Title: Le musée du Louvre, tome 2 (of 2)
Author: Armand Dayot
Release date: June 3, 2017 [eBook #54835]
Language: French
Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
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LES GRANDS MUSÉES DU
MONDE ILLUSTRÉS EN COULEURS
Publié sous la direction de M. ARMAND DAYOT, Inspecteur général des Beaux-Arts
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 90 PLANCHES HORS TEXTE EN COULEURS
PIERRE LAFITTE & Cie
PARIS — 90, CHAMPS-ÉLYSÉES — PARIS
TOME DEUXIÈME
COPYRIGHT 1913
BY PIERRE LAFITTE & Cie.
Tous droits de reproduction et de
traduction réservés pour tous pays.
Louis XV
LE roi est représenté dans tout l’éclat de la jeunesse. Quentin La Tour a rendu avec bonheur cette tête charmante et fine qui faisait de Louis XV le plus beau gentilhomme de France. Le front, d’un dessin très pur, se développe entre les boucles d’une perruque poudrée; sous des sourcils parfaits, les yeux bien ouverts ont de la finesse, de l’intelligence, de la bonté; le nez, un peu charnu à la base, accuse cette courbure caractéristique dans la famille des Bourbons; l’incarnat des lèvres trahit la sensualité bien connue du monarque; le menton assez allongé termine agréablement ce beau visage et lui donne un grand air de distinction. Une fine cravate blanche enserre le cou. Le roi est revêtu d’une riche armure ornée de fleurs de lis d’or et doublée de velours bleu; il porte en sautoir le grand cordon de l’ordre du Saint-Esprit, en moire bleue; sur la poitrine s’étale un autre cordon, écarlate celui-là, auquel est attaché l’ordre de la Toison d’Or. Sur l’épaule droite est négligemment jeté le grand manteau royal fleurdelisé et doublé d’hermine.
Ce portrait, comme tous ceux de La Tour, est d’une exécution supérieure et d’une intensité de vie étonnante. Tout le charme du modèle est magnifiquement traduit dans la douceur caressante des yeux; c’est bien là le monarque aimable et joli qui, dans les premiers temps de son règne, mérita le beau titre de Bien-Aimé que lui avait donné son peuple. Et n’allez pas croire que le peintre a flatté son modèle; tous les portraits et toutes les gravures du temps attestent la 9 beauté un peu efféminée de Louis XV. Au surplus, Quentin La Tour n’avait rien d’un courtisan. Dans une précédente notice, on a pu voir qu’il mettait assez peu de bonne grâce dans ses rapports avec la Cour et que le roi lui-même n’échappait pas à ses boutades. Plusieurs fois, au cours des séances de pose, il se livra, parlant à Louis XV, à des réflexions inconvenantes que Louis XIV n’eût pas tolérées mais que son successeur supporta sans colère. D’ailleurs, comme tous les Bourbons, Louis XV avait de l’esprit et, plus d’une fois, les réparties du monarque laissèrent le pauvre La Tour interloqué et pantois.
Le portrait de Louis XV figura au Salon de 1748 avec ceux de la Reine, du Dauphin, du maréchal de Saxe, du maréchal de Belle-Isle, du prince Édouard et de plusieurs autres. A cette époque, La Tour était à l’apogée de sa réputation; la Cour et la ville le proclamaient le roi du pastel. Tout ce que Paris comptait de considérable par la naissance et la fortune briguait l’honneur de se faire peindre par lui. La Tour, aussi avisé en affaires qu’habile homme en peinture, exploitait cette vogue et demandait pour ses portraits des sommes très élevées. Sans être avare—car il donna maintes preuves de générosité,—il avait une haute opinion de son talent et bien souvent ses prétentions furent à ce point exorbitantes que ses modèles lui laissèrent pour compte ses portraits plutôt que de payer les sommes excessives qu’il réclamait. Nous l’avons vu exigeant quarante-huit mille livres pour le portrait de Mme de Pompadour; nous le retrouvons, à toutes les époques de sa vie, bataillant pour le règlement de ses portraits, par exemple pour ceux de Mesdames dont il réclame des prix exagérés.
Par un curieux retour de fortune, la faveur qui s’attachait aux œuvres de La Tour diminua considérablement sur la fin de sa vie. Il est vrai de dire que sa main n’était plus aussi sûre et qu’il gâtait souvent, par des surcharges et des retouches inutiles, des portraits 10 admirablement peints du premier jet. Quand il mourut, dans un état voisin de la folie, il était déjà presque oublié d’une génération qui s’était créé de nouveaux goûts et forgé de nouvelles idoles. Après sa mort, cette défaveur s’affirma encore et tourna à l’injustice. L’avènement de la peinture classique, instaurée en France par David, acheva cette déchéance, et le brillant pastelliste fut englobé dans la même réprobation que Boucher, Fragonard et Watteau.
Lorsque, en 1817, le frère de La Tour, se conformant à ses dernières volontés, légua la plupart de ses toiles à la ville de Saint-Quentin, on procéda à une vente qui devait permettre de réaliser certaines libéralités du grand pastelliste à des œuvres charitables. Ces enchères sont demeurées célèbres; personne ne voulait de ces œuvres que l’on couvre d’or aujourd’hui. Le magnifique portrait de Rousseau fut retiré à trois francs et celui, non moins beau, de Mondonville accordant son violon n’atteignit pas cinq francs. Devant ce piètre résultat, l’abbé Duliège, cousin de La Tour et son exécuteur testamentaire, renonça, d’accord avec la municipalité de Saint-Quentin, à pousser plus loin cette désastreuse opération.
Vers la même époque, vingt-cinq préparations de La Tour sont vendues soixante livres; en 1820, un portrait de La Tour, par lui-même, qualifié par l’expert de "très beau", est adjugé 15fr.95. En 1824, vingt-trois portraits, dont dix encadrés et les autres en feuilles, sont vendus en lot pour une somme dérisoire. Le portrait de Crébillon père atteint péniblement trente francs. Tout récemment encore, en 1874, deux «préparations» de Silvestre et Dumont le Romain, par La Tour, étaient adjugées 300 francs et le portrait du Dauphin montait, non sans effort, à 620 francs.
Il en va tout autrement aujourd’hui. Les pastels de La Tour atteignent actuellement des prix que le célèbre pastelliste, si âpre au gain, n’aurait jamais osé rêver. Qu’il nous suffise de rappeler la vente Doucet, toute récente, où le portrait de Duval 11 de l’Epinoy, par La Tour, est monté jusqu’à six cent mille francs.
Quelque excessif que paraisse ce revirement, il n’est que juste, car La Tour fut réellement un grand artiste et il faut se souvenir du mot du baron Gérard, devant une de ses préparations: «On nous pilerait tous dans un mortier, Gros, Girodet, Guérin et moi, tous les G, qu’on ne tirerait pas de nous un morceau comme celui-ci!»
On ne saurait mieux faire que de citer l’opinion de Diderot sur Quentin La Tour, à propos du Salon de 1767:
«C’est, certes, un grand mérite aux pastels de la Tour de ressembler; mais ce n’est ni leur principal, ni leur seul mérite. Toutes les parties de la peinture y sont encore. Le savant, l’ignorant les admirent sans avoir jamais vu les personnes; c’est que la chair et la vie y sont, mais pourquoi juge-t-on que ce sont des portraits et cela sans s’y méprendre? Quelle différence y a-t-il entre une tête de fantaisie et une tête réelle? Comment dit-on d’une tête réelle, qu’elle est bien dessinée, tandis qu’un des coins de la bouche relève, tandis que l’autre tombe? Dans les ouvrages de La Tour, c’est la nature même, c’est le système de ses incorrections telles qu’on les y voit tous les jours. Ce n’est pas de la poésie; ce n’est que de la peinture.»
Le portrait de Louis XV fut finalement acquis par le Louvre, où il figure parmi d’autres belles œuvres du grand pastelliste.
Portrait d’Homme
L’HOMME est campé dans une attitude aisée, fière, qui révèle un soldat sous l’ajustement du courtisan. La tête énergique, aux traits accentués, encadrée de cheveux rudes, fait penser à ces gentilshommes batailleurs dont la France tout entière fut le champ clos à l’époque des guerres de religion. La douceur n’était pas leur vertu; ils n’avaient de respect que pour la force. Féroces dans le combat, impitoyables dans la victoire, ils commettaient au nom de Dieu les pires atrocités et donnaient carrière, sous le couvert de convictions religieuses, à leurs instincts de violence et de rapine, allant parfois jusqu’à se mettre en révolte ouverte contre l’autorité royale. L’inconnu de ce petit tableau dut être un de ceux-là: il y a de l’audace dans le regard, de la dureté dans les lignes du visage, de la sévérité dans les lèvres étroitement closes. Une large fraise tuyautée encadre la mâle figure du personnage. Le haut du corps est pris dans un pourpoint d’un blanc crémeux fermé sur la poitrine par un rang de boutons et qui se termine en pointe à la ceinture, selon la mode du temps. La main gauche serre la poignée de l’épée, tandis que la droite s’appuie sur la hanche. Le haut-de-chausses, raide comme un corselet d’acier, se compose de riches passementeries rouges appliquées sur un fond crème, semblable à celui du pourpoint. On ne voit qu’une partie des jambes, jambes nerveuses et souples d’un homme que n’ont pas énervé les plaisirs et l’oisiveté de la Cour.
Si nous ignorons l’identité du personnage, nous ne sommes pas 16 mieux renseignés sur le peintre qui a exécuté ce beau portrait. L’art primitif français a connu cette disgrâce de n’avoir pas eu d’historiographe pour transmettre à la postérité les noms de cette pléiade d’artistes qui vécut à la cour des Valois, de François Ier à Henri IV. Plus heureux que nous, les Italiens eurent Vasari; les Flamands, Karel van Mander. Le peu que nous savons de nos vieux maîtres français, il a fallu le détacher, pièce à pièce, des chroniques du temps, des comptes de trésorerie de la cassette royale, ou des annales provinciales du royaume. C’est ainsi que quelques noms ont été révélés, comme ceux de Clouet, de Jean Foucquet, de Jean Malouel; pour bien d’autres artistes, les noms mêmes ne sont pas mentionnés et l’on est obligé, pour les désigner, de les appeler le Maître de Flémalle, le Maître de Moulins, le Maître de l’Œuvre, etc. Quant à l’attribution à chacun d’eux des œuvres dont ils sont les auteurs, on est également réduit aux conjectures et, faute de documents, il a fallu procéder jusqu’ici par analogie, par comparaison, par élimination. Mais, en somme, qu’importe? Il nous suffit de savoir qu’à l’époque où l’Italie se glorifiait d’une renaissance artistique, où les Flandres triomphaient avec des peintres comme les van Eyck, la France pouvait leur opposer des maîtres qui ne cédaient en rien à ceux-là comme métier et comme inspiration.
Il existe en France une assez nombreuse école de critiques pour qui le Primatice, et en général tous les Italiens appelés en France par François Ier, le Restaurateur des Lettres, marquent la première tentative d’art que les Français eussent connue. Pour ceux-là, Jehan Foucquet n’est qu’un Italien mal dégrossi et Jehan Clouet un élève médiocre de Barthélemy Guetty, dont on fait un Bartolomeo Ghetti pour la circonstance. D’autres, non moins nombreux, font dériver notre art national de l’école flamande, dont Jean van Eyck fut le génial ancêtre. A les entendre, toutes les œuvres de cette époque, arrivées jusqu’à nous, ne seraient que des œuvres de Flamands ou directement inspirées par eux.
17 Aux premiers, on peut opposer que la France possédait des artistes comme Étienne d’Auxerre à l’époque où le Primatice n’avait que 18 ans et que Clouet, plus âgé que le même Primatice et déjà célèbre, n’avait rien eu à lui demander pour la technique de son métier. Aux seconds, il serait encore plus facile de répondre que, loin que la France ait puisé son art aux sources flamandes, il y a beaucoup à parier que c’est la technique française, au contraire, qui s’est imposée aux artistes flamands. Ceux-ci, en effet, sont tous venus en France pour y exercer leur art, soit à Paris, soit à la cour des ducs de Bourgogne qui était une cour française où dominait le goût français, où vivaient des artistes français très connus de leur temps. Qui nous assure que les van Eyck, pour ne parler que d’eux, n’y ont pas acquis et tout au moins affiné le meilleur de leur génie? Au surplus, les œuvres de nos maîtres français, sont d’une simplicité dans la facture, d’une harmonie dans la composition, qui ne permet pas de les apparenter aux Flamands ou aux Italiens. C’est le cas pour le beau Portrait d’Homme que nous donnons ici.
Regrettons seulement ce travers de notre race, cette gentilhommerie à rebours qui nous fait sans cesse dédaigner nos gloires pour chanter celles du voisin.
Le Portrait d’Homme faisait partie de la collection Lauvageot et est entré avec elle au Louvre.
1814
SOUS un ciel sinistre d’hiver, l’armée impériale défile en colonnes. Ce n’est plus la marche triomphale d’autrefois, à l’époque des victoires; les troupes qui cheminent dans cette plaine défoncée, aux ornières remplies de neige, ont perdu leur bel enthousiasme, le sol glacé qu’elles foulent n’est plus celui des nations conquises, mais le sol de la France envahie. Elles vont d’un pas morne, comme courbées sous le vent de défaite qui passe sur elles, en rafales. Et elles se tournent, d’un regard inquiet, vers l’idole qu’elles avaient cru invincible. Le voilà, justement, l’Empereur, à la tête de son état-major. Monté sur un cheval blanc, il garde son attitude familière: la main droite, qui tient la cravache, est passée comme d’habitude dans le parement de la redingote grise, sur la poitrine; le chapeau légendaire découpe toujours, sur le ciel livide, «son ombre altière et péremptoire». Mais le visage est sombre, fermé, lourd de pensées. A quoi songe le grand capitaine, au cours de cette marche dans la plaine glacée? Prépare-t-il quelque géniale revanche ou pressent-il l’abandon, les défections de tous ces maréchaux qui cheminent derrière lui, chamarrés d’or, et qu’il a tirés du néant pour en faire des ducs, des princes et des rois? Ils le suivent encore, mais on les devine préoccupés, fatigués, désireux peut-être de jouir enfin dans la paix de ces fortunes acquises sur les champs de bataille. Voici Berthier, Duroc, Caulaincourt, Drouot, et Ney reconnaissable à sa tête allongée et au manteau dont il ne passe jamais les manches. Jamais 22 Napoléon ne les a mis à une plus rude épreuve que durant cette campagne de France, où son génie s’est multiplié pour faire tête à l’ennemi sur tous les points à la fois.
Il y a dans ce tableau, si sobre de composition, une impression tragique plus éloquente que la plus dramatique mise en scène. Tout concourt à en accentuer la tristesse, la sévère figure de l’Empereur, les mines sombres de l’état-major, l’aspect lugubre de cette journée d’hiver.
Dans l’esprit de Meissonier, 1814 devait être un des actes de la tragédie napoléonienne qu’il se proposait de peindre. 1796 devait célébrer l’aube glorieuse, Castiglione; 1807, Friedland, l’apogée de la gloire; 1810, Erfurt, c’est-à-dire l’Europe entière aux pieds de l’Empereur; 1814, la campagne de France et le déclin; 1815, le Bellérophon, l’aigle abattu, les ailes brisées.
Des cinq actes de cette tragédie, Meissonier n’exécuta que le deuxième et le quatrième, le 1807 et le 1814; les autres demeurèrent à l’état d’ébauches ou ne furent même pas esquissés.
Meissonier avait rêvé d’être le peintre de l’épopée napoléonienne. Il avait voué à l’Empereur un culte passionné et il étudiait les moindres détails concernant le grand homme avec cette persévérance et ce souci de la documentation qu’il apportait à ses tableaux.
M. Léonce Bénédite, dans sa belle étude sur Meissonier, nous le montre appliqué à cette tâche: «Il poursuit avec passion, sans lassitude, ses études continues, dont le temps et le travail semblent accroître l’intérêt, réunissant surtout, avec une ardeur extrême les moindres renseignements sur l’existence privée, les coutumes, les habitudes et jusqu’aux tics de l’Empereur. Il fait parler tous les généraux survivants de ces guerres héroïques, les Gouvion-Saint-Cyr, les Regnault de Saint-Jean-d’Angély, ou même le vieux musicien Carafa, et de préférence les humbles, les serviteurs ou les soldats, qui ne sont pas portés à amplifier ou à dénaturer. Il tâche d’en obtenir les 23 détails les plus intimes et les plus infimes, heureux d’apprendre que Napoléon ne se gantait jamais que de la main gauche, qu’il portait tous les jours une culotte renouvelée de basin blanc, qu’il prisait, que sa cravache était toujours déchiquetée par la manie qu’il avait de s’en frapper continuellement les bottes. Trois jours avant la mort d’Horace Vernet, il va chez le vieux maître mourant. On cause de Napoléon, même à cette heure, et Vernet couché, de sa main vacillante, lui trace le dessin de la bouche de l’Empereur.»
Il se lie avec Pillardeau, un ancien piqueur de l’Empereur, qui est son voisin de campagne et il lui emprunte ses harnachements, ses armes, ses costumes. Il ne se lasse pas de se documenter sur le grand homme; il possédait lui-même un musée napoléonien complet, se procurant tous les effets provenant de la garde-robe impériale et faisant copier les vêtements du musée des Souverains.
Bruty raconte qu’étant allé visiter Meissonier dans son atelier, il le trouva juché sur un chevalet garni de la selle impériale, en culotte de peau, redingote grise et peignant ainsi, devant une glace, pour le tableau de 1814.
On peut sourire de cette religion poussée jusqu’au fétichisme, mais il faut reconnaître que le souci d’exactitude y avait autant de part que la ferveur, et peu de peintres ont porté aussi loin le respect de la vérité historique. La passion du détail a nui trop souvent, il est vrai, à son inspiration, on peut lui reprocher d’avoir voulu trop dire, mais il restera dans l’histoire de l’art comme un noble et vaillant artiste.
Il ne travailla pas moins de trois ans à son tableau de 1814; c’est assez dire quelles études il lui coûta et quelle conscience il y apporta.
1814 fut acquis par M. Chauchard qui l’a légué au Louvre. Il figure dans l’une des salles aménagées pour recueillir l’inestimable collection du richissime mécène.
L’Inspiration du poète
AU pied d’un arbre, Apollon, dieu des arts, est assis, un large manteau drapant son corps superbe d’Olympien. Sa tête est couronnée de feuillage, et son bras droit, appuyé sur sa lyre, est dirigé vers les tablettes d’un jeune poète qui, le visage illuminé d’une flamme idéale, sent pénétrer en lui le souffle divin de l’inspiration. Deus, ecce Deus! Le visage frémissant du néophyte traduit à la fois la joie, la ferveur et l’extase. Au-dessus de sa tête vole un Amour, porteur de couronnes dont il va ceindre le front du poète. Vers lui se tourne également un autre Amour, armé du carquois symbolique, qui semble lui promettre d’autres lauriers, aussi doux que ceux de la gloire. Derrière le dieu, et contemplant la scène, une femme d’une idéale beauté, muse ou déesse, écoute d’un air ravi les strophes inspirées du jeune et charmant rapsode.
Dans cette harmonieuse composition se trouvent résumées toutes les belles et solides qualités de l’art de Poussin: la clarté, la conscience, la pureté de lignes, la fermeté du dessin. C’est du classique le plus pur, mais quelle vie dans les figures, quelle simplicité dans les attitudes, et avec quel art le peintre s’est tenu éloigné de la froideur académique!
Le Louvre est riche en œuvres de Poussin. Il ne possède pas moins de quarante toiles de ce maître austère, laborieux et fécond, qu’on pourrait définir le philosophe de la peinture. «Toutes ses compositions, écrit Théophile Gautier, sont marquées au sceau du bon sens, 28 de la rectitude et de la volonté. Si l’œil n’est pas toujours satisfait de ses tableaux, le raisonnement n’a jamais rien à y reprendre. Poussin gagne beaucoup à la gravure, comme les peintres plus soucieux de la pensée, de l’ordonnance et du dessin que de l’agrément de la couleur, et même en arrivant aux toiles dont on admirait les estampes, on éprouve parfois une sorte de désappointement, car les tons, posés d’ordinaire sur une impression rouge qui a repoussé, ont pris un aspect triste et rembruni. Mais si l’on ne se laisse pas rebuter par cette première vue, il se dégage bientôt de cette couleur flétrie et neutre un charme sévère comme de certaines pièces de Corneille, qui semblent d’abord ennuyeuses, et dont on sent plus tard la mâle beauté. Poussin a étudié l’antique, Raphaël et Jules Romain. Mais bien qu’il ait passé la plus grande partie de sa vie à Rome, et qu’il y soit mort, il n’en est pas moins resté Français, et chez lui l’idée l’emporte sur la sensation. La nature n’agit pas par son attrait propre, et il ne voit guère dans les formes que des moyens d’expression. L’exécution chez lui est toujours subordonnée au sujet et ne s’égaie pas dans cette joie libre de l’artiste qui peint pour peindre. Malgré cela ou à cause de cela, personne ne mérite mieux que Poussin le titre de grand maître. Il l’a été, sinon par le tempérament, du moins par toutes les nobles vertus qui s’acquièrent, se règlent et se développent sous la conduite d’une ferme raison. S’il n’a pas le grand style des Italiens, il a la correction soutenue, la gravité et la certitude magistrale du dessin.» Toutes ces qualités, fortifiées par la beauté morale de son caractère, valurent à Poussin l’admiration de ses contemporains. «L’Apelle de notre siècle est mort», écrivait un Français de marque qui assistait à ses obsèques.
La postérité a ratifié ce jugement. A aucune époque, la gloire de Poussin n’a subi d’éclipse; elle a continué à briller à travers les siècles comme un soleil que les nuages ne pourraient voiler. Les querelles et les rivalités d’écoles se sont attaquées à bien des génies pour les 29 discréditer ou les saper; elles ont toujours respecté Poussin. Mieux que cela, chacun le revendique. Ingres se fait son panégyriste enthousiaste et dresse le vieux maître devant le romantisme comme le porte-étendard de la tradition. De son côté, Delacroix, adversaire du classicisme, réclame Poussin comme un précurseur, comme un quasi-révolutionnaire. «On a tant répété, écrit-il, qu’il est le plus classique des peintres, qu’on sera peut-être surpris d’apprendre qu’il fut l’un des novateurs les plus hardis de l’histoire de la peinture. Poussin est arrivé au milieu d’écoles maniérées chez lesquelles le métier était préféré à la partie intellectuelle de l’art. Il a rompu avec toute cette fausseté.»
Poussin fut un fervent de son art. Il peignit avec conviction, sans aucune préoccupation de lucre. Et s’il trouvait juste, en principe, qu’on rémunérât son effort, il demandait peu d’argent pour ses tableaux: une grande composition de Poussin était vendue environ mille francs. Souvent même il proportionnait le prix d’un tableau au nombre de figures qu’il renfermait, chaque figure lui ayant coûté un travail particulier.
Quelques critiques ont contesté l’authenticité de l’Inspiration du poète, qu’ils attribuent à Vouet. Les œuvres que nous possédons de ce peintre ne permettent pas de lui assigner celle-ci. Jamais Vouet n’a eu cette noblesse, cette harmonie, et surtout cette fermeté de dessin.
L’Inspiration du poète est au Louvre d’acquisition récente. Ce tableau est connu aussi sous le titre de Apollon et le poète.
L’Impératrice Joséphine
SUR le désir même de l’Impératrice, Prud’hon a placé son auguste modèle en un paysage agreste, dans les bosquets de la Malmaison. De grands arbres au feuillage épais forment un joli coin d’ombre qui ne laisse apercevoir qu’un mince pan de ciel. Sur une sorte de banc naturel formé de roches, Joséphine de Beauharnais, femme de Napoléon et impératrice des Français, repose son corps souple et charmant de créole. Son bras gauche replié s’appuie sur la pierre formant dossier et la main aux doigts fuselés soutient la tête fine, encadrée de cheveux noirs. Le bras droit tombe naturellement le long du corps et vient s’appuyer sur un grand manteau pourpre placé sous elle et dont l’extrémité s’enroule sur les genoux. Ce manteau n’est pas là seulement pour protéger l’impératrice contre l’humidité de la pierre; il a certainement aussi comme fonction de faire valoir par le contraste la mousseline de la robe et le grain satiné des chairs. La tête est légèrement inclinée à droite, dans une pose de rêverie; avec son ovale allongé, ses yeux noirs pleins de douceur, son nez droit un peu relevé vers la pointe, sa bouche grande et souriante, le visage possède une grâce menue et puérile. La robe est largement décolletée, simplement retenue aux épaules qu’elle laisse voir ainsi que la rondeur des seins. Un cordon placé haut au-dessus de la taille, à la mode du temps, sert de ceinture. Sous la mousseline souple, les jambes longues se dessinent et s’appuient, chaussées de brodequins en satin blanc, sur un épais tapis de mousse.
34 L’ensemble de cette composition est infiniment gracieux et Prud’hon, qui excellait dans le portrait, a fait revivre dans cette toile, avec un art à la fois savant et exquis, la sympathique figure de la première femme du héros. Telle nous la dépeint l’Histoire, bonne, avenante, superficielle, coquette, frivole même, telle elle nous apparaît dans le portrait qu’en a tracé le peintre. Quelles pensées profondes peuvent agiter cette tête d’oiselle? Rêve-t-elle de grandes choses ou simplement d’une parure nouvelle? Gageons qu’il s’agit d’une parure; le sourire qui filtre à travers les paupières et qui joue sur les lèvres indique bien que les desseins du grand homme dont elle est la femme n’ont aucune part dans sa songerie. Prud’hon, dans ce magnifique portrait, a écrit une page d’histoire; sur le front de son modèle il a su fixer tous les traits puérils et décevants du caractère de Joséphine, qui fut une femme charmante et bonne, mais qui ne sut jamais, pour le malheur de Napoléon et de la France, être une Impératrice.
Ce portrait consacra la réputation de Prud’hon et lui valut la faveur impériale. Joséphine fut charmée de cette peinture; Napoléon s’en montra également très satisfait et lorsque, après le divorce, il épousa Marie-Louise, il chargea Prud’hon de la décoration pour les fêtes de la réception de la nouvelle Impératrice. Ce fut également lui qui dessina la toilette destinée à Marie-Louise, la table, le miroir, les coffres à bijoux, la psyché, les fauteuils, le lavabo, etc. Avec cette grâce dont il embellissait tout, Prud’hon réussit à assouplir et à rendre aimable le style froid et revêche de l’Empire. Il réalisa une véritable merveille d’élégance et de goût. En 1815, après la chute de l’Empereur, Marie-Louise avait emporté cette toilette à Parme; elle laissa sans protester commettre le sacrilège, par le comte de Bombelles, de détruire cette œuvre d’art. Tous ces objets rappelaient Napoléon, et l’on voulait effacer jusqu’à son souvenir dans le cœur de Marie-Louise, déjà très disposée à renier le grand homme.
Aussi frivole que Joséphine, Marie-Louise n’avait ni son charme 35 ni sa bonté. Alors que l’épouse répudiée pleura toujours Napoléon perdu, l’archiduchesse autrichienne apporta sur le trône de France toutes les rancunes de sa race, toute l’indifférence d’une âme sans grandeur et Napoléon vaincu n’avait pas encore gravi les premières marches de son calvaire qu’elle engageait déjà de basses et honteuses intrigues sentimentales.
Prud’hon avait peint le portrait de Marie-Louise et celui du roi de Rome. Il fut même gratifié par l’Empereur du titre de professeur de dessin de l’Impératrice. Fonction purement platonique d’ailleurs, Marie-Louise étant totalement rebelle à tout effort d’esprit et n’ayant aucune sorte de goût pour les choses d’art. Plusieurs fois le peintre, soucieux de son rôle, s’évertua à fixer l’attention de son élève, il dut y renoncer. Dès le début de la leçon, l’Impératrice donnait des signes manifestes de lassitude. Puis, n’y tenant plus: «—J’ai bien sommeil, monsieur Prud’hon», lui disait-elle. A quoi Prud’hon répondait: «—Dormez, Madame.» Et, après un salut profond, il laissait la souveraine à son sommeil.
Le portrait de l’Impératrice Joséphine, quand il parut, souleva les commentaires malveillants des adversaires de Prud’hon. David et son école, notamment, se montrèrent hostiles. On le chansonna, on l’accusa d’avoir flatté son modèle et d’avoir peu consulté la nature. Mais les clameurs jalouses sont depuis longtemps éteintes et l’œuvre survit, dans sa triomphante et immortelle jeunesse.
L’Angélus
NUL n’est prophète en son pays, affirme un vieux proverbe. La destinée de Millet justifia l’amère vérité de ce dicton. A aucune époque de sa vie, le pauvre peintre ne connut la douceur d’être compris, pas même sur ce coin de terre normande qui l’avait vu naître, grandir, produire, sans que personne y devinât de quelle gloire il allait embellir le sol natal. On raconte qu’un jour, un notable de Cherbourg se prit à dire: «Voyez comme nous sommes mal servis dans nos bonnes intentions. Chaque année, nous gratifions un enfant du pays d’une pension pour l’encourager dans ses dispositions d’art. Nous ne lésinons pas. Eh bien! jusqu’ici, nous n’avons récolté que des fruits secs.—Et Millet? lui demanda-t-on.—Millet, qu’est-ce que cela? Bien peu de chose. Il fait des paysans; ce n’était pas la peine de le pensionner pour peindre des bonnes gens que nous voyons tous les jours.»
Toute la France, à de rares exceptions près, pensait alors comme le notable de Cherbourg. Du richissime amateur au plus infime employé, en passant par le gros bourgeois renté, l’accord était unanime pour déclarer que le paysan mal vêtu, gauche, souvent malpropre, était indigne de solliciter l’attention d’un artiste. Ayant osé braver cette sentence, Millet fut accusé de faire œuvre révolutionnaire, de flatter les bas instincts du peuple en étalant sa misère et en la lui rendant haïssable. «C’est de la peinture de démocrates, affirmait Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts, de ces hommes qui ne 40 changent pas de linge et veulent s’imposer aux gens du monde. Cet art me déplaît et me dégoûte.»
Le paysan n’était donc, à l’époque de Millet, qu’un être sans beauté, peut-être sans âme. De son dur labeur sous le soleil ou la pluie, de sa rude existence toujours vide de joies, nul ne se souciait; c’est à peine si le laboureur paraissait plus élevé dans l’échelle des êtres que le bœuf attaché à sa charrue.
Ce fut la gloire de Millet d’avoir réhabilité le paysan. A ce magnifique effort, il gagna peu de renommée, encore moins d’argent, mais il s’obstina dans sa voie généreuse. Loin de le rebuter, les critiques et les clameurs le piquèrent au jeu. Les toiles succédèrent aux toiles, les semeurs aux botteleurs, les bûcherons aux moissonneurs. Et le légendaire Angélus confirma la pensée des Glaneuses.
L’Angélus, c’est encore une éloquente et magnifique scène de la vie paysanne. Ils sont deux, un homme et une femme, attardés au travail de la terre, dans l’immensité morne de la plaine dorée par le couchant. Là-bas, vers l’horizon, se dresse le clocher du village, silhouette familière qui signale la place du foyer. Et voilà que, dans le soir qui tombe, les appels argentins de la cloche s’égrènent et courent au-dessus des labours. C’est l’Angélus du soir, l’heure de la prière. Et ces êtres falots, parias de la terre, redressent leur torse las, joignent les mains et courbent le front. Toute la laideur dont on affuble le paysan disparaît; le geste de ces mains jointes et de ces fronts courbés ennoblit la scène d’une grandeur sans égale, car il dit la beauté du travail librement consenti.
«Ce que Millet a cherché à exprimer dans l’Angélus, c’est cette nuance d’émotion particulière, cette espèce d’attendrissement instinctif qui doit saisir parfois, aux champs, les plus frustes natures, à l’audition lointaine de ces cloches qui ont annoncé leur entrée dans la société chrétienne, célébré leur mariage, pleuré la mort de leurs proches, et sonneront leurs propres funérailles. Ce brusque rappel des 41 grandes dates de l’existence, consacrées, l’une après l’autre, par les antiques rites religieux, qui réveille confusément le sentiment de leurs destinées éternelles, Millet l’a traduit, chez ces taciturnes héros, par une inclinaison muette et une minute d’absorption intérieure: mais il renforçait en même temps l’éloquence de cette sobre mimique par la solennelle beauté du paysage. Les perspectives illimitées de la plaine s’enveloppent d’une vapeur dorée, l’absence de tout accident semble les prolonger à l’infini et les silhouettes des deux paysans, profilées à contre-jour sur l’immensité faiblement ondulée des fonds, remplissent tout le ciel de leur majesté inconsciente.» (Henry Marcel.)
Ce magnifique chef-d’œuvre fut vendu 1,800 francs, en 1859, à l’architecte Feydeau. Il appartint ensuite à M. Van Praet, passa dans diverses collections et fut payé 160,000 francs par M. Secrétan à la vente John Wilson. Lorsque fut dispersée la collection Secrétan, M. Antoine Proust acquit l’Angélus, pour le gouvernement français, au prix de 553,000 francs; mais l’État ne ratifia pas l’achat. Enfin, il trouva asile dans la collection de M. Chauchard, qui le paya 800,000 francs et qui, à sa mort, l’a légué au Louvre.
Les Baigneuses
C’EST une délicieuse symphonie de couleurs tendres et de chairs roses, que ce tableau des Baigneuses: le bleu du ciel, le vert clair des arbres, le vert plus sombre des algues bordant le ruisseau font un cadre idéal de fraîcheur à cet essaim de jolies femmes qui s’ébattent dans l’eau avec des cris, des rires et des mouvements d’ondines en liesse. N’approfondissons pas trop le détail du paysage; ne cherchons pas si la perspective est bien exactement équilibrée, si les arbres propices n’ont pas uniquement pour rôle de faire écrin, de sertir pour ainsi dire, sur le velours de leur feuillage la triomphante nudité des baigneuses. Que l’eau puisse ou non serpenter entre les bords étroits du ruisseau, qu’importe encore! La beauté de cette toile est tout entière dans la joie folle de ces femmes nues, dans le mouvement endiablé qui les entraîne, dans la grâce harmonieuse de l’ensemble et surtout dans cette chaude atmosphère de lumière et de vie qui dore la cime des arbres et l’épiderme des chairs.
Cette peinture appartient au genre allégorique et galant mis à la mode par Boucher, et que Fragonard hérita de lui en y ajoutant une fougue personnelle, une intensité de vie que ne possédait pas son maître. Ses scènes galantes ne sont jamais figées; qu’il s’agisse des Hasards heureux de l’Escarpolette ou de la Chemise enlevée, c’est toujours le même mouvement, la même impétuosité, la même joie de vivre. Aussi chatoyante que celle de Boucher, la peinture de Fragonard a plus de flamme véritable; son coloris est plus ardent, 46 ses teintes plus chaudes; avec autant de grâce, il y a plus de véritable abandon, peut-être aussi plus de lasciveté, avec parfois un léger piment de grivoiserie. Il ne faut pas oublier que Fragonard fut le peintre de Mme Du Barry et qu’il vivait dans un siècle de corruption élégante et fleurie. Ses tableaux n’étaient pas destinés aux austères demeures du Faubourg ou de Versailles: elles allaient tout droit vers ces «folies» discrètes et coquettes, érigées dans quelque quartier lointain, jolis temples d’amour où se déroulaient les parties fines, les joyeux soupers et les entretiens galants. Fragonard était le peintre indiqué de ces lieux de plaisir; il en était le décorateur naturel et ses compositions libertines étaient bien à leur place en ces boudoirs parfumés qui virent chanceler et tomber tant de vertus.
Les Baigneuses appartiennent évidemment à ce monde aimable et court vêtu. Elles n’ont pas, certes, la mièvre finesse des petites marquises Louis XV, et certainement Fragonard a prétendu peindre des Naïades ou des Nymphes, mais c’est toujours la Femme, attirante et capiteuse, énigme troublante et vivante, déesse radieuse dont le pouvoir n’a pas diminué depuis l’époque lointaine où Vénus régentait l’Olympe.
Parmi les jeunes femmes s’ébattant dans le ruisseau, il en est deux, celles de droite, qui paraissent se lutiner. Au premier plan, une magnifique beauté blonde, couronnée de cheveux dorés, étale de plantureuses formes d’un galbe parfait. Sur le fond des eaux et de la verdure, au milieu d’un envolement de voiles, une jeune femme, semblant descendre de l’azur, est maintenue au-dessus de l’eau et le mouvement gracieux des bras levés et des jambes tendues est bien celui d’un corps qui vient doucement se poser sur le sol. A gauche, une naïade qui nage dans un bouillonnement d’écume se retourne pour regarder la descente de sa compagne; une autre, comme indifférente à la scène, s’accroche de ses bras levés aux branchages touffus qui penchent vers le ruisseau. Une 47 clarté dorée circule au milieu de tous ces jeunes corps et les baigne dans une sorte d’atmosphère blonde.
Traitée par un peintre ordinaire, une telle œuvre risquerait de tomber dans la vulgarité. Ce fut précisément le privilège des peintres du XVIIIe siècle, et de Fragonard en particulier, de donner un cachet d’élégance suprême aux scènes les plus scabreuses et de savoir faire sourire sans obliger à rougir. De tous ces peintres, Fragonard fut certainement le plus doué; il reste, avec Watteau, l’artiste le plus vivant et le plus complet d’une des plus séduisantes époques de l’histoire.
Les œuvres de Fragonard, comme toutes celles de ce temps, connurent un discrédit aujourd’hui remplacé par une vogue extraordinaire. Ces toiles qui montent dans les ventes à des enchères folles ne pouvaient trouver preneur, il y a quelque cinquante ans, même aux prix les plus dérisoires. Nous ne savons pas combien M. La Caze paya les Baigneuses, mais il dut certainement l’avoir à très bon compte, si l’on songe qu’il acquit la Chemise enlevée, autre bijou du même peintre pour la somme à peine croyable de deux francs.
Portrait de Louis XIV
DANS une riche maison d’un gentilhomme de Perpignan, le vieux peintre roussillonnais Guerra peignait le mur d’une terrasse. Derrière lui, un enfant suivait de tous ses yeux le travail de l’artiste. Celui-ci s’étant absenté un moment, l’enfant se saisit des crayons et sur le mur voisin se mit à dessiner avec ardeur. Le comte de Ros, propriétaire de l’hôtel, survint sur ces entrefaites, entra dans une grande colère et appela ses gens pour châtier le coupable. Mais Guerra, de retour, examina les essais de l’enfant et resta émerveillé: «Laissez-le, dit-il au comte, ce dessin est très bon et je vais le suivre.»
L’enfant dont la vocation se manifestait si spontanément s’appelait Hyacinthe Rigaud. Après quelques années d’études, il venait à Paris, enlevait de haute lutte le prix de Rome, faisait la conquête du tout-puissant Le Brun et devenait, du jour au lendemain, le peintre favori des princes et des rois.
Nous ne donnerons pas ici la liste de tous ceux dont il fit le portrait; il faudrait citer tout ce que la Cour et la ville possédaient d’illustre au XVIIe siècle: les peintres, les sculpteurs, les écrivains, le haut clergé, les hommes d’État, les ducs et pairs, tous défilèrent dans son atelier. Puis, sa réputation grandissant, il fut appelé à peindre le petit-fils du roi, qui allait devenir roi d’Espagne sous le nom de Philippe V. Louis XIV fut tellement satisfait de ce portrait qu’il voulut à son tour être peint par Rigaud.
52 Rigaud, avec sa manière somptueuse et noble, était tout indiqué pour peindre le Grand Roi. Peintre et modèle avaient un égal amour du faste et du décor. C’est donc dans toute la pompe des attributs royaux que le majestueux monarque est représenté. Il se tient debout devant son trône surmonté d’un dais de velours rouge maintenu par des crépines d’or; un magnifique tapis de même couleur couvre les marches du trône. A l’époque où est exécuté ce portrait, le roi est déjà vieux, il a soixante-trois ans; mais malgré les atteintes de l’âge, sa figure n’a rien perdu de sa noblesse et de sa régulière beauté. Campée très droit sous la lourde perruque, la tête conserve son air de domination et l’œil cette acuité dont le monarque savait si bien corriger l’éclat, quand il le voulait, par une expression de gracieuse affabilité. Mais, en ce moment, il est dans toute la majesté de sa fonction souveraine. Sur ses épaules s’attache le somptueux manteau royal, bleu semé de fleurs de lis d’or et doublé d’hermine, qui l’enveloppe et retombe en larges plis jusque sur le trône placé derrière. Un jabot de fine dentelle s’étale sous le menton du roi et laisse apercevoir la croix du Saint-Esprit, soutenue par un large collier d’or. La main droite tendue tient le sceptre, qui s’appuie sur un coussin de velours bleu fleurdelisé sur lequel repose également la couronne royale, la plus glorieuse du monde. La main gauche, posée sur la hanche, relève le manteau d’apparat, et met à découvert l’épée à fourreau d’or constellé de gemmes et les jambes fines et nerveuses, emprisonnées dans un maillot de satin blanc. Les pieds sont chaussés d’escarpins de soie blanche, posés sur les larges talons rouges que portaient à cette époque les gens de cour.
De ce portrait se dégage une impression de majesté souveraine et, si l’effigie du monarque n’était pas connue, on n’en devinerait pas moins que l’on est en présence du Grand Roi. Tout est traduit magnifiquement dans ce portrait: la distinction célèbre du personnage, l’intelligence de ce roi qui apporta aux affaires 53 une si étonnante application qu’il garda jusqu’à ses derniers jours.
Louis XIV avait commandé ce portrait à Rigaud pour l’envoyer à son petit-fils devenu roi d’Espagne; mais il en fut si enchanté qu’il le conserva à Versailles et le plaça dans la Salle du trône; le peintre en exécuta une copie qui fut expédiée à Madrid.
Rigaud peut être considéré comme l’un des plus grands portraitistes de tous les temps. S’il aime entourer ses modèles d’accessoires somptueux et s’il se plaît à peindre ces accessoires, ce n’est jamais au détriment du modèle lui-même. Nul ne fut plus que lui soucieux de vérité. Il exécutait généralement les têtes à part sur de petites toiles et quand il était satisfait de leur expression et de leur caractère, il les ajustait sur le tableau à la place qu’elles devaient occuper.
A cause de ce souci de vérité, il aimait peu peindre les femmes, toujours enclines à se plaindre que le peintre les enlaidit. L’une d’elles, très fardée et posant dans son atelier, lui reprochait un jour qu’il ne se servait pas d’assez belles couleurs.—Eh! madame, riposta Rigaud avec humeur, c’est le même marchand qui nous les vend!»
Sa facilité était proverbiale. Saint-Simon raconte qu’il fit de mémoire le portrait de l’abbé de Rancé, après une entrevue qu’il eut avec le célèbre réformateur de la Trappe. Et ce portrait, au dire des contemporains, était admirable de ressemblance. Il est daté par le peintre, 1701.
Rigaud fut anobli par Louis XIV. Louis XV lui continua sa faveur, le fit chevalier de Saint-Michel et lui en annonça la nouvelle dans une lettre autographe «pour avoir eu l’honneur de peindre la Maison royale jusqu’à la quatrième génération».
Psyché recevant le premier baiser de l’Amour
ASSISE sur un pan de roche, le bas du corps enveloppé d’une gaze transparente, la blonde Psyché reçoit avec étonnement le premier baiser de l’Amour, gracieusement penché vers elle. Cette sensation inconnue l’agite; elle porte les mains à son cœur ému; la pensée, le sentiment s’éveillent dans son être jusque-là endormi, et sur son front le papillon de l’âme palpite et bat des ailes. Il est difficile de mieux rendre la beauté virginale de la première jeunesse, que ne l’a fait Gérard dans cette délicieuse figure; rien n’est pudique comme l’attitude craintive de ce joli corps qui se pelotonne comme un oiseau effarouché qui replierait ses ailes. L’Amour aussi est charmant, mais sans afféterie; il ne rappelle en rien les Amours de Boucher et de son école. Ses grandes ailes d’épervier lui ôtent l’air poupin d’un Cupidon de boudoir. Avec ses formes sveltes et sa fière élégance, il représente exactement l’Amour antique, le bel Éros grec. Bien mieux, il symbolise, tendrement penché sur la jeune fille qui l’écoute, cette scène éternellement vraie des aveux murmurés tout bas et des premiers battements du cœur. Ce joli groupe se détache en clair d’un fond de ciel bleu et de collines boisées; il est regrettable seulement que l’excessif poli de la touche donne aux chairs des tons d’ivoire et de porcelaine.
Gérard excella surtout dans le portrait, mais il peignait aussi volontiers les scènes mythologiques dont il avait puisé le goût dans son enfance passée à Rome et, plus tard, dans l’atelier de David qui 58 le compta parmi ses plus brillants élèves. L’œuvre charmante que nous donnons ici appartient à ce genre, alors très à la mode. Mais Gérard s’inspire de l’antique avec moins d’austérité et avec plus de grâce que David; il ne choisit pas comme lui ses personnages parmi les héros, il recherche de préférence les sujets gracieux, les scènes aimables, bien faites pour son pinceau facile et léger. N’était le coloris, on le prendrait pour un peintre venu trop tard et versé dans le classique faute de mieux, parce que Watteau, Fragonard et Boucher, ne sont plus. Il possède une grande suavité de touche, un coloris agréable et fin qui charment et séduisent.
David aimait beaucoup Gérard; il favorisa ses débuts dans la peinture; fougueux partisan des idées nouvelles, il essaya même de l’entraîner avec lui dans la politique militante. Lorsque la Convention régna souverainement sur la France, David crut être agréable à son élève en le faisant nommer membre du tribunal révolutionnaire. Mais Gérard n’avait que peu d’inclination pour cette fonction redoutable; il simula une maladie pour n’avoir pas à la remplir.
Quand Napoléon prit le pouvoir, Gérard était à l’apogée de sa réputation et dans tout l’éclat de son talent. Ses portraits l’avaient rendu célèbre: certains d’entre eux, celui d’Isabey, celui de Mlle Brongniart et surtout celui de Mme Récamier l’avaient consacré grand portraitiste. A vrai dire, Gérard ne brillait pas par la vivacité de l’expression ni par la vigueur du modelé; ses personnages étaient toujours marqués d’une sorte de morbidesse, mais qui se rachetait par une élégance raffinée et par un charme incontestable. Gérard ne sacrifia jamais la ressemblance, mais il possédait un incomparable tour de main pour embellir ses modèles: aussi fut-il le peintre préféré des femmes. La cour l’adopta aussi: il eut à peindre Mme Lætitia, l’impératrice Joséphine et l’Empereur lui-même en costume de gala. Napoléon, qui ne manquait pas de coquetterie, ne fut pas insensible à la flatterie de Gérard qui accentua encore, en 59 l’affadissant il est vrai, la beauté romaine de son visage. Il se montra ravi de son portrait. Il eut alors la singulière idée de vouloir faire de Gérard un peintre de batailles et il le chargea de peindre la Bataille d’Austerlitz. Gérard fit de son mieux: sa composition ne manque ni d’habileté ni d’harmonie, mais on n’y trouve pas cet élan, cette fougue dont Gros animait les siennes; il n’était pas taillé pour le genre héroïque.
La chute de l’Empire ne porta aucune atteinte à sa faveur, qui s’accrut encore avec la Restauration. Il devint le peintre de la famille royale, comme il avait été celui de la famille impériale. Il reçut le titre de premier peintre du roi et fut fait baron en 1819.
Malgré la gloire dont il jouit de son vivant, Gérard n’égale pas les autres grands peintres de son époque; il ne vient qu’assez loin derrière David, Gros et Prud’hon. Il n’en est pas moins un artiste délicat et gracieux, les chairs de ses personnages ont des teintes ivoirines très plaisantes, mais qu’il poussa parfois jusqu’à l’exagération. Quelques-unes de ses toiles, comme Psyché, sont de tout premier ordre.
Psyché recevant le premier baiser de l’Amour parut au Salon de 1798. Il fut payé 6.000 francs au peintre en 1801, puis acheté par l’État pour 28.100 francs en 1822, à la vente du baron Rapp.
Philippe IV
AU Louvre, Velazquez n’est représenté que par de rares toiles, mais ces toiles sont de premier choix. Velazquez ne travailla guère que pour son royal admirateur, Philippe IV, et son génie, emprisonné dans la faveur jalouse du monarque, n’eut point la permission de rayonner au dehors. Mais sa réputation, un peu mystérieuse pour ceux qui n’ont pas franchi les Pyrénées et visité le musée de Madrid, n’en est pas moins grande. Là seulement on peut apprendre à connaître complètement Velazquez, un portraitiste de la force de Titien et de Van Dyck; le peintre qui, peut-être, a le plus approché de la nature avec des moyens d’une simplicité extrême.
Velazquez eut bien des fois cette tâche ingrate de peindre son roi, qui n’était pas beau; mais les peintres espagnols, réalistes de tempérament, ne craignent pas la laideur, quoiqu’ils sachent atteindre à la beauté lorsque cela est nécessaire. Aussi Velazquez reproduisit-il, avec une résignation parfaite, cette tête molle et empâtée où se traduit l’épuisement d’une race. Notre Musée du Louvre possède un de ces portraits.
Le roi, vêtu de brun, son fusil d’une main, son bonnet de l’autre, au milieu d’un fond de vague paysage qui laisse toute son importance à la figure, semble se reposer un instant des fatigues de la chasse et reprendre haleine. La stature est élevée, la mine altière, le maintien ne manque ni de souplesse ni d’élégance; le visage lui-même n’est pas sans distinction malgré l’abaissement de la lèvre inférieure et 64 l’exagération du prognathisme. Il y a de l’aristocratie dans ce grand corps; mais, en dépit de l’art du peintre, la dégénérescence se trahit dans cette sorte de lassitude générale de l’allure, dans l’allongement anormal de la tête, dans l’aplatissement des tempes et des joues. Ce descendant de l’illustre maison d’Autriche porte les tragiques stigmates de sa race; il traîne avec lui le terrible héritage de Jeanne-la-Folle qui vécut avec le cadavre de Philippe-le-Beau, son époux. Folie en haut, folie en bas. Génial ou imbécile, aucun des rois de cette famille ne put échapper complètement à la démence originelle; ni Charles-Quint, malgré sa vaste intelligence, qui voulut assister vivant à ses propres funérailles; ni Philippe II qui passa cinquante ans de sa vie avec un cercueil ouvert à côté de lui, ni l’infant don Carlos que son père dut faire enfermer pour cacher au monde le mal héréditaire dont il mourait. En Philippe IV se condensent pour ainsi dire la morbide et lourde tristesse de cette dynastie que son fils Charles II terminera si lamentablement. Et ce tragique atavisme se lit, comme en un livre ouvert, sur le visage de ce roi fatigué qui promène devant lui son regard sans pensée. A quelques pas du monarque, se tient assis sur son derrière une espèce de dogue ou de mâtin à pelage jaunâtre, compagnon fidèle et courtisan désintéressé. Rien de plus simple, de plus franc et de plus large. C’est la nature même.
On peut dire de Velazquez qu’il fut véritablement le peintre d’une époque, le notateur impitoyable de la fin d’une race. Gentilhomme de bonne maison et peintre du roi, il a été, involontairement peut-être et par la force des choses, l’historiographe génial de cette cour rigide et triste qui en était réduite, pour se dérider, à s’entourer de fous et de bouffons. Et il a dépensé, dans cette besogne ingrate, l’un des plus beaux génies dont l’histoire de l’art fasse mention. Car Velazquez est un maître entre les maîtres.
Écoutons Léon Bonnat nous parler du grand artiste: «Velazquez 65 est un réaliste à outrance, traduisant tout ce qu’il voit sans distinction, avec une rigueur implacable. Il a le don de la simplicité, et celui de la synthèse. Personne mieux que lui ne sait résumer en quelques traits une tête, un paysage, un personnage quelconque, et quand il a rendu la tournure, le type, le caractère de ce personnage, il l’enveloppe d’air ambiant. Et les procédés que Velazquez emploie pour obtenir un résultat si saisissant sont d’une étonnante simplicité. Armé d’une palette sur laquelle on ne voit qu’un nombre très restreint de couleurs, quelques pinceaux longs et déliés à la main, il peint du premier coup. Les ombres simplifiées ne sont que frottées, seules les lumières sont peintes en pleine pâte; et le tout, dans des tonalités fines, si largement, si prestement exécuté, et tellement juste de couleur, de proportions, tellement exact de valeurs, tellement vrai de dessin, que l’illusion est complète et l’œuvre admirable.
«Ce que Velazquez cherche avant tout, c’est le caractère et la vérité. Il est réaliste dans la grande et belle acception du mot. Sans nulles complaisances envers ses modèles, il peint tout, même les détails secondaires, d’après son roi, d’après les infantes, d’après les personnages quels qu’ils soient qui posent devant lui, et il obtient ainsi, son art impeccable étant donné, des portraits d’un caractère surprenant de grandeur et de réalité, portraits suggestifs et impressionnants dont les silhouettes mâles et vigoureuses sont gravées dans nos souvenirs en caractères ineffaçables.»
Le portrait de Philippe IV faisait partie de la collection de Napoléon III d’où il passa au Louvre.
Le Dauphin Louis de France, fils de Louis XV
LE dauphin est représenté à l’âge de dix ans, en costume de cour. Il est vêtu d’un habit rouge serré à la taille et dont les pans s’évasent un peu, suivant la mode de l’époque. La culotte, fixée au genou par une boucle d’or, est rouge aussi. Sur toute cette pourpre, le gilet blanc fait une tache brillante, tempérée par l’éclat plus discret des broderies d’or et par le large cordon bleu du Saint-Esprit qui barre la poitrine. Le dauphin se tient debout de trois quarts, tourné à droite; le visage, un joli visage rose et frais d’enfant heureux, regarde en face; une perruque poudrée encadre cette charmante figure. La main droite est appuyée sur la hanche, conformément à une habitude qui paraît assez familière aux Bourbons, car Louis XIV et Louis XV, peints par des peintres différents, sont représentés dans cette même attitude. De la main gauche presque tendue le jeune prince montre un globe terrestre posé à terre près d’une table. A gauche, des cartes de géographie, attributs d’écolier bien plus que de futur souverain. En les plaçant là, le peintre a sans doute voulu indiquer que le dauphin se prépare par un labeur soutenu à remplir dignement les lourdes et redoutables fonctions du gouvernement d’un peuple.
Dans le fond du tableau on aperçoit une galerie surmontée d’une balustrade, et une draperie bleue relevée. Signé: Louis Tocqué pinxit. 1739.
Dans ce portrait le peintre a traduit avec bonheur la grâce 70 enfantine du modèle que la somptuosité officielle du cadre ne parvient pas à diminuer. Il y a de la douceur dans le regard et une sorte d’affabilité dans l’attitude, malgré le port majestueux imposé par l’étiquette. On lit déjà dans le visage toutes les belles qualités de ce prince, aimable et bon, qui donna à la France des espoirs qu’une mort prématurée devait tromper. De son mariage avec Marie-Josèphe de Saxe, il eut trois fils: l’infortuné Louis XVI, Louis XVIII et Charles X.
Rarement Tocqué se montra mieux inspiré que dans ce portrait; comme la plupart des peintres de son temps, il aime mieux peindre les femmes et les enfants que les hommes faits. L’élégance des formes, la gracilité des traits conviennent mieux à son talent délicat et un peu maniéré. Il n’a pas la majesté ni la fermeté de Rigaud, mais il a du charme, un dessin correct, une touche légère, un dessin agréable, bien faits pour plaire aux pimpantes dames de la Cour qui se disputaient la faveur de poser devant lui. Son talent s’apparente davantage à celui de Nattier auquel il est d’ailleurs attaché par les liens de la reconnaissance et de la famille.
C’est Nattier, alors dans toute sa gloire, qui recueille Tocqué devenu orphelin à dix ans; c’est lui qui lui met le pinceau dans les mains et qui dirige ses débuts. Comme premier essai, il le charge de faire des copies de tableaux de maîtres et l’élève s’en acquitte à merveille; il étonne son protecteur par sa manière large, solide et par une telle perfection d’imitation qu’il était presque impossible de distinguer la copie de l’original. Ce travail procure quelque argent au jeune artiste et lui permet de subvenir à l’éducation de ses deux sœurs et de son frère, que la mort de leur père avait voués comme lui-même à la pauvreté. Mis en vedette par ces copies et fortement secondé par Nattier, Tocqué vit grandir rapidement sa réputation et il ne tarda pas à devenir à son tour un peintre à la mode. La Cour et la ville s’arrachaient ses portraits, où ses modèles 71 se présentaient toujours sous leur aspect le plus avantageux. Il ne faisait en cela qu’imiter Nattier, son protecteur devenu son beau-père. En 1734, l’Académie le reçoit parmi ses membres. Devenu célèbre, il profite de sa vogue pour faire payer très cher ses portraits, et tel est l’engouement général, qu’on le recherche d’autant plus que ses prix sont plus élevés. En peu de temps il devient riche et à son tour il peut rendre à Nattier vieilli et délaissé les bienfaits qu’il en a reçus. Il subvient à l’entretien du grand artiste dont la faillite de Law a englouti la fortune. En 1760, il est appelé en Russie par l’impératrice Élisabeth afin d’y exécuter un certain nombre de tableaux, qui lui furent royalement payés. Dans son voyage de retour il parcourut les Cours du Nord, partout accueilli et fêté comme un prince de la peinture; il fit partie de toutes les Académies de l’Europe. Rentré à Paris, il abandonna définitivement le pinceau pour jouir de sa grande fortune.
Sans avoir un mérite exceptionnel, Tocqué se place néanmoins parmi les bons portraitistes du XVIIIe siècle, entre Nattier et Largillière, par ses qualités brillantes et faciles. Il excellait surtout à rendre les étoffes d’or et d’argent ainsi que le chatoiement des satins et des velours.
Le Portrait du Dauphin fit partie de la collection de Louis XV, pour qui il avait été peint. Il passa ensuite dans le domaine national.
Le Concert
NOUS sommes sans aucun doute dans une riche demeure bourgeoise de Hollande au XVIIe siècle. Les meubles sont confortables et le tapis qui recouvre la table a été apporté de quelque lointaine terre d’Orient par un de ces navires hollandais qui sillonnaient, à cette époque, toutes les mers du globe. Terburg s’était fait l’interprète de cette vie opulente; il avait pénétré dans l’intimité de ces marchands cossus qui joignaient, à une parfaite entente des affaires et à un sens pratique très développé, un goût marqué pour la bonne chère, pour le bien-être de leurs intérieurs, pour les étoffes riches. C’est, en effet, de solide et beau satin que sont tissés les vêtements des deux jeunes femmes représentées ici.
Cette petite scène du Concert est d’un naturel et d’une fantaisie charmants. Assise sur une chaise basse en velours rouge, l’une des jeunes filles chante un air de musique dont elle suit attentivement les notes sur un feuillet ouvert devant elle. De la main droite elle bat la mesure. Sa figure est encadrée de cheveux blonds bien tirés, réunis en chignon sur le haut de la tête et retombant en boucles sur les tempes. Sans être belle, elle a la fraîcheur épanouie que donne la jeunesse et l’éclatante carnation des vigoureuses filles du Nord. Plus robuste encore est l’accompagnatrice qui, debout près de la table, pince la viole de ses doigts agiles. Derrière la cantatrice s’avance un petit laquais portant un verre sur un plateau. Sous son bras gauche il maintient le chapeau à larges bords qu’il a ôté avant d’entrer.
76 Terburg est, sans contredit, le meilleur des petits maîtres hollandais de la belle période. Avec moins de fantaisie que Jean Steen et moins de méticuleuse précision que Gérard Dow, il l’emporte sur eux par la bonhomie aimable de la composition, par le naturel de ses personnages et surtout par la fermeté du dessin. Comme tous les peintres de l’école hollandaise, il possède d’instinct la difficile science du coloris et il manie le clair-obscur avec un art qu’on est surpris de le voir prodiguer pour des scènes aussi menues, aussi insignifiantes pourrait-on dire. Mais est-il des scènes insignifiantes en peinture? Quelle que soit la petitesse du sujet, le talent de l’artiste peut le hausser au niveau des plus hautes compositions, s’il réalise le problème de nous intéresser et s’il y déploie les qualités de la grande peinture. Ce secret, Terburg le possédait au plus haut degré. Non seulement il nous fait pénétrer avec lui dans la vie familière de la Hollande et nous la fait comprendre, mais il nous oblige encore à nous émerveiller devant les moyens supérieurs qu’il emploie pour y parvenir. Dans cette scène en apparence si banale du Concert, il a su allier la simplicité à la science: les valeurs y sont distribuées avec un art infini et la couleur y est répartie avec une harmonie parfaite. C’est mieux qu’une anecdote, c’est une page de vie privée, scrupuleusement observée et spirituellement racontée.
Pendant assez longtemps on a traité avec dédain ces peintres délicieux, et le titre de petits maîtres qu’on leur donnait impliquait une sorte de classification péjorative. Une légitime réaction s’est opérée, et de nos jours on s’arrache, dans les ventes, ces tableaux autrefois méprisés. Et c’est juste, car ces maîtres de l’école hollandaise et flamande, s’ils ne s’embarrassaient pas beaucoup d’idéal, professaient du moins un culte véritable pour l’exacte traduction de la nature.
«Pour eux, écrit Théophile Gautier, un vase d’argent est aussi vrai qu’une cruche de grès, une rose n’est pas moins réelle qu’un chou, et 77 s’il y a des cabarets enfumés, aux vitres jaunes, peuplés de buveurs rustiques, il ne manque pas de beaux intérieurs aux grandes cheminées à colonnes de marbre, aux fauteuils de velours, aux tables couvertes de tapis de Turquie, aux tentures en cuir de Bohême, aux glaces de Venise miroitant dans l’ombre, où de belles dames en jupe de satin, en veste de velours, font de la musique, écoutent les propos galants ou avancent leur main vers un long verre à patte qu’un page emplit de vin des Canaries. Terburg est un de ceux qui aiment à nous révéler cette somptueuse vie hollandaise, si calme, si reposée, si confortable. Ses personnages sont francs d’allure et de mouvement; ils ont vécu et ils vivent encore grâce à l’art magique du peintre. Terburg exprime, d’une touche large et fine en même temps, les physionomies, les habits, les meubles et les accessoires. Il rend mieux que personne les cassures lumineuses et les ombres moirées du satin; aussi n’est-il pas avare de cette étoffe et en donne-t-il une jupe à presque toutes les femmes qu’il représente. Terburg, chose rare parmi les peintres de son pays, savait faire des femmes jeunes et gracieuses dans leur pâleur hollandaise rosée, sur laquelle flotte l’ombre transparente des longues boucles blondes. Comme elle est charmante, avec son petit air naïf, sa coiffure en nœuds de rubans, sa casaque jaune paille et sa jupe de satin blanc, la musicienne du Concert qui chante et bat la mesure!»
Le Concert faisait déjà partie de l’ancienne collection nationale, créée par Louis XIV. Ajoutons que l’auteur du Concert est également connu sous le nom de Terborch ou Ter Borch, dont Terburg, la forme la plus usuelle, ne serait qu’une corruption.
Le Condottière
L’HOMME qu’on a coutume de désigner sous le nom de Condottière est représenté en buste coupé par une balustrade. Il est tourné de trois quarts vers la gauche, les yeux regardant en face. Sur la tête il porte une toque noire d’où s’échappent des cheveux roux descendant très bas sur le front, cachant à demi les sourcils et retombant en boucles sur le cou. Comme vêtement, une tunique noire bordée, au col, de fourrure de même couleur et laissant apercevoir, par une mince ouverture, la tache blanche de la chemise. Dans ce cadre uniformément sombre, se détache en vigueur la figure du Condottière, une figure énergique, audacieuse, presque brutale. Les yeux ont une étrange fixité, qui trahit l’habituelle dureté du personnage; le nez tombe droit, d’une chute nette et hardie, et se termine par des narines pincées, indices de ruse et de violence. La bouche méchante est serrée et mince; la lèvre supérieure porte une cicatrice, la lèvre inférieure, épaisse, charnue, s’abat sur un menton volontaire. Tout, dans cette tête qui s’appuie sur un cou de taureau, respire l’énergie et l’audace. Nous sommes bien en présence d’un de ces aventuriers du XVe siècle qui parcouraient l’Italie en vivant de rapines et mettaient leur dague au service de tous les guet-apens, si nombreux à cette époque.
Théophile Gautier appelle la tête du Condottière une merveille, un chef-d’œuvre, un miracle de la peinture. «Cet Antonello de Messine, écrit-il, qui n’avait pas reculé devant un crime pour s’assurer 82 le secret de la peinture à l’huile, pour avoir été un scélérat, n’en est pas moins un grand artiste. Il a imprimé, à cette dure et farouche physionomie, un tel cachet de vie, de force et de réalité, qu’il vous semble avoir l’homme devant les yeux, l’homme physique et l’homme moral. C’est l’absolu du portrait. Le style le plus fier s’y allie admirablement à la vérité la plus exacte. Le dessin serre les formes avec une précision étonnante, et une couleur inaltérable, comme celle de la mosaïque, s’étend sur un modelé d’une finesse et d’une vigueur sans rivales. Ici, dès son premier pas, l’art avait atteint son but. Depuis, on a fait autrement mais non pas mieux.»
Antonello de Messine fut le premier peintre italien qui fit usage de la peinture à l’huile, mais il semble que Théophile Gautier l’a noirci d’un forfait qu’il n’a pas commis. On a beau consulter les biographes, on ne trouve dans sa vie nulle trace de crime; tout au plus pourrait-on l’accuser de ruse dans les moyens qu’il employa pour surprendre le secret de Jean Van Eyck. Au surplus, voici l’histoire, telle que la raconte Vasari:
«Antonello, déjà célèbre en Italie, exerçait son art à Messine, sa ville natale, lorsque le bruit parvint jusqu’à lui d’un tableau merveilleux, peint d’après un procédé nouveau, qui se trouvait à Naples dans le palais du roi Alphonse. L’artiste s’embarqua aussitôt pour la péninsule, demanda et obtint licence de contempler la toile, qui était l’œuvre de Jean Van Eyck. A cette époque, on ne l’ignore pas, la peinture à la détrempe, délicate et longue à sécher, était seule connue. Le tableau qu’il avait sous les yeux, peint avec des couleurs dont il ne pouvait deviner la composition, produisit sur Antonello une impression si vive qu’il résolut incontinent de se rendre à Bruges pour essayer d’obtenir de Van Eyck communication de son secret. La tâche était malaisée; en bon Sicilien retors, Antonello se présenta au grand peintre flamand chargé de présents. Il lui fit don de dessins de maîtres italiens, le flatta, se déclara son admirateur, força son 83 amitié, en un mot fit si bien qu’il entra complètement dans l’intimité du célèbre auteur de l’Adoration de l’Agneau. Et celui-ci, dans une minute d’abandon, lui confia le secret tant convoité. Antonello n’en abusa pas. Tant que Van Eyck vécut, il resta près de lui, puis il rentra en Italie porteur de la recette merveilleuse. Elle lui valut une grande célébrité et aussi bon nombre d’envieux. A son tour, il fut sollicité, circonvenu, mais à toutes les demandes il opposa d’énergiques refus. Toutefois, comme il ne voulait pas que le secret de la peinture à l’huile disparût avec lui, il le communiqua à Domenico de Venise qui, de son côté, en fit part à Andréa de Castagno. Ce dernier, dès qu’il eut connaissance du secret, fut hanté par la pensée diabolique d’en rester seul possesseur et il assassina Domenico.»
C’est évidemment ce crime que Théophile Gautier, faute d’avoir puisé aux sources, impute à Antonello de Messine.
Celui-ci jouit au contraire, sa vie durant, de l’estime et de la considération générales. Il s’était fixé à Venise où il passait pour le plus grand peintre de son temps. La Seigneurie venait même de lui commander plusieurs tableaux pour le Palais Ducal lorsqu’il mourut, emporté par une pleurésie, à l’âge de 49 ans.
En même temps qu’un admirable portraitiste, Antonello de Messine fut un peintre d’histoire réputé.
Le Condottière a longtemps appartenu à la famille Martinengo de Venise. Il fut acquis par l’État, à la vente Pourtalès, pour la somme de 115.000 francs.
Le retour du pèlerinage à la Madone de l’Arc
DANS le cadre prestigieux de la baie de Naples et suivant le rivage du golfe, une joyeuse caravane revient du pèlerinage légendaire à la Madone de l’Arc. Tous les ans, aux fêtes de la Pentecôte, la population napolitaine se rend en foule au sanctuaire vénéré, moins peut-être pour y prier que pour faire une gita dans la campagne. Or, ce jour-là, le golfe resplendit sous l’azur immaculé du ciel et la vapeur légère qui monte du Vésuve atteste la sereine immobilité de l’air. La fête a certainement été charmante, car nos pèlerins manifestent beaucoup d’entrain. Sur le chariot qui s’avance, traîné par deux bœufs aux cornes dorées et dont le joug est orné de feuillage, une jeune fille est assise, vêtue du traditionnel costume napolitain; dans sa main droite elle tient une houlette enguirlandée et portant un bouquet. Derrière elle, un jeune homme, debout, se penche légèrement et la prend par la taille. Assise à côté d’elle, une paysanne cherche à détacher la banderole d’un bouquet que porte un chanteur à l’avant du chariot, à côté d’un petit musicien. A l’arrière un autre contadino, les jambes pendantes, chante en s’accompagnant de la mandoline. Deux enfants, à pied, précèdent le char, en chantant et en dansant; l’un d’eux porte un thyrse sur l’épaule, l’autre frappe la corde d’un instrument de musique, fait de trois maillets de bois. Sur la gauche, des paysans s’avancent en chantant.
Cette aimable composition faisait partie d’une série des Saisons que 88 Léopold Robert, afin de rajeunir le sujet, avait conçue d’une façon très pittoresque. Le Retour du Pèlerinage symbolisait le Printemps. Un autre de ses tableaux, non moins célèbre, représentait l’Automne: c’est la Halte des Moissonneurs dans les Marais Pontins. Pour figurer l’Hiver, le peintre, qui se trouvait alors à Venise, négligea le sujet rebattu du Carnaval et donna le Départ des pêcheurs de l’Adriatique pour la pêche au long cours. La fin tragique du malheureux artiste laissa la série inachevée.
Léopold Robert jouit de son vivant d’une grande réputation, supérieure peut-être à son mérite. Sa gloire fut par la suite très discutée: on lui reprocha son manque d’inspiration, son indécision, ses tâtonnements sans fin, ses contours secs et sa couleur un peu rocailleuse. Ces reproches sont en partie fondés. Léopold Robert travaillait lentement, revenant sans cesse sur le personnage déjà fait, effaçant, reprenant, effaçant encore. Tel de ses tableaux, comme Corinne improvisant au cap Misène fut recommencé une centaine de fois pour devenir enfin un Improvisateur napolitain.
Léopold Robert possédait néanmoins de remarquables qualités: s’il était indécis et timide, en art comme en son privé, il rachetait ces défauts par un amour passionné de la nature qui imprime à tous ses tableaux une grâce, un naturel, et même une spontanéité sous laquelle disparaît l’effort de ses tâtonnements. Peintre de genre avant tout, ses œuvres n’ont pas grande envolée, mais elles sont probes, consciencieuses et témoignent d’un sens très développé du pittoresque. Tous ses tableaux sont honorables; deux d’entre eux, le Retour du Pèlerinage et la Halte des Moissonneurs sont des chefs-d’œuvre. En faut-il davantage pour illustrer un peintre?
Quand il exposa à Paris sa Halte des Moissonneurs, le succès fut triomphal et, à l’issue du Salon, le roi attacha lui-même la croix de la Légion d’honneur sur la poitrine de l’artiste.
Célèbre en France, Léopold Robert ne l’était pas moins en Italie 89 où s’écoula la plus grande partie de sa courte existence. Ses succès lui valurent les faveurs les plus flatteuses; il bénéficia d’amitiés illustres dont son âme candide fut éblouie et qui mirent le drame dans sa vie. Il se trouvait à Florence lorsqu’il fut appelé à donner des leçons à la princesse Charlotte Bonaparte, fille du roi Joseph, et femme de Louis Napoléon, frère aîné du futur Napoléon III. La princesse était bonne, avenante et familière; elle raffolait du talent de l’artiste. Dans l’intimité du travail quotidien et dans l’abandon des conversations amicales, le pauvre peintre, nouveau Ruy-Blas, s’éprit de son élève, violemment, et pour toujours. «Ver de terre amoureux d’une étoile», il cacha sa passion à la princesse mais, au fond de son cœur, il nourrit l’impossible espérance que la fille des rois s’inclinerait un jour vers lui. En 1831, la mort de Louis Napoléon sembla devoir le rapprocher de son idole, mais celle-ci, ignorant les sentiments du peintre ou feignant de les ignorer, n’entendit rien «du murmure d’amour élevé sur ses pas». Léopold Robert comprit alors l’immensité de son erreur, il mesura l’abîme qui le séparait de la princesse. Désabusé mais non guéri, il quitta Florence et vint cacher à Venise son inconsolable douleur. Pour tâcher d’oublier, il se jeta à corps perdu dans le travail, mais sa mélancolie profonde attrista ses dernières œuvres qui portent l’empreinte de cet état d’âme. Et comme l’inaccessible image l’obsédait toujours, le malheureux peintre, dans un accès de désespoir, se coupa la gorge le 30 mai 1835. Il n’avait que 41 ans.
Le retour du Pèlerinage parut au Salon de 1827; il fut acheté 4.000 francs par l’État. Il est également connu sous le titre de «Moissonneurs et Pèlerins de la campagne romaine.»
La Donatrice Somzée
SUR un fond de draperie rouge, la Donatrice est agenouillée, les mains jointes. Elle est vêtue d’une robe de velours marron, bordée d’hermine au col et aux manches. Sur la tête, et retombant en plis raides sur les épaules, une sorte de bonnette noire qui encadre un visage assez vulgaire, aux traits irréguliers, affligé d’un gros nez et de deux yeux sortant de l’orbite. En revanche la parure est riche; la Donatrice est évidemment une dame de haut lignage. Une broche en or ferme le col du corsage et une triple chaîne de même métal retombe sur la poitrine; à sa ceinture est attaché un rosaire à grains de perles. Les mains, baguées, sont très fines, aristocratiques. Sainte Madeleine, la présentatrice, se tient debout. Son vêtement est plus somptueux encore. Sous un voile de fine gaze, son agréable visage est surmonté d’un bonnet de soie d’or garni d’un rang de grosses perles et retenu sur le front par un cercle d’or. Un ample manteau vert, retenu aux épaules par deux cabochons sertis de perles, de grenats et d’émeraudes, la drape presque entièrement; il s’échancre sur la poitrine et laisse apercevoir un corsage bleu de roi recouvert presque en entier par un riche corselet pourpre bordé d’un galon d’or incrusté de pierreries. Dans la main gauche elle tient une sorte de récipient en grès et de la droite elle présente la Donatrice agenouillée. Ces mains sont d’un dessin admirable et feraient honneur aux plus grands peintres. La sainte a le visage tourné vers la gauche, 94 dans la direction de la Vierge, qui devait occuper un panneau contigu, car nous sommes évidemment en présence d’un fragment de diptyque ou de triptyque. Son visage légèrement ironique semble dire, montrant sa protégée: «Recevez-la dans votre Paradis: que pourrait-elle avoir fait de mal; elle est si laide!»
Cette disgracieuse donatrice n’est pas moins une haute et noble dame, si nous en croyons les commentateurs. On s’accorde généralement pour reconnaître en elle Madeleine d’Anjou, bâtarde du roi René, qui épousa en 1496, à la Cour de Moulins, le seigneur de Montferrand et fit partie de la maison de Pierre de Bourbon. Le tableau qui la représente est connu sous les titres de Donatrice Somzée du nom d’un amateur qui le posséda longtemps, et de Madeleine et Donatrice.
Il est également admis que cette œuvre de premier ordre doit être attribuée au Maître de Moulins, appelé aussi le Maître aux anges et le Peintre des Bourbons. On est arrivé à cette conclusion par une longue suite de déductions, de comparaisons, de concordances de dates, en prenant comme base et comme point de départ le fameux Triptyque de Moulins. Ce triptyque montre Pierre II de Bourbon, Anne de France, sa femme, et Suzanne leur fille. Une des particularités essentielles de ces œuvres, c’est qu’elles tiennent toutes deux aux ducs de Bourbon, dont la Cour était, à cette époque, réunie au château de Moulins. Si donc la Donatrice Somzée est bien Madeleine d’Anjou, mariée à un seigneur bourbonnais, il y a tout à parier que le Triptyque et la Donatrice sont de la même main.
Ces probabilités chronologiques sont d’ailleurs fortifiées par de telles similitudes de facture qu’il semble impossible de les constater chez deux peintres différents. La manière, dans l’une et l’autre œuvre, à la fois large et tatillonne, s’exprime en touches onctueuses et nettes fondues avec une extrême maîtrise. Si nous entrons dans 95 les caractéristiques de détail, nous retrouvons dans la Donatrice la passion du maître pour la main: or, le Maître de Moulins y excelle; chacun de ses personnages a ses mains particulières, fouillées dans leurs moindres veines, dans leurs lignes spéciales, ayant leur physionomie et leur signification. Il triomphe également dans le rendu des étoffes, la recherche somptuaire, la décoration des aîtres; il drape les brocarts avec une habileté que personne n’a possédée à un plus haut point, Memling excepté. Puis ce sont des lisières de robes légèrement fourrées de blanc, des corsages plaqués en cuirasse et des coiffures en bonnettes serrées, plissées, ballonnées que nul autre document ne montre et dont on retrouve les détails à la fois dans le Triptyque et dans la Donatrice.
Admettons donc, sur la foi des plus savants critiques, que la Donatrice Somzée est de la main du Maître de Moulins. Mais ce Maître de Moulins lui-même, qui était-il, quel était son vrai nom? L’accord sur ce point n’est pas encore définitif, mais des savants travaux de M. Benoit et du regretté Henri Bouchot, il se dégage la presque certitude que le Maître de Moulins n’était autre que Jehan Perréal, dit Jehan de Paris qui «par le bénéfice de sa main heureuse a mérité envers les roys et princes estre estimé ung second Apelle en paincture». Si nous suivons la vie de ce peintre, né vers 1454, nous le voyons attaché à la famille des Bourbons aux époques précises où se placent l’exécution du Triptyque et le mariage à Moulins de Madeleine d’Anjou avec le comte de Montferrand. Espérons que de nouvelles recherches projetteront sur ces obscurités une lumière définitive.
La Donatrice Somzée a été achetée par le Louvre à un marchand anglais, M. Agnew, et cette acquisition est assez récente.
Largillière, sa femme et sa fille
Largillière a situé son tableau, conventionnellement, dans un décor champêtre, sans même s’inquiéter de l’invraisemblance qu’il y avait à y faire figurer sa femme et sa fille, revêtues de leurs plus beaux atours et parées pour une réception bien plus que pour une promenade. C’étaient là fantaisies communes à cette époque: la figure importait seule dans un portrait et c’est à elle seule que s’attachait tout le soin de l’artiste. Pour le décor, il jouait également son rôle, mais un rôle de deuxième plan; il était là pour faire valoir le personnage et rien que pour cela. Aussi, le peintre choisissait-il à son gré celui qui lui paraissait s’harmoniser le mieux au caractère du modèle, sans autrement se soucier de la vérité ou même de la vraisemblance. Se conformant aux errements alors en cours, Largillière a mis sa famille en pleine campagne pour l’unique raison que le vert sombre du feuillage avantageait la beauté blonde de sa femme et de sa fille. Toutefois, comme s’il avait conscience de l’énormité de l’anachronisme, il a voulu faire une concession au bon sens: il s’est représenté lui-même avec un fusil entre les jambes et il a placé tout près de lui quelques oiseaux qu’il vient de tuer. Mais quel brillant et incommode costume pour courir les guérets! Et comme on voit que le bon Largillière veut nous en faire accroire, qu’il n’a pas chassé, qu’il n’a pas aventuré sa haute perruque sous les branchages des fourrés, ni risqué ses bas de soie aux piqûres des ronces! Sur la roche où il est tranquillement 100 assis, il ne donne pas l’impression d’un homme qui vient de battre la campagne. Sa tenue est irréprochable, la perruque retombe en boucles bien ordonnées autour de sa belle tête reposée qui n’est pas celle d’un Nemrod. Il porte un splendide costume gris très frais. Du bras gauche il s’accoude à la roche et par-dessus ses jambes croisées on aperçoit le museau d’un chien, compagnon débonnaire de cette chasse peu meurtrière. En face de lui sa femme est également assise sur le roc, sans paraître redouter de froisser ni de salir son élégant ajustement. Elle est tournée de trois quarts vers la gauche; elle porte une robe rouge décolletée, doublée de satin blanc d’où s’échappe une fine chemisette ornée de rubans bleus; un flot de dentelle est piqué dans ses cheveux poudrés. Elle est d’une physionomie agréable et sa tête légèrement hautaine s’encadre fort bien dans le fond de verdure que forment les arbres, derrière elle. Entre ses parents, une délicieuse jeune fille se tient debout, vêtue d’un costume blanc et or, avec des fleurs dans les cheveux. Elle a dans une de ses mains un papier de musique; de l’autre, à demi tendue, elle semble ponctuer le sens des paroles qu’elle chante. Dans cette blonde frimousse de fillette, on sent que le père a prodigué toutes les tendresses de son cœur et toutes les séductions de sa palette.
Le groupe de ces trois personnages, si bizarrement situés, forme un ensemble charmant. Largillière s’est évidemment complu dans son œuvre, mais, même lorsque le cœur ne conduit pas son pinceau, il est un portraitiste plein de talent et de ressources.
A défaut de date précise, le costume que porte le peintre dans ce tableau suffirait à nous indiquer qu’il appartient au grand siècle. La solennelle perruque est de la belle époque du Grand Roi. Largillière est pour ainsi dire, à cheval sur deux règnes, il a connu la majestueuse splendeur de Versailles au temps de Louis XIV, et les raffinements d’élégance qui marquèrent la joyeuse époque de la 101 Régence. En art, il établit également la transition entre la manière somptueuse et noble de Rigaud et la facture chatoyante et mièvre de Nattier. Ayant vécu sous deux régimes différents, il semble avoir emprunté quelque chose à chacun d’eux. Sans avoir la magnificence de Rigaud, son art ne manque ni de grandeur ni de noblesse; il sait donner à ses modèles un certain air de hauteur par où l’on reconnaît l’homme ou la femme de qualité; mais, quand il le veut, il pare ses personnages d’une grâce aisée, fine, délicate, il anime leur teint de roseurs exquises que n’aurait pas désavouées Watteau.
Même à côté de Rigaud, Largillière est un grand portraitiste et il possède de magnifiques qualités. Il n’a pas la robustesse de son illustre rival, mais il tient de Lebrun, qui fut son maître, un dessin net et solide qu’il habillait de couleurs incomparables. C’est par l’éclat de sa couleur harmonieuse et distinguée que Largillière s’est fait une place de premier plan parmi les peintres de portraits.
Rigaud était le peintre de la Cour, Largillière fut le peintre de la Ville. Tandis que le premier peignait les princes et les rois, le second se spécialisait dans le portrait des échevins et des grands parlementaires. Il n’en fut pas moins apprécié à Versailles, et plus d’une fois, de très grands seigneurs posèrent devant lui. Il excellait surtout à donner aux visages une très grande intensité d’expression.
Le Portrait de Largillière et de sa famille faisait partie de la collection de M. La Caze, qui en a fait don à notre musée national.
Le Parnasse
LA scène représente un paysage de l’Olympe. Sur un tertre élevé formant arcade, Mars et Vénus se tiennent debout devant une banquette drapée de couleurs vives et abritée par un écran de feuillage sombre. La blonde déesse est nue; d’une main elle retient un ruban qui s’enroule autour de sa jambe, de l’autre, elle s’appuie amoureusement sur le bras de Mars qui se penche tendrement vers elle. Blond comme elle, le dieu guerrier est revêtu de la cuirasse et porte le casque en tête; dans la main droite il tient une longue lance. Ce groupe charmant se découpe en vigueur sur le fond de verdure placé derrière lui.
Au pied du tertre, les neuf Muses, se tenant par la main, dansent une ronde au son de la lyre dont joue Apollon, assis à la gauche du tableau. Ces muses sont infiniment gracieuses dans leurs costumes aux couleurs chatoyantes, et leur pose est assurément bien choisie pour faire valoir leurs formes sculpturales. Dans ce tableau où tout semble n’être que détail, le groupe des danseuses occupe le centre de la composition et sollicite l’attention du spectateur, mais quelle fantaisie a su déployer l’artiste dans l’agencement des épisodes dont il se plaît à garnir sa toile! A droite, c’est Mercure en un costume très sommaire ne comprenant que des jambières de cheval et un casque ailé; de son bras armé du caducée, il s’appuie sur un Pégase piaffant, curieusement constellé de rubis. A gauche, s’ouvre la forge de Vulcain: celui-ci, sur le seuil de son 106 antre, s’agite et fait des gestes furieux dans la direction de Mars qui conte fleurette à sa volage épouse. Aux pieds de Mars et de Vénus un Amour souffle dans une sarbacane qu’il pointe vers le pauvre Vulcain en signe de dérision, pour le taquiner et l’exaspérer.
De la place où se meuvent tous ces personnages, on aperçoit à droite l’Hélicon, d’où l’Hippocrène tombe en cascade, puis, très loin dans la plaine, la Terre, demeure des mortels, avec ses villes et ses maisons.
Tel est le Parnasse de Mantegna, coloré, vivant et si curieux par l’abondance des motifs et la fertilité de l’invention. «Quelle pensée l’artiste cachait-il sous cette composition étrange, nous l’ignorons et ne le chercherons pas. Il nous suffit d’admirer l’élégance de ces Muses, la nouveauté de leur galbe, l’ingéniosité de leur ajustement, la beauté sculpturale du groupe de Mars et de Vénus, la pose de Mercure, le jet des draperies, le soin curieux du détail et cette mythologie en plein Moyen Age qui fait l’effet d’Hélène dans le palais féodal de Faust, avec sa nudité antique dont la légèreté l’embarrasse un peu.» (Théophile Gautier.)
Mantegna naquit en 1431, non pas à Padoue, comme on l’a cru longtemps, mais dans une petite ville du territoire de Vicence. Tout jeune il entra dans l’atelier du Squarcione qui se prit de tendresse pour lui et l’adopta régulièrement comme son fils. Mais bientôt Mantegna, peu satisfait de l’enseignement de ce maître, résolut de s’en dégager et, pour y réussir tout à fait, obtint de la Cour des Quarante de Venise l’annulation de l’acte d’adoption. Ses rapports avec le Squarcione, déjà tendus à la suite de cette décision, se changèrent en brouille complète quand il épousa la fille de Jacopo Bellini, ennemi personnel de son ancien professeur. Cependant l’empreinte du Squarcione sur l’art de Mantegna n’est pas douteuse. C’est par l’étude, dans l’atelier du maître, des moulages et dessins de sculptures rapportés de Grèce, que le jeune artiste s’éprit 107 d’un grand amour pour l’antique et qu’il s’efforça d’atteindre à ce goût pur et noble qui caractérise les productions des anciens, alors à peu près inconnus en Italie. C’est là qu’il s’initia à cet art du modelé qu’il devait porter si haut, sous l’influence heureuse de Donatello. Certes Mantegna ne put se débarrasser complètement de la raideur et de la sécheresse gothiques, mais comme déjà son style est supérieur et fait comprendre qu’un élément nouveau s’est introduit dans l’art! Sur Mantegna luit le premier rayon de la Renaissance; après la longue nuit byzantine et gothique, la Beauté revient charmer le monde surpris.
Mantegna avait soixante ans lorsque Isabelle d’Este le chargea de diriger les travaux de décoration qu’elle avait entrepris dans son appartement du Corte Vecchio. Isabelle d’Este était la femme la plus éclairée de son temps, possédant de vastes connaissances, parlant couramment le latin, le grec et la plupart des langues européennes; son goût n’était pas moins remarquable que son savoir. Aux trésors artistiques qu’elle avait amassés elle voulut un cadre digne d’eux: dans ce but elle fit appel à Lorenzo Corta, à Pérugin et à Mantegna qui peignit deux tableaux: le Parnasse, reproduit ici, et la Vertu triomphant des Vices. Le premier représente le triomphe de Vénus, d’Apollon et des Muses, c’est-à-dire l’influence bienfaisante des arts; le second proclame la nécessité de la sagesse et de l’activité intellectuelle pour combattre la barbarie et l’ignorance.
Ces deux tableaux furent achetés par le cardinal de Richelieu et firent partie jusqu’à la Révolution des collections du château de Richelieu. Ils entrèrent ensuite au Louvre.
Le Fumeur
AH! la merveilleuse face d’ivrogne, épanouie, joyeuse, enluminée par la bière et le vin! quelle béatitude dans le regard, et quelle expression de contentement et d’ivresse dans cette bouche largement ouverte d’où s’échappent des spirales de fumée blanche! Et quelle vérité dans le geste de ce pilier d’estaminet qui serre avec amour, dans ses mains rapprochées, la bouteille et la pipe!
Adrien Brauwer, que l’on appelle aussi Brouwer, s’était spécialisé dans la peinture des scènes de taverne où des paysans s’enivrent, fument et se querellent. Il passe pour s’être lui-même adonné à l’ivrognerie et pour avoir mené une existence peu exemplaire. Bien qu’il n’existe aucune preuve certaine de cette allégation, on ne saurait lui refuser toute créance, si l’on songe que Brauwer fut l’élève de Franz Hals qui n’était pas un modèle de tempérance. Nous aimons mieux croire toutefois qu’il ne subit, du grand maître de Haarlem, qu’une influence artistique et qu’il n’adopta aucun de ses vices. Cela aussi peut se soutenir, car Brauwer fut élu membre de la Guilde d’Anvers et fit partie de certaines sociétés flamandes où l’on n’avait pas coutume d’admettre les gens de conduite douteuse. Ce qui est vrai, c’est que Brauwer fut toujours insouciant, dépensier, incapable de conduire ses affaires, en un mot, le type accompli de ce que nous appelons aujourd’hui «un panier percé». Avec une réputation très enviable d’artiste, nous le voyons sans cesse talonné par les créanciers et lorsque, 112 en 1632, à la requête de l’un d’eux, on fit l’inventaire de sa maison, cette opération judiciaire révéla la pauvreté de son installation et la pénurie de sa garde-robe.
Avec tous ses défauts, Adrien Brauwer n’en est pas moins un peintre de premier ordre qui soutient sans désavantage le parallèle avec son maître Franz Hals. Flamand comme lui, il était venu à Haarlem pour travailler dans son atelier et, à son exemple, il adopta la manière hollandaise, caractérisée par la recherche du caractère et des types, le libre maniement du pinceau et la chaleur un peu rousse et veloutée du coloris. A ses débuts, l’élève ressemble au maître, mais avec des qualités qui lui sont tout à fait personnelles. Tous ses buveurs et ses soudards sont groupés avec le plus vif esprit et peints d’une main forte et nerveuse que caractérise cette touche décisive qu’on a appelée «le coup de fouet» de Franz Hals.
Vers 1630, Brauwer quitte la Hollande et rentre en Flandre. Il se fixe à Anvers, où l’a précédé sa grande réputation d’artiste. Il ne change rien à ses habitudes et continue à mener l’existence la plus décousue et la plus extravagante. Peut-être fréquenta-t-il les cabarets, comme on l’en accuse, comme client au moins autant que comme artiste; en tout cas, il n’est ni plus riche ni plus rangé. Il a des dettes partout et il s’acquitte par des tableaux. Rubens, le peintre somptueux et magnifique, qui habite un palais, admire le talent merveilleux de Brauwer; il possède dix-sept de ses toiles. A diverses reprises, il tente de relever l’imprévoyant artiste, mais sans y réussir.
Brauwer gagne également l’amitié du sérieux et aristocratique Van Dyck, qui fait son portrait et, phénomène bizarre, Brauwer y a plutôt l’air d’un gentilhomme pondéré et fin que d’un pilier de taverne.
Ces relations illustres tendraient à démontrer que Brauwer valait mieux que sa réputation.
Si, en venant en Flandre, Brauwer ne change rien à son genre de vie, du moins transforme-t-il sa manière; son talent se modifie. Sans 113 cesser d’être Hollandais, il devient plus Flamand. Sa palette devient plus lumineuse, il cherche des notes plus vives, et il introduit dans ses tableaux de beaux paysages colorés et chauds. Son œuvre y gagne en variété et aussi en agrément. Ce sont toujours les mêmes scènes de taverne, les mêmes types de buveurs, mais avec plus de clarté, plus d’entrain, plus de joie réelle.
Mais, dans l’une et l’autre manière, sa puissance et sa prodigieuse habileté restent les mêmes. Son œuvre est celle d’un observateur attentif et implique le patient effort d’une volonté toujours en éveil. Ses Fumeurs sont peints dans une manière savante et veloutée; ils se distinguent par la recherche du mouvement et de la physionomie, par le sentiment du caractère et de l’expression.
Les plus beaux Brauwer se trouvent à la Pinacothèque de Munich; on trouve, dans plusieurs musées, bon nombre d’œuvres cataloguées sous son nom, mais que l’on ne peut guère lui attribuer, si l’on songe qu’il mourut très jeune, ayant à peine trente-trois ans.
L’authenticité du Fumeur, que nous donnons ici, n’est pas douteuse, bien que certains l’aient attribué à Craesbeeck, son ami et compagnon de débauches. L’œuvre porte la marque A. B., signature habituelle de Brauwer; elle faisait partie avec le Goût, du musée de Francfort, d’une série sur les Cinq Sens.
«Les tableaux de Brauwer, écrit M. Paul Mantz, voisins parfois de la caricature et dépourvus de la vertu que les gens austères appellent le style, appartiennent à l’art éternel et abondent en qualités de premier ordre. Par l’implacable sincérité de l’observation, par le sentiment profond de la mimique, par la vérité moqueuse ou émouvante du geste et de l’attitude, Adrien Brauwer est un des plus grands peintres de la comédie humaine.»
Le Tepidarium
LES femmes, à la sortie du bain, viennent en hâte sécher leur corps à la chaleur du brasier allumé dans le tepidarium. Certaines sont à demi-nues, les autres s’enveloppent dans des tuniques à larges plis. Assises côte à côte sur deux rangs de sièges parallèles, ou groupées debout le long des murs, elles forment un essaim charmant et pittoresque dans la nonchalance alanguie de leurs attitudes. Au premier plan, une femme aux formes sculpturales étire, les bras levés, un torse magnifique dont la triomphante nudité fait une tache de lumière sur le fond sombre de la salle. «Il suffit, écrit M. Henry Marcel, de s’arrêter quelques instants devant ces figures aux poses de bien-être, de volupté, de coquetterie si heureusement diversifiées, pour sentir le charme des corps alanguis dans l’agréable lassitude de l’étuve, et lire aux masques mobiles, aux narines dilatées, les ardeurs nouvelles puisées dans l’onde vivifiante.»
Le Tepidarium est l’œuvre la plus connue, sinon la plus parfaite, de Chassériau. Quand elle parut au Salon de 1855, la critique, assez malveillante d’ordinaire pour l’artiste, fut à peu près unanime à la louer. Edmond About écrit: «J’avoue en toute humilité que mon imagination n’a rien produit d’aussi pittoresque que le tableau de M. Chassériau.» D’après Clément de Ris, «jamais M. Chassériau n’avait rien fait jusqu’à présent d’aussi remarquable que ce tableau». Quant à Henri Delaborde, peu suspect d’indulgence envers le 118 peintre, il écrit ces lignes qui sont, malgré les réticences, le plus beau des éloges: «Le sentiment grandiose du geste et de la tournure est la qualité qui domine dans Le Tepidarium comme dans les œuvres précédentes de M. Chassériau; mais ici cette qualité devient plus évidente parce qu’elle est plus sobrement exploitée. La majesté des têtes est moins souvent déparée par les négligences affectées de la touche; le modèle n’est plus indiqué avec cette hardiesse brutale du pinceau qui parodiait la sûreté magistrale, et, condition difficile à remplir en un pareil sujet, les formes et les attitudes de toutes ces femmes à demi nues n’ont qu’une grâce sérieuse et un charme de bon aloi. Le Tepidarium n’est pas un des plus complets du Salon, mais il mérite d’être remarqué un des premiers, parce qu’il en est peu qui dénotent autant de sève, de vraie force et de franchise dans le sentiment.»
Tandis que les Ingristes cités plus haut dispensent comme à regret les éloges au peintre, les tenants de Delacroix et du romantisme lui prodiguent une admiration sans réserve. Théophile Gautier lui consacre des pages enthousiastes.
Pour expliquer ces divergences d’opinion, il est nécessaire de dire que Chassériau commença par être élève d’Ingres, à l’âge de dix ans, mais qu’il subit plus tard l’influence de Delacroix. Il professa toute sa vie un culte égal pour les deux maîtres. M. Henry Marcel note excellemment cette double inclination: «Le lyrisme enflammé, la passion orageuse, l’éclat splendide de l’œuvre de Delacroix s’étant manifestés à lui, Chassériau en demeure hanté sa vie durant. Sa visée fut dès lors d’allier dans son art, sans imitation aucune, ces deux forces antagoniques qu’il avait vues aux prises, la pureté presque archaïque de la ligne, le rythme sobre et mesuré de la forme, avec l’ampleur et la simplification des masses, la liberté souveraine de la mimique, les modulations infinies du ton. Il ne s’interdisait pas, au surplus, d’user alternativement, sans les 119 concilier, des deux manières. Quelle que fût, au reste, l’attraction successive que les deux grands chefs rivaux de l’École française exercèrent sur Chassériau, sa personnalité en sortit intacte et fortifiée. Sa vision est bien à lui, comme son idéal. On sent dans tous ses ouvrages l’expansion d’une âme voluptueuse, et comme la hantise nostalgique—Chassériau était créole—de contrées où le ciel est plus brillant, la végétation plus active, où la vie oscille entre une sorte de rêverie indolente et la libre expansion des sens.»
Grâce à cette sorte de flottement entre deux écoles opposées, Chassériau fut sans cesse couvé par l’une et par l’autre, loué quand il adoptait leur technique, maltraité quand il s’en écartait, et réclamé par toutes les deux quand il procédait de chacune d’elles.
Nulle part peut-être, autant que dans le Tepidarium, ne s’accuse l’emploi simultané des deux manières. «La couleur, écrit M. Henry Marcel, y affecte cette richesse voilée, cette rutilance assourdie qui distinguent Delacroix; mais le galbe pur et cherché des corps féminins, qu’ils s’enveloppent frileusement dans les plis serrés des étoffes ou qu’ils étirent leur nudité indolente dans la chaude moiteur de la chambre de bains, appartiennent en propre à l’artiste.» Mais l’artiste se souvient évidemment des leçons d’Ingres, le grand puriste.
Bien que Chassériau soit mort à trente-sept ans, il a laissé une œuvre considérable et d’une grande valeur. Il fut d’une étonnante précocité: il n’avait pas encore dix-sept ans lorsqu’il envoya au Salon son premier tableau: Le Retour de l’Enfant prodigue.
Le Pied bot
DANS les premières années du XVIIe siècle, un cardinal, traversant une rue de Rome, apercevait un jeune garçon mal vêtu, misérable, qui faisait un croquis d’une fresque peinte sur la façade d’une maison. Il s’approcha, très intrigué, et, ayant examiné le dessin, se montra émerveillé. Il interrogea l’enfant, s’intéressa à son histoire, et, ravi de son intelligence autant que de ses bons sentiments, il l’emmena chez lui, le logea et le nourrit.
Ce précoce artiste s’appelait Jusepe Ribera; il devait un jour devenir célèbre et frayer avec les papes et les rois. Il était né en Espagne, dans la province de Valence, et, poussé très jeune vers la peinture, il était entré dans l’atelier de Francisco Ribalta, artiste de valeur et professeur de grand mérite, qui avait étudié en Italie et ne cessait de vanter à ses élèves les merveilles artistiques de Rome et de Venise. Enflammé par ses récits, le jeune Ribera résolut de se rendre dans la patrie de l’art et, un beau jour il s’embarqua, en qualité de mousse, croit-on, à bord d’un navire en partance pour l’Italie. Arrivé à Rome, il y mena une existence misérable, mais il avait le feu sacré. Tous les jours on pouvait le voir dans les églises et les galeries, un crayon à la main, copiant les chefs-d’œuvre des maîtres. Les peintres qui le rencontraient ainsi, s’étaient habitués à lui et l’avaient surnommé Lo Spagnoletto (l’Espagnolet), nom qu’il conserva toujours.
En dehors des grands ancêtres dont il essayait de s’assimiler 124 la technique il ne trouva, dans les peintres vivants, aucun artiste dont il voulut faire son guide. La peinture italienne était en pleine décadence et le goût public abâtardi s’extasiait devant les productions faciles et sans vigueur de Joséphin, de l’Albane et du Guide. Il se trouvait assez désemparé lorsqu’il eut occasion de voir une toile du Caravage. Ce fut une révélation pour lui: il venait de trouver un maître. Le Corrège, dont il avait étudié l’œuvre, l’enchantait également; l’influence de l’un et de l’autre agit tour à tour sur lui. Il ne prit à chacun d’eux que ce qui convenait à sa nature, et il les mit à contribution selon les circonstances, jamais en copiste ou en imitateur, toujours en artiste supérieur, souverainement indépendant.
Il resta toujours foncièrement Espagnol et c’est pour retrouver en Italie un coin de la patrie qu’il se fixa à Naples, alors sous la domination espagnole. Il y passa toute sa vie. Dès son arrivée, il s’impose par son talent. Le duc d’Ossuña, vice-roi de Naples, voit ses œuvres, en est émerveillé et le nomme peintre de la Chambre, avec logement au palais royal. Sa réputation franchit bientôt les frontières du petit royaume, et s’étend jusqu’à Rome et en Espagne.
La caractéristique de son talent est une fougue violente, sombre, qui lui fait pousser l’expression dramatique jusqu’à l’exaspération des nerfs. Il se complaît dans les tortures, il se délecte à suivre sur le visage des victimes agonisantes les affres terribles de la mort. M. Paul Lafond, dans son bel ouvrage sur Ribera, justifie cette manière du maître par des raisons qui ne manquent pas de vérité: «Sa violence picturale, écrit-il, n’a été bien souvent pour lui qu’une sorte de nécessité. Il ne faut pas oublier qu’il a senti le devoir de tenir haut et ferme le drapeau des revendications naturalistes que venait de laisser tomber le Caravage, mort à quarante-deux ans, et qu’il sauva la peinture de l’afféterie et de la mignardise où la conduisaient le Guide, l’Albane et leurs disciples. A la suite d’Amerighi (Caravage), Ribera la menait à la liberté, à l’affranchissement; il a parfois, souvent 125 même dépassé le but, mais il le fallait. Par la vérité de son dessin, son impeccabilité, sa rectitude, il a réagi contre les élèves attardés et de seconde main de Michel-Ange, ces tortionnaires qui cassaient les os de leurs personnages, tordaient leurs muscles, les torturant dans les gestes les plus invraisemblables, les présentant dans les raccourcis les plus hasardeux pour faire montre de leur soi-disant science anatomique.»
Ribera savait, quand il le voulait, assouplir son pinceau jusqu’à la douceur et même jusqu’au mysticisme, témoin ses nombreuses Immaculée Conception, si purement idéales dans leur fermeté de facture. Il ne dédaignait pas non plus les sujets de fantaisie, et, quand il les abordait, c’était pour faire des chefs-d’œuvre. Le Pied bot, que nous donnons ici, en est la preuve.
Ce jeune miséreux à jambe contrefaite est une pure merveille. Sur un fond de ciel mêlé d’azur et de gris, il développe son corps râblé et rit de tous les muscles de sa face. Il porte allègrement sa béquille sur l’épaule et dans la main il tient une feuille où se lit un appel à la charité publique. C’est le loqueteux jovial, bon enfant, comme on en rencontre encore dans les ruelles des villes espagnoles, parias de la vie, parfois gouailleurs, quelquefois méchants, qui narguent la Destinée et se rient de leur propre infortune.
Le Pied bot est une œuvre d’un beau réalisme, obtenu simplement, sans aucun artifice, sans aucune de ces habiletés que trop souvent emploient nos peintres contemporains, et sans rien sacrifier à l’impeccabilité du dessin et de la forme.
Ce magnifique tableau appartenait à la collection La Caze; il est entré avec elle dans notre grand musée national.
La Vierge aux Donateurs
SI Bruges, écrit M. de Wyzewa, attire depuis un siècle tous les pèlerins de l’art, si elle leur apparaît comme une sorte d’Assise ou de Sienne flamande, peut-être le doit-elle moins à ses vieilles églises et à ses vieilles maisons, au silence de ses rues et de ses canaux, qu’à cette petite salle de l’hôpital Saint-Jean où sommeillent la Châsse de Sainte Ursule et les Vierges de Memling.» Les œuvres authentiques de Memling sont assez peu nombreuses: notre musée du Louvre est, avec l’hôpital de Bruges, celui qui en possède le plus. La Vierge aux Donateurs, représentée ici, compte parmi les plus belles.
Conformément au protocole adopté par les peintres flamands à la suite de Jean Van Eyck, la Vierge est assise sur un trône formant baldaquin et tient son divin Fils sur ses genoux. A ses pieds, à droite, on aperçoit la Donatrice et douze femmes agenouillées comme elle les mains jointes, et présentées par saint Dominique. A gauche, et dans la même attitude dévotieuse, le Donateur et sept hommes, présentés par saint Jacques en costume de pèlerin. De chaque côté du trône on aperçoit, dans le ciel bleu, les maisons et clochers d’une ville qui doit être Bruges, séjour habituel de l’artiste.
Par la facture et la composition, cette œuvre magistrale se rapproche considérablement de la manière de Van Eyck: celui-ci est peut-être supérieur à Memling par l’exécution technique, le modelé, la minutieuse reproduction des objets réels; mais au point 130 de vue de la conception des sujets religieux, tout l’avantage reste à ce dernier. Toute son âme passait dans ses œuvres; il idéalisait, il glorifiait, il transfigurait les modèles qu’il avait sous les yeux.
Écoutons Fromentin dans son éloquente comparaison entre l’art de Van Eyck et celui de Memling:
«Considérez Van Eyck et Memling par l’extérieur de leur art; c’est le même art qui, s’appliquant à des choses augustes, les rend avec ce qu’il y a de plus précieux. Sous le rapport des procédés, la différence est à peine sensible entre Memling et Jean Van Eyck, qui le précède de quarante ans; mais, dès qu’on les compare au point de vue du sentiment, il n’y a plus rien de commun entre eux: un monde les sépare... Van Eyck copiait et imitait; Memling copie de même, imite et transfigure. Celui-là reproduisait, sans aucun souci de l’idéal, les types humains qui lui passaient sous les yeux. Celui-ci rêve en regardant la nature, imagine en la traduisant, y choisit ce qu’il y a de plus aimable, de plus délicat dans les formes humaines, et crée, surtout comme type féminin, un être d’élection inconnu jusque-là, disparu depuis. Ce sont des femmes, mais des femmes vues comme il les aime, et selon les tendres prédilections d’un esprit tourné vers la grâce, la noblesse et la beauté, de jolies femmes avec des airs de saintes, de beaux fronts honnêtes, des tempes limpides, des lèvres sans pli: une béatitude, une douceur tranquille, une extase en dedans qui ne se voit nulle part, toutes les délicatesses adorables de la chasteté et de la pudeur! Quelle grâce du Ciel était donc descendue sur ce jeune soldat ou sur ce riche bourgeois pour attendrir son âme, épurer son œil, cultiver son goût, et lui ouvrir à la fois sur le monde physique et le monde moral des perspectives nouvelles?»
Très longtemps on s’est posé la même question que Fromentin, devant les œuvres de Memling, si idéales, si différentes par la suavité de l’expression des œuvres de Van Eyck et des peintres 131 flamands de cette époque. Et, le croyant Flamand aussi, on s’étonnait qu’une fleur aussi délicate ait pu germer parmi les plantes brillantes mais un peu vulgaires de la peinture flamande.
La découverte récente, par un savant Jésuite, le P. Durand, d’un manuscrit des archives de Saint-Omer, permet de résoudre aujourd’hui cette question demeurée jusqu’ici sans réponse. Une simple phrase suffit à éclairer les obscurités de ce problème. Cette phrase, la voici: «Le onze août (1494), est mort dans notre ville maître Hans Memmelinc, regardé comme le plus habile et excellent peintre de la chrétienté. Il était né (dans la principauté de Mayence) et a été enterré dans l’église Saint-Gilles».
Memling n’était pas Flamand, mais Allemand. Il s’était fixé à Bruges, venant de ces terres rhénanes qui, durant tout le Moyen Age, avaient été un vivant foyer de rêverie poétique et mystique. Mais surtout il avait étudié dans la vénérable capitale de l’art religieux et c’est de Cologne que vient en droite ligne tout ce qu’il apporte de nouveau dans le vieil art flamand; l’ingénuité, la finesse, la douceur et surtout l’émotion qu’ignorèrent toujours Van Eyck et ses continuateurs. Seulement Memling, habitant Bruges, a traduit ses visions et ses émotions dans la langue des peintres flamands. «En associant aux formes des Van Eyck les sentiments de Lochner, il a renouvelé la peinture flamande; il l’a sauvée aussi en l’arrachant à un naturalisme où elle dépérissait d’année en année.»
La Vierge aux Donateurs appartenait à la collection du comte d’Armagnac; elle est entrée au Louvre avec les autres toiles léguées par Mme la comtesse Duchatel, en 1878.
La Leçon de musique
NANTI de son prix de Rome, Fragonard se dispose à partir pour la Ville Éternelle. Mais, avant que de prendre le coche, il va faire ses adieux à son vieux maître et ami François Boucher. Celui-ci l’embrasse et, en le reconduisant, lui donne ses derniers conseils. «Mon cher Frago, lui dit-il, vous allez en Italie voir les œuvres de Raphaël et de Michel-Ange, mais, je vous le dis en confidence, comme ami, si vous les prenez au sérieux, vous êtes perdu.» Boucher, qui avait son franc-parler, aurait même employé un mot plus énergique.
Ne nous hâtons pas de crier au sacrilège. Boucher était un trop grand artiste pour méconnaître le génie des maîtres de la Renaissance. Dans sa forme irrespectueuse, son conseil ne visait qu’à mettre Fragonard en garde contre le danger de l’imitation servile, fût-ce l’imitation de Raphaël. Il ne voulait pas que Rome étouffât dans son élève sa brillante personnalité d’artiste, comme elle avait fait pour tant de peintres bien doués, revenus de là atrophiés et sans tempérament.
Fragonard suivit à la lettre les instructions de Boucher; l’éducation académique de l’École royale de Rome resta sur lui sans influence. Les anciens ne parvinrent pas non plus à le dévoyer: en face des merveilles de Michel-Ange et de Raphaël, il se sentit ému, pénétré d’admiration, mais il était trop essentiellement de son pays et de son temps pour subir aucune emprise; il échappa à la tentation 136 de voir par les yeux d’autrui et ne compromit pas sa personnalité dans de mauvais reflets de l’art italien. Son unique maître fut la nature, cette nature incomparable des environs de Rome; il parcourut et étudia les plus beaux sites d’Italie. Les ruines anciennes, les eaux courantes, les arbres majestueux laissèrent dans l’imagination de Fragonard une impression tellement vive qu’elle se reflétera souvent dans ses toiles, développant en lui un sentiment ému de la nature et une connaissance approfondie de la lumière dont il baignera ses scènes plus tard; c’est de son séjour en Italie qu’il rapporta l’amour de ces grands jardins qui si souvent lui servirent de décor.
Quand il revint en France, il put reparaître sans honte devant Boucher, qui le retrouva tel qu’il était parti, mais avec un génie plus complet et mûri par l’étude. Il était prêt à recevoir des mains de son maître vieilli le sceptre de la peinture française; l’ère glorieuse allait s’ouvrir pour lui.
On peut faire deux parts de l’œuvre de Fragonard: celle qui précède son mariage et celle qui lui est postérieure. Dans la première catégorie se placent les toiles aux sujets légers; dans la seconde on trouve plus fréquemment des scènes d’intimité dans le genre des petits maîtres hollandais.
C’est à cette deuxième manière qu’appartient la Leçon de musique, que nous donnons ici. Cette ravissante toile est demeurée à l’état d’esquisse; mais sous le frottis léger de la peinture apparaît mieux encore toute l’exquise délicatesse de l’art de Fragonard et son habileté à peindre les scènes d’intérieur.
Assise dans un fauteuil, une charmante jeune femme, aux cheveux d’un blond doré, déchiffre au clavecin un morceau de musique posé sur le pupitre. Elle est dans le plus pur costume de l’époque, avec son corsage largement ouvert et sa jupe de satin dont les plis bouillonnent par-dessus les bras de son fauteuil. A côté d’elle, debout, se tient un jeune homme, peut-être son professeur, plus sûrement son 137 amoureux, portant un vêtement quelque peu archaïque, assez semblable à celui des mignons de Henri III. Un toquet couvre sa tête et son cou est emprisonné dans une fraise ruchée. Son office paraît être de surveiller l’exécution correcte du morceau, mais toute son attention semble aller de préférence aux charmes de son élève, qui nous paraît bien rougissante en dépit de l’application qu’elle affecte. Sur une chaise placée à côté du clavecin, une viole est posée, et à côté apparaît la tête ronde d’un chat que la musique a sans doute éveillé de son sommeil.
Cette petite scène intime est infiniment gracieuse: l’intérêt de la toile est concentré sur les deux personnages qui en occupent toute la largeur. Aucun décor, aucun accessoire ne détourne l’attention; pas un détail d’ameublement ou d’architecture qui sollicite le regard; c’est un menu détail d’existence quotidienne, pris sur le vif.
«Personne ne fut mieux doué que Fragonard; toutes les fées semblent avoir assisté à sa naissance. Moins mythologique que Boucher, il exprima le goût, la fantaisie et le caprice de son siècle avec une verve et un esprit incroyables.
«Ses tableaux sont charmants, ses esquisses valent encore mieux que ses tableaux, et ses dessins que ses esquisses. Il ne lui faut presque rien pour rendre son idée; un frottis de bitume, une teinte locale rosée ou bleuâtre, quelques hachures, un réveillon de lumière et voilà tout un monde de figurines qui vivent, sourient, se cherchent, s’embrassent, courent et voltigent, à travers des fumées, des nuages et des bosquets.» (Théophile Gautier.)
La Madone du Chancelier Rolin
LES fervents du musée du Louvre connaissent tous cette œuvre exquise, aussi remarquable par la beauté de la composition que par le charme du détail, par la vérité des attitudes que par la fraîcheur d’un coloris que l’action de cinq siècles n’a pu ternir.
La scène a pour cadre une riche demeure de Bruges, avec ses fenêtres à petits carreaux sertis de plomb, et dont la porte à colonnes s’ouvre sur la campagne flamande. Sur un siège exhaussé par un coussin, la Vierge est assise tenant l’Enfant Jésus sur ses genoux. Elle est drapée dans un magnifique manteau de pourpre dont les plis, très amples, s’étalent sur le riche carrelage mosaïqué. Le peintre lui a attribué la beauté blonde des Flamandes, beauté régulière mais sans beaucoup d’expression. Ses cheveux sont bien tirés de chaque côté du front, à la mode de l’époque, et retombent en boucles abondantes et soyeuses sur les épaules; au-dessus de sa tête, un petit ange, les ailes déployées, soutient une massive couronne d’or. Ses yeux baissés suivent les mouvements de l’Enfant divin qui, d’une main, tient un globe de cristal surmonté d’une croix, pendant que l’autre est tendue vers le chancelier Rolin. Celui-ci, revêtu d’une ample robe de brocart brun et or, est agenouillé devant le groupe auguste, les mains jointes, devant un prie-Dieu recouvert d’un coussin, et sur lequel est posé un livre de prières. Quelque belle que soit la Vierge, le personnage du chancelier est le morceau capital de cette œuvre précieuse; son attitude 142 d’adoration et d’extase est traduite avec une éloquence dont on ne trouve l’équivalent dans aucune autre peinture, sinon peut-être dans la Madeleine du Corrège, du musée de Parme.
A l’intérêt de cet auguste tête-à-tête, l’art de Van Eyck en a ajouté un autre, celui d’un merveilleux paysage qui s’étale jusqu’à l’horizon entre les colonnes de la porte. «Voici les jardins du palais avec les parterres de lis, de glaïeuls et de roses, où se promènent les paons et les oiseaux rares. Une terrasse garnie de créneaux les domine du côté de la campagne, et de petits personnages d’une étonnante vérité animent ce rempart. Au-delà, s’étendent à perte de vue les lumineuses perspectives: une rivière d’où émerge une île commandée par un château-fort; sur une des rives, une ville avec ses quais, ses rues, son église et son port fortifié; et pour fermer l’horizon, une chaîne de montagnes, dont les cimes se perdent dans les pâles clartés d’une aube matinale. Tout cela foisonnant de détails microscopiques, qui sont d’une vérité stupéfiante et qui se fondent dans une harmonie d’ensemble presque mystique.» (A. Gruyer.)
Dans ses dimensions réduites, la Madone Rolin constitue un joyau sans prix. Elle est le plus parfait échantillon de la première manière du maître, toutes les qualités de ce génial artiste s’y résument et s’y épanouissent. «La tonalité, écrit Eugène Fromentin, en est grave, sourde et riche, extraordinairement harmonieuse et forte. La couleur y ruisselle à pleins bords. Elle est entière, mais très savamment composée et reliée plus savamment par des valeurs subtiles. En vérité, quand on s’y concentre, c’est une peinture qui fait oublier tout ce qui n’est pas elle et donnerait à penser que l’art de peindre a dit son dernier mot, et cela dès la première heure.»
«Rien de plus fin, de plus chaste, de plus délicat, ajoute Théophile Gautier, que cette Notre-Dame, encore un peu gênée par la symétrie gothique, mais déjà d’une vérité et d’une finesse de dessin incroyables. Quant à sa couleur, au lieu de se carboniser avec le 143 temps, elle s’est agatisée et a pris l’immuable éclat des pierres dures.»
Beaucoup d’œuvres de Jean Van Eyck ont été attribuées à son frère aîné Hubert, grand peintre lui aussi. Mais il semble aujourd’hui que ce dernier ne puisse réellement revendiquer que le triptyque fameux de l’Adoration de l’Agneau, merveille sans égale qui suffit amplement à sa gloire. Il mourut avant de l’avoir terminé, et c’est son frère Jean qui y mit la dernière main.
Jean Van Eyck ne limita pas son œuvre à la peinture religieuse; il fut aussi un portraitiste incomparable. De son vivant, il jouit d’une réputation européenne, et le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, le prince le plus éclairé de son temps, se l’attacha comme peintre de sa Cour. Il lui marqua toujours une faveur particulière, l’employant plusieurs fois à des missions diplomatiques à l’étranger. Quand Van Eyck se fixa à Bruges, le duc vint lui rendre visite à plusieurs reprises. On l’appelait d’ailleurs aussi Jean de Bruges.
On sait qu’on attribue à Jean Van Eyck la découverte de la peinture à l’huile. Il est aujourd’hui acquis que ce procédé était connu bien avant lui. Dès le XIIIe siècle, le moine Théophile en avait donné la formule avec une minutieuse précision. Il n’en reste pas moins vrai que les deux frères, Hubert et Jean Van Eyck, furent les premiers à l’employer, et ils en usèrent avec une surprenante science, à en juger par l’admirable degré de conservation de leurs œuvres.
Exécutée par Van Eyck pour la collégiale d’Autun, d’après les ordres du chancelier Rolin, conseiller du duc de Bourgogne, la Madone du Chancelier Rolin fut transportée au Louvre par Napoléon Ier. Elle porte aussi le titre de Madone Rolin et celui de Vierge au donateur.
Suzanne et les Vieillards
PEU de sujets, dans le genre anecdotique, ont été aussi souvent traités par les peintres de tous les temps et de tous les pays. Il n’est pas jusqu’à nos artistes contemporains qui n’aient essayé de traduire le charme de cette jeune nymphe surprise dans ses pudeurs intimes par la lubrique curiosité de deux vieillards dissimulés dans le feuillage. On pourrait faire une étude complète des différentes écoles, avec leurs analogies ou leurs oppositions, leurs qualités propres, par la seule comparaison des nombreuses Suzanne au bain dont fourmille la peinture.
Parmi ces innombrables compositions, celle de Paul Véronèse se recommande par cette ampleur d’exécution, cette extraordinaire fantaisie, ce coloris miraculeux qui font du grand maître vénitien l’un des rois de la peinture universelle. Pour apprécier à sa mesure le merveilleux génie de Véronèse, génie fait d’invention, d’originalité, de spontanéité, il aurait fallu mettre sous les yeux du lecteur l’incomparable toile des Noces de Cana, mais ses vastes proportions nous interdisaient de la reproduire autrement qu’en un format réduit où tout le charme du détail aurait été perdu. Quelle que soit d’ailleurs l’œuvre traitée par Véronèse, il se montre toujours supérieur. Dans les toiles de chevalet comme dans les immenses compositions exécutées pour les couvents et les églises de Venise, les mêmes qualités se retrouvent, à un égal degré de perfection.
Dans sa Suzanne et les Vieillards, la plupart des éléments chers à 148 l’artiste lui faisaient défaut. Il n’y a là ni brocarts somptueux ni accessoires d’or ou d’argent, aiguières, amphores à faire miroiter, mais simplement une femme demi-nue dans un paysage agreste. Néanmoins, la fantaisie de Véronèse s’empare immédiatement du sujet pour faire une œuvre personnelle qui ne ressemblera à rien de ce qui a été fait avant lui. Sa jolie baigneuse ne plonge pas son corps dans l’eau d’un ruisseau banal et vraisemblable. Véronèse s’inquiète peu de vraisemblance, il la traite avec quelque mépris: «Je peins mes œuvres, disait-il, sans prendre ces choses en considération et je me donne la licence que se permettent les poètes et les fous.» Et il fait comme il dit. La vasque où Suzanne se baigne n’a rien de champêtre: une balustrade demi-circulaire l’abrite, mais cette balustrade est en marbre et l’on croirait que la belle jeune femme a fait la gageure d’étaler ses charmes dans une fontaine de la place Saint-Marc.
On a dit de Véronèse qu’il fut le plus absurde et le plus adorable des peintres. Sous sa forme paradoxale, ce jugement est d’une vérité parfaite. Absurde, Véronèse le fut vraiment par son mépris de la logique et de la raison, par son indifférence complète de la vérité historique ou des règles d’école, par sa manière anachronique d’habiller l’antiquité d’oripeaux de son époque. Et c’est précisément cette fantaisie débordante, cette naïve confiance en soi, cette compréhension sans analogue de la mythologie et de la religion qui firent de lui l’adorable artiste dont l’admiration des siècles a consacré la gloire.
Par un rare privilège de son génie, les invraisemblances les plus osées disparaissent sous la magique parure dont il les recouvre, et c’est à peine si l’on perçoit les criantes erreurs d’histoire ou la superficialité de ses conceptions picturales dans le ravissement continu que provoquent la vie intense de ses personnages, la splendeur de son coloris, le chatoiement de ses draperies, la clarté de 149 ses ciels et l’impression de jeunesse et de joie qui rayonne de son œuvre. Véronèse ne fut ni un penseur, ni un historien, ni un moraliste; il fut tout simplement un peintre, mais un grand peintre. Son œuvre fut toujours l’exaltation de la joie de vivre, l’apologie des agréments extérieurs qui rendent l’existence aimable et facile: les belles demeures, les fleurs, les copieux repas, les étoffes précieuses, les femmes luxueusement parées.
Regardez sa baigneuse. Elle est dévêtue, mais les vêtements jetés en désordre sur le bord du bassin ont des reflets de soie qui trahissent chez leur propriétaire des goûts de luxe et de coquetterie. Si nous pouvions assister à l’habillage complet de la jeune femme, nous verrions sûrement surgir quelque élégante patricienne de Venise, à jupe ramagée, et couverte de bijoux. Son corps demi-nu a d’ailleurs de la race, la ligne est noble; Véronèse ne consentirait pas à peindre une ribaude. Et les deux vieillards, qui grimacent de convoitise dans leur cachette, sont probablement de riches marchands, peut-être même d’augustes sénateurs de la Sérénissime.
Ce qu’il faut principalement admirer dans cette toile, c’est la facilité d’exécution, le naturel des personnages et surtout Suzanne, ni trop pudique ni trop osée, mais simplement dans l’attitude effarouchée d’une baigneuse nue qui s’aperçoit qu’on la regarde.
Il est presque inutile de signaler la beauté du coloris, chatoyant sur la chair nue comme une caresse, profond et lumineux dans le paysage.
Suzanne et les Vieillards appartenait à la collection de Louis XIV, dont il était un des plus beaux tableaux.
Diane au bain
LA Diane au bain est une délicieuse peinture; on la considère comme étant peut-être le chef-d’œuvre de Boucher.
«La déesse, qu’une de ses nymphes, agenouillée près d’elle, vient de déchausser, se prépare à entrer dans l’eau. Elle est nue, de cette nudité argentée des déesses virginales; une de ses jambes relevée sur le genou, de l’autre jambe elle tâte l’eau; elle tient à la main le fil de perles qu’elle vient de détacher de son col. Penchée en avant, elle incline un peu sa charmante tête vue de profil, aux cheveux retroussés, entremêlés de perles et où brille un petit croissant. Le col, les épaules, le torse, baignés d’ombres légères et transparentes, ont une souplesse, une fraîcheur et une grâce extrêmes. La nymphe aussi est charmante, et ces jeunes corps, facilement pliés en des poses coquettes, se détachent d’un fond de paysage fait de roseaux, de broussailles, d’arbres aux racines tordues s’accrochant à la déchirure d’un ravin, d’un courant d’eau où boivent les chiens, et d’un tertre au bord de la source, sur lequel se chiffonnent et se cassent, à plis miroitants, des étoffes nonchalamment jetées. Un carquois, des flèches et, dans un coin, un arc près d’un trophée de gibier, composé de perdrix et de lièvres, meublent pittoresquement les angles de la toile; tout cela enlevé avec une sûreté et une prestesse de touche admirables. Boucher a ce mérite que ses moindres compositions font tableau et décorent le mur auquel on les suspend.»
154 Théophile Gautier, dont on vient de lire la description enthousiaste de la Diane au bain, fut le premier à remettre en honneur la peinture de Boucher, tombée dans un injuste discrédit depuis la Révolution. Ce romantique de goût parfait s’était épris d’une passion véritable pour les élégantes joliesses du XVIIIe siècle. Après lui, Jules Janin mena la croisade de réhabilitation, suivi par Banville, Burger-Thoré et surtout les Goncourt dont les admirables études firent revivre et aimer la délicieuse époque des pastorales et des bergeries. Aujourd’hui, le charme de ces peintres adorablement précieux et si finement spirituels a reconquis tout son empire et leurs tableaux, naguère si décriés, connaissent la gloire des enchères fabuleuses, dans les ventes de collections. On ne les discute plus, on les admire.
Parlant de la Diane au bain, M. Gustave Kahn, qui a consacré à Boucher une savante et littéraire étude, s’exprime ainsi:
«La Diane n’a rien de l’impérieuse chasseresse; elle est d’une sérénité enfantine, d’une innocence, d’une pureté de fleur à peine éclose; l’innocence est au sourire de la bouche puérilement mi-ouverte; de jolis tons d’ambre et de rose embellissent le corps si frêle et si harmonieux de la jeune déesse, et autour d’elle les fonds de la pastorale de Boucher déploient l’écran de leur minutie et leur rêve de jardin des Hespérides.»
Détournons un instant les yeux des deux charmantes images et considérons le décor qui les entoure. On a souvent accusé les peintres de cette époque de n’avoir rien compris à la nature et de s’être forgé des paysages de convention, peignés, lavés, entièrement issus de leur fantaisie. Boucher ne mérite pas un tel reproche. Certes, il idéalise son paysage, il a bien soin d’en écarter tout ce qui risquerait de choquer le regard ou de rompre l’harmonie. N’y cherchez pas des sentiers raboteux, des ornières boueuses, tout cela cadre trop mal avec les gracieuses personnes qu’il y veut faire 155 passer. Pas de souillures sur le sol où la divine baigneuse pose ses jolis pieds, mais levez les yeux et dites-moi si ces arbres au beau feuillage vert ne sont pas de vrais arbres, si l’air et la lumière n’y circulent pas, si ce n’est pas la nature réelle, celle que nous voyons à chaque pas dans nos promenades à travers champs? Au surplus, est-il donc si paradoxal qu’une terre plus belle que nature soit disposée sous les pieds de déesses habituées à cheminer sur les nuées brillantes de l’Olympe?
Et quel art dans la composition! Comme tout est admirablement disposé pour la joie des yeux, comme tout chante, vibre, sourit! «Pour ses pastorales et ses mythologies, son faire est éblouissant. Il a un souci suprême, primordial: l’arrangement. Il le veut plein, ordonné, compliqué, amusant; il veut donner de l’imprévu, de la surprise, du détail ingénieux, du détail spirituel. C’est pourquoi, comme disent les Goncourt, «il entrelace les saxifrages, il noue la vigne folle en rideaux, il encadre les paysages et les nymphes dans des tentures de sapins aux grands bras qui penchent et balancent leurs longs effilés verts sur le corps des baigneuses.» (G. Kahn.)
La Diane au bain fut exposée au Salon de 1742. Elle fut payée 3.595 francs à la vente de M. de Narbonne en 1850, puis acquise par l’État, en 1852, pour 3.200 francs à la vente de M. de Cuyck: et depuis lors ce tableau figure au Louvre.
Le Radeau de “la Méduse”
EN 1816 la frégate la Méduse, qui faisait voile vers le Sénégal, fut séparée par la tempête, au large des côtes du Maroc, de la flottille qu’elle escortait, et s’échoua sur le banc d’Arguin, près du cap Blanc. Après de vains efforts pour renflouer le navire, les naufragés durent l’abandonner. Les canots étant insuffisants pour les soldats et l’équipage, on construisit un grand radeau grâce auquel on espérait, à la remorque des embarcations, atteindre la côte. Mais, pendant la nuit, les hommes des canots coupèrent lâchement les câbles de remorque et abandonnèrent à leur sort les malheureux entassés sur le radeau. Alors commença cet effroyable drame demeuré célèbre dans les fastes de la mer. Pendant vingt-sept jours, les naufragés furent ballottés sur les flots de l’Océan; les vivres, puis l’eau manquèrent; la faim, la soif, la folie agissant sur ces êtres épouvantés, il se passa des scènes d’horreur et de carnage dont deux des survivants, Corréard et Savigny, nous ont laissé la dantesque relation. Lorsque, enfin, la corvette l’Argus aperçut les signaux, il ne restait plus que quinze survivants sur le radeau tragique.
C’est ce terrible drame de la mer que Géricault résolut de peindre à son retour de Rome. A son projet se mêlait aussi une pensée étrangère à l’art. L’opposition ayant exploité ce naufrage contre le gouvernement de Louis XVIII, le peintre était sûr, en choisissant un tel sujet, d’attirer sur lui l’attention générale et 160 peut-être espérait-il quelque avantage du scandale qu’il produirait. Mais il avait trop le respect de son art pour confier aux seules passions politiques le soin de sa gloire; il ne négligea rien pour faire une œuvre émouvante et belle. Il se fit conter par Corréard et Savigny les moindres détails de la tragédie; il établit le radeau d’après les indications du charpentier, survivant lui aussi, qui l’avait construit. Obligé de peindre des cadavres et des agonisants, il alla à l’hôpital Beaujon surprendre au chevet des malades les affres de la mort. Quant au ciel blafard de sa toile et à la teinte livide de ses flots, il les peignit d’après nature, un jour de tempête, sur la plage du Havre.
Malgré ce minutieux besoin de vérité documentaire, il y avait trop de fougue, de vigueur chez Géricault, pour que le naufrage de la Méduse demeurât un simple procès-verbal illustré de la catastrophe; il y a introduit l’immensité du désespoir, l’horreur de la mort et aussi cette énergie sauvage qui rattache l’homme à la vie et lui fait avidement scruter cet horizon mouvant où, tout d’un coup, peut surgir le salut. Quand il s’agit de fixer la composition, Géricault hésita longuement. Il essaya successivement plusieurs épisodes: il rejeta celui de la délivrance à cause du défaut d’unité qu’aurait présenté la toile avec le double groupe du radeau et du navire sauveteur; l’épisode de la lutte entre les naufragés le retint davantage et il en fit une esquisse très belle et très poussée, mais, là encore, il lui parut que l’éparpillement des corps à corps sur toute l’étendue du radeau serait inharmonique. Il se décida enfin pour le magnifique tableau que nous reproduisons, où se trouvent à la fois concentrés sur un même point les malheureux prostrés, attendant la mort, et ceux qui viennent d’apercevoir une voile à l’horizon et qui l’appellent frénétiquement en agitant des linges.
Géricault ne s’était pas trompé en escomptant le bruit que ferait 161 sa toile. Quand elle parut au Salon de 1819, elle souleva une véritable tempête. Acclamée par les libéraux, elle fut vilipendée par les partisans du gouvernement et plus encore par les Davidiens. «Par un de ces aveuglements dont la postérité a peine à se rendre compte, quoiqu’il se renouvelle à l’apparition de chaque génie original, ce chef-d’œuvre fut généralement jugé détestable. On ne sentit pas cette poésie poignante dans sa réalité; on resta insensible à l’effet dramatique de ce ciel livide, de cette mer sinistrement glauque écrasant son écume sur les cadavres ballottés entre les poutres du radeau et secouant de son épaule énorme ce frêle plancher, théâtre d’agonie et de désespoir: cette science de musculature, cette force de couleur, cette largeur de touche, cette énergie grandiose et qui fait penser à Michel-Ange, ne soulevèrent que dédains et que réprobations.» (Théophile Gautier).
L’État ne voulut pas acheter le tableau, malgré les efforts du directeur des Musées, le comte de Forbin. Néanmoins Géricault obtint une médaille d’or, et, en la lui remettant, Louis XVIII lui dit aimablement: «Monsieur Géricault, vous venez de faire un naufrage qui n’en est pas un pour vous.»
Après la mort prématurée de l’artiste, ses héritiers voulaient couper le tableau en quatre pièces, car sa grandeur en rendait le placement difficile. Cette fois, le comte de Forbin réussit à sauver la toile, et l’acquit au prix de 6,000 francs pour le compte de l’État; ce magnifique chef-d’œuvre ne fut pas dépecé et aujourd’hui le Radeau de la Méduse, gloire de l’école française, rayonne, admiré de tous, sur le large pan de muraille qu’il recouvre.
L’Homme au gant
ON ignore le nom du jeune homme représenté ici; mais, à coup sûr, nous sommes en présence d’un personnage d’importance, patricien de la Sérénissime république de Venise. Sous son vêtement noir, égayé de la seule blancheur d’une chemise de dentelle, le gentilhomme a de la distinction, de la race, une belle tournure aristocratique. Ses cheveux noirs sont à la mode italienne du temps, coupés ras sur le front et retombant assez bas, sur les côtés, pour cacher une partie des oreilles. La tête, bien campée sur un cou robuste, n’est pas régulièrement belle, mais s’illumine d’une intelligence énergique et d’une fermeté tranquille accentuées par l’assurance et la fierté du regard. Aucun autre ornement, dans le sévère costume du modèle, qu’une fine et longue chaînette à grains de corail terminée par un médaillon. La main droite, baguée d’or à l’index, est négligemment passée à la ceinture: cette main est d’un modelé et d’une vigueur d’exécution admirables. De son coude gauche, le jeune patricien s’appuie sur un pan de rocher et, dans sa main gauche gantée de peau de daim, il tient son autre gant.
«On a presque honte d’écrire des phrases élogieuses sur un pareil chef-d’œuvre; il semble que l’on commette un béotisme en exprimant son admiration pour ce dessin grand et simple, cette couleur d’une clarté si chaude, ce modelé puissant et souple, cette fleur de vie répandue partout qui caractérisent la manière de Titien. Titien est 166 le plus sain, le plus robuste, et le plus tranquille des grands peintres. Chez lui, aucun effort visible; il atteint la beauté facilement et du premier coup, comme une chose naturelle. Ses figures ont la santé, la joie sereine, l’équilibre parfait des statues grecques et des peintures antiques telles qu’on peut les supposer. Aucune fièvre, aucune inquiétude ne les travaillent et ne les déforment; elles s’épanouissent tranquillement dans la plénitude de leur force et de leur beauté, heureuses d’avoir reçu la vie du pinceau de Titien qui est, avec Velazquez, le plus grand peintre de portraits du monde.» (Th. Gautier).
Aussi n’est-il pas surprenant qu’il ait été, durant sa longue vie, le peintre de tous les personnages illustres du XVIe siècle. Dès ses débuts, son vigoureux talent lui vaut une réputation méritée. Le Conseil des Dix le nomme peintre des Doges, titre qu’il lui retirera par la suite à cause de ses lenteurs dans l’exécution des commandes; puis, c’est Alphonse de Ferrare, grand protecteur des arts, que Victor Hugo a peint de couleurs si noires, qui attire près de lui le jeune peintre, l’installe dans son propre château et le comble d’honneurs. Ce séjour à Ferrare est marqué par le magnifique portrait du duc, par celui de Laura di Dianti et par une cinquantaine d’œuvres de premier ordre. Après un court passage à la Cour de Frédéric Gonzague, duc de Mantoue, Titien se lie avec Francesco Maria della Rovere, duc d’Urbino et neveu du grand pontife Jules II. A cette Cour, il peint de nombreux portraits, qui sont tous des chefs-d’œuvre; il en exécute même d’après des copies, tels que ceux du Sultan et de François Ier; ce dernier est au Louvre et l’on peut constater en le voyant que Titien n’avait pas besoin de faire poser son personnage pour en faire un admirable portrait.
Jaloux de posséder un tel peintre, le monarque le plus puissant de l’époque, Charles-Quint, lui prodigue les marques de son amitié et lui commande plusieurs fois son portrait. Ces portraits sont autant de chefs-d’œuvre. On raconte qu’un jour l’Empereur—cette «moitié 167 de Dieu», comme l’appelle Victor Hugo—se trouvait dans l’atelier de Titien lorsque celui-ci laissa choir par mégarde son pinceau. Le souverain se baissa pour le ramasser et le rendit à l’artiste. A ses courtisans étonnés, Charles-Quint signifia tranquillement qu’un tel génie était bien digne d’être servi par un empereur. Pour chaque portrait de lui, ce monarque lui paya 1.000 couronnes d’or et il lui conféra en outre des titres de noblesse avec un don annuel de 200 couronnes. Il essaya même de l’attirer à Madrid avec le titre de peintre de la Cour, mais Titien refusa, craignant de ne pouvoir se plier aux habitudes espagnoles en matière d’art et de foi.
Par l’intermédiaire de l’Arétin, son ami, Titien fut appelé à Rome par Paul III, de la famille Farnèse. Le pontife posa plusieurs fois devant lui.
On a dit de Titien qu’il n’eut pas un caractère aussi beau que son génie et qu’il gâta ses dons merveilleux par une rapacité indigne d’un grand artiste. Ce que fut l’homme importe peu aujourd’hui; l’œuvre compte seule et elle est admirable. Titien, quels qu’aient été ses défauts, reste l’un des plus grands peintres du monde et l’un des fournisseurs les plus puissants d’émotion artistique.
L’Homme au gant fut acquis par Louis XIV, à qui nos musées français sont en grande partie redevables de leur richesse.
Le Sommeil de l’Enfant Jésus
DOUILLETTEMENT posé sur un coussin, l’Enfant-Roi dort d’un calme sommeil. Devant lui, la Vierge veille avec une maternelle tendresse sur son repos et, comme saint Jean-Baptiste survient et pourrait l’éveiller, Marie, d’un geste délicieux du doigt posé devant la bouche, lui recommande le silence. Il n’est rien de plus gracieux que ce visage de la Vierge où se mêlent la majesté, la grâce, la bonté et une certaine candeur enfantine: on y lit la fierté de son auguste rôle, la joie de la maternité heureuse et aussi la ferveur de la créature élue qui sait que l’Enfant issu d’elle est un Dieu.
Dans cette charmante composition semble se résumer tout l’enseignement de cette école bolonaise, dont les Carrache furent les fondateurs et qui produisit des artistes comme le Dominiquin, Guido Reni, le Guerchin et l’Albane.
Il y eut trois Carrache à la tête de cette école: Louis, Augustin et Annibal, ces deux derniers cousins du premier. Tous les trois eurent de grandes qualités de peintre: Louis l’emporte par la science, Augustin par la facilité, Annibal par la noblesse et l’élévation du style.
Dès que s’ouvrit l’Académie des Carrache, les artistes y affluèrent, délaissant l’atelier de Calvart, alors très estimé en Italie. D’après Corrado Ricci, le mérite principal de l’école de peinture dite «des Carrache» fut de rejeter les formules vieillies et anémiées des disciples de Raphaël et de Michel-Ange, en revenant au point de départ même de l’école de Buonarotti, et surtout au Corrège et au Titien. 172 Rappelons qu’Annibal Carrache considérait ces deux derniers artistes comme ses vrais maîtres; il écrivait qu’à côté du Saint Jérôme du Corrège, le Saint Paul de Raphaël, qui lui avait d’abord paru un prodige de beauté, lui semblait «un personnage de bois, dur et coupant».
Les Carrache mettaient à la base de leur enseignement l’étude de l’antique, l’imitation de la nature, principes qui ne pouvaient, intelligemment suivis, que donner de bons résultats. Il s’y ajoutait l’imitation de tous les maîtres de la Renaissance, précepte très dangereux s’il était servilement respecté. Augustin Carrache, qui était poète à ses heures, avait codifié le programme de l’école sous forme de sonnet. Écoutons-le: «Quiconque veut devenir un bon peintre doit avoir dans la main le dessin de l’école romaine, le mouvement et l’art d’ombrer vénitiens et le beau coloris de Lombardie; il doit suivre la terrible voie tracée par Michel-Ange, le vrai naturel de Titien, le style pur et souverain de Corrège, la juste symétrie de Raphaël, la bienséance et les bases de Tibaldi, l’invention du docte Primatice et un peu de la grâce du Parmesan.» Il y ajoutait encore les qualités complexes de Nicolo dell’Abate et de quelques autres. Ce qui équivalait à dire: «Prenez un peu du génie et de la manière de tous ces maîtres, adaptez-le à votre génie propre, conformez-y votre manière personnelle et, par cette imitation partielle de chacun, vous deviendrez des artistes complets.»
On voit le danger d’un tel enseignement: il ne tendait à rien moins qu’à étouffer la personnalité chez les élèves. Certes, les Carrache n’y songeaient pas, mais, en dépit d’eux-mêmes, tel devait être le résultat de leur doctrine rigoureusement appliquée.
Fort heureusement pour l’éclectisme des Carrache, la plupart de leurs disciples montrèrent un tempérament et une indépendance picturale qui sauva longtemps l’école bolonaise de la décadence. Sans avoir produit des peintres de génie, elle peut s’honorer de noms tels 173 que celui de Guido Reni, dont la facilité proverbiale s’appuyait sur une réelle science du dessin, puisée dans l’étude du Corrège. Le Guide interprétait idéalement la beauté féminine et toutes les expressions qu’elle revêt; il se vantait d’avoir deux cents manières de faire regarder le ciel à une figure, et c’était la vérité.
Ziampieri, dit le Dominiquin, fut également une gloire de l’école bolonaise. Peu doué sous le rapport de l’invention, il possède une grâce un peu lourde dans sa naïveté, mais aimable par sa sincérité, un vrai sentiment de la nature sous un travail pénible où la volonté a plus de part que le don.
Tout différent est l’Albane, charmant et brillant artiste qui fut en quelque sorte le Boucher de XVIIe siècle. Personne n’excelle comme lui à traduire la beauté, la volupté des formes, et comme peintre des Grâces et des Amours, il égale presque le Corrège et le Parmesan.
Mais de tous les peintres de l’école éclectique, Annibal Carrache est le plus remarquable, le plus fécond, le plus complet. Tout jeune, il jouit d’une réputation à laquelle mit le comble sa magnifique décoration du palais Farnèse. Ses fresques, ses tableaux attestent une manière large, aisée, noble; et l’on s’explique la gloire qui, de son vivant même, s’attachait à son nom à Rome aussi bien qu’à Bologne, sa patrie. Comme artiste et comme chef d’école il mérite de figurer au premier rang des peintres italiens du XVIIe siècle.
Le Sommeil de l’enfant Jésus comme tant d’autres chefs-d’œuvre que l’on admire aujourd’hui au Louvre, faisait partie de la collection Louis XIV. Il est connu aussi sous le titre de Le Silence.
L’Assomption
«LA Vierge, en robe blanche, les épaules couvertes d’un manteau d’azur, couronnée d’étoiles et les pieds sur le croissant de la lune, monte, avec la légèreté d’une vapeur, vers le divin séjour où l’attend son trône. Ses belles mains se croisent sur sa poitrine, et ses yeux, noyés d’extase, boivent avidement l’éternelle clarté. Elle va retrouver au ciel, plein de gloire et à la droite du Père, le Fils qu’elle a vu expirer sur la croix. Autour de la Vierge flotte, dans une brume lumineuse faite d’azur, d’argent et d’or une guirlande de petits chérubins beaux comme des anges, gentils comme des amours, qui folâtrent, volettent et s’empressent avec une gaîté bienheureuse. Jamais Daniel Seghers, le jésuite d’Anvers, ne peignit autour d’une vierge de Rubens une si fraîche couronne de roses, et encore les chérubins de Murillo sont d’un ton plus délicat, plus léger, plus tendre. Les fleurs du Paradis l’emportent sur celles de la terre. Ce tableau, quelque admirable qu’il soit, n’est pas le plus parfait du maître de Séville, mais il a pour lui un charme adorable, une séduction irrésistible. Au sentiment du plus fervent catholicisme, il joint une espèce de coquetterie pieuse, d’afféterie céleste et de grâce amoureusement dévote que pouvait seul concevoir et rendre un peintre espagnol croyant et convaincu.» (Théophile Gautier.)
Croyant, Murillo le fut à l’égal de ces moines qui vouèrent leur pinceau, dans le fond des cloîtres florentins, à l’exclusive glorification de Dieu. Comme Beato Angelico, il consacra son art à célébrer les 178 joies célestes et à exalter la radieuse image de la Vierge. On connaît de lui plus de vingt toiles représentant l’Immaculée Conception; le musée du Prado en possède quatre provenant de la collection de la reine Isabelle Farnèse; quatre autres se trouvent au musée provincial de Séville, une autre dans la salle capitulaire de la Cathédrale. Il y en a en Angleterre et le Louvre se glorifie d’en conserver deux, parmi lesquelles la plus fameuse de toutes, celle reproduite ici, dont la réputation est mondiale.
Mais toutes ont une grande séduction et on pourrait leur appliquer la phrase de Vasari sur les femmes du Corrège: «Elles sont si jolies qu’on les croirait faites au Paradis.»
Cette beauté est bien particulière à Murillo; elle n’emprunte rien à l’esthétique des grands Italiens; elle n’a pas la suavité supraterrestre que Raphaël prête à ses Madones. Les Vierges de Murillo sont plutôt jolies et délicates, d’un charme enfantin, presque naïf, avec une pointe de réalisme, je n’ose pas dire de vulgarité, qui les fait plus proches de nous et nous les rend plus accessibles.
Et c’est précisément ce charme et cette délicatesse, surgissant dans l’ascétique et sombre art espagnol comme un flot de soleil dans les ténèbres d’un sous-bois, qui donnent à l’œuvre de Murillo son caractère exceptionnel et remarquable. Avant lui, la peinture religieuse était austère et se complaisait aux spectacles tragiques des supplices et des martyres. Aucune joie n’éclairait ces scènes effrayantes inspirées par une foi sans cesse aiguillonnée par la peur de l’enfer; aucune joie, pas même celle du coloris. Herrera, le Greco, Ribera sont les plus illustres représentants de cette manière, conforme aux formules sévères de l’Inquisition. Tout autre est Murillo. «Son œuvre, écrit Gustave Geffroy, sourit, chante, et chatoie voluptueusement. A la place où grimaçaient les damnés, dans les bouffées de fumées rousses, on voit de petits anges ou de petits amours, cravatés d’ailes, qui se réjouissent. Murillo prend 179 l’Espagne en fin de crise et discrètement il fait disparaître les chevalets, les tenailles, les instruments de torture encore chauds et rouges; il travaille à la conquête des âmes par la douceur et la séduction, il rend accessible et charmante la religion de fer et de sang des Inquisiteurs. Murillo décore une église comme un théâtre et fait de la sacristie un boudoir.»
L’Assomption, devenue populaire à force d’être reproduite, n’est pas, dans le sens absolu du mot, une image de piété; mais elle demeure une apparition gracieuse, séduisante, jolie gerbe de fleurs suaves cueillie par un peintre pieux pour l’offrir à la Vierge.
Cette célèbre toile représente bien l’assomption de la Vierge, son envolement vers Dieu sur les ailes de la charmante cohorte d’anges; cependant Murillo l’a intitulée, ainsi que ses autres toiles sur le même sujet, la Conception Immaculée de la Vierge. Malgré le catalogue qui l’inscrit sous ce titre, nous lui conservons celui que la faveur universelle a consacré.
Ce tableau célèbre, apporté d’Espagne par Soult, fut vivement disputé à la vente après décès du maréchal. Adjugé à l’État pour 615.500 francs, il figura longtemps au Salon Carré.
Portrait de Femme
UNE des rares figures de Franz Hals qui ne soit pas égayée de ce large sourire que le peintre excellait à peindre. Mais que de bonhomie et de bonté dans cette face de vieille un peu vulgaire! Quelle vie, dans la tranquille douceur de ces yeux, et quelle merveille que ces mains osseuses, ridées, posées l’une sur l’autre et sous l’épiderme desquelles il semble qu’on voie courir le sang!
Il convient de s’extasier devant la force de ces peintres qui savaient créer un effet de mouvement, de chaleur, de vie intense, avec les deux seules taches d’un visage et d’une main, sans le secours d’aucun agrément de costume et de parure. En ces tours de force Franz Hals était passé maître.
«Franz Hals, écrit M. Fontainas dans sa belle étude sur ce peintre, est essentiellement un peintre de portraits; mais nul comme lui n’a senti la nécessité, tout en demeurant vrai, sincère et précis, de faire passer dans l’apparence des choses ou des gens le frisson mystérieux de la vie; nul n’a mieux compris qu’il n’était pas nécessaire, pour animer les figures, d’en transformer la ressemblance. Qu’il s’en soit tenu à appliquer sa méthode fougueuse au seul portrait, par son exemple il a laissé pressentir que tous les objets palpables et visibles, animés ou non d’un souffle propre, se magnifient quand on leur donne leur valeur d’expression et que le problème pour l’artiste est de la découvrir, de la mettre en lumière. En d’autres termes, l’intérêt d’une peinture réside moins, objectivement dans la chose représentée, que 184 dans l’œil, le sentiment, le travail du peintre.... Franz Hals ne s’inquiétait des souffrances, des joies des personnages dont il peignait les portraits, que dans la mesure où les traces de ces souffrances et de ces joies étaient empreintes dans les traits visibles de leurs physionomies. Il n’a pas mis dans son œuvre l’anxiété et la fièvre de Rembrandt, mais son esprit néanmoins ne fut point d’un flegmatique. Il s’est satisfait du décor humain, mais ce décor n’est jamais indifférent, insensible, neutre; il porte, en marques ardentes, le signe certain, enrichissements ou ravages, des passions, des délires, des déboires, de la résignation. Il ne transfigure pas, il est fort simple, dénué de toutes exigences intellectuelles; son tempérament est un peu terre à terre, positif, jusqu’à un certain point lourd et même grossier. Soit; mais ce qu’il voit, il le voit avec une joie fervente, il l’étudie, s’en énivre, il le traduit, le transplante sur sa toile avec un acharnement de conviction, de résolution, de jouissance heureuse et forcenée. Il surprend, dans les corps vivants, le lien qui en fait un tout, le sang qui bat et qui circule, le muscle qui se tend et se détend, les mouvements du cœur, de la chair et des yeux. La figure humaine a seule préoccupé l’art de Franz Hals; les visages et les mains sont les champs d’expression où se cantonne son observation; nul n’en a tiré récolte plus abondante; le costume, le luxe du vêtement, de la parure, soutient et complète la signification de ses portraits.
Mais un pouvoir appartient exclusivement en propre à Franz Hals, le pouvoir personnel d’exalter le rire. Le rire, sous toutes ses formes, à tous ses degrés; le sourire indulgent, réticent; le rire aigu, le rire épanoui, le rire qui illumine de gaîtés fugitives les lèvres et les yeux; le rire qui creuse les lignes du visage, coule aux coins retroussés de la bouche, agite de soubresauts le corps entier; le rire grossier, caricatural; le rire ample et bon enfant; le rire plus discret, même subtil et mystérieux; le rire dans ses variétés infinies, de bonté, de bonhomie ou d’amère ironie, fleurit et enchante une grande partie de son œuvre.»
185 Même dans ses vieux jours, à l’heure où la misère l’étreint, où la main languissante se traîne sur la toile, le jovial artiste trouve encore des lueurs de gaîté: ses dernières œuvres s’éclairent malgré tout d’un sourire.
C’est que Hals fut toute sa vie un joyeux compagnon, assez ami du cabaret. Il ne donna pas l’exemple d’une existence très ordonnée ni très sobre, et sans doute faut-il attribuer à ces défauts, et à son imprévoyance, la pauvreté de ses dernières années. Néanmoins, il ne causa jamais de scandale et nous voyons que ses compatriotes le tinrent toujours en estime puisque, dans l’extrême vieillesse, il peignait encore les Régents de la cité.
Le portrait de femme que nous donnons ici appartient à la catégorie des figures graves que Franz Hals savait fort bien peindre à l’occasion, portraits de régents, réunions corporatives, groupes de famille, etc. On y retrouve les mêmes qualités de sincérité, de bonhomie et de maîtrise professionnelle.
Pendant longtemps, l’art de Franz Hals partagea le discrédit qui s’était attaché à la peinture hollandaise; il a fallu arriver jusqu’à notre école réaliste moderne pour que pleine justice fût rendue à ses artistes délicieux. Courbet osa se réclamer de lui, d’autres peintres suivirent, et aujourd’hui les Franz Hals affrontent les ventes aussi victorieusement que les toiles des peintres du XVIIIe siècle, qui elles aussi connurent, pendant si longtemps, l’infortune.
Ulysse remet Chryséis à son père
LA scène représente un port aux eaux d’émeraude, bordé de palais somptueux. Palais étranges et anachroniques tels que n’en contemplèrent jamais les yeux d’Ulysse, qui cependant virent tant de choses: des colonnades supportant des terrasses, des escaliers de marbre aux larges degrés aboutissant à des quais bien dallés, une sorte de château à plusieurs rangs d’étages terminé par une tour octogonale qui plonge ses assises dans la mer, le tout agrémenté de jardins dont on aperçoit les massifs taillés en boule, un mélange très curieux d’architecture romaine, de renaissance italienne et de style dix-septième. Cet ensemble très décoratif est complété, vers l’horizon, par une digue fermant le port. Dans les eaux de cette rade de féerie stationne un grand navire, assez semblable aux vaisseaux de haut bord de la marine royale, les mâts chargés de voiles et arborant des pavillons qui flottent à la brise; plus loin, se dessine la fine silhouette d’un autre bâtiment entrant au port. A droite, à demi cachée par les hautes colonnes d’un édifice, on aperçoit la proue élégante d’un troisième navire. Çà et là, des canots chargés de passagers sillonnent l’eau sous l’effort des rames. Sur le quai, placé au premier plan, s’agitent de minuscules personnages qui paraissent être des badauds bien plus que des trafiquants. Dans cette foule assez peu compacte on chercherait vainement la scène d’où le tableau tire son titre. Où donc se trouve Ulysse? Où Chryséis et le père à qui on la remet? Claude Lorrain eût sans 190 doute été lui-même bien empêché de le dire. Au surplus, il s’en souciait peu. Il n’était que paysagiste, et les personnages ne l’intéressaient pas, il ne savait pas les dessiner; il laissait au Flamand Jan Miel ou à l’Italien Filippo Lauri le soin de les grouper ou de les peindre. Les titres? Il les abandonne également à ses collaborateurs qui les choisissent à leur gré. Mais ce qui lui appartient en propre, ce que nul peintre n’a possédé au même degré, c’est le secret de cette lumière qui vibre dans ses tableaux, c’est l’art inimitable avec lequel il colore de flammes, matinales ou crépusculaires, le faîte des palais ou la surface des eaux. «Dans ses marines, écrit M. Raymond Bouyer, l’onde, l’architecture, la végétation concourent magnifiquement au plus harmonieux décor: du fond de la toile la splendeur vibre, et l’onde la reflète et se resserre—heureuse illusion de la perspective—entre le sourd feuillage et le marbre étincelant! Un poète a défini ce décor «le chemin du soleil». Le soleil est le vrai sujet de son œuvre, invisible ou présent. C’est le dieu perpétuellement adoré, sans flatterie de cour, sans allusion servile au Roi-Soleil qui ne brille pas encore à Versailles... Rubens, déjà, n’avait-il point mêlé l’astre du jour aux fantasmagories de ses belles pochades? Mais Claude en fait l’âme de ses effets préférés, de sa création sans rivale, ce riche port de mer, à contre-jour, où l’onde se prête à tous les caprices de la réfraction.»
Ce génial artificier de la lumière solaire demeure une exception dans l’histoire de la peinture. Ses rayonnantes apothéoses sont restées inimitables. Et le plus curieux, c’est que ce peintre incomparable fut toute sa vie un ignorant; à peine savait-il signer ses toiles. Né de parents très pauvres, dans une petite bourgade de Lorraine, Claude Gellée n’annonce pas, enfant, de grandes qualités d’intelligence. Comme il n’apprend rien à l’école, son père le fait entrer comme apprenti chez un «boulanger de pâtés», ce que nous appelons de nos jours un pâtissier. Quand il sait son état, il part pour 191 Rome avec une troupe de cuisiniers et de pâtissiers lorrains, très estimés en Italie. Il n’y réussit pas et se trouve bientôt sans place. Il est dans la plus noire détresse quand par bonheur, un peintre romain, Augustinus Tassus, le prend à son service et lui confie le soin de la cuisine et du ménage. Claude est domestique: il panse le cheval, broie les couleurs, nettoie la palette et lave les pinceaux. Comme son maître est bon homme, il permet à Claude de s’essayer au métier de peintre; il lui apprend un peu de perspective, mais le dessin rebute l’apprenti. D’ailleurs, même dans son art, il ne sera jamais un savant. «Plus coloriste que dessinateur, il entend mieux la perspective aérienne que la perspective linéaire et la nuance de l’atmosphère que la géométrie des lignes.»
Claude Gellée, (que son origine a fait surnommer Lorrain, ou le Lorrain), Lorrain passa presque toute sa vie à Rome, comme Poussin, dont il fut l’ami. La renommée et la faveur allèrent plus vite au premier qu’au second: tandis que Poussin gagna relativement peu d’argent, Claude réalisa une belle fortune.
En même temps que la richesse, le Lorrain doit au ciel de l’Italie le meilleur de son art. «Qu’il découvre d’infinies perspectives baignées dans l’air diaphane des crépuscules ou des aubes, qu’il projette dans une baie d’émeraude l’image des voiliers majestueux ou des palais de marbre, qu’il réalise enfin sur ses toiles l’hymen étincelant du ciel et de la mer, le Lorrain, par la manière dont il interprète la lumière et balance les contours, laisse une trace lumineuse dont un reflet s’est perpétué jusqu’à nous.»
Ulysse remettant Chryséis à son père fut peint par le Lorrain vers 1646, pour M. de Liancourt, et fut acquis par Louis XIV.
Un Vieillard et son petit-fils
AUPRÈS d’une fenêtre ouvrant sur un paysage ensoleillé, un vieillard est assis. Il est vêtu d’un ample vêtement rouge bordé de fourrure. La tête de cet homme est remarquable par sa laideur: de rares cheveux blancs surmontent un large front sillonné de rides et piqué de verrues, les yeux sans sourcils forment des poches, la bouche a des lèvres minces et longues, mais ce qui donne à cette figure un aspect presque repoussant, c’est la protubérance énorme d’un nez bulbeux, bourgeonné, hideux. On se détournerait avec dégoût de ce visage, si sa laideur n’était corrigée par une grande expression de bonté. On lit de la tendresse dans le regard qui s’abaisse vers le jeune garçonnet placé contre lui. Quel charmant contraste que ce frais et gracieux profil d’enfant, et quelle grâce dans ses traits purs, sur ce front jeune encadré d’une soyeuse chevelure blonde! Le petit-fils ne craint pas la laideur de son aïeul, il le sait bon, indulgent, et il tend vers lui ses petites mains caressantes. Et cette opposition si complète de la disgrâce physique et de la beauté juvénile forme le plus joli tableau qu’on puisse voir.
Il est à peu près certain aujourd’hui que le vieillard vêtu de rouge représente Francesco Sassetti, riche marchand florentin, que l’amitié de Laurent le Magnifique éleva aux plus hautes fonctions de la cité. Grandi dans la banque du vieux Cosme de Médicis, il s’y distingua par son entente des affaires et Laurent, devenu chef de la maison, le prit comme homme de confiance, en quelque sorte comme son fondé de 196 pouvoirs. Il possédait une fortune considérable; ses bijoux et sa vaisselle représentaient, à eux seuls, une valeur de plus de deux cent mille francs, somme énorme pour l’époque. Cet homme avisé faisait profession d’aimer les arts et il honorait Ghirlandajo de son estime.
Ghirlandajo le méritait, d’ailleurs. Il était le peintre le plus réputé de Florence à cette époque. Il s’était rendu célèbre par les admirables fresques dont il avait décoré la Seigneurie, l’église d’Ognissanti et celle de Sainte-Marie-Nouvelle. On s’émerveillait devant l’habileté de sa composition, devant la stupéfiante expression de vie de ses personnages, à laquelle ne nuisait pas la minutieuse recherche du détail poussé jusqu’aux extrêmes limites de la vérité.
Ghirlandajo connaissait la peinture à l’huile dont l’emploi commençait à se répandre en Italie, mais telle était sa virtuosité qu’il se refusa toujours à s’en servir, préférant user de la peinture à la détrempe qui exige une main sûre et qui ne supporte pas les tâtonnements.
Bien que spécialisé dans la fresque, Ghirlandajo a laissé des tableaux et des portraits, d’un mérite considérable. On y retrouve les mêmes qualités de précision méticuleuse, de fermeté dans le trait qui va parfois jusqu’à la sécheresse. Le Vieillard et son petit-fils peut être cité, avec le portrait de Giovanna delli Albizzi, comme le chef-d’œuvre de Ghirlandajo dans ce genre.
M. Hauvette, dans sa belle étude sur Ghirlandajo, commente ainsi ce tableau: «Nulle part il ne nous a été donné d’étudier un plus savoureux mélange de réalisme et de grâce. Car visiblement l’artiste s’est complu ici à accentuer le contraste entre la décrépitude du vieillard et le mignon profil du petit garçon, dont les longues mèches blondes frisées s’échappent en abondance de son bonnet rouge. L’homme regarde l’enfant avec indulgence; il s’efforce d’esquisser un sourire sans grâce, tandis que le petit blondin examine le nez du vieillard avec plus de surprise que d’effroi; la jolie petite main potelée, gentiment tendue vers l’épaule, traduit l’affection qui unit ces deux 197 êtres si différents et cela donne au groupe une vie, un mouvement même que nous ne trouvons guère dans les portraits de ce temps, généralement figés dans une raide attitude.»
Ghirlandajo, le fils d’un humble fabricant de guirlandes—d’où son nom—, s’est élevé par son seul effort au premier rang des peintres du XVe siècle. Il ne fut ni lettré, ni savant, il resta même étranger, nous l’avons dit, aux recherches sur l’emploi de l’huile mélangée aux couleurs, mais il eut le don d’animer de scènes mouvementées et brillantes les grandes surfaces murales des temples florentins. Son œuvre, comme peintre de fresques, est immortelle. Certes, il n’est pas complet; on peut lui reprocher la pauvreté de son sentiment religieux et la monotonie habituelle de son coloris. D’autres ont eu des facultés plus brillantes, plus d’imagination et de sensibilité, mais on «doit admirer sans réserve l’impeccabilité de son dessin, son art de saisir dans les physionomies de ses modèles les traits particuliers, caractéristiques, qui donnent tant de vérité et de vie à ses portraits, le bel équilibre de sa raison et la lucidité de son esprit, et enfin son souci d’élégance et sa recherche du décor». (Hauvette.) Il reste, avec sa peinture gracieuse et ornée, comme le témoin souriant d’une époque à peu près unique d’épanouissement intellectuel, favorisé par Laurent le Magnifique et refoulé à jamais par l’intransigeante austérité d’un Savonarole.
Le Vieillard et son petit-fils, que l’on appelle aussi quelquefois Un professeur et son élève, appartenait jadis à la famille Ridolfi; il fut acheté, en 1879, par M. Bardini, de Florence, pour 49.000 francs. Il a depuis été acquis par le Louvre, où on le connaît aussi sous le titre de Portrait présumé du comte Francesco Sassetti et de son petit-fils.
La Famille du peintre
A l’époque où Van Ostade peignit ce tableau, il jouissait déjà d’une très grande réputation, car l’intérieur qu’il nous montre a tout le confortable des riches maisons bourgeoises de Hollande. Les encadrements de portes sont ornés, de belles faïences s’y accrochent et sur les murs on voit de grands tableaux, probablement signés de lui. A droite, se dresse une cheminée à colonnes de marbre supportant une frise sculptée; à gauche, dans le fond, s’aperçoit un vaste lit à baldaquin, garni de courtines en damas vert. Dans cette grande pièce, Adrien Van Ostade s’est représenté avec tous les siens, grands et petits. Il est assis à gauche, en costume sombre, coiffé d’un large feutre et ce vêtement sévère fait mieux ressortir la joviale figure de celui qui fut le compagnon de jeunesse du fantasque Brauwer, dans l’atelier de Franz Hals. Il tient dans sa main celle de sa femme, robuste Hollandaise au bon visage souriant. A côté d’eux, debout, se tiennent deux femmes plus jeunes, sans doute les sœurs du peintre ou de sa femme. Puis, disséminés dans la chambre, ce sont les enfants de l’artiste: derrière lui se tient un garçonnet, son fils; à droite, deux fillettes, qui semblent assez gauches dans leurs ajustements à grands plis et dans leurs collerettes empesées; au centre, un groupe charmant des trois plus jeunes: l’une, assise à terre sur un coussin, joue avec une sœur à peine plus grande qu’elle, pendant que la troisième, une fleur dans la main droite, observe en riant les ébats des deux autres.
202 Ce n’est pas dans ce tableau qu’on peut juger l’art habituel de Van Ostade qui fut surtout le peintre des cabarets, des fumeurs, des fêtes villageoises et des danses paysannes, mais on y trouve les qualités distinctives de son talent: le sentiment de la nature et de la vie, la vérité des personnages, le naturel des attitudes, la science de la composition, l’harmonie de la couleur et une surprenante habileté d’exécution.
Contemporain de Franz Hals et de Rembrandt, Adrien Van Ostade étudia dans l’atelier des deux maîtres et l’on retrouve leur influence dans son œuvre. Dans la deuxième partie de sa vie, il s’adonna assez fréquemment au clair-obscur, appris à l’école du grand maître d’Amsterdam; néanmoins, par le choix des sujets, et même par la technique, il accuse ses préférences pour le joyeux peintre de Haarlem. Comme Brauwer, il se complaît aux scènes d’auberge, aux disputes d’ivrognes, et si ses compositions ne sont pas toujours exemptes de vulgarité, elles se rachètent par une vigueur de réalisme, une finesse de coloris, un sens comique de l’épisode qui leur donnent un charme indiscutable. Et d’ailleurs, qu’importe le sujet? «Il n’y avait pas, écrit Théophile Gautier, que des élégants parmi les peintres hollandais, occupés de cavaliers en bottes à chaudron et de belles dames en jupes de satin. Beaucoup ne montaient pas au salon et s’arrêtaient à la taverne du coin ou à l’auberge de la route, sans en avoir moins de valeur pour cela. Pour l’art, le haillon vaut le velours, le bouge enfumé le palais splendide, et le buveur au rire égueulé le petit-maître s’épanouissant dans ses grâces comme le paon dans sa roue. Adrien Van Ostade n’est certes pas le peintre de la beauté; il n’a fait que d’affreux petits bonshommes trapus, communs, balourds, fumant leur pipe ou buvant leur chope de bière dans des intérieurs aux murailles brunes, éclairés par quelque vitrage à mailles de plomb, ou assis sur des bancs ombragés d’une brindille de houblon à la porte des 203 hôtelleries, écoutant un ménétrier ou un joueur de vielle. Mais tout cela est si juste de mouvement, si fin de ton, si baigné d’atmosphère, si imprégné de la vie rustique et populaire, qu’on trouve à les regarder un plaisir extrême. Ostade a su mettre une poésie dans cette vulgarité et en dégager le sens intime. Il entoure ses scènes triviales d’une couleur riche et sourde, d’un bien-être campagnard et d’une jovialité secrète. Il donne l’envie d’habiter une de ces chaumières endormies dans des ombres brunes où brille sous la vaste hotte de la cheminée le pétillement du foyer. Ses Buveurs, ses Fumeurs, ses Marchés aux poissons, ses Intérieurs de chaumières sont, dans leur genre, de petits chefs-d’œuvre de finesse et de naïveté qu’animent les plus réjouissants épisodes comiques. Quant à la Famille du peintre, il se recommande par toutes ces qualités rendues plus charmantes par l’évidente complaisance apportée par l’artiste à brosser ce délicieux tableau.»
Adrien Van Ostade fut un des peintres les plus féconds du XVIIe siècle; on connaît plus de 800 tableaux qui peuvent lui être attribués sans conteste, et ses œuvres abondent dans toutes les galeries d’Europe qu’elles embellissent de leur joviale et spirituelle fantaisie. Le Louvre en possède un certain nombre qui sont autant de chefs-d’œuvre.
La Famille de Van Ostade, après avoir passé en de nombreuses mains, fut acquis par l’État pour le compte de Louis XVI. Après la Révolution, ce tableau entra au Louvre.
Madame Rivière
NONCHALAMMENT étendue sur une chaise longue, «la belle madame Rivière» repose dans une pose pleine d’abandon. Son corps légèrement incliné à gauche s’abandonne à la molle douceur des coussins où s’appuie un bras joliment tourné et que termine une main parfaite; le bras droit, autour duquel s’enroule une écharpe orientale de couleurs vives, pend le long du corps. Sans être régulièrement belle, la figure, encadrée de cheveux noirs et éclairée de deux yeux rieurs, a de la grâce et un je ne sais quoi d’original et de plaisant. L’agréable maturité du personnage se révèle à l’opulence d’une poitrine que soutient, à la mode du temps, un mince ruban de soie. Pour donner tout son éclat à cette charmante beauté brune, l’artiste a disposé autour de ses cheveux un léger voile de gaze blanche.
En présence de ce magnifique portrait, on se demande aujourd’hui comment un peintre comme Ingres put susciter tant de clameurs hostiles. Où trouver un dessin plus ferme, plus probe, plus sûr? Aucune tricherie, aucun artifice de couleur, aucun empâtement pour dissimuler une technique incertaine. Tout est net, franc; des lignes précises, des contours accusés, et, par-dessus tout, une grande expression de vie obtenue avec une étonnante simplicité de moyens. Ingres est tout entier dans cette sincérité et dans cette harmonie qu’il devait à l’élévation de son talent et à la hauteur des traditions qu’il personnifia.
Voué au culte du Beau, adorateur de Phidias et de Raphaël, Ingres ne connut jamais la défaillance ni le doute. Il est resté immobile dans 208 sa foi à la religion du grand style, comme le sont dans leur attitude ces disciples de l’École d’Athènes que le Sanzio a représentés recueillant, un genou en terre, les enseignements de leurs maîtres. L’art héroïque et religieux, austère et sublime, transmis par l’Antiquité à la Renaissance, a trouvé en lui son dernier pontife. Les grands types de la mythologie et du christianisme, presque bannis de la peinture contemporaine, s’étaient réfugiés dans son atelier.
Au Louvre, les peintures d’Ingres voisinent avec celles de Delacroix, son mortel adversaire. Leur rencontre dans une même salle équivaut presque à une lutte. Les deux formes extrêmes du génie de l’art s’expriment par leurs noms et se manifestent par leurs œuvres. D’un côté, la noblesse antique, le style traduit des plus hauts exemples du passé, la beauté posée comme type et thème unique des conceptions de l’artiste; de l’autre, un dessin violent et hâtif, qui sacrifie la ligne au mouvement, une originalité radicale sans analogies et sans parenté, la passion recherchée aux dépens même de la correction, portée à son paroxysme, étreinte et figée dans ses convulsions. On ne saurait imaginer un antagonisme plus flagrant, un contraste plus hostile et plus absolu. Mais l’art est grand; aucune forme ne le contient, aucun mode ne l’exprime et ne le traduit tout entier. Les contradictions apparentes des maîtres et des écoles se concilient dans sa synthèse impartiale. Raphaël et Rubens, Michel-Ange et Véronèse, Léonard de Vinci et Rembrandt, Ingres et Delacroix ont également droit d’entrée dans son temple. Comme l’Homère de l’Apothéose d’Ingres, l’Art rassemble autour de son piédestal les génies les plus opposés.
Aussi ne faut-il accueillir qu’avec méfiance les critiques que certains esprits outranciers dirigent, encore de nos jours, contre la peinture du grand artiste. Trop souvent ces critiques sont dictées par des raisons intéressées et servent à justifier des faiblesses à qui l’art impeccable d’Ingres est un vivant reproche.
Il faut se rappeler en quels termes admiratifs Théophile Gautier, 209 cependant ami de Delacroix, parlait d’Ingres dans son rapport sur les Beaux-Arts, en 1855. Le fougueux romantique à gilet rouge n’a pas craint qu’on l’accusât d’être un bourgeois, un classique, un rétrograde, parce qu’il s’enthousiasmait pour le dernier disciple de Raphaël. Il faut relire ces pages de lyrisme débordant, scruter cette critique qui reste définitive et que n’ont pas dépassée dans l’éloge les ingristes les plus intransigeants.
Ingres aborda tous les genres avec la même élévation et la même sûreté; il traita d’un même style, grandiose et serein, les Odalisques et le Martyre de saint Symphorien; on le trouve au même degré dans ses portraits. Aucun peintre n’a jamais eu une vision plus exacte de la forme humaine, aucune main n’a été plus habile à la fixer dans son entier sur la toile; Ingres était possédé par cette vision, hypnotisé par elle, et ceci explique comment il est le plus naturaliste des peintres français alors qu’il s’efforça toujours d’en être le plus idéaliste. Les portraits d’Ingres! On ne se lasse pas d’admirer ces figures, toute cette vie enclose dans de simples traits, révélée par quelques lignes dont la netteté a la sereine harmonie de la nature. Et des portraits comme ceux de M. Bertin et de Mme Rivière sont des œuvres que l’on révère à l’égal des plus beaux Titiens.
Le portrait de Mme Rivière fut légué au Luxembourg, en 1870, par Mme Rivière elle-même. Cette œuvre est ensuite entrée au Louvre.
Le Jeune Mendiant
DANS une sorte de soupente aux allures de cachot, un enfant en guenilles est accroupi. La violente lumière du soleil qui passe par la fenêtre éclaire brutalement les sordides haillons, rapiécés, déchiquetés du petit mendiant. Ses jambes nues reposent sur le sol où traînent des débris de crevettes. Tout près de lui, un cabas de paille grossière est renversé et de son ouverture s’échappent quelques pommes qui composeront sans doute sa pitance avec l’eau de la jarre de grès posée non loin de là. Pour l’instant, l’enfant ne semble pas s’inquiéter de nourriture; il est très attentif à poursuivre, dans les plis de sa chemise, la vermine et les parasites qui s’y épanouissent en liberté.
Ce vigoureux tableau, d’un si intense réalisme et d’une si solide exécution, montre un des côtés les plus intéressants du talent de Murillo. Quoi! est-ce bien le même artiste qui a peint ces Vierges adorables, ces anges joufflus et ce minable pouilleux échoué dans un réduit infect? Est-ce bien sur la même palette, chargée des roses les plus tendres et des bleus les plus suaves, qu’il a trouvé ces tons bistrés, puissants, d’une couleur si chaude et si vibrante? Comment ce pinceau facile, habitué à revêtir d’une sorte de mièvrerie les personnages célestes, a-t-il pu s’affermir jusqu’à ces lignes nettes, vigoureuses qui font penser à Zurbaran et à Ribera?
Cette dualité si curieuse témoigne éloquemment que Murillo s’était fait, pour sa peinture religieuse, une esthétique personnelle conforme à 214 la manière dont, catholique fervent et d’âme tendre, il comprenait les glorieux habitants du ciel. Né dans un pays de lumière vibrante, à Séville, il lui semblait impossible que la Vierge, les anges et les saints pussent avoir ces visages sévères qu’une foi triste et sombre leur prêtait uniformément en Espagne. A ses yeux, le séjour des bienheureux devait étinceler de plus de feux que le ciel d’Andalousie et montrer encore plus de splendeurs que l’Alcazar ou le Généralife.
Mais quand il descendait de ses échafaudages et qu’il se retrouvait dans les rues de la ville, dans le terre à terre de la vie espagnole, son œil d’observateur et d’artiste était sollicité à chaque pas par des scènes purement humaines dont il saisissait bien le côté pittoresque et réel. C’est dans les calles étroites de la ville andalouse, où se passa toute son existence, qu’il rencontra certainement ce mendiant, dont l’Espagne possède encore de nos jours de si nombreux et de si remarquables modèles.
Au contact de Velazquez, qu’il avait vu à Madrid, il avait appris que rien n’est indigne du pinceau d’un artiste; il l’avait vu peindre, en même temps que des rois et des infantes, des nains, des bouffons et les pires échantillons d’humanité. A son exemple, il jugea qu’il pouvait à son tour, sans déroger ni faire tort à la Vierge, s’abandonner de temps en temps à l’étude simple et forte des spectacles de la nature et les traduire fidèlement, en pages véridiques et sans apprêt. Et c’est ainsi que Murillo, le plus délicieux interprète des Madones souriantes et des anges rieurs, s’est manifesté par instants comme le plus précis des peintres réalistes. Avec la même facilité qu’il mettait à tisser dans l’azur des atmosphères diaphanes et baignées de clartés, il s’est complu à des oppositions de lumière et d’ombre et il a traité l’art difficile du clair-obscur avec une maîtrise que Rembrandt lui-même n’eût pas désavouée. Dans ce genre tout spécial, le Jeune Mendiant que nous donnons ici, peut être classé comme un chef-d’œuvre. C’est l’avis de Théophile Gautier, excellent juge en la matière: «Une merveille de 215 vie, de lumière et de couleur! écrit-il au sujet de ce tableau. Dans son art l’Espagne n’a pas eu le dédain de la laideur, de la misère et de la malpropreté. Sous ce haillon, sous cette difformité, sous cette crasse, il y a une âme; ce gueux est un chrétien, ce mendiant dévoré de vermine ira peut-être «en la gloire», donc il mérite d’être peint tout aussi bien qu’un roi, et voilà Murillo qui, sur sa palette de rose, de lis et d’azur, chargée par les anges pour peindre la Vierge, sait trouver des tons fauves, des bruns dorés, de chauds bitumes quand il a un Mendiant à représenter. Au pied d’un mur que frappe un rayon de soleil, il nous montre un jeune pouilleux entr’ouvrant sa chemise en loques et faisant une chasse abondante. Don Diego Velazquez de Silva, le peintre grand seigneur, n’était pas plus dégoûté que Murillo. Il laissait très bien les rois, les reines, les infants, les infantes et les ministres pour peindre des ivrognes, des nains, des philosophes, des gitanos et jusqu’à des phénomènes de la foire, et ce ne sont pas ses moins belles peintures.»
Le Jeune Mendiant passa en de nombreuses mains. Il appartint successivement à Gaignat et à Sainte-Foy. Il fut enfin acheté par Louis XVI, pour 2.400 livres, et, après la Révolution, placé au Louvre où nous le voyons aujourd’hui.
La Cruche cassée
NOUS n’avons plus aujourd’hui le même enthousiasme que Diderot pour les compositions sentimentales de Greuze, pour ses scènes familiales dont la réputation est universelle, mais nous admirons en lui le peintre des enfants, des têtes de jeunes filles, le coloriste charmant de l’innocence. Nul comme lui n’a su rendre l’incarnat de la chair, la tendresse des regards, le frémissement des lèvres; son pinceau a des délicatesses inimitables, sa palette des tons de fleurs. Greuze, et c’est là le secret de la renommée dont il jouit maintenant, a un talent tout particulier pour peindre la femme en sa première fleur, lorsque le bouton va s’ouvrir en rose et l’enfant devenir jeune fille. Comme, au XVIIIe siècle, tout le monde était un peu osé, même les moralistes, Greuze, quand il peint une Innocence, a toujours soin d’entr’ouvrir la gaze et de laisser entrevoir une rondeur de gorge naissante; il met dans les yeux une flamme lustrée et sur les lèvres un sourire humide, très goûtés dans la peinture de cette époque.
La Cruche cassée est le modèle de ce genre. La tête accuse encore la candeur de l’enfance, mais le fichu est dérangé, la rose du corsage s’effeuille, les fleurs ne sont retenues qu’à demi par le pli de la robe, et la cruche laisse échapper l’eau par sa fêlure. Quel adorable visage d’enfant! Il est impossible de rien voir de plus jeune, de plus frais, de plus candide et de plus «coquettement virginal», si ces deux mots peuvent aller ensemble.
220 La mignonne fillette a sans doute été envoyée à la fontaine, qu’on aperçoit à droite, pour y remplir sa cruche. Mais trop absorbée par le soin des fleurs moissonnées sur la route, elle a heurté le fragile récipient contre l’angle de la fontaine et maintenant l’eau s’enfuit par la large blessure du grès. Sur le front de l’enfant flotte une vague inquiétude, les yeux trahissent une légère crainte. Elle sait que les remontrances maternelles l’attendent au logis et cela donne à sa jolie figure un petit air de mélancolie charmante. Mais qu’est pour elle cet accident, en regard de la brassée de roses qu’elle presse contre elle, dans les plis relevés de son tablier? Et si elle paraît hésiter à rentrer chez elle, du moins semble-t-elle bien résolue à ne pas abandonner son odorante cueillette. Quel art admirable dans l’expression hésitante de ce visage et comme on y lit bien les pensées contradictoires qui s’agitent dans cette jeune âme! Et que dire de cette couleur nacrée, transparente, qui met de si jolies roseurs sur les joues et de si chatoyantes teintes sur la robe?
En présence de cette charmante tête d’enfant, on a peine à s’expliquer le discrédit dont souffrit si longtemps la peinture de Greuze. Boucher, Fragonard et Watteau éprouvèrent d’ailleurs le même sort, sous l’influence davidienne et la réaction romantique. Il fallut une véritable croisade de gens de goût et d’écrivains comme Théophile Gautier et les Goncourt pour leur restituer leur part de gloire. Écoutons les Goncourt nous parler de Greuze.
«Le charme de Greuze, sa vocation, son originalité, sa force apparaît là, et ne se montre que là, dans ces têtes enfantines. Elles seules rachètent toutes les faiblesses, toutes les faussetés, et toutes les misères de couleur, si visibles dans ses grands tableaux, les blancs baveux, la gamme générale, à la fois sourde et grise, délayage des tons violet et gorge pigeon, l’indécision des rouges, la saleté des bleus, la mollesse et le barbotage des fonds, l’épaisseur des ombres. Mais que l’on rouvre les yeux sur ces petites têtes blondes qu’un rayon 221 éveille, que le soleil caresse et frise, on sent que la main, la main inspirée d’un véritable peintre a passé sur ces joues fouettées par le rouge de la santé, a lissé et bombé ce petit front où le jour vit, a mis dans cet œil au regard bleu, l’éclair et le ciel, et jeté une caresse d’ombre sous le sourcil ébauché, a fait de l’arc de la bouche pressée par les deux joues, la moue d’un chérubin. Rien de plus frais, de plus vivement et de plus légèrement touché; le ton est tendre et comme tout mouillé d’huile, l’empâtement fleurit la chair en l’effleurant, la physionomie naissante, les formes à peine dégagées semblent, sous le frottis qui badine avec elles, trembler comme les choses à l’aube. Une vie grasse anime toutes ces petites figures joufflues, qu’on croit avoir déjà vues animées d’une vie solide dans les portraits de familles de Van Dyck. Peintre de l’enfance, Greuze est un maître lorsqu’il touche à la tête de la jeune fille.»
Si, comme peintre de genre, Greuze est trop souvent mélodramatique et vulgaire, par ses délicates et précieuses têtes d’enfants, il appartient bien à ce dix-huitième siècle qui est la belle époque d’art de la France et que Michelet n’hésite pas à appeler «le grand siècle».
La Cruche cassée est en ovale. Il fut acheté par l’État en 1875 à la vente du marquis de Verri pour la somme de 3.001 francs. Mme du Barry en avait fait faire une répétition.
Intérieur hollandais
Nul, mieux que Pieter de Hooch, n’a su rendre l’intimité des maisons hollandaises, leur solide et confortable aisance, ni peindre avec plus de naturel et de sens observateur les menus incidents de la vie quotidienne, dans les demeures bourgeoises d’Amsterdam. Quel amusant tableau que cet Intérieur, avec les groupes distincts jouant, chacun de leur côté, une scène différente de l’éternelle comédie humaine! L’appartement est d’apparence riche; seuls, d’opulents marchands peuvent s’offrir le luxe de cheminées à colonnes de marbre et de murs tapissés de cordoue. D’ailleurs les personnages, on le voit, sont gens de qualité; le costume de la maîtresse du logis indique mieux que l’aisance; le velours et le satin sont de belle et bonne trame. Assise devant le feu qui rougeoie dans l’âtre, la dame joue aux cartes avec un personnage à demi noyé dans l’ombre, de l’autre côté d’un guéridon. De la main gauche, elle présente son jeu à un cavalier debout auprès d’elle et tenant un verre à la main. Celui-ci, de son index tendu, semble lui indiquer la carte qu’il faut jouer. Rien n’est curieux comme ce type d’élégant hollandais qui se donne, avec sa longue perruque et son épée de fausses allures de gentilhomme; mais son habit ne peut donner le change; il est manifestement roturier: sa taille est maigre sans sveltesse, son vêtement riche sans distinction. Et tandis que ce premier groupe cause jeu, l’autre, au fond de la pièce, parle d’amour dans l’entre-bâillement de la porte. Tendrement incliné vers une 226 robuste jeune femme blonde, et lui prenant la main, l’homme murmure de tendres paroles qu’elle écoute d’un air ravi. Un peu en arrière de ces deux groupes, un jeune garçon, sans doute petit valet de la dame assise, se tient près d’une porte, un flacon dans les mains, et baisse timidement les yeux, comme embarrassé de ce qu’il entend et de ce qu’il voit.
Tout cela est charmant et fort bien observé, groupé avec un art parfait, et l’œil suit curieusement les différents manèges qui se déroulent devant lui. Et quelle habileté dans la distribution du coloris, quelle science dans le juste équilibre des valeurs, des tons, des personnages! Ces Hollandais, si longtemps et si injustement décriés, furent vraiment des maîtres. Maîtres d’une inspiration médiocre, rebelles à toute poésie et même à toute expression sentimentale, mais notateurs scrupuleux de la nature, incomparables pour saisir les ridicules ou les vices d’un personnage. Ils sont aussi restés inimitables dans l’art minutieux et précis de la peinture d’intérieur, ils n’ont pas leurs pareils pour faire briller les cuivres, scintiller les bijoux, miroiter les satins. Les uns se sont plus spécialement occupés de peindre les buveurs et fumeurs des tavernes, d’autres se sont faits les historiographes de la vie familiale, des veillées sous la lampe, des causeries au coin du feu. Pieter de Hooch s’est acquis dans ce dernier genre une réputation de bon aloi. Il a surtout le don merveilleux de jouer avec la lumière. Voyez le tableau représenté ici. La chambre tout entière est éclairée d’une manière remarquable par le jour qui vient de la porte et la draperie disposée devant la fenêtre est comme imprégnée des rayons qu’elle intercepte.
«Pieter de Hooch, écrit Théophile Gautier, semble avoir fixé sur les murailles blanches de ses intérieurs les rares rayons de soleil qui luisent en Hollande. Personne n’a peint la lumière avec plus de puissance et d’illusion et quand on regarde un de ses tableaux, on 227 est tenté de croire qu’il y tombe de quelque fenêtre un rayon réel. Chez Pieter de Hooch, l’effet obtenu est toujours simple, vrai et naturel. Un corridor éclairé par une croisée latérale, un appartement où pénètre un rayon, des servantes occupées aux soins domestiques, il ne lui en faut pas davantage pour faire un chef-d’œuvre.»
Pieter de Hooch se différencie des autres peintres hollandais par un souci d’élégance, ou pour mieux dire, de netteté scrupuleuse, qu’il utilise jusque dans les sujets les plus humbles et les moins aristocratiques. Soit qu’il peigne une cour de maison ou une ménagère affairée aux soins de son ménage, tout y est ordonné, propre, brillant; il sait aussi trouver l’expression juste, le geste qui convient, et cette vérité n’est pas le moindre de ses mérites.
L’Intérieur Hollandais fut acheté à La Haye, en 1750, à la vente du comte de Wassenær d’Oopdam, par M. Paillet, puis revendu 680 francs en 1787. Il fut acquis par l’État, en 1801, à la vente de M. Claude Tolozan, pour 1.350 francs, et placé au musée Napoléon.
On possède peu de renseignements sur la vie de cet artiste; en particulier la date de sa naissance et celle de sa mort ne sont qu’approximativement connues.
Les Bergers d’Arcadie
EN bordure d’un chemin de campagne se dresse une pierre tumulaire qui rappelle au passant qu’un mort repose là. Des bergers, hommes frustes et de peu de culture, s’arrêtent devant le monument qu’ils considèrent, intrigués. L’un d’eux, agenouillé, la main tendue vers l’inscription funéraire, cherche à la déchiffrer. Péniblement, il épèle les mots: Et in Arcadia ego. Celui qui dort sous cette pierre se rappelle aux vivants; il fut un citoyen de cette Arcadie fertile, au ciel éternellement bleu que ses yeux à jamais fermés ne reverront plus. Cet appel d’outre-tombe semble éveiller des pensées dans l’âme simple des paysans groupés devant la pierre; leurs visages reflètent une mélancolie évidente et cette sorte de solennel effroi que provoque chez tous les êtres la vision de l’inéluctable échéance. Tandis que l’un, debout, appuyé sur le monument, écoute attentivement celui qui lit, un autre accoudé sur son genou, se tourne vers une jeune femme et lui explique le sens mystérieux de l’épitaphe.
Il se dégage de cette toile une philosophie sereine, un peu triste mais qui lui donne une inestimable valeur morale. Toutes les œuvres de Poussin emportent avec elles un enseignement; chez lui, la joie de peindre s’accompagne toujours de l’expression d’un sentiment. Le noble et austère artiste ne recherche jamais l’effet: celui qu’il produit à coup sûr provient surtout de cette élévation de pensée qui force à s’arrêter devant son œuvre, à réfléchir et 232 l’on est immédiatement conquis parce que les réflexions qu’il suggère nous sont offertes avec un art admirable, pénétrant, plein d’attrait.
Non pas que Poussin puisse être compté parmi les virtuoses du pinceau, ni qu’il se livre jamais à d’étincelants artifices de couleur. Sa manière est pondérée comme son esprit, son coloris est calme, discret, mais d’une harmonie sans égale; son dessin ne s’écarte jamais de la correction classique, il est plein de noblesse et de sincérité. Avec ces dons un peu sévères, un autre peintre serait tombé dans la monotonie, mais, par une grâce d’état bien rare, Poussin demeure attractif, plaisant, et profondément humain. Le beau contour de ses personnages est l’enveloppe des belles âmes, et c’est de la sincérité qu’on lit sur leurs visages aux lignes pures et tranquilles.
Nul n’a su comme Poussin se rapprocher de l’idéal antique. Et cependant ses moyens d’expression étaient bien pauvres, comparés à ceux dont on dispose aujourd’hui. Au XVIIe siècle, on ignorait tout ou presque tout de l’antiquité. Les quelques rares documents où puisaient les peintres consistaient dans les ruines éparses à Rome ou dans la campagne environnante. De la Grèce, de l’Égypte, on ne savait rien et Poussin malgré ses études, ne possédait qu’une érudition très superficielle. Mais ce qu’il ignorait, son instinct d’artiste le lui faisait deviner, il était imprégné de cette atmosphère païenne qui flotte, en dépit de tout, sur la Ville Éternelle, et si, parfois, ses paysages sont inexacts et ses personnages anachroniques, l’ambiance et la conception sont bien réellement antiques.
Mais Poussin ne fut pas seulement un merveilleux évocateur; il compte au rang des techniciens de la peinture destinés à briller éternellement. Moins par un effet de l’inspiration qu’à force de constance et de labeur, il s’est élevé, comme dessinateur et comme peintre, jusqu’aux plus hauts sommets de l’art. Voyez les Bergers 233 d’Arcadie: quelle admirable entente de la composition, quelle harmonie dans l’ensemble, quel charme dans le détail et surtout quelle noblesse dans l’exécution! Où trouver une plus superbe et harmonieuse création, une plus admirable pureté de lignes que dans la femme posée debout à côté des bergers! Quelle vérité dans l’attitude et quelle richesse, contenue et sourde, dans la couleur des draperies! Et si, quittant le groupe, on jette les yeux sur le paysage qui l’environne, il faut bien convenir que peu de peintres ont su donner autant de fluidité aux ciels, autant de vibrante chaleur à la lumière; tous les plans sont ménagés avec un art infini et Poussin eût été un merveilleux paysagiste s’il n’avait été mieux encore que cela.
Bien qu’il ait passé la plus grande partie de sa vie à Rome, Poussin resta toujours Français de cœur et de tempérament et la France peut s’enorgueillir de lui, car il est un des artistes qui ont le plus honoré la peinture.
Les Bergers d’Arcadie se trouvait en 1710 dans le petit appartement du roi Louis XIV, au palais du Louvre. Il en existe une répétition dans la collection du duc de Devonshire.
Le Banquier et sa femme
LE banquier et sa femme sont assis dans leur officine, modeste échoppe qui ne laisse apercevoir que deux étagères de bois où des livres de comptes voisinent avec des fruits. Au contraire, sur la table devant laquelle se tiennent les deux époux sont éparpillés des joyaux, des perles et des pièces d’or que le changeur pèse au trébuchet. L’homme est vêtu d’une sorte de houppelande brune garnie de fourrures au col et aux poignets; sa tête énergique et attentive acquiert encore plus de relief sous la large toque fourrée qui l’encadre. Elle, tout près de lui, semble prendre un vif intérêt aux opérations de son mari; elle se penche pour mieux voir et s’arrête de feuilleter un beau missel enluminé dont elle maintient la page du bout des doigts. Elle porte une robe écarlate légèrement échancrée au col; elle n’est pas jolie ou du moins ne le paraît pas sous le bizarre échafaudage de la guimpe et du toquet qui cache les cheveux et imprime au visage une certaine dureté.
Une particularité curieuse montre bien le souci d’exactitude des peintres hollandais et flamands: sur le devant de la table un petit miroir est posé, qui reflète avec une précision remarquable la fenêtre de l’officine, et l’on aperçoit même les maisons, la rue, et jusqu’à la flèche d’une lointaine église.
Tout l’art flamand est dans ce luxe de détails poussé jusqu’à la minutie. Cet art n’est pas fait d’inspiration; nul sentiment élevé, nul idéalisme ne l’embellit; on y chercherait vainement cette tendresse, 238 cette harmonieuse douceur que les Italiens savaient donner à leurs peintures. Les sujets où il se complaît sont volontiers vulgaires, souvent même grossiers, et lorsqu’il s’avise d’aborder les scènes religieuses, il ne peut se défaire de cette froideur, de cette sécheresse, de ce réalisme qui semblent être sa caractéristique propre. Mais dès qu’il s’agit de peindre la nature, sous son côté objectif et précis, le peintre flamand déploie des qualités de premier ordre. Son absence d’enthousiasme le sert au lieu de le gêner; il voit parfaitement et clairement, sans que rien s’interpose entre son modèle et lui, et comme il est généralement très habile artiste, il arrive à produire en ce genre de véritables chefs-d’œuvre.
Ces qualités et ces défauts sont affaire de race: on les constate déjà chez les Van Eyck, et, malgré de louables efforts vers l’idéal, chez leurs successeurs immédiats, Roger van der Weyden, Hugo Van der Goës, ils se révélèrent intégralement. Le seul peintre qui ait véritablement possédé et traduit les sentiments de l’âme, le seul dont l’œuvre dégage une émotion profonde, une douceur intime, est Hans Memling, le célèbre auteur de La Châsse de Sainte Ursule. Mais celui-là, bien qu’ayant passé toute sa vie en Flandre, n’en était pas originaire; il venait d’Allemagne et avait apporté à Bruges les traditions d’idéalisme de l’école de Cologne. Tous les autres furent seulement d’admirables ouvriers et de merveilleux interprètes de la nature.
Ces qualités de précision et d’habileté, Quentin Matsys les possède au plus haut point. On lui doit, il faut en convenir, une Descente de Croix qui est un vrai chef-d’œuvre et d’où émane une réelle et intense émotion. Mais ce tableau, joyau de Notre-Dame d’Anvers, n’est qu’une exception, je dirais presque un accident, s’il ne s’agissait d’un aussi grand artiste. D’ordinaire Matsys est surtout le peintre des changeurs, des peseurs d’or, des choses qui brillent, des objets aux contours bien arrêtés. Peintre de portraits, il a cette implacable sincérité qui vous restitue le modèle vivant, avec toutes ses imperfections et 239 toutes ses tares. Telle est sa rigide précision, sobre et vigoureuse, que bon nombre de ces portraits ont pu être attribués à Holbein: Matsys supporte d’ailleurs ce redoutable parallèle sans trop d’infériorité.
Les deux artistes vivaient à la même époque, et tous deux jouirent, de leur vivant, d’une renommée européenne. Matsys frayait avec les personnages les plus célèbres de son temps. Thomas Morus, Ægidius, Érasme furent ses amis; il peignit même, comme Holbein, deux portraits du célèbre littérateur et philosophe bâlois.
Dürer, quand il vint dans les Flandres, fit tout exprès le voyage d’Anvers pour visiter Matsys, dont il estimait le talent.
Le nom de ce peintre est quelquefois présenté sous la forme Metsis, ou Massys, et de son vivant on le surnommait le Forgeron d’Anvers parce que dans son enfance il avait travaillé quelque temps avec son père, lequel exerçait cette profession.
Le grand mérite de Matsys fut d’élargir, de renforcer la technique flamande et de secouer en quelque sorte l’enveloppe archaïque qui l’avait enserrée jusque-là. Par son œuvre propre et par l’influence qu’il exerça, il occupe une place de premier rang parmi les peintres du XVIe siècle.
Le Banquier et sa femme avait appartenu, au XVIIe siècle, à un marchand hollandais appelé Duarte, puis à Pierre Stevens, et enfin à un sieur Marivaux qui le céda au Louvre, en 1806, pour la somme de 1.800 francs. Matsys exécuta plusieurs répétitions de ce tableau: l’une appartient au prince de Hohenzollern-Sigmaringen, l’autre à M. della Faille, à Anvers. Mais c’est bien l’original que possède le Louvre.
La Vierge au coussin vert
HEUREUX ces tableaux qui ont un nom familier et populaire que répètent toutes les bouches. La Vierge au coussin vert! Le joli nom, la jolie toile! Dans une pose ravissante de naturel et d’abandon, le divin Bambino, couché sur un moelleux coussin vert et soutenu sous les épaules par le bras replié de la Vierge, s’attache au sein maternel avec la gloutonnerie des nouveau-nés. Bien que très absorbé par cette occupation, sa main droite joue avec son pied, en un geste d’une grâce charmante. Au-dessus de l’Enfant-Jésus, la Vierge est inclinée, dans une attitude attentive et joyeuse, et, du bout des doigts, elle fixe la pointe du sein sur les lèvres de son glorieux nourrisson. La mère et l’enfant sont blonds, de ce blond particulier, plein de chaleur, dont Solario apprit certainement l’emploi près du Titien, à Venise, pendant le séjour qu’il fit dans cette ville. Sous le voile blanc qui l’encadre, le visage de la Vierge s’épanouit, gracieux et souriant, et rayonne de la joie que fait monter en elle sa sublime maternité. Elle est belle, d’une beauté délicate et fine, les traits réguliers ont de la distinction, de la douceur et, s’il ne s’agissait d’un sujet divin, ce groupe délicieux pourrait servir de modèle pour symboliser la mère tendre. A l’attention des yeux, au plissement des lèvres, on devine l’amour profond, la sollicitude en éveil qui fait pencher anxieusement le front des femmes sur le berceau de leurs enfants.
Quel art aussi dans la distribution des couleurs! Et comme Solario 244 a bien trouvé les couleurs chantantes qu’il fallait pour éclairer cette charmante scène de famille. C’est une harmonieuse symphonie de tons au milieu desquels palpite et vit la chair blonde et rosée de l’Enfant-Dieu.
Suivant la mode italienne du temps, qui s’inquiétait peu de vraisemblance, le peintre a placé ses personnages sur le fond sombre d’un grand arbre. Par l’échappée des branches s’aperçoit, à droite et à gauche, un paysage profond, bordé à l’horizon par la ligne sinueuse de collines bleuâtres. On voit la tache claire d’une rivière traversant la plaine et, plus loin, des prairies s’étendent, au milieu desquelles se meuvent de minuscules personnages. A cette époque la couleur locale importait peu, la vérité historique moins encore. De même que la Vierge porte un fort joli costume vénitien, de même les verts pâturages du tableau ne rappellent en rien les arides campagnes de Judée. Mais à quoi bon s’attarder à ces remarques? Il suffit que la pensée de l’artiste soit comprise, et comment ne le serait-elle pas, lorsqu’elle s’exprime avec cette puissance d’attraction.
Andrea Solario eut le malheur de venir au monde à une époque où l’Italie abondait en génies de premier ordre. Avec les dons qu’il possédait il eût acquis, en tout autre temps, une célébrité certaine, tandis qu’il est comme noyé dans le flot d’œuvres immortelles que la Renaissance italienne répandit sur le monde. La gloire de Titien, de Véronèse, de Tintoret, a fait tort à la sienne. Il avait cependant de qui tenir. Il appartenait à la famille des Solari, qui donna plusieurs artistes remarquables; son frère, Cristoforo, était un architecte de grande réputation et lui-même avait appris à peindre dans l’atelier du grand Léonard. Il était appelé aussi Andrea del Gobbo.
Bien qu’il eût habité Venise assez longtemps, Solario, comme tous les peintres de la deuxième école lombarde, subit l’influence exclusive, disons la tyrannie de Léonard de Vinci. Un moment affranchie par Borgognone, la peinture de cette école arrêta soudain sa marche 245 indépendante vers les sommets pour s’engager dans les sentiers ouverts par le grand maître florentin. Mais où le prodigieux artiste avait passé, il ne restait plus de lauriers à cueillir; à peine pouvait-on ramasser des brindilles. Les Lombards se réduisirent ainsi d’eux-mêmes à n’être que des imitateurs.
Chez Andrea Solario, ce manque d’originalité s’aperçoit moins, parce qu’il eut le bon esprit de réagir et de combattre l’influence léonardesque par l’étude approfondie de Raphaël. Du premier il acquit le don d’exprimer avec intensité les émotions de l’âme, au second il emprunta l’art de traduire la sereine suavité des Vierges. C’est également à Raphaël qu’il doit cette transparence et cet éclat des chairs que l’on remarque dans la Vierge au coussin vert.
Solario fut également un portraitiste remarquable. Il jouit de son vivant d’une très grande réputation, qui franchit les frontières d’Italie. Le cardinal d’Amboise l’appela en France et lui fit peindre plusieurs tableaux pour son château de Gaillon, en Normandie.
Si, par le fait de son éducation artistique, comprimée par une tyrannique influence, Andrea Solario n’est pas un artiste très personnel, il n’est pas moins remarquable par la perfection et l’habileté de sa technique, et plusieurs de ses tableaux, comme la Vierge au coussin vert, sont de vrais chefs-d’œuvre.
Ce tableau fut offert à Marie de Médicis par les Cordeliers de Blois. Il appartint successivement au cardinal Mazarin et au prince de Carignan, ainsi qu’en témoigne une inscription marquée à son revers. Il fut ensuite acheté, en 1742, par Louis XV.
Laura di Dianti
ON désigne ordinairement sous le nom de Titien et sa maîtresse ou même sous ce titre plus bref, la Maîtresse du Titien, ce magnifique portrait de jeune femme dont la robe de velours vert, à moitié défaite, laisse voir la poitrine. Elle soulève d’une main un flot de ses cheveux de cet or roux si cher aux élégantes et aux coloristes de Venise et, de l’autre, tient une fiole de parfums. Une chemisette d’un blanc doré, dont le ton se confond presque avec le ton de chair ambré de la peau, concentre la lumière sur cette gorge délicate et puissante, digne d’être modelée dans le marbre de Paros. La tête, un peu inclinée vers l’épaule, a la sérénité de l’idéal antique avec ce vigoureux accent de vie qui est particulier à Titien. Il semble, dans ce beau visage, avoir pressenti le type de la Vénus de Milo, qui ne fut découverte que plusieurs siècles après.
A cette belle femme, un homme à barbe brune, tenu dans l’ombre pour laisser resplendir la superbe créature, présente deux miroirs pour qu’elle puisse se voir sous tous les aspects. Il nous plairait que la tradition fût vraie, et que cette beauté si délicate et si fière eût été l’amie et le type inspirateur de l’artiste, mais il paraît qu’il faut renoncer à cette poétique légende. Selon les érudits qui résolvent en faits précis les vagues traditions, l’homme aux miroirs serait Alphonse Ier, duc de Ferrare, ce quatrième mari de Lucrèce Borgia que Victor Hugo a fait si terrible; et la femme à la chevelure rousse serait Laura di Dianti, d’abord favorite du duc, ensuite sa femme. Titien l’avait peinte 250 à demi nue lorsqu’elle n’était pas duchesse, et il la peignit habillée lorsqu’elle fut élevée au rang d’épouse. Si c’est là, en effet, Laura di Dianti, on ne peut qu’approuver Alphonse de Ferrare et trouver juste le nom d’Eustachia (heureux choix) qu’il donna à la nouvelle duchesse.
Il serait puéril d’insister sur les mérites de ce magnifique portrait; l’âme la plus fermée aux beautés artistiques s’arrête et se sent émue devant lui, car la vie, exprimée avec cette intensité, possède une force de rayonnement et d’attraction dont il est impossible de se défendre. En sa présence, le profane s’inquiète peu de savoir quelle fut cette femme à cheveux d’or, mais instinctivement il se rend compte que ce qu’il voit est une belle chose, une œuvre profondément humaine et il cherche à deviner, dans cet œil attentif et sérieux, le secret des pensées qu’il reflète. Sans rien savoir du coloris, il ne peut s’empêcher d’admirer cette chair mordorée et palpitante, ces teintes chaudes et sourdes qui font croire que le sang coule vraiment sous cet épiderme de femme. Loin de nuire au tableau, l’action des siècles y a passé une patine veloutée qui ajoute à son charme sans rien enlever à la magnificence éclatante de l’œuvre.
Parmi tous les peintres de Venise, qui furent de si prodigieux virtuoses de la palette, Titien fut, sans contredit, celui qui chargea son pinceau des couleurs les plus rares. Moins brillant que Véronèse, il a plus de profondeur et de sûreté dans l’application du ton; ses toiles ont moins de facettes brillantes, mais une plus harmonieuse distribution des couleurs; il est plus solide, plus maître de lui, et aussi plus vibrant et plus chaud.
Titien aborda tous les genres avec la même géniale aisance, mais s’il fallait marquer une préférence pour l’un d’eux, je la donnerais sans hésiter à Titien portraitiste. Soit qu’il peigne Charles-Quint ou Philippe II, le Pape ou Laura di Dianti, il imprime à ses personnages un tel caractère de vie que l’on découvre en eux, non pas seulement leur physionomie extérieure, mais leur être intime, et que leurs sentiments, 251 leurs passions, leurs vices, viennent se refléter sur le miroir révélateur de la bouche et des yeux. Titien peignait avec plus d’habileté les hommes que les femmes; il faut en excepter, néanmoins, le portrait de Laura di Dianti qui compte parmi les plus beaux du grand artiste.
Ce portrait fut exécuté vers 1515. A cette époque, Titien était recherché par tous les princes des Cours italiennes; le pape et l’empereur eux-mêmes songeaient déjà à se l’attacher. Sollicité de tous côtés, il se décida pour Alphonse de Ferrare qui jouissait alors d’une grande réputation d’ami des arts. Le peintre ne s’était pas trompé. Ce Mécène légendaire le reçut avec grande faveur, l’installa dans son propre château et le traita comme un ami. Titien reconnaissant fit le grand portrait d’Alphonse de Ferrare dont une copie se trouve à Florence, et il exécuta également le merveilleux portrait de Laura di Dianti, que le duc venait d’épouser récemment.
Le grand artiste peignit par la suite bon nombre de portraits, il produisit quantité de tableaux de tout ordre qui sont d’admirables chefs-d’œuvre; dans aucun il ne montra une plus grande maîtrise d’exécution ni une plus profonde connaissance de la physionomie humaine.
Laura di Dianti faisait partie de l’ancienne collection royale; on lui donne aussi le titre de Alphonse de Ferrare et Laura di Dianti.
Les Œuvres de Miséricorde
LE musée du Louvre possède un assez grand nombre de tableaux du peintre si spirituellement réaliste qu’est David Téniers. Il est inutile de les décrire, car ils se composent des mêmes éléments, variés avec l’art le plus ingénieux, et paraphrasent sur des modes différents le thème uniforme de la vie familière des paysans. Quelquefois cependant il essaya quelque sujet d’histoire ou de sainteté; mais il se permettait l’anachronisme du costume avec la même liberté que Paul Véronèse, et il était homme à mettre des canons au siège de Troie et une pipe entre les lèvres d’Achille aux pieds légers. Ainsi, l’Enfant prodigue, à table entre les courtisanes, a un chapeau à plumes, un manteau de raffiné et une épée de gentilhomme; les courtisanes, paisibles Flamandes, sont habillées à la mode du dix-septième siècle et, dans le fond, on aperçoit un clocher surmonté de son coq, ce qui n’a rien de particulièrement biblique; mais la parabole de l’Enfant prodigue est de tous les âges. Ses Œuvres de Miséricorde, que nous donnons ici, renferment dans un seul tableau tous les actes méritoires que peut inspirer la charité chrétienne, traités avec la même piquante ingéniosité et avec la même liberté d’interprétation.
Ce tableau passe à bon droit pour l’un des plus complets chefs-d’œuvre de Téniers; l’exécution en est extrêmement originale et les personnages possèdent tous cette allure particulière, 256 amusante et familière, qui nous les fait aimer, en dépit de leur vulgarité paysanne; mais on sait malgré tout que cette composition, avec son évidente portée morale, n’est pas l’affaire de Téniers et qu’il s’y sent beaucoup moins à l’aise que dans son petit monde de fumeurs et de buveurs.
Théophile Gautier, grand admirateur de Téniers, a écrit sur ce peintre une très jolie page, que nous nous en voudrions de ne pas citer:
«David Téniers, dit le Jeune, s’est fait un petit monde où il règne en maître. En vain Louis XIV a dit avec une moue dédaigneuse: «Tirez de devant moi ces magots,» les musées, les galeries, les cabinets d’amateurs ne s’en sont pas moins disputé les magots du bon Flamand. On a trouvé un charme intime à ces cabarets où fument des paysans à côté d’un pot de bière, où des servantes, lutinées par de rustiques galants, passent portant des plats ou des flacons, où dans une ombre chaude, piquée de paillettes lumineuses, étincellent des batteries de cuisine bien écurées; à ces cabinets d’alchimistes, encombrés de matras, de siphons, de cornues, de serpentins et de tout le fatras cabalistique, mobilier ordinaire des souffleurs; à ces Tentations de saint Antoine, à ces kermesses qui dansent en plein air, à ces chasses au héron, et à tous ces sujets de la vie familière que Téniers excelle à rendre. Personne ne peignit mieux l’aspect de la Flandre, avec son ciel humide d’un gris léger, ses fraîches verdures, ses maisons de briques aux pignons en escalier dont les toits offrent des nids aux cigognes, ses canaux regorgeant d’eau brune, ses corps de garde tapageurs, ses cabarets hospitaliers, ses paysans trapus, à mine goguenarde, et ses bonnes petites femmes rondelettes.
«A travers cette rusticité, Téniers fait quelquefois apercevoir les tourelles d’une habitation seigneuriale, car s’il peignait la 257 campagne, c’était de la fenêtre d’un château. David Téniers n’est pas, comme on se l’imagine trop souvent, un artiste dont les œuvres doivent leur principal mérite au fini. Personne n’a travaillé d’une façon plus libre, plus légère, plus rapide. La plupart de ses petits tableaux, qu’on se dispute à prix d’or, ne lui coûtaient qu’une après-dînée. Sa peinture, blonde, transparente, maintenue dans des gammes rousses ou des gris tendres, procède par larges localités que modèlent, en deux ou trois coups, des touches piquantes, des réveillons spirituels. Un point de lumière, une demi-teinte, un reflet, et voilà un pot de grès, une bouteille de verre, qui semblent terminés avec un soin excessif. L’effet juste est obtenu à très peu de frais. Il en est de même pour les figures, accusées par méplats avec une prestesse et une certitude de grand artiste. Rubens, Van Dyck et Téniers ont été de leur vivant les noms les plus célèbres des Flandres, et la postérité leur a conservé et confirmé leurs titres. L’idéal de Téniers n’était pas très haut sans doute, mais il l’a réalisé complètement.»
Les Œuvres de Miséricorde proviennent de l’ancienne collection royale. On trouve trace, en 1735, d’un tableau de ce nom, acheté 860 florins à la vente de M. Schuylemberg de La Haye, mais on ignore s’il s’agit de celui du Louvre. Celui-ci est peint sur cuivre.
La Joconde
ON n’a pas oublié l’émotion qui secoua l’univers civilisé quand un matin du mois d’août 1911 se répandit l’incroyable nouvelle: «La Joconde a été volée!» Sur tous les points du globe, cette perte fut ressentie comme un désastre. Désastre, certes, et sans équivalent, car, avec la Joconde, avait disparu l’une des plus grandioses productions du génie humain. Malgré son prodigieux assemblage de chefs-d’œuvre, le Salon Carré perdait le meilleur de sa gloire; dans l’écrin rempli de joyaux manquait le plus beau diamant, celui qui jetait les feux les plus brillants et les plus purs. La Mona Lisa n’accueillait plus le visiteur de son sourire énigmatique, et qui savait en quels lieux l’étrange créature reposait son troublant et mystérieux regard?
Heureusement, grâce à une enquête rapide, à des recherches actives, et aussi à la perspicacité d’un antiquaire italien, la merveilleuse toile de Vinci fut retrouvée, et, à la joie de tous, elle reprit son ancienne place, triomphante et narquoise, groupant une cour encore plus nombreuse d’adorateurs autour de son immortelle beauté.
Nulle peinture au monde n’a provoqué une aussi entière admiration. La Joconde a eu ses poètes, ses romanciers, ses amants. Certains hommes l’ont adorée comme un être vivant; il en est même qui se sont tués pour elle...
Relisons la page enthousiaste où Théophile Gautier célèbre la Mona Lisa:
«La Joconde! Sphinx de beauté qui souris si mystérieusement 262 dans le cadre de Léonard de Vinci et sembles proposer à l’admiration des siècles une énigme qu’ils n’ont pas encore résolue, un attrait invincible ramène toujours vers toi! Oh! en effet, qui n’est resté accoudé de longues heures devant cette tête baignée de demi-teintes crépusculaires, enveloppée de crêpes transparents et dont les traits, mélodieusement noyés dans une vapeur violette, apparaissent comme une création du Rêve à travers la gaze noire du Sommeil! De quelle planète est tombé, au milieu d’un paysage d’azur, cet être étrange avec son regard qui promet des voluptés inconnues et son expression divinement ironique? Léonard de Vinci imprime à ses figures un tel cachet de supériorité qu’on se sent troublé en leur présence. Les pénombres de leurs yeux profonds cachent des secrets interdits aux profanes et les inflexions de leurs lèvres moqueuses conviennent à des dieux qui savent tout et méprisent doucement les vulgarités humaines. Quelle fixité inquiétante et quel sardonisme surhumain dans ces prunelles sombres, dans ces lèvres onduleuses comme l’arc de l’Amour après qu’il a décoché le trait! Ne dirait-on pas que la Joconde est l’Isis d’une religion cryptique qui, se croyant seule, entr’ouvre les plis de son voile, dût l’imprudent qui la surprendrait devenir fou et mourir? Jamais l’idéal féminin n’a revêtu de formes plus inéluctablement séduisantes. Croyez que si don Juan avait rencontré la Mona Lisa, il se serait épargné d’écrire sur sa liste trois mille noms de femmes; il n’en aurait tracé qu’un, et les ailes de son désir eussent refusé de le porter plus loin. Elles se seraient fondues et déplumées au soleil noir de ces prunelles. Nous l’avons revue bien des fois, cette adorable Joconde, et notre déclaration d’amour ne nous paraît pas aujourd’hui trop brûlante. Elle est toujours là, souriant avec une moqueuse volupté à ses innombrables amants. Sur son front repose cette sérénité d’une femme sûre d’être éternellement belle et qui se sent supérieure à l’idéal de tous les poètes et de tous les artistes.»
263 Le divin Léonard mit quatre ans à faire ce portrait, qu’il ne pouvait se décider à quitter et qu’il ne considéra jamais comme fini; pendant les séances, des musiciens jouaient pour égayer le beau modèle et empêcher ses traits charmants de prendre un air d’ennui et de fatigue.
Doit-on regretter que le noir particulier qu’employait Léonard ait prévalu dans les teintes de la Mona Lisa et leur ait donné cette délicieuse harmonie violâtre, cette tonalité abstraite qui est comme le coloris de l’idéal? Nous ne le pensons pas. Maintenant, le mystère s’ajoute au charme et le tableau, dans sa fraîcheur, était peut-être moins séduisant.
Le modèle de ce magnifique portrait s’appelait Lisa Maria di Noldol Gherardini; elle épousa, en 1495, Francesco di Bartolomeo de Zénobi del Giocondo, d’où son nom de «Joconde», sous lequel elle est aujourd’hui célèbre.
La Joconde fut peinte vers 1502. François Ier l’acquit pour quatre mille écus d’or et la fit placer dans le cabinet doré de Fontainebleau. Elle passa ensuite dans la chambre de Louis XIV, à Versailles. Après la Révolution, le célèbre portrait fut transporté au Louvre et placé dans le Salon Carré où il resta jusqu’en ces dernières années.
Olympia
LORSQUE l’Olympia affronta pour la première fois l’opinion, au Salon de 1865, il y eut contre elle un déchaînement de clameurs hostiles. Manet, furieusement combattu par les tenants du classicisme, avait prévu l’orage et longtemps hésité à exposer son œuvre. Il ne s’y décida que sur les instances de Baudelaire. La toile fut exposée, mais il fallut la déplacer et l’accrocher au plus haut des murs pour la soustraire à la colère d’un public ameuté par la critique. Cette courtisane couchée nue sur un lit, avec une négresse portant un bouquet, et un chat noir, fit émeute. C’est cependant une œuvre forte, d’une couleur vive, d’un dessin large, d’un sentiment intense, qui étonne par un parti pris de réduction des valeurs à la plus grande simplicité.
L’œuvre est aujourd’hui au Louvre et, si elle surprend encore bon nombre de visiteurs par l’extrême stylisation des formes, nul ne songe à la maltraiter ni même à se récrier.
Il n’en était pas de même en 1865, où Manet passait pour le chef exécré de l’impressionisme, art considéré alors comme révolutionnaire, mais qui, depuis, a fait ses preuves et peut se targuer de noms glorieux. Plutôt que de disputer sur les mérites des œuvres de cette école, il nous paraît préférable de donner un bref exposé des théories impressionistes, résumé que nous empruntons au savant ouvrage de M. Camille Mauclair: L’Impressionnisme.
«Les idées impressionistes peuvent se résumer de cette sorte:
268 «Dans la nature, aucune couleur n’existe par elle-même. La coloration des objets est une pure illusion: la seule source créatrice des couleurs est la lumière solaire qui enveloppe toutes choses, et les révèle, selon les heures, avec d’infinies modifications... Ce n’est qu’artificiellement que nous distinguons entre le dessin et la coloration: dans la nature ils ne se distinguent pas.
«L’idée de distance, de perspective, de volume nous est donnée par des couleurs plus sombres ou plus claires: cette idée est ce qu’on appelle en peinture le sens des valeurs. Et comme la peinture n’est pas et ne peut pas être l’imitation de la nature, mais seulement son interprétation artificielle, puisqu’elle ne dispose que de deux dimensions sur trois, les valeurs sont le seul moyen qui lui reste de faire comprendre, sur une surface plane, la profondeur.
«Forme et couleur sont donc deux illusions qui coexistent l’une par l’autre, deux mots signifiant les deux procédés sommaires dont dispose notre esprit pour percevoir le mystère infini de la vie. Les colorations du spectre se recomposent donc dans tout ce que nous voyons, c’est leur dosage qui fait, avec les sept tons primitifs, d’autres tons. Nous arrivons immédiatement à quelques conséquences pratiques. La première, c’est que le ton local est une erreur: une feuille n’est pas verte, un tronc d’arbre n’est pas brun et, selon les heures, le vert de la feuille et le brun de l’arbre se modifient. Ce qu’il faut donc étudier, c’est la composition de l’atmosphère qui s’interpose entre eux et le regard; l’atmosphère est le sujet réel du tableau.
«Une seconde conséquence de cette analyse de la lumière, c’est que l’ombre n’est pas une absence de lumière, mais une lumière d’une autre qualité et d’une autre valeur. La peinture donc, au lieu de représenter l’ombre avec des tons tout faits, dérivés du bitume et du noir, devra rechercher là, comme dans les parties claires, le jeu des atomes de la lumière solaire.
«Troisième conséquence découlant de celle-ci: les couleurs dans 269 l’ombre se modifient par la réfraction. C’est ainsi, par exemple, que si une tête se présente éclairée d’un côté par le jour orangé et de l’autre par la lumière bleuâtre d’un intérieur, sur le nez et la région médiane de la figure apparaîtront nécessairement des reflets verts. Enfin, la dernière conséquence de ces propositions est que le dosage des tons du spectre s’accomplit par une projection parallèle et distincte des couleurs. C’est artificiellement que votre œil les réunit sur le cristallin, non moins artificiellement que sur la palette un peintre mêle diverses couleurs pour composer un ton. De tels mélanges sont faux et ont le désavantage de créer des tonalités lourdes. Les couleurs mêlées sur la palette composent un gris sale. Ici, nous touchons au fond même de l’impressionnisme. Le peintre devra ne peindre qu’avec les sept couleurs du spectre et bannir toutes les autres; il devra de plus, au lieu de composer des mélanges, ne poser sur sa toile que des touches de sept couleurs juxtaposées et laisser les rayons individuels de chacune de ces couleurs se mélanger à distance sur l’œil du spectateur, c’est-à-dire agir comme la lumière elle-même.»
La dissociation des tonalités est donc le point capital de la technique impressionniste. Elle favorise peu la peinture d’expression, la peinture d’histoire et le symbolisme, mais elle a produit de véritables chefs-d’œuvre dans le portrait et le paysage.
L’Olympia fut offerte au Luxembourg par des amis de l’artiste. Elle figure aujourd’hui au Louvre, à côté des chefs-d’œuvre d’Ingres, de Courbet et de Delacroix.
Le Roi boit
«JORDAENS, écrit Théophile Gautier, mérite le titre de grand maître. Il n’a pas le haut vol de Rubens, mais il a la fécondité, la vigueur et une outrance dans la forme et la couleur qui le font reconnaître au premier coup d’œil. Sa vie fut peu accidentée et il ne sortit jamais de son pays. Aussi est-il Flamand de la peau jusqu’aux moëlles. Le dessin de ses figures est encore plus violent que celui de Rubens, et la gamme de sa palette est montée à un degré plus intense. Ses contours crèvent de pléthore, ses tons éclatent et flamboient; les joues de ses personnages vont prendre feu. Mais quelle forte harmonie, quel accord puissant, quelle chaleur soutenue, quelle pâte opulente, quel superbe maniement de brosse et quelle magistrale sûreté de touche! Sans doute il est souvent grossier, trivial, ignoble; il n’apporte aucun choix dans ses types; il prend la nature comme il la trouve et quelquefois même il l’enlaidit par amour du caractère ou par une sorte de jovialité brutale, mais ce n’en est pas moins un grand peintre et, pour le juger tel, il suffit de regarder au Louvre l’Enfance de Jupiter avec son merveilleux dos de femme, Jésus chassant les vendeurs du Temple, tableau d’un mouvement si impétueux et si fier, malgré quelques épisodes comiques à la flamande, le Concert après le repas, composition franchement grotesque, presque caricaturale, mais que l’énergie de l’exécution relève jusqu’à l’art, enfin, le Roi boit, joyeuse kermesse de famille, peinture grasse comme le sujet, où rit l’hilarité la plus épanouie dans le bon vin et la bonne chère.»
274 Ah! la joviale et franche peinture, que ce Roi boit! Comme ces bons Flamands à face vermillonnée et ces plantureuses commères trahissent bien leur joie de vivre et leur satisfaction de ripailles! C’est la fête de la Chandeleur, fête qui s’accompagne toujours de solides festins et de copieuses beuveries. Dans le Gâteau des Rois, une fève est cachée et celui à qui elle échoit ceint la couronne traditionnelle et l’on célèbre sa royauté par des acclamations et une recrudescence de pots de bière. Ici, la fève est déjà sortie, c’est un vieillard bon vivant qui l’a trouvée dans sa part de gâteau, et sur sa tête blanche brille l’insigne royal en carton doré. Il porte son large verre à ses lèvres et toute l’assistance profère la parole sacramentelle: «Le roi boit!» Autour de cette table chargée de victuailles tout le monde a le verre en main et la fête n’est pas près de finir, car une servante apparaît encore, avec un plateau couvert de mets. A gauche, un jeune homme, sans doute allumé par les libations, s’exerce à faire tomber dans son verre, du pot de grès qu’il tient à bout de bras, la bière aux reflets blonds. Les femmes sont plus calmes, mais l’épanouissement de leurs figures dit assez qu’elles ont fait honneur aux viandes et aux vins. Les enfants eux-mêmes sont de la fête; on en voit un, jovial et bien portant, qui pousse des vivats en l’honneur du vieux grand-père couronné.
Il y a, dans tous ces personnages groupés en un petit espace, une exubérance de vie que seul un grand peintre pouvait rendre avec une telle intensité. Il n’est pas possible de traduire avec plus de naturel et de vérité l’amour des satisfactions matérielles et les plaisirs de la table. Mais tout n’est pas vulgaire dans ce tableau: sur ces visages épanouis par la bonne chère se démêle aussi la joie de se trouver en famille; ces bonnes figures de vieilles gens, à côté de jeunes femmes et d’enfants, donnent à cette scène un caractère intime et patriarcal qui en rehausse la portée.
La belle et plantureuse femme qui est vue de face, tenant un enfant par le bras n’est autre que Catherine Van Noort, femme de Jordaens 275 et fille d’un peintre anversois très estimé, qui fut le maître de son mari et de Rubens. Elle était d’une beauté sculpturale, pleine de vie et d’éclat, telle que les aimaient les joyeux peintres flamands de cette époque; l’éclat de ses yeux annonçait un caractère animé et un naturel enjoué, elle avait tout ce qu’il fallait pour rendre heureux l’homme de son choix. Nous retrouvons «la belle Catherine» dans presque tous les tableaux de Jordaens, comme dans ceux de Rubens on peut reconnaître Isabelle Brandt ou Hélène Fourment. Nous la voyons dans le Roi boit; elle se trouve aussi dans le Concert, chantant à pleins poumons avec les joyeux héros de cet épique tapage. De cette Vénus familière et aimée, l’artiste a fait tour à tour, suivant les sujets de ses tableaux, une bacchante, une bergère, voire même une impératrice, et toujours elle s’est trouvée à sa place sans jamais rien perdre de l’éclat de sa peau, de la fraîcheur de son teint, ni de la truculence de ses appas. Voyez-la dans Le Roi boit; voyez comme elle porte bien sa splendide chevelure, comme son double menton s’emmanche solidement à un cou néronien, comme sa gorge est attachée à une poitrine pleine de galbe et de santé!
Bien que les sujets préférés de Jordaens fussent tirés de la vie de famille et des légendes populaires flamandes, le peintre abordait tous les genres avec une égale maîtrise. Ses portraits surtout sont magnifiques et soutiennent la comparaison avec les plus beaux de Rubens et de Van Dyck. Il ne fut inférieur à lui-même que dans la peinture religieuse: l’inspiration pieuse manquait à ce joyeux compagnon.
Le Roi boit avait appartenu à M. Fizeau d’Amsterdam. Acquis par la Couronne en 1791 à la vente Lebrun, il figure depuis lors au Louvre.
Démocrite
LE philosophe est déjà vieux; de son bonnet s’échappent des cheveux blancs; une opulente barbe argentée s’étale également sur le vêtement pourpre, mais le visage a conservé la fraîcheur et la jeunesse des hommes que la vie n’a pas cruellement marqués ou qui savent opposer à ses coups une sereine indifférence. La figure est riante, d’un rire narquois, épanoui, qui plisse les joues, bride les yeux, découvre les dents. Sur l’âme de cet homme, on le devine, l’adversité n’a pas de prise, elle glisse et ne pénètre pas. Démocrite rit de tout, des lois morales et des lois humaines, de la sagesse et de la folie, égales à ses yeux, il rit des autres et de lui-même.
L’artiste a traité cette belle tête de sceptique aimable dans une teinte chaude, cramoisie, où se mêlent la pourpre du vêtement et le rubis qu’ont laissé sur les joues les libations fréquentes à Bacchus. La touche en est légère, on dirait presque fuyante, comme devaient être la physionomie et le caractère du philosophe grec. Cette psychologie s’accompagne de beaucoup d’art: le manteau est drapé harmonieusement et en plis très souples, le visage a beaucoup d’expression et le raccourci de la main témoigne d’une réelle science.
Antoine Coypel, l’auteur de cette jolie toile, possédait des qualités de premier ordre et des dons brillants que sa trop grande virtuosité compromit trop souvent. Il fut le second d’une nombreuse dynastie de peintres. Il était le fils de Noël Coypel, peintre d’histoire que son goût de l’antique avait fait surnommer Poussin-Coypel; avec son père, il 280 habita Rome jusqu’à l’âge de dix-huit ans, et c’est là qu’il apprit le dessin et la peinture, dans le commerce de Raphaël et des Carrache. Malheureusement, il quitta l’Italie au moment où cette influence aurait pu produire ses meilleurs effets. Rentré en France, il donne immédiatement des preuves de son incroyable facilité. Il n’a pas vingt ans et déjà il est célèbre à Paris; il devient le premier peintre de Monsieur, puis premier peintre du roi en 1715. En 1719, le Régent, qui s’est mis en tête de peindre, le prend pour professeur et lui donne une pension de 1,500 francs avec un carrosse.
Coypel est bien le peintre qu’il faut à cette société aimable, brillante, superficielle; sa peinture possède les qualités qui doivent lui plaire, qualités agréables mais peu solides. Il est habile, trop habile; il est même très supérieur à la plupart des peintres de son temps, mais il n’en a pas moins eu une influence très funeste, précisément parce que ses défauts se dissimulaient sous des qualités très brillantes. Il savait agencer d’une manière théâtrale une grande machine, mais parce qu’il répandit dans ses tableaux des traits de bel esprit on crut qu’il possédait la véritable poétique de l’art. Les femmes qu’il peignait avaient une physionomie agréable que ses contemporaines prirent d’autant plus volontiers pour de la beauté qu’elles crurent s’y reconnaître, et bien que la minauderie prît souvent sous son pinceau la place de la grâce, il était considéré comme le peintre gracieux par excellence. Il n’en avait pas moins un très grand charme et de très belles et solides qualités de peintre et de coloriste.
Démocrite faisait autrefois partie de la collection La Caze.
Pages. | |
Portrait de Louis XV, par Quentin de La Tour | 6 |
Portrait d’homme (École Française: Jean Perréal?) | 15 |
1814, par Meissonier | 21 |
L’Inspiration du poète, par Nicolas Poussin | 27 |
L’Impératrice Joséphine, par Prud’hon | 33 |
L’Angélus, par F. Millet | 39 |
Les Baigneuses, par Fragonard | 45 |
Portrait de Louis XIV, par H. Rigaud | 51 |
L’Amour et Psyché, par Louis Gérard | 57 |
Philippe IV, par Velazquez | 63 |
Le Dauphin Louis de France, par Louis Tocqué | 69 |
Le Concert, par Terburg | 75 |
Le Condottière, par Antonello de Messine | 81 |
Le Retour du pèlerinage, par Léopold Robert | 87 |
La Donatrice Somzée, par le Maître de Moulins | 93 |
Le Peintre et sa famille, par Largillière | 99 |
Le Parnasse, par Mantegna | 105 |
Le Fumeur, par A. Brauwer | 111 |
Le Tepidarium, par Chassériau | 117 |
Le Pied bot, par Ribera | 123 |
La Vierge aux Donateurs, par Memling | 129 |
La Leçon de musique, par Fragonard | 135 |
La Madone du Chancelier Rolin, par J. Van Eyck | 141 |
Suzanne et les Vieillards, par Paul Véronèse | 147 |
Diane au bain, par François Boucher | 153 |
Le Radeau de la Méduse, par Géricault | 159 |
L’Homme au gant, par le Titien | 165 |
Le Sommeil de l’Enfant Jésus, par Annibal Carrache | 171 |
L’Assomption, par Murillo | 177 |
Portrait de femme, par Franz Hals | 183 |
Ulysse remet Chryséis à son père, par Claude Lorrain | 189 |
Un Vieillard et son petit-fils, par D. Ghirlandajo | 195 |
La Famille du peintre, par Adrien Van Ostade | 201 |
Portrait de Madame Rivière, par Ingres | 207 |
Le Jeune Mendiant, par Murillo | 213 |
La Cruche cassée, par Greuze | 219 |
Intérieur hollandais, par Pieter de Hooch | 225 |
Les Bergers d’Arcadie, par Nicolas Poussin | 231 |
Le Banquier et sa femme, par Quentin Matsys | 237 |
La Vierge au coussin vert, par Andrea Solario | 243 |
Laura di Dianti, par le Titien | 249 |
Les Œuvres de miséricorde, par Téniers le Jeune | 255 |
La Joconde, par Léonard de Vinci | 261 |
Olympia, par Manet | 267 |
Le Roi boit, par Jordaens | 273 |
Démocrite, par A. Coypel | 279 |
Pages. | ||
ANTONELLO DE MESSINE | Le Condottière | 81 |
BOUCHER (François) | Diane au bain | 153 |
BRAUWER (A.) | Le Fumeur | 111 |
CARRACHE (Annibal) | Le Sommeil de l’Enfant Jésus | 171 |
CHASSÉRIAU | Le Tepidarium | 117 |
COYPEL (A.) | Démocrite | 279 |
FRAGONARD | Les Baigneuses | 45 |
—— | La Leçon de musique | 135 |
GÉRARD (Louis) | L’Amour et Psyché | 57 |
GÉRICAULT | Le Radeau de la Méduse | 159 |
GHIRLANDAJO | Un Vieillard et son petit-fils | 198 |
GREUZE | La Cruche cassée | 219 |
HALS (Franz) | Portrait de femme | 183 |
HOOCH (Pieter de) | Intérieur hollandais | 225 |
INGRES | Portrait de Madame Rivière | 207 |
JORDAENS | Le Roi boit | 273 |
LARGILLIÈRE | Le Peintre et sa famille | 99 |
LE MAITRE DE MOULINS | La Donatrice Somzée | 93 |
LA TOUR (Quentin de) | Portrait de Louis XV | 6 |
LE TITIEN | L’Homme au gant | 165 |
—— | Laura di Dianti | 249 |
LORRAIN (Claude) | Ulysse remet Chryséis à son père | 189 |
MANET | Olympia | 267 |
MATSYS (Quentin) | Le Banquier et sa femme | 237 |
MEISSONIER | 1814 | 21 |
MEMLING | La Vierge aux donateurs | 129 |
MANTEGNA | Le Parnasse | 105 |
MILLET (F.) | L’Angélus | 39 |
MURILLO | L’Assomption | 177 |
—— | Le Jeune Mendiant | 213 |
PERRÉAL (Jean)? | Portrait d’homme | 15 |
POUSSIN (Nicolas) | Les Bergers d’Arcadie | 231 |
—— | L’Inspiration du poète | 27 |
PRUD’HON | L’Impératrice Joséphine | 33 |
RIBERA | Le Pied bot | 123 |
RIGAUD (H.) | Portrait de Louis XIV | 51 |
ROBERT (Léopold) | Le Retour du pèlerinage | 87 |
SOLARIO (Andrea) | La Vierge au coussin vert | 243 |
TÉNIERS (le Jeune) | Les Œuvres de miséricorde | 255 |
TERBURG | Le Concert | 75 |
TOCQUÉ (Louis) | Le Dauphin Louis de France | 69 |
VAN EYCK (J.) | La Madone du Chancelier Rolin | 141 |
VAN OSTADE (A.) | La Famille du peintre | 201 |
VELAZQUEZ | Philippe IV | 63 |
VÉRONÈSE (Paul) | Suzanne et les Vieillards | 147 |
VINCI (Léonard de) | La Joconde | 261 |
3424-5-33.—Corbeil, Imprimerie Crété.
Au lecteur.
Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original, et l’orthographe d’origine a été conservée, y compris dans les noms propres. Seules quelques erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve ci-après.
La ponctuation a également fait l’objet de quelques corrections mineures.
Corrections.