The Project Gutenberg eBook of Connaissance de la Déesse

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Title: Connaissance de la Déesse

Author: Lucien Fabre

Author of introduction, etc.: Paul Valéry

Release date: November 20, 2018 [eBook #58317]

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at Free Literature

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONNAISSANCE DE LA DÉESSE ***

LUCIEN FABRE

CONNAISSANCE

DE

LA DÉESSE

Avant-propos

de

PAUL VALÉRY

PARIS

SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE DE FRANCE

10, RUE DE L'ODÉON, 10

1920


Table


AVANT-PROPOS

Un doute a disparu de l'esprit depuis quelque quarante années. Une démonstration définitive a rejeté parmi les rêves l'antique ambition de la quadrature du cercle. Heureux les géomètres, qui résolvent de temps à autre, telle nébuleuse de leur système; mais les poètes le sont moins: ils ne sont pas encore assurés de l'impossibilité de quarrer toute pensée dans une forme poétique.

Comme les opérations qui conduisent le désir à se construire une figure de langage, harmonieuse et inoubliable, sont très secrètes et très composées, il est permis encore,—et il le sera toujours,—de douter si la spéculation, l'histoire, la science, la politique, la morale, l'apologétique (et, en général, toutes les sujettes de la prose), ne peuvent prendre pour apparence, l'apparence musicale et personnelle d'un poème. Ce ne serait qu'une affaire de talent: nulle interdiction absolue. L'anecdote et sa moralité, la description et la généralisation, l'enseignement, la controverse,—je ne vois pas de matière intellectuelle qui n'ait été au cours des âges, contrainte au rythme, et soumise par l'art à d'étranges,—à de divines exigences.

Ni l'objet propre de la poésie, ni les méthodes pour le joindre n'étant élucidés, ceux qui les connaissent s'en taisant, ceux qui les ignorent en dissertant, toute netteté sur ces questions demeure individuelle, la plus grande contrariété dans les opinions est permise, et il y a, pour chacune d'elles, d'illustres exemples, et des expériences difficiles à contester.

À la faveur de cette incertitude, la production de poèmes appliqués aux sujets les plus divers s'est poursuivie jusqu'à nous; même, les plus grandes œuvres versifiées, les plus admirables, peut-être, qui nous aient été transmises, appartiennent à l'ordre didactique ou historique. Le de Natura Rerum, les Géorgiques, l'Enéide, la Divine Comédie, la Légende des Siècles... empruntent une partie de leur substance et de leur intérêt à des notions que la prose la plus indifférente aurait pu recevoir. On peut les traduire sans les rendre tout insignifiants. Il était donc à pressentir qu'un temps viendrait où les vastes systèmes de cette espèce céderaient à la différenciation. Puisqu'on peut les lire de plusieurs façons indépendantes entre elles, ou les disjoindre en moments distincts de notre attention, cette pluralité de lectures devait conduire quelque jour à une sorte de division du travail. (C'est ainsi que la considération d'un corps quelconque a exigé dans la suite des temps la diversité des sciences.)

On voit enfin, vers le milieu du XIXe siècle, se prononcer dans notre littérature, une volonté remarquable d'isoler définitivement la Poésie, de toute autre essence qu'elle même. Une telle préparation de la poésie à l'état pur avait été prédite et recommandée avec la plus grande précision par Edgar Poë. Il n'est donc pas étonnant de voir commencer dans Baudelaire cet essai d'une perfection qui ne se préoccupe plus que d'elle-même.

Au même Baudelaire appartient une autre initiative. Le premier parmi nos poètes, il subit, il invoque, il interroge la Musique. Par Berlioz et par Wagner, la musique romantique avait recherché les effets de la littérature. Elle les a supérieurement obtenus; ce qui est aisé à concevoir, car la violence, sinon la frénésie, l'exagération de profondeur, de détresse, d'éclat ou de pureté qui étaient dans le goût de ce temps-là, ne se traduisent guère dans le langage sans entraîner avec elles bien des niaiseries et des ridicules insolubles dans la durée; ces éléments de ruine sont moins sensibles chez les musiciens que chez les poètes. C'est, peut-être, que la musique emporte avec elle une sorte de vie qu'elle nous impose par le physique, tandis que les monuments de la parole nous demandent, au contraire, de la leur prêter...

Quoi qu'il en soit, une époque vint pour la poésie, où elle se sentit pâlir et défaillir devant les énergies et les ressources de l'orchestre. Le plus riche, le plus retentissant poème de Hugo est très loin de communiquer à son auditeur ces illusions extrêmes, ces frissons, ces transports; et dans l'ordre quasi-intellectuel, ces feintes lucidités, ces types de pensée, ces images d'une étrange mathématique réalisée, que libère, dessine ou fulmine la symphonie; et qu'elle exténue jusqu'au silence, ou qu'elle anéantit d'un seul coup, laissant après elle dans l'âme l'extraordinaire impression de la toute-puissance et du mensonge... Jamais, peut-être, la confiance que les poètes placent dans leur génie particulier, les promesses d'éternité qu'ils ont reçues dès la jeunesse du monde et du langage, leur possession immémoriale de la lyre, et ce premier rang qu'ils se flattent d'occuper dans la hiérarchie des serviteurs de l'univers, n'ont paru si précisément menacés. Ils sortaient accablés de concerts. Accablés.—éblouis: comme si, dans le septième ciel transportés par une cruelle faveur, on ne les eut ravis jusqu'à cette altitude que pour qu'ils connussent une lumineuse contemplation de possibilités interdites et de merveilles inimitables. Plus aigües et plus incontestables sentaient-ils ces délices impérieuses, plus la souffrance de leur orgueil était présente et désespérée.

L'orgueil les conseilla. Il est chez les hommes de l'esprit, une nécessité vitale.

À chacun selon sa nature, il souffla donc l'âme de la lutte,—étrange lutte intellectuelle; tous les moyens de l'art des vers, tous les artifices de rhétorique et de prosodie connus furent rappelés; maintes nouveautés sommées de se produire à la conscience surexcitée.

Ce qui fut baptisé: le Symbolisme se résume très simplement dans l'intention commune à plusieurs familles de poètes (d'ailleurs ennemies entre elles), de «reprendre à la Musique, leur bien». Le secret de ce mouvement n'est pas autre. L'obscurité, les étrangetés qui lui furent tant reprochées; l'apparence de relations trop intimes avec les littératures anglaise, slave ou germanique; les désordres syntaxiques, les rythmes irréguliers, les curiosités du vocabulaire, les figures continuelles—tout se déduit facilement sitôt que le principe est reconnu. C'est en vain que les observateurs de ces expériences, et que ceux mêmes qui les pratiquaient, s'en prenaient à ce pauvre mot de symbole. Il ne contient que ce que l'on veut: si quelqu'un lui attribue sa propre espérance, il l'y retrouve!—Mais nous étions nourris de musique, et nos têtes littéraires ne rêvaient que de tirer du langage presque les mêmes effets que les causes purement sonores produisaient sur nos êtres nerveux. Les uns, Wagner; les autres chérissaient Schumann. Je pourrais écrire qu'ils les haïssaient. À la température de l'intérêt passionné, ces deux états sont indiscernables.

Un exposé des tentatives de cette époque demanderait un travail systématique. Rarement plus de ferveur, plus de hardiesse, plus de recherches théoriques, plus de savoir, plus de pieuse attention, plus de disputes ont été, en si peu d'années, consacrés au problème de la beauté pure. L'on peut dire qu'il fut abordé de toutes parts. Le langage est chose complexe: sa multiple nature permettait aux chercheurs la diversité des essais. Certains, qui conservaient les formes traditionnelles du vers français, s'étudiaient à éliminer les descriptions, les sentences, les moralités, les précisions arbitraires; ils purgeaient leur poésie de presque tous ces éléments intellectuels que la musique ne peut exprimer. D'autres donnaient à tous les objets des significations infinies qui supposaient une métaphysique cachée. Ils usaient d'un délicieux matériel ambigu. Ils peuplaient leurs parcs enchantés et leurs sylves évanescentes d'une faune tout idéale. Chaque chose était allusion; rien ne se bornait à être; tout pensait, dans ces royaumes ornés de miroirs; ou, du moins, tout semblait penser... Ailleurs, quelques magiciens plus volontaires et plus raisonneurs, s'attaquaient a l'antique prosodie. Il y en avait pour qui l'audition colorée et l'art combinatoire des allitérations paraissaient ne plus avoir de secrets; ils transposaient délibérément les timbres de l'orchestre dans leurs vers: ils ne s'abusaient pas toujours. D'autres retrouvaient savamment la naïveté et les grâces spontanées de l'ancienne poésie populaire. La philologie, la phonétique étaient citées aux débats éternels de ces rigoureux amants de la Muse.

Ce fut un temps de théories, de curiosités, de gloses et d'explications passionnées. Une jeunesse assez sévère repoussait le dogme scientifique qui commençait de n'être plus à la mode, et elle n'adoptait pas le dogme religieux qui n'y était pas encore; elle croyait trouver dans le culte profond et minutieux de l'ensemble des arts une discipline, et peut-être une vérité, sans équivoque. Il s'en est fallu de très peu qu'une espèce de religion fut établie... Mais les œuvres mêmes de ce temps-là ne trahissent pas positivement ces préoccupations. Tout au contraire, il faut observer avec soin ce qu'elles interdisent, et ce qui cessa de paraître dans les poèmes, pendant cette période dont je parle. Il semble que la pensée abstraite, jadis admise dans le vers même, étant devenue presque impossible à combiner avec les émotions immédiates que l'on souhaitait de provoquer à chaque instant; exilée d'une poésie qui se voulait réduire à son essence propre; effarouchée par les effets multipliés de surprise et de musique que le goût moderne exigeait, se soit transportée dans la phase de préparation et dans la théorie du poème. La philosophie, et même la morale, tendirent a fuir les œuvres pour se placer dans les réflexions qui les précèdent. C'était là un très véritable progrès. La philosophie, si l'on en déduit les choses vagues et les choses réfutées, se ramène maintenant à cinq on six problèmes, précis en apparence, indéterminés dans le fond, niables à volonté, toujours réductibles à des querelles linguistiques, et dont la solution dépend de la manière de les écrire. Mais l'intérêt de ces curieux travaux n'est pas si amoindri qu'on pourrait le penser: il réside dans cette fragilité et dans ces querelles mêmes, c'est-à-dire dans la délicatesse de l'appareil logique et psychologique de plus en plus subtil qu elles demandent qu'on emploie; il ne réside plus dans les conclusions. Ce n'est donc plus faire de la philosophie que d'émettre des considérations même admirables sur la nature et sur son auteur, sur la vie, sur la mort, sur la durée, sur la justice... Notre philosophie est définie par son appareil, et non par son objet. Elle ne peut se séparer de ses difficultés propres, qui constituent sa forme: et elle ne prendrait Ia forme du vers sans perdre son être, ou sans compromettre le vers. Parler aujourd'hui de poésie philosophique (fût-ce en invoquant Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, et quelques autres), c'est naïvement confondre des conditions et des applications de l'esprit incompatibles entre elles. N'est-ce pas oublier que le but de celui qui spécule est de fixer ou de créer une notion,—c'est-à-dire un pouvoir et un instrument de pouvoir, cependant que le poète moderne essaye de produire en nous un état, et de porter cet état exceptionnel au point d'une jouissance parfaite?...

Tel, à un quart de siècle de distance, et séparé de ce jour par un abîme d'événements, m'apparaît dans l'ensemble le grand dessein des symbolistes. Je ne sais ce que l'avenir retiendra de leurs multiformes efforts, lui qui n'est pas un juge nécessairement lucide et équitable. Pareilles tentatives ne vont point sans audaces, sans risques, sans cruautés exagérées, sans enfantillages... La tradition, l'intelligibilité, l'équilibre psychique, qui sont les victimes ordinaires des mouvements de l'esprit vers son objet, ont quelquefois souffert de notre dévotion à la plus pure beauté. Nous fûmes ténébreux quelquefois: et quelquefois puérils. Notre langage ne fut pas toujours aussi digne de louanges et de durée que notre ambition le souhaitait; et nos innombrables thèses peuplent mélancoliquement les doux enfers de notre souvenir... Passe encore pour les œuvres, passe pour les opinions et les préférences techniques. Mais notre idée elle-même, notre souverain bien, ne sont-ils plus maintenant que de pâles éléments de l'oubli? Faut-il périr à ce point? comment périr, ô camarades?—Qu'est-ce donc qui a si secrètement altéré nos certitudes, atténué notre vérité, dispersé nos courages? A-t-on fait cette découverte que la lumière puisse vieillir? Et comment se peut-il (c'est ici le mystère), que ceux qui vinrent après nous, et qui s'en iront tout de même, rendus vains et désabusés par un changement tout semblable, aient eu d'autres désirs que les nôtres, et d'autres dieux? Il nous apparaissait si clairement qu'il n'y avait pas de défaut dans notre idéal! N était-il pas déduit de toute l'expérience des littératures antérieures? N'était-ce pas la fleur suprême et merveilleusement retardée, de toute la profondeur de la culture?

Deux explications de cette espèce de ruine se proposent. On peut penser, d'abord, que nous étions les simples victimes d'une illusion spirituelle. Elle dissipée, il ne nous resterait plus que la mémoire d'actes absurdes et d'une passion inexplicable... Mais un désir ne peut pas être illusoire. Rien n'est plus spécifiquement réel qu'un désir, en tant que désir: pareil au Dieu de saint Anselme, son idée, sa réalité sont indissolubles. Il faut donc chercher autre chose, et trouver pour notre ruine un argument plus ingénieux. Il faut supposer, au contraire, que notre voie était bien l'unique; que nous touchions par notre désir à l'essence même de notre art, et que nous avions véritablement déchiffré la signification d'ensemble des labeurs de nos ancêtres, relevé ce qui paraît dans leurs œuvres de plus délicieux, composé notre chemin de ces vestiges, suivi à l'infini cette piste précieuse, favorisée de palmes et de puits d'eau douce; à l'horizon, toujours, la poésie pure... Là, le péril; là, précisément notre perte: et là même, le but.

Car c'est une limite du monde qu'une vérité de cette espèce: il n'est pas permis de s'y établir. Rien de si pur ne peut coexister avec les conditions de la vie. Nous traversons seulement l'idée de la perfection, comme la main impunément tranche la flamme; mais la flamme est inhabitable, et les demeures de la plus haute sérénité sont nécessairement désertes. Je veux dire que notre tendance vers l'extrême rigueur de l'art,—vers une conclusion des prémisses que nous proposaient les réussites antérieures,—vers une beauté toujours plus consciente de sa genèse, toujours plus indépendante de tous sujets, et des attraits sentimentaux vulgaires comme de grossiers effets de l'éloquence,—tout ce zèle trop éclairé, peut-être conduisait-il à quelque état presque inhumain. C'est là un fait général: la métaphysique, la morale, et même les sciences, l'ont éprouvé.

La poésie absolue ne peut procéder que par merveilles exceptionnelles. Les œuvres qu'elle compose entièrement constituent dans les trésors impondérables d'une littérature ce qui s'y remarque de plus rare et de plus improbable. Mais, comme le vide parfait, et de même que le plus bas degré de la température, qui ne peuvent pas être atteints, ne se laissent même approcher qu'au prix d'une progression épuisante d'efforts, ainsi la pureté dernière de notre art demande à ceux qui le conçoivent, de si longues et si rudes contraintes qu'elles absorbent toute la joie naturelle d'être poète, pour ne laisser enfin que l'orgueil de n'être jamais satisfait. Cette sévérité est insupportable à la plupart des jeunes hommes doués de l'instinct poétique. Nos successeurs n'ont pas envié notre tourment; ils n'ont pas adopté nos délicatesses: ils ont pris quelquefois pour des libertés ce que nous avions essayé comme difficultés nouvelles; et parfois ils ont déchiré ce que nous n'entendions que disséquer. Ils ont rouvert aussi sur les accidents de l'être les yeux que nous avions fermés pour nous faire plus semblables à sa substance... Tout ceci était à prévoir. Mais la suite, non plus, n'était pas impossible à conjecturer. Ne devait-on pas essayer quelque jour de lier notre passé antérieur et ce passé qui vint après lui, en empruntant de l'un et de l'autre ceux de leurs enseignements qui sont compatibles? Je vois ça et là ce travail naturel se faire dans quelques esprits. La vie ne procède pas autrement; et ce même procès qui s'observe dans la suite des êtres, et dans lequel la continuité et l'atavisme se combinent, la vie littéraire le reproduit dans ses enchaînements...

Voilà ce que je disais à M. Fabre, un jour qu'il était venu me parler de ses recherches et de ses vers. Je ne sais quel esprit d'imprudence et d'erreur avait inspiré à son âme sage et claire le désir d'en interroger une autre qui ne l'est pas trop. Nous cherchions à nous expliquer sur la poésie, et quoique ce genre de conversation passe et repasse très aisément par l'infini, nous arrivions à ne pas nous perdre. C'est que nos pensées différentes, chacune se mouvant et se transformant dans son infranchissable domaine parvenaient à se conserver une remarquable correspondance. Un vocabulaire commun,—le plus précis qui existe,—nous permettait à chaque instant de ne pas nous mésentendre. L'algèbre et la géométrie, sur le modèle desquelles je m'assure que l'avenir saura construire un langage pour l'intellect, nous permettaient de temps à autre, d'échanger des signaux précis. Je trouvai dans mon visiteur un de ces esprits pour lesquels le mien se sent un faible. J'aime ces amants de la Poésie qui vénèrent trop lucidement la déesse pour lui dédier la mollesse de leur pensée et le relâchement de leur raison. Ils savent bien qu'elle n'exige pas le sacrifizio dell' Intelletto. Minerve ni Pallas, Apollon chargé de lumière, n'approuvent pas ces abominables mutilations que certains de leurs dévots égarés infligent à l'organisme de la pensée; ils les repoussent avec horreur, porteurs d'une logique toute sanglante que l'on vient de s'arracher, et que l'on veut consumer sur leurs autels. Les véritables divinités n'ont pas de goût pour les victimes incomplètes. Sans doute demandent-elles des hosties; c'est l'exigence commune à toutes les puissances suprêmes, car il faut bien qu elles vivent; mais elles les veulent tout entières.

M. Lucien Fabre le sait bien. Ce n'est pas en vain qu'il s'est donné une culture singulièrement dense et complète. L'art de l'ingénieur, auquel il consacre non la meilleure, mais peut-être la plus grande part de son temps, demande déjà de longues études et conduit celui qui s'y distingue à une complexe activité: Il faut manœuvrer l'homme, exercer la matière, trouver à des problèmes imprévus où la technique, l'économie, les lois civiles et les lois naturelles introduisent des exigences contradictoires, les solutions satisfaisantes. Ce genre de raisonnement sur des systèmes complexes ne se prête guère à prendre forme générale. Il n'y a pas de formules pour des cas si particuliers, pas d'équations entre des données si hétérogènes; rien ne se fait à coup sûr, et les tâtonnements eux-mêmes ne sont ici que des temps perdus si un sens très subtil ne les oriente. Aux yeux d'un observateur qui sache négliger les apparences, cette activité, ces hésitations réfléchies, cette attente dans la contrainte, ces trouvailles se comparent assez bien aux moments intérieurs d'un poète. Mais il y a peu d'ingénieurs, je le crains, qui se doutent d'être aussi proches que je le suggère des inventeurs de figures et des ajusteurs de paroles... Il n'y en a pas beaucoup plus qui aient pratiqué, comme l'a fait M. Fabre, de profondes percées dans la métaphysique de l'être. Il a fréquenté les philosophies. La théologie elle-même ne lui est pas étrangère. Il n'a pas cru que le monde intellectuel fut aussi jeune et aussi restreint que le vulgaire actuel l'imagine. Peut-être son esprit positif a-t-il simplement estimé la petitesse d'une probabilité? Comment croire, sans être étrangement crédule, que les meilleurs cerveaux pendant une dizaine de siècles, se soient épuisés, sans aucun fruit, en spéculations vaines et sévères? Je pense quelquefois (mais honteusement, et dans le secret de mon cœur), qu'un avenir plus ou moins éloigné regardera les immenses travaux qui se sont faits de nos jours sur le continu, le transfini, et quelques autres concepts cantoriens, avec cet air de pitié que nous offrons aux bibliothèques scolastiques... Mais la théologie a pour matière certains textes: M. Fabre n'a pas reculé devant l'hébreu!...

Cette culture générale, mais ces habitudes de rigueur; ce sens pratique et décisif, mais ces connaissances glorieusement inutiles, témoignent ensemble d'une volonté qui les compose et les ordonne. Il arrive qu'elle les ordonne à la poésie. Le cas est très remarquable: il faut s'attendre à voir un esprit de cette préparation et de cette netteté reprendre selon sa nature les problèmes éternels dont j 'ai dit quelques mots, il y a quelques pages. S'il se réduisait à une intelligence purement technique, on le verrait sans doute innover brutalement, et porter dans un art antique, une énergie aux inventions naïves. Les exemples ne sont pas introuvables: le papier souffre tout; le désir d'étonner est le plus naturel, le plus facile à concevoir des désirs; il permet au moindre lecteur de déchiffrer sans effort bien des œuvres. Mais à un degré un peu plus élevé de conscience et de connaissance, on voit bien que le langage n'est pas si aisément perfectible; que la prosodie n'est pas sans avoir été sollicitée de bien des façons au cours des siècles; on comprend que toute l'attention et tout le travail que nous pouvons dépenser à contredire les résultats de tant d'expériences acquises doivent nécessairement nous manquer sur d'autres points. Il faut payer d'un prix inconnu le plaisir de ne pas utiliser le connu. Un architecte peut dédaigner la statique, ou essayer de se faire infidèle aux formules de la résistance des matériaux. C'est là se moquer des probabilités; la sanction, cent mille fois contre une, ne se fera pas attendre. La sanction, en littérature, est moins effrayante; elle est aussi beaucoup moins prompte; mais le temps, toutefois, se charge assez vite de répondre par l'oubli d'une œuvre, à l'oubli des règles les plus simples de la psychologie appliquée. Nous sommes donc intéressés à calculer nos hardiesses et nos prudences aussi correctement que nous le pouvons.

M. Fabre, bon calculateur, n'a pas ignoré le poète Lucien Fabre. Ce dernier s'étant proposé de faire ce qu'il y a de plus difficile et de plus enviable dans notre art,—je veux dire un système de poèmes formant drame spirituel, et drame achevé qui se joue entre les puissances mêmes de notre être,—les précisions et les exigences du premier trouvaient un emploi naturel dans cette construction. Le lecteur jugera cet effort curieusement audacieux de donner à des entités directement mises en œuvre, la vie et le mouvement le plus passionné. Eros, le très bel et le très violent Eros, mais un Eros secrètement asservi à quelque raison qui en déchaîne, comme elle sait les contraindre, les fureurs, est le véritable coryphée de ces poèmes. Je ne dis pas que cette raison, parfois, ne transparaisse un peu trop nettement dans le langage. J'ai cru devoir contester à M. Fabre quelques mots dont il a usé, et qui me semblent difficilement absorbés par la langue poétique. C'est un reproche assez instable que je lui faisais là, cette langue change comme l'autre; et les termes géométriques qui provoquaient çà et là mes résistances, peut-être se fondront à la longue, comme tant d'autres mots techniques l'ont fait, dans le métal abstrait et homogène du langage des dieux.

Mais tout jugement que l'on veut porter sur une œuvre doit faire état avant toute chose, des difficultés que son auteur s'est données. On peut dire que le relevé de ces gènes volontaires, quand on arrive à le reconstituer, révèle sur le champ le degré intellectuel du poète, la qualité de son orgueil, la délicatesse et le despotisme de sa nature. M. Fabre s'est assigné de nobles et rigoureuses conditions; il a voulu que ses émotions pour intenses qu'elles apparussent dans ses vers, soient étroitement coordonnées entre elles, et soumises à l'invisible domination de la connaissance. Peut-être, par endroits, cette reine ténébreuse et voyante souffre-t-elle quelques sursauts et quelques diminutions de son empire,—car, ainsi que l'auteur le dit magnifiquement:

L'ardente chair ronge sans cesse
Les durs serments qu'elle a jurés.

Mais quel poète pourrait s'en plaindre?

PAUL VALÉRY


PAVLO VALÉRY
POETAE DILECTISSIMO
HAEC CARMINA
DICANTVR


CONNAISSANCE DE LA VOLUPTÉ

LA DÉESSE.

Le souvenir de l'innocence
Enfuie aux grottes de l'été
S'exhale dans le pur silence,
Comme un remords. Cœur exalté,

L'indécision te balance;
Sache évoquer sans défaillance
L'amer parfum des voluptés:
Tu mourrais de l'avoir quitté!...

Les oraisons des Crépuscules,
Orgies! vous font des lendemains
Désespérés! Ce triste humain

Au sein d'un trouble rêve ondule
Et joint aux baisers qu'il module
L'horreur sacrée de mon chemin.

Moi je vis, pourpre Lys!... Calices
Qui désaltérez mes caprices
Et vous, Douleurs, soyez propices
À m'embellir; mon front impur

Chargé d'effrayantes délices
Se penche sous leur poids obscur.
Mais attentive aux chants futurs,
Je pressens des heures complices...

Les voici: le vent puéril,
Embaumé du parfum des îles,
Qui se joue dans l'air volatil.

Apporte à mon âme subtile
L'écho d'une chanson futile
Dont j'ai peine à suivre le fil.

Mais je sais des chansons pareilles:
Elles ont flatté mon oreille
Qui frémit de leur timbre pur
Et tend sa conque transparente
Aux cris des voluptés errantes
Mes sœurs! naufragées dans l'azur.
Vois: leurs images incertaines,
Flottant sur cette mer lointaine
Qui baise leurs pieds de corail,
Forment un vaporeux sérail...

De ces visions, amollies,
Vos âmes m'implorent, mortels;
Les jeux cernés, les joues pâlies,
Nus, vous brûlez sur mes autels,

Un encens mélangé de fiel.
Ha! les voluptés abolies
Ne sont pas tant ensevelies
Que des souvenirs trop cruels

Après d'absinthe et doux de miel,
N'aillent au profond de leur ciel
Les implorer... Voluptés saintes,

Vénus de leurs sables mouvants,
Voici que des voeux émouvants
Montent à nous comme des plaintes..

L'excès tremblant des douleurs feintes,
Pluie fragile, sur le jardin
De pleurs et de roses éteintes,
Mêlant les sons avec les teintes,

Jonche le marbre des gradins.
La peur d'éviter mes atteintes
Et les stupres de mon eden
Dévorant, vous ronge de crainte:

Ah! mortels, cessez de gémir:
Aux mirages du souvenir,
Craignez de voir épanouie

La fleur secrète évanouie
Où vont se fondre les langueurs
Qui s'accumulent dans ce cœur!


LA CONCUBINE.

Serai-je qu'une concubine?
Mortel Amour que je devine,
Fonds d'une brûlure divine
Les glaces d'un cœur renaissant.

Déjà tes rayons frissonnants.
D'une caresse si câline
Dorent mon ventre obéissant;
Aux golfes d'ombre, pâlissant

D'effleurer mon sein qui se livre
Ta lumière tremble et s'enivre,
Ah! mortels, mortels caressants,

Quelle divinité vous presse?
Une langoureuse paresse
Et si tendre! alourdit mes sens...

Hélas! suis-je si peu vaillante
Qu'un bref espoir de pâmoison
Livre à l'extase défaillante
Ces sens altérés du poison?
Ah! mon courage me délaisse,
Aiguisé d'anciens désirs,
Vais-je à l'appel de mon plaisir
Céder...

La hâte de mourir

M'affole...

Ah!...

L'attrait de l'ivresse...

Je cède...


LA VIERGE.

Un excès qui m'oppresse

Espère l'unique caresse
Qui le délivrera. Des mots,
Un essaim bourdonnant d'abeilles.
Inouïs, blessent mon oreille.
Ah! que d'apparences vermeilles
Me submergent comme d'un flot.
Je suis éperdue de ma joie!
Et mon cœur gonflé de soupirs
Succombant au faix qui le ploie,
S'emplit du besoin de périr.

Délice aigu, je souffre encore...
En moi un dieu au poing sonore
Heurte aux portes de sa prison;
Il bouleverse ma raison.
Qu'il s'évade! que son message
Par quelque clandestin passage
S'épanche enfin comme un parfum!
Ma fibre secrète irritée,
Par cet inconnu exaltée,
Acre des souvenirs défunts,
Toute ma vie!... s'est arrêtée...
Serre mes tendons et mes dents,
Ô l'indicible que j'implore.
Vois, je souffre, j'attends...

J'attends!...

Ha!...

Ha!...

Un gouffre me dévore
Soudain! Dans mon cœur palpitant
Quel poignard!...


L'ÉPOUSE.

Défaillante aurore,

Langueur ravie qui viens d'éclore
Le Iong de moi, suavité
Limpide comme un soir d été,
Ta vague mollement arrive,
Une ondulation déclive,
M'envahit, rivale langueur,
Je vois dévaler ma vigueur
Sous mes veux clos, fondus de songes.

Un inépuisable mensonge
Sa sollicitude en éveil,
Endort ma tremblante tendresse

Et la douceur de sa caresse
Flotte, indécise, en mon sommeil.


À Jean Variot

LA VESTALE.

Parfums mystérieux d ombelles,
Les appels d'un lointain été
Me font rêver aux voluptés
Des jeunes gens dans les javelles,

Des enfants qui glanent le blé.
Par des voix immatérielles
Insinuant au cœur troublé
Les désirs d'une vie réelle

Une magie qu'on ne sait plus,
À mon anxieuse faiblesse
Fait revivre les jours perdus

Enfouis aux âges révolus,
Ô Vesta, puissante déesse,
Quels destins me sont dévolus?

Je songe a ces dernières rondes
Ou les prêtres d'Antinoüs
Jouant avec mes tresses blondes
Me dirent de leur voix profonde

Les rares faveurs de Vénus.
Mais je voilais ma gorge ronde
Aux gais compagnons demi-nus
De ma jeunesse vagabonde...

Depuis, distraitement complice
Des ardeurs de la Pythonisse,
À leurs noms soudain reconnus,

D'une question insidieuse
J'évoque leur bouche rieuse:
Je sais ce qu'ils sont devenus.

Leur lèvre jointe à de plus folles,
Le pin sacré vêtu de fer
Les a vus, au bord de la mer,
Se livrer au Plaisir frivole.

Plus tard, gravi notre acropole,
Ils ont, à mon sourire amer
Offert la colombe et l'obole:
J'ai scellé le lien de leur chair.

Ils m'ont fait bénir leurs compagnes,
Ils m'envoient du fond des campagnes
De beaux enfants chargés de thym:

Hélas! la joie d'être féconde.
Moi qui voudrais porter un monde,
M'est refusée par le Destin!

Tout m'est un piège clandestin.
Le parvis qui luit sous la flamme
Est gravé des épithalames:
Tant de lois, refrénant mes pleurs,
Au brasier j'ai tendu la torche
Des couples couronnés de fleurs:
Et quand ils ont passé le porche
Les couples dansants et ravis.
À leur foyer portant la flamme,
Je foule aux pieds l'épithalame
Et m'écroule sur le parvis!

Quand je rêve sur la terrasse,
Plus que des murs et de l'espace.
De mes serments et de ma race,
Prisonnière de ma blancheur:

Quand je vois le jeune faucheur
Me faire du sentier qu'il trace.
Un signe amical et rieur;
Quand le soir mouillé de fraîcheur

Suscite parmi les colombes,
Entre les autels et les tombes,
L'Amour interdit a mon cœur,

Je sens dans mon âme de neige.
Lever le désir sacrilège
De connaître un autre Bonheur!

Pardonne ces troubles ardeurs...
Dis-moi d'où viennent ces impures,
Feu subtil dont je suis l'augure!
J'ai perdu les joies du sommeil
Pour te nourrir, Feu que j'adore!
Ô toi qui fais lever l'Aurore.
Toi qui enfantes le Soleil,
Dissipe pour moi le mystère
Et les désirs persécuteurs
Qui profanent ton sanctuaire:
Toi qui sondes le fond des cœurs.
Dis-moi quelle étrange fureur
Me fait adorer leur morsure,
Et pourquoi de cette blessure
Il ruisselle un espoir vermeil!...

L'ardente chair ronge sans cesse
Les durs serments qu'elle a juré,
Vesta, ton visage sacré
Sera-t-il sourd à ma détresse?

Ha! de la nuit enchanteresse,
Soufflent les parfums exécrés:
Ils osent tenter leur caresse
Sur ce cœur qui t'est consacré!

Viens! viens au secours de mon âme!
J'offre de l'encens à ta flamme
Rigide comme la vertu.

Mais elle tremble sur sa tige:
Si le Feu cède à ce vertige,
Ô Mère, pardonneras-tu?

Ton rude silence m'affole;
Des victimes que je t'immole
Et de ton feu jamais éteint
J'ai favorisé mes paroles,

Pourtant, livrée à mon Destin.
Parmi ce peuple de symboles,
Depuis le soir jusqu'au matin,
Dans les ténèbres des coupoles

Où ce feu jette sa lueur,
Transie et tremblante de peur,
J'ai besoin d'un soutien, Aïeule.

Privée du secours précieux,
Si désolée d'être si seule,
Dois-je implorer les autres dieux?...

J'attends en vain que tu t'animes
Vesta, viens en aide à ma foi!
Pour que tu descendes des cimes.
J'ai dit des prières sublimes,

Baisse les veux sur mon émoi:
Un dieu noir surgi des abîmes
Bouleverse mes sens intimes,
Sa frénésie s'agite en moi,

Il me tourmente sur ma couche,
Son baiser déchire ma bouche,
Il attise mes seins ardents,

Et sous son étreinte farouche
Hérissée au doigt qui me touche
Mon cri expire entre mes dents!

Hâte ta clémence, ô Divine!
Ton secours ne m'est pas venu:
Sous d'impalpables mains félines,
Effleurant déjà ma poitrine

Je sens un péril inconnu,
Hâte ta clémence, ô Divine...
Ces caresses que je devine
Font se pâmer mon ventre nu,

Je défaille... Ha! quel est cet être,
Quel invisible me pénètre?
Mes veines charrient des glaçons:

Pourtant je brûle... Ah! je suis lasse...
Une Pâleur ronge ma face...
Ô Vénus, est-ce la rançon?...


CONNAISSANCE DU DÉSIR

To you kindly.

CONNAISSANCE DU DÉSIR

La fluidité de mes limbes
Se colore aux rayons d'un nimbe,
Et la teinte des fleurs du lin
Décerne au fantôme félin
De ce désir qui veut éclore
La séduction d'une aurore
Attentive aux portes du ciel.
Il se condense comme un miel.
Enfouie au velours de l'arbre,
La vasque blanche de ce marbre,
Vaporeux vaisseau marginal,
Reflète son corps virginal:
De toute mon âme hagarde,

De tous mes yeux, je le regarde;
Mon cœur palpite sous ses pas;
À peine de tendres lilas
Ont-ils dévoilé sa figure
Et je saigne d'une blessure...
L'émerveillement du péril
Que ce visage puéril
Distille de l'ove ambiguë
Convie mon âme à la ciguë;
Je crains un appel de ses yeux.

Mais l'inconnu prestigieux
Ne m'a pas tendu le calice;
Tel qu'une déesse propice,
Il sort du nuage léger.
Comme il grandit, cet étranger!
Pour quelle pressante aventure
A-t-il revêtu son armure?
Sur sa tête, d'un geste fier,
Il verrouille un casque de fer.

Désir, n'es-tu qu'une chimère?...

Sa magnificence éphémère
Ne trompe pas mon œil subtil:
Mais hélas! cela suffit-il?
Les promesses qu'il me murmure
Ont la chaleur d'une morsure
Et vont au delà des linceuls,
En moi qui me sentais si seul,
Par la vertu de leurs antiennes
Susciter des magiciennes
Que, seul, pouvait apprivoiser
L'espoir de ténébreux baisers...

Filles de mes sens, chambrières,
Quelles noueuses lisières
A-t-il fallu pour me lier?
Humble animal familier,
Gisant comme femme en gésine,
Vous m'accablez de la famine,
Et j'ai confondu par vos soins
Vos penchants avec mes besoins.

Dans notre domaine sensible,
Issu par des voies invisibles.
D'une accolade irrésistible,
Tu nous affames de plaisir,

Tu promets des peines terribles
Ou des joies qu'on ne peut saisir
Et tu nous presses de choisir:
Tu nous dévastes, ô Désir!

Mais pourquoi, soudain téméraire.
Tant j'ai le besoin de rêver,
Sans te demander de lever

L'impénétrable visière,
Suis-je prêt à courir la terre
Par les plus dangereux sentiers!

Est-il murmure à mon oreille
Plus doux que ceux de notre accord?
Tandis que je t'écoute encor
Tu me dévoiles des merveilles:

L'indécis Avenir sommeille.
Son éther illuminé d'or,
Flottant dans la sphère vermeille,
Offre l'amas de ses trésors

Au chœur des troubles Rêveries:
Chacune y prend ses pierreries
Du diamant noir au saphir;

Dans leur miroir pur de vestige
Le Futur tremble sur sa tige;
Il sait nos Destins, ô Désir!

L'incertain m'est une geôle,
Désir anxieux de mon sort,
Ravis à ses horizons d'or
Ce dormeur aimé des symboles.

Au sortilège de l'essor,
Le songe clos d'un vœu frivole
Banni de mes limbes, s'envole
Et tu le suis, conquistador!

Mais soucieux de ma requête,
Commençant par moi ta conquête,
Ton regard est si radieux

Qu'il illumine d'une flamme
Le doux abandon de mon âme
À ta bravoure, ô jeune dieu!

Le beau périple où tu m'entraînes,
Sinueux comme une toison,
Mène une chaîne qui m'enchaîne
Aux victimes de ton poison;

Nous reverrons leurs horizons,
Nous boirons aux mêmes fontaines,
Dans cette éternité lointaine
D'où tu fis surgir les Saisons...

Sinon toi, quel divin mystère
Du néant aspira la Terre,
Anima l'homme et le roseau?

Et ta forme fut la première
Où se révéla la lumière,
Quand l'Esprit flottait sur les eaux.

Jeune roi chargé de puissance,
Tendresse de l'insouciance,
Source vive de tout émoi,
Tes langueurs désarment les Lois.

La misérable expérience
Ne saurait pas vivre sans loi
Qui fais fleurir une espérance
Et nous séduis, ô jeune roi!

Du Plaisir la trouble harmonie
Et la savoureuse agonie
Forment ton objet ambigu;

Ah! nous éprouvons qu'il espère
D'être atteint... rit! et s'exaspère
Du poignard rêvé plus aigu!

Ô condottière impitoyable,
J'adore l'instant redoutable
Où tu t'élances pour bondir:
Ah! comme il frémit ce Plaisir
Il va, se hâtant, rectiligne,
Et toi, tu infléchis ta ligne,
Ton caprice oblique se tend;
Le courbe remous du sillage
Aspire à joindre son rivage,
Nos efforts se font plus ardents;
Sous cette étreinte indéfinie,

Mon âme s'extasie ravie,
Tu veux qu'il exhale sa vie
Et tu m'entraînes haletant,
Dans une course infatigable
Jusqu'à l'hallali délectable...

Tu m'as promis son foie sanglant.

À quels ardents pèlerinages
As-tu soumis notre courage!
Nous domptons nos frémissements,
Nous pénétrons aveuglément
Au puits où tu nous fais descendre...

Ha!...

Nous n'y trouvons qu'une cendre

Dont le goût soulève le cœur...

Tu nous as promis le Bonheur!

Tu n as servi que l'indigence
À notre espoir déconcerté.
Du Luxe et de la Pauvreté,
Ô fils, selon l'Antiquité,

Tu as berné notre innocence,
Ton père ne t'a rien laissé,
Que le besoin de l'abondance.
Nous t'avons suivi en silence,

Nous l'aurions fait jusqu'à la mort:
Tu es si beau, tu es si fort!
Déçus des longues patiences,

Vois comme nous sommes lassés:
Témoigne-nous de l'indulgence...
Fais-nous oublier ce passé!

Hélas! ta rancœur solitaire
Blesse même l'amour naissant;
Tu souilles une haleine amère,
Et si, parfois, plus caressant,

Tu veux embellir nos chimères,
Offrant divers à chaque amant
Les traits d'un visage troublant,
Tu changes l'amour en tourment...

Ainsi la pauvre âme varie
Dans les mortelles rêveries
Que tu lui suscites, Désir;

Belles Amours, Pensées profondes,
Ah! que d'ardentes vagabondes
S'épuisèrent à te saisir!...

Pourquoi Désir, Désir trompeur,
Pourquoi de ces vives couleurs
Revêtir l'infâme pâleur
Où dort la glace des mirages?

Pourquoi susciter le courage?
Pourquoi Désir, Désir trompeur,
Tuer la bienfaisante peur
Qui, par un battement de cœur,

Créant d'haletantes images,
Signale le danger happeur?
Libérés de ton esclavage,

Crois-tu Désir, Désir trompeur,
Que le dégoût de la torpeur
Nous résignerait à ta rage?

Tu nous reprends et tu nous laisses!
Tu sembles trouver une ivresse,
Loin d'atténuer les discords,
À faire, entre l'âme et le corps.

Une antinomie de caresses;
Dans les plus apaisants décors,
Tu te repais de nos détresses,
Tu nous reprends et tu nous laisses!

Tu joins avec malignité
L'instinct passager du mobile
À la soif de pérennité,

L'âme rebelle au corps docile,
Et ris des éternels serments
Toi qui nais éternellement!

Qui vaincra ton charme morbide?
Si mon âme comme un bolide,
S'échappait dans l'éther fusant,
Si, glissant soudain dans l espace,
Elle ne laissait comme trace
Qu'un souvenir d'éclair luisant,
Ha! le plus ardent des délires
Et le plus dévorant des cris
Nourri de larmes et de rires
Et de toi désormais dépris,
Quelle envolée dans nos cieux gris!

Comme une chose vagabonde
Frôler les terres et les mondes,
Se projeter vers I infini;
Être un volontaire banni,
Un fou violeur d'azur vierge,
Sauter les rives et les berges,
Ignorer limites et freins,
Bondir dans des sphères sans fins,
Troubler des rondes inconnues
Et les Pléiades toutes nues
Et les Soleils jamais lassés!

Moi!... glacé contre l'air glacé,
Faire jaillir des étincelles
De cet éther en mouvement,
Sous mes baisers! comme un amant...
Et, nous frottant au firmament,
Nous éparpiller en parcelles...

Ah! que deviendrais-tu, Désir?

Certain de pouvoir t'assouvir,
Ton pouvoir ne serait qu'un leurre
Puisque tu mourrais en naissant;
Et moi, je saurais, connaissant
Le bonheur que tu me procures,
Régler à mon gré l'aventure,
Et, pour accroître mon plaisir,
Dans cette ivresse que j'assume,
Mettre une goutte d'amertume
Comme d'un secret élixir.

Ah! que deviendrais-tu, Désir?

Hélas! tu saurais me saisir...
Que peut te faire mon vertige,
Ma chasse aux désirs renaissants?
Si je ne suis plus qu'un passant
Dont il ne reste pas vestige,
Empoisonnant mes souvenirs,
Tu m'inspireras le désir
D'interrompre ma parabole,
De voir ces mondes que je frôle
Sans espoir d'y jamais venir...

Hélas! je ne peux pas choisir!
Pour t'échapper, ô notre Maître
Puisque, parmi tous ces désirs,
Il n'en est pas qui puisse naître

Il ne me reste qu'à mourir...


CONNAISSANCE DE L'EXALTATION

À Adrienne Monnier.

CONNAISSANCE DE L'EXALTATION

Pour retrouver tes origines,
Et pour élucider tes fins,
Tu as tout consulté en vain:
Socrate, Pythagore et Pline,

Mais les témoignages humains
Depuis les métopes d'Egine,
Jusqu'aux caissons de la Sixtine
N'ont pas révélé leur dessein.

À ta réflexion chagrine,
Les vieux temples sur les collines
N'ont offert que des ballerines

Dansant au rythme des syrinx
Et la sagesse alexandrine
Evoque en souriant le sphinx!

Or un soir vide et sans pensée,
Toi-même à toi-même ravi,
Lasse de dispute insensée
Et des chemins longtemps suivis,

Ton âme captive et blessée,
Nostalgique des paradis,
Rêvait d'un merveilleux Persée...
Mais les demi-dieux de jadis

Sont retournés à la matière;
D'eux, n'espère plus la lumière,
Les flots lourds des spleens triomphants

Te noient de muettes cohortes,
Leurs nénuphars sur tes eaux mortes
Dorment un sommeil étouffant.

Ô proie des passions extrêmes,
Par quel sublime enchaînement
De l'effort et du tremblement,
Te recherchas-tu en toi-même?

Dans cette retraite suprême,
Tu connus le recueillement.
Tu méditas si longuement
Du soir ardent au matin blême,

Que tu pressentis le soleil:
Longeant les étangs du sommeil
Tu fis surgir des gouffres glauques

Le double obscur qui t'est pareil:
Vous eûtes d émouvants colloques!
Mais tu redoutes le Réveil.

Déjà, au fond de ta pensée,
Ton image ressuscitée,
Pâlissante, te dit adieu:
C'est qu'elle m'infuse sa vie,
Je suis autour de toi, ravie,
Et tu te retrouveras mieux
En moi, puisque tu m'as fait naître:
Je suis l'essence de ton être
Qui se condense sous tes yeux.

Soufflant la poudre de tes ailes
Par quoi s'assure ton contact
Avec les choses éternelles
Que ne peut atteindre ton tact,
Tu vas connaître la lumière,
Comme Adam de la nuit première,
Être réveillé par un Dieu!

Voue aux ténèbres de la fable
Les vieux regrets agonisants;
Voici des amis adorables,
De beaux désirs frais et luisants:

L'un d eux t'offrira les présents
Qui rendent les dieux favorables,
Écoute son vol impalpable;
Délicieux et bienfaisant,

De tes caprices qu'il devine
Ourdissant la trame divine,
Il fomente un enchantement

Afin que ton âme revienne...
Déjà elle tend ses antennes
Et s'éveille en s'émerveillant!

Et moi qui dois être ton guide,
Je tourne autour de ta maison;
Dégageons le logis sordide
Interdit à ma pâmoison

Et fécondons le sol aride;
C'est une demeure putride,
C'est l'asile de la raison;
Balayons ses exhalaisons,

Oublions ses calmes démences:
Un vent brûlant dans le silence
Souffle l'haleine du divin;

Frissonnante comme un devin,
Ton âme a soif de violence....
La solliciterai-je en vain?

Cette minute est éternelle,
Essuie ces pleurs diamantins:
Voici que dans le cœur contraint.
La volonté battant de l'aile

Rallume les foyers éteints
Où venaient se rejoindre en elle
La Providence et le Destin;
Cette minute est éternelle,

Sous l'étreinte des passions,
Ton âme s'accroît en courage
Cultive l'Exaltation

Car je vais t'amener au fond
Des ineffables Paysages
Où notre essence se confond.

Voici qu'en nappe progressive
Je te pénètre en t'émouvant,
Je suis un fluide mouvant,
Je te détache de tes rives,

Tu vas avec ravissement,
Indifférent au grondement
Des ondes qui se font plus vives
Et dont la densité croissant

Au creux de ton âme attentive
Jetant, des vagues successives
Le troupeau toujours plus pressant,

Vers des pays éblouissants
Veut t'entraîner à la dérive,
T'entraîner en te soulevant!

Mystérieuse jouissance!
Mes ardentes réflexions
Aux nouvelles tentations
Joignant de vieilles souvenances

Accroissent de leur résonance
L'ouragan des émotions...
Mais parfois surgit le Silence
D'où jaillit l'inspiration.

C'est le signe de Perséphone
Sur l'Exaltation aphone,
Bondis, car c'est l'instant divin;

D'amours et de douleurs mêlée
Vois: de ma torche échevelée,
Tu peux éclairer ton Destin!

Profite de cette minute
Puisque j'illumine le noir,
Ma flamme comme un ostensoir
Éperdument t'éclaire; scrute,

Sache regarder, sache voir:
Sous les vapeurs et les volutes
Qui veulent ternir le miroir,
Sous les apparences hirsutes,

Les vagues destins ont frémi...
Vois ce que ton cœur inutile
Glacé du silence ennemi,

Offre aux baisers de ces reptiles;
Vois... ce qu'un jour tu reverras,
Lorsque ton cœur s'arrêtera!

De notre aventure posthume
Des ondes sur le miroir plan
Qui s'éclaire de leur écume
T'offrent le visage navrant:

Exalte-toi dans l'amertume.
Fais une torche du bitume:
Usé du spleen qui vous consume
Vois, ton fantôme déchirant

Se meurt de tes propres discordes;
Cet unisson où je t'accorde
Ne saurait-il durer qu'un jour?

Tremblant d'une agonie si proche.
Il murmure un frêle reproche,
Et s'évanouit sans retour...


CONNAISSANCE DE L'ART

À Léon-Paul Fargue.

CONNAISSANCE DE L'ART

Je suis l'Arabesque sublime
Qu'admis au contact de l'intime,
Les plus grands parmi les humains,
En des périodes de transe,
Ont façonné de leur substance
Comme un ouvrage de leurs mains.

Mille destinées merveilleuses
Près de ma ligne prometteuse
Tourbillonnent comme un essaim

Consolant les humains fugaces
Qui les poursuivent dans l'espace
Et les emportent dans leur sein.

Tantôt la destinée commence,
Le peuple, éperdu d'innocence,
Marche, les veux levés au ciel,
Tantôt la destinée s'achève
Et le peuple épuisé de rêve
Se console auprès du réel.

Ainsi l'art qui est espérance,
Soucieux de cette cadence,
Va du réel à l'idéal,
Ce flux et ce reflux tragiques
Font l'alternative harmonique
Qui joint le mortel au vital.

Je t'attendais, ô Solitaire...
En échange de mon mystère,
Chargé des débris de ton cœur.
Tu viens m'offrir toute la terre,
Tes amours avec leurs misères
El tes joies avec leurs douleurs,

Tu palpites de mon haleine.
Ma courbe t'attire et t'entraîne.
Tu es l'éternel délaissé,
Tu voudrais prolonger mes rives
Et sur ma ligne fugitive
Lier l'avenir au passé.

Eh! bien, écoute ta hantise,
Car elle seule réalise
Ce qu'un calcul ne peut oser;

L'amour des volutes graciles
Incite aux méthodes subtiles
Mais il ne fait qu'analyser.

Si le sourire des Charites
Te manque, si ta main hésite,
Abandonne-nous en plein vol;
Rien ne m'attire vers mon terme,
Qu'importe qu'un cycle se ferme
Quand on plane au-dessus du sol!

Plus belle que toutes les Belles
Entre mes rives parallèles,
Torrent de vie canalisé,
Vois la passionnante frise
Qu'en songe chacun réalise
Mais que nul n'a réalisé!

De mes rives horizontales
L'une est une vie qui s'exhale
Et tend au repos éternel,
L'autre est la femme qui s'étale,
Qui veut la caresse brutale
Afin d'engendrer le réel.

Je vais de l'une à l'autre couche,
Et si mon allure te touche,
C'est que tu sens confusément
Que c'est l'image de ton être,
Que je ne meurs que pour renaître
Comme l'homme, éternellement.

Le cycle expire et recommence
Au point d'adorable tangence
Où ses rives l'ont embrassé:

Comme Antée la courbe maligne
Puise, au contact des rectilignes,
L'élan nouveau du nuance.

Cette résille d'intégrales
Fait fi des promesses verbales,
Seul le geste enfante l'essor.
Mais l'harmonie la plus savante
Roule une courbe enveloppante
De l'apogée jusqu'au point mort.

Je fais mon arme du silence
Où tout s'exprime et se balance
Mieux que par les meilleurs discours:
Tour à tour, ardente ou languide.
Je forme les pleins et les vides
Et le volume et son contour.

Le difficile est le passage...
Vois-tu par quel divin message,
Quel lien gracile et subtil,
La foule d'idées et d'images
Se fait entendre sans langage,
D'un bout à l'autre de mon fil?

Entre les groupes qui la tentent,
Vois: mon arabesque oscillante
Satisfaisant à ton plaisir.
Crée des attirances nouvelles:
Des formes immatérielles
Peuplent les vides de désirs.

Je recherche la vie tremblante,
Elle me fuit comme Atalante
Traçant un dangereux sentier:

Si je dévie de la spirale,
Je m'égare dans un dédale,
J'entends sonner un rire altier.

Cette proie je te la destine,
C'est la nourriture divine,
Mélange de terre et de ciel,
Ma recherche te passionne!
Ton esprit serpente et tâtonne:
«Est-ce idéal, est-ce réel?»

Ta méditation épuise
Le suc de ces transes exquises;
Tandis que le recueillement
Te fait goûter toute ma grâce,
L'instant voluptueux s'efface
Et te dévore tendrement.

Ah! donne-toi, beau Solitaire,
Vois: j'ai la douceur d'une mère
Et la tendresse des amants;
Mon trait dessinera tes veines,
Si tu dis tes joies et tes peines,
Si tu les traces de ton sang...

Vois: tu as prolongé ma ligne...
Tu fus vraiment marqué du signe!
Ton cœur a longuement erré:
J'ai pris le meilleur de toi-même,
Je te rejette, vide et blème....

Que t'importe, tu as créé!....

FIN


TABLE

Avant-propos de Paul Valéry
Connaissance de la volupté
La déesse
La concubine
La vierge
L'épouse
La vestale
Connaissance du désir
Connaissance de l'exaltation
Connaissance de l'art