c’est contre Annibal seul, qui, avec les ressources que lui présente une armée bien disciplinée, et ce qu’il avoit pu amasser de richesses en Espagne, se sentant en état de se passer des secours de sa patrie, médite tout, projette tout, exécute tout. Si le sénat de Carthage eut réglé les opérations de cette guerre, les Romains auroient pu faire des fautes impunément; mais un homme qui n’en fait point, les observe, les entoure de piéges, et leur fera payer chèrement la plus petite méprise et la plus légère distraction. Rome avoit fait trop de mal aux Carthaginois pendant la première guerre Punique, et les avoit trop grièvement offensés depuis, en s’emparant, contre la foi des traités, de l’île de Sardaigne, pour ne devoir pas être inquiéte de leurs progrès en Espagne. Voir sortir son ennemi de l’humiliation où on l’a mis, et ne pas lui faire la guerre, c’est une imprudence extrême. Il falloit éclairer toutes les démarches d’Annibal et s’opposer à ses premières entreprises; dès qu’il offense Sagunte, la guerre est déclarée aux Romains; il n’est plus temps de délibérer, et il ne reste qu’à transporter promptement les légions en Afrique ou en Espagne. En laissant opprimer un allié fidelle, Rome ôtoit à tous les autres la confiance où ils étoient qu’ils n’avoient rien à craindre sous sa protection, et c’étoit ébranler les fondemens de son empire. Un peuple pacifique attend la guerre sur ses frontières; un peuple conquérant doit la porter dans les provinces de ses ennemis. Si les armes Romaines sont heureuses en Afrique ou en Espagne, la république y fera des conquêtes; si elle est battue, elle ne sera point accablée de ses pertes, et il lui reste des ressources pour rétablir ses affaires. Qui ne sent pas que, quand Annibal auroit obtenu en Espagne les mêmes avantages qu’il remporta en Italie, et qui mirent les Romains à deux doigts de leur ruine, il ne leur auroit cependant causé que de médiocres alarmes? La lenteur et l’indécision des Romains firent concevoir à Annibal le projet de passer d’Espagne en Italie. Cette entreprise a souvent été accusée de témérité; c’est le sort des grands hommes de paroître plus audacieux que prudens, parce qu’on les juge sans avoir leurs lumières ni leurs ressources. Jamais projet ne fut cependant formé avec plus de sagesse. Annibal connoissoit toute la supériorité de Rome sur sa patrie; et sachant que ce n’étoit qu’à la faveur de ses talens et de quelques circonstances passagères que Carthage pouvoit se flatter d’avoir des succès, il eût été insensé de se faire un plan qu’il n’eût pu lui-même exécuter. S’il eut entrepris de chasser les Romains pied à pied de leurs conquêtes, et de les détruire par une longue suite de succès, il étoit sûr de mourir avant que d’avoir terminé cette guerre, et il auroit laissé sa patrie abandonnée à elle-même et dans l’impuissance de se défendre. En portant, au contraire, ses armes dans le cœur de l’Italie, il réduisoit, dès la première campagne, une république conquérante à combattre pour ses propres foyers, et il ne lui falloit qu’une ou deux victoires pour être en état d’assiéger Rome même, la prendre, la brûler, et vendre ses citoyens. Ce qui acheva de déterminer Annibal, c’est qu’en faisant la guerre dans quelque province éloignée, il auroit eu à combattre les légions Romaines, et ces armées, toujours nouvelles d’auxiliaires que les Italiens fournissoient aux Romains, et avec lesquelles ils devoient tout envahir. En se transportant dans l’Italie, il se flattoit, avec raison, de dissiper l’espèce de charme qui la tenoit asservie aux volontés des Romains, de l’armer même contre ses maîtres, et de ramener, par conséquent, la rivale de Carthage à cet état de foiblesse où elle s’étoit vue avant ses conquêtes. En effet, si quelques villes d’Italie, se souvenant encore de leur ancienne indépendance, voyoient avec jalousie l’empire de la république Romaine, et n’étoient plus les dupes de cette politique adroite, par laquelle elle asservissoit les peuples en les menaçant les uns des autres, ne devoient-elles pas regarder les Carthaginois comme des libérateurs, et sous leur protection tâcher de recouvrer la liberté? Que ne pouvoit pas se promettre un aussi grand politique qu’Annibal, en remuant tour à tour les Italiens par la crainte des châtimens ou par l’espérance des bienfaits? Les colonies mêmes de Rome ne devoient pas être fidelles à leur métropole, si les Carthaginois, après avoir obtenu quelque avantage considérable, tournoient leurs forces contre elles, et en les menaçant de les ruiner, les invitoient, par des faveurs, à se lier à eux. Les citoyens Romains, qui avoient été transportés dans une nouvelle ville, devoient regarder, après un certain temps, l’habitation où ils étoient nés comme leur véritable patrie. C’est là qu’étoient leur famille, leurs dieux, leurs amis, leur fortune, et tout ce qui est capable d’intéresser et d’attacher le cœur humain; étoit-il naturel que ces colonies, esclaves du respect qu’elles conservoient pour la ville à laquelle elles devoient leur origine, sacrifiassent au salut du capitole leurs femmes, leurs enfans, leur liberté, leurs temples, leurs maisons et leurs sépultures? Quelque sage que fut le projet d’Annibal, il falloit, pour l’exécuter, que son auteur eût à la fois tous les talens du plus grand homme d’état et du plus grand capitaine. Quelle foule de difficultés, toujours nouvelles, ne devoit-il pas rencontrer pendant une marche de trois cents lieues dans des pays inconnus, coupés par des rivières rapides et profondes, remplis de défilés, et où il faudroit continuellement vaincre par la force des peuples barbares, ou les tromper par des artifices? Il lève d’avance tous les obstacles en les prévoyant; et tandis qu’il commence son entreprise, et la poursuit avec succès, la république Romaine, toujours aveuglée sur ses intérêts, agit sans courage et sans prudence. Elle semble ne pas pénétrer le dessein de son ennemi; et, au lieu de songer à défendre l’entrée de l’Italie par la force, ressource unique après ses lenteurs et ses irrésolutions, elle entame des négociations frivoles. Comme elle avoit oublié qu’on ne doit traiter de satisfaction et de paix qu’en se préparant à la guerre, les ambassadeurs qu’elle envoya à Carthage, en Espagne et dans les Gaules, ne reçurent que des réponses insultantes ou des railleries encore plus humiliantes pour leur orgueil. Je n’oserois assurer que c’eût été vaincre Annibal que de l’empêcher de combattre, quand il fut descendu en Italie. Il se trouvoit, il est vrai, dans une province pleine du nom Romain, et où rien n’osoit encore s’ébranler en sa faveur: il étoit sans alliés, sans subsistances, sans machines de guerre, et tout autre général à sa place auroit péri, s’il n’eût promptement gagné quelque bataille. Mais comme Annibal avoit sans doute pensé que les Romains pouvoient demeurer opiniâtrément sur la défensive, il avoit certainement formé un plan de guerre en conséquence, et il lui auroit vraisemblablement réussi. Quoi qu’il en soit, les Romains n’avoient point de parti plus sage à prendre, que d’éviter le combat, et sans rien hasarder, de resserrer les Carthaginois. Tout le monde sait à quelle extrémité Fabius les réduisit depuis en temporisant, quoique leurs victoires eussent déjà ébranlé la fidélité des peuples d’Italie, et que quelques-uns même leur eussent ouvert leurs villes. Mais plus les Romains, irrités par la présence d’Annibal, et honteux de la conduite molle qui avoit causé la perte de Sagunte, se reprochoient de négligence et de lenteur, plus il étoit naturel qu’ils n’écoutassent que leur orgueil et s’abandonnassent à toute l’impétuosité de leur courage. D’ailleurs, leur république n’avoit aucune idée de la guerre défensive, parce qu’elle ne l’avoit jamais faite. Soit foiblesse de la part des ennemis qu’elle avoit jusqu’alors combattus, soit parce que les consuls, dont la magistrature étoit annuelle, s’étoient toujours hâtés de terminer la guerre, ou du moins de remporter quelqu’avantage qui leur valût les honneurs du triomphe, les légions étoient accoutumées à chercher l’ennemi, et ne croyoient avoir fait une campagne heureuse que quand elles l’avoient taillé en pièces. Des succès qui avoient toujours accompagné cette méthode de faire la guerre, les Romains avoient conclu qu’elle étoit la plus sage; et c’est à ce préjugé qu’Annibal dut les avantages qu’il remporta sur les bords du Tésin, à Trébie, et près du lac de Trasimène. Cornelius Scipion et Flaminius se seroient crus déshonorés, s’ils n’avoient pas saisi la première occasion de combattre. L’un étoit brave, mais inconsidéré, et à force de compter sur le courage et l’intelligence de ses soldats, il n’étoit pas assez attentif à remplir les devoirs de général. L’autre n’avoit qu’une témérité orgueilleuse, qui lui faisoit dédaigner toutes sortes de précautions: tous les deux furent vaincus. Fabius, qui, dans des circonstances si fâcheuses, fut fait dictateur, voulut enfin accoutumer sa république à la défensive, et ruiner son ennemi, en ne combattant pas. Mais Annibal, qui sentoit sa supériorité sur les généraux de Rome, dans un jour d’action, et d’ailleurs, obligé de vaincre encore pour achever de déterminer en sa faveur les peuples d’Italie, déjà ébranlés et incertains sur le sort de la guerre, attaqua, non pas en capitaine, mais en politique, un général qui, promenant ses légions du sommet d’une montagne à l’autre, avoit l’art de n’occuper que des camps inaccessibles. Tantôt il cherche à le rendre suspect à ses concitoyens; il ménage ses possessions et celles de la noblesse, et ravage les terres des plébéïens; tantôt il le rend méprisable en feignant de le braver, en même temps qu’il paroît craindre Minutius, général de la cavalerie, et lui laisse même prendre quelques avantages. Les Romains ne purent éviter le piége qu’Annibal leur avoit tendu; indignés contre la circonspection de Fabius, ils donnent à Minutius un pouvoir égal à celui du dictateur. Rien n’étoit plus imprudent que cette conduite; elle divisa les forces de la république dans les conjonctures où elles ne pouvoient être trop unies, Fabius et Minutius partagèrent les légions, et au lieu d’une armée formidable, les Romains n’eurent que deux armées incapables de résister séparément aux efforts des Carthaginois. Annibal, attentif à profiter de cette mésintelligence, fut prêt à envelopper Minutius et à le tailler en pièces. Par bonheur pour les Romains, l’amour de la patrie étoit encore leur première vertu; le dictateur fut plus vivement frappé de la perte qu’alloit faire la république, que touché du plaisir malheureux, mais trop naturel, de voir succomber un rival qu’on avoit l’injustice de lui préférer. Il vole à son secours, le dégage, et le force à écouter la reconnoissance qui le fit rentrer dans le degré de subordination où il devoit être. Annibal, toujours instruit du caractère des généraux qui lui étoient opposés, et pour ainsi dire, présent à leurs conseils[118], n’eut plus besoin de la même politique, quand les consuls P. Emilius et T. Varron prirent le commandement de l’armée. Le premier avoit toujours approuvé Fabius, et fortement attaché à ses principes, il étoit capable de résister aux murmures de ses soldats et aux plaintes des citoyens renfermés dans Rome. Persuadé que la postérité les vengeroit des calomnies de ses contemporains, ou plutôt content de faire son devoir, et d’être vertueux à ses propres yeux, il avoit le courage de vouloir servir sa patrie malgré elle. Varron, le plus présomptueux de tous les hommes, et par conséquent sans talent, étoit emporté par cette confiance fanatique qu’un capitaine doit inspirer à ses troupes, mais qu’il se garde bien lui-même d’avoir, s’il veut assurer ses succès, ou se préparer des ressources dans un malheur. Sous deux généraux d’un caractère si opposé, qui commandoient alternativement en chef avec un pouvoir égal, et dont toutes les dispositions étoient relatives à des objets contraires, il étoit impossible que l’armée Romaine pût ni rester sur la défensive, ni attaquer avec avantage; et Varron fut entièrement défait à la fameuse bataille de Cannes. [118] _Nec quidquam eorum, quæ apud hostes agebantur, eum fallebat.... omnia ei hostium haud secus quam sua nota erant._ (Tit. Liv. l. 22.) Jamais journée ne parut plus décisive; tous les anciens ont cru que Rome ne se seroit jamais relevée de la perte qu’elle venoit de faire, si Annibal se fût présenté à ses portes après sa victoire; et il semble que les paroles, si connues de Maharbal aient fixé leur jugement. «Le sort des armes, dit ce capitaine à son général, t’a ouvert le chemin du capitole, et dans cinq jours nous y souperons, si tu veux qu’à la tête de ma cavalerie, j’aille annoncer aux Romains que tu viens les assiéger dans leur ville; mais les dieux n’ont pas donné au même homme tous les talens[119], tu sais vaincre, et tu ne sais pas profiter de la victoire.» Plusieurs historiens, en effet, sont persuadés que dans la consternation où Rome étoit plongée, elle n’auroit point songé à se défendre. [119] _Maharbal præfectus equitum minime cessandum ratus_, imo, ut quid hac pugna sis actum scias, die quinto, _inquit_, victor in capitolio epulaberis: sequere, cum equite, ut prius venisse, quam venturum sciant, præcedam. _Annibali nimis læta res est visa, majorque, quam ut eam statim animo capere posset. Itaque voluntatem se laudare Maharbalis ait: ad consilium pensandum, temporis opus esse. Tum Maharbal_, non omnia nimirum eidem Dii dedere; vincere scis, Annibal; victoria uti nescis. _Mora ejus diei satis creditur saluti fuisse urbi atque imperio._ (Tit. Liv. l. 22.) Si dans la suite Annibal lui-même ne dissimuloit point qu’il n’eût fait une faute capitale[120], en ne s’approchant pas de Rome, ce n’est pas qu’il crût que cinq jours après il s’en seroit emparé; il connoissoit trop bien le courage de ses ennemis pour se promettre un succès si facile. Il est certain, selon la remarque des écrivains qui ont cherché à le justifier, qu’en conduisant son armée des champs de Cannes sous les murailles de Rome, il n’auroit pas eu le même bonheur que les Gaulois après la bataille d’Allia[121]. Les disgraces consécutives que les Romains avoient éprouvées n’étoient point produites par un commencement de corruption dans leur gouvernement ou dans leurs mœurs, mais par la supériorité d’Annibal sur leurs généraux, et par l’activité d’un courage trop ardent qui les empêchoit de connoître leur situation, et de se conduire suivant leurs vrais intérêts. Leurs malheurs, loin de les accabler ou de les engourdir, ne devoient donc, au contraire, que donner plus de force aux ressorts du gouvernement, et changer leur crainte en désespoir. Le sénat, qui félicite Varron de n’avoir pas désespéré du salut de la république, n’a pas lui-même perdu toute espérance. Rome enfin, étoit une place forte, dont l’armée Carthaginoise auroit à peine formé l’enceinte. Elle n’étoit point vide d’habitans, ni par conséquent de soldats; et Annibal manquant de toutes les machines nécessaires à un siége, avoit échoué devant une place de peu d’importance après la bataille de Trasimène. [120] _Audita vox Annibalis fertur, potiundæ sibi urbis Romæ modo mentem non dari modo fortunam._ (Tit. Liv. l. 26.) _Ferunt Annibalem respexisse sæpe Italiæ littora, deos, homines, accusantem, in se quoque ac suum ipsius caput execratum, quod non cruentum ab Cannensi victoria militem Romam duxisset._ (l. 50.) [121] La terreur des Romains fut si grande en apprenant cette déroute, qu’ils abandonnèrent leur ville. Les Gaulois y entrèrent sans trouver aucune résistance, et toute l’espérance des Romains fut réduite à défendre le capitole. Je ne puis cependant m’empêcher de blâmer ce capitaine de n’avoir pas découvert, à travers les expressions exagérées de Maharbal, la sagesse que renfermoit son conseil. Il n’est pas douteux que le siége de Rome n’eût été long et laborieux; mais une entreprise de cet éclat auroit sûrement attiré tous les Italiens dans l’alliance de Carthage. Ces peuples, aussi consternés par la défensive à laquelle la république Romaine avoit été réduite, que par ses défaites, quand elle avoit voulu combattre, croyoient tout possible à Annibal. Soit crainte ou mauvaise volonté dans les uns, espérance de recouvrer leur liberté ou envie de se ménager la protection du vainqueur dans les autres, ils se seroient tous hâtés d’aller dans son camp, de lui rendre hommage, et de lui offrir les secours dont il avoit besoin pour consommer son ouvrage. Dans cette défection générale des peuples d’Italie, il n’étoit plus libre aux Romains de s’élever au-dessus de leurs malheurs, d’étonner leurs ennemis par leur fermeté, d’inspirer leur confiance à leurs alliés, ni de trouver, en un mot, leur salut dans cet esprit de ressource qui embrasse à la fois la Sicile, la Sardaigne, l’Espagne, la Mer, l’Afrique et la Macédoine, tandis qu’on leur arrachoit l’Italie même. Qu’importoit-il aux Romains de se roidir contre la fortune, et d’avoir des succès dans les provinces étrangères, si leur ville, assiégée par une armée toujours victorieuse, étoit détruite, ses habitans passés au fil de l’épée, ou vendus comme des esclaves? Quelqu’intrépidité que la défense de Rome eût inspirée à ses citoyens, ils n’auroient pas été plus braves que les Saguntins, qui, ne pouvant survivre à leur patrie, s’ensevelirent avec elle, et ne laissèrent au vainqueur qu’un amas de cendres et de ruines. Il falloit craindre la famine avec une si grande multitude d’habitans; il falloit craindre à la fois les surprises, la ruse et la force. Une ville assiégée par Annibal, et qui ne reçoit point de secours, succombe nécessairement. Les Romains, pour éviter leur ruine, auroient donc été forcés de rappeler toutes leurs forces en Italie, au lieu de recruter les armées qui étoient en Espagne et en Sicile, d’équiper des flottes, et de songer à punir la Macédoine de son alliance avec les Carthaginois. J’ose cependant le dire, cette conduite, la plus sage, ou plutôt la seule raisonnable que pût tenir la république Romaine, n’auroit que retardé sa chûte. C’est sans doute en pensant aux suites nécessaires du siége de Rome, et que je viens de détailler, qu’Annibal se repentoit de ne s’être pas approché de cette place immédiatement après la journée de Cannes. Le salut des Romains eût alors dépendu d’une ou de deux batailles; si les Carthaginois les avoient gagnées, Rome étoit absolument perdue; et il est encore certain que dans ces circonstances, tout paroissoit plus favorable aux Carthaginois qu’aux Romains. Ceux-ci auroient eu, il est vrai, l’avantage de sentir animer leur valeur par le grand intérêt de leur propre conservation, de leur fortune domestique, de leur patrie, de leurs dieux, de leurs femmes, de leurs enfans, pour lesquels ils auroient combattu; mais ces armées, rappelées des provinces, se seroient trouvées en quelque sorte étrangères dans le milieu même de l’Italie; et Annibal, maître des principales villes, leur auroit fait, en temporisant à son tour, plus de mal que Fabius ne lui en avoit causé. Si on suppose qu’on en fût venu aux mains, les Carthaginois, dont l’infanterie armée à la Romaine obéissoit encore à la discipline la plus rigide, et dont la cavalerie numide étoit invincible, auroient porté au combat la confiance que donnent le gain de quatre batailles et l’espérance de détruire Rome par un dernier effort. Cet intérêt, moins puissant par lui-même que celui des Romains, auroit été amplement compensé par la supériorité d’Annibal sur les généraux de la république Romaine. Scipion, Marcellus, et les autres grands hommes qui se distinguèrent dans la suite de cette guerre, n’étoient point encore parvenus aux magistratures, ou du moins une assez longue expérience n’avoit pas développé leurs talens. Fabius même, à qui les Romains devoient tant, les eût alors mal servis. La prudence si vantée de ce général étoit plutôt le fruit d’un caractère timide et défiant que d’un génie supérieur, qui, empruntant tour à tour différentes formes, sut se prêter aux différens besoins de la république. Il falloit qu’il y eût un Annibal dans le sein de l’Italie pour établir la réputation de Fabius. Plus frappé des suites funestes d’une défaite que des avantages de la victoire, ce fut un politique et un guerrier ordinaire, mais assez heureux pour rencontrer des circonstances, où une irrésolution, par elle-même blâmable, servit l’état et devint un talent. N’étant plus question de temporiser, mais de faire des entreprises vigoureuses, hardies, fréquentes, réitérées, et de forcer les Carthaginois à lever le siége de Rome, il est vraisemblable que Fabius eût avancé la ruine de sa patrie. Dans un temps où il fut depuis permis à la république d’agir offensivement, ce général continua à se conduire par ses anciens principes. Tite-Live nous le représente toujours campé sur des hauteurs, toujours pressé de se retirer à l’approche de l’ennemi, et cantonné au-delà du Vultur avec une attention extrême à consulter les devins, les augures, les poulets sacrés, les entrailles des victimes, et à faire autant de sacrifices expiatoires qu’on lui rapporte de contes puériles et ridicules. Plutarque nous apprend même qu’étant prêt à donner dans un piége d’Annibal, lui et son armée ne durent leur salut qu’aux auspices qui lui annoncèrent à propos que son entreprise seroit malheureuse. Les circonstances eurent beau changer, il les vit toujours les mêmes. Il s’opposa constamment à la sage diversion que les Romains firent en Afrique, et qui arracha Annibal d’Italie. Accoutumé à tout craindre, il n’eût jamais osé combattre à Zama; et malgré les règles de cette prudence éclairée, qui défendit à Scipion d’écouter les propositions de paix que son ennemi lui offroit, il auroit fait un traité, et exposé les Romains à avoir contre Carthage une troisième guerre, peut-être aussi dangereuse que la seconde, ou du moins aussi pénible que la première. Autant que le siége de Rome, après la bataille de Cannes, eût été avantageux aux Carthaginois, autant l’inaction d’Annibal leur devint-elle fatale. Dès ce moment il se forma une chaîne de circonstances et d’événemens sinistres qui suspendirent le cours des prospérités de ce grand homme. Je ne sais si je dois parler ici des fameuses délices de Capoue; peut-être contribuèrent-elles à altérer la vigueur de la discipline dans l’armée Carthaginoise; à peine cependant doit-on y faire attention, tant il y eut d’autres causes qui contribuèrent plus efficacement à relever les espérances et la fortune des Romains! Tandis qu’Annibal prend ses quartiers à Capoue, la république Romaine fit des efforts d’autant plus grands pour se venger, qu’elle avoit été plus humiliée, et elle trouva en elle-même des forces et des ressources qui lui auroient été inconnues dans un danger moins pressant. Chaque citoyen veut se sacrifier au bien public; chaque soldat est un héros; l’esclave, élevé à la dignité de citoyen, est digne de cet honneur et veut vaincre ou mourir pour sa nouvelle patrie. Rome, animée par un même esprit de vengeance, ne fait plus aucune de ces fautes qui avoient contribué aux premiers succès d’Annibal. Sa sagesse est égale à son courage; non-seulement elle est en état d’avoir une armée considérable en Italie, mais sa politique s’agrandit avec sa confiance; elle équipe des flottes nombreuses, recrute les légions qui sont dans les provinces étrangères, et semble à son tour méditer la ruine de Carthage. A cette peinture légère des grandes choses que les Romains exécutèrent, et qui paroissent en quelque sorte incroyables, on commence sans doute à s’apercevoir qu’Annibal ne conservoit plus cette supériorité d’intelligence, de politique et de génie qu’il avoit eue jusque-là sur eux. Ces qualités sont déjà égales entre Rome et son ennemi, mais leurs ressources ne le sont plus. Qu’on fasse attention qu’une armée s’affoiblit par la prospérité même, et que si le vainqueur ne répare continuellement les pertes que lui cause la victoire, il lui est bientôt impossible de poursuivre ses avantages. Annibal, qui venoit de forcer les Romains d’armer jusqu’à leurs esclaves, avoit lui-même besoin de recruter son armée. Mais il n’ose recourir aux Italiens, parce que ces peuples, étonnés de la fierté de la république Romaine, commencent à craindre d’avoir trop tôt trahi leur devoir, et songent déjà à mériter leur grâce. Bien loin de les armer, le général Carthaginois est obligé de mettre des garnisons dans leurs principales villes, pour s’assurer de leur fidélité. Il s’affoiblit donc de jour en jour, et n’est plus en état de tenir la campagne avec le même avantage. Si Annibal remplit son armée d’Espagnols, de Gaulois, de Barbares et d’aventuriers pris au hasard, ce sont des soldats sans discipline, qui combattent sans règle, qu’il faudra ménager, et qui, par conséquent, ne le laisseront plus le maître d’exécuter ce qui lui étoit facile avec les soldats qu’il avoit amenés d’Espagne. S’il est obligé de demander des recrues et des subsistances à Carthage, il n’est plus indépendant de cette république, comme il l’avoit été jusqu’à la bataille de Cannes. Tantôt les secours seront refusés, tantôt ils arriveront trop tard, et seront toujours insuffisans. Annibal n’est plus que le général d’une république corrompue; il a les mains liées par les vices de sa patrie, et il doit être vaincu par les Romains, parce qu’ils combattent dès-lors autant contre Carthage que contre lui. Qu’on se rappelle la conduite des Carthaginois, quand Annibal leur exposa ses besoins; tandis que Magon et les chefs de la faction Barcine exhortoient le peuple à faire un effort, Hannon et ses partisans s’y opposoient. «Ne vous livrez point, disoient ces derniers, à une joie insensée; on vous trompe. Magon ne nous annonce avec tant de faste que des triomphes imaginaires. S’il faut l’en croire, Annibal a taillé en pièces les armées Romaines; pourquoi nous demande-t-il donc des soldats? Il a pris et pillé deux fois le camp des Romains, il est chargé de butin; pourquoi donc lui enverrions-nous des subsistances et de l’argent? Qu’on cesse de faire valoir Trébie, Trasimène et Cannes, puisque nos affaires ne sont pas plus avancées aujourd’hui qu’elles l’étoient quand Annibal entra en Italie. Les Romains ne recherchent pas la paix; ils ne sont donc point aussi humiliés qu’on veut nous le persuader. Il n’y a qu’un parti sage pour nous, faisons la paix, puisque la guerre nous ruine malgré nos avantages; mais ne nous épuisons pas pour satisfaire l’orgueil d’Annibal. Des secours seroient inutiles à ce conquérant redoutable qui a su exécuter de si grandes choses; et il ne les mérite pas, s’il nous trompe par de fausses relations de ses succès.» C’est ainsi qu’à Carthage on trompoit le peuple ignorant, et porté à juger des produits et des succès de la guerre par ceux de son commerce. Tous les citoyens, opposés à la faction Barcine, souhaitoient qu’Annibal fût vaincu; tous travailloient à le faire échouer, tant ils craignoient qu’il ne se servît de la considération que lui vaudroient ses victoires pour ruiner leur crédit! Annibal, entouré d’alliés qui le trahissent, sans secours du côté de sa patrie, et à la tête d’une armée qui se lasse d’une guerre qui ne lui offre plus de butin, et dont la cavalerie, d’abord si redoutable aux Romains, déserte continuellement chez eux, se surpasse inutilement lui-même. Quoique les généraux de Rome ne puissent encore le vaincre, on voit cependant que l’Italie doit lui échapper des mains. Il sent le contre-coup de toutes les pertes que sa patrie fait en Espagne, en Sicile, &c. Et les Romains doivent tous les jours remporter quelque nouvel avantage dans les provinces, parce qu’ils n’y font en effet la guerre que contre Carthage, et qu’elle ne leur oppose que des armées sans discipline, qui manquent de tout, et des généraux incapables de réparer ses fautes, et de se suffire à eux-mêmes. Ces avantages réitérés décideront enfin du sort d’Annibal; car la république Romaine, instruite par les événemens même de la première guerre Punique, de la foiblesse des Carthaginois en Afrique[122], ne manquera point d’y porter ses armes, dès qu’elle aura réuni ses forces en pacifiant les provinces. En effet, Scipion y passa; et tout le monde sait que par la défaite d’Asdrubal et de Siphax, les Carthaginois ayant éprouvé à leur tour une journée de Cannes, Annibal fut rappelé au secours de sa patrie. Il en frémit d’indignation; et c’est, vaincu par l’avarice, la lâcheté, les partis, les cabales, les divisions de Carthage, et non par les armes de Rome, qu’il abandonna l’Italie. [122] Ils exerçoient sur leurs sujets un empire très-dur, et en tiroient des contributions très-considérables; aussi les villes soumises aux Carthaginois étoient-elles toujours prêtes à se révolter. Scipion battit Annibal à Zama, et cette bataille célèbre ne fut pas seulement le terme de la grandeur des Carthaginois[123]; on diroit que toutes les nations y furent vaincues, tant elle rendit facile aux Romains la conquête du monde entier. Leur république, qui voyoit dans son alliance tous les pays qui avoient obéi à Carthage, et qui s’étoit emparée de toutes ses richesses, devint une puissance énorme dont le poids devoit tout écraser. Elle n’avoit fait jusque-là que des guerres laborieuses, à présent toutes ses entreprises seront au-dessous de ses forces. [123] Ils s’engagèrent à payer aux Romains dix mille talens dans l’espace de cinquante années, somme immense! car le talent pesoit 90 marcs de notre poids. Ils livrèrent leurs vaisseaux, et renoncèrent au droit de faire la guerre, en consentant de n’armer qu’avec la permission de la république Romaine. Les états formés des débris de l’empire d’Alexandre, devoient être le principal objet de l’ambition des Romains, et aucune de ces puissances n’étoit en état de se faire respecter. La Grèce n’étoit plus ce qu’elle avoit été autrefois sous la conduite de Miltiade[124], de Thémistocle, de Pausanias, &c. La jalousie de Sparte, l’ambition d’Athènes, la guerre funeste du Péloponèse avoient rompu tous les liens qui unissoient les Grecs. Leurs villes étoient pleines de partis, de cabales et de factions. En un mot, la Grèce sans liberté, sans amour de la patrie, sans confiance en ses forces, ne pouvoit plus être le boulevard de l’Asie contre les Romains, comme elle l’avoit été de l’Europe contre les Perses. La Macédoine étoit presque retombée, depuis la mort d’Alexandre, dans le même état de foiblesse d’où la politique de Philippe l’avoit tirée. Le souvenir de son ancienne grandeur lui donnoit de l’ambition; elle se flattoit toujours de reconquérir l’Asie avec le secours des Grecs; mais au lieu de les assujettir, elle ne savoit que les inquiéter et les tyranniser. Les rois de Syrie, qui possédoient la plus grande partie des conquêtes d’Alexandre, auroient pu se défendre contre les Romains, s’ils avoient connu leurs forces et su s’en servir: mais ce vaste empire ressembloit à ces géans énormes qui sont plus foibles que les autres hommes, parce que le cœur ne peut envoyer avec assez d’impétuosité le sang et les esprits jusqu’aux extrémités de leur corps pour y entretenir la vie. On retrouvoit dans les successeurs d’Alexandre tous les vices qui avoient rendu si facile la ruine des successeurs de Cyrus. L’Asie, éternellement livrée à l’oisiveté, au luxe et à la mollesse, n’avoit point de soldats. Les Grecs qui s’y étoient établis, avoient perdu leur courage; et le despotisme le plus pesant y accabloit des esclaves, auxquels il avoit ôté tout sentiment de crainte, d’espérance et d’émulation. L’Egypte, aussi démembrée que l’empire de Macédoine, ne se trouvoit pas dans une situation moins déplorable. Jamais princes ne furent moins dignes de régner que les successeurs de Ptolomée. Loin de concevoir le projet de s’opposer aux entreprises des Romains, ils en achetèrent, au contraire, par des complaisances serviles, le privilége de vivre dans la mollesse la plus honteuse, et de fouler des sujets qui, malgré leur lâcheté naturelle, étoient toujours prêts à se révolter. Pour mieux juger de la foiblesse de leur gouvernement, il suffit de remarquer l’ascendant que les rois de Syrie avoient pris sur eux; et que se laissant entraîner par une habitude d’obéir et de ramper, ils devinrent sujets des Romains avant même que d’avoir été vaincus par les armes comme Philippe, ou par les bienfaits comme Massinissa. [124] Je passe légèrement sur la situation où se trouvoit la Grèce quand la seconde guerre Punique fut terminée. Je ne pourrois que répéter ici ce que j’ai exposé avec beaucoup de détail dans mes _Observations sur l’histoire de la Grèce_. On y verra aussi ce qui regarde les intérêts des successeurs d’Alexandre, les uns à l’égard des autres. Quelque rare qu’il soit de voir un état changer de politique, quand ses intérêts commencent à changer, peut-être que la puissance des Romains auroit inspiré assez de défiance à la Grèce, à la Macédoine, et aux cours de Syrie et d’Egypte, pour les forcer à sacrifier leurs anciennes haines à leur sûreté commune, et à se réunir, si elles n’avoient point été rassurées par cette politique savante et pleine de modération qui avoit déjà trompé et asservi les Italiens. Les Grecs et les successeurs d’Alexandre ne connoissoient qu’une manière de s’agrandir, c’étoit d’établir une domination directe sur les vaincus; mais voyant que la république Romaine ne conquéroit que des alliés, et ne mettoit point de garnison ni de préteur dans les villes de ses ennemis humiliés, ils crurent qu’elle étoit sans ambition, et qu’au lieu de songer à se défendre contre elle, il suffisoit, pour ne la pas craindre, de ne pas l’offenser. Cette sécurité laissa subsister leurs divisions, et les Romains en profitèrent pour les vaincre successivement, et même les uns par les autres. Il faut cependant le remarquer; peu s’en fallut que la prospérité de la république Romaine ne la fît renoncer à cette modération qui avoit préparé sa grandeur, et qui pouvoit seule étendre encore et affermir son empire. Depuis qu’elle avoit porté ses armes hors de l’Italie, elle paroissoit moins attachée à ses principes; et l’on peut voir dans Polybe comment les Romains, jusque là si religieux observateurs des règles de l’équité, s’emparèrent de l’île de Sardaigne peu de temps après la première guerre Punique, et par la seule raison que Carthage, occupée à réduire ses armées révoltées, n’étoit pas en état de se défendre contre les étrangers. Une sorte de présomption qui accompagne toujours de longs succès, commençoit à persuader aux Romains qu’ils n’avoient plus besoin des mêmes ménagemens que leurs pères, et qu’il étoit temps de profiter de tous les droits que donne la guerre, et de se faire des sujets. Pour satisfaire leur vengeance et l’orgueil que leur inspiroit la défaite d’Annibal, il auroit fallu ruiner entièrement la ville de Carthage, et établir une domination directe sur l’Afrique. Certainement les nouvelles passions des Romains auroient fait tenter cette entreprise pernicieuse, si l’intérêt personnel du général qui commandoit leur armée en Afrique ne s’y fût opposé. Scipion savoit que rien n’est plus difficile que de porter le dernier coup à une nation[125]. Quelqu’humiliée qu’elle soit, elle trouve en elle-même, dès qu’elle est prête à périr, des ressources qu’elle ne connoissoit pas. Le vainqueur d’Annibal ne devoit pas hasarder de ternir sa gloire; il craignoit d’ailleurs que le peuple ne se lassât de prolonger le temps de sa magistrature, et il avoua depuis lui-même que les Carthaginois n’avoient dû le salut de leur ville qu’aux efforts des consuls T. Claudius et Cn. Cornelius[126], pour lui enlever le commandement de l’armée et la gloire de terminer la guerre. [125] _Sciat Regum majestatem difficilius ab summo fastigio ad medium detrahi, quam à mediis ad ima præcipitari._ (Tit. Liv. l. 37.) Si Scipion l’Africain tint en effet ce discours aux ambassadeurs d’Antiochus, il ne le donnoit sans doute que pour un sophisme. Ce grand homme savoit que le désespoir d’un peuple qu’on veut ensevelir sous ses ruines, renferme tout ce que les vertus ont de plus sublime. En se rappelant la situation malheureuse des Carthaginois pendant la troisième guerre Punique, et tout ce qu’ils firent d’héroïque et de merveilleux pour échapper à leur perte, qu’on juge s’il eût été aisé à Scipion de les détruire dans le temps qu’ils avoient encore Annibal parmi eux. [126] _Sæpe postea ferunt Scipionem dixisse, Tit. Claudii primum cupiditatem, deinde Cn. Cornelii fuisse in mora, quo minus id bellum exitio Carthaginis finiret._ (Tit. Liv. l. 30.) Les mêmes motifs qui portèrent Scipion à ne pas détruire les Carthaginois vaincus, déterminèrent dans la suite les autres généraux à suivre son exemple. Flaminius refusa de se rendre aux désirs de la Grèce, qui demandoit qu’on traitât la Macédoine avec la dernière rigueur. Il laissa subsister Philippe et son royaume; et les Romains dont l’avidité fut ainsi réprimée, non-seulement continuèrent à user de la victoire dans les provinces éloignées, de la même manière qu’ils avoient fait en Italie, mais donnèrent même de nouvelles preuves de modération. S’ils se virent contraints d’affoiblir extrêmement leurs ennemis pour n’en rien craindre, cette dureté ne les rendit point odieux, parce qu’ils ne faisoient jamais tout le mal qu’ils étoient les maîtres de faire, qu’ils laissoient aux vaincus leurs usages, leurs lois, leurs magistrats, leur gouvernement, et qu’ils sembloient ne faire la guerre que pour l’avantage seul de leurs alliés. La république en effet prit l’habitude de ne rien retenir de ses conquêtes; elle les partageoit entre ceux qui l’avoient aidée à vaincre; et cette nouvelle politique fut encore l’ouvrage de l’intérêt personnel de ses généraux. Ne songeant qu’à ce qui pouvoit assurer le succès de leurs entreprises, à peine avoient-ils commencé la guerre contre quelque puissance, que pour la réduire à ne se défendre qu’avec ses seules forces, et pour augmenter les leurs, ils recherchoient l’alliance de tous ses voisins, et leur offroient pour prix de leur amitié et de leurs secours, les provinces qu’ils alloient conquérir. Un peuple qui se conduisoit par des principes en apparences si contraires à ceux de l’ambition, vit tous les princes avares, timides ou ambitieux, lui demander avec empressement son amitié pour avoir part à ses bienfaits. A peine la république avoit-elle déclaré la guerre, qu’elle avoit pour alliés la plupart des voisins de son ennemi. Cette méthode d’enrichir les alliés aux dépens des vaincus, multiplia les jalousies qui divisoient les peuples, et fit naître des haines irréconciliables entre eux. Nous ne devrions haïr que ceux qui nous dépouillent; nous haïssons encore par foiblesse ceux qu’on élève sur nos ruines. Cette lâcheté injuste du cœur humain servit plus utilement les Romains que n’auroit fait la politique la plus adroite de leur sénat; la république n’avoit qu’à s’abandonner aux passions mêmes de ses alliés et de ses ennemis pour étendre et voir affermir de jour en jour son empire. Toutes les puissances s’observoient réciproquement; elles désiroient toutes de trouver leurs voisins coupables de quelque faute, et par-là se tenoient toutes également asservies. Les princes, enrichis des conquêtes des Romains, étoient étonnés de se trouver aussi humiliés que l’état même à l’abaissement du quel ils avoient contribué; plus ils furent puissants, plus ils furent soumis; parce que l’importance de leurs dépouilles n’auroit rendu leur perte que plus certaine. Ils s’accoutumèrent à ne se regarder dans leurs propres royaumes que comme des officiers des Romains; les sujets de ces rois esclaves virent sans étonnement disparoître ces fantômes de la royauté, et occuper leur place par un préteur: leur chûte ne fut pas une révolution. Il faut m’arrêter un moment à faire connoître d’une manière plus détaillée la conduite que tinrent les alliés et les voisins de la république Romaine. Massinissa n’entra dans son alliance qu’après que Scipion eut chassé d’Espagne les Carthaginois; mais ce n’étoit pas alors qu’il devoit prendre ce parti. Il auroit agi en grand politique, s’il eût d’abord contre-balancé la fortune de Carthage, et fait une diversion en faveur de la république Romaine, dans le temps qu’Annibal paroissoit prêt à l’accabler; car les Carthaginois ne pouvoient triompher de Rome, sans devenir beaucoup plus puissants qu’ils ne l’étoient en Afrique, et causer par conséquent de justes alarmes à la Numidie. Mais comme Massinissa s’étoit ligué avec eux lorsqu’il auroit dû secourir les Romains, il devint l’ami de ces derniers quand il auroit dû renoncer à leur alliance, soutenir les Carthaginois, et assurer sa propre liberté en défendant la leur. Siphax suivit cet exemple; d’abord uni aux Carthaginois, il s’allia ensuite avec les Romains dans le temps qu’ils commençoient à n’avoir plus besoin d’alliance. Ce n’est pas par politique qu’il les abandonna; il ne sentit point qu’il étoit de son intérêt de ne pas laisser accabler les Carthaginois; son amour pour Sophonisbe lui fit faire trop tard une démarche qui étoit sage dans ses principes, mais qui n’étoit plus qu’une imprudence depuis que Carthage, à moitié vaincue, devoit nécessairement succomber, malgré les secours qu’il lui donnoit. Philippe se comporta avec sagesse, si l’alliance qu’il fit avec Annibal, après la bataille de Cannes, fut le fruit de ses méditations sur le gouvernement, le génie et la politique de Rome et de Carthage. Il lui importoit de détruire la république Romaine, parce que c’étoit une nation guerrière, conquérante, et dont il étoit impossible d’être le voisin sans en devenir l’ennemi. Les Carthaginois, au contraire, étoient un peuple beaucoup moins entreprenant; et dès qu’ils n’auroient plus un Annibal à leur tête, ils cesseroient de se faire craindre. Philippe ne soutint point sa démarche; il trembla en voyant ce que les Romains firent pour réparer leurs pertes; leurs menaces le consternèrent, et elles n’auroient dû que lui faire mieux sentir la nécessité où il étoit d’aider Annibal, et de faire tout ce que Carthage elle-même auroit dû faire. Dès-lors toute la conduite de ce prince ne fut qu’un tissu de fautes grossières[127]. [127] Voyez mes _Observations sur l’histoire de la Grèce_. Il semble que la mauvaise politique qu’on avoit eue à l’égard de la république Romaine pendant la seconde guerre Punique, fut le modèle que se proposèrent tous les états quand elle entreprit de nouvelles conquêtes. A peine les Grecs, assez aveugles sur leurs intérêts pour préférer le voisinage des Romains à celui de Philippe, les eurent-ils engagé à faire la guerre à la Macédoine[128], que ce royaume vit armer contre lui tous ses voisins. Attale devoit le secourir; sa situation étoit la même pendant cette guerre que celle de Massinissa pendant la guerre d’Annibal, et il ne fut pas plus prudent. Philippe ne trouva qu’un seul allié, ce fut Antiochus. Mais soit que ce prince ne sût prendre aucune résolution ou ne persister dans aucun parti; soit qu’entraîné par cette ancienne jalousie qui divisoit les successeurs d’Alexandre, il ne put s’empêcher de voir avec quelque plaisir l’humiliation de Philippe; il avoit à peine commencé une foible diversion en attaquant Attale, qu’il fit sa paix aux premiers ordres des Romains. [128] Cette guerre commença l’an de Rome 553, deux ans après que celle d’Annibal eut été terminée. Les Macédoniens, vaincus à Cynocéphale, ne se furent pas plutôt soumis aux conditions humiliantes que Flaminius leur imposa, que les Romains, toujours impatiens de s’agrandir, songèrent à se venger des hostilités qu’Antiochus avoit commises sur les terres d’Attale. Ils lui ordonnèrent d’évacuer les villes d’Asie qui avoient appartenu aux rois de Macédoine, et de se garder de troubler le repos des Grecs en faisant passer des troupes en Europe. Antiochus, encouragé par les Etoliens à prendre les armes, commença la guerre, et eut le même sort que Philippe. Personne ne le secourut dans ses disgraces, et pour me servir de l’expression de Tite-Live, il fut accablé du poids du monde entier. Cette guerre mérite une attention particulière[129], non pas par les événements qu’elle produisit, mais par ceux qu’elle auroit pu produire, si Antiochus eût eu le courage de s’élever au-dessus des préjugés de son temps, et de suivre les conseils d’Annibal. Ce grand homme, obligé d’abandonner sa patrie, et de chercher un asyle chez les ennemis des Romains, s’étoit retiré à la cour de Syrie. C’est un spectacle bien singulier, que le simple citoyen d’une république presque détruite, et lui-même fugitif, proscrit, sans fortune, sans soldats, dont le génie en impose à celui de Rome, et qui tente de soulever toute la terre contre une puissance que les plus grands rois ne pourroient regarder sans frayeur. [129] Elle commença l’an de Rome 563. «Que les princes, disoit-il à Antiochus, oublient leurs différends particuliers; qu’ils sachent qu’il est une grandeur pour eux préférable à l’augmentation de leur territoire; et Rome, qui n’est puissante que par leurs divisions et leur avarice, cessera de triompher. Graces aux haines aveugles et invétérées de tous les peuples les uns contre les autres, les Romains trouvent plus d’alliés qu’ils n’en souhaitent, et toutes les forces de la terre sont à leur disposition. Ils ne veulent vaincre, dit-on, que pour l’avantage de leurs alliés; c’est une erreur grossière. On ne supporte point les maux, les fatigues, les dangers de la guerre sans avoir la passion de dominer; et si les Romains comblent de bienfaits leurs alliés, ce n’est que par intérêt. Ils sentent combien il leur importe d’avoir des amis, et pour ne pas soulever à la fois contre eux l’orgueil de toutes les nations, de déguiser, de cacher la tyrannie à laquelle ils aspirent. Mais ces alliés, dont ils exigent les complaisances les plus serviles, sont déjà des sujets qui seront bientôt des esclaves. J’en réponds, toutes ces fortunes de Massinissa, d’Attale, d’Eumènes seront renversées à leur tour. Les Romains regardent déjà l’Asie comme une proie qui les attend; vous ne ferez que de vains efforts pour éviter une rupture avec eux, ils sauroient se faire un prétexte honnête de guerre. Dans ce danger nouveau pour le trône de Syrie, il faut renoncer aux desseins de vos prédécesseurs, et vous faire une nouvelle politique. Il n’est plus question de vous regarder comme le légitime et le seul successeur d’Alexandre, ni de vouloir recouvrer les parties démembrées de sa monarchie. Ne songez aujourd’hui qu’à soutenir vos anciens ennemis; vous les accablerez, si vous voulez, après vous être aidé de leurs forces pour affoiblir la république Romaine qui vous menace. Quand Philippe, irrité de l’orgueil de ses vainqueurs, frémit secrètement d’indignation, n’attend qu’une conjoncture favorable de secouer le joug, et n’a avec vous qu’une même cause à défendre, pourquoi le négligez-vous? Vous-même, vous avez en quelque sorte été vaincu à Cynocéphale; la Macédoine n’est plus le rempart de l’Asie. Philippe, de son côté, va voir confirmer tous ses malheurs; et il sera enveloppé de toutes parts de la puissance des Romains, s’ils pénètrent dans vos états. Malgré la haine qui vous divise, Philippe est moins votre ennemi que la république Romaine; relevez-le pour affermir votre trône, et que le plus grand roi de l’Europe s’unisse au plus grand monarque de l’Asie.» «Mais, continuoit Annibal, les ennemis de Rome n’ont trouvé jusqu’à présent aucun allié, parce qu’ils ont paru effrayés de la guerre en la commençant; leur timidité a détourné tout le monde de s’associer à leurs périls. N’attendez pas que les Romains établissent le théâtre de la guerre dans le sein de vos états: leur république, qui chancelle dans l’Italie, vous accableroit ici sans peine avec les forces de toutes les nations qu’ils ont vaincues, qui craignent de l’être, ou qui espéreroient de s’enrichir de vos dépouilles; Espagnols, Africains, Italiens, Grecs, Macédoniens, tout contribueroit à vous accabler. Quand la fortune d’ailleurs vous réserveroit les succès les plus complets et les plus constans, combien ne vous faudroit-il pas de batailles pour chasser les Romains de vos domaines? Il faudra les poursuivre dans la Grèce et la Macédoine, et conquérir sur eux ces provinces, avant que de les repousser dans leur pays, et de pouvoir les entamer. Deux victoires, au contraire, remportées en Italie, réduiront ces hommes si fiers à trembler pour le capitole. Confiez à la haine que je leur porte des vaisseaux et des soldats; je reverrai une seconde fois l’Italie, j’y trouverai des peuples lassés de la grandeur de leurs maîtres, et auxquels j’ai appris à désirer d’être libres. Si je retrouve Trasimène ou Cannes, Rome succombera sous vos armes. Je vous ferai des alliés et des amis de tous les états qui sont jaloux de la puissance Romaine, ou qui n’ont d’autre politique que de s’attacher au parti le plus fort; ils vous craindront comme ils craignent les Romains; ils seront attachés à vos intérêts comme ils sont attachés aux intérêts des Romains, si vous osez faire trembler ces tyrans des nations.» Malgré la servitude où tous les peuples se précipitoient, jamais conjoncture ne fut plus favorable pour faire craindre une seconde fois aux Romains tous les dangers qu’ils coururent pendant la seconde guerre Punique. Si quelques-uns de leurs alliés leur étoient sincèrement attachés, la plupart commençoient à s’apercevoir qu’ils avoient acheté trop chèrement leur fortune. Accablés de la protection de la république Romaine par l’excessive reconnoissance qu’elle exigeoit, ils ne lui donnoient des secours pour faire de nouvelles conquêtes, qu’en lui souhaitant des disgraces. Les Italiens mêmes ne confondoient plus leurs intérêts avec ceux des Romains; ils sentoient qu’ils étoient sujets; ils murmuroient, ils se plaignoient, et n’attendoient qu’un nouvel Annibal pour oser se révolter. Ces dispositions étoient si peu cachées, que le consul Sulpicius reprochoit avec chagrin au sénat la lenteur avec laquelle on faisoit passer les légions dans la Grèce après avoir déclaré la guerre à Philippe. «Hâtons-nous, disoit-il; si Philippe nous prévient, et porte la guerre en Italie, tandis que nous le menaçons imprudemment avant que de le frapper, nous courons risque d’éprouver de plus grands malheurs que pendant la seconde guerre Punique, et de voir anéantir notre puissance; car nos voisins ne nous sont attachés qu’autant qu’il ne se présentera aucun de nos ennemis[130], dont ils puissent avec sûreté embrasser et défendre les intérêts.» [130] _Nunquam isti populi, nisi cum deerit ad quem desciscant, à nobis non deficient._ (Tit. Liv. l. 31.) Il est bien surprenant que les Romains, instruits du changement que la seconde guerre Punique avoit produit dans la manière de penser des Italiens, n’aient pas songé à y remédier; rien n’étoit plus facile après qu’Annibal eut abandonné l’Italie, il ne s’agissoit que d’imaginer en leur faveur quelque titre et quelque distinction particulière. J’ajoute même que rien n’étoit plus important, et on n’en doutera pas après avoir lu l’entreprise qu’Annibal proposoit à Antiochus, et dont les suites pouvoient être si dangereuses. Il faut encore se rappeler ce que j’ai dit au commencement de cet ouvrage, au sujet des désordres que causa dans la république Romaine l’ambition qu’eurent les peuples d’Italie, de se faire donner le titre de citoyens Romains. Tout cela devoit se prévoir, et c’est une faute que de ne l’avoir pas fait. Les Etoliens, qui s’étoient flattés que l’empire de la Grèce seroit la récompense des efforts qu’ils avoient faits en faveur des Romains contre la Macédoine, ne se voyoient frustrés de leurs espérances qu’avec un dépit extrême. Leur politique agissante remuoit toutes les puissances voisines et vouloit les associer à leur vengeance. Les autres peuples de la Grèce n’étoient plus la dupe des bienfaits de la république Romaine; le charme commençoit à se dissiper, et ils sentoient que Flaminius avoit empoisonné le don qu’il leur avoit fait de la liberté, en défendant à leurs villes toute association. La Gaule Cisalpine n’étoit pas entièrement soumise; quelques contrées de l’Espagne défendoient encore leur liberté avec un extrême courage. Annibal, en un mot, dont le nom seul inspiroit de l’effroi aux Romains[131], et étoit capable de faire renaître la confiance chez tous les peuples, entretenoit des relations en Afrique, dans la Grèce, et dans les Gaules mêmes. Si on l’eût vu descendre une seconde fois en Italie, à la tête de toutes les forces de l’Asie, Rome auroit perdu en un jour l’empire qu’elle exerçoit sur ses alliés. On lui auroit désobéi, parce qu’on l’auroit pu faire impunément, et elle se seroit vue abandonnée à ses seules forces. [131] Les Romains se servoient dans leurs discours familiers du nom d’Annibal, comme d’un mot proverbial, pour exprimer un homme méchant, dangereux et terrible; il est employé de la sorte dans Plaute, et dans quelques autres auteurs anciens. Voyez chez les historiens avec quelle lâcheté les Romains poursuivirent la perte d’Annibal. Ce grand homme, voyant que Prusias, chez qui il s’étoit retiré en abandonnant la cour d’Antiochus, ne pouvoit se dispenser de le livrer à ses ennemis, prit le parti de s’empoisonner lui-même. _Délivrons_, dit-il, _les Romains de la terreur que je leur inspire; ils eurent autrefois la générosité d’avertir Pyrrhus de se précautionner contre un traître qui vouloit l’empoisonner; et les lâches sollicitent aujourd’hui Prusias à trahir les droits de l’hospitalité, et à me faire périr._ Antiochus, à qui il appartenoit de décider du sort de la terre, pensoit trop bassement pour goûter la sagesse hardie des conseils d’Annibal. Les promesses de ce grand homme lui parurent vagues et confuses, parce qu’il ne pouvoit en comprendre la justesse; et ce qui n’étoit que grand et courageux, il le crut téméraire. De petites passions le décidèrent; il se livra à la jalousie de ses courtisans et à l’imbécillité de ses ministres. Ivre de sa grandeur, comme tous les princes d’Orient, et rabaissé par sa timidité naturelle, il ne put ni croire qu’il s’agissoit de sa ruine entière en faisant la guerre contre les Romains, ni se persuader qu’il lui seroit possible de renverser cette puissance énorme, devant laquelle tout étoit humilié. Jamais prince ne fit mieux voir tout ce que l’orgueil et la lâcheté peuvent rassembler de foiblesse et de contradiction dans un même caractère. Toujours plein des projets de ses prédécesseurs sur la Grèce et la Macédoine, ses anciennes ennemies, il ne put se résoudre à les relever pour s’aider de leurs forces contre la république Romaine. Il commence, au contraire, la guerre par insulter Philippe; et tandis qu’il oblige ce prince à se déclarer contre lui en faveur des Romains, il est saisi de crainte, se repent déjà de son entreprise, et consent à céder une partie de ses états pour conserver l’autre. Que Mithridate eût occupé le trône d’Antiochus, et les Romains étoient ruinés. Qu’il eût été beau de voir ce prince et Annibal unis d’intérêt et déployer de concert toutes les ressources de leur génie contre un peuple puissant qu’il falloit détruire ou reconnoître pour son maître! La république Romaine ne craignit jamais que ces deux hommes; mais l’un naquit simple citoyen d’une république qui trahit ses espérances, et il ne trouva dans la suite aucun prince qui osât le seconder. L’autre étoit roi, mais il ne régna que dans un temps où toutes les provinces, gouvernées par des officiers Romains, étoient déjà accoutumées à obéir. Il concevoit dans sa colère les plus vastes desseins; ses espérances et ses ressources étoient toujours plus grandes que ses malheurs. Il combattit pendant quarante ans contre Sylla, Cotta, Lucullus et Pompée; mais il épuisa sa fortune dans la Grèce et dans l’Asie. Quelle qu’en soit la cause, il ne profita point de la circonstance favorable que la révolte des Samnites et de leurs alliés lui offroit de porter ses armes dans le cœur de l’Italie, et il ne songea véritablement à marcher sur les traces d’Annibal, que quand il lui fut impossible d’exécuter les mêmes desseins. La défaite d’Antiochus confirma toutes les nations dans la foible politique qui hâtoit la perte de leur liberté. C’est dans ces circonstances que Persée entreprit follement de relever la Macédoine; et toute la terre se souleva contre lui. Prusias ne voulut être que spectateur de cette guerre. S’il craignit d’offenser également les deux partis par sa neutralité, il espéra de fléchir les Romains vainqueurs à force de bassesses et en se disant leur affranchi, ou de trouver grâce auprès de Persée, dont il avoit épousé la sœur. Gentius, roi d’Illyrie, et les Rhodiens, embrassèrent un parti équivoque et mitoyen, qui ne fait que des ennemis, que la politique condamnera éternellement, et que des hommes timides regarderont toujours comme le comble de la sagesse et de l’art de gouverner. Sans aider efficacement Persée, qu’il étoit de leur intérêt de favoriser de toutes leurs forces ou de négliger entièrement, ils firent seulement tout ce qu’il falloit pour irriter les Romains contre eux. On retrouve constamment cette même conduite dans tous les ennemis de la république. Bocchus secourut Jugurtha après que ce prince eut perdu ses états; Tigranes se comporta de même à l’égard de Mithridate; et l’un et l’autre, disent bien sensément tous les historiens, devoient prendre plutôt ce parti, ou ne le prendre jamais. LIVRE SIXIÈME. Dans cette espèce de stupidité où j’ai représenté tous les peuples, la république Romaine auroit manqué d’ennemis, et cessé de faire la guerre, si elle eût attendu, pour prendre les armes, qu’on eût osé l’offenser. De tout temps elle s’étoit fait une loi d’accorder sa protection ou sa médiation à tous ceux qui l’imploroient; mais quand elle fut parvenue à ce degré de puissance qui en imposoit à tous ses voisins, leur docilité à obéir lui persuada qu’elle étoit dépositaire de tous les droits des hommes, et qu’il étoit de sa dignité de former une sorte de tribunal qui jugeroit des querelles des nations. Ce n’est plus comme ennemis, mais comme arbitres, que les Romains firent la guerre. S’élevoit-il un différend entre deux peuples encore libres? le sénat prononçoit quelquefois un jugement sans les consulter, et son ambassadeur, suivi des légions et chargé d’exécuter son décret, arrachoit au vainqueur sa proie, rétablissoit le vaincu dans ses possessions, et apprenoit à l’un et à l’autre qu’ils avoient un maître. Rome décida du sort de toute la terre; les rois, les princes, les ambassadeurs de toutes les nations y parurent en supplians, tantôt pour se justifier, tantôt pour mendier des grâces. Les Romains se seroient contentés de cet empire, et n’en auroient pas abusé, s’ils eussent conservé leurs anciennes mœurs; mais leurs conquêtes, ainsi que je l’ai dit, les enrichirent, et dès que les richesses leur eurent donné du goût pour les voluptés, l’or du monde entier ne leur suffit plus. L’avarice ayant pris dans le cœur du citoyen la place de l’amour de la gloire, l’ambition de la république devint une avidité insatiable de tout piller et de tout opprimer; et sa politique, destinée à servir de nouvelles passions, dut agir par des principes nouveaux. Les Romains, jaloux de la fortune de leurs alliés, la regardèrent comme un vol fait à la leur. Il fallut établir une domination directe sur les provinces, pour les piller plus commodément. Les royaumes de Numidie, de Pergame, de Cappadoce, de Bithinie, dont la faveur de la république avoit fait des puissances considérables, furent détruits. Le sénat fit une espèce de trafic des trônes qui subsistoient encore, créant ou déposant les rois à son gré: les états n’eurent plus de règle fixe de succession. Cette politique abominable, qui détruit pour conserver, fut seule mise en usage. On peut se rappeler dans quelle situation la défaite de Persée fit tomber la Macédoine. Les citoyens les plus distingués en furent exilés; et on la partagea en quatre provinces, entre lesquelles toute sorte de communication fut interdite. Le sort qu’éprouva la Grèce après la prise de Corinthe par Mummius, fut le sort général des alliés. On établit dans les provinces des préteurs qui se crurent tout permis, parce que rien ne pouvoit leur résister; et Rome ne retentit plus que du bruit des concussions que ses officiers exerçoient de toutes parts. Tout pays qui offrit quelque butin à l’avidité des Romains, devint un pays ennemi. Quelques princes assurèrent la tranquillité de leurs sujets, et leur épargnèrent les soins et les fatigues d’une défense inutile, en appelant à la succession de leurs états une république assez puissante et assez corrompue pour faire des injustices sans crainte et sans remords. Florus rapporte que, sous le bruit des richesses de Ptolemée, roi de Chypre, les Romains portèrent un décret par lequel ils s’attribuoient sa succession[132]. «N’importe de vos droits, disoit Sylla à Mithridate; obéissez sans résistance aux lois qu’on vous impose, ou rendez-vous plus fort que nous.» Brennus, qui avoit paru autrefois si barbare aux Romains, en disant que tout appartient aux vainqueurs, auroit-il tenu un autre langage? [132] _Divitiarum tanta fama erat, ut victor gentium populus, et donare regna consuetus, socii vivique Regis confiscationem mandaverit._ (l. 3. c. 9.) Aucun peuple ne put se mettre à couvert des entreprises et des vexations de la république. Quelqu’attentif qu’il fut à ne fournir aucun prétexte de rupture, on lui trouvoit quelque crime dont il falloit le châtier. Qu’on lise dans Tite-Live la harangue que prononça Manlius au retour de son expédition contre les Gallo-Grecs. Furius et Emilius, ses ennemis, vouloient lui faire refuser le triomphe, sous prétexte que la guerre qu’il avoit faite étoit injuste; mais Manlius les confondit aisément, en représentant que les Gaulois avoient autrefois pillé le temple de Delphes, et que cette impiété n’avoit point encore été punie[133]. Si ce trait seul ne peignoit pas assez naïvement le caractère des Romains, on pourroit voir dans Justin qu’ils n’eurent point de honte d’alléguer, comme une raison sérieuse de ce qu’ils prenoient la défense des Acarnaniens contre les Etoliens, que les ancêtres des premiers étoient les seuls peuples de la Grèce qui n’eussent point envoyé de troupes au siége de Troye[134]: c’étoit joindre la raillerie à la violence. [133] _Delphos, quondam commune humani generis oraculum, umbilicum orbis terrarum, Galli spoliaverunt: nec ideo populus romanus his bellum indixit aut intulit._ (Tit. Liv. l. 38.) [134] _Acarnanes adversus Ætolos auxilium Romanorum implorantes, obtinuerunt à romano senatu, ut legati mitterentur, qui denonciarent Ætolis, præsidia ab urbibus Acarnaniæ deducerent, paterenturque esse liberos, qui soli quondam adversus Trojanos auctores originis suæ, auxilia Græcis non miserint._ (l. 28.) On peut être injuste, odieux même à toute la terre par sa tyrannie, et cependant continuer d’être heureux dans ses entreprises quand on peut accabler ses ennemis par des forces supérieures: l’histoire n’est que trop souvent une preuve de cette triste vérité. Après avoir fait des conquêtes par ses vertus, la république Romaine s’agrandit encore malgré ses vices. C’est dans le temps même qu’elle ne pouvoit défendre ses lois contre l’ambition des citoyens, et que son avarice étoit redoutée de tous ses voisins, qu’elle repoussa les efforts de Mithridate et le vainquit, qu’elle fit sa conquête la plus difficile, c’est-à-dire, qu’elle soumit les Gaules, en imposa aux Germains, et pénétra jusque dans la Bretagne. Rome ne cessa point de triompher, parce que ses légions étoient toujours mieux disciplinées et plus aguerries que les armées de ses ennemis; et si ses généraux n’avoient plus de vertus, ils avoient de grands talens. Les factieux, qui aspiroient à la tyrannie, ayant besoin de se faire de la réputation dans la république, et de l’éblouir par des succès pour l’opprimer, ne souffroient point qu’elle fût avilie dans leurs gouvernemens, et la faisoient respecter chez les étrangers. Les Romains, en effet, pleins des passions orgueilleuses que leur donnoient la liberté et leurs conquêtes, conservoient, au milieu de leurs vices, assez de fierté pour vouloir estimer le maître qui les domineroit, et ils ne savoient plus estimer que les talens et les succès militaires. Qu’un magistrat, par les voies sourdes de l’intrigue, eût voulu s’emparer du gouvernement, ce n’eût été qu’un conjuré qu’il étoit aisé de perdre: tels furent les Gracques et Catilina. Que Sylla, afin de se rendre plutôt en Italie, et de se venger du parti de Marius, eût fait un traité honteux avec Mithridate, ses soldats auroient vraisemblablement refusé de le suivre, et il n’auroit trouvé à Rome et dans l’Italie que des ennemis qui l’auroient méprisé. César avoit besoin de conquérir les Gaules pour s’ouvrir le chemin de l’empire. Cette sorte de besoin qu’avoient les généraux de faire de grandes choses, et qui soutint la réputation des armées pendant les troubles de la république, disparut entièrement quand Auguste établit enfin la monarchie. J’ai rendu compte ailleurs[135] pourquoi l’empire n’avoit pas été détruit par la tyrannie de Tibère, de Claudius, de Caligula et de Néron: je prie maintenant de remarquer que si la servitude où ces monstres précipitèrent le sénat et le peuple Romain, s’étoit étendue jusque sur les légions, l’empire, qui n’auroit plus rien conservé de ce qui avoit fait la supériorité de la république sur ses ennemis, seroit allé à sa ruine sans avoir jamais de ces momens heureux, où il parut encore animé par le génie des Scipions et des Emiles. [135] Dans le troisième livre. Les armées se firent craindre des premiers successeurs d’Auguste; et les ménagemens auxquels ces princes se virent contraints à leur égard, laissèrent subsister dans les camps un reste de l’ancien esprit républicain. Le soldat, qui n’étoit pas opprimé, se crut citoyen; et c’étoit-là le seul boulevard de l’empire contre les étrangers. Comme les légions, toujours placées sur les frontières, conservoient l’habitude de la guerre, malgré le relâchement de la discipline, et en venoient souvent aux mains contre les Barbares, elles cultivoient encore plusieurs vertus militaires. Le luxe et le repos ne les énervoient point. Les soldats, en un mot, attachés à leurs exercices, n’avoient besoin que d’obéir à un général habile pour faire encore de grandes choses. Aussi Agricola réduisit-il la Bretagne en province Romaine; et Trajan, vainqueur des Daces, de l’Arménie et des Parthes, porta ses armes jusque sur les frontières des Indes, après avoir subjugué les royaumes d’Assyrie et de Caldée. Les conquêtes mêmes de Trajan dévoilèrent la foiblesse de l’empire; il eût fallu, pour les conserver, plus de talens que pour les faire; et quelque capacité qu’eût Adrien, il les abandonna, pouvant à peine suffire à la multitude d’affaires, dont les vices et la vaste étendue de son empire l’accabloient. Tandis que les peuples du Danube et du Rhin devenoient de jour en jour plus redoutables, comment eût-il été possible de contenir dans le devoir des nations éloignées et puissantes, qui, n’ayant été vaincues qu’une fois, conservoient le désir et l’espérance de secouer le joug? Les Romains regardèrent la nécessité où se trouvoit Adrien, comme l’époque fatale de leur décadence, et crurent que le dieu Terme, qui veilloit sur leurs frontières, retiroit enfin la protection qu’il leur avoit accordée jusque-là. L’empire ne jouit pas long-temps du bonheur de voir régner dans ses armées l’ordre, le courage et la discipline qu’elles devoient à la sagesse de Trajan, d’Adrien et de Marc-Aurèle. A peine les légions disposèrent-elles du trône impérial, que les empereurs, qui ne furent plus que leurs esclaves, ne songèrent qu’à flatter leurs caprices. Les soldats consumèrent en débauches le fruit de leurs rapines et les gratifications abondantes qu’on étoit obligé de leur faire. Amollis par les plaisirs, ou devenus insolens par l’habitude de cabaler et de former des séditions, il ne fut plus possible de les assujettir aux exercices anciens, ni aux travaux de la milice[136]. Les camps, qui étoient autrefois des places fortes, ne furent plus entourés de fossés ni de retranchemens. Les armes parurent trop pesantes, et il fallut permettre de quitter la cuirasse et le casque. Dans ce relâchement général de la discipline, les vertus militaires ne furent comptées pour rien. Les soldats les plus portés à la mutinerie et les plus propres à cabaler, obtinrent les récompenses destinées au seul mérite; et dès que l’intrigue tint lieu de courage, la lâcheté fut impunie. [136] Caracalla recherchoit l’amitié des soldats par les flatteries les plus basses. Ce fut le premier des empereurs qui autorisa par des lois expresses le relâchement de la discipline. C’est alors qu’il se fit une révolution dans la Scandinavie, la Scythie européenne et la Sarmatie. La terre sembla y enfanter des hommes. Soit que les Barbares, qui habitoient ces vastes régions, eussent appris qu’il y avoit dans le midi des terres plus fertiles et un ciel moins sauvage; soit que ce caractère inquiet et martial, qui, dans tous les temps, avoit transporté leurs colonies dans les pays les plus éloignés, eût fait des progrès et fût devenu l’esprit dominant et général de leurs nations; tous les jours il sortoit de ces climats de nouveaux peuples, qui, ravageant tout sur leur passage, vinrent fondre sur les terres de l’empire. Goths, Gepides, Alains, Messagettes, Vandales, Sarmates, Scythes, etc. rien ne pouvoit résister à ces Barbares, qu’aucun péril n’étonnoit, et qui sembloient se reproduire après leurs défaites. La gloire à laquelle ils aspiroient, c’étoit de se charger de butin. Ce qu’ils rapportoient chez eux, y excitoit une émulation générale; ainsi les ravages qu’une province Romaine avoit soufferts n’en annonçoient que de plus grands encore. Domitien avoit acheté honteusement la paix des Daces. Adrien, déjà vieux quand les Alains et les Messagettes firent une irruption dans la Médie, l’Arménie et la Cappadoce, et n’osant peut-être confier à aucun de ses généraux les forces nécessaires pour chasser ces Barbares, les engagea par des présens à sortir des provinces qu’ils avoient pillées. Ces exemples pernicieux ne furent que trop suivis par des princes, plus occupés à perdre un révolté qui leur disputoit la couronne, que de la gloire et du salut de l’empire. Dès que les peuples du Nord virent qu’il suffisoit de menacer les Romains pour s’enrichir, ils firent tous les jours de nouvelles entreprises. Tous les jours on apprenoit qu’ils étoient entrés dans quelques provinces de l’empire, et tous les jours il falloit traiter avec eux pour les renvoyer. A ces Barbares, appaisés par des présens, il succédoit d’autres Barbares aussi avides que les premiers; et on ne pouvoit compter sur la foi des traités, parce que ces peuples formoient des nations ou des tribus indépendantes. Ce qu’on traitoit avec les unes n’engageoit point les autres, et puisque toutes les richesses de l’empire n’auroient pas suffi à en contenter une partie, et qu’il étoit impossible de faire des conventions avec toutes, il falloit faire un effort, et, s’il se pouvoit, les intimider en exterminant la première qui auroit ravagé une province. Les Romains auroient transporté leurs principales forces sur le Danube et le Rhin, et mis à couvert les pays exposés aux insultes des Barbares, si, dans le même temps, il ne s’étoit élevé en Asie un ennemi assez puissant pour empêcher de dégarnir ses frontières de ce côté-là. Le royaume des Parthes, autrefois si redoutable, même pour les armées Romaines[137], avoit commencé à décheoir de sa réputation depuis la bataille célèbre, où les troupes d’Orodes, sous le commandement de Pacorus, furent entièrement défaites par Ventidius. Phrahate, qui, peu de temps après, monta sur le trône, n’étoit pas propre à relever le courage de ses sujets; ce prince, timide et cruel, vit ses états se partager en différens partis, et les révolutions qu’il éprouva l’avoient tellement accoutumé à se défier de sa fortune, qu’Auguste, s’étant transporté en Asie pour en régler le sort, le contraignit par de simples menaces à lui rendre les enseignes Romaines prises sur Crassus et sur Antoine[138], et à lui donner ses propres fils pour otages de la paix. [137] _A Romanis quoque, trinis bellis, per maximos Duces, florentissimis temporibus, soli ex omnibus gentibus non pares solum, verum etiam victores fuere._ (Just. l. 41.) [138] _Finito Hispaniensi bello, cum in Syriam ad componendum Orientis statum venisset_ (Augustus), _metum Phrahati incussit, ne bellum Parthiæ vellet inferre. Itaque tota Parthia captivi ex Crassiano sive Antonii exercitu recollecti, signaque cum is militaria Augusto remissa sed et filii nepotesque Phrahatis obsides Augusto dati: plusque Cæsar magnitudine nominis sui fecit, quam armis alius imperator facere potuisset._ (Just. l. 42.) Un peuple tel que les Parthes, qui doit moins son courage à la sagesse de ses institutions politiques qu’à la barbarie de ses mœurs[139], ne pouvoit commencer à décheoir sans se ruiner entièrement. Passant des vices qui rendent féroces à ceux qui amollissent, les Parthes furent vaincus par Trajan; ils ne reconquirent point leur indépendance, elle leur fut rendue par Adrien, et leur monarchie se trouva enfin réduite à un tel point de foiblesse, qu’il suffit d’une émeute pour la renverser. Un Perse, nommé Artaxerce, qui jouissoit dans sa nation d’un grand crédit, excita quelques mouvemens de révolte, qui, n’étant pas réprimés assez promptement[140] donnèrent l’espérance aux séditieux de secouer le joug des Parthes. Artaban fut vaincu et tué dans une bataille qu’il livra aux rebelles, et cet événement produisit une révolution singulière dans l’esprit des Perses. Leur victoire éleva leur courage, ils se crurent destinés à faire de grandes choses; et leur nouvelle monarchie, aussi redoutable que celle des Parthes l’étoit peu, reprit sous ses nouveaux rois la même ambition qu’avoient eu les successeurs de Cyrus. Elle regarda l’Asie comme son ancien domaine, et traitant les Romains d’usurpateurs, forma le plan de les repousser en Europe. [139] _Exercitum non ut aliæ gentes liberorum, sed majorem partem servorum habent.... Hos equitare et sagittare magna industria docent.... nec pugnare diù possunt: cæterum intolerandi forent, si quantus his impetus est, vis tanta et perseverentia esset.... carne non nisi Venatibus quæsita vescuntur.... ingenia genti tumida, seditiosa, fraudulenta, procacia... semper aut in externos, aut in domesticos motus inquieti. Principibus metu non pudore parent._ (Just. l. 41.) [140] Cette révolution arriva sous le règne de l’empereur Alexandre Sévère, l’an de J. C. 226. Si l’Empire, après avoir été gouverné par des hommes aussi méprisables que Caracalla, Macrin, Héliogabale, Maximin, Pupien, Balbin, Gallus, etc. ne succomba pas sous Gallien, prince imbécille et voluptueux, dont le règne fut troublé par la révolte de toutes les armées, c’est que les Perses, voulant conserver les pays dont ils s’empareroient, ne s’étendoient que de proche en proche, et que les peuples du Nord, sans idée de conquêtes et d’établissemens, ne songeoient encore, en faisant la guerre, qu’à rapporter dans leurs forêts les dépouilles des provinces Romaines. Sous la conduite des empereurs Claude, Aurélien et Probus, l’empire sembla reprendre quelque vigueur. Le premier remporta de grands avantages sur les Goths et les Germains. Le second se transporta par-tout où les besoins de l’empire demandoient sa présence, vainqueur sur les bords du Danube et du Rhin, la fortune l’accompagna en Asie et en Egypte. Probus triompha des Barbares en Dalmatie et dans la Thrace, les força de se retirer au-delà du Neker et de l’Elbe, et contraignit les Perses à ne pas troubler le repos de l’Orient. Deux causes contribuèrent aux succès de ces empereurs: l’une que l’empire, quelqu’épuisé qu’il fût par les désastres qu’il avoit éprouvés, pouvoit cependant encore fournir aux frais de la guerre; et l’autre, qu’il étoit aisé à ces princes de lever des armées nombreuses. Comme la condition des soldats étoit la seule heureuse depuis que les armées disposoient de la dignité impériale, et que prendre le parti des armes, c’étoit changer sa qualité d’esclave en celle d’oppresseur et de tyran, l’empire trouvoit toujours à sa disposition plus de milice qu’il n’en avoit besoin. Mais tout devoit bientôt changer de face, et quand l’empire auroit continué d’obéir à des princes aussi habiles que ceux dont je viens de parler, la chûte n’auroit pas été moins inévitable. Ce que firent ces empereurs, ils n’auroient pu l’exécuter s’ils fussent montés sur le trône un siècle plus tard, c’est-à-dire, après que Dioclétien, en réglant que l’empire seroit désormais gouverné par deux empereurs et deux Césars, eût accoutumé les légions à obéir. Les armées n’étant plus en état de déposer les empereurs, de piller les peuples, et de se faire donner arbitrairement des gratifications, le sort des soldats ne fut plus envié, et personne ne voulut porter les armes. Les citoyens les plus distingués par leur naissance n’ambitionnèrent que les magistratures, ou ne voulurent être que courtisans sous des empereurs qui s’amollirent sur le trône dès qu’ils ne craignirent plus de le perdre, et qui consommèrent en peu de temps les richesses échappées à l’avidité des Barbares. A l’égard du peuple, quoiqu’accablé sous le poids des impositions et des charges publiques, il préféroit l’oisiveté et la pauvreté de ses maisons aux périls laborieux de la guerre. Les légions n’étoient plus composées que d’hommes enlevés avec violence de leur famille; et, sans que j’en avertisse, on doit sentir que les armées perdirent ce reste de courage qu’elles avoient conservé jusque-là. Dans cette extrémité, les empereurs, pour ne pas laisser l’empire ouvert aux incursions de ses ennemis, traitèrent avec quelques tribus de Barbares, qui, de leur côté, ne subsistoient qu’avec peine, depuis que les provinces Romaines, épuisées et presque désertes, n’offroient plus qu’un butin médiocre à leur avarice. Ces princes les prirent d’abord à leur solde pour quelqu’expédition particulière, et les reçurent ensuite sur les terres de leur domination comme auxiliaires, et s’en firent un boulevard contre les autres Barbares. Ce n’est qu’avec le secours des Goths que Dioclétien même pacifia l’Egypte, et que Maximien battit les Perses, pénétra dans les états de Sapor, et réduisit ce prince à demander la paix. Il est certain, dit Jornandès, que sans les Barbares, qui combattirent pour les Romains, jamais les empereurs n’auroient, depuis Dioclétien, pu former d’entreprises considérables; mais il est encore plus certain que cette ressource devoit enfin être fatale à l’empire. Ces auxiliaires conservoient leurs coutumes, leurs lois, leur indépendance; et plus ils sentirent de quelle importance étoient leurs services, plus ils durent mépriser les empereurs. L’indocilité des uns, la fierté des autres nourrissoient entr’eux des défiances continuelles. Les différends étoient fréquens, et si l’on en venoit à une rupture, quels redoutables ennemis ne devoient-ce pas être pour l’empire, que ces Barbares dégoûtés de la vie errante, qui connoissoient l’avantage d’un établissement solide, et qui, ne faisant plus la guerre comme leurs pères, avoient appris des généraux Romains même l’art de les vaincre? Telle étoit la situation de l’empire lorsque Constantin parvint au trône. Avec quelques talens pour la guerre, qu’il n’employa qu’à perdre ses ennemis particuliers, et non pas ceux des Romains, il n’eut aucune qualité propre au gouvernement. Dupe de ses ministres et de ses favoris, qui abusoient de sa foiblesse, il ne vit que par leurs yeux. Une inquiétude naturelle le faisoit continuellement agir, mais souvent sans fruit. S’il paroissoit occupé par de grands projets, il les avoit conçus en homme présomptueux et vain, et les exécutoit en politique médiocre. Quoique plusieurs écrivains aient prodigué à ce prince les plus grands éloges, il contribua cependant plus que tout autre à avancer la ruine de l’empire. Il augmenta, il est vrai, les armées de dix légions, et fit construire quelques forts sur les frontières; mais il anéantit ce qui restoit de discipline et de courage dans les armées. Comme on avoit tenu jusque-là les soldats dans des camps en présence de l’ennemi, l’habitude du danger et de combattre avoit entretenu une sorte d’habitude d’être brave; quand Constantin les retira des frontières pour les mettre en garnison dans les villes et dans le cœur des provinces, ils y furent mauvais citoyens, et par les vices nouveaux qu’ils y contractèrent, devinrent incapables de porter les armes. C’étoit bien mal connoître les intérêts de l’empire que de construire une nouvelle capitale, tandis qu’il étoit si difficile de conserver l’ancienne, de perdre des sommes immenses à bâtir une ville superbe, tandis que l’empire, épuisé par tous les fléaux qu’il éprouvoit, pouvoit à peine entretenir des armées. Bisance, à laquelle Constantin donna son nom, devint la rivale de Rome, ou plutôt lui enleva tout son éclat et ses forces, et l’Italie tomba dans le dernier abaissement. La misère la plus affreuse y régna au milieu des maisons de plaisance et des palais à demi-ruinés que les maîtres du monde y avoient autrefois élevés. Toutes les richesses passèrent en Orient; les peuples y portèrent leurs tribus et leur commerce. L’Occident cependant supportoit tout le poids des Barbares; au lieu de l’affoiblir ainsi, il eut, au contraire, fallu lui donner de nouvelles forces. Une suite encore plus fâcheuse du projet de Constantin, ce fut de diviser l’empire d’une manière plus marquée qu’il n’avoit été jusque-là. Ses successeurs, d’abord jaloux les uns des autres, s’accoutumèrent à croire qu’ils avoient des intérêts différens, et bientôt il y eut des guerres entr’eux. Les empereurs d’Orient, dans la crainte d’irriter les Barbares, et de les attirer sur leurs domaines, n’osèrent donner aucun secours à l’Occident. Ils lui suscitèrent même quelquefois des ennemis; ils donnèrent une partie de leurs richesses aux Vandales, aux Goths, etc. pour acquérir le droit de consumer l’autre dans les plaisirs, tandis que ces peuples portoient leurs armes jusque dans le sein de l’Italie. Si on a eu raison de dire que les hommes seroient heureux quand ils seroient gouvernés par des philosophes, quelle prospérité ne devoit pas répandre sur l’empire la nouvelle religion que professa Constantin, si la grâce, qui éclaira son esprit sur les erreurs du paganisme, eût triomphé des vices de son cœur? Mais Constantin, chrétien, fut bien inférieur en vertus à Marc-Aurèle, païen. Ce que les législateurs les plus profonds et les philosophes les plus sages n’avoient pu faire, la publication de l’évangile l’avoit produit; et les chrétiens, élevés au-dessus de toutes les foiblesses de l’humanité, pratiquèrent sans effort ce que l’impuissant stoïcisme se contentoit de conseiller. Une religion aussi pure que le christianisme, et qui, en ordonnant la pratique de toutes les vertus, donnoit aux ames les plus foibles la force d’obéir à ses préceptes, devoit purger l’empire de tous les vices qui hâtoient sa ruine. On ne devoit plus voir que de bons citoyens; et les empereurs, désabusés de ces apothéoses absurdes, qui n’avoient servi qu’à les rendre plus méchans, apprenoient qu’il y a un être suprême, devant qui la subordination des choses politiques disparoît; que les hommes de la condition la plus vile étoient leurs frères; qu’ils devoient se sacrifier au bien de la société, et qu’il n’y a de grand et de sage que ce qui est juste. Malheureusement les chrétiens commençoient à ne plus conserver leur premier caractère, depuis que leur doctrine s’étoit prodigieusement étendue; et ils furent moins attentifs encore sur eux-mêmes, en voyant leur religion devenir le culte dominant et favorisé. Le repos dont ils jouirent leur fit croire qu’ils avoient moins besoin de courage, et dès lors les bienfaits de Constantin devinrent plus funestes que les persécutions de ses prédécesseurs. Les ministres de l’évangile retenoient l’ancienne austérité des mœurs; mais, par je ne sais quel préjugé, ils voulurent prêter à l’ouvrage de Dieu les secours d’une prudence toute humaine; pour étendre plus promptement la religion, ils en adoucirent le joug. Cette condescendance les rendit incapables de porter toute entière dans la cour des empereurs cette morale divine, dont ils devoient être les apôtres. En déguisant aux autres ses préceptes, ils s’aveuglèrent eux-mêmes, et les vices qu’ils ménageoient, les infectèrent enfin. L’orgueil prit la place de l’humilité; on oublia que l’évangile ne prêche que la douceur, la patience et la charité. Au lieu de continuer à remercier Dieu d’avoir été choisi pour l’honorer suivant le culte qu’il exigeoit, et à le prier de dessiller les yeux de ceux qui étoient encore dans l’erreur, les chrétiens, armés du pouvoir du prince, semblent vouloir rendre à l’idolâtrie une partie des maux qu’elle leur a fait souffrir. Constantin fit abattre les temples les plus célèbres des faux dieux, défendit les sacrifices, et abolit les solennités des fêtes païennes. Bientôt on expose les idoles à la dérision publique. On les mutile, et le zèle imprudent que les écrivains ecclésiastiques reprochent à l’évêque Théophile, à l’égard des Egyptiens et de la fameuse statue de leur dieu Sérapis, ne fut que trop commun; et en aigrissant les esprits, leur fit oublier jusqu’aux lois les plus communes de l’humanité. Il seroit difficile de peindre tous les maux que produisit dans l’empire la rivalité de deux religions, dont les sectateurs se regardoient réciproquement comme des impies et des sacriléges. Les injustices et les violences auxquelles on n’étoit que trop accoutumé par un gouvernement arbitraire, devinrent d’autant plus fréquentes, qu’en ne travaillant qu’à satisfaire ses haines, son avance et son ambition, on croyoit ne défendre que les intérêts de sa religion. Batailles perdues, provinces ravagées par les Barbares, ou quelqu’autre fléau, tel que la peste ou la famine; les païens triomphoient de toutes ces calamités publiques, parce qu’ils les reprochoient aux chrétiens, ou qu’ils les regardoient comme autant d’avertissemens salutaires qui frapperoient enfin les empereurs, et les rameneroient au culte des dieux qui avoient rendu les Romains maîtres du monde. Pour comble de maux, Dieu permit que la vérité ne fût pas le partage de tous ceux qui adoroient sa croix. Les chrétiens furent partagés sur les dogmes les plus essentiels; et chaque parti, tour-à-tour favorisé par un prince de sa communion[141], fit à ses ennemis une guerre cruelle, et aussi funeste au bien temporel de l’empire, que contraire aux principes de la religion. [141] Je ne parle pas de Julien, qui, pour rétablir l’idolâtrie et ruiner le christianisme, fit tout ce que peut imaginer la politique la plus adroite. Constante favorisa l’arianisme, et Jovien la doctrine du concile de Nicée. Valens fait la guerre aux catholiques; et Gratien, de même que Valentinien, aux hérétiques, &c. Ce qui retarda encore, dans ces circonstances, la ruine entière des empereurs, c’est que les Barbares tournèrent leurs armes les uns contre les autres. En effet, Ermaneric, roi des Goths, auroit subjugué l’empire, s’il y eût remporté les avantages qu’il obtint en Germanie. Plusieurs historiens l’ont comparé à Alexandre. Il soumit une foule de peuples, dont la plupart n’ont plus été connus. Il étendit ses conquêtes depuis le Danube, jusqu’à la mer Baltique, et régna ainsi sur la Germanie, la Scythie d’Europe et la Sarmatie. Ce prince étoit prêt à fondre sur les provinces de l’empire avec les forces réunies des Barbares, lorsqu’il fut arrêté dans son entreprise par un événement imprévu. Jornandès rapporte que quelques jeunes Huns, chassant près des Palus Méotides, poursuivirent une biche qui se lança dans l’eau, et leur enseigna un gué à travers des marais qu’ils regardoient comme une mer immense et impraticable. Ces chasseurs, étonnés de trouver une nouvelle terre où ils croyoient que le monde finissoit, retournèrent dans leur pays; ils y racontèrent leur aventure, qui piqua la curiosité des Huns; et ce gué, dont on avoit fait l’épreuve, devint bientôt un chemin par lequel toute leur nation fondit de l’Asie dans l’Europe. Ces peuples étoient horribles à voir, et portoient, sous des traits à peine humains, toute la férocité des ours et des tigres. Dans un temps même où toutes les nations étoient souillées par les cruautés les plus atroces, les Huns furent regardés comme des monstres. Pour l’honneur de l’humanité, on refusa à ce peuple exterminateur une origine commune aux autres hommes; on publia qu’il étoit né des embrassemens des démons et de ces magiciennes que Filimer, cinquième roi des Goths, avoit chassées de ses états, et qui s’étoient retirées dans les déserts du Caucase. Alipzures, Alcizures, Itamares, Toncasses, Boïsques, Alains, tous les peuples de la Scythie Européenne, furent vaincus. Les ravages des Huns produisent d’abord un effet favorable à l’empire, parce qu’ils ruinèrent la puissance énorme des Goths, et que, dans la consternation où se trouvoit la Germanie, elle songeoit moins à envahir et à piller les provinces Romaines, qu’à se défendre contre ses nouveaux ennemis. Mais quand des succès, toujours nouveaux, firent enfin regarder les Huns comme une nation invincible, les Barbares abandonnèrent leurs habitations pour éviter le joug dont ils étoient menacés, et se virent poussés sur les terres de l’empire. Les Visigoths demandèrent à l’empereur Valens[142], et obtinrent la Moésie inférieure pour leur servir de retraite; et les Vandales, les Suèves et une tribu d’Alains, passèrent le Rhin, et s’établirent dans les Gaules par droit de conquête. [142] Les Goths ne formèrent qu’une nation jusqu’au temps de l’irruption des Huns en Europe. Ceux qui habitoient les provinces Orientales de leur domination s’appelèrent Ostrogoths, c’est-à-dire, Goths d’Orient. Ceux des provinces Occidentales se nommoient Visigoths, c’est-à-dire, Goths d’Occident. Ils composèrent deux nations séparées et indépendantes, depuis que les premiers furent subjugués par les Huns, et que les seconds se furent réfugiés dans la Moésie; mais se souvenant toujours de leur origine commune, ils se regardèrent comme frères et alliés. Les historiens rapportent que Stilicon, favori et ministre, et par conséquent tyran d’Honorius, las de régner sous le nom de ce prince imbécille, aspiroit à s’emparer de l’empire, et que, pour y réussir, il invita les Vandales, les Alains et les Suèves à entrer dans les Gaules, après avoir tout disposé de façon que ces Barbares pussent s’y établir sans obstacle. Ce ministre infidelle, ajoutent les historiens, se flattoit que dans la confusion où cet événement jetteroit l’empire, les Romains lui déféreroient, ou à son fils Eucherius, le trône d’Honorius. Si Stilicon forma ce projet, c’étoit un homme, s’il est possible, encore plus méprisable par l’esprit que par le cœur, et l’histoire ne le dit point. Pouvoit-il penser que les Romains fussent assez insensés pour punir Honorius seul des succès des Barbares, tandis qu’il étoit notoire que ce prince n’étoit qu’un automate paré des ornemens impériaux? L’empereur n’étoit coupable que des fautes de son ministre; personne n’en doutoit dans l’empire, et en le punissant, on eût récompensé le ministre: quelle absurdité! Je ne saurois me prêter aux vues politiques qu’on suppose à Stilicon; pour usurper l’empire, il devoit, au contraire, le faire triompher de ses ennemis. Pourquoi ne pas croire que les Barbares, qui entrèrent dans les Gaules sous son ministère, prirent ce parti[143], parce qu’ils craignoient moins les Romains que les Huns; et qu’ils s’établirent dans leur conquête, parce que les Gaules valoient mieux que la Germanie, et qu’en repassant le Rhin, ils auroient retrouvé les Huns qu’ils avoient voulu éviter? [143] J’aurois pu faire ici cent argumens pour justifier Stilicon; mais ce que j’ai dit suffit, si je ne me trompe, pour les personnes sensées. Cette fameuse irruption des Vandales dans les Gaules arriva l’an de J. C. 406. Tandis que les Vandales commençoient à établir leur domination sur l’Espagne, il se forma dans la Moésie un orage qui menaçoit la capitale même de l’empire; les Visigoths, à qui Valens avoit ouvert un asyle, conservèrent leurs mœurs, leurs usages, leurs lois, et il n’en fallut pas davantage pour les rendre suspects à des princes accoutumés à tout craindre, et d’autant plus jaloux des respects dus à leur dignité, qu’ils voyoient sensiblement diminuer leur puissance. Tous les jours on se faisoit de part et d’autre quelqu’injure, et les esprits étoient déjà extrêmement aigris, lorsqu’il survint une famine dans la Moésie. Les ministres de l’empire crurent qu’il falloit profiter d’une occasion si favorable, pour faire périr la nation entière des Visigoths. Les officiers Romains, dit Jornandès, abusant indignement de la situation malheureuse de ces Barbares, leur vendoient à un prix excessif, non pas des alimens ordinaires, mais les chairs infectes des chiens et des chevaux. La dureté fut poussée à un tel point, qu’il fallut donner un esclave pour avoir un pain, et dix livres d’or pour un agneau. On exigea enfin des Visigoths qu’ils échangeassent leurs propres enfans contre des alimens; et à tant d’horreurs, on joignit celle de vouloir assassiner tous les chefs de leur nation en les rassemblant par un festin. Les Visigoths, indignés, se choisirent un roi pour se mettre en état de se venger. Ils alloient ravager l’Orient, comme les Vandales, les Alains et les Suèves ravageoient l’Occident; mais Rufin, qui gouvernoit Arcadius, eut recours à une politique bien différente de celle qu’on reproche au ministre d’Honorius; il appaisa les Visigoths par des présens; et soit qu’il voulût se débarrasser pour toujours de ces hôtes dangereux, soit qu’il ne cherchât qu’à inquiéter Stilicon, son ennemi personnel[144], il les invita à se tourner du côté de l’Italie, où ils trouveroient un butin immense. Ils pénétrèrent jusqu’à Ravenne, sous la conduite de leur roi Alaric, et ce prince proposa à Honorius de confondre ses sujets avec les Romains, pour ne former qu’un seul peuple, ou de décider, par un combat, du sort des deux nations. L’empereur, instruit par l’expérience de ses prédécesseurs du danger attaché à l’alliance des Barbares, ou qui ne cherchoit peut-être qu’à tromper ses ennemis, éluda la proposition d’Alaric, en lui offrant de lui abandonner en propre les Gaules et l’Espagne. [144] Stilicon, au rapport des historiens, prétendoit que Théodose, surnommé le Grand, l’avoit nommé régent des deux empires: il avoit dessein, dit-on, d’aller en Orient pour y faire reconnoître ses droits et déposséder Rufin. Quoique Honorius dût s’estimer heureux de chasser les Visigoths d’Italie, par la cession de deux provinces démembrées de l’empire, depuis que les Vandales, les Suèves et les Alains s’y étoient établis, Stilicon les suivit, et, croyant les surprendre, les attaqua au pied des Alpes Cociennes. Les Barbares, résolus à périr plutôt qu’à laisser impunie la perfidie du général Romain, combattirent avec fureur. Ils taillèrent en pièces leurs ennemis, et revenant sur leurs pas, se répandirent dans l’Italie, s’approchèrent de Rome, l’attaquèrent et la prirent d’assaut. Ces succès des Visigoths, des Vandales, des Suèves, des Alains, etc. quelque grands qu’ils fussent, n’étoient pas cependant comparables à ceux qu’avoient faits les Huns, quand Attila se trouva seul maître de leur monarchie[145]. Ce prince, digne par ses talens d’être l’admiration du monde, s’il n’en eût été l’effroi par les ravages qu’il y fit, avoit toutes les qualités d’un grand homme, mais à la manière d’un Barbare, né dans une nation farouche et sans mœurs. Son courage, sa prudence, sa cruauté, sa perfidie, sa confiance, tout avoit également réussi à son ambition. Jusqu’alors les Barbares n’avoient paru que comme des aventuriers qui agissoient par inquiétude, qui faisoient la guerre sans objet, qui renonçoient à une entreprise sans motif, qui se servoient sans choix des premiers moyens que la fortune leur offroit, qui commençoient tout et ne finissoient rien. Attila se fit un plan suivi d’agrandissement, et devint d’autant plus redoutable, qu’en combattant à la tête d’un peuple téméraire, féroce et tempérant, il employoit contre ses ennemis la ruse et l’adresse la plus subtile. Il traînoit à sa suite toutes les nations barbares soumises à sa domination. Les rois des Gepides et des Ostrogoths étoient ses ministres; pour les rois des peuples moins célèbres, ils étoient confondus dans la foule de ses courtisans, composoient sa garde, ou étoient destinés à porter ses ordres. Nul faste, nulle mollesse, nul de ces vices qui énervent l’ame, n’avoient corrompu cette cour sauvage, parce que son maître, laborieux et infatigable, croyoit n’avoir rien fait pour sa gloire, tant qu’il lui restoit quelque nation à subjuguer. Une cabane étoit son palais; il y recevoit les ambassadeurs de Théodose et de Valentinien, qu’il traitoit en sujets sans les avoir vaincus[146]. [145] Attila partagea d’abord la couronne avec son frère Bleda; il se défit de ce prince en 444 pour régner seul. [146] _Votre maître et le mien_, disoient les ambassadeurs d’Attila, en parlant aux empereurs. Théodose II, s’engagea à payer à Attila un tribut de mille livres d’or par an. Ce prince se seroit vu le maître du monde, s’il n’eût été défait à cette célèbre bataille où les Romains et les Visigoths unis, combattirent dans les plaines Catalauniques, secondés de plusieurs autres nations qui n’avoient qu’un même intérêt[147]. Les vainqueurs ne profitèrent pas de leur victoire pour accabler Attila, peut-être ne le purent-ils pas, quoique plusieurs historiens prétendent qu’Aétius le ménagea, dans la crainte que s’il succomboit entièrement, les Visigoths ne devinssent trop entreprenans, et ne voulussent asservir l’empire pour récompense de l’avoir délivré des Huns. Quoiqu’il en soit, Attila répara promptement ses forces, et quand on le croyoit vaincu, il reparut plus redoutable que ne l’auroient été les Visigoths, après sa ruine entière. Il pénètre en Italie, ravage tout sur son passage, et Rome ne dut son salut qu’à une sorte de préjugé, par lequel les Barbares regardoient cette ville comme sacrée, et aux larmes du pape Léon, dont l’éloquence toucha le cœur d’Attila. [147] Jornandès met au nombre de ces alliés plusieurs tribus de Francs et de Sarmates: les Armoritains, les Litiens, les Bourguignons, les Saxons, les Riparioles, les Ibrions, les Celtes, les Allemands. Je ne m’étendrai pas davantage sur les calamités de l’empire d’Occident; tous les jours, il perdit quelqu’une de ses provinces. L’Italie, déjà ravagée deux fois, éprouva encore la fureur de Genseric, roi des Vandales; et Rome elle-même devint enfin la proie d’Odoacre, roi des Erules, qui détrôna Augustule, le dernier des empereurs d’Occident[148], le relégua dans un fort de la Campanie, et qui lui-même se vit bientôt enlever sa conquête par Théodoric, roi des Ostrogoths[149]. Il ne faut pas douter que l’empire d’Orient n’eût subi promptement le même sort que l’empire d’Occident, si, à la mort d’Attila, la formidable monarchie des Huns ne se fût divisée en plusieurs parties indépendantes les unes des autres. Les peuples qui avoient perdu leur liberté, la recouvrèrent; ils se firent la guerre, et, entraînés par l’exemple des Barbares qui les avoient précédés, ils se portoient plus volontiers sur le Rhin que sur le bas Danube. D’ailleurs, le Nord et les deux Scythies se trouvoient épuisés. Après tant de guerres qui avoient fait périr des milliers innombrables d’hommes, les Barbares ne se foulant plus les uns les autres, commençèrent bientôt à se trouver plus à leur aise; leurs conquêtes adoucirent leurs mœurs, et ils prirent une situation plus tranquille. A l’égard du royaume de Perse, dont j’ai parlé au commencement de ce livre, et qui fut d’abord une puissance formidable aux Romains, ce n’étoit plus qu’une monarchie méprisée de ses voisins, ou du moins qui ne pouvoit leur causer aucune alarme. Ce que la révolution avoit inspiré de courage, de force, de vertus aux Perses, avoit disparu dès que leurs rois, affermis sur le trône, devinrent despotiques et voluptueux. [148] On compte 503 ans de l’époque où Octave fut reconnu Auguste, jusqu’au temps qu’Augustule perdit l’empire... Cet événement arriva l’an de J. C. 476. [149] La monarchie des Erules ne subsista que quatorze ans. Théodoric fonda la monarchie des Goths en Italie. Ces Goths avoient recouvré leur indépendance à la mort d’Attila. L’empire d’Orient avoit besoin d’avoir des ennemis si foibles pour ne pas succomber. Epuisé par les tributs immenses qu’il avoit payés aux Barbares, il n’étoit pas en état d’entretenir cinquante mille hommes de troupes, et ses armées avoient toujours été encore moins braves, et moins disciplinées que celles d’Occident. Zenon, livré à toutes sortes de vices et de débauches, cruel, avare, lâche, méprisé de ses sujets, et exerçant une proscription terrible sur les grands de l’empire, dans l’espérance insensée de faire périr son successeur, étoit-il plus capable qu’Augustule de conserver sa couronne? Anastase, son successeur, eut les mêmes vices, et son règne fut continuellement agité par les séditions et les révoltes des Eutichiens qu’il favorisoit, et des Orthodoxes dont il cherchoit à corrompre la doctrine. Justin, qui lui succéda, n’eut aucun talent, et porta sur le trône la bassesse d’ame que lui avoit donné une éducation digne de la naissance la plus vile. On juge sans peine quelle devoit être la situation de l’empire, quand Justinien parvint au trône, dont il s’étoit ouvert le chemin par l’assassinat infame de Vitalien. Ce prince, aussi méprisable que ceux que je viens de nommer, se laissa gouverner par sa femme Théodora, qu’il avoit prise sur le théâtre, où elle s’étoit long-temps prostituée, et qui conserva sous la pourpre tous les vices d’une courtisanne. Il vendit les lois[150], la justice et les magistratures. Tel étoit Justinien, et c’est cependant sous son règne que l’empire parut en quelque façon sortir de son néant, et reconquit l’Afrique sur les Vandales, et l’Italie sur les Goths. [150] C’est avec ces couleurs que Procope peint Justinien dans son histoire secrète, tandis qu’il lui donne ailleurs de grands éloges. Le président de Montesquieu, dans ses _considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains_, chap. 20, se déclare en faveur de l’histoire secrète de Procope, que quelques écrivains ne regardent que comme un recueil de calomnies. Après avoir lu les réflexions de ce critique, dont le génie éclaire et guide toujours l’érudition, on ne peut s’empêcher de croire avec lui que la législation de Justinien ne fût un vrai brigandage, et que pour de l’argent, il ne vendît des lois à tous ceux qui en avoient besoin. Ces conquêtes furent l’ouvrage de Bélisaire et de Narsès. Tous deux étoient grands hommes de guerre; tous deux avoient les qualités propres à se faire respecter, craindre et aimer de leurs soldats; tous deux, quoique sous un règne où la vertu étoit méprisée, aimoient la gloire, leur patrie et le bien public. Narsès, en un mot, seroit peut-être égal à Bélisaire, si, au lieu d’appeler les Lombards en Italie, pour se venger de la disgrace où il tomba sous le règne de Justin II, il eût su vaincre son ressentiment, mépriser ses ennemis, plaindre l’aveuglement ou l’ingratitude de son maître, et se contenter de le rendre odieux, en sachant être malheureux. C’est un étrange spectacle que présente l’empire! A ne juger que par les événemens, on le croiroit à la fois près de sa ruine, et au comble de la gloire. Il triomphe en Afrique et en Italie, parce que Bélisaire et Narsès y commandent. En Asie, où rien ne remédie à sa foiblesse et ne supplée à ce qui lui manque, il consent à payer aux Perses un tribut annuel de cinquante livres d’or. Quelques talens, cependant, qu’eussent ces deux capitaines célèbres, jamais avec les seules ressources que leur fournissoit l’empire, ils n’auroient conquis l’Afrique et l’Italie, si les Vandales et les Goths, terribles quand ils avoient fait leurs conquêtes, avoient été assez sages pour s’y affermir. Procope nous représente les Vandales établis en Afrique, comme un peuple, qui, après la mort de Genseric, s’étoit abandonné à toutes les voluptés. Ils passoient les journées entières dans des bains parfumés ou au théâtre. Leurs habits étoient tissus d’or et de soie; ils étaloient sur leurs tables le luxe le plus élégant et le plus recherché; ils n’habitoient que des palais somptueux, des jardins délicieux. Sans avoir des mœurs aussi efféminées, les Goths avoient beaucoup perdu de leur courage. L’Italie les avoit amollis, comme les Gaules avoient corrompu les Visigoths, que vainquirent les Français; et l’on sait avec quel mépris en parlent les historiens[151]. [151] Grégoire de Tours nous peint les Goths comme des lâches. _Ut Gotthorum pavor mos est... Cum secundum consuetudinem Gotthi terga vertissent._ Ils n’étoient point tels quand ils s’établirent dans les provinces de l’empire. Bien loin que les Barbares songeassent à ne faire qu’une seule nation avec les peuples chez lesquels ils s’établissoient, ils les dépouilloient d’une partie considérable de leurs biens[152], et ruinoient la forme de leur gouvernement[153]. [152] Procope dit que Genseric enleva aux principaux citoyens d’Afrique leurs terres et leurs esclaves, que les biens des Vandales furent exempts de toute charge, et qu’il exigea, au contraire, des contributions si fortes des naturels du pays, que ces malheureux, en travaillant beaucoup, pouvoient à peine les acquitter. Les Ostrogoths s’étoient emparés en Italie d’un tiers des terres. Dans les Gaules, les Visigoths prirent deux tiers des terres, et les Bourguignons la moitié, avec un tiers des esclaves. [153] Les Barbares, en s’établissant sur les terres de l’empire, détruisoient la forme de gouvernement établie par les empereurs. Elle étoit trop compliquée pour des hommes qui n’avoient presque point encore d’idées de politique. Il n’y a au monde que l’abbé du Bos qui ait pu se persuader que Clovis, en s’emparant des Gaules, ne fit que se mettre au lieu et place des empereurs, sans rien changer à la forme du gouvernement, et que les Gaulois conservèrent leurs sénats, leurs officiers, leur administration; que les cités eurent le droit de se faire la guerre, qu’on y leva toujours les mêmes impositions que sous les empereurs, etc.; mais ne n’est pas ici le lieu de réfuter cet auteur. S’ils leur laissoient leurs lois civiles, c’étoit par mépris pour les lois ou par ignorance, et ils établissoient une différence choquante entre les vainqueurs et les vaincus[154]. Par cette politique, le vainqueur se trouvoit toujours dans ses états comme dans un pays ennemi, et ses sujets devenoient les alliés et les amis de toute puissance qui vouloit le détruire. Voilà la principale cause de la chûte précipitée de tant de monarchies établies par les Barbares, et qui ne subsistèrent que pendant quelques années. C’est par-là que Bélisaire, avec une poignée de soldats, se vit en état d’arracher l’Afrique aux Vandales: les Africains, au lieu de s’opposer à ses desseins, l’aidoient de tout leur pouvoir; ils portoient des vivres dans son camp, et le regardoient comme un libérateur qui venoit briser leur joug. [154] Par les lois des Visigoths, il leur étoit défendu de contracter des alliances par le mariage avec les Romains. On peut se rappeler comment les Français traitèrent les peuples des Gaules. _Si quis ingenus Francum aut hominem Barbarum occiderit qui lege Salica vivit, sol. 200, culpabilis judicetur. Si Romanus homo possessor, id est qui res in pago ubi commanet proprias possidet, occisus fuerit, is qui eum occidisse convincitur, sol. 30 culpabilis judicetur. Si autem Francus Romanum ligaverit sine causa, sol. 15. culpabilis judicetur._ (Leg. Sal. Tit. 34.) _Si quis Ripuarius advenam Francum interfecerit, sol. 200. culpabilis judicetur. Si advenam Burgundionem, 160. sol. advenam Romanum, 100. sol. advenam Alamanum, seu Fresionem, vel Bajuvarium, aut Saxonem, 160 sol. culpabilis judicetur._ (Leg. Rip. Tit. 36.) Avec des forces encore moins considérables, le même général, et Narsès qui lui succéda dans le commandement de l’Italie, y remportèrent d’assez grands avantages pour ruiner l’empire des Goths. Ces barbares traitoient l’Italie comme une province ennemie, où ils ne seroient entrés que pour faire du butin. Ils trouvoient beau de régner dans un pays dévasté, et ne se doutèrent pas que, pour le conserver, il falloit qu’ils leur fournissent des subsistances, et qu’ils se ruinoient, en ruinant la culture des terres, obligés de tirer du dehors les bleds et les autres choses les plus nécessaires à la vie, ils restoient à la merci de la première puissance qui auroit une marine, et qui intercepteroit leurs convois. Bélisaire commença son expédition contre l’Italie par la conquête de la Sicile, qui en étoit le grenier. Ses vaisseaux croisèrent sur les côtes d’Italie, et, se saisissant des vivres qu’on portoit aux Goths, il les obligea d’abandonner les places maritimes qu’ils occupoient, et leur enleva ainsi une partie de l’Italie, avant même que d’y être entré. Profitant de la crainte qu’il avoit inspirée aux Goths, ils les réduisit bientôt à demander une paix, par laquelle ils se soumettoient à payer à l’empereur un tribut annuel de cent livres d’or, et à lui prêter des troupes toutes les fois qu’il en auroit besoin. On ajoute même que le roi Théodat offroit de renoncer à sa couronne, et de mener une vie privée. Rien n’est plus misérable que le tableau que commence à présenter l’empire d’Orient. On voit une nation qui a rassemblé tous les vices que le despotisme tour-à-tour, cruel, avare, superstitieux, timide, emporté et voluptueux, peut donner à des hommes qui, dans tous les temps, avoient été amis du mensonge, de la fourberie et de la nouveauté. Constantinople est divisée par des factions éternelles; nulle règle, nul principe; le trône appartient à qui veut l’usurper, et il est presque toujours la récompense de quelqu’assassinat. Les révolutions se succèdent rapidement les unes aux autres, et n’ont souvent d’autre cause que cette inquiétude qui se lasse de l’état présent des choses, et qui le regrette dès qu’il est changé. L’ancien goût des Grecs pour la philosophie avoit dégénéré dans leur décadence en une manie ridicule de sophistiquer. Ils portèrent cet esprit dans la théologie chrétienne, et épuisèrent toutes les erreurs où l’esprit humain peut tomber, quand, voulant franchir les bornes qui lui sont prescrites, il ose sonder les profondeurs infinies de la sagesse de Dieu. On peut donc se représenter la nation Grecque comme une nation de théologiens. Chaque parti ne crut jamais mettre assez de chaleur dans les controverses, ni d’art pour faire triompher la vérité dont il se flattoit de posséder le dépôt. Ce zèle dégénéra en emportement, en émeutes, en sédition. Etrange aveuglement de l’esprit humain! Chaque secte, pour ramener ses ennemis à sa communion, s’en faisoit détester par ses injustices et ses violences. C’étoit pour les convertir et les empêcher de se damner qu’on les rendoit malheureux dans ce monde; et les hommes qui exerçoient cette monstrueuse charité ne voyoient pas qu’ils se damnoient eux-mêmes en violant les premières lois de l’évangile et de l’humanité. Les questions théologiques étant devenues des affaires d’état par les désordres qu’elles causoient, furent bientôt les seules importantes; il n’est plus question de repousser les ennemis de l’empire, mais de répondre à un argument; de faire des préparatifs de guerre, mais de dresser une formule de foi. Tout fut confondu. Comme les empereurs vouloient se mêler d’être les juges de la foi, de prononcer des anathêmes, d’ordonner des excommunications, et de régler la discipline de l’église, les ecclésiastiques voulurent gouverner les affaires politiques; et quand on refusa de les entendre, ils causèrent des révolutions à l’exemple des armées, du sénat, du peuple et des provinces, qui, tour-à-tour, faisoient leur empereur. Chaque parti élevoit successivement sur le trône un prince de sa communion, et se servoit de son crédit pour accabler des ennemis, qui, en recouvrant la faveur, ne mettoient plus de bornes à leur zèle pour la gloire de Dieu, c’est-à-dire, à leur vengeance. Tandis que les Grecs étoient en proie à ces désordres, il se formoit contre eux un nouvel ennemi, et aussi redoutable que les peuples qui avoient détruit l’empire d’Occident. Mahomet, au commencement du septième siècle[155], avoit établi une nouvelle religion chez les Arabes. Apôtre et conquérant, il persuada et vainquit; et, réunissant les deux pouvoirs de prince et de pontife, il ordonna aux califes, ses successeurs, d’étendre sa religion et son empire par les mêmes voies qui leur avoient donné naissance. Le prophète promit des récompenses éternelles à ceux qui perdroient la vie en combattant contre les infidelles, et menaça de l’enfer ceux qui resteroient oisifs dans leurs maisons, à moins que par des tributs ils ne contribuassent aux frais et aux succès de la guerre. Les Arabes ou Sarrasins, naturellement braves et propres à supporter les fatigues de la guerre[156], avoient une religion et un gouvernement politique qui tendoient de concert à n’en faire qu’une nation militaire. Ils se précipitoient avec d’autant plus de confiance au milieu des plus grands dangers, qu’ils se croyoient martyrs de leur religion, et que les califes leur avoient persuadé qu’une fatalité aveugle règle le sort des hommes, sans que leur prudence puisse rien changer à des événemens résolus de toute éternité. [155] Mahomet mourut en 632. Héraclius régnoit alors à Constantinople depuis vingt ans. Abubècre, beau-père de Mahomet, lui succéda; son règne ne dura que deux ans, et il eut pour successeur Omar, calife, dont le courage et l’habileté étendirent la réputation des Arabes. [156] Les Arabes sont nommés sarrasins d’une contrée de l’Arabie heureuse, appelée _Saraca_ ou _Saracène_. Les conquêtes des Sarrasins sont une de ces révolutions les plus extraordinaires que présente l’histoire. Après s’être emparés de l’Egypte et de la Palestine, et avoir subjugué l’Afrique, ils se répandent dans l’Asie, enlèvent à l’empire des provinces encore plus importantes que celles que je viens de nommer, et renversent la monarchie des Perses. Rien ne sembloit pouvoir s’opposer à ce torrent débordé; l’Europe même n’étoit pas en sûreté. Tout le monde sait comment les Sarrasins s’établirent en Espagne sur les ruines des Visigoths, et de-là pénétrèrent jusque dans le cœur de la France; comment ils conquirent la Sicile, et combien ils se rendirent redoutables sur la méditerranée. La rapidité et la continuité de ces succès seroient un prodige, dont la théologie des Mahométans pourroit se servir pour prouver la mission de Mahomet, si la foiblesse de l’empire de Constantinople et de la plupart des monarchies établies par les Barbares n’avoit rendu tout facile à des hommes aussi braves et aussi entreprenans que les Sarrasins. Ils eurent l’audace, sous les règnes de Constantin Pogonat et de Léon l’Isaurien, d’attaquer la capitale même de l’empire; ce qui la sauva dans ces circonstances, c’est le feu Grégeois, dont l’invention étoit due au célèbre Callinique. Ce feu brûloit au milieu des eaux, et les Grecs en firent usage pour détruire les flottes de leurs ennemis. La consternation des Arabes fut égale à leur surprise; et n’osant plus se mettre en mer, ils se contentèrent de faire la guerre dans les provinces éloignées de la capitale. Ils ne cessèrent d’être heureux que quand ils cessèrent d’être unis. Les califes, en se multipliant, perdirent une partie de leur crédit; et comme leur gouvernement étoit militaire, ils furent méprisés dès qu’ils cessèrent de paroître à la tête de leurs armées et de les commander, les Sultans, leurs lieutenans, ne leur laissèrent que le titre et les fonctions de chefs de la religion, et les divisions domestiques de ces nouveaux monarques firent le salut de leurs voisins. L’empire commençoit à respirer lorsqu’il se forma en Asie une nouvelle puissance, dont les premiers succès devoient faire trembler les empereurs. Les Turcs, peuple qui tiroit son origine du même pays que les Huns, et qui, après avoir rendu différens services aux Grecs, s’étoit établi sur les frontières orientales de l’empire, se soulevèrent vers la fin du dixième siècle, contre Mahomet, sultan de Perse, qui les traitoit avec dureté. Dès que cette nation eut connu ses forces, elle se répandit dans toute l’Asie. Elle ne cherchoit d’abord qu’à piller; et sous le règne de Constantin Moomaque, les Turcs firent des courses jusqu’au Bosphore. La foiblesse des empereurs les enhardit, et quand ils se furent fait un établissement solide, ils ne songèrent qu’à s’agrandir. Si les empereurs avoient su se faire une politique conforme à l’état déplorable de leurs affaires; s’ils avoient pu dépouiller cet orgueil que Constantin avoit laissé à ses successeurs, comme aux héritiers de la grandeur des Romains, et renoncer aux idées d’une monarchie universelle, quand il ne s’agissoit que de n’être pas détruits par les infidelles, ils auroient peut-être profité de ce zèle indiscret qui arma tout l’Occident pour la délivrance des saints lieux. Mais ces princes se comportèrent comme des hommes foibles, à qui le danger le plus voisin paroît toujours le plus grand. Les infidelles les alarmoient; et quand ils virent approcher de Constantinople ces armées nombreuses qui méditoient la conquête de la Terre-Sainte, ils ne regardèrent plus les croisés que comme leurs ennemis. Il en faut convenir, il sembloit que les Occidentaux, lassés d’avoir une patrie, eussent repris cet esprit d’inquiétude et de brigandage qu’avoient eu leurs pères. Les croisés, assez peu sensés pour croire que leur expédition seroit agréable à Dieu, ne se doutèrent pas des obstacles sans nombre qui s’y opposoient; ou comme s’ils eussent compté que la providence répareroit leurs fautes par des miracles continuels, ils ne songèrent pas même aux moyens d’arriver dans la Palestine, qu’ils vouloient conquérir. Ces pélerins guerriers, toujours sans subsistance et à la veille de périr, se voyoient réduits à piller les provinces où ils passoient. De pareils hôtes devoient être fort incommodes; mais puisque les empereurs n’étoient pas en état de leur fermer l’entrée de la Grèce, il n’y avoit pour eux d’autre parti à prendre que celui de la douceur et de la conciliation. Au lieu de chicaner les Occidentaux[157] sur des conquêtes qu’ils ne feroient vraisemblablement pas, il falloit n’avoir avec eux qu’un même intérêt. Les empereurs ne purent s’y résoudre. Je ne sais quelle dignité qu’ils affectoient ne parut que de l’orgueil et les rendit ridicules. Au défaut de la force ils eurent recours aux ruses, à la finesse, aux subtilités; et c’étoit précisément le moyen le plus infaillible de se faire mépriser des Occidentaux, dont une certaine franchise, qu’ils devoient à l’esprit de chevalerie, étoit peut-être la seule vertu. [157] Les empereurs prétendoient que les croisés leur prêtassent hommage pour les terres qu’ils se préparoient à conquérir sur les infidelles. Nos chroniques sont pleines des perfidies que les croisés éprouvèrent de la part des empereurs; ils s’en vengèrent en les chassant de leur capitale. Il étoit naturel qu’ils crussent gagner dans la Grèce les indulgences qui les attendoient dans la Palestine[158], s’ils s’emparoient de Constantinople pour y établir le rit des Latins, et faire cesser un schisme qui rendoit les Grecs peut-être aussi odieux que les infidelles. La domination des Latins dans la Grèce ne fut pas longue, mais les empereurs Grecs, en recouvrant leur capitale, virent de jour en jour leur ruine plus certaine. Ces guerres d’outre-mer, dont les Occidentaux étoient enfin désabusés, n’avoient servi qu’à inspirer plus de haines aux infidelles contre les chrétiens. Ils étoient impatiens de se venger, et c’étoit sur l’empire que devoient tomber tous leurs coups. «Conformément à notre sainte foi, disoit Osman I, sultan des Turcs, invitons d’abord avec douceur les princes chrétiens à recevoir la religion du prophète de Dieu. S’ils résistent à nos invitations, il faut les déclarer ennemis de Dieu et de la vérité; et, le fer et le feu à la main vaincre leur incrédulité, les soumettre à notre culte, ou les punir de leur endurcissement.» Les infidelles, faisant sans cesse de nouveaux progrès en Asie, étendirent leur domination jusqu’au Bosphore. Les empereurs mendièrent inutilement des secours dans la chrétienté; ils furent obligés de permettre aux Turcs de bâtir des forts dans la Grèce; et Constantinople, déjà soumise à ses ennemis avant que d’être devenue leur proie, succomba enfin sous les armes de Mahomet III. [158] Il ne faut pas douter que la religion ne soit entrée pour beaucoup dans l’entreprise des croisés sur l’empire. Voyez les lettres que Beaudoin, comte de Flandres, et élu empereur, adresse, l’une à tous les chrétiens, et l’autre au pape. _Manus domini hæc operatur_, dit-il dans la première; mais il prend un ton plus emphatique dans la seconde. _Amantissime pater, vocate cœtum, congregate populum, coadunate senes et sugentes ubera, sanctificate diem acceptabilem domino, diem stabiliendæ unitatis et pacis._ _Fin du Tome quatrième._ TABLE De ce que contiennent les Observations sur les Romains. AVERTISSEMENT. pag. 253 SOMMAIRES. 255 LIVRE PREMIER. 258 LIVRE SECOND. 314 LIVRE TROISIÈME. 373 LIVRE QUATRIÈME. 422 LIVRE CINQUIÈME. 475 LIVRE SIXIÈME. 534 FIN DE LA TABLE. * * * * * Corrections et notes: Page 2: «voulut» remplacé par «voulu» (Quelques écrivains ont voulu remonter). Page 5: «Troyes» remplacé par «Troye» (l’expédition de Troye). Page 14: «un» remplacé par «une» (à peine avoit-on fait une loi). Page 15: «systême»: orthographe de l'auteur. Page 17: «lorqu'il» remplacé par «lorsqu'il» (lorsqu’il ne s’agit que d’une poignée de citoyens). Page 27: «foiblessse» remplacé par «foiblesse» (les Grecs dans leur première foiblesse). Page 35: l'auteur écrit indifféremment «cents» et «cens» (douze cens vaisseaux). Page 42: «Scytes» remplacé par «Scythes» (contre les Ammoniens et les Scythes). Page 43: «échaper» remplacé par «échapper» (impossible d’échapper à la ruine). Page 57: «travailèrent» remplacé par «travaillèrent» (les Athéniens travaillèrent sans relâche). Page 58: «commencés» remplacé par «commencé» (ses citoyens avoient commencé à être divisés). Page 72: «orces» remplacé par «forces» (qui par-là resteroient sans forces). Page 73: «consistat» remplacé par «consista» (Son grand art consista). Page 83: «orgeuil» remplacé par «orgueil» (qu’ils doivent se promettre de leur orgueil). Page 84: «chûte»: othographe de l'auteur (dont la chûte auroit été suivie). Pag e 85: «ct» remplacé par «et» (et peut-être même le mépris). Page 86: «Athène» remplacé par «Athènes» (les généraux de Lacédémone et d’Athènes). Page 86: «Démosthène» remplacé par «Démosthènes» (Démosthènes reprocha dans la suite aux Athéniens). Page 87: «Trace» remplacé par «Thrace» (dans la Béotie ou dans la Thrace). Page 90: «qu’il sne» remplacé par «qu’ils ne» (dès qu’ils ne sont plus utiles). Page 90: «rafiner» remplacé par «raffiner» (à raffiner leur goût). Page 90: «ont» remplacé par «on» (on trouvoit sur leurs tables). Page 99: «Démosthènes» remplacé par «Démosthène» (Démosthène et Eurimédon lui furent envoyés). Page 107: «Démosthène» remplacé par «Démosthènes» (que Démosthènes reproche aux Athéniens). Page 125: «Démosthène» remplacé par «Démosthènes» (C’est ce que vouloit dire Démosthènes). Page 126: «oprimer» remplacé par «opprimer» (ne se réconcilioient que pour opprimer). Page 126: «Tucydide» remplacé par «Thucydide» (dit Thucydide). Page 133: «Grèe» remplacé par «Grèce» (se multiplioient dans la Grèce). Page 138: «terrein»: ailleurs l'auteur écrit «terrain» (un terrein qui lui convînt pour combattre). Page 146: «inpénétrable» remplacé par «impénétrable» (pour se rendre impénétrable). Page 169: «Arcananie» remplacé par «Acarnanie» (rappeler dans l’Acarnanie). Page 175: «subuguer» remplacé par «subjuguer» (pour subjuguer la Grèce). Page 202: «Cypre» remplacé par «Chypre» (l'île de Chypre). Page 218: «eratus» remplacé par «Aratus» (qu’elle rassurât entièrement Aratus). Page 218: «alliées» remplacé par «alliés» (les alliés de la ligue Achéenne). Page 218: «Aux» remplacé par «eux» (occupés chez eux par quelques affaires). Page 221: «chéenne Acontre» remplacé par «Achéenne contre» (défendre la confédération Achéenne contre la république). Page 232: «revenir» remplacé par «devenir» (devenir les maîtres du monde). Page 235: «tyrannnie» remplacé par «tyrannie» (la tyrannie dans leur patrie). Page 247: «cour» remplacé par «cours» (le cours de ses guerres). Page 249: «Démosthène» remplacé par «Démosthènes» (les Démosthènes, les Platon, les Euripide). Page 272 note 11: «plebs» remplacé par «plebes» (Eo nuncio erecti patres; erecta plebes;). Page 272 note 11: «inservitum» remplacé par «insueritum» (summâ ope insueritum erat). Page 272 note 12: «clien» remplacé par «client» (Un patron et son client). Page 278: «rappelent» remplacé par «rappellent» (Ils se rappellent). Page 283 note 16: «temp stati» remplacé par «tempestati» (Huic tantæ tempestati). Page 287: «ambitionr» remplacé par «ambition» (une partie de leur ambition). Page 292: «liccnee» remplacé par «licence» (pouvoit conduire à la licence). Page 318: «ils» remplacé par «il» (il s’est emparé du diadême). Page 336 note 32: «pecuniniæ» remplacé par «pecuniæ» (ex pecuniæ modo). Page 360: «cahos» remplacé par «chaos» (dans un chaos énorme). Page 364 note 53: «velti» remplacé par «velit» (impetret quæ velit). Page 364 note 53: «graciost» remplacé par «graciosi» (_ita graciosi eramus apud illum_). Page 380: «rafiné» remplacé par «raffiné» (Ce despotisme raffiné). Page 381: «Agripa» remplacé par «Agrippa» (Agrippa, petit-fils d’Auguste). Page 383: «viellesse» remplacé par «vieillesse» (d'accorder à ma vieillesse quelque repos). Page 385: «satyre» remplacé par «satire» (la satire, qui n’est jamais odieuse). Page 387: «abbatre» remplacé par «abattre» (pour l’abattre d’un seul coup d’épée). Page 399: «ils» remplacé par «les» (les armées obéirent). Page 435: «amolisse» remplacé par «amollisse» (et n’amollisse l’ame). Page 403: «flateur» remplacé par «flatteur» (le plus insigne flatteur). Page 435 note 88: «oute» remplacé par «toute» (toute l’utilité des exercices). Page 435 note 88: le numéro de chapitre manque (Vegèce, l. 2, ch.). Page 438: «estlav» remplacé par «est lavé» (la honte dont on est lavé). Page 439 note 91: «conssul» remplacé par «consul» (Le consul avoit seul). Page 448: «raillier» remplacé par «rallier» (savoir se rallier). Page 453: «Ita-» remplacé par «Italiens» (la haine que les Italiens). Page 453: «Camile» remplacé par «Camille» (Camille, qui venoit de soumettre). Page 463: «rappele» remplacé par «rappelle» (si on se rappelle combien). Page 467: «bisarres» remplacé par «bizarres» (Ces jeux bizarres). Page 470: «lieutenant» remplacé par «lieutenans» (les lieutenans d’Alexandre). Page 470: «Phyrrhus» remplacé par «Pyrrhus» (Pyrrhus ne trouve rien de barbare). Page 476: «Chartage» remplacé par «Carthage» (Carthage, fondée par Didon). Page 479 note 110: «Cartaginois» remplacé par «Carthaginois» (Carthaginois, _mangeur de bouillie_). Page 489: «auxilières» remplacé par «auxiliaires» (toujours nouvelles d’auxiliaires). Page 493: «elle» remplacé par «elles» (quand elles l’avoient taillé en pièce). Page 504: «aruspices» remplacé par «auspices» (auspices qui lui annoncèrent à propos). Page 516: «humilié» remplacé par «humiliée» (Quelqu’humiliée qu’elle soit). Page 521: inséré «firent» (ce que les Romains firent). Page 521: «Macédoinne» remplacé par «Macédoine» (faire la guerre à la Macédoine). Page 523: «différents» remplacé par «différends» (oublient leurs différends particuliers). Page 533 note 133: «Gali» remplacé par «Galli» (Galli spoliaverunt). Page 547: «amolissent» remplacé par «amollissent» (à ceux qui amollissent). Page 552: «Tel» remplacé par «Telle» (Telle étoit la situation). Page 553: «superde» remplacé par «superbe» (une ville superbe). Page 554: «richessesses» remplacé par «richesses» (une partie de leurs richesses). Page 555: «stoïscisme» remplacé par «stoïcisme» (l’impuissant stoïcisme). Page 576: «despostisme» remplacé par «despotisme» (tous les vices que le despotisme). Page 578: «des» remplacé par «de» (quand on refusa de les entendre). Page 580: «avoit» remplacé par «avoient» (les califes leur avoient persuadé). Page 580: «ses» remplacé par «ces» (la continuité de ces succès). Page 583: «reprit» remplacé par «repris» (eussent repris cet esprit). Page 584 note 158: «cœcum» remplacé par «cœtum» (Amantissime pater, vocate cœtum). *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COLLECTION COMPLÈTE DES OEUVRES DE L'ABBÉ DE MABLY, VOLUME 4 (OF 15) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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