The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 6: Trois contes, suivis de mélanges inédits This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 6: Trois contes, suivis de mélanges inédits Author: Gustave Flaubert Release date: July 17, 2018 [eBook #57525] Language: French Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT, TOME 6: TROIS CONTES, SUIVIS DE MÉLANGES INÉDITS *** Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale. La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures. Les mots entourés de = sont en gras dans la version papier. L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. La liste des modifications se trouve à la fin du texte. ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT VI TROIS CONTES SUIVIS DE MÉLANGES INÉDITS PARIS A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR RUE SAINT-BENOIT, 7 1885 TOUS DROITS RÉSERVÉS TROIS CONTES UN CŒUR SIMPLE I Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité. Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse,--qui cependant n'était pas une personne agréable. Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5,000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles. Cette maison, revêtue d'ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la _salle_ où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s'alignaient huit chaises d'acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta; et tout l'appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin. Au premier étage, il y avait d'abord la chambre de «Madame», très grande, tendue d'un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de «Monsieur» en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l'on voyait deux couchettes d'enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d'un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d'étude; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d'une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d'Audran, souvenirs d'un temps meilleur et d'un luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies. Elle se levait dès l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu'au soir sans interruption; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s'endormait devant l'âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d'entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours. En toute saison elle portait un mouchoir d'indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d'hôpital. Son visage était maigre et sa voix aiguë. A vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge; et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique. II Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour. Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échafaudage. Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent; un fermier la recueillit et l'employa toute petite à garder les vaches dans la campagne. Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l'eau des mares, à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol de trente sols, qu'elle n'avait pas commis. Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient. Un soir du mois d'août (elle avait alors dix-huit ans), ils l'entraînèrent à l'assemblée de Colleville. Tout de suite elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d'or, cette masse de monde sautant à la fois. Elle se tenait à l'écart modestement, quand un jeune homme d'apparence cossue, et qui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d'un banneau, vint l'inviter à la danse. Il lui paya du cidre, de la galette, un foulard, et, s'imaginant qu'elle le devinait, offrit de la reconduire. Au bout d'un champ d'avoine, il la renversa brutalement. Elle eut peur et se mit à crier. Il s'éloigna. Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle reconnut Théodore. Il l'aborda d'un air tranquille, disant qu'il fallait tout pardonner, puisque c'était «la faute de la boisson». Elle ne sut que répondre et avait envie de s'enfuir. Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins.--«Ah!» dit-elle. Il ajouta qu'on désirait l'établir. Du reste, il n'était pas pressé et attendait une femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c'était mal de se moquer.--«Mais non, je vous jure!» et du bras gauche il lui entoura la taille; elle marchait soutenue par son étreinte; ils se ralentirent. Le vent était mou, les étoiles brillaient, l'énorme charretée de foin oscillait devant eux; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Il l'embrassa encore une fois. Elle disparut dans l'ombre. Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous. Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre isolé. Elle n'était pas innocente à la manière des demoiselles,--les animaux l'avaient instruite;--mais la raison et l'instinct de l'honneur l'empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l'amour de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut-être) il proposa de l'épouser. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands serments. Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux: ses parents, l'année dernière, lui avaient acheté un homme; mais d'un jour à l'autre on pourrait le reprendre; l'idée de servir l'effrayait. Cette couardise fut pour Félicité une preuve de tendresse; la sienne en redoubla. Elle s'échappait la nuit, et, parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait avec ses inquiétudes et ses instances. Enfin, il annonça qu'il irait lui-même à la Préfecture prendre des informations et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et minuit. Le moment arrivé, elle courut vers l'amoureux. A sa place, elle trouva un de ses amis. Il lui apprit qu'elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la conscription, Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme Lehoussais, de Toucques. Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa des cris, appela le bon Dieu, et gémit toute seule dans la campagne jusqu'au soleil levant. Puis elle revint à la ferme, déclara son intention d'en partir; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir et se rendit à Pont-l'Évêque. Devant l'auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve, et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fille ne savait pas grand'chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu d'exigences, que Mme Aubain finit par dire: «Soit, j'accepte!» Félicité, un quart d'heure après, était installée chez elle. D'abord elle y vécut dans une sorte de tremblement que lui causaient «le genre de la maison» et le souvenir de «Monsieur», planant sur tout! Paul et Virginie, l'un âgé de sept ans, l'autre de quatre à peine, lui semblaient formés d'une matière précieuse; elle les portait sur son dos comme un cheval, et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse. Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait d'avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste et se retiraient avant le coup de onze. Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d'un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d'agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps après, c'était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d'éperons. Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité invariablement déjouait leurs astuces, et ils s'en allaient pleins de considération pour elle. A des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et qui vivait à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait toujours à l'heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles. Malgré ses efforts pour paraître gentilhomme jusqu'à soulever son chapeau chaque fois qu'il disait: «Feu mon père», l'habitude l'entraînant, il se versait à boire coup sur coup et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment: «Vous en avez assez, monsieur de Gremanville! A une autre fois!» Et elle refermait la porte. Elle l'ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes extraordinaires. Comme il gérait les propriétés de «Madame», il s'enfermait avec elle pendant des heures dans le cabinet de «Monsieur», et craignait toujours de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des prétentions au latin. Pour instruire les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau d'une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu'on harponnait, etc. Paul donna l'explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute son éducation littéraire. Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa botte. Quand le temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses. La cour est en pente, la maison dans le milieu; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise. Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul reste d'une habitation de plaisance, maintenant disparue. Le papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d'air. Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs; les enfants n'osaient plus parler. «Mais jouez donc!» disait-elle; ils décampaient. Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles qui résonnaient comme des tambours. Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bluets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés. Un soir d'automne, on s'en retourna par les herbages. La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques. Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles.--«Ne craignez rien!» dit Félicité; et murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l'échine celui qui se trouvait le plus près; il fit volte-face, les autres l'imitèrent. Mais quand l'herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s'éleva. C'était un taureau que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.--«Non! non! moins vite!» Elles pressaient le pas cependant et entendaient par derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l'herbe de la prairie; voilà qu'il galopait maintenant! Félicité se retourna, et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu'elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l'herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau et continuellement lançait des mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis qu'elle criait: «Dépêchez-vous! dépêchez-vous!» Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint. Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l'éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s'arrêta. Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l'Évêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu'elle eût rien fait d'héroïque. Virginie l'occupait exclusivement; car elle eut, à la suite de son effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart, le docteur, conseilla les bains de mer de Trouville. Dans ce temps-là, ils n'étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs comme pour un long voyage. Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le lendemain, il amena deux chevaux dont l'un avait une selle de femme, munie d'un dossier de velours, et sur la croupe du second un manteau roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta derrière lui. Félicité se chargea de Virginie et Paul enfourcha l'âne de M. Lechaptois, prêté sous la condition d'en avoir grand soin. La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu'aux pâturons dans la boue et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches; ou bien ils buttaient contre les ornières; d'autres fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s'arrêtait tout à coup. Il attendait patiemment qu'elle se remît en marche, et il parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un haussement d'épaules:--«En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme...» Félicité n'entendit pas le reste; les chevaux trottaient, l'âne galopait; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent, et l'on descendit devant le purin, sur le seuil même de la porte. La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l'eau-de-vie, accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue «magnifique», à M. Paul singulièrement «forci», sans oublier leurs grands parents défunts que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d'ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d'ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d'étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n'eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu, et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d'épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charretterie tombait en ruines. Mme Aubain dit qu'elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes. On fut encore une demi-heure avant d'atteindre Trouville. La petite caravane mit pied à terre pour passer les _Écores_; c'était une falaise surplombant des bateaux, et trois minutes plus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l'_Agneau d'or_, chez la mère David. Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du changement d'air et de l'action des bains. Elle les prenait en chemise, à défaut d'un costume; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de douanier qui servait aux baigneurs. L'après-midi, on s'en allait avec l'âne au delà des Roches-Noires, du côté d'Hennequeville. Le sentier, d'abord, montait entre des terrains vallonnés comme la pelouse d'un parc, puis arrivait sur un plateau où alternaient des pâturages et des champs en labour. A la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient; çà et là, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses branches. Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait à peine son murmure; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de couture; Virginie près d'elle tressait des joncs; Félicité sarclait des fleurs de lavande; Paul, qui s'ennuyait, voulait partir. D'autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des godefiches, des méduses; et les enfants couraient, pour saisir des flocons d'écume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant sur le sable, se déroulaient le long de la grève; elle s'étendait à perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du _Marais_, large prairie en forme d'hippodrome. Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait s'épanouir dans un désordre gai. Les jours qu'il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre. L'éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une brise lourde apportait la senteur du goudron. Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu'elles avaient dépassé les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mâts; et, la misaine gonflée comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu'au milieu du port, où l'ancre tout à coup tombait. Ensuite le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient par-dessus le bordage des poissons palpitants; une file de charrettes les attendait, et des femmes en bonnet de coton s'élançaient pour prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes. Une d'elles, un jour, aborda Félicité, qui peu de temps après entra dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait retrouvé une sœur; et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant, et à sa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le béret sur l'oreille. Au bout d'un quart d'heure, Mme Aubain la congédia. On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les promenades que l'on faisait. Le mari ne se montrait pas. Félicité se prit d'affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau; évidemment ils l'exploitaient. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d'ailleurs n'aimait pas les familiarités du neveu,--car il tutoyait son fils:--et, comme Virginie toussait et que la saison n'était plus bonne, elle revint à Pont-l'Évêque. M. Bourais l'éclaira sur le choix d'un collège. Celui de Caen passait pour le meilleur. Paul y fut envoyé et fit bravement ses adieux, satisfait d'aller vivre dans une maison où il aurait des camarades. Mme Aubain se résigna à l'éloignement de son fils, parce qu'il était indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait son tapage. Mais une occupation vint la distraire; à partir de Noël, elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme. III Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s'avançait sous la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme Aubain, s'asseyait et promenait ses yeux autour d'elle. Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du chœur; le curé se tenait debout près du lutrin; sur un vitrail de l'abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge; un autre la montrait à genoux devant l'Enfant Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentait saint Michel terrassant le dragon. Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis, elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres, sur le fumier d'une étable? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l'Évangile, se trouvaient dans sa vie; le passage de Dieu les avait sanctifiées; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit. Elle avait peine à imaginer sa personne; car il n'était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l'église. Quant aux dogmes, elle n'y comprenait rien, ne tâcha même pas de comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait par s'endormir et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en s'en allant claquer leurs sabots sur les dalles. Ce fut de cette manière, à force de l'entendre, qu'elle apprit le catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa jeunesse; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. A la Fête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir. La première communion la tourmentait d'avance. Elle s'agita pour les souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel tremblement elle aida sa mère à l'habiller! Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui cachait un côté du chœur; mais juste en face, le troupeau des vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ de neige; et elle reconnaissait de loin la chère petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche tinta. Les têtes se courbèrent; il y eut un silence. Aux éclats de l'orgue, les chantres et la foule entonnèrent l'_Agnus Dei_; puis le défilé des garçons commença; et, après eux, les filles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes, elles allaient vers l'autel tout illuminé, s'agenouillaient sur la première marche, recevaient l'hostie successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir; et, avec l'imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla qu'elle était elle-même cette enfant; sa figure devenait la sienne, sa robe l'habillait, son cœur lui battait dans la poitrine; au moment d'ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s'évanouir. Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans la sacristie, pour que M. le curé lui donnât la communion. Elle la reçut dévotement, mais n'y goûta pas les mêmes délices. Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie; et, comme Guyot ne pouvait lui montrer ni l'anglais ni la musique, elle résolut de la mettre en pension chez les Ursulines d'Honfleur. L'enfant n'objecta rien. Félicité soupirait, trouvant Madame insensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avait raison. Ces choses dépassaient sa compétence. Enfin, un jour, une vieille tapissière s'arrêta devant la porte, et il en descendit une religieuse qui venait chercher Mademoiselle. Félicité monta les bagages sur l'impériale, fit des recommandations au cocher et plaça dans le coffre six pots de confitures et une douzaine de poires, avec un bouquet de violettes. Virginie, au dernier moment, fut prise d'un grand sanglot; elle embrassait sa mère qui la baisait au front en répétant: «Allons! du courage! du courage!» Le marchepied se releva, la voiture partit. Alors Mme Aubain eut une défaillance; et le soir tous ses amis, le ménage Lormeau, Mme Lechaptois, _ces_ demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et Bourais se présentèrent pour la consoler. La privation de sa fille lui fut d'abord très douloureuse. Mais trois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et de cette façon comblait le vide des heures. Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie et regardait les murailles. Elle s'ennuyait de n'avoir plus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit et de ne plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaient ensemble. Dans son désœuvrement, elle essaya de faire de la dentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les fils; elle n'entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot, était «minée». Pour «se dissiper», elle demanda la permission de recevoir son neveu Victor. Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l'odeur de la campagne qu'il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l'un en face de l'autre; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu'il finissait par s'endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son pantalon, nouait sa cravate et se rendait à l'église, appuyée sur son bras dans un orgueil maternel. Ses parents le chargeaient toujours d'en tirer quelque chose, soit un paquet de cassonade, du savon, de l'eau-de-vie, parfois même de l'argent. Il apportait ses nippes à raccommoder, et elle acceptait cette besogne, heureuse d'une occasion qui le forçait à revenir. Au mois d'août, son père l'emmena au cabotage. C'était l'époque des vacances. L'arrivée des enfants la consola. Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n'avait plus l'âge d'être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entre elles. Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et à Brighton; au retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles; la seconde, une tasse à café; la troisième, un grand bonhomme en pain d'épices. Il embellissait, avait la taille bien prise, un peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir, placé en arrière comme un pilote. Il l'amusait en lui racontant des histoires mêlées de termes marins. Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n'oublia pas la date), Victor annonça qu'il était engagé au long cours, et, dans la nuit du surlendemain, par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sa goëlette, qui devait démarrer du Havre prochainement. Il serait peut-être deux ans parti. La perspective d'une telle absence désola Félicité; et pour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de Madame, elle chaussa des galoches et avala les quatre lieues qui séparent Pont-l'Évêque de Honfleur. Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas; des gens qu'elle accosta l'engagèrent à se hâter. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres; puis le terrain s'abaissa, des lumières s'entre-croisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel. Au bord du quai, d'autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les sacs de grain; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait; et un mousse restait accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l'avait pas reconnu, criait: «Victor!» il leva la tête; elle s'élançait, quand on retira l'échelle tout à coup. Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue. La voile avait tourné, on ne vit plus personne;--et, sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire qui pâlissait toujours, s'enfonça, disparut. Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieu ce qu'elle chérissait le plus; et elle pria pendant longtemps debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient; et de l'eau tombait sans discontinuer par les trous de l'écluse, avec un bruit de torrent. Deux heures sonnèrent. Le parloir n'ouvrirait pas avant le jour. Un retard, bien sûr, contrarierait Madame; et, malgré son désir d'embrasser l'autre enfant, elle s'en retourna. Les filles de l'auberge s'éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l'Évêque. Le pauvre gamin durant des mois allait donc rouler sur les flots! Ses précédents voyages ne l'avaient pas effrayée. De l'Angleterre et de la Bretagne, on revenait; mais l'Amérique, les colonies, les îles, cela était perdu dans une région incertaine, à l'autre bout du monde. Dès lors, Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours de soleil, elle se tourmentait de la soif; quand il faisait de l'orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent qui grondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyait battu par cette même tempête, au sommet d'un mât fracassé, tout le corps en arrière, sous une nappe d'écume; ou bien,--souvenirs de la géographie en estampes,--il était mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se mourait le long d'une plage déserte. Et jamais elle ne parlait de ses inquiétudes. Mme Aubain en avait d'autres sur sa fille. Les bonnes sœurs trouvaient qu'elle était affectueuse, mais délicate. La moindre émotion l'énervait. Il fallut abandonner le piano. Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un matin que le facteur n'était pas venu, elle s'impatienta et elle marchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre. C'était vraiment extraordinaire! depuis quatre jours, pas de nouvelles! Pour qu'elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit: «Moi, madame, voilà six mois que je n'en ai reçu!... --De qui donc?...» La servante répliqua doucement: «Mais... de mon neveu! --Ah! votre neveu!» Et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire: «Je n'y pensais pas!... Au surplus, je m'en moque! un mousse, un gueux, belle affaire!... tandis que ma fille... Songez donc!...» Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contre Madame, puis oublia. Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l'occasion de la petite. Les deux enfants avaient une importance égale; un lien de son cœur les unissait, et leurs destinées devaient être la même. Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé à la Havane. Il avait lu ce renseignement dans une gazette. A cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l'on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on «en cas de besoin» s'en retourner par terre? A quelle distance était-ce de Pont-l'Évêque? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais. Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes, et il avait un beau sourire de cuistre devant l'ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua dans les découpures d'une tache ovale un point noir imperceptible, en ajoutant: «Voici.» Elle se pencha sur la carte; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre; et Bourais, l'invitant à dire ce qui l'embarrassait, elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras; il éternua, rit énormément; une candeur pareille excitait sa joie, et Félicité n'en comprenait pas le motif,--elle qui s'attendait peut-être à voir jusqu'au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée! Ce fut quinze jours après que Liébard, à l'heure du marché comme d'habitude, entra dans la cuisine et lui remit une lettre qu'envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours à sa maîtresse. Mme Aubain, qui comptait les mailles d'un tricot, le posa près d'elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d'une voix basse, avec un regard profond: «C'est un malheur... qu'on vous annonce. Votre neveu...» Il était mort. On n'en disait pas davantage. Félicité tomba sur une chaise en s'appuyant la tête à la cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l'œil fixe, elle répétait par intervalles: «Pauvre petit gars! pauvre petit gars!» Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu. Elle lui proposa d'aller voir sa sœur à Trouville. Félicité répondit, par un geste, qu'elle n'en avait pas besoin. Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer. Alors elle dit: «Ça ne leur fait rien, à eux!» Sa tête retomba, et machinalement elle soulevait, de temps à autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage. Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d'où dégouttelait du linge. En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive; l'ayant coulée la veille, il fallait aujourd'hui la rincer, et elle sortit de l'appartement. Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir; et les coups forts qu'elle donnait s'entendaient dans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière; au fond, de grandes herbes s'y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l'eau. Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir fut très brave; mais, dans sa chambre, elle s'y abandonna, à plat ventre sur son matelas, le visage dans l'oreiller et les deux poings contre les tempes. Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elle connut les circonstances de sa fin. On l'avait trop saigné à l'hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit: «Bon! encore un!» Ses parents l'avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima mieux ne pas les revoir, et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou endurcissement de misérables. Virginie s'affaiblissait. Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des marbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde. M. Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain s'y décida et eût tout de suite repris sa fille à la maison, sans le climat de Pont-l'Évêque. Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d'où l'on découvre la Seine. Virginie s'y promenait à son bras, sur les feuilles de pampre tombées. Quelquefois le soleil traversant les nuages la forçait à cligner ses paupières, pendant qu'elle regardait les voiles au loin et tout l'horizon, depuis le château de Tancarville jusqu'aux phares du Havre. Ensuite on se reposait dans la tonnelle. Sa mère s'était procuré un petit fût d'excellent vin de Malaga; et, riant à l'idée d'être grise, elle en buvait deux doigts, pas davantage. Ses forces reparurent. L'automne s'écoula doucement. Félicité rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu'elle avait été aux environs faire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M. Poupart; et il était dans le vestibule. Mme Aubain nouait son chapeau. «Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants; plus vite donc!» Virginie avait une fluxion de poitrine; c'était peut-être désespéré. «Pas encore!» dit le médecin, et tous deux montèrent dans la voiture, sous des flocons de neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait très froid. Félicité se précipita dans l'église, pour allumer un cierge. Puis elle courut après le cabriolet, qu'elle rejoignit une heure plus tard, sauta légèrement par derrière, où elle se tenait aux torsades, quand une réflexion lui vint: «La cour n'était pas fermée! si des voleurs s'introduisaient?» Et elle descendit. Le lendemain, dès l'aube, elle se présenta chez le docteur. Il était rentré et reparti à la campagne. Puis elle resta dans l'auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre. Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux. Le couvent se trouvait au fond d'une ruelle escarpée. Vers le milieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort. «C'est pour d'autres», pensa-t-elle; et Félicité tira violemment le marteau. Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la porte s'entre-bâilla, et une religieuse parut. La bonne sœur, avec un air de componction, dit qu' «elle venait de passer». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait. Félicité parvint au second étage. Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur le dos, les mains jointes, la bouche ouverte et la tête en arrière sous une croix noire s'inclinant vers elle, entre les rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu'elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d'agonie. La supérieure était debout, à droite. Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain. Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle répétait les mêmes prières, jetait de l'eau bénite sur les draps, revenait s'asseoir et la contemplait. A la fin de la première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s'enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois et n'eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eût rouverts; pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l'enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds et extraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à ne jamais s'en dessaisir. Le corps fut ramené à Pont-l'Évêque, suivant les intentions de Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée. Après la messe, il fallut encore trois quarts d'heure pour atteindre le cimetière. Paul marchait en tête et sanglotait. M. Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants, les femmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait à son neveu, et, n'ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on l'eût enterré avec l'autre. Le désespoir de Mme Aubain fut illimité. D'abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de lui avoir pris sa fille,--elle qui n'avait jamais fait de mal, et dont la conscience était si pure! Mais non! elle aurait dû l'emporter dans le Midi. D'autres docteurs l'auraient sauvée! Elle s'accusait, voulait la rejoindre, criait en détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout, l'obsédait. Son mari, costumé comme un matelot, revenait d'un long voyage et lui disait en pleurant qu'il avait reçu l'ordre d'emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour découvrir une cachette quelque part. Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l'heure (elle montrait l'endroit) le père et la fille lui étaient apparus l'un auprès de l'autre, et ils ne faisaient rien; ils la regardaient. Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte. Félicité la sermonnait doucement; il fallait se conserver pour son fils, et pour l'autre, en souvenir «d'elle». «Elle?» reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. «Ah! oui!... oui!... Vous ne l'oubliez pas!» Allusion au cimetière, qu'on lui avait scrupuleusement défendu. Félicité tous les jours s'y rendait. A quatre heures précises, elle passait au bord des maisons, montait la côte, ouvrait la barrière et arrivait devant la tombe de Virginie. C'était une petite colonne de marbre rose, avec une dalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un jardinet. Les plates-bandes disparaissaient sous une couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles, renouvelait le sable, se mettait à genoux pour mieux labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en éprouva un soulagement, une espèce de consolation. Puis des années s'écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes: Pâques, l'Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date où l'on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L'été de 1828, ce fut à Madame d'offrir le pain bénit; Bourais, vers cette époque, s'absenta mystérieusement; et les anciennes connaissances peu à peu s'en allèrent: Guyot, Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l'oncle Gremanville, paralysé depuis longtemps. Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l'Évêque la révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé: le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-sœur avec trois demoiselles, assez grandes déjà. On les apercevait sur leur gazon, habillées de blouses flottantes; elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut leur visite et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu'elles paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir. Mais une chose était seule capable de l'émouvoir, les lettres de son fils. Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les estaminets. Elle lui payait ses dettes; il en refaisait d'autres; et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournait son rouet dans la cuisine. Elles se promenaient ensemble le long de l'espalier et causaient toujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu, en telle occasion ce qu'elle eût dit probablement. Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour d'été, elle se résigna, et des papillons s'envolèrent de l'armoire. Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements du corps. L'air était chaud et bleu, un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron; mais il était tout mangé de vermine. Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l'une sur l'autre, s'emplirent de larmes; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s'y jeta; et elles s'étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait. C'était la première fois de leur vie, Mme Aubain n'étant pas d'une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante comme d'un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse. La bonté de son cœur se développa. Quand elle entendait dans la rue les tambours d'un régiment en marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre, et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des cholériques. Elle protégeait les Polonais, et même il y en eut un qui déclarait la vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent; car un matin, en rentrant de l'angélus, elle le trouva dans sa cuisine, où il s'était introduit et avait accommodé une vinaigrette qu'il mangeait tranquillement. Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord de la rivière, dans les décombres d'une porcherie. Les gamins le regardaient par les fentes du mur et lui jetaient des cailloux qui tombaient sur son grabat, où il gisait, continuellement secoué par un catarrhe, avec des cheveux très longs, les paupières enflammées, et au bras une tumeur plus grosse que sa tête. Elle lui procura du linge, tâcha de nettoyer son bouge, rêvait à l'établir dans le fournil, sans qu'il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, elle le pansa tous les jours, quelquefois lui apportait de la galette, le plaçait au soleil sur une botte de paille; et le pauvre vieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte, craignait de la perdre, allongeait les mains dès qu'il la voyait s'éloigner. Il mourut; elle fit dire une messe pour le repos de son âme. Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur: au moment du dîner, le nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le perroquet dans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le cadenas. Un billet de la baronne annonçait à Mme Aubain que, son mari étant élevé à une préfecture, ils partaient le soir; et elle la priait d'accepter cet oiseau comme un souvenir et en témoignage de ses respects. Il occupait depuis longtemps l'imagination de Félicité, car il venait d'Amérique, et ce mot lui rappelait Victor, si bien qu'elle s'en informait auprès du nègre. Une fois même elle avait dit: «C'est Madame qui serait heureuse de l'avoir!» Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvant l'emmener, s'en débarrassait de cette façon. IV Il s'appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu, et sa gorge dorée. Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s'arrachait les plumes, éparpillait ses ordures, répandait l'eau de sa baignoire: Mme Aubain, qu'il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité. Elle entreprit de l'instruire; bientôt il répéta: «Charmant garçon! Serviteur, monsieur! Je vous salue Marie!» Il était placé auprès de la porte, et plusieurs s'étonnaient qu'il ne répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets s'appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche: autant de coups de poignard pour Félicité. Étrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment qu'on le regardait! Néanmoins il recherchait la compagnie; car le dimanche, pendant que _ces_ demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et de nouveaux habitués: Onfroy l'apothicaire, M. Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes et se démenait si furieusement qu'il était impossible de s'entendre. La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu'il l'apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l'écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi; et, pour n'être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière, puis entrait par la porte du jardin; et les regards qu'il envoyait à l'oiseau manquaient de tendresse. Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s'étant permis d'enfoncer la tête dans sa corbeille; et depuis lors il tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui tordre le cou, bien qu'il ne fût pas cruel, malgré le tatouage de ses bras et ses gros favoris. Au contraire, il avait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu'à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait par la maison. Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche; et elle avait peur qu'une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint malade, ne pouvait plus parler ni manger. C'était sous sa langue une épaisseur, comme les poules en ont quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M. Paul, un jour, eut l'imprudence de lui souffler aux narines la fumée d'un cigare; une autre fois que Mme Lormeau l'agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole; enfin, il se perdit. Elle l'avait posé sur l'herbe pour le rafraîchir, s'absenta une minute; et, quand elle revint, plus de perroquet! D'abord elle le chercha dans les buissons, au bord de l'eau et sur les toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait: «Prenez donc garde! vous êtes folle!» Ensuite elle inspecta tous les jardins de Pont-l'Évêque et elle arrêtait les passants: «Vous n'auriez pas vu, quelquefois, par hasard, mon perroquet?» A ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description. Tout à coup, elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait. Mais au haut de la côte, rien! Un porte-balle lui affirma qu'il l'avait rencontré tout à l'heure, à Saint-Melaine, dans la boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu'elle voulait dire. Enfin elle rentra, épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l'âme; et, assise au milieu du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l'épaule; Loulou! Que diable avait-il fait? Peut-être qu'il s'était promené aux environs! Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit jamais. Par suite d'un refroidissement, il lui vint une angine; peu de temps après, un mal d'oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde et elle parlait très haut, même à l'église. Bien que ses péchés auraient pu sans déshonneur pour elle, ni inconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins du diocèse, M. le curé jugea convenable de ne plus recevoir sa confession que dans la sacristie. Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. Souvent sa maîtresse lui disait: «Mon Dieu! comme vous êtes bête!» elle répliquait: «Oui, madame», en cherchant quelque chose autour d'elle. Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des bœufs, n'existaient plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet. Comme pour la distraire, il reproduisait le tic tac du tournebroche, l'appel aigu d'un vendeur de poisson, la scie du menuisier qui logeait en face; et, aux coups de la sonnette, imitait Mme Aubain: «Félicité! la porte! la porte!» Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois phrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots sans plus de suite, mais où son cœur s'épanchait. Loulou, dans son isolement, était presque un fils, un amoureux. Il escaladait ses doigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à son fichu; et, comme elle penchait son front en branlant la tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du bonnet et les ailes de l'oiseau frémissaient ensemble. Quand des nuages s'amoncelaient et que le tonnerre grondait, il poussait des cris, se rappelant peut-être les ondées de ses forêts natales. Le ruissellement de l'eau excitait son délire; il voletait éperdu, montait au plafond, renversait tout, et par la fenêtre allait barboter dans le jardin; mais revenait vite sur un des chenets, et, sautillant pour sécher ses plumes, montrait tantôt sa queue, tantôt son bec. Un matin du terrible hiver de 1837, qu'elle l'avait mis devant la cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort, au milieu de sa cage, la tête en bas, et les ongles dans les fils de fer. Une congestion l'avait tué, sans doute? Elle crut à un empoisonnement par le persil, et, malgré l'absence de toutes preuves, ses soupçons portèrent sur Fabu. Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit: «Eh bien! faites-le empailler!» Elle demanda conseil au pharmacien, qui avait toujours été bon pour le perroquet. Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cette besogne. Mais, comme la diligence égarait parfois les colis, elle résolut de le porter elle-même jusqu'à Honfleur. Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la route. De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient autour des fermes; et les mains sous son mantelet, avec ses petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement, sur le milieu du pavé. Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignit Saint-Gatien. Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par la descente, une malle-poste au grand galop se précipitait comme une trombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, le conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon criait aussi, pendant que ses quatre chevaux qu'il ne pouvait retenir accéléraient leur train; les deux premiers la frôlaient; d'une secousse de ses guides, il les jeta dans le débord, mais, furieux, releva le bras, et à pleine volée, avec son grand fouet, lui cingla du ventre au chignon un tel coup qu'elle tomba sur le dos. Son premier geste, quand elle reprit connaissance, fut d'ouvrir son panier. Loulou n'avait rien, heureusement. Elle sentit une brûlure à la joue droite; ses mains qu'elle y porta étaient rouges. Le sang coulait. Elle s'assit sur un mètre de cailloux, se tamponna le visage avec son mouchoir; puis elle mangea une croûte de pain, mise dans son panier par précaution, et se consolait de sa blessure en regardant l'oiseau. Arrivée au sommet d'Ecquemauville, elle aperçut les lumières de Honfleur qui scintillaient dans la nuit comme une quantité d'étoiles; la mer, plus loin, s'étalait confusément. Alors une faiblesse l'arrêta; et la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie, comme les flots d'une marée, revinrent à la fois et, lui montant à la gorge, l'étouffaient. Puis elle voulut parler au capitaine du bateau, et, sans dire ce qu'elle envoyait, lui fit des recommandations. Fellacher garda longtemps le perroquet. Il le promettait toujours pour la semaine prochaine; au bout de six mois, il annonça le départ d'une caisse, et il n'en fut plus question. C'était à croire que jamais Loulou ne reviendrait. «Ils me l'auront volé!» pensait-elle. Enfin il arriva,--et splendide, droit sur une branche d'arbre, qui se vissait dans un socle d'acajou, une patte en l'air, la tête oblique, et mordant une noix, que l'empailleur, par amour du grandiose, avait dorée. Elle l'enferma dans sa chambre. Cet endroit, où elle admettait peu de monde, avait l'air tout à la fois d'une chapelle et d'un bazar, tant il contenait d'objets religieux et de choses hétéroclites. Une grande armoire gênait pour ouvrir la porte. En face de la fenêtre surplombant le jardin, un œil-de-bœuf regardait la cour; une table, près du lit de sangle, supportait un pot à l'eau, deux peignes et un cube de savon bleu dans une assiette ébréchée. On voyait contre les murs: des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco; sur la commode, couverte d'un drap comme un autel, la boîte en coquillages que lui avait donnée Victor; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d'écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche! Félicité poussait même ce genre de respect si loin, qu'elle conservait une des redingotes de Monsieur. Toutes les vieilleries dont ne voulait plus Mme Aubain, elle les prenait pour sa chambre. C'est ainsi qu'il y avait des fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait du comte d'Artois dans l'enfoncement de la lucarne. Au moyen d'une planchette, Loulou fut établi sur un corps de cheminée qui avançait dans l'appartement. Chaque matin, en s'éveillant, elle l'apercevait à la clarté de l'aube et se rappelait alors les jours disparus, et d'insignifiantes actions jusqu'en leurs moindres détails, sans douleur, pleine de tranquillité. Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la Fête-Dieu la ranimaient. Elle allait quêter chez les voisines des flambeaux et des paillassons, afin d'embellir le reposoir que l'on dressait dans la rue. A l'église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit et observa qu'il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d'Épinal, représentant le baptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d'émeraude, c'était vraiment le portrait de Loulou. L'ayant acheté, elle le suspendit à la place du comte d'Artois,--de sorte que, du même coup d'œil, elle les voyait ensemble. Ils s'associèrent dans sa pensée, le perroquet se trouvant sanctifié par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant à ses yeux et intelligible. Le Père, pour s'énoncer, n'avait pu choisir une colombe, puisque ces bêtes-là n'ont pas de voix, mais plutôt un des ancêtres de Loulou. Et Félicité priait en regardant l'image, mais de temps à autre se tournait un peu vers l'oiseau. Elle eut envie de se mettre dans les demoiselles de la Vierge. Mme Aubain l'en dissuada. Un événement considérable surgit: le mariage de Paul. Après avoir été d'abord clerc de notaire, puis dans le commerce, dans la douane, dans les contributions, et même avoir commencé des démarches pour les eaux et forêts, à trente-six ans, tout à coup, par une inspiration du ciel, il avait découvert sa voie: l'enregistrement! et y montrait de si hautes facultés qu'un vérificateur lui avait offert sa fille, en lui promettant sa protection. Paul, devenu sérieux, l'amena chez sa mère. Elle dénigra les usages de Pont-l'Évêque, fit la princesse, blessa Félicité. Mme Aubain, à son départ, sentit un allégement. La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en basse Bretagne, dans une auberge. La rumeur d'un suicide se confirma; des doutes s'élevèrent sur sa probité. Mme Aubain étudia ses comptes et ne tarda pas à connaître la kyrielle de ses noirceurs: détournements d'arrérages, ventes de bois dissimulées, fausses quittances, etc. De plus, il avait un enfant naturel et «des relations avec une personne de Dozulé». Ces turpitudes l'affligèrent beaucoup. Au mois de mars 1853, elle fut prise d'une douleur dans la poitrine; sa langue paraissait couverte de fumée, les sangsues ne calmèrent pas l'oppression; et le neuvième soir elle expira, ayant juste soixante-douze ans. On la croyait moins vieille, à cause de ses cheveux bruns, dont les bandeaux entouraient sa figure blême, marquée de petite vérole. Peu d'amis la regrettèrent, ses façons étant d'une hauteur qui éloignait. Félicité la pleura, comme on ne pleure pas les maîtres. Que Madame mourût avant elle, cela troublait ses idées, lui semblait contraire à l'ordre des choses, inadmissible et monstrueux. Dix jours après (le temps d'accourir de Besançon), les héritiers survinrent. La bru fouilla les tiroirs, choisit des meubles, vendit les autres; puis ils regagnèrent l'enregistrement. Le fauteuil de Madame, son guéridon, sa chaufferette, les huit chaises, étaient partis! La place des gravures se dessinait en carrés jaunes au milieu des cloisons. Ils avaient emporté les deux couchettes, avec leurs matelas, et dans le placard on ne voyait plus rien de toutes les affaires de Virginie! Félicité remonta les étages, ivre de tristesse. Le lendemain il y avait sur la porte une affiche; l'apothicaire lui cria dans l'oreille que la maison était à vendre. Elle chancela et fut obligée de s'asseoir. Ce qui la désolait principalement, c'était d'abandonner sa chambre,--si commode pour le pauvre Loulou. En l'enveloppant d'un regard d'angoisse, elle implorait le Saint-Esprit et contracta l'habitude idolâtre de dire ses oraisons agenouillée devant le perroquet. Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase. Elle avait une rente de trois cent quatre-vingts francs, léguée par sa maîtresse. Le jardin lui fournissait des légumes. Quant aux habits, elle possédait de quoi se vêtir jusqu'à la fin de ses jours, et épargnait l'éclairage en se couchant dès le crépuscule. Elle ne sortait guère, afin d'éviter la boutique du brocanteur, où s'étalaient quelques-uns des anciens meubles. Depuis son étourdissement, elle traînait une jambe; et, ses forces diminuant, la mère Simon, ruinée dans l'épicerie, venait tous les matins fendre son bois et pomper de l'eau. Ses yeux s'affaiblirent. Les persiennes n'ouvraient plus. Bien des années se passèrent. Et la maison ne se louait pas et ne se vendait pas. Dans la crainte qu'on ne la renvoyât, Félicité ne demandait aucune réparation. Les lattes du toit pourrissaient; pendant tout un hiver son traversin fut mouillé. Après Pâques, elle cracha du sang. Alors la mère Simon eut recours à un docteur. Félicité voulut savoir ce qu'elle avait. Mais, trop sourde pour entendre, un seul mot lui parvint: «Pneumonie.» Il lui était connu et elle répliqua doucement: --«Ah! comme Madame», trouvant naturel de suivre sa maîtresse. Le moment des reposoirs approchait. Le premier était toujours au bas de la côte, le second devant la poste, le troisième vers le milieu de la rue. Il y eut des rivalités à propos de celui-là, et les paroissiennes choisirent finalement la cour de Mme Aubain. Les oppressions et la fièvre augmentaient. Félicité se chagrinait de ne rien faire pour le reposoir. Au moins, si elle avait pu y mettre quelque chose! Alors elle songea au perroquet. Ce n'était pas convenable, objectèrent les voisines. Mais le curé accorda cette permission; elle en fut tellement heureuse qu'elle le pria d'accepter, quand elle serait morte, Loulou, sa seule richesse. Du mardi au samedi, veille de la Fête-Dieu, elle toussa plus fréquemment. Le soir, son visage était grippé, ses lèvres se collaient à ses gencives, des vomissements parurent; et le lendemain, au petit jour, se sentant très bas, elle fit appeler un prêtre. Trois bonnes femmes l'entouraient pendant l'extrême onction. Puis elle déclara qu'elle avait besoin de parler à Fabu. Il arriva en toilette des dimanches, mal à son aise dans cette atmosphère lugubre. «Pardonnez-moi, dit-elle avec un effort pour étendre le bras, je croyais que c'était vous qui l'aviez tué!» Que signifiaient des potins pareils? L'avoir soupçonné d'un meurtre, un homme comme lui! et il s'indignait, allait faire du tapage.--«Elle n'a plus sa tête, vous voyez bien!» Félicité de temps à autre parlait à des ombres. Les bonnes femmes s'éloignèrent. La Simonne déjeuna. Un peu plus tard, elle prit Loulou, et, l'approchant de Félicité: «Allons! dites-lui adieu!» Bien qu'il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient; une de ses ailes était cassée, l'étoupe lui sortait du ventre. Mais, aveugle à présent, elle le baisa au front et le gardait contre sa joue. La Simonne le reprit pour le mettre sur le reposoir. V Les herbages envoyaient l'odeur de l'été; des mouches bourdonnaient; le soleil faisait luire la rivière, chauffait les ardoises. La mère Simon, revenue dans la chambre, s'endormait doucement. Des coups de cloche la réveillèrent; on sortait des vêpres. Le délire de Félicité tomba. En songeant à la procession, elle la voyait, comme si elle l'eût suivie. Tous les enfants des écoles, les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs, tandis qu'au milieu de la rue, s'avançaient premièrement: le suisse armé de sa hallebarde, le bedeau avec une grande croix, l'instituteur surveillant les gamins, la religieuse inquiète de ses petites filles; trois des plus mignonnes, frisées comme des anges, jetaient dans l'air des pétales de roses; le diacre, les bras écartés, modérait la musique; et deux encenseurs se retournaient à chaque pas vers le Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceau tenu par quatre fabriciens, M. le curé, dans sa belle chasuble. Un flot de monde se poussait derrière, entre les nappes blanches couvrant le mur des maisons; et l'on arriva au bas de la côte. Une sueur froide mouillait les tempes de Félicité. La Simonne l'épongeait avec un linge, en se disant qu'un jour il lui faudrait passer par là. Le murmure de la foule grossit, fut un moment très fort, s'éloignait. Une fusillade ébranla les carreaux. C'était les postillons saluant l'ostensoir. Félicité roula ses prunelles, et elle dit, le moins bas qu'elle put: «Est-il bien?» tourmentée du perroquet. Son agonie commença. Un râle, de plus en plus précipité, lui soulevait les côtes. Des bouillons d'écume venaient au coin de sa bouche, et tout son corps tremblait. Bientôt, on distingua le ronflement des ophicléides, les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisait par intervalles, et le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruit d'un troupeau sur du gazon. Le clergé parut dans la cour. La Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre à l'œil-de-bœuf, et de cette manière dominait le reposoir. Des guirlandes vertes pendaient sur l'autel, orné d'un falbala en point d'Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout le long, des flambeaux d'argent et des vases en porcelaine, d'où s'élançaient des tournesols, des lis, des pivoines, des digitales, des touffes d'hortensias. Ce monceau de couleurs éclatantes descendait obliquement, du premier étage jusqu'au tapis se prolongeant sur les pavés; et des choses rares tiraient les yeux. Un sucrier de vermeil avait une couronne de violettes, des pendeloques en pierres d'Alençon brillaient sur de la mousse, deux écrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, caché sous des roses, ne laissait voir que son front bleu, pareil à une plaque de lapis. Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangèrent sur les trois côtés de la cour. Le prêtre gravit lentement les marches et posa sur la dentelle son grand soleil d'or qui rayonnait. Tous s'agenouillèrent. Il se fit un grand silence. Et les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs chaînettes. Une vapeur d'azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique, puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entr'ouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête. LA LÉGENDE DE SAINT JULIEN L'HOSPITALIER I Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d'une colline. Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouverts d'écailles de plomb, et la base des murs s'appuyait sur les quartiers de rocs, qui dévalaient abruptement jusqu'au fond des douves. Les pavés de la cour étaient nets comme le dallage d'une église. De longues gouttières, figurant des dragons la gueule en bas, crachaient l'eau des pluies vers la citerne; et sur le bord des fenêtres, à tous les étages, dans un pot d'argile peinte, un basilic ou un héliotrope s'épanouissait. Une seconde enceinte, faite de pieux, comprenait d'abord un verger d'arbres à fruits, ensuite un parterre où des combinaisons de fleurs dessinaient des chiffres, puis une treille avec des berceaux pour prendre le frais, et un jeu de mail qui servait au divertissement des pages. De l'autre côté se trouvaient le chenil, les écuries, la boulangerie, le pressoir et les granges. Un pâturage de gazon vert se développait tout autour, enclos lui-même d'une forte haie d'épines. On vivait en paix depuis si longtemps que la herse ne s'abaissait plus; les fossés étaient pleins d'eau; des hirondelles faisaient leur nid dans la fente des créneaux; et l'archer, qui tout le long du jour se promenait sur la courtine, dès que le soleil brillait trop fort, rentrait dans l'échauguette et s'endormait comme un moine. A l'intérieur, les ferrures partout reluisaient; des tapisseries dans les chambres protégeaient du froid; et les armoires regorgeaient de linge, les tonnes de vin s'empilaient dans les celliers, les coffres de chêne craquaient sous le poids des sacs d'argent. On voyait dans la salle d'armes, entre des étendards et des mufles de bêtes fauves, des armes de tous les temps et de toutes les nations, depuis les frondes des Amalécites et les javelots des Garamantes jusqu'aux braquemarts des Sarrasins et aux cottes de mailles des Normands. La maîtresse broche de la cuisine pouvait faire tourner un bœuf; la chapelle était somptueuse comme l'oratoire d'un roi. Il y avait même, dans un endroit écarté, une étuve à la romaine; mais le bon seigneur s'en privait, estimant que c'est un usage des idolâtres. Toujours enveloppé d'une pelisse de renard, il se promenait dans sa maison, rendait la justice à ses vassaux, apaisait les querelles de ses voisins. Pendant l'hiver, il regardait les flocons de neige tomber, ou se faisait lire des histoires. Dès les premiers beaux jours, il s'en allait sur sa mule le long des petits chemins, au bord des blés qui verdoyaient, et causait avec les manants, auxquels il donnait des conseils. Après beaucoup d'aventures, il avait pris pour femme une demoiselle de haut lignage. Elle était très blanche, un peu fière et sérieuse. Les cornes de son hennin frôlaient le linteau des portes; la queue de sa robe de drap traînait de trois pas derrière elle. Son domestique était réglé comme l'intérieur d'un monastère; chaque matin elle distribuait la besogne de ses servantes, surveillait les confitures et les onguents, filait à la quenouille ou brodait des nappes d'autel. A force de prier Dieu, il lui vint un fils. Alors il y eut de grandes réjouissances, et un repas qui dura trois jours et quatre nuits, dans l'illumination des flambeaux, au son des harpes, sur des jonchées de feuillages. On y mangea les plus rares épices, avec des poules grosses comme des moutons; par divertissement, un nain sortit d'un pâté; et, les écuelles ne suffisant plus, car la foule augmentait toujours, on fut obligé de boire dans les oliphants et dans les casques. La nouvelle accouchée n'assista pas à ces fêtes. Elle se tenait dans son lit tranquillement. Un soir, elle se réveilla, et elle aperçut, sous un rayon de la lune qui entrait par la fenêtre, comme une ombre mouvante. C'était un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au côté, une besace sur l'épaule, toute l'apparence d'un ermite. Il s'approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer les lèvres: «Réjouis-toi, ô mère! ton fils sera un saint!» Elle allait crier; mais, glissant sur le rais de la lune, il s'éleva dans l'air doucement, puis disparut. Les chants du banquet éclatèrent plus fort. Elle entendit les voix des anges, et sa tête retomba sur l'oreiller, que dominait un os de martyr dans un cadre d'escarboucles. Le lendemain, tous les serviteurs interrogés déclarèrent qu'ils n'avaient pas vu d'ermite. Songe ou réalité, cela devait être une communication du ciel; mais elle eut soin de n'en rien dire, ayant peur qu'on ne l'accusât d'orgueil. Les convives s'en allèrent au petit jour; et le père de Julien se trouvait en dehors de la poterne, où il venait de reconduire le dernier, quand tout à coup un mendiant se dressa devant lui dans le brouillard. C'était un bohème à barbe tressée, avec des anneaux d'argent aux deux bras et les prunelles flamboyantes. Il bégaya d'un air inspiré ces mots sans suite: «Ah! ah! ton fils!... beaucoup de sang!... beaucoup de gloire!... toujours heureux! la famille d'un empereur.» Et, se baissant pour ramasser son aumône, il se perdit dans l'herbe, s'évanouit. Le bon châtelain regarda de droite et de gauche, appela tant qu'il put. Personne! Le vent sifflait, les brumes du matin s'envolaient. Il attribua cette vision à la fatigue de sa tête pour avoir trop dormi. «Si j'en parle, on se moquera de moi», se dit-il. Cependant les splendeurs destinées à son fils l'éblouissaient, bien que la promesse n'en fût pas claire et qu'il doutât même de l'avoir entendue. Les époux se cachèrent leur secret. Mais tous deux chérissaient l'enfant d'un pareil amour; et, le respectant comme marqué de Dieu, ils eurent pour sa personne des égards infinis. Sa couchette était rembourrée du plus fin duvet; une lampe en forme de colombe brûlait dessus continuellement; trois nourrices le berçaient; et, bien serré dans ses langes, la mine rose et les yeux bleus, avec son manteau de brocart et son béguin chargé de perles, il ressemblait à un petit Jésus. Les dents lui poussèrent sans qu'il pleurât une seule fois. Quand il eut sept ans, sa mère lui apprit à chanter. Pour le rendre courageux, son père le hissa sur un gros cheval. L'enfant souriait d'aise et ne tarda pas à savoir tout ce qui concerne les destriers. Un vieux moine très savant lui enseigna l'Écriture sainte, la numération des Arabes, les lettres latines, et à faire sur le vélin des peintures mignonnes. Ils travaillaient ensemble, tout en haut d'une tourelle, à l'écart du bruit. La leçon terminée, ils descendaient dans le jardin, où, se promenant pas à pas, ils étudiaient les fleurs. Quelquefois on apercevait, cheminant au fond de la vallée, une file de bêtes de somme, conduites par un piéton, accoutré à l'orientale. Le châtelain, qui l'avait reconnu pour un marchand, expédiait vers lui un valet. L'étranger, prenant confiance, se détournait de sa route; et, introduit dans le parloir, il retirait de ses coffres des pièces de velours et de soie, des orfèvreries, des aromates, des choses singulières d'un usage inconnu; à la fin le bonhomme s'en allait, avec un gros profit, sans avoir enduré aucune violence. D'autres fois, une troupe de pèlerins frappait à la porte. Leurs habits mouillés fumaient devant l'âtre; et, quand ils étaient repus, ils racontaient leurs voyages: les erreurs des nefs sur la mer écumeuse, les marches à pied dans les sables brûlants, la férocité des païens, les cavernes de la Syrie, la Crèche et le Sépulcre. Puis ils donnaient au jeune seigneur des coquilles de leur manteau. Souvent le châtelain festoyait ses vieux compagnons d'armes. Tout en buvant, ils se rappelaient leurs guerres, les assauts des forteresses avec le battement des machines et les prodigieuses blessures. Julien, qui les écoutait, en poussait des cris; alors son père ne doutait pas qu'il ne fût plus tard un conquérant. Mais le soir, au sortir de l'angélus, quand il passait entre les pauvres inclinés, il puisait dans son escarcelle avec tant de modestie et d'un air si noble, que sa mère comptait bien le voir par la suite archevêque. Sa place dans la chapelle était aux côtés de ses parents; et, si longs que fussent les offices, il restait à genoux sur son prie-Dieu, la toque par terre et les mains jointes. Un jour, pendant la messe, il aperçut, en relevant la tête, une petite souris blanche qui sortait d'un trou dans la muraille. Elle trottina sur la première marche de l'autel, et, après deux ou trois tours de droite et de gauche, s'enfuit du même côté. Le dimanche suivant, l'idée qu'il pourrait la revoir le troubla. Elle revint; et, chaque dimanche il l'attendait, en était importuné, fut pris de haine contre elle, et résolut de s'en défaire. Ayant donc fermé la porte et semé sur les marches les miettes d'un gâteau, il se posta devant le trou, une baguette à la main. Au bout de très long temps un museau rose parut, puis la souris tout entière. Il frappa un coup léger et demeura stupéfait devant ce petit corps qui ne bougeait plus. Une goutte de sang tachait la dalle. Il l'essuya bien vite avec sa manche, jeta la souris dehors et n'en dit rien à personne. Toutes sortes d'oisillons picoraient les graines du jardin. Il imagina de mettre des pois dans un roseau creux. Quand il entendait gazouiller dans un arbre, il en approchait avec douceur, puis levait son tube, enflait ses joues; et les bestioles lui pleuvaient sur les épaules si abondamment qu'il ne pouvait s'empêcher de rire, heureux de sa malice. Un matin, comme il s'en retournait par la courtine, il vit sur la crête du rempart un gros pigeon qui se rengorgeait au soleil. Julien s'arrêta pour le regarder; le mur en cet endroit ayant une brèche, un éclat de pierre se rencontra sous ses doigts. Il tourna son bras, et la pierre abattit l'oiseau qui tomba d'un bloc dans le fossé. Il se précipita vers le fond, se déchirant aux broussailles, furetant partout, plus leste qu'un jeune chien. Le pigeon, les ailes cassées, palpitait, suspendu dans les branches d'un troène. La persistance de sa vie irrita l'enfant. Il se mit à l'étrangler, et les convulsions de l'oiseau faisaient battre son cœur, l'emplissaient d'une volupté sauvage et tumultueuse. Au dernier roidissement, il se sentit défaillir. Le soir, pendant le souper, son père déclara que l'on devait à son âge apprendre la vénerie; et il alla chercher un vieux cahier d'écriture contenant, par demandes et réponses, tout le déduit des chasses. Un maître y démontrait à son élève l'art de dresser les chiens et d'affaiter les faucons, de tendre les pièges, comment reconnaître le cerf à ses fumées, le renard à ses empreintes, le loup à ses déchaussures, le bon moyen de discerner leurs voies, de quelle manière on les lance où se trouvent ordinairement leurs refuges, quels sont les vents les plus propices, avec l'énumération des cris et les règles de la curée. Quand Julien put réciter par cœur toutes ces choses, son père lui composa une meute. D'abord on y distinguait vingt-quatre lévriers barbaresques, plus véloces que des gazelles, mais sujets à s'emporter; puis dix-sept couples de chiens bretons, tiquetés de blanc sur fond rouge, inébranlables dans leur créance, forts de poitrine et grands hurleurs. Pour l'attaque du sanglier et les refuites périlleuses, il y avait quarante griffons, poilus comme des ours. Des mâtins de Tartarie, presque aussi hauts que des ânes, couleur de feu, l'échine large et le jarret droit, étaient destinés à poursuivre les aurochs. La robe noire des épagneuls luisait comme du satin; le jappement des talbots valait celui des bigles chanteurs. Dans une cour à part, grondaient, en secouant leur chaîne et roulant leurs prunelles, huit dogues alains, bêtes formidables qui sautent au ventre des cavaliers et n'ont pas peur des lions. Tous mangeaient du pain de froment, buvaient dans des auges de pierre et portaient un nom sonore. La fauconnerie peut-être dépassait la meute; le bon seigneur, à force d'argent, s'était procuré des tiercelets du Caucase, des sacres de Babylone, des gerfauts d'Allemagne, et des faucons pèlerins, capturés sur les falaises, au bord des mers froides, en de lointains pays. Ils logeaient dans un hangar couvert de chaume, et, attachés par rang de taille sur le perchoir, avaient devant eux une motte de gazon, où de temps à autre on les posait afin de les dégourdir. Des bourses, des hameçons, des chausse-trapes, toute sorte d'engins, furent confectionnés. Souvent on menait dans la campagne des chiens d'oysel, qui tombaient bien vite en arrêt. Alors des piqueurs, s'avançant pas à pas, étendaient avec précaution sur leurs corps impassibles un immense filet. Un commandement les faisait aboyer; des cailles s'envolaient; et les dames des alentours conviées avec leurs maris, les enfants, les camérières, tout le monde se jetait dessus et les prenait facilement. D'autres fois, pour débucher les lièvres, on battait du tambour; des renards tombaient dans des fosses, ou bien un ressort, se débandant, attrapait un loup par le pied. Mais Julien méprisa ces commodes artifices; il préférait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon. C'était presque toujours un grand tartaret de Scythie, blanc comme la neige. Son capuchon de cuir était surmonté d'un panache, des grelots d'or tremblaient à ses pieds bleus; et il se tenait ferme sur le bras de son maître pendant que le cheval galopait et que les plaines se déroulaient. Julien, dénouant ses longes, le lâchait tout à coup; la bête hardie montait droit dans l'air comme une flèche; et l'on voyait deux taches inégales tourner, se joindre, puis disparaître dans les hauteurs de l'azur. Le faucon ne tardait pas à descendre en déchirant quelque oiseau, et revenait se poser sur le gantelet, les deux ailes frémissantes. Julien vola de cette manière le héron, le milan, la corneille et le vautour. Il aimait, en sonnant de la trompe, à suivre ses chiens qui couraient sur le versant des collines, sautaient les ruisseaux, remontaient vers le bois; et, quand le cerf commençait à gémir sous les morsures, il l'abattait prestement, puis se délectait à la furie des mâtins qui le dévoraient, coupé en pièces sur sa peau fumante. Les jours de brume, il s'enfonçait dans un marais pour guetter les oies, les loutres et les halbrans. Trois écuyers, dès l'aube, l'attendaient au bas du perron; et le vieux moine, se penchant à sa lucarne, avait beau faire des signes pour le rappeler, Julien ne se retournait pas. Il allait à l'ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempête, buvait l'eau des sources dans sa main, mangeait en trottant des pommes sauvages, s'il était fatigué se reposait sous un chêne; et il rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des épines dans les cheveux et sentant l'odeur des bêtes farouches. Il devint comme elles. Quand sa mère l'embrassait, il acceptait froidement son étreinte, paraissant rêver à des choses profondes. Il tua des ours à coups de couteau, des taureaux avec la hache, des sangliers avec l'épieu; et même une fois, n'ayant plus qu'un bâton, se défendit contre des loups qui rongeaient des cadavres au pied d'un gibet. Un matin d'hiver, il partit avant le jour, bien équipé, une arbalète sur l'épaule et un trousseau de flèches à l'arçon de la selle. Son genêt danois, suivi de deux bassets, en marchant d'un pas égal, faisait résonner la terre. Des gouttes de verglas se collaient à son manteau, une brise violente soufflait. Un côté de l'horizon s'éclaircit; et, dans la blancheur du crépuscule, il aperçut des lapins sautillant au bord de leurs terriers. Les deux bassets, tout de suite, se précipitèrent sur eux; et, çà et là, vivement, leur cassaient l'échine. Bientôt, il entra dans un bois. Au bout d'une branche, un coq de bruyère engourdi par le froid dormait la tête sous l'aile. Julien, d'un revers d'épée, lui faucha les deux pattes et, sans le ramasser, continua sa route. Trois heures après, il se trouva sur la pointe d'une montagne tellement haute que le ciel semblait presque noir. Devant lui, un rocher pareil à un long mur s'abaissait, en surplombant un précipice; et, à l'extrémité, deux boucs sauvages regardaient l'abîme. Comme il n'avait pas ses flèches (car son cheval était resté en arrière), il imagina de descendre jusqu'à eux; à demi courbé, pieds nus, il arriva enfin au premier des boucs et lui enfonça un poignard sous les côtes. Le second, pris de terreur, sauta dans le vide. Julien s'élança pour le frapper, et, glissant du pied droit, tomba sur le cadavre de l'autre, la face au-dessus de l'abîme et les deux bras écartés. Redescendu dans la plaine, il suivit des saules qui bordaient une rivière. Des grues, volant très bas, de temps à autre passaient au-dessus de sa tête. Julien les assommait avec son fouet et n'en manqua pas une. Cependant l'air plus tiède avait fondu le givre, de larges vapeurs flottaient, et le soleil se montra. Il vit reluire tout au loin un lac figé, qui ressemblait à du plomb. Au milieu du lac, il y avait une bête que Julien ne connaissait pas, un castor à museau noir. Malgré la distance, une flèche l'abattit, et il fut chagrin de ne pouvoir emporter la peau. Puis il s'avança dans une avenue de grands arbres, formant avec leurs cimes comme un arc de triomphe, à l'entrée d'une forêt. Un chevreuil bondit hors d'un fourré, un daim parut dans un carrefour, un blaireau sortit d'un trou, un paon sur le gazon déploya sa queue;--et quand il les eut tous occis, d'autres chevreuils se présentèrent, d'autres daims, d'autres blaireaux, d'autres paons, et des merles, des geais, des putois, des renards, des hérissons, des lynx, une infinité de bêtes, à chaque pas plus nombreuses. Elles tournaient autour de lui, tremblantes, avec un regard plein de douceur et de supplication. Mais Julien ne se fatiguait pas de tuer, tour à tour bandant son arbalète, dégainant l'épée, pointant du coutelas, et ne pensait à rien, n'avait souvenir de quoi que ce fût. Il était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence, tout s'accomplissant avec la facilité que l'on éprouve dans les rêves. Un spectacle extraordinaire l'arrêta. Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d'un cirque; et tassés, les uns près des autres, ils se réchauffaient avec leurs haleines que l'on voyait fumer dans le brouillard. L'espoir d'un pareil carnage, pendant quelques minutes, le suffoqua de plaisir. Puis il descendit de cheval, retroussa ses manches et se mit à tirer. Au sifflement de la première flèche, tous les cerfs à la fois tournèrent la tête. Il se fit des enfonçures dans leur masse; des voix plaintives s'élevaient, et un grand mouvement agita le troupeau. Le rebord du vallon était trop haut pour le franchir. Ils bondissaient dans l'enceinte, cherchant à s'échapper. Julien visait, tirait, et les flèches tombaient comme les rayons d'une pluie d'orage. Les cerfs rendus furieux se battirent, se cabraient, montaient les uns par-dessus les autres; et leurs corps avec leurs ramures emmêlées faisaient un large monticule, qui s'écroulait, en se déplaçant. Enfin, ils moururent, couchés sur le sable, la bave aux naseaux, les entrailles sorties, et l'ondulation de leurs ventres s'abaissant par degrés. Puis tout fut immobile. La nuit allait venir; et derrière le bois, dans les intervalles des branches, le ciel était rouge comme une nappe de sang. Julien s'adossa contre un arbre. Il contemplait d'un œil béant l'énormité du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire. De l'autre côté du vallon, sur le bord de la forêt, il aperçut un cerf, une biche et son faon. Le cerf, qui était noir et monstrueux de taille, portait seize andouillers avec une barbe blanche. La biche, blonde comme les feuilles mortes, broutait le gazon; et le faon tacheté, sans l'interrompre dans sa marche, lui tétait la mamelle. L'arbalète encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, fut tué. Alors sa mère, en regardant le ciel, brama d'une voix profonde, déchirante, humaine. Julien, exaspéré, d'un coup en plein poitrail, l'étendit par terre. Le grand cerf l'avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sa dernière flèche. Elle l'atteignit au front et y resta plantée. Le grand cerf n'eut pas l'air de la sentir; en enjambant par-dessus les morts, il avançait toujours, allait fondre sur lui, l'éventrer; et Julien reculait dans une épouvante indicible. Le prodigieux animal s'arrêta; et les yeux flamboyants, solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu'une cloche au loin tintait, il répéta trois fois: «Maudit! maudit! maudit! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère!» Il plia les genoux, ferma doucement ses paupières et mourut. Julien fut stupéfait, puis accablé d'une fatigue soudaine; et un dégoût, une tristesse immense l'envahit. Le front dans les deux mains, il pleura pendant longtemps. Son cheval était perdu; ses chiens l'avaient abandonné; la solitude qui l'enveloppait lui sembla toute menaçante de périls indéfinis. Alors, poussé par un effroi, il prit sa course à travers la campagne, choisit au hasard un sentier et se trouva presque immédiatement à la porte du château. La nuit, il ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prédiction l'obsédait; il se débattait contre elle. «Non! non! non! je ne peux pas les tuer!» puis, il songeait: «Si je le voulais, pourtant?...» et il avait peur que le diable ne lui en inspirât l'envie. Durant trois mois, sa mère en angoisses pria au chevet de son lit, et son père, en gémissant, marchait continuellement dans les couloirs. Il manda les maîtres mires les plus fameux, lesquels ordonnèrent des quantités de drogues. Le mal de Julien, disaient-ils, avait pour cause un vent funeste ou un désir d'amour. Mais le jeune homme, à toutes les questions, secouait la tête. Les forces lui revinrent, et on le promenait dans la cour, le vieux moine et le bon seigneur le soutenant chacun par un bras. Quand il fut rétabli complètement, il s'obstina à ne point chasser. Son père, le voulant réjouir, lui fit cadeau d'une grande épée sarrasine. Elle était au haut d'un pilier, dans une panoplie. Pour l'atteindre, il fallut une échelle. Julien y monta. L'épée trop lourde lui échappa des doigts et, en tombant, frôla le bon seigneur de si près que sa houppelande en fut coupée; Julien crut avoir tué son père et s'évanouit. Dès lors, il redouta les armes. L'aspect d'un fer nu le faisait pâlir. Cette faiblesse était une désolation pour sa famille. Enfin le vieux moine, au nom de Dieu, de l'honneur et de ses ancêtres, lui commanda de reprendre ses exercices de gentilhomme. Les écuyers, tous les jours, s'amusaient au maniement de la javeline. Julien y excella bien vite. Il envoyait la sienne dans le goulot des bouteilles, cassait les dents des girouettes, frappait à cent pas les clous des portes. Un soir d'été, à l'heure où la brume rend les choses indistinctes, étant sous la treille du jardin, il aperçut tout au fond deux ailes blanches qui voletaient à la hauteur de l'espalier. Il ne douta pas que ce ne fût une cigogne et il lança son javelot. Un cri déchirant partit. C'était sa mère, dont le bonnet à longues barbes restait cloué contre le mur. Julien s'enfuit du château et ne reparut plus. II Il s'engagea dans une troupe d'aventuriers qui passaient. Il connut la faim, la soif, les fièvres et la vermine. Il s'accoutuma au fracas des mêlées, à l'aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact des armures; et comme il était très fort, courageux, tempérant, avisé, il obtint sans peine le commandement d'une compagnie. Au début des batailles, il enlevait ses soldats d'un geste de son épée. Avec une corde à nœuds, il grimpait aux murs des citadelles, la nuit, balancé par l'ouragan, pendant que les flammèches du feu grégeois se collaient à sa cuirasse, et que la résine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des créneaux. Souvent le heurt d'une pierre fracassa son bouclier. Des ponts trop chargés d'hommes croulèrent sous lui. En tournant sa masse d'armes, il se débarrassa de quatorze cavaliers. Il défit, en champ clos, tous ceux qui se proposèrent. Plus de vingt fois, on le crut mort. Grâce à la faveur divine, il en réchappa toujours; car il protégeait les gens d'église, les orphelins, les veuves, et principalement les vieillards. Quand il en voyait un marchant devant lui, il criait pour connaître sa figure, comme s'il avait eu peur de le tuer par méprise. Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune, toutes sortes d'intrépides affluèrent sous son drapeau, et il se composa une armée. Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait. Tour à tour, il secourut le Dauphin de France et le roi d'Angleterre, les templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, le négud d'Abyssinie et l'empereur de Calicut. Il combattit des Scandinaves recouverts d'écailles de poisson, des Nègres munis de rondaches en cuir d'hippopotame et montés sur des ânes rouges, des Indiens couleur d'or et brandissant par-dessus leurs diadèmes de larges sabres, plus clairs que des miroirs. Il vainquit les Troglodytes et les Anthropophages. Il traversa des régions si torrides que sous l'ardeur du soleil les chevelures s'allumaient d'elles-mêmes, comme des flambeaux; et d'autres qui étaient si glaciales, que les bras, se détachant du corps, tombaient par terre; et des pays où il y avait tant de brouillards que l'on marchait environné de fantômes. Des républiques en embarras le consultèrent. Aux entrevues d'ambassadeurs, il obtenait des conditions inespérées. Si un monarque se conduisait trop mal, il arrivait tout à coup et lui faisait des remontrances. Il affranchit des peuples. Il délivra des reines enfermées dans des tours. C'est lui, et pas un autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach. Or l'empereur d'Occitanie, ayant triomphé des Musulmans espagnols, s'était joint par concubinage à la sœur du calife de Cordoue et il en conservait une fille, qu'il avait élevée chrétiennement. Mais le calife, faisant mine de vouloir se convertir, vint lui rendre visite, accompagné d'une escorte nombreuse, massacra toute sa garnison et le plongea dans un cul de basse-fosse, où il le traitait durement, afin d'en extirper des trésors. Julien accourut à son aide, détruisit l'armée des infidèles, assiégea la ville, tua le calife, coupa sa tête et la jeta comme une boule par-dessus les remparts. Puis il tira l'empereur de sa prison et le fit remonter sur son trône, en présence de toute sa cour. L'empereur, pour prix d'un tel service, lui présenta dans des corbeilles beaucoup d'argent; Julien n'en voulut pas. Croyant qu'il en désirait davantage, il lui offrit les trois quarts de ses richesses, nouveau refus, puis de partager son royaume. Julien le remercia, et l'empereur en pleurait de dépit, ne sachant de quelle manière témoigner sa reconnaissance, quand il se frappa le front, dit un mot à l'oreille d'un courtisan; les rideaux d'une tapisserie se relevèrent, et une jeune fille parut. Ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes très douces. Un sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de sa chevelure s'accrochaient aux pierreries de sa robe entr'ouverte; et, sous la transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse de son corps. Elle était toute mignonne et potelée, avec la taille fine. Julien fut ébloui d'amour, d'autant plus qu'il avait mené jusqu'alors une vie très chaste. Donc il reçut en mariage la fille de l'empereur, avec un château qu'elle tenait de sa mère; et, les noces étant terminées, on se quitta, après des politesses infinies de part et d'autre. C'était un palais de marbre blanc, bâti à la moresque, sur un promontoire, dans un bois d'orangers. Des terrasses de fleurs descendaient jusqu'au bord d'un golfe, où des coquilles roses craquaient sous les pas. Derrière le château, s'étendait une forêt ayant le dessin d'un éventail. Le ciel continuellement était bleu, et les arbres se penchaient tour à tour sous la brise de la mer et le vent des montagnes, qui fermaient au loin l'horizon. Les chambres, pleines de crépuscule, se trouvaient éclairées par les incrustations des murailles. De hautes colonnettes, minces comme des roseaux, supportaient la voûte des coupoles, décorées de reliefs imitant les stalactites des grottes. Il y avait des jets d'eau dans les salles, des mosaïques dans les cours, des cloisons festonnées, mille délicatesses d'architecture, et partout un tel silence que l'on entendait le frôlement d'une écharpe ou l'écho d'un soupir. Julien ne faisait plus la guerre. Il se reposait, entouré d'un peuple tranquille; et chaque jour, une foule passait devant lui, avec des génuflexions et des baisemains à l'orientale. Vêtu de pourpre, il restait accoudé dans l'embrasure d'une fenêtre, en se rappelant ses chasses d'autrefois; et il aurait voulu courir sur le désert après les gazelles et les autruches, être caché dans les bambous à l'affût des léopards, traverser des forêts pleines de rhinocéros, atteindre au sommet des monts les plus inaccessibles pour viser mieux les aigles, et sur les glaçons de la mer combattre les ours blancs. Quelquefois, dans un rêve, il se voyait comme notre père Adam au milieu du Paradis, entre toutes les bêtes; en allongeant le bras, il les faisait mourir; ou bien, elles défilaient, deux à deux, par rang de taille, depuis les éléphants et les lions jusqu'aux hermines et aux canards, comme le jour qu'elles entrèrent dans l'arche de Noé. A l'ombre d'une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles; il en survenait d'autres; cela n'en finissait pas, et il se réveillait en roulant des yeux farouches. Des princes de ses amis l'invitèrent à chasser. Il s'y refusa toujours, croyant, par cette sorte de pénitence, détourner son malheur; car il lui semblait que du meurtre des animaux dépendait le sort de ses parents. Mais il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie devenait insupportable. Sa femme, pour le récréer, fit venir des jongleurs et des danseuses. Elle se promenait avec lui, en litière ouverte, dans la campagne; d'autres fois, étendus sur le bord d'une chaloupe, ils regardaient les poissons vagabonder dans l'eau, claire comme le ciel. Souvent elle lui jetait des fleurs au visage; accroupie devant ses pieds, elle tirait des airs d'une mandoline à trois cordes; puis, lui posant sur l'épaule ses deux mains jointes, disait d'une voix timide: «Qu'avez-vous donc, cher seigneur?» Il ne répondait pas, ou éclatait en sanglots; enfin, un jour, il avoua son horrible pensée. Elle la combattit, en raisonnant très bien: son père et sa mère probablement étaient morts; si jamais il les revoyait, par quel hasard, dans quel but, arriverait-il à cette abomination? Donc, sa crainte n'avait pas de cause, et il devait se remettre à chasser. Julien souriait en l'écoutant, mais ne se décidait pas à satisfaire son désir. Un soir du mois d'août qu'ils étaient dans leur chambre, elle venait de se coucher et il s'agenouillait pour sa prière quand il entendit le jappement d'un renard, puis des pas légers sous la fenêtre; et il entrevit dans l'ombre comme des apparences d'animaux. La tentation était trop forte. Il décrocha son carquois. Elle parut surprise. «C'est pour t'obéir! dit-il; au lever du soleil, je serai revenu.» Cependant elle redoutait une aventure funeste. Il la rassura, puis sortit, étonné de l'inconséquence de son humeur. Peu de temps après, un page vint annoncer que deux inconnus, à défaut du seigneur absent, réclamaient tout de suite la seigneuresse. Et bientôt entrèrent dans la chambre un vieil homme et une vieille femme, courbés, poudreux, en habits de toile, et s'appuyant chacun sur un bâton. Ils s'enhardirent et déclarèrent qu'ils apportaient à Julien des nouvelles de ses parents. Elle se pencha pour les entendre. Mais, s'étant concertés du regard, ils lui demandèrent s'il les aimait toujours, s'il parlait d'eux quelquefois. «Oh! oui!» dit-elle. Alors, ils s'écrièrent: «Eh bien! c'est nous!» et ils s'assirent, étant fort las et recrus de fatigue. Rien n'assurait à la jeune femme que son époux fût leur fils. Ils en donnèrent la preuve, en décrivant des signes particuliers qu'il avait sur la peau. Elle sauta hors sa couche, appela son page, et on leur servit un repas. Bien qu'ils eussent grand'faim, ils ne pouvaient guère manger, et elle observait à l'écart le tremblement de leurs mains osseuses, en prenant les gobelets. Ils firent mille questions sur Julien. Elle répondait à chacune, mais eut soin de taire l'idée funèbre qui les concernait. Ne le voyant pas revenir, ils étaient partis de leur château; et ils marchaient depuis plusieurs années, sur de vagues indications, sans perdre l'espoir. Il avait fallu tant d'argent au péage des fleuves et dans les hôtelleries, pour les droits des princes et les exigences des voleurs, que le fond de leur bourse était vide et qu'ils mendiaient maintenant. Qu'importe, puisque bientôt ils embrasseraient leur fils? Ils exaltaient son bonheur d'avoir une femme aussi gentille et ne se lassaient point de la contempler et de la baiser. La richesse de l'appartement les étonnait beaucoup; et le vieux, ayant examiné les murs, demanda pourquoi s'y trouvait le blason de l'empereur d'Occitanie. Elle répliqua: «C'est mon père!» Alors il tressaillit, se rappelant la prédiction du bohème, et la vieille songeait à la parole de l'ermite. Sans doute la gloire de son fils n'était que l'aurore des splendeurs éternelles, et tous les deux restaient béants, sous la lumière du candélabre qui éclairait la table. Ils avaient dû être très beaux dans leur jeunesse. La mère avait encore tous ses cheveux, dont les bandeaux fins, pareils à des plaques de neige, pendaient jusqu'au bas de ses joues; et le père, avec sa taille haute et sa grande barbe, ressemblait à une statue d'église. La femme de Julien les engagea à ne pas l'attendre. Elle les coucha elle-même dans son lit, puis ferma la croisée; ils s'endormirent. Le jour allait paraître, et, derrière le vitrail, les petits oiseaux commençaient à chanter. Julien avait traversé le parc, et il marchait dans la forêt d'un pas nerveux, jouissant de la mollesse du gazon et de la douceur de l'air. Les ombres des arbres s'étendaient sur la mousse. Quelquefois la lune faisait des taches blanches dans les clairières, et il hésitait à s'avancer, croyant apercevoir une flaque d'eau, ou bien la surface des mares tranquilles se confondait avec la couleur de l'herbe. C'était partout un grand silence, et il ne découvrait aucune des bêtes qui, peu de minutes auparavant, erraient à l'entour de son château. Le bois s'épaissit, l'obscurité devint profonde. Des bouffées de vent chaud passaient, pleines de senteurs amollissantes. Il enfonçait dans des tas de feuilles mortes, et il s'appuya contre un chêne pour haleter un peu. Tout à coup, derrière son dos, bondit une masse plus noire, un sanglier. Julien n'eut pas le temps de saisir son arc, et il s'en affligea comme d'un malheur. Puis, étant sorti du bois, il aperçut un loup qui filait le long d'une haie. Julien lui envoya une flèche. Le loup s'arrêta, tourna la tête pour le voir et reprit sa course. Il trottait en gardant toujours la même distance, s'arrêtait de temps à autre, et, sitôt qu'il était visé, recommençait à fuir. Julien parcourut de cette manière une plaine interminable, puis des monticules de sable, et enfin il se trouva sur un plateau dominant un grand espace de pays. Des pierres plates étaient clairsemées entre des caveaux en ruines. On trébuchait sur des ossements de morts; de place en place, des croix vermoulues se penchaient d'un air lamentable. Mais des formes remuèrent dans l'ombre indécise des tombeaux, et il en surgit des hyènes, tout effarées, pantelantes. En faisant claquer leurs ongles sur les dalles, elles vinrent à lui et le flairaient avec un bâillement qui découvrait leurs gencives. Il dégaina son sabre. Elles partirent à la fois dans toutes les directions, et, continuant leur galop boiteux et précipité, se perdirent au loin sous un flot de poussière. Une heure après, il rencontra dans un ravin un taureau furieux, les cornes en avant, et qui grattait le sable avec son pied. Julien lui pointa sa lance sous les fanons. Elle éclata, comme si l'animal eût été de bronze; il ferma les yeux, attendant sa mort. Quand il les rouvrit, le taureau avait disparu. Alors son âme s'affaissa de honte. Un pouvoir supérieur détruisait sa force; et, pour s'en retourner chez lui, il rentra dans la forêt. Elle était embarrassée de lianes, et il les coupait avec son sabre quand une fouine glissa brusquement entre ses jambes, une panthère fit un bond par-dessus son épaule, un serpent monta en spirale autour d'un frêne. Il y avait dans son feuillage un choucas monstrueux, qui regardait Julien; et, çà et là, parurent entre les branches quantité de larges étincelles, comme si le firmament eût fait pleuvoir dans la forêt toutes ses étoiles. C'étaient des yeux d'animaux, des chats sauvages, des écureuils, des hiboux, des perroquets, des singes. Julien darda contre eux ses flèches; les flèches, avec leurs plumes, se posaient sur les feuilles comme des papillons blancs. Il leur jeta des pierres; les pierres, sans rien toucher, retombaient. Il se maudit, aurait voulu se battre, hurla des imprécations, étouffait de rage. Et tous les animaux qu'il avait poursuivis se représentèrent, faisant autour de lui un cercle étroit. Les uns étaient assis sur leur croupe, les autres dressés de toute leur taille. Il restait au milieu, glacé de terreur, incapable du moindre mouvement. Par un effort suprême de sa volonté, il fit un pas; ceux qui perchaient sur les arbres ouvrirent leurs ailes, ceux qui foulaient le sol déplacèrent leurs membres; et tous l'accompagnaient. Les hyènes marchaient devant lui, le loup et le sanglier par derrière. Le taureau, à sa droite, balançait la tête; et, à sa gauche, le serpent ondulait dans les herbes, tandis que la panthère, bombant son dos, avançait à pas de velours et à grandes enjambées. Il allait le plus lentement possible pour ne pas les irriter, et il voyait sortir de la profondeur des buissons des porcs-épics, des renards, des vipères, des chacals et des ours. Julien se mit à courir; ils coururent. Le serpent sifflait, les bêtes puantes bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses défenses; le loup, l'intérieur des mains avec les poils de son museau. Les singes le pinçaient en grimaçant, la fouine se roulait sur ses pieds. Un ours, d'un revers de patte, lui enleva son chapeau; et la panthère, dédaigneusement, laissa tomber une flèche qu'elle portait à sa gueule. Une ironie perçait dans leurs allures sournoises. Tout en l'observant du coin de leurs prunelles, ils semblaient méditer un plan de vengeance; et, assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d'oiseau, suffoqué par des haleines, il marchait les bras tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la force de crier «grâce». Le chant d'un coq vibra dans l'air. D'autres y répondirent; c'était le jour; et il reconnut, au delà des orangers, le faîte de son palais. Puis, au bord d'un champ, il vit, à trois pas d'intervalle, des perdrix rouges qui voletaient dans les chaumes. Il dégrafa son manteau et l'abattit sur elles comme un filet. Quand il les eut découvertes, il n'en trouva qu'une seule, et morte depuis longtemps, pourrie. Cette déception l'exaspéra plus que toutes les autres. Sa soif de carnage le reprenait; les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes. Il gravit les trois terrasses, enfonça la porte d'un coup de poing; mais, au bas de l'escalier, le souvenir de sa chère femme détendit son cœur. Elle dormait sans doute, et il allait la surprendre. Ayant retiré ses sandales, il tourna doucement la serrure et entra. Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la pâleur de l'aube. Julien se prit les pieds dans des vêtements par terre; un peu plus loin, il heurta une crédence encore chargée de vaisselle. «Sans doute, elle aura mangé», se dit-il; et il avançait vers le lit, perdu dans les ténèbres au fond de la chambre. Quand il fut au bord, afin d'embrasser sa femme, il se pencha sur l'oreiller où les deux têtes reposaient l'une près de l'autre. Alors, il sentit contre sa bouche l'impression d'une barbe. Il se recula, croyant devenir fou; mais il revint près du lit, et ses doigts, en palpant, rencontrèrent des cheveux qui étaient très longs. Pour se convaincre de son erreur, il repassa lentement sa main sur l'oreiller. C'était bien une barbe, cette fois, et un homme! un homme couché avec sa femme! Éclatant d'une colère démesurée, il bondit sur eux à coups de poignard et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve. Puis il s'arrêta. Les morts, percés au cœur, n'avaient pas même bougé. Il écoutait attentivement leurs deux râles presque égaux, et, à mesure qu'ils s'affaiblissaient, un autre, tout au loin, les continuait. Incertaine d'abord, cette voix plaintive, longuement poussée, se rapprochait, s'enfla, devint cruelle; et il reconnut, terrifié, le bramement du grand cerf noir. Et comme il se retournait, il crut voir dans l'encadrure de la porte le fantôme de sa femme, une lumière à la main. Le tapage du meurtre l'avait attirée. D'un large coup d'œil, elle comprit tout et, s'enfuyant d'horreur, laissa tomber son flambeau. Il le ramassa. Son père et sa mère étaient devant lui, étendus sur le dos avec un trou dans la poitrine; et leurs visages, d'une majestueuse douceur, avaient l'air de garder comme un secret éternel. Des éclaboussures et des flaques de sang s'étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d'un christ d'ivoire suspendu dans l'alcôve. Le reflet écarlate du vitrail, alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges et en jetait de plus nombreuses dans tout l'appartement. Julien marcha vers les deux morts en se disant, en voulant croire, que cela n'était pas possible, qu'il s'était trompé, qu'il y a parfois des ressemblances inexplicables. Enfin, il se baissa légèrement pour voir de tout près le vieillard, et il aperçut, entre ses paupières mal fermées, une prunelle éteinte qui le brûla comme du feu. Puis il se porta de l'autre côté de la couche, occupé par l'autre corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de la figure. Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva sa tête; et il la regardait, en la tenant au bout de son bras roidi, pendant que de l'autre main il s'éclairait avec le flambeau. Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une à une sur le plancher. A la fin du jour, il se présenta devant sa femme et, d'une voix différente de la sienne, il lui commanda premièrement de ne pas lui répondre, de ne pas l'approcher, de ne plus même le regarder, et qu'elle eût à suivre, sous peine de damnation, tous ses ordres qui étaient irrévocables. Les funérailles seraient faites selon les instructions qu'il avait laissées par écrit, sur un prie-Dieu, dans la chambre des morts. Il lui abandonnait son palais, ses vassaux, tous ses biens, sans même retenir les vêtements de son corps et ses sandales, que l'on trouverait au haut de l'escalier. Elle avait obéi à la volonté de Dieu, en occasionnant son crime, et devait prier pour son âme, puisque désormais il n'existait plus. On enterra les morts avec magnificence, dans l'église d'un monastère à trois journées du château. Un moine en cagoule rabattue suivit le cortège, loin de tous les autres, sans que personne osât lui parler. Il resta, pendant la messe, à plat ventre au milieu du portail, les bras en croix et le front dans la poussière. Après l'ensevelissement, on le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes. Il se retourna plusieurs fois et finit par disparaître. III Il s'en alla, mendiant sa vie par le monde. Il tendit sa main aux cavaliers sur les routes, avec des génuflexions s'approchait des moissonneurs, ou restait immobile devant la barrière des cours; et son visage était si triste que jamais on ne lui refusait l'aumône. Par esprit d'humilité, il racontait son histoire; alors tous s'enfuyaient, en faisant des signes de croix. Dans les villages où il avait déjà passé, sitôt qu'il était reconnu, on fermait les portes, on lui criait des menaces, on lui jetait des pierres. Les plus charitables passaient une écuelle sur le bord de leur fenêtre, puis fermaient l'auvent pour ne pas l'apercevoir. Repoussé de partout, il évita les hommes et il se nourrit de racines, de plantes, de fruits perdus et de coquillages qu'il cherchait le long des grèves. Quelquefois, au tournant d'une côte, il voyait sous ses yeux une confusion de toits pressés, avec des flèches de pierre, des ponts, des tours, des rues noires s'entre-croisant, et d'où montait jusqu'à lui un bourdonnement continuel. Le besoin de se mêler à l'existence des autres le faisait descendre dans la ville. Mais l'air bestial des figures, le tapage des métiers, l'indifférence des propos glaçaient son cœur. Les jours de fête, quand le bourdon des cathédrales mettait en joie dès l'aurore le peuple entier, il regardait les habitants sortir de leurs maisons, puis les danses sur les places, les fontaines de cervoise dans les carrefours, les tentures de damas devant le logis des princes, et le soir venu, par le vitrage des rez-de-chaussée, les longues tables de famille où des aïeux tenaient des petits enfants sur leurs genoux; des sanglots l'étouffaient, et il s'en retournait vers la campagne. Il contemplait avec des élancements d'amour les poulains dans les herbages, les oiseaux dans leurs nids, les insectes sur les fleurs; tous, à son approche, couraient plus loin, se cachaient effarés, s'envolaient bien vite. Il rechercha les solitudes. Mais le vent apportait à son oreille comme des râles d'agonie; les larmes de la rosée tombant par terre lui rappelaient d'autres gouttes d'un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages; et chaque nuit, en rêve, son parricide recommençait. Il se fit un cilice avec des pointes de fer. Il monta sur les deux genoux toutes les collines ayant une chapelle à leur sommet. Mais l'impitoyable pensée obscurcissait la splendeur des tabernacles, le torturait à travers les macérations de la pénitence. Il ne se révoltait pas contre Dieu qui lui avait infligé cette action, et pourtant se désespérait de l'avoir pu commettre. Sa propre personne lui faisait tellement horreur qu'espérant s'en délivrer il l'aventura dans des périls. Il sauva des paralytiques des incendies, des enfants du fond des gouffres. L'abîme le rejetait, les flammes l'épargnaient. Le temps n'apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolérable. Il résolut de mourir. Et un jour qu'il se trouvait au bord d'une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l'eau, il vit paraître en face de lui un vieillard tout décharné, à barbe blanche et d'un aspect si lamentable qu'il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L'autre, aussi, pleurait. Sans reconnaître son image, Julien se rappelait confusément une figure ressemblant à celle-là. Il poussa un cri; c'était son père; et il ne pensa plus à se tuer. Ainsi, portant le poids de son souvenir, il parcourut beaucoup de pays et il arriva près d'un fleuve dont la traversée était dangereuse, à cause de sa violence et parce qu'il y avait sur les rives une grande étendue de vase. Personne depuis longtemps n'osait plus le passer. Une vieille barque, enfouie à l'arrière, dressait sa proue dans les roseaux. Julien en l'examinant découvrit une paire d'avirons; et l'idée lui vint d'employer son existence au service des autres. Il commença par établir sur la berge une manière de chaussée qui permettrait de descendre jusqu'au chenal, et il se brisait les ongles à remuer les pierres énormes, les appuyait contre son ventre pour les transporter, glissait dans la vase, y enfonçait, manqua périr plusieurs fois. Ensuite, il répara le bateau avec des épaves de navires, et il se fit une cahute avec de la terre glaise et des troncs d'arbres. Le passage étant connu, les voyageurs se présentèrent. Ils l'appelaient de l'autre bord, en agitant des drapeaux; Julien bien vite sautait dans sa barque. Elle était très lourde, et on la surchargeait par toutes sortes de bagages et de fardeaux, sans compter les bêtes de somme, qui, ruant de peur, augmentaient l'encombrement. Il ne demandait rien pour sa peine; quelques-uns lui donnaient des restes de victuailles qu'ils tiraient de leur bissac ou les habits trop usés dont ils ne voulaient plus. Des brutaux vociféraient des blasphèmes. Julien les reprenait avec douceur, et ils ripostaient par des injures. Il se contentait de les bénir. Une petite table, un escabeau, un lit de feuilles mortes et trois coupes d'argile, voilà tout ce qu'était son mobilier. Deux trous dans la muraille servaient de fenêtres. D'un côté, s'étendaient à perte de vue des plaines stériles ayant sur leur surface de pâles étangs çà et là; et le grand fleuve, devant lui, roulait ses flots verdâtres. Au printemps, la terre humide avait une odeur de pourriture. Puis, un vent désordonné soulevait la poussière en tourbillons. Elle entrait partout, embourbait l'eau, craquait sous les gencives. Un peu plus tard, c'était des nuages de moustiques, dont la susurration et les piqûres ne s'arrêtaient ni jour ni nuit. Ensuite, survenaient d'atroces gelées qui donnaient aux choses la rigidité de la pierre et inspiraient un besoin fou de manger de la viande. Des mois s'écoulaient sans que Julien vît personne. Souvent il fermait les yeux, tâchant, par la mémoire, de revenir dans sa jeunesse;--et la cour d'un château apparaissait, avec des lévriers sur un perron, des valets dans la salle d'armes, et, sous un berceau de pampres, un adolescent à cheveux blonds entre un vieillard couvert de fourrures et une dame à grand hennin; tout à coup, les deux cadavres étaient là. Il se jetait à plat ventre sur son lit et répétait en pleurant: «Ah! pauvre père! pauvre mère! pauvre mère!» Et il tombait dans un assoupissement où les visions funèbres continuaient. Une nuit qu'il dormait, il crut entendre quelqu'un l'appeler. Il tendit l'oreille et ne distingua que le mugissement des flots. Mais la même voix reprit: «Julien!» Elle venait de l'autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve. Une troisième fois on appela: «Julien!» Et cette voix haute avait l'intonation d'une cloche d'église. Ayant allumé sa lanterne, il sortit de la cahute. Un ouragan furieux emplissait la nuit. Les ténèbres étaient profondes et çà et là déchirées par la blancheur des vagues qui bondissaient. Après une minute d'hésitation, Julien dénoua l'amarre. L'eau, tout de suite, devint tranquille, la barque glissa dessus et toucha l'autre berge, où un homme attendait. Il était enveloppé d'une toile en lambeaux, la figure pareille à un masque de plâtre et les deux yeux plus rouges que des charbons. En approchant de lui la lanterne, Julien s'aperçut qu'une lèpre hideuse le recouvrait; cependant il avait dans son attitude comme une majesté de roi. Dès qu'il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement, écrasée par son poids; une secousse la remonta, et Julien se mit à ramer. A chaque coup d'aviron, le ressac des flots la soulevait par l'avant. L'eau, plus noire que de l'encre, courait avec furie des deux côtés du bordage. Elle creusait des abîmes, elle faisait des montagnes, et la chaloupe sautait dessus, puis redescendait dans des profondeurs où elle tournoyait, ballottée par le vent. Julien penchait son corps, dépliait les bras, et, s'arc-boutant des pieds, se renversait avec une torsion de la taille, pour avoir plus de force. La grêle cinglait ses mains, la pluie coulait dans son dos, la violence de l'air l'étouffait, il s'arrêta. Alors le bateau fut emporté à la dérive. Mais, comprenant qu'il s'agissait d'une chose considérable, d'un ordre auquel il ne fallait pas désobéir, il reprit ses avirons; et le claquement des tolets coupait la clameur de la tempête. La petite lanterne brûlait devant lui. Des oiseaux, en voletant, la cachaient par intervalles. Mais toujours il apercevait les prunelles du lépreux qui se tenait debout à l'arrière, immobile comme une colonne. Et cela dura longtemps, très longtemps. Quand ils furent arrivés dans la cahute, Julien ferma la porte et il le vit siégeant sur l'escabeau. L'espèce de linceul qui le recouvrait était tombé jusqu'à ses hanches; et ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules écailleuses. Des rides énormes labouraient son front. Tel qu'un squelette, il avait un trou à la place du nez, et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine épaisse comme un brouillard et nauséabonde. «J'ai faim!» dit-il. Julien lui donna ce qu'il possédait, un vieux quartier de lard et les croûtes d'un pain noir. Quand il les eut dévorés, la table, l'écuelle et le manche du couteau portaient les mêmes taches que l'on voyait sur son corps. Ensuite, il dit: «J'ai soif!» Julien alla chercher sa cruche; et, comme il la prenait, il en sortit un arome qui dilata son cœur et ses narines. C'était du vin; quelle trouvaille! mais le lépreux avança le bras et d'un trait vida toute la cruche. Puis il dit: «J'ai froid!» Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougères, au milieu de la cabane. Le lépreux vint s'y chauffer; et, accroupi sur les talons, il tremblait de tous ses membres, s'affaiblissait; ses yeux ne brillaient plus, ses ulcères coulaient, et, d'une voix presque éteinte, il murmura: «Ton lit!» Julien l'aida doucement à s'y traîner et même étendit sur lui, pour le couvrir, la toile de son bateau. Le lépreux gémissait. Les coins de sa bouche découvraient ses dents, un râle accéléré lui secouait sa poitrine, et son ventre, à chacune de ses aspirations, se creusait jusqu'aux vertèbres. Puis il ferma les paupières. «C'est comme de la glace dans mes os! Viens près de moi!» Et Julien, écartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes, près de lui, côte à côte. Le lépreux tourna la tête. «Déshabille-toi, pour que j'aie la chaleur de ton corps!» Julien ôta ses vêtements; puis, nu comme au jour de sa naissance, se replaça dans le lit; et il sentait contre sa cuisse la peau du lépreux, plus froide qu'un serpent et rude comme une lime. Il tâchait de l'encourager, et l'autre répondait en haletant; «Ah! je vais mourir!... Rapproche-toi, réchauffe-moi! Pas avec les mains! non! toute ta personne. Julien s'étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine. Alors le lépreux l'étreignit; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d'étoiles; ses cheveux s'allongèrent comme les rais du soleil; le souffle de ses narines avait la douceur des roses; un nuage d'encens s'éleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'âme de Julien pâmé; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se déployait; et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus, qui l'emportait dans le ciel. Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve, sur un vitrail d'église, dans mon pays. NOTES =Calicut=, ville de l'Inde autrefois très florissante; premier port indien où abordèrent, en 1498, les Portugais conduits par Vasco de Gama. On y fabrique le tissu de coton, appelé de son nom calicot. =Choucas=, nom d'une espèce de corbeau. =Echauguette=, petite guérite de pierre, de forme ronde, surmontée d'une calotte dallée, et qui était placée au sommet des tours. =Garamantes=, ancien peuple de la Libye intérieure, au sud-est de la Nubie dont le séparait la chaîne de l'Atlas. =Gerfaut=, nom d'une espèce de faucon, un des plus grands, des plus forts et des plus hardis oiseaux de proie. =Guivre=, bête héraldique figurée sur le blason de Milan par un serpent qui dévore un enfant. =Occitanie=, le moyen âge désignait sous ce nom le Languedoc et même tout le littoral français de la Méditerranée. =Suréna=, en souvenir du général parthe de ce nom, fameux par son train royal et par sa victoire sur les Romains en l'an 53 avant Jésus-Christ. =Tiercelet=, nom du mâle de l'autour, d'un tiers plus petit que sa femelle. =Troglodytes=, nom sous lequel les anciens désignaient un peuple sauvage habitant dans des cavernes au sud-est de l'Égypte, le long du golfe Arabique. HÉRODIAS I La citadelle de Machærous se dressait à l'orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cône. Quatre vallées profondes l'entouraient; deux vers les flancs, une en face, la quatrième au delà. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait à la forteresse, dont les murailles étaient hautes de cent vingt coudées, avec des angles nombreux, des créneaux sur le bord, et, çà et là, des tours qui faisaient comme des fleurons à cette couronne de pierres, suspendue au-dessus de l'abîme. Il y avait dans l'intérieur un palais orné de portiques et couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore, où des mâts étaient disposés pour tendre un velarium. Un matin, avant le jour, le tétrarque Hérode-Antipas vint s'y accouder et regarda. Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu'au fond des abîmes, était encore dans l'ombre. Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent. L'aube, qui se levait derrière Machærous, épandait une rougeur. Elle illumina bientôt les sables de la grève, les collines, le désert, et, plus loin, tous les monts de la Judée, inclinant leurs surfaces raboteuses et grises. Engaddi, au milieu, traçait une barre noire; Hébron, dans l'enfoncement, s'arrondissait en dôme; Esquol avait des grenadiers, Sorek des vignes, Karmel des champs de sésame; et la tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jérusalem. Le tétrarque en détourna la vue pour contempler, à droite, les palmiers de Jéricho; et il songea aux autres villes de sa Galilée: Capharnaüm, Endor, Nazareth, Tibérias où peut-être il ne reviendrait plus. Cependant le Jourdain coulait sur la plaine aride. Toute blanche, elle éblouissait comme une nappe de neige. Le lac, maintenant, semblait en lapis-lazuli; et à sa pointe méridionale, du côté de l'Yémen, Antipas reconnut ce qu'il craignait d'apercevoir. Des tentes brunes étaient dispersées; des hommes avec des lances circulaient entre les chevaux, et des feux s'éteignant brillaient comme des étincelles à ras du sol. C'étaient les troupes du roi des Arabes, dont il avait répudié la fille pour prendre Hérodias, mariée à l'un de ses frères qui vivait en Italie, sans prétentions au pouvoir. Antipas attendait les secours des Romains; et Vitellius, gouverneur de la Syrie, tardant à paraître, il se rongeait d'inquiétudes. Agrippa, sans doute, l'avait ruiné chez l'empereur? Philippe, son troisième frère, souverain de la Batanée, s'armait clandestinement. Les Juifs ne voulaient plus de ses mœurs idolâtres, tous les autres de sa domination; si bien qu'il hésitait entre deux projets: adoucir les Arabes ou conclure une alliance avec les Parthes; et, sous le prétexte de fêter son anniversaire, il avait convié, pour ce jour même, à un grand festin les chefs de ses troupes, les régisseurs de ses campagnes et les principaux de la Galilée. Il fouilla d'un regard aigu toutes les routes. Elles étaient vides. Des aigles volaient au-dessus de sa tête; les soldats, le long du rempart, dormaient contre les murs; rien ne bougeait dans le château. Tout à coup, une voix lointaine, comme échappée des profondeurs de la terre, fit pâlir le tétrarque. Il se pencha pour écouter, elle avait disparu. Elle reprit, et, en claquant dans ses mains, il cria: «Mannaëi! Mannaëi!» Un homme se présenta, nu jusqu'à la ceinture, comme les masseurs des bains. Il était très grand, vieux, décharné, et portait sur la cuisse un coutelas dans une gaine de bronze. Sa chevelure, relevée par un peigne, exagérait la largeur de son front. Une somnolence décolorait ses yeux, mais ses dents brillaient, et ses orteils posaient légèrement sur les dalles, tout son corps ayant la souplesse d'un singe, et sa figure l'impassibilité d'une momie. «Où est-il?» demanda le tétrarque. Mannaëi répondit, en indiquant avec son pouce un objet derrière eux: «Là! toujours! --J'avais cru l'entendre!» Et Antipas, quand il eut respiré largement, s'informa de Iaokanann, le même que les Latins appellent saint Jean-Baptiste. Avait-on revu ces deux hommes, admis par indulgence, l'autre mois, dans son cachot, et savait-on, depuis lors, ce qu'ils étaient venus faire? Mannaëi répliqua: «Ils ont échangé avec lui des paroles mystérieuses, comme les voleurs, le soir, aux carrefours des routes. Ensuite ils sont partis vers la haute Galilée, en annonçant qu'ils apporteraient une grande nouvelle.» Antipas baissa la tête, puis d'un air d'épouvante: «Garde-le! garde-le! Et ne laisse entrer personne! Ferme bien la porte! Couvre la fosse! On ne doit pas même soupçonner qu'il vit!» Sans avoir reçu ces ordres, Mannaëi les accomplissait; car Iaokanann était Juif, et il exécrait les Juifs comme tous les Samaritains. Leur temple de Garizim, désigné par Moïse pour être le centre d'Israël, n'existait plus depuis le roi Hyrcan; et celui de Jérusalem les mettait dans la fureur d'un outrage, et d'une injustice permanente. Mannaëi s'y était introduit, afin d'en souiller l'autel avec des os de morts. Ses compagnons, moins rapides, avaient été décapités. Il l'aperçut dans l'écartement de deux collines. Le soleil faisait resplendir ses murailles de marbre blanc et les lames d'or de sa toiture. C'était comme une montagne lumineuse, quelque chose de surhumain, écrasant tout de son opulence et de son orgueil. Alors il étendit les bras du côté de Sion; et, la taille droite, le visage en arrière, les poings fermés, lui jeta un anathème, croyant que les mots avaient un pouvoir effectif. Antipas écoutait, sans paraître scandalisé. Le Samaritain dit encore: «Par moments il s'agite, il voudrait fuir, il espère une délivrance. D'autres fois, il a l'air tranquille d'une bête malade; ou bien je le vois qui marche dans les ténèbres, en répétant: «Qu'importe? Pour qu'il grandisse, il faut que je diminue!» Antipas et Mannaëi se regardèrent. Mais le tétrarque était las de réfléchir. Tous ces monts autour de lui, comme des étages de grands flots pétrifiés, les gouffres noirs sur le flanc des falaises, l'immensité du ciel bleu, l'éclat violent du jour, la profondeur des abîmes le troublaient; et une désolation l'envahissait au spectacle du désert, qui figure, dans le bouleversement de ses terrains, des amphithéâtres et des palais abattus. Le vent chaud apportait, avec l'odeur du soufre, comme l'exhalaison des villes maudites, ensevelies plus bas que le rivage sous les eaux pesantes. Ces marques d'une colère immortelle effrayaient sa pensée, et il restait les deux coudes sur la balustrade, les yeux fixes et les tempes dans les mains. Quelqu'un l'avait touché. Il se retourna. Hérodias était devant lui. Une simarre de pourpre légère l'enveloppait jusqu'aux sandales. Sortie précipitamment de sa chambre, elle n'avait ni colliers ni pendants d'oreilles; une tresse de ses cheveux noirs lui tombait sur un bras et s'enfonçait, par le bout, dans l'intervalle de ses deux seins. Ses narines, trop remontées, palpitaient; la joie d'un triomphe éclairait sa figure; et, d'une voix forte, secouant le tétrarque: «César nous aime! Agrippa est en prison! --Qui te l'a dit? --Je le sais!» Elle ajouta: «C'est pour avoir souhaité l'empire à Caïus!» Tout en vivant de leurs aumônes, il avait brigué le titre de roi, qu'ils ambitionnaient comme lui. Mais dans l'avenir plus de craintes!--«Les cachots de Tibère s'ouvrent difficilement, et quelquefois l'existence n'y est pas sûre!» Antipas la comprit; et, bien qu'elle fût la sœur d'Agrippa, son intention atroce lui sembla justifiée. Ces meurtres étaient une conséquence des choses, une fatalité des maisons royales. Dans celle d'Hérode, on ne les comptait plus. Puis elle étala son entreprise: les clients achetés, les lettres découvertes, des espions à toutes les portes, et comment elle était parvenue à séduire Eutychès le dénonciateur.--«Rien ne me coûtait! Pour toi, n'ai-je pas fait plus?... J'ai abandonné ma fille!» Après son divorce, elle avait laissé dans Rome cette enfant, espérant bien en avoir d'autres du tétrarque. Jamais elle n'en parlait. Il se demanda pourquoi son accès de tendresse. On avait déplié le velarium et apporté vivement de larges coussins auprès d'eux. Hérodias s'y affaissa et pleurait, en tournant le dos. Puis elle se passa la main sur les paupières, dit qu'elle n'y voulait plus songer, qu'elle se trouvait heureuse; et elle lui rappela leurs causeries là-bas, dans l'atrium, les rencontres aux étuves, leurs promenades le long de la voie Sacrée, et les soirs, dans les grandes villas, au murmure des jets d'eau, sous des arcs de fleurs, devant la Campagne romaine. Elle le regardait comme autrefois, en se frôlant contre sa poitrine, avec des gestes câlins. Il la repoussa. L'amour qu'elle tâchait de ranimer était si loin maintenant! Et tous ses malheurs en découlaient; car, depuis douze ans bientôt, la guerre continuait. Elle avait vieilli le tétrarque. Ses épaules se voûtaient dans une toge sombre à bordure violette; ses cheveux blancs se mêlaient à sa barbe, et le soleil, qui traversait le voile, baignait de lumière son front chagrin. Celui d'Hérodias également avait des plis; et, l'un en face de l'autre, ils se considéraient d'une manière farouche. Les chemins dans la montagne commencèrent à se peupler. Des pasteurs piquaient des bœufs, des enfants tiraient des ânes, des palefreniers conduisaient des chevaux. Ceux qui descendaient les hauteurs au delà de Machærous disparaissaient derrière le château; d'autres montaient le ravin en face, et, parvenus à la ville, déchargeaient leurs bagages dans les cours. C'étaient les pourvoyeurs du tétrarque, et des valets, précédant ses convives. Mais au fond de la terrasse, à gauche, un Essénien parut, en robe blanche, nu-pieds, l'air stoïque. Mannaëi, du côté droit, se précipitait en levant son coutelas. Hérodias lui cria: «Tue-le! --Arrête!» dit le tétrarque. Il devint immobile; l'autre aussi. Puis ils se retirèrent, chacun par un escalier différent, à reculons, sans se perdre des yeux. «Je le connais! dit Hérodias, il se nomme Phanuel et cherche à voir Iaokanann, puisque tu as l'aveuglement de le conserver!» Antipas objecta qu'il pouvait un jour servir. Ses attaques contre Jérusalem gagnaient à eux le reste des Juifs. «Non! reprit-elle, ils acceptent tous les maîtres et ne sont pas capables de faire une patrie!» Quant à celui qui remuait le peuple avec des espérances conservées depuis Néhémias, la meilleure politique était de le supprimer. Rien ne pressait, selon le tétrarque. Iaokanann dangereux! Allons donc! Il affectait d'en rire. «Tais-toi!» Et elle redit son humiliation, un jour qu'elle allait vers Galaad, pour la récolte du baume. «Des gens, au bord du fleuve, remettaient leurs habits. Sur un monticule, à côté, un homme parlait. Il avait une peau de chameau autour des reins, et sa tête ressemblait à celle d'un lion. Dès qu'il m'aperçut, il cracha sur moi toutes les malédictions des prophètes. Ses prunelles flamboyaient; sa voix rugissait; il levait les bras, comme pour arracher le tonnerre. Impossible de fuir! les roues de mon char avaient du sable jusqu'aux essieux; et je m'éloignais lentement, m'abritant sous mon manteau, glacée par ces injures qui tombaient comme une pluie d'orage.» Iaokanann l'empêchait de vivre. Quand on l'avait pris et lié avec des cordes, les soldats devaient le poignarder s'il résistait; il s'était montré doux. On avait mis des serpents dans sa prison; ils étaient morts. L'inanité de ces embûches exaspérait Hérodias. D'ailleurs, pourquoi sa guerre contre elle? Quel intérêt le poussait? Ses discours, criés à des foules, s'étaient répandus, circulaient; elle les entendait partout, ils emplissaient l'air. Contre des légions elle aurait eu de la bravoure. Mais cette force, plus pernicieuse que les glaives, et qu'on ne pouvait saisir, était stupéfiante; et elle parcourait la terrasse, blêmie par sa colère, manquant de mots pour exprimer ce qui l'étouffait. Elle songeait aussi que le tétrarque, cédant à l'opinion, s'aviserait peut-être de la répudier. Alors tout serait perdu! Depuis son enfance, elle nourrissait le rêve d'un grand empire. C'était pour y atteindre que, délaissant son premier époux, elle s'était jointe à celui-là, qui l'avait dupée, pensait-elle. «J'ai pris un bon soutien, en entrant dans ta famille! --Elle vaut la tienne!» dit simplement le tétrarque. Hérodias sentit bouillonner dans ses veines le sang des prêtres et des rois ses aïeux. «Mais ton grand-père balayait le temple d'Ascalon! Les autres étaient bergers, bandits, conducteurs de caravanes, une horde, tributaire de Juda depuis le roi David! Tous mes ancêtres ont battu les tiens! Le premier des Makkabi vous a chassés d'Hébron; Hyrcan, forcés à vous circoncire!» Et, exhalant le mépris de la patricienne pour le plébéien, la haine de Jacob contre Édom, elle lui reprocha son indifférence aux outrages, sa mollesse envers les Pharisiens qui le trahissaient, sa lâcheté pour le peuple qui la détestait. «Tu es comme lui, avoue-le! et tu regrettes la fille arabe qui danse autour des pierres. Reprends-la! Va-t'en vivre avec elle, dans sa maison de toile! dévore son pain cuit sous la cendre! avale le lait caillé de ses brebis! baise ses joues bleues! et oublie-moi!» Le tétrarque n'écoutait plus. Il regardait la plate-forme d'une maison, où il y avait une jeune fille, et une vieille femme tenant un parasol à manche de roseau, long comme la ligne d'un pêcheur. Au milieu du tapis, un grand panier de voyage restait ouvert. Des ceintures, des voiles, des pendeloques d'orfèvrerie en débordaient confusément. La jeune fille, par intervalles, se penchait vers ces choses et les secouait à l'air. Elle était vêtue comme les Romaines, d'une tunique calamistrée avec un péplum à glands d'émeraude; et des lanières bleues enfermaient sa chevelure, trop lourde, sans doute, car, de temps à autre, elle y portait la main. L'ombre du parasol se promenait au-dessus d'elle, en la cachant à demi. Antipas aperçut deux ou trois fois son col délicat, l'angle d'un œil, le coin d'une petite bouche. Mais il voyait, des hanches à la nuque, toute sa taille qui s'inclinait pour se redresser d'une manière élastique. Il épiait le retour de ce mouvement, et sa respiration devenait plus forte; des flammes s'allumaient dans ses yeux. Hérodias l'observait. Il demanda: «Qui est-ce?» Elle répondit n'en rien savoir et s'en alla soudainement apaisée. Le tétrarque était attendu sous les portiques par des Galiléens, le maître des écritures, le chef des pâturages, l'administrateur des salines et un Juif de Babylone, commandant ses cavaliers. Tous le saluèrent d'une acclamation. Puis, il disparut vers les chambres intérieures. Phanuel surgit à l'angle d'un couloir. «Ah! encore? Tu viens pour Iaokanann, sans doute? --Et pour toi! j'ai à t'apprendre une chose considérable.» Et, sans quitter Antipas, il pénétra, derrière lui, dans un appartement obscur. Le jour tombait par un grillage, se développant tout du long sous la corniche. Les murailles étaient peintes d'une couleur grenat, presque noire. Dans le fond s'étalait un lit d'ébène, avec des sangles en peau de bœuf. Un bouclier d'or, au-dessus, luisait comme un soleil. Antipas traversa toute la salle, se coucha sur le lit. Phanuel était debout. Il leva son bras, et dans une attitude inspirée: «Le Très-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann en est un. Si tu l'opprimes, tu seras châtié. --C'est lui qui me persécute! s'écria Antipas. Il a voulu de moi une action impossible. Depuis ce temps-là il me déchire. Et je n'étais pas dur, au commencement! Il a même dépêché de Machærous des hommes qui bouleversent mes provinces. Malheur à sa vie! Puisqu'il m'attaque, je me défends! --Ses colères ont trop de violence, répliqua Phanuel. N'importe! Il faut le délivrer. --On ne relâche pas les bêtes furieuses!» dit le tétrarque. L'Essénien répondit: «Ne t'inquiète plus! Il ira chez les Arabes, les Gaulois, les Scythes. Son œuvre doit s'étendre jusqu'au bout de la terre!» Antipas semblait perdu dans une vision. «Sa puissance est forte!... Malgré moi, je l'aime! --Alors, qu'il soit libre?» Le tétrarque hocha la tête. Il craignait Hérodias, Mannaëi et l'inconnu. Phanuel tâcha de le persuader, en alléguant, pour garantie de ses projets, la soumission des Esséniens aux rois. On respectait ces hommes pauvres, indomptables par les supplices, vêtus de lin, et qui lisaient l'avenir dans les étoiles. Antipas se rappela un mot de lui tout à l'heure. «Quelle est cette chose que tu m'annonçais comme importante?» Un nègre survint. Son corps était blanc de poussière. Il râlait et ne put que dire: «Vitellius! --Comment? il arrive? --Je l'ai vu. Avant trois heures, il est ici!» Les portières des corridors furent agitées comme par le vent. Une rumeur emplit le château, un vacarme de gens qui couraient, de meubles qu'on traînait, d'argenteries s'écroulant; et, du haut des tours, des buccins sonnaient, pour avertir les esclaves dispersés. II Les remparts étaient couverts de monde quand Vitellius entra dans la cour. Il s'appuyait sur le bras de son interprète, suivi d'une grande litière rouge ornée de panaches et de miroirs, ayant la toge, le laticlave, les brodequins d'un consul et des licteurs autour de sa personne. Ils plantèrent contre la porte leurs douze faisceaux, des baguettes reliées par une courroie avec une hache dans le milieu. Alors, tous frémirent devant la majesté du peuple romain. La litière, que huit hommes manœuvraient, s'arrêta. Il en sortit un adolescent, le ventre gros, la face bourgeonnée, des perles le long des doigts. On lui offrit une coupe pleine de vin et d'aromates. Il la but et en réclama une seconde. Le tétrarque était tombé aux genoux du proconsul, chagrin, disait-il, de n'avoir pas connu plus tôt la faveur de sa présence. Autrement, il eût ordonné sur les routes tout ce qu'il fallait pour les Vitellius. Ils descendaient de la déesse Vitellia. Une voie, menant du Janicule à la mer, portait encore leur nom. Les questures, les consulats étaient innombrables dans la famille; et quant à Lucius, maintenant son hôte, on devait le remercier comme vainqueur des Clites et père de ce jeune Aulus, qui semblait revenir dans son domaine, puisque l'Orient était la patrie des dieux. Ces hyperboles furent exprimées en latin. Vitellius les accepta impassiblement. Il répondit que le grand Hérode suffisait à la gloire d'une nation. Les Athéniens lui avaient donné la surintendance des jeux Olympiques. Il avait bâti des temples en l'honneur d'Auguste, été patient, ingénieux, terrible, et fidèle toujours aux Césars. Entre les colonnes à chapiteaux d'airain, on aperçut Hérodias qui s'avançait d'un air d'impératrice, au milieu de femmes et d'eunuques tenant sur des plateaux de vermeil des parfums allumés. Le proconsul fit trois pas à sa rencontre; et, l'ayant saluée d'une inclinaison de tête: «Quel bonheur! s'écria-t-elle, que désormais Agrippa, l'ennemi de Tibère, fût dans l'impossibilité de nuire!» Il ignorait l'événement, elle lui parut dangereuse; et comme Antipas jurait qu'il ferait tout pour l'empereur, Vitellius ajouta: «Même au détriment des autres?» Il avait tiré des otages du roi des Parthes, et l'empereur n'y songeait plus; car Antipas, présent à la conférence, pour se faire valoir, en avait tout de suite expédié la nouvelle. De là, une haine profonde et les retards à fournir des secours. Le tétrarque balbutia. Mais Aulus dit en riant: «Calme-toi, je te protège!» Le proconsul feignit de n'avoir pas entendu. La fortune du père dépendait de la souillure du fils; et cette fleur des fanges de Caprée lui procurait des bénéfices tellement considérables, qu'il l'entourait d'égards, tout en se méfiant, parce qu'elle était vénéneuse. Un tumulte s'éleva sous la porte. On introduisait une file de mules blanches, montées par des personnages en costume de prêtres. C'étaient des Sadducéens et des Pharisiens, que la même ambition poussait à Machærous, les premiers voulant obtenir la sacrificature, et les autres la conserver. Leurs visages étaient sombres, ceux des Pharisiens surtout, ennemis de Rome et du tétrarque. Les pans de leur tunique les embarrassaient dans la cohue, et leur tiare chancelait à leur front par-dessus des bandelettes de parchemin, où des écritures étaient tracées. Presque en même temps, arrivèrent des soldats de l'avant-garde. Ils avaient mis leurs boucliers dans des sacs, par précaution contre la poussière; et derrière eux était Marcellus, lieutenant du proconsul, avec des publicains serrant sous leurs aisselles des tablettes de bois. Antipas nomma les principaux de son entourage: Tolmaï, Kanthera, Séhon, Ammonius d'Alexandrie, qui lui achetait de l'asphalte, Naâmann, capitaine de ses vélites, Iaçim le Babylonien. Vitellius avait remarqué Mannaëi. «Celui-là, qu'est-ce donc?» Le tétrarque fit comprendre, d'un geste, que c'était le bourreau. Puis, il présenta les Sadducéens. Jonathas, un petit homme libre d'allures et parlant grec, supplia le maître de les honorer d'une visite à Jérusalem. Il s'y rendrait probablement. Éléazar, le nez crochu et la barbe longue, réclama pour les Pharisiens le manteau du grand prêtre détenu dans la tour Antonia par l'autorité civile. Ensuite, les Galiléens dénoncèrent Ponce-Pilate. A l'occasion d'un fou qui cherchait les vases d'or de David dans une caverne, près de Samarie, il avait tué des habitants; et tous parlaient à la fois, Mannaëi plus violemment que les autres. Vitellius affirma que les criminels seraient punis. Des vociférations éclatèrent en face d'un portique, où les soldats avaient suspendu leurs boucliers. Les housses étant défaites, on voyait sur les _umbo_ la figure de César. C'était pour les Juifs une idolâtrie. Antipas les harangua, pendant que Vitellius, dans la colonnade, sur un siège élevé, s'étonnait de leur fureur. Tibère avait eu raison d'en exiler quatre cents en Sardaigne. Mais chez eux ils étaient forts, et il commanda de retirer les boucliers. Alors, ils entourèrent le proconsul, en implorant des réparations d'injustice, des privilèges, des aumônes. Les vêtements étaient déchirés, on s'écrasait; et, pour faire de la place, des esclaves avec des bâtons frappaient de droite et de gauche. Les plus voisins de la porte descendirent sur le sentier, d'autres le montaient; ils refluèrent; deux courants se croisaient dans cette masse d'hommes qui oscillait, comprimée par l'enceinte des murs. Vitellius demanda pourquoi tant de monde. Antipas en dit la cause: le festin de son anniversaire; et il montra plusieurs de ses gens, qui, penchés sur les créneaux, halaient d'immenses corbeilles de viandes, de fruits, de légumes, des antilopes et des cigognes, de larges poissons couleur d'azur, des raisins, des pastèques, des grenades élevées en pyramides. Aulus n'y tint pas. Il se précipita vers les cuisines, emporté par cette goinfrerie qui devait surprendre l'univers. En passant près d'un caveau, il aperçut des marmites pareilles à des cuirasses. Vitellius vint les regarder et exigea qu'on lui ouvrît les chambres souterraines de la forteresse. Elles étaient taillées dans le roc en hautes voûtes, avec des piliers de distance en distance. La première contenait de vieilles armures; mais la seconde regorgeait de piques, et qui allongeaient toutes leurs pointes, émergeant d'un bouquet de plumes. La troisième semblait tapissée en nattes de roseaux, tant les flèches minces étaient perpendiculairement les unes à côté des autres. Des lames de cimeterres couvraient les parois de la quatrième. Au milieu de la cinquième, des rangs de casques faisaient, avec leurs crêtes, comme un bataillon de serpents rouges. On ne voyait dans la sixième que des carquois; dans la septième, que des cnémides; dans la huitième, que des brassards; dans les suivantes, des fourches, des grappins, des échelles, des cordages, jusqu'à des mâts pour les catapultes, jusqu'à des grelots pour le poitrail des dromadaires! et comme la montagne allait en s'élargissant vers sa base, évidée à l'intérieur telle qu'une ruche d'abeilles, au-dessous de ces chambres il y en avait de plus nombreuses, et d'encore plus profondes. Vitellius, Phinées, son interprète, et Sisenna, le chef des publicains, les parcouraient à la lumière des flambeaux, que portaient trois eunuques. On distinguait dans l'ombre des choses hideuses inventées par les barbares: casse-têtes garnis de clous, javelots empoisonnant les blessures, tenailles qui ressemblaient à des mâchoires de crocodiles; enfin le tétrarque possédait dans Machærous des munitions de guerre pour quarante mille hommes. Il les avait rassemblées en prévision d'une alliance de ses ennemis. Mais le proconsul pouvait croire ou dire que c'était pour combattre les Romains, et il cherchait des explications. Elles n'étaient pas à lui; beaucoup servaient à se défendre des brigands; d'ailleurs il en fallait contre les Arabes; ou bien, tout cela avait appartenu à son père. Et, au lieu de marcher derrière le proconsul, il allait devant, à pas rapides. Puis il se rangea le long du mur, qu'il masquait de sa toge, avec ses deux coudes écartés; mais le haut d'une porte dépassait sa tête. Vitellius la remarqua et voulut savoir ce qu'elle enfermait. Le Babylonien pouvait seul l'ouvrir. «Appelle le Babylonien!» On l'attendit. Son père était venu des bords de l'Euphrate s'offrir au grand Hérode, avec cinq cents cavaliers, pour défendre les frontières orientales. Après le partage du royaume, Iaçim était demeuré chez Philippe et maintenant servait Antipas. Il se présenta, un arc sur l'épaule, un fouet à la main. Des cordons multicolores serraient étroitement ses jambes torses. Ses gros bras sortaient d'une tunique sans manches, et un bonnet de fourrure ombrageait sa mine, dont la barbe était frisée en anneaux. D'abord, il eut l'air de ne pas comprendre l'interprète. Mais Vitellius lança un coup d'œil à Antipas, qui répéta tout de suite son commandement. Alors Iaçim appliqua ses deux mains contre la porte. Elle glissa dans le mur. Un souffle d'air chaud s'exhala des ténèbres. Une allée descendait en tournant; ils la prirent et arrivèrent au seuil d'une grotte, plus étendue que les autres souterrains. Une arcade s'ouvrait au fond sur le précipice, qui de ce côté-là défendait la citadelle. Un chèvrefeuille, se cramponnant à la voûte, laissait retomber ses fleurs en pleine lumière. A ras du sol, un filet d'eau murmurait. Des chevaux blancs étaient là, une centaine peut-être, et qui mangeaient de l'orge sur une planche au niveau de leur bouche. Ils avaient tous la crinière peinte en bleu, les sabots dans des mitaines de sparterie, et les poils d'entre les oreilles bouffant sur le frontal, comme une perruque. Avec leur queue très longue, ils se battaient mollement les jarrets. Le proconsul en resta muet d'admiration. C'étaient de merveilleuses bêtes, souples comme des serpents, légères comme des oiseaux. Elles partaient avec la flèche du cavalier, renversaient les hommes en les mordant au ventre, se tiraient de l'embarras des rochers, sautaient par-dessus des abîmes, et pendant tout un jour continuaient dans les plaines leur galop frénétique; un mot les arrêtait. Dès que Iaçim entra, elles vinrent à lui, comme des moutons quand paraît le berger; et, avançant leur encolure, elles le regardaient inquiètes avec leurs yeux d'enfant. Par habitude, il lança du fond de sa gorge un cri rauque qui les mit en gaieté; et elles se cabraient, affamées d'espace, demandant à courir. Antipas, de peur que Vitellius ne les enlevât, les avait emprisonnées dans cet endroit, spécial pour les animaux, en cas de siège. «L'écurie est mauvaise, dit le proconsul, et tu risques de les perdre! Fais l'inventaire, Sisenna!» Le publicain retira une tablette de sa ceinture, compta les chevaux et les inscrivit. Les agents des compagnies fiscales corrompaient les gouverneurs pour piller les provinces. Celui-là flairait partout, avec sa mâchoire de fouine et ses paupières clignotantes. Enfin, on remonta dans la cour. Des rondelles de bronze au milieu des pavés, çà et là, couvraient les citernes. Il en observa une, plus grande que les autres, et qui n'avait pas sous les talons leur sonorité. Il les frappa toutes alternativement, puis hurla, en piétinant: «Je l'ai! je l'ai! C'est ici le trésor d'Hérode!» La recherche de ses trésors était une folie des Romains. Ils n'existaient pas, jura le tétrarque. Cependant, qu'y avait-il là-dessous? «Rien! un homme, un prisonnier. --Montre-le!» dit Vitellius. Le tétrarque n'obéit pas; les Juifs auraient connu son secret. Sa répugnance à ouvrir la rondelle impatientait Vitellius. «Enfoncez-la!» cria-t-il aux licteurs. Mannaëi avait deviné ce qui les occupait. Il crut, en voyant une hache, qu'on allait décapiter Iaokanann, et il arrêta le licteur au premier coup sur la plaque, insinua entre elle et les pavés une manière de crochet, puis, roidissant ses longs bras maigres, la souleva doucement, elle s'abattit; tous admirèrent la force de ce vieillard. Sous le couvercle doublé de bois, s'étendait une trappe de même dimension. D'un coup de poing, elle se replia en deux panneaux; on vit alors un trou, une fosse énorme que contournait un escalier sans rampe; et ceux qui se penchèrent sur le bord aperçurent au fond quelque chose de vague et d'effrayant. Un être humain était couché par terre, sous de longs cheveux se confondant avec les poils de bête qui garnissaient son dos. Il se leva. Son front touchait à une grille horizontalement scellée; et, de temps à autre, il disparaissait dans les profondeurs de son antre. Le soleil faisait briller la pointe des tiares, le pommeau des glaives, chauffait à outrance les dalles; et des colombes, s'envolant des frises, tournoyaient au-dessus de la cour. C'était l'heure où Mannaëi ordinairement leur jetait du grain. Il se tenait accroupi devant le tétrarque, qui était debout près de Vitellius. Les Galiléens, les prêtres, les soldats, formaient un cercle par derrière; tous se taisaient, dans l'angoisse de ce qui allait arriver. Ce fut d'abord un grand soupir, poussé d'une voix caverneuse. Hérodias l'entendit à l'autre bout du palais. Vaincue par une fascination, elle traversa la foule, et elle écoutait, une main sur l'épaule de Mannaëi, le corps incliné. La voix s'éleva: «Malheur à vous, Pharisiens et Sadducéens, race de vipères, outres gonflées, cimbales retentissantes!» On avait reconnu Iaokanann. Son nom circulait. D'autres accoururent. «Malheur à toi, ô peuple! et aux traîtres de Juda, aux ivrognes d'Éphraïm, à ceux qui habitent la vallée grasse, et que les vapeurs du vin font chanceler! «Qu'ils se dissipent comme l'eau qui s'écoule, comme la limace qui se fond en marchant, comme l'avorton d'une femme qui ne voit pas le soleil. «Il faudra, Moab, te réfugier dans les cyprès comme les passereaux, dans les cavernes comme les gerboises. Les portes des forteresses seront plus vite brisées que des écailles de noix, les murs crouleront, les villes brûleront, et le fléau de l'Éternel ne s'arrêtera pas. Il retournera vos membres dans votre sang, comme de la laine dans la cuve d'un teinturier. Il vous déchirera comme une herse neuve; il répandra sur les montagnes tous les morceaux de votre chair!» De quel conquérant parlait-il? Était-ce de Vitellius? Les Romains seuls pouvaient produire cette extermination. Des plaintes s'échappaient: «Assez! assez! qu'il finisse!» Il continua, plus haut: «Auprès du cadavre de leurs mères, les petits enfants se traîneront sur les cendres. On ira, la nuit, chercher son pain à travers les décombres, au hasard des épées. Les chacals s'arracheront des ossements sur les places publiques, où le soir les vieillards causaient. Tes vierges, en avalant leurs pleurs, joueront de la cithare dans les festins de l'étranger, et tes fils les plus braves baisseront leur échine, écorchée par des fardeaux trop lourds!» Le peuple revoyait les jours de son exil, toutes les catastrophes de son histoire. C'étaient les paroles des anciens prophètes. Iaokanann les envoyait, comme de grands coups, l'une après l'autre. Mais la voix se fit douce, harmonieuse, chantante. Il annonçait un affranchissement, des splendeurs au ciel, le nouveau-né un bras dans la caverne du dragon, l'or à la place de l'argile, le désert s'épanouissant comme une rose: «Ce qui maintenant vaut soixante kiccars ne coûtera pas une obole. Des fontaines de lait jailliront des rochers; on s'endormira dans les pressoirs le ventre plein! Quand viendras-tu, toi que j'espère? D'avance, tous les peuples s'agenouillent, et ta domination sera éternelle, Fils de David!» Le tétrarque se rejeta en arrière, l'existence d'un fils de David l'outrageant comme une menace. Iaokanann l'invectiva pour sa royauté. «Il n'y a pas d'autre roi que l'Éternel!» et pour ses jardins, pour ses statues, pour ses meubles d'ivoire, comme l'impie Achab! Antipas brisa la cordelette du cachet suspendu à sa poitrine et le lança dans la fosse, en lui commandant de se taire. La voix répondit: «Je crierai comme un ours, comme un âne sauvage, comme une femme qui enfante! «Le châtiment est déjà dans ton inceste. Dieu t'afflige de la stérilité du mulet!» Et des rires s'élevèrent, pareils au clapotement des flots. Vitellius s'obstinait à rester. L'interprète, d'un ton impassible, redisait, dans la langue des Romains, toutes les injures que Iaokanann rugissait dans la sienne. Le tétrarque et Hérodias étaient forcés de les subir deux fois. Il haletait, pendant qu'elle observait, béante, le fond du puits. L'homme effroyable se renversa la tête et, empoignant les barreaux, y colla son visage, qui avait l'air d'une broussaille, où étincelaient deux charbons: «Ah! c'est toi, Iézabel! «Tu as pris son cœur avec le craquement de ta chaussure. Tu hennissais comme une cavale. Tu as dressé ta couche sur les monts pour accomplir tes sacrifices! «Le Seigneur arrachera tes pendants d'oreilles, tes robes de pourpre, tes voiles de lin, les anneaux de tes bras, les bagues de tes pieds, et les petits croissants d'or qui tremblent sur ton front, tes miroirs d'argent, tes éventails en plumes d'autruche, les patins de nacre qui haussent ta taille, l'orgueil de tes diamants, les senteurs de tes cheveux, la peinture de tes ongles, tous les artifices de ta mollesse; et les cailloux manqueront pour lapider l'adultère!» Elle chercha du regard une défense autour d'elle. Les Pharisiens baissaient hypocritement leurs yeux. Les Sadducéens tournaient la tête, craignant d'offenser le proconsul. Antipas paraissait mourir. La voix grossissait, se développait, roulait avec des déchirements de tonnerre, et, l'écho dans la montagne la répétant, elle foudroyait Machærous d'éclats multipliés. «Étale-toi dans la poussière, fille de Babylone! Fais moudre la farine! Ote ta ceinture, détache ton soulier, trousse-toi, passe les fleuves! ta honte sera découverte, ton opprobre sera vu! tes sanglots te briseront les dents! L'Éternel exècre la puanteur de tes crimes! Maudite! maudite! Crève comme une chienne!» La trappe se ferma, le couvercle se rabattit. Mannaëi voulait étrangler Iaokanann. Hérodias disparut. Les Pharisiens étaient scandalisés. Antipas, au milieu d'eux, se justifiait. «Sans doute, reprit Éléazar, il faut épouser la femme de son frère; mais Hérodias n'était pas veuve, et de plus elle avait un enfant, ce qui constituait l'abomination. --Erreur! erreur! objecta le Sadducéen Jonathas. La loi condamne ces mariages, sans les proscrire absolument. --N'importe! On est pour moi bien injuste! disait Antipas, car, enfin, Absalon a couché avec les femmes de son père, Juda avec sa bru, Ammon avec sa sœur, Loth avec ses filles.» Aulus, qui venait de dormir, reparut à ce moment-là. Quand il fut instruit de l'affaire, il approuva le tétrarque. On ne devait point se gêner pour de pareilles sottises, et il riait beaucoup du blâme des prêtres et de la fureur de Iaokanann. Hérodias, au milieu du perron, se retourna vers lui. «Tu as tort, mon maître! Il ordonne au peuple de refuser l'impôt. --Est-ce vrai?» demanda tout de suite le publicain. Les réponses furent généralement affirmatives. Le tétrarque les renforçait. Vitellius songea que le prisonnier pouvait s'enfuir; et comme la conduite d'Antipas lui semblait douteuse, il établit des sentinelles aux portes, le long des murs et dans la cour. Ensuite, il alla vers son appartement. Les députations des prêtres l'accompagnèrent. Sans aborder la question de la sacrificature, chacune émettait ses griefs. Tous l'obsédaient. Il les congédia. Jonathas le quittait, quand il aperçut, dans un créneau, Antipas causant avec un homme à longs cheveux et en robe blanche, un Essénien; et il regretta de l'avoir soutenu. Une réflexion avait consolé le tétrarque. Iaokanann ne dépendait plus de lui; les Romains s'en chargeaient. Quel soulagement! Phanuel se promenait alors sur le chemin de ronde. Il l'appela, et désignant les soldats: «Ils sont les plus forts! je ne peux le délivrer! ce n'est pas ma faute!» La cour était vide. Les esclaves se reposaient. Sur la rougeur du ciel, qui enflammait l'horizon, les moindres objets perpendiculaires se détachaient en noir. Antipas distingua les salines à l'autre bout de la mer Morte et ne voyait plus les tentes des Arabes. Sans doute ils étaient partis. La lune se levait; un apaisement descendait dans son cœur. Phanuel, accablé, restait le menton sur la poitrine. Enfin, il révéla ce qu'il avait à dire. Depuis le commencement du mois, il étudiait le ciel avant l'aube, la constellation de Persée se trouvant au zénith. Agalah se montrait à peine, Algol brillait moins, Mira-Cœti avait disparu; d'où il augurait la mort d'un homme considérable, cette nuit même, dans Machærous. Lequel? Vitellius était trop bien entouré. On n'exécuterait pas Iaokanann. «C'est donc moi», pensa le tétrarque. Peut-être que les Arabes allaient revenir? Le proconsul découvrirait ses relations avec les Parthes! Des sicaires de Jérusalem escortaient les prêtres; ils avaient sous leurs vêtements des poignards, et le tétrarque ne doutait pas de la science de Phanuel. Il eut l'idée de recourir à Hérodias. Il la haïssait pourtant. Mais elle lui donnerait du courage, et tous les liens n'étaient pas rompus de l'ensorcellement qu'il avait autrefois subi. Quand il entra dans sa chambre, du cinnamome fumait sur une vasque de porphyre, et des poudres, des onguents, des étoffes pareilles à des nuages, des broderies plus légères que des plumes, étaient dispersés. Il ne dit pas la prédiction de Phanuel ni sa peur des Juifs et des Arabes; elle l'eût accusé d'être lâche. Il parla seulement des Romains; Vitellius ne lui avait rien confié de ses projets militaires. Il le supposait ami de Caïus, que fréquentait Agrippa; et il serait envoyé en exil, ou peut-être on l'égorgerait. Hérodias, avec une indulgence dédaigneuse, tâcha de le rassurer. Enfin, elle tira d'un petit coffre une médaille bizarre, ornée du profil de Tibère. Cela suffisait à faire pâlir les licteurs et fondre les accusations. Antipas, ému de reconnaissance, lui demanda comment elle l'avait. «On me l'a donnée», reprit-elle. Sous une portière en face, un bras nu s'avança, un bras jeune, charmant et comme tourné dans l'ivoire par Polyclète. D'une façon un peu gauche et cependant gracieuse, il ramait dans l'air, pour saisir une tunique oubliée sur une escabelle près de la muraille. Une vieille femme la passa doucement, en écartant le rideau. Le tétrarque eut un souvenir, qu'il ne pouvait préciser. «Cette esclave est-elle à toi? --Que t'importe?» répondit Hérodias. III Les convives emplissaient la salle du festin. Elle avait trois nefs, comme une basilique, et que séparaient des colonnes en bois d'algumim, avec des chapiteaux de bronze couverts de sculptures. Deux galeries à claire-voie s'appuyaient dessus; et une troisième en filigrane d'or se bombait au fond, vis-à-vis d'un cintre énorme, qui s'ouvrait à l'autre bout. Des candélabres, brûlant sur les tables alignées dans toute la longueur du vaisseau, faisaient des buissons de feux, entre les coupes de terre peinte et les plats de cuivre, les cubes de neige, les monceaux de raisin; mais ces clartés rouges se perdaient progressivement, à cause de la hauteur du plafond; et des points lumineux brillaient, comme des étoiles, la nuit, à travers des branches. Par l'ouverture de la grande baie, on apercevait des flambeaux sur les terrasses des maisons; car Antipas fêtait ses amis, son peuple, et tous ceux qui s'étaient présentés. Des esclaves, alertes comme des chiens et les orteils dans des sandales de feutre, circulaient, en portant des plateaux. La table proconsulaire occupait, sous la tribune dorée, une estrade en planches de sycomore. Des tapis de Babylone l'enfermaient dans une espèce de pavillon. Trois lits d'ivoire, un en face et deux sur les flancs, contenaient Vitellius, son fils et Antipas; le proconsul étant près de la porte, à gauche, Aulus à droite, le tétrarque au milieu. Il avait un lourd manteau noir, dont la trame disparaissait sous des applications de couleur, du fard aux pommettes, la barbe en éventail, et de la poudre d'azur dans ses cheveux, serrés par un diadème de pierreries. Vitellius gardait son baudrier de pourpre, qui descendait en diagonale sur une toge de lin. Aulus s'était fait nouer dans le dos les manches de sa robe en soie violette, lamée d'argent. Les boudins de sa chevelure formaient des étages, et un collier de saphirs étincelait à sa poitrine, grasse et blanche comme celle d'une femme. Près de lui, sur une natte et jambes croisées, se tenait un enfant très beau, qui souriait toujours. Il l'avait vu dans les cuisines, ne pouvait plus s'en passer, et, ayant peine à retenir son nom chaldéen, l'appelait simplement: «l'Asiatique». De temps à autre, il s'étalait sur le triclinium. Alors, ses pieds nus dominaient l'assemblée. De ce côté-là, il y avait les prêtres et les officiers d'Antipas, des habitants de Jérusalem, les principaux des villes grecques; et, sous le proconsul: Marcellus avec les publicains, des amis du tétrarque, les personnages de Kana, Ptolémaïde, Jéricho; puis, pêle-mêle, des montagnards du Liban, et les vieux soldats d'Hérode: douze Thraces, un Gaulois, deux Germains, des chasseurs de gazelles, des pâtres de l'Idumée, le sultan de Palmyre, des marins d'Éziongaber. Chacun avait devant soi une galette de pâte molle, pour s'essuyer les doigts; et les bras, s'allongeant comme des cous de vautour, prenaient des olives, des pistaches, des amandes. Toutes les figures étaient joyeuses, sous des couronnes de fleurs. Les Pharisiens les avaient repoussées comme indécence romaine. Ils frissonnèrent quand on les aspergea de galbanum et d'encens, composition réservée aux usages du Temple. Aulus en frotta son aisselle; et Antipas lui en promit tout un chargement, avec trois couffes de ce véritable baume, qui avait fait convoiter la Palestine à Cléopâtre. Un capitaine de sa garnison de Tibériade, survenu tout à l'heure, s'était placé derrière lui, pour l'entretenir d'événements extraordinaires. Mais son attention était partagée entre le proconsul et ce qu'on disait aux tables voisines. On y causait de Iaokanann et des gens de son espèce; Simon de Gittoï lavait les péchés avec du feu. Un certain Jésus... «Le pire de tous, s'écria Éléazar. Quel infâme bateleur!» Derrière le tétrarque, un homme se leva, pâle comme la bordure de sa chlamyde. Il descendit l'estrade, et, interpellant les Pharisiens: «Mensonge! Jésus fait des miracles!» Antipas désirait en voir. «Tu aurais dû l'amener! Renseigne-nous!» Alors il conta que lui, Jacob, ayant une fille malade, s'était rendu à Capharnaüm, pour supplier le Maître de vouloir la guérir. Le Maître avait répondu: «Retourne chez toi, elle est guérie!» Et il l'avait trouvée sur le seuil, étant sortie de sa couche quand le gnomon du palais marquait la troisième heure, l'instant même où il abordait Jésus. Certainement, objectèrent les Pharisiens, il existait des pratiques, des herbes puissantes! Ici même, à Machærous, quelquefois on trouvait le baaras qui rend invulnérable; mais guérir sans voir ni toucher était une chose impossible, à moins que Jésus n'employât les démons. Et les amis d'Antipas, les principaux de la Galilée, reprirent, en hochant la tête: «Les démons, évidemment.» Jacob, debout entre leur table et celle des prêtres, se taisait d'une manière hautaine et douce. Ils le sommaient de parler:--«Justifie son pouvoir!» Il courba les épaules, et à voix basse, lentement, comme effrayé de lui-même: «Vous ne savez donc pas que c'est le Messie?» Tous les prêtres se regardèrent; et Vitellius demanda l'explication du mot. Son interprète fut une minute avant de répondre. Ils appelaient ainsi un libérateur qui leur apporterait la jouissance de tous les biens et la domination de tous les peuples. Quelques-uns même soutenaient qu'il fallait compter sur deux. Le premier serait vaincu par Gog et Magog, des démons du Nord; mais l'autre exterminerait le Prince du Mal; et, depuis des siècles, ils l'attendaient à chaque minute. Les prêtres s'étant concertés, Éléazar prit la parole. D'abord le Messie serait enfant de David, et non d'un charpentier; il confirmerait la loi. Ce Nazaréen l'attaquait; et, argument plus fort, il devait être précédé de la venue d'Élie. Jacob répliqua: «Mais il est venu, Élie! --Élie! Élie!» répéta la foule, jusqu'à l'autre bout de la salle. Tous, par l'imagination, apercevaient un vieillard sous un vol de corbeaux, la foudre allumant un autel, des pontifes idolâtres jetés aux torrents; et les femmes, dans les tribunes, songeaient à la veuve de Sarepta. Jacob s'épuisait à redire qu'il le connaissait! Il l'avait vu! et le peuple aussi! «Son nom?» Alors, il cria de toutes ses forces: «Iaokanann!» Antipas se renversa comme frappé en pleine poitrine. Les Saducéens avaient bondi sur Jacob. Éléazar pérorait, pour se faire écouter. Quand le silence fut rétabli, il drapa son manteau, et comme un juge posa des questions. «Puisque le prophète est mort...» Des murmures l'interrompirent. On croyait Élie disparu seulement. Il s'emporta contre la foule, et, continuant son enquête: «Tu penses qu'il est ressuscité? --Pourquoi pas?» dit Jacob. Les Saducéens haussèrent les épaules; Jonathas, écarquillant ses petits yeux, s'efforçait de rire comme un bouffon. Rien de plus sot que la prétention du corps à la vie éternelle; et il déclama, pour le proconsul, ce vers d'un poète contemporain: _Nec crescit, nec post mortem durare videtur._ Mais Aulus était penché au bord du triclinium, le front en sueur, le visage vert, les poings sur l'estomac. Les Saducéens feignirent un grand émoi;--le lendemain, la sacrificature leur fut rendue.--Antipas étalait du désespoir; Vitellius demeurait impassible. Ses angoisses étaient pourtant violentes; avec son fils, il perdait sa fortune. Aulus n'avait pas fini de se faire vomir, qu'il voulut remanger. «Qu'on me donne de la râpure de marbre, du schiste de Naxos, de l'eau de mer, n'importe quoi! Si je prenais un bain?» Il croqua de la neige, puis, ayant balancé entre une terrine de Commagène et des merles roses, se décida pour des courges au miel. L'Asiatique le contemplait, cette faculté d'engloutissement dénotant un être prodigieux et d'une race supérieure. On servit des rognons de taureau, des loirs, des rossignols, des hachis dans des feuilles de pampre; et les prêtres discutaient sur la résurrection. Ammonius, élève de Philon le Platonicien, les jugeait stupides, et le disait à des Grecs qui se moquaient des oracles. Marcellus et Jacob s'étaient joints. Le premier narrait au second le bonheur qu'il avait ressenti sous le baptême de Mithra, et Jacob l'engageait à suivre Jésus. Les vins de palme et de tamaris, ceux de Safet et de Byblos, coulaient des amphores dans les cratères, des cratères dans les coupes, des coupes dans les gosiers; on bavardait, les cœurs s'épanchaient. Iaçim, bien que Juif, ne cachait plus son admiration des planètes. Un marchand d'Aphaka ébahissait des nomades, en détaillant les merveilles du temple d'Hiérapolis; et ils demandaient combien coûterait le pèlerinage. D'autres tenaient à leur religion natale. Un Germain presque aveugle chantait un hymne célébrant ce promontoire de la Scandinavie, où les dieux apparaissent avec les rayons de leurs figures; et des gens de Sichem ne mangèrent pas de tourterelles, par déférence pour la colombe Azima. Plusieurs causaient debout, au milieu de la salle; et la vapeur des haleines avec les fumées des candélabres faisait un brouillard dans l'air. Phanuel passa le long des murs. Il venait encore d'étudier le firmament, mais n'avançait pas jusqu'au tétrarque, redoutant les taches d'huile qui, pour les Esséniens, étaient une grande souillure. Des coups retentirent contre la porte du château. On savait maintenant que Iaokanann s'y trouvait détenu. Des hommes avec des torches grimpaient le sentier; une masse noire fourmillait dans le ravin; et ils hurlaient de temps à autre: «Iaokanann! Iaokanann! --Il dérange tout! dit Jonathas. --On n'aura plus d'argent, s'il continue! ajoutèrent les Pharisiens.» Et des récriminations partaient: «Protège-nous! --Qu'on en finisse! --Tu abandonnes la religion! --Impie comme les Hérode! --Moins que vous! répliqua Antipas. C'est mon père qui a édifié votre temple!» Alors, les Pharisiens, les fils des proscrits, les partisans de Matathias, accusèrent le tétrarque des crimes de sa famille. Ils avaient des crânes pointus, la barbe hérissée, des mains faibles et méchantes, ou la face camuse, de gros yeux ronds, l'air de bouledogues. Une douzaine, scribes et valets des prêtres, nourris par le rebut des holocaustes, s'élancèrent jusqu'au bas de l'estrade; et avec des couteaux ils menaçaient Antipas, qui les haranguait, pendant que les Saducéens le défendaient mollement. Il aperçut Mannaëi et lui fit signe de s'en aller, Vitellius indiquant par sa contenance que ces choses ne le regardaient pas. Les Pharisiens, restés sur leurs tricliniums, se mirent dans une fureur démoniaque. Ils brisèrent les plats devant eux. On leur avait servi le ragoût chéri de Mécène, de l'âne sauvage, une viande immonde. Aulus les railla à propos de la tête d'âne, qu'ils honoraient, disait-on, et débita d'autres sarcasmes sur leur antipathie du pourceau. C'était sans doute parce que cette grosse bête avait tué leur Bacchus, et ils aimaient trop le vin, puisqu'on avait découvert dans le Temple une vigne d'or. Les prêtres ne comprenaient pas ses paroles. Phinées, Galiléen d'origine, refusa de les traduire. Alors, sa colère fut démesurée, d'autant plus que l'Asiatique, pris de peur, avait disparu; et le repas lui déplaisait, les mets étant vulgaires, point déguisés suffisamment! Il se calma, en voyant des queues de brebis syriennes, qui sont des paquets de graisse. Le caractère des Juifs semblait hideux à Vitellius. Leur dieu pouvait bien être Moloch, dont il avait rencontré des autels sur la route; et les sacrifices d'enfants lui revinrent à l'esprit, avec l'histoire de l'homme qu'ils engraissaient mystérieusement. Son cœur de Latin était soulevé de dégoût par leur intolérance, leur rage iconoclaste, leur achoppement de brute. Le proconsul voulait partir; Aulus s'y refusa. La robe abaissée jusqu'aux hanches, il gisait derrière un monceau de victuailles, trop repu pour en prendre, mais s'obstinant à ne point les quitter. L'exaltation du peuple grandit. Ils s'abandonnèrent à des projets d'indépendance. On rappelait la gloire d'Israël. Tous les conquérants avaient été châtiés: Antigone, Crassus, Varus... «Misérables!» dit le proconsul; car il entendait le syriaque; son interprète ne servait qu'à lui donner du loisir pour répondre. Antipas, bien vite, tira la médaille de l'empereur, et, l'observant avec tremblement, il la présentait du côté de l'image. Les panneaux de la tribune d'or se déployèrent tout à coup; et à la splendeur des cierges, entre ses esclaves et des festons d'anémone, Hérodias apparut, coiffée d'une mitre assyrienne qu'une mentonnière attachait à son front; ses cheveux en spirales s'épandaient sur un péplos d'écarlate, fendu dans la longueur des manches. Deux monstres en pierre, pareils à ceux du trésor des Atrides, se dressant contre la porte, elle ressemblait à Cybèle accotée de ses lions; et du haut de la balustrade qui dominait Antipas, avec une patère à la main, elle cria: «Longue vie à César!» Cet hommage fut répété par Vitellius, Antipas et les prêtres. Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et d'admiration. Une jeune fille venait d'entrer. Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau. Un carré de soie gorge-pigeon, en couvrant les épaules, tenait aux reins par une ceinture d'orfèvrerie. Ses caleçons noirs étaient semés de mandragores, et d'une manière indolente, elle faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri. Sur le haut de l'estrade, elle retira son voile. C'était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse. Puis elle se mit à danser. Ses pieds passaient l'un devant l'autre, au rythme de la flûte et d'une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu'un, qui s'enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu'un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, et semblait prête à s'envoler. Les sons funèbres de la gingras remplacèrent les crotales. L'accablement avait suivi l'espoir. Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur, qu'on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. Les paupières entre-closes, elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins, et son visage demeurait immobile, et ses pieds n'arrêtaient pas. Vitellius la compara à Mnester, le pantomime. Aulus vomissait encore. Le tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias. Il crut la voir près des Saducéens. La vision s'éloigna. Ce n'était pas une vision. Elle avait fait instruire, loin de Machærous, Salomé sa fille, que le tétrarque aimerait; et l'idée était bonne. Elle en était sûre, maintenant! Puis, ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l'étoffe de son dos chatoyait; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d'invisibles étincelles qui enflammaient les hommes. Une harpe chanta; la multitude y répondit par des acclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher; et les nomades habitués à l'abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise. Ensuite, elle tourna autour de la table d'Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières; et d'une voix que des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait: «Viens! viens!» Elle tournait toujours; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait. Mais le tétrarque criait plus fort: «Viens! viens! Tu auras Capharnaüm! la plaine de Tibérias! mes citadelles! la moitié de mon royaume!» Elle se jeta sur les mains, les talons en l'air, parcourut ainsi l'estrade comme un grand scarabée; et s'arrêta, brusquement. Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l'épaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure, à une coudée du sol. Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc. Elle ne parlait pas. Ils se regardaient. Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut; et, en zézayant un peu, prononça ces mots, d'un air enfantin: «Je veux que tu me donnes dans un plat, la tête...» Elle avait oublié le nom, mais reprit en souriant: «La tête de Iaokanann!» Le tétrarque s'affaissa sur lui-même, écrasé. Il était contraint par sa parole, et le peuple attendait. Mais la mort qu'on lui avait prédite, en s'appliquant à un autre, peut-être détournerait la sienne? Si Iaokanann était véritablement Élie, il pourrait s'y soustraire; s'il ne l'était pas, le meurtre n'avait plus d'importance. Mannaëi était à ses côtés, et comprit son intention. Vitellius le rappela pour lui confier le mot d'ordre des sentinelles gardant la fosse. Ce fut un soulagement. Dans une minute, tout serait fini! Cependant, Mannaëi n'était guère prompt en besogne. Il rentra, mais bouleversé. Depuis quarante ans, il exerçait la fonction de bourreau. C'était lui qui avait noyé Aristobule, étranglé Alexandre, brûlé vif Matathias, décapité Zosime, Pappus, Joseph et Antipater; et il n'osait tuer Iaokanann! Ses dents claquaient, tout son corps tremblait. Il avait aperçu devant la fosse le Grand Ange des Samaritains, tout couvert d'yeux et brandissant un immense glaive, rouge, et dentelé comme une flamme. Deux soldats amenés en témoignage pouvaient le dire. Ils n'avaient rien vu, sauf un capitaine juif, qui s'était précipité sur eux, et qui n'existait plus. La fureur d'Hérodias dégorgea en un torrent d'injures populacières et sanglantes. Elle se cassa les ongles au grillage de la tribune, et les deux lions sculptés semblaient mordre ses épaules et rugir comme elle. Antipas l'imita, les prêtres, les soldats, les Pharisiens, tous réclamant une vengeance, et les autres, indignés qu'on retardât leur plaisir. Mannaëi sortit, en se cachant la face. Les convives trouvèrent le temps encore plus long que la première fois. On s'ennuyait. Tout à coup, un bruit de pas se répercuta dans les couloirs. Le malaise devenait intolérable. La tête entra;--et Mannaëi la tenait par les cheveux, au bout de son bras, fier des applaudissements. Quand il l'eut mise sur un plat, il l'offrit à Salomé. Elle monta lestement dans la tribune; plusieurs minutes après, la tête fut rapportée par cette vieille femme que le tétrarque avait distinguée le matin sur la plate-forme d'une maison, et tantôt dans la chambre d'Hérodias. Il se reculait pour ne pas la voir. Vitellius y jeta un regard indifférent. Mannaëi descendit l'estrade et l'exhiba aux capitaines romains, puis à tous ceux qui mangeaient de ce côté. Ils l'examinèrent. La lame aiguë de l'instrument, glissant du haut en bas, avait entamé la mâchoire. Une convulsion tirait les coins de la bouche. Du sang, caillé déjà, parsemait la barbe. Les paupières closes étaient blêmes comme des coquilles; et les candélabres à l'entour envoyaient des rayons. Elle arriva à la table des prêtres. Un Pharisien la retourna curieusement; et Mannaëi, l'ayant remise d'aplomb, la posa devant Aulus, qui en fut réveillé. Par l'ouverture de leurs cils, les prunelles mortes et les prunelles éteintes semblaient se dire quelque chose. Ensuite Mannaëi la présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les joues du tétrarque. Les flambeaux s'éteignaient. Les convives partirent; et il ne resta plus dans la salle qu'Antipas, les mains contre ses tempes, et regardant toujours la tête coupée, tandis que Phanuel, debout au milieu de la grande nef, murmurait des prières, les bras étendus. A l'instant où se levait le soleil, deux hommes, expédiés autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtemps espérée. Ils la confièrent à Phanuel, qui en eut un ravissement. Puis il leur montra l'objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin. Un des hommes lui dit: «Console-toi! Il est descendu chez les morts annoncer le Christ!» L'Essénien comprenait maintenant ces paroles: «Pour qu'il croisse, il faut que je diminue.» Et tous les trois, ayant pris la tête de Iaokanann, s'en allèrent du côté de la Galilée. Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement. NOTES =Alexandre=, =Antipater=, =Aristobule=, fils d'Hérode le Grand. =Antigone=, probablement le roi des Juifs qui, placé sur le trône par les Parthes, en fut renversé par Hérode le Grand que soutenait Antoine. =Antonia (Tour d').= Cette forteresse fut élevée à Jérusalem par Hérode le Grand, en l'honneur de Marc-Antoine. =Aphaka=, ancienne ville de la Syrie, où s'élevait un temple célèbre consacré à Vénus. =Ascalon=, l'une des cinq cités royales des Philistins, dans la Phénicie, sur les bords de la Méditerranée. =Azima.= «On a coutume de citer que les Samaritains ont rendu, sur Garizim, les honneurs divins à une colombe sous le nom d'Achima. C'est une inculpation juive qui n'est provenue sans doute que d'une fausse interprétation faite à dessein.» (Strauss. _Vie de Jésus_, t. Ier, 2e section, ch. II, § L.) =Baaras=, plante merveilleuse du Liban, qu'on prétendait invisible le jour et lumineuse la nuit, pouvant transmuer les métaux en or et détruire les sortilèges. =Batanée=, petite contrée de l'ancienne Palestine, à l'est du Jourdain. =Caïus=, surnommé Caligula. =Calamistré=, frisé, bouclé, lustré. =Calcédoine=, sorte d'agate que distingue une nébulosité laiteuse. =Capharnaüm=, ville commerçante située près du lac de Génésareth et de l'embouchure du Jourdain. =Clites=, peuples de la Cilicie contre lesquels, dit Plutarque, Vitellius envoya Tréballius avec quatre mille légionnaires, pour les contraindre à payer l'impôt qu'ils refusaient. =Couffes=, sorte de cabas ou de paniers pour l'emballage des marchandises. =Crassus=, le général romain, vainqueur de Spartacus, triumvir, et massacré en Syrie par les Parthes. =Crotales=, espèce de castagnettes consistant en une pièce mobile qui frappait sur une pièce fixe. =Edom=, surnom d'Esaü. =Endor=, petite ville de Palestine, au sud de Nazareth et près de laquelle, dans une grotte, habitait une pythonisse fameuse chez les Juifs. =Engaddi=, ville de Palestine, non loin de la mer Morte, et dont les environs étaient fertiles en vignes, en palmiers et en résines. =Esquol.= «Là se trouve la vallée d'_Escol_ (grappe), d'où les explorateurs qu'avait envoyés Moïse rapportèrent un pampre et une grappe de raisin que deux hommes portèrent sur un bâton... Là sont aussi les vignes d'Engaddi.» (S. Munk. _Palestine._) =Esséniens=, sectaires juifs qui ne sacrifiaient pas de victimes et dont la morale austère était conforme à celle que plus tard proclama l'Évangile. =Eziongaber= (épine dorsale du géant), sur la mer Rouge. =Galbanum=, gomme-résine graisseuse autrefois très employée. =Galaad=, contrée boisée et montagneuse à l'est du Jourdain. =Garizim=, montagne de l'ancienne Palestine, où les Samaritains avaient élevé un temple rival de celui de Jérusalem. =Gingras=, sorte de petites flûtes dont on se servait en Phénicie. =Hébron=, ville de Palestine autrefois très importante, au sud de Jérusalem; aujourd'hui Cabre-Ibrahim. =Hérode-Antipas=, fils d'Hérode le Grand, et nommé par Auguste tétrarque de Galilée. Ayant voulu se soustraire à la domination de Rome, il fut exilé par Caligula d'abord dans les Gaules, puis en Espagne, où il mourut obscurément avec Hérodiade ou Hérodias. =Hiérapolis= (ville sacrée), ville de l'ancienne Asie Mineure, dans la Phrygie, célèbre par ses temples païens et par ses eaux minérales. =Hircan=, ou Hyrcan, grand sacrificateur et roi des Juifs. Détrôné par son frère Aristobule et rétabli sur le trône par César, il fut de nouveau renversé par Antigone, fils d'Aristobule, puis mis à mort par Hérode. =Karmel=, ville de l'ancienne Palestine, non loin d'Hébron. =Laticlave=, tunique romaine portée seulement par les sénateurs et les premiers magistrats. =Machærous=, forteresse située à 60 stades du Jourdain, bâtie par Alexandre Jannée, rasée par Galinius et relevée par Hérode. C'est là que Jean-Baptiste fut décapité. Selon Seetjen, cette place existerait encore sous le nom de Mkaur, ou plutôt Om-Kaur. (S. Munk. _Palestine._) =Makkabi= (Macchabées), nom de sept frères martyrisés sous Antiochus Epiphane (vers l'an 168 av. J.-C.), pour avoir refusé de sacrifier aux idoles. =Mithra=, dieu suprême des anciens Perses, génie du bien, principe régénérateur et fécond. =Néhémias= (Néhémie), législateur hébreu, qui obtint d'Artaxerxès Longue-Main la permission d'aller rebâtir le temple de Jérusalem. Il rétablit la loi mosaïque dans sa pureté. =Pappus.= Il était mort sur le champ de bataille. Hérode lui fit couper la tête, qu'il envoya à Phéroas pour se venger de la mort de son frère. =Pharisiens=, sectaires juifs opposés aux Saducéens; ils professaient une plus grande sainteté de vie et un plus religieux attachement aux pratiques extérieures du culte. =Saducéens=, sectaires juifs qui niaient l'immortalité de l'âme et la résurrection, et se vantaient d'observer dans toutes leurs actions une exacte justice. =Sarepta.= «Alors la parole de l'Éternel lui fut adressée, disant: Lève-toi et va-t'en à Sarepta, et demeure là. Voici, j'ai commandé là à une femme veuve de t'y nourrir.» (_Rois_, liv. Ier, ch. XVII, vers. 8 à 24.) =Sichem=, ville de l'ancienne Palestine, au sud-est de la ville de Samarie. =Simon de Gittoï=, plus connu sous le nom de Simon le Magicien, personnage extraordinaire du village de Gitta, Gittou ou Gittoï, en Samarie. Il est parlé de lui au livre des Actes, VIII-5. (Voir Renan. _Les Apôtres_, p. 153.) =Sion=, l'une des montagnes de Jérusalem, ou cette ville même par extension. =Sorek=, torrent au nord-ouest de Jérusalem. =Tibérias= ou =Tibériade=, ville fondée par Hérode-Antipas, sur les bords du lac de Génésareth, et qu'il appela de ce nom, pour se concilier la faveur de Tibère. =Toge=, robe de laine longue et très ample que les Romains portaient par-dessus la tunique. =Triclinium=, lit sur lequel les Romains s'étendaient pour prendre leurs repas. =Umbo=, partie centrale et convexe du bouclier. =Varus=, le général romain fameux par la victoire remportée sur les Germains. =Yemen=, partie principale de l'Arabie heureuse des anciens. FIN DES TROIS CONTES. MÉLANGES AVIS En dehors des romans et des ouvrages dramatiques réunis dans notre édition, Gustave Flaubert n'a publié de son vivant que quelques pages: Une préface à un recueil posthume des derniers vers de son ami Louis Bouilhet. Une lettre adressée sous forme de brochure au conseil municipal de Rouen, à propos du monument commémoratif à élever au poète. Nous les donnons en tête de ces Mélanges. De plus, un article sur les pierres de Karnac a paru en 1858 dans _l'Artiste_. Il fait partie du Voyage en Bretagne, et il y reprend, dans notre édition, sa véritable place. Quelques pages écrites sur le Nil, intitulées par Flaubert: _A bord de la Cange_, parurent, après sa mort, en 1880, dans le _Gaulois_. Nous les publions également dans les ŒUVRES INÉDITES. Quant aux ŒUVRES INÉDITES elles-mêmes, elles appartiennent à des genres divers: histoire, voyages, romans, théâtre, critique, etc. Avant d'écrire _Madame Bovary_, Gustave Flaubert s'y était essayé et l'on aura une idée de l'étendue et de la variété de ces premiers travaux, dont il avait gardé les manuscrits, par la liste suivante de leurs titres: OPUSCULES HISTORIQUES La mort du duc de Guise, 1835. Chronique normande du Xe siècle, 1836. Deux mains sur une couronne, ou pendant le XVe siècle, 1836. Essai sur la lutte du sacerdoce et de l'empire, 1838. Rome et les Césars, 1839. VOYAGES Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne), 1847 (terminé). Diverses notes de voyages, aux Pyrénées, en Corse, en Espagne et en Orient, de 1840 à 1850. CONTES ET ROMANS La peste à Florence, conte, 1836. Rage et impuissance, conte, 1836. La femme du Monde, chant fantastique, 1836. Bibliomanie, conte, 1836. Un parfum à sentir. Conte philosophique, ou les Baladins, 1836. Rêve d'enfer, conte fantastique, 1837. Passion et vertu, conte philosophique, 1837 (terminé). La danse des morts, poème en prose, 1838 (terminé). Les funérailles du docteur Mathurin, ou pendant le XVe siècle, conte, 1839. Novembre, roman, 1842 (terminé). Ivre et mort, roman, 1843. L'éducation sentimentale, roman, sans aucun rapport avec le roman publié sous le même titre, 1843 (terminé). THÉATRE Louis XI, drame, 1838. Smarh, vieux mystère, 1839. La découverte de la vaccine, parodie du genre tragédie, dont un acte seulement est écrit. CRITIQUE Article sur Rabelais (terminé). Article sur Rachel. De la littérature romantique en France. OPUSCULES DIVERS Quid quid volueris, étude psychologique, 1837. Agonie, pensées sceptiques, 1838. Les arts et le commerce, 1839. Plusieurs plans vagues. Malheureusement, presque toutes ces œuvres de jeunesse sont restées à l'état de simples projets abandonnés par l'auteur, et les autres, bien que terminées, comme nous l'avons indiqué, n'ont pas été écrites d'une main également sûre. Leur publication complète n'aurait donc rien ajouté à la gloire d'un écrivain soucieux avant tout de perfection. Mais la perte de beaucoup de morceaux, çà et là plus achevés, aurait été profondément regrettable pour la genèse d'un aussi puissant esprit. _Le Voyage en Bretagne_, surtout, en offrait un grand choix; il s'en rencontrait encore plusieurs dans les manuscrits intitulés: _Novembre_, _la Danse des morts_, _Rabelais_, _Smarh_. En les rassemblant, il nous a paru qu'ils devaient trouver ici leur place. Les Trois Contes de Gustave Flaubert, réunis dans ce volume et où il a résumé magistralement son talent multiple, donneront, croyons-nous, par leur opposition avec les fragments que nous y publions, d'autant plus d'intérêt aux études préparatoires dans lesquelles ce talent s'est cherché lui-même. Nous avons fait précéder ces fragments de la brève explication que comportait chacune des œuvres dont ils étaient extraits. PRÉFACE AUX DERNIÈRES CHANSONS POÉSIES POSTHUMES DE LOUIS BOUILHET I On simplifierait peut-être la critique si, avant d'énoncer un jugement, on déclarait ses goûts; car toute œuvre d'art enferme une chose particulière tenant à la personne de l'artiste, et qui fait, indépendamment de l'exécution, que nous sommes séduits ou irrités. Aussi notre admiration n'est-elle complète que pour les ouvrages satisfaisant à la fois notre tempérament et notre esprit. L'oubli de cette distinction préalable est une grande cause d'injustice. Avant tout, l'opportunité du livre est contestée. «Pourquoi ce roman? à quoi sert un drame? qu'avons-nous besoin? etc.» Et, au lieu d'entrer dans l'intention de l'auteur, de lui faire voir en quoi il a manqué son but et comment il fallait s'y prendre pour l'atteindre, on le chicane sur mille choses en dehors de son sujet, en réclamant toujours le contraire de ce qu'il a voulu. Mais si la compétence du critique s'étend au delà du procédé, il devrait tout d'abord établir son esthétique et sa morale. Aucune de ces garanties ne m'est possible à propos du poète dont il s'agit. Quant à raconter sa vie, elle a été trop confondue avec la mienne, et là-dessus je serai bref, les mémoires individuels ne devant appartenir qu'aux grands hommes. D'ailleurs n'a-t-on pas abusé du «renseignement»? L'histoire absorbera bientôt toute la littérature. L'étude excessive de ce qui faisait l'atmosphère d'un écrivain nous empêche de considérer l'originalité même de son génie. Du temps de La Harpe, on était convaincu que, grâce à de certaines règles, un chef-d'œuvre vient au monde sans rien devoir à quoi que ce soit, tandis que maintenant on s'imagine découvrir sa raison d'être quand on a bien détaillé toutes les circonstances qui l'environnent. Un autre scrupule me retient: je ne veux pas démentir une réserve que mon ami a constamment gardée. A une époque où le moindre bourgeois cherche un piédestal, quand la typographie est comme le rendez-vous de toutes les prétentions et que la concurrence des plus sottes personnalités devient une peste publique, celui-là eut l'orgueil de ne montrer que sa modestie. Son portrait n'ornait point les vitrines du boulevard. On n'a jamais vu une réclamation, une lettre, une seule ligne de lui dans les journaux. Il n'était pas même de l'académie de sa province. Aucune vie, cependant, ne mériterait plus que la sienne d'être longuement exposée. Elle fut noble et laborieuse. Pauvre, il sut rester libre. Il était robuste comme un forgeron, doux comme un enfant, spirituel sans paradoxe, grand sans pose;--et ceux qui l'ont connu trouveront que j'en devrais dire davantage. II Louis-Hyacinthe Bouilhet naquit à Cany (Seine-Inférieure), le 27 mai 1822. Son père, chef des ambulances dans la campagne de 1812, passa la Bérésina à la nage en portant sur sa tête la caisse du régiment, et mourut jeune par suite de ses blessures; son grand-père maternel, Pierre Hourcastremé, s'occupa de législation, de poésie, de géométrie, reçut des compliments de Voltaire, correspondit avec Turgot, Condorcet, mangea presque toute sa fortune à s'acheter des coquilles, mit au jour les _Aventures de messire Anselme_, un _Essai sur la faculté de penser_, les _Étrennes de Mnémosyne_, etc., et après avoir été avocat au bailliage de Pau, journaliste à Paris, administrateur de la marine au Havre, maître de pension à Montivilliers, partit de ce monde presque centenaire, en laissant à son petit-fils le souvenir d'un bonhomme bizarre et charmant, toujours poudré, en culottes courtes, et soignant des tulipes. L'enfant fut placé à Ingouville, dans un pensionnat, sur le haut de la côte, en vue de la mer; puis, à douze ans, vint au collège de Rouen, où il remporta dans toutes ses classes presque tous les prix,--bien qu'il ressemblât fort peu à ce qu'on appelle un bon élève, ce terme s'appliquant aux natures médiocres et à une tempérance d'esprit qui était rare dans ce temps-là. J'ignore quels sont les rêves des collégiens, mais les nôtres étaient superbes d'extravagance,--expansions dernières du romantisme arrivant jusqu'à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles d'étranges bouillonnements. Tandis que les cœurs enthousiastes auraient voulu des amours dramatiques, avec gondoles, masques noirs et grandes dames évanouies dans des chaises de poste au milieu des Calabres, quelques caractères plus sombres (épris d'Armand Carrel, un compatriote) ambitionnaient les fracas de la presse ou de la tribune, la gloire des conspirateurs. Un rhétoricien composa une _Apologie de Robespierre_, qui, répandue hors du collège, scandalisa un monsieur, si bien qu'un échange de lettres s'ensuivit avec proposition de duel, où le monsieur n'eut pas le beau rôle. Je me souviens d'un brave garçon, toujours affublé d'un bonnet rouge; un autre se promettait de vivre plus tard en mohican; un de mes intimes voulait se faire renégat pour aller servir Abd-el-Kader. Mais on n'était pas seulement troubadour, insurrectionnel et oriental, on était avant tout artiste; les pensums finis, la littérature commençait; et on se crevait les yeux à lire au dortoir des romans, on portait un poignard dans sa poche comme Antony, on faisait plus: par dégoût de l'existence, Bar*** se cassa la tête d'un coup de pistolet, And*** se pendit avec sa cravate; nous méritions peu d'éloges, certainement! mais quelle haine de toute platitude! quels élans vers la grandeur! quel respect des maîtres! comme on admirait Victor Hugo! Dans ce petit groupe d'exaltés, Bouilhet était le poète, poète élégiaque, chantre de ruines et de clairs de lune. Bientôt sa corde se tendit et toute langueur disparut,--effet de l'âge, puis d'une virulence républicaine tellement naïve qu'il manqua, vers les vingt ans, s'affilier à une société secrète. Son baccalauréat passé, on lui dit de choisir une profession: il se décida pour la médecine, et, abandonnant à sa mère son mince revenu, se mit à donner des leçons. Alors commença une existence triplement occupée par ses besognes de poète, de répétiteur et de carabin. Elle fut pénible tout à fait, lorsque, deux ans plus tard, nommé interne à l'Hôtel-Dieu de Rouen, il entra sous les ordres de mon père, dans le service de chirurgie. Comme il ne pouvait être à l'hôpital durant la journée, ses tours de garde la nuit revenaient plus souvent que ceux des autres; il s'en chargeait volontiers, n'ayant que ces heures-là pour écrire;--et tous ses vers de jeune homme, pleins d'amour, de fleurs et d'oiseaux, ont été faits pendant des veillées d'hiver, devant la double ligne des lits d'où s'échappaient des râles, ou par les dimanches d'été, quand le long des murs, sous sa fenêtre, les malades en houppelande se promenaient dans la cour. Cependant, ces années tristes ne furent pas perdues; la contemplation des plus humbles réalités fortifia la justesse de son coup d'œil, et il connut l'homme un peu mieux pour avoir pansé ses plaies et disséqué son corps. Un autre n'aurait pas tenu à ces fatigues, à ces dégoûts, à cette torture de la vocation contrariée. Mais il supportait tout cela gaiement, grâce à sa vigueur physique et à la santé de son esprit. On se souvient encore, dans sa ville, d'avoir souvent rencontré au coin des rues ce svelte garçon, d'une beauté apollonienne, aux allures un peu timides, à grands cheveux blonds, et tenant toujours sous son bras des cahiers reliés. Il écrivait dessus rapidement les vers qui lui venaient, n'importe où, dans un cercle d'amis, entre ses élèves, sur la table d'un café, pendant une opération chirurgicale en aidant à lier une artère; puis il les donnait au premier venu, léger d'argent, riche d'espoir,--vrai poète dans le sens classique du mot. Quand nous nous retrouvâmes, après une séparation de quatre années, il me montra trois pièces considérables. La première, intitulée _le Déluge_, exprimait le désespoir d'un amant étreignant sa maîtresse sur les ruines du monde près de s'engloutir: Entends-tu sur les montagnes Se heurter les palmiers verts? Entends-tu dans les campagnes Le râle de l'univers? Il y avait des longueurs et de l'emphase, mais d'un bout à l'autre un entrain passionné. Dans la seconde, une satire contre _les jésuites_; le style, tout différent, était plus ferme. O prêtres de salons, allez sourire aux femmes; Dans vos filets dorés prenez ces pauvres âmes! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et ministres charmants au confessionnal Tournez la pénitence en galant madrigal! Ah! vous êtes bien là, héros de l'Évangile, Parfumant Jésus-Christ des fleurs de votre style Et faisant chaque jour, martyrs des saintes lois, Sur des tapis soyeux le chemin de la croix! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ces marchands accroupis sur les pieds du Calvaire Qui vont tirant au sort et lambeau par lambeau Se partagent, Seigneur, ta robe et ton manteau; Charlatans du saint lieu, qui vendent, ô merveille, Ton cœur en amulette et ton sang en bouteille! Il faut se remettre en mémoire les préoccupations de l'époque, et observer que l'auteur avait vingt-deux ans. La pièce est datée de 1844. La troisième était une invective _à un poète vendu_ qui rentrait tout à coup dans la carrière: A quoi bon réveiller ton ardeur famélique? Poursuis par les prés verts ta chaste bucolique! Sur le rivage en fleur où dort le flot vermeil, Archange, enivre-toi des feux de ton soleil! Chante la Syphilis sous les feuilles du saule! Le manteau de Brutus te blesserait l'épaule, Et ton âme naïve et ton cœur enfantin Viendraient, peut-être encore, accuser le Destin! Le Destin qui t'a pris. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Va! c'est l'âpre Plutus qui marche la main pleine Et cote en souriant la conscience humaine! Le Destin! c'est le sac dont le ventre enflé d'or Est si doux à palper dans un joyeux transport; C'est la Corruption qui, des monts aux vallées, Traîne aux regards de tous ses mamelles gonflées! C'est la Peur! c'est la Peur! fantôme au pied léger Qui travaille le lâche à l'heure du danger! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ton Apollon, sans doute, en sa prudente course Pour monter au Parnasse a passé par la Bourse? Dans ce ciel politique, où souvent on peut voir Le soleil du matin s'éteindre avant le soir, La lunette en arrêt, promènes-tu ton rêve De Guizot qui pâlit à Thiers qui se lève, Et, sur le temps mobile, aujourd'hui règles-tu Ta foi barométrique et ta souple vertu? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Arrière l'homme grec dont les strophes serviles Ont encensé Xerxès le soir des Thermopyles! et la suite, du même ton, rudoyait fort le ministère. Il avait envoyé cette pièce à la _Réforme_, dans l'illusion qu'elle serait insérée. On lui répondit par un refus catégorique, le journal jugeant inopportun de s'exposer à un procès--pour de la littérature. Ce fut dans ce temps-là, vers la fin de 1845, à la mort de mon père, que Bouilhet quitta définitivement la médecine. Il continua son métier de répétiteur, puis, s'associant à un camarade, se mit à faire des bacheliers. 1848 ébranla sa foi républicaine; et il devint un littérateur absolu, curieux seulement de métaphores, de comparaisons, d'images, et pour tout le reste assez froid. Sa connaissance profonde du latin (il écrivait dans cette langue presque aussi facilement qu'en français) lui inspira quelques-unes des pièces romaines qui sont dans _Festons et Astragales_; puis le poème de _Melænis_ publié par la _Revue de Paris_, à la veille du coup d'État. Le moment était funeste pour les vers. Les imaginations, comme les courages, se trouvaient singulièrement aplaties, et le public, pas plus que le pouvoir, n'était disposé à permettre l'indépendance de l'esprit. D'ailleurs, le style, l'art en soi, paraît toujours insurrectionnel aux gouvernements et immoral aux bourgeois. Ce fut la mode, plus que jamais, d'exalter le sens commun et de honnir la poésie; pour vouloir montrer du jugement, on se rua dans la sottise; tout ce qui n'était pas médiocre ennuyait. Par protestation, il se réfugia vers les mondes disparus et dans l'extrême Orient; de là les _Fossiles_ et différentes pièces chinoises. Cependant, la province l'étouffait. Il avait besoin d'un plus large milieu, et, s'arrachant à ses affections, il vint habiter Paris. Mais, à un certain âge, _le sens_ de Paris ne s'acquiert plus; des choses toutes simples, pour celui qui a humé, enfant, l'air du boulevard, sont impraticables à un homme de trente-trois ans qui arrive dans la grande ville avec peu de relations, pas de rentes et l'inexpérience de la solitude. Alors de mauvais jours commencèrent. Sa première œuvre, _Madame de Montarcy_, reçue à correction par le Théâtre-Français, puis refusée à une seconde lecture, attendit pendant deux ans, et ne parvint sur la scène de l'Odéon qu'au mois de novembre 1856. Ce fut une représentation splendide. Dès le second acte, les bravos interrompirent souvent les acteurs; un souffle de jeunesse circulait dans la salle: on eut quelque chose des émotions de 1830. Le succès se confirma. Son nom était connu. Il aurait pu l'exploiter, collaborer, se répandre, gagner de l'argent. Mais il s'éloigna du bruit, pour aller vivre à Mantes, dans une petite maison, à l'angle du pont, près d'une vieille tour. Ses amis venaient le voir le dimanche; sa pièce terminée, il la portait à Paris. Il en revenait chaque fois avec une extrême lassitude, causée par les caprices des directeurs, les chicanes de la censure, l'ajournement des rendez-vous, le temps perdu,--ne comprenant pas que l'Art dans les questions d'art pût tenir si peu de place! Quand il fit partie d'une commission nommée pour détruire les abus au Théâtre-Français, il fut le seul de tous les membres qui n'articula pas de plaintes sur le tarif des droits d'auteur. Avec quel plaisir il se remettait à sa distraction quotidienne: l'apprentissage du chinois, car il l'étudia pendant dix ans de suite, uniquement pour se pénétrer du génie de la race, voulant faire plus tard un grand poème sur le Céleste Empire; ou bien, les jours que le cœur étouffait trop, il se soulageait par des vers lyriques de la contrainte du théâtre. La chance, favorable à ses débuts, avait tourné; mais la _Conjuration d'Amboise_ fut une revanche qui dura tout un hiver. Six mois plus tard, la place de conservateur à la bibliothèque municipale de Rouen lui fut donnée. C'était le loisir et la fortune, un rêve ancien qui se réalisait. Presque aussitôt, une langueur le saisit,--épuisement de sa lutte trop longue. Pour s'en distraire, il essaya de différents travaux: il annotait Dubartas, relevait dans Origène les passages de Celse, avait repris les tragiques grecs, et il composa rapidement sa dernière pièce, _Mademoiselle Aissé_. Il n'eut pas le temps de la relire. Son mal (une albuminurie connue trop tard) était irrémédiable, et le 18 juillet 1869, il expira sans douleur, ayant près de lui une vieille amie de sa jeunesse, avec un enfant qui n'était pas le sien, et qu'il chérissait comme son fils. Leur tendresse avait redoublé pendant les derniers jours. Mais deux autres personnes se montrèrent simplement atroces,--comme pour confirmer cette règle qui veut que les poètes trouvent dans leur famille les plus amers découragements; car les observations énervantes, les sarcasmes mielleux, l'outrage direct fait à la Muse, tout ce qui renfonce dans le désespoir, tout ce qui vous blesse au cœur, rien ne lui a manqué,--jusqu'à l'empiètement sur la conscience, jusqu'au viol de l'agonie! Ses compatriotes se portèrent à ses funérailles comme à l'enterrement des hommes publics, les moins lettrés comprenant qu'une intelligence supérieure venait de s'éteindre, qu'une grande force était perdue. La presse parisienne tout entière s'associa à cette douleur; les plus hostiles même n'épargnèrent pas les regrets; ce fut comme une couronne envoyée de loin sur son tombeau. Un écrivain catholique y jeta de la fange. Sans doute, les connaisseurs de vers doivent déplorer qu'une lyre pareille soit muette pour toujours; mais ceux qu'il avait initiés à ses plans, qui profitèrent de ses conseils, qui enfin connaissaient toute la puissance de son esprit, peuvent seuls se figurer à quelle hauteur il serait parvenu. Il laisse, outre ce volume et _Aissé_, trois comédies en prose, une féerie, et le premier acte du _Pèlerinage de Saint-Jacques_, drame en vers et en dix tableaux. Il avait en projet deux petits poèmes: l'un intitulé _le Bœuf_, pour peindre la vie rustique du Latium; l'autre, _le Dernier Banquet_, aurait fait voir un cénacle de patriciens qui, pendant la nuit où les soldats d'Alaric vont prendre Rome, s'empoisonnent tous dans un festin, en disant la grandeur de l'antiquité et la petitesse du monde moderne. De plus, il voulait faire un roman sur les païens du Ve siècle, contre-partie des _Martyrs_, mais avant tout son conte chinois, dont le scénario est complètement écrit; enfin, comme ambition suprême, un poème résumant la science moderne et qui aurait été le _De naturâ rerum_ de notre âge. III A qui appartient-il de classer les talents des contemporains, comme si on était supérieur à tous, de dire: Celui-ci est le premier, celui-là le second, cet autre le troisième? Les revirements de la célébrité sont nombreux. Il y a des chutes sans retour, de longues éclipses, des réapparitions triomphantes. Ronsard, avant Sainte-Beuve, n'était-il pas oublié? Autrefois, Saint-Amant passait pour un moindre poète que Jacques Delille. _Don Quichotte_, _Gil Blas_, _Manon Lescaut_, _la Cousine Bette_ et tous les chefs-d'œuvre du roman n'ont pas eu le succès de _l'Oncle Tom_. J'ai entendu dans ma jeunesse faire des parallèles entre Casimir Delavigne et Victor Hugo; et il semble que «notre grand poète national» commence à déchoir. Donc il convient d'être timide. La postérité nous déjuge. Elle rira peut-être de nos dénigrements, plus encore de nos admirations;--car la gloire d'un écrivain ne relève pas du suffrage universel, mais d'un petit groupe d'intelligences qui à la longue impose son jugement. Quelques-uns vont se récrier que je décerne à mon ami une place trop haute. Ils ne savent pas plus que moi celle qui lui restera. Parce que son premier ouvrage est écrit en stances de six vers, à rimes triplées, comme _Namouna_, et débute ainsi: De tous ceux qui jamais ont promené dans Rome, Du quartier de Suburre au mont Capitolin, Le cothurne à la grecque et la toge de lin, Le plus beau fut Paulus..., tournure pareille à cette autre: De tous les débauchés de la ville du monde Où le libertinage est à meilleur marché, De la plus vieille en vice et de la plus féconde, Je veux dire Paris, le plus grand débauché C'était Jacques Rolla... Sans rien voir de plus, et méconnaissant toutes les différences de facture, de poétique et de tempérament, on a déclaré que l'auteur de _Melænis_ copiait Alfred de Musset! Ce fut une condamnation sans appel, une rengaine,--tant il est commode de poser sur les choses une étiquette pour se dispenser d'y revenir. Je voudrais bien n'avoir pas l'air d'insulter les dieux. Mais qu'on m'indique, chez Musset, un ensemble quelconque où la description, le dialogue et l'intrigue s'enchaînent pendant plus de deux mille vers, avec une telle suite de composition et une pareille tenue dans le langage, une œuvre enfin de cette envergure-là? Quel art il a fallu pour reproduire toute la société romaine d'une manière qui ne sentît pas le pédant, et dans les bornes étroites d'une fable dramatique! Si l'on cherche dans les poésies de Louis Bouilhet l'idée mère, l'élément génial, on y trouvera une sorte de naturalisme qui fait songer à la Renaissance. Sa haine du commun l'écartait de toute platitude, sa pente vers l'héroïque était rectifiée par de l'esprit; car il avait beaucoup d'esprit,--et c'est même une face de son talent, presque inconnue; il la tenait un peu dans l'ombre, la jugeant inférieure. Mais, à présent, rien n'empêche d'avouer qu'il excellait aux épigrammes, quatrains, acrostiches, rondeaux, bouts-rimés et autres «joyeusetés» faites par distraction, comme débauche. Il en faisait aussi par complaisance. Je retrouve des discours officiels pour des fonctionnaires, des compliments de jour de l'an pour une petite fille, des stances pour un coiffeur, pour le baptême d'une cloche, pour le passage d'un souverain. Il dédia à un de nos amis, blessé en 1848, une ode sur le patron de _la Prise de Namur_, où l'emphase atteint au sublime de l'ennui. Un autre ayant abattu d'un coup de fouet une vipère, il lui expédia un morceau intitulé: _Lutte d'un monstre et d'un artiste français_, qui contient assez de tournures poncives, de métaphores boiteuses et de périphrases idiotes pour servir de modèle ou d'épouvantail. Mais son triomphe, c'était le genre Béranger! Quelques intimes se rappelleront éternellement _le Bonnet de coton_, un chef-d'œuvre célébrant «la gloire, les belles et la philosophie», à faire crever d'émulation tous les membres du Caveau! Il avait le don de l'amusement,--chose rare chez un poète. Que l'on oppose les pièces chinoises aux pièces romaines, _Néera_ au _Lied normand_, _Pastel_ à _Clair de lune_, _Chronique de printemps_ à _Sombre Églogue_, _le Navire_ à _une Soirée_, et on reconnaîtra combien il était fertile et ingénieux. Il a dramatisé toutes les passions, dit les plaintes de la momie, les triomphes du néant, la tristesse des pierres, exhumé des mondes, peint des peuples barbares, fait des paysages de la Bible et des chants de nourrices. Quant à la hauteur de son imagination, elle paraît suffisamment prouvée par les _Fossiles_, cette œuvre que Théophile Gautier appelait «la plus difficile, peut-être, qu'ait tentée un poète»! j'ajoute: le seul poème scientifique de toute la littérature française qui soit cependant de la poésie. Les stances à la fin sur l'homme futur montrent de quelle façon il comprenait les plus transcendantes utopies;--et sa _Colombe_ restera peut-être comme la profession de foi historique du XIXe siècle en matière religieuse. A travers cette sympathie universelle, son individualité perce nettement; elle se manifeste par des accents lugubres ou ironiques dans _Dernière Nuit_, _A une femme_, _Quand vous m'avez quitté_, _boudeuse_, etc., tandis qu'elle éclate d'une manière presque sauvage dans _la Fleur rouge_, ce cri unique et suraigu. Sa forme est bien à lui, sans parti pris d'école, sans recherche de l'effet, souple et véhémente, pleine et imagée, musicale toujours. La moindre de ses pièces a une composition. Les rejets, les entrelacements, les rimes, tous les secrets de la métrique, il les possède; aussi son œuvre fourmille-t-elle de bons vers, de ces vers tout d'une venue et qui sont bons partout, dans _le Lutrin_ comme dans _les Châtiments_. Je prends au hasard: --S'allonge en crocodile et finit en oiseau[1]. --Un grand ours au poil brun, coiffé d'un casque d'or. --C'était un muletier qui venait de Capoue. --Le ciel était tout bleu, comme une mer tranquille. --Mille choses qu'on voit dans le hasard des foules. [1] Pour décrire un ptérodactile. Et celui-ci pour la sainte Vierge: Pâle éternellement d'avoir porté son Dieu. Car il est classique, dans un certain sens. _L'Oncle Million_, entre autres, n'est-il pas d'un français excellent? Des vers! écrire en vers. Mais c'est une folie! J'en sais de moins timbrés qu'on enferme et qu'on lie! Morbleu! qui parle en vers? la belle invention! Est-ce que j'en fais, moi? l'imagination, Est-ce que j'en ai, moi? Fils de mes propres œuvres, Il m'a fallu, mon cher, avaler des couleuvres Pour te donner un jour le plaisir émouvant De guetter, lyre en main, l'endroit d'où vient le vent! Ces frivolités-là sagement entendues Sont bonnes, si l'on veut, à nos heures perdues; Moi-même, j'ai connu dans une autre maison Un commis bon enfant qui tournait la chanson. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . et plus loin: Mais je dis que Léon n'est pas même un poète! Lui, poète, allons donc! que me chantez-vous là, Moi qui l'ai vu chez nous, pas plus haut que cela! Comment? qu'a-t-il en lui qui passe l'ordinaire? C'est un écervelé, c'est un visionnaire, C'est un simple idiot, et je vous réponds, moi, Qu'il fera le commerce ou qu'il dira pourquoi! Voilà un style qui va droit au but, où l'on ne sent pas l'auteur; le mot disparaît dans la clarté même de l'idée, ou plutôt, se collant dessus, ne l'embarrasse dans aucun de ses mouvements, et se prête à l'action. Mais on m'objectera que toutes ces qualités sont perdues à la scène; bref, qu'il: «n'entendait pas le théâtre»! Les soixante-dix-huit représentations de _Montarcy_, les quatre-vingts d'_Hélène Peyron_ et les cent cinq de _la Conjuration d'Amboise_ témoignent du contraire. Puis il faudrait savoir ce qui convient au théâtre,--et d'abord reconnaître qu'une question y domine toutes les autres: celle du succès, du succès immédiat et lucratif. Les plus expérimentés s'y trompent,--ne pouvant suivre assez promptement les variations de la mode. Autrefois, on allait au spectacle pour entendre de belles pensées en beau langage; vers 1830, on a aimé la passion furieuse, le rugissement à l'état fixe; plus tard, une action si rapide que les héros n'avaient pas le temps de parler; ensuite la thèse, le but social; après quoi est venue la rage des traits d'esprit; et maintenant toute faveur semble acquise à la reproduction des plus niaises vulgarités. Certainement Bouilhet estimait peu les thèses; il avait en horreur «les mots», il aimait les développements et considérait le réalisme, ou ce qu'on nomme ainsi, comme une chose fort laide. Les grands effets ne pouvant s'obtenir par les demi-teintes, il préférait les caractères tranchés, les situations violentes, et c'est pour cela qu'il était bien un poète tragique. Son intrigue faiblit, quelquefois, par le milieu. Mais dans les pièces en vers, si elle était plus serrée, elle étoufferait toute poésie. Sous ce rapport, du reste, _la Conjuration d'Amboise_ et _Mademoiselle Aïssé_ marquent un progrès;--et, pour qu'on ne m'accuse pas d'aveuglement, je blâme dans _Madame de Montarcy_ le caractère de Louis XIV trop idéalisé, dans _l'Oncle Million_ la feinte maladie du notaire, dans _Hélène Peyron_ des longueurs à l'avant-dernière scène du IVe acte, et dans _Dolorès_ le défaut d'harmonie entre le vague du milieu et la précision du style; enfin, ses personnages parlent trop souvent en poètes, ce qui ne l'empêchait pas de savoir amener les coups de théâtre; exemples: la réapparition de Marceline chez M. Daubret, l'entrée de dom Pèdre au IIIe acte de _Dolorès_, la comtesse de Brisson dans le cachot, le commandeur à la fin d'_Aïssé_, et Cassius revenant comme un spectre chez l'impératrice _Faustine_. On a été injuste pour cette œuvre. On n'a pas compris, non plus, l'atticisme de _l'Oncle Million_, la mieux écrite peut-être de toutes ses pièces, comme _Faustine_ en est la plus rigoureusement combinée. Elles sont toutes, au dénouement, d'un large pathétique, animées d'un bout à l'autre par une passion vraie, pleines de choses exquises et fortes. Et comme il est bien fait pour la voix, cet hexamètre mâle, avec ses mots qui donnent le frisson, et ces élans cornéliens pareils à de grands coups d'aile! C'est le ton épique de ses drames qui causait l'enthousiasme aux premières représentations. Du reste, ces triomphes l'enivraient fort peu, car il se disait que les plus hautes parties d'une œuvre ne sont pas toujours les mieux comprises, et qu'il pouvait avoir réussi par des côtés inférieurs. S'il avait fait en prose absolument les mêmes pièces, on eût, peut-être, exalté son génie dramatique. Mais il eut l'infortune de se servir d'un idiome détesté généralement. On a dit d'abord «pas de comédie en vers»! plus tard «pas de vers en habit noir»! pour en venir à cet axiome: «pas de vers au théâtre»! quand il est si simple de confesser qu'on n'en désire nulle part. Mais c'était sa véritable langue. Il ne traduisait pas de la prose. Il pensait par les rimes,--et les aimait tellement qu'il en lisait de toutes les sortes, avec une attention égale. Quand on adore une chose, on en chérit la doublure; les amateurs de spectacle se plaisent dans les coulisses; les gourmands s'amusent à voir faire la cuisine; les mères ne rechignent pas à débarbouiller leurs marmots. La désillusion est le propre des faibles. Méfiez-vous des dégoûtés; ce sont presque toujours des impuissants. IV Lui,--il pensait que l'Art est une chose sérieuse, ayant pour but de produire une exaltation vague, et même que c'est là toute sa moralité. J'extrais d'un cahier de notes les trois passages suivants: «Dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu'elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple.» PIERRE CORNEILLE. «L'Art, dans ses créations, ne doit penser à plaire qu'aux facultés qui ont vraiment le droit de le juger. S'il fait autrement, il marche dans une voie fausse.» GŒTHE. «Toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent (dans un beau style), tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l'esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet.» BUFFON. Ainsi l'Art, ayant sa propre raison en lui-même, ne doit pas être considéré comme un moyen. Malgré tout le génie que l'on mettra dans le développement de telle fable prise pour exemple, une autre fable pourra servir de preuve contraire; car les dénouements ne sont point des conclusions; d'un cas particulier, il ne faut rien induire de général;--et les gens qui se croient par là progressifs vont à l'encontre de la science moderne, laquelle exige qu'on amasse beaucoup de faits avant d'établir une loi. Aussi Bouilhet se gardait-il de _l'art prêcheur_ qui veut enseigner, corriger, moraliser. Il estimait encore moins _l'art joujou_ qui cherche à distraire comme les cartes, ou à émouvoir comme la cour d'assises; et il n'a point fait de _l'art démocratique_, convaincu que la forme pour être accessible à tous doit descendre très bas, et qu'aux époques civilisées on devient niais lorsqu'on essaye d'être naïf. Quant à _l'art officiel_, il en a repoussé les avantages, parce qu'il aurait fallu défendre des causes qui ne sont pas éternelles. Fuyant les paradoxes, les nosographies, les curiosités, tous les petits chemins, il prenait la grande route, c'est-à-dire les sentiments généraux, les côtés immuables de l'âme humaine, et, comme «les idées forment le fond du style», il tâchait de bien penser, afin de bien écrire. Jamais il n'a dit: Le mélodrame est bon, si Margot a pleuré, lui qui a fait des drames où l'on a pleuré, ne croyant pas que l'émotion pût remplacer l'artifice. Il détestait cette maxime nouvelle qu' «il faut écrire comme on parle». En effet, le soin donné à un ouvrage, les longues recherches, le temps, les peines, ce qui autrefois était une recommandation est devenu un ridicule,--tant on est supérieur à tout cela, tant on regorge de génie et de facilité! Il n'en manquait pas cependant; ses acteurs l'ont vu faire au milieu d'eux des retouches considérables. L'inspiration, disait-il, doit être amenée et non subie. La plastique étant la qualité première de l'art, il donnait à ses conceptions le plus de relief possible, suivant le même Buffon qui conseille d'exprimer chaque idée par une image. Mais les bourgeois trouvent, dans leur spiritualisme, que la couleur est une chose trop matérielle pour rendre le sentiment;--et puis le bon sens français, d'aplomb sur son paisible bidet, tremble d'être emporté dans les cieux, et crie à chaque minute «trop de métaphores»! comme s'il en avait à revendre. Peu d'auteurs ont autant pris garde au choix des mots, à la variété des tournures, aux transitions,--et il n'accordait pas le titre d'écrivain à celui qui ne possède que certaines parties du style. Combien des plus vantés seraient incapables de faire une narration, de joindre bout à bout une analyse, un portrait et un dialogue! Il s'enivrait du rythme des vers et de la cadence de la prose, qui doit, comme eux, pouvoir être lue tout haut. Les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. Son libéralisme lui faisait admettre toutes les écoles: Shakespeare et Boileau se coudoyaient sur sa table. Ce qu'il préférait chez les Grecs, c'était l'_Odyssée_ d'abord, puis l'immense Aristophane, et parmi les Latins, non pas les auteurs du temps d'Auguste (excepté Virgile), mais les autres qui ont quelque chose de plus roide et de plus ronflant, comme Tacite et Juvénal. Il avait beaucoup étudié Apulée. Il lisait Rabelais continuellement, aimait Corneille et La Fontaine,--et tout son romantisme ne l'empêchait pas d'exalter Voltaire. Mais il haïssait les discours d'académie, les apostrophes à Dieu, les conseils au peuple, ce qui sent l'égout, ce qui pue la vanille, la poésie de bouzingot, et la littérature talon-rouge, le genre pontifical et le genre chemisier. Beaucoup d'élégances lui étaient absolument étrangères, telles que l'idolâtrie du XVIIe siècle, l'admiration du style de Calvin, le gémissement continu sur la décadence des arts. Il respectait fort peu M. de Maistre. Il n'était pas ébloui par Proudhon. Les esprits sobres, selon lui, n'étaient rien que des esprits pauvres; et il avait en horreur le faux bon goût, plus exécrable que le mauvais, toutes les discussions sur le Beau, le caquetage de la critique. Il se serait pendu plutôt que d'écrire une préface. Voici qui en dira plus long: c'est une page d'un calepin ayant pour titre _Notes et projets_.--Projets! «Ce siècle est essentiellement pédagogue. Il n'y a pas de grimaud qui ne débite sa harangue, pas de livre si piètre qui ne s'érige en chaire à prêcher! Quant à la forme, on la proscrit. S'il vous arrive de bien écrire, on vous accuse de n'avoir pas d'idées. Pas d'idées, bon Dieu! Il faut être bien sot, en effet, pour s'en passer au prix qu'elles coûtent. La recette est simple; avec deux ou trois mots: «avenir, progrès, société», fussiez-vous Topinambou, vous êtes poète! Tâche commode qui encourage les imbéciles et console les envieux. O médiocratie fétide, poésie utilitaire, littérature de pions, bavardages esthétiques, vomissements économiques, produits scrofuleux d'une nation épuisée, je vous exècre de toutes les puissances de mon âme! Vous n'êtes pas la gangrène, vous êtes l'atrophie! Vous n'êtes pas le phlegmon rouge et chaud des époques fiévreuses, mais l'abcès froid aux bords pâles qui descend comme d'une source de quelque carie profonde!» Au lendemain de sa mort, Théophile Gautier écrivait: «Il portait haut la vieille bannière déchirée en tant de combats; on peut s'y rouler comme dans un linceul. La valeureuse bande d'Hernani a vécu.» Cela est vrai. Ce fut une existence complètement dévouée à l'idéal, un des rares desservants de la littérature pour elle-même, derniers fanatiques d'une religion près de s'éteindre--ou éteinte. «Génie de second ordre», dira-t-on. Mais ceux du quatrième ne sont pas maintenant si communs! Regardez comme le désert s'élargit! Un souffle de bêtise, une trombe de vulgarité nous enveloppe, prêt à recouvrir toute élévation, toute délicatesse. On se sent heureux de ne plus respecter les grands hommes, et peut-être allons-nous perdre avec la tradition littéraire ce je ne sais quoi d'aérien qui mettait dans la vie quelque chose de plus haut qu'elle. Pour faire des œuvres durables, il ne faut pas rire de la gloire. Un peu d'esprit se gagne par la culture de l'imagination et beaucoup de noblesse dans le spectacle des belles choses. Et puisqu'on demande à propos de tout une moralité, voici la mienne: Y a-t-il quelque part deux jeunes gens qui passent leurs dimanches à lire ensemble les poètes, à se communiquer ce qu'ils ont fait, les plans des ouvrages qu'ils voudraient écrire, les comparaisons qui leur sont venues, une phrase, un mot, et, bien que dédaigneux du reste, cachant cette passion avec une pudeur de vierge? Je leur donne un conseil: Allez côte à côte dans les bois, en déclamant des vers, mêlant votre âme à la sève des arbres et à l'éternité des chefs-d'œuvre, perdez-vous dans les rêveries de l'histoire, dans les stupéfactions du sublime! Usez votre jeunesse aux bras de la Muse! Son amour console des autres, et les remplace. Enfin, si les accidents du monde, dès qu'ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l'emploi d'une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d'autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez! Alors, quoi qu'il advienne, vous verrez les misères de vos rivaux sans indignation et leur gloire sans envie; car le moins favorisé se consolera par le succès du plus heureux; celui dont les nerfs sont robustes soutiendra le compagnon qui se décourage; chacun apportera dans la communauté ses acquisitions particulières; et ce contrôle réciproque empêchera l'orgueil et ajournera la décadence. Puis, quand l'un sera mort,--car la vie était trop belle,--que l'autre garde précieusement sa mémoire pour lui faire un rempart contre les bassesses, un recours dans les défaillances, ou plutôt comme un oratoire domestique où il ira murmurer ses chagrins et détendre son cœur. Que de fois, la nuit, jetant les yeux dans les ténèbres, derrière cette lampe qui éclairait leurs deux fronts, il cherchera vaguement une ombre prête à l'interroger: «Est-ce ainsi? que dois-je faire? réponds-moi!»--Et si ce souvenir est l'éternel aliment de son désespoir, ce sera, du moins, une compagnie dans sa solitude. GUSTAVE FLAUBERT. 20 Juin 1870. LETTRE A LA MUNICIPALITÉ DE ROUEN AU SUJET D'UN VOTE CONCERNANT LOUIS BOUILHET MESSIEURS, A la majorité de treize voix contre onze (y compris celles de M. le Maire et de ses six adjoints), vous avez rejeté l'offre que je vous faisais d'édifier _gratis_, sur une des places ou dans une des rues de la ville à votre choix, une petite fontaine ornée du buste de Louis Bouilhet. Comme je suis le mandataire des personnes qui m'ont confié leur argent à cette seule intention, je dois protester, par devers le public, contre ce refus, c'est-à-dire répondre aux objections émises dans votre séance du 8 décembre dernier, dont le compte rendu analytique a paru dans les journaux de Rouen, le 18 du même mois. Elles se réduisent à quatre motifs principaux: 1º Le Comité des souscripteurs aurait changé la destination du monument; 2º Il y aurait péril pour le budget municipal; 3º Bouilhet n'est pas né à Rouen; 4º Son mérite littéraire est insuffisant. PREMIÈRE OBJECTION.--(Je copie les termes mêmes du compte rendu) «_Appartient-il au Comité de modifier l'œuvre et de substituer une fontaine à un tombeau? On peut se demander si tous les souscripteurs accepteraient cette transformation?_» Nous n'avons rien modifié, messieurs; la première idée d'un _monument_ (terme vague ne signifiant pas tout à fait tombeau) est due à l'ancien préfet de la Seine-Inférieure, M. le baron Ernest Leroy, qui m'en fit part à moi-même, pendant la cérémonie des funérailles. Aussitôt des listes de souscription furent ouvertes. J'y vois des noms de toute sorte et de toute provenance: une Altesse impériale, plusieurs anonymes, George Sand, Alexandre Dumas fils, le grand écrivain russe Tourgueneff, Harisse, journaliste à New-York, etc. La Comédie française s'y trouve représentée par Mmes Plessy, Favart, Brohan et M. Bressant; l'Opéra par M. Faure et Mlle Nillson; bref, au bout de six mois, nous pouvions disposer d'environ 14,000 francs, sans compter que le marbre nous était promis par le ministère des Beaux-Arts, et que le statuaire, choisi par nous, renonçait d'avance à toute rémunération. Tous ces gens-là, grands ou petits, illustres ou inconnus, n'ont pas donné leur temps, leur talent ou leur argent pour construire dans un cimetière (que la plupart n'aura jamais l'occasion de visiter) un tombeau aussi dispendieux, un de ces édicules grotesques où l'orgueil tâche d'empiéter sur le néant,--et qui sont contraires à l'esprit de toute religion comme de toute philosophie. Non, Messieurs! les souscripteurs voulaient une chose moins inutile,--et plus morale: c'est qu'en passant dans les rues, près de l'image de Bouilhet, chacun d'eux pût se dire--: «Voici un homme qui, en ce siècle de gros sous, consacra toute sa vie au culte des lettres. L'hommage qu'on lui a rendu après sa mort n'est qu'une justice! J'ai contribué pour ma part à cette réparation et à cet enseignement.» Telle fut leur pensée. Ils n'en eurent pas d'autres. D'ailleurs, qu'en savez-vous? Qui vous a chargé de les défendre? Mais le Conseil municipal, ayant cru, dit-il, à un tombeau, nous a donné dix mètres de terrain, et de plus s'est inscrit pour 500 francs. Puisque son vote implique une récrimination, nous refusons son argent. Qu'il garde ces 500 francs! Quant au terrain, nous sommes tout prêts à vous l'acheter. Quel est votre prix? En voilà assez sur votre première objection. LA SECONDE est inspirée par une prudence excessive. «_S'il (le Comité de souscription) se trompait dans ses devis, la ville ne pourrait le laisser inachevé (le monument), et elle doit, dès à présent, prévoir qu'elle prendrait implicitement l'obligation de suppléer à l'insuffisance des ressources, le cas échéant._» Mais notre devis eût été soumis à votre architecte; et si nos ressources se fussent trouvées insuffisantes, le Comité (cela va sans dire) eût fait un appel de fonds aux souscripteurs, ou plutôt il les eût lui-même fournis. Nous sommes tous assez riches pour tenir à notre parole. L'excès de votre inquiétude manque peut-être de politesse. TROISIÈME OBJECTION.--«_Bouilhet n'est pas né à Rouen!_» Cependant, le rapport de M. Decorde l'appelle «un des nôtres»! et, après la _Conjuration d'Amboise_, l'ancien maire de Rouen, M. Verdrel, dans un banquet qui fut offert à Bouilhet, lui adressa les plus flatteuses comparaisons, en l'appelant une des gloires de Rouen. Pendant quelques années, ce fut même une des _scies_ de la petite presse parisienne que de se moquer de l'enthousiasme des Rouennais pour Bouilhet. Le _Charivari_ publia une caricature où Hélène Peyron recevait les hommages des Rouennais lui apportant du sucre de pomme et des cheminots; dans une autre, moi indigne, j'étais représenté conduisant «le char des Rouennais». N'importe! d'après vous, messieurs, il s'ensuivrait que si un homme éminent est né dans un village de trente cabanes, il faudrait lui élever un monument dans ce village, plutôt que dans le chef-lieu de son département? Pourquoi pas dans le faubourg, dans la rue, dans la maison, dans la chambre même où il est né? Et si l'on ne connaît pas l'endroit de sa naissance (l'histoire là-dessus n'est pas toujours décisive), que ferez-vous? Rien, n'est-ce pas? QUATRIÈME OBJECTION.--«Son mérite littéraire!» Et, à ce propos, je trouve dans le compte rendu de bien grosses paroles:--«_Question de convenance et question de principes_.»--Il y aurait _danger_. «_Ce serait une glorification excessive, une haute distinction, un hommage prématuré, un hommage suprême_,» et «_qui ne doit s'accorder qu'avec une extrême réserve_»; enfin, «_Rouen est un piédestal trop grand pour sa gloire_»! En effet, on n'a pas décerné pareil triomphe: 1º A l'excellent M. Pottier, «qui a rendu à la bibliothèque de la ville des services bien plus signalés». (Sans doute, comme s'il s'agissait de votre bibliothèque!)--Ni 2º à Hyacinthe Langlois! Celui-là, messieurs, je l'ai connu, et mieux que vous tous. Ne relevez pas cette mémoire! Ne parlez jamais de ce noble artiste! Sa vie a été une honte pour ses concitoyens. Maintenant, il est vrai, vous l'appelez «une grande illustration normande»; et, distribuant la gloire d'une manière toute fantaisiste, vous citez «parmi les illustrations dont peut s'honorer notre ville» (elle le peut, mais elle ne le fait pas toujours) P. Corneille (Corneille, une illustration? décidément vous êtes sévère!), puis, pêle-mêle, Boïeldieu, Lemonnier, Fontenelle et M. Court!--en oubliant Géricault, le père de la peinture moderne; Saint-Amant, un grand poète; Boisguilbert, le premier économiste de la France; Cavelier de La Salle, qui découvrit les embouchures du Mississipi; Louis Poterat, l'inventeur de la porcelaine en Europe,--et d'autres! Que vos prédécesseurs aient oublié de rendre «des hommages suprêmes, excessifs, suffisants», ou même aucune espèce d'hommage à ces «illustrations», telles que Samuel Bochart, par exemple, laissant la ville de Caen baptiser de ce nom une de ses rues; cela est incontestable!--mais une injustice antérieure doit-elle autoriser les subséquentes? Il est vrai que Rabelais, Montaigne, Ronsard, Pascal, La Bruyère, Le Sage, Diderot, Vauvenargues, Lamennais, Alexandre Dumas et Balzac n'ont dans leur pays natal rien qui les rappelle, tandis qu'on peut voir à Nogent-le-Rotrou la statue du général de Saint-Pol; à Gisors, celle du général Blanmont; à Pontoise, celle du général Leclerc; à Avranches, celle du général Valhubert; à Lyon, celle de M. Vaïsse; à Nantes, celle de M. Billault; à Deauville, celle de M. de Morny; au Havre, celle d'Ancelot; à Valence, celle de Ponsard; dans un jardin public, à Vire, le buste colossal de Chênedollé; à Séez, en face de la cathédrale, une statue superbe érigée à Conté, célèbre par ses crayons, etc. Cela est fort bien, si les deniers publics n'en ont pas souffert. Ceux qui aiment la gloire doivent la payer; que les particuliers qui veulent rendre des honneurs à quelqu'un les lui rendent à leurs frais. Et c'est là l'exemple, le précédent même que nous voulions établir. Votre devoir d'édiles,--du moment que vos finances ne risquaient rien, était de prendre vis-à-vis de nous des garanties d'exécution. Avec le droit absolu de choisir l'emplacement de notre fontaine, vous aviez celui de refuser notre sculpteur et même d'exiger un concours. Loin de là, vous vous préoccupez du succès hypothétique de _Mademoiselle Aïssé_. _«Si ce drame n'était pas applaudi, l'exécution d'un monument public élevé à son mérite littéraire_ (le mérite de Bouilhet) _n'en recevrait-il pas un contre-coup?»_ Et M. Nion (l'adjoint chargé spécialement des Beaux-Arts) trouve que si, par malheur, ce drame tombait, l'adoption de la mesure proposée serait de la part du Conseil municipal «une témérité». Donc il s'agit, tout bonnement et sans ambages, de connaître à l'avance le chiffre des recettes! Si la pièce fait de l'argent, Bouilhet est un grand homme; si elle tombe, halte-là! Noble théorie. Mais la réussite immédiate d'une œuvre dramatique ne signifie rien quant à sa valeur. _L'Avare_, de Molière, eut quatre représentations; l'_Athalie_, de Racine, et le _Barbier de Séville_, de Rossini, furent sifflés. Les exemples surabondent. Rassurez-vous, du reste, _Mademoiselle Aïssé_ a réussi au delà de vos espérances. Qu'importe! car suivant M. Decorde, votre rapporteur: «Le talent de Bouilhet n'est pas à l'abri de toute critique» et «sa réputation n'est point suffisamment faite,--pas suffisamment établie». Suivant M. Nion: «Il est plus remarquable par la forme que par la conception scénique!--Ce n'est pas un écrivain original,--un auteur de premier ordre!» Enfin, M. Decorde l'appelle «un élève souvent heureux d'Alfred de Musset»! Ah! monsieur, vous n'avez pas l'indulgence qui sied à un confrère en Apollon, vous qui, raillant avec finesse cette même ville de Rouen, dont vous défendez si bien la pudeur littéraire, avez stigmatisé _un bourg en progrès_ Saint-Tard[2]: Dont le nom peu connu, Sans doute, jusqu'à vous n'était jamais venu! Il possédait pourtant, chose digne d'envie, Un bureau de police et de gendarmerie, La justice de paix et l'enregistrement, Un hospice assez grand, légué par testament. [2] Lu à la séance publique de l'Académie de Rouen, du 7 août 1867. (Voyez le Précis analytique des travaux de l'Académie de Rouen.) Jolie petite localité où: En dépit de l'octroi, contre lequel ils grondent, Les débits de liqueurs et les cafés abondent. Si l'on vous eût demandé de l'argent, j'aurais compris votre répugnance: Ici, c'est autre chose, et de toute façon, On nous met chaque jour à contribution! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les bourgeois de Saint-Tard, d'ailleurs, sont peu portés A faire grand assaut de générosités. Et nous attendions mieux de votre goût, vous qui avez fustigé l'argot moderne dans votre épître _des Importations anglaises_[3], où se trouvent ces quatre vers--dignes d'envie: J'ai lu dans un journal qu'à Boulogne-sur-Mer, Par un grand _Cricket-Club_, un _match_ vient d'être offert. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et peut avoir des droits à l'admiration Pour avoir pauvrement singé la _fashion_. [3] Lu à la séance publique de l'Académie de Rouen, du 7 août 1865. (Voyez le Précis analytique des travaux de l'Académie de Rouen.) Beau passage! mais dépassé par celui-ci: J'ai lu dans quelque endroit qu'un avare de Rennes Ne sachant comment faire, en un pareil moment, S'avisa de mourir le dernier jour de l'an, De peur de donner des étrennes. En effet, vous avez toutes les cordes,--soit que vous chantiez les albums de photographie: C'est pour les visiteurs une distraction, Et partout on en fait ample collection. Ou le jardin de Saint-Ouen: A ton tour, tu subis le sort de ce grand cours, Si brillant dans les anciens jours, Que ne fréquente plus personne[4]. [4] Lettre de condoléance au jardin de Saint-Ouen.--Séance du 2 juin 1865. (Voy. Précis analytique de l'Académie de Rouen.) Ou les plaisirs de la danse: Mais, comme au goût du jour il faut que tout s'arrange, Terpsichore a subi la loi du libre échange; Déjà, sans respecter la prohibition, _Les Lanciers_ nous étaient arrivés d'Albion[5]. [5] L'Hiver à la ville. (Épître.--Séance du 6 août 1863.) Ou les dîners en ville: Mais vous n'attendez pas sans doute que j'expose Comment de ces repas le menu se compose: Sur la table, au début, figure le dessert. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hélas! tous ces plaisirs ne sont pas sans dépense; L'hiver, au citadin, coûte plus qu'on ne pense[6]! [6] L'Hiver à la ville. (Épître.--Séance du 6 août 1863.) Ou les merveilles de l'industrie moderne: On peut, dès à présent, avec bien moins de frais, Par des trains de plaisir disposés tout exprès, Visiter en huit jours la Suisse ou la Belgique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et lorsque de Lesseps, après de longs efforts, De l'isthme de Suez aura percé les bords, Le touriste pourra, sans craindre la distance, Comme on part aujourd'hui pour faire un tour en France, Aller jusque dans l'Inde ou l'extrême Orient, Faire un voyage d'agrément[7]! [7] Les Vacances. (Épître familière--Séance du 6 août 1861.) Faites-le! faites toujours de pareils bonbons! Faites même des drames, vous qui discernez si bien la forme de la conception dramatique,--et soyez sûr, honorable monsieur, que votre réputation, «fût-elle suffisamment établie», et bien que vous ressembliez à Louis Bouilhet, car votre «talent», à vous aussi, n'est pas «à l'abri de toute critique», et vous n'êtes non plus ni «un écrivain original», ni un «auteur de premier ordre», jamais on ne vous appellera «un élève» même «heureux d'Alfred de Musset»! Sur ce point, d'ailleurs, votre mémoire est en défaut. Un de vos collègues à l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen n'a-t-il pas débité, dans la séance publique du 7 août 1862, un éloge pompeux de Louis Bouilhet? Il le mettait très haut comme auteur dramatique, et le défendait si bien d'être un imitateur d'Alfred de Musset, qu'ayant moi-même à dire la même chose dans la préface de _Dernières Chansons_, je n'ai eu qu'à me rappeler, ou plutôt qu'à copier, les phrases mêmes de mon vieil ami Alfred Nion, le frère de M. Émile Nion, l'adjoint, celui qui manque de témérité! Que craignez-vous donc, ô adjoint chargé spécialement des beaux-arts? «L'encombrement sur vos places publiques?» Mais les poètes comme celui-là (ne vous en déplaise) ne sont pas précisément innombrables. Depuis que vous avez refusé d'accepter son buste, _malgré_ le don de notre fontaine, vous avez perdu un des vôtres, votre adjoint, M. Thubeuf; je ne voudrais rien dire de messéant, ni outrager le deuil d'une famille que je n'ai pas l'honneur de connaître, mais il me semble que, dès maintenant, Nicolas-Louis-Juste Thubeuf est aussi ignoré qu'un Pharaon de la vingt-troisième dynastie,--tandis que le nom de Bouilhet s'étale aux vitrines de toutes les librairies de l'Europe, qu'on monte _Aïssé_ à Saint-Pétersbourg et à Londres, et que ses pièces seront jouées et ses vers réimprimés dans six ans, dans vingt ans, dans cent ans peut-être et au delà. Car on ne vit dans la mémoire des hommes que si on leur a donné de grands amusements ou rendu de grands services. Vous n'êtes pas faits pour nous fournir les uns; accordez-nous les autres. Et au lieu de vous livrer à la critique littéraire, distraction en dehors de votre compétence, occupez-vous de choses plus sérieuses, telles que: La construction d'un pont fixe; La construction d'entrepôts-magasins sur la rive droite de la Seine; L'élargissement de la rue du Grand-Pont; Le percement d'une rue allant du palais de Justice aux quais; La vente des docks; L'achèvement de la sempiternelle flèche de la cathédrale, etc., etc. Vous possédez ainsi, par devers vous, une jolie collection qu'on pourrait nommer _muséum des projets ajournés_. La clef en est remise par chaque administration qui s'évanouit à celle qui lui succède, tant on a peur de se compromettre, tant on redoute d'agir! La circonspection passe pour une telle vertu que l'initiative devient un crime. Être médiocre ne nuit pas; mais, avant tout, il faut se garder d'entreprendre. Quand le public a bien crié, ou plutôt murmuré, on se met en règle en nommant une commission; et, dès lors, on peut ne rien faire du tout, absolument rien: «il y a une commission». Argument invincible, panacée contre toutes les impatiences. Quelquefois, cependant, on a l'audace d'exécuter. Mais c'est une merveille, presque un scandale, comme il arriva lors des «grands travaux de Rouen», c'est-à-dire lorsqu'on fit l'ex-rue de l'Impératrice, maintenant rue Jeanne-d'Arc, et le square Solférino! Cependant Les squares maintenant sont à l'ordre du jour, Il fallait que Rouen en eût un à son tour[8]! [8] Poésies de M. Decorde (Lettre de condoléance au jardin de Saint-Ouen, déjà citée.) Mais parmi tous vos projets, le plus ajourné, le plus important, le plus urgent, c'est celui de la distribution des eaux; car vous en manquez, vous en avez besoin, à Saint-Sever, par exemple. Or, nous vous proposions, nous autres, d'établir, à n'importe quel coin de rue, deux colonnes ioniques surmontées d'un tympan avec un buste au milieu, une coquille au-dessous;--et déjà nous voyions notre petite fontaine exécutée.--Des promesses, je dis des promesses formelles, avaient été faites à quelques-uns d'entre nous par plusieurs d'entre vous. Aussi notre surprise fut-elle grande, d'autant plus que la municipalité est parfois large en ces matières: témoin la statue de Napoléon Ier qui décore la place Saint-Ouen. En effet, vous avez donné pour ce chef-d'œuvre (le Conseil général avait voté une première fois 10,000 francs, une seconde fois 8,000 francs, enfin une troisième 5,000 francs d'_indemnité au statuaire_, parce que sa maquette avait été renversée fortuitement par la commission,--toujours les commissions! Quelle aptitude pour les Arts!), vous avez donné, dis-je, la légère somme de 30,000 francs pour édifier cette statue,--équestre et hydrocéphale,--qui n'en a coûté après tout que 160,000 à peu près, on ne sait pas au juste. Mais pour celle de Pierre Corneille, proposée en 1805 et qui fut élevée vingt-neuf ans plus tard, en 1834, vous avez, vous, Conseil municipal, dépensé 7,037 fr. 38 c., pas un sou de plus. Il est vrai que c'est un très grand poète, et vous poussez la considération pour les plus grands poètes jusqu'à vous priver du nécessaire plutôt que de permettre des honneurs à un écrivain de second ordre. Deux questions, cependant: si la fontaine, si ce monument d'utilité publique, offert par nous, avait dû porter, comme ornement, toute autre chose que le buste de Louis Bouilhet, l'auriez-vous refusé? S'il se fût agi d'un hommage à un de ces grands industriels de notre département, dont la fortune se compte par deux douzaines de millions, l'auriez-vous refusé? J'en doute. Prenez garde qu'on ne vous accuse de mépriser ceux qui ne donnent point l'exemple de la fortune! Pour des hommes si prudents et qui considèrent avant tout le succès, vous vous êtes singulièrement trompés, messieurs! _Le Moniteur universel_, _l'Ordre_, le _Paris-Journal_, _le Bien public_, _le XIXe siècle_, _l'Opinion nationale_, _le Constitutionnel_, _le Gaulois_, _le Figaro_, etc., presque tous les journaux, enfin, se sont déclarés contre vous violemment; et pour ne faire qu'une citation, voici quelques lignes du patriarche de la critique moderne, Jules Janin: «Lorsque vint l'heure enfin de la récompense définitive, on rencontra je ne sais quelle mauvaise volonté qui mit obstacle à l'espérance suprême des amis de Louis Bouilhet. On ne voulut pas de son buste sur une place publique et dans une ville qu'il illustrait de tous les bruits de sa renommée. En vain ses amis proposaient d'amener l'eau sur cette place aride, afin que le buste, ornement de la fontaine, disparût dans ce bienfait; mais faites donc entendre aux hommes injustes la cruauté d'un pareil refus! Ils dresseraient tant qu'on voudrait des images à la guerre: ils ne veulent pas de la poésie!» Parmi vous, d'ailleurs, sur vingt-quatre que vous étiez, onze se sont déclarés pour nous; et MM. Vaucquier du Traversin, F. Deschamps et Raoul Duval ont éloquemment protesté en faveur des lettres. Cette affaire en soi est fort peu de chose. Mais on peut la noter comme un signe du temps,--comme un trait caractéristique de votre classe,--et ce n'est plus à vous, messieurs, que je m'adresse, mais à tous les bourgeois. Donc, je leur dis: Conservateurs qui ne conservez rien, Il serait temps de marcher dans une autre voie,--et puisqu'on parle de régénération, de décentralisation, changez d'esprit! ayez à la fin quelque initiative! La noblesse française s'est perdue pour avoir eu, pendant deux siècles, les sentiments d'une valetaille. La fin de la bourgeoisie commence parce qu'elle a ceux de la populace. Je ne vois pas qu'elle lise d'autres journaux, qu'elle se régale d'une musique différente, qu'elle ait des plaisirs plus relevés. Chez l'une comme chez l'autre, c'est le même amour de l'argent, le même respect du fait accompli, le même besoin d'idoles pour les détruire, la même haine de toute supériorité, le même esprit de dénigrement, la même crasse ignorance! Ils sont sept cents à l'Assemblée nationale. Combien y en a-t-il qui puissent dire les noms des principaux traités de notre histoire, ou les dates de six rois de France, qui sachent les premiers éléments de l'économie politique, qui aient lu seulement Bastiat? La municipalité de Rouen, qui tout entière a nié le mérite d'un poète, ignore peut-être les règles de la versification? et elle n'a pas besoin de les savoir, tant qu'elle ne se mêle pas de vers. Pour être respectés par ce qui est au-dessous, respectez donc ce qui est au-dessus! Avant d'envoyer le peuple à l'école, allez-y vous-mêmes! Classes éclairées, éclairez-vous! A cause de ce mépris pour l'intelligence, vous vous croyez _pleins de bon sens, positifs, pratiques_! Mais on n'est véritablement pratique qu'à la condition d'être un peu plus... Vous ne jouiriez pas de tous les bienfaits de l'industrie si vos pères du XVIIIe siècle n'avaient eu pour idéal que l'utilité matérielle. A-t-on assez plaisanté l'Allemagne sur ses idéologues, ses rêveurs, ses poètes nuageux! Vous avez vu, hélas! où l'ont conduite ses nuages. Vos milliards l'ont payée de tout le temps qu'elle n'avait point perdu à bâtir des systèmes. Il me semble que le rêveur Fichte a réorganisé l'armée prussienne après Iéna, et que le poète Kœrner a poussé contre nous quelques uhlans vers 1813! Vous, pratiques? Allons donc! Vous ne savez tenir ni une plume ni un fusil! Vous vous laissez dépouiller, emprisonner et égorger par des forçats! Vous n'avez plus même l'instinct de la brute, qui est de se défendre; et, quand il s'agit non seulement de votre peau, mais de votre bourse, laquelle devrait vous être plus chère, l'énergie vous manque pour aller déposer un morceau de papier dans une boîte! Avec tous vos capitaux et votre sagesse, vous ne pouvez faire une association équivalente à l'_Internationale_! Tout votre effort intellectuel consiste à trembler devant l'avenir. Imaginez autre chose! Hâtez-vous! ou bien la France s'abîmera de plus en plus entre une démagogie hideuse et une bourgeoisie stupide. GUSTAVE FLAUBERT. ŒUVRES INÉDITES PAR LES CHAMPS ET PAR LES GRÈVES VOYAGE EN BRETAGNE (1847) Gustave Flaubert avait vingt-six ans lorsqu'il entreprit ce voyage. Il le fit à pied, avec M. Maxime Du Camp. Au retour, ils en écrivirent alternativement le récit, dont ils s'étaient d'avance distribué leur part. Celle de G. Flaubert comprenait tous les chapitres impairs, et chacun des deux collaborateurs conservait une copie de l'œuvre commune. De tous les ouvrages inédits dont nous avons donné la liste, c'est le plus considérable et celui où l'auteur s'est le plus abandonné à sa verve personnelle, abondante en descriptions pittoresques et en réflexions historiques. CHAPITRE PREMIER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Château de Chambord._--Nous nous sommes promenés le long des galeries vides et par les chambres abandonnées où l'araignée étend sa toile sur les salamandres de François Ier. Un sentiment navrant vous prend à cette misère qui n'a rien de beau. Ce n'est pas la ruine de partout, avec le luxe de ses débris noirs et verdâtres, la broderie de ses fleurs coquettes et ses draperies de verdures ondulantes au vent, comme des lambeaux de damas. C'est une misère honteuse qui brosse son habit râpé et fait la décente. On répare le parquet dans cette pièce, on le laisse pourrir dans cette autre. Il y a là un effort inutile à conserver ce qui meurt et à rappeler ce qui a fui. Chose étrange, cela est triste et cela n'est pas grand. Et puis, on dirait que tout a voulu contribuer à lui jeter l'outrage, à ce pauvre Chambord, que le Primatice avait dessiné, que Germain Pilon et Jean Cousin avaient ciselé et sculpté. Élevé par François Ier, à son retour d'Espagne, après l'humiliant traité de Madrid (1526), monument de l'orgueil qui veut s'étourdir, pour se payer de ses défaites; c'est d'abord Gaston d'Orléans, un prétendant vaincu, qu'on y exile; puis c'est Louis XIV, qui d'un seul étage en fait trois, gâtant ainsi l'admirable escalier double qui allait d'un seul jet, lancé comme une spirale, du sol au faîte. Un jour, c'est Molière qui y joue pour la première fois le _Bourgeois gentilhomme_, au deuxième étage, côté qui donne sur la façade, sous ce beau plafond couvert de salamandres et d'ornements peints dont les couleurs s'en vont en écailles. Puis on l'a donné au maréchal de Saxe; on l'a donné aux Polignac, on l'a donné à un simple soldat, à Berthier; on l'a racheté par souscription et on l'a donné au duc de Bordeaux. On l'a donné à tout le monde, comme si personne n'en voulait ou ne voulait le garder. Il a l'air de n'avoir jamais presque servi et avoir été toujours trop grand. C'est comme une hôtellerie abandonnée où les voyageurs n'ont pas même laissé leurs noms aux murs. En allant par une galerie extérieure vers l'escalier d'Orléans, pour examiner les cariatides qui sont censées représenter François Ier, M. de Chateaubriand et Mme d'Etampes, et tournant autour de la fameuse lanterne qui termine le grand escalier, nous avons, à plusieurs reprises, passé la tête à travers la balustrade, pour regarder en bas: dans la cour, un petit ânon qui tétait sa mère, se frottait contre elle, secouait ses oreilles, allongeait son nez, sautait sur ses sabots. Voilà ce qu'il y avait dans la cour d'honneur du château de Chambord; voilà ses hôtes maintenant: un chien qui joue dans l'herbe et un âne qui tette, ronfle et brait, fiente et gambade sur le seuil des rois!... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Château d'Amboise._--Le château d'Amboise, dominant toute la ville, qui semble jetée à ses pieds comme un tas de petits cailloux au bas d'un rocher, a une noble et imposante figure de château-fort, avec ses grandes et grosses tours percées de longues fenêtres étroites, à plein-cintre; sa galerie arcade qui va de l'une à l'autre, et la couleur fauve de ses murs rendue plus sombre par les fleurs qui pendent d'en haut, comme un panache joyeux sur le front bronzé d'un vieux soudard. Nous avons passé un grand quart d'heure à admirer la tour de gauche qui est superbe, qui est bistrée, jaune par places, noire de suie dans d'autres, qui a des ravenelles adorables appendues à ses créneaux et qui est, enfin, un de ces monuments parlants qui semblent vivre et qui vous tiennent tout béants et rêveurs sous leurs regards, ainsi que ces portraits dont on n'a pas connu les originaux et qu'on se met à aimer sans savoir pourquoi. On monte au château par une pente douce qui mène dans un jardin élevé en terrasse, d'où la vue s'étend en plein sur toute la campagne d'alentour. Elle était d'un vert tendre; les lignes de peupliers s'étendaient sur les rives du fleuve; les prairies s'avançaient au bord, estompant au loin leurs limites grises dans l'horizon bleuâtre et vaporeux qu'enfermaient vaguement le contour des collines. La Loire coulait au milieu, baignant ses îles, mouillant la bordure des prés, faisant tourner les moulins, et laissant glisser sur sa sinuosité argentée les grands bateaux attachés ensemble qui cheminaient, paisibles, côte à côte, à demi-endormis au craquement lent du large gouvernail; et au fond, il y avait deux grandes voiles éclatantes de blancheur au soleil. Des oiseaux partaient du sommet des tours, du rebord des machicoulis, allaient se nicher ailleurs, volaient, poussaient leurs petits cris dans l'air, et passaient. A cent pieds sous nous, on voyait les toits pointus de la ville, les cours désertes des vieux hôtels et le trou noir des cheminées fumeuses. Accoudés dans l'anfractuosité d'un créneau, nous regardions, nous écoutions, nous aspirions tout cela, jouissant du soleil qui était beau, de l'air qui était doux et tout imbibé de la bonne odeur des ruines. Et là, sans méditer sur rien du tout, sans phraser même intérieurement sur quoi que ce soit, je songeais aux cottes de mailles souples comme des gants, aux baudriers de buffle trempés de sueur, aux visières fermées sous lesquelles brillaient des regards rouges; aux assauts de nuit, hurlants, désespérés, avec des torches qui incendiaient les murs, des haches d'armes qui coupaient les corps; et à Louis XI, à la guerre des amoureux, à d'Aubigné, et aux ravenelles, aux oiseaux, aux beaux lierres lustrés, aux ronces toutes chauves, savourant ainsi dans ma dégustation rêveuse et nonchalante,--des hommes, ce qu'ils ont de plus grand, leur souvenir;--de la nature, ce qu'elle a de plus beau, ses envahissements ironiques et son éternel sourire. Dans le jardin, au milieu des lilas et des touffes d'arbustes qui retombent dans les allées, s'élève la chapelle, ouvrage du XVIe siècle, ciselée sur tous les angles, vrai bijou d'orfèvrerie lapidaire, plus travaillée encore au dedans qu'au dehors, découpée comme un papier de boîtes à dragées, taillée à jour comme un manche d'ombrelle chinoise. Il y a sur la porte un bas-relief très réjouissant et très gentil: c'est la rencontre de saint Hubert avec le cerf mystique qui porte un crucifix entre les cornes. Le saint est à genoux; plane au-dessus un ange qui va lui mettre une couronne sur son bonnet; à côté, on voit son cheval qui regarde de sa bonne figure d'animal étonné; ses chiens jappent, et, sur la montagne, dont les tranches et les facettes figurent des cristaux, le serpent rampe. On voit sa tête plate s'avancer au pied d'arbres sans feuilles qui ressemblent à des choux-fleurs. C'est l'arbre qu'on rencontre dans les vieilles bibles, sec de feuillage, gros de branches et de tronc, qui a du bois et du fruit, mais pas de verdure, l'arbre symbolique, l'arbre théologique et dévot, presque fantastique dans sa laideur impossible. Tout près de là, saint Christophe porte Jésus sur ses épaules; saint Antoine est dans sa cellule, bâtie sur un rocher; le cochon rentre dans son trou, et on ne voit que son derrière et sa queue terminée en trompette, tandis que près de lui un lapin sort les oreilles de son terrier. Tout cela est un peu lourd, sans doute, et d'une plastique qui n'est pas rigoureuse. Mais il y a tant de vie et de mouvement dans ce bonhomme et ces animaux, tant de gentillesse dans les détails, qu'on donnerait beaucoup pour emporter ça et pour l'avoir chez soi. A l'intérieur du château, l'insipide ameublement de l'empire se reproduit dans chaque pièce. Presque toutes sont ornées des bustes de Louis-Philippe et de Mme Adélaïde. La famille régnante actuelle a la rage de se reproduire en portraits. C'est un mauvais goût de parvenu, une manie d'épicier enrichi dans les affaires et qui aime à se considérer lui-même avec du rouge, du blanc et du jaune, avec ses breloques au ventre, ses favoris au menton et ses enfants à ses côtés. Sur une des tours, on a construit, en dépit du bon sens le plus vulgaire, une rotonde vitrée, qui sert de salle à manger. Il est vrai que la vue qu'on y découvre est superbe. Mais le bâtiment est d'un si choquant effet, vu du dehors, qu'on aimerait mieux, je crois, ne rien voir de la vie ou aller manger à la cuisine. Pour regagner la ville, nous sommes descendus par une tour qui servait aux voitures à monter presque dans la place. La pente douce et garnie de sable tourne autour d'un axe de pierre comme les marches d'un escalier. La voûte est sombre, éclairée seulement par le jour vif des meurtrières. Les consoles où s'appuie l'extrémité intérieure de l'arc de voûte représentent des sujets grotesques ou obscènes. Une intention dogmatique semble avoir présidé à leur composition. Il faudrait prendre l'œuvre à partir d'en bas, qui commence par l'_Aristoteles equitatus_ (sujet traité déjà sur une des statues du chœur de la cathédrale de Rouen), et l'on arrive, par des dégradations, à un monsieur qui s'amuse avec une dame, dans la posture perfide recommandée par Lucrèce et par _l'Amour conjugal_. La plupart des sujets intermédiaires ont, du reste, été enlevés, au grand désespoir des chercheurs de fantaisies drolatiques, tels que nous autres, et enlevés de sang-froid, exprès, par décence, et comme nous le disait, d'un ton convaincu, le domestique de Sa Majesté, «parce qu'il y en avait beaucoup qui étaient inconvenants pour les dames». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Château de Chenonceaux._--..... Je ne sais quoi d'une suavité singulière et d'une aristocratique sérénité transpire du château de Chenonceaux. Il est à quelque distance du village qui se tient à l'écart respectueusement. On le voit, au fond d'une grande allée d'arbres, entouré de bois, encadré dans un vaste parc à belles pelouses. Bâti sur l'eau, en l'air, il lève ses tourelles, ses cheminées carrées. Le Cher passe dessous et murmure au bas de ses arches, dont les arêtes pointues brisent le courant. C'est paisible et doux, élégant et robuste. Son calme n'a rien d'ennuyeux et sa mélancolie n'a pas d'amertume. On entre par le bout d'une longue salle voûtée en ogives, qui servait autrefois de salle d'armes. On y a mis quelques armures qui, malgré la nécessité de semblables ajustements, ne choquent pas et semblent à leur place. Tout l'intérieur est entendu avec goût. Les tentures et les ameublements de l'époque sont conservés et soignés avec intelligence. Les grandes et vénérables cheminées du XVIe siècle ne recèlent pas sous leur manteau les ignobles et économiques cheminées à la prussienne qui savent se nicher sous de moins grandes. Dans les cuisines, que nous visitâmes également, et qui sont contenues dans une arche du château, une servante épluchait des légumes, un marmiton lavait des assiettes, et debout aux fourneaux, le cuisinier faisait bouillir pour le déjeuner un nombre raisonnable de casseroles luisantes. Tout cela est bien, a un bon air, sent son honnête vie de château, sa paresseuse et intelligente existence d'homme bien né. J'aime les propriétaires de Chenonceaux. N'y a-t-il pas, d'ailleurs, partout de bons vieux portraits à vous faire passer devant un temps infini, en vous figurant le temps où leurs maîtres vivaient, et les ballets où tournoyaient les vertugadins de toutes ces belles dames roses, et les bons coups d'épée que ces gentilshommes s'allongeaient avec leurs rapières. Voilà des tentations de l'histoire. On voudrait savoir si ces gens-là ont aimé comme nous et les différences qu'il y avait entre leurs passions et les nôtres. On voudrait que leurs lèvres s'ouvrissent, pour nous dire les récits de leur cœur, tout ce qu'ils ont fait autrefois, même de futile, quelles furent leurs angoisses et leurs voluptés. C'est une curiosité irritante et séductrice, une envie rêveuse de savoir, comme on en a pour le passé inconnu d'une maîtresse... Mais ils restent sourds aux questions de nos yeux; ils restent là, muets, immobiles dans leurs cadres de bois, nous passons. Les mites picotent leur toile, on les revernit: ils sourient encore que nous sommes pourris et oubliés. Et puis d'autres viennent aussi les regarder jusqu'au jour où ils tomberont en poussière et où l'on rêvera de même devant nos propres images. Et l'on se demandera ce qu'on faisait dans ce temps-là, de quelle couleur était la vie, et si elle n'était pas plus chaude... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Je ne parlerais plus de toutes ces belles dames, si le grand portrait de Mme Deshoulières, en grand déshabillé blanc, debout, (c'est, du reste, une belle figure, et, comme le talent si décrié et si peu lu de ce poète, meilleure au second aspect qu'au premier), ne m'avait rappelé par le caractère infaillible de la bouche, qui est grosse, avancée, charnue et charnelle, la brutalité singulière du portrait de Mme de Staël, par Gérard. Quand je le vis, il y a deux ans, à Coppet, éclairé par le soleil de juin, je ne pus m'empêcher d'être frappé par ces lèvres rouges et vineuses, par ces narines larges, reniflantes, aspirantes. La tête de George Sand offre quelque chose d'analogue. Chez toutes ces femmes à moitié hommes, la spiritualité ne commence qu'à la hauteur des yeux. Tout le reste est resté dans les instincts matériels. En fait de choses amusantes, il y a encore à Chenonceaux, dans la chambre de Diane de Poitiers, le grand lit à baldaquin de la royale concubine, tout en damas blanc et cerise. S'il m'appartenait, j'aurais bien du mal à m'empêcher de ne m'y pas mettre quelquefois. Coucher dans le lit de Diane de Poitiers, même quand il est vide, cela vaut bien coucher dans celui de beaucoup de réalités plus palpables. N'a-t-on pas dit qu'en ces matières tout le plaisir n'était qu'imagination? Concevez-vous alors, pour ceux qui en ont quelque peu, la volupté singulière, historique et XVIe siècle de poser sa tête sur l'oreiller de la maîtresse de François Ier et de se retourner sur ses matelas? (Oh! que je donnerais volontiers toutes les femmes de la terre pour avoir la momie de Cléopâtre!) Mais je n'oserais pas seulement, de peur de les casser, toucher aux porcelaines de Catherine de Médicis qui sont dans la salle à manger, ni mettre mon pied dans l'étrier de François Ier, de peur qu'il n'y restât, ni poser les lèvres sur l'embouchure de l'énorme trompe qui est dans la salle d'armes, de peur de m'y rompre la poitrine... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE III _Château de Clisson._--..... Sur un coteau au pied duquel se joignent deux rivières, dans un frais paysage égayé par les claires couleurs des toits en tuiles abaissés à l'italienne et groupés là ainsi que dans les croquis d'Hubert, près d'une longue cascade qui fait tourner un moulin tout caché dans le feuillage, le château de Clisson montre sa tête ébréchée par-dessus les grands arbres. A l'entour, c'est calme et doux. Les maisonnettes rient comme sous un ciel chaud; les eaux font leur bruit, la mousse floconne sur un courant où se trempent de molles touffes de verdure. L'horizon s'allonge, d'un côté, dans une perspective fuyante de prairies et, de l'autre, remonte tout à coup, enclos par un vallon boisé dont un flot vert s'écrase et descend jusqu'en bas. Quand on a passé le pont et qu'on se trouve au pied du sentier raide qui mène au château, on voit, debout, hardi et dur sur le fossé où il s'appuie dans un aspect vivace et formidable, un grand pan de muraille tout couronné de machicoulis éventrés, tout empanaché d'arbres et tout tapissé de lierres dont la masse ample et nourrie, découpée sur la pierre grise en déchirures et en fusées, frissonne au vent dans toute sa longueur et semble un immense voile vert que le géant couché remue en rêvant sur ses épaules. Les herbes sont hautes et sombres, les plantes sont fortes et ardues; le tronc des lierres, noueux, rugueux, tordu, soulève les murs comme avec des leviers, ou les retient dans le réseau de ses branchages. Un arbre, à un endroit, a percé l'épaisseur de la muraille et, sorti horizontalement, suspendu en l'air, a poussé au dehors l'irradiation de ses rameaux. Les fossés, dont la pente s'adoucit par la terre qui s'émiette des bords et par les pierres qui tombent des créneaux, ont une courbe large et profonde, comme la haine et comme l'orgueil; et la porte d'entrée, avec sa vigoureuse ogive un peu cintrée et ses deux baies servant à relever le pont-levis, a l'air d'un grand casque qui regarde par les trous de sa visière. Entré dans l'intérieur, on est surpris, émerveillé par l'étonnant mélange des ruines et des arbres, la ruine faisant valoir la jeunesse verdoyante des arbres, et cette verdure rendant plus âpre la tristesse de la ruine. C'est bien là l'éternel et beau rire, le rire éclatant de la nature sur le squelette des choses; voilà bien les insolences de sa richesse, la grâce profonde de ses fantaisies, les envahissements mélodieux de son silence. Un enthousiasme grave et songeur vous prend à l'âme; on sent que la sève coule dans les arbres et que les herbes poussent avec la même force et le même rythme que les pierres s'écaillent et que les murailles s'affaissent. Un art sublime a arrangé, dans l'accord suprême des discordances secondaires, la forme vagabonde des lierres au galbe sinueux des ruines, la chevelure des ronces au fouillis des pierres éboulées, la transparence de l'air aux saillies résistantes des masses, la teinte du ciel à la teinte du sol, mirant leur visage l'un dans l'autre, ce qui fut et ce qui est. Toujours l'histoire et la nature révèlent ainsi, en l'accomplissant dans ce coin circonscrit du monde, le rapport incessant, l'hymen sans fin, celui de l'humanité qui s'envole et de la marguerite qui pousse, des étoiles qui s'allument et des hommes qui s'endorment, du cœur qui bat et de la vague qui monte. Et cela est si nettement établi à cette place, si complet, si dialogué, que l'on en tressaille intérieurement, comme si cette double vie fonctionnait en nous-mêmes, tant survient, brutale et immédiate, la perception de ces harmonies et de ces développements; car l'œil aussi a ses orgies et l'idée ses réjouissances. Au pied de deux grands arbres dont les troncs s'entre-croisent, un jour vert coulant sur la mousse passe comme un flot lumineux et réchauffe toute cette solitude. Sur votre tête, un dôme de feuilles troué par le ciel qui tranche dessus en lambeaux d'azur, vous renvoie une lumière verdâtre et claire qui, contenue par les murs, illumine largement tous ses débris; en creuse les rides, en épaissit les ombres, en dévoile toutes les finesses cachées. On s'avance enfin, on marche entre ces murs, sous ces arbres, on s'en va, errant le long des barbacanes, passant sous les arcades qui s'éventrent et d'où s'épand quelque large plante frissonnante. Les voûtes comblées qui contiennent des morts résonnent sous vos pas; les lézards courent sous les broussailles, les insectes montent le long des murs, le ciel brille et la ruine assoupie continue son rêve. Avec sa triple enceinte, ses donjons, ses cours intérieures, ses machicoulis, ses souterrains, ses remparts mis les uns sur les autres, comme écorce sur écorce et cuirasse sur cuirasse, le vieux château des Clisson se peut reconstruire encore et réapparaître. Le souvenir des existences d'autrefois découle de ces murs, avec l'émanation des orties et la fraîcheur des lierres. D'autres hommes que nous ont agité là-dedans leurs passions plus violentes; ils avaient des mains plus fortes, des poitrines plus larges. De longues traînées noires montent encore en diagonales le long des murs, comme au temps où flambaient les bûches dans les cheminées vastes de dix-huit pieds. Des trous symétriques alignés dans la maçonnerie indiquent la place des étages où l'on montait jadis par les escaliers tournants qui s'écroulent et qui ouvrent sur l'abîme leurs portes vides. Quelquefois un oiseau, débusquant de son nid accroché dans les ronces, au fond d'un angle sombre, s'abaissait, ses ailes étendues, et passait par l'arcade d'une fenêtre pour s'en aller dans la campagne. Au haut d'un pan de muraille élevé, tout nu, gris, sec, des baies carrées, inégales de grandeur et d'alignement, laissaient éclater à travers leurs barreaux croisés la couleur pure du ciel, dont le bleu vif encadré par la pierre tirait l'œil avec une attraction surprenante. Les moineaux dans les arbres poussaient leur cri aigre et répété. Au milieu de tout cela, une vache broutait, qui marchait là-dedans comme dans un pré, épatant sur l'herbe sa corne fendue. Il y a une fenêtre, une grande fenêtre qui donne sur une prairie que l'on appelle la _prairie des chevaliers_. C'était là, de dessus un banc de pierres entablées dans l'épaisseur de la muraille, que les grandes dames d'alors pouvaient voir les chevaliers entre-choquer le poitrail bardé de fer de leurs chevaux et la masse d'armes descendre sur les cimiers, les lances se rompre, les hommes tomber sur le gazon. Par un beau jour d'été, comme aujourd'hui peut-être, quand ce moulin qui claque sa cliquette et met en bruit tout le paysage n'existait pas, quand il y avait des toits au haut de ces murailles, des cuirs de Flandre sur ces parois, des toiles cirées à ces fenêtres, moins d'herbe, et des voix et des rumeurs de vivants, oui, là, plus d'un cœur, serré dans sa gaîne de velours rouge, a battu d'angoisse et d'amour. D'adorables mains blanches ont frémi de peur sur cette pierre que tapissent maintenant les orties, et les barbes brodées des grands hennins ont tressailli dans ce vent qui remue les bouts de ma cravate et qui courbait le panache des gentilshommes. Nous sommes descendus dans le souterrain où fut enfermé Jean V. Dans la prison des hommes, nous avons vu encore au plafond le grand crochet double qui servait à pendre; et nous avons touché avec des doigts curieux la porte de la prison des femmes. Elle est épaisse de quatre pouces environ, serrée avec des vis, cerclée, plaquée et comme capitonnée de fer. Au milieu, un petit guichet grillé servait à jeter dans la fosse ce qu'il fallait pour que la condamnée ne mourût pas. C'était cela qu'on ouvrait, et non la porte, qui, bouche discrète des plus terribles confidences, était de celles qui se ferment toujours et ne s'ouvrent jamais. C'était le bon temps de la haine. Alors, quand on haïssait quelqu'un, quand on l'avait enlevé dans une surprise, ou pris en trahison dans une entrevue, mais qu'on l'avait enfin, qu'on le tenait, on pouvait à son aise le sentir mourir à toute heure, à toute minute, compter ses angoisses, boire ses larmes. On descendait dans son cachot, on lui parlait, on marchandait son supplice pour rire de ses tortures, on débattait sa rançon; on vivait sur lui, de lui, de sa vie qui s'éteignait, de son or qu'on lui prenait. Toute votre demeure, depuis le sommet des tours jusqu'au pied des douves, pesait sur lui, l'écrasait, l'ensevelissait; et les vengeances de famille s'accomplissaient ainsi, dans la famille, et par la maison elle-même, qui en constituait la force et en symbolisait l'idée. Quelquefois, cependant, quand ce misérable qui était là était un grand seigneur, un homme riche, quand il allait mourir, quand on en était repu et que toutes les larmes de ses yeux avaient fait à la haine de son maître comme des saignées rafraîchissantes, on parlait de le relâcher. Le prisonnier promettait tout: il rendrait les places fortes, il remettrait les clefs de ses meilleures villes, il donnerait sa fille en mariage, il doterait des églises, il irait à pied au Saint-Sépulcre. Et de l'argent! de l'argent encore! Il en ferait plutôt faire par les Juifs! Alors on signait le traité, on le contresignait, on l'antidatait; on apportait les reliques, on jurait dessus, et le prisonnier revoyait le soleil. Il enfourchait un cheval, partait au galop, rentrait chez lui, faisait baisser la herse, convoquait ses gens et décrochait son épée. Sa haine éclatait au dehors en explosions féroces. C'était le moment des colères terrifiantes et des rages victorieuses. Le serment? Le pape vous en relevait, et, pour la rançon, on ne la payait pas. Quand Clisson fut enfermé dans le château de l'Hermine, il promit pour en sortir cent mille francs d'or, la restitution des places appartenant au duc de Penthièvre, la non-exécution du mariage de sa fille Marguerite avec le duc de Penthièvre. Et, dès qu'il fut sorti, il commença par attaquer Chatelaudren, Guingamp, Lamballe et Saint-Malo, qui furent pris ou capitulèrent. Le duc de Penthièvre se maria avec sa fille, et quant aux cent mille francs d'or qu'il avait soldés, on les lui rendit. Mais ce furent les peuples de Bretagne qui payèrent. Quand Jean V fut enlevé, au pont de Loroux, par le comte de Penthièvre, il promit une rançon d'un million; il promit sa fille aînée, fiancée déjà au roi de Sicile. Il promit Montcontour, Sesson et Jugan, etc., ne donna ni sa fille, ni l'argent, ni les places fortes. Il avait fait vœu d'aller au Saint-Sépulcre. Il s'en acquitta par procureur. Il avait fait vœu de ne plus lever ni tailles ni subsides; le pape l'en dégagea. Il avait fait vœu de donner à Notre-Dame de Nantes, son pesant d'or; mais comme il pesait près de deux cents livres, il resta fort endetté. Avec tout ce qu'il put ramasser et prendre, il forma bien vite une ligue et força les Penthièvre à lui acheter cette paix, qu'ils lui avaient vendue. De l'autre côté de la Sèvre, et s'y trempant les pieds, un bois couvre la colline de sa masse verte et fraîche; c'est _la Garenne_, parc très beau de lui-même, malgré les beautés factices qu'on y a voulu introduire. M. Semot (le père du propriétaire actuel), qui était un peintre de l'empire et un artiste lauréat, a travaillé là, du mieux qu'il a pu, à reproduire ce froid goût italien, républicain, romain, qui était fort à la mode du temps de Canova et de Mme de Staël. On était pompeux, grandiose et noble. C'était le temps où on sculptait des urnes sur les tombeaux, où l'on peignait tout le monde en manteau et chevelure au vent, où Corinne chantait sur sa lyre, à côté d'Oswald qui a des bottes à la russe, et où il fallait enfin qu'il y eût sur toutes les têtes beaucoup de cheveux épars et dans tous les paysages beaucoup de ruines. Ce genre de beautés ne manque pas à la Garenne. Il y a un temple de Vesta, et, en face, un temple à l'Amitié. .... Les inscriptions, les rochers composés, les ruines factices sont prodigués ici avec naïveté et conviction..... Mais toutes les richesses poétiques sont réunies dans la grotte d'Héloïse, sorte de dolmen naturel sur le bord de la Sèvre. ..... Pourquoi donc a-t-on fait de cette figure d'Héloïse, qui était une si noble et si haute figure, quelque chose de banal et de niais, le type fade de tous les amours contrariés et comme l'idéal étroit de la fillette sentimentale? Elle méritait mieux pourtant, cette pauvre maîtresse du grand Abélard, celle qui l'aimait d'une admiration si dévouée, quoi qu'il fût dur, quoi qu'il fût sombre et qu'il ne lui épargnât ni les amertumes ni les coups. Elle craignait de l'offenser plus que Dieu même, et désirait lui plaire plus qu'à lui. Elle ne voulait pas qu'il l'épousât, trouvant que: «c'était chose messéante et déplorable que celui que la nature avait créé pour tous... une femme se l'appropriât pour elle seule». Sentant, disait-elle: «plus de douceur à ce nom de maîtresse et de concubine qu'à celui d'épouse, qu'à celui d'impératrice, et s'humiliant en lui, espérant gagner davantage dans son cœur». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le parc n'en est pas moins un endroit charmant. Les allées serpentent dans le bois taillis, les touffes d'arbres retombent dans la rivière. On entend l'eau couler, on sent la fraîcheur des feuilles. Si nous avons été irrités du mauvais goût qui s'y trouve, c'est que nous sortions de Clisson, qui est d'une beauté vraie, si solide et si simple, et puis que ce mauvais goût, après tout, n'est plus notre mauvais goût à nous autres. Mais, d'ailleurs, qu'est-ce donc que le mauvais goût? C'est invariablement le goût de l'époque qui nous a précédés. Le mauvais goût du temps de Ronsard, c'était Marot; du temps de Boileau, c'était Ronsard; du temps de Voltaire, c'était Corneille, et c'était Voltaire du temps de Chateaubriand que beaucoup de gens, à cette heure, commencent à trouver un peu faible. O gens de goût des siècles futurs, je vous recommande les gens de goût de maintenant! Vous rirez un peu de leurs crampes d'estomac, de leurs dédains superbes, de leur prédilection pour le veau et pour le laitage, et des grimaces qu'ils font quand on leur sert de la viande saignante et des poésies trop chaudes. Comme ce qui est beau sera laid, comme ce qui est gracieux paraîtra sot, comme ce qui est riche semblera pauvre, nos délicieux boudoirs, nos charmants salons, nos ravissants costumes, nos intéressants feuilletons, nos drames palpitants, nos livres sérieux, oh! oh! comme on nous fourrera au grenier, comme on en fera de la bourre, du papier, du fumier, de l'engrais! O postérité! n'oublie pas surtout nos parloirs gothiques, nos ameublements renaissance, les discours de M. Pasquier, la forme de nos chapeaux et l'esthétique de la _Revue des Deux Mondes_! C'est en nous laissant aller à ces hautes considérations philosophiques que notre carriole nous traîna jusqu'à Tiffanges. Placés tous deux dans une espèce de cuve en fer-blanc, nous écrasions de notre poids l'imperceptible cheval qui ondulait dans les brancards. C'était le frétillement d'une anguille dans le corps d'un rat de barbarie. Les descentes le poussaient en avant, les montées le tiraient en arrière, les débords le jetaient de côté et le vent l'agitait sous la grêle des coups de fouet. Pauvre bête! Je ne puis y penser sans de certains remords. La route taillée dans la côte descend en tournant, couverte sur ses bords par des massifs d'ajoncs ou par de larges langues d'une mousse roussâtre. A droite, au pied de la colline, sur un mouvement de terrain qui se soulève du fond du vallon en s'arrondissant comme la carapace d'une tortue, on voit de grands pans de muraille inégaux qui allongent, les uns par-dessus les autres, leurs sommets ébréchés. On longe une haie, on grimpe un petit chemin, on entre sous un porche tout ouvert qui s'est enfoncé dans le sol jusqu'aux deux tiers de son ogive. Les hommes qui y passaient jadis à cheval n'y passeraient plus qu'en se courbant maintenant. (Quand la terre s'ennuie de porter un monument trop longtemps, elle s'enfle de dessous, monte sur lui comme une marée et, pendant que le ciel lui rogne la tête, elle lui enfouit les pieds.) La cour est déserte, l'enceinte est vide, les herses ne remuent pas, l'eau dormante des fossés reste plate et immobile sous les ronds nénuphars. Le ciel était blanc, sans nuages, mais sans soleil. Sa courbe pâle s'étendait au large, couvrait la campagne d'une monotonie froide et dolente. On n'entendait aucun bruit, les oiseaux ne chantaient pas, l'horizon même n'avait point de murmure, et les sillons vides ne nous envoyaient ni les glapissements des corneilles qui s'envolent, ni le bruit doux du fer des charrues. Nous sommes descendus à travers les ronces et les broussailles dans une douve profonde et sombre cachée au pied d'une grande tour qui se baigne dans l'eau et dans les roseaux. Une seule fenêtre s'ouvre sur un de ses pans: un carré d'ombre coupé par la raie grise de son croisillon de pierre. Une touffe folâtre de chèvrefeuille sauvage s'est pendue sur le rebord et passe au dehors sa bouffée verte et parfumée. Les grands machicoulis, quand on lève la tête, laissent voir d'en bas, par leurs ouvertures béantes, le ciel seulement, ou quelque petite fleur inconnue qui s'est nichée là, apportée par le vent, un jour d'orage, et dont la graine aura poussé à l'abri, dans la fente des pierres. Tout à coup, un souffle est venu, doux et long, comme un soupir qui s'exhale, et les arbres dans les fossés, les herbes sur les pierres, les joncs dans l'eau, les plantes des ruines et les gigantesques lierres qui, de la base au faîte, revêtissaient la tour sous leur couche uniforme de verdure luisante, ont tous frémi et clapoté leur feuillage; les blés dans les champs ont roulé leurs vagues blondes, qui s'allongeaient, s'allongeaient toujours sur les têtes mobiles des épis; la mare d'eau s'est ridée et a poussé un flot sur le pied de la tour; les feuilles de lierre ont toutes frissonné ensemble, et un pommier en fleur a laissé tomber ses boutons roses. Rien, rien! Le vent qui passe, l'herbe qui pousse, le ciel à découvert. Pas d'enfant en guenille gardant une vache qui broute la mousse dans les cailloux; pas même, comme ailleurs, quelque chèvre solitaire sortant sa tête barbue par une crevasse de remparts et qui s'enfuit tout effrayée en faisant remuer les broussailles; pas un oiseau chantant, pas un nid, pas un bruit! Ce château est comme un fantôme: muet, froid, abandonné dans cette campagne déserte; il a l'air maudit et plein de ressouvenances farouches. Il fut habité pourtant, le séjour triste dont les hiboux semblent maintenant ne pas vouloir. Dans le donjon, entre quatre murs livides comme le fond des vieux abreuvoirs, nous avons compté la trace de cinq étages. A trente pieds en l'air, une cheminée est restée suspendue avec ses deux piliers ronds et sa plaque noircie; il est venu de la terre dessus, et des plantes y ont poussé comme dans une jardinière qui serait restée là. Au delà de la seconde enceinte, dans un champ labouré, on reconnaît les restes d'une chapelle, aux fûts brisés d'un portail ogival. L'avoine y a poussé, et les arbres ont remplacé les colonnes. Cette chapelle, il y a quatre cents ans, était remplie d'ornements de drap d'or et de soie, d'encensoirs, de chandeliers, de calices, de croix, de pierreries, de plats de vermeil, de burettes d'or; un chœur de trente chanteurs, chapelains, musiciens, enfants, y poussaient des hymnes aux sons d'un orgue qui les suivait quand ils allaient en voyage. Ils étaient couverts d'habits d'écarlate fourrés de gris perle et de menu-vair. Il y en avait un que l'on appelait l'archidiacre, un autre que l'on appelait l'évêque, et on demandait au pape qu'il leur fût permis de porter la mitre comme à des chanoines; car cette chapelle était la chapelle, et ce château était un des châteaux de Gilles de Laval, sire de Rouci, de Montmorency, de Raiz et de Craon, lieutenant général du duc de Bretagne et maréchal de France, brûlé à Nantes, le 25 octobre 1440, dans la _Prée_ de la Madeleine, comme faux monnayeur, assassin, sorcier, sodomite et athée. Il avait en meubles plus de cent mille écus d'or, trente mille livres de rente, et les profits de ses fiefs et les gages de son office de maréchal; cinquante hommes magnifiquement vêtus l'escortaient à cheval. Il tenait table ouverte, on y servait les viandes les plus rares, les vins les plus lointains, et l'on jouait chez lui des mystères, comme dans les villes aux entrées des rois. Quand il n'eut plus d'argent, il vendit ses terres; quand il eut vendu ses terres, il chercha l'or, et quand il eut détruit ses fourneaux, il appela le diable. Il lui écrivit qu'il lui donnerait tout, sauf son âme et sa vie. Il fit des sacrifices, des encensements, des aumônes et des solennités en son honneur. Les murs déserts s'illuminaient la nuit à l'éclat des torches qui brûlaient au milieu des hanaps pleins de vin des îles, et parmi les jongleurs bohêmes; ils rougissaient sous le vent incessant des soufflets magiques. On invoquait l'enfer, on se régalait avec la mort, on égorgeait des enfants, on avait d'épouvantables joies et d'atroces plaisirs; le sang coulait, les instruments jouaient, tout retentissait de voluptés, d'horreurs et de délires. Quand il fut mort, quatre ou cinq demoiselles firent ôter son corps du bûcher, l'ensevelirent et le firent porter aux Carmes, où, après des obsèques fort honorables, il fut inhumé solennellement. On lui éleva sur un des ponts de la Loire, en face de l'hôtel de la Boule-d'Or, dit Guépin, un monument expiatoire. C'était une niche dans laquelle se trouvait la statue de la _bonne Vierge de crée-lait_, qui avait la vertu d'accorder du lait aux nourrices; on y apportait du beurre et d'autres offrandes rustiques. La niche y est encore, mais la statue n'y est plus; de même qu'à l'hôtel de ville, la boîte qui contenait le cœur de la reine Anne est vide aussi. Mais nous étions peu curieux de voir cette boîte; nous n'y avons seulement pas songé. J'aurais préféré contempler la culotte du maréchal de Raiz que le cœur de madame Anne de Bretagne. Il y a eu plus de passions dans l'une que de grandeur dans l'autre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE V ..... Le champ de Carnac[9] est un large espace dans la campagne, où l'on voit onze files de pierres noires, alignées à intervalles symétriques et qui vont diminuant de grandeur à mesure qu'elles s'éloignent de la mer. Cambry soutient qu'il y en avait quatre mille, et Freminville en a compté douze cents. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elles sont nombreuses. [9] Tout ce fragment a été publié dans _l'Artiste_, en 1858, sous ce titre: «Les pierres de Carnac et l'archéologie celtique.» A quoi cela était-il bon? Était-ce un temple? Un jour, saint Cornille, poursuivi sur le rivage par des soldats, allait tomber dans le gouffre des flots, quand il imagina de les changer tous en autant de pierres, et les soldats furent pétrifiés. Mais cette explication n'était bonne que pour les niais, pour les petits enfants et pour les poètes. On en chercha d'autres. Au XVIe siècle, Olaüs Magnus, archevêque d'Upsal (et qui, exilé à Rome, composa sur les antiquités de sa patrie un livre fort estimé partout, si ce n'est dans son pays même, la Suède, où il n'eut pas un traducteur), avait découvert que «quand les pierres forment une seule et longue file droite, c'est qu'il y a dessous des guerriers morts en se combattant en duel; que celles qui sont disposées en carré sont consacrées à des héros ayant péri dans une bataille; que celles qui sont rangées circulairement sont des sépultures de famille, et que celles qui sont en coin ou sur un ordre angulaire sont _les tombeaux des cavaliers, ou même des fantassins, ceux surtout_ dont _le parti avait triomphé_». Voilà qui est clair; mais Olaüs Magnus a oublié de nous dire comment s'y prendre pour enterrer deux cousins ayant fait coup double, dans un duel, à cheval. Le duel voulait que les pierres fussent droites; la sépulture de famille exigeait qu'elles fussent circulaires; mais comme il s'agissait de cavaliers, on devait les disposer en coin, prescription, il est vrai, qui n'était pas formelle, puisqu'on n'employait ce système que «pour ceux surtout dont le parti avait triomphé». O brave Olaüs Magnus! vous aimiez donc bien fort le Monte-Pulciano? Et combien vous en a-t-il fallu de rasades, pour vous apprendre toutes ces belles choses? Selon un certain docteur Borlase, Anglais, qui avait observé en Cornouailles des pierres pareilles, «on a enterré là des soldats, à l'endroit même où ils avaient péri». Comme si, d'habitude, on les charriait au cimetière! Et il appuie son hypothèse sur cette comparaison: leurs tombeaux sont rangés en ligne droite, tels que le front d'une armée dans les plaines qui furent le théâtre de quelque grand exploit. Puis on alla chercher les Grecs, les Égyptiens et les Cochinchinois! Il y a un Karnac en Égypte, s'est-on dit, il y en a un en Basse-Bretagne. Or, il est probable que le Carnac d'ici descend du Karnac de là-bas; cela est sûr! Car là-bas, ce sont des sphinx; ici, des blocs; des deux côtés, c'est de la pierre. D'où il résulte que les Égyptiens (peuple qui ne voyageait pas) sont venus sur ces côtes (dont ils ignoraient l'existence), y auront fondé une colonie (car ils n'en fondaient nulle part), et qu'ils y auront laissé ces statues brutes (eux qui en faisaient de si belles), témoignage positif de leur passage (dont personne ne parle). Ceux qui aiment la mythologie ont vu là les colonnes d'Hercule; ceux qui aiment l'histoire naturelle y ont vu une représentation du serpent Python, parce que, d'après Pausanias, un amas de pierres semblables, sur la route de Thèbes à Elissonte, s'appelait _la tête du serpent_, «et d'autant plus que les alignements de Carnac offrent des sinuosités comme un serpent». Ceux qui aiment la cosmographie ont vu un zodiaque, comme M. de Cambry, qui a reconnu dans ces onze rangées de pierres les douze signes du Zodiaque, «car il faut dire, ajoute-t-il, que les anciens Gaulois n'avaient que onze signes au Zodiaque». Ensuite, un membre de l'Institut a conjecturé «que ce pouvait bien être le cimetière des Venètes», qui habitaient Vannes, à six lieues de là, et lesquels fondèrent Venise, comme chacun sait. Un autre a écrit que ces bons Venètes, vaincus par César, élevèrent tous ces blocs uniquement par esprit d'humilité et pour honorer César. Mais on était las du cimetière, du serpent et du Zodiaque; on se mit en quête et l'on trouva un temple druidique. Le peu de documents que nous ayons, épars dans Pline et dans Dion-Cassius, s'accordent à dire que les Druides choisissaient pour leurs cérémonies des lieux sombres, le fond des bois «et leur vaste silence». Aussi, comme Carnac est au bord de la mer, dans une campagne stérile, où jamais il n'a poussé autre chose que les conjectures de ces messieurs, le premier grenadier de France, qui ne me paraît pas en avoir été le premier homme d'esprit, suivi de Pelloutier et de M. Mahé (chanoine de la cathédrale de Vannes), a conclu «que c'était un temple des druides dans lequel on devait aussi convoquer les assemblées politiques». Tout cependant n'était pas fini, et il fallait démontrer un peu à quoi servaient dans l'alignement les espaces vides. «Cherchons-en la raison, ce que personne ne s'est avisé de faire», s'est écrié M. Mahé, et s'appuyant sur une phrase de Pomponius Méla: «Les druides enseignent beaucoup de choses à la noblesse, qu'ils instruisent secrètement en des cavernes et en des forêts écartées;» et sur cette autre de Lucain: «Vous habitez de hautes forêts,» il établit, en conséquence, que les druides, non seulement desservaient _les sanctuaires_, mais encore y faisaient leur demeure et y tenaient des collèges: «Puis donc que le monument de Carnac est un sanctuaire comme l'étaient les forêts gauloises (ô puissance de l'induction, où pousses-tu le Père Mahé, chanoine de Vannes et correspondant de l'Académie d'agriculture de Poitiers!), il y a lieu de croire que les intervalles vides qui coupent les lignes des pierres renfermaient des files de maisons où les druides habitaient avec leurs familles et leurs nombreux élèves, et où les principaux de la nation, qui se rendaient au sanctuaire au jour de grande solennité, trouvaient des logements préparés.» Bons druides! excellents ecclésiastiques! comme on les a calomniés! Eux qui habitaient là, si honnêtement, avec leurs familles et leurs nombreux élèves, et qui même poussaient l'amabilité jusqu'à préparer des logements pour les principaux de la nation! Mais un homme enfin, un homme est venu, pénétré du génie des choses antiques et dédaigneux des routes battues. Il a su reconnaître, lui, les restes d'un camp romain, et précisément d'un camp de César, qui n'avait fait élever ces pierres _que pour servir d'appui aux tentes de ses soldats et les empêcher d'être emportées par le vent_. Quelles bourrasques il devait y avoir autrefois sur les côtes de l'Armorique! Le littérateur honnête qui retrouva, pour la gloire du grand Julius, cette précaution sublime (ainsi restituant à César ce qui jamais n'appartint à César), était un ancien élève de l'École polytechnique, un capitaine du génie, le sieur de la Sauvagère. L'amas de toutes ces gentillesses constitue ce qu'on appelle l'_Archéologie celtique_, dont nous allons immédiatement vous découvrir les arcanes. Une pierre posée sur d'autres se nomme un _dolmen_, qu'elle soit horizontale ou verticale. Un rassemblement de pierres debout et recouvertes au sommet par des dalles consécutives, formant ainsi une série de dolmens, est une _grotte aux fées_, _roche aux fées_, _table du diable_ ou _palais des géants_; car, semblables à ces bourgeois qui vous servent un même vin sous des étiquettes différentes, les celtomanes, qui n'avaient presque rien à vous offrir, ont décoré de noms divers des choses pareilles. Quand ces pierres sont rangées en ellipse, sans aucun chapeau sur les oreilles, il faut dire: Voilà un _cromlech_; lorsqu'on aperçoit une pierre étalée horizontalement sur deux autres verticales, on a affaire à un _lichaven_ ou _trilithe_. Parfois deux blocs énormes sont superposés l'un sur l'autre, ne se touchant que par un seul point, et vous lisez dans les livres «qu'ils sont équilibrés de telle manière que le vent suffit pour imprimer au bloc supérieur une oscillation marquée», assertion que je ne nie pas, tout en me méfiant quelque peu du vent celtique, et bien que ces pierres prétendues branlantes soient constamment restées inébranlables à tous les coups de pied furieux que j'ai eu la candeur de leur donner, elles s'appellent alors _pierres roulantes_ ou _roulées_, _pierres retournées_ ou _transportées_, _pierres qui dansent_ ou _pierres dansantes_, _pierres qui virent_ ou _pierres virantes_. Il reste à vous faire connaître ce qu'est une _pierre fichade_, une _pierre fiche_, une _pierre fixée_, ce qu'on entend par _haute borne_, _pierre latte_ et _pierre lait_, en quoi une _pierre fonte_ diffère d'une _pierre fiette_, et quels rapports existent entre une _chaire au diable_ et une _pierre droite_; après quoi vous en saurez à vous seul aussi long que jamais n'en surent ensemble Pelloutier, Deric, Latour-d'Auvergne, Penhoet et autres, doublés de Mahé et renforcés de Freminville. Apprenez donc que tout cela signifie un _peulvan_, autrement dit un _men-hir_, et n'exprime autre chose qu'une borne, plus ou moins grande, placée toute seule au milieu des champs. J'allais oublier les tumulus! Ceux qui sont composés à la fois de silex et de terre s'appellent _barrows_ en haut style, et les simples monceaux de cailloux, _galgals_. On a prétendu que les _dolmens_ et les _trilithes_ étaient des autels, quand ils n'étaient pas des tombeaux, que les _roches aux fées_ étaient des lieux de réunion ou des sépultures, et que les conseils de fabrique, au temps des druides, se rassemblaient dans les _cromlechs_. M. de Cambry a entrevu dans les pierres _branlantes_ les emblèmes du monde suspendu. Les _barrows_ et les _galgals_ ont été sans doute des tombeaux; et quant aux _men-hirs_, on a poussé le bon vouloir jusqu'à leur trouver une forme d'où l'on a induit le règne d'un culte ithyphallique dans toute la basse Bretagne. O chaste impudeur de la science, tu ne respectes rien, pas même les _peulvens_! Une rêverie, si vague qu'elle soit, peut vous conduire en des créations splendides, quand elle part d'un point fixe. Alors, l'imagination, comme un hippogriffe qui s'envole, frappe la terre de tous ses pieds, et voyage en ligne droite vers les espaces infinis. Mais lorsque, s'acharnant sur un objet dénué de plastique et vide d'histoire, elle essaie d'en extraire une science et de recomposer un monde, elle demeure elle-même plus stérile et pauvre que cette matière brute à qui la vanité des bavards prétend trouver une forme et donner des chroniques. Pour en revenir aux pierres de Carnac (ou plutôt les quitter), que si l'on me demande, après tant d'opinions, quelle est la mienne, j'en émettrai une, irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de la Sauvagère et pâlir l'Égyptien Penhoët, qui casserait le zodiaque de Cambry et hacherait le serpent Python en mille morceaux. Cette opinion la voici: les pierres de Carnac sont de grosses pierres!... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Nous nous en retournâmes donc à l'auberge où, servis par notre hôtesse qui avait de grands yeux bleus, de fines mains qu'on achèterait cher et une douce figure d'une pudeur monacale, nous dînâmes d'un bel appétit qu'avaient creusé nos cinq heures de marche. Il ne faisait pas encore nuit pour dormir, on n'y voyait plus pour rien faire; nous allâmes à l'église. Elle est petite, quoique portant nef et bas-côtés, comme une grande dame d'église de ville. De gros piliers de pierre, trapus et courts, soutiennent sa voûte de bois bleu, d'où pendent de petits navires, ex-voto promis dans les tempêtes. Les araignées courent sur leurs voiles et la poussière pourrit leurs cordages. On ne disait aucun office, la lampe du chœur brûlait seule dans son godet d'huile jaune, et en haut, dans l'épaisseur de la voûte, les fenêtres non fermées laissaient passer de larges rayons blancs, avec le bruit du vent qui courbait les arbres. Un homme est venu, a rangé les chaises, a mis deux chandelles dans des girandoles de fer accrochées au pilier et a tiré dans le milieu une façon de brancard à pied dont le bois noir avait de grosses taches blanches. D'autres gens sont entrés dans l'église, un prêtre en surplis a passé devant nous; on a entendu un bruit de clochettes s'arrêtant et reprenant par intervalles, et la porte de l'église s'est ouverte toute grande. Le son saccadé de la petite cloche s'est mêlé à un autre qui lui répondait, et toutes deux, s'approchant en grandissant, redoublaient leurs battements secs et cuivrés. Une charrette traînée par des bœufs a paru dans la place et s'est arrêtée devant le portail. Un mort était dessus. Ses pieds pâles et mats, comme de l'albâtre lavé, dépassaient le bout du drap blanc qui l'enveloppait de cette forme indécise qu'ont tous les cadavres en costume. La foule survenue se taisait. Les hommes restaient découverts; le prêtre secouait son goupillon et marmottait des oraisons, et les bœufs accouplés, remuant lentement la tête, faisaient crier leur gros joug de cuir. L'église, où brillait une étoile au fond, ouvrait sa grande ombre noire que refoulait du dehors le jour vert des crépuscules pluvieux, et l'enfant qui éclairait sur le seuil passait toujours la main sur sa chandelle, pour empêcher le vent de l'éteindre. On l'a descendu de la charrette; sa tête s'est cognée contre le timon. On l'a entré dans l'église, on l'a mis sur le brancard. Un flot d'hommes et de femmes a suivi. On s'est agenouillé sur le pavé, les hommes près du mort, les femmes plus loin, vers la porte, et le service a commencé. Il ne dura pas longtemps, pour nous du moins, car les psalmodies basses bourdonnaient vite, couvertes de temps à autre par un sanglot faible qui partait de dessous les capes noires, en bas de la nef. Une main m'a effleuré, et je me suis effacé pour laisser passer une femme courbée. Serrant les poings sur la poitrine, baissant la face, allant en avant sans remuer les pieds, essayant de regarder, tremblant de voir, elle s'est avancée vers la ligne des lumières qui brûlaient le long du brancard. Lentement, lentement, en levant son bras comme pour se cacher dessous, elle a tourné la tête sur le coin de son épaule et elle est tombée sur une chaise, affaissée, aussi morte et molle que ses vêtements même. A la lueur des cierges, j'ai vu ses yeux fixes dans leurs paupières rouges, éraillés comme par une brûlure vive, sa bouche idiote et crispée, grelottante de désespoir, et toute sa pauvre figure qui pleurait comme un orage. C'était son mari, perdu à la mer, que l'on venait de retrouver sur la grève et qu'on allait enterrer tout à l'heure. Le cimetière touchait à l'église. On y passa par une porte à côté, et chacun y reprit son rang, tandis que, dans la sacristie, on clouait le mort en son cercueil. Une pluie fine mouillait l'air; on avait froid; il faisait gras marcher, et les fossoyeurs, qui n'avaient pas fini, rejetaient avec peine la terre lourde qui collait sur leurs louchets. Au fond, les femmes, à genoux dans l'herbe, avaient découvert leurs capuchons et leurs grands bonnets blancs, dont les pans empesés se soulevaient au vent, faisaient de loin comme un grand linceul qui se lève de terre et qui ondoie. Le mort a reparu, les prières ont recommencé, les sanglots ont repris. On les entendait à travers le bruit de la pluie qui tombait. Près de nous sortait par intervalles égaux une sorte de gloussement étouffé qui ressemblait à un rire. Partout ailleurs, en l'écoutant, on l'eût pris pour l'explosion réprimée de quelque joie violente ou pour le paroxysme contenu d'un délire de bonheur. C'était la veuve qui pleurait. Puis, elle s'approcha jusqu'au bord, fit comme les autres, et la terre peu à peu reprit son niveau et chacun s'en retourna. Comme nous enjambions l'escalier du cimetière, un jeune homme qui passait à côté de nous dit en français à un autre: «Le bougre puait-il! Il est presque tout pourri! Depuis trois semaines qu'il est à l'eau, c'est pas étonnant!...» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Un matin pourtant, nous partîmes comme les autres matins; nous prîmes le même sentier, nous traversâmes la haie d'ormeaux et la prairie inclinée où nous avions vu, la veille, une petite fille chassant ses bestiaux vers l'abreuvoir; mais ce fut le dernier jour et la dernière fois peut-être que nous passâmes par là. Un terrain vaseux où nous enfoncions jusqu'aux chevilles s'étend de Carnac jusqu'au village de Pô. Un canot nous attendait; nous montâmes dedans; on poussa du fond avec la rame et on hissa la voile. Notre marin, vieillard à figure gaie, s'assit à l'arrière, attacha au plat-bord une ligne pour prendre du poisson, et laissa partir sa barque tranquille. A peine s'il faisait du vent; la mer toute bleue n'avait pas de rides et gardait longtemps sur elle le sillage étroit du gouvernail. Le bonhomme causait; il nous parlait des prêtres qu'il n'aime pas, de la viande qui est une bonne chose à manger, même les jours maigres, du mal qu'il avait quand il était au service, des coups de fusil qu'il a reçus quand il était douanier..... Nous allions doucement; la ligne tendue suivait toujours et le bout du _tape-cul_ trempait dans l'eau. La lieue qui nous resta à faire à pied pour aller de Saint-Pierre à Quiberon fut lestement avalée, malgré une route montueuse à travers des sables, malgré le soleil qui faisait crier sur nos épaules la bretelle de nos sacs, et nonobstant quantité de menhirs qui se dressaient dans la campagne. A Quiberon nous déjeunâmes chez le vieux Rohan Belle-Isle qui tient l'hôtel Penthièvre. Ce gentilhomme était nu-pieds dans ses savates, vu la chaleur, et trinquait avec un maçon, ce qui ne l'empêche pas d'être le descendant d'une des premières familles d'Europe; un noble de vieille race! un vrai noble! Vive Dieu! qui nous a tout de suite fait cuire des homards et s'est mis à nous battre des biftecks. Notre orgueil en fut flatté dans sa fibre la plus reculée.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le passé de Quiberon se résume dans un massacre. Sa plus rare curiosité est un cimetière; il est plein, il regorge; il fait craquer ses murs, il déborde dans la rue. Les pierres tassées se brisent aux angles, montent les unes sur les autres, s'envahissent, se submergent et se confondent, comme si les morts gênés dessous soulevaient leurs épaules pour sortir de leurs tombeaux. On dirait de quelque océan pétrifié dont ces tombes sont les vagues et où les croix seraient les mâts des vaisseaux perdus. Au milieu un grand ossuaire tout ouvert reçoit les squelettes de ceux que l'on désensevelit pour faire place aux autres. De qui donc cette pensée: «la vie est une hôtellerie, c'est le cercueil qui est la maison?» Ceux-ci ne restent pas dans la leur, ils n'en sont que les locataires et on les en chasse à la fin du bail. Autour de cet ossuaire, où cet amas d'ossements ressemble à un fouillis de bourrées, est rangée, à hauteur d'homme, une série de petites boîtes noires, de six pouces carrés chacune, recouvertes d'un toit, surmontées d'une croix et percées sur la face extérieure d'un cœur à jour qui laisse voir dedans une tête de mort. Au-dessus du cœur, on lit en lettres peintes: «Ceci est le chef de ***, décédé tel an, tel jour.» Ces têtes n'ont appartenu qu'à des gens d'un certain rang, et l'on passerait pour mauvais fils, si, au bout de sept ans, on ne donnait au crâne de ses parents le luxe de ce petit coffre. Quant au reste du corps, on le rejette dans l'ossuaire; vingt-cinq ans après, on y jette aussi la tête. Il y a quelques années, on voulut abolir cette coutume. Une émeute se fit, elle resta. Il peut être mal de jouer ainsi avec ces boules rondes qui ont contenu la pensée, avec ces cercles vides où battait l'amour. Toutes ces boîtes, le long de l'ossuaire, sur les tombes, dans l'herbe, sur le mur, pêle-mêle, peuvent sembler horribles à plusieurs, ridicules à d'autres; mais ces bois noirs se pourrissant à mesure que les os qu'ils renferment blanchissent et s'égrènent; ces têtes vous regardant avec leur nez rongé, leurs orbites creuses et leur front qui luit par place sous la traînée gluante des limaçons; ces fémurs entassés là comme dans les grands charniers de la Bible; ces fragments de crânes qui roulent pleins de terre, et où parfois, comme dans un pot de porcelaine, a poussé quelque fleur qui sort par le trou des yeux; la vulgarité même de ces inscriptions pareilles les unes aux autres, comme le sont entre eux les morts qu'elles désignent, toute cette pourriture humaine, disposée de cette façon nous a paru fort belle et nous a procuré un solide et bon spectacle. Si la poste d'Auray eût été arrivée, nous fussions partis tout de suite pour Belle-Isle; mais on attendait la poste d'Auray. Assis dans la cuisine de l'auberge, en chemise et les bras nus, les marins de passage patientaient en buvant chopine. «A quelle heure arrive-t-elle donc, la poste d'Auray? --C'est selon; à dix heures, d'ordinaire, répondit le patron. --Non, à onze heures, dit un autre. --A midi, fit M. de Rohan. --A une heure. --A une heure et demie. --Souvent, elle n'est pas ici avant deux heures. --C'est pas régulier!» Nous en étions convaincus; il en était trois. On ne pouvait partir avant l'arrivée de ce malencontreux courrier qui apporte pour Belle-Isle les dépêches de la terre ferme. Il fallait se résigner. On allait sur le devant de la porte, on regardait dans la rue, on rentrait, on ressortait. «Ah! il ne viendra pas aujourd'hui.--Il sera resté en route.--Faut nous en aller.--Non, attendons-le.--Si ces messieurs s'ennuient trop après tout...--Au fait, peut-être n'y a-t-il pas de lettres?--Non, encore un petit quart d'heure.--Ah! c'est lui!» Ce n'était pas lui, et le dialogue recommençait. Enfin, un trot de cheval fatigué qui bat le briquet, un bruit de grelots, un coup de fouet, un homme qui crie: «Ho! ho! voilà la poste! voilà la poste!» Le cheval s'arrêta net à la porte, rentra son échine, tendit le cou, allongea le museau en montrant les dents, écarta les jambes de derrière et se leva sur ses jarrets. La rosse était haute, cagneuse, osseuse, sans poils à la crinière, le sabot rongé, les fers battants; la croupière lui déchirait la queue; un séton sautait à son poitrail. Perdu dans une selle qui l'engouffrait, retenu en arrière par une valise, en avant par le grand portefeuille aux lettres passé dans l'arçon, son cavalier, huché dessus, se tenait ratatiné comme un singe. Sa petite figure à poils rares et blonds, ridée et racornie comme une pomme de rainette, disparaissait sous un chapeau de toile cirée doublé de feutre; une sorte de paletot de coutil gris lui remontait jusqu'aux hanches et lui entourait le ventre d'un cercle de plis ramassés, tandis que son pantalon sans sous-pieds, qui se relevait et s'arrêtait aux genoux, laissait voir à nu ses mollets rougis par le frottement des étrivières, avec ses bas bleus descendus sur le bord de ses souliers. Des ficelles rattachaient les harnais de la bête; des bouts de fil noir ou rouge avaient recousu le vêtement du cavalier; des reprises de toutes couleurs, des taches de toutes formes, de la toile en lambeaux, du cuir gras, de la crotte séchée, de la poussière nouvelle, des cordes qui pendaient, des guenilles qui brillaient, de la crasse sur l'homme, de la gale sur la bête, l'un chétif et suant; l'autre étique et soufflant, le premier avec son fouet, le second avec ses grelots; tout cela ne faisait qu'une même chose ayant même teinte et même mouvement, exécutant presque mêmes gestes, servant au même usage, dont l'ensemble s'appelle la poste d'Auray. Au bout d'une heure encore, quand on eut pris dans le pays nombre de paquets et de commissions, et qu'on eut, de plus, attendu quelques passagers qui devaient venir, on quitta enfin l'auberge et l'on avisa à s'embarquer. Ce fut d'abord un pêle-mêle de bagages et de gens, d'avirons qui vous barraient les jambes, de voiles qui vous retombaient sur le nez, l'un s'embarrassant dans l'autre et ne trouvant pas où se mettre; puis, tout se calma, chacun prit son coin, trouva sa place, les bagages au fond, les marins debout sur les bancs, les passagers où ils purent. Nulle brise ne soufflait, et les voiles pendaient droites le long des mâts. La lourde chaloupe se soulevait à peine sur la mer presque immobile, qui se gonflait et s'abaissait avec le doux mouvement d'une poitrine endormie. Appuyés sur l'un des plats-bords, nous regardions l'eau qui était bleue comme le ciel et calme comme lui, et nous écoutions le bruit des grands avirons, qui battaient l'onde et criaient dans les tolets. A l'ombre des voiles, les six rameurs entre-croisés les levaient lentement en mesure et les poussaient devant eux; ils tombaient et se relevaient, égrenant des perles au bout de leurs palettes. Couchés dans la paille, sur le dos, assis sur les bancs, les jambes ballantes et le menton dans les mains ou postés contre les parois du bateau, entre les gros jambages de la membrure dont le goudron se fondait à la chaleur, les passagers silencieux baissaient la tête et fermaient les yeux à l'éclat du soleil frappant sur la mer plate comme un miroir. Un homme à cheveux blancs dormait par terre à mes pieds, un gendarme suait sous son tricorne, deux soldats avaient ôté leurs sacs et s'étaient couchés dessus. Près du beaupré, le mousse regardait dans le foc et sifflait pour appeler le vent; debout, à l'arrière, le patron faisait tourner la barre. Le vent ne venait pas. On abattit les voiles qui descendirent tout doucement en faisant sonner le fer des rocambots et affaissèrent sur les bancs leur draperie lourde; puis, chaque matelot défit sa veste, la serra sous l'avant, et tous alors recommencèrent, en poussant de la poitrine et des bras, à mouvoir les immenses avirons qui se ployaient dans leur longueur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... On avait tant tardé à partir, qu'à peine s'il y avait de l'eau dans le port, et nous eûmes grand mal à y entrer. Notre quille frôlait contre les petits cailloux du fond, et pour descendre à terre il nous fallut marcher sur une rame comme sur la corde raide. Resserré entre la citadelle et ses remparts et coupé au milieu par un port presque vide, le Palay nous parut une petite ville assez sotte qui transsude un ennui de garnison et a je ne sais quoi d'un sous-officier qui bâille. Ici, on ne voit plus les chapeaux de feutre noir du Morbihan, bas de forme, immenses d'envergure et abritant les épaules. Les femmes n'ont pas ces grands bonnets blancs qui s'avancent devant leur visage comme ceux des religieuses et, par derrière, retombent jusqu'au milieu du dos, vêtant ainsi chez les petites filles la moitié du corps. Leurs robes sont privées du large galon de velours appliqué sur l'épaule qui, dessinant le contour de l'omoplate, va se perdre sous les aisselles. Leurs pieds non plus ne portent point ces souliers découverts, ronds du bout, hauts de talon et ornés de longs rubans noirs qui frôlent la terre. C'est, comme partout, des figures qui se ressemblent, des costumes qui n'en sont pas, des bornes, des pavés et même un trottoir. Était-ce la peine de s'être exposés au mal de mer, que nous n'avions pas eu d'ailleurs, ce qui nous rendait indulgents, pour n'avoir à contempler que la citadelle, dont nous nous soucions fort peu, le phare, dont nous nous inquiétions encore moins, ou le rempart de Vauban qui nous ennuyait déjà. Mais on nous avait parlé des roches de Belle-Isle. Incontinent donc, nous dépassâmes les portes et, coupant net à travers champs, rabattîmes sur le bord de la mer. Nous ne vîmes qu'une grotte, une seule (le jour baissait), mais qui nous parut si belle (elle était tapissée de varechs et de coquilles et avait des gouttes d'eau qui tombaient d'en haut) que nous résolûmes de rester le lendemain à Belle-Isle pour en chercher de pareilles, s'il y en avait, et nous repaître à loisir les yeux du régal de toutes ces couleurs. Le lendemain, sitôt qu'il fit jour, ayant rempli une gourde, fourré dans un de nos sacs un morceau de pain avec une tranche de viande, nous prîmes la clef des champs, et, sans guide ni renseignement quelconque (c'est là la bonne façon), nous nous mîmes à marcher, décidés à aller n'importe où, pourvu que ce fût loin, et à rentrer n'importe quand, pourvu que ce fût tard. Nous commençâmes par un sentier dans les herbes; il suivait le haut de la falaise, montait sur ses pointes, descendait dans ses vallons et se continuait dessus en faisant comme elle le tour de l'île. Quand un éboulement l'avait coupé, nous remontions plus loin dans la campagne, et, nous réglant sur l'horizon de la mer, dont la barre bleue touchait le ciel, nous regagnions ensuite le haut de la crête que nous retrouvions à l'improviste ouvrant son abîme à nos côtés. La pente à pic sur le sommet de laquelle nous marchions ne nous laissait rien voir du flanc des rochers; nous entendions seulement au-dessous de nous le grand bruit battant de la mer. Quelquefois la roche s'ouvrait dans toute sa grandeur, montrait subitement ses deux pans presque droits que rayaient des couches de silex et où avaient poussé de petits bouquets jaunes. Si on jetait une pierre, elle semblait quelque temps suspendue, puis se heurtait aux parois, déboulait en ricochant, se brisait en éclats, faisait rouler de la terre, entraînait des cailloux, finissait sa course en s'enfouissant dans les graviers, et on entendait crier les cormorans qui s'envolaient. Souvent les pluies d'orage et les dégels avaient chassé dans ces gorges une partie des terrains supérieurs qui, s'y étant écoulés graduellement, en avaient adouci la pente, de manière à y pouvoir descendre. Nous nous risquâmes dans l'une d'elles, et, nous laissant glisser sur le derrière en nous enrayant des pieds et nous retenant des mains, nous arrivâmes enfin au bas du beau sable mouillé. La marée baissait, mais il fallait pour passer attendre le retrait des vagues. Nous les regardions venir. Elles écumaient dans les roches, à fleur d'eau, tourbillonnaient dans les creux, sautaient comme des écharpes qui s'envolent, retombaient en cascades et en perles, et dans un long balancement ramenaient à elles leur grande nappe verte. Quand une vague s'était retirée sur le sable, aussitôt les courants s'entre-croisaient en fuyant vers des niveaux plus bas. Les varechs remuaient leurs lanières gluantes; l'eau débordait des petits cailloux, sortait par les fentes des pierres, faisait mille clapotements, mille jets. Le sable trempé buvait son onde, et, se séchant au soleil, blanchissait sa teinte jaune. Dès qu'il y avait de la place pour nos pieds, sautant par-dessus les roches, nous continuions devant nous. Elles augmentaient bientôt leur amoncellement désordonné, bousculées, entassées, renversées l'une sur l'autre. Nous nous cramponnions de nos mains qui glissaient, de nos pieds qui se crispaient en vain sur leurs aspérités visqueuses. La falaise était haute, si haute qu'on en avait presque peur quand on levait la tête. Elle nous écrasait de sa placidité formidable et elle nous charmait pourtant; car on la contemplait malgré soi et les yeux ne s'en lassaient pas. Il passa une hirondelle, nous la regardâmes voler; elle venait de la mer; elle montait doucement, coupant au tranchant de ses plumes l'air fluide et lumineux où ses ailes nageaient en plein et semblaient jouir de se développer toutes libres. Elle monta encore, dépassa la falaise, monta toujours et disparut. Cependant nous rampions sur les rochers, dont chaque détour de la côte nous renouvelait la perspective. Ils s'interrompaient par moment, et alors nous marchions sur des pierres carrées, plates comme des dalles, où des fentes se prolongeant presque symétriques semblaient les ornières de quelque antique voie d'un autre monde. De place en place, immobiles comme leur fond verdâtre, s'étendaient de grandes flaques d'eau qui étaient aussi limpides, aussi tranquilles, et ne remuaient pas plus qu'au fond des bois, sur son lit de cresson, à l'ombre des saules, la source la plus pure; puis, de nouveau, les rochers se présentaient plus serrés, plus accumulés. D'un côté, c'était la mer dont les flots sautaient dans les basses roches; de l'autre, la côte droite, ardue, infranchissable. Fatigués, étourdis, nous cherchions une issue; mais toujours la falaise s'avançait devant nous, et les rochers, étendant à l'infini leurs sombres masses de verdure, faisaient succéder de l'un à l'autre leurs têtes inégales qui grandissaient en se multipliant comme des fantômes noirs sortant de dessous terre. Nous roulions ainsi à l'aventure, quand nous vîmes tout à coup, serpentant en zigzag dans la roche, une valleuse qui nous permettait, comme par une échelle, de regagner la rase campagne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... N'importe, c'est toujours un plaisir, même quand la campagne est laide, que de se promener à deux tout au travers, en marchant dans les herbes, en traversant les haies, en sautant les fossés, abattant des chardons avec votre bâton, arrachant avec vos mains les feuilles et les épis, allant au hasard comme l'idée vous pousse, comme les pieds vous portent, chantant, sifflant, causant, rêvant, sans oreille qui vous écoute, sans bruit de pas derrière vos pas, libres comme au désert! Ah! de l'air! de l'air! de l'espace encore! Puisque nos âmes serrées étouffent et se meurent sur le bord de la fenêtre, puisque nos esprits captifs, comme l'ours dans sa fosse, tournent toujours sur eux-mêmes et se heurtent contre ses murs, donnez au moins à nos narines le parfum de tous les vents de la terre, laissez s'en aller mes yeux vers tous les horizons! Aucun clocher ne montrait au loin son toit reluisant d'ardoises, pas un hameau n'apparaissait au revers d'un pli de terrain, ajustant dans un bouquet d'arbres ses toits de chaume et ses cours carrées; on ne rencontrait personne, ni paysan qui passe, ni mouton qui broute, ni chien qui rôde. Tous ces champs cultivés n'avaient pas l'air habité; on y travaille, on n'y vit point. On dirait que tous ceux qui les ont en profitent, mais ne les aiment pas. Nous avons vu une ferme, nous sommes entrés dedans; une femme en guenilles nous a servi dans des tasses de grès du lait frais comme la glace. C'était un silence singulier. Elle nous regardait avidement, et nous sommes repartis. Nous sommes descendus dans un vallon dont la gorge étroite semblait s'étendre vers la mer. De longues herbes à fleurs jaunes nous montaient jusqu'au ventre. Nous avancions en faisant de grandes enjambées. Nous entendions de l'eau couler près de nous et nous enfoncions dans la terre marécageuse. Les deux collines vinrent à s'écarter, portant toujours sur leurs versants arides un gazon ras que des lichens plaquaient par intervalles comme de grandes taches jaunes. Au pied de l'une d'elles un ruisseau passait parmi les bas rameaux des arbrisseaux rabougris qui avaient poussé sur ses bords et s'allait perdre plus loin dans une mare immobile où des insectes à grandes pattes se promenaient sur la feuille des nénuphars. Le soleil dardait. Les moucherons bruissaient leurs ailes et faisaient courber la pointe des joncs sous le poids de leurs corps légers. Nous étions seuls tous les deux dans la tranquillité de cette solitude. En cet endroit le vallon s'arrondissait en s'élargissant et faisait un coude sur lui-même. Nous montâmes sur une butte pour découvrir au delà; mais l'horizon s'arrêtait vite, enclos par une autre colline, ou bien étendait de nouvelles plaines. Nous prîmes courage cependant et continuâmes à avancer, tout en pensant à ces voyageurs abandonnés dans les îles, qui grimpent sur les promontoires pour apercevoir au loin quelque voile venant à eux. Le terrain devint plus sec, les herbes moins hautes; la mer tout à coup se présenta devant nous, resserrée dans une anse étroite, et bientôt sa grève, faite de débris de madrépores et de coquilles, se mit à crier sous nos pas. Nous nous laissâmes tomber par terre, nous nous y endormîmes, épuisés de fatigue. Une heure après, réveillés par le froid, nous nous remîmes en marche, sûrs cette fois de ne pas nous perdre; nous étions sur la côte qui regarde la France, et nous avions le Palay à notre gauche. C'était sur ce rivage que nous avions vu la veille la grotte qui nous avait tant charmés. Nous ne fûmes pas longtemps à en trouver d'autres, plus hautes encore et plus profondes. Elles s'ouvraient toujours par de grandes ogives, droites ou penchées, poussant leurs jets hardis sur d'énormes pans de rocs. Noires et veinées de violet, rouges comme du feu, brunes avec des lignes blanches, elles découvraient pour nous qui les venions voir toutes les variétés de leurs teintes et de leurs formes, leurs grâces, leurs fantaisies grandioses. Il y en avait une couleur d'argent que traversaient des veines de sang; dans une autre des touffes de fleurs ressemblant à des primevères s'étaient écloses sur des glacis de granit rougeâtre et du plafond tombaient sur le sable fin des gouttes lentes qui recommençaient toujours. Au fond de l'une d'elles, sous un cintre allongé, un lit de gravier blanc et poli, que la marée sans doute retournait et refaisait chaque jour, semblait être là pour recevoir au sortir des flots le corps de la naïade; mais sa couche est vide et pour toujours l'a perdue! Il ne reste que ces varechs encore humides où elle étendait ses beaux membres nus fatigués de la nage et sur lesquels, jusqu'à l'aurore, elle dormait au clair de lune. Le soleil se couchait. La marée montait au fond sur les roches, qui s'effaçaient dans le brouillard bleu du soir, que blanchissait sur le niveau de la mer l'écume des vagues rebondissantes; à l'autre partie de l'horizon, le ciel rayé de longues lignes orange avait l'air balayé comme par de grands coups de vent. Sa lumière, reflétée sur les flots, les dorait d'une moire chatoyante; se projetant sur le sable, elle le rendait brun et faisait briller dessus un semis d'acier. A une demi-lieue vers le sud, la côte allongeait vers la mer une file de rochers. Il fallait pour les joindre recommencer une marche pareille à celle que nous avions faite le matin. Nous étions fatigués, il y avait loin; mais une tentation nous poussait vers là-bas, derrière cet horizon. La brise arrivait dans le creux des pierres; les flaques d'eau se ridaient; les goémons, accrochés aux flancs des falaises, tressaillaient, et du côté d'où la lune allait venir, une clarté pâle montait de dessous les eaux. C'était l'heure où les ombres sont longues. Les rochers étaient plus grands, les vagues plus vertes. On eût dit aussi que le ciel s'agrandissait et que toute la nature changeait de visage. Donc nous partîmes en avant, au delà, sans nous soucier de la marée, ni s'il y aurait plus tard un passage pour gagner terre. Nous avions besoin jusqu'au bout d'abuser de notre plaisir et de le savourer sans en rien perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous courions sans fatigue, sans obstacle. Une verve de corps nous emportait malgré nous et nous éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements d'une volupté robuste et singulière. Nous secouions nos têtes au vent et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos mains. Aspirant l'odeur des flots, nous humions, nous évoquions à nous tout ce qu'il y avait de couleurs, de rayons, de murmures: le dessin des varechs, la douceur des grains de sable, la dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues, les découpures du rivage, la voix de l'horizon; et puis, c'était la brise qui passait comme d'invisibles baisers qui nous coulaient sur la figure, le ciel où il y avait des nuages allant vite, roulant une poudre d'or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous nous roulions l'esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les oreilles; quelque chose de la vie des éléments émanant d'eux-mêmes, sans doute, à l'attraction de nos regards, arrivait jusqu'à nous et, s'y assimilant, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce à cette union plus complexe. A force de nous en pénétrer, d'y entrer, nous devenions nature aussi, nous nous diffusions en elle, elle nous reprenait, nous sentions qu'elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou l'emporter en nous. Ainsi que dans les transports de l'amour, on souhaite plus de mains pour palper, plus de lèvres pour baiser, plus d'yeux pour voir, plus d'âme pour aimer; nous étalant dans la nature dans un ébattement plein de délire et de joies, nous regrettions que nos yeux ne pussent aller jusqu'au sein des rochers, jusqu'au fond des mers, jusqu'au bout du ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots, s'allument les étoiles; que nos oreilles ne pussent entendre graviter dans la terre la fermentation des granits, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l'Océan. Et dans la sympathie de cette effusion contemplative, nous aurions voulu que notre âme, irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et, se variant toujours, toujours pousser au soleil de l'éternité ses métamorphoses! Mais l'homme n'est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons, de sentiments, d'idées. Ce qui dépasse la mesure le fatigue ou le grise; c'est l'idiotisme de l'ivrogne, c'est la folie de l'extatique. Ah! que notre verre est petit, mon Dieu! que notre soif est grande! que notre tête est faible! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Pour nous en retourner à Quiberon, il fallut, le lendemain, nous lever avant sept heures, ce qui exigea du courage. Encore raides de fatigue et tout grelottants de sommeil, nous nous empilâmes dans la barque, en compagnie d'un cheval blanc, de deux voyageurs pour le commerce, du même gendarme borgne et du même fusilier qui, cette fois, ne moralisait personne. Gris comme un cordelier et roulant sous les bancs, il avait fort à faire pour retenir son shako qui lui vacillait sur la tête et pour se défendre de son fusil qui lui cabriolait dans les jambes. Je ne sais qui de lui ou du gendarme était le plus bête des deux. Le gendarme n'était pas ivre, mais il était stupide. Il déplorait le peu de tenue du soldat, il énumérait les punitions qu'il allait recevoir, il se scandalisait de ses hoquets, il se formalisait de ses manières. Vu de trois quarts, du côté de l'œil absent, avec son tricorne, son sabre et ses gants jaunes, c'était, certes, un des plus tristes aspects de la vie humaine. Un gendarme est, d'ailleurs, quelque chose d'essentiellement bouffon, que je ne puis considérer sans rire; effet grotesque et inexplicable, que cette base de la sécurité publique a l'avantage de m'occasionner, avec les procureurs du roi, les magistrats quelconques et les professeurs de belles-lettres. Incliné sur le flanc, le bateau coupait les vagues qui filaient le long du bordage en tordant de l'écume. Les trois voiles bien gonflées arrondissaient leur courbe douce. La mâture criait, l'air sifflait dans les poulies. A la proue, le nez dans la brise, un mousse chantait. Nous n'entendions pas les paroles, mais c'était un air lent, tranquille et monotone qui se répétait toujours, ni plus haut, ni plus bas, et qui se prolongeait en mourant, avec des ondulations traînantes. Cela s'en allait doux et triste sur la mer, comme dans une âme un souvenir confus qui passe. Le cheval se tenait debout, du mieux qu'il pouvait sur ses quatre pieds et mordillait sa botte de foin. Les matelots, les bras croisés, souriaient en regardant dans les voiles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Donc, nous allions sans mot dire, du mieux que nous pouvions, sans jamais atteindre au fond de la baie où avait l'air de se trouver Plouharnel. Nous y arrivâmes cependant. Mais là, nous tombions dans la mer. Nous avions pris le côté droit du rivage, tandis qu'on devait suivre le gauche. Il fallut rebrousser chemin et recommencer une partie de la route. Un bruit étouffé se fit entendre. Un grelot sonna, un chapeau parut. C'était la poste d'Auray. Toujours même homme, même cheval, même sac aux lettres. Il s'en allait tranquillement vers Quiberon dont il reviendra tantôt pour s'en retourner demain. C'est l'hôte du rivage; il le passe le matin, il le repasse le soir. Sa vie est de le parcourir; lui seul l'anime, il en fait l'épisode, j'allais presque dire la grâce. Il s'arrête; nous lui parlons deux minutes, il nous salue et il repart. Quel ensemble que celui-là? Quel homme et quel cheval! Quel tableau! Callot, sans doute, l'aurait reproduit; il n'y avait que Cervantès pour l'écrire. Après avoir passé sur de grandes parties de roc qu'on a essayé d'aligner dans la mer, pour raccourcir la route, en coupant le fond de la baie, nous arrivâmes enfin à Plouharnel. Le village était tranquille, les poules gloussaient dans les rues et, dans les jardins enclos de murs de pierres sèches, les orties ont poussé au milieu de carrés d'avoine. Comme nous étions devant la maison de notre hôte, assis à prendre l'air, un vieux mendiant a passé. Il était en guenilles, grouillant de vermine, rouge comme du vin, hérissé, suant, la poitrine débraillée, la bouche baveuse. Le soleil reluisait sur ses haillons, sa peau violette et presque noire semblait transsuder du sang. Il beuglait d'une voix terrible en frappant à coups redoublés contre la porte d'une maison voisine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE VII ..... Quimper, quoique centre de la vraie Bretagne, est distinct d'elle. Sa promenade d'ormeaux, le long de la rivière, qui coule entre quais et porte bateaux, la rend fort coquette, et le grand hôtel de la préfecture, recouvrant à lui seul le petit delta de l'ouest, lui donne une tournure toute française et administrative. Vous vous apercevez que vous êtes dans un chef-lieu de département, ce qui vous rappelle aussitôt les divisions par arrondissements, avec les grandes, moyennes et petites vicinalités, les comités d'instruction primaire, les caisses d'épargne, les conseils généraux et autres inventions modernes qui enlèvent toujours aux lieux qui en sont doués quelque peu de couleur locale pour le voyageur naïf qui la rêve. N'en déplaise aux gens qui prononcent ce nom de Quimper-Corentin, comme le nom même du ridicule et de l'encroûtement provincial, c'est un charmant petit endroit et qui en vaut beaucoup d'autres plus respectés. Vous n'y retrouvez pas, il est vrai, les fantaisies de Quimperlé, le luxe de ses herbes, le tapage de ses couleurs; mais je sais peu de choses d'un aspect aussi agréable que cette allée qui s'en va indéfiniment au bord de l'eau et sur laquelle l'escarpement presque à pic d'une montagne toute proche déverse l'ombre foncée de sa verdure plantureuse. On n'est pas longtemps à faire le tour de semblables cités, à les connaître jusque dans leurs replis les plus intimes et l'on y découvre parfois des coins qui arrêtent et vous mettent le cœur en joie. Les petites villes, en effet, comme les petits appartements, paraissent d'abord plus chaudes et plus commodes à vivre. Mais restez sur votre illusion. Les seconds ont plus de vents coulis qu'un palais, et dans les premières il y a plus d'ennui qu'au désert. En revenant vers l'hôtel par un de ces bons sentiers comme nous les aimons, un de ces sentiers qui montent, descendent, tournent et reviennent, tantôt le long des murs, tantôt dans un champ, puis entre des broussailles et dans le gazon, ayant tour à tour des cailloux, des marguerites et des orties, sentiers vagabonds faits pour les pensées flâneuses et les causeries à arabesques; en revenant donc vers la ville, nous avons entendu sortir de dessous le toit d'ardoises d'un bâtiment carré des gémissements et des bêlements plaintifs. C'était l'abattoir. Sur le seuil, un grand chien lapait dans une mare de sang et tirait lentement du bout des dents le cordon bleu des intestins d'un bœuf qu'on venait de lui jeter. La porte des cabines était ouverte. Les bouchers besognaient, les bras retroussés. Suspendu, la tête en bas, et les pieds passés par un tendon dans un bâton, tombant du plafond, un bœuf, soufflé et gonflé comme une outre, avait la peau du ventre fendue en deux lambeaux. On voyait s'écarter doucement avec elle la couche de graisse qui la doublait et successivement apparaître dans l'intérieur, au tranchant du couteau, un tas de choses vertes, rouges et noires, qui avaient des couleurs superbes. Les entrailles fumaient; la vie s'en échappait dans une fumée tiède et nauséabonde. Près de là, un veau couché par terre fixait sur la rigole de sang ses gros yeux ronds épouvantés, et tremblait convulsivement malgré les liens qui lui serraient les pattes. Ses flancs battaient, ses narines s'ouvraient. Les autres loges étaient remplies de râles prolongés, de bêlements chevrotants, de beuglements rauques. On distinguait la voix de ceux qu'on tuait, celle de ceux qui se mouraient, celle de ceux qui allaient mourir. Il y avait des cris singuliers, des intonations d'une détresse profonde qui semblaient dire des mots qu'on aurait presque pu comprendre. En ce moment, j'ai eu l'idée d'une ville terrible, de quelque ville épouvantable et démesurée, comme serait une Babylone ou une Babel de cannibales où il y aurait des abattoirs d'hommes; et j'ai cherché à retrouver quelque chose des agonies humaines, dans ces égorgements qui bramaient et sanglotaient. J'ai songé à des troupeaux d'esclaves amenés là, la corde au cou, et noués à des anneaux, pour nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d'ivoire, en s'essuyant les lèvres à des nappes de pourpre. Auraient-ils des poses plus abattues, des regards plus tristes, des prières plus déchirantes? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Étant à Quimper, nous sortîmes un jour par un côté de la ville et rentrâmes par l'autre, après avoir marché dans la campagne pendant huit heures environ. Sous le porche de l'hôtel notre guide nous attendait. Il se mit aussitôt à courir devant nous, et nous le suivîmes. C'était un petit bonhomme en cheveux blancs, coiffé d'une casquette de toile, chaussé de souliers percés et vêtu d'une vieille redingote brune trop large qui lui flottait autour de la taille. Il bredouillait en parlant, se cognait les genoux en marchant et roulait sur lui-même; néanmoins il avançait vite et avec une opiniâtreté nerveuse, presque fébrile. De temps à autre, seulement, il arrachait une feuille d'arbre et se la collait contre la bouche pour se rafraîchir. Son métier est de courir les environs, pour aller porter les lettres ou faire des commissions. Il va ainsi à Douarnenez, à Quimperlé, à Brest, jusqu'à Rennes qui est à quarante lieues de là (voyage qu'il a exécuté une fois en quatre journées, y compris l'aller et le retour). «Toute son ambition, disait-il, est de retourner encore une fois dans sa vie à Rennes.» Et cela, sans autre but que d'y retourner, pour y retourner, afin de faire une longue course et pour pouvoir s'en vanter ensuite. Il sait toutes les routes, il connaît toutes les communes avec leurs clochers; il prend des chemins de traverse à travers champs, ouvre les barrières des cours et, en passant devant les maisons, souhaite le bonjour aux maîtres. A force d'entendre chanter les oiseaux, il s'est appris à imiter leurs cris, et, tout en marchant sous les arbres, il siffle comme eux pour charmer sa solitude. Nous nous arrêtâmes d'abord à un quart de lieue de la ville, à Loc-Maria, ancien prieuré, jadis donné à l'abbaye de Fontevrault par Conan III. Le prieuré n'a pas, comme l'abbaye du pauvre Robert d'Arbrissel[10], été utilisé d'une ignoble manière. Il est abandonné, mais sans souillures. Son portail gothique ne retentit pas de la voix des garde-chiourmes, et s'il en reste peu de chose, l'esprit, du moins, n'éprouve ni révolte ni dégoût. Il n'y a de curieux comme détail, dans cette petite chapelle d'un vieux roman sévère, qu'un grand bénitier posé sans pilier sur le sol et dont le granit taillé à pans est devenu presque noir. Large, profond, il représente bien le vrai bénitier catholique, fait pour y plonger tout entier le corps d'un enfant, et non pas ces cuvettes étroites de nos églises dans lesquelles on trempe le bout du doigt. Avec son eau claire rendue plus limpide encore par la couche verdâtre du fond, cette végétation qui a sourdi dans le calme religieux des siècles, ses angles usés, sa lourde masse à couleur de bronze, il ressemble à un de ces rochers creusés d'eux-mêmes dans lesquels on trouve de l'eau de mer. [10] Fondateur de l'abbaye de Fontevrault, en l'an 1099. Quand nous eûmes bien tourné autour, nous redescendîmes vers la rivière que nous traversâmes en bateau et nous nous enfonçâmes dans la campagne. Elle est déserte et singulièrement vide. Des arbres, des genêts, des ajoncs, des tamaris au bord des fossés, des landes qui s'étendent, et d'hommes nulle part. Le ciel était pâle; une pluie fine, mouillant l'air, mettait sur le pays comme un voile uni qui l'enveloppait d'une teinte grise. Nous allions dans des chemins creux qui s'engouffraient sous des berceaux de verdure, dont les branches réunies, s'abaissant en voûtes sur nos têtes, nous permettaient à peine d'y passer debout. La lumière arrêtée par le feuillage était verdâtre et faible comme celle d'un soir d'hiver. Tout au fond cependant on voyait jaillir un jour vif qui jouait au bord des feuilles et en éclairait les découpures. Puis on se trouvait au haut de quelque pente aride, descendant toute plate et unie, sans un brin d'herbe qui tranchât sur l'uniformité de sa couleur jaune. Quelquefois, au contraire, s'élevait une longue avenue de hêtres dont les gros troncs luisants avaient de la mousse à leurs pieds. Des traces d'ornières passaient là, comme pour mener à quelque château qu'on s'attendait à voir; mais l'avenue s'arrêtait tout à coup et la rase campagne s'étalait au bout. Dans l'écartement de deux vallons, elle développait sa verte étendue sillonnée en balafres noires par les lignes capricieuses des haies, tachée çà et là par le massif d'un bois, enluminée par des bouquets d'ajoncs, ou blanchie par quelque champ cultivé au bord des prairies qui remontaient lentement vers les collines et se perdaient dans l'horizon. Au-dessus d'elles, bien loin à travers la brume, dans un trou du ciel, apparaissait un méandre bleu, c'était la mer. Les oiseaux se taisent ou sont absents; les feuilles sont épaisses, l'herbe étouffe le bruit des pas, et la contrée muette vous regarde comme un triste visage. Elle semble faite exprès pour recevoir les existences en ruines, les douleurs résignées. Elles pourront solitairement y nourrir leurs amertumes à ce lent murmure des arbres et des genêts et sous ce ciel qui pleure. Dans les nuits d'hiver, quand le renard se glisse sur les feuilles sèches, quand les tuiles tombent des colombiers, que la lande fouette ses joncs, que les hêtres se courbent, et qu'au clair de lune le loup galope sur la neige, assis tout seul près du foyer qui s'éteint, en écoutant le vent hurler dans les longs corridors sonores, c'est là qu'il doit être doux de tirer du fond de son cœur ses désespoirs les plus chéris avec ses amours les plus oubliées. Nous avons vu une masure en ruines où l'on entrait par un portail gothique; plus loin se dressait un vieux pan de mur troué d'une porte en ogive; une ronce dépouillée s'y balançait à la brise. Dans la cour, le terrain inégal est couvert de bruyères, de violettes et de cailloux. On distingue vaguement des anciens restes de douves; on entre quelques pas dans un souterrain comblé; on se promène là dedans, on regarde et on s'en va. Ce lieu s'appelle le _temple des faux Dieux_ et était, à ce que l'on suppose, une commanderie de templiers. Notre guide est reparti devant nous, nous avons continué à le suivre. Un clocher est sorti d'entre les arbres; nous avons traversé un champ en friche, escaladé le haut bord d'un fossé; deux ou trois maisons ont paru: c'était le village de Pomelin. Un sentier fait la rue; quelques maisons, séparées entre elles par des cours plantées, composent le village. Quel calme! quel abandon plutôt! les seuils sont vides, les cours sont désertes. Où sont les maîtres? On les dirait tous partis à l'affût, se tapir derrière les genêts pour guetter le _bleu_ qui doit passer dans la ravine. L'église est pauvre et d'une nudité sans pareille. Pas de beaux saints peinturlurés, pas de toiles aux murs ni au plafond, de lampe suspendue, oscillant au bout de sa longue corde droite. En un coin du chœur, une mèche, par terre, brûle dans un verre rempli d'huile. Des piliers ronds supportent la voûte de bois dont la couleur bleue est reteinte. Par les fenêtres à vitrail blanc arrive le grand jour des champs verdi par le feuillage d'alentour qui recouvre le toit de l'église. La porte (une petite porte en bois que l'on ferme avec un loquet) était ouverte; une volée d'oiseaux est entrée, voletant, caquetant, se collant aux murs; ils ont tourbillonné sous la voûte, sont allés se jouer autour de l'autel. Deux ou trois se sont abattus sur le bénitier, y ont trempé leur bec, et puis, tous, comme ils étaient venus, sont repartis ensemble. Il n'est pas rare en Bretagne de les voir ainsi dans les églises; plusieurs y habitent et accrochent leur nid aux pierres de la nef; on les y laisse en paix. Lorsqu'il pleut, ils accourent; mais dès que le soleil reparaît dans les vitraux et que les gouttières s'égouttent, ils regagnent les champs. De sorte que pendant l'orage deux créatures frêles entrent souvent à la fois dans la demeure bénie: l'homme, pour y faire sa prière et y abriter ses terreurs, l'oiseau, pour y attendre que la pluie soit passée et réchauffer les plumes naissantes de ses petits engourdis. Un charme singulier transpire de ces pauvres églises. Ce n'est pas leur misère qui émeut, puisqu'alors même qu'il n'y a personne, on dirait qu'elles sont habitées. N'est-ce pas plutôt leur pudeur qui ravit? Car, avec leur clocher bas, leur toit qui se cache sous les arbres, elles semblent se faire petites et s'humilier sous le grand ciel de Dieu. Ce n'est point, en effet, une pensée d'orgueil qui les a bâties, ni la fantaisie pieuse de quelque grand de la terre en agonie. On sent, au contraire, que c'est l'impression simple d'un besoin, le cri naïf d'un appétit, et comme le lit de feuilles sèches du pâtre, la hutte que l'âme s'est faite pour s'y étendre à l'aise à ses heures de fatigue. Plus que celle des villes, ces églises de village ont l'air de tenir au caractère du pays qui les porte et de participer davantage à la vie des familles qui, de père en fils, viennent à la même place y poser les genoux sur la même dalle. Chaque dimanche, chaque jour, en entrant et en partant, ne revoient-ils pas les tombes de leurs parents, qu'ils ont ainsi près d'eux dans la prière, comme à un foyer plus élargi d'où ils ne sont pas absents tout à fait? Ces églises ont donc un sens harmonique où, comprise entre le baptistère et le cimetière, s'accomplit la vie de ces hommes. Il n'en est pas ainsi chez nous qui, reléguant l'éternité hors barrière, exilons nos morts dans les faubourgs, pour les loger dans le quartier des équarrisseurs et des fabriques de soude, à côté des magasins de poudrette. Vers trois heures de l'après-midi, nous arrivâmes près les portes de Quimper, à la chapelle de Kerfeunteun. Il y a, au fond, une belle verrière du XVIe siècle, représentant l'arbre généalogique de la Trinité. Jacob en forme la souche et la croix du Christ, le sommet surmonté du Père éternel qui a la tiare au front. Le clocher carré figure sur chaque face un quadrilatère percé à jour, comme une lanterne, par une longue baie droite. Il ne pose pas immédiatement sur la toiture, mais, à l'aide d'une base amincie dont les quatre côtés se rétrécissent et se touchent presque, forme un angle obtus vers la crête du toit. En Bretagne, presque toutes les églises de village ont de ces clochers-là. Avant de rentrer dans la ville, nous fîmes un détour pour aller visiter la chapelle de la Mère-Dieu. Comme d'ordinaire on la ferme, notre guide prit en route le gardien qui en a la clef. Il vint avec nous, emmenant par la main sa petite nièce qui s'arrêtait tout le long du chemin pour ramasser des bouquets. Il marchait devant dans le sentier. Sa mince taille d'adolescent à cambrure flexible, un peu molle, était serrée dans une veste de drap bleu ciel, et sur son dos s'agitaient les trois rubans de velours de son petit chapeau noir qui, posé soigneusement sur le derrière de la tête, retenait ses cheveux tordus en chignon. Au fond d'un vallon, d'un ravin plutôt, l'église de la Mère-Dieu se voile sous le feuillage des hêtres. A cette place, dans le silence de cette grande verdure, à cause sans doute de son petit portail gothique que l'on croirait du XIIIe siècle et qui est du XVIe, elle a je ne sais quel air qui rappelle ces chapelles discrètes des vieux romans et des vieilles romances, où l'on armait chevalier le page qui partait pour la Terre-Sainte, un matin, au chant de l'alouette, quand les étoiles pâlissaient, et qu'à travers la grille passait la main blanche de la châtelaine que le baiser du départ trempait aussitôt de mille pleurs d'amour. Nous sommes entrés. Le jeune homme s'est agenouillé en ôtant son chapeau, et la grosse torsade de sa chevelure blonde s'est échappée et s'est dépliée dans une secousse en tombant le long de son dos. Un instant accrochée au drap rude de sa veste, elle a gardé la trace des plis qui la roulaient tout à l'heure, peu à peu est descendue, s'est écartée, étalée, répandue comme une vraie chevelure de femme. Séparée sur le milieu par une raie, elle coulait à flots égaux sur ses deux épaules et couvrait son cou nu. Toute cette nappe d'un ton doré avait des ondoiements de lumière qui changeaient et fuyaient à chaque mouvement de tête qu'il faisait en priant. A ses côtés, la petite fille, à genoux comme lui, avait laissé tomber son bouquet par terre. Là seulement, et pour la première fois, j'ai compris la beauté de la chevelure de l'homme et le charme qu'elle peut avoir pour des bras nus qui s'y plongent. Étrange progrès que celui qui consiste à s'écourter partout les superfétations grandioses de la nature, si bien que lorsque nous la découvrons dans toute sa vierge plénitude, nous nous en étonnons comme d'une merveille révélée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... A cinq heures du soir, enfin, nous arrivâmes à Pont-l'Abbé, enduits d'une respectable couche de poussière et de boue qui se répandit de nos vêtements sur le parquet de la chambre de notre auberge, avec une prodigalité si désastreuse, que nous étions presque humiliés du gâchis que nous faisions, rien qu'en nous posant quelque part. Pont-l'Abbé est une petite ville fort paisible, coupée dans sa longueur par une large rue pavée. Les maigres rentiers qui l'habitent ne doivent pas avoir l'air plus nul, plus modeste et plus bête. Il y a à voir, pour ceux qui partout veulent voir quelque chose, les restes insignifiants du château et l'église; une église qui serait passable d'ailleurs, si elle n'était encroûtée par le plus épais des badigeons qu'aient jamais rêvés les conseils de fabrique. La chapelle de la Vierge était remplie de fleurs: bouquets de jonquilles, juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et jasmins, mis dans des vases de porcelaine blanche ou dans des verres bleus, étalaient leurs couleurs sur l'autel et montaient entre les grands flambeaux vers le visage de la Vierge, jusque par dessus sa couronne d'argent, d'où retombait un voile de mousseline à longs plis qui s'accrochait à l'étoile d'or du bambino de plâtre suspendu dans ses bras. On sentait l'eau bénite et le parfum des fleurs. C'était un petit coin embaumé, mystérieux, doux, à l'écart dans l'église, retraite cachée, ornée avec amour, toute propice aux exhalaisons du désir mystique et au long épanchement des oraisons éplorées. Comprimée par le climat, amortie par la misère, l'homme reporte ici toute la sensualité de son cœur; il la dépose aux pieds de Marie, sous le regard de la femme céleste et il y satisfait, en l'excitant, cette inextinguible soif de jouir et d'aimer. Que la pluie entre par le toit, qu'il n'y ait ni bancs ni chaises dans la nef, partout vous n'en découvrirez pas moins luisante, frottée et coquette, cette chapelle de la Vierge, avec des fleurs fraîches et des cierges allumés. Là, semble se concentrer toute la tendresse religieuse de la Bretagne; voilà le repli le plus mol de son cœur; c'est là sa faiblesse, sa passion, son trésor. Il n'y a pas de fleurs dans la campagne, mais il y en a dans l'église; on est pauvre, mais la Vierge est riche, toujours belle: elle sourit pour vous, et les âmes endolories vont se réchauffer sur ses genoux, comme à un foyer qui ne s'éteint pas. On s'étonne de l'acharnement de ce peuple à ses croyances; mais sait-on tout ce qu'elles lui donnent de délectation et de voluptés, tout ce qu'il en retire de plaisir? L'ascétisme n'est-il pas un épicurisme supérieur, le jeûne, une gourmandise raffinée? La religion comporte en soi des sensations presque charnelles; la prière a ses débauches; la mortification, son délire, et les hommes qui le soir viennent s'agenouiller devant cette statue habillée y éprouvent aussi des battements de cœur et des enivrements vagues, pendant que, dans les rues, les enfants des villes, revenant de la classe, s'arrêtent rêveurs et troublés à contempler sur sa fenêtre la femme ardente qui leur fait les doux yeux. Il faut assister à ce qu'on appelle ses fêtes, pour se convaincre du caractère sombre de ce peuple. Il ne danse pas, il tourne; il ne chante pas, il siffle. Ce soir même, nous allâmes dans un village des environs voir l'inauguration d'une aire à battre. Deux joueurs de _biniou_, montés sur le mur de la cour, poussaient sans discontinuer le souffle criard de leur instrument, au son duquel couraient au petit trot, en se suivant à la queue du loup, deux longues files d'hommes et de femmes qui serpentaient et s'entre-croisaient. Les files revenaient sur elles-mêmes, tournaient, se coupaient et se renouaient à des intervalles inégaux. Les pas lourds battaient le sol, sans souci de la mesure, tandis que les notes aiguës de la musique se précipitaient l'une sur l'autre dans une monotonie glapissante. Ceux qui ne voulaient plus danser s'en allaient, sans que la danse en fût troublée, et ils rentraient ensuite quand ils avaient repris haleine. Pendant près d'une heure que nous considérâmes cet étrange exercice, la foule ne s'arrêta qu'une fois, les musiciens s'étant interrompus pour boire un verre de cidre; puis les longues lignes s'ébranlèrent de nouveau et se remirent à tourner. A l'entrée de la cour, sur une table, on vendait des noix; à côté était un broc d'eau-de-vie; par terre, une barrique de cidre; non loin se tenait un particulier en casquette de cuir et en redingote verte; près de lui, un homme en veste avec un sabre suspendu par un baudrier blanc: c'était le commissaire de police de Pont-l'Abbé avec son garde-champêtre. Bientôt M. le commissaire tira sa montre de sa poche, fit un signe au garde, qui alla parler à quelques paysans, et l'assemblée se dispersa. Nous nous en revînmes tous quatre de compagnie à la ville, et nous eûmes dans ce trajet le loisir d'admirer encore ici une de ces combinaisons harmoniques de la Providence qui avait fait ce commissaire de police pour ce garde-champêtre et ce garde-champêtre pour ce commissaire de police. Ils étaient emboîtés, engrenés l'un dans l'autre. Le même fait leur occasionnait la même réflexion; de la même idée ils tiraient des déductions parallèles. Quand le commissaire riait, le garde souriait; quand il prenait un air grave, l'autre avait un air sombre; si la redingote disait: «il faut faire cela», la veste répondait: «j'y avais songé»; si elle continuait: «c'est nécessaire», celle-ci ajoutait: «c'est indispensable». Et les rapports de rang et d'autorité n'en restaient pas moins, malgré cette adhésion intime, respectivement distincts. Ainsi, le garde élevait la voix moins haut que le commissaire, était un peu plus petit et marchait derrière. Le commissaire, poli, important, beau parleur, se consultait, ruminait à part, causait tout seul et faisait claquer sa langue; le garde était doux, attentif, pensif, observait de son côté, poussait des interjections et se grattait le bout du nez. Chemin faisant, il s'informait des nouvelles, lui demandait des avis, sollicitait ses ordres, et le commissaire questionnait, méditait, donnait des commandements. Nous touchions aux premières maisons de la ville, quand nous entendîmes de l'une d'elles partir des cris aigus. La rue était pleine d'une foule agitée et des gens accourus vers le commissaire en lui disant: «Arrivez, arrivez, monsieur, on se bat! Il y a deux femmes de tuées! --Par qui?--On n'en sait rien.--Pourquoi?--Elles saignent.--Mais comment?--Avec un râteau.--Où est l'assassin?--L'une à la tête, l'autre au bras. Entrez, on vous attend, elles sont là. Le commissaire entra donc, et nous à sa suite. C'était un bruit de sanglots, de cris, de paroles, une houle qui se poussait et s'étouffait. On se marchait sur les pieds, on se coudoyait, on jurait, on ne voyait rien. Le commissaire commença par se mettre en colère. Mais comme il ne parlait pas le breton, ce fut le garde qui se mit en colère pour lui et qui chassa le public de céans, en prenant tout le monde par les épaules et en le poussant à la porte. Lorsqu'il n'y eut plus dans la pièce qu'une douzaine de personnes environ, nous parvînmes à distinguer dans un coin un lambeau de chair qui pendait à un bras et une masse noire comme une chevelure sur laquelle coulaient des gouttes de sang. C'étaient la vieille femme et la jeune fille blessées dans la bagarre. La vieille, qui était sèche et grande et portait une peau bistrée, plissée comme du parchemin, se tenait debout avec son bras gauche dans sa main droite, geignait à peine et n'avait pas l'air de souffrir; mais la jeune fille pleurait. Assise, écartant les lèvres, baissant la tête, et les mains à plat sur les genoux, elle tremblait convulsivement et sanglotait tout bas. A toutes les questions qu'on leur faisait, elles ne répondaient que par des plaintes, et les témoignages de ceux qui avaient vu donner les coups ne concordant même pas entre eux, il fut impossible de connaître ni qui avait battu, ni pourquoi on avait battu. Les uns disaient que c'était un mari qui avait surpris sa femme; d'autres, que c'étaient les femmes qui s'étaient disputées et que le maître de la maison avait voulu les assommer pour les faire taire. On ne savait rien de précis. M. le commissaire en était fort perplexe et le garde tout interdit. Le médecin du pays étant absent, ou ces bonnes gens ne voulant pas s'en servir, parce que cela coûtait trop cher, nous eûmes l'aplomb d'offrir «le secours de nos faibles talents», et nous courûmes chercher notre nécessaire de voyage avec un bout de sparadrap, une bande et de la charpie que nous avions, en prévision d'accident, fourrés au fond de notre sac. C'eût été, ma foi, un beau spectacle pour nos amis que de nous voir étalant doctoralement sur la table de ce gîte notre bistouri, nos pinces et nos trois paires de ciseaux, dont une à branches de vermeil. Le commissaire admirait notre philanthropie, les commères nous regardaient en silence, la chandelle jaune coulait dans son chandelier de fer et allongeait sa mèche, que le garde mouchait avec ses doigts. La bonne femme fut pansée la première. Le coup avait été consciencieusement donné: le bras dénudé montrait l'os, et un triangle de chair d'environ quatre pouces de longueur retombait en manchette. Nous tâchâmes de remettre le morceau à sa place en l'ajustant exactement sur les bords de la plaie, puis nous serrâmes le tout avec une bande. Il est très possible que cette compression violente ait causé la gangrène et que la patiente en soit morte. On ne savait au juste ce qu'avait la jeune fille. Le sang coulait dans ses cheveux, sans qu'on pût voir d'où il venait; il se figeait dessus par plaques huileuses et filait le long de la nuque. Le garde, notre interprète, lui dit d'ôter le bandeau de laine qui la coiffait; elle le dénoua par un seul mouvement de main, et toute sa chevelure, d'un noir mat et sombre, se déroula comme une cascade avec les fils sanglants qui la rayaient en rouge. Écartant délicatement ses beaux cheveux mouillés qui étaient doux, épais, abondants, nous aperçûmes en effet, sur l'occiput, une bosse grosse comme une noix, percée d'un trou ovale. Nous rasâmes la peau tout à l'entour; après avoir lavé et étanché la plaie, nous fîmes fondre du suif sur de la charpie et nous l'adaptâmes sur la blessure à l'aide de bandelettes de diachylon. Une compresse mise par-dessus fut retenue par le bandeau, recouvert lui-même par le bonnet. Sur ces entrefaites, le juge de paix survint. La première chose qu'il fit fut de demander le râteau, et la seule dont il s'inquiéta fut de le regarder et de le contempler sous tous les sens. Il le prenait par le manche, il en comptait les dents, il le brandissait, l'essayait, en faisait sonner le fer et ployer le bois. --Est-ce bien là, disait-il, l'instrument de l'attentat? Jérôme, en êtes-vous convaincu? --On le dit, monsieur. --Vous n'y étiez pas, monsieur le commissaire? --Non, monsieur le juge de paix. --Je voudrais savoir si c'est avec un râteau que les coups ont été portés, ou si ce n'est pas plutôt avec un instrument contondant. Quel est le malfaiteur? Ce râteau, d'abord, lui appartenait-il ou était-il à un autre? Est-ce bien avec cela qu'on a blessé ces femmes? N'est-ce pas plutôt, comme je le répète, avec un instrument contondant? Veulent-elles porter plainte? Dans quel sens dois-je faire mon rapport? Qu'en dites-vous, monsieur le commissaire? Les malheureuses ne répondaient rien, si ce n'est qu'elles souffraient toujours; et quant à requérir la vengeance des lois, on leur laissa la nuit pour y réfléchir. La jeune fille pouvait à peine parler et la vieille avait également les idées fort confuses, vu qu'elle était ivre, à ce que disaient les voisins; ce qui nous expliqua l'insensibilité qu'elle avait montrée pendant que nous la soulagions. Après nous avoir fouillé des yeux le mieux qu'ils purent, pour savoir qui nous étions, les autorités de Pont-l'Abbé nous souhaitèrent le bonsoir, en nous remerciant «des services que nous avions rendus au pays». Nous remîmes notre nécessaire dans notre poche, et le commissaire s'en alla avec son garde, le garde avec son sabre, le juge de paix avec le râteau... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE IX En route! le ciel est bleu, le soleil brille, et nous nous sentons dans les pieds des envies de marcher sur l'herbe. De Crozon à Lendevenec, la campagne est découverte, sans arbres ni maisons; une mousse rousse comme du velours râpé s'étend à perte de vue sur un sol plat. Parfois des champs de blés mûrs s'élèvent au milieu de petits ajoncs rabougris. Les ajoncs ne sont plus en fleurs; les voilà redevenus comme avant le printemps. Des ornières de charrettes profondes et bordées sur leurs bords d'un bourrelet de boue sèche, se multipliant irrégulièrement les unes près des autres, apparaissent devant vous, se continuent longtemps, font des coudes et se perdent à l'œil. L'herbe pousse par grandes places entre ces sillons effondrés. Le vent siffle sur la lande; nous avançons; la brise joyeuse se roule dans l'air, elle sèche de ses bouffées la sueur qui perle sur nos joues et, quand nous faisons halte, nous entendons, malgré le battement de nos artères, son bruit qui coule sur la mousse. De temps à autre, pour nous dire la route, surgit un moulin tournant rapidement dans l'air ses grandes ailes blanches. Le bois de leur membrure craque en gémissant; elles descendent, rasent le sol, et remontent. Debout sur sa lucarne tout ouverte, le meunier nous regarde passer. Nous continuons, nous allons; en longeant une haie d'ormeaux qui doit cacher un village, dans une cour plantée, nous avons entrevu un homme monté dans un arbre; au bas se tenait une femme qui recevait dans son tablier bleu les prunes qu'il lui jetait d'en haut. Je me souviens d'une masse de cheveux noirs tombant à flots sur ses épaules, de deux bras levés en l'air, d'un mouvement de cou renversé et d'un rire sonore qui m'est arrivé à travers le branchage de la haie. Le sentier que l'on suit devient plus étroit. Tout à coup, la lande disparaît et l'on est sur la crête d'un promontoire qui domine la mer. Se perdant du côté de Brest, elle semble ne pas finir, tandis que, de l'autre, elle avance ses sinuosités dans la terre qu'elle découpe, entre des coteaux couverts de bois taillis. Chaque golfe est resserré entre deux montagnes; chaque montagne a deux golfes à ses flancs, et rien n'est beau comme ces grandes pentes vertes dressées presque d'aplomb sur l'étendue de la mer. Les collines se bombent à leur faîte, épatent leur base, se creusent à l'horizon dans un évasement élargi qui regagne les plateaux, et, avec la courbe gracieuse d'un plein-cintre moresque, se relient l'une à l'autre, continuant ainsi, en le répétant sur chacune, la couleur de leur verdure et le mouvement de leurs terrains. A leurs pieds, les flots, poussés par le vent du large, pressaient leurs plis. Le soleil frappait dessus, en faisait briller l'écume; sous les feux, les vagues miroitaient en étoiles d'argent et tout le reste était une immense surface unie dont on ne se rassasiait pas de contempler l'azur. Sur les vallons, on voyait passer les rayons du soleil. Un d'eux, abandonné déjà par lui, estompait plus vaguement la masse de ses bois, et sur un autre une barre d'ombre large et noire s'avançait. A mesure que nous descendions le sentier, et qu'ainsi nous nous rapprochions du niveau du rivage, les montagnes en face desquelles nous étions tout à l'heure semblaient devenir plus hautes, les golfes plus profonds; la mer s'agrandissait. Laissant nos regards courir à l'aventure, nous marchions sans prendre garde, et les cailloux chassés devant nous déroulaient vite et allaient se perdre dans les bouquets de broussailles, aux bords du chemin... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Les chemins tournaient le long des haies fournies, plus compactes que des murs. Nous montions, nous descendions; cependant les sentiers s'emplissaient d'ombre et la campagne s'assoupissait déjà dans ce beau silence des nuits d'été. Ne rencontrant personne enfin qui pût nous dire notre route, et deux ou trois paysans à qui nous nous étions adressés ne nous ayant répondu que par des cris inintelligibles, nous tirâmes notre carte, atteignîmes notre compas, et, nous orientant d'après le coucher du soleil, nous résolûmes de piquer sur Daoulas à vol d'oiseau. Donc, la vigueur aussitôt nous revint aux membres, et nous nous lançâmes dans les champs à travers les haies, par-dessus les fossés, abattant, renversant, bousculant, cassant tout, sans souci aucun des barrières restant ouvertes et des récoltes endommagées. Au haut d'une montée, nous aperçûmes le village de l'Hôpital couché dans une prairie où passait une rivière. Un pont la traverse; sur ce pont, il y a un moulin qui tourne; après la prairie, la colline remonte; nous la gravissions gaillardement quand, sur le talus d'un haut-bord, à la lueur d'un rayon du jour, entre les pieds d'une haie vive, nous avons vu une belle salamandre noire et jaune qui s'avançait de ses pattes dentelées et traînait sur la poussière sa longue queue mince remuant aux ondulations de son corsage tacheté. C'était son heure; elle sortait de sa caverne qui est au fond de quelque gros caillou enfoui sous la mousse et s'en allait faire la chasse aux insectes dans le tronc pourri des vieux chênes. Un pavé à pointes aiguës sonna sous nos pas, une rue se dressa devant nous; nous étions à Daoulas. Il faisait encore assez clair pour distinguer, à l'une des maisons, une enseigne carrée pendue à sa barre de fer scellée dans la muraille. Sans enseigne, d'ailleurs, nous aurions bien reconnu l'auberge, les maisons ayant, ainsi que les hommes, leur métier écrit sur la figure. Donc, nous y entrâmes fort affamés et demandant surtout qu'on ne nous fît pas languir. Pendant que nous étions assis sur la porte à attendre notre dîner, une petite fille en guenilles est entrée dans l'auberge avec une corbeille de fraises qu'elle portait sur la tête. Elle en est sortie bientôt tenant à la place un gros pain qu'elle maintenait de ses deux mains. Elle s'enfuyait avec la vivacité d'un chat en poussant des cris aigus. Ses cheveux d'enfant, hérissés, gris de poussière, se levaient dans le vent autour de sa figure maigre, et ses petits pieds nus, frappant d'aplomb sur la terre, disparaissaient, en courant, sous les lambeaux déchiquetés qui lui battaient les genoux. Après notre repas, qui, outre l'inévitable omelette et le veau fatal, se composa en grande partie des fraises de la petite fille, nous montâmes dans nos appartements. L'escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas comme l'âme d'une femme sensible sous une désillusion nouvelle. En haut se trouvait une chambre dont la porte, comme celle des granges, se fermait avec un crochet qu'on mettait du dehors. C'est là que nous gîtâmes. Le plâtre des murs, jadis peints en jaune, tombait en écailles; les poutres du plafond ployaient sous le poids des tuiles de la toiture, et, sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, un enduit de crasse grisâtre adoucissait la lumière comme à travers des verres dépolis. Les lits, faits à quatre planches de noyer mal jointes, avaient de gros pieds ronds piqués de mites et tout fendus de sécheresse. Sur chacun d'eux étaient une paillasse et un matelas recouverts d'une couverture verte trouée par des morsures de souris et dont la frange était faite par les fils qui s'effilaient. Un morceau de miroir cassé dans son cadre déteint; à un clou, un carnier suspendu, et, près de là, une vieille cravate de soie dont on reconnaissait le pli des nœuds, indiquaient que ce lit était habité par quelqu'un, et, sans doute, qu'on y couchait tous les soirs. Sous l'un des oreillers de coton rouge, une chose hideuse se découvrait, à savoir un bonnet de même couleur que la couverture des lits, mais dont un glacis gras empêchait de reconnaître la trame, usé, élargi, avachi, huileux, froid au toucher. J'ai la conviction que son maître y tient beaucoup et qu'il le trouve plus chaud que tout autre. La vie d'un homme, la sueur d'une existence entière est concrétée là en cette couche de cérat ranci. Combien de nuits n'a-t-il pas fallu pour la former si épaisse? Que de cauchemars se sont agités là-dessous, que de rêves y ont passé! Et de beaux, peut-être, pourquoi pas? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Quant vous n'êtes pas ingénieur, constructeur ou forgeron, Brest ne vous amuse pas considérablement. Le port est beau, j'en conviens; magnifique, c'est possible; gigantesque, si l'on y tient. _Ça impose_, comme on dit, et _ça donne l'idée d'une grande nation_. Mais toutes ces piles de canons, de boulets, d'ancres, le prolongement indéfini de ces quais qui contiennent une mer sans mouvement et sans accident, une mer assujettie qui semble aux galères, et ces grands ateliers droits où grincent les machines, le bruit continuel des chaînes des forçats qui passent en rang et travaillent en silence, tout ce mécanisme sombre, impitoyable, forcé, cet entassement de défiances organisées, bien vite vous encombre l'âme d'ennui et lasse la vue. Elle se promène à satiété sur des pavés, sur des obus, sur les rochers dans lesquels le port est entaillé, sur des monceaux de fer, sur des madriers cerclés, sur des bassins à sec renfermant la carcasse nue des vaisseaux et toujours se heurte aux murailles grises du bagne, où un homme, penché aux fenêtres, éprouve le scellement de leurs barreaux en les faisant sonner avec un marteau. Ici la nature est absente, proscrite, comme nulle part ailleurs sur la terre; c'en est la négation, la haine entêtée, et dans le levier de fer qui casse la roche, et dans le sabre du garde-chiourme qui chasse les galériens. En dehors de l'arsenal et du bagne, ce ne sont encore que casernes, corps-de-garde, fortifications, fossés, uniformes, baïonnettes, sabres et tambours. Du matin au soir, la musique militaire retentit sous vos fenêtres, les soldats passent dans les rues, repassent, vont, reviennent, manœuvrent; toujours le clairon sonne et la troupe marche au pas. Vous comprenez tout de suite que la vraie ville est l'arsenal, que l'autre ne vit que par lui, qu'il déborde sur elle. Sous toutes les formes, en tous lieux, à tous les coins, réapparaît l'administration, la discipline, la feuille de papier rayé, le cadre, la règle. On admire beaucoup la symétrie factice et la propreté imbécile. A l'hôpital de la marine, par exemple, les salles sont cirées de telle façon qu'un convalescent, essayant de marcher sur sa jambe remise, doit se casser l'autre en tombant. Mais c'est beau, ça brille, on s'y mire. Entre chaque salle est une cour, mais où le soleil ne vient jamais et dont soigneusement on arrache l'herbe. Les cuisines sont superbes, mais à une telle distance qu'en hiver tout doit parvenir glacé aux malades. Il s'agit bien d'eux! Les casseroles ne sont-elles pas luisantes? Nous vîmes un homme qui s'était cassé le crâne en tombant d'une frégate et qui depuis dix-huit heures n'avait pas encore reçu de secours; mais ses draps étaient très blancs, car la lingerie est fort bien tenue. A l'hôpital du bagne, j'ai été ému comme un enfant en voyant sur le lit d'un forçat une portée de petits chats qui jouaient sur ses genoux. Il leur faisait des boulettes de papier et ils couraient après sur la couverture, en se retenant aux bords avec leurs griffes pointues. Puis il les retournait sur le dos, les caressait, les embrassait, les mettait dans sa chemise. Renvoyé au travail, plus d'une fois, sans doute, sur son banc, quand il sera bien triste et bien las, il rêvera à ces heures tranquilles qu'il passait, seul avec eux, à sentir dans ses mains rudes la douceur de leur duvet et leurs petits corps chauds tapis sur son cœur. J'aime à croire cependant que le règlement interdit ces récréations, et que c'était, sans doute, une charité de la religieuse. Au reste, pas plus là qu'ailleurs, la règle n'est sans exception, outre que d'abord la distinction des rangs ne s'efface pas, quoiqu'on dise (l'égalité étant un mensonge, même au bagne). Car du bonnet numéroté sort parfois quelque chevelure finement parfumée, comme sur le bord de la chemise rouge se relève souvent un bout de manchette entourant une main blanche. Il y a de plus des faveurs spéciales pour certaines professions, pour certains hommes. Comment ont-ils pu, malgré la loi et la jalousie de leurs camarades, conquérir cette position excentrique qui en fait presque des galériens amateurs et qu'ils gardent cependant comme un fait acquis, sans que personne la leur dispute? A l'entrée du chantier où l'on construit des canots, vous trouvez une table de dentiste munie de tous les ustensiles de la profession. Sur la muraille, dans un joli cadre vitré, s'alignent des râteliers entre-bâillés auprès desquels l'artiste, debout, vous fait sa petite réclame, quand vous passez. Il reste là, toute la journée, dans son établissement, occupé à polir ses outils et à enfiler des chapelets de molaires. Il y peut, loin de tout gardien, causer à l'aise avec les promeneurs, apprendre les nouvelles du monde médical, exercer son industrie comme un homme patenté. A l'heure qu'il est, il doit éthériser. Un peu plus, il aurait des élèves et ferait des cours. Mais l'homme le mieux posé est le curé Delacollonge[11]. Médiateur entre la chiourme et le ban, le pouvoir s'en sert pour agir sur les galériens, qui, de leur côté, s'adressent à lui pour obtenir des grâces. Il habite à part, dans une petite chambre fort propre, a un domestique pour le servir, mange de grands saladiers de fraises de Plougastel, prend son café et lit les journaux. [11] Il avait étranglé sa maîtresse, dont les membres coupés furent retrouvés dans un sac flottant sur une mare. (Voir les _Causes célèbres_.) Si Delacollonge est la tête du bagne, c'est Ambroise qui en est le bras. Ambroise est un magnifique nègre de près de six pieds de haut et qui eût fait, au XVIe siècle, un admirable bravo pour un homme de qualité. Héliogabale devait nourrir chez lui quelque drôle de cette façon, pour s'amuser, en soupant, à le voir étouffer à bras-le-corps un lion de Numidie, ou assommer à coups de poing les gladiateurs. Il a une peau luisante d'un noir uni, avec un reflet bleu d'acier, une taille mince, vigoureuse comme celle d'un tigre, et des dents si blanches qu'elles en font presque peur. Roi du bagne de par le droit des muscles, on le redoute, on l'admire; sa réputation d'hercule lui fait un devoir d'essayer les arrivants, et jusqu'à présent ces épreuves ont toutes tourné à sa gloire. Il ploie des barres de fer sur son genou, lève trois hommes au bout du poing, en renverse huit en écartant les bras, et quotidiennement mange triple portion, car il a un appétit démesuré, des appétits de toute nature, une constitution héroïque. Nous le vîmes au jardin botanique en train d'arroser les plantes. On le trouve toujours par là, dans sa serre chaude, derrière les aloès et les palmiers nains, occupé à remuer le terreau des couches, ou à nettoyer les châssis. Le jeudi, jour d'entrées publiques, Ambroise y reçoit des maîtresses derrière les caisses d'oranger, et il en a plusieurs, plus qu'il n'en veut. Il sait, en effet, s'en procurer, soit par ses séductions, soit par sa force ou par son argent, dont il porte habituellement quantité sur lui et qu'il jette royalement dès qu'il s'agit de réjouir sa peau noire. Aussi est-il fort couru d'une certaine classe de dames, et peut-être que les gens qui l'ont mis là n'ont jamais été si fort aimés. Au milieu du jardin, dans un bassin d'eau claire, couvert de plantes sur les bords et qu'ombrage un saule-pleureur, il y a un cygne. Il s'y promène, d'un coup de patte le traverse en entier, en fait cent fois le tour et ne songe pas à en sortir. Pour passer son temps, il s'amuse à gober les poissons rouges. Plus loin, le long du mur, on a bâti quelques cages pour recevoir les animaux rares, venus d'outre-mer, destinés au Museum de Paris. Elles étaient vides la plupart. Devant l'une d'elles, dans une étroite cour grillée, un forçat chaussé de bottes fines instruisait un petit chat-tigre et lui apprenait comme à un chien à obéir à la parole. Il n'a donc pas assez de la servitude, celui-là? Il la déverse sur un autre. Les coups de gourdin dont on le menace, il les donne au chat-tigre, qui, un beau jour, sans doute, s'en vengera en sautant par-dessus son grillage et en allant étrangler le cygne. Un soir que la lune brillait sur les pavés, nous nous mîmes en devoir d'aller nous promener dans les rues dites _infâmes_. Elles sont nombreuses. La troupe de ligne, la marine, l'artillerie ont chacune la leur, sans compter le bagne, qui, à lui seul, a tout un quartier de la ville. Sept ruelles parallèles, aboutissant derrière ses murs, composent ce qu'on appelle Keravel, qui n'est rempli que par les maîtresses des gardes-chiourmes et des forçats. Ce sont de vieilles maisons de bois tassées l'une sur l'autre, ayant toutes leurs portes fermées, leurs fenêtres bien closes, leurs auvents bouchés. On n'y entend rien, on n'y voit personne; pas une lumière aux lucarnes; au fond de chaque ruelle seulement, un reverbère que le vent balance fait osciller sur le pavé ses longs rayons jaunes. Le reste n'en est que plus noir. Au clair de lune, ces maisons muettes à toits inégaux projetaient des lueurs étranges. Quand s'ouvrent-elles? A des heures inconnues, au moment le plus silencieux des nuits les plus sombres. Alors y entre le garde-chiourme qui s'esquive de son poste, ou le forçat qui s'échappe de son ban, souvent tous deux de compagnie, s'aidant, se protégeant; puis, quand le jour revient, le forçat escalade le mur, le garde-chiourme détourne la tête et personne n'a rien vu. Dans le quartier des matelots, au contraire, tout se montre, tout s'étale. Il flamboie, il grouille. Les joyeuses maisons vous jettent, quand vous passez, leurs bourdonnements et leurs lumières. On crie, on danse, on se dispute. Dans de grandes salles basses, au rez-de-chaussée, des femmes, en camisole de nuit, sont assises sur des bancs, le long de la muraille blanchie où un quinquet est accroché; d'autres, sur le seuil, vous appellent, et leurs têtes animées se détachent sur le fond du bouge éclairé où retentit le choc des verres avec les grosses caresses des hommes du peuple. Vous entendez sonner les baisers sur des épaules charnues, et rire de plaisir, aux bras de quelque matelot bruni qui la tient sur les genoux, la bonne fille rousse dont la gorge débraillée s'en va de sa chemise, comme sa chevelure de son bonnet. La rue est pleine, le bouge est plein, la porte est ouverte, on entre. Ceux qui sont dehors viennent regarder à travers les carreaux ou causent doucement avec quelque égrillarde à moitié nue qui se penche vers leur visage. Les groupes stationnent, ils attendent. Cela se fait sans façon et comme l'envie vous y pousse. En voyageurs consciencieux et qui veulent étudier les choses de près, nous entrâmes. Dans un salon, tendu de papier rouge, trois ou quatre demoiselles étaient assises autour d'une table ronde, et un amateur en casquette, qui fumait sa pipe sur le sofa, nous salua poliment quand nous entrâmes. Elles avaient des tenues modestes et des robes parisiennes. Les meubles d'acajou étaient couverts d'Utrecht rouge, le pavé ciré et les murs ornés des batailles de l'empire. O vertu, tu es belle, car le vice est bien bête! Ayant près de moi une femme dont les mains auraient suffi pour faire oublier son sexe, et ne sachant que faire, nous payâmes à boire à la compagnie. Or, j'allumai un cigare, m'étendis dans un coin et là fort triste et la mort dans l'âme, pendant que la voix éraillée des femelles glapissait et que les petits verres se vidaient, je me disais: Où est-elle? où est-elle? Est-ce qu'elle est morte au monde, et les hommes ne la reverront-ils plus? Elle était belle, jadis, au bord des promontoires, montant le péristyle des temples, quand sur ses pieds roses traînait la frange d'or de sa tunique blanche, ou lorsque assise sur des coussins persiques, elle devisait avec les sages en tournant dans ses doigts son collier de camées. Elle était belle, debout, nue sur le seuil de sa _cella_, dans la rue de Suburre, sous la torche de résine qui pétillait dans la nuit, quand elle chantait lentement sa complainte campanienne et qu'on entendait sur le Tibre de longs refrains d'orgie. Elle était belle aussi dans sa vieille maison de la Cité, derrière son vitrage de plomb, entre les étudiants tapageurs et les moines débauchés, quand, sans peur des sergents, on frappait fort sur les tables de chêne les grands pots d'étain, et que les lits vermoulus se cassaient sous le poids des corps. Elle était belle, accoudée sur un tapis vert et guignant l'or des provinciaux, avec ses hauts talons, sa taille de guêpe, sa perruque à frimas dont la poudre odorante lui tombait sur les épaules, avec une rose de côté, avec une mouche sur la joue. Elle était belle encore parmi les peaux de bique des cosaques et les uniformes anglais, se poussant dans la foule des hommes et faisant luire sa poitrine sur la marche des maisons de jeu, sous l'étalage des orfèvres, à la lueur des cafés, entre la faim et l'argent. Que pleurez-vous?... Moi, je regrette la fille de joie! Sur le boulevard, un soir encore, je l'ai vue passer, aux feux du gaz, alerte, lançant ses yeux et glissant sur le trottoir sa semelle traînante. J'ai vu sa figure pâle aux coins des rues et la pluie tomber sur les fleurs de sa chevelure, quand sa voix douce appelait les hommes et que sa chair grelottait sur le bord du satin noir. Ce fut son dernier jour; le lendemain, elle ne reparut plus. Ne craignez pas qu'elle revienne, car elle est morte maintenant, bien morte! Sa robe est haute, elle a des mœurs, elle s'effarouche des mots grossiers et met à la Caisse d'épargne les sous qu'elle gagne. La rue balayée de sa présence a perdu la seule poésie qui lui restât encore; on a filtré le ruisseau, tamisé l'ordure... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Dans quelque temps, les saltimbanques aussi auront disparu, pour faire place aux séances magnétiques et aux banquets réformistes, et la danseuse de corde bondissant dans l'air, avec sa robe pailletée et son grand balancier, sera aussi loin de nous que la bayadère du Gange. De tout ce beau monde coloré, bruissant comme la fantaisie même, si mélancolique et si sonore, si amer et si folâtre, plein de pathétique intime et d'ironies éclatantes, où la misère était chaude, où la grâce était triste, dernier cri d'un âge perdu, race lointaine qu'on disait venue de l'autre bout de la terre, et qui nous apportait dans le bruit de ses grelots comme la vague souvenance et l'écho mourant des joies idolâtrées; quelque fourgon qui s'en va sur la grande route, ayant des toiles roulées sur son toit et des chiens crottés sous sa caisse, un homme en veste jaune escamotant la muscade dans ses gobelets de fer-blanc, les pauvres marionnettes des Champs-Élysées et les joueurs de guitare des cabarets hors barrière, voilà tout ce qui en reste. Il est vrai qu'il nous est survenu en revanche beaucoup de facéties d'un comique plus relevé. Mais le nouveau grotesque vaut-il l'ancien? Est-ce que vous préférez Tom-Pouce ou le musée de Versailles? Sur une estrade de bois qui faisait le balcon d'une tente carrée de toile grise, un homme en blouse jouait du tambour; derrière lui se dressait une large pancarte peinte représentant un mouton, une vache, des dames, des messieurs et des militaires. C'étaient les deux jeunes phénomènes de Guérande, _porteurs d'un bras, quatre épaules_. Leur même montreur ou éditeur criait à se lancer les poumons par la bouche et annonçait, outre ces deux belles choses, des combats d'animaux féroces qui allaient commencer à l'heure même. Sous l'estrade, on voyait un âne; trois ours roupillaient à côté, et des aboiements de chiens, partant de l'intérieur de la baraque, se mêlaient au bruit sourd du tambour, au cri saccadé du propriétaire des jeunes phénomènes et à ceux d'un autre drôle, non pas trapu, carré, jovial et égrillard comme lui, mais grand et maigre, de figure sinistre et vêtu d'un plaid en lambeaux: c'est son associé; ils se sont rencontrés en route et ont uni leurs commerces. L'un a apporté les ours, l'âne et les chiens; l'autre, les deux phénomènes et un chapeau de feutre gris qui sert dans les représentations. Le théâtre, à découvert sous le ciel, a pour muraille la toile grise qui frissonne au vent et s'en irait sans les pieux qui la retiennent. Une balustrade contenant les spectateurs règne le long des côtés de l'arène où, dans un coin à part, grignotant une botte de foin déliée, nous reconnaissons en effet les deux jeunes phénomènes recouverts de leur housse magnifique. Au milieu est fiché en terre un long poteau et, de place en place, à d'autres morceaux de bois plus petits, des chiens sont attachés avec des ficelles, s'y démènent et tirent dessus en aboyant. Le tambour bat toujours, on crie sur l'estrade, les ours grognent, la foule arrive. On commença par amener un pauvre ours aux trois quarts paralytique et qui semblait considérablement ennuyé. Muselé, il avait de plus autour du cou un collier d'où pendait une chaîne de fer, un cordon passé dans les narines pour le faire docilement manœuvrer, et sur la tête une sorte de capuchon de cuir qui lui protégeait les oreilles. On l'attacha au mât du milieu; alors ce fut un redoublement d'aboiements aigus, enroués, furieux. Les chiens se dressaient, se hérissaient, grattaient la terre, la croupe en haut, la gueule basse, les pattes écartées et, dans un angle, vis-à-vis l'un de l'autre, les deux maîtres hurlaient pour les mieux exciter. On lâcha d'abord trois dogues; ils se ruèrent sur l'ours qui commença à tourner autour du poteau et les chiens couraient après, se bousculant, gueulant, tantôt renversés, à demi écrasés sous ses pattes, puis, se relevant aussitôt et bondissant, se suspendre à sa tête qu'il secouait, sans pouvoir se débarrasser de cette couronne de corps endiablés qui s'y tordaient et le mordaient. L'œil fixé sur eux, les deux maîtres guettaient le moment précis où l'ours allait être étranglé; alors ils se précipitaient dessus, les en arrachaient, les tiraient par le cou et, pour leur faire lâcher prise, leur mordaient la queue. Ils geignaient de douleur, mais ne cédaient pas. L'ours se débattait sous les chiens, les chiens mordaient l'ours, les hommes mordaient les chiens. Un jeune bouledogue, entre autres, se distinguait par son acharnement; cramponné par les crocs à l'échine de l'ours, on avait beau lui mâcher la queue, la lui plier en double, lui presser les testicules, lui déchirer les oreilles, il ne lâchait point, et l'on fut obligé d'aller chercher un louchet pour lui desserrer les dents. Quand tout était séparé, chacun se reposait, l'ours se couchait, les chiens haletaient, la langue pendante, les hommes, en sueur, se retiraient d'entre les dents les brins de poils qui y étaient restés, et la poussière soulevée par la mêlée s'éparpillait dans l'air et retombait à l'entour sur les têtes du public. On amena successivement deux autres ours, dont l'un imitait le jardinier, allait à la chasse, valsait, mettait un chapeau, saluait la compagnie et faisait le mort. Après lui vint le tour de l'âne. Il se défendit bien; ses ruades lançaient au loin les chiens comme des ballons; serrant la queue, baissant les oreilles, allongeant le museau, il courait vite et tâchait toujours de les ramener sous ses pieds de devant, pendant qu'ils tournaient autour de lui et lui sautaient sous la mâchoire. On le retira néanmoins fort essoufflé, grelottant de peur et couvert de gouttes de sang qui coulaient le long de ses jambes, rendues galeuses par les cicatrices de ses blessures, et mouillaient avec la sueur la corne usée de ses sabots. Mais le plus beau fut le combat général des chiens entre eux; tous y étaient, grands, petits, chiens-loups, bouledogues, les noirs, les blancs, les tachetés et les roux. Un bon quart d'heure se passa préalablement à les animer l'un contre l'autre. Les maîtres, les tenant dans leurs jambes, leur tournaient la tête vers leurs adversaires et la leur choquaient avec violence. L'homme maigre surtout travaillait de tout cœur; il tirait de sa poitrine, par une secousse brutale, un jet de voix rauque, éraillée, féroce, qui inspirait la colère à toute la bande irritée. Aussi sérieux qu'un chef d'orchestre à son pupitre, il absorbait à lui cette harmonie discordante, la dirigeait, la renforçait; mais quand les dogues étaient déchaînés et qu'ils s'entre-déchiraient tous en hurlant, l'enthousiasme le prenait, il se délectait, ne se reconnaissait plus, il aboyait, applaudissait, se tordait, battait du pied, faisait le geste d'un chien qui attaque, se lançait le corps en avant comme eux, secouait la tête comme eux; il aurait voulu mordre aussi, qu'on le mordît, être chien, avoir une gueule, pour se rouler là-dedans, au milieu de la poussière, des cris et du sang; pour sentir ses crocs dans les peaux velues, dans la chair chaude, pour nager en plein dans ce tourbillon, pour s'y débattre de tout son cœur. Il y eut un moment critique, quand tous les chiens l'un sur l'autre, tas grouillant de pattes, de reins, de queues et d'oreilles, qui oscillait dans l'arène sans se désunir, allèrent donner contre la balustrade, la cassèrent et menacèrent d'endommager dans leur coin les deux jeunes phénomènes. Leur maître pâlit, fit un bond, et l'associé accourut. C'est là qu'on mordit bien vite les queues! qu'on donna des coups de poing, des coups de pied! qu'on se dépêchait, qu'on allait! Les chiens empoignés n'importe par où, tirés du groupe et jetés par-dessus l'épaule, passaient dans l'air comme des bottes de foin qu'on engrange. Ce fut un éclair; mais j'ai vu l'instant où les deux jeunes phénomènes allaient être ravalés à l'état de biftecks, et j'ai tremblé pour le bras qu'ils portent sur le dos. Émus de cette algarade, sans doute, ils firent des façons pour se laisser voir. La vache reculait, le mouton donnait des coups de cornes; enfin, on releva leurs housses vertes à franges jaunes; leur appendice fut exhibé, et ainsi se termina la représentation... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Au phare de Brest._--Ici se termine l'ancien monde; voilà son point le plus avancé, sa limite extrême. Derrière vous est toute l'Europe, toute l'Asie; devant vous, c'est la mer et toute la mer. Si grands qu'à nos yeux soient les espaces, ne sont-ils pas bornés toujours, dès que nous leur savons une limite? Ne voyez-vous pas de nos plages, par delà la Manche, les trottoirs de Brighton et les bastides de Provence, n'embrassez-vous pas la Méditerranée entière, comme un immense bassin d'azur dans une conque de rochers que cisèlent, sur ses bords, les promontoires couverts de marbres qui s'éboulent, les sables jaunes, les palmiers qui pendent, les golfes qui s'évasent? Mais ici plus rien n'arrête. Rapide comme le vent, la pensée peut courir et, s'étalant, divaguant, se perdant, elle ne rencontre que des flots, puis, au fond, il est vrai, tout au fond, là-bas, dans l'horizon des rêves, la vague Amérique peut-être, des îles sans noms, quelque pays à fruits rouges, à colibris et à sauvages, ou le crépuscule muet des pôles, avec le jet d'eau des baleines qui soufflent, ou les grandes villes éclairées en verre de couleur, le Japon aux toits de porcelaine, la Chine avec les escaliers à jour, dans des pagodes à clochettes d'or. C'est ainsi que l'esprit, pour rétrécir cet infini dont il se lasse sans cesse, le peuple et l'anime. On ne songe pas au désert sans les caravanes, à l'océan sans les vaisseaux, au sein de la terre sans les trésors qu'on lui suppose. Nous nous en revînmes au Conquet par la Falaise. Les vagues bondissaient à sa base. Accourant du large, elles se heurtaient contre et couvraient ensuite de leurs nappes oscillantes les grands blocs immobiles. Une demi-heure après, emportés dans notre char-à-bancs par deux petits chevaux presque sauvages, nous regagnions Brest, d'où le surlendemain nous partîmes avec beaucoup de plaisir. En s'écartant du littoral et en remontant vers la Manche, la contrée change d'aspect, elle devient moins rude, moins celtique, les dolmens se font plus rares, la lande diminue à mesure que les blés s'étendent, et peu à peu on entre ainsi dans ce fertile et plat pays de Léon, qui est, comme l'a si aimablement dit M. Pitre-Chevalier, «l'Attique de la Bretagne». Landerneau est un pays où il y a une promenade d'ormeaux, au bord de la rivière, et où nous vîmes courir dans les rues un chien effrayé qui traînait à sa queue une casserole attachée. Pour aller au château de la Joyeuse-Garde, il faut d'abord suivre la rive de l'Eilorn, et ensuite marcher longtemps dans un bois par un chemin creux où personne ne passe. Quelquefois le taillis s'éclaircit; alors, à travers les branches, la prairie paraît ou bien la voile de quelque navire qui remonte la rivière. Notre guide était devant nous, loin, écarté. Seuls ensemble, nous foulions ce bon sol des bois où les bouquets violets des bruyères poussent dans le gazon tendre, parmi les feuilles tombées. On sentait les fraises et la violette; sur le tronc des arbres, les longues fougères étendaient leurs palmes grêles. Il faisait lourd; la mousse était tiède. Caché sous la feuillée, le coucou poussait son cri prolongé; dans les clairières, des moucherons bourdonnaient en tournoyant leurs ailes. Tranquilles d'âme et balancés par la marche, épanchant à l'aise nos fantaisies causeuses qui s'en allaient comme des fleuves par de larges embouchures, nous devisions des sons, des couleurs, nous parlions des maîtres, de leurs œuvres, des joies de l'idée, nous songions à des tournures de style, à des coins de tableau, à des airs de tête, à des façons de draperie; nous nous redisions quelques grands vers énormes, beauté inconnue pour les autres qui nous délectait sans fin, et nous en répétions le rythme, nous en creusions les mots, le cadençant si fort qu'il en était chanté. Puis c'étaient les lointains paysages qui se déroulaient, quelque splendide figure qui venait, des saisissements d'amour pour un clair de lune d'Asie se mirant sur des coupoles, des attendrissements d'admiration à propos d'un nom sonore, ou la dégustation naïve de quelque phrase en relief trouvée dans un vieux livre. Et couchés dans la cour de Joyeuse-Garde, près le souterrain comblé, sous le plein-cintre de son arcade unique que revêtissent les lierres, nous causions de Shakespeare et nous nous demandions s'il y avait des habitants dans les étoiles. Puis nous partîmes, n'ayant guère donné qu'un coup d'œil à la demeure ruinée du bon Lancelot, celui qu'une fée enleva à sa mère et qu'elle nourrit au fond d'un lac dans un palais de pierreries. Les nains enchanteurs ont disparu; le pont-levis s'est envolé et le lézard se traîne où se promenait la belle Geneviève, songeant à son amant parti en Trébizonde combattre les géants. Nous revînmes dans la forêt par les mêmes sentiers; les ombres s'allongeaient, les broussailles et les fleurs ne se distinguaient plus, et les montagnes basses d'en face grandissaient leurs sommets bleuâtres dans le ciel qui blanchissait. La rivière, contenue jusqu'à une demi-lieue en deçà de la ville dans des rives factices, s'en va ensuite comme elle veut et déborde librement dans la prairie qu'elle traverse; sa longue courbure s'étalait au loin, et les flaques d'eau que colorait le soleil couchant avaient l'air de grands plats d'or oubliés sur l'herbe. Jusqu'à la Roche-Maurice, l'Eilorn serpente à côté de la route qui contourne la base des collines rocheuses dont les mamelons inégaux s'avancent dans la vallée. Nous la parcourions au petit trot, dans un cabriolet paisible qu'un enfant conduisait, assis sur le brancard. Son chapeau, sans cordons, s'envolait au vent, et dans les stations qu'il fallait faire pour descendre le ramasser, nous avions tout le loisir d'admirer le paysage. Le château de la Roche-Maurice était un vrai château de burgrave, un nid de vautour au sommet d'un mont. On y atteint par une pente presque à pic, le long de laquelle des blocs de maçonnerie éboulés servent de marches. Tout en haut, par un pan de mur fait de quartiers plats posés l'un sur l'autre et où tiennent encore de larges arcs de fenêtres, on voit toute la campagne; des bois, des champs, la rivière qui coule vers la mer, le ruban blanc de la route qui s'allonge, les montagnes dentelant leurs crêtes inégales et la grande prairie qui les sépare en se répandant au milieu. Un fragment d'escalier mène à une tour démantelée. Çà et là, les pierres sortent d'entre les herbes et la roche se montre entre les pierres. Il semble parfois qu'elle a d'elle-même des formes artificielles, et que la ruine, au contraire, plus elle s'éboule, revêt des apparences naturelles et rentre dans la matière. D'en bas, sur un grand morceau de muraille, monte un lierre; mince à sa racine, il va s'élargissant en pyramide renversée et, à mesure qu'il s'élève, assombrit sa couleur verte, qui est claire à la base et noire au sommet. A travers une ouverture dont les bords se cachaient dans le feuillage, le bleu du ciel passait. C'était dans ces parages que vivait le fameux dragon tué jadis par le chevalier Derrien, qui s'en revenait de la Terre-Sainte avec son ami Neventer. Il se mit à l'attaquer, dès qu'il eut, il est vrai, retiré de l'eau l'infortuné Eilorn, qui, après avoir livré successivement ses esclaves, ses vassaux, ses serviteurs, (il ne lui restait plus que sa femme et son fils), venait de se jeter lui-même du haut de sa tour, la tête en bas, dans la rivière; mais le monstre, mortellement blessé et lié par l'écharpe de son vainqueur, alla bientôt se noyer dans la mer, à Poulbeunzual[12], ainsi que l'avait exécuté, sur le commandement de saint Pol de Léon, le crocodile de l'île de Batz, lié par l'étole du saint breton, comme le fut plus tard la gargouille de Rouen par celle de saint Romain. [12] Par contraction de Poulbeuzanneval: marais où fut noyée la bête. Qu'ils étaient beaux vraiment ces vieux dragons horrifiques, endentés jusqu'au fond de la gueule, vomissant des flammes, couverts d'écailles, avec une queue de serpent, des ailes de chauve-souris, des griffes de lion, un corps de cheval, une tête de coq, et _retirant au basilic_! Et le chevalier aussi qui les combattait était un rude sire! Son cheval, d'abord, se cabrait et avait peur, sa lance se brisait en morceaux contre les écailles de la bête et la fumée de ses naseaux l'aveuglait. Il mettait enfin pied à terre, et après un grand jour, l'atteignait sous le ventre d'un bon coup d'épée, laquelle restait enfoncée jusqu'à la garde. Un sang noir sortait à gros bouillons, puis le peuple reconduisait triomphalement le chevalier, qui devenait ensuite roi du pays et épousait une belle dame. Mais eux, d'où venaient-ils? Qui les a faits? Était-ce le confus souvenir des monstres d'avant le déluge? Est-ce sur la carcasse des ichthyosaures et des ptéropodes qu'ils furent rêvés jadis, et que l'épouvante des hommes a entendu dans les grands roseaux marcher le bruit de leurs pieds et le vent mugir quand leur voix s'engouffrait dans les cavernes? Ne sommes-nous pas, d'ailleurs, dans le pays des chevaliers de la Table-Ronde, dans la contrée des fées, dans la patrie de Merlin, au berceau mythologique des épopées disparues? Sans doute qu'elles révélaient ces vieux mondes devenus fantastiques, qu'elles nous disaient quelque chose des villes englouties, Is, Herbadilla, lieux splendides et féroces, pleins des amours des reines enchanteresses, et qu'ont doublement effacés à tout jamais la mer qui a passé dessus avec la religion qui en a maudit la mémoire. Il y aurait là beaucoup à dire. Sur quoi, en effet, n'y a-t-il pas à dire? Si ce n'est sur Landivisiau, toutefois, l'homme le plus prolixe étant forcé d'être concis quand la matière manque. Je remarque que les bons pays sont généralement les plus laids. Ils ressemblent aux femmes vertueuses: on les estime, mais on passe outre pour en trouver d'autres. Voici, certes, le coin le plus fertile de la Bretagne; les paysans sont moins pauvres, les champs mieux cultivés, les colzas magnifiques, les routes bien entretenues, et c'est ennuyeux à périr. Des choux, des navets, beaucoup de betteraves et démesurément de pommes de terre, tous régulièrement enclos dans des fossés, couvrent la campagne, depuis Saint-Pol de Léon jusqu'à Roscoff. On en expédie à Brest, à Rennes, jusqu'au Havre; c'est l'industrie du pays; il s'en fait un commerce considérable. A Roscoff, la mer découvre, devant les maisons, sa grève vaseuse, se courbe ensuite dans un golfe étroit et, au large, est toute tachetée d'îlots noirs, bombés comme des dos de tortue. La campagne des environs de Saint-Pol est d'une tristesse froide. La teinte morne des terres lentement onduleuses se fond sans transition dans la pâleur du ciel, et la courte perspective n'a pas de grandes lignes dans ses proportions, ni de changement de couleur sur ses bords. Çà et là, en allant dans les champs, vous rencontrez derrière un mur de pierres grises quelque ferme silencieuse, manoir abandonné où les maîtres ne viennent pas. Dans la cour, sur le fumier, les pourceaux dorment, les poules grignotent l'avoine, entre les dalles disjointes, sous le plein-cintre de l'entrée, dont l'écusson ciselé est rongé par le grand air. Dans les pièces vides qui servent de grenier, le plâtre des plafonds s'en va avec des restes de peintures ternies par la toile des araignées, que l'on voit courir sur les lambourdes. Le réséda sauvage a poussé sur la porte de Kersalion, où se dresse encore, près de la tourelle, une fenêtre à pinacle flanquée d'un lion et d'un hercule, sortant du mur comme des gargouilles. A Kerland, dans le grand escalier tournant, j'ai heurté un piège à loup. Des socs de charrue, des fers de bêche rouillés et des graines sèches dans des calebasses, gisent au hasard sur le parquet des chambres, ou encombrent les grands sièges de pierre dans l'embrasure des fenêtres. Kerouséré a conservé ses trois tourelles à machicoulis, et l'on reconnaît encore dans la cour le large sillon des douves qui, montant petit à petit, en gagne le niveau, ainsi que sur l'onde le sillage d'une barque qui s'efface en s'étalant. De la plate-forme de l'une des tours (les autres ont des toits pointus), on découvre la mer au bout d'un champ, entre deux collines basses couvertes par des bois. Les fenêtres du premier étage, à moitié bouchées pour que la pluie n'entre pas, plongent sur un jardin clos de grands murs. Le chardon couvre le gazon, et dans les plates-bandes on a semé du blé qu'entourent des bordures de rosiers. Entre un champ, où les têtes mûres des épis se courbaient ensemble, et un rideau d'ormeaux plantés sur le haut bord d'un fossé, un sentier mince s'allongeait parmi les broussailles. Les coquelicots éclataient dans les blés; de la berge du haut bord, des fleurs et des ronces s'échappent; des orties, des églantiers, des tiges garnies de dards, des grosses feuilles à peau luisante, des mûres noires, des digitales pourprées, unissant leurs couleurs, enchevêtrant leurs branches, montraient leurs feuillages divers, lançaient leurs rameaux inégaux, et sur la poudre grise croisaient leurs ombres comme les mailles d'un filet. Quand on a traversé une prairie, où tourne, embarrassée dans les joncs, la roue d'un vieux moulin, il faut longer la muraille en marchant sur de grosses pierres mises dans l'eau pour servir de pont. On se retrouve bientôt sur la grande route de Saint-Pol, au fond de laquelle se dresse, tailladée sur tous ses angles, la flèche du clocher de Kreisker; fine, élancée et s'appuyant sur une tour surmontée d'une balustrade, de loin elle fait le meilleur effet du monde; mais plus on s'en approche, plus elle se rapetisse et s'enlaidit, et l'on ne trouve enfin qu'une église comme toutes les églises, avec un porche vide dont les statues sont parties. La cathédrale aussi est d'un gothique lourd, empâté d'ornements, chamarré de broderies; mais il y a à Saint-Pol quelque chose, c'est la table d'hôte de son auberge. Elle était servie par une avenante donzelle qui, avec ses boucles d'oreille d'or sur son cou blanc, son bonnet à barbes retroussées comme les soubrettes de Molière, et ses vifs yeux bleus surtout, vous aurait bien donné envie de lui demander autre chose que des assiettes. Mais les convives! Quels convives! Tous habitués! Le haut bout était tenu par un être revêtu d'une veste de velours et d'un gilet de cachemire. Il aimait à passer sa serviette autour des bouteilles entamées, pour les reconnaître. C'est lui qui sert la soupe. A sa gauche mangeait, le chapeau sur la tête, un monsieur en redingote gris clair, ornée aux parements et au collet d'une laine frisottée en manière de fourrure, et qui est professeur de musique au collège de la ville. Mais la musique le fatigue, il en a assez, il désire trouver une place, n'importe laquelle, de huit cents à douze cents francs, pas davantage. Il tient peu à l'argent, plus à la considération: c'est une position seulement qu'il désire. Comme il arrivait toujours le repas commencé, il se faisait remonter les plats, les renvoyait, puis éternuait fort, crachait loin, se dandinait sur la chaise, chantonnait tout bas, se couchait sur la table et faisait claquer son cure-dents. Toute la société le respecte, la servante l'admire parler et en est, je suis sûr, amoureuse. La bonne opinion qu'il a de lui-même sort de son sourire, de ses paroles, de son silence, de ses gestes, de sa coiffure et ruisselle comme une sueur sur toute sa sale personne. En face de nous, un individu grisonnant, frisé, grassouillet et courtaud, à pattes rouges, à lèvres épaisses et salivantes, et dont la voix glapissait, tout en mâchant sa nourriture nous regardait d'une telle façon que nous nous retenions beaucoup pour ne pas lui jeter les carafes sur la tête. Quant au reste, il faisait galerie et contribuait à l'ensemble. Un soir, l'entretien roula sur une dame des environs qui, ayant jadis décampé du domicile, s'était enfuie en Amérique avec son amant, et qui, la semaine précédente, traversant Saint-Pol pour entrer dans son pays, s'était arrêtée à l'auberge. On s'étonnait de cette audace et l'on accompagnait son nom de toutes sortes d'épithètes. On repassait sa vie entière, on riait de mépris, on l'injuriait quoique absente, on s'animait tout rouge, on aurait voulu la tenir là «pour lui dire un peu son fait, pour voir ce qu'elle aurait répondu». Déclamations contre le luxe et scandales vertueux, haine de la toilette et maximes morales, mots à double entente et haussements d'épaules, tout fut employé à l'envi pour accabler cette femme qui, à en juger au contraire par l'acharnement de ces rustres, devait être de manières élégantes, de nature relevée, avoir des nerfs délicats, et sans doute quelque jolie figure. Malgré nous, le cœur nous battait de colère et, si nous eussions fait à Saint-Pol un dîner de plus, infailliblement il nous serait arrivé quelque aventure... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE XI Saint-Malo, bâti sur la mer et clos de remparts, semble, lorsqu'on arrive, une couronne de pierres posée sur les flots, dont les machicoulis sont les fleurons. Les vagues battent contre les murs et, quand il est marée basse, déferlent à leurs pieds sur le sable. De petits rochers couverts de varechs surgissent de la grève à ras du sol, comme des taches noires sur cette surface blonde. Les plus grands, dressés à pic et tout unis, supportent de leurs sommets inégaux la base des fortifications, en prolongeant ainsi la couleur grise et en augmentant la hauteur. Au-dessus de cette ligne uniforme de remparts, que çà et là bombent des tours et que perce ailleurs l'ogive aiguë des portes, on voit les toits des maisons serrés l'un près de l'autre, avec leurs tuiles et leurs ardoises, leurs petites lucarnes ouvertes, leurs girouettes découpées qui tournent et leurs cheminées de poterie rouge dont les fumignons bleuâtres se perdent dans l'air. Tout à l'entour sur la mer s'élèvent d'arides îlots sans arbres ni gazon, sur lesquels on distingue de loin quelques pans de murs percés de meurtrières tombant en ruines et dont chaque tempête enlève de grands morceaux. En face de la ville, rattaché à la terre ferme par une longue jetée qui sépare le port de la pleine mer, de l'autre côté du bassin, s'étend le quartier de Saint-Servan, vide, spacieux, presque désert et couché tout à son aise dans une grande prairie vaseuse. A l'entrée se dressent les quatre tours du château de Solidor, reliées entre elles par des courtines, et noires du haut en bas. Cela seul nous récompense d'avoir fait ce long circuit sur la grève, en plein soleil de juillet, au milieu de chantiers, parmi les marmites de goudron qui bouillaient et les feux de copeaux dont on flambait la carcasse des navires. Le tour de la ville par les remparts est une des plus belles promenades qu'il y ait. Personne n'y vient. On s'asseoit dans l'embrasure des canons, les pieds sur l'abîme. On a devant soi l'embouchure de la Rance, se dégorgeant comme un vallon entre deux vertes collines, et puis les côtes, les rochers, les îlots et partout la mer. Derrière vous se promène la sentinelle, dont le pas régulier marche sur les dalles sonores. Un soir, nous y restâmes longtemps. La nuit était douce, une belle nuit d'été, sans lune, mais scintillant des feux du ciel, embaumée de brise marine. La ville dormait; les lumières, l'une après l'autre, disparaissaient des fenêtres, les phares éloignés brillaient en taches rouges dans l'ombre qui, sur nos têtes, était bleue et piquée en mille endroits par les étoiles vacillantes et rayonnantes. On ne voyait pas la mer, on l'entendait, on la sentait, et les vagues se fouettant contre les remparts nous envoyaient des gouttes de leur écume par le large trou des machicoulis. A une place, entre les maisons de la ville et la muraille, dans un fossé sans herbe, des piles de boulets sont alignées. De là vous pouvez voir écrit sur le second étage d'une maison: «Ici est né Chateaubriand». Plus loin, la muraille s'arrête contre le ventre d'une grosse tour: c'est la Quiquengrogne; ainsi que sa sœur la Générale, elle est large et haute, ventrue, formidable, renflée au milieu comme une hyperbole, et tient bon toujours. Intactes encore et comme presque neuves, sans doute qu'elles vaudraient mieux si elles égrenaient dans la mer les pierres de leurs créneaux, et si par leur tête frissonnaient au vent les sombres feuillages amis des ruines. Les monuments, en effet, comme les hommes et comme les passions, ne grandissent-ils pas par le souvenir? ne se complètent-ils pas par la mort? Nous entrâmes dans le château. La cour déserte, où les tilleuls chétifs arrondissent leur ombre sur la terre, était silencieuse comme celle d'un couvent. La femme du concierge alla chercher les clefs chez le commandant; elle revint en compagnie d'une belle petite fille qui venait s'amuser à voir les étrangers. Elle avait les bras nus et tenait un gros bouquet. Ses cheveux noirs frisés d'eux-mêmes dépassaient sa capote mignonne, et la dentelle de son pantalon frottait sur ses petits souliers de peau de chèvre, rattachés autour de ses chevilles par des cordons noirs. Elle allait devant nous dans l'escalier, en courant et en nous appelant. On monte longtemps, car la tour est haute. Le jour vif des meurtrières passe comme une flèche à travers le mur. Par leur fente, quand vous mettez la tête, vous voyez la mer qui semble s'enfoncer de plus en plus et la couleur crue du ciel qui grandit toujours, si bien que vous avez peur de vous y perdre. Les navires paraissent des chaloupes et leurs mâts des badines. Les aigles doivent nous croire gros comme des fourmis. Nous voient-ils seulement? Savent-ils que nous avons des villes, des arcs de triomphe, des clochers? Arrivés sur la plate-forme, quoique le créneau vous vienne jusqu'à la poitrine, on ne peut se défendre de cette émotion qui vous prend sur tous les sommets élancés; malaise voluptueux, mêlé de crainte et de plaisir, d'orgueil et d'effroi, lutte de l'esprit qui jouit et des nerfs qui souffrent. On est heureux singulièrement; on voudrait partir, se jeter, voler, se répandre dans l'air, être soutenu par les vents, et les genoux tremblent, et l'on n'ose approcher du bord. Des hommes ont pourtant grimpé là, une nuit, avec une corde, mais jadis! Dans ce prodigieux XVIe siècle, époque de convictions féroces et de frénétiques amours. Comme l'instrument humain y a vibré de toutes ses cordes! Comme l'homme y a été large, rempli, fertile! Ne peut-on pas dire de cet âge le mot de Fénelon: «Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux?» Car, sans parler des premiers plans, croyances qui craquent sur leur base comme des montagnes qui s'écroulent, mondes nouveaux qu'on découvre, mondes perdus qu'on exhume, et Michel-Ange sous son dôme, et Rabelais qui rit, et Shakespeare qui regarde, et Montaigne qui rêve, où trouver ailleurs plus de développement dans les passions, plus de violences dans les courages, plus d'âpreté dans les volontés, une expansion plus complète enfin de la liberté se débattant et tournant sous toutes les fatalités natives? Aussi avec quel relief l'épisode se détache de l'histoire, et comme il y rentre cependant d'une merveilleuse façon pour en faire briller la couleur et en approfondir les horizons! Des figures passent devant vous, vivantes en trois lignes. On ne les rencontre qu'une fois; mais longtemps on les rêve et on s'efforce à les contempler pour les mieux saisir. N'en étaient-ce pas de belles, entre autres, et de terribles, que celles de ces vieux soudards dont la race disparut à peu près vers 1598, à la prise de Vervins, tels que Lamouche, Heurtaud de Saint-Offange, La Tremblaye, qui s'en revenait portant au poing la tête de ses ennemis, ou ce La Fontenelle dont on a parlé? hommes de fer dont les cœurs ne ployaient pas plus que les épées et qui, attirant à eux mille énergies divergentes qu'ils dirigeaient de la leur, réveillaient les villes en entrant au galop, la nuit, dans leurs murs, équipaient des corsaires, brûlaient la campagne, et avec qui l'on capitulait comme avec des rois! Qui a songé à peindre ces violents gouverneurs de province, taillant à même la foule, violant les femmes et râflant l'or, comme d'Épernon, tyran atroce en Provence et mignon parfumé au Louvre; comme Montluc, étranglant les huguenots avec ses mains, ou comme Baligni, ce roi de Cambrai, qui lisait Machiavel pour copier le Valentinois, et dont la femme allait sur la brèche, à cheval, casque en tête et cuirassée. Un des hommes les plus oubliés de ce temps-là, un de ceux du moins que la plupart des historiens se contentent de nommer, c'est le duc de Mercœur, l'intrépide ennemi de Henri IV, qui lui résista plus longtemps que Mayenne, plus longtemps que la Ligue et que Philippe II. Désarmé à la fin, c'est-à-dire gagné, apaisé (à de telles conditions qu'on tint secrets vingt-trois articles du traité) et ne sachant alors plus que faire, il s'en alla servir en Hongrie, combattit les Turcs, en attaqua un jour toute une armée avec cinq mille hommes, puis, vaincu encore par là et s'en revenant en France, mourut de la fièvre à Nuremberg, dans son lit, à l'âge de quarante-quatre ans. Saint-Malo vient de me le remettre en mémoire. Il s'y heurta toujours et ne put jamais l'avoir pour sujet ni pour allié. Ils entendaient, en effet, faire la guerre pour leur propre compte, le commerce par leurs propres forces, et, quoique ligueurs au fond, repoussaient le duc tout en ne voulant pas du Béarnais. Quand le sieur de Fontaines, gouverneur de la ville, leur eut appris la mort de Henri III, ils refusèrent de reconnaître le roi de Navarre. On prit les armes, on fit des barricades. Fontaines se renferma dans le château et chacun resta sur la défensive. Peu à peu, ils empiétèrent. D'abord ils exigèrent de Fontaines qu'il déclarât vouloir les conserver dans leurs franchises. Fontaines céda, espérant gagner du temps. L'année suivante (1589), ils se choisirent quatre généraux indépendants du gouverneur. L'année d'après, ils obtinrent de tendre des chaînes. Fontaines accorda encore. Le roi était à Laval; il l'attendait. Le moment allait venir qu'il se vengerait d'un seul coup de toutes les humiliations qu'il avait reçues, de toutes les concessions qu'il avait faites. Mais il se hâta trop et se découvrit. Quand les Malouins vinrent à lui rappeler ses promesses, il leur répondit que si le roi se présentait il lui ouvrirait les portes. Dès lors, on prit un parti. Le château avait quatre tours. C'est par la plus haute (la Générale), celle en qui Fontaines se fiait le plus, qu'ils tentèrent l'escalade. Ces audaces alors n'étaient pas rares, témoin l'ascension de la falaise de Fécamp par Bois-Rosé et l'attaque du château de Blein par Guébriant. On se concerte, on se réunit plusieurs soirs de suite chez un certain Frotet, sieur de la Lanbelle, on s'abouche avec un canonnier écossais de la place et, par une nuit de brouillard, tous partirent en armes, se rendirent sous les murs de la ville, se laissèrent couler en dehors avec des cordages et s'approchèrent du pied de la Générale. Là ils attendirent. Un frôlement brusque se fit sur la muraille; un peloton de fil tomba, ils y attachèrent vite leur échelle de corde, qui fut hissée le long de la tour et liée en haut par le canonnier, à l'extrémité d'une coulevrine braquée dans l'embrasure d'un créneau. Michel Frotet monta le premier, puis Charles Anselin, La Blissais et les autres. La nuit était sombre, le vent soufflait; ils grimpaient lentement, le poignard dans les dents, tâtonnant du pied les échelons et avançant les mains. Tout à coup (ils étaient au milieu déjà), ils se sentent descendre, la corde se dénoue. Pas un cri; ils restèrent immobiles. C'était le poids de tous ces corps qui avait fait faire la bascule à la coulevrine; elle s'arrêta sur l'appui de l'embrasure, puis ils se remirent en marche et arrivèrent tous à la file sur la plate-forme de la tour. Les sentinelles engourdies n'eurent pas le temps de donner l'alarme. La garnison dormait ou jouait aux dés sur les tambours. La terreur la prit, elle se réfugia dans le donjon. Les conjurés l'y poursuivirent; on se battit dans les escaliers, dans les couloirs, dans les chambres, on s'écrasait sous les portes, on tuait, on égorgeait. Les habitants de la ville arrivèrent en renfort; d'autres dressèrent des échelles contre la Quiquengrogne, entrèrent sans résistance et commencèrent le pillage. La Péraudière, lieutenant du château, apercevant La Blissais, lui dit: «Voilà, monsieur, une misérable nuit.» Mais La Blissais lui fit comprendre qu'il n'était pas temps de discourir. On n'avait pas encore vu le comte de Fontaines. On alla à sa chambre; on le trouva mort sur le seuil, percé d'un coup d'arquebuse que lui avait tiré un des habitants, au moment où il sortait, faisant porter un flambeau devant lui. «Au lieu de courir au danger, dit l'auteur de la relation[13], il s'était habillé lentement comme pour aller aux noces, sans qu'aucune aiguillette ne manquât d'être attachée.» [13] Josselin Frotet, sieur de La Lanbelle, chez qui les conjurés se donnèrent rendez-vous avant de tenter l'escalade. Voyez dans la coll. des Bénédictins, dom Taillandier, t. II, de l'_Histoire civ. et ecclés. de Bretagne_, p. 386 et sq. (Note du manuscrit de G. F.) Cette surprise de Saint-Malo qui fit tant de mal au roi n'aida en rien le duc de Mercœur. Il désirait fort que les Malouins acceptassent un gouverneur de sa main, son fils, par exemple, un enfant, c'est-à-dire lui-même, mais ils s'obstinèrent à ne vouloir personne. Il leur envoya des troupes pour les protéger, ils les refusèrent, et les troupes furent contraintes de se loger hors la ville. Ils n'en devenaient pas cependant plus royalistes pour cela; car quelque temps après, ayant arrêté le marquis de La Noussaie et le vicomte de Denoual, il en coûta pour sortir de prison douze mille écus au marquis et deux mille au vicomte. Puis craignant que Pont-Brient n'interrompit le commerce avec Dinan et les autres villes de la Ligue, ils s'en emparent. Supposant que leur évêque, seigneur temporel de la ville, pourrait bien les dépouiller de la liberté qu'ils venaient d'acquérir, ils le mettent en prison et ne le relâchent qu'au bout d'un an. On sait enfin à quelles conditions ils acceptèrent Henri IV; ils devaient se garder eux-mêmes, ne pas recevoir de garnison, être exempts d'impôts pendant six ans, etc. Placé entre la Bretagne et la Normandie, ce petit peuple semble avoir à la fois: de la première, la ténacité, la résistance granitique; de la seconde, la fougue, l'élan. Marins ou écrivains, voyageurs de tous océans, ce qui les distingue surtout, c'est l'audace: violentes natures d'homme, poétiques à force d'être brutales, souvent étroites aussi à force d'être obstinées. Il y a cette ressemblance entre ces deux fils de Saint-Malo: Lamennais et Broussais, qu'ils furent toujours également extrêmes dans leurs systèmes, et qu'il ont, avec la même conviction acharnée, employé la seconde partie de leur vie à combattre ce qu'ils avaient soutenu dans la première. Dans l'intérieur de la ville, vous passez par de petites rues tortueuses, entre des maisons hautes, le long de sales boutiques de voiliers ou de marchands de morue. Point de voiture, aucun luxe; c'est noir et puant comme la cale d'un vaisseau. Ça sent Terre-Neuve et la viande salée, l'odeur rance des longs voyages. «Le guet et ronde s'y fait chaque nuit avec de gros chiens d'Angleterre, dits dogues, lesquels on met au soir hors la ville, avec un maître qui les mène, et ne fait lors bon s'y trouver à l'entour. Mais, venant le matin, on les ramène en un certain lieu de la ville où ils déposent toute leur fureur qui, de nuit, est étrangement grande[14].» [14] D'Argentré, _Hist. de Bretagne_, p. 62. (Note du manuscrit G. F.) A part la disparition de cette police quadrupède qui dévora jadis M. du Mollet, et dont voilà l'existence constatée par un texte contemporain, l'extérieur des choses a peu changé, sans doute, et même les gens civilisés qui habitent Saint-Malo prétendent qu'on y est fort arriéré. Le seul tableau que nous ayons remarqué dans l'église est une grande toile représentant la bataille de Lépante et dédiée à Notre-Dame des Victoires. Elle plane, en haut, dans les nuages. Au premier plan, toute la chrétienté est à genoux, princesses et rois, couronnes en tête. Au fond, les deux armées s'entre-choquent. Les Turcs sont précipités dans les flots et les chrétiens lèvent les bras au ciel. L'église est laide, sèche, sans ornements, presque protestante d'aspect. J'ai remarqué peu d'ex-voto, chose étrange ici en face du péril. Il n'y a ni fleurs ni cierges dans les chapelles, pas de sacré-cœur saignant, de vierge chamarrée, rien enfin de tout ce qui indigne si fort M. Michelet. En face des remparts, à cent pas de la ville, l'îlot du Grand-Bay se lève au milieu des flots. Là se trouve la tombe de Chateaubriand; ce point blanc taillé dans le rocher est la place qu'il a destinée à son cadavre. Nous y allâmes un soir, à marée basse. Le soleil se couchait. L'eau coulait encore sur le sable. Au pied de l'île, les varechs dégouttelants s'épandaient comme des chevelures de femmes antiques le long d'un grand tombeau. L'île est déserte; une herbe rare y pousse où se mêlent de petites touffes de fleurs violettes et de grandes orties. Il y a sur le sommet une casemate délabrée avec une cour dont les vieux murs s'écroulent. En dessous de ce débris, à mi-côte, on a coupé, à même la pente, un espace de quelque dix pieds carrés au milieu duquel s'élève une dalle de granit surmontée d'une croix latine. Le tombeau est fait de trois morceaux: un pour le socle, un pour la dalle, un pour la croix. Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie: déserte des autres et tout entourée d'orages. Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir; dans les tempêtes, elles bondiront jusqu'à ses pieds, ou les matins d'été, quand les voiles blanches se déploient et que l'hirondelle arrive d'au delà des mers, longues et douces, elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s'écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le cœur de René devenu froid, lentement, s'éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle. Nous avons tourné autour du tombeau, nous l'avons touché de nos mains, nous l'avons regardé comme s'il eût contenu son hôte, nous nous sommes assis par terre à ses côtés. Le ciel était rose, la mer tranquille et la brise endormie. Pas une ride ne plissait la surface immobile de l'Océan sur lequel le soleil à son coucher versait sa lumière d'or. Bleuâtre vers les côtes seulement, et comme s'y évaporant dans la brume, partout ailleurs la mer était rouge et plus enflammée encore au fond de l'horizon, où s'étendait dans toute la longueur de la vue une grande ligne de pourpre. Le soleil n'avait plus ses rayons; ils étaient tombés de sa face et noyant leur lumière dans l'eau semblaient flotter sur elle. Il descendait en tirant à lui du ciel la teinte rose qu'il y avait mise, et à mesure qu'ils dégradaient ensemble, le bleu pâle de l'ombre s'avançait et se répandait sur toute la voûte. Bientôt il toucha les flots, rogna dessus son disque d'or, s'y enfonça jusqu'au milieu. On le vit un instant coupé en deux moitiés par la ligne de l'horizon; l'une dessus, sans bouger, l'autre en dessous qui tremblotait et s'allongeait, puis il disparut complètement; et quand à la place où il avait sombré son reflet n'ondula plus, il sembla qu'une tristesse tout à coup était survenue sur la mer. La grève parut noire. Un carreau d'une des maisons de la ville, qui tout à l'heure brillait comme du feu, s'éteignit. Le silence redoubla; on entendait des bruits pourtant: la lame heurtait les rochers et retombait avec lourdeur; des moucherons à longues pattes bourdonnaient à nos oreilles, disparaissant dans le tourbillonnement de leur vol diaphane, et la voix confuse des enfants, qui se baignaient au pied des remparts, arrivait jusqu'à nous avec des rires et des éclats. Nous les voyions de loin qui s'essayaient à nager, entraient dans les flots, couraient sur le rivage. Nous descendîmes l'îlot, traversâmes la grève à pied. La marée venait et montait vite; les rigoles se remplissaient; dans le creux des rochers, la mousse frémissait, ou, soulevée du bord des lames, elle s'envolait par flocons et sautillait en s'enfuyant. Les jeunes garçons nus sortaient du bain; ils allaient s'habiller sur le galet où ils avaient laissé leurs vêtements et, de leurs pieds qui n'osaient, s'avançaient sur les cailloux. Lorsque voulant passer leur chemise, le linge se collait sur leurs épaules mouillées, on voyait le torse blanc qui serpentait d'impatience, tandis que la tête et les bras, restant voilés, les manches voltigeaient au vent et claquaient comme des banderoles. Près de nous passa un homme dont la chevelure trempée tombait droite autour de son cou. Son corps lavé brillait. Des gouttes perlaient aux boucles frisées de sa barbe noire, et il secouait ses cheveux pour en faire tomber l'eau. Sa poitrine large, où un sillon velu lui courait sur le thorax, entre des muscles pleins carrément taillés, haletait encore de la fatigue de la nage, et communiquait un mouvement calme à son ventre plat dont le contour vers les flancs était lisse comme l'ivoire. Ses cuisses nerveuses à plans successifs jouaient sur un genou mince qui, d'une façon ferme et moelleuse, déployait une fine jambe robuste terminée par un pied cambré à talon court et dont les doigts s'écartaient. Il marchait lentement sur le sable. Oh! que la forme humaine est belle, quand elle apparaît dans sa liberté native, telle qu'elle fut créée au premier jour du monde! Où la trouver, masquée qu'elle est maintenant et condamnée pour toujours à ne plus apparaître au soleil? Ce grand mot de nature, que l'humanité tour à tour a répété avec idolâtrie ou épouvante, que les philosophes sondaient, que les poètes chantaient, comme il se perd! comme il s'oublie! Loin des tréteaux où l'on crie et de la foule où l'on se pousse, s'il y a encore çà et là sur la terre des cœurs avides que tourmente sans relâche le malaise de la beauté, qui toujours sentent en eux ce désespérant besoin de dire ce qui ne se peut dire et de faire ce qui se rêve, c'est là, c'est là pourtant, comme à la patrie de l'idéal, qu'il leur faut courir et qu'il faut vivre. Mais comment? Par quelle chimie? L'homme a coupé les forêts, il bat les mers, et sur les villes le ciel fait les nuages avec la fumée de ses foyers. Sa gloire, sa mission, disent d'autres, n'est-elle pas d'aller toujours ainsi, attaquant l'œuvre de Dieu, gagnant sur elle? Il la nie, il la brise, il l'écrase, et jusque dans ce corps dont il rougit et qu'il cache comme le crime. L'homme étant ainsi devenu ce qu'il y a de plus rare et de plus difficile à connaître (je ne parle pas de son cœur, ô moralistes!), il en est résulté que l'artiste ignore la forme qu'il a et les qualités qui la font belle. Quel est le poète d'aujourd'hui, parmi les plus savants, qui sache ce que c'est que la femme? Où en aurait-il jamais vu, le pauvre diable? Qu'en a-t-il pu apprendre dans les salons, à travers le corset ou la crinoline, ou dans son lit même, pendant les entr'actes du plaisir? La plastique cependant, mieux que toutes les rhétoriques du monde, enseigne à celui qui la contemple la gradation des proportions, la fusion des plans, l'harmonie enfin! Les races antiques, par le seul fait de leur existence, ont ainsi détrempé sur les œuvres des maîtres la pureté de leur sang avec la noblesse de leurs attitudes. J'entends confusément dans Juvénal des râles de gladiateurs; Tacite a des tournures qui ressemblaient à des draperies de laticlave, et certains vers d'Horace ont des reins d'esclave grecque avec des balancements de hanche, et des brèves et des longues qui sonnent comme des crotales. Mais pourquoi s'inquiéter de ces niaiseries? N'allons pas chercher si loin, contentons-nous de ce qui se fabrique. Ce qu'on demande aujourd'hui, n'est-ce pas plutôt tout le contraire du nu, du simple et du vrai? Fortune et succès à ceux qui savent revêtir et habiller les choses! Le tailleur est le roi du siècle, la feuille de vigne en est le symbole; lois, arts, politique, caleçon partout! Libertés menteuses, meubles plaqués, peinture à la détrempe, le public aime ça. Donnez-lui-en, fourrez-lui-en, gorgez cet imbécile!... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... La route de Pontorson au mont Saint-Michel est tirante à cause des sables. Notre chaise de poste (car nous allons aussi en chaise de poste) était dérangée à tous moments par quantité de charrettes remplies d'une terre grise que l'on prend dans ces parages et que l'on emporte je ne sais où pour servir d'engrais. Elles augmentent à mesure qu'on approche de la mer et défilent ainsi pendant plusieurs lieues, jusqu'à ce que l'on découvre enfin les grèves abandonnées d'où elles viennent. Sur cette étendue blanche où les tas de terre élevés en cônes ressemblaient à des cabanes, tous ces chariots dont la longue file remuante fuyait dans la perspective nous rappelaient quelque émigration des barbares qui se met en branle et quitte ses plaines. L'horizon vide se prolonge, s'étale et finit par fondre ses terrains crayeux dans la couleur jaune de la plage. Le sol devient plus ferme, une odeur salée vous arrive, on dirait un désert dont la mer s'est retirée. Des langues de sable, longues, aplaties l'une sur l'autre, se continuant indéfiniment par des plans indistincts se rident comme une ombre sous de grandes lignes courbes, arabesques géantes que le vent s'amuse à dessiner sur leur surface. Les flots sont loin, si reculés qu'on ne les voit plus, qu'on n'entend pas leur bruit, mais je ne sais quel vague murmure, insaisissable, aérien, comme la voix même de la solitude, et qui n'est peut-être que l'étourdissement de ce silence. En face, devant vous, un grand rocher de forme ronde, la base garnie de murailles crénelées, le sommet couronné d'une église se dresse, enfonçant ses tours dans le sable et levant ses clochetons dans l'air. D'énormes contreforts qui retiennent les flancs de l'édifice s'appuient sur une pente abrupte d'où déroulent des quartiers de rocs et des bouquets de verdure sauvage. A mi-côte, étagées comme elles peuvent, quelques maisons, dépassant la ceinture blanche de la muraille et dominées par la masse brune de l'église, clapotent leurs couleurs vives entre ces deux grandes teintes unies. La chaise de poste allait devant nous; nous la suivions de loin, d'après le sillon de ses roues qui creusaient des ornières; elle s'enfonçait dans l'éloignement, et sa capote que l'on apercevait seule, s'enfuyant, avait l'air d'un gros crabe qui se traînait sur la grève. Çà et là, des courants d'eau passaient; il fallait remonter plus loin. Ou bien c'étaient des places de vase qui se présentaient à l'improviste, encadrant dans le sable leurs méandres inégaux. A nos côtés cheminaient deux curés qui venaient aussi voir le mont Saint-Michel. Comme ils avaient peur de salir leurs robes neuves, ils les relevaient autour d'eux pour enjamber les ruisseaux et sautaient en s'appuyant sur leurs bâtons. Leurs boucles d'argent étaient grises de la boue que le soleil y séchait à mesure, et leurs souliers trempés bâillaient en flaquant à tous leurs pas. Le mont cependant grandissait. D'un même coup d'œil, nous en saisissions l'ensemble et nous voyions, à les pouvoir compter, les tuiles des toits, les tas d'orties dans les rochers et, tout en haut, les lames vertes d'une petite fenêtre qui donne sur le jardin du gouverneur. La première porte, étroite et faite en ogive, s'ouvre sur une sorte de chaussée de galets descendant à la mer; sur l'écu rongé de la seconde, des lignes onduleuses taillées dans la pierre semblent figurer des flots; par terre, des deux côtés, sont étendus des canons énormes faits de barres de fer reliées avec des cercles pareils. L'un d'eux a gardé dans sa gueule son boulet de granit; pris sur les Anglais, en 1423, par Louis d'Estouteville, depuis quatre siècles ils sont là. Cinq ou six maisons se regardant en face composent toute la rue; leur alignement s'arrête, et elles continuent par les raidillons et les escaliers qui mènent au château, se succédant au hasard, huchées, jetées l'une par-dessus l'autre. Pour y aller, on monte d'abord sur la courtine, dont la muraille cache aux logis d'en bas la vue de la mer. La terre paraît sous les dalles fendues; l'herbe verdoie entre les créneaux, et dans les effondrements du sol s'étalent des flaques d'urine qui rongent les pierres. Le rempart contourne l'île et s'élève par des paliers successifs. Quand on a dépassé l'échauguette qui fait angle entre les deux tours, un petit escalier droit se présente; de marche en marche, en grimpant, s'abaissent graduellement les toits des maisons, dont les cheminées délabrées fument à cent pieds sous vous. Vous voyez à la lucarne des greniers le linge suspendu sécher au bout d'une perche avec des haillons rouges recousus, ou se cuire au soleil, entre le toit d'une maison et le rez-de-chaussée d'une autre, quelque petit jardin grand comme une table où les poireaux languissant de soif couchent leurs feuilles sur la terre grise; mais l'autre face du rocher, celle qui regarde la pleine mer, est nue, déserte, si escarpée que les arbustes qui y ont poussé ont du mal à s'y tenir et, tout penchés sur l'abîme, semblent prêts à y tomber. Bien haut, planant à l'aise quand vous êtes ainsi à jouir d'autant d'étendue que s'en peuvent repaître des yeux humains, que vous regardez la mer, l'horizon des côtes développant son immense courbe bleuâtre, ou, dressée sur sa pente perpendiculaire, la muraille de la Merveille, avec ses trente-six contreforts géants, et qu'un rire d'admiration vous crispe la bouche, tout à coup, vous entendez dans l'air claquer le bruit sec des métiers. On fait de la toile. La navette va, bat, heurte ses coups brusques; tous s'y mettent, c'est un vacarme. Entre deux fines tourelles représentant deux pièces de canon sur leur culasse, la porte d'entrée du château s'ouvre par une voûte longue où un escalier de granit s'engouffre. Le milieu en reste toujours dans l'ombre, éclairé qu'il est à peine par deux demi-jours, l'un arrivant d'en bas, l'autre tombant d'en haut par l'intervalle de la herse; c'est comme un souterrain qui descendrait vers vous. Le corps de garde est, en entrant, au haut du grand escalier. Le bruit des crosses de fusil retentissait sous les voûtes avec la voix des sergents qui faisaient l'appel. On battait du tambour. Cependant un garde-chiourme nous a rapporté nos passeports que M. le gouverneur avait désiré voir; il nous a fait signe de le suivre, il a ouvert des portes, poussé des verrous, nous a conduits à travers un labyrinthe de couloirs, de voûtes, d'escaliers. On s'y perd, une seule visite ne suffisant pas pour comprendre le plan compliqué de toutes ces constructions réunies où, forteresse, église, abbaye, prisons, cachots, tout se trouve, depuis le roman du XIe siècle jusqu'au gothique flamboyant du XVIe. Nous ne pûmes voir que par un carreau, et en nous haussant sur la pointe des pieds, la salle des chevaliers qui, servant maintenant d'atelier de tissage, est par ce motif interdite aux gens. Nous y distinguâmes seulement quatre rangs de colonnes à chapiteaux ornés de trèfles et supportant une voûte sur laquelle filent des nervures saillantes. A deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer, le cloître est bâti sur cette salle des chevaliers. Il se compose d'une galerie quadrangulaire formée par une triple rangée de colonnettes en granit, en tuf, en marbre granitelle ou en stuc fait avec des coquillages broyés. L'acanthe, le chardon, le lierre et le chêne s'enroulent à leurs chapiteaux; entre chaque ogive bonnet d'évêque, une rosace en trèfle se découpe dans la lumière; on en a fait le préau des prisonniers. La casquette du garde-chiourme passe le long de ces murs où l'on voyait rêver jadis le crâne tonsuré des vieux bénédictins travailleurs; et le sabot du détenu bruit sur ces dalles que frôlaient les robes des moines, soulevées par les grosses sandales de cuir qui se ployaient sous leurs pieds nus. L'église a un chœur gothique et une nef romane, les deux architectures étant là comme pour lutter de grandeur et d'élégance. Dans le chœur, l'ogive des fenêtres est haute, pointue, élancée comme une aspiration d'amour; dans la nef, les arcades l'une sur l'autre ouvrent rondement leurs demi-cercles superposés, et sur la muraille montent des colonnettes qui grimpent droites comme des troncs de palmier. Elles appuient leurs pieds sur des piliers carrés, couronnent leurs chapiteaux de feuilles d'acanthe, et continuent au delà par de puissantes nervures qui se courbent sous la voûte, s'y croisent et la soutiennent. Il était midi. Par la porte ouverte, le grand jour entrant faisait ruisseler ses effluves sur les pans sombres de l'édifice. La nef, séparée du chœur par un grand rideau de toile verte, est garnie de tables et de bancs, car on l'a utilisée en réfectoire. Quand on dit la messe, on tire le rideau, et les condamnés assistent à l'office divin sans déranger leurs coudes de la place où ils mangent. Cela est ingénieux. Pour agrandir de douze mètres la plate-forme qui se trouve au couchant de l'église, on a tout bonnement raccourci l'église; mais comme il fallait reconstruire une entrée quelconque, un architecte a imaginé de fermer la nef par une façade de style grec; puis, éprouvant peut-être des remords ou voulant, ce qui est plus croyable, raffiner son œuvre, il a rajusté après coup des colonnes à chapiteaux «assez bien imités du XIe siècle», dit la notice. Taisons-nous, courbons la tête. Chacun des arts a sa lèpre particulière, son ignominie mortelle qui lui ronge le visage. La peinture a le portrait de famille, la musique a la romance, la littérature a la critique et l'architecture a l'architecte. Les prisonniers marchaient sur la plate-forme, tous en rang, l'un derrière l'autre, les bras croisés, ne parlant pas, dans ce bel ordre enfin que nous avions contemplé à Fontevrault. C'étaient les malades de l'infirmerie auxquels on faisait prendre l'air et qu'on distrait ainsi pour les guérir. L'un d'eux, relevant les pieds plus haut que les autres et se tenant les mains à la veste du compagnon qui était devant lui, suivait la file en trébuchant. Il était aveugle. Pauvre misérable! Dieu l'empêche de voir et les hommes lui défendent de parler! Le lendemain, quand la grève se fut découverte de nouveau, nous partîmes du Mont par un ardent soleil qui chauffait sur nos têtes les cuirs de la voiture et faisait suer les chevaux. Nous avançions au pas; les colliers craquaient, les roues enfonçaient dans le sable. Au bout de la grève, quand le gazon a paru, j'ai appliqué mon œil à la petite lucarne qui est au fond des voitures et j'ai dit adieu au mont Saint-Michel... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _A Combourg._--Une lettre du vicomte de Vésin devait nous ouvrir l'entrée du château. Aussi, à peine arrivés, nous allâmes chez M. Corvesier, qui en est le régisseur. On nous introduisit dans une grande cuisine, où une demoiselle en noir, fort marquée de petite vérole et portant des lunettes d'écaillés sur de gros yeux myopes, égrenait des groseilles dans une terrine. La marmite aux confitures était sur le feu et on écrasait du sucre avec des bouteilles. Évidemment nous _dérangions_. Au bout de quelques minutes, on descendit nous dire que M. Corvesier, malade et grelottant de la fièvre dans son lit, était bien désolé de ne pouvoir nous rendre service, mais qu'il nous présentait ses respects. Cependant, son commis, _qui venait de rentrer de course_ et faisait la collation dans la cuisine en buvant un verre de cidre et en mangeant une tartine de beurre, s'offrit à sa place à nous montrer le château. Il déposa sa serviette, se suça les dents, alluma sa pipe, prit un paquet de clefs accroché à un clou et se mit à marcher devant nous dans le village. Après avoir longé un grand mur, on entre par une vieille porte ronde dans une cour de ferme silencieuse. Le silex sort ses pointes sur la terre battue, où se montre une herbe rare salie par les fumiers qu'on traîne. Il n'y avait personne; les écuries étaient vides. Dans les hangars, les poules, juchées sur le timon des charrettes, dormaient la tête sous l'aile. Au pied des bâtiments, la poussière de la paille tombée des granges assourdissait le bruit des pas. Quatre grosses tours, rejointes par des courtines, laissent voir sous leur toit pointu les trous de leurs créneaux, qui ressemblent aux sabords d'un navire, et les meurtrières dans les tours, ainsi que sur le corps du château de petites fenêtres irrégulièrement percées, font des baies noires inégales sur la couleur grise des pierres. Un large perron d'une trentaine de marches monte tout droit au premier étage, devenu le rez-de-chaussée des appartements de l'intérieur depuis qu'on en a comblé les douves. Le «violier jaune» n'y croissait pas, mais les lentisques et les orties, avec la mousse verdâtre et les lichens. A gauche, à côté de la tourelle, un bouquet de marronniers a gagné jusqu'à son toit et l'abrite de son feuillage. Quand la clef eut tourné dans la serrure et que la porte, poussée à coups de pieds, eut longtemps grincé sur le pavé collant, nous entrâmes dans un couloir sombre qu'encombraient des planches et des échelles avec des cercles de futailles et des brouettes. Ce passage vous mène à une petite cour comprise entre les pans intérieurs du château et resserrée par l'épaisseur des murs. Le jour n'arrive que d'en haut, comme dans un préau de prison. Dans les angles, des gouttes humides coulaient le long des pierres. Une autre porte fut ouverte. C'était une vaste salle dégarnie, sonore; le dallage est brisé en mille endroits; on a repeint le vieux lambris. Par les grandes fenêtres, la teinte verte des bois d'en face jetait un reflet livide sur la muraille blanchie. Tout à leur pied, le lac est répandu, étalé sur l'herbe parmi les joncs; sous les fenêtres, les troènes, les acacias et les lilas, poussés pêle-mêle dans l'ancien parterre, couvrent de leur taillis sauvage le talus qui descend jusqu'à la grande route; elle passe sur la berge du lac et continue ensuite par la forêt. Rien ne résonnait dans la salle déserte où jadis, à cette heure, s'asseyait sur le bord de ces fenêtres l'enfant qui fit _René_. Le commis fumait sa pipe et crachait par terre. Son chien, qu'il avait amené, se promenait en furetant les souris, et les ongles de ses pattes sonnaient sur le pavé. Nous avons monté les escaliers tournants. Le pied trébuche, on tâtonne des mains. Sur les marches usées, la mousse est venue. Souvent un rayon lumineux, passant par la fente des murs et frappant dessus d'aplomb, en fait briller quelque petit brin vert qui, de loin, dans l'ombre, scintille comme une étoile. Nous avons erré partout: dans les longs couloirs, sur les tours, sur la courtine étroite dont les trous des machicoulis, béants, tirent l'œil en bas, vers l'abîme. Donnant sur la cour intérieure, au second étage, est une petite pièce basse dont la porte de chêne, ornée de ramures moulées, s'ouvre par un loquet de fer. Les poutrelles du plafond, que l'on touche avec la main, sont vermoulues de vieillesse; les lattes paraissent sous le plâtre de la muraille, qui a de grandes taches sales; les carreaux de la fenêtre sont obscurcis par la toile des araignées et leurs châssis encroûtés dans la poussière. C'était là sa chambre. Elle a vue vers l'ouest, du côté du soleil couchant. Nous continuâmes; nous allions toujours; quand nous passions près d'une brèche, d'une meurtrière ou d'une fenêtre, nous nous réchauffions à l'air chaud qui venait du dehors, et cette transition subite rendait tous ces délabrements encore plus tristes et plus froids. Dans les chambres, les parquets pourris s'effondrent, le jour descend par les cheminées, le long de la plaque noircie où les pluies ont fait de longues traînées vertes. Le plafond du salon laisse tomber ses fleurs d'or, et l'écusson qui en surmonte le chambranle est cassé en morceaux. Comme nous étions là, une volée d'oiseaux est entrée tout à coup, a tourbillonné avec des cris et s'est enfuie parle trou de la cheminée. Le soir, nous avons été sur le bord du lac, de l'autre côté, dans la prairie. La terre le gagne, il s'y perd de plus en plus, il disparaîtra bientôt, et les blés pousseront où tremblent maintenant les nénuphars. La nuit tombait. Le château, flanqué de ses quatre tourelles, encadré dans sa verdure et dominant le village qu'il écrase, étendait sa grande masse sombre. Le soleil couchant, qui passait devant sans l'atteindre, le faisait paraître noir, et ses rayons, effleurant la surface du lac, allaient se perdre dans la brume, sur la cime violette des bois immobiles. Assis sur l'herbe, au pied d'un chêne, nous lisions _René_. Nous étions devant ce lac où il contemplait l'hirondelle agile sur le roseau mobile, à l'ombre de ces bois où il poursuivait l'arc-en-ciel sur les collines pluvieuses; nous écoutions ce frémissement de feuilles, ce bruit de l'eau sous la brise qui avaient mêlé leur murmure à la mélodie éplorée des ennuis de sa jeunesse. A mesure que l'ombre tombait sur les pages du livre, l'amertume des phrases gagnait nos cœurs, et nous nous fondions avec délices dans ce je ne sais quoi de large, de mélancolique et de doux. Près de nous une charrette a passé en claquant dans les ornières son essieu sonore. On sentait l'odeur des foins coupés. On entendait le bruit des grenouilles qui coassaient dans le marécage. Nous rentrâmes. Le ciel était lourd; toute la nuit il y eut de l'orage. A la lueur des éclairs, la façade de plâtre d'une maison voisine s'illuminait et flambait comme embrasée. Haletant, lassé de me retourner sur mon matelas, je me suis levé, j'ai allumé ma chandelle, j'ai ouvert la fenêtre et j'ai regardé la nuit. Elle était noire, silencieuse comme le sommeil. Mon flambeau qui brûlait dessinait monstrueusement sur le mur d'en face ma silhouette agrandie. De temps à autre, un éclair muet survenant tout à coup m'éblouissait les yeux. J'ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur. Je le voyais d'abord dans ces rues paisibles, vagabondant avec les enfants du village, quand il allait dénicher les hirondelles dans le clocher de l'église ou la fauvette dans les bois. Je me le figurais dans sa petite chambre, triste et le coude sur la table, regardant la pluie courir sur les carreaux et, au delà de la courtine, les nuées qui passaient pendant que ses rêves s'envolaient; je me figurais les longs après-midi rêveurs qu'il y avait eus; je songeais aux amères solitudes de l'adolescence, avec leurs vertiges, leurs nausées et leurs bouffées d'amour qui rendent les cœurs malades. N'est-ce pas ici que fut couvée notre douleur à nous autres, le Golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse? Rien ne dira les gestations de l'idée ou les tressaillements que font subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures; mais on s'éprend à voir les lieux où nous savons qu'elles furent conçues, vécues, comme s'ils avaient gardé quelque chose de l'idéal inconnu qui vibra jadis. Sa chambre! sa chambre! sa pauvre petite chambre d'enfant! C'est là que tourbillonnaient, l'appelaient des fantômes confus qui tourmentaient ses heures en lui demandant à naître: Atala secouant au vent des Florides les magnolias de sa chevelure; Velléda, au clair de lune, courant sur la bruyère; Cymodocée voilant son sein nu sous la griffe des léopards, et la blanche Amélie, et le pâle René! Un jour, cependant, il la quitte, il s'en arrache, il dit adieu, et pour n'y plus revenir, au vieux foyer féodal. Le voilà perdu dans Paris et se mêlant aux hommes; puis, l'inquiétude le prend, il part. Penché à la proue de son navire, je le vois cherchant un monde nouveau, en pleurant la patrie qu'il abandonne. Il arrive; il écoute le bruit des cataractes et la chanson des Natchez; il regarde couler l'eau des grands fleuves paresseux et contemple sur les bords briller l'écaille des serpents avec les yeux des femmes sauvages. Il abandonne son âme aux langueurs de la savane. De l'un à l'autre, ils s'épanchent leurs mélancolies natives et il épuise le désert comme il avait tari l'amour. Il revient, il parle, et on se tient suspendu à l'enchantement de ce style magnifique, avec sa cambrure royale et sa phrase ondulante, empanachée, drapée, orageuse comme le vent des forêts vierges, colorée comme le cou des colibris, tendre comme les rayons de la lune à travers le trèfle des chapelles. Il part encore; il va, remuant de ses pieds la poussière antique; il s'assoit aux Thermopyles et crie: Léonidas! Léonidas! court autour du tombeau d'Achille, cherche Lacédémone, égrène dans ses mains les caroubiers de Carthage, et, comme le pâtre engourdi qui lève la tête au bruit des caravanes, tous ces grands paysages se réveillent quand il passe dans leurs solitudes. Tour à tour exilé, proscrit, comblé d'honneurs, il dînera ensuite à la table des rois, lui qui s'était évanoui de faim dans les rues; il sera ambassadeur et ministre, essayera de retenir de ses mains la monarchie qui s'écroule et, au milieu des ruines de ses croyances, assistera enfin à sa propre gloire, comme s'il était déjà compté parmi les morts. Né sur le déclin d'une société et à l'aurore d'une autre, il est venu pour en être la transition et comme pour en résumer en lui les espérances et les souvenirs. Il a été l'embaumeur du catholicisme et l'acclamateur de la liberté. Homme des vieilles traditions et des vieilles illusions, en politique il fut constitutionnel, et en littérature révolutionnaire. Religieux d'instinct et d'éducation, c'est lui qui, avant tous les autres, avant Byron, a poussé le cri le plus sauvage de l'orgueil, exprimé son plus épouvantable désespoir. Artiste, il eut cela de commun avec ceux du XVIIIe siècle qu'il fut toujours comme eux gêné dans des poétiques étroites, mais qui, débordées à tout instant par l'étendue de son génie, en ont malgré lui craqué dans toute leur circonférence. Comme homme, il a partagé la misère de ceux du XIXe siècle; il a eu leurs préoccupations turbulentes, leurs gravités futiles. Non content d'être grand, il a voulu paraître grandiose, et il s'est trouvé pourtant que cette manie vaniteuse n'a pas effacé sa vraie grandeur. Il n'est point certes de la race des contemplateurs qui ne sont pas descendus dans la vie, maîtres au front serein qui n'ont eu ni siècle, ni patrie, ni famille même. Mais lui, on ne le peut séparer des passions de son temps; elles l'avaient fait et il en a fait plusieurs. L'avenir peut-être ne lui tiendra pas compte de ses entêtements héroïques et ce seront, sans doute, les épisodes de ses livres qui en immortaliseront les titres avec le nom des causes qu'ils défendaient. Ainsi, tout seul, devisant en moi-même, je restais accoudé, savourant la nuit douce et me trempant avec plaisir dans l'air froid du matin qui rafraîchissait mes paupières. Petit à petit, le jour venait; la chandelle allongeait sa mèche noire dans sa flamme pâlissante. Le pignon des halles a paru au loin, un coq a chanté; l'orage avait fui; quelques gouttes d'eau cependant tombées sur la poussière de la rue y faisaient de grosses taches rondes. Comme je m'assoupissais de fatigue, je me suis recouché et j'ai dormi. Nous nous en allâmes fort tristes de Combourg, et puis la fin de notre voyage approchait. Bientôt allait finir cette fantaisie vagabonde que nous menions depuis trois mois avec tant de douceur. Le retour aussi, comme le départ, a ses tristesses anticipées qui vous envoient, par avance, la fade exhalaison de la vie qu'on traîne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LA DANSE DES MORTS «Que de mots pour si peu de choses!» (_Épigraphe universelle._) Mort fait finalement, Tous aller au jugement. (_Danse des morts._) 1838. Cette œuvre est conçue dans le genre du _poème en prose_ et tout imprégnée du romantisme dont Gustave Flaubert subissait alors l'influence puissante. Après une courte évocation, un colloque a lieu entre Jésus et Satan qui, pour convaincre Jésus de l'omnipotence du mal, finit par l'entraîner sur la terre. Au fond d'une nuit fantastique, la foule des trépassés ressuscite et quelques-uns, tour à tour, s'en détachent, pour se plaindre ou se glorifier dans un chant, comme l'ont fait eux-mêmes, les premiers, la Mort et Satan après elle. I La nuit, l'hiver, quand la neige tombe lentement comme des larmes blanches du ciel, c'est ma voix qui chante dans l'air et fait germer les cyprès en passant dans leur feuillage. Alors je m'arrête un instant dans ma course, je m'assieds sur les tombes froides, et tandis que les oiseaux noirs voltigent à mes côtés, tandis que les morts sont endormis, tandis que les arbres se penchent, tandis que tout pleure ou tout sommeille, mes yeux brûlés regardent les nuages blancs qui se déploient et s'allongent au ciel, comme des linceuls qu'on étendrait sur des géants. Oh! combien de nuits, de siècles et d'années se sont ainsi passés! J'ai tout vu naître et j'ai tout vu périr! A peine si je compte les brèches que chaque génération apporte sur ma faux. Je suis éternelle comme Dieu, je suis la nourrice du monde qui l'endort chaque soir dans une couche chérie. Toujours mêmes fêtes et même travail. Chaque matin je pars, et chaque soir je reviens, tenant dans un pan de mon linceul toute l'herbe que j'ai fauchée, et puis je la jette aux vents! II Quand les vagues montent, que le vent crie, que le ciel éclate en sanglots et que l'océan, comme un fou, se met en colère, alors, quand tout tourbillonne et hurle, je m'étends sur ses flots écumeux et la tempête me berce mollement comme une reine dans son hamac. L'eau de la mer rafraîchit pour quelques jours mes pieds brûlés par les larmes des générations passées qui s'y sont cramponnées pour m'arrêter. Et puis, quand je veux que tout cesse, quand cette colère commence à m'endormir comme des chants, d'un coup de tête je l'apaise et la tempête si superbe, si grande, n'est plus! comme les hommes, les flottes et les armées qu'elle remuait sur son sein. Qu'ai-je aimé de tout ce que j'ai vu, trônes, peuples, amours, gloires, deuils et vertus? Rien que mon linceul qui me couvre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V Et mon cheval! mon cheval, oh! comme je t'aime aussi! Comme tu cours sur le monde, comme ton sabot d'acier retentit bien sur les têtes que tu broies dans ton galop, ô mon cheval! Ta crinière est droite et hérissée, tes yeux flamboient et tes crins plient sur ton cou quand le vent nous emporte tous deux dans notre course sans limites. Jamais tu ne te fatigues; pas de repos, pas de sommeil pour nous deux. Tes hennissements, c'est la guerre, tes naseaux qui fument, c'est la peste qui s'abat comme un brouillard. Et puis, quand je lance mes flèches, tu abats si bien avec ton poitrail les pyramides et les empires, et ton sabot si bien les casse, les couronnes! Comme on te respecte, comme on t'adore! Les papes pour t'implorer te jettent leur tiare, les rois, leur sceptre, les peuples, leurs malheurs, les poètes, leur renommée, et tout cela tremble et s'agenouille, et tu galopes, tu bondis, tu marches sur les têtes prosternées. ..... O mon cheval! Toi, tu es le seul don que m'ait fait le ciel, tu as le jarret de fer, la tête de bronze, tu cours tout un siècle, comme s'il y avait des aigles dans les plis de tes cuisses; et puis, quand tu as faim, tous les mille ans, tu manges de la chair et tu bois des larmes. O mon cheval! je t'aime comme la mort peut aimer! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII Il y a si longtemps que je vis! J'ai tout vu. Oh! que je sais de choses! que je renferme de mystères et de mondes à moi! Parfois, quand j'ai bien fauché, bien couru sur mon cheval, quand j'ai bien éparpillé mes traits, la lassitude me prend et je m'arrête. Mais il faut recommencer, reprendre la course infinie qui parcourt les espaces et les mondes. C'est moi qui emporte les croyances avec les gloires, les amours avec les crimes, tout, tout. Je déchire moi-même mon linceul, et une faim atroce me torture sans cesse, comme si un serpent éternel me mordait les entrailles. Et si je jette les yeux derrière moi, je vois la fumée de l'incendie, la nuit du jour, l'agonie de la vie. Je vois les tombes qui sont sorties de mes mains et le champ du passé si plein de néant. Alors, je m'assois, je repose mes reins si fatigués, ma tête si lourde, mes pieds si las, et je regarde dans un horizon rouge, immense, sans bornes, qui s'enfonce toujours et s'élargit sans cesse. Je le dévorerai comme les autres. Quand donc, ô Dieu! dormirai-je à mon tour? Quand cesseras-tu de créer? Quand pourrai-je, comme un fossoyeur, m'étendre dans mes tombes et me laisser balancer ainsi sur le monde, au dernier souffle, au dernier râle de la nature mourante aussi? Alors, je jetterai mes flèches et mon linceul, je laisserai partir mon coursier qui paîtra sur l'herbe des pyramides, qui se couchera dans les palais des empereurs, qui boira la dernière goutte d'eau de l'Océan et qui humera la dernière vapeur du sang! Il pourra tout le jour, toute la nuit, pendant tous les siècles, errer au gré de son caprice, franchir d'un saut depuis l'Atlas jusqu'à l'Himalaya, courir dans son orgueilleuse paresse depuis le ciel jusqu'à la terre, s'amuser à troubler la poussière des empires écroulés, galoper dans les plaines de l'Océan desséché, bondir sur la cendre des grandes villes, aspirer le néant à pleine poitrine, s'y étaler et y ruer à l'aise. Puis, lassé peut-être aussi comme moi, cherchant un précipice où te jeter, tu voudras, haletant, t'abattre au bout de ta course, devant la mer de l'infini, et là, l'écume à la bouche, le cou tendu, les naseaux vers l'horizon, tu imploreras comme moi un sommeil éternel où tes pieds en feu puissent se reposer, un lit de feuilles vertes où tes paupières calcinées puissent se clore; et attendant immobile sur le rivage, tu demanderas quelque chose de plus fort que toi pour te broyer d'un seul coup, tu demanderas d'aller rejoindre la tempête apaisée, la fleur fanée, le cadavre pourri. Tu demanderas le sommeil, car l'éternité est un supplice, et le néant se dévore. Oh! pourquoi sommes-nous venus ici? Quel ouragan nous a jetés dans l'abîme, quel ouragan nous rapportera vers les mondes inconnus d'où nous venons? Mais avant, ô mon bon coursier, tu peux courir encore, tu peux flatter ton oreille du bruit des choses que tu broies. Ta course est longue; du courage! Longtemps tu m'as portée; un plus long temps se passera, et nous deux nous ne vieillissons pas. Les étoiles pâlissent, les montagnes s'affaissent, la terre s'use sur ses axes de diamant, nous deux seuls nous sommes éternels, le néant vivra toujours! Aujourd'hui tu peux te coucher à mes pieds, polir tes dents sur la mousse des tombeaux, car Satan m'abandonne, et un pouvoir dont je ne connais pas la force m'enchaîne à sa volonté. Les morts vont se réveiller. C'est un spectacle de Dieu et qui me rappellera ma jeunesse, ma journée d'hier et ma journée de demain. VIII Satan, je t'aime! Toi seul tu comprends peut-être mes joies et mes délires. Mais, plus heureux, un jour, quand le monde ne sera plus, tu pourras te reposer comme lui et dormir dans le vide. Et moi qui ai tant vécu, tant travaillé, qui n'ai eu que de chastes amours et d'austères pensées, il faudra durer. L'homme a le tombeau, la gloire a l'oubli, le jour se repose dans la nuit, mais moi! Et je suis seule dans ma route parsemée d'ossements, bordée de ruines! Les anges ont leurs frères, les démons aussi ont leurs compagnes d'enfer; mais moi, toujours le même bruit de ma faux qui coupe, de mes flèches qui sifflent, de mon cheval qui galope. Toujours l'écho de la même vague qui vient mordre le monde! SATAN. Tu te plains, la plus heureuse des créatures du ciel! La seule qui soit grande, belle, immuable, éternelle comme Dieu, la seule qui puisse l'égaler, ô toi! qui un jour l'abattras à son tour, quand tu auras terrassé l'univers sous les pieds de ton cheval! Et alors, quand Dieu ne sera plus, quand le firmament s'échappera de tous côtés, que les étoiles courront éperdues, que les âmes, sorties de leur séjour, erreront dans l'abîme, s'entre-choqueront, se briseront avec des soupirs et des sanglots; alors, pour toi, que de délices! Tu iras siéger sur le trône éternel du ciel et de l'enfer! Tu pourras renverser toutes les planètes, tous les astres, tous les ciels, tous les mondes; tu pourras lâcher ton cheval dans les prairies d'émeraudes et de diamants; tu pourras lui faire une litière avec les ailes que tu auras arrachées aux anges et le couvrir de la robe azurée du Christ! Tu pourras broder ta selle avec toutes les étoiles de l'empyrée, et puis tu le tueras! Et quand tu auras tout brisé, qu'il n'y aura plus qu'un grand vide, que tu auras déchiré ton cercueil, cassé tes flèches, alors tu te feras une couronne de pierre avec la plus haute montagne du ciel, et tu te lanceras dans l'abîme! Ta chute, dût-elle durer un million de siècles, tu mourras. Car le monde doit finir, tout, excepté moi! Je serai plus immortel que Dieu! Je dois vivre pour former le chaos d'autres mondes. LA MORT. Tu n'as pas comme moi ce vide et ce froid de mort qui me glace. SATAN. Non, mais c'est une fièvre ardente et sans relâche; c'est une lave qui brûle les autres et qui me leurre. Toi, au moins, tu n'as qu'à abattre. Mais moi je fais naître et je fais vivre. Je dirige les empires, je domine dans les affaires de l'État et du cœur..... ..... Il faut que je sois partout. Je fais résonner l'argent, briller les diamants, retentir les noms. Je chuchote aux femmes, aux poètes, aux ministres, des mots d'amour, de gloire, d'ambition. A la fois je suis chez Messaline et chez Néron, à Paris, à Babylone. Si on découvre une île, j'y saute le premier, un roc perdu dans les mers, j'y suis avant les deux hommes qui s'y entre-gorgeront pour se le disputer. En même temps je m'étale sur le sopha usé de la courtisane et sur la litière parfumée des empereurs. La haine, l'envie, l'orgueil, la colère, tout cela sort à la fois de mes lèvres. La nuit et le jour je travaille. Tandis qu'on brûle les chrétiens, je me vautre avec la volupté dans les bains de rose, je cours sur les chars, je me désespère dans la misère, je rugis dans l'orgueil. Enfin j'ai fini par croire que j'étais le monde et que tout ce que je voyais se passait en moi. Parfois je suis fatigué, je deviens fou, je perds mon bon sens et je fais des sottises à faire rire de pitié le dernier de mes démons. Et moi non plus personne ne m'aime, ni le ciel dont je suis le fils, ni l'enfer dont je suis le maître, ni la terre dont je suis le dieu! Toujours des convulsions, de la rage, du sang, de la frénésie! Jamais non plus mes yeux n'ont de sommeil, jamais mon âme n'a de repos. Toi, au moins, tu peux reposer ta tête sur la fraîcheur des tombeaux. Mais moi j'ai la clarté des palais, les sombres malédictions de la faim et la fumée des crimes qui montent au ciel. Ah! je suis châtié par le Dieu que je hais. Mais je sens que j'ai l'âme plus large que sa colère, je sens qu'un de mes soupirs pourrait aspirer le monde tout entier et le faire passer dans ma poitrine où il brûlerait comme je brûle. Quand donc, Seigneur, ta trompette sonnera-t-elle? Il me semble qu'une large harmonie planera alors sur les collines et les océans, car je souffrirais avec toute l'humanité; les cris et les sanglots apaiseront le bruit des miens! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Une cohorte de squelettes montés sur des chars s'avançait en courant avec de grands cris de joie et des éclats de triomphe. Derrière eux pendaient des armes brisées, des couronnes de laurier dont les feuilles jaunies et desséchées s'en allaient rapidement avec la poussière et les vents. «Tiens! Voilà Rome, l'éternelle, qui marche en triomphe, dit Satan. Son Colisée et son Capitole sont deux grains de sable qui lui ont servi de piédestal, mais la mort a fauché dans le bas et la statue est tombée. «Écoute! En tête est Néron, ce fils chéri de mon cœur, le plus grand poète que la terre ait eu.» Néron courait sur un char traîné par douze squelettes de chevaux. Le sceptre dans ses mains, il frappait leur croupe osseuse. Debout, son linceul ondulait et flottait en larges plis. Il tournait aussi dans la carrière, des cris à la bouche et les yeux en feu: «Vite! vite! Plus vite encore! Je veux que vos pieds brûlent le sable, que vos naseaux jettent une écume à blanchir vos poitrails. Eh quoi? Les roues ne fument pas encore! Entendez-vous les fanfares qui résonnent jusqu'à Ostie, les battements de mains du peuple, les cris de joie? Tenez! Voilà le safran qu'on jette à pleines mains et qui tombe dans mes cheveux; voilà le sable déjà mouillé de parfums. Oh! comme mon char roule bien, comme vos cous s'allongent sous vos rênes dorées! Allons, plus vite! La poussière roule, mon manteau flotte, le vent parle et crie: triomphe, triomphe! Allons, plus vite, plus vite! Voilà qu'on applaudit, qu'on trépigne, qu'on s'agite. C'est Jupiter qui va dans le ciel! Vite, vite, encore plus vite!» Et son char semblait traîné par des démons; une vapeur noire et de la poussière de sang se mêlaient dans l'espace; sa course vagabonde cassait les tombes et les cadavres réveillés qui se pliaient en deux sous les roues de son char. Il descendit. «Maintenant, que six cents de mes femmes exécutent en silence des danses de Grèce, pendant que je me baignerai au milieu des roses, dans ma baignoire de porphyre. Et puis, elles viendront toutes avec moi, oui, toutes, toutes! «Je les veux nues, sans diamants, sans parfums; je veux qu'elles forment un cercle en dansant, qu'elles s'entrelacent, et que de tous côtés on voie leurs croupes d'albâtre passer et repasser et se plier mollement, comme, le soir, les roseaux de l'Inde, dans l'eau amoureuse d'une mer parfumée! «Et je donnerai l'empire, les mers, le Sénat, l'Olympe, le Capitole à celle qui m'aimera le mieux, à celle dont je sentirai le cœur battre sous le mien, à celle qui saura le mieux laisser pendre ses cheveux, me sourire et m'entourer de ses bras, à celle qui saura mieux m'endormir de ses chants d'amour et puis me réveiller par des transports de feu, par des convulsions inouïes et des morsures voluptueuses. Je veux que Rome se taise cette nuit, que le bruit d'aucune barque ne trouble les eaux du Tibre; car j'aime à voir la lune se mirer dans ses ondes et à entendre les voix de femme y résonner; je veux qu'à travers mes draperies passent des vents embaumés; ah! je veux mourir d'amour, de volupté, d'ivresse! «Et tandis que je mangerai des mets que moi seul mange, et qu'on chantera, et que des filles découvertes jusqu'à la ceinture me serviront des plats d'or et se pencheront pour me voir, on égorgera quelqu'un; car j'aime, et c'est un plaisir de Dieu, à mêler les parfums du sang à ceux des viandes, et ces voix de la mort m'assoupiront à table. «Cette nuit je brûlerai Rome. Cela éclairera le ciel et le fleuve roulera des flots de feu..... «..... Plus tard, je veux faire un plancher d'aloès sur la mer d'Italie et tout Rome viendra y chanter. Les voiles seront de pourpre, j'aurai un lit de plumes d'aigles et j'y tiendrai dans mes bras, à la vue du monde entier, la plus belle femme de l'empire et on applaudira de voir les jouissances d'un dieu. Alors la tempête grondera en vain sous moi; j'étoufferai sa colère sous mes pieds et le bruit de mes baisers apaisera celui des vagues. «..... Eh quoi? Vindex se révolte, mes légions m'abandonnent, mes femmes fuient effrayées dans les galeries? Tout pleure et se tait; le tonnerre seul fait entendre sa voix. Est-ce que je vais mourir?» LA MORT. A l'instant! NÉRON. Et il faudra abandonner mes nuits pleines de voluptés, mes jours remplis de festins, de délices, de spectacles, mes triomphes, mes chars et la foule? LA MORT. Tout, tout! SATAN. Hâte-toi, maître du monde! On va venir, on va t'égorger. Que l'empereur sache mourir! NÉRON. Mourir! A peine ai-je vécu! Oh! comme j'accomplirais de grandes choses, à faire trembler l'Olympe! Je finirais par combler l'Océan et me promènerais dessus en quadrige triomphal. J'ai encore envie de vivre, j'ai besoin encore de voir le soleil, le Tibre, les campagnes, le cirque au sable d'or! Ah! je veux vivre! LA MORT. Je te donnerai un drap dans la tombe, un lit éternel plus doux et plus tranquille que tes coussins d'empereur. NÉRON. Oui, je suis bien lent à mourir! LA MORT. Eh bien, meurs! Et elle l'emporte dans les plis de son linceul qu'elle secoue sur la terre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . NOVEMBRE FRAGMENTS DE STYLE QUELCONQUE «Pour niaiser et fantastiquer.» (MONTAIGNE) 1842. Cet opuscule, qui n'excède pas les proportions d'une Nouvelle, est écrit sous la forme d'une biographie complétée plus tard par un ami. Il est presque en entier rempli par une étude psychologique, dont le premier des trois fragments qu'on va lire résume la tendance générale ainsi que les inspirations de l'auteur à cette époque de sa jeunesse. Les deux autres extraits sont empruntés à l'unique épisode qui interrompe l'analyse et dont l'héroïne est une courtisane restée inoubliée. I ..... Quelquefois, n'en pouvant plus, dévoré de passions sans bornes, plein de la lave ardente qui coulait de mon âme, aimant d'un amour furieux des choses sans nom, regrettant des rêves magnifiques, tenté par toutes les voluptés de la pensée, aspirant à moi toutes les poésies, toutes les harmonies, et écrasé sous le poids de mon cœur et de mon orgueil, je tombais anéanti dans un abîme de douleurs. Le sang me fouettait la figure, mes artères m'étourdissaient, ma poitrine semblait se rompre. Je ne voyais plus rien, je ne sentais plus rien, j'étais ivre, j'étais fou. Je m'imaginais être grand; je m'imaginais contenir une incarnation suprême dont la révélation eût effrayé le monde, et ces déchirements, c'était la vie même du dieu que je portais dans mes entrailles. A ce dieu magnifique j'ai immolé toutes les heures de ma jeunesse. J'avais fait de moi-même un temple pour renfermer quelque chose de divin. Le temple est resté vide; l'ortie a poussé entre les pierres, les piliers s'écroulent, voilà les hiboux qui y font leurs nids! N'usant point de l'existence, l'existence m'usait. Mes rêves me fatiguaient plus que de grands travaux; une création entière, immobile, irrévélée à elle-même, vivait sourdement sous ma vie. J'étais un chaos dormant de mille principes féconds qui ne savaient comment se manifester, ni que faire d'eux-mêmes. Ils cherchaient leur forme et attendaient leur moule. J'étais, dans la variété de mon être, comme une immense forêt de l'Inde où la vie palpite dans chaque atome et apparaît monstrueuse ou adorable sous chaque rayon de soleil. L'air est rempli de parfums et de poisons; les tigres bondissent, les éléphants marchent fièrement comme des pagodes vivantes, les serpents se tapissent sous les bambous, les dieux mystérieux et difformes sont cachés dans le creux des cavernes, parmi de grands monceaux d'or; et au milieu coule le large fleuve, avec ses crocodiles béants qui font claquer leurs écailles dans les lotus du rivage, et ses îles de fleurs que le courant entraîne avec des troncs et des cadavres verdis par la peste. J'aimais pourtant la vie, mais la vie expansive, radieuse, rayonnante; je l'aimais dans le galop furieux des coursiers, dans le scintillement des étoiles, dans le mouvement des vagues qui courent vers la plage; je l'aimais dans le battement des belles poitrines nues, dans le tremblement des regards amoureux, dans la vibration des cordes du violon, dans le frémissement des chênes, dans le soleil couchant qui dore les vitres et fait penser aux balcons de Babylone où les reines se tenaient accoudées et regardaient l'Asie! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II ..... Il pleuvait. J'écoutais le bruit de la pluie et Marie dormir. Les lumières, près de s'éteindre, pétillaient dans les bobèches de cristal. L'aube parut. Une ligne jaune saillit dans le ciel, s'allongea horizontalement et, prenant de plus en plus des teintes dorées et vineuses, envoya dans l'appartement une faible lueur blanchâtre irrisée de violet qui se jouait encore avec la nuit et avec l'éclat des bougies expirantes reflétées dans la glace. Marie, étendue, avait certaines parties du corps dans la lumière, d'autres dans l'ombre. Elle s'était dérangée un peu; sa tête était plus basse que ses seins; le bras droit, le bras du bracelet, pendait hors du lit et touchait presque le plancher. Il y avait sur la table de nuit un bouquet de violettes dans un verre d'eau. J'étendis la main, je le pris, je cassai le fil avec mes doigts, et je les respirais. La chaleur de la chambre, sans doute, ou bien le long temps depuis qu'elles étaient cueillies, les avait fanées. Je leur trouvai une odeur exquise et toute particulière. Je humai un à un leur parfum. Comme elles étaient humides, je me les appliquai sur les yeux pour me rafraîchir, car mon sang bouillait, et mes membres fatigués ressentaient comme une brûlure au contact des draps. Alors, ne sachant que faire, et ne voulant pas l'éveiller, car j'éprouvais un étrange plaisir à la voir dormir, je mis doucement toutes les violettes sur la gorge de Marie; bientôt elle en fut toute couverte, et les belles fleurs fanées sous lesquelles elle dormait la symbolisèrent à mon esprit. Comme elles, en effet, malgré leur fraîcheur enlevée, à cause de cela peut-être, elle m'envoyait un parfum plus âcre et plus irritant. Le malheur qui avait dû passer dessus la rendait plus belle de l'amertume que sa bouche conservait même dans le sommeil, belle des deux rides quelle avait derrière le cou et que le jour, sans doute, elle cachait sous ses cheveux. A voir cette femme si triste dans la volupté et dont les étreintes mêmes avaient une joie lugubre, je devinais mille passions terribles qui l'avaient dû illuminer comme la foudre. A ce moment-là elle frissonna; toutes les violettes tombèrent. Elle sourit, les yeux encore à demi fermés, en même temps qu'elle étendait ses bras autour de mon cou et m'embrassait d'un long baiser du matin, d'un baiser de colombe qui s'éveille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III RÉCIT DE MARIE ..... Bientôt on me connut. Ce fut à qui m'aurait. Mes amants faisaient mille folies pour me plaire. Tous les soirs je lisais les billets doux de la journée, pour y trouver l'expression nouvelle de quelque cœur autrement moulé que les autres et fait pour moi. Mais tous se ressemblaient. Je savais d'avance la fin de leurs phrases et la manière dont ils allaient tomber à genoux. Il y en a deux que j'ai repoussés par caprice et qui se sont tués. Leur mort ne m'a point touchée. Pourquoi mourir? Que n'ont-ils plutôt tout franchi pour m'avoir? Si j'aimais un homme, moi, il n'y aurait pas de mers assez larges ni de montagnes assez hautes pour m'empêcher d'arriver jusqu'à lui. Comme je me serais bien entendue, si j'avais été homme, à corrompre des gardiens, à monter la nuit aux fenêtres, et à étouffer sous ma bouche les cris de ma victime! Trompée, chaque matin, de l'espoir que j'avais eu la veille, je les chassais avec colère et j'en prenais d'autres. L'uniformité du plaisir me désespérait et je courais à sa poursuite avec une frénésie toujours altérée de jouissances nouvelles et magnifiquement rêvées, semblable aux marins en détresse qui boivent de l'eau de mer et ne peuvent s'empêcher d'en boire, tant la soif les brûle! Dandys et rustauds, j'ai voulu voir si tous étaient de même. J'ai goûté la passion des hommes aux mains blanches et grasses, aux cheveux teints et collés sur les tempes, j'ai eu de pâles adolescents, blonds, efféminés comme des filles, qui se mouraient sur moi. Les vieillards aussi m'ont salie de leurs joues décrépites, et j'ai contemplé au réveil leur poitrine oppressée et leurs yeux sans flamme. Sur un banc de bois, dans un cabaret de village, entre un pot de vin et une pipe de tabac, l'homme du peuple, encore, m'a embrassée avec violence. Je me suis fait comme lui une joie épaisse et des allures faciles. Mais la canaille ne fait pas mieux l'amour que la noblesse, et la botte de paille n'est pas plus chaude que les sophas. Pour les rendre plus ardents, je me suis dévouée à quelques-uns comme une esclave, et ils ne m'en aimaient pas davantage. J'ai eu pour des sots des bassesses infâmes et, en échange, ils me haïssaient, ils me méprisaient, alors que j'aurais voulu leur centupler mes caresses et les inonder de bonheur. Espérant enfin que les gens difformes pouvaient mieux aimer que les autres, et que les natures rachitiques se raccrocheraient à la vie par la volupté, je me suis donnée à des bossus, à des nègres, à des nains; je leur fis des nuits à rendre jaloux des millionnaires; mais je les épouvantais peut-être, car ils me quittaient vite. Ni les pauvres, ni les riches, ni les beaux, ni les laids n'ont pu assouvir l'amour que je leur demandais à remplir. Tous, faibles, languissants comme dans l'ennui, avortons conçus par des paralytiques que la vie énerve, que la femme tue, craignant de mourir dans des draps comme on meurt à la guerre, il n'en est pas un que je n'aie vu lassé dès la première heure! Il n'y a donc plus sur la terre de ces jeunesses divines d'autrefois! Plus de Bacchus, plus d'Apollons! Plus de ces héros qui marchaient couronnés de pampres et de lauriers! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . RABELAIS Le manuscrit, contrairement à tous les autres, ne portait aucune indication de date. Il est, toutefois, vraisemblable que cet article remonte au temps des premiers écrits de Gustave Flaubert, époque à laquelle l'accord était loin de s'être fait sur la façon de comprendre le génie de Rabelais. Cette considération ajoute un nouveau prix à une œuvre de critique littéraire déjà si attirante par les deux noms qu'elle rapproche. Jamais nom ne fut plus généralement cité que celui de Rabelais, et jamais peut-être avec le plus d'injustice et d'ignorance. Ainsi, aux uns il apparaît comme un moine ivre et cynique, esprit désordonné et fantastique, aussi obscène qu'ingénieux, dangereux par l'idée, révoltant par l'expression. Pour les autres, c'est toute une philosophie pratique, douce, modérée, sceptique, il est vrai, mais qui conduit après tout à bien vivre et à être honnête homme. Tour à tour il a donc été aimé, méprisé, méconnu, réhabilité; et depuis que son prodigieux génie a jeté à la face du monde sa satire mordante et universelle qui s'échappe si franchement par le rire colossal de ses géants, chaque siècle a tourné sous tous les sens, interprété de mille façons cette longue énigme si triviale, si grossière, si joyeuse, mais au fond peut-être si profonde et si vraie. Son œuvre est un fait historique; elle a par elle-même une telle importance qu'elle se lie à chaque âge et en explique la pensée. Ainsi, d'abord au XVIe siècle, lorsqu'elle apparaît, c'est une révolte ouverte, c'est un pamphlet moral. Elle a toute l'importance de l'actualité, elle est dans le sens du mouvement, elle le dirige. Rabelais alors est un Luther dans son genre. Sa sphère, c'est le rire. Mais il le pousse si fort, qu'avec ce rire il démolit tout autant de choses que la colère du bonhomme de Wittemberg. Il le manie si bien, il le cisèle tellement dans sa vaste épopée, que ce rire-là est devenu terrible. C'est la statue du grotesque. Elle est éternelle comme le monde. Au XVIIe siècle, Rabelais est le père de cette littérature naïve et franche de Molière et de La Fontaine. Tous trois immortels et bons génies, les plus vraiment français que nous ayons, jetant sur la pauvre nature humaine un demi-sourire de bonhomie et d'analyse, francs, libres, dégagés d'allures, hommes s'il en fut dans tout le sens du mot, tous trois insouciants des philosophes, des sectes, des religions, ils sont de la religion de l'homme, et celle-là, ils la connaissent. Ils l'ont retournée et analysée, disséquée, l'un dans des romans, avec de grosses obscénités, des rires, des blasphèmes; l'autre au théâtre, dans ce dialogue si habilement coupé, si savamment vrai, si naïvement sublime, plus philosophe avec son simple rire de Mascarille, avec le bon sens de Philinte ou la bile d'Alceste, que tous les philosophes depuis qu'il y en a; et l'autre, enfin, avec ses fables pour les enfants, sa morale pour les hommes, avec son vers tout bonhomme et qui retombe sur l'autre vers, avec son mot, sa phrase, ce je ne sais quoi qui est le sublime, avec son sonnet cristallin, avec toutes ces perles de poésie qui lui font un si large et si resplendissant collier. Mais déjà Rabelais est devenu le sujet d'étude, l'auteur favori de quelques rares esprits en dehors du mouvement général. Outre ceux que nous avons cités, La Bruyère le goûte et l'apprécie avec impartialité. Il n'est pas assez correct pour le goût scrupuleux de Boileau, pour la réserve et la pureté de Racine. Ce siècle prude, gouverné par Mme de Maintenon et si bien représenté dans l'anguleux et plat jardin de Versailles, avait déjà honte de cette littérature débraillée, bruyante, nue. Ce géant-là lui faisait peur. Il sentait bien qu'il se trouvait entre deux choses terribles pour lui: le XVIe siècle, qui avait donné Luther et Rabelais, et la Révolution, qui devait donner Mirabeau et Robespierre. Les démolisseurs de croyances avant, les démolisseurs de têtes après, deux abîmes au milieu desquels il se tenait guindé dans l'adoration de lui-même. Au XVIIIe siècle c'est encore pis. Les philosophes sont de bon ton et ils ne veulent pas de Rabelais. Le pauvre curé de Meudon se serait trouvé déplacé dans le salon des marquises _belles esprits_ et dans les bureaux d'esprit de Mme du Deffant ou de Mme Geoffrin. On ne comprenait pas cette verve de saillies, cet entrain, ce tourbillon, cette veine poétique palpitante d'inventions, d'aventures, de voyages, d'extravagances. Le petit goût musqué, réglé et froid du siècle avait horreur de ce qu'il nommait le dévergondage d'esprit. Il aimait mieux celui des mœurs. Voltaire, en effet, n'excuse Rabelais que parce qu'il s'est moqué de l'Église. Quant à son style, quant au roman, il ne l'entend guère, quoiqu'il prétende cependant en donner une clef. En résumé, il appelle son livre: «Un amas des plus grossières ordures qu'un moine ivre puisse vomir.» Il devait en être ainsi. La gloire de Rabelais, sa valeur même, comme celle de tous les grands hommes, de tous les noms illustres, a été vivement et pendant longtemps disputée. Son génie est unique, exceptionnel; c'est peut-être le seul dans l'histoire des littératures du monde. Où lui trouverons-nous un rival? Et d'abord, dans l'antiquité, est-ce Pétrone, Apulée, avec leur art prémédité, mesuré, leurs contours purs, leur savante conception? Dans tout le moyen âge, sera-ce dans les cycles épiques du XIIe siècle, dans les soties, les moralités, les farces? Non, certes! et quoique cependant toute la partie matériellement comique de Rabelais appartienne à l'élément grotesque du moyen âge, nous ne lui trouvons de prédécesseur dans aucun document littéraire; et dans les temps modernes son imitateur le plus exact, Béroald de Verville, l'auteur de _l'Art de parvenir_, en est si loin, qu'on ne peut le comparer à son modèle. Sterne a voulu le reproduire, mais l'affectation qui perce si souvent et la sensibilité raffinée détruisent tout parallèle. Non, Rabelais est unique parce qu'il est à lui seul l'expression d'un siècle, d'une époque. Il a tout à la fois la signification littéraire, politique, morale et religieuse. Ces génies-là qui créent des littératures ou qui en ferment de vieilles apparaissent de loin en loin; ils disent chacun leur mot, le mot de leur temps et puis s'en vont. Homère chante la vie guerrière, la jeunesse vaillante et belliqueuse du monde, la verte saison où les arbres poussent. A Virgile la civilisation est déjà vieille; il est plein de larmes, de nuances, de sentiment, de délicatesses. Dante est sombre et rayonnant tout à la fois; c'est le poète chrétien, le poète de la mort et de l'enfer, plein de mélancolie et d'espérances. Ailleurs, dans les sociétés vieillies, quand la satiété est venue à tous, que le doute a gagné tous les cœurs et que toutes les belles choses rêvées, toutes les illusions, toutes les utopies sont tombées feuille à feuille, arrachées par la réalité, la science, le raisonnement, l'analyse, que fait le poète? Il se recueille en lui-même; il a de sublimes élans d'orgueil et des moments de poignant désespoir; il chante toutes les agonies du cœur et tous les néants de la pensée. Alors, toutes les douleurs qui l'entourent, tous les sanglots qui éclatent, toutes les malédictions qui hurlent résonnent dans son âme que Dieu a faite vaste, sonore, immense, et en sortent par la voix du génie, pour marquer éternellement dans l'histoire la place d'une société, d'une époque, pour écrire ses larmes, pour ciseler la mémoire de ses infortunes (de nos jours c'est Byron). C'est pour cela que le vrai poétique est plus vrai que le vrai historique et que les poètes enfin mentent moins que les historiens. Les grands écrivains sont donc dans le cercle des idées comme les capitales dans les royaumes. Ils reçoivent l'esprit de chaque province, de chaque individualité, y mêlent ce qui leur est personnel, original; ils l'amalgament, ils l'arrangent, puis ils la rendent transformée dans l'art. Quand Rabelais vint à naître, c'était l'année 1483, l'année de la mort de Louis XI. Luther allait venir. Le roi avait abattu la féodalité, le moine allait abattre la papauté, c'est-à-dire tout le moyen âge, le guerrier et le prêtre. Mais le peuple, lassé de l'un et de l'autre, n'en voulait plus. Il s'était aperçu que l'homme d'armes le mangeait, que le prêtre l'exploitait et le trompait de son côté. Longtemps il s'était contenté d'inscrire ses railleries sur la pierre des cathédrales, de faire des chansons contre le seigneur, de lâcher, comme dans le _Roman de la Rose_, quelque mot mordant sur le pouvoir ou la noblesse. Mais il fallait quelque chose de plus: une révolte, une réforme. Le symbole était vieux, et même dans le symbole, le mystère, la poésie; et c'était un besoin général de sortir des entraves, d'entrer dans une autre voie. Besoin de la science, même besoin dans la poésie, dans la philosophie. Dès 1473, une caricature représentant l'Église avec un corps de femme, des jambes de poule, des griffes de vautour, une queue de serpent avait couru l'Europe entière. C'était l'époque de Commines, de Machiavel, de l'Arétin. La papauté avait eu Alexandre VI, elle avait Léon X qui ne valait guère mieux. L'orgie intellectuelle allait venir. Elle sera longue et finira avec du sang. Au XVIIIe siècle, elle s'est renouvelée et a fini de même. C'était donc au milieu de tels événements, dans une telle époque que vivait Rabelais. Ne nous étonnons plus alors si en présence de cette société toute chancelante sur ses bases, toute haletante de ses débauches, devant tant de choses démolies et devant tant de ruines, il se soit élevé un immense sarcasme sur ce passé hideux du moyen âge qui palpitait encore au XVIe siècle, et dont le XVIe siècle avait horreur lui-même. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ceux qui ont prétendu donner de Rabelais des clefs, voire des allégories à chaque mot, et traduire chaque lazzi, n'ont point, selon moi, compris le livre. La satire est générale, universelle, et non point personnelle ni locale. Une attention suivie dément vite cette vaine tentative. Citerai-je tout ce que le XVIe siècle a fait dans ce sens-là et toute la boue qu'il a jetée sur le moyen âge dont il était sorti. Ainsi, sans même parler de l'Arioste, Falstaff, Sancho, Gargantua ne forment-ils pas une trilogie grotesque qui couronne amèrement la vieille société? Falstaff est à lui seul l'homme de l'Angleterre, le John Bull bouffi de bière forte et de jambon, gros, sensuel, se relevant d'entre les cadavres, tirant de sa gibecière un flacon de vieux vin d'Espagne. Ce n'est point le grotesque terrible d'Iago, ni l'immoralité raisonnée du Maure Hassan de Schiller. Sa seule passion, c'est de s'aimer. Il la porte au plus haut degré; elle est sublime. C'est l'égoïsme personnifié avec un certain fond d'analyse et de scepticisme qu'il fait tourner à son profit. Quant au pacifique Sancho Pança, monté sur son baudet, avec sa figure basanée et paresseuse, soufflant la nuit, dormant le jour, l'homme poltron, l'homme qui ne conçoit pas l'héroïsme, l'homme des proverbes, l'homme prosaïque par excellence, n'est-ce pas la raison criant de toutes ses forces à don Quichotte d'arrêter et de ne pas courir après les moulins à vent qu'il prend pour des géants? Le gentilhomme y court, mais il s'y casse le bras, s'y meurtrit la tête. Son casque est un plat à barbe, son cheval, Rossinante. Et l'âne du laboureur se met à braire devant son blason. Placée entre ces deux figures, celle de Gargantua est plus vague, moins précise. Les formes en sont plus amples, plus lâchées, plus grandioses. Gargantua est moins glouton, moins sensuel que Falstaff, moins paresseux que Sancho; mais il est plus buveur, plus rieur, plus criard. Il est terrible et monstrueux dans sa gaieté. (_Suit une analyse du livre de Rabelais._) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une dernière réflexion qui termine. Rabelais n'a sondé que la société telle qu'elle pouvait être de son temps. Il a dénoncé des abus, des ridicules, des crimes, et, que sais-je, entrevu peut-être un monde politique meilleur, une société toute autre. Ce qui existait lui faisait pitié, et pour employer une expression triviale, _le monde était farce_. Et il l'a tourné en farce. Depuis lui, qu'est-ce qu'on a fait? Tout est changé. La réforme est venue; indépendance de la pensée. La Révolution est venue. Indépendance matérielle. Et encore? Mille questions ont été retournées, sciences, arts, philosophies, théories, que de choses seulement depuis vingt ans! Quel tourbillon! Où nous mènera-t-il? Voyez donc! Où êtes-vous? Est-ce le crépuscule? Est-ce l'aurore? Vous n'avez plus de christianisme. Qu'avez-vous donc? des chemins de fer, des fabriques, des chimistes, des mathématiciens. Oui, le corps est mieux, la chair souffre moins; mais le cœur saigne toujours. L'âme, l'âme, la sentez-vous se déchirer, quoique l'enveloppe qui la renferme soit calme et bienheureuse? Voyez comme elle s'abîme dans le scepticisme universel, dans cet ennui morne qui a pris notre race au berceau; tandis que la politique bégaye, que les poètes à peine ont le temps de cadencer leur pensée et qu'ils la jettent à demi écrite sur une feuille éphémère, et que la balle homicide éclate dans chaque grenier ou dans chaque palais qu'habitent la misère, l'orgueil, la satiété! Les questions matérielles sont résolues. Les autres le sont-elles? Je vous le demande. Dites-le-moi. Et tant que vous n'aurez pas comblé cet éternel gouffre béant que l'homme a en lui, je me moque de vos efforts et je ris à mon aise de vos misérables sciences qui ne valent pas un brin d'herbe. Vienne donc maintenant un homme comme Rabelais! Qu'il puisse se dépouiller de toute colère, de toute haine, de toute douleur! De quoi rira-t-il? Ce ne sera ni des rois, il n'y en a plus; ni de Dieu, quoiqu'on n'y croie pas, cela fait peur; ni des jésuites, c'est déjà vieux. Mais de quoi donc? Le monde matériel est pour le mieux, ou du moins il est sur la voie. Mais l'autre? Il aurait beau jeu. Et si le poète pouvait cacher ses larmes et se mettre à rire, je vous assure que son livre serait le plus terrible et le plus sublime qu'on ait fait. SMARH VIEUX MYSTÈRE (1839) C'est encore une composition appartenant à la période initiale et romantique de l'auteur. Il lui a donné, en effet, la forme des vieux mystères du moyen âge, et le prologue fait voir, dans le ciel, Satan qui défie l'archange Michel. Le sujet est la tentation d'un ermite, Smarh, par l'esprit du mal et par un autre démon, Yuk, de création personnelle, en qui s'incarnent plus particulièrement l'ironie et le grotesque. Quelques scènes sont comme des ébauches lointaines de _Saint Antoine_. Ce fragment est tiré du prologue. Satan, après avoir été terrassé sous les pieds de l'archange Michel, se relève vainqueur et jette des cris de triomphe. Merci vous tous qui m'avez secondé! Honneur à la vanité qui s'appelle grandeur et qui m'a livré les poètes, les femmes, les rois. Honneur à la colère ivre qui casse et qui tue. Honneur à la jalousie, à la ruse, à la luxure qui s'appelle amour, à la chair qui s'appelle âme. Honneur à cette belle chose qui tient un homme par ses organes et le fait pâmer d'aise! Grandeur humaine! Vive l'enfer!--A moi le monde jusqu'à sa dernière heure. Je l'ai élevé, j'ai été sa nourrice et sa mère, et je l'ai bercé dans ses jeunes ans. Comme il m'a aimé! Comme il m'a pris! Et moi, de quel ardent amour je lui ai imposé mes baisers de feu! Je veillerai jusqu'à sa dernière heure sur ses jours. Je lui fermerai les yeux; je me pencherai sur sa bouche pour recueillir son dernier râle et pour voir si sa dernière pensée te bénira Créateur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le soir.--En Orient.--Dans l'Asie Mineure.--Un vallon avec une cabane d'ermite.--Non loin une petite chapelle. UN ERMITE. Allez, mes chers enfants, rentrez chez vous avec la paix du Seigneur. L'homme de Dieu vient de vous bénir et de vous purifier. Puisse sa bénédiction être éternelle et sa purification ne jamais s'effacer. Allez, ne m'oubliez pas dans vos prières, je penserai à vous dans les miennes. Après avoir congédié ses fidèles. Je les aime tous, ces hommes et mon cœur s'épanouit quand je leur parle de Dieu. Ces femmes me semblent des sœurs, des anges. Et ces petits enfants, comme je les embrasse avec plaisir! O merci, mon Dieu, de m'avoir fait une âme si douce comme la vôtre et capable d'aimer! Heureux ceux qui aiment. Quand j'ai jeûné longtemps, quand j'ai orné de fleurs cueillies sur les vallées ton autel, quand j'ai longtemps prié à genoux, longtemps regardé le ciel en pensant au paradis, que j'ai consolé ceux qui viennent, moi, il me semble que mon cœur est large, que cet amour est une force et qu'il créerait quelque chose. Je suis content dans cette retraite, j'aime à voir la rivière serpenter au bas de la vallée, à voir l'oiseau étendre ses ailes et le soleil se coucher lentement avec ses teintes roses. Cette nuit sera belle, les étoiles sont de diamant, la lune resplendit sur l'azur. J'admire cela avec amour et quand je pense aux biens de l'autre vie, mon âme se fond en extases et en rêveries. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La nuit.--La lune et les étoiles brillent. Silence des champs. SMARH, seul. Il sort de sa cellule et marche. Quelle est donc cette science qu'on m'a promise, où la trouve-t-on? de qui la recevrai-je? par quels chemins mène-t-elle et où mène-t-elle et au terme de la route où est-on? Tout cela, hélas! est un chaos pour moi et je n'y vois rien que des ténèbres. Où irai-je? Je ne sais, mais j'ai un désir d'apprendre, d'aller, de voir. Tout ce que je sais me semble petit et mesquin; des besoins inaccoutumés s'élèvent dans mon cœur. Si j'allais apprendre l'infini, si j'allais vous connaître, ô monde, sur lequel je marche; si j'allais vous voir, ô Dieu que j'adore! Qu'est-ce donc! ma pensée se perd dans cet abîme. Est-ce que je n'étais pas heureux à vivre ainsi saintement, à prier Dieu, à secourir les hommes. Pourquoi me faut-il quelque chose de plus, l'homme est donc fait pour apprendre puisqu'il en a le désir? Je n'ai que faire de ce que tous les hommes savent; je méprise leurs livres, témoignages de leurs erreurs. C'est une science divine qu'il me faut, quelque chose qui m'élève au-dessus des hommes et me rapproche de Dieu. Oh! mon cœur se gonfle, mon âme s'ouvre, ma tête se perd; je sens que je vais changer, je vais peut-être mourir, c'est peut-être là le commencement d'éternité bienheureuse promise aux saints. Un siècle s'est écoulé depuis que je pense et déjà depuis que cet inconnu m'a parlé, je me sens plus grand; mon âme s'élargit peu à peu comme l'horizon quand on marche, je sens que la création entière peut y entrer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Où est donc l'être inconnu qui m'a bouleversé l'âme? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . SATAN, SMARH SATAN. Me voilà, j'avais promis de revenir et je reviens. SMARH. Pourquoi faire? SATAN. Pour vous, mon maître. SMARH. Pour moi, et que voulez-vous faire de moi? SATAN. Ne vouliez-vous pas connaître la science? SMARH. Quelle science? SATAN. Mais il n'y en a qu'une, c'est la science; la vraie science. SMARH. Comment l'appelle-t-on donc? SATAN. C'est la science. SMARH. Je ne la connais pas, où la trouve-t-on? SATAN. Dans l'infini. SMARH. L'infini, c'est donc elle. SATAN. Et celui qui connaît sait tout. SMARH. Mais il n'y a que Dieu. SATAN. Dieu? qu'est-ce? SMARH. Dieu, c'est Dieu. SATAN. Non, Dieu, c'est cet infini, c'est cette science. SMARH. Dieu, c'est donc tout. SATAN. Arrête, tu déraisonnes, ton esprit encore borné ne peut monter plus haut; tu es comme les autres hommes, le monde est plus haut que ton intelligence; c'est ton front trop élevé pour ton bras d'enfant. Tu te tuerais en voulant l'atteindre. Il te faut quelqu'un qui te monte à la hauteur de toutes ces choses. Ce sera moi. SMARH. Et que m'enseigneras-tu donc? SATAN. Tout. SMARH. Viens donc. Dans les airs Satan et Smarh planant dans l'infini. SMARH. Depuis longtemps nous montons, ma tête tourne, il me semble que je vais tomber. SATAN. Tu as donc peur. SMARH. Aucun homme n'arriva jamais si haut; mon corps n'en peut plus. Le vertige me prend, soutiens-moi. SATAN. Rapproche-toi plus près de moi, viens, cramponne-toi à mes pieds, si tu as peur. SMARH. Étrange spectacle, voilà le globe qui est là devant moi et je l'embrasse d'un coup d'œil; la terre me semble entourée d'une auréole bleue et les étoiles fixées sur un fond noir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . SMARH. Oh! grâce, grâce, assez, assez; je tremble, j'ai peur; il me semble que cette voûte va s'écrouler sur moi, que l'infini va me manger, que je vais m'anéantir aussitôt. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les oiseaux de nuit, des vautours, des mouettes sortent des rochers et viennent planer à l'entour, de temps en temps ils s'abattent sur le rivage en troupe et vont tirer des varechs ou des débris dans la mer.--Les vagues bondissent et leur bruit retentit dans les cavernes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'écume saute sur les rochers à fleur d'eau, et quand le flot s'est retiré, un silence se fait.--L'on n'entend plus que le clapotis toujours diminuant des derniers battements de la vague entre les grosses pierres, puis au loin un bruit sourd.--Les oiseaux de proie redoublent leurs cris déchirants. SMARH. O puissance de Dieu que vous êtes grande! oui, la nature fait peur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mais je voudrais voir le monde, car je ne sais rien de la vie. SATAN. Il est facile de tout apprendre. Je vais t'y conduire. Il appelle Yuk, Yuk. Yuk paraît. YUK. Quoi! SATAN. On te demande ce que c'est que la vie. YUK. Qui cela? qui fait une pareille question? Satan lui désigne Smarh. Vraiment. Riant. La vie! Ah! par Dieu ou par le diable, c'est fort drôle, fort amusant, fort réjouissant, fort vrai. La farce est bonne, mais la comédie est longue. La vie, c'est un biscuit taché de vin, c'est une orgie où chacun se saoule, chante et a des nausées; c'est un verre brisé, c'est un tonneau de vin âcre et celui qui le remue trop avant y trouve souvent bien de la lie et de la boue... Eh bien, oui, nous allons gravir sur quelque hauteur d'où nous aurons un beau coup d'œil. Je puis, par Dieu, vous accompagner, car le Dieu du grotesque est un bon interprète pour expliquer le monde. Smarh, Satan et Yuk parcourent le monde.--Ils rencontrent un malheureux.--Satan l'excite à tuer Yuk pour s'emparer de son riche pourpoint.--Le pauvre fasciné se rue sur Yuk qui tombe à terre percé de coups. SATAN. Holà! la police, un homme d'assassiné; prends-moi ce gueux-là! Mais Yuk se relève. YUK. Vous croyez, vraiment, que j'étais mort. Oh! par Dieu, il n'y aurait plus de monde ni de création le jour où je cesserai de vivre. Moi, mourir! ce serait drôle! Est-ce que je ne suis pas aussi éternel que l'éternité. Moi, mourir! mais je renais de la mort même; je renais avec la vie, car je vis même dans les tombeaux, dans les poussières. Celui qui dira que je ne suis plus, mentira. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Comment concevez-vous l'idée d'un monde sans moi, sans que j'en occupe les trois quarts, sans que je ne les fasse vivre en entier? Les gendarmes prennent le pauvre. SATAN. Tant mieux, ce drôle-là m'assommait; mais, au reste, il serait fâcheux de le faire mourir si tôt. Il faudra qu'il brûle sa prison, viole six religieuses et massacre une trentaine de personnes avant de rendre l'âme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ils reprirent leur route et ils allaient, par la nuit obscure, si loin qu'ils changèrent de monde et qu'ils arrivèrent au bord d'un beau fleuve. On entendait le bruit de l'eau dans les bambous dont les têtes ployaient sous le souffle du vent. Les ondes bleues roulaient éclairées par la lune qui se reflétait sur elles. Au ciel, les nuages l'entouraient et roulaient emportés en se déployant--et les eaux du fleuve aussi s'en allaient lentement entre des prairies toutes pleines de silence, de fleurs. Les flots étaient si calmes qu'on eût pris le courant pour quelque serpent monstrueux qui s'allongeait lentement sur les herbes pour aller mordre au loin l'Océan. Cependant on voyait glisser dessus les ombres scintillantes des étoiles et les masses noires des nuages. Souvent aussi les deux ailes blanches des cygnes disparaissaient dans les joncs verts. La nuit était chaude, limpide, toute vaporeuse, toute humide; elle était transparente et bleue comme si un grand feu d'étoiles l'eût éclairée, c'était un horizon large et grand qui baisait au loin le ciel d'un baiser d'amour et de volupté. Smarh se sentit revivre.--Je ne sais quelle perception jusque-là inconnue de la nature entra dans son âme comme une faculté nouvelle, comme une jouissance intime et transparente au dedans de laquelle il voyait se mouvoir confusément des pensées riantes, des images tendres, vagues, indécises..... Suivent de nombreuses apparitions de femmes.--Smarh les repousse.--Puis il est tenté par des tables chargées des mets les plus exquis, par des palais, des royaumes, la richesse, la jouissance sous toutes ses formes.--Puis il veut du sang et prend part à de gigantesques combats.--Enfin, las de tout, il arrive au bout du monde, au bord de l'Océan. SMARH. Qu'est-ce que le monde? Qu'il est petit! J'y étouffe! Élargis-moi cette terre, étends ces océans, agrandis-moi l'atmosphère où je vis! Est-ce là tout! Est-ce que la vie se borne là? J'ai dévoré le monde, je veux autre chose, l'éternité! l'éternité! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... Et il tâcha de faire un grand tas de toute la poussière qu'il avait faite.--Il éleva une pyramide de têtes de morts séchées par les vents; il balaya avec des drapeaux déchirés le sang versé, et il le mit dans une fosse, et il répétait: Gloire! Gloire! Mais tout croula vite. La poussière même s'envola, les ossements s'engloutirent; la terre but le sang, et il sentit une voix qui disait derrière lui. LA MORT. L'éternité, la gloire, l'immortalité! c'est moi! Mais il se leva lentement, et comme une ombre qui sort d'un tombeau, un long linceul tout pourri qui enveloppait un squelette avec des lambeaux de chair aussi verts que l'herbe des cimetières. Il avait une tête toute jaunie avec un vieux sourire froid de courtisane.--Son bâton était un sceptre doré qui portait un soc de charrue; plein de colère, il s'écria: Qui ose dire qu'il y a de l'immortalité! YUK. C'est moi qui l'ose. LA VOIX. Sais-tu qui je suis? Vois donc mes pieds tout pleins de la poussière des empires, et la frange de mon manteau toute mouillée par les larmes des générations. Il secoua son linceul et il en tomba de la poussière rouge. C'est l'histoire. Ajouta le spectre. Ose dire qu'il y a immortalité sans moi. YUK. Pour moi. LA MORT. Qui donc es-tu? YUK. Et toi? LA MORT. La Mort... Et toi? YUK. Vois donc, ma tête va jusqu'aux nues, mes pieds remuent la cendre des tombeaux; quand je parle, c'est le monde qui dit quelque chose, c'est le créateur qui crée, c'est la créature qui agit. Je suis le passé, le présent, le futur, le monde et l'éternité, cette vie et l'autre, le corps et l'âme. Tu peux abattre des pyramides et faire mourir des insectes, mais tu ne m'arracheras pas la moindre parcelle de quelque chose. Je me moque de tes jours de sépulcre, je me ris de ta faux..... Les fleurs, le sang, les sanglots, tout ce magnifique cortège dont tu te fais gloire. Les ruines, le passé, l'histoire, tous ces grains de sable qui forment ton trône, le monde qui est la roue sur qui tu tournes dans le temps, tout cela, te dis-je, depuis les océans les plus larges jusqu'aux larmes d'un chien, depuis un trône jusqu'à un brin d'herbe, tout cela, ton domaine, ta gloire, ton royaume, que sais-je, enfin, tout ce que tu manges, tout ce que tu dévores, tout ce qui vit et qui meurt, tout ce qui est, commence pour finir, tout cela me fait pitié, tout cela me fait rire, moi, et d'un rire plus fort que le bruit de ton pied quand il broie le monde d'un seul coup. LA MORT. Qui donc es-tu? YUK. Eh quoi, ne m'as-tu donc jamais vu? Aux funérailles des empereurs, n'était-ce pas moi qui étais couché sur le drap noir, qui conduisais les chevaux; n'est-ce pas moi qui ai creusé les fosses, qui ai fait pourrir ensemble les cadavres des héros dans leurs mausolées de marbre, et les charognes des loups sur les feuilles des bois. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . N'as-tu pas vu quelque chose de plus fort que le temps, quelque chose qui le mène, qui le pousse, le remplit et l'enivre. N'as-tu pas vu une autre éternité dans l'éternité. Tu crois donc que tout est fini quand tu as passé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LA MORT. Qui donc es-tu? Parle, parle. YUK. Je suis le vrai, je suis l'éternel, je suis le bouffon, le grotesque, le laid, te dis-je. Je suis ce qui est, ce qui a été, ce qui sera. Je suis toute l'éternité à moi seul. Pardieu, tu me connais bien, plus d'une fois je t'ai baisée au visage et j'ai mordu tes os. Nous avons eu de bonnes nuits, enveloppés tous deux dans ton linceul troué. LA MORT. C'est vrai, je t'avais oublié, ou du moins je voulais t'oublier, car tu me gênes, tu me tirailles, tu m'épuises, tu m'accables, tu veux avoir à toi seul tout ce que j'ai, et je crois, s'il ne me restait plus qu'un seul fil de mon manteau, que tu me l'arracherais. YUK. C'est vrai, je suis un époux quelque peu tyrannique, mais je t'apporte chaque jour tant de choses que tu ne devrais pas te plaindre. LA MORT. C'est vrai, faisons bon ménage, car nous ne pouvons vivre l'un sans l'autre. Après tout, tu manges encore les miettes qui tombent de ma bouche et la poussière que font mes pieds. Smarh finit par être précipité dans le néant. Satan verse une larme, mais Yuk se met à rire en se précipitant sur une femme qu'il étouffe sous son étreinte. A BORD DE LA «CANGE» Les notes laissées par Gustave Flaubert sur le voyage qu'il fit en Orient, en 1850, abondent en descriptions colorées, étincelantes d'originalité, d'imprévu. Cependant, la crainte d'être accusé de publier, dans notre édition, des pages négligées de l'écrivain qui se montra si correct et si minutieux dans ses œuvres, fait que nous nous bornons à donner ici les fragments parus dans _le Gaulois_ en 1881. Maxime Ducamp passe une partie de la nuit à écrire des lettres. Bouilhet dort sur sa peau d'ours noir. Ce matin, je le reconduis au chemin de fer de Rouen. Nous nous embrassons, pâles. Il me quitte. Je tourne les talons. Dieu soit loué! C'est fini! Plus de séparation avec personne. J'ai le cœur soulagé d'un grand poids. Il y a encombrement chez Maxime. On déménage ses meubles. Ses amis viennent lui dire adieu. Cormenin, assis sur une table, est noyé de larmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'intercale les quelques pages que j'ai écrites sur le Nil, à bord de notre «Cange». J'avais l'intention d'écrire ainsi mon voyage par paragraphes, en forme de petits chapitres, au fur et à mesure, quand j'aurais le temps. C'était inexécutable. Il a fallu y renoncer, dès que le Rhamsin s'est passé et que nous avons pu mettre le nez dehors. J'avais intitulé cela: «La Cange». I 6 février 1850, à bord de la «Cange». C'était, je crois, le 12 novembre de l'année 1840. J'avais dix-huit ans. Je revenais de la Corse (mon premier voyage). La narration écrite en était achevée, et je considérais, sans les voir, tout étalées sur ma table, quarante-cinq feuilles de papier dont je ne savais plus que faire. Autant qu'il m'en souvient, c'était du papier à lettres, à teinte bleue et encore tout divisé par cahiers pour pouvoir tenir dans les ficelles de mon portefeuille de voyage. Ils avaient été achetés à Toulon, par un de ces matins d'appétit littéraire où il semble que l'on a les dents assez longues pour écrire démesurément sur n'importe quoi. J'ai jeté sur les pages noircies un long regard d'adieu; puis, les repoussant, j'ai reculé ma chaise de ma table et je me suis levé. Alors j'ai marché de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, le cou dans les épaules, les pieds dans mes chaussons, le cœur dans ma tristesse. C'était fini. J'étais sorti du collège. Qu'allais-je faire? J'avais beaucoup de plans, beaucoup de projets, cent espérances, mille dégoûts déjà. J'avais envie d'apprendre le grec. Je regrettais de n'être pas corsaire. J'éprouvais des tentations de me faire renégat, muletier ou camaldule. Je voulais sortir de chez moi, de mon moi. Aller n'importe où, partout, avec la fumée de ma cheminée et les feuilles de mon acacia. Enfin, poussant un long soupir, je me suis rassis à ma table, j'ai enfermé sous un quadruple cachet les cahiers de papier blanc, j'ai écrit dessus, avec la date du jour, «papier réservé pour mon prochain voyage», suivi d'un large point d'interrogation, j'ai poussé cela dans mon tiroir et j'ai tourné la clef. Dors en paix, sous ta couverture, pauvre papier blanc, qui devait contenir les débordements d'enthousiasme et les cris de joie de la fantaisie libre. Ton format était trop petit et ta couleur trop tendre. Mes mains plus vieilles rompront un jour tes cachets poudreux. Mais qu'écrirais-je sur toi? II Il y a déjà dix ans de cela. Aujourd'hui je suis sur le Nil et nous venons de dépasser Memphis. Nous sommes partis du vieux Caire par un bon vent de nord. Nos deux voiles, entre-croisant leurs angles, se gonflaient dans toute leur largeur; la «Cange» allait penchée, sa carène fendait l'eau. Je l'entends maintenant qui coule plus doucement. A l'avant notre raiz Ibrahim, accroupi à la turque, regardait devant lui, et sans se détourner, de temps en temps, criait la manœuvre à ses matelots. Debout sur la dunette qui fait le toit de notre chambre, le second tenait la barre tout en fumant sa chibouque de bois noir. Il y avait beaucoup de soleil, le ciel était bleu. Avec nos lorgnettes nous avons vu de loin en loin, sur la rive, des hérons ou des cigognes. L'eau du Nil est toute jaune, elle roule beaucoup de terre; elle semble comme fatiguée de tous les pays qu'elle a traversés et murmurer toujours la plainte monotone de je ne sais quelle lassitude de voyage. Si le Niger et le Nil ne sont qu'un même fleuve, d'où viennent ces flots? qu'ont-ils vu? Ce fleuve-là, tout comme l'Océan, laisse remonter la pensée jusqu'à des distances presque incalculables; et puis, ajoutez par là-dessus l'éternelle rêverie de Cléopâtre et comme un grand reflet de soleil, le soleil doré des Pharaons. A la tombée du jour le ciel est devenu tout rouge à droite et tout rose à gauche. Les pyramides de Sakkara tranchaient en gris dans le fond vermeil de l'horizon. C'était une incandescence qui tenait tout ce côté-là du ciel et le trempait d'une lumière d'or. Sur l'autre rive, à gauche, c'était une teinte rose: plus c'était rapproché de terre, plus c'était rose. Le rose allait montant et s'affaiblissant; il devenait jaune, puis un peu vert; le vert pâlissait et, par un blanc insensible, gagnait le bleu qui faisait la voûte de nos têtes, où se fondait la transition (brusque) des deux grandes couleurs. III Là-bas, sur un fleuve plus doux, moins antique, j'ai quelque part une maison blanche dont les volets sont fermés, maintenant que je n'y suis plus. Les peupliers sans feuilles frémissent dans le brouillard froid, et les monceaux de glace que charrie la rivière viennent se heurter aux rives durcies. Les vaches sont à l'étable, les paillassons sur les espaliers, la fumée de la ferme monte lentement dans le ciel gris. J'ai laissé la longue terrasse Louis XIV, bordée de tilleuls, où, l'été, je me promène en peignoir blanc. Dans six semaines on verra leurs bourgeons. Chaque branche alors aura des boutons rouges; puis viendront les primevères, qui sont jaunes, vertes, roses, iris. Elles garnissent l'herbe des cours. O primevères, mes petites, ne perdez pas vos graines, que je vous revoie à l'autre printemps. J'ai laissé le grand mur tapissé de roses et le pavillon au bord de l'eau. Une touffe de chèvrefeuille pousse en dehors sur le balcon de fer. A une heure du matin, en juillet, par le clair de lune, il y fait bon venir voir pêcher les caluyots. IV Vous raconter ce qu'on éprouve, à l'instant du départ, et comme votre cœur se brise à la rupture subite de ses plus tendres habitudes, ce serait trop long, je saute tout cela. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Entre nous deux, dans le coupé, se tenait, sans mot dire, une dame d'une cinquantaine d'années, la figure emmitouflée de voiles, le corps enveloppé dans une pelisse de soie. Une jeune femme et un monsieur l'avaient conduite jusqu'au bureau. Quand on a tourné la borne de la rue Saint-Honoré, elle a pleuré. Elle allait en Bourgogne, elle devait s'arrêter le soir ou dans la nuit. Son voyage finissait dans quelques heures et elle pleurait. Mais je ne pleurais pas, moi, qui allais plus loin et qui sans doute quittais plus. Pourquoi m'a-t-elle indigné? pourquoi m'a-t-elle fait pitié? pourquoi avais-je envie de lui dire des injures, à cette bonne femme? Serait-ce que notre joie est la seule joie légitime, notre amour, le seul amour vrai, notre douleur, la seule douleur? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A ma droite était un monsieur maigre, en chapeau blanc; à ma gauche, deux conducteurs de diligence qui, par-dessus leur veste, avaient passé leur blouse bleue. Le premier, marqué de petite vérole et portant pour toute barbe une large «mazagran» noire, était notre conducteur à nous. Son compagnon, gros gaillard à figure réjouie, venait depuis quelques jours de donner sa démission et s'en allait à Lyon faire un voyage d'agrément et se livrer à l'exercice de la chasse. Quel mélange d'idées plaisantes ne s'offre-t-il pas à l'esprit dans la personne du conducteur? N'y retrouvez-vous pas, comme moi, le souvenir chéri de la joie bruyante des vacances, le vagabondage de la dix-septième année, la rêverie au grand air, avec cinq chevaux qui galopent devant vous sur une belle route et des paysages à l'horizon, la senteur des foins, du vent sur votre front, et les conversations faciles, les rêves tout haut, les interminables pipes que l'on rebourre et que l'on rallume, tout ce que comporte en soi la fraternité du petit verre, sans oublier non plus ces mystérieuses bourriches inattendues qui entrent chez vous, vers le jour de l'an, dans votre salle à manger chauffée, le matin, vers dix heures, pendant que vous êtes à déjeuner? L'avez-vous jamais talonné de questions sur la longueur de la route, cet homme patient qui vous écoutait toujours. Dans le coin de votre mémoire, n'y a-t-il pas le souvenir encore ému d'une montée quelconque dominant un pays désiré? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V J'ai souvenir, pendant la première nuit, d'une côte que nous avons montée. C'était au milieu des bois. La lune, par places, donnait sur la route. A gauche, il devait y avoir une grande vallée. La lanterne qui est sur le siège du postillon éclairait la croupe des deux premiers chevaux. Ma voisine, endormie la bouche ouverte, ronflait sur mon épaule. Nous ne disions rien; on roulait. Le soir, vers dix heures, on s'est arrêté à Nangis-le-Franc pour dîner. Les hommes ont fumé dans la cuisine, autour de la grande cheminée. Des voyageurs pour le commerce ont causé entre eux. L'un d'eux prétendait en reconnaître un autre, ce que cet autre niait: «Pourtant il se souvenait de l'avoir vu chez Goyer, à Clermont. Il y avait bien de cela dix-huit bonnes années, et même il faisait un fameux tapage parce qu'on lui avait donné un lit trop court.--Ah! comme vous étiez en colère.--Oui, pardieu, vous criiez joliment.--C'est possible, monsieur, je ne nie pas; il se peut, mais je n'ai point souvenance.» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI Parmi les passagers du bateau de la Saône, nous avons regardé avec attention une jeune et svelte créature qui portait sur sa capote de paille d'Italie un long voile vert. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quant à moi, tourmenté par ma bosse de la causalité, je me promenais de long en large sur le pont du bateau, cherchant en mon intellect dans quelle catégorie sociale faire rentrer ces gens, et, de temps à autre, pour secourir mon diagnostic, jetant un coup d'œil à la dérobée sur les adresses des caisses, cartons et étuis entassés pêle-mêle au pied de la cheminée. Car j'ai cette manie de bâtir de suite des livres sur les figures que je rencontre. Une invincible curiosité me fait me demander malgré moi quelle peut être la vie du passant que je croise. Je voudrais savoir son métier, son pays, son nom, ce qui l'occupe à cette heure, ce qu'il regrette, ce qu'il espère, amours oubliées, rêves d'à présent, tout, jusqu'à la bordure de ses gilets de flanelle et la mine qu'il a quand il se purge. Et si c'est une femme (d'âge moyen surtout), alors la démangeaison devient cuisante. Comme on voudrait tout de suite la voir nue, avouez-le, et nue jusqu'au cœur. Comme on cherche à connaître d'où elle vient, où elle va, pourquoi elle se trouve ici et pas ailleurs. Tout en promenant vos yeux sur elle, vous lui faites des aventures. Vous lui supposez des sentiments. On pense à la chambre qu'elle doit avoir. A mille choses encore, et que sais-je? aux pantoufles rabattues dans lesquelles elle passe son pied en descendant du lit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une diligence de hasard se trouvait là. Nous engloutissons un méchant dîner, nous sautons dans la guimbarde et un quart d'heure après nous roulons sur la route de Marseille. On sent déjà que l'on a quitté le Nord. Les montagnes au coucher du soleil ont des teintes bleuâtres. La route va toute droite entre des bordures d'oliviers. L'air est plus transparent et pénétré d'une lumière claire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII La première fois que je suis arrivé à Marseille, c'était par un matin de novembre. Le soleil brillait sur la mer; elle était plate comme un miroir, tout azurée, étincelante. Nous étions au haut de la côte qui domine la ville du côté d'Aix. Je venais de me réveiller. Je suis descendu de voiture pour respirer plus à l'aise et me dégourdir les jambes. Je marchais. C'était une volupté virile comme je n'en ai plus retrouvé depuis. Comme je me suis pris d'amour pour cette mer antique dont j'avais tant rêvé! J'admirais la voilure des tartanes, les larges culottes des marins grecs, les bas couleur tabac d'Espagne des femmes du peuple. L'air chaud qui circulait dans les rues sombres entre les hautes maisons m'apportait au cœur les mollesses orientales et les grands pavés de la Canebière qui chauffaient la semelle de mes escarpins, me faisaient tendre le jarret à l'idée des plages brûlantes où j'aurais voulu marcher. Un soir j'ai été tout seul à l'école de natation de Lansac, du côté de la baie des Oursins, où il y a de grandes madragues pour la pêche du thon, qui sont tendues au fond de l'eau. J'ai nagé dans l'onde bleue; au-dessous de moi, je voyais les cailloux à travers et le fond de la mer tapissé d'herbes minces. Avec un calme plein de joie, j'étendais mon corps dans la caresse fluide de la naïade qui passait sur moi. Il n'y avait pas de vagues, mais seulement une large ondulation qui vous berçait avec un murmure. Pour rejoindre l'hôtel, je suis revenu dans une espèce de cabriolet à quatre places, avec le directeur des bains et une jeune personne blonde, dont les cheveux mouillés étaient relevés en tresses sous son chapeau. Elle tenait sur ses genoux un petit carlin de la Havane, auquel elle avait fait prendre un bain avec elle. La bête grelottait. Elle la frottait dans ses mains pour la réchauffer. Le conducteur de la voiture était assis sur le brancard et avait un grand chapeau de feutre gris. Comme il y a longtemps de cela, mon Dieu! FIN TABLE TROIS CONTES Pages. Un cœur simple. 3 La légende de saint Julien l'Hospitalier. 55 Hérodias. 99 MÉLANGES Avis. 151 Préface aux dernières chansons de L. Bouilhet. 158 Lettre à la municipalité de Rouen. 187 ŒUVRES INÉDITES Par les champs et par les grèves. 205 La danse des morts. 341 Novembre. 354 Rabelais. 361 Smarh. 371 A bord de la «Cange» 386 * * * * * Liste des modifications: Page 9: «Pont-Lévêque» remplacé par «Pont-l'Évêque» (et se rendit à Pont-l'Évêque.) Page 104: «triomple» par «triomphe» (la joie d'un triomphe éclairait) Page 135: «Iacim» par «Iaçim» (Iaçim, bien que Juif) Page 138: ajout de «d'» (et des festons d'anémone) Page 139: «Machaërous» par «Machærous» (loin de Machærous) Page 141: «Ioakamann» par «Iaokanann» (et il n'osait tuer Iaokanann!) Page 198: «méséant» par «messéant» (rien dire de messéant) Page 202: ajout de «de» (Cette affaire en soi est fort peu de chose) Page 208: «s'étentendaient» par «s'étendaient» (les lignes de peupliers s'étendaient) Page 296: «néanmons» par «néanmoins» (néanmoins fort essoufflé) Page 307: «auraient» par «aurait» (Elle ... vous aurait bien donné) Page 328: «poreaux» par «poireaux» (les poireaux languissant de soif) Page 372: «Seigueur» par «Seigneur» (avec la paix du Seigneur) Page 381: «disparaissent» par «disparaissaient» (deux ailes ... disparaissaient) Page 393: «criez» par «criiez» (Oui, pardieu, vous criiez joliment) *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT, TOME 6: TROIS CONTES, SUIVIS DE MÉLANGES INÉDITS *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.