The Project Gutenberg eBook of Un mystérieux amour This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Un mystérieux amour Author: Daniel Lesueur Release date: November 19, 2019 [eBook #60738] Language: French Credits: Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN MYSTÉRIEUX AMOUR *** Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée, mais quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. Un Mystérieux Amour _DU MÊME AUTEUR_: LE MARIAGE DE GABRIELLE, ouvrage couronné par l’Académie française, (Calmann-Lévy) 1 vol. 3 50 L’AMANT DE GENEVIÈVE, (Calmann-Lévy) 1 vol. 3 50 FLEURS D’AVRIL, recueil de poésies couronné par l’Académie française, (Alphonse Lemerre) 1 vol. 3 » MARCELLE, (Alphonse Lemerre) 1 vol. 3 50 SURSUM CORDA, pièce de vers ayant remporté le prix de poésie à l’Académie française, (Alphonse Lemerre) 1 vol. » 75 _DANIEL LESUEUR_ UN Mystérieux Amour [Logo: FAC ET SPÉRA -- AL] _PARIS_ ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27-31 PASSAGE CHOISEUL, 27-31 M DCCC LXXXVI [Bandeau] _UN MYSTÉRIEUX AMOUR_ I A une époque où le réalisme fleurit, où l’on sent dans la moindre nouvelle, dans le plus banal feuilleton, la prétention d’offrir _un document humain_, tout romancier qui se respecte écrit plus ou moins ouvertement en tête de son livre: «Ceci n’est pas un conte.» Une telle précaution ne m’est pas nécessaire. Quiconque voudra bien parcourir ces courtes notes et les vers qui les suivent, se sentira certainement en présence, non du réalisme le plus exact, mais de la réalité la plus profonde. Ce que je présente ici n’est pas un travail personnel. Des souvenirs aussi simplement exprimés qu’il me sera possible, et des vers que l’auteur ne destinait pas à la foule, et peut-être eût frémi de voir étalés aux vitrines et livrés à la curiosité des passants, voilà ce que l’on trouvera dans ces pages. Le droit de les publier, je le puise dans des raisons qui n’ont rien de littéraire, et qui ressortiront, je le pense, de cette notice. Elles sont fort au-dessus d’un vain désir de gloire. A qui irait-elle, cette gloire? Le cœur mystérieux et doux qui ne l’ambitionnait pas était--on le verra--trop plein de meilleures choses pour seulement y songer, et, lui fût-il donné de battre encore, ce n’est certes pas elle qui le réveillerait. II Dire de mon ami, Octave de B..., qu’il était le plus grand original que nous eussions connu, mes camarades de jeunesse et moi, c’est, en somme, ne rien dire de lui. Être original est rare. La véritable originalité est presque surhumaine. Car l’influence du milieu comptant comme un des plus puissants facteurs des idées et du caractère, l’impossibilité de s’y soustraire est, à peu de chose près, radicale. Le proverbe vulgaire: «Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es», légèrement étendu dans son sens, devient--comme tant d’autres proverbes--une vérité philosophique. L’originalité, même relative, constitue donc l’exception, le phénomène, et, à mesure que l’humanité vieillit, elle apparaît de moins en moins. Or, _phénomène_ est synonyme aussi bien de merveille charmante que de monstruosité difforme. Il y a des originaux dans l’art, dans la bonté, dans l’héroïsme, comme il y en a dans le crime. Quelques-uns ne sont tels que par la coupe de leurs habits; et, bien qu’il faille déjà une légère dose de force d’esprit pour porter des chapeaux à larges bords plats si la mode exige des bords étroits et retroussés, cette sorte d’originalité excite plutôt le rire ou un certain mépris. Cela tient à ce qu’il est facile de la feindre. Les autres, les admirables ou les terribles, celles qu’on n’imite pas, font naître l’envie ou la haine, à défaut de l’admiration. Elles ne sont jamais ridicules. Dire d’Octave qu’il était original ne suffit donc pas, et, pour définir son originalité, il faut peindre son caractère. Peu l’auront connu et apprécié comme moi, ce caractère, que l’on ne pénétrait pas aisément et qui ne se livrait guère. Certes, il aurait fallu une perspicacité plus intense que la mienne pour en parler, même légèrement; mais je ne sais quelle sympathie, un peu hautaine et protectrice, quel besoin d’épancher le secret de son être qui saisit même les plus forts, l’ont porté à me faire des confidences dont je veux être ici le simple rédacteur, après en avoir été l’auditeur passionnément intéressé. Comme je me les rappelle distinctement, ces causeries dont je sortais toujours plus éclairé, plus fort et meilleur; ces épanchements d’un esprit à la fois ironique et enthousiaste, croyant peu au bien, mais l’accomplissant sans faste et sans bruit, et le découvrant dans les autres avec une émotion prompte, contagieuse, presque naïve. Comme j’étais surpris des contrastes entre la calme force, cruellement railleuse, et la vulnérable tendresse; entre la pénétration infaillible, claire, qui allait droit au fond des tristes vérités, et la douceur des illusions, voulues souvent, et malgré tout fraîches et pures comme l’ignorance de la jeunesse. Comme j’imagine volontiers ce que pouvaient être les abandons plus complets encore de cette âme fière et si fermée, se montrant sans réserve à la femme qui sut la comprendre, qui put en manier la clef de ses mains délicates, qui prononça enfin devant elle le magique: «Sésame, ouvre-toi!» Cette femme, Octave ne l’avait pas rencontrée, il ne l’avait même pas entrevue lorsque, un soir d’été--mon Dieu, voilà cinq ans à peine!--il était assis avec moi, me parlant de lui par extraordinaire, sous les arbres sombres des Champs-Elysées, dans le tapage lointain, et presque agréable à cette distance, des cafés-concerts. Il se balançait doucement sur son fauteuil de fer peint, maniant de ses doigts distraits son éternelle cigarette, dont il tirait de temps à autre une bouffée sans s’interrompre. Jamais je n’ai vu un homme fumer aussi obstinément, aussi régulièrement, aussi inconsciemment que lui. Il fumait comme on respire, sans même s’en douter. Il avait une façon très particulière de prendre sa cigarette entre le pouce et le doigt du milieu et d’y appliquer avec l’index un coup sec pour en faire tomber la cendre; il mettait à ce mouvement une grâce dégagée si absolument involontaire qu’elle me semblait toujours jolie et caractéristique à observer. Naturellement élégant dans ses attitudes et ses manières, il avait, lorsqu’il sortait la cigarette de son étui, lorsqu’il l’allumait à la précédente, lorsqu’il jetait celle-ci, brûlée à moitié et tout enflammée--sans faire attention, je dois le dire, si elle tombait soit sur une botte de paille, soit sur un tapis de prix--une série de petits gestes à lui, où déjà se trahissait cette originalité dont j’ai parlé, cette habitude de ne rien faire comme les autres, qui donnait de l’intérêt à ses moindres actes. Cela m’amusait de le regarder fumer comme cela m’amuse de regarder bondir et tourner un enfant ou un jeune chat; j’y voyais la même ignorance de l’effet produit, qui cause tant de plaisir aux yeux dans la chose animée; puis cela soulignait quelquefois si curieusement la pensée planant au-dessus de cette agitation machinale du corps. Après tout, s’il n’est pas inutile, pour faire vivre par le style la personnalité d’un homme, d’indiquer la forme de ses traits et la nuance de ses cheveux, était-il superflu d’essayer de donner dès l’abord l’impression de ce qui était chez Octave mieux qu’un tic, une série de mouvements sans lesquels je ne puis me le figurer, et dont l’harmonie élégante marquait autant pour l’observateur que la vivacité un peu cassante de la voix, ou que l’ironie du regard tombant de haut et demi-voilé par les longues paupières. Il avait alors trente-quatre ans. On ne pouvait le voir pour la première fois sans être frappé par l’aspect de sa haute taille et de sa tête énergique, à la fine barbe brune, au nez droit et un peu fort, aux grands yeux gris, aux sourcils foncés et aux tempes larges sur lesquelles les cheveux faisaient deux taches d’argent. Cette chevelure, qui, d’ailleurs, grisonnait à peine, mais qui, des deux côtés du front, avait pris une précoce et absolue blancheur, donnait, par son contraste avec l’éclat des yeux, avec le ton bistré de la peau et la teinte sombre de la barbe, un caractère étrange et saisissant à cette belle physionomie. III Or, par cette soirée d’été, où toutes les rumeurs parisiennes bruissaient jusque sous l’obscurité fraîche des grands arbres, voici ce que je disais, moi, un peu découragé, le cœur un peu alourdi par bien des ambitions déçues, voici ce que je disais à ce tranquille et dédaigneux Octave: --Quoi! vous avez la fortune et la gloire entre vos mains, et vous en faites fi! Vous avez prodigué nombre d’années à des travaux arides, sur des sujets toujours différents, et la plupart des résultats que vous avez découverts, vous ne les publiez même pas. Notes de voyages, mémoires scientifiques, appareils ingénieux, tout cela reste le plus souvent dans vos cartons ou dans quelque coin de votre laboratoire. Le gigantesque travail historique que vous avez commencé avec les observations recueillies pendant dix ans d’explorations lointaines, qui vous ont permis d’éclairer d’une lueur toute nouvelle les problèmes les plus obscurs de l’histoire, que devient-il? Un volume à moitié imprimé est abandonné par vous pour une expérience ou une recherche nouvelle. A un chapitre de philosophie sociale succède un mémoire de mathématiques, d’anthropologie ou de chimie. Ne craignez-vous pas de perdre une autorité légitimement acquise en disséminant les forces de votre esprit dans des poursuites si diverses? Enfin, puisque des motifs d’ambition ne sauraient vous faire agir, ne craignez-vous pas du moins de sacrifier l’intérêt des autres à votre éternelle curiosité? Si vous persistez à garder pour vous seul les fruits de vos travaux, n’aurez-vous pas vécu, vous si généreux, comme un véritable égoïste? Je souris en laissant échapper ce dernier mot, et Octave sourit aussi. Il m’avait sauvé la vie en risquant la sienne à Champigny. Nous étions tombés dans une embuscade avec le détachement de mobiles qu’il commandait. Le ruban rouge qui ornait sa boutonnière lui avait été donné à cause de sa conduite héroïque et pleine de sang-froid le jour de cette bataille. Jamais je ne regardais l’étroit filet de pourpre sur le drap noir de son habit, sans songer aux gouttes de sang que j’avais vues étinceler sur son uniforme lorsque la balle qui devait m’atteindre lui avait traversé le bras. --Avouez que vous êtes égoïste, Octave, répétai-je, tandis que l’opposition du mot et du souvenir me causait un plaisir secret qu’en l’analysant bien je qualifierai de subtilement dépravé. Vous êtes un sublime égoïste tant que vous voudrez, mais vous n’en êtes pas moins un égoïste. Et je trouve un peu fort qu’avec cela vous ayez l’air de nous dédaigner tous, comme si nous nous agitions dans des sphères inférieures. A cette boutade finale, il rit franchement, de son rire grave, saccadé, sardonique. Ce rire-là, quand je lui parlais, à lui, je l’appelais son rire satanique. Et, ma foi, j’allais presque mettre l’adjectif ici, en l’adoucissant d’un adverbe. Vraiment le rire démentait un peu l’homme. Au fond, Octave était trop défiant de lui-même, trop indulgent pour les autres, trop crédule au bonheur, pour avoir un pareil rire. En réfléchissant, j’ai compris. Hélas! nul n’est parfait. Si un homme a jamais réalisé l’idéal de la créature suprêmement intelligente, clairvoyante, digne--digne en face des autres comme en face du sort--c’était bien cet homme-là. Pourtant il avait un défaut, un défaut qui allait parfois jusqu’à la petitesse. Il avait la manie de la contradiction, au point de combattre ses propres idées dans la bouche de son interlocuteur. Il se plaisait à foudroyer les naïfs avec ses paradoxes, et sa grande joie était d’exaspérer son auditoire. Lorsqu’il y était parvenu, alors apparaissait sur ses lèvres le rire mordant qui poussait à bout, et, malheureusement, finit par lui devenir habituel. Par un euphémisme plaisant, il s’accusait d’être taquin. Mais quelle taquinerie féroce! Son œil perçant et profond voyait comme à nu devant lui l’âme de celui qui lui parlait, et sa voix cruelle étalait froidement les petites misères que l’on cache avec plus de soin que les grands vices, et qu’il était bien dur d’entendre analyser avec cette sûreté tranquille. Lui--l’indulgence même--que j’ai vu, trahi par des amis, trompé par des maîtresses, leur trouver des excuses lorsqu’il me parlait d’eux, voici cependant quelle était sa distraction suprême: forcer ceux qu’il aimait le mieux à sentir s’éveiller constamment sous sa main la brûlure de leurs plaies secrètes. Je crois qu’il n’aurait pu résister à cette barbare satisfaction même s’il avait vu jour après jour l’amour qui lui fut précieux s’user à une pareille épreuve. Mais pour l’être qui pénétrait jusqu’au fond de cette étrange nature, qui se trouvait une fois enveloppé par les flots de tendresse qu’elle recélait et dissimulait si bien, il y avait sans doute une âpre jouissance à souffrir ainsi par elle, et une fierté grande à en être tellement connu. Car, pour être apprécié par un homme qui pesait la valeur de tout et estimait si peu de chose, il fallait vraiment être doué de qualités très supérieures. Je puis m’exprimer ainsi sans vanité, bien que je fusse son meilleur ami; car, moi, c’était bien différent: il m’avait sauvé la vie, et, pour cette raison, je lui suis toujours resté cher. Cette amitié, elle a failli m’empêcher d’être sincère, et me faire passer sous silence le seul défaut d’Octave, la seule tache d’un si beau caractère. Mais je n’écris ni pour lui, ni pour moi, ni pour la personne dont je vais parler tout à l’heure. J’écris dans l’intention de mettre sous les yeux d’une génération portée à trop considérer le côté laid et attristant des choses, un tableau de bonheur qui m’a ébloui et que je crois propre à relever le cœur abattu de plusieurs. Ce tableau, si j’en supprimais les ombres, je le rendrais invraisemblable. Il n’aura d’effet que dans la proportion où il semblera vivant. Pour satisfaire une délicatesse personnelle, je risquerais donc de manquer le but qui m’a fait prendre la plume et m’a porté à révéler le secret d’un amour voilé jadis par un mystère jaloux. Cependant, parmi ceux qui ne le connaissaient pas aussi bien que moi, on comprendra qu’Octave se fît tous les jours des ennemis. Il se passait trop bien des hommes; leur animosité provoquait son sourire; leur opinion à son égard lui était absolument indifférente. Il expliquait leur haine et même l’excusait. Il n’eût jamais refusé un service à celui qui, la veille, lui aurait fait du mal. Mais sa générosité et sa tolérance mêmes ne désarmaient pas ceux qu’il avait blessés; ils y sentaient un secret dédain, qu’ils ne pouvaient lui pardonner. Lorsque j’eus accusé Octave d’égoïsme, en causant avec lui, ce soir-là, aux Champs-Elysées, il rit et ne s’en défendit pas. IV Il est vrai, me dit-il, mais je ne puis m’en faire un scrupule. A peine mon esprit est-il satisfait sur un point, que j’ai hâte de trouver une vérité nouvelle; et il serait vraiment trop dur de consacrer un temps précieux à consigner laborieusement ce que j’ai découvert, au lieu de marcher en avant aussi loin qu’il est possible d’aller dans une courte vie d’homme. Je tâche d’avoir une méthode, et je me défie des doctrines; c’est uniquement parce que mes méthodes sortent tout à fait de l’ornière classique, que j’ai pu constater parfois des faits nouveaux, au grand étonnement des spécialistes. Je suis arrivé au monde à la limite extrême de l’époque où il est encore permis de ne pas être exclusivement un spécialiste, et je suis heureux d’en profiter. Dans le siècle qui va naître, la science n’aura plus que des ouvriers, attelés chacun à une tâche étroite. Vous ne voyez pas très bien, Daniel, la relation qui peut exister entre mes travaux de laboratoire et mes recherches historiques. Ce sont les premiers pourtant qui m’ont conduit aux secondes, et ce sont les premiers aussi qui me montrent à chaque instant la complexité des phénomènes sociaux et la difficulté d’en trouver les lois. Quand l’évidence de cette difficulté me saisit trop, je me console en retournant au laboratoire; l’horizon en est limité sans doute, mais toujours distinct. Je vous avouerai volontiers d’ailleurs que la désolante impuissance de la science devant l’immensité de l’œuvre qu’elle doit accomplir, me paralyse quelquefois. Je me prends alors à songer à ce mot d’un penseur allemand, qui résume bien des philosophies: _Wozu?_--à quoi bon?--Quand nous voulons nous élever au-dessus de l’étroit domaine des faits et remonter aux causes, nous ne pouvons que constater aussitôt combien est limité notre savoir, et combien ce que nous arrivons à pénétrer est minime en comparaison de l’infini qui nous échappe. Quel que soit l’ordre de connaissances que nous abordions, nous nous heurtons bientôt à ce cercle des causes premières contre lequel les efforts de l’humanité semblent devoir se briser toujours. Connaissons-nous la raison d’un seul phénomène, d’un seul, et la connaîtrons-nous jamais? Prenez le fait le plus simple, la chute d’une pierre, par exemple, et voyez s’il vous est possible d’en comprendre la véritable cause. Le premier étudiant venu vous dira que la pierre tombe en vertu des lois de l’attraction; mais réfléchissez un instant à ce que peut bien être cette force mystérieuse qui attire ainsi tous les corps vers le centre de la terre, et vous verrez vite que nous avons remplacé l’explication par un mot qui ne peut voiler notre ignorance qu’aux yeux du vulgaire. Ainsi de toutes choses. Des mots partout. Les Forces de la nature ont succédé à la bienveillante Providence de nos pères, sans être moins incompréhensibles que ne l’était la volonté divine. Nous traitons les phénomènes de l’univers comme les historiens traitent l’histoire. L’inexorable fatalité des événements, la complexité des facteurs qui les engendrent dépassant généralement de beaucoup leur compréhension, ils croient tout expliquer en attribuant à chaque fait des causes simples en rapport avec leur horizon étroit, mais qui, pour un esprit philosophique, ne soutiennent pas l’examen. Rien n’est plus simple que la physique dans un livre ou que l’histoire dans un cours, mais que d’insolubles problèmes sous cette simplicité apparente! Que de facteurs à déterminer que nous ne soupçonnons même pas! Que de forces inconnues encore qui remplissent le monde, que peut-être nous arriverons à utiliser pour des besoins vulgaires, comme on l’a fait de l’électricité, mais qu’au point de vue purement scientifique nous ignorerons toujours, bornant notre savoir à leur donner de nouveaux noms. La toute-puissante volonté de Jupiter n’était pas plus inconnue dans son essence que nos Grands Agents Naturels des temps modernes. L’explication des anciens n’était donc pas beaucoup plus fausse, et elle avait le mérite d’être beaucoup plus claire. Ici je fis un geste pour interrompre Octave, sentant venir un de ces paradoxes audacieux dans lesquels il se complaisait. Mais, sans prendre garde à mon mouvement, il continua: --Le rôle modeste mais laborieux du véritable savant doit donc être de recueillir des faits et non pas d’exposer des théories. Il doit se garder de glisser sur la pente attrayante mais dangereuse des conclusions. Car le plus souvent, à quoi cela sert-il? A faire sourire les enfants cinquante ans plus tard. Sans doute je vois bien cet écueil; et je me dis parfois qu’il vaudrait mieux passer ma vie à recueillir et à enregistrer patiemment des faits nouveaux qu’à bâtir de vains édifices avec ceux que je possède déjà. Mais après tout, en travaillant à ma guise, qu’aurai-je fait perdre à la société humaine--à supposer que tous mes efforts eussent pu avancer sa marche d’un pas?--Un peu de temps, quelques années?... Elle en a de reste. Tandis que moi, ajouta-t-il gravement, je n’oublie pas que les miennes sont comptées. V Un dimanche matin, après m’être promené seul pendant plusieurs heures dans les bois de Chaville et de Ville-d’Avray, j’entrai dans un restaurant pour déjeuner. J’étais parti à cinq heures; il était midi. L’appétit parlait. L’endroit me parut charmant. C’était un de ces établissements où l’on pénètre par une porte arrondie et peinte en vert, s’ouvrant dans une muraille de feuillage. Des nappes blanches reluisent doucement sous l’ombre des bosquets. Çà et là de jeunes couples sont installés en tête-à-tête. Un rayon de soleil se glisse sous les charmilles et éclaire une chevelure dorée ou fait briller le champagne dans un verre. Parfois, entre les branches, on aperçoit le bleu d’un lac. J’allai droit au fond du jardin, et pris ma place non loin de la table la plus reculée, enveloppée comme les autres par des rideaux de verdure. J’avais cru deviner à cette table une société plus particulièrement désireuse d’isolement. Devais-je à Octave d’être devenu observateur et taquin? Peut-être. Le secret désir de voir un peu, d’entendre un peu, de gêner un peu, détermina le choix de ma salle à manger rustique. A peine assis, et débarrassé des empressements du garçon, je lançai un regard sournois parmi les feuilles. Des chuchotements indignés parvenaient jusqu’à moi, excités par mon offensif voisinage. D’abord je ne perçus que des voix de femmes. Droit en face de moi, j’eus l’agréable surprise de découvrir un joli visage de madone; ovale pur, bouche candide, œil rêveur. Pourtant un léger désappointement suivit; car c’était sans doute une jeune fille, accompagnée d’un père, d’une mère, et d’une tante ou d’une amie, et ma curiosité recevait sa punition; je ne recueillerais là rien de piquant ou d’inattendu. Mais ses voisines parlèrent. Elles devaient être à peine plus âgées que celle que j’avais seule distinguée jusque-là. Peu à peu, elles s’enhardirent, à la façon des oiseaux qui viennent par degrés picorer les miettes entre vos pieds si vous ne les regardez pas. Elles finirent par ne plus penser que j’étais là. Et alors je jouis du plus délicieux petit tournoi de malice élégante, des plus amusants petits coups de pattes veloutées ne rentrant qu’à demi leurs griffes, dont un homme qui déjeune tout seul à la campagne puisse souhaiter d’être le témoin oublié ou dédaigné. Leur conversation, qui effleura mille sujets divers, empruntait toute sa verve à une sorte de rivalité toujours en éveil, et jusqu’à présent incompréhensible pour moi. L’une surtout excellait à ce jeu spirituel. Chacune de ses paroles contenait une raillerie piquante à l’adresse de l’une ou de l’autre de ses compagnes. La voix de celle-là était douce, mélodieuse, égale, et vibrante d’un léger dédain. Son langage était constamment pur, choisi, un peu précieux. L’esprit le plus prompt et le plus fin étincelait dans ses paroles, et tout ce que je percevais d’elle me révélait la plus haute distinction. J’étais intrigué à un point que je ne saurais dire. Jamais dialogue débité à la scène ne m’avait autant captivé. Mais qu’étaient-ce que ces trois jeunes, belles ou spirituelles créatures? Si elles étaient ennemies, qui les forçait à se réunir ainsi? Si elles étaient amies ou parentes, quel ton étrange régnait entre elles! Quant à la ravissante madone, que je trouvais toujours plus belle en la regardant davantage, c’était elle qui parlait le moins. Mais je m’étais trompé sur son compte. C’était certainement une jeune femme. Sans que les propos qui me parvenaient sortissent un instant des bornes de la décence et du goût, ils étaient de ceux que ne comprendraient pas et que diraient encore moins des jeunes filles. Cependant le garçon m’apportait mon café. Je n’avais encore, à mon grand désespoir, rien découvert sur l’homme qui accompagnait ces trois femmes. Tandis que leurs jolis accents babillards et clairs me parvenaient distinctement, le sien restait sourd et inintelligible. Il parlait bas. De temps à autre, il semblait inviter sa petite bande joyeuse à en faire autant; c’était lorsqu’une jeune voix s’était élevée avec une vivacité involontaire. Parfois, si quelque flèche trop acérée avait vibré et transpercé les chairs, un mot de lui calmait, réprimait, rétablissait dans la causerie cet équilibre qu’au premier abord je croyais près de se rompre à chaque instant. Il me semblait qu’il se jouait des volontés des trois femmes, et qu’il possédait sur elles un étrange empire. Même la hautaine--l’invisible,--que je pressentais si fière, il la courbait comme les deux autres, qui, elles, n’étaient que d’adorables enfants. J’aurais juré, à certains brusques silences, qu’un simple regard de lui venait d’arrêter ces esprits capricieux et opposés sur quelque chemin trop glissant. Si je m’amusais, moi, certes il devait éprouver un plaisir rare et de haut goût, celui qui dirigeait à son gré la représentation, et tirait ainsi tous les fils attachés aux cœurs de ces poupées merveilleuses--poupées vivantes, s’il en fût, vibrantes, et qui, à elles trois, par des qualités diverses, combinaient tout ce que l’élément féminin peut offrir de charme tendre, de noble hauteur, de folle espièglerie, d’enivrante beauté. Ah! que ma solitude du matin, dont j’avais joui si délicieusement au fond des bois, me parut morne et désolée à côté de l’excitement où me jetait un pareil rêve! Mes voisins donnèrent un ordre, qui fut aussitôt crié par le garçon du côté des écuries: --Faites avancer le cocher Paul! Suivant la large allée tournante, un landau découvert s’approcha; une simple voiture de remise, mais fort bien tenue; un attelage passable, des harnais soignés, et, sur le siège, un cocher correct, rasé dans les règles, et qui prenait des airs de cocher de bonne maison. C’était une de ces voitures qu’on loue régulièrement et qui vous font une façon d’équipage particulier. Je me rappelai vaguement que mon ami Octave pratiquait ce système et me l’avait vanté, disant qu’on évite ainsi l’ennui et tous les tracas des «chevaux à l’écurie». Mais, au ton exquis du petit cercle, surtout à la distinction frappante émanant de l’une des trois dames, je m’étais vraiment attendu à voir avancer une voiture à panneaux armoriés. Un vain préjugé d’ailleurs; car cette bizarre petite société aurait pu partir à pied sans que je perdisse l’idée que ces femmes et que cet homme appartenaient à un monde d’élite. Ils parurent. L’homme s’approcha de la portière ouverte pour aider les dames à monter. J’eus un mouvement d’irrésistible curiosité. Il jeta sa cigarette pour offrir la main droite, tandis que la gauche s’appuyait légèrement sur le bord de la voiture. C’était Octave. La première femme qui monta, et s’assit au fond, était l’invisible orgueilleuse que j’avais tant voulu voir. Elle s’éleva sur le marchepied d’un mouvement élégant et décidé. Sa physionomie répondait à son langage, Elle avait les traits fins, de beaux yeux un peu durs, la bouche fière, aux coins légèrement abaissés. Elle était toute jeune. Ses compagnes l’étaient plus encore. Au moment où Octave achevait de placer la dernière, et se disposait à la suivre, il leva les yeux et me reconnut. Il eut un imperceptible et indéfinissable sourire. Le lendemain, je reçus de lui une invitation à dîner. VI Rarement une journée me parut plus longue. Sans doute j’allais avoir l’explication de la scène bizarre de la veille, j’allais pénétrer dans le secret de l’existence intime d’Octave. Or, toutes les aventures banales qui arrivent plus ou moins à chacun de nous me paraissaient d’une platitude insipide auprès du plus simple épisode de la vie de cet homme, raconté et interprété par lui. Tout ce qui le touchait prenait une saveur extraordinaire. Cela tenait à ses façons d’envisager les choses et de prévoir les conséquences des faits, aux jugements profonds qui accompagnaient ses récits. Mais cela tenait aussi aux événements eux-mêmes. Certaines natures à part appellent, on ne sait par quel mystère, des accidents ou des bonheurs à part. Octave, doué de cette âme redoutable et attirante qui se peignait dans ses yeux pleins de sombres éclairs, et de cette beauté mâle qu’adoucissait si étrangement le reflet argenté sur ses larges tempes, avait été le héros de plus d’une histoire passionnée ou terrible. Il était sévère pour les femmes, qu’il considérait comme des êtres inférieurs, impulsifs, changeants, auxquels on ne saurait se fier sans imprudence. Il était adoré par elles. La crainte un peu comique qu’il éprouvait de cette adoration, souvent tenace et importune, me faisait lui dire qu’avant de savoir au juste comment il nouerait une liaison, il songeait aux moyens de s’en débarrasser. --Certes, répondait-il. Il est plus facile de conquérir une femme que de se défaire d’elle ensuite. Une bohémienne, ajoutait-il en riant, a prédit à ma mère que je périrais par la main d’une femme. Aussi je me tiens sur mes gardes vis-à-vis d’elles. A en juger par quelques-unes de ses aventures, il n’avait pas trop tort. Une grande dame russe avait essayé de le faire empoisonner par un pope, son ancien serf; une Espagnole exaltée lui avait tiré un coup de revolver; une Allemande sentimentale avait fait mine d’avaler devant lui le contenu d’une fiole de laudanum. Mais, en somme, le plus méchant tour que la jalousie lui eût joué, avait été de lancer contre lui une agence suspecte, cause d’ennuis sans nombre dont il ne put d’abord découvrir l’origine; des lettres furent volées dans son appartement, une maîtresse à laquelle il tenait beaucoup, gravement compromise. Il finit, grâce à sa perspicacité, par mettre la main sur ses invisibles ennemis, et il en fit justice promptement et sommairement. Quant à la femme qui les faisait agir, il se borna à l’effrayer en lui montrant que pour la perdre il n’avait qu’à prononcer un mot. Il ne s’y serait décidé pourtant qu’à la dernière extrémité, car il poussait jusqu’à l’excès les scrupules chevaleresques dont malheureusement notre époque se dégage de plus en plus. Si les femmes l’aimaient tant, il faut bien dire que la fascination qu’il exerçait sur elles ne suffisait pas toujours à les subjuguer; mais son extrême délicatesse dans les affaires d’amour, sa discrétion absolue, et--pour une certaine classe de conquêtes--sa générosité qui ne comptait point, achevaient l’œuvre de ses regards, de ses paroles, de sa réputation d’original farouche et blasé. Lui, il se plaisait à n’attribuer ses succès qu’à la froideur un peu dédaigneuse avec laquelle il traitait les femmes. --Elles aiment, disait-il, à se sentir maîtrisées par une main de fer. Comme tous les êtres inférieurs, elles sont à genoux devant la force. Elles s’éprennent de celui qui les méprise et qui ne craint guère de le leur montrer. Il les considérait comme de jolis petits animaux fort malfaisants, mais très agréables d’ailleurs, et surtout extrêmement intéressants à observer. Il les déclarait incapables de se laisser influencer par le raisonnement, et livrées tout entières aux impulsions du moment. Pour lui, elles ressemblaient au sauvage qui échange le matin sa couverture contre de l’eau-de-vie, ne prévoyant pas qu’il en aura besoin pour se coucher le soir. Il n’avait jamais voulu se marier, car il trouvait que c’est une incompréhensible folie de livrer son cœur, son repos, son honneur, son avenir, à un être à demi inconscient, qui, sans même de mauvaise intention, peut, d’un jour à l’autre, briser tout cela avec ses faibles mains. Il avait eu de nombreuses liaisons, et prétendait n’avoir jamais été le premier à en rompre aucune. Cependant son horreur pour ce qu’un vocable bas mais expressif appelle le «collage», ses goûts changeants, la répulsion qu’il éprouvait à la seule idée d’un partage, la sûreté instinctive avec laquelle il pressentait l’ombre d’une trahison non encore accomplie, tout contribuait à rendre de sa part un amour de longue durée bien difficile, étant donnée la catégorie de femmes peu sévères à laquelle seule un célibataire peut s’adresser. Cette classe se restreignait encore par suite de sentiments très arrêtés chez Octave; jamais il n’avait fait la cour à une femme mariée. Il raisonnait ainsi:--Si je l’aimais, je ne pourrais souffrir l’idée qu’un autre la possédât; si je ne l’aimais pas, je ne verrais pas de raison suffisante pour la détourner de ses devoirs et me créer, ainsi qu’à elle, de justes remords et d’humiliants compromis. Je m’appuyais sur ces circonstances pour défendre contre lui les femmes.--Les seules que vous connaissiez bien, lui disais-je, sont toutes, plus ou moins, des déséquilibrées, des déclassées, d’après lesquelles vous ne sauriez juger les autres. Si vous songez à votre mère... --Ma mère, interrompait-il d’un air grave, était la femme la plus admirable que j’aie connue. Je l’ai vue se dévouer à mon père, devenu infirme, aveugle, exigeant, avec des raffinements de sacrifice que je qualifierai d’absurdement sublimes. Le vieillard, qui avait perdu la notion du temps et des saisons, lui demandait des perdreaux au mois de juin et des pêches au mois de janvier; jamais elle ne lui a dit non; et parfois ensuite, elle se contentait de manger dans sa chambre, en hiver sans feu, les aliments les plus communs. --Ce qui prouve?... --Ce qui prouve précisément ce que je veux prouver, Daniel: que les femmes ne raisonnent point. Elles sont dominées exclusivement par le sentiment. Lorsque ce sentiment est la pitié ou la générosité, elles le suivent jusqu’à ses dernières limites comme elles en suivraient un autre. Pourquoi ont-elles tant de prise sur nous? Parce que leur action s’exerce sur nos sentiments et non sur notre raison, et que nous obéissons beaucoup moins à l’une qu’aux autres. Nous sommes tous plus ou moins femmes ou enfants, et le raisonnement ne nous conduit guère. Plus on est homme, plus on est fort, plus on résiste à l’impulsion du sentiment, et plus on est au-dessus des entraînements de l’amour. L’amour, Octave en parlait, mais je restais persuadé qu’il ne l’avait point connu. Il avouait cependant l’avoir éprouvé une fois. C’était, suivant lui, une maladie dégradante, qui diminue l’homme, qui lui plante dans le cerveau une idée fixe, et lui ôte momentanément toute liberté d’esprit. Cette maladie sévit aussi bien sur le penseur que sur l’imbécile; elle a ses phases et son traitement. On ne s’en guérit que par une séparation prompte et radicale de la personne aimée. Alors se produit une crise aiguë, pendant laquelle on perd le boire et le manger, et, généralement l’usage de toutes ses facultés; puis le mal s’adoucit et enfin finit par disparaître, à la façon d’une fièvre éruptive ou d’un rhume de cerveau. Octave s’était ainsi délivré d’une passion qu’il désignait sous le nom peu respectueux de «toquade». Une belle Italienne la lui avait inspirée. Mais cette femme était légère et lui aurait causé des chagrins sans nombre. Il eut la force de s’éloigner d’elle, et, prévoyant les divers degrés d’intensité puis d’apaisement du mal auquel il se sentait en proie, il le supporta patiemment et en nota avec le plus grand soin les effets et la durée. Je le vis bien souffrir à ce moment-là. Il s’était retiré tout seul à la campagne, et je me le rappelle encore jetant son dîner par-dessus le mur du jardin pour faire croire qu’il l’avait mangé, et mâchonnant sans pouvoir l’avaler l’unique bouchée qu’il avait mise entre ses dents. Cette fois en effet il avait pu se croire sérieusement amoureux. L’était-il enfin aujourd’hui? Laquelle des trois charmantes femmes dont il se montrait entouré avait réussi à fixer ce grand volage, cet éternel railleur, qui se mettait au plus dur régime afin de se guérir aussitôt qu’il se croyait épris? A six heures et demie, j’arrivai chez Octave. Son domestique m’introduisit au salon.--Monsieur n’était pas encore rentré, mais il ne pouvait tarder à revenir. Je me jetai sur un canapé, et j’attendis. VII Je me trouvais dans une pièce que je connaissais bien, mais dont l’aspect me plaisait toujours. Je m’y attardais volontiers à causer ou à rêver. J’étais enchanté de m’y trouver seul, d’y laisser ma fantaisie errer sur tous les objets et se perdre en des songes lointains. Des vitraux en ogive assombrissaient les deux croisées; Octave en avait composé lui-même le dessin. Des étoffes de l’Orient, aux éclatantes couleurs, pendaient devant les portes. D’énormes corps de bibliothèque en bois sculpté, renfermant des milliers de volumes, couvraient les murs. Dans leurs intervalles, sur la tenture rouge foncé, brillaient des armes bizarres disposées en panoplies, des yatagans recourbés, des poignards de Tolède, des kriss malais, des coupe-têtes indiens. Çà et là, des écrans immenses, faits de plumes de paon, aux reflets de pierreries. Quelques tableaux accrochés; des vues de pays éloignés, avec des perspectives infinies, dont les bleus horizons faisaient contre les sombres panneaux comme des taches de ciel. A terre, des tapis du Levant et des peaux de tigre; sur les tables, sur les consoles, de hauts narghilés, des aiguières d’or, des idoles de bronze, des coupes d’agate; des albums remplis de photographies, les unes de jolies femmes, les autres de villes étranges et de fantastiques contrées. Les voyages et les femmes... Quelle place les uns et les autres tenaient dans la vie du maître de ces lieux! Parmi les riches ou curieux bibelots, qui, tous, avaient été recueillis et rapportés par Octave dans ses expéditions scientifiques, on était surpris d’apercevoir quelques articles de Paris; ils avaient été dispersés là et trouvés dignes de cette espèce de charmant musée, l’un pour sa couleur, l’autre pour sa forme. Souvent on remarquait un cendrier de quelques sous dont la note heureuse corrigeait le brillant d’un coffret laqué valant plusieurs centaines de francs. C’est ainsi que sans s’inquiéter du prix ou de la provenance des objets, Octave composait des gammes de nuances, des ensembles de lignes, tout comme un musicien composerait une mélodie. Il s’amusait beaucoup des remarques stupéfaites des bourgeois, qui ne comprenaient rien à cette association de raretés et de choses sans prix, de Musée du Louvre et de boutique à treize. --Mais quoi! disait mon ami, le seul cachet personnel que l’on puisse imprimer à un appartement vient de la disposition de ce qui s’y trouve. Il n’est point difficile aujourd’hui de posséder de vrais objets d’art, de vrais tapis d’Orient, de vrais tableaux de maîtres. Le beau mérite de les entasser dans une pièce, et d’avoir un salon qui ressemble à une boutique de curiosités! Dans l’arrangement d’une boutique de ce genre, le seul but est d’épargner la place. Ainsi fait le bourgeois; plus il peut faire tenir de bibelots dans une pièce, plus il trouve cela beau, et plus il est content. Surtout il faut que chaque objet coûte cher. Moi, qui ne reçois presque personne et qui ne collectionne que pour mes yeux, je désire que mes yeux soient satisfaits; peu m’importe par quel moyen. Autrefois le luxe était criard; maintenant tout le monde croit avoir du goût parce que tout le monde recherche les couleurs effacées. Je trouve bon pour ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent, de faire comme ils voient faire aux autres. Je n’ai pas besoin d’imiter. Que je sois en plein Paris du XIXe siècle ou que je vive au fond d’un désert, j’organiserai mon intérieur exactement de la même façon. Lorsque Octave s’exprimait ainsi, je trouvais qu’il avait raison. Vraiment je ne devrais plus le dire, de peur d’être accusé de partialité. Mais je connais plusieurs artistes qui s’extasiaient en entrant chez lui. Bientôt j’entendis sa voix dans l’antichambre. Dès qu’il m’aperçut en ouvrant la porte, il eut le même sourire que la veille lorsqu’il m’avait salué imperceptiblement du regard. --Eh bien, dit-il, j’espère, homme curieux, que le spectable des joies de ma famille vous a converti. --Converti à quoi? --A la polygamie, parbleu! à cette grande et vénérable institution dont j’ai essayé plus d’une fois de vous faire comprendre les bienfaits. Je crus d’abord à une plaisanterie. Lorsque j’eus compris, je restai pensif et quelque peu choqué. --Vous êtes trop original pour moi, lui dis-je. Jusqu’à présent j’ai essayé de profiter de votre expérience des femmes et de la vie. Je m’aperçois qu’il me reste certains préjugés plus forts que votre exemple et que vos arguments. Il sourit ironiquement, et, développant une de ses thèses favorites, compara les peuples de l’Occident avec ceux de l’Orient. Il condamna la morale relâchée des premiers, et vanta les principes sévères des seconds, qui doivent à la polygamie des institutions solides en contraste avec les mœurs mobiles et pleines de contradictions des Européens. --Ceux-ci, ajouta-t-il, passent leur vie à se plaindre. Quel voyageur a jamais entendu un Oriental se lamenter sur sa destinée? Est-il un préjugé plus absurde que celui qui porte à critiquer une institution maintenue à travers les âges par les trois quarts des peuples du globe? N’est-ce pas le comble de l’hypocrisie que de contester l’utilité d’une coutume que les Européens eux-mêmes pratiquent plus ou moins en secret? En Orient, les foyers sont purs; les femmes sont forcément fidèles, puisqu’elles sont enfermées; les amours vénales et abjectes des pays chrétiens y sont totalement inconnues; il n’y a pas d’enfants illégitimes. La seule objection sérieuse est l’antipathie des femmes de nos contrées pour ce genre de vie. J’ai donc voulu m’assurer de la facilité avec laquelle on les persuade lorsqu’elles sont suffisamment éprises. Deux de celles que vous avez aperçues avec moi se sont assez volontiers soumises à cet essai, et la troisième... ne semble pas éloignée d’en faire autant. La rivalité de ces trois charmantes créatures, qui toutes trois l’aimaient, et dont chacune rêvait en secret de conquérir entièrement un cœur partagé, procurait à Octave des jouissances particulières et très raffinées. J’avais eu le pressentiment de ces jouissances en écoutant la causerie pétillante et endiablée, dans le bosquet du restaurant. Mais, suivant moi, ces femmes étaient peu dignes d’estime puisqu’elles acceptaient de pareils compromis, et, par conséquent devaient aux yeux d’un homme délicat, perdre le plus exquis de leurs charmes. Ma réflexion fit rire Octave. --Cette manière de voir est par trop occidentale, s’écria-t-il. Il est vrai que le respect de la femme est peu développé chez nous, et c’est encore un point sur lequel nous sommes inférieurs à nos frères d’Orient. --C’est trop fort! Vous prétendrez peut-être que la femme est plus considérée à Constantinople ou au Caire qu’à Paris? --Sans comparaison. Vous savez ce que devient ici une conversation entre hommes dès que l’éternel sujet «femmes» est mis sur le tapis. Vous savez avec quelle légèreté--pour ne pas dire plus--nous parlons des plus fières et des plus chastes d’entre elles. Nos propos plongeraient un Arabe ou un Turc dans un étonnement indigné. Jamais ces gens-là ne causent des mystères du harem. Demander à l’un d’eux des nouvelles de sa femme serait lui faire une grave injure. Manquer de respect à l’une d’elles dans la rue, comme nous le faisons journellement à Paris, serait s’exposer à être massacré par les passants. Pour moi, continua Octave en s’animant, je trouve cette dignité, cette sécurité conjugales, cette constance dans l’affection réciproque du mari pour la femme et de la femme pour le mari, bien supérieures à notre corruption et à nos hypocrisies européennes. Puisque la nature a destiné l’homme à avoir plusieurs femmes, puisque partout il en possède plusieurs, pourquoi jeter la pierre à des peuples qui agissent, en somme, avec plus de décence et de moralité que nous. Là où les lois humaines contrarient des nécessités naturelles plus puissantes et par conséquent fatales, elles créent le vice. Nos civilisations raffinées ont engendré des vices hideux. Les mœurs simples et naturelles de l’Orient ne connaissent ni la prostitution, ni l’infanticide, ni l’adultère, ni la vente des petites filles par leurs mères, ni l’abandon des enfants, ni tant d’autres monstruosités. --Alors, dis-je, amusé, vous voulez nous amener, Octave, à reconnaître qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et que Mahomet est son prophète. C’est, je suppose pour propager vos doctrines par l’influence salutaire de l’exemple, que vous vous promenez le dimanche accompagné de trois femmes charmantes. Je ne doute pas que vous ne fassiez promptement des disciples. --Je l’espère. Mahomet a introduit le monothéisme dans le monde, et a restreint la polygamie à ses justes limites, que la plupart des peuples avaient outrepassées. Voyez Salomon et ses centaines d’épouses. Quant à ces dames, elles sont enchantées. Étant plusieurs, elles peuvent se promener avec moi sans se compromettre. Une seule s’afficherait, mais trois... --Comment, demandai-je, les avez-vous persuadées? Ce sont des femmes du monde, toutes plus ou moins distinguées par l’esprit ou la beauté, à ce qu’il m’a été aisé de juger. Plus elles vous aimaient, plus il était difficile de les unir dans cette singulière fraternité. Vous leur avez donc jeté un sort? Il hocha la tête, haussa légèrement les épaules, et ne répondit que par un sourire. Je continuai à réfléchir en silence. Octave tournait lentement autour du salon tout en fumant. C’était son habitude. Je le suivais des yeux, tirant moi-même de temps à autre quelques bouffées de mon cigare. Vraiment je ne savais trop que penser. Sa hardiesse d’idées, sa logique, sa bonne foi, me séduisaient. Pourtant quelque chose restait froissé au fond de moi. L’amour idéal, l’amour unique et absolu, tel que le poétique et religieux Moyen Age en a gravé l’image dans nos cœurs, me hantait. Il nous emplit tous d’un vague tourment, nous autres Occidentaux, cet amour impossible. Nous ne sommes pas si vicieux que mon sceptique ami voulait bien le dire. C’est notre rêve que nous poursuivons, au moins tant que sourit notre jeunesse, à travers bien des souillures, après lesquelles, chaque fois, nous secouons nos ailes dans l’espérance de nous envoler pour les fuir à jamais. Nos erreurs viennent malgré tout d’une immense supériorité sur ces lourds serviteurs de Mahomet et du Coran, qui s’endorment dans un songe sensuel. Ils n’ont jamais entrevu ce que chacun de nous espère à vingt ans, ce qui nous fait marcher vers la mort avec tant de mélancolie dans le désespoir de ne point l’avoir trouvé. Mais je n’étais pas encore parvenu à ce triste jour où l’on abdique tout espoir. C’est pourquoi j’éprouvais une douleur secrète des théories implacables d’Octave. Je lui dis enfin: --Vous ne m’avez pas convaincu. L’amour n’est pas pour moi ce qu’il est pour vous. Vous êtes bien heureux--ou bien malheureux peut-être--de l’envisager comme vous le faites. --Comment donc voulez-vous que je l’envisage? répliqua-t-il. Tenez, voyez cette cigarette; je la fume avec un grand plaisir. Serait-il sage de m’affliger à chaque seconde parce qu’elle se consume? Ainsi la vie, ainsi tous les bonheurs, ainsi les femmes surtout. Si vous voulez être heureux, ne demandez aux choses que ce qu’elles peuvent donner. Acceptez la joie présente quand vous la rencontrez, mais gardez-vous de songer au lendemain. Mettre les femmes sous clef dans un harem avec un eunuque à la porte, est encore le seul moyen qu’on ait trouvé pour leur éviter les tentations et s’assurer à peu près de leur constance. Tant que cette institution n’existera pas en France, je me passerai d’épouse légitime. A en juger par ce que j’observe autour de moi, je n’ai pas à le regretter beaucoup. VIII La polygamie d’Octave ne dura point. Un jour, il vint franchement me révéler l’écueil de son système et les raisons pour lesquelles ce système devait échouer. Il crut devoir s’expliquer devant moi, puisque, par le hasard d’une rencontre, je m’étais trouvé au courant de sa façon de vivre et des conséquences qu’il en voulait tirer. D’autres auraient défendu le principe et accusé les circonstances. La logique rigoureuse d’Octave s’appliquait avant tout à lui-même. Avec une bonne grâce très spirituelle, il reconnut les erreurs qu’il avait commises dans l’application de ses théories. --Mon grand tort, me dit-il, est d’avoir voulu sortir des chemins battus, de m’être mis ouvertement en opposition avec des préjugés que j’aurais dû respecter. On peut les dédaigner en principe, mais, dans la pratique, il faut s’y soumettre. Ils répondent aux idées et aux sentiments de la génération dans laquelle on vit. En les heurtant de front, on risque de se briser contre eux, sans avoir aucune chance de les ébranler. Les siècles seuls peuvent les détruire. On n’édifie rien de solide sans l’aide du temps. La société, qui crée les mœurs au fur et à mesure des nécessités auxquelles elle doit faire face, les défend avec un soin jaloux et pèse de tout son poids sur l’audacieux qui s’avise de s’en affranchir. A vrai dire, d’ailleurs, ce n’est pas précisément le rôle d’apôtre qui m’a séduit. Je n’ai cherché en définitive qu’à satisfaire mes goûts personnels, en empruntant à l’Orient que j’aime tant des coutumes que l’Occident ne saurait comprendre. Il m’avait si souvent raillé que je pouvais bien me permettre de le railler à mon tour. --Il me semble, mon cher Octave, lui dis-je en souriant, que vos idées deviennent bien bourgeoises. Seriez-vous converti, par hasard, à la monogamie, au mariage, à toutes ces coutumes inférieures des civilisations en décadence? --Converti?... Pas du tout, mon cher Daniel. Je me borne à les respecter au même titre que je respecte toutes les croyances, y compris celles des gens qui adorent les crocodiles. Les opinions établies sont respectables par le fait seul qu’elles sont établies. Il ne faut pas dire du mal de Vishnou à ceux qui le vénèrent quand on doit toujours vivre avec eux. Si donc l’on admet que le harem solidement cadenassé serait peut-être d’une introduction difficile en Europe, il faut bien se résigner à la monogamie. La philosophie nous montre les vices des institutions qui nous régissent, mais elle nous montre aussi l’impossibilité de lutter contre elles. Lorsque l’hérédité a accumulé pendant cinquante générations des idées dans le cerveau, on ne saurait les combattre avec succès. Elles finissent par devenir des sentiments innés, et, sur de tels sentiments, la raison n’a aucune prise. Autant vaudrait essayer d’arrêter une locomotive en lui tenant des discours. Heureusement pour vous, Daniel, vos dispositions ne vous portent pas à m’imiter. Vous vous défiez avec raison des déséquilibrées, artistes, bas-bleus, femmes incomprises et autres monstruosités. Vous épouserez une bonne et honnête bourgeoise, ayant le moins de diplômes possibles, mais possédant des notions précises sur l’art de fabriquer les confitures. Tâchez qu’elle vous donne bientôt un nombre respectable d’enfants. L’amour, la peur du diable et les enfants: voilà les seuls moyens qui permettent de garder approximativement pour soi une femme en Occident. Malheureusement l’amour ne survit guère au mariage et le diable commence à perdre son prestige. Restent les enfants; ils occupent les femmes et les empêchent de s’ennuyer. Ces petits mammifères bruyants sont d’ailleurs, à mon point de vue, beaucoup plus encombrants que les jeunes chats et surtout beaucoup moins propres; mais il faut croire qu’ils ont du bon, puisqu’on en fabrique avec obstination depuis si longtemps. Je suivrais peut-être moi-même le conseil que je vous donne si j’étais un être sociable, et si j’éprouvais le besoin de collaborer à la perpétuation de mon espèce. Ne réalisant pas ces conditions, je resterai célibataire. Octave se tut. Lorsque ses paradoxes s’exagéraient ainsi, et qu’il les débitait avec cette abondance et sur ce ton plaisant, il cachait toujours sous leur masque moqueur une pensée profonde ou amère. Voici quelles circonstances lui avaient inspiré ceux qu’il venait de me faire entendre. IX Durant six mois, sa bizarre famille lui avait procuré toutes les satisfactions que j’avais devinées et qu’il m’avait décrites. Puis tout avait été bouleversé. La jalousie avait fait des siennes; la légèreté, l’inconstance aussi. Après une scène violente, l’une de ses jeunes et complaisantes amies avait disparu sans retour. Les deux autres maintinrent ensuite pendant quelque temps des droits égaux sur son cœur. De ces deux étoiles pourtant, l’une commença à pâlir par degrés, tandis que l’autre brillait tous les jours d’un éclat plus doux et plus pénétrant. Celle dont la puissance gracieuse s’affirmait ainsi n’était autre que l’aristocratique et fine créature que j’avais jugée si supérieure à ses compagnes, le jour où je les avais entendues causer à travers un voile de verdure dans le jardin du restaurant. Ce qui devait arriver ne tarda pas à se produire. Elle triompha de sa dernière rivale; et Octave, qui s’était lassé des autres et trouvait à celle-ci toujours plus de charme, revint de lui-même à la monogamie. Il n’y revint pas cependant sans quelque défiance et sans quelques hésitations. Il craignait de se laisser aller aux sentiments presque tendres que lui inspirait la persévérante passion de la jeune femme. On a vu qu’il considérait l’amour chez l’homme, et surtout les témoignages de cet amour comme une impardonnable faiblesse, --Aimez les femmes, si vous ne pouvez vous en empêcher, me disait-il quelquefois, mais, pour peu que vous teniez à les garder, ne le leur laissez jamais voir. Celle qui était devenue son unique compagne, et que nous nommerons Isabelle pour la commodité du récit, ne se contenta pas du triomphe suprême d’avoir changé les habitudes de mon excentrique ami, et d’avoir fait osciller ce caractère de fer. Douée d’une intelligence déliée qui pressentait tout, elle devina le mécontentement secret d’Octave, et le vit se retrancher dans une réserve excessive et derrière mille barrières. Elle ouvrit une lutte qui demandait de l’audace, étant donné la force de l’adversaire, et qui ne manqua pas d’habileté. Aimait-elle? L’objet de son ambition était-il de conquérir un cœur que nulle femme n’avait possédé? Je ne me permettrai pas de résoudre la question. Octave, malgré son scepticisme, malgré les découvertes qui auraient pu lui ouvrir les yeux, garda toujours l’idée qu’au moins pendant quelque temps cette femme l’avait aimé. Elle se serait, disait-il, prise à son propre piège, et le cœur aurait poursuivi pour son compte ce que la vanité seule avait d’abord ambitionné. Je me contente de rapporter les faits. La situation d’Isabelle jettera quelque jour peut-être sur ce point obscur. Elle appartenait à une noble et ancienne famille, et devait à son origine ces grandes manières, ce port de tête, cet air hautain, qui, pour un dédaigneux comme Octave, constituaient une de ses principales séductions. Il fut enchanté d’une de ses réponses, qu’il citait volontiers. On s’étonnait de la peine que prenait la femme d’un parvenu pour se donner des façons qui, chez Isabelle, venaient simplement et sans effet.--C’est que, dit-elle, il suffit de quelques millions pour faire en quelques jours une femme comme elle, tandis qu’il faut plusieurs siècles pour faire une femme comme moi. Malgré de hautes prétentions, malgré la fierté de sa race, la pauvreté l’avait forcée, comme tant de filles nobles, à accepter la main d’un roturier. Elle s’était mariée de bonne heure, à un industriel. Celui-ci, après de mauvaises affaires, était mort tout à coup, et l’avait laissée plus dénuée encore qu’auparavant. Veuve à vingt ans, belle, pauvre, et dévorée d’ambition, Isabelle s’était mise à travailler. Elle possédait un talent remarquable comme musicienne. Elle donna des leçons de piano, et eut bientôt une riche clientèle dans le faubourg Saint-Germain, qui la protégea. Levée tous les jours à six heures, habillée en vingt minutes, d’une exactitude à mettre en faute les pendules les mieux réglées, toujours correcte dans sa toilette, d’une élégance sobre, absolument irréprochable dans toutes ses habitudes extérieures, la jeune femme commença une existence que l’on eût vantée comme un modèle de régularité, de résignation courageuse. «L’eau qui dort est la plus profonde,» dit le proverbe. Je me suis toujours un peu méfié des profondeurs que cachait cette belle nappe d’eau pure. Octave s’en méfiait aussi. Jamais, quoi qu’elle fît, cette femme ne put obtenir sa confiance. Mais elle obtint presque son amour, qu’il donnait encore moins facilement. Durant une année, elle vint le voir régulièrement. Elle lui apportait un visage souriant et doux, une humeur égale, une voix agréable qui ne disait jamais que des choses gracieuses, sinon très tendres, un courant d’idées mondaines qui distrayaient le solitaire, et des flots de suave musique dont elle savait l’envelopper dès qu’elle le voyait sombre ou las. Elle sortait quelquefois avec lui, entreprenait des excursions à la campagne, mais seulement dans des endroits lointains et peu fréquentés. Elle évitait de se compromettre; pourtant elle n’y mettait point d’affectation, et ne l’ennuya jamais ni d’aucun remords ni d’aucun scrupule. La santé d’Octave le força pendant quelques jours à interrompre ses travaux. Ses yeux se trouvaient fatigués par les veilles et par les lectures prolongées. On lui prescrivit de se retirer à la campagne et d’y vivre momentanément dans un repos absolu. C’était le condamner au pire des supplices, et peut-être eût-il refusé de s’y soumettre, en dépit de l’inquiétude que lui causait l’affaiblissement de sa vue. Isabelle le décida en lui offrant de l’accompagner. Elle abandonna ses leçons, s’enferma avec lui dans une maisonnette sombre, entourée de grands arbres décharnés et lugubres, par une saison pluvieuse; elle l’entoura de prévenances délicates, de soins charmants. Elle lui lut des livres de science et de philosophie; elle parut les comprendre, elle s’y intéressa. Octave découvrit qu’elle lisait à merveille. Lorsqu’ils revinrent à Paris, elle s’engagea à venir lui faire ainsi la lecture presque tous les soirs, car il dut désormais s’appliquer à ménager sa vue et s’interdire de travailler à la lumière. Elle déchiffra ses manuscrits, corrigea ses épreuves. Sans que son esprit eût assez de portée pour apprécier la profondeur de celui de son ami, il avait assez de vivacité et de souplesse pour s’imprégner de certaines idées et les reproduire assez fidèlement. En entendant cette jolie femme pérorer gentiment sur une foule de sujets ardus et répéter ses théories, Octave éprouvait des illusions charmantes. Il pouvait se figurer qu’il avait découvert cette merveille--de l’existence de laquelle il avait toujours douté,--une créature joignant le cerveau d’un homme au corps et au cœur d’une femme, la compagne parfaite que nous avons tous rêvé de rencontrer un jour. Il ne la poussait pas trop vivement dans une discussion, car il se rendait compte qu’il apercevait une brillante surface, mais qu’au fond cet être aimé restait séparé de lui par un abîme. Cependant il lui savait gré, lorsqu’il la taquinait, de l’entendre lui renvoyer ses propres arguments, parfois même répéter textuellement--sans avoir l’air de s’en douter,--quelque phrase prise dans ses livres. Il voyait en cela la preuve d’un amour aveugle et inconscient, et mesurait avec une satisfaction attendrie l’étendue et la puissance de l’impression produite par lui sur cette nature supérieure et en même temps docile. Ce pouvait être simplement un prodige de mémoire et de subtile flatterie. Des pressentiments singuliers saisissaient quelquefois Octave. Pour un observateur comme lui, la moindre dissonance dans l’accent, la moindre contradiction dans la conduite, un geste faux, prenait des significations très nettes. Il se demandait alors quelle était la vraie pensée de cette femme, le mot de l’énigme de ce joli et calme sphinx. Puis, sa philosophie reprenant vite le dessus il en revenait à sa maxime favorite:--«Traversons la vie sans trop approfondir, conservons précieusement nos illusions, et évitons tout ce qui pourrait les détruire.» --Il importe peu, disait-il, qu’une femme joue la comédie, du moment où elle la joue assez bien pour nous donner tous les agréments de la réalité. Il tenait trop à Isabelle pour s’exposer à perdre en elle une compagne dont le caractère répondait à son caractère et à ses goûts, et ne tentait pas la moindre démarche dont le résultat eût pu le faire douter de la sincérité de cet amour.--Ce serait, prétendait-il, ressembler à l’enfant qui brise sa poupée pour voir ce qu’elle contient, et risquer de trouver comme lui un amas de poussière à la place d’un cœur. X Ainsi, à mesure que cette liaison se prolongeait, Octave demeurait satisfait sans se sentir heureux. Mais, avec le peu d’estime qu’il accordait aux femmes, il restait persuadé qu’il avait trouvé la plus parfaite d’entre elles, et que toutes les joies qu’elles étaient capables de lui offrir, Isabelle les lui prodiguait. Fatigué des passions vives, qu’il avait inspirées beaucoup plus qu’il ne les avait éprouvées, il se reposait dans l’atmosphère paisible de cet amour discret, poursuivant avec calme le cours de ses travaux. Il ne demandait qu’une chose, c’est que ce bonheur relatif durât. --Il y aurait un moyen sûr de le faire durer, lui dis-je une fois avec une liberté que notre amitié autorisait: ce serait d’épouser Isabelle. --J’y songe, répondit-il, mais je n’y suis rien moins que décidé. Ce qui me fait hésiter encore, c’est l’inexplicable sentiment de méfiance que je garde après dix-huit mois d’intimité. Il y a quelque chose en elle qui se dérobe et qui m’échappe. Peut-être n’est-ce qu’un fantôme. Le jour où il se sera dissipé, rien ne m’arrêtera plus; et, ajouta-t-il avec un sourire, je passerai peut-être ce Rubicon, que je m’étais promis de ne jamais franchir. Je n’insistai pas. J’avais seulement voulu sonder sa pensée. Ce mariage m’eût effrayé pour lui. Après avoir entendu sa réponse, je fus tranquille. Le fantôme dont il parlait ne se dissiperait pas, j’en étais sûr, et je me fiais à sa perspicacité pour transformer l’ombre en réalité. Si, pour une fois, je voyais plus clair que lui, c’est que je n’avais pas le même intérêt pour garder un bandeau sur les yeux. Je savais à présent qu’il ne s’était pas livré et qu’il n’était pas près de se livrer encore. Isabelle possédait son affection, ses égards, sa reconnaissance, elle ne possédait pas son cœur. Malgré toute l’habileté qu’elle avait déployée en de patients efforts, elle n’avait pas pu obtenir sa confiance. Elle se lassa. Ses visites devinrent plus courtes, plus rares; une sécheresse durcit sa voix; le piano resta fermé. Lorsque par hasard elle l’ouvrait, ses doigts le frappaient nerveusement et en tiraient des accords orageux ou des mélodies ironiques, au lieu des tendres harmonies dont jadis elle entourait les rêveries charmées d’Octave. De tels symptômes n’eurent pas besoin de s’accentuer pour mettre celui-ci sur ses gardes.--Ce n’était donc vraiment qu’un masque? se dit-il amèrement. Le voici qui se détache. N’attendons pas le moment où il tombera et laissera voir la laide grimace de l’indifférence, du calcul déjoué, du dépit haineux. Je m’étais habitué à cette charmante société, à ces doux soins, à cette enveloppante affection. Je vais tâcher de m’en déshabituer avant que l’on m’en prive brusquement. De sa propre initiative il interrompit presque tout à fait leurs relations. Cette femme n’ayant jamais conquis le meilleur de lui-même, il accepta sans violent déchirement l’idée de la perdre, idée à laquelle du reste une crainte vague et permanente l’avait accoutumé. Cependant il entra dans une triste période, et constata avec ennui que la certitude d’être obligé de se séparer d’Isabelle allait avoir pour effet de le rendre amoureux. Mille souvenirs lui revenaient pendant les longues heures qu’il passait maintenant solitaire: les causeries graves ou légères, l’hiver, au coin du feu, dans la chambre tiède, où si facilement la conversation s’amollissait et les mots se transformaient en caresses; ou bien, l’été, dans les sentiers des bois, quand la jeune femme le précédait, glissant de sa marche onduleuse et cadencée à travers les alternatives d’ombre et de clair soleil; des lambeaux de mélodies flottaient dans sa mémoire, et, tout en les fredonnant, il se rappelait les mains agiles qu’il aimait tant à voir voltiger sur le clavier comme deux colombes harmonieuses. Un soir, il songeait à ces choses, étendu sur un canapé dans son salon. Il avait refusé la lampe, et demeurait au sein de l’obscurité, fumant une cigarette avec assez de mélancolie. Un double coup spécial retentit au timbre de l’escalier. Octave reconnut en tressaillant la façon de sonner d’Isabelle. Il y avait quinze jours qu’il n’avait pas vu la jeune femme. Il alla ouvrir la porte lui-même. Elle entra vivement, gracieuse, animée, sentant bon, et il eut la sensation d’une fleur vivante et embaumée s’épanouissant dans un désert. Une chaude joie lui inonda le cœur. Il crut qu’elle venait se jeter dans ses bras, lui dire qu’elle ne pouvait vivre ainsi séparée de lui, et peut-être, la serrant sur son cœur, l’y eût-il gardée pour toujours. Jamais le sceptique philosophe ne se sentit plus désarmé. Cependant elle ne l’embrassait pas, et ils se tenaient tous deux dans l’ombre, sans rien dire. Octave chercha de la lumière, et, sous le reflet de l’abat-jour, remarqua qu’elle portait une toilette exquise. A travers la voilette, il retrouvait les traits délicats et le regard des yeux candides. Mais ce regard était glacé. Alors soudain revint le souvenir des dernières froideurs, des mots aigres-doux, des dédains mal dissimulés. L’amant recouvra son sang-froid. Il offrit cérémonieusement un siège, et s’assit. --Eh bien, chère amie, demanda-t-il, vous avez quelque chose à me dire? Elle était très pressée; elle se rendait à une réunion de famille et une voiture l’attendait en bas. Seulement, comme il s’agissait d’un mariage pour elle, et que tout se décidait le soir même, elle n’avait pas voulu donner une réponse définitive avant de l’avoir averti. --J’aurais été fâchée, ajouta-t-elle en terminant, que vous apprissiez cette nouvelle indirectement. C’était à moi de vous prévenir, et c’est pour cela que je suis venue. --Je vous remercie, chère amie, fit-il de sa voix mordante--une voix de tête qu’il prenait parfois, et qui était bien la plus exaspérante, la plus tranquillement impertinente que j’aie entendue de ma vie.--Je n’attendais pas moins de ce tact parfait que j’ai toujours admiré en vous. Ainsi, vous vous mariez. Et... vous êtes contente? Votre fiancé vous plaît? J’espère qu’il est en tous points digne de vous. --Oh! répliqua-t-elle négligemment, ce n’est pas un mariage d’amour. Vous savez bien, Octave, que le seul homme que j’aie aimé, c’est vous. Et si vous aviez voulu... Il sourit légèrement. Elle continua, se troublant un peu: --Mais oui, je vous aimais. Je vous aime encore. Pourtant vous comprenez qu’une jeune femme de mon âge ne peut pas vivre longtemps de la vie que j’avais acceptée pour vous. Nos relations auraient fini par se savoir. J’aurais perdu mes leçons, ma position... Ah! si vous aviez été disposé à vous marier, cela eût été tout autre chose, jamais je n’aurais agréé un autre homme que vous. Elle se tut. Elle attendit. --Ainsi, fit Octave, vous m’auriez donné la préférence? Elle répondit vivement: --Certainement. Est-ce que vous pouvez en douter? --Un peu, reprit-il. Je suis très modeste au fond. Et votre affirmation est si flatteuse pour moi... Pas une exclamation de surprise, pas un accent de regret, pas un reproche. Un ton calme, ironique, égal, des questions polies; une espèce d’intérêt bienveillant pour ce mariage annoncé, voilà tout ce qu’Isabelle obtint, et le seul résultat d’une tactique qu’elle avait crue un chef-d’œuvre de ruse, et sur le succès de laquelle elle avait absolument compté. Elle en perdait la tête, elle bredouillait. Son langage, si sobre d’habitude et si élégamment clair, devenait un flot désordonné, incohérent, qui frémissait sur ses lèvres tremblantes. Elle expliquait comment elle avait connu son futur mari... un ami d’enfance; elle disait son âge, sa position. Il n’était pas riche, mais tous les deux travailleraient ensemble, et elle retrouverait ainsi la vie de famille qui lui faisait cruellement défaut. Puis, ce qu’elle désirait surtout c’était une affection qui pût se montrer au grand jour; elle était lasse des rendez-vous furtifs, des intrigues, qui répugnaient à sa délicatesse. Octave inclinait la tête d’un air d’aimable assentiment. --Mais, fit-il observer, ne m’avez-vous pas dit qu’on vous attend? Vous aviez à peine quelques minutes... Tout ceci m’intéresse beaucoup; pourtant je ne voudrais pas abuser... Elle n’y tint plus; des larmes de dépit s’échappèrent de ses yeux. Octave les regarda couler, avec un léger mouvement des sourcils qui peignait une grande surprise. Elle eut beau lui dire à présent ce qu’il avait attendu en la voyant paraître--qu’elle l’aimait trop pour le perdre, et qu’il n’avait qu’à prononcer un mot pour empêcher son mariage, elle ne put éveiller en lui d’émotion, et, ce mot, elle ne le lui arracha point. Il lui répéta, d’une voix implacablement douce, tous les arguments qu’elle avait énumérés, et lui démontra qu’elle n’avait rien de mieux à faire qu’à se marier, puisqu’elle en rencontrait l’occasion. Comme elle pleurait toujours, en lui jurant qu’elle l’aimait, il lui dit ceci: --Je serais un égoïste, si j’acceptais maintenant cet amour au prix de tous les avantages qu’il vous ferait perdre. Je n’y aurais quelque droit qu’en vous offrant mon nom et ma modeste fortune. Mais cela m’est impossible. Vous le savez--je vous en avais prévenue d’avance--je n’ai aucune disposition pour le mariage. Mes intentions n’ont pas changé. Elle le quitta sur ces paroles. Et il resta debout et rêveur, jusqu’à ce qu’il eût entendu le roulement du fiacre qui emportait la jeune femme se prolonger puis s’éteindre dans le silence des rues endormies. XI Huit jours après cette scène, les relations entre Octave et Isabelle s’étaient établies de nouveau, aussi régulières, aussi intimes que par le passé. Cependant la jeune femme n’avait pas abandonné ses projets de mariage; mais elle en parlait comme d’une nécessité douloureuse, comme d’une affaire que les circonstances la forçaient à conclure, et qu’elle reculait pour se séparer le plus tard possible de celui qui seul, à ce qu’elle disait, lui avait fait connaître le véritable amour. Elle entretenait tranquillement son ami de ses nouveaux plans pour l’avenir, lui montrait les lettres qu’elle recevait de son fiancé, lui demandait même des conseils sur certains points délicats. Elle rencontrait de l’opposition du côté de la mère du jeune homme. Celle-ci se conduisit à son égard d’une façon dont Octave admira la prudence. Cette dame, en effet, avait conçu contre sa future belle-fille la vague prévention qu’Isabelle inspirait souvent à ceux qui ne la regardaient pas à travers le prisme de l’amour. Mais elle se garda bien de contrarier la passion de son fils. Feignant au contraire de l’approuver, elle fit de bonne grâce les démarches nécessaires; puis, peu à peu, elle en vint à lui tenir des raisonnements comme celui-ci: --Mon ami, vous portez un nom modeste, et cette jeune femme est de famille noble; son grand talent lui rapporte par an le double de vos appointements. Ne craignez-vous pas d’avoir l’air intéressé en recherchant sa main, et ne devriez-vous pas attendre au moins un an ou deux, jusqu’à ce que votre situation vous permît d’entretenir votre femme sur le pied de son existence actuelle, sans pour cela être obligé de compter sur son travail? Ne serez-vous pas humilié que son mariage avec vous l’amoindrisse? Songez qu’elle fréquente une société où vous ne sauriez être admis, et craignez qu’un jour elle ne vous fasse sentir quelque regret de s’être alliée à un petit bourgeois comme vous. La fortune arrangerait les choses; patientez au moins jusqu’à ce que vous puissiez lui offrir le luxe dont elle a le goût. Simple et doué d’un cœur fier, le jeune homme se sentait singulièrement ébranlé par de tels arguments. Il les rapportait à Isabelle, et, à son tour, il lui demandait d’attendre. Elle, plus fine, voyait bien que la mère, qui travaillait à les séparer, s’aidait du temps tout en cherchant avec obstination des moyens plus décisifs. Avec une naïveté apparente, elle faisait part de ses embarras à Octave. Elle connaissait bien l’empire qu’elle avait pris sur lui par dix-huit mois de soins qui, fatalement, étaient devenus indispensables. Elle savait que, si tant de peine ne lui avait pas valu d’être aimée, les conversations qu’elle poursuivait avec lui maintenant faisaient tous les jours grandir une passion contre laquelle Octave se débattait en vain. Quel homme--pensait-elle--résisterait au spectacle de ces lettres d’amour, à la pensée de cette nuit de noces qui s’approchait et dont chaque mot réveillait l’image, lorsqu’il s’agissait d’une femme qu’il avait considérée comme sienne pendant si longtemps et à qui l’attachait un charme si réel? D’un autre côté, ne savait-elle pas son ami trop généreux pour la retenir s’il ne lui offrait tous les avantages qu’elle lui aurait sacrifiés? Elle se croyait donc sûre de toucher enfin à son but, après avoir désespéré pendant quelques heures. Car, en face de son attitude, le soir où elle avait risqué sa suprême ressource et annoncé son mariage, elle avait cru tout perdu. Jusque-là, en effet, cette femme habile n’avait guère commis de fautes. Je la voyais avec regret sur le point de gagner la partie. Et contre un homme de la force d’Octave!... Je n’en revenais pas. --Voyons, disais-je à mon ami qui me tenait au courant de tout, est-ce que cela ne crève point les yeux? Cette femme trouve des avantages énormes à vous épouser. Quel succès d’orgueil de vaincre un entêté célibataire et un enragé polygame de votre espèce! Sans compter votre nom déjà célèbre, et votre position de fortune qui n’est point à dédaigner. Elle travaille à cela depuis qu’elle vous connaît. Et, comme vous ne paraissiez pas mordre à l’hameçon, elle a intrigué pour se faire demander en mariage par le premier petit nigaud venu, afin de vous mettre sans pudeur le marché à la main. Si elle vous aimait, aurait-elle un instant l’idée d’en épouser un autre? Si vous donnez dans le piège, vous verrez quel intérieur elle vous fera. Rappelez-vous les derniers temps, le piano fermé, les mines froides, les bâillements d’ennui. Elle vous traînera dans le monde et bouleversera vos habitudes. Au fond, elle aime le bruit et le luxe, et ne dissimulera plus ses goûts dès qu’elle aura obtenu ce qu’elle désire. Mais Octave maintenant la comprenait, l’excusait. N’était-il pas naturel qu’elle souhaitât de se marier? Pouvait-on lui en faire un crime? Ne songeait-il pas lui-même, il y avait quelques mois, à légaliser leur situation? Si elle avait joué la comédie, cette comédie n’était-elle pas délicieuse? N’en avait-il pas égoïstement profité pendant près de deux ans? Ne devait-il pas faire preuve de reconnaissance? Alors même qu’il constaterait dans la conduite d’Isabelle une ombre de calcul, après tout, elle était femme, il fallait lui passer quelque chose. En rencontrerait-il jamais une autre qui supporterait avec tant de douceur ses boutades, ses originalités et ses moments d’humeur, et dont l’esprit répondrait si bien au sien? J’abrège ce panégyrique. Octave le développait autant pour se convaincre, je crois, que pour me convaincre moi-même. Il hésitait encore; et, voyant le mariage de la jeune femme indéfiniment reculé, il ne se pressait pas de prendre une décision. Ce fut à ce moment précis que l’éclat se produisit violemment--cet éclat sur lequel j’avais fini par ne plus compter. Le dépit d’Isabelle entre ses deux amoureux trop circonspects devait être arrivé à l’exaspération. Un troisième larron survint... Je laisse penser avec quel enthousiasme il dut être accueilli. Seulement, avec celui-là elle changea de tactique. Elle vit promptement que la finesse d’esprit, le charme de la voix et des manières, le sentiment artistique, n’auraient sur lui qu’une faible prise. C’était une sorte de juif portugais, un tripoteur d’affaires immensément riche; un gros garçon à la peau brune, aux cheveux noirs et frisés, aux yeux luisants et ronds comme ceux d’un nègre, que le charmant visage et la taille svelte d’Isabelle avaient séduit. Il alla vivement en besogne. Dès le premier rendez-vous, il lui offrit un magnifique diamant. Et elle, éblouie, lasse de sa longue lutte avec un esprit supérieur--lutte qui d’abord l’avait amusée et qui maintenant l’énervait,--avide d’un amour moins austère où elle se relâcherait de la rude surveillance qu’elle exerçait à tout instant sur elle-même, tomba dans les bras de ce joyeux viveur, se disant qu’après tout c’est ainsi qu’on tient les hommes, et qu’un libertin ne pouvait pas être plus difficile à mener à la mairie qu’un philosophe. Octave découvrit cela un soir, rien qu’au regard de cette femme, au son de sa voix, à d’imperceptibles indices. Lorsqu’il lui eut dit:--Qu’avez-vous donc aujourd’hui, chère amie?... Et qu’elle se fut récriée à cette simple question comme à une offense, sur un ton à la fois agressif et gêné, il l’amena sous la clarté de la lampe, afin de la regarder au fond des yeux, et déjà trop sûr de ce qu’il y verrait. Elle se débattit, elle se plaignit qu’il lui blessât les poignets; elle détourna la tête pour qu’il ne la vît pas en face. Alors, lui, sentit comme un effondrement; et, bien qu’il n’eût jamais eu d’amour pour elle, et qu’il eût vécu toujours préparé à toutes les désillusions, il dut se raidir contre le vertige de sombre tristesse qui, pendant une seconde, troubla la force de son âme. Après l’avoir observée en silence, il lui dit ce qu’il devinait. Elle nia. Il se dirigea vers la porte, la ferma, et prit la clef. Puis il revint vers la jeune femme, que son calme effrayant épouvantait, et il lui déclara qu’elle ne sortirait point de la chambre avant d’avoir avoué la vérité. Il ajouta qu’elle n’avait rien à craindre de lui, et qu’il était trop désintéressé dans la question pour se livrer à aucune violence. Elle ne le crut pas, et pensa toucher à sa dernière heure. Mais le danger même auquel elle supposait être exposée lui prêta une exaltation factice; elle dit tout, donnant les détails, affermissant sa voix, prolongeant le récit. Elle y mit à la fin une certaine fanfaronnade; et, voyant qu’Octave l’écoutait sans l’interrompre et ne s’enflammait point, elle termina en l’accusant, lui reprochant d’être la cause de tout, puisqu’il avait persisté à ne point vouloir l’épouser. Octave éprouvait plus de dégoût et de pitié que de colère. C’était pire que ce qu’il avait soupçonné. Lorsqu’il l’avait confondue et forcée à parler, il croyait qu’elle s’était donnée à son soi-disant fiancé, à ce bon jeune homme qui la considérait comme une sainte; et, rapidement, il avait songé qu’elle avait dû faire de bien claires avances pour que le petit eût osé. Mais cela, cette infamie!... Il demeurait absorbé, méditant sur le manque absolu de conscience chez les femmes et sur leur effroyable fragilité. En voilà une qui avait presque l’air de trouver qu’elle agissait tout naturellement. Puis un écœurement le prit, et il la fit taire, lorsqu’elle prononça de nouveau son éternel mot de mariage, et qu’elle lui annonça, avec une conviction jouée, que son Portugais l’épouserait. C’en était trop. Il se leva froidement, prit la lampe et offrit à la jeune femme de la reconduire, faisant observer qu’il était tard, comme s’il se fût agi d’une visite ordinaire. Elle, heureuse de voir un moment si terrible se terminer ainsi, se leva presque avec gaîté. Elle était aussi sûre de la discrétion d’Octave que s’il eût été mort, et, puisqu’il prenait les choses de cette façon, tout était pour le mieux. Le grand soulagement qu’elle éprouva lui fit entrevoir l’avenir en rose dans une vision rapide comme un éclair. Elle tourna vers son amant son visage souriant et attendri, et lui tendit la main. --Alors, fit-elle, vous ne m’en voulez pas trop? Moi qui croyais que vous alliez me tuer. Octave posa sur elle un regard profond. A chaque mot qu’elle disait, à chaque geste, il la voyait plus loin de lui. Quoi! n’avait-elle donc pas le plus léger pressentiment de ce qui se passait dans son cœur d’homme? Il lui sembla qu’elle s’agitait dans une sphère étrange, à des distances incommensurables. Il lui adressa quelques mots vagues et ferma la porte derrière elle. Il ne pouvait plus supporter cette vision terrible, qui lui montrait, non pas _une femme_, mais _la femme_, cette créature dont pourtant nous attendons tous notre bonheur, séparée de lui par des abîmes qu’il avait cru pouvoir mesurer, mais que maintenant il apercevait sans fond. XII Les dernières aventures d’Octave l’avaient légèrement assombri; mais il fallait vivre comme je le faisais dans son intimité, et saisir les moindres changements dans les intonations de sa voix et dans sa manière d’être, pour s’apercevoir que les blessures de la vie laissaient quelques marques au fond de cette âme sereine, puissante et fière. Le sourire était aussi prompt à souligner la fine ironie, qui semblait à peine plus amère; la conversation était aussi vive, aussi pleine de saillies et de paradoxes amusants; les fortes théories demeuraient inébranlables, élargissant leur base au contraire à mesure que les événements venaient les confirmer. Suivre à travers les mesquines circonstances de chaque jour ou parmi les révolutions dont le choc retentit durant des siècles, le rigoureux enchaînement des faits, et remonter pas à pas vers les causes lointaines afin de les tirer de l’ombre impénétrable--voilà quel intérêt absorbait cet esprit éminemment philosophique. Devant la majesté des lois qui gouvernent nos actions et qui fixèrent chaque destinée dès le berceau de l’univers, si bien que la plus faible de nos joies ou la plus insignifiante de nos douleurs s’est lentement élaborée à travers les âges infinis, il apprenait de plus en plus l’indulgence envers les personnes. Il plaignait et n’accusait pas. --On ne peut s’indigner, disait-il, que lorsqu’on ne comprend point, et le rôle des philosophes est de s’efforcer de comprendre. Sur ses lèvres, les plus hautes vérités perdaient toute pesanteur. Il avait une façon concise, brillante, enlevée, d’exprimer les choses les plus graves. Nul aussi bien que lui ne goûtait une plaisanterie ou n’y savait mettre plus de sel. En le voyant ainsi, après la trahison de la seule maîtresse qui lui eut inspiré, sinon de l’amour, du moins un très vif attachement, et dont la perte devait lui être fort cruellement sensible, ce que j’éprouvais pour lui se rapprocha de l’admiration. Jamais l’élévation à laquelle, malgré toutes ses misères, peut atteindre la nature humaine, ne me frappa davantage et ne m’apparut empreinte de cette grâce imposante. Cependant il méditait de nouveaux projets, dont il ne tarda pas à me faire part. J’appris qu’il se disposait à quitter l’Europe. Il me donna de son départ les raisons suivantes: La vie--disait-il--est en réalité plus courte que les années qui la composent. Elle se résume en une somme limitée d’illusions, qui se dissipent vite, et de sensations qu’on ne peut renouveler sans les épuiser plus vite encore. On peut la comparer à une scène de théâtre sur laquelle se joue éternellement la même pièce, qui nous intéresse les premières fois, et qui nous fatigue ensuite. Devenue trop lourde, cette fatigue conduit au pessimisme sombre--la plus triste des philosophies, parce qu’elle est la plus inutile. C’est la fausse sagesse de ceux qui ne se contentent pas d’admirer la représentation, mais qui veulent pénétrer dans les coulisses, voir l’envers des décors, et respirer la poussière des magasins d’accessoires. Ce besoin pathologique ne s’observe guère d’ailleurs que chez les gens dont le foie ou l’estomac fonctionne mal. Quant à lui, Octave, qui avait joui pleinement et sans arrière-pensée de la beauté du spectacle, s’efforçant toujours au contraire d’oublier la laideur des dessous, il le connaissait trop maintenant pour le contempler encore. Il serait bien forcé, malgré les efforts de sa volonté, de découvrir de plus en plus l’envers des choses, et il ne voulait pas vieillir inutilement parmi des ruines. Le moment était venu pour lui, spectateur qui ne saurait désormais s’empêcher d’être clairvoyant, de se lever et de quitter la salle. D’autres restent, et se donnent pour distraction d’éclairer, et, par conséquent, d’attrister leurs voisins: aucun rôle ne lui paraissait plus égoïste, et en même temps plus nuisible. Il trouvait plus raisonnable de s’en aller. Ce qui ne voulait pas dire qu’il approuvât en aucune façon le suicide. Quand on a profité largement des bienfaits de l’expérience humaine et des travaux humains, on a contracté envers ses devanciers une dette qu’on doit payer à ses successeurs. Au moment où la vie devient pesante, où, derrière les horizons fuyants de l’heureuse jeunesse, on voit poindre les désillusions amères de l’âge mûr, on n’a rien à perdre, et on peut dès lors consacrer ses jours à quelque grande mais dangereuse œuvre. Suivant ces principes, Octave allait entreprendre l’exploration scientifique des régions les moins connues de l’Inde et de la Chine. Il visiterait le Népal et le Thibet, et recueillerait des documents sur l’architecture, la civilisation, la religion de peuples vers lesquels l’Europe se tourne avec un intérêt tout nouveau. Ces mystérieux plateaux de la Haute Asie, où se cache la faible source du fleuve majestueux de la civilisation humaine, attirent aujourd’hui nos regards, qui s’y portent avec une curiosité passionnée. Comme si, des antiques souvenirs qui y flottent encore, pouvait surgir le secret de notre origine et le dernier mot de notre destinée. Octave adorait l’Orient. Il voulait en parcourir les profondeurs inexplorées et satisfaire son ardente passion pour l’inconnu en même temps que payer son tribut à la science. Il savait très bien que de telles expéditions on ne revient guère, et pensait ne pouvoir mieux terminer une vie qu’il considérait comme arrivée à son terme normal. Il quitterait ce monde satisfait de son sort, et complètement heureux s’il lui était donné d’ajouter quelques notions nouvelles au trésor accumulé de nos connaissances. En vain essayai-je de le dissuader. J’aurais pu savoir que mes efforts seraient inutiles. Octave était breton, et il avait dans le caractère la ténacité de sa race. Lent à prendre une résolution, il ne s’en laissait plus détourner lorsqu’il s’y était arrêté. Les divers arguments par lesquels je tentai de l’ébranler l’amenèrent à prononcer des paroles qui me frappèrent vivement, car jamais je ne les aurais attendues sur de pareilles lèvres. Le tour de la conversation nous avait conduits à parler des femmes, sujet que j’hésitais à aborder, craignant de réveiller en lui des souvenirs pénibles, --Elles ne m’intéressent plus, me dit-il. La somme des ennuis qu’elles nous causent est trop supérieure à celle des agréments qu’elles nous procurent. --Vous en jugez ainsi, lui dis-je, parce que vous êtes trop difficile. Tout en les traitant de créatures inférieures, en réalité vous leur demandez plus que toutes celles que vous avez connues ne pouvaient vous donner. Mais j’espère pour vous qu’il en viendra une... --Ah! fit-il en riant et en lançant vers le plafond la spirale de fumée légère et bleuâtre de sa cigarette, voilà Daniel qui va parler de l’idéal rêvé, de l’ange inconnu! Je vous comprends d’ailleurs, très cher ami, car j’aime aussi, dans mes moments perdus, à cultiver ce genre de distraction: fabriquer de toutes pièces un être idéal que nous savons parfaitement ne pouvoir jamais se rencontrer sur notre chemin. --Quoi! vous, le philosophe sceptique, le railleur impitoyable, vous vous êtes réellement représenté à certaines heures un idéal féminin. Je serais curieux de le connaître. --Ce n’est pas lui, reprit-il, qui m’empêchera de partir, car je ne l’apercevrai jamais hors du domaine de l’imagination. Pourtant, si j’étais Dieu, je le fabriquerais aisément, cet être idéal, en prenant une qualité à chacune des femmes que j’ai connues. Le malheur est que de pareils assemblages paraissent introuvables sur notre planète. Où la chercher, celle qui parlerait à la fois au cœur, aux sens et à l’esprit, la créature assez intelligente pour comprendre vos travaux et les partager, assez constante pour que vous puissiez sûrement vous reposer sur elle, assez aimante pour tolérer vos faiblesses, assez forte pour vous réconforter aux heures de lassitude? Si philosophe, et si pénétré de la vanité de ses propres songes qu’on puisse être, on ne peut s’empêcher de rêver quelquefois au bonheur qu’une créature pareille vous donnerait. Ému et surpris, je l’écoutais.--Comme elle serait aimée, pensais-je, celle qui se rapprocherait assez de cette belle image pour en donner au moins l’illusion! Comme elle serait aimée! Quels trésors de tendresse passionnée il refoule au fond de son cœur, sans avoir peut-être, hélas! la moindre chance de les dépenser jamais. Octave continuait d’un ton plus léger: --Ne croyez pas d’ailleurs que cette fantaisie me préoccupe beaucoup, car j’imagine que la toute-puissance divine elle-même aurait quelque peine à réunir dans un même être des qualités si contraires. Elle a dû avoir des raisons sérieuses pour décider que les femmes de cœur n’auraient ni tête ni esprit, et que celles qui ont de la tête et de l’esprit manqueraient de cœur. Une haute intelligence détruit chez la femme toute grâce, et lui communique quelque chose de masculin particulièrement insupportable. Voyez les bas-bleus, quelles exécrables créatures! Il faut donc osciller perpétuellement entre le petit oiseau à tête vide, la pédante sèche et raisonneuse, l’artiste folle et détraquée. Quant à la confiance que l’on peut mettre en elles--l’élément le plus essentiel de l’amour à mon point de vue,--il n’y faut point songer. La bête donne dans tous les pièges, et la spirituelle n’a pas de scrupules. Les Orientaux, les seuls peuples qui aient compris quelque chose aux femmes, savaient tout cela quand ils inventèrent le harem. Sur ce, Daniel, souhaitez-moi bon voyage, car je ne vois guère comment, pendant les trois mois qui me restent, je pourrais trouver et posséder ce que je n’ai pas même entrevu pendant quinze ans. Il me serra la main, et nous nous séparâmes. XIII Les jours passaient vite. Je voyais peu Octave, que les préparatifs de son grand voyage absorbaient. Il me semblait que déjà il était loin de moi. Son souvenir revenait à tout instant dans ma pensée, et, chaque fois, j’éprouvais un soubresaut comme si en marchant j’eusse rencontré le vide. Je perdais infiniment en me séparant de lui. Je m’affligeais de voir cette belle destinée hasardée ainsi volontairement dans une entreprise dangereuse, et je craignais que sa résolution de ne jamais revoir l’Europe ne fût plus ferme encore qu’il n’avait voulu en convenir. Cependant je remarquai, durant nos dernières entrevues, qu’un changement survenait en lui, sans que je pusse en deviner précisément la nature ni surtout en pressentir la cause. Un matin, je reçus ces quelques mots, tracés sur le mince papier bleu d’une carte-télégramme: «Venez dîner ce soir gare de Lyon. Je pars à huit heures par l’express de Marseille. Nous passerons une dernière heure ensemble.» «OCTAVE.» Lorsque j’entrai dans la salle des départs, où des gens pressés se bousculaient près des guichets et couraient après leurs bagages, où des commissionnaires circulaient, courbés sous le poids d’énormes malles, lorsque je cherchai des yeux mon meilleur ami, qui s’éloignait peut-être pour toujours, j’eus la noire sensation des irrévocables adieux et des éternels exils. L’homme a mis son orgueil à vaincre partout la nature, et la vie qu’il s’est faite n’est pas celle à laquelle il était destiné. Aussi, jusqu’à ce que de longues habitudes héréditaires l’aient rendu conforme à son factice milieu, il souffrira. La nature domptée se redresse contre lui et se venge par les vagues et douloureux sentiments qui atteignent les cœurs en secret. Un désaccord existe, l’équilibre est rompu, et les cordes qui vibrent en nous ne sont plus à l’unisson des harmonies du dehors. Inexprimable tourment! Si nous étions faits pour cette rapidité d’existence, pour ces changements perpétuels de demeure, pourquoi lorsque le train s’ébranle, lorsque la cloche du steamer retentit, lorsque l’horizon natal s’efface, pourquoi sentirions-nous ces déchirements indicibles qui ne guérissent jamais? Subtiles douleurs qu’un rien suffit à réveiller: le nom d’un paquebot sur une affiche, un coup de sifflet traversant la campagne, l’odeur fade d’une salle d’attente. Ces pénibles impressions me saisirent alors que j’arpentais la gare, attendant Octave, par ce grisâtre soir d’octobre. La scène bruyante et sombre devint plus triste encore lorsque des lumières jaunes l’éclairèrent à demi. Les fiacres arrivaient maintenant avec leurs lanternes allumées; elles s’élevaient de la rue le long de la pente, semblables à des astres impurs. Enfin, d’un coupé, sauta près de moi celui dont j’allais me séparer, leste et mince dans son costume de voyage, qui lui donnait l’air d’un gentleman anglais. Nous nous assîmes devant une table du restaurant, et il commanda le dîner, auquel il ne toucha guère. Il alluma un cigare, prétendant que les morceaux trop durs ne pouvaient traverser son gosier; et j’étais étonné de le voir si nerveux. Il nous restait environ trois quarts d’heure. Nous marchâmes sous la galerie vitrée, lentement, allant puis revenant, et d’abord silencieux. --Ainsi, dit-il enfin, je vais donc quitter pour de bon notre brillante capitale. Ce n’est pas sans regret, ajouta-t-il après un moment de réflexion. --Comment! cher ami, m’écriai-je, je compte bien que vous y reviendrez. --Je crois, le diable m’emporte, fit-il, que j’en ai presque envie maintenant. --A la bonne heure. C’est ainsi que vous devez parler. Vos idées noires d’il y a quelques mois n’étaient vraiment pas dignes de vous. --Dignes ou non, elles étaient sincères, et je ne les aurais pas chassées tout seul. --Et... serait-il indiscret de vous demander quel pouvoir magique les a fait envoler? --Oh! envoler... reprit-il, c’est beaucoup dire. Quant à l’indiscrétion, mon cher Daniel, vous n’en sauriez avoir avec moi. Vous êtes le seul homme qui me connaisse à fond, et j’éprouve à m’ouvrir à vous autant de plaisir qu’à me sentir impénétrable pour les autres. Vous rappelez-vous cette tirade fantaisiste que je vous fis jadis sur mon idéal féminin. --Parfaitement. --Eh bien, si invraisemblable que cela puisse vous paraître, Daniel, si inconcevable que cela me semble à moi-même, j’en suis à me demander si je ne l’ai pas rencontré. Oui, cet être imaginaire, que je vous dépeignais comme une vision vainement poursuivie pendant tant d’années, et à laquelle je renonçais pour toujours, peut-être m’est-il apparu au moment même où je suis forcé de m’en éloigner, peut-être l’ai-je contemplé en réalité, peut-être est-ce lui que je laisse derrière moi. --Mais alors, Octave, si vous le croyez, pourquoi partez-vous? --Précisément pour ne pas avoir à reconnaître que je me suis trompé. Vous connaissez bien ma théorie: il ne faut pas demander un lendemain aux bonheurs qui nous enchantent. --Comment! vous auriez la folie de quitter ainsi--pardonnez-moi l’expression--la proie pour l’ombre? Ne craignez-vous pas de vous exposer à bien des regrets? --Nullement. C’est une sensation fort agréable d’avoir quelque chose à regretter. Cela me gênait un peu--bien que je me demande véritablement pourquoi--de quitter ma patrie sans autre sentiment que celui d’une immense lassitude. --Je persiste à croire cependant que vous avez tort. Pour qu’une femme ait pu changer à ce point les idées d’un philosophe aussi blasé et aussi sceptique que vous, elle doit être vraiment bien en dehors des autres. --Bien en dehors en effet. --Et, je suppose--puisque vous m’avez autorisé à être indiscret--qu’elle vous aime et que vous lui avez dit que vous l’aimiez? --Je crois, fit-il, qu’elle m’aime. Et je me demande si je ne l’aime pas moi-même beaucoup plus que je ne voudrais. Quant à le lui avoir dit, c’est autre chose. Il ne faut jamais dire à une femme que vous l’aimez si vous voulez qu’elle tienne à vous, et, jusqu’à présent, je me suis toujours très bien trouvé d’avoir appliqué cette théorie. --Je ne voudrais pas vous blesser, repris-je, ni réveiller des souvenirs désagréables; mais, ne croyez-vous pas que vous avez perdu par votre extrême froideur certaines femmes qui, sans cela, vous eussent aimé longtemps? --Non, me dit-il. Dans tous les cas, je n’ai guère perdu en les perdant, et je n’aurais pas fait pour les garder l’effort d’un mensonge. Elles me plaisaient plus ou moins; je ne les ai point aimées. Je crois avoir agi prudemment avec elles, mais cette prudence venait de ma sincérité et non d’un calcul. Aujourd’hui, c’est différent. Je suis plus épris sans doute qu’il ne me plaît de me l’avouer à moi-même; pourtant je me garderai de le montrer, parce que ce serait une irréparable faiblesse dont on pourrait abuser aussitôt. --Quel étrange raisonnement! --Étrange tant que vous voudrez, mais éminemment sage: croyez-en ma vieille expérience. Le jour où je dirai à une femme que je l’aime, sera celui où je renoncerai à elle pour toujours. Et cependant avec _celle-là_, ajouta-t-il, rêveur, je crois que j’aurais pu me départir de ma réserve sans courir trop de danger. --Allons, lui dis-je en souriant, je vois que vous éprouvez enfin ce sentiment pour lequel votre cœur ardent était si bien fait, mais que votre impitoyable clairvoyance empêchait toujours de naître. Car ce sentiment ne va pas sans quelques illusions, et vous n’en pouviez point avoir. --Des illusions, répéta-t-il. Je n’en ai que faire devant une telle réalité. Elle est trop belle d’ailleurs pour durer longtemps. C’est pour cela que je m’enfuis. Mais je n’oublierai jamais les dix dernières semaines qui viennent de s’écouler. La vie ne m’avait rien offert de semblable; mon imagination n’avait rien rêvé de plus doux et de plus vif à la fois. L’esquisse que je vous ai faite un jour de mon idéal impossible pâlirait à côté de ce charme que les mots ne peuvent exprimer, et qui enivre l’esprit, aussi complètement que le cœur. --Vous excitez ma curiosité au plus haut degré, mon cher Octave. Quelle femme extraordinaire est celle qui a pu produire un tel effet sur vous? L’esprit et le cœur!... Je vous connais plus difficile que de raison en ce qui concerne les choses de l’esprit, et quant à votre cœur, je le croyais enveloppé de ce triple airain dont parle le poète. --Cela est vrai, Daniel. Et c’est justement parce que j’ai rencontré ce phénomène, une femme chez laquelle le cœur, le caractère, l’esprit et la passion sont à la même hauteur, et se complètent mutuellement au lieu de se nuire, que je me demande si je ne suis pas le jouet de quelque rêve. Quoi qu’il en soit, je suis bien certain de ne pas avoir de réveil, puisque dans moins d’une heure je roulerai vers les régions ensoleillées de l’Orient et probablement de l’oubli. --Ainsi vous ne la verrez plus? --Cinq minutes seulement. Elle doit venir me dire adieu lorsque je monterai en wagon. Placez-vous dans le coin du coupé, et vous pourrez l’apercevoir. Vous ne trouverez peut-être pas que son aspect justifie mon admiration. Elle est de celles dont le visage ne révèle pas les secrets de l’âme. Mais sa physionomie expressive et mobile, qui, à certains moments, paraît insignifiante, atteint à d’autres une beauté tout extraordinaire. Je m’imagine que son grand charme extérieur vient de ces transfigurations inattendues, qui empêcheraient de se blaser jamais sur ses traits, quoique ceux-ci n’aient rien de frappant. Lorsque ses yeux profonds s’animent, vous enveloppent et vous pénètrent de flammes, lorsque vous entendez résonner sa belle voix, pure comme un timbre d’or, il se dégage d’elle je ne sais quel fluide qui vous enivre et vous transporte en des sphères inconnues. Elle ferait parfois croire à l’âme immatérielle et immortelle. J’ai passé des heures enchantées à faire vibrer les cordes si délicates de son cœur, éveillant à dessein, d’un mot tendre ou cruel, les échos frémissants de son être. L’amour, la joie, la colère, elle exprime tout avec des accents que jalouserait la plus grande artiste; mais elle ne le fait point à volonté, et n’apparaît ainsi que lorsqu’elle est émue. Mais qu’il est facile de l’émouvoir, la fine et sensitive créature! Elle a des tendresses infinies, des gaîtés d’enfant; et, avec cela, elle sait tout comprendre. Les questions les plus abstraites de la philosophie, je les discute avec elle, et, sa petite main dans la mienne, je m’élève vers ces régions désolées et sublimes où il est triste de voyager seul. Enfin, et par-dessus tout, elle possède cette honnêteté native et absolue, que j’estime si haut chez certains hommes, et que je ne croyais pas exister chez la femme. Les ruses, les coquetteries, les mesquines tactiques de son sexe, lui sont aussi inconnues que le sont les souillures de nos rues à la neige des Alpes. Ah! quel délice de pouvoir étudier une femme sans craindre de voir s’évanouir l’amour! quelle joie de faire résonner les échos de son cœur en sachant que jamais une note discordante ne vous avertira qu’il peut mentir! Voilà ce que j’ai connu, Daniel, et c’est à ce beau songe que je vais dire adieu. L’heure sonna à l’horloge de la gare, et coupa court à des confidences qui m’impressionnaient et m’intéressaient vivement. Nous nous dirigeâmes vers le train, le long duquel se faisait le dernier mouvement du départ, et je montai dans le coupé que mon ami avait fait réserver. Presque aussitôt, Octave, resté sur le quai, fit deux pas au-devant d’une jeune femme qui venait de paraître. Je me penchai légèrement, le cœur battant de curiosité. Elle était debout devant lui, et attachait sur son visage un regard qui m’empêcha d’examiner le reste de la personne. Ce regard était si doux, si mélancolique, si poignant dans sa profondeur anxieuse et attristée! Les yeux d’où il s’échappait comme une flamme étaient si grands et si beaux! Cependant je garde le souvenir d’une taille élevée, svelte sans maigreur, aux lignes élégantes accusées par un costume de velours et de faille noirs très ajusté; et d’un visage régulier, dont les traits fins et pâlis d’émotion paraissaient, dans la lumière électrique, ceux d’une délicate statuette. Et, sous le front blanc, illuminant d’un rayon sombre et vivant cette physionomie qu’une angoisse visible rendait rigide comme du marbre, resplendissaient les inoubliables prunelles. Toute l’âme de la jeune femme semblait jaillir vers celui qui s’en allait, dans une douleur intraduisible et dans une interrogation suprême. Et moi, je compris bien ce que demandait ce regard à l’homme qui n’avait jamais dit qu’il aimait. Lui, il ne semblait point deviner, mais je savais bien qu’il souffrait. Comment, dans un moment pareil, pouvait-il conserver ce ton détaché qu’il affectait encore? --Adieu, chère belle, dit-il. Envoyez-moi de vos nouvelles, et pensez à moi quelquefois. --Toujours, répondit-elle d’une voix pénétrante, à l’harmonie singulière. --Toujours, c’est bien long, reprit-il en raillant encore. J’espère seulement que ce sera longtemps. --Toujours, répéta-t-elle avec la même voix. Le sifflet de la locomotive déchira l’air, et je sautai hors du compartiment. Octave s’y élança. Je le vis se pencher par la portière. Il saisit la petite main qui se tendait encore vers lui... Son expression changea tout à coup. Il hésita une dernière seconde, puis lançant à son tour un regard qui ne le cédait point en passion à celui qu’il rencontrait: --Je vous aime! murmura-t-il. Ne m’oubliez pas. XIV L’absence d’Octave se prolongeait. Je recevais rarement de ses nouvelles. Jamais il ne me parlait de son amour. Les splendeurs de l’Inde lui faisaient-elles dédaigner tout à fait ce sombre Occident, dont volontiers il disait du mal, et où cependant il avait cru entrevoir le bonheur? La crainte d’une désillusion plus cruelle que les précédentes le retiendrait-elle toujours au loin, et voulait-il vraiment quitter la vie pour emporter intact son beau rêve au fond de son cœur? Pensait-il son amie fidèle, ou se croyait-il oublié? Ces questions je me les posais inutilement, car, dans ses courtes lettres, je n’y trouvais point de réponse. Il semblait se livrer tout entier aux sensations inattendues que lui procuraient les péripéties de son voyage. Ce qui lui plaisait, dans des régions très diverses, c’étaient les contrastes qu’il rencontrait à chaque pas. Ses hautes relations et l’importance de ses travaux lui valaient, de la part des autorités anglaises, le plus gracieux accueil. Sur la recommandation du gouvernement des Indes, les souverains indigènes le recevaient avec les plus grands honneurs, le traitaient en prince, et déployaient pour lui tout le faste des pompeuses réceptions. Les portes des villes s’ouvraient devant ses éléphants couverts de pourpre et d’or; il y entrait parmi de brillantes escortes; les canons le saluaient du haut des citadelles, et les populations l’acclamaient en l’appelant _Bara Sahib_ (puissant seigneur). L’éclat de ces spectacles charmait ses yeux, épris des couleurs intenses et franches, du ruissellement des pierreries, du miroitement des métaux précieux, sous la lumière splendide. Puis, du jour au lendemain, il quittait une merveilleuse capitale et s’enfonçait dans le désert des jungles. Il passait les nuits dans des endroits sinistres, où l’ombre s’emplissait tout à coup de formidables miaulements; il traversait à la nage des rivières pleines de crocodiles; affrontant ces dangers pour faire le croquis de quelque temple où nul être humain ne pénétrait depuis des siècles, et qu’il trouvait souvent peuplé de redoutables hôtes. Il dormit seul, une nuit de Noël, parmi les ruines de l’antique cité de Khajurao, dans un de ces sanctuaires abandonnés, que les gens du pays prétendaient hanté par des fantômes. Il y fut témoin d’une scène curieuse, et s’expliqua les fantastiques légendes. Des bruits l’éveillèrent; il ouvrit les yeux, s’accouda, et ne se les expliqua pas tout d’abord. Les dieux, accroupis ou debout, remplissaient les milliers de niches, et l’on distinguait dans la vague clarté que répandait la lune, leurs attitudes bizarres que les sculpteurs hindous varient capricieusement. Ce n’étaient certes pas eux qui avaient tiré le voyageur de son sommeil. Pourtant des pas légers glissaient dans l’obscurité des galeries, et, finalement, Octave aperçut des formes humaines qui, lentes et furtives, effleuraient les murs. Il pensa d’abord que des prêtres de Siva avaient envoyé ces importuns visiteurs pour l’épouvanter, dans quelque religieuse intention. Il se leva vivement, les interpella à haute voix, et déchargea au hasard son revolver. O miracle! Les vieilles divinités s’animèrent. Elles étaient si nombreuses que, durant une seconde, de la base au faîte, les colonnes semblèrent vivantes; des formes légères les couvrirent, les enveloppèrent de silencieux mouvements, puis s’élevèrent et disparurent dans le noir des énormes voûtes. Octave, stupéfait, se frotta les yeux. Ce n’était point un songe; les niches restaient vides. Mais il n’était pas homme à respecter un pareil mystère. Quelque vénération qu’il eût pour Siva, il ne lui supposait pas la puissance d’intriguer à ce point un profane. Aux premiers rayons du jour, il découvrit que les susceptibles divinités n’étaient que des légions de singes. Ces animaux pullulent aux Indes, et s’établissent ainsi sans façon dans les demeures désertes des dieux. Jamais, paraît-il, l’impression du miraculeux et du surnaturel ne saisit à ce point Octave. Malheureusement elle ne pouvait durer pour son esprit positif; mais il la regretta, comme une des plus vives qu’il eût ressenties. La lettre qui contenait ces détails fut la plus longue de celles qu’il m’écrivit. En général il se bornait à tracer rapidement quelques réflexions sur une simple carte postale. Ce mince carré de papier, venu de si loin, et dont les nombreux timbres portaient des noms étranges:--Odeypoor, Hyderabad, Bhopal, Bénarès--me jetait dans des rêveries sans fin. La carte postale, tout ouverte, si familière, si frêle, employée comme moyen de correspondance d’un hémisphère à l’autre, cela ressemblait bien à ce bizarre Octave. Voici quelques-unes de ses phrases, prises au hasard, avec leur style bref, précis, sans apprêt--son style épistolaire, à lui: «Je vis dans un songe des Mille et une Nuits. Ce qu’il y a de merveilleux dans cet étrange pays, c’est que, suivant les contrées que je parcours, je revois à volonté tous les âges successifs de la civilisation, depuis les primitives époques de la pierre taillée, représentées par certains sauvages, jusqu’aux temps modernes, en passant par la féodalité, le moyen âge et toutes les phases d’évolution intermédiaires. Rien ne vaut de telles leçons d’histoire. Ce n’est pas dans les livres qu’on apprend à connaître l’homme. Quelques jours passés chez un peuple permettent de réunir sur son compte plus de notions que la lecture de vingt volumes.» «Les nuits à la belle étoile succèdent aux réceptions dans les palais. Je passe de l’opulence extrême à la misère noire, et ces alternatives me séduisent beaucoup. Rien ne me frappe davantage que la vue de grandes cités mortes, vastes comme Paris, aujourd’hui désertes, et où les pagodes et les palais sont plus nombreux que les maisons. Je me représente alors le voyageur de l’avenir, cherchant parmi les ruines de ce qui fut la capitale de notre belle France des vestiges de ses habitants disparus, et s’efforçant de reconstituer leurs mœurs, leurs croyances, leurs coutumes et leurs lois. Quelque savant à lunettes de cette époque future écrira peut-être un long mémoire pour démontrer, en s’appuyant sur des indications tirées de la numismatique, que les Parisiens du XIXe siècle adoraient une déesse suprême nommée Égalité et des dieux inférieurs qu’ils appelaient Fraternité et Liberté. Le même savant prouvera aisément par la comparaison de certains emblèmes, que cette trinité peut être identifiée avec les divinités que d’anciens peuples désignaient sous les noms de Vénus, Diane, Minerve, dont les statues ressemblent fort à celles de la très puissante et très sainte Liberté. Il y a des gens qui entrent de nos jours à l’Institut pour des travaux très voisins par leur ingéniosité fantaisiste de ceux de ce futur savant.» Toujours ce voile de raillerie légère dont il enveloppait ses pensées les plus profondes. Pas un seul mot sur son amour. Et cependant quinze longs mois s’étaient écoulés depuis son départ. Enfin je reçus de Katmandou, capitale de l’impénétrable Népal, la lettre suivante: «Katmandou, 1er mars 18....» «Regarde le nom barbare écrit au haut de ce papier, ami Daniel. Tu ne verras guère d’épîtres datées de cet endroit. Je ne te fais pas de descriptions pour la bonne raison que tu en entendras bientôt assez de ma bouche éloquente. Je me prépare à regagner l’Europe et mes lointains foyers. Décidément, je renonce à la Chine. Chose extraordinaire, Pékin m’attire moins que Paris.» «_Post-Scriptum._--Peut-être est-ce parce qu’à Paris je compte revoir certain petit démon féminin, que les bayadères de l’Inde n’ont point réussi à me faire oublier.» C’était peu. Mais, pour moi qui le connaissais si bien, c’était tout. Il aimait toujours et il devait être certain de la constance de celle qui l’attendait. Il avait donc eu le courage de soumettre ses propres sentiments et ceux de cette ardente jeune âme de femme à une pareille épreuve! Plus d’une année de séparation absolue, avec des mois d’intervalle souvent entre les lettres à cause des difficultés du voyage! Il ne lui avait pas fallu moins, à ce défiant du bonheur, pour qu’il se livrât sans crainte au charme d’aimer. Mais puisqu’il cédait enfin, puisqu’il revenait pour se donner, lui qui avait passé sa vie à défendre contre des séductions vulgaires le trésor de ses tendresses intimes, elle n’aurait point à se repentir de sa longue patience celle qui lui avait dit si doucement: «Toujours...,» le soir des tristes adieux. Quel cœur éprouvé et sûr, tout plein d’ardeurs longtemps contenues, il allait enfin lui ouvrir! XV Le retour d’Octave, qui me réjouit infiniment, ne me rendit pas mon ami. Elles étaient finies pour moi les longues causeries dans la vapeur bleue des cigares, et les longues promenades du soir sous les marronniers sombres, tandis que résonne affaiblie la musique des cafés-concerts, et que l’on suit machinalement des yeux les lumières des voitures qui montent vers le Bois. Ce fut un grand désappointement. Je ne m’en consolai qu’en le sachant heureux, mais je n’eus pas le privilège de contempler et de constater ce bonheur. Ce n’est point que son affectueuse amitié ou sa confiance en moi fussent changées; c’est qu’il était pris complètement et trop absorbé dans un seul être. A peine passait-il quelques heures de suite à Paris. Une retraite mystérieuse, située dans un endroit romanesque et sauvage, au milieu des bois, qu’il ne se lassait jamais d’admirer et de parcourir, et dans lesquels il errait maintenant près d’une compagne aimée, le retenait loin de nous et l’attirait invinciblement dès qu’il remettait le pied dans nos rues. Il s’excusa de ne pas m’inviter à venir l’y voir, moi, son meilleur ami. Je ne lui en voulus pas. La présence d’un tiers eût semblé insupportable à ces amants, qui, bien des mois après leur réunion, ne voyaient pas encore baisser à l’horizon leur étonnante lune de miel. Puis la solitude absolue où ils s’étaient renfermés s’expliquait sans doute par une autre raison. Malgré le vif désir qu’Octave ne me cacha point, et son intention bien arrêtée d’épouser celle qui lui avait ouvert une nouvelle existence, la consécration du mariage manquait encore à leur union. Quel était l’obstacle? Je l’ignorais. Mais je comprenais le mystère plein de dignité dont s’enveloppait la jeune femme, au milieu de telles circonstances. Un intérêt puissant, supérieur à une vulgaire curiosité, me portait à souhaiter qu’elle se départît de sa réserve au moins à l’égard d’un ami aussi sûr et aussi respectueux que je pouvais l’être, mais je me gardai de faire la moindre allusion à Octave sur ce sujet. Quand il me parlait de son amour, il le faisait sur ce ton demi-sérieux, demi-railleur qu’il appliquait généralement à ce qui l’intéressait le plus. Il employa de nouveau le mot de «démon féminin,» et manifesta son étonnement de ne pas avoir encore entendu sonner l’heure des désillusions et du réveil. --C’est évidemment, disait-il en souriant, un parti-pris de sa part.--Il ne la désigna jamais par aucun nom,--et une preuve nouvelle du caractère contrariant des femmes. Elle me force à admettre l’exception. Mais les exceptions, comme chacun sait, ne font que confirmer la règle. Une femme qui ne finit pas un jour où l’autre par devenir parfaitement insupportable peut être considérée comme un phénomène, et un gouvernement sage devrait la faire transporter dans une île déserte, afin de ne pas laisser induire en erreur les célibataires par d’aussi fallacieux exemples. Jamais il ne revint aux confidences attendries que l’émotion du départ provoqua jadis, et cependant tout me prouvait que sa passion, loin de s’atténuer, allait grandissant. Un fait très particulier, et tout à l’honneur de sa compagne, c’est que, loin de se ralentir dans ses travaux et de s’amollir dans d’énervantes tendresses, il se donna des buts d’étude plus élevés que jamais, et marcha vers eux avec une persévérance jusque-là un peu étrangère à son caractère. L’amour obtint ce que l’amitié avait sollicité vainement: Octave sembla se soucier davantage des services qu’il pouvait rendre et de la gloire qu’il pouvait atteindre. Il publia une grande partie de ses travaux, qu’une patiente main féminine avait, paraît-il, compilés, rassemblés, recopiés, et préparés pour l’impression. Du jour au lendemain, les journaux furent pleins de son nom, qui retentit au sein des réunions savantes de tous les pays civilisés. Ce nom devint presque illustre lorsque parut enfin le grand ouvrage qui résumait ses explorations et ses découvertes. Il ne s’arrêta pas encore là; et sa jeune femme s’intéressa tellement à son œuvre, qu’elle-même le poussa à entreprendre un nouveau voyage, dans lequel elle dut l’accompagner. J’imagine--mais ce n’est qu’une présomption--que le désir de s’appartenir plus encore, loin d’une société dont les convenances marquaient leur union d’un caractère irrégulier, la possibilité peut-être de se marier à l’étranger, les décidèrent à porter leur persistant bonheur vers des climats où il serait libre de mieux s’épanouir. Ce sont des conjectures absolument personnelles, et je me hâte de les donner pour ce qu’elles valent. Ils étaient sous le coup d’une fatalité que j’ignore, et des circonstances spéciales, non leur volonté, maintenaient encore entre eux une suprême barrière. Faut-il le regretter pour eux? Toute félicité a son côté sombre qui souvent en fait mieux ressortir les splendeurs. Qui sait si le couronnement de ce brillant édifice n’en eût point ébranlé la base, et si ces amants ne durent pas l’intensité de leur bonheur en partie à l’épreuve mystérieuse, à l’épine cachée qui les fit souvent souffrir? «L’amour ne subsiste que lorsqu’il a quelque chose à espérer ou à craindre,» a dit le plus amer et peut-être aussi le plus sage de nos moralistes. XVI Un soir du mois d’août 1884, à Trouville, je sortis de l’hôtel des Roches-Noires, où j’étais installé pour quelques jours, et j’allai m’asseoir sur la plage, aussi loin que possible des nombreux promeneurs. Je venais de quitter la table d’hôte, et la banalité des conversations qui s’y tiennent m’avait frappé plus que de coutume. J’éprouvais un invincible besoin de silence et de solitude. C’était à marée basse. Tout ce qu’on apercevait de la mer consistait en une bande étroite et lointaine, d’un blanc verdâtre, semblable à une île de jade au milieu d’un océan de sable. Au-dessus, le ciel était rouge, d’un rouge qui devenait rose, puis jaune, et plus haut encore vert pâle, pour finir en une immense tente d’azur sombre que piquaient déjà les clous d’or des étoiles. A mes pieds, des flaques d’eau salée miroitaient, pourpres comme du sang, entre les petites dunes que la vague avait plissées régulièrement. Et ce qui était bon, c’était de respirer le vent pur qui me venait du large, en plein visage, comme une haleine aux parfums sauvages et frais. Là, sous l’influence charmante de la nuit et de la mer qui montaient toutes deux--la première rapide et silencieuse, la seconde avec des élans pleins de paresse et de sourds mugissements--je m’expliquai mon accès d’humeur et de misanthropie. Au moment de descendre dîner, une vieille adresse, traînant parmi des papiers que je feuilletais, avait mis sous mes yeux le nom d’Octave; et le souvenir de cet ami si original m’avait fait trouver bien lourde la platitude de mes voisins. Je me remis à penser à lui, à ses idées, aux détails de sa vie. Je cherchai, en rassemblant mille vagues indices, à me présenter au moral comme au physique, la femme qui avait fixé cet être indépendant, doué à si haute dose d’inconstance et de fantaisie. Je lui en voulais un peu, à cette femme, qui m’avait ôté la jouissance d’une pareille amitié. Comment avait-elle ensorcelé mon philosophe? Un tel miracle était bien l’œuvre d’un «démon féminin», suivant le nom qu’il lui donnait lui-même; il y avait là-dessous quelque maléfice et quelque sortilége. Certainement elle n’avait rien de supérieur aux autres. S’il la trouvait si différente, c’est parce qu’il l’aimait, et qu’il l’aimait de tout l’amour non dépensé dans la jeunesse et qui se développait ardent et fort en la puissante virilité. Maintenant pourquoi l’aimait-il?... Bah! y a-t-il jamais eu de réponse plausible et sensée à ce pourquoi là? --Monsieur, dit tout à coup une voix qui interrompit ma boutade. Voilà un bon quart d’heure que je cherche monsieur. C’était un garçon de l’hôtel. Il était envoyé par un visiteur qui lui avait promis une honnête récompense s’il me ramenait au plus vite. Je demandai le nom de l’homme pressé qui mettait ainsi ma tête à prix--ou plutôt mon repos. Je n’avais nulle envie de me déranger. Le garçon me remit une carte, et, dans la dernière lueur du jour, je lus avec un étonnement joyeux: _«OCTAVE DE B...»_ Je courus à l’hôtel, et je le rencontrai qui flânait sur les planches à m’attendre, son inséparable cigarette entre les dents. Il promenait un regard de dédain sarcastique impossible à décrire sur la société plus que mêlée qui s’agite à cette heure aux abords du Casino; les mises tapageuses des femmes et les visages niais et mornes des jeunes gens, semblaient, pour ses yeux qui avaient vu tant de scènes étranges et diverses, un des plus pauvres spectacles qu’ils eussent contemplés. Il me saisit la main avec chaleur, et je sentis bien que notre vieille amitié subsistait toujours aussi vive. A peine eut-il parlé que j’en eus la preuve. Il venait me confier, avant son départ pour un nouveau voyage, plus aventureux encore que les autres, un dépôt qui représentait, me dit-il, ce qu’il possédait de plus précieux. Je saurais bientôt de quoi il s’agissait. Pour le moment, nous allions passer vingt-quatre heures ensemble, pendant lesquelles il m’emmènerait au Hâvre. Dans un des bassins du port, je devais voir et visiter un superbe yacht, que lord X..., un de ses amis, mettait à sa disposition pour deux ou trois ans, pendant lesquels le riche seigneur anglais se trouvait retenu au rivage par sa grandeur, comme Louis XIV, c’est-à-dire par les nécessités de la politique. C’était sur ce yacht qu’Octave comptait parcourir les mers de l’Extrême-Orient. Il aborderait enfin au Japon et en Chine. Depuis longtemps il désirait y pénétrer, et il avait besoin de connaître ces contrées pour ajouter un volume à l’énorme monument historique qu’il se proposait d’élever, et dont il avait jeté déjà les majestueuses fondations. Nous passâmes une partie de la nuit à causer; et, le lendemain, à onze heures, le bateau de Trouville nous amena au Hâvre. Après quelques détours le long des quais, encombrés de cordages, de tonneaux et de caisses, et au-dessus desquels se dresse la forêt des mâts, nous nous trouvâmes en face d’un joli vapeur, de taille assez respectable, mais coquet, paré, brillant comme un bibelot d’étagère. Sur sa poupe, je lus ce nom, formé par des lettres en relief richement sculptées et dorées: «THE ELF.» Je ne pus m’empêcher de sourire. Octave le remarqua. Il suivit mon regard, prit l’air étonné, puis tout à coup comprit. --Ah! dit-il amusé, _the Elf_, le lutin, le démon familier... Oui, le nom est heureusement choisi, bien que je n’y sois pour rien. Il s’appliquera tout aussi bien à l’un des passagers qu’au navire. --C’est donc bien vrai, bien décidé? Elle vous accompagne? --Qui? Mon petit Elfe, mon démon féminin? Sans aucun doute, ami Daniel. Pourrais-je m’en passer à présent? On se lasse des anges, dont les faces béates doivent inspirer un lamentable ennui; mais on ne se lasse pas des démons. Le monde entier sans elle m’offrirait moins d’intérêt que la pelouse de son chalet et que ces étroites allées dont je connais le moindre caillou. Je resterais si elle ne venait pas. Mais c’est elle qui veut partir, la vaillante petite femme. Elle est aussi curieuse que moi. Elle veut voir et savoir, elle aussi. Nous séparer était encore possible il y a deux ans, quand je suis parti pour les Indes; aujourd’hui nous ne le pourrions plus. Nous avions franchi la passerelle, et je tâchais de retrouver au fond de ma mémoire quelques mots d’anglais qui y traînaient, afin de me montrer aimable avec le capitaine. C’était un bel homme blond, encore jeune, l’air correct et rigide, un vrai marin de la vieille Albion. Octave nous ayant quittés un instant, ce gentleman me fit, avec autant de chaleur que sa nature britannique le comportait, l’éloge de mon ami. Il eut à son adresse un compliment bien caractéristique, peignant sa nationalité en même temps que le trait principal de celui dont il parlait; il l’appela: «_A man of few words_.» La concision froide, claire, impérieuse d’Octave, son peu de goût pour les mots inutiles et les conversations frivoles, devaient faire en effet les délices des Anglais, qui l’avaient en haute estime pour ces seules qualités, dès le premier abord. Nous parcourûmes en tous sens le ravissant petit navire, aussi parfaitement aménagé à l’intérieur qu’il était élégant lorsqu’on l’apercevait se balançant doucement sur ses ancres. Deux canons, mignons comme des bijoux, étaient installés sur le gaillard d’arrière. --Ils sont à l’usage des pirates chinois, me dit Octave gaîment, et nous avons à bord une provision de poudre suffisante pour bombarder une place forte. Le déjeuner nous fut servi sur le pont, et la présence du capitaine nous força à rester, en causant, dans le domaine des généralités. Nous ne parlâmes naturellement que de voyages; deux des convives en avaient assez accompli pour que la conversation ne tarît point. L’après-midi s’avança. Octave attendait son amie ce jour-là même et devait aller à la gare au-devant d’elle. Bien qu’il ne me fît en aucune façon sentir qu’elle préférerait peut-être ne pas rencontrer un étranger, je parlai de me retirer longtemps avant l’heure. Il ne me retint pas. --Eh bien, cher Daniel, me dit-il, voici le moment des adieux. Ce n’est jamais sans un profond regret que je me sépare de vous, vieux camarade. Vous savez quel cas je fais de votre précieuse amitié. Après en avoir abusé si souvent, je vais en user encore, et vous demander un nouveau service. Je fis un mouvement. --Inutile de parler, ajouta-t-il vivement en me pressant la main, je sais tout ce que vous pourriez dire. Je me tus. Je connaissais son antipathie pour les démonstrations extérieures et les protestations. Les quelques mots affectueux qu’il venait de prononcer étaient déjà bien expansifs pour lui. Il continua: --Il faut tout prévoir. Les vents et les flots sont inconstants, et changent sans que l’on sache pourquoi. --Comme les femmes, répliquai-je, non sans un peu de malice. --Comme la plupart des femmes--comme toutes les femmes, même, les phénomènes exceptés, reprit-il gravement. Si vous restez jamais un an sans nouvelles de l’_Elf_, c’est que ses habitants auront été faire des études de psychologie comparée chez les monstres sous-marins. Alors, mais alors seulement, vous ouvrirez ce paquet. Il s’interrompit pour me remettre une épaisse enveloppe, scellée de cire rouge, qu’il venait d’emporter de sa cabine, en remontant sur le pont. J’attendais qu’il continuât, mais il fumait lentement et paraissait réfléchir. --Que ferai-je du contenu? lui demandai-je. --J’y pense encore. Ne vous étonnez pas que je n’aie pris à ce sujet aucune décision. Les plus philosophes ne se figurent jamais bien sérieusement qu’ils peuvent mourir. D’ailleurs la précaution que je prends n’est pas seulement en vue d’un départ plus définitif que celui d’aujourd’hui. Les papiers que je vous confie ont une grande valeur pour moi. La copie de ce qu’ils contiennent ne me quitte guère, mais je ne veux pas les exposer eux-mêmes au hasard de mille accidents. Si nous sommes dévalisés, si nous faisons naufrage et ne sauvons que notre vie, je retrouverai ce dépôt dans vos mains; et il compensera bien des pertes. Si nous ne revenons pas, eh bien... --Eh bien? répétai-je. --Vous en ferez ce que vous voudrez. Vous commencerez par lire ces pages en souvenir de votre ami. Elles vous expliqueront beaucoup de choses. Si vous croyez, comme je le pense, que, parmi les réflexions qu’elles renferment ou qu’elles suggèrent, quelques-unes sont bonnes à garder, je vous autorise à les recueillir, mais à une condition expresse: c’est que vous brûliez l’original, afin que jamais des indifférents ne touchent à ces feuilles. Et maintenant, bien cher ami, adieu. Si vous ne me revoyez plus, consolez-vous en songeant que l’homme ne change rien à sa destinée. _Mektoub!_--c’était écrit--comme disent les Orientaux. Je les entends encore, ces dernières paroles; je le vois encore, ce gracieux _Elf_, que nous quittions à ce moment pour rentrer dans la ville. Ses matelots achevaient leurs préparatifs; son capitaine me donnait un énergique _shake-hands_. Je lui souhaitai bonne chance et beau temps. Tout rayonnait et resplendissait sur le port, sous un grand soleil d’août, joyeux et presque importun par son triomphant éclat. Et là-bas, elle brillait aussi, limpide et bleue, pleine de brises charmantes et d’onduleuses caresses, la vaste mer. Elle attendait le petit vapeur. Elle semblait l’attirer et lui promettre l’enchantement de ses murmures et de ses lointains horizons. Nous étions devant Frascati, lorsque nous nous dîmes adieu, Octave et moi. Et toi aussi, je te revois, mon vieil ami. Tu te tenais debout devant moi, et jamais tu ne m’apparus tellement toi-même, avec cette émotion de l’adieu qui mettait malgré toi comme une lueur douce au fond de tes regards, où pétillait cependant l’éternelle raillerie. C’est bien en ce mélange de sentiments contraires que consistait l’originalité de ta nature; c’est là ce qui éloignait de toi ceux qui te connaissaient à demi, mais ce qui t’attachait pour toujours ceux qui avaient su te comprendre. Je revois ta belle et fière physionomie et tes yeux tournés au loin, vers le large, vers l’inconnu. Des jeunes gens et de jolies femmes babillaient et riaient derrière nous, sous la tente fraîche de l’hôtel; des enfants couraient pieds nus dans le sable, poussant des cris joyeux si la vague les éclaboussait. Quand je pense qu’il y aura encore des après-midi d’été, où je regarderai cette scène, où j’entendrai ces rires, sur cette terrasse de Frascati, et où la mer s’étendra ainsi devant moi, bleue, infinie, calme et splendide... O signification des muettes choses! ô puissance de nos souvenirs! XVII Une lettre m’arriva du Caire; une seconde d’Aden; une troisième de Ceylan. Puis le silence commença. Silence lugubre, auquel on ne fait pas attention tout d’abord, mais qui, en se prolongeant, étonne, et, peu à peu, s’épaissit comme des ténèbres. Il arriva un moment où je ne pensai plus qu’à cela. Chaque nom de pays oriental aperçu tout à coup dans un livre, sur une enseigne, fascinait mes yeux; chaque coup de sonnette à ma porte me faisait tressaillir. Dès que j’ouvrais un journal, j’y cherchais les nouvelles maritimes, le mouvement des navires, les entrées et les sorties des ports. Je n’y trouvais plus le nom de l’_Elf_; et cependant ce yacht était célèbre, comme un des plus jolis et des plus sûrs navires appartenant à un particulier. Son départ pour une si grande expédition avait été remarqué; on avait suivi sa course jusqu’aux confins de la mer des Indes. A partir de là, on avait complètement perdu sa trace. Le pressentiment qui grandissait en moi se transforma en vive inquiétude, en profonde anxiété, en certitude navrante. Cependant lord X*** avait commencé d’actives recherches, et, avec les moyens d’information dont il disposait, elles ne pouvaient manquer de donner quelques résultats. Voici les deux versions, aussi incomplètes l’une que l’autre, qu’il finit par recueillir. Dans le golfe du Bengale, et à la hauteur du quinzième parallèle, un steamer anglais, fuyant devant un cyclone, avait rencontré un bateau que l’on pouvait supposer être _The Elf_, complètement désemparé, ses feux éteints, et faisant des signaux de détresse. La mer était trop démontée pour qu’il fût possible de lui porter secours; le steamer, occupé de son propre danger, l’avait laissé sur tribord et bientôt perdu de vue. Une autre histoire, répétée avec des circonstances semblables par plusieurs capitaines, à leur retour de l’Extrême-Orient, fut généralement admise comme probable. Elle contenait un trait qui répondait bien du reste au caractère de mon ami. Le yacht aurait été attaqué par des jonques chargées de pirates, en rade d’un petit port chinois. Après une lutte désespérée, Octave,--si c’était lui,--voyant qu’il ne pourrait sauver des mains de ces misérables la femme qui l’accompagnait, avait porté une mèche allumée dans la soute aux poudres et fait sauter le navire avec ses envahisseurs. Ces tristes détails étaient vraisemblables, mais cependant bien vagues, et surtout rien moins que certains. Du beau petit yacht, il ne restait plus sans doute que des épaves flottantes, émiettées par les vagues ou noircies par le feu; mais des êtres vivants qu’il avait emportés au loin, peut-être quelques-uns, sauvés comme par miracle, subsistaient-ils encore. Je m’obstinai, contre toute évidence, à attendre des nouvelles. J’espérai longtemps. Je veux espérer encore. Mais plus d’un an s’est écoulé depuis la dernière lettre, joyeuse et confiante, qu’Octave m’écrivit de Ceylan. Conformément à son désir, et dans l’espoir de trouver parmi ses papiers quelque nouvelle résolution qui m’expliquerait son silence et m’éclairerait sur sa destinée, j’ai ouvert le paquet qu’il me remit à son départ. Ce paquet, je n’ai rien à en dire, puisque j’ai pris la résolution de publier son contenu, qui forme la seconde partie de ce volume. J’en ai expliqué la provenance; c’est assez, je crois, pour que l’intérêt que j’y ai trouvé soit compris de ceux qui le liront, et peut être partagé par eux. Je ne les importunerai pas de mes impressions, qui, en raison de mon amitié pour celui qui a disparu et que je regretterai toujours, doivent être plus vives que les leurs. Toutes les pièces composant le recueil dont cette notice n’est que l’introduction, étaient signées d’un petit nom de femme, adressées à Octave, et portaient des dates qui me permirent de reconstituer le roman entrevu seulement par mon affectueuse perspicacité. Les plus anciennes furent écrites avant le premier départ pour les Indes. Elles marquent le commencement d’un amour, timide chez Elle, approchant avec une douceur hésitante le cœur fier et blessé; et, chez Lui, rebelle, révolté, se refusant à l’aveu suprême--qui lui échappe pourtant, au déchirement de la séparation, et dont je fus le témoin. Puis ce sont les lettres à l’absent, les mélancolies de la solitude, l’inquiétude des dangers lointains, le tremblant espoir du retour. Sur celles-ci le doute plane encore... Aura-t-il oublié le dernier mot, le mot solennel des adieux? A-t-il vraiment voulu le prononcer quand une force intérieure, dominant ses résolutions, le lui a fait monter aux lèvres? L’entendra-t-elle encore? La mort ou l’oubli ne l’ont-ils pas éteint pour jamais? Certes, elle doit l’entendre. Voici le retour, voici le couronnement de la longue attente et les ivresses de l’abandon. Puis, quand les transports des premiers jours, quand les étonnements délicieux s’apaisent, voici la communion intime et profonde des deux âmes qui s’établit. C’est l’écho des conversations élevées, fécondes, des magiques récits; ce sont les entretiens des soirs d’été, dans la campagne silencieuse et sous les cieux criblés d’étoiles, ou des grises après-midi d’hiver, auprès des tisons, avant que la lampe s’allume. Et quels entretiens pour des amants! Il lui livrait toute sa pensée, dont quelquefois, même devant moi, il voilait la hardiesse ou ralentissait l’élan. Elle en devint le miroir fidèle. L’esprit d’Octave vit et rayonne dans les quelques lignes que cette main de femme a laissées. Le portrait de mon meilleur ami par un peintre illustre, un fils à lui qui serait son image, ne me le rendraient pas comme ces simples poèmes. Je l’y retrouve partout, avec ses idées, avec ses défiances, et jusque dans la description de ses bibelots et de ses armes, dans sa lente promenade d’un bout à l’autre du salon bien connu, la cigarette aux dents, et préoccupé de «hasardeux projets.» La puissance mystérieuse d’un amour supérieur a produit cet effet étonnant. L’intelligence si particulière et si originale du penseur s’est coulée, bronze en fusion, dans le moule délicat de la tendre organisation féminine. A cette heure où nous sommes, à juste titre, épris de la science subtile qui sait mettre à nu les complexes ressorts de l’âme, j’ai pensé que nos psychologues trouveraient quelque intérêt à cette histoire, et en pourraient tirer de nouvelles déductions. On nous a trop fait voir dans l’amour ce que Chamfort y découvrait seulement: «L’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes.» Nous sommes si fatigués des grossières peintures, que volontiers nous nous enfuirions comme autrefois vers les idéals bleus, et que les exagérations sentimentales sont prêtes à redevenir de mode. Entre ces extrêmes, la vérité existe. Nous ne sommes ni anges, ni bêtes. Une union comme celle d’Octave et de sa mystérieuse amie est à la fois extrêmement belle et extrêmement naturelle. Et, tout en la qualifiant de naturelle, je ne veux pas dire qu’elle ne soit pas rare. La perfection des traits est une qualité rare, et néanmoins fort naturelle. Ce sont les excès de sensualité ou les raffinements d’une pureté impossible qui ne sont pas dans la nature. Pour prendre notre parti de la laideur, il nous suffit de rencontrer de gracieux visages; pour nous consoler de certaines bassesses, il nous est bon de contempler des spectacles tels que ceux qu’a mis sous mes yeux une amitié très chère, et,--hélas!--brisée. Ces courtes réflexions expliqueront pourquoi je me décide à publier les vers que renfermait l’enveloppe scellée d’Octave. Là où je trouve un précieux et touchant souvenir, de plus habiles et de plus désintéressés que moi verront la matière d’observations psychologiques, que ma plume trop faible, et surtout trop émue, serait incapable d’entreprendre. Ce que je livre aux amateurs de sensations prises sur le vif, ce sont des matériaux absolument authentiques, des documents rigoureusement vrais. Si, quelque jour, Celui qui a inspiré ces vers ou Celle qui les a écrits, reviennent, comme je l’espère encore, me demander compte du dépôt qui m’a été confié, ils ne blâmeront point l’emploi que j’en ai fait, et comprendront, avec la générosité de leurs nobles âmes, que le désir de répandre un peu de lumière dans des cœurs assombris par le pessimisme moderne a seul inspiré ma conduite. Mais le dernier vœu que je forme, si l’un des deux a péri, c’est que son autre lui-même ne lui ait pas survécu. Je n’ose penser à ce que serait un tel deuil! Et je préfère porter seul le poids d’un regret que les années n’effaceront point, plutôt que de voir saigner une telle blessure et de faire retentir les vaines paroles d’une impuissante consolation sur les ruines d’un pareil amour. [Bandeau] A Octave (Toutes les pièces de vers réunies sous cette dédicace, formaient le contenu de l’enveloppe scellée que me remit Octave, lorsque je le vis pour la dernière fois. Je n’en ai pas supprimé une seule, et je n’ai rien changé, ni aux vers eux-mêmes, ni à leurs titres, ni à l’ordre de leurs dates, qui est celui dans lequel je les publie aujourd’hui.) D. L. [Bandeau] _A Octave_ _Ami, vous si profond, vous, dont l’oreille écoute Les solennelles voix de l’immense univers, Vous m’avez demandé, pour vous railler sans doute, De vous parler en vers. Vous connaissez pourtant les paroles de femme, Léger souffle effleurant votre lèvre tout bas; Votre cœur s’y enivre un instant, mais votre âme Les juge, et n’y croit pas. Vous aimez le doux rythme et la lente harmonie; Vous trouverez peut-être un plaisir tout nouveau A voir ainsi monter la tendresse infinie Du cœur jusqu’au cerveau. Tous ces balbutiements de bouches frémissantes, Tous ces aveux d’amour que vous avez comptés, Ils vous lasseront moins lorsqu’en rimes puissantes Ils seront racontés. Eh bien, écoutez-les... Ce sont toujours les mêmes. Qu’importe que je sache un art qui peut charmer, Puisque vous demandez, en vos doutes suprêmes, Si je sais mieux aimer? Qu’importe que j’emprunte une langue divine, Si vous ne voyez pas, sous les mots précieux, Ces choses que, sans voix, on lit et l’on devine Dans un éclair des yeux? Ainsi vous connaîtrez, en parcourant le monde, Tous les obscurs chemins par où l’homme a marché, Et mon cœur qui se montre, ô misère profonde! Vous restera caché. Vous irez retrouver, dans son ombre farouche, Avec son sens perdu, l’hiéroglyphe sacré; Mais, en vous rappelant quelque mot de ma bouche, Vous direz: «Est-ce vrai?» Vous interrogerez les colonnes, les dômes, Les piliers de granit du temple au vaste front, Et vous les croirez, eux, ces muets, ces fantômes, Lorsqu’ils vous répondront. Mais si, malgré les dieux à la morne attitude, Qui de leurs peuples morts nous gardent chaque trait, Devant vos yeux lassés, dans votre solitude, Mon visage apparaît; Vous aurez aussitôt ce sceptique sourire, Que je comprends trop bien pour vouloir m’en blesser; J’en souffre, et je vous plains... Tout ce que je puis dire Ne saurait l’effacer. Voilà bien, voilà bien la douleur éternelle, L’angoisse de l’amour, et l’effroyable émoi Où l’on crie, en dépit de l’étreinte charnelle: «Cet être est-il à moi?...» Pourtant les mots sont doux; quoique vains, ils vous plaisent, Comme un chant dans les bois ou la plainte des mers; Sans vous guérir, qu’au moins les miens parfois apaisent Vos souvenirs amers Quand vous ignoreriez combien leur source est vive, Qu’importe!... je me trouve heureuse, simplement, De penser que leur note attendrie et plaintive Vous délasse un moment._ _Rendez-Vous_ _Parfois vous m’expliquez votre philosophie: La vie en tout mêlée à la mort chaque jour. Mais, dans ces vérités, mon cœur, qui s’y confie, Ne voit que notre amour. Je songe--devenue entre vos mains savante-- A ces temps si prochains où chacun de nos corps, Achevant son destin de matière vivante, Perdra ses fins ressorts. Je songe à l’infini des formes successives Qu’ensuite vêtira chaque atome éternel, Dans l’avenir--rendu par les âmes pensives A l’élément charnel.-- Peut-être--car les jeux de l’immense nature Suivent, m’avez-vous dit, une inflexible loi-- Ce qui fut vous aura quelque étrange aventure Avec ce qui fut moi. De votre être effacé peut-être une parcelle Rencontrera, là-bas, là-haut, je ne sais où, Un débris de mon cœur, qui maintenant recèle Son amour tendre et fou. Peut-être--c’est, je crois, ce qu’apprend la chimie-- Quelque combinaison étroite surviendra; Un peu de votre cœur au cœur de votre amie Tout à coup se fondra. Et la fatalité des effets et des causes, Bien que cruelle, et dure, et froide, aura rempli Ce que serments, aveux, promesses, douces choses, N’auront point accompli._ _Aveu_ _Ami, le sentiment étrange qui nous lie, Que nous analysons ainsi tranquillement, Est-il plus que l’amour, n’ayant point sa folie, Ni son aveuglement? Nos cœurs, à contempler tout ce qui les divise, L’avenir, le passé, mille abîmes sans fond, Perdent l’heure où le temps, qui sans cesse improvise, Les mêle et les confond. Nous revenons toujours à ces dures pensées, Toujours nous nous lassons à ce travail amer; Conflit stérile et vain des vagues insensées, Troublant l’immense mer! L’Océan infini des tendresses profondes, Entrevu dans nos yeux, pourtant se creuse en nous; Mais l’orgueil vient sans cesse en irriter les ondes De son souffle jaloux. Hélas! qu’avons-nous fait?... Lorsque cette tourmente En écume livide a changé le flot pur, S’apaise-t-il jamais dans la douceur charmante De son premier azur? Des secrètes douleurs trop puérile image! L’univers éternel ne nous ressemble pas: Pouvons-nous, comme lui, lorsqu’a cessé l’orage, Revenir sur nos pas? Eh bien, écoute donc, puisque l’heure est si brève, Puisque dans peu de jours il faut nous séparer, Ce que mon cœur, cédant au charme de son rêve, Ose te murmurer: «Je t’aime!...» Ah! tu le sais... Ma révolte était vaine. Je t’ai craint. J’ai voulu, c’est vrai, me délier; Mais tu m’as trop comprise, et mon âme hautaine A dû s’humilier._ _Suprême Sagesse_ _Ami, lorsque, pensif, et chargé de science, Les pieds encor poudreux du chemin parcouru, Sceptique, et détrompé par votre expérience, Vous m’êtes apparu; Je me suis dit, moi, faible et l’âme si meurtrie: Il connaît des secrets pleins d’âpre volupté, Pouvant donner au cœur qui sanglote et qui prie L’impassibilité. Il sait, lui qui fraya sa route inexplorée, A travers des tombeaux, vers les siècles lointains, La valeur véritable et l’essence ignorée Des bonheurs incertains. Sans doute il guérira l’espoir qui reste encore, Et qui fait tant souffrir, étant toujours déçu, L’espoir, mal immortel, qui charme et qui dévore Le sein qui l’a conçu. La résignation et l’ardeur de connaître, Le spectacle évoqué des jours évanouis, Ont calmé doucement dans le fond de son être Les désirs inouïs. Il sonde le passé. Les vieilles pyramides Ne sont plus à ses yeux que des témoins d’hier; Il voit à ses débuts sauvages et stupides L’homme aujourd’hui si fier. De nos illusions, de la folle espérance, Il a vu commencer et finir le pouvoir: Règne court, séparant de l’heureuse ignorance Le tranquille savoir. Depuis quelques mille ans à peine l’âme humaine Par un songe divin s’est voulu consoler, Et ce songe, en la route où son destin la mène, Déjà va s’envoler. Ayant vu tout cela, ces choses que l’Histoire Cache sous sa sévère et froide majesté, Elle qui, d’un état fragile et transitoire Fait une éternité; Ayant vu cet abîme et sondé ces problèmes, Vous deviez rapporter, chercheur audacieux, Le dernier mot voilé par tant d’obscurs emblèmes Sur terre et dans les cieux. Et moi qui vous admire, et moi qui vous envie, J’ai levé sur vos yeux mes yeux mouillés de pleurs, Pour apprendre de vous à dérober ma vie Aux stériles douleurs. Je vous ai demandé: «Par quoi faut-il sur terre, Par quoi faut-il emplir nos cœurs, qui n’ont qu’un jour?» Vous m’avez répondu, vous, le savant austère: «Emplissez-les d’amour.» Quoi! l’immense univers n’a point comblé le vôtre? Parmi tout ce qui naît et tout ce qui périt, Quoi! nul bien ne valait un autre cœur, un autre Qui pour vous seul s’ouvrît? Vous m’avez révélé ce mystère suprême; Vous m’avez dit: «Le monde et le ciel éclatant Sont un gouffre effroyable et vide à moins qu’on n’aime, N’aimât-on qu’un instant._ «_De l’homme disparu chaque infime vestige Dévoilerait vraiment trop d’atroce douleur, Si l’amour n’entr’ouvrait sur sa cendre, ô prodige! Son immortelle fleur.» Partout il a germé, l’amour qui nous enivre; Vous l’avez vu partout où votre esprit plongea; Et vous venez me dire: «Il faut aimer pour vivre.» Je le savais déjà._ _Pourquoi je l’ai aimé_ _Pourquoi donc l’ai-je aimé? C’est très étrange à dire. O mon cœur! réponds, toi. Pourquoi donc l’ai-je aimé? Tu sortais cependant d’un bien affreux martyre; Je te croyais fermé. Ton sang avait coulé bien longtemps goutte à goutte; Des pleurs, des pleurs cruels, avaient terni mes yeux. Ah! s’il avait souffert, je comprendrais sans doute, Mais il semblait heureux. Ce n’est pas la douleur qui joignit nos deux âmes, On ne la lisait pas dans ses regards de feu; Il était fier et fort, et les chagrins des femmes L’irritaient quelque peu. L’amour, pour lui, n’est pas le dieu qui nous tourmente: C’est un enfant joyeux jouant sur son chemin; Il se penche, et lui rit... C’est une fleur charmante, Qui se fane en sa main. Une chose pourtant lui paraissait amère, C’est que la fleur d’un jour, détruite sans pitié, Portât si rarement sur sa tige éphémère Le fruit de l’amitié. Et j’ai cru deviner que, dans la solitude, Le plus hardi marcheur à la fin devient las. Ce n’était point l’amour, mais la sollicitude Qui manquait à ses pas. L’amour... Il en savait l’ivresse ardente et brève, Le secret égoïsme et les transports jaloux. Peut-être, malgré lui, nourrissait-il un rêve Plus profond et plus doux. Et moi, qui pressentis cette vague détresse Dans un être si fort et si maître de soi, J’eus l’éblouissement d’une immense tendresse Montant soudain en moi. Présenter à sa soif la coupe intarissable, Être son ombre fraîche et son moment d’oubli, Voir en cette âme haute, avec ce grain de sable, L’équilibre établi; Être mieux que sa sœur et mieux que sa maîtresse; Être le souvenir qu’il berce en souriant Quand luira sur son front l’éclatante tristesse Du ciel de l’Orient: Voilà l’ambition douce et passionnée Qu’ont fait naître en mon cœur ses beaux yeux inconstants. Et lorsque de l’aimer je me suis étonnée, Il n’en était plus temps._ _Philosophie_ _Je songe bien souvent à votre œuvre profonde, A ce plan gigantesque en votre esprit conçu: Retracer pas à pas le chemin que le monde Poursuit à son insu. Cet unique chemin, où, dans l’ombre éternelle, Tout en semblant errer, marche le genre humain; Où jadis de ses dieux la bonté paternelle Le guidait par la main. Vous contemplez partout les forces impassibles. Sans pouvoir présumer leurs effets à venir, Sans décider non plus sur leurs causes possibles, Et sans les définir; Vous voulez seulement constater leur empire, Dire où leur bras de fer a dirigé nos pas. Si, pour d’autres, Demain sera meilleur ou pire, Vous ne le cherchez pas. Et Demain, toutefois, recueillant vos idées, En illuminera le Passé, noir décor; Elles iront ainsi, par le temps fécondées, Grandissantes encor. Elles ajouteront leur pierre à l’édifice Dont vous étudiez, pensif, les fondements: Tour dont le sang des cœurs, les pleurs du sacrifice Forment les durs ciments, Et qui monte toujours, Babel inébranlable, Et qu’on n’augmentera qu’en faisant comme vous, En sondant les secrets du passé formidable, Car lui seul est à nous. Moi, qui de ces lueurs reste tout éblouie. Et qui toujours échappe à la réalité, J’eus un songe, embrassant--vision inouïe!-- La vague immensité. Je vis l’effort constant de l’ardente nature, A chaque illusion accordant son tribut, Et suivant jusqu’au bout l’éternelle aventure, Toucher enfin le but. De progrès en progrès, se cherchant elle-même, Grâce à des millions de siècles entassés, La matière unirait dans un être suprême Ses pouvoirs dispersés. Elle aurait ce jour-là la pleine conscience De son essence propre et de ses propres lois; Toute évolution et toute expérience Cesseraient à la fois. Les temps seraient remplis. La puissance infinie N’étant qu’un attribut de l’absolu savoir, Il paraîtrait enfin, ce Dieu que l’esprit nie, Que le cœur voudrait voir. Ainsi s’expliquerait le tourment indicible, Le désir implacable et de tous les instants, Qui, sur l’âpre chemin du bonheur impossible, Nous traîne haletants. Ce rêve d’idéal, d’amour et de lumière, Commençant à la bête et finissant à Dieu, Nous tient, nous, qui, chétifs, à la forme première Disons à peine adieu. Mais tandis qu’autrefois, par une erreur grossière, Nous placions hors de nous la divine grandeur, Nous savons aujourd’hui que de notre poussière Doit surgir sa splendeur. Nous la portons en nous comme l’infime atome En germe recélait l’esprit qui resplendit. Quoi! déjà dans nos seins le sublime fantôme Se dégage et grandit. Triomphe, ivresse, espoir où notre orgueil s’abreuve!... Hélas! qu’il nous soit doux au moins de le penser, Car la loi qui nous fit, gauche et fragile épreuve, Va nous recommencer. Mais peut-être--ô mystère! ô synthèse des choses! Enfantement brutal, horrible, essentiel, Dont tout souffre, l’insecte en ses métamorphoses Et l’astre énorme au ciel. Peut-être, dans l’immense et finale harmonie, Rien ne s’étant perdu, nos maux, nos passions, Feront plus de clarté que la gloire infinie Des constellations. Et puisque, élaborant un Dieu, créant un être Qui réunisse en soi ses milliers d’éléments, La force unique doit avant tout se connaître En tous ses changements; Vous, dont l’œil calme a lu dans les temps et l’espace, Qui voulez, pressentant cette suprême loi, Dire à l’humanité qui se hâte et qui passe: «Attends, regarde-toi.» Vous êtes en avant de la foule frivole, Vous avez fait un pas vers l’accomplissement, Et votre voix tranquille a mis une parole Dans notre bégaiement._ _L’Adieu_ _Vous partez... Pourtant, sur la terre, Rien, disiez-vous, n’est vrai qu’aimer. Hélas! l’attrait d’une œuvre austère Semble aujourd’hui seul vous charmer. Vous allez, sondant les vieux mondes, Chercher des vérités profondes, Parmi leurs poussières fécondes, Que vous aurez su ranimer. L’ardeur de savoir vous entraîne; L’amour n’a pu vous retenir; Et mon bonheur, éclos à peine, Comme un beau songe a dû finir. Mais, sous les étoiles sans nombre, Dans vos longs soirs sur la mer sombre, Que poursuit donc votre œil, dans l’ombre?... Est-ce un rêve, ou mon souvenir? L’Inde éclatante et formidable Vous livre ses secrets de feu; Sous le symbole redoutable, Vous évoquez l’âme et le dieu. Mais votre regard qui se lasse Se lève, et se perd dans l’espace... Est-ce mon image qui passe Alors, douce, au fond du ciel bleu? L’exil est lourd, la route est dure; Vous affrontez bien des combats; Quelque dangereuse aventure Vient peut-être entraver vos pas. Mais une voix tendre et touchante Vous rend l’espoir et vous enchante... Est-ce alors mon amour qui chante Au fond de votre cœur, tout bas?_ _Lettre écrite en Automne_ _Vous nous avez quittés, nous laissant la tristesse De l’hiver, qui déjà frissonne sur nos fronts, Et des lugubres soirs tombant brusques et prompts. Le soleil, qui s’enfuit dans sa morne vitesse, Ouvre au sein des brouillards des trous sanglants et ronds. Les peupliers jaunis et les grands ormes chauves Se dressent sur un ciel d’ardoise au dur reflet. Leurs fronts touffus, vers qui le passereau volait, Ne sont plus qu’un horrible amas de feuilles fauves, Où le vent furieux joue ainsi qu’il lui plaît. Les sentiers sont jonchés de leurs dépouilles sèches, Qui, sous le pied distrait, grincent sinistrement; Nul n’entend sans frémir leur sourd gémissement. Les livides matins, voilés de brumes fraîches, Dans les cieux, à regret, montent tardivement. Nous suivons le vol fou des nuages rapides. Mais vous, vers l’équateur avançant chaque jour, Vous voyez s’élever de la mer, tour à tour, Des constellations nouvelles et splendides, Promontoires de flamme au scintillant contour. Vous saluez, tandis que nos chairs se hérissent De douleur et de froid, un éternel été. Vers la rive immuable où vous êtes porté, L’espoir tourne vos yeux.--Les bonheurs qui périssent, Seuls, captivent encor notre cœur attristé. Nous pensons au passé durant le crépuscule; Mais votre âme éblouie embrasse l’avenir. Nous nous disons: «Ceci n’a pu le retenir...» Vous, devant l’horizon qui sans cesse recule, Vous songez que l’exil est court et doit finir. Car la Nature ainsi dirige nos pensées; Nul ne soustrait son cœur à l’effet souverain. Que le ciel soit d’azur ou bien qu’il soit d’airain, Que les étoiles d’or y brillent balancées, Notre rêve aussitôt devient sombre ou serein. Notre être intérieur, qu’un aspect calme ou blesse, S’offre comme un sensible et frémissant miroir, Où l’énorme Univers se penche pour se voir. L’infini redoutable emplit notre faiblesse; Son ombre y devient joie exquise ou désespoir. De son reflet changeant se forment nos idées; Ses mystères profonds ont créé nos douleurs; Ses océans amers semblent des flots de pleurs; Nos âmes, par des yeux pleins d’amour obsédées, Dans leur gouffre attirant retrouvent ses couleurs. Sphinx éternel et beau, dont le sourire enivre, Il siège en sa puissance au fond même du Moi. Quand mon sein se soulève et palpite d’émoi, Et que j’y veux descendre et me regarder vivre, C’est lui que j’y découvre en reculant d’effroi. Où suis-je?... Il me reprend et m’enlève à moi-même. Ce que je fus hier, le serai-je demain? Dans quel creuset brûlant me jettera sa main? Je voudrais bien savoir pourquoi je souffre ou j’aime; Je voudrais à mon gré poursuivre mon chemin. Je ne le saurai pas; je marche à l’aventure. Tout l’Univers circule en mes veines de feu, Matière ou bien pensée, astre, air, fleur ou ciel bleu. J’accomplis les destins de l’immense Nature Aussi fatalement que l’atome et que Dieu. Moi, qu’emplit la pitié, je me sais implacable; Implacable, aussi bien pour me laisser souffrir Que pour briser des cœurs que j’ai voulu chérir. L’affreuse vision du mal inévitable M’épouvante, et parfois je souhaite mourir. Car je redeviendrais une poussière inerte, Sans nerfs, sans jeux, sans cœur, sans amour et sans soins; Insensible instrument, j’ignorerais du moins L’horreur de consommer jour après jour ma perte; Les maux que je ferais auraient d’autres témoins. Et vous, que berce au loin la mer étincelante, Quand le soleil rougit les vagues de cristal, Que vous dit la splendeur du monde oriental? Nul désir n’émeut-il votre âme vigilante? Vous courbez-vous sans plainte au joug du sort fatal? Pénétrer le secret des forces souveraines, Vous suffit-il?... D’un œil tranquille et d’un cœur fier, Les verriez-vous étreindre et broyer votre chair? Ah! du fond du néant j’aime insulter ces reines, Et pleurer longuement sur tout ce qui m’est cher._ _Inquiétude_ _Vous reviendrez un jour de votre exil farouche; Un jour vous reverrez notre ciel pâle et doux; Mais l’adieu qu’en partant me laissa votre bouche, Vous en souviendrez-vous?_[1] _Au fond de votre cœur et de votre mémoire, Ce tendre mot d’adieu, faible écho du passé, Tout un monde inconnu, surgissant dans sa gloire, L’aura-t-il effacé? Vous en souviendrez-vous?... Sur cette rive étrange, A l’ombre des palais, au bord du lac sacré, Parmi les temples d’or baignés des flots du Gange, L’avez-vous murmuré? L’avez-vous dit parfois, descendant en vous-même, Non plus prêt à me fuir, non plus comme un adieu, Mais sûr de votre cœur, et dans l’ardeur suprême D’un solennel aveu? L’avez-vous dit ainsi loin de moi?... L’Inde antique N’a-t-elle point, jalouse, épié le secret Qui, devant sa beauté rayonnante et mystique, Rendait votre œil distrait? Oh! pour vous quelquefois j’ai peur de sa vengeance. Sur la jungle fiévreuse erre un souffle de mort, Et le tigre royal rôde avec diligence Dès que l’homme s’endort. Oh! j’ai peur... Gardez-vous, s’il vous souvient encore, Lorsque vous me quittiez, de votre dernier mot, Dans les bois, sur le fleuve, ou près du roc sonore, De le dire tout haut. Car la nature altière, imposante et terrible, Que vous étudiez, connaît bien son dessein; L’homme, vile poussière, est passé dans son crible, Et se perd dans son sein. Rien pour elle n’est moins qu’un être et qu’une vie. L’Inde veut l’âme esclave et joue avec la chair. En prononçant mon nom, craignez qu’elle n’envie Un souvenir trop cher. C’est moi qui redirai, lorsque mon cœur se serre, Et tremble pour vos jours auxquels il est lié, Ce mot magique et doux, ce mot qui fut sincère, Mais peut être oublié. Et quand vous reviendrez, s’il n’est pas sur vos lèvres, Je n’en parlerai point, nous resterons amis. Vous voulez plus encor que l’amour et ses fièvres, Et je vous l’ai promis._ [1] Voir page 101 le départ et l’adieu d’Octave. _Le Collier de Perles_ _Lorsque votre départ désespéra mon âme, Tandis que je songeais à vos futurs dangers, Un doute vous saisit touchant mon cœur de femme. Parfois les doux serments deviennent mensongers. Vous prîtes un collier que porta votre mère: Des perles, en trois rangs chatoyants et légers._ «_Si vous n’avez pour moi qu’un amour éphémère, --Dîtes-vous--si l’absence en vous sème l’oubli, Évitons au retour toute parole amère._» «_Si le rêve d’un jour doit être enseveli, Sans un mot rendez-moi ces perles, et ma lèvre Ne protestera point contre un fait accompli._» «_Une mâle douleur n’a pas de plainte mièvre, Puisse un jour ce collier, chère âme, à votre cou, M’annoncer le bonheur dont mon exil me sèvre._» _Hélas! et de vos mains je reçus le bijou. Vous aimiez ma tendresse et vous fuyiez loin d’elle: Tant l’homme en ses désirs est inconstant et fou. Mais dans mon triste cœur je la sens éternelle. Qu’on mette en mon cercueil vos perles, si je meurs! Jusqu’au fond du tombeau je vous serai fidèle. Mes yeux en ce moment les arrosent de pleurs: Tandis que, loin de moi, vous risquez votre vie, Un songe a cette nuit ravivé mes douleurs. Enfin vous reveniez... La gloire qu’on envie Couronnait votre front, pâli par vos travaux; Je m’avançais vers vous, interdite et ravie. Plus sacré qu’un fétiche adoré des dévots, Sur mon sein, le collier, éclatant témoignage, A notre ancien amour marquait des jours nouveaux. Et moi je le touchais, le tendre et noble gage; Vers lui, d’un geste fier, j’appelais vos regards: Vous comprendriez bien son mystique langage. Horreur! vos yeux si beaux se dilatent, hagards... Entre mes doigts tremblants se rompt la fine chaîne, Et les perles soudain roulent de toutes parts. Alors je m’éveillai dans une étrange peine. C’était un songe vain... Mais quoi! j’entends toujours Le bruit sinistre et doux du collier qui s’égrène. Il est là, ruisselant sur l’écrin de velours, Intact et pur, ainsi qu’en moi la foi jurée; Les seuls joyaux épars sont mes pleurs lents et lourds. Ma douleur à sa cause est bien peu mesurée, Mais l’amour rend crédule au présage trompeur L’âme la plus hautaine et la plus assurée. Et, malgré ma raison, ce rêve me fait peur._ _L’Oubli_ _Ainsi vous avez cru que l’oubli, vague sombre, Dont le flux lourd et lent monte jour après jour, Avait pu dans mon cœur effacer jusqu’à l’ombre De mon divin amour. La vie est-elle donc, ami, si magnifique Que j’ose me jouer de son meilleur trésor, Et compter que demain sa bonté pacifique Me le rendrait encor? Hélas! n’est-elle pas si durement amère Que nous restons tremblants du bonheur effleuré: Il ne nous apparaît, dans une heure éphémère, Que pour être pleuré. Quand nous l’avons touché, de nos mains qui frémissent, Pour qu’il demeure, en vain nous prierions les dieux sourds; Nos cœurs l’ont reconnu, nos cœurs s’épanouissent... Puis saignent pour toujours. Et moi qui l’ai saisi, ce bonheur que l’on rêve, Et moi qui l’ai pressé sur mon sein palpitant, Je précipiterais sa course déjà brève Au néant qui l’attend! Moi qui crains tant pour lui, le sachant périssable, Sur lui j’appellerais le souffle de l’oubli, Semblable au vent de mer qui recouvre de sable Un nom enseveli! J’oublierais!... Mais quel bien me resterait sur terre, Puisque vous êtes loin, puisque tout doit finir, Puisque, aujourd’hui déjà, mon âme solitaire N’a plus qu’un souvenir. Je le berce tout bas et frémis, car je songe Que ce cher souvenir, seul, n’est point incertain; Gardé par le Passé, dans lequel mon œil plonge, Il échappe au destin. Mais l’espoir, qui vous suit sur votre longue route, Qui vous ramène à moi tel qu’au soir des adieux, Dépend de l’Avenir, dont j’épie avec doute Le mot mystérieux. C’est pourquoi j’éternise une heure passagère, Où mon cœur doucement a cru vous deviner; J’y vivrai jusqu’au jour où votre voix si chère Viendra m’en détourner._ _Lettre écrite au Printemps_ _Hier, la neige encor couvrait les plaines mornes: Les flots étaient changés en cristaux clairs et durs; Et nos cœurs se taisaient, pleins de doutes obscurs, Dans les limpides soirs aux tristesses sans bornes, Quand la lune montait, lente, au fond des cieux purs. Et ce matin, voici comme une molle haleine Flottante autour de nous dans les airs attiédis; L’eau ruisselle en torrents sur les prés reverdis, Et la forêt, de vie et de voix toute pleine, Semble tendre au doux vent ses grands bras engourdis. C’est un moment rempli d’ineffable surprise. Nous savions que l’hiver devait s’enfuir un jour, Pourtant nous éprouvons, dans le soudain retour De ce baiser d’en haut, de cette chaude brise, Comme l’émoi causé par un naissant amour. Pour moi, j’ai mieux encor que cette vague ivresse; Je vois dans le printemps la fin de votre exil. Je ne murmure plus: «Hélas! reviendra-t-il?» Le souffle des beaux jours a chassé ma détresse, Je respire l’espoir en son parfum subtil. Ah! oui, vous reviendrez... Tout l’annonce et le chante. Dans mes songes déjà je crois voir sur la mer, La proue à l’occident, filer un grand steamer. Il sera, ce retour dont l’image m’enchante, Doux autant qu’autrefois le départ fut amer. Venez... Nous reprendrons nos longues causeries; Dans nos cœurs éprouvés nous lirons jusqu’au fond. Au-dessus des humains et du vain bruit qu’il font, Quelle extase ravit deux âmes attendries Lorsqu’une intimité sublime les confond! L’amour nous a conduits par de mystiques voies. Vous l’accusiez un jour d’avoir trop tard uni Nos cœurs, où plus d’un rêve,--hélas!--s’était terni; Mais il nous préparait d’inconcevables joies, Car il nous mûrissait pour le moment béni. Il nous fallait d’abord devenir forts et graves, Avoir beaucoup lutté, cherché, compris, souffert. Vu l’abîme des temps sous nos pas entr’ ouvert, Et dominé le sort tranquillement, en braves, Pour que le vrai bonheur enfin nous fût offert. Ce que nous nous dirons par les douces soirées, Dans le bruit de la ville ou le repos des bois, Sera tendre et profond, mais austère parfois; Car nos mains ont touché bien des choses sacrées; L’angoisse du néant fera trembler nos voix. Mais un arôme fin monte du sol humide, Où la neige d’hier a doucement fondu. C’est le printemps, ami... Vous êtes attendu. Un petit passereau module un chant timide, Puis s’étonne, et soudain vole tout éperdu. Oh! combien je jouis de ces métamorphoses! Chacune tour à tour va grandir mon espoir. Des fleurs!... Il va s’ouvrir des fleurs sur le sol noir! Venez... Il ne faut pas faire mentir les choses, Et les arbres m’ont dit que je vais vous revoir._ _Le Retour_ _Il est donc terminé, ce long, ce pesant rêve, Où mon cœur vous suivait bien loin sous d’autres cieux. Vous êtes près de moi. Mon regard qui se lève Va rencontrer vos yeux. Vos jeux... devant lesquels ont passé des merveilles, Et qui, las de sonder pourtant et de savoir, Après les jours brûlants, durant les sombres veilles, Se fermaient pour me voir. Vos yeux changeants... où j’aime à surprendre votre âme: Tantôt douce, et croyante, et tendre, et se livrant, Tantôt sceptique au point que leur cruelle flamme Me brûle en m’effleurant. Votre amour me ravit, comme aussi votre doute: En vain vous proclamez un fatalisme obscur, Je saurai malgré vous placer sur votre route Un bonheur calme et sûr. Je connais le secret de la détresse affreuse Dont le plus fort se sent tôt ou tard accablé; Tout au fond de notre être un abîme se creuse Qui jamais n’est comblé. Et plus le cœur est grand, plus le vide est immense. Sur votre cœur, ami, je me penche en tremblant... L’espoir de le remplir me saisit--ô démence!-- Enchanteur et troublant. Je ne puis qu’apaiser l’âpre mal qui le blesse, Tromper, jour après jour, son éternel désir, Puisque le bien suprême est pour notre faiblesse Impossible à saisir. Mais j’ai rêvé du moins d’accomplir cette tâche. Je vous consolerai de l’immortel ennui. Mon amour à vos yeux voilera sans relâche Le néant, même en lui. Vous ne me direz plus qu’il est court et fragile, Que la satiété mène aux mornes adieux. Par lui vous garderez, sous votre front d’argile, L’esprit serein des dieux. Au bout de ce chemin, rude et plein de vertige, Que vous suivez, marchant vers un but inouï, Beau lis, il fleurira, mystique, sur sa tige Toujours épanoui. Vous n’éprouverez plus l’angoisse des abîmes Où, tout en frémissant, se plonge la raison, Quand vous le reverrez, plus riant, sur les cimes, Après chaque saison. Vous oublierez l’horreur de notre destin sombre --Naître pour vivre seuls et mourir tout entiers-- Parce que l’humble fleur dessinera son ombre, Le soir, sur vos sentiers. Et comme elle a conçu de folles jalousies. Son calice profond, dans l’air des hauts sommets, Changera ses parfums suivant vos fantaisies, Sans s’épuiser jamais. Afin que vous goûtiez toute joie auprès d’elle; Car son âme de fleur a conçu le dessein De vous offrir ainsi, pour vous garder fidèle, Mille amours dans son sein._ _L’Inde Bouddhique_ _Ami, j’ai vu par vous les régions splendides Où vous avez erré si longtemps loin de moi; Votre amour et vos soins, qui m’y servent de guides, M’en ont ôté l’effroi. J’ai plongé sans péril en leur puissant mystère; Vous seul avez porté le poids des lourds travaux; Vous seul avez bravé, dans votre exil austère, Mille dangers nouveaux. Moi, je jouis en paix de votre œuvre hardie. O voyageur, aux mains pleines d’illusions! La sphère où je circule est par vous agrandie, Car j’ai vos visions. Si vous avez vécu dans les siècles antiques, Que les temples déserts vous semblaient contenir, Moi, je hante aujourd’hui tous ces hautains portiques Dans votre souvenir. L’Inde s’est tout entière empreinte en vos pensées, Et, comme j’y sais lire, ainsi je l’entrevois; Sa présente misère et ses splendeurs passées Me frappent à la fois. Comme vous, ce que j’aime en elle, triste esclave, Ce n’est pas sa beauté, qu’un maître viola, Ni ses villes d’or fin que l’eau du Gange lave, Que l’Occident vola. C’est l’idée immortelle, invincible, insondable. Qui jadis y fleurit, digne d’un tel décor, Qui, dans le sein muet du désert formidable, S’épanouit encor. Idée où la science, en nos sombres contrées, Sans poétique flamme, arrive pas à pas, Mais qui brille et se vêt de ses grâces sacrées Au soleil de là-bas. C’est l’évolution, l’éternité des choses, L’Absolu qui se crée, en des efforts constants, Par les combinaisons et les métamorphoses Des formes dans le temps. C’est notre être perdant au tombeau sa substance, Mais s’immortalisant par tout ce qu’il aima, Effet qui devient cause après son existence, Mystérieux_ Karma[2]. _Quoi! ne suffit-il pas à notre ardeur amère, Au sein du radieux et vivant tourbillon, De laisser après nous de notre œuvre éphémère Un éternel sillon? Quoi! ne suffit-il pas au besoin de justice Qu’un mot de notre lèvre, aussitôt oublié, Pour le bien ou le mal à jamais retentisse, Fécond, multiplié? A notre lâche cœur, qui cherche un vain salaire, Que peindraient de plus grand ses vœux intéressés? Et pour nous arrêter aux heures de colère N’est-ce donc point assez? L’Inde le proclama pendant trois mille années; Notre aride science à peine le pressent. Ces hautes vérités, vous les vîtes ornées D’un cadre éblouissant. Elles apparaissaient pour vous sous les symboles, Parmi les dieux pensifs qui chargent les piliers, Des assises du temple aux arceaux des coupoles Surgissant par milliers. Et vous les écoutiez, dans cette nuit sublime, Où la lune, versant sa limpide clarté, Éclairait pour vous seul, comme au fond d’un abîme, Une morte cité._[3] _Je revois avec vous ces scènes inouïes, Les monstrueux chevaux le long des murs dressés, Les merveilles de l’art partout épanouies En rêves insensés. Parlez... Il est meilleur d’aimer que de connaître; Ces deux bonheurs pour moi sont en vous réunis: L’univers ne m’est rien s’il n’enferme en votre être Ses secrets infinis._ [2] Le _Karma_ est un principe immatériel qui, pour les Bouddhistes, répond à l’idée de l’âme. Il ne conserve pas au delà de la tombe la personnalité de l’être humain; il en est la quintessence, ce qu’on pourrait appeler la résultante morale. Mais l’auteur de ces vers a pris le mot dans un sens plus précis, enveloppant sous ce terme la série impérissable d’effets dont toute existence devient le point de départ, et qui varie suivant chaque action, chaque parole, et même chaque pensée de cette existence. Voilà en effet ce que nous laissons après nous d’immortel, ce qui attache au moindre de nos actes une telle importance et au rôle de l’homme une telle grandeur. D. L. [3] Vijayanagar, ancienne capitale du sud de l’Inde, dont les monuments sont encore debout, mais qui reste absolument abandonnée et dépeuplée. Voir la lettre d’Octave, page 107. _Silentium_ Nunquam aliud natura, aliud sapientia dicit. _Ami, dans un moment de doute et de détresse, J’écrivis la boutade amère que voici, Mon âme, où vous lisez, toujours vous intéresse, Et des grands vers charmeurs vous aimez la caresse: Sans trop hocher la tête écoutez donc ceci. Le verbe--notre orgueil--nous égare et nous leurre; C’est dans un jour maudit qu’il nous fut révélé. Le cœur n’a pas de mots: il chante ou bien il pleure, Il vibre pour jamais d’un soupir qui l’effleure. Hélas! depuis Babel nous avons trop parlé. Nous avons gravement prononcé des syllabes Qui troublaient nos cerveaux et signifiaient peu; En caractères grecs, égyptiens, arabes, Enfermant l’infini, comme nos astrolabes En des chiffres crochus enferment le ciel bleu. Nous avons profané, dans nos langues vulgaires, Le secret de notre être, inexpressible et doux; Ce secret que sans doute on a compris naguères, Lorsque, innocent encor de ses premières guerres, L’homme sur son champ noir menait ses grands bœufs roux. Le champ fumait d’amour sous l’aube rose et tendre; Un désir éperdu de produire gonflait La lèvre des sillons, et l’on pouvait entendre Comme un bruit de baisers s’élever et s’étendre Sur la cime des bois lorsque le vent soufflait. On sentait palpiter la vie intense et neuve Dans les veines du sol, les antres et les nids. Le berger, près de l’onde ou le troupeau s’abreuve, Songeait à deux jeux clairs plus limpides qu’un fleuve, Qui le verraient rentrer de ses travaux finis. Tout germait, tout croissait dans l’aurore dorée, Tout aimait. Par l’amour triomphant du néant, La nature venait de saisir la durée: La génération, formidable et sacrée, Livrait au couple humain tout l’avenir béant. Il nous fallait rester, rudes fils de la terre, Purs, orgueilleux et nus, et soumis aux destins. De l’univers profond respectant le mystère, Il nous fallait, plongés dans un silence austère, Devant l’immensité courber nos fronts hautains. Mais nous avons parlé... Nos bouches sacrilèges Ont fait des créateurs, des genèses, des dieux; Leur souffle a corrompu nos plus beaux privilèges, Et mêlé d’espoirs faux, d’erreurs, de sortilèges, Même l’âpre grandeur des éternels adieux. Notre rôle ici-bas, notre rôle superbe, N’était-il pas de vivre, et, vivant, d’adorer?... D’adorer le soleil, la femme et le brin d’herbe, L’enfant, l’étoile d’or, les lis, le flot, la gerbe, Les cieux--mais sans jamais pourtant les implorer. Qu’aurions-nous demandé que la bonne nature Ne nous eût pas déjà donné de ses deux mains? Quand nos rêves risquaient l’immortelle aventure, Nous ont-ils peint là-haut, pour l’extase future, Quelque chose de mieux que nos bonheurs humains? Non! Nous devions serrer sur nos chaudes poitrines, Pendant le jour béni qui nous était prêté, Nos charnelles amours, fragiles et divines, Créatrices amours, ou seules nos doctrines, Malgré l’enfantement, ont mis l’impureté. Puis nous devions mourir, fermer à la lumière Si douce des matins nos yeux reconnaissants; D’un suprême regard, plein de candeur première, Enveloppant les fils, l’épouse et la chaumière, Tout ce qui fait nos cœurs joyeux et frémissants. Quel désir, quelle crainte eût ébranlé nos âmes? Quel juge ou quel sauveur pouvions-nous invoquer? Nos devoirs--ceux qu’un ordre universel proclame-- Ont, pour l’esprit subtil et pour les sens de flamme, Des charmes si puissants qu’on n’y saurait manquer. La nature n’a pas commis à nos morales Le pouvoir de hâter son auguste action. Nos gestes sont les siens. Les ombres sépulcrales N’ont point de rouge enfer au bas de leurs spirales: L’œuvre utile avec soi porte sa sanction. Ce qui doit être fait est bon et simple à faire; De quoi serions-nous donc alors récompensés? Et puisque la douleur suit le mal qu’on préfère, Et qu’elle est pour nous seuls, par-delà cette sphère Quel courroux frapperait de pauvres insensés? O superstitions obscures et sanglantes! Sacrifices hideux fumant au bord des flots, Longues processions de victimes dolentes, Chaînes, croix et carcans, et chastetés brûlantes, Vous avez pour toujours éveillé nos sanglots! Comment vous effacer jamais de nos mémoires? Il nous faut remonter tous vos sentiers maudits, Saigner tous vos tourments, lire tous vos grimoires, Car vos crosses, vos clefs, vos chasubles de moires, Cachent encor le seuil de nos vieux paradis. O nature, nature, oh! dis, tes bras de mère S’ouvriront-ils encor pour tes fils révoltés? Nous voulions t’arracher notre vie éphémère; Mais nous y renonçons... L’épreuve est trop amère, Et nous tombons, martyrs de nos divinités! Pour naître, nous quittons tes entrailles fécondes; Pour vivre, il faut ton air qui joue en nos poumons, Il faut tes fruits, ton blé, la fraîcheur de tes ondes; Pour aimer, il nous faut les caresses fécondes; C’est aussi sur ton sein que nous nous endormons. Avons-nous tant parlé pour découvrir ces choses? Cent siècles ont passé, le jour est-il plus beau? Paraît-il dans les nids plus de métamorphoses, Plus d’étoiles au ciel, plus de feuilles aux roses, Depuis que nous restons penchés sur un tombeau? Quoi! mourir est-il donc un problème si sombre? N’est-il point de splendeur dans un couchant vermeil? Tout s’éteint, douce loi. Pendant les nuits sans nombre, Alors que nous fermions nos paupières dans l’ombre, Nous est-il arrivé de craindre le sommeil? Apprendrons-nous enfin à garder le silence, A demeurer muets devant les morts pensifs? A quoi bon tant de mots? Lorsque, avec violence, La passion en nous se déchaîne et s’élance, Nos plus informes cris sont les plus expressifs. Que valent nos discours? En supposant un être --Un monstre, un malheureux--qui n’eût jamais aimé, Et qui, voulant un jour à cette aurore naître, Dans des livres choisis chercherait à connaître Les douloureux bonheurs dont le monde est charmé: Sentirait-il, du chœur confus de nos paroles, Monter le frisson fou qui dévore la chair, Et l’éblouissement qui met des auréoles Blanches autour du front riant de nos idoles? Saurait-il tout le prix de ce qui nous est cher? Non: ceci ne s’apprend qu’au fond des yeux sans voiles, Dans les bras enlacés et dans les cœurs unis, Dans les torrents de feu qui parcourent nos moëlles. Pour savoir ce qu’on doit savoir sous les étoiles, Fermons le livre obscur, et regardons les nids._ _Toujours_ _Nous l’avons prononcé ce mot, ce mot suprême Que l’austère sagesse interdit à l’amour, Que tout fragile cœur pourtant au cœur qu’il aime Veut redire à son tour. «Toujours!...» Nous avons dit: «toujours!» nous dont les âmes Acceptent fièrement l’universel destin, Et roulent, fleuves purs, se perdre dans les lames D’un Océan lointain. Nous l’entendons mugir quand nous prêtons l’oreille, Cet abîme profond aux antres ténébreux, Et nous avons pu dire une chose pareille, Et nous sentir heureux! Oui, car nous méprisons l’âpre mélancolie Qui fait pâlir les fronts quand luit la vérité. Notre «toujours» à nous, s’efface et s’humilie Devant l’éternité. Mais il n’en est pas moins joyeux lorsqu’il palpite, Sublime et vain serment, sur nos lèvres de chair. Nous savons où le Temps entraîne et précipite Tout ce qui nous est cher. Si nous la murmurons, la trompeuse parole, A ceux de qui demain viendra nous séparer, C’est que l’amour poursuit cette illusion folle Et veut s’en enivrer. Car, bien qu’il soit trop vrai que tout meurt et s’oublie, L’amour déjà n’est plus s’il croit qu’il peut finir. Nous aurions blasphémé, si l’aveu qui nous lie N’engageait l’avenir. Et vous ignoreriez la véritable ivresse Si, bravant la raison sur son trône usurpé, De votre cœur le cri d’éternelle tendresse Ne s’était échappé. Mais vous m’avez donné cette joie infinie. Qu’importe que je meure et que les temps soient courts! A votre lèvre enfin, qui raille, doute et nie, J’ai fait dire: «Toujours!»_ _Une Pensée de Pascal_ _O Pascal, tu disais: «Quand l’univers immense Briserait l’homme, astre humble et qui dans l’ombre a lui, L’homme encor, méprisant l’univers en démence, Serait plus grand que lui.» «Tandis que la matière au hasard s’évertue, Lui, l’atome pensant, songe avant de périr; Le monde en l’écrasant ignore qu’il le tue; Lui, sait qu’il va mourir.» Et moi, je te réponds: Immortel solitaire, Penseur sombre et puissant qui refusas d’aimer, Notre orgueil est plus haut, mais ton génie austère N’a point su l’exprimer. Si nous sommes très grands, si l’univers s’incline Devant le rayon pur qui tremble sur nos fronts, C’est que nous enlaçons d’une étreinte divine Ceux que nous adorons. C’est en les possédant que, dans nos courtes heures, Nous sommes les rivaux de l’Infini sacré; Lui seul nous les reprend lorsque dans ses demeures, Morts, ils ont pénétré. Il les berce à jamais sur son sein formidable, Comme nous les bercions pendant les nuits d’amour; Mais il reste jaloux dans le temps insondable De nos baisers d’un jour. Car, à nos bien-aimés, en sa longue caresse, S’il dispense la paix et l’oubli précieux, Leur rend-il un instant l’ombre de cette ivresse Que leur versaient nos yeux? Non, non!... Qu’il vienne alors et saisisse sa proie, Nous demeurons vainqueurs même au jour des adieux. Quand un cœur frémissant par nous s’emplit de joie, Nous devenons des dieux._ _Repentir_ _Je suis triste, ô grands bois! j’ai péché contre vous. Vous courbiez sur nos fronts vos feuillages si doux, Qu’assombrissait la nuit divine; Et nous pouvions errer en nous disant tout bas Ces choses, que, souvent, l’oreille n’entend pas Tandis que le cœur les devine. Hélas! et mes discours vous ont tous mis en deuil. J’ai laissé s’élever la voix de mon orgueil Dans votre auguste et pur silence, Et j’ai blessé celui qu’en secret vous charmiez. Dites, m’écoutiez-vous quand vous vous endormiez Au vent du soir qui vous balance? Lui--lui, qui s’irritait--ne souffre déjà plus; Car j’ai chargé son mal de baumes superflus; J’ai guéri sans peine sa plaie. Il sait que je suis fière et qu’il était jaloux, Et que l’amour parfois, dans ses caprices fous, Met notre âme ainsi sur la claie. Mais vous, m’accordez-vous aussi votre pardon? Vous avez par moments de doux airs d’abandon, Qu’avec ivresse je contemple; Vous murmurez des bruits tendres comme des mots, Et vous arrondissez vos superbes rameaux Ainsi que les arceaux d’un temple. Le jour, des fleurs sans nombre émaillent vos sentiers, Vous êtes rayonnants, sur vos sommets altiers, L’azur tend ses immenses toiles; Mais je vous aime mieux dans le calme des soirs, Quand vous êtes pensifs, et que vos arbres noirs Pour fruits d’or portent des étoiles. Si jamais j’ai rêvé de bonheur infini, Sans cesse j’y mêlais votre charme béni, O grands bois frissonnants et sombres! Afin de l’enchanter d’un songe surhumain, J’avais conduit celui que j’aimais par la main Dans la profondeur de vos ombres. Et, puisque je l’ai fait souffrir dans ces beaux lieux, Puisqu’il a pu, sous votre abri mystérieux, Douter de mon amour sans bornes, Je vous croirai toujours irrités contre moi, Et je verrai toujours en tressaillant d’effroi Frémir vos hautes cimes mornes. Mais du moins entendez aujourd’hui mon serment: Lorsque je marcherai pas à pas, lentement, Près de lui sous vos voûtes fraîches; Soit que le gai printemps fasse éclore les nids, Soit que le vent d’hiver, sur les chemins brunis, Roule à nos pieds vos feuilles sèches; Craignant l’âpre regret et l’amer souvenir, Je ne laisserai point à ma lèvre venir Des mots moins doux que ma pensée. De mes torts d’un instant, bien que légers et courts, Humble, je veux distraire et consoler toujours Sa chère âme que j’ai blessée. Et, s’il veut éprouver son pouvoir absolu --Ce pouvoir sous lequel l’amour a résolu De plier ma fière nature,-- Docile, il me verra suivre ses volontés, S’il vous invoque, et s’il m’entraîne à ses côtés Dans vos abîmes de verdure._ _Paroles d’Amour_ _Quoi vous connaissez votre empire, Et vous pouvez être jaloux! Ami, ma lèvre ne respire Que pour vous. Quoi! vous éprouvez ma tendresse, Et vous redoutez l’avenir! Vous croyez donc que notre ivresse Peut finir? Savez-vous que mon cœur frissonne Quand votre front est soucieux? Mon bonheur s’efface ou rayonne Dans vos yeux. Un mot de vous change mon âme: Aussi longtemps qu’il vous plaira, Votre souffle de cette flamme Se jouera. Cher tyran qui prenez ma vie, Vous me la rendez quelquefois, C’est lorsque j’écoute, ravie, Votre voix. Ou bien lorsque mon regard plonge Dans votre œil au rayon béni, Et que je m’enivre d’un songe Infini. J’aime inventer des rimes folles, Pour vous les murmurer tout bas; Vous n’êtes de leurs sons frivoles Jamais las. Alors qu’ainsi je vous enchante, Quand vous vous inclinez vers moi, Et que le rythme ailé vous chante Mon émoi: Nous avons le bonheur suprême, Et tous nos désirs superflus Ne demanderaient à Dieu même Rien de plus._ _Les Peaux de Tigre_[4] _Hier, dans le salon, de votre marche égale, Vous tourniez lentement, tandis que je songeais; Vos pas foulaient le poil des tigres du Bengale, Fauve, pailleté d’or et marqueté de jais. Vos voyages lointains ont orné cette salle; Vingt pays ont produit ces merveilleux objets. Tout en pressant du pied la peau, robe royale, Vous formiez de nouveaux et hasardeux projets. Mais, beau tigre enfermé dans ma passion folle --Cage où s’épuiserait votre fureur frivole,-- Comment partiriez-vous, étant ainsi captif? De vos grands fauves morts, couchés, les yeux sans flamme, Certes je verrai l’un avant vous fugitif! Car pour vous rendre libre il faut briser mon âme._ [4] Voir, pour ce sonnet et le suivant, la description du salon d’Octave, page 36. _La Panoplie_ _Vers l’angle où l’ombre douce attire le regard, Dans la pourpre enchâssé, l’acier pur étincelle; On dirait qu’un sang frais en longs filets ruisselle Sur le tranchant aigu du clair et fin poignard. Le courbe yatagan lance un éclair hagard; Sa gaine s’est usée à battre sur la selle; Et cette svelte dague, arme charmante, est celle Où Tolède épuisa son adresse et son art. Toutes les voici donc, l’atroce avec l’exquise, Chacune ayant été par vous au loin conquise, Ces lames dont la pointe aime à percer les chairs. Leur lit d’obscur velours les porte inassouvies, Car des cruels baisers qui leur furent si chers La soif les brûle encor, ces buveuses de vies._ _Suprême Bonheur_ _Rêves de ma jeunesse, ô mes rêves sublimes, Qui jadis habitiez d’inaccessibles cimes, Mes beaux oiseaux sacrés! Vous êtes descendus vivants parmi les hommes, Dans la réalité triste et sombre où nous sommes, Purs, vous êtes entrés. Je vous croyais trop beaux pour ce monde où tout pleure, Et voici que soudain au toit de ma demeure Se suspend votre vol; Quand l’aube luit, j’entends frémir vos douces ailes, Et, le soir, vos chansons me font oublier celles Du divin rossignol. Mes yeux vous ont suivis, pleins de larmes amères, Lorsque vous sembliez, visions éphémères, Fuir au sein de l’azur; Mon cœur de votre adieu se brisait en silence... Et voici qu’aujourd’hui votre nid se balance A l’angle de mon mur. Que vous êtes charmants, fiers et joyeux, mes hôtes! Je vous ai vus planer dans des sphères très hautes, Parmi des rayons d’or; Tremblante, j’admirais votre splendeur farouche; Mais vous apparaissez, sous ma main qui vous touche, Plus radieux encor. L’un de vous est l’Amour, sûr, profond et fidèle, L’Amour au vaste essor, dont le large coup d’aile Vibre dans l’infini; L’autre est l’Intimité, qui fait une deux âmes; L’autre est la Poésie, à l’aigrette de flammes, Chantant son chant béni. Tous vous êtes venus, chers captifs de ma vie. Un seul eût pu me rendre heureuse à faire envie; Pourtant j’aurais souffert: Car mes vœux insensés vous appelaient ensemble; Mais le sort en un jour à mon seuil vous rassemble, Et mon ciel s’est ouvert. Amour!... Culte du beau!... Communion suprême!... Oh! sentir qu’on s’élève au-dessus de soi-même, Que le cœur s’agrandit, Que l’on voit de plus loin la foule et ses mensonges, Parce qu’un œil aimé plein de merveilleux songes Doucement resplendit! Oh! dans un clair esprit lire comme en un livre, Surprendre sa pensée et la faire revivre En des rythmes légers; D’un être grave et fort vaincre l’orgueil austère, L’entendre murmurer que rien ne vaut sur terre Nos aveux échangés! Découvrir à la fois dans la main que l’on presse La virile énergie et l’exquise tendresse, Un ferme et cher soutien. Être deux, se livrer sans jamais se connaître, Et se trouver nouveaux et plus charmants peut-être Après chaque entretien. Aimer tous deux les champs où frissonnent les roses, Les flots bleus, les parfums, les puériles choses, Les bois mystérieux, Accueillir la gaîté qui rit et qui s’éveille, Et fixer sur la vie, étonnante merveille, Un regard sérieux. Tout voir, tout admirer, tout chercher, tout comprendre Au fond d’un cœur, miroir qui prend tout pour tout rendre, Cœur à notre âme uni; Savoir que rien n’est beau ni grand qu’il ne reflète, Et, comme en s’y peignant l’univers s’y complète, Y trouver l’infini. O rêves, rêves d’or que formait ma jeunesse, Vous êtes devenus, riants et pleins d’ivresse, Une réalité. Je ne demande rien que prolonger cette heure: Dieu même n’en ferait pour moi point de meilleure Dans son éternité._ _La Nature et l’Amour_ _Ainsi donc, ô vallons! ô lacs purs! ô retraites Où rayonne l’amour sur la bruyère en fleur, Ils ne vous ont chantés, les orgueilleux poètes, Qu’au sein de leur douleur. Ils ne vous ont parlé, par leurs voix immortelles, Que lorsqu’en vos abris ils sont revenus seuls, Et qu’ils n’ont plus trouvé sous vos ombres si belles Que d’horribles linceuls. Leurs vers ont découlé de leur lèvre tremblante Lorsqu’ils ont parcouru votre désert sacré, Y suivant pas à pas la fuite grave et lente D’un fantôme adoré. Et ce n’était point vous alors que leur tristesse Se plaisait à parer d’un charme déchirant: C’était leur amour mort et c’était leur jeunesse Qu’ils cherchaient en pleurant. Ils vous ont accusés de rester impassibles Lorsqu’ils marchaient pensifs en sanglotant tout bas, Et que dans vos sentiers leurs rêves impossibles S’envolaient sous leurs pas. Bien peu leur importaient vos airs gais ou moroses Quand leur bonheur semblait ne pas devoir finir, Mais plus tard ils ont dit que l’éclat de vos roses Blessait leur souvenir. Ils se sont étonnés que vos grâces divines Devant leur désespoir resplendissent toujours, Et que vous n’eussiez point fait prendre à vos ravines Le deuil de leurs amours. Que n’ai-je, ô bois charmants! leur sublime génie, Puisque je suis heureuse et que vous m’enchantez, Puisque celui dont l’âme à mon âme est unie S’avance à mes côtés! Puisque je vois briller parmi vos frêles herbes En paillettes de feu les traits d’or du soleil, Et que sur les sommets de vos arbres superbes Reluit le jour vermeil. Puisque tout est chansons, que tout est rire et joie Sous vos ombrages frais, dans les cieux, dans mon cœur. Oh! pourquoi donc faut-il que l’écho ne renvoie Que l’accent du malheur? Pourquoi n’avons-nous pas des mots pleins de délire Qui fixent à jamais nos bonheurs fugitifs, Alors qu’un léger mal arrache à notre lyre Des accords si plaintifs? Pour élever vers vous une voix attendrie Beaux asiles profonds où mon cœur fut bercé, Non, je n’attendrai point l’heure où la rêverie S’en va vers le passé. Non, je n’attendrai point de la trouver déserte La place où mon ami se reposa souvent, Et seule, d’écouter dans la forêt inerte Les longs soupirs du vent. Voyez, nous sommes deux, nous savons vous comprendre, Notre aveugle bonheur ne cache point vos cieux, Votre sereine paix rend notre amour plus tendre Et plus mystérieux. Nous revenons à vous toujours, ô solitude! Votre calme imposant plaît à notre fierté; Les bois silencieux, dans leur noble attitude, Ont tant de majesté! Notre âme, qui remonte aux sources de la vie, D’un monde étroit et vain fuyant les trahisons, S’agrandit tout à coup et s’élance ravie Vers vos purs horizons. Nos pas en vos chemins errent à l’aventure, Vos aspects imprévus nous font longtemps rêver, Et tout autour de nous la tranquille nature Semble nous approuver. Qu’il monte donc vers vous l’encens de nos hommages, Dans nos félicités il doit vous être offert; Et puissions-nous encor vous bénir, ô bocages! Quand nous aurons souffert. Aujourd’hui, l’œil perdu dans vos riants abîmes, Nous sentons les liens qui nous tiennent unis, Se serrant doucement au souffle de vos cimes, Devenir infinis. Et, songeant que demain les heures envolées, Blancs spectres, flotteront en ces muets séjours, Émus, nous voyons naître en vos vertes allées Les plus beaux de nos jours._ SONNETS PHILOSOPHIQUES [Bandeau] I _A Octave_ _Ami, j’ai dans le champ sans fin de vos pensées, Tout en rêvant, choisi quelques sauvages fleurs, Pour leurs ardents parfums et leurs vives couleurs, Et les ai, dans mes vers, côte à côte enchâssées. Hélas! mes durs sonnets les tiennent oppressées; Elles perdent en eux leur sève et leurs senteurs, Elles qui, dispersant leurs souffles enchanteurs, Ondulaient librement par le vent balancées. Je vous fais don pourtant de leur bouquet pâli; Vous y reconnaîtrez le reflet affaibli Des amples floraisons écloses dans votre âme. Et vous saurez aussi que mon cœur enivré, Épuisant dans leur sein leur arôme de flamme, Bat plus calme et plus fort pour l’avoir aspiré._ II _Le Temps_ _Saisis du vain regret des grands songes antiques, Parfois nous repeuplons nos Olympes déserts: Erreur des aïeux morts hantant nos cœurs mystiques! Le Temps, dernier des dieux, chancelle au sein des airs. L’atome, obéissant aux forces despotiques, Dans l’abîme infini n’a point d’âges divers; L’horloge suspendue aux éternels portiques Marque une heure immuable à l’immense univers. Le passé, l’avenir,--inconstantes chimères-- Troublent par leurs aspects des êtres éphémères Qui naquirent hier et périront demain. Quel sens auraient ces mots pour la matière sombre, Qui soumise à jamais aux changements sans nombre, N’a point eu d’origine et n’aura point de fin?_ III _Les Forces_ _Aux jours obscurs et doux de sa candeur première, L’homme, en sa gratitude ou ses vagues effrois, Des astres bienfaisants adorait la lumière, Et du vaste univers il les proclamait rois. De ces faux souverains, rigide justicière, La raison depuis lors a renversé les droits, Et nous les a montrés, ces amas de poussière, Signes mystérieux des forces et des lois. Eux, qui régnaient jadis, tombent sans espérance, Ils ne sont que la vive et splendide apparence D’un principe caché toujours en mouvement. Nos sens ont inventé leurs beautés éternelles; Leurs fantômes glacés peuplent le firmament, Leur grâce et leur éclat naissent dans nos prunelles._ IV _La Vie_ _Quand nous tournons les yeux vers les débuts du monde, Songeant aux êtres vils qui peuplèrent les eaux, Nous disons: «Dieu frappa plus d’une race immonde, Puis il fit naître l’homme après les grands oiseaux.» Et plus tard, entr’ouvrant quelque couche profonde, Et trouvant dans le sol les débris de nos os, Un enfant plus parfait de la terre féconde Reniera notre sang, notre âme et nos travaux. Pourtant nous sommes fils des monstres de l’abîme, Et, d’héritiers plus purs l’Humanité victime, A son tour périra pour leur donner le jour. La route du progrès pas à pas est suivie. Dans l’univers, ainsi qu’en notre étroit séjour, S’enchaînent sans repos les formes de la vie._ V _La Lutte pour l’Existence_ _La loi, l’unique loi, farouche, inexorable, Qui régit tout progrès, c’est la loi du plus fort. L’être imparfait périt; marâtre impitoyable, La nature l’écrase et poursuit son effort. Partout est engagé le combat redoutable; A l’heure harmonieuse où la terre s’endort, Il rend la nuit sinistre et l’ombre épouvantable, Tout brin d’herbe est un champ de carnage et de mort. L’angoisse de la faim, qui toujours hurle et gronde, Est le ressort puissant jouant au cœur du monde, Et celui qui dévore est l’élu du destin. L’esprit même naquit des brutales entrailles; Et la rivalité du repas incertain Fait surgir l’avenir en de sombres batailles._ VI _La Source_ _La source de cristal frémit sous la fougère; La voici qui murmure et court sur les cailloux Tout enfants autrefois, dans sa nappe légère, Nous avons en riant miré nos fronts si doux. Aussi n’est-elle point à nos cœurs étrangère; Nous lui disons tout bas: «Te souviens-tu de nous?» Quoi! ne savons-nous pas que l’onde est passagère? Sans cesse un flot s’enfuit devant un flot jaloux. Par son aspect charmant c’est encor notre source, Mais, changeante toujours en sa rapide course, Peut-elle être aujourd’hui ce qu’elle fut hier? Et notre âme, elle aussi, se transforme à tout âge. Qu’est-ce donc après tout que notre Moi si fier? Rien qu’un vain souvenir dans une frêle image._ VII _La Mort_ _La Vie est une mort incessamment active; Pour exister longtemps il faut périr toujours; Chaque instant la détruit, la forme fugitive Dont la beauté si chère enivre nos amours. La Mort délivre enfin la matière captive, Lui rouvrant l’univers et ses vastes séjours: D’une nouvelle vie, intense et moins chétive, Elle anime nos corps au terme de nos jours. Vie et Mort: Grands mots creux et mensongers fantômes! Pleurons-nous aujourd’hui les frémissants atomes Qui formaient autrefois le sang de notre cœur? Où sont-ils? Dans l’air pur, dans l’herbe, dans les roses... Et quand la mort sur nous mettra son doigt vainqueur, Pourquoi craindrions-nous d’autres métamorphoses?_ VIII _Dieu_ _L’homme a dit: «Le Seigneur m’a fait à son image.» Homme, insecte orgueilleux, cesse de blasphémer! De tes sens imparfaits reconnais l’esclavage: Concevraient-ils Celui qui les a pu former? Ce Dieu, que, d’après toi, je renie et j’outrage, Ne l’offenses-tu point quand tu prétends l’aimer? Tu lui prêtes ton cœur, tes haines, ton langage, Et de tes passions tu le veux animer. Moi, devant sa grandeur je m’incline en silence. Lorsque son soleil d’or sur mon front se balance, J’admire le rayon dont la splendeur a lui; Car le soleil est fait de poudre et me ressemble. Mais Dieu, qu’il règne ou non, que saurais-je de lui? Et qui de nous l’insulte, ô chrétien! que t’en semble?_ IX _Les Premiers Ages_ _Quels rêves insensés, formés par les poètes, Ont placé l’âge d’or au berceau des humains? Nous avons vu s’éteindre, en nos lentes conquêtes, Les siècles par milliers sur nos sombres chemins. Nous avons combattu de monstrueuses bêtes, Nous avons labouré le sol avec nos mains, Nous avons succombé dans de mornes défaites, Sans avoir entrevu les brillants lendemains De l’animalité nous dégageant à peine, Alors que nous traînons encor sa lourde chaîne, Pourquoi ce vain regret allant vers le passé? L’avenir seul est plein de visions sublimes. Puisqu’un si profond gouffre est enfin traversé, C’est qu’il n’est plus pour nous d’inaccessibles cimes._ X _Les Sentiments_ _La France, traversant de tragiques journées, Vit placer la Raison sur les divins autels; Pourtant la froide reine, aux foules prosternées, Ne saurait imposer des décrets immortels. Son règne achèverait soudain nos destinées; Contre le sphinx obscur nous cesserions nos duels; Quittant leurs vains espoirs, nos âmes résignées Ne s’élanceraient plus vers de merveilleux ciels. Car nous marchons guidés par un sublime rêve, Qui, flottant à nos yeux et reculant sans trêve, Se transforme toujours, mais sans pâlir jamais. Et les Sentiments seuls, en nous prêtant des armes, Nous mènent à l’assaut de tous les hauts sommets. Pour conquérir les cœurs, Jésus versa des larmes._ XI _La Raison_ _Le jour où la Raison gouvernerait la terre, L’aube se lèverait au fond d’un ciel en deuil; L’océan de nos jours, n’ayant plus de mystère, Sous chaque flot d’azur nous montrerait l’écueil. L’enfance songerait à la vieillesse austère, L’heure semblerait courte et proche le cercueil; Las des vaines amours, l’homme irait solitaire, En d’ingrats descendants ne prenant plus d’orgueil. Voyant toujours grandir les limites du monde, Le savant suspendrait la poursuite profonde Du mirage imposant qu’on nomme Vérité; Le prêtre se tairait dans l’église déserte; Et, cessant tout effort, la triste Humanité, Pensive, s’assoirait devant sa tombe ouverte._ XII _L’Idéal_ _Féconde illusion, que notre âge méprise, Indestructible Espoir d’un bonheur inconnu, Une fausse sagesse en vain veut qu’on te brise, Dans le fond de nos cœurs tu fleuris ingénu. C’est toi qui nous conduis sur la route entreprise, Qui nous fais accomplir un progrès continu, Et chaque vin d’amour dont notre âme se grise De ton fruit immortel à longs flots est venu. Par toi, dont le pouvoir les inspire et les fonde, Mille religions ont consolé le monde, Les martyrs ont chanté, voyant le ciel ouvert. Ce siècle se croit grand parce qu’il te renie: Ta forme change--hélas! nous en avons souffert-- Mais rien ne détruira ton essence infinie._ XIII _Le Caractère_ _Un peuple est noble ou vil par son seul caractère; L’esprit, dans ses destins, n’agit qu’au second rang. Les sentiments acquis, partage héréditaire, Lentement transformés, coulent avec le sang. Le type originel siècle à siècle s’altère; Un trait parfois subsiste et s’en va grandissant; Puis tout à coup surgit un héros solitaire Qui saisit en sa main ce levier tout puissant. Un désir, un besoin, un espoir, une haine, Tels sont les fondements de la puissance humaine, Et tout ce qu’on élève est bâti là-dessus. L’être qui laisse au monde une immortelle trace, Qu’il soit César, Bouddha, Mahomet ou Jésus, Incarna dans son sein le rêve d’une race._ XIV _L’Histoire_ _Histoire, tu n’es plus cette muse élégante Qui soumettait Dieu même à des décrets hautains Et qui nous le montrait, d’une plume fringante, Balançant le succès des combats incertains. Toi que nous avons vue, injuste et provocante, Couronner les héros avec des airs mutins, Tu te troubles, pauvrette, en ta candeur piquante, Devant l’enchaînement terrible des destins. Aujourd’hui tu pressens ta rude et noble tâche; L’immense drame humain se poursuit sans relâche, Sur chaque événement il pèse tout entier. Lève-toi donc, déesse, et, de tes orteils roses Foulant les durs cailloux d’un âpre et long sentier, Remonte lentement vers les lointaines causes._ XV _La Morale_ _O Morale! ô respect de la loi nécessaire! Nous nous sommes raillés de ta diversité, Parce que tu suivais, perfectible et sincère, Dans tous ses lents progrès la faible Humanité. Pour t’avoir vue ainsi varier sur la terre, Notre esprit contre toi souvent s’est révolté, Mère des foyers purs, ô reine salutaire! Qui nous donne la force et la félicité. Viens poser sur nos fronts ton joug doux et paisible. Nulle marche en avant aux peuples n’est possible Si de tes ordres saints ils n’écoutent la voix. Tu vaux à nos cités mieux que vingt citadelles. Apprends-nous à lutter en affirmant tes droits, Pour qu’un jour sans effort nos fils te soient fidèles._ XVI _La Voix des Morts_ _Morts qui dormez, couchés dans nos blancs cimetières, Parfois, en relisant tous vos noms oubliés, Je songe que nos cœurs, à vos froides poussières Par des fils infinis et puissants sont liés. Muets, vous dirigez nos volontés altières; Par vos désirs éteints nos désirs sont pliés; Vos âmes dans nos seins revivent tout entières, En nous vos longs espoirs vibrent, multipliés. Bien que nous franchissions une sphère plus haute, Vos antiques erreurs nous induisent en faute, Nous aveuglant encor malgré tous nos flambeaux. Car le passé de l’homme en son présent subsiste, Et la profonde voix qui monte des tombeaux Dicte un ordre implacable, auquel nul ne résiste._ A MES VERS [Bandeau] _A mes Vers_ _Laissez-moi vous bénir, douces rimes fidèles, Puisque vos sons, légers comme un battement d’ailes, Quelquefois l’ont charmé. Laissez-moi vous bénir, ô mes vers, frais calices! Puisque mon bien-aimé respire avec délices Votre souffle embaumé. Vous l’avez consolé sur la rive lointaine. Sans le quitter jamais, dans sa route incertaine, Vous chantiez sur son cœur. Un peu de moi par vous vivait sur sa poitrine; Il sentait naître en lui l’espérance divine A votre accent vainqueur. Le soir, il s’asseyait, lassé, pour vous relire; La farouche forêt, vibrant comme une lyre, Tout à coup se taisait; Il n’entendait que vous dans l’immense nature, Et le pesant souci de sa rude aventure Un instant s’apaisait. Vous portiez devant lui, dans l’ombre et dans l’espace, Afin de diriger ce voyageur qui passe, L’amour, brillant fanal; L’affreux péril en vain posait sur lui ses ongles, Votre vive lueur éteignait dans les jungles L’œil du tigre royal. Il vous a répétés à l’écho des vieux temples, Aux portiques déserts, montrant, mornes exemples, Notre fragilité: L’homme meurt, et ses dieux, que le temps brise et roule; L’autel, étant de marbre, un peu plus tard s’écroule Que la divinité. Vous partagiez ainsi ses profondes pensées. Vous lui devez la vie, ô strophes cadencées! Il vous fit naître en moi. Vous procédez de lui. Moi, je suis votre mère, Je ne vous ai donné que la grâce éphémère; Lui, la force et la foi. Partez pour l’enchanter, fruits d’un hymen sublime. Votre naissance est haute, et pure, et légitime: Qu’il soit donc fier de vous! Vous êtes siens. Sans lui, vous dormiriez encore, Germes obscurs marqués pour ne jamais éclore, Dans le néant jaloux. Souvent je sens en moi son esprit qui s’éveille; Alors il faut écrire, et prolonger la veille, Et vous naissez, mes vers. J’aime ce doux travail qui me tient accoudée: Enfermer en tremblant l’essor de son idée Dans mes rythmes divers. Et s’il la reconnaît, pour peu qu’il lui sourie, Si, puissante, elle vit sous la strophe fleurie, Quel triomphe charmant! Lorsqu’aussi pleinement deux êtres se possèdent, Il n’est point sous le ciel de bonheurs qui ne cèdent A leur enivrement. Laissez-moi vous bénir, douces rimes fidèles, Puisque vos sons, légers comme un battement d’ailes, Quelquefois l’ont charmé, Laissez-moi vous bénir, ô mes vers, frais calices! Puisque mon bien aimé respire avec délices Votre souffle embaumé._ _TABLE_ [Bandeau] TABLE Pages. UN MYSTÉRIEUX AMOUR 1 A OCTAVE 139 A Octave 141 Rendez-vous 145 Aveu 147 Suprême Sagesse 150 Pourquoi je l’ai aimé 154 Philosophie 157 L’Adieu 162 Lettre écrite en Automne 165 Inquiétude 170 Le Collier de Perles 173 L’Oubli 177 Lettre écrite au Printemps 180 Le Retour 184 L’Inde Bouddhique 188 Silentium 193 Toujours 201 Une Pensée de Pascal 204 Repentir 207 Paroles d’Amour 211 Les Peaux de Tigre 214 La Panoplie 216 Suprême Bonheur 218 La Nature et l’Amour 222 SONNETS PHILOSOPHIQUES 227 I. A Octave 229 II. Le Temps 231 III. Les Forces 233 IV. La Vie 235 V. La Lutte pour l’existence 237 VI. La Source 239 VII. La Mort 241 VIII. Dieu 243 IX. Les Premiers Ages 245 X. Les Sentiments 247 XI. La Raison 249 XII. L’Idéal 251 XIII. Le Caractère 253 XIV. L’Histoire 255 XV. La Morale 257 XVI. La Voix des Morts 259 A MES VERS 261 [Cul-de-lampe] _Achevé d’imprimer_ Le quinze mai mil huit cent quatre-vingt-six PAR ALPHONSE LEMERRE 25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS _A PARIS_ _BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE_ VOLUMES IN-18 JÉSUS, IMPRIMÉS SUR PAPIER VÉLIN Chaque volume, 3 fr. 50. PAUL ARÈNE _Vingt jours en Tunisie_ 1 vol. BARBEY D’AUREVILLY _Une Histoire sans nom_ 1 vol. ---- _Ce qui ne meurt pas_ 1 vol. PAUL BOURGET _Psychologie contemporaine_ 2 vol. ---- _L’Irréparable_ 1 vol. ---- _Cruelle Énigme_ 1 vol. ---- _Crime d’amour_ 1 vol. PHILIPPE CHAPERON _Histoires tragiques et Contes gais_ 1 vol. ---- _Mademoiselle Vermont_ 1 vol. ---- _Argine Lamiral_ 1 vol. LÉON CLADEL _Crète-Rouge_ 1 vol. ---- _Ompdrailles_ 1 vol. FRANÇOIS COPPÉE _Contes en prose_ 1 vol. ---- _Vingt contes nouveaux_ 1 vol. A. DAUDET _Les Femmes d’artistes_ 1 vol. ERNEST DÉTRÉ _Entre intimes_ 1 vol. ÉMILE DODILLON _Le Forgeron de Montglas_ 1 vol. ---- _Les Vacances d’un Séminariste_ 1 vol. ---- _Le Moulin Blanc_ 1 vol. ARY ECILAW _Roland_ 1 vol. ---- _Le Roi de Thessalie_ 1 vol. GUSTAVE FLAUBERT _Bouvard et Pécuchet_ 1 vol. ANATOLE FRANCE _Les Désirs de Jean Servien_ 1 vol. HECTOR FRANCE _L’Amour au pays bleu_ 1 vol. LUIGI GUALDO _Une Ressemblance_ 1 vol. ---- _Un Mariage excentrique_ 1 vol. ÉDOUARD HABERLIN _Les Employés_ 1 vol. ---- _Le Capitaine Girard_ 1 vol. CH. HUGO _Les Hommes de l’exil_ 1 vol. CAMILLE LEMONNIER _Les Charniers_ 1 vol. DANIEL LESUEUR _Marcelle_ 1 vol. HENRI LIESSE _On n’aime qu’une fois_ 1 vol. MARC MONNIER _Nouvelles napolitaines_ 1 vol. POUVILLON _Césette_ (histoire d’une paysanne) 1 vol. ---- _L’Innocent_ 1 vol. ROBINOT-BERTRAND _Les Songères_ 1 vol. LOUISA SIEFERT _Méline_ 1 vol. ANDRÉ THEURIET _Péché Mortel_ 1 vol. ---- _Bigarreau_ 1 vol. JULES TROUBAT _Le Blason de la Révolution_ 1 vol. LOUIS VERBRUGGHE _Les deux Singes_ 1 vol. Paris.--Imp. A. LEMERRE, 25 rue des Grands-Augustins. * * * * * Corrections. Page 31: «subjuger» remplacé par «subjuguer» (ne suffisait pas toujours à les subjuguer). Page 59: «sphynx» remplacé par «sphinx» (ce joli et calme sphinx). Page 97: «l’apervoir» remplacé par «l’apercevoir» (vous pourrez l’apercevoir). Page 104: «importums» remplacé par «importuns» (ces importuns visiteurs). Page 106: «pas» remplacé par «par» (représentées par certains sauvages). Page 126: «qu’il» remplacé par «qu’ils» ( qu’ils peuvent mourir). Page 133: «impresssions» remplacé par «impressions» (Je ne les importunerai pas de mes impressions). Page 233: «abscurs» remplacé par «obscurs» (Aux jours obscurs et doux). *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN MYSTÉRIEUX AMOUR *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. 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