Title: Le jour naissant
Author: Auguste Gilbert de Voisins
Release date: March 6, 2021 [eBook #64729]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
GILBERT DE VOISINS
Such work is done as a bird sings : for the love of the thing.
S. B.
PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, 21
DU MÊME AUTEUR
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CENT VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR VELIN PUR FIL LAFUMA, DONT VINGT-CINQ HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 1 A 100 ET DE 101 A 125
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by les Éditions G. Crès et Cie, 1923.
A MA FEMME
LE JOUR NAISSANT
A peine l'aube commençait-elle de dissiper la nuit. Sur toute l'étendue des champs et des cultures, aux environs de Nazareth, l'ombre régnait encore, mais dans le ciel oriental, tout aux confins de la plaine, des lueurs bleuâtres et grises montaient, annonçant, timidement, un beau jour. Les astres paraissaient plus pâles ; une brise fraîche surgit, comme un souffle de la terre dormante, qui dépouilla les oliviers de leur vêtement nocturne. Un coq chanta clair dans une ferme, au loin. D'autres coqs lui répondirent.
Soudain, vers le zénith, l'atmosphère à demi opaque de cette heure matinale se déchira sous le tranchant d'un éclair et, bien que nul orage ne fût visible au-dessus de l'horizon, le tonnerre gronda sourdement. Effrayés, les oiseaux se levèrent des arbres, des buissons, en une seule bouffée de plumes, voletèrent en piaillant, puis regagnèrent leurs nids. Des lièvres qui broutaient s'enfuirent ; les bêtes qui fréquentent l'ombre se sentirent pénétrées d'une brusque épouvante et des bœufs que l'on avait laissés aux champs tournèrent lentement leurs lourdes têtes pour reprendre ensuite le cours monotone d'un long rêve. Ce fut tout. Déjà retombaient les tourbillons poudreux qui s'étaient formés sur la route.
Contre son bas côté, près du fossé de droite, gisait le corps d'un homme. Se trouvait-il là quelques moments plus tôt? On n'aurait su le dire. D'ailleurs, la nuit traînait encore ses derniers voiles dans cette piste creuse que des arbres abritaient ; l'aube n'y jetait pas ses lueurs.
Un corps d'homme couché… cadavre ou corps vivant? Il est vêtu de bleu comme le sont en ce pays les messagers. Est-ce un voyageur que la fatigue a surpris et qui sommeille? est-ce la victime d'un insolent voleur de grand chemin? On assure pourtant que les derniers édits du Gouverneur ont, en Judée, beaucoup diminué le brigandage.
Et voici que paraît une lumière basse, discrète dans le demi-jour, le feu d'une lanterne, oscillant au rythme du pas de celui qui la porte. Elle approche, petit point jaune, instable et mobile ; elle hésite, elle repart ; enfin le voyageur fait halte et la souffle ; il n'en a plus besoin : les premiers rayons du soleil rasent la campagne de leurs faisceaux d'or ; il accroche la lanterne à sa ceinture.
Pourquoi ce vieillard richement vêtu dont les doigts sont ornés de bagues précieuses et le cou d'un somptueux collier d'ambre sort-il à une heure aussi matinale? Il avance sans hâte et s'appuie sur un bâton à crosse d'argent ; il marmotte entre ses dents des paroles obscures ; il se raconte à lui-même le tourment qu'il éprouvait à rester auprès de sa femme et de ses enfants dans la maison qu'il habite depuis tant d'années. Il ne reverra plus la terrasse de marbre, l'atrium qui toujours garde sa fraîcheur, le jardin clos de murs, le verger fertile. Il est parti, il a quitté ce temple de l'ennui. Chez le banquier d'une ville voisine qu'il atteindra avant le soir, n'a-t-il pas accumulé des richesses? C'est ainsi qu'il pourra, sans rien changer à son luxe ancien, vivre seul, vivre heureux. — Plus de contestations avec une épouse vieillie que les bijoux et le fard ne rajeunissent guère et qui, chaque jour, lui cherche noise ; plus de litiges futiles du fait d'un esclave coureur ou paresseux, plus de réprimandes au jardinier infidèle qui vole si souvent les fruits. — Mais que diront ses deux fils, que dira sa fille quand, au réveil, ils trouveront la maison vide et le maître parti? Il n'y veut point songer ; il écarte ce remords.
Il voit alors l'homme couché près du fossé de la route et s'arrête près de lui. Il regarde le corps vêtu de bleu que le feuillage des buissons couvre à moitié, il regarde la figure fermée, aux yeux clos, tachée de poussière, la robe toute froissée, salie, déchirée en un endroit, cette main ouverte, un peu tendue, qui semble quêter une offrande. Il se penche, il prend dans le petit sac de soie à glands d'or qu'il porte sous son manteau une pièce de cuivre : il la déposera comme une aumône entre les doigts de l'inconnu… Pourtant, si c'était un cadavre? Non pas : il perçoit un souffle régulier qui parle de sommeil, mais la pièce est déjà retombée dans l'aumônière.
Le vieillard hausse les épaules et sourit : depuis qu'il a franchi son seuil pour la dernière fois, n'est-il pas lui-même un mendiant? Il s'éloigne en tirant sa barbe grise.
L'homme riche a passé.
Quelques instants plus tard, on entend un bruit de sabots. C'est un âne très maigre que monte un jeune homme à l'air très grave. L'âne marche lentement ; le jeune homme réfléchit pesamment. L'aurore illumine le paysage d'alentour, les alouettes turlutent et s'exhaussent vers l'azur, tandis que la brise fait vibrer les oliviers suivant une fraîche harmonie, mais le jeune homme reste abîmé dans ses pensées, rien d'autre ne le touche et rien ne saurait l'en distraire. L'âne maigre marche à pas comptés ; le jeune homme réfléchit. Il se dit que cette heure est importante dans sa vie, qu'avant deux jours il aura gagné la grande ville où il compte trouver des maîtres illustres qui lui enseigneront la sagesse à laquelle il aspire et dont il ne connaît encore que les rudiments. Etre un sage, c'est là son but ; comprendre les énigmes de l'univers, en définir le sens pour lui-même, les expliquer à d'autres, savoir, en un mot, et, plus tard, nourrir les ignorants de ce pain des nobles esprits, de ce pain qu'il aura pétri ; s'entourer de disciples, vieillir, mourir enfin, respecté de tous, en définissant les lois de la vie. A cette œuvre il travaille depuis quelques années ; il n'est âgé que de vingt ans et chacun l'estime en son village, même le collecteur des impôts, mais que vaut l'estime villageoise? Le jeune homme grave aspire plus haut.
L'âne s'est arrêté brusquement et branle la tête de droite et de gauche. Il ne veut plus avancer ; il n'avancera plus ; il s'obstine. Le cavalier regarde autour de lui. — Ce cadavre, au bord de la route… Non, c'est peut-être un paysan qui sommeille… Alors, pourquoi couché de façon si singulière, comme après une chute, au pied de ce buisson? Sans descendre de son âne, le jeune homme se penche, puis il se prend le menton dans la main. Que faire? Interrompre son voyage, retarder son entrée dans la grande ville en secourant un blessé? Ce problème est de résolution malaisée. Le jeune homme grave hésite.
D'abord, il analyse ses désirs, il tâche de les bien concevoir, de ne les point surfaire ni les déprécier, puis il imagine le bénéfice qui lui viendra de l'une et de l'autre action ; ah! que ne peut-il l'exprimer par des chiffres! Il voudrait savoir si l'orgueil intime que l'on éprouve à faire un geste charitable suffit à compenser le détriment qui naîtra d'une halte en un moment pareil. Il examine, il étudie. Une expression satisfaite apaise peu à peu son visage, efface les rides attentives qui marquaient son front. — Il se décide enfin et murmure :
« Sans nul doute, c'est un cadavre… Allons! marche! »
L'âne ne bronche pas.
« Marche donc! bête de malheur! »
Les longues oreilles ballottent mollement, mais les quatre pattes restent fichées.
« Avance, ou je vais te punir! »
L'âne tourne la tête ; il voudrait regarder son maître, lui faire comprendre… La bride, brusquement tirée, lui rappelle qu'il est un âne, qu'il n'est pas un conseiller. Deux talons durs lui battent les flancs.
— L'âne obéit.
« Un cadavre… assurément, murmure encore le jeune homme. Et, maintenant, le temps presse, hâtons-nous. »
Il s'éloigne. — Le jeune homme grave a passé.
Le ciel devient bleu ; toutes les brumes de la nuit se dissipent ; le soleil monte dans un impeccable azur. On chante sur la route, joyeusement ; cette chanson convient à un si beau jour. La voix s'approche ; le chanteur paraît. Pauvrement vêtu d'une houppelande brune, il marche les pieds nus, son allure est tranquille, un peu lourde mais sûre. C'est un paysan du village voisin, un garçon robuste à figure franche. Sous le calot de feutre, son regard brille, sombre et doux à la fois. Il considère autour de lui les champs et les prés qui se colorent, les buissons poudreux, les cactus, les riches oliviers ; il suit des yeux les oiseaux de l'air qui lui apprirent à chanter et qu'il aime d'un grand amour ; il chante, puis il se tait, saisi par cette émotion que le matin propage : une paix délicieuse, non point celle qui suit la lutte et vient comme une récompense, mais celle qui la précède et permet, avant la bataille, de se recueillir. — Minute brève et toute bénie, instant de prix, divine attente où l'on s'écoute vivre au seuil même de l'action, où l'on se dit : « Que m'apporte l'heure qui va me saisir? »
L'homme s'est arrêté. Il presse ses mains jointes contre sa poitrine, il ferme les yeux, il revoit sa maison qu'il vient de quitter pour aller aux champs, sa femme, qui, dans le potager, doit cueillir des salades. Il sent la chaleur du soleil qui le pénètre ; il rouvre les paupières ; il contemple le paysage suave, jeune et pur. Le monde a gardé ses couleurs.
« La journée sera belle, murmure-t-il. Hier soir, je me sentais triste en voyant ce gros nuage, et l'horizon si brumeux, et la lune si rouge, mais il faut, aujourd'hui, se réjouir. Dieu soit loué! notre blé pousse bien ; je n'ai pas besoin de pluie ; les orages nous seront épargnés. Pourtant, quelle chose étrange s'est produite, à la pointe de l'aube : ce grand éclair qui semblait déchirer tout le ciel? Un coup de tonnerre l'a suivi… Je demanderai, demain, à la vieille Rachel ce qu'elle en pense ; souvent, elle sait expliquer le firmament, l'ayant beaucoup étudié. — Eh! qu'est-ce donc là? on dirait un homme couché. Quoi? un cadavre!… Il faudra que je lui trouve un abri ; il y a encore des vautours dans le bois de cèdres. J'irai voir mon champ plus tard. — Non! il est vivant, je l'entends qui respire. Tombé de cheval peut-être ; jeté au pied de ce buisson. Un messager, sans doute : ces gens portent des vêtements semblables, en toile bleue. Le pauvre homme! il est évanoui… »
Mais le corps gisant vient de remuer. A la figure pâle du sang afflue. — L'admirable visage! Ce sont les traits déjà virils d'un adolescent, quoique leur fraîcheur soit encore celle de l'enfance. De souples boucles brunes se courbent sur le front ; le regard sort, lumineux à l'extrême, des prunelles aux teintes d'eau marine ; la face imberbe, colorée maintenant, s'avive encore et, bientôt, sourit.
« Etes-vous blessé? Voulez-vous boire?… »
Le paysan parle très bas.
« Non, je ne suis pas blessé ; je vais me lever… Merci… »
Quel timbre magique ont ces paroles! En elles passe la voix persuasive des brises et la voix héroïque du cuivre frappé ; on croit avoir entendu leur écho dans le chant des vagues et des cascades, jamais sur une bouche humaine.
Timide, le paysan demande encore :
« Vous êtes un messager, je pense?… Tombé de cheval?… ou peut-être des voleurs ont-ils… »
Il se tait, trop ému, ne sachant que dire.
L'homme couché ne répond pas. Le geste paisible de sa main repousse un peu le paysan penché sur lui, puis il se redresse d'un brusque effort et, prenant sous le buisson contre lequel il reposait un magnifique manteau blanc, il le jette rapidement sur ses épaules.
Le paysan recule. Jamais il n'a vu beauté pareille, fût-ce dans ses rêves. Il tombe à genoux.
« Maître! me voici prosterné devant vous. Zacharie est votre serviteur ; Zacharie sera votre esclave.
— Relève-toi, Zacharie ; ne te trouble point. Je suis en effet un messager. Je viens de loin ; j'étais tombé sur le bord de la route à cause d'une grande fatigue qui m'accablait. Relève-toi ; je te donne le baiser de paix. »
Il le baisa au front et, tandis qu'un étrange et puissant parfum de roses se répandait dans l'air, Zacharie sentit descendre en son corps ce même apaisement qu'il avait connu, parfois, quand il admirait, au sortir du sommeil, une aurore de printemps ou que, par une nuit d'été chaude et silencieuse, il contemplait le ciel obscur. Le parfum des roses persistait ; Zacharie se sentait ivre. Il se releva, mais il trébuchait sur ses jambes.
« Ne te trouble pas, Zacharie! Regarde-moi! Comment, ayant fait le bien, peux-tu trembler? comment, m'ayant secouru, peux-tu, comme celui qui a péché, baisser les yeux?
— Maître, j'ose à peine…
— Il faut oser. Regarde-moi. »
Zacharie le regarde. — Toute la bonté d'une mère, toute la candeur des petits enfants, toute la vaillance d'un soldat se lit sur ce visage. Peu à peu, Zacharie s'apaise. Respectueusement, il prend le bas de la robe bleue et murmure :
« Maître, votre robe est souillée, elle fut même déchirée par les épines du buisson. Venez jusqu'à ma demeure, vous honorerez ainsi mon seuil ; ma femme saura nettoyer ce tissu bleu de sa poussière et peut être raccommoder la déchirure.
— Je lui en serai reconnaissant, dit le messager. Montre-moi le chemin qui conduit à ta maison. »
Zacharie marche sur la route, le messager le suit. De l'ombre des arbres, ils passent en plein soleil et le grand manteau blanc sur la robe bleue semble un nuage pénétré de lumière qui mord sur de l'azur.
Ils marchaient, tous les deux, le long de la route, l'un éblouissant et léger, l'autre un peu lourd, plus proche de la terre mais sûr de ses pas ; et l'un et l'autre souriaient.
« Sarah! » cria Zacharie en s'approchant d'une pauvre masure assez ruineuse dont le toit avait de grands trous.
Une femme qui travaillait dans le minuscule potager étendu devant le seuil comme un tablier vert, leva la tête.
« C'est toi, Zacharie! que fais-tu donc? je te croyais aux champs.
— Mets de l'eau dans la grande bassine, Sarah! j'amène un voyageur très las qui a besoin de nos soins. C'est un illustre messager. »
Sarah leva au-dessus de sa tête une salade encore mouillée qu'elle venait de cueillir.
« Qu'il soit le bienvenu! et voici pour lui un beau cœur de salade. Il reste, grâce à Dieu, un peu de sel dans le petit pot vert et le pain ne manque pas, aujourd'hui. »
Elle secoua sa jupe de laine, couverte de poussière, sortit du potager et s'inclina devant l'hôte.
« Où sont les enfants? demanda Zacharie.
— Je crois qu'ils jouent dans le champ ; je les entendais rire tout à l'heure. David! Elysée! voici le père! »
Ils s'approchèrent, au galop de leurs jambes nues, joyeux, rouges d'avoir couru.
« Père! s'écria David au regard vif et noir, le gros rat nous a échappé! »
Mais, en voyant le messager, il resta tout surpris.
« Que son manteau est blanc! murmura-t-il.
— Oh! dit le petit Elysée, dont les yeux étaient châtains et la bouche tendre, oh! qu'il a l'air gentil!
— Allons! mes enfants! préparez-moi la bassine, » dit Sarah.
Ils rentrèrent dans la masure après que l'hôte les eût baisés tous deux au front.
« Nous vous donnerons nos soins dans quelques instants, dit Zacharie. Asseyez-vous, Maître, et prenez du repos.
— Vous avez, dit l'hôte, de beaux enfants pleins de santé. David sera un vaillant soldat, si j'en juge par le courage de son regard, et le petit Elysée portera peut-être une lyre pour faire oublier à certains hommes leurs douleurs et pleurer par ses chants d'autres hommes qui ne connaissaient pas le prix des larmes.
— Oh! dit Sarah d'une voix timide et voilée, n'y a-t-il donc pas assez de douleur sur la terre qu'il faille encore que notre fils David verse le sang des malheureux, et n'y a-t-il pas assez de larmes?… Elysée ressemble à son père, mais son père ne chante que pour donner de la joie.
— Et David ressemble à sa mère, dit Zacharie, mais Sarah n'a, je crois, jamais tué que les chenilles de nos salades.
— David… un soldat! dit Sarah en soupirant. Ne pourrait-il jouer avec les bêtes, sauter les buissons, comme il fait aujourd'hui, et plus tard cultiver la terre et en cueillir les fruits? Car c'est ainsi que l'on trouve le bonheur.
— Comment Elysée pourrait-il attrister quelqu'un par ses chansons, dit Zacharie, lui qui reste des heures le nez en l'air à regarder le ciel bleu? Car c'est ainsi que l'on trouve la paix et qu'on la donne aux autres en chantant.
— David est bruyant, gourmand, mais il n'est pas méchant! dit Sarah.
— Quand on lui parle, Elysée pense souvent à autre chose, mais c'est un brave petit garçon, dit Zacharie. Daignez me croire, Maître. »
Tous deux avaient les yeux gros de larmes.
« Vous êtes de bonnes gens, dit l'hôte, ne craignez rien. Il y a d'autres guerriers que ceux qui versent le sang et d'autres larmes que celles qui font souffrir. »
Etonnés, Sarah et Zacharie le regardaient sans répondre, un peu incrédules. L'hôte au manteau blanc poursuivit :
« Il faut se battre, parfois, pour mater un cœur obstiné, pour vaincre un homme trop savant, pour toucher un homme riche dont l'âme est pauvre, mais cette victoire ne coûte pas de sang. — David sera ce guerrier victorieux. — Et n'avez-vous pas pleuré, à l'aurore, parce qu'un jour le soleil était plus beau que de coutume, parce qu'un regard paraissait plus doux, parce qu'un rossignol chantait plus clair? — Elysée fera pleurer ainsi, par des chants où la lyre mêlera ses accents.
— Oui, Maître, nous comprenons! » murmurèrent Zacharie et Sarah.
Ils ne se quittaient point des yeux ; sans rien dire, ils se remerciaient l'un l'autre du réconfort qui leur était apporté.
« Et, maintenant, tout doit être prêt, » dit Sarah.
Mais en franchissant le seuil de la maison, suivis par le messager, ils ne purent s'empêcher de rire. On n'avait rien préparé du tout. Posée à terre, la bassine était vide. Debout devant le mur, les deux enfants restaient immobiles, silencieux, le menton levé, les bras ballants, les pieds en dedans, bouche bée, les yeux ravis. Ils regardaient, ils écoutaient un oiselet rouge, leur oiseau familier, qui, dans sa cage d'osier pendue à un clou, s'égosillait d'étrange manière.
« Jamais, dit David, l'oiseau rouge n'a chanté comme ça! on dirait… on dirait…
— On dirait, dit le petit Elysée, que le jour va bientôt se lever.
— C'est ça! interrompit David.
— … Un beau jour!
— Qu'il est content, notre oiseau! Regarde : il sautille, il a l'air de vouloir s'envoler.
— C'est vrai ; j'avais peur de le dire… Mais, s'il veut s'envoler, est-il vraiment content?
— Je vais lui donner des miettes de pain avec des graines.
— On pourrait faire mieux, dit Elysée.
— Quoi donc?
— On pourrait lui ouvrir la porte d'osier.
— Tu es fou! s'écria David.
— Non, pas fou, répondit Elysée de sa voix douce.
— Mais il ne chantera plus ici.
— Il chantera ailleurs.
— Nous ne l'entendrons plus.
— Il chantera pour d'autres, dit Elysée, il chantera dans le ciel. »
Et David eut l'air moins sûr de son fait.
« Non, pas fou! répétait Elysée.
— Sage! sage! murmura l'hôte que Zacharie et Sarah regardaient avec étonnement.
— Monte sur mes épaules, dit David à son frère.
— Pourquoi?
— Eh bien! pour ouvrir toi-même la porte de sa cage, puisqu'il faut qu'il s'envole.
— Frère, tu es gentil. »
La porte d'osier fut ouverte, mais l'oiseau rouge ne s'envola pas aussitôt. Posé sur la barrette d'appui du seuil de sa prison, il ébouriffait encore ses plumes, il redoublait son chant ; il chantait… il chantait à rendre un rossignol jaloux.
« C'est ainsi qu'on doit chanter, » dit Zacharie.
Et l'hôte se prit à sourire, comme s'il se souvenait de ce chant.
Enfin l'oiseau s'envola brusquement, se percha encore un instant sur deux ou trois plantes du potager, puis disparut vers le grand ciel matinal, en chantant toujours.
« Mais, interjeta Sarah, la robe du maître n'est pas moins sale, pas moins déchirée.
La bassine fut remplie, le vêtement reprisé, lavé, séché enfin au soleil.
« Mère, il y a encore une tache de poussière, ici, disait David.
— Mère, ce point fait une bosse, » disait le petit Elysée.
Et Sarah complétait son ouvrage.
Les enfants bavardaient toujours, tantôt caressant les mains de l'hôte, tantôt s'extasiant sur la blancheur de son manteau laineux et souple.
Zacharie surveillait en souriant ce travail et ce léger caquet.
« Femme! tu fais un point de travers.
— Zacharie, tu ne vas pas, je pense, m'apprendre à coudre!
— Sarah! ne vous offensez pas! dit le messager, cela est fort bien cousu… Et maintenant, dit-il encore, il me faudra partir, mais donnez-moi d'abord un renseignement, je vous prie, afin que je trouve mon chemin. Il existe, n'est-ce pas, dans le pays, une jeune fille du nom de Marie que l'on dit promise au charpentier Joseph? Sauriez-vous où elle habite?
— Tout près d'ici, répondit Sarah. Elle vit avec ses parents dans une très pauvre maison. Ils sont aimés dans le voisinage et Rachel la magicienne me disait, hier soir, qu'elle n'oserait jamais parler à Marie, bien qu'elle fût si bonne et si douce, à cause de sa beauté. En vérité, c'est le plus beau visage que l'on ait jamais vu.
— J'aime la regarder, dit David à voix basse.
— Moi, je tremble… » dit Elysée.
Le messager s'apprêtait à partir et se tenait debout dans le potager. Zacharie vint l'y rejoindre.
« Voyez, Maître, cette maison, près de la route, derrière le grand bosquet d'arbres verts ; vous y serez dans quelques instants.
— Reviendrez-vous Maître? demanda Sarah.
— Je ne pense pas, car je dois voyager beaucoup et ne pourrai revoir ce pays avant longtemps, mais il ne faut point se quitter comme l'on ferait si c'était pour toujours.
— Nous garderons de vous un souvenir très doux, dit Sarah.
— Parlez de moi, quelquefois. Je songerai à votre bonté. Je la dirai à ceux qui m'entourent, là-bas. »
Il eut un geste large que son manteau de laine blanche amplifiait.
« Vous ne reviendrez plus! c'est vrai? dit David. Il faut revenir.
— Il faut… il faut revenir! dit Elysée qui se défendait mal de pleurer.
— N'ennuyez pas le Maître, dit Zacharie, et vous, Maître, permettez-moi de vous dire merci. Depuis que je vous ai vu, couché sur le bord de la route, je me sens plus heureux. Il est difficile d'être toujours content et de chanter tout le temps, mais en ce moment, je voudrais faire comme les oiseaux.
— Tu peux faire comme les oiseaux, Zacharie ; tu as droit de faire comme eux, et ta femme et tes enfants aussi. Non! sèche tes yeux, Elysée, les oiseaux ne pleurent pas ; l'oiseau rouge ne pleurait pas : il chantait!
— Maître! accordez-moi une grâce, dit Zacharie. Ne partez pas sans que je vous donne une fleur de notre jardin, en souvenir.
— Elle parfumera ma route, » dit l'hôte.
Mais Zacharie qui s'était avancé vers le fond du potager, s'écria tout à coup :
« Oh! cela est une merveille, une grande merveille!
— Qu'y a-t-il donc? demanda Sarah.
— Viens ici, femme! regarde! »
Elle accourut.
« Oui, dit Sarah d'une voie émue, c'est une grande merveille! »
Les enfants se taisaient.
« Maître! dit Zacharie, nous avions planté un lys au fond du potager, mais il ne poussait pas, depuis trois ans, alors nous nous sentions tristes, car on nous disait que ses fleurs devaient être très belles, et nous pensions que des vers avaient mangé l'oignon, or voici que, cette nuit, notre lys a fleuri. Voyez! »
Il se baissa derrière des verdures et cueillit respectueusement un lys admirable, svelte de hampe, neigeux de teinte, délicieux par son parfum.
« Prenez-le, Maître! en mémoire de ma maison et des miens.
— Je le prends, Zacharie, je vous remercie, et à tous, je vous dis adieu… Adieu! n'oubliez pas le passage du messager! »
Soudain, comme un cygne ouvre ses ailes, l'hôte de Zacharie parut ouvrir les siennes. Et l'on vit son éblouissant manteau se séparer, s'ouvrir, devenir deux amples ailes vivantes qui, lentement, se mirent à battre, et il s'éleva de terre devant le laboureur, sa femme, ses enfants qui, tous, lui tendaient les bras, et il s'envola, très blanc contre le ciel bleu du matin, les yeux au loin, les lèvres souriantes, tenant le grand lys blanc dans sa main.
Une lune ronde et rose, aux tons ambrés, plongeait lentement derrière les collines de sable ; la lumière, souple comme un voile de gaze, glissait sur le monde et se retirait ; l'heure était particulièrement tranquille. Dans le ciel, plus foncé d'instant en instant, des étoiles naissaient, astres anonymes, égarés au sein de l'éther violet, incertains encore et clignotants. Bientôt, plus hardies, parurent d'autres étoiles, marquant un point de l'ombre et, par ses feux glacés, chacune scintilla.
Le berger Samuel, allongé sur la pente de la dune, ramena son manteau sur ses yeux, puis, ne pouvant dormir, contempla timidement la nuit. Quelques étendues de sable retenaient encore leur teinte grise, comme un souvenir du crépuscule, mais tous les creux et les replis se comblaient de suie et les arbres proches avaient l'apparence de fantastiques découpures. Plus haut, l'air se peuplait de clartés nouvelles : la voûte immense diffusait de l'argent.
Samuel se retourna vers son compagnon accroupi près de lui, le menton aux genoux.
« J'ai comme une grande crainte, Jacob, et je ne sais pourquoi. »
Immobile, Jacob répondit d'une voix étouffée :
« Moi aussi… mais moi je sais : je me sens perdu.
— Perdu?
— Oui, perdu parmi les étoiles ; je n'ose plus les regarder ; elles m'égarent. »
Sans doute ces mots expliquaient-ils une détresse partagée, car Samuel sentit passer en lui un frisson ; c'est ainsi que l'on frissonne sous l'aile d'un souffle froid.
« Tu dis vrai : on a peur des étoiles. »
Dès lors, ils parlèrent bas, en phrases brèves, alternées, que séparaient de longs silences.
« Les étoiles nous surveillent, mais nous aiment-elles?
— Les yeux d'une bête sont quelquefois très doux ; jamais ceux des étoiles…
— Sévères, comme les yeux de l'homme solitaire, sévères et indifférents.
— Le regard du solitaire ne console pas.
— Il ne donne rien, même il ne promet rien.
— Elles sont seules, aussi, toutes seules.
— Elles forment une grande foule ; chacune, cependant, est seule dans cette foule.
— Chacune brille seule.
— On voudrait les réunir…
— Leur donner des amis.
— On tâche : certains soirs, en les contemplant tour à tour, je crois deviner le lien qui les rapprocherait, puis je me trompe, mon regard se perd, j'oublie, et ce que je voyais d'abord, je ne le reconnais plus.
— Oui, comme toi, j'ai vu quelque chose, un moment… cela ne durait guère.
— Tout de suite, cela s'évanouit.
— Je ne peux les aimer comme je le voudrais : elles ne sont pas assez vivantes.
— Elles demeurent si loin de nous! »
Contre les touffes sèches de la dune, ils entendirent le froissement d'un pas léger. Celui qui tenait sa tête penchée sur ses genoux regarda dans la nuit ; celui qui restait couché se souleva pour écouter mieux, puis il interrogea l'ombre toute voisine :
« Qui donc es-tu? »
Une voix calme répondit :
« Je t'apporte la paix ; je t'offre, en passant, mon salut. Je suis berger, je viens d'un pays lointain ; je me promène sur la terre et, dans la contrée nouvelle où j'arrive, je garde les bêtes, quelque temps. Un jour, je repars : je vais ailleurs.
— Repose-toi jusqu'à l'aube, dit Samuel. Tu dormiras si tu veux dormir, ou bien, si la nuit te semble trop chaude, trop brillante, tu veilleras avec nous en discourant à voix basse.
— Oui, ce soir, les étoiles sont très vives, dit le voyageur.
— Nous parlions d'elles, » dit Jacob.
Quelque temps, ils ne soufflèrent mot. Le voyageur s'était assis auprès d'eux ; il contemplait le ciel. Jacob serrait toujours ses genoux et formait un bloc d'ombre mate surmonté d'une tête penchée. Samuel restait étendu sous son manteau brun.
« C'est trop de silence! dit Jacob, tout à coup.
— Et les étoiles muettes, dit Samuel, font plus de silence encore.
— Non, dit le voyageur, les étoiles ne sont pas muettes ; elles parlent entre elles, à nous elles parlent aussi, elles se réunissent pour nous parler plus clairement.
— Je ne savais pas, dit Jacob.
— Si, dans un concours de peuple, chaque homme parle, on n'entend qu'une sourde rumeur, le bruit du vent dans le feuillage, mais s'ils chantent ensemble, à quelques-uns, on arrive tout de suite à l'intelligence de ces chants. Les étoiles chantent à voix unies. De même, lorsque, dans la forêt, les rossignols échangent seulement des gazouillis, rien ne nous parvient qu'un murmure inutile, comme de villageoises bavardant près du puits, mais quand, au printemps, ils célèbrent leur plaisir et leur tourment, alors ce concert nous enseigne l'ardeur amoureuse, le plaisir et le tourment d'un amour pareil au nôtre. Ainsi font les étoiles.
— Comment as-tu appris ces choses? demanda Samuel.
— En marchant sur la terre, les yeux levés, en écoutant le dire des vieillards pleins de sagesse et des enfants.
— Ecouter le chœur des étoiles, dit Samuel, cela se peut donc?
— Entendre chanter les étoiles! soupirait Jacob.
— Regardez-les tendrement d'abord ; tâchez de les aimer pour leur beauté, pour leur éclat ; vous les aimerez bientôt pour elles-mêmes ; alors elles se dévoileront vraiment. Voyez celles-là, vers le septentrion, ces étoiles-là qui sont au nombre de sept. Tenez vos yeux fixés sur elles… Ne les croyez pas solitaires : elles encadrent un chariot magnifique. Jadis il servit au roi David guerroyant chez les Amalécites, et ce jour encore où l'arche sainte fut transportée à Jérusalem, ses roues étaient toutes fleuries ; des fleurs débordaient de gauche et de droite ; une guirlande se prolongeait dans la brise, par des parfums… Je le vois tel qu'il était alors, ce chariot glorieux! il a trouvé sa place dernière dans les hautes ténèbres de la nuit où son rayonnement nous inspire. — Regardez les sept étoiles dessinant un chariot…
— Jacob! Jacob! je vois le chariot!
— Samuel! je l'admire : son bois est couvert de corolles, comme l'arbre pourpre sans feuillage.
— Ah! les sept étoiles ne sont plus séparées, maintenant! elles brillent ensemble…
— Derrière le chariot, dit encore le voyageur, deux gardes épient la route suivie pour prévoir l'obstacle ou la rencontre hostile. L'un se nomme Mérak et l'autre Dubhé ; ils fouillent l'ombre fidèlement.
— Oui, dressés derrière le chariot, dit Jacob.
— Ce sont, dit Samuel, deux bons serviteurs du grand roi. »
De son bras le voyageur indiquait des merveilles nouvelles :
« Plus haut, voyez, ces quatre-là qui font la figure géante d'un chasseur de bêtes féroces!… et ces trois dont il vient de ceindre ses reins pour soutenir son épée! Les peuples qui vivent dans les îles de la mer violette le nomment Orion ; sa rage est telle, quand il parcourt les forêts célestes, que des nuées sortent de sa bouche, qui tombent en pluie sur la terre.
— Il brille, dit Jacob, de toute sa fureur. »
Et Samuel gémit, l'haleine courte :
« Il étincelle de courroux.
— Celles-là! dit le voyageur, et celles-là! ces sept autres! ces trois autres! cette flèche! ce rameau de chêne et cette chevelure! celle-là, si rouge, et celle-là, dorée! et puis ces quelques-unes, groupées dans un aigle qui plane, dans un dauphin qui plonge, dans la forme rampante d'un serpent! Ouvrez les yeux, frères! Jacob, ouvre les yeux! Samuel, ouvre ton cœur! voyez! je vous livre tout le firmament de minuit! »
Invoqué par leur désir, le ciel se révéla soudain, et voici qu'aux bergers veilleurs, une prairie bleu sombre apparut qui montait de l'horizon d'orient vers le zénith et dévalait en pente douce jusqu'à l'horizon d'occident. Bien qu'elle fût le ciel entier, cette prairie leur semblait l'image simple d'une prairie terrestre, immensément agrandie. Un fleuve la traversait : onde tranquille qui n'était point pareille aux ondes d'ici-bas ; plutôt eût-on pensé à quelque lait translucide et mousseux, très pur, très léger, tout pénétré de neige et de rayons, comme si l'on y avait fait fondre des étoiles : un fleuve calme de lait scintillant.
Sur ses bords, dans la prairie, des formes se devinaient, formes d'êtres humains et de bêtes d'une taille plus élevée que celles de la terre. Certaines reposaient sur l'herbe d'azur foncé, d'autres, assises ou couchées sur les rochers des berges, contemplaient l'onde stellaire, et sur toutes régnait un silence profond, un absolu silence ; et toutes restaient immobiles. Seul suivait son cours le flot lent du céleste lait.
« Il faut attendre encore, disait le voyageur. Plus tard elles feront leurs gestes coutumiers, plus tard elles parleront. Tenez-vous prêts! L'azur est soucieux, ce soir. Tenez votre âme prête! L'instant approche où les étoiles diront leur peine, où vous la comprendrez. »
Jacob ni Samuel ne répondirent : ils ne pouvaient répondre. Ravis dans une commune extase, les bergers observaient, sous le joug du même enchantement, le blanc passage du fleuve dans la vaste prairie bleue, peuplée d'apparences muettes. — Elles ne sont pourtant ni mortes ni pétrifiées, ces apparences, leur immobilité rend bien l'angoisse qui les point, qui se découvre, constante et profonde, en leurs yeux grands ouverts. N'était ce regard, on dirait de sommeillants fantômes ; ils se cachent sous un semblant de sommeil, mais leurs yeux le dénient : dort-on les yeux ouverts?
Ce musicien abandonne sa lyre jetée à terre : il veut qu'elle reste muette.
Cet autre penche vainement l'urne vide d'où les dernières gouttes sont tombées : il prolonge le geste de verser, mais ne verse rien.
Ce dragon sinueux présente l'énorme aspect d'un lézard triste dont la peau ne brille plus.
Assise sous un arbre, cette jeune fille (on dirait l'image de la mélancolie) contemple tristement une frêle balance suspendue à l'un des rameaux.
Au fil de l'onde blanche, un cygne blanc se laisse aller, sans qu'une plume frémisse, sans que varie la courbe du noble col.
Ce taureau ne relève plus sa lourde tête abandonnée.
Cette femme devait, jadis, peigner ses cheveux d'or avec un peigne d'or. Maintenant, elle néglige la chevelure ternie.
Et que fait ce centaure? — Depuis longtemps il a jeté son carquois, les flèches et l'arc de bois dur. — Que font ces deux géants? — Orion, le chasseur a des mains inertes, et cet autre en qui se joignent la force et la beauté, jamais ne se relèvera : il songe, couché de son long, les muscles détendus ; il ne s'inquiète guère de ce dangereux crabe noir, tout proche, aux pinces redoutables, mais qui ne bouge pas.
Il ne bouge pas davantage, ce scorpion retors.
Ce lion rêve-t-il, le mufle dans ses pattes? ce gros bélier laineux rêve-t-il? Peut-être… comme ces autres bêtes, ces autres figures humaines, comme ce poisson lourd dont la nageoire dorsale perce l'onde de lait.
Aucun ne dort : ils veillent tous, ils attendent, parqués dans le bestiaire des cieux.
Mais qu'attend-il, ce jeune homme frêle, au torse mince, aux pommettes pâles, aux yeux battus, dressé sur le bord même de l'onde, la tête un peu penchée, qui cherche obstinément son reflet et sourit d'une bouche avide à l'illusion de ce reflet? — En vérité, l'on ne sait pas ce qu'il attend.
« Implorons-les! dit le berger voyageur, supplions-les de nos voix sourdes, avec d'humbles cris retenus! Qu'ils comprennent que nous les aimons, que nous partageons leur souci. Point de discours! un grand désir seulement, qui balbutie, une ferveur qui monte vers eux à la façon des fumées du sacrifice. Ils en goûteront le parfum.
Les trois hommes s'étaient levés ; ils invoquaient en silence l'azur nourri de scintillations… Or le regard naïf de Samuel, de Jacob, et celui plus savant du voyageur aux yeux pleins d'images, manifestaient un si vif élan de l'âme, une effusion si brûlante, tant de puissance d'oraison, tant de piété que la prière parut se dégager de leur esprit pour gagner le ciel comme un psaume.
Le ciel, à ce même instant, tressaillit ; toutes les étoiles frémirent et, plus claire que le chant du cristal frappé, une note, une seule note limpide tomba du firmament. — Le musicien dont la lyre gisait à terre l'avait reprise, l'avait touchée. — Puis, ce fut une autre note, une autre, un accord, un autre accord, l'esquisse rapide d'un arpège… La lyre divine retrouvait sa voix.
Puissance de l'incantation! des murmures parcourent le pré bleu :
« Orphée! Orphée! »
Le vocable se dessine sur toutes les lèvres ; chacun le redit :
« Orphée! Orphée! »
La vie afflue de nouveau, ranimant les apparences. — Le géant couché s'étire ; ses gestes maladroits cherchent à se reconnaître ; de la gueule du lion coule un rauquement obscur ; redressé sur ses sabots de bête, le centaure sagittaire penche son torse humain vers le carquois tombé, vers les flèches éparses, et celui qui tenait l'urne vide en effleure de ses lèvres le rebord… Est-elle pour toujours desséchée?
Orphée joue de la lyre.
Chacun écoute, chacun renaît suivant le rythme pur, chacun regarde autour de lui, comme libéré de ses chaînes. — Hélas! à quoi bon? Ils cèdent à la surprise d'un écho du passé, mais n'aperçoivent que ce qu'ils pouvaient, hier, apercevoir : tout est de même, rien ne les console dans le spectacle offert, rien ne leur permet vraiment d'espérer, rien, ni le bleu mouillé de l'herbe, ni les fleurs de la prairie, ni les ondes scintillantes du lait. L'ennui ne se déprend pas de leur âme et le regret les désole, du temps qui fut. — Seul, en ce vertigineux domaine, paraît indifférent le jeune homme quêteur d'un reflet illusoire et qui ne cesse point de sourire avidement.
Mais Orphée joue encore.
Les trois bergers l'entendent bien, cette harmonie descendue vers eux : ils l'accueillent en leur cœur, elle les charme, les exalte, ils vibrent à l'unisson, devinant quelque chose et ne sachant quoi, mais confiants en une musique nourrie de mystérieuses promesses dont ils pressentent l'acquit.
Ceux de là-haut ont une foi moins sûre. Réveillés un instant de leur sommeil simulé, déjà ils y retombent. — Le lion ne grogne plus ; le taureau, le bélier ont fait à peine quelques pas sur l'herbe que le dragon battait si faiblement de sa queue ; le cygne avait gonflé ses plumes, le dauphin s'était rapproché de la rive, la femme coiffée d'or tâchait de démêler sa somptueuse chevelure… Ils renoncent aussitôt. Leur douleur s'exprime en une lamentation où diverses voix se croisent et se plaignent de même.
« Tout se tait, tout se flétrit et se fige! rien ne chante ni ne palpite dans les cieux.
— Pour une prière heureuse qui nous atteint, qui nous surprend, est-il besoin de s'éveiller?
— Rien ne change sur le pré d'azur.
— Que faire, sinon dormir ou prétendre dormir?
— Ah! quand reparaîtront les clairs reflets de mes cheveux? quelle vanité de peigner une chevelure mourante!
— J'ai oublié le temps où le ciel et la terre vivaient.
— Où l'eau fraîche coulait de mon urne…
— Où le sang était plus rouge…
— Où mes traits volaient dans le vent, sans but, pour enchanter l'air…
— Où je riais en regardant un croissant de lune aux tons de miel…
— Où les variations aérées du rossignol m'incitaient à pleurer d'amour! »
Cette fois, Orphée, jouant de la lyre, va leur répondre en chantant aussi. — Sur le pré bleu, il marche à grands pas souples ; il s'arrête devant Orion, devant le Cygne, devant le Sagittaire, devant chacun des hôtes de ce lieu funèbre. A chacun il adresse un chant afin de ranimer son esprit et son corps. Il supplie, évoque le passé, exhorte, malmène ou satirise, et les cordes vibrantes donnent à la grande voix son juste accompagnement.
« Vous avez tous abusé de vos songes, mais vos songes revivront s'il vous plaît vous-mêmes de revivre…
« Toi, si blanc, que fais-tu là, sur l'onde blanche, en cette pose invariable? N'es-tu donc plus celui que j'ai connu? Rappelle l'ancien souvenir des heures de gloire où t'animait un esprit divin! Gros cygne gonflé d'orgueil à cause de la célèbre aventure que tu te répétais sans cesse, jour et nuit, dont tu te vantais à tout venant, fût-il un dieu, la belle image est-elle obscurcie? Sur le lit de pourpre, Léda surprise, incertaine d'abord, puis éperdue, amoureuse, gémissante, et le rouge de sa bouche mouvante, et le mauve profond de ses yeux… tout cela, de si haut renom, est-il donc oublié? N'aurais-tu pas tenu, entre tes rémiges pressées, tant que dura l'heure illustre, la fille de Tyndare? »
Mais le cygne, dont s'était lentement déroulé le noble col, abrita de nouveau sa tête sous son aile.
Une main tendue frôlait le vêtement d'Orphée, une main qui suppliait, tandis que s'élevait un timide murmure :
« Ne leur parle pas! ne leur chante rien! la tâche est superflue : regarde-moi ; je n'ose me lever, je n'ose toucher à la massue que l'herbe recouvre. Je ne veux même plus penser aux jours passés, tant leur mémoire me fatigue et tant elle m'ennuie.
— Toi! s'écria Orphée ; c'est toi que je trouve à terre! c'est toi qui parles bas comme l'enfant grondé! »
Il se tut, frappé de honte à ce spectacle, mais le géant ne fit pas un mouvement.
« C'est toi, reprit Orphée, qui parcourais la terre en tous sens, qui ne t'arrêtais que pour vaincre le monstre sanglant ou baiser une bouche humide! toi, toute la force agissante! »
Le héros désabusé répondit à petit bruit :
« Orphée! c'est toi qui, si longtemps, délaissas les sept cordes! qui ne chantais plus tes rêves et ton désir! toi, toute l'harmonie! »
Orphée avait bien entendu le reproche ; pourtant, quand il chanta de nouveau, ce fut en vain. Ni l'horrible image du sanglier dévastant Erymanthe, ni le vol sinistre des oiseaux tournoyant au-dessus du Stymphale, ne surent émouvoir le visage d'Hercule, non plus que le rappel de la biche onglée d'airain, lancée à travers champs, tout le long d'un long jour. — Hercule n'écoute plus ces noms délicieux à dire : Déjanire, Iole, Hippolyte ; ceux des trois filles gardiennes du jardin où luisaient les pommes le laissent indifférent ; celui même d'Hébé ne fait pas trembler sa bouche et il semble avoir tout à fait oublié les chaînes dont il lia Cerbère pour le ramener de l'Erèbe!
« Tu ne resteras pas ainsi! disait Orphée. Regarde ton ennemi de jadis, le pire, le plus petit : le crabe noir qui voulut te blesser de sa pince, quand tu te mesurais avec l'hydre, dans les marais de Lerne… Ecrase-le!
— Certes non! dit Hercule. Nous vivons en paix, le cancer et moi, depuis tant d'années! Laisse-nous… »
Navré de douleur, Orphée s'éloigna, mais il perçut encore la dernière parole du géant accablé :
« Tais-toi!… tu nous importunes! »
Des voix bruissaient autour d'Orphée, étouffant presque son chant. Il y distinguait, passant de bouche en bouche, la même plainte, toujours :
« Tais-toi! ton chant ne sert de rien!…
— Les temps heureux sont révolus…
— Hercule disait vrai : à quoi sert-il de s'évertuer quand le désir a disparu des cœurs?
— Ton chant se perd!
— Ta lyre aussi doit être lasse : donne-lui du repos.
— Tu chantes des chants inutiles…
— D'ailleurs, nul ne t'écoute! »
Sereine et de plus en plus sûre, s'éployait la voix d'Orphée que scandait la grande lyre.
« Après chaque nuit, chantait Orphée, renaît un jour nouveau. L'ombre fut longue où nous vivions sans vie ; elle se dissipera cependant. Vous ne voyez pas l'aube, encore, mais l'aube est proche. Sans la voir plus que vous, je la chante, l'ayant devinée. Pareille au bouillonnement d'une source secrète, l'aube murmure sur les rives de la nuit, annonçant ses parfums, ses couleurs et son chant… Je vous le dis : l'aube va poindre! Ne la niez pas! soyez prêts à la recevoir!
— Tais-toi! disait une voix mince, ou bien chante plus bas : tu me distrais de mon plaisir ; l'onde frissonne sous ta voix et je ne puis y reconnaître le ravissant reflet. »
Orphée hausse d'abord les épaules et passe… brusquement il s'arrête ; il songe.
« Si l'onde frissonne encore sous ma voix, c'est donc qu'elle écoute ma voix? Ne pourrais-je chanter pour l'onde?… »
Il s'approche de la rive mousseuse ; il regarde le fleuve de lait. Peut-être saura-t-il l'émouvoir… Quand tous lui disent de se taire, qu'il les lasse, qu'il les excède, l'onde lactée voudra-t-elle accueillir sa voix, la comprendre, cette onde faite de brasillements blancs, de scintillations, de rayons de lune fondus, cette bouillie originelle d'étoiles, ce brouet de clartés nocturnes?…
« Ondes de lait, je vous implore! Ecoutez-moi, fluentes ondes, ondes lentes, ondes fécondes, ondes qui retenez un secret! »
La lyre persuasive suppliait.
« Pourquoi cette sourde agonie, qui ne pleure ni ne gémit, qui se déprend de la vie en un faux assoupissement? »
La lyre douloureuse quêtait une réponse.
« Souvenez-vous de la beauté, des trompettes claires de l'été, des brises, du chant des fontaines!… Hélas! ils n'osent en parler! Chacun s'endort ici, le cœur navré ; chacun renonce. »
La lyre pleurait, la lyre rythmait les sanglots d'Orphée.
« Tout le ciel a froid ; un long hiver s'étend sur la prairie bleue ; nulle fleur ne la décore plus, nul fruit n'y brille… O temps radieux où s'entr'ouvrait la jeune rose, où le lys levait sa tête pure, où la violette invisible confiait ses senteurs! saison des pommes vernies, des olives grasses, des oranges d'or! savoureuse mémoire! »
Dans le bestiaire, nul ne prit garde à ces chants.
« Le froid les a saisis, dit Orphée ; leurs rêves se racornissent comme les feuilles en automne. Bientôt ils ne seront que statues ignorantes des couleurs, des senteurs, de l'harmonie, indifférentes aux caresses et que le soleil ne réchaufferait pas. Moi-même, je défaille, ma voix se perd dans le silence, mes accords n'engendrent plus d'échos… Vous, cependant, belles ondes vivantes, m'entendez-vous? »
Afin de compléter la demande et d'en parfaire l'accent, la lyre vibra comme un cri :
« Ondes! m'entendez-vous? »
Or il arriva ceci que le fleuve de lait se prit à foisonner mystérieusement. Toujours mousseuse sur ses bords, la masse liquide semblait soulevée par quelque force intérieure, gonflée par un flux secret, à la façon des sources. Elle augmentait, elle défaillait, montait, fléchissait encore, palpitait lentement, et de partout une buée s'élevait d'elle, formant un nuage diffus. Le fleuve bouillonnait, le fleuve dégageait ses vapeurs, tandis que, sur l'effervescente surface, la brume s'amplifiait, nourrie de clartés pâles et de blanches étincelles.
Le visage d'Orphée semblait rajeuni : une expression nouvelle s'y révélait, de joie, de curiosité fiévreuse, de passionné désir, et tandis que les autres écoutaient avec torpeur l'ample harmonie perdue, la brume s'animait, prenait cette harmonie en elle et naissait à la vie. La lumière éparse affluait au cœur du nuage suspendu sur l'onde lactée, elle s'y rassemblait en un brillant noyau, un foyer de vive blancheur, tandis que les vapeurs d'alentour perdaient de leur éclat.
Il ne reste plus qu'une buée vague, sans bords, un duvet nébuleux qui se fondra bientôt ou se dispersera… rien d'autre… mais, en son milieu, ce foyer, ce noyau, cette splendide amande aiguise sa lueur, se concentre, se purifie. Elle brille déjà, elle va rayonner… une étoile, assurément!… et la brume l'environne de ses chatoyantes fumées, l'encercle d'une auréole humide, d'une gloire!
L'étoile jette ses feux, l'étoile se dégage de la nue, l'étoile domine le pré d'azur.
« Elle est à nous! » s'écrie Orphée.
Il s'en fallut peu que la lyre enthousiaste ne se rompît.
« Elle pénètre en nous! »
Vers l'astre nouveau, Orphée haussait sa lyre.
« C'est à toi que j'offre mon chant! »
Dès ce moment, un grand tumulte régna.
Ces spectres accablés de fatigue, de longue paresse, d'indifférence ou de mélancolie, voulurent se reprendre. Certains se dressaient difficilement, d'autres d'un bond. Chacun se ranimait. Ils levaient les bras comme des suppliants, ils tendaient en l'air leurs mains ouvertes, ils imploraient par le geste, la voix et le regard.
Les bêtes revivaient aussi : elles s'étiraient, se déroulaient, rampaient, aboyaient, s'essayaient à rugir, à gronder, à cracher, faisaient claquer leurs pinces, sifflaient, jouaient même, et le cygne, trempant son bec rouge, en secoua les gouttes futiles de l'air le plus insolent.
Mais, sur la rive, le jeune homme absorbé en son image s'est couché à plat ventre, tout auprès de l'onde de lait ; il tient entre ses doigts une fleur blanche, couronnée de jaune ; il cherche le reflet de cette seule fleur. On le reconnaîtrait à peine : le bel adolescent a vieilli, sa face grise est plissée de mille rides, il considère sans espoir la fleur et le reflet de la fleur, sa poitrine étouffe de sanglots, il pleure, il se complaît en ses larmes.
Des paroles retentirent, soudain, dont l'accent noble et mâle inspirait confiance. Hercule traversait le pré bleu, son bras balancé tenant la massue.
« Je viens vers toi qui brilles! s'écriait-il ; je te fais hommage de ma renaissante vigueur, de ma force rajeunie, du souffle régulier de ma poitrine. A toi mes prochains travaux! Désigne-moi des monstres à tuer, un sanglier à découdre, une biche à poursuivre dans la plaine, et nomme de son nom le chien nocturne qu'il faut ramener au jour! Signale-moi un fleuve à détourner, des étables à purifier, un vol d'oiseaux affreux qui fait peur! Regarde ces bras aux muscles vaillants : je te les consacre! ces impitoyables mains : je te les asservis!
— Je le devine, ô fils de Zeus et d'Alcmène! interrompit Orphée, les heures au retentissant souvenir vont se perpétuer!
— Soutiendrai-je encore une fois le ciel lourd? » demandait Hercule.
L'étoile scintilla d'un éclat si subit que le chanteur n'osa répondre, d'abord, puis il murmura tout bas, comme en confidence :
« Le ciel lourd… oui… mieux même que le ciel lourd : un fardeau peut-être plus pesant! Tu traverseras le large fleuve, portant sur ton épaule un petit enfant qui de ses mains liées te cachera les yeux, et le ciel lourd dont s'allégeait la nuque d'Atlas était moins accablant que cet enfant-là. »
Cependant la lyre évoquait l'ondoiement du fleuve, le clapotis des eaux baignant les pieds robustes, la terrible surcharge de l'enfant, et l'étoile, pour certifier la prophétie, toucha le front d'Hercule de ses rayons.
« Oui, répétait le chanteur, tous vous prolongerez votre renommée, portés par des louanges nouvelles! Hydre! tu mourras encore au combat devant un cavalier armé de la lance, et tu revivras plus fameux! Lion! tu seras, au désert, le compagnon du sage, et toi, Cygne! tu deviendras, blancheur passagère, l'exemple même de la pureté. »
Comme aux jours anciens où la lyre d'Orphée leur imposait déjà son charme, les bêtes se rassemblaient, faisaient des grâces, offraient des caresses et des flatteries. Lui les dominait, prodiguant toujours les assurances pathétiques de son harmonie, et l'étoile l'illuminait.
« Tous! disait-il, tous!… Je revivrai de même, sous mille formes, je resterai la grande voix, la grande lyre, le grand rêve sonore qui se répercute de bouche en bouche et qui hante les échos! J'inciterai à la joie, je corrigerai la douleur ; je serai l'espoir et l'oubli, l'ivresse et le délassement! »
Frémissaient-ils d'amour, de ferveur ou de reconnaissance, les hôtes de la prairie divine? l'Hydre se cabrait ; lancé en un furieux galop, le Sagittaire tirait dans la brise des flèches qu'il accompagnait de cris ; le Cygne se souleva, battit des ailes, puis s'envola soudain, et le Verseau retrouvait, sur le bord humide de l'urne, la saveur si longtemps perdue.
Un rire jaillit, qui fusa, frais et fougueux, le rire d'une jeune fille. Chacun tourna la tête. On l'avait presque oubliée, nul ne prenait plus garde à cette adolescente solitaire, toujours assise sous un arbre, à l'extrême bord de la prairie, et qui, sans cesse, regardait de ses yeux graves la balance qu'elle avait pendue à l'un des rameaux bas. Quel émoi puissant la troublait au point de la faire rire d'un tel rire de triomphante allégresse? Elle désignait la balance et l'on connut tout de suite la cause de sa joie : le fléau paresseux qui, jadis, penchait à peine et se compensait avec lenteur, le fléau qui semblait égal chavirait maintenant, un bras pointé en l'air, l'autre effondré sous l'invisible poids. — Et la jeune fille rit encore, de ce rire chaque fois plus libre, plus joyeux, qui rappelait le rire des déesses.
Ce fut alors que, de la lointaine terre inférieure, tout là-bas où vivaient les hommes, le son de trois voix heureuses atteignit le pré d'azur.
Les trois bergers avaient vu l'étoile ; ils chantaient…
Aussitôt, l'étoile s'échappa du bestiaire et glissa jusque dans la nuit.
Singulier enfant, d'une beauté rare, il retenait l'attention dès l'abord. Ensuite, à le considérer quelque temps on ne savait plus que penser de cette chevelure sombre, salie de poussière, tombant en baguettes sur le front, sur les joues, de ces yeux noirs, évasifs et si rusés, puis soudain fixes et stupides, de cette bouche fermée par des lèvres minces dont le rouge sombre laissait peu voir mais rendait plus brillantes de cruelles petites dents de félin. — D'après ses gestes agiles, ses muscles jeunes, on lui eût donné quatorze ans ; on se reprenait devant son regard qui n'était pas celui d'un enfant et devant les vagues étranges qui troublaient son visage : expression d'homme traqué, d'homme aux abois.
Il était accroupi dans l'ombre d'un vieux mur qui le garait des passants de la route. Pour tout vêtement, il portait une toile haillonneuse autour des reins. Les mains occupées, il se penchait sur son ouvrage en mâchonnant un long brin d'herbe. Patiemment, méthodiquement, il aiguisait contre une pierre plate la lame rouillée d'un vieux poignard. Si fort que son labeur l'absorbât, il ne s'en distrayait pas moins, à chaque instant, pour surveiller d'un coup d'œil rapide sa droite, sa gauche, ce bosquet d'arbres, cette masure, là-bas, la première du village… Après quoi, il se rendait tout entier à sa besogne.
Besogne ingrate : de temps en temps il mouillait la pierre d'un crachat, mais rien n'y faisait, la lame rouillée s'aiguisait mal ; besogne vaine : ses bras commençaient à se fatiguer, à s'engourdir ; en tous cas, besogne urgente, car il ne s'en départissait point et s'obstinait, mais il eut soudain quelques paroles haineuses, durement dites, où, non plus, on n'aurait reconnu la voix d'un enfant.
Surpris par lui-même, il tressauta, craignant qu'on ne l'entendît, et cette frayeur méchante le défigura de nouveau, tordant la bouche, rendant l'œil oblique, ridant le front sous la toison rebelle… Dès lors, il ne fit que marmonner sourdement en accents confus, et c'était une écume d'exécration qui moussait à ses lèvres.
L'heure était douce, pourtant, et rien ne motivait cet émoi ; dans ce coin d'ombre chaude, on se fût volontiers étendu, heureux de paresser en silence, le visage reposé, les mains inactives. Sauf les mille rumeurs symphoniques de la campagne, rien ne pouvait y déranger un beau sommeil. L'olivier, dont les racines se mariaient aux pierres sèches du mur et qui le surplombait d'un bras noueux, frémissait à peine ; les cigales n'étaient point nombreuses alentour et les abeilles bourdonnaient vraiment à bien petit bruit. L'une d'elles, très lourde d'un butin choisi, tournoya près de la tête de l'enfant, pour le distraire, peut-être? Pressée de rentrer à la ruche, elle s'attardait néanmoins, mais l'enfant n'en eut pas souci ; peu après, un narcisse que la brise avait dégagé d'une feuille de mauve, se redressa et regarda l'enfant de son grand regard naïf, comme illuminé, mais l'enfant n'agréa pas cet hommage ; plus tard, enfin, un oiseau rouge, venu on ne savait d'où, se posa sur la crête du mur, aperçut l'enfant qui essayait la pointe de son poignard sur la racine de l'olivier et, comme cet enfant était beau, battit des ailes, se rengorgea et lui chanta une chanson. L'enfant leva la tête ; il n'écoutait pas le trille mélodieux mais s'intéressait à l'oiseau rouge, car jamais il n'avait vu son pareil. Sournoisement, il saisit un caillou et, visant avec soin, le lança. Tremblait-il? Le caillou ne toucha rien. L'oiseau rouge s'envola, stupéfait. L'enfant grinça des dents en voulant rire et se remit à aiguiser son poignard.
Bruit régulier, bruit monotone… l'enfant s'agaçait à l'entendre. Il est dur de travailler ainsi. — Un vaste ciel d'azur au-dessus, où se meuvent des ondes de lumière, où se croisent des oiseaux que l'on dirait perdus ; dans la plaine, des oliviers tout proches et jusque très loin, chacun enfoui sous sa touffe de feuillage poussiéreux, chacun faisant des gestes bizarres et se ramassant au lieu de tendre les bras ; des pierres nues, des rochers brillants dans le jour cru ; le village, là-bas, bleu clair, taché d'argile rouge, avec cette toile verte, d'un si beau vert, qui sèche contre le bord d'une terrasse… tout cela, au sein glorieux du grand jour, et puis, ici, dans le losange d'ombre violette projeté par un pan de mur sec, cet enfant accroupi, penché sur ses mains actives, aiguisant un vieux poignard à l'aide d'une pierre mouillée, seul, misérablement seul, et couronné de mouches dansantes.
Bruit régulier, bruit monotone…
Soudain, l'enfant se dressa, poussa un cri : quelqu'un marchait derrière le mur, quelqu'un allait tourner au coin du mur… A son premier tressaut de peur, l'enfant avait lâché le poignard ; il le ressaisit trop vite, maladroitement, et se blessa. Du sang coulait entre ses doigts…
Quelqu'un parut.
C'était une femme qui semblait fort âgée. On ne voyait, de ses cheveux serrés sous un bandeau d'étoffe pourpre, que deux mèches grises, près des oreilles ; mille petites rides plissaient sa gorge et ses joues. Pourpre comme la coiffure, sa robe d'une propreté scrupuleuse se retenait à la taille par une corde lâchement nouée, tissée d'or ; une tresse d'or faisait aussi le tour du bandeau de tête, et des lacets d'or nouaient ses sandales.
Mince, grande, mais un peu courbée, plutôt à la façon d'un roseau qui plie que d'un être brisé, elle tenait dans ses longues mains une baguette illustrée de trois corolles fraîche écloses, pourpres comme sa robe et son bandeau.
L'enfant restait immobile, ébahi, les bras ballants et toujours du sang pourpre lui dégouttait des doigts.
« Que fais-tu? » demanda la vieille femme.
L'enfant ne souffla mot.
« Tu ne dis rien? es-tu étranger? Parle en ton langage! »
Elle répéta ces paroles en des dialectes divers. Sa voix aiguë, pointue, pimpante et sautillante semblait la voix d'un oiseau maigre.
« Ton nom, quel est-il?… »
L'enfant ne répondit pas.
« Ou si tu es muet, je te ferai parler… J'ai fait parler Salomon, le rabbin, quand il fut frappé de stupeur. »
L'enfant ne pensait plus qu'à une seule chose : possédé d'un seul désir, d'un seul besoin irrésistible, démesuré, il voulait s'enfuir, s'enfuir n'importe où.
« Surtout, ajouta la vieille, ne t'enfuis pas! »
Prestement, du fin bout de sa baguette fleurie, elle traça un cercle autour de l'enfant… L'enfant se sentit les chevilles tout soudain liées. Alors, il renonça.
« Pourquoi donc as-tu peur? Je ne suis pas méchante! »
La voix pointue s'adoucissait, sautillant encore dans ses notes hautes, mais plaisamment, avec grâce.
D'un geste accablé l'enfant montra sa main qui saignait. La vieille en fut toute saisie :
« Ah! je savais bien que cette journée serait mauvaise! Tu t'es blessé!… Oui, je comprends : la surprise de me voir, vieille comme je suis et si laide, cela t'a fait peur, oui, et tu t'es blessé contre ce poignard! Viens, mon enfant. »
Elle reprit le trait de sa baguette en dessinant à terre une courbe inverse.
« Viens avec moi. »
A l'enfant aussitôt délivré il ne restait nulle envie de s'enfuir. Il suivait la vieille, sans rien dire, pris de paresse, soudain, très indifférent à la perte de son poignard qui gisait au pied du mur.
« Entre! » dit la vieille, dès qu'ils eurent atteint la première masure du village.
Plutôt qu'une masure, c'était un hangar, très propre, un peu sombre. Le soleil ne l'éclairait que par des fenêtres minuscules et, la porte une fois refermée, il y régnait une étrange atmosphère grise, brutalement rayée de quelques longs traits d'or. Un banc de pierre, une couche, une grande table basse, rien d'autre. Néanmoins, on devinait, dans les coins d'ombre, de vagues choses grouillantes, on percevait aussi de vagues murmures, on sentait de vagues odeurs végétales qu'il était malaisé de définir. — Aucun motif d'effroi et, cependant…
La vieille s'assit à côté de l'enfant, sur le banc de pierre. Un rayon les éclairait tous deux ; la coiffure pourpre, les mèches grises, la face ridée, la gorge défaillante et, tout auprès, ce visage inquiet, ces cheveux rebelles, cette bouche mobile, ces grands yeux sauvages…
« Donne ta main! »
Il tendit sa main blessée.
Alors, d'une voix de tête, très menue, très incisive, qui tremblait un peu, la vieille chanta, comme chante une flûte, et ce furent de singulières paroles.
« Pénélope! chantait la vieille, Pénélope! je t'invoque par le subtil Ulysse qui se délivra des hasards de la mer mauvaise, et par les douze Prétendants qu'il écarta de sa couche, et par les servantes infidèles que l'on pendit comme des cailles. — Pénélope, fileuse experte, viens à moi! Pénélope, j'ai besoin de toi! viens, par une chute rapide et sûre, jusqu'à mon doigt! »
Elle se tut… elle tendit un doigt…
Quelques instants passèrent où les murmures environnants se firent plus précis, comme si l'on eût échangé alentour des milliers de petites paroles, et dans le rayon poussiéreux, l'on vit soudain paraître, suspendue par le derrière, une grosse araignée velue, ventrue, ses huit pattes ramenées sous elle par prudence, qu'elle ouvrit enfin pour se poser sur le doigt maigre de la vieille.
« File! dit la vieille, file ta soie!… cet enfant est blessé, file ta soie sur sa blessure. »
Et l'araignée, passant du doigt de la vieille à la main de l'enfant, fila sa soie comme il lui était enjoint de faire. Elle la fila si bien, si vite, si serré, que bientôt le sang fut tari. Alors, voyant son ouvrage honnêtement terminé, Pénélope se raccrocha au fil conducteur et par une habile gymnastique remonta dans l'ombre.
« Me diras-tu ton nom, maintenant? dit à l'enfant la vieille souriante.
— Je m'appelle Isaac Laquedem.
— Eh quoi! tu es donc le fils du marchand de bois qui habite à Jérusalem, à droite du Temple, et que, jadis, j'ai bien connu?
— Je suis son fils.
— Alors viens plus près, Isaac, penche ta tête sur mon épaule, confie-moi ce que tu avais si grand peur de dire. Je suis Rachel, la magicienne ; je sais écouter toutes les paroles et l'on m'avoue des secrets que l'on n'avouerait pas à l'écho, des secrets que l'on n'ose s'avouer à soi-même. »
Elle regarda l'enfant. Elle le pénétra de son regard.
« Et, reprit-elle, je vois que tu en as long à me raconter. »
C'était vrai ; les yeux d'Isaac se mouillèrent, ses paupières battirent, sa bouche frémit… En somme, pourquoi ne dirait-il pas ce qu'il gardait jalousement au tréfonds de son esprit? Il l'avait dit une fois déjà, comme pour s'en débarrasser, un soir où il traversait un bois sombre. Il s'y trouvait seul ; on n'entendait rien que le murmure des arbres se préparant au sommeil et quelques ramages épars. Il avait donc parlé, mais, à la dixième parole, quelle épouvante quand une pie traversa le sentier, hochant la queue, l'œil éveillé! Elle s'était envolée aussitôt, s'était posée tout en haut d'un arbre. Là, elle jacassait éperdument parmi les branches, elle dérangeait les autres oiseaux pour leur communiquer la nouvelle, heureusement incomplète. Alors Isaac avait fui à toutes jambes, emportant le reste de son secret, et cela faisait encore un fardeau bien lourd… Comment s'en délivrer? Pourquoi ne dirait-il pas son angoisse à la vieille Rachel, si charitable, qui savait tout comprendre?… peut-être même (il eut une expression de ruse, d'avidité honteuse), peut-être lui donnerait-elle un bon conseil.
« Parle, dit-elle d'une voix impatiente, puisque tu veux parler! »
Il réfléchit quelques secondes et parla.
Il parlait lentement, posément, en phrases précises. Il s'était un peu éloigné de Rachel et, rentré dans l'ombre, la laissait dans la lumière du rayon. Il la verrait mieux, ainsi, pourrait se reprendre, s'arrêter, s'enfuir au besoin, sans être lié de nouveau, car la baguette fleurie avait glissé à terre.
« Mon père, dit Isaac, est un méchant homme ; je le déteste ; lui ne m'aime pas. Il aime bien ma mère qui, toute la journée, couchée au jardin, mange des dattes, des figues et du raisin doré ; il aime bien mes sœurs qui ne sortent jamais de la maison et passent leur temps à se regarder dans les miroirs, à se mettre des colliers autour du cou, à s'enduire les bras de parfum ; il aime aussi mon frère aîné qui l'aide à compter juste les arbres qu'il veut abattre dans les bois ; il aime surtout ses arbres et ses bois, il aime encore plus les grandes planches, les grandes poutres et les solives qu'il fabrique avec les arbres de ses bois, mais moi, il ne m'aime pas. Il se plaint de moi, tous les matins et tous les soirs, et chaque fois qu'il me voit. Déjà, il ne m'aimait pas quand j'étais plus jeune, parce que je jouais avec le bouc (mon père dit qu'il pue), et le singe d'Arabie (mon père dit qu'il vole), et toutes les bêtes dont mon père dit qu'elles sont vilaines, qui font peur à ma mère et sur lesquelles mes sœurs crachent en passant… Moi, je les aime! — Aujourd'hui, mon père me reproche de ne pas le regarder en face quand je lui parle, mais on ne regarde pas avec plaisir un vieux fromage, et la figure de mon père est tout à fait un vieux fromage… Et si, luttant avec un camarade plus fort que moi, je le griffe, ou le mords à l'oreille, ou lui donne un croc en jambe, mon père dit que je suis lâche… Et lorsque je cours dans les rues de Jérusalem avec les fils du boucher et du marchand de fruits, il dit que je fais comme un petit esclave… Et si j'invente une belle histoire pour m'amuser et que j'entre dans cette histoire où je me sens tranquille comme à l'ombre, il dit que je mens… Et c'est tout le temps de même… Enfin, un jour, par plaisanterie, j'avais marché sur le pied de l'aveugle aux yeux blancs qui joue de la flûte devant le temple, et l'aveugle m'a crié : « Mauvais enfant! » Mauvais enfant, c'est une insulte! Pour le punir, pour lui apprendre à me traiter comme un petit mendiant, je lui ai jeté du sable au visage, et mon père sortait du temple à ce moment, et mon père m'a battu, là, devant le temple, devant tout le monde, avec des verges que la marchande de fruits est allée aussitôt chercher dans son échoppe!… Il m'a battu avec des verges, comme on ferait d'un petit mendiant! »
A ce souvenir, Isaac rougissait, des larmes lui venaient aux paupières, mais cela importait peu, car il restait dans l'ombre et Rachel ne pouvait le voir.
« Avec des verges! répétait-il… devant tout le monde! »
Il hésita.
« Une autre fois…
— Non! interrompit Rachel, continue à me parler de cela, puisque tu es si rouge et que tu vas pleurer. Il t'a battu de verges, et alors…
— Alors… » dit Isaac, les dents serrées.
Il reprit son souffle.
« Je veux le tuer! — D'abord, je suis parti de la maison, j'étais heureux sur les routes ; quand je m'arrêtais, j'aiguisais le vieux poignard que notre jardinier m'avait donné pour couper des roseaux. J'aiguisais surtout la pointe, et je chantais! On ne me retrouvait pas! j'étais libre… mais tous les jours, faire la même chose, c'est ennuyeux, et le vieux poignard a tant de rouille!… c'est difficile, c'est long! Je n'ai pas pu en voler un autre, et puis, je veux tuer mon père avec ce poignard-là! — Maintenant, je vais le reprendre au pied du mur où je l'ai laissé tomber ; demain, je retournerai vers Jérusalem, je rentrerai à la maison, je demanderai pardon, je pleurerai et, un soir, quand mon père sera seul au jardin, je le tuerai d'un coup dans le dos et je dirai à mon frère, à mes sœurs, à ma mère, aux esclaves, que j'ai vu, en guettant derrière un buisson, le vagabond qui a fait cela, car j'ai vraiment vu le vagabond qui a fait cela… c'est un Egyptien, grand, avec une oreille un peu déchirée… je lui ai déchiré l'oreille en défendant mon père… il s'est enfui… oh! mais on le retrouverait!
— Isaac, murmura la vieille Rachel, ton poignard n'est pas assez pointu. »
Elle n'avait encore dit mot durant la fin de ce récit ; son visage demeurait impassible ; seuls témoins de son émotion, ses longs doigts se croisaient et se décroisaient sans cesse. Elle répéta :
« Pas assez pointu… Eh bien, que veux-tu me demander? »
L'enfant répondit sur un ton évasif qui n'arrivait pas à masquer un trouble profond.
« Oh! rien, rien du tout, mais je pensais… Les magiciennes ont un grand pouvoir : elles savent ce qui arrivera demain, le jour suivant… et si je réussirai à aiguiser le poignard et, plus tard, si je… Enfin il y a des poudres que l'on fait fondre, il y a des plantes que l'on fait bouillir et des baves que l'on recueille, il y a du fiel que l'on prépare dans des coquillages marins… Je ne sais pas, moi, mais une magicienne… On m'a dit que des poudres, des plantes, des liquides préparés, et puis certains signes très forts… Rachel!… voulez-vous? Je ne sentirai pas, ainsi, autant de plaisir, mais puisque le poignard ne sera jamais assez pointu!… »
Isaac avait moins peur de ses propres paroles que du silence de Rachel. Haussé dans la lumière et dégageant la gorge aux mille rides, le vieux visage effrayait par son repos, son calme, sa froide indifférence. Quand Rachel se reprit à parler, ce fut sans regarder Isaac, ce fut tout au loin, d'une voix encore amincie et plaintive, cette fois… Il advient qu'un oiseau se plaigne comme s'il souffrait.
« Oh! dit-elle, la journée sera mauvaise! Dès l'aube, je le prévoyais, quand une angoisse m'a saisie, plus étrange, plus violente qu'à cette heure lointaine où mourut le grand Alexandre… le même trouble, pourtant si différent! plus profond, si profond! insondable, peut-être… Mais il s'agit, aujourd'hui, de cet enfant. Que dois-je faire? Le laisser partir sur la route? il ira tuer son père. Le guérir par une incantation, même la plus salutaire : mon incantation réservée? Ce serait lui enlever tout mérite. D'ailleurs, suis-je sûre, maintenant, de l'incantation qui guérit? — Cet enfant m'étonne, il m'inquiète. J'en ai vus, jadis, de plus criminels, de plus vils, bien que presque aussi beaux, et seul, pourtant, celui-ci m'épouvante. Que dois-je faire? »
Elle parut se décider :
« Je vais tâcher de lire sa vie, sa vie de demain.
— Oui, Rachel! s'écria l'enfant qui se livrait tout entier, semblait-il, en une brusque effusion, dites-moi ce qui m'arrivera demain! J'ai si peur, quelquefois ; c'est comme un chien baveux qui tourne derrière un mur et qui me saute dessus. On n'a pas le temps de se garer, de se défendre. Chaque jour, il arrive une petite chose nouvelle ; on marcherait sur la petite chose, mais tout de suite elle grandit, elle grossit, elle est comme une maison! Quand je saurai celle qui arrivera demain, je n'aurai plus peur, je serai si content! Je pourrai vivre comme ma mère, me coucher dans le jardin, manger des figues dans l'ombre! »
Rachel lui prit le menton d'un geste familier et, tout tristement :
« Isaac, dit-elle, tu parles comme un vieillard! D'où te viennent ces idées de vieillard? »
Ce sont là des questions auxquelles on ne répond guère.
« Je ne sais pas! je ne sais pas! dit l'enfant. C'est mon père qui parle comme ça. Je l'écoute et j'ai peur, mais vous savez, Rachel, je comprends, et si c'était vrai, ce serait terrible : il faudrait faire attention tout le temps à tout ce qu'on va faire… il faudrait ne plus jeter des cailloux à un oiseau, ne plus… »
Tant de choses interdites lui venaient à l'esprit! Il secoua la tête.
« Non! non! c'est impossible, et mon père est un méchant homme! Je vais chercher mon poignard au pied du mur. »
Mais, bientôt, une autre pensée l'inquiéta. Respectueusement, timidement, il tira le bord de la robe de Rachel qui se levait et murmura :
« Rachel, les hommes qui viennent ici apprendre ce qui arrivera demain sont des hommes très riches ; ils payent le secret avec des pièces d'or ; moi, je ne puis pas, mon père ne me donne jamais rien. J'ai seulement cinq pièces de cuivre. Les voici, pour payer le beau secret. »
Il vida une pochette qu'il portait au cou et aligna sur le banc les cinq pièces. — Rachel ne se retourna pas. Alors il les reprit. — La vieille femme se parlait à elle-même, debout, une main posée sur sa bouche, l'autre bras abandonné le long du corps.
« Je vais tâcher de lire sa vie dans l'eau profonde. »
Paroles toutes basses, presque étouffées ; mais l'enfant les entendit.
« Je saurai! je saurai enfin! »
Il était vraiment redevenu un enfant : ses grands yeux brillaient de joie, sa bouche souriait ; il battit des mains.
« Tu sauras peut-être quelque chose, répondit Rachel, peut-être… non, je ne crois même pas! Allons! viens! »
Elle l'enveloppa d'un geste et l'entraîna dehors.
Presque à l'orée du village, il y avait un grand puits auquel on n'accédait que par un chemin dallé qui en faisait le tour. Des plantes grasses lui servaient de bordure, gardiennes de l'eau fraîche qu'elles encerclaient comme d'un large et haut diadème. Bizarrement enchevêtrées, hostiles, méchantes, dressant leurs raquettes et pointant leurs épieux, elles formaient par leur ensemble un redoutable buisson grouillant d'insectes, où l'oiseau ni la bête n'osait s'aventurer (tout au plus la minuscule musaraigne), où se dessinaient d'invraisemblables formes végétales : gros serpents verts, poussiéreux, boudinés et bagués de gris, disques verts, hérissés d'épines, plateaux verts chargés de fruits roses, mains estropiées, monstrueuses mains vertes, œufs verts bien vernis, sacs de sève, bouches gluantes, pustules, — et d'où s'élevaient parfois de nobles hampes armées en fer de lance d'une braise fleurie.
Ce fut là que Rachel mena l'enfant.
Cette journée s'achevait en fête : de souples banderoles rouge clair traînaient sous un vaste nuage blanc, au-dessus de l'horizon pourpre. Nulle brise, pas un souffle ; des grillons faisaient leur bruit coutumier, quelques lézards parcouraient les dalles en se dépêchant beaucoup ; suspendu au ciel, un grand rapace planait, qu'on eût dit immobile.
Isaac et la vieille femme s'assirent sur la margelle du puits. Rachel se pencha aussitôt pour regarder l'eau lointaine et profonde.
« Non, il est encore trop tôt, dit-elle ; attendons. »
Ils attendirent en silence, Rachel croisant encore et décroisant ses doigts nerveux, Isaac tout ébahi, d'aspect naïf, content de se sentir en sécurité auprès de cette vieille femme et derrière un si puissant rempart de pointes et d'épines.
L'heure passa, la lumière faiblit, fonça ; l'air devint mauve, l'ombre du buisson menaçant était violette. — Rachel se pencha de nouveau sur le puits.
« Voici sans doute le moment. »
D'abord elle cueillit à terre trois petits cailloux qu'elle choisit avec soin, ensuite, elle vérifia son choix minutieusement, les regardant de près, les retournant, les essuyant, les polissant, puis elle les jeta l'un après l'autre dans le puits et, chaque fois, elle compta jusqu'à sept (il semblait à l'enfant que, de très haut, les trois cailloux tombaient dans son cœur…) enfin elle prononça les paroles d'incantation :
« Par Vénus qui se plaisait à contempler son image divine en un miroir de cuivre,
« Par le trop charmant Narcisse dont les traits se doublaient dans une source claire,
« Par le saule qui se penche sur un étang,
« Par l'oiseau qui vient boire à l'étang,
« Par le croissant de lune dont le semblant s'y retrouve,
« Par la nuit noire à qui tu te montres plus noire…
« Eau profonde, informe et multiforme!
« Eau fraîche, douce et désaltérante!
« Eau secrète, solitaire et savante!
« Donne-moi le reflet d'un jour qui va venir!
« Donne-moi ce reflet!
« Laisse-moi lire en toi!
« Dis-moi ce que, demain, deviendra cet enfant! »
Elle attendit.
« L'eau profonde a gardé ses images, l'eau fraîche ne fait rien éclore, l'eau secrète se tait. »
Elle attendait toujours…
« C'est la première fois que l'eau résiste à mon appel, quand l'heure fut bien choisie! Terrible aventure! trouble affreux qui m'obsède et dont m'échappe la raison! Que peut signifier ce trouble? »
Cherchait-elle donc un fantôme? Pourquoi ces gestes lents où, de ses longues mains, elle prenait la pénombre d'alentour, inutilement?… Un dernier regard dans le puits… Ses bras se tendaient vers l'eau profonde…
« Eau profonde! dit-elle, puisque tu ne réponds pas à mon incantation, dois-je te supplier?
« Par la bête blessée qui vint s'abreuver à l'étang,
« Par la fleur affaiblie et fanée qui retrouva sa splendeur près des eaux de l'étang,
« Par le vagabond poudreux et brisé dont la soif s'étanchait à l'étang…
« Eau profonde, je t'implore!
« Dis-moi ce que, demain, deviendra cet enfant…
« Et, s'il te faut des larmes… »
Elle se penchait plus avant ; ses paupières se mouillèrent de pleurs, trois larmes se détachèrent de ses yeux et tombèrent…
« … Voici les trois plus belles larmes que j'aie jamais versées! »
Isaac tremblait : de ces trois larmes, il se sentait tout le cœur inondé.
Le visage de Rachel s'éclaira.
« La lumière paraît dans l'eau profonde! l'eau fraîche va me parler! je vais lire dans l'eau secrète! — Ecoute! écoute bien ; surtout, n'oublie pas! »
Et ce fut vraiment comme si elle lisait dans l'eau profonde, comme si les images que l'eau fraîche lui révélait se muaient en paroles sur ses lèvres, comme si, de l'eau secrète, montait la voix de l'avenir.
Elle la transmettait en accents haletants, en phrases ténues, brisées par de longs silences. Elle se penchait sur le puits ; elle interrogeait l'eau profonde qui lui donnait des images ; elle se redressait un peu sur le coude ; elle livrait ces images à l'enfant, simplement, honnêtement ; elle n'expliquait rien : elle parlait à la façon d'un écho fidèle qui répète, qui n'invente pas. Le ton restait le même : pimpant, flûté, mais elle ne pouvait tout à fait maîtriser son émoi qui, souvent, coupait le gazouillis pur d'un sanglot.
Sans bouger, sans parler, l'haleine courte et le cœur battant, Isaac écoutait.
« C'est la nuit… d'aujourd'hui? de demain? je ne sais…
« Tu marches d'un air mécontent, la tête basse. Oui, tu portes ta tête de façon hargneuse. Tu marches sur la route ; le ciel est sans lune, tout brillant d'étoiles… Tu t'arrêtes, tu lèves les yeux, tu hésites, tu t'étonnes… Même dans cette ombre, je vois que tu t'étonnes, que tu hésites… Serais-tu incertain de ta route? déjà perdu? Je ne sais…
« Tu te remets à marcher, tu hâtes le pas. Les heures passent. Tu traverses prudemment des villages ou tu les contournes. Les heures passent. Tu te sens très las. Ton visage est désespéré. Tout de bon, t'es-tu trompé de route? je ne sais…
« Voici l'aube, l'aurore, sans joie pour toi… Le soleil monte. La fatigue t'a rompu. Tu dors dans un champ de blé… Le soleil monte… Je vois des laboureurs. Ils suivent leurs sillons ; ils chantent… Tu dors. Le soleil monte… Je vois aussi des gens qui viennent sur la route, de tout là-bas. Ils regardent à droite, à gauche. Ils parlent aux laboureurs et leur posent des questions. Ils s'approchent ; ils te découvrent ; ils te réveillent. Ce sont les serviteurs de ton père ; tu les as reconnus. Ils t'emmènent avec eux. »
Isaac sursauta.
« Tu te laisses conduire, docilement, sans protester. Tu ne penses qu'à une chose. Cela aussi je le vois dans tes yeux. Tu penses à ton hésitation, la veille, quand tu partis sur la route sombre, à ton incertitude, à cet étonnement dont j'ignore la cause… Des chevaux de ton père sont piquetés au prochain village, l'un est sellé pour toi. Vous partez… Tu ne dis mot.
« Un jour… Encore un jour… Vous arrivez à Jérusalem, chez ton père. Tu entres dans le jardin de ton père. Tu te jettes à genoux, tu pleures ; ta mère pleure aussi ; ton père te pardonne. Tu t'assieds dans un coin du jardin. Tu ne bouges pas. Non, tu ne penses plus à tuer ton père. Une autre émotion t'occupe et te consterne… Pourquoi hésitais-tu dans la nuit, au départ? Quel est donc ce tourment persistant? je ne sais… »
Elle fit une longue pause…
« L'eau profonde devient grise ; les jours succèdent aux jours, sans changement ; les nuits sont toutes pareilles ; tes songes ne varient guère ; je vois flotter sur toi le même songe qui te fait crier dans l'ombre, et parfois tu te lèves, tu cours au jardin, tu regardes le ciel, tu l'implores, mais le ciel jamais ne répond… et les années passent, te laissant cette même inquiétude… Qu'avais-tu décidé, cette nuit, au départ? Moi, je ne sais…
« Trente ans se sont succédés… une année encore, et encore une année… une autre année commence… Ah! cette image brille en rouge! du haut de ce mont, je vois le couchant rouge! le couchant se teinte de sang!… Te voilà! Pour la première fois tu n'es plus obsédé, tu sembles d'esprit libre… Des hommes, des femmes sont là qui vont gravir la colline. Tu t'arrêtes, tu les regardes. Un autre homme est là qui souffre, portant je ne sais quel fardeau… Tu le regardes aussi, tu te sens inquiet, tu hésites… Oh! c'est comme sur la route, jadis!… Que vas-tu faire?… Tes yeux se sont fermés, un instant. — Ah!… Ah!… pourquoi viens-tu de rire? »
La voix de Rachel devenait perçante ; elle ne se brisait plus, elle se déchirait.
« Image! reste claire!
« Eau profonde! ne retiens pas ton secret! »
Elle poursuivit :
« Tu parais t'être décidé… à quoi? je ne sais… Tu t'éloignes, tu es parti, je ne te vois plus, c'est l'ombre. »
Elle se tut ; elle ne pouvait retrouver l'image.
Brusquement, elle reprit :
« Je te revois! oh! que ton visage est changé! quel pauvre visage! quel visage misérable! tu portes sur ton visage l'inquiétude du second moment… pire que celle du premier, tant d'années avant! affreuse, celle-ci, implacable. Elle décompose ton visage. Ton visage se couvre de cendre… Tu t'en vas, tu marches dans la rumeur des foules, dans la fureur du vent ; tu marches près des eaux courantes, des eaux stagnantes et devant la houle des flots ; tu marches au ras des abîmes, sur les plus hautes cimes et dans les déserts rayonnants ; tu marches dans la nuit et le plein jour, tu traverses des crépuscules et des aurores ; tu marches, tu marches encore, sans te lasser, n'en pouvant plus, sans te lasser, les reins brisés, sans te lasser, défaillant, courbatu, les yeux brûlants de fièvre, la soif aux lèvres, les pieds enflés ; tu marches sans te retourner.
« Des caravanes défilent devant toi, tu ne les rejoins pas ; tu marches sur la route poudreuse, il faut marcher ; des navires aux voiles rouges partent du bord bleu de la mer vers l'autre bord d'un bleu plus sombre, mais toujours ils partent sans toi dans la gloire du soleil et te laissent dans l'ombre, alors toi, tu marches le long du rivage en les regardant fuir ; il faut marcher ; et tes pas se prennent au sable ; il faut marcher ; tu marches jusqu'au soir, tu marches en silence et, maintenant, je n'entends rien que le tout petit tintement incessant de cinq piécettes de cuivre dans une pochette à ton cou. »
Elle se tut. Elle se releva sur le coude. Elle murmura :
« C'est tout.
— C'est tout? dit Isaac. Alors, je ne tuerai pas mon père?
— Va-t'en! »
La main tremblante de l'enfant posa sur la margelle de pierre les cinq pièces dédaignées du paiement.
Il se leva. Il se retirait, honteux, battu, haineux et voulant fuir.
« Va-t'en! » dit-elle encore.
Puis elle cria :
« Non! reste! »
Elle ramassa les cinq pièces et les lui tendit.
« Prends! Tu en auras besoin, plus tard, grand besoin! Garde-les. Va-t'en! »
Et l'enfant partit.
Prudemment, silencieusement, de façon furtive, Rachel suivait Isaac. Elle n'avait pu résister : il lui fallait se rendre compte elle-même de quelque chose… de quoi? Elle ne savait, au juste, mais qu'il dût se passer quelque chose, elle en était bien certaine. Elle suivit l'enfant au delà du village, jusqu'à ce mur, maintenant presque perdu dans l'ombre, où d'abord elle l'avait surpris. Elle le vit s'arrêter.
« Il cherche donc son vieux poignard… ce n'est que ça! »
Elle poussa un soupir de soulagement.
Pourtant, non, il ne se baissait pas. A terre, il ne cherchait rien du tout. Elle l'aperçut qui levait la tête, qui regardait le ciel, qui hésitait encore, qui repartait mais revenait aussitôt sur ses pas… Et puis, il s'en alla. Il avait, semblait-il, haussé les épaules. La nuit le prit tout entier.
Rachel contemplait les alentours obscurs où de grandes taches noires faisaient des trous. Plus qu'une vague traînée rousse à l'occident. Elle résolut de regagner sa maison : l'inquiétude qui travaillait son esprit se montrait si tenace, si exigeante qu'elle ne pouvait s'en détacher ni songer à rien d'autre.
« Que cherchait-il? n'était-ce vraiment que son chemin? »
Elle aussi leva les yeux vers le ciel, comme avait fait l'enfant, et tout de suite un hoquet de saisissement monta dans sa gorge… Il s'en fallut de peu qu'elle défaillît.
« Oh!… Oh!… » pleurait-elle d'une pauvre voix étranglée.
On lui serrait le cou! Assurément, une main invisible lui serrait le cou!… Son regard restait fixé vers ce point du ciel qui l'émouvait tant, un point très bas sur l'horizon. Son cœur battait fort, oh! si fort! secouant sa vieille poitrine ; une douleur atroce lui barrait le front, lui trouait les tempes, la tenaillait. De la tête aux pieds, elle tremblait ; elle vibrait plutôt, tendue sous un vent d'épouvante. — Alors, sentant qu'elle allait tomber, elle tenta un suprême effort.
« Je deviens folle! il faut que je rentre! »
Elle avait peur ; elle courut, elle précipita sa course par des bonds inégaux, maladroits, comme une sauterelle boiteuse qui se hâte. Elle perdait sa sandale gauche ; brusquement, tout son turban pourpre se dénoua… En effet, elle paraissait folle, et ce fut les cheveux épars, la robe en désordre, les bras au ciel, les mains ouvertes, qu'elle se trouva enfin devant sa porte.
Elle leva le loquet, tira le battant de bois, entra.
Tout était noir ; on n'y voyait goutte ; l'arrivée de Rachel fit passer un sourd frémissement, celui-là même que l'enfant, à son passage, avait déjà surpris. L'ombre opaque se peupla de rumeurs, de petits bruits entremêlés, à peine sensibles d'abord, et qui se précisaient : il y eut un bruit de plumes qui s'ébouriffent, puis un bruit de pierres que l'on gratte, puis un bruit de bec dur que l'on aiguise, puis un bruit flasque d'objet mou qui retombe, puis un long miaulement solitaire, très pathétique, en vérité, par l'accent, par l'expression, et il y eut aussi de menus pas pressés, des frôlements, des chuchotements, des conciliabules murmurés, enfin un appel triste de timbre cristallin, tout bref, et c'était, parmi ce friselis confus, comme la bulle qui, soudain, se brise en une note claire.
Rachel referma la porte avec soin. L'ombre se dressait devant elle à la façon hostile d'un mur.
« J'ai perdu ma baguette fleurie! Que faire? où donc l'ai-je laissée?… Tout à l'heure, près du banc, peut-être? »
Elle se mit à quatre pattes et s'avança sur les mains et les genoux, tâtonnant lentement pour ne rien écraser. Enfin elle toucha du doigt la baguette fleurie qui gisait.
« Voilà qui simplifie tout. »
Elle piqua la baguette en terre et, vite, dessina au-dessus certains signes coercitifs. Puis elle dit :
« O fleurs! je n'y vois pas! changez en clarté vos senteurs! »
Et les fleurs pourpres obéirent, corolles qui rougissent, qui brasillent, qui s'embrasent, qui deviennent des fleurs de flamme figée, trois fleurs portées par une mince tige sans feuillage et qui répandent un chaud rayonnement.
L'ombre fondit.
« Maintenant, dit Rachel, réfléchissons. »
La pauvre femme! elle eût été bien en peine de réfléchir! Réfléchir quand l'angoisse vous mord, quand on voit les choses les plus sûres devenir incertaines, les plus véridiques menteuses, et branlantes les mieux établies! — D'ailleurs elle ne cachait pas son trouble, elle le montrait à plein, sans vergogne, et s'effondra plutôt qu'elle ne s'assit au pied de l'arbuste magique.
Jusque dans la lumière caressante de ses chères fleurs, Rachel se sentait seule. Elle se savait entourée de gardiens vigilants, mais ni l'ombre efflanquée de son chat, le vieux Nyctalope, ni Clorinde, son crapaud bleu (d'un bleu turquoise si tendre!), ni Koa, le corbeau qui n'avait d'autre vertu que d'être noir, ni Pénélope, son industrieuse araignée, ni le petit Sigma, serpent cendré qui passait pour venimeux, ni Roxane, sa maussade chouette, ni sa membraneuse chauve-souris nommée Artémise, ni même le grand bouc Pandémon, barbu, lascif et qui puait comme une rose embaume, aucune enfin de ses bêtes fidèles, si proches, n'arrivait à calmer son effroi. — Elle voulut néanmoins les voir de plus près et siffla tout bas pour qu'elles vinssent.
Un léger tumulte aux coins du hangar, et les voici qui s'avancent dans la lumière, sautillant ou se traînant, voletant, coassant, miaulant, saluant avec respect, avec dévotion, chacun à sa manière ; les voici groupées autour de l'arbuste fleuri de trois flammes.
« Et toi, Pénélope? »
Mais Pénélope n'est pas en retard : elle se détache de son fil et se pose sur le pied déchaussé de Rachel. — Cependant, la chouette s'est perchée sur son épaule, le crapaud bleu saute sur son genou, le serpent gris se glisse dans son sein ; Nyctalope, le chat noir, retrouve au creux du bras sa place habituelle et s'y pelotonne ; la chauve-souris s'accroche comme elle peut à l'arbuste fleuri dont la lumière est bien gênante et s'y pend, toute fripée ; le corbeau va et vient d'un air important, affairé, comme s'il était chargé de l'ordonnance de cette cérémonie, enfin Pandémon, le grand bouc, solidement planté sur ses quatre sabots, balance un peu sa barbe, fait la lippe et attend.
Ses bêtes sont toutes là ; Rachel les reconnaît et leur sourit, mais à les voir si empressées à la servir, elle perd ce peu de courage qui lui reste encore et c'est avec des larmes dans la voix qu'elle s'écrie :
« Oh! mes enfants! Oh! mes amis! je ne suis plus qu'une pauvre femme brisée, pourtant, écoutez mes paroles, pour la dernière fois, peut-être, que je m'adresse à vous. Un désastre, un désastre affreux que je pressentais, sans le deviner si terrible, un désastre sans pareil qui pourrait nous désunir!… Ecoutez-moi. »
Révoltés par ce redoutable exorde, le bouc ne se tint pas de gratter le sol rageusement, ni le chat de sortir ses griffes.
« Restez en paix! écoutez-moi : vous ne sauriez faire mieux. »
Elle reprit haleine.
« C'est une triste, longue et trouble histoire qu'il me faut conter, aussi voudrais-je me faire bien entendre de vous, ma famille choisie… On m'assure (mais il y a tant de méchantes gens par le monde!) que l'état de magicienne ne jouit plus de ce renom, jadis universel, où la reconnaissance avait moins de part qu'une déférente affection, et qui fut l'orgueil de ma carrière. — Hélas! il y eut de regrettables défaillances, voire des scandales, je ne l'ignore pas, ni que certaines personnes (inutile de préciser : leur honte est assez grande!) s'attribuèrent une vocation à laquelle rien ne les désignait, ne les préparait : nulle hérédité, nul titre, nul talent naturel, et cela, pour des motifs que je n'ose qualifier, tant ils sont bas! — A coup sûr, plus d'une de mes sœurs brille encore de tout l'éclat de son prestige par chacun reconnu ; sans doute, l'écho de ses paroles se répercutera-t-il sans perdre rien d'une pureté justement légendaire, et la noble renommée de sa vie se répandra-t-elle comme un arôme sur le vaste monde et dans le vaste temps, au delà des montagnes et des flots, au delà du soir où ses cendres légères se mêleront au vent. — Vous, mes sœurs, êtes l'honneur de notre corporation… D'autres en sont la déchéance.
« Ne devient pas magicienne qui veut, malgré ce que le cours des âges apporte de variation aux habitudes approuvées, car, précisément, il ne suffit pas de vouloir et la première jolie fille venue qui ne compte en sa famille aucune illustration spéciale, qui n'a travaillé sous aucun maître, qui n'a rien étudié, saurait-elle, même soulevée par un désir éperdu, scruter la carte obscure des astres, guetter leurs conjonctions, influer savamment sur la fleur et la bête et la brise et la pluie et l'étang mort et l'eau qui dort au fond du puits? saurait-elle engager à l'obéissance par une parole bien accentuée, déclamer une incantation effective, circonscrire un lieu précis à l'aide des signes qu'il faut, interdire, commander, unir et disjoindre, provoquer une déviation, un redressement, un raccord? saurait-elle se recueillir à certaines heures, lire en elle-même, lire plus loin, lire dans le temps qui se déroule sans trêve, surgissant du gouffre de demain pour, à nouveau, s'enrouler derrière nous autour de l'incertain souvenir?… Non! quoi qu'on en dise, pas plus aujourd'hui qu'hier, cela ne se fait comme on chante! »
Il y avait comme un ton de révolte dans sa voix.
Elle reprit, sur un mode plus calme, plus familier, plein de franchise et d'une tendresse ingénue qui persuadait doucement.
« Quant à moi, je crois avoir travaillé de mon mieux. Certes, je reçus une excellente éducation : ma mère, connue dans tout le Liban pour son génie divinatoire, m'ayant instruite dès ma prime enfance. Sa vertu, sa haute sagesse, sa culture profonde et variée, la subtilité de ses déductions et, avant tout, l'éminent exemple de sa vie, me donnèrent pour la carrière de magicienne un respect sans bornes, et lorsque, plus tard, je me sentis une vocation sûre, je résolus par un ferme propos de ne jamais faillir à mon devoir.
« O mes bêtes! vais-je donc y faillir aujourd'hui?…
« L'instant tragique est proche! Je ne le vois pas clairement, mais je l'entends, je le flaire! Sans doute serait-il convenable de déchirer ma robe, de pleurer à longs sanglots, de crier mon angoisse vers les dieux supérieurs et même d'évoquer ceux d'en bas pour leur demander quelques sombres lumières… non : j'ai besoin de réflexion, de recueillement, et, me rendant compte du désastre, d'en mesurer, avant de gémir, la stupéfiante étendue.
« J'ai tâché, en somme, de vivre honnêtement, sans plus, et si l'on m'aime dans ce pays, si vous m'aimez, comme j'en eus maintes fois la preuve, c'est pour cette seule raison. A ce propos, ne m'en veuillez pas de certains gestes inconsidérés ou de tels mouvements d'humeur que je déplore, mes chères bêtes! Songez que le vent du sud est souvent cruel aux vieilles femmes lassées… N'importe! je n'omettais rien de ma besogne quotidienne : chaque soir, je résumais les prophéties de la journée ; à chaque lune nouvelle, je faisais le compte de mon travail du mois, je vérifiais mes prédictions, mes enchantements, mes conseils, mes incantations, mes philtres et mes baumes, je recommençais tous mes calculs, toutes mes analyses, et sitôt que j'y relevais une erreur, j'avais grand soin d'avertir la personne intéressée.
De Rachel, du moins, on ne dira jamais qu'elle prophétisait au hasard, qu'elle se laissait influencer par des présents ou des paroles flatteuses.
« Ce soir, la question se pose autrement.
« Tous mes comptes, toutes mes prophéties, la moindre prédiction, le moindre enseignement magique, le plus petit essai de lecture infernale ou céleste, tout sera faux, tout! entendez-vous? — Mes baumes deviendront maléficieux, mes philtres vains ; la brise, l'étang, se refuseront à m'écouter ; la fleur cueillie au clair de lune se fanera entre mes doigts et le cristal peuplé d'images restera vide sous mon regard.
« Hélas! trois fois hélas! un jour viendra où vous-mêmes, mes bêtes, ne m'obéirez plus… et ce jour sinistre n'est pas loin. — Tout en me chérissant, vous ne pourrez m'obéir, vous ne devrez pas m'obéir… Ah! misère profonde! Cela, plus que tout le reste, me torture et rouvre la source de mes larmes… je vous chérissais tant! »
De sa souffrance, elle prenait les bêtes à témoin.
« Si vieille… car j'ai vraiment perdu le compte de mes ans, je ne puis vivre les siècles qu'il faudrait pour me refaire une méthode, pour recréer cet art, cette science que j'aimais si passionnément, et ne serait-ce point déchoir que de m'y livrer encore, sachant qu'une erreur se glissera toujours dans mes travaux? — Que dirait ma conscience? que diraient les gens de bien, les villageois, les voyageurs, ceux qui viennent de si loin pour me consulter, ceux qui, parfois, mettent en mes paroles leur dernier espoir, — l'élite de ma clientèle?…
« Ils diraient : « Ce n'est point là une magicienne honnête : Rachel nous trompe, nous en tenons la preuve.
« Que leur répondre? »
A ce moment, elle s'aperçut que Nyctalope, le chat noir, lui mordillait, à petits coups pointus, le bord d'un ongle.
« Oui, tu as raison : je m'écarte de mon sujet! j'y reviens ; pardon!
« Depuis quelques jours, je ne me sentais pas à mon aise ; un trouble singulier m'envahissait tout entière : je n'étais plus moi-même… Vous l'aviez peut-être remarqué? »
De la barbe et des cornes, Pandémon salua gravement : elle disait vrai…
« D'abord, j'en accusai le mauvais temps qui me donnait des douleurs de tête, puis je l'expliquai par une influence lunaire, très possible aux époques de solstice, ou simplement par le poids des années… Je ne m'en inquiétais pas moins… mais aujourd'hui, un enfant, celui dont tu pansas la blessure, Pénélope, me pria de lire en son avenir (il m'offrait cinq pièces de cuivre, le pauvre petit!) et bientôt je notai avec terreur que j'y voyais mal… L'eau du puits se refusait-elle à répondre ou mes yeux faiblissaient-ils?… Le miroir profond ne s'éveillait que difficilement et même, plus tard, ses images furent imprécises, nébuleuses, brouillées. Enfin, pour augmenter encore mon désarroi, je compris que je les interprétais avec peine, avec maladresse, comme ferait une débutante en magie. Ah! que je me sentais donc soucieuse!
« Je renvoyai l'enfant, ce bel enfant méchant qui m'inspirait tant de compassion. — Il s'en allait sur la route, dans l'ombre, et je me reprochais de n'avoir pas soulagé sa détresse, quand, tout à coup, il s'arrêta, regardant le ciel… alors moi aussi, je levai les yeux et… comprenez si vous l'osez, si vous n'avez pas trop peur et s'il est en votre pouvoir de comprendre… une étoile… une étoile nouvelle, inconnue, qui n'existait pas, hier, montait lentement dans la nuit… Elle brille encore là, caressante, limpide, toute neuve, car elle sort à peine des mains du grand semeur. Le ciel en est désorganisé, le ciel compte une étoile de plus!
« L'enfant poursuivit sa route, peu après. Assurément, il avait vu l'étoile… que pouvait-il en déduire? — Moi, je ne devinai rien, moi qui prétends lire dans les astres et apprécier leurs vertus, mais j'eus tout de suite la vision nette, irréfutable, de ma carrière brisée, de mes comptes désormais faux, de mes calculs absurdes, de mes prophéties malfaisantes, puisque la nuit se parait d'une étoile nouvelle. Alors, en grande hâte, je suis venue me réfugier ici, auprès de vous! »
Elle pleurait contre ses mains, elle se livrait tout entière à sa douleur.
On l'entendit encore qui disait :
« Quand le mystère s'éclaircira-t-il? Cette lumière d'un jour naissant, je ne la verrai pas! »
Et elle se reprit à pleurer.
Ses bêtes restaient frappées de stupeur, sans pouvoir d'abord émettre la moindre plainte. Cependant le chat noir miaula (de quel pauvre miaulement!) et le grand Pandémon, toujours planté sur ses pattes sèches, se tint plus affaissé, trouvant soudain trop lourde sa tête cornue. Les autres, de la chouette à l'araignée, eurent simplement un frisson, un affreux, un cruel frisson.
« Allons! courage! dit Rachel. Mes enfants, il ne faut pas vous laisser abattre! »
Successivement, elle les regarda tous, réfléchissant au destin réservé à chacun d'eux, puis elle murmura d'une voix timide :
« Je crois qu'il serait plus courageux de regarder notre avenir en face que de trembler à son propos. Nous devons, dorénavant, nous considérer comme faisant partie du commun des êtres, jouissant, il est vrai, d'un peu plus de sagesse, mais aussi d'un peu moins d'expérience, car vous avez été jusqu'à ce jour des bêtes choisies, élevées loin des dangers et des traverses ordinaires. Moi, je fus une magicienne respectée, honorée, et, de ce fait, je n'ai pas connu les petits ennuis de l'existence, ni sans doute ses pires misères. »
A cet instant, quel élan d'amour souleva le cœur des huit bêtes réunies! Ce bel amour sans paroles, comment en exprimer la ferveur?
« Or, disait Rachel, dès demain, tu ne seras plus, Pandémon, qu'un bouc entre les boucs et toi, cher Nyctalope, un chat comme les autres… de même pour vous tous, et moi, je ne serai qu'une vieille entre les vieilles, clopinant sur la route, son bâton à la main.
« Je ne vois en effet d'autre solution honorable à ce problème que de nous séparer. Je vais vous dire adieu, mais, auparavant, il me serait doux de vous donner quelques conseils. Ne croyez pas que votre vie perde quoi que ce soit en noblesse parce que vous cessez d'être les bêtes amies, collaborant aux travaux d'une magicienne. — Cette vie imprévue et nouvelle, pour ma part, je la regarde avec confiance et j'espère lier des fagots, ramasser au besoin des ordures ou quêter une aumône, du même cœur que j'interrogeais, hier, l'œil des astres.
« Chacun de nous doit vivre de son mieux et trouvera le bonheur s'il sait bien le chercher. Il en est un que, parmi les hommes, l'on peut atteindre : l'homme n'aime que les images, ne se plaît qu'aux images, ne se grise que d'images ; tâchons de les lui fournir. Quelque jour, un poète en fera de beaux vers ; ce sera notre récompense.
« Toi, Pandémon, qui n'es qu'un vieux bouc, sois pour l'homme le demi-dieu de la pénombre chaude, des champs que la lune argente, des sous-bois. Ta tête inopinée, apparue au-dessus d'un buisson, épouvantera l'enfant blonde qui se baignait dans l'étang, mais déjà elle se croit surprise par un chèvre-pieds, elle s'enfuit, elle va le dire à sa mère en ajoutant que tu pressais une flûte à tes lèvres et que, de cette mélodie, tout le crépuscule était comme enchanté. — D'autres qui t'auront vu debout, cabré contre un mur pour en brouter la mousse, te décriront dansant au sein de la nuit cendrée, des roses liant tes cornes et trois nymphes te regardant, le souffle court. — Que sais-je encore!… Enfin, crois-moi : l'on n'osera tirer le poil gris de ton menton sans quelque crainte, et ceux-là même qui se sentiront le cœur soulevé en humant tes puanteurs, te tiendront néanmoins pour une bête de qualité, je le gagerais, Pandémon!
« Hélas! je n'ai rien de mieux à te dire! Cette nuit, je ne console pas : j'exécute, j'achève. J'ai renvoyé un enfant triste dans la nuit, sans un mot qui pût lui indiquer sa route. Il s'est déjà fourvoyé, je le crains. Sois plus habile, Pandémon, sois plus sage… et, maintenant, va-t'en! Tu cesses d'être mon bouc familier, celui que Rachel emmenait certains soirs, quand elle allait cueillir des simples ; tu n'es plus qu'un bouc ordinaire… Va rejoindre ton troupeau! »
Pandémon lui jeta un regard désolé. Certes, son destin lui paraissait bien cruel, mais il n'eut pas le moindre mouvement de révolte ou de colère ; il ne protesta point. Il salua de nouveau, très bas, et sa barbe vint frôler le pied nu de Rachel, puis il obéit en toute simplicité ; il partit. Sans se hâter, il gagna la porte, pesa sur elle du poids de son front cornu et sortit, laissant le battant ouvert. — On ne le vit plus.
Cependant la lune levante éclairait faiblement les champs ; un peu de sa lumière entrait dans le hangar. — Rachel cueillit la baguette, désormais inutile, dont les trois corolles s'éteignirent aussitôt. Elle l'agitait, tout en parlant, pour dessiner sur la pénombre d'alentour des signes vagues. Puis elle dit d'une voix qu'elle tâchait d'affermir :
« Je vous chéris du fond du cœur, un cœur de mère et d'amie ; je souffre de vous quitter, mais, pour votre plus grand bien, mes enfants, il faut que vous fassiez comme a fait Pandémon : il faut partir. Malgré les histoires absurdes que l'on répète (des contes à dormir debout!), je puis vous affirmer que la vie courante, quotidienne, la vie de tout le monde, est encore très possible à vivre. Pour l'honnête crapaud, fût-il bleu, pour le bon corbeau, pour le beau chat, pour le serpent, la chouette et la chauve-souris, il reste des heures heureuses, tout comme pour le vieux bouc. »
Elle tendit sa main vers le crapaud bleu.
« Saute, Clorinde! »
Clorinde y sauta. — Rachel poursuivit :
« … De sorte qu'à l'un comme à l'autre, je dirai presque les mêmes paroles : celles-ci, en résumé.
« Ne perdez pas le respect de votre condition, ne la méprisez pas, si modeste qu'elle paraisse ; il vous suffira d'y remplir tous vos devoirs pour vous en accommoder, mais sachez vous élever au-dessus d'elle. Ne soyez pas seulement une bête, devenez image, légende ou peut-être symbole.
« Toi, Clorinde, sois le crapaud rare devant lequel la répugnance de l'homme hésite, qui le fait rêver de turquoise et s'étonner que l'on puisse, vêtu de si belles teintes, être pourtant crapaud… Va-t'en Clorinde! »
Et Clorinde, à petits bonds flasques et courts, s'empressa de sortir.
« Toi, Koa, par les allures sinistres que tu affectes en survolant un champ, tu sauras vite mériter le respect de l'homme, mais retiens un peu ton appétit devant les charognes trop évidentes… Cela dégoûte, à l'ordinaire ; on te jugerait mal si tu insistais. — Va-t'en! »
Et le corbeau s'en fut en sautillant.
« Toi, Sigma, tâche surtout de charmer par la grâce, la finesse et la rapide aisance de ta course basse, de surprendre aussi, d'inquiéter parfois… mais ne te vante pas à tout venant de ton venin (si l'on peut dire! car il est très inoffensif, à mon avis). — Va-t'en! »
Et Sigma disparut comme sur une faible pente s'écoule un filet d'eau.
« Toi, Pénélope, mets bien en valeur ton industrie, suspends tes toiles dans un rayon de lune ou de soleil, retiens les gouttes de rosée, laisse flotter tes plus longs fils sur la brise ; l'homme en arrivera presque à t'aimer. — Va-t'en! »
Et Pénélope remonta vers son domaine supérieur, car elle comptait sortir par en haut.
« Toi, Artémise, n'oublie pas que la nuit t'est favorable. Dès que l'ombre descend et pendant que l'homme peut te voir encore, hâte-toi de faire tes cabrioles fantasques, tes culbutes les plus compliquées, cela lui donnera des pensées graves, de même qu'un ululement de Roxane l'engage à songer à son dernier jour. — Partez, toutes deux! »
Et toutes deux, la chauve-souris et la chouette, l'une par des vols silencieux, coupés en oblique, l'autre tout droit, dans un bruit de plumes, passèrent au dehors.
« Enfin toi, Nyctalope… »
A ce point, sa voix se brisa. — Sous ses paroles retenues, on sentait sourdre le chagrin : il bouillonnait dans sa poitrine. — Ces adieux, elle les avait prononcés sur un ton vraiment étrange. On eût dit, au juste, d'une vieille femme qui, durant une heure de loisir, cause avec des bêtes familières, leur contant des histoires de couleur un peu triste, sans beaucoup d'émoi, mais quand il lui fallut donner congé à Nyctalope, au grand chat efflanqué, nerveux et vif, à ce chat d'un si beau noir de nuit, si bien armé de griffes et de dents, qui savait marcher à la façon d'une ombre et miauler mieux que ne se plaindrait une âme en peine, et se blottir, et ronronner, et jouer avec le vent qui passe, et bondir soudain… ah! cela fut au-dessus de ses forces et les larmes vinrent à nouveau, avec des hoquets aigus et des gestes de désolation.
« Non! non! je n'ai rien à te dire, à toi! — Va-t'en, va-t'en tout de suite! »
Aussitôt, comme les autres, Nyctalope disparut.
Rachel était seule sur l'aire où la lune semait sa cendre pâle, seule, toute seule. Elle écouta : pas un frisson, pas le moindre bruissement, pas un murmure. Elle se leva.
Seule… On peut supporter d'être seule, mais seule de cette façon! abandonnée, pour tout dire! — Maintenant, elle ne pleure plus par chagrin d'une séparation douloureuse, non, c'est sur elle-même : elle pleure en songeant au destin de Rachel, magicienne réputée qui reste seule, perdue dans la nuit, sans amis, sans compagnons, sans serviteurs, seule, en un mot, et sans nul espoir.
« Devant mes bêtes, je gardais un certain courage ; devant moi-même, c'est autre chose… Ah! comme ils m'ont quittée facilement! tous respectueux, à coup sûr, tristes, réfléchis, renfrognés, mais pas un qui ait hésité! pas un! — Va-t'en… et ils sortaient. — Pas un qui se le soit fait redire! Ils sont partis, Pandémon et Clorinde, Pénélope et Sigma, Artémise, Koa, Roxane, et jusqu'à mon cher Nyctalope!… Elle était donc de si peu de poids, l'affection de mes bêtes? Autant vivre parmi les hommes, vraiment. »
Ce fut alors qu'elle entendit une voix proche, une voix faible, tendre, insinuante, qui, tout bas, miaulait.
« Nyctalope! »
Il s'allongeait, il s'étirait aux pieds de Rachel avec des mouvements lents d'une grâce vigoureuse, les reins creux, le regard séducteur. Mais elle en voulut à cette bête de se trouver là quand elle regrettait son absence : il avait donc surpris ses paroles désolées, ses pleurs… Enfin, à quoi bon s'attendrir? Il fallait, de toutes façons, qu'il partît ; dès lors, pourquoi différer?
« Oui, oui, mais va-t'en! tu n'as rien à faire ici ; je n'ai pas besoin de toi ; va-t'en! »
Il griffa le sol, puis tout son corps se courba en arc de cercle, en un gros dos de quelle majestueuse acrobatie!
« Va-t'en! tu m'espionnais! »
C'était, n'est-ce pas, d'une injustice criante? — Il tourna prestement la tête, comme fait le chat quand il s'étonne. Elle eut, pour l'écarter, un geste de mauvaise humeur. Sans se hâter, il commença de s'enrouler à terre, se préparant, semblait-il, au sommeil. Rachel perdit patience, elle le heurta du pied ; il se peut même que, de sa baguette éteinte, elle l'eût frappé. Satisfait de sa place, il ronronna.
« Va-t'en tout de suite! je te l'ordonne! va-t'en! sors d'ici! »
Elle le poussait ; il bondit, mais ce n'était pas vers la porte, et Rachel se résolut à le poursuivre. Elle le battit ; il s'en moquait bien! Elle le chassa de tous côtés ; il l'évitait par de longs sauts nerveux et sûrs. Elle se jetait sur lui, les mains en avant ; il était déjà plus loin. Elle manqua de tomber en lui marchant sur la queue, si cruellement qu'il hurla de douleur. Ils passaient de la lumière à l'ombre où, de la bête, on ne voyait rien que, parfois, une vive étincelle, mais quand la lune les éclairait, Rachel apparaissait soudain, ivre de colère, agitant des haillons rouges, et follement jetée à la poursuite d'un chat terrifiant, vomi sans doute par l'Erèbe.
Elle le perdit un instant ; aussitôt, elle buta contre lui, par hasard. Alors ils reprirent leur course suivant un mode vertigineux, tourbillonnant, baroque. Il grimpait aux murs, elle savait l'y atteindre ; elle le délogea d'une lucarne ; il la trompa encore en se cachant derrière le banc de pierre, elle le débusqua et le saisit par l'oreille ; il se dégagea, lui laissant du sang aux doigts ; il miaulait, il criait sur ce ton paradoxal et monstrueux des félins en amour ; elle crut enfin le tenir à sa merci au fond du hangar, dans un coin, mais ce fut entre ses jambes qu'il s'échappa, cette fois. Elle le vit gagner la porte par un saut qui était presque une culbute. — Il disparut.
Epoumonnée, haletante, Rachel se trouva seule de nouveau. — D'abord, elle se reposa un peu, elle s'assit, la tête égarée par cette course. Elle se forçait à rester immobile. Les coudes posés sur ses genoux, elle tenait mollement, elle laissait pendre la baguette aux corolles froissées ; elle ne savait d'ailleurs qu'en faire, non plus que d'elle-même ; elle attendait l'apaisement.
« Si j'allais respirer l'air frais, au dehors? »
Elle sortit. — Sur terre, un grand silence pur, chargé de parfums, et, dans le ciel, les fêtes magnifiques de la lune… Elle admira les vastes prairies d'argent, les gouffres sans fond d'azur sombre ; elle écouta la nuit muette ; elle aspira son parfum. Elle n'interrogeait pas : elle contemplait et, par insensibles degrés, le calme lui revint.
« Dois-je aussi me séparer de ma baguette fleurie? songeait-elle. La garder?… elle ne me servirait de rien : une vieille femme qui passe sur la route n'a nul besoin d'un rameau magique. La jeter, pour que, demain, elle soit flétrie, séchée?… non, j'en aurais trop de peine. — Mais ne vivrait-elle pas si je la libérais, elle aussi? Ne puis-je lui trouver un moyen de vivre? »
Elle réfléchit encore quelques instants, puis, choisissant un point abrité contre le mur, elle planta en terre la baguette.
« Baguette fleurie de trois fleurs! baguette magique! je voudrais, dit-elle, te transformer en une plante heureuse. A cette place que je te destine, le soleil te touchera dès son lever, il te réchauffera durant toute sa course et ses derniers rayons viendront te dorer. Tu ne sentiras pas le vent froid du septentrion, mais la brise tiède te caressera ; tu pourras fleurir, tu pourras embaumer, tu pourras croître à ton gré ; toute cette cabane, autrefois mon domaine, est à toi. Orne-la, couvre-la, sois une forte plante que l'on admire, aux senteurs de laquelle on s'enivre et dont la splendeur étonne. Je te quitte, baguette fleurie de trois fleurs… je te délivre! »
Alors, dans le rayonnement du clair de lune, on vit la baguette bourgeonner, pousser en petites branches minces, fleurir en pétales nouveaux, verdoyer, bourgeonner encore, s'accrocher au mur du hangar, grandir, s'étendre, se diviser, jeter à droite, à gauche, de longues tiges incertaines où naissaient tout à coup des corolles pourpres, s'incurver autour de la porte pour ne point la masquer, monter plus haut, se rabattre, tourner un coin, y joindre un de ses propres rameaux, s'entrelacer à lui, retomber ici par une branche inutile et là se nouer à une pierre, fleurir, fleurir toujours, par cent fleurs, par mille fleurs ; être enfin, autour du hangar, un bosquet majestueux, pourpre et vert, un radieux bosquet plein de sève, un bosquet vivant.
Rachel regardait son œuvre ; elle admirait, elle souriait. Elle cueillit une fleur au bosquet, une seule, et la mit dans son sein, puis elle rentra. — Sur le sol, la lune posait un large rayon dur. Le hangar était vide, mais Rachel n'y sentait plus cette impression d'affreuse solitude qui l'avait transie et consternée ; elle se laissait reprendre par des projets domestiques dont la réalisation immédiate occuperait son esprit. — Après un séjour si prolongé, pouvait-elle partir ainsi, quitter pour toujours l'enclos de ces quatre murs, sans rien nettoyer ni remettre en ordre, sans y donner même un coup de balai? Elle décida de se livrer au plus tôt à ce travail qui d'ailleurs serait une excellente école, s'il lui fallait, un jour, se louer comme servante.
Un balai?… elle possédait assurément un balai, mais enfoui dans quel recoin? Un balai! objet inutile, peut-être, à une personne occupée spécialement de magie, objet indispensable tout de même. — Elle le trouva soudain ; il était devant elle, à deux pas, appuyé contre le mur. Comment ne l'avait-elle pas aperçu? Elle le prit et, quelque temps, se promena dans le hangar, traînant nonchalamment le balai derrière elle, sans intention précise, toute envahie par une paresse singulière qu'elle ne s'expliquait pas, une molle paresse de canicule. Il lui était doux d'errer près du rayon de la lune, en compagnie de ce balai sympathique. Elle le regarda : elle eût aimé le palper, le tâter, en polir le bois… un beau balai, sans contredit. Alors, elle commença le nettoyage projeté, pourtant il ne semblait pas qu'elle y prêtât grande attention : un peu de poussière s'élevait du sol, tourbillonnait, poudrait le rayon… Rachel balayait faiblement, distraitement, l'esprit au loin : un espoir mal défini, fumeux encore, se formait en elle.
Partir, oui, mais vers quelle contrée, vers quelle ville, et comment vivre, une fois partie? Entreprise malaisée, à son âge, que de changer de métier ; aventure hasardeuse que de s'employer dans un monde hostile, sans magiciennes! Il n'y en aurait donc plus, d'aucune sorte, nulle part?
Elle baissa les yeux… elle avait cru que le balai frémissait sous ses doigts ; aussitôt elle éclata de rire.
Magicienne! rester magicienne! quelle idée absurde! Rachel tâchait de se voir comme elle était à cette heure : échevelée, en haillons et tenant un balai… une magicienne tenant un balai! Scandale! Elle riait de bon cœur devant cette caricature.
« Il faudrait changer de nom, s'écria-t-elle, riant encore, passer inaperçue, exercer mon art prudemment, en secret, sous le masque, me faire connaître seulement par une enseigne d'apothicaire ou de marchande d'herbes aromatiques…
« Que ce balai est donc étrange! à le sentir tressauter ainsi, on le croirait impatient! »
Mais son rêve l'occupait toujours… Ce besoin de savoir la couleur de l'avenir n'était-il pas inhérent à l'homme? Demain, dans quelques siècles, ailleurs, ne pourrait-elle, même dépenaillée, même avec son balai, faire bonne figure et recommencer une carrière honorable?
Le balai acquiesça, si l'on peut dire… à tout le moins, eût-il une vibration très nettement affirmative.
Alors Rachel perdit sa retenue… et le balai aussi. Le balai sautait près d'elle, piaffait comme un cheval, oui, comme un cheval plein d'ardeur. Cette image l'amusa, lui plut à tel point qu'elle enfourcha le balai. C'était vraiment un cheval… Un vent de folie la bousculait.
Partir! partir en chevauchant ce balai! — Il fit un brusque tête à queue. — Devant Rachel, brillait le rayon de lune et, devant le rayon (ah! surprise imméritée! ah! douceur!) Nyctalope, le charmant, le pieux, le fidèle Nyctalope, levait une patte et la posait doucement sur le rais d'argent. — Rachel sentit son cœur se fondre.
« Toi! s'écria-t-elle, toi! malgré tous mes abominables traitements! »
La queue cassée, l'oreille saignante, ce n'en était pas moins Nyctalope qui tâtait le clair de lune comme pour en essayer la résistance.
« Tu ne me quitteras jamais? »
Nyctalope, frémissant de sa mauvaise oreille, brandit sa queue déshonorée.
« Alors, partons! vers n'importe où : c'est le plus bel endroit du monde! et vers n'importe quand : c'est la plus belle année du temps! »
Le balai piaffait toujours ; le chat couleur de suie miaulait de plaisir ; le rayon s'offrait, route aventureuse, route hardie où l'espoir s'engage. — La vieille femme eut-elle, à ce moment, la prescience du but lointain qu'elle devait atteindre? la vision des juges, des tenailles, du poteau de torture et du bûcher qui flambe devant un peuple hurlant? — Il se peut.
« Partons! » dit-elle.
Son visage était rajeuni par le plus fol enthousiasme et, dans un galop furieux, elle partit, étreignant le balai de ses cuisses maigres, suivie d'un grand chat obscur lancé à ses trousses, et comptant, sans doute, une fois arrivée en surplomb de l'abîme noir qui marque la fin de la terre, y sauter soudain… mais ce n'est là qu'une hypothèse. D'aucuns affirment qu'elle perpétua sa course à travers la nuit, tout le long du rayon, jusqu'au bout, et s'en fut, pour retrouver la paix de son âme, se tremper quelque temps dans le froid de la lune.
Cela se passe dans un beau jardin disposé en terrasses. — La plus haute, entièrement sablée d'un sable très blanc où scintillent de minuscules cristaux, sert de bordure au palais dont la teinte rose paraît si joyeuse sous le soleil et dont les ornements, orfévris en ce métal clair que l'on nomme électron, brillent d'un si précieux éclat.
Puis vient la terrasse des tulipes qui font un tapis varié pour la joie des yeux. Une savante école de jardiniers en maintient la fraîcheur, le coloris composite, le dessin à larges volutes. Les tulipes noires y soulignent d'un trait d'ombre des profils couchés de bêtes singulières, phénix écarlates et griffons jaune-orange, mieux faits pour peupler un rêve qu'un jardin, et d'invention très singulière. — Des sentiers étroits, d'une herbe égale et rase, permettent d'errer à loisir dans ce tableau d'émail où serpente, parmi les mousses et les fougères, un ruisseau mince qui murmure à tout venant ses mélodies.
Quelques degrés mènent plus bas à une terrasse dorée en toutes saisons, car les espèces de mimosas y sont si bien assemblées, si nombreuses, qu'elles forment un bois qui jamais ne défleurit. Jusqu'au soir, un bourdonnement d'abeilles ouvrières l'habite, symphonie égale et discrète qui plaît à l'oreille. Des merles noirs le hantent aussi, très noirs, étonnamment noirs quand ils sautillent en sifflant sur le sable blanc.
La terrasse suivante est simplement pastorale : une herbe longue, de hauts coquelicots, des bleuets, des narcisses, du trèfle fleuri, un peuple de libellules et de papillons, des arbres légers, pleins de brise, pleins d'oiseaux… Les abeilles s'y retrouvent, affairées, chargées de butin… Une prairie… rien qu'une prairie sur laquelle, de temps à autre, les souffles d'air font glisser des reflets rapides et des senteurs de terre mouillée.
Quelques marches encore, et nous voici dans les verdures vernies de la terrasse des camélias. Ils sont couverts de fleurs, certaines d'un blanc pur, plus insolent que virginal, d'autres, pourpres comme des lèvres sous le baiser, d'autres, aux pétales rouges grands ouverts, qui projettent de leur sein la flèche d'un long pistil jaune armé de pollen, d'autres enfin, veinées, striées, subtilement teintées… et chacune présente l'image d'une fleur opulente, et chacune est une fleur glacée, sur le fond du feuillage sombre.
C'est la dernière terrasse, au pied de laquelle commence le parc royal. Il s'étend au loin, paré de grands arbres, de prairies largement étendues où se dessinent des vasques dont les margelles sont de cette même teinte d'aurore qui rend le palais si riant. Pour qui veut en jouir, ce parc nourri de lumière a plus d'un attrait charmant ou bizarre : des gazelles y bondissent en troupes folles ; dans ses bosquets, des oiseaux décoratifs étalent leur plumage et ceux qui ne se montrent pas chantent des chants dont le cœur est saisi. Là-bas, contre un large rideau de verdures neuves, deux girafes affrontées broutent la cime d'un même arbuste ; les deux petites têtes réunies, les deux cols tendus, les deux grands corps obliques composent une silhouette bien surprenante. D'autres bêtes, vantées pour leur grâce, leur bel éclat ou leur rareté, se promènent librement. Il en est d'insignes ; il en est qui ravissent l'œil ; il en est qui l'effarent.
Ombre sévère en ce décor, un groupe de cèdres occupe le centre du paysage. Ils étendent leurs vastes bras et de ces bras on voit pendre de longues mousses d'un gris céladon, légères comme des toiles d'araignée, souples comme des chevelures. Elles frôlent l'herbe du sol ; on dirait des dentelles posées là par fantaisie pour retenir au passage les duvets errants, des voiles tissés par les doigts de la brise et que le moindre souffle fait ondoyer. A l'aube, leur impalpable trame recueille la rosée ; plus tard, elle épurera la lune.
Au cœur du bosquet des cèdres voilés de gris verdâtre, quelques bancs de pierre sont disposés en hémicycle. On dirait d'un lieu de retraite propice à la méditation, à l'étude, aux longs travaux réfléchis. Les oiseaux n'y pénètrent pas ; l'onde lente qui le traverse ne chante pas : elle passe d'une course secrète, soyeuse et sourde, comme ferait un ruisseau d'huile ; la lumière s'y diffuse très doucement, dans le silence d'un crépuscule de plein jour.
Penché sur le livre ouvert, porté par ses genoux, un bossu, court de taille et rousseau, se livre à la lecture. De temps en temps, il lève sa tête hirsute, il rit d'un rire nerveux, subit, qu'il coupe aussitôt mais qu'il ne pouvait empêcher. D'autre part, il semble très absorbé dans ses recherches : c'est qu'il apprend par cœur les plus belles, les plus inattendues, les plus folles plaisanteries qui furent jamais commises et qui se trouvent là réunies. Quand l'une d'elles est vraiment trop drôle, irrésistible, il ne se tient pas, il éclate ; puis il reprend sa tâche qui n'est pas légère : il se répète le trait d'esprit, la phrase hilarante, la joyeuse anecdote ; il s'efforce à trouver le ton burlesque qui convient, la grimace saugrenue qui déride. La plupart du temps, sa lecture lui semble sinistre ; il doit peiner pour découvrir la facétie cachée dans ce fatras morne et lorsque, par hasard, un rire l'assaille, cela le rend plus triste encore : il en a honte. Ah! qu'il lui plairait de rire avec désinvolture!… mais de quoi? D'ailleurs, son expression d'ennui gourmé lui servira, peut-être, pour faire pâmer autrui. — En attendant, il s'évertue, il se bat les flancs.
Non loin de ce bossu studieux, un homme vêtu de brun vient de s'asseoir. Il a déplié sur la pierre des parchemins manuscrits ; il en corrige les fautes attentivement, malgré la fatigue qui l'accable. Là se trouvent consignés les plus attachants récits de voyage, les plus passionnants itinéraires, de ceux qui donnent envie, paraît-il, de quitter aussitôt le lieu où l'on est, de se mêler au vent poussiéreux, de traverser la mer incertaine et violette, d'aller plus loin, plus loin encore, d'être toujours ailleurs. — Ces récits, il les sait par cœur, avec leurs descriptions, leurs amplifications, leurs prodiges et même leurs mensonges, mais ils le lassent terriblement. Tant de cols neigeux, tant de déserts plats, tant d'interminables fleuves, et l'immense mer étendue!… Tout cela, quand on peut se coucher sous un olivier et dormir! Tant d'animaux terrifiants, volants, nageants ou rampants, qui beuglent, hurlent et miaulent ou percent la nuit d'un bref aboi, quand il est si simple de retenir entre ses jambes un vieux chien fidèle! Et puis encore, au détour du chemin, la surprise qui saisit, l'approche d'un oiseau merveilleux paré de plumes bleues, l'image d'un arbre fleuri trop lourdement de roses, celle d'une licorne cabrée en mal d'amour, quand, pour distraire, la moindre saute de vent suffit! — On assure néanmoins qu'à lire de telles odyssées on doit vite oublier l'heure présente et ne plus penser qu'à partir. — Le compilateur ne pense, lui, qu'à finir sa page. S'il évoque en phrases magnifiques un pays hyperboréen, il se félicite d'abord de n'y point vivre, se gardant d'oublier que cette relation pérégrine représente son très éloquent gagne-pain mais point du tout sa raison d'être : il travaille pour une place à prendre.
Et voici que le silence vient d'être troublé, qui régnait parmi les cèdres. Debout contre le tronc rugueux d'un des vieux arbres, quel est ce singulier adolescent joueur de flûte? Il prélude : quelques notes à peine. Couvert d'un long manteau noir, le musicien appuie sur l'écorce sa tête blanche aux yeux cernés, toute blanche, fardée de farine et coiffée d'une calotte de soie du même noir que le manteau. Droit, tout droit, tout pâle, accoté au tronc dur, il presse à ses lèvres une flûte d'ébène. Assurément, son aspect étonne ; sa pose, son costume, son geste, furent étudiés avec soin… sa musique saura-t-elle séduire? Agréable, délicate, variée, elle doit plaire : ce petit chant joyeux ne manque pas de grâce matinale, et cette plainte lente de mélancolie. Un air pimpant sautille, un autre s'éploie, un autre semble se recueillir. La flûte se confie, la flûte rit, la flûte jase, la flûte donne à danser… Peut-être aimerait-on que la flûte chantât, mais il n'importe au musicien qui cherche une mélodie fixée, d'un effet certain, composée suivant les règles. Il la répète, il la répète encore. — Il ne fera pas mieux.
Tout à coup, il s'interrompt : il voulait sourire.
Le narrateur de beaux voyages sourit aussi.
Le bateleur bossu sourit de même.
Tous trois, ils regardent avec ironie une jeune femme qui s'approche. — Oh! que cette jeune femme est donc belle! On n'aperçoit que son visage, car une ample gaze de soie, triste et légère comme la robe aérienne des cèdres, l'enveloppe entièrement, recouvre ses cheveux, drape sa poitrine et ses hanches, cache ses jambes longues. Pourtant, les petits pieds nus, chaussés de sandales, paraissent à chaque pas, montrant l'orteil rose encerclé d'une bague de turquoise. — Quelle est cette jeune femme, souple comme un roseau, d'une grâce toute simple, et si svelte aussi?… Pourquoi, surtout, cette expression désolée? Car elle pleure en silence, sa figure ruisselle de larmes, sa bouche semble molle de douleur. Parfois, elle porte ses mains à sa gorge : elle étouffe.
Les trois hommes ne lui accordent néanmoins aucune sympathie : l'un, ayant posé son livre, la considère d'un œil sardonique et mauvais, l'autre a replié ses parchemins et, sans paroles, raille la pleureuse en esquissant une grimace de mépris, enfin le flûteur hasarde sur sa flûte, en dehors de toutes règles, une note inattendue, sifflante, pointue, plus cruelle que nul outrage. — D'ailleurs la jeune femme n'a rien voulu voir, n'a rien voulu entendre : elle s'en va.
Aussitôt le compilateur de gaîté, entraînant sa bosse par un haussement d'épaules, dit :
« Elle en trouvera bien un autre! »
Et le rédacteur d'itinéraires déclare :
« Elle faisait la honte du palais! »
Et le gagiste de musiques réussies murmure :
« Les larmes vont abîmer ses joues : on s'en plaindra. »
En effet, la nouvelle est connue de tous : chacun la commente, chacun sait pourquoi cette jeune femme pleure et pas un ne veut la consoler.
L'abri des cèdres dépassé, suivons-la dans le pré lumineux qui sépare le parc royal de l'étang où voguent des cygnes lents, indifférents et blancs. Elle longe le bord fleuri de nénufars, elle traverse l'herbe chaude, elle se dirige vers ces trois esclaves bêchant le sol, là-bas, et qui causent entre eux. A son approche, ils ne s'interrompent pas de cueillir leurs pelletées de terre noire, ni de les verser obliquement de côté, ni de parler non plus. Ils parlent, mais ils font ce qu'ils ont à faire : ils font un trou, un trou oblong ; ensuite, ils le combleront.
« Il ne manquera pas de place, dit l'un.
— Et cependant, dit l'autre, je ne le croyais pas si gros.
— Il dormira sur ses deux oreilles, » dit le troisième.
Dans l'herbe, auprès d'eux, un corps est couché, recouvert d'une toile jaune : un cadavre. Le ventre proéminent soulève le linceul. Deux lourdes mains dépassent, livides et cependant expressives encore. On devine qu'elles furent habiles et fortes, ces mains, qu'elles surent modeler la terre ductile, cueillir une fleur, caresser. Mais le buste trapu dessine une masse contrefaite qui étonne.
« Te rappelles-tu, dit l'un des fossoyeurs, les bonnes histoires qu'il racontait?
— Ah! oui! lorsqu'il riait, on riait aussi, dit l'autre… jusqu'à pleurer!
— Et, dit le troisième, comme on oubliait vite sa vilaine trogne, quand il parlait!
— Sa trogne n'était pas vilaine! Un arbre que les génies et les tempêtes ont noué n'est pas vilain ; un cep tordu n'est pas vilain, ni le tronc d'un saule.
— Frère, tu dis vrai… et comme il était bon!
— Très bon… et comme ses yeux étaient beaux!
— Oui, en regardant ses yeux, j'apprenais toujours de belles choses, comme si j'avais su lire. »
Alors seulement, se voyant surveillés, ils se turent. La fosse creusée, ils soulevèrent le gros corps. Comme ils le descendaient, la jeune femme parla :
« Découvrez-le, découvrez son visage. »
Ils obéirent avec des gestes retenus, décents, et l'on vit le masque épais du mort, couleur de cire, son nez difforme, ses bajoues.
Un instant, elle le contempla, puis :
« Achevez votre tâche, » dit-elle.
Bientôt, à cet endroit de la prairie, seule de l'herbe arrachée marquait avec un peu de terre fraîche la place inférieure du mort.
« Partez! dit alors la jeune femme d'une voix fiévreuse ; ne revenez plus. »
Enfin elle pouvait pleurer davantage, sans réserve, de tout son cœur, et ce faisant, accroupie à terre, pressant le sol noir de ses paumes ouvertes, elle murmurait des paroles véhémentes :
« Comme une charogne!… On t'a jeté là, dans un coin du parc, sans honneurs, sans respect, comme on jette une charogne ; seuls ces trois hommes semblaient se souvenir de toi : des esclaves. Les autres t'avaient oublié. — De ceux que tu fis tant rire, pas un ne m'accompagne ici, et déjà l'on s'ingénie à te remplacer! Sont-ils méchants? sont-ils fous? T'avoir connu et chercher un bouffon de ta trempe! — Toi, tu savais être gai : ton rire gras retentissait au loin frappant le cœur d'une joie soudaine ; tu prenais alentour le sujet le plus humble ; tout de suite on en devinait le trait ridicule, et l'on riait. Tu te promenais dans les jardins, tu montrais le plaisir que toutes les choses prennent à vivre et, possédé de ce même plaisir, on riait encore. Tu retenais les paroles, les gestes, les actes des hommes ; sous la floraison de ta plantureuse plaisanterie, tu cachais le piquant d'une épine, et l'on riait d'un rire plus grave, cette fois, en écoutant ta leçon. — Te remplacer? par qui? Tout le palais est triste depuis hier.
« En contant des récits de voyage, tu saisissais l'esprit chagrin et casanier, tu l'entraînais dehors. Avec toi, l'on goûtait vraiment le vent de la montagne, le vent du désert, le vent du large. Le froid, le chaud touchaient nos lèvres ; le sel s'y posait. Point n'était besoin d'aspects surprenants, de paysages contournés, d'épouvantes ou de raretés : une fleur suffisait, par toi cueillie, un caillou veiné de bleu, une coquille sur le sable… et l'enchantement naissait. Tu vivais dans ton évocation ; toute tristesse cédait à ta contrainte, toute humeur dolente pliait devant ta fantaisie. Voyages merveilleux! voyages ravissants! tu parlais du ciel où l'on dévide les nuées, du pays hanté par les ombres des morts, du bocage où elles errent, de la source glaciale où elles vont boire pour se désaltérer de souvenirs… et l'on te suivait jusque là. — Vu par toi, l'arbre vivait, le cœur battant sous son écorce, les doigts frémissants de feuilles, cherchant de ses racines l'eau nourricière dans la nuit. Cet arbre nouveau, comment ne l'eût-on pas aimé? — Oui, tu étais le grand voyageur qui nous livrait le monde en un don généreux de même que tu nous offrais les fleurs de la joie par ton rire de nombreuse plaisance. — Qui saura t'égaler?
« Et ta musique!… Ah! l'on fermait les yeux, on s'étendait en rêve, on se balançait dans un hamac tendu très haut entre deux palmiers vibrants, on mangeait des fruits fondants et frais, on retrouvait la saveur du miel, on s'enivrait à la coupe d'une corolle. Cependant, tu ne faisais que t'enchanter toi-même pour séduire autrui, tu ne faisais que jouer modestement sur une simple flûte de roseau, et je voyais parfois les cordes de ton gros cou battre fort et tes yeux incertains se mouiller sous l'injonction de la mélodie. — Rien qu'une chanson… Toute la voix d'un jour d'été : ramages à l'aurore, danses des rayons, jubilation du matin, lourde splendeur de midi, nuances des ombres moins bleues, crépuscule dont on ne sait que dire, et la voix de la lune au ras de l'herbe, et la grande voix, tendre, sourde, secrète ou retentissante de l'amour.
« Musicien non pareil! existe-t-il un homme, un enfant, un oiseau, même rossignol ou phénix, à ta mesure?
« Certains tenteront la fortune : quelque petit bossu, fier de sa bosse et mauvais plaisant, quelque narrateur d'ennuyeux voyages, quelque joueur de notes grêles. Quand notre bon seigneur les entendra, il saura vite la différence en étouffant un bâillement, et moi… ah! par mes ordres les esclaves leur donneront le fouet, les chasseront ; alors le bouffon sans vertu pourra rire à son aise en plein air, le plat compilateur conter ses histoires aux pierres du chemin et le fallacieux flûteur flûter librement faux, tandis que je pleurerai toutes mes larmes, car je n'aimais que toi, mon bouffon, mon grand bouffon inspiré! »
Elle pressait toujours de ses paumes le sol noir, caressait de ses doigts la terre fraîche, puis la griffait comme une chair vivante trop aimée.
Tout à coup, transie de peur, elle se redressa.
« Pourquoi pleures-tu? » disait une voix rapprochée.
Le roi Gaspard se tenait debout derrière elle.
« Vous, Seigneur! »
Très doucement, le roi reprit :
« Que fais-tu là? Pourquoi pleures-tu? »
La tête envahie par un tourbillon, toute sa pensée suivant ce vertige, elle ne trouvait plus une parole à dire.
« Quelle douleur rend ma reine muette et si pâle? quelle terreur la fait trembler?
— Seigneur…
— Et, surtout, pourquoi pleures-tu?
— Seigneur… votre bouffon est mort.
— Je le sais ; cela m'attriste beaucoup.
— Les esclaves viennent de l'enterrer ici.
— Mais…
— Il me manquera comme à vous, Seigneur.
— Tant de larmes pour un bouffon?
— Oui, car c'était un grand bouffon.
— Nous en chercherons un autre, jusqu'au bout du monde s'il le faut.
— Celui-là ne reviendra pas qui seul était un poète.
— L'autre rira d'un rire nouveau.
— Et je pleure en attendant.
— Je saurai tarir tes larmes : une perle que pour toi j'ai choisie, te fera sourire.
— Ah! Seigneur, les bijoux perdent leur éclat sur une poitrine douloureuse et mes robes ne m'amusent plus.
— Des fêtes t'amuseront que je commanderai demain ; ce jardin que tu aimes t'enchantera.
— C'est notre bouffon, Seigneur, qui me le fit aimer : c'est par lui que je connais le parfum de ses fleurs, la caresse de ses brises, la froide saveur de ses fontaines et les danses de son air bleu, aux jours d'été.
— Je t'emmènerai donc plus loin, devant des paysages qui te raviront d'étonnement.
— Celui qu'il inventait, chaque matin, pour me distraire, avait plus de charme que ceux que l'on peut voir.
— Il l'inventait chaque matin?
— Et parfois un autre, le soir, pour agrandir le rêve de ma nuit.
— Il est des magiciens d'une égale vertu, ma reine.
— Lui, Seigneur, n'usait point de magie : un rire brusque ou longuement filé, une histoire contée à petit bruit, une chanson brève… il m'offrait ainsi la joie, l'oubli, la sereine songerie, comme seul un homme peut faire, sans sortilèges, sans philtres, sans amulettes, par persuasion.
— Il était horrible à voir…
— Détrompez-vous, Seigneur! Laid, contrefait, crochu, de bouche torte et de nez camard, n'avait-il pas des yeux bleus aux profondeurs vraiment marines et des mains toutes puissantes pour l'évocation, autant que sa chère voix que vous connaissiez?
— Sa chère voix!…
— Seigneur, votre regard s'assombrit, votre bouche se serre, et pourtant l'écho de sa voix me paraît toujours aussi tendre : j'entends encore l'écho de sa chère voix.
— Tu parles d'un bouffon difforme!
— De quelles paroles me servirais-je? Il m'apprit à ne point mentir et c'est pour cela, Seigneur, que vous m'aviez élue entre tant d'autres… Pourrais-je, maintenant, mentir à son propos? Rejetez-moi parmi vos esclaves, mais ne m'obligez pas à cela!
— Quel rapport entre cet homme et mon amour pour toi?
— Ah! Seigneur! le même qui relie le grand poète au beau poème, car c'est encore ce grand poète qui façonna de ses mains magnifiques notre bel amour.
— Tais-toi!… Non! parle, si tu veux, en dépit de ma colère!
— Sans lui, Seigneur, je n'aurais été que votre servante ; il me fallait apprendre à vous aimer ; il le fit : il sut, comme un habile jardinier, nouer l'humble glycine au tronc majestueux, afin qu'elle pût croître, non plus au ras de l'herbe mais parmi les hautes branches qu'elle enlace, qu'elle réjouit de son épanouissement. Vous-même, Seigneur, n'avez-vous pas appris à m'aimer? L'arbre altier devait ouvrir ses bras pour que la fleur odorante y fût bien accueillie, bien protégée, heureuse… Seigneur, mon très noble Seigneur, votre bouffon nous enseigna l'un et l'autre.
— La glycine… oui, tu m'enlaces comme fait la glycine, d'une étreinte insidieuse et sûre. Tu m'embaumes, mais tu m'abuses : tu l'aimais!
— Certes, je l'aimais, Seigneur, de tout mon cœur reconnaissant!
— Ah!… tu l'avoues!
— Et ma douleur est grande à le savoir parti.
— Ma reine aussi est partie, car je ne trouve plus qu'une esclave insolente!
— Mais où m'appuierai-je, maintenant, pour chercher le repos? C'est en vous que je pensais pleurer, c'est à vous que je pensais parler, c'est vous qui deviez me consoler…
— Tu pleureras dans les cuisines! tu parleras aux gardiens de l'ergastule! tu te consoleras en des travaux serviles!
— Son souvenir m'aidera, Seigneur.
— Et puis, un jour, je te ferai jeter aux orties!
— Avec moins d'honneur que lui, je vous en conjure, qui fut enseveli de façon indigne!
— Mais moi… moi, je resterai seul, et c'est un mal que je ne saurais plus souffrir. Avant de t'avoir vue, j'étais seul au milieu d'une foule prosternée, seul debout… Un soir, tu vins t'appuyer à moi, te reposer sur moi, te lier à moi ; je sentais ta force augmenter ma force, ta sève se mêler à ma sève, tes bras m'enchaîner… Mon bonheur naissait, le bonheur de l'esclave, peut-être… eh! qu'importe : j'étais heureux! Vivre seul, de nouveau, sans ma souple liane, non, je ne pourrais! »
Il s'était accroupi près d'elle. Il se tenait auprès d'elle, tandis qu'elle, assise à terre, immobile, pressait le sol de ses mains, la face levée, les yeux au loin.
Un homme qui n'ose, un homme tendre, un homme qui voudrait se révolter et qui ne peut…
Une femme qui attend…
Le soir tombait, équivoque et doux, tiède, un peu mauve ; de tout le parc montaient des vapeurs odorantes ; quelques rossignols se comptèrent en divers lieux par de petits préludes, tandis que, sur les terrasses, un chœur de voix tristes se répandait comme une brume, la voix des esclaves revenant de la cueillette des fruits, chargés de paniers lourds, plainte harmonieuse et désespérée qui se perdait dans l'ombre naissante. — Soudain, une troupe de zèbres traversa la prairie en un galop désordonné, avec des reniflements, des pétarades, des écarts, et Gaspard les regarda s'éloigner avec une parfaite indifférence. — Hier encore, ce spectacle l'eût ravi.
« Non! je ne pourrai pas… Je sais qu'elle ne parlera plus, qu'elle n'a rien à dire, ayant tout dit. Et cependant, chaque jour, entre elle et moi, cette image reviendra, gâtant la joie du matin et la paix nocturne, faisant du plaisir d'hier un tourment et le promettant pire pour demain ; mais souffrir près d'elle, c'est encore la voir un peu. Si le mal devient trop cuisant, si je crie, elle m'entendra crier, je surprendrai peut-être sur sa bouche quelque pitié passagère, au lieu que loin d'elle ce cri se perdrait comme, dans le silence du désert, celui du voyageur qui veut boire.
« Qui donc viendra me secourir? Si je la supplie, aussitôt le bouffon paraîtra, je verrai sa bosse ridicule, sa face tordue et ses yeux dont elle vante la profondeur marine. Vivant, j'ignorais ma haine ; j'avais besoin de lui, je croyais l'aimer comme les autres bêtes de mes jardins ; mort, il me harcèle, il m'offre son aide à tout venant, il me montre ce qu'il fit pour moi, il gâte même mes souvenirs.
« Ah! qu'une peste me ronge, me jette à terre, me détruise, mais que je puisse dormir en paix, sans que la voix du méchant fantôme vienne murmurer à mon oreille : « J'ai fait ceci, j'ai fait cela ; tu croyais vivre, je vivais à ta place! »
« Je suis un puissant monarque, le plus grand de la terre, au dire de chacun, et je ne sais pas comprendre le regard d'une femme que j'aime, et je n'ose la tuer!… Ah! le très puissant monarque! ah! le grand roi!… Où trouver un enfant plus faible? — L'enfant sourit parfois et l'on ne résiste pas à ce sourire ; si je souris à celle que j'aime, un autre sourire s'interpose, plus beau que le mien, puisqu'au mien nulle réponse n'est donnée, puisqu'elle ne voit que l'autre. — Et si l'enfant fait un geste tremblant, à peine indiqué, l'homme victorieux cède aussitôt, le bras du guerrier plie sous la petite main ; moi, je puis imposer toute ma force ; pour qu'elle défaille, il suffit d'un regard.
« Un roi… un grand roi… où trouverai-je ce grand roi, puissant comme un enfant nouveau-né? Celui-là, peut-être, m'aiderait… Mais il est donc, par le monde, un monarque dont la gloire me dépasse, devant qui je m'inclinerais?… Où le chercher, d'abord? en quel palais le découvrir? quelles offrandes poser à ses pieds? Déjà je me sacrifie à lui et je sens toute l'amertume de ce présent. J'offre à ce roi redoutable mon orgueil blessé, ma grandeur brisée, mon amour à la torture, ma honte tout entière et ma lâcheté… mais ce don, voudra-t-il l'accueillir? »
Le crépuscule se changeait en nuit ; l'herbe devenait obscure. Plein de sourdes rumeurs, l'arbre rappelait ses oiseaux ; une légère teinte grise couvrait tous les jardins et, sur ce gris, des chants singuliers semblaient se dessiner en clair.
Gaspard ne disait plus mot : la paix d'alentour ne le touchait pas ; de cette unanime embellie, son cœur était forclos. Sa compagne, immobile, n'entendait rien, ne voyait rien, souffrait toujours en silence. — Quelques moments passèrent que le chant des rossignols rendit plus beaux.
Et, tout à coup, le roi Gaspard leva ses mains dans l'ombre avec ce même geste par lequel l'empereur et le mendiant supplient, geste pathétique et passionné, très humble en sa haute éloquence.
Le grand roi Gaspard leva ses mains dans l'ombre et s'écria :
« O roi! monarque dont je ne sais ni la demeure, ni la race, ni l'apparence, daigne m'écouter, cependant!
« Accepte le sacrifice de ma vengeance et l'oubli volontaire d'une douleur imméritée!
« Laisse-moi m'approcher de toi, m'incliner devant toi, et daigne agréer mon hommage!
« Je te salue, Seigneur inconnu, roi que je n'ai jamais vu, plus puissant que moi-même!
« Enseigne-moi le chemin qui mènerait vers toi : je veux le suivre! »
Seuls, trois rossignols chantaient… de quelle voix!
Gaspard quêtait l'ombre, les yeux clos. Il les entr'ouvrit, sentant sa main légèrement touchée et vit la lumière d'un rayon se poser en sa paume.
Il se leva, il regarda le ciel et, dans le ciel, il aperçut une étoile, une étoile nouvelle, et cette étoile lui paraissait mouvante, et cette étoile se déplaçait, lui semblait-il, suivant une route sûre, par décision réfléchie…
Alors, sans qu'il sût pourquoi, le roi Gaspard se mit à chanter. Rien, à cet instant précis, n'aurait pu l'empêcher de chanter ; il lui fallait chanter ; il chantait donc.
Et le roi Gaspard s'en fut, marchant vers l'étoile brillante, chantant toujours.
Et la femme qu'il aimait le suivait d'un très doux regard étonné.
Elle respirait mal, avec effort : l'air lui déchirait la poitrine et, chaque fois, noyant les yeux, empourprant soudain les joues blêmies, déformant la bouche avide de son souffle, une angoisse si torturante se lisait sur sa jeune face que le vieillard penché sur elle ne se dominait plus, perdait courage, étouffé lui-même par cette petite toux sèche et répétée, qui, lentement, lui ravissait sa fille.
L'enfant souffrait, l'enfant gémissait. Il l'écoutait gémir. La mémoire lui revenait d'un rire insouciant, de courses libres dans les prés, au printemps, de ce regard bleu dont l'assurance tranquille le surprenait toujours : un regard confiant qui se donnait au monde lumineux, où se reflétaient les plus belles apparences et qui savait rendre par de délicats présents de bonté, de douceur et de joie l'ivresse offerte par les fleurs, le chant des sources, la voix des oiseaux. — Alors le père se rappelait que ce regard, bientôt, pourrait s'éteindre.
Elle était l'enfant de sa vieillesse : la mère, morte en couches, lui avait laissé ce portrait d'elle-même. L'épouse chérie, l'épouse vénérée avait un peu revécu, dès les premiers mois de son absence, dans le dessin délicat des traits, dans le sourire des prunelles embuées, point encore habituées au jour, dans la grâce naïve de quelques gestes ébauchés. La détresse du roi se distrayait à ce spectacle que lui offrait, chaque matin, l'enfant balbutiante et rieuse, extase continuelle, chargée d'attente inquiète et d'incertitude, mais qui lui comblait le cœur de l'espoir d'un bonheur nouveau. Il revivait ainsi, il sortait de l'ombre sous l'injonction puérile de ces yeux livrant leur azur.
L'enfant avait grandi ; elle s'était révélée bonne, intelligente et belle, douce envers les malheureux et les malades, compatissante aux affligés et, surtout, éblouie de vivre. Elle se donnait tout entière aux délices quotidiennes ; elle en goûtait la saveur ; elle en retenait l'accent ; elle les accueillait, bras tendus et mains ouvertes, remerciant chaque chose d'être si merveilleuse, la plus fugitive image de tant l'émouvoir. La vieillesse du roi Melchior trouvait en elle son parfum, son harmonie, son enchantement. Il la serrait sur son cœur comme un trésor vivant chaque jour plus précieux.
En cette demeure haute et nue, accrochée au versant de la montagne, elle se plaisait bien : elle aimait parcourir les vastes salles austères dont quelques peaux de bêtes, quelques armes pendues étaient tout l'ornement ; elle contemplait, du faîte des murs, le royaume paternel pour en connaître les diverses splendeurs, pour mieux en mesurer l'étendue, depuis la frontière interdite des neiges et des glaciers jusqu'à celle, indistincte et lointaine, de la mer. Alentour, il y avait la forêt, peuplée parfois de cris farouches et que le vent faisait hurler des nuits entières. De telles clameurs, et si effrayantes, ne la troublaient pas, ne lui causaient aucune peur : c'était le cri de ses chères bêtes, de ses chers arbres ; elle leur répondait secrètement, et quand un cèdre craquait sous la tourmente de façon trop lugubre, elle se pressait le cœur des deux mains pour aider son ami à supporter l'assaut.
De grands oiseaux survolaient l'abrupt domaine : ils tournoyaient avec lenteur dans l'air froid ; elle les suivait du regard, elle les enviait de voguer ainsi, au-dessus des bois, au-dessus des cimes blanches, tout baignés dans le plein jour. De la lumière elle recevait ses plus belles joies. Elle observait les premiers rayons du soleil perçant un ciel brumeux, teignant de rose les neiges, débordant leur crête pour caresser la chevelure des forêts, plongeant au fond d'une vallée obscure et se répandant sur la plaine, réchauffée aussitôt jusqu'à son bord marin qui brasillait ou montrait de l'écume.
Chacun l'aimait. Dans le village groupé au pied même du palais, sur le flanc touffu de la montagne, pas un berger, pas une fermière, pas un vieux bûcheron qui n'interrompît son travail pour sourire à la jeune fille familière, passant, les bras chargés de fleurs cueillies par elle dans la vallée. Ils la saluaient respectueusement, par des paroles joyeuses ; elle y répondait de façon si courtoise, s'enquerrant de tout avec tant de bonne grâce, que ceux-là qui la voyaient passer, de grand matin, en gardaient jusqu'au soir du plaisir. Les serviteurs du palais, vêtus de bure sombre, la rencontraient souvent dans les hautes salles rougies par le soleil couchant. Comme elle les connaissait tous, toujours elle trouvait à leur dire quelques mots justes et doux, de ces mots qui aident à vivre.
Mais plus encore, plus passionnément, les enfants l'adoraient. La princesse était leur compagne chérie. La fille du forgeron, toute ronde, toute replète, le fils du jardinier, un grand gars pataud dont on se moquait, les quatre filles de la meunière, très délurées, les fils jumeaux du corroyeur, si ressemblants qu'on les distinguait mal, le fils rouquin de la brodeuse, quelques autres avaient été ses premiers amis. On les entendait rire et chanter ensemble, ils dansaient dans les clairières, ou bien ils parcouraient de conserve la forêt d'alentour, visitant le vivier, les ruches, buvant aux vasques vertes où le torrent versait sa cascade, grimpant aux arbres et fouillant les terriers.
Jamais ils ne s'éloignaient beaucoup, par crainte des bêtes méchantes : l'enfant royale étant confiée à son escorte, celle-ci faisait bonne garde. Tous rentraient vers le crépuscule, hélés du haut du palais par le beuglement d'une conque tordue, rapportant l'odeur des mousses, des résines, des fruits mûrs, brisés de fatigue heureuse et les yeux ravis.
Certes, le roi Melchior avait placé auprès de sa fille des maîtres illustres qui lui enseignaient le mystère des choses, les influences des constellations, la merveilleuse nomenclature des bêtes et des plantes, celle plus secrète des métaux qui semblent dormir au sein de la terre et pèsent néanmoins sur la destinée de l'homme, celle enfin des habitants du céleste domaine, au sujet desquels tant de savants esprits disputèrent en de longues controverses, mais si passionnantes et profondes que fussent ces leçons dont elle sentait le prix, la jeune princesse préférait l'étude quotidienne que lui permettaient ses libres promenades. Suivre le vol brisé d'une chauve-souris lui plaisait plus que de l'entendre décrire, surveiller les abeilles d'une ruche la renseignait mieux qu'un discours à leur sujet, et rien n'approchait de l'extase où l'incitait la contemplation des astres durant une nuit d'été. A voir son enfant se créer ainsi une sagesse, Melchior goûtait la plus ineffable joie et quand elle partait à l'aventure avec ses petits compagnons, toujours il descendait jusqu'au seuil du palais afin de lui donner un baiser d'adieu. Parfois il disait :
« Je te souhaite que le monde soit encore plus beau qu'il n'était hier. »
Mais il advint un jour funeste où le cœur du roi fut déchiré, où l'ombre alourdit son âme.
La princesse était sortie de grand matin. Melchior la regardait s'éloigner au milieu de sa troupe fidèle. Il les vit s'engager dans la forêt, disparaître en chantant… Et rien ne lui signala par avance la détresse prochaine : nul souffle surgi de l'air, nulle voix chuchotant au fond du sommeil, nul pressentiment secret ne l'avertit. Cette aurore d'été ressemblait à telle autre aurore d'été. — Pourtant, vers l'heure de midi, d'insignes nuées chevauchèrent l'horizon… Le vent les pousserait-il au large? Elles paraissaient très noires, vaguement éclairées par de fulgurantes lueurs. Puis une tempête s'éleva qui, bientôt, gagna le rivage, projetant sur les flots des reflets violets, qui balaya les côtes de son haleine humide, prit la mesure de son aire et se mit à hurler. Le sonneur de trompe lançait en vain ses appels sur les bois : le tumulte orageux dominait un si petit bruit. Il ne pleuvait pas encore, mais l'atmosphère s'obscurcissait étrangement : c'était la nuit en plein jour, une nuit bourdonnante, emplie par le grondement long d'un tonnerre dispersé. Les cris, les éclats du vent, la plainte des arbres à la torture se mêlaient au sifflement d'un tourbillon d'air, colonne vivante qui se déplaçait avec lenteur contre le flanc de la montagne ravagée dont les échos se rejetaient de roche en roche ces voix élémentaires.
Puis les nuées se réunirent dans le haut du ciel où se forma un grand bouclier obscur, lourd de désastres. Brusquement, la foudre qu'il portait en lui le fit craquer de bout en bout ; ce fut, une seconde à peine, un éblouissement bleu d'acier. Le paysage se représenta soudain par des profils cernés et durs ; la moindre chose revécut : le dessin d'un rameau de cèdre, la courbe d'un caillou, le miroir d'une flaque parmi les mousses. — Tout s'éteignit et, noyant le sol de cataractes, le ciel saturé se déversa, crevé d'un vaste trou. La terre s'ouvrait à ce déluge, elle s'en abreuvait et, ne pouvant boire davantage, rejetait le surplus. Les torrent gonflés débordèrent ; les clameurs de l'air furent étouffées par les clameurs de l'eau. Elle bondissait le long des pentes, effondrant les murs, déracinant les arbres, se creusant de nouveaux lits. — Un puissant désordre régna quelque temps ; enfin, dans la voûte vidée, se découvrit furtivement un peu d'azur.
Quand la princesse fut ramenée au palais, ruisselante, elle tremblait de fièvre, elle claquait des dents. Son regard perdu ne reconnaissait personne. — Elle ne s'était plus relevée et, dès le premier instant, la plus noire détresse avait saisi le cœur de Melchior.
Voir sa fille souffrir était pour lui un supplice sans égal ; il en sentait à plein toute l'horreur ; il eût voulu fuir et n'osait quitter le chevet de ce lit. Quand, recru de fatigue et de désespoir, il se décidait à sommeiller un peu, c'était là, par terre, sur une couverture jetée, et d'un somme bien court.
Le délire avait cessé avec la nuit ; les yeux avaient retrouvé leur intelligence des choses, mais l'angoisse ne diminuait guère : un pauvre corps brisé, un visage très pâle, empourpré soudain, une bouche flétrie où le père croyait parfois deviner l'approche de quelque parole…
« Non, disait-il, ne parle pas! repose, mon enfant. J'ai compris. »
Alors elle tâchait de sourire, ah! le pauvre sourire! des pleurs eussent été moins cruels. Les gestes de ses faibles mains faisaient peine : gestes couchés, retrait affreux, quand venaient les quintes, des doigts maladroits contre le lit.
Melchior n'a pu s'empêcher de gémir : voici qu'un peu de mousse rouge paraît au bord des lèvres. Doucement, il l'essuie.
La nuit se traîne, l'aube se lève enfin, un nouveau jour commence, s'illumine, s'obscurcit, sombre dans une nouvelle nuit, et les jours succèdent aux jours, tous faits d'heures égales, et les nuits succèdent aux nuits, variées par les seuls cauchemars. L'enfant souffre toujours autant, Melchior la veille, se désespère sans pleurer, attentif à la plainte, au soupir, à l'expression fugitive, à la faible requête balbutiée, au bruit harcelant de la petite toux plus fréquente.
Des médecins sont venus, hommes très illustres, guérisseurs de haut renom. Ils apportaient leur contingent de phrases savantes, glorieuses à dire et superflues. Telle herbe fut cueillie à la limite des neiges : infusée, elle devait soulager la malade ; telle queue de lézard, séchée au soleil, fut pilée en un mortier pour calmer le cœur affolé ; tel champignon peu commun, découvert au fond des bois, apaiserait la fièvre ; tel joyau brillant, de vertu certaine, placé sur la poitrine nue, attirerait le mal au dehors. — Le remède essayé, poudre, subtile influence ou tisane, toussait-elle moins? montait-il moins de sang à ses lèvres, moins de pourpre à ses joues?… Non : davantage.
Puisque toute tentative reste vaine, puisque l'instant qui vient est plus suppliciant encore que l'instant échu, qu'on laisse en repos le roi Melchior. Il n'est qu'un père surveillant l'agonie de sa fille. Il ne se connaît pas d'autres devoirs.
Ah! que semble-t-elle dire? qu'a-t-il lu sur sa bouche?… Par la baie ouverte, l'aurore jette dans la chambre des rayons d'une fraîcheur neuve. La princesse sourit à la lumière survenue ; elle murmure en accents à peine sensibles :
« Des fleurs… Père, je voudrais des fleurs. »
Rapidement, il s'éloigne de quelques pas ; il donne un ordre bref par la lourde porte entrebâillée, mais des voix s'insinuent aussitôt, pressantes, confuses…
On ne lui permettra pas de n'être qu'un père! Il est un roi, d'abord, un prêtre, un juge aussi. Ces voix le lui rappellent ; il s'en souvient lui-même avec effroi. Durant des années, d'un cœur aimant et généreux, il a gouverné son peuple, il a enseigné Dieu à ses sujets et, suivant sa conscience, leur a rendu la justice. Maintenant, on le réclame pour résoudre un conflit où fut lésée certaine famille de pauvres gens. Ils n'ont foi qu'en lui seul, ils attendent sa sentence ; mais aujourd'hui, lui feront-ils abandonner sa fille?
La douleur de Melchior s'envenime d'un trouble insupportable. Comment remplir son office de roi, loin de celle qui par sa présence l'inclinait à plus de douceur, toujours, qui retenait parfois les gestes souverains et le faisait aimer de son peuple? Comment va-t-il montrer à ce peuple la route qui mène vers Dieu quand lui-même ne la retrouve pas? Depuis que la princesse souffre, le roi prie. La nuit, le jour, il présente à Dieu son oraison, mais Dieu ne répond pas. Ses longues prières, nourries de ferveur et dont sa peine lui dicte les mots, il lui semble qu'elles retombent au lieu de s'échapper, car le ciel les refuse. Et surtout comment jugera-t-il autrui suivant une claire équité quand lui-même ne se reconnaît plus? Comment son âme porterait-elle la lumière en d'autres âmes, étant obscure, la certitude, étant incertaine? Comment pèserait-il justement d'une balance faussée?
Son désir ne faiblit ni ne varie : être seul auprès d'elle, pouvoir pleurer enfin, car il n'a pas pleuré encore, se vouer tout entier à cette veille au chevet de l'enfant qui meurt.
Mais, s'imaginant l'étonnement des chers yeux limpides s'il agissait ainsi et qu'elle s'en rendît compte, il hésite… Elle ne l'approuverait pas, celle qui, toujours, entre ses belles mains, tenait une balance juste.
Il se décide ; il fait appeler la nourrice de sa fille. L'effort est rude, moins rude pourtant qu'il ne pensait. Le roi confie la malade à cette servante dévouée, puis il descend dans la grande salle où l'attend une assemblée inquiète d'hommes et de femmes, jeunes et vieux.
« Seigneur! l'impôt est lourd à nos épaules…
— Seigneur! mon père m'oblige à travailler pour lui et ne me donne aucun salaire…
— Il nous a volé notre bien, Seigneur! il refuse de le rendre et nous sommes de pauvres gens…
— Seigneur! j'ai soif de sagesse, mais je ne sais en découvrir la source ; cette source, montrez-la moi…
— Seigneur, le percepteur de l'impôt ne se montre pas équitable…
— La chair de porc est-elle impure, Seigneur, comme le disent certains, ou ne l'est-elle pas?…
— Ma fille a quitté la maison paternelle avec un étranger ; comment punir son séducteur?…
— J'aspire à la vertu, mais chaque jour, je pèche plus grièvement ; enseignez-moi, Seigneur, une façon de me contraindre…
— Mes bestiaux ont été frappés d'un mal étrange…
— Les olives de mon champ…
— Seigneur! je veux répudier ma femme…
— Seigneur! le vin de ma vigne… »
Il lui fallut bien entendre, donner un conseil, proposer une médiation, rendre une sentence. Des serviteurs venaient parfois murmurer quelques mots à son oreille : la princesse respirait mieux, la princesse avait moins toussé. Il écoutait, le cœur battant. Il reprenait ensuite sa tâche.
Melchior a vaincu la tentation, qui, d'abord, lui paraissait irrésistible, de remettre au lendemain l'obsédant devoir ou de s'en décharger sur un autre. Il eût voulu se désintéresser de ces choses… mais le souvenir des yeux clairs… Lorsque l'on prétend être un juge, se refuse-t-on à juger?
Autant qu'il le pouvait, il a donc fait ce qu'il devait faire, alors pourquoi n'en ressent-il aucun bénéfice, pas le moindre allégement? C'est d'un esprit un peu distrait qu'il écoute ces gens lui présenter leurs hommages, le louer de sa haute vertu, célébrer son équité… à vrai dire, il ne les écoute plus : il s'écoute méditer. S'il a eu tant de peine à rendre la justice, son angoisse de père est-elle seule en cause? Il lui semble avoir jugé sans liberté, à la suite d'une réflexion asservie où sa conscience ne participait pas. Ses raisons de se décider, de conclure, il les prenait dans un fonds très ancien de décisions traditionnelles, de conclusions analogues. Il a donc jugé par tradition, par analogie, non d'après un ordre de lui-même… Que vaut cette méthode? n'est-elle point celle de l'esclave enchaîné? Sa sentence devrait jaillir du débat obscur à l'instant où lui, le juge, y porte la lumière, or elle s'en est déduite péniblement sans que la flamme évidente, convaincante eût paru.
Scrupule étrange!… rien de pareil, jamais, ne l'a troublé. Ce que disaient jadis son père et ses aïeux demeurait bien dit. Il le croyait, hier, en est-il certain, aujourd'hui? La peine des hommes lui semble plus diverse et réclamer un arrêt neuf, chaque fois, brillant d'un éclat neuf qui rassure le cœur contrit et l'âme inquiète, de même que le soleil, à chaque aurore, est un soleil nouveau, donnant une nouvelle allégresse.
Respectueusement, l'assemblée se retirait à petit bruit. Le roi Melchior, caressant sa barbe grise, regardait partir ceux qu'il venait de juger, mais dès qu'il se trouva seul, son angoisse de père le reprit. Enfin, la tâche faite, il pouvait mieux goûter sa douleur, il pleurerait peut-être… Il se leva, il s'en fut d'un pas rapide auprès de celle qui l'attendait en souffrant.
Et durant ce temps, libérés de souci, ses sujets reconnaissants descendaient la pente rocheuse qui les menait à leurs maisons. Ils s'étonnèrent d'abord de les voir si désertes : point de rires fous, point de jeux… Leurs enfants, qu'étaient-ils devenus? Ils ne tardèrent pas à l'apprendre. Un vieux serviteur du palais avait décidé leur départ en communiquant une nouvelle : la princesse voulait des fleurs. Aussitôt, le fils du jardinier s'empressa, il courut chercher la fille du forgeron, le fils de la brodeuse. Ils conférèrent. Leurs compagnes, leurs compagnons, mandés au plus vite, se réunirent devant l'auberge.
« La princesse veut des fleurs.
— Nous lui cueillerons les plus belles.
— Non! pas celles des jardins : les fleurs de la forêt lui plaisent mieux.
— Au pied de la falaise, j'ai vu des fleurs mauves.
— Une grappe bleue retombe du vieux chêne, à la croisée des chemins.
— De grandes fleurs jaunes sont écloses dans un fourré que je connais.
— Elle aime ces fleurs d'un bleu sombre qui tremblent sur leurs tiges.
— A quelques pas de la cascade, on voit comme des étoiles blanches sur un buisson.
— Allons les cueillir toutes pour elle… »
Ils se partagèrent la besogne et se dispersèrent le long des pentes. Ce coin de forêt humide fut bientôt peuplé de leurs courses, de leurs appels, de leur industrieuse quête, de leur jubilation pour une trouvaille imprévue, et quand ils se rejoignirent, chargés de bouquets et de gerbes, ils surent que ce lourd butin qui leur faisait honneur, serait digne de la princesse aimée.
Dans la chambre où repose sa fille, le roi veille auprès de la couche, le roi souffre en silence, priant parfois, toujours en vain : l'enfant n'a pas dormi, n'a cessé de gémir, et la fièvre empourpre ses joues.
Voici que l'on gratte à la porte… Des voix murmurent au dehors. Le gardien entr'ouvre et Melchior aperçoit la jeune troupe sous le faix de ses fardeaux embaumés. Tout doucement, les enfants s'avancent, muets, retenant leur souffle, se gardant de faire le moindre bruit, et déposent leur belle cueillette. Mais en voyant le visage de leur amie et ses pauvres bras maigres et son regard absent et surtout ce long frisson qui la parcourt à tout moment, ils pleurent… Seul le roi ne pleure pas et, quand les enfants ont disparu, c'est lui qui frissonne…
La chambre est pleine de fleurs, de branches fleuries… Melchior a vu des tombes ornées de même. Certains de ses sujets se plaisent à fleurir les lieux où leurs morts sont couchés. Des fleurs bientôt fanées, pour rappeler, sans doute, que la vie est précaire… Quoi! sa fille va donc mourir? sa fille va se raidir dans la mort, se dépouiller, se détruire et n'être plus qu'un peu de cendre inerte sous le poids de la terre?
Dès lors, il n'ose plus la regarder, il détourne les yeux vers la baie ouverte dont on vient de soulever le lourd rideau. La princesse respirait mieux sous l'air du soir… Un ciel pourpre, déjà foncé… Ce jour finissant serait-il son dernier jour? Melchior étouffe d'angoisse, debout au milieu de la jonchée qui l'encense de parfums.
De nouveau, quelqu'un gratte à la porte, quelqu'un entre : un tout petit homme, robuste, vraiment bien petit, d'apparence assez surprenante. Des bras noueux, des jambes tortues, un plaisant visage encadré de boucles blondes à reflets de cuivre. Un bonnet vert foncé le coiffe que dépassent les oreilles en pointe. Aucun poil, aucun duvet n'ombre sa face couperosée, toute rubiconde. Son regard veille comme une eau tranquille sous le sourcil broussailleux. Il est vêtu de verdure moussue, du même vert que son bonnet ; ses pieds sont chaussés de feuilles sèches. Il tient un bouquet à la main.
Un intrus! le roi s'étonne… Mais le petit homme s'approche du roi ; il parle bas, et Melchior l'écoute avec stupeur, car ce n'est pas une voix humaine… Ah! il la reconnaît soudain! c'est la voix de la brise dans la forêt, la voix que sa fille aimait tant :
« Seigneur, dit le petit homme, ne vous troublez pas! Je suis le génie des bois, je distribue dans les brises les parfums de la résine et je fourbis les rayons jaunes des soleils couchants. Bien des fois la princesse s'est promenée en mon domaine, bien des fois, je l'accompagnai le long des sentes. Pour elle, j'écartais les rameaux du fourré, vers ses doigts j'inclinais une tige et j'avertissais les abeilles de sa venue quand elle visitait les ruches. La princesse a demandé qu'on lui portât des fleurs : il en est de plus rares que celles-ci et qu'elle avait découvertes par mes soins… Car je connais la fleur que le poète préfère, celle amie de la lune qui, suivant la lune, s'accroît et diminue, la fleur que les chauves-souris couronnent de leurs brusques danses, la fleur qui ne fleurit qu'un jour et celle aussi qui n'est qu'une coupe claire tendue à la rosée. — Agréez, Seigneur, le modeste hommage de ces quelques fleurs choisies pour la princesse, votre fille. »
Melchior, se penchant sur le petit homme, posa la main sur son épaule et murmura tendrement :
« Ces fleurs, offre-les lui toi-même, génie des bois. »
Tous deux s'approchèrent alors du lit et là le petit homme, debout, très grave, un peu solennel, présenta, l'une après l'autre, les cinq merveilleuses fleurs de son bouquet. Il les posait sur le lit près du visage de l'enfant malade et, chaque fois, prononçait quelques paroles…
« Une pour les belles pensées qui s'éployaient en votre esprit…
« Celle-ci comme un souvenir de l'astre blanc que vous aimiez…
« Celle-ci pour la fantaisie des rêves qui vous ravissaient…
« Celle-ci pour que vous sentiez que la douleur est éphémère…
« Et cette coupe d'onde claire pour les pleurs qu'elle fait verser. »
Il se retira lentement, avec force saluts et déférentes courbettes, mais le roi ne le vit pas sortir. Melchior regardait le visage de sa fille : calme, ce visage, sans nulle angoisse, reposé, heureux, semblait-il, et dans les yeux d'azur, grands ouverts, qui contemplaient l'air obscurci du soir, deux larmes se formaient qui roulèrent le long des joues maintenant pâlies.
Ce fut alors que le roi put pleurer.
Il pleurait à sanglots pressés. Sa douleur n'était plus inquiète ni troublée, elle se lavait dans les pleurs. Libre, enfin, Melchior se donnait à sa peine comme l'on s'abandonne à la joie. Un double ruisseau noyait sa vieille face et des deux mains il tenait sa barbe grise, la tête penchée sur l'enfant mourante dont les yeux ne se fermaient pas. Il priait en pleurant, ses larmes baignaient son oraison et la prière fraîche éclose montait comme un encens.
… Est-ce donc que son regard le trompe?… Quoi? que signifie l'extase sereine qui, maintenant, transfigure sa fille, cette expression de bonheur surhumain, de radieuse délivrance? Les lèvres balbutient, dirait-on. Le roi se penche plus encore, il écoute de plus près… Les lèvres de l'enfant vont-elles ébaucher une requête, lui révéler un secret?
Quelque temps, il écoute en vain, puis il croit deviner…
« Plus haut, Père! lève les yeux plus haut! »
A-t-il bien entendu?…
Le faible corps dévoue ses forces dernières à lui faire partager une pensée.
« Lève les yeux plus haut! »
Elle a dit cela.
Melchior se redresse : il regarde alentour, au hasard, les murs de la chambre vide et, par la baie ouverte, un carré de ciel noir…
Avant peu, il pourra comprendre ; peut-être a-t-il compris déjà.
Quelle est cette étoile étrangère, cette étoile nouvelle qui, lentement, se meut dans la nuit?
Oh! la face de l'enfant devient toute pâle, sa bouche se décolore… Va-t-elle souffrir de nouveau? — Non, l'enfant meurt, simplement, l'enfant meurt de joie!
Une étoile mobile, un astre nouveau… Le roi l'admire…
La poitrine de l'enfant se soulève une fois encore, un dernier souffle s'en échappe. La princesse est morte… Voyez ses yeux ravis, sa bouche souriante… En vérité, la princesse est morte de joie.
Et, dressé tout droit à son chevet, les bras tendus vers l'ombre, Melchior chante, soudain. Il pleure, mais il chante, et ce chant est une prière aussi. Devant sa fille morte, le roi Melchior chante de sa vieille voix grave et passionnée. Le roi Melchior chante un chant mouillé de pleurs et que ses prières emportent ; il chante pour célébrer une étoile neuve qui se déplace au firmament.
Le ciel est bleu, tout bleu, durement bleu, du zénith où flambe un soleil aveuglant jusqu'au lointain horizon où nulle vapeur ne traîne ; il est bleu, de ce bleu sans nuances, de ce bleu dur qui blesse le regard, de ce bleu parfait où l'œil se perd ; il est impeccablement bleu de ce bleu qui brûle et dont l'oiseau même s'épouvante. — L'un, cependant, a pu s'aventurer dans ce désert de feu et s'y maintient à petits coups d'ailes pressés ; il marque d'un point infime le centre de toute cette ardeur, bête active, bête minuscule, perdue au sein de la chaleur transparente et torride, mais qui sait bien ce qu'elle fait là. — Dans cet univers bleu, volant très haut, voyez ce léger oiseau rouge.
Au centre de la plaine ardente, un palais de terre battue s'étend, bas et lourd, écrasé par la chaleur. Il ne brille pas, il ne scintille pas ; il absorbe le jour, il se brûle à boire ses rayons. Il n'élève aucune flèche hardie, aucune tour ; il ne se couronne de nul minaret peint, de nul mince clocheton. Ce palais plat est comme une bête morte, à peau grenue de couleur terne, une large bête ocreuse, crevée en plein air, et qui, sous le ciel qui l'opprime, sèche sans fin.
Voyez encore : l'oiseau rouge se plaît à dessiner des danses ; il brise son vol par un écart soudain, des chutes, des reprises ; il le varie par mille fantaisies. Il chante aussi, mais son essor est à lui seul un chant, déjà, un chant très fol, très libre, très nombreux, imprévu en ses arabesques. — L'oiseau rouge domine de sa haute danse versatile l'humble palais du roi Balthasar.
Pendant ce temps, le roi Balthasar s'étire et bâille. Cela fait un prodigieux spectacle qui étonne, qui saisit, et l'on ne sait si l'effroi s'impose d'abord ou le respect, ou même le dégoût, devant ce géant à peau noire, à face stupide, couché nu sur une grossière natte de paille qu'il pénètre de sueur. Il ouvre ses fortes mains moites, il les referme, étend ses bras dont les muscles jouent, bâille encore d'un vaste bâillement où les dents brillent dans la sombre bouche, se soulève un peu et retombe, inerte, les yeux clignotants, puis tâche de dormir, mais, pour dormir, vraiment il fait trop chaud. La salle basse n'ouvre que par deux portes sur la fournaise du dehors, c'en est assez pour accabler le roi Balthasar, pour assommer le roi Balthasar, grand nègre étendu au centre du palais qui marque le centre de son royaume et, par conséquent, celui de l'univers.
Ce monarque est, en effet, le plus puissant qui soit : nul n'en doute, ni lui, ni personne autour de lui. D'ailleurs, il vient encore de le prouver et d'affirmer son omnipotence en vainquant son voisin, le roi Nobal, qu'il a mis en fuite, poursuivi, dépisté, rejoint et tué, devant son peuple, d'un coup de lance en plein cœur. — On ne saurait faire mieux, plus grand ; l'exploit est sublime, sa mémoire doit se perpétuer éternellement.
Cela se passait hier ; il se repose, aujourd'hui, de l'honorable aventure, il en rappelle le souvenir, il réentend les cris des femmes prisonnières, le râle des blessés ; il revoit, sur le sable aveuglant, la tache des longs cadavres ; il hume encore la chère odeur, la bonne odeur du sang, mais il ne s'ennuie pas moins, il n'arrive pas à dormir, il bâille inutilement sur la frontière du sommeil.
Une troupe de femmes silencieuses, princesses et servantes, l'environne ; l'une d'elles a tenté d'essuyer le corps suant, une autre de démêler et d'huiler la chevelure crêpue, une autre offrait à boire, une autre glissait entre les lourdes lèvres la tranche fraîche d'un fruit. Il les écarte du geste. Sauf, à son chevet, cette enfant maigre qui lui évente le front avec un bouquet de plumes, toutes sont maintenant accroupies autour de la salle, immobiles, muettes, attentives à surprendre un désir, tandis que, sur ses nattes trempées, le roi Balthasar s'ennuie comme seul un roi peut faire, sue à toute peau, magnifiquement, et bâille à toute gueule comme un fauve repu.
Il ne veut rien, ni manger, ni boire, ni se plaire à la mélodie d'une flûte, ni goûter à l'amour, rien, sinon dormir. Lourdement il se demande, par un effort confus de sa pensée, comment le démon qui verse le sommeil a tant d'audace qu'il refuse la pitance d'une sieste au roi victorieux. Et, tout à coup, durant que cette nouvelle idée s'installe en lui avec lenteur, il se sent parcouru d'un frisson brusque et bref. Un instant, un très court instant, le roi qui suait d'ennui sous la chaleur a frémi de la tête aux pieds, et toutes les femmes, aussitôt, ont frémi de même, par nécessité, par prudence et peur, plus attentives encore à guetter ce que le frisson du roi signifie. — Qu'est-il donc arrivé? une mouche a-t-elle piqué l'inégalable jambe, le torse sans rival? Non, la raison est autre : Balthasar ne fait aucun geste de défense, mais on dirait que, se tournant un peu sur sa couche, il prête l'oreille. Chacun écoute. On écoute avec lui, passionnément.
En quoi! serait-ce… ne serait-ce que cela?
Un chant, rien qu'un chant tout mince, tout menu, gracieux et limpide. Sur le pas de l'une des portes, un petit oiseau rouge s'est posé qui chante ainsi. Or le roi vient d'être surpris par ce chant et le roi s'en trouve offensé. Il l'a perçu tout de suite ; son épaisse cervelle discerne l'insolence de ce chant gratuit, non demandé, que la bestiole lui impose. Car ce chant ne ressemble à aucun autre chant : il est sec, il est pointu comme une épine, il est ironique et, surtout, il le vise. Peut-être Balthasar serait-il peu sensible à l'ironie, mais l'insulte le touche, trop évidente. Il refuse d'être insulté par un oiseau.
L'oiseau s'est moqué du roi, ouvertement, indubitablement, à l'instant même où le roi s'indignait de ne pas dormir, et le roi s'en est rendu compte, au point d'avoir frémi de tout son grand corps.
Goutte à goutte, la chanson s'égoutte, injurieuse, et le blesse à chaque fois ; goutte à goutte, la chanson s'exprime, insupportable, par de petites notes dures et rondes, par de petits grelons ; goutte à goutte, la chanson le harcèle, et quand elle se réunit comme ferait une eau qui file, le filet de musique offense plus encore, son irrespect s'augmente. Balthasar va se fâcher pour tout de bon… Et pourquoi l'enfant qui l'éventait cesse-t-elle de balancer son bouquet de plumes pour sourire à l'oiseau?
« Cet oiseau rouge, chassez-le! »
Toutes les femmes se précipitent en murmurant, elles se bousculent, elles s'effondrent sur le seuil, mais l'oiseau passe par dessus le tas d'esclaves, par dessus le grand roi suant, et s'élève dans la salle. Voici qu'il se pose sur une des lampes de cuivre pendues au faîte. Il se rengorge un peu, puis il chante de nouveau.
« Balthasar est-il un grand roi?
« On voudrait bien le croire,
« Mais il ne peut dormir!
« Tuer Nobal d'un coup de lance
« Est un exploit plus difficile!
« Que n'a-t-il asservi le démon du sommeil?
« D'où vient qu'il ne dort pas? »
Oui, c'est cela que l'oiseau chante et qui est insupportable à Balthasar.
Un ordre rauque… la lampe tombe sous le coup de matraque, fort habile, certes, mais pas assez pour toucher l'oiseau qui perche, maintenant, sur la lampe voisine. Toutes les femmes s'agitent, lèvent les bras et piaillent : gestes trop courts et clameurs vaines ; l'oiseau reste hors d'atteinte, les cris ne l'émeuvent point.
« Le buffle dort sur sa litière, entouré de fades relents,
« Le flamant dort sur une patte, la tête sous son aile,
« Le chameau dort dans l'ombre incertaine des palmes,
« Le sanglier dans sa bauge puante,
« L'aigle dans l'air…
« Mais le roi Balthasar ne dort pas! »
Furieux, il saute de sa couche ; il se dresse, et l'oiseau, pour paraître plus petit, sans doute, se pose à ses pieds, tout près, et lève le bec, et hoche la queue, et se moque sans pitié, infime touffe de duvet rouge devant le si grand roi, le si grand nègre nu qui sue de chaude colère et ne dit rien. — Balthasar avancerait si peu que ce fût, qu'il écraserait sans peine ces quelques plumes ébouriffées autour d'un cœur battant ; assurément ; on dirait même que l'oiseau l'y invite… Or le roi ne bouge pas.
Cela est absurde! Plutôt devrait-on penser que la seule paresse entrave Balthasar, ou la très ferme volonté de rester immobile, néanmoins…
Le grand roi a l'air instable sur ses jambes, instable aussi dans son esprit. Il balbutie, il penche plus encore la tête vers l'oiseau. Il vacille ; tout entier, il hésite… Pourquoi? Tâcherait-il de réfléchir? — Tombant de si haut, le regard de ses gros yeux naïfs est très ridicule, ce regard offensé dont il veut châtier l'oiseau.
L'oiseau a cessé de chanter ; il se demande quand le roi Balthasar aura fini sa méditation : lui est accoutumé à méditer plus vite ; il s'étonne, il s'impatiente et, pour se distraire, aiguise prestement son bec sur le cuivre de la lampe abattue, ce qui fait un petit bruit râpeux très agaçant.
Les femmes le surveillent, inquiètes, l'haleine courte, ne devinant pas si l'aventure est terminée ou va reprendre dans le tumulte, les cris mêlés et, comme à l'ordinaire, dans le sang répandu.
Mais l'oiseau n'a pas de temps à perdre : il vole soudain vers la porte, en franchit le seuil, se pose de nouveau, se retourne, puis, sur un ton différent, salue le roi par trois notes de flûte, cordiales, familières, très douces, cette fois. Il le regarde avec malice, la tête oblique. — Balthasar a-t-il compris?
Le roi veut mettre son manteau noir. Aussitôt, les femmes s'empressent et le lui posent sur les épaules ; elles roulent un turban noir à son front, elles le chaussent de sandales noires, elles l'arment de sa hache, et quand, enfin, sans savoir pourquoi, Balthasar s'ébranle et sort à grands pas, l'oiseau se perche sur sa tête, petit plumet précieux qui semble compléter son costume et coiffe, frémissant, fragile et rouge, le solide géant noir.
Non! un geste arrête net ceux qui pensaient l'accompagner : le roi sortira sans nulle escorte, nulle ombrelle qui le protégerait, nulle trompette déchirante pour annoncer de loin sa venue. — Il entre seul dans la fournaise… presque seul.
L'air y palpite toujours, irrespirable ; c'est un grand incendie sans flammes qui brûle sous la coupole bleue. A gauche, la ville brûle de même, dans un silence poignant, toute plate ; en face, la plaine s'étend, brillante de sel et de mica, monotone jusqu'à l'horizon, déserte, sauf cette ligne indécise d'une caravane de passage ; mais à droite, le regard se repose sur la bordure sombre de grands bois.
« L'air est moins chaud sous la voûte des branches ;
« On y trouve parfois un peu de brise errante,
« Les eaux sylvestres gardent leur fraîcheur… »
L'oiseau rouge propose et, comme s'il obéissait à l'oiseau, c'est vers le bois que Balthasar dirige ses pas.
Le sable fait, à cette heure, une piste suppliciante : il agrippe le pied du passant pour mieux le blesser, ou bien il se dérobe, et l'on trébuche tout à coup. — Balthasar avance avec peine, égaré dans la lumière qui l'aveugle, éperdu de chaleur, pâmé. Il marche, il s'obstine à marcher ; un roi ne s'arrête pas en route… Eh! que ne restait-il sur sa couche, parmi des femmes habiles à l'éventer?
L'air ardent s'épaissit devant lui ; le pénétrer demande un effort qu'il faut à chaque instant reprendre. Quand le laboureur écorche en plein soleil un sol dur, il travaille ainsi, mais un roi ne peut-il se distraire d'autre façon?
Le roi Balthasar marche encore sous le ciel qui l'accable ; il marche vraiment sans aucune dignité ; cela ne convient guère à son rang sublime. Il n'a plus l'imposante prestance dont le peuple s'épouvantait ; on dirait d'un pauvre homme pliant sous le faix ; le ciel de feu pèse sur ses épaules, il pèse lourd.
Balthasar ne sait plus marcher : un faux pas le jette à gauche, puis il glisse à droite, puis il se heurte à cette barrière épaisse de chaleur qui, parfois, le fait trépigner sur place. Il marche encore, comme il peut, mais un esclave pris de boisson ne marcherait pas autrement.
Le roi souffre de sa déchéance, il en ressent une douleur extrême, mêlée de honte et de colère. Or cette colère, il ne peut la diriger sur personne ; à quoi servirait-elle? et cette honte insidieuse l'affaiblit. La douleur seule, toute simple, pourtant si vive, ne le brise pas ; il semble qu'elle le soutienne un peu, mais comme il souffre!
Alors, très bas, sans ironie, l'oiseau se reprend à chanter : gazouillis rafraîchissant, notes brouillées qui se confondent et que traverse un courant d'eau claire. — Il s'en dégage un sens évident. L'oiseau rouge parle d'un ciel supérieur où le vent passe, d'une cascade lointaine dont se disperse la fumée, d'un sous-bois plein de murmures où l'on peut dormir dans l'ombre tiède, d'un lac froid, pur et bleu, où l'on peut se baigner, d'une nuit aérée que des fleurs embaument. — Ces images chantées, Balthasar les voit. Il marche et les emporte avec lui ; l'oiseau les répète ; elles se dessinent mieux, se complètent. Brûlé par les feux du jour, Balthasar avance péniblement, les bras tendus, comme quelqu'un qui implore. Il souffre en sa chair, en son esprit, mais il marche vers la brise, la cascade, l'ombre, le lac froid et les corolles odorantes.
Le roi marche toujours. Voici que l'oiseau s'est tu. Le roi vient d'atteindre l'orée verte du bois. — C'est une belle oasis touffue, aux arbres variés, et que parsèment quelques puits. Un long chemin la traverse que le roi suivit, récemment encore, de bout en bout, quand il revint de la guerre, chargé de gloire. Les mêmes rameaux, un peu jaunis, ombragent le sol, filtrant des taches de lumière. Ce chemin tout droit, ce chemin triomphal qui le vit passer en tête de ses guerriers sanglants et d'un troupeau courbé de femmes gémissantes, Balthasar le retrouve avec étonnement, car lui-même a beaucoup changé.
Il n'est plus un roi vainqueur, satisfait de la tâche accomplie ; il est un roi inquiet d'une autre tâche mal définie, d'un devoir obscur qui se dissimule, d'un désir qu'il ne conçoit pas. Que fait-il au juste, en ce lieu? Il l'ignore. — Se battre à coups de lance, ravager une ville, tuer, réduire à merci, ce sont là des actions aisées, bien que sublimes, dont il se charge volontiers, qu'il accomplit en un élan joyeux, mais cette action confuse qu'il entreprend aujourd'hui, où le mènera-t-elle? — Peu importe!… Le roi Balthasar, dont le turban porte en cimier un vivant oiseau rouge, entre, drapé de noir, dans le bois de ses ancêtres, de ses dieux.
Nul n'ignore que la race de Balthasar remonte à la limite même du souvenir ; qu'elle est, proprement, une race divine. — L'Enfant-roi qui, jadis, en des temps très reculés, la fonda, descendit du ciel sombre, on ne sait comment, et fut découvert, dès les premiers rayons du jour, sur un tertre de l'oasis, par les femmes et les esclaves qui allaient puiser de l'eau. Assis dans l'herbe chaude, il tenait entre ses petits doigts, avec beaucoup de dignité, une longue plume d'autruche. C'était un enfant de leur race, de peau très noire. Comme rien n'expliquait sa venue, il fut reconnu pour être un fils de la Nuit et, subsidiairement, le monarque de la vaste terre.
De son règne, on ne sait, à vrai dire, que peu de chose : il accrut ses domaines, en repoussa les frontières vers l'horizon, assura pour l'avenir son trône et répandit beaucoup de sang. Sage autant qu'il était fort, il édicta des lois excellentes. L'une d'elles ordonnait à tous ses descendants d'ériger leur image sculptée sur le chemin qui traversait les bois. Chacune représentait par avance la haute vertu du règne en cours et devait la perpétuer. Quand le roi vivant laissait au peuple sa dépouille mortelle pour remonter au palais de la nuit supérieure, l'image se divinisait de ce fait même, aussi ce chemin était-il bordé d'une haie redoutable de dieux.
Balthasar regarde la dernière statue de bois, celle qu'il fit sculpter à la ressemblance de son corps, avant de partir pour la guerre. Un large sourire se répand sur son visage : il est satisfait de l'œuvre, il se reconnaît en elle. Un progrès notable s'y manifeste, l'artiste ayant su diviser les doigts de la main, détacher du corps le bras puissant, fouiller la musculature du torse. Les jambes engainées, plantées dans le sol, rappellent par leur vigoureuse minceur le fort jaillissement d'un tronc d'arbre.
A l'heure lointaine où Balthasar tombera de son haut dans la poussière et ne sera plus que de la chair morte, livrée au sable, c'est là qu'il revivra en sa gloire, c'est dans cette figure de bois qu'il se reposera, sous cet aspect qu'il deviendra pareil aux dieux, ses ancêtres d'aujourd'hui, demain, ses pairs.
Murmure, léger murmure familier, frémissement furtif de la petite gorge musicienne… L'oiseau va-t-il chanter encore?
Cette statue est bien faite à l'image de Balthasar. Il eut raison d'en livrer aux bêtes l'habile artisan, afin que jamais rien d'autre ne fût sculpté par de si expertes mains. Ce que le roi veut être, et qu'il aspire à devenir dans la mémoire de son peuple, la fibreuse statue l'explique sans mystère. — Quelle inquiétude le harcelait, quand il résolut de traverser la fournaise? Ne se trouve-t-il pas assez grand? La statue confirme cependant sa puissance de façon indubitable. Il fut, il est encore, il sera toujours le roi terrible. — Ce front têtu le prouve, têtu mais noble, et la bouche féroce aux dents découvertes sous les lourdes lèvres, et les yeux ronds, et l'encolure de taureau, comme aussi les majestueuses épaules. Terrible! cela représente assurément un roi terrible, dont le seul aspect fait trembler chacun, dont la colère s'apparente à celle de la foudre. Si terrible, on devrait le nommer le roi de la colère : par la colère il a vaincu, il a doublé ses Etats, illustré sa race. Balthasar sera le roi de l'Impérieuse Colère.
Fine, très fine, insistante et matoise, la chanson renaît, mais ce qu'elle semble dire est en désaccord avec les pensées de Balthasar.
D'abord la voix frêle s'étonne : le roi n'a-t-il pas vu d'autre colère que la sienne? Celle de l'orage est cependant plus tonitruante, ses éclats sont plus émouvants ; celle du vent est pire, aux mauvais jours d'été, quand il soulève le sable en tourbillonnantes nuées, ou quand, la nuit, il gronde, hurle, siffle et, soudain, transperce l'ombre chaude d'un cri. — Se peut-il que le roi veuille rivaliser?
D'un coup de tête impatient, Balthasar se débarrasse de l'oiseau qui se perche aussitôt sur l'autre tête, sur le front de l'image de bois, et qui se remet à chanter. On chante mieux ainsi : face à face, l'on s'exprime de manière plus précise… Oh! la petite voix a décidément perdu toute nuance de respect. — Ecoutez ce qu'elle sous-entend…
« Un homme, fût-il tout noir et de haute taille, qui beugle, fait des gestes égarés, bat une servante oublieuse et frappe l'esclave paresseux, cela n'est pas très redoutable! Un homme, fût-il couronné, qui s'exaspère parce que le soleil cuit sa royale peau, rayonne trop à son avis et le met en moiteur, risque-t-il pas le ridicule? Il s'essoufflera vite, il finira par se taire… Assurément, le vent du ciel se ménage mieux! »
Balthasar va parler, va répliquer ; non pas à l'oiseau (que dirait-il au faible oiseau?) mais à l'image de bois. C'est à lui-même, en somme, qu'il s'adresse. Il parle bas, en accents confus et difficiles ; il se sent aussi troublé qu'à son départ du palais ; néanmoins, il faut qu'il parle et se délivre de son inquiétude.
« Je te somme de répondre! Toi qui devras me représenter dans ma colère, devant ceux qui me suivront, et qui dois être ce que je serai toujours, réponds-moi! Je me sens moins grand, moins fort, moins sûr de ma colère et de ses effets. On dirait qu'une mouche méchante tourne autour de moi, et nul ne peut écarter la mouche. J'ai reçu comme une cruelle piqûre qui ne me laisse aucun repos. Je voudrais tuer quelqu'un, fracasser quelque chose, mais je me demande à quoi cela servirait! Jusqu'à ce jour, je ne pensais pas ainsi ; cela me fait mal de penser autrement. Viens à mon aide! Jamais je n'ai imploré personne, mais à toi je puis parler, car tu es pareil à moi, car tu le seras plus encore. — Que l'ennemi m'écoute et surprenne mon discours, je m'en soucie peu, étant toujours le plus puissant ; je hausse magnifiquement les épaules ; mais toi, je t'appelle à mon aide, toi seul! — Non sans respect, puisque je m'adresse à ma propre personne, je t'enjoins de répondre… Que se passe-t-il en moi? »
Depuis des années, Balthasar n'a tant parlé de suite ; jamais, en tout cas, il ne s'est imposé pareil effort de l'esprit. Il en éprouve une certaine fatigue et, maintenant, il attend, le regard posé droit devant lui, que l'image parle à son tour.
Or les yeux de bois restent immobiles, comme s'ils ne voyaient rien, et la bouche ne desserre pas ses grosses lèvres, et nul geste ne s'ébauche qui puisse signifier quelque chose. Même il semble que la sublime colère de la statue soit moins intense, moins évidente. Balthasar l'admire moins.
Mais, si la statue reste muette, l'oiseau rouge, après quelques sautillements, ébouriffements et piaulements de prélude, dit, d'un petit air très dégagé, très insolent, ce qui lui reste à dire.
« Sans doute, Balthasar est-il lassé par ses devoirs royaux, ou par la grande chaleur, ou par son extrême ennui…
« En vérité, je m'ébahis à l'entendre!
« Il parle à un morceau de bois!
« Cela est-il possible, raisonnable?
« Parler à du bois mort!
« Parle-t-on à un mur? »
Rien d'autre… L'oiseau se tait.
Balthasar se demande avec inquiétude si l'oiseau n'a pas raison. Cette image n'est point divinisée ; l'esprit ne l'anime pas encore. Du bois… du bois qui sera dieu, demain, mais… mais, aujourd'hui?… Ah! qu'il est difficile de réfléchir! — Dure épreuve, lorsqu'on se sait maître de la terre, lorsqu'on y tient tant de place par son omnipotence, par son seul corps, et qu'un petit oiseau rouge vous importune, et qu'il faut prendre un parti!
Lentement, une idée rampe dans l'esprit de Balthasar ; elle en fait le tour, ce qui prend un certain temps ; elle s'y installe enfin ; il la conçoit ; bientôt, il l'adopte. — Le roi de l'Impérieuse Colère se décide : il ira plus loin, devant la statue sculptée à la ressemblance de son père ; il suivra le chemin sacré jusqu'au roi de l'Incommensurable Paresse… Hélas! le méchant oiseau l'accompagne. Sur la tête de la seconde statue, Balthasar retrouve l'oiseau.
Le père de Balthasar fut paresseux ; il s'illustra par une paresse quotidienne, persévérante et majestueuse, qui provoqua l'admiration au cours d'un très long règne monotone. Elle était bien digne d'un roi. Elle possède encore cette statue, moins savamment sculptée que celle de Balthasar mais pleine d'éloquence, qui bâille, qui se détend, les bras ballants, qui s'abandonne pour toujours. Celle-là, on se sent pris de torpeur rien qu'à la regarder! — Balthasar la contemple avec une filiale vénération : elle dira peut-être quelque chose…
« Eh! non, elle ne dira rien! »
C'est l'oiseau qui chante, sans qu'on l'en prie.
« Que veut-on qu'elle dise?
« Elle sommeille dans son bois! »
Le roi préférerait ne pas entendre, mais il entend, il entend trop ; il ne peut s'empêcher d'écouter et pendant que sa cervelle obtuse filtre la blessante épigramme, il se rend compte avec un peu d'effarement que le souvenir des lentes heures où il tâchait d'imiter la vertu de son père et se livrait, suivant le glorieux exemple, au bienfait de la paresse, ne lui donne plus aucune joie. Il s'ennuyait, sans contredit, et d'un irrespectueux ennui, d'un ennui presque sacrilège. N'est-ce pas une lourde faute que de juger son père? n'est-ce pas déchoir que de ne l'égaler point?
Plus avant! Balthasar ira plus avant, plus haut dans sa race, le long du chemin de la palmeraie, vers la statue de son grand-père, le roi glouton, le roi de la Prodigieuse Gourmandise.
Aussitôt, l'oiseau murmure, sur un ton léger :
« Comme le roi voudra… »
Et s'envole.
Une bouche ou, pour la dépeindre mieux, une gueule grande ouverte, armée de redoutables dents blanches, brillant sur un fond très sombre… on ne voit d'abord que cette gueule et deux oreilles en éventail. Les yeux, plissés par l'ouverture extrême de la gueule affamée, disparaissent, pour ainsi dire ; le menton se perd dans un cou puissant et, tout de suite au-dessous, c'est un ventre énorme, tendu, ballonnant, marqué au centre d'un nombril compliqué, peint en rouge. — Un ventre noir, un nombril rouge, une gueule caverneuse à denture d'ivoire, cela représente la personne entière du roi, la vertu particulière du dieu qu'il devint, son histoire, enfin, très simple : il monta sur le trône, il mangea, il mourut, la gueule pleine… Ce fut tout.
Or ce puissant monarque, tant vanté par ceux qui le virent se repaître de nourritures, les déchirer, les mordre, les mâcher et les engloutir, ce dévorateur déjà légendaire de tant de belles viandes, Balthasar, son petit-fils, ne l'admire plus. — Lui aussi mangea beaucoup et s'en fit gloire, comme il sied, mais par une faiblesse singulière, se rappeler les fameux festins, les beuveries sans fond où il se complaisait, hier encore, le soulève, à cette heure, lui donne des douleurs d'entrailles, étrangle sa gorge d'un hoquet.
L'oiseau ne chante ni ne persifle : laissant Balthasar à ses réflexions, il achève tranquillement un léger repas de graines tombées du feuillage d'alentour sur le front fuyant et plat du roi glouton. Il becquète, il picore, voici qu'il a fini.
Plus loin! plus haut!… Le roi Balthasar marche à grands pas sous le dais bruissant du feuillage ; il remonte la lignée de ses ancêtres, de ses dieux.
Celui-ci cherchait son contentement et sa renommée en amassant des richesses qu'il allait quérir jusqu'au bout du monde et déposait dans le palais bien clos dont il était le rusé gardien. Du roi de l'Insondable Avarice, les mains seules sont sculptées, le reste est informe, mais ces vastes mains prenantes se serrent sur un trésor. — Balthasar possède tous les objets de prix, les métaux rares, les pierres brillantes et chatoyantes que recueillit son bisaïeul ; cependant il ouvre rarement les coffres à triple serrure qui les enferment et, même alors, se lasse vite de les contempler. — Certains de ces beaux cailloux translucides retiennent dans leur masse une petite nuée, d'autres, une étoile, d'autres, un coin du ciel bleu ou le semblant d'un regard. Des vases, modelés par un artiste inconnu, sont tout encerclés de plaisantes histoires peintes, et il y a un sceptre dont la splendeur éclairerait la nuit, et des cymbales d'or dont le froissement doux surprend, et des flûtes d'ébène décorées, et des flûtes d'ivoire enchanteresses…
« Enchanteresses? dit l'oiseau perché ;
« Moins que mon chant, pourtant ;
« Moins que la flûte libre de mon chant! »
Plus loin! plus loin! le roi Balthasar va plus loin.
Celui-là… non, il ne s'arrêtera pas devant celui-là, le roi de l'Irrépressible Envie, qui sut rendre ses Etats plus vastes sans coup férir. Jamais Balthasar ne l'estima très haut. Il convoitait en son cœur le bien de ses voisins ; toute suprématie à côté de la sienne lui paraissait odieuse, mais il ne fit aucun usage des armes. L'envie ne grandissait pas son ardeur combative, d'autres moyens lui plaisaient mieux : plutôt aimait-il discuter, tromper par de longues palabres, trahir au besoin.
Non, Balthasar ira plus avant, et l'oiseau ne le retient pas, il l'encourage même par trois notes joyeuses.
Et celui-là, l'un des plus célèbres, qui fut le roi de l'Infatigable Luxure… Ah! que de récits brûlants viennent hanter la mémoire de Balthasar, qui font revivre d'anciennes orgies, et ces nuits noires où passaient des flambeaux, et ces nuits sourdes où le roi se trouvait seul avec la femme choisie, bientôt rejetée! Egarements auxquels l'ennui vient se mêler avant peu, et toujours un regret… Balthasar les conçoit clairement pour la première fois, cet ennui morne de son aïeul, ce regret, tantôt hargneux, tantôt presque désespéré, de n'avoir pas aimé! Balthasar a vu des bergers s'aimer avec tendresse, et même des esclaves, tout entiers voués l'un à l'autre, qui préféraient mourir que de vivre désunis, mais le roi luxurieux n'aimait pas et ne pouvait se faire aimer.
— A quoi bon implorer celui-là? — Balthasar passe.
L'ancêtre! voici le grand ancêtre! le roi, le dieu du Primitif Orgueil! l'Enfant-roi qui descendit du ciel noir pour instaurer sur terre son royaume et créer une race prodigieuse!
Un tronc d'arbre écorcé… l'image de l'Enfant-roi n'est rien de plus qu'un tronc d'arbre écorcé, fiché dans le sol comme un pieu et surmonté d'une grosse boule, sa tête : une noix sombre, cueillie naguère à un cocotier. Les rares filaments qui la couronnent représentent sans doute des cheveux, mais Balthasar éprouve quelque peine à revoir la sommaire figure de son premier ancêtre et bien que les savants assurent que l'œuf était, pour ce crâne, la seule apparence honorable, puisque l'Enfant-roi fut l'œuf même de sa race, cela ne le convainc qu'à demi.
Chemin montant butte devant cette statue ; au delà, l'oasis est plus clairsemée bientôt, elle se perdra dans le sable. De ce haut lieu, on découvre un peu d'horizon, un peu d'azur. La quête de Balthasar, s'est prolongée de dieu en dieu, de roi en roi, depuis l'heure de midi jusqu'à celle-ci, déjà plus douce, en attendant le crépuscule qui s'approche.
Balthasar tient ses yeux fixés sur L'Enfant-roi. Il ressentait pour lui une vénération profonde ; au retour de la guerre, c'est à lui qu'il fit l'offrande pieuse de sa hache maculée de sang, de sa lance meurtrière. Elles sont encore là, toutes deux, accotées à la statue, mais le sang, le luxueux sang pourpre a séché, laissant une tache vilaine…
Balthasar contemple l'Enfant-roi ; ses yeux clignent maintenant ; il cherche à s'exprimer dans la forme suppliante à laquelle un dieu même ne résiste pas. — Quelle émotion trouble à ce point le roi Balthasar? Que va-t-il dire, que va-t-il faire? quel est, au juste, son désir?
Pour incertain qu'il soit, meurtri et révolté, Balthasar espère encore : son orgueil le soutient un peu et aussi le Primitif Orgueil de l'Enfant-roi dont il descendit. Ce grand ancêtre ne saurait l'abandonner ; il attend avec un reste de confiance l'intervention du fils de la nuit. Mais… ah! qu'il voudrait voir une autre figure à ce tronc d'arbre mort! Il écoute, cependant, avec quelle passion têtue! quelle éperdue volonté! — Et son attente sera bientôt récompensée.
Là-bas, le soleil couchant lance de longs rayons sous bois ; tout l'occident se dore. — Balthasar admire… Cette fête d'une belle fin de jour lui clarifie l'âme, mais il souffre encore d'un cruel tourment : son dieu l'a trahi. — Il passait devant les autres ; celui-là seul l'arrête, sombre et muet, quand il voudrait aller plus loin.
Soudain, une petite voix se dégage de la feuillée. Sans l'avoir vu, Balthasar reconnaît l'oiseau.
« Marche vers le pays que je chante!
« En ce pays les palmes jasent,
« Les flots de la mer savent rire
« Et les lacs sont bleus. »
Ce pays, Balthasar l'imagine aussitôt. Est-il donc si beau? Il voudrait le connaître…
La nuit se fonce ; on aperçoit quelques étoiles, déjà. — Dans l'ombre, la statue de l'Enfant-roi a presque disparu.
« Le soir les grands jardins embaument
« Et sur les pelouses plus sombres
« La lune verse de l'argent. »
Il partira! Balthasar fait un pas en avant et brusquement, brutalement, se heurte au bloc de bois dur. — Une furieuse colère l'agite incontinent : la brute se retrouve. A tâtons, il cherche sa hache glorieuse, il en saisit le manche de ses puissantes mains, il la brandit et voici que d'un geste où il met tout son vouloir, toute sa colère, tout son obscur désir de délivrance, il l'abat d'un seul coup sur le chef de l'Enfant-roi. — La tête éclate, le bois se fend, le bois s'ouvre et l'Enfant-roi se déchire en deux.
Humble, plus humble encore, Balthasar, debout devant la statue divisée et détruite, se sent très peu vainqueur et très humble… Il a laissé tomber sa hache, puis il lève les yeux vers le ciel, d'un air stupide.
Maintenant, son regard s'éclaire. Il voudrait… Que voudrait-il? Peut-être découvrir plus humble que lui et l'élever au-dessus de lui ; s'incliner devant un si prodigieux exemple d'humilité, afin de lui vouer ses forces. — Quelle absurde rêverie!
Mais cette étoile?…
Au fond du ciel noir, Balthasar voit une étoile étrangère. Souvent il a regardé l'ombre des nuits, or il ne connaît pas cette très lumineuse étoile. Que signifie cette étoile nouvelle?
Et, parce qu'il ne peut faire autrement, et tandis qu'une joie, timide encore, impatiente déjà, le parcourt, Balthasar, sans savoir pourquoi, se met à chanter. — La grosse voix fruste s'exhale à grand bruit ; la forte voix rustique s'exprime en un cantique maladroit ; Balthasar chante.
Vraiment différente des autres, cette étoile!… L'étoile bouge!
Balthasar chante. Il franchit le dieu mort, il s'avance, il marche vers l'étoile ; il chante en marchant.
Alors l'oiseau, qui n'était pas intervenu, s'occupa d'autre chose. Sa tâche accomplie, dans l'obscur bosquet où il s'envola, il se mit à gazouiller doucement. Bientôt, de très loin, une autre chanson lui répondit, plus douce encore, où il reconnut la chanson de bienvenue et d'amour d'une compagne. — Il voyait dans l'ombre ; il perçut un duvet mince qui passait et le happa du bec. Sans doute songeait-il à la construction prochaine d'un nid où ce brin de duvet serait très à sa place…
Et, durant ce temps, le grand nègre drapé de noir marchait droit devant lui, chantant à pleine voix, de tout son souffle, de toute sa ferveur, et l'étoile glissait sur les bords du ciel nocturne, et le grand nègre vociférant suivait cette étoile mobile.
La vasque sombre, cachée au milieu du bois, s'éveillait peu à peu ; la lune filtrant par les feuilles y versait sa lumière. Des bêtes rapides aux longues pattes coururent sur la surface argentée ; quelques graines tombées de haut la ridèrent, tandis que des bulles montaient du fond obscur. Des crapauds dispersés firent entendre leur petit chant pointu. Tout le bois frissonnait et une colombe s'envola soudain du saule qui, tout contre le bord, ouvrait deux grosses branches comme les accoudoirs d'un siège rustique.
Ce fut là que vint se reposer celui qui n'était pas un habitant de la terre et qui, du ciel, ne gardait qu'un éblouissant souvenir. Il s'assit dans la fourche des deux branches, les jambes croisées. Il était nu, magnifique dans cette pose lasse qui l'appuyait au vieux saule. Sa chevelure en boucles noires se couronnait du feuillage d'un rameau penchant. Son corps semblait envahi par une fatigue extrême, mais son esprit veillait. La tête droite, il regardait devant lui ; ses grands yeux verts étaient fixés au loin ; sa bouche ne tremblait pas ; ses mains unies sur sa jambe pliée tenaient nonchalamment une corolle pourpre, somptueuse et lourde, marbrée de taches rousses, enivrante, répandant son inquiétant parfum et qui, plutôt qu'une fleur, semblait une coupe de fête où boire du poison.
Il était mince et fort ; il était beau ; il le savait. — La lueur de la lune, rampant vers lui, le toucha dans la verdure. Il fut avant peu couvert de cendre. En s'inclinant, il put voir son image au sein de la vasque ; elle lui plut ; il sourit à cette image reconnue. — C'était bien là sa bouche mince, rougie de sang, prête à railler, prête à former les paroles insidieuses qui charment d'abord, puis désespèrent qui les entend, une bouche prête à mordre sous le baiser. Il revit l'ombre de ses cheveux bouclés, son front bas, ses yeux d'eau perfide, son nez courbe et fin, le noble menton volontaire et le col élancé. Il revit la peau mate des épaules et la naissance harmonieuse des bras ; il revit sa poitrine, perçut le rythme lent, animateur de sa poitrine, et, devant la perfection de cette œuvre vivante, eut, un instant, le regret de n'être pas un autre, pour mieux se voir, pour mieux s'admirer. Alors il se redressa, leva vers son visage ses mains jointes sur la grande fleur et, d'une inspiration profonde, goûta le parfum.
Il n'en ressentit nulle joie. Il résolut de s'éloigner. Il erra quelque temps sous les arbres noirs, pensif, ne disant mot. L'ombre, autour de lui, bruissait, bourdonnait, gazouillait parfois. Une plainte se prolongeait parmi les hautes branches, puis c'était un glapissement bref à la gueule d'un terrier, puis, soudain, la vocalise éperdue d'un rossignol, une poursuite d'écureuils, le sourd fracas d'un galop, mais il ne prêtait l'oreille à rien de tout cela. Il marchait sur les mousses humides, spectre nu, révélé d'aventure par quelque rais de lune, spectre silencieux que les bêtes, ni les plantes, ni les choses de cette nuit ne semblaient entendre ni voir, et qui passait.
Il atteignit enfin la lisière du bois et ce fut, devant lui, la longue plaine, déjà plus claire sous le ciel vaguement nacré, d'où peu à peu, l'aube étant proche, les étoiles s'évanouissaient. Une d'elles, pourtant, gardait tout son éclat, singulier à cette heure. Il la regarda. Il rit d'un rire subit, coupant et sec ; le visage sardonique se fit plus cruel encore : il y avait de la haine dans ce visage, une haine inquiète et aussi un grand besoin de repos. Il s'assit sur le tronc d'un arbre tombé ; il regarda l'étoile.
C'était la même étoile, celle dont le scintillement l'avait surpris, un soir, et que depuis lors, dès la nuit close, il considérait en souriant avec mépris, quand son cœur oppressé battait si dur dans sa poitrine, en raillant parfois, bien que son âme fût jusqu'au tréfonds troublée. Il l'observait longuement, fixement ; il voulait la bien connaître, la tenant pour ennemie. Sa seule défense était de ne pas baisser les yeux, car il lui semblait que l'étoile le regardait plus encore qu'il ne la regardait lui-même. S'il s'échappait quelque temps dans l'ombre des arbres, dans l'abri d'une cabane, il en revenait bientôt et reprenait le cours obstiné de sa contemplation.
Ce soir-là, il fut distrait par l'approche de quelqu'un, d'un homme de haute taille qui portait un sac sur son épaule. Il marchait lourdement, sa charge étant pesante, d'un pas hâtif cependant, car l'aube se muait en aurore et cet homme avait peur d'être dénoncé par la lumière avant que de pouvoir se garer. On le devinait bien à sa bouche serrée, au regard furtif de ses petits yeux jaunes. — Il s'arrêta brusquement devant celui qui observait une étoile, il le frôla presque et cependant ne le vit point. Un instant, il posa sa charge à terre, n'en pouvant plus, il s'assit sur le même tronc d'arbre que lui, tout à côté de lui, et cependant ne le vit point.
Le contemplateur sourit avec allégresse, sa figure s'apaisa, se détendit, car il savait que cet homme aux muscles forts était un mauvais homme, un brigand maléficieux qui, durant la nuit, avait tué une vieille femme du village voisin, impotente et malade, pour lui voler un trésor de pièces d'argent et d'objets précieux, celui-là même qu'il tenait devant lui, serré entre ses jambes et qu'il couvrait jalousement de ses grosses mains suantes, poilues de roux. — Le spectacle fut agréable au contemplateur de l'étoile qui se réjouit en son cœur.
Bientôt, l'homme, reprenant sa charge, s'en fut sous-bois cacher le trésor.
Alors le contemplateur de l'étoile jeta au ciel un regard de défi.
Il resta seul, quelque temps. L'aurore montait, s'étendait, baignait la terre, exaltait les oiseaux, réveillait le feuillage et distillait le bel espoir dans plus d'un cœur humain, mais l'étoile avait pâli, avait disparu, et le veilleur gardait maintenant un visage sombre que ces joies matinales n'éclairaient point.
Voici que de nouveaux pas se rapprochaient. Une femme parut qui portait une tunique paysanne de toile claire et dont les bras étaient nus. Agitée d'une angoisse profonde, elle serrait parfois ses mains contre sa poitrine, comme pour réprimer un cœur en désarroi, et parfois elle cachait brusquement son visage aux paupières gonflées de larmes.
Tout contre elle, la tenant de près, ne la lâchant pas, une petite enfant s'agrippait aux plis de sa jupe, mais la femme n'y faisait nulle attention : elle souffrait trop pour sortir de sa peine ; seule, elle souffrirait moins, lui semblait-il, aussi, d'un geste aveugle, écartait-elle l'enfant qui avait grand peur, qui se blottissait désespérément dans la jupe de toile et, pour qu'on ne l'abandonnât point, levait les yeux en un regard de supplication effarée. — Cependant, la femme était ailleurs, très loin de l'enfant. Elle marchait de-ci de-là, s'arrêtait, revenait sur ses pas… Elle ne pouvait rester immobile ni continuer sa route ; elle s'agitait en vain ; elle était liée en ce lieu par les chaînes de l'attente.
L'enfant suivait avec peine, l'enfant tremblait parce qu'elle craignait quelque chose d'horrible, elle ne savait quoi, et parce que la brise d'aurore était bien froide.
Il regardait cela ; il appréciait ces douleurs ; il en ressentait un agrément ineffable. Son beau visage eut encore un sourire de haute satisfaction, car il la savait affreuse, la tempête qui bouleversait l'âme de cette femme, et très cruelle, l'épouvante qui soufflait sur cette enfant ; il goûtait la douceur de cela.
Ni la femme, ni l'enfant ne s'étaient aperçues de sa présence, quoiqu'elles fussent à ses côtés. Alors il voulut contempler mieux l'effroi de la plus faible, tout au fond des tendres yeux implorants, et il prit entre ses mains le petit visage et l'attira, tandis que la femme tournait la tête de droite et de gauche, toujours anxieuse, aux aguets, suppliciée par ce même horrible souci d'attendre. Mais, aussitôt, l'enfant se sentit touchée, se sentit regardée, devint très rouge, puis très pâle, et se mit à claquer des dents. Elle ne tremblait plus, manquant de force pour trembler ; elle mourait seulement un peu. — Lui avait vu ce qu'il voulait voir : il se rassit sur l'arbre mort et la femme releva d'une secousse l'enfant tombée.
Instants agréables, pleins de saveur… Qu'importait que l'aurore eût éclaté en rais lumineux, envahissant le ciel, repoussant les nuées, attiédissant l'air comme un brasier! que la terre fumât de plaisir, que les fleurs fussent plus fraîches, l'herbe plus vernie, la voix de l'oiseau plus inspirée! il préférait regarder auprès de lui une souffrance humaine si profonde, si torturante, chez cette femme, chez cette enfant. Les larmes, les cris le ravissaient, plus encore les larmes étouffées, les cris retenus, d'où naîtront la rancune, la vengeance, le crime… Il est doux de voir souffrir ainsi, car le maître ne saurait passer longtemps pour un bon maître, de qui les sujets souffrent à ce point. Il lui revint le souvenir de l'étoile et l'inquiétude qu'il en avait ressentie, mais il haussa bientôt les épaules…
Et ce fut alors que, debout devant les splendeurs de ce matin rayonnant, la femme tendit soudain les bras et poussa un long hurlement ; et sa voix était à peine celle d'une femme, plutôt celle d'une bête folle qui veut contenter son corps, et cette clameur déchirée par un désir trop violent avait un accent rauque et furieux qui faisait mal.
Un soldat s'approchait, soldat de la ville, dont les larges épaules portaient une tête brutale aux cheveux noirs. La femme était déjà dans ses bras, lui criant son amour avec des reproches et des serments et de basses injures qui s'achevaient en prières, en supplications. Il ne dit rien, d'abord, puis se dégageant de l'enlacement passionné, il se moqua d'elle, durement, par quelques paroles sans merci. — Non, il ne l'aimait plus. S'il était venu, ce matin encore, c'était pour embrasser l'enfant qu'il chérissait, mais il ne voulait plus rien de la mère, ni sa présence, ni son baiser ; il ne la verrait plus jamais ; il s'en allait pour toujours. Il fut impassible, muet à tout ce que la femme put dire : il n'aimait plus. Aucune de ses caresses ne le retint, ne l'émut jusqu'au sourire : il n'aimait plus. Il le lui répéta, puisqu'elle ne pouvait comprendre. Comme elle s'accrochait à lui et qu'il était le plus fort, il perdit enfin patience et d'un geste rude il la jeta à terre. — A ce moment, il hésita quelque peu, avant de baiser la tête de l'enfant, puis il se décida… et s'éloigna, mais il avait pris l'enfant dans ses bras ; il emportait l'enfant.
Celui qui regardait se réjouit, car il se sentait grandi par toutes ces choses mauvaises.
La femme paraissait morte ; pourtant, au bout de quelque temps, elle se mit à gémir ; elle appelait d'une pauvre voix défaite non plus le soldat brutal, mais seulement son enfant… Elle ne savait pas encore que l'enfant était partie… Elle l'apprendrait avant peu. L'homme nu, penché sur elle, (on se penche volontiers sur son plaisir), eut un frémissement joyeux en songeant à ce qu'elle souffrirait demain : double souffrance sans espoir, qui fructifierait, chaque jour la rendant plus cuisante, jusqu'à ce jour dernier où l'on ne peut plus souffrir, où l'on s'approche de l'ombre, où l'on y plonge. — Certes, le veilleur inquiet d'une seule étoile avait raison de se louer lui-même : son royaume s'étendait, s'enrichissait ; il respirait la bonne puanteur du verger pourri.
Alors il s'en fut, marchant par la plaine, au hasard, traversant des villages, des champs et des bois, entrant dans les maisons, dans les masures, écoutant une médisance, une parole mensongère, un faux serment, couvant des yeux un geste lâche, un acte de forfaiture, prêtant son aide invisible au mauvais fils, au mauvais juge, les inspirant à ce moment précis où le respect peut être oublié, où la balance peut être faussée. — Bien vite, il reconnaissait les siens. Des autres, il n'avait que faire : il passait.
Or, dans la grande chaleur de midi, il atteignit une colline au pied de laquelle il s'arrêta. Elle était noire et charbonneuse, toute dénudée, d'aspect sinistre. Jadis, des arbres la couvraient, nombreux, hauts et forts, des buissons, de l'herbe fleurie ; maintenant, on n'y voyait guère que des roches calcinées. — Un incendie avait fait ce ravage, quelques mois auparavant, non point brusque et dévorant, mais sourd, mais lent, qui rampait d'abord secrètement, sans bruit, ne se révélant que par de sombres émanations et sa lourde chaleur. Bien que des paysans eussent dit qu'un seul éclair jailli du ciel, vers l'aube, avait servi de boute-feu au désastre, cela restait obscur. On ne put rien contre cette lèpre brûlante, envahissante : on ne savait comment et par où la combattre. On regardait fumer la colline dans l'air immobile, sans oser s'approcher.
Et puis, soudain, les flammes jaillirent ; chaque arbre fut un brandon tordu au centre d'un tourbillon rouge ; il y eut de longs sifflements, des crépitements, de terrifiants éclats ; un nuage empesté s'éleva, s'étendit, couvrant Jérusalem, et il plut aux alentours, jusque très loin, de la suie et des cendres qui propageaient une odeur fétide de cadavre.
Le lendemain, la colline était devenue un vaste brasier sur lequel dansaient encore des choses légères, et ce fut ainsi très longtemps. — Peu à peu, la chaleur tomba, le brasier s'éteignit. La colline se profilait durant le jour, toute noire contre le ciel bleu, image même d'une désolation sordide et, la nuit, elle disparaissait entièrement, bue par l'ombre, sans qu'un reflet de lune la révélât.
Celui qui se trouvait au pied de la côte voulut la gravir : un spectacle singulier l'attirait vers le faîte. Il s'engagea parmi les débris noirs et les charbons, faisant voler parfois une poudre fuligineuse sous ses pas. Rien de vivant ne se découvrait en ce paysage dont les teintes sinistres accentuaient l'horreur : de la suie, des cendres, un résidu terne et recuit de ce qui avait brillé, verdoyé, jadis, et puis des cendres et de la suie encore.
Cependant, là-haut… Il se hâtait… Là-haut, ce vestige surprenant… Certes, le feu a de déroutantes fantaisies : cela n'expliquait pas l'étrange apparence. Il se sentait inquiet ; il se hâtait toujours… Pourquoi l'incendie avait-il épargné cet arbre au sommet de la colline, cet arbre-là? Rien ne restait debout près de lui, mais lui se dressait insolemment, dans sa robe vert sombre que les saisons n'altéraient pas, riche et résineux, gonflé de sève, intact, semblait-il, dominant tout.
Il l'atteignit enfin et s'aperçut qu'en ce lieu deux hommes l'avaient précédé, deux hommes vêtus richement qui se tenaient sous l'arbre vert et parlaient à voix basse. Ils ne le virent point ; il écouta leurs discours, rôdant autour d'eux, les dévisageant de près, pour que ni regard oblique, ni reprise d'haleine, ni pincement des lèvres ne lui échappât.
« Je contemplais la chose du haut des murailles de la ville, disait l'un. Le feu avait enfin paru, après tant de jours où l'on se désespérait de le savoir là et d'être sans forces pour lui résister ou le combattre. Subitement, il fit l'assaut de la colline à la façon d'une énorme bête, mais il ne montait pas droit, il montait en tournant, il s'élevait à chaque tour. C'était plus terrible encore, parce que cela avait l'air concerté. Et puis, quand les flammes eurent atteint le lieu où nous sommes, alors, (oui, je l'ai vu!) elles furent soudain couchées en dehors : on eût dit que l'arbre les soufflait. L'arbre restait seul au milieu de cette fleur géante qui frémissait, l'arbre sortait du milieu de la corolle de feu, vert comme il est aujourd'hui, et les flammes d'alentour étaient possédées de fureur, parce qu'elles voulaient cet arbre-là!… »
Celui qui écoutait hocha la tête, comme pour acquiescer.
« Mais, poursuivit l'homme, elles n'arrivaient pas même à le toucher ; elles l'éclairaient seulement. Celui-là se moquait des flammes quand ceux d'alentour brûlaient plus vite qu'un brandon… Mes beaux arbres! mes bons arbres! J'en tirais de si grands bénéfices! Tant de maisons, tant d'étables, tant de hangars où mettre le blé qui sont de la cendre maintenant!
— Cela faisait beaucoup d'or, dit l'autre, en manière de condoléance amicale.
— Beaucoup d'or, à coup sûr! beaucoup d'or! »
Et, revenant au problème non résolu :
« Pourquoi, demanda-t-il, ce seul arbre-là? »
Ils réfléchirent d'un air accablé, mais ne trouvèrent rien qui valût d'être dit. Cependant il leur fallait parler encore.
« Si du moins, s'écria le premier brusquement, l'on découvrait le fauteur de cette calamité, nous pourrions le punir!…
— On ne sait que peu de chose, dit le second. Mon jardinier affirme que la veille du jour où le feu commença de couver, il vit, à la pointe de l'aube, dans un ciel étoilé, sans nuages, le plus terrible éclair qui fût, mais ce sont là bavardages de petites gens dont il convient de ne pas tenir compte… N'importe! on cherchera encore, il sera condamné…
— Il le mérite.
— Il mourra d'une mort honteuse…
— Je le voudrais jeté aux chiens ou crucifié.
— En ce cas, ce serait peut-être ici-même, car le conseil des anciens veut réserver la colline à cet usage, vous l'acheter. Le terrain des supplices est aujourd'hui trop rapproché de la ville ; on pense l'éloigner quelque peu. Jérusalem devient une cité très opulente : il est indigne que les hommes de bien rencontrent, au sortir des portes, un spectacle aussi répugnant. D'autre part, vos bois sont brûlés ; de longtemps, rien ne poussera dans le désert qui nous entoure ; on m'a donc chargé de vous soumettre, à notre première rencontre, cet arrangement où vous trouveriez un bénéfice honorable : ce que je fais. »
Mais les paroles essentielles n'avaient pas été dites ; elles allaient venir : question chez l'un, réserve chez l'autre… et le spectre aux écoutes s'approcha des deux hommes à les toucher, si grande était son impatience d'entendre, et les deux hommes ne le virent pas, ne sentirent pas son souffle sur leurs visages.
D'abord, un prix fut nommé.
« J'accepte, dit avec indifférence le propriétaire de la colline, à condition toutefois que je retienne cet arbre en souvenir de mes verdures brûlées.
— Cet arbre tout seul?
— Je n'en vois pas d'autre.
— Qu'en ferez-vous?
— Je vous l'ai dit : je le garderai comme un souvenir.
— Vous le planteriez donc dans votre jardin? Le transport sera difficile, très onéreux, et l'arbre mourra bientôt.
— Je ne demande pas qu'il vive… Je suis marchand de bois : je veux avoir le bois de cet arbre.
— Plaisanterie, sans doute?…
— Oh non! pas du tout!
— Idée d'enfant!…
— Peut-être, mais avouez qu'elle ne saurait en rien vous gêner : je ferai couper l'arbre dès demain et l'affaire sera réglée au prix convenu.
— Cela serait fort bien si le conseil des anciens n'estimait précisément qu'en achetant toute la colline, il achète aussi cet arbre-là. Songez, en outre, que le gouverneur pourrait nous reprocher d'acquérir un terrain morne et brûlé à si haut prix ; nous le faisons parce que vous êtes en cause ; cessez donc de disputer sottement au sujet d'un arbre.
— Non! dit le marchand de sa voix la plus rogue ; je réserve mon arbre. »
Déjà leur accent s'altère, s'aigrit. S'ils ne soutiennent plus le débit mesuré, presque courtois qu'ils affectaient d'abord, c'est qu'ils ont dit ce qu'ils voulaient dire, c'est qu'ils ont posé la question. Maintenant, ils peuvent se battre sans pitié, se servant de toutes armes utiles, car la force obscure, absurde qui les pousse exprime leur être entier. — Pourquoi ce désir fou d'un arbre solitaire? ils l'ignorent, mais ils sont tout secoués par ce désir ; ils le ressentent comme une passion aveugle, comme l'injonction d'un inexorable devoir.
Et, cependant, celui qui les surveille écoute, sans bouger, le regard avide, la bouche attentive, dans l'ombre de l'arbre solitaire.
« Non! répète le marchand, je m'en tiens là.
— Vous avez grand tort… mais, pour vous prouver notre bon vouloir, nous augmenterons le prix : il sera double.
— Il serait quintuple ou décuple, que je ne céderais pas.
— Vous céderez, ayant mieux réfléchi : vous céderez demain. Il est des obligations que l'on n'écarte pas, qui sont presque des contraintes : celles, par exemple, de ménager les puissants de ce monde. Votre refus affecterait péniblement le conseil des anciens.
— Cela m'est indifférent. Abrégez.
— Soit… De ce conseil vous ne faites point partie, et vous le regrettez. Nous vous accepterons si vous me donnez une autre réponse ; votre situation à Jérusalem en sera pour longtemps assurée.
— Mes ambitions ont changé.
— Si d'autre part vous vous obstinez, qu'arrivera-t-il?
— Rien que je sache!
— N'en soyez pas certain… Vous n'êtes qu'un marchand de bois, riche, il est vrai, mais sur qui peut s'exercer la critique.
— Des menaces?
— Les désordres de votre fils furent regrettables ; vos filles ne sont pas aimées. Notre influence…
— Je veux mon arbre.
— Nous vous le prendrons.
— Vanterie! car seul le gouverneur pourrait me déposséder d'un terrain qui m'appartient, or il ne se mêle pas de ces affaires.
— Nous l'y engagerons.
— Assez! J'ai tout dit ; je ne parlerai plus. »
Il ne parla plus, en effet.
« Nous sommes les plus forts, nous saurons vous soumettre, et, ce jour-là, qui est proche, au lieu d'une affaire pleine d'avantages, c'en sera une désastreuse que vous accepterez… Nous savons à votre endroit des choses généralement ignorées ; elles deviendront publiques… et pénibles. »
L'homme perdait patience : il aboyait. Le marchand ne disait mot. L'homme eut des mouvements de fureur, des gestes meurtriers ; ceux-ci, d'ailleurs, n'aboutissaient pas, car il était lâche. Et le marchand qui venait de s'asseoir à terre avec indifférence, les jambes croisées, cueillait autour de lui des petits cailloux et les jetait nonchalamment au loin, dans les cendres. — Il se leva enfin, sourit, voyant son accusateur époumonné, et d'un pas tranquille, partit. L'autre ne tenta rien pour le suivre ou le retenir : il était vraiment vaincu.
Sans tourner la tête, le marchand descendait vers Jérusalem d'une allure prudente. Il cherchait à ne pas trébucher dans les décombres. Il se parlait à lui-même et, si basse que fût sa voix, celui qui marchait à ses trousses, invisible et léger, ne perdait pas un murmure de ce discours.
« L'arbre m'appartient… Accompagné de Johel, Gareb et Kadmiel qui sont de vaillants bûcherons, je reviendrai demain, dès l'aube. Je l'entendrai gémir et craquer ; je le verrai choir. Une fois ébranché, il suffira de la grande charrette pour le transporter chez moi. Equarri, débité en poutres et en bûches, il sèchera dans le hangar. Je brûlerai les bûches, à l'occasion, mais je garderai les poutres, longtemps… Pourquoi? C'est un étrange esclavage que celui qui m'asservit à cet arbre! Le souvenir du bois détruit m'occupe peu : j'en ai d'autres, mieux situés, bien plus touffus, et cet arbre seul… Il donnera, je pense, deux poutres, quelques bûches : une grande poutre, certainement, une petite, et des bûches. — Si l'on transforme la colline en un calvaire pour les malandrins, et (qui sait?) si l'on découvre, un jour, le scélérat qui a mis le feu… non! non! même alors, je ne donnerai pas mes belles poutres pour le crucifier! non, jamais!… Il faudrait un crime très notoire, un criminel très haut placé : alors, peut-être… Ce serait en quelque sorte un honneur que d'offrir le bois de son supplice à ceux qui jugeront cet homme-là. Quand commettra-t-il son forfait?… J'attendrai… j'attendrai qu'il se révèle, celui qui trépassera sur mes poutres croisées… Mais comment, si puissant, mourrait-il d'une mort si honteuse?… Eh bien, je garderai mon arbre dans le hangar, jusqu'à ce jour, jusqu'à ce beau jour!… »
Ces paroles, il les disait d'une voix confuse, sans parvenir à les entendre justement : il les savait déraisonnables, souvent extravagantes, et s'il les prononçait par des mouvements de lèvres au lieu de les laisser informes dans son esprit, n'était-ce pas pour en mieux saisir le sens et la promesse? n'était-ce pas pour y croire? — Ainsi, se répétant le même rêve, fixant les détails, les circonstances qui l'accompagneraient, il se bâtissait laborieusement un ténébreux labyrinthe et se perdait en ses détours.
De la radieuse journée, il ne vit rien, ni du spectre qui s'attachait à ses pas, qui l'écoutait. Descendant la côte, il atteignit enfin les murs de la ville et là seulement il se retourna. Le soleil avait beaucoup baissé ; la colline nue et noire s'éclairait dans le haut d'une pourpre intense où la suie et les charbons mettaient leurs taches mates. Et l'arbre se dressait, au loin, pourpre lui aussi, pourpre du pied à la cime, saignant, eût-on dit, et comme s'il l'avait regardé de tout près, le marchand devinait à l'extrême bout de chaque brindille, une goutte de sang, perlant à la façon d'un bourgeon qui va s'ouvrir.
Egaré par toutes ces fausses apparences, ne sachant s'y retrouver, il eut peur et voulut regagner au plus vite sa ville, son quartier, sa maison (lieux où l'on vit sans rêver). Il se hâta, il entra dans Jérusalem par la porte du Sud et sitôt le seuil franchi, se sentit seul, soudain. — Méprisant maintenant son effroi, celui qui le suivait l'avait abandonné. Celui-là, comme se fonçait le crépuscule, restait plus seul encore. Attentif à l'inquiétude qui viendrait bientôt, il considérait l'horizon… Une brumeuse diffusion de lumière marquait déjà l'orient violet. Ce fut tout de suite une étoile.
Insolente, au sein du demi-jour persistant, méprisante, implacable, (il la voyait ainsi,) elle montait droit dans le ciel. Tournant le dos à Jérusalem, il partit, selon l'indication céleste, vers le sud. En un cœur jamais assouvi, persiste le désir de contempler de près son ennemi et c'est pourquoi, suivant l'étoile, il courait le joindre. Elle montait ; sa route était certaine. Il traversa un faubourg misérable qui le mena jusqu'à des champs largement étendus. Elle montait sur la campagne. Il traversa cette campagne par de souples bonds, lents, assurés, qui rappelaient un emploi d'ailes, naguère… Elle passa sur une forêt ; il parcourut cette forêt comme un souffle d'orage… Elle éclairait de nouveau la plaine nue ; il fit halte pour la mieux regarder… Alors elle commença de descendre la côte du ciel nocturne ; il attendait toujours… Elle choisit un point dans l'ombre de la terre ; il repartit… Elle dominait un village et brillait plus encore : depuis onze nuits, elle n'avait tant brillé… Elle parut arrêtée tout à coup ; il se rapprocha… Elle glissait de nouveau, très lentement, dans l'ombre plus secrète, puis elle resta immobile : l'étoile scintillait, ancrée au-dessus d'une masure qu'il voyait, à quelques pas, en retrait du carrefour de trois routes…
Le voyage semblait achevé, le but atteint. Il s'assit à ce carrefour. Les trois routes s'allongeaient, vides et grises, sous les rougeurs de la lune levante. Il percevait bien la masure, basse comme une étable ; il voyait le lourd battant de sa porte fermée, et l'étoile au dessus. — Il attendit. L'instant était proche. L'instant était là.
Cette palmeraie fait, dans la nuit finissante, comme un bouquet d'ombre mate. Elle ne s'émeut pas à l'approche du jour. Silencieuse, épaisse, immobile, aucune de ses palmes ne frémit, il ne s'élève d'elle aucun murmure, ne s'exhale aucun parfum. Elle sommeille encore toute entière.
L'horizon se fleurit déjà d'une longue lueur, un nuage perdu se teinte de rose, mais le grand ciel environnant reste obscur. Lentement, il prépare son aurore, puis il s'entr'ouvre. Un premier rayon frôle le sommet des palmes ; elles sentent la caresse qui les parcourt, les argente soudain, et toute la masse des arbres chevelus s'anime, devient vivante, tandis que d'une clairière monte la voix de l'onde fraîche, le soupir de la source qui se réveille. Enfin, une brise passe, une senteur de mousses mouillées se répand, un oiseau se met à chanter, l'oiseau attendu.
Au centre du bois, se dressait alors un monument rustique de construction singulière : quatre murs de torchis un peu croulants, hauts de quatre toises et dessinant un bloc de terre sèche, fermé de toutes parts, sans nulle porte ni fenêtre, mais béant à la pluie. Point de toit ; quatre murs aveugles que dominaient à peine les palmiers d'alentour. — Sous la lumière, le torchis apparut de couleur rouge, comme la boue du pays, et menaçant ruine. Qu'était-ce donc là? un lieu de retranchement? le gros œuvre d'une maison effondrée? une citerne ancienne? Que signifiaient ces lourdes parois misérables? Un petit sentier foulé en faisait le tour ; une échelle rustique était posée à l'un des angles. Au pied même de l'échelle, couché de son long, quelqu'un dormait.
Or, pendant que le jour envahissait de plus en plus la palmeraie, que les arbres se séparaient les uns des autres, semblait-il, reprenaient leurs distances et se décrassaient d'ombre, que la source captait les nuances de l'air et qu'un léger bavardage égayait le sous-bois, il s'éleva de l'enclos rouge une étrange plainte, ample, vibrante, cuivrée, qui n'avait rien d'humain, qui participait à la fois du glapissement de la bête et du cri le plus aigu de la trompette guerrière, une plainte inouïe, en vérité, par le ton de sa douleur. Elle incitait à rêver de catastrophes excessives, de débâcles et d'épouvante, de vicissitudes incroyables et d'un immense effondrement. C'était la clameur qui ne permet plus d'espoir, le morne hurlement par lequel on renonce à jamais. Cela retentit, et l'écho s'en propagea tout au loin.
D'abord, le dormeur ne s'inquiéta pas de cet appel ; puis, il s'étira et son vieux visage ridé montra de l'ennui. Harcelé par le vacarme, il s'assit, haussa les épaules et, n'en pouvant plus :
« Tais-toi! » cria-t-il d'une voix tremblante.
La plainte se fit moins forte.
« Tais-toi! tu m'excèdes! tu gémis dès l'aube, tu m'empêches de dormir! Depuis quelques jours, tu es tout à fait insupportable! »
La plainte baissa encore, se fondit en une façon de gloussement sanglotant et ridicule.
« Laisse-moi en paix. Plus tard, je te donnerai peut-être à manger. Tais-toi, maintenant. »
Et il s'occupa d'autre chose.
Il regardait les palmes réveillées, il écoutait la source, la brise neuve, les oiseaux. Il souriait, ravi par de si libres musiques, par tous ces gestes aériens, quand, subitement, l'une des chevelures vertes ondula, plia. Le vent n'avait pas augmenté, d'ailleurs elle penchait seule… Secoué, le dormeur se frotta les yeux. Au même instant, il surprit un bourdonnement d'ailes, ce bourdonnement sec de la libellule qui se promène, mais plus fort, plus nourri, plus nombreux, et il vit, il fut bien obligé de voir, à la cime de l'arbre, un pied humain qu'il crût d'abord ailé, qui se posait, qui, rapidement, glissa le long de la palme courbe en une course crépitante, puis atteignit les mousses du sol. Alors, à petite distance, un être entier se révéla, un homme dont la démarche étonnait par sa souplesse, mais dont le pied léger n'était point du tout chaussé d'ailes : un homme comme les autres.
« Je viens de faire un songe… »
Et le vieillard qui dormait tout à l'heure chargea le songe d'expliquer cette visite imprévue qui l'effrayait un peu.
« Un homme passe dans la palmeraie… il en passe chaque jour. »
Pourtant, un reste de crainte l'immobilise… Blotti contre la muraille rouge, on ne l'aperçoit guère. Il ne bougera pas. Il écoutera d'une oreille attentive ; il regardera de son mieux.
Voici que le nouvel arrivant s'assied sur un tronc abattu, se frotte les jambes, enduit avec soin ses chevilles de l'huile odorante que lui fournit une fiole d'argile pendue à son cou. En touchant terre, il s'est donc foulé le pied? Il a l'air inquiet ; bientôt il se lève et rôde à l'ombre des palmiers. Assurément, il attend quelqu'un ; ses regards l'avouent qui cherchent sans cesse de droite et de gauche. Il interroge le sous-bois ; au moindre bruit, il tourne la tête.
Vêtu d'une tunique d'argent qui accentue sa sveltesse, il conserve encore l'allure dégagée de l'adolescence, mais la face brune aux petits yeux mobiles, aux traits minces, à la bouche pincée, n'est pas jeune, ni vieille, à tout prendre… Plutôt sans âge, ce beau visage où flottent et se remplacent des expressions de ruse, de raillerie ou d'ironique dédain.
Singulier homme, instable et nerveux, qui ne peut rester en repos. Tout à coup, il fait une volte, il s'écarte ; on dirait qu'il va prendre la fuite, tant est grande sa surprise… Le gémissement a recommencé qui saluait l'aube d'une funeste voix, et cette lamentation paraît l'ébahir. Que peut-elle signifier? d'où vient-elle? Il court jusqu'au mur rouge… il y vole, pour mieux dire, et découvre là le témoin qu'il n'avait pas remarqué d'abord : un vieillard blotti.
Aussitôt, il l'interroge.
« Qui peut s'enorgueillir d'un tel gosier qu'il sache remplir le monde de son beuglement?
— Tu ne l'as donc pas entendu à l'aube? Il criait plus fort, il criait mieux. D'ailleurs, il ne beugle jamais. Le taureau beugle. Celui-ci ne beugle ni ne rugit plus qu'il ne brait. C'est l'Unique. Il se plaint comme quelqu'un qui souffre, et bruyamment parce qu'il est très gros. Chacun se plaint à sa manière. Mais il s'affaiblit de jour en jour. L'Unique est ainsi… Ecoute-le… Est-ce beugler, cela? »
Le gémissement montait de nouveau derrière le mur rouge.
« Qui est-il? parle clair, parle net. »
Un seul regard droit des yeux mobiles donnait sèchement à entendre au vieillard que son interlocuteur n'admettait ni leçon, ni plaisanterie.
« Ne te courrouce pas!… L'Unique est un immense oiseau, le dernier d'une race lentement diminuée qui, naguère, peuplait la plaine. Mon grand-père l'affirmait, qui mourut à un âge avancé ; il me le dit quand j'étais enfant. Il le tenait de son grand-père, mais de leur vivant, l'un et l'autre n'avaient connu que l'Unique : celui-là. Les quatre murs que tu vois furent construits autour de lui afin qu'il ne pût s'échapper. Maintenant, il est trop vieux pour tenter la moindre évasion. C'est à peine s'il mange encore, par mes soins. Il ne sait que se plaindre un peu. Depuis cinquante années, je le garde et le nourris. J'attends qu'il meure, ce qui ne saurait beaucoup tarder. J'en aurai un chagrin profond, car je l'aime. Je crois que je le comprends. Comme lui, je me sens d'un autre âge et tous ceux avec lesquels je jouais jadis sur la route ou la prairie sont morts. Je souffre à cette pensée. L'Unique doit souffrir de même. — Tu m'as interrogé, passant ; j'ai répondu. Es-tu satisfait? »
L'homme haussa les épaules d'un air de mauvaise humeur.
« Attends-moi, dit-il : j'aurai d'autres questions à te poser. »
Il s'en fut, brusquement. Quelqu'un, sous les palmiers, lui faisait signe d'accourir. A si petite distance, le vieillard pouvait suivre les paroles et les gestes de cette rencontre.
« Le Maître n'est pas venu, disait un homme lourd, de stature massive, et qui boitait fort. Il veut réfléchir ; il s'abîme dans ses réflexions ; durant ce temps, la foudre inutile refroidit. Son épouse ne le quitte pas. Nous seuls t'avons suivi ; nous rôdions, non loin, dans la palmeraie. »
Une femme, la tête cachée sous un grand voile mauve, apparut qui demanda aussitôt :
« Quelles nouvelles? »
L'homme au pied léger répondit :
« Je ne sais rien encore, mais le lieu me semble choisi justement : ce doit être près d'ici que nous parviendrons à découvrir celui que nous cherchons. Ce vieillard que tu vois, là-bas, saura peut-être. Je lui parlais d'autre chose, mais il n'a pas quitté ce pays depuis cinquante ans.
— Allons l'interroger, dit la femme voilée.
— Attendez!… »
Une autre femme était survenue, d'allure virile. Elle s'appuyait sur un javelot léger. Un précieux croissant de lune luisait dans ses cheveux, comme, se dégageant d'un bosquet sombre, Phœbé au crépuscule.
Puis ce fut un homme de beauté ravissante dont le visage éblouissait à tel point qu'on l'eût dit lumineux. Il accompagnait une femme toute drapée de gris, à la figure grave, aux yeux chargés de songes. Ses belles lèvres semblaient retenir un secret. Elle avoua son agacement par un geste, quand s'approcha ce gros garçon musclé, si content de lui-même, qui parlait si fort et tenait tant de place.
« Je vous le dis bien haut : nous le découvrirons, ou ce sont alors des contes qui nous troublent l'esprit comme de mauvais songes…
— Parle plus bas ou ne parle plus! Coupe dans ta gorge ce grand bruit inutile!… »
La réponse fut faite sur un ton courroucé :
« Tant que les hommes sauront heurter leurs armes en cadence, tant que montera sous le ciel la clameur des guerriers et l'hymne militaire du cuivre…
— Nous verrons, interrompit la femme en gris, voler, grâce à toi, des paroles déraisonnables, se perpétuer sur terre des gestes criminels, retentissants et fous, et couler en vain la précieuse pourpre du sang des hommes.
— Est-il rien de plus beau?… »
Mais les six autres ne firent nulle réplique à cette demande naïve du grand gaillard musclé, aux cheveux roux crépus, aux yeux bleus, qui restait debout, la bouche bée, les bras ballants.
« Venez! » dit celui dont la démarche était dansante et légère.
Il les conduisit auprès du gardien de l'Unique, et tous questionnèrent le vieillard.
Troublé, il ne souffla mot, d'abord, mais, pour avouer son ignorance, il ne trouva ensuite que des phrases incertaines, hésitantes, où lui-même se perdait. Il fallait répondre à sept inconnus dont il ne savait rien, sinon que l'un d'eux s'était révélé par un saut magique, et tous les sept, sans qu'il pût dire pourquoi, lui faisaient également peur.
Ce danseur plein d'ironie qui ne parvient pas à rester en place, dont le corps se meut suivant une loi trop vertigineuse, quand se reposera-t-il?
Celle-là, au croissant clair, si belle, mais que l'on devine froide, moins femme qu'athlète ou chasseresse, que l'on imagine poursuivant le gibier, toute seule, dans les bois, et lançant un sûr javelot, saura-t-elle jamais s'émouvoir?
Ce boiteux à mâchoire forte, sournois d'allure, d'expression butée, sous le front bas, et dont les bras désarmés balancent, comme chargés encore d'outils pesants, quand reprendra-t-il son marteau?
Par l'ouverture du voile, à peine perçoit-on le merveilleux regard de celle-là dont chacun des gestes enchante, mais que veulent exprimer ses grands yeux noyés par l'amour?
Le gros garçon qui parlait tout à l'heure d'une voix si forte, quels excès prodigieux va-t-il commettre, sans y réfléchir, à la façon de l'enfant qui joue?
Celle-là, vêtue d'une tunique grise, quel secret retient-elle entre ses lèvres de subtil dessin, quelle pensée obscure se dégage, se clarifie et prend forme au fond de son regard?
Et ce dernier, enfin, le plus effrayant, sans doute parce que le plus beau, de quels feux lui plaira-t-il de frapper ceux qui le contemplent, de quelle lumière, choisie dans sa splendeur, les éblouir?
Chacun faisait sa demande directe ou détournée, d'une voix rude ou mélodieuse, abrupte ou rusée, lourde, parfois légère, mais hautaine toujours.
« Où est-il, celui-là qui prétend remplacer le soleil?
— Je cherche le roi qui veut lier l'esprit des hommes d'un lien nouveau…
— Quel est ce grand forgeron dont le monde entier s'inquiète, sans le nommer pourtant?
— Cette harmonie inconnue, où naîtra-t-elle?
— J'imagine un puissant archer, criblant l'air de ses flèches…
— Où le trouver, ce maître à la bouche déclamatoire et qui répand l'effroi?
— Ce parleur insidieux dont les discours paraissent simples et sans effort mais qui, mieux qu'un autre, sait engager l'esprit… »
Et le vieillard au cœur troublé ne répondait que par des mots en désordre que l'effroi dispersait :
« J'ignore tout cela!… un roi, un grand roi?… je ne connais que le roi du pays… un grand chasseur?… il est beaucoup d'hommes qui chassent dans la plaine et tendent leurs rets aux oiseaux… un forgeron?… celui du village voisin?… ah! tout le monde parle, ici, et m'étourdit de ses paroles!… où chercher?… j'ignore… ayez pitié : je suis vieux! Seigneurs, n'abusez pas de votre puissance! vous m'assaillez tous à la fois… que puis-je dire? »
Le danseur vertigineux fit une pirouette accompagnée d'un claquement de doigts.
« Ce vieillard est stupide! ne l'interrogeons plus.
— Pourtant, dit celle vêtue de gris, dont le regard semblait secret, la voix prudente, quelles nouvelles rapporterons-nous au père? »
Elle ajouta, voyant le gros garçon déjà prêt à se courroucer, les sourcils froncés, les poings clos :
« Non, ne frappe pas ce vieillard, cela ne servirait de rien : on sait bien que tu es le plus fort! »
Sagesse un peu méprisante… le boiteux à forte mâchoire ne se tint pas d'acquiescer par un haussement d'épaules, par un ricanement ; d'ailleurs ni lui ni les autres ne se moquèrent longtemps de la sottise du beau guerrier, car ils tressaillirent soudain. — La plainte reprenait, cette plainte inhumaine, surgie entre les quatre murs de torchis, moins forte cependant, mais si étrange encore et dont on ne savait dire qu'elle fût émouvante ou ridicule.
Le danseur aux pieds ailés sourit :
« L'Unique a peut-être son mot à dire… »
Et, comme on l'interrogeait :
« Cette plainte est, semble-t-il, poussée par un oiseau très âgé, très rare, enfermé là. Je n'en sais pas plus long. S'il vous intéresse, allez le voir : nous ne perdrons pas plus le temps de notre voyage qu'à chercher vainement un roi imaginaire où chacun de nous reconnaît son ennemi.
— Où gîte-t-il, cet oiseau précieux?
— Là, je pense, entre ces pauvres murs.
— Oh! s'écria le vieux gardien d'une voix déchirante, ne lui faites aucun mal! Il va mourir avant peu ; ne hâtez pas ce moment! Je suis le témoin de sa lente agonie ; je voudrais recueillir son dernier souffle. Seigneurs! je vous en conjure, épargnez l'Unique! Seriez-vous si cruels qu'il vous plairait de torturer une bête ancienne, blessée par le temps? Non! vous protègerez l'Unique…
— Certes, s'il est encore beau…
— S'il est rapide à la course…
— S'il montre de la sagesse…
— S'il est fort…
— S'il est habile à composer son nid…
— Hélas! il n'est point beau, il n'est point sage, il n'est plus rapide, il n'est plus fort! Il n'a nul besoin de nid. Simplement, il meurt, vous dis-je! il meurt en regrettant la vie!
— Afin de le consoler, dit le danseur, nous irons donc lui rendre visite. »
Pour lui, ce fut bientôt fait : un saut merveilleux, (n'était-ce pas un vol?) et il touchait du pied le dernier barreau de l'échelle dressée contre le mur. Ses compagnons montèrent l'un après l'autre, plus lentement, suivis par le vieux gardien tremblant qui balbutiait toujours ses prières supplicatoires. Ils s'installèrent en haut, comme ils purent, et tous regardèrent alors le trou béant, profond de quatre toises, au bord duquel ils étaient groupés, certains allongés sur le large faîte, certains assis.
Que virent-ils d'abord qui les surprit? — Rien, à vrai dire, qu'une litière de paille couvrant le carré de terre battue et, au milieu, ce gros tas immobile de plumes décolorées…
Le vieux gardien se hâta d'expliquer :
« Il repose encore parce que le jour l'aveugle ; il ne se réveille bien que la nuit, mais il se plaint, quelques instants, le jour comme la nuit, puis il retombe. »
Et, comme il disait ces mots, un murmure étouffé s'échappa du tas de plumes : ah! si lamentable, si pathétique!
« Ecoutez, Seigneurs : cela fait peine… »
Le gémissement s'amplifiait : plainte d'enfant malade, plainte que l'on sentait énorme et puérile, soupir d'agonie d'un corps monstrueux, mais aussi déploration d'une âme, peut-être expression d'un cœur.
« Il souffre! il souffre tant! Bien qu'il n'use point de paroles, bien qu'il ne chante pas de mélodie comme l'oiseau des bois et de la plaine, je le comprends néanmoins : je l'ai si souvent entendu! — Naguère, quand il lui restait quelques forces, il disait sa rage, et la palmeraie entière frissonnait sous ses cris. Maintenant, il se désole seulement en accents prodigieux. Parfois, je ne puis me retenir de verser des larmes en imaginant sa douleur.
— Comment l'imagines-tu cette douleur? dit celui dont la face rayonnait d'une beauté splendide.
— Songez donc!… il fut un temps, tout au début des âges, où la terre n'était point foulée par les hommes, où les dieux n'existaient pas encore. On ne voyait, ici-bas, que la forêt chargée de verdure, de lianes, de fruits ravissants, la plaine brillante de fleurs plus belles que les fleurs d'aujourd'hui, des rivières qui roulaient une eau de cristal, une mer, toujours bleue et sans vagues, reflétant un ciel sans nuées. Dans ce ciel, point de mauvais présages : le soleil, la lune et les étoiles n'y donnaient que leur seule lumière, et jamais la nuit n'était menaçante ni traversée par de sinistres voix… Je vous l'ai dit : les dieux n'existaient pas encore.
— Ce vieillard est bien impertinent! murmura le danseur.
— Tout à fait imbécile! grogna le forgeron.
— Qu'il se taise!
Mais la femme au regard secret leur fit signe de se taire eux-mêmes, et le vieillard poursuivit :
« Celui que je nomme l'Unique vivait alors au milieu de sa race, libre comme le vent, rapide comme lui, n'ayant pour bornes à son empire que l'orient et l'occident, les glaces hyperborées et les feux de l'extrême désert. Il parcourait ce monde en de longues courses paisibles et saluait ses frères au passage. Puis l'aspect de la terre changea : les dieux régnèrent, l'homme parut et, dès ce jour, la lutte commença. Le plus fort, pour assurer sa victoire sur le plus faible, le mit en esclavage, et l'esclave se vengea par ruse du maître détesté. L'homme se vengea des dieux : chaque peuple asservit le sien, le lia à sa race, de sorte que ces dieux dispersés en vinrent à ne plus se reconnaître sous le masque dont l'homme leur avait chargé la face. Ils se retirèrent dans une tour, dans une forteresse, dans un nuage noir, dans la forêt hurlante, et chacun reniait ses frères, disant qu'il était seul le vrai dieu, le seul dieu… Ah! vraiment ils raisonnaient comme des enfants ivres!… Mais les grandes bêtes (car il y en avait d'espèces nombreuses, les unes ailées, d'autres nageantes, d'autres coursières, toutes gigantesques,) les bêtes heureuses et libres ne purent vivre dans cette geôle que le monde était devenu. Elles moururent lentement, rongées de douleur, sur la cime glacée d'un mont, au fond d'un bois sombre, dans les abîmes de la mer… L'Unique nous reste, mais vous savez maintenant pourquoi il pleure. Il pleurerait davantage si ses forces le lui permettaient ; il hurlerait son désespoir, sa colère, son dégoût, avec la voix d'une trombe pressée dans un buccin de cuivre ; il crierait la honte des dieux asservis ou tyranniques, l'abjection des hommes enchaînés ou sanglants… mais il ne peut. »
Pâles, nerveux, secoués intérieurement par une fièvre qu'ils voulaient cacher, ceux qui entendaient ce discours fussent sans doute intervenus pour punir la trop vive insolence, si leur attention n'eût été appelée, à ce même instant vers le tas poudreux des plumes… Quelque chose tressaillait là, quelque chose en agitait la masse légère…
Un bec parut, tout à coup, un bec courbe de corne rouge, fruste, d'apparence inachevée ; puis la tête entière de l'oiseau dont les yeux éteints, vitreux, étaient manifestement aveugles ; puis un col qui se dégageait en ondulant comme le serpent python quand il se prépare au combat ; puis le corps même, blanchâtre, presque déplumé, aux courtes ailes inutiles ; enfin, se détendant par un ressaut subit, les longues pattes qui semblaient d'acier, effrayantes, onglées de rouge… et c'était là tout le monstre, dominant de haut un mur de quatre toises, gigantesque et bizarre, lourd et cependant fait pour la course rapide, terrifiant surtout.
L'Unique revivait… son dernier ami, comme touché par un songe, lui souriait les bras tendus, balbutiant des paroles enfantines et tendres, pleurant presque. Mais les autres ne bougeaient pas, ne disaient mot. — Ah! s'ils avaient pu se moquer de l'oiseau grotesque, rire de ce rire éclatant, irrésistible, auquel ils se livraient jadis, rire à pleine gorge, à pleins poumons, du divin rire dont la joie est immortelle! — Or ils se taisaient, ils tremblaient même.
Et l'oiseau leva son col au-dessus d'eux, leva sa tête au-dessus des palmes environnantes, leva son bec rouge vers le ciel, ouvrit son bec rouge et, soudain, poussa une clameur…
Oui, c'était bien, comme l'annonçait le vieillard, une trombe pressée en un buccin de cuivre : l'air retentissait alentour, l'air hurlait, portant au loin l'affreux regret des temps révolus, le désespoir de vivre seul dans un monde finissant, l'abandon souverain de toute espérance. Sous cette formidable voix, une tempête naissait qui battait les palmes, un tourbillon tordait la verdure du bois entier, et le cercle de ce vent furieux diminuait, serrait les murs de torchis, pressait de son sifflet clair la voix prodigieuse de l'oiseau.
L'Unique béait de son bec rouge, l'Unique vociférait… et puis, tout s'effondra. — Les pattes se brisèrent, le corps dépouillé fit une chute molle, la tête se détacha du cou, le cou ne fut qu'une énorme corde délaissée… Là-bas, tout là-bas, l'étonnante voix morte se répercutait en échos faiblissants.
De la poussière sur le carré de terre battue, de la poussière encore un peu mobile, quelques vastes ossements gris, un bec vermillon et le cadavre tout maigre, tout brisé, tout petit, d'un vieillard balayé du mur. — Le vent était tombé, des plumes erraient en l'air…
A travers la palmeraie, ils fuyaient, les yeux hagards, faisant des gestes fous, mais ils ne s'éloignaient pas les uns des autres, petit groupe farouche et muet. Recrus de fatigue, vers le milieu du jour, ils ralentirent leur course, ils s'arrêtèrent en un lieu verdoyant et moussu, égayé par un filet d'eau qui sourdait à leurs pieds. Ils avaient grand soif. Ils s'accroupirent auprès de cette onde joyeuse, ils y trempèrent leurs bras, ils épuisèrent la coupe de leurs mains jointes, enfin ils se couchèrent à terre, n'en pouvant plus. Au-dessus d'eux, les palmiers faisaient un bruissement doux, des oiseaux pépiaient, gazouillaient ; plus près, la source perpétuait son chant, mais ils n'entendaient rien de tout cela, les oreilles encore pleines de l'assourdissante clameur, et ils ne prêtaient nulle attention aux parfums qui circulaient sous les verdures, aux jeux de la lumière… Ils ne bougeaient pas. Le soleil d'hiver chauffait leurs corps étendus.
Etait-ce bien les mêmes qui rôdaient tout à l'heure dans la palmeraie, d'un air si arrogant, d'un pas si dégagé, l'injure à la bouche ou le sourire aux lèvres? — A les voir, maintenant, on dirait de pauvres gens cherchant fortune.
Ils prononcent encore à voix très basse quelques paroles qui restent sans réponse, qu'ils ne pouvaient taire :
« Nous n'avons pas trouvé celui que nous cherchions.
— Pourquoi cette inquiétude que nous ressentons tous et dont le père même est touché?
— Depuis la naissance d'une étoile insolite et le tumulte qui s'ensuivit sur les bords du fleuve de lait, notre cœur battit suivant un nouveau rythme, douloureux à la poitrine, notre esprit fut incertain.
— Nous sommes devenus la proie de nos mauvais songes et nous ne savons les expliquer.
— Nous ne jouissons plus des chants mélodieux ; les senteurs des fleurs, les teintes du ciel, l'ombre des bois, nous laissent indifférents… Que se passe-t-il dans les profondeurs de nous-mêmes?
— Nous avons peur de nous regarder en face… »
A ce moment, celui dont le visage rayonnait se souleva un peu et contempla celle aux yeux noyés par l'amour qui, sur la mousse, abandonnait un bras nu de forme si pure, un noble bras auprès duquel il fallait rêver d'étreinte, comme, au spectacle de sa bouche mobile, de baiser, et durant cette contemplation, son esprit fut navré par la détresse la plus noire, stupéfait par une sourde surprise. Il eut froid, une plainte se formait en lui qu'il retenait avec peine… Se pouvait-il?… se pouvait-il?… Son regard se détacha d'elle ; il se détourna, n'osant achever sa pensée, et comme, à quelques pas, il vit une églantine rose qui fleurissait au pied d'un laurier il se murmura sans paroles :
« La fleur est épanouie, le laurier verdoie… Nous seuls… »
Il voulut la revoir. Elle le regardait et, dans ce regard, il reconnut la même expression stupéfaite, la même détresse profonde, enfin les mêmes larmes qui montaient dans ses yeux. De ce qu'il avait découvert de funeste, alors il ne douta plus. Ce trait, ce trait léger au coin des lèvres, cette ride au coin des paupières, cette ombre terne sur la splendide chevelure, cette mollesse si peu apparente dans la chair du noble bras… La marque de l'âge?… Et peut-être en était-il touché pareillement!
« Partons! l'air de cette palmeraie me semble pernicieux ; allons plus loin!
— Tu dis vrai ; allons plus loin!
— Partons tout de suite.
— Retournons sur les célestes bords…
— La terre est dure à ceux qui foulent les nuées. »
Ils étaient tous debout. Ils partirent ensemble. Ils marchaient d'un pas hâtif, irrégulier, sous les verdures éployées. Ils marchèrent jusqu'au soir.
A l'heure du crépuscule, ayant atteint la lisière du bois, ils s'arrêtèrent de nouveau. Devant eux, s'ouvrait un carrefour de trois routes. Ils ne savaient sur laquelle de ces pistes il leur faudrait s'engager bientôt. Ils attendirent, échangeant de brèves paroles devant ce triste paysage : un horizon que la pourpre rouge abandonnait, trois routes vides, des champs vides aussi, les troupeaux étant rentrés, l'orée du bois qui se fermait au jour, une herbe pauvre sur le bord des routes… rien d'autre, sinon ce village dont on apercevait la première masure, une étable couverte de palmes sèches, non loin d'un bouquet d'arbres.
Le crépuscule s'était assombri. Comme des bêtes étroitement parquées, ils restaient là, ne se décidant pas à franchir l'invisible clôture… (un loup rôdait-il?) agités d'une crainte dont ils ne se rendaient pas un juste compte, et celle qui portait tant de sagesse en son regard ne se retint pas de murmurer :
« Il y a certaines choses que je ne comprends plus. »
Les autres, occupés aussi d'eux-mêmes, ne répondirent rien.
La nuit vint, légère, embaumée, rendue mystérieuse par l'éclat de cette lune jaune dont un poète eût aimé chanter, célébrer le doux éclat. Parfums de fleurs, parfums de mousse, lueurs d'ambre et de céladon, rumeurs de l'air, tout se fondait en un seul ravissement.
Et voici qu'ils entendent, sur l'une des routes, un chant qui grandit, se précise, s'épanche et vient s'ajouter à la magie de l'heure. Le chanteur paraît : un homme mince, élancé, de noble apparence, vêtu d'une tunique dorée. Sa voix s'exalte, passionnée, persuasive, pleine de fièvre. — Il tient ses deux mains pressées contre sa poitrine, comme s'il serrait sur son cœur un trésor. — Il bronche à un certain point de la route. Il a failli tomber.
Un autre chant surgit presque aussitôt ; voix profonde : l'homme est vieux ; il est grand ; une étoffe brune couvre ses épaules voûtées, mais la chaîne qui lui ceint les reins est une chaîne d'or et des saphirs sombres bouclent ses sandales. Il chante douloureusement, de façon déchirante, et cependant ce chant est soulevé d'espoir. — Lui aussi tient quelque chose de précieux qu'il abrite sous son vêtement. — Soudain il bronche au même point du carrefour ; puis il reprend sa course.
Un autre encore : ce géant noir à la tête crépue, le corps enveloppé d'un manteau noir. Ses pieds sont chaussés de sandales, ses bras sont nus ; un lourd collier de rubis pend à son cou. Il chante d'une voix informe, rauque et forte, où se mêlent parfois des accents puérils. Il marche comme en extase, les deux mains levées à la hauteur des yeux et portant un objet qu'il ne quitte pas du regard, enveloppé dans un tissu de paille. — Au point dangereux, il trébuche à peine ; pourtant il s'arrête : il cesse un instant de chanter pour rugir, puis il repart.
Ils ont passé, ceux-là qui chantaient. La route reste toute vide, la route est toute bleue.
Et ceux-là qui ne chantaient pas, qui ne ressentaient nul besoin de chanter et que les chants n'avaient point émus, se parlèrent encore à mi-voix.
« Pourquoi, dit celle que l'on eût bien nommée la Sagesse, levaient-ils les yeux vers un azur d'aspect familier, sans jamais chercher leur chemin? Comment se dirigeaient-ils sur les routes assombries?
— Ils marchaient peut-être au hasard, dit le garçon batailleur.
— Si sûrement?… Et pourquoi, ajouta-t-elle, ont-ils trébuché devant cette borne, là-bas?
— Un caillou, sans doute, proposa le danseur narquois.
— Et pour quelle raison les uns bronchaient-ils beaucoup, les autres à peine?
— Le grand nègre qui chantait d'une voix si grossière marchait pieds nus : le pied nu est prudent.
— Oh! s'écria soudain celui dont le visage splendide rayonnait, écoutez bien! je crois entendre un écho des prés d'Arcadie! »
On chante encore : c'est un chant rustique, jeune par l'accent, un beau chant sans contrainte. Puis on distingue des pas, tout près, des pas étouffés, et bientôt on voit paraître dans le clair de lune, trois adolescents qui marchent en chantant et qui se tiennent par la main.
Ivres de quelque vin puissant, ils passèrent sans rien voir, les yeux levés au ciel.
« Aucun de ces trois n'a trébuché, dit la femme au regard secret.
— Et pourtant ils sont ivres!
— Ou, peut-être, leur ivresse est-elle plus forte encore : un cœur vraiment ivre n'a cure de l'obstacle.
— Mais, interjeta lourdement le boiteux, un corps pris de vin bute à chaque pas. »
Elle niait, d'un geste lent de la tête : on ne l'avait pas comprise. Elle poursuivit :
« Le cœur de l'homme use d'autres vins… Pourquoi, cependant, trébuchaient-ils?… Allons nous rendre compte de cela… »
Suivie de ses compagnons, elle traversa le carrefour ; ils s'arrêtèrent devant la borne de pierre. La route paraissait facile, très unie. Sur la borne, ils ne virent rien.
Non, ils ne virent rien… Comment faisaient-ils pour ne rien voir? En face d'eux, dans l'ombre grise criblée de lune, et proche à les toucher, il était assis sur la borne, celui qui, après avoir tant rôdé, veillait, seul et nu, considérant le monde de ses yeux verts et tenant entre ses doigts une corolle pourpre, marbrée de roux.
Or, ils ne le virent pas.
Lui se savait invisible. Il rit de son rire méchant, impitoyable, et les autres entendirent bien le rire affreux, près de leur visage. Chacun d'eux l'entendit, l'entendit pour soi et ne marqua point sa surprise, si grande qu'elle fût, car ni le clair de lune, ni l'ombre ne peuvent rire sans qu'une bouche le révèle…
Alors, désespérés, ils s'en furent. Ils traversèrent de nouveau le carrefour ; ils s'engagèrent une fois encore sous les palmes ; puis, plus tard, comme dans le bois la nuit s'épaississait, ils se séparèrent d'un commun accord, sans un mot, sans un geste d'adieu, le cœur trop occupé de détresse pour s'épancher, même en un cœur ami, et les sept qui se trouvaient réunis là s'éloignèrent dans des directions différentes, l'esprit bouillonnant de vagues projets, chacun cherchant par le monde sa raison d'être que les hommes qui pensent, qui aiment, qui labourent, qui suent, qui s'entr'égorgent, qui souffrent, qui rêvent et font commerce, leur donneraient un jour.
Cette grange, au bord de la route, menaçait ruine depuis longtemps ; elle restait sans emploi. On n'osait y entasser la moisson par crainte du feu bouté par un malandrin passant. Les pauvres gens trouvaient là un refuge et, durant les nuits d'hiver, quand soufflaient de froides rafales, souvent on y voyait dormir pesamment ceux qui ne pouvaient entrer à l'auberge et qu'un trop long voyage harassait.
Sur tout le pays, le crépuscule étendait son voile ; les prés devenaient plus sombres. Quelques vagabonds étaient déjà réunis dans la grange où se réveillaient les chauves-souris. Tassés en un coin et craintifs de prendre trop de place, ils restaient bien tranquilles, ne soufflant mot.
Certains mendiants, drapés dans leurs haillons, ont encore le geste hautain, la voix arrogante, mais ceux-ci ne se révoltent plus : ils attendent une nouvelle injure du sort, un surcroît d'infortune ; ils ne résistent pas, ils fléchissent tout de suite et tombent à genoux, sachant par expérience qu'il est superflu de répondre aux coups de bâton, à l'insulte même griève, et préférant oublier le mal reçu d'autrui que de se cabrer et d'en être puni de façon plus cruelle. Rendus prudents par l'adversité, ils pratiquent ainsi le pardon des offenses.
L'un d'eux, paysan de visage agréable, est faible d'esprit. Il marche par le monde avec maladresse, ignorant tout des discours habiles qu'il ne saurait tenir ni même entendre, se heurtant à ces voyageurs qui occupent toujours le milieu de la route et se laissant jeter dans le fossé par leurs esclaves. Il en sort couvert de boue, il reprend son chemin, l'âme égale, regardant devant lui de ses yeux crédules, pour trébucher à la première mauvaise rencontre, parmi les rires et les moqueries. Mais parfois, au printemps, quand l'herbe est de nouveau tiédie par les beaux jours, il se couche au milieu d'un champ éloigné des villages et demeure là sans bouger, la figure enfouie, murmurant tout bas des paroles secrètes.
Cette autre, une femme pauvre, est enceinte et près d'accoucher ; elle doit néanmoins se traîner encore à travers la campagne, en quête d'un fruit oublié à la branche, d'une viande de rebut jetée aux chiens et dont les chiens ne veulent pas. Comment, pour se nourrir, ferait-elle autrement? Jamais elle n'inspire pitié à personne car son visage terreux paraît repoussant, son ventre ridicule et une vermine affreuse habite la crinière de ses cheveux épars.
Ce troisième est un vieillard sourd. Depuis de longues années, il ne communique plus avec le monde. Il a oublié le son délicieux des voix, le frisson du feuillage hanté par les brises, la mélodie des flûtes pastorales qui, jadis, lui plaisait tant. Il ne comprend plus rien aux gestes muets qui l'interrogent, à l'agitation muette de la foule, aux grimaces muettes que dessinent les paroles des hommes. Il reste muré dans sa surdité et seul, par aventure, le passage d'une cavalcade sous laquelle la route vibre lui rappelle les nobles fracas d'antan.
Cette courtisane qui fut belle à ravir livra son corps à qui voulut le prendre. Les jeunes gens suivaient ses pas avec des prières instantes et des supplications, mais sa chair avilie, usée par la débauche est devenue un objet d'horreur. On insulte la femme que l'on a courtisée ; celui-là qui jouit d'elle autrefois, la voyant passer lui fait honte ou se détourne pour cracher son mépris. Elle s'écarte, le cœur plein de haine, la bouche mauvaise. Traversant un village, elle épouvante les gamins qui jouent dans la poussière.
Cet homme que voilà n'est pas infirme, il ne souffre d'aucune maladie, d'aucune déchéance : il est simplement abandonné. Ses parents qu'il chérissait d'un grand amour dorment sous terre, ses enfants rieurs et bavards qui l'enchantaient de leur babil se sont tus et dorment aussi, comme fait l'épouse adorée qui parfuma sa couche. Il est encore jeune, il est seul, sans amis, trop seul pour se lier par des liens nouveaux ; sa désolation se répand autour de lui ainsi qu'un maléfice et ses yeux qui pleurèrent tant de larmes amères sont maintenant desséchés.
Il s'en trouve d'autres dans cette grange ouverte sur la route, certains pour qui la vie fut impitoyable et qui n'en peuvent mais, ceux qui désespèrent, ceux qui se laissent noyer par le flux montant de l'adversité et qui ne tendent même plus les bras, ceux qui sont déjà des cadavres, malgré les battements de leur cœur, ceux pour qui la folie serait le vrai refuge et qui gardent leur raison, ceux enfin à qui le ciel parut toujours vide, à qui Dieu ne répond pas…
Or voici qu'une lueur subtile s'introduit doucement. Elle touche d'abord le visage de celui qui est faible d'esprit. Il se réveille ; il se frotte les yeux ; il se redresse ; il regarde ses mains rustiques où la lueur se pose ; il les porte à ses lèvres ; il baise la lueur d'argent, puis il sort dans la nuit et se met à rire aussitôt, car il a vu l'étoile nouvelle. Il se sent tout envahi de joie. Il parle soudain, d'une voix facile, bien rythmée :
« O ma sœur l'herbe grise, dit-il, quelles délices pour toi que cette fine averse de lumière qui vient te rajeunir!
« Frémissez, ô mes frères les grillons! frémissez sous sa caresse!
« Dansez en elle, chauves-souris, mes sœurs!
« Traversez-la de vos bonds, ô mes sœurs vives les sauterelles.
« Réveillez-vous, mes frères les chiens endormis!
« Inspire-toi de son éclat, mon frère chéri le rossignol! »
Il se tut soudain. On marchait sur la route. Il eut peur. Trois hommes qui paraissaient nobles et puissants passèrent devant lui. Des rois, assurément, à en juger par leur prestance, mais peut-être de bons rois, car ils chantaient comme chantent les enfants.
Le faible d'esprit se souvint alors de ses compagnons dormants et rentra dans la grange.
« Réveillez-vous! leur dit-il. Réveillez-vous! Une étoile glisse au bord du ciel et nous bénit de ses rayons, une étoile toute neuve, la plus belle des étoiles!… Réveillez-vous pour l'adorer! Elle s'éloigne dans la nuit. Réveillez-vous avant qu'il soit trop tard. Ouvrez les yeux pour l'accueillir et lui prêter hommage! »
Il y eut, parmi les dormeurs, comme un remous : chacun tâchait de se dresser, de sortir, mais ils n'osèrent dépasser le rayon d'argent. Ils tremblaient sans savoir pourquoi, enfin ils s'échappèrent et bientôt la grange fut vide. Les pauvres gens étaient groupés au dehors. — L'étoile les éclairait.
« Voyez! dit le faible d'esprit.
— Oh! s'écria la femme souffrante, ma fatigue a disparu. Cette clarté m'aide à porter mon fardeau.
— J'entends, dit le vieillard sourd, la plus céleste mélodie… L'étoile rayonne et chante à la fois ; elle chante pour moi qui suis sourd, car je perçois son chant!
— Je me baigne en sa lumière, dit la courtisane ; je me lave de mes iniquités ; l'étoile me purifie! Demain peut-être, toucherai-je le front d'un enfant sans le salir de ma honte, sans que l'enfant ne gémisse d'effroi… »
Et l'homme abandonné sentit monter en lui ses plus chers souvenirs : ce fut une nouvelle présence des êtres disparus. Il revoyait le sourire de sa mère, son père au visage grave, le regard frais de ses enfants, les yeux pleins d'amour de celle qu'il avait adorée. Il pleura, il se délivra de ses pleurs, tandis que la mémoire des morts transformait sa douleur, adoucissait ses larmes : en cette mémoire il lui semblait revivre au lieu de mourir chaque jour.
Ceux qui côtoyaient la folie oublièrent leur cruel vertige, ceux que le vice torturait et qui ne pouvaient s'en délivrer se connurent une âme plus forte, ceux auxquels Dieu ne répondait pas se mirent à prier avec confiance. Ils priaient tous, chacun à sa façon, et ceux qui ne savaient pas prier chantaient seulement vers l'étoile de leur plus fervente voix.
Ils eussent voulu la suivre, au delà de ce bosquet d'arbres touffus, mais ils hésitaient, le simple d'esprit leur ayant dit que trois rois se reposaient en ce lieu. Pourtant ils se rapprochèrent à petits pas, le cœur ému d'un trouble magnifique…
Et durant ce temps, les trois rois conversent dans l'ombre, sous la voûte épaisse du feuillage. Ils sont seuls. Nul ne viendra les interrompre. A courte distance, ils peuvent voir une masure dont la porte reste close, (serait-ce une étable?) et, dominant cet humble toit, l'étoile brillante qui les mena de si loin, sur les routes de la terre, jusqu'en ce point du monde où elle voulut s'arrêter.
Les trois rois ne s'ignoraient pas : leur gloire étant fort grande et reconnue, chacun, certes, a entendu parler des deux autres, mais jamais, avant cette tiède nuit d'hiver, le hasard des combats, des voyages ou des traités ne les a rapprochés encore. — Voici qu'ils se sont rencontrés dans l'ombre de ce bosquet où tous trois regardent l'humble masure qu'une étoile immobile couronne ; ils devinent bientôt que tous trois se trouvent en ce lieu pour la même raison. — Alors ils se saluèrent comme il convient à des rois et, quand ils se furent assis sur ce banc de pierre encerclant un puits très ancien, ils discoururent discrètement.
« Je devrais, dit Gaspard, je devrais être accompagné d'une escorte nombreuse faite de nobles cavaliers, de servantes au frais visage, de bouffons rieurs, et je ne doute pas que la vôtre soit tout proche, mais je suis venu seul par nécessité.
« Au jour où je partis, fuyant une grande douleur d'amour, j'avais appelé mes vassaux, mes guerriers, mes esclaves ; ils ne voulurent pas me suivre ; ils disaient que c'était folie de partir ainsi, me fiant à l'incertaine injonction d'une étoile qui n'existait que dans mes songes. Certains, (ils m'aimaient peut-être,) restèrent à mes côtés, quelque temps, mais l'un après l'autre se lassa et je fus bientôt seul sur la route, plus heureux, assurément, d'être seul, car l'étoile me semblait chaque soir plus brillante et moins harcelant le chagrin que je portais en moi, comme si s'effaçait l'image de la femme qui me valait ce tourment et que fût tarie la source de mes larmes.
— Il en est de même pour moi, dit Melchior. Je partis aussi portant en mon cœur une douleur qui me rongeait jour et nuit, car j'avais perdu ma fille bien-aimée ; or à mesure que se débandait sur les routes mon escorte de sages et de prêtres, je ne voyais plus, sous les rayons de notre étoile, que le dernier ravissement du regard de ma fille mourante, en place des gestes pitoyables qu'elle avait faits pour se défendre contre le mal qui l'assaillait.
— Je parlerai presque de même, dit à son tour le roi Balthasar, si grand et dont les membres au repos montraient de façon effrayante leur vigueur attentive. J'étais saoul de massacre et de sang, gorgé de mes plus chères abominations, et je cherchais un dieu qui m'assurât dans ma puissance, qui sût rendre heureuse mon ivresse et certaine ma victoire. Mais les dieux de mes ancêtres se refusèrent à toute supplication : ils restaient muets, ils ne me reconnaissaient pas ; moi-même, je les reconnaissais à peine. Le dernier d'entre eux, le plus ancien, le plus vénéré, ne me montra que l'image d'un tronc de bois dégrossi. Alors je sentis monter en moi le courroux, à tel point que j'insultai ce dieu de mes pères et le fendis d'un coup de hache, de pied en cap…
« Au même instant, je vis l'étoile qui m'appelait. Ma grande colère fondit sous ses rayons, mais comme je me trouvais seul dans la forêt de mes dieux, je dus partir sans escorte et n'eus que le temps de choisir un présent pour celui que nous allons voir tous les trois, le géant immense à la voix de tonnerre, au poil fauve, aux yeux jaunes, qui parcourt le monde à grands pas, semant les désastres et les maléfices, les pestes et les fièvres, et dont nous contemplerons avant peu la face terrible, et à qui nous rendrons hommage. »
Une expression inquiète passa sur le visage de Gaspard et de Melchior.
« Frère, dit Melchior, ce présent, quel est-il? Celui que j'ai choisi est modeste, il est tout petit, il tient dans un léger coffret de bois précieux dont un enfant ferait son jouet…
— Le mien, dit Balthasar, je l'imaginais d'abord lourd et magnifique, chargé sur des bêtes de somme, cependant, comme le tien, mon frère, il est tout petit, il n'est en vérité qu'une parcelle de métal enveloppée dans un tissu de paille. Voyez tous les deux : j'ai honte de le dire, mon présent est bien peu de chose.
— Nous avons agi, dit Gaspard, de façon toute pareille, car le présent que je porte entre mes mains est enfermé dans une minime fiole de cristal. Je n'ai pas trouvé mieux comme offrande à celui que nous adorerons demain.
— Cette fiole, ce tissu de paille, ce léger coffret, dit Melchior, avouons ce qu'ils contiennent : nous jugerons ainsi de la vertu de nos présents en les comparant d'un cœur sincère.
— Tu parles avec sagesse, » dit Balthasar.
Et sa grosse voix devint plus forte, tout à coup.
« Je t'apprendrai donc pourquoi j'ai choisi en guise de présent une parcelle d'or. L'or est la plus belle chose qui soit au monde. Celui que nous cherchons, si puissant déjà, trouvera dans l'or un surcroît de puissance. L'or est le métal des dieux et des rois : il les couronne, il orne leur sceptre et leur diadème, il fait leurs médailles, il se plie, enserrant une pierre rare, à former leur anneau. L'or est la force divine ; il éblouit le regard des hommes ; le soleil qui brille au ciel a pénétré le sol dès les premiers jours sous la figure de l'or ; il sommeille là, mais il reste vivant et, de même que le soleil réchauffe l'air, fait éclore les fleurs, mûrir les fruits, de même, mué en or, il fertilise le sein de la terre, ouvre les graines ensevelies, les change en moissons qui gardent sa couleur, et réchauffe, quels que soient le temps et la saison, les cadavres couchés dans l'argile étroite. »
Il se tut ; ses lourdes mains serrées l'une dans l'autre comme pour aider sa pensée à s'exprimer mieux, restèrent, désormais, sans usage.
« Mon choix fut différent, dit Melchior. Celui que nous cherchons sera si grand que nos paroles ne l'atteindront guère. Une voix venue de trop bas se dissipe dans la brise. Pour porter sûrement notre supplique vers lui, si haut dans les cieux, il faut une aide, il faut une aile auxiliaire. — J'apporte, dans ce petit coffret de bois couleur de rose, quelques grains d'encens seulement. Touché par la flamme, l'encens devient fumée odorante et cette fumée monte, répandant son parfum alentour. Nos prières seront cette fumée, seront cette senteur, et lorsque notre chant d'imploration aura défailli, sur nos lèvres, il montera encore, il se répandra encore. Celui qu'il faut atteindre et qui nous domine le verra monter, le humera avec délice ; par ce parfum, il devinera la fleur humaine qui s'ouvre à lui. »
Ce fut alors que Gaspard dit d'une voix timide :
« S'il est si grand, s'il est si bon, s'il comprend la douleur des hommes, il souffrira aussi de la douleur des hommes. Je l'avais pressenti ; c'est pourquoi, en place des joyaux, des perles rondes, des rubis de sang, des émeraudes d'eau dormante que je pensais offrir, je n'apporte, réchauffée depuis tant de jours entre mes mains, qu'une humble fiole de cristal où dorment quelques gouttes de ce baume que l'on appelle la myrrhe. Dans mon royaume, c'est avec la myrrhe que les prêtres sont consacrés, mais elle sert surtout à panser les blessures. Celui que nous allons adorer devra souffrir, un jour, puisqu'il doit, dès aujourd'hui, nous comprendre et partager le trouble qui nous confond. Il sera la victime des maux dont nous sommes accablés. Tout occupé des plaies humaines, comment songerait-il à soigner les siennes? Je lui offre ce peu de myrrhe pure afin que sa douleur soit allégée. »
Ils se turent tous trois. L'heure était calme ; l'étoile, dans un ciel obscurci, brillait seule sur l'étable fermée.
Voici venir l'instant que les trois rois attendent : la porte s'entr'ouvre, (peut-être l'air est-il étouffant dans cette étable,) et l'on peut vaguement apercevoir, parmi l'ombre dorée, une crèche que la paille illustre de tons jaunes. A droite, un bœuf rumine ; à gauche, un âne balance lentement sa tête et ses longues oreilles ; tout au fond une femme assise tient entre ses bras un petit enfant. Un homme, debout dans le coin de droite, près du bœuf, veille sur eux avec vigilance et modestie.
Gaspard, Melchior et Balthasar restaient stupéfaits, immobiles : ils n'osaient approcher… Quoi! c'était donc là le Seigneur redoutable que de si loin ils venaient adorer? c'était là le guerrier invincible, suant le sang et brandissant la torche, que rêvait Balthasar? le sage averti de toutes les sciences, de tous les mystères du monde et de l'esprit, que Melchior se figurait? l'interprète divin du cœur de l'homme, à qui nulle douleur, nul égarement n'échappe, qu'avait imaginé Gaspard? — C'était là ce résumé de force, de sapience et de pénétration subtile : un enfant nouveau-né dans les bras de sa mère!…
Ils retenaient leur souffle ; les arbres mêmes avaient cessé de bruire et, dans l'absolu silence de cette minute, les trois rois entendirent, (s'exprimant par quels vocables, ils l'ignoraient tout à fait,) mais ils entendirent clairement les voix alternées de l'âne et du bœuf se parlant à quelques pas l'un de l'autre.
« Comment le vois-tu, cet enfant? disait le bœuf.
— Je le vois doux, je le vois généreux. Et toi, bœuf patient, comment le vois-tu?
— Je le vois fort, je le vois déjà grand et nous donnant ses ordres de haut. »
La mère berçait son enfant.
« Non, dit l'âne, il sera seulement de la taille des hommes, de la taille de ceux avec qui nous devons vivre, mais il saura nous parler de plus près.
— Il nous dépassera, dit le bœuf, il sera le grand maître, le grand maître redoutable et de chacun redouté ; d'ailleurs, il se peut que son joug ne soit pas à mes épaules plus lourd. »
La mère caressait le visage de son enfant.
« Il ne sera, dit l'âne, que douceur et pardon ; il ne sera que bonté.
— Non pas, dit le bœuf, il sera celui qui impose la règle nouvelle.
— Plus miséricordieuse, interrompit l'âne.
— Et qui dessine, reprit le bœuf, un sillon droit. »
La mère jouait avec les doigts menus de son enfant.
« Il sera l'ami, dit l'âne, du plus faible comme du plus fort.
— Je te l'ai déjà dit, répliqua le bœuf, il sera surtout le maître, or le maître n'est un ami que si l'on se soumet à sa loi. »
La mère contemplait son enfant.
« Il sera beau, dit l'âne, il se penchera sur ceux qui souffrent.
— Il sera beau, tu dis vrai, pour encourager ceux qui peinent.
— Il allègera notre tâche, dit l'âne.
— Bien plutôt, il enchantera ma dure tâche en me montrant la fin du sillon. »
La mère caressait une boucle dorée sur la tête de l'enfant.
« Il sera pitoyable, dit l'âne, à ceux que la vie afflige : à la bête tombée, à l'homme perclus, à la femme enceinte, à l'enfant abandonné.
— A ceux-là, dit le bœuf, il donnera une raison de subir leur peine ou de s'en défaire, à la bête de se relever, à l'infirme de se guérir, à la femme de porter son ventre, au petit de retrouver sa route perdue. »
L'enfant dormait ; sa mère le berçait de nouveau.
« Ah! dit l'âne, si ce fier cavalier devait m'enfourcher un jour, jamais, malgré le chemin caillouteux, la charge lourde et la foule hostile environnante, jamais je ne trébucherais!
— Ah! je sais bien, dit le bœuf, que le sillon entrepris sous l'aiguillon de ce maître-là, je le mènerais jusqu'au bout du monde. »
L'âne se tut et le bœuf aussi.
Alors les trois rois s'approchèrent, mais au même instant ils virent, sur cette route par laquelle ils étaient venus, trois jeunes bergers qui marchaient en chantant, et tous les six, au seuil de l'étable, tombèrent à genoux, les trois rois graves, perdus dans leurs réflexions, les trois jeunes bergers chantant toujours.
« Seigneur, dit le roi Melchior à l'enfant réveillé, je t'offre ce peu d'encens, véritable substance de mes prières. Puisse son odorante fumée aller vers toi, comme le regard de ma fille suivait l'étoile mouvante que tu m'avais envoyée. »
Et l'enfant accueillit le présent du roi Melchior par un hochement de sa petite tête.
« Seigneur, dit à l'enfant le roi Gaspard agenouillé, je t'apporte cette fiole de cristal, mais, comme elle est un peu fragile, je ne la dépose pas entre tes mains… »
Puis, se tournant vers la Vierge, il ajouta :
« Madame, étant auprès de lui, sans doute vous faudra-t-il plus tard veiller sur lui pour que, vivant parmi les hommes, il ne se fasse aucun mal, ne se blesse point ni ne tombe malade. S'il doit souffrir de nos maux, daignez, Madame, agréer le don de cette fiole de cristal que je vous confie : elle contient le seul baume efficace pour soigner un corps souffrant. »
La Vierge tendit vers Gaspard sa belle main et d'un sourire dont la grâce douloureuse était inoubliable, remercia le roi prosterné.
« Seigneur, dit le roi Balthasar qui montrait à l'enfant sa paume ouverte sur laquelle luisait un petit lingot d'or, accepte ce don modeste en prévision de ta prochaine grandeur et de ta force suprême. »
Alors l'enfant se mit à rire, soit que l'or brillant amusât son regard, soit que lui plût le grand visage sombre que l'extase transfigurait.
Ayant remis leurs présents, les trois rois chantèrent les louanges de leur seigneur nouveau tandis que, près d'eux, agenouillés comme eux, les trois bergers offraient à l'enfant des fruits et des fleurs d'hiver en chantant aussi.
Aussitôt, les pauvres gens de la grange qui se tenaient non loin, modestement, s'éloignèrent pour annoncer au monde la nouvelle illustre qui fleurissait en leur cœur…
Et l'étoile, immobile, quelque temps, au-dessus de l'étable, ayant parachevé sa tâche, s'en fut se perdre dans la nuit.
Or il advint qu'un imagier, qui avait vu toutes ces choses et les retenait dans sa mémoire, résolut, vingt siècles après, d'en composer un livre pour en faire offrande à quelqu'un.
C'est à la page que voici que son livre d'images se termine.
Chapitre | I. |
— Le Lys | |
Chapitre | II. |
— Le Bestiaire | |
Chapitre | III. |
— Isaac troublé | |
Chapitre | IV. |
— Rachel en son Logis | |
Chapitre | V. |
— Gaspard et le Bouffon | |
Chapitre | VI. |
— Douleur de Melchior | |
Chapitre | VII. |
— Balthasar et l'Oiseau rouge | |
Chapitre | VIII. |
— La Vigile de l'Adversaire | |
Chapitre | IX. |
— Les Rôdeurs dans la Palmeraie | |
Chapitre | X. |
— L'Enfant |
ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.
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ÉDITIONS G. CRÈS & Cie
21, Rue Hautefeuille
PARIS (VIe)