The Project Gutenberg eBook of Le temple enseveli

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Title: Le temple enseveli

Author: Maurice Maeterlinck

Release date: April 11, 2021 [eBook #65059]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TEMPLE ENSEVELI ***

MAURICE MAETERLINCK

LE TEMPLE
ENSEVELI

TREIZIÈME MILLE

PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1903
Tous droits réservés.

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Tous droits de reproduction réservés pour tous pays, y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège.

Paris. — L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette. — 3286.

A
OCTAVE MIRBEAU

SON ADMIRATEUR
SON AMI

M. M.

LE TEMPLE ENSEVELI

LA JUSTICE

I

Je parle pour ceux qui ne croient pas à l’existence d’un Juge unique, tout-puissant et infaillible, qui, penché jour et nuit sur nos pensées, nos sentiments et nos actions, maintient la justice en ce monde et la complète ailleurs. S’il n’y a pas de juge, y a-t-il une justice autre que celle organisée par les hommes, non point seulement par leurs lois et leurs tribunaux, mais encore dans toutes les relations sociales non soumises aux jugements positifs, et qui n’a d’ordinaire pour sanction que l’opinion, la confiance ou la méfiance, l’approbation et l’improbation de ceux qui nous entourent ? N’y a-t-il rien au-dessus de celle-ci ? Ce qui dans la morale de l’univers paraît souvent si inexplicable que les hommes se croient pour ainsi dire forcés de croire à l’existence d’un juge intelligent, peut-on le ramener à la justice sociale, et l’expliquer par elle ? Quand nous avons trompé ou vaincu notre prochain, avons-nous trompé ou vaincu toutes les forces de la justice ? Tout est-il définitivement réglé et n’avons-nous plus rien à craindre, ou bien existe-t-il une justice plus grave et moins sujette à l’erreur ? moins visible mais plus profonde ? plus universelle et plus puissante ?

Qui niera qu’il y en ait une, et qui ne sent qu’elle est irrésistible, qu’elle enveloppe toute la vie humaine, et que règne en son centre une intelligence qui ne se trompe pas, et qu’on ne trompe pas davantage ? Mais où la mettons-nous depuis que nous l’avons ôtée des cieux ? Où se trouve-t-elle ? où puise-t-elle le bien et le mal, le bonheur et le malheur ? Ce sont là des questions que nous ne nous posons pas souvent. Pourtant, elles sont importantes, car du lieu où se trouve et d’où sort la justice pour nous punir et nous récompenser, dépendent sa nature et toute notre morale. C’est pourquoi il n’est pas inutile d’examiner quel est aujourd’hui, dans le cœur et dans l’esprit des hommes, l’état véritable de cette grande idée de justice souveraine et mystique qui s’est transformée plus d’une fois depuis l’origine de l’histoire. Aussi bien, n’est-ce pas le mystère le plus haut et le plus passionnant qui nous reste, ne touche-t-il pas à la plupart des autres, et n’est-ce pas celui dont les vacillations nous ébranlent le plus profondément ? Il se peut que le grand nombre n’ait point conscience de ces vacillations, de ces transformations. La conscience bien claire n’est pas indispensable à tous dans les évolutions de la pensée humaine. D’ailleurs, il suffit que quelques-uns se rendent compte qu’une transformation a eu lieu, pour que la morale générale en éprouve peu à peu les effets.

II

Nous toucherons naturellement à la justice sociale, c’est-à-dire à la justice que nous nous rendons mutuellement dans la vie, mais nous ne parlerons pas de la justice légale ou positive, qui n’est que l’organisation d’une partie de la justice sociale. Nous nous occuperons surtout de cette justice imprécise mais efficace, insaisissable mais inévitable, qui accompagne et imprègne, approuve ou désapprouve, récompense ou punit toutes les actions de notre vie. Vient-elle du dehors ? Existe-t-il, indépendant de l’homme, dans l’univers et dans les choses, un principe moral infrangible et indécevable ? Y a-t-il, en un mot, une justice qu’on pourrait appeler la justice physique ? Ou bien cette justice sort-elle tout entière de l’homme, est-elle tout intérieure alors même qu’elle agit au dehors ? et, pour tout résumer en un autre mot, n’existe-t-il qu’une justice psychologique ? Je pense que ces deux termes, justice physique, justice psychologique, embrassent les diverses formes de justice qui nous semblent encore exister aujourd’hui au-dessus de la justice sociale.

III

Dès qu’il sort des sentiers faciles mais artificiellement éclairés de toute religion positive, je ne crois pas que l’homme le plus avide d’illusions et de mystères, s’il interroge sincèrement et attentivement son expérience personnelle, s’il regarde les maux extérieurs qui frappent aveuglément autour de lui les bons et les méchants, je ne crois pas que cet homme puisse longtemps douter de cette vérité que, dans le monde où nous vivons, il n’y a pas de justice physique provenant de causes morales, que cette justice se présente sous forme d’hérédité, de maladie, de phénomènes atmosphériques ou géologiques, ou sous toute autre imaginable. Ni la terre, ni le ciel, ni la nature, ni la matière, ni l’éther, ni aucune des forces que nous connaissons, hors celles qui sont en nous, ne se préoccupe de justice, n’a le moindre rapport avec notre morale, avec nos pensées et nos intentions. Il n’y a, entre le monde extérieur et nos actes, que de simples relations de cause à effet, essentiellement amorales. Si je commets telle imprudence ou tel excès, je cours tel danger et je paie telle dette à la nature. Et comme l’excès ou l’imprudence ont le plus souvent une cause que nous nommons immorale, parce que nous avons dû accommoder notre vie aux petites exigences de notre santé et de notre sécurité, nous ne pouvons nous empêcher d’établir un rapport entre la cause immorale et le danger couru ou la dette à payer, et nous reprenons cette confiance à la justice de l’univers qui est le préjugé le mieux enraciné dans notre cœur. Mais en reprenant cette confiance nous perdons de vue qu’il en eût été exactement de même si l’excès ou l’imprudence avaient eu une cause innocente ou héroïque, pour parler selon notre vocabulaire enfantin. Que je me jette à l’eau par un froid rigoureux, afin de sauver mon semblable, ou que j’y tombe en essayant de l’y jeter, les conséquences du refroidissement seront absolument pareilles, et rien sur la terre ni sous les cieux, hormis moi-même et l’homme s’il le peut, n’ajoutera une souffrance à mes souffrances parce que j’ai commis un crime, n’enlèvera une douleur à mes douleurs parce que j’ai fait un acte de vertu.

IV

Prenons une autre forme de cette justice physique : l’hérédité. Nous y retrouvons la même ignorance des causes morales, la même indifférence. Ce serait, il faut en convenir, une justice étrange qui ferait retomber sur le fils et sur l’arrière-petit-fils le poids d’une faute commise par le père ou le bisaïeul. Mais elle ne serait pas contraire à la morale humaine, l’homme l’admettrait sans peine ; elle paraîtrait même naturelle, grandiose, passionnante. Elle prolongerait indéfiniment notre individualité, notre conscience et notre existence, et, à ce point de vue, elle s’accorderait avec un grand nombre de faits qu’on ne peut guère contester, et qui prouvent que nous ne sommes pas des êtres exclusivement bornés à nous-mêmes, mais que nous avons plus d’un rapport subtil et encore incomplètement connu avec tout ce qui nous entoure, tout ce qui nous précède et nous suit dans la vie.

Mais si cela est vrai à certains égards, cela ne l’est point en ce qui concerne la justice de l’hérédité physique. L’hérédité physique ne tient aucun compte des causes morales de l’acte dont les descendants paient les conséquences. Il y a, entre ce qu’a fait le père qui a compromis sa santé, et ce que souffre le fils, un lien physique, mais les intentions, les mobiles du père, mobiles peut-être coupables, peut-être héroïques, n’auront aucune influence sur les souffrances que le fils doit subir. Ajoutons que le champ de la prétendue justice de l’hérédité physique est apparemment très restreint. Un père peut avoir commis mille fautes abominables, avoir assassiné, trahi bassement, persécuté l’innocent, dépouillé les malheureux, sans que ces crimes laissent la moindre trace dans l’organisme de ses enfants. Il suffit qu’il ait eu soin de ne rien faire qui pût altérer sa santé.

En somme, la justice de l’hérédité punirait presque exclusivement deux espèces de fautes : l’alcoolisme et la débauche. Mais si l’alcoolisme est un vice assez répugnant et souvent très coupable, il est souvent aussi une faiblesse plutôt qu’un crime, et, dans quelques cas, il serait difficile d’imaginer une faute qui supposât moins de mauvaise volonté, moins de perversité. On ne s’explique donc pas pourquoi la morale de l’univers punirait d’une manière si spéciale, si terrible, et pour ainsi dire éternelle, une faute relativement innocente, alors qu’elle n’a nul souci du parricide, par exemple, de l’empoisonneur ou du tortionnaire.

Quant à la débauche, il est vrai que parmi d’autres maux, un mal redoutable, et le plus funeste à la descendance, la châtie fréquemment. Mais ici encore, c’est, de la part de la justice des choses, la même ignorance des causes morales, le même aveuglement. L’acte de débauche peut être monstrueux au point de vue moral, il peut avoir été préparé par des machinations affreuses, être tout souillé d’abus de pouvoir, de désespoirs et de larmes. D’autre part, il est possible qu’il soit indifférent, innocent même. Peu importe à la justice des choses, elle frappe à raison des précautions prises ou négligées, à raison de la fréquence de l’aventure, et souvent au hasard, mais jamais elle ne tient compte de l’état d’âme de sa victime. Au reste, on pourrait faire au sujet de la débauche la même remarque qu’au sujet de l’alcoolisme : pourquoi ce châtiment tout spécial et presque illimité d’une faute souvent inoffensive ? Il y a des débauches qui, aux yeux de la raison froide et haute que devrait posséder une justice souveraine, sont incomparablement moins coupables que bien des pensées basses, que bien des sentiments mauvais, qui passent inaperçus dans notre cœur. Enfin, pour conclure ce chapitre, il ne serait pas difficile d’imaginer ou de trouver tel cas, où les enfants et les petits-enfants d’un très honnête homme seraient irrémissiblement punis dans leur intelligence et dans leur chair, parce que leur père aurait contracté un mal inguérissable dans l’accomplissement d’un acte qu’il considérait, à tort ou à raison, comme un acte de réparation, d’abnégation, de sacrifice ou de loyauté.

V

Voilà la Justice de la nature quant à l’hérédité physique. En ce qui concerne l’hérédité morale, il ne semble pas qu’elle ait des principes différents, mais, comme il s’agit ici de modifications de l’esprit et du caractère, infiniment plus complexes et plus insaisissables, les phénomènes sont moins frappants et moins sûrs. L’hérédité morale, du moins dans le domaine pathologique, qui est le seul assez caractéristique pour qu’on y puisse faire des observations décisives, l’hérédité morale n’est que la forme spirituelle de l’hérédité physique ; celle-ci est le principe de celle-là, celle-là le prolongement de celle-ci ; et à l’origine de la première, au point de vue de la justice, on trouve, par conséquent, la même indifférence, le même aveuglement. Les descendants de l’alcoolique ou du débauché, quelle que soit la perversité ou l’innocence de la cause morale de l’alcoolisme ou de la débauche, pourront être frappés du même coup, dans leur esprit et dans leur chair. Ils auront presque inévitablement une tare intellectuelle s’ils ont une tare matérielle. Et qu’ils soient fous, idiots, épileptiques, qu’ils aient des instincts criminels irrésistibles ou ne doivent redouter qu’un très léger déséquilibre des facultés mentales, peu importe ; voilà l’âme atteinte en même temps que le corps, et la plus effroyable peine morale que puisse inventer une justice suprême, — s’il était un instant question de justice, — appliquée à des actes qui font d’ordinaire moins de mal, et sont presque toujours moins pervers, que des centaines d’autres que la nature ne songe pas à punir. Et de plus, elle est appliquée aveuglément, cette peine, et sans tenir le moindre compte des mobiles peut-être excusables, peut-être indifférents, peut-être excellents de ces actes.

Est-ce à dire que l’alcoolisme et la débauche comptent seuls dans l’hérédité morale ? En aucune façon, et ce serait absurde. Mille facteurs plus ou moins inconnus interviennent. Certaines qualités morales semblent se transmettre, comme certaines qualités physiques. Dans telle race on retrouve à peu près constamment telles vertus probablement acquises. Mais quelle est la part de l’exemple, du milieu, de l’hérédité ? Le problème se complique tellement, les faits sont si souvent contradictoires, qu’il n’est plus possible, dans la houle des causes innombrables, de suivre le sillage d’une cause déterminée. Il suffit de constater que dans les seuls cas nets, frappants et décisifs où une justice intentionnelle puisse se manifester dans l’hérédité physique ou morale, nous n’en trouvons pas trace. Et si nous n’en trouvons point là, il nous est plus difficile encore d’en trouver ailleurs.

VI

Ainsi, nous ne pouvons dire qu’il y ait trace, ni au-dessus, ni autour, ni au-dessous de nous, ni dans cette vie, ni dans notre autre vie qui est celle de nos enfants, d’une justice intentionnelle. Mais, en nous adaptant à l’existence, nous avons été naturellement amenés à imprégner de notre morale les principes de causalité que nous rencontrions le plus souvent, en sorte qu’il existe une très suffisante apparence de justice effective, récompensant ou punissant la plupart de nos gestes selon qu’ils se rapprochent ou s’écartent de certaines lois nécessaires à la conservation des êtres. Il est évident que si j’ensemence mon champ, j’aurai cent fois plus de chances de récolter l’été prochain, que n’en aura mon voisin qui n’ensemence pas le sien parce qu’il préfère vivre dans la paresse ou la dissipation. Voilà le travail récompensé avec une certitude satisfaisante, et nous avons fait du travail l’acte moral par excellence et le premier des devoirs, parce qu’il est indispensable au maintien de notre existence. On pourrait multiplier à l’infini les exemples de ce genre. Si j’élève bien mes enfants, si je suis bon et juste envers ceux qui m’entourent, si je suis honnête, actif, sincère, prudent et sage en toutes circonstances, j’aurai plus de chance de trouver de la piété filiale, de l’affection, du respect et des moments heureux que celui qui aura été ou aura fait tout le contraire. Néanmoins ne perdons pas de vue que mon voisin ne récolterait pas davantage si, diligent et sobre à son ordinaire, une cause respectable et peut-être admirable, — par exemple une maladie contractée au chevet de sa femme ou de son voisin — l’avait empêché de semer son blé en temps voulu. Il en irait de même, mutatis mutandis, dans les autres cas que je viens d’énumérer. Mais ces cas où une cause respectable ou excellente met obstacle à l’accomplissement d’un devoir sont exceptionnels, et, en général, entre la cause et l’effet, entre l’exigence de la loi nécessaire et le résultat de l’effort qui y obéit, il y a, grâce à notre souplesse, une concordance suffisante pour maintenir en nous l’idée de la justice des choses.

VII

Cette idée, qui dort au fond des moins mystiques et des moins crédules, est-elle salutaire ? Cette partie de notre morale n’est-elle pas posée comme un insecte sur un rocher qui tombe, et qui, durant la chute, s’imagine que le rocher ne se déplace que pour le soutenir ? Existe-t-il des erreurs et des mensonges qu’il faille encourager ? Peut-être y en eut-il qui furent un moment bienfaisants ; mais, leurs bienfaits passés, ne s’est-on pas retrouvé en face de la vérité, et n’a-t-on pas dû lui faire le sacrifice qu’on avait différé ? Était-il nécessaire d’attendre que l’illusion ou le mensonge qui paraissaient nous faire du bien commençassent à nous faire du mal, ou retardassent tout au moins l’accord indispensable entre la réalité bien sentie et la manière de l’interpréter, d’en profiter ou de l’accepter ? Qu’était-ce que le droit divin des rois, l’infaillibilité de l’Église et les récompenses d’outre-tombe, sinon des illusions qui attendirent longtemps que la raison les sacrifiât ? Qu’a-t-on gagné en ne les sacrifiant pas tout de suite ? Un peu de paix trompeuse, quelques consolations parfois funestes, quelques espérances inactives. Mais on a perdu bien des jours ; et l’humanité, qui veut connaître enfin la vérité, et qui a trouvé dans cette recherche une raison d’être qui remplace toutes les autres, a-t-elle beaucoup de temps à perdre ? Il est certain que rien ne lui en fait perdre davantage, car rien n’est plus vivace, plus habile à changer de forme, qu’une illusion déjà déracinée.

Mais qu’importe, dira-t-on, que l’homme fasse telle chose qui est juste, parce qu’il est persuadé que Dieu le regarde, ou parce qu’il s’imagine qu’il y a une sorte de justice dans l’univers, ou simplement, enfin, parce que cette chose lui paraît juste dans sa conscience ? Au contraire, cela importe par-dessus tout. Il y a là trois hommes différents. Le premier, que Dieu regarde, fera plus d’une chose injuste, car il n’y eut pas de Dieu qui n’ait voulu beaucoup de choses injustes. Le deuxième n’agira pas toujours comme le troisième, et le troisième est l’homme véritable que le moraliste doit interroger, car il survivra seul aux deux autres. Il est plus intéressant pour le moraliste d’essayer de prévoir de quelle manière l’homme se conduira dans la vérité, c’est-à-dire dans son élément naturel, que d’examiner de quelle façon il se comporte dans l’erreur.

VIII

J’imagine qu’il paraîtra inutile à ceux qui ne croient pas à l’existence d’un Juge souverain d’examiner aussi gravement cette idée inadmissible de la justice des choses. Oui, présentée de la sorte, telle qu’elle est dans la réalité et mise pour ainsi dire « au pied du mur », elle devient, en effet, inadmissible. Mais dans notre vie de tous les jours nous n’avons pas coutume de nous la représenter de cette façon. En voyant le crime malheureux, la prospérité mal acquise qui finit dans la ruine, la débauche misérable, la méchanceté punie, l’agression inique, un moment triomphante et bientôt désastreuse, nous confondons sans cesse l’effet physique avec la cause morale ; et bien que nous ne croyions point à l’existence d’un Juge, nous en arrivons presque tous à vivre, avec plus ou moins d’abandon, sur je ne sais quelle foi informe à la justice des choses. Et lors même qu’à l’état de raison et d’observation froides nous aurions éprouvé que cette justice n’existe pas, il suffit qu’un événement nous touche de plus près, il suffit parfois de deux ou trois coïncidences plus sensibles, pour que cette conviction croule dans notre cœur, sinon dans notre esprit. Malgré notre raison, malgré notre expérience, un rien réveille en nous l’ancêtre qui était persuadé que les étoiles ne brillaient à leur place éternelle que pour prédire et approuver une blessure qu’il ferait à son ennemi sur le champ de bataille, une parole qu’il prononcerait dans l’assemblée des chefs, une intrigue heureuse qu’il nouerait autour du gynécée. Nous aussi, nous divinisons nos sentiments selon notre intérêt, mais, comme les dieux n’ont plus de nom, nous les divinisons d’une manière moins précise et moins sincère, et c’est la seule différence. Quand les Grecs, impuissants devant Troie, ont besoin d’un secours et d’un signe frappants, ils vont arracher à Philoctète l’arc et les flèches d’Hercule, et l’abandonnent ensuite, nu, malade et sans armes, dans une île déserte ; et c’est la Justice mystérieuse plus haute que la justice humaine, et c’est l’ordre des dieux. Et nous, quand une iniquité nous semble utile, c’est au nom de la race future, au nom de l’humanité, au nom de la patrie que nous la réclamons. Et, d’un autre côté, lorsqu’un grand malheur nous atteint, il n’y a plus de justice, il n’y a plus de dieux ; mais s’il frappe notre ennemi, l’univers se repeuple à l’instant de juges invisibles ; et si c’est un bonheur inespéré et disproportionné à nos mérites qui nous advient, nous nous imaginons sans peine qu’il y avait en nous des vertus si cachées que nous les ignorions nous-mêmes, et nous sommes plus heureux qu’on les ait découvertes que du bonheur même qu’elles nous ont attiré.

IX

« Tout se paie », disons-nous. Oui, au fond de notre cœur et dans le domaine humain tout se paie selon la justice en monnaie de bonheur ou de malheur intime. Hors de nous, dans l’univers qui nous enveloppe, tout se paie également, mais le bonheur ou le malheur ne passe plus par les mains de la même intendante. Il est distribué d’autre façon et pour d’autres motifs, en vertu d’autres lois. Ce n’est plus la justice de la conscience qui préside ; c’est la logique de la nature ignorante de notre morale. Il y a en nous un esprit qui ne pèse que les intentions ; il y a hors de nous une puissance qui ne pèse que les faits. Nous nous persuadons qu’ils agissent de concert. Mais, en réalité, si l’esprit jette souvent un regard du côté de la puissance, la puissance ignore l’esprit aussi totalement qu’un homme qui pèse de la houille dans l’Europe du nord ignore l’existence d’un autre homme qui pèse des diamants dans l’Afrique australe. Nous mêlons constamment notre sentiment de justice à cette logique amorale ; et c’est la source de la plupart de nos erreurs.

X

Au reste, nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre de l’indifférence de l’univers et à la déclarer monstrueuse et incompréhensible. Nous n’avons pas le droit de nous étonner d’une injustice à laquelle nous prenons une part très active. Il n’y a, il est vrai, nulle trace de justice dans les accidents, dans les maladies, ni dans la plupart des hasards de la vie extérieure qui frappent aveuglément le bon et le méchant, le traître et le héros, la sœur de charité et l’empoisonneuse. Mais nous rangeons volontiers sous la rubrique : « Injustice de l’Univers » un grand nombre d’injustices exclusivement humaines et infiniment plus fréquentes et plus meurtrières que la tempête, la maladie et l’incendie. Je ne parle pas de la guerre ; on pourrait m’objecter qu’on l’attribue moins à la nature qu’à la volonté des peuples ou des rois. Mais la pauvreté, par exemple, que nous mettons encore au nombre des maux irresponsables, au même titre que la peste ou le naufrage, la pauvreté avec ses douleurs écrasantes et ses déchéances héréditaires, combien de fois n’est-elle pas imputable à l’injustice de notre état social qui n’est que le total des injustices de l’homme ? Pourquoi, au spectacle d’une misère imméritée, cherchons-nous dans le ciel un juge ou une cause impénétrable, comme s’il s’agissait d’un coup de foudre ? Oublions-nous qu’ici nous nous trouvons dans la partie la mieux connue et la plus sûre de notre domaine et que c’est nous qui organisons la misère et la distribuons aussi arbitrairement, au point de vue moral, que le feu distribue ses ravages et la maladie ses souffrances ? Est-il raisonnable de nous étonner que l’océan ne tienne pas compte de l’état d’âme de sa victime, alors que nous, qui avons une âme, c’est-à-dire l’organe par excellence de la justice, nous ne tenons pas compte de l’innocence de milliers de misérables qui sont nos victimes ? Est-ce une excuse suffisante que d’éloigner de nos soucis quotidiens, pour en faire une force fatale, une force qui est tout entière dans nos mains ? En vérité, nous sommes d’étranges juges et d’étranges amants d’une justice idéale ! Nous frémissons d’un bout du monde à l’autre, devant une erreur judiciaire, mais l’erreur qui condamne à la misère les trois quarts de nos frères, et qui est aussi purement humaine que l’erreur d’un tribunal, nous l’attribuons à je ne sais quelle puissance inaccessible et implacable. Que l’enfant d’un brave homme de notre voisinage naisse aveugle, idiot ou contrefait, nous irons chercher n’importe où, jusque dans les ténèbres d’une religion que nous ne pratiquons plus, un dieu quelconque pour interroger sa pensée ; mais si l’enfant naît pauvre, ce qui d’habitude, non moins que l’infirmité la plus grave, rabaisse de plusieurs degrés la destinée d’un être, nous ne songerons pas à poser une seule question au Dieu qui est partout où nous sommes, puisqu’il n’est fait que de nos volontés. Avant de désirer un juge idéal il serait nécessaire d’épurer nos idées, car ce juge participera des tares de ces idées. Avant de nous plaindre de l’indifférence de la nature et d’y chercher une équité qui n’y est point, il serait sage d’attaquer, dans nos régions humaines, une iniquité qui s’y trouve, et quand elle ne s’y trouvera plus, la part réservée aux injustices du hasard paraîtra probablement réduite de deux tiers. Elle sera, en tout cas, plus diminuée que si nous avions rendu l’orage raisonnable, le volcan perspicace, l’avalanche avisée, le froid et le chaud circonspects, la maladie judicieuse, la mer intelligente et attentive à nos vertus et à nos intentions secrètes. Il y a, en effet, beaucoup plus de pauvres que de naufragés ou de victimes d’accidents matériels, et beaucoup plus de maladies dues à la misère qu’aux caprices de notre organisme, ou à l’hostilité des éléments.

XI

Pourtant, nous aimons la justice. Nous vivons, il est vrai, au sein d’une grande injustice, mais il faut ajouter qu’il n’y a pas longtemps que nous en avons acquis la certitude et nous cherchons encore le moyen de la faire disparaître. Elle était si ancienne, l’idée de Dieu, du destin et des volontés mystérieuses de la nature s’y mêlait si intimement, elle est encore si étroitement liée à la plupart des puissances injustes de l’univers, que c’est d’hier seulement que nous essayons d’isoler les forces purement humaines qui s’y trouvent. Et si nous parvenons à les isoler, à les reconnaître et à les séparer définitivement de celles sur lesquelles nous n’avons aucune influence, cela sera plus important à la justice que tout ce que l’humanité a trouvé jusqu’ici dans sa recherche de la justice.

Car dans l’injustice sociale, ce n’est pas la part humaine qui est capable d’arrêter notre désir passionné d’équité, mais celle qu’un grand nombre attribue encore à Dieu, à une sorte de fatalité, à d’imaginaires lois de la nature.

XII

Cette dernière part, cette part inactive diminue chaque jour. Non pas que le mystère de la justice disparaisse. Il est bien rare qu’un mystère disparaisse ; d’ordinaire il ne fait que changer de place. Mais il est souvent très important, très désirable qu’on parvienne à le changer de place. D’un certain point de vue, tout le progrès de la pensée humaine se réduit à deux ou trois changements de ce genre ; à avoir délogé deux ou trois mystères d’un lieu où ils faisaient du mal, pour les transporter dans un autre où ils deviennent inoffensifs, où ils peuvent faire du bien. Parfois même, sans que le mystère change de place, il suffit qu’on réussisse à lui donner un autre nom. Ce qui s’appelait « les dieux », aujourd’hui on l’appelle « la vie ». Et si la vie est aussi inexplicable que les dieux, nous y avons du moins gagné que personne n’a le droit de parler ou de nuire en son nom. Le but de la pensée humaine n’est probablement pas de détruire le mystère ou de l’amoindrir. Cela ne semble pas possible. On peut croire qu’il y aura toujours la même quantité de mystère autour de ce monde, attendu que le propre de ce monde, en même temps que le propre du mystère, est d’être infini. Mais la pensée honnêtement humaine veut déterminer avant tout la situation des mystères véritables et irréductibles. Elle veut arracher à ces mystères tout ce qui ne leur appartient pas, tout ce qui n’en fait pas partie, tout ce que nos erreurs, nos terreurs et nos mensonges y ont ajouté. Et à mesure que tombent les mystères artificiels, elle voit s’élargir l’océan du mystère réel, qui est le mystère de la vie, de son but et de son origine, le mystère de sa propre existence, le mystère qu’on a appelé « l’accident primitif » ou « l’essence peut-être inconnaissable de la réalité ».

XIII

Où était situé le mystère de la justice ? Il remplissait le monde. Tantôt il se trouvait dans les mains des dieux, tantôt il enveloppait et dominait les dieux même. On l’avait mis partout excepté dans l’homme. Il occupait les cieux, animait les rochers, l’atmosphère et les mers, peuplait un univers inaccessible. On interroge enfin ses retraites imaginaires, on ébranle son trône de nuages, on le presse, on l’examine ; il s’évanouit, et, au moment où nous croyons qu’il n’est plus, voici qu’il reparaît et se redresse au fond de notre cœur. Et c’est encore un mystère qui se rapproche de l’homme et se résorbe en lui. Car nous devenons presque toujours le dernier refuge et la véritable demeure des mystères que nous voulions anéantir. C’est en nous qu’ils retrouvent enfin le foyer qu’ils avaient abandonné pour parcourir l’espace dans le premier délire de leur jeunesse ; et c’est en nous aussi que nous devons prendre l’habitude de les rejoindre, et de les interroger. Il est en effet aussi admirable, aussi inexplicable que l’homme ait dans son cœur un immuable instinct de justice, qu’il était admirable et inexplicable que les dieux ou les forces de l’univers fussent justes. Il est aussi difficile de rendre compte de l’essence de notre mémoire, de notre volonté, de notre intelligence, qu’il était difficile de rendre compte de la mémoire, de la volonté et de l’intelligence des puissances invisibles ou des lois de la nature ; et si c’est l’inconnu ou l’inconnaissable qu’il nous faut pour ennoblir notre curiosité, si nous avons besoin de l’infini et du mystère pour entretenir notre ardeur, nous ne perdrons pas un seul des affluents de l’inconnu ou de l’inconnaissable en ramenant enfin le grand fleuve dans son lit primitif ; nous ne fermerons pas une seule des routes de l’infini, nous n’amoindrirons pas d’une ligne le plus contesté des mystères véritables. Ce qu’on enlève aux cieux se retrouve dans le cœur de l’homme. Mais mystère pour mystère, préférons celui qui est certain à celui qui est douteux, celui qui est proche à celui qui est loin, celui qui est en nous et qui nous appartient à celui qui était hors de nous et qui avait sur nous une influence très funeste. Mystère pour mystère, n’interrogeons plus les messagers, mais le souverain qui les envoyait ; n’interrogeons plus ceux qui fuyaient en silence aux premières questions, mais notre propre cœur, qui renferme en même temps la question et la réponse, et qui peut-être un jour se souviendra de celle-ci.

XIV

Dès lors, il nous sera possible de répondre à plus d’une question inquiétante sur la répartition souvent très équitable des peines et des récompenses parmi les hommes. Et il ne s’agit pas seulement des peines et des récompenses intérieures et morales, mais encore de celles qui sont visibles et parfaitement matérielles. Ce n’est pas absolument sans raison que l’humanité croit depuis son origine que la justice imprègne et anime pour ainsi dire tous les objets du monde où nous vivons. Pour expliquer cette croyance, il ne suffit pas de constater que nos grandes lois morales ont été forcément adaptées aux grandes lois de la vie de la matière. Il y a autre chose. Tout ne se borne pas, dans toutes les circonstances, à un simple rapport de cause à effet entre la transgression et le châtiment. Souvent aussi on y découvre un élément moral, et, bien que les choses ne l’y aient pas mis, bien qu’il n’ait été créé que par nous, il n’en est pas moins réel et puissant. S’il n’y a pas de justice physique proprement dite, s’il y a une justice psychologique tout intérieure et dont nous parlerons bientôt, il y a aussi une justice psychologique qui est en relation constante avec le monde physique ; et c’est cette justice que nous attribuons à l’on ne sait quel principe invisible et universel. Nous avons tort de prêter à la nature des intentions morales, et d’agir sous l’empire de la crainte du châtiment ou de l’espoir de la récompense qu’elle nous réserve. Mais cela ne veut pas dire que même matériellement il n’y ait pas de récompense pour le bien, ni de châtiment pour le mal. Il y en a incontestablement, mais ils ne viennent pas d’où nous croyons ; et en croyant qu’ils viennent d’un lieu inabordable, qu’ils nous dominent, nous jugent et nous dispensent par conséquent de nous juger nous-mêmes, nous commettons l’erreur la plus dangereuse, car aucune n’influe davantage sur notre manière de nous défendre contre le malheur et d’aller à la conquête légitime du bonheur.

XV

La somme de justice que nous trouvons malgré tout dans la nature, ce n’est pas de la nature qu’elle provient, mais de nous seuls, qui la mettons à notre insu dans la nature, en nous mêlant aux choses, en les animant et en nous en servant. Dans notre vie, il n’y a pas seulement le coup de foudre, l’accident ou la maladie, qui, quelles que soient nos pensées, nous frappe à l’improviste, de droite ou de gauche, sans raison apparente. Il y a d’autres cas, et bien plus nombreux, où nous agissons directement sur les objets et sur les êtres qui nous entourent, où nous les pénétrons de notre personnalité, où les forces de la nature deviennent les instruments de nos pensées ; et quand nos pensées sont injustes, elles abusent de ces forces, provoquent nécessairement des représailles et appellent le châtiment et le malheur. Mais la réaction morale n’est pas dans la nature ; elle sort de nos propres pensées ou des pensées des autres hommes. Ce n’est pas dans les choses, c’est en nous que se trouve la justice des choses. C’est notre état moral qui modifie notre conduite envers le monde extérieur, et nous met en guerre avec lui, parce que nous sommes en guerre avec nous-mêmes, avec les lois essentielles de notre esprit et de notre cœur. La justice ou l’injustice de notre intention n’a aucune influence sur l’attitude de la nature à notre égard ; mais elle en a une presque toujours décisive sur notre attitude à l’égard de la nature. Ici, comme lorsqu’il était question de la justice sociale, nous attribuons à l’univers ou à un principe inintelligible et fatal un rôle que nous jouons nous-mêmes ; et quand nous disons que la justice, la nature, le ciel ou les choses nous punissent, se révoltent et se vengent, c’est en réalité l’homme qui punit l’homme à travers les choses, la nature humaine qui se révolte, et la justice humaine qui se venge.

XVI

Je citais un jour l’exemple de Napoléon et de ses trois injustices les plus criantes et les plus célèbres qui furent aussi les trois injustices les plus funestes à sa fortune. Ce fut d’abord l’assassinat du duc d’Enghien, condamné par ordre, sans jugement et sans preuves, et exécuté dans les fossés de Vincennes. Assassinat qui sema autour du dictateur inique des haines désormais implacables et un désir de vengeance qui ne désarma plus. Ce fut ensuite l’odieux guet-apens de Bayonne, où il attira par de basses intrigues, pour les dépouiller de leur couronne héréditaire, les débonnaires et trop confiants Bourbons d’Espagne, l’horrible guerre qui s’ensuivit, où s’engloutirent trois cent mille hommes, toute l’énergie, toute la moralité, la plus grande partie du prestige, presque toutes les certitudes, presque tous les dévouements et toutes les destinées heureuses de l’Empire. Ce fut enfin l’effroyable et inexcusable campagne de Russie, qui aboutit au désastre définitif de sa fortune dans les glaces de la Bérézina et les neiges de la Pologne.

Il y a, disais-je à ce propos, de très nombreuses causes à ces catastrophes prodigieuses, mais en remontant lentement à travers toutes les circonstances, à travers tous les accidents plus ou moins imprévus, jusqu’à l’altération d’un caractère, jusqu’aux imprudences, aux violences, aux folies et à l’enivrement d’un génie, jusqu’à la trahison d’une fortune heureuse, n’est-ce pas l’ombre silencieuse de la justice humaine méconnue que l’on croit voir debout près de la source du malheur ? Justice humaine qui n’a rien de bien surnaturel, rien de bien mystérieux après tout, faite de revendications très explicables, de mille petits faits très réels, d’innombrables abus, d’innombrables mensonges, et nullement sortie, en un moment tragique, inopinée et tout armée, comme la Minerve antique, du front formidable et décisif du Destin. Il n’y a qu’une chose mystérieuse en tout ceci : c’est la présence éternelle de la justice humaine ; mais nous savons que la nature de l’homme est très mystérieuse. Que ce mystère nous retienne en attendant. Il est le plus certain, le plus profond, le plus salutaire. C’est le seul qui ne paralysera jamais notre énergie bienfaisante. Et si dans toute vie nous ne trouvons pas, comme dans celle de Napoléon, cette ombre patiente et vigilante, si la justice n’est pas toujours aussi active, aussi irrécusable, il n’en est pas moins utile de la signaler dès qu’on l’aperçoit quelque part. En tout cas, elle fait naître un doute et une interrogation qui donnent de meilleurs conseils qu’une négation ou une affirmation gratuite, paresseuse et aveugle, telle que nous nous en permettons si souvent, car, dans toutes les questions de ce genre, il s’agit bien moins de prouver que de rendre attentif et d’inspirer un certain respect courageux et grave pour tout ce qui demeure encore inexplicable dans les actions des hommes, dans leur enchaînement à des lois qui semblent générales, et dans leurs conséquences.

XVII

Appliquons-nous à découvrir en nous l’action vraiment fatale du grand mystère de la justice. Dans le cœur de celui qui commet une injustice se joue un drame ineffaçable, qui est le drame par excellence de la nature humaine, et ce drame est d’autant plus dangereux, d’autant plus funeste, que l’homme est plus grand et qu’il sait plus de choses.

Un Napoléon a beau se dire, en ces minutes agitées, que la morale d’une grande vie ne saurait être aussi simple que celle d’une vie ordinaire ; qu’une volonté active et forte a des prérogatives que ne possède pas une volonté stagnante et faible ; qu’on peut d’autant plus légitimement négliger certains scrupules de conscience que ce n’est pas par ignorance ou par faiblesse qu’on les néglige, mais parce qu’on les regarde de plus haut que le commun des hommes, qu’on a un but grandiose et glorieux, et que cette négligence passagère et volontaire est une victoire de l’intelligence et de la force ; qu’il n’y a aucun danger à faire le mal, quand on sait qu’on le fait, et pourquoi. Tout cela ne trompe guère le fond de notre nature. Un acte d’injustice ébranle toujours la confiance qu’un être avait en soi et dans sa destinée. Il a renoncé à un moment donné, et généralement des plus graves, à ne compter que sur soi, cela ne s’oublie point, et désormais il ne se retrouvera plus tout entier. Il a rendu confuse et probablement corrompu sa fortune en y introduisant des puissances étrangères. Il a perdu le sentiment exact de sa personnalité et de sa force. Il ne distingue plus nettement ce qu’il doit à lui-même de ce qu’il emprunte sans cesse aux collaborateurs pernicieux que sa défaillance appela. Il n’est plus le général qui ne compte que des soldats disciplinés dans l’armée de ses pensées ; il est le chef illégitime qui n’a que des complices. Il a abandonné cette dignité de l’homme qui ne veut d’autre gloire que celle à laquelle il ne faut pas sourire tristement dans son cœur, comme on sourirait à une femme infidèle, dans un amour ardent et malheureux.

L’homme réellement fort examine avec soin les louanges et les avantages que ses actions lui ont acquis, et rejette en silence tout ce qui dépasse une certaine ligne qu’il a tracée dans sa conscience. Il est d’autant plus fort que cette ligne serre de plus près celle que la vérité secrète qui vit au fond de toute chose y a tracée aussi. Un acte d’injustice est presque toujours un aveu d’impuissance que l’on se fait à soi-même, et il ne faut pas beaucoup d’aveux de ce genre pour révéler à l’ennemi l’endroit le plus vulnérable d’une âme. Commettre une injustice pour obtenir un peu de gloire ou pour sauver celle qu’on a, c’est s’avouer qu’il n’est pas possible que l’on mérite ce qu’on désire ou ce que l’on possède ; c’est confesser que l’on ne peut loyalement remplir le rôle qu’on a choisi. Malgré tout, on s’y veut maintenir, et ce sont les erreurs, les fantômes et les mensonges qui entrent dans la vie.

Enfin, après deux ou trois perfidies, deux ou trois trahisons, quelques infidélités, un certain nombre de mensonges, d’abandons et de faiblesses coupables, notre passé ne nous offre plus qu’un spectacle décourageant ; or, nous avons besoin que notre passé nous soutienne. C’est en lui que nous nous connaissons réellement, c’est lui qui, dans nos doutes, vient nous dire : « Puisque vous avez fait ceci, vous pourrez faire cela. Dans ce danger, dans ce moment d’angoisse, vous n’avez pas désespéré, vous avez eu foi en vous-même, et vous avez vaincu. Les circonstances sont pareilles, gardez intacte votre foi, l’étoile sera fidèle. » Mais que répondrons-nous lorsque notre passé n’ose plus nous parler qu’à voix basse : « Vous n’avez réussi que grâce à l’injustice et au mensonge ; par conséquent, il vous faudra mentir, il vous faudra tromper encore » ? Nul homme n’aime à reporter ses regards sur une déloyauté, sur un abus de confiance, sur une bassesse, sur une cruauté ; et tout ce que nous ne pouvons considérer d’un regard ferme, clair, paisible et satisfait, dans nos jours qui ne sont plus, trouble et limite l’horizon que forment au loin les jours qui ne sont pas encore. C’est en contemplant longuement notre passé que notre œil acquiert la force indispensable pour sonder l’avenir.

XVIII

Non, ce n’est point parce que les choses sont justes que Napoléon fut puni de ses trois grandes injustices, et que nous serons punis des nôtres d’une manière moins retentissante, mais non moins douloureuse. Ce n’est point parce qu’il y a, « s’étendant aussi loin que la voûte des cieux », une justice irrésistible et qu’il est impossible de séduire ou d’égarer. C’est parce que l’esprit et le caractère de l’homme, tout son être moral, en un mot, ne peut vivre et agir que dans la justice. Dès qu’il en sort, il sort de son élément naturel, il est pour ainsi dire transporté dans une planète qu’il ne connaît point, où le sol se dérobe sous ses pas, où tout le déconcerte ; car si l’intelligence la plus humble se sent « chez elle » dans la justice et peut prédire sans peine toutes les suites d’un acte juste, l’intelligence la plus profonde et la plus perspicace est dépaysée dans l’injustice même qu’elle a créée, et ne parvient jamais à prévoir la dixième partie de ses conséquences. Il suffit que le génie tente de s’écarter du sentiment d’équité qui est au cœur du simple paysan, pour qu’il ne sache plus où il se trouve ; que sera-ce quand il outrepassera les bornes de sa propre justice ? Car la justice qui s’élève à la suite de l’intelligence met des bornes nouvelles autour de tout ce qu’elle découvre, en même temps qu’elle raffermit les anciennes que l’instinct avait posées et les rend de plus en plus infranchissables. Tout nous manque à la fois sitôt que nous transgressons la ligne primitive de l’équité, un mensonge engendre cent mensonges, et une trahison nous revient par mille trahisons. Tant que nous sommes dans la justice, nous marchons dans la confiance, car il y a des choses que les plus fourbes mêmes ne peuvent pas trahir ; mais du moment que nous entrons dans l’injustice, nous devons nous défier de nos plus loyaux serviteurs, car il y a des choses auxquelles ils ne peuvent point rester fidèles. Tout notre organisme moral est fait pour vivre dans la justice, comme notre organisme physique est fait pour vivre dans l’atmosphère de notre globe. Toutes nos facultés comptent sur elle bien plus intimement que sur les lois de la gravitation, de la chaleur ou de la lumière, et quand on les plonge dans l’injustice, on les plonge réellement dans l’inconnu et dans l’hostilité. Tout en nous est fait en vue de la justice, tout y va, tout nous y porte et tout s’y précipite, au lieu qu’au fond de l’injustice nous luttons constamment contre nos propres forces ; et lorsqu’à l’heure du châtiment inévitable les choses, le ciel, l’univers ou l’invisible révoltés nous semblent justes enfin, en prenant parti contre nous qui pleurons et qui nous repentons, ce n’est pas qu’ils le soient ou l’aient jamais été, mais c’est nous, malgré nous, qui sommes demeurés justes dans l’injustice même.

XIX

Nous disons que la nature ignore complètement notre morale. Si celle-ci nous commandait de tuer notre prochain et de lui faire le plus de mal possible, elle nous y aiderait comme elle nous aide à le soulager et à le rendre aussi heureux que nous pouvons. Elle semblerait souvent nous récompenser de l’avoir fait souffrir, comme elle semble souvent nous récompenser de l’avoir sauvé. Est-il permis d’en conclure que la nature n’ait point de morale, en donnant ici au mot morale le sens le plus restreint qu’il puisse avoir, c’est-à-dire la subordination logique et inflexible des moyens, à l’accomplissement d’une mission générale ? Voilà une question à laquelle il ne faut pas trop se hâter de répondre. Nous ignorons totalement le but de la nature, et si elle en a un ; nous ignorons sa conscience et si elle en a une. Tout ce que nous pouvons constater, c’est non pas ce qu’elle pense ni si elle pense, mais ce qu’elle fait, et comment elle le fait. Et nous voyons alors qu’il y a entre notre morale et sa manière d’agir, la même contradiction qu’entre notre instinct que nous tenons d’elle, et notre conscience qu’en dernière analyse nous tenons d’elle aussi, mais que nous avons formée nous-mêmes et que nous opposons de plus en plus fermement, en vertu de la morale humaine la plus haute, aux désirs de notre instinct. Si nous n’écoutions que ceux-ci, nous agirions en tout comme la nature, qui, à travers les guerres les plus inexcusables, les barbaries et les injustices les plus flagrantes, paraît donner raison aux plus forts, et ne vouloir que le triomphe des moins scrupuleux et des mieux armés. Nous ne poursuivrions que notre propre triomphe, sans avoir égard aux droits, aux souffrances, à l’innocence, à la beauté, à la supériorité morale ou intellectuelle de nos victimes. Mais alors pourquoi a-t-elle mis en nous une conscience qui nous défend de le faire et un sentiment de justice qui empêche de vouloir exactement ce qu’elle veut ? Est-ce nous seuls qui l’y avons mis ? Pouvons-nous tirer de nous-mêmes quelque chose qui ne se trouve pas dans la nature, ou développer anormalement une force qui s’élève contre sa force ? et si nous le pouvons, est-ce sans raison que la nature permet que nous le puissions ? Pourquoi en nous, et nulle autre part, ces deux tendances irréconciliables qui l’emportent tour à tour, mais ne cessent jamais de lutter en aucun homme ? L’une eût-elle été trop dangereuse sans l’autre ? Eût-elle peut-être dépassé le but ; et le besoin de vaincre, sans le sentiment de justice, aurait-il amené l’anéantissement, de même que le sentiment de justice, sans le besoin de vaincre, aurait pu engendrer l’immobilité ? Mais laquelle de ces deux tendances est la plus naturelle et la plus nécessaire ? laquelle la plus étroite et laquelle la plus vaste ? laquelle est provisoire et laquelle éternelle ? Qui nous indiquera celle qu’il faut combattre et celle qu’il faut encourager ? Devons-nous nous conformer à une loi incontestablement plus générale ou affermir dans notre cœur une loi évidemment exceptionnelle ? Existe-t-il des circonstances où nous ayons le droit d’aller à l’encontre de l’idéal apparent de la vie ? Notre devoir est-il de suivre la morale de l’espèce ou de la race, qui semble irrésistible et qui est une des portions visibles des intentions obscures et inconnues de la nature ; ou bien est-il indispensable que l’individu maintienne ou développe en lui une morale entièrement différente de celle de l’espèce ou de la race dont il fait partie ?

XX

En somme, nous retrouvons ici, sous une autre forme, la question peut-être scientifiquement insoluble qui est à la base de la morale évolutionniste. La morale évolutionniste se fonde, sans oser prononcer le mot, sur la justice de la nature, qui impose à chaque individu les conséquences bonnes ou mauvaises de sa propre nature et de ses propres actions. Et d’un autre côté, il lui faut invoquer, ce qu’elle appelle à contre-cœur, l’indifférence ou l’injustice de la nature quand elle veut justifier certains actes, injustes en eux-mêmes, mais nécessaires à la prospérité de l’espèce. Il y a là deux buts inconnus — celui de l’humanité et celui de la nature — et qui ne paraissent pas conciliables en notre esprit, dans le mystère peut-être provisoire où ils se trouvent. Au fond, toutes ces questions n’en forment qu’une ; et c’est pour nous la plus grave de la morale contemporaine. Il semble qu’en ce moment l’espèce prenne une conscience peut-être prématurée et funeste, je ne dirai pas de ses droits, car le problème est encore en suspens, mais de certaines habitudes amorales de l’histoire.

On dirait que cette conscience inquiétante envahit peu à peu notre vie individuelle. Trois fois, au cours d’une même année ou peu s’en faut, nous avons vu surgir et grandir la question : A propos de l’écrasement de l’Espagne par l’Amérique (mais ici elle n’était pas bien nette, car depuis trop longtemps l’Espagne accumulait les fautes et les crimes et le problème changeait de nature) ; à propos d’un innocent sacrifié aux intérêts prépondérants de la patrie ; à propos de la guerre inique du Transvaal. Il est vrai que le phénomène n’est pas absolument nouveau. L’homme a toujours essayé de justifier son injustice ; et quand il ne trouvait ni prétexte ni excuse dans la justice humaine, il invoquait dans la volonté des dieux une loi supérieure à sa propre justice. Mais aujourd’hui l’excuse ou le prétexte menacent plus dangereusement notre morale, attendu qu’ils invoquent une loi ou du moins une coutume de la nature plus réelle, plus incontestable et plus universelle que la volonté d’un dieu éphémère et local.

Est-ce la force ou la justice qui doit l’emporter, ou bien la force contient-elle une justice inconnue dans laquelle vient se perdre notre justice humaine, ou bien notre sentiment de justice qui semble résister à la force aveugle n’est-il, en dernière analyse, qu’une émanation détournée de cette force, va-t-il au même but, et n’est-ce que le détour qui nous échappe ? Il faudrait pour pouvoir répondre n’être pas soi-même une partie du mystère qu’il s’agit d’éclaircir ; il faudrait le contempler du haut d’un autre monde, connaître le but de l’univers et les destinées de l’humanité. En attendant, si nous donnons raison à la nature, nous donnons tort à cet instinct de justice qu’elle a mis en nous, et qui par conséquent est la nature aussi ; et si nous approuvons cet instinct, nous ne pouvons guère le faire qu’en tirant cette approbation de l’objet même qui se trouve en question.

XXI

Cela est vrai ; mais il est vrai aussi que c’est une des plus vieilles et des plus vaines habitudes de l’homme que de vouloir enfermer le monde dans un syllogisme. Il est bien périlleux de faire de la logique dans l’inconnu et dans l’inconnaissable ; et il semble qu’ici, presque tous nos doutes proviennent d’un autre syllogisme hasardeux. Nous sommes, nous disons-nous, — à haute voix par moments, plus souvent à voix basse, — nous sommes les enfants de la nature, nous devons donc nous conformer à ses lois et imiter son exemple en toute chose. Or, la nature n’a nul souci de justice ; elle a un autre but, qui est le maintien, le renouvellement incessant et l’accroissement de la vie, par conséquent… Nous ne formulons pas encore la conséquence, ou du moins, elle n’ose pas encore se montrer ouvertement dans notre morale ; mais si, jusqu’à ce jour, elle n’a exercé que de discrets ravages dans la sphère familière qui va de nos parents à nos amis et à notre prochain immédiat, elle pénètre peu à peu dans l’immense région désolée où nous reléguons notre prochain inconnu, invisible, anonyme. Elle est déjà au fond de bien des actes ; elle envahit notre politique, notre industrie, notre commerce, presque tout ce que nous faisons dès que nous franchissons le cercle étroit du foyer domestique, le seul endroit pour la plupart des hommes où règne encore un peu de justice véritable, un peu de bienveillance, un peu d’amour. Loi sociale, lois économiques, évolution, sélection, lutte pour la vie, concurrence, elle prend mille noms pour faire le même mal. Pourtant rien n’est moins légitime que cette conséquence ; car sans avoir besoin de retourner le syllogisme, ce qui serait très raisonnable aussi, et de lui faire dire qu’il doit y avoir une certaine justice dans la nature, parce que nous qui sommes ses enfants nous sommes justes, il suffit de le prendre tel quel, et de faire observer que rien n’est plus mystérieux ni plus contestable que l’une au moins des deux prémisses. Nous avons vu dans les chapitres précédents que la nature ne semble pas juste par rapport à nous, mais nous ignorons complètement si elle n’est pas juste par rapport à elle-même. De ce qu’elle ne s’occupe pas de la moralité de nos actions, il ne suit pas qu’elle n’ait aucune morale, ni que notre morale soit la seule possible. Affirmons que la nature ne tient pas compte de nos intentions bonnes ou mauvaises, mais n’en concluons pas qu’elle est dénuée de toute moralité et de toute équité ; ce serait implicitement affirmer qu’il n’y a plus de secrets, plus de mystères, et que nous connaissons les lois, l’origine et la fin de l’univers. Elle n’agit pas comme nous, mais, je le répète, nous ignorons absolument pourquoi elle agit d’autre façon ; et nous n’avons pas le droit d’imiter quelqu’un qui nous paraît faire une chose inique ou cruelle, tant que nous ne connaissons pas exactement les raisons peut-être profondes et salutaires pourquoi il la fait. Où veut en venir la Nature ? Où tendent les mondes à travers l’éternité ? Où commence la conscience ? Ne peut-elle avoir d’autre forme que celle qu’elle a en nous ? A partir de quel point les lois physiques sont-elles des lois morales ? La vie est-elle intelligente ? Avons-nous pénétré toutes les propriétés de la matière, et est-ce uniquement dans notre système cérébro-spinal qu’elle devient esprit ? Enfin, qu’est-ce que la justice vue d’une autre hauteur ? Le centre de son domaine est-il nécessairement l’intention, et n’existe-t-il point de régions où l’intention ne compte plus ? Il nous faudrait répondre à toutes ces questions et à une foule d’autres, avant de décider si la nature est juste ou injuste par rapport à des masses qui répondent à sa taille. Elle dispose d’un avenir et d’un espace dont nous n’avons aucune idée, dans lesquels il y a peut-être une justice proportionnée à sa durée, à son étendue et à son but, tout comme notre instinct de justice est proportionné à la durée et au cercle étroit de notre vie. Elle peut faire pendant des siècles un mal qu’elle a des siècles pour réparer ; mais nous qui ne vivons que quelques jours, nous n’avons pas qualité pour imiter ce que nous ne pouvons embrasser du regard, ni suivre, ni comprendre. Tous les éléments nous manquent, qui nous permettraient de la juger, dès que nous regardons par delà l’heure actuelle. Par exemple, sans chercher dans l’immensité étrangère, et en nous en tenant au point imperceptible que nous sommes dans les mondes, nous ignorons tout ce qui concerne notre vie possible d’outre-tombe, et nous oublions que dans l’état présent de nos connaissances rien ne nous autorise à affirmer qu’il n’y ait pas une sorte de survie plus ou moins consciente, plus ou moins responsable ; sans qu’il faille pour cela que cette survie soit soumise aux décisions d’une volonté extérieure. Très téméraire serait celui qui soutiendrait que rien ne subsiste, soit en nous, soit en d’autres, des acquisitions de notre cerveau, des efforts de notre bonne volonté. Il se peut, et des expériences sérieuses semblent sinon prouver le phénomène, du moins permettre qu’on le classe parmi les possibilités scientifiques, il se peut qu’une partie de notre personnalité ou de notre force nerveuse ne se dissolve pas. N’est-ce pas là un avenir très vaste ouvert aux lois qui unissent la cause à l’effet, et qui toujours finissent par créer de la justice quand elles rencontrent l’âme humaine et qu’elles ont des siècles devant elles ? Ne perdons pas de vue que la nature, si nous disons qu’elle n’est pas juste, est néanmoins logique, et, lors même que nous aurions résolu de devenir injuste, il nous serait fort difficile de l’être, car nous devrions demeurer logique ; et la logique, dès qu’elle entre en contact avec nos pensées, nos sentiments, nos passions, nos intentions, qu’est-ce qui la distingue de la justice ?

XXII

Ne nous hâtons pas de conclure ; trop de points sont encore incertains. En voulant imiter ce que nous appelons l’injustice de la nature, nous risquons de n’imiter et de ne favoriser que notre propre injustice. Quand nous disons que la nature n’est pas juste, cela revient en somme à déplorer qu’elle ne s’occupe pas davantage de nos petites vertus, de nos petites intentions et de nos petits héroïsmes, et c’est moins notre désir d’équité que notre vanité qui est blessée. Mais de ce que notre morale n’est pas proportionnée à l’énormité de l’univers et à ses destinées infinies, il ne suit pas que nous devions l’abandonner, car elle est proportionnée à notre stature et à nos destinées restreintes.

Au surplus, l’injustice de la nature fût-elle incontestable, il faudrait examiner l’autre question qui reste entière, à savoir, s’il est ordonné à l’homme de suivre la nature dans son injustice. Ici, écoutons-nous nous-mêmes, plutôt que d’écouter une voix si formidable que nous ne saisissons aucune des paroles qu’elle profère. Notre raison et notre instinct nous disent qu’il est légitime de suivre le conseil de la nature, mais ils disent aussi qu’il ne faut point le suivre lorsqu’il heurte en nous un autre instinct également profond qui est l’instinct du juste et de l’injuste. Et si les instincts se rapprochent de la vérité et doivent être respectés à proportion de leur force, celui-ci est peut-être le plus puissant, puisqu’il a lutté seul jusqu’à ce jour contre tous les autres et n’est pas encore ébranlé. L’heure n’est pas venue de le renier. Hommes, il nous faut, en attendant d’autres certitudes, demeurer justes dans la sphère humaine. Nous ne voyons ni assez loin ni assez clair pour être justes dans une autre. Ne nous hasardons pas dans une sorte d’abîme, dont les races et les peuples trouvent sans doute l’issue, mais où l’homme en tant qu’homme ne doit pas pénétrer. L’injustice de la nature finit par devenir de la justice pour l’espèce, elle a le temps d’attendre et cette injustice est à sa taille. Mais nous, tout cela nous écrase, et nous comptons trop peu de jours. Laissons la force régner dans l’univers et l’équité dans notre cœur. Si la race est irrésistiblement et, je pense, justement injuste, si la foule même paraît avoir des droits que n’a pas l’homme isolé, et commet parfois de grands crimes inévitables et salutaires, le devoir de chaque individu dans la race, le devoir de tout homme dans la foule, est de demeurer juste au centre de toute la conscience qu’il parvient à réunir et à maintenir en lui-même. Nous n’aurons qualité pour abandonner ce devoir que lorsque nous saurons toutes les raisons de la grande injustice apparente ; et celles qu’on nous donne : la conservation de l’espèce, la reproduction et la sélection des plus forts, des plus habiles et des « mieux adaptés », ne sont pas suffisantes à déterminer un changement si effroyable. Certes, chacun de nous doit tâcher d’être le plus fort, le plus habile, et de s’adapter le mieux possible aux nécessités de la vie qu’il ne peut transformer ; mais à considérer les qualités qui le font vaincre, manifestent sa puissance morale et son intelligence, et le rendent réellement heureux, le plus habile, le plus fort, et le « mieux adapté », c’est jusqu’ici le plus humain, le plus honnête et le plus juste.

XXIII

« Plus est en moi », dit une belle devise inscrite sur les poutres et au fronton des cheminées d’une vieille demeure patricienne que visitent à Bruges les voyageurs, et qui est située à l’angle de l’un de ces quais mélancoliques et tendres, abandonnés, inanimés, et cependant riants, comme dans une peinture. Plus est en moi, toutes les lois morales, tous les mystères intelligents s’y trouvent, peut dire l’humanité. Il est possible qu’il y en ait bien d’autres au-dessus et au-dessous de nous ; mais si nous devons les ignorer toujours, ils sont pour nous comme s’ils n’étaient point, et si un jour nous apprenions qu’ils existent, nous ne l’apprendrions que parce que, à notre insu, ils étaient en nous-mêmes et nous appartenaient déjà. « Plus est en moi », et peut-être avons-nous le droit d’ajouter : « Et je n’ai rien à craindre de ce qui est en moi ».

En tout cas, c’est en nous que se trouve toute la région active et habitée du grand mystère de la justice.

Quant aux autres régions, elles sont inconsistantes, probablement imaginaires et bien certainement désertes et stériles. Sans doute l’humanité y a trouvé des illusions utiles, encore qu’elles ne fussent pas toujours inoffensives, et, s’il est hasardeux de soutenir que toutes les illusions doivent être détruites, il faut néanmoins qu’il n’y ait pas un désaccord trop manifeste entre elles et notre conception de l’univers. Aujourd’hui, nous voulons, en toutes choses, l’illusion de la vérité. Elle n’est peut-être ni la dernière, ni la meilleure, ni la seule possible, mais c’est celle qui pour le moment nous paraît la plus honnête, et la plus nécessaire. Bornons-nous donc à constater l’admirable amour de justice et de vérité qui est au cœur de l’homme. En restreignant ainsi notre admiration à la région incontestée, peut-être arriverons-nous à savoir ce qu’est cette passion qui est le signe humain par excellence, mais nous apprendrons sans nul doute, — et c’est le plus important, — de quelle manière il est possible de l’agrandir et de la purifier. En voyant la justice fonctionner sans relâche dans le seul temple où elle fonctionne réellement, c’est-à-dire en nous-mêmes, en la voyant se mêler à toutes nos pensées, à toutes nos actions, nous n’aurons pas de peine à découvrir ce qui l’éclaire et ce qui l’obscurcit, ce qui la guide et ce qui la trompe, ce qui la nourrit et ce qui l’affaiblit, ce qui l’attaque et ce qui la défend.

XXIV

Est-elle l’instinct de défense et de conservation de l’humanité ? Est-elle le produit le plus pur de notre raison, ou bien y retrouve-t-on un grand nombre de ces forces sentimentales qui ont si fréquemment raison contre la raison même, et qui ne sont au fond qu’une sorte de raison inconsciente et plus vaste, à laquelle la raison consciente apporte presque toujours une approbation étonnée quand elle arrive aux lieux d’où ces bons sentiments voyaient depuis longtemps ce qu’elle ne voyait pas encore ? De quoi dépend-elle davantage, de notre caractère ou de notre intelligence ? Questions qui ne sont peut-être pas oiseuses si l’on se demande ce qu’il convient de faire pour donner toute sa force et tout son éclat à cet amour de la justice qui est le joyau central de l’âme humaine. Tous les hommes aiment la justice, mais tous ne l’aiment pas du même amour, farouche et exclusif. Tous n’ont pas les mêmes scrupules, la même sensibilité, ni la même certitude. Nous rencontrons des êtres d’une intelligence très développée, dont le sentiment du juste et de l’injuste est infiniment moins délicat et moins sûr que chez d’autres d’une intelligence apparemment très médiocre ; et cette portion de nous-mêmes, mal connue et mal définie, qu’on nomme le caractère a ici une grande influence. Mais il est difficile d’évaluer ce qu’un caractère simplement honnête suppose d’intelligence plus ou moins inconsciente. Au surplus, il importe avant tout d’apprendre de quelle manière il est possible d’éclairer et d’augmenter en nous l’amour de la justice ; et à ce point de vue une chose est certaine, à savoir que notre caractère commence par échapper à l’action directe de notre bonne volonté, au lieu que le développement de notre intelligence y est en grande partie soumis ; on devient meilleur en devenant plus intelligent ; et il est loisible à tout homme de cultiver et d’étendre son intelligence. C’est donc en passant par notre intelligence que nous améliorerons cette portion de l’amour de la justice qui ressortit à notre caractère, car, à mesure que l’intelligence s’élève et s’éclaire, elle parvient à dominer, à éclairer, à transformer nos sentiments et nos instincts.

Mais n’allons plus placer ni interroger cet amour dans une sorte d’infini surhumain et souvent inhumain. Il ne participerait ni de la grandeur ni de la beauté que cet infini peut avoir, il serait incohérent et inactif comme lui. Tandis qu’en apprenant à le trouver et à l’écouter en nous-mêmes, où il est réellement, en voyant de quelle manière il profite de toutes les acquisitions de notre esprit, de toutes les joies et de toutes les souffrances de notre cœur, nous saurons bientôt ce qu’il faut faire pour l’augmenter et l’épurer.

XXV

Notre tâche ainsi réduite, sera suffisamment longue et laborieuse. Augmenter, épurer en nous l’idée de justice, savons-nous comment l’entreprendre ? Nous voyons à peu près de quel idéal il faut nous rapprocher, mais que cet idéal est encore altérable et trompeur ! Il est diminué de tout ce que nous n’apercevons pas, de tout ce que nous regardons incomplètement, de tout ce que nous n’interrogeons pas assez profondément. Il n’en est guère qui soit menacé de dangers plus sournois, victime d’oublis plus extraordinaires ou d’erreurs aussi peu vraisemblables. Il n’en est point que nous devions entourer de plus de craintes, de plus de curiosité pieuse et passionnée, de plus de sollicitude. Ce qui nous paraît irréprochablement juste à cette heure n’est probablement qu’une très petite portion de ce qui nous paraîtrait juste si nous changions de place. Il suffit de comparer ce que nous faisions hier à ce que nous faisons aujourd’hui, et ce que nous faisons aujourd’hui paraîtra plein de fautes contre l’équité, s’il nous est donné de nous élever davantage et de le comparer à ce que nous ferons demain. Un événement a lieu ; une pensée s’éclaire, un devoir envers nous même se précise, une relation inattendue se manifeste, et toute l’organisation de notre justice intérieure chancelle et se transforme. Si peu que nous avancions, il nous serait impossible de recommencer à vivre au milieu de bien des tristesses dont nous avons été la cause involontaire, parmi certains découragements que nous avons semés sans le savoir, et pourtant, lorsqu’ils naissaient autour de nous, il nous semblait que nous avions raison, et nous ne croyions pas être injustes. Et de même aujourd’hui, nous sommes satisfaits de notre bonne volonté ; nous nous disons que personne ne souffre par notre faute ; nous sommes persuadés que nous n’arrêtons pas un sourire, que nous n’interrompons pas un murmure de bonheur, que nous n’abrégeons pas une minute de paix et d’amour ; et peut-être n’apercevons-nous point, à notre droite ou à notre gauche, une injustice sans limite qui couvre les trois quarts de notre vie.

XXVI

Je lisais ce matin le troisième volume de la merveilleuse traduction que le Dr J. C. Mardrus vient de nous donner des Mille et une Nuits. J’aurais relu l’Odyssée, la Bible, Xénophon ou Plutarque, que l’enseignement des grandes civilisations disparues eût été pareil. Je voyais donc, au cours d’un des plus beaux récits de la sultane Schahrazade, se dérouler la vie la plus admirable, la plus claire, la plus spontanée, la plus indépendante, la plus abondante, la plus raffinée, la plus fleurie, la plus intelligente, la plus pleine de beauté, de bonheur et d’amour, et, à certains égards, la plus proche de la vérité la plus probable, que l’humanité ait peut-être connue. La civilisation morale y est, à bien des points de vue, aussi parfaite que la civilisation matérielle. Des idées de justice si délicates, des préceptes de sagesse si pénétrants, que notre société plus grossière, moins heureuse et moins attentive ne trouve plus guère l’occasion de les formuler ou de les découvrir, soutiennent çà et là cet incomparable édifice de félicité, comme des colonnes de lumière qui soutiendraient de la lumière. Pourtant, ce palais de béatitude où la vie morale est si saine, si gracieusement grave, si noble et si active, où la sagesse la plus pure et la plus religieuse préside à tous les délassements d’une humanité bienheureuse, est bâti tout entier sur une injustice telle, est environné d’une iniquité si vaste, si profonde et si effroyable, que le plus malheureux des hommes d’aujourd’hui hésiterait à la franchir pour atteindre le seuil étincelant de pierreries qui en émerge. Mais pas un des habitants de la demeure miraculeuse ne la soupçonne. On dirait qu’ils ne s’approchent jamais des fenêtres, ou, s’ils les ouvrent par hasard, et s’ils voient et déplorent, entre deux festins, la misère qui les entoure, ils n’aperçoivent point une iniquité incomparablement plus monstrueuse et plus révoltante que la misère, je veux dire l’esclavage, et surtout l’asservissement de la femme qui, si haute qu’elle soit, et dans le moment même où elle parle aux hommes de bonté et de justice, et leur ouvre les yeux sur leurs devoirs les plus touchants et les plus généreux, ne voit pas l’abîme où elle se trouve et ne se dit pas qu’elle n’est qu’un simple instrument de plaisir, qu’on achète, qu’on revend, ou qu’on donne à n’importe quel maître répugnant et barbare, dans un moment d’ivresse, d’ostentation ou de reconnaissance.

XXVII

« On raconte, dit Nozhatou, la belle esclave, qui, cachée derrière un rideau de soie et de perles, parle au prince Scharkan et aux sages du royaume, on raconte aussi que le Khalifat Omar sortit une fois se promener la nuit accompagné du vénérable Aslam Abou-Zeid. Et il vit au loin un feu qui flambait, et il s’en approcha, croyant sa présence utile, et il vit une pauvre femme qui allumait un feu de bois sous une marmite ; et elle avait à ses côtés deux petits enfants chétifs qui gémissaient lamentablement. Et Omar dit : « La paix sur toi, ô femme ! Que fais-tu donc là, seule dans la nuit et le froid ? » Elle répondit : « Seigneur, je fais chauffer un peu d’eau pour la donner à boire à mes enfants qui meurent de faim et de froid ; mais un jour Allah demandera compte au Khalifat Omar de la misère où nous sommes réduits ». Et le Khalifat qui était déguisé fut ému extrêmement et lui dit : « Mais crois-tu, ô femme, qu’Omar connaisse ta misère, s’il ne la soulage pas ? » Elle répondit : « Pourquoi donc Omar est-il le Khalifat s’il ignore ainsi la misère de son peuple et de chacun de ses sujets ? » Alors le Khalifat se tut et dit à Aslam Abou-Zeid : « Vite, allons-nous-en. » Et il marcha très vite, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’Intendance de sa maison, et il entra dans le magasin de l’Intendance et il tira un sac de farine d’entre les sacs de farine et aussi une jarre remplie de graisse de mouton, et il dit à Abou-Zeid : « Aide-moi à les charger sur mon dos, ô Abou-Zeid. » Mais Abou-Zeid se récria et dit : « Laisse-moi les porter moi-même sur mon dos, ô émir des Croyants. » Il répondit avec calme : « Mais serait-ce donc toi aussi, Abou-Zeid, qui porterait le fardeau de mes péchés au jour de la Résurrection ? » Et il obligea Abou-Zeid à lui mettre sur le dos le sac de farine et le vase de graisse de mouton. Et le Khalifat marcha vite, ainsi chargé, jusqu’à ce qu’il fût parvenu auprès de la pauvre femme, et il prit de la farine, et il prit de la graisse et les mit dans la marmite sur le feu, et de ses propres mains il prépara cette nourriture, et il se pencha lui-même sur le feu pour souffler dessus, et, comme il avait une très grande barbe, la fumée du bois se frayait chemin par les interstices de la barbe. Et lorsque cette nourriture fut prête, Omar l’offrit à la femme et aux petits enfants, qui en mangèrent jusqu’à satiété au fur et à mesure qu’Omar la leur refroidissait de son souffle. Alors Omar leur laissa le sac de farine et la jarre de graisse, et s’en alla en disant à Abou-Zeid : « O Abou-Zeid, maintenant que j’ai vu ce feu, sa lumière m’a éclairé. »

« Mais, ô Roi, dit un peu plus loin, à un roi très sage, une des cinq adolescentes pensives qu’on désire lui vendre ; mais, ô Roi, sache aussi que l’action la plus belle est celle qui est désintéressée. On raconte, en effet, que dans Israël il y avait deux frères, et l’un de ces frères dit un jour à l’autre : « Quelle est l’action la plus effroyable que tu aies jamais faite ? » Il répondit : « C’est celle-ci : comme je passais un jour près d’un poulailler, je tendis le bras et saisis une poule, et l’ayant étranglée je la rejetai dans le poulailler. C’est là la plus effroyable chose de ma vie. Mais toi, ô mon frère, qu’as-tu fait de plus effroyable ? » Il répondit : « C’est d’avoir fait ma prière à Allah pour lui demander une faveur. Car la prière n’est belle que lorsqu’elle est la simple élévation de l’âme vers les hauteurs. »

« Apprends à te connaître ! reprend une de ses compagnes, captive et esclave comme elle. Apprends à te connaître ! Et alors seulement agis ! agis selon tous tes désirs, mais en prenant garde de ne pas léser ton voisin. »

Notre morale d’aujourd’hui ne saurait rien ajouter à cette dernière formule, et n’a pas de précepte plus complet. Tout au plus pourrait-elle étendre le sens du mot : « voisin », élever, alléger, et rendre plus subtil et plus impressionnable celui du mot : « léser ». Or, le livre où se trouvent ces paroles, est, sous toutes ces fleurs et sous toute cette sagesse, un monument d’horreur, de sang, de larmes, de despotisme et de servitude. Et celles qui les prononcent sont des esclaves. Un marchand les achète, je ne sais où, et les revend à une vieille femme qui leur enseigne ou leur fait enseigner la poésie, la philosophie, toutes les sciences de l’Orient, afin qu’elles soient un jour des présents dignes d’un roi. Et quand l’éducation est achevée, et que la beauté et la sagesse des victimes excitent l’admiration de tous ceux qui les approchent, l’industrieuse et prévoyante vieille les offre, en effet, à un roi très juste et très sage. Et quand le roi très juste et très sage leur aura pris leur virginité et voudra d’autres amours, il les donnera probablement (car je ne me rappelle plus exactement la suite de l’histoire, mais c’est la destinée invariable de toutes les femmes de ces merveilleuses légendes) à ses vizirs. Et les vizirs les échangeront contre un vase de parfum ou une ceinture de pierreries, à moins qu’ils ne les envoient au loin faire les délices d’un protecteur puissant ou d’un rival hideux, mais redouté. Et elles qui interrogent leur conscience et lisent dans celle des autres, elles qui méditent les plus beaux et les plus grands problèmes de la justice et de la morale des peuples et des hommes, elles ne jettent pas un regard sur leur sort et ne se doutent pas un instant de l’abominable injustice qu’elles subissent. Et tous ceux qui les écoutent, les aiment, les admirent et les comprennent, ne s’en doutent pas davantage. Et nous qui nous étonnons et qui réfléchissons aussi sur la justice, la bonté, la pitié et l’amour, rien ne nous prouve que notre état social n’offrira pas quelque jour, à ceux qui viendront après nous, un spectacle aussi déconcertant.

XXVIII

Il nous est difficile d’imaginer ce que sera la justice idéale, puisque toutes nos pensées qui s’élèvent vers elle sont contrariées par l’injustice dans laquelle nous vivons encore. Nous ignorons les lois, les relations nouvelles qui se révéleront quand il n’y aura plus d’inégalités ni de malheurs imputables aux hommes, et que chacun, selon le principe de la morale évolutionniste, « recueillera les résultats bons ou mauvais de sa propre nature et des conséquences qui découlent de celle-ci ». A l’heure actuelle, il n’en est pas ainsi, et l’on peut dire que pour la totalité des hommes, dans le domaine matériel, « la connexité entre la conduite et ses conséquences », selon la formule de Spencer, n’existe que d’une manière dérisoire, arbitraire et inique. N’est-il pas téméraire d’espérer que nos pensées soient justes quand le corps de chacun de nous trempe complètement dans l’injustice ? Et il n’est personne qui n’y trempe pour en souffrir ou pour en profiter, personne dont les efforts n’obtiennent trop ou trop peu, personne qui ne soit privilégié ou frustré. Nous pouvons essayer de dégager notre pensée de cette injustice invétérée, vestige trop durable de la « morale sous-humaine » nécessaire à l’espèce primitive. Mais il est vain de croire qu’elle aura la même force, la même indépendance, la même clairvoyance, et qu’elle arrivera aux mêmes résultats que si cette injustice n’était pas. Ce n’est jamais qu’une très timide et très incertaine partie de la pensée humaine, qui parvient à se dresser au-dessus de la réalité. La pensée humaine peut beaucoup de choses ; et elle a amené, à la longue, des améliorations étonnantes dans ce qui paraissait immuable dans l’espèce ou la race. Mais au moment où elle médite sur une transformation qu’elle entrevoit ou qu’elle espère, elle n’en subit pas moins le joug, la manière de voir, de sentir et d’imaginer de ce qu’elle voudrait changer. Elle n’en est pas moins et presque tout entière, cela même qu’elle prétend transformer. Elle est plutôt faite pour expliquer, juger, coordonner ce qui était, pour aider, nourrir et faire connaître ce qui est déjà né mais encore invisible ; et il est rare qu’elle prévoie l’avenir ou qu’elle produise rien de bien salutaire et de durable, quand elle se risque dans ce qui n’est pas encore. Aussi porte-t-elle la peine de l’état social dans lequel nous vivons. Il y a trop d’injustice autour de nous pour que nous puissions nous faire une idée satisfaisante de la justice, pour que nous puissions y penser avec la bonne foi et la paix nécessaires. Il faudrait pour l’étudier et en parler avec fruit qu’elle fût ce qu’elle pourrait être : une puissance sociale, irréprochable et réelle. Mais nous devons nous borner à invoquer ses effets inconscients, secrets, et pour ainsi dire insensibles. C’est vraiment du rivage de l’injustice humaine que nous contemplons la justice, et nous ignorons encore le spectacle de la haute mer sous la voûte illimitée et inviolable d’une conscience sans reproche. Il faudrait, tout au moins, que les hommes eussent fait leur possible, dans leur propre domaine ; ils auraient alors le droit d’aller plus loin et d’interroger autre chose, et leurs pensées seraient probablement plus claires si leur conscience était plus tranquille.

XXIX

Un grand reproche paralyse notre ardeur quand nous entreprenons de devenir meilleurs, de pardonner, d’aimer et de comprendre davantage. Nous avons beau purifier notre conscience, ennoblir nos pensées et nous efforcer de rendre la vie plus douce et plus légère à ceux qui nous entourent ; tout cela ne produit presque rien au dehors, tout cela ne passe point notre porte ; et dès que nous sortons de la demeure de notre intimité, nous sentons que nous n’avons rien fait, qu’il n’y a rien à faire et que nous prenons part malgré nous à la grande injustice anonyme. N’est-il pas dérisoire de résoudre chez soi les problèmes de conscience les plus touchants et les plus délicats, de chasser avec crainte l’ombre d’une pensée amère, de se vouloir, à toute heure du jour, noble, simple, fidèle, loyal, compatissant, moralement intact, entre les quatre murs de son appartement, pour oublier à l’instant même, et sans qu’il soit possible de ne pas le faire, toute pitié, toute équité et tout amour sitôt que nous descendons dans la rue, ou que nous rencontrons d’autres êtres que ceux dont le visage nous est devenu familier ? Quelle est la dignité, la loyauté, de cette double vie, sage, humaine, élevée, réfléchie de ce côté de notre seuil, et de l’autre, indifférente, instinctive, impitoyable ? Il suffit que nous ayons moins froid, que nous soyons mieux vêtus et mieux nourris que l’ouvrier qui passe, que nous achetions n’importe quel objet qui n’est pas strictement indispensable ; et c’est, en dernière analyse, après mille circuits, un retour inconscient à l’acte primitif du plus fort dépouillant sans scrupule le plus faible. Nous ne jouissons pas d’un avantage qui ne soit, à le regarder d’assez près, le résultat d’un abus de pouvoir peut-être très ancien, d’une violence inconnue, d’une ruse antérieure, que nous remettons en mouvement en nous asseyant à notre table, en nous promenant oisivement par la ville, en nous couchant le soir dans un lit que nos mains n’ont point fait. Et le loisir même d’être meilleur, plus compatissant, et plus doux, et de penser plus fraternellement à l’injustice que subissent les autres, qu’est-ce, en somme, que le fruit le plus mûr de la grande injustice ?

XXX

Je sais bien, il ne faut pas pousser trop loin ces scrupules, on irait à des révoltes fort inutiles et peut-être funestes à l’espèce dont il convient de respecter la puissante et clémente lenteur. Ou bien l’on retournerait aux renoncements inactifs et mystiques, hostiles aux volontés les plus évidentes et les plus invariables de la vie. Il y a là des lois qu’on dit inévitables ; mais déjà on le dit avec moins d’assurance. C’est en quoi la situation du juste et du sage est changée. Marc-Aurèle, l’âme la plus noblement sensible, la plus sagement impressionnable, la plus purement anxieuse, la plus inquiète de justice qui fût jamais peut-être, ne se demande pas ce qui se passe hors de l’admirable petit cercle de lumière où sa vertu, sa conscience, sa pitié, sa mansuétude divine enveloppe ses proches, ses amis et ses serviteurs. Tout autour, il ne l’ignore point, c’est l’iniquité infinie. Mais cette iniquité ne le regarde pas. Elle est l’océan nécessaire, mystérieux et sacré ; l’immense part des dieux, de la fatalité et des lois supérieures, inconnues, irresponsables, irrésistibles, immuables. Elle n’accable point son courage ; au contraire, elle le rassure, le concentre et l’élève, comme une flamme est plus haute qui ne se répand pas sur une grande surface, qui jaillit toute seule dans la nuit, et que les ténèbres activent. Il ne lui appartient pas de toucher au régime du destin qui veut la servitude du plus grand nombre. Il se soumet avec tristesse, mais avec confiance, aux décrets irrévocables, et c’est encore un acte de piété et de vertu. Il s’enferme en lui-même et devient plus humain et plus juste, dans une sorte de vide immobile et sans rayonnement. Et de siècle en siècle les sages et les bons auront la même ardeur concentrée et recluse. Plus d’une loi immuable aura changé de nom ; mais la part de l’iniquité demeurera pareille ; et ils la regarderont avec la même mélancolie résignée et rassurée. Mais nous, qu’allons-nous faire ? Nous savons qu’il n’y a plus d’iniquité nécessaire. Nous avons envahi le domaine des dieux, du destin et des lois inconnues. Peut-être leur reste-t-il la maladie, l’accident, la tempête, la foudre et la plupart des mystères de la mort ; nous n’avons pas pénétré jusque-là ; mais il est certain qu’ils n’ont plus la pauvreté, le travail sans espoir, la misère, la famine et la servitude. C’est nous qui les organisons, les maintenons et les distribuons. Ce sont nos fléaux personnels, affreux mais familiers, et ils sont de plus en plus rares ceux qui croient de bonne foi qu’une puissance surhumaine y préside. Il n’existe plus que dans nos souvenirs, l’océan religieux et infranchissable qui protégeait et excusait la retraite du penseur et du juste replié sur lui-même. Aujourd’hui, Marc-Aurèle ne dirait plus avec la même sérénité : « Ils se cherchent des refuges, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes : toi aussi, tu te livres d’habitude à un vif désir de pareils biens. Or, c’est là le fait d’un homme ignorant et inhabile, puisqu’il t’est permis à l’heure que tu veux de te retirer en toi-même. Nulle part l’homme n’a de retraite plus tranquille, moins troublée par les affaires, que celle qu’il trouve en son âme, particulièrement si l’on a en soi-même de ces choses dont la contemplation suffit pour nous faire jouir à l’instant du calme parfait, lequel n’est pas autre, à mon sens, qu’une parfaite ordonnance de notre âme ».

Il y a autre chose à cette heure que l’ordonnance de l’âme ; ou plutôt il s’agit d’y ordonner toutes les choses qui ne s’y trouvaient point du temps de Marc-Aurèle, — c’est-à-dire les trois quarts des malheurs des hommes, — et qui, d’intangibles, d’inintelligibles, d’immobiles, de fatales qu’elles étaient, sont devenues réelles, explicables, pressantes et humaines.

XXXI

Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner ce désir « d’ordonnance » des vieux sages. Nous n’avons plus à attendre « l’ordonnance » absolue qu’ils trouvaient dans leur égoïsme excusable ; mais nous pouvons espérer une sorte d’ordonnance conditionnelle et provisoire. Cette « ordonnance » n’est plus le dernier mot de la morale, mais il n’en est pas moins indispensable de commencer par être aussi juste que possible en soi-même et envers ses proches, ses amis, ses voisins et ses serviteurs. C’est à l’heure où nous sommes tout à fait juste envers ceux-ci et dans notre conscience, que nous nous apercevons que nous sommes très injuste envers tous les autres. Quant au moyen d’être pratiquement plus juste envers ces derniers, nous l’ignorons encore, à moins de recourir aux grands renoncements héroïques qui, ne pouvant être unanimes, produiraient peu de chose, et iraient probablement contre les lois les plus profondes de la nature, laquelle rejette le renoncement sous toutes ses formes, hormis celle de l’amour maternel.

Cette justice pratique est donc le secret de l’espèce. L’espèce a ainsi maints secrets qu’elle révèle un à un, aux moments véritablement dangereux de l’histoire ; et les solutions qu’elle impose aux difficultés trop mortelles, sont presque toujours inattendues, et d’une simplicité assez étrange. Il est possible que l’heure approche où elle parlera de nouveau. Espérons, sans outrer notre espoir, car nous ne devons pas perdre de vue que l’humanité est loin d’être sortie de la période des « générations sacrifiées ». L’histoire n’en a point connu d’autres, et il est possible que jusqu’à la fin des temps toutes les générations se disent sacrifiées. Néanmoins, on ne saurait nier que les sacrifices, pour injustes et inutiles qu’ils soient encore, deviennent de moins en moins inhumains et inéluctables, qu’ils ont lieu en vertu de lois de mieux en mieux connues, et qui paraissent de plus en plus se rapprocher de celles qu’une raison élevée peut accepter sans être impitoyable.

XXXII

Mais, il faut l’avouer, les « idées » de l’espèce sont d’une lenteur majestueuse et redoutable. Il a fallu des siècles pour que les hommes primitifs renonçassent à se fuir ou à s’attaquer, quand ils se rencontraient à l’entrée des cavernes, et reconnussent qu’ils avaient intérêt à se rapprocher, et à se défendre en commun contre les énormes ennemis du dehors. En outre, les « idées » de l’espèce sont souvent très différentes de celles que pourrait avoir l’homme le plus sage. Elles paraissent indépendantes, spontanées, s’appuient fréquemment sur des données dont on ne trouve pas trace dans la raison humaine de l’époque où elles naissent ; et c’est une des questions les plus graves et les plus inquiétantes qu’ait à se poser le moraliste ou le sociologue, que de savoir si tous ses efforts peuvent hâter d’une heure ou faire dévier d’une ligne les décisions de la grande masse anonyme qui poursuit pas à pas son but indiscernable.

XXXIII

Il y a longtemps, si longtemps que c’est une des premières affirmations de la science, au moment où elle sort des entrailles de la terre, des glaciers et des grottes, et cesse de s’appeler géologie ou paléontologie pour devenir l’histoire de l’homme, il y a donc bien longtemps, l’humanité passa par une crise qui n’est pas sans analogie avec celle dont elle approche, ou dans laquelle elle se débat actuellement ; à cette différence près qu’elle paraissait tout autrement tragique et insoluble. On peut même affirmer que l’espèce humaine n’a pas connu jusqu’ici une heure plus critique ni plus décisive, une période où elle fut plus près de sa ruine ; et si nous vivons aujourd’hui, nous le devons apparemment à l’expédient inespéré qui sauva la race dans l’instant que le fléau, nourri par la raison même de l’homme et par tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus irrésistible en son instinct du juste et de l’injuste, allait enfin détruire l’équilibre héroïque entre le désir et la possibilité de vivre.

Je veux parler des violences, des rapts et des meurtres qui surgirent naturellement parmi les premiers groupes humains. Ils furent probablement effroyables et durent très sérieusement menacer l’existence de la race, car la vengeance est la forme terrible, et pour ainsi dire épidémique, que prend d’abord le besoin de justice. Il est évident que, livrée à elle-même, et se multipliant à chaque pas, la vengeance, suivie de la vengeance de la vengeance, n’eût pas tardé à dévorer, sinon l’humanité entière, du moins tout ce qui était énergique et fier parmi les premiers hommes. Or, chez presque tous les peuples barbares, aussi bien que dans la plupart des tribus sauvages qu’on peut encore observer aujourd’hui, on voit, à un moment donné, — et c’est généralement le moment où les armes de la tribu deviennent réellement meurtrières, — on voit la vengeance s’arrêter brusquement devant une coutume singulière qu’on a appelée « le prix du sang » ou « la composition pour l’homicide » et qui permet au coupable d’échapper aux représailles des amis ou des parents de la victime, en payant à ceux-ci une indemnité, arbitraire au début, mais bientôt strictement graduée.

A la bien examiner, dans l’histoire toute héroïque, toute de premier mouvement des peuples enfants, rien n’est plus étrange, plus inattendu que l’ingéniosité un peu mercantile, un peu trop patiente, de cet usage presque général. Faut-il l’attribuer à la prévoyance des chefs ? Mais on la retrouve là où il n’y a, pour ainsi dire, aucune autorité. En est-on redevable aux vieillards, aux penseurs, aux sages des groupes primitifs ? Cela n’est guère plus probable. Il y a là une pensée qui est en même temps plus basse et plus haute que ne pourrait l’être la pensée d’un génie isolé, d’un prophète des périodes barbares. Le sage, le prophète, le génie, surtout le génie inculte, est plutôt porté à outrer les penchants généreux et héroïques du clan et de l’époque auxquels il appartient. Cette hésitation craintive et presque sournoise d’une vengeance naturelle et sacrée, ce marché assez odieux de l’amitié, de la fidélité et de l’amour devaient lui répugner. Et, d’un autre côté, est-il vraisemblable qu’il ait pu s’élever assez haut pour entrevoir par delà les devoirs immédiats les plus nobles et les plus incontestés, cet intérêt supérieur de la tribu et de la race, cette volonté mystérieuse de la vie, que les plus sages d’entre les sages d’aujourd’hui n’aperçoivent d’ordinaire et ne justifient qu’après une grave et douloureuse victoire sur leur raison solitaire et sur leur cœur ?

Non, ce ne fut pas la pensée de l’homme qui trouva cette solution. Ce fut l’inconscience de la masse obligée de se défendre contre des pensées trop individuellement, trop purement humaines pour qu’elles pussent s’adapter aux irréductibles exigences de la vie sur cette terre. L’espèce est extrêmement docile, extrêmement endurante. Elle porte le plus longtemps et le plus loin possible le fardeau que la raison, le désir du mieux, l’imagination, les passions, les vices, les vertus et les sentiments qui sont propres à l’homme, lui imposent. Mais au moment où le fardeau devient réellement écrasant et funeste, elle s’en débarrasse avec indifférence. Elle n’a nul souci du moyen ; elle prend le plus proche, et le plus simple, étant sûre, dirait-on, que son idée est la plus juste et la meilleure. Or, elle n’a qu’une idée : c’est de vivre ; et cette idée surpasse en somme tous les héroïsmes et les rêves les plus admirables que renfermait peut-être le fardeau qu’elle rejette.

Reconnaissons-le, dans l’histoire de la raison humaine, ce ne sont pas toujours les pensées qui s’élèvent le plus haut qui sont les plus justes et les plus grandes. Il en est un peu des pensées de l’homme comme des jets d’eau qui ne montent si haut que parce qu’ils ont été emprisonnés et qu’ils s’échappent par un orifice très étroit. A sa sortie de l’orifice on peut imaginer que l’eau qui s’élance vers le ciel méprise le grand lac immobile et sans bornes qui s’étend sous elle. Pourtant, on a beau dire, c’est le grand lac qui a raison. Il accomplit tranquillement, dans son immobilité apparente et dans son silence passif, l’œuvre immense et normale du plus important élément de notre globe, et le jet d’eau n’est qu’un incident curieux qui retombe bientôt dans l’œuvre universelle. Pour nous, l’espèce est le grand lac qui a toujours raison, même au point de vue de la raison de l’homme supérieur qu’elle semble parfois outrager. Elle a l’idée la plus vaste, celle qui contient toutes les autres et qui embrasse le temps et l’espace le plus illimités. Et ne voyons-nous pas mieux, de jour en jour, que l’idée la plus vaste, dans quelque domaine que ce soit, est, en fin de compte, la plus raisonnable, la plus sage, la plus juste et la plus belle aussi ?

XXXIV

On se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux que les destinées de l’humanité fussent dirigées par les hommes supérieurs, par les grands sages, plutôt que par l’instinct de l’espèce, toujours si lent et souvent si cruel.

Je ne crois pas qu’on puisse répondre à la question de la même façon qu’on y eût autrefois répondu. Certes, il eût été bien dangereux de confier les destinées de l’espèce à Platon, à Aristote, à Marc-Aurèle, à Shakespeare ou à Montesquieu. Aux pires moments de la Révolution française, le sort d’un peuple était en somme entre les mains d’assez bons philosophes.

Mais il est certain qu’aujourd’hui, les habitudes du penseur se sont profondément modifiées. Il n’est plus spéculatif, utopiste, ou exclusivement intuitif. En politique, comme en littérature, comme en philosophie et dans toutes les sciences, il est de plus en plus observateur et de moins en moins imaginatif. Il suit, il regarde, il étudie, il tâche d’organiser ce qui est, plutôt qu’il ne précède, qu’il ne tente de créer ce qui n’est pas encore ou ce qui ne sera jamais. Dès lors, il a peut-être qualité pour parler plus impérieusement et y aurait-il moins de danger à ce qu’il intervînt plus directement. Il est vrai qu’on ne le lui permettra guère plus qu’auparavant. Moins peut-être, car, étant plus circonspect et moins aveuglé par ses certitudes bornées, il sera moins hardi et moins exclusif. Il est pourtant probable que, se trouvant naturellement d’accord avec le génie de l’espèce qu’il se contente d’observer, son influence gagnera peu à peu, de sorte qu’ici encore, en dernière analyse, ce sera l’espèce qui aura raison et qui décidera ; puisqu’elle guide celui qui l’observe, et qu’en suivant celui qu’elle guide, elle ne fera que suivre ses propres volontés inconscientes et informes, qu’il aura éclairées et exprimées.

XXXV

En attendant que l’espèce trouve le nouvel expédient nécessaire (Et elle le trouvera sans peine quand le danger sera plus grave, il est même probable qu’elle l’a déjà trouvé et qu’il transforme, à l’heure qu’il est, une partie de nos destinées sans que nous soupçonnions son existence), en attendant, tout en travaillant au dehors comme si le salut de nos frères dépendait entièrement de notre travail, il nous est permis, aussi bien qu’aux vieux sages, de rentrer par moments en nous-mêmes. Nous y trouverons peut-être à notre tour, une de ces choses dont la contemplation suffit pour nous faire jouir à l’instant, sinon d’un calme parfait, du moins d’une espérance indestructible. Si la nature ne nous semble pas juste, si rien ne nous permet d’affirmer qu’une puissance supérieure ou l’intelligence de l’univers récompense ou châtie, ici-bas ou ailleurs, selon les lois de notre conscience ou selon d’autres lois que nous admettrons quelque jour, si enfin, d’homme à homme, c’est-à-dire dans nos relations avec nos semblables, il y a un admirable désir d’équité, mais une justice effective toujours incomplète, sujette à toutes les erreurs de la raison, à toutes les embûches de l’intérêt personnel, et soumise à toutes les mauvaises habitudes d’un état social encore « sous-humain », il est néanmoins certain qu’au fond de la vie morale de chacun de nous se trouve une image de cette justice invisible et incorruptible que nous avons vainement cherchée dans le ciel, dans l’univers et dans l’humanité. Elle agit, il est vrai, d’une manière qui échappe aux regards des autres hommes et souvent à notre propre conscience, mais pour être caché et intangible, ce qu’elle fait n’en est pas moins profondément humain, profondément réel. Il semble qu’elle écoute et examine tout ce que nous pensons, tout ce que nous disons, tout ce que nous tentons dans la vie du dehors, et s’il y a, au fond de tout cela, un peu de bonne volonté et de sincérité, elle le transforme en forces morales qui étendent et éclairent notre vie intérieure et nous aident à penser, à dire, à tenter mieux encore dans l’avenir. Elle n’accroît ni ne diminue nos richesses, elle ne détourne ni la maladie ni la foudre, elle ne prolonge point la vie d’un être que nous adorons ; mais si nous avons appris à réfléchir et à aimer, si, en d’autres termes, nous avons fait notre devoir selon l’esprit en même temps que notre devoir selon le cœur, elle entretient au fond de notre esprit et de notre cœur, une intelligence, une satisfaction peut-être désenchantée, mais noble et inépuisable, une dignité d’existence, qui suffisent à nourrir notre vie, après que les richesses sont perdues, après que la foudre ou la maladie ont frappé, après que l’être adoré a quitté nos bras pour toujours. Une bonne pensée, une bonne action apporte en notre cœur la récompense que l’absence d’un juge universel de la nature ne lui permet pas de répandre autour de nous sur les choses. Le bonheur qu’il lui est impossible de produire au dehors, elle s’efforce de le produire au-dedans de nous-mêmes. Elle remplit l’âme d’autant plus qu’elle est privée d’épanchements extérieurs. Elle prépare l’espace nécessaire à une intelligence, à une paix, à un amour qui vont grandir. Elle ne peut rien sur les lois de la nature. Elle peut tout sur les lois qui président à l’heureux équilibre d’une conscience humaine. Et cela est vrai à tous les degrés de la pensée, comme à tous les degrés de l’action. L’ouvrier qui vit honnêtement son humble vie de père de famille en faisant honnêtement son devoir d’ouvrier et l’homme qui persévère dans l’héroïsme moral, sont peut-être à une grande distance l’un de l’autre, mais ils existent et agissent sur le même plan, et sont transportés dans la même région loyale et consolatrice. Certes, ce que nous disons et ce que nous faisons influe beaucoup sur notre bonheur matériel. Mais c’est, en dernière analyse, par ses organes spirituels que l’homme jouit durablement et complètement du bonheur matériel même. Voilà pourquoi ce que nous pensons a plus d’importance encore. Mais ce qui importe par-dessus tout, au point de vue de l’accueil que nous saurons faire aux joies et aux peines de la vie, c’est le caractère, l’état d’esprit, l’habitude morale qu’aura créés en nous ce que nous avons dit, fait et pensé. Ici se manifeste une justice incontestable, et il y a un accord d’autant plus nécessaire et d’autant plus parfait entre la bonne volonté habituelle de l’esprit et du cœur et le bonheur intime de notre être moral, que ce bonheur n’est autre chose que la face de la bonne pensée et du bon sentiment qui rayonne vers le dedans de nous-mêmes. Ici se trouve réellement, entre la cause et l’effet, ce lien intelligent et moral que nous avons inutilement recherché dans le monde du dehors, et il y a en vérité dans les choses morales, et régnant sur le bien et le mal qui s’agitent au fond de notre conscience, une justice exactement semblable à celle que nous souhaiterions qu’il y eût dans les choses physiques. N’est-ce d’ailleurs pas d’elle que naît notre souhait, et n’est-ce pas parce que cette justice est si vivante et si puissante en notre cœur qu’il est si difficile de nous persuader qu’elle n’existe pas dans l’univers ?

XXXVI

Nous avons parlé bien longuement de la Justice, mais n’est-elle pas le grand mystère moral de l’homme, et ne tend-elle pas à se substituer à la plupart des mystères spirituels qui dominaient sa destinée ? Elle a pris la place de plus d’un dieu, de plus d’une puissance anonyme. Elle est l’étoile qui se forme dans la nébuleuse de nos instincts et de notre vie incompréhensible. Elle n’est pas le mot de l’énigme, et quand nous saurons mieux ce qu’elle est, et qu’elle régnera véritablement sur la terre, nous ne saurons pas davantage ce que nous sommes, ni pourquoi nous sommes, ni d’où nous venons, ni où nous allons ; mais elle est le premier ordre de l’énigme, et quand il sera obéi nous pourrons aller, d’un esprit plus libre et d’un cœur plus tranquille, à la recherche du secret de celle-ci.

Enfin, elle comprend toutes les vertus humaines, et seul, son sourire accueillant les purifie, les ennoblit et leur donne le droit de pénétrer dans notre vie morale. Car toute vertu qui ne peut soutenir le regard clair et fixe de la justice est pleine de ruses, et malfaisante. On la retrouve ainsi au centre de tout idéal. Elle est au milieu de l’amour de la vérité, comme elle est au milieu de l’amour de la beauté. Elle est également la bonté, la pitié, la générosité et l’héroïsme, car ils sont les actes de justice de celui qui s’est élevé assez haut pour ne plus voir uniquement le juste et l’injuste à ses pieds et dans le cercle étroit des obligations que le hasard lui impose, mais par delà les années et les destinées voisines, par delà ce qu’il doit, par delà ce qu’il aime, par delà ce qu’il rencontre, par delà ce qu’il cherche, par delà ce qu’il approuve ou ce qu’il désapprouve, par delà ce qu’il espère et ce qu’il redoute, par delà les torts et les crimes mêmes de ses frères les hommes.

L’ÉVOLUTION DU MYSTÈRE

I

Il est fort raisonnable de croire, et beaucoup d’intelligences un peu lasses des incertitudes naturelles de la science croient, faute de mieux, que l’intérêt principal de notre vie, que tout ce qui est vraiment élevé et digne d’attention dans notre destinée, se trouve presque uniquement dans le mystère qui nous entoure, et de préférence dans ces deux mystères plus redoutables et plus sonores que les autres : la mort et la fatalité. Je crois aussi, mais d’une façon un peu différente, que l’étude du mystère sous toutes ses formes est la plus noble à laquelle puisse se livrer notre esprit, et c’est d’ailleurs l’étude et le souci de tous les hommes qui, dans la science, l’art, la littérature et la philosophie, s’élèvent au-dessus de l’observation et de la reproduction des petits faits, des petites réalités ou des petites vérités acquises. Ils y excellent plus ou moins, ils vont plus ou moins loin, plus ou moins haut, dans ce qu’ils savent, à proportion du respect qu’ils ont pour ce qu’ils ignorent, à proportion de l’ampleur que leur imagination ou leur intelligence sait donner à l’ensemble des forces qu’on ne peut pas connaître. C’est la conscience de l’inconnu dans lequel nous vivons qui confère à notre vie une signification qu’elle n’aurait point si nous nous renfermions dans ce que nous savons, ou si nous croyions trop facilement que ce que nous savons est de beaucoup plus important que ce que nous ignorons encore.

II

Il faut se faire une conception générale de ce monde. Toute notre vie morale, toute notre vie humaine s’appuie sur cette conception. Mais une conception générale de ce monde, qu’est-elle, pour la plus grande part, si on l’examine de près, qu’une conception générale de l’inconnu ? Il n’est pas permis, quand il s’agit d’une idée aussi grave et dont les conséquences sont aussi sérieuses, de prendre celle qui nous plaît le mieux, qui nous semble la plus imposante ou la plus belle. Nous sommes tenus de choisir celle qui nous paraît la plus vraie ou plutôt la seule vraie, car je ne crois pas que l’homme puisse sincèrement hésiter entre deux vérités apparentes ou réelles. Il s’en trouve toujours une qui, à un moment donné, lui semble plus vraie que l’autre. Son devoir, dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il dit, dans tout ce qu’il pense, dans son art, dans sa science, dans sa vie intellectuelle ou sentimentale, est de se tenir à celle-là. Peut-être lui sera-t-il impossible de la définir. Peut-être ne lui apportera-t-elle aucune certitude satisfaisante. Peut-être ne sera-t-elle au fond qu’une impression plus profonde, plus sincère que les autres. N’importe. Il n’est pas besoin, pour que nous chérissions une vérité, qu’elle soit irrécusable ou inattaquable. C’est déjà beaucoup qu’elle nous ait fait voir que les idées que nous aimions avant elle n’étaient point d’accord avec l’expérience loyale de la vie. Cela suffit pour que nous nous y attachions de toute notre reconnaissance, jusqu’à ce qu’elle subisse le sort qu’elle fit subir à l’idée primitive. Le grand mal, celui qui détruit notre vie morale, et menace l’intégrité de notre esprit et de notre caractère, n’est point de se tromper ou d’aimer une vérité incertaine, mais de rester fidèle à ce qu’on ne croit plus entièrement. « Le plus bel emploi de notre vie, a-t-on dit, c’est d’accroître la conformité de notre intelligence à la réalité. »

III

S’il n’était question que de se faire de l’inconnu l’image la plus grandiose, la plus tragique, la plus imposante, la plus écrasante, nous aurions tort de nous restreindre. Il est certain qu’à bien des points de vue, l’attitude la plus belle et la plus religieuse, en face du mystère, c’est le silence ou la prière, l’acceptation et la crainte. Au premier abord, l’abandon total, l’effroi grave mais contenu, devant une force immense, irrésistible, inconnaissable, mais attentive, humainement surhumaine, souverainement intelligente, et peut-être paternelle, semblent plus dignes, plus sacrés, qu’une interrogation patiente, minutieuse et tranquille. Mais sommes-nous encore en état, avons-nous encore le droit de choisir ? Il ne s’agit plus de la beauté ou de la grandeur de l’attitude. En face du mystère comme en face de toute chose et bien plus qu’en face de toute autre chose, il y va non pas de beauté ou de grandeur, mais de vérité et de sincérité. Notre devoir n’est plus de chercher à conformer les faits à nos préférences instinctives, à notre idéal, mais de nourrir des aspirations assez vastes, assez désintéressées pour qu’elles soient toujours prêtes à s’harmoniser avec tous les faits incontestables. Ce qu’il y avait de beau dans l’agenouillement ou la prosternation, c’est le passé qui l’y avait mis, ou plutôt ce qui était une vérité dans le passé. Pour nous, peut-être n’avons-nous pas une autre certitude, mais nous ne sommes plus pénétrés de la même vérité. Si nous ne connaissons pas l’inconnu, si nous ignorons ce qu’il est, du moins savons-nous en partie ce qu’il n’est pas ; et si nous reprenions l’attitude de nos pères, nous reprendrions cette attitude devant ce que nous savons qu’il n’est pas. Car, s’il n’est pas absolument établi que l’inconnu ne soit ni attentif ni personnel, ni souverainement intelligent et juste, s’il n’est pas absolument prouvé qu’il n’ait ni la forme, ni les intentions, ni les passions, ni les vices, ni les vertus de l’homme, il est incomparablement plus probable qu’il ignore tout ce qui nous paraît capital dans notre existence. Il est incomparablement plus probable qu’il a peut-être réservé à l’espèce, dans son plan démesuré et éternel, une petite place éphémère, mais que l’action de l’individu le plus puissant, le meilleur ou le pire n’y a pas plus d’importance que n’en eurent, dans l’histoire des continents et des mers, les mouvements à peine perceptibles de l’obscure cellule géologique. S’il n’est pas irréfutablement démontré que l’infini et l’invisible ne soient pas aux aguets autour de nous, pesant notre bonheur ou notre malheur, selon les intentions bonnes ou mauvaises de nos actes, guidant pas à pas nos destins, et organisant, avec l’aide de forces innombrables, les péripéties de notre naissance, de notre avenir, de notre mort et de notre vie d’outre-tombe, d’après des lois incompréhensibles mais inéluctables, il est incomparablement plus probable que l’invisible et l’infini interviennent à chaque instant dans notre vie, mais à titre d’éléments indifférents, énormes et aveugles, qui passent sur nous et en nous, nous pénètrent, nous façonnent et nous animent, sans se douter de notre existence, comme le font l’eau, l’air, le feu et la lumière. Or, toute notre vie consciente, toute cette vie qui forme notre seule certitude et notre seul point fixe dans le temps et l’espace, repose en somme sur « d’incomparables probabilités » du même ordre, et il est rare qu’elles soient aussi « incomparables » que celles-ci.

IV

Il ne faudrait jamais avoir regret à ces heures ou une croyance grandiose nous abandonne. Une foi qui s’éteint, un ressort qui se brise, une idée dominante qui ne nous domine plus parce que nous croyons la dominer à notre tour, cela prouve que nous vivons, que nous marchons, que nous usons beaucoup de choses parce que nous ne demeurons pas immobiles. Rien ne devrait nous être plus doux que la vue d’une pensée qui nous a longtemps soutenu et qui ne peut plus se soutenir elle-même. Et si nous n’avons rien à mettre à la place du ressort brisé, ne nous tourmentons point. Mieux vaut que la place reste vide que d’y laisser un ressort qui se rouille ou d’y introduire une vérité nouvelle à laquelle nous ne croyons qu’à demi. D’ailleurs, la place n’est vide qu’en apparence, et, à défaut d’une vérité déterminée, il y reste tout au fond une vérité sans nom qui attend et qui appelle. Et s’il arrive que cette vérité attende et appelle trop longtemps dans le vide, que rien ne se forme qui vienne remplacer le ressort enlevé, vous verrez que dans la vie morale, comme dans la vie physique, le besoin créera l’organe, et que la vérité négative finira par trouver en elle la force nécessaire pour remettre en mouvement les rouages reposés. Et nous constatons souvent que les vies qui n’ont plus qu’une force de ce genre ne sont pas les moins puissantes, les moins utiles.

Au reste, alors même que la croyance s’en irait tout entière, elle n’emporterait rien de ce que nous lui avons donné, et pas un des efforts sincères et désintéressés que nous avons faits pour l’étendre et l’embellir n’est perdu. Chacune des pensées que nous y avons ajoutées, chacun des bons sacrifices que nous avons eu le courage de réaliser en son nom, laisse une empreinte dans notre être moral. Le corps disparaît, mais le palais qu’il a bâti reste intact, et l’espace qu’il a conquis ne se referme pas. Or, préparer des demeures pour les vérités qui viendront, maintenir en bon état les forces qui devront les servir, faire en soi de l’espace, c’est un travail qui n’est pas stérile et une œuvre à laquelle il ne faut jamais renoncer.

V

Je pensais à ces choses, ayant été forcé, l’autre jour, de jeter un coup d’œil sur divers petits drames que j’ai faits, et où l’on voit les inquiétudes, d’ailleurs excusables, — mais qui ne sont plus suffisamment inévitables pour qu’on ait le droit de s’y complaire, — d’un esprit qui se laisse aller au mystère. Le ressort de ces petits drames, c’était l’effroi de l’inconnu qui nous entoure. On y avait foi, ou plutôt, je ne sais quel obscur sentiment poétique avait foi (car dans les poètes les plus sincères, il faut souvent séparer quelque peu le sentiment instinctif de leur art des pensées de leur vie réelle), on y avait foi à des puissances énormes, invisibles et fatales, dont nul ne devinait les intentions, mais que l’âme du drame supposait malveillantes, attentives à toutes nos actions, ennemies du sourire, de la vie, de la paix, de l’amour. Peut-être étaient-elles justes, au fond, mais seulement dans la colère, et elles exerçaient la justice d’une manière si souterraine et, si tortueuse, si lente, et si lointaine, que leurs châtiments, — car elles ne récompensaient jamais, — prenaient l’apparence d’actes arbitraires et inexplicables du destin. En un mot, c’était un peu l’idée du Dieu des chrétiens mêlée à celle de la fatalité antique, refoulée dans la nuit impénétrable de la nature, et, de là, se plaisant à guetter, à déjouer, à déconcerter, à assombrir les projets, et le bonheur des hommes.

VI

Cet inconnu prenait le plus souvent la forme de la mort. La présence infinie, ténébreuse, sournoisement active de la mort, remplissait tous les interstices du poème. Au problème de l’existence il n’était répondu que par l’énigme de son anéantissement. D’ailleurs, c’était une mort indifférente et inexorable, aveugle, tâtonnant au hasard, emportant de préférence les plus jeunes et les moins malheureux, simplement parce qu’ils se tenaient moins immobiles que les autres et que tout mouvement trop brusque dans la nuit attirait son attention. Il n’y avait autour d’elle que de petits êtres fragiles, grelottants, élémentaires, qui s’agitaient et pleuraient un moment au bord d’un gouffre, et les paroles prononcées, les larmes répandues ne prenaient d’importance que de ce qu’elles tombaient toutes dans ce gouffre, et qu’il arrivait parfois que l’une d’elles y retentissait d’une certaine façon qui permettait de croire que l’abîme était vaste parce que le bruit qu’on y faisait était confus et sourd.

VII

Il n’est pas déraisonnable, mais il n’est pas salutaire d’envisager de cette façon la vie, et je n’en aurais pas parlé si l’on ne voyait pas, dès qu’arrive la moindre infortune, que cette conception ou une conception de ce genre est, au fond, celle de la plupart des hommes, de ceux-là mêmes qui semblent le plus rassurés et le plus réfléchis. Évidemment, par un certain côté, malgré tout ce que nous apprendrons, malgré toutes les conquêtes que nous ferons et toutes les certitudes que nous acquerrons peut-être, nous serons toujours de petits êtres chétifs et inutiles, voués à la mort et livrés aux caprices des forces négligentes et démesurées qui nous enveloppent. Nous paraissons un moment dans l’espace sans bornes, et n’avons d’autre mission appréciable que la propagation d’une espèce qui elle-même n’a aucune mission certaine, dans l’organisme d’un univers dont l’étendue et la durée échappent à l’imagination la plus puissante et la plus téméraire. C’est là une vérité, une de ces vérités profondes mais inactives que le poète peut saluer en passant, mais près desquelles l’homme aux mille devoirs qui vit dans le poète ne doit pas s’arrêter trop longtemps. Il y a ainsi une foule de vérités grandes et vénérables dans le domaine desquelles il n’est pas bon de s’endormir. Les vérités sont si nombreuses autour de nous que l’on peut dire que la plupart des hommes, et les plus méchants même, ont pour conseil et pour guide une grave et respectable vérité.

Oui, c’est une vérité et, si l’on veut, c’est la plus vaste et la plus certaine des vérités, que notre vie n’est rien, que l’effort que nous faisons est dérisoire, que notre existence, que l’existence de notre planète n’est qu’un accident misérable dans l’histoire des mondes ; mais c’est une vérité aussi que notre vie et que notre planète sont pour nous les phénomènes les plus importants, et même les seuls importants dans l’histoire des mondes. Laquelle est la plus vraie ? La première détruit-elle nécessairement la seconde, et sans la seconde aurions-nous la force de formuler la première ? L’une s’adresse à notre imagination et peut nous faire du bien dans son domaine, mais l’autre intéresse directement notre vie réelle. Il convient que chacune ait sa part. L’essentiel n’est pas de s’attacher à la vérité qui est peut-être la plus vraie au point de vue universel, mais à celle qui est certainement la plus vraie au point de vue humain. Nous ignorons le but de l’univers et si les destinées de notre espèce lui importent ou non ; par conséquent, l’inutilité probable de notre vie ou de notre espèce est une vérité qui ne nous regarde qu’indirectement et qui reste pour nous en suspens. Au lieu que l’autre vérité, celle qui nous donne conscience de l’importance de notre vie, est sans doute plus étroite, mais nous touche actuellement, immédiatement et incontestablement. Nous aurions tort de la sacrifier ou de la subordonner à une vérité étrangère. Certes, il nous est permis de ne pas perdre de vue la première, elle soutiendra et éclairera la seconde, nous apprendra à ne pas être son esclave vaniteux et borné et à tirer profit de tout ce qu’elle n’embrasse point. Mais si elle nous décourage et nous paralyse, c’est que nous ne nous rendons pas suffisamment compte de la place immense mais très précaire qu’elle occupe dans la région des vérités importantes, car elle dépend d’un grand nombre de problèmes qui ne sont pas encore résolus, tandis que les problèmes dont dépend la seconde sont résolus à chaque instant par la vie même. C’est aussi qu’elle est encore dans la période fébrile et dangereuse par laquelle passent toutes les vérités qui pénètrent en notre intelligence. Je veux dire la période de jalousie et d’intransigeance qui fait qu’elles ne peuvent rien supporter autour d’elles. Il faut attendre alors que la fièvre s’apaise, et si la demeure que nous leur avons préparée dans notre esprit est réellement saine et vaste, le moment ne tardera pas à venir où les vérités les plus contradictoires ne verront plus autre chose que le lien mystérieux qui les unit, et s’accorderont en silence pour mettre au premier rang, aider et soutenir celle d’entre elles qui a continué tranquillement sa besogne pendant que les autres s’effaraient, celle qui peut faire le plus de bien et qui apporte le plus d’espoir.

VIII

A l’heure présente, rien n’est plus singulier que le désarroi qui trouble nos instincts et nos sentiments, et parfois même nos idées — à moins d’excepter nos moments les plus lucides et les plus réfléchis — dès qu’il s’agit de l’intervention de l’inconnu ou du mystère dans les événements réellement graves de notre vie. On y trouve, dans ce désarroi, des sentiments qui ne répondent plus à aucune idée vivante, précise et acceptée, par exemple ceux qui ont rapport à l’existence d’un Dieu bien déterminé, plus ou moins anthropomorphe, attentif, personnel et providentiel. On y trouve des sentiments qui sont encore à demi des idées, par exemple ceux qui ont rapport à la fatalité, au destin, à la justice des choses. On y trouve aussi des idées qui sont en voie de devenir des sentiments, par exemple celles qui ont rapport au génie de l’espèce, aux lois de l’évolution et de la sélection, à la volonté de la race, etc. On y trouve enfin des idées qui sont purement des idées, et trop incertaines, trop éparses pour qu’on puisse prévoir le moment où elles se transformeront en sentiments, et où elles auront, par conséquent, une influence sérieuse sur notre manière d’agir, d’accepter la vie, et d’être heureux ou malheureux.

IX

On ne se rend pas compte de ce désarroi dans la vie, parce que d’ordinaire elle ne s’exprime pas, ne prend pas la peine de préciser à l’aide d’une formule ou d’une image la conscience de ce qu’elle éprouve. Mais il est très visible chez tous ceux qui assument la mission de représenter la vie réelle, de l’expliquer, de l’interpréter et de mettre en lumière les causes secrètes des bonnes ou des mauvaises destinées ; je veux dire chez les poètes, et surtout les poètes qui s’occupent le plus directement de la vie extérieure et active, les poètes dramatiques ; peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse de romans, de tragédies, de drames proprement dits ou d’études historiques, car je prends les mots poètes et poètes dramatiques dans le sens le plus large.

Il faut l’avouer, c’est une grande force pour le poète ou pour l’interprète de la vie, surtout pour le poète dramatique, qu’une idée dominante et pour ainsi dire exclusive, et cette force est d’autant plus inépuisable, tient dans le poème une place d’autant plus considérable, que l’idée dominante est plus mystérieuse, qu’il est plus difficile de la contrôler ou de la définir. Cela, d’ailleurs, est très légitime, tant que le poète n’a pas le moindre doute sur la valeur de son idée dominante, et de très bons poètes ne se sont jamais interrogés sur ce point, n’ont pas douté, n’ont pas hésité. Voyez par exemple la place énorme qu’occupe l’idée du devoir héroïque dans les tragédies de Corneille, la foi absolue dans les drames de Calderon, la tyrannie du destin dans les poèmes de Sophocle.

X

L’idée du devoir héroïque est plus humaine et moins mystérieuse, que les deux autres, et bien qu’elle soit beaucoup moins féconde qu’elle n’était au temps de Corneille (car il est aujourd’hui fort peu de devoirs héroïques qu’il ne soit raisonnable et même héroïque de remettre en question, et il devient de plus en plus difficile d’en trouver un qui s’affirme réellement impératif), on peut encore, dans certaines circonstances imaginables, y avoir recours.

Mais quel poète moderne trouvera dans une foi qui, chez les plus croyants, n’est plus qu’un souvenir vacillant, la puissance et l’inspiration qu’y trouvait Calderon pour faire du Dieu des chrétiens l’acteur auguste et invisible, mais partout présent, et partout souverain de ses drames ? Et la tyrannie du Destin, de la force inflexible, qui pousse tel homme, telle famille, par tels chemins, vers tel malheur, vers telle mort, qui de nous peut raisonnablement l’accepter dans une vie que nous voyons soumise, il est vrai, à bien des forces inconnues, mais dont les plus sages parviennent à éviter, dans une certaine mesure, les chocs les plus malfaisants, et qui semblent, en tout cas, aveugles, indifférentes, inconscientes ? Nous est-il encore permis de supposer qu’il existe, dans l’univers, une puissance assez misérable, assez oisive, pour s’occuper uniquement à chagriner, à étonner les projets et les entreprises de l’homme ?

On a également usé d’une troisième force mystérieuse et souveraine, qui est la Justice immanente. Mais il faut remarquer que ce postulat de la justice immanente proprement dite, on n’a jamais osé s’en servir que dans les pires œuvres dénuées de tout souci de vraisemblance et de réalité. Affirmer que le mal est nécessairement et visiblement puni, que le bien est nécessairement et visiblement récompensé dans cette vie, cela est trop manifestement contredit par l’expérience quotidienne la plus élémentaire, pour qu’un poète véritable ait jamais pu trouver dans ce rêve arbitraire et inconsistant le point d’appui qu’il fallait à son travail. D’autre part, si on remet à une vie ultérieure le soin des récompenses et des châtiments, on rentre par un sentier détourné dans le domaine de la justice divine. Si enfin, la justice immanente n’est pas invariable, permanente, inévitable, infaillible, ce n’est plus qu’un caprice bienveillant et extraordinaire du destin ; et dès lors, ce n’est pas la justice, ce n’est plus même le destin, ce n’est plus qu’un hasard, c’est-à-dire presque rien.

Il y a, il est vrai, une justice immanente très réelle, celle qui fait que l’homme vicieux, cruel, malveillant, injuste, déloyal, est moralement moins heureux que l’homme bon, juste, dévoué, aimant, bienveillant, innocent, pacifique. Celle qui fait, comme on l’a dit, que le mal gravite vers la douleur avec la même certitude que la terre vers le soleil. Mais il s’agit alors d’une justice intérieure, très humaine, très naturelle, très explicable, et, si nous en étudions les causes et les effets, nous arrivons nécessairement au drame psychologique, qui se déroule sur une scène où l’on n’a plus l’arrière-plan profond et défendu par le mystère qui donnait aux événements du drame ou de l’histoire une perspective grandiose et sacrée. Mais la question est de savoir s’il est légitime de créer cet arrière-plan, en ayant recours à une conception de l’inconnu très différente de celle qui domine réellement notre vie ?

XI

Puisque nous parlons d’idées dominantes et de mystères, arrêtons-nous surtout aux diverses formes qu’a prises et que prend tous les jours l’idée de la fatalité, car aujourd’hui encore c’est la fatalité qui est l’explication suprême de ce qu’on ne peut expliquer, et c’est encore à elle que les interprètes de la vie ne cessent de penser.

Il se sont efforcés de la transfigurer, et de la rajeunir. Ils ont essayé d’introduire dans leurs œuvres, par cent canaux nouveaux et compliqués, les eaux glacées du grand fleuve désolé dont les demeures des hommes se sont peu à peu écartées. Il en est bien peu, parmi ceux qui ont su nous faire partager l’illusion qu’ils donnaient à la vie un sens définitif et grave, qui n’aient reconnu d’instinct l’importance souveraine que confère aux actions des hommes la puissance irresponsable du Destin, toujours auguste, et toujours excusable. Il semble que la fatalité soit la force tragique par excellence, et dès qu’elle pénètre dans une œuvre, elle y fait les trois quarts de la besogne. On peut affirmer que le poète qui trouverait aujourd’hui, dans les sciences matérielles, dans l’inconnu qui nous environne, ou dans notre propre cœur, l’équivalent de la fatalité antique, c’est-à-dire une force de prédestination aussi irrésistible, aussi universellement admise, écrirait à coup sûr un chef-d’œuvre. Il est vrai qu’il aurait probablement trouvé en même temps le mot de la grande énigme qui nous dévore, et que, par conséquent, cette supposition ne se réalisera pas de sitôt.

XII

Voilà donc la source où les poètes vont puiser l’eau lustrale qui doit purifier les plus cruelles tragédies. Il y a dans l’homme un instinct qui adore la fatalité ; et tout ce qui est fatal lui semble solennel, indiscutable et beau. Il voudrait être libre, mais il est plus satisfaisant de pouvoir se dire, dans certaines circonstances, qu’on ne l’est pas. Une divinité malveillante et inébranlable est souvent moins inacceptable qu’une divinité qui exige un effort pour écarter le mal. On aime malgré tout à dépendre d’une puissance qu’on ne peut pas fléchir, et ce qu’y perd la vanité de notre esprit, une sorte de vanité sentimentale le regagne, en se représentant cette vaste puissance attentive à nos desseins et donnant à nos actes les plus compréhensibles une signification auguste et éternelle. Enfin, la fatalité explique, excuse tout, en éloignant à une distance suffisante dans l’invisible ou l’inintelligible ce qu’il serait pénible d’expliquer et plus difficile encore d’excuser.

XIII

On a donc cherché à utiliser les débris de la statue de la déesse terrible qui dominait les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, et plus d’un poète a trouvé dans ses membres épars le marbre qu’il fallait pour façonner une déesse nouvelle, plus humaine, moins absolue et moins inconcevable. On en a tiré, par exemple, la fatalité des passions. Mais pour qu’une passion soit réellement fatale dans une âme consciente, et pour que le mystère reparaisse, qui excuse l’horreur en l’agrandissant et en l’élevant au-dessus de la volonté humaine, il faut l’intervention d’un Dieu, ou de tout autre force infinie et irrésistible. Ainsi Wagner a eu recours au philtre dans Tristan et Yseult, Shakespeare aux sorcières dans Macbeth, Racine à l’oracle de Calchas dans Iphigénie ; et dans Phèdre, à la haine spéciale de Vénus. Nous nous retrouvons, après un circuit, au cœur même de la nécessité d’autrefois. Ce circuit est plus ou moins admissible dans un drame archaïque ou légendaire, où toute fantaisie poétique est permise ; mais dans un drame qui voudrait serrer de plus près la vérité actuelle, il faudrait trouver une autre intervention, qui nous parût réellement irrésistible, pour revêtir les crimes de Macbeth, l’horreur où consent Agamemnon, et peut-être l’amour de Phèdre, d’une excuse fatidique, et leur donner ainsi la grandeur et la noblesse sombres qu’ils n’ont pas par eux-mêmes. Otez de Macbeth la prédestination maudite, l’intervention de l’enfer, la lutte héroïque contre une justice occulte qui, à tout moment, devient visible par les mille fissures de la nature révoltée, et le personnage principal n’est plus qu’un assassin odieux et forcené. Otez l’oracle de Calchas, voilà Agamemnon abominable. Otez la haine de Vénus, et Phèdre n’est qu’une malade dont la « qualité morale », la force de résistance au mal, est inférieure à ce que notre pensée exige pour s’intéresser réellement à un malheur.

XIV

A vrai dire, le spectateur ou le lecteur d’aujourd’hui ne peut plus se contenter d’aucune de ces interventions surnaturelles. Qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou l’ignore, au fond de sa conscience, il ne lui est plus possible de les prendre au sérieux. Il a une autre conception de l’univers. Il ne voit plus une volonté déterminée, obstinée, bornée et tracassière dans la multitude des forces qui agissent en lui et autour de lui. Si dans la vie il rencontre un criminel, il apprendra que cet homme a été poussé à son crime par ses malheurs, par son éducation, par des antécédents ataviques, par des mouvements passionnels que lui-même a éprouvés et réprimés, tout en concevant parfaitement qu’il est des circonstances où il lui eût été très difficile de les réprimer. Il ne pénétrera pas toujours la cause de ces malheurs ou de ces mouvements passionnels. Il cherchera, peut-être vainement, une raison aux injustices de l’éducation ou de l’hérédité. Mais, en tout cas, il ne songera plus à attribuer ce crime à l’interposition de l’enfer, à la colère d’un dieu ou à une série de décrets immuables gravés au livre du destin. Dès lors, pourquoi admettrait-il dans un poème une explication qu’il n’admettra pas dans la vie ? Le devoir du poète serait, tout au contraire, de lui proposer une explication plus haute, plus claire, plus largement et plus profondément humaine que celle que lui-même peut trouver. Sinon, il ne verra dans l’enfer, dans la colère du dieu, dans les décrets d’airain, qu’une ostentation de symboles qui ne le satisfont plus. Il est temps que les poètes le reconnaissent : le symbole suffit à représenter provisoirement une vérité admise ou une vérité qu’on ne peut ou qu’on ne veut pas encore regarder ; mais quand vient le moment où l’on veut voir la vérité même, il est bon que le symbole disparaisse. Il faut d’ailleurs, pour qu’un symbole soit digne d’une poésie réellement vivante, qu’il soit au moins aussi grand, aussi beau que la vérité qu’il représente ; il faut aussi qu’il précède une vérité et non pas qu’il la suive.

XV

Voilà pourquoi il est bien plus difficile d’introduire aujourd’hui dans une œuvre, et surtout de porter à la scène, de grands crimes et des passions vraiment tragiques, déchaînées et cruelles, car on ne sait plus où leur trouver l’excuse mystérieuse qu’ils exigent. Et cependant, nous sommes tout prêts encore, quand il s’agit de crimes ou de passions de ce genre, à admettre toute intervention de la fatalité, pour peu qu’elle ne soit pas trop manifestement inacceptable, tant l’excuse mystérieuse est dans notre nature, tant nous sommes persuadés, qu’au fond, l’homme n’est jamais aussi coupable qu’il paraît l’être.

Aussi bien ne demandons-nous cette excuse que lorsqu’il est question de crimes absolument contraires à la nature humaine, ou de malheurs réellement anormaux, et non provoqués par des fautes, crimes commis ou malheurs éprouvés par des êtres plus ou moins supérieurs et en tout cas conscients. Il nous répugne d’admettre qu’un crime et un malheur extraordinaires puissent n’avoir qu’une cause purement humaine. Nous désirons, malgré tout, une explication quelconque de l’inexplicable, et nous ne serions nullement satisfaits si le poète venait nous dire : Voilà le mal qu’a fait cet homme fort, conscient, intelligent. Voilà le malheur d’un héros, la ruine et la douleur de ce juste, l’iniquité tragique et sans remède dont ce sage est victime. Vous voyez les causes humaines de ces événements. Je n’en ai pas d’autres à vous faire voir, sinon peut-être l’indifférence de l’univers aux actions des hommes. Encore ne serions-nous pas mécontents s’il parvenait à nous donner le sentiment de cette indifférence, à la montrer, pour ainsi dire, en action ; mais comme le propre de l’indifférence est de n’agir point, de ne jamais intervenir, cela est à peu près impossible.

XVI

Mais qu’il s’agisse de la jalousie d’Othello, qui n’a rien d’inévitable, des malheurs de Roméo et de Juliette, qui ne sont nullement préétablis, nous nous passons parfaitement de l’influence purificatrice de la fatalité et de toute autre explication. Dans un autre drame, le chef-d’œuvre de Ford : ’Tis pity she’s a Whore, qui roule tout entier sur l’amour incestueux de Giovanni pour sa sœur Annabella, on nous mène au bord de l’abîme où nous avons coutume de réclamer l’excuse mystérieuse si l’on ne veut pas que nous détournions la tête. Pourtant, ici encore, nous nous en passons après une seconde de vertige douloureux. C’est que l’amour du frère et de la sœur, vu de haut, est un crime contre notre morale, mais non contre la nature humaine, et qu’en tout cas il trouve ici son pardon dans la jeunesse et l’aveuglement passionné de ceux qui le commettent. C’est d’autre part que le meurtre d’Othello trouve son excuse dans l’affolement où les machinations d’Iago ont entraîné la naïveté et la crédulité d’un demi-barbare, et Iago à son tour a une excuse dans sa haine injuste, mais non gratuite. C’est, enfin, que les malheurs des amants de Vérone s’expliquent par l’inexpérience des victimes et la disproportion trop manifeste de leurs forces à celles qu’ils devraient vaincre, car on peut remarquer que nous avons pitié de l’homme qui lutte contre des forces humaines supérieures, mais, s’il succombe, nous ne sommes point surpris. Nous ne pensons pas à regarder ailleurs, à interroger le destin, et, à moins qu’il soit victime d’une injustice surnaturelle, nous nous disons simplement : « Cela devait arriver ». Ce qui a besoin d’explications, c’est qu’une catastrophe puisse arriver après que toutes les précautions ont été prises que nous-mêmes aurions pu prendre.

XVII

Ainsi, nous avons peine à concevoir et à accepter la possibilité naturelle et humaine du crime quand il est commis par un être qui nous paraît intelligent et conscient. Nous avons peine aussi à concevoir et à accepter des malheurs naturellement inexplicables, imprévus et immérités. Il s’ensuivrait qu’on ne pourrait mettre au théâtre — et, quand je dis mettre au théâtre, c’est, bien entendu, une expression abréviative, il faudrait dire plutôt : nous faire assister d’une façon quelconque à une aventure dont nous ne connaissons pas personnellement toutes les circonstances ni les acteurs, — il s’ensuivrait donc qu’on ne pourrait mettre au théâtre que des injustices, des fautes, des crimes commis par des personnages qui ne jouiraient pas d’une conscience suffisante, et des malheurs que subiraient des âmes faibles, victimes de leurs désirs, innocentes, mais imprévoyantes, imprudentes et aveugles. A ce prix, nous n’aurions jamais besoin de l’intervention de ce qui est situé hors de la psychologie habituelle de l’homme. Mais une telle conception du théâtre ne répondrait pas du tout à la réalité de la vie où nous voyons au contraire des êtres très conscients commettre des actions très criminelles, et des êtres très bons, très prudents, très vertueux, très justes et très sages, en proie à une foule de misères et de malheurs inexpliqués. Les premiers drames, les drames des inconscients, des opprimés, certes, nous intéressent et nous apitoient, mais le drame véritable, celui qui va au fond des choses, celui qui s’attaque sérieusement aux vérités importantes, notre drame à tous, en un mot, celui qui plane sur toute notre vie, c’est le drame où les forts, les conscients et les intelligents commettent des fautes et des crimes presque inévitables ; c’est le drame où le juste et le sage luttent contre des malheurs tout-puissants, contre des forces qui déconcertent la sagesse et la vertu ; car le spectateur, si faible, si peu honnête qu’il soit dans la vie réelle, se compte toujours au nombre des justes et des forts ; et s’il regarde les malheurs des faibles, si même il y prend part, jamais il ne se met entièrement à la place de ceux qui les subissent.

XVIII

Nous nous retrouvons ici à l’endroit assez sombre où finit l’action que la volonté humaine la plus juste et la plus éclairée a sur les événements dont dépend notre bonne ou mauvaise fortune. Il n’est guère de drame un peu élevé, guère de grand poème dont l’un ou l’autre héros n’atteigne ce carrefour où sa destinée se décide. Pourquoi cet homme bon et sage commet-il cette faute ou ce crime ? Pourquoi cette femme, qui sait ce qu’elle fait, accomplit-elle ce geste qui fixe à jamais son malheur ? Qui a forgé tous les maillons de la chaîne de désastres qui étreint cette famille inoffensive ? Pourquoi tout croule-t-il autour de celui-ci et tout se rétablit-il autour de celui-là qui est moins fort, moins sage, moins actif, moins habile ? Pourquoi l’un rencontre-t-il l’amour, la douceur, la beauté, et pourquoi l’autre trouve-t-il sur sa route la haine, la trahison et la méchanceté ? Pourquoi, à mérites égaux, par ici le bonheur obstiné, et par là le malheur infatigable ? Pourquoi la tempête permanente autour de cette maison, et sur l’autre les étoiles invariables ? Pourquoi de ce côté le génie, la santé, la richesse, et, de l’autre, la pauvreté, la maladie et l’imbécillité ? D’où vient cette passion source de tant de maux, d’où sort cette passion source de tant de biens ? Pourquoi l’adolescent que j’ai rencontré hier s’en va-t-il lentement vers un bonheur profond, et pourquoi son ami s’avance-t-il vers la mort du même pas précis, ignorant et tranquille ?

XIX

La vie nous met souvent en présence de questions de ce genre, mais combien de fois, pour y trouver une réponse satisfaisante, nous faut-il l’aller chercher dans les régions du surnaturel, du préétabli, du surhumain, du mystère ? Seuls, quelques croyants sincères reconnaîtront en ces événements l’intervention divine. Mais nous, si nous avons l’occasion de pénétrer dans la maison de la tempête ou dans celle de la paix, nous en sortons rarement sans avoir vu la cause très humaine de la tempête ou de la paix. Si nous avons connu l’homme bon et sage qui a commis cette faute ou ce crime, nous avons connu aussi toutes les circonstances qui l’ont déterminé et que ces circonstances n’étaient point surnaturelles. Si nous avons approché la femme qui a fait le geste qui décide son malheur, nous savons parfaitement que ce geste n’était pas fatal et qu’à sa place nous ne l’aurions pas fait. Si nous avons vécu dans l’intimité de celui autour de qui tout croule et dans celle de son voisin autour de qui tout se rétablit, nous avons vu aussi le gland du chêne tomber sur un rocher ou dans une terre fertile, sans penser à des forces malveillantes et pleines d’intentions obscures. Et si la pauvreté, la maladie, la mort demeurent les trois déesses injustes de l’existence humaine, elles ne nous inspirent plus la crainte superstitieuse d’autrefois. Il nous semble aujourd’hui qu’elles sont avant tout inconscientes et aveugles, qu’elles ne connaissent aucune des lois idéales que nous avons cru qu’elles sanctionnaient, et nous avons trop souvent constaté qu’au moment où nous les appelions épreuve, récompense, châtiment, purification, leurs caprices sans discernement démentaient le nom trop haut et trop moral que nous leur donnions.

XX

Quelque portée que soit notre imagination à admettre et à désirer l’intervention de puissances supérieures à l’homme, dans la vie pratique il en est peu parmi nous, même parmi les plus mystiques, qui ne soient persuadés que notre malheur moral dépend, au fond, de notre esprit et de notre caractère, et nos malheurs physiques du jeu de certaines forces souvent mal connues, de relations de cause à effet souvent mal définies, mais qui pourtant ne sont pas totalement étrangères à ce que nous pouvons espérer de pénétrer un jour dans la nature. Et nous vivons en somme sur cette certitude qui n’est réellement ébranlée que lorsqu’il s’agit de nos propres infortunes, car alors il nous est difficile de discerner ou de nous avouer les fautes que nous avons commises, et trop pénible à notre espoir humain de reconnaître que nos malheurs n’ont pas de causes plus profondes que ceux du gland de chêne qui tombe sur un rocher, de la vague qui se meurt dans le sable, ou s’écrase contre la falaise, de l’insecte dont un rayon qui brille ranime les petites ailes, ou dont l’oiseau qui passe engloutit l’existence.

XXI

Mon voisin, que je connais intimement, que je vois tous les jours, dont j’estime les habitudes régulières, et les mœurs inoffensives, je suppose qu’il perde coup sur coup sa femme dans un accident de chemin de fer, l’un de ses fils dans un naufrage, un autre dans un incendie, et que le dernier meure de maladie ; je serai douloureusement étonné, mais je ne songerai guère à attribuer cette série de désastres à une vengeance divine, à une justice invisible, à une prédestination singulière et mauvaise, à une fatalité, acharnée et consciente. Je penserai à la vie, à ses mille hasards malheureux, j’y verrai des coïncidences affreuses, mais il ne me viendra pas à l’esprit qu’une volonté surhumaine ait jeté ce train dans l’abîme, ait dirigé ce navire sur un écueil, ait allumé cet incendie, ait fait ces efforts monstrueux pour chagriner ou châtier un pauvre être alors même que celui-ci se fût rendu coupable d’une grande faute, d’une de ces grandes fautes humaines si petites en face de l’univers, d’une faute qui n’est peut-être pas sortie de sa pensée ou de son cœur, et qui n’a pas fait osciller un brin d’herbe sur la face de la terre.

XXII

Mais lui, frappé de ces grands coups réitérés et effrayants comme des éclairs dans une nuit d’orage, pensera-t-il de même, les trouvera-t-il aussi familiers, aussi naturels et aussi explicables ? Les mots : destin, fortune, hasard, malchance, fatalité, étoile, et peut-être le mot Providence, ne prendront-ils pas dans son esprit une signification qu’ils n’avaient jamais eue ? N’interrogera-t-il pas sa conscience sous une autre lumière, ne sentira-t-il pas autour de sa vie des influences, une puissance, une sorte de mauvais vouloir que je n’y vois pas ? Qui a raison ? Qui, de lui ou de moi, voit plus loin et plus clair ? Aperçoit-on dans les heures troublées des vérités que l’on n’aperçoit pas dans les heures plus calmes ? et quel moment choisir pour donner un sens à la vie ?

En général, l’interprète de la vie, quel qu’il soit, prend les heures troublées. Il se met et nous met dans l’état d’âme des victimes. Il nous représente les malheurs d’autrui en raccourci, si brusquement, si massivement, que nous avons un instant l’illusion d’un malheur personnel. En outre, il lui est à peu près impossible de nous les peindre tels que nous les voyons dans la vie réelle. Si nous avions vécu de longues années avec le personnage principal du drame qui nous bouleverse, si ce personnage avait été notre frère, notre ami, nous aurions probablement dénombré, reconnu au passage toutes les causes de son infortune, qui nous étonnerait moins, et, bien souvent, nous paraîtrait au contraire très naturelle et presque humainement inéluctable. Mais l’interprète de la vie n’a ni le temps ni le pouvoir de nous parler de toutes les causes véritables. Elles sont d’ordinaire insignifiantes, infiniment petites, multiples, et extrêmement lentes. Il est donc porté à substituer aux causes humaines et réelles qu’il ne peut nous montrer, qu’il lui est impossible d’étudier et d’énumérer, une cause générale et assez vaste pour envelopper le drame tout entier. Et cette cause générale assez vaste, où la trouver, sinon dans les deux ou trois mots que nous balbutions quand nous ne voulons pas nous résigner au silence : Divinité, Providence, Fatalité, Justice obscure et anonyme ?…

XXIII

On peut se demander jusqu’à quel point cela est légitime et salutaire, et si la mission du poète est de reproduire et d’entretenir le trouble et l’égarement des minutes peut-être les moins lucides, ou d’augmenter la clairvoyance des instants où l’homme se croit en possession de toute sa force et de toute sa raison. Il y a quelque chose de bon dans nos malheurs et par conséquent dans l’illusion d’un malheur personnel. Ils nous font rentrer en nous-mêmes. Ils nous montrent nos faiblesses, nos erreurs et nos torts. Ils éclairent notre conscience d’une lumière mille fois plus indiscrète et plus active que ne le feraient des années d’études et de méditations. Ils nous font aussi sortir de nous-mêmes, nous apprennent à regarder autour de nous, et nous rendent sensibles aux peines de nos frères. Ils font mieux encore, nous dit-on. Ils nous forcent à lever les yeux, à reconnaître une puissance supérieure à la nôtre, à saluer une justice invisible, à nous incliner devant un mystère impénétrable et infini. En vérité est-ce là le meilleur de leur œuvre ? Oui, il était salutaire, au point de vue de la morale religieuse, qu’ils nous obligeassent de lever les yeux, quand nos yeux rencontraient un Dieu incontestable et qui nous paraissait souverainement bon, souverainement juste, immuable et certain. Il était salutaire que le poète qui avait en son Dieu un idéal inébranlable, élevât nos regards le plus souvent possible vers cet idéal unique et définitif. Mais aujourd’hui, qu’avons-nous à offrir à ces regards émus quand nous les éloignons des vérités et de l’expérience ordinaires de la vie ? Qu’avons-nous à dire en présence de l’injustice qui triomphe et du crime impuni et prospère, si nous entraînons l’homme au delà des lois plus ou moins compensatrices de la conscience et du bonheur intérieur ?… Quelle explication avons-nous à donner devant l’enfant qui meurt, devant l’innocent qui périt, devant le malheureux injustement persécuté par le hasard, si nous voulons en donner de plus hautes, de plus brèves, de plus frappantes et de plus décisives que celles dont il faut bien que nous nous contentions dans l’existence journalière, puisque ce sont les seules qui répondent à un certain nombre de réalités ? Avons-nous le droit, pour solenniser l’atmosphère de notre œuvre, de réveiller des craintes et des préjugés que nous ne pourrions nous empêcher de désapprouver et de combattre si nous les rencontrions encore dans nos amis ou nos enfants ? Avons-nous le droit de profiter d’un moment d’angoisse pour substituer aux petites mais respectables certitudes que l’homme a péniblement acquises par l’observation des habitudes du cœur et de l’esprit humains, des coutumes de la matière, des lois de l’existence, des caprices du hasard et de l’indifférence maternelle de la nature, avons-nous le droit de profiter de cette angoisse pour substituer à ces certitudes une fatalité que tous nos actes nient, des puissances devant lesquelles nous ne songerions pas à nous agenouiller si le malheur qui frappe notre héros venait à nous frapper nous-mêmes, une justice mystique qui nous épargne plus d’une explication difficile mais qui ne ressemble guère à la justice plus active et plus positive avec laquelle nous comptons dans notre vie personnelle ?

XXIV

Pourtant, c’est ce que fait volontairement l’interprète de la vie, sitôt qu’il veut élever son œuvre, y mêler une beauté religieuse et profonde, y introduire le sentiment de l’infini. Même quand cette œuvre est aussi sincère que possible et serre d’aussi près qu’elle peut sa vérité personnelle la plus intime, il croit soutenir et agrandir cette vérité en mettant autour d’elle une troupe de fantômes du passé. Je sais qu’il a besoin d’images, d’hypothèses, de symboles, de tout ce qui constitue « les pierres d’attente » de l’inexpliqué ; mais pourquoi les prendre si souvent dans ce qui n’est plus vrai, et si rarement dans ce qui sera peut-être une vérité ? Est-ce rendre la mort plus auguste, que de l’environner d’épouvantes disparues, que de mettre sous elle, comme un trait de lumière, une lueur empruntée à un enfer qui n’est plus ? Est-ce ennoblir notre destinée que de la faire dépendre d’une volonté supérieure mais imaginaire ? Est-ce agrandir la justice, qui est le réseau immense que les actions et les réactions humaines étendent sur la sagesse immuable des forces physiques et morales de la nature, est-ce l’agrandir, cette justice, que de la confier aux mains d’un juge unique que l’esprit même de notre œuvre dépossède et détruit ?

XXV

Demandons-nous si l’heure n’est pas venue de faire une revision sérieuse des beautés, des images, des symboles, des sentiments dont nous usons encore pour amplifier en nous le spectacle du monde.

Il est certain que la plupart d’entre eux n’ont plus que des rapports précaires avec les phénomènes, les pensées, les rêves mêmes de notre existence réelle ; et s’ils nous retiennent encore, c’est plutôt à titre de souvenirs innocents et harmonieux d’un passé plus crédule et plus proche de l’enfance de l’homme. Ne serait-il pas souhaitable que ceux qui ont mission de nous rendre attentifs aux beautés et aux harmonies du monde où nous vivons, fissent un pas de plus vers la vérité actuelle de ce monde ? Ne serait-il pas désirable que, sans enlever un seul ornement à leur conception de l’univers, ils allassent moins souvent chercher ces ornements parmi des souvenirs gracieux ou terribles, et plus fréquemment dans le fonds véritable des pensées sur lesquelles ils bâtissent et organisent effectivement leur existence spirituelle et sentimentale ?

Il n’est pas indifférent de vivre au milieu d’images fausses, alors même que nous savons qu’elles sont fausses. Les images trompeuses finissent par prendre la place des idées justes qu’elles représentent. Et employer d’autres images, avoir recours à des conceptions plus réelles, ce ne serait pas réduire la part de l’infini et du mystère. Le voulût-on, qu’il ne serait guère possible de réduire sérieusement cette part. On la retrouvera toujours au fond des problèmes moraux, au fond du cœur de l’homme et dans tout l’univers. Il n’importe que leur situation et leur substance ne soient plus exactement les mêmes ; leur puissance et leur étendue demeurent à peu près pareilles. Est-ce que, pour prendre l’un de ces mystères, est-ce que ce phénomène, qu’il y a parmi les hommes une sorte de justice suprême et toute spirituelle, sans appareil, sans armes et sans organes, souvent très lente, mais presque toujours sûre, et qui se maintient pour ainsi dire invariable dans un monde où tout semble encourager l’injustice, est-ce que ce phénomène n’a pas des causes et des effets aussi profonds, aussi inépuisables, n’est pas aussi surprenant et aussi admirable que l’existence et la sagesse d’un juge omniprésent et éternel ? Celui-ci doit-il nous séduire davantage parce qu’il est plus inconcevable ? Y a-t-il moins de sources de beauté, et, pour le génie, moins d’occasions d’exercer sa puissance et sa pénétration, dans ce qu’il est, du moins en espérance, possible d’expliquer que dans ce qui est, a priori, inexplicable ? Par exemple dans une guerre heureuse, mais inique, (je pourrais citer les Romains, les conquêtes de l’Espagne en Amérique, Napoléon, l’Angleterre d’aujourd’hui et tant d’autres), qui finit toujours par démoraliser le vainqueur et par le précipiter en des habitudes et des fautes qui lui font payer cher son triomphe, l’œuvre méticuleuse et inexorable de cette justice psychologique n’est-elle pas aussi passionnante et aussi vaste que l’intervention d’une justice surnaturelle ? Ne pourrait-on pas en dire autant de la justice qui règne dans chacun de nous, et qui, à proportion de nos efforts vers le juste ou l’injuste, augmente ou diminue, dans notre esprit et dans notre cœur, l’espace réservé à la paix, à l’amour et au bonheur intérieur ?

« Je vous en prie, dit Thomas Huxley dans une admirable lettre écrite à un ami qui cherchait à le consoler, au moyen d’anciennes images, de la mort d’un fils adoré, je vous en prie, comprenez bien que je ne fais, a priori, aucune objection à tout cela. L’homme qui est journellement en contact avec la nature ne peut être troublé par des difficultés a prioriques. Donnez-moi une preuve qui justifie votre merveilleux, et j’y croirai. Pourquoi pas ? Ce ne serait pas, à beaucoup près, aussi prodigieux que la conservation de la force ou l’indestructibilité de la matière. Celui qui apprécie clairement tout ce qui est impliqué dans la chute d’une pierre ne peut rejeter aucune doctrine pour la seule raison qu’elle est merveilleuse.

« Mais plus je vis, plus il m’est évident que l’acte le plus sacré de la vie d’un homme est de dire et de sentir : « Je crois que ceci ou que cela est vrai ». Toutes les grandes récompenses, toutes les lourdes pénalités d’une existence, s’attachent à cet acte.

« L’univers est un et le même tout entier ; et si je ne parviens à débrouiller mes petites difficultés d’anatomie et de physiologie qu’en refusant de donner ma foi à ce qui ne repose pas sur une suffisante évidence, je ne puis croire que le grand mystère de l’existence me sera révélé sous d’autres conditions. »

XXVI

Et pour en revenir à ce mystère qui motive la lettre de Huxley, à ce mystère de la mort, le plus effrayant de tous, serait-il facile d’établir que la sensibilité à la justice, à la beauté, à la bonté, les forces intelligentes et sentimentales, la curiosité de tout ce qui est en contact avec l’infini, le tout-puissant, l’éternel, sont amoindris depuis que la mort n’est plus pour nous l’immense et exclusive angoisse de la vie ? On ne saurait nier que le poids de la mort s’allège à chaque génération, à mesure que ses formes violentes et ses terreurs posthumes s’atténuent. Nous y pensons et la redoutons beaucoup moins qu’autrefois. Au fond, ce que nous craignons le plus en elle, c’est la douleur qui l’accompagne ou la maladie qui la précède. Mais elle n’est plus l’heure du juge irrité et inconnaissable, le but unique et effroyable, l’abîme des ténèbres et des châtiments éternels. Elle devient peu à peu et elle est déjà bien souvent le repos désiré d’une existence qui s’achève. Elle ne pèse plus sur nos actions ; et surtout, car c’est là le grand point et le grand changement, elle n’intervient plus dans notre morale. Notre morale est-elle moins haute, moins pure et moins profonde depuis qu’elle est plus désintéressée ? L’humanité a-t-elle perdu un sentiment indispensable ou précieux en perdant une épouvante ? Et l’importance enlevée à la mort, qui en profitera ? Probablement la vie. Il y a en nous une réserve de forces neutres et toujours disponibles, et si on nous ôte une terreur, une tristesse, un découragement, il vient à la place une admiration, une confiance, un espoir.

XXVII

On dira peut-être, surtout en ce qui concerne la justice et la fatalité, qu’on personnifie, qu’on met hors de nous deux forces qui sont en nous, d’abord, parce qu’il est beaucoup plus difficile de les montrer en nous, et ensuite, parce qu’il paraît assez certain que l’inconnu ou l’infini, en tant qu’inconnu ou infini, c’est-à-dire sans intelligence, sans moralité, sans personnalité, sont impuissants à nous émouvoir. Il est à remarquer, en effet, que le mystère matériel, si obscur et si dangereux qu’il puisse être, que la justice psychologique, si complexes qu’en soient les résultats, ne nous troublent guère. Ce qui nous émeut et nous écrase, ce n’est point ce que nous ne comprenons pas dans l’ordre naturel, mais l’idée qu’une volonté supérieure, consciente, raisonnable, surhumaine, et pourtant semblable à celle de l’homme, plane peut-être sur la nature. C’est, en un mot, la présence d’un Dieu ; et quelque nom que nous lui donnions, justice, fatalité, mystère, c’est toujours Dieu que nous redoutons, c’est-à-dire un être pareil à nous, bien qu’éternel, infini, invisible et tout-puissant, car je ne sais si nous aurions peur d’une force morale qui ne serait pas faite à l’image de la nôtre. Ce n’est pas l’inconnu de la nature qui nous effraie, ce n’est pas le mystère de notre monde. C’est le mystère d’un autre monde. Ce n’est pas l’énigme matérielle, c’est l’énigme morale. Rien, par exemple, n’est plus imparfaitement connu que l’ensemble des causes qui déterminent un tremblement de terre, et rien n’est plus épouvantable. Mais si le tremblement de terre épouvante notre corps, il ne fera frissonner notre esprit qu’à la condition que nous y voyions un acte de justice, un châtiment surnaturel. Il en est de même de la tempête, de la maladie, de la mort, des mille phénomènes, des mille catastrophes d’une existence humaine. Il semble que le véritable frisson, le frisson de l’esprit, que la grande émotion qui remue autre chose que l’instinct physique de la conservation ne se trouve que dans l’idée d’un Dieu plus ou moins déterminé, d’un geôlier incorruptible, d’une justice invisible et permanente, d’une Providence impénétrable et attentive. Mais la question est de savoir ce qui se rapproche le plus de la vérité, et si la mission de l’interprète de la vie est d’attrister et d’émouvoir profondément ou d’apaiser et d’éclairer.

XXVIII

J’en conviens, il est bien difficile de se dégager de l’interprétation traditionnelle, et souvent on y retombe malgré soi dans le moment même où l’on essaie de s’en éloigner. Ainsi Ibsen, en quête d’une forme nouvelle et pour ainsi dire scientifique de la fatalité, a placé au milieu du meilleur de ses drames la figure voilée, grandiose et tyrannique de l’hérédité. Mais au fond, dans son œuvre, ce n’est pas le mystère scientifique de l’hérédité qui remue en nous certaines craintes humaines plus profondes que nos craintes animales. S’il s’y trouvait seul, il ne les remuerait pas plus que ne le ferait le mystère scientifique de telle ou telle maladie redoutable, de tel ou tel phénomène sidéral ou marin. Non ; ce qui y suscite une terreur d’un autre genre que celle d’un danger imminent, mais naturel, c’est l’obscure idée de justice qu’y représente l’hérédité, c’est l’affirmation audacieuse que les fautes du père retombent sur les enfants, c’est l’insinuation qu’un Juge souverain, une sorte de Maître de la race, veille sur nos actions, les inscrit au livre de bronze et pèse en ses mains éternelles des récompenses longtemps différées et des châtiments infinis. C’est, en un mot, et pendant qu’on le nie, le visage de Dieu qui reparaît, et une très vieille flamme de l’enfer qui gronde encore sous la dalle qu’on venait de sceller.

XXIX

Or, cette forme nouvelle de la fatalité ou de la justice fatale est encore moins défendable, moins acceptable que la fatalité antique pure et simple, qui demeurait générale et indéfinie, ne prétendait à rien expliquer trop strictement et se prêtait par conséquent à un plus grand nombre de situations. Il se peut que, dans le cas spécial mis en scène par Ibsen, il y ait une sorte de justice accidentelle, comme il se peut qu’une flèche, lancée par un aveugle dans une foule, atteigne par hasard un parricide. Mais faire une loi générale de cette justice accidentelle, c’est une fois de plus abuser du mystère, c’est introduire dans la morale humaine des éléments qui ne devraient pas s’y trouver, des éléments peut-être désirables et qui seraient salutaires s’ils représentaient certaines vérités, mais qu’il faut éliminer parce qu’ils n’en représentent aucune et qu’ils sont étrangers à notre vie réelle. Nous savons en effet que, dans l’état actuel de notre expérience, il est impossible de découvrir, dans les phénomènes de l’hérédité, la plus petite trace de justice, c’est-à-dire le plus fragile lien moral entre la cause, qui est l’acte du père, et l’effet, qui est la récompense ou le châtiment de l’enfant.

Il est permis aux poètes de faire des hypothèses et de devancer en quelque sorte la réalité. Mais souvent il arrive que, croyant la devancer, ils ne font que la tourner, que, croyant précéder une vérité nouvelle, ils retrouvent simplement la piste d’une illusion ancienne. Ici, pour devancer l’expérience, il faudrait peut-être aller encore plus loin dans la négation de la justice. Mais quelle que soit, sur ce point, notre pensée, pour qu’une hypothèse poétique demeure légitime et valable, il convient qu’elle ne soit pas ouvertement contredite par l’expérience de tous les jours, sinon elle est bien inutile, bien dangereuse, et pour peu que l’erreur ne soit pas tout à fait involontaire, elle n’est guère honnête.

XXX

Que conclure de tout ce qui précède ? Bien des choses, si l’on veut, mais tout d’abord ceci : qu’il importe que l’interprète de la vie aussi bien que ceux qui la vivent, soient extrêmement circonspects dans le maniement ou dans l’admission du mystère, et ne s’imaginent point que la part faite à l’inexplicable est nécessairement ce qu’il y a de meilleur et de plus grand dans une œuvre ou dans une existence. Il est des œuvres très belles, très humaines et très vraies dont « l’inquiétude du mystère universel » est presque entièrement absente. On n’est ni grand ni sublime parce qu’on pense sans cesse à l’inconnaissable et à l’infini. La pensée de l’inconnaissable et de l’infini ne devient vraiment salutaire que lorsqu’elle est la récompense inattendue de l’esprit qui s’est donné loyalement et sans réserve à l’étude du connaissable et du fini ; et l’on s’aperçoit bientôt que la différence est notable, du mystère qui précède ce que nous ignorons, au mystère qui suit ce que nous avons appris. Il semble qu’il y ait beaucoup de tristesses dans le premier ; c’est qu’elles s’y trouvent à l’étroit et s’accumulent toutes sur deux ou trois éminences trop proches. Il semble qu’il y en ait bien moins dans le second ; c’est que sa surface est plus vaste, et qu’aux grands horizons les tristesses les plus grandes prennent la forme d’espoirs.

XXXI

Oui, la vie humaine, dans son ensemble, est chose assez triste ; et il est plus facile, je dirai presque plus agréable de parler de ses tristesses et de les mettre en lumière, que de rechercher ses consolations et de les faire valoir. Les tristesses sont nombreuses, apparentes, infaillibles ; les consolations, ou plutôt les raisons qui nous font accepter avec une certaine allégresse le devoir de la vie, semblent rares, peu visibles, précaires. Les tristesses semblent nobles et grandes et pleines d’un mystère irrécusable, en quelque sorte personnel et sensible. Les consolations paraissent mesquines, égoïstes, presque basses. Pourtant, à y regarder de plus près, et quelle que soit l’apparence éphémère qu’elles revêtent, elles touchent aussi à un mystère qui n’est moins visible et moins saisissable que parce qu’il est plus profond et plus mystérieux. Le désir de vivre ou l’assentiment à la vie telle qu’elle est, usent peut-être d’expressions bien vulgaires, mais ils obéissent en somme, à leur insu ou malgré eux, à des lois plus vastes, plus conformes au génie de l’univers, par conséquent plus vénérables que le désir de fuir les tristesses de la vie ou que la noble sagesse désenchantée qui les constate.

XXXII

Nous sommes trop portés à peindre la vie plus triste qu’elle n’est ; et c’est une grande faute, mais excusable dans le moment d’incertitude où nous nous trouvons. Il n’y a pas encore d’explication plausible. La destinée de l’homme est soumise comme autrefois à des forces inconnues, dont quelques-unes ont peut-être disparu, mais pour faire place à d’autres. En tout cas, le nombre de celles qui sont réellement souveraines n’est guère diminué. On a essayé d’expliquer de diverses façons l’action et l’intervention de ces forces, et l’on dirait qu’après avoir reconnu que la plupart de ces explications ne tenaient pas devant la réalité, qui, malgré tout, se découvre peu à peu, on revient, pour totaliser en quelque sorte l’inexplicable ou du moins les tristesses de l’inexplicable, à la Fatalité. Au fond vous ne trouverez pas autre chose dans Ibsen, dans le roman russe, dans la haute histoire contemporaine, dans Flaubert, etc. (voyez entre autres La Guerre et la Paix, L’Éducation sentimentale et le reste).

Ce n’est plus exactement la Fatalité antique, il est vrai, la déesse ou plutôt le dieu bien déterminé (du moins dans l’esprit de la foule), volontaire, inflexible, implacable, aveugle mais attentif, c’est une fatalité plus vague, plus informe, distraite, indifférente, inhumaine, impersonnelle, universelle. En somme, ce n’est qu’une appellation provisoire accordée, en attendant mieux, à la misère générale et inexplicable de l’homme. On peut l’accepter dans ce sens, bien qu’elle n’éclaire rien et qu’elle ne soit que le nom nouveau de l’énigme invariable. Mais il faut se garder d’exagérer son rôle et sa valeur, et ne pas s’imaginer qu’on contemple les hommes et les événements de très haut et dans une lumière définitive et qu’il n’y a plus rien à chercher par delà, parce qu’à un moment donné, on sent profondément, au bout de toutes les existences, la force invincible et obscure du destin. Il est évident que d’un point de vue, les hommes paraîtront toujours malheureux, et sembleront toujours entraînés vers un gouffre fatal, puisqu’ils seront toujours voués à la maladie, à l’inconstance de la matière, à la vieillesse et à la mort. Si l’on ne regarde que le terme de toutes les existences, il y a nécessairement quelque chose de fatal et de misérable dans la vie la plus heureuse et la plus triomphante. Mais n’abusons pas de ces mots, et surtout ne nous en servons pas par nonchalance ou par amour de la tristesse mystique, pour réduire la part de ce qui pourrait s’expliquer si nous nous attachions davantage à l’étude de l’homme et de la nature des choses. Il ne faudrait invoquer le mystère et se renfermer dans le silence résigné qui l’accompagne qu’aux moments où son intervention est réellement sensible, frappante, personnelle, intelligente, morale et indubitable ; et cette intervention, ainsi circonscrite, est plus rare qu’on ne pense. Tant que ce mystère-là ne se manifeste point, il n’y a pas lieu de s’arrêter, de baisser les yeux, de se soumettre, de se taire.

LE RÈGNE DE LA MATIÈRE

I

Malgré le désir si naturel à l’homme de trouver dans l’univers une sanction à ses vertus, il nous fallait reconnaître, dans une précédente étude, que le ciel ni la terre n’ont le moindre souci de notre morale, et que tout enseignerait au juste qu’il est dupe, s’il ne trouvait en soi une approbation que nous ne pouvions guère exprimer, et une récompense si peu tangible, que nous nous efforcions assez vainement d’en peindre les douceurs les moins incertaines.

On dira : est-ce là tout ce qu’il faut attendre de notre grand effort, d’une attention, d’une contrainte perpétuelles, du sacrifice d’instincts et de plaisirs qui paraîtraient légitimes et nécessaires, et par conséquent nous rendraient plus heureux, s’il n’y avait en nous ce désir de justice qui vient on ne sait d’où, qui appartient peut-être à notre nature, mais qui, selon toute apparence, contrarie des lois générales de la grande nature dont nous faisons partie ? Oui, si vous voulez, c’est peu de chose que cette justice vaporeuse qui ne produit qu’une satisfaction diffuse, laquelle ne peut même être trop consciente sans devenir odieuse et se détruire elle-même. Mais à ce compte, et du point de vue où vous vous placez pour en juger ainsi, tout ce qui se passe dans notre être moral est bien peu de chose. C’est peu de chose aussi que l’amour, passée la minute de la possession qui seule est réelle et assure la perpétuité de l’espèce ; et cependant, à mesure que l’homme se civilise, il attache plus d’importance aux heures et aux années adoucies et embellies qui constituent ce peu de chose qui précède, accompagne et suit la possession, qu’à la possession même sans ce peu de chose. C’est peu de chose aussi qu’un beau visage, une belle attitude, un beau corps, un beau spectacle, une voix harmonieuse, une noble statue, un lever de soleil sur la mer, les étoiles sur la forêt, les fleurs dans un jardin, un rayon de lune sur le fleuve, un vers merveilleux, une grande pensée, un sacrifice héroïque qui reste le secret d’une âme profonde et tendre. Nous l’admirons un instant, cela nous donne un sentiment de plénitude que nous ne trouvons pas dans d’autres joies, mais aussi je ne sais quelle tristesse et quelle inquiétude ; et si nous sommes malheureux par ailleurs, cela ne nous apporte pas ce que les hommes ont coutume d’appeler le bonheur. Cela ne produit rien que l’on puisse peser ou définir, rien que les autres puissent reconnaître, ni qu’ils songent à nous envier ; et pourtant qui de nous, qui a ce sentiment de la beauté, si un magicien pouvait le lui enlever tout d’un coup, sans qu’il en restât la moindre trace, sans espoir que jamais il revînt, qui de nous n’aimerait mieux perdre richesses, tranquillité, santé même, et bien des années de sa vie, plutôt que cette faculté invisible, et presque indéfinissable ? Ce sont des choses intangibles aussi, et dont on ne peut guère rendre compte, que la douceur d’une amitié profonde, d’un souvenir vénéré, adorable ou touchant, et de mille autres pensées, de mille autres sentiments qui ne percent pas les montagnes, qui n’écartent pas un nuage, qui ne déplacent même pas un grain de sable sur la route. Pourtant, tout cela c’est le meilleur et le plus heureux de nous-même, tout nous-même, tout ce que devraient envier à ceux qui le possèdent, ceux qui ne le possèdent point. A mesure que nous nous éloignons de l’animal, pour nous rapprocher de ce qui paraît être l’idéal le plus stable de notre espèce, nous voyons mieux que tout cela n’est rien, si, par exemple, nous le comparons à l’énormité des lois de la matière, mais nous voyons en même temps que ce rien est notre part unique, et que, quoi qu’il arrive, jusqu’à la fin des temps, c’est autour de ces foyers de lumière que se concentrera de plus en plus la vie humaine.

II

Nous sommes dans un siècle qui paraît n’aimer que la matière, mais tout en l’aimant il la dompte, et la dompte plus passionnément qu’aucun autre. On dirait qu’il a hâte de la connaître, de la pénétrer, de l’asservir, de la posséder tout entière, d’en jouir une fois pour toutes jusqu’à satiété, comme pour débarrasser l’avenir de la recherche inquiète d’un bonheur que l’on peut très raisonnablement espérer trouver en elle tant qu’on n’en aura pas épuisé toutes les ressources et découvert tous les secrets. Cela est nécessaire, comme il est nécessaire que l’on passe par l’amour charnel pour connaître dans toute sa pureté profonde et inaltérable la nature véritable de l’amour.

Il est probable qu’il y aura quelque jour une réaction très sérieuse contre cette passion des jouissances de la matière. Non que l’homme s’en détache jamais ; il aurait tort de le tenter. Nous sommes après tout des fragments de matière animée, et il est bon de ne pas négliger le point de départ de notre être. Mais ce n’est pas une raison pour emprisonner tous nos bonheurs, toutes nos espérances, dans la petite circonférence de ce point de départ. Presque tous ceux que nous rencontrons par la vie mettent une sorte d’obstination irréfléchie à entretenir en eux la prépondérance de la matière. Entrez dans une assemblée d’hommes et de femmes à l’abri des soucis les plus déprimants de l’existence, une assemblée d’élite, si vous voulez, prononcez-y les mots joie, bonheur, félicité, béatitude, idéal, et supposez qu’un ange recueille à l’instant même et retienne dans un miroir magique ou dans une corbeille surnaturelle les images que ces mots auront évoqués dans les âmes qui les ont entendus. Que verrez-vous dans le miroir ou la corbeille ? De beaux corps enlacés, de l’or, des pierreries, un palais, un grand parc, le philtre de la santé, des ornements et des bijoux bizarres qui représentent les rêves de la vanité, et, formant le gros tas, il faut bien l’avouer, de bons repas, de bons vins, des tables somptueuses, des appartements magnifiques. L’humanité est-elle encore trop proche de ses origines pour concevoir autre chose ? L’heure n’est-elle pas venue où l’on devrait trouver dans la corbeille une intelligence puissante et désintéressée, une conscience pacifiée, un cœur juste et aimant, des regards et une attention qui auraient appris à saisir et à pénétrer toutes les beautés, aussi bien celles des soirs, des villes, des mers et des forêts, que celles d’un visage, d’un sourire, d’une parole, d’une action, ou d’un mouvement d’âme ? Quand verrons-nous, au premier plan, dans le miroir magique, au lieu de belles femmes nues, l’amour vaste et profond de deux êtres qui ont appris que les jouissances de la chair ne perdent leur arrière-goût d’inquiétude et d’amertume que lorsque les pensées, les sentiments, et ce qui est meilleur encore, plus haut et plus mystérieux que les pensées et les sentiments, s’unissent chaque jour davantage ? Quand y verrons-nous, à la place de l’exaltation factice et maladive engendrée par des nourritures trop abondantes et trop lourdes, ou par des excitants qui ne sont en somme que les émissaires les plus dangereux de l’ennemi même que nous cherchons à vaincre, quand trouverons-nous à sa place l’allégresse altière et grave d’un esprit qui est toujours exalté parce qu’il cherche toujours à comprendre et à aimer ?… Voilà longtemps que l’on sait ces choses, et il semble bien inutile de les redire. Pourtant, il suffit de se trouver deux ou trois fois au milieu de ceux qui représentent ce qu’il y a de meilleur, de plus intellectuellement et sentimentalement humain dans l’humanité, pour reconnaître à quel point ils tâtonnent encore dans la recherche des moments heureux de l’existence, à quel point le bonheur inconscient qu’ils attendent ressemble encore à celui de l’homme qui n’a pas de vie spirituelle, et le mal qu’ils ont à percer le nuage qui sépare ce qui appartient à l’être qui s’élève, de ce qui appartient à l’être qui descend. L’heure n’est pas venue, dira-t-on, où l’homme puisse clairement voir la part qu’il convient de faire au corps et à l’esprit. Mais quand viendra-t-elle, si ceux pour qui elle devrait être sonnée depuis longtemps se laissent ainsi, dans le choix de leur bonheur, nonchalamment guider par les préjugés obscurs de la masse ? Quand ils acquièrent la richesse et la gloire, quand ils trouvent l’amour, ils en éliminent simplement quelques satisfactions vulgaires de la vanité, quelques excès grossiers, mais ils ne poussent guère plus loin la conquête d’un bonheur plus spirituel, plus proprement humain, ils ne profitent guère de leurs avantages pour élargir un peu le cercle des exigences le moins justifiées de la matière. Ils subissent dans les plaisirs de la vie la diminution spirituelle que subit, par exemple, le spectateur éclairé qui s’est égaré dans un théâtre où l’on joue un drame qui n’est pas l’un des cinq ou six chefs-d’œuvre de la littérature universelle. Il sait que presque tout ce qui transporte ceux qui applaudissent autour de lui est fait de préjugés plus ou moins pernicieux sur l’honneur, la gloire, l’amour, la patrie, le sacrifice, la justice, la religion et la liberté ; ou des lieux communs les plus mous et les plus énervants de la poésie. Néanmoins, il prendra part à l’exaltation générale, et il lui faudra faire à chaque instant un violent retour sur lui-même, un appel étonné à toutes les certitudes pour se persuader que ceux qui sont restés fidèles aux plus vieilles erreurs n’ont pas raison contre sa raison isolée.

III

Du reste, dans les rapports de l’homme avec la matière, on constate, non sans étonnement, que rien, pour ainsi dire, n’a été élucidé ni réglé jusqu’ici. Pourtant ils sont impérieux et élémentaires, mais depuis l’origine on voit l’humanité incertaine, passer tour à tour de la confiance la plus dangereuse à la méfiance la plus systématique, de l’adoration à l’horreur, de l’ascétisme, du renoncement absolu, à l’excès contraire. Il ne s’agit pas de prêcher et de pratiquer une fois de plus l’abstinence inconsidérée et vaine. Elle est souvent aussi pernicieuse que l’intempérance habituelle. Nous avons droit à tout ce qui peut favoriser et maintenir le développement complet de notre corps ; mais il serait nécessaire de fixer aussi exactement que possible les limites de ce droit, car tout ce qui les outrepasse nuit à l’épanouissement de l’autre partie de notre être qui est comme la fleur que les feuilles alimentent ou étouffent. Or, l’humanité, qui s’occupe depuis si longtemps des nuances et des parfums les plus subtils et les plus fugitifs de sa fleur, livre, le plus souvent, à la bonne ou mauvaise volonté du tempérament, de l’heure ou du hasard, les forces inconscientes qui représentent les feuilles nourricières, discrètes et laborieuses, ou profusément égoïstes, envahissantes et mortelles. Peut-être le fit-on assez impunément jusqu’à ce jour, car l’idéal de l’humanité, après s’être d’abord exclusivement attaché au corps, hésita longtemps entre la matière et l’esprit. Mais voici qu’il se fixe avec une certitude de plus en plus inébranlable autour de l’intelligence. Nous ne songeons plus à rivaliser de force ou d’agilité avec le lion, la panthère, ou le grand singe anthropoïde, ni de beauté avec la fleur ou l’éclat des étoiles sur l’océan. L’utilisation par l’intelligence de toute force inconsciente, la soumission graduelle de la matière et la recherche de son énigme, tel est pour le moment le but le plus probable, la mission la plus plausible de notre espèce. Autrefois, dans le doute, toute satisfaction, tout excès même était excusable et moral qui n’entraînait pas une perte de force irréparable ou quelque dommage organique. Aujourd’hui que la mission de l’espèce se précise, notre devoir est d’éliminer tout ce qui n’est pas directement favorable au développement de la partie spirituelle de notre être. Le péché contre l’esprit, qui est bien le péché contre la santé de l’intelligence que Jésus devait avoir en vue et couvrait d’anathèmes inouïs, devient irrémissible. Il faudra sacrifier peu à peu tout ce qui ne procure au corps qu’un plaisir stérile, c’est-à-dire qui ne se traduit pas par une énergie plus grande et plus durable de la pensée, toutes ces petites satisfactions soi-disant inoffensives, qui, si peu malfaisantes qu’elles soient par elles-mêmes, entretiennent néanmoins, par l’habitude et l’exemple, le préjugé des jouissances inférieures et usurpent la place que devraient occuper les satisfactions de l’intelligence. Or, ces dernières ne sont pas comme celles du corps, dont les unes peuvent être utiles, les autres nuisibles, à l’épanouissement de celui-ci. Dans les champs élyséens de la pensée, toute satisfaction correspond à un rajeunissement et à un développement, et rien n’est plus sain pour l’esprit que les ivresses et les débauches de la curiosité, de la compréhension et de l’admiration.

IV

Il faudra bien que notre morale se conforme quelque jour à la mission probable de l’espèce, et remplace la plupart des restrictions arbitraires, et souvent ridicules, dont elle est tissue, par ces restrictions logiques et indispensables. Car l’unique morale d’un être ou d’une espèce est la subordination de sa manière de vivre à l’accomplissement de la mission générale qui lui paraît confiée. Nous verrons ainsi se déplacer peu à peu l’axe d’un certain nombre de péchés et de grands attentats, jusqu’à ce qu’à tous les crimes conventionnels contre le corps soient substitués les crimes véritables contre les destinées de l’humanité, c’est-à-dire tout ce qui porte atteinte à la puissance, à l’intégrité, à la liberté, à la prépondérance, aux loisirs de l’intelligence.

Ce n’est pas à dire que le corps soit l’irréconciliable ennemi, comme dans la théorie chrétienne. Loin de là. Que tout d’abord il s’affirme aussi sain, aussi robuste, aussi beau que possible. Mais c’est un enfant capricieux, exigeant, imprévoyant, égoïste, et d’autant plus dangereux qu’il est plus fort. Il n’a qu’un culte, celui de la minute présente. La pensée puérile et la satisfaction élémentaire, béate et précaire du petit chien ou du nègre, voilà tout ce qu’il peut imaginer et désirer. Du reste, il jouit avec désinvolture, et comme s’ils lui étaient dus, du bien-être, de la sécurité, des loisirs, des agréments, des voluptés qu’une intelligence plus active sait lui procurer. Et livré à lui-même, il en jouirait si sottement et si sauvagement qu’il ne tarderait guère à étouffer l’intelligence à laquelle il doit son bonheur. Il y a donc des restrictions et des renoncements nécessaires. Ils ne sont pas seulement imposés à celui qui a le droit de croire ou d’espérer qu’il travaille effectivement à la solution de l’énigme, à l’accomplissement des destinées humaines, au triomphe de la pensée sur la substance aveugle, mais encore à tous ceux qui suivent passivement, dans l’épaisse arrière-garde inconsciente, les évolutions phosphorescentes de l’intelligence à travers les éléments et les ténèbres de nos mondes. L’humanité est un être unique et unanime. Il paraît étrange qu’une dépression de la pensée de la masse, de cette pensée qui est à peine de la pensée, puisse avoir quelque influence sur le caractère, la moralité, les habitudes laborieuses, l’idéal, le sentiment du devoir, l’indépendance et la force intellectuelle de l’astronome, du chimiste, du poète ou du philosophe. Pourtant il semble bien qu’elle en ait une, et décisive. Aucune idée ne s’allume sur les sommets si les innombrables et uniformes petites idées de la plaine n’atteignent un certain niveau. En bas, on ne pense pas avec force, mais on y pense en nombre, et le peu qu’on y pense acquiert une influence en quelque sorte atmosphérique. Cette atmosphère est hostile ou salutaire à ceux qui se hasardent sur les pics, au bord des précipices, à la pointe des glaciers, selon qu’elle est plus ou moins lourde ou plus ou moins légère, plus ou moins chargée d’idées généreuses ou d’habitudes et de désirs grossiers. L’action héroïque d’un peuple (la Réforme, par exemple, la Révolution française, toutes les guerres d’indépendance ou de libération, le meurtre des tyrans, etc.) l’assainit et la féconde pour plus d’un siècle. Mais il n’en faut pas tant pour soulager ceux qui travaillent à l’accomplissement des destinées. Qu’autour d’eux, les habitudes soient un peu moins basses, les espérances plus désintéressées ; que les inquiétudes, les passions, les plaisirs, les amours s’éclairent d’un rayon de grâce, d’insouciance, de ferveur immatérielle, voilà qu’ils respirent librement, ils se sentent soutenus, ils n’ont plus à lutter contre les parties instinctives d’eux-mêmes, leurs forces s’allègent et se concentrent. Le paysan qui, le dimanche, au lieu de s’enivrer au cabaret, reste paisiblement à lire sous les pommiers de son verger ; le petit bourgeois qui sacrifie à un noble spectacle, ou simplement à une après-midi silencieuse, les émotions et les vociférations du champ de courses ; l’ouvrier qui, plutôt que de remplir les rues de chants obscènes ou idiots, va se promener dans la campagne ou contempler le coucher du soleil du haut des remparts, on peut dire qu’ils apportent une aide anonyme et inconsciente, mais considérable, au triomphe de la grande flamme humaine.

V

Mais que de choses à faire et à apprendre, avant que la grande flamme s’élève claire et sûre ! Comme nous le disions tout à l’heure, dans ses rapports avec la matière, l’humanité en est encore aux tâtonnements et aux expériences des premiers jours. Elle ne sait même pas au juste comment il faut qu’elle se nourrisse, si elle est frugivore ou carnivore, ni la quantité de nourriture qu’il faut prendre. Son intelligence égare son instinct. C’est d’hier seulement qu’on lui a révélé qu’elle s’était probablement trompée jusqu’ici sur le choix de ses aliments, qu’il fallait réduire de plus de deux tiers la quantité d’azote et notablement augmenter celle des hydrocarbones qu’elle consomme ; que quelques légumes, quelques fruits, quelques farineux, un peu de lait, ce qui n’est que l’accessoire de ces repas qui font son principal souci, le but de ses efforts, et dont elle s’épuise à conquérir l’abondance malfaisante, suffisent à entretenir l’ardeur de la plus belle et de la plus puissante vie. Je n’ai pas l’intention d’approfondir ici la question du végétarisme ni de rencontrer les objections qu’on y peut faire, mais il convient de reconnaître que bien peu de ces objections résistent à un examen loyal et attentif, et l’on peut affirmer que tous ceux qui se sont soumis à ce régime ont senti leurs forces s’accroître, leur santé se rétablir ou s’affermir, leur esprit s’alléger et se purifier comme au sortir d’une prison séculaire, nauséabonde et misérable.

Mais n’allons pas terminer ces pages par un essai sur l’alimentation. Pourtant, cela serait fort naturel. Toute notre justice, toute notre morale, tous nos sentiments et toutes nos pensées dérivent en somme de trois ou quatre besoins primordiaux dont le principal est celui de la nourriture. La moindre modification de l’un de ces besoins amènerait des changements considérables dans notre vie morale. Si quelque jour se généralisait la certitude que l’homme peut se passer de la chair des animaux, il y aurait non seulement une grande révolution économique, — car un bœuf, pour produire une livre de viande, consomme plus de cent livres de fourrage, — il y aurait encore une amélioration morale probablement aussi importante et certainement plus sincère et plus durable que si l’Envoyé du Père revenait une seconde fois visiter notre terre pour réparer les erreurs et les oublis de son premier pèlerinage. On constate en effet que l’homme qui abandonne le régime carné renonce presque nécessairement à l’alcool, et celui qui renonce à l’alcool renonce par le fait même à la plupart des plaisirs violents et grossiers. Or le prestige, le préjugé et la recherche passionnée de ces plaisirs forment le grand obstacle au développement harmonieux de l’humanité. S’en détacher, c’est se créer de nobles loisirs, d’autres désirs, un espoir de divertissement qui sera nécessairement plus élevé, car il ne saurait être aussi bas que celui qui naît de l’alcool. Mais verrons-nous ces heures plus légères et plus pures ? Le crime de l’alcool, ce n’est pas seulement qu’il tue ses fidèles et empoisonne la moitié de la race, c’est aussi qu’il exerce une influence indirecte mais profonde sur les idées de ceux-là mêmes qui s’en écartent avec effroi. Il entretient dans la foule, et, par l’action irrésistible de la foule, jusque dans la vie ordinaire de l’élite, une notion du plaisir qui altère et rabaisse tout ce qui touche au repos, à la paix, à l’épanouissement, à l’allégresse de l’homme, et l’on peut dire que pour l’instant il rend presque impossible la naissance d’un idéal de bonheur plus réel, plus profond, plus simple, plus paisible, plus grave, plus spirituel, plus humain. Il est évident que cet idéal de bonheur semble encore bien imaginaire et bien insignifiant ; et cette certitude de ceux qui sont convaincus que notre race s’est trompée jusqu’ici sur le choix de ses aliments, à supposer que toutes les expériences la confirment, mettra, comme n’importe quelle certitude, un temps infini à descendre dans la masse confuse qu’elle doit éclairer et soulager. Mais qui sait si ce n’est pas là l’expédient que tient en réserve la nature, quand la lutte pour la vie, qui est en ce moment la lutte pour la viande et pour l’alcool, double source de dilapidation et d’injustice qui alimente toutes les autres, double symbole d’une nécessité et d’un bonheur qui ne sont pas humains, deviendra décidément insupportable ?

VI

Où va l’humanité ? Cette préoccupation du but et de la fin est purement humaine, une sorte de provincialisme ou d’infirmité de notre esprit, et n’a, apparemment, rien de commun avec la réalité universelle. Les choses ont-elles un but ? Pourquoi en auraient-elles un et que serait un but ou une fin dans un organisme infini ?

Mais s’il est probable que nous n’avons d’autre mission que d’occuper un instant une petite place qui serait tenue par des cigales ou des violettes sans que l’éclat ou l’économie de l’univers fussent altérés, sans que les destinées de la terre fussent prolongées ou abrégées d’une heure, si nous ne marchons que pour marcher, sans nous rendre nulle part, nous ne pouvons néanmoins nous intéresser à autre chose qu’à cette marche inutile, et cela est, en outre, parfaitement raisonnable et le parti le plus haut que nous ayons à prendre. Ne donnerions-nous point tort à la fourmi qui, étant à même d’étudier les lois des astres, sans avoir du reste le moindre espoir d’en modifier jamais les moindres conséquences, déciderait qu’il n’y a plus lieu de s’occuper des affaires ni de l’avenir de la fourmilière ? Pour nous qui la jugeons et la dominons avec une assurance et une aisance qui répondent à celles que nous prêtons à nos grands dieux, serait-ce une bonne fourmi, une fourmi morale que cette fourmi trop universelle ?

La raison à son apogée est stérile et ne nous enseigne que l’immobilité, si après avoir reconnu les petitesses et le néant de nos passions, de nos espoirs, de tout notre être et d’elle-même, elle ne revient sur ses pas pour s’intéresser à ces petitesses et à tout ce néant, comme aux seules choses auxquelles elle puisse être utile en ce monde.

Si nous ignorons où nous allons, n’en prenons pas moins plaisir à notre marche, et pour l’alléger et l’encourager tâchons de deviner l’étape prochaine. Que sera-t-elle ? Nous aurons évidemment à passer par un défilé terrible. Mais, malgré la menace de ce défilé, les chemins qui s’élargissent et s’aplanissent, les arbres qui arrondissent et commencent à fleurir leurs couronnes, le silence des eaux qui se reposent et s’étalent, tout annonce que nous approchons de la plus vaste plaine que l’humanité ait eu à saluer jusqu’ici du haut des sentiers tortueux qu’elle gravit depuis sa naissance. La nommera-t-on « la première plaine des loisirs » ? Bien que nous défiant des surprises de l’avenir, et quels que soient les peines et les soucis qui l’attendent par delà, il paraît à peu près certain que la masse des hommes va connaître des jours où, grâce à une égalité moins illusoire, grâce aux machines, à la chimie agricole, grâce peut-être à la médecine ou à je ne sais quelle science qui naît, le travail sera moins âpre, moins incessant, moins matériel, moins tyrannique, moins impitoyable. Que fera-t-elle de ses loisirs ? Qui sait si sa destinée ne dépend pas de leur emploi ? L’un des premiers devoirs de ses conseillers serait peut-être de l’accoutumer dès cette heure à en jouir d’une manière moins basse et moins funeste. Autant que le travail ou la guerre, c’est en somme la façon plus ou moins digne, honnête, réfléchie, gracieuse et élevée dont il jouit de ses heures délivrées, qui fixe la valeur morale d’un individu et d’un peuple. C’est elle aussi qui l’épuise et le réconforte, le dégrade ou l’ennoblit. Actuellement, dans les grandes villes, trois jours d’oisiveté peuplent les hôpitaux de victimes plus dangereusement atteintes que ne le font trois mois de travail.

VII

Cela nous ramène au bonheur qui devrait être et qui sera probablement dans la suite des temps le bonheur humain proprement dit. Il est présumable que si nous avions pris part à la création de ce monde, nous aurions donné à ce qu’il y a de meilleur, de plus immatériel, de plus distinctement homme dans l’homme, une force plus sensible et plus efficace. Une pensée d’amour, une intuition de l’intelligence, une parole de justice, un acte de pitié, un simple désir de sacrifice et de pardon, un mouvement de sympathie, un élan de notre être vers la bonté, la beauté ou la vérité, s’ils étaient aux yeux de l’univers ce qu’ils sont réellement aux yeux de l’homme qui les connaît, eussent pu produire des fleurs miraculeuses, une lumière extraordinaire, une harmonie inconcevable, éloigner la nuit, rappeler le printemps et le soleil, arrêter la misère, la maladie, la douleur et la tempête, délivrer la pensée, immortaliser les sentiments, prolonger la jeunesse, déployer l’allégresse, éterniser la vie. Il aurait pu se faire qu’ils fussent irrésistibles, qu’ils fussent visiblement récompensés, comme l’activité du laboureur, le travail de l’abeille, le chant du rossignol. Mais nous n’ignorons plus que le monde moral est un monde où nous sommes absolument seuls, un monde renfermé tout entier en nous-mêmes, qui n’a pour ainsi dire aucune communication avec la matière, et n’exerce sur elle qu’une influence hasardeuse et exceptionnelle. Il n’en est pas moins réel et infini, et si les mots n’en parlent pas comme il faudrait, c’est que les mots sont, à tout prendre, de petits morceaux de matière qui voudraient pénétrer dans une sphère où la matière ne règne point. C’est que toujours ils trahissent plus ou moins la pensée par les images qu’ils évoquent. Pour exprimer la plus délicate volupté, la plus noble ivresse spirituelle, l’amour le plus complet, le plus inébranlable, il faut bien qu’ils les comparent à la volupté, à l’ivresse la plus brutale, à la possession, au désir le plus grossier ; et non seulement tout ce que l’âme de l’homme a conquis de meilleur, ils le rabaissent ainsi au niveau de comparaisons encore plongées dans la nature primitive, mais, malgré nous, ils nous incitent à croire que l’objet ou le sentiment comparé est moins réel, moins solide que le type auquel on le compare. Voilà l’infirmité et l’injustice de tout ce qui tente d’exprimer les secrets de l’homme. En attendant, nous aurions tort de n’accorder qu’une attention distraite aux événements de ce monde intérieur que les mots amoindrissent, ce sont les seuls véritablement et purement humains qu’il nous ait été possible de rencontrer jusqu’ici.

Ne les croyons pas inutiles, encore qu’ils se perdent comme la rosée qui s’égoutte d’une pâle fleur matinale dans l’immense torrent des forces matérielles. Nous vivons dans un univers qui, bien qu’illimité, est aussi hermétiquement clos qu’une sphère d’acier. Rien ne peut tomber au dehors, attendu qu’il n’y a point de dehors ; et il est évident qu’aucun atome ne s’y perd. Alors même que notre espèce disparaîtrait entièrement, l’état par lequel elle a fait passer certaines portions de la matière n’en demeurerait pas moins, malgré toutes les transformations ultérieures, un principe indélébile et une cause immortelle. Les végétations formidables et provisoires de l’époque primaire, les monstres chaotiques et à peine viables des terrains secondaires : Plésiosaures, Ichtyosaures, Ptérodactyles, pouvaient aussi s’estimer de vaines et éphémères ébauches, de dérisoires expériences d’une nature encore puérile, qui ne devaient laisser aucune trace sur un globe mieux équilibré. Pourtant, ils n’ont pas fait un effort qui se soit égaré dans l’espace. Ils ont purifié l’air, amorti l’irrespirable flamme de l’oxygène, organisé la vie plus harmonieuse de leur descendance. C’est grâce à telle forêt de fougères arborescentes, inconcevablement désordonnées, que nos poumons trouvent dans l’atmosphère l’aliment qu’il leur faut. C’est grâce à telle effroyable peuplade de reptiles volants ou nageurs que nous avons nos nerfs et notre cerveau d’aujourd’hui. Ils ont obéi à l’ordre de leur vie. Ils ont fait ce qu’ils devaient faire. Ils ont modifié la matière de la façon qui leur était prescrite. Et nous pareillement, en portant des parcelles de cette même matière à ce degré d’incandescence extraordinaire qui est propre à la pensée de l’homme, nous fixons évidemment pour l’avenir quelque chose qui ne périra plus.

LE PASSÉ

I

Derrière nous notre passé s’étend en longue perspective. Il dort au loin, comme une ville abandonnée dans la brume. Quelques sommets le délimitent et le dominent. Quelques actes importants s’y élèvent pareils à des tours, les unes encore éclairées, les autres à demi ruinées et s’inclinant peu à peu sous le poids de l’oubli. Des arbres s’effeuillent, des pans de mur s’effritent, de grands espaces d’ombre s’élargissent. Tout cela paraît mort et n’avoir d’autres mouvements que ceux dont l’anime illusoirement la lente décomposition de notre mémoire. Mais à part cette vie empruntée à la mort même de nos souvenirs, il semble que tout soit définitivement immobile, à jamais immuable, et séparé du présent et de l’avenir par un fleuve que rien ne peut plus traverser.

En réalité cela vit ; et pour beaucoup d’entre nous, plus ardemment et plus profondément que le présent ou l’avenir. En réalité, cette ville morte est souvent le foyer le plus actif de l’existence ; et selon l’esprit qui les y ramène, les uns en tirent toutes leurs richesses, les autres les y engloutissent.

II

Il en est de nos idées sur le passé comme de nos idées sur l’amour, la justice, le destin, le bonheur et la plupart de ces organismes spirituels, incertains et néanmoins puissants qui représentent les grandes forces auxquelles nous obéissons. Nous les avons reçues toutes faites de ceux qui nous précédèrent ; et même lorsque s’éveille notre seconde conscience, celle qui se flatte de n’accepter plus rien les yeux fermés, même lorsque nous nous appliquons à les examiner, nous perdons notre temps à interroger celles qui parlent haut et ne cessent de se répéter, au lieu de rechercher s’il ne s’en trouve pas d’autres autour d’elles qui n’aient encore rien dit. D’habitude, il ne faut pas aller bien loin pour découvrir ces dernières. Elles attendent en nous que nous leur adressions la parole. Du reste, dans leur silence, elles ne sont pas oisives. Par-dessus les convictions bavardes, elles dirigent tranquillement une partie de notre vie réelle, et, étant plus près de la vérité que leurs sœurs satisfaites, elles sont bien souvent plus simples et plus belles.

III

Parmi ces idées toutes faites, celles qui président à notre conception du passé sont particulièrement arrêtées. Grâce à elles, le passé nous paraît une puissance aussi importante, aussi inébranlable que le Destin. Il est le destin qui agit en arrière et donne la main à celui qui agit en avant de nous. Il lui passe le dernier anneau de nos chaînes. Il nous pousse avec la même brutalité irrésistible que l’autre nous tire. Peut-être sa brutalité est-elle plus saisissante et plus terrible. On peut douter du destin. C’est un dieu dont beaucoup ne subissent pas l’atteinte. Mais personne ne songe à contester la force du passé. Il paraît impossible de n’en point éprouver tôt ou tard les effets. Ceux-là mêmes qui se refusent à admettre tout ce qui n’est pas tangible reportent sur ce passé qu’ils peuvent toucher du doigt, toute l’influence, toutes les pensées de mystère et d’intervention souveraine qu’ils ôtent à ce qu’ils nient, pour faire de lui le dieu presque unique et d’autant plus redoutable de leur Olympe dépeuplé.

IV

En vérité, la force du passé est une des plus lourdes qui pèsent sur les hommes et les courbent vers la tristesse. Pourtant, aucune ne serait plus docile, ne suivrait plus volontiers la direction que nous lui donnerions si nous savions tirer meilleur parti de sa docilité. A y bien réfléchir, le passé nous appartient aussi réellement que le présent, et il est plus malléable que l’avenir. Autant que le présent, bien plus que l’avenir, il est tout entier dans notre pensée, et constamment dans notre main ; et cela est vrai non seulement des régions de notre passé matériel où il nous est encore possible de relever les ruines que nous avons faites, mais aussi des parties de ce passé qui semblent irrémédiablement soustraites à nos bonnes intentions trop tardives ; et surtout de notre passé moral et de tout ce qu’on croit le plus irréparable en lui.

V

« Le passé est passé », disons-nous ; et cela n’est pas vrai ; le passé est toujours présent. « Nous portons le poids de notre passé », affirmons-nous encore ; et cela n’est pas vrai ; c’est le passé qui porte notre poids. « Rien ne peut effacer le passé. » Et cela n’est pas vrai ; le présent et l’avenir, au moindre signe de notre volonté, parcourent le passé et y effacent tout ce que nous leur enjoignons d’y effacer. « L’indestructible, l’irréparable, l’immuable passé ! » Et cela n’est pas vrai non plus. C’est le présent qui est immuable et ne répare rien dans ceux qui parlent ainsi. « Mon passé est mauvais, il est triste, il est vide, disons-nous enfin, je n’y trouve pas une minute de beauté, de bonheur ou d’amour ; je n’y vois que des ruines sans grandeur… » Et tout cela n’est pas vrai ; car vous y voyez exactement ce que vous y mettez dans l’instant même que vous le regardez.

VI

Notre passé dépend tout entier de notre présent et change perpétuellement avec lui. Il prend immédiatement la forme des vases dans lesquels notre pensée d’aujourd’hui le recueille. Il est contenu dans notre mémoire, et rien n’est plus variable et plus impressionnable, rien n’est moins indépendant que cette mémoire, alimentée et travaillée sans cesse par notre cœur et notre intelligence, qui deviennent plus petits ou plus grands, meilleurs ou pires selon les efforts que nous faisons. Ce qui importe à chacun de nous dans le passé, ce qui nous en reste, ce qui est partie de nous-mêmes, ce ne sont pas les actes accomplis ou les aventures subies, ce sont les réactions morales que produisent en ce moment sur nous les événements qui ont eu lieu ; c’est l’être intérieur qu’ils ont contribué à façonner ; et ces réactions qui créent l’être intime et souverain dépendent entièrement de la manière dont nous envisageons les événements révolus. Elles varient suivant la substance morale qu’elles rencontrent en nous. Or, à chaque degré que gravissent notre intelligence et nos sentiments, la substance morale de notre être se modifie ; et aussitôt les plus immuables faits qui paraissent scellés dans la pierre et le bronze revêtent un aspect tout différent, se déplacent et se raniment, nous donnent des conseils plus vastes et plus courageux, entraînent la mémoire dans leur ascension, et, d’un amas de ruines qui pourrissaient dans l’ombre, reforment une cité qui se repeuple et sur laquelle le soleil se lève de nouveau.

VII

C’est arbitrairement que nous situons derrière nous un certain nombre d’événements. Nous les reléguons à l’horizon de nos souvenirs ; et une fois là, nous nous imaginons qu’ils appartiennent à un monde dans lequel tous les efforts des hommes réunis ne peuvent plus relever une fleur ni essuyer une larme. Mais, étrange contradiction ! tout en admettant que nous n’avons plus aucune action sur eux, nous sommes convaincus qu’ils agissent sur nous. La vérité est qu’ils n’agissent sur nous qu’autant que nous renonçons à agir sur eux. Le passé ne s’affirme que pour ceux en qui la vie morale s’est arrêtée. Il ne se fixe dans sa forme redoutable qu’à partir de cet arrêt. A compter de ce point il y a vraiment derrière nous de l’irréparable, et le poids de ce que nous avons fait descend sur nos épaules. Mais tant que nous ne nous interrompons pas de vivre par l’esprit et le caractère, il demeure en suspens sur notre tête ; et pareil à ces nuages complaisants qu’Hamlet montre à Polonius, il attend que notre regard lui transmette la figure d’espérance ou de crainte, de trouble ou de sérénité, que nous élaborons en nous.

VIII

Dès que notre activité morale s’alentit, les événements accomplis accourent et nous assaillent ; et malheur à celui qui leur ouvre la porte et les laisse s’installer à son foyer ! A l’envi, ils l’accablent des dons les plus propres à briser les courages. Et le passé le plus heureux et le plus noble, quand nous lui permettons de s’introduire en nous, non comme un hôte que nous y invitons, mais comme un parasite qui s’impose, est aussi dangereux que le passé le plus lugubre et le plus criminel. Si celui-ci n’apporte que des remords impuissants, celui-là n’amène que des regrets stériles ; et remords et regrets qui pénètrent ainsi nous sont également funestes. Pour tirer du passé ce qu’il contient de précieux — et il contient presque toutes nos richesses — il faut aller à lui aux heures où notre force est dans sa plénitude, entrer en maître dans son domaine, y choisir ce qui nous convient, et lui laisser le reste, en lui défendant de franchir notre seuil sans notre ordre. Comme tout ce qui ne vit en somme qu’aux dépens de notre force spirituelle, il prendra tôt l’habitude d’obéir. Peut-être essayera-t-il d’abord de résister. Il aura recours aux ruses, aux prières. Il voudra nous tenter et nous attendrir. Il nous fera voir des espoirs déçus, des joies qui ne reviendront plus, des reproches mérités, des affections brisées, de l’amour qui est mort, de la haine qui expire, de la foi gaspillée, de la beauté perdue, tout ce qui fut un jour le merveilleux ressort de notre ardeur à vivre, et tout ce que ses ruines recèlent maintenant de tristesses qui nous rappellent, et de bonheurs défunts. Mais nous passerons outre, sans retourner la tête, écartant de la main la foule des souvenirs, comme le sage Ulysse, dans la nuit Cimmérienne, à l’aide de son épée, écartait du sang noir qui devait les faire revivre et leur rendre un instant la parole, toutes les ombres des morts — même celle de sa mère — qu’il n’avait pas mission d’interroger. Nous irons droit à telle joie, à tel regret, à tel remords dont le conseil est nécessaire ; nous irons poser des questions très précises à telle injustice, soit que nous voulions réparer celle-ci s’il est encore possible de le faire ; soit que nous venions demander au spectacle de telle autre que nous avons commise et dont les victimes ne sont plus, la force indispensable pour nous élever au-dessus des injustices que nous nous sentons encore capables de commettre aujourd’hui.

IX

Oui, alors même qu’il y aurait dans notre passé des crimes que notre meilleure volonté ne puisse plus atteindre, et dont il ne soit plus possible qu’elle arrête les effets, si l’on considère, par-dessus les circonstances de temps et de lieu, le vaste plan de chaque existence humaine, ces crimes sortent réellement de notre vie dès l’instant que nous sentons qu’aucune tentation, qu’aucune force de ce monde ne pourrait nous induire à en commettre de semblables. Ils ne sont pas pardonnés au dehors, car peu de choses s’oublient et se pardonnent dans la sphère extérieure ; ils continuent de produire leurs effets matériels, car les lois des effets et des causes sont étrangères à celles de notre conscience. Mais au tribunal de notre justice personnelle, le seul qui ait une action décisive sur notre vie inaccessible, le seul qui nous juge efficacement jusqu’aux moelles et dont nous ne puissions éluder les arrêts, une action malfaisante que nous regardons de plus haut que le lieu où elle fut hasardée, est une action qui n’existe plus que pour nous rendre la descente plus difficile, et qui n’a désormais le droit de se redresser devant nous qu’au moment où nous penchons de nouveau vers l’abîme qu’elle garde.

Certes, c’est une des plus profondes tristesses humaines, que d’avoir dans son passé des injustices dont toutes les routes sont, pour ainsi dire, barrées derrière nous, dont il n’est plus possible de retrouver, de rejoindre, de relever ou de consoler les victimes. C’est une des douleurs qui s’oublient le moins vite que d’avoir abusé de sa force pour dépouiller le faible qui a définitivement succombé ; d’avoir iniquement et mortellement fait souffrir un cœur qui nous aimait, ou simplement méconnu une affection touchante qui s’offrait. Il est nécessaire que cela pèse d’un grand poids sur notre existence. Mais selon le point où nous avons fixé notre conscience actuelle, il dépend de nous que ce poids fasse descendre ou remonter toute notre destinée morale. Il est inévitable, — car presque rien ne meurt de ce que nous faisons, — il est inévitable que beaucoup d’injustices commises ressuscitent quelque jour, pour réclamer les parts qui leur demeurent dues, et commencer de légitimes représailles. Elles atteindront alors notre vie extérieure ; mais avant de pouvoir toucher à l’être intime qui est au centre de cette vie, elles seront forcées de passer par le jugement que nous avons déjà porté sur nous-mêmes ; et la qualité de ce jugement déterminera l’attitude de ces mystérieuses envoyées qui viennent des profondeurs où s’élabore l’éternel équilibre des effets et des causes. Si nous nous sommes sincèrement interrogés et condamnés du haut de notre conscience nouvelle, ce ne seront point de soudaines et menaçantes revendicatrices que nous verrons surgir de toutes parts, mais de bienveillantes visiteuses, presque des amies attendues, qui s’approcheront en silence. Elles savent d’avance qu’elles trouveront un homme qui n’est plus le coupable qu’elles cherchent ; et, au lieu des idées de révolte, de désespoir, de haine, au lieu des châtiments qui dégradent ou qui tuent, elles verseront dans notre cœur les pensées et les peines qui ennoblissent, purifient et consolent.

X

Entre beaucoup de choses, qui dérivent presque toutes d’un même principe de confiance et d’ardeur, ce qui différencie les heureux et les forts de ceux qui pleurent et sont découragés, c’est bien moins ce qu’ils ont fait ou subi que la manière dont ils savent se rappeler ce qu’ils firent ou subirent. A le prendre en soi, il n’y a de passé heureux pour personne ; et les privilégiés du destin, s’ils considèrent ce qui demeure des années écoulées dans le plus grand bonheur, ont peut-être plus de raison de s’attrister que les infortunés qui parcourent les restes d’une vie de misère. Tout ce qui fut un jour et n’est plus aujourd’hui incline à la tristesse, surtout ce qui fut très beau et très heureux. L’objet des regrets — que ceux-ci se tournent vers ce qui a été ou ce qui aurait pu être — est donc à peu près le même pour tous les hommes ; et leur tristesse devrait être identique. Pourtant, elle ne l’est point ; ici elle règne sans interruption, et là-bas ne se montre qu’à de longs intervalles. Il faut donc qu’elle dépende d’autre chose que des faits accomplis. Elle dépend de la façon dont l’homme agit sur eux. Les vainqueurs de ce monde, ceux qui ne perdent pas leur temps à fermer l’horizon avec de l’immuable et de l’irréparable imaginaires, ceux qui semblent naître chaque matin dans un monde qui naît sans cesse à l’avenir, ceux-là savent d’instinct que ce qui paraît ne plus exister, existe toujours vierge, que ce qu’on croit fini est en train de s’achever. Ils savent que les années que le temps leur a prises sont encore en travail, et sous leur nouveau maître n’obéissent qu’à l’ancien. Ils savent que leur passé est toujours en mouvement ; qu’hier qui fut lugubre, infirme ou très coupable, reviendra tout joyeux, innocent, rajeuni, sur la route de demain. Ils savent que leur image n’est pas encore fixée dans les jours écoulés, qu’il suffit d’une pensée ou d’un acte décisifs pour bouleverser toute l’œuvre. Ils savent que, si vieille, si compacte que soit l’ombre étendue derrière eux, ils n’ont qu’à faire un geste d’allégresse ou d’espoir pour que l’ombre aussitôt l’imite et le prolonge jusqu’aux petites ruines de leur première enfance, et tire de ces débris des trésors imprévus. Ils savent que tout peut s’embellir et devenir meilleur rétroactivement, et que les morts eux-mêmes casseront leurs sentences au fond de leurs tombeaux pour juger à nouveau un passé qu’aujourd’hui vient de faire revivre et de transfigurer.

Ils sont heureux ceux qui trouvent cet instinct aux plis de leur berceau. Mais ceux qui ne l’ont point ne peuvent-ils l’imiter, et l’une des missions de la sagesse humaine n’est-elle pas de nous faire acquérir les instincts salutaires que la nature nous avait refusés ?

XI

Ne nous endormons point dans notre passé. Plus il est heureux ou glorieux, plus il doit nous être suspect s’il tend à s’arrondir en voûte sur notre vie, s’il ne change pas sans cesse sous notre œil, si le présent s’accoutume à le visiter, non plus comme un bon ouvrier qui s’y rend pour y faire le travail auquel l’appellent les ordres d’aujourd’hui, mais comme un pèlerin passif et trop crédule qui se contente de contempler de belles ruines immobiles.

Et n’ayons pas pour lui le respect profond que l’instinct nous impose, si ce respect nous fait craindre d’en troubler la belle ordonnance. Mieux vaut un passé ordinaire, qui se tient à sa place dans sa brume, qu’un passé somptueux qui prétend régenter ce qui ne lui appartient plus. Mieux vaut un présent médiocre mais bien vivant, et qui agit comme s’il était seul au monde, qu’un présent qui se meurt fièrement dans les chaînes d’un merveilleux jadis. Un pas que nous faisons à cette heure vers un but incertain a plus d’importance pour nous que les mille lieues que nous avons faites autrefois vers une victoire éclatante mais périmée. Notre passé n’eut d’autre mission que de nous élever au moment où nous sommes, et de nous y fournir les armes, l’expérience, la pensée et la joie nécessaires. Qu’à ce moment précis, il nous retire ou détourne sur lui une parcelle de notre énergie ; si glorieux qu’il ait été, il ne fut qu’inutile, et il eût mieux valu qu’il n’eût pas existé. Quand nous lui permettons d’entraver un geste que nous allions faire, c’est alors que notre mort commence, et que les édifices de l’avenir prennent subitement la forme de tombeaux.

XII

Il est d’autres passés plus dangereux encore que les passés de bonheur et de gloire ; ce sont ceux que peuplent des fantômes trop puissants et trop chers. Ils sont nombreux ceux qui périssent dans les enlacements de ses ombres aimées. N’oublions pas ceux qui ne sont plus là ; mais que leur présence idéale, au lieu d’être une peine, soit une consolation. Recueillons et gardons dans une âme fidèle et heureuse en ses larmes, les jours qu’ils nous donnèrent. En s’en allant ils nous ont laissé le plus pur de ce qu’ils furent, ne perdons pas dans les mêmes ténèbres ce qu’ils nous ont laissé et ce que la mort nous a pris. Si eux-mêmes revenaient sur la terre, sages, puisqu’ils ont vu ce que nous cache encore la lumière éphémère, ils nous diraient, je pense : « Ne pleurez pas ainsi. Loin de nous ranimer, vos larmes nous épuisent, puisqu’elles vous épuisent. Détachez-vous de nous, ne pensez plus à nous, tant que notre pensée ne mêle que des pleurs à la vie qui nous reste dans votre propre vie. Nous ne subsistons plus que dans vos souvenirs ; mais vous croyez à tort que les seuls qui nous touchent sont ceux qui nous regrettent. C’est tout ce que vous faites qui se souvient de nous et réjouit nos mânes, sans que vous le sachiez, sans qu’il soit nécessaire de vous tourner vers nous. Si notre pâle image attriste votre ardeur, nous nous sentons périr d’une mort plus sensible et plus irrévocable que la première mort ; et quand vous vous penchez trop souvent sur nos tombes, vous nous prenez la vie, l’amour et le courage que vous croyez nous rendre. »

« C’est en vous que nous sommes ; c’est en toute votre vie que se trouve notre vie ; et quand vous grandissez, même en nous oubliant, nous grandissons aussi ; et nos ombres respirent comme des prisonnières dont la prison s’entr’ouvre. »

« Si nous avons appris quelque chose de nouveau dans le monde où nous sommes, c’est d’abord que le bien que nous vous avons fait, alors que nous étions comme vous sur cette terre, ne balance pas le mal que fait un souvenir qui diminue la force et la confiance de la vie. »

XIII

Surtout, n’envions le passé d’aucun homme. Notre passé fut créé par nous-mêmes, pour nous seuls. Il est le seul qui nous convienne ; le seul qui ait à nous apprendre une vérité que personne n’eût pu nous apprendre, le seul qui nous donne une force que personne ne nous puisse donner. Bon ou mauvais, étincelant ou morne, il est pour nous comme un musée qui renferme des chefs-d’œuvre uniques qui ne parlent qu’à nous ; car aucun chef-d’œuvre étranger ne saurait égaler une action que nous avons accomplie, un baiser que nous avons reçu, une beauté que nous avons sentie, une souffrance que nous avons subie, une angoisse qui nous a étreints, un amour qui nous a couverts de sourires ou de larmes. Notre passé, c’est nous-mêmes, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons ; et sur cette sphère inconnue où nous nous agitons, nul, — du plus heureux au plus infortuné, — nul ne saurait prévoir ce qu’il perdrait à substituer une trace étrangère à la trace qu’il devait laisser dans la vie. Notre passé, c’est notre secret promulgué par la bouche des années, c’est l’image la plus mystérieuse de notre être, surprise et gardée par le Temps. L’image n’est pas morte ; un rien la dégrade ou la pare, elle peut encore s’éclairer ou s’assombrir, rire ou pleurer, exprimer la haine ou l’amour ; mais elle demeure à jamais reconnaissable au milieu des myriades d’images qui l’entourent. Elle nous représente derrière nous, comme nos aspirations et nos espoirs nous représentent dans l’avenir ; et les deux visages se confondent pour nous apprendre à nous-mêmes ce que nous sommes.

Ce qui est enviable, ce ne sont point les faits du passé, mais le tissu spirituel dont le souvenir des jours qui ne sont plus vient envelopper le sage. Ce tissu, qu’il soit formé dans la douleur ou dans la joie, qu’il soit tiré de l’abondance ou de la misère des événements, peut être également précieux ; et l’on ne saurait dire, à le voir resplendir sur la vie qui le porte, si les étoiles et les pierreries qui l’animent furent trouvées dans les cendres parcimonieuses d’une cabane ou sur les marches d’un palais.

Il n’y a point de passé vide ou pauvre, il n’y a point d’événements misérables, il n’y a que des événements misérablement accueillis. Si réellement il ne vous était rien arrivé, ce serait l’aventure la plus extraordinaire qui fût jamais arrivée à personne, et vous en pourriez tirer une lumière non moins extraordinaire. En réalité, les mêmes faits, les mêmes passions, les mêmes possibilités et des occasions à peu près identiques attendent et sollicitent la plupart des hommes. Les circonstances et leur éclat diffèrent, mais bien moins que les réactions intérieures ; et un événement minime et inachevé, tombant dans un esprit et dans un cœur féconds, atteint aisément la hauteur et les proportions morales d’une conjoncture analogue qui, sur un autre plan, ébranlerait un peuple.

A celui qui verrait étalés devant lui les passés divers d’une assemblée humaine, s’il ne percevait en même temps les conséquences morales de tous ces faits épars et dissemblables, il serait bien difficile de désigner lequel de ces passés il souhaiterait vivre. Peut-être se tromperait-il mortellement, en choisissant telle existence dont débordent, pareils à d’énormes joyaux, des bonheurs et des triomphes incomparables, tandis que son regard glisserait avec indifférence sur telle autre, apparemment déserte et cependant peuplée d’émotions sereines et de hautes pensées rédemptrices qui la rendent heureuse entre toutes, mais ne se montrent point. Car nous savons bien qu’il suffit d’une pensée pour bouleverser, aussi profondément que ferait une grande victoire ou une grande défaite, ce que le destin nous donna et ce qu’il nous réserve. Elle ne fait pas de bruit, elle ne choque pas un caillou sur la route illusoire que l’on voit ; mais tranquillement elle élève une pyramide indestructible au tournant du chemin plus réel que suit la vie secrète ; et soudain, tout ce qui nous arrive, jusqu’aux phénomènes du ciel et de la terre, prend une direction nouvelle.

Ce qu’il y a de plus important dans la vie de Siegfried, ce n’est pas le moment où il forge l’épée prodigieuse, ni celui où il tue le dragon et oblige les dieux à lui céder la place ; ce n’est pas davantage la minute éblouie où il trouve l’amour sur la montagne en flammes, mais la brève seconde arrachée aux décrets éternels, le petit geste puéril où, ayant approché par mégarde de ses lèvres l’une de ses mains rougies du sang de sa mystérieuse victime, ses yeux et ses oreilles s’ouvrent ; il entend le langage caché de tout ce qui l’entoure, surprend la trahison du Nain, qui représente les mauvaises puissances, et, tout à coup, apprend à faire ce qu’il doit faire.

LA CHANCE

I

Il y avait une fois deux frères, dit un vieux conte serbe. L’un était actif et malheureux, l’autre paresseux et comblé de prospérités. Le frère malheureux rencontre un jour une belle jeune fille qui gardait des moutons en filant un fil d’or. — « A qui appartiennent ces moutons ? demande-t-il. — Ils appartiennent à qui j’appartiens. — A qui appartiens-tu ? — A ton frère, je suis son bonheur. — Et mon bonheur, où est-il ? — Bien loin de toi. — Puis-je le trouver ? — Oui, si tu le cherches. »

Il s’en va donc à la recherche de son bonheur. Un soir, dans une grande forêt, il découvre, endormie sous un arbre, une pauvre vieille femme à cheveux gris. Il la réveille et lui demande qui elle est. — « Tu ne me connais pas ? répond-elle. Il est vrai que tu ne m’as jamais vue : je suis ton bonheur. — Et qui donc m’a donné un si misérable bonheur ? — La Destinée. — Puis-je trouver la Destinée ? — Peut-être, à force de la chercher. »

Il part à la recherche de la Destinée. Après de longues routes, on la lui montre enfin. Elle vit dans le luxe d’un immense palais ; mais de jour en jour ses richesses diminuent, et les portes, les fenêtres et les murs de sa demeure se contractent. Elle lui explique qu’elle passe ainsi, alternativement, de la misère à l’opulence ; et que la situation où elle se trouve à un moment donné, détermine l’avenir de tous les enfants qui naissent à ce moment. — « Vous êtes venu au monde, ajoute-t-elle, aux heures où ma fortune décroissait, de là tous vos malheurs. » — Elle lui conseille, pour conjurer ou pour tromper le mauvais sort, de substituer à sa chance celle de sa nièce Militza, qui est née durant une période propice. Pour opérer cette substitution, il suffira qu’il prenne chez lui cette nièce, et déclare à qui l’interroge que tout ce qu’il possède appartient à Militza.

Il suit ce conseil ; et ses affaires changent de face. Ses troupeaux engraissent et multiplient, ses arbres rompent de fruits, il lui échoit des héritages imprévus, ses terres se couvrent de moissons prodigieuses. Mais un matin, que, immobile dans son bonheur, il contemple un admirable champ de blé, un étranger lui demande en passant à qui appartiennent ces épis magnifiques qui se balancent sous la rosée, deux fois plus hauts et plus lourds que les épis voisins, il s’oublie et répond : — « Ils sont à moi. » — Aussitôt le feu prend à l’autre bout du champ et commence ses ravages. Il se rappelle alors le conseil négligé, court après l’étranger et lui crie : — « Je me trompe ! Je ne t’ai pas dit vrai ; arrête-toi, reviens ; ce champ n’est pas à moi, mais à ma nièce Militza ! » — Subitement, entendant ces paroles, les flammes tombent et les épis repoussent.

II

Cette image naïve et très ancienne montre que le mystérieux problème de la chance ne s’est guère modifié depuis que l’homme commença de l’interroger. Elle pourrait encore illustrer notre ignorance actuelle. Nous avons nos pensées qui nous façonnent un bonheur ou un malheur intimes, sur lequel les incidents du dehors ont plus ou moins d’influence. Il en est chez qui ces pensées sont devenues si puissantes, si vigilantes, que rien ne peut plus, sans leur agrément, pénétrer dans l’édifice de cristal et d’airain qu’elles on su élever sur une colline qui domine la route habituelle des aventures. Nous avons notre volonté qui, nourrie de nos pensées et soutenue par elles, parvient à écarter un grand nombre d’événements inutiles ou nuisibles. Cependant, autour de ces îlots plus ou moins sûrs, plus ou moins inexpugnables, s’étend une région aussi insoumise, aussi vaste que l’océan, où il semble que le hasard règne seul, comme le vent sur les flots. Nulle pensée, nulle volonté ne peuvent empêcher un de ces flots d’inopinément surgir, de nous surprendre, de nous étourdir, de nous blesser. Leur bienfaisante action ne recommence qu’après que la vague s’est retirée. Alors elles nous relèvent, nous pansent, nous raniment, et veillent à ce que le mal que le choc nous a fait ne pénètre pas jusqu’aux sources profondes de la vie. A cela se borne leur rôle. En apparence il est très humble. En réalité, à moins que le hasard ne prenne la forme irrésistible d’une maladie cruelle ou de la mort, il rend ce hasard presque impuissant, et suffit à maintenir ce qu’il y a de meilleur et de plus propre à l’homme dans le bonheur humain.

III

Entre les actes que nous avons prévus, autour des faits que nous déterminons et qui tracent péniblement les grandes lignes de notre existence, se presse et circule la redoutable multitude des hasards aux aguets. L’air que nous respirons, l’espace où nous nous mouvons, le temps que nous traversons, sont peuplés de circonstances qui nous attendent, et nous choisissent dans la foule. A observer leurs habitudes, on constate bientôt que ces étranges filles du hasard, qui devraient être aveugles et sourdes comme leur père, n’agissent nullement au hasard. Elles savent ce qu’elles font, et se trompent rarement. Avec une certitude inexplicable, elles reconnaissent le passant qui s’avance et devant lequel elles doivent se dresser. Que deux hommes suivent, à la même heure, le même chemin, il n’y aura ni hésitation ni confusion dans la double troupe invisible apostée par le sort. A l’arrivée de l’un se rangent les vierges blanches, avec les palmes, les amphores et les mille bonheurs imprévus de la route ; à l’approche de l’autre, les « Mauvaises Femelles » qu’Eschyle nous a peintes s’élancent hors des taillis, comme si elles avaient à venger sur leur ignorante victime quelque offense inexplicable et antérieure à sa naissance.

IV

Tous nous avons plus ou moins suivi par la vie la destinée de certains êtres auxquels advenaient des bonheurs ou des malheurs que leurs actes n’avaient point préparés, et qui soudain, au tournant d’une rue, semblaient jaillir du sol ou tomber des étoiles, parfaits, gratuits, inévitables. L’un qui ne songeait même pas à un emploi dont un rival mieux armé lui barrait l’accès, voit disparaître ce rival à la minute décisive ; l’autre qui comptait sur la protection d’un ami très puissant, voit mourir cet ami au moment même que ce dernier tendait la main pour lui venir en aide. Celui-ci, qui n’a ni talent ni beauté, et ne sait rien prévoir, arrive chaque matin au palais de la Fortune, de la Gloire ou de l’Amour, à la brève seconde où toutes les portes sont ouvertes ; celui-là, qui est plein de mérites et a longuement médité sa démarche légitime, s’y présente à l’heure même où la malchance le ferme pour un demi-siècle. Tel risque vingt fois sa santé dans des prouesses imbéciles et l’en retire intacte, tel autre la hasarde prudemment dans une aventure honorable et la perd sans retour. Des milliers d’inconnus travaillent obscurément à aider le premier sans l’avoir jamais vu ; des milliers d’inconnus entravent l’œuvre du second sans savoir qu’il existe. Et les uns et les autres ignorent ce qu’ils font ; séparés par des mers, ils obéissent au même ordre diffus et minutieux ; puis, à l’heure prescrite, les pièces détachées de l’énorme machine se rejoignent et s’emboîtent ; et voilà deux destinées complètes et dissemblables que le Temps met en branle.

V

Le Dr Foissac, en un curieux livre sur La Chance et la Destinée, énumère d’innombrables et étranges exemples de l’iniquité fondamentale, préétablie, obstinée, irréductible, où baignent la plupart des existences. On croirait, à le suivre, pénétrer avec lui dans les déconcertants laboratoires d’un autre monde, où l’on ne trouve, pour peser et répartir le bonheur et le malheur, rien qui rappelle les instruments indispensables à la justice, à la raison humaines. C’est, entre autres, la vie de l’admirable Vauvenargues, le plus infortuné des grands sages, qui, malgré son génie, sa beauté morale, sa bravoure, ses efforts, brisé et défiguré par de cruelles maladies aux moments où sa fortune se trouvait en suspens, va chaque jour d’une déception imméritée à une injustice gratuite, et meurt à trente-deux ans, à l’heure même où l’on allait reconnaître son œuvre. C’est l’effroyable histoire de Lesurques[1], dans laquelle mille coïncidences, qu’on dirait guidées par l’enfer, accourent et s’accumulent pour perdre un innocent, sans que la vérité, enchaînée par le sort et qui hurle en silence sous la foule des erreurs qui la cherchent, — comme on hurle en silence au fond d’un mauvais rêve, — puisse faire un seul geste pour déchirer la nuit. C’est encore l’aventure d’Aimar de Ranconnet, président du parlement de Paris, le plus probe des hommes, qui, injustement dépouillé de sa charge, voit sa fille mourir sur un fumier, son fils périr de la main du bourreau et sa femme écrasée par la foudre, tandis qu’il est lui-même accusé d’hérésie, et qu’enfermé à la Bastille il y meurt de douleur avant son jugement.

[1] Voici cette histoire, telle que la résume fort bien le Dr Foissac : « Le 8 Floréal an IV, le courrier et le postillon qui conduisaient la malle de Paris à Lyon furent attaqués et assassinés, à 9 heures du soir, dans la forêt de Sénart. Les assassins étaient Couriol, qui avait pris place dans le cabriolet à côté du courrier, Durochal, Rossi, Vidal et Dubosq, qui étaient venus à sa rencontre sur des chevaux de louage, Bernard, enfin, qui avait procuré les chevaux, et prit part au partage du butin. Pour ce crime, auquel prirent part cinq assassins et un complice, sept individus, dans l’espace de quatre ans, portèrent leur tête sur l’échafaud. La justice tua donc un homme de trop, elle frappa donc un innocent ; ce ne pouvait être aucun des six individus, qui tous avouèrent leur crime. Cet innocent était Lesurques, qui n’avait cessé de protester qu’il n’était point coupable, et que chacun de ses prétendus complices déclarait ne pas connaître. Comment cet infortuné fut-il donc impliqué dans cette affaire qui devait donner à son nom une si triste immortalité ? La fatalité voulut que, quatre jours avant le crime, Lesurques, qui avait quitté Douai avec 18.000 livres de rentes, et était venu se fixer à Paris pour y donner une meilleure éducation à ses enfants, se trouvât à déjeuner chez un de ses compatriotes, Guesno, au moment où Couriol, survenant, fut invité à prendre part au repas. Les soupçons s’étant immédiatement portés sur Couriol, le fait de ce déjeuner suffit pour que Guesno fût un moment arrêté ; mais comme il avait prouvé son alibi, le juge Daubenton l’avait mis immédiatement en liberté. Seulement, comme il était tard, celui-ci lui avait dit de se présenter le lendemain pour retirer ses papiers.

« Le 11 Floréal au matin, Guesno, se rendant à cet effet à la préfecture de police, rencontra Lesurques, auquel il proposa de l’accompagner, ce que celui-ci accepta par désœuvrement. Pendant qu’ils attendaient dans l’antichambre l’arrivée du magistrat, on y introduisit deux femmes appelées dans l’affaire, et qui, trompées par la ressemblance de Lesurques avec Dubosq, qui était en fuite, n’hésitèrent pas à le signaler comme l’un des assassins, et malheureusement persistèrent à l’affirmer jusqu’à la fin. Les antécédents de Lesurques plaidaient en sa faveur, et, entre autres faits qu’il cita pour prouver qu’il n’avait pas quitté Paris dans la journée du 8 Floréal, il dit avoir assisté, chez un bijoutier, à certains échanges entre Legrand et son confrère Aldenoff. Ces transactions avaient, en effet, eu lieu le 8 ; mais Legrand, ayant été requis de présenter son livre, s’aperçut qu’il les avait, par erreur, inscrites à la date du 9. Il crut bien faire de gratter le 9 pour en faire un 8 ; il voulait sauver son compatriote Lesurques, qu’il savait innocent, il acheva de le perdre. La surcharge, le faux furent facilement constatés ; dès lors, le ministère public et les jurés n’accordèrent plus la moindre confiance aux quatre-vingts témoins à décharge cités par l’accusé : il fut condamné, et ses biens furent confisqués. Il s’écoula quatre-vingt sept jours entre sa condamnation et son exécution, délai tout à fait insolite à cette époque : c’est que de grands doutes s’étaient élevés sur sa culpabilité.

« Le Directoire ne possédait pas le droit de grâce ; il crut devoir en référer au Conseil des Cinq-Cents, lui demandant « si Lesurques devait périr parce qu’il ressemblait à un coupable ». Le Conseil passa à l’ordre du jour sur le rapport de Siméon, et Lesurques fut exécuté, en pardonnant à ses juges. Et non seulement il avait constamment protesté de son innocence, mais encore, au moment où l’arrêt fut prononcé, Couriol s’était écrié d’une voix ferme : Lesurques est innocent ! Il fit entendre la même protestation sur la fatale charrette, et jusque sur l’échafaud. Tous les autres condamnés, en s’avouant coupables, déclarèrent également que Lesurques était innocent ; ce fut en l’an IX seulement que Dubosq, son sosie, fut arrêté et condamné.

« La fatalité qui avait frappé le chef de famille n’en épargna aucun membre. La mère de Lesurques mourut de douleur ; sa femme devint folle, ses trois enfants languirent dans le délaissement et la misère. Ému, cependant, d’une aussi cruelle infortune, le gouvernement restitua en deux fois, à la famille de Lesurques, les cinq ou six cent mille francs dont une confiscation inique l’avait dépouillée ; mais la plus grande partie de cette fortune fut soustraite par un escroc. Soixante ans s’étaient écoulés ; des trois enfants de Lesurques, deux étaient morts ; une seule avait survécu, c’était Virginie Lesurques. Depuis longtemps déjà, l’opinion publique avait proclamé l’innocence et la réhabilitation de son malheureux père. Elle voulait davantage, et, aussitôt que fut édictée la loi du 29 juin 1867, qui autorisait la révision des jugements criminels, elle espéra que le jour était enfin venu où elle pourrait proclamer cette réhabilitation dans le sanctuaire de la justice ; mais, par une dernière fatalité, la cour de cassation, arguant de subtilités légales, déclara, par arrêt du 17 décembre 1868, qu’il n’y avait pas lieu de s’occuper du fond, et que Virginie Lesurques n’était pas recevable dans sa demande en révision. »

Il semble que l’on voie, comme dans le plus affreux des rêves, un misérable en proie aux Euménides. Depuis ce repas chez Guesno, presque aussi tragique que celui de Thyeste, il tourne sans relâche autour de l’abîme qui l’aspire, tandis que son destin, qui plane sur sa tête comme un vautour énorme, obscurcit la lumière de tous ceux qui l’approchent. Et les cercles d’en haut et les cercles d’en bas, magiquement, se précipitent, se rétrécissent et se rejoignent, jusqu’à ce que leurs tourbillons se confondent et s’abattent sur le même cadavre.

En vérité, le concours des fatalités meurtrières doit paraître surnaturel dans cette cause ; et le cas est typique, formidable et symbolique comme un mythe. Mais il est certain que des séries analogues se reproduisent en petit, chaque jour, dans les mille déboires médiocres ou ridicules de bien des vies soumises à l’influence d’une étoile néfaste ou malicieuse.

Nous estimons fabuleuses et invraisemblables les calamités des Atrides et d’Œdipe, et cependant nous voyons dans l’histoire contemporaine la fatalité s’acharner avec la même opiniâtreté sur certaines familles, comme celle des Coligny, des Stuarts[2], etc., ou poursuivre jusque dans la mort, d’une haine personnelle, quelques victimes innocentes et hagardes telles qu’Henriette d’Angleterre, fille de Henri IV, Louise de Bourbon, Joseph II et Marie-Antoinette.

[2] Les malheurs des Stuarts sont suffisamment connus ; ceux des Coligny sont moins populaires. Les voici tels que les met en bonne lumière l’auteur déjà cité : « Maréchal de France sous François Ier, Gaspard de Coligny avait épousé la sœur du connétable Anne de Montmorency. On lui reprocha d’avoir différé d’une demi-journée d’attaquer Charles-Quint, comme il pouvait le faire avec avantage, et manqué ainsi une occasion presque certaine de le vaincre. L’un de ses fils, archevêque et cardinal, embrassa le protestantisme, et se maria en soutane rouge. Il combattit à la bataille de Saint-Denis contre le roi, se sauva en Angleterre, où il fut empoisonné par un de ses domestiques en 1571. Échappé cependant à cette tentative, il voulut rentrer en France ; mais, pris à la Rochelle, il fut condamné à mort et exécuté. L’amiral de Coligny, frère du cardinal, passait pour un des premiers capitaines de son siècle ; il fit des prodiges à la défense de Saint-Quentin. Toutefois, la place ayant été forcée, il resta prisonnier de guerre. Devenu, sous le prince de Condé, le véritable chef des calvinistes, il déploya un courage à toute épreuve, montra un esprit fertile en ressources, et personne ne mit en doute ni son mérite, ni son habileté militaire ; et cependant, il fut constamment malheureux dans ses entreprises. En 1562, il perdit la bataille de Dreux contre le duc de Guise, celle de Saint-Denis contre le connétable de Montmorency, et, enfin, celle de Jarnac, qui fut également fatale à son parti. Vaincu encore à Moncontour, dans le Poitou, son courage, néanmoins, ne fut jamais ébranlé ; il sut réparer par son habileté les trahisons de la fortune, et parut plus redoutable après ses défaites, que ses ennemis au milieu de leurs victoires. Souvent blessé, mais toujours inaccessible à la crainte, il dit un jour tranquillement à ses amis qui pleuraient en voyant son sang couler à flots : Le métier que nous faisons ne doit-il pas nous accoutumer à la mort comme à la vie ? Peu de jours avant la Saint-Barthélemy, Maurevert lui tira un coup de carabine d’une maison du cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, et le blessa dangereusement à la main droite et au bras gauche. On sait que, la veille de cette sanglante journée, Besme, à la tête d’une troupe de sicaires, pénétra chez l’amiral, le perça de plusieurs coups, et le jeta par la fenêtre dans la cour de sa maison, où, dit-on, il rendit le dernier soupir aux pieds du duc de Guise. Exposé pendant trois jours aux insultes de la populace, son corps fut enfin pendu par les pieds au gibet de Montfaucon.

Ainsi, quoique l’amiral de Coligny passât pour le plus grand capitaine de son temps, il fut toujours malheureux, toujours vaincu ; tandis que le duc de Guise, son rival, moins prudent mais plus hardi, plus confiant surtout dans sa destinée, sut étonner ses ennemis et se rendre maître des événements. « Coligny était honnête homme, dit l’abbé de Mably ; Guise avait le masque d’un plus grand nombre de vertus. Coligny était détesté de la foule, le duc de Guise en était l’idole. » On rapporte que l’amiral de Coligny laissa un journal que Charles IX lut avec intérêt, mais que le maréchal de Retz fit jeter au feu. Enfin, une fatale destinée s’attachant à tout ce qui portait le nom de Coligny, le dernier descendant de cette famille fut tué en duel par le chevalier de Guise.

Et, dans un ordre un peu différent, que dire de l’injustice inintelligente, mais qui paraît presque consciente, systématique, des jeux de hasard, des duels, des batailles, des tempêtes, des naufrages, de la flamme, de la foudre ? Que dire de l’incroyable chance d’un Chastenet de Puységur, qui, après avoir servi quarante ans, pris part à trente combats et à cent vingt sièges, toujours au premier rang et d’une intrépidité légendaire, n’avait jamais été atteint par le fer ou le plomb, alors que le maréchal Oudinot fut blessé trente-cinq fois et que le général Trézel à chaque rencontre recevait une balle ? Que dire encore de l’extraordinaire fortune d’un Lauzun, d’un Chamillart, d’un Casanova, d’un Chesterfield, etc., de l’inconcevable et persistant bonheur dans le crime de Sylla ; de Marius, de Denys l’Ancien, lequel, arrivé à la plus extrême vieillesse, après une vie odieuse mais bénie par le sort, mourut de joie en apprenant que les Athéniens venaient de couronner une de ses tragédies ? Que dire, enfin, de la destinée d’Hérode surnommé le Grand ou l’Ascalonite, qui nagea dans le sang, fit périr une de ses femmes, cinq de ses enfants, tous les hommes vertueux qui lui portaient ombrage, et fut heureux dans toutes ses entreprises ?

VI

En ces exemples fameux, qu’on pourrait indéfiniment multiplier, sont agrandis aux proportions anormales de l’histoire les spectacles plus humbles mais non moins tranchés que nous offrent chaque jour, sur la petite scène mal éclairée de l’ordinaire de la vie, les mille et un caprices de la chance heureuse ou contraire.

Certes, en interrogeant ces bonheurs insolents et ces invariables malheurs, il faut d’abord faire une part royale aux causes physiques et morales qui les peuvent expliquer. Il est probable que si nous avions connu Vauvenargues, nous aurions découvert dans son caractère la timidité, l’irrésolution ou la fierté inopportune qui l’empêchèrent de faire naître ou de saisir assez vigoureusement l’occasion. Il est possible que Lesurques ait manqué d’habileté, de je ne sais quoi, de cette force intime et prodigieuse qu’on s’attend à trouver dans l’innocence faussement accusée. Il est certain que les Stuarts, Joseph II et Marie-Antoinette commirent d’énormes fautes qui éveillèrent les désastres ; que Lauzun, Casanova, lord Chesterfield s’étaient débarrassés de la plupart des scrupules nécessaires qui entravent l’honnête homme. Il est également certain que si l’existence de Sylla, de Marius, de Denys l’Ancien, d’Hérode l’Ascalonite fut en dehors heureuse jusqu’au miracle, aucun de nous, je pense, ne se contenterait de l’étrange fantôme, inquiet, ensanglanté, presque sans sentiment et presque sans pensée, que doit être en dedans un bonheur (si le mot bonheur est encore applicable) fondé sur des crimes incessants. Mais ce décompte fait, aussi raisonnablement, aussi largement que possible (et plus on voit et étudie la vie, plus on pénètre dans le secret des petites causes et des grands effets, plus largement il se fera), en ces coïncidences opiniâtrement répétées, en ces séries indissolubles de bonne chance ou d’infortune (il y a longtemps que l’on a remarqué que le bonheur ou le malheur procède presque toujours par séries ininterrompues), il ne reste pas moins une part considérable, souvent capitale, parfois exclusive, qu’on ne saurait attribuer qu’à l’impénétrable mais incontestable volonté d’une puissance inconnue mais réelle, appelée Hasard, Fatalité, Destin, Veine, Guignon, bonne ou mauvaise Étoile, Aile de l’Ange blanc, Aile de l’Ange noir, et de bien d’autres noms, selon le génie plus ou moins imaginatif, plus ou moins poétique des peuples et des siècles.

C’est là, pour l’homme, l’un des problèmes les plus troublants et les plus difficiles, parmi tous ceux qu’il lui faudra résoudre, pour se sentir un jour l’occupant principal, légitime, indépendant et irrévocable de cette terre.

VII

Posons-le devant la raison dans ses termes les plus simples ; et voyons d’abord s’il n’intéresse que l’homme. Nous avons avec nous, sur ce globe assez incompréhensible, de silencieux et fidèles compagnons d’existence qu’il est souvent utile de chercher du regard quand la tête nous tourne sur certaines hauteurs peut-être illusoires, où nous nous imaginons volontiers que les astres, les dieux ou les représentants voilés des lois suprêmes de l’univers ne s’occupent que de nous. En leur résignation si confiante et si calme, ils ont l’air, ces pauvres frères de notre vie animale, de savoir bien des choses que nous ne savons plus. Mais ils gardent tranquillement un secret que nous poursuivons avec tant d’inquiétude ! Il est certain que les animaux, notamment les animaux domestiques, ont une sorte de destin. Ils connaissent le bonheur gratuit et prolongé, et le malheur fortuit et opiniâtre ; ils pourraient comme nous parler d’étoile, de chance ou de malchance, de veine ou de guignon. Le sort du cheval de fiacre qui finit à la fourrière après avoir passé par les mains de cent bourreaux anonymes, comparé à celui du pur sang, qui meurt de vieillesse dans l’écurie d’un maître compatissant, est aussi inexplicable, au point de vue de la justice (à moins d’avoir recours aux doctrines bouddhiques qui y voient la récompense ou le châtiment d’une vie antérieure), que celui de l’homme devenu pauvre par hasard ou riche sans mérite. Il y a, en pays flamand, une race de chiens de trait, sur laquelle le destin épuise tour à tour sa faveur et sa haine. Qu’un boucher les achète, ils mènent une vie magnifique. Peu de travail ; le matin, attelés en quadrige, ils traînent aux abattoirs une légère voiture, et l’en ramènent le soir, débordante de viande, dans un galop joyeux et triomphal, par les rues tortueuses des vieilles villes aux petits pignons éclairés. Dans l’entre-temps tout est loisir, et loisir merveilleux, parmi les rats et les déchets de l’abattoir. Ils sont plantureusement nourris, gras, lustrés comme des otaries, et goûtent dans sa plénitude le seul bonheur que doive rêver l’âme naïve et fureteuse d’un bon chien. Mais leurs malheureux frères de la même portée qu’acquiert le vieillard qui ramasse les ordures ménagères, ou le marchand de sable, presque toujours boiteux, ou le paysan pauvre aux gros sabots cruels, enchaînés à de lourdes charrettes, à d’informes brouettes, pouilleux, pelés, galeux, affamés, efflanqués, parcourent jusqu’à la mort les cercles d’un enfer où les plongèrent quelques sous mis dans une main calleuse. Et dans un monde moins directement assujetti à l’homme, on trouve évidemment des perdrix, des faisans, des biches, des lièvres qui n’ont guère de chance, et sont blessés à chaque rencontre du chasseur, alors qu’il en est d’autres qui, on ne sait comment ni par quel privilège, échappent à toutes les battues.

Ils sont donc soumis comme nous à d’incontestables injustices. Mais nous ne songeons point, à propos de ces injustices, à mettre en branle tous les dieux, à interroger les puissances occultes ; et pourtant, ce qui leur arrive n’est peut-être que l’image naïvement simplifiée de ce qui nous arrive. Il est vrai que pour eux nous représentons précisément ces puissances occultes que nous cherchons dans notre ciel. Mais alors, sommes-nous en droit d’attendre de ces dernières beaucoup plus de conscience et de justice intelligente que nous n’en témoignons à l’égard des animaux ? En tout cas, quand cet exemple n’aurait fait qu’enlever au hasard un peu de son inutile prestige, pour augmenter d’autant notre esprit d’initiative et de lutte, ce serait déjà un gain non négligeable.

VIII

Malgré ce nouveau décompte, on ne saurait nier qu’il y ait, — tout au moins pour la vie plus complexe de l’homme, — par delà tout ce que nous avons dit, dans la volonté souvent visible du hasard, — cette menue monnaie de la fatalité, — une cause de bonheur ou de malheur que nos explications n’atteignent pas encore. Nous savons, — et cela fait partie de ces idées informes mais fondamentales sur les lois de la vie qu’une expérience millénaire a transmuées en une sorte d’instinct, — nous savons qu’il existe des hommes qui, toutes autres choses égales, ont « la main heureuse » ou « malheureuse ». Il m’a été donné de suivre de fort près la carrière d’un ami victime d’une persistante malchance. Je n’entends pas par là que sa vie fût malheureuse. Il est même remarquable que les hasards contraires respectèrent toujours les grandes lignes de son bonheur réel, probablement parce qu’elles étaient bien défendues. Car il avait en lui une forte existence morale, des pensées, des espoirs, des certitudes, des sentiments profonds. Il n’ignorait point que ces biens se trouvaient à l’abri d’un coup du sort, et que rien, sans son aide, n’aurait pu les détruire. Le destin n’est pas invincible ; c’est-à-dire que la voie centrale de l’existence, le grand canal intérieur, se laisse détourner vers le bonheur ou le malheur, bien que ses ramifications qui s’étendent sur les jours, et les mille affluents qui viennent y verser les hasards du dehors, échappent à notre volonté.

C’est ainsi qu’un beau fleuve, descendu des hauteurs, et tout resplendissant de la noblesse des glaciers, traverse enfin les plaines et les villes, où il ne reçoit plus qu’une eau empoisonnée. Il se trouble un instant ; et nous croyons qu’il perd, pour ne plus la reprendre, l’image du ciel pur qu’il avait empruntée aux bassins des fontaines, et qui semblait son âme et l’expression profonde et limpide de sa force. Pourtant, rejoignez-le, là-bas, sous ces grands arbres ; il y oublie déjà les souillures des ruisseaux. Il ressaisit l’azur dans ses flots transparents et le porte à la mer, aussi clair qu’il était quand il riait encore aux sources des montagnes.

Aussi, l’ami dont je vous parle, quoi qu’il ait pleuré plus d’une fois, ne pleura-t-il jamais ces larmes que l’on verse sur la mort de soi-même et qui ne sortent plus de notre souvenir. Aussi, chaque mécompte, après l’énervement inévitable, n’arrivait-il, en somme, qu’à le rapprocher davantage de son bonheur secret, à concentrer celui-ci, à le circonscrire d’un trait plus sombre, pour le faire paraître plus précieux, plus ardent et plus sûr. Mais sitôt qu’il quittait cet enclos enchanté, les incidents hostiles l’assaillaient à l’envi. Il était, par exemple, fort bon tireur à l’épée, eut trois duels, et fut blessé trois fois par des adversaires moins habiles. S’il s’embarquait, la traversée était rarement heureuse. S’il mettait quelque argent dans une affaire, celle-ci tournait mal. Une erreur judiciaire, où l’impliqua tout un enchaînement de circonstances étrangement malveillantes, fut pour lui la source de longs et sérieux ennuis. En outre, de visage agréable et l’œil plein de franchise et de bonté, il n’était pas ce qu’on appelle « sympathique ». Il n’attirait point d’abord cette première affection spontanée que nous donnons souvent, et sans savoir pourquoi, à l’inconnu qui passe, à un ennemi même. Sa vie sentimentale ne fut guère plus favorisée que l’autre. Aimant, et infiniment plus digne d’être aimé que la plupart de ceux auxquels le sacrifia le cœur fortuit des femmes ; là encore, il ne trouva que trahisons, chagrins et déceptions. Il allait ainsi, se tirant de son mieux des médiocres pièges que lui tendait à chaque pas son ingrate fortune, non découragé ni intimement attristé, mais un peu étonné de tant d’acharnement, jusqu’à ce qu’il rencontrât enfin la seule et grande chance de sa vie : un amour égal à celui qui attendait en lui, exclusif, passionné, complet, inaltérable. A partir de cette heure, comme sous la bienfaisante influence d’une étoile nouvelle qui mêlait ses rayons à la sienne, il sentit peu à peu les événements fâcheux s’espacer, s’alentir, s’éloigner, et prendre une autre route. On eût dit qu’ils quittaient à regret l’habitude de le suivre. Il vit réellement tourner la chance. Et voici qu’aujourd’hui, rentré dans l’atmosphère indifférente et neutre du hasard commun à la plupart des hommes, il se rappelle en souriant le temps où chacun de ses gestes, épié par l’ennemi insaisissable, suscitait un danger.

IX

N’appelons pas les dieux pour expliquer ces phénomènes. Ils n’auront qualité pour nous expliquer quelque chose, qu’après qu’ils se seront clairement expliqués sur eux-mêmes. Et le destin, qui n’est que le plus inconnu d’entre eux, a moins que tous les autres le droit d’intervenir et de nous crier, comme il fait, du fond de son inébranlable nuit : « C’est moi qui l’ai voulu ! » N’invoquons pas davantage les lois illimitées de l’Univers, les desseins de l’histoire, la volonté des mondes, la justice des étoiles. Ces puissances existent, et nous les subissons comme nous subissons la puissance du soleil. Mais de même que celle-ci agit sans nous connaître, il nous reste une liberté probablement immense dans le cercle démesuré de leurs influences, et elles ont mieux à faire qu’à se pencher sur nous pour poser un brin d’herbe ou soulever une feuille dans le petit sentier de notre fourmilière. Puisqu’il s’agit de nous, de notre vie étroite, c’est, je pense, en nous-mêmes que se trouve la clef du mystère, car il est vraisemblable que tout être porte en soi la meilleure solution du problème qu’il propose.

Il y a en nous, sous notre existence consciente, soumise à la raison et à la volonté, une existence plus profonde, qui plonge, d’une part, dans un passé que l’histoire n’atteint pas, et de l’autre dans un avenir que des milliers d’années n’épuiseront jamais. Il n’est pas téméraire de croire que tous les dieux s’y cachent, et que ceux dont nous avons peuplé la terre et les planètes en sortirent tour à tour, pour lui donner un nom et une forme que notre imagination pût comprendre. A mesure que l’homme voit plus clair, qu’il a moins besoin de symboles et d’images, il diminue le nombre de ces noms, le nombre de ces formes. Il arrive peu à peu à n’en prononcer qu’un, à n’en réserver qu’une, et soupçonne bientôt que cette dernière forme et que ce dernier nom ne sont eux-mêmes que la dernière image d’une puissance dont le trône fut toujours en lui-même. Les dieux rentrent alors en nous d’où ils étaient sortis ; et c’est là qu’aujourd’hui nous les interrogeons.

X

Je crois donc que c’est dans notre vie inconsciente, — énorme, inépuisable, insondable et divine, — qu’il faut chercher l’explication de nos chances heureuses ou contraires. En nous se trouve un être qui est notre moi véritable, notre moi premier-né, immémorial, illimité, universel, et probablement immortel. Notre intelligence, qui n’est qu’une sorte de phosphorescence sur cet océan intérieur, ne le connaît encore qu’imparfaitement. Mais chaque jour elle apprend davantage que là gisent sans doute tous les secrets des phénomènes humains qu’elle n’a pas compris jusqu’ici. Cet être inconscient vit sur un autre plan et dans un autre monde que notre intelligence. Il ignore le Temps et l’Espace, ces deux murailles formidables et illusoires, entre lesquelles doit couler notre raison sous peine de se perdre. Pour lui, il n’y a ni proximité, ni éloignement, ni passé, ni avenir, ni résistance de la matière. Il sait tout et peut tout. Du reste, on a toujours admis, à des degrés divers, cette science et cette puissance, et l’on a donné à ses manifestations les noms d’instinct, d’âme, d’inconscient, de subconscient, de mouvements réflexes, d’intuition, de pressentiment, etc. On lui attribue notamment cette force indéterminée et souvent prodigieuse de ceux de nos nerfs qui ne servent pas directement à produire notre raison et notre volonté, et qui est apparemment le fluide essentiel, le rayon ultra-violet de la vie universelle. Il est vraisemblable que ce fluide est, à peu de chose près, de même nature chez tous les hommes. Mais il communique avec l’intelligence de façons très diverses. Dans les uns, ce principe inconnu demeure si profondément enseveli, qu’il ne s’occupe que des fonctions physiques et de la permanence de l’espèce. Dans d’autres, au contraire, il paraît toujours en éveil, il s’élève fréquemment jusqu’à affleurer de sa féerique présence la surface de la vie extérieure et consciente ; à tout propos il intervient, prévoit, avertit, décide et se mêle à la plupart des faits prépondérants d’une carrière. D’où vient cette faculté ? On ne saurait le dire. Il n’y a pas de lois fixes et certaines. On ne découvre, par exemple, aucun rapport constant entre l’activité de l’inconscient et le développement de l’intelligence. Cette activité obéit à des règles que nous ignorons. Pour l’instant, en l’état actuel de nos connaissances, elle semble purement accidentelle. On la rencontre en celui-ci et non en celui-là, sans qu’aucun signe permette de soupçonner la cause de cette différence.

XI

Qu’il s’agisse de chance heureuse ou contraire, voici ce qui probablement arrive. Un événement propice ou funeste, venu du fond des grandes lois éternelles, se dresse sur notre route et la barre tout entière. Il est là, immobile, fatal, démesuré, inébranlable. Il ne s’occupe pas de nous ; il n’est pas là pour nous. Il n’a de raison d’être qu’en soi et pour soi. Il nous ignore simplement. C’est nous qui nous approchons de lui, et qui, arrivés à portée de son influence, avons à le fuir ou à l’affronter, à le tourner ou à le traverser. Je suppose que l’événement soit néfaste : un naufrage, un incendie, un coup de foudre ; ou la mort, la maladie, l’accident, la détresse, sous une forme un peu anormale. Il attend, invisible, aveugle, indifférent, parfait, inaltérable, mais encore en puissance. Il existe tout entier, mais seulement dans l’avenir ; et pour nous, dont les sens au service de notre intelligence et de notre conscience sont construits de telle sorte qu’ils ne perçoivent les choses que successivement dans le temps, il est encore comme s’il n’était pas. Prenons, pour préciser davantage, qu’il s’agisse d’un naufrage. Le navire qui doit périr n’est pas sorti du port ; le roc ou l’épave qui le déchirera dort paisiblement sous les flots ; et la tempête, qui n’éclatera qu’à la fin du mois, sommeille, par delà les regards, dans le secret des cieux. Normalement, si rien n’était écrit, et si déjà la catastrophe n’avait eu lieu dans l’avenir, cinquante passagers, venus de cinq ou six pays divers, se fussent embarqués. Mais le navire est bien marqué par le destin. Il est certain qu’il doit périr. Aussi, depuis des mois, peut-être depuis des années, une mystérieuse sélection s’est-elle opérée parmi les voyageurs qui auraient dû partir le même jour. Il est possible que sur ces cinquante voyageurs primitifs, vingt seulement montent à bord au moment où l’ancre se lève[3]. Il se peut même que pas un des cinquante ne réponde à l’appel des circonstances qui, n’eût été le désastre futur, eussent nécessité leur départ, et qu’ils soient remplacés par vingt ou trente autres en qui la voix du hasard ne parle pas avec la même force. Ici, où l’on plonge au plus profond de la plus profonde des énigmes humaines, l’hypothèse s’égare forcément. Mais en présence de ce fait imaginaire qui ne sert qu’à mettre en évidence ce qui se produit si souvent dans les conjonctures plus réduites de la vie quotidienne, au lieu d’avoir recours à des dieux lointains et douteux, n’est-il pas plus naturel de présumer que notre inconscient agisse et décide ? Il connaît, il doit connaître, il doit voir la catastrophe, puisque pour lui il n’y a ni temps ni espace, et qu’elle a lieu en ce moment sous ses yeux, comme elle a lieu sous les yeux des forces éternelles. Peu importe la manière dont il prévient le mal. Parmi les trente voyageurs avertis, deux ou trois auront eu le pressentiment réel du danger ; ce sont ceux en qui l’inconscient est plus libre et atteint plus facilement les premières couches encore obscures de l’intelligence. Les autres ne se douteront de rien, maudiront des retards et des contrariétés inexplicables, feront tout ce qu’ils peuvent pour arriver à temps, mais ne partiront point. Ceux-ci tomberont malades, se tromperont de route, changeront leurs projets, rencontreront une aventure insignifiante, auront une querelle, un amour, un moment de paresse ou d’oubli qui les retiendra malgré eux. Ceux-là n’auront jamais songé à s’embarquer sur le navire prédestiné, alors que c’est le seul qu’ils eussent dû logiquement, fatalement choisir. Chez la plupart, ces efforts de l’inconscient pour les sauver s’effectuent à de telles profondeurs que l’idée qu’ils doivent la vie à leur heureuse chance ne leur vient même pas à l’esprit, et qu’ils croient de bonne foi n’avoir jamais eu l’intention de monter sur le vaisseau marqué par les puissances de la mer.

[3] Il est en effet remarquable et constant que dans les grandes catastrophes, on compte d’habitude infiniment moins de victimes que les probabilités les plus raisonnables ne l’eussent fait redouter. Au dernier moment, une circonstance fortuite et exceptionnelle a presque toujours éloigné la moitié et parfois les deux tiers des personnes que menaçait le danger encore invisible. Un paquebot qui sombre a généralement bien moins de passagers qu’il n’en aurait eu s’il n’eût pas dû sombrer. Deux trains qui se rencontrent, un express qui tombe dans un précipice, etc., transportent moins de voyageurs que les jours où rien ne leur arrive. Un pont qui s’effondre, le fait le plus souvent, et contre toute attente, au moment où la foule le quitte. Il n’en va malheureusement pas ainsi dans les incendies de théâtres et autres lieux publics. Mais là, on le sait, ce n’est pas le feu, mais la présence même de la foule affolée et forcenée qui constitue le principal danger. D’autre part, un coup de grisou éclate de préférence quand il y a dans la mine un nombre de mineurs sensiblement inférieur à celui qui devrait régulièrement s’y trouver. De même, lorsque saute une poudrerie, une cartoucherie, etc., c’est généralement au moment où la plupart des ouvriers, qui tous auraient fatalement péri, s’en étaient éloignés pour quelque cause futile, mais providentielle. Cela est si vrai que cette observation presque invariable s’est transformée en une sorte de cliché que nous connaissons tous. Tous les jours, nous lisons dans les faits divers des gazettes des phrases de ce genre : « Une catastrophe qui aurait pu avoir des conséquences épouvantables, grâce à telle circonstance, s’est heureusement bornée à, etc… » Ou bien : « On frémit quand on pense que si le même accident s’était produit une minute plus tôt, alors que tous les ouvriers, que tous les voyageurs, etc. »

Est-ce clémence du Hasard ? Nous croyons de moins en moins à la personnalité, à l’intelligence et aux intentions du Hasard. Il est bien plus naturel de supposer que quelque chose en l’homme a flairé le malheur, et qu’un instinct obscur, mais très sûr chez beaucoup d’êtres, les a éloignés du danger au moment où, grandissant subitement, il prenait la forme imminente et impérieuse de l’Inévitable. C’est alors une sorte de panique sourde et cachée de l’Inconscient, qui ne se traduit au dehors que par une velléité, un caprice, un incident, souvent puérils et inconsistants, mais irrésistibles et sauveurs.

Pour ce qui est de ceux qui, fidèlement, sont arrivés au fatal rendez-vous, ils appartiennent à la tribu infortunée. Ils forment une race plus malheureuse dans notre race. Quand tous les autres fuient, eux seuls restent en place. Quand les autres s’écartent, confiants, ils se rapprochent. Ils prennent infailliblement le train qui déraillera, passent à l’heure voulue sous la tour qui s’écroule, entrent dans la maison où déjà le feu couve, traversent la forêt que l’éclair va percer, portent ce qu’ils possèdent au banquier qui va fuir, font le pas et le geste qu’il ne fallait point faire, aiment la seule femme qu’ils eussent dû éviter. Au rebours, s’il s’agit de bonheur, lorsque accourent les autres, attirés par la voix profonde des forces bienveillantes, ils passent sans l’entendre, et jamais prévenus, livrés aux seuls conseils de leur intelligence, le vieux guide, très sage mais à peu près aveugle, qui ne connaît que les petits sentiers au pied de la montagne, ils s’égarent dans un monde que la raison humaine n’a pas encore compris. Certes, ils ont sujet d’accuser le destin, mais non comme ils l’entendent. Ils ont le droit de lui demander pourquoi il n’a pas mis en eux le veilleur avisé qui protège leurs frères. Mais ce reproche fait, qui est le grand reproche aux injustices irréductibles, ils n’ont plus à se plaindre. L’univers ne leur est point hostile. Les calamités ne les poursuivent pas ; ils vont à elles. Les choses du dehors ne leur veulent pas de mal ; ils se donnent aux maux. Le malheur qu’ils saisissent ne les a pas guettés ; eux-mêmes l’ont choisi. Au long de leurs années, ainsi qu’au long de celles de tout homme, les événements attendent, comme des marchandises dans un bazar attendent le chaland qui doit les acquérir. Personne ne les trompe ; ils se trompent simplement. Rien ne les persécute ; mais leur âme inconsciente ne fait pas son devoir. Est-elle plus maladroite ou moins attentive ? Dort-elle sans espoir au fond d’une prison mieux close que les autres ; et nulle volonté ne peut-elle la tirer d’un sommeil si funeste, ni ébranler les redoutables portes qui mènent de la vie qui sait tout sans conscience, à celle qui ignore avec intelligence ?

XII

Un ami devant qui j’agitais ces problèmes me dit hier : « La vie qui nous interroge mieux que les philosophes, va me forcer aujourd’hui même à ajouter une question assez étrange à vos questions. Qu’arrive-t-il lorsque deux chances, c’est-à-dire deux inconscients contraires, l’un heureux et habile, l’autre maladroit et infortuné, s’unissent et se confondent en quelque sorte dans la même aventure, dans la même entreprise ? Lequel l’emportera ? Je le saurai bientôt. Je vais faire cet après-midi une démarche importante, dont dépendent presque entièrement l’avenir, la possibilité de vivre selon sa nature et ses droits, la fortune et tout le bonheur extérieur de l’être qui m’est le plus cher. En interrogeant mon passé qui fut toujours clément, où le hasard me fut un ami prévoyant et fidèle, en me retournant pour revoir les cinq ou six moments qui, dans toutes les vies, sont comme les pivots d’or sur lesquels a roulé la chance favorable, j’ai foi en mon étoile, et je suis moralement sûr que la démarche, si elle n’intéressait que moi, réussirait sans peine, car j’ai « la main heureuse ». Mais la personne pour laquelle je la fais n’a jamais eu de chance. Avec l’intelligence la plus subtile et la plus étendue, avec une volonté mille fois plus prudente, plus ferme que la mienne, elle a, il faut le croire, un inconscient stupide ou malveillant, qui l’oblige de parcourir, sans lui faire grâce d’une station, l’âpre route des injustices, des passe-droits, des coïncidences fâcheuses, des contre-temps et des déceptions. Ne doutez pas qu’il l’eût embarqué de force sur le navire dont vous parliez. Je me demande donc de quelle façon mon inconscient alerte et avisé se conduira envers ce frère indolent et néfaste, au nom duquel il doit agir, et dont il va, pour ainsi dire, prendre la place.

Comment et où se forme en cet instant la décision si grave à la recherche de laquelle je sortirai tout à l’heure ? Pendant que je vous parle, quelle est donc la puissance qui pèse le pour et le contre, c’est-à-dire le bonheur et le malheur de celle que je représente ? De quelle sphère, de quelle vertu peut-être immémoriale, de quel esprit caché ou de quelle étoile invisible tombera donc le poids qui fera pencher la balance vers l’ombre ou la lumière ? En apparence, c’est la raison, c’est la volonté, l’intérêt des parties qui décide ; dans la réalité plus profonde, c’est souvent autre chose. Lorsqu’on se trouve ainsi en face du problème, et que l’amour qu’on a pour ceux qui le subissent nous ouvre un peu les yeux, il ne semble plus aussi simple, et l’on jette un regard étonné, anxieux et presque vierge sur tout l’inconnu qui nous mène et auquel nous obéissons.

Je vais donc tenter cette démarche avec une émotion plus grande, avec plus de force et d’ardeur que si ma propre vie et mon propre bonheur se trouvaient en péril. Celle pour qui je la fais est en effet « plus moi que tout moi-même » et depuis longtemps son bonheur est la source du mien. Ma raison et mon cœur en sont bien convaincus ; mais mon inconscient le sait-il ? Ma raison et mon cœur, qui forment ma conscience, ont à peine trente ans, mais mon âme inconsciente qui se souvient encore des secrets primitifs, compte peut-être des siècles. Elle évolue sans hâte. Elle est lente comme un monde qui tourne dans le temps qui n’aura point de fin. Aussi ignore-t-elle probablement encore qu’une seconde existence est venue se mêler à la mienne et l’absorbe tout entière. Combien s’écouleront d’années avant que la grande nouvelle pénètre en sa retraite ? Ici encore elle est diverse et inégale. Chez l’un elle apprend tout de suite ce qui se passe dans le cœur ; chez l’autre, elle ne prend qu’une part très tardive aux phénomènes de la raison. Du reste, il y a des amours où elle précède le cœur et la raison : l’amour maternel, par exemple. L’âme inconsciente d’une mère ne se sépare qu’à la longue de celle de ses enfants, et veille d’abord sur ceux-ci avec bien plus de zèle et de sollicitude que sur la mère même. Mais dans un amour comme le mien, il est impossible de dire si elle sait ou ignore que cet amour m’est plus nécessaire que la vie. Pour moi, je crois qu’elle reste convaincue que la démarche que je vais faire au nom de cet amour ne me regarde en rien. Elle ne paraîtra pas et n’interviendra point. Au moment où je tends toute mon énergie, toutes mes espérances, plus que s’il était question de mon propre salut, elle vaque à ses mystérieuses besognes au fond de sa ténébreuse demeure. Si j’allais demander justice pour moi-même, elle serait déjà en éveil. Peut-être saurait-elle que ce n’est pas aujourd’hui qu’il convient que j’agisse. Je ne me rendrais nullement compte, j’imagine, de son intervention ; mais elle susciterait quelque obstacle imprévu. Je tomberais malade, je ferais une chute, je serais attiré par un événement secondaire qui m’empêcherait d’arriver à l’heure défavorable. Puis, une fois en présence de celui entre les mains de qui se trouverait mon destin, ma vigilante amie me couvrirait de ses ailes, m’inspirerait son souffle, m’éclairerait de sa lumière. Elle me dicterait les paroles qu’il faudrait dire, et qui répondraient seules aux objections secrètes du maître de mon sort. Elle m’imposerait l’attitude, les silences, les gestes ; elle me donnerait la confiance, elle répandrait sur moi l’influence innomée, qui, bien plus que les raisons de la raison et l’éloquence de l’intérêt, déterminent souvent le choix des hommes. Tout cela, j’ai bien peur qu’elle ne s’abstienne de le faire. Elle ne se dérangera pas. Elle ne se montrera pas au seuil accoutumé. Obtuse, impénétrable à l’idée que ma vie n’est plus toute en moi-même, elle agira selon sa conviction tant de fois séculaire, et croyant me servir en faisant échouer ce qui, dans sa pensée, ne me regarde pas, elle me fera plus de mal, elle me causera une douleur plus profonde que si elle me trahissait à l’approche de la mort. Je n’apporterai donc en toute cette affaire qu’un très pâle reflet, une sorte de fantôme de ma chance, et je me demande avec crainte s’il sera suffisant pour balancer la mauvaise volonté de la chance contraire dont je suis revêtu et que je représente. »

XIII

Quelques jours après, mon ami m’apprit que sa démarche n’avait pas réussi. Il est possible qu’il ne doive cet échec qu’au hasard ou à son manque de confiance. Car la confiance qui pressent le succès, s’acharne à l’obtenir, déploie des ressources que ne connaissent pas l’hésitation et le doute, et ne démasque aucune de ces faiblesses involontaires dont sait profiter l’instinct de l’adversaire. Il est probable aussi qu’il y a beaucoup de vrai dans sa mise en scène de l’inconscient. Du reste, à une certaine profondeur, inconscient et confiance se confondent ; et il est fort difficile de dire où commence le premier, où finit la seconde.

Sans nous arrêter à cette recherche trop subtile, écoutons la vie nous poser d’autres questions plus directes au sujet de la chance qui est une des grandes questions de la vie. Il en est d’un intérêt pour ainsi dire quotidien. Elle nous demande, par exemple, quelle conduite il nous faudra tenir envers les hommes incontestablement malchanceux, et dont la mauvaise étoile est si funestement puissante qu’elle mène immanquablement au désastre tout ce qui s’aventure trop près de la sphère, souvent très étendue, de sa pernicieuse influence. Doit-on les fuir sans scrupules, comme le conseille le Dr Foissac ? — Oui, sans doute, si leurs malheurs proviennent d’un esprit imprudent, hasardeux, inattentif, brouillon, fumeux ou utopique. La malchance est une maladie contagieuse qui souvent se propage d’inconscient à inconscient. Mais s’il s’agit de malheurs réellement immérités, qui frappent ceux que nous aimons, la fuite est injuste et honteuse. Ici, la partie libre et fière de notre être, qui ignore tant de choses, mais qui crée des vérités d’une autre nature, qui sont comme les premières fleurs d’un monde en formation, a le devoir de tenir tête à la sagesse universelle de l’inconscient, de braver ses avertissements, et de l’entraîner dans sa ruine qui est une victoire sur un plan qu’éclaire un idéal dont l’inconscient lui-même arrivera peut-être à tenir compte un jour.

XIV

Nous sommes ainsi amenés à nous demander si l’inconscient, auquel nous attribuons notre chance, est réellement immuable et imperfectible. Qui de nous n’a observé les bizarres habitudes de la chance ? Elle semble, quand on la regarde s’agiter dans une petite ville ou parmi un certain nombre d’hommes qu’on ne perd pas de vue, une sorte de déesse obstinée et fantasque comme un taon. Selon l’être ou l’événement auquel elle s’attache, elle prend aussitôt une personnalité et un caractère bien tranchés. Elle a des manies très diverses, mais elle est pour ainsi dire invariable en chacune d’elles. Suivant que l’on surprend le premier ou le second de ses gestes, il est impossible ou facile de prévoir ce qu’elle fera par la suite. Divinité protéenne que nulle image ne saurait entièrement envelopper, ici elle surgit inopinément, comme un jet d’eau au milieu d’un désert, et disparaît après avoir donné naissance à une éphémère oasis. Là-bas, elle revient à intervalles réguliers, s’attroupe et s’éparpille, comme ces oiseaux migrateurs qui obéissent au rythme des saisons. A notre droite, elle renverse un homme, et ne s’en occupe plus ; à notre gauche, elle en terrasse un autre, et s’acharne affreusement sur sa victime. Mais presque toujours, qu’il s’agisse de biens ou de maux, elle demeurera étonnamment fidèle au caractère qu’elle assuma, une fois pour toutes, croirait-on, dans chaque cas particulier. Celui-ci, par exemple, qui n’a pas réussi à la guerre, n’y réussira jamais ; celui-là perdra ou gagnera régulièrement au jeu ; un autre sera inévitablement trompé ; un quatrième se verra persécuté par l’eau, le feu ou les accidents de la rue ; un cinquième se trouvera constamment heureux ou malheureux en amour, dans les affaires d’argent, et ainsi de suite. N’est-ce pas encore, sinon une preuve, du moins un indice que ce n’est point hors de nous mais en nous qu’elle règne, et que nous la formons et la revêtons d’une force cachée qui n’émane que de nous ?

Parfois d’étranges revirements qui sont eux-mêmes des manies issues de ses manies, déchirent brusquement ses habitudes et démentent son caractère, pour le confirmer aussitôt après dans une autre atmosphère. On dit alors que « la chance tourne ». — N’est-ce pas plutôt l’inconscient qui évolue ? Son attention ou son habileté s’éveillent-elles enfin ? — S’aperçoit-il, à la longue, que d’importants événements se déroulent dans le monde qui lui est superposé ? — Acquiert-il une certaine expérience ? — Un rayon d’intelligence, un éclair de volonté s’infiltrent-ils en sa retraite et le préviennent-ils du danger ? — Apprend-il, au bout de nombreuses années, à la suite de cruelles épreuves, qu’il a intérêt à sortir de son apathie trop confiante ? Les malheurs du dehors viennent-ils secouer son sommeil périlleux ? — Ou bien, s’il n’a jamais ignoré ce qui se passait au-dessus de sa prison, après de vains et pénibles efforts, parvient-il, au moment de l’urgence, à pratiquer une sorte de fissure dans l’énorme couche de siècles et d’indifférence qui le sépare de ses sœurs inconnues, la volonté et l’intelligence, et réussit-il ainsi à prendre part à la vie éphémère dont dépend une partie de sa vie ?

XV

Aussi bien, reconnaissons-le, cette hypothèse de l’inconscient ne suffit pas à expliquer toutes les injustices de la chance. Les trois plus grandes, qui sont les trois malheurs les plus réels qui puissent atteindre l’homme, le frappent d’habitude dès avant sa naissance : je veux dire la pauvreté absolue, la maladie (notamment sous ces formes odieuses : la misère physiologique et les infirmités incurables, la laideur repoussante et la difformité) et l’infériorité intellectuelle. Voilà les trois grandes prêtresses d’iniquité qui attendent et marquent l’innocence à l’entrée de la vie. Mais si leurs choix paraissent mystérieux, la triple source où elles puisent les trois maux sans remède est peut-être moins mystérieuse qu’on ne croit. Il n’est pas nécessaire de la faire remonter à une volonté préétablie, à des lois fatales et éternelles. La première de ces sources commence et finit son cours dans le domaine de l’homme ; et si l’on ignore pourquoi tel naît pauvre et tel autre riche, on sait parfaitement en vertu de quelles injustices purement humaines il y a en ce monde trop de misère d’un côté et trop d’opulence de l’autre. Les dieux et les astres n’ont aucune part à cette iniquité. Quant aux deux autres, lorsqu’on leur aura enlevé tout ce qu’elles doivent à la pauvreté, mère de la plupart des misères physiques et morales, lorsqu’on en aura détourné tout ce qu’elles empruntent aux fautes antérieures des parents, fautes qui n’avaient rien d’inévitable, il restera quelques injustices acharnées dont on ne pourra rendre compte ; mais ce reste de mystère sera bien près de tenir dans le creux de la main du philosophe qui plus tard l’examinera plus à loisir. Aujourd’hui, il y a sagesse à ne pas entourer notre vie de malédictions ou d’ennemis imaginaires, à ne pas l’assombrir sans certitudes suffisantes.

Et pour la chance quotidienne, admettons, en attendant mieux, que lorsque nous faisons l’histoire de notre fortune (qui n’est pas nécessairement l’histoire de notre bonheur réel, c’est-à-dire intérieur, puisqu’il est possible d’établir celui-ci au-dessus du hasard), nous faisons l’histoire de notre être inconscient. C’est plus vraisemblable que de mêler l’éternité, les étoiles et l’esprit de l’univers à nos petites aventures ; et cela donne à notre courage une meilleure allure. Peut-être est-il aussi difficile de changer le caractère de notre inconscient que de modifier le cours de Mars ou de Vénus ; mais cela semble moins lointain et moins chimérique ; et dès que nous avons à choisir entre deux probabilités, il est de notre devoir le plus strict d’adopter celle qui entrave le moins notre espoir. Au surplus, si le malheur était réellement inéluctable, il y aurait je ne sais quelle consolation fière à se dire qu’il n’émane que de nous, que nous ne sommes pas les victimes d’une volonté méchante ou les jouets d’un hasard inutile ; mais qu’en subissant plus de maux que nos frères, nous ne faisons peut-être que décrire dans le temps et l’espace la forme nécessaire de notre personnalité. Et tant que le malheur n’attaque pas la fierté intime de l’homme, celui-ci conserve la force de continuer la lutte et d’accomplir sa mission essentielle, qui est de vivre avec toute l’ardeur dont il est capable, comme si sa vie était plus importante que toute autre aux destins de l’humanité.

C’est aussi plus conforme à la vaste loi qui ramène en nous, un à un, tous les dieux dont nous avions rempli le monde. La plupart de ces dieux n’étaient que des effets dont les causes se trouvaient en nous-mêmes. A mesure que nous avançons, nous découvrons que beaucoup de forces qui nous dominaient et nous émerveillaient ne sont que des portions mal connues de notre propre puissance, et il est probable que cela se confirmera chaque jour davantage.

Si rapprocher de nous, circonscrire en nous-mêmes une force inconnue n’est pas encore la vaincre, c’est déjà quelque chose que de savoir où la trouver et où l’interroger. Nous sommes environnés de forces très obscures, mais celle avec qui nous avons le plus directement affaire est celle qui se trouve au foyer de notre être. Toutes les autres passent par elle, s’y donnent rendez-vous, y rentrent, y confluent et ne nous intéressent que dans leurs rapports avec elle.

Cette dernière force, nous l’avons, pour la distinguer de la foule des autres, appelée notre force inconsciente. Le jour où nous aurons réussi à étudier de plus près cet inconscient, ses habiletés, ses préférences, ses antipathies, ses maladresses mystérieuses, nous aurons singulièrement émoussé les ongles et les dents du monstre qui nous persécute sous le nom de Chance, de Fortune, de Destin. A cette heure nous le nourrissons encore comme un aveugle nourrirait le lion qui doit le dévorer. Bientôt peut-être, nous verrons le lion dans sa véritable lumière, et apprendrons alors à le dompter.

Parcourons donc, sans nous lasser, tous les chemins qui mènent de notre conscience à notre inconscience. Nous arriverons ainsi à tracer une sorte de sentier dans les grandes routes encore impraticables « qui vont de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas », de l’homme à Dieu et de l’individu à l’univers. Au bout de ces routes se cache le secret général de la vie. En attendant, adoptons l’hypothèse qui encourage notre vie dans cette vie universelle qui a besoin de nous pour percer ses propres énigmes, car nous sommes ceux en qui ses secrets achèvent de se cristalliser le plus rapidement, le plus limpidement.

L’AVENIR

I

Il est, à certains égards, tout à fait incompréhensible que nous ne connaissions pas l’avenir. Il suffirait probablement d’un rien, d’un lobe cérébral déplacé, de la circonvolution de Broca orientée de façon différente, d’un mince réseau de nerfs ajouté à ceux qui forment notre conscience, pour que l’avenir se déroulât devant nous avec la même netteté, avec la même ampleur majestueuse et immuable que le passé s’étale, non seulement à l’horizon de notre vie individuelle, mais encore de celle de l’espèce à laquelle nous appartenons. C’est une infirmité singulière, une limitation curieuse de notre intelligence, qui est cause que nous ne savons pas ce qui va nous arriver, alors que nous connaissons ce qui nous est advenu. Du point de vue absolu où notre imagination parvient à se hausser, bien qu’elle n’y puisse vivre, il n’y a aucune raison pour que nous ne voyions pas ce qui n’est pas encore, attendu que ce qui n’est pas encore par rapport à nous doit forcément exister déjà et se manifester quelque part. Sinon, il faudrait dire que, en ce qui concerne le Temps, nous formons le centre du monde, que nous sommes les témoins uniques qu’attendent les événements pour avoir le droit de paraître et de compter dans l’histoire éternelle des effets et des causes. Il serait aussi absurde de l’affirmer pour le Temps qu’il serait absurde de le faire pour l’Espace, cette autre forme un peu moins incompréhensible du double mystère infini dans lequel flotte toute notre vie.

L’Espace nous est plus familier parce que les hasards de notre organisme nous mettent plus directement en rapport avec lui et le rendent plus concret. Nous pouvons assez librement nous y mouvoir dans un certain nombre de sens, en avant et en arrière de nous. C’est pourquoi aucun voyageur ne s’aviserait de soutenir que les villes qu’il n’a pas encore visitées ne deviendront réelles qu’au moment où il pénétrera dans leur enceinte. Pourtant, c’est à peu près ce que nous faisons quand nous nous persuadons qu’un événement qui n’est pas encore arrivé n’a pas encore d’existence.

II

Mais je n’ai pas l’intention de m’égarer, à la suite de tant d’autres, dans la plus insoluble des énigmes. N’en disons pas davantage, sinon que le Temps est un mystère que nous avons arbitrairement divisé en passé et en avenir, pour essayer d’y comprendre quelque chose. En soi, il est à peu près certain qu’il n’est qu’un immense Présent, éternel, immobile, où tout ce qui a eu lieu et tout ce qui aura lieu a immuablement lieu, sans que demain, excepté dans l’esprit éphémère des hommes, se distingue d’hier ou d’aujourd’hui.

On dirait que l’homme eut toujours le sentiment qu’une simple infirmité de son esprit le sépare de l’avenir. Il le sait là, vivant, actuel et parfait, derrière une espèce de mur autour duquel il n’a cessé de tourner depuis les premiers jours de sa venue sur cette terre. Ou plutôt, il le sent en lui, et connu d’une partie de lui-même, sans que cette connaissance, pressante et inquiétante, puisse parvenir, à travers les canaux trop étroits de ses sens, jusqu’à sa conscience, qui est le seul lieu où une connaissance acquière un nom, une force utilisable, et pour ainsi dire droit de cité humaine. C’est seulement par lueurs, par des infiltrations fortuites et passagères, que les années futures dont il est plein et dont les réalités impérieuses l’entourent de toutes parts pénètrent en son cerveau. Il s’étonne qu’un extraordinaire hasard ait clos presque hermétiquement à l’avenir ce cerveau qui y plonge tout entier, comme un vase scellé plonge sans s’y mêler au profond d’une mer monstrueuse qui l’accable, l’agace et le caresse de ses milliers de vagues.

De tout temps, il essaya de trouver des crevasses dans ce mur, de provoquer des infiltrations dans ce vase, de percer les parois qui séparent sa raison, qui ne sait presque rien, de son instinct qui sait tout, mais ne peut se servir de sa science. Il semble qu’il y ait plus d’une fois réussi. Il y eut des visionnaires, des prophètes, des sibylles, des pythonisses, en qui une maladie, un système nerveux spontanément ou artificiellement hypertrophié, permirent à des communications insolites de s’établir entre le conscient et l’inconscient, entre la vie de l’individu et celle de l’espèce, entre l’homme et son dieu caché. Ils laissèrent de cette possibilité des témoignages aussi irrécusables qu’aucun autre témoignage de l’histoire. D’autre part, comme ces interprètes étranges, ces grands hystériques mystérieux, le long des nerfs de qui circulaient et se mêlaient ainsi le présent et l’avenir, étaient rares, on découvrit ou l’on crut découvrir des procédés empiriques pour arriver à déchiffrer à peu près mécaniquement l’énigme toujours présente et irritante du futur. On se flattait d’interroger de cette manière la science inconsciente des choses et des animaux. De là vinrent l’interprétation du vol des oiseaux, des entrailles des victimes, du cours des astres, du feu, de l’eau, des songes, et tous les modes de divination que nous ont transmis les auteurs de l’antiquité.

III

Il m’a paru curieux de rechercher où en est aujourd’hui cette science de l’avenir. Elle n’a plus la splendeur ni l’audace d’autrefois. Elle ne fait plus partie de la vie publique et religieuse des nations. Le présent et le passé nous révèlent tant de prodiges qu’ils suffisent à amuser notre soif de merveilles. Absorbés par ce qui est ou ce qui fut, nous avons à peu près renoncé à interroger ce qui pourrait être ou ce qui sera. Cependant la vieille et vénérable science, si profondément enracinée dans l’instinct infaillible de l’homme, n’est pas abandonnée. Elle ne s’exerce plus au grand jour. Elle s’est réfugiée dans les coins les plus sombres, dans les milieux les plus vulgaires, les plus crédules, les plus ignorants et les plus dédaignés. Elle use de moyens naïfs ou puérils ; néanmoins elle a évolué, elle aussi, dans une certaine mesure. Elle néglige la plupart des procédés de la divination primitive ; elle en a trouvé d’autres, souvent bizarres, parfois risibles, et a su profiter de quelques découvertes qui ne lui étaient nullement destinées.

C’est dans ces refuges obscurs que je l’ai suivie. J’ai voulu la voir, non dans les livres, mais à l’œuvre, dans la vie réelle, et parmi les humbles fidèles qui ont confiance en elle et lui demandent chaque jour un conseil ou un encouragement. J’y suis allé de bonne foi, incroyant mais prêt à croire, sans parti pris et sans sourire préconçu, car s’il ne faut admettre aveuglément aucun miracle, il est pire d’aveuglément en rire ; et dans toute erreur obstinée se cache d’habitude une excellente vérité qui attend l’heure de la naissance.

IV

Peu de villes m’eussent offert un champ d’expérience plus vaste et plus fécond que Paris. C’est donc là que je fis mon enquête. Pour la commencer, je choisis le moment où un projet, dont la réalisation (qui ne dépendait pas de moi seul) devait avoir pour moi une grande importance, se trouvait en suspens. Je n’entrerai pas dans le détail de l’affaire qui, en soi, n’a guère d’intérêt. Il suffira de savoir qu’il y avait autour de ce projet une foule d’intrigues et plusieurs volontés puissantes et hostiles, en lutte contre la mienne. Les forces se balançaient, et selon la logique humaine il était impossible de prévoir où allait se fixer la victoire. J’avais donc à poser à l’avenir des questions très précises, condition nécessaire, car si beaucoup se plaignent qu’il ne leur dise rien, c’est souvent qu’ils l’interrogent à un moment où rien ne se prépare à l’horizon de leur existence.

J’allai successivement voir les astrologues, les chiromanciens, les sibylles déchues et familières qui se flattent de lire l’avenir dans les cartes, dans le marc de café, dans l’inflorescence du blanc d’œuf dissous dans un verre d’eau, etc. (Car il ne faut rien négliger ; et si l’appareil est parfois singulier, il arrive qu’une parcelle de vérité se dissimule sous les plus absurdes pratiques.) J’allai surtout voir les plus célèbres de ces prophétesses, qui, sous le nom de somnambules, de voyantes, de médiums, etc., savent substituer à leur conscience la conscience et même une partie de l’inconscience de ceux qui les interrogent, et qui sont, en somme, les plus directes héritières des pythonisses d’autrefois. Je rencontrai dans ce monde déséquilibré beaucoup de fourberies, de simulations et de grossiers mensonges. Mais j’eus aussi l’occasion d’y étudier de près certains phénomènes curieux et incontestables. Ils ne suffisent pas à décider s’il est donné à l’homme de soulever le tissu d’illusions qui lui dérobe l’avenir, mais ils jettent un jour assez étrange sur ce qui se passe dans le lieu que nous croyons le plus inviolable, je veux dire le saint des saints du « Temple enseveli », où nos pensées les plus intimes, et les forces qui se trouvent sous elles et que nous ignorons, entrent et sortent à notre insu et cherchent à tâtons la mystérieuse route qui mène aux événements futurs.

V

Il serait fastidieux de dire ce qui m’advint chez ces prophètes et ces voyantes. Je me contenterai de rapporter brièvement l’une des expériences les plus curieuses. Du reste, elle résume la plupart des autres ; et la psychologie de toutes est, à peu de chose près, identique.

La voyante en question est l’une des plus célèbres de Paris. Elle prétend incarner, dans son état hypnotique, l’esprit d’une petite fille inconnue nommée Julia. Après m’avoir fait asseoir devant une table qui nous séparait, elle me recommanda de tutoyer Julia et de lui parler doucement, comme on parle à une enfant de sept ou huit ans. Ensuite, ses traits, ses yeux, ses mains, tout son corps se convulsa désagréablement durant quelques secondes, ses cheveux se dénouèrent ; et l’expression de sa face, complètement changée, devint naïve et puérile. Une petite voix d’enfant, aiguë et claire, sortit alors de ce grand corps de femme mûre, et me demanda, en zézayant un peu : « Qu’est-ce que tu veux ? Tu as des ennuis ? Est-ce pour toi, ou pour une autre personne, que tu viens me voir ? — C’est pour moi. — Bien ; veux-tu m’aider un peu ? Conduis-moi par la pensée à l’endroit où sont tes ennuis ». Je concentrai mon attention sur le projet qui me tenait à cœur, et sur les divers acteurs du petit drame encore latent. Alors, peu à peu, après quelques tâtonnements préliminaires, et sans que je l’aidasse ni d’un mot ni d’un geste, elle pénétra réellement dans ma pensée, y lut, pour ainsi dire, comme dans un livre légèrement voilé, situa très exactement le lieu de la scène, reconnut les personnages principaux, et les décrivit sommairement, par petites touches sautillantes et enfantines, mais bizarrement justes et précises. — « C’est très bien, Julia, lui dis-je à ce moment, mais je sais tout cela ; ce qu’il faudrait m’apprendre, c’est ce qui arrivera par la suite ». — Ce qui arrivera, ce qui arrivera… Vous voulez tous savoir ce qui arrivera ; mais c’est très difficile… » — Mais encore ?… Comment l’affaire finira-t-elle ? Est-ce moi qui l’emporterai ? » — « Oui, oui, je vois ; n’aie pas peur, je t’aiderai ; tu seras satisfait… » — « Mais l’ennemi dont tu m’as parlé ; celui qui me résiste et me veut du mal… » — « Non, non, il n’en veut pas à toi : — c’est à cause d’une autre personne… Je ne vois pas pourquoi… Il la déteste… Oh ! il la hait, il la hait !… Et c’est parce que tu l’aimes bien, qu’il ne veut pas que tu fasses pour elle ce que tu voudrais faire… » (Elle disait vrai.) — « Mais enfin, insistai-je, ira-t-il jusqu’au bout, ne cédera-t-il point ? » — « Oh ! ne le crains pas… Je vois, il est malade ; il ne vivra pas longtemps. » — « Tu te trompes, Julia, je l’ai vu avant-hier, il se porte fort bien. » — « Non, non, ça n’y fait rien ; il est malade… Cela ne se voit pas, mais il est très malade… Il doit mourir bientôt… » — « Mais quand donc ? et comment ? » — « Il y a du sang sur lui, autour de lui, partout… » — Du sang ? — Est-ce un duel ? (J’avais pensé, un instant, trouver occasion de me battre avec l’adversaire) un accident, un meurtre, une vengeance ? (C’était un homme injuste et sans scrupules, qui avait fait beaucoup de mal à bien des gens) — « Non, non, ne m’interroge plus, je suis très fatiguée… Laisse-moi m’en aller… » — « Pas avant de savoir… » — « Non, je ne puis rien dire… Je suis trop fatiguée… Laisse-moi m’en aller… Sois bon, je t’aiderai… »

La même crise qu’au début convulsa le corps où la petite voix s’était tue ; et le masque de la quarantaine recouvrit le visage de la femme, qui parut sortir d’un long sommeil. Est-il nécessaire d’ajouter que nous ne nous étions jamais vus avant cette rencontre, et que nous nous ignorions aussi profondément que si nous fussions nés sur deux planètes différentes ?

VI

Analogues furent, en somme, avec des détails moins caractéristiques et moins probants, les résultats de la plupart des expériences où les voyantes étaient sincèrement endormies. Afin de faire une sorte de contre-épreuve, j’envoyai, chez la femme que « Julia » avait choisie pour interprète, deux personnes dont je connaissais l’intelligence et la bonne foi. Comme moi, elles avaient à poser à l’avenir une question importante et précise, que la chance ou la destinée pouvaient seules résoudre. A l’une, qui l’interrogeait sur la maladie d’un ami, Julia prédit la mort prochaine de cet ami : et l’événement vérifia sa prédiction, bien qu’au moment où elle la fit, la guérison parût infiniment plus probable que la mort. A l’autre, qui lui demanda comment finirait un procès, elle répondit assez évasivement sur ce point ; par contre, spontanément elle lui révéla l’endroit où se trouvait un objet qui avait été fort précieux à la personne qui la consultait, mais perdu depuis si longtemps, et si souvent cherché en vain, que cette personne était persuadée qu’elle n’y pensait plus.

Pour ce qui me concerne, la prophétie de Julia se réalisa en partie, c’est-à-dire que sans que je triomphasse sur le point principal, l’affaire s’arrangea néanmoins d’une manière satisfaisante à d’autres égards. Quant à la mort de l’adversaire, elle n’est pas encore advenue, et volontiers je dispense l’avenir de tenir la promesse qu’il me fit par la bouche innocente de l’enfant d’un monde inconnu.

VII

Il est fort étonnant qu’on puisse ainsi pénétrer dans le suprême refuge de notre être, et y lire mieux que nous des pensées et des sentiments parfois oubliés ou repoussés, mais toujours vivaces, ou encore informulés. Il est vraiment déconcertant qu’un étranger aille plus loin que nous dans notre propre cœur. Cela répand une lumière singulière sur la nature de notre vie intime. Nous avons beau nous garder, nous renfermer en nous, notre conscience n’est pas étanche, elle fuit, elle ne nous appartient pas ; et s’il faut des circonstances spéciales pour qu’un autre s’y installe et en prenne possession, il est néanmoins certain que dans la vie normale, notre « for intérieur », comme on l’a appelé avec l’intuition profonde que l’on trouve souvent dans l’étymologie des mots, est une sorte de forum, de marché spirituel, où la plupart de ceux qui y ont affaire vont et viennent à leur gré, plongent le regard et choisissent les vérités d’une façon tout autre, et beaucoup plus librement que nous ne l’avions cru jusqu’à ce jour.

Mais laissons ce point qui n’est pas l’objet de notre étude. Ce que je voudrais démêler dans les prédictions de Julia, c’est la part d’inconnu étrangère à moi-même. Alla-t-elle au delà de ce que je savais ? Je ne le crois pas. Quand elle me parla de l’heureuse issue de l’affaire, c’était en somme l’issue que je prévoyais, qui pouvait, à la rigueur, satisfaire la partie égoïste et grossière de mon instinct, bien que ma volonté, fidèle à un devoir élémentaire, fût décidée à tout sacrifier plutôt que de se séparer de ce devoir pour lui préférer un misérable triomphe personnel. Il est donc remarquable que dans les communications de ce genre, la voix la plus secrète de l’instinct se fasse entendre bien plus nettement que celle de la volonté la mieux déterminée. Aussi bien quand elle m’annonça la mort de l’adversaire, elle ne faisait que révéler un secret désir de ce même instinct, un de ces désirs lâches et honteux que nous nous cachons à nous-mêmes et qui ne s’élèvent pas jusqu’à notre pensée. Il n’y aurait réellement prophétie que si, contre toute attente, contre toute vraisemblance, cette mort survenait d’ici peu. Mais alors même qu’elle surviendrait prochainement, ce ne serait pas, je crois, la pythie qui aurait pénétré l’avenir, mais moi, mon instinct, mon être inconscient qui aurait prévu un événement auquel il se trouvait lié. Elle aurait lu dans le Temps, non pas absolument et comme dans un livre universel où tout ce qui doit avoir lieu est inscrit, mais par moi, à travers moi, dans mon intuition particulière, et n’aurait fait que traduire ce que mon inconscience ne pouvait dire à ma pensée.

Il en fut de même, j’imagine, pour les deux personnes qui l’allèrent consulter. Celle à qui elle prédit la mort d’un ami avait probablement, malgré l’assurance que la raison donnait à l’amitié, la conviction intime, naturelle ou divinatrice, mais énergiquement étouffée, que le malade succomberait, et c’est cette conviction que la somnambule découvrit parmi les doux espoirs qui s’efforçaient de la tromper. Quant à la seconde, qui retrouva inopinément un objet égaré, il est difficile de connaître assez exactement l’état d’esprit d’autrui pour décider s’il y eut double vue ou simplement ressouvenir. Celui qui avait perdu l’objet ignorait-il absolument en quel lieu et dans quelles circonstances il l’avait perdu ? Il affirme que oui, qu’il n’en avait jamais eu la moindre notion, qu’au contraire, il était persuadé que l’objet avait été non pas égaré, mais dérobé, et qu’il n’avait cessé de soupçonner un de ses domestiques. Mais il est possible que sans que son intelligence, son moi éveillé y fît attention, la partie inconsciente et comme endormie de lui-même eût fort bien remarqué et se rappelât l’endroit où l’objet avait été déposé. Dès lors, par un miracle non moins surprenant, mais d’un autre ordre, la voyante aurait retrouvé et réveillé le souvenir latent et presque animal, et l’aurait amené à la lumière humaine qu’il avait vainement tenté de rejoindre.

VIII

En serait-il ainsi de toutes les prédictions ? Les prophéties des grands prophètes, les oracles des sibylles, des pythies, des pythonisses se seraient-ils contentés de refléter, de traduire et d’élever ainsi au monde intelligible l’instinctive clairvoyance des individus ou des peuples qui les écoutaient ? Que chacun accepte la réponse ou l’hypothèse que lui suggère sa propre expérience. J’ai donné la mienne avec la simplicité et la sincérité que demande une question de la nature[4].

[4] D’autres sujets de mon enquête m’ont donné des résultats moins curieux mais parfois d’une nature analogue. J’ai visité, par exemple, un certain nombre de chiromanciens ; et, en voyant les appartements somptueux de plusieurs de ces prophètes de la main qui ne me révélaient que des niaiseries, (je fais néanmoins une exception honorable), j’admirais déjà la naïveté de leur clientèle, lorsqu’un ami me signala, dans une ruelle aux environs du Mont-de-Piété, la demeure du praticien qui, selon lui, avait le mieux cultivé et développé les grandes traditions de la science de Desbarolles et de d’Arpentigny.

Je trouvai au sixième étage d’une affreuse maison-fourmilière, dans une soupente qui servait à la fois de salon et de chambre à coucher, un vieil homme sans prétention, doux et vulgaire, dont les phrases tenaient plus du concierge que du prophète. Je n’en obtins pas grand’chose : mais, à quelques personnes plus nerveuses que je menai chez lui, notamment à deux ou trois femmes dont je connaissais suffisamment le passé et le caractère, il révéla avec une précision assez étonnante les préoccupations de leur esprit et de leur cœur, discerna fort adroitement les principales courbes de leur existence, s’arrêta aux carrefours où leur destinée avait réellement dévié ou hésité, découvrit certaines particularités frappantes, exactes, presque anecdotiques (voyages, amours, influences subies, accidents) en un mot, et tout en tenant compte de la sorte d’auto-suggestion qui fait que notre imagination plus ou moins enflammée au contact du mystère, précise immédiatement le plus informe indice, il leur traça de leur présent et de leur passé, sur un plan un peu conventionnel et symbolique, un schème bien arrêté où elles étaient obligées de reconnaître, malgré leur méfiance, le sillage spécial de leur vie. Pour ce qui est de ses prédictions, je dois dire qu’aucune ne se réalisa.

Assurément, il y avait dans ses intuitions quelque chose de plus que des coïncidences heureuses. C’était, apparemment, à un degré moindre, une sorte de communication nerveuse d’inconscient à inconscient, du même ordre que chez la somnambule. J’ai rencontré le même phénomène chez une liseuse de marc de café ; mais avec des manifestations plus hasardeuses, plus incertaines, c’est pourquoi je ne m’y arrêterai pas.

Il est, je le répète, presque incroyable que nous ne sachions point l’avenir. Je m’imagine que nous sommes en face de lui comme en face d’un passé oublié. Nous pourrions essayer de nous en souvenir. Quelques faits insinuent que cela n’est pas impossible. Il s’agirait d’inventer ou de retrouver le chemin de cette mémoire qui nous précède.

Je conçois que nous n’ayons pas qualité pour connaître d’avance les bouleversements des éléments, le destin des planètes, de la terre, des empires, des peuples et des races. Cela ne nous touche pas directement, et nous ne le savons dans le passé que grâce aux artifices de l’histoire. Mais ce qui nous regarde, ce qui est à notre portée, ce qui doit se dérouler dans la petite sphère d’années, sécrétion de notre organisme spirituel, qui nous enveloppe dans le Temps, comme leur coquille ou leur cocon enveloppe dans l’Espace le mollusque ou l’insecte, cela, et tous les événements extérieurs qui s’y rapportent, est probablement inscrit dans cette sphère. En tout cas, il serait beaucoup plus naturel qu’il l’y fût, qu’il n’est compréhensible qu’il ne l’y soit pas. Il y a là des réalités en lutte avec une illusion ; et rien ne nous empêche de croire qu’ici, comme partout ailleurs, les réalités ne finissent par vaincre l’illusion. Les réalités, c’est ce qui nous arrivera, étant déjà arrivé dans l’histoire qui surplombe la nôtre, dans l’histoire immobile et surhumaine de l’univers. L’illusion, c’est le voile opaque tramé de ces fils éphémères appelés hier, aujourd’hui et demain, que nous tissons sur ces réalités. Mais il n’est pas indispensable que tout notre être demeure éternellement dupe de cette illusion. On peut même se demander si notre extraordinaire inaptitude à connaître une chose aussi simple, aussi incontestable, aussi parfaite et aussi nécessaire que l’avenir, ne serait pas l’un des plus grands sujets d’étonnement de l’habitant d’une autre étoile qui nous visiterait.

Aujourd’hui, cela nous paraît si profondément impossible que nous avons peine à nous imaginer comment la réalité certaine de l’avenir réfuterait les objections que nous lui faisons au nom de l’illusion organique de notre esprit. Nous lui disons par exemple : si, au moment d’entreprendre une affaire, nous pouvions savoir que l’issue en sera malheureuse, nous ne l’entreprendrions pas ; et, dès lors, puisqu’il doit être écrit quelque part, dans le Temps, avant notre interrogation, que l’affaire n’aura pas lieu attendu que nous y renoncerons, nous ne saurions prévoir l’issue de ce qui n’aura pas eu de commencement, etc.

Pour ne pas nous égarer dans cette voie qui nous mènerait en des lieux où rien ne nous appelle, il nous suffira de nous dire que l’avenir, comme tout ce qui existe, est probablement plus cohérent et plus logique que la logique de notre imagination, et que toutes nos hésitations et nos incertitudes seront comprises dans ses prévisions. Du reste, soyons persuadés que la marche des événements ne dévierait guère si nous la connaissions d’avance. D’abord, ne sauraient l’avenir ou une partie de l’avenir, que ceux qui voudraient se donner la peine de l’apprendre ; comme ne savent le passé ou une partie de leur propre présent que ceux qui ont le courage et l’intelligence de l’interroger. Nous nous adapterions promptement aux leçons de cette science nouvelle, de même que nous nous sommes adaptés à celles de l’histoire. Nous ferions bientôt la part des maux auxquels nous nous pourrions dérober, et celle des maux inévitables. Les plus sages amoindriraient pour eux le total de ceux-ci, et les autres iraient au-devant d’eux comme ils vont maintenant au-devant de beaucoup de désastres certains et qu’il est facile de prédire. La somme de nos déboires serait un peu diminuée, mais moins que nous ne l’espérons ; car déjà notre raison sait prévoir une portion de notre avenir, sinon avec l’évidence matérielle que nous rêvons, du moins avec une certitude morale souvent satisfaisante ; et nous remarquons que la plupart des hommes ne tirent guère profit de ces prévisions si faciles. Ils négligeraient les conseils de l’avenir, comme ils entendent, sans les suivre, les avis du passé.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

 Pages.
La Justice
1
L’Évolution du Mystère
103
Le Règne de la Matière
171
Le Passé
201
La Chance
229
L’Avenir
285

Paris. — L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette. — 1505.