The Project Gutenberg eBook of Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 4

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Title: Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 4

Author: marquis de Sade

Release date: February 14, 2020 [eBook #61408]

Language: French

Credits: Phyllis Eccleston. Based on a transcription made available by Wikisource (Bibliothèque libre of the Wikimedia Foundation) at https://fr.wikisource.org and on a digital photographic reproduction made available by Gallica (Bibliothèque numérique of the Bibliothèque Nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.

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Produced by Phyllis Eccleston. Based on a transcription

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ALINE ET VALCOUR,

OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.

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TOME IV. ________________________________________

SEPTIÈME PARTIE.

    Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
    Cum dare conantur priùs oras pocula circum
    Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
    Ut puerum aetas improvida ludificetur
    Labrorum tenus; interea perpotet amarum
    Absinthi laticem deceptaque non capiatur,
    Sed potius tali tacta recreata valescat.

Luc. Lib. 4.

[Illustration: Homme vil oublie-tu ches qui tu es?]

ALINE ET VALCOUR,

OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.

Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.

ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.

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À PARIS, Chez la Veuve GIROUARD, Libraire maison Égalité, Galerie de Bois, n°. 196.

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1795.

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ALINE ET VALCOUR,

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LETTRE TRENTE-NEUVIEME,

Déterville à Valcour.

Vertfeuille, ce 24 octobre.

Nous voilà seuls, mon cher Valcour; plus d'illusions, nos deux illustres voyageurs sont partis, nous pouvons maintenant les juger bien à l'aise. Mais comme ces réflexions troubleraient peut-être un peu le plaisir que tu te fais de savoir ce qu'il y a eu de déterminé pour eux, je vais commencer par te l'apprendre: ils partirent hier avec le comte de Beaulé, chez lequel ils logeront à Paris, jusqu'au moment de leur départ pour la Bretagne; la première chose à laquelle on va travailler, est de lever la lettre obtenue par le père de monsieur de Karmeil; c'est de quoi le comte se charge. Les jeunes gens seront ensuite présentés à la cour, que l'on intéressera en leur faveur et par leur personnel et par la singularité de leurs aventures. Le comte imagine qu'ils doivent avoir une sorte de succès, et qu'ils exciteront de l'intérêt et de la curiosité. Tous les arrangemens d'ailleurs, dont je t'ai donné le détail dans ma lettre du dix-sept, seront tenus irrévocablement; on n'instruira de rien le président sur la naissance de Léonore; on continuera d'ignorer ce qu'il avait exigé sur l'enlèvement de l'une de ces sœurs au lieu de l'autre; atrocité qu'il vaut mieux taire que de révéler. Ensuite les jeunes gens escortés d'un excellent conseil, partiront pour Rennes, où tout le plan dont je t'ai fait part, sera exécuté à la lettre. On ne s'en tiendra point là; M. de Beaulé qui s'intéresse infiniment à eux, va déterminer le ministre à écrire en Espagne, pour obtenir au moins tout ce qu'on pourra des lingots confisqués à l'inquisition; et si l'on y réussit de même qu'à la restitution des biens de mademoiselle de Kerneuil, tu vois de quelle fortune immense ils peuvent se flatter de jouir avant un an. En sont-ils dignes? . . . Lui, je le crois, elle, je ne te cache point qu'elle ne m'a pas autant séduit que son époux. Madame de Blamont à qui d'abord elle a beaucoup plue, parce que l'ame de cette femme charmante est faite pour aimer sans réflexion, tout ce qui lui appartient, et tout ce qui a été malheureux; madame de Blamont, dis-je, s'était fait un peu d'illusion sur cette nouvelle fille; mais sans rien perdre de l'envie qu'elle a de lui être utile, elle commence à la voir infiniment mieux maintenant.

Il s'en faut bien, selon moi, que les revers de Léonore ayent servi à lui former l'esprit et le cœur. Il est certain d'abord qu'elle a perdu tous les sentimens religieux qui devaient lui avoir été suggérés dès l'enfance; elle dit les avoir anéantis avant ses aventures; mais je crois que les gens qu'elle a fréquentés dans ses voyages, lui ont bien plus nui que toutes les lectures qu'elle aurait pu faire avant. Elle est sur cela d'une fermeté très-surprenante à son âge, et comme son mari lui laisse la plus grande liberté de conscience, qu'elle allègue d'ailleurs au soutien de ses principes, des raisons malheureusement très-fortes, qu'elle se rejette sur l'impossibilité où elle est de revenir de ce qu'elle a fait, il a été difficile de l'entamer sur cette matière, malgré les égards qu'elle doit à tout ce qui l'entoure ici; malgré le puissant intérêt qu'elle aurait au moins, ce me semble, à feindre; elle s'est opiniâtrement refusée à des exemples généraux de piété; avant-hier, par exemple, c'était un jour de fête; on vint l'avertir pour la messe; elle dit au laquais avec un petit air sec, qu'elle n'y allait jamais, et que madame la présidente en savait au mieux les raisons. Quand on fut revenu, elle s'excusa avec gentillesse, mais cependant toujours de manière à faire croire que ses principes étoient invariables; et malheureusement, je crois qu'ils vont plus loin que l'inobservance du culte de sa nation: elle en absorbe jusqu'à l'objet. Je la suppose athée dans le fond de l'ame, plusieurs de ces raisonnemens me le persuadent; ses réfutations des sentimens de Clémentine; ses aveux à l'inquisition, tout cela ne sont que des choses de circonstances, et qui ne m'en imposent nullement [1], elle ne croit à rien, mon ami, j'en suis sûr. Cependant elle ne s'explique qu'en riant sur ce dernier article; elle dit que les serviteurs de Dieu lui ont donné de si mauvais exemples, qu'ils lui ont fait naître de grands doutes sur la réalité de l'existence de leur maître, si l'on cherche à lui prouver que ce raisonnement est faible, et que les défauts de l'ouvrage ne prouvent rien contre l'existence de l'ouvrier, elle plaisante, elle dit qu'elle croit tant qu'on veut à cette existence, et qu'elle se la persuadera encore bien mieux quand elle sera riche et qu'elle n'aura plus de malheurs à craindre; mais tout cela n'empêche pas qu'on ne la devine et qu'on ne la juge.

Examinons-nous ses vertus, je ne vois pas qu'elle ait même adoptée toutes celles dont les brigands qu'elle a fréquentés, lui ont donné des exemples; et son ame, ou naturellement peu sensible, ou trop ébranlée par l'infortune, (tant il est vrai, quoiqu'on en dise, que l'école du malheur est la plus dangéreuse de toutes,) son ame, dis- je, se refuse à ce qui l'émeut, et n'admet en aucune manière les délices de la bienfaisance. Sans pitié, sa reconnaissance, sa générosité, ses facultés aimantes, excepté celles qui ont son mari pour objet, tous les sentimens qui naissent de l'ame, en un mot, sont chez elle plus maniérés que sentis, et, peut-être en l'analysant davantage, en dégageant son être de ce vernis du monde, qui voile si bien tous les défauts dans une femme d'esprit, peut-être y démêlerait-on beaucoup de cruauté. L'insensibilité n'est pas naturelle dans une telle ame [2]; Léonore ne peut pas être indifférente, il faut qu'elle ait absolument de grandes vertus ou de grands vices, et comme ses vertus sont en elle l'ouvrage de la nature et ses vices, ceux de ses principes, qu'elle n'en adopte jamais aucun sans raisonnemens, si elle a, avant dix-huit ans un stoïcisme assez réfléchi pour éteindre en elle la pitié; peut-être ira-t-elle plus loin à quarante. La sagesse qui n'est soutenue que par l'orgueil, cède à des passions plus fortes que ce sentiment; et quand les principes n'offrent aucun frein, quand ils tendent à les briser tous, quand les travers de l'esprit n'ont aucune digue dans les qualités du cœur, et qu'au contraire la ferme apathie de celui-ci, laisse échapper hardiment l'autre sur tout ce qui l'irrite ou le délecte, une femme peut arriver à des genres de désordres plus dangéreux que ceux des Théodore et des Messalline; car ceux-ci n'allarment que les mœurs, au lieu que les autres conduisent insensiblement aux forfaits [3].

Elle vit l'autre jour madame de Blamont aider selon son usage, des pauvres qui venaient implorer ses secours; elle badina de ce procédé avec un air de dureté qui ne plut à personne. Elle fut même jusqu'à se refuser d'imiter sa mère. Madame de Blamont lui en demanda le motif avec un peu d'humeur: vous avez été malheureuse vous-même, lui dit cette femme tendre et compatissante; comment à de telles épreuves n'avez-vous pas appris à soulager l'infortune? —Elle répondit qu'elle agissait sur cela par principe, comme dans toutes les actions de sa vie; qu'il n'y avait rien de plus dangéreux que les aumônes; qu'elles ne servaient qu'à entretenir la misère et la fainéantise; qu'à multiplier dans l'état, cette vermine épouvantable connue sous le nom de mendians, qui le souillent et le déshonorent. Que si tous les cœurs étaient fermés comme le sien à cette inutile pitié, ces malheureux sûrs de vivre aux dépens des dupes, n'abandonneraient pas leur métier, leur patrie et leurs parens, dont ils font le malheur, en les privant de leurs secours . . . Que tel homme doué de tout ce qu'il faut pour faire un excellent ouvrier, devenait un fainéant par l'habitude d'être secouru sans rien faire, qu'il lui devenait bien plus facile de jouer des maux, que de se mettre en un état de n'en pas souffrir, d'où il résultait, que ce qu'on croyait une bonne œuvre, en devenait dès-lors une très-mauvaise. C'est parce que j'ai été malheureuse moi-même, continua-t-elle, que j'ai vu qu'on pouvait améliorer son sort sans avoir besoin des autres, et les secours que j'ai trouvés quelquefois, tels que ceux de Gaspard et de Bersac, m'eussent-ils été refusés, je n'en aurais eu que plus d'adresse et plus d'activité à contrarier les coups de la fortune, et à les déterminer en ma faveur. Savez-vous, poursuivit-elle, en s'adressant à sa mère, ce que deviendra l'homme à qui vous faites ainsi l'aumône? si jamais vos charités lui manquent il se fera voleur. Accoutumé à l'oisiveté; fait à voir arriver à lui l'argent sans autres peines que celle de le demander honnêtement, il l'exigera le pistolet à la main, quand vous ne céderez plus à ses instances. —Tout cela sont des sophismes de l'esprit, répondit madame de Blamont, ils peuvent être vrais, mais je ne les aime pas dans votre cœur. Que l'homme qui me demande soit pauvre ou non, que l'aumône que je lui donne soit bien ou mal placée, il m'a vivement ému par sa demande, il m'a fait éprouver une jouissance sensible à le secourir, en voilà assez pour que j'y cède. Si ce malheureux est fainéant, apparemment que le travail lui coûte, ainsi je lui fais bien plus de plaisir encore; or le plaisir que je sens à donner, se règle sur celui que je fais en donnant, donc je n'en suis pas moins heureuse. —Que dis-je? donc je le suis davantage, puisque j'ai fait au fainéant, que j'ai secouru, un plaisir plus grand que je ne l'aurais fait au laborieux. Mais supposons un instant avec vous que ce soit un mal d'entretenir la fainéantise, n'en est ce pas un bien plus grand, de ne pas soulager l'infortune? or, j'aime mieux commettre un petit mal, pour en prévenir un énorme, que de commettre un tort énorme pour en avoir craint un petit. —Il n'y a point de tort énorme à ne point soulager l'infortune, madame, reprit Léonore, il n'y a que l'inconvénient de lui laisser toute son énergie à côté des dangers très-réels que je viens de vous observer. Le tort énorme dont vous parlez, n'est qu'à entretenir la fainéantise, puisque l'effet qui en résulte, conduit chaque jour des malheureux à l'échafaud. Il est donc énorme ce tort, il ne saurait être plus grand; mais quel qu'il soit, vous le commetrez, dites-vous, parce que vous y trouvez des délices. Premièrement, on peut nier ces délices ou au moins ne pas les sentir comme vous, mais en les admettant qu'avez-vous fait de bien dans cette action, puisque vous n'avez travaillé que pour vous? l'égoïsme est-il une vertu? et ne devient-il pas un vice très-dangéreux, quand il peut résulter de ses effets la mort presqu'inévitable de l'infortuné qui vient de servir à vous en donner les jouissances? Poursuivons, vous avez cent louis, je le suppose, à jetter aujourd'hui par la fenêtre, un bijou s'offre d'un côté, un malheureux arrive de l'autre; après avoir balancé un instant, vous renoncez à posséder le bijou, et vous soulagez de cet argent l'homme qui vient vous implorer; croyez-vous avoir fait une belle action? vous n'avez fait, sans vous en douter, que céder au mouvement le plus impérieux, plus flatée du plaisir de sortir cet homme de la misère, de mériter sa reconnoissance que de la satisfaction de vous procurer le bijou, vous avez pris ce qui vous contentait davantage, et n'avez travaillé que pour vous: donc aucune grande action dans l'aumône que vous venez de faire . . . une volupté satisfaite et pas l'apparence d'une vertu; mais que deviendra-t-il ce choix, quand après vous avoir prouvé qu'il n'a rien de bon, on vous fera voir tout ce qu'il peut avoir de funeste. En payant le bijou, vous entreteniez l'industrie, vous encouragiez les arts; en préférant l'aumône, vous n'avez fait qu'un fainéant, un ingrat ou un libertin qui, si, comme je viens de vous le dire, ne trouve plus demain de bourse ouverte comme la vôtre, ira le jour d'après, se les faire ouvrir à coups de poignard. Votre refus, votre résistance, tous les mouvemens vraiment vertueux qu'il vous plait de nommer dureté, rendaient à ce malheureux l'énergie que votre aumône lui enlève; repoussé par-tout comme de vous, il allait chercher du travail, et votre prétendu dureté rendait un homme à l'état tandis que votre bienfaisance mal-entendue l'envoye tôt ou tard à l'échafaud; mais que ce ne soit plus ce bijou que nous mettons en parallèle avec l'aumône supposée; allons plus loin; que ce soit le plaisir fade et imbécile de faire des ricochets de cet argent sur l'eau; eh bien! je l'affirme, vous aurez en vous livrant à cet enfantillage, commis sans doute un moindre mal, que d'entretenir la fainéantise, puisque dans l'une et l'autre supposition l'argent est perdu pour vous, qu'il l'est sans inconvénient dans le premier cas, et qu'il ne l'est dans l'autre, qu'en entraînant une foule, quelque soit votre adresse à couvrir cette seconde action des noms pompeux de bienfaisance et d'humanité; comme si l'esprit de ces vertus ne consistait pas bien plutôt à être dur un moment pour sauver les hommes, que compatissant pour les anéantir. —Tout ce que vous voudrez, dit madame de Blamont, mais vous me contestez la sorte de jouissance qu'on éprouve à soulager l'infortune, et je n'aime pas que vous me la disputiez. —Et pourquoi donc, madame, reprit vivement Léonore, toutes nos ames sont-elles faites de la même manière? toutes doivent-elles sentir les mêmes choses? La pitié n'agit sur elle qu'en raison de leur molesse, plus un individu a de vigueur, moins il est susceptible de cette sorte d'ébranlement, d'où il résulterait, comme vous voyez encore en ma faveur, que l'ame la moins ouverte à la pitié serait incontestablement la mieux organisée; mais analysons ce sentiment décoré de nos jours de si superbes noms et ressenti pourtant moins que jamais; la preuve que ce mouvement pusillanime n'agit sur nous que physiquement, que le choc moral qu'il imprime est absolument subordonné à celui des sens, est que, nous plaindrons beaucoup davantage le mal qui se fait sous nos yeux, que celui qui arrive à cent lieues de nous; et que si vous voyez, monsieur, par exemple, dit-elle en me montrant, se couper le doigt d'un canif, que vous vissiez son sang couler, vous seriez beaucoup plus émue de cet accident, seulement parce que vous en êtes témoin, que vous ne le seriez à la nouvelle que monsieur vient de se casser la jambe à deux cents lieues d'ici. Ce dernier malheur n'agissant que d'une manière éloignée sur votre ame la toucherait insensiblement moins que celui du doigt coupé sous vos regards, quoique l'un de ces maux, . . . celui que vous auriez plaint davantage, ne fût rien, et que l'autre, . . . celui qui vous aurait le moins touché fût bien plus important sans doute. Voilà donc la pitié, une faiblesse, et nullement une vertu, puisqu'elle n'agit sur nous, qu'en raison de l'impression reçue, de la vibration établie sur les fibres de notre ame par le plus ou le moins d'éloignement du malheur arrivé; . . . et pourquoi ne voulez-vous pas qu'on se défende d'une faiblesse qui n'est jamais bonne qu'aux autres, et qui ne nous apporte que du chagrin? —Cette insensibilité est affreuse, dit madame de Blamont. —Oui dans une ame commune, reprit Léonore, mais non pas celles d'une certaine trempe; il est des ames qui ne paraissent dures qu'à force d'être susceptibles d'émotion, et celles-là vont quelquefois bien loin: ce qu'on prend en elles pour de l'insouciance ou de la cruauté, n'est qu'une manière à elles seules connue, de sentir plus vivement que les autres; il y a des sensations qui ne sont pas SUES de tout le monde; or les rafinemens ne viennent que de délicatesse; il est donc possible d'en avoir beaucoup, quoiqu'on soit remué par des choses qui semblent l'exclure [4]; que dis-je? ce genre de choses peut devenir ce qui irrite le plus dans des ames parvenues à ce dernier excès de finesse, ensorte qu'il y aurait alors un désordre prononcé, une contrariété surprenante entre la sensation de l'ame simplement organisée, et celle que je veux peindre; qu'il résulterait peut-être de ce désordre que, ce qui affecterait vivement l'une dans un sens, affecterait l'autre en un sens tout contraire; cette différence marquée dans l'organisation, est l'excuse des systèmes, comme elle est celle des mœurs; la cause des vices, comme le motif des vertus. Une fois admise, il est aussi simple que je sois entièrement insensible à ce qui vous émeut, qu'extraordinairement chatouillée de ce qui vous blesse. Nous n'en sommes pas moins sensibles l'une et l'autre, les chocs violens ébranlent également nos ames, mais ceux qui arrivent à la mienne ne sont pas de l'espèce qui convient à la vôtre. Combien de fois d'ailleurs, ne recevons-nous nos impressions que de l'habitude des préjugés? Comment alors les sensations d'une ame accoutumée à vaincre le préjugé et à secouer les chaines de l'habitude, seront-elles semblables à celles d'une ame livrée à l'empire de ses causes. Il ne s'agirait dans ce cas que d'avoir de la philosophie pour recevoir des impressions très-singulières, et par conséquent, pour étendre étonnamment la sphère de ses jouissances. On ne saurait croire ce qu'on trouverait peut-être au delà des débris de tous ces freins vulgaires; tant que nous soumettons la nature à nos petites vues, tant que nous l'enchaînons à nos vils préjugés, les confondant toujours avec sa voix, nous n'apprendrons jamais à la connaître; qui sait s'il ne faut pas la dépasser beaucoup pour entendre ce qu'elle veut nous dire. Comprendrez-vous les sons de l'être qui vous parle, si vos mains étouffent son organe? étudions la nature; suivons-la jusques dans ses bornes les plus éloignées de nous, travaillons même à les reculer, mais ne lui en prescrivons jamais. Que rien ne la voile à nos regards, que rien ne gêne ses impressions, de quelque sorte qu'elles puissent être, nous devons les respecter toutes; ce n'est pas à nous qu'il appartient de les analiser; nous ne sommes faits que pour les suivre; sachons quelquefois la traiter en coquette, cette nature inintelligible; osons enfin lui faire outrage pour mieux savoir l'art d'en jouir. —Infortunée, dit madame de Blamont, en se jettant dans les bras de Léonore, cesse d'adopter les erreurs de ceux qui t'ont rendue malheureuse; ils étaient imbus de ces systêmes, ceux qui t'ont précipité dans l'abyme en te refusant l'époux que tu chérissais, ces maximes étaient celles des scélérats qui voulurent te vendre au prix de ton honneur, les faibles secours que tu désirais à Lisbonne, elles remplissaient le cœur de ceux qui t'ont traîné dans les cachots de Madrid; si tu déteste ces monstres, si tu as raison de les haïr, pourquoi veux-tu leur ressembler? Oh Léonore! préfère la morale de ceux qui t'aiment, abjure des principes dont les fruits stériles et amers ne nous donnent que d'affreuses jouissances . . . Peut-être un instant soutenues par le délire . . . bientôt troublées par le remords . . . Eh! quel asyle trouverais-tu sur la terre, si toutes les ames étaient comme celle que tu peins? ton triste aveuglement sur nos dogmes religieux n'est que la suite de cette perversité qui s'établit insensiblement dans ton cœur; que le sentiment fasse en toi, ce que n'ose espérer la persuasion. Vois ta malheureuse mère en pleurs, te conjurer d'aimer le bien, parce que ton bonheur en dépend, te supplier de la laisser jouir de l'espérance de voir prolonger ce bonheur, même au-delà du terme de la vie. Lui ravirais-tu cette consolation! accablée de ses maux, à la veille peut-être, d'en déposer le poids au fond de son cercueil, veux-tu lui laisser imaginer que la sensibilité ne sera devenue son partage que pour le désespoir de sa triste existence? qu'une fois dégagée de ses liens, ce sentiment ne lui sera plus permis, ah! ne m'offre pas un si douloureux avenir; laisse-moi me consoler de mes peines par la certitude de les voir finir auprès de ce Dieu que j'adore. «Être divin et consolateur, entrouvre cette ame qui se refuse à ta sublimité; ne la punis pas d'un endurcissement qui n'est dû qu'à son infortune». Puis la pressant contre son sein, viens ma fille, viens saisir l'idée de cet être suprême dans la tendresse d'une mère qui t'adore; vois dans son ame épanouie par ta présence, l'image de ce Dieu qui t'appelle; que ce soit par des sentimens d'amour que ses traits se réalisent à tes yeux, et puisque nous ne sommes pas destinées à vivre ensemble, n'éteins pas du moins l'espoir flatteur de me réunir un jour à toi, au pied du trône de sa gloire.

Tout existait dans ce discours; et l'éloquence qui entraîne, et la sensibilité qui séduit, et néanmoins il n'a rien fait. Léonore a froidement embrassé sa mère; elle lui a dit plus sèchement encore, qu'elle se ferait toujours un devoir d'adopter ses vertus, et que si elle regrettait de n'être pas destinée à vivre avec elle, c'est parce qu'elle voyait bien que sa conversion ne pouvait être l'ouvrage que d'une mère si aimable . . . Et madame de Blamont, qui a vu que les étincelles ardentes de son cœur n'avaient rien allumé dans celui de sa fille, a saisi le bras d'Aline en pleurant, et toutes deux se sont éloignées.

Oh, mon ami! quelle distance de l'une de ces filles à l'autre! où trouver dans Léonore l'apparence même de ces vertus qui naissent à tout instant du cœur de ton Aline? Il est assurément impossible d'être sœurs et de se ressembler moins. Tu trouveras, peut-être, que les notions que je te donne ici du caractère de cette Léonore, ne s'accordent pas tout-à-fait à ses discours avec la compagne dont elle s'attachait à réfuter les travers. Il ne s'agissait, répond-elle, quand on lui fait cette objection, que d'établir avec cette imprudente amie, des principes relatifs à la continence. Tels étaient presque toujours les sujets de nos discussions; or je ne varie point sur ces principes, mais ils n'exigent pas les autres: ils n'engagent pas à se soumettre à des erreurs. On peut être, en un mot, sage par caractère, par esprit, par tempérament, sans se trouver contrainte à adopter pour cela mille systêmes absurdes qui ne tiennent en rien à cette vertu.

On l'a menée voir Sophie; Aline était avec elle, on lui a raconté l'histoire de cette créature infortunée et si digne d'un meilleur sort; elle a flegmatiquement écouté les événemens de la vie de cette fille, qui s'enchaînent si singulièrement avec son tort, et qui, par cela seul, devaient l'intéresser; mais elle ne lui a parlé tout le temps qu'elles ont été ensemble, qu'avec le ton de la hauteur et de la supériorité. La fortune immense qui l'attend, pouvait la mettre à même d'offrir des secours; elle en eût dû disputer l'honneur à madame de Blamont: . . . elle n'en a pas même conçu l'idée; Sainville a réparé ce dur oubli; son ame infiniment plus sensible, ou sensible d'une tout autre manière, laisse rarement perdre l'occasion d'une bonne œuvre. Peut-être a-t-il la même façon de penser que sa femme sur beaucoup d'objets, mais il n'a sûrement pas son cœur; madame de Blamont a refusé les offres de Sainville; elle a dit que Sophie était toujours sa chère fille, qu'elle ne voulait jamais l'abandonner; et cette malheureuse, toujours intéressante, a dit à ton Aline, en lui pressant les mains avec des flots de larmes, —Oh mademoiselle! c'est donc là votre sœur? . . . Elle est plus heureuse que moi, puisse-t-elle sentir sa félicité!

Quoiqu'il en soit, malgré le peu de contentement que madame de Blamont a retiré de cette découverte, elle est décidée à ne rien refuser à Léonore de tout ce qui pourra l'aider à rentrer dans les biens de madame de Kerneuil; elle la servira, sans doute, elle et ses amis, de tout son pouvoir. Quoiqu'elle y éprouve toujours une sorte de répugnance, née de ce qu'elle croit d'illégitime à ce procédé. Pour Aline, malgré qu'elle sente l'extrême éloignement du caractère de Léonore au sien, elle ne l'en aime cependant pas avec moins de tendresse. Une ame honnête ne trouve jamais dans les défauts de ce qu'elle doit chérir, des raisons d'éteindre ses sentimens; elle pleure en silence et ne se refroidit point.

J'imagine que quand tu recevras cette lettre, tu auras déjà vu celle qui en fait l'objet, et que tu l'auras jugé vraisemblablement comme nous. Adieu, mon cher Valcour, tu as dû être content de moi cet été; il était, je crois, impossible d'entretenir une correspondance plus suivie et plus détaillée; n'en attends plus rien, nous partons pour Paris, et ce ne sera bientôt plus que de vive voix que nous nous entretiendrons ensemble.

[Footnote 1. Le lecteur doit se souvenir que dans ces deux occasions citées, Léonore affiche le déisme.]

[Footnote 2. Il y a, dit Marmontel, un excès dans la sensibilité qui avoisine l'insensibilité, ne serait-ce pas là l'histoire du caractère de Léonore: une foule de délits naissent de ces excès, et ne sont que les résultats très-singuliers de ce dernier période de la sensibilité, les procédés les plus simples et les plus doux les réprimeraient, au lieu de cela on les punit, et ils se propagent. Ô massacreurs, enfermeurs, imbéciles, enfin de tous les règnes et de tous les gouvernemens, quand préférerez-vous la science de connaître l'homme à celle de le clôturer ou de le faire mourir!]

[Footnote 3. Et à des forfaits d'autant plus dangéreux qu'on les divulgue et qu'on les punit, et qu'il vaudrait cent fois mieux les étouffer que de les faire connaître; la publicité des procès de Lavoisin et de Labrinvilliers ont fait commettre cent crimes de la même espèce; il faudrait pour l'intérêt des mœurs qu'il y eut certains crimes que l'on n'osât même jamais soupçonner.]

[Footnote 4. Voyez la note de la page 7.]

LETTRE XL.

Valcour à madame de Blamont.

Paris, ce 30 Novembre.

Apres avoir reçu tant de nouvelles intéressantes de votre terre, madame, c'est à moi à vous en donner de Paris. Je me rendis hier chez monsieur de Beaulé, où j'eus l'honneur de saluer monsieur et madame la comtesse de Kerneuil. Tous deux m'ont invité de me trouver demain avant le jour, aux formalités religieuses de leur mariage, dont les cérémonies négligées se feront à saint Roch, avec la présence et l'approbation de monsieur de Karmeil, père du jeune homme: et comme le secret a été généralement approuvé, vous n'entrerez pour rien dans tout cela; on ne vous demande votre aveu que tacitement. La levée de la lettre-de-cachet a été l'affaire de vingt-quatre heures. Monsieur le comte de Karmeil s'est rendu avec la plus grande facilité aux opinions et aux conseils de M. de Beaulé; ils ont été trouver le ministre ensemble, et l'expédition s'est faite sur-le-champ. Sainville, vous me permettrez de lui conserver ce nom, a été enchanté d'embrasser, et de retrouver un père qu'il a toujours chéri au fond de son cœur; et celui-ci n'a pas reçu, sans larmes, les sincères effusions de la tendresse de son fils. Il avait pourtant encore les cent mille ecus dans la mémoire; mais monsieur de Beaulé l'a convaincu que les lingots d'Espagne devaient lui faire oublier cette fredaine; et de concert avec le ministre, on a sur-le-champ écrit pour essayer de les ravoir.

Les biens de mademoiselle de Kerneuil sont très-divisés; il y a un grand nombre de collatéraux, et quoique la présence de cette jeune personne dût tout arranger, nous craignons quelques procès.

Bonneval est, d'après votre conseil, l'avocat que nous leur donnons; il les accompagnera en Bretagne, où monsieur de Karmeil allait repasser, quand son fils est arrivé à Paris: il ne s'en retournera plus qu'avec les jeunes époux. Ses anciens procès sont terminés, ce qui détruit plus sûrement que tout encore, les obstacles qu'il apportait au choix de son fils. On ne veut pas absolument que vous fassiez aucuns frais, madame; monsieur de Karmeil fait les avances de tout, et s'arrangera ensuite avec Sainville. La fortune de ces jeunes gens peut être considérable: le ministre a répondu de faire, au moins, rentrer deux millions sur les lingots; voilà cent mille livres de rente; la succession de madame de Kerneuil nous en donne cinquante, celle de monsieur de Karmeil autant, voilà donc au moins deux cent mille livres de rente, et beaucoup plus si tous les lingots reviennent en entiers. Léonore ne nous vit pas faire ce compte l'autre jour devant elle, sans un certain frémissement de joie qui me prouva qu'elle aimait l'argent.

Elle n'a encore parue qu'à l'opéra, où ses aventures racontées de bouche en bouche, ont fait voler tous les yeux sur elle. On l'a trouvée très-jolie; elle a bien vu qu'on le pensait, et elle n'a pas semblé y être insensible: il est certain qu'elle a une figure vive et animée, des graces, une taille délicieuse, et beaucoup d'esprit. Peut-être un peu de prétentions . . . Je crois même de la minauderie, et beaucoup de sophismes dans le raisonnement . . . Mais, pardon, madame, quand je parle de ce qui vous appartient, mon esprit trouva- t-il même des défauts; . . . ma main qui suit mon cœur, ne doit peindre que des qualités.

Ainsi que j'ai été son chevalier à l'opéra, monsieur de Beaulé veut que je le sois de même aux autres spectacles. Elle a désiré le père de famille aux Français, et Lucile aux Italiens; elle en jouira. J'aime le motif qui lui a fait désirer le père de famille; elle chérit tout ce qui lui rappelle l'instant heureux où elle a retrouvé ce qu'elle adore. Voilà pourtant de la sensibilité.

Mais je ne finirais pas, madame, si je voulais détailler toutes les vertus que j'ai trouvées dans monsieur de Sainville; le comte de Beaulé veut que je sois son ami, en vérité l'effort ne sera pas grand: . . . douceur, aménité, graces, talens, esprit, . . . il a tout ce qu'il faut pour être l'ami de tous les hommes, et l'amant de toutes les femmes.

Ah madame! il n'y a plus que moi de malheureux, il n'y a plus que moi qui, continuellement entre la crainte et l'espoir, voit flétrir ses plus beaux jours dans les larmes et dans la douleur! Vous témoignerai-je au moins bientôt mon respect? et me trouvant dans la même ville que vous, me sera-t-il permis de me jeter à vos pieds? Je remets à vous seule les intérêts de mon bonheur, qui sait mieux que vous si mes souffrances méritent quelques dédommagemens? Mais est-ce à moi de me plaindre, quand il me reste vos bontés et le cœur d'Aline? Consolé par de tels dons, je ne devrais plus croire aux malheurs, si le plus grand de tous n'était pas de connaître le prix de ces bienfaits, et de n'en pas jouir.

Adieu, madame, envoyez-moi vos ordres, j'en ferai part, malgré le tourbillon où l'on va se perdre quelques instans, et j'ose vous assurer qu'on se fera toujours un devoir bien doux de suivre vos intentions.

LETTRE XLI.

Madame de Blamont à Valcour.

Vertfeuille, ce 5 Décembre.

Si je ne savais pas que Déterville vous a tout appris, j'attendrais à vous voir, pour épancher mon cœur dans le vôtre . . . Que dites-vous d'abord de cette ruse infâme qui a pensé nous enlever Aline? . . . Le traître, comme il m'abusait! . . . comme il me joue sans cesse! Oh! mon ami, combien nous devons nous observer plus que jamais! . . . Cessons de penser à ces horreurs . . . Il faut que je voie maintenant les choses de près. J'en raisonnerai mieux ensuite avec vous.

Eh bien! cette nouvelle fille . . . elle vous a donc plu? ô mon cher Valcour! elle ne m'a pas rendue aussi heureuse que je l'aurais imaginé. Beaucoup plus d'esprit que de sentiment, beaucoup plus de vanité que de sagesse, un amour excessif pour son mari, j'en conviens, des choses au-delà de la force humaine pour se conserver pure à lui . . . Mais pourquoi faut-il que tout cela soit l'ouvrage de l'orgueil? Pourquoi n'ai-je rien trouvé quand j'ai voulu sonder ce cœur? et pourquoi me faut-il désespérer même de voir jamais naître en elle les qualités que je n'y ai pas trouvées. Ô mon ami! celle qui érige l'insensibilité en systême, l'athéisme en principe, l'indifférence en raisonnement, . . . pourra peut-être ne se livrer à aucun écart, mais il n'en jaillira jamais une vertu . . . et si la raison de cette cruelle fille cède à l'exemple, . . . au feu des passions . . . , quel précipice alors est ouvert sous ses pas! comme on est près de faire le mal, quand on ne sent aucun charme à faire le bien! Les égaremens de l'esprit sont bien moins dangereux que ceux du cœur, l'âge qui calme les uns, agravent presque toujours les autres.

Des que les revers n'ont pu former l'ame de cette jeune personne. Il est à craindre qu'ils ne la rendent méchante; et ces richesses dont elle va jouir, finiront par achever de la corrompre . . . Mais parlons de vous, mon ami . . . Enfin je me rapproche . . . Voici ma dernière lettre de Vertfeuille. En quel état vais-je trouver tout ce qui nous intéresse? . . . Quel parti vais-je prendre vis-à-vis de mon mari? Après cette nouvelle horreur, . . . s'il manœuvre sourdement encore, . . . comment le deviner? comment l'entraver ou le rompre? Quoi qu'il en soit, je vous verrai . . . ici ou là; il faut que je vous embrasse. Dites à Léonore que je serai sans faute à Paris le 10, je veux la voir encore avant qu'elle ne parte; je les recevrai comme des gens qui ont passé par hazard à ma terre, en revenant de leurs aventures. L'histoire de leur arrêt chez moi, a trop fait de bruit pour que je puisse m'empêcher d'en convenir, la seule chose à cacher, est qu'elle est ma fille, et je vous réponds qu'on ne le verra point à son cœur . . . Nous en avons bien pleuré, votre Aline et moi; tout ce qui n'est pas tendre et délicat comme elle, lui paraît si gigantesque . . . Cependant elle aime Léonore, cet héroïsme de fidélité conjugale est un mérite qui l'enchante: elle dit qu'avec cette vertu-là, on peut acquérir toutes les autres . . . Et vous êtes bien aise qu'elle ait dit cela, n'est-ce pas, Valcour? voilà pourquoi je vous le répète . . . Ah! comme je l'adore, et comme elle me dédommage! Tantôt mon cœur se livre à l'orgueil, quand je considère celle-ci: . . . tantôt il s'humilie quand je vois tous les défauts de celle-là . . . Ah! c'est une permission du ciel! je me serais crue trop fière, si j'avais eu deux enfants comme Aline! Il a voulu diminuer mon triomphe de l'une, mais il a redoublé mon amour pour l'autre . . . elle sera pour vous, celle que j'aime, c'est le plus beau présent que je puisse faire à mon ami, c'est le plus doux lien qui puisse m'enchaîner à lui: adieu, méritez-là, aimez-nous et ne m'écrivez plus à la campagne.

LETTRE XLII.

Aline à Valcour.

Ce 15 Décembre.

Enfin me voilà près de vous . . . mais sans qu'il me soit permis de vous voir; c'est néanmoins une consolation, je l'éprouve; quoique l'amour réunisse les ames, quel que soit leur éloignement, et que toutes les distances dussent d'après cela être égales: il est pourtant bien doux de respirer le même air que l'objet qu'on adore. Je vois avec douleur, mon ami, que nous allons encore en être réduits là, peut-être tout l'hiver; je vous afflige en vous l'annonçant; mais imaginez-vous que je sois plus tranquille; croyez-vous que ce cruel chagrin ne soit pas le mien comme le vôtre? Ah! que mes sentimens seraient mal connus de vous si vous alliez le supposer!

Quand j'ai revu cette maison où vous veniez si librement autrefois . . . Quand je me suis rappelé les charmes de vos anciennes visites, je ressentais encore cette émotion délicieuse qui m'agitait en vous attendant . . . J'éprouvais ce trouble divin du choc des rayons de nos yeux . . . J'errais de fauteuils en fauteuils; j'aimais à reconnaître ceux qui nous avaient servi . . . Placée dans l'un, vous supposant dans l'autre, je vous adressais quelquefois la parole, comme si vous aviez pu m'entendre, et trompée par de si douces illusions, je me croyais encore un instant heureuse; mais venons à quelques détails, vous en exigez, il est juste que je vous en donne.

Le président, prévenu, attendait ma mère; il l'a reçue à merveille; il y a mis jusqu'à de l'intérêt et des caresses . . . Vis-à-vis de moi d'abord un peu d'embarras, mais il s'est remis bientôt, et m'a donné les noms les plus tendres, en m'assurant qu'il ne me voyait jamais assez; Sainville et Léonore ont été le sujet de nos premiers discours, comme ils font aujourd'hui celui de toutes les conversations de Paris. Mais il ne s'est pas avisé de dire un mot de la fourberie qu'il avait voulu faire, il s'est bien gardé de convenir que, par une atrocité sans exemple, il avait eu dessein de s'emparer d'un seul coup, de Léonore et de moi, et ma mère qui a bien vu qu'il nierait, . . . qu'il battrait la campagne si on lui en parlait, s'est résolue à ne lui en pas ouvrir la bouche. Il nous a fait tout plein d'éloges de Léonore; elle lui plaît beaucoup, ce me semble . . . Quand je songe que sans la fraude de la nourrice, du Pré-Saint- Gervais, ce serait pourtant celle-là qu'il aurait prostitué à Dolbourg. Juste ciel! comment la fierté de Léonore se serait-elle arrangée d'un tel traitement!

Ô Valcour! . . . il existe quelque chose de plus singulier que tout cela. —Le croirez-vous? . . . Cette première nuit . . . eh bien! il l'a passée presqu'entière auprès de sa femme . . . C'est un renouvellement de tendresse, . . . ou de fausseté, bien étonnant et bien inconcevable; ma mère en était le lendemain toute embarrassée vis-à-vis de moi; elle mourait d'envie de me l'annoncer et d'en rire: elle ne savait comment s'y prendre . . . Il y avait plus de cinq ans . . . elle a voulu s'y soustraire; . . . ces scènes-là ont si peu d'attraits pour elle; un homme qui n'a jamais été que tyran et libertin, doit être époux avec si peu de délicatesse . . . Il a pourtant fallu se soumettre . . . . . . se soumettre, n'est-ce pas, mon ami, c'est le mot; vous auriez effacé celui de partager, si je m'étais avisée de m'en servir. Ma mère a profité de ces instans pour lui reprocher ses débauches, pour l'engager à une conduite plus convenable à sa santé et à sa réputation. Elle lui a rappelé l'histoire d'Augustine; elle lui a fait sentir qu'il était affreux à lui de n'avoir, pour ainsi dire, paru à Vertfeuille que pour séduire une de ses femmes. —En vérité, a dit le président, j'en ai d'autant plus de regrets, que c'est une fille vraiment estimable; il l'avait, prétend-il, trompée pour la déterminer à quitter Vertfeuille: il lui avait promis une fortune brillante, sans qu'elle eût de risques à courir. Mais dès qu'elle avait vu dequoi il s'agissait, elle avoit fait une défense de romaine. Et son Dolbourg, ainsi que lui, tous deux édifiés des procédés de cette fille, l'avaient fait mettre, dans un couvent jusqu'au retour de ma mère, qu'ils devaient instamment prier de la reprendre; il n'y a eu effectivement sorte d'instance qu'il n'ait fait à sa femme à ce sujet, et elle . . . Toujours bonne, . . . toujours crédule, émerveillée d'une aussi belle action, non-seulement a consenti, . . . mais même a vivement désiré qu'on lui rendît cette fille.

Si réellement Augustine s'est conduite de la sorte, elle mérite des bontés et de l'indulgence, et ma mère doit assurément lui r'ouvrir sa maison . . . Mais je ne sais pourquoi je mets l'air du doute à cette dernière idée . . . Quelle apparence que mon père voulût faire rentrer cette fille, si réellement elle se fût rendue à lui . . . Il aimerait mieux la garder dehors, . . . Serait-ce pour plus de facilité? . . . Enfin nous verrons ce qu'elle dira, . . . il faudra qu'elle soit bien fine, si nous ne la démêlons pas.

Le lendemain le président n'a pas manqué de nous amener Dolbourg; il n'a pas caché à ma mère, qu'il tenait toujours plus que jamais à ses anciens desseins, et qu'il serait même fort aise qu'il y eût sur tout cela quelque chose de fait avant l'été. Mais ses propositions n'ont plus au moins l'air de la menace: —il désire et n'ordonne pas. En vérité, Valcour, je crois du changement dans sa conduite; je ne sais ce qui l'occasionne, mais il existe, il est impossible de s'y méprendre; quelques rayons d'espoir semblent naître pour nous de cette variation . . . Ah, devons-nous nous y livrer? Il est si doux d'appercevoir l'aurore du bonheur! . . . Ce vilain homme, cet épais Dolbourg s'est approché mystérieusement de moi, il m'a demandé si je m'étais bien amusée à la campagne; il m'a trouvée engraissée, . . . ce qui est faux . . . Il a voulu me baiser la main, et n'en a jamais pu venir à bout.

Mais malgré cette apparence de bons procédés, il faut être sur nos gardes, mon ami, ma mère vous le recommande; il faut éviter sur-tout, avec le plus grand soin, de paraître au logis. Ma mère, vous verra chez le comte de Beaulé, qui, comme vous savez, donne deux ou trois dîners par semaine, mais je n'y serai jamais, c'est convenu; voici donc comme nous ferons pour nous voir à la dérobée, et pour nous remettre nos lettres. Vous vous trouverez sans faute, tous les dimanches aux capucines, à la messe de midi; je me placerai toujours à droite, où vous m'aperceviez quelquefois l'an passé . . . Là, . . . quelque mal que cela soit, mon ami, quelqu'éloignement que j'éprouve à me permettre cette petite indécence, nous déroberons quelques minutes à ce que nous devons à l'être suprême . . . Nous nous dirons quelques mots, . . . nous nous remettrons nos lettres, et nous n'en sortirons jamais sans nous jurer de nous aimer, et sans demander pardon à Dieu d'oser nous le dire là . . . Mais ce Dieu bon voit le fond de nos cœurs . . . Il voit que si nous désirons d'être réunis, c'est pour l'aimer, le servir, le glorifier de concert . . . Savez- vous, mon ami, que de rendre ensemble des graces à l'éternel, est une des choses que je mets au rang de nos plus délicates occupations; il me semble que le culte émané de deux cœurs enflammés d'amour, doit nécessairement devenir et plus tendre et plus pur. Ce n'est point par des ames indifferentes que le plus saint des êtres veut être servi; un amour honnête et légitime, ne doit rendre les cœurs que plus dignes de lui être offerts.

Mais à propos, si j'étais jalouse, de quel œil verrais-je toutes ces parties de spectacles avec ma sœur? Vous savez, sans doute, qu'ils sont tous partis pour la Bretagne; ma mère leur a donné à souper deux fois avant leur départ; à chaque fois Dolbourg et mon père s'y sont trouvés, et je faisais de singulières réflexions pendant ce tems. La première fois que Léonore a vu monsieur de Blamont, elle s'est approchée de moi, et m'a dit avec son ton leste, voilà donc le président mon père? Oui, lui ai-je dit. —Eh bien! a-t-elle continué, voilà encore la nature en défaut chez moi, car elle ne me dit pas la moindre chose pour cet homme-là. Mais comme elle ne lui parle guères plus pour sa mère, cette petite indifférence ne m'a point surprise dans elle. En général, Léonore, orgueilleuse et fière, ne serait pas, je crois, très-flattée de l'obligation de renoncer à être fille d'une comtesse, pour la devenir d'une présidente; et je crois qu'elle aurait tout autant aimé se retrouver, en revenant en France, Elisabeth de Kerneuil, que Claire de Blamont . . . Cette chère sœur; . . . je l'aime, mais en vérité elle a bien des défauts, et malheureusement ils sont tous dans le cœur; elle dément d'une manière bien authentique, ce qu'elle a osé dire: . . . que les plus grandes vertus se trouvaient toujours alliées à l'impiété, si ces vertus se manifestent en elle sur de certains objets, il en est d'autres où l'éclat qu'elles jettent est obscurci par de bien grands travers.

Quoique privée de voir mon ami, chez ma mère, je n'en suis pas moins enchantée d'être revenue . . . Mais, je ne sais, cette joie est sombre; elle a un certain caractère de tristesse qui m'alarme; une voix tumultueuse et intérieure semble me dire, que je fais comme les matelots qui se réjouissent pendant que l'orage se forme au-dessus de leur tête . . . Adieu, soutenons nos revers s'ils s'en présentent; réunissons nos forces, et pour souffrir et pour nous aimer.

LETTRE XLIII.

La même au même [1].

Paris, ce 17 Décembre.

Votre résignation, toujours entière, me plaît, me touche et m'intéresse: . . . c'est ainsi que l'on aime Valcour. Des amans moins délicats et moins accoutumés que nous aux sacrifices, auront de la peine à se le persuader, mais que nous importe l'opinion des gens froids, pourvu que nos ames, plus ardentes et plus élevées que la leur, sachent jouir de ce qu'ils n'entendent pas. C'est une des choses qui pourtant m'impatientent le plus que de voir combien il y a peu d'êtres dans le monde, qui, si j'ose me servir de l'expression, parlent la même langue que nous, et pourquoi donc la nature, dès qu'elle nous destinait à vivre ensemble, ne nous a-t-elle pas donné à tous, à-peu-près la même ame? Pourquoi n'avons-nous pas tous la même manière de sentir? Dans les mouvemens d'humeur que certaines gens m'inspirent, je ne sais si je n'aimerais pas autant ceux qui, comme ma chère sœur, vont beaucoup au-delà des bornes, par trop de délicatesse dans les organes, que ceux qui n'éprouvent rien. Les premiers réparent au moins, par un esprit piquant et extraordinaire, toutes les inconséquences de leur cœur, au-lieu que les autres n'ont rien qui puisse dédommager de leur lourde apathie. Ce sont des espèces d'automates qui, ce me semble, font sur nous ce même effet, que ces temps assommans de certains jours d'été, où toutes nos facultés engourdies par le volume d'air qui les absorbe, ne se désignent même plus dans l'organisation . . . Ma comparaison n'est- elle pas juste? Un sot ne vous a-t-il jamais fait éprouver une douleur physique? N'avez-vous pas senti à son approche, ou à ses discours, une commotion pareille à celle dont je vous parle?

Oh, mon ami! je vous aurai vu quand vous lirez celle-ci; la main qui vous la rendra, aura senti le plaisir de serrer la vôtre; nos yeux se seront parlés, nos ames se seront entendues. Puisse ne pas être interrompue cette innocente façon de nous entretenir cet hiver.

Le président est toujours le même; ma mère ne sait à quoi attribuer cet extraordinaire empressement; il y passe une partie des nuits, et je vous réponds que sa chère femme n'en est pas plus contente; elle aimerait bien mieux la plus profonde indifférence, que ces émotions presque toujours désordonnées, fruit du dérèglement de la tête, bien plus que des sentimens du cœur, et qui la replaçant toujours dans une sorte d'infériorité et d'humiliation, ne lui laisse plus que le triste rôle de la colombe, sous la serre aigue du vautour. Mais elle a besoin d'art et de politique, si elle pouvait l'enchaîner et le vaincre à force de complaisance, pour le bonheur de sa chère Aline, il n'y aurait rien, dit-elle, qu'elle n'entreprît avec délices.

Augustine est réconciliée, elle s'est jettée aux pieds de la présidente: elle lui a demandé pardon de son inconduite; elle l'a supplié de n'y plus penser; et vous jugez si l'ame tendre et douce de ma mère a pu résister à cette scène? elle a embrassé cette fille avec tendresse, elle l'a relevée, et lui a rendu toute sa confiance et sa protection . . . Le président était presque attendri il est d'ailleurs d'une retenue singulière vis-à-vis de cette fille; il ne paraît assurément pas qu'il ait jamais pu se rien passer entr'eux.

Mais pour Sophie, ma mère est très-embarrassée: elle ne sait absolument sur quel ton en parler au président: la dernière fois qu'il a été question d'elle entr'eux à Vertfeuille, vous savez que mon père soutint qu'elle n'était pas sa fille; dans ce temps-là ma mère était loin d'imaginer, que sans le vouloir, il dit aussi-bien la vérité. Maintenant qu'elle est sûre que cette Sophie ne lui appartient point, ne vaut-il pas autant ne rien dire, et laisser soupçonner qu'elle a cru ce que son mari lui disait. L'intérêt qu'elle prend d'ailleurs à cette infortunée, ne peut plus être le même que quand elle la croyait à elle, et elle a celui de deux véritables enfans à ménager, qu'elle ne sacrifiera pas, dit-elle, à celui d'un être qui ne lui tient plus que par les sentimens de la pitié: elle aime donc mieux ne rien dire, et laisser sur le tout son mari dans l'erreur: elle lui cachera toujours le sort de cette fille: elle en prendra le même soin; n'aura-t-elle pas rempli tous ses devoirs?

[Footnote 1. Il y avait une réponse de Valcour à la lettre précédente, mais que nous avons supprimée, par l'envie de ne rien offrir au public qui ne fasse qu'allonger le fil sans le démêler, et qu'à retarder le dénouement, sans y ajouter plus d'intérêt. (Note de l'éditeur).]

LETTRE XLIV.

Le président de Blamont à Dolbourg.

Paris, ce 10 janvier 1779 [1].

Sophie est à nous, . . . l'affaire s'est faite le plus lestement possible; l'abesse a eu beau réclamer madame de Blamont, il y avait une lettre de cachet, il a fallu céder . . . C'est pourtant, lorsque j'y réfléchis, une chose bien commode que ces ordres-là; que de passions différentes ils servent! l'amour, la haine, la vengeance, l'ambition, la cruauté, la jalousie, l'avarice, la tyrannie, l'adultère, le libertinage, l'inceste . . . On flatte tout avec ces lettres charmantes; avec elles on se débarrasse d'un mari qui gêne, d'un rival qu'on redoute, d'une maîtresse dont on ne veut plus, d'un parent incommode . . . Oh! je ne finirai pas si je te détaillais tous les différens services qu'on retire de cette charmante institution. Je suis encore à comprendre comment il est possible que mes confrères s'en plaignent. Je suis confondu qu'ils osent dire qu'elle est contre les loix de l'état, comme si l'état devait avoir rien de plus sacré que le bonheur de ses chefs, et comme s'il pouvait exister rien de plus doux pour eux, que cette manière aziatique d'envoyer le cordon. Je sais bien que ceux qui blâment ce délicieux usage; ceux qui le traitent d'abus tyranniques, prétendent, pour étayer leur opinion, que la puissance du souverain s'affaiblit en se divisant, se resserre en croyant s'étendre par le despotisme, et se dégrade en protégeant des crimes . . . Que cette arme dangéreuse pour une fois ou deux par siècle qu'elle frappe à propos, cinq cent fois dans le même siècle, ébranle le tronc en écharpant les branches? Mais tout cela sont les sophismes de ceux qui en souffrent ou qui en ont souffert. De tous les temps le faible s'est plaint . . . C'est son lot —comme le notre est de ne pas l'entendre . . . Je le demande, . . . que serait une autorité dont les rayons bienfaisant ne s'étendraient pas un peu sur les soutiens du trône; il n'y a que les tyrans qui portent seuls leur glaive, les rois justes et bons en partagent le poids; et serait-ce bien la peine de le soutenir sans en frapper de temps en temps.

N'était-il pas indécent que ta maîtresse . . . que ma fille [2], parce qu'il lui a plu d'échapper de nos mains, ou de se mettre dans le cas de s'en faire chasser, allât se mettre aux frais de ma femme? Est-ce donc à elle à payer ces sortes de choses? Moi, j'aime les convenances; il est inoui comme j'y tiens. Oui, je veux que l'honnêteté règne jusqu'au sein même du désordre. Quand on va savoir cela, . . . je vais être boudé . . . Dieu sait; . . . mes empressemens surprendront . . . N'est-il pas affreux, dira-t-on, de chercher des plaisirs avec celle qu'on accable de chagrins? Elle ne conçoit pas la liaison de tout cela, la chère dame; elle n'entend pas d'abord, que l'ébranlement causé par le chagrin sur la masse des nerfs, détermine sur-le-champ à la volupté dans les femmes, les atômes du fluide électrique, et qu'un individu de ce sexe n'est jamais plus voluptueux que quand il est saisi dans les pleurs. N'y eût-il d'abord que cela, un vieux mari comme moi serait très- excusable, d'employer auprès de sa tendre épouse, tous les ressorts qui peuvent lui rendre ce qu'il ne doit plus attendre de sa vigueur . . . Voilà donc déjà pour le physique; mais la petite méchanceté de donner du chagrin, a bien une autre jouissance morale . . . qui, je le sens, n'est pas entendu de ton lourd esprit, . . . dis, . . . avoue-le, . . . comprends-tu, que de dire à une femme intérieurement tout, en la soumettant à ses feux. «Si tu savais que le plaisir que je cherche avec toi, n'est nourri que du charme piquant de te tromper; . . . que ton erreur; . . . que ta bonhomie; . . . que la manière enfin dont je te rends ma dupe; compose tout le sel que je trouve aux voluptés dont je m'enivre, . . . et que ces voluptés seraient nulles pour moi, sans l'aiguillon de la perfidie.» —Hein, Dolbourg, tu n'entends pas plus cela que du grec? Semblable à l'âne, qui broute l'herbe fine d'une prairie verte, sans distinguer le simple précieux, du jonc sauvage, tu dévores indifféremment tout ce que ta bouche rencontre sans examen et sans analyse; sans te faire de principes sur rien, et sans jamais jouir de tes principes, ne suis-je donc pas plus heureux que toi, en rafinant tout comme je fais, en ne me composant jamais de jouissances physiques, qu'elles ne soient accompagnées d'un petit désordre moral. Quelque variété que je puisse mettre dans mes amours avec la présidente, quelque jolie qu'elle soit, sans doute encore; quelque bizarres que puissent être mes plaisirs, . . . que deviendraient-ils pourtant, je te le demande, si je n'avais, pour les enflammer, les idées nées des perfides desseins que tu me connais —(car il faut bien revenir à ces maudits desseins, dès que le projet de Lyon n'a pas eu de succès); aussi, depuis que ces desseins sont pris, . . . depuis qu'ils sont sûrs, . . . ce sont des sensations d'une violence! . . . Ce qui me divertit, c'est que la bonne dame met tout cela sur le compte de ses attraits . . . elle devait pourtant bien sentir qu'ils ne peuvent plus entrer pour rien dans les motifs de mon ivresse . . . Il est impossible qu'elle ne voie pas que j'ai quelqu'autre chose dans la tête; quelquefois même je ne suis pas maître de mes propos . . . Dans ces instans où l'on déraisonne, et où celui qui déraisonne le plus, est presque toujours celui qui a le plus d'esprit . . . il m'en échappe de très-expressifs, et qu'elle devrait entendre . . . Quand il y avait jadis un peu plus de bonne foi de ma part . . . il y avait bien moins d'enthousiasme; elle devrait s'en ressouvenir; d'où peut donc naître ce nouveau délire? . . . de l'indécence de l'acte? Il y a long-temps que j'emploie les singularités; elle doit le savoir: et voyant que ce n'est pas tout cela qui m'embrâse, elle devrait se demander ce que c'est, . . . s'étonner, . . . frémir même: . . . c'est une drôle de chose que la sécurité des femmes. —Toi qui es un peu naturaliste, . . . dis-moi, n'y a-t-il pas une sorte d'animal féroce qui ne rugit jamais, autant près de sa fémelle, que quand il est prêt à la dévorer? Tout-à-l'heure la sécurité des femmes m'étonnait: c'est leur orgueil maintenant que je n'entends pas. Trop heureuse d'avoir, . . . trop contente de resaisir, ce qui leur échapait, c'est toujours, selon elles, à leur art, à leur magie, que se doit l'effet du miracle; et les innocentes, trompées au culte du sacrificateur, se placent sur l'autel en déesses, quand elles ne doivent être que victimes.

Quoi qu'il en soit, Sophie arrachée par ordre du roi, au couvent des Ursulines d'Orléans, est exilée au château de Blamont, où mon concierge l'a reçue au fond d'un appartement sûr et bien clos, dans lequel il me répond d'elle sur sa vie. On dit que la chère petite personne a prodigieusement pleurée; qu'elle n'aille pourtant pas perdre toutes ses larmes; le tour qu'elle nous a jouée mérite que nous lui en fassions encore verser quelqu'unes; mais comme elle est bien là, et que nous avons beaucoup de choses à soigner ici, je me contenterai d'y aller faire un tour, pour la disposer à nous recevoir ce printems. Jusques-là trop d'objets nous occupent pour quitter Paris tous les deux.

Au reste, rien n'a pris comme la réhabilitation de la demoiselle Augustine j'étais-là, je laissais de temps-en-temps mes paupières se mouiller, afin de me faire supposer un cœur . . . et on avait la simplicité d'y croire. Encore une fois, mon ami, comme elles sont bonnes les femmes! Voilà donc cette fille souverainement instalée, quelque sûrs que nous devions en être, tu comprends bien pourtant que dès que la voilà, l'ame du projet, il ne faut pas trop la perdre de vue. M'avoueras-tu que je suis bon phisionomiste? à peine l'eus-je envisagée de tout sens à Vertfeuille, que je te dis: —c'est là ce qu'il nous faut; voilà le sujet que le sort met en nos mains pour exécuter ses caprices, et tu vois comme après avoir rempli nos premières vues avec docilité, elle coopère avec intelligence à l'accomplissement des secondes. Il nous fallait, en vérité, un peu de tout cela, pour nous dédommager de la perte réelle que nous avons fait de Léonore . . . ah, que cette charmante petite femme était digne de nous, mon ami; ce comte de Beaulé, qui m'entrave dans tout depuis quelque temps, commence à m'impatienter. Si cet homme-là n'était pas en crédit, quelques-uns de mes amis et moi, nous lui aurions bientôt fait un bon procès-criminel; je sais qu'il soupe quelquefois avec des filles, le cher comte . . . En voilà plus qu'il n'est nécessaire dans ce siècle-ci, pour le mener tout droit à l'échafaud. Il n'est question que d'inventer, . . . de supposer, . . . de soudoyer quelques complaignantes, quelqu'espions, quelqu'exempts de police, et voilà un homme roué. Depuis trente ans nous avons vu plus d'une de ces scènes; j'aimerais presque mieux être accusé aujourd'hui [3] d'une conspiration contre le gouvernement, que d'irrégularités envers des Catins; et en vérité cette manière de mener les choses est respectable; . . . elle honore bien la patrie. Si quand on a envie de perdre un homme il fallait attendre qu'il devint criminel d'état, on n'aurait jamais fini, plutôt qu'il y a très-peu de mortels qui ne soupe avec des prostituées. On a donc fort bien fait d'arranger-là les pièges. Cette espèce d'inquisition établie, sur les procédés du citoyen qui s'enferme avec une fille; cette obligation où l'on met ces créatures de rendre un compte exact de l'acte luxurieux de cet homme, est assurément une de nos plus belles institutions françaises. Elle immortalise à jamais l'illustre Archonte [4] qui la mit en usage à Paris. Et voilà de ces loix douces, et néanmoins prudentes, qu'il ne faut jamais laisser tomber en désuétude; on ne saurait trop encourager les délations des prêtresses de Vénus, il est extrêmement utile au gouvernement et à la société, de savoir comment un homme se conduit dans de tels cas; il y a mille inductions, toutes plus sûres les unes que les autres, à tirer de-là sur son caractère, il résulte, j'en conviens, une collection d'impuretés qui peut devenir chatouilleuse aux oreilles du juge; ce n'est pas servir les mœurs, disent les ennemis de ce systême, que d'espioner et de recueillir les actions libertines de Pierre, pour aiguillonner l'intempérance de Jacques; mais ce sont des chaînes au citoyen? ce sont des moyens de l'asservir, de le perdre, quand on en a envie, et voilà l'essentiel.

Adieu; la présidente m'épuise; on ne servit jamais sa femme avec tant d'assiduité. Je te charge du soin de mes plaisirs pendant que je me sacrifie pour les tiens. Songes, sur-tout, que j'ai besoin d'être servi à mêts piquants dans les repas que tu me prépares; avertis les enfans de l'amour qu'ils ont à réveiller des sensations éteintes dans les saints désordres de l'hymen.

[Footnote 1. Il y avait encore ici deux lettres de Valcour, mais aucune variation dans les événemens, nous avons donc passé tout de suite à celle qui en développe; et quelqu'affreuse que soit cette lettre, sans doute, elle nous a paru trop essentielle à la catastrophe, trop utile aux teintes du caractère pour pouvoir être supprimée. Il y a beaucoup de lecteurs qui feront bien de ne la point lire, et les femmes sur-tout. (Note de l'éditeur.)]

[Footnote 2. Il ne faut pas oublier qu'il croit toujours être père de cette Sophie.]

[Footnote 3. Non —pas aujourd'hui, heureusement pour l'humanité. Des loix plus sages vont régir la France; et les atrocités décrites par ce scélérat, n'existent plus.]

[Footnote 4. Magistrat grec; et c'est du sieur Sartine dont il est question, qui n'était pourtant point grec. Voyez la note de la page 7: elle est relative à ceci.]

LETTRE XLV.

Madame de Blamont à Valcour.

Paris, ce 12 janvier.

Je me flattais du plaisir de dîner aujourd'hui chez notre cher comte, et de vous y voir, ainsi que Déterville, mais je ne sortirai pas de chez moi . . . Ce que j'apprends m'anéantit; je n'ai pas une faculté de mon ame qui ne soit brisée, pas un sentiment qui ne soit compromis . . . Le fourbe, . . . j'étais la dupe de ses caresses! . . . j'espérais le ramener à force d'art, l'attendrir à force de soins; et quand je le croyais enchaîné, quand je le supposais à moi, je ne m'assouplissais que davantage sous le joug impérieux du perfide . . . Il n'y a donc plus rien de sacré; il n'y a donc plus ni loix, ni vertus; tout peut donc aujourd'hui s'enfreindre impunément, . . . quel siècle, je rougis d'avoir eu le malheur d'y naître.

Le 6 janvier, à neuf heures du matin, on est venu signifier un ordre à madame l'abesse des Ursulines d'Orléans, qui lui enjoignait de remettre aussi-tôt entre les mains de celui qui présentait cet ordre, une fille nommée Sophie, qu'elle tenait de madame de Blamont . . . Prévenue par moi, soupçonnant quelques horreurs, elle a d'abord dit qu'elle ne connaissait pas cette fille, . . . qui réellement n'était pas sous ce nom chez elle . . . Ce subterfuge n'en a pas imposé: on lui a dit qu'on allait entrer dans le cloître, si elle tergiversait plus long-temps: saisie de frayeur, la bonne dame n'a pas osé refuser celle qu'on demandait; et cette malheureuse enfant est partie pour être relivrée au sein du libertinage, . . . par ordre de ceux qui affichent la décence . . . Prouvez-moi donc une dépravation plus complette, . . . plus dangereuse, et je cesse à l'instant de me plaindre [1].

Sophie a donc été conduite au château de Blamont; elle y est détenue sous la garde du concierge, dans une chambre où elle ne peut ni voir, ni parler à personne . . . Et telles sont maintenant les raisons que le président a données pour surprendre cet ordre odieux.

Il a dit que je m'opposais depuis long-temps à un mariage très- avantageux pour sa fille; que par mes perfides conseils, j'empêchais cette fille de lui obéir, et que, joignant la ruse aux manœuvres ouvertes, j'ai été déterrer une petite créature avec laquelle l'ami qu'il destine à sa fille, a vécu, à la vérité quelques mois: que j'ai fait venir cette dulcinée dans ma terre, et qu'après l'avoir bien instruite, je la fais passer pour une fille à moi, enlevée par lui au berceau, dans l'abominable dessein de la prostituer à son ami; que par ce moyen, cet ami étant le même que celui dont il veut faire son gendre, ne peut plus maintenant le devenir, puisqu'il se trouveroit alors avoir eu commerce avec les deux sœurs; fable exécrable, ajoute- t-il, qui ne peut avoir été suggérée à sa femme, que par un esprit diabolique, qui veut le perdre, et lui et sa famille. Or, cet esprit infernal, c'est vous, mon cher Valcour. Voilà les favorables impressions qu'il commence à donner de vous, pour en venir sans doute à quelque chose de plus sérieux ensuite. Prenons-y garde . . . Je crains tout. Maintenant pour autoriser ce qu'il dit, pour convaincre de toutes mes impostures, il a produit le certificat que vous lui connaissez de la prétendue mort de Claire de Blamont. Ainsi, ajoute-t-il, «si ma fille Claire est véritablement morte, comme le prouve cet extrait des registres de paroisse, elle ne doit donc plus se retrouver dans la nommée Sophie, que je réclame; et cette Sophie qui se dit Claire de Blamont, qu'on ose m'offrir pour telle, n'est donc plus qu'une aventurière instruite par ma femme qui la dirige contre moi, procédé qui mériteroit l'attention des juges, si je voulais faire du bruit; et si j'avais dessein de me brouiller avec une femme que j'aime et que je respecte encore, malgré sa faiblesse pour l'homme à qui elle s'obstine à donner sa fille, en dépit de ma volonté.

En conséquence, il a demandé Sophie, et pour que je ne puisse la retrouver jamais, il a obtenu le droit de la faire secrètement placer où bon lui sembleroit, sur la simple clause de lui payer une pension suffisante à l'entretenir. Cette fille n'est qu'en dépôt chez lui, et quand il aura eu le temps de me dérouter, il la fera, dit-il mettre dans quelque couvent, à l'extrêmité de la France.

Tels sont les mensonges dont le fourbe s'est servi, pour se venger de cette pauvre fille, pour la punir de ce que sa malheureuse étoile l'avoit conduite chez moi, . . . pour la soumettre sans-doute de nouveau à son odieuse intempérance; et quand il fait tout cela, . . . examinez bien l'affreux caractère de cet homme. Quand il agit ainsi, il est persuadé, quoique cela ne soit heureusement pas, convaincu dis-je, que Sophie est sa fille; et il m'accable de caresses; et il passe des nuits entières avec moi, à me dire que ces sentimens se raniment, et qu'il retrouve encore dans son cœur, tous ceux des premiers jours de notre hymen.

Tel est l'homme à qui j'ai affaire; tel est le dangereux mortel dont mon sort dépend aujourd'hui. Ô mon père! quand vous tissâtes ces nœuds, vous osâtes me promettre le bonheur, voilà pourtant ce qu'ils sont pour moi.

Cependant, des soins plus chers m'obligent à feindre encore; je me suis résolue à ne point changer de conduite vis-à-vis de lui; il faut lui laisser son erreur: il ne faut pas même qu'il puisse penser à l'éclaircir, et cela, pour l'intérêt d'Aline et d'Eléonore, qui me sont maintenant plus précieuses que Sophie; au fait, il n'a dans ses mains, que la fille d'une païsanne, et si je l'en enlève, il y fera tomber la mienne.

Ce que ma probité m'impose à-présent, ne consiste plus qu'à faire savoir au ministre l'exacte vérité de tout. Le comte de Beaulé s'en charge. Cette vérité s'accordera dans beaucoup de points avec ce qu'a dit le président. C'est une aventurière qui ne lui appartient point; je le dirai de même; je ne me défendrai que de l'avoir voulu faire passer pour sa fille. Si je l'ai cru, si je l'ai dit un moment, je prouverai par-tout ce qui m'a jettée dans cette méprise; que je devais être dans la bonne foi, mais qu'aussitôt que Claire de Blamont est morte, comme il le prouve, je n'ai plus rien à réclamer, et je lui laisserai son illusion complette, pour qu'il ne découvre rien sur la naissance de Léonore, pour qu'il ne sache jamais que cette Claire de Blamont qu'il croit dans Sophie, est maintenant dans la demoiselle de Kerneuil, parce qu'avec le caractère qu'il a reçu du ciel, il ne pouvoit assurément que nuire à tout ce que nous faisons, pour faire rentrer Léonore dans les biens de celle qu'elle doit supposer sa mère, avec tout le public.

Ma répugnance n'en est pourtant pas moins la même, d'avoir accepté cet arrangement du comte de Beaulé; car enfin, nous dépossédons par cette manœuvre, les collatéraux de madame de Kerneuil, vous n'imaginez pas, Valcour, combien ce procédé offense ma délicatesse; il est illégal, et j'en suis révoltée; mais si je ne passe point par- dessus ces considérations, si je découvre la naissance de Léonore, de quels nouveaux malheurs, de quels plus terribles inconvéniens ne me trouverai-je point entourée, et quoique femme du marquis de Kerneuil, de quelles persécutions le président ne trouvera-t-il pas encore le secret d'accabler cette malheureuse Léonore; ce qu'il ne pourra pas sur celle-ci, sa vengeance l'entreprendra sur Aline, et je me retrouve dans un abyme d'infortunes. En me conduisant comme je le fais, je préfère donc un petit mal à un grand; mais c'est toujours un mal, et je suis bien vivement contrariée de ce qui allarme ma conscience. Une autre chose afflige encore bien fortement ma délicatesse, et me fait verser en secret des larmes bien amères; j'abandonne dans cette Sophie, une honnête et douce créature, une fille pleine de vertu et de religion pour une qui est loin des mêmes qualités; mais l'une est ma fille, l'autre ne m'est rien. Sauver encore Sophie des mains de cet homme, comment l'imaginer! À quel titre l'entreprendre! Eh mais, dès que je consens à donner à la maison de Kerneuil une héritière qui, dans le fait, ne l'est point, ne puis-je donc pas donner de même au président, une fille qui ne lui a jamais appartenu? Quand il s'agit d'enlever l'infortune aux mains de l'injustice et de la cruauté, ne peut-on pas se permettre des détours. D'ailleurs, si je continuois d'assurer que Sophie est ma fille, je me retrouverais une arme qui m'est d'un grand secours à l'opposition des projets du farouche ami de mon époux. Je n'ôte rien à Léonore, que je n'avouerai jamais, qui n'a nul besoin de mon aveu, je rends la liberté à Sophie, et j'assure le bonheur d'Aline. Ah! je l'essayerais en vain, il mettra toujours en avant l'extrait paroissial, et je n'en détruirai l'authenticité, qu'en nuisant à ma Léonore. Quel embarras! moi qui me réjouissois des jours où j'ai donné la vie à mes enfans, faut-il maintenant que je classe ces jours malheureux, au rang des plus funestes de ma vie.

Non, je céderai, j'abandonnerai Sophie; j'ai beau penser, je ne puis faire autrement; je ne puis secourir cette infortunée, sans nuire au bonheur de mes deux filles; il faut que j'y renonce . . . . . . Il le faut; est-il donc possible qu'il y ait de fatales circonstances où le ciel favorise assez peu la vertu, pour qu'il devienne impossible de pouvoir l'arracher au malheur; puissent s'ignorer à jamais ces fatales vérités; trop de jeunes filles en concluroient que cette route épineuse où l'éducation les place, est donc inutile à suivre, puisqu'on n'y tombe qu'un peu plutôt dans les pièges de l'intempérance et du vice.

D'ailleurs, en ne me fâchant point de ce qui vient d'arriver, en cédant tout à l'homme qui me trompe; en continuant de garder avec lui la même conduite, peut-être viendrai-je à bout de l'attendrir; peut- être cet entier dévouement de ma part le fera-t-il désister de ses indignes prétentions sur Aline! Mais d'un autre côté, pourra-t-il croire que j'abandonne légèrement les intérêts de celle que j'ai crue si long-temps ma fille. Eh bien! je mettrai ma parfaite résignation sur le compte de ma douceur; je lui dirai: Elle est intéressante; vous en êtes maintenant le maître; je vous la recommande, et vous supplie de la rendre heureuse.

Je suis presque fâchée à présent de n'avoir point rendu Sophie à sa bonne nourrice de Berceuil . . . , elle seroit mariée; que dis-je, vis-à-vis les manœuvres d'un homme comme le président, vis-à-vis les intrigues d'un traître, qui ne ménage, ni pas, ni crédit, ni argent, dès qu'il s'agit de servir ses passions; tout cela ne seroit-il pas égal aujourd'hui? Il n'y auroit qu'un crime de plus . . . On m'interrompt . . . Je finirai ma lettre demain.

Ce 13

Le croiriez-vous, il s'est présenté hier au soir, comme à l'ordinaire, pour obtenir, a-t-il dit bénignement les tributs de l'hymen, attendus des mains de l'amour, et comme il a vu un peu d'altération sur mes traits, quelques fussent mes efforts pour me contenir, il m'a prévenue. Tout ce qu'il a fait, a-t-il dit, est assûrément pour le bien, et en vérité, il a bien peu fait; c'est Dolbourg qui, prétendant à mon alliance, rougissait de savoir une de ses anciennes maîtresses entre mes mains, et c'est lui qui a voulu la ravoir; je n'ai d'autre tort, a-t-il poursuivi, que de ne vous avoir pas prévenu; mais toujours pénétrée de la folle idée, qu'elle est votre fille, vous vous y seriez opposée, et j'écarte avec tant de soin tout ce qui peut faire naître quelque trouble entre nous. Je désire si vivement de réparer mes anciennes erreurs, que vous devez me pardonner ce petit mystere, en faveur du désir extrême que j'ai de conserver votre estime; il n'en est point, a-t-il continué, dont je sois aussi sincèrement jaloux . . . . . . C'est que peu de femmes réunissent à tant de graces . . . à des attraits si divins, des vertus aussi rares . . . Me brouiller avec vous . . . , moi? . . . plaider? . . . le pourrais-je? —Mais elle est chez vous, lui ai-je dit, en interrompant ses flagorneries. —Oui, a-t-il répondu, étonné de me voir si instruite . . . . . . Vraiment oui, elle est chez moi, je n'ai pu refuser mon château à Dolbourg, qui vouloit l'y recevoir quelques instans. —Et qu'en fera-t-il au sortir de là? —Il l'envoye, m'a-t-il dit, avec cet air mystérieux, que savent si bien employer les imposteurs, pour donner à leur mensonge le coloris de la vérité; il l'envoye dans un couvent, au fond de la Gascogne . . . Elle sera bien . . . ; il lui fait une pension honnête . . . Oh! vous ne connaissez pas Dolbourg . . . Je ne vous ai jamais vu lui rendre justice. C'est une si grande simplicité de mœurs . . . , une franchise si rare . . . , une nature si vraie . . . , une ingénuité si précieuse! Ah! croyez-moi, c'est le seul homme qui soit réellement fait pour le bonheur de notre Aline. Eh bien! êtes-vous persuadée à- présent, que tout ce que vous croyiez sur cela n'était que des fables . . . Et je me taisais . . . Il y a tout plein de gens qui ont le plus grand intérêt à vous en imposer . . . , et qui le font . . . ; N'y eut-il que ce Valcour . . . ; méfiez-vous en, je vous le dis; c'est le plus adroit fripon. —Un moment, monsieur, ai-je dit, ne pouvant tenir à tant de fausseté, et curieuse de voir jusqu'à quel point il la pousserait . . . Un moment . . . Puisque vous êtes en train de vous justifier, osez me dire pourquoi cette commission secrète à l'exempt qui vint arrêter Léonore à Vertfeuille? Pourquoi cet homme était-il muni d'un ordre de vous, étayé d'un signalement, pour enlever ma fille au lieu de l'épouse de Sainville? Et c'est ici mon ami, où l'art de feindre est venu composer à loisir tous les traits de ce visage odieux. —Moi, a-t-il répondu; moi, des ordres pour faire mettre Aline à la place de Léonore? . . . Mais daignez donc songer, je vous prie, que ce n'est qu'avec le public, que j'ai su l'aventure de Sainville à Vertfeuille . . . , circonstance qui m'a fort embarrassé, qui m'a même fait vous bouder un peu, de ne m'avoir prévenu de rien, puisque je ne savais que répondre à toutes les questions qui m'étoient faites à ce sujet. —Vous niez ce trait, ai-je dit, en me levant avec fureur. —Allons-donc, a-t-il repris en souriant: je vois maintenant que vous plaisantez; mais si vous poursuivez, je me fâche . . . J'ai bien assez de mes torts réels; ne m'en controuvez pas de nouveaux; dormez, en paix sur votre Aline . . . ; je ne vous la ravirai point . . . ; je vous la demande, c'est à quoi je m'en tiens, et j'espère qu'après un peu de réflexions, vous ne me la refuserez plus . . . —Je me suis rassise; j'ai senti le tort que je venais d'avoir, en rompant le silence, sur un objet dont je m'étais promis de ne jamais parler, et dont il était inutile de renouveller le souvenir, puisqu'assûrément il nierait tout . . . Je vous crois, ai-je dit avec une tranquillité feinte. Oui, je vous crois . . . Mais si vous m'accusez d'avoir des ennemis, assûrément, vous devez en avoir de votre côté . . . La noirceur dont je vous soupçonne, a été mise publiquement sur votre compte, et . . . —Des ennemis, des ennemis, qui n'en a pas . . . Je ne connais que les sots qui ne s'en font jamais; mais toutes ces calomnies . . . je les méprise au point, qu'en honneur, je ne m'informerai même pas de ceux qui ont voulu m'en composer de nouvelles offenses avec vous: et s'animant, s'échauffant alors auprès de moi, sans me donner le temps de lui répondre, il s'est mis à me renouveller ses louanges . . . à exiger enfin . . . ce que j'étais résolue de continuer à lui accorder, puisque je me décidais à feindre . . . Je ne l'avais jamais vu si ardent . . . , si dépravé, devrais-je dire; l'amour ou le sentiment dans de telles ames, n'est jamais que l'excès du désordre; mais comme l'esprit de cet homme est sombre, même au sein de ses plus doux plaisirs . . . Écoutez un de ses propos [2]. «Que vous êtes belle, m'a-t-il dit en m'examinant sans voile . . . ; non, jamais la mort n'osera briser ce chef-d'œuvre. Vous ne subirez pas la loi des autres êtres . . . ces belles chairs ne se désuniront point. Jamais rien ne peut s'altérer en vous, et dans le dernier repos de la nature, vous lui servirez encore de modèle.» Et c'est à cette idée qu'il a dû le comble de ses plaisirs; c'est cette idée délicatement horrible, qui a plongé ses sens dans l'ivresse.

Ô mon ami! je ne sais, tout ceci m'allarme, ce changement si certain dans sa conduite, cet empressement pour des choses qui ne devraient plus l'enflammer! . . . Même dans les premières années de notre mariage, il ne me cultivait pas avec tant d'assiduité. Que signifient ces retours? . . . . . . S'il m'aimait véritablement, s'il avait envie de réparer ses torts . . . . . . Les aggraverait-ils, il me flatte et cependant il me trompe, il me caresse et il m'afflige . . . Hélas! je dois frémir; et que veut-il? Qu'elle nécessité d'user de ruse avec moi? N'est-il pas le plus fort . . . On ne doit tromper que ceux que l'on craint, la feinte est l'arme de l'esclave: elle n'est permise qu'à la faiblesse, elle avilit le plus fort s'il ose s'en servir. Ah! qu'il m'élève ou qu'il me rabaisse, qu'il me loue ou qu'il me dégrade, je serai toujours sa victime. Rien ne peut m'empêcher de l'être . . . Ô mon Aline! . . . Tu la deviendras peut- être aussi . . . et je n'y serai plus pour t'arracher de leurs mains cruelles . . . Valcour, des larmes coulent malgré moi . . . Ma tête se noircit . . . Mon ame fatiguée de malheurs s'irrite à la crainte d'en éprouver encore; il est un terme où nous ne sommes plus en état de soutenir l'horrible poids de nos chaînes, où l'on préfère mille fois plu-tôt la fin de son existence au renouvellement de l'infortune . . . Ô Valcour! si j'allais vous être ravie, . . . si je n'y étais plus . . . et qu'Aline devînt malheureuse . . . . . . Que tout votre sang coule, s'il le faut, mon ami, pour l'arracher aux horreurs qui menaceraient alors sa débile existence . . . Ayez toujours devant vos yeux la mère qui vous la donne . . . Dites-vous quelque fois, —elle m'aimait . . . Elle désirait mon bonheur et celui de sa fille. La Providence s'y est opposée . . . Mais je dois à toutes deux mon amour et mes regrets . . . . . . Je dois les chérir au-delà du tombeau, ou m'y anéantir avec elles. —Adieu . . . Je suis trop triste ce soir pour continuer de vous écrire . . . . . . Mais on n'est pas la maîtresse de ses idées . . . . . . Il en est . . . soyez en certain, que la nature nous suggère comme des avertissemens de tout ce que sa main nous prépare . . . . . . Tachez de dîner jeudi chez le comte, je ferai tout pour vous y voir.

[Footnote 1. C'est ici où il est plus nécessaire que jamais d'observer que c'est avant la révolution que ces lettres s'écrivaient; de telles atrocités ne se redoutent pas sous le gouvernement actuel.]

[Footnote 2. Voyez page 57 et 58, où le président dit: Quelquefois même, je ne suis pas maître de mes propos, etc.]

LETTRE XLVI.

Valcour à Madame de Blamont.

Paris, ce 20 janvier.

Je viens d'avoir une visite singulière, madame, ce qui s'y est passé me paraît tellement essentiel, que j'ai cru que vous me permettriez de vous en faire part à l'instant. Il était environ dix heures du matin et je me préparais à sortir, lorsqu'on m'a annoncé monsieur le président de Blamont. —Puis-je savoir, lui ai-je dit, monsieur, ce qui me procure l'honneur d'une telle attention de votre part? —Vous devez vous en douter. —Je l'ignore, mais si vous vouliez vous asseoir un instant, vous seriez plus à l'aise pour me l'expliquer. —Je ne viens ici ni pour vous faire des politesses, ni pour en recevoir. —Si cela est, restons debout; mais expliquez-vous promptement, parce que des affaires m'appellent ailleurs. —J'y mettrai le temps qu'il me faut et vous aurez la bonté de m'entendre; il n'est point d'affaire plus pressée pour vous, que celle dont je viens vous entretenir. —Eh bien! de quoi s'agit-il, expliquez-vous? —Je viens vous donner un conseil. —Je les aime peu. —Le devoir d'un homme sage est de les suivre quand ils sont bons. —L'homme plus sage encore n'en donne jamais. —De celui-ci dépend votre sûreté. —Un honnête homme la trouve dans sa conduite. —Changez donc la votre si vous voulez que cette sûreté soit parfaite. —Il me semble, monsieur, que ce n'est pas trop là le ton du conseil. —La supériorité en donne quelquefois qu'elle ne module pas au ton de l'amitié. —La supériorité? . . . —Aimez-vous mieux que je dise la force? —Ni l'un ni l'autre ne vous va, vous êtes le moins élevé des hommes, et vous avez tout l'air du plus faible. —Ma place . . . . . —Est une des plus médiocres de l'état, bien souvent une des plus tristes, et toujours une des moins considérées; songez qu'avec cent sacs de mille francs, mon valet demain peut être votre égal. (Se jettant dans un fauteuil.) —Monsieur de Valcour votre conduite vous perd, et pour l'amour de vous-même vous devriez en changer. (M'asseyant vis- à-vis de lui.) —En quoi celle que je tiens peut- elle offenser ou le public ou vous? —C'est m'offenser que de séduire ma fille; c'est manquer au public que de lui assigner des rendez-vous dans une église. —Votre reproche est faux dans deux points, je ne cherche pas à séduire votre fille, et je ne lui ai jamais donné de rendez-vous nulle part. Sachez d'ailleurs qu'entre une fille de son âge et un homme du mien, il n'y a d'autre séducteur que l'amour, et que si je la rencontre quelquefois dans une église, il n'y a d'autre cause que le hazard. —Avec de telles réponses on arrange tout. —Je n'en veux faire que de justes. —Eh bien! si cela est, quels sont vos sentimens pour ma fille? —Ceux du respect le plus profond et de l'amour le plus inviolable. —Vous ne pouvez pas l'aimer. —Quelle est la loi qui m'en empêche? —Ma volonté qui s'y oppose. —Nous attendrons. (se levant avec fureur), vous attendrez? Ainsi donc, monsieur, tout votre bonheur se fonde sur la fin de mon existence. —Non, il me serait doux de vous nommer mon père, il serait flatteur pour moi de tenir Aline de vos mains. (Se promenant à grands pas dans la chambre), n'y comptez jamais. —Ai-je tort en ce cas de vous assurer que nous attendrons, un malhonnête homme ne vous le dirait pas. —Mais c'est me dire clairement. —C'est vous dire qu'il ne tient qu'à vous de vous faire adorer comme un père, ou de vous faire oublier comme un ennemi. —Il seroit bien plaisant qu'un homme ne pût pas disposer de sa fille. —Il le peut sans doute, tant que ses vues s'accordent au bonheur de cette fille. —Ces restrictions sont sophistiques, les droits d'un père sur ses enfans ne le sont pas. —Il y a beaucoup de choses qui existent quoiqu'elles soient injustes. —Vous ne changeriez pas les loix. —Vous n'éteindrez pas mon amour. —J'en arrêterai les effets. —Vous vous ferez haïr de ceux qui doivent vous aimer. —Il faut se moquer des sentimens de ceux dont on est obligé de punir les torts. —Ce n'en est pas un d'aimer votre fille. —C'en est un que de la dégoûter de l'époux auquel je la destine. —Ne dût-elle jamais penser à moi, ce serait toujours un service à lui rendre que de l'empêcher de se lier à un libertin. —Ah! voilà les impressions que vous lui donnez. Tels sont donc les sentimens que vous suggérez à ma femme? —Il est permis d'éclairer ses amis quand on les voit prêts d'être trompés; rassurez vous cependant. Sollicité par d'autres, que votre femme et votre fille, pour éclairer la conduite du monstre avec lequel vous voulez les unir, je l'ai refusé. Mais la Providence a permis que ses écarts se découvrissent naturellement, et vous devriez rougir d'un projet qui vous déshonore. —Monsieur de Valcour ne m'obligez pas à en venir à des extrémités qui me fâcheraient; agissons plus-tôt par des voies de douceur, tenez (posant alors dix rouleaux sur la table), vous n'êtes pas riche, je le sais, voilà cinq cents louis, signez-moi une renonciation au mariage que vous avez dans la tête. (Saisissant les rouleaux et les jettant dans l'antichambre.) —HOMME VIL, OUBLIE-TU CHEZ QUI TU ES? Oublie-tu la bassesse de ton existence, le peu de dignité de ta place, l'avilissement où te plongent tes vices, et tous les droits enfin que la vertu et la nature me donnent sur ton méprisable individu? —Vous m'insultez, monsieur. —Je le ferois par- tout ailleurs, je me contente chez moi de vous prier de sortir. —Vous prenez les choses avec une vivacité! —Et par où donc ai-je pu mériter d'être humilié si cruellement. Qui peut donc vous contraindre à me mésestimer? Renoncer pour de l'argent au sentiment le plus precieux de ma vie? Homme lâche, oui, je suis pauvre, mais le sang de mes ancêtres coule pur dans mes veines; et je me repends moins des fautes qui m'ont fait perdre mon bien, que je ne rougirais d'en posséder dont l'acquisition me couvrirait de honte; périssent mille fois ceux qui n'ont à mettre dans la société, pour dédommagement des vertus, dont ils manquent, que des sacs d'or, dont ils n'oseraient avouer l'origine. Le peu de bien dont je jouis est à moi, et celui de l'homme que vous offrez à votre fille est la dot de la veuve, le patrimoine de l'orphelin et le sang du peuple, frémissez de donner à vos petits enfans des richesses acquises au prix de l'honneur, . . . des trésors que pourrait à l'instant réclamer l'infortune, si l'équité régnait dans ce tribunal avili dont vous vous targuez d'être membre. —Vous ne voulez donc pas monsieur renoncer à ma fille. —Je le ferai quand elle l'exigera, quand elle me dira que je ne suis pas digne d'elle. —Vous causerez son malheur, ma parole est donnée et je ne la reprendrai pas. —Et par quelle affreuse injustice le bonheur d'un ami vous devient-il plus cher que celui d'Aline? —Celui de tous les deux me l'est également, et je ferais celui de tous les deux, si vous ne tourniez pas la tête de ma fille. —Si pour faire le bonheur de cette fille, considération unique à laquelle tout autre doit céder; il faut nécessairement que quelqu'un se sacrifie, n'est-il pas plus juste que ce soit Dolbourg qu'elle n'aime pas, que moi qui l'adore et qui ai l'orgueil de croire ne pas lui être indifférent? —Si Dolbourg n'est pas préféré, pourquoi voulez-vous qu'il fasse un sacrifice; c'est à celui qui l'aime à en faire un pour elle. —Il serait mal entendu, celui qui se ferait aux dépends du cœur d'Aline. —Mais Dolbourg n'y prétend point, il le lui laissera libre, uniquement flatté de l'alliance, se rendant assez de justice pour être bien persuadé qu'à son âge on ne captive plus le cœur d'une jeune fille: il ne forme aucune prétention sur les sentimens d'Aline, il l'épouse et voilà tout. Chacun ne met pas dans l'hymen cette grotesque chevalerie dont vous faites parade, on épouse une femme pour ses entours, pour son bien, pour s'en servir parfois dans le besoin; alors il faut que de bonne ou mauvaise grace la femme rende à son mari tout ce qu'elle lui doit d'obéissance, il faut qu'elle soit aveuglément soumise et du reste, qu'elle aime ou qu'elle n'aime pas, qu'elle soit contente ou triste d'accorder ce qu'on veut, et que ce qu'on désire, soit légitime on non, . . . pourvu qu'on obtienne . . . Qu'est-ce que tout le reste fait au bonheur? Vous autres gens à grands sentimens, vous placez la félicité dans des chimères métaphysiques, qui n'ont d'existence que dans vos cerveaux creux, analysez tout cela, le résultat n'est rien; je voudrais bien que vous me disiez à quoi sert l'amour d'une femme, pourvu qu'on en jouisse; et dans l'instant qu'on en jouit, ce que cet amour apporte de plus à la sensation physique? —À supposer que votre Dolbourg soit assez méprisable pour penser ainsi, si votre fille est née délicate, vous n'en ferez pas moins son malheur. —Et pourquoi, si l'on n'exige d'elle . . . rien qu'elle ne puisse donner? —Ces dons-là sont affreux quand ce n'est pas le cœur qui les fait. —Eh bien! ce sont, je le suppose, deux momens un peu durs par jour, reste vingt-deux heures à faire tout ce qu'on veut. —Une femme vertueuse n'est pas seulement liée à l'instant des devoirs, elle l'est toujours, et quand cet instant est cruel, ses fers lui deviennent affreux; parce qu'il n'est pas dans son ame honnête de se permettre les flétrissans moyens de les alléger. —Tout cela sont des principes de jeunes-gens, fraîchement sortis des bancs de l'école, vous verrez, monsieur de Valcour, comme vous préférerez à mon âge des idées moins intellectuelles, à tous ces sophismes de l'amour, si le mari peut être heureux du seul physique, la femme doit l'être sans le moral. —Et vous supposez qu'un mari peut être heureux sans le cœur? —Je soutiens qu'il l'est davantage, l'amour n'est que l'épine de la jouissance, le physique seul en est la rose . . . Je vous étonnerais bien, si je vous disais qu'il est peut-être possible de goûter des plaisirs plus vifs avec une femme qui nous haït, qu'avec celle qui nous aime. Celle-ci donne, . . . il faut arracher à l'autre; qu'elle différence pour la sensation physique! elle a toujours ainsi l'attrait piquant du viol, elle est le fruit de la victoire, puisqu'il faut toujours combattre et vaincre; elle est donc cent fois plus délicieuse. Songez-vous qu'il y a dans la vie de l'homme vingt ans où il veut encore jouir tous les jours, et où il est pourtant bien sûr de ne plus inspirer que des dégoûts; et comment serait-il heureux ne pouvant plus donner d'amour, si l'amour seul faisait le bonheur? Il l'est pourtant; il est donc possible d'être heureux sans donner des plaisirs, très-possible d'en recevoir sans en rendre. —Les idées d'une femme de dix-huit ans ne sont pas celles d'un homme de cinquante. —Mais est-il bien sûr qu'on ait des idées à dix-huit ans; ah! croyez-moi, l'âge où l'on n'écoute que son cœur, n'est jamais celui des idées, égaré par un guide absurde, on se trompe sur les sensations, on veut que la sensibilité savoure ce qui n'est bon qu'en l'outrageant; pour moi, je l'avoue, il n'y a pas dix ans que je jouis, il n'y a pas dix ans que je me doute de ce qu'il faut exclure, de ce qu'il faut éteindre pour améliorer une jouissance; il est inoui comme on sent mieux ce qu'on croit prêt à nous échapper, moins on est sûr de renouveller, mieux on goûte ce qu'on obtient; il faut avoir beaucoup connu pour décider sur ce qui est bon . . . Et que connait- on à dix-huit ans? Estimant encore ses principes, croyant encore à la vertu, admettant des dieux, . . . des chimères, . . . chérissant tous ces préjugés, a-t-on conçu ces divins écarts, fruits du dégoût et de la dépravation, a-t-on l'idée de ces recherches délicieuses; nées dans le sein de l'impuissance, il faut vieillir, vous dis-je, pour être voluptueux . . . On n'est qu'amant quand on est jeune, et ce n'est pas toujours à Cithère où la volupté veut un culte . . . Mais concluons monsieur de Valcour, je vous sermone et ne vous convaincs pas . . . Qu'elle est votre dernière résolution? —De mourir plus-tôt mille fois que de renoncer à mon Aline. —Vous vous attirerez bien des maux. —Je les braverai tous, aimé d'elle. —Voilà donc votre dernière réponse? —C'est la seule que vous aurez jamais de moi. — (Et se levant furieux.) Eh bien! monsieur, ne vous étonnez donc pas des moyens que je prendrai, . . . des puissances que j'armerai contre vous. —Si vous agissez en mal-honnête homme, vous m'aurez donné le droit de vous mépriser, et j'en jouirai dans toute son étendue. —Souvenez-vous sur-tout, monsieur, que ma maison vous est interdite, . . . que je ferai surveiller ma fille, et que si vous continuez ou à lui écrire ou à lui donner des rendez-vous, j'implorerai la rigueur des loix; et saurai, au moyen d'elles, vous faire rentrer dans les bornes du respect que vous devez à un de ses ministres. —Et il est sorti tout en colère, ramassant ses rouleaux, et protestant qu'avant qu'il fût peu, mon entêtement me donnerait des remords.

Voilà ce qui s'est passé, madame, j'aurais voulu mettre plus de liant dans cette visite; j'avoue que je me repends par rapport à vous de l'aigreur qui m'est échappée, mais je n'ai pu tenir à me voir traiter comme il l'a fait . . . me proposer de vendre mon amour pour Aline! . . . Juste ciel! toutes les gouttes de mon sang, versées l'une après l'autre, ne m'y feraient pas renoncer, et le trône de l'univers fût- il là pour prix de mon sacrifice, fût-il en parallèle avec les plus affreux tourmens, je ne balancerais pas une minute.

J'attends vos ordres, madame, . . . mais non pas sans inquiétude, non sans éprouver comme vous, au fond de mon cœur, le pressentiment de l'infortune . . . Moi qui voulois vous inspirer du courage . . . Hélas! je sens que j'ai besoin du votre . . . Cachez cette scène à votre Aline; elle augmenterait ses inquiétudes . . . Instans fortunés du repos et de félicité, ne luirez-vous jamais pour nous!

LETTRE XLVII.

Madame de Blamont à Valcour.

Paris, ce 26 janvier.

On ne m'a point déguisé la visite qu'on vous a faite. J'attendais . . . On m'en parla avant-hier, et comme le ton n'avait point changé, je ne voulais rien dire qu'on ne me prévint; mais on ne m'a pas dit un mot des cinq-cents louis, encore moins de tout ce qui a pu ressembler à l'humeur; on s'est contenté de me dire qu'on avait voulu vous voir pour vous engager à renoncer à des prétentions qui ne vous allaient nullement, et qu'il avait été impossible de vous vaincre. On m'a prié d'y travailler; et sans dureté, sans humeur, on m'a dit qu'il était de mon devoir de m'opposer à de certains rendez-vous dont on était sûrs . . . Je les savais ces entrevues, mon ami: et j'espère que vous étiez bien persuadé que je ne les ignorais pas; vous n'auriez pas voulu qu'Aline vous les proposât à mon insçu; assurément ils sont bien simples, et je serois loin de vous les interdire si vos propres intérêts ne m'y contraignaient; il faut faire encore plus, Valcour, il faut éviter de beaucoup sortir d'ici, jusqu'à ce que l'orage soit dissipé; je n'ai point de preuves certaines du courroux de l'homme que nous craignons, mais avec un tel caractère, avec autant de fourberies, le calme même ne doit pas nous en imposer; aucun de ses systêmes ne m'étonne, il ne m'a que trop appris jusqu'où l'abandon des principes peut conduire un cœur comme le sien. Cela me fait voir le cas qu'il faut faire de ses caresses; mais s'il ne les fait que par faussetés, . . . qu'il soit bien convaincu que je ne les reçois que par politique, et que je le traiterois comme il mérite de l'être, sans la contrainte où m'engagent les intérêts de mes enfans.

Je conçois toute la peine que vous avez eue à vous modérer, et pourtant vous y avez encore mis trop de chaleur; il me le déguise, et cela m'inquiète. Il est parti hier pour Blamont, en m'assurant que Sophie n'y étoit plus, quoiqu'il soit très-certain qu'elle y est encore; il y a quelques jours que je reçus une lettre d'elle, partie de sa retraite, et qui me fut remise avec le plus grand mystère, je ne vous l'envoyai point, parce qu'elle ne contenoit que les particularités de son enlèvement, que vous saviez déjà; j'ai trouvé le moyen d'avoir une correspondance sûre à Blamont: on me fera passer les lettres de cette malheureuse fille, et l'on m'instruira exactement de tout ce qui la concernera. Dans ce moment-ci elle y est, et le président y va . . . il y va, et m'assure qu'elle n'y est pas, . . . et ses attentions pour moi ne diminuent point . . . . . Oh! mon ami, ces détours sont-ils constatés? Ses faussetés sont-elles manifestes? . . . Et nous ne frémirions pas! Oh ciel! tout est fait pour nous inspirer les plus vives craintes . . . . . Je veux savoir avant de fermer ma lettre si Dolbourg est du voyage . . . . .

On arrive . . . Non, il n'en est point, le président part seul et Dolbourg ne doit pas même bouger de Paris . . . À quel propos cette visite . . . Malheureuse Sophie, les titres que l'on te croit te garantiront ils des fureurs de ce débauché? Ne se repend-il pas de t'avoir respectée comme maîtresse de Dolbourg, et ces liens ont-ils brisés l'idée du crime. —(Heureusement imaginaire.) —Ne va-t-elle pas enflammer sa perfide imagination? . . . . .

Il faut que je vous parle de mon Aline, ma tête a besoin de se reposer sur la vertu, en venant d'être obligé de concevoir le crime . . . Elle vous embrasse; elle est un peu tourmentée . . . . . . Elle ne sait pourtant rien de votre scène, . . . mais elle apperçoit, comme sa mère, du louche dans tout ceci . . . Consolée de vous voir un instant toutes les semaines, il lui déplaît d'être obligée d'y renoncer; elle vous exhorte néanmoins au même courage qu'elle, et nous vous embrassons toutes les deux.

LETTRE XLVIII.

Léonore à Madame de Blamont.

Rennes, ce 22 janvier.

Je croirais manquer à tout ce que je vous dois mon aimable maman, si je ne vous faisais part de l'heureux commencement de toutes nos démarches. Mon retour en Bretagne a surpris un grand nombre de gens, et en afflige quelques-uns. Une foule de petits cousins obscurs, qui emportait en détail la succession de la comtesse de Kerneuil, trouve très-mauvais que je vienne la déposséder, et ces malheureux campagnards s'en désespèrent d'autant plus amèrement qu'ils ne voient aucun jour à pouvoir soutenir encore leurs ridicules prétentions, rien ne m'amuse autant que le bouleversement de ces petites fortunes dissipées par ma présence, comme l'aquilon renverse ces plantes parasites qu'un jour voit naître et qu'un instant détruit. Vous allez me dire que je suis méchante, que j'ai un mauvais cœur, mais, ces reproches à part, vous m'avouerez pourtant qu'il y a des occasions où le mal qui arrive aux autres est quelquefois bien doux [1]. Ne peut- on pas mettre de ce nombre celui qui nous enrichit?

Le comte de Beaulé nous a envoyé une réponse d'Espagne, qui nous assure une prompte et sûre restitution d'une partie des lingots; et cela, joint au reste, va nous rendre, comme vous le voyez, une des plus riches maisons de Bretagne; mais ce ne sera point en province où nous consommerons cette brillante fortune, nous habiterons la capitale. Le centre des plaisirs est le lieu qui convient aux richesses; et dès qu'on peut satisfaire tous ses desirs, le séjour qu'il faut preférer est celui où l'on les renouvelle plus souvent. Ce projet d'ailleurs, nous rapproche de vous, en faut-il plus pour nous y décider? N'avez-vous pas entrepris ma conversion? Il faut bien que je vous en laisse la gloire . . . Quelle cure! et que je crains de vous y voir échouer, j'appellerai mon cœur au secours de mon esprit, . . . mais tous deux sont dites-vous si mauvais . . . je ne passe pourtant point condamnation sur le premier, et ma sensibilité est toujours bien active quand il est question de vous chérir [2].

Destinée aux rencontres singulières, j'ai trouvé pour directeurs du spectacle de Rennes, monsieur et madame de Bersac; ils m'ont vus dans une partie de ma gloire, et mon petit orgueil en était flatté; cette aventure m'a fait naître une idée sur cette petite Sophie que vous me fîtes voir à Orléans . . . Elle est jolie, mes anciens amis s'offrent à la prendre et à la former si vous le trouvez bon; il me semble que cela lui vaudrait mieux qu'un couvent, et quand on possède une figure comme la sienne, n'est-il pas infiniment plus sage d'être utile aux hommes qu'inutile à Dieu? Si ce projet scandalise pourtant la farouche vertu de ma jolie maman, je lui offre une place chez moi dès que nous serons établis; quand on est jeune, il faut travailler, faire une pension à cela pour prier Dieu et médire au fond d'un couvent, c'est en vérité de l'argent mal employé. Je ne prétends pas refroidir votre compassion, mais si cette petite fille ne veut rien faire, en vérité je l'abandonnerais sans scrupule. Je vous l'ai dit, je ne connais rien de pire que de favoriser la fainéantise; c'est blesser les loix de la société, c'est les enfreindre toutes.

Vous vous déciderez et me donnerez vos ordres; quelqu'ils puissent être, ils m'honoreront, et je me ferai toujours une loi de les suivre. Sainville et moi, nous embrassons tous deux la tendre Aline, et nous vous offrons tous deux nos respects.

[Footnote 1. On dit que Paul Veronèse, obligé dans une vaste composition de faire reconnaître les deux sœurs, sous les costumes les plus distans, mit un tel art dans de certains traits de l'une et l'autre de ces personnages, qu'on les nommât au premier coup-d'œil. Est-il possible de ne pas reconnaître de même ici Léonore pour la fille de monsieur de Blamont? (Note de l'éditeur.)]

[Footnote 2. Aline, Aline, auriez-vous écrit comme cela à votre mère? (Note de l'éditeur.)]

LETTRE XLIX.

Sophie à Madame de Blamont.

Du château de Blamont, ce 29 janvier.

Oh! madame, pourquoi faut-il que je ne sois destinée qu'à vous raconter des infamies; pourquoi faut-il que le ciel ne m'ait donné l'existence que pour être toujours victime du malheur . . . Et puis, comment oser parler quand celui qui me fait souffrir vous appartient d'aussi près? Vous avez bien voulu lire ma première lettre, une réponse de vous, que je conserve au fond de mon cœur, m'apprend que vous avez daigné pleurer sur mes maux; j'ose vous les confier encore, j'ose encore implorer votre protection, je suis menacée de plus grandes infortunes que celles que je viens de soutenir; oh! madame, daignez m'y soustraire. Je ne vous demande plus les mêmes bontés, je sais qu'elles vous sont impossibles; mais tâchez seulement, je vous conjure, de me faire arracher de ces lieux, j'irai vivre ignorée dans quelque coin de la terre, où l'on n'entendra jamais parler de moi, mes malheureuses mains fourniront à ma subsistance; je n'implore d'autres secours que la liberté de pouvoir travailler, on aura pitié de ma misère, on protégera ma jeunesse: tous les cœurs ne sont pas endurcis; je ne demande que le fruit de mon travail, je le mériterai par ma conduite et mon activité; mais passons aux détails madame, puisque vous me permettez de vous les faire [1].

Monsieur le président arriva ici en poste le 25 au soir; il était environ huit heures quand il entra dans la maison, on lui avait préparé du feu et à souper dans ses appartemens d'en haut, il y monta tout de suite; et dès qu'il eut fait, il m'envoya dire de venir lui parler . . . La feuille agitée par l'orage était moins tremblante que moi. Son laquais, en sortant, ferma soigneusement toutes les portes, il ne restait plus de communication de libre que celle de ma chambre à la sienne; à peine osais-je avancer . . . Il était sur une bergère, au fond de l'appartement, en face de la porte par laquelle j'entrais.

Approchez, me dit-il, je conçois vos craintes. Vous devez frémir de me voir après la sottise que vous avez faite . . . Vous êtes bien convaincue, j'espère, que je ne viens ici que pour vous la faire pleurer; mais avant tout écoutez-moi, et que la vérité guide vos réponses.

Quels motifs ont pu vous déterminer à aller chercher la maison de ma femme pour azyle? —Le hazard, monsieur, soyez-en bien sûr, est la seule cause de cet événement; je fuyais vers Bercueil; chassée par votre ami, j'allais implorer le secours de la femme qui m'avait élevée; madame de Blamont m'a trouvée dans le bois, et m'a conduite dans son château, sans que je susse que j'étais chez quelqu'un qui vous tint par de tels nœuds. —Mais vous lui avez raconté tout ce qui se passait chez mon ami et chez moi? —Ignorant à qui je parlais. —Vous ne le deviez dans aucun cas. —Après la manière cruelle dont on m'avait chassée, je m'étais cru permis de me plaindre. —Vous méritiez le traitement que vous avez reçu. —Non, monsieur. —Vous êtes une impudente et vous avez trahi mon ami. —Par quel serment faut-il vous protester le contraire? —Vous ne m'en imposerez pas, vous êtes une catin, . . . vous êtes pis, vous nous avez volé en partant. —Moi, monsieur! . . . Juste ciel! Et me jetant à ses pieds, oh monsieur! je suis une malheureuse; mais l'indigence n'exclue ni la franchise ni l'honnêteté . . . Croyez au serment que je vous fait de mon innocence sur tous les points dont vous m'accusez. —Ce n'est pas dans ce moment-ci . . . Non, ce n'est pas à l'instant où je viens vous punir sévèrement de vos fautes, que vous me ferez croire qu'elles n'existent pas. —Et alors il s'est levé et s'est promené quelque temps dans la chambre. —Je me suis levée aussi, et je me tenais en silence, n'osant lever les yeux sur mon juge et frémissant de ses arrêts . . . Alors, il s'est approché de moi, et m'obligeant à lever la tête, qu'il soulevait et contenait d'une de ses mains. —Ils vous ont tourné la cervelle; ils vous ont dit que vous étiez jolie, il est impossible de l'être moins; ils vous ont dit que vous ressembliez à Aline, il serait bien fâcheux pour elle qu'elle fut aussi laide que vous . . . Quelques traits si l'on veut . . . Ce qui fait, qu'en badinant, je vous appelais ma fille; mais j'espère que vous êtes bien persuadée que vous ne m'appartenez point. —Oh! oui, monsieur, je connais maintenant ma naissance. —Vous la connaissez? —Oui, monsieur. —Qu'elle est-elle? . . . Et ici madame, je n'ai pas cru faire une imprudence en avouant que je savais que je n'étais que la fille de Claudine Dupuis, du pré-Saint-Gervais. —Et qui a éclairci ce point, a-t-il demandé alors avec le plus grand étonnement? —Hélas! monsieur, je l'ignore, mais on l'a dit dans le château. —On vous en a imposé, personne ne sait mieux que moi qui vous êtes, vous fûtes nourrie quelque temps par cette femme, mais vous ne lui appartenez pas. Puis prenant ma gorge de l'une de ses mains, et fixant ma tête de l'autre pour m'examiner de près, il vous suffit de savoir que vous n'êtes pas ma fille . . . Et que, quand vous la seriez, je n'en aurais que plus de droit à vous punir rigoureusement, et à vous réduire dans la soumission où je veux que vous soyez vis-à-vis de moi . . . Déshabillez-vous . . . Il y travaillait déjà lui-même . . . Mais quand il a vu que je me reculais en baissant la tête et en ayant l'air de l'implorer, il s'est jeté comme un furieux sur moi, et m'ayant brutalement arraché tout ce qui me couvrait, il m'a fait éprouver le même traitement que j'avais essuyé de son ami lorsque je fus chassée de leur maison [2]. Ni larmes, ni prières n'ont été capables de l'attendrir; on eut dit qu'il s'enflammait au contraire en raison de mes efforts a le désarmer; et faisant succéder à ces cruels préliminaires des actions plus indécentes encore, il m'a soumis la moitié de la nuit, à tout ce qu'a pû lui suggérer l'égarement de sa tête et la perversité de son cœur.

Le lendemain, il m'a fait revenir à l'heure de son lever. —Tout ce que j'ai fait hier, m'a-t-il dit, n'est que le très-léger échantillon de ce que mon ami vous prépare; c'est lui que vous avez trahi, c'est donc à lui à se venger; je vous l'amènerai incessamment, apprêtez- vous à le recevoir, et tachez sur-tout de l'attendrir, comme vous l'essayâtes hier avec moi, par le moyen de ces deux grands yeux bleus, inondés d'un ruisseau de larmes, dont l'effet, comme vous voyez, n'a pourtant pas été très-sûr . . . Nous avons le malheur, nous autres gens de loi, d'être un peu blazés sur tous ces beaux secrets de femmes . . . Ne dirait-on pas que je vous ai pulvérisé . . . Voyons . . . Ses regards se sont rassasiés des vestiges de son intempérance, il les a contemplé long-temps avec une curiosité féroce . . . il les a renouvellées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ensuite il a appelé l'homme qui me garde ici, il lui a recommandé de me veiller avec plus de soin que jamais, et de m'ôter, surtout, les moyens de m'entretenir ou verbalement ou par lettres, avec qui que ce pût être. Il a ajouté qu'il reviendrait bientôt avec son ami, et il est remonté dans sa chaise.

Si j'ai fait quelqu'imprudence, daignez me le dire, madame, afin que je la répare de tout mon pouvoir; mais ne m'abandonnez pas je vous conjure, je n'ai que le Ciel et vous pour appui, qu'il me soit permis de les implorer tous deux . . . qu'il me soit permis d'attendre de tous deux un peu de repos après tant de malheurs! J'ose me jetter aux pieds de mademoiselle Aline, et lui présenter mon respect . . . Heureux instans où je pus l'appeler ma sœur, douce illusion, comme vous vous êtes évanouie . . . il y a donc des êtres dans le monde qui ne sont nés que pour l'infortune et la douleur! . . . Que deviendraient-ils si l'espoir consolant d'un Dieu juste ne venait adoucir leur tourment! Mais hélas! ma jeunesse m'effraye, ce qui ferait le charme d'une autre, fait le malheur de la triste Sophie. Combien d'années je puis encore souffrir sur la terre, heureux ceux qui sont près du cercueil . . . qui, après avoir langui sous les fers de la vie, voyent enfin le ciseau de la parque prêt à terminer tous leurs maux! Avec quelle tranquillité n'aperçoivent-ils pas l'instant qui va les réunir à l'être qui les a créé! Contens d'aller le glorifier en paix, . . . heureux de renaître au sein de sa puissance, comme ils doivent se dépouiller avec joie des lambeaux de leur humanité! Et pourquoi fallait-il que je visse le jour! À quoi servai- je au monde? Inconnue, méprisée, à charge à l'univers, . . . était-ce bien la peine de naître? Sont-ce des épreuves, ô mon Dieu! je vous les offre, et ne vous demande pour prix de ma soumission, que de détruire bientôt la malheureuse existence d'une créature qui n'aspire qu'à revoler vers vous pour vous servir et vous adorer.

Pardon, madame, devrais-je vous fatiguer de mes plaintes, hélas! ce sont peut-être les dernières qu'il me sera permis de vous adresser . . . Qui sait ce qu'on me prépare! qui sait ce que je vais devenir! Dieu puissant! faites que ce ne soit pas sur une croix de douleur que la malheureuse Sophie parvienne aux pieds de votre trône [3].

[Footnote 1. Nous prévenons nos lecteurs que la décence nous a contraints à élaguer beaucoup ces détails; peut-être reste-il encore des choses fortes, il est impossible d'affaiblir par trop la teinte des caractères.

(Note de l'éditeur.)]

[Footnote 2. Voyez tome I, page 112 et 113.]

[Footnote 3. Les deux lettres qu'on vient de lire étaient incluses dans la suivante.]

LETTRE L.

Madame de Blamont à Valcour.

Paris, ce premier février.

Je vous envoye deux lettres bien différentes que je viens de recevoir à-la-fois et toutes deux m'affligent dans des sens bien contraires; l'une est baignée de mes larmes, elle fera sûrement couler les vôtres; la seconde . . . hélas! je n'en parle point, lisez-la. Eh bien! devons-nous douter de la réalité des maux qui s'accumulent sur nos têtes? . . . Comme il est fourbe cet homme, et comme il est cruel! . . . remarquez qu'il la croit sa fille, qu'il n'a pour le désabuser qu'un propos d'elle, dont rien ne peut lui garantir la vérité ni détruire les premières opinions dans lesquelles il doit être naturellement . . . il la croit sa fille, et voilà comme il la traite, . . . et la foudre n'éclate pas sur un tel homme! . . . j'aurais voulu que vous eussiez vu le calme avec lequel il est revenu de cette belle expédition, comme l'habitude de feindre empêchait son front de vaciller, . . . pas un ton faux dans les inflexions de la voix, pas une réponse louche; . . . jamais le crime n'eut autant d'assurance; mêmes caresses, mêmes empressemens près de moi; il a voulu comme depuis quelque temps y passer deux ou trois heures de la nuit, . . . et moi qui ne savais rien, . . . moi qui ignorais que ces mains criminelles; . . . hélas! je les ai laissées s'approcher de moi, . . . et maintenant j'en frémis d'horreur . . . Pourrais-je soutenir jusqu'au bout le personnage que je me suis imposé . . . Pourrais-je m'empêcher de frissonner, quand ses yeux seulement se tourneront sur les miens? mais que faire, . . . je n'ai pas même la force d'imaginer, . . . comment aurais-je celle d'agir!

Cependant il me paraît essentiel que vous alliez trouver le curé du Pré-Saint-Gervais, que vous sachiez d'abord de lui, si le président, sur le propos de Sophie, n'aura fait aucunes démarches, et que vous préveniez cet ecclésiastique de ce que nous le prions de dire, dans le cas où l'on viendra s'informer. Moi, je ne prescrirai rien à Sophie, qu'elle continue de répondre comme elle a fait, sans entrer dans aucuns détails, elle doit les ignorer tous, sa réponse au fond est indifférente, elle ne doit rien savoir, qu'elle dise ce qu'elle voudra; que décider à présent sur cette malheureuse? . . . Il est bien dur de l'abandonner, . . . bien périlleux de la servir; . . . n'ayant aucun besoin d'avouer jamais Léonore, si je continuais à réclamer Sophie; . . . mais le puis-je après son propos? . . . Oh, mon ami, conseillez-moi, j'en ai besoin, les sentimens du cœur nuisent aux raisonnemens de l'esprit, je le sens et ne sais que résoudre; j'imagine cent moyens pour sauver cette infortunée, et au travers de tout ce qui me passe par la tête pour exécuter ce dessein, peut-être s'y présentent-t-ils des choses dangéreuses . . . faire parler à Dolbourg, c'est lui témoigner une confiance dont il abusera certainement, le comte est chargé d'une négociation si importante pour Léonore que je n'ose lui proposer ces nouveaux soins, . . . que puis-je d'ailleurs pour Sophie maintenant qui ne soit contre mon mari? J'attaque l'un en défendant l'autre . . . Je tiens à l'un, l'autre ne m'est rien . . . Il est donc des cas où la trame du crime est tellement ourdie, qu'il devient impossible de la rompre.

Mais que dites-vous du calme de Léonore à dépouiller ces malheureux collatéraux, en vérité, je me repends plus que jamais du parti que nous avons pris, je sentais toujours quelque chose de louche au fond de ma conscience; je vous l'ai dit, en adoptant le projet de lui faire reclamer cette succession . . . Le comte l'a voulu, il n'est plus temps d'en revenir, . . . et pourquoi réduire ces infortunés à l'aumône? . . . Ne pourrait-elle pas se contenter du bien de son mari? ou au moins faire grace aux plus pauvres: et l'indifférence avec laquelle elle me parle de Sophie . . . En faire une comédienne . . . ou une femme de chambre . . . Voilà comme la pitié parle au fond de ce cœur, . . . si ressemblant à celui de l'homme qui fait tous nos maux. Adieu, je n'ai pas assez de tête ce soir pour continuer de vous écrire, —conseillez-moi, . . . éclairez-moi, et pressez sur-tout les démarches que je vous demande.

LETTRE LI.

Valcour à Madame de Blamont.

Paris, ce quatre février [1].

Vous aviez raison, madame, de soupçonner le président de l'envie de s'éclaircir, comme s'il lui eût tardé de savoir si son crime était réel ou non, comme s'il eût craint de ne pas charger assez-tôt sa conscience de cette nouvelle horreur; la première chose qu'il a faite au retour de Blamont, a été de voler au Pré-Saint-Gervais; il a demandé Claudine Dupuis, elle était morte, il a été obligé d'avoir recours au curé; cet honnête homme se ressouvenant de nos opérations, nous a servis comme si nous eussions été là pour l'encourager. —Que désirez-vous de moi, lui a-t-il dit, monsieur, —savoir, a répondu le président, ce que devint Claire de Blamont mis en nourrice ici en tel temps et chez telle femme. —elle est morte, et je vous en délivrai pour lors les extraits nécessaires. —Non, monsieur, elle ne mourut pas, j'avais des raisons pour soustraire cet enfant à ma femme, je m'accordai avec la nourrice pour feindre sa mort, et je l'enlevai de nuit. —Que voulez-vous, si cela est, et qui peut être mieux instruit que vous du sort de cette enfant? —Mais la nourrice peut m'avoir trompée; je lui ai dit que je destinais à cette petite fille le sort le plus heureux, désirant peut-être en faire jouir la sienne, elle a pu me la donner à la place, et garder celle que je venais enlever, ce qui ferait que je n'aurais alors que sa fille entre mes mains, au lieu de la mienne. —Ces choses-là ne se font point. —Qu'est devenue la fille de Claudine? Et le curé saisissant ici avec adresse l'occasion de la mort réelle d'Elisabeth de Kerneuil, a donné à la fille de Claudine . . . (Sophie) le sort de cette Elisabeth, et lui a dit qu'elle était morte; n'ayant au moyen de cela nullement parlé du troisième enfant contre lequel a été changé Claire de Blamont, il a laissé le président dans l'erreur, et absolument convaincu que la fille de Claudine est morte, et que l'individu qu'il a dans Sophie est bien décidément sa fille.

Il est certain que si les mêmes choses pouvaient sans inconvénient se soutenir en justice, à l'esclandre près que vous voulez éviter, vous n'auriez pas d'autres moyens de sauver Sophie que de la réclamer encore pour votre fille; Léonore n'ayant aucun intérêt à vous désavouer, ne le ferait sûrement point, et peut-être réussiriez-vous; mais il faut un procès et vous n'en voulez pas, et je suis bien loin de vous conseiller d'en avoir; tout vous engage donc à écouter un peu moins dans ce moment-ci votre cœur que vos intérêts. Je vous conseillais presque le contraire cet automne, mais il y a eu depuis quelques changemens dans les circonstances; il ne faut pas voir les choses trop en noir; n'est-il pas plus simple d'imaginer que les deux amis après quelques nouvelles débauches éloigneront cette fille de vous et la placeront dans quelque couvent de province; n'est-il pas, dis-je, plus simple de croire cela, que de soupçonner une atrocité sans fruit comme sans vraisemblance. Il est des crimes gratuits trop affreux pour être supposés, et que ne peut admettre l'excès même de la perversité humaine, celui que vous pourriez craindre serait dans ce cas-là, ne l'imaginez donc point . . . Pour être plus sûr de son fait, le président a proposé au curé l'exhumation du prétendu corps de Claire, lui assurant qu'on ne devait trouver dans le cercueil aucune trace de cadavre d'enfant . . . Le curé qui savait à quoi s'en tenir, lui a dit que cette recherche était inutile, que dès qu'il avait ordonné la fraude, il devait être sûr qu'elle avait été exécutée, qu'il était déjà assez mal à lui d'avoir ainsi abusé des cérémonies de l'église, sans joindre à cette indécence, celle de l'exhumation proposée; d'ailleurs, a-t-il ajouté, je ne le puis sans la permission de l'archevêque; conviendrez-vous de cette fraude à ses yeux? croyez-moi, laissons tout cela dans l'oubli, monsieur, l'enfant que vous avez retiré est entre vos mains, ne doutez point que ce ne soit votre fille; . . . mais encore une fois, a repris le président, envieux de se procurer toutes les preuves qui pouvaient le mieux constater son crime: —qu'est devenue la fille de Claudine Dupuis, et le curé lui ayant répété qu'elle était morte, a achevé de l'en convaincre, en lui remettant l'extrait mortuaire d'Elisabeth de Kerneuil, enterrée sous le nom faux de la fille de Claudine, par une supercherie de cette nourrice, que vous sûtes lors de mes recherches; Je le répète, voilà donc le président plus sûr que jamais que Sophie est sa fille, et que tout ce qui a pu être dit ultérieurement n'est que du verbiage de valets, qui ne doit pas avoir un plus grand degré de réalité que ce qu'on lui prouve. Un honnête homme se rappelant ici les indignités dont un moment de fureur lui aurait fait accabler cette malheureuse, —se voyant convaincu qu'elle est sa fille, en serait mort de regret et de douleur; —le président parfaitement tranquille dans le mal . . . Le président qui ne désirait des informations que pour jouir de la certitude d'avoir commis ce crime . . . Le président, dis-je, est parti comblé, laissant éclater sur ses traits cette joie maligne qu'imprime chez les scélérats, la conviction de leur atrocité. J'ai rendu mille graces au curé de nous avoir aussi bien servi, et nous sommes convenus tous deux, qu'il l'avait fait sans compromettre son devoir, puisqu'il n'en a imposé sur rien, qu'il n'a fait que cacher un secret confié, et profiter des fraudes qu'on lui avait fait à lui-même.

Voilà les faits, madame, je n'ose prendre sur moi de vous renouveller le conseil d'abandonner Sophie à la providence, mon cœur souffrirait trop à vous y engager. Mais quelque soit l'intérêt qu'elle vous inspire, daignez réfléchir que vous avez deux filles et un époux à ménager; à l'éclaircissement juridique, il faut que le curé parle, dès ce moment vous ne sauvez pas Sophie, et Léonore vous est rendue, quelqu'adroite que soit cette jeune personne, vous l'exposez pourtant aux noirceurs d'un père atroce, capable de sacrifier jusqu'à Sainville, dès qu'il ne verra plus dans lui qu'un obstacle aux infamies qu'il concevra trop infailliblement sur cette nouvelle fille immolée déjà dès le berceau, dans sa perfide imagination. Si vous plaidez et que vous perdiez, ce qui sera certain, vous sacrifiez Aline à Dolbourg . . . plus aucun moyen dès-lors de pouvoir la tirer de ses mains, puisque Sophie n'est plus sa belle-sœur, et que vous gagniez ou que vous perdiez, voilà du train, Paris entier s'occupant de vous et tout cela pour une fille qui ne vous est rien, et envers laquelle vous avez déjà fait tout ce que pouvait vous dicter le sentiment le plus étendu de la pitié . . .Il est de malheureux cas, madame, et vous allez voir que ma comparaison met tout au pis, puisqu'elle suppose des atrocités impossibles, . . . mais dussent-elles être; . . . il est de malheureux cas, où le berger prudent sacrifie une brebis égarée, plutôt que de risquer le sort entier du troupeau, en voulant protéger cette fugitive. Le président employe la feinte avec vous, usez des mêmes armes. Vous devez tout faire pour le ménager, sa présence et ses soins vous répugnent . . . Je le conçois, mais vous y refuser serait dangéreux; suivez votre premier plan, plus vous l'aurez près de vous, mieux vous démêlerez ses démarches, et mieux vous serez à même d'y parer; si vous l'éloignez il n'en sera que plus faux, ses manœuvres seront les mêmes et vous les découvrirez moins. Pendant cela travaillez fermement à ce que le sort d'Aline se décide dans une assemblée de parens. Là, vous direz toutes les raisons qui doivent mettre obstacle à l'établissement que votre époux désire, et là, si votre cœur conserve toujours les mêmes bontés pour moi, vous oserez me nommer, et faire valoir les sentimens d'Aline: ma retenue et ma délicatesse s'opposent à ce que j'appuye davantage sur ce dernier article; oh! combien ma cause y sera bien servie, quand c'est vous qui daignerez la défendre.

Au reste, je me soumets à vos conseils, je vais m'isoler absolument, puisque vous le jugez nécessaire, ce sacrifice coûtera bien peu à celui qui ne respire que pour le tendre objet qu'il ne doit plus ni voir ni rencontrer nulle part; je me priverai du bonheur d'aller prier près d'elle, le Dieu qui peut mettre fin à nos maux, il m'était cependant si doux de m'édifier à ses côtés, lorsque dans la ferveur de ses invocations, je voyais quelquefois ses belles joues se colorer du feu d'une sainte ardeur, que je les voyais s'inonder des larmes de la piété et de la componction, je me disais avec tant de joie: comment le Dieu qui l'anime à-présent, n'accomplirait-il pas ses désirs; il est en elle, il y descend, elle l'implore, il l'exaucera, et m'imaginant alors en me prosternant vers elle, adorer le Dieu même en son plus divin sanctuaire, je lui adressais comme à ce Dieu tous les sentimens d'une ame enflâmée . . . Eh bien! je me priverai de ces délices, mais l'hommage sera toujours égal, . . . toujours présente à mon imagination, je l'adorerai dans le silence du repos et de la solitude, elle et ce Dieu confondus dans mon ame, ne feront plus qu'un seul et même objet où tous les sentimens du plus violent amour iront s'offrir à chaque instant.

[Footnote 1. Il faut se rappeler ici la lettre XXIV du premier volume.]

LETTRE LII.

Le président de Blamont à Dolbourg.

Paris, ce 6 février.

Ou es-tu donc Dolbourg? en verité, je crois que tu deviens sage: si cela est, je ne dis mot, rien ne me touche comme une conversion, et j'y crois si peu que j'en désire toujours, sans avoir encore été assez heureux pour en rencontrer. Il est pourtant certain qu'il en faut venir là . . . On recule tant qu'on peut, ces maudites passions nous troublent, . . . nous aveuglent; dans la jeunesse elles sont violentes, à notre âge elles sont dépravées, plus nous vieillissons, plus elles nous maîtrisent; les goûts sont formés, les habitudes sont faites, à force d'outrage on a réussi à mettre son ame en repos, on est parvenu à comprendre que ces réminiscences fâcheuses qui la bourrellent quelquefois, s'éteignent à mesure que l'on les nourrit et que la façon la plus sûre de les anéantir est de leur donner de l'aliment, au lieu de s'arrêter alors, on redouble, l'excès de la veille allumant les désirs, ne sert qu'à faire inventer de nouveaux projets pour le lendemain; et l'on arrive ainsi sur le bord de la tombe sans s'être occupé de la chûte un seul jour. Une fois là, que devient-on? Tous les préjugés renaissent, et l'on expire en désespéré.

Voilà pourtant quel sera ta fin, je te vois d'ici entouré de prêtres, te prouvant que le diable est là qui t'attend, et toi frémir, pâlir, faire des signes de croix, abjurer tes goûts, tes amis, puis partir comme un imbécile. Et pourquoi seras-tu comme cela, . . . C'est que tu ne t'es point fait de principes, je te l'ai dit, c'est que n'écoutant que tes passions sans raisonner leur cause, tu n'as jamais eu assez de philosophie pour les soumettre à des systêmes qui pussent les identifier dans toi; tu a sauté par-dessus tous les préjugés sans essayer d'en détruire aucun; tu les as tous laissé derrière toi, et tous reparaîtront pour te désoler, quand il n'y aura plus moyen de les combattre.

Infiniment plus sage, j'ai étayé mes écarts par des raisonnemens, je ne m'en suis pas tenu à douter, j'ai vaincu, j'ai déraciné, j'ai détruit dans mon cœur tout ce qui pouvait gêner mes plaisirs, . . . Faudra-t-il les quitter? Je serai fâché de les perdre sans me repentir de les avoir aimé, en m'endormant en paix dans le sein de la nature, —j'ai accompli sa volonté, me dirai-je, j'ai suivi ses inspirations, ce que j'ai fait lui plaisait, sans doute, puisqu'elle en éveillait en moi le désir, . . . et qu'elle frayeur m'inspirerait donc la fin de mon existence? dois-je craindre d'être puni pour avoir cédé mollement sous le joug si flatteur des lois qui m'entraînaient! . . . mourons tranquille, tout finit avec moi, . . . tout s'éteint quand mes yeux se ferment, et les momens qui doivent suivre l'apparition que j'ai faite ici bas, seront semblables à ceux où mon existence était nulle, je ne dois pas plus frémir pour ce qui suit, que je ne devais trembler pour ce qui précédait: rien n'est à moi, rien n'est de moi, toujours guidé par une force aveugle, que m'importe ce qu'elle m'a fait suivre.

Ne doute pas, mon ami, que ma fin ne soit tranquille avec de tels sentimens, je te le répète, il ne s'agit pas d'éloigner, il faut vaincre, il faut subjuguer, annéantir; un seul préjugé en arrière suffit à notre désolation, et c'est à tous, mon ami, à ceux mêmes qui paraissent le plus respectables aux yeux des hommes, qu'il faut déclarer guerre ouverte.

Quoi qu'il en soit, à mon retour de Blamont, je n'ai rien eu de plus pressé que de vérifier le propos de cette petite créature, flatté de lui appartenir de tant de manières, j'aurais été désespéré, je l'avoue, de ne pas voir un de ces deux liens prêter des charmes à l'autre. Je ne te craignais plus, tes prétentions étaient évanouies; je n'étais donc arrêté que par un titre . . . Eh bien! connais moi Dolbourg, je ne frémissais pour mes plaisirs que de la crainte de les voir nuls; mais tout est reconnu, j'ai bien certainement l'honneur d'avoir mis Sophie au monde, et ce qui doit te rendre le souvenir des plaisirs que tu as goûté avec elle, bien autrement délicieux, elle est bien sûrement légitime, bien sûrement la sœur de celle que l'on te destine [1], heureux époux de toute ma famille; je t'aurais fait goûter le plaisir des Dieux [2], il ne te reste plus que ma femme. Tu ne saurais croire l'envie que j'aurais de te voir flétrir les palmes de la vertu conjugale dont cette fière épouse est si orgueilleuse . . . Veux-tu que je hazarde la proposition? . . . Tu joueras vingt- quatre heures l'amant passionné, et si on ne se rend pas, . . . ce qui est vraisemblable, j'arriverai à ton secours . . . Ah! laisse-moi rire de l'idée, je t'en prie, il me semble que c'est une des plus folles que j'aye conçue depuis long-temps; oui, je voudrais te voir l'amant de ma femme; en attendant prépare-toi au voyage projetté, mille raisons toutes meilleures les unes que les autres, font qu'il devient indispensable de prendre au plus tôt un parti sur Sophie; nous nous consulterons en route sur la manière d'y procéder, car pour le plan admis, je n'imagine pas qu'il faille s'en départir. Cette madame de Blamont est dangéreuse, il faut s'en méfier quoiqu'elle ne dise pas grand chose sur cet objet-ci, à-présent je ne suis pas sa dupe . . . La friponne est comme l'araignée, elle ne travaille jamais si bien que dans le silence . . . Il faut la prévenir, lui ôter tout moyen de pouvoir réclamer cette fille, de publier par-tout qu'ayant été ta maîtresse, il est impossible que sa sœur devienne ta femme; tu sens la nécessité de couper court à toutes ces calomnies, une infinité de bigots se cabreraient à ce projet incestueux; on ne voit dans le monde que des gens qui font mal, et qui blament à tout instant le mal des autres, comme s'ils croyaient couvrir par ce pédantisme, les égaremens dans lesquels ils se plongent. Je t'attends donc chez moi, le 21 au matin, sans faute, je t'indique ce rendez- vous d'avance pour que tu t'en souviennes mieux. Rien de ce que tu sais ne périclitera pendant notre voyage, je ferai comme les grands généraux, tout en attaquant l'ennemi d'un côté, je saurai l'affoiblir de l'autre; et peut-être en revenant de conclure une bonne opération, en trouverons-nous une meilleure de faite; qu'aucun plaisir sur-tout ne te fasse négliger nos affaires essentielles, entraîné par l'histoire du moment, je crains toujours que tu ne manques, quand il s'agit de travailler; César, infiniment plus aimable mais beaucoup moins volage que toi, quittait tout pour une bataille. Adieu.

[Footnote 1. Il faut se rappeller ici que le président faisait croire d'abord à Dolbourg que cette Sophie était la fille de sa maîtresse, il faut se souvenir aussi que cette maîtresse était sœur d'une autre dulcinée, avec laquelle vivait Dolbourg, qu'ayant eu dans le même temps chacun une fille de ces maîtresses, ils s'étaient promis de se prostituer mutuellement ces deux enfans, quand elles auroient atteint l'âge nubile.]

[Footnote 2. Allusion aux insestes multipliés des divinités du paganisme.]

LETTRE LIII.

Déterville à Valcour.

Ce 13 février.

J'ai été deux fois chez toi ce matin, sans te trouver, mon cher Valcour. Je prends donc le parti de laisser une lettre à ta porte, en recommandant qu'elle te soit remise avec le plus grand empressement aussitôt que tu rentreras . . . Prends des précautions . . . Tiens- toi sur tes gardes . . . Évite d'être seul d'ici à quelque temps; le président te tend des embuches, on n'a pu encore me dire de quelle sorte sont les dangers que tu dois redouter; mais ils sont incontestablement funestes sitôt qu'un tel monstre s'en mêle; réfléchis à tous les motifs qui le guident, . . . à son caractère, . . . à ses richesses, . . . à l'impunité où ces vils frippons croyent vivre, et frémis; je vais tout employer pour te découvrir ce qu'il trame, en attendant tu dois à toi et à tes amis de prendre tes sûretés. Quand tu voudras de moi pour ton second, fais-moi dire un mot et j'accourerai . . .

Eh bien! ces scélérats séviront contre les plus légers délits, ils déshonoreront, ils flétriront, ils assassineront pour des misères les meilleurs citoyens de l'état, tandis qu'eux, qui en sont la lie, eux qui ne le servirent jamais, eux enfin qui le troublèrent ou le trahirent toujours à l'abri du glaive que leurs méprisables mains soutiennent, se rendent dignes d'en être à tout instant frappés . . .

Ô comme je suis tenté d'aller vivre avec des ours! quand je réfléchis à cette multitude d'abus dangéreux, et à cette foule d'inconséquences intolérables, et dont, avec quelques opéra comiques et des chansons, on n'a pas même l'air de se douter.

LETTRE LIV.

Valcour à Madame de Blamont.

De mon lit, ce 23 Février.

Quelle plus douce consolation pour moi, madame, que l'intérêt que vous me témoignez! Je n'ai plus ni douleur, ni inquiétude, depuis que je sais que vos larmes et celles de ma chère Aline ont daigné couler sur mes maux. J'ai voulu vous écrire moi-même pour vous prouver que je suis aussi bien qu'on peut l'être avec deux coups d'épée, ni l'un ni l'autre ne sont dangereux; l'un perce le haut de l'épaule gauche, c'est celui dont je souffre le plus; l'autre est dans les chairs du bras droit, . . . je le sens à peine . . . C'est cette même main qui vous écrit: . . . c'est elle qui va vous raconter l'événement . . . Vous pardonnerez le style et les traits; la tête qui dirige l'un, est un peu malade, et la main qui trace les autres [1] est encore bien faible.

Hier soir revenant de souper chez la comtesse des Barres, où j'allais pour

[Illustration: Voilà donc ce que, se permettent ceux qui veillent au maintien des loix.]

prendre congé, voulant d'après votre conseil, rompre avec tous mes amis . . . J'étais à pied . . . le tems était clair, je tournais la rue de Bussi pour entrer dans la rue Mazarine: il était environ minuit . . . Quatre hommes, l'épée à la main, traversant la rue, tombent sur moi avec une telle vitesse, que j'ai reçu le premier coup avant que d'avoir eu le temps de me défendre: j'ai paré les autres en m'appuyant contre une maison . . . Pendant ce temps mon domestique, l'un des plus braves garçons que j'aie connu, a sauté sur l'un de ces gens, et lui a donné un vigoureux coup de genoux dans le ventre, qui l'a étendu au milieu du ruisseau: il en allait saisir un autre, quand j'ai reçu ma seconde blessure. Voyant qu'il était prouvé que je n'avais affaire qu'à des assassins, je n'ai plus songé qu'à battre en retraite, toujours en parant de mon mieux, quoique mon bras se fût engourdi par l'effet du sang que j'en perdais . . . Alors j'ai appellé à moi, et comme j'ai vu que la garde accourait, et que mes meurtriers fuyaient, j'ai remis tranquillement mon épée . . . Mon laquais est accouru; il a bandé, comme il a pu, mes plaies de nos mouchoirs, et, peu loin de ma porte, je me suis retiré heureusement sans aucun esclandre. Mon brave second est un peu blessé; . . . et dans mon petit ménage de garçon, sans les soins de Déterville, je me serais peut-être trouvé mal-à-l'aise; mais ce tendre et cher ami, accouru avec deux de ses gens qui me servent, ne me quitte pas lui- même d'une minute. Si j'avais suivi ses conseils, peut-être ce malheur ne me serait-il pas arrivé . . . Il me gronde, . . . il me soigne, . . . il me console, . . . il me parle de vous, quel malheur ne s'oublierait pas ainsi? Je ne jouirais peut-être pas si bien de ces douceurs, sans l'accident qui m'est arrivé, tant d'amitié me le rend bien cher. Nous faisons l'un et l'autre mille combinaisons sur cet événement; il y veut une origine que je n'admets point . . . J'ai tant de peine à croire ce qui répugne à mon cœur . . . Je suis si loin de supposer ce que je ne me permettrais pas; . . . une méprise; . . . un projet de coquin, tout ce qui s'éloigne en un mot de l'horreur que mon ami suppose, est ce qui me paraît le plus vraisemblable . . . Sa tendresse pour moi l'aveugle; . . . ne l'imitez pas, madame, je vous en supplie, . . . votre ame sensible aurait trop à souffrir d'une supposition que toutes les vraisemblances démentent.

[Footnote 1. Les répétitions, les négligences de cette lettre, prouvent l'état de Valcour, et doivent convaincre le lecteur qu'on ne lui en impose pas, quand on lui garantit la véracité de cette correspondance.]

LETTRE LV.

Aline à Valcour.

Paris, ce 24 Février.

Oh ciel! qu'ai-je appris? . . . On me le cachait, . . . toi que j'aime, toi que je veux adorer sans cesse, . . . idole de mon cœur, . . . tu as couru des dangers, et je n'étais pas auprès de toi . . . Ton sang coule, . . . il a coulé pour moi, . . . à cause de moi, . . . et ce n'est pas moi qui te soigne? Je ne puis ni te veiller, ni te secourir; j'y veux voler, on m'en empêche; je n'aurai pourtant, ni repos, ni tranquillité, que je ne t'aie vu; mon honneur, . . . ma vie, tout ce que j'ai de plus cher, dût-il être compromis, il faut que je te voie; . . . il faut que mes yeux m'assurent que l'on ne me trompe point, et que tes jours sont en sûreté. Père barbare, . . . si je croyais que ce fût vous, l'amour étoufferait la voix de la nature; . . . mais où m'emporte mon funeste état! mes larmes coulent, et elles ne me soulagent point! mon cœur est dans une telle oppression, que tous mes sens sont anéantis . . . Quel est le motif de ce funeste accident? . . . Je veux le savoir ou mourir. Ah, combien je t'aime, Valcour! —comme tes maux réveillent ma flamme; ce fer fatal a pénétré mon cœur . . . Le sang qu'il en arrache se mêle aux larmes dont j'inonde ce que j'écris! . . . Comment es-tu? . . . quel est ton état? . . . je veux en être instruite à toutes les heures, . . . à toutes les heures on entrera chez toi de ma part, . . . excepté pendant le temps de ton repos, . . . de ce repos que je voudrais aller te procurer moi-même, au prix du mien et de ma vie . . . Et pourquoi n'irai-je pas? qu'ai-je à craindre? . . . qu'ai-je à redouter? . . . Je ne suis effrayée que de tes douleurs . . . Tout m'est égal sans toi; devoirs, respects, sentimens, décence, froides et vaines considérations, vous n'êtes rien auprès de mon amour . . . Qu'ils sont heureux ceux qui te soignent; . . . que ne donnerais-je pas pour partager leur sort? que dis-je? . . . Ah! si le bonheur ne m'était point ravi, qui que ce fût que moi seule, ne t'offrirait aucun service, je serai jalouse de tous ceux qu'on voudrait m'empêcher de te rendre . . . Pourras-tu me lire, pourras-tu comprendre le désordre de ces traits? . . . Le feu de cette tête égarée par le désespoir; . . . les expressions de ce cœur perdu d'amour, tout ce que j'éprouve enfin, sera-t-il entendu de toi? . . . Il y a des instans où mon ame m'abandonne pour aller s'unir à la tienne . . . des instans où je ne respire plus, où il ne reste de mon existence qu'une triste machine, dont tous les ressorts semblent habiter au fond de ton cœur. Ma mère veut me consoler; . . . elle veut sécher mes larmes . . . Hélas! quelle main en serait plus capable, si mon inquiétude était susceptible de s'adoucir . . . À peine l'entends-je, à peine la vois-je . . . elle qui est le plus tendre objet de ma vie . . . Ô ma chère ame! . . . ô doux espoir de mes malheureux jours! . . . Pourquoi ne sont-ils pas tombés sur moi, ces coups cruels qui ont déchiré mon amant! Je souffrirais bien moins de mes propres maux que des siens . . . Être éternel, . . . venge-le, . . . venge l'amour outragé, . . . n'importe aux dépens de qui. Ta délicatesse te déguise les véritables auteurs de ce crime; la mienne, absorbée par tes malheurs, ne me permet pas les mêmes illusions . . . Je le vois, ce tyran, je le vois armer les mains des scélérats qui t'outragèrent; eh! dirige-les vers moi ces fers cruels, . . . homme dénaturé, . . . perce le sein qui l'idolâtre; . . . entr'ouvre-le, te dis-je, si tu veux en bannir l'amour dont il est embrasé; . . . Cet amour violent qui m'anime, est l'unique principe de ma vie; il ne cessera jamais qu'avec elle: . . . et pourquoi ménagerais-tu mon sang quand tu as répandu celui de Valcour? . . . Ignores-tu que c'est le même? Ignores-tu que c'est ma vie qui circule dans ses veines? et qu'en les entr'ouvrant, c'est ma vie que tu fais exhaler! achève de l'arracher, tu le peux, mais n'espère pas de nous séparer, elles seront à jamais unies, ces ames, dont tu veux briser les liens: Dieu ne les a créées que pour être ensemble; il n'a donné pour existence à l'une, qu'une portion de celle de l'autre; il faut que ces moitiés se réunissent en dépit des monstres qui veulent les séparer ici . . . On entre, . . . on arrive de chez toi, . . . on me dit que tu vas bien, je ne le crois pas; . . . on m'abuse, . . . tout le monde s'entend pour me tromper; . . . si tu vas bien, pourquoi ne m'écris-tu point? Ton état peut avoir changé depuis qu'on t'a quitté, . . . Repartez, barbare, . . . repartez, . . . dites lui qu'il trace un seul mot de sa main pour son Aline; . . . qu'il dise qu'il va mieux . . . et qu'il l'aime . . . . . . Mais comme tout est froid à mes larmes, comme tous les cœurs sont insensibles à ce que je souffre; . . . il n'y a que ma mère qui m'entende, . . . il n'y a que son ame à qui la mienne ressemble . . . Cruelle que je suis! elle m'embrasse et je la repousse: . . . je lui demande Valcour, . . . je lui demande pourquoi elle ne veut pas me conduire à lui . . . si vous me le refusez, c'est qu'il n'existe plus: . . . et vous me le cachez: . . . vous craignez que je ne le suive; . . . ah! n'en doutez pas, . . . vos efforts seraient superflus; . . . il ne serait rien qui pût me retenir . . . Moi, . . . vivre sans Valcour? . . . exister dans un monde qu'il n'embellirait plus . . . Ah! que ferais-je sur la terre après lui? . . . Envoie-moi Déterville, je ne m'en rapporterai qu'à lui; . . . qu'il vienne, . . . qu'il retourne, qu'il te porte mes soupirs enflammés; . . . qu'il te voie, . . . qu'il me rassure, ou qu'il me donne la mort.

LETTRE LVI.

Madame de Blamont à Valcour.

Paris, ce 28 Février.

Calmez-vous, Aline va mieux; le premier mouvement a été terrible; une lettre écrite, partie malgré moi, et qu'on n'a pas voulu me montrer, vous a convaincu sans doute de l'état affreux qu'a produit votre accident sur elle; elle a été vingt-quatre heures dans des spasmes qui nous ont inquietés; mais elle est maintenant aussi bien qu'elle peut être . . . Croyez-le quand c'est moi qui vous l'affirme; elle a voulu avoir près de vous des couriers perpétuels, . . . elle les a eu, . . . et enfin elle les a cru; vous avez su quel était son désir, et vous me connaissez assez pour être sûr que si ce désir eût pu être satisfait . . . il n'eût assurément pas trouvé d'obstacles de ma part. Mais que de dangers! vous ne doutez pas, j'espère, que nous ne soyons observés. Jugez des suites par ce que vous venez d'éprouver . . . Ô mon ami! . . . l'illusion ne nous est plus permise; . . . des propos; . . . des indiscrétions, . . . des informations secrettes, tout jette un jour affreux sur cette terrible aventure, . . . et telle est notre malheureuse position, . . . qu'il ne nous est permis, ni d'éclater, ni de nous plaindre . . . Deshonorerez-vous le père de votre Aline? . . . flétrirai-je le nom de mon époux?

On n'a pourtant pas eu l'audace d'exiger des plaisirs, après avoir donné de telles peines. Et en vérité l'on a bien fait . . . Je crois qu'il me serait impossible de dissimuler davantage.

Ô mon ami! je crains de nouveaux piéges . . . Je crains que l'on ne complotte contre votre liberté . . . Ne nous effrayez pourtant point encore; j'ai des amis sûrs, qui ne perdent pas de vue les démarches de mon mari, et qui m'avertiront de tout. Attendez de nouveaux éclaircissemens, et ne songez qu'à votre santé: . . . le scélérat, il ourdissait deux trames à-la-fois, et pendant qu'il cherchait à se débarrasser de l'amant de sa fille, il se défaisait d'une malheureuse également redoutable à l'exécution de ses perfides projets.

Comment espérer de franchir tant d'écueils! . . . Les plus grands dangers nous environnent, nous n'aurons jamais assez de forces pour nous en garantir, et malgré la justice de la providence, le vice écrasera la vertu. Quel avertissement! j'en reçois dans l'histoire des derniers événemens de cette malheureuse Sophie . . . Écoutez- les, . . . et si vous le pouvez, calmez mes soupçons, dissipez mes craintes, essayez de me faire voir qu'elles sont chimériques; je ne demande qu'à être rassurée, mais quel louche! . . . Comment ne pas croire; . . . Oh mon ami! dans quel trouble je suis; . . . si ce que je soupçonne est vrai, . . . s'il était capable de ce comble d'horreur, ma sûreté, celle d'Aline, exigeraient qu'à l'instant nous nous séparassions de lui . . . Écoutez, enfin, écoutez et décidez vous-même.

Le président et Dolbourg partirent le vingt-un à six heures du matin pour Blamont, ils y arrivèrent à sept heures du soir; de ce moment Sophie changea de chambre, et il lui devint impossible de s'entretenir davantage par sa fenêtre avec l'homme intelligent dont je dispose dans le village. Cet homme qui a des raisons personnelles de m'être attaché, a mis dans l'instant tout en usage pour observer ce qui se passerait, et il y a employé tous ses amis; voici le résultat de ses manœuvres; je vous envoie la lettre même afin que vous soyez plus en état de juger, si toutefois le voile impénétrable que ces scélérats ont eu l'art de jetter sur leur conduite, peut vous en laisser le pouvoir.

LETTRE LVII.

À Madame de Blamont. [1]

Du château de Blamont, ce 26 février.

J'obéis à vos ordres, madame, et passe sans plus de préambule au journal que vous m'avez demandé.

Le vingt-un au soir, monsieur le président et son ami arrivèrent au château entre sept et huit heures; c'était alors où j'appercevais communément de la lumière dans la chambre de Sophie . . . Je n'en vis plus . . . Les appartemens d'en-haut, où vous savez que monsieur se tient de préférence, étaient très-éclairés, je prétai l'oreille, mais l'éloignement, la hauteur, malgré le calme qui régnait, m'empêchèrent d'entendre, et je ne distinguai rien. Je retournai trois fois sous la fenêtre de Sophie, et je n'y vis jamais de lumière, elle a sûrement changé de chambre dès ce premier soir.

Le vingt-deux au matin, je sus que nos voyageurs n'avaient avec eux qu'un laquais, le même qu'avait dernièrement amené monsieur le président. J'appris aussi que c'était le concierge qui leur préparait à manger, et que qui que ce soit n'entrait dans le château, pas même le jardinier, de qui je tiens ces détails, il avait à parler pour des affaires pressantes à monsieur, et ne put en obtenir audience. Je recommençai à six reprises différentes ce jour-là, mes signaux sous la fenêtre de votre protégée, sans que personne me répondit. Il y eut beaucoup de mouvement dans les chambres d'en-haut, . . . du feu constamment, et beaucoup de lumières le soir. À neuf heures les fenêtres s'ouvrirent, on tira les contrevents, les croisées se refermèrent ainsi que les volets, et l'obscurité devint telle, qu'il me fut impossible de savoir s'il y avait même de la lumière dans les appartemens; — voyant ma présence inutile, je me retirai. J'engageai ce soir-là quatre de mes amis à aller s'établir chacun sur une des quatre routes qui aboutissent à Blamont, et leur fit promettre d'y rester jusqu'à l'avertissement qu'ils recevraient de moi pour revenir. Leur consigne était d'examiner, avec la plus scrupuleuse attention, toutes les voitures qui iraient et viendraient sur ces routes, et de me rendre le compte le plus exact des personnes qui seraient dedans.

Le vingt-trois au matin, les croisées de la chambre de Sophie s'ouvrirent, mais le concierge y parut seul, il laissa les fenêtres ouvertes jusqu'après le départ de ces messieurs, alors il les referma à demeure comme elles le sont, quand personne n'habite cette chambre. Il n'y eut ce soir-là, ni feu, ni apparence de lumière dans les petits appartemens de monsieur, où l'on s'était tenu la veille et le jour d'avant; mais ce qui me surprit beaucoup, ce fut de voir à plusieurs reprises différentes des lumières aller et venir par les meurtrières [2], qui donnent près des souterrains, je m'y portai le plus près possible, au point de n'avoir plus entre elles et moi que le fossé; mais je n'entendis jamais rien; le silence fut tel dans le reste de la soirée, que je crus tout le monde parti; cependant en me retirant je fis veiller deux hommes autour du château, comme j'avais fait la veille; leur rapport fut que le silence avait été le même.

Le vingt-quatre la journée fut également calme, on ne se tint sûrement pas de tout le jour dans aucune pièce à feu, personne n'entra ni ne sortit absolument de la maison; je m'y présentai sous le prétexte de saluer monsieur le président, le concierge me dit que je me trompais, et qu'il n'était sûrement pas au château.

Le vingt-cinq, à deux heures du matin, un postillon amena trois chevaux au petit pas, on lui ouvrit fort vite et fort doucement, il attela de même la chaise qui avait amené ces messieurs, et tout le monde partit avant le jour; je les vis de derrière un arbre monter tous les deux en voiture, et ils n'y placèrent bien sûrement aucune femme avec eux. Je les fis suivre, ils furent menés très-doucement jusqu'au bout de l'avenue, ils ne partirent au galop que de-là. De ce moment j'envoyai ordre à mes quatre amis de revenir, et en attendant je continuai d'examiner le château, rien ne parut à aucune fenêtre. On n'avait pu cacher Sophie au jardinier, il savait qu'elle y était, il en était convenu vis-à-vis de moi, je fus le trouver, je lui demandai pourquoi nous ne revoyons plus cette jeune personne, et ce qu'il croyait qu'elle était devenue; d'abord il fit le mystérieux, ensuite il me dit qu'elle était partie le vingt-quatre au soir, dans une voiture avec une dame qui était venue la chercher de Paris, je n'osai lui dire que n'ayant pas quitté les environs du château depuis quatre jours, j'étais absolument certain du contraire; mais je l'assure à vous, madame, aucune voiture n'en est approchée du vingt- un au vingt-cinq. Il n'est absolument entré personne dans la maison durant cet intervalle, excepté le postillon que je viens de vous dire, et très-certainement personne n'en est sorti. Voyant que ce jardinier n'en voulait pas dire d'avantage, et qu'il cherchait même à détourner la conversation, je le quittais et fus questionner mes amis; sur trois des quatre routes indiquées ci-dessus, il n'a passé que des charettes et un cabriolet dans lequel étaient deux vieux prêtres. Sur l'autre, celle de Lorraine, il a passé le vingt-quatre au soir une voiture très-légère, à deux chevaux, sans équipage, conduite au pas par un postillon vêtu en paysan; cette voiture contenait une vieille femme, sous l'habit de villageoise, et une jeune fille en juste blanc, à-peu-près de l'âge et de la tournure de Sophie; mon ami pour pouvoir me donner des détails plus étendus sur le personnel de ces deux femmes a fait l'ivrogne et s'est laissé tomber presque sous les roues de leur voiture, elles ont fait un cri, le paysan a arrêté ses chevaux, et les deux voyageuses sont descendues pour voir s'il n'était pas arrivé quelqu'accident à cet ivrogne. Alors mon ami s'est relevé et a fait quelques singeries pour les faire parler, la vieille femme s'est mise à rire et a répondu à ses balivernes. La jeune a dit d'une prononciation exacte, et telle que doit être celle d'une fille de qualité: — «Je suis bien aise mon cher monsieur que vous ne vous soyez pas fait de mal». Mais elle n'a jamais souri, elle n'a jamais pris la moindre part à la grosse gaieté de la vieille, qui au bout d'un instant, lui a dit brusquement: «allons, remontons, rien ne vous égaye, vous me feriez mourir avec votre tristesse»; et la jeune fille est remontée en soupirant.

Plus il paraissait de conformité entre cette voyageuse et Sophie, plus j'ai questionné mon ami, mille choses prouvent que c'est-elle, mille autres le démentent absolument, . . . s'il y fallait parier ma fortune, je la hazarderais pour vous convaincre que ce n'est pas elle; ou si c'est elle, c'est donc par les airs qu'elle est sortie du château; sans l'intime persuasion où je suis que ce n'est pas elle, je serais monté à cheval sur-le-champ et j'aurais poursuivi cette voiture, mais j'ose être si sûr de mon fait, qu'il ne m'est seulement pas venu dans l'esprit de faire cette démarche. Voilà mes opérations, madame, elles sont réglées sur vos ordres, j'en attendrai de nouveaux pour agir, soit intérieurement, soit extérieurement.

Post-scriptum de Madame de Blamont.

Eh bien! Valcour, décidez maintenant . . . Portez si vous le pouvez un jugement certain sur cette affaire, Sophie a été au château de Blamont, elle n'en est point partie, et cependant on ne la voit plus, où est-elle? qu'en ont-ils fait; . . . est-il bien vrai qu'elle existe encore . . . Je m'arrête, ma malheureuse position m'interdit toutes conjectures! moins je voudrais supposer le mal, plus tout ce qui en légitime l'opinion vient s'offrir en foule à mon esprit, et mon cœur n'a pas plutôt détruit mes soupçons que ma raison les réalise . . . Il fallait suivre cette fille, il fallait vérifier qui elle était . . . Oh que ne peut-on agir soi-même dans des circonstances aussi délicates!

Au retour, malgré la contrainte, malgré les propos échapés, ne prouvant que trop la part qu'on avait à votre aventure, j'ai voulu questioner sur le reste; le voyage à Blamont, qu'on ne m'avait point caché, autorisait mes demandes . . . On m'a répondu que Sophie était partie, qu'on la mettrait dans un couvent en Alsace, où elle serait d'autant mieux que Dolbourg la recommanderait chaudement à la prieure dont il était parent; voilà donc mes incertitudes qui renaissent, la fille vue sur la route de Lorraine, peut très-bien être celle qui va en Alsace, d'un autre côté, on paraît sûr que ce n'est point elle; je n'ai nulle raison de douter de l'exactitude des soins de l'homme qui me sert . . . Ah, si c'était Sophie ne m'aurait-elle pas écrit . . . Au milieu de ce trouble, j'ai osé redoubler mes demandes . . . À qui avez-vous confié cette jeune personne, ais-je dit, au président? . . . à un homme sûr, m'a-t-il répondu, . . . nous désirions une femme, cela eut été plus honnête, mais il ne s'en est point présenté qui valussent l'homme fidèle entre les mains duquel nous l'avons placé; —Oh monsieur! pardonnez mes questions, . . . c'est un enfantillage de ma part; . . . c'est un rêve affreux que j'ai fait sur cette malheureuse, et dont vos réponses dissipent les funestes illusions; dans quelle voiture est-elle partie? . . . dans un phaëton très-léger, conduit par des chevaux d'emprunt. —Comment vêtue? —en lévite bleue . . . —Mais en vérité vos questions . . . —Pardon, je n'en fais plus l'infortunée de mon rêve était conduite par une femme, et elle était habillée de blanc.

Oh! mon ami! prononcez, pour moi je ne l'ose, . . . c'est la même voiture, les mêmes chevaux, il n'y a de différents que le conducteur et l'habit . . . Je voulais dissiper mon trouble par cette multitude de questions et je n'ai fait que l'augmenter. Si vous écrivez à Aline, ne lui dites rien de tout ceci . . . Nous le lui cachons, trop accablée de votre état, elle ne tiendrait pas à cette seconde révolution, il est inutile qu'elle la sache, elle n'a que trop de raisons de craindre son père, n'ajoutons pas aux motifs qu'elle a de le haïr . . . Elle sait en gros, Sophie enlevée et conduite dans un couvent en Alsace, rien de nécessaire à ce qu'elle en apprenne davantage.

Le président a eu l'air touché de l'état de sa fille, il a fait semblant d'en ignorer la cause, et Dolbourg n'a point paru de la semaine. Adieu, au trouble dans lequel vous me voyez, vous jugez de l'impatience avec laquelle j'attends votre réponse [3].

[Footnote 1. Cette lettre était incluse dans la précédente, elle ne commence pas là, on en a retranché tout ce que l'on voit que madame de Blamont en a extrait dans la fin de sa lettre à Valcour.]

[Footnote 2. Embrazures de canon, fréquentes dans les châteaux-forts. Quelques-unes servaient pour la simple mousqueterie, et celles qu'on voit dans les anciennes forteresses, avant l'invention de l'artillerie, servaient ou pour les archers, ou pour observer l'ennemi.]

[Footnote 3. Cette réponse ne contenant que des dilemmes, ne décidant rien parce que le voile est trop épais pour qu'il soit possible de rien discerner, nous l'avons soustraite au lecteur, ainsi que le commencement de la suivante qui ne contenait non plus que des indécisions sur le sort de Sophie. Nous reprenons où madame de Blamont quitte ce sujet qui, quoiqu'épisodique, n'en est pas moins bien essentiel au fond de l'intérêt. —Qui ne frémira pour Aline, en ayant autant de raisons de trembler pour Sophie. Si ceci était un roman, nous ne pourrions nous empêcher de dire qu'il y a bien de l'art à suspendre ainsi la foudre sur la tête de l'héroïne, à allarmer sur son sort, en écrasant tout ce qui l'entoure. (Note de l'éditeur.)]

LETTRE LVIII.

Madame de Blamont à Valcour.

Paris, ce 6 mars.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tout va le mieux du monde, en Bretagne, . . . avant trois mois mademoiselle de Kerneuil sera rentrée dans les biens de sa prétendue mère, et pour completter le bonheur de tous deux, le roi d'Espagne a fait répondre que l'on pouvait compter sur deux millions. L'inquisiteur a protesté au roi même, que jamais les lingots trouvés dans les males de Sainville n'avaient été à une plus forte somme; quelque soit la fausseté de cette réponse, nous sommes trop heureux de tenir cela. Sainville m'a écrit deux ou trois lettres bien autrement senties que celle de sa chère épouse, il s'est conduit de même vis-à-vis du comte de Beaulé qui ne cessera de le servir avec zele. Quant à la jeune femme, quoique toujours maniérée, toujours bien de l'esprit et un cœur bien froid, elle a fait là-bas une petite vilenie qui achevra de vous prouver son ame. Très-sûre d'avoir incessamment deux ou trois cent mille liv. de rente, sachant la rentrée d'une partie des lingots d'Espagne, elle met l'épée dans les reins à un malheureux collatéral, qui avait hérité de six cents livres de rente à la mort de madame de Kerneuil, cet infortuné presque réduit à ce seul legs pour vivre, se trouve à la veille de mourir de faim s'il perd, or suivant le droit, il doit perdre, il ne s'agit pour l'en empêcher, que de la volonté de l'héritière légitime; . . . mais ma chère fille a formellement déclarée qu'elle ne ferait de grace à personne, et pas plus à celui-là qu'à un autre, d'où il résulte que ce malheureux homme qui vaut assurément mieux qu'elle, obligé de renoncer à un petit mariage que ce legs lui faisait faire, va se trouver contraint à reprendre la charrue ou à s'engager pour vivre. —Ce trait est infâme, il est bien assurément de la fille de monsieur le président de Blamont, mais je suis désolée qu'il soit de la mienne . . . Comment est-il possible d'être si dure, quand on a été aussi malheureuse? je croyais que l'infortune entr'ouvrait l'ame, qu'en retraçant à l'esprit les maux que l'on avait souffert, elle rendait le cœur plus sensible à ceux que l'on voyait endurer . . . Je me trompais, le malheur endurcit, à force de s'être blazé à ses propres douleurs, on s'est accoutumé à ne plus s'émouvoir de celles d'autrui, et devenu impassible aux traits qui nous attaquent, on l'est également à ceux qui percent les autres. Me voilà maintenant encore plus fachée d'avoir consenti à ce vilain arrangement, je ne vous exprimerai jamais assez combien il me déplait . . . Mais que serait devenue Léonore sans cela? ayant de trop fortes raisons pour ne la point reconnaître, pouvait-elle être autre chose que mademoiselle de Kerneuil? et l'étant, il faut bien qu'elle hérite des biens de cette maison.

Quand j'ai raconté au président le trait affreux que je viens de vous dire . . . il en a été aux nues; . . . il en a loué l'héroïne une heure, il n'y a aucun cas, nous a-t-il dit, où il faille laisser les autres en possession de notre bien, il ne s'agit pas de savoir si on en a besoin ou non, ce bien est à nous, cela suffit, et d'après cela, on a tort en le cédant; il y a six mois que j'ai fait bien pis à Blamont . . . Il était question d'un coin de terre dont j'avais besoin pour agrandir une terrasse, objet de luxe comme vous voyez et assez inutile dans le fond; ce petit local faisait depuis soixante ans le patrimoine d'une très-pauvre famille qui avoisine le château; j'ai recherché mes titres, je me suis douté d'une usurpation . . . Elle était claire . . . J'ai fait promptement décamper mon homme, et tout le train de femme et d'enfans qui l'accompagnait, et en dépit de leurs cris, de leurs plaintes, dont je ne me suis seulement pas douté, j'ai fait ma terrasse, et ils ont déserté le pays. —Voilà des malheureux au désespoir, —tant qu'il vous plaira, mais j'ai ma terrasse . . . Il faut raisonner toutes ces choses-là . . . Moi, voilà mon malheur, c'est que je raisonne tout . . . Je soumets tout à l'histoire des sensations; c'est selon moi la plus sûre façon de juger . . . La privation de l'embellissement produit par ma terrasse était une sensation douloureuse pour moi, la privation du terrein qui devait former cet embellissement en était une fâcheuse pour le malheureux paysan . . . Dites-moi maintenant, je vous prie, pourquoi dès qu'entre Pierre et moi, il faut qu'il y ait une triste sensation à recevoir, pourquoi, dis-je, vous voulez que j'aille charitablement l'accepter pour en débarrasser cet homme qui ne m'est rien? Je serais un fou aux yeux de tout être sensé, si j'étais capable d'un procédé pareil. —Mais le calcul n'est pas juste, en comparant les sensations, il fallait comparer les besoins: ceux de Pierre étaient ceux de la vie, on ne peut se passer de ceux-là, les vôtres n'étaient que de fantaisie, vous pouviez vous en priver facilement. —Vous vous trompez, madame, l'habitude des fantaisies; est un besoin pour nous autres gens riches, aussi pressant que celui de vivre pour ces droles-là; et puis pour décider en ma faveur, il n'est nullement nécessaire que les besoins soient égaux; la douleur de Pierre est nulle pour moi, elle n'atteint aucunement mon ame, que Pierre dîne ou ne dîne pas, il n'en peut sagement résulter pour moi nul chagrin, et la privation de ma terrasse en est un; or, pourquoi voulez-vous que j'empêche un homme de souffrir une chose que je ne sens pas, au prix d'une que j'éprouve? Il y aurait de ma part un défaut de raisonnement impardonnable . . . Quand vous cédez au sentiment de la pitié plutôt qu'aux conseils de la raison, quand vous écoutez le cœur de préférence à l'esprit, vous vous jettez dans un abîme d'erreurs, puisqu'il n'est point de plus faux organes que ceux de la sensibilité, aucuns qui nous entraînent à de plus sots calculs et à de plus ridicules démarches. —Oh, monsieur! laissez-moi être sotte toute ma vie, si on l'est en écoutant son cœur; jamais vos cruels sophismes ne me donneront le quart des plaisirs que me procure une bonne action; et j'aime mieux être imbécile et sensible que de posséder le génie de Descartes, s'il me le fallait acheter aux dépends de mon cœur. —Tout cela dépend des organes, a répondu le président, ces différences morales sont entièrement soumises au physique . . . Mais ce dont je vous supplie, c'est de ne jamais conclure, comme je sais que cela vous arrive quelquefois, qu'on soit un monstre parce qu'on ne pleure pas comme vous à une tragédie, ou qu'on ne fait pas des sacrifices en faveur de quelques malotrus; accordez-moi qu'on peut exister sans vous ressembler, et moi qui suis galant, je vous accorderai qu'on n'est aimable que quand on vous ressemble . . . puis une caresse bien fausse, . . . une montre à la main, . . . une sonnette tirée, . . . des chevaux demandés et l'opéra . . . Voilà l'homme, mon ami, voilà l'être dangéreux auquel nous avons affaire; . . . mais je vous le répète, ne vous inquiétez pourtant pas jusqu'à ce que je sois mieux éclaircie, il est certain qu'il y a quelque chose en l'air, bien certain qu'il en voulait à votre vie, . . . qu'il est désespéré de l'avoir manqué; plus sûr que tout encore, qu'il cherche à se dédommager de la mal-adresse des scélérats qu'il a osé armer contre vous, et malgré tout cela, j'ose vous répondre qu'il ne se fera rien que vous n'en soyez parfaitement instruit.

LETTRE LIX.

La même au même.

Paris, ce 15 mars.

Heureusement, mon cher Valcour, le parfait rétablissement de votre santé vous permet d'apprendre sans risque tout ce qui s'est passé depuis que je ne vous ai écrit; les avis les plus sûrs viennent de m'être donnés sur ce qui vous regarde. Les cinq cents louis qui vous ont été offerts, n'ont pas trouvé par-tout des ames aussi délicates; ils ont été le prix d'un ordre bien certainement obtenu contre votre liberté . . . On vous cherche, quittez Paris, . . . vous n'avez pas un instant à perdre; entreprenez quelque voyage . . . Celui d'Italie, par exemple, il y a long-temps que vous le désirez, ce sera, à-la- fois pour vous, un objet d'amusement, d'instruction et de sûreté. N'imaginez pas que nous restions à Paris après vous; en accordant une infinité de choses j'en ai obtenu quelques-unes; j'imagine bien que ce qui l'a engagé à céder les points que j'ai voulu, est l'espérance qu'il a de se débarrasser bientôt de vous. N'importe, j'en ai profité, . . . Voici les clauses:

1°. Je n'entreprendrai plus aucunes perquisitions sur Sophie, on m'a dit où elle était, je dois être tranquille, . . . et ici, on avait fort envie de me faire signer que je renonçais à l'idée de la supposer ma fille . . . Je me suis bien gardée de le faire.

2°. Je ne vous recevrai point à la campagne où je demande à aller tout de suite . . . Quelle fourberie! quand il exige cette clause, . . . le traître, il a dans sa poche ce qu'il faut pour vous faire arrêter.

3°. Je ne me déferai jamais d'Augustine . . . Libertinage, espionage, tout ce que vous voudrez supposer d'affreux, je ne le croyais pas d'abord, j'en ai maintenant des preuves sûres . . . Quelle turpitude!

4°. Au mois de septembre prochain, sans plus de délais, j'accorderai mon consentement pour le mariage de Dolbourg et d'Aline.

Au moyen de ces quatre clauses, j'obtiens . . . des délais d'abord, vous le voyez et c'est toujours beaucoup selon moi. 2°. de partir sur-le-champ pour Vertfeuille, où nous serons toujours plus tranquilles qu'ici. 3°. Jusqu'à l'époque de mon consentement au mariage, de ne le voir ni lui, ni son ami, et cette condition, je vous l'avoue est une des plus douces pour moi, tout a été signé de part et d'autre, et monsieur de Beaulé s'est rendu garant des deux partis.

Cela fait, le comte instruit de tout, a dit au président qu'il était impossible de lui cacher, qu'on le soupçonnait sourdement de deux choses, dont il le suppliait de se justifier pour la tranquillité de ses amis; la première d'avoir voulu faire assassiner Valcour, la seconde d'avoir obtenu un ordre pour le faire enfermer, . . . On n'imagine pas avec quelle impudence cet homme accoutumé au crime s'est défendu de ces deux accusations. —Je suis un homme de robe, a- t-il dit, j'ai vingt ans de plus que monsieur de Valcour, mais malgré ces considérations, soyez parfaitement sûr que si j'avais envie de me défaire de lui, je n'employerais pas des moyens aussi indignes que ceux dont vous osez me soupçonner . . . J'irais lui proposer des pistolets, et puisque vous me forcez de m'expliquer sur son compte . . . Cette voye, je la suivrai assurément, s'il ne se désiste pas des prétentions qui me déplaisent, ou s'il s'avise de mettre le moindre obstacle aux arrangemens dont nous convenons aujourd'hui, —vous ne vous défendrez pas de la lettre de cachet, lui a dit le comte, j'en ai été averti dans les bureaux. —On vous en a imposé, monsieur, a répondu le président, . . . on a peut-être voulu vous parler de celle obtenue contre Sophie, mais je n'en ai sûrement pas demandé de nouvelles, —si cela est lui a répliqué le comte, faites-nous l'amitié à tous d'écrire devant moi au ministre, . . . «qu'on vous accuse de comploter contre la liberté de Valcour, et que vous le suppliez de m'assurer que cela est faux». —Je croyais que sur des points de cette espèce, a dit le président furieux, ma parole devait vous suffire, et il a voulu se retirer, alors le comte qui ne se souciait pas de rompre, . . . qui n'avait d'autres projets que de se convaincre, et qui, par l'air, la conduite et les réponses du président, devenait aussi sûr du fait qu'il était possible de l'être, . . . lui a dit froidement: —je vous crois, monsieur, je suis seulement fâché que vous ne vouliez pas me satisfaire sur une chose aussi simple que celle que je vous demande, si réellement vous n'avez point agi contre notre ami commun; mais que ce que vous nous assurez soit vrai ou ne le soit pas, je vous déclare qu'il m'aura toujours pour défenseur. Les choses en sont restées-là; et le comte bien sûr qu'il a dans sa poche un ordre contre vous, est le premier à vous conseiller le départ. Qu'il s'éloigne, me charge-t-il de vous dire mot à mot, et qu'il s'en rapporte à moi sur les soins que je prendrai pendant cet intervalle pour assurer et son bonheur et sa tranquillité.

Voici maintenant nos projets approuvés de notre ami commun; j'employe les quatre premiers mois à la perfection et à la sûreté de mes desseins, toutes mes batteries dressées . . . À la fin de juillet je reviens subitement à Paris, et le dernier mois de tranquillité qui me reste par les clauses signées, je l'employe à mettre tout en mouvement. L'éclat se fait . . . Je ne balance plus . . . Toute ma famille m'étaye. On met au jour la conduite du président . . . On dévoile ses odieuses intrigues avec Dolbourg, . . . causes pour lesquelles il veut lui donner Aline. On fait valoir l'extrême dégoût de cette malheureuse fille pour ce vilain homme, on publie les raisons qui fondent ce dégoût, on réclame, en un mot, Sophie, comme m'appartenant . . . C'est ma famille qui fait cette démarche, puisque je me suis engagée à ne la point faire, le pas est délicat, je le sais. Mais il est sûr, on est certain que l'affaire une fois entamée, le président confondu de ce seul nom, se prêtera à tout ce qu'on voudra pour prévenir la demande; d'ailleurs, nous ne serons jamais obligé d'en venir au fait . . . Vous voyez, mon ami, qu'il y a des gens bien certains, que cette créature ne serait pas aisément retrouvée par lui, si on le contraignait quelque jour à la montrer.

Mais quoi qu'on imagine sur cela, en vérité, je doute d'une telle horreur; il est très-difficile de comprendre des choses aussi révoltantes, et ce qui me fait plaisir, c'est que la candeur, la franchise du comte de Beaulé ne les admet pas plus que moi; j'ai toujours fait une assez singulière remarque, c'est que les gens prompts à soupçonner un genre de crime, sont toujours ceux qui y sont eux-mêmes adonnés, il est extrêmement aisé de concevoir ce qu'on admet, il ne l'est pas autant de comprendre ce qui répugne. Il n'y aurait pas par siècle dix condamnations à mort, si la collection des juges était pendant ce siècle entièrement composée d'honnêtes gens; au lieu de soutenir, comme ces faquins-là font, qu'il faut toujours supposer qu'un individu coupable une fois d'une sorte de délit, le sera toute sa vie du même genre, ce qui est un paradoxe abominable, j'oserais affirmer qu'un homme au contraire réprimandé ou puni pour une sorte de crime quelconque ne le recommettra sûrement de sa vie . . . Voilà l'opinion des bonnes gens, l'autre est celle de ceux qui se connaissant méchants, et capables par conséquent, de récidive, imaginent que les autres doivent leur ressembler, et de telles êtres ne doivent pas juger les hommes. Ils jugeront toujours sévèrement . . . Or, la sévérité est fort dangéreuse; il vaut infiniment mieux, sans doute, sauver un coupable, par trop d'indulgence que de condamner un innocent par trop de sévérité. Le plus grand danger de l'indulgence est de sauver le coupable. Il est léger; l'inconvénient de la sévérité est de faire périr l'innocent —il est affreux [1].

J'ai maintenant, mon ami, une grace à vous demander, puis-je espérer que vous m'aimez assez pour ne m'en point faire craindre le refus? Au moment où vous lisez ma lettre, il y a dans votre antichambre un homme de confiance à moi, il est chargé de vous remettre mille louis, n'est-il pas possible qu'à la veille d'un départ aussi précipité, vous n'ayez pas les fonds nécessaires pour entreprendre le voyage que je vous conseille, . . . et à qui appartient, dans ce cas, le droit de prévenir vos besoins, si ce n'est à votre meilleure amie? —Valcour, je vous connais . . . ces refus que j'ai l'air de ne pas craindre . . . vous me les faites . . . Je le vois . . . Mais écoutez: l'homme qui va vous parler exigera de vous une quittance, . . . et ce qu'il vous donne est un à compte sur la dot de ma fille . . . Cruel ami! osez me rejetter maintenant.

[Footnote 1. Douces et sages maximes, après vous être éloignées si longtemps de l'esprit de notre nation, revenez donc vous y graver éternellement et qu'elle n'ait plus à rougir aux yeux de l'univers de vous avoir si cruellement méprisées.]

LETTRE LX.

Valcour à madame de Blamont.

Paris, ce 16 mars.

Que de droits vous acquerez à ma reconnaissance, madame, est-il besoin de multiplier les titres que vous avez sur moi? Vous me faites presque chérir mes malheurs, puisque j'obtiens en les subissant des preuves si douces de vos excessives bontés . . . Subterfuge adroit . . . Heureux espoir! . . . que de délicatesse vous savez mettre en obligeant; oui, madame, je vais m'éloigner, . . . et de ce moment-ci, puisque ma sûreté vous intéresse, je vais y pourvoir en me logeant chez un ami où je resterai incognito jusqu'à l'instant de mon départ.

Oh, madame! faut-il vous l'avouer? vos bontés m'enhardissent, elles m'encouragent à vous en demander une nouvelle preuve; m'éloigner encore de vous, . . . m'en éloigner pour si long-temps . . . sans vous voir; sans qu'il me soit permis de me jetter aux genoux de tout ce que j'adore . . . Auriez-vous la rigueur de m'y condamner; je mets à vous demander cette grace les instances les plus vives dont mon cœur soit capable . . . Dans les premiers jours de votre arrivée à Vertfeuille, . . . pendant que vous y serez seule . . . une heure, . . . une seule minute; . . . mais m'arracher, . . . mais quitter ma patrie sans jouir du bonheur de voir un instant tout ce qui m'y attache, . . . non, vous ne l'exigerez pas, vous ne me condamnerez pas à une privation qui me serait plus dure que la mort . . . Indiquez-moi les précautions à prendre, . . . tracez-moi la route à suivre, je ferai tout, j'obéirai à tout, il ne sera rien à quoi je ne me soumette pour obtenir la grace que j'implore, j'attends mon arrêt . . . Prononcez, . . . et convainquez-vous bien que d'un seul mot, vous allez me rendre le plus fortuné des hommes, ou le plus malheureux des amans.

LETTRE LXI.

Valcour à Aline.

Paris, ce 26 mars.

Après tout l'intérêt que j'ai pu faire naître en votre ame sensible, m'en refuserez vous, Aline, la nouvelle preuve que j'ose implorer? . . . Vous devinez ce que je demande, votre cœur animé du même désir, sait aisément pressentir la grace instante que je sollicite . . . Cette faveur me fut refusée l'an passé, je m'en souviens avec douleur; mais daignez y réfléchir Aline, les circonstances où je vous laisse cette fois-ci, sont bien différentes de celles où nous étions alors; je me méfie de ce calme apparent; je n'ai osé le dire, mais il me semble que ce nouveau délai s'accorde bien légèrement; cette tranquillité promise est-elle supposable avec toutes les précautions que l'on prend? avec les indignités qu'on se permet, et si l'on n'avait pas envie de presser, dresserait-on tant de batteries pour éloigner tous les obstacles? Ah! puissent mes pressentimens se trouver faux, mais je frémis en m'éloignant; je ne puis vous le cacher, et plus mes craintes sont affreuses, plus est violent le désir de vous voir . . . Si nous allions être trompés tous! si les odieuses manœuvres de cet homme cruel, allaient m'enlever tout ce que j'idolâtre! . . . cette funeste idée n'entre dans mon cœur que comme un fer ardent qui le déchire . . . elle n'y pénètre qu'avec le frisson de la mort . . . que je vous voye avant . . . Aline que je vous parle encore une fois de mon amour . . . content d'être plaint de vous, heureux d'emporter votre cœur . . . je pourrai mieux du moins supporter votre absence; c'est avec le sang qui a coulé pour vous, que je trace en pleurant ce désir effréné de mon ame . . . si vous me refusez . . . Aline . . . je m'éloignerai, il le faut; mais je ne vous reverrai jamais . . . Croyez-le, quelque chimérique que vous puissiez trouver cette idée, elle m'absorbe, et je ne puis l'empêcher de naître. En un mot, il faut que je vous voye, le besoin que j'en ai est tel, que pour la première fois de ma vie, je ne sais pas même si je vous obéirois, à supposer que vous me défendissiez votre présence. Oui j'aimerois mieux vous désobéir et vous voir, que de mourir en vous obéissant . . . Elle m'est chère cette vie cruelle depuis que vous y avez pris tant d'intérêt. Ô mon Aline! voyez votre amant à vos pieds, implorer en les arrosant de larmes, la grace instante de vous voir une minute, voyez-le palpitant encore sous le fer de l'auteur de vos jours, attendre de cette faveur seule le dédommagement de ses maux . . . Où voulez-vous que j'aille sans vous avoir vue? Affaibli par mon désespoir, égaré par mon amour, que deviendrais-je, hélas! sans le soulagement que j'attends, ou vous ne m'avez jamais aimé ou vous l'obtiendrez de votre mère; c'est à toutes deux que je le demande, et c'est toutes deux que je veux embrasser ou mourir.

LETTRE LXII.

Madame de Blamont à Valcour.

Paris, ce 20 Mars

A deux lieues du château qu'habiteront vos amies, entre Orléans et Vertfeuille, sur la lizière de la forêt, est un hameau qu'on appelle le Haut-Chêne; il y a à l'extrémité de ce hameau, une petite montagne isolée, sur laquelle est construite une chaumière habitée par une vieille femme, qui n'a près d'elle qu'une fille nommée Colette, . . . une amie d'Aline, dont on vous parla l'an passé . . . Nous en revenions quand nous rencontrâmes cette malheureuse Sophie. Soyez chez cette femme le 15 Avril, entre trois et quatre heures du soir, déguisé en chasseur . . . elle sera prévenue; vous y verrez les deux personnes du monde à qui vous êtes le plus cher; . . . deux amies qui cèdent à vos instances, malgré tous les périls qui les environnent . . . Nous partons le premier du mois prochain, . . . jusques-là le plus grand silence . . . Quittez Paris le plutôt possible, le danger augmente chaque jour . . . Soyez déjà en route quand vous passerez au lieu que nous vous indiquons, et de là hors de France, sans perdre une heure. Adieu.

LETTRE LXIII.

Aline à Valcour.

Paris, ce 20 Mars.

Eh bien, dois-je l'aimer, cette mère charmante, dois-je la chérir éternellement? Voyez ce qu'elle fait pour moi? Je vous verrai . . . et c'est son ouvrage, . . . c'est à elle que nous devons cette faveur, et l'ame de votre tendre Aline à-la-fois remplie d'amour et de reconnaissance, ne saura dans cet heureux jour à quel sentiment se livrer . . . Mais mon ami, qu'elle sera courte cette joie, . . . et que d'affreux tourmens en suivront peut-être la douceur! Ah! croyez que cette séparation cruelle m'allarme autant que vous; je conviens que depuis long-temps nous devions être accoutumés à vivre l'un sans l'autre; mais nous respirions le même air, nous habitions le même pays; et quelles affreuses barrières vont maintenant exister entre nous! Oh! comment supporter cet éloignement . . . Plus j'y réfléchis, moins j'imagine le pouvoir; . . . Que de choses peuvent arriver pendant une si longue absence; quoique séparés l'un de l'autre, . . . quand vous êtes près de moi, je me sens plus de force: . . . je souffre avec plus de résignation; . . . mais à présent qui m'inspirera du courage? qui deviendra l'ame de ma vie . . . et le soutien de mes malheurs? Ô Valcour! ne me dites pas vos pressentimens; . . . de trop cruels viennent également me déchirer: . . . éloignons-les, . . . partez, puisqu'il le faut, partez, bien sûr de mon amour, . . . je vous suivrai; . . . mon cœur volera sur vos traces: mes yeux toujours fixés sur les Alpes, franchiront, comme mes désirs, leurs cimes élancées vers les nues. Quand vous arriverez sur le plus haut de leurs sommets, vous retournerez vos regards sur cette terre où vous aurez laissé votre Aline; et vous direz, là respirent deux créatures qui m'aiment, qui s'intéressent à moi, qui comptent mes pas et règlent mes journées, qui désirent avec autant d'ardeur que moi, l'instant qui doit me réunir à elles, . . . l'instant de ce bonheur si doux . . .

Oh, mon ami! s'il était écrit dans les cieux que nous ne dussions jamais le goûter, ce bonheur: . . . si tous nos projets étaient chimériques, . . . aurions-nous tort de ne fixer en ce cas nos idées, comme je vous l'ai dit quelquefois, que sur cette félicité céleste qui ne peut échapper à la vertu?

Qu'ils sont à se plaindre, mon ami, ceux qui n'ont pas dans leurs peines les espérances flatteuses de la religion, ceux qui se voyant accablés par les hommes, ne peuvent pas dire au fond de leur cœur: «Il est un Dieu juste et bon qui me dédommagera de ce qu'on me fait souffrir; son sein ouvert aux malheureux, recueillera mon ame affligée, et j'aurai sa pitié consolatrice, pour prix des maux qu'on m'aura fait».

Oui, j'ose le dire, la connaissance d'un Être suprême est un des plus doux présens que nous ayons reçus de la nature; il n'est pas un seul instant dans la vie, où cette idée ne soit chère et précieuse; pas un seul, où nous n'y trouvions un torrent de délices . . . Quel être assez barbare peut donc imaginer de l'arracher aux hommes! Le cruel! en se privant lui-même du plus doux espoir de la vie, n'a-t-il donc pas conçu qu'il aiguisait le fer du tyran, . . . qu'il armait le bras de l'iniquité, . . . qu'en flétrissant le prix de toutes les vertus, il entr'ouvrait la porte à tous les vices, et qu'il creusait enfin l'abyme où ses systèmes allaient le plonger . . . Dans quelle classe est-il le malheureux, nous arrachant l'idée de l'être juste qui récompense le bien et qui punit le mal? est-il opulent? . . . domine- t-il ses semblables? Qu'il tremble, . . . qu'il frémisse, dès qu'il a brisé le frein de celui qu'il veut enchaîner, ennuyé de ses fers, révolté du joug qui l'écrase, dès qu'il n'est plus de Dieu, que risque-t-il cet esclave infortuné? Quels dangers courre-t-il à plonger un poignard dans le sein du despote orgueilleux qui veut le maîtriser? . . . Est-il inférieur ou pauvre, ce sectateur impie des sombres chimères de l'athéisme? . . . Qui le secourera dans sa misère? Qui allégera ses tourmens? Qui tournera vers lui une main compatissante, dés qu'il enlève aux hommes l'espoir d'être récompensés du bien qu'ils auront fait? Mais cette servitude dont il se plaint, ces fléaux contre lesquels il se dépite, pourquoi ne redoubleroient-ils pas, sitôt que le tyran qui les occasionne n'a plus de vengeur à redouter? Il n'est donc bon à rien, ce systême effrayant et triste? que dis-je, il est donc dangéreux à toutes les classes d'hommes, fatal à l'oppresseur, sinistre à l'opprimé, le véritable philosophe ne doit regarder le moment où il s'empare des esprits, que comme ces années de désolation, où l'air infecté d'un venin pestilentiel, vient anéantir sourdement les générations sur la terre.

Pardonnerez-vous, mon ami, ce petit moment de raison à votre Aline? Je crains que vous ne me trouviez sombre . . . Cette teinte lugubre éclate malgré moi; elle noircit tout ce que je pense et tout ce que j'imagine; je crois l'éclaircir un instant, lorsque je vous parle, et sur les traits que ma main trace, le chagrin coule malgré moi; des larmes viennent effacer mes lignes à mesure que je les écris; . . . Qui les fait donc couler? . . . pourquoi s'échappent-elles? ma Mère m'aime, . . . mon amant m'adore, je touche au moment de le voir, et cependant je pleure; . . . un voile épais semble étendu sur l'avenir; mes tristes yeux ne peuvent le percer; si mes doigts l'entr'ouvrent un instant, tous les attributs de la mort s'offrent à moi derrière lui . . . Ô mon ami! . . . si vous la perdiez jamais cette Aline qui vous est si chère! quoique bien jeune encore, si le ciel en voulait disposer! . . . auriez-vous le courage de supporter cette perte? . . . Trouveriez-vous dans votre ame assez de force pour n'en pas être anéanti? . . . J'exigerai de vous, quand nous allons nous voir, . . . que vous me juriez, . . . à tout événement . . . d'endurer ce malheur avec résignation; eh! Valcour! qui peut répondre d'un moment de vie; . . . frêles créatures, . . . nous n'avons qu'un clin-d'œil à respirer ici; le jour qui nous voit naître, touche à celui qui nous éteint; et cette suite d'instans rapides que rien ne fixe, que rien n'arrête, se précipite dans l'abyme de l'éternité comme les flots du torrent impétueux dans les plaines immenses de l'Océan. S'ils sont si courts, ces instans où nous respirons, s'ils sont si faciles à détruire, ils peuvent l'être à tout moment; et pourquoi placer alors son amour dans des créatures si fragiles . . . Oui, mon ami, je voudrais que, pénétré de ces raisons, vous devinssiez plutôt l'amant de cette ame qui doit me survivre, que de ces périssables attraits qu'un souffle à l'instant peut flétrir. Je vous ai bien souvent grondé de mettre trop de prix à ces destructibles beautés, je vous en gronde encore.

Ô Valcour! n'aime de moi que ce qui ne peut te fuir; ne chéris que cette ame où la tienne doit s'unir un jour . . . Crois-moi, renonce à tout le reste avant que les hommes ou la mort ne t'y contraignent . . . Sens bien la différence extrême des deux objets que j'offre à ton amour; . . . si tu étais quinze ans sans me voir, je te défierais de me peindre, et les mouvemens de mon ame, les pensées qu'elle t'exprime ne sortiront jamais de ton souvenir: préfère donc ce que tu peux conserver sans cesse, à ce qui fuit rapidement. Songe qu'en m'aimant ainsi, tu me regretteras bien moins si tu me perds. Qu'importe que ce qui doit finir disparaisse, quand nous avons la certitude délicieuse que ce qui ne doit point éprouver d'altération, ne saurait nous échapper jamais. Qu'aimeras-tu de moi, je t'en prie, quand cette masse réduite en poussière, n'offrira plus dans le fond du cercueil, que quelques débris d'ossemens? À supposer même que ces attraits défigurés pussent se réaliser à tes sens, ils n'y reparaîtraient que pour ton désespoir, tandis que les expressions de cette ame que je veux que tu préfères, ne viendront flotter sur la tienne que pour l'épanouir et la vivifier.

Il y a mieux, c'est qu'il me semble que je t'aimerais davantage, si tu consentais à ne m'aimer qu'ainsi; j'épurerais si bien les sentimens de l'ame qui ferait ton bonheur, que le culte qu'elle te rendrait alors, serait absolument semblable à celui qu'elle offre à son Dieu . . . Plus de séparation, . . . plus rien qui puisse nous troubler, nous diviser ou nous éteindre, et notre amour entier dans l'être qui ne s'anéantit jamais, durerait autant que ce Dieu.

Je te laisse; . . . j'ai beau quitter et reprendre la plume, . . . toujours imbibée malgré moi du fiel de la mélancolie, au-lieu de fortifier ton esprit, elle l'allarme; je ne réussis pas à te consoler, et je ne m'afflige que davantage.

LETTRE LXIV.

Le président de Blamont à Dolbourg.

Paris, ce 29 Mars.

Il faut que je te voie, . . . le croiras-tu? Cette Augustine, . . . elle tremble au moment d'agir . . . Ne dirait-on pas qu'on exige d'elle des choses extraordinaires? . . . Je lui croyais de l'esprit, . . . elle n'en a pas, . . . c'est une imbécile . . . On a bien raison de dire, que quand il s'agit de grandes choses, il ne faut se confier qu'à de grandes têtes: elle voudrait que je vinsse à Vertfeuille, . . . elle agirait, dit-elle, en ma présence, avec plus de courage . . . La sotte créature! tu sens, comme moi la nécessité de remettre ce faible esprit. Il faut que tu me donnes à souper avec elle, dans ta petite maison du fauxbourg, pas plus tard que demain au soir, puisqu'on part le jour d'après, et là nous triompherons, j'espère, de ses sots scrupules. J'ai quelquefois vu la tête étroite d'une femme, avoir besoin d'être allumée par le tempérament, pour l'exécution de ces sortes de choses. Il est inoui ce qu'on obtient d'elles dans ces momens d'ivresse, leur ame plus près de l'etat de méchanceté pour lequel les a créés la nature, accepte alors plus facilement toutes les horreurs qu'on peut avoir besoin de leur proposer. Je conçois bien que ni toi, ni moi n'irons nous charger de cette besogne de crocheteurs: nos principes en volupté, nos âges, notre manière d'être, en un mot, tout cela ne s'arrange pas avec les exigéances outrées d'une fille de dix-huit ans à laquelle il faut tourner la tête . . . Mais j'ai un valet-de-chambre unique pour ces sortes de joutes . . . Il agira sur le physique sans se douter de rien, et nous, . . . la recevant de sa main toute embrâsée, nous travaillerons alors le moral avec fruit.

Il n'y a rien de pis que ces sortes d'occilliations; voilà pourtant à quoi il faut s'attendre, toutes les fois qu'on emploie le sexe en pareil cas. Naturellement timide, l'esprit chez lui n'est jamais que le résultat des syncopes du cœur? Il y a bien longtemps que je dis que les femmes ne sont bonnes qu'au lit, et encore, . . . hors de-là il ne faut y compter pour rien. —Fausses ou faibles, perfides ou nonchalantes, si malheureusement on les charge d'un projet, . . . elles le font avorter par mollesse, ou le trahissent par méchanceté; et c'est sûrement d'elles que Machiavel a dit, ou qu'il ne fallait jamais les avoir pour complices, ou qu'il était urgent de s'en défaire aussi-tôt qu'elles avaient agi [1]. Je suis désolé que nous n'ayons pas chargé de la besogne ce vieux coquin d'aumônier qui m'a servi pendant trois ans . . . Entreprenant, . . . fourbe, . . . adroit, . . . hippocrite, . . . il aurait mis dans l'opération autant de vigueur que de fausseté. Je n'ai jamais rien vu de sûrs, comme les principes de ce drôle-là. Je dois à lui seul plus d'aventures qu'il n'en faudrait à moi juge, . . . pour envoyer trente coquins à l'échafaud: tu le sais, mon cher, grande différence chez nous, entre ce que nous sommes obligés de défendre, et ce que nous nous amusons à faire. Cette équité dont nous nous parons, n'est plus au feu de nos bouillans transports, que comme la cire aux brûlans rayons du soleil; mais il n'en faut pas moins blâmer ce que nous adoptons, punir ce que nous chérissons; ce n'est qu'en affichant avec scrupule cette rigidité de mœurs pour autrui, que nous parvenons à couvrir avec art, toute la dépravation des nôtres. Dans le fait il ne s'agit que d'en imposer, dès que nous ne le pouvons par nos vertus, que ce soit au moins par nos rigueurs.

Je suis désespéré qu'on ait manqué ce Valcour . . . des coquins, bien adroits pourtant, capables de mille autres gentillesses, . . . que je faisais absoudre aux conditions de celle-là . . . Les imbéciles! . . . quoi qu'il en soit, nous en voilà débarassé, il aura eu une peur effroyable, et n'osera sûrement plus reparaître avant que tout ceci ne soit décidé. Je ne te verrai point ce soir; . . . c'est le jour destiné aux adieux de l'hymen, et tu sens bien pourquoi je veux qu'ils soient tendres . . . Quand on se quitte, . . . pour un certain temps, . . . c'est une plaisante idée que celle-là! j'ai été ravi de la concevoir. —On est quelquefois bien aise de tâter jusqu'où peut aller son ame; tu n'imaginerais pas comme je suis content de la mienne, je n'y sens plus, . . . sur tout ceci, . . . qu'une sorte d'émotion qui pourrait bien n'être pas sans plaisir . . . La drôle de chose que l'analyse du cœur humain; je suis parfaitement sûr à présent, qu'on en fait tout ce qu'on veut; facile à recevoir les impressions de la tête, il n'adopte bientôt plus que ses mouvemens, et l'on se gangrenne ainsi voluptueusement d'un bout à l'autre, sans que rien s'oppose à la circulation du venin.

Pressons-nous, . . . je te le dis, . . . tous les retards pourraient nous devenir funestes: je me méfie de la présidente, et malgré les clauses signées, je gagerais qu'elle agit sous main avec son adorable protecteur, . . . ce charmant comte, . . . Il prétendait m'étourdir l'autre jour. Rien ne m'amuse comme ces êtres débonnaires qui croient en imposer à des scélérats de profession, comme nous. À les entendre, l'ascendant de la vertu nous écrase; mais si cette vertu est une chimère, si nous ne la voyons jamais que comme telle, le choc alors n'est plus très-dangéreux.

Adieu, tendre et délicat époux! il me semble te voir déjà dans les bras de l'hymen, ravissant des baisers, . . . peut-être inondés de larmes, les premiers jours, mais qui, bientôt séchés par l'ardeur de ta flamme, perdront sous le délire des tiens, toute l'âcreté de la résistance.

Mais point de jalousie, je t'en conjure, il faut renoncer à cette extravagance, qui nous empêchait autrefois de mêler nos plaisirs comme nos maîtresses. Souviens-toi qu'une des clauses du contrat est, que je prête sans céder . . . Tu me dois bien au moins cela pour les soins que je mets depuis si long-temps à l'accomplissement de tes désirs. Tu n'imagines pas, mon ami, l'envie que j'ai de posséder cette chère Aline: je lui crois des détails d'un piquant; . . . qu'elle doit être délicieuse à saisir dans les pleurs . . . Sophie était bien, mais Aline, . . . et puis nous n'irons jamais aussi loin avec celle-ci qu'avec l'autre . . . Il est une sorte de ménagement qu'on doit à la vertu, . . . au sang . . . Cependant ne jurons de rien, car les effets de l'égarement dans des têtes comme les nôtres, sont, tu le sais, incalculables.

[Footnote 1. Le président arrange ici pour les femmes seulement, une opinion abominable, avancée dans _le prince de Machiavel, généralement pour tous les complices.]

Fin de la septième partie.

ALINE ET VALCOUR,

OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.

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TOME IV ________________________________________

HUITIÈME PARTIE.

    Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
    Cum dare conantur priùs oras pocula circum
    Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
    Ut puerum aetas improvida ludificetur
    Labrorum tenus; interea perpotet amarum
    Absinthi laticem deceptaque non capiatur,
    Sed potius tali tacta recreata valescat.

Luc. Lib. 4.

[Illustration: Voilà celle que tu veux épouser fremis, tu ne la reverras plus.]

ALINE ET VALCOUR,
OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.

Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.

ORNE DE SEIZE GRAVURES.

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À PARIS, Chez la veuve GIROUARD, Libraire, maison Égalité, Galerie de Bois, N°. 196.

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1795.

ALINE ET VALCOUR. ________________________________________

LETTRE LXV.

Valcour à Déterville.

Dijon, ce 20 avril.

J'arrive ici pour en partir demain; peut-être me serais-je rendu tout de suite en Savoye, si ma santé me l'eût permis; mais j'ai besoin de quelques jours de repos.

Oh mon cher Déterville! quelle funeste séparation! . . . L'horreur qui l'accompagna, mes blessures mal guéries, . . . l'affreuse agitation de mon ame, . . . d'horribles pressentimens, fruits des détails de ces cruels adieux . . . Tout, . . . tout, mon ami, me met hors d'état de poursuivre; et il faut, avant d'aller plus loin, que je dépose un moment dans ton cœur, le chagrin dévorant qui tourmente le mien.

Écoute les circonstances lugubres de cette dernière entrevue; et dit, si tu n'y vois pas comme moi, l'arrêt du Ciel écrit en traits de sang.

Après t'avoir embrassé le 8 au soir, pour mieux déguiser encore mon départ de Paris, je résolus d'en sortir dans l'habillement de chasseur, qui m'était enjoint pour le rendez-vous. Ce fut donc en cet état que je voyageai, seul, et à pied, jusqu'à Orléans, tandis que mon laquais, escortant mes malles, allait m'attendre à Montargis; peu au fait de la route qu'il fallait suivre pour gagner d'Orléans le village indiqué, m'imaginant néanmoins avoir plus de temps qu'il n'en fallait pour m'y trouver à l'heure prescrite, je partis de la ville le quinze, à environ sept heures du matin . . . Mais quelle fut ma surprise, lorsqu'après avoir marché dans la forêt jusqu'à près de midi, . . . m'informant d'un bucheron si j'étais loin de Vertfeuille, on me répondit qu'on ne connaissait point d'endroit de ce nom . . . Oh ciel! me dis-je, elles vont m'attendre . . . Ne me voyant point, leur inquiétude sera terrible; et me voilà moi-même absorbé de toute celle que leurs ames sensibles vont daigner prendre pour moi . . . Que devenir dans cette fatale circonstance? Point de maison à plus de trois lieues où je pus prendre le plus faible renseignement, . . . au centre d'une forêt, dans un pays que je ne connaissais point: . . . un moment je voulus retourner à la ville, . . . l'instant d'après, cette idée s'évanouissait par l'espoir de rencontrer quelqu'un de plus instruit. Dans cette cruelle alternative, je priai le paysan que je venais d'interroger de me conduire à la plus proche maison. —Je m'en garderais bien, me répondit-il . . . Vous êtes braconier n'est- ce pas? Et la maison où vous voulez que je vous mène, est remplie de gardes, qui ne vous ferait aucune grace; je ne serai point l'auteur de votre perte . . . Éloignez-vous plus-tôt, c'est ce que vous avez de mieux à faire. Je vis alors que ce déguisement, qui n'avait nul danger dans les environs de Vertfeuille, en avait quelqu'un dans une position différente, et sur-tout avec l'impossibilité de se nommer. Je pris donc congé de mon homme et fis encore quatre lieues, m'orientant comme je le pouvais, sans rencontrer personne, lorsque tout-à-coup le temps s'obscurcit. N'appercevant rien aux environs, et voyageant toujours au hazard dans les routes écartées de ce bois, je n'eus d'autre parti à prendre pour découvrir d'un peu loin, que de gravir un arbre, et d'observer de son sommet s'il ne se présentait nul azyle, . . . Je n'en vis point . . . Cependant mes forces s'épuisaient, . . . l'agitation cruelle de mon ame m'empêchait d'éprouver la faim, mais j'étais anéanti de fatigue. Je sentis bien qu'il me devenait impossible d'aller plus loin, et ne voulant point coucher sur la route, je m'enfonçai dans l'épaisseur du bois; . . . à peine y suis-je, que la nuit la plus sombre étend ses voiles sur toutes les parties de la forêt; peu-à-peu la voûte de l'atmosphère se couvre de nuages qui augmente l'effroi de l'obscurité; quoique la saison fût peu avancée, des éclairs sillonnans la nue, m'annoncent un orage affreux, les vents sifflent, . . . leurs prodigieux efforts brisent les arbres autour de moi; . . . le feu céleste éclate de toutes parts, . . . vingt fois il tombe à mes côtés, . . . vingt fois je me crois assez heureux pour toucher à ma dernière heure, quand tout-à-coup le son d'une infinité de cloches lugubres vient prêter à cette scène douloureuse toute l'horreur dont elle est susceptible. De noires chimères achèvent d'égarer ma raison; . . . ce déchaînement de toute la nature, . . . ce silence épouvantable qui n'est troublé que par le mugissement des airs, par les éclats de la foudre, et par ce bruit majestueux de l'airain, tristement élancé vers le ciel, me fait craindre que je ne sois pas le seul que menace en ce jour la colère de Dieu . . . Infortuné, m'écriai-je, . . . elle est morte; et ces sinistres devoirs, dont les accents plaintifs viennent frapper mon oreille, n'ont pour objet que mon Aline . . . Mille phantômes semblent alors voltiger près de moi; . . . je crois distinguer parmi eux l'ombre chérie que j'idolâtre, et lorsque je veux me précipiter vers elle, un torrent de flamme l'enveloppe et la fait disparaître à mes yeux . . . Je me roule à terre, je désire que ce sol inondé que je presse, s'entrouve pour me recevoir; et ma raison m'abandonnant tout-à-fait, je demeure le reste de la nuit dans cette attitude de la douleur et du désespoir.

Les vents se calment enfin, l'étoile brille, . . . le ciel s'éclaircit, . . . et mon ame, qui vient d'être le jouet des élémens mutinés, comme les chênes qui m'environnent, ose se r'ouvrir à l'espérance, comme leurs rameaux courbés sous l'aquilon impétueux, se redéveloppent avec majesté dans les airs.

Je me remets en route, avec le seul projet de retourner à la ville . . . J'y fus rendu le seize, à six heures du matin; et m'étant un peu reposé, j'en repartis à huit, précédé d'un guide, qui se chargea de me conduire en moins de cinq heures au village du Haut-Chêne.

J'y arrivai en effet sans accident; et ne voulant pas que cet homme fût témoin de ce que j'allais y faire, je le congédiai sitôt qu'il m'eut montré le hameau. Oh monsieur! me dit la mère de Colette, dès qu'elle me vit entrer chez elle, avec quelle impatience ces dames vous ont attendu hier. Vous leur avez donné bien de l'inquiétude: elles ne sont sorties qu'à la nuit tout en pleurs; et je suis bien sûre qu'elles n'auront pas été retirées avant l'orage . . . Pars, pars, Colette, ajouta-t-elle, en s'adressant à sa fille; va tôt les avertir mon enfant; tu sais comme elles nous l'ont recommandé, quitte tes sabots pour aller plus vîte; . . . et vous, brave homme, reposez- vous pendant ce temps; . . . hélas! continuait cette bonne femme, en m'offrant tout ce qu'elle avait chez elle, nous sommes bien pauvres, monsieur: et nous ne vous présenterons pas grand chose, mais ce sera de bon cœur; ah! sans les charités de madame et de mademoiselle, il y aurait peut-être bien long-tems que nous ne serions plus de ce monde, ni mon enfant, ni moi, mais ce sont de si bonnes ames monsieur; il y en a qui attendent que les malheureux viennent les trouver pour les secourir; mais celles-ci les cherchent: elles ne vivraient point si elles ne les soulageaient pas . . . Aussi il faut voir comme nous les aimons, si elles avaient besoin de notre sang nous le verserions tout-à-l'heure goutte à goutte, et nous croirions encore n'avoir rien fait. Mon cœur s'épanouissait en écoutant de tels récits, . . . de douces larmes remplissaient mes yeux . . . Est-il une félicité plus vive que celle d'entendre louer ce qu'on aime!

Enfin Colette revint essouflée; elle avait fait ses quatre lieues toujours en courant, et n'avait pas mis deux heures à les faire. Elles me suivent, dit cette pauvre enfant tout en sueur, . . . elles me suivent, monsieur; allez, je leur ai bien fait du plaisir . . . Ma mère, ajouta-t-elle, en se jetant au col de la vieille, ça les a rendu si aises, que madame a dit qu'elle allait me donner les dix moutons qu'il me faut pour épouser Colas, je l'épouserai ma mère, je l'épouserai, n'est-ce pas? . . . Et ne pouvant tenir à l'innocente joie de cette petite fille, . . . oui, oui, vous l'épouserez mon enfant, lui dis-je; voilà dix louis, c'est tout ce que j'ai maintenant, recevez-les pour le bouquet de nôces, il est juste que je partage la reconnaissance d'un service qui m'est bien plus précieux encore, qu'aux amis que vous m'annoncez; . . . à peine avais-je dit, que ces dames entrèrent . . . Madame de Blamont se jeta la première dans mes bras et mon Aline en larmes lui succéda bien promptement. Après avoir pressé sur mon cœur ces personnes si chères, après les avoir accablé l'une et l'autre de ces délicieuses caresses, que l'ame prodigue et que l'esprit ne peint point, la conversation devint plus réglée; . . . nous nous assîmes . . . . . . Cette respectable mère me donna les conseils les plus sages et les meilleurs, . . . elle me fit part de ses espérances, de ses projets pour les réaliser; elle me dit tout ce qu'elle avait fait . . . les lueurs qu'elle apercevait encore, . . . les moyens à prendre pour réussir; . . . en un mot, à l'en croire, je dois regarder mon bonheur comme sûr cet automne; . . . elle m'ordonna de revenir à cette époque . . . Notre commerce de lettres s'arrangea, nous le réglâmes sur la carte même, en raison des différentes villes où je devais passer; . . . toutes deux me firent promettre d'être exact dans mes réponses . . . Je voulus un instant parler à madame de Blamont, de mes craintes sur l'intérêt qu'elle voulait bien prendre à moi, cela ne pouvait-il pas la plonger dans de nouveaux malheurs . . . Que n'y avait-il pas à redouter d'un époux furieux, toujours tellement déchaîné contre mes sentimens pour sa fille? Et je lui peignis de la plus vive manière combien j'étais sensible à tous les maux qu'elle éprouvait pour moi . . . Elle tourna vers les miens ses beaux yeux mouillés de larmes; . . . eh qu'importe mon ami! me dit-elle, qu'importe d'être un peu plus, un peu moins malheureuse, je la serais tout de même sans vous, j'ai du moins pour consolation de l'être en vous servant; . . . une de ses mains pressa la mienne à ces mots, et ma bouche s'imprimant sur cette main chérie, y grava les baisers de l'amitié et de la reconnaissance la plus vive . . . Mon ami, me dit Aline, en m'attirant vers elle, vous me promettez de m'écrire, . . . vous me jurez bien d'être exact? —Oh ciel! pouvez-vous en douter? . . . Eh bien! continua cette fille adorée, en me remettant un porte-feuille superbe; . . . tenez, je veux que ceci ne soit destiné que pour mes lettres; . . . je vous defends de l'employer à d'autre usage . . . Je saisis ce meuble précieux; . . . je le baise, . . . je le dévore; . . . un ressort part, et le portrait de mon Aline vient enivrer à-la-fois et mon ame et mes yeux; au bas de ce portrait chéri, son sang, . . . le sang de la divinité que j'idolâtre avait tracé deux lignes, qui s'imprimèrent aussi-tôt dans mon ame; c'est d'après elle c'est d'après ce sanctuaire où règne à jamais son image, que je vais les offrir à tes yeux, PENSEZ TOUJOURS À MOI, ET QUE CETTE IDÉE SOIT LA BASE DE TOUTES VOS ACTIONS; les voilà ces lignes chéries, les voilà Déterville: puisse me réduire en poudre la main de l'éternel, au moment où ce qu'elles contiennent ne fera pas la loi de ma vie.

Le sang dont je me suis servi pour écrire ces mots est pris de-là, me dit Aline, en pressant ma main sur son cœur, ce sont les expressions de ce cœur qui vous adore, gravées par le sang qui l'agite . . . Que tout cela vous soit cher, mon ami, et n'oubliez pas une malheureuse fille qui vous fait serment aux pieds de sa mère de ne jamais vivre que pour vous, . . . elle s'y met en disant ces mots; . . . et cette mère respectable, aussi émue que ceux qui l'entouraient, . . . prît la main de sa fille, la mit dans la mienne, . . . et me dit: . . . oui, Valcour, . . . elle est à vous, je prends le ciel à témoin que mon consentement ne se donnera jamais à d'autre; je me jette aussi- tôt dans les bras de ces deux chères amies, et mon silence ici plus éloquent que mes paroles, les convainc que mon ame enflammée se réunit à la leur pour y rester en dépôt jusqu'au dernier jour de ma vie.

Cependant la nuit s'approchait, . . . il s'agissait de la séparation, madame de Blamont croit avoir la force d'en marquer le moment, elle se lève sans me regarder; . . . sa fille l'entend; . . . elle veut en faire de même: . . . ses genoux fléchissent et elle retombe en larmes sur sa chaise; . . . alors madame de Blamont lui dit avec une fermeté noble . . . Je perds un ami comme vous, ma fille . . . L'espérance de le revoir me soutient, et j'ai le courage de m'en séparer. Mais Aline n'écoutait plus rien, elle était étendue dans mes bras; elle mêlait ses larmes aux miennes, et l'on n'entendait plus d'elle que les cris amers de la douleur et les sanglots du désespoir! . . . Madame de Blamont se rasseoit; . . . elle prend une main de sa fille et la baise avec transport; cette vive caresse produit à l'instant dans l'ame d'Aline, la diversion qu'a prévu cette femme spirituelle et sensible . . . Elle se retourne vers sa mère; . . . elle se cache dans son sein, elle y répand un nouveau torrent de larmes, . . . et madame de Blamont se relevant aussi-tôt, . . . l'emportant pour- ainsi-dire dans ses bras, essaye de lui faire franchir le seuil de la porte, et pendant ce temps, sur un signe, je disparais dans une autre chambre; . . . élan sacré d'une ame impétueuse; . . . pressentiment cruel qui remplit encore la mienne de trouble et d'effroi . . . Cette chère fille se retourne vers la place qu'elle quitte, et où elle me croit encore, . . . ne m'y voyant plus, elle se débarrasse des bras de sa mère, franchit d'un trait l'intervalle qui nous sépare, arrive comme l'éclair dans la chambre où je la fuis et y tombe à mes pieds, sans mouvement, . . . c'est alors où mon cœur éclate, . . . où nulle considération n'en peut calmer l'effervescence . . . Je me précipite sur cette chère amie, je la presse sur mon sein, . . . nos corps enlacés comme nos ames, semblent ne plus faire qu'une masse, qu'aucun effort ne saurait désunir, et ma raison ne revient enfin, que par le désir de rendre à la vie celle qui déchire la mienne; . . . celle qui suspend à-la-fois par la douleur toutes les facultés de mon existence.

Fuyez, me dit madame de Blamont, en faisant étendre sa malheureuse fille sur un lit; . . . fuyez, il vaut mieux qu'en revenant à elle, elle ne vous trouve plus sous ses regards . . . Allez divin ami, continua-t-elle, en me tendant les mains; . . . souvenez-vous de cette scène; rappelez-vous combien vous êtes aimé, et, si vous croyez que ma fille me soit chère, persuadez-vous, . . . ou qu'on m'arrachera le jour, ou qu'elle ne sera jamais qu'à vous; et m'étant prosterné sur cette main chérie, l'ayant arrosée des larmes de ma reconnaissance et de ma tendresse, j'ose élever encore une fois les yeux sur l'idole adorée de mon cœur; je lui adresse, sans en être entendu, les dernières expressions de mon amour, et m'élance dans la forêt, avec le dessein de gagner Orléans le même soir, . . . elles m'apprendront j'espère les suites de cette triste séparation, je t'implore pour l'obtenir d'elle, avec les plus grands détails . . . Finissons ceux qui me regardent.

Je n'eus pas fait deux lieues, que la nuit qui tomba tout-à-coup me fit craindre de m'égarer comme la veille, l'état dans lequel j'étais d'ailleurs, ne permettant pas même à mon esprit, la possibilité de me conduire, je résolus d'attendre au pied d'un arbre, que l'astre en venant consoler la terre, ramena, s'il était possible, un peu de calme au fond de mon cœur agité. Je m'étendis au pied d'un chène antique, et m'abymant dans mes idées, me livrant à la sombre mélancolie qui semblait appesantir à-la-fois tous mes sens; je trouvai par la violence même de mes chagrins la possibilité d'un instant de repos, . . . que n'eut pas obtenu mon ame dans un état, ou moins anéantie, la douleur l'eut pressée avec moins de force. Je m'endormis, . . . à peine le fus-je, qu'un fantôme effroyable apparut aussi-tôt à mes sens enchaînés . . . Je le vois encore . . . J'écris que je rêvais, . . . mais je n'oserais pas l'affirmer, . . . l'impression fut trop vive; . . . non, mon ami, je ne rêvais pas . . . Je l'ai vu ce fantôme, . . . il était vêtu de noir, . . . il avait une figure que je peindrais sans doute, . . . il avait celle du père d'Aline . . . il tenait à la main, . . . pardonne mon désordre, . . . il tenait par les cheveux la tête de cette fille chérie, . . . il la secouait sur mon sein; . . . il mêlait les flots de sang qui en découlaient à ceux qui jaillissaient de mes blessures r'ouvertes; . . . et il me disait en m'offrant cet épouvantable spectacle; . . . oui, mon ami, il me le disait; . . . ses paroles ont frappé mon oreille, je ne dormais point; . . . il me disait le cruel: . . . «Voilà celle que tu veux épouser; . . . frémis, tu ne la reverras plus». J'ai jetté mes bras vers ce fantôme, j'ai voulu lui ravir cette tête précieuse et la porter sanglante sur mes lèvres, mais je n'ai pu saisir qu'une ombre: tout a disparu dans l'instant, il n'est plus resté de réel que la terreur et le désespoir. Je me suis levé dans une mortelle agitation; . . . j'ai poursuivi ma route au hasard. Différentes ombres gigantesques produites par les reflets de la lune sur les arbres qui m'environnaient, semblaient prêter encore plus de réalité à la vision lugubre que je venais d'avoir. En ce moment cruel, j'aurais donné ma vie pour entendre encore une seule parole de mon Aline, pour fixer un instant ses regards; à-la-fois ému par mille pensées différentes; . . . en proie tour-à-tour à mille tourmens divers; tantôt je voulais revoler sur mes pas, tantôt je voulais terminer mes jours, pour ne pas survivre au moins à celle que mon imagination venait de me faire voir expirée . . . Enfin le soleil se leva, et mieux conduit par le hasard, que par l'incertitude de mes pas chancelans, je rentrai dans la ville, dont je repartis au bout de quelques heures pour joindre mon domestique à Auxerre, et gagner comme je le pourrais, Dijon d'où je t'écris; . . . que je quitterai bientôt également pour sortir enfin de France, et mériter par l'exacte exécution des ordres qui me sont donnés, l'estime et la confiance des deux sincères amies qui ont bien voulu me les prescrire; adieu, voilà une lettre bien longue et des détails bien déchirans, mais on calme ses maux en les versant dans le sein d'un ami. Presse-toi d'aller voir ces deux objets de ma tendresse; instruis-moi de leur sort; . . . entretiens-les de moi; . . . rapporte-moi jusqu'à leurs moindres pensées, et songe que les véritables soins de l'amitié sont de servir l'amour au désespoir.

LETTRE LXVI.

Aline à Valcour. [1]

ce 22 avril, à Verfeuille.

Pourquoi faut-il que la première lettre que je vous écris depuis votre départ, soit tracée d'une main tremblante? eh quoi! Jamais les expressions de mon cœur ne vous parviendront que par des sanglots, ce seront toujours des flots de larmes qui les feront arriver à vous; mais prenons ces détails de l'instant fatal où vous vous arrachâtes de vos malheureuses amies; l'état affreux dans lequel j'étais, engagea ma mère à coucher dans la maison de Colette; elle y passa la nuit près de moi, nous l'envoyames dire au château pour qu'on ne fut pas inquiet et y revînmes dîner le lendemain . . . Cette protégée de mon père, cette Augustine dont je vous ai quelquefois parlé, parut la plus surprise de cette légère absence, et nous ne pûmes nous empêcher de remarquer ma mère et moi, qu'il entrait dans ses questions infiniment plus de curiosité que d'intérêt, . . . nous ne doutâmes pas de ce moment qu'elle ne fut ici la surveillante que le président a placé près de nous; . . . nous la garderons pourtant, ma mère veut être exacte aux conventions; . . . mais nous saurons nous en méfier . . . Je ne sais, . . . depuis que nous sommes ici, . . . je trouve à cette créature quelque chose d'égaré dans les yeux; . . . elle les a superbes, et cependant ils effrayent. Elle avait autrefois de la candeur; . . . une sorte de décence et d'honnêteté dans le maintien qui relevaient l'éclat de ses attraits . . . tout cela n'est plus aujourd'hui que de la fierté, de l'indécence et de l'immodestie . . . Oh! comme le vice enlaidit! cette malheureuse était belle étant sage; . . . elle a toujours la même figure, et l'on ne la voit plus sans dégoût . . . Voilà donc l'ouvrage de la séduction, . . . de la débauche, et le caractère du crime est tellement ennemi de la nature, que par-tout où s'impriment les traits odieux de l'un, tous les agrémens de l'autre, ou disparaissent ou se flétrissent.

Tout fut tranquille jusqu'au 18. Ce jour-là, vers trois heures, ma mère se trouva indisposée; . . . le lendemain elle eut de la fièvre, accompagnée de maux de tête, de pésanteur, et d'un peu d'irritation dans les entrailles. Le 20, elle se trouva mieux, son médecin dit que ce n'était rien; ne trouvant aucune espèce de danger, il ne prescrivit que les remèdes analogues à un peu de plénitude et partit. Tout le 21, le calme se soutint, . . . aujourd'hui les douleurs se renouvellent, quoiqu'elle ait observé le plus grand régime . . . la fièvre est plus forte que le premier jour . . . les maux de tête plus aigus, et les douleurs d'entrailles plus vives . . . Nous attendons le médecin; . . . mais l'heure du courrier m'obligera de faire partir ma lettre avant que je ne puisse vous mander le résultat de sa visite. On lui a remis tantôt un billet fort tendre de mon père . . . il vient, dit-il, d'apprendre son état . . . son inquiétude est extrême; sans la crainte de déranger les conventions, il volerait à elle . . . Il lui demande dans ce moment-ci la permission de n'écouter que son cœur; j'ai répondu, au nom de ma mère, qu'il était le maître de faire ce qu'il voudrait, mais qu'elle supposait son indisposition trop légère pour que cela valût la peine de lui faire faire un voyage.

Ô Valcour! dans quel trouble est votre Aline! concevez-vous le tourment qui l'agite . . . supposez-vous l'état de son ame? rien ne m'annonce heureusement encore le revers dont je tremble, mais s'il arrivait ce revers effrayant! si j'allais perdre cette tendre amie! . . . si la main du ciel allait briser les plus doux nœuds de ma vie! Vous allez me gronder . . . je le mérite . . . vous allez me dire que mon imagination toujours sombre, vole au-devant des malheurs et les réalise à plaisir . . . Eh bien! pensez ce qu'il vous plaira, mais je ne suis pas à moi en écrivant ces lignes, un frémissement involontaire conduit les mots que ma main grave . . . il me les dicte ou les suspend . . . — Mon ami, croyez-vous que je pus survivre à celle dont j'ai reçu le jour? . . . Vous qui savez combien je l'aime, le supposez-vous un instant? . . . Dès que par cette perte affreuse je perdrais à-la-fois et l'espoir de lui consacrer ma vie, et celui de la passer avec vous . . . Vous imaginez que . . . oh! non, non, soyez sur, je vous en fais ici le serment; non je ne lui survivrais pas une minute . . . J'aurais bientôt tranchée le cours d'une vie qui ne m'offrirait plus que des douleurs.

Je suis bien loin de croire . . . ô mon ami! qu'il y ait du mal à finir ses jours quand ils ne peuvent servir ni à notre bonheur ni à celui des autres . . . Ah! la vie n'est pas un fardeau qu'il nous faille traîner malgré nous! . . . cette ame . . . image du Dieu qui l'a crée, un peu plutôt dégagée de ses liens, n'en revolera pas moins pure dans le sein de son père. Si ce n'est que pour languir, que ces ames sont quelqu'instans enfermées dans nos corps, si leur véritable destination est près du Dieu dont elles émanent, pourquoi ne pas les y réunir? L'envie de se rejoindre à son auteur, peut-elle donc jamais être un crime? C'est l'être qui croit que tout périt avec lui . . . dont la faible imagination ne peut s'élever au sublime dogme de l'immortalité de l'ame, qui doit craindre la mort, et frémir de se la donner; mais celui qui ne voit l'enveloppe grossière qui captive cette brillante portion de son Dieu, que comme une prison où rien ne l'oblige à s'arrêter, peut en détruire les liens quand on les lui rend trop aigus; . . . celui qui ne voit cette vie que comme un passage, peut se détourner vers l'hospice, quand on sème sa route d'épines . . . Quelle atteinte reçoit-elle donc alors cette ame immortelle? . . . Les coups qui la dégagent peuvent-ils donc l'atteindre? ils désorganisent un peu de matière, dont la forme est égale à la nature; et qu'importe que les élémens qui nous composent existent de telle ou telle manière, il n'est pas en nous de les détruire, nous n'anéantissons rien en nous donnant la mort, nous ne faisons que varier des modifications, et ce droit qui nous est donné par la nature ne contrarie aucune de ses loix, puisqu'il n'enlève rien à ses bâses . . . à ces élémens indestructibles qu'elle-même varie chaque jour sous mille formes différentes . . . Mais supposons un moment que je fusse dans une telle situation, qu'il me devint impossible de vivre sans être cause d'une foule de crimes, et sans pouvoir éviter d'être contrainte à en commettre moi-même; croyez-vous mon ami que cet état perpétuel de désordre et de désespoir, n'irriterait pas bien plus la divinité que le léger mal que je ferais en me donnant la mort? Et dans toutes les suppositions possibles . . . un crime, si vous voulez que cela en soit un, n'est-il pas préférable à deux cents? mais si je n'en fais pas un en me tuant . . . si je suis fermement convaincue qu'il doit m'être permis de briser mes fers quand ils me gênent, alors l'action qui me soustrait à des millions de crimes certains, n'est-elle pas louable au contraire? ne me devient-elle pas un titre aux bontés de l'Éternel? Eh! notre existence est-elle donc si précieuse, pour qu'une créature de plus ou de moins dans l'univers puisse être regardée comme quelque chose de bien important! Quoi, ce sera au nom d'un Dieu de paix, qu'un général d'armée pourra sacrifier vingt-mille hommes en un jour; il reviendra de ce carnage couvert d'honneurs et de lauriers, et ce seront des flétrissures et des opprobres que vous apprêterez au malheureux qui ne faisant tort qu'à lui-même . . . qui pressé de jouir de la lumière céleste . . . qui jaloux de quitter promptement le séjour de la fausseté, de l'égoïsme, du libertinage et du crime, aura détruit sa fragile existence pour revoler plutôt vers son Dieu! À qui donc appartiendra ma vie, si ce n'est à moi? Qui donc en pourra disposer, si ce n'est moi? Si cette vie est un don de Dieu, il ne peut exiger que je regarde ou respecte ce don, comme convenable à moi, que tant que rien ne peut m'empêcher de voir ainsi; mais quand ce bienfait devient onéreux, quand il pèse au lieu de me servir, je puis le rendre sans crainte à celui de qui je l'ai reçu. Je suis une ingrate, sans doute, si voulant jouir de ce bienfait, je souille de crimes cette carrière qu'il ne m'est permis de suivre que pour glorifier celui qui m'y place; mais si c'est au contraire la crainte d'être exposée à en commettre, qui m'oblige à rendre le don que je profanerais en le gardant, je ne fais assurément aucun mal à m'en défaire.

Mon ami! pardon de ces idées . . . une puissance plus forte que moi me les inspire . . . Si cette voix qui me les dicte allait m'obliger à les suivre . . . si j'allais vous laisser sur la terre! . . . si vous alliez perdre celle que vous avez tant aimée! chéririez-vous toujours sa mémoire . . . vous occuperiez-vous de cette tendre Aline? vivrait-elle toujours dans votre pensée? serait-elle sans cesse l'ame de votre vie . . . l'élément de votre existence? . . . Ô! mon cher Valcour! s'il daigne m'écouter ce Dieu que j'implore . . . je lui demanderai pour grace . . . que le souffle qui anima jadis le corps de celle que vous aimiez, puisse venir quelquefois agiter le votre; et si j'obtiens cette faveur, observez les jours où vous m'aimerez le mieux . . . remarquez ceux où je vous semblerai plus présente; . . . ces jours-là mon ami seront ceux, où l'ame de votre Aline aura obtenu de revivre en vous, où vous ne serez plus animé que par elle . . .

Ma mère sonne . . . j'avais profité d'un instant de repos pour vous écrire . . . elle s'éveille . . . Dieu! elle est plus mal que jamais; des frissons . . . des vomissemens; . . . infortunée que je suis . . . plus rien d'obscur pour moi dans l'avenir . . . il est brisé ce voile affreux qui séparait ma vie; toutes les horreurs que j'entrevoyais au-delà, s'avancent à moi sous la faux de la mort . . . l'ange des ténèbres entr'ouvre le cerceuil, et votre malheureuse Aline n'a plus qu'un pas pour y descendre.

[Footnote 1. Toutes les suivantes à commencer par celle-ci furent adressées à Chambéri, où il était convenu que Valcour devait être pour lors.]

LETTRE LXVII.

Déterville à Valcour. [1]

Vertfeuille, ce 6 mai.

Ils ne sont plus ces jours heureux où ma main occupée à te transmettre des faits intéressans, passait les jours entiers à dissiper tes peines, en t'amusant des mêmes récits qui charmaient les objets de ta tendresse; vois maintenant les traits de cette plume funèbre, comme autant de serpens cruels qui vont déchirer ton cœur; frémis en ouvrant ce paquet, je ne te dirai point, ranime ton courage; . . . je ne t'engagerai point à te consoler. Je te connaîtrais mal ou t'estimerais peu, si tels étaient les accents de la voix qui te parle, . . . non, . . . lis, et meurs . . . Je ne te retiens plus à une existence trop cruelle pour toi, après les pertes que tu viens de faire . . . Renonce à la vie, Valcour, elle ne peut plus t'offrir que des épines, unis ton ame à celles de tes amies . . . encore une fois, lis, te dis-je, et descends au tombeau.

À peine eus-je appris l'état de madame de Blamont, que je courus à Vertfeuille, on venait de m'envoyer un homme à cheval pour me prier de ne pas perdre un instant; le même courrier m'apportait une lettre pour le comte de Beaulé, qu'on invitait à se joindre à moi; . . . il venait de partir la veille pour des inspections pressées sur les côtes; je mis sa lettre à la poste, incluse dans une de moi, et j'arrivai seul le vingt-quatre; je trouvai, comme tu t'imagines aisément, tout le monde dans une extrême désolation, l'accident de notre respectable amie devenait très-grave, le renouvellement du vingt-deux avait eu des simptômes aussi singuliers qu'effrayans, et le médecin me dit tout bas, que si le mieux ne se décidait pas le lendemain, il ne répondait pas trois jours de la malade. Je me gardai bien d'annoncer une telle nouvelle à ton Aline, son cœur ne la lui présageait que trop, comme sa mère m'attendait, disait-on, avec impatience, je m'approchai sur-le-champ d'elle pour lui demander ses ordres, et lui témoigner la part que je prenais à son état. Elle me tendit la main dès qu'elle m'apperçut, et la pressant, oh! mon ami! je crains bien que nous n'allions nous séparer, me dit-elle, . . . mais quand elle vit que je la rassurais, —eh bien! reprit-elle, quoiqu'il en soit, j'ai voulu vous voir et vous recommander mes dernières volontés. —Cette précaution est encore inutile, pourquoi se noircir l'imagination quand il existe autant d'espoir? —Cela ne fait pas mourir, mon ami . . . cela ne fait pas mourir, et cela tranquillise: en disant ces mots, elle me remit un papier et me pria de le lire.

Comme cet écrit contenait beaucoup d'articles qui, quelque intérêt que tu puisses prendre à cette digne femme, sont pourtant de peu de conséquence pour toi, je ne te parlerai que des plus importans.

Mariée, séparée de biens, et pouvant disposer de ce qu'elle avait, elle laissait tout à sa fille Aline, sous la clause exacte de t'épouser, et elle demandait pour unique et dernière grace à son mari, de ne pas contraindre la volonté de sa fille sur une affaire où tenait absolument le bonheur ou le malheur de la vie. Dans le cas où Aline serait contrainte à un autre mariage, elle ne la privait pas de son bien, mais elle voulait qu'elle en disposa seule, et que ce bien n'entrât point dans la communauté . . . Elle fondait un hôpital de six lits à Vertfeuille, uniquement destiné pour les habitans du lieu, et l'on trouverait chez son notaire l'argent utile à cet établissement . . . Elle demandait un enterrement des plus simples dans la paroisse de sa campagne, mais elle désirait que tous les pauvres de l'étendue de ses domaines fussent nourris neuf jours, soir et matin et servis par ses gens dans la grande salle du château . . . Elle voulait qu'une petite boète qu'elle me remettait, contenant son portrait, dans un entourage de quinze mille francs de pierreries, te fut envoyée sans délai le lendemain de sa mort . . . Elle voulait que ses superbes cheveux, fussent coupés et remis à sa fille . . . Elle laissait un bijou de douze mille francs à Léonore, et à Sainville une autre belle boîte où se trouvait encore son portrait. Cet écrit finissait par de sages avis à son Aline; par des conseils remplis de mœurs et de piété; ensuite elle conjurait cette tendre fille de ne jamais choisir d'autre sépulture que celle où sa mère allait être déposée . . . Elle me nommait exécuteur testamentaire de ses legs et de ses volontés, et m'enjoignait au nom de l'amitié qui nous avait toujours unis, l'exactitude la plus entière à la tenue de tous les articles contenus dans l'écrit qu'elle me remettait.

Dès qu'elle vit que j'avais lu, elle me demanda avec empressement, si je lui jurais de remplir ce à quoi elle m'engageait . . . Je le lui promis en lui serrant les mains, elle me sourit, me dit que je lui prouvais bien que j'étais son ami, et que depuis cette assurance elle se trouvait beaucoup plus tranquille, elle dormît effectivement près de trois heures la nuit du 24 au 25; mais en se réveillant vers les deux heures du matin, elle appela Aline qui n'avait jamais voulu quitter le chevet de son lit, elle la pressa sur son sein, et lui dit qu'elle se sentait plus mal. Cette tendre fille fondit en larmes; alors madame de Blamont se contraignit, pour ne pas trop affecter celle qui partageait si cruellement ses douleurs, elle la conjura d'aller prendre quelqu'instans de repos, lui assurant que je la remplacerais; mais Aline ne voulut jamais céder à personne le charme qu'elle trouvait à soigner sa mère, elle dit qu'elle ne s'en rapportait à qui que ce fut; . . . que les hommes ne s'entendaient pas à ces sortes de choses, et ni prières, ni instances, ni ordres ne purent lui faire quitter sa place.

Comme elle était intéressante, mon ami, dans l'emploi de ces devoirs sacrés, . . . pâle, . . . les yeux battus, . . . échevelée, sous un mauvais petit déshabiller de toile, . . . un grand tablier de femme de chambre autour d'elle, . . . il semblait que la piété filiale voulut disputer aux graces, le soin touchant de l'embellir.

Mais les douleurs augmentant, il ne fut plus possible à madame de Blamont de pouvoir feindre . . . Le médecin qui ne quittait plus, s'approchant de moi après l'avoir observée, —voilà ce que j'ai craint, me dit-il, . . . elle est perdue, —oh! ciel! répondis-je avec effroi: . . . perdue, . . . à cet âge, . . . avec autant de ressources, . . . tant de sagesse et tant de santé. —Elle est perdue. —Et quel est donc le genre de sa maladie; quelle est la cause de cet accident imprévu? —Une cause où échoueront tous les secrets de l'art, elle est empoisonnée . . . —empoisonnée, juste ciel! —elle l'est; prononcez, que faut-il que je fasse? —L'écrire à son mari et le cacher soigneusement à elle, à sa fille et à toute la maison, c'est ce que je vois de plus sage à faire . . . le médecin certifia, signa son opinion, et la lettre partit secrètement par un homme en poste.

Cependant les douleurs d'entrailles varièrent plusieurs fois dans la journée . . . À l'une des plus violentes crises, Aline nous arracha des larmes à tous . . . Elle vint se jetter aux genoux du médecin . . . Oh! monsieur! lui dit-elle dans un accès de douleur affreux, oh! Monsieur! sauvez ma mère, tout ce que je possède est à vous, je vous en fais un don public, mais quand elle vit que le médecin se reculait un mouchoir sur les yeux, et sans lui répondre, elle retourna se précipiter aux pieds du lit de sa mère, . . . invoqua l'Éternel avec une componction, avec une ferveur si ardente, que la violence de l'élan anéantit ses forces et la fit tomber dans mes bras sans connaissance . . . Nous la portâmes sur un lit, . . . quand elle eut repris ses sens, je lui fis comprendre de mon mieux qu'elle devait se calmer, que l'abandon où elle se livrait, dérangeait sa santé et nuisait même à celle de sa mère: croyant voir que ce raisonnement la tranquillisait un peu, je voulus essayer de la préparer au terrible revers qui la menaçait; mais m'interrompant avec violence à la première phrase, . . . juste ciel! . . . s'écria-t- elle, . . . elle est morte? et s'échappant de mes bras, . . . s'élançant comme un trait, du lit où j'essayais de la contenir, jusqu'aux pieds de celui de sa mère, elle y vint tomber à genoux, les mains jointes, . . . madame de Blamont un peu mieux, la releva, la gronda doucement d'une si grande agitation, et lui dit en la baisant sur les yeux, . . . tu ne veux donc plus que nous puissions causer tranquillement ensemble? —Oh! ma chère et tendre mère! répondit Aline en pleurs . . . Ne savez-vous donc pas combien je vous aime? ignorez-vous à quel point votre sort est irrévocablement lié au mien. —Si tu m'aimes prouve-le-moi en te calmant, . . . —Eh bien! eh bien, je suis tranquille, maman, je suis tranquille . . . Alors madame de Blamont voulant distraire et ses maux et ceux de sa fille, se fit apporter ses diamans sur son lit, et elle joua avec pendant deux heures, tantôt se les essayant, tantôt en parant Aline, mais plus livrée au sombre involontaire de ses idées, qu'au projet de les adoucir un moment, voyez me dit-elle, Déterville, . . . comme mon Aline eut été bien le jour de ses nôces, . . . voilà comme je l'aurais embellie, . . . et cette déchirante idée arracha bientôt des torrens de larmes à toutes deux.

Cependant, dans toute cette maison autrefois si tranquille et si délicieuse, on ne respirait plus que la douleur: on ne voyait plus que de la tristesse et de l'inquiétude, . . . on n'appercevait de toutes parts que des gens venir, s'informer, repartir; . . . la désolation était générale.

Au travers de la foule qui circulait dans les appartemens, on vit tout-à-coup entrer une jeune fille, les bras levés, le visage inondé de pleurs, . . . c'était cette petite Colette chez laquelle se firent vos adieux . . . On veut la repousser, . . . elle résiste; . . . laissez-moi, laissez-moi, dit-elle, je veux aller voir la protectrice des pauvres, je veux aller voir ma bonne mère . . . Elle se jette à genoux aux pieds du lit, elle supplie sa chère maîtresse de lui donner sa bénédiction, baise la terre et se retire en larmes, . . . Eh bien! nous dit cette femme adorable, dès que cette enfant fut sorti, n'y a-t-il pas quelque satisfaction à faire le bien, et croyez-vous que l'hommage du pauvre ne vaille pas toutes les caresses de la fortune?

Comme elle se sentit absorbée le 25 au soir, nous nous retirâmes avant minuit; mais quelques prières que je fis à Aline, elle ne voulut jamais quitter sa mère, elle me pria de me charger de tout le soin du dehors, et de lui laisser ceux de l'intérieur, elle était aidée de deux femmes de Vertfeuille, qui se reléyaient tour-à-tour; toutes se disputaient cet honneur, il n'y en avait pas une, même des plus à l'aise, ni dans le bourg, ni dans les environs, qui ne sollicitât comme une faveur la grace de veiller cette femme angélique.

Oh! mon ami! voilà donc les effets de la bienfaisance, voilà donc les fruits délicieux de la piété et de la sagesse; il semble que l'Éternel, envieux d'en récompenser l'homme, veuille lui faire déjà goûter sur la terre l'image des plaisirs célestes, dont ces vertus seront couronnées. Le 26, dès la pointe du jour, . . . jour affreux mon ami, . . . jour où la volonté de Dieu, permit que l'innocence succombât sous le crime, pour éprouver les hommes ou pour les abaisser . . . On nous annonce dès le matin qu'Augustine venait de s'évader, . . . qu'elle n'avait rien dit à personne, et qu'on ne pouvait concevoir ce qu'elle était devenue. De ce moment le voile tomba, . . . le doute même ne me devint plus permis . . . Je recommandai le plus grand secret, et m'interdis toutes recherches. —J'avais l'honneur d'Aline à ménager; devais-je entreprendre ce qui ne sauvait pas la vie de sa mère, et ce qui traînait son indigne père à l'échafaud? . . . je montai, . . . la nuit avait été terrible; des spasmes, . . . des convulsions, . . . tous les symptômes d'une fin aussi cruelle que prochaine, engagèrent le médecin à me dire qu'il était de mon devoir d'avertir madame de Blamont . . . Je m'approche du lit de la malade; . . . j'avais choisi l'instant où Aline était allée chercher quelques papiers par ordre de sa mère, et j'avais chargé le médecin de l'arrêter au retour, afin de me donner le temps d'agir . . . Madame de Blamont sourit en me voyant, . . . sublime tranquillité d'une ame honnête et paisible . . . Ô doux repos d'une conscience pure! . . . Je suis bien mal, n'est-ce pas mon ami, me dit-elle; . . . je ne verrai jamais ma fille heureuse? Hélas! je ne désirais la vie que pour accomplir son bonheur, . . . je n'en jouirai jamais, . . . le ciel ne le veut point . . . J'osai croire en ce moment que rien ne devenait plus expressif que mon silence, . . . je baissai les yeux et je me tus.

Vous ne me répondez pas, Déterville? . . . et je pris une de ses mains que je pressai contre mes lèvres. Vous ne me répondez pas, répliqua-t-elle une seconde fois . . . Ici la nature l'emporta sur le courage; elle eut une crise violente, et me tendant les deux bras, . . . je suis prête, mon ami, . . . je suis prête; . . . mais cette chère Aline, . . . je l'abandonnerai donc, . . . je la laisserai donc sans soutien au milieu des dangers qui l'environnent! . . . Je n'aurais pas cru que le ciel l'eût permis . . . N'importe, ce n'est pas à moi à scruter ses ordres, je ne dois que m'y conformer . . . Alors elle me pria de lui faire venir son curé, et de me charger entièrement d'Aline pour deux heures, sans lui permettre d'entrer. Cette commission n'était pas aisée . . . J'envoyai promptement avertir le prêtre, et assurant Aline que sa mère était mieux, je la conjurai de faire un tour de jardin avec moi, ayant quelque chose absolument essentiel à lui dire; . . . mais je savais bien qu'on ne menait point cette tête-là comme on voulait: elle me répondit fermement qu'elle n'irait pas avant que d'avoir vu sa mère, qu'il y avait plus d'une heure qu'elle l'avait quittée, et qu'après un si long intervalle, elle ne voulait s'en rapporter qu'à ses yeux pour savoir comment elle était; et elle monta lui porter les papiers que celle-ci avait demandé; elle redescendit peu après; je vis bien que madame de Blamont ne lui avait rien dit, et s'était borné, sans doute, à lui recommander de me venir parler. Je l'entraînai d'abord par des propos vagues, beaucoup au-delà des parterres, et ayant enfin gagné un bosquet, je la suppliai de m'écouter. —Eh bien! me dit- elle, sans s'asseoir, avec une prodigieuse agitation, . . . qu'avez- vous donc à me dire? . . . je vois bien que voilà du mystère . . . faut-il que je la perde? . . . Peut-être que non, lui dis-je, mais si ce malheur vous arrivait? —elle ne serait pas la seule victime, et j'aurais bientôt partagé son sort. —Oh ciel! est-ce là ce que je devais attendre de tant de piété et de vertu? Songez-vous à ce que vous vous devez à vous-même, à ce que vous devez à l'homme qui vous adore! —Valcour? . . . il est perdu pour moi . . . Comment pouvez- vous croire que je sois jamais à lui? mais ne m'en parlez pas, je vous prie, le sentiment de ce que je dois à Dieu même, ne l'emporterait pas aujourd'hui sur ce qui n'appartient qu'à ma mère; je ne veux penser qu'à elle, je ne veux m'occuper que d'elle; il n'est pas une seule idée qui puisse combattre la sienne dans mon cœur! . . . Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, ajouta-t-elle, en voulant fuir, comme si elle eût compté tous les momens qui la séparaient de l'objet de son idolâtrie . . . Mais la retenant par une main, et voyant qu'avec une telle ame, il valait mieux frapper les grands coups tout de suite, que d'employer des ménagemens qui ne servaient qu'à la déchirer en détail. Aline! m'écriai-je . . . ô ma chère, Aline! . . . cette mère que nous adorons vous et moi, . . . ce tendre objet de nos inquiétudes mutuelles, . . . il faut absolument nous en séparer . . . Le trait l'ayant frappé sur la partie la plus sensible de l'ame, et l'ayant, pour ainsi dire, pétrifiée, elle me fixa; . . . tout-à-coup ses yeux s'égarent, la stupidité s'imprime sur ses traits; sa respiration devient vive et pressée, et la tête se dérange totalement . . . Je me repentis d'avoir été si vite; je reconnus qu'elle n'était nullement préparée, et que malgré ses propos, elle s'était toujours fait illusion . . . Je l'approche, . . . elle me repousse avec un geste furieux; et s'égarant de plus en plus, . . . elle me dit en balbutiant, d'aller chercher sa mère; . . . que le déjeûner était servi sous le bosquet où nous étions . . . Hélas! c'était malheureusement celui qui nous servait jadis à cet usage . . . Je sais bien qu'elle ne viendra pas, continua-t-elle: . . . puis montrant la terre, . . . elle veut aller là, . . . là, . . . là, . . . mais elle n'ira pas sans moi . . . Déterville, allez donc la chercher, vous voyez bien que nous l'attendons . . . Alors inondé moi-même de mes larmes, je la pressai sur mon sein: ô tendre fille! m'écriai-je, rappellez votre raison et vos sens; reconnaissez le plus sincère de vos amis, et écoutez-le . . . mais se débarrassant brusquement de mes bras, elle me dit, toujours égarée, que puisque je ne veux pas aller chercher sa mère, elle va donc y voler elle-même . . . Non, lui dis-je, en la retenant, . . . elle remplit des devoirs pieux que vous ne devez point troubler. Ce mot, refrappant une seconde fois son ame, parce que, tout cruel qu'il est, il n'anéantit pourtant pas tout-à-fait l'espoir . . . Ce mot, dis-je, la remet dans son assiette ordinaire: . . . la raison revient, mais la secousse ayant trop ébranlé les nerfs, elle tombe dans une violente attaque de convulsions: elle se renverse à terre, . . . elle s'y roule, . . . tous ses membres frémissent, peut-être eût-elle succombée en ce fatal instant, si un déluge de larmes ne l'eût soulagée . . . Bien content de la voir pleurer, je lui tends les bras, . . . elle s'y jette . . . Ô mon ami! me dit-elle, il faut donc qu'elle me soit ravie? il faut donc que je perde la consolation de mes jours! . . . l'amie la plus chère de mon cœur, . . . l'arbitre de ma destinée, . . . celle que j'adorais, . . . celle dont la tendresse faisait mon bonheur, . . . celle que je pouvais conserver encore cinquante ans, et vous voulez que je lui survive! . . . Ah! que deviendrai-je sur la terre quand je ne pourrai plus l'y voir? Non, non, ne veuillez pas un tel sacrifice, . . . ne l'exigez pas, mon ami, je ne pourrais pas vous le promettre . . . La voyant plus affligée, sans doute, mais cependant un peu plus raisonnable, je mis en avant les motifs de consolation que pouvaient dicter la sagesse . . . Tout fut vain, . . . plus je cherchais à la résigner, mieux elle m'échappait, ce qui semblait devoir la tempérer, la révoltait presqu'aussi-tôt, et je n'arrivais à son ame abattue, qu'en y agravant le désespoir. Cependant elle s'impatientait; elle brûlait de revoler près de sa mère: . . . je fus obligé de l'y ramener, et de laisser ma besogne imparfaite. Celle de madame de Blamont était finie, . . . nous entrâmes . . . Aline s'élança dans les bras de l'objet de son cœur: elle lui demanda pourquoi on les avait séparées si long-temps, —des soins. —Ces soins ne sont pas encore nécessaires, reprit Aline, avec humeur, vous n'êtes pas encore au point de les devoir prendre; . . . alors madame de Blamont embrassant sa fille avec tendresse, lui dit en versant des larmes amères; Aline, Aline, il faut nous séparer: et toutes deux pressées dans les bras l'une de l'autre, y restèrent ainsi plusieurs minutes sans mouvement; mais quand Aline s'en arracha, elle retomba sur le lit de sa mère dans une nouvelle attaque de spasme qui nous fit craindre pour elle-même. Cependant à force de soins, cette tendre fille ne voulant pas perdre les derniers momens qui lui restaient, se calma, et le médecin permit à madame de Blamont de prendre un peu de crême de ris qu'elle paraissait désirer. Aline plus tranquille, parce qu'elle se flattait toujours quand elle ne se désolait point, partagea ces derniers alimens, colée sur le sein même de sa mère. Quel tableau, mon ami! je n'en ai jamais vu de plus intéressant, et mes pleurs coulent avec trop d'abondance pour pouvoir essayer de le peindre.

À trois heures il prit une faiblesse affreuse à notre chère malade; on ne lui rendit un instant la lumière, que par le secours des plus violents cordiaux . . . Dès qu'elle eut r'ouvert les yeux, elle demanda à être enfermée une demi-heure avec sa fille et moi; le médecin voyant qu'elle pouvait parler, la fortifia par quelques nouvelles gouttes d'essence, et nous laissa. Elle nous fit placer tous deux auprès de son lit, mais Aline ne voulut l'écouter qu'à genoux . . . Elle appuya dans cette posture, ses mains dans celles de sa mère, et courbant sa tête sur le lit, elle l'entendit avec le plus saint respect.

«Mes amis, nous dit cette femme divine, me voilà prête à me séparer de vous pour jamais. À trente-six ans je devais compter sur une plus longue vie; mais avec les malheurs dont j'étais accablée, elle n'en fût pas devenue plus utile au bien de mon ame: le moment où je touche est cruel; on ne s'accoutume pas assez à l'envisager dans le monde, et quelqu'ait été notre conduite, quand il arrive, il nous effraye. Pleinement convaincue de l'existence d'un Dieu juste, j'ose voler sans crainte entre ses bras; je lui demande sincèrement pardon de ce qui peut l'avoir offensé; j'aurais voulu lui porter un cœur plus pur, . . . au moins le lui offrirai-je sans crime; ce serait pourtant vous tromper que de vous dire que je n'ai pas commis bien des fautes; . . . que d'impatiences sous le joug dont il lui plaisait de m'accabler! je fus sacrifiée bien jeune, et vous savez ce que j'ai souffert; je m'en suis plaint, je ne l'aurais pas dû; il m'eût fallu regarder ce qui m'arrivait, comme des volontés du ciel; . . . chaque dépit était une révolte dont je devrais m'accuser comme d'un crime; . . . peut-être aussi suis-je coupable de trop d'amour-propre, mais cette chère Aline en est cause . . . Je me suis trouvée long-temps fière d'avoir pu lui donner le jour; et comme toute ma tendresse était en elle, j'y plaçais aussi mon orgueil. L'extrême amour que j'ai eu pour cette fille, m'a sans doute distrait de celui que je ne devais qu'à Dieu: Son bonheur était mon unique occupation; je regardais la possibilité de le faire, comme la consolation de tous mes maux . . . Je n'ai pas réussi, il fallait encore que cette croix- là me fût offerte; il fallait que la coupe des douleurs fût avalée jusqu'à la lie! Je la laisse jeune et sans secours, . . . en proie à des malheurs qui me font frémir pour elle, . . . et je n'y serai plus pour les écarter de ses pas: . . . elle n'aura plus ma main pour essuyer les larmes qu'ils arracheront de son cœur . . . , Ô ma fille, tout espoir est perdu maintenant, le dernier conseil que j'ai à te donner, est d'obéir à ton père, et de te livrer aveuglément à celui qu'il te donne . . . Et comme elle vit ici qu'Aline faisait un geste d'horreur, . . . Eh bien! reprit-elle, puisque tu crains les crimes qu'une telle union assemblerait inévitablement sur ta tête: il te reste le parti du cloître, jette-toi dans les bras de l'époux sans tache, les plaisirs célestes qu'il te promet, valent bien mieux que les joies trompeuses d'un monde, où tu ne trouveras que des traverses . . . Dans ce cas, Déterville, il faudrait faire reconnaître Léonore à mon mari, et tous mes biens lui passeraient. Léonore étayée d'un époux qu'elle aime, n'aurait rien à redouter d'un père vicieux et cruel, et toutes les raisons qui ont pu légitimer un arrangement . . . qui ne laissait pas que de me faire éprouver bien des remords: toutes ces raisons, disparaissant, dis-je, si mon Aline se donnait à Dieu, il deviendrait nécessaire alors de rendre à sa sœur l'existence qui lui est due, et de la faire renoncer aux biens qu'elle réclame aujourd'hui, dont le mien et celui de son père la dédommageraient amplement; je vous laisse ce soin, Déterville, en raison du parti qu'Aline prendra, et vous ferez, d'après ce parti, les changemens nécessaires à l'acte que je vous ai remis, je vous y autorise pleinement: . . . puis se soulevant avec peine, . . . l'instant approche, mes amis, a-t-elle continué, . . . dans peu je vais paraître aux pieds de l'Éternel; . . . dans peu je l'invoquerai pour mon Aline . . . Lève-toi, ma fille, . . . lève-toi; . . . n'est- ce pas beaucoup que j'aie la douceur d'expirer dans ton sein . . . Cette joie ne pouvait-elle pas m'être ravie? Laisse-moi te bénir et t'embrasser . . . Déterville, je vous la recommande. Adieu.»

Alors elle a jeté ses bras autour de son Aline; elle l'a fortement serrée sur son sein: . . . une légère convulsion l'a saisie, . . . et l'ame la plus pure qui fût émanée des mains de l'Être suprême, a revolé vers son auteur.

Je ne te peins point mon état, Valcour, tu te le représentes; . . . à peine avais-je la force de lever les yeux; mais tant d'importantes occupations exigeant mon courage, mon premier soin, comme tu le crois, a été de voler à Aline: elle était courbée sur sa mère: hélas! il était difficile de savoir laquelle des deux vivait encore; il n'y avait plus dans cette chère fille, ni poulx, ni respiration, ni chaleur; et quand avec beaucoup de peine j'ai pu l'arracher des bras qui l'enlaçaient, elle est tombée sur le lit sans connaissance; on est accouru, les soins se sont divisés, mais il n'en était plus besoin pour l'infortunée mère, . . . elle était déjà dans le séjour que l'Eternel doit à la vertu: . . . elle l'embellissait déjà.

On a porté Aline dans sa chambre, livrée aux soins de sa chère Julie et du médecin, . . . au bout d'une heure elle est revenue, et me trouvant au chevet de son lit, elle m'a demandé sa mère, . . . elle m'a dit avec égarement, que c'était moi qui la lui ravissais, . . . que c'était moi qui l'empêchait de la voir, et qu'elle appellait au tribunal de Dieu de toutes les injustices que je commettais envers elle. Je l'ai pressée dans mes bras, elle s'en est arrachée, et s'y rejettant bientôt avec transport, elle m'a demandé mille pardons des reproches qu'elle m'adressait: elle m'a dit qu'elle n'était plus maîtresse de sa tête; qu'elle savait bien l'affreuse perte qu'elle avait faite, mais que si je l'aimais, je lui procurerais la douceur d'embrasser encore une fois sa tendre mère; en disant cela elle nous est échappée, et malgré les efforts de Julie, elle s'élançait infailliblement vers le cadavre qui venait d'être exposé dans un lit de parade, si heureusement Julie, au risque d'être renversée, ne lui eût opposé un rempart de nos corps, ne l'eût saisie et reportée promptement sur son lit.

Alors ses larmes ont coulé avec abondance; elle a poussé des cris de douleur qui eussent déchiré l'ame du mortel le plus insensible; . . . mais comme une voiture arrivait en poste dans la cour; il me fallut la quitter, en la recommandant à Julie, et aller vaquer à d'autres soins.

Cette voiture était celle du président, il n'avait avec lui qu'un valet; il s'est arrêté dans la première salle, et aux accents lugubres qui l'ont frappé, . . . aux gémissemens, . . . aux pleurs universels, il a pu voir que son abominable forfait était consommé; . . . que l'ange n'était plus dans le temple et que l'éternel l'avait rappellé vers lui . . . Je l'ai abordé, . . . il m'a embrassé avec le plus grand flegme; . . . il m'a remercié de mes soins, en me faisant entendre avec adresse, que ma présence était maintenant inutile au château; je n'ai pas fait semblant de le comprendre, ayant dans mon porte-feuille ce qui autorisait cette présence, je l'ai laissé dire ce qu'il a voulu . . . Il m'a prié de le mener où reposait sa femme; je l'ai conduit dans la chambre de parade, et comme on travaillait à arranger le corps, il étoit nud, sous un voile, dont on s'était pressé de le couvrir quand on l'avait entendu entrer; il a fait signe qu'on se retira; quand il s'est vu seul avec moi, . . . il s'est approché du lit, et levant le voile, le monstre a dit comme Néron, en voulant souiller Agrippine, en vérité, elle est encore belle! Peut- être en eût-il dit davantage s'il ne m'eut vu frémir d'horreur; . . . il s'est approché, . . . il a regardé le visage avec attention; . . . mais je ne vois nulle apparence de poison, a-t-il dit . . . Que prétends-donc votre médecin? . . . C'est un fou ou un homme dangéreux, qui mériterait que je le fisse punir; c'est faire tort à tous les honnêtes-gens au milieu desquels elle est morte; . . . et vous-même, vous n'auriez pas dû le souffrir. —Moi? Non-seulement je l'ai souffert, mais j'ai ordonné qu'on vous l'écrivit. —Je ne reconnais pas là votre prudence. —Je n'en ai peut-être jamais eu autant de ma vie. —(Et me contraignant) —À qui fallait-il se plaindre, ai-je dit, à qui fallait-il parler d'un fait certain, si ce n'est à celui qui doit le venger? —Certain? Non; et dès qu'il ne l'était pas, il vallait cent fois mieux ne rien dire; voilà ce que j'aurais appellé de la prudence. —Une fille sauvée. -– Qui? —Augustine. —Bon, c'est une catin; je sais ce que c'est, séduite par un de mes gens, n'aimant point sa maîtresse; . . . malade ou non, elle décampait tout de même . . . Ils sont fort loin tous deux; vous croyez-bien que j'ai renvoyé le valet! Sont-ce là vos preuves? —On pourrait en acquérir d'autres. —Allons, allons, laissons cela; ces horreurs-là ne doivent jamais se supposer dans une maison, les croire est compromettre tout ce qui l'habite; où est Aline? —Content de changer de propos, et d'après les invariables résolutions que j'avais prises, ne voulant pas aller plus loin, je lui ai peint l'état de cette chère fille; je lui ai dit que je croyais prudent de la laisser quelques jours tranquille. —Quelques jours, m'a-t-il dit en ricannant, je compte pourtant l'emmener demain; Dolbourg l'attend à Blamont, et nous concluons tout de suite. —Eh quoi! monsieur, sur le tombeau de sa mère? —Bon! petitesses que cela; une femme qui vient de mourir n'empêche pas qu'on en mette une autre dans le cas de donner la vie; . . . au contraire, c'est une sorte de réparation qu'on doit à la nature, et chaque instant qu'on retarde à la lui faire, est une lézion envers ses loix. Une mère est sacrée, . . . si vous voulez, . . . quand elle vit; elle n'est plus rien quand elle est morte . . . . . . Tenez, je quitte Paris, il y arriva hier au soir quelque chose de tout-à-fait semblable, dans un genre un peu différent néanmoins, mais qui vous fera voir également que quand il s'agit d'objets sérieux, on ne s'arrête pas à des balivernes de sentimens, qui ne sont faites que pour le peuple. M. de Mézane, qui a une affaire au parlement d'Aix, . . . et que ce parlement, l'un des plus sages, l'un des plus intègres et des mieux composé du royaume [2], n'a voulu arranger avec la famille de la femme, qu'aux clauses d'une longue détention; M. de Mézanes, dis-je, qui se cachait depuis plusieurs années, entraîné par l'imbécile délicatesse de venir rendre à Paris des soins à une mère expirante, y est accourru malgré les dangers; il était à peine dans l'appartement de la défunte, que la famille de son épouse lui a fait mettre la main sur le collet; il s'est récrié contre ce procédé, . . . on lui a ri au nez, et on l'a jeté dans un cachot de la Bastille, où il a eu très-plaisamment à pleurer à-la-fois la perte de sa liberté, la mort de sa mère et la barbare stupidité de ses parens; il me semble que quand le gouvernement nous donne l'exemple de ces choses-là, nous pouvons le suivre . . . Oh monsieur! ce que vous me citez là me fait horreur, ai-je dit, il fallait sans doute que l'homme dont vous parlez fût coupable de crime de haute-trahison. —Pas un mot, des écrits contre nous, . . . contre les rois; des prédictions, quelques autres aventures de jeunesse, bien pardonnables à vingt-sept ans; de ces choses que nous faisons nous-mêmes tous les jours, mais que nous ne voulons pas que les autres fassent. —En ce cas, monsieur, trouvez bon que je vous le dise, il y a une atrocité révoltante à se permettre un tel crime pour punir un délit ordinaire; car alors la vertu n'a rien gagné, et il y a un forfait exécrable de plus dans la masse des torts de l'état [3], et l'indigne détournant la conversation, —mais sur quoi donc, reprit-il, fondez-vous la légitimité de cette douleur ressentie pour la perte de ceux que nous chérissons? De quel bien peut être un sentiment qui n'apporte aucune variation à l'état de celui qui n'est plus, et qui trouble ou dérange la santé de celui qui reste? —Ces choses-là ne se raisonnent point, monsieur, elles se sentent; malheur à qui ne les éprouve pas. —Non, monsieur, tout doit être soumis à l'analyse, ce qui ne peut l'être est faux; or dites-moi, je vous prie, si d'après mes systèmes de matérialisme, . . . si d'après la parfaite certitude où je suis que la mort termine tous nos maux et ne nous en laisse aucuns à redouter; si d'après cela, dis-je, ma femme, qui n'était rien moins qu'heureuse dans ce monde-ci, ne se trouve pas maintenant dans un repos préférable à l'état perpétuel de douleur où elle végétait ici-bas; . . . et si cela est, d'où vient la regretterais-je? Mes regrets n'auraient-ils pas l'air de lui dire: Je suis désolé de ce que vous ne soyez plus dans une position malheureuse, . . . désespéré de ce que vous soyez hors d'état de souffrir encore; et ces regrets, . . . je vous le demande, . . . les trouvez-vous bien délicats? . . . Renonçant un instant à mes systêmes, si j'adopte les votres, si je crois cette femme dans un monde meilleur, mon chagrin de ne la plus voir dans celui où elle souffrait, ne devient-il pas tout-à-fait insultant n'ayant plus que moi pour objet; vous m'avouerez que cet égoïsme est révoltant . . . . . . Eh quoi! je suis fâché d'être privé d'elle, et n'en suis affligé que par la perte que j'éprouve ne l'ayant plus, sans réfléchir au gain qu'elle fait de ne plus m'avoir; je ne pense qu'à moi en agissant ainsi, . . . nullement à elle, et j'ai l'air de consentir tacitement à ce qu'elle perde le bien qu'elle possède, pour venir me rendre celui que je perds. D'où je conclus qu'il y a une injustice extrême à regretter la mort de ceux qui nous ont été chers; car l'enfer étant impossible, ou ils ne sont rien, ce qui n'est pas un état pis: ou ils sont mieux, ce qui est un état plus doux; et dans l'un et l'autre cas, on a certainement tort de les redésirer à la vie, où ils ne seraient que dans un état moindre. Ne nous étonnons donc point d'après cela, que des nations entières ayent pour usage de se réjouir à la mort de leurs proches, et de se désoler à la naissance de leurs enfans; je ne connais point de coûtumes meilleures que celle-là [4]. Il faut plaindre ceux qui naissent à la douleur, il faut les imiter, et pleurer comme eux quand ils voyent le jour; nous quittent-ils, c'est un bonheur sans doute, et nous ne devons pas nous en affliger. —Mais supposons un moment que cette douleur ne soit que pour nous, instinct délicieux d'une ame tendre, n'est-il pas barbare de lui résister? —Le vrai philosophe se fait aux privations, et ne doit être affecté d'aucunes. Je ne vous accorde pas d'ailleurs que cette extrême sensibilité soit un bien, il me serait peut-être bien aisé de vous prouver le contraire; ce qu'il y a de certain, c'est que si cette émotion est un bonheur, au moins n'est-il pas celui de tout le monde; car je vous réponds que je ne l'ai jamais senti . . . Eh monsieur! c'est une chose si-tôt remplacée que le vuide d'une femme, d'une maîtresse, d'un parent, d'un ami; nous ne nous affectons si vivement de leur perte, que par l'idée où nous sommes de ne pouvoir jamais retrouver dans un autre être, les qualités qui nous échappent dans celui que la mort nous ravit; or cette idée non-seulement est personnelle, mais elle est chimérique; c'est l'habitude qui nous lie bien plus que ce rapport ou cette convenance de qualités, et si nous y prenions bien garde, nous verrions que cette peine éprouvée lors de la perte, n'est que la sensation physique d'une habitude rompue; or l'homme le plus malheureux sans doute, est celui qui, ne sachant pas l'art de voltiger également sur tous les plaisirs, . . . de les effleurer tous sans s'appesantir sur aucuns, s'est fait d'une sorte de goûts une si forte habitude, qu'il ne peut plus y renoncer sans douleur. Usons de tout et ne nous attachons à rien, jamais les pertes ne nous affecteront; un nouvel ami en remplacera un ancien, une nouvelle maîtresse celle que l'on vient de perdre, et le tourbillon des plaisirs nous entraînant sans nous donner le temps de penser, nous n'aurons jamais la douleur de plaindre ce que nous aurons appris à remplacer aussi promptement. —Ce vuide est épouvantable, la seule idée en glace d'effroi, c'est abrutir notre ame, c'est étouffer en elle la plus douce de ses facultés. Oh monsieur! quelque plaisir que vous puissiez m'offrir à présent en serait-il un seul qui valut pour moi la sensation que j'éprouve à pleurer l'amie que je viens de perdre. —Mais si vous chérissez votre douleur, elle devient une volupté; et dans ce cas vous m'avouerez que la volupté qui console, vaut beaucoup mieux que celle qui afflige. —L'une est celle d'une ame de fer, l'autre celle d'un cœur délicat et sensible. —Et d'où tenez-vous, monsieur, qu'il vaille mieux être organisé dans votre sens que dans le mien, si nous avons également tous deux des plaisirs? —Les miens sont ceux de la vertu, les votres mènent à tous les crimes. —Il faudrait savoir maintenant lequel (conventions sociales à part) donne plus de plaisir du vice ou de la vertu? —Comment une telle chose peut-elle se mettre en discussion? —Je vous le demande à mon tour; car si vous caractérisez le plaisir, la sensation chatouilleuse reçue à l'ame, par une cause quelconque, cette commotion beaucoup plus violente quand elle est donnée par le vice, fera naître infailliblement plus de plaisir que celle qui serait l'effet de la vertu; et dans ce cas, l'homme parfaitement heureux pourrait bien être celui qui, renversant toutes vos idées sociales, se ferait des vertus de vos vices et des vices de toutes vos vertus. —Monsieur, dis-je en fureur, ne pouvant plus tenir à de si cruels sophismes, vous feriez pendre avec raison le malheureux qui penserait comme vous. —D'accord, reprit ce scélérat, mais le bonheur d'être au-dessus des autres donne le droit de ne pas penser comme eux; voilà le premier effet de la supériorité; le second est d'en abuser, pour diriger ses actions d'après la singularité piquante de ses systêmes philosophiques; c'est ce qui fait qu'un homme trahit l'état, fait sa fortune et quitte le ministère en se disant ruiné [5], qu'un autre détruit le commerce intérieur de la France, parce que le projet absurde de ses maîtrises lui vaut deux millions [6]; que cent autres se cotisent pour attirer à eux la substance du peuple et affamer ensuite ce même peuple en lui vendant dix fois au-dessus de sa valeur cette nourriture qu'il vient de lui voler. Croyez-vous donc que ces gens-là soient moins heureux pour n'avoir pas chéri comme vous ce fantôme idéal de vertu? —Heureux? Ils ne peuvent l'être, le vrai bonheur n'est que dans la vertu, et les remords des coquins dont vous parlez, au défaut du glaive de Thémis, doivent nous venger de tous leurs crimes. —Des remords, vous me faites rire; ah! croyez que l'habitude du mal les énerve depuis long-temps dans de telles ames; celui de ces gens-là qui en connait encore à la seconde chûte, n'est qu'un sot que ses confrères devraient à l'instant dépouiller, et qu'ils persiflent cruellement au moins, s'ils n'osent le molester d'une différente manière; mais tenez, monsieur, je vois que nous ne nous accorderons pas de la soirée, ordonnez, je vous prie, qu'on nous serve; je n'ai point dîné pour venir plus vite, et j'ai un appétit dévorant. Nous philosopherons au dessert si cela vous convient . . .

Je donnai des ordres, il se mit à table et soupa avec une tranquillité, qui me fit voir qu'il fallait que ce scélérat eût acquis une furieuse habitude du crime, pour se trouver dans un tel calme en venant de le commettre; je ne mangeai point comme tu crois, je me contentai de lui tenir compagnie, me levant de temps à autres, pour vaquer aux soins qu'exigeaient mon emploi; mais ne paraissant point chez Aline, que ma présence irritait au lieu de calmer, et que je ne voulais instruire que le lendemain matin de la suite cruelle de ses malheurs. Le médecin n'était point encore parti, il prenait un peu de repos. Le président voulut le voir; il lui demanda avec effronterie de quoi sa femme était morte? —De poison, répondit hardiment celui-ci. —Mais, docteur, pensez-vous? . . . —Il est une façon sûre de vous convaincre, monsieur, nous ferons, quand vous voudrez, l'ouverture du corps. —Non, en honneur, ces opérations-là m'ont toujours révolté; elles ne sont pas sûres, et elles ont, ce me semble, quelque chose de cruel, . . . ne disséquons point, enterrons. —Un peu surpris de cette réponse, le médecin lui demanda s'il ne jugeait pas à propos de former une plainte juridique. —Et contre qui, dit le président? —Mais, monsieur, ces choses-là ne doivent pas rester impunies; vous, messieurs, qui en punissez jusqu'au soupçon le plus impossible [7], devez savoir mieux que nous la nécessité de sévir contre de telles horreurs. —Soit, dit le président, mais comme je suis loin d'admettre votre soupçon, qu'en le formant il tombe inévitablement sur tout ce qu'il y a eu d'honnêtes-gens autour de ma femme depuis trois mois; et que, dénué de preuves, comme nous le sommes, nous ne ferions jamais de cela que du bruit et pas le moindre exemple. Je suis pleinement convaincu que le plus sage est de rester dans le silence et de revenir comme moi, monsieur, à l'opinion qu'un tel crime, sans fondemens, sans motifs, devient absolument inadmissible. Sur-le-champ il changea de discours, évitant avec le plus grand soin de reparler d'Augustine. Le souper fait, il fut se coucher; . . . mais, ô comble d'horreur, pourquoi faut-il que j'aie encore cette dernière turpitude à révéler; et pourquoi une lettre que je ne consacrais qu'à la tristesse, doit-elle être souillée par des récits infâmes!

Le président ne marche jamais sans un de ses serviteurs zélés pour les plaisirs de leur maître, qui sacrifient pour leur en procurer, devoirs, religion, honneur et toutes les vertus qui caractérisent l'honnête homme. Dès que le patron est quelque part, cet insigne agent jette aussi-tôt les yeux sur ce qui l'entoure, et démêle avec une adresse et une promptitude singulière, l'objet qui peut convenir aux sâles désirs de celui qui l'employe; le lieu, les circonstances, la douleur générale . . . Cette impression de respect profondément gravée dans tout ce qui se trouvait là, rien ne parut sacré à ces deux monstres, l'un ordonna d'agir, l'autre travailla; et dans le nombre des jeunes paysannes que la piété, la reconnaissance attirait aux pieds de leur respectable dame, une, plus faible, ou moins touchée, osa écouter les propositions qui lui furent faites; c'était une jeune orpheline de quatorze ans, presque livrée à elle-même; le zélé serviteur la fit voir à son maître, celui-ci approuva le choix; dès le soir elle fut conduite dans la chambre de cet horrible époux, et le traître osa consommer son forfait près des cendres encore palpitantes de cette malheureuse femme, dont il venait de trancher si odieusement les jours. Il la garda toute la nuit; je ne le sus qu'après son départ; . . . en vérité, je ne l'aurais pas souffert, si j'en avais été prévenu.

Dès qu'il fut retiré, je me mis en devoir de remplir les tristes soins dont j'étais chargé; ce qui m'embarrassait le plus, était la manière dont je m'y prendrais pour prévenir cette pauvre Aline des nouveaux malheurs qui l'attendaient encore. L'ordre était précis, le président me l'avait renouvellé en nous séparant; et lorsque sur cela je lui avais montré les dernières intentions de sa femme, il les avait traité de radotage, qu'on pouvait entendre par pitié dans l'instant où elle les avait dictées, mais dont on ne pouvait que rire après . . . À l'égard des biens, meubles ou immeubles, je n'ai rien à réclamer ici, monsieur, m'avait-il dit, tout est à ma femme, elle a pu faire les dispositions qui lui ont convenues; mais pour ma fille elle est à moi, vous l'avertirez, je vous prie, qu'il faut qu'elle parte demain sans faute. Je devais donc la préparer.

Pour ne pas troubler sa nuit, que je ne supposais pas déjà fort tranquille, je ne me rendis dans son appartement qu'à la pointe du jour; elle ne s'était ni deshabillée, ni couchée, ses accès de douleur avaient été cruels, et d'autant plus, sans doute, que son désespoir étoit muet, ses larmes ne pouvant trouver de passage retombaient en gouttes de sang sur son cœur; elle demandait sans cesse à aller embrasser sa mère, et s'irritait violemment de la résistance qu'on était obligé de lui opposer; elle revint un peu quand elle me vit. Elle me demanda pourquoi je l'avais laissée seule si long-tems? Je m'excusai sur les soins qu'exigeait la situation, et après avoir donné tout ce qu'il m'était possible à l'affliction de son ame, j'essayai de m'en rendre maître. Un mouvement d'amitié lui échappa . . . je le saisis . . . je la pressai dans mes bras, et ses larmes coulèrent . . . Ô mon amie! lui dis-je alors . . . appelez le courage à votre secours . . . j'ai de nouveaux malheurs à vous apprendre . . . Elle me fixa avec un air d'effroi, qui me fit trembler . . . et toutes ses idées se portèrent sur toi. —Ô ciel! s'écria-t-elle, Valcour est-il avec ma mère, un même coup les a-t-il réuni? il est heureux dans un tel cas que la personne qu'on veut amener doucement à l'instruction d'une nouvelle affreuse, aille au- delà de la vérité; je pris une de ses mains, et lui souriant avec amitié: —non, lui dis-je, Valcour se porte à merveille, et je suis bien sûr qu'il n'est occupé que de vous; mais ce que j'ai à vous dire est peut-être plus cruel encore que ce que vous avez craint . . . Votre père est ici . . . il vous emmène dès aujourd'hui, et veut qu'incessamment vous soyez la femme de Dolbourg . . . Je n'ai vu de ma vie un mouvement aussi violent que celui que fit ici cette fille à-la-fois courageuse et infortunée . . . Ô mon ami! me dit-elle en se levant, il n'est donc plus rien dans le monde qui puisse maintenant m'empêcher de me rejoindre à ma mère! . . . —Asseyez-vous Aline, lui répondis-je, je croyais trouver en vous de la force, et vous ne me montrez que du désespoir; rien ne peut rompre les résolutions de votre père, mais il vous reste des moyens d'échapper aux nœuds qu'il vous destine. —Et quels sont-ils? —Écoutez-moi, et sur-tout calmez- vous. Elle s'assit et me prêta toute son attention. —Je ne vous conseillerai point le parti du cloître, lui dis-je alors, en vain le proposeriez-vous on s'y refuserait assurément; mais voici ce que mon amitié vous dicte. Que votre soumission fléchisse d'abord votre père, ne lui montrez qu'obéissance et respect pendant la route . . . Arrivée au château, tâchez d'entretenir Dolbourg seul, témoignez-lui vivement l'insurmontable aversion que vous éprouvez pour ce mariage; peignez-lui la certitude des malheurs qui en résulteront pour tous les deux, intéressez-le enfin; employez tout; la nature vous a donné des graces, une éloquence douce et persuasive à laquelle il est difficile de résister. Moins violent que votre père, je ne serais pas étonné qu'il se rendît; si cela arrive, comme je m'en flatte, engagez-le avec la même ardeur à rompre, peut-être le fera-t-il, mais mettons toutes choses au pis, et supposons que vous ne trouviez aucun moyen d'éviter le sort qu'on vous destine; votre fidèle Julie vous reste, cela est décidé; échappez-vous avec elle, voilà cent louis que je lui donne pour la dépense de ces soins; accourez chez madame de Senneval [8], elle sera prévenue, elle ira vous attendre exprès dans la terre voisine de Paris, que vous lui connaissez; là, vous me ferez venir; Eugénie et moi, nous nous chargeons de vous; nous vous sortons de France, nous vous remettons dans les bras de l'époux que vous destinait votre mère, et nous vous y faisons jouir en paix de la fortune qu'elle vous laisse . . . L'ombre la plus légère du bonheur est si flatteuse pour un cœur au désespoir! Cette chère fille tomba dans une douce rêverie, je lui demandai ce qu'elle avait. —Ô Déterville! me dit-elle, vos procédés me rendent confuse, mais permettez une réflexion, mon ami, s'il est vrai que vous ayez envie de m'arracher aux maux qui me menacent comme vos touchantes bontés m'en répondent, pourquoi l'effet de vos soins ne commencerait-il pas dès ici, pourquoi ne m'évitez-vous pas cet affreux voyage avec mon père? —Cela se peut-il, répondis-je avec douceur, votre père est ici, de ce moment vous êtes en sa puissance . . . Si vous disparaissez, c'est moi qui vous enlève, et vous perdez, sans vous sauver par cette démarche, le seul ami qui vous puisse servir; si vous partez de Blamont, . . . aucun soupçon ne peut tomber sur moi, votre fuite est votre seul ouvrage et les soins que nous vous rendons ensuite ne sont plus le fruit d'une séduction, c'est une protection accordée, c'est un service que nous vous rendons, votre père en ce cas a des torts réels, dont il est tout simple que vous ne vouliez pas être la victime, tandis que jusqu'à-présent ses torts envers vous ne sont pas assez fondés pour le fuir, il n'y a ici que des mauvais procédés, il y aura des horreurs à Blamont. Vous échapper d'ici est en un mot un parti violent; un plus simple peut réussir, et il est des lois de la prudence de n'employer jamais les moyens excessifs, que quand les autres n'offrent plus d'espoir. —Elle retomba dans ses réflexions, . . . puis au bout d'un temps; Déterville, me dit-elle, je me sens plus forte que je ne l'aurais cru, vos bontés me pénètrent, et j'en profiterai, . . . oui, mon ami, j'en profiterai, continua-t-elle, en se relevant, ou cela me sera impossible; . . . puis avec violence, mais possible, ou non, je ne serai jamais la femme de Dolbourg; et me prenant par les deux mains: —maintenant, dites-moi, mon ami, si vous croyez qu'il y ait au monde une créature plus malheureuse que moi? assurément, lui dis-je, il y en a, il s'en faut bien que votre sort soit désespéré, peut-être même êtes-vous moins à plaindre aujourd'hui que je ne vous le croyais hier. —Mon ami, me dit-elle, en se tournant vers la fenêtre, il fait jour, vraisemblablement, nous allons bientôt nous séparer, et se jetant dans mes bras, . . . oh mon cher Déterville! ce nouveau coup de foudre sera bien terrible pour moi; mais avant qu'il ne m'écrase, ne me refusez pas la faveur que je vais vous demander. —Qu'exigez-vous, Aline? ne connoissez-vous pas tous vos droits sur mon cœur? —Je veux aller embrasser encore une fois ma mère, . . . ou vous ne m'avez jamais aimée, ou vous m'accorderez cette consolation, je vous crains, lui dis-je, votre tête est trop vive, votre cœur trop ardent, . . . ce spectacle est douloureux, vous ne pourrez jamais le soutenir; . . . mais se contenant avec un courage qu'il n'est pas possible de peindre, . . . non, répondit-elle, vous vous trompez, c'est un saint devoir que je ne partirais pas sans remplir, mais ne redoutez rien, la religion et la piété combattront la douleur, mon ame abattue par trop de chocs, retrouvera dans la multitude des secousses, la force que chacune d'elle lui aurait enlevée . . . Marchons, . . . guidez mes pas tremblans, et n'ayez nulle crainte, puis sans me donner le temps de répondre, elle prit mon bras et nous nous avançâmes vers le lieu funèbre.

Madame de Blamont était sur un lit de damas bleue, où je l'avais fait parer avec décence, voulant procurer le lendemain aux habitans de sa terre la satisfaction de la voir qu'ils imploraient avec des torrens de larmes; elle avait une robe de gros de tours blanc, ses cheveux dans leur couleur naturelle, proprement peignés sous un grand bonnet, sa tête reposait sur un oreiller garni de dentelles, et son attitude était celle d'une femme qui dort; huit cierges brûlaient autour du lit dont les rideaux étaient relevés avec des gros flots de rubans blanc; deux prêtres modestement recueillis récitaient des prières à basse voix.

Par la porte où nous entrions, le tableau s'offrait à nous en entier . . . Ta malheureuse Aline ne l'a pas plutôt apperçu qu'elle recule et tombe dans mes bras; . . . mais persuadée qu'elle n'a plus qu'un moment à elle, la crainte de le perdre, l'extrême résignation dans laquelle elle est, tout la soutient et nous avançons; les prêtres se retirent un instant, Aline plus libre se jette aux pieds de sa mère, et les baise tous deux avec respect, . . . elle se relève, vient sur les côtés, prend chacune des mains tour-à-tour, et y imprime ses lèvres avec la componction de la plus vive douleur, . . . elle s'approche de la tête, considère un instant le calme pur qui règne sur les traits de cette femme; . . . admire la beauté qui s'y peint encore . . . Ici son ame se déchire elle élance ses bras autour du col de cette mère adorée; l'arrose de ses larmes; l'accable de ses baisers, et lui adresse des mots si tendres; . . . lui fait des questions si touchantes, que la crainte de la voir succomber à cet excès de sensibilité me fait approcher d'elle, et la supplier de ne pas s'abandonner ainsi; mais comme elle me résistait, comme elle n'écoutait, . . . comme elle n'entendait plus que sa douleur, le curé survint et lui fit les mêmes instances, elle craignit alors d'avoir manqué de respect; cette tendre fille sans cesse occupée de ses devoirs, y sacrifiant toujours les passions les plus ardentes de son ame, se retira en baissant les yeux, et se replaça à genoux au pied du lit pour partager un instant les prières avec les deux honnêtes ecclésiastiques qui s'étaient chargés de ce soin. Ce fut en ce moment que je lui annonçai tout bas le legs des cheveux que lui faisait sa mère; je lui dis que j'allais les couper pour les lui remettre tout de suite. Cette nouvelle remplit son ame de consolation . . . Elle me donne ses cheveux, dit-elle, . . . cette bonne mère, . . . cette tendre mère, . . . elle a pensé à moi, . . . ah! donnez-les moi, . . . donnez-les moi vite, . . . ils ne me quitteront de la vie . . . Je m'approchai du lit pour procéder à cette opération, . . . mais Aline se détourna, elle ne voulût pas me voir faire, elle était bien aise d'avoir ses cheveux, mais elle était fâchée qu'on les coupât, il semblait que cela devînt pour elle une preuve de plus de la mort de sa mère, et peut-être jouissait-elle en cet instant de l'illusion de la croire endormie. —C'était d'ailleurs déparer en quelque sorte ce corps qu'elle idolâtrait, toutes ces idées sans doute troublèrent le plaisir sombre qu'elle éprouvait à ce don, et quand je le lui apportai, elle ne le reçut d'abord qu'en frémissant; . . . bientôt pourtant elle les couvre de baisers, et se détournant pour ouvrir sa poitrine, elle les place au-dessous du sein gauche, protestant sur les pieds de sa mère qu'ils ne quitteraient jamais cette place.

Ma vertueuse amie, dis-je au bout d'une demie heure de cette cruelle visite, il faut partir, cet instant va vous affliger encore, il vaudrait presque mieux que nous ne fussions pas venus . . . Elle frissonna, on eut dit que j'arrachais la partie la plus sensible de son ame, mais toujours ferme et courageuse, après avoir renouvellée une dernière fois ses baisers aux mains et au front, elle s'incline respectueusement et sort en pleurs, la tête cachée dans mes bras . . . Je l'embrassai dès que nous fûmes dehors, je suis bien plus content de vous que je ne l'aurais cru, lui dis-je, ceci me remplit d'espoir pour la suite . . . Oh ma chère amie! de la force, il en faut, de la prudence, de la sagesse et soyez sûre que nous réussirons . . .

Nous rentrâmes dans sa chambre; elle me demanda où serait enterrée sa mère, avec une sorte d'émotion qui m'allarma; je lui fis part des dernières dispositions de la défunte; et quand elle vit que madame de Blamont désirait expressément que sa fille fût mise un jour dans le même cercueil —ah! dit-elle, comme ceci me console encore, cela sera, n'est-ce pas, Déterville? cela sera? personne ne peut s'y opposer? —Non, certes, lui dis-je, . . . puis, comme sans réflexion, —vous en chargez-vous, mon ami? —Fille adorable, répondis-je, la nature ne dérangera pas ses loix pour que je sois chargé de ce soin: réfléchissez que j'ai douze ans plus que vous; —oh! qu'importe, on finit à tout âge. Dites-moi toujours que si vous me survivez, vous me promettez de me faire mettre auprès de ma mère? —Je vous le jure, mais aux conditions que nous allons nous occuper d'autre chose. —Oh! de tout ce que vous voudrez, après cette promesse. —Eh bien! j'exige que vous preniez quelque nourriture. —Oui, de la crême de ris, comme hier, avec celle que j'ai perdue, n'est-ce pas, mon ami, . . . comme hier? . . . Et avec un peu d'égarement; —mais elle ne sera plus là, . . . ce ne sera plus elle, . . . il n'est plus possible que je la revoie jamais! . . . et sans répondre. —Eh bien, voulez-vous que j'aille vous chercher quelques légers alimens? —non, en vérité; —et cependant à force d'instances, je l'obligeai à avaler un œuf frais, dans lequel je battis quelques gouttes d'élixir. Nous employâmes ensuite le peu de temps qui nous restait, à assurer nos mesures; je convins avec elle, que dans tous les cas, Julie me ferait un détail exact de ce qui se passerait au château de Blamont, dès qu'Aline y serait; et Aline me promit de son côté de m'écrire le plus souvent qu'elle pourrait, et d'observer avec exactitude tout ce qui était convenu entre nous . . . L'heure pressant, elle s'habilla; quand on lui présenta une robe noire, elle la baisa avec transport; ah! mon ami! dit-elle, en me regardant, voilà la dernière couleur que je porterai de ma vie . . . À peine était-elle prête, que le président me fit dire qu'il m'attendait dans les salles d'en bas, et qu'il me priait de lui amener sa fille: eh bien! lui dis-je, —comment va le cœur? —mieux que je ne croyais, me répondit-elle, en prenant mon bras; mais sur-tout, mon ami, ne me quittez point que je ne sois en voiture; je le lui promis, et nous descendimes; . . . dès qu'elle entendit la voix du président qui causait avec quelques habitans de Vertfeuille, elle frémit. —Courage, lui dis-je, du respect et du silence; elle entra, elle salua son père, sans prononcer une parole; monsieur de Blamont s'approcha d'elle, il l'exhorta froidement à se consoler: il lui dit que le deuil lui siéyait à merveille; qu'il ne l'avait jamais vue si jolie; et elle continua de se tenir debout, les yeux baissés, sans répondre une parole.

À titre d'exécuteur-testamentaire, tout ceci va vous donner bien de la peine, me dit le président; elle a bien fait de vous choisir, assurément, cela ne pouvait être en meilleures mains . . . Ma fille a-t-elle déjeûné? Oui, monsieur, dis-je, bien sûr d'obliger Aline par cette réponse; avez-vous ordonné qu'on vous servît? —Oui, j'ai dit qu'on mît deux perdrix; j'aime à la folie celles de Vertfeuille, elles ont bien plus de goût que celles de Blamont: Aline, vous en mangerez une? —non, mon père. —C'est que la journée est bien longue; il y a vingt-cinq lieues de traverse, j'ai six relais, nous n'arrêterons pas; nous aurons des biscuits dans la voiture, mais cela ne nourrit point. —On servit; le président mangea ses deux perdrix, but autant de bouteilles de vin de Bourgogne, et causa avec les différentes personnes dont la salle était remplie, pendant que dans une ambrazure, Aline et moi fumes nous entretenir encore un moment.

J'achevai de raffermir son cœur; elle me témoigna mille caresses, . . . et comme en s'ouvrant à l'amitié, son ame était prête à se fendre; je fis semblant de ne rien voir: elle me pria de t'écrire, et ton nom n'eut pas plutôt volé sur ses lèvres que ses yeux s'inondèrent: . . . Je rompis encore ces nouvelles effusions; je craignais une crise affreuse; et quand l'instant du départ approcha, je ne vis d'autre parti, pour éviter cette révolution, que de la navrer par de la froideur . . . Je me déchirais moi-même en agissant ainsi, mais il le fallait . . . J'abordai le président, . . . elle m'entendit et se contint . . . On vint avertir que les chevaux étaient mis . . . Je la vis tressaillir, mais je ne m'approchai plus d'elle . . . Le président sortit . . . Julie ensuite, . . . elle quitta le salon la dernière.

Dès qu'on la vit, le peuple forma deux haies, au milieu desquelles elle fut obligée de passer.

Là, cet ange céleste reçut involontairement les hommages de tout ce qui l'entourait. Les uns élevaient leurs mains vers le ciel, en lui souhaitant mille prospérités . . . Ceux-ci pleuraient et se détournaient d'elle, comme pour ne la pas voir s'arracher à eux, d'autres enfin se jettaient à ses pieds, lui rendaient graces des bienfaits qu'ils en avaient reçus, et imploraient sa bénédiction . . . Elle traversa la foule, ne regardant que la terre, ne laissant jamais voir sur son front que la douleur et l'humilité . . . Le président monta, Julie suivit; . . . alors Aline tourna les yeux sur moi, pour m'adresser un adieu cruel qui eut ouvert la source des larmes que je m'efforçais d'étancher; . . . mais ne pouvant plus me distinguer, par les précautions que j'avais prises, quoique je ne la perdisse pas de vue . . . Elle s'élança comme un trait dans la voiture: . . . tout s'éloigna avec la rapidité de l'éclair; . . . et moi, confondu, . . . anéanti, . . . je crus que l'astre disparaissait pour toujours des cieux, et que le monde allait être condamné à vivre éternellement dans les ténèbres.

Je rentrai, suivi du peuple, dont les pleurs ne tarissaient point. Ne voulant faire enterrer madame de Blamont qu'au bout de trente-six heures révolues, d'après les instances réitérées de sa fille, je fis ouvrir l'appartement où elle était exposée, après avoir pris soin de faire enclore le lit d'une balustrade couverte de drap noir: il n'y eut personne qui ne vint se prosterner aux pieds de celle qui leur avait été si chère; tous la bénirent, tous l'adorèrent . . . Ô gens du siècle! vous qui vivez comme le monstre qui la sacrifiât, obtiendrez-vous de tels hommages, quand la parque aura tranché vos jours? . . . Aurez-vous, comme cette femme divine, du sein de l'Être- Suprême où l'ont placée ses vertus, la douce consolation de vivre encore dans le cœur des hommes, et de les voir vous offrir le tribut sacré de leur amour et de leur reconnaissance?

Ces soins remplirent tout le vingt-sept. Le lendemain, à dix heures du matin, le cortège vint prendre le corps pour le rendre à sa dernière demeure; chacun se disputait l'honneur de porter ce précieux fardeau; et ses gens ne le cédèrent qu'avec peine aux six plus notables du lieu. Ils l'enlevèrent, et elle arriva à la paroisse, au triste son des cloches, . . . murmure harmonieux! devenu plus lugubre encore par les sanglots et les gémissemens de tout ce qui l'accompagnait; mais le désespoir devint si violent, quand on la vit disparaître et s'enfoncer dans les entrailles de la terre . . . Les cris de la douleur furent tels, que les voûtes du temple en retentirent; on eût dit, que tout ce qui était là lui eût été attaché par quelques liens; . . . il semblait qu'ils étaient tous ses enfans, tous la pleuraient comme une mère.

Je revins, et passai, sans doute, la plus cruelle journée que j'aie eue de ma vie: dégagé des soins les plus importans, je n'écoutai plus que mon chagrin . . . Ô mon ami, qu'il fut affreux; l'obligation de me contraindre, en repoussant vers mon cœur les larmes que je m'étais refusées en avait ébranlé les ressorts; toute la machine était affaissée . . . Je me promenais seul à grands pas dans ces appartemens où régnaient autrefois la décence, la joie douce et l'honnêteté, et je n'y trouvais plus qu'un vuide horrible et des marques de deuil.

Elle a passé, me disais-je, celle qui faisait le bonheur des autres; le ciel n'a voulu la laisser qu'un instant sur la terre . . . elle n'y a paru que pour faire le bien, . . . et je lui appliquais ces paroles superbes qu'inspirait à Fléchier la célèbre duchesse d'Aiguillon [9]: elle n'a été grande que pour servir Dieu, riche que pour assister les pauvres, vivante que pour se disposer à la mort.

Telle est, mon cher Valcour, la première partie des malheurs que j'ai à t'apprendre, je passe les détails qui m'occupèrent les jours suivans, pour en venir plutôt au sombre récit qui me reste, et qui ne déchirera pas plus cruellement ton cœur que le mien ne le fut en le lisant.

Le 3 mai au soir, je revenais de l'église, où je n'ai pas manqué d'aller pleurer deux heures par jour sur le tombeau de ma malheureuse amie, depuis que nous avons eu la douleur de la perdre; lorsqu'on m'avertit qu'un homme à cheval demandait, avec empressement, à me parler. Je vole où l'on me dit qu'il est, le cœur palpitant d'effroi, je trouve un inconnu qui me rend à l'instant un paquet de lettres; . . . j'ouvre avec précipitation, . . . j'interroge, . . . je lis sans comprendre, je reconnais enfin l'écriture d'Aline, précédée d'un journal exact de Julie. Je t'envoie le tout, . . . lis, Valcour, et respire, si tu le peux, jusqu'à la dernière ligne.

[Footnote 1. Toutes les suivantes, excepté la dernière, étaient sous la même enveloppe.]

[Footnote 2. Il a dans ses registres depuis cent ans, vingt assassinats pareils à celui de Calas. Il a, sous François I., mis le feu à quatre-vingts villages de la Provence; il a coûté la vie dans ce même-temps à quatre-vingt mille citoyens; il a dans différentes époques ouvert trois fois sa ville aux ennemis; c'est encore lui qui, dans ce moment-ci (1787), bouleverse la province. Il est tout simple qu'une telle assemblée mérite les éloges du monstre dont nos lecteurs frémissent. (Note de l'editeur)]

[Footnote 3. Monstres capables de cette horreur, vous pâlissez en reconnaissant votre victime; . . . tranquillisez-vous elle vous pardonne, ce fut hors de vos fers la première jouissance qu'elle voulût goûter.]

[Footnote 4. Les Scandinaves et les Germains pleuraient à la naissance de leurs enfans; dès qu'il leur en était né un, ils s'asseoiyaient autour de son berceau; et là chacun représentait, aussi pathétiquement qu'il lui était possible, les misères de la vie humaine et compatissait aux maux que le nouveau-né aurait à souffrir dans le séjour qu'il allait faire dans le monde; ces mêmes peuples se réjouissaient à la mort de leurs amis ou de leurs parens, tous ceux qui assistaient à la cérémonie ne s'entretenaient que du glorieux échange, par lequel le défunt avait quitté une vie sujette à tant de misères, pour entrer dans l'état d'une parfaite félicité; ensuite, on jouait, on chantait, on se régalait pendant trois jours. Il reste encore des traces de cette coûtume dans presque toutes les villes du nord de l'Allemagne.]

[Footnote 5. Tel fut le mensonge de l'abominable Sartine.]

[Footnote 6. C'est l'opération du scélérat Lenoir.]

[Footnote 7. Voyez la page 316 de ce volume-ci.]

[Footnote 8. Belle-mère de Déterville, on doit s'en souvenir.]

[Footnote 9. Nièce du cardinal de Richelieu.]

LETTRE LXVIII.

Julie à Déterville.

Au château de Blamont, ce premier mai.

J'exécute vos ordres et ceux de ma maîtresse, monsieur, puissent être lus de vous de tristes caractères, que mes larmes effacent à mesure que ma main les écrit. Vous exigez des détails, quelque douloureux qu'ils soient, j'obéis.

M. le président s'endormit dès que la voiture fut en mouvement, et ne s'éveilla qu'au premier relai: il fit quelques questions à sa fille, qui ne lui répondit que par monosyllabes: alors il lui demanda d'un ton sévère, si elle s'avisait d'avoir de l'humeur? —Je n'ai que du chagrin, monsieur, répondit-elle, j'imagine que mes malheurs m'en donnent le droit. —Sur cela, monsieur le président répondit que la plus haute de toutes les folies était de se chagriner, qu'il fallait savoir monter son ame à une sorte de stoïcisme, qui nous fit regarder avec indifférence tous les événemens de la vie; que pour lui, loin de s'affliger de rien, il se réjouissait de tout, que si l'on examinait avec attention ce qui paraîtrait devoir, au premier coup d'œil, nous désoler le plus cruellement, on y trouverait bientôt un côté agréable; qu'il s'agissait de saisir celui-là, d'oublier l'autre; et qu'avec ce systême on parvenait à changer en roses toutes les épines de la vie: . . . que la sensibilité n'était qu'une faiblesse dont il était facile de se guérir, en repoussant de soi avec violence tout ce qui voulait nous assaillir de trop près, et en remplaçant avec vîtesse par une idée voluptueuse ou consolatrice, les traits dont le chagrin voulait nous effleurer; . . . que cette petite étude n'était l'affaire que de très-peu d'années, au bout desquelles on réussissait à s'endurcir au point, que rien n'était plus capable de nous affecter. Et il assura mademoiselle qu'elle serait toujours malheureuse, tant qu'elle n'adopterait pas cette prudente philosophie . . . Aline ne répondit rien, et monsieur se retournant vers moi, me fit tout haut, sur mademoiselle, des questions de la plus grande indécence. Quand il vit que je baissais les yeux sans répondre, il m'apostropha avec humeur; il me dit que je n'aurais pas beau jeu avec lui, si je voulais faire aussi la prude; que le ton de sa maison était autrement libre que celui du logis que je quittais, et qu'il fallait, ou s'y mettre, ou s'attendre à n'y pas demeurer long-temps. Ensuite, en me renouvellant les questions indiscrètes qu'il venait de me faire sur sa fille, il me dit que dès qu'il allait la marier, il fallait bien qu'il connût ces choses-là, et que ne voulant pas tromper son gendre, il était essentiel qu'il sût si la marchandise était sans défaut; mais que puisque je refusais de le lui apprendre . . . il fouillerait les ballots lui-même, pour en apprendre la valeur; et sur cela il dit à mademoiselle qu'il faisait bien chaud, qu'il lui conseillait d'ôter toutes les coëffes et tous les mantelets dont elle était affublée; mais Aline qui avait choisi le strapontain par préférence, courbée sur la portière, et la tête cachée dans ses mains, n'écoutait rien, et ne répondait à rien . . . Alors, monsieur le président me demanda relativement à moi les mêmes éclaircissemens qu'il voulait que je lui donnasse sur mademoiselle, et il accompagna ses questions de gestes si mal-honnêtes, . . . d'actions tellement indécentes, que je le menaçai d'appeler ou de me jetter hors de la voiture; il me dit qu'il saurait me mettre à la raison; que je me trompais fort, si j'imaginais qu'il m'emmenait pour plaire à sa fille; et qu'assurément il m'aurait laissé, sans ma jeunesse et ma jolie figure; qu'il attendrait, puisque je faisais autant la difficile, mais qu'il me prévenait qu'il en faudrait toujours venir là, et qu'il y avait à Blamont des moyens sûrs pour vaincre la résistance des filles. Peu à-près il se rendormit, et ne parla presque plus du jour, à environ un quart de lieue de Sens, une roue se cassa, et nous arrivâmes comme nous pûmes à l'auberge de la poste, où il fallait bien coucher malgré nous. Monsieur parla lui-même à la maîtresse de la maison, et nous montâmes peu-après dans une chambre à deux lits, où il fit porter les équipages de nuit de mademoiselle, me disant que c'était là sa chambre et celle de sa fille, et que je n'avais qu'à en demander une pour moi; mais Aline me prit par le bras, et dit qu'elle allait en demander une pour elle et pour moi, parce qu'elle ne pouvait se passer de sa femme-de-chambre la nuit. Eh bien! dit le président, on tendra un troisième lit ici, mais vous, ma fille, vous ne coucherez sûrement pas ailleurs. —Je vous demande pardon, mon père, dit Aline en ouvrant brusquement la porte, et se jettant avec moi sur la gallerie, alors elle appella la maîtresse, et lui demanda une chambre; cette femme, guidée par les yeux du président qu'elle consulta aussi-tôt, répondit qu'elle n'avait d'autre lit à lui donner, que celui qui était dans l'appartement de monsieur, et que toute sa maison était pleine. Mais vous destiniez un coin à cette fille, dit Aline en me montrant: —oui, mademoiselle; mais cette chambre n'est pas faite pour vous. —N'importe, n'importe, j'y coucherai avec elle; tout est bon, pourvu qu'il soit décent, et rien ne l'est moins, madame, que de faire coucher une fille dans l'appartement de son père. —Cela nous arrive pourtant tous les jours. —Vous trouverez bon que ce ne soit pas à moi. L'hôtesse n'osant répliquer, ouvrit une assez mauvaise petite chambre à l'autre extrémité de la gallerie, et nous y entrâmes, sans que le président, qui nous voyait de sa porte, osât prononcer un seul mot.

Mademoiselle demanda un bouillon pour elle, et un poulet pour moi. Elle supplia instamment l'hôtesse de prendre elle-même la clef de notre chambre, et de ne nous ouvrir le lendemain que quand son père voudrait partir.

À peine fumes-nous renfermées, que replaçant devant les yeux d'Aline la conduite de son père dans cette seule journée, je lui dis, qu'après tous les dangers que nous courrions avec un tel homme, nous ferions peut-être prudemment, d'essayer à nous sauver d'où nous étions. Je lui représentai qu'une fois au château, les moyens que nous trouvions à présent ne nous seraient peut-être pas offerts. Mais mademoiselle qui ne se ressouvenait point du château de Blamont, où elle n'avait été qu'une fois avec sa mère, dans son enfance, me dit qu'il lui paraissait impossible que nous n'eussions là les mêmes moyens qu'ici; qu'elle espérait fléchir Dolbourg; obtenir de lui de renoncer à ses projets, et que favorisée par monsieur Déterville, elle ne voulait s'écarter en rien des conseils qu'elle en avait reçu. —Mademoiselle, lui dis-je, monsieur Déterville, qui s'est expliqué devant moi, a dit ce me semble, que pour légitimer votre fuite il ne fallait que trouver des torts à monsieur votre père. Ses propos, . . . ses projets d'aujourd'hui, tout cela n'annonce-t-il pas des horreurs . . . Julie, me dit cette inestimable maîtresse, tu ne sais pas ce que c'est que d'accuser son père? Tu ne sens pas ce qu'il en coûte à une ame comme la mienne, pour divulguer des torts de cette espèce, dans celui de qui je tiens le jour; j'aimerais mieux mourir que d'oser une telle chose; et dans tout ceci, d'ailleurs, il n'y a encore rien de réel, rien que je puisse prouver, et rien qu'il ne puisse combattre . . . Ô ma chère amie! espérons, ceci ira peut-être mieux que tu ne crois, j'attends tout de Dolbourg . . . Quoi qu'il en soit, ajouta-t-elle, en me saisissant la main, avec un air qui me fit frémir, ne crains rien Julie, je ne trahirai jamais l'amant que j'aime; je ne ferai jamais d'autre choix que celui de ma mère; et s'il faut une victime à ces monstres, voilà la main, dit-elle, en tendant la sienne, voilà la main qui en ouvrira le flanc . . . Ensuite elle se jetta sur le lit sans se deshabiller, et passa la nuit dans les larmes.

Le lendemain matin on vint nous avertir pour le départ, nous sortîmes promptement et fûmes nous tenir à la porte de la chambre de monsieur, sans y entrer. Il parut; nous descendîmes avec lui et nous reprîmes dans la voiture les mêmes places que nous avions la veille. Monsieur ne dit pas un mot, nous imitâmes son silence et nous arrivâmes vers midi au château de Blamont, dont les abords ténébreux et isolés surprirent et effrayèrent mademoiselle, qui, comme je viens de le dire, ne se ressouvenait plus de sa position. La voiture pénétra jusques dans la cour intérieure, et là, nous trouvâmes monsieur Dolbourg, qui offrit son bras à mademoiselle pour descendre de la voiture; elle accepta cette politesse et lui fit une révérence pleine de douceur. La voiture se retira, nous entrâmes dans la salle d'en bas; tout est triste dans cet affreux château, tout y noircit l'imagination, tout y inspire la terreur; et cette horrible maison a plutôt l'air d'une forteresse que d'une habitation de campagne; on n'y voit que des voûtes, des grilles, des portes épaisses. Dès que nous fûmes entrées, monsieur me dit de faire porter les équipages de sa fille dans l'appartement qu'on m'indiquerait; mais mademoiselle m'arrêtant, demanda instamment à ces deux messieurs de permettre que je ne la quittasse point. Oh! parbleu, dit brusquement monsieur de Blamont, elle ne mangera ni ne couchera pourtant point avec vous; il me semble qu'une fille est en sûreté quand elle est entre son père et l'époux qui doit lui appartenir. —Vous n'avez rien à craindre mademoiselle, dit monsieur Dolbourg, daignez me croire et laissez sortir votre Julie. Aline n'osa résister; je fus faire ce qui m'était ordonné et revins aussi-tôt dans le sallon; mademoiselle était assise entre ces deux messieurs, et je sus, qu'à cela près de quelques propos déplacés, parce qu'il était impossible à de tels gens de n'en pas tenir, il n'avait été pourtant question, dans cette première entrevue, que de choses indifférentes; dès qu'Aline me vit revenir, elle demanda la permission de se retirer, elle lui fut accordée, monsieur lui donna la main lui-même pour la conduire dans sa chambre; quand elle y entra, voyant qu'il n'y avait qu'un lit, elle demanda instamment qu'on en tendit un autre pour moi. —C'est impossible, lui répondit le président, mais elle est à portée de vous et voilà des sonnettes dont vous pouvez vous servir au besoin; cela dit, il se retira, et nous nous arrangeâmes dans cette chambre; en furetant dans les différens coins, nous aperçûmes dans l'embrâsure d'une fenêtre la ligne suivante, écrite avec un crayon: C'est ici que la malheureuse Sophie, . . . la phrase n'était pas finie . . . —Oh ciel! dit Aline effrayée, . . . ce sera ici qu'il aura conduit cette pauvre fille. Je ne le savais pas, on me l'avait dite au couvent . . . Et qu'en a-t-il fait? Pourquoi l'a-t-il emmenée dans ce château? . . . Pourquoi n'a- t-elle pu écrire que cette ligne? . . . Ô Julie! tout me fait frémir . . . Nous en étions là, quand on vint avertir mademoiselle que le dîner était servi, bien sûre qu'on la forcerait d'y paraître elle n'osa faire des excuses, elle se remit comme elle pût de son trouble et descendit. Elle vit alors que la société était composée des deux amis, d'une vieille dame, d'une jeune personne de quinze à seize ans, assez jolie, et d'un jeune abbé; la conversation fût générale tant que les laquais servirent; mais renvoyés au désert, elle prit un ton bien différent. —Aline, dit le président, cette jeune personne que vous voyez est la fille de madame, elle est ma maîtresse, je vous la recommande et j'espère que vous vivrez bien avec elle . . . Ce vieux coquin de Dolbourg a été mon rival quelque temps, mais aujourd'hui que le sacrement l'enchaîne, il m'a bien promis que ce ne serait que dans les bras de l'hymen qu'il allumerait les feux de l'amour; ce bel enfant et sa mère seront les témoins de votre mariage, et c'est monsieur l'abbé qui le célébrera, circonstance à laquelle a pensé s'opposer Dolbourg; car l'abbé est galant et votre vieux mari est jaloux comme un italien. Mademoiselle, les yeux constamment baissés, ne répondit jamais un mot. On sortit de table, et dès qu'on en fut hors, elle salua respectueusement son père et se retira. Elle prétexta de la fatigue pour se dispenser du souper, et après avoir encore visité l'une et l'autre tous les coins de la chambre pour s'assurer qu'on ne pouvait y pénétrer par surprise, elle s'y enferma avec moi et passa la nuit à-peu-près comme la précédente, mais plus agitée encore à cause de cette ligne imparfaite de la main de Sophie, et dont elle ne pouvait expliquer le sens. Telle fut l'histoire du 28.

Le lendemain, dès neuf heures, le président frappa, nous lui ouvrîmes, il m'ordonna de me retirer, et ayant dit à sa fille de l'écouter avec attention, il lui demanda si elle était décidée à lui obéir et à épouser le lendemain son ami Dolbourg? Mademoiselle lui dit qu'elle ne pouvait revenir de la surprise où elle était de se voir faire une telle proposition avant même que sa mère ne fût enterrée; monsieur se voyant maître de sa victime, répondit avec des termes durs qu'il se moquait de ces considérations, qu'il voulait être obéi, qu'il venait lui demander sa parole de l'être, ou qu'il allait la faire jetter dans un cachot, dont elle ne sortirait de sa vie. Mademoiselle ne s'allarma point, son courage fût extrême; elle dit qu'elle comptait trop sur les bontés de son père pour craindre d'être ainsi traitée; mais que, puisqu'on exigeait un aussi cruel sacrifice, elle demandait instamment de pouvoir entretenir Dolbourg tête à tête. Cette faveur ne lui fut pas refusée. Le président sortit et monsieur Dolbourg entra peu après . . . Il n'y eut rien qu'Aline ne fit, rien qu'elle ne mit en usage pour le dégoûter de cet hymen, l'amour et le désespoir prêtaient une énergie à ses discours, à laquelle il semblait impossible de résister . . . Dolbourg fût inébranlable; enfin cette intéressante fille se jetta aux pieds de son tyran avec des flots de larmes, pour le conjurer de renoncer à ses projets; . . . tout fût inutile, . . . il lui dit froidement de se relever, . . . que ce qui était décidé se ferait, . . . qu'il ne voulait d'elle que sa personne, . . . nullement son cœur, qu'une fois sa femme, il saurait ou vaincre ses répugnances, ou s'en moquer si elles redoublaient; . . . qu'à l'égard de la haîne qu'elle lui faisait envisager, c'était la chose du monde qui l'effrayait le moins, qu'il la ferait vivre dans une telle solitude et dans une subordination si entière, qu'il n'aurait pas à redouter les effets de cette antipathie. Il dit que cela lui rappelait l'histoire de sa dernière épouse, qu'il avait été de même obligé de la prendre d'assaut, comme il voyait bien qu'il allait faire ici; et que malgré toute la hauteur du caractère de cette femme, malgré les invincibles dégoûts qu'elle avait de même éprouvé pour lui, il avait su la réduire en peu de mois au sort le plus soumis; qu'il se souvenait au mieux des moyens, et que tous violens qu'ils pussent être, il saurait les remettre en usage . . . Alors mademoiselle confuse de s'être abaissé jusqu'à la prière avec un tel monstre, lui a dit fièrement, eh bien! monsieur, tout est dit, mon père peut venir chercher ma parole, je serai votre femme demain.

Monsieur de Blamont revenu, elle lui a renouvellé devant Dolbourg les mêmes promesses avec un visage ferme et tranquille; elle lui a demandé pour unique grace qu'on ne l'obligea point de descendre, et qu'on la laissa vingt-quatre heures seule, pour se préparer à une action qui lui coutait autant. Le président balança, il dit que ce n'était pas à l'esclave à dicter des loix à ses maîtres; aussi, reprit-elle promptement, vous voyez bien que je ne demande que des graces. —Oui, oui, dit Dolbourg, en entraînant le Président, laissons-la bouder vingt-quatre heures, puisque cela l'amuse; il n'y a-t-il pas d'ailleurs des choses auxquelles il faut nécessairement que puisse vaquer une fille qui va cesser de l'être, continua-t-il avec un ton de persiflage aussi impertinent que ridicule . . . Oui, oui, mon enfant, ajouta-t-il, en voulant la prendre sous le menton, (oui, oui, faites bien tout cela, et que je n'aye qu'à me louer du logis quand le papa m'en donnera les clefs.) Alors monsieur, voulant soutenir ce ton de grossière plaisanterie, dit que dans la règle, on devait balayer les chambres avant d'admettre un nouvel hôte, qu'il fallait au moins leur donner de l'air, et que ce soin le regardait seul. Assurément, dit Dolbourg, je ne suis point jaloux, tu le sais, fais ce que tu voudras, mon ami, tu n'avaleras jamais si bien l'huître que je n'en retrouve encore l'écaille, et c'est tout ce qu'il faut à un époux examinateur, et qui malheureusement n'est que cela. Encouragé par ces plats et odieux propos, le président s'avança avec impudence vers sa fille, et la saisissant durement par le bras, sauvage créature, lui dit-il, il n'y a plus de défense ici, il n'y a plus de mère dans le sein de laquelle tu puisses te jetter; mais à ces cruels mots mademoiselle tomba à la renverse dans un fauteuil, et ses larmes . . . ses sanglots allaient la suffoquer infailliblement, si Dolbourg, beaucoup plus effrayé que son ami, ne m'eut appellé fort vîte; cachée dans un coin, en dehors, d'où rien ne m'échappait, j'accourus, mademoiselle était sans connaissance, je la délaçai promptement; . . . mais les scélérats, . . . je frémis en traçant ces indignités, . . . ils osèrent porter des yeux impurs sur ce sein d'albâtre, agité des soupirs de la douleur, . . . . . . inondé des pleurs du désespoir, . . . . . . ils osèrent, . . . . . . Oh monsieur! n'en exigez pas davantage, leurs exécrations furent au comble, . . . on me tenait pendant ce temps-là. Mademoiselle en reprenant ses sens s'apperçut de tout, ah ma chère Julie! s'écria-t- elle, qu'est-ce donc que les monstres ont fait? . . . hélas! répondis-je, en fondant en larmes, c'est à ce prix qu'ils vous accordent vingt-quatre heures . . . Bon reprit-elle avec une fermeté qui m'étonna, je n'ai pas besoin d'un plus long délai, et, s'approchant de la fenêtre, elle en considère l'élévation, elle la mesure des yeux, elle avait plus de quatre-vingts pieds de hauteur, et au bas était un fossé de trois toises de large, et entièrement plein d'eau; . . . et bien Julie, me dit-elle, après un peu de réflexion, . . . tu le vois, voilà nos projets impossibles. —Plus que vous ne pensez, répondis-je avec douleur, nous sommes observées de partout, c'est ce qui met le comble à l'horreur de notre sort; . . . regardez, lui dis-je, en lui montrant l'autre côté du fossé, appercevez deux hommes qui ne quittent jamais notre fenêtre de vue, et si je fais le moindre pas dans la maison, je suis partout suivie par deux autres. Notre position est affreuse. —Je le sens, me répondit Aline, aussi ne me reste-t-il qu'un parti à prendre . . . ne la comprenant pas, j'osai lui dire que dans la terrible circonstance où elle se trouvait, le seul était de fléchir; . . . mais sans en entendre davantage, elle me repoussa avec humeur, je te croyais mon amie, me dit-elle, mais je vois bien que tu ne l'es plus, es-tu déjà vendue à mes tyrans? sont-ce eux qui t'engagent à me parler ainsi? suis-je donc déjà seule sur la terre? suis-je abandonnée? . . . suis- je livrée de toutes parts à mes ennemis? —Oh ciel! m'écriai-je, en me jettant à ses pieds, ma chère maîtresse peut-elle concevoir un tel soupçon? moi, vous trahir, . . . moi, vous abandonner! Ah comptez sur moi jusqu'à la mort . . . À ce mot, elle frissonna, elle se leva brusquement, et me dit, . . . je saurai bientôt si ce que tu m'assures est vrai, et tu verras si le dernier moyen que je me réserve ne me débarrassera pas sûrement de mes persécuteurs! —Quoi vous espérez de vous sauver? —Oui, dit-elle, en souriant d'un air que je me suis rappelé depuis, et qui ne me frappa point assez pour lors; oui, Julie, je me sauverai, . . . je retournerai dans la maison de ma mère, . . . il ne sera pas vrai, comme ils l'ont dit, que son sein ne me servira plus d'asyle, . . . il m'en servira, Julie, . . . il m'en servira encore, . . . et ayant fait deux tours dans la chambre avec une grande vitesse, elle me demanda un verre d'eau . . . Voilà, dit-elle en le prenant, le dernier repas que je veux faire à Blamont. —Mademoiselle, lui dis-je, croyant la voir un peu remise, et lui supposant des moyens de fuir qu'elle allait me communiquer, ce repas ne vous donnera pas de grandes forces, si vous avez envie d'aller loin. —Assurément, me dit-elle d'un air ouvert et libre, assurément, ma bonne amie, j'irai fort loin . . . Peut-on trop fuir un tel séjour! . . . Elle me demanda son écritoire, je le lui donnai, . . . elle me dit de la laisser tranquille jusqu'à ce qu'elle sonna. —J'obéis, elle écrivit jusqu'à sept heures, . . . alors, elle me fit entrer, et après m'avoir fait asseoir, regarde les souscriptions de ces lettres, me dit-elle, . . . je les lis; sur l'une était écrite à mon meilleur ami; je gage, lui dis-je, que celle-la est pour monsieur Déterville, —Assurément, . . . je lus l'autre, il y avait, à celui que j'idolatrerai même au delà du tombeau . . . oh! pour celle-là, lui dis-je, je mettrai le nom quand vous voudrez, et elle sourit . . . Sur la troisième était: aux mânes de ma mère, veux-tu porter celle-la, me dit-elle? —Oh! Mademoiselle! —eh bien! je la porterai, mon enfant, . . . je la remettrai moi-même; . . . et elle se leva avec une agitation prodigieuse. Oh! pourquoi tous ces mouvemens, . . . pourquoi toutes ces paroles m'ont-elles échappées? . . . peu après, elle me dit que depuis que nous étions hors de Vertfeuille, nous n'avions pas encore imaginé de prier un instant pour sa mère, cela est vrai, lui dis-je, —réparons cela Julie; elle se mit à genoux, m'ordonna de m'y mettre et de réciter dans mon livre, l'office des morts, lentement et de manière à ce qu'elle pût me suivre et m'entendre, elle remplit ce devoir avec une ferveur, . . . une componction qui m'édifia jusqu'aux larmes; ensuite elle voulut que nous récitassions ensemble le vingt-quatrième psaume Dominus illuminatio mea, dont le sens est, que quelque soit le nombre des ennemis qui nous accablent, on ne doit rien craindre, quand on a Dieu pour protecteur et la vie éternelle pour espoir, mais quand elle en fut au seizième verset, mon père et ma mère m'ont abandonnée, le Seigneur seul s'est chargé de moi; ses yeux se remplirent de larmes, . . . et elle se livra à la plus profonde douleur, peu après elle se releva; je suis plus tranquille à-présent, me dit-elle, on ne conçoit pas quelle satisfaction éprouve une ame sensible à prier pour ce qui l'intéresse; cette pauvre mère, . . . cette tendre mère, . . . comme elle m'aimait, quels soins elle a pris de mon enfance! . . . comme dans un âge plus avancé, le bonheur de ma vie l'occupait uniquement, comme elle me pressait encore dans ses bras quelqu'heures avant d'expirer! je n'ai plus rien, tout est perdu pour moi sur la terre, tout est perdu, Julie, je n'ai plus rien, . . . et ses pleurs recommencèrent à couler.

Cependant, il était près d'onze heures, elle me demanda si je voulais veiller avec elle, . . . c'est ce que je désirais, . . . j'acceptai. —Bon, me dit-elle, mais nous ne passerons pas la nuit entière pourtant, un peu avant qu'ils ne viennent me chercher; je serai bien aise de prendre quelqu'heures de repos . . . Je veux être belle pour la cérémonie; . . . je veux l'être autant que la nature pourra me le permettre, . . . ah! me dit-elle, après un instant de réflexion . . . Ils soupent, . . . ils sont dans la joie et dans les plaisirs, . . . ils ne m'entendront pas, donne-moi ma guitarre, elle la prit, l'accorda, et parodia sur-le-champ les couplets qui suivent, sur ceux de la romance de Nina.

Air: Romance de Nina.
Mère adorée . . . en un moment
La mort t'enlève à ma tendresse!
Toi qui survis, oh mon amant!
Reviens consoler ta maîtresse.
Ah! qu'il revienne, (bis) hélas! hélas!
Mais le bien-aimé ne vient pas.

Comme la rose au doux printemps
S'entr'ouve au souffle du zéphire,
Mon ame à ces tendres accens
S'ouvrirait de même au délire,
En vain, j'écoute; hélas! hélas!
Le bien-aimé ne parle pas.

Vous qui viendrez verser des pleurs,
Sur ce cercueil où je repose;
En gémissant sur mes douleurs,
Dites à l'amant qui les cause,
Qu'il fut sans cesse, hélas! hélas!
Le bien-aimé jusqu'au trépas.

Et aussi-tôt qu'elle eut fini, . . . va dit-elle, en brisant avec fureur sa guitarre contre le mur, va loin de moi, inutile instrument, après avoir chanté celui que j'aime pour la dernière fois, tu ne dois plus servir à rien.

Je n'osais lui parler, je la voyais dans un trouble, . . . dans une agitation . . . Tantôt elle se levait et marchait à grands pas; tantôt elle se rasseiyait, et s'abymant dans sa douleur, on n'entendait plus d'elle que des gémissemens et des cris.

Onze heures sonnèrent . . . elle les compta, je n'ai plus que cette quantité d'heures à moi, me dit-elle . . . Ils doivent venir à dix, et rassemblant ses lettres, elle les mit sous une enveloppe à votre adresse . . . Déterville ne t'a-t-il pas recommandé, me demanda-t- elle, de lui envoyer un journal exact de tout ce qui se passait ici? —Oui, mademoiselle. —Eh bien! il faut le faire, et quand tu l'enverras, n'oublie pas d'y joindre ce paquet; elle me le remit, me faisant jurer de vous l'envoyer exactement. Ces soins remplis, elle se calma; nous causâmes deux ou trois heures avec tranquillité, elle paraissait inquiète du sort de Sophie, elle ne concevait ni comment elle était venue dans ce château, ni pourquoi son nom se trouvait dans cette chambre, comme elle ne savait pas la fuite d'Augustine, ni les soupçons affreux que cette aventure nous avait inspirés; d'après vos ordres je continuai de lui tout cacher. Nous parlâmes d'objets indifférens, mais elle entremêlait toujours dans ses propos, des choses sinistres, et qui m'effrayaient beaucoup. Quelquefois elle me demandait combien de temps il fallait à un corps pour se conserver entier après le dernier soupir . . . Si je croyais qu'une personne qui s'ouvrirait les veines serait bien long-temps à expirer; d'autrefois, si j'imaginais que dans le cas où elle mourut à Blamont, son père lui refuserait la grace d'être placée auprès de sa mère? si je croyais que Valcour serait bien fâché d'apprendre sa mort? et mille autres propos semblables, mais auxquels je ne fis jamais toute l'attention que j'aurais dû faire . . . Enfin trois heures sonnèrent, elle tressaillit; . . . comme le temps passe, dit-elle; lorsqu'on est près d'un grand évènement, il semble que les instans coulent avec plus de rapidité. Quand cette même heure sonnera ce soir, il y aura bien des choses de faites, . . . puis se tournant vers moi . . . elle me regarda quelques temps sans rien dire, ensuite elle compta les années qu'il y avait que nous étions ensemble; elle daigna remarquer avec attendrissement que j'y étais depuis qu'elle avait atteint l'âge de la raison . . . Tu étais presqu'aussi enfant que moi, me dit-elle, je m'en souviens. —Honnête créature, continua-t-elle en m'embrassant, je n'ai jamais pu rien faire pour toi, . . . je me serais satisfaite si j'avais épousé Valcour . . . je te recommande à Déterville . . . et ce propos fut un des plus forts qu'elle m'ait tenu; un de ceux où son projet semblait le mieux se découvrir sans qu'elle y pensa . . . Funeste permission du Ciel . . . je n'y pris pas encore assez garde, j'étais remplie de l'idée qu'elle voulait s'échapper, et que ce n'était qu'au cas où son projet ne put avoir lieu, qu'elle attenterait à ses jours, et je me résolvais bien alors, à ne la point perdre de vue. Elle récapitula tout ce qu'elle avait fait depuis que nous étions ensemble, ses espérances, ses craintes, ses inquiétudes, ses désirs, ses chagrins, ses momens de douceur . . . Elle n'oublia rien . . . Oh! dit-elle après avoir fini . . . que c'est une chose courte que la vie, . . . il semble que tout cela ne soit qu'un songe. —Quatre heures sonnent . . . sors doucement, me dit-elle alors, va voir s'il serait possible de fuir; examine le chemin jusqu'aux portes du château, s'il est libre, viens me chercher, et nous échapperons. —Mais ne vaudrait-il pas mieux, mademoiselle, que vous vinssiez avec moi? —Non, si nous sommes surveillées, on irait dire que je veux me sauver, et ils accoureraient aussi-tôt exercer sur moi quelque nouvelle violence . . . Je sortis; . . . à peine fus-je au détour du corridor, toujours très-éclairé, que deux gens de la maison se présentèrent brusquement à moi, et me demandèrent où j'allais, ce que je voulais, et pourquoi j'étais encore levée, je prétextai un besoin de prendre l'air, ils me dirent en me repoussant que ce n'était pas là l'heure, et que j'eusse à rentrer promptement, ou qu'ils allaient éveiller monsieur. Je revins rendre à mademoiselle le triste compte de ma mission . . . Allons, me dit-elle, ma bonne amie, il faut s'y résoudre . . . que la volonté de Dieu soit faite; . . . va prendre quelqu'heures de repos, je ne serai pas fâchée moi-même de dormir un peu . . . Puis avec la plus grande tranquillité, et c'est ce qui me trompa, —ils doivent venir à dix heures, tu entreras chez moi à neuf, il me faut bien une heure pour m'habiller; . . . je résistai pourtant à cette attention de sa part, je lui dis que je n'avois nullement besoin de repos, et que j'aimais mieux rester à lui rendre des soins . . . Non, non, dit- elle, en m'attirant vers la porte, cela m'empêcherait de dormir, nous sommes en train de parler, nous n'en finirions pas . . . Va, ma bonne amie . . . va, et ne manque pas sur-tout d'entrer une heure avant eux, tu sens bien que je ne veux pas qu'ils me trouvent au lit. J'allais me rendre à ses instances, quand elle s'apperçut que j'oubliais le paquet de lettres sur la table, elle revint le prendre avec inquiétude, et le cacha dans mon sein . . . Je sortais . . . elle m'arrêta, . . . elle jetta ses bras autour de mon cou, et me serra sur elle avec des flots de larmes, s'appercevant bientôt que ce nouvel accès de douleur m'affectait avec trop de violence, elle se contint, continua de me ramener doucement vers la porte, en me recommandant de ne rien oublier de ce qu'elle m'avait dit.

Je me retirai, . . . mais avec un trouble dont je n'étais pas maîtresse; . . . je passai dans ma chambre, où vous croyez-bien que je ne dormis pas, . . . je vins plusieurs fois écouter doucement à sa porte, résolue d'entrer au moindre bruit que j'entendrais. Jamais aucun ne frappa mon oreille, et quand neuf heures sonnèrent, je me précipitai dans son appartement avec une inquiétude inexprimable.

Ô monsieur! quel spectacle! . . . il m'est impossible de vous le peindre; . . . cette chère maîtresse, . . . cet ange du ciel que je pleurerai toute ma vie; . . . elle était à terre . . . elle était noyée dans son sang; . . . elle avait devant elle les tresses des cheveux de madame, au milieu desquelles elle avait placé le portrait en miniature qu'elle possédait de cette mère respectable. Il est à croire qu'elle s'était poignardée devant ces chers objets de son cœur, et qu'à mesure que la perte de sang lui avait ôté ses forces, elle était tombée sur ses genoux à la renverse; telle était la position où je la trouvai. L'arme qu'elle avait employée était une branche de longs ciseaux, dont elle se servait à sa toilette; elle avait séparé cette branche de l'autre, et se l'était enfoncée à trois reprises au-dessous du sein gauche; le sang avait abondamment coulé des trois blessures, et il

[Illustration: Oh Monsieur quel spectacle!]

ruisselait à grands flots dans la chambre; l'envie de la secourir, s'il en était temps, fut plus forte en moi que l'épouvante; je volai à elle, mais elle était déjà froide, déjà les ombres de la mort obscurcissaient les traits de son beau teint, déjà ses yeux étaient fermés à la lumière; déjà le monde avait perdu son plus bel ornement.

Je la pris dans mes bras, en l'arrosant de larmes; je l'étendis sur son lit, et jettant les yeux sur la table, j'y trouvai l'écrit suivant que je transcrivis promptement dans mes tablettes avant de faire monter personne . . . Le voici mot à mot:

«Je demande humblement pardon à mon père, et de l'action que je commets chez lui, et de l'humeur que je lui ai donnée par ma résistance à ses ordres; il fallait que les motifs qui fondaient cette résistance fussent bien violens, puisque je préfère la mort à ce qui m'était destiné; j'implore pour dernière grace, d'être placée auprès de ma mère, comme elle l'a désiré, et qu'on enferme avec moi, dans le cercueil, ce portrait et ces cheveux, où mes lèvres s'impriment en arrachant ma vie.»

ALINE DE BLAMONT.

Ce billet transcrit, j'appelai . . . Monsieur le président arriva; le croirez-vous, monsieur . . . les excès d'inhumanité de cet homme seront-ils conçus de votre ame sensible? . . . Ce lugubre tableau ne lui inspira que de la colère, . . . mais elle fut terrible . . . il s'en prît à moi; il m'accabla d'invectives; . . . il me jetta à terre, et me foulant aux pieds, il me dit que c'était moi qui avais tué sa fille . . . Abymée dans ma douleur, supportant tout sans avoir la force de répondre, je lui montrai du doigt le billet qui étoit sur la table; il le lut rapidement, et contraint à me justifier, il n'eut plus l'air de prendre garde à moi; il se promena à grands pas dans la chambre, sans que la douleur s'imprimât jamais sur son front, sans qu'on y pût voir autre chose que de la fureur et de la rage; au bout de quelques minutes, il redescendît et reparut bientôt avec Dolbourg . . . Celui-ci frémit . . . lut le billet . . . reporta les yeux sur Aline . . . et versa des larmes . . . Puis, adressant fièrement la parole au président: «Monsieur, lui dit-il, c'en est trop; cet épouvantable évènement m'ouvre enfin les yeux sur tous les désordres de ma vie; ce n'est que par mes vices que j'ai inspiré de l'horreur à cette malheureuse; je suis las de n'être dans le monde qu'un objet de terreur et de mépris; les derniers rayons de cette vertu sans tache . . . frappe mon cœur, l'éclaire, et le déchire . . . Ô fille céleste! continua-t-il, en prenant une des mains de ma maîtresse qu'il couvrît de ses larmes, pardonne-moi le crime dont je suis cause, daigne obtenir de l'éternel dont tu fais déjà toute la gloire qu'il veuille me le pardonner aussi, je vais l'expier dans la douleur; je vais le pleurer le reste de ma vie. Adieu, monsieur, je ne partagerai plus vos débauches, une retraite sévère va m'ensevelir pour jamais; . . . ne me suivez pas, et ne me voyez de vos jours».

En disant cela il sortit, et une heure après il était loin du château. —Mais l'ame de monsieur de Blamont ne s'ébranla pas aussi facilement; plus furieux encore de la perte de son ami, que de celle de sa fille, il s'en reprit à moi de nouveau, il me dit que si j'avais surveillée Aline, cet évènement n'aurait pas eu lieu; je le priai de se rappeler qu'il m'avait défendu de coucher dans la chambre de mademoiselle, que j'y avais pourtant passé une partie de la nuit, malgré ses ordres, et que ce malheur était arrivé vers le matin, dans un moment où Aline m'avait expressément enjoint de me retirer . . . Il sortit furieux, et remonta peu après avec la vieille dame et l'abbé; celui-ci, dit en minaudant, et pinçant son jabot, que cela était affreux, mais qu'il était important de suivre le fil de cette avanture, qu'il y avait assurément des branches à tout cela qu'on ne découvrirait jamais, sans faire arrêter la complice, et ils se parlèrent tout bas avec le président. Pendant ce temps la vieille dame, très-émue, lisait le billet et considérait mademoiselle, elle s'approcha du président; monsieur, lui dit-elle, si vous faites quelque cas de mes conseils, je crois que ce que vous avez de plus sage, . . . de plus honnête à exécuter, est de faire mettre Aline dans une bierre, de la renvoyer à Vertfeuille pour y être enterrée près de votre femme comme elle le désire, et de la faire accompagner sans éclat par cette pauvre fille, qui bien certainement, n'est pas coupable; . . . je vous en demande pardon, monsieur, mais si vous vous décidez à autre chose, j'imiterai Dolbourg, et ni ma fille ni moi ne resterons pas une minute de plus chez vous. Eh bien! allez tous au diable, dit le président en fureur; . . . mais voilà un crime constaté, j'en veux savoir l'origine, cette créature peut seule me l'apprendre, elle refuse de me le dire, je ne connais pas d'autre moyen que de la mettre entre les mains de ma justice. —Assurément, dit l'abbé, il n'y a pas d'autre parti à prendre, c'est celui de la raison et de la sagesse. Je ne le crois pas, dit la dame avec beaucoup de force et de sang-froid, car cette fille qui n'a rien commis, n'avouera rien, hors de vos mains elle se plaindra, et ébruitera un évènement horrible que vous avez le plus grand intérêt à cacher.

Sur cela, le président sans répondre, sortit en grondant, on le suivit, et je restais seule en proie à mes douleurs et à mes inquiétudes. Voilà, monsieur, tout ce que j'avais d'affreux à vous apprendre, je ne vais plus m'occuper que des moyens de vous faire passer ces lettres, je mettrai la dernière ligne à la mienne, à l'instant où je croirai pouvoir vous l'envoyer en sûreté.

Post-scriptum de Julie.

Le conseil de la vieille dame a sans doute prévalu, tout s'apprête pour le départ, Aline sera conduite à Vertfeuille dans une voiture fermée, confiée à mes soins et au seul domestique qui guidera les chevaux, le tout passera pour une voiture de meubles que monsieur envoie à la terre de madame, et c'est à vous que cela s'adresse; monsieur qui sait que je vous écris, et qui me fournit les moyens de vous faire tenir ma lettre, vous prie de nous attendre, et de ne partir de Vertfeuille qu'après avoir rempli envers Aline, les mêmes soins dont vous avez bien voulu vous charger pour madame de Blamont; ainsi vous allez revoir votre malheureuse amie, . . . mais dans quel état? L'auriez-vous pensé?

J'avais une autre lettre toute prête et moins détaillée, c'eût été celle que vous auriez reçue, si monsieur le président eût voulu voir ce que j'écrivais, mais il ne l'exige pas, je vous envoye le vrai journal . . . Adieu, monsieur, ma douleur me suffoque, et je finis en vous assurant de mon respect.

JULIE.

Post-scriptum de Déterville à Valcour.

Je l'attends, . . . et pour couvrir son cercueil des larmes amères de mon désespoir, et pour lui rendre les derniers soins. Je t'envoye toujours ce funeste detail, ainsi que ses lettres posthumes. Que ces cruels écrits entretiennent éternellement ta douleur. Si tu fais tant que de pouvoir survivre à celle qui sut t'aimer ainsi . . . Au moins regrette la sans cesse, qu'elle nourrisse toutes les pensées de ta vie, et consacre-lui tous les instans de ton existence, je ne te permets d'autres distractions que celles que la piété pourra t'offrir . . . Mais si jamais, quoiqu'elle te conseille, le monde te revoit après une telle perte, je dirai, Valcour n'était pas digne d'Aline, il ne l'est plus de Déterville.

LETTRE LXIX.

Aline à Déterville. [1]

Au château de Blamont, ce 29 avril.

Vous êtes étonné du parti que je prends, monsieur, mais soyez sûr qu'il ne m'en reste pas d'autre, puisque j'ai fait tant d'adopter celui-là. Croyez que si j'avais pu profiter de vos offres obligeantes, je l'aurais fait sans doute, Julie vous dira que la fuite ne nous a été possible que dans un moment, où elle ne s'accordait ni avec vos conseils, ni avec mon devoir.

Je demande avec les plus vives instances d'être placée à côté de ma mère, rappelez-vous qu'elle l'a voulut. Si la cruauté de ceux chez qui je suis maintenant, s'étendait jusqu'au refus de cette grace, réclamez-moi, monsieur, je vous conjure, représentez que j'ai trop souffert dans ma vie, pour ne pas me flatter au moins d'une telle faveur après ma mort.

Ce paquet devant vous être rendu avant que vous ne receviez mes tristes cendres, je vous prie de faire mettre dans le cercueil de ma mère, celle de ces lettres qui lui est adressée, et de faire tenir l'autre à Valcour, dites-lui, monsieur, que je meurs pour me conserver à lui; . . . sa délicatesse m'entendra. Il ne me restait plus d'autre partis entre celui que je prends, ou celui d'être une créature infâme; . . . était-il en moi de balancer?

Je vous prie de vouloir bien me rappeller quelquefois, monsieur, au tendre souvenir de ma chère Eugénie et de sa respectable mère, si l'une et l'autre me condamnent, vous me défendrez, je remets tous mes droits aux mains de l'amitié, c'est-elle que je prie de m'excuser, sans compromettre sur-tout celui que la nature m'oblige à respecter, quels que puissent être ses torts.

Que de bontés vous avez pour ma mère et pour moi, monsieur, et quelle indiscrétion de vous donner autant de peines! Je vous conjure pourtant de ne pas me refuser vos derniers soins, je vous les demande au nom de ce sentiment pur que vous m'avez juré tant de fois.

Vous souvenez-vous de ces soirées charmantes, passées dans quelques- uns de nos hivers à Paris, entre vous, ma mère, votre aimable famille et Valcour, où vous me disiez que ce serait moi qui vous surviverait tous, que c'était à moi qu'était réservée l'épitaphe de la société; ce pronostic me désolait, vous vous le rappelez comme il s'est heureusement démenti . . . Oui, monsieur, je dis heureusement, c'est l'être, qui restant seul au monde, se trouve avoir à pleurer tout ce qu'il avait de plus cher, que l'on doit regarder comme à plaindre, . . . celui qui meurt l'est beaucoup moins, et connaissant votre sensibilité, voilà pourquoi je m'afflige infiniment plus pour vous que pour moi. Mais ne me regrettez pas, monsieur; le bonheur où j'ose aspirer maintenant, est bien au-dessus de celui qui pouvait m'attendre en ce monde, daignez employer ces motifs pour consoler Valcour, je crains les premiers momens pour lui, . . . que n'êtes- vous là pour lui donner vos soins! Oh monsieur! je dispose de bien peu de choses, mais au moins personne ne peut m'enlever ce qui est à moi, je désire donc que mes petits ouvrages et mes desseins soient envoyés à Valcour, parce que je sais qu'il les aime, ce don lui fera plaisir; et vous monsieur, je vous supplie d'accepter mes livres. Vous voudrez bien partager ce qui me reste d'ailleurs, tant en effets qu'en argent, entre les pauvres de Vertfeuille et ma chère Julie, je vous recommande cette fille, faites qu'elle puisse trouver place dans les legs pieux de ma mère, elle en est digne et par sa conduite et par tous les soins qu'elle a eu de moi jusqu'au dernier moment.

Adieu, monsieur, souvenez-vous quelquefois d'Aline, vous n'eutes jamais une meilleure ni une plus sincère amie.

[Footnote 1. Celle-ci et les deux suivantes, sont les lettres posthumes d'Aline, incluses dans le paquet que Déterville envoyait à Valcour avec le journal de Julie.]

LETTRE LXX.

Aline aux mânes de sa mère.

Au château de Blamont, ce 29 avril.

Oh vous qui me donnâtes le jour! . . . vous dont je baise les dépouilles mortelles en traçant ces derniers caractères . . . Ombre chérie que je vois, . . . que j'entends et qui m'inspires le courage de me rejoindre à vous; dans peu d'heures nous serons réunies . . . En paix dans le sein maternel, les crimes et les cruautés des hommes ne pourront plus atteindre votre malheureuse fille, elle retrouvera dans ce sein sacré le calme et le repos qu'elle n'a pu rencontrer dans le monde . . . Ouvrez vos bras, ma mère; ouvrez-les que j'y descende . . . Daignez recevoir votre fille dans l'asyle où vous reposez . . . Mourons ensemble puisque nous n'avons pu y vivre . . . Les barbares! ils ont voulu m'immoler sur votre tombeau . . . Vos cendres n'étaient pas refroidies, que le crime était déjà dans leur cœur . . . Que dis-je, ils avaient peut être tranché le fil de votre vie, pour mieux conduire celui de leur odieuse trame! . . . J'ai résisté ma mère, et cependant je ne suis plus digne de vous. Nos chairs vont reposer et se flétrir ensemble, . . . vous ne m'aurez précédée que de bien peu dans l'abyme de l'éternité, . . . je m'y plonge après vous, pleine de confiance en la bonté de l'être auprès duquel vous êtes déjà . . . J'ose espérer qu'il ne me punira point de ma faute j'arriverai près de lui, soutenue par vos vertus, elles m'obtiendront la clémence dont je ne me flatterais pas sans elles. Oui, c'est vous, ô ma mère! . . . c'est vous qui me conduirez auprès du trône de Dieu, . . . vous lui direz: «Voilà la victime des hommes, mais son cœur fut toujours votre temple, vous avez voulu qu'elle mourut comme Moïse, votre volonté la transporta sur la montagne [1] et lui fit voir la terre fortunée qu'elle n'habita jamais; heureuse d'avoir vu finir le flambeau de ses jours presqu'à l'instant où il s'allumait . . . Ne lui reprochez pas seigneur d'avoir osé l'éteindre, . . . ne la punissez pas d'avoir brisé les liens d'une vie périssable pour vous demander une vie éternelle, où le bonheur de vous servir sans cesse ne sera plus troublé par ses larmes».

Oh! mon Dieu! cette ame pure, en sortant de vos mains, serait elle souillée pour avoir été quelque temps dans le corps fragile où vous l'enfermâtes? Elle n'y connut jamais que le désespoir et les pleurs, . . . elle s'en échappe pour revoler à vous . . . Peut-être est-ce faiblesse; . . . peut-être a-t-elle manqué de courage, . . . au lieu de se mutiner contre ses chaînes; . . . au lieu de se révolter contre son frein, si elle vous eût appelé dans ses tribulations, elle eût peut-être obtenu votre secours, . . . ne la punissez pas de sa débilité, elle a eu plus d'amour que d'espoir, plus de désir d'être réunie à vous que de forces pour vous implorer . . . Ce sont les crimes d'une ame tendre, daignez ne pas l'en châtier. Quand vous la créâtes à votre image, le don d'aimer fut la première des vertus que vous imprimâtes en elle; ne la punissez pas de s'y être livrée; . . . ne la condamnez pas à la douleur parce qu'elle en a redouté la sensation, mais faites-là reposer dans la joie, parce qu'elle a désiré de connaître la votre, et qu'elle a voulu franchir avec rapidité le gouffre épais des misères humaines, pour se retrouver plus promptement dans l'immensité de votre gloire. Oh! mon Dieu! ne faites rien pour moi! n'accordez mon pardon qu'aux larmes de cette mère adorée qui ne cessa de vous connaître et de vous servir; regardez-nous comme deux fleurs desséchées par le venin du serpent, et que le souffle pur de votre ame céleste peut ranimer au sein de l'immortalité.

[Footnote 1. Allusion à la maison de Colette, située sur une montagne, où Aline vit son amant pour la dernière fois.]

LETTRE LXXI.

Aline à Valcour.

Du château de Blamont, ce 29 avril.

Le temps de mon séjour sur la terre est fini; je suis comme la tente du pasteur qu'on plie déjà pour l'emporter

ÉZECHIAS, Cant.

Elle est évanouie cette douce illusion, elle s'est exhalée comme la fumée qui s'élève dans l'air, . . . tu l'as perdue celle que tu aimais, ses jours se sont écoulés comme l'ombre, et elle a séché comme l'herbe. [1] Joie trompeuse! espérance frivole vous n'avez amusé son cœur que pour rendre votre privation plus cruelle! oh Valcour! elle n'existe plus celle qui te parle, sa voix fragile, s'élevant du sein des sépulchres, ressemble à ces météores échapans à l'œil qui les suit . . . Avais-je tort de t'engager à mépriser ce vase d'argile qui ne devait durer qu'un instant? que tes yeux pénètrent le nuage de mort où je suis maintenant enveloppée, qu'ils voyent ces traits autrefois chéris, défigurés par les horreurs de la dissolution, et n'ayant plus que le sceau du sentiment indestructible que mon ame imprimât sur chacun d'eux; . . . mais si tout est annéanti, s'il ne reste plus de moi que de la poussière, cette ame qui t'aimât subsiste, ne fut-elle pas même immortelle par la pureté de son essence, elle le serait comme ouvrage de ta flamme, et l'être que tu sus animer dans Aline, l'être que créât . . . que vivifiât ton amour, doit être èternel comme lui. Tu la verras cette ame aimante, elle se réalisera dans tes veilles, . . . elle apparaîtra dans tes songes; . . . elle voltigera près de toi, et s'identifiant à la tienne, elle en réglera les mouvemens, comme la main de Dieu dirige les astres dans les plaines immenses de l'espace.

Oh mon ami! que de changement! quelques jours ont apporté à notre situation, Il y a trois semaines que nous formions des plans de plaisirs, des projets de commerce, . . . que cette mère tendre que j'ai perdue, et que j'idolâtrais, se flattait de nous voir unis, et nous permettait d'y croire avec elle, . . . frêles jouets des décrets suprêmes . . . Quel intervalle énorme ce peu d'instans vient de mettre entre nous! semblables au pilote insensé qui se réjouit à la vue du port, et que l'ouragan impétueux brise incessamment sur l'éceuil qu'il se félicitait d'avoir évité . . . Nous imaginons toucher au bonheur, tandis qu'il est certain qu'il n'existera jamais pour nous. Et voilà donc les projets des hommes, voilà donc les tristes résultats de leurs décisions chancelantes. Leurs impuissans désirs, tels que les faibles rayons du soleil sous les signes glacés du Zodiaque, vont s'annéantir sans effet dans les volontés de l'Éternel, comme ceux-ci se dissipent sans chaleur dans les flots condensés de l'air.

Mais supposons que tout eût ri pour nous, admettons un instant que nos jours eussent coulés dans un jardin de délices, où les roses fussent nées sous nos pas; où le cèdre toujours parfumé, ne nous eût offert son ombrage qu'aux bords des ruisseaux de lait, et qu'auprès des fruits du palmier . . . Sommes-nous immortels, mon ami, et n'eût- il pas fallu quitter, comme Eve, ce séjour si doux du bonheur? Eh! t'imagines-tu que cette séparation n'eût pas été plus cruelle alors qu'elle ne nous le paraît aujourd'hui, où nos pas n'ont pressé que des ronces? Nos liens se seraient multipliés, et l'accroissement de notre amour en nous les faisant trouver à chaque instant plus chers, n'eût-il pas rendu plus affreuse la nécessité de les rompre? remercions l'éternel de nous avoir présenté le calice avant qu'il ne fût plus amer; il t'aurait fallu pleurer à la fois, une épouse chérie, une amie complaisante et douce, la mère de ces tendres fruits que ton amour eût fait éclore dans mon sein, et tes larmes ne coulent aujourd'hui, que sur une maîtresse à peine connue . . . Qui sait si du desir ardent de te plaire, ne seraient pas née dans moi quelques vertus nouvelles qui t'enchaînant plus fortement encore, t'eussent rendu ma perte plus douloureuse . . . Ah, mon ami, permets-moi de m'arrêter avec complaisance sur une idée que mon malheur emporte au même instant où la conçoit mon cœur . . . Si ces gages sacrés, dont je parle fussent venus resserrer nos nœuds, avec quels charmes j'aurais dirigé ces jeunes fruits de ta tendresse et de la mienne! avec quelle joie j'aurais fait passer dans leurs ames naïves, ce feu divin que j'éprouvais pour toi! Comme je me serais plue à les voir t'adresser les expressions de mon amour! eh! qu'avaient-ils donc de condamnables ces plaisirs doux et purs dont il plut à Dieu de me priver? . . . Mais ne scrutons pas ses desseins, . . . nous n'étions pas nés l'un pour l'autre . . . Adorons et soumettons-nous.

Ô Valcour! je devrais maintenant me justifier à tes yeux du criminel moyen que j'emploie pour sortir de la vie . . . Ah! si je l'ai pris ce moyen terrible, . . . si j'ai dû briser ton idole dans le temple où tu l'adorais; crois qu'aucun autre parti que celui-là seul, ne m'enlevait à l'infâmie. Instruis-toi, avant de me condamner, et ne me blâme pas sans entendre ce qui te sera dit sur cet objet . . . En quel état devais-je être réduite pour renoncer au plus doux bien de ma vie, et pour causer le plus grand chagrin de la tienne? . . . Oui, j'ai mieux aimé la mort que la certitude de n'être jamais l'un à l'autre . . . J'ai préféré la cessation de ma vie, au double opprobre qui devait la souiller: ce parti est affreux, sans doute, puisqu'il nous sépare pour toujours, . . . pour toujours; . . . quel mot mon ami! il n'est que trop vrai; . . . c'est pour toujours que nous sommes séparés; il est impossible à présent que nous soyons jamais l'un à l'autre; les années s'accumuleront, . . . les générations présentes et futures s'écrouleront dans l'abyme des temps; . . . les crimes et les vertus se mélangeront, se croiseront, se multiplieront sur la terre; tout variera, tout renaîtra, tout se détruira sous la voûte des cieux, sans qu'aucune de ces circonstances puisse ramener celle qui pourrait rendre Aline à Valcour. Non, mon ami, . . . toutes les gouttes d'eau de la mer, cent millions de fois multipliées par elles-mêmes, ne donneraient pas encore la plus faible idée de la multitude des siècles qui doivent composer l'intervalle immense qui va nous séparer; et pendant cet affreux intervalle, pas une seule combinaison, pas un seul acte d'autorité, émana-t-il même de Dieu, ne pourrait renouer ces liens terrestres où nous avions la folie de nous complaire.

Mais à côté de cette idée, avec quelle douceur vient se présenter celle de l'Être infini, dans le sein duquel nos ames vont se réunir; . . . Il est donc un moyen de te revoir, et ce moyen conçu par l'existence de cet être adorable, ne nous le rend-il pas et plus cher et plus précieux! . . . Oui, Valcour, c'est à ses pieds que je vais t'attendre; . . . Ne préviens pas l'instant de cette réunion désirée; pleure sur ma faute, et ne l'imite pas. Laisse-moi préparer cet être saint, à daigner te recevoir un jour; laisse-moi l'implorer pour toi, et lui demander ta place au milieu des anges qui le louent; ne m'ôte pas l'espoir flatteur d'imaginer que mes prières contribueront peut- être à ton éternelle félicité. Je dois l'essayer dans les cieux, n'ayant pu l'obtenir sur la terre. Toi, . . . continue d'y exercer ces vertus qui te valurent mon cœur; chacune de celle où tu te livreras, aussi-tôt recueillie par ton Aline, sera présentée par elle au tribunal sacré de ce grand être. «Dieu puissant (oserai-je lui dire); il efface, à force de bienfaits, le crime de celle qui l'aimât, ne le rejettez pas de votre sein, et que ce soit par ses bonnes œuvres que j'obtienne à-la-fois de vous, et mon pardon, et son bonheur . . . Nous vous aimerons, . . . nous vous chérirons . . . , nous vous glorifierons, . . . nous tresserons ensemble les couronnes de mirthes que nous déposerons à vos pieds, . . . nous oserons faire retentir ensemble les voûtes azurées de votre temple, nous chanterons le nom du Seigneur dans Sion, et nous publierons ses louanges dans Jérusalem [2].

Non, mon ami, ne me plains pas, ne me plains pas, te dis-je; songes, au peu que tu perds, pense à ce que tu peux retrouver; . . . à ce qui t'attend au sein de l'éternel; mais, pour mériter cette fin céleste, ne te dérobe point au monde Valcour, fait pour en être l'ornement; je ne te condamne point à l'abandonner; je n'exige de toi que de continuer d'y vivre honnête; plus son séjour nous offre d'occasions de chûtes . . . plus il est beau de n'y montrer que des vertus; il est au milieu de ce monde pervers, une solitude profonde, . . . c'est le cœur de l'homme sage, . . . il y descend, il s'y recueille, il y trouve des forces pour résister à la corruption. Que mon image l'embellisse cette solitude où je t'exile; fais-l'y régner sans cesse, mon ami, j'ai encore assez d'orgueil pour croire qu'elle servira de rempart au vice, et que jamais rien de honteux ne saurait pénétrer au sanctuaire, érigée à cette image chérie. Lorsque le véritable chrétien veut exciter en lui des actes d'amour pour le Dieu qu'il adore, lorsqu'il veut opposer cet amour dont il brûle, à la tentation qui le séduit, il jette ses regards sur l'image souffrante de ce Dieu bon qui s'immolât pour lui . . . Il se rappelle les douleurs de ce Dieu, il se dit, il est mort pour moi. Si cette pensée ne suffit pas pour contenir ton ame dans la route du bien; si toute belle qu'elle est, elle ne peut la remplir assez . . . Tourne tes yeux sur le portrait d'Aline, dis, en le regardant, et celle-là qui m'aimait est morte aussi pour moi, elle s'est immolée pour éviter le crime; périssons, s'il le faut, mille fois, plutôt que de le commettre. Et avec cette foi, et avec cette force, nous nous reverrons, mon ami, nous revivrons encore dans l'éternité; unis par la main de l'Être-Suprême, les traits envenimés de la méchanceté des hommes, repoussés vers leurs propres seins, ne seront plus pour nous, que ce que furent autrefois ceux du prince des ténèbres, contre le Dieu qui le précipitât.

Il faut nous quitter, Valcour, et cette séparation est bien différente de celle que nous fîmes il y a si peu de temps, sur la montagne de Colette, alors nous espérions de nous revoir, nous ne nous quittions que pour nous réunir, . . . et c'est pour toujours maintenant . . . Cette Aline, dont tu étais si fier, ne se présentera plus à tes yeux; anéantie dans l'obscurité des tombeaux, on ne parlera pas plus d'elle incessamment, que si elle n'eût jamais existée, . . . elle ne vivra plus que dans ton cœur. En recevant ces caractères, en les arrosant de tes larmes, ton imagination frappée de celle qui les trace, la réalisera peut-être encore à tes sens, mais elle n'existera plus; il y aura long-temps qu'elle sera plongée dans l'abyme; et si ton illusion te la présente, ce ne sera plus que comme ces rayons de lumières colorant encore la cime des Alpes, quoique l'astre soit déjà dans le sein des ondes.

Aime-moi, Valcour, aime-moi: . . . chéris toujours celle qui préféra la mort au déshonneur, et reste-lui fidèle jusqu'au dernier instant de ta vie . . . Le monde t'offrira des créatures plus belles, il ne t'en donnera pas de plus tendres . . . Aucune des caresses dont tu t'enivrerais dans les bras d'une autre, ne vaudrait un soupir de la flamme d'Aline, et tu ne les aurais pas cueillies, que tu serais déchiré de remords . . . Rappelle-toi souvent nos anciennes amours, tache de trouver dans le souvenir des plaisirs passés, la force nécessaire à endurer les maux présents . . . Adieu Valcour. Je dois enfin prononcer ce mot, . . . mes larmes se répandent . . . mon sang se glace en l'écrivant, . . . mes yeux se tournent vers toi, . . . ils te cherchent, . . . et ne te rencontrent plus, . . . je ressemble à la jeune biche qu'on arrache au sein de sa mère . . . D'où vient que ce n'est pas ta main qui me frappe? D'où vient que je ne puis expirer dans tes bras? . . . Pourquoi mon ame en s'exhalant, ne peut- elle aussi-tôt s'enchaîner à la tienne par l'organe brûlant de mes derniers soupirs? . . . Pourquoi faut-il que je meure froidement et seule au milieu de mes ennemis? . . . Pourquoi mon corps, que leurs indignes regards profaneront peut-être, n'a-t-il pas le tien pour égide? Pourquoi les derniers mots que je profère, imprimés sur tes lèvres, ne sont-ils pas les expressions les plus exaltées de ma tendresse . . . Je ne le puis, . . . non; . . . mais c'est pour toi que je meurs, et cette idée me rend les forces qu'allait m'enlever mon amour . . . Adieu.

[Footnote 1. Pseaume 101.]

[Footnote 2. Pseaume 101.]

LETTRE LXXII.

ET DERNIÈRE.

Valcour à Déterville.

Ce 17 mai 1779.

Je les ai lus ces funestes écrits, . . . je les ai lus et je respire encore! Le sentiment de mon amour est si vif, que même en perdant celle qui en est l'objet, il m'est impossible de trancher une vie qu'elle anime et qu'elle enflammera jusqu'au dernier moment . . . . . . Je ferai bien plus que mourir, je vivrai Déterville, je me nourrirai des serpens de la vie, . . . je m'abreuverai du fiel qu'ils exhalent. Le sacrifice est plus affreux que si je m'immolais moi-même; celui qui, ne pouvant supporter les fléaux qui le pressent, s'y soustrait en se privant du jour, n'est-il donc pas infiniment plus faible que celui qui consent à vivre dans les maux et dans les tourmens? L'un craint la peine et s'y soumet; l'autre la brave et s'y résigne . . . Non, que je désapprouve, en disant cela, l'affreux parti qu'Aline a pris, elle m'arrache tout ce que j'ai de plus cher, . . . et je ne saurais pourtant la blâmer; . . . mais ma position, différente, me permet le choix des moyens, et j'aime mieux ce qui doit entretenir ma douleur, que ce qui me forcerait à la perdre . . . Une retraite profonde va m'ensevelir à jamais, je me jetterai dans les bras de Dieu, . . . je m'y jetterai, . . . et n'adorerai que mon Aline.

Abandonné dès mon enfance n'ayant vécu que pour souffrir, . . . n'ayant respiré que l'infortune, n'ayant vu luire sur chaque instant de mes malheureux jours que les sinistres feux du flambeau des furies, je devais bien savoir qu'aucune des heures de ma vie ne pouvait s'écouler sans revers, . . . mais je ne croyais pas à celui- là, . . . il n'entrait pas dans mon cœur de pouvoir l'admettre une minute; . . . quel asyle irai-je chercher? Où pourrai-je aller pour la fuir? Quels lieux ne m'offriront pas son image? . . . Je la verrai par-tout; . . . elle me poursuivra dans la retraite, elle s'offrira sous les traits de ce Dieu, au sein duquel j'aurai cru le bonheur . . . Ô mon ami! entr'ouve-moi le tombeau qui l'enferme; . . . ce n'est que là qu'il m'est permis de vivre. Laisse-moi l'aller mouiller chaque jour des larmes amères de mon désespoir . . . . . . Qui sait si cette ame ardente et sensible, uniquement embrâsée du feu de l'amour, ne se rallumera pas à toute la violence du mien. Ouvre-moi son cercueil, te dis-je, que je la ranime ou que je meure . . . . . . Je cesse d'écrire, . . . ma raison s'égare; trop violemment aigri, . . . je deviendrais bientôt ou stupide ou cruel . . . Adieu . . . Aime-moi, . . . oublie-moi, ne cherche jamais sur-tout à savoir où je suis; si malgré tous mes soins, . . . ton amitié découvre ma retraite, je verrai ton souvenir bien plutôt comme une preuve de mépris, que comme des marques d'une tendresse que tu ne dois plus à celui qui abjure, de ce moment-ci, pour jamais, tout ce qui peut lui rappeller un monde où la main féroce du destin ne le plongeât que pour les larmes.

NOTE DE L'ÉDITEUR.

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La correspondance cessant ici, il nous devenait très-difficile de transmettre au lecteur la suite de cette histoire; mais l'extrême envie que nous avons de lui plaire, l'intérêt que nous lui supposons pour les personnages avec lesquels il vient de vivre, les ressources qui nous ont été fournies par monsieur Déterville, nous ont mis à même de donner quelques éclaircissemens dont nous espérons qu'on nous saura gré.

Le deux mai, vers le soir, le corps d'Aline partit mystérieusement du château de Blamont, sous la conduite de Julie, à laquelle le président imposa le plus rigoureux silence. Tout arriva à Vertfeuille le six mai, et Aline fût aussi-tôt placée, suivant ses désirs, dans le même tombeau que sa mère.

Déterville prit Julie dans sa maison, où elle est encore aujourd'hui, près de sa femme, avec cent pistoles d'appointemens et la certitude d'y finir ses jours; mais il ne s'en tint pas à ces légers soins, de plus importans l'animèrent bientôt. Trouvant les crimes du président trop horribles pour rester impunis, dévoré du désir de venger de si tendres amies; dès que ses affaires furent expédiées à Vertfeuille, il fut en poste trouver le comte de Beaulé, où son devoir l'avait retenu malgré lui. Cet officier plein de mérite, et fort en crédit, jura à Déterville de l'aider à tirer vengeance du monstre qui venait de les priver l'un et l'autre de deux femmes qui leur étaient si chères. Ils revinrent aussi-tôt à Paris, leurs premiers soins furent de faire faire les plus exactes perquisitions sur Augustine, complice des noirceurs de monsieur de Blamont. Elle fut trouvée dans une autre terre de ce scélérat, en Champagne, où elle attendait en paix la récompense de ses indignes services. Le comte et monsieur Déterville décidés l'un et l'autre à ne point faire d'esclandre à cause de Léonore, que, d'après les volontés de madame de Blamont, on désirait de faire rentrer dans les biens que lui destinait sa naissance réelle, en renonçant à ceux auxquels elle n'avait aucun droit, se contentèrent de faire interroger secrètement Augustine devant des gens préposés par le ministère; elle avoua tout, et fût à l'instant condamnée à aller finir sa vie dans un couvent de force, où, destinée aux plus vils ouvrages, elle pourra pleurer long-temps les égaremens affreux de sa jeunesse.

Le corps de délits contre monsieur de Blamont se trouvant complet par les aveux d'Augustine et par ceux des témoins que cette fille nomma et que l'on entendit secrètement comme elle, le ministre expédia sur- le-champ un ordre pour le faire arrêter; cet homme toujours aussi surveillant que fourbe et criminel, n'avait pas vu sans manœuvrer également, les démarches des amis de sa femme; il n'avait pas été assez heureux pour les rompre, mais il avait été assez adroit pour les prévenir, . . . il s'était évadé. Le comte ne jugea pas à propos de pousser les choses plus loin; et, débarrassé de cet indigne mortel, on ne travailla plus qu'à mettre Sainville et Léonore en possession des biens de la maison de Blamont, en légitimant la naissance de Claire, en prouvant, au moyen de tous les actes dont on était muni, qu'elle était réellement fille de monsieur et de madame de Blamont, et non de la comtesse de Kerneuil, à la succession de laquelle elle renonça publiquement, ce qui n'affligea pas les collatéraux. Ces deux époux se trouvent donc en possession de la terre de Vertfeuille, dont ils font leur plus agréable séjour, et au moyen de deux millions que le roi d'Espagne a fait rendre sur les lingots de Sainville . . . de la fortune considérable de la maison dans laquelle ils entrent, on voit qu'ils se trouvent infiniment riches; mais l'humanité ne sera plus offensée de l'emploi que cette jeune femme fera désormais de ses richesses. L'horrible destinée du père, de la mère et de la sœur de Léonore, ont plus touché ce caractère dur et altier, que tous les malheurs qu'elle avait éprouvée dans ses voyages, et le premier effet de son retour à la bienfaisance, a été de faire chercher avec le plus grand soin l'azyle de son père; l'ayant découvert à Stockolm, elle lui a fait dire qu'il eût à prendre un lieu de résidence fixe; que là elle le ferait jouir d'un bien qu'elle n'avait accepté que pour le soigner, l'améliorer et goûter le plaisir délicat pour son cœur de lui en faire annuellement passer les revenus, . . . ce qu'elle fait avec la plus grande exactitude, et le président, . . . non corrigé, mais plus prudent sans doute, a joui quelques années en paix, de plus de cinquante mille livres de rentes à Londres, qu'il avait choisi pour sa retraite; mais le ciel, qui ne laisse jamais le crime impuni, a permis que ce scélérat fût assassiné par des voleurs, en allant visiter le nord de l'Angleterre.

Sainville toujours honnête et sensible, a voulu partager dans un autre genre la piété filiale de sa chère épouse, il a fait élever à Aline et à sa mère un mausolée superbe dans l'église de Vertfeuille, dont les attributs sont: la constance, la piété, la foi conjugale et l'amour, plaçant des couronnes de myrthes et de roses sur la tête de ces deux femmes infortunées, qu'on voit serrées dans les bras l'une de l'autre.

Dolbourg tout à fait revenu de ses travers, habite une petite campagne, loin de Paris, où il mène la vie la plus régulière, avec un bien très-médiocre, ayant laissé tout ce qu'il possédait à ses parens et aux pauvres. Monsieur Déterville, sa chère Eugénie, madame de Senneval et le comte de Beaulé, continuent d'aller, comme autrefois, passer une partie de leurs étés à Vertfeuille, contens d'avoir vengé, sans répandre de sang, des personnes qui leur étaient si chères; ils jouissent avec calme des agrémens de la société des nouveaux habitans de Vertfeuille, où ils ne vont jamais sans offrir un tribut de larmes et de prières aux mânes de ces deux femmes vertueuses, qu'ils chérirent et respectèrent autant l'une et l'autre.

Quant à monsieur de Valcour, après des mouvemens de désespoir affreux, après avoir été six semaines entre la vie et la mort, il s'est jetté dans les bras de Dieu et a fini ses jours au bout de deux ans dans l'abbaye de Sept-Fonds, qu'il a édifiée par une résignation, une candeur et des austérités les plus sévères. Ce ne fut que quand il cessa de vivre que l'on découvrit sa retraite; aucun des soins de monsieur Déterville n'avait pu la trouver jusqu'alors, et peut-être lui eût-elle été toujours inconnue, si monsieur de Valcour ne lui eut adressé en expirant une lettre, où il le chargeait de quelques dernières dispositions; cette lettre apprit à Déterville où son ami existait quand il n'était plus temps de le secourir, ce tendre et délicat amant n'avait jamais cessé de porter sur son cœur le portrait de celle qu'il aimait. Il y fut trouvé quand il expira.

Clémentine est toujours en Biscaye, heureuse avec son mari et en commerce avec Léonore, qu'elle vient voir tous les deux ans. Nous ignorons le sort du reste des autres personnages, excepté Sophie, dont nous sommes fâchés de ne pouvoir rien dire, nous ne croyons pas les autres d'une assez grande importance pour que le lecteur doive regretter de ne pouvoir être instruit de ce qui les concerne, au seul Zamé près, néanmoins, qui, sans doute, après une longue carrière, sera mort au milieu d'un peuple dont il était l'idole, emportant avec lui dans la tombe les regrets, l'estime, l'amour et la reconnaissance de tout ce qui l'entourait, flatteuses récompenses de la vertu, de l'honnête homme et du législateur.

Fin de la huitième et dernière partie.