The Project Gutenberg eBook of Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 7/8)

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Title: Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 7/8)

Author: J. B. de Saint-Victor

Release date: September 25, 2019 [eBook #60355]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TABLEAU HISTORIQUE ET PITTORESQUE DE PARIS DEPUIS LES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS (VOLUME 7/8) ***

TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.

IMPRIMERIE ET FONDERIE DE J. PINARD,
RUE D'ANJOU-DAUPHINE, No 8.

TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS,
DEPUIS LES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS.

Dédié au Roi
Par J. B. de Saint-Victor.

Seconde Édition,
REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE.

TOME QUATRIÈME.—PREMIÈRE PARTIE.

Miratur molem..... Magalia quondam.
Æneid., lib. I.

PARIS,
LIBRAIRIE DE CARIÉ DE LA CHARIE,
RUE DE L'ÉCOLE-DE-MÉDECINE, No 4, AU PREMIER.

M DCCC XXVII.

(p. 1) TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.

QUARTIER DU LUXEMBOURG.

Ce quartier est borné, à l'orient, par la rue du Faubourg-Saint-Jacques exclusivement; au septentrion, par les rues des Fossés-Saint-Michel ou Saint-Hyacinthe, des Francs-Bourgeois et des Fossés-Saint-Germain-des-Prés inclusivement; à l'occident, par les rues de Bussy, du Four et de Sèvre inclusivement; et au midi, par les extrémités des faubourgs et les barrières qui les terminent, depuis la rue de Sèvre jusqu'au faubourg Saint-Jacques.

On y comptoit, en 1789, soixante-deux rues, quatre culs-de-sac, une église paroissiale, trois séminaires et quatre communautés d'hommes, un collége, trois abbayes, six couvents et six communautés de filles, dix hôpitaux, un palais, etc.

PARIS SOUS LOUIS XIV.

Le règne de Louis XIV est, pour un grand nombre, la plus belle époque de nos annales; et, il le faut avouer, ce règne a jeté un éclat qui peut imposer. Il fut glorieux par les armes, et jusque dans les revers qui suivirent tant de victoires, il montra dans la France des ressources que n'avoient pas ses ennemis, forcés, même alors qu'ils se réunissoient pour l'accabler, de reconnoître (p. 2) en elle un ascendant auquel ils auroient voulu se soustraire, et qu'ils essayèrent vainement de détruire. Sous ce règne commencèrent à se perfectionner toutes les industries qui développent et régularisent cette partie matérielle de l'ordre social, à laquelle on a donné si improprement le nom de civilisation; mais sa plus grande gloire fut d'avoir vu fleurir autour de lui, simultanément et dans tous les genres de littérature, les plus beaux génies qui aient illustré les temps modernes. Telle est cette gloire qu'elle éblouit les yeux du vulgaire (et, sous beaucoup de rapports, le vulgaire abonde dans tous les rangs), et couvrant de ses rayons tout ce qui l'environne, les empêche de pénétrer plus avant et de découvrir, sous cette enveloppe brillante, la plaie profonde et toujours croissante de la société. Quant à nous à qui la révolution a appris ce que valent les lettres et les sciences humaines pour la durée et la prospérité des empires, nous ne nous arrêterons point à ces superficies; et, aidés de cette lumière que les ténèbres de notre âge ont rendue encore plus vive, plus pénétrante, pour ceux qui la cherchent «dans la simplicité du cœur et dans sa sincérité[1],» nous oserons juger à la fois et le grand siècle, ainsi qu'on l'appelle, et le grand roi qui y a présidé.

(p. 3) L'œuvre que Richelieu avoit commencée venoit d'être achevée par Mazarin, et dans la politique extérieure de la France et dans son gouvernement intérieur. À ces deux ministres avoit été réservée la gloire funeste de réduire en corps de doctrine les maximes machiavéliques qui, depuis plusieurs siècles et sans qu'elle osât se l'avouer à elle-même, étoient le code politique de l'Europe chrétienne; et ce code, amené à ce degré de perfection, le congrès de Munster l'avoit sanctionné. Là il avoit été solennellement déclaré que les intérêts de la terre étoient entièrement étrangers à ceux du ciel; qu'en fait de religion, tout ce qui étoit à la convenance des princes et des rois étoit vrai, juste et bon; qu'ils étoient par conséquent tout à fait indépendants de la loi de Dieu, c'est-à-dire de toute conscience et de toute équité. À la place de l'équilibre qui naissoit naturellement de la crainte ou de l'observance de cette loi suprême, on avoit établi un prétendu équilibre de population et de territoire, chef-d'œuvre de cette sagesse purement humaine; et par suite de ces nouveaux principes, les souverains, s'observant d'un œil inquiet et jaloux, avoient les uns pour les autres, politiquement parlant, l'estime et la confiance que se portent entre elles ces autres espèces de puissances qui exploitent les grands chemins.

Ils en eurent aussi bientôt les procédés; et la (p. 4) France, qui avoit eu la plus grande part à cette paix impie et scandaleuse, en donna le premier exemple. On sait que l'Espagne avoit protesté contre le traité de Westphalie, non qu'elle en détestât les maximes, mais uniquement parce qu'elle ne vouloit pas accéder à la cession de l'Alsace, qui étoit une des principales clauses de ce traité; et qu'en conséquence de cette protestation, la guerre avoit continué entre les deux puissances. Or il n'y avoit alors qu'un seul souverain dont l'alliance pût être utile à l'une comme à l'autre, et faire pencher la balance du côté où il lui plairoit de se ranger, et ce souverain étoit Cromwell. Aussitôt l'assassin d'un roi, l'usurpateur d'un trône, l'ennemi fanatique du catholicisme, devint un personnage considérable pour les deux plus grands monarques de la chrétienté; ils le recherchèrent, ils le courtisèrent, les flatteries même ne lui furent point épargnées. Ils le rendirent en quelque sorte l'arbitre de leurs destinées, lui donnant à choisir entre la ville de Calais et celle de Dunkerque, dont ils s'offroient à l'envi de l'aider à faire la conquête; enfin, par un événement que la France considéra comme heureux pour elle, l'île de la Jamaïque, qui appartenoit à l'Espagne, s'étant trouvée à la convenance de Cromwell, celui-ci s'en empara brusquement, et deux traités furent signés, l'un à Westminster, en 1655, (p. 5) l'autre à Paris, en 1657, par lesquels Louis XIV, traitant d'égal à égal avec un régicide, et lui donnant même le nom de frère dans ses lettres[2], prit l'engagement de chasser de France ses cousins-germains, Charles II, roi légitime d'Angleterre, et le duc d'York, son frère[3]. Ensuite les troupes du roi et celles du protecteur durent se réunir pour attaquer de concert les Espagnols dans les Pays-Bas, et s'y emparer de plusieurs villes, qui devoient être le prix de cette alliance, et devenir la propriété de l'Angleterre. Ce plan fut exécuté: Turenne triompha à la bataille des Dunes des Espagnols et du grand Condé, pour remettre aux Anglois Dunkerque et Mardyck, qui tombèrent après cette (p. 6) victoire décisive, et la paix entre les deux puissances suivit de près ce grand événement. Le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse, qui devoit produire tant d'autres guerres si longues et tour à tour si brillantes et si désastreuses, fut le gage de cette paix fallacieuse et d'un traité qui, établissant d'une manière décisive la supériorité de la France sur l'Espagne, accrut encore la considération politique dont cette puissance jouissoit déjà en Europe. Ainsi la maison d'Autriche, déjà affoiblie en Allemagne par la paix de Munster, reçut un nouvel échec en Espagne par la paix des Pyrénées. Le cardinal-ministre mourut au milieu de cet éclat que répandoient sur lui tant d'obstacles surmontés, tant de si grands projets accomplis; et tel étoit le pouvoir absolu dont il jouissoit, et que le roi lui-même n'eût osé lui disputer, qu'il n'est point exagéré de dire que Louis XIV succéda à Mazarin, comme celui-ci avoit succédé à Richelieu.

Ces deux hommes, par des moyens différents, avoient amené le pouvoir au point où il étoit alors parvenu en France, ne cessant d'abattre autour d'eux tout ce qui pouvoit lui porter ombrage ou lui opposer la moindre résistance. On a pu voir où en étoient réduits les chefs de la noblesse et ce qu'étoit devenue leur influence, dans cette guerre de la Fronde, non moins pernicieuse (p. 7) au fond que toutes les guerres intestines qui l'avoient précédée, et qui n'eut quelquefois un aspect ridicule que parce que ces grands, devenus impuissants sans cesser d'être mutins, furent obligés de se réfugier derrière des gens de robe et leur cortége populacier, pour essayer, au moyen de ces étranges auxiliaires, de ressaisir par des mutineries nouvelles leur ancienne influence. N'y ayant point réussi, il est évident qu'ils devoient, par l'effet même d'une semblable tentative, descendre plus bas qu'ils n'avoient jamais été, et c'est ce qui arriva. On verra que, dès ce moment, la noblesse cessa d'être un corps politique dans l'État, et, sous ce rapport, tomba pour ne se plus relever. Quant au parlement, ce digne représentant du peuple et particulièrement de la populace de Paris, il ne fut politiquement ni plus ni moins que ce qu'il avoit été; c'est-à-dire qu'après s'être montré insolent et rebelle à l'égard du pouvoir, dès que celui-ci avoit donné quelques signes de foiblesse, le voyant redevenu fort il étoit redevenu lui-même souple et docile devant lui, et toutefois sans rien perdre de son esprit, sans rien changer de ses maximes, et recélant au contraire dans son sein des ferments nouveaux de révolte encore plus dangereux que par le passé. Telle se montroit alors l'opposition populaire, abattue plutôt qu'anéantie. Il en étoit de même des religionnaires (p. 8) dont on n'entend plus parler comme opposition armée, depuis les derniers coups que leur avoit portés Richelieu, mais qui n'en continuoient pas moins de miner sourdement, par leurs doctrines corruptrices et séditieuses, ce même pouvoir qu'il ne leur étoit plus possible d'attaquer à force ouverte. Les choses en étoient à ce point en France, lorsque Louis XIV parut après ces deux maîtres de l'État, héritier de toute leur puissance, et en mesure de l'accroître encore en vigueur, en sûreté et en solidité, de tout ce qu'y ajoutoient naturellement les droits de sa naissance et l'éclat de la majesté royale.

(1661 à 1667) L'éducation du nouveau roi avoit été fort négligée; et se souciant fort peu de ce qui pourroit en advenir après lui, Mazarin n'avoit visiblement voulu en faire qu'un prince ignorant, inappliqué, indolent, et qui, uniquement occupé de ses plaisirs, ne pensât point à le troubler dans la conduite des affaires. L'énergie de son caractère triompha des perfides calculs de son ministre: à peine celui-ci eut-il fermé les yeux, que Louis XIV, au grand étonnement de tout ce qui l'environnoit, parla en maître, et montra qu'il possédoit la première qualité d'un roi, qui est de savoir commander et se faire obéir. On le vit, dès ces premiers moments, embrasser, dans ses pensées, toutes les parties de l'administration, montrant la (p. 9) ferme résolution de ne confier à personne son autorité, et de n'avoir dans ses ministres que des exécuteurs de ses volontés.

Deux choses l'occupèrent d'abord par dessus toutes les autres, les finances et l'armée. L'armée étoit brave, mais mal disciplinée; le désordre des finances, que Mazarin n'avoit pas eu intérêt de réprimer, étoit à son comble: de sages réglements rétablirent parmi les troupes l'ancienne discipline, et par des réformes habilement concertées, le roi se rendit maître absolu de tous les emplois militaires[4]. En même temps il tiroit Colbert de l'obscurité où il étoit resté jusqu'alors, pour en faire son guide dans le dédale ténébreux de l'administration financière; et ce fut pour n'avoir pu se persuader qu'un prince, jusqu'alors uniquement livré aux frivolités, mettroit cette persévérance à s'enfoncer dans d'aussi arides travaux, que le surintendant Fouquet, qui pouvoit encore conjurer l'orage que ses dilapidations avoient amassé sur sa tête, le laissa (p. 10) grossir jusqu'au point d'éclater, et se perdit sans retour.

Dès ces commencements, se manifestèrent les principes d'après lesquels Louis XIV avoit résolu de régner, principes qu'il est d'autant plus important de faire connoître, qu'il ne s'en écarta pas un seul instant pendant la durée d'un si long règne, et qu'ils aideront à faire mieux comprendre encore ce qui a précédé ce règne, à entrevoir déjà ce qu'il devoit être, et ce qui l'a suivi.

Ce monarque avoit donc commencé par faire ce que font tous les princes qui veulent être maîtres absolus: il s'étoit emparé de son armée et avoit rétabli l'ordre dans ses finances. Dès lors ne rencontrant plus d'obstacle à ses volontés, il ne s'agissoit plus pour lui que de trouver un moyen de mettre à l'abri de toutes vicissitudes cette situation qu'il s'étoit créée, et qu'il jugeoit la seule digne d'un roi de France. Les traditions de sa famille et l'exemple des deux ministres, qui venoient de se succéder avec tant d'éclat et de bonheur, étoient trop près de lui pour pouvoir être oubliés; et les seules leçons de gouvernement que Mazarin lui eût jamais données[5] ajoutoient (p. 11) encore aux impressions qu'il en avoit reçues. Achever d'abattre la noblesse en lui ôtant tout caractère et toute action politique, en réduisant à la nullité la plus absolue et les grands du royaume et les princes de son sang qui en étoient les chefs naturels, telle fut la maxime fondamentale de son gouvernement; et la réduisant en système, il y persévéra jusqu'à la fin avec une suite et une opiniâtreté qui prouvent plus de force de volonté que d'étendue d'esprit: car enfin, et la suite le fera voir, ce système, poussé ainsi outre mesure, avoit de graves inconvénients. Tout ce qui pouvoit figurer à la cour y fut donc appelé pour y être nivelé, et confondu, sauf quelques frivoles distinctions de préséance, dans la foule des courtisans et des adorateurs du prince; les gouverneurs de province eux-mêmes, choisis ordinairement dans la plus haute noblesse, n'eurent plus le choix d'habiter leurs gouvernements où ils auroient inquiété[6]; ils ne tardèrent point (p. 12) à reconnoître que c'eût été déplaire au maître que de ne pas considérer cette cour si brillante comme le seul séjour qu'ils pussent habiter; et bientôt elle eut pour eux des séductions qui les y attachèrent sans retour. En même temps que Louis XIV traînoit ainsi à sa suite toute cette noblesse dont il avoit su dorer les chaînes et énerver le caractère, il affectoit de ne prendre ses ministres que dans des rangs inférieurs, et presque toujours dans la poussière de ses bureaux; et c'étoit là sans doute ce que son système despotique présentoit de plus adroitement et de plus profondément conçu. En élevant ainsi des hommes nouveaux au dessus de ce qu'il y avoit de plus grand, (p. 13) cette ancienne aristocratie, qu'il vouloit achever d'asservir, n'en étoit que plus abaissée; et cependant ces instruments vulgaires de sa puissance absolue, et à qui son intention étoit de la communiquer dans toute sa plénitude, ne pouvoient lui causer aucun ombrage, parce que, n'ayant rien en eux-mêmes de solide et qui pût leur laisser la moindre consistance après qu'il les auroit abattus, ils retomboient par leur propre poids, et dès qu'il lui plaisoit de les abattre, dans toute la profondeur de leur néant. Il en résultoit encore que cette situation, tout à la fois si brillante et si périlleuse, dans laquelle ils se trouvoient si brusquement transportés, le rendoit plus assuré de leur aveugle et entier dévouement. Tels furent en effet les ministres de Louis XIV, qui le trompèrent sans doute quand ils eurent intérêt à le tromper, et quelques-uns d'eux, autant qu'ils le voulurent, mais plus servilement qu'on ne l'avoit fait avant eux, et sans que jamais leurs manœuvres secrètes portassent la moindre atteinte à ce pouvoir sans bornes dont il étoit si jaloux, et dont, pour leur propre intérêt, ils n'étoient pas moins jaloux que lui. Les choisissant donc constamment dans la plus parfaite roture, pour nous servir de l'expression du duc de Saint-Simon, il se plut à les porter d'abord au faîte des grandeurs, et mit tout au dessous d'eux, jusqu'aux princes de son sang.

(p. 14) En ce genre, et d'après son système, ses premiers choix peuvent être considérés comme heureux: Colbert et Louvois furent de grands ministres[7], si ce nom peut être donné à d'habiles administrateurs, à des hommes actifs, vigilants, rompus à tous les détails du service dont ils avoient acquis une longue expérience dans des emplois subalternes, capables en même temps d'en saisir l'ensemble avec une grande perspicacité, et d'y apporter de nouveaux perfectionnements. Mais si, pour mériter une si haute renommée, ce n'est point assez de se courber vers ces soins matériels, et qu'il faille comprendre que les sociétés se composent d'hommes et non de choses, que leur véritable prospérité est dans l'ordre que l'on sait établir au milieu des intelligences; enfin, si gouverner est autre chose qu'administrer, nous ne craignons pas de le dire, jamais ministres ne se montrèrent plus étrangers que ces deux personnages, si étrangement célèbres, à la science du gouvernement; et les jugeant par des faits irrécusables, il nous sera facile de prouver que tous les deux furent funestes à la France, et lui firent un mal qui n'a point été réparé.

(p. 15) Colbert avoit paru le premier: c'est à lui, et nous l'avons déjà dit, que Louis XIV dut ce rétablissement des finances qui le rendit, en peu d'années, maître si tranquille et si absolu de son royaume; mais il n'est pas inutile d'observer, pour réduire à sa juste valeur ce qui, au premier coup d'œil, pourroit sembler un effort de génie, que cette restauration financière ne fut opérée que par un odieux abus de ce pouvoir qui déjà ne vouloit plus reconnoître de bornes, et qu'une banqueroute fut le moyen expéditif que le contrôleur-général imagina pour arriver au but qu'il vouloit atteindre. Elle fut opérée tout à la fois et sur les engagements de la cour, connus sous le nom de billets d'épargne[8], et sur les (p. 16) rentes de l'hôtel-de-ville, par des manœuvres qui ne peuvent étonner de la part d'un homme dont la conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses, de fourberies et de cruautés[9], mais qui étoient assurément fort indignes de la probité d'un grand roi. Enfin, ce qui eût été difficile pour qui auroit voulu avant tout être juste se fit très facilement par l'injustice et par la violence. Ce fut en même temps une occasion d'apprendre au parlement ce qu'il alloit être sous la nouvelle administration: le roi se rendit au palais, portant lui-même ses édits; et sans laisser aux chambres le temps de les examiner, ordonna qu'à l'instant même ils fussent enregistrés, leur déclarant qu'à l'avenir il prétendoit qu'il en fût ainsi de tout ce qu'il lui plairoit d'envoyer à son parlement, sauf à écouter ensuite ses remontrances, s'il y avoit lieu.

(p. 17) Ainsi, tout étant abattu aux pieds de Louis XIV, on conçoit ce qu'il étoit possible de faire au milieu d'un vaste empire, si puissant par sa population, si riche par son territoire, et où, pour la première fois depuis l'origine de la monarchie, il n'y avoit plus qu'une seule action et une seule volonté. Aussi ce qu'opéra ce même Colbert dans l'espace de quelques années, en déployant sans obstacle ce qu'il avoit d'habileté et de vigilance, passa-t-il ce que l'imagination auroit osé concevoir, et à un tel point, que l'admiration et la faveur publique succédèrent à cette haine qu'il avoit d'abord justement méritée. La France n'avoit plus de marine: il en créa une comme par enchantement, et bientôt les flottes du roi couvrirent l'Océan d'où elles avoient depuis long-temps disparu; sous leur protection, le commerce extérieur, presque anéanti, se ranima, et des compagnies de négociants, instituées et favorisées par le ministre, lui donnèrent les accroissements les plus rapides, et le firent fleurir à l'Orient et à l'Occident. Alors fut commencée l'entreprise hardie d'un canal qui devoit joindre les deux mers[10]; des manufactures s'organisèrent de toutes parts dans l'intérieur, et ne tardèrent point à rendre l'étranger tributaire de nos arts industriels; les sciences et les beaux (p. 18) arts obtinrent des établissements durables et de magnifiques encouragements; l'Observatoire fut bâti; on commença la façade du Louvre; auprès de l'Académie françoise s'élevèrent et l'Académie des sciences et celle de peinture et de sculpture; et les libéralités du roi se répandant avec profusion sur les beaux génies dont les chefs-d'œuvre illustroient alors la France, et sur un grand nombres d'autres savants et gens de lettres, dont il vouloit récompenser les travaux et les efforts, alloient chercher, jusqu'au milieu des nations étrangères, le mérite souvent oublié dans son propre pays. En même temps il réprimoit par des édits rigoureux la fureur des duels; se montroit vigilant et sévère envers les protestants qui sembloient impatients du joug, en les renfermant du moins dans les bornes de l'édit de Nantes, que le malheur des temps avoit forcé de leur accorder; des magistrats travaillant, sous ses ordres, à la réformation des lois, recueilloient en un seul corps les ordonnances publiées à cet effet, en divers temps, par les rois de France; et sa politique, d'accord avec la justice, achevoit de détruire, dans les provinces, la tyrannie des seigneurs, souvent intolérable à l'égard de leurs vassaux[11]. Cependant Louvois, qu'il avoit placé (p. 19) à la tête du département de la guerre, et qui étoit doué d'un génie tout-à-fait propre à ce genre de travail, achevoit ce que le roi avoit commencé; et complétant, sous tous les rapports, l'organisation des armées, rendoit formidable au dehors cette France, que son rival avoit faite si prospère au dedans. Tous ces miracles s'opéroient au milieu des fêtes et des divertissements d'une cour la plus polie, la plus galante, et en même temps la plus majestueuse qui eût jamais été; et l'on peut dire que Louis XIV s'élevant encore au dessus de tout cet éclat qui l'environnoit, par mille dons extérieurs dont la nature s'étoit plu à l'orner, sembloit quelque chose de plus qu'un homme à ses peuples éblouis et enivrés.

Et pour son malheur et celui de ses peuples, il partagea lui-même cet enivrement. Jamais prince ne s'étoit vu entouré de plus de flatteries et de séductions: ce n'étoient pas des hommages qu'on lui rendoit, c'étoit un culte; et parmi les (p. 20) flatteurs et les adorateurs de ce dieu mortel, il n'en étoit point de plus dangereux pour lui que ces mêmes ministres, qui eurent bientôt reconnu combien il leur seroit facile d'en faire leur dupe. Ombrageux comme il l'étoit sur le pouvoir, et s'étant fait une loi d'en fermer tous les abords et de n'écouter qu'eux, il leur suffit de se prêter à son goût pour les détails du service, qu'il croyoit une des conditions essentielles de l'art de régner, et de l'en accabler au delà de ses forces, pour lui persuader, alors qu'ils lui faisoient faire ce qu'ils vouloient, qu'ils n'étoient que de simples exécuteurs de ses volontés[12]. Il leur fut plus facile encore de lui faire croire (p. 21) que ce pouvoir sans bornes qu'il exerçoit, et cette obéissance servile qu'il exigeoit de tous, et depuis le premier jusqu'au dernier, et au devant de laquelle tous sembloient courir, étoient en effet le seul principe de ce mouvement prodigieux qui s'opéroit autour de lui, de l'ordre, de la paix, de la prospérité dont jouissoit la France à l'intérieur, de l'étonnement mêlé d'une sorte de crainte qu'elle inspiroit aux étrangers. Il arriva donc que le monarque le plus absolu de l'Europe en devint aussi le plus orgueilleux. Son ambassadeur à Londres avoit été insulté par celui d'Espagne, à l'occasion du droit de préséance: il exigea, avec trop de hauteur peut-être et avec un sentiment trop vif de sa supériorité, une satisfaction proportionnée à l'offense[13]; toutefois on doit dire qu'il étoit en droit de l'exiger, même en lui reprochant d'avoir usé trop rigoureusement de son droit; mais sa conduite avec le pape, dans l'affaire du duc de Créqui, qui pourroit (p. 22) l'excuser? En fut-il jamais de plus dure, de plus injuste, de plus cruelle même, et d'un plus dangereux exemple? Quel triomphe pour le roi de France de se montrer plus puissant que le pape, comme prince temporel, et sous ce rapport, de ne mettre aucune différence entre lui et le dey d'Alger ou la république de Hollande; de refuser toutes les satisfactions convenables à sa dignité, que celui-ci s'empressoit de lui offrir à l'occasion d'un malheureux événement que les hauteurs de son ambassadeur avoient provoqué, et dont il lui avoit plu de faire une insulte[14]; de violer en lui tous les droits de la souveraineté en le citant devant une de ses cours de justice et en séquestrant une de ses provinces; de le forcer, par un tel abus de la force, à s'humilier devant lui par une ambassade extraordinaire[15], dont l'effet immanquable étoit d'affoiblir, au (p. 23) profit de son orgueil, la vénération que ses peuples devoient au père commun des fidèles, et dont son devoir à lui-même étoit de leur donner le premier exemple? Il le remporta ce déplorable triomphe; il lui étoit aisé de le remporter: et dès lors on put reconnoître que Louis XIV, prince assurément très catholique, et qui se montra jusqu'à la fin invariablement attaché à ses croyances religieuses, n'entendoit pas autrement la religion et les vrais rapports des princes chrétiens avec le chef de l'Église, que ne l'avoient fait ses prédécesseurs; et par cela même qu'il avoit su se faire plus puissant qu'aucun d'eux, poussoit peut-être plus loin encore ce système d'indépendance envers l'autorité spirituelle, dont il sembloit décidé que pas un seul des rois de France n'apercevroit jusqu'à la fin les funestes conséquences. Au milieu de ces tristes démêlés, commençoient déjà le scandale de ses amours adultères et tous les désordres de sa vie privée, qui pouvoient mettre en doute aux yeux de ses peuples la sincérité de sa foi, et ajouter encore au fâcheux effet des violences exercées contre le (p. 24) souverain pontife, et des humiliations dont le fils aîné de l'Église s'étoit plu à l'abreuver.

Au moment où ces choses se passoient, une hérésie, de toutes la plus perfide et la plus dangereuse, parce qu'elle est la seule qui cache l'esprit de révolte sous une apparence hypocrite de soumission, la seule qui, sachant faire des humbles sans exiger le sacrifice de l'orgueil, séduise et tranquillise les consciences que des erreurs plus tranchantes et une rébellion ouverte auroient pu effrayer, le jansénisme enfin, puisqu'il faut l'appeler par son nom, poursuivoit sourdement le cours de ses manœuvres séditieuses. Né de l'hérésie de Calvin, et établi, de même que le système de cet hérésiarque, sur un fatalisme atroce et désespérant, il avoit pénétré en France au temps de la guerre de la fronde; et ce caractère nouveau qu'il présentoit de révolte et d'hypocrisie, devoit lui faire, plus que partout ailleurs, des partisans dans un pays où, sur ce qui concernoit le gouvernement ecclésiastique, on s'épuisoit depuis long-temps en efforts et en inventions pour résoudre le problème, assez difficile sans doute, de concilier l'obéissance que l'on devoit au pape avec le mépris de son autorité. Les jansénistes apportoient, pour vaincre cette difficulté, le secours d'une foule de raisonnements sophistiques plus subtils qu'aucun de ceux que l'on avoit jusqu'alors (p. 25) employés, et une érudition à la fois catholique et protestante qui mettoit à l'aise les factieux, non seulement contre le pape, mais encore vis-à-vis de toute autre autorité. Ils eurent donc bientôt de nombreux partisans, surtout dans le parlement, où ce fut un vrai soulagement pour un grand nombre, de pouvoir combattre ce qu'ils appeloient la cour de Rome en toute sûreté de conscience. Mais ils attaquèrent en même temps la cour de France: car c'étoit ce parti des jansénistes parlementaires qui se rallioit au cardinal de Retz, et c'étoient encore les curés jansénistes de Paris qui lui avoient procuré l'influence qu'il exerça si long-temps sur la populace de Paris. Ce fut là ce qui rendit ces sectaires odieux et suspects au gouvernement; et cette aversion qu'ils avoient inspirée sous la régence, Louis XIV la conserva contre eux par cet instinct de royauté qui ne l'abandonna jamais, et surtout dans ce qui le touchoit particulièrement. Il poursuivit donc de nouveau le jansénisme, déjà démasqué et condamné à Rome comme en France, dès le moment de son apparition; et réconcilié avec le pape, ce monarque appela à son secours, et pour raffermir sa propre autorité, le souverain qu'il venoit d'outrager et dans son caractère et dans son autorité. C'étoit se montrer inconséquent; mais la suite fera voir en ce genre bien d'autres inconséquences. Quoi qu'il en soit, les (p. 26) nouveaux sectaires, malgré leurs distinctions, très ingénieuses sans doute, du droit et du fait[16], se virent poussés dans leurs derniers retranchements, et réduits, par le concours des deux puissances, à signer un formulaire par lequel il leur fallut reconnoître que les cinq propositions étoient non seulement hérétiques, mais extraites formellement du livre de Jansénius, et condamnables dans le sens propre de l'auteur. Abattus pour le moment, mais non soumis, nous les verrons bientôt reparoître plus opiniâtres que jamais, et grâce aux inconséquences fatales du prince qui les poursuivoit, plus forts qu'ils n'avoient jamais été.

Cependant Colbert continuoit ce qu'il avoit commencé: commerce, agriculture, marine, finances, tout en France devenoit de jour en jour plus prospère, plus florissant; et l'heureux et habile ministre étoit en quelque sorte associé à la gloire du monarque sous les auspices duquel (p. 27) il opéroit cette grande restauration de la France industrielle. Louvois en étoit jaloux, et pour contrebalancer les succès pacifiques de son rival, il épioit une occasion d'engager le roi dans quelque guerre où il pût faire briller à son tour ce qu'il avoit d'habileté.

Ce n'étoit pas une entreprise fort difficile avec un prince tel que Louis XIV: déjà il avoit fait preuve d'une grande susceptibilité sur ce qu'il croyoit toucher à l'honneur de sa couronne; l'empressement avec lequel il venoit d'accepter la donation injuste et bizarre que le duc de Lorraine, Charles IV, avoit imaginé de lui faire de ses États, au préjudice des droits légitimes de sa famille[17], le montroit assez disposé à saisir toute occasion qui se pourroit présenter d'accroître le nombre (p. 28) de ses provinces. En donnant des secours au Portugal contre l'Espagne, malgré les conditions expresses de la paix des Pyrénées[18], il avoit donné lieu de croire que, lorsque la raison d'état seroit mise en avant, on le trouveroit peu scrupuleux sur la foi que l'on doit aux traités. Enfin, tandis que ses flottes purgeoient les côtes de la Méditerranée des corsaires de Tunis et d'Alger dont elles étoient infestées, un petit corps de troupes auxiliaires, qu'il avoit envoyé à l'empereur, se signaloit dans la guerre que ce monarque soutenoit contre les Turcs, et décidoit par sa valeur du succès de cette guerre périlleuse et de la paix qui la suivit. Au sein de cette prospérité qui sembloit plus qu'humaine, il ne falloit donc qu'une occasion pour donner l'essor à l'ambition et à l'humeur belliqueuse d'un jeune prince qui, de quelque côté qu'il portât les regards, (p. 29) ne voyoit rien qui pût lui être comparé[19].

La mort du roi d'Espagne en offrit une que Louvois ne laissa point échapper. Il avoit su persuader au roi que, malgré les renonciations qu'avoit faites l'infante Marie-Thérèse, au moment où elle étoit devenue reine de France, à la succession du roi son père, elle avoit conservé, en vertu des coutumes particulières du Brabant, un droit sur la Franche-Comté et sur une grande partie des Pays-Bas, que ces renonciations n'avoient pu ni détruire ni infirmer[20]. Louis avoit déjà fait valoir près de Philippe IV (p. 30) ce droit, que le monarque déjà mourant n'avoit pas voulu reconnoître; après sa mort, le cabinet espagnol y parut encore moins disposé, et ainsi commença la guerre de Flandres, source de toutes celles dont ce règne si long fut à la fois illustré et désolé.

Si l'on examine l'état de l'Europe au moment où éclata cette guerre si féconde en résultats, on voit que tout commence à s'y compliquer, grâce à cette politique d'intérêts qui étoit devenue la seule conscience de l'antique chrétienté. Tandis que le Portugal, secrètement aidé par la France, défendoit son indépendance contre l'Espagne, des rivalités de commerce avoient fait naître une guerre acharnée entre les Anglois et les Hollandois; et Charles II, qui venoit de remonter sur le trône sanglant et ébranlé de son père, se rendoit agréable à sa nation en poussant cette guerre avec beaucoup de vigueur et de succès: car, en même temps qu'il leur livroit sur mer des batailles sinon décisives, du moins humiliantes pour eux, il leur suscitoit sur terre, dans le fougueux évêque de Munster, un ennemi formidable, et auquel ils étoient par eux-mêmes dans l'impuissance de résister. Attentif à ces mouvements, Louis XIV, que les Hollandois appeloient à leur secours en vertu des alliances qu'il avoit formées avec eux, se trouva bientôt dans l'alternative embarrassante ou de se brouiller (p. 31) avec le roi d'Angleterre, dont l'amitié étoit à ménager, ou de s'aliéner ces républicains qu'il lui importoit de ne pas avoir contre lui, lorsque le moment seroit venu de faire valoir ses prétentions héréditaires sur les Pays-Bas. Il essaya d'abord le rôle de médiateur entre les puissances belligérantes, rôle qui lui réussit si peu que les Anglois lui déclarèrent la guerre à lui-même, et continuèrent en même temps de la faire à ses alliés. Les choses en étoient là, lorsque, sur les derniers refus que fit le cabinet espagnol de lui céder les provinces qu'il réclamoit, se croyant sûr des Hollandois qu'il avoit délivrés des hostilités de l'évêque de Munster, et d'un autre côté ayant pris toutes ses mesures pour ne point trouver d'obstacle à l'entreprise qu'il méditoit[21], il commença brusquement la guerre; et marchant lui-même à la tête de ses troupes, entra (p. 32) vers le milieu de 1667 dans les Pays-Bas espagnols.

Jamais troupes plus braves et mieux disciplinées n'avoient été commandées par de plus habiles généraux, et n'avoient eu devant elles un ennemi plus foible, plus dénué de ressources et surtout plus effrayé: aussi fut-ce plutôt une promenade qu'une campagne militaire, et cette guerre de Flandre n'est pas moins fameuse par la rapidité des conquêtes[22] que par le luxe et la magnificence qu'y déploya le jeune roi. La reine et toute la cour l'avoient suivi à cette expédition guerrière comme à un spectacle; et c'étoit au milieu des fêtes et de l'étiquette accoutumée de Saint-Germain, que tomboient les villes assiégées, et que s'obtenoient tant de faciles succès. Vainqueur à l'instant même partout où il lui avoit plu de se présenter, Louis revint au milieu de ses peuples jouir de leurs acclamations et de cette moisson de lauriers acquise à si (p. 33) peu de frais, tandis que l'Europe épouvantée commençoit déjà à se coaliser contre l'ennemi trop redoutable qui sembloit menacer son indépendance. C'étoit pour la première fois qu'elle concevoit des alarmes sur cet équilibre, auquel la paix de Westphalie avoit attaché le repos du monde civilisé, et l'on peut dire que celui qui l'avoit rompu le premier, se réjouissoit et se glorifioit comme un enfant de ses triomphes sans en prévoir les conséquences. Cependant elles ne se firent point attendre; et ce fut au milieu des enchantements de Versailles qu'il avoit commencé à bâtir, et de ses nouvelles et si scandaleuses amours avec madame de Montespan, qu'il reçut l'avis trop certain de la triple alliance qui venoit d'être conclue entre les Hollandois, ses anciens alliés, la Suède et l'Angleterre, pour l'arrêter tout court dans ses projets ambitieux, et le forcer à faire sur-le-champ la paix avec l'Espagne.

(1668) Cette nouvelle lui parvint au moment où Louvois et le prince de Condé, tous les deux jaloux de Turenne, et chacun à sa manière[23], lui montroient (p. 34) la conquête de la Franche-Comté comme plus facile encore que celle de la Flandre; sur ce qu'ils lui en disoient, il comprit fort bien que ce n'étoit que par de nouveaux succès, plus décisifs encore que ceux qu'il avoit obtenus, qu'il pouvoit déjouer la ligue des trois puissances conjurées contre lui, et s'il étoit dans la nécessité de faire la paix, de ne la faire du moins que comme il convenoit à un vainqueur. On sait que la Franche-Comté fut conquise en moins d'un mois[24]. Cependant un congrès s'étoit ouvert à Aix-la-Chapelle, pour y traiter de la paix entre la France et l'Espagne. Le pape, qui la désiroit vivement, qui depuis long-temps la sollicitoit de toutes ses forces, en étoit en apparence le médiateur; mais les véritables arbitres de cette paix étoient ces mêmes Hollandois, qui, peu de mois auparavant, avoient imploré à genoux l'assistance du grand roi; et ce fut un affront qu'il lui fallut dévorer, au milieu de triomphes qui (p. 35) ressembloient à des prodiges, de voir un échevin d'Amsterdam dicter en quelque sorte les conditions d'un traité qui dépouilloit le conquérant d'une partie de ses conquêtes. L'Espagne, qui avoit eu à choisir entre la restitution de la partie des Pays-Bas qui lui avoit été enlevée ou de la Franche-Comté, préféra reprendre cette dernière province, et Louis XIV se trouva toucher ainsi aux frontières de la petite nation qui l'avoit humilié, et à laquelle il ne pardonnoit point son humiliation. Telle fut cette paix d'Aix-la-Chapelle qui ne fit que créer de plus grandes animosités, n'apaisa aucunes méfiances, aucunes jalousies, et amena bientôt, de plus grands événements et des guerres plus acharnées.

Louis XIV, pour soutenir un droit contestable et acquérir une petite portion de territoire qui, par sa position seule, devoit lui être nécessairement disputée, et dont la possession n'apportoit point un accroissement réel à sa puissance, avoit donc allumé un feu qui ne devoit point s'éteindre, et montré le premier ce qu'il falloit attendre de la paix de Westphalie, dès que la moindre atteinte lui seroit portée. Il convient de ne point interrompre la suite de ces récits; et bien qu'il n'en soit point de plus célèbres dans nos annales, et que le plan que nous nous sommes tracé ne nous permette d'en rassembler que les principaux traits, peut-être le point de (p. 36) vue sous lequel nous allons les considérer leur donnera-t-il l'attrait de la nouveauté.

(1670) L'espèce de triomphe que les Hollandois venoient de remporter sur un puissant monarque les avoit enivrés; leur prospérité commerciale et leurs richesses toujours croissantes ajoutoient encore à leur orgueil; et oubliant les circonstances qui leur avoient donné, dans la politique européenne, une importance à laquelle par eux-mêmes ils n'eussent pu prétendre sans folie, ils s'égaloient déjà aux plus grands souverains, se vantoient d'être les arbitres de la paix et de la guerre, et, à l'égard de Louis XIV, poussoient jusqu'à l'insulte la hauteur de leurs procédés[25]. Ainsi s'aigrissoient des ressentiments que ce prince renfermoit au fond de son cœur; et la connoissance qu'il eut d'un traité qu'ils avoient signé avec l'empereur et le roi d'Espagne, dont l'objet étoit de veiller à la conservation des Pays-Bas, acheva de l'exaspérer.

Il résolut de les châtier, et, emporté par un (p. 37) mouvement de dépit puéril et indigne de ce haut rang où il étoit placé parmi les rois, il ne vit point que, pour satisfaire son amour-propre blessé, il s'exposoit à la chance périlleuse d'alarmer de nouveau tous les intérêts de cette Europe, à qui il avoit appris que lui seul étoit à craindre, et qui, en effet, ne craignoit que lui seul. Le succès éphémère de ses négociations acheva de l'aveugler. Charles II écouta le premier les propositions qu'il lui fit d'une alliance entre la France et l'Angleterre; et dans cette alliance, ce fut moins l'intérêt de son pays qu'il consulta que son propre intérêt, et le désir qu'il avoit de sortir de la situation sans exemple où il se trouvoit à la tête d'une nation qui l'avoit rappelé, qui ne le haïssoit pas, mais qui, par cela seul qu'elle s'étoit faite protestante, sinon tout entière, du moins dans sa partie dominante, ne pouvoit plus supporter la domination d'un roi catholique dans le cœur, qui conservoit les anciennes traditions de la royauté, et pour qui elle devenoit à peu près impossible à gouverner. Maître encore par sa prérogative de faire la paix ou la guerre, Charles traita avec le roi de France, parce qu'il y vit un moyen de se procurer de l'argent que lui refusoit son parlement, avec cet argent de lever des troupes, et avec ces troupes d'abattre les factions que la licence politique, née de la licence religieuse, commençoit à élever (p. 38) autour de lui[26]. Du reste, une guerre avec la Hollande ne déplaisoit point alors à la nation angloise, jalouse des prospérités commerciales de cette république, et qui, balançant à peine sur mer les forces de sa rivale, n'étoit point fâchée de la voir humiliée sur terre, et de contribuer à ses humiliations; (1671) il fut encore plus facile à Louis XIV de détacher de la triple alliance la Suède, son ancienne alliée, et dont il sembloit que, depuis la paix de Westphalie, les intérêts ne devoient plus être séparés de ceux de la France. L'indépendance que cette paix de Westphalie donnoit aux princes de l'empire avoit fourni au roi les moyens d'en gagner plusieurs par des bienfaits ou des espérances, et de s'assurer ainsi les secours des uns et la neutralité des autres[27]. L'empereur lui-même, à (p. 39) qui les troubles de Hongrie donnoient alors trop d'occupation pour qu'il pût mettre obstacle à ses desseins, et qui d'ailleurs n'auroit pu compter, dans une telle entreprise, sur le concours du corps germanique, prit avec lui des engagements contre les Hollandois. Ainsi tout cédoit, dans cette circonstance, à l'intérêt du moment. L'Espagne, à la vérité, repoussa ses offres; mais, dans l'état de foiblesse où étoit cette puissance, ce n'étoit point assez pour l'arrêter dans ses projets d'ambition et de vengeance.

Il commença à les faire éclater par l'envahissement de la Lorraine, effrayant ainsi, dès ses premiers pas, tour le corps germanique, qu'il essaya toutefois de rassurer, en lui déclarant qu'il n'en agissoit ainsi que pour empêcher son vassal de brouiller, et prenant en même temps l'engagement de rendre à celui-ci, lors de la paix, les États qu'il lui avoit enlevés. Or, il est vrai de dire qu'en effet ce vassal, qu'inquiétoit avec juste raison un si redoutable suzerain, avoit cherché des appuis et des protecteurs auprès des souverains qui devoient avoir les mêmes craintes et les mêmes intérêts que lui[28]. C'étoit donc lui que (p. 40) Louis XIV avoit cru devoir châtier d'abord, et immédiatement après il se tourna contre les Hollandois. «(1672) Tout ce que les efforts de l'ambition et de la prudence humaine peuvent préparer pour détruire une nation, Louis XIV l'avoit fait. Il n'y a pas, chez les hommes, d'exemple d'une petite entreprise formée avec des préparatifs plus formidables. De tous les conquérants qui ont envahi une partie du monde, il n'y en a pas un qui ait commencé ses conquêtes avec autant de troupes réglées et autant d'argent que Louis XIV en employa pour subjuguer le petit État des Provinces-Unies[29].» L'armée françoise étoit de plus de cent douze mille hommes; l'évêque de Munster et l'archevêque de Cologne l'avoient augmentée de vingt mille soldats auxiliaires; Condé, Turenne, Luxembourg, commandoient sous le roi cette armée formidable, qui conduisoit avec elle une nombreuse artillerie; Vauban devoit diriger les siéges. Comment supposer qu'un petit peuple de marchands, qui n'avoit pour toute défense que vingt-cinq mille hommes de mauvaises (p. 41) troupes, commandées par un jeune prince sans expérience de la guerre[30], pourroit résister au plus puissant monarque de l'Europe, qui se faisoit maintenant des auxiliaires contre lui, ou des alliés qu'il lui avoit enlevés, ou des ennemis contre lesquels, quelques années auparavant, il l'avoit défendu? Les Hollandois se crurent perdus, et Louis XIV, qu'ils tentèrent vainement de fléchir par leurs soumissions, le crut de même. Il entra dans leur pays avec la rapidité d'un conquérant; dans leur extrême foiblesse, ils n'eurent pas même la pensée de l'arrêter; et le passage du Rhin, dont l'imagination d'un grand poète[31] a su faire une action héroïque, n'eût été, sans la témérité du jeune duc de Longueville[32], qu'une espèce de promenade sur l'eau pour le roi et pour son armée. Alors cette armée inonda les provinces hollandoises, (p. 42) et porta la terreur jusqu'aux portes d'Amsterdam. Consternés d'un si grand et si subit revers, ces républicains, naguère si hautains et si insolents, ne virent plus de ressources pour eux que dans la clémence du vainqueur; et dans son camp de Seyst, où leurs députés allèrent le trouver, et où il déploya devant eux toute la majesté d'un roi victorieux, ils demandèrent la paix en suppliants, lui offrant pour l'obtenir des conditions qui, même dans les extrémités auxquelles ils étoient réduits, pouvoient sembler suffisantes[33].

Cependant ils négocioient en même temps auprès du roi d'Angleterre; ils essayoient de l'effrayer sur des succès aussi prodigieux, et dont jusqu'alors il n'avoit tiré, ni pour son propre compte ni pour celui de sa nation, le moindre avantage[34]; et Charles, qui n'avoit pas besoin de leurs avis intéressés pour commencer à concevoir des inquiétudes, en reçut des impressions d'autant plus vives qu'il n'étoit point à s'apercevoir que les Anglois, charmés (p. 43) dans les premiers moments d'une guerre dont le but étoit d'abaisser ses rivaux, la voyoient d'un tout autre œil depuis qu'il étoit question de détruire ceux-ci au profit du roi de France. Le roi d'Angleterre envoya donc au camp de Seyst des ambassadeurs qui, sans doute, déterminèrent Louis XIV à traiter les Hollandois avec plus de modération qu'il n'étoit d'abord disposé à le faire; car ce fut avec ces envoyés de Charles II, et après avoir renouvelé son alliance avec leur maître, qu'il concerta la réponse qu'il fit aux vaincus, et les conditions auxquelles il leur accordoit cette paix tant désirée.

Elles étoient dures et humiliantes[35], et le vainqueur y usoit de tous les droits de sa victoire. Deux partis divisoient alors le gouvernement de La Haye: l'un, à la tête duquel étoit Jean de Witt, le grand pensionnaire, vouloit que l'on acceptât cette paix, qu'il soutenoit moins désastreuse encore que la guerre, dans de telles extrémités; l'autre, dirigé par le prince d'Orange, disoit hautement que tout étoit préférable à un semblable abaissement. Le chef audacieux (p. 44) de ce parti montra, dès ce moment, ce dont il étoit capable, par le coup hardi qu'il sut frapper, et qui fut décisif pour ses vastes et ambitieux desseins. Il fit répandre adroitement dans le peuple par ses émissaires, que le grand pensionnaire et son frère, Corneille de Witt, trahissoient leur pays et le livroient au roi de France, à qui ils étoient vendus, et eut l'art de rendre vraisemblables ces bruits calomnieux. Les deux frères, contre lesquels il nourrissoit d'ailleurs d'implacables et profonds ressentiments[36], furent assassinés dans une émeute qu'il avoit su également susciter; et c'est alors que l'on vit paroître au premier rang, sur ce grand théâtre de la politique européenne, cet homme extraordinaire, le plus dangereux ennemi de Louis XIV, et dont le génie supérieur comprit mieux cette politique que ceux qui étoient le plus intéressés à la bien comprendre, (p. 45) et lui imprima le seul mouvement qu'il étoit alors convenable de lui donner.

Ce fut donc un prince protestant, et ceci ne sauroit être trop remarqué, qui conçut le projet d'une ligue générale de l'Europe catholique et protestante contre le roi de France; qui, de lui-même, se mit à la tête de cette grande confédération, et, ce qui sans doute est admirable, sans troupes, sans états, ne jouissant que d'une autorité précaire dans une petite république presque entièrement envahie par ce terrible ennemi, changea la face des affaires, et remit en question tout ce que le vainqueur avoit cru décidé et sans retour. Le coup d'œil sûr et perçant de Guillaume reconnut d'abord que, tout intérêt commun de doctrine et de morale religieuse étant désormais banni de la société chrétienne, il suffisoit, pour en rallier les forces éparses, de lui offrir un point de réunion en l'appelant à la défense de ses intérêts matériels qu'un prince ambitieux et téméraire osoit menacer, et c'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Cette résolution énergique, qu'il sut inspirer à ses compatriotes, de rejeter tout accommodement avec le roi de France, et de se préparer, sous la conduite d'un nouveau stathouder[37], à une défense désespérée, produisit, (p. 46) et peut-être au delà de ses espérances, la révolution européenne qu'il avoit voulu opérer. L'électeur de Brandebourg fut le premier qui s'ébranla pour porter secours aux Hollandois. L'empereur Léopold, qui vit la plupart des princes de l'empire alarmés de la rapidité des conquêtes de Louis XIV, comprit que l'occasion étoit favorable pour lui, et de satisfaire sa vieille haine contre la France, et, au moyen de ces dispositions du corps germanique, de reprendre sur lui l'ascendant que la paix de Munster lui avoit enlevé. Ses ministres employèrent donc à la diète de Ratisbonne tout ce qu'ils avoient d'adresse et d'éloquence pour accroître des frayeurs qui sembloient n'être que trop fondées, et y montrèrent la liberté de l'Empire menacée par un monarque qui joignoit à une puissance colossale une insatiable ambition. Léopold voyant ces princes ébranlés, les entraîna en publiant aussitôt un mandement impérial qui enjoignoit à tous les membres du corps germanique de se réunir pour la défense commune[38]; et sans déclarer ouvertement la (p. 47) guerre à la France, il signa, immédiatement après cette déclaration, un traité d'alliance offensive et défensive avec les États-Généraux. Louis XIV se repentit alors de n'avoir pas accepté les propositions des Hollandois; et il lui fallut se préparer à une guerre plus longue qu'il ne s'étoit proposé de la faire, guerre qui, de particulière qu'elle étoit, menaçoit de devenir générale, et de changer, sous tous les rapports, de chances et de caractère.

(1673) Ce fut alors seulement que l'Europe put apprendre combien étoit réellement puissante et redoutable la France, telle que Louis XIV, ses ministres et ses généraux l'avoient faite. Contre l'avis du prince de Condé et du maréchal de Turenne, et sur le conseil de Louvois, le roi avoit commis la faute irréparable de ne pas démolir les places fortes qu'il avoit enlevées aux Hollandois; et l'armée françoise, maintenant affoiblie par les garnisons, ne présentait plus qu'un petit corps de troupes fort inférieur en nombre aux troupes prêtes à se réunir, de Hollande, de Brandebourg et de l'empereur[39]. Mais Turenne (p. 48) étoit à la tête de cette petite armée, aussi brave que disciplinée, et recommença devant l'ennemi ses prodiges accoutumés. Ses marches savantes, qu'il poussa jusque dans le cœur de l'Allemagne, empêchèrent la jonction des Impériaux et des Brandebourgeois avec l'armée hollandoise. Après avoir mis à contribution l'électeur de Trèves, dont il apprit les liaisons secrètes avec l'empereur, il réduisit les électeurs Palatin et de Mayence à refuser passage aux Impériaux, qui, n'ayant plus d'autre ressource que de tenter de traverser le Rhin, y trouvèrent le prince de Condé pour les en empêcher. Ils s'en allèrent alors ravager les terres de l'évêque de Munster et de l'électeur de Cologne, espérant forcer ainsi ces deux princes à renoncer à l'alliance de la France; mais l'infatigable Turenne étoit déjà sur leurs pas, et ne se contentant pas de les chasser de la Westphalie, où ils avoient espéré prendre leurs quartiers d'hiver, il ne cessa de les poursuivre et de les harceler, jusqu'à ce qu'ils les eût réduits à la nécessité de se séparer. Montécuculli, qui commandoit les troupes impériales, se réfugia en Franconie, et l'électeur de Brandebourg regagna à grande peine la capitale de ses états.

Cependant, d'un autre côté, le duc de Luxembourg avoit battu le prince d'Orange, et par une manœuvre hardie, dont un événement au dessus de la puissance de l'homme avoit seul (p. 49) empêché le succès[40], s'étoit vu sur le point de s'emparer à la fois de la Haye, de Leyde et d'Amsterdam. Ce danger qu'ils venoient de courir, les désastres qu'avoient essuyés leurs alliés, surtout la paix que l'électeur de Brandebourg venoit de demander au roi et qui lui avoit été facilement accordée, répandirent de nouveau la consternation parmi les Hollandois; et il en arriva que le prince d'Orange ne put les empêcher d'accepter la médiation qu'offroit la Suède aux puissances belligérantes, médiation qu'avoient déjà acceptée le roi d'Angleterre et le roi de France: celui-ci par l'inquiétude que lui causoit cette guerre générale qu'il n'avoit pas prévue, et dont il étoit plus que jamais menacé, celui-là par des motifs plus graves encore, et que nous allons faire connoître. Toutefois une suspension d'armes proposée pendant la tenue du congrès, et à laquelle les deux rois auroient également consenti, fut rejetée par les États-Généraux, parce qu'elle ne convenoit pas à leurs alliés le roi d'Espagne et l'empereur, et que les voyant si (p. 50) bien disposés à les soutenir, ils avoient reconnu qu'il en résulteroit pour eux, ou de faire une paix plus avantageuse, ou, s'ils ne pouvoient empêcher la continuation de la guerre, d'accroître par cette puissante entremise le nombre de leurs alliés. On se prépara donc à une nouvelle campagne, tandis que les plénipotentiaires des puissances se réunissoient à Cologne, où se devoit tenir le congrès.

Nous avons dit que Charles II ne s'étoit allié à Louis XIV dans une guerre où l'Angleterre combattoit au profit de la France, que par le besoin qu'il avoit de ses subsides pour exécuter le dessein déjà conçu par lui de se soustraire à l'opposition tyrannique de son parlement, de réprimer l'esprit de révolte que la réforme développoit de plus en plus au milieu du peuple anglois, et au moyen d'une armée qui lui auroit été dévouée, de rétablir chez lui l'autorité monarchique, telle qu'elle y avoit été exercée par ses prédécesseurs. Quelques personnages des plus puissants et des plus habiles parmi les seigneurs de sa cour[41], étoient initiés à ses secrets, et l'aidoient à conduire une si grande entreprise à (p. 51) sa fin. Pour y parvenir, le premier moyen qu'il mit en usage, et de concert avec eux, fut de fortifier le parti catholique, le seul sur lequel il pût compter, en lui accordant la liberté de conscience; mais il eût fallu à ce prince plus d'activité et de force d'esprit qu'il n'en avoit pour se roidir contre les obstacles qu'il alloit éprouver dans l'exécution d'un tel projet, obstacles qu'il auroit dû prévoir, et n'en continuer pas moins de marcher vers le but qu'il s'étoit proposé d'atteindre. Ce n'étoit point là le caractère de Charles II. N'ayant pas obtenu de la France tous les secours d'argent qu'il en avoit espérés, et ses expéditions maritimes contre les Hollandois n'ayant pas eu tout le succès qu'il en avoit attendu, il se trouva de nouveau vis-à-vis de son parlement, impatient de cette guerre, mécontent de la liberté dont jouissoient les catholiques, et qui n'osant l'attaquer sur l'un et sur l'autre points, lui demandoit de lui abandonner du moins le second, résolu qu'il étoit de ne voter qu'à ce prix les subsides dont le premier étoit le prétexte ou l'objet. Ses conseillers et son frère le duc d'York vouloient qu'il tînt ferme, au risque de tout ce qui en pourroit arriver, le pire étant de céder dans une circonstance aussi décisive. Il hésita un moment, puis ensuite se laissa aller, à cause de cette pénurie extrême dans laquelle il se trouvoit, et la liberté de conscience fut révoquée. Aussitôt Shaftsbury, (p. 52) qui avoit été le plus ardent à lui donner ces conseils vigoureux qu'il venoit de rejeter, de son partisan qu'il étoit se déclara hautement son ennemi. Cet homme, d'un esprit vaste et du plus audacieux caractère, indifférent à toutes doctrines religieuses[42], et dont toute la foi politique étoit qu'il falloit avant tout que le pouvoir fût fort, abandonna brusquement un monarque qui sembloit ne pas même comprendre la position dans laquelle il se trouvoit; et jugeant fort bien qu'après s'être mis, par cette concession déplorable, dans l'impuissance de défendre ses ministres contre son parlement, Charles se verroit bientôt dans la nécessité de les lui sacrifier, il se plaça lui-même, avec une hardiesse sans exemple, à la tête de la faction qui étoit le plus opposée à ce foible prince, et lui montra bientôt le peu qu'étoit, dans un tel gouvernement, un roi qui, les partis étant en présence, se montroit assez insensé pour s'isoler de tous les partis; ce qu'il fit en découvrant lui-même impudemment au sein de cette assemblée les véritables motifs qui avoient porté Charles à faire la guerre aux Hollandois et à se liguer avec la France. Il ne lui suffit pas de lui avoir, par cette indigne trahison, attiré la haine (p. 53) de son parlement: il forma dès ce moment la résolution de travailler au renversement des Stuarts, dont la chute, d'après ce qui venoit de se passer, lui sembloit tôt ou tard inévitable; et sans s'attaquer au roi régnant, qu'il eût été difficile d'abattre, parce que la faction n'avoit point encore sous la main le chef qui l'auroit pu remplacer, ce fut contre son héritier présomptif, le duc d'York, que le traître dirigea toutes les manœuvres de sa profonde et cauteleuse politique. Ce prince venoit de se déclarer ouvertement catholique: Shaftsbury fit établir le serment du Test[43], sans que Charles II pût retrouver en lui-même un reste d'énergie pour s'opposer à une mesure qui étoit l'arrêt de proscription de sa race; et le duc d'York se trouva ainsi obligé de céder le commandement de la flotte, sans pouvoir désormais prétendre à remplir aucunes fonctions dans l'État. Alors commencèrent les liaisons intimes de ce dangereux personnage avec le prince d'Orange; et dès ce moment, tout (p. 54) marcha vers l'inévitable révolution que devoit amener la mort de Charles II. Ce fut à ce funeste prix que celui-ci obtint les subsides qu'il avoit demandés, et qu'il continua, dans cette guerre, à suivre la fortune de la France, sans pouvoir espérer désormais aucun fruit d'une alliance dont le secret étoit dévoilé, et sur laquelle tous les yeux étoient ouverts.

Ainsi les hostilités continuèrent; les flottes réunies des deux puissances attaquèrent sans succès décisif la flotte des Hollandois, et ceux-ci surent du moins se défendre sur mer, et si vigoureusement, qu'ils sauvèrent la Zélande, alors dégarnie de troupes, en faisant avorter le projet d'une descente qui devoit y être effectuée. Cette opération maritime avoit été combinée avec le mouvement de l'armée françoise: celle-ci s'avança d'abord dans les Pays-Bas; le gouverneur espagnol, qui avoit secouru secrètement les Hollandois, quoiqu'il n'y eût point encore de déclaration de guerre entre la France et l'Espagne, crut que le roi, instruit de cette violation des traités, menaçoit Bruxelles, et se hâta de rappeler ses troupes auxiliaires, alors renfermées dans Maëstricht. (1673) C'étoit là ce que vouloit le roi, qui alla mettre le siége devant cette ville, dès que ces troupes en furent retirées. Vauban en dirigea les travaux, et Maëstricht, l'une des places les plus fortes de l'Europe, se rendit (p. 55) après quinze jours de tranchée. Alors recommencèrent les alarmes des Hollandois; résolus une seconde fois de faire la paix à tout prix, et le congrès continuant toujours ses conférences, ils y firent des propositions si avantageuses, qu'il n'y avoit presque point de doute que le roi ne les acceptât. C'est alors que l'empereur et le roi d'Espagne reconnurent qu'il n'y avoit point de temps à perdre, et qu'il falloit ou laisser faire cette paix ou se liguer ouvertement avec eux. Ils prirent ce dernier parti, et le traité entre les deux puissances et les États-Généraux, dans lequel ils admirent le duc de Lorraine, fut signé à La Haye, le 30 août de cette même année.

Jamais confédérés ne s'étoient réunis avec plus de joie et de meilleures espérances: les Hollandois se voyoient sauvés, l'Espagne se promettoit de recouvrer ce qu'elle avoit perdu; l'empereur, dont la république soudoyoit les troupes, croyoit avoir enfin trouvé un sûr moyen de reprendre son ascendant sur le corps germanique; et ne doutant pas que le roi d'Angleterre ne fût bientôt forcé par son parlement de se déclarer contre Louis XIV, tous se flattoient de voir avant peu ce superbe ennemi sans alliés, et réduit à ses propres forces contre celles de toute l'Europe.

Les Hollandois trouvèrent facilement un prétexte pour retirer les propositions de paix qu'ils (p. 56) avoient faites, et les opérations militaires reprirent leur cours. Elles commencèrent avec quelque apparence de succès pour les alliés; le prince d'Orange trompa le maréchal de Luxembourg et s'empara de Naarden; Turenne, malgré toute l'habileté de ses manœuvres, ne put empêcher Montécuculli, qui commandoit l'armée impériale, de faire sa jonction avec les troupes hollandoises, et la ville de Bonn, que les deux armées assiégèrent aussitôt, fut obligée de leur ouvrir ses portes; les électeurs de Trèves et Palatin, jusqu'à ce moment dévoués à la France, ayant alors laissé entrevoir leurs dispositions hostiles contre leur ancienne alliée, Turenne espéra les effrayer et les ramener, en entrant dans leur pays et en les fatiguant par des marches militaires, et ce fut le contraire qui arriva. Ces deux princes portèrent leurs plaintes à l'empereur, et la diète retentit de nouveaux cris sur l'ambition effrénée de Louis XIV, sur le danger imminent qui menaçoit les libertés de l'empire, et ces cris retentirent dans tous les cabinets. Les villes libres d'Alsace, dont le traité de Westphalie l'avoit rendu simple protecteur, lui montroient également beaucoup de mauvaise volonté. Il avoit tout sujet de craindre que le roi d'Angleterre ne fût tôt ou tard forcé de se détacher de lui; enfin cet aspect d'une guerre générale, devenant de jour en jour plus menaçant, (p. 57) commençoit à jeter quelque trouble dans son esprit, et il étoit maintenant celui qui désiroit le plus cette paix, sur laquelle il s'étoit montré naguère si exigeant et si difficile. Les Hollandois, si humbles alors, avoient repris leur première insolence, et lui faisoient des demandes que sa dignité le forçoit de rejeter[44], qui n'avoient d'autre but que de rompre les conférences d'un congrès dont il n'y avoit presque plus rien à espérer, et pendant lequel l'empereur achevoit de lui enlever presque tous les alliés que lui avoient faits ses négociations et ses bienfaits.

(1674) Cette paix, que désiroit si vivement Louis XIV, étoit alors ce qu'appréhendoient le plus Léopold et l'Espagne; et cette appréhension s'accroissant de certaines propositions modérées que le prince Guillaume de Furstemberg, ministre de l'électeur de Cologne, vint présenter à la diète de la part du roi de France, propositions dont le but étoit de tranquilliser les princes de l'empire sur les craintes qu'ils avoient pu concevoir en ce qui touchoit leur propre sûreté, et de les détacher ainsi du chef de l'empire, dont ils ne se (p. 58) méfioient guère moins que de Louis XIV, Léopold conçut et exécuta le projet violent de faire enlever ce prince à Cologne même, où il assistoit comme membre du congrès, et d'où il fut conduit sous une garde nombreuse à Bonn, et renfermé dans la forteresse. Peu sensible à l'indignation générale qu'excitoit une pareille violation du droit des gens, il daigna à peine faire une réponse évasive à Louis XIV, qui lui en demandoit raison, et combla bientôt la mesure de ses violences envers lui en faisant insulter ses propres ambassadeurs. Alors le roi se vit dans la nécessité de les rappeler, et le congrès fut dissous à l'instant même. L'empereur, à la tête d'une armée qu'il continuoit de payer avec l'or des Hollandois, parla en maître au sein de la diète, et chassa l'ambassadeur françois de Ratisbonne; en même temps le parlement anglois força Charles II, sinon à déclarer la guerre à la France, du moins à faire la paix avec les États-Généraux; et Louis XIV, contre lequel se soulevoit presque toute l'Europe, se trouva sans alliés, ainsi que l'avoient prévu ses adversaires mieux avisés que lui.

Tant d'ennemis ligués contre la France se croyoient assurés de lui rendre les maux et les humiliations qu'elle leur avoit fait éprouver; les plus puissants d'entre eux se partageoient déjà ses provinces, et il fut décidé qu'on y pénétreroit (p. 59) par plusieurs points de ses frontières[45]. Ce fut alors que Louis XIV se montra véritablement grand, et supérieur par son courage à des événements qu'il n'avoit pas eu la prudence de prévoir ou d'arrêter. Ses troupes, les plus valeureuses et les mieux disciplinées de l'Europe, avoient encore à leur tête tous ces grands généraux qui, depuis tant d'années, avoient comme fixé la victoire sous leurs drapeaux, et ils semblèrent se surpasser eux-mêmes dans ces grandes circonstances, où il s'agissoit non pas seulement de l'honneur, mais encore du salut de la France.

Jamais plan d'attaque et de défense ne fut mieux concerté. Il étoit impossible de songer à se maintenir en Hollande: l'armée françoise en évacua les provinces, où le roi ne conserva que deux postes importants, Grave et Maëstricht. Il divisa ensuite ses troupes en trois corps d'armée, (p. 60) l'un destiné, sous les ordres du prince de Condé, à agir dans les Pays-Bas contre le prince d'Orange; le second, qu'il confia au maréchal de Turenne pour être opposé sur le Rhin aux impériaux; et se mettant lui-même à la tête du troisième, il marcha une seconde fois à la conquête de la Franche-Comté. Cette province fut envahie et soumise en moins de deux mois, et avant que le duc de Lorraine, qui avoit été chargé de la défendre, eût pu seulement en toucher les frontières. Alors les troupes qui avoient été employées à cette expédition allèrent renforcer le corps du prince de Condé, qui, même avec ce renfort, n'en demeura pas moins placé vis-à-vis d'une armée beaucoup plus nombreuse que la sienne. Mais, ainsi qu'il arrive assez ordinairement dans ces réunions de plusieurs contre un seul, la division s'étoit mise entre les généraux des alliés; une inaction complète en avoit été la suite, et, grâce à leur mésintelligence, le général françois avoit eu tout le temps de prendre ses mesures pour opérer contre eux avec avantage. Ses manœuvres savantes leur dressèrent à Senef un piége qu'ils ne surent point éviter, et où trois batailles qu'il leur livra dans le même jour lui procurèrent une triple victoire, qui, dans les deux dernières actions, lui fut toutefois vivement disputée par le prince d'Orange, dont la bravoure, les talents militaires (p. 61) et la mauvaise fortune furent remarquables dans cette circonstance comme dans tant d'autres. Contrarié de nouveau par les Espagnols au siége d'Oudenarde, qu'ils levèrent malgré lui à l'approche du prince de Condé, Guillaume alla seul avec ses Hollandois faire celui de Grave, qu'il prit enfin après une longue résistance; et ce fut le seul exploit qui put le consoler des mauvais succès d'une campagne dont il avoit tant espéré[46].

Elle étoit encore plus malheureuse sur le Rhin, où le vicomte de Turenne, réduit à manœuvrer avec un corps de dix mille hommes, ne s'étoit montré ni moins habile ni moins entreprenant que le prince de Condé. À la tête de cette petite armée, il avoit su prévenir la jonction des deux corps dont se devoit composer l'armée d'Allemagne; et, après avoir battu, à Seintzeim, le (p. 62) duc de Lorraine et le comte Caprara qui commandoient les Impériaux, il étoit entré dans le Palatinat qu'il avait saccagé, ruiné, incendié avec une barbarie qui, à la vérité, lui étoit commandée, mais dont il y a peu d'exemples chez les nations chrétiennes, exerçant ce châtiment terrible sur les peuples, pour punir les prétendues infidélités de leur souverain[47].

Cependant l'armée impériale, qui étoit demeurée entre Mayence et Francfort, sans oser faire un mouvement pour s'opposer à cette dévastation du Palatinat, se grossissant de jour en jour des troupes qui accouroient se joindre à elle de tous les cercles de l'empire, et, composée maintenant de soixante mille combattants, venoit de passer le Rhin à Mayence, et la consternation qu'elle avoit répandue sur les frontières avoit pénétré jusqu'à la cour de France, et à un tel point que Turenne, à qui l'on n'avoit pu envoyer que de foibles renforts, reçut ordre d'évacuer l'Alsace et de se retirer en Lorraine. Il refusa (p. 63) de le faire, et répondit des événements. L'armée ennemie entra donc en Alsace, commandée, à la vérité, par six généraux le plus souvent divisés entre eux, et dont le plus habile étoit le moins écouté[48]; mais telle qu'elle étoit et avec ces éléments de discorde intestine, si l'électeur de Brandebourg, qu'elle attendoit, venoit encore la grossir de ses troupes, il ne sembloit pas qu'il y eût aucun moyen de l'empêcher de pénétrer en Lorraine, de reprendre la Franche-Comté, et de mettre la Champagne au pillage. Ce péril étant donc le plus grand, l'habile général ne balança point et marcha droit à l'ennemi qu'il battit à Enzheim. Cependant, malgré cette victoire, la jonction s'effectua, et il ne paroissoit pas probable qu'avec un corps de troupes que ses renforts élevoient à peine à vingt mille hommes, il lui fût possible de se maintenir contre une armée trois fois plus forte que la (p. 64) sienne: il le fit cependant, et ces dernières opérations militaires de Turenne doivent être considérées comme le chef-d'œuvre de sa science et de son génie. Après avoir pourvu à la sûreté de Saverne et de Haguenau, qui fermoient aux Impériaux l'entrée de la Lorraine par la Basse-Alsace, il feignit de leur abandonner cette province, et sut les tromper si complètement sur ce point que, l'hiver approchant, ils se répandirent dans l'Alsace pour y prendre leurs quartiers d'hiver, remettant au printemps suivant la suite de leurs opérations militaires et l'invasion de la Lorraine. C'étoit là qu'il les attendoit. À peine s'y étoient-ils établis que l'infatigable capitaine, prenant avec lui un renfort de l'armée de Flandres qui lui avoit été envoyé, et dont, jusqu'à ce moment, il avait su prudemment se tenir séparé, rentre brusquement dans la province au milieu de l'hiver et par un froid rigoureux; atteint, à Mulhausen, un corps de troupes ennemies qu'il n'a pas la peine de combattre, une déroute complète ayant été le résultat de cette attaque si soudaine et si imprévue; marche sans perdre un moment à l'électeur de Brandebourg, auprès de qui toute l'armée des alliés étoit rassemblée; par une manœuvre la plus hardie et la plus savante dont les faits militaires offrent l'exemple, prend en flanc cette armée si supérieure à la sienne, et la met dans une position (p. 65) si périlleuse, qu'elle décampe la nuit, repasse le Rhin avec précipitation, lui abandonnant vivres, munitions, détachements, traîneurs, et de soixante-mille hommes dont elle avoit été composée, en pouvant à peine réunir vingt mille sous ses drapeaux, tout le reste ayant été ou tué, ou pris, ou dispersé.

Les alliés ne s'attendoient point, sans doute, à d'aussi fâcheux résultats, et en étoient fort déconcertés. L'Espagne surtout, qui, loin de regagner ce qu'elle avoit perdu, s'étoit vu enlever la Franche-Comté, conçut bientôt des alarmes plus vives lorsqu'elle apprit qu'une flotte françoise étoit arrivée devant Messine, apportant des secours à cette ville révoltée (car partout, dans ces guerres entre princes chrétiens, la révolte étoit encouragée, et les rois s'en faisoient complices pour peu qu'ils y trouvassent quelque profit), et qu'à l'aide des Messinois, les troupes françoises étoient entrées dans ses murs. Ainsi, la Sicile entière, où les esprits fermentoient, se trouvoit menacée. Un projet de descente en Normandie, que devoient effectuer les flottes alliées, n'avoit point réussi; et Ruyter, qui les commandoit, n'avoit pas été plus heureux dans une entreprise tentée sur nos colonies des Antilles. Cependant, malgré cet heureux succès de ses armes, le roi, toujours inquiet des suites de cette conjuration générale contre lui, craignant (p. 66) sans cesse de voir le roi d'Angleterre, neutre jusqu'à présent malgré son parlement, dans la nécessité de se déclarer enfin contre lui, se montroit aussi disposé que jamais à renouer les conférences pour la paix; et, afin d'y amener les confédérés, la Suède, d'accord avec lui, offroit sa médiation. Elle fut obstinément rejetée par l'empereur qui, sûr des dispositions actuelles de ses alliés, étoit résolu de tenter jusqu'au bout la fortune. Alors la Suède se déclara pour la France; elle envoya une armée en Poméranie, et de toutes parts les hostilités recommencèrent.

(1675) L'armée de Flandres continua d'être commandée par le prince de Condé, et Turenne retourna sur le Rhin, où il s'étoit déjà tant illustré, et où cette fois il trouva dans Montécuculli un rival plus digne de lui. Tous les regards se portèrent donc sur cette partie du théâtre de la guerre, où deux des plus grands capitaines du siècle, opposés l'un à l'autre, déployoient à l'envi toutes les ressources du savoir et de l'expérience: celui-ci pour pénétrer en France, celui-là pour l'en empêcher. Dans cette suite de manœuvres, considérées par les habiles comme le chef-d'œuvre de l'art militaire, la supériorité de Turenne sur son rival éclata de la manière la plus frappante, la plus incontestable. Montécuculli vouloit passer le Rhin: pour l'en empêcher, Turenne le passa lui-même avec une hardiesse dont (p. 67) l'Europe entière fut étonnée; et se plaçant alors entre le fleuve et son ennemi, le forçant d'abandonner l'un après l'autre tous les postes qui lui auroient ouvert des communications avec l'autre rive, en même temps qu'il couvroit et mettoit à l'abri de toute hostilité ceux qui assuroient les siennes, le harcelant sans cesse, lui coupant les vivres, lui enlevant ses détachements, il parvint à le chasser de position en position, jusqu'à ce qu'il l'eût réduit à s'aller poster dans un lieu où il ne pouvoit plus lui échapper. Ce fut au moment où il alloit lui livrer bataille, ou plutôt remporter la plus assurée des victoires, et recueillir le fruit de tant et de si nobles travaux, qu'un boulet de canon emporta ce grand homme, et avec lui, sur ce point, la fortune de la France. Aussitôt l'armée françoise repassa le Rhin; les magistrats de Strasbourg, délivrés de la terreur que leur inspiroit le grand capitaine, livrèrent passage à l'armée impériale; et Montécuculli, au lieu de la retraite honteuse et désespérée qu'il étoit sur le point d'opérer, entra en Alsace.

Ce fut le prince de Condé qui remplaça Turenne, et c'étoit sans doute le plus digne successeur qu'on pût lui donner. L'armée de Flandres fut confiée au duc de Luxembourg qui eut ordre de se tenir sur la défensive, et l'on crut encore que les grands coups alloient se porter sur le (p. 68) Rhin. Il en arriva autrement: Montécuculli, après avoir échoué aux siéges de Haguenau et de Saverne et n'avoir su qu'éviter la bataille que lui présentoit le général françois, fut obligé, sur les ordres qu'il reçut de sa cour, de repasser ce fleuve et d'aller protéger le Palatinat contre la garnison françoise de Philisbourg qui ne cessoit de le désoler; l'Alsace fut donc encore une fois évacuée par les impériaux.

La guerre se continuoit sur d'autres points avec diverses chances de succès. La valeur du maréchal de Créqui, trahie à la fois et par les événements et par la révolte de ses soldats, n'avoit pu sauver la ville de Trèves, assiégée par le duc de Lorraine; et réduit aux dernières extrémités, il s'étoit vu forcé de capituler. La situation des Espagnols en Sicile devenoit de jour en jour plus désespérée; et malgré la licence des François qui avoit exaspéré contre eux les habitants de Messine, un renfort qui leur étoit arrivé à propos les avoit rendus maîtres absolus de la ville dont tous les postes leur avoient été livrés[49]. Le maréchal de Schomberg battoit en même temps (p. 69) l'armée espagnole qui défendoit les Pyrénées, s'avançoit dans le pays en enlevant les places fortes qui se trouvoient sur son passage, et menaçoit la Catalogne; d'un autre côté l'électeur de Brandebourg rentroit à main armée dans ses états que ravageoient les Suédois, les forçoit d'en sortir après les avoir battus à plusieurs reprises, les chassoit encore du pays de Mecklenbourg; et le roi de Danemark, qui s'étoit uni aux confédérés du moment qu'il avoit vu la Suède prendre le parti de la France, attaquoit cette puissance sur son propre territoire et s'emparoit de la ville de Wismar.

Au milieu de ces alternatives de bons et de mauvais succès, ce qui frappoit davantage c'étoit ce désir de la paix dont Louis XIV sembloit être toujours possédé et qu'il se plaisoit à manifester chaque fois que l'occasion y étoit favorable, quoique le présent n'eût rien qui dût l'alarmer, mais comme si quelque pressentiment sur l'avenir eût troublé son esprit; tandis qu'au contraire les principales puissances, parmi les confédérés, montroient plus d'éloignement que jamais pour tout projet de pacification. Il est vrai que le roi de France, bien que fatigué et inquiet de la guerre, prétendoit conserver la plupart de ses conquêtes et prenoit pour base des traités qu'il offroit celui d'Aix-la-Chapelle, ce qui n'étoit nullement admissible, puisque (p. 70) en effet une semblable paix, ne donnant aux alliés aucune garantie pour les Pays-Bas espagnols, l'auroit laissé libre de recommencer la guerre au gré de son caprice ou de son ambition, et sans doute avec plus d'avantage que dans ce moment où l'Europe presque entière étoit liguée contre lui. Ainsi peuvent être appréciées à leur juste valeur tant de phrases oratoires, dont l'harmonie flattoit si agréablement ses oreilles, qui vantoient sa modération au sein de la victoire, et blâmoient la fureur aveugle d'ennemis de plus en plus obstinés à refuser la paix que leur offroit un vainqueur si généreux.

La guerre continua donc, et malgré la médiation que ne cessoit d'offrir le roi d'Angleterre, et quoique les Hollandois, las de soudoyer des alliés plus puissants qu'eux, se montrassent disposés à traiter à des conditions dont le roi eût pu être satisfait. Mais ni l'empereur, ni l'Espagne, ni le prince d'Orange, ne vouloient consentir à lui laisser ses conquêtes, et Louis XIV comprit que ce n'étoit qu'à force de succès qu'il pourroit parvenir à vaincre leur résistance. Ils furent grands encore dans cette campagne où il commanda lui-même son armée de Flandres, ayant sous lui cinq maréchaux de France[50]. (p. 71) Il y fut heureux surtout dans les siéges: Condé, Aire, Bouchain furent successivement emportés; mais on manqua l'occasion de battre le prince d'Orange près de Valenciennes; et Louis XIV y apprit que, pour livrer et gagner des batailles, il faut un seul général et non un conseil de généraux. Toutefois, pour avoir évité ce danger, Guillaume n'en finit pas moins la campagne de la manière la plus désastreuse, ayant été forcé, à l'approche du maréchal de Schomberg, de lever le siége de Maëstricht, avec perte de son artillerie, de ses munitions, de tous ses effets de siége. Sur le Rhin les alliés avoient pris Philisbourg; mais le duc de Luxembourg, qui venoit d'y remplacer le prince de Condé[51], ne les en força pas moins de repasser ce fleuve et d'aller chercher leurs quartiers d'hiver sur les terres de l'empire.

(1676) Les succès des armes françoises n'étoient (p. 72) pas moins brillants sur mer: les flottes du roi battoient sur les côtes de Sicile les flottes combinées d'Espagne et de Hollande; et dans une dernière affaire qui fut décisive, ces deux flottes avoient été entièrement détruites par Duquesne, et les Hollandois y avoient fait, dans leur célèbre amiral Ruyter, une perte plus grande que celle de leurs vaisseaux. Battus dans la Méditerranée, ils l'étoient encore sur les côtes d'Amérique où le duc d'Estrade reprit l'île de Cayenne qu'ils avoient enlevée à la France; et le succès que quelques uns de leurs vaisseaux, réunis à la flotte de Danemark, remportèrent dans la Baltique sur la flotte suédoise, ne fut pour eux qu'un foible dédommagement de désastres si grands et si multipliés. Cependant le duc de Lorraine venoit de mourir; et Louis XIV, qui sembloit désirer si vivement l'ouverture d'un congrès, donnoit à ses ennemis un prétexte plausible de le retarder en refusant de reconnoître son successeur, comme s'il eût eu l'intention de faire valoir le traité imprudent qui lui avoit concédé cette province. Ayant enfin cédé sur ce point, les conférences s'étoient ouvertes à Nimègue, mais sous des auspices peu favorables, tous ses ennemis, les Hollandois seuls exceptés, persistant plus que jamais dans leur éloignement pour une paix qu'ils n'auroient pas voulu faire avec la France victorieuse, et qui ne (p. 73) leur sembloit possible qu'avec la France affoiblie, humiliée; persuadés qu'ils étoient qu'il n'y avoit désormais de garantie pour eux que dans sa foiblesse et ses humiliations.

Alors le roi crut trouver dans cette disposition particulière des Hollandois à désirer la fin d'une guerre qui les épuisoit, un moyen de diviser ses ennemis et de parvenir ainsi plus aisément à son but qui étoit, ainsi que nous l'avons dit, de faire la paix sans céder ses conquêtes. Ses ambassadeurs traitèrent donc directement avec eux et furent écoutés. Ce fut vainement que les alliés, pour détourner ce coup dont ils étoient menacés, tentèrent de nouvelles manœuvres en Angleterre où le peuple et le parlement continuoient de vouloir la guerre contre la France, manœuvres dont le résultat devoit être de forcer Charles II à entrer dans leur confédération. Celui-ci, qui voyoit dans Louis XIV son seul appui, retrouva en lui-même ce qu'il falloit d'énergie pour rejeter tout ce qui l'auroit fait sortir du rôle de médiateur qu'il avoit adopté; et ce coup étant manqué, l'empereur et le roi d'Espagne ne purent s'empêcher d'envoyer leurs ambassadeurs à Nimègue où les conférences devinrent générales. Mais comme ils s'obstinoient à prendre pour base des négociations le traité de Westphalie, et que le roi, ne voulant pas même revenir à celui d'Aix-la-Chapelle, demandoit qu'à son égard (p. 74) toutes choses restassent dans l'état où le sort des armes les avoit placées, il ne sembloit pas possible qu'il pût résulter un accommodement quelconque de prétentions aussi opposées.

(1677-1678) De nouveaux succès pouvoient seuls trancher la question; et sans suspendre les négociations, ce fut dans la continuation de la guerre que Louis XIV chercha les moyens d'obtenir cette paix, et de l'avoir telle qu'il la vouloit. Il croyoit qu'il y alloit de sa gloire, et, en effet, pendant deux campagnes, il continua encore de combattre et de vaincre. Dans la première son armée de Flandres, que commandoit sous lui le duc de Luxembourg, prit Cambray, Valenciennes, Saint-Omer, et mit en déroute le prince d'Orange à la bataille de Montcassel. Sur le Rhin, le baron de Montelar et le maréchal de Créqui, opposés aux impériaux que commandoient le prince de Saxe-Eisenak et le nouveau duc de Lorraine, ne furent ni moins habiles ni moins heureux. Celui-ci, qui avoit cru l'occasion favorable pour prendre possession des états dont il venoit d'hériter, y étoit à peine entré qu'il se vit obligé d'en sortir; et sans cesse harcelé dans ses marches par le maréchal qui ne le perdit pas de vue un seul instant, forcé de renoncer à faire sa jonction avec le prince d'Orange qui, toujours malheureux dans ses siéges, levoit encore celui de Charleroi, (p. 75) ramené de nouveau en Alsace par son infatigable ennemi, qui y rentroit lui-même pour aider Montelar à achever la défaite de l'autre corps de l'armée impériale qu'il réduisit à repasser le Rhin par capitulation, ce prince ne reparut dans cette province que pour se faire battre par le maréchal à Cokerberg, et lui voir prendre au delà du Rhin, sans pouvoir la secourir, l'importante place de Fribourg. Le maréchal de Navailles soutenoit en même temps sur les frontières d'Espagne l'honneur des armes françoises, et s'y illustroit par une retraite non moins honorable que des victoires.

Ainsi s'accroissoit ce désir et ce besoin de la paix que les Hollandois ne cessoient de manifester, tandis que leurs puissants alliés, qui les voyoient sur le point de leur échapper, redoubloient d'instances auprès du roi d'Angleterre pour obtenir de lui qu'il entrât enfin dans cette ligue générale de l'Europe contre son seul ennemi. Le prince d'Orange, qui partageoit leurs alarmes, crut devoir aller intriguer à Londres même, contre le système adopté par Charles II. Celui-ci fit bien voir en cette occasion combien sa prévoyance de l'avenir étoit foible, et à quel point le dominoient les intérêts et les besoins du moment: pressé de toutes parts et par les instances presque menaçantes de son peuple et de son parlement, et par ce besoin qu'il avoit d'un appui que (p. 76) la France seule pouvoit lui offrir, et par la crainte même que lui inspiroit son neveu dont il n'ignoroit pas les liaisons avec la faction qui lui étoit opposée, il crut faire un acte de la plus profonde politique en lui faisant épouser la princesse Marie, fille de son frère, considérant ce mariage comme un moyen assuré de le détacher des factieux et de le rendre favorable à une paix générale qu'il ne désiroit pas moins que Louis XIV, et qui seule pouvoit le tirer de cette situation difficile et de ces singuliers embarras. Ainsi Guillaume fit un pas de plus vers ce trône qu'il devoit un jour usurper; et, le mariage fait, il n'en persista pas moins dans ses dispositions hostiles et dans sa haine implacable contre la France[52].

Toutefois ni ses intrigues ni ses violences ne purent empêcher les Hollandois de faire leur traité particulier. Ils y furent d'abord comme (p. 77) violemment entraînés par les succès encore plus prompts et plus décisifs de la nouvelle campagne que Louis XIV venoit de commencer. Dans le dessein où il étoit de les séparer à tout prix de leurs alliés, le monarque victorieux, affectant la modération au sein de la victoire, consentit à leur rendre tout ce qu'il avoit conquis sur eux. Alors ils ne résistèrent plus, et ce sacrifice politique le rendit maître des conditions de la paix avec les autres puissances. L'Espagne y fut la plus maltraitée: elle y perdit pour toujours la Franche-Comté et céda un grand nombre de places fortes dans les Pays-Bas; (1679) l'empereur, qui traita le dernier, fut obligé de le faire sur les bases du traité de Westphalie. Telle fut la paix de Nimègue où Louis XIV parla encore en maître au milieu de cette Europe qui s'étoit tant flattée d'abattre sa puissance et son orgueil; et dans laquelle, par le triste effet de leurs divisions, les Hollandois, l'Espagne et l'empereur se virent forcés d'abandonner les princes du Nord qui les avoient si efficacement servis, et qui ne retirèrent d'autres fruits de leurs services que de faire eux-mêmes séparément une paix humiliante en restituant à la Suède tout ce qu'ils avoient conquis sur elle, au prix du sang de leurs peuples et de leurs trésors. Le duc de Lorraine, bien qu'il eût épousé une sœur de l'empereur, y fut encore plus rigoureusement traité; et telles (p. 78) furent les conditions intolérables auxquelles ses états lui étoient rendus, qu'il aima mieux, et c'était noblement agir, vivre en simple particulier dans des cours étrangères, que de les reprendre à ce prix déshonorant. Enfin le pape protesta de nouveau et solennellement contre une paix où les princes chrétiens sembloient se plaire à sanctionner une seconde fois les outrages que leur indifférence avoit déjà faits à la religion, lors de la paix de Munster; et l'on ne fut pas plus ému cette fois-ci que l'autre de ses protestations.

(1680-1681) C'est alors que Louis XIV sembla être parvenu au comble des grandeurs humaines, et que, dans son orgueil, il put jouir pleinement de cette gloire qu'il avoit poursuivie avec tant d'ardeur, la possédant enfin telle qu'il l'avoit imaginée et telle que la concevoit ce peuple de flatteurs dont il était entouré; c'est alors surtout que l'admiration et le respect se changèrent pour lui en une espèce d'adoration. L'Europe, dont il avoit humilié presque tous les souverains, était pleine de sa renommée; ses sujets et ses ennemis eux-mêmes lui avoient décerné comme à l'envi le surnom de Grand[53]; au milieu de (p. 79) cette cour si brillante, et dont la splendeur sembloit s'accroître encore de l'éclat de tant de victoires, tout respiroit la grandeur, la magnificence et la joie; toutes les bouches sembloient ne s'ouvrir que pour chanter ses louanges; la poésie, l'histoire, l'éloquence, les publioient sous toutes les formes; le langage austère de la chaire évangélique sembloit même s'amollir pour lui, et il y étoit loué souvent plus qu'il ne convient de le faire pour un homme, après que l'on a parlé de Dieu. C'est alors que Louis XIV se montra comme enivré, et que se manifestèrent en lui, au plus haut degré, et cet orgueil qui ne voulut plus souffrir que rien s'égalât à lui, et ce despotisme qui s'indigna de la moindre résistance et n'admit plus d'autres règles que ses volontés; alors, comme s'il eût été au dessus de toutes les lois divines et humaines, il déchira lui-même les voiles qui, jusqu'à ce moment, n'avoient laissé qu'entrevoir ses amours illicites; et, aux yeux de toute la France, l'adultère fut mis en honneur près du trône dans Mme de Montespan.

Ce monarque étoit, sans doute, pour beaucoup dans tous ces grands événemens qui l'avoient élevé si haut; et sans cette volonté inflexible que nous avons déjà citée comme un des principaux traits de son caractère, il est probable que ces événements ne seroient point arrivés; (p. 80) mais aussi il est vrai de dire que jamais monarque, dans des circonstances aussi difficiles, n'avoit été plus heureusement secondé. Sous le ministère de Mazarin, et pendant les troubles de sa minorité, s'étoient formés les grands capitaines et les ministres habiles dont il étoit entouré. Accoutumés à combattre et ayant vaincu long-temps avant que Louis XIV eût commencé à régner, les Condé, les Turenne, avoient trouvé depuis dans Louvois un homme qui, par l'ordre tout nouveau et vraiment merveilleux qu'il sut établir dans le service des armées, leur avoit préparé des triomphes plus faciles, et fourni, en quelque sorte, le moyen d'enchaîner la victoire; de son côté Colbert, au milieu de cette longue suite de guerres, n'avoit pas cessé de maintenir dans les finances cet ordre, cette prospérité du moins apparente, qui avoient permis de tant entreprendre et de mener à leur fin de si grandes entreprises. Une paix si glorieuse fut une occasion pour lui de donner encore plus d'étendue à ses conceptions administratives, et il ne manqua point d'en profiter pour la gloire de son maître à laquelle la sienne étoit comme identifiée. L'établissement plus fastueux qu'utile des Invalides[54] fut fondé; le roi se déclara fondateur (p. 81) de l'Académie françoise, créa l'Académie d'architecture, rétablit l'école de droit fermée depuis cent ans; et l'on commença à naviguer sur le canal du Languedoc, achevé vers ce temps-là. Maître absolu dans sa famille comme il l'étoit dans l'État, en même temps qu'il rompoit avec éclat, et comme avilissant pour une race royale, le mariage de mademoiselle de Montpensier avec le duc de Lauzun, il forçoit le prince de Conti à épouser mademoiselle de Blois, l'une de ses filles naturelles; et mademoiselle d'Orléans, victime d'arrangements politiques, s'exiloit, à son grand regret, pour devenir reine d'Espagne, et échanger les agréments de la cour de France contre la contrainte et les ennuis de celle de Madrid. Le mariage du dauphin avec la princesse de Bavière fut célébré cette même année; et ce fut le prix de la neutralité que son père avoit gardée pendant la dernière guerre, prix convenu entre lui et le roi de France, et que celui-ci crut devoir acquitter même après la mort de ce prince. Au milieu des solennités et (p. 82) des fêtes qui célébroient tant de royales alliances, Louis savoit s'occuper de soins plus importants; et ne pouvant se dissimuler que la paix qu'il avoit imposée à ses ennemis étoit une paix forcée et qu'ils n'avoient acceptée que pour la rompre, dès qu'ils en trouveroient l'occasion favorable, il pensoit, au milieu de cette paix, à tout préparer pour la guerre; faisoit fortifier les frontières de Flandre et d'Allemagne; assuroit, par la construction d'une forteresse, celle des Pyrénées[55]; ordonnoit, dans ses places maritimes, des travaux propres à compléter la défense de ses côtes; faisoit bâtir un nouveau port[56]; augmentoit sa marine et en perfectionnoit l'organisation. Il exerçoit en même temps son armée de terre par tous les moyens qui pouvoient y entretenir l'activité et la discipline; enfin rien n'échappoit à sa vigilance ainsi qu'à celle de ses ministres dans l'ensemble et dans les détails de l'administration de ses vastes États. Heureux si, se renfermant dans ces soins dignes d'un foi, il n'eût, au sein d'un si glorieux (p. 83) loisir, commencé une guerre plus funeste au repos de la France que toutes celles qu'il venoit d'achever! Nous voici arrivés à cette époque à jamais honteuse et déplorable de la vie de Louis XIV.

C'étoit Colbert qui tenoit le premier rang dans ces jours brillants de la paix. Sous sa main habile, méthodique, et que soutenoit cette volonté si ferme et si redoutée de son maître, se perfectionnoit de jour en jour la science de l'administration centrale, s'étendoit et se fortifioit la dynastie héréditaire des commis et la toute-puissance des bureaux[57]. Sans rivaux dans cette science toute matérielle, ce ministre étoit hors d'état de porter sa vue au (p. 84) delà du cercle étroit qu'il s'étoit tracé: les maximes despotiques sur lesquelles un pareil système étoit fondé, composoient toute sa doctrine politique, et cette doctrine étoit aussi celle des autres ministres de Louis XIV. Tous se complaisoient uniquement dans le maître qui sembloit se complaire en eux, et ne voyoient rien de grand et d'utile pour l'État que ce qui pouvoit accroître encore cette puissance sans bornes dont il étoit si jaloux, et qui, de jour en jour, plus orgueilleuse et plus irritable, s'indignoit de la moindre résistance et ne pouvoit plus supporter le moindre obstacle. Tous les princes temporels de la chrétienté étoient abattus; la puissance spirituelle étoit la seule qui restât encore debout devant le grand roi: il étoit donc urgent qu'elle fût humiliée à son tour; et en effet, ce fut uniquement dans cette intention que ces ministres, les instruments de son despotisme et les flatteurs de son orgueil, suscitèrent l'affaire si malheureusement célèbre de la Régale[58]. (p. 85) La magistrature françoise, toujours empressée de s'unir au gouvernement, chaque fois qu'il s'agissoit de chagriner le chef de l'Église et d'empiéter sur ses droits, entra avec empressement dans cette nouvelle conspiration contre la puissance spirituelle; et une déclaration du mois de février de cette année étendit à tous les évêchés du royaume une concession volontaire et devenue abusive, que les papes avoient faite anciennement à nos rois à l'égard d'un certain nombre d'évêchés.

Les jurisconsultes du parlement ne manquèrent pas de raisonnements pour prouver, à leur manière, l'antiquité du privilége, l'inconvénient et l'abus des exceptions[59]. Innocent XI, à qui Voltaire rend ce témoignage remarquable, et dont il ne sentoit pas lui-même toute la force, qu'il étoit le seul pape de ce siècle qui ne sût pas s'accommoder au temps, vit dans cette affaire (p. 86) ce qui y étoit réellement, c'est-à-dire l'atteinte la plus grave qu'un prince, qui prétendoit ne se point séparer du Saint-Siége, eût portée à la juridiction de l'Église, depuis l'odieuse querelle des investitures; et deux évêques qui étoient malheureusement, dit encore Voltaire, les deux hommes les plus vertueux du royaume, ayant refusé de se soumettre à l'ordonnance, le pontife à qui ils portèrent leur appel déploya, en cette circonstance, tout ce que l'autorité de chef de l'Église avoit de force et de majesté. Dans divers brefs qu'il adressa au roi lui-même, tout en le félicitant de ce qu'il avoit fait pour le bien de la religion, il l'invitoit à prendre garde que sa main gauche ne détruisît pas ce que sa droite avoit édifié; il y appeloit la maladie du temps[60] cette disposition à empiéter sur le gouvernement du Saint-Siége; et certes l'expression étoit modérée. Cette maladie, arrivée alors à son paroxisme, datoit de loin en France; tous ses rois, depuis long-temps, en avoient été plus ou moins attaqués, ainsi que leurs ministres; l'opposition constante du clergé y avoit seule apporté quelques palliatifs; cette fois-ci il sembloit conspirer avec le prince pour accroître les progrès du mal.

Les remontrances du pape au roi, loin d'ébranler Louis XIV, ne firent qu'irriter son orgueil (p. 87) et accroître son obstination. L'affaire des religieuses de Charonne[61], qui n'étoit qu'une conséquence de cette usurpation du gouvernement de l'Église et un acte de suprématie non moins intolérable que tout ce qui avoit précédé; cette affaire, dans laquelle on osa appeler comme d'abus des décrets du pape sur une matière de haute discipline ecclésiastique, et que le pontife poussa avec la même vigueur que celle de la régale, acheva d'aigrir le superbe monarque. Il fut résolu (et nous apprenons de Bossuet lui-même que Colbert fut le premier moteur de cette résolution qui devoit avoir de si funestes conséquences), il fut résolu, selon l'expression d'un illustre écrivain[62], «de se venger sur le pape des injures qui lui avoient été faites.» Ministres et magistrats se réunirent donc de nouveau (p. 88) pour indiquer une assemblée du clergé, dans laquelle on discuteroit des droits du pape, et où des bornes fixes seroient posées à sa puissance. Ceci se passoit en 1681, dans le royaume très chrétien, où, après treize cents ans d'existence catholique, on commençoit à s'apercevoir que la puissance exercée jusqu'alors par le vicaire de Jésus-Christ n'avoit pas encore été bien comprise et avoit besoin d'être définie; c'étoient des chefs de bureaux (car les ministres de Louis XIV, que l'on s'extasie tant qu'on voudra sur le matérialisme de leur administration, ne méritent pas d'autre nom) et un corps de juges laïques, infectés de jansénisme et de démagogie, qui demandoient cette définition: et à qui la demandoient-ils? à des évêques de cour qu'ils avoient choisis eux-mêmes, à des courtisans en camail, dont les plus influents, selon Fleury[63], «avoient dessein de mortifier le pape et de satisfaire leurs propres ressentiments;» parmi lesquels, selon Bossuet, «il en étoit quelques uns que des ressentiments personnels avoient aigris contre la cour de Rome.» Tels furent les pères de cet étrange concile, et si étrangement convoqué.

Une première réunion eut lieu en l'année (p. 89) même de la convocation (1681). L'assemblée étoit composée de quarante évêques et archevêques. Ce fut l'archevêque de Reims qui fit le rapport, pièce célèbre et vraiment curieuse, dans laquelle, «tout en reconnoissant que le droit de la Régale pourroit bien n'être pas appuyé sur des fondements aussi solides qu'on le croyoit en France, il pensoit que ce droit ayant été autorisé pour certaines églises, par un décret du concile de Lyon, en considération de la piété et de la grande puissance de Philippe le Hardi, son sentiment étoit qu'on pouvoit l'étendre à toutes les églises de France, en considération des services plus éminents rendus à la religion et de la puissance plus grande encore du monarque régnant.» Il ne donna pas de moins bonnes raisons pour l'affaire des religieuses de Charonne, et conclut à la convocation d'un concile national.

Le roi, qui, malgré l'aveuglement où le jetoit sa passion, avoit plus de bon sens que l'archevêque de Reims, y trouva de la difficulté, et ne permit qu'une assemblée générale. Elle s'ouvrit le 9 novembre, et ce fut l'illustre Bossuet qui prononça le discours d'ouverture, monument non moins curieux des angoisses secrètes d'un génie supérieur aux prises avec la vérité, sa conscience, et la foiblesse de son caractère. L'assemblée, voulant agir avec modération à l'égard (p. 90) du pape, commença par demander au roi des adoucissements dans l'exercice du droit de la régale, avouant qu'il y avoit quelque chose à dire dans la manière dont il étoit exercé. Louis XIV ne voulut pas se montrer moins modéré que ses évêques, et il fut arrêté par un arrangement final «que le roi ne conféreroit plus les bénéfices en régale; mais qu'il présenteroit seulement des sujets qui ne pourroient être refusés

(1682) À peine cette déclaration eut-elle été vérifiée au parlement, que les prélats s'empressèrent de porter au pied du trône leurs humbles remerciements, reconnoissant que le roi leur donnoit par cet arrangement plus qu'il ne leur avoit ôté; tous signèrent sans difficulté l'extension de la régale si heureusement modifiée, et se réunirent pour écrire au pape une lettre dans laquelle, après avoir cité force passages des Pères pour lui démontrer combien il étoit nécessaire que la bonne intelligence ne fût point troublée entre l'empire et le sacerdoce, ils invitoient le père commun des fidèles à céder aux volontés du plus catholique des rois, lettre que les jansénistes eux-mêmes déclarèrent pitoyable, et à laquelle Innocent XI ne répondit que par un bref qui cassoit tout ce qui avoit été fait au sujet de la régale, reprochant en même temps à ces évêques cette foiblesse honteuse qui ne (p. 91) leur avoit pas permis de hasarder même les représentations les plus humbles sur un acte du prince temporel, si attentatoire à la discipline de l'église et aux droits de son chef. «Il espéroit, disoit-il, que, révoquant au plus tôt tout ce qu'ils venoient de faire, ils satisferoient enfin à leur conscience et à leur honneur.»

Ce bref n'étoit point encore arrivé, que déjà les évêques[64], et d'après l'ordre du roi, avoient mis en délibération la question de l'autorité du pape. Il n'y avoit point d'autre raison d'en traiter que cet ordre; et l'assemblée y obtempéra avec le même silence prudent et respectueux qu'elle avoit si bien gardé dans l'affaire de la régale. Bossuet, qui auroit voulu par dessus tout que cette question ne fût pas traitée, se tut comme les autres[65]; et de ces lâchetés à l'égard (p. 92) du roi de France et de cette rigueur à l'égard du Saint-Siége, résulta la fameuse déclaration en quatre articles, «déclaration faite, dit le préambule, dans la seule intention de maintenir les droits et libertés de l'Église de France, de maintenir l'unité, et d'ôter tout prétexte aux calvinistes de rendre odieuse la puissance pontificale.» Ce qui étoit sans doute fort édifiant.

Dès que ces quatre articles eurent été dressés, le roi, à la réquisition des évêques, fit publier un édit qui en ordonnoit l'enregistrement dans toutes les cours supérieures et inférieures, universités, facultés de théologie, etc., avec défense d'enseigner et soutenir aucune proposition contraire; il étoit également enjoint aux évêques de faire enseigner dans leurs diocèses cette déclaration qui, dès qu'elle fut connue, souleva le monde catholique[66]. En France, elle n'excita (p. 93) pas moins de rumeur; plusieurs universités la blâmèrent hautement; la Sorbonne elle-même refusa de l'enregistrer. Ce fut le Parlement qui, la forçant de lui apporter ses registres, y fit transcrire les quatre articles, s'exerçant ainsi aux leçons de théologie qu'il s'apprêtoit à donner au clergé de France et pendant long-temps; plusieurs de ceux qui ne rejetoient point la déclaration, avouoient eux-mêmes que les évêques étoient allés un peu trop loin, et que, si l'on en pesoit les conséquences, un schisme étoit difficile à éviter[67]. Cependant le pape indigné donnoit des signes non équivoques de cette indignation, en refusant des bulles à tous ceux qui étoient nommés par le roi aux évêchés vacants; et s'il n'alla pas plus loin, c'est qu'avec un caractère aussi indomptable que Louis XIV, le schisme, implicitement renfermé dans les quatre articles, ne pouvoit presque manquer d'éclater. Ainsi donc, pour éviter un plus grand mal, la prudence charitable du Saint-Siége crut devoir suivre sa marche accoutumée, et ne point se porter tout d'un coup aux dernières extrémités. Étoit-ce le bon parti à prendre dans une circonstance aussi grave? les conséquences de la déclaration, ainsi tolérée, n'ont-elles pas été plus funestes que n'auroient pu l'être une condamnation (p. 94) expresse et les suites qu'elle auroit entraînées? c'est ce que nous ne déciderons point; mais ce qui est évident pour nous, c'est que ces maximes, dites libertés de l'église gallicane, associées, dès leur origine, à toutes les doctrines philosophiques et révolutionnaires, cause et prétexte de tous les outrages, de toutes les spoliations qui, par degrés, ont réduit cette église à la situation misérable et précaire où elle est descendue aujourd'hui, situation que déplorent ceux mêmes qui se montrent encore entichés de ces libertés fallacieuses, sont une des plus grandes plaies qui aient jamais été faites à la religion. C'est le trait caractéristique du XVIIe siècle, où se préparoit, au sein du despotisme, l'anarchie du XVIIIe.

(De 1682 à 1688) Les choses restèrent en cet état pendant huit ans, et tant que le siége pontifical fut occupé par Innocent XI. Dans cet intervalle (en 1687), de nouveaux démêlés s'élevèrent entre le roi et le pape à l'occasion des franchises des ambassadeurs[68]. Jamais privilége, quelle que fût son origine, n'avoit été plus abusif, plus contraire à la sûreté publique, et nous ajouterons plus indigne de la majesté des souverains qui le possédoient, puisqu'ils devenoient ainsi, chez (p. 95) un autre souverain, les protecteurs des crimes et des désordres dont ils se faisoient justement les vengeurs dans leurs propres états. Le pape prit enfin la résolution d'abolir un usage dont les conséquences, de jour en jour plus fâcheuses, ne pouvoient plus se supporter. Tous les princes de l'Europe accédèrent à une demande aussi légitime: le seul Louis XIV se montra intraitable; et c'est alors qu'il prononça cette parole que l'on peut considérer comme l'expression la plus extraordinaire de l'orgueil en délire: «Je ne me suis jamais réglé sur l'exemple des autres; c'est à moi à servir d'exemple.» Le pape qui se croyoit le maître chez lui et que soutenoit ce consentement unanime des autres cours de la chrétienté, crut devoir passer outre; et le duc d'Estrées, ambassadeur de France, étant mort, il fut déclaré qu'il n'y aurait plus de franchises autour de son palais. À peine le roi en eut-il reçu la nouvelle, qu'il fit partir, pour le remplacer, le marquis de Lavardin, avec ordre exprès de maintenir les anciens usages. Le pape refusa de le recevoir; ce qui ne l'empêcha point de faire dans Rome une entrée insolente, au milieu d'un cortége qui ressembloit à une armée plutôt qu'à la suite d'un ambassadeur; et traversant ainsi, avec grand fracas, les principales rues de la ville, il alla prendre possession du palais Farnèse, comme (p. 96) il auroit pu faire dans une ville prise d'assaut, plaça autour de ses avenues une garde nombreuse, et rétablit de vive force les franchises abolies.

Il continua de braver ainsi, pendant plusieurs jours, le souverain Pontife, à qui il demanda, seulement pour la forme, une audience qui lui fut refusée. Le jour de Noël suivant, à l'occasion d'un nouvel incident où son arrogance ne pouvoit plus être supportée, un placard affiché dans Rome[69], et bientôt suivi d'une bulle du pape et d'une ordonnance du cardinal-vicaire, le déclara excommunié. Il méprisa l'excommunication, feignit de craindre pour sa propre sûreté et fit faire des rondes autour de son palais. Le roi montra une grande colère des outrages faits à son ambassadeur, et le parlement se hâta de partager ses ressentiments. Appel comme d'abus de la bulle du pape fut interjeté par le procureur-général Achille de Harlay; mais, ce qui étoit sans exemple jusqu'alors, ce ne fut pas du pape mal informé au pape mieux informé que se fit l'appel: ce fut du pape au (p. 97) premier concile œcuménique «seul tribunal de l'Église véritablement souverain, disoit ce magistrat; et auquel les papes sont soumis comme les autres fidèles[70].» Les protestants, dans le principe, n'avoient point parlé autrement, et tels furent les premiers fruits de la déclaration.

Toutefois ce qu'avoit dit Achille de Harlay peut être considéré comme modéré auprès du discours que prononça le lendemain l'avocat-général Talon, la grande chambre et la tournelle assemblées. Après avoir passé en revue et l'affaire de la régale, et la déclaration, et cette affaire plus récente des franchises, à l'occasion de laquelle il établit en principe que les rois de France et leurs gens dans l'exercice de leurs charges devoient s'inquiéter fort peu des censures ecclésiastiques et des anathèmes de la cour de Rome, il fut aussi de l'avis de convoquer un concile «comme le moyen le plus naturel de réprimer les abus que les ministres de l'Église (ce qui vouloit dire le souverain pontife, chef de l'Église et vicaire de Jésus-Christ) pouvoient faire de leur puissance. Et comme Innocent XI s'obstinoit, contre toute raison et toute justice, à refuser des bulles aux évêques nommés depuis la déclaration, ce qui ne laissoit pas que d'avoir (p. 98) d'assez graves inconvénients, il proposoit un moyen d'y remédier, moyen, selon lui, très facile et très efficace: c'étoit de se passer du pape, de rétablir les élections par le peuple et par les chapitres, pour ensuite, avec l'agrément du roi, être procédé par le métropolitain à l'ordination et à l'imposition des mains, sans avoir recours à aucune autre puissance.» Ce discours, qu'on auroit cru prononcé dans le Parlement de Henri VIII, par son vicaire-général Cromwell, fut terminé par les plus violentes invectives contre Innocent XI, que cet avocat-général n'eut pas honte de présenter comme fauteur d'hérétiques, protecteur des disciples de Jansénius, spectateur tranquille des progrès du Quiétisme; qu'il eut l'audace de peindre comme un vieillard dont l'âge et les infirmités avoient affoibli la tête, à qui on rendroit même service en se passant de ses bulles et en le déchargeant du fardeau trop pesant pour lui de gouverner les églises particulières[71].

Quelque aveuglé qu'il fût par la colère, le roi eut encore cette fois-ci plus de bon sens que ceux qui croyoient lui plaire en se livrant à de pareils excès. L'élection démocratique des évêques ne pouvoit être de son goût; et, en ce qui touchoit la personne du pape et son caractère (p. 99) de chef de l'église, il avoit un sentiment des convenances qui lui fit d'abord comprendre que les orateurs du parlement avoient passé toutes les bornes. Les discours qu'ils avoient tenus eurent donc un effet contraire à celui qu'ils en avoient espéré; et Louis XIV commença à faire quelques démarches auprès d'Innocent XI pour l'adoucir et lui faire oublier le passé. Un moyen sûr d'y réussir étoit sans doute de révoquer ce qu'il avoit fait; et c'est à quoi l'orgueilleux prince ne voulut pas se plier. Le pape, que de vaines paroles ne pouvoient satisfaire, suivit son système de garder le silence sur la déclaration, par cela même que, sur ce point, il auroit eu trop à dire, persistant dans son inflexibilité sur l'article des franchises et de la régale. Les choses continuèrent donc à rester sur le même pied qu'auparavant, pour s'aigrir encore davantage à l'occasion de la mort de l'archevêque de Cologne, et lorsqu'il s'agit de lui nommer un successeur.

Le roi y portoit le cardinal de Furstemberg; et l'on conçoit l'intérêt qu'il avoit à faire électeur de Cologne un prince qui lui étoit si entièrement dévoué[72]. Par un motif tout contraire, (p. 100) l'empereur mettoit en avant d'autres compétiteurs, et parmi eux, un prince de Bavière. Vu certaines circonstances qui se trouvoient dans la position de ces deux rivaux, la confirmation du pape devenoit nécessaire pour que l'élection de l'un ou de l'autre fût canonique: or, Innocent XI n'avait garde de donner la préférence au prince de Furstemberg, créature de Louis XIV, et qu'il considéroit comme le principal auteur des maux que la dernière guerre avoit causés à l'empire et à la chrétienté: le prince bavarois fut donc élu. En cette occasion, le souverain pontife usoit d'un droit que lui reconnoissoient tous les princes chrétiens: cependant qui le croiroit? le roi de France n'eut pas honte d'éclater contre lui en termes encore moins mesurés qu'il ne l'avoit fait jusqu'alors, et de l'accuser publiquement d'injustice et de partialité. Dans ses emportements, il sembloit résolu de pousser cette fois-ci les choses jusqu'à la dernière extrémité; et cependant ne pouvant s'empêcher de craindre ce même pouvoir qu'il affectoit de braver depuis si long-temps, et cherchant en quelque sorte à s'aguerrir contre l'effet de ces armes spirituelles dont Innocent XI l'avoit plus d'une fois menacé, (p. 101) le monarque furieux prit la précaution étrange de faire interjeter, dans le parlement, appel au futur concile, de tout ce que le pape pourroit entreprendre à l'avenir contre les droits de sa couronne. L'archevêque de Paris et la Sorbonne approuvèrent les conclusions du procureur du roi et se portèrent de même appelants sur ces futures entreprises du souverain pontife, ce qui parut inoui et ne se peut qualifier[73]; alors le schisme sembla inévitable et beaucoup de consciences s'alarmèrent: celle du roi ne fut pas la dernière à se troubler. Comme il étoit au fond sincèrement catholique, sa conduite, dans toutes ses malheureuses entreprises contre la cour de Rome, n'étoit qu'incertitudes et contradictions; emporté par ses premiers mouvements, il alloit d'abord au delà de toutes les bornes; puis, comme s'il eût été épouvanté de l'espace qu'il avoit parcouru, il revenoit sur ses pas et en quelque sorte malgré lui. Ainsi donc, quoiqu'il eût fait tout ce qu'auroit pu faire un prince dont le dessein bien arrêté eût été de se séparer de l'église romaine, il est hors de doute que l'idée d'un schisme ne lui étoit jamais entrée dans l'esprit; et l'on en doit dire, autant des évêques qui s'étoient faits ses flatteurs et ses complices. Dès que la voix publique lui eut appris qu'on commençoit (p. 102) à craindre une semblable séparation, il se hâta de rassurer ses peuples, et, de concert avec ces mêmes évêques, déclara hautement que jamais ni lui, ni le clergé de France n'avoient eu la pensée d'attenter à l'autorité spirituelle du vicaire de Jésus-Christ, et de se soustraire à son obéissance. Telles furent les inconséquences de Louis XIV et de son conseil de prélats; et c'est là comme une fatalité attachée à tous ceux qui ont la prétention de disputer avec l'autorité spirituelle, et de chercher la mesure plus ou moins grande de ses droits. Ceux qui lui refusent toute espèce de droits sont plus raisonnables et plus conséquents: nous verrons plus tard la suite et les effets de ces tristes démêlés.

Tandis qu'il en agissoit ainsi avec la cour de Rome, le roi s'occupoit avec un zèle très ardent de la conversion des calvinistes, et n'avoit pas moins à cœur de les ramener dans le giron de l'église romaine que de tenir le pape à juste distance de l'église gallicane. Une année avant la fameuse assemblée du clergé (en 1680), il avoit rendu une ordonnance dont l'objet étoit de les exclure de certains emplois publics et d'arrêter les effets du prosélytisme qu'ils continuoient d'exercer au milieu de ses sujets catholiques. Il fit fermer tous les temples élevés en contravention aux clauses de l'édit de Nantes; des missionnaires furent envoyés pour les prêcher, (p. 103) et l'on prit des précautions pour que ceux qui voudroient se convertir n'y trouvassent point d'obstacles dans le fanatisme de leurs coreligionnaires. (1685) Il n'y avait rien à dire à ces premières mesures; mais il arriva que, tandis que l'on obtenoit la soumission, ou sincère ou simulée, du plus grand nombre de ces sectaires, les églises du Vivarais, des Cévennes et du Dauphiné, levèrent l'étendard de la révolte, rouvrirent les temples fermés, et, malgré l'ordonnance royale, recommencèrent les pratiques de leur culte aux lieux où il avoit été interdit, et ne s'assemblèrent plus que les armes à la main. Il étoit juste encore de punir leur rébellion; et quelques compagnies de dragons, que l'on envoya dans ces provinces, arrêtèrent ce mouvement à peine commencé: les temples interdits furent rasés, et l'on força les religionnaires à loger chez eux les soldats qu'on venoit d'employer à les réduire.

Ce logement de gens de guerre et les vexations inévitables dont il étoit accompagné, produisirent quelques conversions. C'étoit sans doute une étrange manière de convertir; néanmoins elle plut au roi qui, la trouvant plus efficace que les autres moyens qu'il avoit d'abord employés, jugea à propos d'en étendre les avantages à tous les autres calvinistes de son royaume. Une grande partie de ses troupes fut donc répandue dans les provinces du midi, et aucun religionnaire (p. 104) ne fut exempt de loger des soldats. Bientôt les abjurations commencèrent et se multiplièrent à mesure que ce fardeau devint plus accablant; on se contenta d'abord d'une déclaration vague de catholicisme, ensuite on fit signer des formulaires, puis on força d'aller à la messe ceux dont la foi parut suspecte après qu'ils avoient signé. Cependant ces moyens, tout expéditifs qu'ils étoient, parurent encore trop lents à Louis XIV: il méditoit depuis long-temps de révoquer l'édit de Nantes, et d'extirper ainsi d'un seul coup le calvinisme de ses états. Louvois l'y poussoit de toutes ses forces par des motifs qui lui étoient purement personnels[74]; et dans le conseil ceux qui étoient de son avis donnoient pour raison que jamais occasion d'abattre ces sectaires n'avoit été plus favorable (p. 105) que celle où le roi, en paix avec l'Europe entière et redouté de tous ses ennemis, n'avoit à craindre du grand coup qu'il alloit frapper que des plaintes impuissantes et rien au delà. D'autres jugeoient que la violence n'étoit pas un bon moyen d'opérer des conversions; que la persécution, loin de ramener les esprits, pouvoit faire des fanatiques; que, si l'on poussoit les huguenots au désespoir, on se verroit entraîné soi-même fort au delà de ce qu'on avoit d'abord résolu, et forcé peut-être à des rigueurs que l'on n'avoit pas prévues; ils craignoient une émigration fatale à la France sous bien des rapports, et pensoient que des moyens plus doux auroient à la fois plus de justice et d'efficacité. Il est bon de remarquer que le père Lachaise, jésuite et confesseur du roi, s'étoit rangé à ce sentiment; il est indubitable que c'eût été celui du chef de l'église, s'il eût été appelé à une délibération qu'il lui appartenoit de diriger, et que, dans tout autre temps, on n'eût point osé conduire à sa fin sans être soutenu par ses avis. Mais la déclaration venoit d'être rendue: les évêques de France avoient remis le pape à sa place, et Louis XIV pouvoit maintenant, quand il lui semblerait bon, se faire pape lui-même dans ses états.

Le premier avis lui sembla le meilleur, et il devoit sans doute convenir davantage à ce caractère (p. 106) qu'irritoient les moindres obstacles et à qui rien ne devoit résister. La révocation de l'édit de Nantes fut donc signée. Certes, et personne ne le pourra contester, le roi de France avoit le droit politique et religieux d'arrêter, au milieu de ses sujets, la propagation d'erreurs aussi funestes pour le salut des âmes que dangereuses pour le maintien de l'ordre social. Comme chrétien et comme roi, il étoit le maître d'exclure les protestants des fonctions publiques; c'étoit son devoir de leur interdire l'exercice public de leur culte, trop long-temps toléré; mais c'est là qu'il devoit s'arrêter. Le reste il falloit l'abandonner au zèle des missionnaires qui, plus lentement peut-être, mais aussi plus sûrement, auroient opéré en France la destruction du calvinisme, qu'il falloit attaquer au fond des cœurs, et non dans la personne et les biens de ses sectateurs. Il est donc impossible de ne pas désapprouver un prince qui gâte ainsi par la violence ses inspirations même les meilleures; et il y a tout à la fois du bien et du mal dans la révocation de l'édit de Nantes, que la plupart de ceux qui en ont parlé n'ont su que louer ou blâmer sans restriction. Faire abattre les temples des protestants, défendre leurs assemblées, expulser leurs ministres, fermer leurs écoles, et les contenir ainsi par toutes les mesures de police jugées nécessaires, c'étoit aller au but (p. 107) qu'il vouloit atteindre. C'étoit le dépasser que de violenter ceux qu'on ne pouvoit ramener par la persuasion; d'enlever de force les enfants à leurs familles pour les faire élever dans la religion catholique; en même temps qu'on les persécutoit, de leur fermer, sous les peines les plus rigoureuses, les frontières de la France, pour les empêcher de se soustraire à la persécution; et confondant ainsi avec les plus vils malfaiteurs des hommes égarés, opiniâtres peut-être dans leur erreur, mais enfin dont l'égarement et l'opiniâtreté n'étoient pas des crimes qui méritassent des peines infamantes, de remplir les prisons et les galères de ceux dont on avoit pu se saisir, lorsqu'ils contrevenoient à cette loi inique et barbare. Un grand nombre échappa; et quoiqu'on ait fort exagéré le dommage qu'en éprouva la France dans son commerce et dans ses manufactures, il n'en est pas moins vrai de dire que ces réfugiés portèrent chez les étrangers qui les accueillirent beaucoup de procédés industriels qui, jusqu'alors, en avoient fait nos tributaires. Telle fut la révocation de l'édit de Nantes, légitime dans son principe, tyrannique dans son exécution[75].

(p. 108) Cependant, dès le commencement de cette paix de Nimégue à la fois si hostile contre le pape et contre les protestants, Louvois, jaloux de l'éclat que jetoient les travaux de Colbert, et dans son ambition effrénée, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne croyant point avoir la faveur de son maître, si quelque autre en étoit favorisé, fomentoit des guerres nouvelles en poussant ce maître superbe à des actes arbitraires envers des souverains étrangers, ou, pour mieux dire, à des usurpations criantes, dont l'effet devoit être de les alarmer et de les exaspérer; telles furent les deux trop fameuses affaires des réunions et des dépendances: la première, qui attaquoit des (p. 109) droits acquis par de longues prescriptions, blessoit presque tous les princes de l'Europe, et plus particulièrement ceux de l'Empire; la seconde qui, regardant uniquement l'Espagne, n'étoit autre chose que l'abus du droit du plus fort, et nous ne craignons pas de le dire, dans toute sa brutalité[76]. Les intrigues de son ministre venoient en outre de lui acquérir la possession (p. 110) simultanée de deux des plus fortes places de l'Europe, Strasbourg sur le Rhin, et Cazal dans le Montferrat, et de lui ouvrir ainsi la libre entrée de l'Allemagne et de l'Italie. Par la violence avec laquelle l'affaire des réunions étoit poursuivie, quatre électeurs de l'empire se trouvèrent bientôt sous le joug de la France; et bien que les contestations, commencées avec l'Espagne, eussent été conduites d'abord avec une apparence de modération, Louis XIV, ennuyé des lenteurs des conférences, imagina d'en hâter la conclusion par un de ces moyens expéditifs qui lui étoient familiers, et fit faire, en pleine paix, le blocus de la ville de Luxembourg. Les princes crièrent à l'oppression et invoquèrent la protection de l'empereur; mais celui-ci, que pressoient d'un côté les Turcs qui se préparoient à lui faire la guerre, de l'autre les mécontents de Hongrie qu'il avoit peine à contenir, n'étoit pas en position de s'interposer pour eux d'une manière efficace, et se vit bientôt réduit à ces extrémités presque désespérées dont le tira la valeur brillante du roi de Pologne Sobieski. Il faut avouer ici que le roi de France eut du moins la pudeur de ne pas abuser de cette situation malheureuse du chef de l'empire; et si l'on considère quelle étoit dès lors la morale politique de l'Europe, il faut lui savoir gré de n'avoir pas fait, en cette circonstance, cause (p. 111) commune avec les Turcs contre un prince chrétien, et d'avoir été assez généreux pour ne pas conspirer avec les infidèles la ruine entière de la chrétienté. Ce fut même ce moment qu'il choisit pour châtier les Algériens dont il avoit à se plaindre, ce qu'il fit avec cet éclat et ce bonheur qui l'accompagnoient dans toutes ses entreprises; mais il n'en continuoit pas moins de se montrer intraitable dans ses disputes avec l'Espagne. Cette affaire et celle des réunions se poursuivoient de sa part avec la même ténacité; sa prétention étoit de vouloir ainsi s'établir jusque dans les entrailles de l'Empire, et l'on peut concevoir que ni l'empereur ni le roi d'Espagne n'étoient disposés à acheter à ce prix la continuation d'une paix pour eux déjà si onéreuse. Le roi prit donc la résolution d'y contraindre d'abord cette dernière puissance en faisant entrer brusquement ses troupes dans les Pays-Bas espagnols, où elles ne trouvèrent aucune résistance. Les États de Hollande, malgré les sollicitations pressantes du prince d'Orange, ne voulurent point se mêler de cette querelle, se rappelant ce qu'il leur en avoit déjà coûté pour avoir osé se commettre avec le grand roi; le roi d'Angleterre, entièrement sous l'influence de la France, refusa sa médiation; et l'Espagne, abandonnée à ses propres forces, ne trouva que les Génois qui, poussés par des ressentiments (p. 112) qu'excitoit trop souvent le ton de maître que Louis XIV avoit coutume de prendre avec les petits États, eurent l'imprudence de se liguer avec elle. Il étoit évident qu'avec un si foible auxiliaire, cette puissance, telle qu'elle se trouvoit alors, ne pouvoit résister à la France; et il falloit qu'elle se crût bien profondément insultée, pour courir les chances d'une lutte aussi inégale. Les résultats n'en furent pas long-temps indécis: rien ne résista dans les Pays-Bas espagnols, où l'armée françoise s'empara de Courtrai et de Dixmude, et assiégea de nouveau Luxembourg; une seconde armée battoit en même temps les Espagnols en Catalogne, et la flotte du roi bombardoit et réduisoit en cendres la ville de Gênes. La prise de Luxembourg ne tarda point à couronner cette suite non interrompue de succès; et le roi d'Espagne, réduit aux abois, se vit dans la nécessité de conclure avec Louis une trève de vingt ans, à laquelle l'empereur fut également obligé d'accéder, et qui valut provisoirement au vainqueur plus qu'il n'avoit d'abord demandé dans l'affaire des réunions et des dépendances[77]. Toutefois le (p. 113) ressentiment que produisit cet événement fut profond et ineffaçable: on peut dire que l'Europe entière partagea cette injure; il n'y eut pas un seul de ses souverains qui se crût désormais en sûreté, tant que la puissance orgueilleuse et colossale qui pesoit ainsi sur eux, ne seroit point abattue ou du moins humiliée. Nous allons voir bientôt ce qui en résulta.

De tous les ennemis que les entreprises de Louis XIV avoient conjurés contre lui, le plus implacable et sans doute le plus habile étoit le prince d'Orange. Nous avons déjà fait connoître ses projets ambitieux, ses liaisons avec Shaftsbury, et le mariage qui l'avoit si impolitiquement, rapproché du trône d'Angleterre. Sa haine contre le roi de France s'accroissoit encore de toute la violence de sa coupable ambition; car il n'y avoit point d'apparence que, soutenu d'un allié si puissant, Charles II pût jamais être renversé par la faction qui conspiroit dans l'ombre contre lui. Aidé du nouvel électeur palatin, qu'un démêlé récent avec la cour de France tenoit, à l'égard de Louis, dans de continuelles appréhensions[78], Guillaume intriguoit donc sans (p. 114) relâche dans les cabinets pour tâcher de les soulever tous à la fois contre le monarque qui menaçoit la liberté de tous, et trouvoit partout des esprits disposés à l'entendre et pénétrés de la nécessité pressante de prévenir un danger qui n'étoit que trop réel. Ainsi fut formée la ligue d'Ausbourg, la plus formidable qui se fût encore élevée contre celui que l'on considéroit alors comme l'ennemi commun de l'Europe.

Cependant de grands événements s'étoient passés en Angleterre depuis la paix de Nimègue: le dangereux génie de Shafstbury n'avoit cessé d'y remuer le parti protestant contre les catholiques, et d'ébranler ainsi le trône des Stuarts, dont ceux-ci étoient le principal appui. Il avoit le premier excité l'ambition du prince d'Orange, en lui faisant entrevoir que la route du trône n'étoit pas aussi difficile pour lui qu'il auroit pu le penser; et, d'un autre côté, il donnoit des espérances (p. 115) toutes semblables au duc de Montmouth, fils naturel du roi, que ses suggestions perfides conduisirent finalement à l'échafaud; car tout porte à croire qu'il les trompoit également l'un et l'autre, et que son véritable projet étoit d'établir en Angleterre un gouvernement républicain, qu'il jugeoit plus conforme aux doctrines protestantes de sa nation. Il mourut avant d'avoir mis fin à ces projets criminels. Charles le suivit de près; et son frère Jacques II lui succéda, sans opposition apparente, mais au milieu de tous ces ferments de discorde que ce fatal ennemi de sa famille avoit semés, et que son propre gendre continua de fomenter avec encore plus d'adresse et de succès. Il n'est point de notre sujet de rendre compte de la révolution nouvelle qui mit fin à la dynastie malheureuse des Stuarts; mais cette révolution ne tarda pas à arriver, secrètement favorisée par l'empereur et par le roi d'Espagne, qui ne voyoient que ce moyen d'enlever à la France, et sans retour, l'alliance de l'Angleterre. Telle étoit l'abjection profonde où les intérêts purement matériels de la politique moderne avoient plongé la chrétienté. Des rois catholiques poussoient un prince protestant à usurper le trône de son beau-père, catholique comme eux; tout prêts à sanctionner, à la face du monde, cette usurpation sacrilége, et se croyant en droit de le faire, afin de combattre (p. 116) plus efficacement leur commun ennemi, lequel étoit le roi très chrétien et le fils aîné de l'église. La circonstance étoit des plus favorables. L'empereur Léopold, vainqueur des Turcs, pacificateur de la Hongrie dont il venoit de rendre le trône héréditaire dans sa maison, régulateur suprême de l'empire qui, dans ces graves circonstances, avoit remis en quelque sorte ses destinées entre ses mains, se trouvoit au plus haut degré de puissance où il fût encore parvenu; et l'orage formé par la ligue d'Ausbourg contre Louis XIV étoit sur le point d'éclater. Alors ce monarque, instruit de tout ce qui se passoit, et jugeant qu'il étoit de la prudence de prévenir ses ennemis, déclara le premier la guerre à l'empereur en faisant brusquement irruption dans l'empire.

Cependant il parut alors que sa confiance en lui-même étoit un peu diminuée; car, même après avoir passé le Rhin dans un appareil formidable, que suivirent des succès qui sembloient décisifs[79], il fit des propositions de paix qui, (p. 117) à la vérité, n'étoient point acceptables, mais qui n'étoient pas telles cependant qu'il les avoit dictées, jusqu'alors à des vaincus. Elles furent rejetées; et, en effet, les nouvelles qui leur arrivoient d'Angleterre étoient de nature à consoler les confédérés des pertes que cette irruption soudaine leur avoit fait éprouver, et à leur donner pour la suite les plus solides espérances. La révolution y avoit été aussi complète que rapide; et pour opérer la défection de l'armée royaliste, le prince d'Orange n'avoit eu qu'à se montrer. Quoiqu'il semble peu probable qu'en aucun état de cause Jacques II eût pu se maintenir sur le trône jusqu'à la fin, sa fuite précipitée avoit cependant hâté la ruine de ses affaires; et ce roi dépouillé étoit venu chercher un asile en France au moment même où son puissant allié remportoit de si grands avantages sur leurs communs ennemis. Voyant ainsi leur ligue fortifiée de l'alliance désormais indissoluble de l'Angleterre, ceux-ci sentoient se ranimer leur haine et leur courage; tandis que Louis, au milieu même de ses triomphes, ne pouvoit s'empêcher de reconnoître que la chute du monarque anglais lui ôtoit tout ce qu'elle faisoit gagner aux confédérés.

L'embarras qu'il éprouvoit se fit voir dans les démarches par lesquelles il essaya de détacher l'Espagne de la ligue, et de l'intéresser à la cause de Jacques II. Loin d'y réussir, il ne put même (p. 118) obtenir d'elle la neutralité qu'il s'étoit borné ensuite à lui demander; les Hollandois eux-mêmes, que si long-temps son nom seul avoit fait trembler, le bravoient maintenant, et étoient entrés dans la confédération; enfin Louis XIV se trouva seul contre tous ses anciens ennemis, accrus de ceux qui avoient été autrefois ses alliés; sans qu'il y eût en Europe un seul prince qui voulût entrer dans sa querelle.

C'est ici qu'il faut admirer les ressources prodigieuses que le pouvoir absolu et la volonté forte du prince, le bel ordre que ses ministres avoient créé dans les diverses parties de l'administration, et surtout l'habileté de Louvois qui dirigeoit tout le matériel de la guerre, donnèrent à la France dans une situation critique, à laquelle aucune autre nation de l'Europe, même la plus puissante, n'auroit pu résister. Les frontières du royaume furent, avant toutes choses, mises à l'abri de toute invasion; l'Irlande devint le foyer d'une guerre active que Louis fit à l'usurpateur, et l'on peut dire qu'il y soutint avec le plus noble dévouement, et n'épargnant ni ses trésors ni ses soldats, une cause qui devoit être celle de tous les rois, qui l'eût été peut-être, si lui-même ne les en avoit invinciblement éloignés; en même temps il se prépara à résister aux armées nombreuses qui, de toutes parts, le menaçoient sur ses frontières.

(p. 119) (1688-1697.) Les détails de cette guerre, qui, commencée en 1688, ne finit qu'en 1697, sont immenses; et il ne peut entrer dans notre plan, non seulement d'en raconter, mais même d'en énumérer tous les événements. Elle commença par un nouvel incendie du Palatinat, non moins barbare que le premier, et dont Louvois fut également l'instigateur; et dans cette première campagne, les succès des alliés, quoique leurs armées fussent incomparablement plus nombreuses que celles de France, furent à peu près nuls sur les frontières du nord. Le maréchal d'Humières ayant été remplacé par le maréchal de Luxembourg à l'armée de Flandre, dès ce moment ils ne comptèrent plus que des défaites: la bataille de Fleurus, la prise de Mons, le combat de Leuze, celui de Steinkerque, la bataille de Nerwinde, et un grand nombre d'autres faits d'armes, illustrèrent plusieurs campagnes, qui furent les dernières et peut-être les plus brillantes de ce grand capitaine. Sur le Rhin, le maréchal de Lorges soutint aussi avec bonheur et habileté la gloire des armées françoises dans un grand nombre de siéges et d'actions militaires, où il conserva constamment une supériorité marquée sur les troupes qui lui étoient opposées. Catinat, à la fois négociateur et guerrier, n'ayant pu parvenir à gagner au roi le duc de Savoie, aussi (p. 120) possédé qu'aucun autre de cette animosité contre Louis XIV, qui étoit devenue la passion commune de tous les princes de l'Europe, s'étoit montré l'égal des plus renommés capitaines, dans une suite de campagnes où il déploya toutes les ressources de l'art: également habile dans les siéges, dans les surprises, dans les retraites, dans les batailles rangées; faisant avorter tous les plans d'un ennemi qui ne manquoit lui-même ni de courage ni d'habileté; et toujours occupé de l'amener de revers en revers à changer de parti, sans pouvoir parvenir à vaincre ses préventions et son opiniâtreté. En Catalogne, la guerre, moins animée que sur les frontières du nord, n'en étoit pas moins favorable à nos armes: le maréchal de Noailles, qui la dirigeoit, avait enlevé aux Espagnols une grande étendue de pays qu'il avoit dévastée, les avoit taillés en pièces à la bataille de Berges, et s'étoit successivement rendu maître de presque toutes les places fortes qui défendoient cette province. Même bonheur sur mer: l'amiral Tourville, dès le commencement des hostilités, avait gagné la célèbre bataille de Wight sur les flottes combinées d'Angleterre et de Hollande; de Pointis et Duguay-Trouin enlevoient les flottes marchandes de ces deux puissances, ou dévastoient leurs colonies; d'Estrées bloquoit les ports des Espagnols et désoloit leurs côtes; tandis que toutes (p. 121) les expéditions navales des confédérés, ou contre notre littoral, ou contre nos possessions lointaines, avoient complétement avorté. Enfin, dans cette longue guerre, et de part et d'autre si animée, les armes de France ne furent malheureuses qu'en Irlande, où la fortune de Guillaume finit par l'emporter sur les efforts de Louis pour rétablir le roi légitime: la bataille de la Boyne décida pour toujours la question en faveur de l'usurpateur.

Celui-ci, partout ailleurs le plus malheureux général qui ait jamais commandé des armées, et toujours battu, quoiqu'il ne fût dépourvu ni de courage personnel, ni de talents militaires, n'en étoit pas moins l'âme de cette ligue dont il avoit été en quelque sorte le créateur, et la soutenoit de toute la violence de sa haine contre Louis XIV. À plusieurs reprises la Suède, le Danemark, la Pologne, le pape surtout, que ces divisions du monde chrétien affligeoient profondément, avoient offert leur médiation pour mettre fin à cette guerre[80]: Guillaume avoit (p. 122) toujours été le premier à repousser toutes propositions d'accommodement, et son obstination soutenoit ses alliés au milieu de tant de revers qui se succédoient presque sans interruption; Louis, au contraire, malgré ses succès non interrompus, désiroit la paix; ses peuples étoient épuisés et mécontents; et il falloit une autorité aussi absolue que la sienne et aussi fortement établie, pour leur faire supporter ce fardeau toujours croissant d'impôts dont il étoit forcé de les accabler.

Ce fut de même l'épuisement de leurs peuples, et surtout la nécessité où l'empereur se trouva de partager ses forces afin de faire face aux Turcs, à qui l'occasion avoit paru favorable pour insulter de nouveau ses frontières, qui triompha enfin de la persévérance des alliés; et toutefois ce ne fut que lentement et pour ainsi dire aux dernières extrémités. Même après les premières ouvertures de paix qui furent faites, dans lesquelles le roi de France montra avec quelle ardeur il désiroit cette paix, en consentant d'abord à ce qui devoit le plus coûter à sa fierté et à toutes ses affections, c'est-à-dire à reconnoître Guillaume comme roi d'Angleterre, il se (p. 123) passa trois ans avant qu'elle fût conclue; et il sembla que l'empereur et le roi d'Espagne y missent une plus forte opposition, alors que le prince d'Orange commençoit à s'y montrer moins opposé. Il fallut de nouveaux revers pour les y forcer. Enfin la défection du duc de Savoie, que le roi, après tant d'efforts infructueux, parvint à gagner par la perspective éblouissante du mariage de sa fille avec le duc de Bourgogne, ébranla l'empereur; la prise de Barcelonne par le duc de Vendôme changea presque en même temps les dispositions du roi d'Espagne; on reprit publiquement à Riswick, entre toutes les puissances belligérantes, les conférences déjà secrètement commencées à Gand entre l'Angleterre, la Hollande et le roi de France; et chaque puissance fit avec lui son traité particulier. Si l'on en excepte la ville de Strasbourg, qui s'étoit donnée à lui et qui lui resta, il céda sur tout le reste sans exception; rendit à chaque souverain, grand ou petit, ce qu'il lui avoit enlevé, soit avant les hostilités, soit pendant le cours de la guerre; et après tant de sang versé et de trésors épuisés, se retrouva au même point où il étoit après le traité de Nimègue; et toutefois avec cette différence que plus tard il sentit bien amèrement, que la révolution d'Angleterre ayant été un des résultats de cette guerre si violemment et si imprudemment provoquée, l'alliance (p. 124) de cette puissance qui avoit si heureusement favorisé les triomphes de sa jeunesse, étoit à jamais perdue pour lui au déclin de ses jours. Jacques II se donna la triste et dernière satisfaction de protester contre tout ce qui s'étoit fait de préjudiciable à ses intérêts, à la paix de Riswick.

Louvois mourut pendant le cours de cette guerre[81] que son égoïsme cruel et sa basse jalousie avoient allumée; et sa mort prévint de quelques instants la disgrâce éclatante que lui préparoit son maître désabusé, et qui, trop long-temps la dupe de ses artifices, venoit enfin d'en découvrir les dernières et peut-être les plus coupables manœuvres[82]. On ne peut nier que ce ministre ne possédât à un très haut degré, et, ainsi que nous l'avons déjà dit, la sagacité et l'activité nécessaire pour saisir l'ensemble et les détails de la vaste administration qui lui avoit été confiée, et qu'il ne l'eût perfectionnée de manière à y produire ce qu'on n'auroit pas cru (p. 125) possible avant lui; mais sans parler ici des guerres injustes et impolitiques dans lesquelles il entraîna Louis XIV, guerres qui creusèrent pour la monarchie un abîme que rien n'a pu combler, et même en ne le considérant que comme ministre de la guerre, ce qui est son beau côté, il est important de remarquer que, sous ce rapport, il fut encore pernicieux à la France en voulant tout soumettre à ce mécanisme administratif qu'il avoit si singulièrement perfectionné. L'ordre du tableau dont il fut l'inventeur, et qui plut à un monarque absolu dont la politique étoit de tout niveler autour de lui, éteignit toute émulation, toute ardeur pour le service militaire, et détruisit l'école des grands capitaines. Le système de tracer les plans de campagne dans le cabinet, et de tenir ainsi les généraux en quelque sorte à la lisière, acheva ce que l'ordre du tableau avoit commencé; et cette servitude de ceux qui commandoient ses armées plut encore à l'orgueil de Louis XIV. Une foule d'autres réglements, basés sur le même principe de servilité, achevèrent de dégrader le service dans tous les rangs de la hiérarchie militaire; et Saint-Simon, qui en présente avec énergie et douleur le triste tableau[83], y voit, avec juste raison, la principale (p. 126) cause de la honte et des désastres qui marquèrent les dernières années d'un règne commencé avec tant de bonheur et de gloire.

Colbert avait précédé Louvois dans la tombe[84]: il entendoit les finances, le commerce, les manufactures, et toutes les branches de l'administration intérieure, aussi bien que Louvois entendoit la guerre; et pour les admirateurs exclusifs de cette science industrielle (p. 127) qu'il rendit florissante en France plus qu'elle ne l'avoit été jusqu'à lui, il n'y eut jamais de plus grand ministre que Colbert. Il faudroit sans doute le louer sans réserve, si, tout en administrant avec cette supériorité qu'on ne lui peut contester, son esprit se fût élevé au dessus du matériel de son administration, et si, non moins blâmable en ce point que son rival, il n'eût pas, comme lui, cherché à tout abattre sous le despotisme étroit dans lequel leurs basses flatteries avoient renfermé leur maître, et dont ils partageoient avec lui, et à l'ombre de son nom, les funestes prérogatives. Tout ce qui osoit résister à ce despotisme sans règles et sans bornes devoit être brisé. Ce n'étoit point assez que Louis XIV eût la plénitude du pouvoir temporel à un degré où aucun roi de France ne l'avoit possédé avant lui: il arriva, ainsi que nous l'avons vu, qu'un pape eut l'audace de ne pas se plier à toutes ses volontés; il convint d'apprendre au pouvoir spirituel à quelle distance il devoit se tenir du grand roi, et, comme nous l'apprend Bossuet lui-même[85], les quatre articles sortirent à cet effet des bureaux du surintendant. Cette circonstance lui donnera sans doute un mérite de plus aux yeux des amants (p. 128) passionnés de nos libertés gallicanes, et elles en possèdent encore quelques uns; mais pour quiconque voit, dans la trop célèbre déclaration, une des plus grandes calamités qui aient jamais désolé l'église de France, Colbert est jugé comme chrétien et comme homme d'état.

Nous avons un moment oublié ces discussions si malheureusement suscitées contre le roi de France et le chef de l'église: et cependant elles se trouvent encore mêlées aux événements de cette guerre, pendant lesquels elles furent même poussées jusqu'aux extrémités les plus fâcheuses pour finir ensuite tant bien que mal, et autant qu'il étoit alors possible d'en finir avec Louis XIV quand il avoit tort. Nous avons vu que l'affaire du cardinal de Furstemberg avoit jeté ce prince dans un emportement presque puéril contre Innocent XI: cet emportement redoubla lorsqu'il eut connoissance de la ligue d'Ausbourg; il se persuada, ce qu'on a peine à concevoir, que le pape étoit le principal auteur de cette guerre générale prête à éclater contre lui; et parmi les pièces curieuses de la diplomatie moderne, il n'en est point sans doute qui le soit davantage que la lettre qu'il écrivit au cardinal d'Estrées son ambassadeur à Rome[86], lettre que l'on peut considérer comme (p. 129) un manifeste, puisqu'il lui ordonna de la rendre publique. Il y présente, comme, de véritables griefs dont il avoit à se plaindre, tout ce qu'il avoit lui-même entrepris contre le pape depuis 1681; accuse Innocent XI de haine personnelle contre la France[87]; voit, dans ce qui s'est passé relativement à l'élection d'un évêque de Cologne, la cause immédiate des entreprises du prince d'Orange contre le roi d'Angleterre, et du triomphe du protestantisme dans ce royaume; et en raison de tant de justes sujets qu'il avoit de se plaindre du père commun des fidèles, déclare que, quel que puisse être son attachement et son respect filial pour le Saint-Siége, attachement dont il ne vouloit jamais se départir, il ne pouvoit s'empêcher, en cette circonstance, de séparer le prince temporel du prince spirituel, et de faire provisoirement entrer ses troupes dans la ville d'Avignon, jusqu'à ce que justice lui eût été rendue. Il parut une réponse accablante à ce (p. 130) manifeste[88]; mais Louis XIV étoit le plus fort: il avoit donc évidemment raison, et pour en donner une preuve irrésistible, il s'empara à main armée du Comtat.

Cependant le souverain pontife n'en avoit pas moins continué, pendant toute cette guerre, de jouer son rôle accoutumé de médiateur de la paix entre les princes chrétiens; et cette manière d'agir, bien qu'elle n'eût rien qui pût paroître extraordinaire et nouveau, avoit fort radouci le roi de France par la raison qu'il avoit besoin de cette paix, et qu'elle étoit, comme nous l'avons dit, l'objet de tous ses désirs. Innocent XI étant mort, il se trouva plus à son aise avec son successeur Alexandre VIII, et son orgueil eut moins à souffrir de faire auprès d'un nouveau pape quelques démarches pour arriver à une réconciliation. Elles n'eurent cependant pas un entier succès: Alexandre ne se montra pas (p. 131) moins inflexible qu'Innocent sur les deux points capitaux de la régale et de la déclaration; et sentant ses forces défaillir, ce fut au lit de la mort qu'il publia la constitution par laquelle il cassoit tout ce qui avoit été fait par le clergé de France dans l'assemblée de 1682[89]. Les négociations continuèrent sous Innocent XII, et se terminèrent enfin par la rétractation formelle que firent les évêques, aux pieds du souverain pontife, de tout ce qui s'étoit passé dans cette assemblée[90]. En conséquence de cette rétractation, (p. 132) le roi révoqua son édit, et la paix fut rétablie entre lui et le Saint-Siége; mais cette révocation, ainsi que l'a justement remarqué le comte de Maistre, fut faite par une simple lettre de cabinet: le superbe monarque auroit cru s'humilier en faisant à ce sujet une démarche solennelle; et la prudence accoutumée de la cour de Rome se contenta de cette concession imparfaite. Cette prudence fut trop timide en une si grave circonstance; la suite ne l'a que trop fait voir, et jusqu'à nos jours.

Dès 1683, et peu de temps après que ces brouilleries eurent commencé, il s'étoit fait un grand changement dans la vie privée de Louis XIV et dans les allures de sa cour, par la retraite de madame de Montespan, retraite qui mit fin aux scandales dont il avoit trop long-temps donné à ses peuples le spectacle dangereux. Madame de Maintenon la remplaça: un mariage publiquement connu, quoiqu'il ne fût pas publiquement avoué, parce qu'il auroit fait une reine de France de la veuve de Scarron[91], (p. 133) avoit légitimé ses intimités avec cette femme adroite et ambitieuse. Louvois étant mort, nous allons voir bientôt ce qu'il advint du système despotique de Louis XIV, entouré d'hommes médiocres et aidé des lumières de madame de Maintenon.

(1698) Une réforme considérable avoit été faite dans les troupes; la paix avoit amené la diminution des impôts; et il sembloit que les peuples alloient respirer, lorsque la santé chancelante de Charles II, roi d'Espagne, fit renaître tout à coup les ambitions, les alarmes et les espérances, dans les divers cabinets de l'Europe. Ce monarque étoit sans enfants: sa vaste succession sembloit être une proie que se disputeroient les maisons de France et d'Autriche; et l'on prévoyoit que sa mort deviendroit la source d'une guerre non moins violente que celle qui étoit à peine terminée.

Quelques uns ont prétendu que ce fut par amour pour la paix que Guillaume imagina le premier traité de partage, traité qui fut signé à La Haye en 1698, entre la France, la Hollande et l'Angleterre[92]; d'autres pensent, et avec (p. 134) plus d'apparence de raison, que, sous ce prétexte de chercher à raffermir la paix, son véritable but étoit d'allumer une guerre nouvelle en Europe, afin d'avoir un prétexte de conserver son armée que le parlement vouloit lui faire licencier, et avec elle sa prépondérance qui étoit sur le point de lui échapper. Car il est vrai de dire que les Anglois n'avoient changé de roi que par haine de la royauté, et qu'au degré de licence où ils étoient parvenus, la condition implicite qu'ils avoient mise pour leur nouveau monarque, à l'acceptation du trône, étoit de ne point régner; c'est ce que l'ambitieux Guillaume n'avoit point compris: de là les chagrins et les dégoûts qui empoisonnèrent si justement les dernières années de sa vie. Il est donc plus vraisemblable qu'il vouloit la guerre; et si l'on considère que l'équilibre du territoire étoit alors toute la politique de l'Europe, qui, depuis cinquante ans, déchiroit ses propres entrailles, soit pour le rompre, soit pour le rétablir, il est évident que le partage des états du roi d'Espagne (p. 135) ne pouvoit manquer, en faisant naître de nouvelles craintes, de ranimer les anciennes discordes. On a peine à comprendre que Louis XIV qui avoit besoin de la paix, qui désiroit sincèrement la conserver, ait pu donner dans ce piége de signer avec la Hollande et l'Angleterre un traité où il faisoit, de sa pleine autorité, sa part à l'empereur qui avoit sur la succession entière du roi d'Espagne des prétentions que rien ne sembloit pouvoir ébranler. Ce traité produisit donc l'effet qu'il devoit produire: il souleva toute l'Europe, et particulièrement le roi d'Espagne, qui s'indigna justement que, de son vivant, on osât faire ainsi le démembrement de ses états. Pour déjouer des projets dont il étoit profondément blessé, et dont la nation espagnole ne se sentoit pas moins offensée que lui, ce prince fit un testament par lequel il déclara le prince électoral de Bavière, encore enfant, héritier de tous ses royaumes.

(1699-1700) L'année suivante, ce jeune prince mourut; et Guillaume, dont la situation à l'égard de son parlement n'étoit point changée, reprit ses manœuvres et proposa au roi un second traité de partage, dont les dispositions sembloient plus propres à concilier les esprits, mais qui, par cela même qu'il donnoit un accroissement de territoire et de puissance à la France, devoit produire en Europe le même effet que le premier[93]. (p. 136) C'étoit là sans doute ce que vouloit ce perfide artisan de discordes; et il paroît certain qu'au moment même où il signoit ce traité dont une des clauses portoit que l'empereur devoit y accéder dans trois mois, s'il vouloit jouir de ses avantages de co-partageant, il le détournoit secrètement de le faire, lui offrant toutes les forces de la Hollande et de l'Angleterre, pour soutenir ses droits à la succession entière du roi d'Espagne.

Léopold n'avoit pas besoin d'être poussé à faire un tel refus: ses intrigues dans le cabinet de Madrid lui faisoient considérer cette succession comme devant immanquablement revenir à sa maison; mais la France intrigua plus heureusement que lui. D'ailleurs, touchant immédiatement aux frontières d'Espagne, elle avoit un avantage de position qui sembloit présenter plus de sécurité pour l'avenir; les droits du sang étoient en outre mieux établis dans la maison de Bourbon; enfin Charles II fut amené par plusieurs insinuations très adroites à faire son second testament, lequel institua le duc d'Anjou, second fils du Dauphin, (p. 137) héritier de la couronne d'Espagne et de tous ses autres états. Il mourut peu de temps après; Louis XIV accepta le testament, et la nation espagnole tout entière y donna son assentiment.

(1701) C'étoit se résoudre en même temps à accepter la guerre que l'Europe entière alloit inévitablement lui faire; mais lorsqu'on y réfléchit, on reconnoît que cette guerre étoit également inévitable, quelque parti qu'eût pris le roi de France; et en effet cette politique absurde de l'équilibre, chef-d'œuvre de la civilisation moderne, devoit la faire nécessairement éclater, soit que la maison d'Autriche s'accrût de cette succession, soit qu'elle vînt ajouter à la prépondérance de la maison de Bourbon. À l'instant même, tout fut donc en fermentation dans cette Europe à peine pacifiée. Louis essaya vainement de gagner les Hollandois dont Guillaume dirigeoit tous les conseils, et dont l'importance étoit telle alors, que, si ce prince habile ne leur eût persuadé qu'il y avoit pour eux plus de sûreté et d'avantages dans leur alliance avec l'empereur, ils pouvoient à eux seuls déconcerter tous les projets des ennemis de la France. Léopold fut moins heureux dans ses démarches pour engager les princes de l'empire dans sa querelle, et ils refusèrent d'abord d'y entrer, ne se souciant point de travailler eux-mêmes à l'accroissement de sa puissance: ce qui ne l'empêcha (p. 138) pas de protester contre le testament, et sans déclarer encore la guerre à la France, d'appuyer cette protestation d'une invasion à main armée dans le Milanois. Assuré du concours des Hollandois, Guillaume s'étoit aussitôt retourné vers son parlement, pour en obtenir de prendre part à une guerre qu'il lui présentoit comme nécessaire à la sécurité de toute l'Europe; et quoique repoussé et même abreuvé d'affronts par l'une et l'autre chambre, il n'en continuoit pas moins ses négociations avec l'empereur, l'assurant que son alliance suivroit de près celle que venoient de faire avec lui les États-Généraux.

Tandis que ces intrigues se tramoient, Louis, fidèle à cette marche expéditive que le succès avoit souvent justifiée, prit l'initiative de la guerre, entra avec une armée sur le territoire des Hollandois, et s'empara de leurs places fortes: action vigoureuse qui les déconcerta, et amena de leur part et de celle de Guillaume une reconnoissance hypocrite du nouveau roi d'Espagne, Philippe V. Cependant le roi négocioit en même temps avec le duc de Savoie, sur lequel il croyoit pouvoir compter, sa première fille étant mariée au duc de Bourgogne, héritier présomptif de la couronne de France, et le mariage de la seconde étant sur le point de se conclure avec son frère, le roi d'Espagne. Mais ni les liens du sang, ni les avantages immenses que lui offroit Louis XIV, (p. 139) ne purent balancer les terreurs que lui inspiroient un prince si ambitieux et un si redoutable voisinage; il préféra l'alliance de l'empereur, et il n'y auroit eu aucune raison de l'en blâmer, si, par une trahison indigne de tout honnête homme, il n'eût traité secrètement avec lui, en même temps qu'il signoit avec le roi de France et son petit-fils une alliance offensive et défensive; ainsi Louis XIV le crut et dut le croire au nombre de ses alliés.

Cependant rien n'éclatoit encore: tous les regards des intéressés dans ce grand débat étoient tournés vers l'Angleterre: c'étoit de là que devoit partir le signal des troubles du continent, et tout dépendoit du succès de la lutte de Guillaume avec son parlement. L'habile prince parvint à l'affoiblir en le divisant; et la chambre des lords s'étant enfin déclarée pour lui, il put payer un subside à l'empereur qui, sur-le-champ, commença les hostilités contre l'Espagne. C'étoit ce qu'attendoit Guillaume, sûr qu'une fois la querelle engagée les Anglois ne pourroient en rester spectateurs indifférents; et en effet, ayant immédiatement cassé le Parlement qui lui avoit été si long-temps contraire, les élections lui donnèrent une chambre des communes entièrement à sa dévotion. (1701) Dès lors il put faire tout ce qu'il voulut, en Hollande comme en Angleterre; et le traité, si (p. 140) fameux sous le nom de la Grande-Alliance, fut signé entre les trois puissances, la Hollande, l'Angleterre et l'empereur.

Cette guerre, la seule de ce règne que l'on ne puisse pas accuser Louis XIV d'avoir injustement provoquée[94], fut de toutes la plus malheureuse; et un de nos historiens se demande «par quelle fatalité?[95]» Il n'y a point là de fatalité: les grands généraux et les ministres habiles étoient morts, et des successeurs dignes d'eux ne s'étoient point encore présentés. Les flatteries de Louvois et de Colbert avoient persuadé (p. 141) à ce roi qu'ils dirigeoient à leur gré, que son génie seul faisoit tout; qu'il n'y avoit point de capacité comparable à la sienne, tant dans la politique extérieure que dans l'administration intérieure; qu'ils n'étoient entre ses mains que des instruments, et qu'ils n'avoient de prix que par la manière dont il savoit s'en servir. Il avoit cru fermement ce qu'ils lui avoient dit; et c'étoit en l'abusant de la sorte qu'ils l'avoient gouverné. Aussi ne fut-il nullement troublé de leur perte, bien persuadé qu'il ne s'agissoit pour lui que de remplacer les instruments qu'il avoit perdus, et qu'un Chamillart ou un Voisin étoient tout aussi propres à recevoir ses ordres et à les faire machinalement exécuter qu'un Colbert ou un Louvois. Plein de confiance en lui-même et en lui seul, il se mit donc à la tête des affaires; la chambre à coucher de Mme de Maintenon devint celle du conseil; suivant le fatal système inventé par Louvois, on y dressa les plans de campagne; on y fit marcher, s'arrêter, reculer à volonté les généraux; la plupart de ces généraux furent des hommes médiocres, quelques uns même très malhabiles, et dont le talent principal étoit d'être bons courtisans. La veuve de Scarron, devenue en réalité reine de France, et plus puissante auprès de son royal époux qu'aucune reine peut-être ne l'avoit jamais été, vouloit tout savoir, se mêloit de tout, sans avoir (p. 142) l'air de s'occuper jamais de rien, et gâtoit souvent les affaires en y faisant entrer ses petites passions et ses petits intérêts. C'est ainsi que fut gouvernée la France pendant les dernières années de Louis XIV.

Et cependant telle avoit été la vigueur imprimée par tant d'hommes supérieurs à toutes les parties, si bien liées entre elles, de ce grand et beau royaume, qu'il put long-temps encore soutenir les efforts de l'Europe conjurée contre lui, malgré toutes les fautes que l'on commit, et qui furent, en quelque sorte, accumulées les unes sur les autres. La première fut de se priver du seul bon général que l'on eût alors, pour n'avoir pas voulu ajouter foi aux avis qu'il donnoit, et dont l'expérience depuis ne prouva que trop la vérité. Catinat commandoit, dans le Milanois, les troupes auxiliaires de la France, à qui la guerre n'avoit point encore été déclarée, l'armée espagnole étant sous les ordres du prince de Vaudemont, et l'un et l'autre agissant sous ceux du duc de Savoie, nommé généralissime des armées combinées. Le prince Eugène, général de l'armée impériale, et qui commençoit alors sa carrière, depuis si brillante, étoit arrivé sur les bords de l'Adige, dont il força aussitôt le passage[96]; et la campagne, ainsi commencée, se (p. 143) composa, pour l'ennemi, d'une suite de succès si extraordinaires, si contraires à toutes les chances probables qui devoient résulter de la situation des deux armées, que Catinat, contrarié en tout ce qu'il faisoit et par le duc de Savoie et par le prince de Vaudemont, soupçonna leur intelligence avec les Impériaux, et en avertit le roi. Les petites intrigues commençoient à se mêler aux grandes affaires: Catinat fut rappelé, et le maréchal de Villeroi, favori de Louis XIV, et protégé de Mme de Maintenon, le remplaça. Le général disgracié n'avoit point encore quitté l'armée, que la bataille de Chiari, donnée contre son avis et gagnée par les Impériaux, montra ce que l'on devoit attendre de son successeur; et en effet, celui-ci crut à la bonne foi du duc de Savoie, par cela seul qu'on y croyoit à la cour, et se laissa jouer par lui et par le prince Vaudemont, autant qu'ils le trouvèrent bon. Tout resta dans une inaction calculée par ceux-ci et favorable à l'ennemi, inaction qu'eussent (p. 144) probablement suivie de grands revers, si Villeroi ne se fût laissé prendre dans une surprise que tentèrent les Impériaux sur Crémone, et que la présence d'esprit du chevalier d'Entragues et la bravoure des soldats françois firent seules avorter. Le duc de Vendôme vint prendre le commandement de l'armée; et les alliés ayant alors déclaré formellement la guerre à la France, les hostilités prirent un caractère plus décidé, et ce fut en Italie que se portèrent les premiers coups.

Nous ne tracerons de même ici qu'une esquisse rapide de cette guerre si variée dans ses événements, et qui présenta de bien autres vicissitudes que celles qui l'avoient précédée. Tandis que la trahison du duc de Savoie et l'impéritie de Villeroi réduisoient à la nullité la plus absolue l'armée du Milanois, le roi, de son côté, se montroit, dans les Pays-Bas, moins entreprenant qu'il ne l'avoit été autrefois, et manquoit une occasion qui ne se présenta plus, de forcer les Hollandois à se détacher de la grande alliance[97]. Guillaume et Léopold profitèrent (p. 145) de ces fautes et de cette trahison pour fortifier leur ligue, en lui suscitant de toutes parts de nouveaux ennemis. Sur les sollicitations du roi d'Angleterre, le Danemarck entra dans la grande alliance, et il obtint de Charles XII, alors occupé de ses expéditions aventureuses dans le nord de l'Allemagne, sinon la coopération de la Suède, jusqu'alors l'alliée de la France, du moins sa neutralité. L'empereur, ou par menaces ou par séductions, entraîna enfin les princes de l'Empire dans sa querelle, et, à l'exception de l'électeur de Cologne et de celui de Bavière, toute l'Allemagne se réunit à son chef, et déclara guerre (p. 146) de l'Empire la guerre que l'on alloit commencer contre Louis XIV; enfin, le duc de Savoie ne tarda point à lever le masque, et peu de temps après, le Portugal, qui d'abord s'étoit uni aux deux couronnes, les abandonna pour avoir été abandonné par elles[98], et entra aussi dans cette grande confédération. (1702) Ce vaste incendie de l'Europe étoit à peine allumé, que Guillaume mourut, uniquement occupé dans ses derniers moments de sa haine contre la France, et essayant de la léguer à la princesse de Danemark, qui étoit appelée à lui succéder[99]. Anne, quels (p. 147) que fussent ses sentiments secrets à cet égard, se vit forcée d'entrer dans les mêmes voies, et cette mort ne changea rien à la marche des événements.

(1702-1703) Les commencements de cette guerre, sans avoir rien de décisif, furent heureux pour les deux couronnes. Le duc de Vendôme rétablit en Italie la gloire des armes françoises. En Flandre, où le duc de Bourgogne fit alors sa première campagne sous le maréchal de Boufflers, et sur le Rhin, où commandèrent successivement Catinat et Villars, les confédérés furent presque toujours battus; et sans l'infidélité du duc de Savoie, qui éclata au moment où l'électeur de Bavière, qu'une manœuvre hardie avoit rendu maître de Ratisbonne et que Villars venoit de rejoindre avec son armée, s'avançoit sans obstacle à travers le Tyrol pour opérer sa jonction avec le duc de Vendôme, des coups décisifs eussent été portés. Mais la défection de ce prince fit manquer une manœuvre si bien conçue; et, bien que Vendôme eût battu les troupes que les alliés avoient envoyées au secours du duc de Savoie, l'électeur n'en fut pas moins forcé de rentrer en Allemagne, où son armée, retrouvant celle de Villars, gagna avec elle la première bataille de Hocstet. La prise d'Augsbourg et de Passaw fut le fruit de cette victoire; mais l'électeur eut malheureusement (p. 148) pour la France, et plus malheureusement encore pour lui, un démêlé avec Villars[100]. Le temps étoit passé où Louis XIV faisoit la loi à ses alliés; il subissoit maintenant la leur; d'ailleurs, le roi et ses ministres ne vouloient pas qu'un général, même victorieux, eût des volontés. Villars fut rappelé, et Marsin le remplaça.

De l'armée de Flandre, le duc de Bourgogne étoit passé à celle du Rhin; le maréchal de Tallard dirigeoit sous lui les opérations. La bataille de Spire, la prise de Brisac et de Landau signalèrent cette campagne; et de ce côté la fortune de la France ne se démentit point encore.

Celle des Pays-Bas fut moins favorable. Dès la campagne précédente, le général anglois Malborough, que les désastres de la France ont depuis rendu si célèbre, étoit venu prendre le commandement de l'armée confédérée, et avoit balancé, par la prise de l'importante ville de Liége, les succès du maréchal de Boufflers. Il fut plus heureux encore, cette année, contre Villeroi; à la vérité, il n'y eut point de bataille décisive, parce que les François, inférieurs en nombre, ne voulurent pas l'accepter; mais il (p. 149) s'empara de la ville de Bonn, sans qu'il fût en leur pouvoir de l'en empêcher.

(1704) Cependant les alliés, qui ne vouloient pas que la couronne d'Espagne et celle d'empereur d'Allemagne fussent réunies sur la même tête, avoient exigé que Léopold et son fils, le roi des Romains, cédassent leurs droits à l'archiduc; et celui-ci venoit d'être proclamé roi d'Espagne sous le nom de Charles III. Une flotte angloise le porta dans les eaux du Tage, et, au moment même où il débarquoit à Lisbonne, Philippe V déclara la guerre au roi de Portugal, fit invasion dans ses États avec une armée que commandoit le duc de Berwick, et par la rapidité de sa marche et de ses conquêtes, y répandit de toutes parts l'alarme et la consternation[101]. D'un autre côté, la Savoie tout entière (p. 150) avoit été envahie sans le moindre obstacle par le duc de La Feuillade; le duc de Vendôme battoit les armées de Victor-Amédée, et lui enlevoit ses dernières places fortes; et, cependant toujours obstiné à fermer l'oreille aux propositions que le roi ne cessoit de lui faire, ce prince, réduit aux dernières extrémités, tentoit vainement de faire irruption dans le Dauphiné, pour y chercher des auxiliaires parmi les protestants qui venoient de se révolter, et dont la révolte étoit entretenue au moyen de l'argent et des armes que leur fournissoient les alliés[102].

(p. 151) Jusque là tout alloit bien pour la France. De nouveaux troubles avoient éclaté en Hongrie; Louis XIV soutenoit cette rébellion qui donnoit de grands embarras à l'empereur, et l'électeur de Bavière demeuroit ferme dans l'alliance de la France. Une armée conduite par Tallard et Marsin, et soutenue d'une autre armée que commandoit Villeroi, fut envoyée pour l'aider dans ses opérations; et l'on pouvoit tout attendre de forces aussi imposantes réunies dans le cœur de l'Allemagne. Il ne s'agissoit que d'éviter de combattre; les alliés, dans l'impossibilité de tenir dans le pays, eussent été forcés de l'abandonner aux François et aux Bavarois, et l'empereur sembloit perdu sans ressources. L'électeur s'obstina à livrer une bataille que désiroient par dessus tout Eugène et Malborough; ceux-ci trompèrent Villeroi, et parvinrent à le tenir en échec, tandis qu'ils marchoient en toute hâte vers les plaines d'Hocstet, dans lesquelles les attendoit l'ennemi. Ce lieu, où l'on avoit vaincu l'année précédente, devint le théâtre d'une des défaites les plus désastreuses que la France eût jamais éprouvées. Les fautes y furent, pour ainsi dire, accumulées; (p. 152) les méprises n'y furent pas moins funestes que les fautes, et il s'en commit de plus grandes encore après la défaite. Une armée entière fut détruite ou prisonnière; on recula du Danube jusque sur les bords du Rhin: la Bavière demeura abandonnée aux dévastations des impériaux; et Landau fut assiégé et pris presque sous les yeux de nos troupes abattues et découragées. La consternation fut générale en France, et l'on peut juger de la douleur du roi qui, un moment auparavant, ayant tenu, pour ainsi dire, le sort de l'empereur entre ses mains, se trouvoit réduit maintenant à craindre pour ses propres frontières.

(1705) La victoire de Hocstet avoit fait de Malborough le héros de la ligue et l'âme de toutes ses délibérations. Il forma dès lors le projet de porter la guerre dans le cœur de la France; et toutes ses vues étant tournées vers cet objet, il refusa d'aller au secours du duc de Savoie que Vendôme ne cessoit de poursuivre à outrance. La bataille de Cassano, où le prince Eugène, qui s'étoit fait l'auxiliaire du duc, se vit forcé de reculer devant l'armée françoise, acheva de détruire les dernières espérances de celui-ci sans vaincre son obstination; et il supporta de voir son pays ravagé et toutes ses forteresses rasées, plutôt que d'accepter cette paix que Louis XIV, de son côté, s'obstinoit à lui offrir. Cependant Malborough (p. 153) n'avoit point exécuté le grand projet qu'il avoit conçu. Par une suite de manœuvres habiles, Villars l'avoit tenu en échec, et rien de décisif ne s'étoit passé sur ce point de nos frontières.

Il n'en alloit pas de même en Espagne: tout y tournoit malheureusement; le siége de Gibraltar n'avoit point réussi, et les armées des deux couronnes s'y étoient inutilement consumées. Les Portugais profitèrent de l'extrême foiblesse où ce siége les avoit réduites, pour faire, de concert avec les Anglois, une irruption dans l'Estramadure, où ils emportèrent plusieurs villes et dévastèrent le pays. Pendant ce temps, l'amirante de Castille, qui, dès le commencement, s'étoit déclaré pour le parti autrichien, fomentoit de toutes parts les divisions nationales que la rivalité des deux maisons avoit fait naître, rallioit les mécontents et préparoit une guerre intestine que les succès des Portugais firent bientôt éclater. Les royaumes de Valence, de Murcie, et la Catalogne arborèrent l'étendard de la révolte; l'archiduc investit Barcelonne, et s'en empara; Gironne lui ouvrit ses portes, et il se trouva ainsi établi en Espagne. (1706) L'année suivante lui fut plus favorable encore: le siége de Barcelonne avoit été résolu dans le conseil de Philippe; mais la lenteur habituelle des Espagnols fit manquer cette opération dont le résultat eût été de faire rentrer la Catalogne sous (p. 154) sa domination. Une armée angloise força celle des deux couronnes à lever ce siége si mal commencé, plus mal conduit, et où elles ne s'étoient pas moins épuisées que devant Gibraltar; la révolte de l'Arragon leur coupa, dans leur retraite, le chemin de la Castille, et les armées confédérées marchèrent sans obstacle sur Madrid.

Ces revers en amenèrent d'autres: Louis XIV se persuada qu'il n'y avoit qu'un coup décisif dans les Pays-Bas qui pût rétablir les affaires; peut-être ne se trompoit-il pas, mais ce n'étoit pas au plus malhabile et au plus malheureux de ses généraux qu'il falloit donner une semblable commission. Villeroi fut envoyé à l'armée de Flandre, avec ordre de chercher Malborough, de le combattre et sans doute de le vaincre. Le présomptueux courtisan fit tout ce qu'il falloit pour être battu; il ne voulut point attendre les renforts que lui amenoit Marsin, pour ne pas partager avec lui l'honneur de la victoire; choisit un terrain dès long-temps réprouvé par le maréchal de Luxembourg qui n'avoit jamais voulu y hasarder une bataille; et fit une disposition militaire pire encore que le choix de son terrain. Ainsi fut donnée et perdue la bataille de Ramilli, qu'on peut appeler une déroute plutôt qu'une bataille, puisque la France y perdit à peine quatre mille hommes, mais déroute la plus complète, la plus désastreuse, et dont les suites (p. 155) passèrent les espérances même des vainqueurs. Villeroi qui n'avoit pas su rallier ses troupes après les avoir fait battre, et le duc de Bavière qui commandoit avec lui à cette funeste bataille, se retirèrent sous le canon de Lille, abandonnant en un moment tous les Pays-Bas espagnols et même une partie des nôtres à l'ennemi.

C'étoit le plus grand désastre que la France eût encore éprouvé: le malencontreux Villeroi fut rappelé, et l'on arracha Vendôme à l'armée d'Italie pour venir en Flandre arrêter la marche victorieuse du général anglois. Il alloit pour réparer les fautes d'un autre, et en avoit commis lui-même de très grandes dont le prince Eugène avoit su profiter. Le siége de Turin étoit mal conduit par le duc de La Feuillade, et les intrigues de cour agravoient encore les fautes des généraux. Le jeune duc d'Orléans prit la place du duc de Vendôme, mais sous la tutelle de Marsin qui avoit les ordres secrets du roi. Ces ordres défendoient expressément de livrer bataille au prince Eugène: ce fut une nécessité de la recevoir comme il lui plut de la donner, et malgré tout ce que put dire le duc d'Orléans, qui seul, dans cette circonstance, se montra général et soldat, il fallut attendre l'ennemi dans les lignes, et s'abandonner en quelque sorte à sa merci. Une fois l'attaque commencée, il n'y eut plus que désordre et confusion; et de même qu'à Ramilli, l'épouvante et (p. 156) la consternation firent plus que l'épée du vainqueur. On perdit à peine deux mille hommes, et cependant l'armée débandée repassa la frontière, abandonnant à l'ennemi les bagages, les provisions, les munitions, la caisse militaire, et surtout le Milanois, le Mantouan et le Piémont, dont il fit en quelques heures la conquête. Ainsi la bataille de Ramilli venoit d'être perdue pour avoir été ordonnée, celle de Turin le fut pour avoir été défendue.

Quoique les affaires eussent repris une tournure plus favorable en Espagne où la nation presque entière s'étoit soulevée en faveur de Philippe, que ce prince fût rentré à Madrid dont les troupes de l'archiduc avoient un moment pris possession, et que les armées des deux couronnes, commandées par Berwick, eussent regagné presque tout ce que l'ennemi avoit envahi, cependant Louis XIV, qui, dès la bataille d'Hocstet, avoit inutilement employé la médiation du pape et des cantons pour négocier de la paix, consterné des deux catastrophes successives de Turin et de Ramilli, pour la première fois rabattit de sa fierté, et fit des démarches publiques afin d'obtenir de ses ennemis cette paix qu'il leur avoit si souvent dictée. On y mit pour première condition que son petit-fils renonceroit à la couronne d'Espagne; et il se résolut à continuer la guerre malgré les malheurs et l'épuisement (p. 157) de la France. Il faut l'admirer ici; car il fit, dans ces extrémités, tout ce qu'il étoit humainement possible de faire pour ne pas succomber. Il trouva le moyen d'avoir des armées pour la garde de toutes ses frontières, en Flandre, sur le Rhin, dans la Navarre, dans le Roussillon; un traité fut fait avec l'empereur pour l'évacuation des troupes qui occupoient encore la Lombardie, traité qui, sans doute, livra à celui-ci l'Italie entière et le royaume de Naples sans coup férir; mais par lequel le roi n'abandonnoit en effet que ce qu'il lui étoit impossible de conserver, et où il trouvoit l'immense avantage de pouvoir envoyer à l'armée de Castille un renfort dont elle avoit le plus grand besoin. Il est évident que l'on dut à ce traité et à cette manœuvre le gain de la bataille décisive d'Almanza, qui porta un coup mortel aux affaires de l'archiduc.

(1707-1709) Sur le Rhin, le maréchal de Villars avoit des succès qui rappeloient ceux des beaux jours de Louis XIV. Il avoit forcé les lignes de Stalofen, dissipé devant lui les troupes ennemies, mis les cercles de l'empire à contribution, et poussé l'armée impériale jusqu'aux bords du Danube; mais ces succès qui menaçoient déjà la capitale de l'empire, n'eurent point de résultat, parce que l'heureux et habile général se vit forcé de céder (p. 158) une partie de son armée pour aller défendre la Provence, où le prince Eugène et le duc de Savoie venoient de faire invasion. Ils échouèrent, à la vérité, dans l'entreprise du siége de Toulon, mais enfin la France vit ses ennemis au cœur de ses provinces. Cependant le successeur de Léopold[103], Joseph I, commandoit en maître dans toute l'Italie indignée, et par les plus injustes violences, forçoit le pape à reconnoître l'archiduc comme roi d'Espagne; en même temps les Anglois s'emparoient de la Sardaigne, des îles de Maïorque et Minorque, des ports que l'Espagne avoit sur les côtes d'Afrique, et lui enlevoient ainsi, pièce à pièce, tout ce qu'elle possédoit hors de la péninsule. Ce fut à cette même époque, et au milieu de tant de revers, que Louis XIV eut le courage de tenter, sur les côtes d'Angleterre, une diversion en faveur du fils de Jacques II, qu'il avoit reconnu pour roi d'Angleterre, (p. 159) au lit de mort de son père, avec moins de prudence sans doute que de générosité. Cette diversion, si elle eût réussi, auroit été utile sans doute en occupant chez eux les Anglois dont les armées étoient le principal soutien de la confédération; mais elle ne réussit point, et la France eut bientôt de nouveaux revers et plus grands encore à déplorer.

On faisoit passer les généraux d'un bout de la France à l'autre, et souvent au risque de tout perdre; une intrigue de cour, un simple caprice suffisoient pour provoquer de semblables déplacements. Le duc de Berwick, que nous venons de voir en Espagne, se trouvoit maintenant opposé au prince Eugène, sur les bords du Rhin[104]; et le duc d'Orléans commandoit en Espagne; quant à Vendôme, il continuoit à diriger l'armée de Flandre, mais il avoit au dessus de lui le duc de Bourgogne et ses courtisans. La division régnoit dans le conseil du prince; les ordres du cabinet de Versailles venoient en outre, et à chaque instant, entraver les opérations militaires, (p. 160) et le véritable général, non seulement n'étoit pas le maître de ses troupes, mais souvent même n'étoit pas écouté. Sur ces entrefaites, Eugène et Malborough, qui faisoient ce qu'ils vouloient, opérèrent leur jonction: ils ne commettoient pas de fautes, et savoient profiter de celles des autres. Les deux armées se rencontrèrent à Oudenarde; et là, ce fut encore plutôt une déroute qu'une bataille. L'armée françoise, débandée et découragée, se retira sous Gand, sous Ypres, sous Tournay, et les généraux des alliés, avec une armée moins nombreuse, purent faire tranquillement le siége de Lille. Jamais, dans toute autre circonstance, entreprise n'eût été plus téméraire: le désordre et le découragement de l'armée françoise la justifièrent; on ne fit rien pour empêcher ce siége, auquel on pouvoit apporter des obstacles insurmontables; et malgré la belle défense du maréchal de Boufflers, Lille fut pris, au grand étonnement de l'Europe, et peut-être même de ceux qui l'assiégeoient. Au lieu de combattre on continuoit à se disputer dans l'armée françoise: Vendôme accusoit les conseils du prince; ceux-ci récriminoient contre Vendôme; et cependant cette armée, qui auroit pu entourer l'ennemi, l'affamer, peut-être le détruire, sembloit frappée d'une sorte de stupeur, et diminuoit de jour en jour par les maladies et les désertions. Elle laissa enlever (p. 161) tous ses postes les uns après les autres, et la chute d'un des derniers boulevards du royaume, laissa aux vainqueurs le chemin ouvert jusqu'à Paris[105].

(1709-1711) La situation de la France étoit affreuse; l'hiver rigoureux de 1709 combla ses misères; et tandis qu'il eût été nécessaire de créer de nouveaux impôts pour défendre le royaume de l'invasion et peut-être de la conquête, il fallut penser à nourrir une population innombrable, sans travail et sans pain. Tout sembloit perdu, lorsque la Providence envoya un secours inattendu dans l'arrivée de la flotte marchande qui revenoit de la mer du sud. Elle apportoit en lingots trente millions qui furent prêtés au roi à des conditions supportables; et l'on put ainsi se préparer à soutenir une nouvelle campagne; mais en même temps de nouvelles démarches furent faites pour la paix, et les offres de Louis XIV, les humiliations dont ses ambassadeurs se laissèrent abreuver par les Hollandois, auxquels ils avoient été renvoyés pour (p. 162) recevoir les conditions des alliés, prouvèrent quel étoit l'excès du malheur où ce prince étoit parvenu. Ceux-ci, comblant la mesure de l'insolence à l'égard d'un grand monarque qui les avoit vus si long-temps ramper bassement à ses pieds, montrèrent bien, en cette circonstance, ce qu'étoit l'esprit d'une république de marchands parvenus; et cependant, quel que fût l'enivrement ridicule où les avoient jetés tant de victoires remportées en partie avec leur argent, les offres qui leur furent définitivement faites étoient si avantageuses, tellement au delà de toutes les espérances qu'ils eussent jamais osé concevoir, que probablement ils les auroient acceptées, si Eugène et Malborough, qui trouvoient leur compte, et chacun à sa manière, dans la continuation de la guerre, ne les eussent fait rejeter. Afin d'y parvenir, Malborough, qui étoit alors maître absolu en Hollande, et dont le parti dominoit en Angleterre, trouva le moyen de rendre les conditions de cette paix inacceptables, en exigeant, sans compter tout le reste, que le roi de France, qui consentoit à ne plus reconnoître son petit-fils pour roi d'Espagne, non seulement se réunît contre lui à ses ennemis, mais s'il refusoit de céder sa couronne, se chargeât seul du soin de le détrôner. Telles furent les dernières propositions qui furent faites à Louis XIV aux conférences de Gertruydemberg. (p. 163) L'âme de l'auguste vieillard se révolta contre l'avilissement auquel on vouloit le réduire; il se montra véritablement grand dans ces grandes extrémités, et la guerre fut continuée.

De nouveaux revers la signalèrent: Malborough continua d'assiéger et de prendre nos places fortes, sans éprouver le moindre obstacle. Douai, Aire, Tournay succombèrent: Villars, qui étoit alors à la tête des armées de Flandres, lui livra la bataille de Malplaquet pour l'empêcher d'assiéger Mons; et l'on regarda comme un bonheur pour la France, que cette bataille meurtrière n'eût point été décisive en faveur de l'ennemi. Le soldat françois y retrempa en quelque sorte son courage, et y retrouva une partie de la confiance qu'il avoit perdue. En même temps les impériaux, qui cherchoient à pénétrer en France par l'Alsace, furent battus et repoussés par une division de l'armée du maréchal d'Harcourt, commandée par le comte du Bourg.

Les affaires subissoient en Espagne de grandes vicissitudes: le duc d'Orléans venoit d'en être rappelé pour avoir eu la pensée de s'y faire un parti, et de se frayer le chemin d'un trône dont Philippe V sembloit disposé à descendre[106]. La (p. 164) bataille de Saragosse perdue, depuis son départ, avoit rouvert les portes de Madrid à l'archiduc; et pour la seconde fois, tout, de ce côté, sembloit encore désespéré, lorsque l'arrivée de Vendôme changea tout à coup la face des choses. Malheureux en Flandre et quelquefois même en Italie, un bonheur constant l'accompagna dans cette guerre d'Espagne qui fait presque toute sa gloire. Aidé de cette affection que la nation espagnole conservoit pour Philippe, il répara par son activité, par sa popularité, par sa générosité qui lui gagnoient les cœurs des soldats, toutes les fautes qui avoient été commises; ses manœuvres habiles empêchèrent la jonction de l'armée portugaise à celle des alliés; l'archiduc à peine entré à Madrid fut forcé d'en sortir et de regagner Barcelonne; enfin la bataille de Villa-Viciosa (p. 165) raffermit Philippe sur son trône chancelant; et depuis cette victoire décisive, ses affaires allèrent toujours prospérant.

(1712) Ces succès inespérés obtenus en Espagne; l'archiduc devenu empereur par la mort de son frère Joseph Ier, et forcé de renoncer ainsi à la couronne d'Espagne; les hauteurs et les malversations de Malborough qui, en Angleterre, avoient excité contre lui la haine d'un parti puissant, et plus que tout cela, les dispositions secrètes de la reine Anne en faveur du prétendant son frère, à qui elle vouloit laisser la succession d'un trône qu'elle n'avoit, pour ainsi dire, usurpé qu'à regret; cet abaissement même de la France, qui commença à faire craindre aux Anglois que, ce poids étant ôté de la balance de l'Europe, la maison d'Autriche n'y devint trop redoutable, tels furent les motifs et les événements qui préparèrent cette paix tant désirée, dans laquelle étoit le salut de Louis XIV et de son royaume. Le parti de Malborough fut abattu; et malgré les cris et les intrigues des alliés, des négociations s'ouvrirent entre les cabinets de Londres et de Versailles: Eugène accourut en Angleterre pour en arrêter les effets, et s'en retourna sans avoir rien obtenu; le général anglois lui-même, autrefois l'idole de sa nation, y reçut un accueil tel, qu'il se trouva heureux d'obtenir la permission de se retirer sur le (p. 166) continent, pour échapper aux accusations violentes qui s'élevoient contre lui; les Hollandois, avec qui, par l'effet de ces passions haineuses et cupides qui le poussoient à continuer la guerre, il avoit fait un traité peu honorable pour l'Angleterre et ruineux pour son commerce[107], achevèrent d'irriter la reine par l'insolence de leurs prétentions; elle ne fut pas moins mécontente de l'obstination que mirent les alliés à poursuivre leurs opérations militaires, malgré l'opposition qu'elle y avoit publiquement manifestée; et une suspension d'armes fut arrêtée entre les deux couronnes.

Cependant le prince Eugène, resté seul à la tête des confédérés, après avoir pris le Quesnoi, étoit sur le point de s'emparer de Landrecies, et tandis que les conférences pour la paix générale s'ouvroient à Utrecht, Louis XIV n'étoit pas en sûreté à Versailles, et l'on agitoit dans son conseil s'il ne se retireroit pas derrière la Loire: la bataille de Denain, gagnée par (p. 167) Villars, fut le salut de la France, et acheva ce que les dispositions favorables de la reine Anne avoient commencé. Les conférences continuèrent alors sous des auspices plus heureux; (1713) et la paix d'Utrecht, à laquelle les alliés n'accédèrent pas simultanément, mais qu'après quelques efforts malheureux il leur fallut enfin accepter les uns après les autres, ne fut pour Louis XIV, vu les circonstances extrêmes où il s'étoit trouvé, ni sans avantages, ni sans dignité.

Tandis que la société matérielle éprouvoit en France de si longues et si rudes traverses, celle des intelligences étoit loin d'être en paix; et une guerre intestine, bien plus dangereuse sans doute, la troubloit et l'ébranloit jusque dans ses fondements. Nous n'avons point parlé de l'affaire du Quiétisme, de la tendre et innocente visionnaire qui l'introduisit en France[108], des persécutions suscitées à Fénélon son protecteur, pour quelques erreurs, qu'on peut dire imperceptibles, qui s'étoient glissées dans son livre des Maximes des Saints; de l'animosité peu honorable pour son caractère que mit Bossuet à poursuivre, à l'égard de ce livre, une condamnation à laquelle répugnoit la modération indulgente du Saint-Siége; des petits motifs de vengeance personnelle qui poussèrent madame (p. 168) de Maintenon à s'unir aux persécuteurs de l'illustre prélat qu'elle avoit si long-temps aimé et protégé: et si nous n'en avons point parlé, c'est que cette affaire ne laissa aucune trace, ni dans le clergé, ni dans l'État. Fénélon, condamné, se soumit sans réserve aux décisions de l'autorité pontificale dont il comprenoit mieux que son fameux rival l'étendue sans bornes et l'infaillible caractère. Mais ce qui mérite d'être remarqué, c'est que ce furent les jansénistes qui, les premiers, sonnèrent l'alarme sur l'hérésie nouvelle, espérant ainsi opérer une diversion favorable à leurs propres doctrines; et qu'en effet, ceux qui poursuivirent si vivement Fénélon, furent en cette occasion les dupes de ces sectaires.

Leur hérésie, fondée sur l'esprit de révolte et d'orgueil, avoit des racines bien autrement profondes. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il s'en falloit de beaucoup que, pour avoir été abattus par le concours des deux puissances, les jansénistes fussent en effet persuadés et soumis; et ils n'en avoient pas moins continué de protester dans l'ombre contre les décisions de l'autorité pontificale, et de subtiliser sur la distinction du fait et du droit[109]. Or il arriva que la Sorbonne (1704) ayant été consultée sur un cas de conscience dans (p. 169) lequel étoit comprise cette distinction, quarante docteurs donnèrent par écrit une décision favorable au sophisme janséniste, et que cette décision eut de la publicité: les jésuites furent les premiers qui la dénoncèrent, et l'on doit dire qu'elle souleva tout l'épiscopat françois. Le cardinal de Noailles, alors archevêque de Paris, exigea la rétractation des signataires, et la Sorbonne elle-même donna son avis doctrinal sur la décision du cas de conscience. Elle fut déclarée contraire aux constitutions apostoliques, téméraire, scandaleuse, injurieuse aux souverains pontifes, favorisant la pratique des équivoques, des restrictions mentales, du parjure, et renouvelant la doctrine réprouvée du jansénisme. D'autres facultés de théologie adhérèrent à ce jugement, et le pape adressa au roi un bref par lequel il condamnoit à la fois et cette décision et les docteurs qui l'avoient signée.

Alors le cas de conscience devint le signal d'une nouvelle insurrection des disciples de Jansénius. Une foule d'écrits sortirent en un instant du milieu de cette tourbe si long-temps silencieuse, dans lesquels on attaquoit et le jugement qui l'avoit condamné, et l'archevêque de Paris, qui avoit provoqué ce jugement, et les docteurs qui avoient eu la lâcheté de rétracter leur décision; et la doctrine du silence respectueux à l'égard (p. 170) du chef de l'Église, fut de nouveau présentée comme légitime et suffisante.

Alarmés d'une opposition si violente et si audacieuse, les évêques et le roi lui-même s'adressèrent au souverain pontife pour le prier de renouveler les constitutions de ses prédécesseurs contre cette doctrine pernicieuse du silence respectueux; et, en 1705, Clément XI publia sa constitution connue sous le nom de Vineam Domini Sabaoth, où furent condamnés de nouveau et les partisans de cette doctrine et ceux de l'hérésie de Jansénius. La bulle du pape, envoyée au roi, fut reçue par l'assemblée du clergé qui se tenoit alors à Paris, par la Sorbonne, par tous les évêques, et enregistrée au parlement. Il sembloit que tout dût être fini; mais un nouvel incident, dont les suites eurent une tout autre gravité, ne tarda point à faire voir que le parti janséniste étoit plus puissant qu'on n'avoit cru, et que, parmi ceux-là même qui le poursuivoient, plusieurs étoient, et sans le savoir, plutôt ses partisans que ses ennemis.

Et en effet, que faisoient les jansénistes qui ne fût complètement autorisé par les libertés gallicanes? «Les décisions des papes, disent ces libertés, ne sont sûres qu'après que l'Église les a acceptées.» Or, la majorité et même la totalité des évêques françois, en y joignant encore la Sorbonne, ne faisoient sans doute qu'une (p. 171) très petite portion de l'Église; il ne semble pas que le parlement dût être compté comme un supplément suffisant de l'épiscopat gallican; et les jansénistes qui combattoient et rejetoient une bulle du pape jusqu'à ce qu'elle eût été confirmée et acceptée par l'Église universelle, étoient très conséquents. Ils ne pouvoient, à la vérité, empêcher et les évêques françois et la Sorbonne, et même le parlement, de faire à cet égard ce qui leur sembloit bon; mais ils demandoient la même liberté, jusqu'à ce que la seule autorité compétente (l'Église universelle) eût prononcé; et en cela ils se montroient les seuls véritables défenseurs des libertés gallicanes; les autres n'y entendoient rien.

Or, voici ce qui arriva: un prêtre de l'Oratoire, nommé Quesnel, avoit publié, environ quarante ans auparavant, et sous l'approbation de son évêque (celui de Châlons), quelques réflexions morales sur l'Évangile. Son livre avoit eu du succès; les éditions s'en étoient multipliées, et, à chaque nouvelle réimpression, l'auteur y avoit ajouté des réflexions nouvelles, tellement que, vers la fin du siècle, il se composoit de quatre gros volumes, lesquels s'imprimoient avec privilége du roi. Lorsqu'il n'étoit encore qu'évêque de ce même diocèse de Châlons, le cardinal de Noailles en avoit accepté la dédicace, et il avoit en même temps confirmé l'approbation (p. 172) qu'y avoit donnée son prédécesseur. Cependant les Réflexions morales avoient déjà excité l'animadversion d'un grand nombre de personnes éclairées, qui y avoient retrouvé sur la grâce, sur la charité, sur la pénitence, sur la discipline de l'Église, toutes les doctrines de Jansénius. Plusieurs évêques l'avoient censuré; il avoit été ouvertement attaqué par les jésuites; enfin l'affaire fut portée en cour de Rome; et, après deux ans d'examen, le livre de Quesnel y fut réprouvé, comme contenant les doctrines déjà condamnées de Jansénius.

Quesnel et ses partisans firent de grands cris sur le décret du pape, déclarant qu'il étoit l'ouvrage de l'intrigue et de la passion, déclamant contre la corruption de la cour de Rome, demandant surtout qu'au lieu de condamner le livre en général, comme il l'avoit fait, il plût au saint Père de censurer en particulier chacune des propositions qui lui avoient semblé condamnables. Cependant, la plupart des évêques reçurent le décret du pape et proscrivirent, dans leurs diocèses, les Réflexions morales. On s'attendoit que le cardinal de Noailles, alors archevêque de Paris, ne tarderoit pas à révoquer l'approbation qu'il leur avoit donnée; et, quoiqu'il éprouvât en effet quelque chagrin de cette espèce de rétractation, il est probable qu'il eût fini par prendre ce parti, (p. 173) lorsqu'un misérable incident, que plusieurs assurent n'avoir point été prémédité, lui fit prendre tout à coup des résolutions entièrement opposées. Par l'imprudence d'un libraire, les instructions pastorales de deux évêques, et le mandement d'un troisième[110], portant condamnation du livre de Quesnel, furent affichés aux portes même de l'archevêché. Le cardinal crut y voir une insulte, et son amour-propre déjà froissé s'en exaspéra: il publia aussitôt une ordonnance contre ces mandements, où les deux évêques et leurs doctrines étoient fort maltraités[111]. Ceux-ci portèrent plainte directement au roi, dans une lettre où ce prélat étoit présenté comme fauteur d'hérétiques: les partisans du cardinal répondirent; les évêques répliquèrent, et la querelle s'échauffa dans une multitude d'écrits qui se succédèrent très rapidement.

Le roi fit examiner cette affaire, et la décision (p. 174) des arbitres fut que le cardinal condamneroit les Réflexions morales, révoqueroit en même temps la condamnation qu'il avoit portée contre les deux évêques, et que ceux-ci lui donneroient satisfaction au sujet de la lettre qu'ils avoient écrite contre lui. Le cardinal, par l'entêtement le plus blâmable, refusa d'accepter un arrangement qui mettoit fin si convenablement à cette malheureuse discussion. Alors on jugea nécessaire d'évoquer la cause au tribunal du souverain pontife; et le roi s'unit au corps des évêques pour supplier Sa Sainteté de vouloir bien condamner en détail les propositions qu'il jugeoit dignes d'être censurées. C'est ce qui donna naissance à la fameuse bulle Unigenitus Dei filius, dans laquelle le pape condamnoit cent et une propositions extraites du livre de Quesnel.

Cette bulle, donnée à Rome en 1713, ne fut apportée en France qu'au commencement de 1714. Elle fut acceptée dans une assemblée d'évêques que le roi avoit convoquée à Paris à cet effet; et pour arriver plus sûrement à son but, qui étoit de concilier les esprits, il avoit voulu que le cardinal de Noailles en fût le président. Toutefois cette acceptation fut vivement combattue, et le cardinal lui-même se mit à la tête de l'opposition. Sans oser défendre les Réflexions morales, qu'ils se déclarèrent même tout prêts à condamner, les opposants prétendirent (p. 175) que la bulle étoit obscure, et ne devoit être acceptée qu'après que le pape auroit donné, sur ces obscurités, les éclaircissements qu'ils proposoient de lui demander. On passa outre: quarante évêques acceptants écrivirent au pontife pour lui rendre leurs actions de grâces, et lui faire connoître leur acceptation; il fut ordonné au parlement d'enregistrer la bulle, et en cette occasion il fit bien connoître quel étoit son esprit: car, quoique ce fût Louis XIV qui donnât cet ordre, il n'enregistra néanmoins qu'avec les réserves des droits de la couronne, des libertés gallicanes, du pouvoir et de la juridiction des évêques, hasardant même de faire une censure indirecte de celle que le pape avoit faite lui-même de la cent et unième proposition[112]. Immédiatement après l'enregistrement, une lettre du roi, adressée à la faculté de Sorbonne, lui intima également l'ordre d'insérer la bulle sur ses registres.

C'étoit ainsi que Louis XIV entendoit les libertés gallicanes, quand il étoit de l'avis du (p. 176) pape. Le cardinal de Noailles les avoit entendues de la même manière, lorsqu'il avoit adopté la bulle Vineam Domini contre les jansénistes et le cas de conscience; maintenant il lui plaisoit de rejeter la bulle Unigenitus, et il les entendoit autrement. Il est évident que quarante prélats n'étoient pas plus l'Église universelle pour l'archevêque de Paris que pour les disciples de Jansénius: il persista donc dans sa résolution de demander au pape des explications, publia un mandement par lequel il défendoit, sous les peines canoniques, à tous ecclésiastiques d'exercer, dans son diocèse, aucune fonction et juridiction relativement à la bulle, et de la recevoir sans sa permission; et le jour même où l'enregistrement s'en fit à la Sorbonne, il eut la hardiesse de faire distribuer à chaque membre de l'assemblée un exemplaire de ce jugement.

On peut croire que les jansénistes surent profiter de cet incident: suivant leur coutume, ils prirent part à la querelle par un débordement d'écrits, tous, comme on le peut croire, injurieux pour le pape, favorables aux opposants, et surtout aux cent et une propositions condamnées, qu'ils appeloient hautement cent et une vérités.

Le roi se montra, dans toute la suite de cette affaire, ce que, de nos jours, on appelleroit un véritable ultramontain; et l'on attribuoit principalement (p. 177) au père Le Tellier, jésuite, et depuis quelque temps son confesseur, la force de volonté qu'il y mit, la marche ferme et régulière qu'il s'y traça, et les disgrâces qu'éprouva le parti des opposants. De là ce redoublement de haine contre la Compagnie de Jésus, que le parti janséniste répandit dans toutes les classes de la société, depuis les plus élevées où, sous des apparences hypocrites, la licence des opinions religieuses avoit fait de grands progrès, jusqu'aux plus obscures, où le respect pour le chef de l'Église étoit fort diminué par l'effet de tant d'outrages qu'il avoit reçus de ce même roi qui se faisoit alors son soutien et son défenseur; de là ce déchaînement presque général contre les vues ambitieuses de cette célèbre et sainte société, contre ses manœuvres ténébreuses, son esprit persécuteur, sa politique artificieuse, sa morale relâchée; de là surtout cette opinion inconcevable, adoptée alors sur parole par tant de gens passionnés et perpétuée jusqu'à nos jours (car il n'est point d'extravagance dont les passions ne puissent faire un article de foi), que la Compagnie de Jésus avoit, en théorie et en pratique, un plan secret de corruption des esprits, et de domination universelle à l'aide de cette corruption[113]. Le père Le Tellier fut dès lors (p. 178) représenté comme un caractère atroce, comme un monstre d'ambition et d'hypocrisie, parce que l'exil ou la prison punirent quelques boutefeux (p. 179) qui excitoient à la révolte contre les décrets du pape et contre les ordres du roi, c'est-à-dire contre tous les pouvoirs de la société[114]; et l'on supposa de même à tous ceux qui prirent parti contre le cardinal de Noailles les plus vils motifs de vengeance et d'intérêt personnel. Aujourd'hui (p. 180) que reste-t-il dans l'opinion des gens sensés de tant de cris et de déclamations furibondes? que les propositions extraites du livre (p. 181) de Quesnel, sans en excepter une seule, ont été justement condamnées[115]; qu'un cardinal qui se mettoit en révolte contre le pape étoit peut-être plus condamnable encore que Quesnel; que le jésuite, directeur de la conscience de (p. 182) Louis XIV, et qui exhortoit son royal pénitent à user de son pouvoir pour combattre l'hérésie et faire respecter dans ses États l'autorité du chef de la chrétienté, remplissoit son devoir, et s'il eût agi autrement, eût été coupable de prévarication.

Cependant telle étoit la profondeur du mal, que Louis XIV, qui ne perdoit pas de vue cette affaire, n'en put voir la fin. Les opposants, et le cardinal à leur tête, persistant dans leur rébellion, le pape, qui se fatiguoit d'un tel scandale, demanda au roi de consentir qu'il citât ce prélat à son tribunal, comme membre du sacré collége: on y trouva des difficultés, car, même alors que l'on marchoit d'accord avec lui, on pensoit qu'il y auroit du danger à le satisfaire sur un point important de haute discipline; et ce moyen décisif, qui finissoit sans retour cette affaire et dont le cardinal fut très effrayé, fut éludé par l'offre qui lui fut faite de convoquer un concile national, c'est-à-dire de donner son consentement à une assemblée où tout se seroit indubitablement traité selon les libertés gallicanes, et où se fût probablement accru le mal qu'il cherchoit à détruire. Clément XI refusa: alors on prit un terme moyen qui fut d'employer simultanément l'autorité du pape et le pouvoir du roi pour forcer enfin à la soumission le cardinal et ses adhérents. En (p. 183) conséquence il fut décidé que le monarque donneroit une déclaration par laquelle tout évêque qui n'auroit pas souscrit la bulle, seroit tenu de l'accepter purement et simplement, sous peine d'être poursuivi selon toute la rigueur des canons. La déclaration étoit faite; et comme il y avoit lieu de craindre, vu l'esprit qui régnoit dans le Parlement, que l'enregistrement n'éprouvât des difficultés, le roi fixa un jour pour le lit de justice où il se proposoit d'aller en personne procéder à cet enregistrement. La veille du jour désigné, il fut pris de la maladie dont il mourut.

Les désastres qui accablèrent la France pendant les dernières années de sa vie, ne furent pas les seules amertumes qui en empoisonnèrent le cours. Malheureux comme roi, Louis XIV ne le fut pas moins dans l'intérieur de sa famille. On sait quels ravages la mort exerça, dans un court espace de temps, au milieu de cette race royale: le duc et la duchesse de Bourgogne étoient morts, en 1712, dans un intervalle de quelques jours; un mois après, l'aîné de leurs fils les avoit suivis dans la tombe, et le duc de Berry, second fils du dauphin, au bout de deux ans. Il ne restoit plus, dans la ligne directe de la succession au trône, que le duc d'Anjou, dernier fils du duc de Bourgogne: ce fut alors que les intrigues de madame de Maintenon et son attachement (p. 184) aveugle pour le duc du Maine qu'elle avoit élevé, poussèrent Louis XIV à prendre une détermination qui rappela le scandale de ses jeunes années, et répandit quelque avilissement sur ses derniers jours. Comme si les rois avoient d'autres règles de mœurs que les simples particuliers, il légitima par un édit ses deux fils adultérins, le duc du Maine et le duc de Toulouse, les déclarant, à défaut de princes du sang, habiles, eux et leurs descendants, à succéder à la couronne de France, les faisant eux-mêmes, et de sa pleine autorité, princes du sang, immédiatement après ceux qui appartenoient aux branches légitimes. Ce fut sous la même influence qu'il fit son testament dont nous parlerons plus tard. Et ces choses s'étant passées en 1714, il mourut le 1er septembre 1715, âgé de soixante-dix-sept ans.

Nous avons vu, dès les premières pages de son histoire, quelles étoient les traditions monarchiques qu'il avoit reçues du disciple de Richelieu, et à quel point il les avoit perfectionnées. La suite de son règne nous a successivement offert les conséquences de ce système oriental, dans lequel tout fut abattu devant le monarque, où l'on ne voulut plus qu'un maître et des esclaves, où les ministres des volontés royales, courbés en apparence sous le même joug qui s'appesantissoit indistinctement sur tous, possédoient en effet par transmission, de même (p. 185) que dans tous les gouvernements despotiques, la plénitude du pouvoir dont il leur étoit donné d'abuser impunément envers les grands et envers les petits[116]. On a vu quel mouvement factice cette force et cette concentration de volonté avoit donné à la société, et le parti qu'en avoient su tirer deux hommes habiles, qui exploitèrent ainsi, au profit de leur propre ambition, l'orgueil et l'ambition de leur maître, le sang et la substance des peuples, le repos de la chrétienté, l'avenir de la France. Louvois avoit fait de Louis XIV le vainqueur et l'arbitre de l'Europe: Colbert, nous l'avons déjà dit, jugea que ce n'étoit point assez, et ne prétendit pas moins qu'à (p. 186) le soustraire entièrement à l'ascendant, de jour en jour moins sensible, que l'autorité spirituelle exerçoit encore sur les souverains. Il n'y réussit point entièrement, parce qu'il auroit fallu, pour obtenir un tel succès, que Louis XIV cessât d'être catholique; mais le mal qu'il fit pour l'avoir tenté fut grand et irréparable[117]. Sous une administration si active et si féconde en résultats brillants et positifs, il y eut pour le grand roi un long enivrement; et même, après qu'il fut passé, tout porte à croire que Louis XIV, nourri dès son enfance des doctrines de ce ministérialisme grossier, ne cessa point d'être dans la ferme conviction qu'il avoit enfin résolu le problème du gouvernement monarchique dans sa (p. 187) plus grande perfection. «L'État, c'est moi», disoit-il; et il se complaisoit dans cet égoïsme politique, qui ne prouvoit autre chose, sinon que, si sa volonté étoit forte, ses vues n'étoient pas très étendues, et qu'il ne comprenoit que très imparfaitement la société telle que l'a faite la religion catholique, à laquelle d'ailleurs il étoit si sincèrement attaché.

Les plus grands ennemis de cette religion de vérité ne peuvent disconvenir d'un fait aussi clair que la lumière du soleil: c'est qu'elle a développé les intelligences dans tous les rangs de la hiérarchie sociale, et à un degré dont aucune société de l'antiquité païenne ne nous offre d'exemple; d'où il est résulté que le peuple proprement dit a pu, chez les nations chrétiennes, devenir libre et entrer dans la société civile, parce que tout chrétien, quelque ignorant et grossier qu'on le suppose, a en lui-même, par sa foi et par la perpétuité de l'enseignement, une règle de mœurs et un principe d'ordre suffisant pour se maintenir dans cette société sans la troubler; tandis que la multitude païenne, à qui manquoit cette loi morale, ou qui, du moins, n'en avoit que des notions très incomplètes, a dû, pour que le monde social ne fût point bouleversé, rester esclave et ne point sortir de la société domestique, seule convenable à son éternelle enfance. Or cette puissance du christianisme, (p. 188) découlant de Dieu même, a, dans ce qui concerne ses rapports avec la société politique, deux principaux caractères, c'est d'être universelle et souverainement indépendante: car Dieu ne peut avoir deux lois, c'est-à-dire deux volontés, et il n'y a rien sans doute de plus libre que Dieu. C'est l'universalité de cette loi, son indépendance et son action continuelle sur les intelligences, qui constitue ce merveilleux ensemble social que l'on nomme la chrétienté. Régulateur universel, le christianisme a donc des préceptes également obligatoires pour ceux qui gouvernent et pour ceux qui sont gouvernés; rois et sujets vivent également sous sa dépendance et dans son unité; et ce seroit aller jusqu'au blasphème que de supposer qu'il peut y avoir, en ce monde, quelque chose qui soit indépendant de Dieu. Il est donc évident que, de la soumission d'un prince à cette loi divine, dérive la légitimité de son pouvoir sur une société chrétienne; et en effet, obéir à l'autorité du roi et obéir en même temps à une autorité que l'on juge supérieure à la sienne et contre laquelle il seroit en révolte, implique contradiction. S'il croit avoir le droit de s'y soustraire, tous auront le droit bien plus incontestable de lui résister en tout ce qui concerne cette loi, puisque c'est par cette loi même, et uniquement par elle, qu'il a le droit de leur (p. 189) commander; car, de prétendre que l'intelligence d'un homme, quel qu'il puisse être, ait le privilége d'imposer une règle tirée d'elle-même à d'autres intelligences, c'est imaginer, en fait de tyrannie, quelque chose de plus avilissant et de plus monstrueux que ce qui a jamais été établi en principe ou mis en pratique chez aucun peuple du monde[118]. Les gouvernements païens les plus violents n'avoient pas même cette prétention; et s'ils avoient réduit à l'esclavage le peuple proprement dit, c'est qu'ils l'avoient en quelque sorte exclu du rang des intelligences, n'exerçant leur action que sur ce qu'il y avoit de matériel dans l'homme à ce point dégradé.

Ainsi, tout étant intelligent, libre, agissant dans une société chrétienne, il est facile de concevoir quelle faute commit Louis XIV, après avoir entièrement isolé son pouvoir en achevant d'abattre tout ce qui étoit intermédiaire entre son peuple et lui, de chercher à se rendre encore indépendant de ce joug si léger que lui imposoit l'autorité religieuse. Il crut, et ses conseillers crurent avec lui, que cette indépendance fortifieroit ce pouvoir; et la vérité est que ce pouvoir en fut ébranlé jusque dans ses fondements, et que jamais coup plus fatal ne lui avoit encore (p. 190) été porté. S'étant ainsi placé seul en face de son peuple, c'est-à-dire d'une multitude d'intelligences à qui la lumière du catholicisme avoit imprimé un mouvement qu'il appartenoit au seul pouvoir catholique de diriger, qu'il n'étoit donné à personne d'arrêter, deux oppositions s'élevèrent à l'instant contre l'imprudent monarque: l'une, des vrais chrétiens, qui continuèrent de poser devant lui les limites de cette loi divine qu'il vouloit franchir; l'autre, de sectaires qui, adoptant avec empressement le principe de révolte qu'il avoit proclamé, en tirèrent sur le champ toutes les conséquences, et se soulevèrent à la fois contre l'une et l'autre puissances. Étrange contradiction! On a vu combien, dans les derniers temps de sa vie, il fut alarmé de cet esprit de rébellion, et au point d'aller en quelque sorte chercher contre lui un refuge auprès de l'autorité même qu'il avoit outragée; et cependant en même temps qu'il sembloit rendre au Saint-Siége la plénitude de ses droits, il traitoit d'opinions libres cette même déclaration, qui les sapoit jusque dans leurs fondements, et alloit jusqu'à ordonner qu'elle fût publiquement professée et défendue[119]! Les jansénistes et le parlement ne l'oublièrent pas, (p. 191) et réservèrent dès lors ces opinions libres pour de meilleurs temps.

Le principe du protestantisme se manifestoit (p. 192) clairement dans cette fermentation des esprits, et le prince qui l'avoit excitée y cédoit lui-même sans s'en douter. Mais en même temps que ce principe altéroit, par des degrés qui sembloient presque insensibles, les croyances catholiques du plus grand nombre, les dernières conséquences de ces doctrines, qui, de la négation de quelques dogmes du christianisme, conduisent rapidement tout esprit raisonneur jusqu'à l'athéisme qui est la négation de toutes vérités, avoient déjà produit leur effet sur plusieurs; et c'étoit surtout à la cour qu'elles avoient fait des incrédules et des athées. Ainsi ce n'étoit pas seulement pour son avilissement et son anéantissement politique que la noblesse françoise avoit quitté ses vieux donjons, et étoit venue peupler les antichambres, c'étoit encore pour se corrompre et tout entraîner dans sa corruption. Mais il falloit que Louis XIV passât, pour que le mal interne de la société pût librement éclater. Cette main, sous laquelle tout s'étoit façonné à la servitude, contenoit les sectaires par l'exil et les châtiments; faisoit trembler le parlement qui, jusqu'à la fin, demeura courbé sous elle et obéissant à son moindre signe; et la terreur qu'elle inspirait peupla la cour d'hypocrites. Ceux-ci purent se jouer impunément d'un prince religieux sans doute, mais dont la religion, suivant l'heureuse expression de Saint-Simon, étoit (p. 193) toute d'écorce, et dont nous avons déjà fait voir l'impuissance à bien saisir les hautes doctrines et la politique du christianisme, non moins salutaires aux hommes que ses dogmes et sa morale.

Les malheurs de ses guerres, et même ses victoires, avoient aggravé ce malaise du corps social, du désordre qu'y apporte inévitablement le dérangement des finances, autre source d'inquiétude pour les esprits, de haine ou de mépris contre l'autorité. Quoique Colbert eût opéré en ce genre des prodiges, il ne faut pas croire cependant qu'il eut le privilége de faire l'impossible, c'est-à-dire de subvenir à des dépenses qui dépassoient les revenus ordinaires de l'État sans l'endetter. Même au sein des prospérités de son maître, il commença donc cette dette publique que ses successeurs ne cessèrent d'accroître, malgré les impôts dont les peuples étoient écrasés. Création de rentes, billets d'État, altération des monnoies, charges nouvelles, opérations ruineuses avec les traitants, toutes ces ressources qui soulagent un moment et épuisent les nations pour des siècles, en ouvrant devant elles l'abîme des révolutions, furent employées pendant ce règne et jusqu'à la fin. «Que deviendra mon royaume, quand je ne serai plus?» s'écrioit, vers cette fin si malheureuse de son règne et dans l'amertume de ses pensées, ce monarque (p. 194) qu'épouvantoient tant de symptômes de destruction dont il étoit environné. C'étoit donc là qu'avoient abouti tant de triomphes et de gloire, des prodiges d'administration, cet éclat dont brilloient les sciences, les lettres et les arts, cette amélioration de l'agriculture et ces progrès du commerce, à attacher les destinées entières d'une nation à la vie d'un seul homme, qui avoit voulu tout tenir dans sa main, et qui maintenant ne voyoit pas à qui il pourroit sûrement remettre ce qui étoit sur le point de lui échapper! C'est ainsi que l'orgueil, l'ambition, les faux systèmes, les flatteurs, corrompirent les grandes et bonnes qualités de ce roi, que la postérité commence à juger sévèrement[120], parce qu'une leçon terrible lui a appris à mieux (p. 195) comprendre son règne qu'on ne l'avoit pu jusqu'à présent.


Sous ce règne, où le parlement se montra si docile, la tranquillité de Paris ne fut pas un seul instant troublée; sa police intérieure se perfectionna; les mœurs achevèrent d'y perdre ce qui leur restoit encore de leur ancienne rudesse, et prirent, par imitation, quelque chose de la politesse et de l'élégance de celles de la cour. Le goût que Louis XIV avoit pour la magnificence et pour les bâtiments s'exerça particulièrement et avec plus de complaisance sur la capitale de ses États; et, grâce à lui, cette ville s'accrut et s'embellit de manière à n'être plus reconnoissable. Son histoire, pendant ce siècle mémorable, se trouve tout entière dans la description de ses plus beaux monuments, dans le détail de ses plus utiles institutions, dans l'énumération de tant de productions des beaux arts qui en faisoient et qui en font encore aujourd'hui l'ornement, et (p. 196) l'on peut dire qu'elle se trouve ainsi répandue dans toutes les parties de cet ouvrage.


Afin de faire mieux comprendre quel étoit l'état de la France à la mort de Louis XIV, et les événements qui s'ensuivirent, lesquels sont réservés à la deuxième partie de ce volume, nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur donnant les détails suivants, empruntés aux Annales politiques de l'abbé de Saint-Pierre, sur les opérations de finances faites pendant le règne de ce monarque.

IMPÔTS, CRÉATIONS D'OFFICES, AUGMENTATIONS DE FINANCES ET EMPRUNTS.

«Les emprunts à rentes perpétuelles, les créations d'offices et de charges, les augmentations de finances sur le premier prix des offices et charges déjà créés, sont des impôts masqués qui tôt ou tard se convertissent en impôts découverts et directs.

»Quand le roi emprunte, quand il crée de nouveaux offices, quand il exige une addition de finances aux anciens, c'est pour un besoin, et l'argent qui provient de ce secours s'emploie tout de suite à satisfaire ce besoin.

(p. 197) »Mais quand les sommes ont disparu, emportées par le besoin présent, il n'en faut pas moins payer les intérêts de l'emprunt et les gages augmentés des charges qu'on tire alors du revenu foncier, que ces capitaux dissipés n'ont point augmenté.

»Ce qui augmente encore et précipite la ruine, c'est que, comme pour ces besoins présents il faut de l'argent comptant, et que les impôts et autres expédients n'en fournissent que lentement, on s'adresse aux traitants, qui avancent la somme moyennant de gros intérêts, et se remplissent ensuite de leur capital par la levée de l'impôt dont ils prennent la régie au grand détriment du peuple.

»Ainsi se forment des dettes énormes, telles qu'on en a vu à la fin du règne de Louis XIV, et dont le détail suivant fera connoître la progression.

»Le torrent des impôts commença, pendant la guerre contre la Hollande, à se répandre sur toute la France; et aucune possession, de quelque genre qu'elle fût, ne put se soustraire à son impétuosité.

1672.

»Création dans chaque bailliage et sénéchaussée d'un greffe pour l'enregistrement des titres portant (p. 198) hypothèque. Cet établissement, utile en lui-même, fut regardé comme un édit bursal, à cause des frais qu'exigeoit le dépôt, et ne passa pas sans résistance.

1674.

»Création de huit nouveaux maîtres des requêtes.

»Offices des jaugeurs.

»Taxes sur les officiers de judicature.

»Sur l'étain, la vaisselle d'or et d'argent, les contrats d'échange.

»Plus de trois cents petits offices sur les ports et aux barrières de Paris.

»Nouvelles charges de procureurs.

»Taxes sur le tabac;

»Sur les consignations;

»Sur les bois de Normandie;

»Sur le prétexte du tiers et du dixième denier.

»Un million de rentes sur la ville. Ce dernier expédient de création de rentes sur la ville parut dans la suite le plus facile et le moins onéreux.

1675.

»L'impôt du papier marqué, qui excita une révolte à Rennes et à Bordeaux.

(p. 199) »Taxes sur ceux qui avoient acquis des terres du clergé.

»Nouveau million de rentes sur l'hôtel de ville de Paris, au paiement desquelles est affecté le revenu des fermes.

»Création d'un million de gages annuels, qu'on force les officiers de justice d'acquérir malgré eux.

1677.

»Augmentation de la taxe du contrôle.

»Création d'un million de rentes sur la ville.

1679.

»Création de deux millions de rentes sur la ville. L'abbé de Saint-Pierre remarque que cet emprunt de quarante millions en capital étoit fait principalement pour bâtir Versailles, et il ajoute: «Pour juger si en cela le roi étoit juste envers ses sujets, il n'auroit eu qu'à se demander à lui-même: Si j'étois sujet, serois-je bien aise que le roi fît de grandes dépenses en bâtimens à mes dépens? est-il juste qu'il emploie mon bien à satisfaire des fantaisies si coûteuses?»

1680.

»Nouveau million sur la ville pour Versailles, et pour des fortifications.

(p. 200) 1681.

»Deux nouveaux millions sur la ville et sur les gages des officiers, pour le même emploi.

1683.

»Taxes sur les petites îles que forment les rivières, édit fort onéreux à beaucoup de particuliers.

»Cinquante mille livres de rentes sur la ville. On ne fit plus d'établissements utiles; Colbert étoit mort.

1684.
Sous Pelletier.

»Cinq cent mille livres de rentes sur les charges, dont on augmenta les gages d'autant.

»Un million de rentes sur la ville. Douze cent mille livres sur les aides et gabelles.

»Capital de cinquante-quatre millions pour fortifications et bâtiments, qui grevoient l'État de deux millions cinq cent mille livres de rentes annuelles.

1688.

»Un million sur l'hôtel de ville.

(p. 201) 1689.
Sous Ponchartrain.

»Dix-neuf édits bursaux sur le tabac, les consignations, les amortissements, les boissons, la monnoie, la vaisselle d'argent, les octrois, les cuirs.

»Création de rentes perpétuelles et viagères, nouveaux gages d'officiers, nouvelles charges de finances, de maîtres des requêtes, de greffiers et de procureurs.

1690.

»Vingt-deux édits bursaux.

1691.

»Plus de quatre-vingts édits bursaux, «dont plus de quatre-vingt mille familles furent affligées

1692.

»Cinquante-cinq édits.

1693.

»Plus de soixante édits, «dont les moins onéreux étoient des créations de rentes sur les fermes

(p. 202) 1694.

»Soixante-dix déclarations pour différentes taxes. «Pontchartrain étoit plein d'expédients et d'inventions.»

1695.

»La capitation. «On craignoit que cette nouvelle taxe ne fût mal reçue du peuple; mais comme on en connoissoit la nécessité, je fus témoin qu'on la reçut avec joie,» dit l'abbé de Saint-Pierre. Elle monta à vingt-deux millions.

1696.

»Encore quelques édits bursaux, mais en petit nombre, parce que la capitation suppléoit.

1697.

»Quelques édits bursaux pour acquitter les dettes de la guerre.

1701.
Sous Chamillart.

»La capitation, qui avoit été supprimée en 1698, rétablie.

»Augmentation de gages, rentes sur les fermes, refonte de monnoies.

(p. 203) 1702.

»Toutes les semaines, édits bursaux, rentes viagères, création de nobles, de chevaliers en Flandre, nouvelles rentes sur la ville au denier seize, nouveaux gages.

»Caisse d'emprunt.

»Vente des emplois de commissaires de marine au plus offrant.

1703.

»Création d'offices grands et petits.

1704.

»Création de huit inspecteurs généraux de marine, cent commissaires aux classes, huit commissaires aux vivres.

»Ordre de recevoir pour comptant les billets de monnoie qui perdoient douze et quinze pour cent.

1705.

»Révocation des priviléges d'exemption de taille. «La révocation étoit juste, mais il falloit rembourser ceux qui avoient acheté des priviléges, et n'en plus créer. Les priviléges sont autant de fentes par lesquelles s'écoulent les revenus de l'État. Il est de la nature des fentes (p. 204) de s'agrandir avec le temps; par là les priviléges deviennent des sources de fraudes.»

»Quantité d'édits et d'arrêts du conseil des finances, qui donnent lieu à des vexations.

1706.

»Beaucoup d'édits pour création d'offices.

1707.
Sous Desmarêts.

»Contrat avec le clergé. L'abbé de Saint-Pierre vouloit ou qu'on n'en fît pas avec le clergé, ou qu'on en fît de pareils avec la noblesse.

»Il se trouvoit des billets de monnoie pour cent soixante-treize millions. Ceux qui vouloient rembourser leurs dettes furent autorisés à le faire en donnant un tiers en billets, et les deux tiers en argent, qui perdoit un tiers par la hausse des espèces, de sorte que celui qui avoit prêté deux cent mille francs étoit remboursé par cent mille. Par là la perte tomboit sur les gens les plus économes.

«Desmarêts voulut se soutenir par les traitants en leur donnant plus à gagner que ses prédécesseurs, dans l'espérance de leur faire rendre un jour une partie de leurs brigandages. Colbert leur donnoit aussi à gagner, parce qu'il (p. 205) faut que les gens qui traitent avec le roi gagnent, mais modérément; aussi n'y eut-il pas de chambres de justice après sa mort.»

1708.

»Nouveaux offices. Augmentation de gages, créations de rentes.

1710.

»Le dixième. Il produisit d'abord dix millions.

1712.

»Création de cinq cent mille livres de rentes au denier douze, constituées sur les tailles, remboursables par annuités. «Bonne méthode, parce qu'ainsi, outre qu'on paie l'intérêt, on rembourse tous les ans une partie du capital.»

1714.

»Cinq cent mille livres de rentes constituées au denier seize, en mai, sur les contrôles.

»Autant au mois d'août, remboursables en dix-sept ans.

»Six-vingt mille livres de rentes au denier vingt, remboursables en vingt ans par les états de Bretagne.

»Quand on connoîtroit le produit de ces impôts, il seroit très difficile de le fixer relativement au produit actuel, parce qu'il faudroit (p. 206) suivre la valeur graduelle du marc d'argent, qui doit faire la base de ce calcul, et qui a varié sous Louis XIV depuis vingt-sept francs jusqu'à cinquante: de sorte qu'un impôt qui auroit produit, en 1660, un million, en a produit à peu près deux en 1715. Par la même raison, les revenus de l'État ont augmenté progressivement de près du double dans cette période.

»Malgré cela, selon le Mémoire présenté au régent, en 1716, par M. Desmarêts, lorsqu'il quitta le contrôle général, la dette en billets visés et reconnus montoit, le 1er septembre 1715, à quatre cent quatre-vingt-onze millions huit cent quatorze mille quatre cent quarante-deux livres. Il ne fait pas entrer dans son état les fonds des rentes constituées sur la ville, sur les charges et les offices, peut-être de forts arrérages, de grosses avances prises sur des assignations non échues, et, comme il arrive dans une grande administration, beaucoup d'articles dus et non encore arrêtés. D'où il s'ensuit que le capital de la dette, à la mort de Louis XIV, pouvoit bien approcher de la somme énoncée par Voltaire dans son Siècle de Louis XIV, chapitre des finances, somme effrayante de deux milliards six cent millions, à vingt-huit livres le marc.» (Anquetil, Louis XIV, sa cour et le régent.)

(p. 207) QUARTIER DU LUXEMBOURG.

Ce quartier, entièrement situé hors des murs de l'enceinte de Philippe-Auguste, n'offroit encore, sous le règne de Charles VI, qu'un petit nombre de rues placées au midi et à l'orient de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, qui en étoit le centre, et de vastes terrains remplis de cultures, presque tous dépendants de cette abbaye. Alors la chapelle qu'a remplacée l'église paroissiale de Saint-Sulpice étoit située à l'extrémité méridionale du bourg Saint-Germain, et presque au milieu des champs.

L'accroissement de cette partie des faubourgs se fit assez lentement jusqu'à la fin du règne de Henri IV; et le quartier du Luxembourg ne commence à se développer avec quelque rapidité qu'après la construction du superbe palais que Marie de Médicis y fit élever. Ce grand monument fut en quelque sorte le point intermédiaire qui unit entre eux les édifices bâtis à l'entrée de la porte Saint-Michel, lesquels formoient déjà un faubourg du même nom, avec (p. 208) les maisons de la partie septentrionale du quartier. C'est ce que la description des rues et des monuments fera plus particulièrement connoître.

L'ÉGLISE PAROISSIALE DE SAINT-SULPICE.

Il est impossible de présenter une opinion positive sur l'origine de cette église. L'incertitude des traditions est telle, que des auteurs[121] en ont fait remonter l'antiquité jusqu'au commencement de la seconde race, lui donnant ainsi une existence de plus de dix siècles, tandis que d'autres l'ont mise au nombre des paroisses les plus modernes de Paris[122]. Le premier de ces deux sentiments, en le modifiant un peu, nous semble approcher davantage de la vérité.

On n'ignore pas, et nous avons eu souvent l'occasion de le faire remarquer dans le cours de cet ouvrage, que c'étoit un ancien usage de bâtir (p. 209) des chapelles ou oratoires près des basiliques. Saint Germain en avoit fait construire une sous le nom de Saint-Symphorien, à une petite distance et au midi de l'église Saint-Vincent, aujourd'hui Saint-Germain-des-Prés; c'est là qu'il fut enterré, et que le furent aussi son père et sa mère. Il existoit au nord une semblable chapelle sous le nom de Saint-Pierre, dans laquelle fut inhumé saint Droctové, premier abbé de Saint-Germain. Les titres de cette abbaye font encore mention d'une chapelle dite de Saint-Martin-le-Vieux, et depuis de Saint-Martin-des-Orges ou des-Bienfaiteurs. Enfin le martyrologe d'Usuard, dédié en 870 à Charles-le-Chauve, désigne une église dépendante de Saint-Germain, et dédiée à saint Jean-Baptiste, à saint Laurent, archidiacre, et à saint Sulpice, évêque.

Si ce dernier titre étoit authentique, point de doute qu'il ne fallût chercher uniquement ici l'origine de cette paroisse; mais il est prouvé jusqu'à l'évidence que ce passage a été ajouté au manuscrit d'Usuard plus de trois cents ans après la mort de cet auteur[123], et par conséquent qu'il faut absolument l'abandonner dans les recherches qu'on seroit tenté de faire sur l'antiquité de cette église. La seule induction qu'on en puisse tirer, c'est qu'il existoit, à cette dernière (p. 210) époque, une quatrième chapelle, sous l'invocation des trois saints que nous venons de nommer.

On a prétendu, dans un autre écrit[124], «que cette église fut bâtie en 563, pour être la paroisse des fermiers, colons et habitants de l'abbaye Saint-Germain.» Mais on ne voit pas comment on auroit pu ériger alors une chapelle sous le nom de Saint-Sulpice, qui ne mourut que quatre-vingts ans après cette époque; et tout porte à croire que c'étoit la chapelle Saint-Pierre qui avoit été choisie pour cet usage. Lorsqu'au dixième siècle l'abbé Morard fit rebâtir l'église Saint-Germain, cette chapelle et celle de Saint-Symphorien furent renfermées dans la nouvelle basilique, ainsi qu'on peut le voir dans le plan qu'en a donné dom Bouillart[125]. La dernière conserva son nom, et subsistoit encore avant la révolution; quant à l'autre, on jugea à propos de la transférer au bout du clos de l'abbaye[126].

Il est constant qu'alors elle continua de servir de paroisse aux serfs et aux habitants de ce canton, lequel n'étoit pas encore très peuplé. Tout ce (p. 211) vaste terrain qui forme le faubourg Saint-Germain du côté du couchant ne consistoit, à cette époque, qu'en vignobles, prés, marais potagers, terres labourables et autres cultures, entremêlés de quelques édifices isolés, servant de maisons de plaisance aux habitants de la ville, ou d'habitations pour les cultivateurs. Les concessions que les religieux de Saint-Germain firent successivement de diverses parties de leur territoire, soit par vente, soit sous la condition de redevances annuelles, ayant rapidement accru la population de ce petit canton, il est probable que, vers le XIIe siècle, la situation de la chapelle Saint-Pierre, élevée à l'une de ses extrémités, parut incommode pour le plus grand nombre des paroissiens, et qu'on imagina de la remplacer par cette chapelle dédiée à saint Jean, saint Laurent et saint Sulpice, située dès lors à la place où est aujourd'hui l'église dont nous parlons.

L'abbé Lebeuf n'est pas de ce sentiment; et sans nier que la chapelle Saint-Pierre fût paroisse du bourg Saint-Germain, il s'efforce de prouver qu'alors celle de Saint-Sulpice partageoit avec elle cet honneur. Les raisons qu'il apporte à l'appui de son sentiment ont été réfutées très solidement par Jaillot; il n'y a jamais eu deux paroisses dans ce faubourg, et nous pensons qu'il faut considérer, avec ce judicieux critique, le douzième siècle comme l'époque à (p. 212) laquelle se fit la mutation dont nous venons de parler[127].

Cependant les édifices continuoient à se multiplier autour de l'abbaye Saint-Germain; la population augmentoit de jour en jour davantage, et l'église Saint-Sulpice se trouva trop petite pour contenir la foule des fidèles qui venoient assister aux offices. Elle fut agrandie d'une nef sous François Ier; et en 1614 on ajouta trois chapelles de chaque côté de cette nef. Ces augmentations furent bientôt insuffisantes; d'ailleurs l'église menaçoit ruine; et cette double considération fit naître l'idée à ses plus illustres paroissiens de se réunir pour bâtir une église nouvelle. La première pierre en fut posée le 20 février 1646 par la reine Anne d'Autriche; et les bâtiments commencèrent à s'élever sur les dessins de Louis Levau. Sa mort, arrivée peu de temps après, fit confier la conduite des travaux à Daniel Gittard, architecte d'une grande réputation. Il acheva la chapelle de la Vierge d'après le plan de son prédécesseur, construisit le chœur, les bas côtés qui l'environnent et les deux croisées[128]. (p. 213) Le portail d'une de ces croisées fut alors commencé, et poussé jusqu'au premier ordre; mais les dettes considérables que la fabrique avoit été forcée de contracter pour élever un si grand monument forcèrent, en 1678, d'en suspendre tout à coup les travaux.

Ce ne fut qu'en 1718 qu'ils furent repris, par les soins de M. Languet de Gergi, alors curé de cette paroisse, lequel déploya dans cette grande entreprise un zèle et une activité qui tiennent du prodige. Une somme de 300 fr. étoit alors tout ce qu'il possédoit: elle fut employée à acheter quelques pierres, qu'il annonça publiquement devoir être employées à la continuation de (p. 214) son église. Ses prières, ses exhortations, firent le reste: elles émurent ses nombreux et riches paroissiens; la piété sincère de quelques uns, peut-être la vanité de plusieurs, surtout l'exemple si puissant sur les hommes, lui ouvrirent toutes les bourses; aux sommes considérables qu'il avoit ainsi recueillies, le roi daigna ajouter, en 1721, le bénéfice d'une loterie, qui assura l'exécution d'un si beau projet.

Le monument fut continué d'abord sous la conduite de Gille-Marie Oppenord, directeur général des bâtiments et des jardins du duc d'Orléans, architecte alors très célèbre, mais peu digne de sa réputation, et à qui nous devons bien certainement l'extrême corruption du goût, et tous ces ornements capricieux dont l'emploi caractérise les ouvrages exécutés sous le règne de Louis XV. Le point où les travaux étoient parvenus ne lui permit pas sans doute d'en surcharger davantage la nouvelle église, sans quoi toutes les formes en eussent été enveloppées. Il fit néanmoins en ce genre tout ce qu'il lui étoit possible de faire; et il n'y a pas long-temps qu'on a démoli des consoles ou encorbellements formés par des anges, et employés à soutenir des tribunes établies dans les croisées. Ces ornements, où étoit empreinte toute la bizarrerie du goût d'Oppenord, n'étoient heureusement exécutés qu'en carton.

(p. 215) Le portail de l'église, commencé en 1733, est d'un style bien différent: on le doit au célèbre chevalier Servandoni; et ses grandes proportions, la hardiesse de son dessin, les grands effets qu'il produit, tout décèle ici le génie élevé de ce décorateur fécond, dont les compositions pittoresques pour les fêtes publiques et les scènes théâtrales firent pendant si long-temps les délices de l'Europe. En établissant son portail sur une aussi grande échelle, en adoptant pour ses lignes un si grand parti, cet artiste fit triompher la noble et antique architecture de ce style maigre et sans caractère, de ces formes brisées et de ce tortillage continuel, dont le système bizarre, et qu'on peut regarder comme une espèce de mode françoise, étoit parvenu à dégrader jusqu'à la majesté des temples.

La direction des ordres dorique et ionique de ce portail[129], dont les entablemens suivent toute l'étendue de la façade, sur une longueur de cent quatre-vingt-quatre pieds sans (p. 216) aucun ressaut, est une de ces conceptions hardies qui caractérisent la grande manière de Servandoni, manière tellement opposée à celle de son siècle, qu'alors plus une ligne étoit ressautée et tourmentée de profils, plus les architectes, tant françois qu'italiens, s'imaginoient avoir fait preuve de science et de génie. Servandoni ne fut pas aussi heureux dans le dessin des tours qui devoient couronner son ouvrage: un architecte nommé Maclaurin, chargé d'y faire les changements nécessaires, ne tint pas ce qu'il avoit fait espérer; on peut en juger par celle de ces deux tours qui subsiste encore, et qui est placée à la droite du portail. Il étoit réservé à Chalgrin de mettre ces constructions en harmonie avec les ordres qu'elles accompagnent; et l'on peut dire que la tour déjà élevée sur ses dessins[130] ne seroit point désavouée par Servandoni lui-même. Ce fut en 1777 que cet architecte fut chargé de ce travail, interrompu par la révolution, et qui sans doute sera quelque jour achevé, pour l'honneur de l'architecture françoise. Le portail de Saint-Sulpice présentera (p. 217) alors une élévation de deux cent dix pieds, élévation qui surpasse d'une toise celle des tours de Notre-Dame.

Au dessus du second ordre, et entre les deux tours, Servandoni avoit élevé un fronton: frappé de la foudre en 1770, il parut menacer ruine, et sa suppression fut opérée peu de temps après. On ne doit point le regretter: il est résulté de cette suppression plus de tranquillité, un ensemble plus régulier dans la façade, dont le bel effet sera encore mieux senti lorsqu'elle se trouvera en harmonie avec la place qui doit l'environner, et dont les travaux sont déjà commencés[131].

Quant aux autres parties qui furent exécutées depuis 1718, voici de quelle manière on y procéda: M. Languet commença par faire élever le portail de la croisée à droite sur la rue des Fossoyeurs; le duc d'Orléans en posa la première pierre en 1719. C'est une construction pyramidale (p. 218) dans le genre de celles qui servent de façades aux églises de Paris; elle est composée de deux ordres de colonnes, dorique et ionique. Le portail de la croisée à droite, élevé presque en même temps et conçu dans le même système, présente aussi deux ordres, composés chacun de quatre colonnes, le premier corinthien, le second composite. Après l'exécution de ces deux parties du bâtiment, on commença, en 1722, à élever le côté gauche de la nef, laquelle ne fut entièrement terminée qu'en 1736. Alors on s'occupa de l'achèvement du portail, dont les travaux, comme nous venons de le dire, étoient déjà commencés depuis trois années.

Il étoit déjà fort avancé, lorsque le digne pasteur, dont l'activité infatigable avoit su procurer à son église une décoration intérieure digne d'un vaisseau aussi vaste et aussi magnifique, crut devoir profiter de l'occasion brillante que lui offroit l'assemblée du clergé pour en rendre la dédicace plus solennelle. Les prélats qui composoient cette assemblée voulurent bien se rendre à la prière qu'il leur fit de présider à cette consécration; la cérémonie s'en fit le 30 juin 1745, et l'église fut dédiée sous l'invocation de la sainte Vierge, de saint Pierre et de saint Sulpice.

Le maître-autel, construit à la romaine, et isolé entre la nef et le chœur, étoit élevé de sept (p. 219) degrés[132]. Le rond-point du chœur, percé d'une grande arcade, laisse apercevoir la chapelle de la Vierge, décorée d'abord sur les dessins de Servandoni, restaurée ensuite[133] par de Wailly, architecte. Le groupe de la Vierge et de l'enfant Jésus est éclairé avec art dans une niche ajoutée à la construction primitive, et supportée en dehors par une trompe en coupe de pierre très habilement exécutée. L'heureux emploi du marbre, de la dorure et de la peinture, rappelle, dans cette chapelle, les belles décorations des églises d'Italie, si différentes de cette profusion d'ornements dont on a si long-temps chargé l'intérieur de nos églises. La gravité du style sacré demande plus de retenue: c'est du choix des plus belles matières, de la perfection de la main d'œuvre et de la pureté des formes que doit se composer la richesse des temples; une noble simplicité est plus propre que le luxe des ornemens à y produire les impressions profondes de piété et de recueillement que l'on vient y chercher.

Au bas des tours sont deux chapelles, l'une (p. 220) destinée pour le baptistaire, l'autre pour le sanctuaire du saint-viatique. Elles sont décorées de huit colonnes corinthiennes, qui soutiennent une frise garnie de rinceaux d'ornements; le tout est surmonté d'un plafond en coupole avec caissons et rosaces, séparés par des bandes à l'aplomb des colonnes.

La nef et les bras de la croix sont, de même que le chœur, percés d'arcades, dont les pieds-droits, ornés de pilastres corinthiens, correspondent aux arcs doubleaux des voûtes. Tous les piliers de cette église sont revêtus de marbre à hauteur d'appui[134].

CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE SAINT-SULPICE EN 1789.

TABLEAUX.

Dans la première chapelle, à côté de la grande sacristie, une nativité et un concert d'anges; par La Fosse.

Dans la troisième, une Sainte-Geneviève; par Hallé.

Dans la chapelle des mariages, deux anges peints sur le plafond; par le même.

Jésus-Christ bénissant les petits enfants; par le même.

Une nativité; par Carle-Vanloo.

Une présentation au temple; par Pierre.

Une fuite en Égypte; par le même.

Jésus-Christ au milieu des docteurs; par Frontier.

Dans la sacristie des messes, une apparition; par Hallé.

(p. 221) Une vierge à genoux; par Monier.

Dans la chapelle de la Vierge, des peintures entre les pilastres; par Carle-Vanloo. (Ces peintures ont été rendues à l'église.)

Dans la coupole, l'assomption de la Vierge; par François Lemoine[135].

Dans la première chapelle à droite en entrant par le grand portail, le baptême de N. S. et une cène.

Dans la seconde, un saint Jérôme.

Dans la troisième chapelle, Jésus-Christ chassant les marchands du temple, et l'esquisse du plafond de la chapelle de la Vierge.

Dans la quatrième chapelle à gauche, derrière le chœur, saint François et saint Nicolas; par Pierre. (Le premier de ces deux tableaux a été replacé dans une des chapelles.)

SCULPTURES.

Sur le maître-autel, de marbre bleu-turquin, orné de bronzes dorés, un tabernacle de même matière, et enrichi de pierreries. Deux anges de bronze doré soutenoient la table qui s'élevoit au dessus et formoit le propitiatoire. Toute cette décoration, d'un très mauvais goût, étoit d'Oppenord, et n'existe plus[136].

À l'entrée du chœur, deux anges de bronze doré, grands comme nature; par Bouchardon. (Ces deux figures ont été rendues à l'église.)

Sur des culs de lampes adaptés aux pilastres de l'intérieur du chœur, les statues, en pierre de Tonnerre, et plus grandes que nature, de Jésus-Christ, de la Vierge et des douze apôtres; par le même[137].

(p. 222) Dans la chapelle de la Vierge, une statue en marbre, de sept pieds de proportion, représentant cette mère du Sauveur; par Pigale[138].

Dans la même chapelle, des statues et une gloire en stuc; par Mouchy.

Dans la chapelle du Saint-Viatique, sur le maître-autel, un bas-relief représentant la mort de saint Joseph; par le même.

Dans quatre niches pratiquées autour de cette chapelle, quatre statues représentant la Religion, l'Espérance, l'Humilité et la Résignation; par le même.

Dans la chapelle du baptistaire, sur le maître-autel, un bas-relief représentant le baptême de Notre Seigneur; par Boizot.

Dans les quatre niches, quatre statues, représentant la Force, la Grâce, l'Innocence et la Sagesse; par le même.

Au milieu, une cuve de cinq pieds de diamètre, en marbre bleu-turquin, et ornée de bronze, servant de baptistaire; par le même.

Dans la chapelle de Saint-Jean-Baptiste, sur l'autel, la statue de ce saint; par le même. (Elle existe.)

Dans la chapelle du Sacré-Cœur, une vierge en marbre; par Michel-Ange Sloldtz.

Dans la croisée de l'église, deux urnes antiques en granit, apportées d'Égypte, et servant de bénitiers.

Au bas de l'église, deux belles coquilles, servant aussi de bénitiers, et données à François Ier par la république de Venise. (Elles servent encore au même usage.)

(p. 223) Dans la sacristie, un très beau lavoir, incrusté de marbre blanc et orné de bas-reliefs.

Dans les niches extérieures des deux portails de la croisée, les statues de saint Jean, de saint Joseph, de saint Pierre et de saint Jean; par François Dumont.

La tribune intérieure sur laquelle pose le buffet d'orgue, soutenue par un péristyle de colonnes isolées, d'ordre composite, a été élevée sur les dessins de Servandoni. Ce buffet d'orgue, exécuté par Clicquot, et renfermé dans une menuiserie dont les dessins ont été donnés par Chalgrin, passe pour le plus complet de l'Europe. Les sculptures dont il est orné sont de Duret. (Toute cette décoration est demeurée intacte.)

La chaire à prêcher, très riche, mais d'une forme bizarre, a été élevée sur les dessins de Wailly. (Elle existe.)

SÉPULTURES.

Dans cette église avoient été inhumés:

Claude Dupuy, conseiller au parlement, et l'un des plus savants hommes de son temps, mort en 1594.

Michel de Marolles, auteur d'un grand nombre de mauvaises traductions de classiques latins, mort en 1681[139].

Pierre Bourdelot, médecin célèbre, mort en 1685.

François Blondel, seigneur des Croisettes, maréchal des camps et armées du roi, et célèbre architecte, mort en 1686.

Barthélemi d'Herbelot, savant orientaliste, mort en 1695.

Gaston-Jean Zumbo, habile sculpteur en cire, mort en 1701.

Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, comtesse d'Aulnoy, auteur de contes de fées très agréables, et de plusieurs autres ouvrages, morte en 1705.

Roger de Piles, peintre et auteur d'ouvrages sur la peinture, mort en 1709.

Élisabeth-Sophie Chéron, célèbre par ses talents pour la peinture et la poésie, morte en 1711.

Jean Jouvenet, l'un des meilleurs peintres de l'École françoise, mort en 1717.

(p. 224) Étienne Baluze, savant compilateur, mort en 1718.

Louis d'Oger, marquis de Cavoie, grand maréchal-des-logis de la maison du roi, mort en 1716.

Louise-Philippe de Coetlogon, son épouse, morte en 1729.

Allain-Emmanuel de Coetlogon, maréchal et vice-amiral de France, etc., mort en 1730.

Vincent Languet, comte de Gergi, frère du curé de cette paroisse auquel on doit l'achèvement de l'église, mort en 1734.

Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau, mort en 1720.

Philippe Égon, marquis de Courcillon son fils, mort en 1719.

Jean-Victor de Bezenval, colonel des gardes suisses, mort en 1737. Sur son tombeau étoit un médaillon de bronze offrant son portrait, par Meyssonnier. (Détruit.)

Jean-Baptiste Languet de Gergi, curé de Saint-Sulpice. Son mausolée, placé dans la cinquième chapelle à droite du portail, étoit de la main de Michel-Ange Sloldtz[140].

La comtesse de Lauraguais; son tombeau avoit été exécuté par Bouchardon[141].

(p. 225) L'église souterraine de Saint-Sulpice, remarquable par son étendue, contenoit encore un très grand nombre de sépultures. On y voit d'anciens piliers de l'église primitive, qui prouvent combien le sol de Paris s'est exhaussé depuis quelques siècles.

CIRCONSCRIPTION.

La paroisse Saint-Sulpice comprenoit tout le faubourg Saint-Germain, et n'étoit bornée au couchant que par la portion de l'enceinte dans laquelle ce faubourg est renfermé. Pour bien connoître son étendue, il suffira donc d'en marquer les bornes du côté des paroisses Saint-Séverin, Saint-Côme et Saint-André. Elle touchoit aux limites de Saint-Séverin dans la rue d'Enfer, où elle avoit quelques maisons du côté du Luxembourg; elle en avoit aussi quelques unes vers le séminaire Saint-Louis. Son territoire embrassoit ensuite le côté occidental de la place Saint-Michel et de la rue des Fossés-de-Monsieur-le-Prince en descendant; la rue de Touraine des deux côtés, une partie de celle des Cordeliers, la rue qui la suit jusqu'au carrefour des anciens fossés, la rue des Fossés-Saint-Germain, quelques maisons dans les rues Dauphine (p. 226) et Saint-André lui appartenoient également; elle s'étendoit ensuite dans les deux côtés de la rue Mazarine, renfermoit quelques maisons de la rue Guénégaud, et descendoit ainsi jusqu'aux Quatre-Nations, où son territoire finissoit inclusivement.

Il y avoit à Saint-Sulpice six confréries et deux congrégations célèbres. La nomination de cette cure appartenoit à l'abbé de Saint-Germain[142].

En 1646, on abattit la partie la plus ancienne de l'église de Saint-Sulpice; cette construction paroissoit être du treizième siècle[143]. La nef, élevée sous François Ier, existait encore au commencement du siècle dernier.

(p. 227) LES RELIGIEUSES DE NOTRE-DAME DE LA MISÉRICORDE.

Voici une institution que l'on peut considérer comme un des miracles de la charité chrétienne et d'une confiance sans bornes dans la Providence. Son objet étoit de procurer un asile et l'existence à des filles de qualité ou du moins d'une bonne famille, qui n'auroient pas eu les ressources suffisantes pour remplir leur vocation et se consacrer à Dieu; et le projet en fut conçu par deux personnes dépourvues de biens, sans naissance, et alors sans considération, Madeleine Martin, fille d'un soldat, et Antoine Yvan, prêtre de l'Oratoire. La ville d'Aix en Provence fut, en 1633, le berceau de cette communauté naissante, qui toutefois n'y fut établie convenablement qu'en 1638. Elle obtint des lettres-patentes du roi en 1639; en 1642, Urbain VIII confirma l'ordonnance de l'archevêque d'Aix, par laquelle il érigeoit cette maison (p. 228) en monastère, sous le nom de Filles de Notre-Dame de la Miséricorde, et sous la règle de saint Augustin. Une bulle d'Innocent X la confirma de nouveau en 1648.

Anne d'Autriche, ayant entendu parler avec éloge de cet institut, désira en former un semblable à Paris. Contrariée d'abord dans ses vues par l'archevêque d'Aix, la mort de ce prélat fit, peu de temps après, évanouir toutes les difficultés, et la mère Madeleine arriva à Paris le 24 janvier 1649, avec trois de ses compagnes. Dans ce moment la reine se voyoit forcée par les frondeurs d'en sortir; et au milieu des embarras d'une aussi cruelle situation, elle ne put ni voir ces religieuses ni s'occuper de leur sort. Madame de Boutteville, qui les reçut d'abord dans sa maison, ne put leur accorder qu'une hospitalité passagère; et dans une ville livrée aux fureurs des factions et à tous les maux qui en sont la suite, ces malheureuses filles, abandonnées à elles-mêmes, se trouvèrent sans ressources, sans protecteurs, en proie à tous les besoins. Il ne faut pas s'étonner si, dans de telles circonstances, l'abbé de Saint-Germain refusa son consentement à l'établissement des Filles de la Miséricorde; la prudence humaine sembloit dicter ce refus. Mais le courage que la mère Madeleine puisoit dans son zèle religieux triompha d'obstacles que l'on pouvoit croire (p. 229) insurmontables. Elle ne possédoit absolument rien au monde; cependant elle ne craignit point d'acheter, en 1651, une grande maison rue du Vieux-Colombier, pour une somme de 50,000 f., qu'elle se vit en état de payer, lors de la signature du contrat, par les libéralités de plusieurs personnes de piété qu'avoient touchées son malheur et son dévouement. La duchesse d'Aiguillon donna seule 20,000 fr.; et la mère Madeleine, installée la même année dans l'asile qu'elle s'étoit créé, se trouva, dans l'espace de dix ans, assez riche des charités nouvelles qu'elle reçut de tous les côtés, pour acheter encore cinq petites maisons et une grande, situées rue des Canettes, acquisition qui lui fournit les moyens d'accroître son monastère, et des revenus suffisants pour rendre plus douce l'existence de ses religieuses. Dans les lettres-patentes que le roi donna en 1662 pour confirmer cette acquisition, il déclara la nouvelle institution de fondation royale, accorda aux religieuses le droit de Committimus, et la permission d'acquérir encore des fonds de terre jusqu'à la valeur de 10,000 liv. de rente[144].

Les religieuses de cette maison suivoient la règle de saint Augustin. Elles étoient vêtues de (p. 230) noir, avec un scapulaire blanc, et portoient en sautoir un Christ suspendu à un ruban noir. Les fruits de leurs travaux étoient destinés à remplir le but de leur fondation[145].

CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

Sur le maître-autel, un tableau estimé représentant Notre-Dame-des-Sept-Douleurs; par un peintre inconnu.

LES ENFANTS ORPHELINS DE SAINT-SULPICE.

La plupart de nos historiens ne sont entrés dans aucun détail sur cet établissement, et ont manqué d'exactitude dans le peu qu'ils en ont dit. M. Olier, curé de Saint-Sulpice, doit être considéré comme le premier, et ce nous semble, comme le seul qui ait conçu et exécuté le projet de procurer un asile et des secours à ces enfants infortunés que la mort de leurs parents laisse sans appui et sans autre ressource que la charité (p. 231) des fidèles. Ce fut principalement sur cette portion malheureuse de son troupeau que ce vertueux pasteur porta ses plus grandes sollicitudes. Il commença, en 1648, par placer les garçons dans différents ateliers pour y apprendre les métiers qui paroissoient convenir davantage à leur goût et à leur intelligence. Les filles furent rassemblées d'abord dans une maison de la rue de Grenelle, ensuite rue du Petit-Bourbon, dans un bâtiment que madame Lesturgeon donna libéralement pour ce pieux usage.

Il paroît, par quelques actes, qu'en 1675 cet établissement avoit encore changé de local, et qu'il étoit alors placé au coin des rues du Canivet et des Fossoyeurs[146]. C'est alors que ceux qui le dirigeoient[147], présentèrent requête au roi pour qu'il voulût bien confirmer cette communauté sous le titre d'Orphelins de la Mère de Dieu, ce que Sa Majesté accorda par lettres-patentes de 1678. On voit par ces lettres que cette fondation a été faite pour les orphelins des deux sexes, et que le nombre n'en est point déterminé; il a été porté jusqu'à cent dans les derniers temps.

(p. 232) Il y avoit dans cette maison une chapelle, sous le titre de l'Annonciation. On y recevoit les orphelins dès la plus tendre enfance; ils étoient élevés et instruits avec beaucoup de soin jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'âge convenable pour être mis en apprentissage ou placés avantageusement. Huit sœurs dirigeoient la maison, et s'étoient consacrées à cette œuvre de charité, sans s'y astreindre par aucun vœu[148].

SŒURS DE LA CHARITÉ.

La paroisse Saint-Sulpice possédoit un établissement de ces saintes filles, placé, en 1656, rue du Pot-de-Fer, et transféré dans la rue Férou en 1732[149].

COMMUNAUTÉS DE FILLES (rue des Fossoyeurs.)

Ces communautés, instituées pour l'instruction des jeunes filles et pour leur apprendre les travaux propres à leur sexe, existoient dans cette rue à la fin du dix-septième siècle. La première, dont Jaillot n'a pu découvrir ni le nom (p. 233) ni la fondation, étoit placée, en 1689, un peu en deçà de la rue du Canivet, du côté de celle de Vaugirard; la seconde, connue sous le nom de Filles de l'intérieur de la très sainte Vierge, et vulgairement sous celui de Communauté de madame Saujon, avoit été établie en 1663, et détruite environ quatorze ans après. Elle occupoit l'espace compris entre les rues Palatine, Garancière et des Fossoyeurs jusqu'à la rue du Canivet. Enfin la troisième, située un peu au dessus de celle-ci, s'appeloit la Communauté de madame Picart. Elle existoit en 1692; on ignore quand elle a été détruite.

COMMUNAUTÉ DE LA RUE NEUVE-GUILLEMIN.

Cette communauté profita des débris de celle de madame Picart. Lorsque ce dernier établissement eut été détruit par des causes que nous ignorons, la grande duchesse de Toscane, qui avoit contribué à le former par ses libéralités, transporta les rentes qu'elle y avoit attachées à une institution semblable, établie dans la rue que nous venons de nommer, par mademoiselle Seguier. Cette faveur n'empêcha point sa destruction, dont nous n'avons pu également découvrir ni l'époque ni la cause.

(p. 234) LES FILLES DU SAINT-SACREMENT.

Nous avons déjà parlé de la seconde maison fondée à Paris par ces religieuses[150], sans rien dire alors de leur origine et de leur établissement dans cette ville. Lorsque les continuelles inconstances de Charles IV, duc de Lorraine, eurent soulevé contre lui les premières puissances de l'Europe, et rendu son pays le théâtre d'une guerre violente et de toutes les calamités qui en sont ordinairement la suite, les religieuses bénédictines de la Conception-de-Notre-Dame de Rambervilliers, exposées chaque jour aux excès d'une soldatesque effrénée, et aux dernières extrémités du besoin, se virent forcées d'abandonner leur monastère et de se retirer à Saint-Mihel. Elles y vécurent plus en sûreté, mais dans une telle misère, que les missionnaires envoyés par M. Vincent-de-Paul pour répandre des charités dans cette province désolée ne virent d'autre moyen de les arracher (p. 235) au sort affreux qui les menaçoit que de les envoyer à Paris. L'abbesse de Montmartre consentit à en recevoir quelques unes dans son monastère. Catherine de Bar, dite du Saint-Sacrement, l'une de ces religieuses infortunées, s'y rendit avec une de ses compagnes en 1641, et sut tellement intéresser la communauté par le récit touchant qu'elle fit de ses malheurs, que douze autres sœurs, parmi celles qui restoient encore à Saint-Mihel, en furent appelées pour être placées à Paris dans différentes abbayes. Réunies en 1643 dans un hospice qu'une dame pieuse leur avoit procuré à Saint-Maur, elles ne tardèrent pas à s'en voir expulsées de nouveau par les troubles qui commençoient à agiter Paris, et qui attiroient la guerre dans ses environs. Pour échapper une seconde fois à ce fléau, elles se réfugièrent, en 1650, dans cette capitale, où elles habitèrent quelque temps une petite maison située rue du Bac. Cependant la sœur Catherine de Bar, qui étoit retournée à Rambervilliers quelques années auparavant, vint les rejoindre, ramenant avec elle les quatre dernières religieuses de sa communauté, jusque là restées en Lorraine. Elle avoit des vertus et un mérite qui jetèrent bientôt un grand éclat, et contribuèrent à procurer un établissement plus solide à son petit troupeau.

Les outrages faits au Saint-Sacrement par les (p. 236) hérétiques et les impies affligeoient profondément quelques pieuses personnes, qui méditoient le projet de réparer, autant qu'il étoit possible, ces profanations. La marquise de Beauves en avoit conçu la première idée: la comtesse de Châteauvieux, mesdames de Sessac et Mangot de Villeran entrèrent avec ardeur dans des vues si louables, et toutes réunies formèrent un fonds de 30,000 fr., destiné au premier établissement d'une institution dont l'objet principal seroit d'honorer d'une façon particulière le mystère ineffable de l'Eucharistie. Elles jetèrent les yeux sur la mère Catherine de Bar pour diriger cette communauté nouvelle; et le contrat fut passé le 14 août 1652. Cependant les circonstances où se trouvoit alors la ville de Paris leur suscitèrent, dès le commencement, des obstacles: Anne d'Autriche rejeta d'abord toutes les demandes qui lui furent faites à cet égard, et engagea même l'abbé de Saint-Germain à ne pas permettre qu'il se fît de nouveaux établissements sur son territoire; mais il arriva, par une grâce spéciale de la Providence, que, peu de temps après, cette reine, dont la piété étoit grande, dans l'espoir de fléchir le ciel irrité contre la France et de faire cesser les maux qui l'accabloient, chargea un saint prêtre de la communauté de Saint-Sulpice, nommé Picoté, de faire tel vœu qu'il jugeroit convenable, lui promettant (p. 237) de l'accomplir sur-le-champ. On prétend que, sans avoir aucune connoissance du projet dont nous venons de parler, il conçut, comme par inspiration, l'idée d'une maison religieuse consacrée au culte perpétuel du Saint-Sacrement. L'application de son vœu s'étant faite naturellement à l'établissement déjà formé, l'abbé de Saint-Germain, sur les ordres de la reine, donna son consentement le 19 mars 1653, et le roi, ses lettres-patentes au mois de mai suivant.

Ces religieuses furent d'abord placées rue Férou, dans une maison que l'on avoit arrangée le plus convenablement possible; la croix y fut posée le 12 mars 1654, et la reine, qui s'étoit déclarée fondatrice du nouveau couvent, donna un exemple frappant de son ardente et sincère dévotion, en prenant elle-même le flambeau, et faisant réparation la première des outrages commis contre le plus saint de nos mystères.

Indépendamment des vœux ordinaires, les filles de ce monastère faisoient le vœu particulier de l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement. Chaque jour une sœur se mettoit à genoux vis-à-vis d'un poteau placé au milieu du chœur, une torche allumée à la main et la corde au cou: dans cette humble posture, elle faisoit amende honorable de tous les outrages que l'impiété des hommes commet chaque jour contre cet auguste mystère.

(p. 238) Cependant l'habitation qu'occupoient ces religieuses, prise d'abord plutôt par nécessité que par choix, étoit incommode et trop resserrée; leurs bienfaitrices achetèrent presque aussitôt un grand terrain dans la rue Cassette, et y firent construire un monastère, qui fut béni en 1659, et où elles furent transférées dans la même année.

Cet institut, dont la mère Catherine de Bar[151] avoit dressé elle-même les constitutions, fut approuvé, en 1668, par le cardinal de Vendôme, alors légat en France, et confirmé depuis, en 1676 et 1705, par Innocent XI et Clément XI[152].

CURIOSITÉS.

TABLEAUX ET SCULPTURES.

Dans l'église, qui étoit petite, mais très propre, des peintures de plafond et deux tableaux représentant saint Benoît et sainte Scolastique; par Nicolas Montaignes.

Deux statues d'anges soutenant le tabernacle; par Lespingola.

(p. 239) LES PRÉMONTRÉS RÉFORMÉS.

L'ordre que saint Norbert avoit institué au commencement du douzième siècle, et dont il a déjà été fait mention dans cet ouvrage[153], avoit, comme tant d'autres, éprouvé les effets funestes du relâchement. La sévérité des premières lois s'étoit adoucie par degrés, et il ne restoit plus que de foibles traces de l'ancienne discipline, lorsque le P. Daniel Picart, abbé de Sainte-Marie-aux-Bois en Lorraine, conçut le dessein de la faire revivre dans toute la vigueur qu'elle avoit eue aux anciens jours. Secondé dans ce projet par le P. Gervais Lairuels, abbé de Saint-Paul de Verdun, il introduisit dans l'ordre une réforme qu'approuvèrent plusieurs papes[154], et qu'embrassèrent plusieurs maisons de Prémontrés, ce qui donna naissance à une nouvelle congrégation sous le titre de la Réforme de saint (p. 240) Norbert. Elle avoit été confirmée par des lettres-patentes dès 1621; cependant, en 1660, elle n'avoit point encore d'établissement à Paris. Il fut résolu d'en former un, dans le chapitre général tenu, cette même année, à Saint-Paul de Verdun. Toutes les maisons de l'ordre consentirent à en partager la dépense, et l'on députa le P. Paul Terrier pour faciliter l'exécution de ce projet. La reine Anne d'Autriche, à laquelle il s'adressa, voulut l'aider non seulement de sa protection, mais encore de ses libéralités. Soutenus par une main si puissante, les Prémontrés achetèrent, en 1661, un terrain fort étendu et une maison appelée les Tuileries, située à l'angle que forment les rues de Sèvre et du Chasse-Midi. Ils y pratiquèrent les lieux réguliers nécessaires dans une communauté, obtinrent, en 1662, le consentement de l'abbé de Saint-Germain, et des lettres-patentes dans lesquelles le roi se déclare leur fondateur, et les qualifie de Chanoines réguliers de la réforme de l'étroite observance de l'ordre de Prémontré.

La reine-mère posa, le 13 octobre 1662, la première pierre de l'église, qui fut achevée en 1663, et bénite sous le titre du Très saint Sacrement de l'autel et de l'Immaculée Conception de la sainte Vierge; mais se trouvant trop petite pour le nombre des personnes pieuses qui se plaisoient à y entendre les offices, les (p. 241) Prémontrés la firent rebâtir en 1719 sur un plan plus spacieux. La première pierre en fut posée par l'évêque de Bayeux, au nom du roi: du reste, cet édifice, élevé sur les dessins d'un architecte nommé Simonet, n'avoit rien de remarquable[155].

CURIOSITÉS.

Dans le chœur, huit tableaux, dont trois par Frontier et cinq par Jollain.

On estimoit la menuiserie du chœur et des stalles, exécutée par un frère convers de cette maison.

SÉPULTURES.

Dans l'église avoient été inhumés le chevalier Turpin, seigneur de Crissé, mort en 1684, et Anne de Salles, son épouse. Leur épitaphe, sur une table de marbre blanc, étoit appliquée à l'un des murs des bas côtés.

Cette église contenoit encore les épitaphes de plusieurs autres personnes de distinction.

(p. 242) L'ABBAYE DE NOTRE-DAME-AUX-BOIS.

Cette abbaye avoit été fondée, en 1202[156], par Jean de Nesle, châtelain de Bruges, et par Eustache, sa femme, au milieu d'un bois, dans un lieu nommé le Batiz, situé au diocèse de Noyon, sous le titre de la franche abbaye de Notre-Dame-aux-Bois. Elle s'y maintint florissante jusqu'au milieu du dix-septième siècle, que le passage des gens de guerre, les incursions des ennemis, et la crainte de se voir exposées à toutes les horreurs de la guerre, déterminèrent ses religieuses à la quitter, et à venir, en 1650, implorer la protection de la reine Anne d'Autriche. Leur espérance ne fut pas trompée, et la pieuse princesse leur fournit, peu de temps après, l'occasion et les moyens de se fixer à Paris. Nous avons parlé, dans la description du quartier Saint-Antoine, de quelques religieuses Annonciades arrivées de Bourges dans cette capitale, établies successivement dans (p. 243) deux endroits différents, et forcées enfin, en 1654, de quitter leur dernier asile, situé dans la rue de Sèvre, près des Petites-Maisons. Ce fut cette demeure abandonnée que les religieuses de l'Abbaye-aux-Bois achetèrent, non pour y former un établissement fixe, mais pour y rester jusqu'à ce que les événements leur permissent de retourner dans leur première habitation. Elles avoient commencé à faire réparer les bâtiments de ce monastère, et quelques unes d'entre elles y étoient déjà retournées, lorsqu'en 1661 un incendie consuma l'église et les lieux réguliers. Cet accident les détermina à se fixer entièrement dans leur maison de Paris, et à y faire transférer les titres et les biens de l'abbaye. Le pape et les supérieurs donnèrent leur consentement à cette translation, et le roi les y autorisa par des lettres-patentes délivrées en 1667. En 1718 on construisit une nouvelle église, dont la première pierre fut posée par la duchesse d'Orléans, et qui fut dédiée, en 1720, sous le nom de Notre-Dame et de Saint-Antoine. Ces religieuses suivoient la règle de Cîteaux[157].

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, une descente de croix; par Canis.

(p. 244) LE PRIEURÉ DE NOTRE-DAME-DE-CONSOLATION, DIT DU CHASSE-MIDI.

Des religieuses Augustines de la congrégation de Notre-Dame, établies à Laon pour l'instruction gratuite des jeunes filles, crurent que l'exercice de leur ministère seroit plus utile à Paris que dans le monastère qu'elles habitoient. Elles y vinrent en 1633, achetèrent, en 1634, des sieurs et dame Barbier, l'emplacement sur lequel leur monastère étoit bâti, et, d'après le consentement de l'abbé de Saint-Germain, obtinrent, dans la même année, des lettres-patentes qui confirmèrent leur établissement. Leur chapelle fut bénite sous l'invocation de saint Joseph, dont elles ajoutèrent le nom à celui de leur institut.

Soit que leurs revenus fussent trop modiques, soit qu'ils n'eussent pas été administrés avec la prudence et l'économie nécessaires, leurs affaires se trouvèrent dans un tel dérangement, (p. 245) que, par arrêt du 3 mars 1663, il fut ordonné que leur maison seroit vendue par décret. Avant que cet arrêt eût été rendu, et pendant le cours de la procédure qui l'avoit amené, ces religieuses, pour prévenir l'extinction de leur monastère, avoient su intéresser en leur faveur la vertueuse abbesse de Malnoue, madame Marie-Éléonore de Rohan, lui offrant, si elle vouloit leur accorder sa protection, d'embrasser la règle de saint Benoît, et de se mettre sous sa dépendance. En conséquence du concordat qui fut passé entre elles et cette illustre dame, leur maison fut rachetée en 1669 de ses propres deniers; les religieuses obtinrent la permission de prendre l'habit et la règle de saint Benoît, et le roi autorisa ces changements par des lettres-patentes de la même année, dans lesquelles l'érection de ce prieuré est approuvée sous le nom de Religieuses bénédictines de Notre-Dame-de-Consolation-du-Chasse-Midi. Depuis ce temps les abbesses de Malnoue n'ont eu d'autre droit que celui de confirmer l'élection des prieures de ce couvent, sans pouvoir ni les changer ni les rejeter[158].

En 1737 ces religieuses entreprirent de faire bâtir une nouvelle église. La première pierre en (p. 246) fut posée par le cardinal de Rohan, et la seconde par madame de Mortemart. Elle fut achevée dès l'année suivante, et bénite solennellement le 20 mars par le supérieur de cette maison.

CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, un tableau représentant le Christ entre la Vierge et saint Jean; sans nom d'auteur.

Dans la nef, plusieurs tableaux représentant des sujets pris dans la vie de la sainte Vierge; également sans nom d'auteur.

SÉPULTURES.

Dans cette église se lisoit l'épitaphe de madame de Rohan, morte en 1681, au milieu de ce petit troupeau qui lui devoit sa conservation, et qu'elle avoit édifié par ses vertus[159].

(p. 247) LES FILLES DE SAINT-THOMAS-DE-VILLENEUVE.

Cette communauté reconnoît pour son fondateur le P. Ange Proust, augustin réformé de la province de Bourges, et qui étoit, en 1659, prieur du couvent de Lamballe en Bretagne. Animé d'un zèle ardent de charité, il résolut de (p. 248) ranimer cette vertu dans le canton qu'il habitoit, voyant que le nombre des pauvres et des malades y étoit considérable, parce que la misère étoit grande, et qu'on n'avoit généralement ni le courage ni l'instruction nécessaires pour procurer à ces infortunés des secours efficaces. Ses discours et ses exemples réveillèrent l'humanité dans tous les cœurs, et il ne tarda pas à former une congrégation de filles destinée à rétablir les hôpitaux et à les desservir. L'utilité d'un tel établissement se fit sentir dès le premier moment; Louis XIV, à qui on en rendit compte, le confirma par des lettres-patentes données en 1661, avec autorisation de créer de semblables sociétés dans tous les endroits où elles seroient jugées nécessaires pour servir les malades dans les hôpitaux, pourvoir à leur subsistance, élever gratuitement les pauvres filles orphelines, et même recevoir les personnes du sexe qui voudroient faire des retraites de piété.

Cette institution se répandit bientôt, tant en Bretagne que dans les provinces, avec un succès égal à toutes les espérances qu'on en avoit conçues. Quoiqu'il y en eût déjà plusieurs à Paris du même genre, les besoins extrêmes d'une aussi grande ville firent penser qu'il seroit utile d'y attirer les Filles de Saint-Thomas-de-Villeneuve. Elles y vinrent donc en 1700, et le roi leur permit d'avoir dans cette capitale une (p. 249) maison particulière, tant pour élever des sujets propres à remplir cette charitable vocation que pour servir de retraite aux sœurs devenues inutiles par l'âge ou par les infirmités, et devenir ainsi le chef-lieu à l'institut. Elles s'établirent, dès ce temps-là, rue de Sèvre, où elles sont restées jusque dans les derniers temps.

Louis XV confirma leur établissement en 1726, et leur permit d'acquérir jusqu'à vingt mille livres de rente pour l'entretien de quarante sœurs. Ces filles étoient hospitalières, et suivoient la règle de saint Augustin; mais elles ne faisoient que des vœux simples.

Après la mort du P. Proust, leur instituteur, arrivée en 1697, elles élurent le curé de Saint-Sulpice pour supérieur-général, titre que ses successeurs ont gardé jusqu'à la fin. Ces filles avoient encore un hospice dans la rue Copeau, et étoient de plus chargées de diriger la maison de l'Enfant-Jésus, dont nous ne tarderons pas à parler[160].

(p. 250) LES PETITES-MAISONS.

Cet hôpital a été bâti sur l'emplacement qu'occupoit autrefois celui de Saint-Germain, lequel étoit vulgairement nommé la maladrerie Saint-Germain. On ne trouve aucune trace de son origine; mais comme la lèpre ou ladrerie étoit une maladie ancienne et assez commune, il est à présumer que l'on créa des asiles pour les lépreux à Paris avant le règne de Louis-le-Jeune, époque à laquelle le commissaire Delamare place, sur son troisième plan, l'établissement de cette maladrerie. Nous avons déjà dit que le caractère contagieux de leur affreuse maladie ayant fait interdire l'entrée des villes aux lépreux, les bâtiments destinés à les recevoir étoient toujours à une certaine distance des portes: telles furent les maladreries de Saint-Lazare et de Saint-Germain. C'est donc une grande erreur de la part de plusieurs historiens de Paris[161], d'avoir dit que le mal de Naples ayant fait des progrès rapides dans cette capitale, (p. 251) la ville prit à loyer, en 1497, une place vide au faubourg Saint-Germain, y fit construire à la hâte des logements pour y recevoir ceux qui étoient attaqués de ce mal, et que ce fut là l'origine de la maladrerie de Saint-Germain, laquelle fut employée à cet usage jusqu'en 1544, époque à laquelle cet hôpital fut détruit et l'emplacement vendu. Il est évident que ces historiens se sont copiés les uns les autres, mêlant ainsi, sans la moindre critique, des objets différents, et qui leur étoient entièrement inconnus; il suffiroit de parcourir les titres de Saint-Germain pour reconnoître que le maladrerie de cette abbaye n'avoit jamais été affectée qu'aux lépreux; mais ces mêmes titres désignoient: «une maison aboutissant par derrière au cimetière des malades de la maladrerie, et dans la rue du Four une maison tenant, d'une part, aux granges où furent les malades de Naples, de l'autre part, au chemin qui tend de la rue du Four à la Justice.» Ce sont ces granges qu'ils ont confondues avec l'hôpital Saint-Germain[162].

Le parlement ayant été informé que les lépreux qui continuoient à se retirer dans cette maladrerie, où la charité leur procuroit des secours suffisants pour leur subsistance, ne (p. 252) s'en répandoient pas moins par la ville pour y demander l'aumône, ce qui pouvoit avoir des suites dangereuses, ordonna, en 1544, que les bâtiments en seroient détruits, et les matériaux réservés pour en bâtir une autre dans un lieu plus éloigné, ou vendus au profit des pauvres. Ces matériaux furent effectivement vendus, ainsi que l'emplacement, contenant deux arpents et demi, mais au profit du cardinal de Tournon, alors abbé de Saint-Germain, qui revendiqua ses droits, auxquels le parlement eut égard.

La ville acheta ce terrain en 1557, et y fit construire l'hôpital que nous voyons aujourd'hui. Elle le destina à recevoir les mendiants incorrigibles, les personnes pauvres, vieilles et infirmes, les femmes sujettes au mal caduc, les teigneux, les fous et les insensés. Jean Luillier de Boulencourt, président à la chambre des comptes, fut un de ceux qui, par leurs libéralités, contribuèrent le plus à ce charitable établissement. Il donna des rentes et des meubles, et fit élever plusieurs des bâtiments qui le composent. La forme de leur construction les fit appeler les Petites-Maisons, parce qu'effectivement ces édifices étoient petits et séparés les uns des autres. La chapelle, rebâtie en 1615, fut dédiée sous le titre de Saint-Sauveur, et l'on bénit, en 1656, celle de l'infirmerie, sous l'invocation de la sainte Vierge.

(p. 253) Cet hôpital, qui ne formoit qu'un seul et même établissement avec le grand bureau des pauvres, étoit destiné, à l'époque où a commencé la révolution, 1o pour quatre cents personnes vieilles et infirmes des deux sexes; 2o pour les insensés; 3o pour ceux qui étoient affectés de maladies honteuses; 4o pour les enfants teigneux[163]. Le procureur-général en étoit le chef: il y avoit en outre huit administrateurs[164].

LES FILLES DU BON-PASTEUR.

Cette communauté doit son établissement à Marie-Magdeleine de Ciz, veuve du sieur Adrien de Combé. Née à Leyde d'une famille noble, mais protestante, restée veuve à vingt-un ans, cette dame eut l'occasion de venir à Paris et le bonheur d'y faire abjuration. Comme elle (p. 254) étoit sans bien, et que cette action la fit abandonner par sa famille, le curé de Saint-Sulpice, M. de la Barmondière, lui procura une pension de 200 liv. sur l'économat de l'abbaye Saint-Germain, pension au moyen de laquelle il la fit entrer dans une communauté; mais elle y resta peu de temps, et revint demeurer sur la paroisse Saint-Sulpice. Elle y étoit à peine, qu'un saint ecclésiastique, entre les mains duquel elle avoit fait abjuration, vint la prier de se charger d'une pauvre fille qui cherchoit à se retirer du désordre dans lequel elle avoit vécu, ce que madame de Combé accepta très volontiers. Ceci se passoit en 1686. Quelques autres jeunes personnes, tombées dans les mêmes fautes, et touchées du même repentir, sollicitèrent une semblable faveur, et la maison de cette dame devint en peu de temps une communauté de filles pénitentes. Malgré le dénûment auquel elle étoit réduite, dénûment qui approchoit de l'indigence, la pieuse directrice de ce foible troupeau se confia à la Providence, et ne désespéra point du succès de sa charitable entreprise. L'ardeur de son zèle dédaignant même toute prudence humaine, elle ne craignit point d'offrir sa maison aux infortunées victimes du libertinage que leur pauvreté empêchoit d'entrer dans les asiles destinés à ces sortes de personnes. Louis XIV eut connoissance des efforts prodigieux de madame (p. 255) de Combé, et désirant contribuer au succès d'une si bonne œuvre, il lui donna, en 1688, une maison située rue du Chasse-Midi, et confisquée sur un protestant qui s'étoit retiré à Genève, et 1,500 livres pour y faire les réparations convenables. On y construisit une chapelle, et la messe y fut dite, pour la première fois, le jour de la Pentecôte de la même année. Plusieurs personnes, excitées par l'exemple du monarque, ajoutèrent à ses libéralités des dons considérables, qui fournirent à cette vertueuse dame les moyens d'augmenter ses bâtiments, et de loger jusqu'à deux cents filles. Elle mourut le 16 juin 1692, âgée seulement de trente-six ans.

La maison du Bon-Pasteur étoit composée de deux sortes de personnes: de filles qu'on nommoit sœurs, dont la conduite avoit toujours été régulière, lesquelles se consacroient à la conversion et à la sanctification des pénitentes, et de filles qui, touchées de la grâce et revenues des égarements de leur jeunesse, suivoient, de leur plein gré, les exemples des premières, et partageoient avec elles les travaux, la retraite et la mortification. Elles jouissoient d'environ 10,000 liv. de rente, et travailloient en commun pour le soutien de la maison[165].

(p. 256) CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, le Bon Pasteur; des deux côtés saint Pierre et saint Paul; sans nom d'auteur.

SCULPTURES.

Au milieu du retable de l'autel, un bas-relief doré représentant aussi le Bon Pasteur.

Dans le sanctuaire, l'Adoration des Rois et la sépulture de Jésus-Christ, bas-reliefs.

HOSPICE DES HIBERNOIS.

Sauval parle de religieux Hibernois de l'observance de saint François, qui, sous la conduite du P. Diléon, obtinrent, en 1653, de l'abbé de Saint-Germain, la permission d'avoir un hospice dans ce faubourg[166], et il ajoute qu'en conséquence ils prirent une petite maison rue du Chasse-Midi. Il ne paroît pas que cet établissement ait été de longue durée, car on n'en trouve nulle mention ni dans l'histoire de l'abbaye ni sur les plans de cette époque.

FILLES DE L'ANNONCIATION.

Quelques historiens prétendent aussi qu'en 1698 il y avoit dans cette rue une communauté (p. 257) de filles dite de l'Annonciation, qui tenoient des écoles pour les jeunes personnes de leur sexe. Nous ignorons dans quel temps elle a été établie et quand elle a cessé d'exister.

LES INCURABLES.

On doit la première pensée de ce charitable établissement à Mme Marguerite Rouillé, épouse du sieur Jacques Le Bret, conseiller au Châtelet. En 1632, elle donna pour cet effet, à l'Hôtel-Dieu de Paris, une rente de 622 liv., avec les maisons et jardins qu'elle avoit à Chaillot, sous la condition d'y établir un hôpital qu'on appelleroit les Pauvres incurables de Sainte-Marguerite.

Dans le même temps, un saint prêtre nommé Jean Joullet, de Châtillon, concevoit un dessein entièrement semblable. Le premier établissement n'étoit pas encore entièrement fondé, et le projet du second étoit à peine formé, que le cardinal de La Rochefoucauld résolut de faire exécuter les intentions de M. Joullet, qui venoit de mourir, et de se déclarer lui-même le fondateur et le bienfaiteur des pauvres incurables. (p. 258) Il donna d'abord plusieurs sommés assez considérables, pour déterminer les administrateurs de l'Hôtel-Dieu à céder dix arpents sur dix-sept que possédoit cet établissement le long du chemin de Sèvre, au delà des Petites-Maisons. C'est là que l'on commença à élever le nouvel hospice. Madame Le Bret consentit à y transférer la fondation qu'elle avoit ordonnée à Chaillot; le legs de feu M. Joullet fut appliqué à cette maison; et de nouvelles libéralités, tant de la part du cardinal que d'une personne qui ne voulut pas se faire connoître, fournirent les moyens de monter trente-six lits dans deux salles, pour un nombre égal de malades des deux sexes. Des lettres-patentes confirmèrent cet établissement en 1637, et l'abbé de Saint-Germain donna, la même année, son consentement.

Cet hôpital étoit sous la même administration que celui de l'Hôtel-Dieu; mais les revenus en étoient séparés et employés au seul usage des incurables. Les fondations s'en sont successivement accrues, et l'on y comptoit, avant la révolution, près de quatre cents lits, qui étoient à la nomination des administrateurs, des curés et des héritiers des fondateurs. Les malades y étoient servis avec beaucoup de soins par les sœurs de la Charité[167].

(p. 259) CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, une Annonciation; par Perrier.

Dans la chapelle à droite, une Fuite en Égypte; par Philippe de Champagne.

Dans la chapelle à gauche, l'Ange gardien; par le même.

SCULPTURES.

Dans la salle des hommes, les bustes de saint Charles-Borromée, de saint François-de-Salles, du cardinal de la Rochefoucauld, et de M. Camus, évêque de Bellay; les deux premiers par Durand, et les deux autres par Buister.

SÉPULTURES.

Dans l'église avoient été inhumés Jean-Pierre Camus, évêque de Bellay, mort en 1652.

Jean-Baptiste Lambert, l'un des bienfaiteurs de cette maison, mort en 1644.

Matthieu de Morgues, aumônier de Marie de Médicis, mort en 1670.

Au bas des marches du grand autel avoient été déposées les entrailles du cardinal de la Rochefoucauld, mort en 1645.

Dans la salle des hommes, on lisoit l'épitaphe de Pierre Chandelier, auditeur en la chambre des comptes, et l'un des administrateurs de cette maison, mort en 1679.

(p. 260) LES BÉNÉDICTINES DE NOTRE-DAME-DE-LIESSE.

Ces religieuses, établies en 1631 à Rhétel, diocèse de Reims, se virent forcées, par la marche des gens de guerre dans cette province, et par les désordres qu'ils y commettoient, de venir, dès 1636, chercher un asile à Paris. Elles y louèrent, du consentement de l'abbé de Saint-Germain, une maison rue du Vieux-Colombier, où elles reprirent les exercices de leur institut, dont l'éducation des jeunes filles étoit le principal objet. Madame Anne de Montafié, comtesse de Soissons, s'étoit déclarée leur fondatrice en leur assignant 2,000 liv. de rente; et madame de Longueville avoit bien voulu joindre à cette dotation une rente de 500 liv. Mais ces deux sommes étoient encore bien insuffisantes pour une communauté qui n'avoit ni maison ni chapelle, et qui avoit déjà reçu huit novices, lorsque la Providence lui fournit une occasion favorable (p. 261) de former un établissement fixe et avantageux.

Mme Marie Brissonet, veuve de M. Le Tonnelier, conseiller au grand conseil, avoit donné, en 1626, à trois saintes filles une pièce de terre de trois arpents et demi sur le chemin de Sèvre, au lieu dit le Jardin d'Olivet, à l'effet d'y faire construire une maison, dans laquelle on éleveroit de jeunes filles, en attendant qu'on pût réunir les fonds nécessaires pour y faire construire un monastère de religieuses. Les bâtiments et la chapelle avaient été achevés en 1631; mais cette petite communauté n'ayant point de revenus assurés, et n'ayant pu obtenir de lettres-patentes, Barbe Descoux, l'une des trois personnes que nous venons de citer, et qui en étoit alors supérieure, crut prendre un parti convenable, et même remplir les intentions de la fondatrice, en cédant cette maison aux religieuses de Notre-Dame-de-Liesse. Cette cession, datée de 1645, et autorisée par lettres-patentes de la même année, fut faite sous la condition de réciter certaines oraisons, d'y conserver les filles séculières qui s'y trouvoient alors, et d'admettre à la profession religieuse celles qui voudroient l'embrasser. Cependant, malgré de telles dispositions, qui tendoient à l'augmentation de cette communauté, douze ans s'étoient à peine écoulés qu'elle se trouvoit réduite à dix ou douze religieuses. (p. 262) Quelques personnes intéressées essayèrent de profiter de cette conjoncture pour s'introduire à leur place; mais cette tentative n'eut aucun succès, et des lettres du roi, envoyées en 1657 à l'abbé de Saint-Germain, lui défendirent de permettre aucun changement. La chapelle de ce couvent ne fut bâtie qu'en 1663.

La prieure de ce monastère étoit à vie ou triennale, suivant la volonté de sa communauté, à qui appartenoit l'élection.

HOSPICE DE SAINT-SULPICE.

Cet hôpital fut institué sur la fin de l'année 1778, et par ordre du roi, dans les bâtiments de Notre-Dame-de-Liesse, dont la communauté venoit de s'éteindre. Il étoit destiné aux indigents de cette paroisse, la plus nombreuse de Paris, et disposé de la manière la plus salubre et la plus commode pour recevoir et soigner cent vingt malades. Quatorze sœurs de la Charité, aidées de quelques officiers subalternes, en faisoient le service; et les pauvres y étoient reçus sur un billet du curé de Saint-Sulpice ou de celui du Gros-Caillou[168].

(p. 263) LA COMMUNAUTÉ DES FILLES DE L'ENFANT-JÉSUS.

Tous nos historiens prétendent que cette maison fut fondée par la reine, épouse de Louis XV, à l'occasion de la naissance du duc de Bourgogne; Jaillot seul lui donne une autre origine: il dit qu'au commencement du siècle dernier on avoit établi, sous le titre de l'Enfant-Jésus, une pension sur un terrain assez étendu entre les chemins de Sèvre et de Vaugirard. Elle passa depuis en plusieurs mains jusqu'à l'année 1724, que le bail en fut cédé à M. Languet de Gergi, curé de Saint-Sulpice, par M. de Raphælix, supérieur de la communauté des Gentilshommes[169]. Le respectable pasteur en fit l'acquisition quelques années après (en 1732), dans l'intention d'y établir un hôpital destiné aux pauvres filles ou femmes malades de sa paroisse. Toutefois, (p. 264) sans abandonner ce projet, il crut devoir le modifier au moment de l'exécution, et le rendre en même temps profitable à la noblesse indigente. Trente jeunes demoiselles de qualité furent donc placées dans cette maison pour y être instruites et élevées d'une manière convenable à leur naissance, et sur le modèle de la maison royale de Saint-Cyr. Des lettres-patentes autorisèrent, en 1751, un si utile établissement. Au lieu d'y recevoir des malades, comme il l'avoit résolu d'abord, M. Languet se contenta de faire construire des bâtiments dans lesquels se rendoient tous les jours des filles ou femmes pauvres, auxquelles on procuroit du travail, et que l'on mettoit ainsi dans le cas de gagner leur vie sans être à charge à la paroisse. Les jeunes demoiselles mêloient aux instructions solides ou brillantes qu'elles recevoient tous les soins du ménage, de la basse-cour, de la laiterie, du blanchissage, de la lingerie, etc., et acquéroient ainsi ces qualités plus précieuses mille fois que les talents agréables, qui devoient un jour en faire des épouses vertueuses et de bonnes mères de famille.

On comptoit, dit-on, dans les derniers temps, plus de huit cents pauvres femmes qui alloient tous les jours chercher leur subsistance à l'Enfant-Jésus, et que l'on y occupoit à différents travaux, surtout à filer du lin et du coton. Les (p. 265) filles de Saint-Thomas-de-Villeneuve avoient la direction de cette communauté[170].

LES RELIGIEUSES DE NOTRE-DAME-DES-PRÉS.

Nous sommes parvenus, en décrivant ces diverses institutions, jusqu'à l'extrémité occidentale du quartier; il faut maintenant y rentrer par la rue de Vaugirard, pour parvenir à son extrémité opposée. Cette partie de son territoire renferme les plus remarquables de ses édifices et de ses établissements.

Le premier monastère qui se présentoit autrefois à l'extrémité de cette rue, étoit celui des religieuses de Notre-Dame-des-Prés: il tiroit son origine d'un couvent de religieuses bénédictines, fondé en 1627, à Mouzon, dans le diocèse de Reims, par madame Henriette de La Vieuville, (p. 266) veuve d'Antoine de Joyeuse, comte de Grandpré. La guerre ayant forcé ces religieuses, en 1637, de quitter leur demeure, Catherine de Joyeuse, fille de la fondatrice, et prieure perpétuelle de ce couvent, obtint de M. de Gondi la permission de s'établir à Picpus avec ses religieuses; mais dès 1640 le prétexte de cette translation ayant cessé, elles retournèrent à Mouzon, où elles restèrent jusqu'en 1671. Vers cette époque le roi ayant jugé à propos de faire détruire les fortifications de cette petite ville, près desquelles leur monastère étoit situé, on leur permit de revenir à Paris et de s'y fixer. Cette seconde permission leur fut donnée sur la fin de l'année 1675; et elles s'établirent alors rue du Bac, attendant l'occasion de se procurer une maison convenable. Sans entrer dans les discussions qui se sont élevées entre les historiens, pour savoir au juste dans quelle année elles achetèrent la maison qu'elles habitoient[171], il nous suffit de dire qu'elles demeurèrent quatorze ans dans cette rue, et ne vinrent s'établir dans la rue de Vaugirard qu'en 1689.

Elles n'y demeurèrent qu'environ cinquante ans. Un concours de circonstances fâcheuses ayant diminué par degrés les revenus de leur maison, ces religieuses se trouvèrent hors d'état (p. 267) de subvenir à leurs dépenses les plus nécessaires, et même de satisfaire aux engagements qu'elles avoient contractés. Il fallut, dans ces extrémités, transférer en d'autres monastères dix religieuses qui s'y trouvoient encore en 1739. Le décret de suppression de l'archevêque, confirmé par lettres-patentes, fut donné le 18 avril 1741. En conséquence, la nuit du 30 au 31 août suivant, on exhuma les corps qui y étoient enterrés: ils furent transportés dans l'église Saint-Sulpice, et inhumés dans un caveau de la croisée méridionale.

Plusieurs auteurs ont donné le nom d'abbaye à ce monastère: ce n'étoit qu'un prieuré perpétuel. Ses religieuses avoient pris le nom de Notre-Dame-des-Prés, parce qu'un bref d'Innocent X avoit réuni, en 1649, à leur maison un monastère de Guillemites, fondé, en 1248, par Jean, comte de Rhétel, en un lieu appelé les Prés Notre-Dame, paroisse de Louvergni, diocèse de Reims.

LES FILLES DE SAINTE-THÈCLE.

On ignore dans quel temps et par qui fut instituée cette communauté, détruite au commencement du siècle dernier. On sait seulement qu'en 1678 ces religieuses demeuroient déjà rue de Vaugirard, et qu'en 1697 M. de Noailles, archevêque (p. 268) de Paris, approuva les règlements qu'elles avoient suivis jusqu'alors, lesquels avoient pour objet d'instruire les jeunes filles, et de leur apprendre à travailler, de donner un asile aux femmes de chambre et servantes qui n'avoient point de condition, et de tenir des écoles gratuites. Trois ans après elles allèrent habiter, dans la même rue, au coin de celle de Notre-Dame-des-Champs, une maison sans doute plus commode, et devenue vacante par la suppression d'une autre communauté que M. Moni, prêtre de la communauté de Saint-Sulpice, avoit établie sous le nom de Filles de la mort. Les filles de Sainte-Thècle se nommoient alors simplement Filles de Saint-Sulpice; elles prirent, peu de temps après, le nom de cette sainte, à l'occasion d'une de ses reliques qui fut déposée dans leur chapelle, et qu'on a depuis transportée à Saint-Sulpice.

La modicité des revenus casuels de cette communauté, et les dettes qu'elle avoit été forcée de contracter, mirent les sœurs qui la composoient dans la nécessité de vendre leur maison, en se réservant chacune une pension. M. Languet de Gergi, curé de Saint-Sulpice, en fit l'acquisition en 1720, au profit des orphelins de sa paroisse.

(p. 269) LES CARMES DÉCHAUSSÉS.

Nous avons parlé de l'origine de l'ordre de Notre-Dame-du-Mont-Carmel, et de la réforme que sainte Thérèse introduisit parmi ses religieuses[172]. Elle avoit également conçu le projet hardi de la faire adopter par les hommes de son ordre, et sans doute elle n'eût pu vaincre tous les obstacles qui s'élevèrent contre son exécution, si la Providence n'eût suscité un religieux d'un caractère propre à en assurer le succès. Jean d'Yépès, dit depuis Jean de saint Mathias, et révéré dans l'Église sous le nom de saint Jean de la croix, voulut être le compagnon des travaux de cette femme extraordinaire, prit l'esprit de la réforme, l'embrassa dans toute sa rigueur, et la conseilla par ses discours en même temps qu'il la prêchoit par ses exemples. Elle fit d'abord de grands progrès en Espagne, et se répandit ensuite si rapidement et avec tant de succès en Italie, que Paul V, prévoyant les services que cet ordre pourroit rendre à l'Église de France, (p. 270) écrivit en 1610 à Henri IV, pour l'engager à le recevoir dans son royaume. Deux carmes déchaussés, les pères Denis de la mère de Dieu, et de Vaillac, dit de Saint-Joseph, étoient porteurs de ce bref, et venoient d'entrer en France, lorsqu'ils reçurent la nouvelle inopinée de la mort de ce grand roi. La douleur qu'ils en ressentirent ne les empêcha point de continuer leur voyage; ils arrivèrent à Paris au mois de juin, et logèrent d'abord aux Mathurins, ensuite au collége de Cluni. Présentés au roi et à la reine-mère par le nonce du pape et par le cardinal de Joyeuse, ces pères obtinrent, l'année suivante, des lettres-patentes portant permission de s'établir à Paris et à Lyon. Ayant obtenu également le consentement de M. de Gondi, archevêque de Paris, ils prirent possession d'une grande maison et d'un jardin fort étendu, situés dans la rue de Vaugirard, qu'ils avoient obtenus des libéralités de M. Nicolas Vivien, maître des comptes. On bâtit à la hâte les bâtiments nécessaires, et l'on fit une chapelle dans une salle qui avoit autrefois servi de prêche aux protestants. Cependant, dès ce moment, on formoit le projet d'en construire une plus grande; et elle le fut en effet en 1611, aux frais de M. Jean du Tillet de La Buissière, greffier du parlement; mais le concours des fidèles devenant de jour en jour plus considérable, le parti fut pris de rebâtir et (p. 271) l'église et le couvent en entier. M. Vivien, comme fondateur, y mit la première pierre le 7 février 1613, et le 20 juillet de la même année, Marie de Médicis posa celle de l'église, qui subsiste encore aujourd'hui[173]. Elle fut achevée et bénite en 1620, par Charles de Lorraine, évêque de Verdun, puis dédiée, en 1625, sous l'invocation de saint Joseph, par Éléonor d'Estampes de Valençai, évêque de Chartres.

On a remarqué que cette église est la première qui ait eu saint Joseph pour patron, et dans laquelle on ait dit les prières de quarante heures pendant les trois jours qui précèdent le carême. On peut ajouter que son dôme est le premier qui ait été construit à Paris, si l'on en excepte celui de la chapelle de Notre-Dame, aux Petits-Augustins.

CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, dont la décoration avoit été faite aux frais du chancelier Seguier, la Présentation au temple; par Quentin Varin.

Dans une chapelle, l'apparition de Notre-Seigneur à sainte Thérèse et à saint Jean de La Croix; par Corneille.

Deux autres grands tableaux; par Sève aîné.

Sur le dôme, le prophète Élie enlevé au ciel; par Bertholet Flamael.

Dans le chapitre, les quatre Évangelistes, une Fuite en Égypte et un portement de croix.

(p. 272) SCULPTURES.

Dans la chapelle de la Vierge, sa statue en marbre blanc; par Antonio Raggi, dit le Lombard, d'après un modèle de Bernin[174].

SÉPULTURES.

Dans cette église avoit été inhumé Éléonor d'Estampes de Valençay, évêque de Chartres, depuis archevêque de Reims, mort en 1651.

Une tombe de bronze, ornée de bas-reliefs, fermoit l'entrée du caveau où l'on enterroit les religieux; elle avoit été exécutée sur les dessins d'Oppenord.

Le monastère étoit vaste, mais n'avoit rien que de très simple dans sa construction. La seule chose qu'on y remarquât, c'étoit la blancheur extrême des murs, enduits d'une sorte de stuc aussi brillant que le marbre, et dont la composition a été pendant long-temps un secret très soigneusement gardé par ces religieux, qui en étoient les inventeurs. C'est l'espèce d'enduit connu depuis sous le nom de blanc des carmes. Ils étoient aussi les inventeurs de l'eau de Mélisse, dont ils faisoient tous les ans un débit considérable.

La bibliothèque, distribuée en deux pièces, contenoit environ douze mille volumes, parmi (p. 273) lesquels il y avoit quelques manuscrits précieux. Les jardins étoient vastes et bien cultivés.

Indépendamment de l'espace qu'occupoit leur couvent, les carmes déchaussés possédoient autour de leur cloître de grandes portions de terrain sur lesquelles ils avoient fait bâtir, vers la fin du siècle dernier, plusieurs beaux hôtels qui donnoient dans la rue du Regard et dans la rue Cassette; ces propriétés nouvelles, dont ils tiroient un grand revenu, avoient rendu leur couvent l'un des plus riches de l'ordre[175].

LES RELIGIEUSES DU PRÉCIEUX SANG.

La réforme ayant été introduite dans un monastère de l'ordre de Cîteaux établi à Grenoble, les religieuses qui l'avoient reçue cherchèrent les moyens de la faire adopter dans d'autres (p. 274) couvents ou d'en fonder de nouveaux. Ce fut dans cette intention qu'elles sollicitèrent de l'abbé de Saint-Germain la permission de s'établir dans l'étendue de sa juridiction, ce qu'il leur accorda en 1635. Elles obtinrent des lettres-patentes à cet effet, et soutenues des bienfaits de madame la duchesse d'Aiguillon, achetèrent, rue Pot-de-Fer, au coin de la rue Mézière, une grande maison dans laquelle elles entrèrent dès 1636. Toutefois, pour s'y établir, ces religieuses contractèrent des dettes qu'il leur fut impossible d'acquitter, et qui les mirent dans la nécessité d'abandonner, en 1656, leur demeure à leurs créanciers, et d'aller se loger, rue du Bac, dans une maison prise à loyer[176].

Plusieurs personnes charitables, touchées de leur situation malheureuse, vinrent alors à leur secours, et, par leurs libéralités, les mirent en état de se procurer bientôt un établissement plus solide. Elles achetèrent donc, en 1658, une grande maison située rue de Vaugirard; la chapelle en fut bénite le 20 février de l'année suivante, sous le titre du Précieux sang de Notre-Seigneur, et le même jour elles furent mises sous la clôture dans ce nouveau monastère, qu'elles agrandirent depuis par l'acquisition, (p. 275) faite en 1662 et 1666, de deux maisons adjacentes.

Nous venons de dire que la chapelle étoit sous l'invocation du précieux sang de Notre-Seigneur. Ces religieuses avoient quitté, depuis quatre ans, le titre de Sainte-Cécile, qu'elles portoient dans l'origine, pour prendre celui-ci, en vertu d'un vœu particulier qu'elles avoient fait de se consacrer au culte du précieux sang d'une manière spéciale. La permission d'en faire l'office leur fut accordée en 1660.

Quoique ces religieuses fussent de l'ordre de Cîteaux, dont tous les membres dépendoient de l'abbé, elles étoient cependant sous la juridiction de l'ordinaire. Leur supérieure, élue par le chapitre, étoit triennale[177].

LES RELIGIEUSES DE LORRAINE.

Sauval, qui fait venir les religieuses du Précieux sang tantôt de Provence, tantôt de Grenoble[178], dit qu'en 1659 elles allèrent demeurer rue de Vaugirard, dans un monastère qu'avoient habité les religieuses de Lorraine. Il n'existe aucune preuve de cette assertion, qui n'a été (p. 276) adoptée que par un seul historien[179]. Il est certain toutefois que les religieuses Annonciades du Saint-Sacrement et de Saint-Nicolas en Lorraine furent obligées, en 1636, de venir chercher un asile à Paris. Avec la permission de l'abbé de Saint-Germain, elles s'établirent d'abord rue du Colombier, ensuite rue du Bac, enfin dans la rue de Vaugirard. Leur sort n'y fut pas heureux, car, en 1656, les lieux qu'elles occupoient furent vendus par décret. Quatre religieuses du couvent de l'Assomption leur succédèrent, y furent installées dans la même année, et alors le couvent prit le nom de monastère de la Présentation Notre-Dame, puis, en 1658, celui de Notre-Dame de grâces. Ce second établissement ne réussit pas mieux que le premier; et l'on voit que, dès 1664, elles furent également forcées de céder leur monastère à leurs créanciers, et de se retirer dans la rue Saint-Maur, où elles sont restées jusqu'en 1670, époque à laquelle cet hospice et plusieurs autres furent supprimés.

(p. 277) NOVICIAT DES JÉSUITES.

La maison qui servoit de noviciat aux jésuites étoit située dans la rue Pot-de-Fer. Avant l'édit donné en 1603 pour leur rétablissement, ils n'avoient eu que deux maisons à Paris, le collége et la maison professe. Cette circonstance leur parut favorable pour se procurer un troisième établissement, destiné à éprouver et à former ceux qui aspiroient à entrer dans leur société. Ils en obtinrent la permission du roi en 1610; mais leur projet ne put être exécuté qu'en 1612, époque à laquelle madame de Beuve leur transporta définitivement la propriété de l'hôtel de Mézière, qu'elle avoit acheté deux ans auparavant à leur intention. Les jésuites firent successivement l'acquisition de plusieurs maisons voisines, en sorte que leur terrain se trouvoit renfermé entre les rues Pot-de-Fer, Mézière, Cassette et Honoré-Chevalier. À l'extrémité du jardin de l'hôtel Mézière existoit alors une petite maison: ce fut sur son emplacement que M. François Sublet des Noyers, secrétaire d'état, (p. 278) fit construire à ses dépens l'église de cette communauté. La première pierre en fut posée par Henri de Bourbon, abbé de Saint-Germain; commencée en 1630, elle fut achevée en 1642, et bénite par l'évêque de Boulogne sous l'invocation de saint François-Xavier.

Cette église, élevée sur les dessins et sous la conduite de frère Martel-Ange, passoit autrefois pour une des constructions de ce genre les plus régulières de Paris. L'intérieur étoit décoré de pilastres doriques, à l'aplomb desquels s'élevoient des arcs-doubleaux enrichis d'ornements d'architecture. Le portail, construit dans la forme pyramidale, offroit deux ordres de pilastres dorique et ionique l'un sur l'autre, avec les ressauts et les enroulements adoptés à cette époque: cependant on peut remarquer que les lignes étoient ici moins tourmentées que dans la plupart des décorations du même genre[180].

CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, richement décoré par Jules-Hardouin Mansard, sous la conduite de Robert de Cotte, saint François-Xavier ressuscitant un mort au Japon; par Le Poussin[181].

(p. 279) Dans les chapelles des croisées, la Vierge; par Simon Vouet.

Jésus-Christ prêchant; par Stella.

SCULPTURES.

Un très beau Christ; par Sarrazin.

SÉPULTURES.

Dans cette église avoit été inhumé M. Sublet des Noyers, son fondateur, mort en 1645.

LES FILLES DE L'INSTRUCTION CHRÉTIENNE.

Cette communauté, connue aussi, dans le commencement de son institution, sous le nom de Filles de la très sainte Vierge, étoit située dans la rue Pot-de-Fer, du côté de celle de Vaugirard. On en devoit l'établissement à la piété charitable de Marie de Gournai, veuve de David Rousseau, l'un des marchands de vin du roi, morte en odeur de sainteté le 4 août 1688. Son intention avoit été de rassembler cinq à six femmes ou filles capables d'apprendre aux pauvres personnes de leur sexe les devoirs du christianisme, (p. 280) à lire, à écrire, et à acquérir une industrie suffisante pour se procurer l'existence par leur travail. Quelques personnes vertueuses la secondèrent dans cette utile entreprise, et l'on obtint des lettres-patentes en 1657. Madame Rousseau y consacra une maison qu'elle possédoit rue du Gindre, où cette communauté a subsisté jusqu'en 1738, qu'on la transféra dans son dernier local, à la fois plus vaste et mieux distribué. Cette maison étoit régie par une des maîtresses, qui, conformément aux statuts, ne prenoit que le titre de sœur aînée; dans les derniers temps on l'appeloit sœur première. La chapelle étoit dédiée sous le titre de la Conception de la sainte Vierge.

Ces filles, qui ne faisoient point de vœux, étoient recommandables par le zèle et l'exactitude avec lesquels elles n'ont cessé, jusqu'au dernier moment, de remplir tous les devoirs de leur institut[182].

(p. 281) LES DAMES DU CALVAIRE.

On regarde le P. Joseph, ce capucin si fameux sous le ministère de Richelieu, comme le premier instituteur de cet ordre. Il fut secondé dans cette entreprise par madame Antoinette d'Orléans-Longueville, restée veuve à vingt-deux ans par la mort de Charles de Gondi, marquis de Belle-Isle, son époux. Elle s'étoit d'abord retirée dans le couvent des Feuillantines de Toulouse, où elle avoit pris le voile en 1599. Étant passée ensuite à Fontevrauld, elle en embrassa la règle, et fut nommée coadjutrice de cette abbaye. C'est là, suivant toutes les apparences, que, de concert avec le P. Joseph, elle établit à Poitiers, dans un monastère de son ordre, la dévotion à la sainte Vierge accablée de douleur à la vue de Jésus-Christ expirant sur la croix, et qu'elle en fit l'objet d'une loi particulière. Par son bref du 25 octobre 1617, le pape Paul V lui permit de sortir de l'ordre de Fontevrauld, de prendre à Poitiers le nouvel habit qu'elle avoit choisi pour son institut, d'y (p. 282) mener tel nombre de filles qu'elle jugeroit à propos, et d'établir d'autres monastères semblables sous le titre de Notre-Dame du Calvaire. Comme elle s'apprêtoit à profiter de cette permission, elle mourut tout à coup l'année suivante. Toutefois une mort si prématurée n'arrêta point les progrès de cet ordre naissant: le P. Joseph en établit un couvent à Angers, et la reine Marie de Médicis, qui étoit alors dans cette ville, s'en déclara fondatrice. Elle fit plus: elle voulut procurer à ces religieuses un établissement à Paris, dans l'enceinte même du palais qu'elle faisoit bâtir. Le P. Joseph, qui lui en avoit inspiré le dessein, avoit en même temps cherché à leur procurer de nouveaux appuis; et madame de Lauzon, veuve d'un conseiller au parlement, entraînée par les sollicitations et par l'autorité de ce grave personnage, promit 1,200 liv. de rente et un capital de 18,000 liv. pour les frais de l'établissement. Ce fut sur de telles assurances que six religieuses de Notre-Dame-du-Calvaire de Poitiers se rendirent à Paris à la fin d'octobre 1620. Elles furent placées d'abord rue des Francs-Bourgeois, près la porte Saint-Michel, dans une maison que madame de Lauzon leur avoit fait préparer; l'année suivante leur ordre fut approuvé par une bulle de Grégoire XV; et Marie de Médicis passa avec elles un contrat de fondation, par lequel elle (p. 283) leur donnoit cinq arpents de terre joignant son palais, et 1,000 livres de rente. Mais on s'aperçut bientôt que les bâtiments d'une communauté élevés sur ce terrain auroient offusqué les vues du palais de la reine; et cette considération ayant déterminé à leur reprendre cette partie du don, elles se virent obligées d'acheter, en 1622, deux hôtels voisins[183], dans lesquels elles firent construire d'abord quelques cellules et une petite chapelle. Trois ans après, Marie de Médicis fit bâtir la chapelle que nous avons vue jusque dans les derniers temps qui ont précédé la révolution, laquelle fut bénite, en 1631, par l'évêque de Léon, et dédiée, en 1650, par celui de Quimper, sous l'invocation de saint Jean-Baptiste. La reine fit aussitôt construire le chœur, la tribune, le cloître, une chapelle intérieure, etc.; et des lettres-patentes données en 1634 confirmèrent cet établissement.

L'intention du P. Joseph ayant été d'établir spécialement ce couvent «pour honorer et imiter le mystère de la compassion de la Vierge aux douleurs de son adorable Fils», on en avoit conservé le souvenir en faisant sculpter sur la porte de la chapelle une Notre-Dame de Pitié tenant son fils mort sur ses genoux. La façade (p. 284) offroit, en plusieurs endroits, le chiffre de Marie de Médicis[184].

CURIOSITÉS DE LA CHAPELLE.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, un Christ avec la Vierge, saint Jean et sainte Magdeleine; par Philippe de Champagne.

Jésus-Christ au jardin des Olives; par le même.

Une Résurrection; par le même.

Le Père Éternel entouré d'anges; par le même.

SÉPULTURES.

Dans cette chapelle avoit été inhumé:

Pierre de Patris, premier maréchal-des-logis de Gaston, frère de Louis XIII, poète du XVIIe siècle, mort en 1671.

(p. 285) LE PALAIS D'ORLÉANS,
DIT LE LUXEMBOURG.

C'étoit dans l'origine une grande maison accompagnée de jardins, que M. Robert de Harlai de Sanci avoit fait bâtir vers le milieu du seizième siècle; ce que prouve un arrêt de la cour des aides donné en 1564, dans lequel elle est qualifiée d'hôtel bâti de neuf. M. le duc de Pinei-Luxembourg en fit depuis l'acquisition, et y ajouta, en 1583 et années suivantes, plusieurs pièces de terres contiguës pour agrandir ses jardins. Enfin elle fut achetée en 1612 par la reine Marie de Médicis. Le contrat de vente, passé le 2 avril de cette année, dit «que cet hôtel consistoit en trois corps de logis, cour devant et autres cours et jardins derrière, tenant aux héritiers Pellerin, au pavillon appelé la ferme du Bourg, et au sieur de Montherbu; d'autre part, aux terres naguère acquises par ledit sieur duc de Luxembourg, par devant sur la (p. 286) rue de Vaugirard.... Item le parc... Item une maison devant l'hôtel du Luxembourg, aboutissant sur les rues de Vaugirard, Garancière et du Fer-à-Cheval.... Item trois arpents quarante-deux perches et demie, tenant à la muraille des Chartreux.... Item sept quartiers de terre audit lieu.... Item cinq quartiers de terre audit lieu, etc. Ladite vente faite moyennant 90,000 liv.»

L'année suivante, Marie de Médicis acheta la ferme de l'Hôtel-Dieu, contenant sept arpents et demi. Elle y joignit vingt-cinq autres arpents de terre au lieu appelé le Boulevard. En 1614 elle acquit d'un particulier deux jardins, contenant ensemble environ deux mille quatre cents toises de superficie, puis se fit céder plusieurs parties du clos de Vignerei, qui appartenoient aux Chartreux et à divers autres propriétaires. Ces religieux reçurent en échange des terres situées sur le chemin d'Issi, qui depuis ont formé leur petit clos et qu'ils ont possédées jusqu'au moment de la révolution[185].

Ce fut sur ce vaste emplacement que cette reine conçut le projet de faire élever une demeure royale, et de l'entourer de jardins somptueux. Les fondements en furent jetés en 1615, sous la direction et sur les dessins de Jacques (p. 287) Desbrosses, architecte de cette princesse; et l'on y travailla avec tant d'activité, qu'en peu d'années cet édifice fut achevé. Il devoit porter le nom de palais Médicis; mais la reine l'ayant légué à Gaston de France, son second fils, duc d'Orléans, ce prince y fit mettre le sien, ainsi que le témoignoit l'inscription restée sur la principale porte, jusqu'au moment de la révolution. Toutefois il ne conserva ni l'un ni l'autre de ces deux noms: l'ancienne habitude prévalut, et l'on continua de l'appeler vulgairement palais du Luxembourg.

Échu depuis pour moitié à la duchesse de Montpensier, il lui fut abandonné moyennant la somme de 500,000 liv. Une transaction faite en 1672 le fit passer ensuite à mademoiselle Élisabeth d'Orléans, duchesse de Guise et d'Alençon, laquelle en fit don au roi en 1694. Ce palais fut depuis occupé successivement par la duchesse de Brunswick et par mademoiselle d'Orléans, reine douairière d'Espagne. Enfin, étant rentré dans le domaine royal à la mort de cette princesse, Louis XVI le donna, en 1779, à Monsieur, depuis Louis XVIII.

Le palais dont nous venons de donner l'historique occupe à Paris le second rang après celui du Louvre; et plus uniforme dans toutes ses parties, il avoit eu jusqu'à présent sur lui l'avantage d'être entièrement terminé. On citeroit en (p. 288) Europe peu de monuments de ce genre qui réunissent plus de grandeur et un ensemble plus achevé. Le Bernin avouoit sincèrement qu'il n'en connoissoit point qui pût lui être préféré.

Son plan présente une dimension de soixante toises en longueur, et de cinquante sur les deux moindres côtés, qui sont ceux de la façade sur la rue de Tournon, et de la partie correspondante qui donne sur le jardin[186]. Ce plan, à la réserve du corps des bâtiments du jardin, forme un carré presque exact, dont toutes les parties se correspondent avec art et symétrie, avantage que l'on rencontre bien rarement dans les grands édifices.

La simplicité du plan répond à sa régularité. Il se compose d'une seule et vaste cour, environnée de portiques, et flanquée de quatre corps de bâtiments carrés qu'on appelle pavillons[187]. La seule irrégularité qu'on y remarque est causée par la saillie que produisent les deux pavillons du fond de la cour sur les ailes des portiques latéraux. Toutefois cette avance, qui annonce le corps principal du bâtiment, étoit autrefois motivée en ce qu'elle venoit à la rencontre d'une terrasse, pratiquée au devant de cette partie de l'édifice, et dont l'effet étoit très (p. 289) agréable. La terrasse a été, depuis peu, supprimée, pour donner aux voitures la facilité d'approcher du palais.

Du côté du jardin, il semble que le plan du monument eût été plus heureux sans cette addition de deux énormes pavillons, qui, avec le corps du milieu, doublent, dans cette partie, l'épaisseur du bâtiment, et donnent un aspect lourd et massif à son élévation[188]. On sait que ce genre de construction tire son origine des tours gothiques dont jadis étoient flanqués nos vieux châteaux. Le type s'en est conservé dans presque tous les édifices françois, et principalement dans les monuments du dix-septième siècle et du précédent; mais si, de loin, l'aspect y gagne, il n'en est pas ainsi de près, surtout lorsqu'on veut faire un mélange de ces constructions avec les ordonnances grecques, qui demandent surtout de l'égalité dans les lignes et de la régularité dans les masses.

Toutefois ce défaut, quoique assez considérable, n'empêche pas que l'élévation générale de ce palais ne mérite beaucoup d'éloges; et l'on n'en connoît aucun dont l'aspect soit à la fois plus symétrique et plus pittoresque. Ce double caractère est surtout remarquable dans la façade qui donne sur la rue de Tournon. Rien de mieux (p. 290) conçu que la disposition des deux pavillons, de la coupole qui s'élève au-dessus de la porte, et l'accord qui règne entre ces trois masses pyramidales; rien de plus heureux que cette idée de les lier ensemble par deux terrasses, et jamais rapports d'ordonnance n'ont présenté un ensemble plus harmonieux. Dans le principe, les corps de bâtiment qui forment ces terrasses étoient pleins, c'est-à-dire qu'entre les pilastres accouplés de l'ordonnance, régnoit un mur massif, coupé de bossages dans le goût général de l'édifice. Ce plein présentoit sans doute à l'œil un repos toujours favorable à l'architecture; cependant on ne sauroit dire qu'en ouvrant ce mur et en perçant ces massifs d'arcades, en tout point semblables à celles de la cour, le palais y ait perdu. Ces arcades s'accordent bien avec le reste de l'ordonnance, introduisent de la légèreté dans l'ensemble, et peuvent même, à quelques égards, passer pour une amélioration.

Nous le répétons, toute l'ordonnance des élévations de ce palais est conçue dans le système le plus régulier. Il n'y a point de partie qui ne corresponde avec exactitude à une autre. Quant à la décoration, au rez-de-chaussée, tant en dehors qu'en dedans il règne, sur toute la surface, un ordre prétendu toscan, ajusté par colonnes ou pilastres accouplés, produisant des ressauts dans tous les trumeaux. Les vides forment des (p. 291) arcades tantôt libres comme dans les portiques de la cour, tantôt rétrécies par des croisées inscrites dans leurs ouvertures.

Le premier étage, en tout conforme au rez-de-chaussée pour la disposition, est orné, dans le même style, d'un ordre dorique également accouplé, également ressauté sur les trumeaux, et d'un rang de croisées carrées avec chambranles. Une frise en métopes et en triglyphes, pratiquée à l'entour, est la seule différence qui existe entre cette ordonnance et l'ordonnance inférieure.

L'étage qui s'élève au dessus, ne règne ni généralement ni d'une manière uniforme dans toutes les parties de l'édifice: il n'existe point dans les ailes de la cour; dans les pavillons, sa hauteur est égale à celle du premier étage, et il y est décoré, selon le même style, d'un ordre dont le chapiteau est ionique. Au corps principal du bâtiment, ce second étage s'annonce sous la forme d'attique, et reçoit pour décoration l'espèce d'ordre auquel on est convenu de donner ce nom.

Une des choses qui frappent le plus dans tout l'ensemble de ce monument, est ce style un peu bizarre de bossages dont tous les murs, tous les ordres et tous les étages sont couverts. C'étoit alors le goût dominant à Florence. Marie de Médicis voulut, dit-on, que son nouveau palais lui (p. 292) rappelât ceux de sa patrie; et l'on est assez d'accord que Desbrosses, cherchant à satisfaire son désir, eut en vue d'offrir dans le palais du Luxembourg quelque imitation du palais Pitti. Ces deux édifices ont en effet, à plusieurs égards, des traits de ressemblance, surtout dans ce système d'ordonnances coupées par des bossages. Quant à ce genre d'ornement, en lui-même essentiellement défectueux, tout ce que l'on peut en dire, c'est que, lorsqu'il est traité avec hardiesse dans de grandes masses, il porte au plus haut degré l'idée de la force et de la solidité, ce qui donne toujours à l'architecture un caractère imposant. C'est ainsi que l'ont entendu les architectes florentins. Desbrosses, au contraire, voulant innover, perfectionner, et croyant adoucir la dureté des bossages en les arrondissant, n'a produit d'autre effet que de leur donner de la pesanteur et de la monotonie. Cependant, malgré le vice de cette innovation, et l'aspect étrange que présente un semblable style, surtout dans son application aux colonnes et aux ordonnances isolées, il faut toujours convenir que le palais du Luxembourg frappe par la solidité de sa construction, par la symétrie de sa disposition, par l'accord de ses masses, enfin par un ensemble régulier et fini qu'il est rare de rencontrer à Paris dans les grands édifices.

Les parties intérieures de ce palais n'avoient (p. 293) jamais été entièrement terminées quant à la décoration. Les appartements, distribués et ornés selon le goût du temps, n'offroient, au milieu de la richesse extrême de leurs énormes plafonds surchargés de dorures, rien qui, sous le rapport de l'art, méritât d'être remarqué. Mais les deux ailes qui donnent sur la cour étoient destinées à former des galeries à jamais célèbres dans l'histoire de la peinture: l'une devoit offrir la vie de Henri IV, l'autre, celle de Marie de Médicis, et toutes les deux avoient été confiées au pinceau de Rubens. Un projet si magnifique ne fut exécuté qu'à moitié: de la première galerie, il n'acheva que deux tableaux, qui se voient aujourd'hui à Florence; l'Europe entière connoît la galerie de Médicis[189].

CURIOSITÉS DU PALAIS DU LUXEMBOURG EN 1789.

TABLEAUX.

Dans la chapelle, dont l'architecture irrégulière ne répondoit pas à la beauté du reste de l'édifice, sur le maître-autel, un Christ au tombeau, attribué à Perrin del Vago.

(p. 294) Dans le salon qui précède la galerie de Rubens, David tenant la tête de Goliad; par Le Guide[190].

Les neuf muses en neuf tableaux; sans nom d'auteur.

Dans le plafond de l'appartement de mademoiselle de Montpensier, Flore et Zéphire; par La Fosse.

Galerie de Rubens.

Ce grand peintre y a représenté, en vingt-quatre tableaux allégoriques, et qui, sous le rapport de la couleur, doivent être mis au nombre de ses productions les plus parfaites, toute l'histoire de Marie de Médicis, depuis sa naissance jusqu'à l'accommodement fait, en 1620, entre elle et Louis XIII.

1o La destinée de la princesse; 2o sa naissance; 3o son éducation; 4o Henri IV délibérant sur le choix d'une épouse; 5o le mariage du roi et de la reine conclu à Florence en 1600; 6o le débarquement de la reine au port de Marseille dans la même année; 7o le mariage de ces deux augustes personnages accompli à Lyon aussi en 1600; 8o la naissance de Louis XIII en 1601; 9o la première régence de la reine, du vivant du roi; 10o le couronnement de la reine à Saint-Denis en 1610; 11o l'apothéose de Henri IV et la régence de la reine; 12o le bonheur du peuple sous le gouvernement de la régente; 13o son voyage au Pont-de-Cé; 14o l'échange fait, en 1615, d'Anne d'Autriche, infante d'Espagne, femme de Louis XIII, avec Isabelle de Bourbon, accordée à Philippe IV, roi d'Espagne; 15o seconde allégorie sur la félicité du temps de la régence; 16o le gouvernement du royaume remis à Louis XIII; 17o la disgrâce de la reine et sa retraite; 18o l'accommodement de la reine fait à Angers avec Louis XIII; 19o la réconciliation de la mère et du fils; 20o leur entrevue au château de Couzières, près de Tours, en 1619; 21o le Temps découvrant la Vérité; 22o le portrait de Marie de Médicis sous les attributs de Minerve; 23o et 24o les portraits (p. 295) de François de Médicis, son père, grand duc de Toscane, et de Jeanne d'Autriche, duchesse de Toscane, sa mère[191].

TABLEAUX DU CABINET DU ROI.

Cette collection précieuse, long-temps renfermée et comme ensevelie dans les appartements de la surintendance à Versailles, en fut tirée en 1750 par permission du roi, et transportée au palais du Luxembourg, dans les appartements de la reine d'Espagne, pour y être livrée, plusieurs jours par semaine, à la curiosité du public et aux études des artistes. Nous croyons qu'on verra avec plaisir une liste des tableaux dont elle étoit alors composée, tableaux qui sont aujourd'hui l'un des plus beaux ornements du Musée royal.

Le jardin du Luxembourg, très resserré d'abord et agrandi depuis par l'acquisition que fit Marie de Médicis d'une portion du terrain des Chartreux[192], étoit tombé, par la suite des temps, dans un état complet de délabrement. Du reste, il n'offroit rien de remarquable qu'un morceau d'architecture nommé la Grotte. Cette construction, qui existe encore, se compose d'une ordonnance de quatre colonnes toscanes, dont le fût est orné de congélations. Des trois entre-colonnements de cette grotte, celui du milieu est occupé par une niche à laquelle un attique, couronné d'un fronton circulaire, sert d'amortissement. Les deux petits entre-colonnements portent un fleuve et une naïade appuyés (p. 300) sur leurs urnes; dans la niche du milieu est une statue de nymphe[193].

Le parterre est en face du château; le bois, formant plusieurs belles allées, s'étend, du côté droit, le long de la rue de Vaugirard[194].

LE PETIT-LUXEMBOURG OU LE PETIT-BOURBON.

Cet hôtel, situé à côté du palais du Luxembourg, fut bâti par le cardinal de Richelieu, qui l'habita jusqu'à ce qu'on eût achevé le Palais-Cardinal qu'il faisoit construire. En le quittant, il en fit don à la duchesse d'Aiguillon sa nièce: cet édifice passa ensuite, à titre héréditaire, à Henri-Jules de Bourbon-Condé. La princesse Anne Palatine de Bavière, son épouse, l'ayant choisi pour sa demeure après la mort de ce prince, y fit faire des réparations et des (p. 301) augmentations considérables. On construisit, par ses ordres, et de l'autre côté de la rue, un hôtel pour ses officiers, ses cuisines, ses écuries, avec un passage sous la rue, servant de communication de l'un à l'autre édifice[195]. Ce palais a été successivement occupé par des princes et des princesses de la maison de Bourbon-Condé[196].

(p. 302) COMÉDIE FRANÇOISE.

Si l'on veut remonter à la première origine des spectacles en France, on trouvera qu'ils se lient pour ainsi dire aux derniers spectacles des Romains. La barbarie des conquérants de la Gaule en bannit d'abord tous ces arts agréables que les maîtres du monde y avoient introduits: les joutes, les tournois, les combats à outrance les remplacèrent. Mais bientôt adoucis par leur mélange avec les vaincus, et par le luxe qui accompagne presque toujours la jouissance paisible d'un grand pouvoir, les vainqueurs recherchèrent des plaisirs que, jusque là, ils avoient dédaignés. Nous apprenons par Cassiodore que Clovis fit prier Théodoric, roi des Ostrogoths, de lui céder un pantomime qui excellait dans son art, et qui joignoit à ce talent celui de la musique. Bientôt les histrions, mimes, farceurs de toute espèce, se répandirent de la cour des rois dans les provinces; on couroit en foule à leurs spectacles, et ils charmèrent des spectateurs grossiers, principalement (p. 303) par l'indécence de leurs attitudes et par l'obscénité de leurs chansons. Cet abus de leur art les rendit infâmes; et une ordonnance de Charlemagne, conforme au décret du concile d'Afrique, déclara que leur témoignage ne seroit pas reçu en justice contre des personnes de condition libre. Cependant ils n'en furent ni moins goûtés ni moins recherchés; à certaines époques de cet âge, où le désordre de la société politique altéroit même les institutions les plus saintes et produisoit partout le relâchement des mœurs, ils s'introduisirent jusque dans les lieux les plus sacrés, dans les églises, dans les monastères[197], ce qui est prouvé par plusieurs (p. 304) ordonnances, dans lesquelles on est obligé de défendre aux évêques, abbés, abbesses, non seulement de recevoir dans leurs maisons des mimes et des farceurs, mais encore de se livrer à l'exercice personnel d'une si honteuse profession.

La poésie provençale, s'introduisant à la cour de France sous les auspices de la princesse Constance, seconde femme du roi Robert, donna l'idée d'un plaisir plus noble et plus délicat. Effacés par les troubadours, les histrions eurent le bon esprit de prendre pour modèles leurs ingénieux rivaux. On vit paroître en France, sur les théâtres, une action renfermée dans un récit composé de chant et de déclamation. Ce nouveau genre de spectacle, qui demandoit le concours des poètes, des acteurs et des musiciens, réunit entre eux les troubadours, qui récitoient leurs vers, les musiciens, qui chantoient leurs romances, et les jongleurs ou ménestrels, qui les accompagnoient avec des instruments. Appelés dans les palais des rois, (p. 305) où ils étoient comblés de caresses et de présents, devenus nécessaires dans toutes les fêtes dont ils étoient le plus bel ornement, les nouveaux histrions se relevèrent du mépris où étoient tombés leurs prédécesseurs. Ils formèrent, dans les grandes villes, un corps particulier, de même que toutes les autres professions autorisées par le gouvernement, et vécurent ainsi réunis sous la direction d'un chef, ou, comme on s'exprimoit alors, d'un roi, chargé de maintenir l'ordre dans leur petite société. Plusieurs souverains ne dédaignèrent pas même de leur donner des statuts.

Ils jouirent ainsi pendant long-temps du privilége presque exclusif d'amuser les princes et la nation; et sans parler ici de cette foule de poésies inventées par les Trouvères et Troubadours, sous les noms de chant, chanterel, chanson, son, sonnet, layz, depport, soulas, pastorales, tensons, etc., on voit aussi, dans ce premier âge des lettres gauloises, des tragédies historiques et des drames satiriques, ou comédies, que les rois et seigneurs de châteaux faisoient jouer publiquement dans leurs cours et souvent avec une grande magnificence. Malheureusement pour eux, les auteurs de ces poésies dramatiques ne gardèrent point, dans leurs compositions, la mesure que sembloit leur prescrire la dépendance où ils étoient d'un si grand (p. 306) nombre de souverains: ils s'oublièrent jusqu'à représenter sur le théâtre les détails les plus secrets de la vie privée de plusieurs grands personnages; les crimes et les foiblesses de Jeanne, reine de Naples et de Sicile, n'échappèrent point à leur malignité, et cette hardiesse, jusqu'alors inouïe à l'égard d'une tête couronnée, causa leur perte. Alors défaillirent les Mécènes et défaillirent aussi les poëtes, dit Nostradamus.

Les jongleurs, retombés dans toute la bassesse de leur ancienne condition, furent, depuis ce temps, à peine tolérés dans les villes; et l'on trouve qu'à Paris ils étoient tous réunis, comme les juifs et les courtisanes, dans une rue, à laquelle ils avoient donné leur nom[198]; et qu'on y alloit louer ceux dont on pouvoit avoir besoin dans les fêtes ou assemblées de plaisir.

Long-temps auparavant, et lorsque les jongleurs et ménétriers étoient encore florissants, on avoit déjà vu paroître une espèce fort singulière de comédiens, qui devoit un jour les remplacer, et peut-être exciter encore un plus grand enthousiasme. Les croisades occupoient alors tous les esprits: l'imagination ardente des chrétiens de l'Europe se faisoit des objets de vénération de tous ceux qui échappoient à ces (p. 307) entreprises hasardeuses et lointaines; et s'exagérant encore les dangers très réels qu'on y couroit, la force et la férocité des ennemis qu'il y falloit combattre, le peuple écoutoit avec avidité, et croyoit sans examen toutes les merveilles les plus absurdes qu'on pouvoit en raconter. Pour accroître encore des dispositions si favorables, les croisés qui revenoient de la Palestine étoient dans l'usage de parcourir les villes, vêtus de l'habit de pèlerin, chantant des cantiques spirituels et récitant les singularités ou les miracles des diverses contrées qu'ils avoient visitées. Isolés d'abord, ils formèrent bientôt de petites troupes et imaginèrent de donner à leurs récits une forme dramatique, en les coupant en dialogues ou versets, que chacun d'entre eux déclamoit ou chantoit à son tour. Ces spectacles se donnoient dans les rues, quelquefois sur des échafauds dressés dans les carrefours ou sur les places publiques; et ce fut seulement en 1398 qu'une société de ces pieux histrions, parmi lesquels on comptoit, dit-on, quelques bourgeois de Paris, conçut le projet de donner une forme plus régulière à ces spectacles bizarres, et de mettre plus de magnificence dans leur représentation. Telle fut l'origine des confrères de la Passion. Nous avons déjà fait connoître le lieu qu'ils choisirent pour leurs premiers essais, le mystère qui (p. 308) y fut représenté, les obstacles qu'il leur fallut combattre, le succès prodigieux qu'ils obtinrent, leur transmigration de l'abbaye Saint-Maur à l'hôpital de la Trinité, que l'on peut considérer comme le berceau de la scène françoise, de là à l'hôtel de Flandre, et enfin à l'hôtel de Bourgogne, dont ils devinrent les propriétaires, et qui vit cesser presque aussitôt leurs spectacles, après cent cinquante ans d'existence[199]. Il convient peut-être de donner ici quelque idée de ce nouveau genre de composition dramatique.

Il n'offroit, comme on peut bien l'imaginer, ni unité d'action, ni unité de lieu, ni dessein, ni invention, ni conduite, enfin aucunes traces des règles du théâtre. Un de ces mystères, parmi ceux que le temps a laissé parvenir jusqu'à nous, se compose de cinq journées, subdivisées en une multitude infinie d'actions et de scènes écrites généralement d'un style plat et barbare, entièrement dépourvues d'intérêt, quelquefois même de sens commun[200], mais offrant (p. 309) des tableaux qui devoient émouvoir fortement un peuple ignorant et dévot, et par intervalles, des morceaux écrits avec une grâce naïve, qui pouvoient satisfaire même les personnes d'un goût délicat. Les vraisemblances n'étoient pas plus ménagées pour les yeux que pour les oreilles: la décoration du théâtre restoit toujours la même depuis le commencement jusqu'à la fin; tous les acteurs paroissoient à la fois, quelque nombreux qu'ils fussent, et une fois qu'ils étoient entrés sur la scène, n'en sortoient plus qu'ils n'eussent achevé leur rôle, ce qui semble d'abord impossible, si l'on n'a pas quelque idée de la construction de ce théâtre. L'avant-scène y avoit à peu près la même forme que dans nos théâtres actuels, mais le fond en (p. 310) étoit bien différent. Il étoit occupé par plusieurs échafauds placés les uns au-dessus des autres, et que l'on nommoit établies. Le plus élevé représentoit le paradis; celui qui étoit immédiatement au-dessous, l'endroit le plus éloigné du lieu de la scène; le troisième en descendant, le palais d'Hérode, la maison de Pilate, et ainsi des autres, suivant le mystère qu'on représentoit. Sur les parties latérales de ce même théâtre étoient pratiqués des gradins en forme de chaire; c'étoit là que les acteurs s'asseyoient lorsqu'ils avoient joué leur scène, ou qu'ils attendoient leur tour à parler. Ainsi, au moment même où le mystère commençoit, les spectateurs avoient sous les yeux tous ceux qui devoient y paroître; c'étoit là tout l'artifice; on n'y entendoit pas d'autre finesse, et un acteur étoit censé absent dès qu'il s'étoit assis. À la place de ces trappes, au moyen desquelles on descend aujourd'hui sous la scène, l'enfer étoit représenté par la gueule d'un énorme dragon, laquelle s'ouvroit et se refermoit pour laisser entrer et sortir les diables. Que l'on ajoute à cela une espèce de niche avec des rideaux, formant une chambre où se passoient les choses qui ne devoient pas être vues du public, telles que l'accouchement de sainte Anne, de la Vierge, etc., et l'on aura une idée assez complète de l'appareil théâtral des confrères de la Passion.

(p. 311) Tandis que ces pieux associés continuoient ainsi à amuser et à édifier, tout à la fois, le bon peuple de Paris, une troupe folâtre de jeunes gens des meilleures familles de la ville, unis entre eux par le goût du plaisir et par le penchant à la raillerie, créoient, en concurrence avec eux, un nouveau genre de spectacle, dont la gaieté faisoit les frais, et dans lequel ils offroient à la risée des spectateurs les extravagances humaines, les aventures scandaleuses du jour, et les ridicules de leurs contemporains. Ils se nommèrent eux-mêmes les Enfants sans souci[201]; leur chef prit le titre de prince des sots, et ils donnèrent à leur drame celui de sottises. À la fois auteurs et acteurs dans ces nouvelles attellanes, ils firent construire aux halles un théâtre, où ils charmèrent la cour et la ville par ces ingénieux badinages. Des lettres patentes de Charles VI confirmèrent la joyeuse institution; et le prince des sots fut reconnu monarque de l'empire qu'il venoit de fonder. (p. 312) Un capuchon, surmonté de deux oreilles d'âne, devint l'attribut de sa royauté; et tous les ans il fit son entrée à Paris, suivi de ses burlesques sujets.

Vers le même temps, les clercs des procureurs du parlement, connus sous le nom de Bazochiens[202], inventèrent une autre espèce (p. 313) de drame, qui fut désigné sous le nom de moralité. C'étoit un mélange d'êtres purement allégoriques, mêlés avec des personnages vivants, mélange dont ils reconnurent bientôt la froideur et l'insipidité, de manière que, pour rendre leurs spectacles plus piquants, ils transigèrent avec les Enfants sans souci, qui leur permirent de représenter des sottises et des farces, et reçurent en échange la liberté d'introduire des moralités sur leur théâtre. On abandonna les mystères pour ces spectacles, plus variés et plus piquants, de manière que les confrères, pour rappeler à leur théâtre le public que leur enlevoient les Enfants sans souci, se virent forcés de les admettre à jouer de concert avec eux. Les scènes pieuses se trouvèrent alors entrecoupées d'intermèdes profanes et de bouffonneries, ce qui fut appelé le jeu des pois pilés. Telles étoient les extravagances bizarres qui, pendant long-temps, firent les délices de nos aïeux. Toutefois il ne faut point oublier que toutes ces associations ou confraternités étoient composées de personnes libres, qui n'avoient d'autre but que de (p. 314) s'amuser ou de s'édifier. On ne voit point à cette époque de comédiens de profession établis à Paris; et si quelques uns tentèrent d'y fixer leur demeure, les confrères de la Passion, en vertu de leur priviléges, eurent toujours le pouvoir de les en faire sortir.

Cependant les lumières commençoient à pénétrer en France; et les honnêtes gens s'indignoient de ce mélange odieux de bouffonneries et de choses sacrées, qui déshonoroit la religion et profanoit nos mystères les plus redoutables et les plus saints. Un tel abus devenant de jour en jour plus insupportable, le parlement crut devoir profiter de la circonstance qui avoit occasioné le déplacement des confrères de la Passion, pour anéantir un genre de spectacle déjà proscrit dans l'opinion publique. Ainsi, lorsque la salle de l'hôtel de Bourgogne et les constructions qui en dépendoient furent achevées, la confrérie ayant présenté requête à cette compagnie pour qu'on lui permît de reprendre le cours de ses représentations, l'arrêt qui fut rendu en sa faveur, le 17 septembre 1548, la maintint effectivement dans le droit exclusif d'avoir un théâtre à Paris, mais lui défendit en même temps d'y représenter autre chose que des pièces profanes, honnestes et licites, lui interdisant désormais tous mystères tirés de l'Écriture sainte et autres (p. 315) sujets de piété. Cette défense, en faisant disparoître à jamais ces drames barbares, détermina les confrères à renoncer à une profession qui ne leur avoit semblé honorable qu'autant qu'elle avoit été de nature à instruire et à édifier les fidèles, seul but que pouvoit se proposer une corporation religieuse[203]. Cependant, ne voulant renoncer ni à leur propriété, ni aux avantages qui y étoient attachés, ils louèrent l'hôtel de Bourgogne à une troupe de comédiens qui se forma dans ce temps-là; et jusqu'en 1676, époque de leur entière destruction, ils continuèrent à jouir du privilége d'avoir seuls un théâtre à Paris, retirant une contribution des troupes à qui ils permettoient de s'y établir, et s'opposant à l'établissement de celles qui cherchoient à se soustraire à leur juridiction.

Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne jouèrent assez long-temps sans aucune concurrence. Ce fut chez eux que Jodèle[204], La Peruse, (p. 316) Robert Garnier, etc., retrouvant les traces si long-temps perdues des auteurs dramatiques de l'antiquité, jetèrent les premiers fondements du théâtre. On vit naître une foule de poètes et une multitude innombrable de tragédies et de comédies; alors parurent ces comédiens fameux dont la réputation s'est conservée plus long-temps que celle des auteurs qui travailloient pour eux, les Turlupin, les Gautier-Garguille, les Guillo-Gorju, les Bruscambille, les Tabarin, etc. Nous ne pouvons savoir au juste quel étoit le mérite de ces histrions; mais il reste encore un grand nombre des pièces qu'ils représentoient, et de ces pièces il n'en est pas une seule qui offre de la décence, de la régularité, un véritable intérêt; ce sont les essais informes d'un art dans son enfance, qui s'exerce dans une langue à demi formée. Parmi ces premiers poètes, Hardi se distingua par une facilité incroyable à faire des vers, et par quelques imitations assez heureuses de Sénèque et des tragiques grecs; Mairet et Rotrou, qui vinrent après, achevèrent de débrouiller ce chaos, et annoncèrent enfin ce siècle de merveilles littéraires, où Corneille, Racine et Molière devoient tout-à-coup porter (p. 317) l'art dramatique à son dernier degré de perfection.

Cependant l'hôtel de Bourgogne continuoit d'être le seul théâtre de la ville de Paris, lorsqu'en 1660 une troupe de comédiens de province obtint la permission d'ouvrir un nouveau théâtre dans une maison du Marais, connue sous le nom d'hôtel d'Argent[205]. Cette troupe, (p. 318) meilleure que l'autre, obtint plus de vogue, et, se trouvant bientôt trop à l'étroit dans son nouveau local, alla s'établir dans un jeu de paume de la rue du Temple, où elle demeura jusqu'à la mort de Molière, époque à laquelle elle fut réunie à la troupe dont ce grand auteur comique étoit directeur.

Il avoit commencé lui-même à jouer la comédie à Paris dès 1650, sur un théâtre dit de la Croix-Blanche, que des jeunes gens de famille avoient élevé dans le faubourg Saint-Germain; mais les représentations eurent peu de succès, et cette société ne tarda pas à se disperser. Molière courut alors la province avec quelques acteurs qu'il avoit engagés à le suivre, en enrôla d'autres dans ses voyages, et revint à Paris en 1658. Le prince de Conti, qui le protégeoit, l'ayant présenté à Monsieur, frère du roi, lui procura ainsi la faveur de jouer devant Louis XIV, sur un théâtre que l'on dressa au Louvre dans la salle des Gardes. Les acteurs qu'il avoit formés eurent le bonheur de plaire au monarque, qui voulut bien consentir à leur établissement à Paris. On leur assigna la salle du Petit-Bourbon près Saint-Germain-l'Auxerrois, (p. 319) et ils y jouèrent, alternativement avec les comédiens italiens qui en avoient la possession depuis quelques années. Dès lors la troupe de Molière prit le nom de Troupe de Monsieur; et ce prince, continuant de la protéger, lui fit accorder, deux ans après, la salle du Palais-Royal, qu'elle partagea encore avec les comédiens italiens, et dans laquelle elle joua sans interruption jusqu'à la mort de son illustre chef, arrivée en 1673.

Alors la salle du Palais-Royal fut donnée à Lulli, directeur de l'Académie royale de musique; et les comédiens de Monsieur, réunis à ceux du Marais, allèrent s'établir rue Mazarine dans la salle même où l'abbé Perrin avoit fait, quelques années auparavant, les premiers essais du grand opéra françois. Les principaux acteurs de l'hôtel de Bourgogne entrèrent aussi dans cette nouvelle association; et ces trois troupes réunies devinrent le fondement de la comédie françoise.

Ceci arriva en 1680; mais le collége des Quatre-Nations ayant commencé ses exercices en 1687, le voisinage d'une salle de spectacle parut offrir des inconvénients assez graves pour que l'on jugeât nécessaire d'obliger les comédiens à aller s'établir dans quelque autre lieu. Ils achetèrent, cette même année, l'hôtel de Lussan, situé rue des Petits-Champs; mais des (p. 320) obstacles qu'ils n'avoient pu prévoir ayant rendu cette acquisition inutile, un arrêt du conseil, rendu le 1er mars 1688, annulant toutes les transactions passées à cet effet, leur permit de se rendre propriétaires du jeu de paume de l'Étoile, rue des Fossés-Saint-Germain, ainsi que de la maison voisine, et d'y élever leur théâtre. Ils l'achetèrent le 8 du même mois; la salle fut construite sur les dessins de François d'Orbay, et ils ne cessèrent point d'y jouer jusqu'en 1770. Alors leur théâtre menaçant ruine, on leur accorda la permission de continuer leurs représentations sur le grand théâtre des Tuileries, en attendant qu'on leur eût élevé une salle nouvelle dont il fut résolu de faire un monument vraiment digne de la scène françoise. Les fondements en furent jetés, après quelques hésitations, sur l'emplacement de l'ancien hôtel de Condé, et les comédiens françois s'y installèrent en 1782, après la quinzaine de Pâques.

Cette salle, construite sur les dessins de MM. Wailly et Peyre aîné, présente un seul corps de bâtiment de dix-huit toises et demie de largeur, vingt-huit de profondeur et neuf d'élévation; il est décoré, du côté de l'entrée, d'un grand péristyle de huit colonnes doriques, dont l'entablement se continue à la même hauteur (p. 321) sur les quatre faces[206]. L'édifice, dans son pourtour, offre au rez-de-chaussée quarante-six arcades ouvertes, et un pareil nombre de croisées au premier étage: le second et le troisième sont éclairés par des ouvertures pratiquées dans les métopes de la frise et dans l'attique. Sur toutes les faces sont tracés du bas en haut des joints d'appareil, sans autre décoration. La face principale est appuyée de deux grandes voûtes dont la partie supérieure est en terrasse, et sous lesquelles on descend de voiture à couvert. Les galeries qui environnent le monument sont ouvertes et l'on peut s'y promener à pied.

Le style de cet édifice peut sembler un peu sévère pour un théâtre; mais il est sage et régulier.

Sous le porche, trois portes donnent l'entrée d'un vestibule orné de colonnes toscanes, qui soutiennent une voûte plate et d'une exécution légère. Deux portes, placées en face, conduisent au parterre et à toutes les loges du rez-de-chaussée; de droite et de gauche, deux grands escaliers vont aboutir au foyer public, lequel est vaste et d'une belle disposition; il représente un salon à l'italienne, dont la forme, carrée par le bas, est octogone au premier entablement, et circulaire au dernier qui soutient la coupole.

(p. 322) Dans l'intérieur de la salle, règnent au dessus du parterre un rang de loges grillées, une galerie et trois rangs de loges. Un quatrième rang au dessus de la corniche occupe les arcades qui supportent le plafond. Avant l'incendie qui consuma entièrement l'intérieur de cette salle[207], du fond des secondes loges s'élevoient, sur des piédestaux, douze pilastres ioniques qui séparoient les troisièmes loges en autant de balcons saillant, et soutenoient une corniche architravée du même ordre. Partie de ces troisièmes loges, n'ayant point de séparation intérieure, formoit une espèce de paradis dans l'espace de cinq travées; et les voussures qui contenoient les quatrièmes loges reposoient sur cette corniche, à l'aplomb des pilastres. Toute la salle étoit peinte en bleu, sur lequel se détachoient des ornements blancs en relief, entre autres les douze signes du Zodiaque, disposés à l'entour du plafond.

(p. 323) Le plan de cette salle est circulaire, et, du fond des loges, a soixante pieds de diamètre sur une profondeur de soixante-douze pieds. La scène, qui en a trente-six d'ouverture, étoit soutenue jadis par quatre pilastres ornés de cariatides: Chalgrin les remplaça par des colonnes. Ce plan étoit habilement tracé; la disposition en étoit heureuse; mais le plafond manquoit de légèreté et présentoit des irrégularités qui faisoient présumer que cette partie de l'édifice n'avoit pas été suffisamment étudiée.

Dans le foyer, séparé seulement par des vitrages, des deux escaliers qui y conduisent, étoient autrefois les bustes en marbre de Corneille, Racine, Voltaire, Crébillon, Molière, Regnard, Destouches, Dufresny, Piron. La statue en pied de Voltaire par Houdon étoit placée dans le vestibule, en face de l'entrée. Les sculptures de l'avant-scène avoient été exécutées par Caffiéri[208].

(p. 324) Une place demi-circulaire, en avant du monument, à laquelle viennent aboutir sept rues, en rend l'approche facile et les débouchés aussi sûrs que commodes.

LES FEUILLANTS-DES-ANGES-GARDIENS.

Nous avons déjà fait connoître l'origine de ces religieux et leur établissement à Paris[209]. Leur institut y acquit une telle célébrité, et il se présenta en très peu de temps un si grand nombre de sujets qui désiroient l'embrasser, qu'ils se virent dans la nécessité de chercher un lieu propre à l'établissement d'un noviciat. Ils pensèrent d'abord à acquérir la maison qu'ont occupée depuis les Carmes-Billettes; mais un emplacement plus commode qu'ils trouvèrent au faubourg[210] Saint-Michel, les fit bientôt (p. 325) changer de résolution. Ils en firent l'acquisition en 1630, avec la permission de l'archevêque de Paris, obtinrent l'année suivante des lettres-patentes, et firent élever sur-le-champ leur nouveau monastère, dont M. Seguier, garde-des-sceaux, posa la première pierre en 1633. Toutefois l'église ne fut commencée que vingt-six ans après (en 1659)[211]. Ayant été achevée dans la même année, elle fut bénite aussitôt, et dédiée sous le nom des Saints-Anges-Gardiens. Ce petit édifice n'avoit rien de remarquable[212].

(p. 326) LES CHARTREUX.

On sait que cet ordre doit son nom au désert de Chartreuse, près de Grenoble, où ses premiers membres fixèrent leur demeure, et qu'il reconnoît pour instituteur saint Bruno, qui en jeta les premiers fondements en 1086. Les austérités extraordinaires et les vertus angéliques de ses disciples, se perpétuant d'âge en âge sans la moindre altération, jetèrent un tel éclat, que saint Louis, dans le zèle qui l'animoit pour la propagation des ordres monastiques, forma la résolution de leur procurer un établissement près de Paris. Il écrivit en conséquence, dans l'année 1257, à dom Bernard de La Tour, alors prieur de la grande chartreuse et général de l'ordre, qui se hâta de remplir ses vœux et lui envoya quatre religieux, sous la conduite de dom Jean Jocerant. Le saint roi les reçut avec beaucoup de joie et les établit aussitôt à Gentilli, dans une maison à laquelle étoient attachées quelques dépendances en vignes et terres labourables, (p. 327) qu'il avoit acquise des héritiers d'un particulier nommé Pierre Le Queux. Mais à peine étoient-ils en possession de cette demeure, que, suivant Dubreul[213], ils demandèrent au roi son hôtel de Vauvert, situé vis-à-vis Notre-Dame-des-Champs, et qui passoit alors pour inhabitable. Cet auteur, un peu trop crédule sans doute, ajoute sérieusement que les démons s'étoient depuis quelque temps emparés de cette maison; que par cette raison saint Louis fit quelque difficulté de la donner aux Chartreux; mais que, dès qu'elle eut été accordée, ces malins esprits en furent chassés par les prières de ces religieux. Il cite à l'appui de son récit plusieurs historiens auxquels il a effectivement emprunté cette tradition; il prétend même qu'il faut y chercher l'étymologie du nom d'Enfer donné à la rue qui conduit à ce monastère; mais toutes ces preuves sont trop foibles pour que la saine critique ne rejette pas au nombre des fables légendaires et ce miracle et ces apparitions.

Tous nos historiens placent en 1259 l'établissement des Chartreux au lieu qu'ils ont occupé jusqu'au moment de la révolution, et la charte qui leur en confirme la donation est effectivement datée de cette année; mais les titres de ces (p. 328) religieux, cités par Jaillot[214], portent qu'ils en prirent possession dès l'année 1257; et ce même auteur rapporte un acte d'acquisition de quelques terres voisines du château de Vauvert, faite en 1258 par les prieur et frères de Vauvert, de l'ordre des Chartreux.

Cette maison de Vauvert, qu'on a qualifiée d'hôtel et de palais, avoit une chapelle qui servit d'abord aux religieux; on reconnut bientôt qu'elle étoit trop petite, et dès lors on jeta les fondements de l'église qui a subsisté jusque dans les derniers temps. Saint Louis, qui en avoit ordonné la construction, l'avoit confiée au célèbre architecte Pierre de Montreuil; mais ce ne fut point lui qui l'acheva. La mort du roi arrêta les travaux, qui furent repris en 1276, encore abandonnés depuis, repris une seconde fois, enfin terminés en 1324. Le 26 mai de l'année suivante, Jean d'Aubigni dédia cette église sous l'invocation de la sainte Vierge et de saint Jean-Baptiste. L'ancienne chapelle servit depuis de réfectoire[215].

L'intention de saint Louis avoit été de placer trente religieux dans ce couvent; toutefois il (p. 329) n'avoit encore fait bâtir que huit cellules lorsqu'il mourut, et jusqu'en 1270 il n'y en eut que deux nouvelles d'élevées par Marguerite d'Issoudun, comtesse d'Eu, épouse d'Alphonse de Brienne, grand chambellan de France, et par Thibaud II, roi de Navarre. Les choses restèrent en cet état jusqu'en 1291, que Jeanne de Châtillon, femme de Pierre, comte d'Alençon, fonda quatorze cellules nouvelles. Il paroît, par le titre de cette fondation, que, pensant qu'il y avoit déjà seize religieux d'établis, elle croyoit compléter ainsi le nombre des trente projetés par saint Louis. La mémoire de ce bienfait s'est perpétuée dans un monument sculpté dans le grand cloître, et dont nous ne tarderons pas à parler. Les six dernières cellules furent fondées par divers particuliers dans le siècle suivant; Jeanne d'Évreux, troisième femme de Philippe, fit bâtir l'infirmerie, une chapelle, et six nouvelles cellules accompagnées de jardins. Des legs pieux[216] fournirent depuis le moyen d'en construire plusieurs autres, de manière que, dans les derniers temps, cette chartreuse contenoit (p. 330) environ quarante religieux, sans compter les frères et les oblats.

L'église des chartreux étoit un monument gothique si peu orné, que l'abbé Lebeuf ne pouvoit croire qu'il eût été élevé dans le siècle de saint Louis[217]; mais Dubreul donne une raison satisfaisante de cette extrême simplicité, en prouvant qu'on fut obligé d'y mettre beaucoup d'épargnes, à cause du peu de fonds qu'on avoit pu recueillir pour sa construction. L'intérieur de cette église se partageoit en deux parties: le chœur des frères occupoit la première; on y voyoit deux petits autels. La seconde, plus considérable, formoit le chœur des pères, et toutes les deux étoient ornées de menuiseries très propres et assez élégantes. Selon l'usage de cet ordre, les chapelles jointes au chœur et à la nef ne pouvoient être aperçues par ceux qui entroient dans l'église, et avoient une entrée particulière et cachée.

L'église et la maison des chartreux étoient riches en monuments des arts, qui méritoient l'attention des curieux.

CURIOSITÉS DU COUVENT DES CHARTREUX.

TABLEAUX.

Dans l'église, sur le grand autel, Jésus-Christ au milieu des docteurs; par Philippe de Champagne.

(p. 331) Au dessus des stalles, et entre les vitraux:

Dans le chapitre:

Sur l'autel, fait en forme de tombeau, un Christ; par Philippe de Champagne.

Dans le petit cloître, les fameux tableaux de Le Sueur, représentant la vie de saint Bruno, arrangés dans l'ordre suivant:

Aux extrémités de ce petit cloître:

SCULPTURES.

Dans le chœur des Pères, trois figures qui soutenoient le pupitre, représentant la Foi, l'Espérance et la Charité.

Dans le grand cloître, du côté de l'église, un grand bas-relief sculpté sur la muraille, où l'on voyoit Jeanne de Châtillon présentant à la sainte Vierge, qui tenoit l'Enfant Jésus dans ses bras, et à saint Jean Baptiste, quatorze Chartreux à genoux. Le haut de cette sculpture étoit orné de treize écussons aux armes de France et de Châtillon alternativement. On y lisoit aussi plusieurs inscriptions rapportées par Piganiol[220].

Dans le mur des ailes du même cloître, à gauche, la figure de Pierre de Navarre, ayant saint Pierre à ses côtés, et quatre Chartreux devant lui, tous aux pieds de la Vierge. Un ange, placé derrière ce groupe, soutenoit une inscription qui faisoit mention des quatre cellules fondées par ce prince.

Sur la porte de la seconde cour, une statue de la Vierge, aux (p. 334) pieds de laquelle un grand bas-relief faisoit voir saint Louis présentant plusieurs Chartreux à cette reine du ciel. À ses côtés étoient saint Jean-Baptiste, saint Antoine et saint Hugues, d'abord chartreux, depuis évêque de Lincoln.

SÉPULTURES.

Dans l'église avoient été inhumés:

Dans le cloître et dans le grand cimetière:

Dans la chapelle des femmes:

On entroit dans ce monastère par un portail situé sur la rue d'Enfer; une avenue assez longue et plantée d'arbres conduisoit à la porte intérieure de la maison. La première cour offroit à gauche une chapelle assez grande que l'on nommoit la chapelle des femmes, parce que c'étoit le seul endroit du couvent où il leur fût permis d'entrer. Elle avoit été consacrée en 1460, sous l'invocation de la Vierge et de saint Blaise[223]; dans la seconde cour on voyoit à droite un corps de logis bien bâti, qui avoit servi autrefois à (p. 336) loger les hôtes. À gauche se présentoit l'église dans toute sa longueur.

De l'église on passoit dans le petit cloître qui étoit orné de pilastres d'ordre dorique. Les tableaux de Le Sueur étoient encastrés dans les arcs de ce cloître.

Autour du grand cloître, qui avoit été bâti à plusieurs reprises, étoient les cellules. Chacun de ces petits logements se composoit d'un vestibule, d'une chambre, d'une autre pièce, qui servoit de bibliothèque ou de laboratoire, suivant le goût du religieux qui l'occupoit, d'une petite cour et d'un petit jardin. Du reste, la règle de saint Bruno, tout austère qu'elle étoit, s'est toujours maintenue chez les chartreux, sans altération et sans adoucissement; c'est de tous les ordres religieux le seul, ce nous semble, qui n'ait jamais eu besoin de réforme.

La sacristie et le chapitre avoient été bâtis aux dépens d'un cordonnier nommé Pierre Loisel et de sa femme. Tous les deux avoient été enterrés dans le chapitre en 1331 et 1343[224]. Nous avons déjà dit que le réfectoire avoit été établi dans la chapelle Vauvert. La bibliothèque du prieur étoit considérable, et estimée tant pour la quantité que pour la qualité des livres qui la composoient.

(p. 337) Les dépendances de cette maison, qui ne consistoient d'abord qu'en huit arpents et demi, n'étant plus suffisantes pour le nombre toujours croissant de ses religieux, ils firent successivement beaucoup d'acquisitions dans les clos de Vignerei et de Saint-Sulpice, acquisitions dont les titres et la preuve se trouvoient dans les archives de Saint-Germain. Marie de Médicis ayant eu besoin d'une partie de ce terrain pour son parc du Luxembourg, leur donna en échange des terres situées vis-à-vis de leur monastère et de l'autre côté du chemin d'Issy. Comme ce chemin étoit ouvert dans un fond humide et souvent impraticable, Louis XIII, par des lettres-patentes datées de 1617, leur en fit don dans une longueur de cent vingt-et-une toises, avec permission de l'enfermer dans leur enceinte. Ce terrain formoit leur petit clos. Le même monarque ordonna que l'on construiroit l'avenue plantée d'arbres qui conduisoit à leur monastère, et que la rue d'Enfer seroit continuée en ligne droite jusqu'aux Carmélites.

Le terrain qu'occupoient les chartreux étoit immense, si l'on considère qu'il étoit renfermé dans l'un des faubourgs de Paris; le seul jardin potager renfermoit au moins quinze arpents[225].

(p. 338) L'ABBAYE DE PORT-ROYAL.

Ce monastère étoit un démembrement de celui de Porroi ou Porrois et Porrais, fondé près de Chevreuse en 1204. Il fut nommé depuis, par altération, Port-du-Roi et Port-Royal. On y suivoit la règle de Cîteaux; mais les austérités qu'elle prescrit s'étoient adoucies par degrés, et le relâchement commençoit à s'y introduire, lorsqu'en 1609 la réforme y fut introduite par Jacqueline-Marie-Angélique Arnauld, qui alors en étoit abbesse. Cette réforme eut un si grand succès et fut embrassée par tant de personnes, que les bâtiments de cette maison devenant insuffisants, on pensa, peu de temps après, à former un second établissement; et ce parti devenoit d'autant plus urgent que le monastère de Port-Royal étoit situé dans une vallée marécageuse et très malsaine. Il est probable (p. 339) toutefois que l'exécution en eût souffert beaucoup de difficultés, sans les libéralités de madame Catherine Marion, veuve d'Antoine Arnauld, sieur d'Andilli, et mère de l'abbesse. Elle fit, au profit de cette abbaye, l'acquisition d'une grande maison accompagnée de jardins, nommée la maison de Clagni, et non de Glatigni, comme l'écrivent plusieurs historiens. M. de Gondi donna en 1625 les permissions nécessaires pour la translation des religieuses, translation qui fut exécutée le 28 mai de la même année; et les dons considérables d'un très grand nombre de personnes de la plus haute qualité fournirent bientôt les moyens d'y faire construire les lieux réguliers, ainsi que tous les autres bâtiments nécessaires à une communauté religieuse[226]. La mère Angélique, désirant consolider (p. 340) la réforme qu'elle avoit instituée, obtint du pape et du roi que son monastère seroit soustrait à la juridiction de Cîteaux, pour être soumis à celle de l'archevêque de Paris, et que l'élection des abbesses, jusque là perpétuelle, deviendroit triennale. Le roi lui ayant accordé à cet effet des lettres-patentes en 1629, elle donna sa démission en 1630.

Les fondements de l'église de ce monastère furent jetés en 1646; elle fut achevée et bénite en 1648. Dès l'année précédente madame Arnauld avoit obtenu du pape un nouveau bref pour établir dans son monastère l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement.

Cependant on ne cessoit point de travailler aux réparations de l'ancien monastère, à qui l'on donna alors, pour le distinguer de celui-ci, le nom de Port-Royal-des-Champs. Dès qu'elles furent achevées, l'abbesse et les religieuses demandèrent à l'archevêque la permission d'y envoyer quelques-unes de leurs sœurs, ce qui leur fut accordé en 1647, sous la condition expresse que cette maison ne formeroit point un corps de communauté particulière, et ne cesseroit point d'être soumise à l'autorité de l'abbesse et à la juridiction de l'ordinaire. Depuis, la résistance qu'opposèrent à la signature du formulaire les religieuses de Paris détermina l'archevêque à les transférer dans le (p. 341) Port-Royal-des-Champs; quelques unes même furent dispersées en divers couvents, ce qui dura jusqu'à la paix de Clément IX, arrivée en 1669. Alors un arrêt du conseil sépara les deux maisons de Port-Royal en deux titres d'abbayes indépendantes l'une de l'autre. Celle de Paris fut déclarée de nomination royale et perpétuelle, et l'autre, élective et triennale. On partagea en même temps tous les biens, dont les deux tiers furent attribués à Port-Royal-des-Champs.

Cette dernière maison a subsisté jusqu'en 1709, qu'en conséquence d'une bulle de Clément XI, M. le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, supprima le titre de cette abbaye et en réunit les biens à celle de Paris. Les religieuses furent dispersées dans divers monastères, et l'on détruisit leur couvent, en vertu d'un arrêt du conseil donné dans la même année[227].

L'église élevée sur les dessins de Le Pautre, architecte célèbre, passoit autrefois pour un chef-d'œuvre d'architecture[228].

(p. 342) CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DE PORT-ROYAL.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, une Cène; par Philippe de Champagne. Ce n'étoit qu'une répétition du même sujet placé dans le chœur des religieuses, où l'on n'entroit point[229].

SÉPULTURES.

Dans cette église avoient été inhumés:

(p. 343) L'INSTITUTION DE L'ORATOIRE.

Cette maison, située dans la rue d'Enfer, étoit consacrée à recevoir ceux qui se destinoient à entrer dans la congrégation de l'Oratoire. C'étoit là qu'ils recevoient les premières instructions du ministère auquel ils étoient appelés. Ce fut Nicolas Pinette, trésorier de Gaston, duc d'Orléans, qui l'acheta en 1650, la fit réparer d'une manière convenable, et la donna ensuite à cette congrégation en toute propriété. Les prêtres de l'Oratoire obtinrent, peu de temps après, par le crédit de Gaston lui-même, des lettres-patentes qui les gratifièrent de tous les priviléges dont jouissoient les maisons de fondation royale.

L'église, dont la première pierre fut posée au nom de ce prince le 11 novembre 1655, fut bénite en 1657, sous le titre de la Présentation au temple.

CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DE L'INSTITUTION.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, la Présentation au Temple; par Simon-François; de Tours.

(p. 344) Sur la porte d'entrée, Notre-Seigneur devant Pilate; par Charles Coypel.

SÉPULTURES.

La chapelle de la Vierge renfermoit un mausolée élevé, en 1661, à la mémoire du cardinal de Bérulle. Ce saint prélat y étoit représenté à genoux dans une niche; au dessus, une grande urne de marbre noir renfermoit sa main et son bras droit. Ce monument avoit été exécuté par Jacques Sarrazin, auquel on devoit aussi la statue du même personnage que l'on voyoit aux Carmélites[230].

Dans diverses parties de l'église avoient été inhumés:

La maison de l'institution étoit également célèbre par les hommes distingués qu'elle a produits et par les personnages illustres qui s'y sont retirés pour s'occuper uniquement du soin de leur salut.

Ses bâtiments étoient accompagnés d'un vaste enclos bien cultivé[231].

La bibliothèque, peu considérable, offroit un choix de très bons livres et possédoit quelques manuscrits précieux.

(p. 345) PRÊTRES DE LA COMMUNAUTÉ.

C'étoit ainsi que l'on nommoit en 1658 une réunion d'ecclésiastiques qui s'étoit formée dans une maison de la rue Saint-Dominique. Ce sont les mêmes qui se rendirent depuis si malheureusement célèbres sous le nom de Solitaires de Port-Royal-des-Champs, où ils s'étoient retirés.

LA FOIRE SAINT-GERMAIN.

On arrivoit à cette foire, sur l'emplacement de laquelle vient d'être élevé le marché Saint-Germain[232], en revenant sur ses pas jusqu'à la rue du Brave, où se présentait une de ses entrées; les autres étoient dans la rue Guisarde et dans les petites rues qui aboutissent aux rues du Four et des Boucheries.

L'abbaye de Saint-Germain jouissoit de temps immémorial du droit de foire; mais la (p. 346) suite des temps amena de grands changements, soit à l'égard des lieux où se formoit ce rassemblement, soit dans sa durée. Le premier titre cité par Jaillot qui en fasse mention est une charte de Louis-le-Jeune, datée de 1176[233], par laquelle il paroît que l'abbé Hugues et ses religieux lui cèdent la moitié des revenus de cette foire. Toutefois cet acte ne dit point en quel lieu elle se tenoit, ni à quelle occasion cette cession fut faite; on y lit seulement qu'elle commençoit tous les ans, quinze jours après Pâques, et qu'elle duroit trois semaines. Il paroît probable que ce prince indemnisa l'abbaye en lui permettant d'établir une autre foire, puisqu'on trouve en 1200 que Philippe-Auguste confirma ce droit en reconnoissant qu'il avoit été accordé pour Louis VII[234]. Jaillot pense qu'elle pouvoit bien se tenir près du chemin d'Issy (rue d'Enfer), et cite plusieurs actes à l'appui de cette assertion[235].

Nous avons déjà fait mention de la rixe sanglante qui s'éleva en 1278, près du Pré-aux-Clercs, entre les domestiques de l'abbaye et les écoliers de l'Université[236]. Cette compagnie, (p. 347) qui jouissoit alors d'une autorité sans bornes, la fit valoir à cette occasion avec une violence qu'on a peine à concevoir aujourd'hui, et obtint de Philippe le Hardi un arrêt dont la rigueur est presque sans exemple. Les religieux de Saint-Germain furent condamnés à payer des sommes considérables et à fonder deux chapelles, chacune de 20 livre parisis de rente. Pour racheter cette rente de 40 livres, ils se décidèrent à céder au roi l'autre moitié des droits de leur foire, ce qui est prouvé par les lettres que Matthieu de Vendôme et le seigneur de Nesle firent expédier à ce sujet en 1284[237]. Philippe le Hardi transféra cette foire aux halles, ou pour mieux dire, il la supprima entièrement.

On la voit renaître sous le règne de Louis XI. Les pertes considérables que les religieux de Saint-Germain avoient essuyées sous les règnes désastreux de Charles VI et Charles VII engagèrent Geofroi Floreau, abbé de Saint-Germain, à demander à Louis XI, successeur de ce dernier roi, la permission d'établir dans le faubourg une foire franche, semblable à celle de Saint-Denis. Les lettres-patentes qui la lui accordent, datées du Plessis-lès-Tours en (p. 348) 1482[238], portent que cette foire de voit commencer le 1er octobre et durer huit jours. L'époque et le temps de la durée furent changés plusieurs fois sous les règnes suivants; enfin sous Louis XIV, qui en confirma le privilége en 1711, l'ouverture en fut fixée définitivement au 3 février. Elle se prolongeoit ordinairement jusqu'à la veille du dimanche des Rameaux.

Le terrain sur lequel on l'avoit établie étoit autrefois renfermé dans les dépendances de l'hôtel de Navarre. En 1398, Charles VI ayant fait don à son oncle, le duc de Berri, des jardins, places et masures qui se trouvoient sur cet emplacement[239], ce prince, pour éteindre une rente dont il étoit redevable aux religieux de Saint-Germain, leur céda, dès l'année suivante, sa nouvelle propriété. Ils la destinèrent aussitôt à leur foire, et, pour en faciliter l'accès, acquirent dans le siècle suivant (en 1489), d'un particulier nommée Étienne Sandrin, un passage qui conduisoit de la grande rue au clos de Navarre[240]. C'est ce passage qu'on a appelé depuis Porte-Greffière et passage de la Treille. Tel est le détail historique des circonstances (p. 349) de cet établissement, vérifié par Jaillot sur les titres originaux, et sur lequel Piganiol s'est considérablement trompé, tant pour les faits que pour les dates.

Dès l'année 1486, les religieux de Saint-Germain avoient fait construire trois cent quarante loges, mais avec si peu de solidité, qu'en 1511 Guillaume Briçonnet, abbé de Saint-Germain, jugea à propos de les faire rebâtir telles qu'on les a vues subsister jusqu'en 1762. Elles furent détruites dans la nuit du 16 au 17 mars de cette année, par un incendie si violent qu'en moins de cinq heures toutes les loges, boutiques, etc., furent totalement consumées. On commença à les reconstruire, dès le mois d'octobre suivant, et avec une telle activité, que la foire y fut tenue comme à l'ordinaire, l'année d'après et sans le moindre retard; mais il s'en falloit de beaucoup que cette nouvelle foire fût aussi commode que l'ancienne, et bâtie avec la même magnificence[241].

On vendoit dans cette foire toute espèce de marchandises, excepté des livres et des armes. (p. 350) Les marchands du dehors, les ouvriers qui n'étoient pas maîtres, pouvoient y apporter les objets de leur commerce et les produits de leur industrie, sans crainte d'être inquiétés par les jurés de la ville. La richesse et la variété de ces divers étalages y attiroient une affluence prodigieuse de curieux et toutes les classes de la société. Des danseurs de corde, des chanteurs, des comédiens, venoient y établir leurs spectacles; et l'on a vu que l'un des théâtres les plus renommés de Paris, l'Opéra comique, y avoit pris naissance. On y élevoit des salles de danse; on y établissoit des jeux de toute espèce; en un mot, c'étoit une fête continuelle dans laquelle se déployoit sans contrainte la gaieté bruyante et folâtre du peuple parisien[242].

(p. 351) PRÉAU DE LA FOIRE SAINT-GERMAIN.

Cet endroit, dans lequel se tient encore aujourd'hui le marché du faubourg Saint-Germain, étoit autrefois plus vaste qu'il n'est aujourd'hui: on y vendoit alors des bestiaux, ainsi que dans l'espace compris entre les rues de Tournon et Garancière. Ce dernier emplacement s'appeloit le Pré-Crotté ou le Champ de la Foire. Quant au Préau, son nom lui venoit du terrain même sur lequel il avoit été formé. En 1500, ce terrain étoit couvert d'herbes, et fut affermé à (p. 352) un particulier[243]. En 1608, on en retrancha un espace de cent cinquante-trois toises, lequel fut cédé au sieur La Fosse, secrétaire du prince de Conti, «à la charge d'y faire bâtir des boutiques, de laisser un passage libre pour la foire, et de conserver la petite maison au bout, pour servir d'audience.» C'est de cette maison que le passage de la Treille avoit reçu le nom de Porte-Greffière. Toutefois cette cession ne fut faite que pour vingt-neuf ans, après lequel temps tout cet espace devoit rentrer dans la propriété de l'abbé de Saint-Germain. C'est le passage qui avoit son entrée par la rue des Boucheries et qui conduisoit au Préau.

Quant au marché, il fut construit, en 1726, par ordre et aux dépens du cardinal de Bissi, alors abbé de Saint-Germain. Sur l'emplacement qu'il occupoit et où s'élève le marché neuf, avoient autrefois été les Halles de l'abbaye et successivement les jardins de l'hôtel de Navarre et le Préau dont nous venons de parler. Le cardinal en prit une partie qu'il fit environner de murs. Il fit en même temps construire les maisons qui formoient les rues de Bissi et les deux Halles, sous lesquelles, avant la révolution, il se tenoit, deux fois la semaine, un marché au pain très considérable.

(p. 353) COLLÉGES, ÉCOLES, SÉMINAIRES.
GRAND SÉMINAIRE SAINT-SULPICE.
(Rue du Vieux-Colombier.)

Il doit son origine à Jean-Jacques Ollier, abbé de Pébrac. Ce pieux personnage en avoit jeté les premiers fondements à Vaugirard dans l'année 1641. Il y vivoit en communauté avec quelques ecclésiastiques également recommandables par leurs lumières et par leurs vertus, lorsqu'au mois d'août suivant M. de Fiesque lui résigna la cure de Saint-Sulpice. Persuadé qu'il seroit plus avantageux de fixer à Paris et de faire croître sous ses propres yeux l'établissement qu'il venoit de former dans ses environs, il emmena avec lui ses associés, les logea au presbytère, et plaça dans une maison de la rue Guisarde quelques autres ecclésiastiques qui désiroient entrer dans cette réunion. Leurs exercices furent d'abord communs; mais le nombre des nouveaux sujets que l'on admettoit chaque jour devint si considérable, que le fondateur se décida à séparer ces deux communautés. Pour (p. 354) exécuter ce projet, il acheta, au mois de mai 1645, une grande maison avec un jardin et un terrain assez vaste qui en dépendoit, le tout situé dans la rue du Vieux-Colombier. Ce fut sur cet emplacement que, du consentement de l'abbé de Saint-Germain, donné en 1645, on construisit les édifices nécessaires à une communauté. Depuis, ces bâtiments furent considérablement augmentés. Dans cette même année, M. Ollier obtint pour l'établissement de son séminaire des lettres-patentes enregistrées au grand conseil en 1646, et à la chambre des comptes en 1650.

La chapelle fut bénite le 18 novembre de cette dernière année. C'étoit un petit édifice qui n'avoit rien de remarquable, mais que l'on visitoit à cause des belles peintures dont Le Brun l'avoit décoré.

CURIOSITÉS DE LA CHAPELLE.

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, la Descente du Saint-Esprit; par Le Brun. (Ce peintre célèbre s'étoit représenté lui-même dans un coin de ce tableau.)

Dans le plafond, l'Assomption de la Vierge; par le même.

Au dessus de la porte, une Descente de Croix; par Hallé.

Dans la nef, la Présentation au Temple; par Marot.

La Naissance de la Vierge; par Restout.

La Purification et les prophètes Isaïe et Ézéchiel; par le même.

La Visitation; par Verdier.

La Naissance du Sauveur; par Le Clerc.

(p. 355) L'Adoration des Mages; la Fuite en Égypte; Jésus-Christ prêchant dans le Temple; le Couronnement de la Vierge; sans nom d'auteurs.

SÉPULTURES.

Dans cette chapelle avoit été inhumé M. Ollier, fondateur du séminaire, mort en 1657.

Ce séminaire possédoit une belle bibliothèque, composée d'environ trois mille volumes dispersés dans diverses pièces. Il avoit aussi une collection choisie d'estampes et un cabinet d'histoire naturelle[244].

LE PETIT SÉMINAIRE (rue Férou).

La partie des bâtiments du grand séminaire qui donnoit sur la rue Férou étoit destinée à ceux qui composoient le petit séminaire. Il porta d'abord le nom de Saint-Joseph, et fut fondé, en 1686, dans une maison de cette rue, que la construction du portail de Saint-Sulpice força presque aussitôt de démolir; on le transféra, dès l'année suivante, dans une autre maison achetée par le séminaire, et toujours dans la même rue. La communauté des étudiants en (p. 356) philosophie, instituée en 1687, eut ses exercices communs avec ceux du petit séminaire jusqu'en 1713 qu'elle en fut séparée. En 1694 on avoit aussi réuni au petit séminaire une autre communauté nommée Sainte-Anne, établie en 1684 dans la rue Princesse.

COMMUNAUTÉ DES ROBERTINS (cul-de-sac Férou).

Cette petite communauté, composée d'ecclésiastiques qui se destinoient à entrer au séminaire, fut établie dans ce cul-de-sac en 1677 par M. Boucher, docteur de Sorbonne. Il engagea par son testament MM. de Saint-Sulpice à s'en charger, ce qu'ils acceptèrent le jour même de son décès, arrivé le 20 janvier 1708. Les libéralités dont les combla M. Robert, l'un de leurs supérieurs, leur fit donner le nom de Robertins.

Leur chapelle étoit décorée d'un très beau tableau de Le Sueur, représentant la Présentation au Temple.

LES ÉCOLES DE CHARITÉ OU LES SŒURS DE L'ENFANT JÉSUS
(rue Saint-Maur).

Ces écoles, dont le but étoit de donner à de pauvres filles ces premiers principes d'une éducation religieuse, principes presque toujours (p. 357) ineffaçables, et que des parents peu éclairés et dans l'indigence sont hors d'état de communiquer à leurs enfants, avoient été instituées par un minime nommé le père Barré. Jaillot pense que les premiers fondements de cette institution charitable furent jetés à Rouen en 1666 et à Paris en 1667, sur la paroisse Saint-Jean en Grève. L'utilité de ces écoles fut bientôt tellement reconnue, que toutes les paroisses s'empressèrent de les adopter. Elles étoient établies par les curés sous l'administration d'une supérieure, et les personnes qui se destinoient à cette œuvre de charité n'y étoient engagées par aucun vœu solennel. La maison de Saint-Maur étoit le chef-lieu de leur institut[245].

LES FRÈRES DES ÉCOLES CHRÉTIENNES.
(Rue Notre-Dame-des-Champs.)

Cet établissement, formé dans les mêmes vues de charité et pour élever dans le travail et dans la piété de jeunes garçons nés de parents pauvres, succéda, dans cette rue, à une communauté de filles, connue sous le nom de Communauté de mademoiselle Cossart, ou des Filles du Saint-Esprit. Cette association, fondée en 1666 (p. 358) par cette pieuse demoiselle pour l'éducation des pauvres filles, ayant été supprimée, d'abord en 1670, ensuite et définitivement en 1707, il se trouva que la fondatrice, qui sembloit avoir prévu son peu de durée, avoit ordonné que, dans le cas de sa suppression, la propriété en reviendroit à l'hôpital général. Ses intentions furent remplies, et la maison, vendue par les administrateurs, après avoir eu plusieurs propriétaires, passa enfin en 1722 aux frères des écoles chrétiennes.

Ces frères, indistinctement nommés les frères des Écoles, les frères de l'Enfant-Jésus qui est leur véritable nom, et les frères de Saint-Yon, parce que leur noviciat y étoit établi, furent institués à Reims en 1679 par M. de La Salle, docteur en théologie et chanoine de cette cathédrale. Le succès de cet établissement fit naître la pensée d'en former de semblables à Paris. M. de La Salle y fut appelé en 1688, et les frères qu'il avoit amenés avec lui ouvrirent leurs écoles dans la rue Princesse. Elles procurèrent tout le bien qu'on en avoit attendu, et l'on en trouve sept, avant la fin de ce siècle, établies dans divers quartiers de cette partie méridionale de Paris. Enfin elles furent transférées, comme nous venons de le dire, rue Notre-Dame-des-Champs.

La chapelle du Saint-Esprit subsistoit encore (p. 359) dans les derniers temps, et l'on y disoit la messe tous les dimanches et fêtes[246].

COLLÉGE DU MANS (rue d'Enfer).

Ce collége fut fondé par Philippe de Luxembourg, évêque du Mans, cardinal et légat du Saint-Siége, lequel destina à cette bonne œuvre une somme de 10,000 fr., par son testament du 26 mai 1519. Ses exécuteurs testamentaires, afin de remplir ses intentions, achetèrent, 1o de François Ier, moyennant la somme de 8,000 fr., les émoluments du scel de la prévôté de Paris, qui produisoit alors 550 livres; 2o l'hôtel des évêques du Mans, situé rue de Reims, et alors en très mauvais état, pour le prix de 25 liv. de rente; 3o une place que leur céda l'abbé de Marmoutier, pour 5 liv. de rente et 17 sous de cens, sur laquelle ils firent construire une chapelle. Cette fondation fut faite pour un principal, un procureur qui seroit en même temps chapelain, et dix boursiers du diocèse, et à la nomination des évêques du Mans. On en dressa les statuts en 1526; mais, dès 1613, les revenus de la maison étoient tellement diminués, que les exercices furent interrompus et les bourses supprimées (p. 360) ou du moins suspendues. Les jésuites profitèrent de cette circonstance pour réunir ce collége au leur[247]; et sur la somme de 53,156 liv. 13 sous 4 deniers, que le roi donna pour cette acquisition, on prit celle de 28,000 liv., avec laquelle on acheta l'hôtel de Marillac, rue d'Enfer, dans lequel ce collége fut transféré en 1683. Il a subsisté jusqu'en 1764, époque de sa réunion au collége de l'Université[248].

LE SÉMINAIRE DE SAINT-PIERRE ET SAINT-LOUIS (même rue.)

La plupart de nos historiens, ayant négligé de faire des recherches sur l'origine de cet établissement, se sont contentés d'en fixer l'époque à l'année 1696. Il devoit son origine à M. François de Chansiergues, diacre. Ayant réuni quelques pauvres ecclésiastiques qu'il aidoit à subsister, il en forma de petites communautés et leur donna le nom de Séminaire de la Providence[249]. M. de Lauzi, curé de Saint-Jacques de la Boucherie, convaincu de l'utilité de semblables institutions, s'unit à M. de Chansiergues (p. 361) pour les perfectionner. Celle dont nous parlons fut placée d'abord dans une maison rue Pot-de-Fer, laquelle fut cédée, en pur don et en vue de cette œuvre de piété, par M. François Pingré, sieur de Farinvilliers, et dame Catherine Pépin son épouse. M. de Marillac, successeur de M. de Lauzi, voulut imiter son zèle et prendre la suite de ses projets. Propriétaire d'une maison assez vaste, rue d'Enfer, il la destina en 1687 pour recevoir le séminaire de la rue Pot-de-Fer. M. et madame de Farinvilliers y firent bâtir le corps de logis principal ainsi que la chapelle, et donnèrent 80,000 liv. pour la fondation de douze places gratuites, depuis réduites à dix. Elles étoient à la nomination du supérieur; mais pour donner plus d'émulation aux jeunes clercs, on les mettoit au concours.

M. de Marillac, de son côté, ne borna pas ses bienfaits à ces premières libéralités; il y joignit en 1696 une maison joignant celle de la rue Pot-de-Fer, deux autres maisons à Gentilli et 1150 livres de rente. Enfin M. le cardinal de Noailles et M. de Marillac, conseiller d'état, frère de l'instituteur, mirent la dernière main à cet établissement, en le faisant confirmer par des lettres-patentes qu'ils obtinrent en 1696. Le roi gratifia alors ce séminaire d'une pension annuelle de 3,000 livres, et le clergé lui en accorda une de 1,000 liv.

(p. 362) Outre les places gratuites fondées par M. de Farinvilliers, il y en avoit trois autres pour de jeunes clercs d'Aigueperse et de Riom, dont on étoit redevable à M. Fouet, docteur en théologie. Ce séminaire étoit en tout composé de cent quarante étudiants, sous l'inspection de quatre personnes nommées par l'archevêque, qui prenoit le titre de premier supérieur de cette maison, et payoit la pension de trente à quarante ecclésiastiques.

La chapelle étoit grande et bien ornée. La première pierre en fut posée en 1703 par le cardinal de Noailles, et le séminaire ne fut transféré dans cette nouvelle demeure que le 1er octobre de l'année suivante[250].

TABLEAUX.

Sur le maître-autel, saint Pierre guérissant le boiteux; par Jeaurat.

Saint Louis, saint Charles, une Assomption, l'Ange consolant saint Pierre; par le même.

La bibliothèque de cette maison étoit un legs de M. Louis-Bernard Oursel, prêtre, docteur en théologie, chanoine et grand pénitencier de l'église de Paris.

(p. 363) HÔTELS.

ANCIENS HÔTELS DÉTRUITS.

HÔTEL DE CONDÉ (rue de Condé).

L'endroit où il étoit situé faisoit anciennement partie du clos Bruneau. Antoine de Corbie y fit bâtir un séjour ou maison de plaisance, que Jérôme de Gondi, duc de Retz et maréchal de France, acheta au mois de juillet 1610. Cet hôtel qu'il avoit agrandi, embelli, et rendu l'un des plus magnifiques d'alors, fut vendu et adjugé par décret, en 1612, à Henri de Bourbon, prince de Condé. Dans le siècle dernier, la famille de Condé l'ayant abandonné pour occuper le palais Bourbon, il fut démoli, et l'on choisit cet emplacement pour y construire le Théâtre-François.

Cet hôtel étoit composé de plusieurs corps de logis, bâtis à différentes époques et n'offrant aucune symétrie dans leur ensemble.

HÔTEL DE BOURBON (rue du Petit-Bourbon).

Cet hôtel, sur l'emplacement duquel on a vu depuis s'élever l'hôtel de Châtillon, occupoit (p. 364) l'espace renfermé entre les rues de Tournon et Garancière. Il appartenoit à Louis de Bourbon, duc de Montpensier. Sauval dit que sa veuve y demeuroit en 1588, lorsqu'à la nouvelle de la mort des Guise, tués à Blois les 23 et 24 décembre de cette année, elle parcourut la ville de Paris, excitant la populace à la révolte et allumant ainsi le feu de la guerre civile.

HÔTEL DE GARANCIÈRE (rue Garancière).

Il y avoit autrefois dans cette rue un hôtel Garancière qui lui avoit donné son nom. Il en est fait mention dans des actes de 1421 et 1427[251]. Mais en 1457 il étoit en ruine et ne fut point rebâti.

HÔTEL DE ROUSSILLON (rue du Four).

Cet hôtel, qui existoit encore au commencement du dix-septième siècle, appartenoit à Louis, bâtard de Bourbon, comte de Roussillon en Dauphiné; c'étoit un démembrement de l'ancien hôtel et des jardins de Navarre dont nous avons déjà parlé. Vers 1620, cet hôtel fut vendu à divers particuliers; on construisit des maisons sur l'emplacement qu'il occupoit, et l'on y ouvrit les rues Guisarde et Princesse.

(p. 365) HÔTEL CASSEL (rue Cassette).

Cet ancien hôtel occupoit la plus grande partie de la rue Cassette, dont le nom n'est qu'une altération de celui de Cassel. Il existoit dans le seizième siècle; nous ignorons l'époque de sa destruction.

HÔTEL MÉZIÈRE (même rue).

Cet hôtel appartenoit à une ancienne famille que l'on disoit issue de la maison d'Anjou; et ses jardins s'étendoient le long de la rue qui conserve encore aujourd'hui le nom de Mézière. Il fut vendu le 3 avril 1610, au prix de 24,000 liv., et changé, comme nous l'avons déjà dit, en une maison de noviciat pour les Jésuites.

HÔTEL SAINT-THOMAS (rue Saint-Thomas).

Cet hôtel assez remarquable avoit été bâti par les Jacobins. Il en est fait mention dans un titre nouveau du 17 avril 1636[252].

HÔTEL DU GRAND MOYSE (rue Princesse).

On ne sait rien autre chose de cet hôtel, sinon qu'il existoit au dix-septième siècle dans cette rue, au coin de laquelle on avoit placé une statue de Moyse, tenant les tables de la loi. L'opinion (p. 366) commune étoit que cette maison avoit appartenu à un Juif; mais on n'en a aucune preuve.

HÔTELS EXISTANTS EN 1789.

HÔTEL DE SOURDÉAC (rue Garancière).

Cet hôtel bâti par René de Rieux, évêque de Léon, étoit dans le principe appelé Hôtel de Léon; il passa en 1651 à Gui de Rieux, seigneur de Sourdéac, dont il a conservé le nom, quoique ce ne soit plus qu'une maison particulière.

HÔTEL DE NIVERNOIS (rue de Tournon).

Cet hôtel est célèbre pour avoir été habité par le fameux maréchal d'Ancre, Concino-Concini. On sait qu'après la mort de ce favori il fut pillé et confisqué au profit du roi. Louis XIII y demeura quelque temps. Il fut affecté depuis au logement des ambassadeurs extraordinaires; enfin on l'échangea avec M. le duc de Nivernois contre l'hôtel de Pontchartrain, et ce seigneur en fut le dernier propriétaire jusqu'au moment de la révolution. Cet hôtel avoit été restauré par M. Peyre aîné, architecte, et passoit alors pour une des plus agréables habitations de Paris.

HÔTEL DE VENDÔME (rue d'Enfer).

Cet hôtel, que les Chartreux avoient fait construire en 1706, en même temps que toutes les (p. 367) maisons contiguës jusqu'à la première porte d'entrée de leur monastère, avoit été fort augmenté et embelli par madame la duchesse de Vendôme qui l'avoit acheté à vie. Il fut depuis occupé par le duc de Chaulnes. La princesse d'Anhalt y ayant ensuite établi sa demeure, obtint du roi la permission de faire abattre une partie du mur, d'établir ainsi une communication avec le jardin du Luxembourg, et de fermer cette ouverture par une grille de fer qui subsiste encore aujourd'hui. Cet hôtel est bien bâti, et accompagné d'un vaste jardin[253].

AUTRES HÔTELS LES PLUS REMARQUABLES.

CHÂTEAU D'EAU.

Ce réservoir, situé à l'angle de la rue Maillet, et vis-à-vis la maison de l'Oratoire, avoit été bâti en 1615 en même temps que le palais du Luxembourg, pour recevoir quatre-vingt-quatre pouces d'eau, qui venoient du village de Rongis, en passant par le bel aqueduc d'Arcueil. Cette eau étoit ensuite distribuée dans divers quartiers de la ville[255].

CASERNE DES GARDES FRANÇOISES.

Cette caserne, construite pour une compagnie de ce régiment, étoit située dans la rue de Sèvre, au coin de celle de Saint-Romain.

BARRIÈRES.

Ce quartier est borné au midi par cinq barrières.

(p. 369) RUES ET PLACES
DU QUARTIER DU LUXEMBOURG.

Rue des Aveugles. Elle commence à la petite place où étoit autrefois le presbytère de Saint-Sulpice, et finit à la rue du Petit-Bourbon, au coin de la rue Garancière. Sauval prétend qu'elle doit ce nom à un aveugle qui y demeuroit[256], et à qui appartenoient toutes les maisons dont elle étoit composée. Sans nous arrêter à vérifier cette tradition, il nous suffira de dire, avec Jaillot, que, dans plusieurs titres de 1636, elle est nommée rue de l'Aveugle; en 1642 elle est désignée rue des Prêtres; ce n'est qu'en 1697 qu'elle prend enfin le nom de rue des Aveugles. Vers le milieu du dix-huitième siècle, elle se prolongeoit jusqu'à la rue des Canettes; mais à cette époque le curé de Saint-Sulpice fit abattre quelques maisons pour construire en cet endroit une petite place qui fait maintenant partie de la place Saint-Sulpice[257].

(p. 370) Petite rue du Bac. Elle traverse de la rue de Sèvre à celle des Vieilles-Tuileries. Quelques auteurs la nomment petite rue du Barc, et d'autres du Petit-Bac. Sauval dit que: «quelque nouvelle que soit la petite rue du Bac, elle a changé de nom, et s'appelle la rue du Baril-Neuf[258].» Elle doit la première dénomination, qu'elle a reprise, à la grande rue du Bac, dont elle fait presque la continuation.

Rue de Bagneux. Elle aboutit d'un côté à la rue des Vieilles-Tuileries, et de l'autre à celle de Vaugirard. Cette rue est désignée ainsi sur les plans de Jouvin et de Bullet publiés en 1676. On en prit une partie, en 1749, pour en faire un des cimetières de Saint-Sulpice.

Rue Barouillère. Elle traverse de la rue de Sèvre à celle du Petit-Vaugirard. Tous les plans du dix-septième siècle l'indiquent sous le nom de rue des Vieilles-Tuileries, mais quelques uns marquent plus bas une rue Barouillère et de la Barouillerie. Sur un plan manuscrit de 1651, elle est indiquée simplement comme rue projetée sous le nom de Saint-Michel, et on la retrouve, en 1675, sous cette même dénomination. On ignore à quelle époque elle prit son dernier nom; mais il est certain qu'elle le doit à Nicolas Richard, sieur de la Barouillère, auquel l'abbé de Saint-Germain céda, en 1644, huit arpents (p. 371) de terre en cet endroit, sous diverses conditions, et principalement à la charge d'y bâtir.

Rue Beurière. Elle aboutit à la rue du Four et à celle du Vieux-Colombier. On l'appeloit, dans le dix-septième siècle, de la Petite-Corne, parce qu'elle étoit parallèle à la rue Neuve-Guillemin, nommée alors rue de la Corne. Jaillot croit la reconnoître dans le procès-verbal de 1636, sous le nom de petite rue Cassette.

Rue de Bissi. On appelle ainsi la principale entrée du marché Saint-Germain du côté de la rue du Four; elle doit ce nom au cardinal de Bissi, alors abbé de Saint-Germain, par les ordres duquel le marché avoit été construit[259].

Rue des Boucheries. Elle commence au carrefour des rue des Fossés-Saint-Germain, des Cordeliers et de Condé, et finit à celui que forment les rues de Buci, du Four et de Sainte-Marguerite. On l'a souvent nommée la grant rue Saint-Germain; et sa dernière dénomination lui vient de la boucherie que l'abbaye Saint-Germain y avoit établie. Cette boucherie y existoit de temps immémorial, quoique le commissaire Delamare n'en place l'origine qu'en 1370[260]; en effet, plusieurs actes du deuxième siècle en font mention, ainsi que de la maison des Trois-Étaux, située près le Pilori. La population du faubourg Saint-Germain s'étant augmentée depuis la construction (p. 372) de l'enceinte de Philippe-Auguste, l'abbé Gérard fit construire, en 1274, seize autres étaux[261].

Entre plusieurs erreurs que Sauval a commises au sujet de cette rue, il suffira de relever celle par laquelle il donne le nom des Boucheries à l'une de ses parties où l'on n'en avoit point établi. Cette partie, qui s'étendoit depuis la rue des Mauvais-Garçons jusqu'à celle des Fossés Saint-Germain, dite de la Comédie, étoit alors une place, qui fut vendue, au treizième siècle, à Raoul d'Aubusson, pour y faire un collége.

Rue de la Bourbe. Elle traverse de la rue d'Enfer à celle du faubourg Saint-Jacques; on la trouve désignée sous ce nom sur les plans de Gomboust, Jouvin et Bullet. Dans quelques titres elle est appelée de la Boue, aliàs de la Bourde[262].

Rue du Petit-Bourbon. Cette rue, qui commence à la rue de Tournon, et finit à celle des Aveugles, au coin de la rue Garancière, doit vraisemblablement son nom à Louis de Bourbon, duc de Montpensier, qui y avoit son hôtel[263].

Rue du Brave. Cette petite rue commence au bout de la rue des Quatre-Vents, et finit au coin de celle du Petit-Lion. Elle étoit connue sous ce nom dès 1626[264]. Cependant un titre de l'année suivante, (p. 373) cité par Jaillot[265], lui donne celui du Petit-Brave. On ignore l'origine de cette dénomination.

Rue de Buci. Cette rue, qui aboutit d'un côté au carrefour des rues Dauphine, Saint-André, des Fossés-Saint-Germain; de l'autre, au Petit-Marché, doit son nom à Simon de Buci, premier président du parlement, qui fit réparer et couvrir, en 1352, la porte Saint-Germain. Il prit à rente, de l'abbaye, cette porte, le logis qu'on avoit construit au dessus, les deux tours qui étoient à côté, et une grande place vague située vis-à-vis. C'est sur cet emplacement qu'il fit bâtir l'hôtel dont nous avons déjà parlé, lequel fut remplacé par le bureau des coches et des messageries.

Sauval a prétendu que, dès 1209, cette rue portoit, de même que la porte, le nom de Saint-Germain[266]. Il est certain qu'alors la porte n'étoit pas encore bâtie, et que la rue n'existoit pas. Les titres qui en font mention l'indiquent en 1388 «rue qui tend du Pilori à la porte de Buci, rue devant la porte de Buci, et rue du Pilori[267].» Elle portoit encore ce nom en 1555, époque à laquelle on ordonna de la paver. Ce n'est que vers ce temps qu'on a continué d'y bâtir; (p. 374) toutefois on y voyoit quelques maisons dès 1388, et le terrier de l'abbaye, de 1523, le nomme rue de Buci.

Rue des Canettes. Cette rue, qui aboutit à la rue du Four et à celle du Vieux-Colombier, étoit anciennement appelée rue Saint-Sulpice, parce qu'elle conduisoit à l'église qui porte ce nom. On trouve aussi sur un plan manuscrit de 1651 rue Neuve-Saint-Sulpice; mais le nom qu'elle porte aujourd'hui est indiqué dès 1636, et provient d'une maison où étoit une enseigne des trois Canettes[268].

Rue du Canivet. Elle traverse de la rue Férou dans celle des Fossoyeurs. Elle étoit ainsi nommée dès 1636, et l'on n'a de renseignements certains ni sur l'étymologie de ce nom, ni sur le temps où la rue a été percée. On a écrit Ganivet sur quelques plans.

Rue Carpentier. Elle traverse de la rue Cassette dans celle du Gindre. En 1636, elle est appelée Charpentier. On trouve sur quelques plans Apentier, Arpentier et Charpentière.

Rue Cassette. Cette rue commence à celle du Vieux-Colombier, et aboutit à la rue de Vaugirard. Son véritable nom est Cassel; elle le devoit à l'hôtel qui y étoit situé[269], et ce nom fut même donné aux rues Neuve-Guillemin et du Four. Celle dont nous parlons est ainsi appelée dès 1456. La dénomination de (p. 375) Cassette n'est qu'une corruption du nom primitif; on la trouve déjà dans le procès-verbal de 1636, et sur tous les plans publiés depuis.

Rue Sainte-Catherine. Elle traverse de la rue Saint-Thomas dans celle de Saint-Dominique. Tous les anciens plans la nomment rue de la Magdeleine.

Rue du Chasse-Midi. Cette rue commence au carrefour de la Croix-Rouge, et aboutit à la rue des Vieilles-Tuileries, au coin de celle du Regard. Elle portoit, dans le principe, le nom de rue des Vieilles-Tuileries, qu'elle conserve encore dans une partie, et le devoit aux tuileries qu'on avoit établies en cet endroit. On l'a depuis appelée du Chasse-Midi, et, par corruption, du Cherche-Midi: ce dernier nom se trouve sur plusieurs plans. Sauval en reporte l'origine à une enseigne «où l'on avoit peint un cadran et des gens qui y cherchoient midi à quatorze heures.» Il ajoute «que cette enseigne a été trouvée si belle, qu'elle a été gravée et mise à des almanachs, et même qu'on en a fait un proverbe: Il cherche midi à quatorze heures; c'est un chercheur de midi à quatorze heures.[270]» Jaillot, sans rejeter l'histoire de l'enseigne, croit trouver plutôt l'origine du proverbe dans cet usage où l'on est en Italie de compter les vingt-quatre heures de suite. «Midi peut, dit-il, se rencontrer, dans les grands jours, environ à quinze heures, mais jamais à quatorze. Ainsi, chercher midi à quatorze heures, c'est s'alambiquer (p. 376) l'esprit, et chercher ce qu'on ne peut trouver[271]

Rue du Cœur-Volant. Elle aboutit à la rue des Boucheries et à celle des Quatre-Vents. Jusqu'au quinzième siècle cette rue ne se trouve indiquée dans les titres de Saint-Germain que sous le nom de ruelle de la Voirie de la Boucherie, et de rue de la Tuerie. Sauval la nomme, en 1476, rue des Marguilliers et de la Blanche-Oie[272]. Jaillot rejette ces deux noms. Celui qu'elle porte actuellement vient d'une enseigne où l'on avoit peint un cœur ailé.

Rue du Vieux-Colombier. Cette rue, qui commence à la place Saint-Sulpice, aboutit au carrefour de la Croix-Rouge. Plusieurs titres prouvent qu'elle reçut le nom qu'elle porte d'un colombier que les religieux de Saint-Germain y avoient fait bâtir. Au quinzième siècle, on la nommoit quelquefois rue de Cassel, parce qu'elle conduisent à l'hôtel de ce nom. En 1453 on lit rue de Cassel, dite du Colombier. Il paroît aussi, par plusieurs titres du même temps, que la partie de cette rue qui s'étendoit depuis la rue Férou jusqu'à celle Pot-de-Fer s'appeloit rue du Puits-de-Mauconseil, à cause d'un puits public situé en cet endroit. Elle prit le nom de rue du Vieux-Colombier lorsqu'on creusa des fossés autour de l'abbaye, et ce fut pour la distinguer de l'autre. Elle est indiquée généralement ainsi sur tous les plans; (p. 377) un seul (celui de Mérier), publié en 1654, la nomme rue de la Pelleterie, dans la partie située du côté de la Croix-Rouge.

Rue de Condé. Elle commence au coin de la rue des Boucheries, et aboutit à celle de Vaugirard. L'espace que les maisons de cette rue occupent étoit encore, au quinzième siècle, en jardins et vergers; et tout ce terrain, jusqu'aux fossés, s'appeloit alors le clos Bruneau; la rue en porta d'abord le nom. En 1510 on la nommoit rue Neuve, rue Neuve-de-la-Foire, et elle étoit déjà garnie d'édifices des deux côtés; depuis elle reçut la dénomination de rue Neuve-Saint-Lambert. Enfin le nom qu'elle porte encore aujourd'hui, lui venoit de l'hôtel bâti par Arnaud de Corbie, et acheté par Henri de Bourbon, prince de Condé.

Rue de Corneille. Cette rue, qui donne, d'un côté, rue de Vaugirard, de l'autre sur la place du Théâtre François, fut ouverte sur une partie de l'hôtel de Condé, et en même temps que l'on construisoit ce théâtre.

Rue de Crébillon. Elle aboutit d'un côté à la rue de Condé, de l'autre à la place du Théâtre François, et fut ouverte à la même époque et sur le même terrain que la précédente.

Carrefour de la Croix-Rouge. Ce carrefour se nommoit autrefois Carrefour de la Maladrerie, dénomination qui lui venoit, non de la maladrerie de Saint-Germain, située au delà du bourg, mais de quelques granges bâties à l'extrémité de la rue du Four, qui furent destinées à loger les malades attaqués du mal (p. 378) de Naples[273]. On lui donna le nom de carrefour de la Croix-Rouge à cause d'une croix peinte en cette couleur qu'on y avoit élevée. C'étoit anciennement l'usage de planter des croix dans les carrefours et dans les places publiques; on les supprima depuis, parce que l'on reconnut que ces monuments gênoient la voix publique, et occasionoient même quelquefois des accidents.

Rue Saint-Dominique. Elle donne d'un bout dans la rue d'Enfer, de l'autre dans celle du Faubourg-Saint-Jacques. Les religieux Jacobins ayant obtenu, en 1546, de François Ier, la permission de donner un clos de vignes qu'ils possédoient en cet endroit à cens et à rentes, à la charge d'y bâtir, le vendirent en 1550, exigèrent qu'on y perçât des rues, et voulurent en outre qu'on leur donnât les noms de quelques saints de leur ordre. La principale, bâtie vers 1585, reçut celui de Saint-Dominique[274].

Rue d'Enfer. Elle commence à la place Saint-Michel, et aboutit au grand chemin d'Orléans. Cette rue est très ancienne. Au treizième siècle, ce n'étoit encore qu'un chemin qui conduisoit à des villages, (p. 379) dont il avoit pris le nom; c'est pourquoi cette rue est tour à tour appelée, dans les titres de Saint-Germain, chemin d'Issy et chemin de Venves. Elle avoit aussi reçu le nom de rue de Vauvert, parce qu'elle conduisoit au château de Vauvert. En 1258 on la trouve sous celui de la porte Gibard. Sur le bruit populaire qui se répandit vers ce temps-là, que les démons habitoient ce château, cette rue prit, suivant plusieurs historiens, le nom d'Enfer[275], et ensuite celui des Chartreux, lorsque ces religieux se furent établis en cet endroit. Enfin, comme elle commençoit le faubourg Saint-Michel, on la trouve indiquée dans quelques actes rue Saint-Michel et rue du Faubourg-Saint-Michel. Elle a depuis repris le nom de rue d'Enfer, qu'elle conserve encore aujourd'hui.

Jaillot fait observer que la direction de cette rue n'étoit pas autrefois telle que nous la voyons aujourd'hui; elle se prolongeoit sur la droite, à quelque distance de l'endroit où est la porte du Luxembourg, passoit entre la première et la seconde cour des Chartreux, et séparoit leur petit clos du grand.

Rue Férou. Elle aboutit aujourd'hui, d'un côté à la nouvelle place Saint-Sulpice, de l'autre à la rue de (p. 380) Vaugirard. Les auteurs ont varié sur la manière d'écrire son nom: on lit Farou, Ferrou, Ferron, Feron, Faron, Farouls. Sauval s'est trompé lorsqu'il lui fait prendre le nom de rue des Prêtres[276]: ce nom fut effectivement donné, dans le dix-septième siècle, au cul-de-sac Férou, mais jamais à la rue. Piganiol, son copiste, est embarrassé d'en trouver l'étymologie; cependant, s'il eût visité exactement les titres de l'abbaye Saint-Germain, il auroit pu y voir, dans le terrier de 1523, que les quatre chemins qui aboutissoient en cet endroit au chemin de Vaugirard, s'appeloient ruelles Saint-Sulpice, parce qu'elles étoient ouvertes entre l'église et le clos Saint-Sulpice, enclavé aujourd'hui dans le jardin du Luxembourg. Celle dont nous parlons étoit du nombre, et reçut le nom de Férou, parce qu'Étienne Férou, procureur au parlement, y possédoit quelques maisons et jardins contigus au cimetière, situé alors au côté méridional de l'église. La construction du portail et de la nef de Saint-Sulpice mit dans la nécessité de retrancher une partie de cette rue, qui aboutissoit auparavant au presbytère.

Rue de la Foire. On appelle ainsi le passage qui conduisoit à l'ancienne Foire Saint-Germain. Il a son entrée dans la rue du Four.

Rue des Fossoyeurs[277]. Elle donne d'un côté dans la rue de Vaugirard, de l'autre dans la rue Palatine, vis-à-vis la porte méridionale de l'église Saint-Sulpice. (p. 381) Suivant Sauval[278], elle s'appeloit du Fossoyeur, parce que celui de cette paroisse y demeuroit; et plusieurs actes la présentent effectivement sous ce nom. Il paroît qu'elle a porté ceux du Fer-à-Cheval et du Pied-de-Biche, qui provenoient vraisemblablement de deux enseignes.

Rue du Four. Elle commence au carrefour des rues de Buci, des Boucheries, de Sainte-Marguerite, et aboutit à celui de la Croix-Rouge. Le nom de cette rue n'a pas varié: on le lui avoit donné parce que le four banal de l'abbaye Saint-Germain y étoit situé, au coin de la rue dite aujourd'hui rue Neuve-Guillemin. Toutefois il paroît, par tous les titres de l'abbaye, que, depuis l'endroit où elle commence maintenant jusqu'à la rue des Canettes, on l'appeloit rue de la Blanche-Oie, nom que Sauval a donné mal à propos à la rue des Boucheries et à celle du Cœur-Volant.

Rue des Francs-Bourgeois. Elle commence à la rue des Fossés-de-M.-le-Prince, au coin de celle de Vaugirard, et finit à la place Saint-Michel. Il y a apparence, suivant Jaillot[279], que ce nom vient de la confrérie aux Bourgeois, qui acquit le terrain sur lequel cette rue est située du côté du Luxembourg, et en faveur de laquelle Philippe-le-Hardi amortit cette acquisition, opinion qui semble plus probable que d'en chercher l'origine dans le parloir et le clos aux Bourgeois, qui en étoient plus éloignés. Sur plusieurs (p. 382) plans du dix-septième siècle cette rue n'est point distingué de celle des Fossés-de-M.-le-Prince.

Rue des Mauvais-Garçons. Elle traverse de la rue de Buci dans celle des Boucheries. En remontant à sa première origine, on trouve qu'en 1254 l'abbé de Saint-Germain et ses religieux vendirent à Raoul d'Aubusson un espace de terre de cent soixante pieds carrés, situé en face des murs de la ville, se réservant le droit de faire ouvrir derrière cet espace un chemin de trois toises de large, qui depuis a formé la rue dont nous parlons. On l'appela d'abord rue de la Folie-Reinier, à cause d'une maison qui portoit cette enseigne; ensuite (en 1399) de l'Écorcherie, parce qu'elle étoit destinée à cet usage. Sauval dit qu'elle doit le nom des Mauvais-Garçons à une autre enseigne; Jaillot pense qu'elle pourroit le tenir des bouchers qui l'habitoient, espèces d'hommes qu'à plusieurs époques, et principalement au commencement du quinzième siècle, on trouve mêlés à toutes les séditions, à tous les troubles qui agitèrent Paris.

Rue Garancière. Elle aboutit d'un côté au coin des rues du Petit-Bourbon et des Aveugles, de l'autre à la rue de Vaugirard. Ce nom a été altéré, car, suivant Sauval, on l'appeloit rue Garancée, et sur tous les plans du siècle passé, on lit rue Garance. Ce n'étoit, dans le principe, qu'une des ruelles dites de Saint-Sulpice, et elle n'avoit pas d'autre nom, même après qu'on y eut bâti l'hôtel de Garancière, auquel elle doit celui qu'elle porte aujourd'hui. Elle l'avoit pris dès 1540, quoiqu'elle ne fût encore qu'une ruelle ou chemin non pavé. Les titres du dix-septième (p. 383) siècle le lui donnoient également, et c'est par abréviation qu'on l'appeloit rue Garance[280].

Rue des Fossés-Saint-Germain. Elle commence au coin des rues Saint-André-des-Arcs et de Buci, et finit à celui de la rue des Boucheries et de celle des Cordeliers. Le procès-verbal de son alignement entre les portes de Buci et de Saint-Germain étoit daté de 1560, et la désignoit sous le nom de rue des Fossés. Sur quelques plans elle conserve ce nom, qu'elle partage avec la rue Mazarine; sur d'autres elle est nommée rue Neuve-des-Fossés, pour la distinguer des autres rues ouvertes sur les fossés de l'enceinte de Philippe-Auguste. Depuis l'année 1688, où les comédiens françois y établirent leur théâtre, on l'appeloit vulgairement rue de la Comédie; mais dans les actes ainsi que dans les inscriptions gravées à ses extrémités, on avoit conservé l'ancien nom[281].

Rue du Gindre. Elle aboutit à la rue Mézière et à celle du Vieux-Colombier. L'abbé Lebeuf a trouvé que gindre signifioit le maître-garçon d'un boulanger[282], et Ménage, qui l'a dit avant lui, veut qu'il dérive du mot latin Gener (gendre), «parce qu'il arrive assez ordinairement, dit-il, que les (p. 384) maîtres-garçons deviennent les gendres des boulangers chez lesquels ils travaillent.» Cette étymologie paroîtra sans doute bien forcée, et l'on doit préférer l'opinion de Jaillot, qui fait venir ce nom de junior, employé effectivement dans plusieurs titres anciens pour désigner un compagnon, un aide, un commis[283]. Il paroît que cette rue se prolongeoit autrefois jusqu'à la rue Honoré-Chevalier, et que, depuis la rue Mézière, elle se nommoit rue ou ruelle des Champs. Les jésuites obtinrent sans doute la permission d'enfermer cette dernière partie dans leur enclos.

Rue Neuve-Guillemin. Elle traverse de la rue du Four dans celle du Vieux-Colombier. Sauval a commis plusieurs erreurs au sujet de cette rue[284], qu'il appelle nouvelle, quoique, dès 1456, elle fût connue sous le nom de rue de Cassel, parce qu'elle conduisoit à l'hôtel de ce nom. Il ajoute qu'elle se nommoit rue de la Corne, ce qui est vrai, mais il ne l'est pas que ce fut plutôt parce qu'elle étoit habitée par des prostituées qu'à cause de l'enseigne d'une maison située dans cette rue, et dont il a même mal indiqué la situation. La rue avoit effectivement pris ce nom de cette enseigne, et le conservoit encore après l'expulsion des personnes de mauvaise vie qui y demeuroient. C'est ainsi qu'elle est désignée au milieu du dix-septième siècle sur divers plans, bien qu'on eût déjà changé son nom en celui de Guillemin. Ce (p. 385) dernier nom lui venoit d'une famille qui possédoit un grand jardin dans cette rue.

Rue Guizarde. Elle aboutit d'un côté à la rue des Canettes, de l'autre à l'une des portes de la foire. Il n'en est fait mention, ni dans le rôle des taxes de 1636, ni dans celui de 1641, mais les plans la désignent, dès 1643. Elle avoit été ouverte sur une partie de l'hôtel de Roussillon, ainsi que la rue Princesse, dont nous allons bientôt parler.

Rue Saint-Hyacinthe. Elle commence à la place Saint-Michel, et aboutit à la rue du Faubourg-Saint-Jacques. Les maisons qu'on y voit du côté des Jacobins ont été bâties sur l'emplacement de l'ancien Parloir aux bourgeois ou hôtel-de-ville. Après la bataille de Poitiers, les Parisiens ayant jugé nécessaire de fortifier leur ville, qui n'étoit défendue de ce côté que par l'enceinte de Philippe-Auguste, creusèrent un fossé au pied de cette enceinte, ce que rapporte le continuateur de Nangis, témoin oculaire[285]. En 1646, le roi ayant fait don à la ville de ces fortifications devenues inutiles, elle fit combler les fossés, et l'emplacement fut couvert de jardins et de maisonnettes pour loger ceux qui les cultivoient. Ces bâtiments se sont depuis multipliés, agrandis, élevés, et ont formé la rue dont nous parlons. Dans le principe, elle n'eut point de nom particulier; et les maisons qui la composoient, ainsi que les autres qu'on avoit bâties sur les fossés, n'étoient désignées que sous le nom général de maisons situées sur le (p. 386) rempart. On leur donna depuis le nom de rue des Fossés; la nouvelle rue reçut ensuite la dénomination particulière de rue des Fossés-Saint-Michel, à cause de sa situation près de la porte, et à l'entrée du faubourg du même nom. Mais les jacobins ayant fait bâtir des maisons dans leur clos, dont cette rue faisoit partie, on lui donna le nom de Saint-Hyacinthe, religieux de leur ordre.

Rue Honoré-Chevalier. Elle traverse de la rue Cassette dans la rue Pot-de-Fer; et c'est sous ce nom qu'elle est désignée dans un contrat de vente de 1611. Elle se trouve depuis indiquée rue Chevalier, du Chevalier, du Chevalier-Honoré; mais son véritable nom est le premier, qu'elle porte encore aujourd'hui. Il vient d'Honoré Chevalier, bourgeois de Paris, qui possédoit, rue Pot-de-Fer, trois maisons et de grands jardins, au travers desquels on ouvrit cette rue.

Rue du Petit-Lion. Elle donne d'un bout dans la rue de Tournon, de l'autre dans celle de Condé. Anciennement elle n'étoit désignée que sous la dénomination générale de ruelle descendant de la rue Neuve à la foire, et ruelle allant à la foire. Une enseigne lui avoit fait donner, dès le commencement du dix-septième siècle, le nom sous lequel elle est encore connue aujourd'hui.

Rue Maillet. Elle traverse de la rue d'Enfer à celle du Faubourg-Saint-Jacques. Sur les plans de Jouvin et de Bullet, ce n'est qu'un chemin sans nom. Elle est nommée rue des Deux Maillets sur le plan de Valleyre, et rue du Maillet sur tous les autres plans du dix-huitième siècle.

(p. 387) Rue Saint-Maur. Elle donne, d'un côté dans la rue de Sèvre, de l'autre dans celle des Vieilles-Tuileries. C'est ainsi qu'elle est nommée sur le plan de Gomboust et sur ceux qui en ont été copiés. Dans les archives de Saint-Germain, on lit qu'en 1644 cette abbaye donna, par bail à cens et à rente, une certaine quantité de terrain à un épicier nommé Pierre Le Jai, à la charge d'y bâtir et percer deux rues qui porteroient les noms de Saint-Maur et de Saint-Placide, deux religieux célèbres de l'ordre de saint Benoît.

Rue Mézière. Elle donne d'un côté dans la rue Pot-de-Fer, de l'autre dans la rue Cassette. Sauval a commis sur cette rue plusieurs erreurs qu'il est inutile de relever; il nous suffira de dire qu'elle devoit son nom à l'hôtel de Mézière, dont les jardins régnoient le long de cette rue[286].

Rue de Molière. Elle donne d'un bout dans la rue de Vaugirard, de l'autre sur la place du Théâtre-François, et date, comme toutes les rues environnantes, de l'origine de cet édifice.

Rue Notre-Dame-des-Champs. Elle aboutit aux rues de Vaugirard et d'Enfer, au coin de celle de la Bourbe. Son nom lui venoit de l'église Notre-Dame-des-Champs, occupée depuis par les carmélites, parce qu'anciennement ce chemin y conduisoit. Aux quatorzième et quinzième siècles on le nommoit le chemin Herbu, et depuis rue du Barc, sans qu'on sache bien précisément à quelle occasion. Peut-être, (p. 388) dit Jaillot, en avoit-on supprimé une partie, qui faisoit, en ligne droite, la continuation de la petite rue du Bac[287].

Rue de l'Odéon. Voyez Rue du Théâtre-François.

Place de l'Odéon. Voyez Place du Théâtre-François.

Rue Palatine. Elle règne le long de Saint-Sulpice, depuis la rue Garancière jusqu'à celle des Fossoyeurs, maintenant rue Servandoni. Le cimetière de cette paroisse étoit autrefois situé au chevet de l'église: lorsqu'au siècle passé on commença le monument que nous voyons aujourd'hui, il fallut prendre le terrain qu'occupoit ce cimetière, qui fut alors transféré au côté méridional. On ouvrit en même temps, parallèlement à ce côté, une rue, qui fut appelée d'abord rue Neuve-Saint-Sulpice, et ensuite rue du Cimetière. On la nomma depuis rue Palatine, en l'honneur de madame la princesse Palatine, veuve de M. le prince de Condé, qui, au commencement du siècle dernier, logeoit au Petit-Luxembourg.

Rue Saint-Placide. Elle traverse de la rue de Sèvre dans celle des Vieilles-Tuileries. Nous avons déjà dit, en parlant de la rue Saint-Maur, quand elle avoit été percée, et pourquoi on lui avoit donné le nom qu'elle porte encore aujourd'hui.

(p. 389) Rue Pot-de-Fer. Elle donne d'un côté dans la rue du Vieux-Colombier, de l'autre dans celle de Vaugirard. Sauval dit qu'elle se nommoit d'abord rue du Verger[288], et que, de son temps, elle commençoit à prendre le nom de rue des Jésuites, parce que leur noviciat en occupoit une partie. Jaillot n'a lu ces noms dans aucun titre; il trouve seulement qu'au quinzième siècle cette rue n'étoit qu'une ruelle sans nom, indiquée, dans les titres de l'abbaye, ruelle tendante de la rue du Colombier à Vignerei. (Le clos de Vignerei étoit, comme nous l'avons déjà dit, enfermé dans le parc du Luxembourg). Dans d'autres titres elle porte, avec d'autres rues qui lui sont parallèles, le nom général de ruelle Saint-Sulpice. Enfin, dans le terrier de 1523, elle est désignée sous celui de Henri du Verger, bourgeois de Paris, dont la maison et les jardins occupoient une grande partie de cette rue. Il est probable que celui qu'elle porte aujourd'hui lui vient de quelque enseigne; cependant nous n'avons trouvé à ce sujet aucun renseignement.

Rue Princesse. Elle traverse de la rue du Four à la rue Guisarde. En parlant de cette dernière nous avons dit qu'elle avoit été ouverte en même temps que celle-ci sur l'emplacement de l'hôtel de Roussillon. On ignore du reste à quelle époque et en l'honneur de qui le nom qu'elle porte lui a été donné; mais elle est déjà désignée ainsi dans le procès-verbal de 1636.

(p. 390) Rue des Fossés-de-M.-le-Prince. Elle commence à la rue de Condé, et finit à l'extrémité de la rue de Vaugirard. Sa situation sur les fossés lui en avoit fait d'abord donner le nom sans aucune addition; ensuite on l'appela rue des Fossés-Saint-Germain, et enfin rue des Fossés-de-M.-le-Prince, parce que l'hôtel du prince de Condé s'étendoit jusque là. On y bâtit quelques maisons avant le milieu du dix-septième siècle, et à cette époque les fossés existoient encore du côté de l'hôtel de Condé; mais dès que le roi eut permis de les combler, on s'empressa de les couvrir de bâtiments, et de former ainsi la rue telle qu'elle est aujourd'hui.

Rue de Racine. Elle aboutit à la place du Théâtre-François et à la rue des Fossés-de-M.-le-Prince, et fut percée à l'époque où l'on bâtissoit ce théâtre.

Rue du Regard. Elle aboutit au coin des rues du Chasse-Midi et des Vieilles-Tuileries, puis à la rue de Vaugirard, vis-à-vis d'un regard de fontaine qui lui en a fait donner le nom. Sur quelques plans on la trouve appelée rue des Carmes, parce qu'elle régnoit le long de l'enclos des Carmes-Déchaussés.

Rue de Regnard. Elle donne d'un bout dans la rue de Condé, de l'autre sur la place du Théâtre-François, et son origine est la même que celle de la rue de Racine.

Rue Saint-Romain. Elle traverse de la rue de Sèvre dans celle du Petit-Vaugirard. Il y a quelque apparence, dit Jaillot, qu'on lui donna ce nom parce qu'elle fut ouverte dans le temps où D. Romain Rodayer étoit prieur de l'abbaye Saint-Germain. (p. 391) Quelques plans la présentent sous les noms d'Abrulle et du Champ-Malouin, sans en donner aucune raison.

Rue Servandoni. Voyez Rue des Fossoyeurs.

Rue de Sèvre. Elle commence au carrefour de la Croix-Rouge, et finit au nouveau boulevard. Dans les titres de l'abbaye Saint-Germain, du treizième siècle et des suivants, elle est nommée rue de la Maladrerie; et dans un rôle de taxes de 1641, rue de l'Hôpital des Petites-Maisons. On lui a donné le nom qu'elle porte aujourd'hui parce qu'elle conduit au village de Sèvre (Savara); ce qui doit faire préférer ce nom à celui de Sève, qu'on lit sur la plupart des plans et dans les nomenclatures.

Rue Saint-Thomas. Elle donne d'un bout dans la rue d'Enfer, de l'autre dans celle du Faubourg-Saint-Jacques. Nous avons déjà parlé du clos des Jacobins et des rues qu'on y avoit pratiquées, lorsque ces religieux eurent obtenu la permission d'y faire bâtir. Celle-ci, qui étoit du nombre, doit son nom à l'un des saints les plus célèbres de leur ordre, ainsi qu'à l'hôtel qu'ils y avoient fait élever.

Rue du Théâtre-François. Cette rue, qui prend naissance au carrefour de la rue des Fossés-Saint-Germain, et vient aboutir à la place du même nom, en face du monument, est la principale de celles qui furent percées à l'époque où l'on construisoit ce monument.

Place du Théâtre-François. Cette place, qui s'étend en demi-cercle devant le monument dont elle porte le nom, forme une espèce de centre auquel aboutissent toutes les rues percées pour servir d'issues à (p. 392) cet édifice. Elle a été pratiquée en même temps que toutes les constructions auxquelles elle est liée[289].

Rue des Vieilles-Tuileries. Elle commence au coin de la rue du Regard, et finit à celui de la rue de Bagneux. Cette rue a reçu mal à propos, sur les anciens plans, le nom du Chasse-Midi, parce qu'elle fait la continuation de celle-ci, tandis qu'on y donnoit le nom de Tuileries et de Vieilles-Tuileries à la rue Barouillère, parce qu'elle aboutissoit effectivement à des fabriques de tuiles. Dans les anciens titres elle est indiquée rue des Vieilles-Tuileries allant droit à Vaugirard.

Rue de Tournon. Elle commence au coin des rues du Petit-Lion et du Petit-Bourbon, et finit à la rue de Vaugirard, vis-à-vis le palais du Luxembourg, auquel elle sert d'avenue. Ce n'étoit anciennement qu'une ruelle désignée, comme celles qui lui sont parallèles, sous le nom général de ruelles de Saint-Sulpice. On la trouve aussi nommée ruelle du Champ-de-la-Foire, parce qu'il y avoit un champ où l'on vendoit des animaux, lequel occupoit une grande partie de l'espace entre les rues de Tournon et Garancière. Ce champ est désigné, dans plusieurs actes, sous le nom de Pré-Crotté.

Il y avoit des maisons bâties dans cette rue avant l'année 1541, et alors elle portoit déjà le nom de rue (p. 393) de Tournon qu'on lui avoit donné en l'honneur du cardinal François de Tournon, abbé de Saint-Germain-des-Prés. Toutefois cette rue ne fut point alors entièrement bâtie; car on trouve qu'en 1580 plusieurs particuliers y avoient obtenu des concessions de terrain, à la charge d'y faire construire des maisons.

Rue de la Treille. Ce n'est qu'un passage qui conduisoit de la rue des Boucheries au marché et à la foire. Il fut vendu à l'abbaye Saint-Germain en 1489. Dans plusieurs actes et sur quelques plans, il est appelé Porte-Gueffière, ou plutôt Greffière, parce que le greffier de l'abbaye y demeuroit.

Rue de Vaugirard. Elle commence à la rue des Fossés-de-Monsieur-le-Prince, au coin de celle des Francs-Bourgeois, et aboutit à la pointe du chemin qui conduit au village de ce nom: ce village est connu dans les anciens titres sous la dénomination de Valboitron et Vauboitron, et on l'appeloit encore ainsi en 1256. Mais, quelque temps après, Gérard, abbé de Saint-Germain, l'ayant fait rebâtir, et y ayant fait construire une chapelle et des lieux réguliers pour sa communauté, la reconnoissance des habitans leur fit substituer à l'ancien nom celui du bienfaiteur: on le nomma Vau-Gérard, et par corruption Vaugirard. La rue dont nous parlons s'appeloit simplement le chemin de Vaugirard, et les titres ne lui donnent point d'autre nom jusqu'au seizième siècle, que les bâtiments qu'on y éleva lui firent prendre le nom de rue. Tout ce que Sauval dit au sujet de cette rue, qu'il prétend avoir été successivement (p. 394) appelée des Vaches et de la Verrerie, est entièrement destitué de preuves[290]. On trouve seulement qu'en 1583 le duc de Pinei-Luxembourg ayant acquis un pavillon nommé la ferme du Bourg, ainsi que plusieurs fermes et héritages situés dans cette rue, elle commença à porter son nom; et en effet quelques actes de ce temps l'indiquent rue de Vaugirard, autrement dite de Luxembourg; en 1659 on trouve grande rue de Luxembourg[291].

Rue du Petit-Vaugirard. C'est la continuation de la rue des Vieilles-Tuileries jusqu'au chemin de Vaugirard, dont elle a tiré son nom.

Rue des Quatre-Vents. Elle aboutit d'un côté à la rue de Condé, et de l'autre à celle du Brave, vis-à-vis la porte de la foire. Anciennement ce n'étoit qu'une ruelle descendant à la foire. Au commencement du quinzième siècle, elle prit le nom de rue Combault, d'un chanoine de Romorantin qui y demeuroit. On la voit aussi sous celui du Petit-Brac dans les plans du siècle passé. Celui qu'elle porte aujourd'hui vient d'une enseigne[292].

(p. 395) Rue de Voltaire. Cette rue donne sur la place du Théâtre-François et dans la rue des Fossés-de-Monsieur-le-Prince. Elle a été percée, comme toutes celles qui aboutissent au même point, lors de la construction du théâtre.

(p. 396) MONUMENTS NOUVEAUX ET RÉPARATIONS AUX ANCIENS MONUMENTS, FAITES DEPUIS 1789.

ÉGLISE DE SAINT-SULPICE.

Cette église doit à la munificence du pasteur qui la gouverne maintenant[293], d'avoir recouvré une partie de son ancienne splendeur, et d'offrir un genre de décoration, dont il n'y a que très peu d'exemples à Paris: ce sont des peintures à fresque exécutées, dans plusieurs de ses chapelles, par plusieurs de nos peintres les plus distingués. Nous donnerons le détail des divers ornements dont elle a été enrichie, en commençant par la description des chapelles.

Deuxième chapelle, à droite en entrant. On la prépare maintenant pour être peinte à fresque.

Troisième chapelle, dite de Saint-Roch. Cette chapelle, peinte à fresque par M. Abel de Pujol, représente, dans le tableau qui est à droite, saint Roch guérissant miraculeusement des malades, dans un hôpital de Rome; dans le tableau de la gauche, sa mort dans une prison; dans le plafond, il est enlevé au ciel par (p. 397) des anges, et les quatre pendentifs représentent les quatre principales villes où s'exerça sa charité, Rome, Aquapendente, Plaisance et Cesène; au fond de la chapelle, un bas-relief couleur d'or offre le convoi du saint, mort à Montpellier en 1327.

L'ordonnance de ces diverses peintures est fort belle; on y retrouve la correction de dessin et le style élevé de M. Abel de Pujol; et l'on ne peut reprocher à ce dessin que d'offrir de la maigreur dans un certain nombre de figures; d'autres sont exemptes de ce défaut.

Quatrième chapelle, dite de Saint-Maurice. Cette chapelle, peinte également à fresque par M. Vinchon, nous montre, dans le tableau de la droite, Saint-Maurice, Exupère, Candide, et les autres héros de la légion thébéenne, qui refusent de sacrifier aux idoles; le tableau à gauche représente le moment où la légion est entourée et massacrée par les ordres du féroce Maximien; dans le plafond, des anges apportent des palmes à ces généreux martyrs; les figures de la Foi, de l'Espérance, de la Charité, de la Constance, ornent les quatre pendentifs; d'autres groupes d'anges soutiennent des écussons et une guirlande de verdure dont le plafond est entouré.

La statue de saint Maurice, de grandeur naturelle, occupe le fond de la chapelle.

Les compositions de cette chapelle sont d'une belle ordonnance, et les ornements en sont de bon goût.

Le monument de M. Languet de Gergy est dans la cinquième chapelle dédiée à saint Jean-Baptiste.

À l'entrée de la sacristie, sur deux piédestaux carrés, (p. 398) sont élevées les statues en plâtre de saint Pierre et de saint Jean: la première par M. Pradier, la seconde par M. Petitot. Des inscriptions portent qu'elles ont été données par la Ville à l'église Saint-Sulpice, en 1822.

Sixième chapelle. 1o Deux copies d'apôtres, vus à mi corps, d'après le Valentin ou Michel-Ange de Caravage; 2o l'esquisse de la coupole de la chapelle de la Vierge.

Septième chapelle, dite de Saint-Fiacre. 1o Un très beau tableau par M. Dejuinne, qui représente le saint refusant la couronne d'Écosse; 2o la Résurrection de la fille de Jaïre (École de Jouvenet); tableau au dessous du médiocre.

Huitième chapelle. Dans une niche sur l'autel, une petite statue de Sainte-Geneviève, d'un style médiocre, mais exécutée avec naïveté et correction.

Neuvième chapelle. Sur l'autel une bonne copie du Saint-Michel de Raphaël; vis-à-vis, la Samaritaine, bon tableau de l'école de La Hire ou de Le Brun.

Deuxième chapelle, à gauche en entrant. Trois tableaux: 1o Sainte-Perpétue dans sa prison; 2o saint Vincent faisant une instruction aux orphelins en présence des sœurs de la Charité; 3o la mort de la Vierge, par Dandré-Bardon. Le premier de ces tableaux est très médiocre, les deux autres sont détestables.

Troisième chapelle. On la peint à fresque en ce moment.

Quatrième chapelle dite de Saint-Vincent de Paule. Cette chapelle, peinte à fresque par M. Guillemot, (p. 399) nous montre, dans le tableau de la droite, le saint assistant Louis XIII à ses derniers moments; dans celui de la gauche, le moment où il recommande les enfants trouvés à la pitié des dames de charité; dans les quatre pendentifs, des médaillons en bas-relief de couleur d'or représentent plusieurs actions de sa vie; dans le plafond, il est enlevé au ciel par des anges.

Il y a, dans ces peintures, le mérite de composition et de dessin qui distingue les ouvrages de M. Guillemot[294].

Cinquième chapelle. Dans cette chapelle, qui est ornée d'une très belle menuiserie, sur le maître-autel, un tableau allégorique représentant la Conversion des nations infidèles par saint François Xavier; sans nom d'auteur.

(p. 400) Sixième chapelle. Deux tableaux: 1o saint Jean écrivant son Apocalypse; sans nom d'auteur; 2o saint François en prière, par Pierre.

Septième chapelle. Un très beau tableau représentant saint Charles Borromée pendant la peste de Milan; par M. Granger. (Donné par la Ville à l'église de Saint-Sulpice, en 1817).

Huitième chapelle. Deux tableaux; 1o la Pentecôte; 2o l'Annonciation; sans nom d'auteur.

Au dessus des deux portes d'entrée, pratiquées des deux côtés de la chapelle de la Vierge, deux tableaux: 1o l'Annonciation; sans nom d'auteur; 2o la Vierge de douleur, bon tableau qui paroît appartenir à l'école de Le Brun.

Au dessus du banc des marguilliers, un tableau représentant l'intérieur de Saint-Sulpice; sans nom d'auteur; vis-à-vis, une Vierge tenant l'enfant Jésus entre ses bras; école de Mignard.

Grand autel. Il est fait en forme de sarcophage antique; au milieu on a pratiqué une niche recouverte d'une glace, où sont exposées des reliques. Le tabernacle, d'une forme carrée, est décoré, dans ses parties latérales, de colonnes d'ordre corinthien, et supporte une plinthe sur laquelle deux anges sont en adoration devant la croix. Toute cette partie de l'autel est en cuivre doré, et l'ensemble de cette composition est simple et de bon goût.

NOUVEAU SÉMINAIRE SAINT-SULPICE.

Ce monument, achevé depuis peu de temps, borde tout le côté méridional de la nouvelle place Saint-Sulpice. (p. 401) C'est une construction faite avec soin et d'une belle simplicité; mais elle n'a pas le caractère convenable à sa destination, et ressemble plutôt à une caserne qu'à un séminaire.

PALAIS DU LUXEMBOURG.

Ce palais, ayant été destiné aux séances du Sénat de Buonaparte et ensuite à celles de la Chambre des Pairs, a éprouvé, en raison de cette destination, plusieurs changements dans ses distributions intérieures: à droite, a été pratiqué un grand escalier qui conduit à la salle des séances; il est décoré de statues représentant quelques uns des généraux et des grands hommes qui ont illustré la France. À gauche et au dessus du rez-de-chaussée, est la galerie des tableaux. Ceux des anciens maîtres qu'elle contenoit ayant été transportés au musée du Louvre, cette galerie est maintenant destinée à recevoir les ouvrages des peintres vivants dont le gouvernement juge à propos de faire l'acquisition; cette collection de tableaux modernes change souvent d'aspect et pour ainsi dire, à chaque salon, un grand nombre d'ouvrages nouvellement exposés prenant la place des tableaux de l'exposition précédente qui sont alors distribués, ou dans les maisons royales, ou dans les musées des départements.

Ce palais, autrefois obstrué, comme la plupart de nos édifices publics, de bâtisses irrégulières ou de baraques qui y étoient attenantes, est maintenant, des deux côtés, parfaitement isolé au milieu d'un (p. 402) espace symétrique, et fermé de tous côtés par des grilles.

JARDIN DU LUXEMBOURG.

Ce jardin, considéré maintenant comme le plus beau jardin public de l'Europe, sans en excepter celui des Tuileries, qu'il surpasse par l'élégance du dessin et l'heureuse harmonie de toutes ses parties, mérite que nous nous arrêtions un moment sur les changements que le génie de Chalgrin y a opérés, et qui en ont fait, comme par enchantement, ce qu'il est aujourd'hui.

Planté sur un terrain irrégulier, toutes les irrégularités de l'espace dans lequel il est circonscrit se trouvent entièrement perdues dans les parties les plus reculées du bois qui l'environne, et ce bois, élevé en terrasse, vient se dessiner circulairement autour d'un parterre également circulaire dans sa partie centrale, et qui, à partir de la terrasse du château, se prolonge jusqu'à une seconde terrasse, laquelle précède une immense allée percée en face du palais. Cette allée, ouverte sur l'ancien terrain des Chartreux, termine, de ce côté, le jardin, et présente pour perspective le monument de l'Observatoire, dont l'axe s'est trouvé, par le plus heureux des hasards, absolument le même que celui du monument élevé par Desbrosses. Des deux côtés, et dans la partie basse de ce terrain, que l'on a fort élevé au dessus de son niveau, mais seulement sur l'espace où l'allée a été pratiquée, sont des pépinières expérimentales (p. 403) qui dépendent du palais, et sont renfermées dans l'enceinte du jardin.

Le bois symétriquement percé de larges allées, et dont la lisière forme, de tous les côtés, des terrasses en amphithéâtre d'où la vue embrasse tout le jardin, a, pour ces allées, des issues sur toutes les rues qui l'environnent[295], de manière que les promeneurs peuvent y aborder de tous les côtés. Le milieu du parterre, dont les compartiments sont dessinés avec goût et simplicité, est occupé par un grand bassin octogone avec jet d'eau; des pentes douces en fer à cheval lient cette partie du jardin, à son extrémité méridionale, avec les terrasses sur lesquelles s'élève le bois dont elle est entourée; les murs de ces terrasses sont revêtus de massifs disposés en talus et revêtus d'un gazon sur lequel on a planté des rosiers qui forment autour du jardin comme une immense ceinture de fleurs. On communique encore du parterre aux terrasses par plusieurs escaliers.

Enfin les deux entrées, du côté de la rue de Vaugirard où se trouve la façade du château, offrent un couvert d'arbres par lequel on arrive à la grande terrasse placée vis-à-vis de la façade opposée. De l'un et de l'autre côté, cette terrasse est accompagnée de deux grands espaces entourés de grillages et remplis de rosiers greffés sur des églantiers, et des espèces les plus rares et les plus variées. Ainsi, de quelque côté qu'on entre dans ce jardin, on y trouve de l'ombrage et les aspects les plus séduisants.

(p. 404) Sur les terrasses et dans la partie circulaire du parterre, on a placé comme ornement un assez grand nombre de statues.

STATUES ET AUTRES ORNEMENTS DU JARDIN DU LUXEMBOURG.
 
Sur la terrasse, à droite.   Sur la terrasse, à gauche.
Vulcain.   Flore.
La Pudicité.   Mars.
Romain.   Guerrier romain.
Cérès.   Bacchus.
Bacchus.   L'Été.
Méléagre.   Vertumne.
L'Été.   Mercure.
Guerrier romain.   Apollon.
Romain.   Bacchus.
Vénus.   Vénus.
Cérès.   Méléagre.
Le Gladiateur Borghèse.   Diane chasseresse.
 
Autour du parterre.   Autour du parterre.
Minerve.   Diane.
Junon.   Diane.
Vénus.   Bacchus.
Flore.   Vénus.

Dans le parterre, aux angles des grands tapis de verdure.

Quatre grands vases en marbre, forme de Médicis.

À l'origine des balustrades qui bordent le fer à cheval.

Des groupes d'enfants supportant des cuvettes.

Aux deux extrémités du fer à cheval.

Des copies des lutteurs, d'après les deux groupes antiques de la galerie de Florence.

(p. 405) Au milieu du tapis de verdure, dans la partie du bois, à droite.

Un grand vase, forme de Médicis.

Dans le carré de rosiers, du même coté.

Une statue de Mercure.

À l'entrée de la grande allée.

Sur deux piédestaux carrés, deux lions en marbre. Les deux portes qui donnent sur les rues de Fleurus et d'Enfer sont ornées des mêmes animaux sculptés en pierre.

Dans la partie du bois qui borde la rue d'Enfer.

Trois statues allégoriques.

La plupart de ces statues sont copiées d'après l'antique. Les meilleures de ces copies sont médiocres, ce qui ne peut choquer dans des figures destinées à l'ornement d'un jardin public; mais plusieurs d'entre elles offrent des nudités, et ces nudités sont choquantes, même pour l'œil le moins scrupuleux.

Les honnêtes gens s'étonnent avec juste raison que, dans la capitale d'un royaume où la religion chrétienne est du moins reconnue comme religion de l'État, on laisse encore subsister, dans des lieux ouverts à toute une population[296], et dont n'écartent (p. 406) ni le sexe ni l'âge, ces monuments hideux de la licence du paganisme, sur lesquels du moins on jettoit autrefois un voile, lorsque, très imprudemment encore, on les exposoit aux regards de la multitude. Puisqu'on juge à propos de ne point les y soustraire, la pudeur publique exigeroit qu'on leur rendît du moins ce voile, qui en a été arraché pendant les saturnales de la révolution.

THÉÂTRE-FRANÇOIS.

Ce théâtre, devenu, il y a quelques années, la proie d'un nouvel incendie qui, de même que le premier, en avoit détruit toutes les constructions intérieures, a été très promptement rétabli. La salle, dont la coupe est la même, offre une décoration élégante, exécutée sous la direction et d'après les dessins de M. Lafitte. Dans les compartiments du plafond, disposé en éventail, sont représentées les Muses et autres divinités du paganisme qui président aux beaux arts; vers l'entablement sont rassemblés, dans des médaillons, les portraits des grands auteurs tragiques, grecs et romains. Les autres parties de cette salle sont richement décorées en arabesques où domine l'or, au milieu d'une grande variété de couleurs. À l'extérieur, le fronton a été remplacé par un attique.

(p. 407) NOUVEAU MARCHÉ SAINT-GERMAIN.

Cette belle construction se compose, dans sa partie principale, d'un grand bâtiment carré-long, qui occupe tout l'espace sur lequel étoit placée autrefois la Foire Saint-Germain. Les deux façades du nord et du midi sont percées chacune de vingt-et-une arcades, dont trois seulement sont ouvertes au milieu, et deux à chacun des angles; les façades du levant et du couchant, qui n'ont que dix-sept arcades, présentent également trois arcades ouvertes au milieu, et une à chaque angle. Une rue sépare au midi ce bâtiment d'un autre qui sert de boucherie, et se prolonge dans toute la longueur de cette façade méridionale. Il contient aussi vingt-et-une arcades, et présente des ouvertures toutes semblables. Les toits de ces deux constructions sont plats et couverts de tuiles rondes; des ouvertures pratiquées au dessus de chaque arcade y entretiennent la libre circulation de l'air et y maintiennent la salubrité.

Au milieu de la cour du grand marché a été transportée une fontaine, autrefois placée sur la place Saint-Sulpice, et dont les dimensions étoient hors de proportion, et avec le monument en face duquel elle avoit été élevée, et avec la place immense dont elle devoit faire l'ornement. La composition en est simple et de bon goût: c'est une espèce de cippe carré, orné de quatre bas-reliefs, représentant le Commerce, l'Agriculture, les Sciences et les Arts. Ces bas-reliefs sont dus à M. Espercieux.

Au milieu du bâtiment destiné aux bouchers, (p. 408) s'élève une autre fontaine que surmonte une figure colossale en moulage.

Ce monument, pour la pureté de son exécution, la noble simplicité de ses lignes et l'accord parfait de toutes les convenances architecturales, peut être offert comme un modèle qu'il seroit difficile de surpasser.

THÉÂTRE FORAIN DU LUXEMBOURG.

Ce théâtre, très fréquenté par le peuple qui habite les quartiers environnants, est situé dans la rue de Fleurus, et à l'entrée du jardin du Luxembourg.

BARRIÈRE DU MONT-PARNASSE.

En dehors de cette barrière, est situé l'ancien cimetière de la Charité, que l'on a considérablement agrandi, et que l'on nomme maintenant cimetière du Midi. C'est là que la plupart des habitants de la rive méridionale de la Seine ont leur sépulture. Près de ce cimetière s'élève un petit théâtre très fréquenté, dans la belle saison, par les classes populaires de Paris. L'espace entre cette barrière et celle du midi est couvert de guinguettes de la construction la plus élégante, et dont plusieurs pourroient soutenir la comparaison avec les hôtels les plus brillants de la Chaussée-d'Antin.

RUES ET PLACES NOUVELLES.

Rue d'Assas. Elle donne d'un côté dans la rue du Cherche-Midi, de l'autre dans la rue de Vaugirard. (p. 409) Elle a été ouverte sur l'ancien terrain des Carmes-Déchaussés.

Rue Clément. Elle longe le côté nord du marché neuf Saint-Germain, et d'une part aboutit à la rue de Seine, de l'autre à la rue Mabillon.

Rue de l'Est. Elle commence au boulevard et vient aboutir dans la rue d'Enfer, à l'endroit où est ouvert le passage de Saint-Jacques-du-Haut-Pas.

Rue Félibien. Cette rue, formée par la façade méridionale du marché Saint-Germain et par le bâtiment qui lui est parallèle, aboutit d'un côté à la rue Neuve-de-Seine, et de l'autre à la rue Mabillon.

Rue de Fleurus. Cette rue aboutit d'un côté à la grille du Luxembourg (côté du couchant), de l'autre au cul-de-sac de la rue Notre-Dame-des-Champs, auquel elle a donné son nom.

Rue des Fourneaux. Cette rue, ouverte dans la rue de Vaugirard, vient aboutir à la barrière dont elle porte le nom.

Rue Duguay-Trouin. Elle est ouverte sur la rue de Fleurus, et vient aboutir en équerre à la rue de l'Ouest.

Rue Jean-Bart. Cette rue, ouverte dans la rue de Vaugirard et vis-à-vis la rue Cassette, donne par son extrémité dans la rue de Fleurus.

Rue de la Caille. Elle donne d'un côté dans la rue d'Enfer, et de l'autre aboutit aux nouveaux boulevards.

Rue Mabillon. Elle longe le côté occidental du marché Saint-Germain, et aboutit d'un côté à la rue (p. 410) des Aveugles, de l'autre à celle du Four Saint-Germain.

Rue Montfaucon. Elle aboutit d'un côté dans la rue Clément, de l'autre dans celle du Four Saint-Germain. C'est l'ancienne rue de Bissi.

Rue Neuve-de-Seine. Elle commence à la rue des Quatre-Vents, aboutit d'un côté à la rue de Seine, et de l'autre fait le prolongement de la rue de Tournon.

Rue de l'Ouest. Elle commence dans la rue de Vaugirard, longe l'ancien enclos des Chartreux, et vient aboutir au boulevard.

Place Saint-Sulpice. Elle a été formée devant l'église dont elle porte le nom, et là viennent aboutir les rues Palatine, Férou, Pot-de-Fer, du Vieux-Colombier, des Canettes et des Aveugles.

Rue Toustain. Elle aboutit d'un côté à la rue Félibien, de l'autre à la rue Neuve-de-Seine.

Rue du Val-de-Grâce. Elle a été ouverte en face de ce monastère, et vient aboutir à la rue d'Enfer.

Cul-de-sac Vaugirard. Il a été ouvert dans la rue dont il porte le nom, près de la maison de l'Enfant-Jésus.

BOULEVARD.

Boulevard d'Enfer. Il prend naissance au boulevard du Mont-Parnasse, et vient aboutir à la barrière dont il porte le nom[297].

(p. 411) FONTAINES.

Fontaine Garancière. Elle est située à l'entrée de cette rue, du côté de celle de Vaugirard, et avoit été construite, en 1715, aux frais de la princesse Anne, palatine de Bavière, veuve de Henri-Jules de Bourbon-Condé, ainsi que l'indique l'inscription suivante, détruite pendant la révolution, et qui a été rétablie:

Aquam præfecto et ædilibus acceptam hic, suis impensis, civibus fluere voluit serenissima princeps Anna Palatina ex Bavariis, relicta serenissimi principis Henrici-Borbonii, principis Condæi, anno Domini M. D. CC. XV.

Fontaine de la rue du Regard. Cette fontaine, qui existe depuis long-temps à l'angle de cette rue et de celle de Vaugirard, est ornée, depuis quelques années, d'un bas-relief de peu de saillie et d'un bon style, lequel représente une Naïade qui se joue avec des cignes.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DU QUATRIÈME VOLUME.

(p. 413) TABLE DES MATIÈRES.
QUATRIÈME VOLUME.—PREMIÈRE PARTIE.

QUARTIER DU LUXEMBOURG.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

IMPRIMERIE ET FONDERIE DE J. PINARD,
RUE D'ANJOU-DAUPHINE, No 8.

Notes

1: II. Cor. 1, 12.

2: Toutefois il est vrai de dire que ces honteux traités ne furent point l'ouvrage du jeune monarque, mais de Mazarin qui régnoit encore à sa place. Du caractère qu'il étoit, Louis XIV s'en fût sans doute indigné et ne les eût point signés.

3: «Les enfants de Charles Ier se réfugièrent en Espagne. Les ministres espagnols éclatèrent dans toutes les cours, et surtout à Rome, de vive voix et par écrit, contre un cardinal qui sacrifioit, disoient-ils, les lois divines et humaines, l'honneur et la religion, au meurtrier d'un roi, et qui chassoit de France Charles II et le duc d'York, cousins de Louis XIV, pour plaire au bourreau de leur père. Pour toute réponse aux cris des Espagnols, on produisit les offres qu'ils avoient faites eux-mêmes au protecteur. (Voltaire.)» Ainsi la France mettoit au jour la honte de l'Espagne, mais ne se lavoit point de la sienne; et ceci ne prouvoit autre chose, sinon qu'il y avoit entre les deux cabinets rivalité de bassesse et d'immoralité.

4: La mort du duc d'Épernon, colonel-général de l'infanterie, lui fournit l'occasion qu'il souhaitoit de supprimer cette charge comme donnant trop d'autorité à celui qui en étoit revêtu; et tous les mestres de camp, tant d'infanterie que de cavalerie, prirent le titre de colonels particuliers de leurs régiments. Dès lors l'armée tout entière fut, pour ainsi dire, dans sa main; et il se réserva de nommer à tous les grades, ne souffrant pas même qu'il se fît un enseigne qui ne fût de son choix.

5: Les instructions qu'il donnoit à son royal élève se réduisoient à lui recommander de tenir très bas les princes de son sang, de ne point se familiariser avec ses courtisans, surtout de savoir dissimuler avec tout le monde, lui montrant la dissimulation comme le point le plus important de l'art de régner; du reste, il ne lui parloit jamais que vaguement des affaires, et employoit à son égard tous les moyens qu'il jugeoit propres à l'en distraire, à lui ôter la curiosité d'en savoir davantage (Reboulet, t. 1, p. 536, in-4o).

6: Jusqu'alors ils avoient passé leur vie presque entière dans les provinces qui leur étoient confiées, et où ils jouissoient d'une grande indépendance; à peine en sortoient-ils une fois l'an pour aller faire leur cour au souverain; et l'on conçoit ce que leur offroit d'avantages une telle position, soit pour se faire des créatures en répandant les grâces dont ils étoient les seuls distributeurs, soit pour se présenter aux peuples comme des maîtres de qui ils avoient tout à craindre et tout à espérer. Il avoit été prouvé, par la guerre de la Fronde, que Richelieu ne les avoit point encore assez abattus. Louis XIV forma le dessein d'achever ce que ce ministre avoit commencé. La cour devint le séjour ordinaire et forcé de ces personnages éminents, et l'on finit par leur persuader qu'ils ne pouvoient être bien et honorablement nulle autre part, et à un tel point, qu'après quelques années de séjour auprès du prince ils se seroient crus exilés, si on les eût de nouveau confinés dans leurs gouvernements. Enfin, pour achever de leur ôter toute influence, l'autorité attachée à leur charge fut partagée entre les gouverneurs particuliers qui ne relevèrent plus que de la cour, et les intendants qui reçurent la plus grande part de cette autorité; en sorte que cette qualité de gouverneur de province ne fut plus qu'un grand titre auquel étoient attachés de grands revenus. (Reboulet, t. 1, p. 557, in-4o.)

7: Ses autres ministres étoient le marquis de Lionne et Michel Le Tellier, père de Louvois. Ces deux personnages, et le surintendant des finances Fouquet, administroient toutes les affaires sous le cardinal. Le roi les avoit conservés, et lors de la chute de Fouquet, Colbert remplaça celui-ci sous le titre de contrôleur-général.

8: Ces billets d'épargne avoient été jetés par la cour dans le commerce, pendant les temps critiques de la régence; les porteurs en étoient devenus créanciers de l'État; et les besoins toujours croissants du trésor les avoient fait multiplier d'une manière excessive. Ne voyant aucun moyen de les acquitter, Colbert imagina de les décrier; et, pour y parvenir sûrement, il commença par les faire refuser dans les recettes du roi. Le moyen étoit sans doute immanquable, et l'effet en fut tel, qu'à peine trouvoit-on cinquante francs sur un billet de dix mille francs. Alors il en fit racheter d'énormes quantités, et paya ainsi à peu de frais des dettes considérables. Quant aux rentes de l'Hôtel-de-Ville, voici ce qui arriva: dans ces mêmes moments de crise, la cour avoit forcé la ville de Paris à emprunter de très grandes sommes à de gros intérêts, et comme elle ne pouvoit subvenir à les payer, une ordonnance obligea les rentiers à imputer au remboursement du capital, ce que l'on déclaroit excessif dans les intérêts qu'ils avoient reçus; cette opération ruina un grand nombre de familles, dont le plus clair et souvent l'unique revenu étoit en rentes constituées sur l'hôtel-de-ville. (Mém. de l'abbé de Choisi.—Id. du comte de Bussi, t. 3.)

9: Fouquet étoit coupable sans doute; mais Colbert qui, sous le masque hypocrite de la plus ardente amitié, abuse de sa confiance, l'attire dans un piége exécrable, et, lorsqu'il l'y a fait tomber, se montre son ennemi le plus implacable et le plus acharné, Colbert est mille fois plus coupable que lui. On ne peut lire sans indignation, et sans concevoir pour cet homme autant de haine que de mépris, les détails de cette manœuvre atroce et de ce vil espionnage (Voyez les Mémoires de l'abbé de Choisi, t. 1, liv. 3).

10: Le canal du Languedoc.

11: C'étoit un malheureux effet de la licence des guerres qui avoient précédé. Le roi remédia à ce mal en établissant une chambre de justice ambulante qui, sous le nom de grands jours, devoit parcourir les provinces, réprimer et punir toutes ces injustices. Elle commença ses fonctions en Auvergne, où les violences avoient été poussées à de plus grands excès que partout ailleurs. Il en coûta la tête à plusieurs; un grand nombre de seigneurs furent punis par la démolition de leurs châteaux, et la sévérité du prince s'étendit jusque sur les juges subalternes dont ils avoient fait les instrumens de leur tyrannie. (Reboulet, t. 1, p. 635, in-4o.)

12: Mém. du duc de Saint-Simon, liv. 1.—«Son esprit, dit-il, naturellement porté au petit, se plut en toutes sortes de détails. Il entra sans cesse dans les derniers sur les troupes, habillement, évolutions, armement, exercice, discipline, en un mot, dans toutes sortes de bas détails; il ne s'en occupoit pas moins sur ses bâtiments, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche: il croyoit toujours apprendre quelque chose à ceux qui en ce genre en savoient le plus, qui recevoient en novices des leçons qu'ils savoient par cœur depuis long-temps. Ces pertes de temps, qui paroissoient au roi avoir tout le mérite d'une application continuelle, étoient le triomphe de ses ministres qui, avec un peu d'art et d'expérience à le tourner, faisoient venir, comme de lui, ce qu'ils vouloient eux-mêmes, et qui conduisoient le grand monarque selon leurs vues et trop souvent selon leurs intérêts, tandis qu'ils s'applaudissoient de le voir se noyer dans les détails.» Il faut sans doute ne se livrer qu'avec quelque méfiance aux récits du duc de Saint-Simon, qui se laisse trop souvent aller à ses préjugés et à ses préventions; mais comme son caractère était la franchise même, on doit le croire, lorsque ce qu'il dit est expliqué et confirmé par les faits.

13: Il rappela l'ambassadeur qu'il avoit à Madrid, fit sortir de France celui d'Espagne, et déclara à son beau-père que, s'il ne reconnoissoit la supériorité de la cour de France et ne lui faisoit pas une satisfaction solennelle d'un tel affront, la guerre alloit recommencer. Philippe IV étoit loin de pouvoir accepter un pareil défi; il lui fallut s'humilier; «et cette cour encore fière, dit Voltaire, murmura long-temps de son humiliation.»

14: Voltaire dit lui-même que le duc Créqui avoit révolté les Romains par ses hauteurs; que ses domestiques commettoient dans Rome les mêmes désordres que la jeunesse indisciplinable de Paris; que ses laquais avoient chargé, l'épée à la main, une escouade de Corses qui protégeoit les exécutions de justice.

15: Avant d'en venir là, le pape avoit vainement employé tous les moyens de conciliation; il avoit fait pendre quelques-uns des soldats qui avoient insulté l'hôtel de l'ambassade; il avoit fait sortir de Rome le gouverneur de cette ville, soupçonné d'avoir favorisé l'attentat. Ni ces actes de déférence, ni les paroles de paix qu'il lui fit porter, ne purent fléchir le roi. Pour l'apaiser quand on l'avoit offensé, il falloit qu'on se mît sous ses pieds. On sait à quoi ce pape fut réduit: il se vit forcé d'exiler de Rome son propre neveu, de casser la garde corse, d'élever lui-même, dans la capitale de ses États et du monde chrétien, une pyramide, avec une inscription qui signaloit à la fois l'injure et la réparation, enfin d'envoyer un légat à latere faire satisfaction au roi, ou, pour mieux dire, lui demander pardon.

16: Par cette distinction, bien digne d'eux assurément, ils reconnoissoient, disoient-ils, avec le pape et les évêques, que la doctrine des cinq propositions étoit justement censurée: c'étoit là le point de droit. Mais ils nioient que cette doctrine fût celle de Jansénius: c'étoit là le point de fait. D'où il résultoit que si l'on eût consenti à leur faire une telle concession, tout en paroissant condamner les cinq propositions, ils les eussent réellement soutenues en soutenant le livre de Jansénius, où elles étoient effectivement.

17: Ce prince, que nous avons vu jouer un rôle dans la Fronde, et que les vicissitudes de sa fortune, ses inconstances et ses bizarreries ont rendu plus célèbre que ses talents militaires qui étoient très réels, fit cette donation au roi, pour se venger de ce que son neveu, à qui il avoit promis la succession de ses États en faveur de son mariage avec mademoiselle de Nemours, usoit de l'entremise même du roi pour obtenir l'exécution d'une promesse que son oncle ne vouloit plus tenir, parce que ce mariage, qui lui avoit plu d'abord, lui déplaisoit maintenant; et Louis XIV, qui s'étoit déclaré le protecteur du jeune prince de Lorraine, ne balança pas à signer une convention qui l'enrichissoit des dépouilles de son protégé, ne répondant autre chose à ses justes plaintes, sinon que les affaires des rois ne se traitoient pas comme celles des particuliers. Toutefois, on sait que ce traité demeura sans effet.

18: Pour violer ce traité, des ministres, et Turenne lui-même que l'on voit avec peine professer de pareilles doctrines, soutinrent que «la promesse qu'avoit faite Mazarin d'abandonner le Portugal étoit une foiblesse contraire à l'équité naturelle, au droit des gens, à la protection que les rois se doivent mutuellement; qu'elle n'étoit pas moins contraire à la politique; que l'intérêt de la France étoit que la couronne de Portugal fût indépendante; que l'Espagne n'étoit point encore assez humiliée, quoiqu'elle le fût beaucoup; qu'il falloit l'abattre tellement, qu'elle ne pût pas se relever, etc. (Mém. de Choisi.). Le roi goûta ces raisons; et, en effet, elles devoient lui sembler bonnes, les affaires des rois ne se traitant pas comme celles des particuliers.

19: «L'Angleterre ravagée par la peste; Londres réduite en cendres par un incendie attribué injustement aux catholiques; la prodigalité et l'indigence continuelle de Charles II, aussi dangereuses pour ses affaires que la contagion et l'incendie, mettoient la France en sûreté du côté des Anglois. L'empereur réparant à peine l'épuisement d'une guerre contre les Turcs; le roi d'Espagne, Philippe IV, mourant, et sa monarchie aussi foible que lui, laissoient Louis XIV le seul puissant et le seul redoutable.» Voilà ce que dit Voltaire; mais il auroit dû ajouter, et l'événement le prouva, que, vu l'état actuel de l'Europe, il n'étoit point de tentation plus dangereuse pour ce prince que cette puissance même et la crainte qu'elle inspiroit.

20: Cette coutume particulière du pays étoit appelée droit de dévolution; elle portoit que «si une femme ou un mari venoient à mourir, la propriété de tous leurs fonds de terre étoit dévolue aux enfants mâles ou femelles issus de ce mariage, sans que ceux du second lit y pussent prétendre, l'époux survivant n'ayant que l'usufruit.» Cette fois-ci Louis XIV jugea que les affaires du prince ne devoient point se traiter autrement que celles des particuliers.

21: «Les premiers historiens de Louis XIV, n'ayant pas tous les documents que l'on a acquis depuis, disent que ce fut au moyen d'un traité d'alliance qu'il fit avec la Suède qu'il s'assura, dans cette guerre, la neutralité de l'empereur, la Suède s'engageant par ce traité à faire entrer douze mille hommes dans les États héréditaires d'Autriche, au moment où l'empereur prendroit parti contre la France. Depuis, l'on a découvert que l'inaction du chef de la maison d'Autriche, dans cette circonstance, avoit pour cause un traité conclu secrètement entre lui et le roi de France, traité à peu près semblable à celui qu'ils entamèrent à la mort de Charles II, roi d'Espagne, et dans lequel ils se partageoient à l'avance les dépouilles de ce roi encore enfant, dont l'un et l'autre étoient les protecteurs naturels.» (Voltaire, Siècle de Louis XIV.)

22: Le maréchal de Turenne commandoit en chef sous le roi; et il y avoit deux autres corps d'armée, l'un sous les ordres du maréchal d'Aumont, l'autre commandé par M. de Créqui. Les villes de Charleroi, Armentières, Saint-Vinox, Furnes, Ath, Tournay, Douay, Courtray, Oudenarde et le fort de la Scarpe, furent pris dans l'espace de deux mois par ces trois corps d'armée manœuvrant chacun séparément. La campagne fut terminée par le siége de Lille, auquel le roi assista, et qui se rendit, le 27 août, après neuf jours de tranchée.

23: Louvois, sous qui tout plioit, et qui vouloit la faveur pour lui seul, étoit profondément blessé du ton d'indépendance et quelquefois de supériorité que prenoit à son égard le maréchal de Turenne, placé trop haut dans l'estime et dans la confiance de son maître, pour qu'il pût espérer d'en faire, ainsi que des autres généraux, l'admirateur de ses conceptions et l'esclave de ses volontés. Ce fut donc lui qui détermina Louis XIV, en faisant valoir mille raisons de bienséance, à employer, dans cette expédition, le prince de Condé, alors gouverneur de la Bourgogne, province voisine de celle qu'il s'agissoit d'envahir, et à qui, depuis sa rentrée en France, le jeune monarque n'avoit encore accordé aucune marque de confiance. Quant à Condé, il désiroit sa part de ces lauriers que Turenne depuis long-temps moissonnoit à lui seul, et ce sentiment jaloux n'avoit rien qui fût indigne de son noble caractère.

24: Besançon se rendit dans deux jours; Dôle, après quatre jours de siége; le reste fit encore moins de résistance.

25: Dans leurs gazettes, publiées sous l'autorité de leurs magistrats, et dans une foule d'autres petits écrits dont ils inondoient l'Europe, ils se présentoient comme les libérateurs et les conservateurs des Pays-Bas, qu'ils prétendoient avoir seuls empêchés de devenir la proie du roi de France. On les accusoit, en outre, d'avoir fait frapper des médailles, dont les inscriptions étoient personnellement outrageantes pour Louis XIV.

26: Cette négociation est fameuse par le voyage mystérieux que fit auprès de son frère la duchesse d'Orléans, Henriette d'Angleterre, voyage que suivit de près sa mort violente et subite; elle l'est encore par l'indiscrétion de Turenne à qui une foiblesse amoureuse arracha le secret de l'État.

27: Les électeurs de Trèves, de Mayence, et le Palatin, avoient promis de demeurer dans l'alliance qu'ils avoient faite avec lui, ou du moins de garder la neutralité; et ce dernier tenoit encore à la France par le mariage que venoit de contracter le duc d'Orléans avec sa fille. L'électeur de Bavière, que le roi avoit flatté de l'espérance de voir une de ses filles épouser le dauphin, étoit également dans les meilleures dispositions à l'égard de la France. Il en étoit de même de plusieurs autres princes de l'empire qui, lors de la paix de Munster, lui avoient été redevables de la restitution d'une partie plus ou moins considérable de leurs souverainetés.

28: Le roi étoit informé que ce prince traitoit secrètement avec les Hollandois pour être admis dans la triple alliance, et qu'il faisoit en même temps solliciter l'Espagne de prendre une attitude plus décisive dans des circonstances où l'union des puissances menacées par Louis XIV pouvoit seule les préserver de ses entreprises; et certes, il n'y avoit rien en cela qui ne fût d'un esprit judicieux et prévoyant.

29: Voltaire, Siècle de Louis XIV.

30: Le prince Guillaume d'Orange n'avoit alors que vingt-deux ans.

31: Boileau.

32: L'infanterie hollandoise, voyant la cavalerie françoise toucher le rivage où elle s'étoit retranchée, mit bas les armes et demanda quartier; le jeune prince, la tête pleine, dit-on, des fumées du vin, tira un coup de pistolet en criant: Point de quartier pour cette canaille. Alors, poussés au désespoir, les Hollandois firent une décharge dont il fut tué. Le prince de Condé reçut en cette rencontre une blessure, qui lui fracassa le poignet, et la seule qu'il ait jamais reçue dans toutes ses campagnes.

33: Ils lui offroient la ville de Maëstricht en échange de toutes les places dont il s'étoit emparé, et dix millions pour le dédommager des frais de la guerre.

34: Tandis que les Hollandois fuyoient ainsi sur terre devant Louis XIV, sans oser lui opposer la moindre résistance, leur flotte, commandée par Ruyter, tenoit tête aux flottes combinées de France et d'Angleterre, qui jusqu'alors n'avoient remporté sur elle aucun avantage décisif.

35: Il demandoit pour lui vingt millions de dédommagement, et, en échange des trois provinces qu'il avoit conquises, toutes les places dont il s'étoit emparé sur la Meuse, en deçà du Rhin; pour le roi d'Angleterre, cent mille livres sterling, et l'engagement de saluer à l'avenir son pavillon.

36: Les deux frères s'étoient mis à la tête de la faction dite de Louvestein, dont le but étoit d'abattre la maison d'Orange, la grandeur de cette maison, depuis l'entreprise hardie du père de Henri Guillaume sur la ville d'Amsterdam, leur semblant incompatible avec la sûreté et l'indépendance de leur pays. Il n'étoit point d'efforts qu'ils n'eussent faits pour y parvenir; c'étoit dans cette intention qu'ils avoient recherché l'appui de la France; et ils seroient parvenus à ce but s'ils eussent pu conserver une aussi puissante protection. Déjà ils avoient fait abolir la dignité de stathouder; et le prince d'Orange avoit été forcé de jurer qu'il ne l'accepteroit jamais, quand même elle lui seroit offerte.

37: Immédiatement après la mort des deux frères de Witt, son parti avoit forcé les magistrats à révoquer la loi qui, sous le nom d'édit perpétuel, abolissoit à jamais le stathouderat, et à joindre cette dignité à celle de général des troupes de terre et d'amiral, qui déjà lui avoient été déférées.

38: Par une conséquence nécessaire d'un tel mandement, il étoit ordonné aux princes qui avoient des troupes au service des puissances étrangères, de les en retirer sous peine d'être mis au ban de l'empire.

39: Les troupes impériales et celles de l'électeur de Brandebourg formoient ensemble une armée de quarante-trois mille hommes; Turenne n'en avoit que douze mille à leur opposer.

40: Pour faire cette expédition, il avoit voulu profiter d'une forte gelée qui rendoit praticables les pays inondés. Le dégel, qui survint tout à coup, sauva les Hollandois. Ce fut dans cette expédition que les François enlevèrent d'assaut Bodegrave et Swrammerdam, qu'ils détruisirent de fond en comble, après en avoir massacré tous les habitants avec une barbarie dont il y a peu d'exemples chez les peuples que le christianisme a civilisés.

41: Ils étoient cinq, et la plupart catholiques dans le cœur. C'est la fameuse cabale, ou plutôt cabal selon l'orthographe angloise. Cette association fut ainsi nommée parce que les premières lettres de leurs noms formoient le mot cabal.

42: Il se montroit favorable aux catholiques, parce qu'il lui étoit démontré qu'on pouvoit compter sur leur fidélité pour rétablir le pouvoir monarchique dans toute sa plénitude.

43: C'est-à-dire le serment de profession de la religion anglicane, serment qui se réduisit d'abord à une abjuration de la présence réelle dans le sacrement de l'Eucharistie. Shaftsbury y fit ajouter une loi pénale qui excluoit de tous emplois civils ou militaires, ou les réfractaires, ou ceux qui refuseroient de signer le Test, d'où s'ensuivoit à plus forte raison, pour un prince catholique, l'impuissance de succéder à la couronne.

44: Ils demandoient que le duc de Lorraine, vassal du roi de France, fût admis au congrès comme puissance indépendante, et que ses ministres y traitassent d'égal à égal avec ceux de son suzerain.

45: Le duc de Lorraine étoit d'avis que l'on transportât le fort de la guerre dans la Franche-Comté, la France étant tout ouverte de ce côté, d'où il devoit résulter qu'au premier avantage que l'on remporteroit, ce qui étoit plus que probable avec des troupes si supérieures en nombre, les alliés entreroient sans obstacle dans la Lorraine où il avoit des intelligences et qui se soulèveroit immanquablement. Ce projet, mieux conçu que celui qui fut suivi, et dont l'exécution eût jeté la France dans de grands embarras, fut rejeté par l'empereur et le roi d'Espagne qui préféroient faire la guerre en Flandres et sur les bords du Rhin, dans l'espoir d'y faire des conquêtes plus à leur bienséance et plus faciles à conserver. (Mém. du marquis de Beauveau.)

46: Un historien assure que la reddition de Grave avoit été concertée entre le roi de France et le roi d'Angleterre, celui-ci ayant vivement sollicité Louis XIV d'abandonner cette place à son neveu, afin qu'il ne fût pas dit qu'ayant eu, pendant toute cette campagne, des forces si supérieures à celles de France, il l'eût achevée sans avoir remporté le moindre avantage (Histoire de France sous Louis XIV, par le sieur de Laraye, t. 4). Il est certain que le roi ménageoit le prince d'Orange, en raison de l'influence qu'il exerçoit sur les affaires, et vouloit plaire en même temps au roi d'Angleterre. Aveugles tous les deux de ne pas reconnoître que, par sa position et par son caractère, le prince d'Orange étoit leur plus dangereux ennemi!

47: L'électeur Palatin étoit appelé infidèle pour avoir rompu son alliance avec la France, et fait cause commune avec le corps germanique dont il étoit membre, dans une cause qui intéressoit la sûreté de l'empire! Certes, il est difficile d'abuser des termes d'une manière plus révoltante, surtout quand on s'en sert pour justifier de semblables atrocités. L'ordre en fut donné à Turenne par Louvois. Il auroit dû désobéir, et c'est une tâche à sa gloire que rien ne peut effacer.

48: Ce général, plus habile que les autres, étoit encore le duc de Lorraine. Il vouloit qu'on lui donnât toute la cavalerie de l'armée, avec laquelle il se proposoit d'entrer dans ses États où un parti nombreux n'attendoit que sa présence pour se rallier à lui. Maître de la Lorraine, il coupoit aussitôt au maréchal de Turenne toutes ses communications avec la France, et lui ôtoit tout moyen de subsister, tandis que le duc de Bournonville l'auroit tenu en échec avec le reste de l'armée. Ce plan étoit sans doute le meilleur, quoique le duc l'eût proposé dans des vues intéressées; il fut néanmoins obstinément rejeté par tous les autres généraux.

49: Les relations du temps nous apprennent qu'ils s'y montrèrent à la fois insolents et débauchés, comme s'ils ne fussent allés à Messine que pour en vexer les habitants et y insulter à la pudeur de toutes les femmes, sans en excepter même les plus qualifiées. Aussi presque tous les Messinois, d'abord si animés contre les Espagnols, commencèrent-ils à regretter leur domination.

50: Les maréchaux de Créqui, d'Humières, de Schomberg, de La Feuillade, de Lorge.

51: La jalousie de Louvois contribua beaucoup à cette retraite du prince de Condé; et la hauteur de Louis XIV envers les princes de son sang s'y montra tout entière. Condé avoit demandé qu'on lui associât dans le commandement son fils, le duc d'Enghien, dont le roi n'étoit pas content. Louvois persuada à celui-ci que le prince vouloit profiter de la circonstance et du besoin qu'on avoit de lui pour arracher une faveur à son souverain. L'orgueil du monarque fut blessé, et la disgrâce du plus grand général qui restât alors à la France fut le résultat de cette démarche que tout devoit justifier. (Mém. pour servir à l'Histoire du prince de Condé, t. 2.)

52: Cette haine contre la France étoit telle que, désespéré de cette paix, il ne craignit point, même après qu'elle eut été conclue et signée, de se déshonorer en allant, avec des forces supérieures, attaquer le maréchal de Luxembourg qui bloquoit alors la ville de Mons, et qui, se confiant sur la foi déjà jurée, étoit loin de s'attendre à une semblable violation du droit des gens. Quoique pris à l'improviste, celui-ci battit son déloyal ennemi, lui tua quatre mille hommes, et le força de se retirer, n'emportant d'une telle action que la honte de l'avoir entreprise. Elle est désignée dans l'histoire sous le nom de bataille de Saint-Denis. (Journal historique du règne de Louis XIV.)

53: Les Hollandois, qui l'avoient outragé autrefois par des médailles insolentes, en firent frapper une sur laquelle, autour de l'image de ce prince couronné de lauriers, on lisoit: Ludovicus magnus, orbis pacificator. (Histoire de France sous Louis XIV, par de Lahaye.)

54: «Ce projet a plus d'éclat que de solidité, disoit l'abbé de Saint-Pierre, et, ce nous semble, avec juste raison; car il en coûte à la nation trois cents livres par soldat pour les nourrir et entretenir à Paris; au lieu qu'en donnant cent livres à chacun d'eux dans leurs villages, ils se trouveroient beaucoup plus heureux, et on en entretiendroit beaucoup davantage.» Il n'est pas besoin de dire que, pour une semblable évaluation, il faut se reporter au temps où écrivoit l'auteur; mais les résultats n'en sont pas moins les mêmes aujourd'hui avec des évaluations différentes.

55: Les travaux qu'il fit faire à cet effet furent tels, que tous les passages par où les ennemis auroient pu pénétrer en France du côté de la Lys, de l'Escaut, du Rhin, de la Sarre, de la Moselle et de la Meuse, leur furent fermés; il garantit la frontière des Pyrénées en faisant construire la forteresse de Mont-Louis en Cerdagne. (Mém. de l'abbé de Choisi.)

56: Le port de Rochefort.

57: Les commis devinrent les maîtres de l'État, non pas au degré où ils le sont aujourd'hui, ce qu'alors on n'eût pas même cru possible, mais assez pour éteindre toute émulation, et créer partout des mécontents. En effet, rien de plus insensé pour un prince que de vouloir tout tenir dans sa main, tout régler, tout diriger, ne rien abandonner, dans les détails, à l'intelligence et à la conscience des administrateurs civils ou des chefs militaires. Du moment que l'orgueil ou la méfiance lui ont inspiré de mettre à exécution un semblable projet qui est au dessus des forces d'un seul homme, les subalternes s'emparent de lui, et, bien loin de tout conduire, il devient entre leurs mains un instrument au moyen duquel ils oppriment, insultent et dépouillent qui il leur plaît, comme il leur plaît, et dans toutes les classes de la société. Ainsi se trouve avili un gouvernement despotique en même temps qu'il devient odieux, ce qui est surtout vrai dans les sociétés chrétiennes où l'intelligence de l'homme acquiert son plus grand développement et oppose une plus grande résistance aux excès du pouvoir.

58: On appeloit de ce nom certains droits utiles et honorifiques dont les rois de France jouissoient sur quelques églises de leur royaume pendant la vacance des siéges: ils en percevoient les revenus, ils présentoient aux bénéfices, ils les conféroient même directement, etc.

«Que l'Église reconnoissante, dit le comte de Maistre, ait voulu payer, dans l'antiquité, par ces concessions ou par d'autres, la libéralité des rois qui s'honoroient du titre de fondateurs, rien n'est plus juste sans doute; mais il faut avouer aussi que la régale étoit une exception odieuse aux plus saintes lois du droit commun: elle donnoit nécessairement lieu à une foule d'abus. Le concile de Lyon, tenu sur la fin du XIIIe siècle, sous la présidence du pape Grégoire X, accorda donc la justice et la reconnoissance en autorisant la régale, mais en défendant de l'étendre.» (De l'Église gallicane, p. 116.)

59: «Une de leurs raisons pour généraliser ce droit, c'est que la couronne de France étoit ronde (Opusc. de Fleury, p. 137 et 140). C'est ainsi que ces grands jurisconsultes raisonnoient.» (De l'Église gallicane, p. 117.)

60: Reboulet, t. 2, in-4o, p. 294.

61: À la mort d'une de leurs supérieures, le roi, de sa pleine autorité, en avoit nommé une autre sur la proposition de l'archevêque de Paris qui l'installa lui-même, et la déclara perpétuelle. Ces religieuses se plaignirent hautement d'un acte qui violoit une de leurs règles fondamentales, laquelle établissoit le droit qu'elles avoient de faire elles-mêmes l'élection de leurs supérieures, et vouloit que la supériorité ne fût que triennale. N'ayant point obtenu satisfaction, elles portèrent leurs plaintes au Saint-Siége: elles en obtinrent un bref qui les maintint dans leur droit, et leur enjoignoit de procéder sur-le-champ à l'élection; de là des débats très animés entre le parlement de Paris et la cour de Rome, dans lesquels cette compagnie passa, suivant son usage, toute mesure.

62: Le comte de Maistre. (De l'Église gallicane, p. 116.)

63: Collections et Additions pour les nouveaux Opuscules de Fleury, p. 16.

64: Il n'arriva en France qu'au commencement du mois de mai, et les résolutions de l'assemblée étoient prises et arrêtées dès le milieu de mars; ainsi l'on ne peut alléguer, pour leur excuse, qu'ils furent poussés à faire la déclaration par le chagrin et le dépit que leur causèrent les vifs reproches du souverain pontife. (Voyez Reboulet, t. 2, p. 301, in-4o.)

65: Ce grand et beau génie, cet homme, le plus puissant par la parole qui ait peut-être jamais existé, avoit pénétré beaucoup des profondeurs du christianisme; mais il ne paroît pas qu'il en eût parfaitement compris les vrais rapports avec le pouvoir temporel; et sa Politique tirée de l'Écriture Sainte, livre que l'on vante et que l'on admire sur parole, uniquement parce qu'il est de Bossuet, nous semble une preuve frappante du vague de ses idées sur un point aussi important. Il y propose pour modèle aux rois chrétiens cette Théocratie juive, où les chefs du peuple, ministres des volontés de Dieu, étoient, pour ainsi parler, en communication directe avec lui, oubliant que, depuis Jésus-Christ, nous vivons sous les lois d'une médiation et d'une autorité divine qui se manifeste humainement: oubli fort étrange dans un évêque lorsqu'il traite de matières politiques, et qui ne va pas moins qu'à remplacer par une sorte de méthodisme politique ce chef-d'œuvre de la société humaine que l'on nomme chrétienté.

66: La Flandre, l'Espagne, l'Italie, s'élevèrent contre cette inconcevable aberration; l'Église de Hongrie, dans une assemblée nationale, la déclara absurde et détestable (décret du 24 octobre 1682); l'université de Douai crut devoir s'en plaindre directement au roi. (De l'Église gallic., p. 152.)

67: Reboulet, t. 2, in-4o, p. 302.

68: Ces franchises consistoient à faire un lieu d'asile du quartier des ambassadeurs, pour tout individu qui s'y réfugioit.

69: Cette publication de son excommunication eut lieu parce que, la veille de cette fête, l'ambassadeur étoit allé publiquement, et suivi de sa maison, faire ses dévotions dans l'église de Saint-Louis, qui étoit celle de l'ambassade. L'église fut interdite, et la même interdiction fut prononcée contre le curé et les prêtres qui la desservoient, pour l'avoir admis à la participation des sacrements.

70: Reboulet, t. 2, p. 383, in-4o.

71: Reboulet, t. 2, p. 384-385, in-4o.

72: Il lui avoit déjà donné l'évêché de Strasbourg comme première récompense des services que ce prince lui avoit rendus, et y avoit ajouté sa nomination au cardinalat, auquel il avoit été promu, malgré les oppositions de la cour de Vienne. C'étoit une des qualités de Louis XIV d'être reconnoissant envers ceux qui l'avoient servi.

73: Reboulet, t. II, p. 390, in-4o.

74: Cet homme, que la faveur du roi ne pouvoit satisfaire si elle étoit partagée par quelques autres, voyoit d'un œil jaloux les longues et fréquentes audiences que le roi donnoit, à l'occasion de ces affaires des calvinistes, à l'archevêque de Paris François de Harlay, au père Lachaise et à Pélisson, qui, après avoir servi fidèlement et courageusement le surintendant Fouquet, s'étoit attaché à Colbert et ne le servoit pas avec moins de fidélité. Ces trois personnages cherchoient à arriver, par les moyens les plus doux, à l'extinction de l'hérésie; Louvois poussoit aux moyens violents, dont le résultat devoit être de faire cesser leurs rapports intimes avec le roi, et l'espèce d'influence qui en pouvoit résulter. (Mém. de l'abbé de Choisi.—Histoire de la révocation de l'Édit de Nantes.)

75: Oui, sans doute, l'exécution de cette loi fut tyrannique; mais il n'appartient de la trouver telle qu'aux catholiques, qui seuls connoissent l'esprit de douceur et de charité de la religion sainte qu'ils professent dans toute sa pureté, qui seuls peuvent en être profondément pénétrés. Les fauteurs du protestantisme n'en ont pas le droit, eux qui se sont montrés plus intolérants et plus barbares envers ceux qu'ils appellent papistes que les païens eux-mêmes à l'égard des premiers chrétiens; eux qui, pendant des siècles, ont inondé les échafauds de leur sang, inventant pour leurs victimes des tortures nouvelles et des supplices nouveaux; qui, même encore aujourd'hui, dans une île fameuse que l'on peut considérer comme le centre de la réforme expirante, nous offrent le spectacle hideux et lamentable de plusieurs millions de catholiques en butte à tous les genres d'oppression, en proie à toutes les horreurs de la misère, jetés en quelque sorte hors de la société. Le docteur Lingard, dans son Histoire d'Angleterre, vient de nous révéler les horribles secrets du passé, et l'Europe chrétienne n'a qu'un cri d'indignation contre ce qui se passe présentement au milieu de cette nation, que nos politiques niais appellent encore la terre classique de la liberté.

76: Le traité de Westphalie avoit cédé à la France la souveraineté entière des trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Avant qu'ils eussent été ainsi réunis à la couronne de France, il s'étoit fait, à diverses époques, des démembrements très considérables de plusieurs fiefs qui en dépendoient, et cela par divers motifs de convenances qu'il est inutile de rappeler ici. Quelles que fussent les origines de ces démembrements, la possession en étoit fort ancienne, et les possesseurs invoquoient justement la prescription. Louvois sut persuader au roi qu'il falloit passer outre; et deux chambres de justice furent instituées, l'une à Metz, l'autre à Brisac, à l'effet d'examiner les titres de ceux qui possédoient les terres contestées. Le roi de Suède y fut ajourné pour le duché des Deux-Ponts, celui d'Espagne pour le comté de Chinci, et successivement l'électeur de Trèves, le Palatin, l'évêque de Spire, le Landgrave et plusieurs autres princes de l'empire; et nonobstant leurs plaintes, ces réunions se firent en vertu des sentences rendues par ces deux chambres de justice.

L'autre affaire n'intéressoit que le roi d'Espagne: il s'agissoit de régler les dépendances, tant des places que le roi avoit rendues à cette couronne par le dernier traité de paix, que de celles qu'il lui avoit été accordé de retenir pour lui-même. Les deux puissances n'étoient point d'accord sur les limites de ces territoires, et chacune faisoit valoir ses raisons et ses droits, le traité n'ayant rien déterminé sur ce point.

77: La France, en vertu de ce traité provisoire, rendit Courtrai et Dixmude dans l'état où se trouvèrent ces deux places, c'est-à-dire démantelées, et retint Luxembourg, Bouvines, Beaumont et Chinci, ce qui régla l'affaire des dépendances. De son côté, l'empereur consentit à ce que Louis XIV gardât Strasbourg et tout ce qui lui avoit été adjugé par les chambres de Metz et de Brisac; et ainsi se termina l'affaire des réunions.

78: Ce démêlé s'étoit élevé à l'occasion des prétentions de la duchesse d'Orléans, sœur de l'électeur palatin qui venoit de mourir, sur diverses parties de sa succession, et entre autres sur plusieurs fiefs dont elle prétendoit pouvoir hériter. Le nouvel électeur lui contestoit ce droit; le roi de France soutenoit vivement les prétentions de sa belle-sœur. Il avoit d'abord parlé de faire mettre sous le séquestre les terres contestées, et bien qu'il se fût ensuite fort radouci, et que, sur la demande de l'empereur et de plusieurs princes de l'empire, il eût consenti à soumettre cette affaire à l'arbitrage du pape, l'électeur n'étoit point tranquille; et sans doute, avec un semblable adversaire, il avoit quelque sujet de ne point se tranquilliser.

79: Ses troupes passèrent le Rhin et s'emparèrent en peu de temps de Philisbourg, Keiserloutre, Manheim, Spire, Trèves, Worms, Oppenheim, et d'un grand nombre d'autres places qui formèrent comme une nouvelle barrière pour la France; elles se répandirent dans la campagne, mettant tout le pays à contribution, et portèrent la terreur jusqu'aux portes d'Ausbourg.

80: Pendant tout le cours de ce règne, et à l'occasion de toutes les guerres où l'ambition de Louis XIV engagea l'Europe presque entière, les papes ne cessèrent point de s'offrir comme médiateurs entre les princes chrétiens, mais avec peu de succès. Ils avoient été plus heureux dans ces siècles du moyen âge que l'on est convenu d'appeler barbares, et pour le repos des peuples et pour le salut des souverains eux-mêmes, que cette médiation puissante et salutaire préserva si souvent des périls où les avoient jetés leurs propres fureurs. On entendoit autrement les choses dans le bel âge de la civilisation: tout s'y faisoit entre les princes chrétiens sans le pape, malgré le pape ou contre le pape.

81: En 1692.

82: Le roi avoit découvert le projet que ce ministre avoit formé de le brouiller avec les Suisses, dans la seule vue de rendre la conclusion de la paix plus difficile et ses services plus nécessaires; il avoit acquis en outre la conviction que la guerre entre la France et la Savoie étoit encore un résultat de ses manœuvres coupables et intéressées; et que, si la rupture avoit eu lieu, c'étoit lui qui en avoit fourni au duc le prétexte, en empêchant un de ses courriers d'arriver à la cour. (Mém. de l'abbé de Choisi.)

83: Voyez ses Mémoires, liv. 1er, ch. v. Voici le début de ce passage remarquable: «On a déjà vu les funestes obligations de la France à ce pernicieux ministre: des guerres sans mesure et sans fin pour se rendre nécessaire, pour sa grandeur, pour son autorité, pour sa toute-puissance; des troupes innombrables qui ont appris à nos ennemis à en avoir autant, qui chez eux sont inépuisables, et qui ont dépeuplé le royaume; enfin la ruine de la marine, de notre commerce, de nos manufactures, de nos colonies, par sa jalousie de Colbert, de son frère et de son fils, entre les mains desquels étoient les départements de ces choses, et le dessein trop bien exécuté pour culbuter Colbert, il reste à voir comment il a, pour être pleinement le maître, arraché les dernières racines des bons capitaines en France, et a mis l'État radicalement hors des moyens d'en plus porter, etc.»

En bon janséniste, le duc de Saint-Simon se garde bien de dire du mal de Colbert, qu'il vénéroit sans doute comme le principal auteur des libertés gallicanes. D'ailleurs, il est vrai de dire que les vices de son matérialisme administratif ne pouvoient être alors aperçus, et qu'il n'y auroit même rien à reprendre dans son système, s'il n'étoit démontré qu'il croyoit gouverner et non pas simplement administrer; ne voyant rien au delà de sa besogne, et la monarchie tout entière existant pour lui dans les manufactures, les finances et le commerce.

84: Il étoit mort en 1683.

85: Aveu exprès de Bossuet fait à son secrétaire confident, l'abbé Ledieu. (Hist. de Bossuet, l. vi, no 12, p. 161.)

86: Reboulet, t. 2, p. 396, in-4o.

87: C'est une accusation qu'en bon parlementaire le président Hénault n'a pas manqué de répéter: «La mort d'Innocent XI, ennemi déclaré de la France, arrivée le 12 août de l'année précédente (1690), et l'exaltation d'Ottoboni, sous le nom d'Alexandre VIII, suspendirent, dit-il, les différends de Rome et de la France.» À l'entendre, ne sembleroit-il pas qu'Alexandre VIII se montra beaucoup plus accommodant qu'Innocent XI? Nous ne tarderons pas à voir ce qui en arriva, et ce que gagnèrent au change les libertés gallicanes.

88: Après avoir passé en revue tous les prétendus griefs que le roi élevoit contre le pontife, et les avoir réduits à leur juste valeur, on y disoit, relativement aux desseins du prince d'Orange, «qu'en supposant qu'il eût des dispositions hostiles contre l'Angleterre, le meilleur moyen d'en empêcher l'exécution, et par suite le préjudice qu'en pourroit éprouver la religion catholique dans ce royaume, seroit de ne point engager sans sujet, et comme malgré eux, les princes chrétiens dans une guerre qui les mît hors d'état de secourir sa majesté britannique.» (Reboulet, t. 2, p. 399.) L'événement prouva que ce conseil étoit bon et en quelque sorte prophétique.

89: «Le pape Alexandre VIII, dit le comte de Maistre, par sa bulle Inter multiplices (prid. non. Aug., 1690), condamna et cassa tout ce qui s'étoit passé dans l'assemblée de 1682. Mais la prudence ordinaire du Saint-Siége ne permit point au pape de publier cette bulle, et de l'environner des solennités nécessaires. Quelques mois après cependant, et au lit de la mort, il la fit publier en présence de douze cardinaux. Le 30 janvier 1691, il écrivit à Louis XIV une lettre pathétique, pour lui demander la révocation de cette fatale déclaration, faite pour bouleverser l'Église; et quelques heures après avoir écrit cette lettre, qui tiroit tant de force de sa date, il expira.» (Zaccaria, Antifebronius vindicatus, t. 3, dissert. v, cap. v, p. 398.)

90: Les gallicans cherchent encore à chicaner sur le sens de cette lettre, qu'ils prétendent n'être qu'un acte de déférence à l'égard du pape, et à peu insignifiant en tout ce qui touche le fond de la question. En voici le contenu: «Prosternés aux pieds de V. S., nous venons lui exprimer l'amère douleur dont nous sommes pénétrés dans le fond de nos cœurs, et plus qu'il ne nous est possible de l'exprimer, à raison des choses qui se sont passées dans cette assemblée, et qui ont souverainement déplu à V. S. ainsi qu'à ses prédécesseurs. En conséquence, si quelques points ont pu être considérés comme décrétés dans cette assemblée sur la puissance ecclésiastique et sur l'autorité pontificale, nous les tenons comme non décrétés, et nous déclarons qu'ils doivent être regardés comme tels.»

91: Personne ne s'opposa plus fortement que Louvois à cette déclaration si avilissante pour le roi. Ce fut un vrai service qu'il lui rendit, et que madame de Maintenon ne lui pardonna point. Il n'échappa que par la mort à la vengeance de cette femme, qui se croyoit profondément outragée pour n'avoir pas été déclarée reine de France.

92: Le prince électoral de Bavière y étoit désigné roi d'Espagne; le dauphin y avoit pour sa part les royaumes de Naples et de Sicile, les places dépendantes de la monarchie espagnole situées sur la côte de Toscane ou îles adjacentes, la ville et le marquisat de Final, la province de Guipuscoa, nommément les villes de Fontarabie et Saint-Sébastien, situées dans cette province, et le port du passage. On donnoit à l'archiduc Charles d'Autriche le duché de Milan.

93: Relativement au dauphin, ce traité ne changeoit rien à ce qui avoit été établi dans le premier, si ce n'est qu'on y ajoutoit la Lorraine; le duc Léopold recevoit en dédommagement le Milanois, que l'on ôtoit à l'archiduc pour lui donner tout le reste de la monarchie espagnole.

94: Elle étoit juste sans doute, mais les réflexions suivantes de l'abbé de Saint-Pierre n'en méritent pas moins d'être remarquées: «Si, dit-il, depuis la paix de Nimègue il avoit donné jusqu'en 1700 des preuves de modération et de justice à ses voisins, il est vraisemblable que, lorsqu'en mourant Charles II appela le duc d'Anjou au trône d'Espagne, les Hollandois, les Anglois, les Italiens et les Allemands, excepté l'empereur, ne se seroient pas réunis pour donner cette couronne à l'archiduc, au préjudice de la famille d'un prince dont ils n'auroient pas redouté l'ambition. C'est donc encore à ce funeste défaut de Louis XIV qu'on doit attribuer la guerre désastreuse de la succession, dont on ne pourra jamais apprécier les dommages.

»Je me suis tant arrêté, ajoute-t-il, à prouver que ce monarque pécha toujours par excès de vanité, qu'il étoit idolâtre de la fausse gloire, et qu'il ne connut jamais la véritable, qui consiste à être modéré, juste et prudent; j'ai insisté sur ce point, parce que cette fausse gloire a été son principal défaut, le principe de presque toutes ses entreprises; qu'elle a causé les plus grands malheurs de sa vie, les plus grands malheurs de l'Europe et les plus grands malheurs de ses sujets.»

95: Le président Hénault.

96: Voltaire assure que ce fut le roi lui-même qui ordonna à Catinat de ne point s'opposer au passage du prince Eugène, pour n'avoir pas l'air de commencer les hostilités. Bien que, selon son usage, il ne cite à ce sujet aucune autorité, cet ordre de Louis XIV s'accorderoit très bien avec celui qu'il donna à l'égard des bataillons hollandois trouvés dans les villes de Flandre (voyez la note, p. 144); mais ce qu'il y a de certain, c'est que le prince Eugène avoit carte blanche et étoit véritablement le chef de son armée, et qu'il n'en alloit pas de même pour les généraux françois.

97: «Le duc de Bavière, à qui Charles II avoit donné le gouvernement des Pays-Bas, fit entrer des troupes françoises dans Nieuport, Oudenarde, Ath, Mons, Charleroi, Namur et Luxembourg. Il y avoit vingt-deux bataillons hollandois dans ces villes; le roi eut la délicatesse de ne vouloir pas les arrêter, pour qu'on ne lui imputât pas d'avoir fait les premiers actes d'hostilité (principe aussi faux que dangereux).» (Hénault.)

Saint-Simon ajoute: «En Flandre, on ne fit que se regarder sans aucune hostilité. Ce fut une grande faute, émanée de ce même misérable principe de ne vouloir pas être l'agresseur, c'est-à-dire de laisser à ses ennemis tout le temps de s'arranger, de se concerter, et d'attendre le signal d'une guerre dont on ne pouvoit plus douter. Si, au lieu de cette fausse et pernicieuse politique, l'armée du roi eût agi, elle auroit pénétré dans les Pays-Bas, où rien n'étoit prêt ni en état de résistance, eût fait crier miséricorde aux ennemis au milieu de leur pays, les eût mis hors d'état de soutenir la guerre, auroit déconcerté cette grande alliance dont la bourse des Hollandois fut l'âme et le soutien, auroit mis l'empereur hors d'état de pousser la guerre, faute d'argent; l'Empire n'auroit pas pris forcément, comme il le fit, parti pour l'empereur; et, malgré la faute d'avoir rendu vingt-deux bataillons hollandois, on auroit encore obtenu la paix par les succès d'une seule campagne, et assuré la totalité de la monarchie d'Espagne à Philippe V.» (Liv. II, ch. 3.)

98: «Le Portugal nous avoit manqué, dit le duc de Saint-Simon; nous avions manqué au Portugal, avec qui on ne put exécuter ce que nous lui avions promis, nos forces navales pour le mettre à couvert de celles de l'Angleterre. L'exécution en étoit d'autant plus essentielle, qu'il étoit clair que les Portugais ne pouvoient pas se défendre, par leurs propres forces, d'ouvrir leurs ports aux flottes ennemies. Il ne l'étoit pas moins que l'Espagne ne pouvoit être attaquée que par le Portugal, et que l'archiduc ne pouvoit mettre le pied ailleurs pour y porter la guerre.»

99: «Il la fit venir à son lit de mort, et après lui avoir donné connoissance de l'état actuel des affaires, des traités qu'il avoit faits, des mesures qu'il avoit prises, il lui rappela ensuite les maximes générales, desquelles les rois d'Angleterre ne devoient jamais s'écarter, savoir que, pour régner tranquillement sur les Anglois, il faut leur donner de l'occupation; que les guerres étrangères, et principalement contre la France, étoient un des meilleurs moyens de se maintenir paisiblement sur le trône, et d'être maîtresse dans ses États, parce qu'elles lui assureroient l'appui de tous les princes protestants de l'Europe et de la maison d'Autriche.» (Reboulet, t. 3, p. 113, in-4o.)

100: Ce démêlé eut lieu à l'occasion de quelques opérations militaires que projetoit l'électeur, et qui semblèrent à Villars de nature à compromettre le sort de l'armée qu'il commandoit. On va voir ce qui arriva après son départ.

101: Cette expédition, si heureusement commencée, et qui auroit peut-être mis fin à la guerre, manqua par la friponnerie d'Orry, chargé de l'intendance des vivres, et favori de la princesse des Ursins, qui, comme on sait, gouvernoit absolument la reine d'Espagne, et par elle le roi. Il avoit reçu des sommes considérables pour ces approvisionnements, avoit assuré que tout étoit préparé; et lorsqu'on arriva sur la frontière, on ne trouva ni vivres ni convois. Cet événement pensa perdre la favorite, dont Louis XIV exigea le renvoi; mais elle rentra bientôt en grâce par l'adresse de madame de Maintenon qui en étoit engouée, et il ne tint pas à ces deux femmes, qui intriguoient et correspondoient ensemble, dirigeoient toutes les affaires, faisoient et défaisoient les généraux au gré de leurs caprices et de leurs intérêts, que Philippe V ne perdît l'affection de ses peuples, et avec elles son royaume qui en dépendoit. «De là, dit le duc de Saint-Simon, cette autorité sans bornes de madame des Ursins, de là la chute de tous ceux qui avoient mis Philippe V sur le trône et de ceux dont les conseils pouvoient l'y soutenir; de là le néant de nos ministres sur l'Espagne, dont aucun ne put s'y maintenir qu'en s'abandonnant sans réserve à la des Ursins.»

102: Cette révolte, dite des Camisars, et dont le foyer principal étoit dans les Cévennes, eut d'abord de foibles commencements; mais bientôt, par le peu d'activité que l'on mit à l'éteindre, elle prit tous les caractères de violence et d'atrocité qui signaloient les révoltes des religionnaires. Ils se livrèrent, ainsi qu'ils avoient déjà fait et si souvent, à des cruautés inouïes contre les catholiques, et exercèrent dans les églises les plus horribles profanations. Le mal parut assez grave pour que l'on crût nécessaire d'envoyer contre eux une petite armée et un maréchal de France pour la commander. C'étoit le maréchal de Montrevel. Il les poursuivit vigoureusement, exerçant contre eux de terribles représailles; et il les eût sans doute facilement détruits sans ces continuels secours qu'ils recevoient des Anglois, et plus particulièrement des Hollandois. Le maréchal de Villars prit la place de Montrevel, lorsque leur courage étoit déjà abattu, tant par les défaites qu'ils avoient essuyées que par le peu de succès qu'avoit obtenu le duc de Savoie dans sa tentative d'irruption. Ces troubles ne tardèrent point à finir par la mort de quelques chefs, la soumission des autres, et une amnistie générale accordée au reste des rebelles.

103: Ce prince, d'un caractère hautain et impérieux, abusa violemment de la victoire, tant à l'égard des princes de l'Empire qui avoient suivi le parti de la France et de l'Espagne, qu'à l'égard des princes italiens qui s'en étoient faits les auxiliaires. Mais ce fut surtout contre le pape que ses persécutions prirent un caractère plus odieux; elles n'alloient pas moins qu'à le dépouiller d'une grande partie de ses états, et ne cessèrent que lorsqu'il eut obtenu de lui cette reconnoissance des prétendus droits de l'archiduc, reconnoissance évidemment arrachée par la force, qui fut considérée comme telle par toutes les puissances de l'Europe, et que Philippe V eut seul le tort de prendre au sérieux.

104: «C'est un grand Diable d'Anglois, sec, qui va toujours droit devant lui,» disoit la reine d'Espagne, qui ne le trouvoit pas assez homme de cour. Ce fut elle qui le fit rappeler; peu s'en fallut qu'elle ne payât de la perte du trône cette fantaisie de qu'un général d'armée eût en même temps la souplesse d'un courtisan.

105: Un parti hollandois avoit eu la hardiesse de pénétrer de Courtrai jusqu'auprès de Versailles, et avoit enlevé le premier écuyer du roi, croyant se saisir de la personne du dauphin. Il est vrai que le premier écuyer fut délivré, et que ceux qui avoient tenté ce coup si hardi furent tous faits prisonniers. Mais l'avoir seulement osé tenter et avoir été sur le point de réussir, prouve en quel état étoit alors la France.

106: Le bruit courut qu'il avoit intrigué en Espagne dans le dessein de détrôner Philippe V; deux de ses agents, nommés Flotte et Deslandes, dont les démarches et les paroles avoient semblé suspectes, furent arrêtés. Le duc d'Orléans fut un moment considéré comme un traître, et, en France comme en Espagne, il n'y eut qu'un cri contre lui. Or il fut bientôt démontré que si ce prince avoit eu quelques vues sur la couronne d'Espagne, ce n'avoit été que dans le cas d'une renonciation formelle de Philippe, dont il étoit déjà question même dans le cabinet de Versailles, et qu'il sembloit, vu la situation critique où se trouvoient ses affaires, assez disposé à faire. Ce n'étoit point à lui, mais à l'archiduc d'Autriche, que le duc d'Orléans vouloit, dans un tel cas, tenter d'enlever cette couronne; et un tel projet, qui ne blessoit point la justice, avoit quelque chose de louable et de grand. Le véritable crime du duc d'Orléans étoit de s'être montré en diverses occasions opposé aux vues ambitieuses de la princesse des Ursins, et d'avoir lancé sur elle quelques sarcasmes trop piquants.

107: C'est le traité connu sous le nom de la Barrière. Les États-Généraux s'engageoient à maintenir la succession à la couronne d'Angleterre dans la ligne protestante, et le cabinet anglois prenoit de son côté l'engagement de concourir avec ses alliés à s'emparer à leur profit de tous les Pays-Bas espagnols, et d'autant de Villes fortes qu'il seroit nécessaire pour les mettre à couvert tant du côté de la France que de toutes les autres puissances qui les avoisinoient. Ce traité prodigieux souleva justement la reine et toute l'Angleterre contre celui qui en étoit l'auteur.

108: Madame Guyon.

109: Voyez p. 26 (note).

110: Les instructions pastorales étoient des évêques de Luçon et de La Rochelle, le mandement étoit de l'évêque de Gap.

111: Le cardinal poussa plus loin son ressentiment et jusqu'à l'excès le plus condamnable; car supposant, sans en avoir aucune preuve, que deux jeunes ecclésiastiques, neveux de deux de ces évêques, et qui étudioient au séminaire de Saint-Sulpice, n'étoient point étrangers à l'affront qu'il venoit de recevoir, il ordonna qu'ils fussent à l'instant même chassés de cette maison. Cependant il fut prouvé par la suite que c'étoit très injustement qu'ils avoient été soupçonnés; et sans doute il étoit plus injuste encore de les avoir condamnés sur un simple soupçon.

112: Cette proposition, devenue fameuse par les débats qu'elle fit naître, porte «que la crainte d'une excommunication injuste ne doit jamais nous empêcher de faire notre devoir.» Or, qui ne voit qu'une semblable doctrine tend à rendre chaque individu juge en dernier ressort, et de son devoir, et des censures de l'Église dont il est libre ainsi de toujours contester à son égard la juste application, ce qui établit pleinement le principe protestant du jugement particulier, et toutes ses conséquences.

113: Ce que dit Voltaire au sujet des jésuites et des Provinciales où ils étoient si odieusement diffamés, mérite d'être remarqué. Après avoir présenté ce livre comme un modèle d'éloquence et de bonnes plaisanteries: «Il est vrai, ajoute cet écrivain, qu'en totalité il portoit sur un fondement faux. On attribuoit adroitement à toute la société les opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les auroit déterrées aussi bien chez les casuistes dominicains et franciscains; mais c'étoit aux seuls jésuites qu'on en vouloit. On tâchoit, dans ces lettres, de prouver qu'ils avoient un dessein formé de corrompre les mœurs des hommes, dessein qu'aucune secte, aucune société n'a jamais eu et ne peut avoir. Mais il ne s'agissoit pas d'avoir raison, il s'agissoit de divertir le public.» (Siècle de Louis XIV.)

Voilà ce qu'a dit le patriarche de la philosophie moderne, ce qui n'empêche pas de braves philosophes de continuer à nous présenter tous les jours, comme la doctrine fondamentale de la compagnie de Jésus, toutes les folies et toutes les absurdités que Pascal a recueillies dans son livre.

Il ne sera peut-être pas hors de propos de faire connoître ici comment fut reçu, à son apparition, ce livre classique, ce chef-d'œuvre, devant lequel s'extasient les rhéteurs, les littérateurs de collége, et toute cette tourbe de pédants qui, dans les ouvrages d'esprit, ne voient que l'arrangement des paroles, et s'inquiètent peu que l'auteur ait du sens, pourvu que ses phrases soient nombreuses et ses périodes bien arrondies.

À peine les Provinciales eurent-elles paru, que Rome les condamna. De son côté, Louis XIV nomma pour l'examen de ce livre treize commissaires, archevêques, évêques, docteurs ou professeurs de théologie, qui donnèrent la décision suivante:

«Nous soussignés, etc., certifions, après avoir diligemment examiné le livre qui a pour titre: Lettres provinciales (avec les notes de Vendrock-Nicole), que les hérésies de Jansénius, condamnées par l'Église, y sont soutenues et défendues.... Certifions de plus que la médisance et l'insolence sont si naturelles à ces deux auteurs, qu'à la réserve des jansénistes, ils n'épargnent qui que ce soit, ni le pape, ni les évêques, ni le roi, ni ses principaux ministres, ni la sacrée faculté de Paris, ni les ordres religieux; et qu'ainsi ce livre est digne des peines que les lois décernent contre les libelles diffamatoires et hérétiques. Fait à Paris, le 4 septembre 1660. Signé: Henri de Rennes, Hardouin de Rhodez, François d'Amiens, Charles de Soissons, etc.»

Sur cet avis des commissaires, ce livre fut condamné au feu par arrêt du conseil d'état.

114: Le foyer du jansénisme étoit à quelques lieues de Paris, dans une maison attenante à l'abbaye de Port-Royal-des-Champs, et dans laquelle s'étoient retirés Arnauld, Saint-Cyran, et les autres chefs du parti. Ils y élevoient des jeunes gens, et leurs disciples se répandoient ensuite dans le monde où ils propageoient leurs doctrines. Ils gouvernoient en même temps les religieuses de ce monastère et celles de Port-Royal-de-Paris; et ces filles, très régulières d'ailleurs, étoient jansénistes sans trop savoir pourquoi, mais, suivant l'esprit de la secte, très obstinées dans leurs opinions, et fortement persuadées que cette révolte de leur esprit étoit une véritable force d'aine et un amour ardent de la vérité, qui les rendoit fort agréables à Dieu. Lors de la signature du formulaire, elles avoient d'abord refusé de signer, donnant pour raison les motifs qui leur étoient dictés par leurs directeurs. La cour s'irrita de cet entêtement; et, sur un ordre du roi, le lieutenant civil alla à Port-Royal-des-Champs, et en fit sortir tous les prétendus solitaires qui s'y étoient retirés, et tous les jeunes gens qu'ils y élevoient. Peu s'en fallut qu'alors les deux monastères ne fussent détruits; mais on crut suffisant de disperser dans d'autres couvents les plus récalcitrantes de ces religieuses; et quelques jansénistes furent mis à la Bastille par suite de cette affaire. La signature du formulaire les en fit sortir, et fit rentrer dans leur couvent les religieuses exilées. Il n'est pas besoin de dire que tout ce troupeau janséniste signa avec les restrictions mentales qu'il reprochoit aux jésuites, et qui lui étoient beaucoup plus familières qu'à ces religieux.

Cependant la secte se fortifioit par les persécutions, et Port-Royal étoit toujours signalé comme le centre de toutes ses manœuvres. On en eut la preuve lorsqu'il fut question d'y faire signer la bulle de Clément XI sur le cas de conscience: ces filles consentirent à signer, mais sans déroger à la doctrine du droit et du fait et à celle du silence respectueux. Cette fois-ci le roi se montra moins indulgent; mais voulant procéder dans les formes, il commença par demander au pape la suppression de leur monastère; et l'ayant obtenue, toutes les religieuses en furent enlevées et renfermées sans retour dans d'autres couvents. Le lieutenant de police reçut l'ordre de faire démolir leur maison de fond en comble, et les corps inhumés dans l'église et dans le cimetière furent déterrés et transportés ailleurs. Quesnel, condamné peu de temps après, se sauva dans les Pays-Bas, où Arnauld avoit si long-temps vécu exilé et se consolant jusqu'à sa mort de son exil par les combats que sa plume ne cessoit de livrer au pape et aux cinq propositions. La Bastille se remplit une seconde fois de jansénistes qui y restèrent jusqu'à la fin de ce règne. S'ils furent traités avec cette rigueur, ce ne fut pas pour leurs opinions religieuses dont il est probable que Louis XIV se seroit très peu occupé, quelque dangereuses qu'elles fussent en effet, mais pour leur ardeur à les répandre, et leur caractère remuant et séditieux. C'étoit là ce qui l'irritoit contre eux, et finit par le rendre inexorable pour tout ce qui tenoit de près ou de loin à ce parti.

115: «À son retour de Rome, dit le duc de Saint-Simon, Amelot me conta que le pape l'avoit pris en amitié, et qu'il gémissoit de se voir la boule et l'instrument du plus fort des partis de l'Église de France, tellement qu'après s'être laissé aller à donner la Constitution, dans la persuasion où les lettres de Le Tellier l'avoient mis, que le roi étoit le maître absolu de tout son royaume, il se trouvoit dans l'embarras.»

«Là dessus, Amelot, qui le savoit bien, lui demanda pourquoi il ne s'étoit pas contenté de censurer en gros quelques propositions de Quesnel, au lieu de faire une censure baroque de cent et une: «Eh! M. Amelot, que vouliez-vous, dit le pape, que je fisse? Le Tellier avoit assuré le roi qu'il y avoit dans ce livre plus de cent propositions censurables: il n'a pas voulu passer pour menteur; on m'a tenu le pied sur la gorge pour s'en mettre plus de cent.»

«Amelot, ajoute-t-il, étoit vrai et avoit de la probité.» Permis au duc de Saint-Simon de le croire, et, en bon janséniste, de trouver cette anecdote tout à fait vraisemblable. Quant à nous, nous ne craindrons pas de prononcer hardiment que cet honnête et véridique M. Amelot a fait un impudent et grossier mensonge; et, en effet, pour que la chose fût vraie, deux conditions seroient nécessaires: la première, que Clément XI eût été un malhonnête homme, absolument sans foi, ni loi; la seconde, qu'il eût eu la bonhomie d'en convenir. Tout, dans ce misérable conte, jusqu'au ton indécent de cette prétendue conversation, outrage le sens commun et décèle l'imposture.

Cependant aujourd'hui encore, et lorsqu'après plus d'un siècle on sait sans doute à quoi s'en tenir sur le livre de Quesnel, il se trouve des écrivains qui répètent gravement cette prodigieuse sottise comme une vérité historique des plus incontestables.

116: «Les ministres avoient su persuader au roi l'abaissement de tout ce qui étoit élevé; et leur refuser le traitement (le titre de monseigneur qu'ils exigeoient de tous, sans exception), c'étoit mépriser son autorité et son service dont ils étoient les organes, parce que d'ailleurs, et par eux-mêmes, ils n'étoient rien. Le roi, séduit par ce reflet prétendu de grandeur sur lui-même, s'expliqua si rudement à cet égard, qu'il ne fut plus question que de ployer sous ce nouveau style ou de quitter le service, et de tomber en même temps, en le quittant, dans la disgrâce marquée du roi, et sous la persécution des ministres dont les occasions se rencontroient à tous moments; de là l'autorité personnelle et particulière des ministres montée au comble, jusqu'en ce qui ne regardoit ni les ordres, ni le service du roi, sous l'ombre que c'étoit la sienne; de là ce degré de puissance qu'ils usurpèrent; de là leurs richesses immenses, et les alliances qu'ils firent à leur choix.» (Mém. de Saint-Simon, liv. IV.)

117: «Il me paroît, a dit un homme très au fait de la matière, que ces prélats (les auteurs de la déclaration) ont semé dans le cœur des princes un germe funeste de défiance contre les papes, qui ne pouvoit qu'être fatal à l'Église. L'exemple de Louis XIV et de ces prélats a donné à toutes les cours un motif très spécieux pour se mettre en garde contre les prétendues entreprises de la cour de Rome. De plus, il a accrédité auprès des hérétiques toutes les calomnies et les injures vomies contre le chef de l'Église, puisqu'il les a affermis dans les préjugés qu'ils avoient, en voyant que les catholiques même et les évêques faisoient semblant de craindre les entreprises des papes sur le temporel des princes; et, enfin, cette doctrine répandue parmi les fidèles a diminué infiniment l'obéissance, la vénération, la confiance pour le chef de l'Église, que les évêques auroient dû affermir de plus en plus.» (Lettres sur les quatre articles dits du Clergé de France, lettre II, p. 5.)

118: L'Angleterre exceptée; c'est là que, sous Henri VIII et ses successeurs, ce prodige s'est réalisé.

119: «Louis XIV, dit le comte de Maistre, avoit bien accordé quelque chose à sa conscience et aux prières d'un pape mourant (Alexandre VIII): il en coûtoit néanmoins à ce prince superbe d'avoir l'air de plier sur un point qui lui sembloit toucher à sa prérogative. Les magistrats, les ministres, et d'autres puissances, profitèrent constamment de cette disposition du monarque, et le tournèrent enfin de nouveau du côté de la déclaration, en le trompant comme on trompe toujours les souverains, non en leur proposant à découvert le mal que leur droiture repousseroit, mais en le voilant sous la raison d'état.

Deux jeunes ecclésiastiques, l'abbé de Saint-Aignan et le neveu de l'évêque de Chartres, reçurent, en 1713, de la part du roi, l'ordre de soutenir une thèse publique où les quatre articles reparoîtroient comme des vérités incontestables; cet ordre avoit été déterminé par le chancelier de Pontchartrain[119-A], homme excessivement attaché aux maximes parlementaires. Le pape se plaignit hautement de cette thèse, et le roi s'expliqua dans une lettre qu'il adressa au cardinal de la Trémouille, alors son ministre près du Saint-Siége. Cette lettre, qu'on peut lire en plusieurs ouvrages, se réduit néanmoins en substance à soutenir «que l'engagement pris par le roi se bornoit à ne plus forcer l'enseignement des quatre propositions, mais que jamais il n'avoit promis de l'empêcher; de manière qu'en laissant l'enseignement libre, il avoit satisfait à ses engagements envers le Saint-Siége[119-B]

Dès qu'on eut arraché la permission de soutenir les quatre articles, le parti demeura réellement vainqueur. Ayant pour lui une loi non révoquée et la permission de parler, c'étoit, avec la persévérance naturelle aux corps, tout ce qu'il falloit pour réussir. (De l'Église gallicane, p. 163.)

119-A: Nouvelles additions et corrections aux Opuscules de Fleury, p. 36. Lettre de Fénélon, rapportée par M. Émery.

119-B: Histoire de Bossuet, t. II, liv. vi, no 13, p. 215 et seqq.

120: Le jugement qu'il porta de lui-même dans ces derniers moments où finissent toutes les illusions de l'homme, n'est guère moins rigoureux que celui de la postérité.

«Prêt à mourir, il fit appeler le dauphin qui devoit lui succéder. Ce prince n'avoit que quatre ans et demi; ainsi le discours que son aïeul lui tint étoit plutôt une déclaration de ses sentiments adressée à ceux qui l'environnoient, qu'une instruction pour cet enfant qui ne devoit être de long-temps en état de l'entendre et d'en profiter: «Mon fils, lui dit-il, je vous laisse un grand royaume à gouverner; je vous recommande surtout de travailler autant que vous pourrez à diminuer les maux et à augmenter les biens de vos sujets; et, pour cet effet, je vous demande avec instance de conserver toujours précieusement la paix avec vos voisins comme la source des plus grands biens, et d'éviter soigneusement la guerre comme la source des plus grands maux. Ne faites donc jamais la guerre que pour vous défendre ou pour défendre vos alliés. Je vous avoue que, de ce côté-là, je ne vous ai pas donné de bons exemples. Ne m'imitez pas: c'est la partie de ma vie et de mon gouvernement dont je me repens davantage.» (L'abbé de Saint-Pierre.)

121: L'abbé Lebeuf, t. I, p. 416.

122: Mémoire imprimé pour l'église Saint-Séverin, 1764, p. 1.

123: Manuscrit de Saint-Germain, côté 1027.

124: Mémoire pour les Curé et Marguilliers de Saint-Sulpice contre ceux de Saint-Séverin, 1764, p. 27.

125: Dans son Histoire de l'abbaye Saint-Germain.

126: On la voyoit encore, en 1789, dans la maison des religieux de la Charité, située, dans le Xe siècle, hors des murs. Elle y étoit désignée sous le nom de Chapelle de la Vierge.

127: Le premier curé dont les titres lui aient offert le nom se nommoit Raoul (Radulphus presbyter Sancti Sulpitii). Il étoit en contestation avec le curé de Saint-Séverin au sujet des limites des deux paroisses; et cette contestation fut terminée par une sentence arbitrale rendue en 1210; mais il n'est pas dit qu'il n'y avoit pas eu avant lui d'autres curés dans cette église.

128: Ce chœur présente un carré long de quarante-deux pieds de large sur soixante-huit pieds de long, terminé au sommet par un demi-cercle de vingt pieds de rayon, et percé dans son pourtour de sept arcades, dont les pieds-droits sont ornés de pilastres corinthiens qui soutiennent l'entablement. Sa hauteur dans œuvre, depuis le pavé jusqu'au milieu de la voûte, est de quatre-vingt-douze pieds. Les bas-côtés, larges de vingt-quatre pieds, et élevés de quarante-six, sont décorés d'un ordre composé que Gittard avoit imaginé, dans l'intention bizarre d'en faire un ordre françois. Ces constructions ne furent achevées qu'au bout de dix-huit ans. Alors on commença à travailler à la croisée, dont la dimension est de cent soixante-seize pieds de long sur quarante-deux de large, grandeur qui surpasse de quatorze pieds la longueur de la croisée de Notre-Dame. Le côté gauche de cette croisée, en entrant, fut achevé, jusqu'à l'entablement, de 1672 à 1674; et l'on éleva en même temps le premier ordre du portail de ce côté. C'est alors que les travaux furent interrompus.

129: Les colonnes du premier ordre ont cinq pieds de diamètre et quarante de hauteur; leur entablement est de dix pieds: celles du second ordre ont trente-huit pieds de haut sur un diamètre de quatre pieds trois pouces, et neuf pieds d'entablement. On monte au porche par un perron de vingt-deux marches, auquel on reproche de n'avoir pas assez de développement, ce qui ôte à l'ordre inférieur beaucoup de sa majesté; mais Servandoni fut obligé de le renfoncer ainsi dans l'intérieur, parce qu'il élevoit son portail dans une rue étroite, vis-à-vis le séminaire de Saint-Sulpice, qu'on ne vouloit point abattre.

130: Cette tour présente un plan carré composé de colonnes que surmontent des frontons triangulaires. Au dessus règne un dernier ordre de huit colonnes érigées sur un plan circulaire, et terminées par une balustrade.

131: Voyez pl. 181. On a abattu, pour former cette place, le séminaire Saint-Sulpice, une partie de la rue Férou et quelques maisons de la rue du Pot-de-Fer. Au milieu de ce grand espace, on avoit élevé une fontaine, dont les dimensions étoient visiblement trop petites pour la place et pour le monument; elle vient d'être enlevée et transportée dans l'enceinte du marché Saint-Germain. Le nouveau séminaire Saint-Sulpice occupe, à droite, toute la partie latérale de cette nouvelle place qui est loin d'être encore terminée. (Voyez l'article Monuments nouveaux à la fin de ce volume.)

132: Il a été remplacé depuis peu par un nouvel autel d'une composition plus simple et plus heureuse. (Voy. l'article Monuments nouveaux.)

133: La coupole de cette chapelle avoit été fort endommagée par l'incendie de la foire Saint-Germain, arrivé au mois de mars 1763.

134: Voyez pl. 182.

135: La seconde coupole, élevée après l'incendie, a été peinte par Callet.

136: Cet autel étoit, dans le principe, recouvert d'un baldaquin doré d'une très grande dimension, mais suspendu par trois cordes visibles, ce qui étoit de l'effet le plus ridicule. On ne tarda pas à s'en apercevoir, et le baldaquin fut supprimé.

137: Ces statues ainsi placées sur des culs-de-lampes, à dix pieds au dessus du sol, offroient à l'œil un porte-à-faux effrayant, et produisoient un effet peu agréable à l'œil. Enlevées de cette église pendant le régime révolutionnaire, elles viennent de lui être rendues, et ont repris la même place qu'elles occupoient auparavant et sur les mêmes culs-de-lampes. Il eût été possible, puisque l'occasion s'en présentoit, de les disposer plus heureusement.

138: M. Languet avoit obtenu de la piété des fidèles des sommes assez considérables pour faire exécuter en argent la statue de la Vierge, sur un modèle de Bouchardon, et dans une proportion de six pieds; mais la richesse de la matière exigeant une surveillance continuelle, on prit le parti de lui substituer la Vierge en marbre dont nous venons de parler. La Vierge d'argent, renfermée alors dans la sacristie, a été détruite pendant la révolution; quant à celle de Pigale, on l'a replacée dans sa niche, au milieu de sa gloire et de tous les autres accessoires dont elle étoit d'abord entourée. Il est difficile de voir de plus médiocres sculptures et des ornemens d'un plus mauvais goût.

139: Son portrait, dans un médaillon de marbre, avoit été déposé aux Petits-Augustins.

140: Le pasteur est représenté à genoux, levant les mains et les yeux au ciel. Le génie de l'Immortalité, placé devant lui, soulève une draperie funéraire, sous laquelle on aperçoit le squelette de la mort qui semble frappé d'épouvante. Sur le piédestal étoient les deux génies de la Charité et de la Religion; ils ont été détruits. Ce mausolée, conservé pendant la révolution, dans le musée des Petits-Augustins, et qui, par son volume ainsi que par la beauté des marbres qu'on y a employés, doit avoir coûté des sommes considérables, nous semble le monument le plus curieux de ce dernier degré de corruption auquel les arts du dessin étoient enfin arrivés sur la fin du règne de Louis XV. Il n'y a point d'expression qui puisse rendre à quel point tout, dans cette sculpture, draperies, figures, composition, est faux, lourd, ignoble et maniéré. Le sculpteur, Michel-Ange Sloldtz, considéré de son temps comme un grand artiste, ignorant même jusqu'aux limites de son art, paroît avoir voulu, par le mélange du bronze et des marbres de diverses couleurs, produire quelques uns des effets de la peinture, ce qui ajoute encore la bizarrerie et le ridicule à tous ses autres défauts. Les deux figures sont en marbre blanc, la mort en bronze, la draperie de deux sortes de marbres, bleu turquin et albâtre jaunâtre. Les coussins sur lesquels le pasteur est à genoux sont en marbre jaune de Rennes, etc. (Ce monument a été rendu à l'église Saint-Sulpice.)

141: Ce monument, en demi-relief, représente une femme éplorée, enveloppée d'une draperie, et s'appuyant sur une urne. C'est de la sculpture la plus médiocre. (Déposé aux Petits-Augustins.)

142: L'église de Saint-Sulpice a été rendue au culte. Presque entièrement dépouillée de son ancienne magnificence, elle doit au zèle et à la libéralité du digne curé qui l'administre maintenant des décorations nouvelles, non moins riches et d'un meilleur goût. (Voyez l'article Monuments nouveaux.)

143: La vue perspective que nous donnons de cette église a été levée d'après une ancienne gravure exécutée avant cette démolition. (Voyez pl. 187.)

144: Histoire de Paris, t. 5, p. 191.

145: Ce couvent a été changé en maison particulière.

146: Maintenant rue Servandoni.

147: Mademoiselle L'Échassier, et M. Raguier de Poussé, curé de Saint-Sulpice.

148: Le bâtiment qu'ils occupoient est habité maintenant par les Sœurs de la Charité.

149: Cette institution a été rétablie, comme nous venons de le dire, dans la maison des Orphelins.

150: Voyez tome 2, 2e partie, page 1085.

151: La plupart des historiens donnent à la mère Catherine de Bar le nom de Mectilde du Saint-Sacrement; cependant il est certain qu'elle ne le prenoit point dans les actes; et celui de Catherine de Bar du Saint-Sacrement est le seul que l'on trouve dans la requête présentée à l'abbé de Saint-Germain et dans les lettres-patentes.

152: Le couvent de ces religieuses est maintenant une habitation particulière.

153: Voyez tome 3, 2e partie, page 647.

154: Paul V, Grégoire XV, Urbain VIII, Innocent X et Innocent XII.

155: L'église a été détruite, et l'on a changé les bâtiments en habitations particulières.

156: Histoire de Paris, tome 4, page 183.

157: Les bâtiments sont habités par des particuliers. L'église rendue au culte est maintenant l'une des paroisses succursales de Paris, et l'une des plus pauvrement décorées de cette capitale.

158: L'église a été détruite, et les bâtiments sont devenus des habitations particulières.

159: Cette épitaphe étoit de Pélisson: Nous la citerons, quoique longue, parce qu'elle nous semble digne d'être remarquée:

ICI REPOSE

Très illustre et vertueuse princesse Marie-Éléonore de Rohan, premièrement abbesse de Caen, puis de Malnoue, seconde fondatrice de ce prieuré, qu'elle redonna à Dieu, et où elle voulut finir ses jours. Plus révérée par ses grandes qualités que par sa haute naissance, le sang des rois trouva en elle une ame royale: en sa personne, en son esprit, en toutes ses actions, éclata tout ce qui peut rendre la piété et la vertu plus aimables. Sa professions fut son choix, et non pas celui de ses parents: elle leur fit violence pour ravir le royaume des cieux. Capable de gouverner des états autant que de grandes communautés, elle se réduisit volontairement à une petite, pour y servir, avec le droit d'y commander. Douce aux autres, sévère à elle-même, ce ne fut qu'humanité au dehors, qu'austérité au dedans. Elle joignit à la modestie de son sexe le savoir du nôtre; au siècle de Louis-le-Grand, rien ne fut ni plus poli, ni plus élevé que ses écrits: Salomon y vit, y parle, y règne encore, et Salomon en toute sa gloire. Les constitutions qu'elle fit pour ce monastère serviront de modèle pour tous les autres. Comme si elle n'eût vécu que pour sa sainte postérité, le même jour qu'elle acheva son travail, elle tomba dans une maladie courte et mortelle, et y succomba le 8 d'avril 1681, en la cinquante-troisième année de son âge. Jusqu'en ses derniers moments, et dans la mort même, bonne, tendre, vive et ardente pour tout ce qu'elle aimoit, et surtout pour son Dieu. Tant que cette maison aura des vierges épouses d'un seul époux, tant que le monde aura des chrétiens, et l'Église des fidèles, sa mémoire y sera en bénédiction: ceux qui l'ont vue n'y pensent point sans douleur, et n'en parlent point sans larmes.

Qui que vous soyez, priez pour elle, encore qu'il soit bien plus vraisemblable que c'est maintenant à elle à prier pour nous; et ne vous contentez pas de la regretter ou de l'admirer, mais tâchez de l'imiter et de la suivre.

Sœur Françoise de Longaunay, première prieure de cette maison, sa plus chère fille, l'autre moitié d'elle-même, dans l'espérance de la rejoindre bientôt, lui a fait élever ce tombeau.

Le moindre et le plus affligé de ses serviteurs eut l'honneur et le plaisir de lui faire cette épitaphe, où il supprima, contre la coutume, beaucoup de justes louanges, et n'ajouta rien à la vérité.

160: Ces filles ont été réinstallées dans leur maison.

161: Histoire de Paris, t. 2, p. 1060.—Piganiol, t. 7, p. 391.—Labarre, t. 5, p. 352.

162: Jaillot, Quart. du Luxembourg, p. 86.

163: Le bâtiment destiné à cette dernière espèce de malades étoit séparé des autres et situé dans la rue de la Chaise. Nous aurons occasion d'en reparler.

164: Cet établissement est tel qu'il étoit avant la révolution; seulement on n'y reçoit plus que des personnages âgés et infirmes.

165: Les bâtiments de cette communauté sont maintenant habités par des particuliers.

166: Tome Ier, page 494.

167: Cet hôpital est resté tel qu'il étoit avant 1789.

168: Cet établissement existe encore sous le nom d'Hospice de madame Necker.

169: Cette communauté, fondée en 1676, ne subsistoit plus à cette époque.

170: Ses bâtiments servent maintenant d'hôpital aux pauvres enfants malades.

171: Sauval, t. Ier, p. 600.—Gallia Christ., t. 7, col. 646.

172: Voyez tom. 3, 2e partie, p. 466.

173: Voyez pl. 188.

174: Cette statue, vantée comme un chef-d'œuvre dans toutes les descriptions de Paris, et qui étoit un présent fait aux Carmes-Déchaussés par le cardinal Barberin, a été déposée dans une des chapelles de la cathédrale. C'est un ouvrage très médiocre.

175: Une partie des bâtiments a été détruite, et sur cet emplacement on a percé une rue nouvelle qui donne dans celle de Vaugirard. L'église a été rendue au culte: l'autre portion du couvent est habitée par des religieuses carmélites.

176: Cette maison a fait depuis partie du séminaire des Missions-Étrangères.

177: Les bâtiments de ce couvent sont habités par des particuliers.

178: Tome Ier, pages 489 et 708.

179: Le Maire.

180: Voyez pl. 188. L'église n'existe plus: la maison avoit été détruite avant la révolution.

181: Ce précieux tableau est dans la collection du Musée.

182: Cette maison est maintenant habitée par des particuliers.

183: L'une de ces maisons se nommoit de Montherbu, l'autre, l'hôtel des Trois Rois. (Jaillot.)

184: Les bâtiments de cette maison servent maintenant de caserne à la gendarmerie d'élite.

185: Jaillot, Quartier du Luxembourg, p. 100 et seqq.

186: Voyez pl. 183 et 184.

187: Voyez pl. 185.

188: Voyez pl. 184.

189: Il a été opéré dans le plan de cet édifice un changement auquel la disposition intérieure a beaucoup gagné, c'est celui de l'escalier et du vestibule. Cette partie de l'ancien plan étoit justement regardée comme la plus défectueuse. L'escalier étoit mal situé, lourd, d'un aspect désagréable. Il vient d'être reporté dans l'aile droite de la cour, qu'il occupe presque tout entière. On y a prodigué toute la richesse de l'architecture et de la sculpture, ainsi que dans la petite galerie et dans le vestibule, qui, tous les deux, servent de passage pour arriver au jardin.

190: Ce tableau est maintenant dans le Musée du Roi.

191: Cette collection entière a été gravée par divers graveurs célèbres, sous la direction et d'après les dessins de Nattier. Elle orne maintenant le Musée du Roi.

192: Ce terrain s'étendoit jusqu'au bassin qui forme maintenant le milieu du parterre.

193: Voyez pl. 188.

194: Ce jardin a été, depuis la révolution, considérablement augmenté et embelli sous la direction de M. Chalgrin, architecte, auquel on doit aussi les améliorations, changements et augmentations dans le palais. De grands terrains y ont été ajoutés aux dépens des maisons voisines et de l'emplacement des Chartreux; et son intérieur, plus riant et plus agréable qu'autrefois, a été enrichi d'un grand nombre de statues. (Voyez l'article Monuments nouveaux.)

195: Ce second hôtel fut bâti sur l'emplacement de la maison vendue à Marie de Médicis par le duc de Pinei-Luxembourg.

196: On a démoli cet hôtel, pour former, de ce côté, une entrée particulière au jardin. Les murs de pignons de cette entrée ont été restaurés suivant l'ordonnance générale du palais, et ce bel édifice se trouve maintenant, de toutes parts, isolé.

197: Il en resta long-temps des traces dans la fête scandaleuse connue sous le nom de fête des Fous, et qu'on doit regarder comme un reste déplorable des superstitions païennes. Au jour qui lui étoit consacré, des prêtres, des clercs, les uns travestis en femmes, les autres vêtus comme des bouffons, chantoient dans le chœur des vers obscènes, mangeoient des soupes grasses sur l'autel, jouoient aux dés à côté du ministre tandis qu'il célébroit le sacrifice, infectoient l'église des ordures qu'ils faisoient brûler dans leurs encensoirs; et réunis à une foule de gens masqués qui accouroient de toutes parts dans l'église, dansoient, tenoient les propos les plus infâmes, imitoient les postures les plus indécentes. Poussant plus loin encore leurs bouffonneries sacriléges, ils élisoient des évêques, des archevêques et même un souverain pontife, auquel on donnoit le nom de pape des fous, qui officioit pontificalement et donnoit sa bénédiction au peuple. Eudes publia, l'an 1198, un mandement à l'effet de réprimer des désordres si abominables; mais il y a grande apparence que son autorité échoua contre un usage qui charmoit un peuple superstitieux et grossier, car la fête des Fous subsistoit encore deux cent quarante ans après, comme le prouve la censure de la faculté de théologie de Paris, en date du 12 mars 1444. Il fallut ce long espace de temps et touts la vigilance des prélats et de la partie la plus saine du clergé pour déraciner enfin cet opprobre du christianisme.

198: La rue des Ménétriers.

199: Voyez tome 2, 1re partie, p. 495.

200: L'action duroit souvent un demi-siècle, et quelquefois davantage. Jésus-Christ prononçoit des sermons moitié françois, moitié latins; s'il donnoit la communion aux apôtres, c'étoit avec des hosties. Dans sa transfiguration sur le mont Thabor, on le voyoit paroître entre Moïse et le prophète Élie, en habit de Carme. Sainte Anne et la Vierge accouchoient dans une alcôve pratiquée sur le théâtre: on avoit soin seulement de tirer les rideaux du lit. Si les auteurs de ces pièces monstrueuses inventoient quelque épisode, il se ressentoit de leur grossière ignorance. Par exemple, Judas tuoit le fils du roi de Scarioth, à la suite d'une querelle qu'il avoit prise avec lui en jouant aux échecs; il assommoit ensuite son père, et devenoit le mari de sa mère, ce qui produisoit une reconnoissance et des fureurs. Mahomet, dont on faisoit mention sept cents ans avant sa naissance, étoit compté parmi les divinités du paganisme. Le gouvernement de Judée vendoit les évêchés à l'enchère. Satan prioit Lucifer de lui donner sa bénédiction. Les diables, les satellites des tyrans, les bourreaux, les archers, les voleurs, étoient ordinairement les personnages plaisants de ces compositions dramatiques.

201: Clément Marot composa, dit-on, des pièces pour les Enfants sans souci, et partagea leurs amusements. Louis XI les honoroit d'une protection particulière, et assistoit souvent à leurs spectacles. Les guerres civiles qui survinrent ensuite jetèrent de l'amertume et de l'aigreur dans ces jeux d'esprit, et convertirent les acteurs en factieux. Les plus modérés abandonnèrent alors cette société, qui ne fut plus composée que de libertins et de gens perdus de réputation.

202: La Bazoche, fondée peu de temps après que le parlement eut été rendu sédentaire à Paris, avoit obtenu, en 1303, la permission de se choisir un chef avec le nom de roi. Philippe-le-Bel, qui régnoit alors, lui ayant en même temps concédé le droit de justice souveraine, la cour de son chef fut composée de grands officiers, comme chancelier, maîtres des requêtes, avocat et procureur du roi, grand référendaire, grand audiencier, etc., tous pris parmi les Bazochiens. Le roi de la Bazoche eut aussi le droit de faire frapper une monnoie qui avoit cours parmi les clercs, et de gré à gré parmi les marchands. Ceci dura jusqu'au règne de Henri III, qui abrogea le titre de roi, ce qui rendit le chancelier chef de cette singulière juridiction.

Vers la mi-juillet, le roi de la Bazoche faisoit la montre générale de tous ses clercs ou sujets distribués en douze compagnies, commandées par autant de capitaines. Après cette cérémonie, ils alloient donner des aubades à MM. du parlement, et représentoient une de leurs moralités. Ce spectacle se renouveloit trois fois par année, à la fête de l'Épiphanie, à la cérémonie du mai[202-A] et après la montre générale. D'abord ils n'eurent point de théâtre fixe, et leurs jeux se faisoient tantôt au Palais, tantôt au Châtelet, et le plus souvent dans des maisons particulières. Ce fut à Louis XII qu'ils durent de pouvoir dresser leur théâtre sur la fameuse table de marbre qui occupoit toute la largeur de la salle du Palais, et qui fut détruite dans l'incendie de 1618. Les Bazochiens, de même que les Enfants sans souci, eurent plus d'une fois besoin d'être réprimés pour l'insolence de leurs satires et de leurs allusions, dans lesquelles ils n'épargnèrent pas même la personne du bon roi à qui ils étoient redevables de leur dernier théâtre.

202-A: Voyez tome 1er, 1re partie, p. 166.

203: Ils exigeoient cependant une rétribution des spectateurs; et le parlement, chargé de la police de leurs jeux, la fixa à deux sous, qui en valoient alors huit des nôtres. Leurs représentations commençoient à une heure après midi, et duroient jusqu'à cinq heures sans intervalle. L'arrêt qui fixoit le prix des places, ordonnoit en outre qu'ils paieroient mille livres par an au trésorier des pauvres de la ville.

204: Jodèle fit jouer ses premières pièces sur deux théâtres qu'on éleva dans les colléges de Reims et de Boncourt. Henri II y assista avec toute sa cour.

205: Cette maison étoit située au coin de la rue de la Poterie, près de la place de Grève. Pour avoir le droit de jouer, la troupe qui l'occupoit payoit un écu tournois par représentation aux confrères de la Passion.

Dans cette même année (1660) on vit à Paris des comédiens espagnols; ils avoient suivi la reine, femme de Louis XIV, et restèrent douze ans à Paris avec une pension du roi; mais ils ne purent s'y soutenir.

En 1661, une troupe de comédiens de province, appelés à Paris par Mademoiselle, établit son théâtre au faubourg Saint Germain; mais n'ayant point eu de succès, elle se dispersa après le temps de la foire.

En 1662, une troupe d'enfants, qui prit le nom de troupe du Dauphin, parut aussi à la foire Saint-Germain. Ce fut là que débuta le célèbre Baron, âgé alors d'environ douze ans.

En 1677 commença le théâtre des Bamboches, établi au Marais, dans lequel ne paroissoient que de très petits enfants. Il n'eut que quelques mois d'existence.

En 1684, des comédiens de province venus à Paris louèrent une grande salle dans l'hôtel Cluni, et osèrent y jouer sans aucune permission. Leur théâtre fut fermé presque aussitôt par arrêt du parlement.

D'autres comédiens de province étoient déjà venus, en 1632, établir un théâtre dans un jeu de paume de la rue Michel-le-Comte; mais à peine eurent-ils ouvert leur spectacle qu'il fut fermé, sur la demande des habitants du quartier.

Les comédiens forains avoient paru à Paris dès 1596.

206: Voyez pl. 186.

207: Cet incendie arriva dans le mois de mars 1799. Ce théâtre avoit alors le nom d'Odéon, qu'on lui avoit donné en 1794, et étoit occupé par la troupe du sieur Picard. Abandonné pendant plusieurs années, il fut reconstruit sous la direction de feu Chalgrin, qui, si l'on en excepte la décoration intérieure de la salle et quelques détails de construction, eut le bon esprit de ne point s'écarter du plan des deux premiers architectes. Ce théâtre a été depuis la proie d'un second incendie. (Voyez l'article Monuments nouveaux.)

208: Le théâtre de la comédie françoise étoit occupé, en 1799, par les bouffons italiens et par l'ancienne troupe établie d'abord dans la rue de Louvois; ces deux troupes y jouoient alternativement sous la même direction. Plusieurs autres troupes se sont succédé depuis sur ce théâtre; aujourd'hui il est occupé par des acteurs qui jouent alternativement la tragédie, la comédie et l'opéra. Les comédiens françois n'ont point quitté, jusqu'à présent, la grande salle du Palais-Royal, destinée, dans le principe, à la troupe dite des Variétés. (Voyez t. 1, 2e partie, p. 887.)

209: Voyez tome 1er, 2e partie, p. 982.

210: Sur cet emplacement étoit une tour carrée, anciennement appelée la tour Gaudron, et une maison qui en portoit encore le nom en 1640.

211: Les inscriptions placées sous les premières pierres portoient qu'elles avoient été posées par M. Antoine de Barillon, seigneur de Morangis, et par M. Louis de Rochechouart, comte de Maure.

212: La maison des Feuillants est maintenant habitée par des particuliers.

213: Page 454.

214: Quartier du Luxembourg, p. 44.

215: Les religieux y mangeoient ensemble les dimanches, les fêtes, et les jeudis; les autres jours, chacun prenoit ses repas en particulier dans sa cellule.

216: Pierre de Navarre, fils de Charles II, roi de Navarre, donna, en 1396, pour l'entretien de quatre Chartreux, une somme de 5,000 liv., que ces religieux employèrent à faire l'acquisition de la terre de Villeneuve-le-Roi; et Jeanne d'Évreux affecta sa terre d'Yères à l'entretien de l'église qu'elle avoit fait bâtir.

217: Voyez pl. 187.

218: Personne n'ignore que ce prétendu miracle, lequel donna lieu, dit-on, à la retraite de saint Bruno et à l'institution de son ordre, est mis au nombre des fables par les meilleurs critiques.

219: Quelques années avant la révolution, le roi avoit fait l'acquisition de ces chefs-d'œuvre pour les mettre dans sa collection: ils sont passés de la galerie du Luxembourg dans le Musée royal.

220: Pour empêcher la dégradation entière de ce monument, MM. de Châtillon le firent masquer, en 1712, par une boiserie, sur laquelle on avoit peint tout ce qui étoit sculpté derrière; ce qui faisoit un tableau de quinze pieds de largeur sur quatre de hauteur.

221: Cette statue et celle d'Amé de Genève n'avoient point été déposées aux Petits-Augustins.

222: Ces deux statues, d'une exécution gothique assez soignée, se voyoient dans ce Musée.

223: L'ancien chemin d'Issy passoit autrefois le long du terrain où elle avoit été bâtie.

224: On voyoit sur leur tombe un écusson ayant une botte en pal, chargée d'un oiseau sur la genouillière.

225: L'église et le couvent des Chartreux ont été entièrement détruits; sur leur terrain on a établi une très grande pépinière, et plusieurs avenues plantées d'arbres qui font partie du jardin du Luxembourg. (Voyez l'article Monuments nouveaux.)

226: Madame Hurault de Chiverni, veuve du marquis d'Aumont, acquitta toutes les dettes de la communauté, fit bâtir le chœur et les logements pratiqués au dessus, éleva les murs de clôture du jardin, etc.; la marquise de Sablé fit construire le corps de logis et le chapitre au bout du chœur; la princesse de Guémenée, la sacristie et partie d'un des côtés du cloître. Mesdames de Pontcarré, de Choiseul-Praslin, de La Guette de Champigny, de Boulogne, de Rubantel, etc.; MM. de Sévigné, Le Maître de Séricourt-Sacy, Le Roi de La Potherie, etc., comblèrent les religieuses de libéralités, et plusieurs de ces dames s'y renfermèrent après la mort de leurs maris. Louise-Marie de Gonzague de Clèves, reine de Pologne, qui avoit été élevée à Port-Royal, signala sa reconnoissance par de riches présents.

227: Voyez p. 180.

228: Elle existe encore, ainsi que la maison qui sert maintenant d'hospices pour les pauvres femmes en couche. C'est un ouvrage bien médiocre. (Voyez pl. 188.)

229: Ce beau tableau est maintenant dans le Musée du Roi.

230: Ce dernier monument a été donné au collége de Juilly.

231: Cette maison, réunie au monastère de Port-Royal, sert maintenant d'hospice pour les femmes en couche.

232: Voyez l'article Monuments nouveaux.

233: Arch. de Saint-Germain, A. 4, 1, 1.

234: Histoire de l'abbaye Saint-Germain, p. 109.

235: Quartier du Luxembourg, p. 12.

236: Voyez tome 1er, 2e partie, p. 718.

237: Arch. de Saint-Germain, A. 4, 1, 3.

238: Arch. de Saint-Germain, A. 4, 1, 6.

239: Ibid., A. 4, 1, 4.

240: Ibid., A. 4, 1, 5.

241: Cette ancienne foire étoit alors admirée comme un des morceaux de charpente les plus hardis qu'il fût possible d'imaginer. Elle se composoit d'un seul bâtiment divisé en deux halles contiguës, qui, chacune, avoient cent trente pas de long sur cent de large. Neuf rues tirées au cordeau, et qui se coupoient à angles droits, les partageoient en vingt-quatre parties[241-A]. Chaque loge étoit composée d'une boutique au rez-de-chaussée et d'une chambre au dessus. Quelques-unes étoient accompagnées de cours, où il y avoit des puits pour éteindre le feu en cas d'accident, précaution que la violence du vent rendit inutile dans cette nuit désastreuse. Au bout de l'une des halles on avoit pratiqué une chapelle, dans laquelle on disoit la messe tous les jours pendant la durée de la foire.

241-A: Ces rues étoient distinguées par les noms des divers marchands qui y étaloient, tels que ceux de rue aux Orfèvres, aux Merciers, aux Drapiers, aux Peintres, aux Tabletiers, aux Fayenciers, aux Lingères, etc.

242: Indépendamment des foires Saint-Laurent et Saint-Germain, la ville de Paris avoit encore plusieurs autres foires, qui se tenoient en divers lieux et à des époques différentes.

La foire des Jambons ou du parvis Notre-Dame. Cette foire, qui appartenoit à l'archevêque et au chapitre de la cathédrale, ne durait qu'un jour, et se tenoit le mardi-saint.

La foire du Temple. Elle appartenoit au grand-prieur de France, et s'ouvroit dans l'enclos du Temple le jour de saint Simon et saint Jude. On y vendoit principalement de la mercerie, des manchons, des fourrures, beaucoup de nèfles, etc., etc.

La foire Saint-Ovide. Établie d'abord sur la place Vendôme, elle fut transférée, en 1771, sur la place Louis XV. Toutes les boutiques, disposées sur un plan circulaire, y étoient accompagnées d'une galerie qui tournoit autour, et sous laquelle on se promenoit à l'abri. Elle duroit un mois entier, et attiroit un grand concours de monde, tant par le nombre et la variété de ses boutiques que par les spectacles forains qui venoient de toutes parts s'y établir.

La foire Saint-Clair. Elle se tenoit, le jour de la fête de ce saint, devant l'abbaye Saint-Victor, et duroit huit jours. Les marchands y occupoient la rue Saint-Victor jusqu'au jardin des Plantes, celle des Fossés et toute la place de la Pitié.

Du reste, il se tenoit une foire devant chaque église, le jour de la fête de son patron, laquelle duroit plus ou moins long-temps, comme la foire des Prémontrés de la Croix-Rouge, etc.

243: Arch. de Saint-Germain, A. 4, 2, 2.

244: La maison de cette communauté a été démolie pour former la place Saint-Sulpice; le nouveau séminaire qui se prolonge dans la rue Pot-de-Fer, a sa façade sur un des côtés de cette place. (Voyez l'article Monuments nouveaux.)

245: Cette maison et la précédente sont aujourd'hui des habitations particulières.

246: La chapelle a été détruite; la maison est habitée par des particuliers.

247: Voyez t. 3, 2e partie, p. 529.

248: Ce collége est habité maintenant par des particuliers.

249: Il avoit déjà établi une communauté du même genre en 1685, près de l'église Saint-Marcel, dans le quartier de la place Maubert.

250: Les bâtiments en furent d'abord changés en caserne pendant la révolution, et l'église devint le magasin des décorations du Théâtre-François, dit l'Odéon; maintenant on en a fait une usine où se confectionne le gaz hydrogène qui sert à l'éclairage de Paris.

251: Arch. de Saint-Germain.

252: Jaillot, Quartier du Luxembourg.

253: Il sert maintenant de dépôt au cabinet de minéralogie.

254: C'est dans cet hôtel que se tiennent les séances du conseil de guerre de la première Division militaire.

255: Cet édifice existe encore, et n'a point changé de destination.

256: Tome 1er, page 111.

257: Elle fut aussi nommée, suivant un auteur, rue du Cimetière-Saint-Sulpice. Il est vrai qu'il y en avoit un dans cette rue, lequel fut béni le 10 juin 1664; mais on ne trouve nulle part qu'on en ait donné le nom à la rue. (Ce cimetière a été détruit pendant la révolution, et changé en jardin.)

258: Tome 1er, page 111.

259: Voyez p. 352. Elle se nomme maintenant rue Montfaucon.

260: Traité de Police, t. 2, p. 1208 et 1215.

261: Traité de la Police, t. 1er, p. 118.

262: Manuscrit de Blondeau à la Bibliothèque du Roi, tome 66, premier cahier.

263: Voyez p. 363.

264: Arch. de Saint-Germain, A. 2, 33, 1.

265: Quartier du Luxembourg, p. 11.

266: Tome 1, page 121.

267: Le pilori, dont cette rue avoit pris le nom, étoit situé au carrefour où elle aboutit, et près de l'endroit où fut depuis la barrière des sergents. Il paroît que ce fut un droit accordé à l'abbaye Saint-Germain, ou confirmé par la charte de Philippe-le-Hardi, du mois d'août 1275. (Histoire de l'Abbaye, Preuves, no 98.)

268: À la fin du XIVe siècle, auprès d'une maison de cette rue, dont l'enseigne étoit le chef Saint-Jean, il y avoit une rue ou ruelle qui portoit aussi ce nom: elle n'existe plus.

269: Voyez p. 365.

270: Tome 1, page 126.

271: Quartier du Luxembourg, p. 23.

272: Tome 1, page 127.

273: Près de là, on prit des jardins situes entre les rues du Sépulcre et des Saints-Pères, pour leur servir de cimetière. Vis-à-vis étoient la justice de l'abbaye et une voirie, sur l'emplacement de laquelle on fit construire des maisons, dont une partie a servi depuis de couvent aux Petites-Cordelières.

274: Dans cette rue est un cul-de-sac qui porte le même nom. On l'appela d'abord rue de la Magdeleine, ensuite de Sainte-Catherine, parce qu'il fait la continuation de cette dernière rue.

275: Jaillot seroit porté à adopter l'opinion de ceux qui pensent que ce nom d'Enfer vient plutôt de sa situation; qu'étant plus basse que la rue Saint-Jacques, qui lui étoit parallèle, et qu'on appeloit via Superior, on l'avoit nommée via Inferior, via Infera, et que ce mot a été altéré et changé en celui d'Enfer. (Quartier du Luxembourg, p. 38.)

276: Tome 1, page 133.

277: Elle porte aujourd'hui le nom de rue Servandoni.

278: Tome 1, page 135.

279: Quartier du Luxembourg, p. 61.

280: Jaillot, Quartier du Luxembourg, p. 63.

281: Au commencement du XVIIe siècle il y avoit dans cette rue un marché, situé à son extrémité, près de celle des Cordeliers; il contenoit quatre toises de large sur sept de long. M. le Prince en ayant demandé la suppression en 1634, il fut transféré rue Sainte-Marguerite en 1636.

282: Tome 2, page 454.

283: Quartier du Luxembourg, p. 65.

284: Tome 1, page 140.

285: Spicil., in-fol., t. 3, p. 116.

286: Voyez p. 365.

287: À côté de cette rue, est un cul-de-sac qui portoit autrefois ce nom de Notre-Dame-des-Champs. Il a pris celui de la rue de Fleurus qui vient y aboutir. (Voyez Rues nouvelles.)

Il existe, dans cette même rue, un passage planté d'arbres et formant avenue, qui donne dans la rue de l'Ouest. (Voyez Rues nouvelles.)

288: Tome 1, page 159.

289: La rue et la place du Théâtre-François ont pris le nom de rue et place de l'Odéon.

290: Tome 1, page 166.

291: Jaillot, Quartier du Luxembourg, p. 100.

292: Il y avoit dans cette rue un cul-de-sac portant le même nom, lequel retournoit en équerre jusqu'au mur du préau de la foire. On y avoit pratiqué une porte pour faciliter l'entrée et la sortie du théâtre de l'Opéra-Comique. Ce cul-de-sac est aussi indiqué sous les noms de cul-de-sac de la Foire et de l'Opéra-Comique.

La rue des Quatre-Vents a été ouverte jusqu'à la rue des Boucheries, et de là dans une ligne droite jusqu'à celle de Buci, pour établir une communication directe, de la rue de Seine au palais du Luxembourg.

293: M. Depierre.

294: En examinant ces peintures exécutées par des artistes d'un vrai talent, et qui néanmoins s'y sont montrés au dessous d'eux-mêmes dans tout ce qui touche la pratique de l'art, c'est-à-dire dans la couleur, la touche, l'harmonie, on est porté à croire que ces défauts, qu'on ne retrouve point dans les tableaux qu'ils ont exécutés à l'huile, ne peuvent provenir que d'une connoissance imparfaite du procédé de la fresque, qui ne leur a pas permis de développer ici tout ce qu'ils ont d'habileté de main et de facilité de pinceau; et ce qui vient à l'appui de cette conjecture, c'est que les galeries du Musée du Louvre contiennent des fresques exécutées par des artistes inférieurs à ceux-ci sous le rapport du style et du dessin, lesquelles cependant offrent, dans l'exécution, ces autres qualités du peintre que l'on cherche vainement dans celles que nous décrivons. La peinture à fresque est encore chez nous à son enfance, et demande de nouveaux efforts et de nouvelles études pour être amenée au point de perfection où l'ont portée les peintres d'Italie.

295: Les rues de Vaugirard, d'Enfer, de Fleurus et de l'Ouest.

296: Le jardin des Tuileries offre également, et de toutes parts, les mêmes nudités. On les retrouve encore dans le parc de Versailles et dans d'autres endroits publics. Le jardin du Palais-Royal, où de tels monuments sembleroient moins déplacés qu'ailleurs, n'en avoit point encore: il vient d'en recevoir un, c'est la copie en bronze de l'Apollon du Belvédère.

Penseroit-on que, dans tels cas, la perfection du travail dût demander grâce pour l'indécence du sujet? ce seroit là une erreur bien grossière: les yeux du vulgaire ne comprennent rien à cette perfection.

297: Vers le milieu de ce boulevard, on a ouvert un passage qui donne dans la rue Notre-Dame-des-Champs.

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—Note 55: "Les travaux qu'il fit faire à cette effet" a été remplacé par "Les travaux qu'il fit faire à cet effet".

—Note 114: "une véritable force d'aine" a été remplacé par "une véritable force d'ame".

—Page 409: "au cul-de-sac de la rue Notre-Dame-des-Champs, auquelle" a été remplacé par "au cul-de-sac de la rue Notre-Dame-des-Champs, auquel".