Title: Lettres d'un satyre
Author: Remy de Gourmont
Illustrator: P.-E. Vibert
Release date: November 18, 2018 [eBook #58309]
Language: French
Credits: Produced by Thanks to Carlo Traverso, Laurent Vogel and
the Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)
REMY DE GOURMONT
FRONTISPICE DESSINÉ ET GRAVÉ
SUR BOIS PAR P.-EUG. VIBERT
PARIS
GEORGES CRÈS ET Cie
LES MAITRES DU LIVRE
3, PLACE DE LA SORBONNE, 3
MCMXIII
EXEMPLAIRE SUR PAPIER DE RIVES
No 741
Vous ne m'avez pas demandé, Amazone, en acceptant la dédicace de cette histoire singulière, ce que j'avais voulu faire par ces Lettres d'un Satyre. Je n'en ai pas été surpris, parce que vous connaissez souvent mes intentions mieux que moi-même et que vous êtes toujours prête à m'attribuer les plus favorables et les plus ingénieuses. Ah! mon amie, je ne suis pas toujours l'homme des intentions, des plans et des projets, j'aime à obéir à ce que me suggèrent les dieux et à me fier pour l'exécution à cette logique qui permane au fond de mon cerveau et qui me rassure sur la suite de quelques-unes de mes divagations. Quoique l'enchaînement des causes ait mis un espace de plusieurs années entre les deux premières Lettres et les autres et quoique celles-ci se soient encore suivies à des intervalles fort irréguliers et aussi ou d'abord, quoique mon esprit, le long de ce petit roman, ait subi certaines modifications, j'ai tâché qu'elles conservassent dans leur ensemble une assez visible unité de ton. Pourtant je crains, encore que tout cela soit bien court, qu'on se sente, vers la fin, un peu de l'ennui que me conférait la monotone psychologie de mon personnage cornu. Rien n'est plus difficile que l'étude d'un être élémentaire, dont la naïveté déroute à chaque pas nos habitudes hypocrites ou civilisées, qui marche de plain-pied dans les vices les plus candides et ne s'étonne même pas de nos étonnements. Ce qui nous amuse le plus dans nos jeux, c'est que ce sont des jeux défendus. Or, c'est une qualité de plaisir dont il ne sent aucunement le sel. L'idée le dépasse, d'un être qui ne tende pas naturellement vers ce qui lui est agréable, quoiqu'il goûte aussi, tout comme un autre, le charme des obstacles surmontés et de la difficulté vaincue. Ce qui m'amusa, en écrivant ces Lettres, ce fut de prendre parti pour la créature instinctive contre la créature raisonnable, dont la raison est si courte, mais quelle que fût ma sympathie pour ce dévergondé, je n'ai pu lui procurer le contentement de vivre dans une société étroite dont il faut comprendre les finesses afin de s'en accommoder. Pour faire figure en ce monde, il lui manque trop de choses pour qu'il y réussisse jamais. Qu'est-ce qu'un être qui ne connaît point la valeur de l'argent et qui d'abord n'en possède pas? Je doute que même, s'il vient à fréquenter, plus tard, un monde plus délicat, il en tire de grandes satisfactions. Voyez la simplicité de son cœur! Il devient amoureux d'une petite gourgandine, et il n'en rougit pas, ne comprenant d'ailleurs rien à son commerce: mais s'il le comprenait, je ne sais pas s'il en rougirait davantage. Il n'a pas encore donné sa mesure. Il lui faudrait un plus vaste théâtre. Antiphilos peut aller loin dans l'inconscience.
Ne croyez pas du reste que j'aie eu, en lui faisant conter le début de ses aventures humaines, de grandes intentions satiriques. Critiquer les mœurs des hommes! Il y faut plus de naïveté que je n'en possède. A vrai dire, je trouve qu'ils font toujours bien quand ils font leur plaisir: ceux-là seuls ne sont pas dupes de notre extraordinaire organisation morale. Mais ne jugeons pas des hommes et encore moins des femmes d'après nous-mêmes. La plupart sont très satisfaits de leur esclavage, au point que leur bonté souffre devant la condition misérable de ceux qui s'en sont libérés. Ils font tout au monde pour les rattraper et leur passer de force le collier au cou: «Vous ne connaissez pas le bonheur, notre bonheur, venez et nous vous le ferons partager.» Il y a des infortunés qui se laissent prendre à ce discours. D'autres, quand on peut, on les prend de force.
La police, ou de ces âmes charitables comme il y en a trop, découvrit une fois dans un taudis du quartier Saint-Sulpice un nid de bonheur. Il était hanté par un tout jeune couple de passereaux. Le garçon pouvait avoir une quinzaine d'années, moins encore, si je me souviens, et la fille en avait douze. De quoi vivaient-ils, on n'en sait rien, de grapillage, sans doute, d'épluchures et d'eau claire? Quand ils n'en pouvaient plus de vagabonder, ils rentraient dans leur soupente où ils s'endormaient dans les bras l'un de l'autre, car ils étaient amants. Le naïf amour les consolait d'avoir trop souvent faim, et ceux qui les découvrirent découvrirent qu'ils étaient heureux, en leur innocence animale. Ce fut un grand scandale, dont on parle peut-être encore entre dévotes et autres personnes de l'endroit. Naturellement on les sépara, quoiqu'ils en pleurassent beaucoup, et on mit le garçon aux Enfants Assistés, cependant que la fille dut suivre la cotte de quelque bonne sœur. Et tout le monde trouva cela très bien. Moi aussi. Je le dois, pour ne pas me faire honnir, et vous ferez ainsi, n'est-ce pas, mon amie, afin de conserver l'estime des gens convenables? Est-il admissible, en effet, que des enfants se mettent à vivre à l'état de nature, en plein Paris, dans un quartier honorable, à deux pas d'une église, du jardin du Luxembourg et du Sénat? On eût passé sur le grapillage, mais l'amour! N'est-il pas vrai que tant de perversité, et si précoce, déconcerte? Antiphilos eût été ému par cette histoire, mais Antiphilos est bien suspect et il ne se connaît qu'en morale naturelle. Il la pratique, encore qu'il n'en sache pas la théorie.
Vous ne savez pas, Amazone, comme je vous sais gré d'avoir aimé ce petit livre incertain et de ne pas en avoir réprouvé les tendances! C'est au point que je serais tenté de dire que vous l'avez aimé plus qu'il ne méritait. N'est-ce pas, d'ailleurs, ce que je pense à peu près de tous mes écrits. Il n'est guère un seul qui m'ait jamais satisfait complètement. C'est pourquoi j'ai pris le parti de n'y jamais rien corriger, quand on les imprime ou qu'on les réimprime, car je me sens toujours tenté de les remettre sur le chevalet et de faire disparaître, sous de la peinture nouvelle, l'ancienne. Vous le savez bien, vous qui m'en avez arraché un des mains. Je suis hanté par la technique du chef-d'œuvre inconnu. Mais je pratique trop la philosophie du détachement pour jamais céder à de telles naïvetés d'amour-propre et je supporte avec résignation les déplaisirs que me cause ce que j'écrivis, en rêvant aux livres merveilleux que je n'écrirai jamais. Ah! que j'envie ces auteurs qui se mirent dans leurs ouvrages et qui ne voient pas le néant proche ou ils cherront avec eux. Je les envie, mais en souriant avec quelque ironie, peut-être, car tout cela n'a vraiment pas beaucoup d'importance. Il faut vivre, cependant, et pour cela s'attacher fermement à quelques touffes, le long du fleuve qui emporte tout, comme des naufragés que nous sommes. Le sentiment que l'on plaît à ceux-là mêmes qu'on aurait choisis et le sentiment que l'on déplaît à d'autres qu'on aurait volontiers élus pour cet office suffisent quelquefois à vous maintenir en équilibre et à vous fortifier le cœur et les mains. L'un de ces réconforts n'agit que sur l'orgueil et n'a que des effets négatifs sur le plaisir de vivre, mais l'autre, qui remue toutes les fibres de la sympathie, peut conférer à lui seul la joie suffisante. Pourquoi, par quelle lâcheté, mettre au pluriel ces termes nécessaires? Une belle tendresse a fait son œuvre. Amazone, sans vous, je crois bien que je ne m'aimerais plus beaucoup et que je n'aurais plus une extrême confiance ni dans la vie ni dans moi-même. Aussi, je vous remercie encore d'avoir pris Antiphilos sous votre protection. Je suis rassuré sur son destin parmi les humains puisque vous lui avez souri, amie.
C'est l'indignation qui me dicte cette épître: Indignatio facit versum, comme on disait au bon temps. Je ne sais ni lire ni écrire, vous pensez bien, mais parfois une petite bouche complaisante veut bien m'épeler une vieille gazette tout embue de graisse et de vin. Aujourd'hui, l'aimable menotte d'une écolière munie de tout ce qu'il faut pour écrire vous signifie ma pensée avec une dextérité charmante. Mes genoux velus, dont elle n'a pas peur, lui servent de tablette. Alors je vais vous conter mon histoire et vous faire ma protestation.
Figurez-vous d'abord que c'est la petite qui vous écrit qui m'a conseillé de m'adresser à vous: «C'en est un qu'on m'a dit qu'a fait un conte qu'est tout à fait mon histoire. Seulement, moi, j'avais huit ans, et je n'ai pas été si moche.» Hier, un journal qu'elle me lisait lui a rafraîchi la mémoire: «Virginal! Mon cœur virginal! C'est bien ça.» Elle en trépignait. Bien qu'il y ait environ huit mille neuf cents ans que je rôde dans les campagnes et autour des cités, je ne comprends pas encore très bien les femmes. J'en ai connu plus qu'il n'y a d'étoiles au ciel et la dernière m'est, autant que la première, nouvelle et mystérieuse. Tout cela, c'est pour vous dire que je ne sais pas en quoi le virginal pouvait l'intéresser. (Ici je la vois qui sourit, en tirant la langue par le coin de la bouche.) Peut-être songe-t-elle au moment où elle redeviendra vierge, tout naturellement, pour la commodité des usages sociaux. (Je l'entends qui gringotte: «Bien sûr, tiens!».) Elles sont étonnantes.
Mais je viens au fait. Vous voyez mon innocence. Je proteste donc de toutes mes forces de Satyre honnête, quoique libertin, contre la qualification de «satyre» donnée par vos journaux à des hommes (oui, par Jupiter, des hommes!) qui enlèvent les petites filles pour les violer, leur ouvrir le ventre, les couper en morceaux! Jamais un Satyre ne se livra à de telles idioties. Violer, quand il n'y a qu'à ouvrir les bras au désir? Serrer d'une infâme main ces petits cous frais et ployants? Déchirer cette douce chair, ensanglanter ces corps inachevés, dépecer ce bouton où la femme déjà se gonfle et rêve? Pour qui nous prenez-vous donc, journalistes stupides? Pour des hommes? Détrompez-vous. Nous sommes des dieux.
Mon histoire, qui est très longue, est obscure, mais deux épisodes l'ennoblissent singulièrement. Je suis né en Phrygie des amours d'Hermès et d'une élégante Dryade, que j'aimai beaucoup, parce qu'elle était tendre et jolie. Pourtant, elle ne s'occupa guère de mon enfance; elle avait des passions fougueuses et les bergers, non moins que les dieux, attiraient, mais ne fixaient pas son caprice. Je grandis, j'exerçai au hasard ma curiosité, qui trouvait des curieuses à tous les gués et sur tous les sentiers. Dyonisos, que vous appelez Bacchus, m'emmena dans son cortège et je connus, sous les cieux torrides, des femmes plus fondantes que vos grappes et plus lascives que vos chèvres. A mon retour, je passai en Grèce, mais les hommes déjà commençaient à se faire la guerre, ils enfermaient leurs femmes et posaient à leurs champs des clôtures. L'âge d'or était fini:
Moi, je le regrette si fort et si souvent que j'en ai gardé une invincible mélancolie. Les grands dieux ne descendant plus sur la terre souillée par la guerre, la propriété, l'or et ces lois humaines qui traduisent si mal les douces lois divines, nous restâmes les seuls immortels qu'un pâtre pût rencontrer sur son chemin, à la tombée du jour. On nous aimait et on nous craignait aussi. On nous donnait du lait, des gâteaux et du miel, ce qui était agréable, mais, plus d'une fois, un paysan hargneux me poursuivit avec une fourche, jusqu'à me faire fuir vers l'abri de quelque bois. Je suis paisible et vulnérable. Je suis dieu, mais un butor pourrait fort bien m'écloper. On dit que l'âge d'or reviendra. Espérons-le.
Ne vous représentez pas la Grèce antique comme un pays à bonnes fortunes. L'amour n'y était estimé que sous une forme qui me répugna toujours. Peu de joies: une esclave échappée, une paysanne en rut. Si je n'avais eu les nymphes, mes sœurs, je serais mort d'ennui; mais les nymphes sont moins variées que les femmes, quoique plus jolies, et leur orgueil est terrible. L'enseignement dégoûtant d'un certain Socrate, apôtre bigarré de la pédérastie et de la vertu, ennemi des femmes et des dieux, hâta ma fuite. Je passai en Italie, où je retrouvai un certain état de nature et des mœurs humaines. Pour n'étonner personne, je m'appelai Faune, comme mes frères italiques.
C'est en Italie que j'ai passé le meilleur de ma vie. J'y retrouvais les grâces de l'Asie, avec moins de mollesse, beaucoup de curiosité érotique à la fois et passionnée et cette précocité délicieuse qui fait que les jeunes fleurs, dans leur ardeur innocente, devancent le printemps et crèvent leur corselet au premier regard du soleil. J'eus des saisons dignes d'Apollon. Mon nez camard brilla dans les plus beaux yeux et les jambes les plus fraîches frissonnèrent sous mes jambes chaudes de bouc. Le bruit répété de mes sabots sur le flanc rocheux des collines éveillait les désirs encore endormis dans la poitrine indécise des vierges latines. Pardonnez à mon émotion devant ces brillants souvenirs. J'ai encore des journées, je n'ai plus guère de saisons et ma jeunesse éternelle est souvent contrainte à vivre du passé; l'ère des glanes a succédé depuis longtemps à l'ère de l'abondance. Songez que j'ai fui, en ce temps-là, aussi souvent, peut-être, que j'ai poursuivi. J'étais las d'aimer, las d'ouvrir des routes nouvelles. Un moment, je songeai à camper dans un de mes défrichements, j'allais me mettre en ménage. Le ménage de Faunus, vous voyez la jolie atellane! Hélas! je n'en eus pas le temps.
Un jour, nous nous vîmes cernés par une troupe de paysans armés de bâtons aigus comme pour la chasse au sanglier. Ils étaient conduits par une manière de sorcier coiffé comme les Galles, qui remuait dans l'air un morceau de bois fourchu comme une potence; de son autre main il trempait un rameau de buis dans une outre que portait un esclave et il aspergeait la nature. J'aurais bien ri, si je n'avais pressenti un danger. Ma compagne s'était éloignée pour cueillir des herbes: «Ils viennent la chercher, me dis-je. Elle, ils ne lui feront pas de mal. Mais moi, s'ils me joignent, gare aux épieux!» Je pris mon élan et, franchissant un précipice, je fus bientôt hors d'atteinte. Ce précipice, je n'ai pu le repasser, pendant près de douze cents ans.
Quels siècles! Je les vécus au milieu des chèvres sauvages et c'est à peine si de temps à autre je pus faire tomber dans mes rets une paysanne imprudente, qui d'ailleurs s'en trouvait bien. L'une d'elles m'apprit que je ne m'appelais plus Faunus, mais Diabolo, et que l'on me considérait comme l'ennemi du genre humain, celui qui avait fait tomber l'homme dans le péché. J'avais séduit une femme sous la forme d'un serpent! Je pensai que les hommes étaient devenus aussi fous qu'ils étaient méchants déjà, et je m'affligeai, songeant à ma triste immortalité. Cependant, comme la femme me tirait la barbe et baisait mon nez camus et mes lèvres moites en m'appelant monstre, je conclus à une folie mitigée et qui laissait un peu d'espoir, au moins chez une moitié de l'humanité. (Ici, ma petite amie me tire la langue et dit: «Ah! c'est toi qu'on appelait le diable?»)
Un bruit de chasse un jour me réveilla. On soufflait dans des conques qui donnaient un bruit comme celles de mes frères marins, les Tritons. Des chiens déchiraient l'air de sons rauques et violents. Le galop des chevaux sonnait sur la terre dure comme un vers de Virgile. (O temps où les bergers se redisaient les chants du Berger mantouan!) Plus hardi, depuis quelque temps, je musais dans la brande, courant après les sauterelles et les lézards. La chasse arrivait. Je n'eus que le temps de sauter sur un rocher; et, comme je regardais le spectacle avant de grimper plus haut et de disparaître, j'entendis une voix claire crier, avec un accent de surprise et de joie: «Ecco il Fauno!» Moi aussi, je fus bien content, car je compris, mon beau nom de dieu romain m'étant rendu, que des temps nouveaux étaient advenus. Très ému, je me couchai dans le thym tout chaud des baisers du soleil; le soir tombait, je rêvais, quand la même voix claire sonna encore à mes oreilles: «Fauno! Fauno!» Leurs pointes velues se dressèrent, ainsi que tout mon poil. J'étais debout, le jarret tendu. «Fauno! Fauno!» En quelques bonds, j'atteignis la voix claire. C'était une belle jeune femme. Pour mieux courir, elle avait ouvert son corsage et le vent avait dénoué ses cheveux. Elle se laissa tomber effarée dans mes bras, cependant que je murmurais, en élevant ma pensée vers le maître des dieux: «La beauté est donc redescendue sur la terre? O Jupiter, tu n'oublies pas tes enfants!»
Si je vous disais que vous avez peut-être toujours sous les yeux la preuve de la véracité de mon récit, vous ne me croiriez pas. Attendez quelques jours, vous ne serez plus incrédule. Ma petite amie est fatiguée. («Oui! j'en ai assez, vrai!») Elle va me relire cette lettre qu'elle se charge de vous faire parvenir. Vous pouvez déjà, avec le commencement de cette histoire, démontrer à vos amis les journalistes qu'un Satyre est un être respectable et qui mérite des égards. Mais ce que j'ai encore à vous dire est bien plus beau.
Le froid m'a fait fuir dans le Midi, d'où j'arrivais quand je vous ai écrit d'abord. C'est sur les flancs parfumés de cette douce montagne, d'où l'on voit la mer violette, que je passe le rude hiver. Des grottes propices m'y donnent asile et, quand le soleil luit, je prends mes ébats, guettant le long des sentiers les passantes curieuses. C'est un bon pays, et enchanté par le charme de tant de jolies filles! Aux premières chaleurs un peu indiscrètes, je remonte, et à mesure que je passe, il semble que j'apporte le printemps avec moi. On me connaît dans les villages. On m'attend. On se confie à l'oreille: «Tu sais, je l'ai vu!—Oh! ma chère!» Et à l'orée des bois, le soir, j'aperçois de légères ombres qui fuient sous les pins ou sous les chênes. J'en attrape une au hasard, et quelquefois deux. Les rires étouffés se mêlent aux longs soupirs. Je suis la joie qui passe, la joie crispée par une délicieuse peur. Ma main a calmé bien des seins agités, ranimé bien des cœurs tremblants. Je passe, et quand je suis passé, les garçons trouvent les filles moins farouches. Je sème des baisers, et je n'attends pas la récolte. A d'autres. Je ne prends que la fleur, tant qu'il y a des fleurs. Les dieux sont ainsi. Les dieux sont des délicats.
Quand j'ai quitté les bords de la Seine, la petite qui vous a écrit voulait me suivre. Un vrai amour! Cette enfant sera d'une fidélité féroce. Je suis parti au galop; j'ai voyagé sans m'arrêter que pour dormir et j'ai eu bien froid. Ici, je me réchauffe et je m'amuse un peu. Celle à qui je dicte ceci diffère beaucoup de mon petit secrétaire de l'étang de Saint-Cucufa. Elle est plus grande. C'est presque une femme (Presque?). Elle écrit sur du beau papier transparent (vous le voyez) avec un instrument qu'elle appelle «fountain-pen». Je n'avais encore jamais vu cela. Elle est frêle et incassable (la fillette) et lascive comme une déesse, avec un air vraiment d'être descendue de l'Olympe hier matin. Elle vient de Roquebrune, tous les jours. Levée avec le soleil, elle arrive dans la rosée, repart pour se mêler innocemment aux promeneurs matinaux, et ne quitte jamais son masque royal, même quand elle murmure essoufflée: «Darling! darling!» Elle me plaît beaucoup. (Ici, la «fountain-pen» s'enfonce terriblement dans mon genou, mais je ne dis rien, je suis content). Ses curiosités sont infinies, et elle les satisfait méthodiquement, sans jamais se départir de son sérieux. J'aime cela. L'amour est sérieux. Il peut, quand on a une sensibilité profonde, faire pleurer; faire rire, jamais. Il n'y a que parmi les hommes que l'on rit en aimant. Les dieux ne rient jamais, si ce n'est de la sottise des hommes. Quand ma petite Anglaise est très émue, elle me récite des vers, puis elle me les traduit, car je ne connais que les langues méditerranéennes. Elle dit, en me caressant:
Et quelquefois je m'endors, pendant qu'elle me regarde amoureusement.
Mais je reprends mon histoire où je l'avais laissée. Je tiens à vous conter l'aventure qui me fait beaucoup d'honneur, à ce que je pense, et que je vous ai promise. J'aimais depuis deux jours et deux nuits la belle jeune femme qui était venue à moi en criant: «Fauno! Fauno!» Nous étions vers les heures du soir; le soleil brillait avec ardeur et ses rayons, passant sous les pins, illuminaient la terre, chaque brin d'herbe, chaque fleur. Mon amie dormait et pour la préserver des mouches bourdonnantes, car elle était nue, j'avais jeté sur elle sa grande écharpe déployée. Mais de temps en temps, ne pouvant résister à mon désir, tant elle était belle, je venais soulever un coin du voile et je la regardais dormir. A un certain moment, je m'aperçus avec frayeur que nous n'étions pas seuls. Un être nous épiait, caché dans les buissons. Je courus à l'ennemi: un homme se leva. Je me jetais sur lui, tout hérissé de jalousie, lorsqu'il me fit un signe à la fois impérieux et amical:
—«Comprends-tu la langue des hommes? me dit-il. Alors, sache que je ne viens pas te combattre. Je me promène en quête de belles choses. Je cherche la Nature, et il me semble que je l'ai trouvée. Alors, je regarde. Es-tu une bête, es-tu un dieu?
—Je suis un dieu.
—C'est donc vrai, murmura le jeune homme, qu'il existe de tels êtres! Et elle?
—Elle? C'est une femme, mais aussi belle que ma mère, qui était une déesse. Je suis né en Phrygie, au temps où les dieux étaient sur la terre aussi nombreux que les hommes.
—Laisse-moi faire ton portrait et celui de la femme divine qui repose à nos pieds.»
Il tirait de son pourpoint un carton et des crayons. Je consentais à sa fantaisie, lorsque mon amie se réveilla. A demi soulevée sur son bras, elle disait:
—«Seigneur Allegri, vous ne me trahirez pas, j'espère?
—Ah! c'est la Fosca. Je ne te savais pas si belle, ténébreuse beauté!
—Et aujourd'hui lumineuse, n'est-ce pas? Mais détournez la tête un moment, car il serait malséant de laisser voir les mouvements de mon corps. Quand je dors, je suis un marbre; mais quand je remue, je suis une femme. Or, je veux m'habiller pour honorer votre présence et vous offrir les fruits de nos bois et l'eau de notre source.
—Avez-vous donc fui à jamais les humains?
—Peut-être. Il n'y a que les dieux qui savent aimer, et j'ai trouvé un dieu.
—Merveilleuse aventure, dit Allegri. Mais si vous mettez une robe, deux soleils vont donc se coucher à la même minute.
—Vous me verrez encore, si vous revenez ici, car mon dieu n'est pas jaloux. Et comment le serait-il, lui qui surpasse les hommes en puissance, à peu près comme un chêne surpasse un lierre?»
J'eus un sourire qui me fit une bouche si large qu'Allegri reprit:
—C'est bien un Faune. Il ressemble à celui que fit, il n'y a pas longtemps, le seigneur Buonarroti, pour amuser notre saint Giulio.»
Pendant qu'Allegri traçait sur son carton une figure où je me reconnaissais, la Fosca s'était levée et, drapée dans son écharpe, elle s'éloignait. J'allai chercher de l'eau dans une corne de buffle, la Fosca réunit quelques fruits, des mûres, des pommes et des pignons et nous fîmes une collation agréable.
Allegri revint plusieurs fois les jours suivants. Il dessinait sur des morceaux de carton avec des crayons de plusieurs couleurs. La Fosca, dès qu'il arrivait, s'étendait nue, dans la pose que vous connaissez, et moi j'avais la bonté de rester là, tenant le voile que je venais d'enlever, et dans une attitude de désir qui n'était pas feinte. Cette comédie m'agaçait un peu. Je trouvais les séances longues. Et puis la Fosca avait des sourires trop heureux dans son sommeil simulé, son ventre et ses seins se soulevaient avec trop de complaisance.
Une nuit que nous étions restés très tard à deviser et à rire (il avait apporté des confitures et un flacon de vin), le ciel pâlit légèrement.
—«Il est temps, dit alors Allegri, en se levant. Venez. Dans une heure, nous aurons gagné la masure solitaire où j'ai établi mon atelier. Mon tableau est fini, mais je voudrais, au moins une fois, le comparer à la réalité, car le souvenir de mes yeux a pu me tromper, quoiqu'ils soient des miroirs très fidèles.»
Nous le suivîmes. L'œuvre était parfaite. La Fosca respirait vraiment et moi j'étais vraiment beau, avec mon air amoureux. Des peaux de bêtes attendaient la Fosca, qui s'y étendit, dévêtue, et Allegri, comme avec fièvre, les yeux à la fois sur le modèle et sur le tableau, jeta sur son œuvre de rapides touches, dont chacune, quel miracle! en augmentait le relief, l'éclat, la vie. A ce moment-là, c'était bien lui, le véritable dieu!
—«J'entends les paysans, cria-t-il tout à coup. Sauve-toi, je te la ramènerai ce soir.»
Je m'enfuis, car je crains fort les fourches. Je n'ai jamais revu la Fosca. Sa perte ne me fut sensible que dans les premiers jours, car j'avais bien senti qu'elle m'aimait moins, depuis qu'elle se livrait à l'admiration d'Allegri, et d'ailleurs, j'en avais tiré tant de plaisirs que la satiété approchait.
Je fis, peu après, la rencontre d'une jeune paysanne qui me la fit tout à fait oublier. Cependant, ce n'est jamais sans émotion que je revois l'image de ce bel Allegri, mon portrait et la nudité divine de cette noble Fosca que l'amour transformait en bacchante, mais qui ne fit jamais, dans les attitudes les plus lascives, un geste disgracieux. Sa beauté lui a valu l'immortalité: elle vivra autant que moi, autant que les arbres, les fleuves et les montagnes, autant que le monde. Ma petite Anglaise m'en apporta hier la photographie. J'aime mieux les anciennes gravures, mais cette manière est peut-être plus exacte. Pourquoi appelle-t-on cela Jupiter et Antiope, la petite, pas plus que d'autres, jamais, n'ont pu me le dire. Vous saurez, vous, du moins, que cela représente le Faune Antiphilos et la Fosca, depuis marquise de Sassuolo.
Un mois plus tard, Allegri revint me voir. J'étais avec ma jeune paysanne et pourtant je m'apprêtais à lui faire des reproches, lorsqu'il me dit, d'un air fort mélancolique:
—«Elle m'a quitté à mon tour.
—C'est bien fait, répondis-je.
—Sans doute, mais toi, tu es consolé et moi, je ne le suis pas encore.»
Il me conta que la Fosca était la fille d'un patricien de Modène fort dissolu et endetté, qui l'avait vendue à un prêtre. Elle poignarda le prêtre au moment même du viol et s'enfuit à Sassuolo où le vieux marquis Giambattista la rencontra, la recueillit et la cacha pour sa beauté. Ensuite, elle fut sa maîtresse par reconnaissance, et vécut à sa cour sur le pied d'une noble dame.
—«Elle était avec lui, à la chasse, quand elle courut vers toi. Il y a huit jours, le marquis qui faisait de grandes recherches pour la retrouver, apprit que je cachais une femme dans ma masure. Il vint; au lieu de se mettre en colère, il pleura, pardonna, m'acheta mon tableau et m'invita au mariage. Elle est la marquise de Sassuolo depuis ce matin. Les vieillards ont des idées singulières. Quelles œuvres j'aurais faites avec un tel corps!
—Tu n'es ni homme ni dieu, Allegri, tu es peintre.»
Il ne répondit pas et resta longtemps songeur. Je ne l'ai jamais revu.
Enfin j'ai une occasion pour vous écrire et vous dire encore un chapitre de mes aventures, puisque je sais que vous les avez fait connaître aux hommes. Les dieux comme la nature n'existent qu'au moment que vous en parlez, que vous y pensez, et sitôt que votre attention se détourne des choses divines, ils retombent dans l'obscure immensité panthéiste, où leur vie s'écoule muette, profonde et végétative. Je participe des dieux, j'ai vécu cette vie. Je participe des hommes, et je connais les joies humaines. Hélas! Elles m'ont été si parcimonieusement mesurées par le destin, en ces derniers temps, que je ne sens presque plus mon humanité. Cela fait que je suis triste, oui, triste, malgré les yeux changeants qui me regardent en ce moment d'un air de reproche, malgré les joues un peu rosies par le fard et maintenant un peu pâles qui se frottent à mon vieux cuir immortel et poilu. J'ai goûté, depuis trois ans, plus d'amertume que dans le reste de mes jours. La solitude m'a empoisonné le cœur, et si des temps pareils, ou pires, qui sait? devaient revenir pour moi, j'en serais réduit à implorer des dieux mon rappel à l'Olympe, mon retour à la condition paternelle. Ah! renoncer aux femmes! Les dieux ne descendent plus sur la terre et je crains les déesses. Quelle figure, parmi elles, ferait le pauvre chèvre-pieds?
Mais ne suis-je pas né pour être heureux? Cydalise, quand je dis cela, me traite de satyre romantique, et quoique je ne comprenne pas bien, je sens que cela signifie qu'un tel rêve est devenu un peu chimérique. Foin de la chimère! Nous ne comprenons pas le bonheur de la même manière, moi et vos philosophes. Je ne mourrai qu'avec la nature, ce n'est qu'avec elle seule que je dois m'accommoder. Les saisons m'importent plus que les métaphysiques. Pourquoi le temps ne reviendrait-il pas des anciennes libertés faunesques? La porte des bercails ne sera pas toujours aussi bien fermée et Vénus, qui semble s'oublier en des amours particulières, se souviendra encore de sa mission universelle. C'est un fait que les nymphes n'habitent plus les bois et que je n'ai pu, depuis trois ans, capter aucune fille, mais Cydalise a réconforté le vieux Faune solitaire et l'espoir des vendanges est rentré dans mon cœur. Ne croyez pas ce que je vous dis aux premières pages de cette lettre. C'était un reste des mélancolies que je n'ai pu partager avec personne. Maintenant que vous les avez ressenties comme moi, je ne les ressens plus. Que fait le passé à qui tient le présent!
Cydalise est descendue du chariot de Thespis pour venir à moi. Sa profession est de déclamer devant les peuples les vers des poètes. Elle me cherchait, c'est qu'elle m'avait déjà trouvé, comme disent des vers qu'elle m'a récités et qui s'appliquent évidemment à ma divinité, toujours présente et toujours active. Cydalise ne l'a pas invoquée en vain. Le dieu millénaire a toujours la jeunesse de ses désirs et les désirs de sa jeunesse. Les faibles hommes trahissent les femmes, bien des femmes me l'ont avoué, les satyres jamais, elles l'ont reconnu, frémissantes et rougissantes, trop tard aussi pour leur bonheur, dirent quelques-unes. Rêveuse et libertine, Cydalise aime à dire des poèmes entre deux délires. Elle commence d'une voix un peu essoufflée par la course divine, s'exalte puis peu à peu tombe en une sorte de tremblement précipité qui s'achève dans mes bras, plus rapide encore. Aussi, je sais plutôt les premiers vers que les derniers, qui meurent dans un murmure sans paroles. Je me souviens d'une aventure pareille, jadis, en Campanie. J'aimais une esclave grecque d'une merveilleuse beauté qui venait me retrouver tous les soirs, et qui tous les soirs voulait me chanter la première idylle de Théocrite, pour me montrer que sa voix était aussi pure que son corps oint d'huile de lavande. Elle n'eut jamais la force d'entamer le troisième vers. «Doux est le murmure du pin près des fontaines, chevrier, doux le son de ta flûte…» Sa voix s'évanouissait à Τυρίσδες. Peut-être ne se souciait-elle pas, comme dit Esope, de lâcher la proie pour l'ombre. Les dieux soient loués! La gaieté me revient avec ces lointains souvenirs qui se rejoignent si doucement au présent, à travers les siècles. Celle-ci sait mieux résister à la violence du désir: elle prépare avec plus d'adresse le dénouement dont elle sait prolonger les syllabes plaintives. Les hommes ne lui ont pas donné une mauvaise éducation: peut-être m'attacherai-je à elle plus qu'à toutes les autres, quoique ma nature me pousse toujours vers de nouvelles découvertes. Les femmes de cette sorte sont si rares!
Mais il y a des repos forcés à l'amour, et les honnêtes satyres eux-mêmes les respectent, car ils ont en horreur le sang, comme les larmes. Un de ses jours de langueur, elle vint avec un livre, et, souriante encore parmi sa tristesse résignée, elle se mit à lire, tout haut, sans autre explication: L'Après-midi d'un faune. Miracle! Bercé à ces rythmes inégaux comme une course dans les collines boisées, j'avais presque autant de plaisir à contempler ses lèvres mouvantes qu'à les tenir enfermées dans les miennes. Puis elle m'expliqua le poème comme jadis les philosophes dans les académies.
Et je me voyais à mesure surgissant d'entre les saules du bord de l'eau, l'oreille aux aguets d'ébats que je désirais et que je ne voyais pas. Je me souvenais, c'était une de ces après-midi excitantes et chaudes, telle que je n'en ai pas eu depuis longtemps, j'avais entendu la rivière clapoter un peu, comme au jeu d'un corps qui s'y plonge et j'allais fuir, car je crains l'homme ennemi, quand je crus voir au bord des cheveux flottants, touffe de chanvre tenue d'un lien de jonc. Je guettai. Si c'était une femme, partie d'un petit jardin de roses, elle reviendrait là, et la haie était transparente et la maison assez haut vers la colline. Je guettai longtemps. Las, je me mis en quête. Je ne voyais rien. J'entendais des rires maintenant. J'imaginai beaucoup de choses, celles mêmes que le poète avait dites. Oh! les prendre! Elles sont au moins deux, puisqu'il y a des rires. Des rires, des jeux, des caresses légères. C'est là. On se tait. M'a-t-on deviné? Non. Le plaisir médite avant d'éclater. Et moi? Mais si vous connaissez le poème, vous connaissez aussi mon agitation, mon inquiétude irritée, hennissante, toute effarée, toute étourdie. Un homme se leva, parmi les arbres d'en haut.
—«C'était lui, dit Cydalise.
—Lui?
—Le poète.»
Et elle baisa son nom sur la première page du livre.
—«C'était donc lui?
—Assurément.
—Je pris la fuite.
—Fuir! Mais il te voyait, il aurait voulu s'approcher de toi. Songe, il te ressemblait, autant qu'un homme peut ressembler à un dieu, et nul ne fut jamais plus près des dieux par l'esprit. Le fuir, lui, ton frère en ingénuité!»
Voilà l'aventure telle que je viens de l'apprendre. Cydalise me dit que je dois en être très fier. Elle m'a fait apprendre par cœur trois vers de ce divin poème, afin que je n'aie pas l'air d'ignorer tout de mes fastes:
Ingénuité, encore. Mais rien ne me convient davantage.
J'ai fait un marché avec Cydalise. Je lui permets de vous envoyer des baisers. Recevez-les. Elle me permet de vous faire ou plutôt de vous renouveler une prière. Ne permettez pas qu'on appelle satyre les vilains hommes qui éventrent les petites filles. Un satyre est incapable de tels forfaits. Toutes celles que j'ai rencontrées ont été fort contentes de moi et leurs baisers, innocents comme la nature, m'ont remercié fervemment des mille petits jeux que je leur ai appris.
Je vous écris moi-même. Cydalise a fait ce miracle. Ma divinité, qui était déjà vieille il y a six mille ans, en sait presque autant que ces petits garçons qui sortent en courant de l'école. Je ne dirai pas que cela m'a ouvert le monde. Cela me l'a voilé, au contraire, et je l'ai vu diminuer, comme se rapetissent les pins sur la colline, à mesure que l'on s'en éloigne. Mais en se rapetissant il devient plus net, ses contours sont plus fixes et ses lumières plus vives. Mon cerveau en est tout changé. Ce n'est déjà plus celui d'un dieu. La vision vaste, mais confuse, et presque inconsciente, s'est tout à coup précisée. Peu à peu, je me suis détaché de la nature, d'où je me suis érigé, seul. Elle vivait en moi et je la sentais comme le battement de mon cœur. C'est moi maintenant qui vis en elle et je cherche en vain à la toucher de mes mains: elle n'est plus que de l'air, de la lumière, des odeurs et des aliments. Je la sentais respirer du même souffle que moi et il faut maintenant que je la boive: cela m'enivre.
Cydalise s'amuse de mes étonnements.
—«Je vois, dit-elle, naître un homme. C'est plus beau qu'un dieu. J'étais curieuse de toi. Maintenant je t'aime, car je lis dans tes yeux une fraternité. On ne peut aimer que ses pareils ou ceux qu'on a façonnés à son image. Quand les dieux se mettent à aimer ils deviennent des hommes.»
Ce singulier langage me réjouit, car c'est la vérité, je me suis mis à aimer Cydalise, je le reconnais à cela que les plus belles filles me sont presque indifférentes ou que l'image de Cydalise vient s'interposer aussitôt entre elles et moi, si par hasard elles me plaisent et m'attirent. Il y en a eu beaucoup sous nos pins, cet été. Elles se couchaient dans la lavande, leur grand chapeau sur les yeux et elles feignaient de dormir dans la paix tiède des sérées, sous le dernier rai du soleil. Oh! l'émotion soudaine, le frisson qui d'un coup tend l'arc, quand la robe lentement levée laisse voir un beau corps rayonnant de nudité! Ce n'est pas un vieux souvenir. Il y a encore des raffinements qui, jadis, étaient l'habitude. Ces pieds nus dans des sandales, ces capuces, ces robes de nonne comme j'en vis autrefois à Florence, droites et modestes dans leur laine grise couleur du temps et de l'innocence, j'ai revu cela, un soir, sous les pins de Cogolin.
Qu'elle fut bonne, qu'elle fut belle, qu'elle fut douce, la petite nonne de Cogolin! Et ses yeux, comme à mon approche ils mêlèrent candidement leurs longs cils d'or! C'est ma dernière aventure. Le souvenir m'en est cher et je ne l'ai pas sacrifié à l'amour de Cydalise, mais depuis, je n'ai plus cherché rien, accepté rien. Quand j'ai su mes lettres, j'ai voulu graver sur l'écorce d'un platane:
LE SATYRE ANTIPHILOS EST FIDÈLE A CYDALISE
En relisant l'inscription, je ne pouvais croire que cela fût la vérité et que je l'eusse écrit moi-même. J'allais éclater de rire, quand je vis dans les yeux de Cydalise un regard heureux. Je compris que je n'avais pas menti.
Nous vivons des jours dorés. Mon amante me donne presque toute sa vie. Quand elle va à la ville, elle en revient un peu lasse, avec des pièces d'or qu'elle me montre en souriant et des gâteaux au lait et au miel que nous partageons au bord d'un ruisseau pur où les colombes comme nous viennent boire. Puis elle me donne une leçon. Je crois que l'or qu'elle rapporte lui vient de celle qu'elle donne aux hommes, là-bas. Quand je lui demande si ses élèves font des progrès, elle me baise le poitrail et joue avec mes frisures pour toute réponse. Moi, je me laisse faire, puis nous parcourons notre domaine, c'est-à-dire le bois de pins, la pelouse de bruyère et de lavande, le coteau aride dans lequel il y a une grotte et des broussailles qu'arrête le ruisseau près duquel ont poussé quelques platanes.
Cela semble à Cydalise singulier et amusant de coucher dans une grotte. Je n'ai jamais dormi qu'en plein air ou dans des grottes, et ce qui m'étonne et ce qui m'amuse dans la nôtre, ce n'est pas qu'elle soit une grotte, mais que Cydalise en ait fait un palais digne de l'Olympe. Elle a apporté dans un char que traînait un cheval rapide un grand sac de laine cousu avec art, sur lequel nous nous étendons, bien plus à l'aise que sur les feuilles mortes, qui sont pourtant douces, des peaux de bêtes, des étoffes richement tissées et peintes des couleurs les plus vives. Elle a pour sa toilette réuni mille objets qu'envieraient les déesses et, rangés sur des planchettes élégantes, il y a, ce que je n'avais pour ainsi dire jamais vu, des livres et des cahiers d'images. Par elle si nette, si raffinée, divine, on le croirait, je vis dans un enchantement. J'ai des loisirs. Mes repas tout préparés m'attendent et le temps que je passais à cueillir fruits et racines, à faire des provisions d'écureuil, il s'écoule là, maintenant, près d'un livre où je découvre la vie.
Voilà ce qui est singulier pour moi, bien plus encore que les féeries créées par Cydalise, c'est que la vie puisse être contenue dans les pages d'un livre. Oui, j'ai vu qu'une feuille de papier sur laquelle on dirait qu'un hanneton s'est promené bien sagement, mais les pattes sales, qu'un tel chiffon détient en lui plus de choses que les vallons et les coteaux, les arbres et les horizons qui se dressent ou s'allongent devant mes yeux. Ma longue et divine expérience est confondue. Je croyais savoir parce que j'avais vu, mais les hommes ont regardé, et ce n'est pas la même chose. Je ne puis que vous exprimer mal mes joies de jeune civilisé. Il est entré en moi tant d'idées dont je n'avais pas le moindre soupçon, que j'en suis tout troublé. C'est en vain que j'essaierais de vous les dire. Puis, ce serait expliquer le vol à un habitant des airs. Mais j'ai besoin d'un confident, d'un homme à qui je puisse avouer, sans qu'il en rie, mon nouvel état d'esprit. Cydalise m'intimide trop: je suis près d'elle comme un grand enfant qui cherche à lire dans les yeux et qui s'y mire.
Ah! divine nature, c'est toi la cause, cependant, et c'est toi d'abord que je dois remercier. C'est ma noble nudité et la hardiesse sauvage de mon allure qui ont attiré à moi la femme où je frotte la rugosité de ma peau; je l'ai usée jusqu'au sang et ma chair s'est faite d'une sensibilité inconnue. Les antennes de la volupté sont devenues peu à peu celles de l'intelligence. Quand Cydalise, sous mes yeux attentifs, laisse tomber ses vêtements et éclate, il me semble que c'est Isis qui se dévoile, mon cerveau s'exalte et non plus seulement mon sens génésique, et, du même mouvement, que ma chair, mon esprit se dilate et s'épanouit.
Hein? Ce n'est pas mal pour un Satyre? Je me relis avec complaisance, je déplace quelques virgules, je m'amuse beaucoup.
Que d'aventures depuis ma dernière lettre, qui annonçait déjà bien des changements dans ma vie? Je crois que Cydalise est victime d'Aphrodite qui l'a rendue folle de moi:
—«Avant de te connaître, me dit-elle, je ne savais pas ce que c'était que l'amour!»
Cela me fait rire dans ma barbe, car Cydalise, quoique mortelle, m'a toujours paru fort experte en cette science immortelle que j'ai poussée assez loin pour être bon juge. Mais je ne dis rien. Comment riposter? Mon ironie divine s'arrête sur mes lèvres, car Cydalise me fait éprouver aussi je ne sais quel sentiment inconnu. Je ne puis me passer d'elle, voilà qui est certain, et cela ne m'était jamais arrivé. Elle m'est plus belle que toutes les femmes, plus verte que les vierges, plus fondante que les matrones parfumées. Avec elle je possède tout et je ne regrette rien, je monte plus haut que les dieux, au point qu'il me semble que, pour devenir plus qu'un dieu parfois, il faut cesser de l'être à chaque heure de sa vie. La vraie divinité est intermittente et se repose délicieusement dans le néant d'avoir été. J'apporte tant de choses dans l'amour que je n'avais jusqu'ici jamais demandé aux femmes d'être autre chose qu'un prétexte au déploiement de moi-même. Maintenant, je sens que Cydalise jette à mes pieds presque autant de richesse que moi: alors, pour n'être pas vaincu en munificences amoureuses, je lui obéis. Elle fait de moi ce qu'elle veut: quelle métamorphose!
Je ne pouvais me séparer d'elle et la saison rendait nos rencontres plus difficiles. Alors elle a eu l'idée de m'emmener à la ville:
—«Et puis, m'a-t-elle dit, je veux t'aimer parmi les hommes.»
Moi qui me souvenais des coups de fourche et des crocs des chiens, je demeurai muet, en la regardant avec terreur.
—«Tu as peur?
—Et comment te suivrais-je tout nu?»
Cydalise éclata de rire, se jeta à mon cou, et ce jour-là nous ne parlâmes plus de mon exode.
Un matin, je méditais tristement, songeant à fuir, pareil au sanglier qui emporte à son flanc l'épieu qui le blessa. Malgré mon amour, la vision lumineuse de femmes nouvelles commençait à emplir mes yeux, j'entendais leurs cris, leurs rires, leurs disputes et leurs moqueries anxieuses, quand Cydalise surgit au bord du sentier, portant un gros paquet qu'elle laissa choir, en même temps qu'elle-même. Sans m'adresser la parole, elle regardait alternativement le paquet, puis moi. Enfin, selon son habitude dans les cas embarrassants, elle prit le parti de rire. Maintenant elle se roulait sur la mousse, en proie à une telle crise de gaieté hystérique que sous son sein gonflé le corsage céda. Cela changea ses idées et la calma aussitôt. Dès que je lui vis un visage sérieux et inquiet, je m'approchai d'elle et, lui ayant baisé tendrement les yeux, j'attirai le paquet et je l'ouvris.
Les regards de Cydalise suivaient avec curiosité tous mes mouvements:
—«Oui, c'est pour toi. Je t'emmène à la ville.»
Vous avez deviné que c'étaient des vêtements d'homme. J'eus un moment de désespoir:
—«Mettre ça!»
Mais Cydalise me regardait, maintenant, avec tant de sollicitude que je murmurai, soumis comme un petit enfant:
—«Je veux bien.»
Alors elle battit des mains et nous allâmes vers la grotte. Il faisait assez frais et cela influa peut-être sur mon sentiment. Je me trouvai fort bien de toutes manières, quand j'eus revêtu ces habits qui m'avaient semblé d'abord de vilains instruments de torture.
J'avais chaud et il émanait de moi je ne sais quelle élégance humaine dont je fus aussitôt fier. Un marin m'a dit depuis que j'avais la grâce du roi nègre Ho-Papo, et il ne plaisantait pas: un roi est toujours un roi, un satyre est toujours un satyre. Avec le bon goût des femmes, Cydalise m'admira aussitôt. Elle ne s'en lassait pas, me faisait tourner comme une toupie, tapotait les plis et les poches. Elle ne fit la moue que devant la cravate bleue qui n'allait pas à mon teint, disait-elle, mais on verrait cela plus tard. Mes cothurnes étaient du cuir brillant le plus souple et ne me blessaient nullement. Un pétase rond emboîtait à merveille mes petites cornes recourbées et mon épaisse crinière. Elle mit dans la poche de mon gilet, en rougissant un peu, quelques pièces d'or et d'argent, puis:
—«Maintenant, tu es complet, mon amour; partons.
—Adieu, grotte où j'ai été heureux parmi le vent et les feuilles, et vous, arbres, ruisseaux, houx, adieu. Nature, adieu…»
Cydalise interrompit mes effusions, qui d'ailleurs me semblaient ridicules, maintenant que j'avais revêtu la livrée humaine, et nous réunîmes le contenu de la grotte en un paquet guère plus gros que celui qui avait contenu les éléments de ma métamorphose. J'aurais bien voulu sacrifier une dernière fois à l'Aphrodite champêtre, mais Cydalise me dit que le train n'attendait pas et nous gagnâmes la voiture qui, elle, nous attendait à l'orée de la forêt de pins.
Mes sensations, en ce début extraordinaire de ma vie nouvelle, furent trop confuses pour que je puisse trouver des mots qui les caractérisent exactement. Je voyageai un peu comme un animal que j'avais été jusqu'ici, mais un animal divin en qui les choses et les bruits laisseraient leur empreinte. Avec beaucoup d'application, je pourrais les déchiffrer, comme j'ai fait des phrases, dans mon premier livre de lecture, mais j'ai peur que le résultat ne vous donne rien de nouveau, et je remets à plus tard à coordonner mes émois, si je sens que cela en vaut la peine:
«Ainsi je participe de ces choses rapides que l'on voit passer dans les campagnes, plus légères que les cerfs, plus hurlantes que les loups…»
Vous voyez le genre. Ou encore:
«Me voici installé dans un de ces palais que l'on aperçoit groupés au loin dans les vallées ou sur les collines et d'où se propage un bruit confus et continu comme celui de la mer, etc.»
D'ailleurs, mes étonnements ne sont plus. Je demeure avec Cydalise dans une chambre qui donne sur la mer fleurie et où j'étouffe quand la fenêtre est fermée. Je ne la vois guère plus, ma divine amante, qu'au temps où notre couche n'avait pour rideaux que les branches des pins. Jamais elle ne rentre avant deux ou trois heures du matin et si lasse que c'est à son réveil seulement qu'elle pense à l'amour. Elle continue de réciter les vers des poètes devant le peuple assemblé, et après la séance publique, des amateurs de poésie réclament encore ses talents. Néanmoins je ne m'ennuie pas. Je regarde. Je ne vois pas encore bien. Mon bonheur est concentré dans Cydalise, et je fais la joie de ses jours.
Votre dévoué,
Quelle vie, mon cher ami, depuis que j'ai quitté, pour l'amour de Cydalise, mes bois familiers et leurs hasards! D'abord quelle monotonie, puis que de troubles, que d'ennuis! Dix fois j'ai voulu fuir, mais les bras de mon amante m'ont retenu, et ses larmes, ses sourires, ses baisers, ses gestes suppliants.
—«Attends au moins les beaux jours, me dit-elle, mon amour. Que ferais-tu parmi ce froid, ce vent et la plainte des pins sonores, maintenant que tu es habitué à la douceur des lits et à la tendresse de mes bras? Retrouverais-tu ton chemin, seulement, parmi toutes ces maisons qui te dérobent l'horizon? O Antiphilos, pense à moi, pense à nos matinées, pense à mes jours que tu as divinisés par ta présence. Quoi! laisser ta Cydalise! N'as-tu pas tout ce qui est nécessaire à un satyre? Dis, parle, que veux-tu?»
Je ne sais que répondre à ces paroles de miel qu'elle dépose dans mes belles oreilles pointues et aussi sur mes lèvres, dans un baiser. Ce que je désire, c'est me retrouver moi-même, mais comprendrait-elle cela, si je le lui disais? Et je me tais. Je lui tais aussi une aventure qui m'a bouleversé, dont elle se doute, j'en ai peur, mais dont je ne veux pas qu'elle ait jamais la certitude. J'en tremble encore, mais vous la saurez, car vous êtes mon ami, et à qui donc la conterais-je, puisque je n'ai plus pour confidents les pins, les rhododendrons, les rochers et les ruisseaux? Autrefois, quand il m'arrivait quelque vilaine aventure, pour m'être trop approché des hommes, je chantais allègrement ma peine et ma peur. Maintenant, prisonnier, je n'ai plus rien de vivant qui m'écoute, et ma voix, quand elle module, m'assourdit. Et puis, j'ai d'autres soucis que la liberté, la liberté que je sais que je ne reprendrai pas.
Un jour de soleil du mois dernier, à force de me pencher par la fenêtre et de scruter les alentours, je découvris non loin d'ici un coin de verdure, un jardin d'où montaient parfois des cris aigus et je désirai y aller. Cydalise me promène tous les jours avant dîner (tout à fait comme un animal favori); nous allons par les rues vieilles, nous allons vers le port, nous tâchons de gagner la campagne, mais c'est trop loin et Cydalise n'a jamais le temps. Nous dînons de bonne heure, elle rentre avec moi, et, après quelques caresses, me laisse en me recommandant d'être bien sage. Ces façons maternelles me sont douces, mais elles me sont sévères aussi: je me vois avec peine redevenu obéissant comme un petit enfant: ma fierté en souffre. D'autres fois, je réfléchis que c'est l'amour qui me tient et modifie mon âme; alors je n'ose plus me plaindre, et bien docilement je fais tout ce qu'a voulu Cydalise.
Je m'endors vite d'ailleurs, la lecture à la lumière m'éblouit et j'ai conservé cette faculté plus divine encore qu'animale, je crois, du sommeil facile, à la fois profond et léger, qui tombe aux abîmes en une seconde et en une seconde remonte à la surface. Je ne me réveille qu'à l'entrée de Cydalise en qui, souvent à cette heure-là, murmurent encore les harmonieuses abeilles du Pinde. Elle fredonne les vers qu'elle a déclamés devant le peuple selon des rythmes nouveaux et fort inattendus pour mon oreille plus habituée aux bruits du vent dans les arbres qu'aux inventions du génie de la grasse Euterpe. Quelquefois, elle tombe sur moi, étourdie de fatigue et la bouche amère. Quelquefois elle se dévêt avec frénésie et m'étonne bientôt moi-même par l'audace de ses gestes lascifs. Mais il faut bien dire que, la plupart du temps, elle est fort calme. Après m'avoir crié: «Bonsoir, Tityre», elle fait le récolement des monnaies éparses dans le grand sac qui ne la quitte pas, se montre généralement satisfaite et ne tarde pas à s'endormir.
S'il n'y avait pas les matinées, je ne supporterais assurément pas une vie si étroite et si mesurée; malgré mon amour pour Cydalise, je m'en irais au hasard des chemins, mais les matinées, je l'avoue, embellissent ma vie. Cydalise est très belle et elle me livre sa beauté bien plus littéralement que dans les grottes et sur les mousses. Le grand air et l'absence de clôture effarouchent toujours un peu les femmes. Aussi je comprends et j'admire ce que votre civilisation a fait pour les rassurer. Si j'en juge par Cydalise, quelles faunesses derrière deux bons verrous et sous une lumière doucement tamisée par des rideaux propices! Celle-ci est digne des dieux. Que n'es-tu, telle que moi, immortelle! Je ne puis te regarder sans mélancolie, après que tu t'es répandue autour de moi comme une vague de délices, car maintenant que je perçois ton existence continue, je perçois aussi ton destin. C'est en passant seulement et comme tombent les éclairs que les dieux doivent aimer les femmes. Elles les ressentent alors ainsi qu'une foudre mémorable qui descend, allume, consume, disparaît et, pour eux, ce n'est dans leur vie qu'une sensation plus ample, qu'une inspiration plus profonde, qu'une coupe de vin plus ardente. Mais l'union constante de deux êtres si différents d'essence, quoique presque tout pareils en désirs et en plaisirs! L'amour de Cydalise me fait connaître la tristesse des choses périssables. Je pense aux fleurs, je pense aux moissons, je pense aux saisons, à tout ce qui ne vit qu'un jour, à tout ce qui tombe sûrement dans le gouffre et qui n'en remontera pas. Cydalise m'a donné une âme d'homme en me donnant son amour de femme, mais une âme d'homme qui sait que le destin ne l'atteindra pas, cependant qu'il verra périr ses amours.
Des hommes, je possède déjà tout le jargon métaphysique. Je ne puis plus prendre la vie telle qu'elle s'offre à moi, bonne ou mauvaise, mais toujours adorable puisqu'elle est. Malgré ma divinité, je pense à ce qui sera, comme si je ne portais pas en moi à la fois le présent et le futur et comme si je n'étais pas destiné à ne jamais en sentir le poids à mes épaules. Dieux mystérieux, il me faut un effort pour ne pas penser douloureusement, moi dont la vie inconsciente exultait en de brefs moments de lumière! Est-ce que je deviendrais vraiment un homme pour avoir aimé vraiment une femme? J'aurais donc un âge, moi aussi? Combien d'années vivent les faunes amoureux? C'est peut-être ainsi qu'ils ont disparu, car on n'en rencontre plus, du moins sur cette terre occidentale.
Voilà à quels excès se portent mes divagations et les pensées illogiques qui m'assaillent en contemplant la tête transitoire de Cydalise, endormie comme elle sera morte, sur mes genoux fauves. Ah! quel poison que votre amour, humains, et quelle idée fut la mienne de lever vers mes lèvres l'amphore fraîche et qui paraissait d'eau pure? Fiez-vous à l'eau pure, Faunes et Satyres!
Et je ne vous ai pas dit mon aventure. Cydalise dort encore, mais elle va se réveiller. Je n'ose pas. Je vous écrirai encore prochainement. Malgré ses matinées de soleil, plaignez le pauvre Satyre.
Mon cher ami, la tête d'un satyre qui demeure à Toulon avec une récitante lyrique, favorite du peuple, et qui ne voit plus d'autres paysages que les inharmoniques logis des humains, est sujette à d'étranges bouillonnements. Vous me pardonnerez donc les divagations de ma dernière lettre qui voulait vous raconter une anecdote et qui n'a pas su le faire. Je n'arrive pas à ranger mes idées dans leur boîte. Elles empiètent les unes sur les autres, d'où il résulte une grande confusion. Quand j'en veux tirer une, les autres y sont mêlées et le temps se passe à les mettre en ordre.
J'allais atteindre le fait principal, quand l'heure est venue pour Cydalise de rendre à ses traits reposés le sourire qui les éclaire. C'est pour dire que Cydalise se réveille en souriant. Cela fait comme une rose qui s'ouvrirait assez vite pour laisser observer le dépliage de ses feuilles. La vision est de celles que je ne voudrais pas manquer et chaque matin je cueille sur la rose que je surveille la rosée des lèvres humides. Les Hamadryades et les Oréades sont belles. Heureux qui peut les surprendre dans la fraîcheur des aurores et soulever dans leur sein les orages de la volupté! Mais Cydalise efface leur souvenir par je ne sais quelle grâce où se mêlent les promesses et les désirs. C'est bien la nymphe qui s'éveille, mais la nymphe qui attend son amant et va le prendre joyeusement en même temps qu'elle se donne à lui. Je n'en finirais pas, cher ami, si j'osais vous dire tous les charmes que Cydalise me fait éprouver. C'est une incantation, peut-être, mais à l'effet de laquelle je me prête avec joie, et je ne me rassasie pas du breuvage divin, non plus que de la folie où il m'exalte.
Un des matins donc du mois dernier, Cydalise fut cruelle. Elle me laissa bien boire à son sourire naissant, mais la coupe fleurie et parfumée s'éloigna brusquement de mes lèvres, en même temps que ses bras, un instant noués sur mon cou, se détachaient et me repoussaient.
—«Tityre (elle m'appelle toujours ainsi), j'ai affaire, il faut que je sorte et je suis en retard. Sois sage, mon amour.»
Je ne dis mot, je la regardais, navré. Elle fut vite habillée, m'embrassa presque discrètement et disparut.
Elle m'avait laissé dans un état que vous ne comprendrez peut-être pas, n'étant pas faune. Des vers en moi murmurèrent:
Elle avait oublié de m'enfermer. Je fus bientôt dehors, moi aussi. J'avais eu la patience de soigner ma toilette et de me donner toute l'élégance compatible avec mes formes athlétiques et satyriques. C'était l'heure des jeux d'avant-midi. Des cris aigus montant du petit jardin m'avaient orienté. Il y avait toutes sortes d'êtres en robe courte qui jouaient, sautaient, couraient, mais à l'écart dans un massif, sur un banc, deux presque grandes causaient en peignant leurs poupées. Il y avait un autre banc en face. Je m'y installai.
Vous frémissez déjà parce que vous connaissez le personnage, parce qu'il vous a confessé quelques anecdotes qui amusèrent sa vie, parce que c'est par une fillette, comme celles-là, que vous avez eu d'abord la révélation de mon existence. Eh bien, mon ami, il n'est rien arrivé du tout, sinon que j'ai eu très peur, que j'ai pris mes jambes à mon cou et que je suis rentré chez moi suivi (de loin, heureusement) par une troupe hurlante de Yahous.
—«Le satyre! Le satyre!»
J'étais calmé. Je ne désirais pas du tout être entraîné «par leur tresse nouée aux cornes de mon front».
Mais quelles réflexions!
Voilà donc ce qu'avaient fait de moi six mois d'une civilisation à laquelle je n'avais presque pas participé. Certes, je n'ai jamais été téméraire et je préfère fuir les coups que les coups ne m'atteignent, mais tout de même autrefois je n'aurais pas, comme un lièvre, tremblé devant l'ombre de mes oreilles. Ne serait-ce pas la lecture de vos journaux qui m'aurait affolé? Je le crois. Un honnête homme (j'en avais l'aspect du moins) ne peut plus s'asseoir en face de deux petites filles et regarder en souriant leurs minauderies sans entendre ses oreilles corner de l'aboiement d'une meute!
C'est pourtant joli, les petites filles aux cheveux sur le dos; mais depuis cette histoire folle, je les déteste. Ah! que je souffre de ma lâcheté et de ma fidélité. Cydalise, toujours Cydalise! Est-ce qu'elle s'imagine que, parce que je l'aime, je ne puis aimer qu'elle? Hélas! je suis enchaîné. Ayant brisé mon lien, je l'ai renoué moi-même. J'ai peur qu'elle ne gronde, j'ai peur qu'elle ne se moque, je crains ses yeux, surtout, ses yeux dans lesquels je vis, dont j'attends en tremblant le réveil.
Aimez-vous comme cela, vous autres? Avec de tels déchirements et une telle soumission? Sentez-vous en vous-même rugir un animal impatient et obéissant? Peut-être qu'au fond, les faunes et les hommes sont faits de la même pâte, avec seulement, dans les faunes, un levain plus énergique? Cela doit être ainsi, puisque de tout temps les dieux se sont mêlés à vos femmes et parfois, pour leur plaire et les servir, ont abdiqué leur condition divine. Nous sommes tous les fils du destin et notre vie immortelle n'est en somme qu'une succession de vies humaines mal soudées entre elles par le ciment confus du souvenir. Que m'importe aujourd'hui le passé? Je vois bien qu'il n'y a qu'un présent, car le présent efface toutes les autres minutes. Il y a une telle différence entre ce que j'étais hier et ce que je suis aujourd'hui que je n'y vois que difficilement des rapports logiques. La durée, ou ce que vous appelez ainsi n'est que l'illusion de la marche du temps. Mais il est immobile pour moi, qui demeure toujours le même et dont la vie recommence toujours, bien plus qu'elle ne dure, puisque la durée c'est le temps, etc. Comprenez-vous? Mon cher, j'ai lu des métaphysiques et j'en ai conclu que la vie n'est rien pour les hommes, puisqu'elle a une fin, et rien pour les dieux, puisqu'elle n'en a pas. Tout est égal dans l'absurde. Seulement j'ai encore une vague réminiscence de mes plaisirs d'animal libre; je ne broutais pas tous les jours, mais je ne broutais pas tous les jours Cydalise. Par Jupiter, si j'allais en venir à ne plus l'aimer, que deviendrais-je entre ces quatre murs, ou dehors, parmi le grouillement des Yahous?
Je veux que Cydalise m'emmène avec elle parmi le peuple qu'elle enchante. Il faut que je me familiarise avec le mouvement et les paroles extérieures. N'ai-je pas tout ce qu'il faut pour plaire? Oui, je me plais quand je me regarde dans le miroir de mon amante. D'ailleurs, puisqu'elle me regarde avec plaisir, pourquoi les autres seraient-ils plus effarouchés? Je ne doutais pas de moi dans le creux des arbres, les jambes plaquées de vieille terre, des mousses et des feuilles accrochées à mon poil hirsute, et jamais femme n'a couru bien longtemps devant moi, sans faire une chute opportune. Il est vrai que tout m'était bon alors, et que je suis devenu plus délicat. Je suis même ahuri par la quantité de femmes laides et déplaisantes que nous rencontrons dans nos sorties. J'en ris avec Cydalise, si haut qu'elle me sermonne, mais elle est de mon avis et murmure souvent à mi-voix: «Quelles tournures!»
Je ne voulais pas conter mon histoire de petites filles à Cydalise. J'ai changé d'avis. Je veux qu'elle la connaisse. Je vais même exagérer les dangers (presque imaginaires) que j'ai courus parmi les Yahous, afin qu'elle voie la nécessité de me familiariser avec le monde.
Yahous! C'est l'effet que vous me faites. Ne vous en formalisez pas. Il y a des femmes, il y a des hommes parmi les Yahous.
Mon cher ami, je vous remercie de vos conseils, je m'en suis bien trouvé. Tout a parfaitement réussi. Mon chagrin a touché Cydalise. Il était réel. Je n'ai eu à en feindre que l'excès et à simuler le désespoir. Huit jours de comédie suprême ont réduit mon amante à toutes les complaisances. Que les femmes sont faciles à tromper! J'en ai fait l'expérience autrefois avec les naïves nymphes de ma terre natale; les femmes, à peine un peu plus rusées, tombent aux mêmes pièges. Occupées d'elles-mêmes plus que tout au monde et confiantes au dernier point dans le pouvoir de leurs charmes, elles ignorent que l'on puisse s'en priver pendant huit jours, même pour acquérir ce bien supérieur, la liberté. Instinctives, elles sont supérieures dans les conflits de l'instinct, mais l'exercice de l'intelligence les déroute parce qu'elles ne la supposent jamais chez leurs adversaires. Cydalise n'a compris qu'une chose, c'est que je pouvais échapper à sa tendresse et, depuis ce temps-là, elle redouble de câlineries. Les miennes la rassurent et, comme j'ai été bien accueilli par les compagnies qu'elle fréquente, nous sommes plus unis que jamais.
Je me préparais en secret à ma nouvelle vie. J'y fus, du premier coup, fort à mon aise. Je me dois à moi-même, me disais-je, à l'antiquité et à la divinité de ma race, et j'ai pris l'attitude désabusée d'un humain supérieur en exil chez les Scythes. Je parle peu, sinon quand Cydalise est près de moi pour me pousser du coude ou du genou et je prends peu à peu la réputation d'un homme dédaigneux ou distrait.
«Quelque fils de famille, quelque solide hobereau», ai-je entendu dire.
Cydalise, à qui j'ai répété cela, en a beaucoup ri.
—«C'est que c'est vrai!» répétait-elle.
Elle m'a appris alors que hobereau, cela voulait dire un noble de campagne, demeuré un peu paysan, et, caressant ma barbe, elle m'embrassa devant tout le monde, ce qui fit pousser de petits cris singuliers à plusieurs femmes qui étaient là. Cela se passait au café de l'Amirauté. C'est là que j'ai débuté dans la carrière d'homme du monde, du vaste monde.
Les femmes me regardent beaucoup. Cela ne m'étonne pas, car je dois leur paraître surnaturel, mais presque aucune ne m'a plu encore et Cydalise voit ses inquiétudes se dissiper de jour en jour. Elle m'a confié à un de ses amis, un vieil officier de marine qui a connu des humanités de toutes les couleurs et qui me fait du matin au soir le récit de ses navigations et de ses expériences: cela m'instruit. Il est très fier d'avoir connu une Océanienne nommée Rarahu, qui était inconsolable, comme Calypso, du départ d'Ulysse, et qu'il a pourtant consolée.
—«Je n'avais pas, me dit-il, mon pareil, pour consoler les filles de couleur, abandonnées par des Blancs.»
Cet amour subalterne m'inspire un peu de pitié, mais je suis bien aise de connaître sa fonction amoureuse. Si jamais je quitte Cydalise pour suivre ma destinée, qui, d'ailleurs, est indéfinie, je la remettrai aux mains de ce brave homme.
Un camarade est venu le voir et ils se sont mis à raconter ce qu'ils appellent leurs bonnes fortunes. Ce camarade est très convenable, mais un peu monotone. Quelle pauvreté de souvenirs et de sensations! Il sort de leurs récits je ne sais quelle odeur de gaudriole qui prend à la gorge. Moi, l'amour ne m'a jamais fait rire. Cela fut toujours pour moi la chose la plus grave du monde et la plus profonde. A la vulgaire fille de ferme, sentant la bouse de vache, j'ai trouvé encore un goût d'infini.
Au reste, je crois bien que l'amour nous donne ce que l'on possède déjà et qu'il ne peut nous donner que cela. C'est pourquoi, à des natures comme la mienne, la qualité de l'adversaire importe peu, en dehors des aptitudes de jeunesse et de force. Pourtant la beauté a toujours été une fontaine où mes forces se sont accrues, où je retrouvais toujours renouvelé mon désir à mesure que je l'abandonnais au secret des eaux.
Mais la beauté, c'est si rare! Même les nymphes immortelles, je puis vous l'avouer, sont quelquefois un peu camuses et il y a de la dureté dans leurs sourcils trop rapprochés et leurs cheveux fauves plantés trop bas. Comme moi, avant ma transformation, elles sentent la terre, les feuilles pourries et les fleurs vireuses écrasées par leurs reins. Ne rêvez pas de ces amours qui ne sont belles que par leur inconscience. Je puis encore m'y plaire, j'y retrouverais ma saveur originelle et la jeunesse rude de mes désirs phrygiens, mais vos Cydalises, si précieuses par leur fragilité même, surpassent les délices des immortelles et c'est à leur peau que s'est attachée l'odeur des violettes.
Mes deux marins, cependant, buvaient une sorte d'eau couleur d'herbe et qui sentait le fenouil, leur teint prenait des couleurs de plus en plus riches et, jouant avec des manières d'osselets, comme les bergers de Sicile, ils n'échangeaient plus que de rares paroles où revenaient des mots dont je ne pouvais saisir le sens. Ils avaient oublié les femmes et je n'en fus pas fâché, car je goûte peu les discours insanes dont elles sont le prétexte.
Je pus donc regarder celles qui maintenant emplissaient le café et ne semblaient faire nulle attention à moi. Pourtant je crus remarquer que deux yeux, en apparence perdus dans le vague, se fixaient de temps en temps sur ma figure, et la vanité me poussa à sourire. Un sourire me répondit. Moi qui ne buvais pas d'eau de fenouil, je me sentis devenir plus rouge que mes voisins et soudain je fis un mouvement pour me lever. Mes anciens instincts renaissaient, j'allais vers mon plaisir, comme jadis. Un instant, je crus respirer du véritable fenouil et l'odeur des oranges de Cogolin. Si elle s'était levée aussi, si elle avait fait, comme mes folles de jadis, le geste de fuir, comme j'aurais bondi dans ses pas! Mais elle prit un journal où elle dissimula son visage, et les mobiles du mouvement m'étant enlevés, je demeurai tranquille. Cydalise s'approchait. C'était probablement sa venue, aperçue dans la glace, qui avait fait se déployer le journal. Je me promis désormais d'être plus maître de moi-même et de surveiller les glaces.
La bien-aimée Cydalise m'agaça, puis m'exaspéra en m'appelant sottement «son vieux Tityre», ce qui fit déclencher un petit ressort rouillé chez le vieil officier qui laissa sortir péniblement:
«Tityre tu recubans, recubans…»
Le journal ne remuait pas, mais par prudence je baissai les yeux. Cydalise était également de mauvaise humeur. Heureusement, la partie d'osselets étant finie, les deux bonshommes se tournèrent vers elle et l'assaillirent de galanteries. Celui qui était arrivé le dernier était le plus empressé et Cydalise, amusée, reprit un peu d'entrain. Elle accepta un verre de jus d'herbe et ces messieurs en profitèrent pour remplir leurs coupes, après m'avoir prié de suivre leur exemple:
—«Pas lui, pas lui!» s'écria Cydalise. «Cela le rendrait fou. C'est du lait qu'il lui faut.»
Le lait était bleu et avait un goût de vieux papier, mais je préférais encore cela au fenouil. Que de fois, dans mes courses à travers les prés, au lever du soleil, j'avais pressé dans mes lèvres la mamelle d'Io! Je faillis dire cela tout haut. Par bonheur, la grimace que je fis, en retournant dans ma bouche le relent de ce singulier breuvage, éloigna de mon esprit cette confidence intempestive.
Je me tus, dévorant en silence les bienfaits de la civilisation:
«Enfin, il y a des compensations», me dis-je.
Nous partîmes. Sur le seuil je me retournai vers le journal. Il s'était abaissé. Cydalise surveillait les plis de sa robe. Follement, j'envoyai un baiser au visage qui maintenant me regardait.
—«Viens-tu, Tityre?»
Je suivis.
Est-ce que je commence à comprendre? Adieu.
Voici ma vie, pendant ces deux mois, mon cher ami, et quoique vous ne m'ayez point donné de vos nouvelles depuis longtemps, je vais vous la conter, pour provoquer vos conseils. Les jeunes gens et les dieux éternellement jeunes, ont besoin de remontrances des sages, et vous êtes un sage, vous qui ne méprisez pas les satyres. Cet état, vous le savez, a bien des inconvénients et leur nature insatiable les expose à de fâcheuses aventures parmi les hommes plus enivrés de l'idée d'amour que de l'amour lui-même.
On célèbre, paraît-il, à Turin, des sortes de jeux olympiques où se réunissent pour disputer des coupes ciselées et des couronnes au feuillage divers les envoyés du monde entier. Un entrepreneur de spectacles, qui voyageait par ici, s'est épris de la frimousse (comme il dit) de Cydalise et l'a priée de venir représenter les déesses sans voiles devant les peuples assemblés. Il suppose qu'un beau corps est toujours la suite d'une belle figure et je dois vous confier que cette fois il ne s'est pas trompé. Cydalise est comme moi, elle n'a pas beaucoup de pudeur et même elle jugerait criminel de cacher obstinément aux yeux ce que le Plasmateur suprême des hommes et des satyres a formé pour le plaisir des yeux. Elle a donc accepté (depuis, elle m'a conté en riant que le tyran de ce pays, que j'ai connu plus humain, loin d'alléger les draperies des déesses, les exige bien opaques et bien lourdes; mais c'est un point secondaire dans l'histoire, passons), sans se dissimuler qu'il y avait la question moi, qui l'embarrassait beaucoup. Elle redoutait pour son cher Antiphilos, disait-elle, toutes sortes de dangers, et Antiphilos, qui préférait rester à Toulon, s'empressa de manifester à l'idée du voyage une joie scandaleuse. Donc, elle m'a laissé ici, en me promettant, ce que son entrepreneur lui a accordé, de revenir toutes les semaines passer un jour avec moi.
Elle est revenue fidèlement, comme elle l'avait arrêté, rapportant à chaque voyage quantité de monnaies d'or aux effigies les plus variées: je n'aurais jamais cru que l'univers comptât tant de tyrans. S'ils se font la guerre, comme c'était la coutume autrefois, dans quel état doit être la terre, ô maître de l'Olympe? Je suis le gardien de ce trésor, qui s'accroît beaucoup. Je ne sais pas encore bien ce qu'on peut faire avec de l'or, moi, j'ai d'autres moyens de persuasion, mais Cydalise le sait et je me contente de remplir mon office qui est de fourrer tout cet or dans un sac, de le céler et de me taire.
J'ai d'autres moyens de persuasion. Ils sont visibles dans l'éclat de mes yeux qui ne sont pas, comme dit le poète, «durs, brillants et tristes», mais doux, brillants et joyeux, des yeux d'amant, des yeux d'aimant, des yeux qui attirent les cœurs et les yeux, comme font des saphirs la pierre magique. Vous avez deviné que ma conquête du café de l'Amirauté est tombée dans mes bras et qu'elle s'y est plu. Elle est loin d'être aussi belle que Cydalise et ne m'apporte guère que le plaisir de la variété. Pourtant, elle aussi connaît les règles du jeu et toutes ses finesses. Ce qui l'exalte surtout, c'est l'idée de tromper Cydalise, qu'elle connaît et qui n'a pas voulu se lier avec elle. Pourvu, ô dieu qui as des ailes aux talons, qu'elle n'aille pas se vanter de sa bonne fortune! Je ferai un sacrifice à Harpocrate pour qu'il pose un sceau sur ses lèvres. En attendant, je l'ai appelée Erèbe, elle ne sait pas pourquoi. Son corps est pareil à ces flambeaux, dorés, mordus de noir, que je me souviens d'avoir vus à Ephèse après l'incendie. Comme nous errions l'autre soir sur le port, un matelot chantait:
Elle se mit à écouter et à rire:
—«Trouves-tu, Satyros?
—Oui, Erèbe.»
Je ne lui ai pas fait de confidences, mais elle a vu sculptée à la poupe d'un navire grec une tête de satyre qui me ressemblait et un matelot lui a épelé le nom dont elle me qualifie. Cela m'amuse. Les Oréades de Phrygie m'appelaient parfois ainsi, en manière de provocation et elles avaient bientôt imprimé sur la terre une figure callipyge qui disait ma victoire. O douce terre de Phrygie!
Tout de même, je l'ai priée de garder bien ce nom pour l'intimité, car les satyres ont de plus en plus mauvaise réputation dans ce pays, dont j'enrage. Erèbe n'a-t-elle pas eu l'idée, l'autre jour, d'acheter et de me lire un journal orgueilleusement appelé Le Journal des Satyres:
—«Ah! Ah! voilà un journal pour toi! Il n'y manque que ton portrait.»
Par Apollon! Quelles incohérences! quelles niaiseries! Quelle idée se font-ils d'un satyre, les esclaves qui ont rédigé cette feuille? Malgré mon naturel débonnaire, je me suis mis en colère et contre le journal et contre les archontes qui ont, paraît-il, jeté les esclaves à l'ergastule. Ce ne sont que des sots. A peine méritaient-ils la punition dont Priapos menace les larrons du verger: inrumabo! J'ai expliqué cela à Erèbe: elle est devenue sérieuse. Nous avons parlé d'autre chose.
Cydalise, voilà à quoi tu exposes ton satyre familier, en le laissant errer par les rues, cependant que les éphèbes olympiques vident en ton honneur les coupes ciselées remplies d'un vin noir. Erèbe n'aime que le champagne. Moi je suis toujours fidèle à mon lait qui a goût de papier et, quand Erèbe s'en étonne, je lui dis que le lait est le vin des satyres. Elle prend vite une figure souriante: c'est sa manière de faire croire qu'elle a compris.
Quand Cydalise revient, nous passons tous nos moments chez nous, les jours comme la nuit. Ainsi j'évite les rencontres et les explications, qui me feraient perdre la tête, car toute ma diplomatie consiste à prendre la fuite et à m'aller cacher dans un tronc d'arbre. Comme je me sens empêtré par votre civilisation et que les femmes sont déraisonnables! Elles appellent cela de la trahison. Mais je les aime toutes, moi. Est-ce que toutes ne m'appartiennent pas, puisque je puis toutes les satisfaire? Elles ne savent pas encore, ni vous peut-être, ce que c'est qu'un satyre, que cette force de la nature déchaînée par le désir. Il faudra que Cydalise en prenne son parti et qu'elle admette que les satyres ne sont pas faits pour la fidélité et que le caprice est divin.
O caprice, diversité des formes sous la règle éternelle, caprice aux yeux changeants!
Caprice, fille gracile aux seins d'airain, matrone où trône l'automne et toutes ses couleurs!
Caprice, nymphes barbouillées de mûres, au dos d'argile, aux joues balafrées par les ronces, pures ou impures comme la terre, et des feuilles sèches sonnent dans leurs cheveux emmêlés!
Caprice, les jeunes bergers fuient vers la chaumière, et les bergères se prennent par la main, criant comme des poules qu'un renard a surprises, et se retournant pour rire entre deux cris!
Caprice, odeur amère des fougères, odeur des épaules sous les saules et des jambes dans les ruisseaux qui charrient encore l'écume blanche d'avoir baigné la fille de Latone!
Caprice, etc.
Que ce lyrisme ne vous surprenne pas. C'est l'été qui me monte à la tête.
Je suis certainement heureux, mon cher ami, depuis que je suis un faune domestiqué; je ne connais plus le froid ni la disette, ni l'absence d'amour, ni l'hostilité des hommes, ni la morsure des chiens; mais il se mêle à mon bonheur je ne sais quelle honte et je ne sais quelle limite. J'ai le sentiment que ma divinité diminue: l'homme croît en moi, étouffe peu à peu mon ancienne nature, qui était le Désir! J'ai la nostalgie du désir! Je désirais les fruits, je désirais les feuilles, je désirais les femmes et quand tout cela est venu vers moi, je ne rêve plus que d'être nu et affamé dans un désert. Oh! que la solitude a d'attraits pour qui vit au milieu des hommes!
Le phrygien Esope (j'ai connu ses frères et ses sœurs, qui étaient beaux et stupides) a écrit une fable pour montrer que la liberté est le premier des biens. Je l'ai entendue dans le grec de mon enfance, et des petites filles l'ont apprise par cœur sur mes genoux. Elle est vraie et elle est fausse, comme toutes les inventions des hommes. La liberté est un fardeau qu'on souhaite poser à terre, quand on ne connaît pas autre chose, et il y a dans l'esclavage le plus heureux des civilisations je ne sais quelle amertume qui resserre le cœur. Jadis mes tristesses elles-mêmes étaient des sortes de joies où ma vie se dilatait et s'exaltait. Elles étaient une transformation momentanée des puissances de mon être et quand j'avais rencontré par hasard une créature avec qui les partager, elles grandissaient dans le silence voluptueux des nuits jusqu'à s'égaler à l'immensité même du monde. Je souffrais parfois, je ne m'ennuyais jamais. Quel est ce nouveau mal dont j'ai appris l'existence, comme j'en apprenais le nom? Un jour, j'ai vu que les choses se décoloraient autour de moi et que les yeux des femmes se ternissaient à mon approche comme un miroir de métal. Je ne m'intéressais plus à rien, je rêvais de pays qui n'existent pas. Mon passé même, si riche de toutes aventures, ne pouvait fixer mon souvenir sur un point de son histoire et mon désir endormi ne se réveillait pas pour les amours futures.
Cela n'a duré que quelques jours, mais j'en suis encore malade et je sens que je n'en guérirai jamais. C'est le retour de Cydalise qui m'a rendu à moi-même et depuis qu'elle est repartie, je supporte ma vie sans m'y plaire. Erèbe m'a lassé, je suis seul, et c'est en vain que Déidamie, une petite Grecque, se met sur mon passage quand je vais voir mes amis qui boivent de l'eau verte. C'est une amie d'Erèbe, qui m'a légué aussi un vieux marchand de syllabes qui lui écrivait ses lettres d'amour pour la récompenser de venir assister à sa toilette. Elle lui secouait dans la figure sa chevelure poivrée d'où tombaient un tas de mots qui ne l'étaient pas moins. Erèbe l'appelait son secrétaire et moi Diogène! J'en ai entendu des débats, l'un voulant mettre en termes dignes du Portique les secrètes pensées d'Erèbe, l'autre les lançant à la volée, toutes nues ainsi qu'Aphrodite sortant de l'onde et beaucoup moins pudiques! Qu'il était comique en cette lutte, mon vieux Diogène; mais je fus froissé d'y apprendre qu'Erèbe trafiquait de ses charmes, inconsciente comme le Destin. Comment j'ai rompu avec elle est un épisode insignifiant. J'ai appris quelques jours plus tard qu'elle était partie avec un Anglais voyageur, qui n'aime pas à considérer tout seul les sites ensoleillés. Diogène éploré m'apporta la nouvelle et resta. Il assiste à ma toilette et attend mes discours du matin, mais c'est moi qui le fais parler.
Ses propos sont plaisants et amers. Je m'en suis amusé d'abord, mais bientôt sa parole désabusée m'a fait réfléchir plus qu'il n'aurait fallu sur moi-même et sur la vie, et c'est peut-être cela, j'y songe, qui m'a rendu malade. Il n'est pas surprenant qu'il soit désenchanté, car il est vieux et pauvre, réduit à fréquenter un monde qui contrarie ses instincts et ses habitudes. Je l'ai peut-être mal nommé Diogène; il est plus mélancolique que cynique et plus résigné que dépravé. Si peu que je me connaisse en vêtements et en modes, il m'a paru habillé avec une sorte de recherche surannée, pauvre et triste. Ses cheveux ont la couleur du chanvre qu'on voit rouir dans les mares au milieu des prés; ils sont décolorés comme son âme. Son linge en papier est toujours fort blanc, son teint est rose, ses mains fines, ses yeux doux et indécis; et ses lèvres charnues lui donnent un air de bonté et de sensualité innocente.
Il y a ici des prêtres de Jupiter qui ont cet air-là, mais quelques phrases grecques qui lui ont échappé m'ont dévoilé l'ancien professeur d'éloquence ou le philosophe. J'écoute maintenant, sans effroi, ses explications de la vie et même j'y trouve un plaisir d'initié; tantôt il me semble entendre un bacchant et tantôt un mithriaque et tantôt encore un homme entre deux vins. Le vin, qui me rend fou et que je n'aime que dans les grappes, lui donne de la hardiesse. Quand il est là, j'en fais toujours quérir un flacon couleur d'ambre ou couleur de roses nouvelles, qui du moins me réjouit la vue, et j'écoute en me brossant le poil et en limant mes cornes, car je n'ai plus de secrets pour lui.
Comme Erèbe, il m'appelle familièrement Satyros, et je trouve cela tout naturel. C'est elle qui fut le sujet de notre premier entretien ou plutôt de son premier discours:
«Ce qui me plaît dans cette femme, c'est son désintéressement. Elle ne vend sa peau que pour mieux la donner, c'est sa faiblesse. Elle a un merveilleux appétit de luxure et ne peut le satisfaire qu'avec celui qu'elle a choisi. Ceux qui la choisissent ne trouvent qu'une servante d'Aphrodite. Si elle était riche, elle serait la plus honnête des femmes et ne prendrait ses amants que parmi ceux qui ressemblent le plus à des dieux. Même en amours, la richesse est un grand privilège. Cela fait qu'il y a deux races sur la terre qui se créent et se recréent sans cesse, la race soumise au destin et celle qui le surmonte. Vous entendrez dire le contraire de ceci par le monde. Ce ne sont que sornettes. Ecoutez la voix d'un homme que le destin écrase et qui, pour se rapprocher d'une femme qu'il aime, s'est fait son esclave domestique. Elle reviendra, je sentirai encore l'odeur de sa chevelure et celle de son dédain. Je me suis ruiné pour Aspasie; il est juste qu'Aspasie me méprise.»
Je vous apporte assez fidèlement quelques-unes de ses paroles, mais je ne les ai pas bien comprises. Il me sembla d'ailleurs que son teint se colorait et qu'il penchait vers l'ivresse. Il ajouta des choses que je compris moins encore sur la volupté de la souffrance et les jouissances de l'abjection. Puis il me récita la déclamation de Théognis contre la pauvreté, achevant ainsi l'aveu de ses incohérences.
Il ne m'a point paru toujours aussi fou. C'est un malheureux puni par Aphrodite pour avoir abusé de l'amour (ce qui n'est permis qu'aux dieux), mais d'ordinaire elle lui laisse du relâche et sa conversation est moins déprimante. Si je vous raconte la suite de mes expériences, j'aurai sans doute à vous parler de Diogène. Mais vraiment, je suis patient, car il a bien abusé de moi.
Mon cher ami, je ne sais point comment cela s'est ordonné, mais Diogène m'a engagé dans une aventure qui ne laisse pas que de m'inquiéter un peu, encore que je croie que la protection des grands dieux ne me faillira point. J'allais beaucoup mieux, les espiègleries amoureuses de Déidamie, à laquelle j'avais enfin cédé, m'avaient distrait de l'ennui vague qui me tourmentait… Mais il faut que je vous la fasse connaître, en manière d'épisode, avant de vous faire le récit de ma redoutable aventure. Figurez-vous qu'elle est phrygienne, née sur les bords du Méandre, et si cela ne vous émeut pas, du moins vous comprendrez mon émotion en retrouvant l'amour d'une fille de ma terre natale! Mais les Phrygiennes ont toujours été inconstantes: Déidamie est le type même du caprice. La charmante fille! Elle était la maîtresse de la femme d'un archonte, elle-même fort belle, de la beauté que les hommes ont donnée à Pallas Athéné.
«Tu aimes tes pareilles, ô Déidamie aux yeux de violettes…»
Déidamie aimait ses pareilles et ses non-pareils. Que les femmes sont privilégiées! Elles mettent de la grâce dans tous les amours. Diogène m'expliqua que c'est ainsi qu'elles désarment la morale, puissance redoutée parmi les hommes et dont le soin est d'empêcher qu'ils ne prennent trop de plaisir à vivre. Déidamie m'a été enlevée quand je l'aimais encore. C'est un bon moment pour perdre une femme. Les regrets se transforment en agréables souvenirs, la satiété vous est évitée. Diogène m'avait prédit que cela ne durerait guère et qu'habituée aux cajoleries féminines, Déidamie, après les premiers jours d'étonnement heureux, se lasserait d'un être inexpert aux tendresses.
—«Vous ne saurez pas, me disait-il, entretenir la flamme qui dort dans ses yeux doux. Votre soufflet de forge l'éteindra au lieu de l'animer.
—«Je vous connais déjà, Satyros. Vous exciterez toujours les curiosités et vous les décevrez toujours. Votre carrière est le rapt, la surprise, l'étourdissement.»
J'avais envie de lui répondre qu'il y avait beaucoup de vrai dans ce jugement sur mon caractère, mais je ne dis rien, méditant sur la sagesse de mon compagnon et sa perspicacité. Cependant, je pensais à Cydalise, dont il ne connaissait pas l'histoire. Je la lui racontai et il fut surpris. Ayant réfléchi quelque peu, il me confessa qu'on avait beau connaître les femmes et en avoir classé les types dans son esprit, il s'en rencontrait toujours quelqu'une par qui les plus sûres théories étaient renversées.
—«Ce que vous me dites, Satyros, ne me contrarie pas, puisque cela m'instruit. La science des hommes et des femmes est un composé d'exceptions dont chacune est une règle. Aussi est-elle très longue et très difficile. Elle ressemble assez à la langue chinoise, dont les vieillards commencent à se rendre maîtres après soixante ans d'études et quand ils n'ont plus ni la force ni le goût de discourir. La vue s'affaiblit à observer les hommes et ce sont encore d'autres facultés qui s'usent dans la fréquentation des femmes, sans quoi d'ailleurs elles s'useraient également. Mais vous ne pouvez pas comprendre cela, vous qui fûtes pétri d'une argile immortelle et sans défaillance, et qui êtes l'image d'une jeunesse dont les illusions seraient des réalités.»
En disant cela, Diogène me considérait d'un air d'envie où il y avait de l'amour, de cet air qu'ont les pauvres devant les sébilles pleines d'or, comme j'en ai vu dans la rue derrière un grillage. Il reprit, comme sortant d'un songe:
—«Etes-vous vraiment immortel, Satyros? Vos maîtres et ceux des hommes, les grands dieux sont morts…
—Le destin m'a oublié, Diogène, et d'ailleurs je crois que j'ai des frères au fond de toutes les forêts, dans les antres de toutes les montagnes, au creux de toutes les vallées. Je ne les ai jamais vus, mais je les devine. Nous sommes les forces de la nature et si nous mourions, vous seriez condamnés à mort.
—C'est bien ce que nous sommes. Je crois que vous confondez l'immortalité et la perpétuité.»
Je ne répondis rien. Il m'est difficile d'entrer dans ces subtilités. La tête me tourne. Il me semble que mes cornes poussent au travers de ma tête. Cette fois il me considéra avec pitié:
—«Hum! Satyros, me dit-il, en revenant à des discours plus sensés, puisque Cydalise vous aime, pourquoi n'allez-vous pas la retrouver?
—Et vous viendriez avec moi, Diogène?
—Sans doute. Vous parliez du destin, puisqu'il a mis sur mon chemin un fils, ou même un petit-cousin des dieux immortels, croyez-vous que je puisse l'abandonner? Vous ne connaissez pas l'amitié, Satyros. C'est la vertu des hommes.»
Là-dessus, il me fit un long discours qui m'enchanta par la belle ordonnance cadencée de ses périodes. Je me crus transporté aux temps de mon enfance, je buvais son éloquence comme le lait de ma mère. J'étais ému, je pleurais d'attendrissement et je haletais à demi noyé sous ces flots harmonieux. Je suis Grec et sensible aux délices de la rhétorique. Ah! s'il avait parlé en grec, je lui eusse offert de partager avec moi ma divinité, mais je lui sus gré de sa discrétion et je l'embrassai. Ce fut le moment de nous jurer une amitié éternelle. Je passai le reste de la journée à me féliciter du nouveau bonheur qui m'était échu parmi les hommes. J'avais un ami, et sans bien comprendre les joies que cela devait m'apporter, je les tenais pour très grandes et toutes pareilles à celles que Diogène m'avait peintes dans son discours aux nombreuses fleurs.
Dès le lendemain, il vint demeurer avec moi. Il s'installa dans une chambre voisine que je fus heureux de lui offrir, comme il convient dans la vraie amitié, et il ne manqua pas de tenir compagnie à la frugalité de mes repas, dont il voulut bien se contenter. C'est alors qu'il me reparla de Cydalise, dont le portrait venait de surgir du fond de ses souvenirs. Je la lui dépeignis et il la reconnut tout de suite. Je me plaisais à ses entretiens. Parler d'elle la faisait revivre sous mes yeux et presque sous mes lèvres. Elle était plus près de moi, chaque fois que je prononçais tout haut son nom et il me semblait que la porte allait s'ouvrir devant elle.
Cydalise n'était pas revenue depuis près d'un mois et elle ne m'avait écrit que des lettres assez énigmatiques et qui ne me rassuraient qu'à demi. La dernière était un billet si court que je le lus d'un regard, comme on boit d'une haleine l'eau qu'on a cueillie au creux de sa main. J'avais été distrait de mon inquiétude par le caprice de Déidamie, mais maintenant que la petite Phrygienne était retournée dormir sur le sein de son amie, je pensais avec force à Cydalise. Diogène n'eut donc que peu de chose à faire pour me décider à l'aller rejoindre et, comme il devait m'épargner tous les ennuis du voyage, notre départ fut décidé, à la suite d'un nouveau discours qui me remua jusqu'au fond du cœur et eut raison de mes dernières hésitations. Nous fîmes nos préparatifs. Je n'oubliai pas le trésor dont j'avais la garde. Diogène s'en chargea.
Vous saurez la suite.
Nous partîmes donc. Diogène était de fort bonne humeur et moi un peu décontenancé par une décision aussi rapide, car il avait à peine eu mon consentement que, toutes affaires réglées, nous étions en route.
—«Peut-être, disais-je, que Cydalise revient au moment même que je pars. Que va-t-elle penser de moi?»
Mais Diogène avait l'air très rassuré.
—«Sans doute, elle monte peut-être en ce moment notre escalier, elle frappe, on ne répond pas, elle s'inquiète, elle s'informe; c'est possible, puisque tout est possible. Mais Cydalise n'est pas une de ces personnes étourdies qui arrivent à l'improviste chez leur amant, surtout lorsqu'un amant s'appelle Satyros. La vie lui a donné quelque expérience. Croyez-moi, mon ami, soyons sans inquiétude.»
Comme je subis toujours la dernière impression qui m'a frappé, je me rangeai facilement à l'opinion de Diogène et je considérai le paysage qui avait encore toutes les richesses de l'été. Je croyais retrouver partout les aspects de Cogolin et l'odeur de ses orangers. Diogène avait beau m'avertir que nous en passions assez loin, je revoyais les bois des derniers jours de ma liberté et je m'exaltais comme s'ils allaient revenir.
—«Descendons ici, disais-je à tout moment, je sens qu'un bonheur m'attend dans ces rochers. Une femme est venue là pour moi, elle me cherche, elle croit m'apercevoir derrière chaque touffe d'arbousiers. Vois, elle se retourne pleine d'espoir sur la terre rouge. Descendons, descendons!
—Il y a longtemps que tu n'as vu les campagnes, Satyros, me répondait Diogène. La tête te tourne. Que voudrais-tu que nous fassions parmi ce désert? Ce n'est qu'une couleur, ce n'est qu'une imagination.»
Le train ralentit et Diogène dut m'arrêter, comme je me précipitais vers la portière. Elle s'ouvrit au même moment et deux femmes montèrent dans notre boîte où nous avions été seuls jusqu'à ce moment. Diogène, dès lors, n'eut plus besoin de me surveiller. Il tira de sa poche un journal et se mit à lire tranquillement, assuré que je ne chercherais plus à m'enfuir. Je me tins tranquille, en effet. Quoiqu'elles ne donnassent aucun plaisir à mes yeux, elles ne laissaient pas que d'occuper mon imagination. Je reconnaissais leur coiffure. Que de têtes pareilles n'avais-je pas suivies jadis parmi les ombres de la nuit tombante, à la lisière des vignes! Elles n'étaient pas absolument laides et même leurs yeux avaient une certaine beauté; mais quelle lourdeur, quelle disgrâce de formes! Certainement j'en avais aimé plus d'une moins plaisante encore. C'était donc là ces conquêtes dont j'étais si réjoui, ces fruits de la nature que j'avais dévorés, ces urnes de terre ou j'avais bu si fièrement la volupté! Ces grosses filles de Pomone portaient aux bras chacune deux paniers pleins de raisins, d'oranges et de légumes, qu'elles avaient posés près d'elles, et comme je les regardais plus volontiers qu'elles-mêmes, l'une d'elles me dit de sa voix chantante:
—«Vous mangeriez peut-être bien un grapillon de raisin?»
J'avançai la main, et elle haussa gentiment vers mon geste son pesant panier. C'était la moins rustaude.
—«Je ne puis, répondis-je, vous offrir qu'un baiser.»
Elles se mirent à rire toutes les deux et l'autre dit d'un air engageant:
—«Les paniers, c'est à nous deux.»
Je l'embrassai sur la joue et l'autre au coin des lèvres. J'étais redevenu faune; mes réflexions dédaigneuses n'avaient pas tenu contre l'odeur souriante d'une maraîchère!
Elles riaient si haut, pour dissimuler leur confusion, qu'elles ne s'étaient pas aperçues qu'on était arrivé aux Arcs. Diogène, que la scène avait diverti de son journal, en fit la remarque tout haut et les deux villageoises se hâtèrent de descendre. Comme je leur tendais leurs paniers, celle que j'avais effleurée de mon désir me salua d'un sourire pendant que l'autre disait:
—«On se reverra peut-être?»
J'avais dominé mon émotion. Quand nous fûmes repartis, Diogène proféra sentencieusement ces mots que je fus une bonne minute à comprendre:
—«Voilà ce que c'est que d'avoir fréquenté les petites courtisanes de Toulon.»
Il ajouta, voyant mon air étonné:
—«Satyros s'éloigne de la nature. On en fera peut-être quelque chose.»
La perspicacité de Diogène me surprit et m'enchanta en même temps. Comme les deux propositions se rejoignaient bien et comme elles traduisaient bien mon propre sentiment! Mais que voulait dire le dernier mot: «On en fera peut-être quelque chose?» Ne suis-je donc rien, rien de sérieux, rien de vrai?
—«Diogène, répondis-je, j'entends votre première pensée, elle répond à la mienne; mais que vous proposez-vous de faire de moi? Ceci est obscur.
—Un philosophe, Satyros, rien de plus, rien de moins, un philosophe comme moi-même, c'est-à-dire un homme qui n'est dupe de rien ou qui, quand il est dupe, le sait et jouit de sa duperie; c'est un état très rare et qui surpasse celui même des Dieux, lesquels, si j'en juge par toi-même, sont fort ignorants et presque toujours à la merci des impressions du moment. J'ai été content de voir de quel œil tu as considéré les deux rustaudes qui t'ont fait leurs meilleures agaceries. C'est le premier stade. Il faut savoir résister à ses passions. Le second est de leur céder. Ni au-dessus ni au-dessous des faiblesses humaines, auxquelles les faiblesses divines ressemblent beaucoup, si j'en juge encore par toi-même, voilà une bonne position. Sois toujours à leur niveau, toujours prêt à leur répondre, les yeux dans les yeux.
—Si je les avais rencontrées le long d'un sentier, dans la montagne, malgré ma répulsion du premier moment, je n'aurais pas été maître de mon désir.
—C'est bien comme cela que j'entends le second stade, reprit Diogène, mais il en est un troisième, encore plus avantageux. C'est quand on s'aime assez soi-même, pour s'aimer plus que les désirs qui nous font sortir de notre égoïsme. Je m'achemine vers cet état, où je ne crois pas que tu parviennes jamais, Satyros.
—Je ne le crois pas non plus, Diogène. Si la nature des dieux ne s'éloigne guère de celle des hommes, elle en diffère pourtant par un point essentiel, que leur égoïsme est si vaste que toute poésie s'agrège aussitôt à sa substance, sans effort et par le jeu même du désir. Je m'enrichis là où tu t'appauvris, Diogène.»
Ce fut à son tour de méditer la profondeur de mes paroles. Il ne sut quoi répondre, sans doute, car je vis sur son visage de l'ennui et de la tristesse et peut-être de l'envie. Diogène n'est plus très jeune, j'ai peur que sa philosophie ne soit une sorte de résignation insouciante à la fatalité qui pèse sur les hommes. Je m'aperçois, les livres me l'ont déjà enseigné, qu'il y a autant de philosophies qu'il y a d'âges et de tempéraments. Il me l'a assez bien esquissé par sa théorie des trois stades; on désire résister à ses passions, quand elles sont si faibles qu'un peu d'attention suffit à les dominer. On y cède, quand elles sont si puissantes que la lutte est douloureuse. On les dédaigne, du jour où elles sont redevenues sans force, et on n'ose plus regretter le temps de leur pouvoir, de peur de paraître avec l'attitude d'un vaincu. C'est le moment de la vertu. Selon que des jeunes hommes ou des vieillards, des débiles ou des forts régissent la société, l'un ou l'autre esprit domine le monde. Et je crois bien qu'il en est ainsi de tous les penchants humains. Les Etats oscillent selon que l'action ou le rêve sont le plus applaudis sur la scène. Ah! je comprends pourquoi on rit dans l'Olympe.
Cher ami, je ne vous ai pas conté ce qui nous advint à Monte-Carlo et c'est à peine si je m'en souviens maintenant. Dans le premier moment, cela me semblait considérable, mais je vois bien que les événements n'ont guère d'intérêt que dans leur nouveauté: cela doit nous apprendre à les considérer avec philosophie au moment même qu'ils nous sont le plus douloureux. Il me semble bien que l'aventure arrivée à Diogène, et qui nous atteignait tous les deux, aurait pu mal tourner, du moins il me l'a dit, mais mon insouciance ne s'y est pas arrêtée longtemps et la vie m'a donné raison.
—«Heureux Antiphilos! disait Diogène, en me contemplant avec une admiration mêlée de colère, nous sommes perdus et il est calme comme un dieu! Es-tu capable au moins de me donner un conseil? Animal divin, sois oraculaire, sois dodonique, profère un nombre!»
Il est probable que j'obéis, car Diogène manifesta soudain un grand contentement et disparut, me laissant un peu effaré par ses manières sur un des bancs du jardin, à l'ombre indécise des palmiers. Je ne tardai pas à me remettre, car le lieu était propice à la paix. Des jeunes femmes passaient accompagnées d'hommes vénérables et les mêmes pensées certes n'habitaient pas leurs têtes, car ils avaient des regards dissemblables. Celui des hommes était morne et celui des femmes était stupide, et quoique plusieurs d'entre elles fussent assez jolies, elles ne m'inspiraient aucun désir.
D'ailleurs, je ne dispute jamais une femme à un mâle. Il n'y a que les béliers, les boucs et taureaux qui entremêlent leurs cornes et luttent pour la conquête des femelles. Moi, dont les mœurs sont pacifiques, je ne m'attaque jamais qu'aux femmes seules, c'est plus sûr. Même, à moins que cela ne soit la nuit, autour des maisons, j'attends d'avoir vu dans leurs yeux la petite flamme provocatrice que ma présence manque rarement d'allumer à leurs prunelles. Ainsi, je ne me mets pas en frais, à moins d'être sûr de plaire. Diogène m'a dit que les hommes ne sont pas ainsi et que ce qui les excite dans une femme, c'est sa froideur, souvent, non moins que les obstacles qui la protègent. Ils emploient dans leur langage à ce sujet toutes sortes d'images guerrières qui font de leurs livres sur l'amour de véritables traités de stratégie. Il y est question de siège, de stratagèmes, d'escarmouches, d'attaque, de défaite, de résistance, de victoire, de conquête. Je ne comprends rien à tout cela. L'amour n'est rien, quand il n'est pas le jaillissement d'un double désir. Cependant, je ne serais pas digne du nom de Satyros si je n'admettais l'assaut et l'enlèvement, la surprise qui satisfait le désir endormi avant qu'il n'ait eu le temps de s'éveiller. Ce n'est peut-être pas le plus beau côté de ma nature, mais elle est telle que les dieux l'ont faite et d'ailleurs ni femmes ni filles ne s'en sont jamais plaintes. Il faut dire que j'ai tout à fait refréné ces manières, depuis que je vis dans les villes une vie pareille à celle des autres hommes. Si je n'ai pas encore compris que l'on assiège la femme, comme Alexandre assiégea la ville de Tyr, c'est peut-être que je tiens plus encore à l'ingénuité de ses désirs qu'à une possession que, dans le système stratégique, on ne doit le plus souvent qu'à la lassitude de l'assiégée, à la science poliorcétique de l'assiégeant.
—«Satyros, cria tout à coup la voix de Diogène, Satyros! Tu es le vrai Dieu ou du moins un dieu véritable!»
Et, plongeant une main dans sa poche, il la retira pleine d'or.
—«Mais, soyons prudents, continua-t-il. Il ne faut plus interroger le destin. Il a fort bien répondu. Fuyons cette ville. Prends mon bras du côté de l'or et partons sans retourner la tête.
—Vous avez tort, monsieur, reprit une autre voix derrière nous. On ne rompt pas ainsi sa veine…»
C'était une fort jolie femme, non sans élégance ni sans distinction. Diogène l'apostropha avec emphase:
—«Es-tu le dragon qui garde ces portes et qui doit reprendre aux mortels l'or que leur octroya le destin? Es-tu…
—Je ne suis même pas un dragon de vertu, répondit la jeune femme, en souriant agréablement. Tu as raison. Il est temps d'aller déjeuner. Je te montre le chemin.»
Déjà elle prenait mon bras, et je me laissais faire innocemment, quand Diogène s'élança:
—«Laissez mon ami, je vous prie. Il ne désire pas vous suivre.»
J'avais l'air d'un collégien que son grand frère arrache aux périls d'une aventure et je trouvais que Diogène protégeait vraiment un peu trop ma vertu, car cette femme me plaisait décidément. J'ai vraiment honte de vous l'avouer, mais je luttai un instant encore contre mon désir, je me vis sur le point d'obéir à Diogène, mon bras allait se dégager, je me sentais le fils docile de la civilisation la plus morne, de celle qui s'assied au bord de la route et qui regarde passer ses rêves, sans oser leur mettre la main sur l'épaule. Mais elle tourna vers moi sa tête blonde aux yeux clairs, nos regards se pénétrèrent et je me sentis soudain redevenir le faune des forêts, le faune jovial et hennissant que peuvent vaincre les coups de fourche, mais non les raisonnements.
J'eus un éclat de rire strident, par quoi je raillais mes hésitations. Ma compagne en trembla et serra davantage mon bras. Elle m'emmena et je croyais l'emporter, tant je sentais déjà ses membres palpiter sous mon effort.
Quand Diogène nous rejoignit dans les chambres, dont il avait comme moi la clef, elle se recoiffait déjà dans la glace en me regardant de coin et en murmurant:
—«Quel homme! c'est prodigieux!»
Il eut l'insolence de venir nous considérer, puis il haussa les épaules et dit:
—«Autant celle-là qu'une autre. Elle est d'ailleurs jolie, quoique douée de cheveux blonds. Satyros ne pouvait rester plus longtemps sage. D'ailleurs il faut bien égayer la route. Nous allons loin, madame, et les caprices des dieux sont brefs. Je vous laisse, à moins que vous ne m'invitiez à partager votre repas.»
La nymphe se recoiffait toujours. Je pensai que les femmes sont bien heureuses d'avoir à manier leur chevelure dans les circonstances délicates. Moi, je ne savais que faire et je ne savais que dire.
—«Quel repas? demanda la dame. Il est fini, ajouta-t-elle avec un joli rire. Du moins, je le crois.
—Et vous êtes recoiffée? fit Diogène.
—Qui êtes-vous donc, vous? dit-elle, presque en colère, qui venez vous mêler…
—Je suis, madame, le secrétaire de Satyros, et comme je crains qu'il ne connaisse pas bien les usages…
—Je comprends. Vous me croyez vénale? Je suis esclave de la vie, voilà tout. Je sais goûter, sous ma chaîne et selon sa longueur, les enchantements de la minute présente et en accepter les déboires. Laissez-moi avec mon ami d'une heure, afin que j'amasse sous mes paupières les larmes pour le moment où il me quittera… Souvent, j'ai vu naître l'amour, dans les yeux qui me suivaient, mais je n'ai pas su comment faire croître la fleur, comment au moins la garder fraîche comme une rose dans un verre d'eau. Quand mes amants s'en vont, ils écrasent la rose en ricanant, et la jettent à terre et la piétinent. As-tu, toi aussi, honte de ton plaisir?
—Comme elle parle bien! dit Diogène, qui aime l'éloquence. Que j'aime cette joueuse de flûte! Tu ne dis rien, Satyros?»
Mais je parlai et elle resta.
Mon cher ami, Diogène me dit que c'est l'usage entre civilisés de se faire force compliments hypocrites quand arrivent les derniers jours de l'année, mais cette coutume ne me convient pas pour plusieurs raisons. La première est que je connais les saisons, mais non pas les années, qui ont déjà tombé sur ma tête en nombre tel que je devrais en être enseveli. Tantôt il fait chaud, tantôt il fait froid. Les saisons alternent et ne s'accumulent pas. La seconde, la troisième et les autres sont que j'ai un dégoût profond des hommes et que je ne veux plus leur ressembler en rien. Je m'en vais, je retourne aux vieux bois sacrés et au hasard des routes. J'ai retenu mon passage sur une nef qui regagne le pays de Théocrite, veuve des citrons qu'elle apporta. Diogène m'a représenté que sans doute je serai très malade, aussi que je ferai peut-être naufrage, mais je crois que c'est pour m'effrayer, et d'ailleurs j'aime mieux me livrer à tous les périls que de risquer de devenir à la fin un homme pareil à ce que vous êtes. Je m'en vais, je m'en vais! Rien ne me retiendra.
Je fuis un mal affreux, qui diminue mes forces, qui brise mes jambes, qui pourrait faire blanchir mon poil. Diogène, qui en est atteint comme moi, moins peut-être, le supporte gaillardement, se moque de moi et me jure que c'est le lot commun des hommes et qu'il faut apprendre à vivre avec lui. J'en eus déjà une crise, dont je vous fis part, je crois, mais, cette fois, c'est intolérable. C'est l'ennui. Tout me semble inutile, je n'ai aucun désir et la vie est pour moi sans goût. Diogène me dit que cette crise passera comme la première, mais elle est beaucoup plus forte et j'y succombe. Je sens que seule la solitude peut me guérir et il faut que je mette à la chercher la dernière énergie qui me reste encore.
Cydalise m'a décidément oublié. Cela m'a fait du chagrin, et voilà déjà un mauvais sentiment et dont j'ai honte. Diogène le trouvait honorable, mais je ne suis pas (heureusement) construit comme vous et elle me fait horreur, l'idée qu'une femme aurait pu me réduire en esclavage au point de me rendre son oubli douloureux. Le pis, c'est qu'il y a une partie de moi-même qui pense comme Diogène. Il est allé faire un tour à Toulon. Elle n'est revenue à aucun moment. Elle n'a pas écrit. Enfin il a su par une de ses camarades qu'elle n'était jamais allée à Turin; elle ajoutait que nous aurions peut-être de ses nouvelles un jour ou l'autre. Je voudrais ne jamais plus connaître que des femmes sans nom, comme celle que je ramassai dans les jardins de Monte-Carlo. Il ne faut pas qu'un être sorte de sa nature. Celles-là me conviennent, qui viennent menées par le hasard, et qui passent.
Je m'en vais! Il y a tout de même une consolation dans ces syllabes que je répète souvent, et qui me mesurent mes derniers jours parmi les hommes. Diogène ne cherche pas beaucoup à me retenir. Il voit mon abattement et a renoncé à le vaincre. D'ailleurs, je crois qu'il a la nostalgie de sa vie libidineuse; le voyage de Toulon a réveillé ses souvenirs. Je le regretterai peut-être. Il n'ignore rien des mœurs des femmes de son pays et moi, qui en ignore presque tout, j'aimais ses discours amers et pourtant pleins de jovialité:
—«Tu nous reviendras, Satyros, quand la solitude, ou plutôt la barbarie, aura retrempé ton cœur. Tu as encore bien des expériences à faire parmi nous, je veux dire parmi les femmes qui aiment l'amour, et c'est toutes, si on compte celles qui le fuient parce qu'elles croient en avoir peur. Tu n'as connu que celles qui se jettent à la tête des hommes, mais il y a celles qu'il faut conquérir. C'est l'infini, Satyros. C'est notre infini à nous et généralement notre tombeau. Nous y descendons, en rêvant encore à l'énigme de leur sourire dont on ne saura jamais s'il est une propriété naturelle ou une condescendance de leur visage. Tu ne peux pas comprendre cela, je le crains, Satyros, mais, ces femmes-là, on les aime en proportion de ce que l'on doute de leur amour, dont on n'est jamais sûr. Elles ne sont jamais tout à fait conquises, et c'est ce qui donne tant de prix à leurs moindres faveurs. C'est un monde bien différent. Tu n'en as point la moindre idée, Satyros. Tu en es resté à Phryné, chez laquelle on avait toujours accès, précédé d'un sac d'or…
—L'or, qu'est-ce que c'est que ça?
—Ou d'une belle réputation faunesque.
—A la bonne heure!
—Je ne dis pas que ce dernier mérite, qui est le tien, ne puisse encore t'ouvrir quelques cœurs où l'orgueil n'a pas tué la curiosité, mais il faut aussi pour cela une qualité de diplomatie qui ne t'appartient pas encore.
—Cela m'ennuie d'avance!
—Tu ne peux pas savoir. Ah! Satyros, malgré ta petite aventure avec Cydalise, tu es d'une belle ignorance sentimentale. Que d'échelons tu as encore à monter, ou peut-être à descendre, pour être au niveau de la belle humanité délicate!
—A descendre, Diogène, à descendre. Mais je ne désire plus ressembler aux hommes. Je désire m'en aller.
—Tu le diras aussi quand tu seras tout seul avec tes frères les arbres et les ombres fuyantes de tes désirs. Patience! Tu reviendras. Et pour cela il faut partir. La nostalgie est le commencement de la vie spirituelle. L'ennui est la noblesse de l'âme.
—J'aurais plutôt cru que ce fût la joie.
—Non, une âme joyeuse ne sera jamais tout à fait distinguée. Si tu fais des cabrioles, au moins que cela soit avec mélancolie. Regarde-moi bien. L'infini commence à poindre dans tes yeux. Satyros, je crois découvrir en toi un Faune chrétien à son aurore.
—Je sens obscurément, Diogène, que tu me railles. N'importe, je te regretterai peut-être.
—Je l'espère bien. Mais je ne te raille pas. Je constate qu'une certaine tristesse t'a touché le cœur. Si tu restais, tu serais bientôt malheureux avec délices. En effet, cet état ne convient pas à un dieu. C'est bon pour nous, c'est bon pour moi qui n'ai plus que ce moyen de vivre les dernières années de ma pauvre vie. Elle m'échappe et je ne la retiens qu'en feignant l'indifférence, car il y a une ironie dans les choses et elles aiment la malice de la contradiction. Mais moi je sais que j'ai encore de l'amour pour elles et que cet amour est inutile. Alors tu vois ce qui se passe en moi?
—Je ne le vois nullement, mon cher Diogène, malgré toute mon application, mais je désire que tu sois heureux et qu'Erèbe te soit favorable.
—C'est entendu. Adieu. Je retourne à ma turpitude.»
Ah! je ne comprendrai jamais les hommes! Mais mon bateau part demain au lever du jour et je dois aller coucher à bord. Je ne sais si j'aurai encore l'occasion ni même le désir de vous écrire.
A L'Amazone | 7 | |
* | ||
I. | Apparition | 23 |
II. | La Fosca | 38 |
III. | L'après-midi d'un Faune | 51 |
IV. | Cydalise | 63 |
V. | Métamorphose | 73 |
VI. | La Cellule | 83 |
VII. | Le Satyre! Le Satyre! | 93 |
VIII. | L'eau de fenouil | 105 |
IX. | Erèbe | 118 |
X. | Diogène | 126 |
XI. | Déidamie | 141 |
XII. | La grappe de raisin | 153 |
XIII. | L'Inconnue | 165 |
XIV. | Fuite | 177 |
* | ||
Fac-similé du manuscrit de l'auteur | 187 |
CE LIVRE, LE VINGTIÈME DE LA COLLECTION DES MAITRES DU LIVRE, A ÉTÉ ÉTABLI PAR AD. VAN BEVER. TIRÉ A MILLE SOIXANTE EXEMPLAIRES; SOIT: 5 EXEMPLAIRES SUR VIEUX JAPON IMPÉRIAL, NUMÉROTÉS DE 1 A 5; 5 EXEMPLAIRES SUR CHINE, NUMÉROTÉS DE 6 A 10; 50 EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL (DONT 8 HORS-COMMERCE), NUMÉROTÉS DE 11 A 52 ET DE 53 A 60; ET 1000 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DES MANUFACTURES DE RIVES (DONT 50 HORS-COMMERCE), NUMÉROTÉS DE 61 A 1010 ET DE 1011 A 1060, LE PRÉSENT OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR PAUL HÉRISSET, A ÉVREUX, LE 10 FÉVRIER MCMXIII. LES ORNEMENTS TYPOGRAPHIQUES ONT ÉTÉ DESSINÉS ET GRAVÉS SUR BOIS PAR PIERRE-EUGÈNE VIBERT.