The Project Gutenberg eBook of L'Oeuvre Poètique de Charles Baudelaire: Les Fleurs du Mal This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'Oeuvre Poètique de Charles Baudelaire: Les Fleurs du Mal Author: Charles Baudelaire Commentator: Guillaume Apollinaire Release date: March 5, 2020 [eBook #61565] Most recently updated: October 11, 2020 Language: French Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Bodleian Libraries.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OEUVRE POÈTIQUE DE CHARLES BAUDELAIRE: LES FLEURS DU MAL *** Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Bodleian Libraries.) L'ŒUVRE POÉTIQUE DE CHARLES BAUDELAIRE [Illustration: Charles Baudelaire] LES MAITRES DE L'AMOUR L'Œuvre poétique de Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal TEXTE DÉFINITIF AVEC LES VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1857), LES PIÈCES AJOUTÉES DANS LES ÉDITIONS DE 1861, 1866, 1868, SUIVIES DES POÈMES PUBLIÉS DU VIVANT ET APRÈS LA MORT DE L'AUTEUR INTRODUCTION ET NOTES PAR Guillaume APOLLINAIRE Ouvrage orné d'un portrait hors texte PARIS BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX 4, RUE DE FURSTENBERG, 4 MCMXXIV INTRODUCTION Exprimer avec liberté ce qui est du domaine des mœurs, on ne connaît pas de courage plus grand chez un écrivain. Choderlos de Laclos s'y appliqua avec une précision pour la première fois vraiment mathématique. 1782, c'est la date mémorable de la publication des _Liaisons dangereuses_ où, officier d'artillerie, il tenta d'appliquer aux mœurs les lois de la triangulation, qui sert aussi bien, comme on sait, aux artilleurs qu'aux astronomes. Étonnant contraste! La vie infinie qui gravite au firmament obéit aux mêmes lois que l'artillerie destinée par les hommes à semer la mort. * * * Des mesures angulaires calculées par Laclos naquit l'esprit littéraire moderne; c'est là qu'en découvrit les premiers éléments Baudelaire, un explorateur raisonnable et raffiné de la vie ancienne, mais dont les vues sur la vie moderne impliquent toutes une certaine folie. C'est avec délices qu'il avait inspiré les bulles corrompues qui montent de l'étrange et riche boue littéraire de la Révolution où, près de Diderot, Laclos, fils intellectuel de Richardson et de Rousseau, eut comme continuateurs les plus remarquables: Sade, Restif, Nerciat et tous les conteurs philosophiques de la fin du XVIIIe siècle. La plupart d'entre eux, en effet, contiennent en germe l'esprit moderne qui s'apprête à triompher, créant pour les arts et les lettres une ère nouvelle. A cette manne nauséabonde et souvent géniale de la Révolution, Baudelaire mêla le pus spiritualiste d'un étrange Américain, Edgar Poë, qui avait composé, dans le domaine poétique, une œuvre qui est le pendant inquiétant et merveilleux de l'ouvrage de Laclos. Baudelaire est donc le fils de Laclos et d'Edgar Poë. On démêle aisément l'influence que l'un et que l'autre ont exercée sur l'esprit prophétique et plein d'originalité de celui que, dès cette année 1917, où son œuvre tombe dans le domaine public, on peut mettre au rang non seulement des grands poètes français, mais que l'on peut encore placer à côté des plus grands poètes universels. La preuve de l'influence des littérateurs cyniques de la Révolution sur les _Fleurs du mal_ se retrouve partout dans sa correspondance et dans ses notes. Celle d'Edgar Poë a décidé le poète à adapter au lyrisme étrangement élevé que lui avait révélé le merveilleux ivrogne de Baltimore les sentiments moraux qu'il avait tirés de ses lectures prohibées. Dans les romanciers de la Révolution il avait découvert l'importance de la question sexuelle. Chez les Anglo-Saxons de la même époque, comme Quincey et Poë, il avait appris qu'il existait des paradis artificiels. Leur exploration méthodique lui a permis d'atteindre, appuyé sur la Raison, déesse révolutionnaire, aux sommets lyriques vers lesquels les prédicants fous de l'Amérique avaient dirigé Edgar Poë, leur contemporain. Mais la Raison l'aveugla et l'abandonna dès qu'il eut atteint les hauteurs. * * * Baudelaire est donc le fils de Laclos et d'Edgar Poë, mais leur fils aveugle et fou qui, toutefois, avant d'escalader les cimes, avait regardé avec une admirable précision les arts et la vie. Il est vrai aussi qu'en lui s'est incarné pour la première fois l'esprit moderne. C'est à partir de Baudelaire que quelque chose est né qui n'a fait que végéter, tandis que naturalistes, parnassiens, symbolistes passaient auprès sans rien voir; tandis que les naturistes, ayant tourné la tête, n'avaient pas l'audace d'examiner la nouveauté sublime et monstrueuse. A ceux qu'étonnerait sa naissance infime de la boue révolutionnaire et de la vérole américaine, il faudrait répondre par ce qu'enseigne la Bible touchant l'origine de l'homme issu du limon de la terre. Il est vrai que la Nouveauté prit avant tout la face de Baudelaire, qui a été le premier à souffler l'esprit moderne en Europe, mais son cerveau prophétique n'a pas su prophétiser, et Baudelaire n'a pas pénétré cet esprit nouveau dont il était lui-même pénétré, et dont il découvrit les germes en quelques autres venus avant lui. Et il vaudrait bien la peine qu'on l'abandonnât, comme ont été abandonnés des lyriques de grand talent tels qu'un Jean-Baptiste Rousseau dès que, ressassé par les uns et les autres et mis à la portée du vulgaire, leur lyrisme eut vieilli. * * * Cependant, même tombé dans le domaine public, Baudelaire n'en est pas encore là et peut toujours nous apprendre qu'une attitude élégante n'est pas du tout incompatible avec une grande franchise d'expression. Les _Fleurs du Mal_ sont à cet égard un document de premier ordre. La liberté qui règne dans ce recueil ne l'a pas empêché de dominer sans conteste la poésie universelle à la fin du XIXe siècle. Son influence cesse à présent, ce n'est pas un mal. De cette œuvre nous avons rejeté le côté moral qui nous faisait du tort en nous forçant d'envisager la vie et les choses avec un certain dilettantisme pessimiste dont nous ne sommes plus les dupes. Baudelaire regardait la vie avec une passion dégoûtée qui visait à transformer arbres, fleurs, femmes, l'univers tout entier et l'art même, en quelque chose de pernicieux. C'était sa marotte et non la saine réalité. Toutefois, il ne faut point cesser d'admirer le courage qu'eut Baudelaire de ne point voiler les contours de la vie. Aujourd'hui, ce courage serait le même. Les préjugés vis-à-vis de l'art n'ont cessé de grandir, et ceux qui oseraient s'exprimer avec autant de liberté que le fit Baudelaire dans les _Fleurs du Mal_ trouveraient contre eux, sinon l'autorité judiciaire, du moins la désapprobation de leurs pairs et l'hypocrisie du public. Le retour vers l'esclavage, que l'on décore de nos jours du nom de liberté, a déjà eu pour premier résultat, en ce qui touche les lettres (tout particulièrement en horreur à l'état de choses qui se décide), de supprimer l'élite indépendante, ainsi que presque toute critique digne de ce nom, et le peu qu'il en reste n'oserait pas parler aujourd'hui des _Fleurs du Mal._ S'il ne participe plus guère à cet esprit moderne qui procède de lui, Baudelaire nous sert d'exemple pour revendiquer une liberté qu'on accorde de plus en plus aux philosophes, aux savants, aux artistes de tous les arts, pour la restreindre de plus en plus en ce qui concerne les lettres et la vie sociale. L'usage social de la liberté littéraire deviendra de plus en plus rare et précieux. Les grandes démocraties de l'avenir seront peu libérales pour les écrivains; il est bon de planter très haut des poètes drapeaux comme Baudelaire. On pourra les agiter de temps en temps, afin d'ameuter le petit nombre des esclaves encore frémissants. * * * Mais répétons l'_Hommage_ de Stéphane Mallarmé: Le temple enseveli divulgue par la bouche Sépulcrale d'égout bavant boue et rubis Abominablement quelque idole Anubis Tout le museau flambé comme un aboi farouche Ou que le gaz récent torde la mèche louche Essuyeuse on le sait des opprobres subis Il allume hagard un immortel pubis Dont le vol selon le réverbère découche. Quel feuillage séché dans les cités sans soir Votif pourra bénir comme elle se rasseoir Contre le marbre vainement de Baudelaire. Au voile qui la ceint absente avec frissons Celle son Ombre même un poison tutélaire Toujours à respirer si nous en périssons. G. A. _AU POÈTE IMPECCABLE_ AU PARFAIT MAGICIEN ES LETTRES[1] FRANÇAISES A MON TRÈS CHER ET TRÈS VÉNÉRÉ MAITRE ET AMI _THÉOPHILE GAUTIER_ AVEC LES SENTIMENTS DE LA PLUS PROFONDE HUMILITÉ JE DÉDIE CES FLEURS MALADIVES C. B. On dit qu'il faut couler les exécrables choses Dans le puits de l'oubli et au sépulchre encloses, Et que par les escrits le mal ressuscité Infestera les mœurs de la postérité; Mais le vice n'a point pour mère la science, Et la vertu n'est pas fille de l'ignorance. THÉODORE AGRIPPA D'AUBIGNÉ. (_Les Tragiques_, Liv. II.) DÉDICACE A THÉOPHILE GAUTIER [Première version[2]] _A mon très cher et vénéré maître et ami, Théophile Gautier._ Bien que je te prie de servir de parrain aux _Fleurs du Mal_, ne crois pas que je sois assez perdu, assez indigne du nom de poète, pour m'imaginer que ces fleurs maladives méritent ton noble patronage. Je sais que, dans les régions éthérées de la véritable POÉSIE, le MAL n'est pas, non plus que le bien, et que ce misérable dictionnaire de mélancolie et de crime peut légitimer les réactions de la morale, comme le blasphémateur confirme la religion. Mai j'ai voulu, autant qu'il était en moi, en espérant mieux peut-être, rendre un hommage profond à l'auteur d'_Albertus_, de _La Comédie de la Mort_ et d'_España_, au poète impeccable, au magicien ès langue française[3], dont je me déclare, avec autant d'orgueil que d'humilité, le plus dévoué, le plus respectueux et le plus jaloux des disciples. [Footnote 1: Le texte de l'édition de 1857 contenait la faute _ès langue française_ que Baudelaire corrigea dans l'édition de 1861.] [Footnote 2: _Charles Beaudelaire_, Œuvres posthumes et correspondances inédites, précédées d'une étude biographique, par Eugène Crépet (in-8, Paris, Quantin, 1887). Poulet-Malassis, imprimeur des _Fleurs du Mal_, avait conservé épreuve de cette dédicace rejetée «_parce qu'une dédicace ne doit pas être une profession de foi_». Cf. Charles Baudelaire, _Lettres_ (Paris, Société du Mercure de France, MCMVI), 9 mars 1867. «La _nouvelle dédicace_, discutée, convenue et consentie avec _le magicien_ qui m'a très bien expliqué qu'une dédicace ne devait pas être une profession de foi, laquelle, d'ailleurs, avait pour défaut d'attirer les gens sur le côté scabreux du volume et de le dénoncer.»] [Footnote 3: Cette faute syntaxique se retrouve dans la dédicace de la première édition.] LES FLEURS DU MAL TEXTE INTÉGRAL ET DÉFINITIF AVEC LES VARIANTES AU LECTEUR La sottise, l'erreur, le péché, la lésine Occupent nos esprits et travaillent nos corps, Et nous alimentons nos aimables remords, Comme les mendiants nourrissent leur vermine. Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches; Nous nous faisons payer grassement nos aveux, Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux, Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté, Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste. C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent! Aux objets répugnants nous trouvons des appas; Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange Le sein martyrisé d'une antique catin, Nous volons au passage un plaisir clandestin Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie, N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins, C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants Dans la ménagerie infâme de nos vices, Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris, Et dans un bâillement avalerait le monde: C'est l'Ennui!--L'œil chargé d'un pleur involontaire, Il rêve d'échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, Hypocrite lecteur! mon semblable, mon frère! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 6e _strophe_, 1er _et_ 2e _vers._ Dans nos cerveaux malsains, comme un million d'helminthes, Grouille, chante et ripaille un peuple de démons, 4e _vers._ S'engouffre comme un fleuve avec de sourdes plaintes. 9e _strophe_, 2e _vers._ Quoiqu'il ne fasse ni grands gestes ni grands cris, SPLEEN ET IDÉAL BÉNÉDICTION Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le Poète apparaît en ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié: «Ah! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères, Plutôt que de nourrir cette dérision! Maudit soit la nuit aux plaisirs éphémères Où mon ventre a conçu mon expiation! «Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes Pour être le dégoût de mon triste mari, Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes, Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri, «Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable Sur l'instrument maudit de tes méchancetés, Et je tordrai si bien cet arbre misérable, Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés!» Elle ravale ainsi l'écume de sa haine, Et, ne comprenant pas les desseins éternels, Elle-même prépare au fond de la Géhenne Les bûchers consacrés aux crimes maternels. Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange, L'Enfant déshérité s'enivre de soleil, Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil. Il joue avec le vent, cause avec le nuage Et s'enivre en chantant du chemin de la croix; Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte. Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l'essai de leur férocité. Dans le pain et le vin destinés à sa bouche Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats; Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche, Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas. Sa femme va criant sur les places publiques: «Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer, Je ferai le métier des idoles antiques, Et comme elles je veux me faire redorer; «Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe, De génuflexions, de viande et de vins, Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire Usurper en riant les hommages divins! «Et quand je m'ennuîrai de ces farces impies, Je poserai sur lui ma frêle et forte main; Et mes ongles, pareils aux ongles des Harpies, Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin. «Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein. Et, pour rassasier ma bête favorite. Je le lui jetterai par terre avec dédain!» Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide, Le Poète serein lève ses bras pieux, Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l'aspect des peuples furieux: «Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés! «Je sais que vous gardez une place au Poète Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, Et que vous l'invitez à l'éternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations. «Je sais que la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers. «Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer, Par votre main montés, ne pourraient pas suffire A ce beau diadème éblouissant et clair; «Car il ne sera fait que de pure lumière, Puisée au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs!» VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 10e _strophe_, 2e _vers._ Puisqu'il me trouve belle et qu'il veut m'adorer. 4e _vers._ Que souvent il fallait repeindre et redorer. 11e _strophe_, 1er _vers._ Et je veux me soûler de nard, d'encens, de myrrhe. 18e _strophe_, 3e _vers._ Montés par votre main, ne pourraient pas suffire LE SOLEIL Le long du vieux faubourg où pendent aux masures Les persiennes, abri des secrètes luxures, Quand le soleil cruel frappe à coups redoublés Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés, Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime, Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. Ce père nourricier, ennemi des chloroses, Éveille dans les champs les vers comme les roses; Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel Et remplit les cerveaux et les ruches de miel. C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles Et les rend gais et doux comme des jeunes filles, Et commande aux moissons de croître et de mûrir Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir! Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes, Il ennoblit le sort des choses les plus viles Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets, Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais. ÉLÉVATION Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides, Va te purifier dans l'air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse, Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse S'élancer vers les champs lumineux et sereins; Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 4e _strophe_, 1er _vers._ Derrière les ennuis et les sombres chagrins CORRESPONDANCES La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies; Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. * * * J'aime le souvenir de ces époques nues Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues. Alors l'homme et la femme en leur agilité Jouissaient sans mensonge et sans anxiété, Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine. Exerçaient la santé de leur noble machine. Cybèle alors, fertile en produits généreux, Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux, Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes, Abreuvait l'univers à ses tétines brunes. L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi, Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures, Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures! Le Poète aujourd'hui, quand il veut concevoir Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir La nudité de l'homme et celle de la femme, Sent un froid ténébreux envelopper son âme Devant ce noir tableau plein d'épouvantement. O monstruosités pleurant leur vêtement! O ridicules troncs! torses dignes des masques! O pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques. Que le dieu de l'Utile, implacable et serein, Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain! Et vous, femmes, hélas! pâles comme des cierges, Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges. Du vice maternel tramant l'hérédité Et toutes les hideurs de la fécondité! Nous avons, il est vrai, nations corrompues, Aux peuples anciens des beautés inconnues: Des visages rongés par les chancres du cœur, Et comme qui dirait des beautés de langueur; Mais ces inventions de nos muses tardives N'empêcheront jamais les races maladives De rendre à la jeunesse un hommage profond, A la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front, A l'œil limpide et clair ainsi qu'une eau courante, Et qui va répandant sur tout, insouciante Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs, Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 2e _vers._ Dont le soleil se plaît à dorer les statues 12e _vers._ D'être fier des beautés dont il était le roi 2e _strophe_, 5e, 6e, 7e _et_ 8e _vers._ A l'aspect du tableau plein d'épouvantement Des monstruosités que voile un vêtement; Des visages manqués et plus laids que des masques, De tous ces pauvres corps, maigres, ventrus ou flasques, 11e _et_ 12e vers. De ces femmes, hélas! pâles comme des cierges, Que ronge et que nourrit la honte, et de ces vierges LES PHARES Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer; Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays; Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures Et d'un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement; Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts; Colères de boxeurs, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats; Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant; Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir, et d'enfants toutes nues Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas; Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber; Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum_, Sont un écho redit par mille labyrinthes; C'est pour les cœurs mortels un divin opium! C'est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix; C'est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois! Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION _Dernière strophe_, 3e _vers._ Que ce long hurlement qui roule d'âge en âge LA MUSE MALADE Ma pauvre Muse, hélas! qu'as-tu donc ce matin? Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour s'étaler sur ton teint La folie et l'horreur, froides et taciturnes. Le succube verdâtre et le rose lutin T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes? Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin, T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes? Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté, Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques Comme les sons nombreux des syllabes antiques, Où règnent tour à tour le père des chansons, Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons. LA MUSE VÉNALE O Muse de mon cœur, amante des palais, Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées, Curant les noirs ennuis des neigeuses soirées, Un tison pour chauffer tes deux pieds violets? Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées Aux nocturnes rayons qui perçent les volets? Sentant ta bourse à sec autant que ton palais, Récolteras-tu l'or des voûtes azurées? Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, Comme un enfant de chœur, jouer de l'encensoir, Chanter des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guère, Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas. Pour faire épanouir la rate du vulgaire. LE MAUVAIS MOINE Les cloîtres anciens sur les grandes murailles Étalaient en tableaux la sainte Vérité, Dont l'effet, réchauffant les pieuses entrailles, Tempérait la froideur de leur austérité. En ces temps où du Christ florissaient les semailles Plus d'un illustre moine, aujourd'hui peu cité, Prenant pour atelier le champ des funérailles, Glorifiait la Mort avec simplicité. Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, Depuis l'éternité je parcours et j'habite; Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux. O moine fainéant! quand saurai-je donc faire Du spectacle vivant de ma triste misère Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux? L'ENNEMI Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, Traversé çà et là par de brillants soleils; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage, Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. Voilà que j'ai touché l'automne des idées, Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux Pour rassembler à neuf les terres inondées Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui ferait leur vigueur? O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie, Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur Du sang que nous perdons croît et se fortifie! LE GUIGNON Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, il faudrait ton courage! Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage, L'Art est long et le temps est court. Loin des sépultures célèbres, Vers un cimetière isolé, Mon cœur, comme un tambour voilé, Va battant des marches funèbres. Maint joyau dort enseveli Dans les ténèbres et l'oubli. Bien loin des pioches et des sondes; Mainte fleur épanche à regret Son parfum doux comme un secret Dans les solitudes profondes. LA VIE ANTÉRIEURE J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _tercet_, 2e _vers._ Au milieu de l'azur, des flots et des splendeurs BOHÉMIENS EN VOYAGE La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s'est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes. Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures. Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L'empire familier des ténèbres futures. L'HOMME ET LA MER Homme libre, toujours tu chériras la mer! La mer est ton miroir; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image; Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets; Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes, O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, O lutteurs éternels, ô frères implacables! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 3e _strophe_, 2e _vers._ Homme, nul ne connaît le fond de tes abîmes; DON JUAN AUX ENFERS Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène, D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement. Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, Tandis que don Luis avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivages Le fils audacieux qui railla son front blanc. Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de l'époux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment. Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir. CHATIMENT DE L'ORGUEIL En ces temps merveilleux où la Théologie Fleurit avec le plus de sève et le plus d'énergie, On raconte qu'un jour un docteur des plus grands, Après avoir forcé les cœurs indifférents, Les avoir remués dans leurs profondeurs noires; Après avoir franchi vers les célestes gloires Des chemins singuliers à lui-même inconnus, Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, Comme un homme monté trop haut, pris de panique. S'écria, transporté d'un orgueil satanique: «Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut! Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut De l'armure, ta honte égalerait ta gloire, Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire!» Immédiatement sa raison s'en alla. L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila; Tout le chaos roula dans cette intelligence, Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence, Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. Le silence et la nuit s'installèrent en lui, Comme dans un caveau dont la clef est perdue. Dès lors il lut semblable aux bêtes de la rue, Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers Les champs, sans distinguer les étés des hivers, Sale, inutile et laid comme une chose usée, Il faisait des enfants la joie et la risée. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 11e _vers._ «Jésus, petit Jésus! je t'ai porté bien haut! LA BEAUTÉ Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Éternel et muet ainsi que la matière. Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes; Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. Les poètes, devant mes grandes attitudes, Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments. Consumeront leurs jours en d'austères études; Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles: Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _tercet_, 2e _vers._ Qu'on dirait que j'emprunte aux plus fiers monuments. 2e _tercet_, 2e _vers._ De purs miroirs qui font les étoiles plus belles: L'IDÉAL Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d'un siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien. Je laisse à Gavarni, poète des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal. Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme, C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans; Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tords paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans! LA GÉANTE Du temps que la Nature en sa verve puissante Concevait chaque jour des enfants monstrueux, J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante, Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux. J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme Et grandir librement dans ses terribles jeux; Deviner si son cœur couvre une sombre flamme Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux; Parcourir à loisir ses magnifiques formes; Ramper sur le versant de ses genoux énormes, Et parfois en été, quand les soleils malsains, Lasse, la font s'étendre à travers la campagne, Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins, Comme un hameau paisible au pied d'une montagne. LES BIJOUX (_Pièce condamnée_) La très chère était nue, et, connaissant mon cœur, Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores, Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures, Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur, Ce monde rayonnant de métal et de pierre Me ravit en extase, et j'aime avec fureur Les choses où le son se mêle à la lumière. Elle était donc courbée et se laissait aimer, Et du haut du divan elle souriait d'aise A mon amour profond et doux comme la mer Qui, vers elle, montait comme vers sa falaise. Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté, D'un air vague et rêveur elle essayait des poses, Et la candeur unie à la lubricité Donnait un charme neuf à ses métamorphoses. Et ses bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins, Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne, Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins, Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne. S'avançaient plus câlins que les anges du mal, Pour troubler le repos où mon âme était mise, Et pour la déranger du verbe de cristal, Où, calme et solitaire, elle s'était assise. Je croyais voir unis par un nouveau dessin Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe, Tant sa taille faisait ressortir son bassin. Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe! --Et la lampe s'était résignée à mourir, Comme le foyer seul illuminait la chambre, Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir, Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre! PARFUM EXOTIQUE Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, Je respire l'odeur de ton sein chaleureux, Je vois se dérouler des rivages heureux Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone; Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l'œil, par sa franchise, étonne. Guidé par ton odeur vers de charmants climats, Je vois un port rempli de voiles et de mâts Encor tout fatigués par la vague marine, Pendant que le parfum des verts tamariniers, Qui circule dans l'air et m'enfle la narine. Se mêle dans mon âme au chant des mariniers. * * * Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne, O vase de tristesse, ô grande taciturne, Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis, Et que tu me parais, ornement de mes nuits, Plus ironiquement accumuler les lieues Qui séparent mes bras des immensités bleues. Je m'avance à l'attaque et je grimpe aux assauts, Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux, Et je chéris, ô bête implacable et cruelle, Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle! * * * Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle, Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle. Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, Il te faut chaque jour un cœur au râtelier. Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques Ou des ifs flamboyant dans les fêtes publiques, Usent insolemment d'un pouvoir emprunté, Sans connaître jamais la loi de leur beauté. Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde! Salutaire instrument, buveur du sang du monde, Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas? La grandeur de ce mal où tu te crois savante Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante, Quand la nature, grande en ses desseins cachés, De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, --De toi, vil animal,--pour pétrir un génie? O fangeuse grandeur! sublime ignominie! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 6e _vers._ Et des des flamboyants dans les fêtes publiques, SED NON SATIATA Bizarre déité, brune comme les nuits, Au parfum mélangé de musc et de havane, Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane, Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits, Je préfère au constance, à l'opium, aux nuits, L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane; Quand vers toi mes désirs partent en caravane, Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis. Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, O démon sans pitié! verse-moi moins de flamme; Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois, Hélas! et je ne puis, Mégère libertine, Pour briser ton courage et te mettre aux abois, Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine! * * * Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Même quand elle marche on croirait qu'elle danse, Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés Au bout de leurs bâtons agitent en cadence. Comme le sable morne et l'azur des déserts, Insensibles tous deux à l'humaine souffrance, Comme les longs réseaux de la houle des mers, Elle se développe avec indifférence. Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants, Et dans cette nature étrange et symbolique Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique, Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants. Resplendit à jamais, comme un astre inutile, La froide majesté de la femme stérile. LE SERPENT QUI DANSE Que j'aime voir, chère indolente, De ton corps si beau, Comme une étoile vacillante, Miroiter la peau! Sur ta chevelure profonde Aux âcres parfums, Mer odorante et vagabonde Aux flots bleus et bruns, Comme un navire qui s'éveille Au vent du matin, Mon âme rêveuse appareille Pour un ciel lointain. Tes yeux, où rien ne se révèle, De doux ni d'amer, Sont deux bijoux froids où se mêle L'or avec le fer. A te voir marcher en cadence Belle d'abandon, On dirait un serpent qui danse Au bout d'un bâton. Sous le fardeau de ta paresse Ta tête d'enfant Se balance avec la mollesse D'un jeune éléphant, Et ton corps se penche et s'allonge Comme un fin vaisseau Qui roule bord sur bord et plonge Ses vergues dans l'eau. Comme un flot grossi par la fonte Des glaciers grondants, Quand l'eau de ta bouche remonte Au bord de tes dents, Je crois boire un vin de Bohême, Amer et vainqueur, Un ciel liquide qui parsème D'étoiles mon cœur! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION _Avant-dernière strophe_, 3e _vers._ Quand ta salive exquise monte UNE CHAROGNE Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux: Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir, La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur le ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait, comme une vague, Ou s'élançait en pétillant; On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un œil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché. --Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection. Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion! Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses. Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés! DE PROFUNDIS CLAMAVI J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime, Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé. C'est un univers morne à l'horizon plombé, Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème; Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, Et les six autres mois la nuit couvre la terre; C'est un pays plus nu que la terre polaire; Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois! Or, il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse La froide cruauté de ce soleil de glace Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos; Je jalouse le sort des plus vils animaux Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide, Tant l'écheveau du temps lentement se dévide! LE VAMPIRE Toi qui, comme un coup de couteau, Dans mon cœur plaintif est entrée; Toi qui, forte comme un troupeau De démons, vins, folle et parée, De mon esprit humilié Faire ton lit et ton domaine; --Infâme à qui je suis lié Comme le forçat à la chaîne, Comme au jeu le joueur têtu, Comme à la bouteille l'ivrogne, Comme aux vermines la charogne, --Maudite, maudite sois-tu! J'ai prié le glaive rapide De conquérir ma liberté, Et j'ai dit au poison perfide De secourir ma lâcheté. Hélas! le poison et le glaive M'ont pris en dédain et m'ont dit: «Tu n'es pas digne qu'on t'enlève A ton esclavage maudit, «Imbécile!--de son empire Si nos efforts te délivraient, Tes baisers ressusciteraient Le cadavre de ton vampire!» VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 3e _vers._ Toi qui, comme un hideux troupeau LE LÉTHÉ (_Pièce condamnée_) Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde, Tigre adoré, monstre aux airs indolents; Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants Dans l'épaisseur de ta crinière lourde; Dans tes jupons remplis de ton parfum Ensevelir ma tête endolorie, Et respirer, comme une fleur flétrie, Le chaud relent de mon amour défunt. Je veux dormir! dormir plutôt que vivre! Dans un sommeil, douteux comme la mort, J'étalerai mes baisers sans remords Sur ton beau corps poli comme le cuivre. Pour engloutir mes sanglots apaisés Rien ne me vaut l'abîme de ta couche; L'oubli puissant habite sur ta bouche, Et le Léthé coule dans tes baisers. A mon destin, désormais mon délice, J'obéirai comme un prédestiné; Martyr docile, innocent condamné, Dont la ferveur attise le supplice. Je sucerai, pour noyer ma rancœur, Le népenthès et la bonne ciguë Aux bouts charmants de cette gorge aiguë Qui n'a jamais emprisonné de cœur. VARIANTE DES «ÉPAVES» 3e _strophe_, 2e _vers._ Dans un sommeil aussi doux que la mort, * * * Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive, Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu, Je me pris à songer près de ce corps vendu A la triste beauté dont mon désir se prive. Je me représentai sa majesté native, Son regard de vigueur et de grâces armé, Ses cheveux qui lui font un casque parfumé Et dont le souvenir pour l'amour me ravive. Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps, Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses Déroulé le trésor des profondes caresses, Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans efforts Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles! Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles. REMORDS POSTHUME Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, Au fond d'un monument construit en marbre noir, Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse; Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir, Empêchera ton cœur de battre et de vouloir, Et tes pieds de courir leur course aventureuse, Le tombeau, confident de mon rêve infini (Car le tombeau toujours comprendra le poète), Durant ces longues nuits d'où le somme est banni, Te dira: «Que vous sert, courtisane imparfaite, De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts?» --Et le ver rongera ta peau comme un remords. LE CHAT Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux; Retiens les griffes de ta patte, Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux, Mêlés de métal et d'agate. Lorsque mes doigts caressent à loisir Ta tête et ton dos élastique, Et que ma main s'enivre du plaisir De palper ton corps électrique, Je vois ma femme en esprit. Son regard, Comme le tien, aimable bête, Profond et froid, coupe et fend comme un dard, Et, des pieds jusques à la tête, Un air subtil, un dangereux parfum Nagent autour de son corps brun. LE BALCON Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, O toi, tous mes plaisirs! ô toi, tous mes devoirs! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m'était doux! que ton cœur m'était bon! Nous avons dit souvent d'impérissables choses Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! Que l'espace est profond! que le cœur est puissant! En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison, Et mes yeux, dans le noir, devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur! ô poison! Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles. La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison. Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux, Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux? Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses! Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s'être lavés au fond des mers profondes? --O serments! ô parfums! ô baisers infinis! * * * Je te donne ces vers afin que si mon nom Aborde heureusement aux époques lointaines Et fait rêver un soir les cervelles humaines, Vaisseau favorisé par un grand aquilon, Ta mémoire, pareille aux fables incertaines, Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon, Et par un fraternel et mystique chaînon Reste comme pendue à mes rimes hautaines, Être maudit, à qui, de l'abîme profond Jusqu'au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond! --O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère, Foules d'un pied léger et d'un regard serein Les stupides mortels qui t'ont jugée amère, Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _quatrain_, 3e _et_ 4e _vers._ Et, navire poussé par un grand aquilon, Fait travailler un soir les cervelles humaines, TOUT ENTIÈRE Le Démon, dans ma chambre haute, Ce matin est venu me voir, Et, tâchant à me prendre en faute, Me dit: «Je voudrais bien savoir, «Parmi toutes les belles choses Dont est fait son enchantement, Parmi les objets noirs ou roses Qui composent son corps charmant, «Quel est le plus doux.»--O mon âme! Tu répondis à l'Abhorré: «Puisque en Elle tout est dictame, Rien ne peut être préféré. «Lorsque tout me ravit, j'ignore Si quelque chose me séduit. Elle éblouit comme l'Aurore Et console comme la nuit; «Et l'harmonie est trop exquise, Qui gouverne tout son beau corps, Pour que l'impuissante analyse En note les nombreux accords. «O métamorphose mystique De tous mes sens fondus en un! Son haleine fait la musique, Comme sa voix fait le parfum!» VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 3e _et_ 4e _vers_. Et, tâchant de me prendre en faute, M'a dit: «Je voudrais bien savoir. * * * Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire, Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri, A la très belle, à la très bonne, à la très chère, Dont le regard divin t'a soudain refleuri? --Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges: Rien ne vaut la douceur de son autorité; Sa chair spirituelle a le parfum des Anges, Et son œil nous revêt d'un habit de clarté. Que ce soit dans la nuit et dans la solitude, Que ce soit dans la rue et dans la multitude, Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau. Parfois il parle et dit: «Je suis belle, et j'ordonne Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau; Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone!» LE FLAMBEAU VIVANT Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières, Qu'un Ange très savant a sans doute aimantés; Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères, Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés. Me sauvant de tout piège et de tout péché grave, Ils conduisent mes pas dans la route du beau; Ils sont mes serviteurs, et je suis leur esclave; Tout mon être obéit à ce vivant flambeau. Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique Qu'ont les cierges brûlant en plein jour; le soleil Rougit, mais n'éteint pas leur flamme fantastique; Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil; Vous marchez en chantant le réveil de mon âme, Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _quatrain_, 4e _vers._ Suspendant mon regard à leurs feux diamantés. 2e _tercet_, 3e _vers._ Astres dont le soleil ne peut flétrir la flamme! A CELLE QUI EST TROP GAIE[4](_Pièce condamnée_) Ta tête, ton geste, ton air Sont beaux comme un beau paysage; Le rire joue en ton visage Comme un vent frais dans un soleil clair. Le passant chagrin que tu frôles Est ébloui par la santé Qui jaillit comme une clarté De tes bras et de tes épaules. Les retentissantes couleurs Dont tu parsèmes tes toilettes Jettent dans l'esprit des poètes L'image d'un ballet de fleurs. Ces robes folles sont l'emblème De ton esprit bariolé; Folle dont je suis affolé, Je te hais autant que je t'aime! Quelquefois dans un beau jardin, Où je traînais mon atonie, J'ai senti comme une ironie Le soleil déchirer mon sein; Et le printemps et la verdure Ont tant humilié mon cœur Que j'ai puni sur une fleur L'insolence de la nature. Ainsi, je voudrais une nuit, Quand l'heure des voluptés sonne, Vers les trésors de ta personne Comme un lâche ramper sans bruit, Pour châtier ta chair joyeuse, Pour meurtrir ton sein pardonné, Et faire à ton flanc étonné Une blessure large et creuse, Et vertigineuse douceur! A travers ces lèvres nouvelles, Plus éclatantes et plus belles, T'infuser mon venin, ma sœur! RÉVERSIBILITÉ Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse, La honte, les remords, les sanglots, les ennuis Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse? Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse? Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine, Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel, Quand la Vengeance bat son infernal rappel Et de nos facultés se fait île capitaine? Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard, Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard, Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides, Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment De lire la secrète horreur du dévoûment Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides? Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé Aux émanations de ton corps enchanté; Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de joie et de lumières! CONFESSION Une fois, une seule, aimable et douce femme, A mon bras votre bras poli S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme Ce souvenir n'est point pâli); Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve La pleine lune s'étalait, Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, Sur Paris donnant ruisselait; Et le long des maisons, sous les portes cochères, Des chats passaient furtivement, L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères, Nous accompagnaient lentement. Tout à coup, au milieu de l'intimité libre Éclose à la pâle clarté, De vous, riche et sonore instrument où ne vibre Que la radieuse gaîté. De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare Dans le matin étincelant, Une note plaintive, une note bizarre S'échappa, tout en chancelant Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde, Dont la famille rougirait, Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde, Dans un caveau mise au secret! Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde: «Que rien ici-bas n'est certain. Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde, Se trahit l'égoïsme humain; «Que c'est un dur métier que d'être belle femme, Et que c'est le travail banal De la danseuse folle et froide qui se pâme Dans un sourire machinal; «Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte; Que tout craque, amour et beauté, Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte Pour les rendre à l'Éternité!» J'ai souvent évoqué cette lune enchantée, Ce silence et cette langueur, Et cette confidence horrible chuchotée Au confessionnal du cœur. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 8e _strophe_, 2e _vers._ Qu'il ressemble au travail banal L'AUBE SPIRITUELLE Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille Entre en société de l'Idéal rongeur, Par l'opération d'un mystère vengeur Dans la brute assoupie un Ange se réveille. Des Cieux spirituels l'inaccessible azur, Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre, S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre. Ainsi, chère Déesse, Être lucide et pur, Sur les débris fumeux des stupides orgies Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant, A mes yeux agrandis voltige incessamment. Le soleil a noirci la flamme des bougies; Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil, Ame resplendissante, à l'immortel Soleil! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 2e _tercet_, 1er _vers._ Le soleil a noirci les flammes des bougies; HARMONIE DU SOIR Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir; Valse mélancolique et langoureux vertige! Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige; Valse mélancolique et langoureux vertige! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige! Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir! LE FLACON Il est de forts parfums pour qui toute matière Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre. En ouvrant un coffret venu de l'Orient Dont la serrure grince et rechigne en criant, Ou dans une maison déserte quelque armoire Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire, Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, D'où jaillit toute vive une âme qui revient Mille pensers dormaient chrysalides funèbres, Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or. Voilà le souvenir enivrant qui voltige Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains Vers un gouffre obscurci de miasmes humains; Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire. Où, Lazare odorant déchirant son suaire, Se meut dans son réveil le cadavre spectral D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral. Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé, Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé. Je serai ton cercueil, aimable pestilence! Le témoin de ta force et de ta virulence, Cher poison préparé par les anges! liqueur Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 3e _vers._ Quelquefois en ouvrant un coffre d'Orient 2e _strophe_, 2e _et_ 3e _vers._ Sentant l'odeur d'un siècle arachnéenne et noire, On trouve un vieux flacon jauni qui se souvient, 4e _strophe_, 4e _vers._ Vers un gouffre où l'air est plein de parfums humains; LE POISON Le vin sait revêtir le plus sordide bouge D'un luxe miraculeux, Et fait surgir plus d'un portique fabuleux Dans l'or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, Allonge l'illimité, Approfondit le temps, creuse la volupté, Et de plaisirs noirs et mornes Remplit l'âme au delà de sa capacité. Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts, Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... Mes songes viennent en foule Pour se désaltérer à ces gouffres amers. Tout cela ne vaut pas le terrible prodige De ta salive qui mord, Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remords Et, charriant le vertige, La route défaillante aux rives de la mort! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 2e _strophe_, 2e _vers._ Projette l'illimité, CIEL BROUILLÉ On dirait ton regard d'une vapeur couvert; Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert?) Alternativement tendre, rêveur, cruel, Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel. Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés, Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés, Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord, Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort. Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu'allument les soleils des brumeuses saisons... Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé! O femme dangereuse, ô séduisants climats! Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer? VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 3e _vers._ Alternativement tendre, doux et cruel, LE CHAT I Dans ma cervelle se promène, Ainsi qu'en son appartement, Un beau chat, fort, doux et charmant. Quand il miaule, on l'entend à peine, Tant son timbre est tendre et discret: Mais que sa voix s'apaise ou gronde, Elle est toujours riche et profonde. C'est là son charme et son secret. Cette voix, qui perle et qui filtre Dams mon fond le plus ténébreux, Me remplit comme un vers nombreux Et me réjouit comme un philtre. Elle endort les plus cruels maux Et contient toutes les extases; Pour dire les plus longues phrases, Elle n'a pas besoin de mots. Non, il n'est pas d'archet qui morde Sur mon cœur, parfait instrument, Et fasse plus royalement Chanter sa plus vibrante corde, Que ta voix, chat mystérieux, Chat séraphique, chat étrange, En qui tout est, comme en un ange, Aussi subtil qu'harmonieux! II De sa fourrure blonde et brune Sort un parfum si doux, qu'un soir J'en fus embaumé, pour l'avoir Caressée une fois, rien qu'une. C'est l'esprit familier du frein; Il juge, il préside, il inspire Toutes choses dans son empire; Peut-être est-il fée, est-il dieu. Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime Tirés comme par un aimant, Se retournent docilement Et que je regarde en moi-même, Je vois avec étonnement Le feu de ses prunelles pâles, Clairs fanaux, vivantes opales, Qui me contemplent fixement. VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 2e _strophe_, 3e _vers._ Elle est toujours suave et profonde: 3e _strophe_, 4e _vers._ Et me pénètre comme un philtre. LE BEAU NAVIRE Je veux te raconter, ô moite enchanteresse! Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; Je veux te peindre ta beauté, Où l'enfance s'allie à la maturité. Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, Chargé de toile, et va roulant Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d'étranges grâces; D'un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. Je veux te raconter, ô molle enchanteresse! Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; Je veux te peindre ta beauté, Où l'enfance s'allie à la maturité. Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire, Ta gorge triomphante est une belle armoire Dont les panneaux bombés et clairs Comme les boucliers accrochent des éclairs; Boucliers provocants, armés de pointes roses! Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses, De vins, de parfums, de liqueurs Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs! Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, Chargé de toile, et va roulant Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. Tes nobles jambes, sous les volants qu'elles chassent, Tourmentent les désirs obscurs et les agacent, Comme deux sorcières qui font Tourner un philtre noir dans un vase profond. Tes bras, qui se joueraient des précoces hercules, Sont des boas luisants les solides émules, Faits pour serrer obstinément, Comme pour l'imprimer dans ton cœur, ton amant. Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d'étranges grâces; D'un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. L'INVITATION AU VOYAGE Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur D'aller là-bas vivre ensemble! Aimer à loisir, Aimer et mourir Au pays qui te ressemble! Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes Si mystérieux De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. Des meubles luisants, Polis par les ans, Décoreraient notre chambre; Les plus rares fleurs Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l'ambre, Les riches plafonds, Les miroirs profonds, La splendeur orientale, Tout y parlerait A l'âme en secret Sa douce langue natale. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. Vois sur ces canaux Dormir ces vaisseaux Dont l'humeur est vagabonde; C'est pour assouvir Ton moindre désir Qu'ils viennent du bout du monde. --Les soleils couchants Revêtent les champs, Les canaux, la ville entière, D'hyacinthe et d'or; Le monde s'endort Dans une chaude lumière. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. L'IRRÉPARABLE I Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, Qui vit, s'agite et se tortille, Et se nourrit de nous comme le ver des morts, Comme du chêne la chenille? Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords? Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane, Noierons-nous ce vieil ennemi, Destructeur et gourmand comme la courtisane, Patient comme la fourmi? Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane? Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais, A cet esprit comblé d'angoisse Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés, Que le sabot du cheval froisse, Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais. A cet agonisant que le loup déjà flaire Et que surveille le corbeau, A ce soldat brisé! s'il faut qu'il désespère D'avoir sa croix et son tombeau, Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire! Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir? Peut-on déchirer des ténèbres Plus denses que la poix, sans matin et sans soir, Sans astres, sans éclairs funèbres? Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir? L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge Est soufflée, est morte à jamais! Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge Les martyrs d'un chemin mauvais! Le diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge! Adorable sorcière, aimes-tu les damnés? Dis, connais-tu l'irrémissible? Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés, A qui notre cœur sert de cible? Adorable sorcière, aimes-tu les damnés? L'irréparable ronge avec sa dent maudite Notre âme, piteux monument, Et souvent il attaque, ainsi que le termite, Par la base le bâtiment. L'irréparable ronge avec sa dent maudite! II J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal Qu'enflammait l'orchestre sonore, Une fée allumer dans un ciel infernal Une miraculeuse aurore; J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal Un être, qui n'était que lumière, or et gaze, Terrasser l'énorme Satan; Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase, Est un théâtre où l'on attend Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 4e _strophe_, 1er _vers._ A cet agonisant que déjà le loup flaire 8e _strophe_, 2e _vers._ Notre âme--honteux monument, CAUSERIE Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose! Mais la tristesse en moi monte comme la mer, Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose Le souvenir cuisant de son limon amer. --Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme; Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé Par la griffe et la dent féroce de la femme. Ne cherchez plus mon cœur: les bêtes l'ont mangé. Mon cœur est un palais flétri par la cohue; On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux! --Un parfum nage autour de votre gorge nue!... O Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux! Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes, Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 2e _quatrain_, 4e _vers._ Ne cherchez plus mon cœur: des monstres l'ont mangé. L'HEAUTONTIMOROUMENOS Je te frapperai sans colère Et sans haine,--comme un boucher! Comme Moïse le rocher, Et je ferai de ta paupière, Pour abreuver mon Sahara, Jaillir les eaux de la souffrance; Mon désir gonflé d'espérance Sur tes pleurs salés nagera, Comme un vaisseau qui prend le large Et dans mon cœur qu'ils soûleront Tes chers sanglots retentiront Comme un tambour qui bat la charge! Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie, Grâce à la vorace Ironie Qui me secoue et qui me mord? Elle est dans ma voix, la criarde! C'est tout mon sang, ce poison noir! Je suis le sinistre miroir Où la mégère se regarde. Je suis la glace et le couteau! Je suis le soufflet et la joue! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau! Je suis de mon cœur le vampire --Un de ces grands abandonnés Au rire éternel condamnés, Et qui ne peuvent plus sourire. FRANCISCÆ MEÆ LAUDES Vers Composés pour une Modiste Érudite et Dévote Ne semble-t-il pas au lecteur, comme à moi, que la langue de la dernière décadence latine,--suprême soupir d'une personne robuste déjà transformée et préparée pour la vie spirituelle,--est singulièrement propre à exprimer la passion telle que l'a comprise et sentie le monde poétique moderne? La mysticité est l'autre pôle de cet aimant dont Catulle et sa bande, poètes brutaux et purement épidermiques, n'ont connu que le pôle sensualité. Dans cette merveilleuse langue, le solécisme et le barbarisme me paraissent rendre les négligences forcées d'une passion qui s'oublie et se moque des règles. Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du barbare du Nord agenouillé devant la beauté romaine. Le calembour lui-même, quand il traverse ces pédantesques bégaiements, ne joue-t-il pas la grâce sauvage et baroque de l'enfance?... Novis te cantabo chordis, O novelletum quod ludis In solitudine cordis. Esto sertis implicata, O femina delicata, Per quam solvuntur peccata! Sicut beneficum Lethe, Hauriam oscula de te, Quœ imbuta es magnete. Quum vitiorum tempestas Turbabat omnes semitas, Apparuisti, Deitas, Velut stella salutaris In naufragiis amaris... Suspendam cor tuis aris! Piscina plena virtutis, Fons æternæ juventutis, Labris vocem redde mutis! Quod erat spurcum, cremasti; Quod rudius, exæquasti; Quod debile, confirmasti! In fame mea taberna, In nocte mea lucerna, Recte me semper guberna. Adde nunc vires viribus, Dulce balneum suavibus Unguentatum odoribus! Meos circa lumbos mica, O castitatis lorica, Aqua tincta seraphica: Patera gemmis corusca, Panis salsus, mollis esca, Divinum vinum, Francisca! A UNE DAME CRÉOLE Au pays parfumé que le soleil caresse, J'ai connu, sous un dais d'arbres tout empourprés Et de palmiers d'où pleut sur les yeux la paresse, Une dame créole aux charmes ignorés. Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse A dans le col des airs noblement maniérés; Grande et svelte en marchant comme une chasseresse, Son sourire est tranquille et ses yeux assurés. Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire, Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire, Belle, digne d'orner les antiques manoirs, Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites, Germer mille sonnets dans le cœur des poètes, Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _quatrain_, 2e _vers._ J'ai connu, sous un dais d'arbres verts et dorés MŒSTA ET ERRABUNDA Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe, Loin du noir océan de l'immonde cité, Vers un autre océan où la splendeur éclate, Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité? Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe? La mer, la vaste mer, console nos labeurs! Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs, De cette fonction sublime de berceuse? La mer, la vaste mer, console nos labeurs! Emporte-moi, wagon! enlève-moi, frégate! Loin! loin! ici la boue est faite de nos pleurs! --Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe Dise: «Loin des remords, des crimes, des douleurs, Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate!» Comme vous êtes loin, paradis parfumé, Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie, Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé, Où dans la volupté pure le cœur se noie! Comme vous êtes loin, paradis parfumé! Mais le vert paradis des amours enfantines, Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, Les violons vibrant derrière les collines, Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets, --Mais le vert paradis des amours enfantines, L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, Est-il déjà plus loin que l'Inde ou que la Chine? Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs, Et l'animer encor d'une voix argentine, L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs? VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 5e _strophe_, 3e _vers._ Les violons mourant derrière les collines, LES CHATS Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison. Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires. Amis de la science et de la volupté, Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres; L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté. Ils prennent en songeant les nobles attitudes Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin; Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. LES HIBOUX Sous les ifs noirs qui les abritent Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur œil rouge. Ils méditent. Sans remuer ils se tiendront Jusqu'à l'heure mélancolique Où, poussant le soleil oblique, Les ténèbres s'établiront. Leur attitude au sage enseigne Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement; L'homme ivre d'une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D'avoir voulu changer de place. LA CLOCHE FÊLÉE Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver, D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume, Les souvenirs lointains lentement s'élever Au bruit des carillons qui chantent dans la brume. Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante, Jette fidèlement son cri religieux, Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente! Moi, mon âme est fêlée, et lorsque en ses ennuis Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, Il arrive souvent que sa voix affaiblie Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts, Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts! SPLEEN Pluviôse, irrité contre la vie entière, De son urne à grands flots verse un froid ténébreux Aux pâles habitants du voisin cimetière Et la mortalité sur les faubourgs brumeux. Mon chat sur le carreau cherchant une litière Agite sans repos son corps maigre et galeux; L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière Avec la triste voix d'un fantôme frileux. Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée Accompagne en fausset la pendule enrhumée, Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums, Héritage fatal d'une vieille hydropique, Le beau valet de cœur et la dame de pique Causent sinistrement de leurs amours défunts. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 2e _quatrain_, 3e _vers._ L'ombre d'un vieux poète erre dans la gouttière SPLEEN J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C'est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune. --Je suis un cimetière abhorré de la lune, Où, comme des remords, se traînent de longs vers Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L'Ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l'immortalité. --Désormais tu n'es plus, ô matière vivante! Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux! Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 14e _vers._ Hument le vieux parfum d'un flacon débouché. SPLEEN Je suis comme le roi d'un pays pluvieux, Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux, Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes, S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes. Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon, Ni son peuple mourant en face du balcon. Du bouffon favori la grotesque ballade Ne distrait plus le front de ce cruel malade; Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau, Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau, Ne savent plus trouver d'impudique toilette Pour tirer un souris de ce jeune squelette. Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu De son être extirper l'élément corrompu, Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent, Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent, Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION _Avant-dernier vers._ Il n'a pas réchauffé ce cadavre hébété SPLEEN Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits; Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'Espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris; Quand la pluie étalant ses immenses traînées D'une vaste prison imite les barreaux, Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement. --Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir, Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 4e _vers._ Il nous fait un jour noir plus triste que les nuits; 3e _strophe_, 3e _vers._ Et qu'un peuple muet d'horribles araignées 5e _strophe_, 1er, 2e _et_ 3e _vers._ Et d'anciens corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme; et, l'Espoir Pleurant comme un vaincu l'Angoisse despotique, BRUMES ET PLUIES O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue, Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau D'un linceul vaporeux et d'un brumeux tombeau. Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue, Où, par les longues nuits, la girouette s'enroue, Mon âme, mieux qu'au temps du tiède renouveau, Ouvrira largement ses ailes de corbeau. Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres, Et sur qui dès longtemps descendent les frimas, O blafardes saisons, reines de nos climats! Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres, Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux, D'endormir la douleur sur un lit hasardeux. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _quatrain_, 4e _vers._ D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau. L'IRRÉMÉDIABLE I Une Idée, une Forme, un Être Parti de l'azur et tombé Dans un Styx bourbeux et plombé Où nul œil du Ciel ne pénètre; Un Ange, imprudent voyageur Qu'a tenté l'amour du difforme, Au fond d'un cauchemar énorme Se débattant comme un nageur, Et luttant, angoisses funèbres! Contre un gigantesque remous Qui va chantant comme les fous Et pirouettant dans les ténèbres; Un malheureux ensorcelé Dans ses tâtonnements futiles, Pour fuir d'un lieu plein de reptiles, Cherchant la lumière et la clé; Un damné descendant, sans lampe. Au bord d'un gouffre dont l'odeur Trahit l'humide profondeur, D'éternels escaliers sans rampe, Où veillent des monstres visqueux Dont les larges yeux de phosphore Font une nuit plus noire encore Et ne rendent visibles qu'eux; Un navire pris dans le pôle, Comme en un piège de cristal, Cherchant par quel détroit fatal Il est tombé dans cette geôle; --Emblèmes nets, tableau parfait D'une fortune irrémédiable, Qui donne à penser que le Diable Fait toujours bien tout ce qu'il fait! II Tête-à-tête sombre et limpide Qu'un cœur devenu son miroir! Puits de vérité, clair et noir, Où tremble une étoile livide, Un phare ironique, infernal Flambeau des grâces sataniques, Soulagement et gloire uniques. --La conscience dans le Mal! A UNE MENDIANTE ROUSSE Blanche fille aux cheveux roux, Dont la robe par ses trous Laisse voir la pauvreté Et la beauté, Pour moi, poète chétif, Ton jeune corps maladif, Plein de taches de rousseur, A sa douceur. Tu portes plus galamment Qu'une reine de roman Ses cothurnes de velours Tes sabots lourds. Au lieu d'un haillon trop court, Qu'un superbe habit de cour Traîne à plis bruyants et longs Sur tes talons: En place de bas troués, Que pour les yeux des roués, Sur ta jambe un poignard d'or Reluise encor; Que des nœuds mal attachés Dévoilent pour nos péchés Tes deux beaux seins, radieux Comme tes yeux; Que pour te déshabiller Tes bras se fassent prier Et chassent à coups mutins Les doigts lutins, Perles de la plus belle eau, Sonnets de maître Belleau Par tes galants mis aux fers Sans cesse offerts, Valetaille de rimeurs Te dédiant leurs primeurs Et contemplant ton soulier Sous l'escalier, Maint page épris du hasard, Maint seigneur et maint Ronsard Épieraient pour le déduit Ton frais réduit! Tu compterais dans tes lits Plus de baisers que de lis Et rangerais sous tes lois Plus d'un Valois! --Cependant tu vas gueusant Quelque vieux débris gisant Au seuil de quelque Véfour De carrefour; Tu vas lorgnant en dessous Des bijoux de vingt-neuf sous Dont je ne puis, oh! pardon! Te faire don. Va donc, sans autre ornement, Parfum, perles, diamant, Que ta maigre nudité, O ma beauté. VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 1er _vers._ Ma blanchette aux cheveux roux 3e _strophe_, 2e _et_ 3e _vers._ Qu'une piqueuse d'amant Ses brodequins de velours. 6e _strophe_, 3e _et_ 4e _vers._ Ton sein plus blanc que du lait Tout nouvelet; 9e _strophe_, 3e _vers._ En reluquant ton soulier 10e _strophe_, 1er _vers._ Maint page ami du hasard. LE JEU Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles, Pâles, le sourcil peint, l'œil câlin et fatal, Minaudant, et faisant de leurs pâles oreilles Tomber un cliquetis de pierre et de métal; Autour des verts tapis des visages sans lèvre, Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent, Et des doigts, convulsés d'une infernale fièvre, Fouillant la poche vide ou le sein palpitant; Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs Sur des fronts ténébreux de poètes illustres Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs; Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant. Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne, Je me vis accoudé, froid, muet, enviant. Enviant de ces gens la passion tenace, De ces vieilles putains la funèbre gaîté, Et tous gaillardement trafiquant à ma face, L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté! Et mon cœur s'effraya d'envier maint pauvre homme Courant avec ferveur à l'abîme béant, Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme La douleur à la mort et l'enfer au néant. VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 2e, 3e _et_ 4e _vers._ --Fronts poudrés, sourcils peints sous des regards d'acier Qui s'en vont brimbalant à leurs maigres oreilles Un cruel et blessant tic tac de balancier. Dernière _strophe_, 1er, 2e _et_ 3e _vers._ Et mon cœur s'effraya d'envier le pauvre homme Qui court avec ferveur à l'abîme béant Et, soûlé de son sang, préférerait en somme LE CRÉPUSCULE DU SOIR Voici le soir charmant, ami du criminel; Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel Se ferme lentement comme une grande alcôve, Et l'homme impatient se change en bête fauve. O soir, aimable soir, désiré par celui Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: «Aujourd'hui Nous avons travaillé!»--C'est le soir qui soulage Les esprits que dévore une douleur sauvage, Le savant obstiné dont le front s'alourdit, Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit. Cependant des démons malsains dans l'atmosphère S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire, Et cognent en volant les volets et l'auvent. A travers les lueurs que tourmente le vent, La Prostitution s'allume dans les rues; Comme une fourmilière elle ouvre ses issues; Partout elle se fraye un occulte chemin, Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main; Elle remue au sein de la cité de fange Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange. On entend çà et là les cuisines siffler, Les théâtres glapir, les orchestres ronfler; Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices, S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices, Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci, Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi, Et forcer doucement les portes et les caisses Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses. Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment, Et ferme ton oreille à ce rugissement. C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent! La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent Leur destinée et vont vers le gouffre commun; L'hôpital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un Ne viendra plus chercher la soupe parfumée, Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée. Encore la plupart n'ont-ils jamais connu La douceur du foyer, et n'ont jamais vécu! LE CRÉPUSCULE DU MATIN La diane chantait dans les cours des casernes, Et le vent du matin soufflait sur les lanternes. C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents; Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge, La lampe sur le jour fait une tache rouge; Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd, Imite les combats de la lampe et du jour. Comme un visage en pleurs que les brises essuient, L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient, Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer. Les maisons çà et là commençaient à fumer. Les femmes de plaisir, la paupière livide, Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide; Les pauvresses, tramant leurs seins maigres et froids, Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts, C'était l'heure où parmi le froid et la lésine S'aggravent les douleurs des femmes en gésine; Comme un sanglot coupé par un sang écumeux, Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux; Une mer de brouillards baignait les édifices, Et les agonisants dans le fond des hospices Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux. Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux. L'aurore grelottante en robe rose et verte S'avançait lentement sur la Seine déserte, Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, Empoignait ses outils, vieillard laborieux. * * * La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse, Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse, Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs, Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres, Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres, Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps, Tandis que, dévorés de noires songeries, Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries, Vieux squelettes gelés travaillés par le ver, Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille. Lorsque la bûche siffle et chante, si, le soir, Calme, dans le fauteuil, je la voyais s'asseoir, Si, par une nuit bleue et froide de décembre, Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre, Grave et venant du fond de son lit éternel Couver l'enfant grandi de son œil maternel, Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse, Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse? VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 2e _et_ 3e _vers._ Dort-elle son sommeil sous une humble pelouse?-- Nous aurions déjà dû lui porter quelques fleurs. 13e _vers._ Et l'éternité fuir, sans qu'amis ni famille 16e _vers._ Calme, dans le fauteuil elle venait s'asseoir, * * * Je n'ai pas oublié, voisine de la ville, Notre blanche maison, petite mais tranquille, Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus, Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe, Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe, Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux, Contempler nos dîners longs et silencieux, Répandant largement ses beaux reflets de cierge Sur la nappe frugale et les rideaux de serge. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 9e _vers._ Et verrait largement ses beaux reflets de cierge LE TONNEAU DE LA HAINE La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes; La vengeance éperdue aux bras rouges et forts A beau précipiter dans ses ténèbres vides De grands seaux pleins de sang et des larmes des morts, Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts, Quand même elle saurait ranimer ses victimes, Et pour les pressurer ressusciter leurs corps. La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne, Qui sent toujours la soif naître de la liqueur Et se multiplier comme l'hydre de Lerne. --Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur Et la Haine est vouée à ce sort lamentable De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table. VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 2e _quatrain_, 3e _et_ 4e _vers._ Quand même elle saurait allonger ses victimes Et pour les resaigner galvaniser leurs corps. LE REVENANT Comme les anges à l'œil fauve, Je reviendrai dans ton alcôve Et vers toi glisserai sans bruit Avec les ombres de la nuit; Et je te donnerai, ma brune, Des baisers froids comme la lune Et des caresses de serpent Autour d'une fosse rampant. Quand viendra le matin livide, Tu trouveras ma place vide, Où jusqu'au soir il fera froid. Comme d'autres par la tendresse. Sur ta vie et sur ta jeunesse Moi je veux régner par l'effroi. LE MORT JOYEUX Dans une terre grasse et pleine d'escargots Je veux creuser moi-même une fosse profonde. Où je puisse à loisir étaler mes vieux os Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde. Je hais les testaments et je hais les tombeaux; Plutôt que d'implorer une larme du monde, Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux, Voyez venir à vous un mort libre et joyeux! Philosophes viveurs, fils de la pourriture, A travers ma ruine allez donc sans remords, Et dites-moi s'il est encor quelque torture Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts! SÉPULTURE Si, par une nuit lourde et sombre, Un bon chrétien, par charité, Derrière quelque vieux décombre Enterre votre corps vanté, A l'heure où les chastes étoiles Ferment leurs yeux appesantis, L'araignée y fera ses toiles, Et la vipère ses petits; Vous entendrez toute l'année Sur votre tête condamnée Les cris lamentables des loups Et des sorcières faméliques, Les ébats des vieillards lubriques Et les complots des noirs filous. VARIANTE ERRONÉE DE L'ÉDITION DITE «DÉFINITIVE» _Titre._ Sépulture d'un Poète Maudit TRISTESSES DE LA LUNE Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse; Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins, Qui d'une main distraite et légère caresse, Avant de s'endormir, le contour de ses seins. Sur le dos satiné des molles avalanches, Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons Et promène ses yeux sur les visions blanches Qui montent dans l'azur comme des floraisons. Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, Elle laisse filer une larme furtive, Un poète pieux, ennemi du sommeil, Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, Aux reflets irisés comme un fragment d'opale, Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil. LA MUSIQUE La musique souvent me prend comme une mer! Vers ma pâle étoile, Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, Je mets à la voile; La poitrine en avant et les poumons gonflés Comme de la toile, J'escalade le dos des flots amoncelés Que la nuit me voile. Je sens vibrer en moi toutes les passions D'un vaisseau qui souffre; Le bon vent, la tempête et ses convulsions Sur l'immense gouffre Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir De mon désespoir! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _quatrain_, 1er _vers._ La musique parfois me prend comme une mer! 1er _quatrain_, 3e _vers._ Sous un plafond de brume ou dans un pur éther, 2e _quatrain._ La poitrine en avant et gonflant mes poumons De toile pesante, Je monte et je descends sur le dos des grands monts D'eau rebondissante; 2e _tercet_, 1er _et_ 2e _vers._ Sur le sombre gouffre Me bercent, et parfois le calme,--grand miroir LA PIPE Je suis la pipe d'un auteur; On voit, à contempler ma mine D'Abyssinienne ou de Cafrine, Que mon maître est un grand fumeur. Quand il est comblé de douleur, Je fume comme la chaumine Où se prépare la cuisine Pour le retour du laboureur. J'enlace et je berce son âme Dans le réseau mobile et bleu Qui monte de ma bouche en feu, Et je roule un puissant dictame Qui charme son cœur et guérit De ses fatigues son esprit. [Footnote 4: Pièce écrite pour «la Présidente», Mme Sabatier.] FLEURS DU MAL LA DESTRUCTION Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon, Il nage autour de moi comme un air impalpable; Je l'avale, et le sens qui brûle mon poumon Et l'emplit d'un désir éternel et coupable. Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art, La forme de la plus séduisante des femmes, Et, sous de spécieux prétextes de cafard, Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes. Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu, Haletant et brisé de fatigue, au milieu Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes, Et jette dans mes yeux pleins de confusion Des vêtements souillés, des blessures ouvertes, Et l'appareil sanglant de la Destruction! UNE MARTYRE DESSIN D'UN MAITRE INCONNU Au milieu des flacons, des étoffes lamées Et des meubles voluptueux, Des marbres, des tableaux, des robes parfumées Qui traînent à plis somptueux, Dans une chambre tiède où, comme en une serre, L'air est dangereux et fatal, Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre Exhalent leur soupir final, Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, Sur l'oreiller désaltéré Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve Avec l'avidité d'un pré. Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre Et qui nous enchaînent les yeux, La tête, avec l'amas de sa crinière sombre Et de ses bijoux précieux, Sur la table de nuit, comme une renoncule, Repose; et, vide de pensers, Un regard vague et blanc comme le crépuscule S'échappe des yeux révulsés. Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale Dans le plus complet abandon La secrète splendeur et la beauté fatale Dont la nature lui fit don; Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe Comme un souvenir est resté; La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe, Darde un regard diamanté. Le singulier aspect de cette solitude Et d'un grand portrait langoureux, Aux yeux provocateurs comme son attitude, Révèle un amour ténébreux, Une coupable joie et des fêtes étranges Pleines de baisers infernaux, Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges Nageant dans les plis des rideaux; Et cependant, à voir la maigreur élégante De l'épaule au contour heurté, La hanche un peu pointue et la taille fringante Ainsi qu'un reptile irrité, Elle est bien jeune encor!--Son âme exaspérée Et ses sens par l'ennui mordus S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée Des désirs errants et perdus? L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante, Malgré tant d'amour, assouvir, Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante L'immensité de son désir? Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides Te soulevant d'un bras fiévreux, Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides Collé les suprêmes adieux? --Loin du monde railleur, loin de la foule impure, Loin des magistrats curieux, Dors en paix, dors en paix, étrange créature, Dans ton tombeau mystérieux; Ton époux court le monde, et ta forme immortelle Veille près de lui quand il dort; Autant que toi sans doute il te sera fidèle, Et constant jusques à la mort. VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 4e _vers._ Qui traînent à plis paresseux 7e _strophe_, 3e _et_ 4e _vers._ La jarretière, ainsi qu'un œil vigilant, flambe Et darde un regard diamanté. LESBOS (_Pièce condamnée_) Mère des jeux latins et des voluptés grecques, Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux, Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques, Font l'ornement des nuits et des jours glorieux, Mère des jeux latins et des voluptés grecques; Lesbos, où les baisers sont comme les cascades Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds Et courent, sanglotant et gloussant par saccades, --Orageux et secrets, fourmillants et profonds; Lesbos où les baisers sont comme les cascades! Lesbos, où les Phrynés l'une et l'autre s'attirent, Où jamais un soupir ne resta sans écho, A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent, Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho! --Lesbos, où les Phrynés l'une et l'autre s'attirent; Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté, Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses, Caressent les fruits mûrs de leur nubilité. Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère; Tu tires ton pardon de l'excès des baisers, Reine du doux empire, aimable et noble terre, Et des raffinements toujours inépuisés, Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère. Tu tires ton pardon de l'éternel martyre Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux, Qu'attire loin de nous le radieux sourire Entrevu vaguement au bord des autres deux; Tu tires ton pardon de l'éternel martyre! Qui des dieux osera, Lesbos, être ton juge Et condamner ton front pâli dans les travaux, Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux? Qui des dieux osera, Lesbos, être ton juge? Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Vierges au cœur sublime, honneur de l'Archipel, Votre religion comme une autre est auguste Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel... --Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Car Lesbos, entre tous, m'a choisi sur la terre Pour chanter le secret de ses vierges en fleur, Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère Des rires effrénés mêlés au sombre pleur... Car Lesbos, entre tous, m'a choisi sur la terre, Et, depuis lors, je veille au sommet de Leucate, Comme une sentinelle à l'œil perçant et sûr Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate, Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur. --Et, depuis lors, je veille au sommet de Leucate, Pour savoir si la mer est indulgente et bonne, Et parmi les sanglots dont le roc retentit, Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne Le cadavre adoré de Sapho qui partit Pour savoir si la mer est indulgente et bonne! De la mâle Sapho, l'amante, et le poète, Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs, --L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir, que tachète Le cercle ténébreux tracé par les douleurs De la mâle Sapho, l'amante et le poète! --Plus belle que Vénus se dressant sur le monde Et versant les trésors de sa sérénité Et le rayonnement de sa jeunesse blonde Sur le vieil Océan de sa fille enchanté Plus belle que Vénus se dressant sur le monde! --De Sapho qui mourut le jour de son blasphème, Quand, insultant le rite et le culte inventé, Elle fit son beau corps la pâture suprême D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété... De Sapho qui mourut le jour de son blasphème. Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers, S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente Que poussent vers les cieux ses rivages déserts; Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente! VARIANTE DES _ÉPAVES_ _Avant-dernière strophe_, 1er _vers._ --De celle qui mourut le jour de son blasphème. FEMMES DAMNÉES (_Pièce condamnée_) A la pâle clarté des lampes languissantes, Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur, Hippolyte rêvait aux caresses puissantes Qui levaient le rideau de sa jeune candeur. Elle cherchait d'un œil troublé par la tempête De sa naïveté le ciel déjà lointain, Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête Vers les horizons bleus dépassés le matin. De ses yeux amortis, les paresseuses larmes, L'air brisé, la stupeur, la morne volupté, Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, Tout servait, tout parait sa fragile beauté. Étendue à ses pieds, calme et pleine de joie, Delphine la couvait avec des yeux ardents, Comme un animal fort qui surveille une proie Après l'avoir d'abord marquée avec les dents. Beauté forte à genoux devant la beauté frêle, Superbe, elle humait voluptueusement Le vin de son triomphe et s'allongeait vers elle Comme pour recueillir un doux remerciement. Elle cherchait dans l'œil de sa pâle victime Le cantique muet que chante le plaisir, Et cette gratitude infinie et sublime Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir: --«Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses? Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir L'holocauste sacré de tes premières roses Aux souffles violents qui pourraient les flétrir? Mes baisers sont légers comme ces éphémères Qui caressent le soir les grands lacs transparents, Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières Comme des chariots ou des socs déchirants; Ils passeront sur toi comme un lourd attelage De chevaux et de bœufs aux sabots sans pitié... Hippolyte, ô ma sœur! tourne donc ton visage, Toi mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié, Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles! Pour un de ces regards charmants, baume divin, Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles Et je t'endormirai dans un rêve sans fin!» Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête: --«Je ne suis point ingrate et ne me repens pas; Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète Comme après un nocturne et terrible repas. Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes Et de noirs bataillons de fantômes épars Qui veulent me conduire en des routes mouvantes Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts. Avons-nous donc commis une action étrange? Explique si tu peux mon trouble et mon effroi: Je frissonne de peur quand tu me dis: Mon ange! Et cependant je sens ma bouche aller vers toi. Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée, Toi que j'aime à jamais, ma sœur d'élection, Quand même tu serais une embûche dressée Et le commencement de ma perdition!» Delphine, secouant sa crinière tragique, Et comme trépignant sur le trépied de fer, L'œil fatal, répondit d'une voix despotique: --«Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer? Maudit soit à jamais le rêveur inutile Qui voulut le premier, dans sa stupidité, S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté! Celui qui veut unir dans un accord mystique L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour Ne chauffera jamais son corps paralytique A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour! Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide; Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers; Et pleine de remords et d'horreur, et livide. Tu me rapporteras tes seins stigmatisés; On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître!» Mais l'enfant, épanchant une immense douleur, Cria soudain:--«Je sens s'élargir dans mon être Un abîme béant; cet abîme est mon cœur, Brûlant comme un volcan, profond comme le vide; Rien ne rassasiera ce monstre gémissant, Et ne rafraichira la soif de l'Euménide, Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang. Que nos rideaux fermés nous séparent du monde, Et que la lassitude amène le repos! Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde, Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux.» Descendez, descendez, lamentables victimes, Descendez le chemin de l'enfer éternel; Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes, Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel, Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage; Ombres folles, courez au but de vos désirs; Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage, Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes; Par les fentes des murs des miasmes fiévreux Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux. L'âpre stérilité de votre jouissance Altère votre soif et raidit votre peau, Et le vent furibond de la concupiscence Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau. Loin des peuples vivants, errantes, condamnées, A travers les déserts courez comme les loups; Faites votre destin, âmes désordonnées, Et fuyez l'infini que vous portez en vous! FEMMES DAMNÉES Comme un bétail pensif sur le sable couchées, Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers, Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées Ont de douces langueurs et des frissons amers. Les unes, cœurs épris des longues confidences, Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux, Vont épelant l'amour des craintives enfances Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux; D'autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves A travers les rochers pleins d'apparitions, Où saint Antoine a vu surgir comme des laves Les seins nus et pourprés de ses tentations; Il en est, aux lueurs des résines croulantes, Qui dans le creux muet des vieux antres païens T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes, O Bacchus, endormeur des remords anciens! Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires, Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements, Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires, L'écume du plaisir aux larmes des tourments. O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres, De la réalité grands esprits contempleurs, Chercheuses d'infini, dévotes et satyres, Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs, Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies, Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains, Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies, Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins! LES DEUX BONNES SŒURS La Débauche et la Mort sont deux aimables filles, Prodigues de baisers et riches de santé, Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté. Au poète sinistre, ennemi des familles, Favori de l'enfer, courtisan mal renté, Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles Un lit que le remords n'a jamais fréquenté. Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs, De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs. Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes? O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits, Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès? VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _quatrain_, 2e _vers._ Prodigues de baisers, robustes de santé. LA FONTAINE DE SANG Il me semble parfois que mon sang coule à flots, Ainsi qu'une fontaine aux rythmiques sanglots. Je l'entends bien qui coule avec un long murmure, Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure. A travers la cité, comme dans un champ clos, Il s'en va, transformant les pavés en îlots, Désaltérant la soif de chaque créature, Et partout colorant en rouge la nature. J'ai demandé souvent à des vins capiteux D'endormir pour un jour la terreur qui me mine; De vin rend l'œil plus clair et l'oreille plus fine! J'ai cherché dans l'amour un sommeil oublieux; Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles Fait pour donner à boire à ces cruelles filles! ALLÉGORIE C'est une femme belle et de riche encolure, Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. Les griffes de l'amour, les poisons du tripot, Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau. Elle rit à la Mort et nargue la Débauche, Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche, Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté De ce corps ferme et droit la rude majesté. Elle marche en déesse et repose en sultane; Elle a dans le plaisir la foi mahométane, Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins, Elle appelle des yeux la race des humains. Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde Et pourtant nécessaire à la marche du monde, Que la beauté du corps est un sublime don Qui de toute infamie arrache le pardon. Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire, Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire, Elle regardera la face de la Mort, Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remords. LA BÉATRICE Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure, Comme je me plaignais un jour à la nature, Et que de ma pensée, en vaguant au hasard, J'aiguisais lentement sur mon cœur le poignard, Je vis en plein midi descendre sur ma tête Un nuage funèbre et gros d'une tempête, Qui portait un troupeau de démons vicieux, Semblables à des nains cruels et curieux. A me considérer froidement ils se mirent, Et, comme des passants sur un fou qu'ils admirent, Je les entendis rire et chuchoter entre eux, En échangeant maint signe et maint clignement d'yeux: «Contemplons à loisir cette caricature Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture, Le regard indécis et les cheveux au vent. N'est-ce pas grand'pitié de voir ce bon vivant, Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle, Parce qu'il sait jouer artistement son rôle, Vouloir intéresser au chant de ses douleurs Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs, Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques. Réciter en hurlant ses tirades publiques?» J'aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monte Domine la nuée et le cri des démons) Détourner simplement ma tête souveraine, Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène. Crime qui n'a pas fait chanceler le soleil! La reine de mon cœur au regard nonpareil, Qui riait avec eux de ma sombre détresse Et leur versait parfois quelque sale caresse. VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION _Dernière strophe_, 2e _et_ 3e _vers._ Recevrait sans bouger le choc de cent démons!-- Détourner froidement ma tête souveraine, LES MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE (_Pièce condamnée_) La femme cependant de sa bouche de fraise, En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc, Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc: --«Moi j'ai la lèvre humide, et je sais la science De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants Et fais rire les vieux du rire des enfants. Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, La lune, le soleil, le ciel et les étoiles! Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés, Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, Timide et libertine et fragile et robuste, Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi Les Anges impuissants se damneraient pour moi.» Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants toute pleine de pus! Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante, Et, quand je les rouvris à la clarté vivante, A mes côtés, au lieu du mannequin puissant Qui semblait avoir fait provision de sang, Tremblaient confusément des débris de squelette Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, Que balance le vent pendant les nuits d'hiver. VARIANTE DES «ÉPAVES» 12e _vers._ Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés, UN VOYAGE A CYTHÈRE Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux Et planait librement à l'entour des cordages; Le navire roulait sous un ciel sans nuages, Comme un ange enivré du soleil radieux. Quelle est cette île triste et noire?--C'est Cythère, Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons, Eldorado banal de tous les vieux garçons. Regardez! après tout, c'est une pauvre terre. --Ile des doux secrets et des fêtes du cœur! De l'antique Vénus le superbe fantôme Au-dessus de tes mers plane comme un arome, Et charge les esprits d'amour et de langueur. Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses, Vénérée à jamais par toute nation, Où les soupirs des cœurs en adoration Roulent comme l'encens sur un jardin de roses Ou le roucoulement éternel d'un ramier! --Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres, Un désert rocailleux troublé par des cris aigres. J'entrevoyais pourtant un objet singulier! Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères, Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs, Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs, Entre-bâillant sa robe aux brises passagères; Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches, Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches, Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. De féroces oiseaux perchés sur leur pâture Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr, Chacun plantant, comme un outil, son bec impur Dans tous les coins saignants de cette pourriture; Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses, Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices, L'avaient à coups de bec absolument châtré. Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes, Le museau relevé, tournoyait et rôdait; Une plus grande bête au milieu s'agitait Comme un exécuteur entouré de ses aides. Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau, Silencieusement tu souffrais ces insultes En expiation de tes infâmes cultes Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau. Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes! Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants, Comme un vomissement, remonter vers mes dents Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes; Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher, J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires Des corbeaux lancinants et des panthères noires Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair. --Le ciel était charmant, la mer était unie; Pour moi tout était noir et sanglant désormais, Hélas! et j'avais, comme en un suaire épais, Le cœur enseveli dans cette allégorie. Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout Qu'un gibet symbolique ou pendait mon image... --Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _vers._ Mon cœur se balançait comme un ange joyeux L'AMOUR ET LE CRANE VIEUX-CUL-DE-LAMPE L'Amour est assis sur le crâne De l'humanité, Et sur ce trône le profane, Au rire effronté, Souffle gaîment des bulles rondes Qui montent dans l'air, Comme pour rejoindre les mondes Au fond de l'éther. Le globe lumineux et frêle Prend un grand essor, Crève et crache son âme grêle Comme un songe d'or. J'entends le crâne à chaque bulle Prier et gémir: «Ce jeu féroce et ridicule, Quand doit-il finir? «Car ce que ta bouche cruelle Éparpille en l'air, Monstre assassin, c'est ma cervelle, Mon sang et ma chair!» RÉVOLTE _Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru dans un des principaux recueils littéraires de Paris, où il n'a été considère, du moins par les gens d'esprit, que pour ce qu'il est véritablement: le pastiche des raisonnements de l'ignorance et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l'auteur des_ Fleurs du Mal _a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. Cette déclaration candide n'empêchera pas sans doute les critiques honnêtes de le ranger parmi les théologiens de la populace et de l'accuser d'avoir regretté pour Notre Sauveur Jésus-Christ, pour la victime éternelle et volontaire, le rôle d'un conquérant, d'un Attila égalitaire et dévastateur. Plus d'un adressera sans doute au Ciel les actions de grâces habituelles du Pharisien: «Merci, mon Dieu, qui n'avez pas permis que je fusse semblable à ce poète infâme!_»[5] LE RENIEMENT DE SAINT-PIERRE Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins? Comme un tyran gorgé de viande et de vins, Il s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes. Les sanglots des martyrs et des suppliciés Sont une symphonie enivrante sans doute, Puisque, malgré le sang que leur volupté coûte, Les Cieux ne s'en sont point encore rassasiés! --Ah! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives! Dans ta simplicité tu priais à genoux Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives, Lorsque tu vis cracher sur ta divinité La crapule du corps de garde et des cuisines, Et lorsque tu sentis s'enfoncer les épines Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité; Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant, Quand tu fus devant tous posé comme une cible, Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux Où tu vins pour remplir l'éternelle promesse, Où tu foulais, monté sur une douce ânesse, Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux, Où, le cœur tout gonflé d'espoir et de vaillance, Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras, Où tu fus maître enfin? Le remords n'a-t-il pas Pénétré dans ton flanc plus avant que la lance? --Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve; Puissé-je user du glaive et périr par le glaive! Saint Pierre a renié Jésus... il a bien fait! VARIANTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 2e _strophe_, 4e _vers._ Les cieux ne s'en sont point encor rassasiés! ABEL ET CAÏN I Race d'Abel, dors, bois et mange; Dieu te sourit complaisamment. Race de Caïn, dans la fange Rampe et meurs misérablement. Race d'Abel, ton sacrifice Flatte le nez du Séraphin! Race de Caïn, ton supplice Aura-t-il jamais une fin? Race d'Abel, vois tes semailles Et ton bétail venir à bien; Race de Caïn, tes entrailles Hurlent la faim comme un vieux chien. Race d'Abel, chauffe ton ventre A ton foyer patriarcal; Race de Caïn, dans ton antre Tremble de froid, pauvre chacal! Race d'Abel, aime et pullule! Ton or fait aussi des petits. Race de Caïn, cœur qui brûle, Prends garde à ces grands appétits. Race d'Abel, tu croîs et broutes Comme les punaises des bois! Race de Caïn, sur les routes Traîne ta famille aux abois II Ah! race d'Abel, ta charogne Engraissera le sol fumant! Race de Caïn, ta besogne N'est pas faite suffisamment; Race d'Abel, voici ta honte: Le fer est vaincu par l'épieu! Race de Caïn, au ciel monte Et sur la terre jette Dieu! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 9e _et_ 10e _distiques._ Race d'Abel, sans peur pullule: L'argent fait aussi des petits; Race de Caïn, ton cœur brûle, Éteins ces cruels appétits. LES LITANIES DE SATAN O toi, le plus savant et le plus beau des Anges, Dieu trahi par le sort et privé de louanges, O Satan, prends pitié de ma longue misère! O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort, Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, Guérisseur familier des angoisses humaines, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits, Enseignes par l'amour le goût du Paradis, O Satan, prends pitié de ma longue misère! O toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante, Engendras l'Espérance,--une folle charmante! O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi qui sais en quels coins des terres envieuses Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi dont l'œil clair connaît les profonds arsenaux Où dort enseveli le peuple des métaux, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi dont la large main cache les précipices Au somnambule errant au bord des édifices, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre. Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi qui poses ta marque, ô complice subtil, Sur le front du Crésus impitoyable et vil, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles Le culte de la plaie et l'amour des guenilles, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Bâton des exilés, lampe des inventeurs, Confesseur des pendus et des conspirateurs, O Satan, prends pitié de ma longue misère! Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père, O Satan, prends pitié de ma longue misère! PRIÈRE Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs De l'Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence! Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science, Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 3e _distique_, 2e _vers._ Aimable médecin des angoisses humaines, 4e _distique_, 1er _vers._ Qui mène aux parias, aux animaux maudits, 6e _distique_, 1er _vers._ Toi qui peux octroyer ce regard calme et haut 8e _distique_, 1er _vers._ Toi dont l'œil clair connaît les secrets arsenaux 10e _distique_, 1er _vers._ Toi qui frottes de baume et d'huile les vieux os 12e _distique._ Toi qui mets ton paraphe, ô complice subtil. Sur le front du banquier impitoyable et vil. Le sous-titre PRIÈRE n'est pas dans la première édition. 3e _vers de la_ PRIÈRE. De l'Enfer où, fécond, tu couves le silence! [Footnote 5: Cet avertissement de Baudelaire n'a été reproduit ni dans l'édition de 1861 ni dans l'édition de 1868. Il n'est relatif qu'aux pièces réunies sous le titre collectif: _Révolte._] LE VIN L'ÂME DU VIN Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles: «Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité, Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, Un chant plein de lumière et de fraternité! «Je sais combien il faut, sur la colline en flamme, De peine, de sueur et de soleil cuisant Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme; Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant, «Car j'éprouve une joie immense quand je tombe Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux, Et sa chaude poitrine est une douce tombe Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux. «Entends-tu retentir les refrains des dimanches Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant? Les coudes sur la table et retroussant tes manches. Tu me glorifieras et tu seras content; «J'allumerai les yeux de ta femme ravie; A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs Et serai pour ce frêle athlète de la vie L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs. «En toi je tomberai, végétale ambroisie, Grain précieux jeté par l'éternel Semeur, Pour que de notre amour naisse la poésie Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur!» LE VIN DES CHIFFONNIERS Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre, Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux Où l'humanité grouille en ferments orageux, On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête, Butant, et se cognant aux murs comme un poète, Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets, Épanche tout son cœur en glorieux projets. Il prête des serments, dicte des lois sublimes, Terrasse les méchants, relève les victimes, Et sous le firmament comme un dais suspendu S'enivre des splendeurs de sa propre vertu. Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage, Moulus par le travail et tourmentés par l'âge, Éreintés et pliant sous un tas de débris, Vomissement confus de l'énorme Paris, Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles, Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles, Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux, --Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux Se dressent devant eux, solennelle magie! Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie Des clairons, du soleil, des cris et du tambour, Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour! C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole; Par le gosier de l'homme il chante ses exploits Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois. Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil; L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 4e _strophe_, 3e _et_ 4e _vers._ Le dos martyrisé sous de hideux débris, Trouble vomissement du fastueux Paris, _Dernière strophe_, 3e _vers._ Dieu, saisi de remords, avait fait le sommeil; LE VIN DE L'ASSASSIN Ma femme est morte, je suis libre! Je puis donc boire tout mon soûl. Lorsque je rentrais sans un sou, Ses cris me déchiraient la fibre. Autant qu'un roi je suis heureux; L'air est pur, le ciel admirable... Nous avions un été semblable Lorsque je devins amoureux! L'horrible soif qui me déchire Aurait besoin pour s'assouvir D'autant de vin qu'en peut tenir Son tombeau;--ce n'est pas peu dire: Je l'ai jetée au fond d'un puits, Et j'ai même poussé sur elle Tous les pavés de la margelle. --Je l'oublierai si je le puis! Au nom des serments de tendresse, Dont rien ne peut nous délier, Et pour nous réconcilier Comme au beau temps de notre ivresse, J'implorai d'elle un rendez-vous, Le soir, sur une route obscure. Elle y vint--folle créature! Nous sommes tous plus ou moins fous! Elle était encore jolie, Quoique bien fatiguée! et moi, Je l'aimais trop! voilà pourquoi Je lui dis: «Sors de cette vie!» Nul ne peut me comprendre. Un seul Parmi ces ivrognes stupides Songea-t-il dans ses nuits morbides A faire du vin un linceul? Cette crapule invulnérable Comme les machines de fer Jamais ni l'été ni l'hiver, N'a connu l'amour véritable, Avec ses noirs enchantements, Son cortège infernal d'alarmes, Ses fioles de poison, ses larmes, Ses bruits de chaîne et d'ossements! --Me voilà libre et solitaire! Je serai ce soir ivre-mort; Alors, sans peur et sans remord, Je me coucherai sur la terre, Et je dormirai comme un chien! Le chariot aux lourdes roues Chargé de pierres et de boues, Le wagon enragé peut bien Écraser ma tête coupable Ou me couper par le milieu, Je m'en moque comme de Dieu, Du Diable ou de la Sainte Table! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1re _strophe_, 4e _vers._ Ses pleurs me déchiraient la fibre. 8e _strophe_, 3e _vers._ Songea-t-il dans ses nuits turpides LE VIN DU SOLITAIRE Le regard singulier d'une femme galante Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant, Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante; Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur; Un baiser libertin de la maigre Adeline; Les sons d'une musique énervante et câline, Semblable au cri lointain de l'humaine douleur, Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde, Les baumes pénétrants que ta panse féconde Garde au cœur altéré du poète pieux; Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie, --Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie, Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux. LE VIN DES AMANTS Aujourd'hui l'espace est splendide! Sans mors, sans éperons, sans bride, Partons à cheval sur le vin Pour un ciel féerique et divin! Comme deux anges que torture Une implacable calenture, Dans le bleu cristal du matin Suivons le mirage lointain! Mollement balancés sur l'aile Du tourbillon intelligent, Dans un délire parallèle, Ma sœur, côte à côte nageant, Nous fuirons sans repos ni trêves Vers le paradis de mes rêves! LA MORT LA MORT DES AMANTS Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, Des divans profonds comme des tombeaux, Et d'étranges fleurs sur des étagères, Écloses pour nous sous des ciels plus beaux. Usant à l'envi leurs chaleurs dernières, Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux, Qui réfléchiront leurs doubles lumières Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. Un soir fait de rose et de bleu mystique, Nous échangerons un éclair unique, Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux; Et plus tard un Ange, entr'-ouvrant les portes, Viendra ranimer, fidèle et joyeux, Les miroirs ternis et les flammes mortes. VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _tercet_, 1er _vers._ Un soir plein de rose et de bleu mystique, 2e _tercet_, 1er _vers._ Et bientôt un Ange, entrouvrant les portes, LA MORT DES PAUVRES C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre; C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre, Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir; A travers la tempête, et la neige, et le givre, C'est la clarté vibrante à notre horizon noir; C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre, Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir; C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques Le sommeil et le don des rêves extatiques, Et qui refait le lit des gens pauvres et nus; C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique, C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique, C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _quatrain_, 1er _vers._ C'est la Mort qui console et la Mort qui fait vivre; 1er _quatrain_, 3e _vers._ Qui, divin élixir, nous monte et nous enivre, LA MORT DES ARTISTES Combien faut-il de fois secouer mes grelots Et baiser ton front bas, morne Caricature? Pour piquer dans le but, de mystique nature, Combien, ô mon carquois, perdre de javelots? Nous userons notre âme en de subtils complots, Et nous démolirons mainte lourde armature, Avant de contempler la grande Créature Dont l'infernal désir nous remplit de sanglots! Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole, Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront, Qui vont te martelant la poitrine et le front, N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole! C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau, Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau! VARIANTES DE LA PREMIÈRE ÉDITION 1er _quatrain_, 3e _vers._ Pour piquer dans le but, mystique quadrature, PROJETS D'UNE PREFACE POUR LA SECONDE ÉDITION DES «FLEURS DU MAL»[6] [Première version.] Ce n'est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit; non plus que pour les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage. Je sais que l'amant passionné du beau style s'expose à la haine des multitudes; mais aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coalition, aucun suffrage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à confondre l'encre avec la vertu. Des poètes illustres s'étaient partagés depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la _beauté_ du _Mal._ Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n'a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d'exercer mon goût passionné de l'obstacle. Quelques-uns m'ont dit que ces poésies pouvaient faire du mal; je ne m'en suis pas réjoui. D'autres, de bonnes âmes, qu'elles pouvaient faire du bien; et cela ne m'a pas affligé. La crainte des uns et l'espérance des autres m'ont également étonné et n'ont servi qu'à me prouver une fois de plus que ce siècle avait désappris toutes les notions classiques relatives à la littérature. Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l'homme, je n'aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du _progrès._ Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l'homme spirituel la violence d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n'entamerait pas. J'avais primitivement l'intention de répondre à de nombreuses critiques, et, en même temps, d'expliquer quelques questions très simples, totalement obscurcies par la lumière moderne[7]: Qu'est-ce que la poésie? Quel est son but? De la distinction du Bien d'avec le Beau; de la Beauté dans le Mal; que le rythme et la rime répondent dans l'homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise; de l'adaptation du style au sujet; de la vanité et du danger de l'inspiration, etc., etc.; mais j'ai eu l'imprudence de lire ce matin quelques feuilles publiques; soudain, une indolence, du poids de vingt atmosphères, s'est abattue sur moi, et je me suis arrêté devant l'épouvantable inutilité d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ceux qui savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas me comprendre, j'amoncellerais sans fruit les explications. C.B. [Deuxième version.] [_A fondre peut-être avec d'anciennes notes._] S'il y a quelque gloire à n'être pas compris, ou à ne l'être que très peu, je peux dire sans vanterie que, par ce petit livre, je l'ai acquise et méritée d'un seul coup. Offert plusieurs fois de suite à divers éditeurs qui le repoussaient avec horreur, poursuivi et mutilé, en 1857, par suite d'un malentendu fort bizarre, lentement rajeuni, accru et fortifié pendant quelques années de silence, disparu de nouveau, grâce à mon insouciance, ce produit discordant de _la Muse des derniers jours_, encore avivé par quelques nouvelles touches violentes, ose affronter aujourd'hui, pour la troisième fois[8], le soleil de la sottise. Ce n'est pas ma faute; c'est celle d'un éditeur insistant qui se croit assez fort pour braver le dégoût public. «Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache», me prédisait, dès le commencement, un de mes amis, qui est un grand poète. En effet, toutes mes mésaventures lui ont, jusqu'à présent, donné raison. Mais j'ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l'eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin. Mon éditeur prétend qu'il y aurait quelque utilité pour moi, comme pour lui, à expliquer pourquoi et comment j'ai fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel travail de critique aurait sans doute quelques chances d'amuser les esprits amoureux de la rhétorique profonde. Pour ceux-là peut-être, l'écrirai-je plus tard et le ferai-je tirer à une dizaine d'exemplaires. Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais? Pour insuffler au peuple l'intelligence d'un objet d'art, j'ai une trop grande peur du ridicule, et je craindrais, en cette matière, d'égaler ces utopistes qui veulent, par un décret, rendre tous les Français riches et vertueux d'un seul coup. Et puis, ma meilleure raison, ma suprême, est que cela m'ennuie et me déplaît. Mène-t-on la foule dans les ateliers de l'habilleuse et du décorateur, dans la loge de la comédienne? Montre-t-on au public affolé aujourd'hui, indifférent demain, le mécanisme des trucs? Lui explique-t-on les retouches et les variantes improvisées aux répétitions, et jusqu'à quelle dose l'instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme indispensable dans l'amalgame de l'œuvre? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs qui composent le sanctuaire de l'art? D'ailleurs, telle n'est pas aujourd'hui mon humeur. Je n'ai le désir ni de démontrer, ni d'étonner, ni d'amuser, ni de persuader. J'ai mes nerfs, mes vapeurs. J'aspire à un repos absolu et à une nuit continue. Chantre des voluptés folles du vin et de l'opium, je n'ai soif que d'une liqueur inconnue sur la terre, et que la pharmaceutique céleste elle-même ne pourrait pas m'offrir; d'une liqueur qui ne contiendrait ni la vitalité, ni la mort, ni l'excitation, ni le néant. Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir ne rien sentir, dormir et encore dormir, tel est aujourd'hui mon unique vœu. Vœu infâme et dégoûtant, mais sincère. Toutefois, comme un goût supérieur nous apprend à ne pas craindre de nous contredire un peu nous-mêmes, j'ai rassemblé, à la fin de ce livre abominable, le témoignage de sympathie de quelques-uns des hommes que je prise le plus[9], pour qu'un lecteur impartial en puisse inférer que je ne suis pas absolument digne d'excommunication et qu'ayant su me faire aimer de quelques-uns, mon cœur, quoi qu'en ai dit, je ne sais plus quel torchon imprimé, n'a peut-être pas « l'épouvantable laideur de mon visage». Enfin, par une générosité peu commune, dont MM. les critiques... Comme l'ignorance va croissant... Je dénonce moi-même les imitations... [Troisième version.] DÉDICACE Pour connaître le bonheur, il faut avoir le courage de l'avaler[10]. Le bonheur vomitif. Oreste et Électre. Angoisses. De l'utilité de la douleur. La femme naturelle. La volupté artificielle. Je désire que cette dédicace soit inintelligible. PRÉFACE La France traverse une phase de vulgarité, Paris, centre et rayonnement de bêtise universelle. Malgré Molière et Béranger, on n'aurait jamais cru que la France irait si grand train dans la voie du progrès.--Questions d'art, _terrœ ignotæ._ Le grand homme est bête. Mon livre a pu faire du bien. Je ne m'en afflige pas. Il a pu faire du mal. Je ne m'en réjouis pas. Le but de la poésie. Ce livre n'est pas fait pour mes femmes, mes filles ou mes soeurs. On m'a attribué tous les crimes que je racontais. Divertissement de la haine et du mépris. Les élégiaques sont des canailles. _Et verbum caro factum est._ Or, le poète n'est d'aucun parti. Autrement, il serait un simple mortel. Le Diable. Le péché originel. Homme bon. Si vous vouliez, vous seriez le favori du Tyran; il est plus difficile d'aimer Dieu que de croire en lui. Au contraire, il est plus difficile pour les gens de ce siècle de croire au Diable que de l'aimer. Tout le monde le sent et personne n'y croit. Sublime subtilité du Diable. Une âme de mon choix. Le Décor.--Ainsi la nouveauté.--L'Épigraphe.--D'Aurevilly.--La Renaissance.--Gérard de Nerval--Nous sommes tous pendus ou pendables. J'avais mis quelques ordures pour plaire à MM. les journalistes. Ils se sont montrés ingrats. [Notes.] Comment, par une série d'efforts déterminée, l'artiste peut s'élever à une originalité proportionnelle; Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l'âme humaine que ne l'indique aucune théorie classique; Que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue, comme les langues latine et anglaise; Pourquoi tout poète, qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d'exprimer une idée quelconque; Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l'art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante; qu'elle peut monter à pic vers le ciel, sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l'enfer avec la vélocité de toute pesanteur; qu'elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d'angles superposés; Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibilité d'exprimer toute sensation de suavité ou d'amertume, de béatitude ou d'horreur, par l'accouplement de tel substantif avec tel adjectif, analogue ou contraire; Comment, appuyé sur mes principes et disposant de la science que je me charge de lui enseigner en vingt leçons, tout homme devient capable de composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflée qu'une autre, ou d'aligner un poème de la longueur nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème épique connu. Tâche difficile que de s'élever vers cette insensibilité divine! Car moi-même, malgré les plus louables efforts je n'ai su résister au désir de plaire à mes contemporains, comme l'attestent en quelques endroits, apposées comme un fard, certaines basses flatteries adressées à la démocratie, et même quelques ordures destinées à me faire pardonner la tristesse de mon sujet. Mais MM. les journalistes s'étant montrés ingrats envers les caresses de ce genre, j'en ai supprimé la trace, autant qu'il m'a été possible, dans cette nouvelle édition. Je me propose, pour vérifier de nouveau l'excellence de ma méthode, de l'appliquer prochainement à la célébration des jouissances de la dévotion et des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne les aie jamais connues. Note sur les plagiats[11]. — Thomas Gray. Edgar Poë (2 passages). Longfellow (2 passages). Stace. Virgile (tout le morceau d'_Andromaque_). Eschyle. Victor Hugo. * * * Tranquille comme un sage et doux comme un maudit[12]. J'ai dit: Je t'aime, ô ma très belle, ô ma charmante... Que de fois... Tes débauches sans soif et tes amours sans âme, Ton goût de l'infini Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame, Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes, Tes faubourgs mélancoliques, Tes hôtels garnis, Tes jardins pleins de soupirs et d'intrigues, Tes temples vomissant la prière en musique, Tes désespoirs d'enfant, tes jeux de vieille folle, Tes découragements; Et tes feux d'artifice, éruptions de joie, Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux. Ton vice vénérable étalé dans la soie, Et ta vertu risible, au regard malheureux, Douce, s'extasiant au luxe qu'il déploie. Tes principes sauvés et tes lois conspuées, Tes monuments hautains où s'accrochent les brumes, Tes dômes de métal qu'enflamme le soleil, Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses, Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant, Tes magiques pavés dressés en forteresses, Tes petits orateurs, aux enflures baroques, Prêchant l'amour, et puis tes égouts pleins de sang, S'engouffrant dans l'Enfer comme des Orénoques, Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques. Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe, O vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. [Footnote 6: Eugène Crépet, _Œuvres posthumes_, etc.] [Footnote 7: Rapprocher ce paragraphe des _Notes_ qui suivent la _Troisième version._ (Note de l'éditeur des _Œuvres posthumes._ Mercure de France, 1908.)] [Footnote 8: Ce passage donnerait à' penser que cette «deuxième version» était destinée à préfacer non la 2e édition des _Fleurs_, mais une troisième dont, après la mort du poète, on trouva le projet arrêté dans ses notes. (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, Mercure de France, MCMXV.)] [Footnote 9: Il s'agit ici évidemment des pièces qui composent l'_Appendice_ de l'édition définitive. (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, Mercure de France, MCMXV.)] [Footnote 10: Rapprocher de cette phrase celle-ci, qui se trouve au début de la préface des _Paradis artificiels_: «Pour digérer le bonheur naturel comme l'artificiel, il faut avoir le courage de l'avaler, et ceux qui mériteraient peut-être le bonheur sont justement ceux-là à qui la félicité, telle que la conçoivent les mortels, a toujours fait l'effet d'un vomitif.» (Note de M. Eugène Crépet.)] [Footnote 11: Cette phrase semble se rapporter à la dernière ligne de la seconde préface. C'est une liste des imitations que Baudelaire a faites des poètes dont il cite les noms. (_Note de M. Eugène Crépet._)] [Footnote 12: Cette pièce, restée à l'état d'ébauche, devait faire partie de la 2e édition des _Fleurs._ (V. _Lettres_, juillet ou août 1860.) L'idée première en a été reprise dans le sonnet _Épilogue_ qui termine les _Petits Poèmes en prose_ (Œuvres complètes, t. IV.)--Cf. _Lettres_, lettre à Poulet-Malassis, juillet ou août 1860.] (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, Mercure de France, MCMXV. Le sonnet _Épilogue_ est en réalité une tierce-rime.)] PIÈCES AJOUTÉES DANS LA SECONDE ÉDITION (1861) L'ALBATROS Souvent pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. A peine les ont-ils déposés sur les planches Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! Lui naguère si beau, qu'il est comique et laid! L'un aiguise son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime en boitant l'infirme qui volait! Le poète est semblable au prince des nuées, Qui hante la tempête et se rit de l'archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. LE MASQUE STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE _A Ernest Christophe, statuaire._ Contemplons ce trésor de grâces florentines; Dans l'ondulation de ce corps musculeux L'Élégance et la Force abondent, sœurs divines. Cette femme, morceau vraiment miraculeux, Divinement robuste, adorablement mince, Est faite pour trôner sur des lits somptueux Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince. --Aussi, vois ce souris fin et voluptueux Où la fatuité promène son extase; Ce long regard sournois, langoureux et moqueur; Ce visage mignard, tout encadré de gaze, Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur: «La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne!» A cet être doué de tant de majesté Vois quel charme excitant la gentillesse donne! Approchons, et tournons autour de sa beauté. O blasphème de l'art! ô surprise fatale! La femme au corps divin, promettant le bonheur, Par le haut se termine en monstre bicéphale! Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur, Ce visage éclairé d'une exquise grimace; Et, regarde, voici, crispée atrocement, La véritable tête, et la sincère face Renversée à l'abri de la face qui ment. --Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux; Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux! --Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète? --Elle pleure, insensée, parce qu'elle a vécu! Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux, C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore! Demain, après-demain et toujours!--comme nous! HYMNE A LA BEAUTÉ Viens-tu du ciel profond, ou sors-tu de l'abîme, O Beauté? Ton regard, infernal et divin, Verse confusément le bienfait et le crime, Et l'on peut pour cela te comparer au vin. Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore; Tu répands des parfums comme un soir orageux; Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore Qui font le héros lâche et l'enfant courageux. Sors-tu du gouffre noir, ou descends-tu des astres? Le Démon charmé suit tes jupons comme un chien; Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien. Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques. De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant, Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques, Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement. L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle. Crépite, flambe, et dit: «Bénissons ce flambeau!» L'amoureux pantelant incliné sur sa belle A l'air d'un moribond caressant son tombeau. Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe, O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu! Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu? De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène, Qu'importe, si tu rends,--fée aux yeux de velours, Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!-- L'univers moins hideux et les instants moins lourds? LA CHEVELURE O toison, moutonnant jusque sur l'encolure! O boucles! O parfum chargé de nonchaloir! Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir! La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt, Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique! Comme d'autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum. J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève, Se pâment longuement sous l'ardeur des climats; Fortes tresses, soyez la foule qui m'enlève! Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts: Un port retentissant où mon âme peut boire A grands flots le parfum, le son et la couleur; Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire, Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse Dans ce noir océan où l'autre est enfermé; Et mon esprit subtil que le roulis caresse Saura vous retrouver, ô féconde paresse, Infinis bercements du loisir embaumé! Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Je m'enivre ardemment des senteurs confondues De l'huile de coco, du musc et du goudron. Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde Sèmera le rubis, la perle et le saphir, Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde! N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde Où je hume à longs traits le vin du souvenir? DUELLUM Deux guerriers ont couru l'un sur l'autre; leurs armes Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang. --Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant. Les glaives sont brisés! comme notre jeunesse, Ma chère! Mais les dents, les ongles acérés Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse. --O fureur des cœurs mûrs par l'amour ulcérés! Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces Nos héros, s'étreignant méchamment, ont roulé, Et leur peau fleurira l'aridité des ronces. --Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis peuplé! Roulons-y sans remords, amazone inhumaine, Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine! LE POSSÉDÉ Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui, O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre; Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre, Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui; Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui, Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre, Te pavaner aux lieux que la Folie encombre, C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui! Allume ta prunelle à la flamme des lustres! Allume le désir dans les regards des rustres! Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant; Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore; Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant Qui ne crie: _O mon cher Belzébuth, je t'adore!_[13] UN FANTOME I LES TÉNÈBRES Dans les caveaux d'insondable tristesse Où le Destin m'a déjà relégué; Où jamais n'entre un rayon rose et gai; Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse, Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres; Où cuisinier aux appétits funèbres, Je fais bouillir et je mange mon cœur, Par instants brille, et s'allonge, et s'étale Un spectre fait de grâce et de splendeur: A sa rêveuse allure orientale, Quand il atteint sa totale grandeur, Je reconnais ma belle visiteuse: C'est Elle! sombre, et pourtant lumineuse. II LE PARFUM Lecteur, as-tu quelquefois respiré Avec ivresse et lente gourmandise Ce grain d'encens qui remplit une église, Ou d'un sachet le musc invétéré? Charme profond, magique, dont nous grise Dans le présent le passé restauré! Ainsi l'amant sur un corps adoré Du souvenir cueille la fleur exquise. De ses cheveux élastiques et lourds, Vivant sachet, encensoir de l'alcôve, Une senteur montait, sauvage et fauve, Et des habits, mousseline ou velours, Tout imprégnés de sa jeunesse pure, Se dégageait un parfum de fourrure. III LE CADRE Comme un beau cadre ajoute à la peinture, Bien qu'elle soit d'un pinceau très vanté, Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté En l'isolant de l'immense nature, Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure S'adaptaient juste à sa rare beauté; Rien n'offusquait sa parfaite clarté, Et tout semblait lui servir de bordure. Même on eût dit parfois qu'elle croyait Que tout voulait l'aimer; elle noyait Dans les baisers du satin et du linge Son beau corps nu, plein de frissonnements, Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements Montrait la grâce enfantine du singe. IV LE PORTRAIT La Maladie et la Mort font des cendres De tout le feu qui pour nous flamboya. De ces grands yeux si fervents et si tendres, De cette bouche où mon cœur se noya. De ces baisers puissants comme un dictame, De ces transports plus vifs que des rayons, Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme! Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons, Qui, comme moi, meurt dans la solitude, Et que le Temps, injurieux vieillard, Chaque jour frotte avec son aile rude... Noir assassin de la Vie et de l'Art, Tu ne tueras jamais dans ma mémoire Celle qui fut mon plaisir et ma gloire! SEMPER EADEM «D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange, Montant comme la mer sur le roc noir et nu?» --Quand notre cœur a fait une fois sa vendange, Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu, Une douleur très simple et non mystérieuse, Et, comme votre joie, éclatante pour tous. Cessez donc de chercher, ô belle curieuse! Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous! Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie! Bouche au rire enfantin! Plus encor que la Vie, La Mort nous tient souvent par des liens subtils. Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un _mensonge_, Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe, Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils! CHANT D'AUTOMNE I Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres; Adieu, vive clarté de nos étés trop courts! J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres Le bois retentissant sur le pavé des cours. Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère, Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, Et, comme le soleil dans son enfer polaire, Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé. J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe; L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. Mon esprit est pareil à la tour qui succombe Sous les coups du bélier infatigable et lourd. Il me semble, bercé par ce choc monotone, Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part... Pour qui?--C'était hier l'été; voici l'automne! Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. II J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre, Douce beauté! mais tout aujourd'hui m'est amer Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre, Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. Et pourtant aimez-moi, tendre cœur! soyez mère, Même pour un ingrat, même pour un méchant; Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant. Courte tâche! La tombe attend; elle est avide! Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux. Goûter, en regrettant l'été blanc et torride, De l'arrière-saison le rayon jaune et doux! A UNE MADONE EX-VOTO DANS LE GOUT ESPAGNOL Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse, Un autel souterrain au fond de ma détresse, Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur, Loin du désir mondain et du regard moqueur, Une niche, d'azur et d'or tout émaillée, Où tu te dresseras, Statue émerveillée. Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal Savamment constellé de rimes de cristal, Je ferai pour ta tête une énorme Couronne; Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone, Je saurai te tailler un Manteau, de façon Barbare, raide et lourd, et doublé de soupçon, Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes; Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes! Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant, Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend, Aux pointes se balance, aux vallons se repose, Et revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose. Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers De satin, pour tes pieds divins humiliés, Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte, Comme un moule fidèle en garderont l'empreinte. Si je ne puis, malgré tout mon art diligent, Pour Marchepied tailler une Lune d'argent, Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles Sous tes talons, afin que tu foules et railles, Reine victorieuse et féconde en rachats, Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats. Tu verras mes Pensers, rangés comme les Cierges Devant l'autel fleuri de la Reine des Vierges, Étoilant de reflets le plafond peint en bleu, Te regarder toujours avec des yeux de feu; Et comme tout en moi te chérit et t'admire, Tout se fera Benjoin, Encens, Oliban, Myrrhe, Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux, En vapeurs montera mon Esprit orageux. Enfin, pour compléter ton rôle de Marie, Et pour mêler l'amour avec la barbarie, Volupté noire! des sept Péchés capitaux, Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux Bien affilés, et, comme un jongleur insensible, Prenant le plus profond de ton amour pour cible, Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant, Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant! CHANSON D'APRÈS-MIDI Quoique tes sourcils méchants Te donnent un air étrange Qui n'est pas celui d'un ange, Sorcière aux yeux alléchants, Je t'adore, ô ma frivole, Ma terrible passion! Avec la dévotion Du prêtre pour son idole. Le désert et la forêt Embaument tes tresses rudes; Ta tête a les attitudes De l'énigme et du secret; Sur ta chair le parfum rôde Comme autour d'un encensoir; Tu charmes comme le soir, Nymphe ténébreuse et chaude. Ah! les philtres les plus forts Ne valent pas ta paresse, Et tu connais la caresse Qui fait revivre les morts! Tes hanches sont amoureuses De ton dos et de tes seins, Et tu ravis les coussins Par tes poses langoureuses. Quelquefois, pour apaiser Ta rage mystérieuse, Tu prodigues, sérieuse, La morsure et le baiser; Tu me déchire, ma brune, Avec un rire moqueur, Et puis tu mets sur mon cœur Ton œil doux comme la lune. Sous tes souliers de satin, Sous tes charmants pieds de soie, Moi, je mets ma grande joie, Mon génie et mon destin, Mon âme par toi guérie, Par toi, lumière et couleur! Explosion de chaleur, Dans ma noire Sibérie! SISINA Imaginez Diane en galant équipage, Parcourant les forêts ou battant les halliers, Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage. Superbe et défiant les meilleurs cavaliers! Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage, Excitant à l'assaut un peuple sans souliers, La joue et l'œil en feu, jouant son personnage Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers? Telle la Sisina! Mais la douce guerrière A l'âme charitable autant que meurtrière; Son courage, affolé de poudre et de tambours, Devant les suppliants sait mettre bas les armes. Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours, Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes. SONNET D'AUTOMNE Ils me disent, tes yeux clairs comme le cristal: «Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite?» --Sois charmante et tais-toi! Mon cœur, que tout irrite, Excepté la candeur de l'antique animal, Ne veut pas te montrer son secret infernal, Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite, Ni sa noire légende avec la flamme écrite. Je hais la passion, et l'esprit me fait mal! Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite, Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal. Je connais les engins de son vieil arsenal: Crime, horreur et folie!--O pâle marguerite! Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal, O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite? UNE GRAVURE FANTASTIQUE Ce spectre singulier n'a pour toute toilette, Grotesquement campé sur son front de squelette, Qu'un diadème affreux sentant le carnaval. Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval, Fantôme comme lui, rosse apocalyptique, Qui bave des naseaux comme un épileptique. Au travers de l'espace ils s'enfoncent tous deux, Et foulent l'infini d'un sabot hasardeux. Le cavalier promène un sabre qui flamboie Sur les foules sans nom que sa monture broie, Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison, Le cimetière immense et froid, sans horizon, Où gisent, aux lueurs d'un soleil blanc et terne, Les peuples de l'histoire ancienne et moderne. OBSESSION Grands bois, vous m'effrayez comme des cathédrales, Vous hurlez comme l'orgue, et dans nos cœurs maudits, Chambres d'éternel deuil où vibrent de vieux râles. Répondent les échos de vos _De profundis._ Je te hais, Océan! tes bonds et tes tumultes, Mon esprit les retrouve en lui! Ce rire amer De l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes, Je l'entends dans le rire énorme de la mer. Comme tu me plairais, ô Nuit! sans ces étoiles Dont la lumière parle un langage connu! Car je cherche le vide, et le noir, et le nu! Mais les ténèbres sont-elles mêmes des toiles Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, Des êtres disparus aux regards familiers! LE GOUT DU NÉANT Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte, L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur, Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur, Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte. Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute! Esprit vaincu, fourbu! pour toi, vieux maraudeur, L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute; Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte! Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur! Le Printemps adorable a perdu son odeur! Et le Temps m'engloutit minute par minute, Comme la neige immense un corps pris de roideur; Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur, Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute! Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute? ALCHIMIE DE LA DOULEUR L'un t'éclaire avec son ardeur, L'autre en toi met son deuil, Nature! Ce qui dit à l'un: «Sépulture!» Dit à l'autre: «Vie et splendeur!» Hermès inconnu qui m'assistes Et qui toujours m'intimidas, Tu me rends l'égal de Midas, Le plus triste des alchimistes: Par toi je change l'or en fer Et le paradis en enfer; Dans le suaire des nuages Je découvre un cadavre cher, Et sur les célestes rivages Je bâtis de grands sarcophages. HORREUR SYMPATHIQUE De ce ciel bizarre et livide. Tourmenté comme ton destin, Quels pensers dans ton âme vide Descendent?--Réponds, libertin. --Insatiablement avide De l'obscur et de l'incertain, Je ne geindrai pas comme Ovide Chassé du paradis latin. Cieux déchirés comme des grèves En vous se mire mon orgueil! Vos vastes nuages en deuil Sont les corbillards de mes rêves, Et vos lueurs sont le reflet De l'Enfer où mon cœur se plaît! L'HORLOGE Horloge! dieu sinistre, effrayant, impassible. Dont le doigt nous menace et nous dit: _Souviens-toi!_ Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi Se planteront bientôt comme dans une cible; Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse; Chaque instant te dévore un morceau du délice A chaque homme accordé pour toute sa saison. Trois mille six cents fois par heure, la Seconde Chuchote: _Souviens-toi!_--Rapide avec sa voix D'insecte, Maintenant dit: «Je suis Autrefois, Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde!» _Remember! Souviens-toi!_ prodigue! _Esto memor!_ (Mon gosier de métal parle toutes les langues.) Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or! _Souviens-toi_ que le Temps est un joueur avide Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi. Le jour décroît; la nuit augmente; _souviens-toi!_ Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide. Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard, Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge, Où le repentir même (oh! la dernière auberge!), Où tout te dira: «Meurs, vieux lâche! il est trop tard!» PAYSAGE Je veux, pour composer chastement mes églogues, Coucher auprès du ciel, comme les astrologues, Et, voisin des clochers, écouter en rêvant Leurs hymnes solennels emportés par le vent. Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde, Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité, Et les grands ciels qui font rêver d'éternité. Il est doux, à travers les brumes, de voir naître L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre, Les fleuves de charbon monter au firmament Et la lune verser son pâle enchantement. Je verrai les printemps, les étés, les automnes, Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones, Je fermerai partout portières et volets Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais. Alors je rêverai des horizons bleuâtres, Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres, Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin, Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin. L'Émeute, tempêtant vainement à ma vitre, Ne fera pas lever mon front de mon pupitre; Car je serai plongé dans cette volupté D'évoquer le Printemps avec ma volonté, De tirer un soleil de mon cœur et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère. LE CYGNE A Victor Hugo I Andromaque, je pense à vous!--Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L'immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. --Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel); Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus. Là s'étalait jadis une ménagerie; Là je vis un matin, à l'heure où sous les cieux Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux, Un cygne qui s'était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre? Et disait, le cœur plein de son beau lac natal: «Eau, quand donc pleuvra-tu? quand tonneras-tu, foudre?» Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s'il adressait des reproches à Dieu! II Paris change, mais rien dans ma mélancolie N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m'opprime: Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous, Andromaque, des bras d'un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d'un tombeau vide en extase courbée; Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus! Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard: A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs Et tettent la Douleur comme une bonne louve! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs! Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor! LES SEPT VIEILLARDS A Victor Hugo Fourmillante cité, cité pleine de rêves, Où le spectre en plein jour raccroche le passant! Les mystères partout coulent comme des sèves Dans les canaux étroits du colosse puissant. Un matin, cependant que dans la triste rue Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur, Simulaient les deux quais d'une rivière accrue, Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur. Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace, Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros Et discutant avec mon âme déjà lasse, Le faubourg secoué par les lourds tombereaux. Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux, Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes, Sans la méchanceté qui brillait dans ses yeux, M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas, Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée, Se projetait, pareille à celle de Judas. Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine Faisant avec sa jambe un parfait angle droit, Si bien que son bâton, parachevant sa mine, Lui donnait la tournure et le pas maladroit D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes. Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant, Comme s'il écrasait des morts sous ses savates, Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent. Son pareil le suivait: barbe, œil, dos, bâton, loques, Nul trait ne distinguait, du même enfer venu, Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques Marchaient du même pas vers un but inconnu. A quel complot infâme étais-je donc en butte, Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait? Car je comptais sept fois, de minute en minute, Ce sinistre vieillard qui se multipliait! Que celui-là qui rit de mon inquiétude, Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel, Songe bien que malgré tant de décrépitude Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel! Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième, Sosie inexorable, ironique et fatal, Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même? --Mais je tournai le dos au cortège infernal. Exaspéré comme un ivrogne qui voit double, Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté, Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble, Blessé par le mystère et par l'absurdité! Vainement ma raison voulait prendre la barre; La tempête en jouant déroutait ses efforts, Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords! LES PETITES VIEILLES A Victor Hugo Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponine ou Laïs!--Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit. --Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d'un enfant? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d'un goût bizarre et captivant, Et lorsque j'entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S'en va tout doucement vers un nouveau berceau, A moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords. Combien de fois il faut que l'ouvrier varie La forme de la boîte où l'on met tous ces corps. --Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes, Des creusets qu'un métal refroidi pailleta... Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes Pour celui que l'austère Infortune allaita! II De Frascati défunt Vestale énamourée; Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel, Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes: «Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel!» L'une, par sa patrie au malheur exercée, L'autre, que son époux surchargea de douleurs, L'autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs! III Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles! Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc, Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au cœur des citadins. Celle-là droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier; Son œil parfois s'ouvrait comme l'œil d'un vieil aigle; Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier! IV Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, A travers le chaos des vivantes cités, Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités. Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d'un amour dérisoire; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. Honteuses d'exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs; Et nul ne vous salue, étranges destinées! Débris d'humanité pour l'éternité mûrs! Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille L'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j'étais votre père, ô merveille! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins: Je vois s'épanouir vos passions novices; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus, Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices! Mon âme resplendit de toutes vos vertus! Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères! Je vous fais chaque soir un solennel adieu! Où serez-vous demain, Èves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu? VARIANTE DE L'ÉDITION DÉFINITIVE _II_, 1er _vers._ De l'ancien Frascati Vestale énamourée: LES AVEUGLES Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux! Pareils aux mannequins; vaguement ridicules; Terribles, singuliers comme les somnambules; Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux. Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie, Comme s'ils regardaient au loin, restent levés Au ciel; on ne les voit jamais vers les pavés Pencher rêveusement leur tête appesantie. Ils traversent ainsi le noir illimité, Ce frère du silence éternel. O cité! Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles, Éprise du plaisir jusqu'à l'atrocité, Vois, je me traîne aussi! mais, plus qu'eux hébété, Je dis: Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles? A UNE PASSANTE La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d'une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l'ourlet; Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. Un éclair... puis la nuit!--Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l'éternité? Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! _jamais_ peut-être: Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais! LE SQUELETTE LABOUREUR I Dans les planches d'anatomie Qui traînent sur ces quais poudreux Où maint livre cadavéreux Dort comme une antique momie, Dessins auxquels la gravité Et le soir d'un vieil artiste, Bien que le sujet en soit triste, Ont communiqué la Beauté, On voit, ce qui rend plus complètes Ces mystérieuses horreurs, Bêchant comme des laboureurs, Des Écorchés et des Squelettes. II De ce terrain que vous fouillez, Manants résignés et funèbres, De tout l'effort de vos vertèbres Ou de vos muscles dépouillés, Dites, quelle moisson étrange, Forçats arrachés au charnier, Tirez-vous, et de quel fermier Avez-vous à remplir la grange? Voulez-vous (d'un destin trop dur Épouvantable et clair emblème!) Montrer que dans la fosse même Le sommeil promis n'est pas sûr; Qu'envers nous le Néant est traître; Que tout, même la Mort, nous ment. Et que sempiternellement. Hélas! il nous faudra peut-être Dans quelque pays inconnu Écorcher la terre revêche Et pousser une lourde bêche Sous notre pied sanglant et nu? DANSE MACABRE A Ernest Christophe Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature, Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants, Elle a la nonchalance et la désinvolture D'une coquette maigre aux airs extravagants. Vit-on jamais au bal une taille plus mince? Sa robe exagérée, en sa royale ampleur, S'écroule abondamment sur un pied sec que pince Un soulier pomponné, joli comme une fleur. La ruche qui se joue au bord des clavicules, Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher, Défend pudiquement des lazzi ridicules Les funèbres appas qu'elle tient à cacher. Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres, Et son crâne, de fleurs artistement coiffé, Oscille mollement sur ses frêles vertèbres. --O charme d'un néant follement attifé! Aucuns t'appelleront une caricature, Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair, L'élégance sans nom de l'humaine armature. Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher! Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace, La fête de la Vie? ou quelque vieux désir, Éperonnant encor ta vivante carcasse, Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir? Au chant des violons, aux flammes des bougies, Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur, Et viens-tu demander au torrent des orgies De rafraîchir l'enfer allumé dans ton cœur? Inépuisable puits de sottise et de fautes! De l'antique douleur éternelle alambic! A travers le treillis recourbé de tes côtes Je vois, errant encor, l'insatiable aspic. Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie Ne trouve pas un prix digne de ses efforts; Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie? Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts! Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées, Exhale le vertige, et les danseurs prudents Ne contempleront pas sans d'amères nausées Le sourire éternel de tes trente-deux dents. Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau? Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette? Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau. Bayadère sans nez, irrésistible gouge, Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués: «Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge, Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués, «Antinoüs flétris, dandys à face glabre, Cadavres vernissés, lovelaces chenus, Le branle universel de la danse macabre Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus! «Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange, Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir. «En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire En tes contorsions, risible Humanité, Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe. Mêle son ironie à ton insanité!» L'AMOUR DU MENSONGE Quand je te vois passer, ô ma chère indolente, Au chant des instruments qui se brise au plafond, Suspendant ton allure harmonieuse et lente Et promenant l'ennui de ton regard profond; Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore, Ton front pâle, embelli par un morbide attrait, Où les torches du soir allument une aurore, Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait, Je me dis: «Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche! Le souvenir massif, royale et lourde tour, La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche, Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.» Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines? Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs, Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines, Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs? Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques, Qui ne recèlent point de secrets précieux; Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques, Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux. Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence, Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité? Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence? Masque ou décor, salut! j'adore ta beauté. RÊVE PARISIEN A Constantin Guys I De ce terrible paysage Que jamais œil mortel ne vit, Ce matin encore l'image, Vague et lointaine, me ravit. Le sommeil est plein de miracles! Par un caprice singulier, J'avais banni de ces spectacles Le végétal irrégulier, Et, peintre fier de mon génie, Je savourais dans mon tableau L'enivrante monotonie Du métal, du marbre et de l'eau. Babel d'escaliers et d'arcades, C'était un palais infini, Plein de bassins et de cascades Tombant dans l'or mat ou bruni; Et des cataractes pesantes, Comme des rideaux de cristal, Se suspendaient, éblouissantes, A des murailles de métal. Non d'arbres, mais de colonnades Les étangs dormants s'entouraient, Où de gigantesques naïades, Comme des femmes, se miraient. Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues, Entre des quais roses et verts, Pendant des millions de lieues, Vers les confins de l'univers; C'étaient des pierres inouïes Et des flots magiques; c'étaient D'immenses glaces éblouies Par tout ce qu'elles reflétaient! Insouciants et taciturnes, Des Ganges, dans le firmament, Versaient le trésor de leurs urnes Dans des gouffres de diamant. Architecte de mes féeries, Je faisais, à ma volonté, Sous un tunnel de pierreries Passer un océan dompté; Et tout, même la couleur noire, Semblait fourbi, clair, irisé; Le liquide enchâssait sa gloire Dans le rayon cristallisé. Nul astre d'ailleurs, nuis vestiges De soleil, même au bas du ciel. Pour illuminer ces prodiges, Qui brillaient d'un feu personnel! Et sur ces mouvantes merveilles Planait (terrible nouveauté! Tout pour l'œil, rien pour les oreilles!) Un silence d'éternité. II En rouvrant mes yeux pleins de flamme J'ai vu l'horreur de mon taudis, Et senti, rentrant dans mon âme, La pointe des soucis maudits; La pendule aux accents funèbres Sonnait brutalement midi, Et le ciel versait des ténèbres Sur ce triste monde engourdi. LA FIN DE LA JOURNÉE Sous une lumière blafarde Court, danse et se tord sans raison La Vie, impudente et criarde. Aussi, sitôt qu'à l'horizon La nuit voluptueuse monte, Apaisant tout, même la faim. Effaçant tout, même la honte, Le Poète se dit: «Enfin! Mon esprit, comme mes vertèbres, Invoque ardemment le repos; Le cœur plein de songes funèbres, Je vais me coucher sur le dos Et me rouler dans vos rideaux, O rafraîchissantes ténèbres!» LE RÊVE D'UN CURIEUX A F. N. Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse, Et de toi fais-tu dire: « Oh! l'homme singulier!» --J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse, Désir mêlé d'horreur, un mal particulier; Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. Plus allait se vidant le fatal sablier, Plus ma torture était âpre et délicieuse; Tout mon cœur s'arrachait au monde familier. J'étais comme l'enfant avide du spectacle, Haïssant le rideau comme on hait un obstacle... Enfin la vérité froide se révéla: J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela! La toile était levée et j'attendais encore. VOYAGE A Maxime Du Camp I Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, L'univers est égal à son vaste appétit. Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes! Aux yeux du souvenir que le monde est petit! Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, Le cœur gros de rancune et de désirs amers, Et nous allons, suivant le rythme de la lame, Berçant notre infini sur le fini des mers: Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme; D'autres, l'horreur de leurs berceaux; et quelques-uns, Astrologues noyés dans les yeux d'une femme, La Circé tyrannique aux dangereux parfums. Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent D'espace et de lumière et de cieux embrasés; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent Effacent lentement la marque des baisers. Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s'écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: «Allons!» Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues, Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon, De vastes voluptés, changeantes, inconnues, Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom! II Nous imitons, horreur! la toupie et la boule Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils La Curiosité nous tourmente et nous roule, Comme un Ange cruel qui fouette des soleils. Singulière fortune, où le but se déplace Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où! Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse, Pour trouver le repos court toujours comme un fou! Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie; Une voix retentit sur le pont: «Ouvre l'œil!» Une voix de la hune, ardente et folle, crie: «Amour... gloire... bonheur!» Enfer! c'est un écueil. Chaque îlot signalé par l'homme de vigie Est un Eldorado promis par le Destin; L'Imagination qui dresse son orgie Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin. O le pauvre amoureux des pays chimériques! Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques Dont le mirage rend le gouffre plus amer? Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue, Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis; Son œil ensorcelé découvre une Capoue Partout où la chandelle illumine un taudis. III Étonnants voyageurs! quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers! Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers. Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile! Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, Vos souvenirs avec leur cadres d'horizons. Dites, qu'avez-vous vu? IV «Nous avons vu des astres Et des flots; nous avons vu des sables aussi; Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres, Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici. «La gloire du soleil sur la mer violette, La gloire des cités dans le soleil couchant Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète De plonger dans un ciel au reflet alléchant. «Les plus riches cités, les plus grands paysages Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux De ceux que le hasard fait avec les nuages, Et toujours le désir nous rendait soucieux! «--La jouissance ajoute au désir de la force. Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais, Cependant que grossit et durcit ton écorce, Tes branches veulent voir le soleil de plus près! «Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace Que le cyprès?--Pourtant nous avons, avec soin, Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin! «--Nous avons salué des idoles à trompe, Des trônes constellés de joyaux lumineux, Des palais ouvragés dont la féerique pompe Serait pour vos banquiers un rêve ruineux, «Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse, Des femmes dont les dents et les ongles sont teints, Et des jongleurs savants que le serpent caresse.» V Et puis, et puis encore? VI «O cerveaux enfantins! «Pour ne pas oublier la chose capitale, Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché, Du haut jusques en bas de l'échelle fatale, Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché: «La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide, Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût; L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide, Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout; «Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote; La fête qu'assaisonne et parfume le sang; Le poison du pouvoir énervant le despote, Et le peuple amoureux du fouet abrutissant; «Plusieurs religions semblables à la nôtre, Toutes escaladant le ciel; la Sainteté, Comme en un lit de plume un délicat se vautre, Dans les clous et le crin cherchant la volupté; «L'Humanité bavarde, ivre de son génie, Et, folle maintenant comme elle l'était jadis, Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie: «O mon semblable, ô mon maître, je te maudis!» «Et les moins sots, hardis amants de la Démence, Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin, Et se réfugiant dans l'opium immense! --Tel est du globe entier l'éternel bulletin.» VII Amer savoir, celui qu'on tire du voyage! Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image: Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui! Faut-il partir? Rester? Si tu peux rester, reste; Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste, Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit, Comme le Juif errant et comme les apôtres, A qui rien ne suffit, ni wagon, ni vaisseau, Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres Qui savent le tuer sans quitter leur berceau. Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, Nous pourrons espérer et crier: «En avant!» De même qu'autrefois nous partions pour la Chine, Les yeux fixés au large et les cheveux au vent, Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres Avec le cœur joyeux d'un jeune passager. Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres, Qui chantent: «Par ici! vous qui voulez manger «Le Lotus parfumé: c'est ici qu'on vendange Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim; Venez vous enivrer de la douceur étrange De cette après-midi qui n'a jamais de fin.» A l'accent familier nous devinons le spectre; Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. «Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre!» Dit celle dont jadis nous baisions les genoux. VIII O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre! Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons! Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? Au fond de l'Inconnu pour trouver du _nouveau!_ [Footnote 13: On ne se tromperait peut-être pas en pensant que Gazotte (autant celui du _Diable amoureux_ que celui du récit de la Harpe) a été le trait d'union qui eut l'honneur de réunir dans la tête de Baudelaire l'esprit des écrivains de la Révolution et celui d'Edgar Poë.] PIÈCES EXTRAITES DES "ÉPAVES" (_1866_) LE COUCHER DE SOLEIL ROMANTIQUE Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève, Comme une explosion nous lançant son bonjour! --Bienheureux celui-là qui peut avec amour Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve! Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon, Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite... --Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite, Pour attraper au moins un oblique rayon! Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire; L'irrésistible Nuit établit son empire, Noire, humide, funeste et pleine de frissons; Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage, Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage, Des crapauds imprévus et de froids limaçons. LE JET D'EAU Tes beaux yeux sont las, pauvre amante! Reste longtemps sans les rouvrir, Dans cette pose nonchalante Où t'a surprise le plaisir. Dans la cour le jet d'eau qui jase Et ne se tait ni nuit ni jour Entretient doucement l'extase Où ce soir m'a plongé l'amour. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phœbé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs. Ainsi ton âme qu'incendie L'éclair brûlant des voluptés S'élance, rapide et hardie, Vers les vastes cieux enchantés. Puis elle s'épanche, mourante, En un flot de triste langueur, Qui par une invisible pente Descend jusqu'au fond de mon cœur. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phœbé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs. O toi que la nuit rend si belle, Qu'il m'est doux, penché vers tes seins, D'écouter la plainte éternelle Qui sanglote dans les bassins! Lune, eau sonore, nuit bénie, Arbres qui frissonnez autour, Votre pure mélancolie Est le miroir de mon amour. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phœbé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs. VARIANTES DE «LA PETITE REVUE» (8 juillet 1865). _Refrain, vers_ 1, 2, 3, 4 _et_ 5. La gerbe d'eau qui verse Ses mille fleurs, Que la lune traverse De ses lueurs Tombe comme une averse LES YEUX DE BERTHE Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres, Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s'enfuit Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit! Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres! Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés, Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques Où, derrière l'amas des ombres léthargiques, Scintillent vaguement des trésors ignorés! Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes, Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi! Leurs feux sont ces pensers d'Amour, mêlés de Foi, Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes. HYMNE A la très chère, à la très belle Qui remplit mon cœur de clarté, A l'ange, à l'idole immortelle, Salut en immortalité! Elle se répand dans ma vie Comme un air imprégné de sel, Et dans mon âme inassouvie Verse le goût de l'éternel. Sachet toujours frais qui parfume L'atmosphère d'un cher réduit. Encensoir oublié qui fume En secret à travers la nuit. Comment, amour incorruptible, T'exprimer avec vérité? Grain de musc qui gis, invisible, Au fond de mon éternité! A la très bonne, à la très belle Qui fait ma joie et ma santé, A l'ange, à l'idole immortelle, Salut en immortalité! VERS POUR LE PORTRAIT DE M. HONORÉ DAUMIER Celui dont nous t'offrons l'image, Et dont l'art, subtil entre tous, Nous enseigne à rire de nous, Celui-là, lecteur, est un sage. C'est un satirique, un moqueur; Mais l'énergie avec laquelle Il peint le Mal et sa séquelle Prouve la beauté de son cœur. Son rire n'est pas la grimace De Melmoth ou de Méphisto Sous la torche de l'Alecto Qui les brûle, mais qui nous glace: Leur rire, hélas! de la gaîté N'est que la douloureuse charge; Le sien rayonne, franc et large, Comme un signe de sa bonté! LOLA DE VALENCE Inscription pour le Tableau D'Edouard Manet Entre tant de beautés que partout on peut voir, Je comprends bien, amis, que le désir balance; Mais on voit scintiller en Lola de Valence Le charme inattendu d'un bijou rose et noir. SUR _LE TASSE EN PRISON_ D'EUGÈNE DELACROIX Le poète au cachot, débraillé, maladif, Roulant un manuscrit sous son pied convulsif, Mesure d'un regard que la terreur enflamme L'escalier de vertige où s'abîme son âme. Les rires enivrants dont s'emplit la prison Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison; Le Doute l'environne, et la Peur ridicule, Hideuse et multiforme, autour de lui circule. Ce génie enfermé dans un taudis malsain, Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim Tourbillonne, ameuté derrière son oreille, Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille, Voilà bien ton emblème, Ame aux songes obscurs, Que le Réel étouffe entre ses quatre murs! LA VOIX Mon berceau s'adossait à la bibliothèque, Babel sombre, où roman, science, fabliau, Tout, la cendre latine et la poussière grecque, Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio. Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme, Disait: «La Terre est un gâteau plein de douceur; Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!) Te faire un appétit d'une égale grosseur.» Et l'autre: «Viens! oh! viens voyager dans les rêves, Au delà du possible, au delà du connu!» Et celle-là chantait comme le vent des grèves, Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu, Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie. Je te répondis: «Oui! douce voix!» C'est d'alors Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie Et ma fatalité. Derrière les décors De l'existence immense, au plus noir de l'abîme, Je vois distinctement des mondes singuliers, Et, de ma clairvoyance extatique victime, Je traîne des serpents qui mordent mes souliers. Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, J'aime si tendrement le désert et la mer; Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, Et trouve un goût suave au vin le plus amer; Que je prends très souvent les faits pour des mensonges, Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. Mais la Voix me console et dit: «Garde tes songes; Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous!» L'IMPRÉVU Harpagon, qui veillait son père agonisant, Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches: «Nous avons au grenier un nombre suffisant, Ce me semble, de vieilles planches!» Célimène roucoule et dit: «Mon cœur est bon, Et naturellement Dieu m'a faite très belle.» --Son cœur! cœur racorni, fumé comme un jambon, Recuit à la flamme éternelle! Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau, Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres: «Où donc l'aperçois-tu, ce Créateur du Beau, Ce Redresseur que tu célèbres?» Mieux que tous, je connais certain voluptueux Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure, Répétant, l'impuissant et le fat: «Oui, je veux Être vertueux, dans une heure!» L'horloge, à son tour, dit à voix basse: «Il est mûr, Le damné! J'avertis en vain la chair infecte. L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur Qu'habite et que ronge un insecte!» Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié, Et qui leur dit, railleur et fier: «Dans mon ciboire, Vous avez, que je crois, assez communié, A la joyeuse Messe noire! «Chacun de vous m'a fait un temple dans son cœur; Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde. Reconnaissez Satan à son rire vainqueur. Énorme et laid comme le monde! «Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris, Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche, Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix, D'aller au Ciel et d'être riche? «Il faut que le gibier paye le vieux chasseur Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie. Je vais vous emporter à travers l'épaisseur, Compagnons de ma triste joie, «A travers l'épaisseur de la terre et du roc, A travers les amas confus de votre cendre, Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc, Et qui n'est pas de pierre tendre; «Car il est fait avec l'universel Péché Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!» --Cependant, tout en haut de l'univers juché, Un ange sonne la victoire De ceux dont le cœur dit: «Que béni soit ton fouet, Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie! Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet, Et ta prudence est infinie.» Le son de la trompette est si délicieux, Dans ces soirs solennels de célestes vendanges, Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux Dont elle chante les louanges. LA RANÇON L'homme a, pour payer sa rançon, Deux champs au tuf profond et riche, Qu'il faut qu'il remue et défriche Avec le fer de la raison; Pour obtenir la moindre rose, Pour extorquer quelques épis, Des pleurs salés de son front gris Sans cesse il faut qu'il les arrose. L'un est l'Art et l'autre l'Amour. --Pour rendre le juge propice, Lorsque de la stricte justice Paraîtra le terrible jour, Il faudra lui montrer des granges Pleines de moissons et des fleurs Dont les formes et les couleurs Gagnent le suffrage des Anges. A UNE MALABARAISE Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche Est large à faire envie à la plus belle blanche; A l'artiste pensif ton corps est doux et cher; Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair. Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître, De pourvoir les flacons d'eaux fraiches et d'odeurs, De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs, Et, dès que le matin fait chanter les platanes, D'acheter au bazar ananas et bananes. Tout le jour, où tu veux tu mènes tes pieds nus, Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus; Et quand descend le soir au manteau d'écarlate, Tu poses doucement ton corps sur une natte, Où tes rêves flottants sont pleins de colibris, Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris. Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France, Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance, Et, confiant ta vie aux bras forts des marins, Faire de grands adieux à tes chers tamarins? Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles, Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles, Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs, Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs, Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges Et vendre le parfum de tes charmes étranges, L'œil pensif et suivant, dans nos sales brouillards, Des cocotiers absents les fantômes épars! VARIANTE _Cette pièce parut d'abord dans_ l'Artiste _du 13 décembre 1846, sous le titre_ A une Indienne. _Elle était terminée par les six vers suivants_: Amour de l'inconnu, jus de l'antique pomme, Vieille perdition de la femme et de l'homme, O curiosité, toujours tu leur feras Déserter, comme font les oiseaux, ces ingrats, Pour un lointain mirage et des cieux moins prospères Le toit qu'ont parfumé les cercueils de leurs pères. PIÈCES EXTRAITES DE L'ÉDITION POSTHUME DITE "DÉFINITIVE" (1868) A THÉODORE DE BANVILLE 1842 Vous avez empoigné les crins de la Déesse Avec un tel poignet, qu'on vous eût pris, à voir Et cet air de maîtrise et ce beau nonchaloir. Pour un jeune ruffian terrassant sa maîtresse. L'œil clair et plein du feu de la précocité, Vous avez prélassé votre orgueil d'architecte Dans des constructions dont l'audace correcte Fait voir quelle sera votre maturité. Poète, notre sang nous fuit par chaque pore; Est-ce que par hasard la robe du Centaure Qui changeait toute veine en funèbre ruisseau, Était teinte trois fois dans les baves subtiles De ces vindicatifs et monstrueux reptiles Que le petit Hercule étranglait au berceau? LE CALUMET DE PAIX IMITÉ DE LONGFELLOW I Or Gitche Manito[14], le Maître de la Vie, Le Puissant, descendit dans la verte prairie, Dans l'immense prairie aux coteaux montueux; Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière, Dominant tout l'espace et baigné de lumière, Il se tenait debout, vaste et majestueux. Alors il convoqua les peuples innombrables, Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables. Avec sa main terrible il rompit un morceau Du rocher, dont il fit une pipe superbe, Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe, Pour s'en faire un tuyau, choisit un long roseau. Pour la bourrer il prit au saule son écorce; Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force, Debout, il alluma, comme un divin fanal, La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière. Or pour les nations c'était le grand signal. Et lentement montait la divine fumée Dans l'air doux du matin, onduleuse, embaumée. Et d'abord ce ne fut qu'un sillon ténébreux; Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse, Puis blanchit; et montant, et grossissant sans cesse, Elle alla se briser au dur plafond des deux. Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses, Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses, Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil, Jusqu'à Tuscaloosa, la forêt parfumée, Tous virent le signal et l'immense fumée Montant paisiblement dans le matin vermeil. Les Prophètes disaient: «Voyez-vous cette bande De vapeur, qui, semblable à la main qui commande, Oscille et se détache en noir sur le soleil? C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie, Qui dit aux quatre coins de l'immense prairie: «Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil!» Par le chemin des eaux, par la route des plaines, Par les quatre côtés d'où soufflent les haleines Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous, Comprenant le signal du nuage qui bouge, Vinrent docilement à la Carrière Rouge Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous. Les guerriers se tenaient sur la verte prairie, Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie, Bariolés ainsi qu'un feuillage automnal; Et la haine qui fait combattre tous les êtres, La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres Incendiait encor leurs yeux d'un feu fatal. Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire. Or Gitche Manito, le Maître de la Terre, Les considérait tous avec compassion, Comme un père très bon, ennemi du désordre, Qui voit ses chers petits batailler et se mordre. Tel Gitche Manito pour toute nation. Il étendit sur eux sa puissante main droite Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite, Pour rafraîchir leur fièvre à l'ombre de sa main; Puis il leur dit avec sa voix majestueuse, Comparable à la voix d'une eau tumultueuse Qui tombe et rend un son monstrueux, surhumain: II «O ma postérité, déplorable et chérie! O mes fils! écoutez la divine raison. C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie, Qui vous parle! celui qui dans votre patrie A mis l'ours, le castor, le renne et le bison. Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles; Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin? Le marais fut par moi peuplé de volatiles; Pourquoi n'êtes-vous pas contents, fils indociles? Pourquoi l'homme fait-il la chasse à son voisin? Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres. Vos prières, vos vœux même sont des forfaits! Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires Et c'est dans l'union qu'est votre force. En frères Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix. Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous. Sa parole fera de la vie une fête; Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite, Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous! Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières. Les roseaux sont nombreux et le roc est épais; Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres, Plus de sang! Désormais vivez comme des frères, Et, tous unis, fumez le Calumet de Paix!» III Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre, Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive Un long roseau qu'avec adresse il enjolive. Et l'Esprit souriait à ses pauvres enfants! Chacun s'en retourna l'âme calme et ravie. Et Gitche Manito, le Maître de la Vie, Remonta par la porte entr'ouverte des cieux. --A travers la vapeur splendide du nuage Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage Immense, parfumé, sublime, radieux! LA PRIÈRE D'UN PAÏEN Ah! ne ralentis pas tes flammes; Réchauffe mon cœur engourdi, Volupté, torture des âmes! _Diva! supplicem exaudi!_ Déesse dans l'air répandue, Flamme dans notre souterrain! Exauce une âme morfondue, Qui te consacre un chant d'airain. Volupté, sois toujours ma reine! Prends le masque d'une sirène Faite de chair et de velours, Ou verse-moi tes sommeils lourds Dans le vin informe et mystique, Volupté, fantôme élastique! LE COUVERCLE En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre. Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc. Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère, Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant, Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire, Que son petit cerveau soit actif ou soit lent, Partout l'homme subit la terreur du mystère, Et ne regarde en haut qu'avec un œil tremblant. En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe. Plafond illuminé pour un opéra bouffe Où chaque histrion foule un sol ensanglanté; Terreur du libertin, espoir du fol ermite; Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite Où bout l'imperceptible et vaste Humanité. L'EXAMEN DE MINUIT La pendule, sonnant minuit, Ironiquement nous engage A nous rappeler quel usage Nous fîmes du jour qui s'enfuit: --Aujourd'hui, date fatidique, Vendredi, treize, nous avons, Malgré tout ce que nous savons, Mené le train d'un hérétique. Nous avons blasphémé Jésus, Des Dieux le plus incontestable! Comme un parasite à la table De quelque monstrueux Crésus, Nous avons, pour plaire à la brute, Digne vassale des Démons, Insulté ce que nous aimons Et flatté ce qui nous rebute; Contristé, servile bourreau, Le faible qu'à tort on méprise Salué l'énorme Bêtise, La Bêtise au front de taureau; Baisé la stupide Matière Avec grande dévotion, Et de la putréfaction Béni la blafarde lumière. Enfin, nous avons, pour noyer Le vertige dans le délire, Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre, Dont la gloire est de déployer L'ivresse des choses funèbres, Bu sans soif et mangé sans faim!... --Vite soufflons la lampe, afin De nous cacher dans les ténèbres! MADRIGAL TRISTE Que m'importe que tu sois sage? Sois belle! et sois triste! Les pleurs Ajoutent un charme au visage. Comme le fleuve au paysage; L'orage rajeunit les fleurs. Je t'aime surtout quand la joie S'enfuit de ton front terrassé; Quand ton cœur dans l'horreur se noie; Quand sur ton présent se déploie Le nuage affreux du passé. Je t'aime quand ton grand œil verse Une eau chaude comme le sang; Quand, malgré ma main qui te berce, Ton angoisse, trop lourde, perce Comme un râle d'agonisant. J'aspire, volupté divine! Hymne profond, délicieux! Tous les sanglots de ta poitrine, Et crois que ton cœur s'illumine Des perles que versent tes yeux! Je sais que ton cœur, qui regorge De vieux amours déracinés. Flamboie encor comme une forge, Et que tu couves sous ta gorge Un peu de l'orgueil des damnés; Mais tant, ma chère, que tes rêves N'auront pas reflété l'Enfer, Et qu'en un cauchemar sans trêves, Songeant de poisons et de glaives, Éprise de poudre et de fer, N'ouvrant à chacun qu'avec crainte, Déchiffrant le malheur partout, Te convulsant quand l'heure tinte, Tu n'auras pas senti l'étreinte De l'irrésistible Dégoût, Tu ne pourras, esclave reine Qui ne m'aimes qu'avec effroi, Dans l'horreur de la nuit malsaine, Me dire, l'âme de cris pleine: «Je suis ton égale, ô mon Roi!» L'AVERTISSEUR Tout homme digne de ce nom A dans le cœur un Serpent jaune, Installé comme sur un trône, Qui, s'il dit: «Je veux!» répond: «Non!» Plonge tes yeux dans les yeux fixes Des Satyresses ou des Nixes, La Dent dit: «Pense à ton devoir!» Fais des enfants, plante des arbres, Polis des vers, sculpte des marbres, La Dent dit: «Vivras-tu ce soir?» Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère, L'homme ne vit pas un moment Sans subir l'avertissement De l'insupportable Vipère. LE REBELLE Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle, Du mécréant saisit à plein poing les cheveux Et dit, le secouant: «Tu connaîtras la règle! (Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux! Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace, Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété, Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe, Un tapis triomphal avec ta charité. Tel est l'Amour! Avant que ton cœur ne se blase, A la gloire de Dieu rallume ton extase; C'est la Volupté vraie aux durables appas!» Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime. De ses poings de géant torture l'anathème; Mais le damné répond toujours: «Je ne veux pas!» BIEN LOIN D'ICI C'est ici la case sacrée Où cette fille très parée, Tranquille et toujours préparée. D'une main éventant ses seins, Et son coude dans les coussins, Écoute pleurer les bassins: C'est la chambre de Dorothée. --La brise et l'eau chantent au loin Leur chanson de sanglots heurtée Pour bercer cette enfant gâtée. Du haut en bas, avec grand soin, Sa peau délicate est frottée D'huile odorante et de benjoin. --Des fleurs se pâment dans un coin. LE GOUFFRE Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. --Hélas! tout est abîme,--action, désir, rêve, Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève Maintes fois de la Peur je sens passer le vent. En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l'espace affreux et captivant... Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve. J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou, Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où; Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres, Et mon esprit, toujours du vertige hanté, Jalouse du néant l'insensibilité. --Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres. LES PLAINTES D'UN ICARE Les amants des prostituées Sont heureux, dispos et repus; Quant à moi, mes bras sont rompus Pour avoir étreint des nuées. C'est grâce aux astres nonpareils, Qui tout au fond du ciel flamboient, Que mes yeux consumés ne voient Que des souvenirs de soleils. En vain j'ai voulu de l'espace Trouver la fin et le milieu; Sous je ne sais quel oeil de feu Je sens mon aile qui se casse; Et brûlé par l'amour du beau, Je n'aurai pas l'honneur sublime De donner mon nom à l'abîme Qui me servira de tombeau. RECUEILLEMENT Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir; il descend; le voici: Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci. Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici. Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel, en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant; Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche! LA LUNE OFFENSÉE O Lune qu'adoraient discrètement nos pères, Du haut des pays bleus où, radieux sérail, Les astres vont te suivre en pimpant attirail, Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires, Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères, De leur bouche en dormant montrer le frais émail? Le poète buter du front sur son travail? Ou sous les gazons secs s'accoupler les vipères? Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin, Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin, Baiser d'Endymion tes grâces surannées? «--Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri, Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années, Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri!» ÉPIGRAPHE POUR UN LIVRE CONDAMNÉ Lecteur paisible et bucolique, Sobre et naïf homme de bien, Jette ce livre saturnien, Orgiaque et mélancolique. Si tu n'as fait ta rhétorique Chez Satan, le rusé doyen, Jette! tu n'y comprendrais rien, Ou tu me croirais hystérique. Mais si, sans se laisser charmer, Ton œil sait plonger dans les gouffres, Lis-moi, pour apprendre à m'aimer; Ame curieuse qui souffres Et vas cherchant ton paradis, Plains-moi!... Sinon, je te maudis! [Footnote 14: Prononcez: _Guitchi Manitou._ (_Note de Baudelaire._)] ORDRE DE L'ÉDITION POSTHUME DITE «DÉFINITIVE» 1868 PRÉFACE (C'est la pièce intitulée _Au lecteur_, dans les éditions précédentes.) SPLEEN ET IDÉAL I. Bénédiction. II. L'Albatros. III. Élévation. IV. Correspondances. V. J'aime le souvenir de ces époques nues. VI Les Phares. VII. La Muse malade. VIII. La Muse vénale. IX. Le mauvais Moine. X. L'Ennemi. XI. Le Guignon. XII. La Vie antérieure. XIII. Bohémiens en voyage. XIV. L'homme et la Mer. XV. Don Juan aux enfers. XVI. A Théodore de Banville (1842). XVII. Châtiment de l'orgueil. XVIII. La Beauté. XIX. L'idéal. XX. La Géante. XXI. Le Masque. XXII. Hymne à la Beauté. XXIII. Parfum exotique. XXIV. La Chevelure. XXV. Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne. XXVI. Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle. XXVII. Sed non satiata. XXVIII. Avec ses vêtements ondoyants et nacrés. XXIX. Le serpent qui danse. XXX. Une charogne. XXXI. De profundis clamavi. XXXII. Le Vampire. XXXIII. Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive. XXXIV. Remords posthume. XXXV. Le Chat. XXXVI. Duellum. XXXVII. Le Balcon. XXXVIII. Le Possédé. XXXIX. Un fantôme. XL. Je te donne ces vers afin que si mon nom. XLI. Semper eadem. XLII. Tout entière. XLIII. Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire. XLIV. Le Flambeau vivant. XLV. Réversibilité. XLVI. Confession. XLVII. L'Aube spirituelle. XLVIII. Harmonie du soir. XLIX. Le Flacon. L. Le Poison. LI. Ciel brouillé. LU. Le Chat. LIII. Le beau Navire. LIV. L'Invitation au voyage. LV. L'Irréparable. LVI. Causerie. LVII. Chant d'automne. LVIII. A une Madone. LIX. Chanson d'après-midi. LX. Sisina. LXI. Vers pour le portrait d'Honoré Daumier. LXII. Franciscæ meæ laudes. LXIII. A une dame créole. LXIV. Mœsta et errabunda. LXV. Le Revenant. LXVI. Sonnet d'automne. LXVII. Tristesses de la lune. LXVIII. Les Chats. LXIX. Les Hiboux. LXX. La Pipe. LXXI. La Musique. LXXII. Sépulture d'un poète maudit. LXXIII. Une Gravure fantastique. LXXIV. Le Mort joyeux. LXXV. Le Tonneau de la haine. LXXVI. La Cloche fêlée. LXXVII. Spleen. LXXVIII. Spleen. LXXIX. Spleen. LXXX. Spleen. LXXXI. Obsession. LXXXII. Le Goût du néant. LXXXIII. Alchimie de la Douleur. LXXXIV. Horreur sympathique. LXXXV. Le Calumet de paix, imité de Longfellow. LXXXVI. La prière d'un païen. LXXXVII. Le Couvercle. LXXXVIII. L'Imprévu. LXXXIX. L'Examen de minuit. XC. Madrigal triste. XCI. L'Avertisseur. XCII. A une Malabaraise. XCIII. La Voix. XCIV. Hymne. XCV. Le Rebelle. XCVI. Les Yeux de Berthe. XCVII. Le Jet d'eau. XCVIII. La Rançon. XCIX. Bien loin d'ici. C. Le Coucher du soleil romantique. CI. Sur _le Tasse en prison_ d'Eugène Delacroix. CII. Le Gouffre. CIII. Les Plaintes d'un Icare. CIV. Recueillement. CV. L'Heautontimoroumenos. CVI. L'Irrémédiable. CVII. L'Horloge. TABLEAUX PARISIENS CVIII. Paysage. CIX. Le Soleil. CX. Lola de Valence. CXI. La lune offensée. CXII. A une mendiante rousse. CXIII. Le Cygne. CXIV. Les sept Vieillards. CXV. Les petites Vieilles. CXVI. Les Aveugles. CXVII. A une passante. CXVIII. Le Squelette laboureur. CCIX. Le Crépuscule du soir. CXX. Le Jeu. CXXI. Danse macabre. CXXII. L'Amour du mensonge. CXXIII. Je n'ai pas oublié, voisine de la ville. CXXIV. La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse. CXXV. Brumes et pluies. CXXVI. Rêve parisien. CXXVII. Le Crépuscule du matin. LE VIN CXXVIII. L'âme du vin. CXXIX. Le Vin des Chiffonniers. CXXX. Le Vin de l'assassin. CXXXI. Le Vin du solitaire. CXXXII. Le Vin des amants. FLEURS DU MAL CXXXIII. Épigraphe pour un livre condamné. CXXXIV. La Destruction. CXXXV. Une Martyre. CXXXVI. Femmes damnées. CXXXVII. Les deux bonnes Sœurs. CXXXVII. La Fontaine de sang. CXXXIX. Allégorie. CXL. La Béatrice. CXLI. Un Voyage à Cythère. CXLII. L'Amour et le Crâne. RÉVOLTE CXLIII. Le Reniement de saint Pierre. CXLIV. Abel et Caïn. CXLV. Les Litanies de Satan. LA MORT CVLVI. La Mort des amants. CXLVII. La Mort des pauvres. CXLVIII. La Mort des artistes. CXLIX. La Fin de la journée. CL. Le Rêve d'un curieux. CLI. Le Voyage. PIÈCES EXTRAITES DES "ÉPAVES" (1866) et non insérées dans les "Fleurs du Mal" _GALANTERIES_ LES PROMESSES D'UN VISAGE J'aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés, D'où semblent couler des ténèbres; Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensers Qui ne sont pas du tout funèbres. Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux, Avec ta crinière élastique, Tes yeux, languissamment, me disent: «Si tu veux, Amant de la muse plastique, Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité, Et tous les goûts que tu professes, Tu pourras constater notre véracité Depuis le nombril jusqu'aux fesses; Tu trouvera au bout de deux beaux seins bien lourds, Deux larges médailles de bronze, Et sous un ventre uni, doux comme du velours, Bistré comme la peau d'un bronze, Une riche toison qui, vraiment, est la sœur De cette énorme chevelure, Souple et frisée, et qui l'égale en épaisseur, Nuit sans étoiles, Nuit obscure!» LE MONSTRE OU LE PARANYMPHE D'UNE NYMPHE MACABRE I Tu n'es certes pas, ma très chère, Ce que Veuillot nomme un tendron. Le jeu, l'amour, la bonne chère Bouillonnent en toi, vieux chaudron! Tu n'es plus fraîche, ma très chère, Ma vieille infante! Et cependant Tes caravanes insensées T'ont donné ce lustre abondant Des choses qui sont très usées, Mais qui séduisent cependant. Je ne trouve pas monotone La verdeur de tes quarante ans; Je préfère tes fruits, Automne, Aux fleurs banales du Printemps! Non, tu n'es jamais monotone! Ta carcasse a des agréments Et des grâces particulières; Je trouve d'étranges piments Dans le creux de ses deux salières; Ta carcasse a des agréments! Nargue des amants ridicules Du melon et du giraumont! Je préfère tes clavicules A celles du roi Salomon, Et je plains ces gens ridicules! Tes cheveux, comme un casque bleu, Ombragent ton front de guerrière, Qui ne pense et rougit que peu, Et puis se sauvent par derrière, Comme les crins d'un casque bleu. Tes yeux qui semblent de la boue Où scintille quelque fanal, Ravivés au fard de ta joue, Lancent un éclair infernal! Tes yeux sont noirs comme la boue! Par sa luxure et son dédain Ta lèvre amère nous provoque; Cette lèvre, c'est un Éden Qui nous attire et qui nous choque, Quelle luxure! et quel dédain! Ta jambe musculeuse et sèche Sait gravir au haut des volcans, Et malgré la neige et la dèche Danser les plus fougueux cancans. Ta jambe est musculeuse et sèche. Ta peau brûlante et sans douceur, Comme celle des vieux gendarmes, Ne connaît pas plus la sueur Que ton œil ne connaît les larmes, Et pourtant elle a sa douceur! II Sotte, tu t'en vas droit au Diable! Volontiers j'irais avec toi, Si cette vitesse effroyable Ne me causait pas quelque émoi. Va-t'en donc, toute seule, au Diable! Mon rein, mon poumon, mon jarret Ne me laissent plus rendre hommage A ce seigneur, comme il faudrait: «Hélas! c'est vraiment bien dommage!» Disent mon rein et mon jarret. Oh! très sincèrement je souffre De ne pas aller aux sabbats, Pour voir, quand il pète du soufre, Comment tu lui baises son cas! Oh! très sincèrement je souffre. Je suis diablement affligé De ne pas être ta torchère, Et de te demander congé, Flambeau d'enfer! Juge, ma chère, Combien je dois être affligé, Puisque depuis longtemps je t'aime, Étant très logique! En effet, Voulant du Mal chercher la crème Et n'aimer qu'un monstre parfait, Vraiment oui! vieux monstre, je t'aime! _BOUFFONNERIES_ SUR LES DÉBUTS D'AMINA BOSCHETTI _AU THÉÂTRE DE LA MONNAIE_, À BRUXELLES[15]. Amina bondit,--fuit, puis voltige et sourit; Le Welche dit: «Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit; Je ne connais, en fait de nymphes bocagères, Que celles de _Montagne-aux-Herbes-Potagères._» Du bout de son pied fin et de son œil qui rit, Amina verse à flots le délire et l'esprit; Le Welche dit: «Fuyez, délices mensongères! Mon épouse n'a pas ces allures légères.» Vous ignorez, sylphide au regard triomphant, Qui voulez enseigner la walse à l'éléphant, Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne, Que sur la grâce en feu le Welche dit: «Haro!» Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne, Le monstre répondrait: «J'aime mieux le faro!» A M. EUGÈNE FROMENTIN A PROPOS D'UN IMPORTUN QUI SE DISAIT SON AMI Il me dit qu'il était très riche, Mais qu'il craignait le choléra; --Que de son or il était chiche, Mais qu'il goûtait fort l'Opéra; --Qu'il raffolait de la nature, Ayant connu monsieur Corot; --Qu'il n'avait pas encor voiture, Mais que cela viendrait bientôt; --Qu'il aimait le marbre et la brique, Les bois noirs et les bois dorés; --Qu'il possédait dans sa fabrique Trois contre-maîtres décorés; --Qu'il avait, sans compter le reste. Vingt mille actions sur le _Nord_; --Qu'il avait trouvé, pour un zeste. Des encadrements d'Oppenord; --Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches) Dans le bric-à-brac jusqu'au cou, Et qu'au Marché des Patriarches Il avait fait plus d'un bon coup; --Qu'il n'aimait pas beaucoup sa femme, Ni sa mère;--mais qu'il croyait A l'immortalité de l'âme Et qu'il avait lu Niboyet! --Qu'il penchait pour l'amour physique, Et qu'à Rome, séjour d'ennui, Une femme, d'ailleurs phtisique, Était morte d'amour pour lui. Pendant trois heures et demie, Ce bavard, venu de Tournai, M'a dégoisé toute sa vie; J'en ai le cerveau consterné. S'il fallait décrire ma peine, Ce serait à n'en plus finir; Je me disais, domptant ma haine: «Au moins, si je pouvais dormir!» Comme un qui n'est pas à son aise, Et qui n'ose pas s'en aller, Je frottais de mon cul ma chaise, Rêvant de me faire empaler. Ce monstre se nomme Bastogne; Il fuyait devant le fléau. Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne, Ou j'irai me jeter à l'eau, Si, dans ce Paris, qu'il redoute, Quand chacun sera retourné, Je trouve encore sur ma route, Ce fléau, natif de Tournai! Bruxelles, 1865. UN CABARET FOLATRE SUR LA ROUTE DE BRUXELLES A UCCLE Vous qui raffolez des squelettes Et des emblèmes détestés, Pour épicer les voluptés (Fût-ce de simples omelettes!) Vieux Pharaon, ô Monselet! Devant cette enseigne imprévue. J'ai rêvé de vous: _A la vue_ _Du Cimetière, Estaminet!_ [Footnote 15: 1864 et inséré d'abord dans _La Petite Revue_, 13 mai 1865, dans la deuxième partie d'un article intitulé _M. Baudelaire, poète de circonstance._ Le texte ici conservé est celui des _Épaves._] AUTRES POÉSIES publiées du vivant de l'auteur * * * N'est-ce pas qu'il est doux, maintenant que nous sommes[16] Fatigués et flétris comme les autres hommes, De chercher quelquefois à l'Orient lointain Si nous voyons encor les rougeurs du matin, Et, quand nous avançons dans la rude carrière, D'écouter les échos qui chantent en arrière Et les chuchotements de ces jeunes amours Que le Seigneur a mis au début de nos jours?... * * * Il aimait à la voir, avec ses jupes blanches[17], Courir tout au travers du feuillage et des branches, Gauche et pleine de grâce, alors qu'elle cachait Sa jambe, si la robe aux buissons s'accrochait... HYMNE SENTIMENTAL[18] C'est l'heure favorable aux baisers; la tempête, Qui blasphème le ciel et fait trembler le faîte, Invite les bons vins du fond de leur grenier A descendre en cadence au conjugal foyer. Car l'intime chaleur de l'âtre qui pétille Sert à rendre meilleurs les pères de famille, Et la foudre fera, complice de l'amour, L'épouse au cœur tremblant docile jusqu'au jour. SONNET BURLESQUE[19] Vacquerie A son Py-- Lade épi-- Que: «Qu'on rie Ou qu'on crie, Notre épi Brave pi- Aillerie. O Meuri-- Ce! il mûri-- Ra, momie. Ce truc-là Mène à l'A-- Cadémie.» SAPHO[20] _FRAGMENTS LITTÉRAIRES_ «Avant que le Constitutionnel n'imprime la fameuse tragédie de Sapho dans sa _Bibliothèque choisie_, nous livrons à l'avidité de nos lecteurs quelques fragments de cette œuvre remarquable, où rayonnent l'éclat et la vigueur de l'école moderne, unies (_sic_) aux grâces coquettes et charmantes de Marivaux et de Crébillon fils. Voici quelques vers détachés d'une scène d'amour entre Phaon et la célèbre Lesbienne: Oui, Phaon, je vous aime; et, lorsque je vous vois, Je perds le sentiment et la force et la voix. Je souffre tout le jour le mal de votre absence, Mal qui n'égale pas l'heur de votre présence; Si bien que vous trouvant, quand vous venez le soir, La cause de ma joie et de mon désespoir, Mon âme les compense, et sous les lauriers roses Étouffe l'ellébore et les soucis moroses. Maintenant Phaon, le timide pasteur, s'épouvante de cette passion qu'il est pourtant tout prêt à partager. Cette belle a, parmi les genêts près d'éclore, Respiré les ardeurs de notre tiède aurore. En chatouillant l'orgueil d'un berger tel que moi. Son amour n'est pas sans me donner de l'effroi. A part la réserve, peut-être trop romantique, de ce dernier alexandrin, on ne peut méconnaître une grande fermeté de touche et une sobriété de forme qui rappellent heureusement la facture de _Lucrèce._ Mais, continue Phaon, Comme de ses chansons chaudement amoureuses Émane un fort parfum de riches tubéreuses, Je redoute--moi dont le cœur est neuf encor. De ne la pouvoir suivre en son sublime essor; Je baisse pavillon,--pauvre âme adolescente, Au feu de cette amour terrible et menaçante. Maintenant, c'est au tour de Sapho d'exprimer, en traits éloquents, ses doutes et ses alarmes: Pour aimer les bergers, faut-il être bergère? Pour avoir respiré la perfide atmosphère De tes tristes cités, corruptrice Lesbos, Faut-il donc renoncer aux faveurs d'Antéros? Et suis-je désormais une conquête indigne De ce jeune berger, doux et blanc comme un cygne? L'auteur nous pardonnera sans doute ces courtes citations, qui ne peuvent nuire à l'intérêt qu'inspirera son œuvre, et qui sont assez piquantes pour attirer vers elle l'attention et la faveur publiques.» CHANSON[21] --Combien dureront nos amours? Dit la pucelle au clair de lune. L'amoureux répond:--O ma brune. Toujours! toujours! Quand tout sommeille aux alentours, Hortense, se tortillant d'aise, Dit qu'elle veut que je la baise Toujours! toujours! Moi, je dis:--Pour charmer mes jours Et le souvenir de mes peines: Bouteilles, que n'êtes-vous pleines Toujours! toujours! Car le plus chaste des amours, Le galant le plus intrépide, Comme un flacon s'use et se vide Toujours! toujours! (1848.) ÉPILOGUE[22] Le cœur content, je suis monté sur la montagne D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur, Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne, Où toute énormité fleurit comme une fleur. Tu sais bien, ô Satan, patron de ma détresse, Que je n'allais pas là pour répandre un vain pleur; Mais comme un vieux paillard d'une vieille maîtresse Je voulais m'enivrer de l'énorme catin Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse. Que tu dormes encor dans les draps du matin, Lourde obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes Dans les voiles du soir passementés d'or fin, Je t'aime, ô capitale infâme! Courtisanes Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs Que ne comprennent pas les vulgaires profanes. VERS LAISSÉS CHEZ UN AMI ABSENT[23] [Sur l'enveloppe:] Monsieur Auguste Malassis, Rue de _Mercélis_, Numéro _trente-cinq bis_, Dans le faubourg d'_Ixelles_, _Bruxelles._ (Recommandé à l'Arioste De la poste, C'est-à-dire à quelque facteur Versificateur.) _5 heures, à l'Hermitage._ Mon cher, je suis venu chez vous Pour entendre une langue humaine, Comme un qui, parmi les Papous, Chercherait son ancienne Athène. Puisque chez les Topinambous Dieu me fait faire quarantaine, Aux sots je préfère les fous, Dont je suis, chose, hélas! certaine. Offrez à Mam'selle Fanny (Qui ne répondra pas: nenny, La salut n'étant pas d'un âne) L'hommage d'un bon écrivain. Ainsi qu'à l'ami Lécrivain Et qu'à Mam'selle Jeanne. SONNET POUR S'EXCUSER DE NE PAS ACCOMPAGNER UN AMI A NAMUR[24] Puisque vous allez vers la ville Qui, bien qu'un fort mur l'encastrât, Défraya la verve servile Du fameux poète Castrat; Puisque vous allez en vacances Goûter un plaisir recherché, Usez toutes vos éloquences, Mon bien cher Coco-Malperché[25], (Comme je le ferais moi-même) A dire là-bas combien j'aime Ce tant folâtre Monsieur Rops, Qui n'est pas un grand prix de Rome, Mais dont le talent est haut comme La pyramide de Chéops! [Footnote 16: Vers de jeunesse, cités dans les _Débats_ du 15 octobre 1864 par M. Emile Deschanel, qui fut un condisciple de Baudelaire au lycée Louis-le-Grand.] [Footnote 17: Cf. note précédente.] [Footnote 18: Ce huitain, que l'auteur qualifie «Hymne sentimental de l'excellent poète latin», a paru dans le _Jeune enchanteur, Histoire tirée d'un palimpseste de Pompéia._] [Footnote 19: Ce sonnet, qui parodie le fameux sonnet d'Auguste Vacquerie à Paul Garnier (_les Demi-teintes_), avait paru dans _la Silhouette_ du 1er juin 1845, intercalé dans la lettre suivante: «Vous n'êtes pas, monsieur, sans ignorer que le théâtre de l'Odéon est en pleine démolition. Un antiquaire de nos amis, qui a la manie de chercher proie jusque dans les endroits les plus secrets et les moins praticables, est parvenu à arracher cette curieuse pièce à la fureur des maçons acharnés sur le monument-cadavre. «P.-S.--Nous espérons, monsieur, que vous voudrez bien, dans l'intérêt du jeune auteur des _Demi-Teintes_ en particulier et de la littérature académique en général, donner connaissance de ce fragment aux nombreux abonnés de votre spirituelle feuille. «Agréez, etc., etc. «ANTONIUS PINGOUIN, «Attaché aux dépouillements et embaumements.» (Jardin du Roi. Section des Volatiles.) Retrouvé par la _Petite Revue_ (24 juin 1865), il fut par elle attribué à Charles Baudelaire, et les bibliographes baudelairiens ont généralement admis pour exacte cette attribution. Cependant, M. Auguste Vitu en a contesté le bien-fondé dans une lettre citée par M. Jacques Crépet _op. cit._, p. 304. Selon lui, cette parodie serait de Théodore de Banville. (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, Mercure de France, MCMV.)] [Footnote 20: _Charles Baudelaire_, par MM. A. de la Fizelière et Georges Decaux (Paris, à la librairie de l'Académie des Bibliophiles, 1868); «Sapho, tragédie attribuée à Arsène Houssaye pour Rachel. Mystification littéraire, organisée par Aug. Vitu. Un fait-théâtre de _l'Époque_ lance la nouvelle. _L'Entr'acte_ la reproduit, et _le Corsaire-Satan_ du 25 novembre 1845 donne un fragment de cette tragédie composée en commun par Baudelaire, Banville, P. Dupont et Vitu.» Pour compléter cette note de MM. de la Fizelière et Decaux, ajoutons que le Corsaire-Satan, plusieurs mois après en avoir publié un fragment, continuait à entretenir ses lecteurs de cette fameuse tragédie. C'est ainsi que nous y lisons, en date du 17 janvier 1846: «Lundi prochain, M. Arsène Houssaye lira sa tragédie de _Sapho_ au comité de lecture du second théâtre français. M. Bocage est, dit-on, enchanté de cet ouvrage, et se réserve le rôle de Phaon.» Et encore: «Plusieurs parties de la tragédie de _Sapho_ sont exécutées selon les lois de l'épopée panthéiste. C'est ainsi que le Saut de Leucate est personnifié et prend une certaine part à l'action. On cite avec éloge un dialogue entre le Saut et la célèbre Lesbienne.» (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, Mercure de France, MCMV.)] [Footnote 21: Chanson insérée dans _la Closerie des Lilas_, de Privât d'Anglemont (Paris, in-32, 1848), avec la variante erronée au troisième vers de la deuxième strophe: _que je lui plaise._ Le texte authentique se trouve dans _le Nouveau Parnasse satyrique du XIXe siècle_, Bruxelles, 1846, t. I, p. 239, avec l'indication du plagiat de Privât d'Anglemont et l'indication qu'il s'agit d'Élise Sergent, dite Pomaré.] [Footnote 22: A la fin des _Petits Poèmes en prose._] [Footnote 23: Lettre et enveloppe communiquées à l'éditeur du _Tombeau, de Charles Baudelaire_, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1896, par M. Deman. Les deux premières strophes de cette fantaisie rimée avaient été publiées par la _Petite Revue_ du 29 avril 1865, avec des commentaires, dans l'article intitulé _Baudelaire, poète de circonstance._] [Footnote 24: _La Petite Revue_, 29 avril 1865. (Cf. note précédente.)] [Footnote 25: Surnom transparent et fameux de l'éditeur Poulet-Malassis.] POÉSIES publiées après la mort de l'auteur INCOMPATIBILITÉ[26] Tout là-haut, tout là-haut, loin de la route sûre, Des fermes, des vallons, par delà les coteaux, Par delà les forêts, les tapis de verdure, Loin des derniers gazons foulés par les troupeaux. On rencontre un lac sombre encaissé dans l'abîme Que forment quelques pics désolés et neigeux; L'eau, nuit et jour, y dort dans un repos sublime Et n'interrompt jamais son silence orageux. Dans ce morne désert, à l'oreille incertaine Arrivent par moments des bruits faibles et longs Et des échos plus morts que la cloche lointaine D'une vache qui paît aux penchants des vallons. Sur ces monts où le vent efface tout vestige, Ces glaciers pailletés qu'allume le soleil, Sur ces rochers altiers où guette le vertige, Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil, Sous mes pieds, sur ma tête et partout le silence, Le silence qui fait qu'on voudrait se sauver, Le silence éternel et la montagne immense, Car l'air est immobile et tout semble rêver. On dirait que le ciel, en cette solitude, Se contemple dans l'onde, et que ces monts, là-bas, Écoutent, recueillis, dans leur grave attitude, Un mystère divin que l'homme n'entends pas. Et lorsque par hasard une nuée errante Assombrit dans son vol le lac silencieux, On croirait voir la robe ou l'ombre transparente D'un esprit qui voyage et passe dans les cieux. [1837-1838.] [A M. H. HIGNARD[27].] Tout à l'heure, je viens d'entendre Dehors résonner doucement Un air monotone et si tendre Qu'il bruit en moi vaguement, Une de ces vielles plaintives, Muses des pauvres Auvergnats, Qui jadis aux heures oisives Nous charmaient si souvent, hélas! Et, son espérance détruite, Le pauvre s'en fut tristement; Et moi, je pensai tout de suite A mon ami que j'aime tant, Qui me disait en promenade Que pour lui c'était un plaisir Qu'une semblable sérénade Dans un long et morne loisir. Nous aimions cette humble musique Si douce à nos esprits lassés Quand elle vint, mélancolique, Répondre à de tristes pensers. --Et j'ai laissé les vitres closes, Ingrat, pour qui m'a fait ainsi Rêver de si charmantes choses Et penser à mon cher Henri! [1839.] [A M. ANTONY BRUNO[28].] Vous avez, compagnon, dont le cœur est poète, Passé dans quelque bourg tout paré, tout vermeil, Quand le ciel et la terre ont un bel air de fête, Un dimanche éclairé par un joyeux soleil; Quand le clocher s'agite et qu'il chante à tue-tête, Et tient dès le matin le village en éveil, Quand tous pour entonner l'office qui s'apprête, S'en vont, jeunes et vieux, en pimpant appareil; Lors, s'élevant au fond de votre âme mondaine, Des tons d'orgue mourant et de cloche lointaine Vous ont-ils pas tiré malgré vous un soupir? Cette dévotion des champs, joyeuse et franche, Ne vous a-t-elle pas, triste et doux souvenir, Rappelé qu'autrefois vous aimiez le dimanche? [1840.] * * * Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre[29]. La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre Insensible aux regards de l'univers moqueur, Sa beauté ne fleurit que dans mon triste cœur. Pour avoir des souliers elle a vendu son âme, Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme, Je tranchais du tartufe et singeais la hauteur, Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur. Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque. Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque, Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux. Elle louche, et l'effet de ce regard étrange, Qu'ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange, Est tel que tous les yeux pour qui l'on s'est damné Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné. Elle n'a que vingt ans; la gorge déjà basse, Pend de chaque côté, comme une calebasse, Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps, Ainsi qu'un nouveau-né, je la tette et la mords. Et bien qu'elle n'ait pas souvent même une obole Pour se frotter la chair et pour s'oindre l'épaule, Je la lèche en silence, avec plus de ferveur Que Madeleine en feu les deux: pieds du Sauveur. La pauvre créature, au plaisir essoufflée, A de rauques hoquets la poitrine gonflée, Et je devine, au bruit de son souffle brutal, Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hôpital. Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle, Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle, Car, ayant trop ouvert son cœur à tous venants, Elle a peur sans lumière et croit aux revenants. Ce qui fait que, de suif, elle use plus de livres Qu'un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres, Et redoute bien moins la faim et ses tourments Que l'apparition de ses défunts amants. Si vous la rencontrez, bizarrement parée, Se faufilant au coin d'une rue égarée, Et la tête et l'œil bas, comme un pigeon blessé. Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé, Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure Au visage fardé de cette pauvre impure Que déesse Famine a, par un soir d'hiver, Contrainte à relever ses jupons en plein air. Cette bohème-là, c'est mon tout, ma richesse, Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse, Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur, Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur. [ÉPITAPHE POUR LUI-MÊME[30].] Ci-gît, qui pour avoir par trop aimé les gaupes, Descendit jeune encore au royaume des taupes. [1841-1842.] CHANSON DU SCIEUR DE LONG[31] Rien n'est aussi-z-aimable, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Rien n'est aussi-z-aimable Que les scieurs de long (_bis._) Ia pas des gens plus aise, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Ia pas des gens plus aise Que les scieurs de long. (_bis._) Tant qu'ils sont sur la bille, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Tant qu'ils sont sur la bille Sciant des cheverons, (_bis._) Aussi de la membrure, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Aussi de la membrure De tout échantillon (_bis._) --La maître vient les voir, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Le maître vient les voir: Courage, compagnons, (_bis._) V'ià la Saint-Jean qu'arrive, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, V'ià la Saint-Jean qu'arrive: Les écus rouleront! (_bis._) --Nous irons voir nos femmes, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Nous irons voir nos femmes, Les ceux qui en auront; (_bis._) Ia plus que le p'tit Pierre, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Ia plus que le p'tit Pierre, Mais nous le marierons (_bis._) Avec la fille du maître, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Avec la fille du maître Qui-z-est ici présent. (_bis._) Nous irons à la noce, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Nous irons à la noce, Comme tous les parents. (_bis._) L'an d'après, sur la bille, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, L'an d'après sur la bille, Jouerons les p'tits enfants. (_bis._) Car rien n'est si-z-aimable, Fanfru-cancru-lon-la-lahira, Car rien n'est si-z-aimable Que les scieurs de long. (_bis._) [A Sainte-Beuve.] Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne[32]. Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne, Que, jour à jour, la peau des hommes a fourbis, Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis Et voûtés sous le ciel carré des solitudes, Où l'enfant boit, dix ans, l'âpre lait des études. C'était dans ce vieux temps, mémorable et marquant, Où, forcés d'élargir le classique carcan, Les professeurs, encor rebelles à vos rimes, Succombaient sous l'effort de nos folles escrimes Et laissaient l'écolier, triomphant et mutin, Faire à l'aise hurler Triboulet en latin.-- Qui de nous, en ces temps d'adolescences pâles, N'a connu la torpeur des fatigues claustrales, --L'œil perdu dans l'azur morne d'un ciel d'été, Ou l'éblouissement de la neige,--guetté, L'oreille avide et droite,--et bu, comme une meute, L'écho lointain d'un livre ou le cri d'une émeute? C'était surtout l'été, quand les plombs se fondaient, Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient, Lorsque la canicule ou le fumeux automne Irradiait les cieux de son feu monotone, Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons, Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons; Saison de rêverie, où la Muse s'accroche Pendant un jour entier au battant d'une cloche; Où la Mélancolie, à midi, quand tout dort, Le menton dans la main, au fond du corridor,-- L'œil plus noir et plus bleu que la Religieuse, Dont chacun sait l'histoire obscène et douloureuse, --Traîne un pied alourdi de précoces ennuis. Et son front moite encor des longueurs[33] de ses nuits. --Et puis, venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses, Qui rendent de leur corps les filles amoureuses Et les font, aux miroirs,--stérile volupté,-- Contempler les fruits mûrs de leur nubilité,-- Les soirs italiens, de molle insouciance, --Qui des plaisirs menteurs révèlent la science, --Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs, Verse des flots de musc de ses frais encensoirs.-- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce fut dans ce conflit de molles circonstances, Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances, Qu'un soir, ayant flairé le livre et son esprit, J'emportai sur mon cœur l'histoire d'Amaury. Tout abîme mystique est à deux pas du doute.-- Le breuvage infiltré lentement, goutte à goutte,-- En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné, Déchiffrais couramment les soupirs de René, Et que de l'inconnu la soif bizarre altère[34], --A travaillé le fond de la plus mince artère.-- J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums, Le doux chuchotement des souvenirs défunts, Les longs enlacements des phrases symboliques, --Chapelets murmurants de madrigaux mystiques, --Livre voluptueux, si jamais il en fut.-- Et depuis, soit au fond d'un asile touffu, Soit que, sous les soleils des zones différentes, L'éternel bercement des houles enivrantes, Et l'aspect renaissant des horizons sans fin, Ramenassent ce cœur vers le songe divin,-- Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire,-- Sous les flots du tabac qui masque le plafond,-- J'ai partout feuilleté le mystère profond De ce livre si cher aux âmes engourdies Que leur destin marqua des mêmes maladies, Et, devant le miroir, j'ai perfectionné L'art cruel qu'un démon, en naissant, m'a donné, --De la douleur pour faire une volupté vraie,-- D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie. Poète, est-ce une injure ou bien un compliment? Car, je suis vis-à-vis de vous comme un amant, En face du fantôme, au geste plein d'amorces, Dont la main et dont l'œil ont, pour pomper les forces, Des charmes inconnus.--Tous les êtres aimés Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés, Et le cœur transpercé, que la douleur allèche, Expire chaque jour en bénissant sa flèche. [1844.] * * * Noble femme au bras fort, qui durant les longs jours[35], Sans penser bien ni mal, dors ou rêves toujours Fièrement troussée à l'antique. Toi que depuis dix ans qui pour moi se font lents Ma bouche bien apprise aux baisers succulents Choya d'un amour monastique. Prêtresse de débauche et ma sœur de plaisir, Qui toujours dédaignas de porter et nourrir Un homme en tes cavités saintes. Tant tu crains et tu fuis le stigmate alarmant Que la vertu creusa de son soc infamant An flanc des matrones enceintes. [Élégie Refusée aux Jeux Floraux[36].] Mes bottes, pauvres fleurs, sur leurs tiges fanées, Dans un coin, tristement, gisaient, abandonnées, Veuves des soins du décrotteur. Les jours étaient passés où mon âme ravie Les voyait recouvrer leur éclat et leur vie Sous le pinceau réparateur. Et moi, je contemplais avec sollicitude Le spectacle émouvant de leur décrépitude! Puis, un de ces soupirs qu'on ne peut étouffer S'échappa malgré moi de ma gorge oppressée, Et mon cœur, encor plein de leur grandeur passée, Se mit à les apostropher. O bottes! leur disais-je, ô bottes infidèles, Vous êtes, vous aussi, comme les hirondelles, Des oiseaux légers, inconstants! Vous aimez le ciel pur et les brises amies; Aussi d'un vol léger, vous vous êtes enfuies Quand est venu le mauvais temps. Ainsi, durant les jours pluvieux de novembre, Me voilà donc contraint de rester dans ma chambre, Appelant, mais en vain, les beaux jours d'autrefois, Car la dent des pavés en grosses cicatrices A gravé sur vos fronts vos états de services, Et vous n'entendez plus ma voix. Le ciel, dont la bonté s'étend sur la nature, Refuse ses bienfaits à la littérature. Peut-être, hélas! l'hiver entier, Traînant cette existence absurde et malheureuse, J'attendrai vainement d'une âme généreuse Un crédit chez quelque bottier. Oh! si pareil bienfait vient à tomber des nues, Je jure de marcher au travers de nos rues Avec un légitime orgueil. Et vous, dont je n'ai plus qu'une triste mémoire, O mes bottes! rentrez au fond de cette armoire Qui va vous servir de cercueil. [1851.] * * * Hélas! qui n'a gémi sur autrui, sur soi-même[37]? Et qui n'a dit à Dieu: «Pardonnez-moi, Seigneur, Si personne ne m'aime et si nul n'a mon cœur; Ils m'ont tous corrompu; personne ne vous aime!» Alors lassé du monde et de ses vains discours, Il faut lever les yeux aux voûtes sans nuages, Et ne plus s'adresser qu'aux muettes images De ceux qui n'aiment rien consolantes amours. Alors, alors, il faut s'entourer de mystère, Se fermer aux regards, et sans morgue et sans fiel, Sans dire à vos voisins: «Je n'aime que le ciel», Dire à Dieu: «Consolez mon âme de la terre!» Tel, fermé par son prêtre un pieux monument, Quand sur nos sombres toits la nuit est descendue, Quand la foule a laissé le pavé de la rue, Se remplit de silence et de recueillement. [1852.] * * * Quant à moi, si j'avais un beau parc planté d'ifs[38], Si, pour mettre à l'abri mon bonheur dans l'orage, J'avais, comme ce riche, un parc au vaste ombrage, Dédale s'égarant sous de sombres massifs; Si j'avais des bosquets, ô rossignols craintifs, O cygnes, vos bassins; votre sentier sauvage, Vers luisants qui, le soir, étoilez le feuillage; Vos prés au grand soleil, petits grillons plaintifs; Je sais qui je voudrais cacher sous mes feuillées, Avec qui secouer dans les herbes mouillées Les perles que la nuit y verse de ses doigts, Avec qui respirer les odeurs des rivières, Ou dormir à midi dans les chaudes clairières, Et tu le sais aussi, belle aux yeux trop adroits. AUTRE MONSELET PAILLARD[39] Vers destinés a son Portrait On me nomme le _petit chat_; Modernes petites-maîtresses, J'unis à vos délicatesses La force d'un jeune pacha. La douceur de la voûte bleue Est concentrée en mon regard; Si vous voulez me voir hagard, Lectrices, mordez-moi la queue! SONNET[40] Lorsque de volupté s'alanguissent tes yeux, Tes yeux noirs flamboyants de panthère amoureuse, Dans ta chair potelée, et chaude, et savoureuse, J'enfonce à belles dents les baisers furieux. Je suis saisi du rut sombre et mystérieux Qui jadis transportait la Grèce langoureuse, Quand elle contemplait, terre trois fois heureuse, L'accouplement sacré des Hommes et des Dieux. Puis, sur mon sein brûlant, je crois tenir serrée Quelque idole terrible et de sang altérée, A qui les longs sanglots des moribonds sont doux, Et j'éprouve, au milieu des spasmes frénétiques, L'atroce enivrement des vieux Fakirs hindous, Les extases sans fin des Brahmes fanatiques. [Sur l'album de Mme Émile Chevalet.] Au milieu de la foule, errantes, confondues, Gardant le souvenir précieux d'autrefois, Elles cherchent l'écho de leurs voix éperdues, Tristes comme le soir deux colombes perdues Et qui s'appellent dans les bois. * * * Je vis, et ton bouquet est de l'architecture[41]: C'est donc lui la beauté, car c'est moi la nature; Si toujours la nature embellit la beauté, Je fais valoir tes fleurs... me voilà trop flatté. [Footnote 26: Cette pièce avait été communiquée par Louis Ménard à Charles Cousin, qui la cita dans _Charles Baudelaire, souvenirs, correspondances, biographie suivie de pièces inédites_ (Paris, chez René Pincebourde, 1872).] [Footnote 27: Cités par M. Hignard, qui avait été le condisciple de Baudelaire au collège de Lyon. (_Le Midi hivernal_, 17 mars 1892.)] [Footnote 28: _Le Monde illustré_, 4 novembre 1871; communication de M. Antony Bruno, auquel Baudelaire avait donné ce sonnet en 1840.] [Footnote 29: Cette pièce a paru pour la première fois dans un numéro de _Paris à l'eau-forte_ (17 octobre 1875), — moins les vers 19 à 24, qui ont été rétablis par _la Jeune France_ (janvier-février 1884). Une note de la rédaction de _Paris à l'eau-forte_ mentionne qu'elle figure sur l'album de M. A. Buchon. (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, MCMV.)] [Footnote 30: Jacques Crépet, _Charles Baudelaire._ Lib. Varnier, A. Messein, succ., Paris, MCMVII.] [Footnote 31: Publiée par le prince A. Ourousof dans _Le Tombeau de Charles Baudelaire_, 1890, avec cette note: «Chanson inédite de Baudelaire communiquée par M. Hoctes. Cette pièce était destinée au drame intitulé _L'Ivrogne_: «Le Chat Noir», n° 288 du 31 juillet 1886.»] [Footnote 32: Eugène Crépet, _Charles Baudelaire, Œuvres posthumes_, etc. Cette pièce était incluse dans la première lettre de Baudelaire à Sainte-Beuve (V. _Lettres_, 1844)--signée Baudelaire-Dufays.] [Footnote 33: C'est «longueurs» qu'on lit chez M. E. Crépet, mais le contexte exige évidemment «langueurs». Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, MCMV.] [Footnote 34: Dans le texte original, ce mot est orthographié _alterre._] [Footnote 35: _La Renaissance latine_, 15 décembre 1902. Ces vers, signés B. D., et publiés par le docteur M. Laffont, sont écrits «au verso d'une feuille d'album où se trouve une poésie de Pierre Dupont, également inédite, que le grand chansonnier de Lyon dédie, le 18 octobre 1844, comme «essai de plume», à Edward Hanquet, le philosophe». (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, MCMV). Il s'agit sans doute de M. Henkey, riche amateur anglais.] [Footnote 36: _La Gironde littéraire_, 15 avril 1888.] [Footnote 37: _Le Midi hivernal_, 24 mars 1892. Remis par Baudelaire à M. Hignard.] [Footnote 38: _Le Monde illustré_, 2 décembre 1871, sous ce titre: Sonnet inédit de Charles Baudelaire (_sic_) et la signature Charles Baudelaire. (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, MCMV.)] [Footnote 39: _Nouveau Parnasse satyrique du XIXe siècle_, 2e édit. (Bruxelles, 1881). Ce portrait est ainsi intitulé, dans ce recueil, parce qu'il y succède à trois autres pièces sur Monselet. (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, MCMV.)] [Footnote 40: _Les frères Lionnet_, souvenirs et anecdotes, Paris, 1888.] [Footnote 41: _Œuvres posthumes_, MCMV, et accompagné de la note suivante du collecteur: Collection Gustave Kahn. Ce quatrain est écrit de la main de Baudelaire au bas d'un billet à lui évidemment adressé, et non signé, dont voici le texte: «Mardi 3 novembre. «Vous m'avez envoyé des vers sans papillon, permettez-moi de vous offrir des fleurs sans vers, et pour me prouver que mon goût a su comprendre le vôtre, mettez-les ce soir à votre boutonnière, «Car toujours la nature embellit la beauté.»] AMŒNITATES BELGICÆ[42] VENUS BELGE[43] [_En faisant l'ascension de la rue Montagne de la Cour, à Bruxelles._] Ces mollets sur ces pieds montés Qui vont sous ces cottes peu blanches Ressemblent à des troncs plantés. Dans des planches. Les seins des moindres femmelettes Ici pèsent plusieurs quintaux Et leurs membres sont des poteaux Qui donnent le goût des squelettes. Il ne me suffit pas qu'un sein soit gros et doux; Il le faut un peu ferme, ou je tourne casaque, Car, sacré nom de Dieu! je ne suis pas cosaque, Pour me soûler avec du suif et du saindoux. LA PROPRETÉ DES DEMOISELLES BELGES Elle puait comme une fleur moisie. Moi, je lui dis (mais avec courtoisie): «Vous devriez prendre un bain régulier Pour dissiper ce parfum de bélier.» Que me répond cette jeune hébétée? «Je ne suis pas, moi, de vous dégoûtée!» --Ici pourtant on lave le trottoir Et le parquet avec du savon noir. UNE EAU SALUTAIRE Joseph Delorme a découvert Un ruisseau si clair et si vert Qu'il donne aux malheureux l'envie D'y terminer leur triste vie. --Je sais un moyen de guérir De cette passion malsaine Ceux qui veulent ainsi périr: Menez-les aux bords de la Senne. UN NOM DE BON AUGURE Sur la porte je lus: «Lise Van Swieten.» (C'était dans un quartier qui n'est pas un Éden.) --Heureux l'époux, heureux l'amant qui la possède, Cette Ève qui contient en elle son remède! Cet homme enviable a trouvé, Ce que nul n'a jamais rêvé, Depuis le pôle nord jusqu'au pôle antarctique, Une épouse prophylactique!-- OPINION DE M. HETZEL SUR LE FARO[44] «Buvez-vous du faro?» dis-je à monsieur Hetzel. Je vis un peu d'horreur sur sa mine barbue. «Non, jamais! le faro (je dis cela sans fiel), C'est de la bière deux fois bue.» Hetzel parlait ainsi dans un café flamand, Par prudence sans doute, énigmatiquement. Je compris que c'était une manière fine De me dire: «_Faro, synonyme d'urine!_» LES BELGES ET LA LUNE[45] On n'a jamais connu de race si baroque Que ces Belges. Devant le joli, le charmant, Ils roulent de gros yeux et grognent sourdement; Tout ce qui réjouit nos cœurs mortels les choque. Dites un mot plaisant, et leur œil devient gris Et terne comme l'œil d'un poisson qu'on fait frire; Une histoire touchante: ils éclatent de rire, Pour faire voir qu'ils ont parfaitement compris. Comme l'esprit, ils ont en horreur les lumières; Parfois, sous la clarté calme du firmament, J'en ai vu qui, rongés d'un bizarre tourment, Dans l'horreur de la fange et du vomissement, Et gorgés jusqu'aux dents de genièvre et de bière, Aboyaient à la lune, assis sur leur derrière! Épitaphe pour L'atelier de M. Rops, Fabriquant de Cerceuils a Bruxelles Je rêvais, contemplant ces bières De palissandre et d'acajou, Qu'un habile ébéniste orne de cent manières; Quel écrin, et pour quel bijou! Les morts ici sont sans vergogne. Un jour des cadavres flamands Souilleront ces cercueils charmants. Faire de tels étuis pour de telles charognes! L'ESPRIT CONFORME Les Belges poussent, ma parole! L'imitation à l'excès, Et s'ils attrapent la vérole, C'est pour ressembler aux Français. LA CIVILISATION BELGE Le Belge est très civilisé: Il est voleur, il est rusé, Il est parfois syphilisé, Il est donc très civilisé. Il ne déchire pas sa proie Avec ses ongles; met sa joie A montrer qu'il sait employer A table fourchette et cuiller; Il néglige de s'essuyer, Mais porte paletot, culottes, Chapeau, chemise même et bottes; Fait de dégoûtantes ribotes; Dégueule aussi bien que l'Anglais; Met sur le trottoir des engrais; Rit du ciel et croit au progrès Tout comme un journaliste d'_outre_-- _Quiévrain_[46];--de plus, il peut f...., Debout, comme un singe avisé; Il est donc très civilisé. [Footnote 42: Le recueil des _Amœnitates belgicæ_, formé par Poulet-Malassis, est passé pour la dernière fois en vente, à notre connaissance, quand fut dispersée la collection J. Noilly (1886). Composé de 23 pièces autographes, il comprenait, outre les neuf qu'on trouve ici: _La Propreté belge.--L'Amateur des Beaux-Arts en Belgique.--La Nymphe de la Senne.--Le Rêve belge.--L'Inviolabilité de la Belgique.--Épitaphe pour Léopold Ier.--Épitaphe pour la Belgique.--L'Esprit conforme_ (une autre pièce).--_Les Panégyriques du Roi.--Le Mot de Cuvier.--Au Concert de Bruxelles.--Une Béotie belge.--La Mort de Léopold Ier_ (2 pièces). Nous n'avons pu, à notre vif regret, retrouver la trace de ce recueil. (Note du collecteur des _Œuvres posthumes_, MCMV.)] [Footnote 43: A la différence des huit qui la suivent ici, _Vénus belge_, la première des _Amoenitates belgicæ_, fut publiée du vivant de l'auteur. (_Nouveau Parnasse satyrique du XIXe siècle_, Bruxelles, 1866.) Les huit autres ont été insérées dans la 2e édition de cet ouvrage (1881), sauf la cinquième et la sixième, publiées en 1872.] [Footnote 44: Insérée pour la première fois en 1872, dans le _Charles Baudelaire_, publié chez René Pincebourde, _op. cit._] [Footnote 45: Ibid.] [Footnote 46: Les gens d'_outre-Quiévrain_: c'est sous ce nom qu'en Belgique on désigne communément les Français. (Note de Baudelaire.)] TABLE DES MATIÈRES Introduction Dédicace à Théophile Gautier. [Première version] LES FLEURS DU MAL 1857 Au lecteur SPLEEN ET IDÉAL Bénédiction Le Soleil Élévation Correspondances _J'aime le soutenir de ces époques nues_ Les phares La Muse malade La Muse vénale Le mauvais moine L'ennemi Le guignon La vie antérieure Bohémiens en voyage L'homme et la mer Don Juan aux Enfers Châtiment de l'orgueil La beauté L'idéal La géante Les bijoux (_Pièce condamnée_) Parfum exotique _Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne_ _Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle_ Sed non satiata _Avec ses vêtements ondoyants et nacrés_ Le serpent qui danse Une charogne De profundis clamavi Le Vampire Le Léthé (_Pièce condamnée_) _Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive_ Remords posthume Le chat Le balcon _Je te donne ces vers afin que si mon nom_ Tout entière _Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire_ Le flambeau vivant A celle qui est trop gaie (_Pièce condamnée_) Réversibilité Confession L'aube spirituelle Harmonie du soir Le flacon Le poison Ciel brouillé Le chat Le beau navire L'invitation au voyage L'irréparable Causerie L'Heautontimoroumenos Franciscæ meæ laudes A une dame créole Mœsta et errabunda Les chats Les hiboux La cloche fêlée Spleen.--_Pluviôse_ Spleen.--_J'ai plus de souvenirs_ Spleen.--_Je suis comme le roi_ Spleen.--_Quand le ciel bas et lourd_ Brumes et pluies L'irrémédiable A une mendiante rousse Le jeu Le crépuscule du soir Le crépuscule du matin _La servante au grand cœur_ _Je n'ai pas oublié_ Le tonneau de la haine Le revenant Le mort joyeux Sépulture Tristesses de la lune La musique La pipe FLEURS DU MAL La destruction Une martyre Lesbos (_Pièce condamnée_) Femmes damnées.--_A la pâle clarté_ (_Pièce condamnée_) Femmes damnées.--_Comme un bétail pensif_ Les deux bonnes sœurs La fontaine de sang Allégorie La Béatrice Les métamorphoses du vampire (_Pièce condamnée_) Un voyage à Cythère L'amour et le crâne RÉVOLTE [Avertissement] Parmi les morceaux suivants Le reniement de saint Pierre Abel et Caïn Les litanies de Satan Prière LE VIN L'âme du vin Le vin des chiffonniers Le vin de l'assassin Le vin du solitaire Le vin des amants LA MORT La mort des amants La mort des pauvres La mort des artistes PROJETS D'UNE PRÉFACE POUR LA SECONDE ÉDITION DES «FLEURS DU MAL» Première version Deuxième version Troisième version _Tranquille comme un sage_ PIECES AJOUTÉES DANS LA SECONDE ÉDITION 1861 L'albatros Le masque Hymne à la beauté La chevelure Duellum Le possédé Un fantôme.--I. Les ténèbres Un fantôme.--II. Le parfum Un fantôme.--III. Le cadre Un fantôme.--IV. Le portrait Semper eadem Chant d'automne A une Madone Chanson d'après-midi Sisina Sonnet d'automne Une gravure fantastique Obsession Le gout du néant Alchimie de la douleur Horreur sympathique L'horloge Paysage Le cygne Les sept vieillards Les petites vieilles Les aveugles A une passante Le squelette laboureur Danse macabre L'amour du mensonge Rêve parisien La fin de la journée Le rêve d'un curieux Voyage PIÈCES EXTRAITES DES «ÉPAVES» 1866 Le coucher de soleil romantique Le jet d'eau Les yeux de Berthe Hymne Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier Lola de Valence Sur le _Tasse en prison_ La voix L'imprévu La rançon A une Malabaraise PIÈCES EXTRAITES DE L'ÉDITION POSTHUME DITE «DÉFINITIVE» 1868 A Théodore de Banville Le calumet de paix La prière d'un païen Le couvercle L'examen de minuit Madrigal triste L'avertisseur Le rebelle Bien loin d'ici Le gouffre Les plaintes d'un Icare Recueillement La lune offensée Épigraphe pour un livre condamné Ordre de l'édition définitive ORDRE DE L'ÉDITION DÉFINITIVE PIÈCES EXTRAITES DES «ÉPAVES» (1866) ET NON INSÉRÉES DANS LES «FLEURS DU MAL» GALANTERIES Les promesses d'un visage Le monstre ou le paranymphe d'une nymphe macabre BOUFFONNERIES Sur les débuts d'Amina Boschetti A M. Eugène Fromentin Un cabaret folâtre AUTRES POÉSIES PUBLIÉES DU VIVANT DE L'AUTEUR _N'est-ce pas qu'il est doux_ _Il aimait à la voir_ Hymne sentimental Sonnet burlesque Sapho Chanson Épilogue Vers laissés chez un ami absent Sonnet pour s'excuser de ne pas accompagner un ami à Namur POÉSIES PUBLIÉES APRÈS LA MORT DE L'AUTEUR Incompatibilité _Tout à l'heure_ _Vous avez, compagnon, dont le cœur est poète_ _Je n'ai pas pour maîtresse_ _Ci-gît_ Chanson du scieur de long _Tous imberbes alors_ _Noble femme au bras fort_ Élégie refusée aux jeux floraux _Hélas! qui n'a gémi_ _Quant à moi_ Autre Monselet Paillard Sonnet, _Lorsque de volupté_ Sur l'album de Mme Émile Chevalet _Je vis, et ton bouquet_ AMŒNITATES BELGICÆ Vénus belge La propreté des demoiselles belges Une eau salutaire Un nom de bon augure Opinion de M. Hetzel sur le faro Les Belges et la lune Épitaphe pour l'atelier de M. Rops L'esprit conforme La civilisation belge *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OEUVRE POÈTIQUE DE CHARLES BAUDELAIRE: LES FLEURS DU MAL *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. 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