The Project Gutenberg eBook of Variété I

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Variété I

Author: Paul Valéry

Release date: May 2, 2021 [eBook #65224]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VARIÉTÉ I ***

VARIÉTÉ

ŒUVRES DU MÊME AUTEUR

ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La Jeune Parque (épuisé).

id. deuxième édition dans la collection Une œuvre un portrait, avec un portrait par Picasso (épuisé).

Odes avec des ornements de Paul Vera (épuisé).

Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (épuisé).

Le Serpent. 1 volume avec des ornements gravés sur bois par Vera (épuisé).

La Soirée avec M. Teste (épuisé).

id. deuxième édition dans la collection Une œuvre un portrait, avec un portrait de M. Teste, par B. Naudin (épuisé).

Charmes 1 vol., avec des ornements typographiques dans le style du XVIIe siècle (épuisé).

Eupalinos ou l’architecte, suivi de L’Ame et la Danse, 1 vol. orné de genres d’après l’antique (épuisé).

SOUS PRESSE

Poésies.

PAUL VALÉRY

VARIÉTÉ

quatrième édition

PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle, (VIme)

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE 692 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT 12 HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A l, 650 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 650, 30 EXEMPLAIRES D’AUTEUR HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 651 A 680 ; 113 EXEMPLAIRES DE LUXE, RÉIMPOSÉS AU FORMAT IN-4o TELLIÈRE, SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT 8 HORS COMMERCE MARQUÉS DE A A H, ET 105 EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE I A CV.

EN OUTRE, IL A ÉTÉ TIRÉ 20 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE IN-4o TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, SOUS COUVERTURE SPÉCIALE, DESTINÉS A VINGT SOUSCRIPTEURS PARTICULIERS A TOUS LES OUVRAGES DE PAUL VALÉRY QUI PARAITRONT DÉSORMAIS, IMPRIMÉS A LEUR NOM, ET CONTENANT UNE PAGE AUTOGRAPHE.

TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1924

NOTE DE L’ÉDITEUR

De ces essais que l’on va peut-être lire, il n’en est point qui ne soit l’effet d’une circonstance, et que l’auteur eût écrit de son propre mouvement. Leurs objets ne sont pas de lui ; même leur étendue parfois lui fut donnée.

Presque toujours surpris, au début de son travail, de se trouver engagé dans un ordre d’idées inaccoutumé, et placé brusquement dans quelque état inattendu de son esprit, il lui fallut, à chaque fois, retrouver nécessairement le naturel de sa pensée. Toute l’unité de cette Variété ne consiste que dans ce même mouvement.

LA CRISE DE L’ESPRIT

PREMIÈRE LETTRE[1]

[1] Ces deux lettres, écrites en vue de leur traduction en anglais, et publiées en avril et mai 1919, par l’Athenæum de Londres, ont paru ensuite dans la Nouvelle Revue Française.

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

*
*  *

Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.

Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?

*
*  *

Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.

Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience — une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques, innombrables.

Alors, — comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux…

Et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes : tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols d’avions, l’âme invoquait à la fois toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties ; elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe…

La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force ; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées.

L’espoir, certes, demeure, et chante à demi-voix :

Et cum vorandi vicerit libidinem
Late triumphet imperator spiritus.

Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables : Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes, désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants, et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris, — les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit.

L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées.

*
*  *

Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient.

Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet état ? Le sujet est immense ; il demande des connaissances de tous les ordres, une information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent, est toute comparable à la difficulté de construire l’avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c’est la même difficulté. Le prophète est dans le même sac que l’historien. Laissons-les-y.

Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et général de ce qui se pensait à la veille de la guerre, des recherches qui se poursuivaient, des œuvres qui se publiaient.

Si donc je fais abstraction de tout détail, et si je me borne à l’impression rapide, et à ce total naturel que donne une perception instantanée, je ne vois — rien ! — Rien, quoique ce fût un rien infiniment riche.

Les physiciens nous enseignent que dans un four porté à l’incandescence, si notre œil pouvait subsister, il ne verrait — rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette formidable énergie enfermée aboutit à l’invisibilité, à l’égalité insensible. Or, une égalité de cette espèce n’est autre chose que le désordre à l’état parfait.

Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne.

Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne et de donner ce nom à certain mode d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux où nous pourrions nous introduire, nous modernes, sans troubler excessivement l’harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des objets infiniment curieux, infiniment visibles, des êtres choquants, dissonants, inassimilables. Où notre entrée ferait le moins de sensation, là nous sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des Ptolomées nous absorberaient plus facilement que bien des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une seule culture et à un seul système de vie.

Eh bien ! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l’opinion ; tout penseur, une exposition universelle de pensées. Il y avait des œuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ?

*
*  *

Dans tel livre de cette époque — et non des plus médiocres — on trouve, sans aucun effort — une influence des ballets russes, — un peu du style sombre de Pascal, — beaucoup d’impressions du type Goncourt, — quelque chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus à la fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique difficile à doser !… Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher : ce serait répéter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe.

*
*  *

Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. — Whose was it ? — Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur : nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes… Et cet autre crâne est celui de Leibnitz qui rêva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit

Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne !… Va-t-il cesser d’être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. « Et moi, se dit-il, moi, l’intellect européen, que vais-je devenir ?… Et qu’est-ce que la paix ? La paix est, peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ?

— Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde, qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie, les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »

DEUXIÈME LETTRE

Je vous disais, l’autre jour, que la paix est cette guerre qui admet des actes d’amour et de création dans son processus : elle est donc chose plus complexe et plus obscure que la guerre proprement dite, comme la vie est plus obscure et plus profonde que la mort.

Mais le commencement et la mise en train de la paix sont plus obscurs que la paix même, comme la fécondation et l’origine de la vie sont plus mystérieuses que le fonctionnement de l’être une fois fait et adapté.

Tout le monde aujourd’hui a la perception de ce mystère comme d’une sensation actuelle ; quelques hommes sans doute, doivent percevoir leur propre moi comme positivement partie de ce mystère ; et il y a peut-être quelqu’un dont la sensibilité est assez claire, assez fine et assez riche pour lire en elle-même des états plus avancés de notre destin que ce destin ne l’est lui-même.

Je n’ai pas cette ambition. Les choses du monde ne m’intéressent que sous le rapport de l’intellect : tout par rapport à l’intellect. Bacon dirait que cet intellect est une Idole. J’y consens, mais je n’en ai pas trouvé de meilleure.

Je pense donc à l’établissement de la paix en tant qu’il intéresse l’intellect et les choses de l’intellect. Ce point de vue est faux, puisqu’il sépare l’esprit de tout le reste des activités ; mais cette opération abstraite et cette falsification sont inévitables : tout point de vue est faux.

*
*  *

Une première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne, — tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle, — avec l’idée d’Europe.

Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du premier ordre, des constructeurs, et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.

Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout.

*
*  *

Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ?

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?

Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?

Qu’on me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette alternative, de développer ici une sorte de théorème fondamental.

Considérez un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres habitables. Cet ensemble se divise en régions, et dans chacune de ces régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des hommes. A chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle, — un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile à équiper pour les transports, etc.

Toutes ces caractéristiques permettent de classer à toute époque les régions dont nous parlons, de telle sorte qu’à toute époque, l’état de la terre vivante peut être défini par un système d’inégalités entre les régions habitées de sa surface.

A chaque instant, l’histoire de l’instant suivant dépend de cette inégalité donnée.

Examinons maintenant non pas cette classification théorique, mais la classification qui existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons un fait bien remarquable et qui nous est extrêmement familier :

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue, — et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire, — elle domine le tableau. Par quel miracle ? — Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés à l’Europe. Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche !

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse.

Nous avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être le déterminant de la précellence de l’Europe. Je ne puis analyser en détail cette qualité ; mais je trouve par un examen sommaire que l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… sont les caractères plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne.

*
*  *

Un seul exemple de cet esprit, mais un exemple de première classe, — et de toute première importance : la Grèce — car il faut placer dans l’Europe tout le littoral de la Méditerranée : Smyrne et Alexandrie sont d’Europe comme Athènes et Marseille, — la Grèce a fondé la géométrie. C’était une entreprise insensée : nous disputons encore sur la possibilité de cette folie.

Qu’a-t-il fallu faire pour réaliser cette création fantastique ? — Songez que ni les Égyptiens, ni les Chinois, ni les Chaldéens, ni les Indiens n’y sont parvenus. Songez qu’il s’agit d’une aventure passionnante, d’une conquête mille fois plus précieuse et positivement plus poétique que celle de la Toison d’Or. Il n’y a pas de peau de mouton qui vaille la cuisse d’or de Pythagore.

Ceci est une entreprise qui a demandé les dons le plus communément incompatibles. Elle a requis des argonautes de l’esprit, de durs pilotes qui ne se laissent ni perdre dans leurs pensées, ni distraire par leurs impressions. Ni la fragilité des prémisses qui les portaient, ni la subtilité ou l’infinité des inférences qu’ils exploraient ne les ont pu troubler. Ils furent comme équidistants des nègres variables et des fakirs indéfinis. Ils ont accompli l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; l’analyse d’opérations motrices et visuelles très composées ; la correspondance de ces opérations à des propriétés linguistiques et grammaticales ; ils se sont fiés à la parole pour les conduire dans l’espace en aveugles clairvoyants… Et cet espace lui-même devenait de siècle en siècle une création plus riche et plus surprenante, à mesure que la pensée se possédait mieux elle-même, et qu’elle prenait plus de confiance dans la merveilleuse raison et dans la finesse initiale qui l’avaient pourvue d’incomparables instruments : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, problèmes, porismes, etc…

J’aurais besoin de tout un livre pour en parler comme il faudrait. Je n’ai voulu que préciser en quelques mots l’un des actes caractéristiques du génie européen. Cet exemple même me ramène sans effort à ma thèse.

*
*  *

Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental.

Comment établir cette proposition ? — Je prends le même exemple : celui de la géométrie des Grecs, et je prie le lecteur de considérer à travers les âges les effets de cette discipline. On la voit peu à peu, très lentement, mais très sûrement, prendre une telle autorité que toutes les recherches, toutes les expériences acquises tendent invinciblement à lui emprunter son allure rigoureuse, son économie scrupuleuse de « matière », sa généralité automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence infinie qui lui permet les plus folles hardiesses… La science moderne est née de cette éducation de grand style.

Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète, excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital planétaire, — cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une valeur d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.

Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.

Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou de la paix, — inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne, — tend à disparaître graduellement.

Donc, la classification des régions habitables du monde tend à devenir telle que la grandeur matérielle brute, les éléments de statistique, les nombres, — population, superficie, matières premières, — déterminent enfin exclusivement ce classement des compartiments du globe.

Et donc, la balance qui penchait de notre côté, quoique nous paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter, — comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses !

*
*  *

Ce phénomène naissant peut, d’ailleurs, être rapproché de celui qui est observable dans le sein de chaque nation et qui consiste dans la diffusion de la culture, et dans l’accession à la culture de catégories de plus en plus grandes d’individus.

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Le charme de ce problème pour l’esprit spéculatif, provient d’abord de sa ressemblance avec le fait physique de la diffusion, — et ensuite du changement brusque de cette ressemblance en différence profonde, dès que le penseur revient à son premier objet, qui est hommes et non molécules.

Une goutte de vin tombée dans l’eau la colore à peine et tend à disparaître, après une rose fumée. Voilà le fait physique. Mais supposez maintenant que, quelque temps après cet évanouissement et ce retour à la limpidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait redevenu eau pure, se former des gouttes de vin sombre et pur, — quel étonnement…

Ce phénomène de Cana n’est pas impossible dans la physique intellectuelle et sociale. On parle alors du génie et on l’oppose à la diffusion.

*
*  *

Tout à l’heure, nous considérions une curieuse balance qui se mouvait en sens inverse de la pesanteur. Nous regardons à présent un système liquide passer, comme spontanément, de l’homogène à l’hétérogène, du mélange intime à la séparation nette… Ce sont ces images paradoxales qui donnent la représentation la plus simple et la plus pratique du rôle dans le Monde de ce qu’on appelle, — depuis cinq ou dix mille ans, — Esprit.

*
*  *

— Mais l’Esprit européen, — ou du moins ce qu’il contient de plus précieux, — est-il totalement diffusible ? Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses ?

C’est peut-être en cherchant cette liberté qu’on la crée. Mais pour une telle recherche, il faut abandonner pour un temps la considération des ensembles, et étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec la vie sociale[2].

[2] La suite et les conclusions de cette étude n’ont pas encore paru.

NOTE[3]

(Extrait d’une conférence donnée à l’université de Zurich le 15 Novembre 1922.)

[3] On trouvera dans cette note quelques développements de divers passages de la Crise de l’Esprit.

Mesdames, Messieurs,

L’orage vient de finir, et cependant nous sommes inquiets, anxieux, comme si l’orage allait éclater. Presque toutes les choses humaines demeurent dans une terrible incertitude. Nous considérons ce qui a disparu, nous sommes presque détruits par ce qui est détruit ; nous ne savons pas ce qui va naître, et nous pouvons raisonnablement le craindre. Nous espérons vaguement, nous redoutons précisément ; nos craintes sont infiniment plus précises que nos espérances ; nous confessons que la douceur de vivre est derrière nous, que l’abondance est derrière nous, mais le désarroi et le doute sont en nous et avec nous. Il n’y a pas de tête pensante si sagace, si instruite qu’on la suppose, qui puisse se flatter de dominer ce malaise, d’échapper à cette impression de ténèbres, de mesurer la durée probable de cette période de troubles dans les échanges vitaux de l’humanité.

Nous sommes une génération très infortunée à laquelle est échu de voir coïncider le moment de son passage dans la vie avec l’arrivée de ces grands et effrayants événements dont la résonance emplira toute notre vie.

On peut dire que toutes les choses essentielles de ce monde ont été affectées par la guerre, ou plus exactement, par les circonstances de la guerre : L’usure a dévoré quelque chose de plus profond que les parties renouvelables de l’être. Vous savez quel trouble est celui de l’économie générale, celui de la politique des États, celui de la vie même des individus : la gêne, l’hésitation, l’appréhension universelles. Mais parmi toutes ces choses blessées est l’Esprit. L’Esprit est en vérité cruellement atteint ; il se plaint dans le cœur des hommes de l’esprit et se juge tristement. Il doute profondément de soi-même.

Qu’est-ce donc que cet esprit ? En quoi peut-il être touché, frappé, diminué, humilié par l’état actuel du monde ? D’où vient cette grande pitié des choses de l’Esprit, cette détresse, cette angoisse des hommes de l’esprit ? C’est de quoi il faut que nous parlions maintenant.


L’homme est cet animal séparé, ce bizarre être vivant qui s’est opposé à tous les autres, qui s’élève sur tous les autres, par ses… songes, — par l’intensité, l’enchaînement, par la diversité de ses songes ! par leurs effets extraordinaires et qui vont jusqu’à modifier sa nature, et non seulement sa nature, mais encore la nature même qui l’entoure, qu’il essaye infatigablement de soumettre à ses songes.

Je veux dire que l’homme est incessamment et nécessairement opposé à ce qui est par le souci de ce qui n’est pas ! et qu’il enfante laborieusement, ou bien par génie, ce qu’il faut pour donner à ses rêves la puissance et la précision mêmes de la réalité, et, d’autre part, pour imposer à cette réalité des altérations croissantes qui la rapprochent de ses rêves.

Les autres êtres vivants ne sont mus et transformés que par les variations extérieures. Ils s’adaptent, c’est-à-dire qu’ils se déforment, afin de conserver les caractères essentiels de leur existence et ils se mettent ainsi en équilibre avec l’état de leur milieu.

Ils n’ont point coutume, que je sache, de rompre spontanément cet équilibre, de quitter, par exemple, sans motif, sans une pression ou une nécessité extérieures, le climat auquel ils sont accommodés. Ils recherchent leur bien aveuglément ; mais ils ne sentent pas l’aiguillon de ce mieux qui est l’ennemi du bien et qui nous engage à affronter le pire.

Mais l’homme contient en soi-même de quoi rompre l’équilibre qu’il soutenait avec son milieu. Il contient ce qu’il faut pour se mécontenter de ce qui le contentait. Il est à chaque instant autre chose que ce qu’il est. Il ne forme pas un système fermé de besoins, et de satisfactions de ses besoins. Il tire de la satisfaction je ne sais quel excès de puissance qui renverse son contentement. A peine son corps et son appétit sont apaisés, qu’au plus profond de lui quelque chose s’agite, le tourmente, l’illumine, le commande, l’aiguillonne, le manœuvre secrètement ? Et c’est l’Esprit, l’Esprit armé de toutes ses questions inépuisables…

Il demande éternellement en nous : Qui, quoi, où, en quel temps, pourquoi, comment, par quel moyen ? Il oppose le passé au présent, l’avenir au passé, le possible au réel, l’image au fait. Il est à la fois ce qui devance et ce qui retarde ; ce qui construit et ce qui détruit ; ce qui est hasard et ce qui calcule ; il est donc bien ce qui n’est pas, et l’instrument de ce qui n’est pas. Il est enfin, il est surtout, l’auteur mystérieux de ces rêves dont je vous parlais…

Quels rêves a faits l’homme ?… Et parmi ces rêves quels sont ceux qui sont entrés dans le réel, et comment y sont-ils entrés ?

Regardons en nous-mêmes et regardons autour de nous. Considérons la ville, ou bien feuilletons au hasard quelques livres, ou mieux encore observons en nos cœurs leurs mouvements les plus naïfs…

Nous souhaitons, nous imaginons avec complaisance bien des étrangetés, et ces souhaits sont fort antiques, et il semble que l’homme ne se résoudra jamais à ne pas les former… Relisez la Genèse. Dès le seuil du livre sacré, et les premiers pas dans le premier jardin, voici paraître le rêve de la Connaissance, et celui de l’Immortalité : ces beaux fruits de l’arbre de vie et de l’arbre de science, nous attirent toujours. Quelques pages plus loin, vous trouverez dans la même Bible les rêves d’une humanité tout unie, et collaborant à la construction d’une tour prodigieuse. « Ils étaient un seul peuple et ils avaient pour eux une même langue… » Nous le rêvons encore.

Vous y trouverez aussi l’histoire étrange de ce prophète qui, englouti par un poisson, put se mouvoir dans l’épaisseur de la mer…

Chez les Grecs, il est des héros qui se construisent des appareils volants. D’autres savent apprivoiser les fauves, et leur parole miraculeuse déplace les montagnes, fait se mouvoir les blocs, opère des constructions de temples, par une sorte de télémécanique merveilleuse…

Agir à distance ; faire de l’or ; transmuter les métaux ; vaincre la mort ; prédire l’avenir ; se déplacer dans des milieux interdits à notre espèce ; parler, voir, entendre, d’un bout du monde à l’autre ; aller visiter les astres ; réaliser le mouvement perpétuel, que sais-je, — nous avons fait tant de rêves que la liste en serait infinie. Mais l’ensemble de ces rêves forme un étrange programme dont la poursuite est comme liée à l’histoire même des humains.

Tous les projets de conquête et de domination universelles, soit matérielles, soit spirituelles, y figurent. Tout ce que nous appelons civilisation, progrès, science, art, culture… se rapporte à cette production extraordinaire et en dépend directement. On peut dire que tous ces rêves s’attaquent à toutes les conditions données de notre existence définie. Nous sommes une espèce zoologique qui tend d’elle-même à faire varier son domaine d’existence, et l’on pourrait former une table, un classement systématique de nos rêves, en considérant chacun d’eux comme dirigé contre quelqu’une des conditions initiales de notre vie. Il y a des rêves contre la pesanteur et des rêves contre les lois du mouvement. Il en est contre l’espace et il en est contre la durée. L’ubiquité, la prophétie, l’Eau de Jouvence ont été rêvées, le sont encore sous des noms scientifiques.

Il est des rêves contre le principe de Mayer, et d’autres contre le principe de Carnot. Il en est contre les lois physiologiques et d’autres contre les données et les fatalités ethniques : l’égalité des races, la paix éternelle et universelle sont de ceux-ci… Supposons que nous ayons construit cette table et que nous la considérions. Nous serions assez vite tentés de la compléter par le tableau des réalisations. En regard de chaque rêve nous placerions ce qui s’est fait pour le réaliser. Si par exemple dans une colonne nous avons inscrit le désir de voler dans les airs et le nom d’Icare, — dans la colonne des acquisitions nous inscrirons les noms fameux de Léonard de Vinci, d’Ader, de Wright et de leurs successeurs. Je pourrais multiplier ces exemples, ce serait une sorte de jeu que nous n’avons pas le temps de jouer. D’ailleurs il faudrait construire également une table des déceptions, des rêves non réalisés. Les uns sont définitivement condamnés, — la quadrature du cercle, la création gratuite de l’énergie, etc… Les autres sont encore dans nos espérances non déraisonnables.

Mais il faut revenir à notre tableau des réalisations, c’est sur lui que je voulais attirer votre attention.

Si donc nous considérons cette liste, liste très honorable, nous pourrons faire cette remarque :

De toutes ces réalisations, les plus nombreuses, les plus surprenantes, les plus fécondes ont été accomplies par une partie assez restreinte de l’humanité, et sur un territoire très petit relativement à l’ensemble des terres habitables.

L’Europe a été ce lieu privilégié ; l’Européen, l’esprit européen, l’auteur de ces prodiges.

Qu’est-ce donc que cette Europe ? C’est une sorte de cap du vieux continent, un appendice occidental de l’Asie. Elle regarde naturellement vers l’Ouest. Au Sud, elle borde une illustre mer dont le rôle, je devrais dire la fonction, a été merveilleusement efficace dans l’élaboration de cet esprit européen qui nous occupe. Tous les peuples qui vinrent sur ses bords se sont pénétrés ; ils ont échangé des marchandises et des coups ; ils ont fondé des ports et des colonies où non seulement les objets du commerce, mais les croyances, les langages, les mœurs, les acquisitions techniques, étaient les éléments des trafics. Avant même que l’Europe actuelle ait pris l’apparence que nous lui connaissons, la Méditerranée avait vu dans son bassin oriental, une sorte de pré-Europe s’établir. L’Égypte, la Phénicie, ont été comme des pré-figures de la civilisation que nous avons arrêtée ; vinrent ensuite les Grecs, les Romains, les Arabes, les populations ibériques. On croit voir autour de cette eau étincelante et chargée de sel, la foule des dieux et des hommes les plus imposants de ce monde : Horus, Isis, et Osiris ; Astarté et les kabires ; Pallas, Poséidon, Minerve, Neptune, et leurs semblables, règnent concurremment sur cette mer qui a ballotté les étranges pensées de saint Paul, comme elle a bercé les rêveries et les calculs de Bonaparte…

Mais sur ses bords, où tant de peuples s’étaient déjà mêlés et heurtés, et instruits les uns les autres, vinrent, au cours des âges, d’autres peuples encore, attirés vers la splendeur du ciel, par la beauté et par l’intensité particulière de la vie sous le soleil. Les Celtes, les Slaves, les peuples germaniques, ont subi l’enchantement de la plus noble des mers ; une sorte de tropisme invincible, s’exerçant pendant des siècles, a donc fait de ce bassin aux formes admirables, l’objet du désir universel et le lieu de la plus grande activité humaine. Activité économique, activité intellectuelle, activité politique, activité religieuse, activité artistique, tout se passe ou, du moins, tout semble naître, autour de la mer intérieure. C’est là que l’on assiste aux phénomènes précurseurs de la formation de l’Europe et que l’on voit se dessiner à une certaine époque la division de l’humanité en deux groupes de plus en plus dissemblables : l’un, qui occupe la plus grande partie du globe, demeure comme immobile dans ses coutumes, dans ses connaissances, dans sa puissance pratique ; il ne progresse plus, ou ne progresse qu’imperceptiblement.

L’autre est en proie à une inquiétude et à la recherche perpétuelles. Les échanges s’y multiplient, les problèmes les plus variés s’agitent dans son sein, les moyens de vivre, de savoir, de pouvoir s’accroître, s’y accumulent de siècle en siècle avec une rapidité extraordinaire. Bientôt la différence de savoir positif et de puissance, entre elle et le reste du monde, devient si grande qu’elle entraîne une rupture de l’équilibre. L’Europe se précipite hors d’elle-même ; elle part à la conquête des terres. La civilisation renouvelle les invasions primitives dont elle inverse le mouvement. L’Europe, sur son propre sol, atteint le maximum de la vie, de la fécondité intellectuelle, de la richesse et de l’ambition.

Cette Europe triomphante qui est née de l’échange de toutes choses spirituelles et matérielles, de la coopération volontaire et involontaire des races, de la concurrence des religions, des systèmes, des intérêts, sur un territoire très limité, m’apparaît aussi animée qu’un marché où toutes choses bonnes et précieuses sont apportées, comparées, discutées, et changent de mains. C’est une Bourse où les doctrines, les idées, les découvertes, les dogmes les plus divers, sont mobilisés, sont cotés, montent, descendent, sont l’objet des critiques les plus impitoyables et des engouements les plus aveugles. Bientôt les apports les plus lointains arrivent abondamment sur ce marché. D’une part les terres nouvelles de l’Amérique, de l’Océanie et de l’Afrique, les antiques Empires de l’Extrême-Orient envoient à l’Europe leurs matières premières pour les soumettre à ces transformations étonnantes qu’elle seule sait accomplir. D’autre part, les connaissances, les philosophies, les religions de l’ancienne Asie viennent alimenter les esprits toujours en éveil, que l’Europe produit à chaque génération ; et cette machine puissante transforme les conceptions plus ou moins étranges de l’Orient, en éprouve la profondeur, en retire les éléments utilisables.

Notre Europe, qui commence par un marché méditerranéen, devient ainsi une vaste usine ; usine au sens propre, machine à transformations, mais encore usine intellectuelle incomparable. Cette usine intellectuelle reçoit de toutes parts toutes les choses de l’esprit ; elle les distribue à ses innombrables organes. Les uns saisissent tout ce qui est nouveauté avec espoir, avec avidité, en exagèrent la valeur ; les autres résistent, opposent à l’invasion des nouveautés l’éclat et la solidité des richesses déjà constituées. Entre l’acquisition et la conservation, un équilibre mobile doit se rétablir sans cesse, mais un sens critique toujours plus actif attaque l’une ou l’autre tendance, exerce sans pitié les idées en possession et en faveur ; éprouve et discute sans pitié les tendances de cette régulation toujours obtenue.

Il faut que notre pensée se développe et il faut qu’elle se conserve. Elle n’avance que par les extrêmes, mais elle ne subsiste que par les moyens. L’ordre extrême, qui est l’automatisme, serait sa perte ; le désordre extrême la conduirait encore plus rapidement à l’abîme.

Enfin, cette Europe peu à peu se construit comme une ville gigantesque. Elle a ses musées, ses jardins, ses ateliers, ses laboratoires, ses salons. Elle a Venise, elle a Oxford, elle a Séville, elle a Rome, elle a Paris. Il y a des cités pour l’Art, d’autres pour la Science, d’autres qui réunissent les agréments et les instruments. Elle est assez petite pour être parcourue en un temps très court, qui deviendra bientôt insignifiant. Elle est assez grande pour contenir tous les climats ; assez diverse pour présenter les cultures et les terrains les plus variés. Au point de vue physique, c’est un chef-d’œuvre de tempérament et de rapprochement des conditions favorables à l’homme. Et l’homme y est devenu l’Européen. Vous m’excuserez de donner à ces mots d’Europe et d’Européen une signification un peu plus que géographique, et un peu plus qu’historique, mais en quelque sorte fonctionnelle. Je dirais presque, ma pensée abusant de mon langage, qu’une Europe est une espèce de système formé d’une certaine diversité humaine et d’une localité particulièrement favorable ; façonnée enfin par une histoire singulièrement mouvementée et vivante. Le produit de cette conjoncture de circonstances est un Européen.

Il nous faut examiner ce personnage par rapport aux types plus simples de l’humanité. C’est une manière de monstre. Il a une mémoire trop chargée, trop entretenue. Il a des ambitions extravagantes, une avidité de savoir et de richesses illimitée. Comme il appartient généralement à quelque nation qui a plus ou moins dominé le monde à son heure, et qui rêve encore ou de son César, ou de son Charles-Quint, ou de son Napoléon, il y a en lui un orgueil, un espoir, des regrets toujours près de se réveiller. Comme il appartient à un temps, à un continent qui ont vu tant d’inventions prodigieuses et tant de hardiesses heureuses dans tous les genres, il n’est de conquêtes scientifiques ni d’entreprises qu’il ne puisse rêver. Il est pris entre des souvenirs merveilleux et des espoirs démesurés, et s’il lui arrive de verser parfois dans le pessimisme, il songe malgré lui que le pessimisme a produit quelques œuvres du premier ordre. Au lieu de s’abîmer dans le néant mental, il tire un chant de son désespoir. Il en tire quelquefois une volonté dure et formidable, un motif d’actions paradoxal et fondé sur le mépris des hommes et de la vie.

*
*  *

Mais qui donc est Européen ?

Je me risque ici, avec bien des réserves, avec les scrupules infinis que l’on doit avoir quand on veut préciser provisoirement ce qui n’est pas susceptible de véritable rigueur, — je me risque à vous proposer un essai de définition. Ce n’est pas une définition logique que je vais développer devant vous. C’est une manière de voir, un point de vue, étant bien entendu qu’il en existe une quantité d’autres qui ne sont ni plus ni moins légitimes.

Eh bien, je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire les trois influences que je vais dire.

La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s’est fait sentir ; et même partout où l’Empire a été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie ; partout où le poids du glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, — là est quelque chose d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et stable.

Je ne sais pas les raisons de ce grand triomphe, il est inutile de les rechercher maintenant, comme il est oiseux de se demander ce que l’Europe fût devenue si elle ne fût devenue romaine.

Mais le fait nous importe seul, le fait de l’empreinte étonnamment durable qu’a laissée, sur tant de races et de générations, ce pouvoir superstitieux et raisonné, ce pouvoir curieusement imprégné d’esprit juridique, d’esprit militaire, d’esprit religieux, d’esprit formaliste, qui a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la tolérance et de la bonne administration.

Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s’est peu à peu répandu dans l’espace même de la conquête romaine. Si l’on excepte le Nouveau Monde, qui n’a pas été christianisé, tant que peuplé par des chrétiens, si l’on excepte la Russie, qui a ignoré dans sa plus grande partie la loi romaine et l’empire de César, on voit que l’étendue de la religion du Christ coïncide encore aujourd’hui presque exactement avec celle du domaine de l’autorité impériale. Ces deux conquêtes, si différentes, ont cependant une sorte de ressemblance entre elles, et cette ressemblance nous importe. La politique des Romains, qui s’est faite toujours plus souple et plus ingénieuse, et de qui la souplesse et la facilité croissaient avec la faiblesse du pouvoir central, c’est-à-dire avec la surface et l’hétérogénéité de l’Empire, a introduit dans le système de domination des peuples par un peuple une nouveauté très remarquable.

De même que la Ville par Excellence finit par admettre dans son sein presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers, — le gouvernement impérial, conscient du prestige qui s’attachait au nom romain, ne craignit pas de conférer la cité romaine, le titre et les privilèges du civis romanus, à des hommes de toutes races et de toutes langues. Ainsi, par le fait de la même Rome, les dieux cessent d’être attachés à une tribu, à une localité, à une montagne, à un temple ou à une ville, pour devenir universels, et en quelque sorte communs ; — et d’autre part, la race, la langue et la qualité de vainqueur ou de vaincu, de conquérant ou de conquis, le cèdent à une condition juridique et politique uniforme qui n’est accessible à personne. L’empereur lui-même peut être un Gaulois, un Sarmate, un Syrien, et il peut sacrifier à des dieux très étrangers… C’est une immense nouveauté politique.

Mais le christianisme, à la parole de saint Pierre, quoique l’une des très rares religions qui fussent mal vues à Rome, le christianisme, issu de la nation juive, s’étend de son côté aux gentils de toute race ; il leur confère par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome conférait à ses ennemis de la veille la cité romaine. Il s’étend peu à peu dans le lit de la puissance latine, il épouse les formes de l’empire. Il en adopte même les divisions administratives (Civitas au Ve siècle désigne la ville épiscopale). Il prend tout ce qu’il peut à Rome, il y fixe sa capitale et non point à Jérusalem. Il lui emprunte son langage. Un même homme né à Bordeaux peut être citoyen romain et même magistrat, il peut être évêque de la religion nouvelle. Le même Gaulois, qui est préfet impérial, écrit en pur latin de belles hymnes à la gloire du fils de Dieu qui est né juif et sujet d’Hérode. Voici déjà un Européen presque achevé. Un droit commun, un dieu commun ; le même droit et le même dieu ; un seul juge pour le temps, un seul Juge dans l’éternité.

Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience.

Je ne veux même pas essayer de mesurer les modifications extraordinaires que la religion du Christ a imposées à cette conscience qu’il fallait rendre universelle. Je ne veux même pas tenter de vous exposer comment la formation de l’Européen en a été singulièrement influencée. Je suis contraint de ne me mouvoir qu’à la surface des choses, et d’ailleurs les effets du christianisme sont bien connus.

....... .......... ...

Je vous rappelle seulement quelques-uns des caractères de son action ; et d’abord il apporte une morale subjective, et surtout il impose l’unification de la morale. Cette nouvelle unité se juxtapose à l’unité juridique que le droit romain avait apportée ; l’analyse, des deux côtés, tente à unifier les prescriptions.

Allons plus avant.

La nouvelle religion exige l’examen de soi-même. On peut dire qu’elle fait connaître aux hommes de l’Occident cette vie intérieure que les Indous pratiquent à leur manière depuis des siècles déjà ; que les mystiques d’Alexandrie avaient aussi, à leur manière, reconnue, ressentie et approfondie.

Le christianisme propose à l’esprit les problèmes les plus subtils, les plus importants et même les plus féconds. Qu’il s’agisse de la valeur des témoignages ; de la critique des textes, des sources et des garanties de la connaissance ; qu’il s’agisse de la distinction de la raison ou de la foi, de l’opposition qui se déclare entre elles, de l’antagonisme entre la foi et les actes et les œuvres ; qu’il s’agisse de la liberté, de la servitude, de la grâce ; qu’il s’agisse des pouvoirs spirituel et matériel et de leur mutuel conflit, de l’égalité des hommes, des conditions des femmes, que sais-je encore ? — Le christianisme éduque, excite, fait agir et réagir des millions d’esprits pendant une suite de siècles.

....... .......... ...

Toutefois nous ne sommes pas encore des Européens accomplis. Il manque quelque chose à notre figure ; il y manque cette merveilleuse modification à laquelle nous devons non point le sentiment de l’ordre public et le culte de la cité et de la justice temporelle ; et non point la profondeur de nos âmes, l’idéalité absolue et le sens d’une éternelle justice ; mais il nous manque cette action subtile et puissante à quoi nous devons le meilleur de notre intelligence, la finesse, la solidité de notre savoir, — comme nous lui devons la netteté, la pureté et la distinction de nos arts et de notre littérature ; c’est de la Grèce que nous vinrent ces vertus.

Il faut encore admirer à cette occasion le rôle de l’Empire romain. Il a conquis pour être conquis. Pénétré par la Grèce, pénétré par le christianisme, il leur a offert un champ immense, pacifié et organisé ; il a préparé l’emplacement et modelé le moule dans lequel l’idée chrétienne et la pensée grecque devaient se couler et se combiner si curieusement entre elles.

Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet ; l’homme se devient à soi-même le système de références auquel toutes choses doivent enfin pouvoir s’appliquer. Il doit donc développer toutes les parties de son être et les maintenir dans une harmonie aussi claire, et même aussi apparente qu’il est possible. Il doit développer son corps et son esprit. Quant à l’esprit même, il se défendra de ses excès, de ses rêveries, de sa production vague et purement imaginaire, par une critique et une analyse minutieuses de ses jugements, par une division rationnelle de ses fonctions, par la régulation des formes.

De cette discipline la science devait sortir, Notre science, c’est-à-dire le produit le plus caractéristique, la gloire la plus certaine et la plus personnelle de notre esprit. L’Europe est avant tout la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n’y eut de véritables sciences que d’Europe.

Sans doute, il existait, avant la Grèce, en Égypte et en Chaldée, une sorte de science dont certains résultats peuvent sembler encore remarquables ; mais c’était une science impure qui se confondait tantôt avec la technique de quelque métier, qui comportait d’autres fois des préoccupations infiniment peu scientifiques. L’observation a toujours existé. Le raisonnement a toujours été employé. Mais ces éléments essentiels n’ont de prix et n’obtiennent de succès régulier que si d’autres facteurs ne viennent pas en vicier l’usage. Pour construire notre science il a fallu qu’un modèle relativement parfait lui fût proposé, qu’une première œuvre lui fût offerte comme Idéal, qui présentât toutes les précisions, toutes les garanties, toutes les beautés, toutes les solidités, et qui définît une fois pour toutes, le concept même de science comme construction pure et séparée de tout souci autre que celui de l’édifice lui-même.

*
*  *

La géométrie grecque a été ce modèle incorruptible, non seulement modèle proposé à toute connaissance qui vise à son état parfait, mais encore modèle incomparable des qualités les plus typiques de l’intellect européen. Je ne pense jamais à l’art classique que je ne prenne invinciblement pour exemple le monument de la géométrie grecque. La construction de ce monument a demandé les dons les plus rares et les plus ordinairement incompatibles. Les hommes qui l’ont bâti étaient de durs et pénétrants ouvriers, des penseurs profonds, mais des artistes d’une finesse et d’un sentiment exquis de la perfection.

Songez à la subtilité et à la volonté qu’il leur a fallu pour accomplir l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; songez aux analyses qu’ils ont faites d’opérations motrices et visuelles très composées ; et comme ils ont bien réussi dans la correspondance nette de ces opérations avec les propriétés linguistiques et grammaticales. Ils se sont fiés à la parole et à ses combinaisons pour les conduire sûrement dans l’espace. Sans doute, cet espace est devenu une pluralité d’espaces ; sans doute s’est-il singulièrement enrichi, et sans doute cette géométrie, qui semblait si rigoureuse jadis, a laissé voir bien des défauts dans son cristal. Nous l’avons examinée de si près que là où les Grecs voyaient un axiome, nous en comptons une douzaine.

A chacun de ces postulats qu’ils avaient introduits, nous savons qu’on en peut substituer quelques autres, et obtenir une géométrie cohérente et parfois physiquement utilisable.

Mais songez à la nouveauté que fut cette forme presque solennelle et qui est dans son dessin général si belle et si pure. Songez à cette magnifique division des moments de l’Esprit, à cet ordre merveilleux où chaque acte de la raison est nettement placé, nettement séparé des autres ; cela fait penser à la structure des temples, machine statique dont les éléments sont tous visibles et dont tous déclarent leur fonction.

L’œil considère la charge, le soutien de la charge, les parties de la charge, le tas et ses moyens d’équilibre, l’œil divise et régit sans effort ces masses bien dressées dont la taille même et la vigueur sont appropriées à leur rôle et à leur volume. Ces colonnes, ces chapiteaux, ces architraves, ces entablements et leurs subdivisions, et les ornements qui s’en déduisent sans jamais déborder de leurs places et de leur appropriation, me font songer à ces membres de la science pure, comme les Grecs l’avaient conçue : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, corollaires, porismes, problèmes… c’est-à-dire la machine de l’esprit rendue visible, l’architecture même de l’intelligence entièrement dessinée, — le temple érigé à l’Espace par la Parole, mais un temple qui peut s’élever à l’infini.

....... .......... ...

Telles m’apparaissent les trois conditions essentielles qui me semblent définir un véritable Européen, un homme en qui l’esprit européen peut habiter dans sa plénitude. Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne.

On en trouve qui n’ont reçu qu’une ou deux de ces empreintes.

Il y a donc quelque trait bien distinct de la race, de la langue même et de la nationalité, qui unit et assimile les pays de l’Occident et du Centre de l’Europe. Le nombre des notions et des manières de penser qui leur sont communes, est bien plus grand que le nombre des notions que nous avons de communes avec un Arabe ou un Chinois…

En résumé, il existe une région du globe qui se distingue profondément de toutes les autres au point de vue humain. Dans l’ordre de la puissance, et dans l’ordre de la connaissance précise, l’Europe pèse encore aujourd’hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’Esprit Européen dont l’Amérique est une création formidable.

Partout où l’Esprit Européen domine, on voit apparaître le maximum de besoins, le maximum de travail, le maximum de capital, le maximum de rendement, le maximum d’ambition, le maximum de puissance, le maximum de modification de la nature extérieure, le maximum de relations et d’échanges.

Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l’Europe.

D’autre part, les conditions de cette formation, et de cette inégalité étonnante, tiennent évidemment à la qualité des individus, à la qualité moyenne de l’Homo Europæus. Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race, ni par la langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté… Etc…

AU SUJET D’ADONIS

Il court sur La Fontaine une rumeur de paresse et de rêverie, un murmure ordinaire d’absence et de distraction perpétuelle qui nous fait songer sans effort d’un personnage fabuleux, toujours infiniment docile à la plus douce pente de sa durée. Nous le voyons vaguement sur l’une de ces images intérieures qui ne sont jamais loin de nous, quoiqu’elles se soient formées il y a bien des années, des premières gravures et des premières histoires que nous avons connues.

Peut-être ce nom même de La Fontaine a-t-il, dès notre enfance, attaché pour toujours à la figure imaginaire d’un poète, je ne sais quel sens ambigu de fraîcheur et de profondeur, et quel charme emprunté des eaux ? Une consonance, parfois, fait un mythe. De grands dieux naquirent d’un calembour, qui est une espèce d’adultère.

Il est donc un être qui songe, et qui s’écoule le plus naïvement du monde. Nous le plaçons naturellement dans un parc, ou dans une campagne délicieuse, dont il recherche les belles ombres. Nous lui donnons l’attitude enchantée d’un solitaire qui jamais n’est véritablement seul ; soit qu’il se réjouisse avec lui-même de cette paix qui l’environne, soit qu’il cause avec le renard, la fourmi, ou quelque autre de ces animaux du siècle de Louis XIV qui parlaient un si pur langage.

Si les bêtes l’abandonnent, car même les plus sages ne laissent pas d’être mobiles et facilement agitées par la moindre chose, il se tourne vers le pays étendu au soleil, où il écoute le roseau, le moulin, les nymphes se répondre. Il leur prête son silence, dont ils font une sorte de symphonie.

Fidèle seulement à toutes les délices de la journée (mais encore à la condition qu’elles se donnent d’elles-mêmes, et qu’il ne faille pas les poursuivre ni les retenir fortement), on dirait qu’il suffise à sa destinée de déduire par un fil de soie ce que chaque instant contient de plus doux : elle en tire fragilement des heures infinies.

Rien ne ressemble à ce rêveur plus aisément que le nuage paresseux à qui son regard se confie : cette molle dérive à travers les cieux le divertit insensiblement de lui-même, de sa femme et de son enfant ; elle le transporte dans l’oubli de ses affaires, l’allège de toutes conséquences, le dispense de toute prévision, car il est vain de vouloir devancer la même brise qui nous emporte ; plus vain, peut-être, de prétendre toujours répondre des mouvements d’une vapeur.

*
*  *

Mais un poème de six cents vers à rimes plates, faits comme ceux de l’Adonis ; un enchaînement si prolongé de la grâce ; mille difficultés vaincues, mille voluptés captées dans la continuité d’une trame inviolable où elles se juxtaposent, sont resserrées et contraintes de se fondre, donnant enfin l’illusion d’une tapisserie vaste et variée ; tout ce travail que le connaisseur considère par transparence, au travers des prestiges de l’ouvrage, en dépit des mouvements de la chasse, des vicissitudes de l’amour, et dont il s’émerveille à mesure que son esprit le reconstitue, le fait renoncer sans retour à la première et primitive idée qu’il avait gardée de La Fontaine.

*
*  *

N’allons plus croire que quelque amateur de jardins, un homme qui perd son temps comme il perd ses bas ; à demi ahuri, à demi inspiré ; un peu niais, un peu narquois, un peu sentencieux ; dispensateur aux bestioles qui l’entourent d’une espèce de justice toute motivée de proverbes, puisse être l’auteur authentique d’Adonis. Prenons garde que la nonchalance, ici, est savante ; la mollesse, étudiée ; la facilité, le comble de l’art. Quant à la naïveté, elle est nécessairement hors de cause : l’art et la pureté si soutenus excluent à mon regard toute paresse et toute bonhomie.

*
*  *

On ne fait pas de la politique avec un bon cœur ; mais davantage, ce n’est pas avec des absences et des rêves que l’on impose à la parole de si précieux et de si rares ajustements. La véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l’âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice.

Celui même qui veut écrire son rêve se doit d’être infiniment éveillé. Si tu veux imiter assez exactement les bizarreries, les infidélités à soi-même du faible dormeur que tu viens d’être ; poursuivre dans ta profondeur cette chute pensive de l’âme comme une feuille morte à travers l’immensité vague de la mémoire, ne te flatte pas d’y réussir sans une attention poussée à l’extrême, dont le chef-d’œuvre sera de surprendre ce qui n’existe qu’à ses dépens.

Qui dit exactitude et style, invoque le contraire du songe ; et qui les rencontre dans un ouvrage doit supposer dans son auteur toute la peine et tout le temps qu’il lui fallut pour s’opposer à la dissipation permanente des pensées. Les plus belles, comme les autres, toutes ce sont des ombres ; et les fantômes ici, précèdent les vivants. Ce ne fut jamais un jeu d’oisif que de soustraire un peu de grâce, un peu de clarté, un peu de durée, à la mobilité des choses de l’esprit ; et que de changer ce qui passe en ce qui subsiste. Et plus la proie que l’on convoite est-elle inquiète et fugitive, plus faut-il de présence et de volonté pour la rendre éternellement présente, dans son attitude éternellement fuyante.

*
*  *

Même un fabuliste est loin de ressembler à ce distrait, que nous formions distraitement naguère. Phèdre est tout élégances ; le La Fontaine des Fables est plein d’artifices. Il ne leur suffit pas, sous un arbre, d’avoir ouï la pie dans son babil, ni les rires ténébreux du corbeau, pour les faire parler si heureusement : c’est qu’il y a un étrange abîme entre les discours que nous tiennent les oiseaux, les feuillages, les idées, et celui que nous leur prêtons : un intervalle inconcevable.

Cette différence mystérieuse entre l’impression ou l’invention même les plus nettes, et leur expression achevée, devient la plus grande possible, — et donc la plus remarquable, — quand l’écrivain impose à son langage le système des vers réguliers. C’est là une convention qui a été bien mal comprise. J’en dirai quelques mots.

*
*  *

La liberté est si séduisante ; elle l’est si particulièrement pour les poètes ; elle s’offre à leur fantaisie avec des raisons à ce point spécieuses, et dont la plupart sont solides ; elle se pare si proprement de sagesse et de nouveauté, et nous presse, par tant d’avantages dont on voit difficilement les ombres, de revenir sur les règles anciennes, d’en considérer les absurdités, et de les réduire à la pure observance des lois naturelles de l’âme et de l’ouïe, qu’on ne sait d’abord que lui opposer. Peut-on même répondre à cette charmeresse qu’elle favorise dangereusement la négligence, quand elle peut si aisément nous remontrer une quantité accablante de vers très mauvais, très faciles et terriblement réguliers ? Il est vrai qu’il y en a contre elle une égale quantité de détestables qui sont libres. Cette accusation vole entre les deux camps : les meilleurs soutiens d’un parti sont les faibles qui sont dans l’autre, et ils se ressemblent tellement qu’il est inexplicable qu’ils se divisent.

Ce serait donc un grand embarras que de se décider s’il y avait nécessité absolue. Quant à moi, je pense que tout le monde a raison, et qu’il faut faire comme l’on veut. Mais je ne puis m’empêcher d’être intrigué par l’espèce d’obstination qu’ont mise les poètes de tous les temps, jusqu’aux jours de ma jeunesse, à se charger de chaînes volontaires. C’est un fait difficile à expliquer que cet assujettissement que l’on ne percevait presque pas, avant qu’il fût trouvé insupportable. D’où vient cette obéissance immémoriale à des commandements qui nous paraissent si futiles ? Pourquoi cette erreur si prolongée de la part de si grands hommes, et qui avaient un si grand intérêt à donner le plus haut degré de liberté à leur esprit ? Faut-il résoudre cette énigme par une dissonance de termes, comme il est de mode depuis l’affaiblissement de la logique, et penser qu’il existe un instinct de l’artificiel ? Ces mots jurent d’être mis ensemble.

*
*  *

Je m’étonne d’une autre chose. Notre époque a vu naître presque autant de prosodies qu’elle a compté de poètes, c’est-à-dire un peu plus de systèmes que de têtes, car certaines en ont pu produire plusieurs. Mais, dans le même temps, les sciences, comme l’industrie, poursuivant une politique tout opposée, se créaient des mesures uniformes ; elles se donnaient des unités, elles les réalisaient en étalons dont elles imposaient l’usage par des lois et par des traités ; cependant que chaque poète, prenant son être même pour collection de modules, instituait son propre corps, la période personnelle de son rythme, la durée de son souffle, comme types absolus. Chacun faisait de son oreille et de son cœur, un diapason et une horloge universels.

N’était-ce pas risquer d’être mal entendus, mal lus, mal déclamés ; ou de l’être, du moins, d’une sorte tout imprévue ? Ce risque est toujours très grand. Je ne dis pas qu’une erreur d’interprétation nous nuise toujours, et qu’un miroir d’étrange courbure quelquefois ne nous embellisse. Mais les personnes qui redoutent l’incertitude des échanges entre l’auteur et le lecteur, trouvent assurément dans la fixité du nombre des syllabes, et dans les symétries plus ou moins factices du vers ancien, l’avantage de limiter ce risque d’une manière très simple, — disons, si l’on veut, grossière.

Quant à l’arbitraire de ces règles, il n’est pas, en lui-même, plus grand que celui du langage, vocabulaire ou syntaxe.

*
*  *

J’irai un peu plus loin dans l’apologie. Je ne juge pas impossible de donner à cette convention et à cette rigueur si contestables, une valeur propre et singulière. Écrire des vers réguliers, c’est là se remettre sans doute à une loi étrangère, assez insensée, toujours dure, parfois atroce ; elle écarte de l’existence un infini de belles possibilités ; elle y appelle de très loin une multitude de pensées qui ne s’attendaient pas d’être conçues. (Quant à celles-ci, j’admettrai que la moitié d’entre elles ne valait pas de naître, et que l’autre moitié nous procure, au contraire, des surprises délicieuses et des harmonies non préétablies, tellement que la perte et le gain se compensent, et que je n’aie plus à m’en occuper.) Mais toutes les beautés innombrables qui demeureront dans l’esprit, toutes celles que l’obligation de rimer, la mesure, la règle incompréhensible de l’hiatus empêchent définitivement de se produire, semblent bien nous constituer une perte immense, dont on peut véritablement se lamenter. Essayons une fois de nous en réjouir : c’est la fonction d’un sage que de se contraindre toujours à changer une perte dans l’apparence d’une perte. Il suffit de penser, il suffit de s’approfondir, pour réussir assez souvent à rendre naïve l’idée que nous avions d’abord d’une perte et d’un gain, en des matières idéales.

*
*  *

Cent figures d’argile, si parfaites qu’on les ait pétries, ne donnent pas à l’esprit la même grande idée qu’une seule de marbre à peu près aussi belle. Les unes sont plus fragiles que nous-mêmes ; l’autre l’est un peu moins. Nous imaginons comme elle a résisté au statuaire ; elle ne voulait pas sortir de ses ténèbres cristallisées. Cette bouche, ces bras, ont coûté de longs jours. Un artiste a frappé des milliers de coups rebondissants, lents interrogateurs de la forme future. L’ombre serrée et pure est tombée en éclats, elle a fui en poudre étincelante. Un homme s’est avancé au moyen du temps, contre une pierre ; il s’est glissé difficilement le long d’une amante si profondément endormie dans l’avenir, et il a contourné cette créature peu à peu circonvenue, qui se détache enfin de la masse de l’univers, comme elle fait de l’indécision de l’idée. La voici un monstre de grâce et de dureté, né, pour un temps indéterminé, de la durée et de l’énergie d’une même pensée. Ces alliances si rebelles sont ce qu’il y a de plus précieux. Une grande âme a cette faiblesse pour signe, de vouloir tirer d’elle-même quelque objet dont elle s’étonne, qui lui ressemble, et qui la confonde, pour être plus pur, plus incorruptible, et en quelque sorte plus nécessaire que l’être même dont il est issu. Mais à soi seule, elle n’enfante que le mélange de sa facilité et de sa puissance, entre lesquelles elle ne distingue pas aisément ; elle se restitue le bien et le mal ; elle fait ce qu’elle veut, mais elle ne veut que ce qu’elle peut ; elle est libre, et non souveraine. Il faut essayer, Psyché, d’user toute votre facilité contre un obstacle ; adressez-vous au granit, animez-vous contre lui, et désespérez quelque temps. Voyez vos vains enthousiasmes choir, et vos intentions déconcertées. Peut-être, n’êtes-vous pas encore assez assagie pour préférer votre décision à vos complaisances. Vous trouvez cette pierre trop dure, vous rêvez de la mollesse de la cire, et de l’obéissance de l’argile ? Mais suivez le chemin de votre pensée irritée, bientôt vous rencontrerez cette inscription infernale : « Il n’est rien de si beau que ce qui n’existe pas. »

*
*  *

Les exigences d’une stricte prosodie sont l’artifice qui confère au langage naturel les qualités d’une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs. Si elles n’étaient pas à demi insensées, et qu’elles n’excitassent pas notre révolte, elles seraient radicalement absurdes. On ne peut plus tout faire, une fois acceptées ; on ne peut plus tout dire ; et pour dire quoi que ce soit, il ne suffit plus de le concevoir fortement, d’en être plein et enivré, ni de laisser échapper de l’instant mystique une figure déjà presque tout achevée en notre absence. A un dieu seulement est réservée l’ineffable indistinction de son acte et de sa pensée. Mais nous, il faut peiner ; il faut connaître amèrement leur différence. Nous avons à poursuivre des mots qui n’existent pas toujours, et des coïncidences chimériques ; nous avons à nous maintenir dans l’impuissance, essayant de conjoindre des sons et des significations, et créant en pleine lumière l’un de ces cauchemars où s’épuise le rêveur, quand il s’efforce indéfiniment d’égaliser deux fantômes de lignes aussi instables que lui-même. Nous devons donc passionnément attendre, changer d’heure et de jour comme l’on changerait d’outil, — et vouloir, vouloir… Et même, ne pas excessivement vouloir.

*
*  *

Pures aujourd’hui de toute force obligatoire et de toute fausse nécessité, ces rigueurs des anciennes lois n’ont plus d’autre vertu que de définir très simplement un monde absolu de l’expression. C’est là, du moins, le sens nouveau que je leur trouve. Nous avons arrêté de soumettre la nature, — je veux dire le langage, — à quelques autres règles que les siennes, et qui ne sont pas nécessaires, mais qui sont nôtres ; et même nous poussons cette fermeté jusqu’à ne pas daigner de les inventer : nous les recevons telles quelles.

Elles séparent nettement ce qui existe par soi-même de ce qui existe spécialement par nous seuls. Voilà qui est proprement humain : un décret. Mais nos voluptés, ni nos émotions, ne périssent, ni ne pâtissent de s’y soumettre : elles se multiplient, elles s’engendrent aussi, par des disciplines conventionnelles. Considérez les joueurs, tout le mal que leur procurent, tout le feu que leur communiquent leurs bizarres accords, et ces restrictions imaginaires de leurs actes : ils voient invinciblement leur petit cheval d’ivoire assujetti à certain bond particulier sur l’échiquier ; ils ressentent des champs de force et des contraintes invisibles que la physique ne connaît point. Ce magnétisme s’évanouit avec la partie, et l’excessive attention qui l’avait si longuement soutenu, se dénature et se dissipe comme un rêve… La réalité des jeux est dans l’homme seul.

*
*  *

Entendez-moi. Je ne dis pas que le « délice sans chemin » ne soit le principe et le but même de l’art des poètes. Je ne déprise pas le don éblouissant que fait notre vie à notre conscience, quand elle jette brusquement dans le brasier mille souvenirs d’un seul coup. Mais, jusques à nos jours, jamais une trouvaille, ni un ensemble de trouvailles, n’ont paru constituer un ouvrage.

*
*  *

J’ai seulement voulu faire concevoir que les nombres obligatoires, les rimes, les formes fixes, tout cet arbitraire, une fois pour toutes adopté, et opposé à nous-mêmes, ont une sorte de beauté propre et philosophique. Des chaînes qui se roidissent à chaque mouvement de notre génie, nous rappellent, sur le moment, à tout le mépris que mérite, sans aucun doute, ce familier chaos, que le vulgaire appelle pensée et dont ils ignorent que les conditions naturelles ne sont pas moins fortuites, ni moins futiles, que les conditions d’une charade.

C’est un art de profond sceptique que la poésie savante. Elle suppose une liberté extraordinaire à l’égard de l’ensemble de nos idées et de nos sensations. Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c’est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l’autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les ressources de l’expérience et de l’esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don.

*
*  *

L’auteur de l’Adonis, il ne peut être qu’un esprit singulièrement attentif, tout en délicatesses et en recherches. Ce La Fontaine, qui a su faire, un peu plus tard, de si admirables vers variés, ne les saura faire qu’au bout de vingt ans qu’il aura dédiés aux vers symétriques ; exercices d’entre lesquels Adonis est le plus beau. Il donnait, pendant ce temps-là, aux observateurs de son époque, un spectacle de naïveté et de paresse dont ils nous transmirent naïvement et paresseusement la tradition.

L’histoire littéraire est tissue comme l’autre de légendes diversement dorées. Les plus fallacieuses sont nécessairement dues aux témoins les plus fidèles. Quoi de plus trompeur que ces hommes véridiques qui se réduisent à nous dire ce qu’ils ont vu, comme nous l’eussions vu nous-mêmes ? Mais que me fait ce qui se voit ? Un des plus sérieux hommes que j’aie connus, et du plus de suite dans les pensées, ne paraissait ordinairement que la légèreté même : une seconde nature le revêtait de balivernes. Il en est de notre esprit comme de notre chair : ce qu’ils se sentent de plus important, ils l’enveloppent de mystère, ils se le cachent à eux-mêmes ; ils le désignent et le défendent par cette profondeur où ils le placent. Tout ce qui compte est bien voilé ; les témoins et les documents l’obscurcissent ; les actes et les œuvres sont faits expressément pour le travestir.

Racine savait-il lui-même où il prenait cette voix inimitable, ce dessin délicat de l’inflexion, ce mode transparent de discourir, qui le font Racine, et sans lesquels il se réduit à ce personnage peu considérable duquel les biographies nous apprennent un assez grand nombre de choses qu’il avait de communes avec dix mille autres Français ? Les prétendus enseignements de l’histoire littéraire ne touchent donc presque pas à l’arcane de la génération des poèmes. Tout se passe dans l’intime de l’artiste comme si les événements observables de son existence n’avaient sur ses ouvrages qu’une influence superficielle. Ce qu’il y a de plus important, — l’acte même des Muses, — est indépendant des aventures, du genre de vie, des incidents, et de tout ce qui peut figurer dans une biographie. Tout ce que l’histoire peut observer est insignifiant.

Mais ce sont des circonstances indéfinissables, des rencontres occultes, des faits qui ne sont visibles que pour un seul, d’autres qui sont à ce seul si familiers ou si aisés qu’il les ignore, qui font l’essentiel du travail. On trouve facilement par soi-même que ces événements incessants et impalpables sont la matière dense de notre véritable personnage.

Chacun de ces êtres qui créent, à demi certain, à demi incertain de ses forces, se sent un connu et un inconnu dont les rapports incessants et les échanges inattendus donnent enfin naissance à quelque produit. Je ne sais ce que je ferai ; et pourtant mon esprit croit se connaître ; et je bâtis sur cette connaissance, je compte sur elle, que j’appelle Moi. Mais je me ferai une surprise ; si j’en doutais, je ne serais rien. Je sais que je m’étonnerai de telle pensée qui me viendra tout à l’heure, — et pourtant je me demande cette surprise, je bâtis et je compte sur elle, comme je compte sur ma certitude. J’ai l’espoir de quelque imprévu que je désigne, j’ai besoin de mon connu et de mon inconnu.

Qu’est-ce donc qui nous fera concevoir le véritable ouvrier d’un bel ouvrage ? Mais il n’est positivement personne. Qu’est-ce que le Même, si je le vois à ce point changer d’avis et de parti, dans le cours de mon travail, qu’il le défigure sous mes doigts ; si chaque repentir peut apporter des modifications immenses ; et si mille accidents de mémoire, d’attention, ou de sensation, qui surviennent à mon esprit, apparaissent enfin dans mon œuvre achevé, comme les idées essentielles, et les objets originels de mes efforts ? Et cependant cela est bien de moi-même, puisque mes faiblesses, mes forces, mes redites, mes manies, mes ombres et mes lumières, seront toujours reconnaissables dans ce qui tombe de mes mains.

Désespérons de la vision nette en ces matières. Il faut se bercer d’une image. J’imagine ce poète, un esprit plein de ressources et de ruses, faussement endormi au centre imaginaire de son œuvre encore incréée, pour mieux attendre cet instant de sa propre puissance qui est sa proie. Dans la vague profondeur de ses yeux, toutes les forces de son désir, tous les ressorts de son instinct se tendent. Là, attentive aux hasards entre lesquels elle choisit sa nourriture ; là, très obscure au milieu des réseaux et des secrètes harpes qu’elle s’est faites du langage, dont les trames s’entretissent et toujours vibrent vaguement, une mystérieuse Arachné, muse chasseresse, guette.

*
*  *

Prédestinés à s’unir par la molle et voluptueuse euphonie de leurs noms grec[4] et latin, Vénus avec Adonis se rencontrent aux bords d’un ruisseau, où l’un rêve,

Il ne voit presque pas l’onde qu’il considère ;

où l’autre vient se poser et descendre de son char.

[4] Mais le nom grec d’Adonis procède d’un nom sémitique.

Vénus est assez connue. Rien de délicieux ne manque à cette abstraction toute sensuelle, si ce n’est précisément ce qu’elle vole ici chercher.

Une Vénus est bien difficile à peindre. Puisqu’elle porte toutes les perfections, il est à peu près impossible de la rendre véritablement séduisante. Ce qui nous captive dans un être, ce n’est pas ce degré suprême de la beauté, ni des grâces si générales : c’est toujours quelque trait particulier.

Quant à l’Adonis dont elle accourt se faire aimer, il ne laisse rien paraître, dans La Fontaine, de ce mystique adolescent qui fut adoré dans Byblos. Ce n’est qu’un très beau jeune homme dont on ne peut pas dire grand’chose, une fois qu’on l’a admiré. On ne peut en tirer, sans doute, que des actes agréables et magnifiques, qui suffiront aux Muses et satisferont la Déesse. Il est ici pour faire l’amour, et puis mourir : il n’y a pas besoin d’esprit pour ces grandes choses.

*
*  *

Il ne faut pas s’émerveiller de la grande simplicité de ces héros : les principaux personnages d’un poème, ce sont toujours la douceur et la vigueur des vers.

*
*  *

Le bonheur de nos amants est incomparable. On n’essaie pas de nous le dépeindre : il faut éviter la fadeur, il faut se garder de la crudité. Que va donc faire le poète, si ce n’est se fier à la poésie toute seule, et user d’une musique délicieusement combinée, pour effleurer tout ce que nous savons, et qui n’a jamais besoin que de nous être rappelé ?

A Vénus, quoique si belle, et apparemment si satisfaite, il vient toutefois le sentiment subtil qu’un rien de philosophie ne nuirait point à ce bonheur. La volupté qui se partage, ou bien plutôt qui se redouble, entre des amants, risque toujours quelque monotonie. Deux personnes qui se renvoient à peu près les mêmes délices, finissent quelquefois par se trouver trop peu différentes. Un couple, au plus haut période de son bonheur, compose une sorte d’écho, — ou ce qui revient au même, — un assemblage de miroirs parallèles, — Baudelaire disait : jumeaux.

La déesse montre par là une profondeur qui lui est peut-être venue de ses démêlés avec Minerve. Elle a bien compris que l’amour ne peut être infini, s’il se réduit à se finir aussi fréquemment qu’il se puisse. On voit trop, dans la plupart des amants, leurs esprits s’ignorer aussi naturellement que leurs corps se connaissent. Ils sont instruits de leurs goûts et de leurs dégoûts, qu’ils ont appareillés, ou harmonieusement unis ; mais ils ne savent rien, et même ils ne veulent rien savoir, de leur métaphysique et de leurs curiosités non immédiatement utilisables. Mais l’amour sans l’esprit, à le supposer répondu, et si rien ne le traverse, n’est plus qu’une occupation régulière. Il y faut des malheurs ou des idées.

Quoi qu’il en soit, Vénus essaye d’un peu de réflexions sur la durée. Elle montre qu’elle n’a pas lu grand’chose sur ce grave sujet. Héraclite ni Zénon n’étaient encore nés. Kant avec Aristote, et le difficile M. Minkowski, gisaient pêle-mêle dans l’anachronisme de l’avenir. Elle remarque néanmoins fort exactement que le temps ne remonte jamais à sa source ; mais quelle n’est pas son erreur quand elle en dit cette belle chose :

Vainement pour les dieux il fuit d’un pas léger.

Elle ne prévoyait guère la destruction de ses plus beaux temples, ni la décadence de son culte ; j’entends, de son culte public.

Adonis ne l’écoute pas. On revient au plaisir tout court, dont le poète lui-même est un peu las :

Il est temps de passer au funeste moment
Où la triste Vénus doit quitter son amant.

Cette rapide platitude est un signe très apparent de la fatigue. Il est vrai que, dans les vers, tout ce qui est nécessaire à dire est presque impossible à bien dire.

*
*  *

Vénus se doit donc absenter pour aller dans Paphos dissiper le bruit qui y court que la déesse n’a plus de soin de ses adorateurs. Il est étrange qu’elle ait tant de souci d’être adorée, tandis qu’elle aime et qu’elle est aimée.

Mais la vanité, et ces niaiseries que nous croyons être les obligations de notre état, nous persuadent toujours de sortir de notre chambre, qui est ici une belle forêt. Personne encore ne s’est trouvé, même parmi les dieux, qui se sentît assez puissant pour se moquer de ses fidèles. Et quant à dédaigner les autels et les sanctuaires, les sacrifices qui s’y consomment, les oraisons et les fumées qui s’en dégagent ; quant à détester les louanges, et à faire pleuvoir de dégoût le feu et les ennuis sur toutes ces têtes que la seule crainte et leurs espoirs désespérés font se tourner aux choses divines, je ne vois pas un immortel qui s’y soit jamais résolu. Ce goût qu’ils ont de nous me passe.

Vénus, pourtant si heureuse, et qui est presque toute-puissante, va donc s’écarter un temps d’Adonis, pour ne pas indisposer sa clientèle de dévots. S’il n’y avait point de ces bizarreries, il n’y aurait point de dieux, ni peut-être point de poèmes, et assurément pas de femmes.

*
*  *

Elle fait mille recommandations à l’amant dont elle suspend si futilement le ministère. Le petit discours qu’elle lui tient pour le mettre en garde contre les deux dangers imaginables, celui qu’il périsse et celui qu’il soit infidèle, est d’une proportion délicieuse. J’y remarque ce très beau vers, où paraît tout à coup le grand art et la puissance abstraite de Corneille ; et qui vient quand elle conjure Adonis de ne pas s’attacher aux nymphes de ces bois. Elle dit :

Leurs fers après les miens ont pour vous de la honte.
*
*  *

Quels adieux sont les leurs ! Ce ne sont que huit vers, mais huit merveilles ; ou plutôt, c’est une merveille de huit vers, ce qui est presque infiniment plus rare et plus étonnant que huit beaux vers. Il est impossible de séparer plus voluptueusement deux êtres ; et, par ce pur déchirement, d’ajouter quelque chose à l’idée que nous nous faisions de la douceur de leur unité. Usant d’un raffinement qui n’a pas beaucoup d’exemples, dans notre poésie, La Fontaine ici ressaisit, comme sur le mode mineur, le motif des moments délicieux qu’il nous avait fait entendre tout à l’heure. Il les avait accordés à ses héros :

Jours devenus moments, moments filés de soie…

Et maintenant, il les leur retire :

Moments pour qui le sort rend vos vœux superflus,
Délicieux moments, vous ne reviendrez plus !
*
*  *

Adonis souffre alors tous les maux de l’absence.

C’est dire qu’il dénombre toutes les perfections du bonheur qu’il vient de perdre. Les corps séparés, l’âme est tout occupée du contraste des deux réalités qui se la disputent ; elle se restitue même des douceurs qu’elle avait à peine perçues ; le passé qui revient semble plus riche que le présent disparu duquel il procède ; et le temps de l’éloignement travaille à roidir, avec une croissante cruauté, le lien intérieur que tant de caresses avaient insensiblement tressé. Adonis est comme une pierre arrêtée dans sa chute, pendant laquelle elle avait cessé de peser. Si elle sent quelque chose, elle doit ressentir sur le moment tous les violents effets d’un mouvement brusquement aboli ; et puis toute sa pesanteur qu’elle avait comme perdue, étant libre d’y obéir. Ainsi le sentiment de l’amour, que la possession exténue, la perte et la privation le développent. Posséder, c’est n’y plus penser ; mais perdre, c’est posséder indéfiniment en esprit.

Adonis malheureux était sur le point d’avoir de l’esprit. Ces terribles souvenirs que laisse après elle une saison trop tiède et voluptueuse, l’exerçaient, l’approfondissaient, le menaient au seuil des doutes les plus importants, et ils menaçaient de le conduire à ces internes difficultés qui, à force de diviser notre sentiment, nous obligent d’inventer notre intelligence.

Adonis allait avoir de l’esprit, il s’empresse d’ordonner une chasse. Plutôt mourir que de réfléchir.

*
*  *

Il faut bien avouer que cette malheureuse chasse est la partie faible du poème. Elle est presque aussi fatale à son chantre qu’elle va l’être à son héros.

Comment se tirer d’une chasse ? Les auteurs du XVIe et ceux du XVIIe siècles qui ont traité de ce beau sujet nous ont laissé des morceaux d’une vigueur, d’une précision, et donc d’un langage admirables. A l’un d’eux, et non des plus connus, Victor Hugo n’a pas dédaigné de prendre toute une grande page du plus beau style, qu’il a textuellement, ou peu s’en faut, introduite avec avantage dans le conte charmant du Beau Pécopin et de la Belle Bauldour. Mais La Fontaine, tout maître des Eaux et Forêts qu’il est, ne nous présente ici qu’une vénerie de rhétorique pure. A défaut du déduit d’une chasse savante, on eût attendu, de ce futur animateur de la gent à poils et à plumes, je ne sais quelle sylvestre fantaisie. On conçoit ce que l’homme désigné par les dieux pour écrire les Fables eût pu faire de toutes ces bêtes en mouvement, les unes pressées et fouaillées, les autres traquées et forcées, toutes hors d’elles-mêmes, les chiens sonnant, les piqueurs chevauchant et cornant la menée. Il eût inventé les colloques et les pensées de ces acteurs ; et les propos des volatiles, spectateurs et sûrs dans leurs arbres, nous eussent appris, par un artifice très naturel, les événements de la journée. Toutes ces âmes élémentaires, les raisonnements qu’elles se tiennent, leurs stratégies, les passions qui les occupent, la figure que font les hommes dans ce rude plaisir, ce sont là des motifs dont les Fables sont pleines, et de qui la combinaison nous eût composé une chasse infiniment neuve et divertissante.

Mais on dirait que La Fontaine n’a pas reconnu qu’il touchait presque, ici, à celui qu’il devait être un peu plus tard. Loin de pressentir qu’il se trouvait conduit par son sujet sur les lisières de son royaume naturel, il a visiblement élaboré avec quelque ennui les trois cents vers que cette chasse l’obligeait de faire. Or, le bâillement n’est pas si éloigné du rire qu’il ne se combine parfois curieusement avec lui. Ils ont une frontière commune, aux approches de laquelle le ridicule d’agir à contre-cœur se tourne facilement en action burlesque. Si donc je trouve des vers essentiellement comiques dans un développement qui n’en comportait pas de tels, et jusqu’à l’occasion d’accidents graves et funestes, je sens l’auteur excédé se venger tout à coup de soi-même, de sa tâche trop volontaire, et du mal qu’il se donne, par quelque drôlerie qui lui échappe invinciblement. Le rire et le bâiller nous surprennent en flagrant délit de refus.

L’assemblée des veneurs ne se passe donc pas qu’elle ne s’égaye de diverses caricatures. Celle-ci me plaît assez, dont tout le comique est dans la sonorité du vers :

On y voit arriver Bronte au cœur indomptable.
*
*  *

Il s’agissait aussi de nous peindre le monstre, qui est un sanglier très redoutable ; un de ces solitaires qui ne se fient qu’à leurs défenses, et dont la dure dentée découd les chevaux et blesse les mâtins « au coffre du corps ».

Pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours un peu plus effrayante que lui. Il est bien connu que les misérables monstres n’ont jamais pu faire dans les arts qu’une figure ridicule. Je ne vois pas de monstre peint, chanté ou sculpté, qui non seulement nous fasse la moindre peur, mais encore qui laisse notre sérieux en équilibre. Le gros poisson qui dévora le prophète Jonas, et qui, dans les mêmes parages, engloutit un peu plus tard l’aventureux Sinbad ; ce même, qui dans une autre circonstance de sa carrière, fut peut-être le sauveur et le transporteur d’Arion ; en dépit de sa grande courtoisie, et malgré cette honnêteté scrupuleuse qui lui fait si exactement restituer sur le rivage ses repas d’hommes distingués, et les rendre en si bel état à leurs occupations et à leurs études, au lieu même où ils se proposaient d’aller, quoiqu’il ne soit pas formidable par destination, mais plutôt officieux et facile, ne laisse pas d’être infiniment comique. Mais voyez cet extravagant composé animal que transfixe Roger tout armé d’or, aux pieds de la délicieuse Angélique de M. Ingres ; figurez-vous ce dugong ou ce marsouin dont les brusques ébrouements et les jeux brutaux dans l’écume de la mer viennent effaroucher les chevaux d’Hippolyte ; entendez braire dans sa caverne le cornard et lamentable Fafner, — ils n’ont jamais pu obtenir de personne l’aumône d’un peu de terreur. Ils ne se consolent que par cette observation : que les monstres plus humains, les Cyclopes, les Gwinplaine, les Quasimodo, n’ont pas trouvé beaucoup plus de crédit ni d’autorité qu’eux-mêmes. Le complément nécessaire d’un monstre, c’est un cerveau d’enfant.

Ce malheur d’être ridicules, qui surmonte pour eux le malheur d’être monstres, ne semble pas tenir, toutefois, à l’impuissance de leurs inventeurs, tant qu’à leur nature même, et à leur vocation extraordinaire, comme il est aisé de s’en convaincre par la moindre visite au Muséum. Là, le biscornu authentique, la combinaison des ailes avec la lourdeur, celle d’un col très délié avec le ventre le plus pesant ; là, les véritables dragons, les guivres qui ont existé, les hydres décalquées sur l’ardoise, les tortues gigantesques à tête de porc, toutes ces populations successives qui ont habité les étages inquiets de notre demeure, et qui ont cessé de plaire à cette planète, proposent à notre actualité le grotesque de la nature. Ce sont comme les gravures de la mode anatomique. Nous ne croyons pas d’être si bizarres ; et nous nous en tirons enfin par le sentiment de l’improbable, et par la considération d’une maladresse et d’une bêtise primitive qui n’est mesurable que par le rire.

*
*  *

Laissons le monstre. Passons sur la lutte assez froide qui s’engage. Je n’en veux détacher qu’un distique d’une exécution charmante, dont la musique moqueuse m’a toujours amusé :

Nisus, ayant cherché son salut sur un arbre,
Rit de voir ce chasseur plus froid que n’est un marbre.
*
*  *

C’est en vain que vaguement pareilles par leur conduite, comme elles le sont par les fluides mœurs et par l’incertaine espèce, à ces filles folles du Rhin qui tentèrent, sous d’autres cieux, de sauver le fauve Siegfried, les divinités des eaux s’efforcent de préserver Adonis. Instruites que les héros courent toujours directement à leur perte, elles essayent toutefois d’égarer celui-ci, et de lui faire manquer le rendez-vous de la mort. Elles opposent aux Destins ces plus beaux vers du monde :

Les nymphes, de qui l’œil voit les choses futures,
L’avaient fait égarer en des routes obscures.
Le son des cors se perd par un charme inconnu…

Les Destins se moquent des vers ; sans lesquels cependant, leur nom même serait tombé depuis longtemps du dictionnaire de l’usage. Les Naïades n’ont pas de prise sur l’âme de ce passant tout orientée à la mort. Adonis doit périr : il faut bien que tous les chemins l’y conduisent. Il entre au fort de la chasse, impatient de venger son ami Palmire qui vient d’être légèrement blessé ; il fonce, il frappe, il est frappé. Le monstre et le héros se meurent ; mais ils meurent dans le plus beau style. Voici le sanglier expirant :

Ses yeux d’un somme dur sont pressés et couverts,
Il demeure plongé dans la nuit la plus noire.

Et quant à Adonis :

On ne voit plus l’éclat dont sa bouche était peinte,
On n’en voit que les traits.
*
*  *

Vénus informée par les vents, Vénus accourue affolée, il ne lui reste plus qu’à nous chanter son désespoir, ce qu’elle exécute en déesse. Rien de plus beau que l’attaque et le développement de cette noble partie finale ; mais je trouve, d’autre part, à ces plaintes achevées une importance singulière. Presque toutes les qualités que Racine ne fera paraître que dans quelques années, distinguent cette suite d’une quarantaine de vers. Si l’auteur de Phèdre eût imaginé de la conduire sur le cadavre d’Hippolyte et de la faire exhaler ses regrets, je ne sais s’il eût pu leur donner un son plus pur et faire rendre à la reine désespérée une lamentation plus harmonieuse.

Il faut bien remarquer que l’Adonis est écrit vers 1657, une dizaine d’années avant l’épanouissement de Racine, et que dans ce discours funèbre dont je m’occupe, le ton, les enchaînements, le profil monumental, la sonorité même, sont parfois indiscernables de ceux que l’on admire dans ses meilleures tragédies.

De qui sont de tels vers ?

Mon amour n’a donc pu vous faire aimer la vie !
Tu me quittes, cruel ! Au moins ouvre les yeux,
Montre-toi plus sensible à mes tristes adieux ;
Vois de quelle douleur ton amante est atteinte !
Hélas ! J’ai beau crier : il est sourd à ma plainte.
Une éternelle nuit l’oblige à me quitter…
Encor si je pouvais le suivre en ces lieux sombres !
Que ne m’est-il permis d’errer parmi les ombres !
Je ne demandais pas que la Parque cruelle
Prît à filer leur trame une peine éternelle ;
Bien loin que mon pouvoir l’empêchât de finir,
Je demande un moment et ne puis l’obtenir…

Et le reste. On se tromperait assez aisément sur le nom de l’auteur.

Acante avait dix-neuf ans au moment que ces vers purent se répandre. Bien des gens avaient dû en avoir connaissance, sinon par le célèbre manuscrit, chef-d’œuvre du calligraphe Nicolas Jarry, que le poète avait offert à Fouquet, du moins par les copies qui devaient passer de main en main, et circuler de groupe en groupe, de salon à salon.

Je ne parierais pas que Racine n’eût pas su notre Adonis par cœur.

Peut-être ces accents de Vénus ont-ils communiqué à cette pure voix dont je disais les vertus tout à l’heure le ton initial et son premier sentiment d’elle-même ? Il en faut assez peu pour enfanter un grand homme dans un jeune homme ignorant de ses dons. Les plus grands, et même les plus saints, ont eu besoin de précurseurs.

*
*  *

Il est naturel et absurde de regretter les belles choses qui ne se sont pas faites, et qui nous semblent encore avoir été possibles, bien après que l’événement a démontré qu’il n’y avait pas de place pour elles dans le monde. Ce sentiment étrange est presque inséparable de la considération de l’histoire : nous regardons la suite du temps comme une route dont chaque point est un carrefour…

Moi, devant Adonis, je regrette toutes les heures dépensées par La Fontaine à cette quantité de Contes qu’il nous a laissés et dont je ne puis souffrir le ton rustique et faux, les vers d’une facilité répugnante

Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment…, etc.

leur bassesse générale, et tout l’ennui que respire un libertinage si contraire à la volupté et si mortel à la poésie. Et je regrette plus encore les quelques Adonis qu’il eût pu faire au lieu de ces Contes assommants. Quelles idylles et quelles églogues il était né pour écrire ! Chénier qui s’y est mis avec tant de bonheur, et qui suit un peu de La Fontaine, ne nous console pas entièrement de cette perte imaginaire. Son art semble plus mince, moins pur, et moins mystérieux que celui de notre auteur. On en voit plus clairement les moyens.

*
*  *

Cet Adonis de La Fontaine a été écrit il y a environ deux cent soixante ans. Dans cet espace, la langue française n’a pas été sans varier. Puis, le lecteur d’aujourd’hui est bien éloigné du lecteur de 1660. Il a d’autres souvenirs, et une tout autre « sensibilité » ; il n’a pas la même culture, en supposant qu’il en ait une (il en a quelquefois plusieurs, il arrive qu’il n’en ait point du tout) ; il a perdu et il a gagné ; il n’est presque plus de la même espèce. Mais la considération du lecteur le plus probable est l’ingrédient le plus important de la composition littéraire ; l’esprit de l’auteur, qu’il le veuille, qu’il le sache, ou non, est comme accordé sur l’idée qu’il se fait nécessairement de son lecteur ; et donc le changement d’époque, qui est un changement de lecteur, est comparable à un changement dans le texte même, changement toujours imprévu, et incalculable.

Réjouissons-nous de pouvoir encore lire Adonis, et presque tout avec délices ; mais ne pensons pas que nous lisions celui même des contemporains de l’auteur. Ce qu’ils prisaient le plus, peut-être nous échappe-t-il ; ce qu’ils regardaient à peine nous touche quelquefois étrangement. Certaines choses charmantes se sont faites profondes ; d’autres, tout insipides. Songez aux attraits et aux dégoûts que ce texte peut exciter chez un homme de nos jours, nourri des poètes modernes ; toutes ces lectures prochaines l’ont harmonisé à elles ; et son esprit comme son oreille, sont devenus sensibles à des impressions que l’auteur n’avait jamais pensé de produire ; insensibles à des effets qu’il avait soigneusement étudiés. Jamais Racine, par exemple, quand il a écrit son illustre vers :

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

ne s’est imaginé de peindre autre chose que le désespoir d’un amant. Mais l’accord magnifique de ces trois mots, quand le temps le transporte et le fait traverser le XIXe siècle, trouve un renforcement inattendu et une résonance extraordinaire dans la poésie romantique ; dans une âme de notre époque, il se mélange merveilleusement à quelques-uns des plus beaux vers de Baudelaire. Il se détache d’Antiochus, il prend une généralité pure et nostalgique. Son élégance finie se transforme en beauté infinie : cet « Orient », ce « désert », cet « ennui », combinés sous Louis XIV, acquièrent un sens illimité, et la puissance d’un charme, par le fait d’un autre siècle qui ne peut plus les concevoir que dans sa couleur.

Il en est ainsi d’Adonis. Quel plaisir aujourd’hui retirer de ce conte galant ? Il se ranime, peut-être, par le contraste d’une forme si douce et de si claires mélodies avec notre système de discordances, et cette tradition de l’excessif que nous avons docilement reçue. Nos yeux brûlés demandent un repos à ces grâces fondues et à ces ombres transparentes ; notre bouche exaspérée retrouve quelque étrangeté à l’eau pure. Il peut même nous arriver que le bien dire nous séduise par soi seul.

La Graulet, 1920

AVANT-PROPOS[5]

[5] Cet avant-propos a paru en tête du recueil de poèmes de M. Lucien Fabre : La connaissance de la Déesse, en 1920.

Un doute a disparu de l’esprit depuis quelque quarante années. Une démonstration définitive a rejeté parmi les rêves l’antique ambition de la quadrature du cercle. Heureux les géomètres, qui résolvent de temps à autre, telle nébuleuse de leur système ; mais les poètes le sont moins ; ils ne sont pas encore assurés de l’impossibilité de quarrer toute pensée dans une forme poétique.

Comme les opérations qui conduisent le désir à se construire une figure de langage, harmonieuse et inoubliable, sont très secrètes et très composées, il est permis encore, — il le sera toujours, — de douter si la spéculation, l’histoire, la science, la politique, la morale, l’apologétique (et, en général, toutes les sujettes de la prose), ne peuvent prendre pour apparence, l’apparence musicale et personnelle d’un poème. Ce ne serait qu’une affaire de talent : nulle interdiction absolue. L’anecdote et sa moralité, la description et la généralisation, l’enseignement, la controverse, — je ne vois pas de matière intellectuelle qui n’ait été au cours des âges, contrainte au rythme, et soumise par l’art à d’étranges, — à de divines exigences.

Ni l’objet propre de la poésie, ni les méthodes pour le joindre n’étant élucidés, ceux qui les connaissent s’en taisant, ceux qui les ignorent en dissertant, toute netteté sur ces questions demeure individuelle, la plus grande contrariété dans les opinions est permise, et il y a, pour chacune d’elles, d’illustres exemples, et des expériences difficiles à contester.

A la faveur de cette incertitude, la production de poèmes appliqués aux sujets les plus divers s’est poursuivie jusqu’à nous ; même, les plus grandes œuvres versifiées, les plus admirables, peut-être, qui nous aient été transmises, appartiennent à l’ordre didactique ou historique. Le De natura Rerum, les Géorgiques, l’Énéide, la Divine Comédie, la Légende des siècles… empruntent une partie de leur substance et de leur intérêt à des notions que la prose la plus indifférente aurait pu recevoir. On peut les traduire sans les rendre tout insignifiants. Il était donc à pressentir qu’un temps viendrait où les vastes systèmes de cette espèce céderaient à la différenciation. Puisqu’on peut les lire de plusieurs façons indépendantes entre elles, ou les disjoindre en moments distincts de notre attention, cette pluralité de lectures devait conduire quelque jour à une sorte de division du travail (C’est ainsi que la considération d’un corps quelconque a exigé, dans la suite des temps, la diversité des sciences.)

On voit enfin, vers le milieu du XIXe siècle, se prononcer dans notre littérature, une volonté remarquable d’isoler définitivement la Poésie, de tout autre essence qu’elle-même. Une telle préparation de la poésie à l’état pur avait été prédite et recommandée avec la plus grande précision par Edgar Poe. Il n’est donc pas étonnant de voir commencer dans Baudelaire cet essai d’une perfection qui ne se préoccupe plus que d’elle-même.

Au même Baudelaire appartient une autre initiative. Le premier parmi nos poètes, il subit, il invoque, il interroge la Musique. Par Berlioz et par Wagner, la musique romantique avait recherché les effets de la littérature. Elle les a supérieurement obtenus ; ce qui est aisé à concevoir, car la violence, sinon la frénésie, l’exagération de profondeur, de détresse, d’éclat ou de pureté qui étaient dans le goût de ce temps-là, ne se traduisent guère dans le langage sans entraîner avec elles bien des niaiseries et des ridicules insolubles dans la durée ; ces éléments de ruine sont moins sensibles chez les musiciens que chez les poètes. C’est, peut-être, que la musique emporte avec elle une sorte de vie qu’elle nous impose par le physique, tandis que les monuments de la parole nous demandent, au contraire, de la leur prêter…

Quoi qu’il en soit, une époque vint pour la poésie, où elle se sentit pâlir et défaillir devant les énergies et les ressources de l’orchestre. Le plus riche, le plus retentissant poème de Hugo est très loin de communiquer à son auditeur ces illusions extrêmes, ces frissons, ces transports ; et dans l’ordre quasi-intellectuel, ces feintes lucidités, ces types de pensée, ces images d’une étrange mathématique réalisée, que libère, dessine ou fulmine la symphonie ; et qu’elle exténue jusqu’au silence, ou qu’elle anéantit d’un seul coup, laissant après elle dans l’âme l’extraordinaire impression de la toute-puissance et du mensonge… Jamais, peut-être, la confiance que les poètes placent dans leur génie particulier, les promesses d’éternité qu’ils ont reçues dès la jeunesse du monde et du langage, leur possession immémoriale de la lyre, et ce premier rang qu’ils se flattent d’occuper dans la hiérarchie des serviteurs de l’univers, n’ont paru si précisément menacés. Ils sortaient accablés des concerts. Accablés, — éblouis ; comme si, dans le septième ciel transportés par une cruelle faveur, on ne les eût ravis jusqu’à cette altitude que pour qu’ils connussent une lumineuse contemplation de possibilités interdites et de merveilles inimitables. Plus aiguës et plus incontestables sentaient-ils ces délices impérieuses, plus la souffrance de leur orgueil était présente et désespérée.


L’orgueil les conseilla. Il est, chez les hommes de l’esprit, une nécessité vitale.

A chacun selon sa nature, il souffla donc l’âme de la lutte, — étrange lutte intellectuelle ; tous les moyens de l’art des vers, tous les artifices de rhétorique et de prosodie connus furent rappelés ; maintes nouveautés sommées de se produire à la conscience surexcitée.


Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de « reprendre à la Musique, leur bien ». Le secret de ce mouvement n’est pas autre. L’obscurité, les étrangetés qui lui furent tant reprochées ; l’apparence de relations trop intimes avec les littératures anglaise, slave ou germanique ; les désordres syntaxiques, les rythmes irréguliers, les curiosités du vocabulaire, les figures continuelles,… tout se déduit facilement sitôt que le principe est reconnu. C’est en vain que les observateurs de ces expériences, et que ceux mêmes qui les pratiquaient, s’en prenaient à ce pauvre mot de Symbole. Il ne contient que ce que l’on veut ; si quelqu’un lui attribue sa propre espérance, il l’y retrouve ! — Mais nous étions nourris de musique, et nos têtes littéraires ne rêvaient que de tirer du langage presque les mêmes effets que les causes purement sonores produisaient sur nos êtres nerveux. Les uns, Wagner ; les autres chérissaient Schumann. Je pourrais écrire qu’ils les haïssaient. A la température de l’intérêt passionné, ces deux états sont indiscernables.

Un exposé des tentatives de cette époque demanderait un travail systématique. Rarement plus de ferveur, plus de hardiesse, plus de recherches théoriques, plus de savoir, plus de pieuse attention, plus de disputes ont été, en si peu d’années, consacrés au problème de la beauté pure. L’on peut dire qu’il fut abordé de toutes parts. Le langage est chose complexe ; sa multiple nature permettait aux chercheurs la diversité des essais. Certains, qui conservaient des formes traditionnelles du Vers français, s’étudiaient à éliminer les descriptions, les sentences, les moralités, les précisions arbitraires ; ils purgeaient leur poésie de presque tous ces éléments intellectuels que la musique ne peut exprimer. D’autres donnaient à tous les objets des significations infinies qui supposaient une métaphysique cachée. Ils usaient d’un délicieux matériel ambigu. Ils peuplaient leurs parcs enchantés et leurs sylves évanescentes d’une faune tout idéale. Chaque chose était allusion ; rien ne se bornait à être ; tout pensait, dans ces royaumes ornés de miroirs ; ou, du moins, tout semblait penser… Ailleurs, quelques magiciens plus volontaires et plus raisonneurs, s’attaquaient à l’antique prosodie. Il y en avait pour qui l’audition colorée et l’art combinatoire des allitérations paraissaient ne plus avoir de secrets ; ils transposaient délibérément les timbres de l’orchestre dans leurs vers : ils ne s’abusaient pas toujours. D’autres retrouvaient savamment la naïveté et les grâces spontanées de l’ancienne poésie populaire. La philologie, la phonétique étaient citées aux débats éternels de ces rigoureux amants de la Muse.

Ce fut un temps de théories, de curiosités, de gloses et d’explications passionnées. Une jeunesse assez sévère repoussait le dogme scientifique qui commençait de n’être plus à la mode, et elle n’adoptait pas le dogme religieux qui n’y était pas encore ; elle croyait trouver dans le culte profond et minutieux de l’ensemble des arts une discipline, et peut-être une vérité, sans équivoque. Il s’en est fallu de très peu qu’une espèce de religion fût établie… Mais les œuvres mêmes de ce temps-là ne trahissent pas positivement ces préoccupations. Tout au contraire, il faut observer avec soin ce qu’elles interdisent, et ce qui cessa de paraître dans les poèmes, pendant cette période dont je parle. Il semble que la pensée abstraite, jadis admise dans le Vers même, étant devenue presque impossible à combiner avec les émotions immédiates que l’on souhaitait de provoquer à chaque instant ; exilée d’une poésie qui se voulait réduire à son essence propre ; effarouchée par les effets multipliés de surprise et de musique que le goût moderne exigeait, se soit transportée dans la phase de préparation et dans la théorie du poème. La philosophie, et même la morale, tendirent à fuir les œuvres pour se placer dans les réflexions qui les précèdent. C’était là un très véritable progrès. La philosophie, si l’on en déduit les choses vagues et les choses réfutées, se ramène maintenant à cinq ou six problèmes, précis en apparence, indéterminés dans le fond, niables à volonté, toujours réductibles à des querelles linguistiques, et dont la solution dépend de la manière de les écrire. Mais l’intérêt de ces curieux travaux n’est pas si amoindri qu’on pourrait le penser : il réside dans cette fragilité et dans ces querelles mêmes, c’est-à-dire dans la délicatesse de l’appareil logique et psychologique de plus en plus subtil qu’elles demandent qu’on emploie ; il ne réside plus dans les conclusions. Ce n’est donc plus faire de la philosophie que d’émettre des considérations même admirables sur la nature et sur son auteur, sur la vie, sur la mort, sur la durée, sur la justice… Notre philosophie est définie par son appareil, et non par son objet. Elle ne peut se séparer de ses difficultés propres, qui constituent sa forme ; et elle ne prendrait la forme du vers sans perdre son être, ou sans corrompre le vers. Parler aujourd’hui de poésie philosophique (fût-ce en invoquant Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, et quelques autres), c’est naïvement confondre des conditions et des applications de l’esprit incompatibles entre elles. N’est-ce pas oublier que le but de celui qui spécule est de fixer ou de créer une notion, — c’est-à-dire un pouvoir et un instrument de pouvoir, cependant que le poète moderne essaye de produire en nous un état, et de porter cet état exceptionnel au point d’une jouissance parfaite ?…


Tel, à un quart de siècle de distance, et séparé de ce jour par un abîme d’événements, m’apparaît dans l’ensemble le grand dessein des symbolistes. Je ne sais ce que l’avenir retiendra de leurs multiformes efforts, lui qui n’est pas un juge nécessairement lucide et équitable. Pareilles tentatives ne vont point sans audaces, sans risques, sans cruautés exagérées, sans enfantillages… La tradition, l’intelligibilité, l’équilibre psychique, qui sont les victimes ordinaires des mouvements de l’esprit vers son objet, ont quelquefois souffert de notre dévotion à la plus pure beauté. Nous fûmes ténébreux quelquefois ; et quelquefois puérils. Notre langage ne fut pas toujours aussi digne de louanges et de durée que notre ambition le souhaitait ; et nos innombrables thèses peuplent mélancoliquement les doux enfers de notre souvenir… Passe encore pour les œuvres, passe pour les opinions et les préférences techniques ! Mais notre Idée elle-même, notre Souverain Bien, ne sont-ils plus maintenant que de pâles éléments de l’oubli ? Faut-il périr à ce point ? Comment périr, ô camarades ? — Qu’est-ce donc qui a si secrètement altéré nos certitudes, atténué notre vérité, dispersé nos courages ? A-t-on fait cette découverte que la lumière puisse vieillir ? Et comment se peut-il (c’est ici le mystère), que ceux qui vinrent après nous, et qui s’en iront tout de même, rendus vains et désabusés par un changement tout semblable, aient eu d’autres désirs que les nôtres, et d’autres dieux ? Il nous apparaissait si clairement qu’il n’y avait pas de défaut dans notre idéal ! N’était-il pas déduit de toute l’expérience des littératures antérieures ? N’était-ce pas la fleur suprême et merveilleusement retardée, de toute la profondeur de la culture ?

Deux explications de cette espèce de ruine se proposent. On peut penser, d’abord, que nous étions les simples victimes d’une illusion spirituelle. Elle dissipée, il ne nous resterait plus que la mémoire d’actes absurdes et d’une passion inexplicable… Mais un désir ne peut pas être illusoire. Rien n’est plus spécifiquement réel qu’un désir, en tant que désir : pareil au Dieu de saint Anselme, son idée, sa réalité sont indissolubles. Il faut donc chercher autre chose, et trouver pour notre ruine un argument plus ingénieux. Il faut supposer, au contraire, que notre voie était bien l’unique ; que nous touchions par notre désir à l’essence même de notre art, et que nous avions véritablement déchiffré la signification d’ensemble des labeurs de nos ancêtres, relevé ce qui paraît dans leurs œuvres de plus délicieux, composé notre chemin de ces vestiges, suivi à l’infini cette piste précieuse, favorisée de palmes et de puits d’eau douce ; à l’horizon, toujours, la poésie pure… Là, le péril ; là, précisément notre perte ; et là même, le but.

Car c’est une limite du monde qu’une vérité de cette espèce ; il n’est pas permis de s’y établir. Rien de si pur ne peut coexister avec les conditions de la vie. Nous traversons seulement l’idée de la perfection comme la main impunément tranche la flamme ; mais la flamme est inhabitable, et les demeures de la plus haute sérénité sont nécessairement désertes. Je veux dire que notre tendance vers l’extrême rigueur de l’art, — vers une conclusion des prémisses que nous proposaient les réussites antérieures, — vers une beauté toujours plus consciente de sa genèse, toujours plus indépendante de tous sujets, et des attraits sentimentaux vulgaires comme des grossiers effets de l’éloquence, — tout ce zèle trop éclairé, peut-être conduisait-il à quelque état presque inhumain. C’est là un fait général : la métaphysique, la morale, et même les sciences, l’ont éprouvé.

La poésie absolue ne peut procéder que par merveilles exceptionnelles ; les œuvres qu’elle compose entièrement constituent dans les trésors impondérables d’une littérature ce qui s’y remarque de plus rare et de plus improbable. Mais, comme le vide parfait, et de même que le plus bas degré de la température, qui ne peuvent pas être atteints, ne se laissent même approcher qu’au prix d’une progression épuisante d’efforts, ainsi la pureté dernière de notre art demande à ceux qui la conçoivent, de si longues et de si rudes contraintes qu’elles absorbent toute la joie naturelle d’être poète, pour ne laisser enfin que l’orgueil de n’être jamais satisfait. Cette sévérité est insupportable à la plupart des jeunes hommes doués de l’instinct poétique. Nos successeurs n’ont pas envié notre tourment ; ils n’ont pas adopté nos délicatesses ; ils ont pris quelquefois pour des libertés ce que nous avions essayé comme difficultés nouvelles ; et parfois ils ont déchiré ce que nous n’entendions que disséquer. Ils ont rouvert aussi sur les accidents de l’être les yeux que nous avions fermés pour nous faire plus semblables à sa substance… Tout ceci était à prévoir. Mais la suite, non plus, n’était pas impossible à conjecturer. Ne devait-on pas essayer quelque jour de lier notre passé antérieur et ce passé qui vint après lui, en empruntant de l’un et de l’autre ceux de leurs enseignements qui sont compatibles ? Je vois çà et là ce travail naturel se faire dans quelques esprits. La vie ne procède pas autrement ; et ce même procès qui s’observe dans la suite des êtres, et dans lequel la continuité et l’atavisme se combinent, la vie littéraire le reproduit dans ses enchaînements…

Voilà ce que je disais à M. Fabre, un jour qu’il était venu me parler de ses recherches et de ses vers. Je ne sais quel esprit d’imprudence et d’erreur avait inspiré à son âme sage et claire le désir d’en interroger une autre qui ne l’est pas trop. Nous cherchions à nous expliquer sur la poésie, et quoique ce genre de conversation passe et repasse très aisément par l’infini, nous arrivions à ne pas nous perdre. C’est que nos pensées différentes, chacune se mouvant et se transformant dans son infranchissable domaine, parvenaient à se conserver une remarquable correspondance. Un vocabulaire commun, — le plus précis qui existe, — nous permettait à chaque instant de ne pas nous mésentendre. L’algèbre et la géométrie, sur le modèle desquelles je m’assure que l’avenir saura construire un langage pour l’intellect, nous permettaient, de temps à autre, d’échanger des signaux précis. Je trouvai dans mon visiteur un de ces esprits pour lesquels le mien se sent un faible. J’aime ces amants de la poésie qui vénèrent trop lucidement la déesse pour lui dédier la mollesse de leur pensée et le relâchement de leur raison. Ils savent bien qu’elle n’exige pas le sacrifizio dell’ Intelletto. Minerve ni Pallas, Apollon chargé de lumière, n’approuvent pas ces abominables mutilations que certains de leurs dévots égarés infligent à l’organisme de la pensée ; ils les repoussent avec horreur, porteurs d’une logique toute sanglante que l’on vient de s’arracher, et que l’on veut consumer sur leurs autels. Les véritables divinités n’ont pas de goût pour les victimes incomplètes. Sans doute demandent-elles des hosties ; c’est l’exigence commune à toutes les puissances suprêmes, car il faut bien qu’elles vivent ; mais elles les veulent tout entières.

M. Lucien Fabre le sait bien. Ce n’est pas en vain qu’il s’est donné une culture singulièrement dense et complète. L’art de l’ingénieur, auquel il consacre non la meilleure, mais peut-être la plus grande part de son temps, demande déjà de longues études et conduit celui qui s’y distingue à une complexe activité : Il faut manœuvrer l’homme, exercer la matière, trouver à des problèmes imprévus où la technique, l’économie, les lois civiles et les lois naturelles introduisent des exigences contradictoires, les solutions satisfaisantes. Ce genre de raisonnement sur des systèmes complexes ne se prête guère à prendre forme générale. Il n’y a pas de formules pour des cas si particuliers, pas d’équations entre des données si hétérogènes ; rien ne se fait à coup sûr, et les tâtonnements eux-mêmes ne sont ici que des temps perdus si un sens très subtil ne les oriente. Aux yeux d’un observateur qui sache négliger les apparences, cette activité, ces hésitations réfléchies, cette attente dans la contrainte, ces trouvailles se comparent assez bien aux moments intérieurs d’un poète. Mais il y a peu d’ingénieurs, je le crains, qui se doutent d’être aussi proches que je le suggère des inventeurs de figures et des ajusteurs de paroles… Il n’y en a pas beaucoup plus qui aient pratiqué, comme l’a fait M. Fabre, de profondes percées dans la métaphysique de l’être. Il a fréquenté les philosophies. La théologie elle-même ne lui est pas étrangère. Il n’a pas cru que le monde intellectuel fût aussi jeune et aussi restreint que le vulgaire actuel l’imagine. Peut-être son esprit positif a-t-il simplement estimé la petitesse d’une probabilité ? Comment croire, sans être étrangement crédule, que les meilleurs cerveaux pendant une dizaine de siècles, se soient épuisés, sans aucun fruit, en spéculations vaines et sévères ? Je pense quelquefois (mais honteusement et dans le secret de mon cœur), qu’un avenir plus ou moins éloigné regardera les immenses travaux qui se sont faits de nos jours sur le continu, le transfini, et quelques autres concepts cantoriens, avec cet air de pitié que nous offrons aux bibliothèques Scholastiques… Mais la théologie a pour matière certains textes, M. Fabre n’a pas reculé devant l’hébreu !…

Cette culture générale, mais ces habitudes de rigueur ; ce sens pratique et décisif, mais ces connaissances glorieusement inutiles, témoignent ensemble d’une volonté qui les compose et les ordonne. Il arrive qu’elle les ordonne à la poésie. Le cas est très remarquable : il faut s’attendre à voir un esprit de cette préparation et de cette netteté reprendre selon sa nature les problèmes éternels dont j’ai dit quelques mots, il y a quelques pages. S’il se réduisait à une intelligence purement technique, on le verrait sans doute innover brutalement, et porter dans un art antique, une énergie aux inventions naïves. Les exemples ne sont pas introuvables : le papier souffre tout ; le désir d’étonner est le plus naturel, le plus facile à concevoir des désirs ; il permet au moindre lecteur de déchiffrer sans effort le très simple secret de bien des œuvres surprenantes. Mais à un degré un peu plus élevé de conscience et de connaissance, on voit bien que le langage n’est pas si aisément perfectible ; que la prosodie n’est pas sans avoir été sollicitée de bien des façons au cours des siècles ; on comprend que toute l’attention et tout le travail que nous pouvons dépenser à contredire les résultats de tant d’expériences acquises, doivent nécessairement nous manquer sur d’autres points. Il faut payer d’un prix inconnu le plaisir de ne pas utiliser le connu. Un architecte peut dédaigner la statique, ou essayer de se faire infidèle aux formules de la résistance des matériaux. C’est là se moquer des probabilités ; la sanction, cent mille fois contre une, ne se fera pas attendre. La sanction, en littérature, est moins effrayante ; elle est aussi beaucoup moins prompte ; mais le temps, toutefois, se charge assez vite de répondre par l’oubli d’une œuvre, à l’oubli des règles les plus simples de la psychologie appliquée. Nous sommes donc intéressés à calculer nos hardiesses et nos prudences aussi correctement que nous le pouvons.

M. Fabre, bon calculateur, n’a pas ignoré le poète Lucien Fabre. Ce dernier s’étant proposé de faire ce qu’il y a de plus difficile et de plus enviable dans notre art, — je veux dire un système de poèmes formant drame spirituel, et drame achevé qui se joue entre les puissances mêmes de notre être, — les précisions et les exigences du premier trouvaient un emploi naturel dans cette construction. Le lecteur jugera cet effort curieusement audacieux de donner à des entités directement mises en œuvre, la vie et le mouvement le plus passionné. Éros, le très bel et le très violent Éros, mais un Éros secrètement asservi à quelque Raison qui en déchaîne, comme elle sait les contraindre, les fureurs, est le véritable coryphée de ces poèmes. Je ne dis pas que cette raison, parfois, ne transparaisse un peu trop nettement dans le langage. J’ai cru devoir contester à M. Fabre quelques mots dont il a usé, et qui me semblent difficilement absorbés par la langue poétique. C’est un reproche assez instable que je lui faisais là, cette langue change comme l’autre ; et les termes géométriques qui provoquaient çà et là mes résistances, peut-être se fondront à la longue, comme tant d’autres mots techniques l’ont fait, dans le métal abstrait et homogène du langage des dieux.


Mais tout jugement que l’on veut porter sur une œuvre doit faire état, avant toute chose, des difficultés que son auteur s’est données. On peut dire que le relevé de ces gênes volontaires, quand on arrive à le reconstituer, révèle sur-le-champ le degré intellectuel du poète, la qualité de son orgueil, la délicatesse et le despotisme de sa nature. M. Fabre s’est assigné de nobles et rigoureuses conditions ; il a voulu que ses émotions pour intenses qu’elles apparussent dans ses vers, soient étroitement coordonnées entre elles, et soumises à l’invisible domination de la connaissance. Peut-être, par endroits, cette reine ténébreuse et voyante souffre-t-elle quelques sursauts et quelques diminutions de son empire, — car, ainsi que l’auteur le dit magnifiquement :

L’ardente chair ronge sans cesse
Les durs serments qu’elle a jurés.

Mais quel poète pourrait s’en plaindre ?

AU SUJET D’EUREKA

A Lucien Fabre

J’avais vingt ans, et je croyais à la puissance de la pensée. Je souffrais étrangement d’être, et de ne pas être. Parfois, je me sentais des forces infinies. Elles tombaient devant les problèmes ; et la faiblesse de mes pouvoirs positifs me désespérait. J’étais sombre, léger, facile en apparence, dur dans le fond, extrême dans le mépris, absolu dans l’admiration, aisé à impressionner, impossible à convaincre. J’avais foi dans quelques idées qui m’étaient venues. Je prenais la conformité qu’elles avaient avec mon être qui les avait enfantées, pour une marque certaine de leur valeur universelle : ce qui paraissait si nettement à mon esprit lui paraissait invincible ; ce que le désir engendre est toujours ce qu’il y a de plus clair.

Je conservais ces ombres d’idées comme mes secrets d’État. J’avais honte de leur étrangeté ; j’avais peur qu’elles fussent absurdes ; je savais qu’elles l’étaient, et qu’elles ne l’étaient pas. Elles étaient vaines par elles-mêmes, puissantes par la force singulière que me donnait la confidence que je me gardais. La jalousie de ce mystère de faiblesse m’emplissait d’une sorte de vigueur.

J’avais cessé de faire des vers ; je ne lisais presque plus. Les romans et les poèmes ne me semblaient que des applications particulières, impures et à demi inconscientes, de quelques propriétés attachées à ces fameux secrets que je croyais trouver un jour, par cette seule assurance sans relâche qu’ils devaient nécessairement exister. Quant aux philosophes, que j’avais assez peu fréquentés, je m’irritais, sur ce peu, qu’ils ne répondissent jamais à aucune des difficultés qui me tourmentaient. Ils ne me donnaient que de l’ennui ; jamais le sentiment qu’ils communiquassent quelque puissance vérifiable. Et puis, il me paraissait inutile de spéculer sur des abstractions que l’on n’eût pas d’abord définies. Peut-on faire autrement ? Tout l’espoir pour une philosophie est de se rendre impersonnelle. Il faut attendre ce grand pas vers le temps de la fin du Monde.

J’avais mis le nez dans quelques mystiques. Il est impossible d’en dire du mal, car on n’y trouve que ce qu’on apporte.

J’en étais à ce point quand Eurêka me tomba sous les yeux.


Mes études, sous mes ternes et tristes maîtres, m’avaient fait croire que la science n’est pas amour, que ses fruits sont peut-être utiles, mais son feuillage très épineux, son écorce affreusement rude. Je réservais les mathématiques à un genre d’esprits ennuyeusement justes, incommensurables avec le mien.

Les lettres, de leur côté, m’avaient souvent scandalisé par ce qui leur manque de rigueur, et de suite, et de nécessité dans les idées. Leur objet est souvent minime. Notre poésie ignore, ou même redoute, tout l’épique et le pathétique de l’intellect. Que si quelquefois elle s’y est risquée, elle s’est faite morne et assommante. Lucrèce, ni Dante, ne sont Français. Nous n’avons point chez nous de poètes de la connaissance. Peut-être avons-nous un sentiment si marqué de la distinction des genres, c’est-à-dire de l’indépendance des divers mouvements de l’esprit, que nous ne souffrons point les ouvrages qui les combinent. Nous ne savons pas faire chanter ce qui peut se passer de chant. Mais notre poésie, depuis cent ans, a montré de si riches ressources, et une puissance si rare de renouvellement, que l’avenir lui donnera peut-être assez vite quelques-unes de ces œuvres de grand style et d’une noble sévérité, qui dominent le sensible et l’intelligible.

Eurêka m’apprit en quelques moments la loi de Newton, le nom de Laplace, l’hypothèse qu’il a proposée, l’existence même de recherches et de spéculations dont on ne parlait jamais aux adolescents, de peur, j’imagine, qu’ils ne s’y intéressassent, au lieu de mesurer par des rêves et des bâillements l’étonnante longueur de l’heure. Ce qui excite le plus l’appétit de l’intelligence, on le plaçait alors parmi les arcanes. C’était l’époque où de gros livres de physique ne soufflaient mot de la loi de la gravitation, ni de la conservation de l’énergie, ni du principe de Carnot ; ils aimaient les robinets à trois voies, les hémisphères de Magdebourg, et les laborieux et frêles raisonnements que leur inspirait le problème du siphon.

Serait-ce, toutefois, perdre le temps des études que de faire soupçonner à de jeunes têtes les origines, la haute destination et la vertu vivante de ces calculs et de ces propositions très arides, qu’on leur inflige sans aucun ordre, et même avec une incohérence assez remarquable ?

Ces sciences, si froidement enseignées, ont été fondées et accrues par des hommes qui y mettaient un intérêt passionné. Eurêka me fit sentir quelque chose de cette passion.

J’avoue que l’énormité des prétentions et des ambitions de l’auteur, le ton solennel de son préambule, l’étrange discours sur la méthode par lequel s’ouvre le livre, m’étonnèrent, et ne me séduisirent qu’à demi. Dans ces premières pages, se déclarait néanmoins une maîtresse pensée, quoique enveloppée d’un mystère qui suggérait à la fois une certaine impuissance, une volonté de réserve, une sorte de répugnance de l’âme enthousiaste à répandre ce qu’elle a trouvé de plus précieux… Et tout ceci n’était point pour me déplaire.

Pour atteindre ce qu’il appelle la vérité, Poe invoque ce qu’il appelle la Consistance (consistency). Il n’est pas très aisé de donner une définition nette de cette consistance. L’auteur ne l’a pas fait, qui avait en soi tout ce qu’il fallait pour le faire.

Selon lui, la vérité qu’il recherche ne peut être saisie que par une adhésion immédiate à une intuition telle, qu’elle rende présente, et comme sensible à l’esprit, la dépendance réciproque des parties et des propriétés du système qu’il considère. Cette dépendance réciproque s’étend aux états successifs du système ; la causalité y est symétrique. Une cause et son effet peuvent, à un regard qui embrasserait la totalité de l’univers, être pris l’un pour l’autre, et comme échanger leurs rôles.

Deux remarques ici. Je ne fais qu’indiquer la première qui nous mènerait loin, le lecteur et moi. Le finalisme tient une place capitale dans la construction de Poe. Cette doctrine n’est plus à la mode ; et je n’ai la force, ni l’envie, de la défendre. Mais il faut consentir que les notions de cause et d’adaptation y conduisent presque inévitablement (et je ne parle pas des immenses difficultés, et donc des tentations, que donnent certains faits, comme l’existence des instincts, etc.). Le plus simple est de licencier le problème. Nous ne possédons pour le résoudre que les moyens de l’imagination pure. Qu’elle s’exerce ailleurs.

Faisons l’autre remarque. Dans le système de Poe, la consistance est à la fois le moyen de la découverte, et la découverte elle-même. C’est là un admirable dessein ; exemple et mise en œuvre de la réciprocité d’appropriation. L’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit. L’instinct poétique doit nous conduire aveuglément à la vérité.

On trouve assez fréquemment chez les mathématiciens des idées analogues à celle-ci. Il leur arrive de considérer leurs découvertes, non comme des « créations » de leurs facultés combinatoires, mais plutôt comme des captures que ferait leur attention dans un trésor de formes préexistantes et naturelles, qui n’est accessible que par une rencontre assez rare de rigueur, de sensibilité et de désir.

Toutes les conséquences qui sont développées dans Eurêka ne sont pas toujours si exactement déduites, ni si clairement amenées qu’on le souhaiterait. Il y a des ombres et des lacunes. Il y a des interventions assez peu expliquées. Il y a un Dieu.


Rien de plus intéressant pour l’amateur de drame et de comédie intellectuels que l’ingéniosité, l’insistance, les escamotages, l’anxiété d’un inventeur aux prises avec sa propre invention dont il connaît admirablement les vices, dont il veut nécessairement faire voir toutes les beautés, exploiter tous les avantages, dissimuler les misères, et qu’il veut, à tout prix, rendre semblable à ce qu’il veut. Le marchand pare sa marchandise. La femme se modifie devant son miroir. Le prêtre, le philosophe, le politique, et, en général, tous ceux qui se sont voués à nous proposer des choses incertaines, sont toujours mêlés de sincérité et de silences (c’est le cas le plus favorable). Ils ne désirent pas que nous voyions ce qu’ils n’aiment pas de considérer…

L’idée fondamentale de Poe n’en est pas moins une profonde et souveraine idée.

Ce n’est pas en exagérer la portée que de reconnaître dans la théorie de la Consistance une tentative assez précise de définir l’univers par des propriétés intrinsèques. Au chapitre huitième d’Eurêka, se lit cette proposition : Chaque loi de la nature dépend en tous points de toutes les autres lois. N’est-ce point, sinon une formule, du moins l’expression d’une volonté de relativité généralisée ?

La parenté de cette tendance avec les conceptions récentes s’accuse, lorsque l’on découvre dans le poème dont je parle, l’affirmation de relations symétriques et réciproques entre la matière, le temps, l’espace, la gravitation et la lumière. J’ai souligné le mot symétrique : c’est en effet, une symétrie formelle, qui est le caractère essentiel de la représentation de l’univers selon Einstein. Elle en fait la beauté.

Mais Poe ne s’en tient pas aux constituants physiques des phénomènes. Il insère la vie et la conscience dans son dessein. Que de choses ici viennent à la pensée ! Le temps n’est plus où l’on distinguait aisément entre le matériel et le spirituel. Toute l’argumentation reposait sur une connaissance achevée de la « matière » que l’on croyait déposséder et en somme, sur l’apparence !

L’apparence de la matière est d’une substance morte, d’une puissance qui ne passerait à l’acte que par une intervention extérieure et tout étrangère à sa nature. De cette définition, l’on tirait autrefois des conséquences invincibles. Mais la matière a changé de visage. L’expérience a fait concevoir le contraire de ce que la pure observation faisait voir. Toute la physique moderne, qui a créé, en quelque sorte, des relais pour nos sens, nous a persuadés que notre antique définition n’avait aucune valeur absolue, ni spéculative. Elle nous montre que la matière est étrangement diverse et comme indéfiniment surprenante ; qu’elle est un assemblage de transformations qui se poursuivent et se perdent dans la petitesse, même, dans les abîmes de cette petitesse ; on nous dit que se réalise, peut-être, un mouvement perpétuel. Il y a une fièvre éternelle dans les corps.

A présent, nous ne savons plus ce que peut, ou ce que ne peut pas, contenir ou produire, dans l’instant ou dans la suite, un fragment d’un corps quelconque. L’idée même de matière se distingue aussi peu que l’on veut de celle d’énergie. Tout s’approfondit en agitations, en rotations, en échanges et en rayonnements. Nos yeux, nos mains, nos nerfs, en sont eux-mêmes faits ; et les apparences de mort ou de sommeil que nous offre d’abord la matière, sa passivité, son abandon aux actions extérieures, sont composés dans nos sens comme ces ténèbres qui sont obtenues d’une certaine superposition de lumières.

On peut résumer tout ceci en écrivant que les propriétés de la matière semblent dépendre seulement de l’ordre de grandeur où nous nous plaçons pour les observer. Mais alors, ses qualités classiques, son manque de spontanéité, sa différence essentielle avec le mouvement, la continuité ou l’homogénéité de sa texture, ne peuvent plus être opposées absolument aux concepts de vie, de sensibilité et de pensée, puisque ces caractères si simples sont purement superficiels. En deçà de l’ordre de grandeur des observations grossières, toutes les anciennes définitions sont en défaut. Nous savons que des propriétés et des puissances inconnues s’exercent dans l’infra-monde, puisque nous en avons décelé quelques-unes, que nos sens n’étaient pas faits pour percevoir. Mais nous ne savons ni énumérer ces propriétés, ni même assigner un nombre fini à la pluralité croissante des chapitres de la physique. Nous ne savons même pas si la généralité de nos concepts n’est pas illusoire quand nous les transportons dans ces domaines qui bornent et supportent le nôtre. Parler de fer ou d’hydrogène, c’est supposer des entités, — de l’existence et de la permanence desquelles rien ne nous assure qu’une expérience très restreinte et très peu prolongée. Davantage, il n’y a aucune raison de penser que notre espace, notre temps, notre causalité, gardent un sens quelconque là où notre corps est impossible. Et sans doute, l’homme qui essaye de se représenter l’intimité des choses, ne peut que lui adapter les catégories ordinaires de son esprit. Mais plus il s’avance dans ses recherches, et même, plus il augmente ses pouvoirs enregistreurs, plus il s’éloigne de ce qu’on pourrait nommer l’optimum de la connaissance. Le déterminisme se perd dans des systèmes inextricables à milliards de variables, où l’œil de l’esprit ne peut plus suivre les lois et s’arrêter sur quelque chose qui se conserve. Quand la discontinuité devient la règle, l’imagination qui jadis s’employait à achever la vérité que les perceptions avaient fait soupçonner, et les raisonnements tissue, se doit déclarer impuissante. Quand les objets de nos jugements sont des moyennes, c’est que nous renonçons à considérer les événements eux-mêmes. Notre savoir tend vers le pouvoir, et s’écarte d’une contemplation coordonnée des choses ; il faut des prodiges de subtilité mathématique pour lui redonner quelque unité. On ne parle plus de principes premiers ; les lois ne sont plus que des instruments toujours perfectibles. Elles ne gouvernent plus le monde, elles sont appareillées à l’infirmité de nos esprits ; on ne peut plus se reposer sur leur simplicité : il y a toujours, comme une pointe persistante, quelque décimale non satisfaite qui nous rappelle à l’inquiétude et au sentiment de l’inépuisable.


On voit, par ces remarques, que les intuitions de Poe quant à la constitution d’ensemble de l’univers physique, moral, et métaphysique, ne sont ni infirmées ni confirmées par les découvertes si nombreuses et si importantes qui ont été faites depuis 1847. Certaines d’entre ces vues peuvent même être rattachées, sans sollicitations excessives, à des conceptions assez récentes. Quand Edgar Poe mesure la durée de son Cosmos par le temps nécessaire pour que toutes les combinaisons possibles des éléments aient été effectuées, on pense aux idées de Boltzmann, et à ses calculs de probabilité appliqués à la théorie cinétique des gaz. Il y a dans Eurêka un pressentiment du principe de Carnot et de la représentation de ce principe par le mécanisme de la diffusion ; l’auteur semble avoir devancé les esprits hardis qui retirent l’univers de sa mort fatale, au moyen d’un passage infiniment bref par un état infiniment peu probable.

Une analyse complète d’Eurêka n’étant pas actuellement mon dessein, je ne parlerai presque point de l’usage fait par l’auteur, de l’hypothèse de Laplace. L’objet de Laplace était restreint. Il ne se proposait que de reconstituer le développement du système solaire. Il se donnait une masse gazeuse en voie de refroidissement, pourvue d’un noyau déjà fortement condensé, et animée d’une rotation autour d’un axe passant par son centre de gravité. Il supposait l’attraction, l’invariabilité des lois de la mécanique, et s’assignait pour seule tâche d’expliquer le sens de rotation des planètes et de leurs satellites, le peu d’excentricité des orbes, et la faiblesse des inclinaisons. Dans ces conditions, la matière, soumise au refroidissement et à la force centrifuge, s’écoule des pôles vers l’équateur de la masse, et se dispose sur une zone, qui est le lieu des points où la pesanteur et l’accélération centrifuge se font équilibre. Ainsi se forme un anneau nébuleux qui doit se rompre assez vite ; les fragments de cet anneau s’agglomèrent enfin en une planète…

Le lecteur d’Eurêka verra quelle extension Edgar Poe a donnée à la loi de gravitation, comme il a fait à l’hypothèse de Laplace. Il a bâti sur ces fondements mathématiques, un poème abstrait qui est un des rares exemplaires modernes d’une explication totale de la nature matérielle et spirituelle, une cosmogonie.

La Cosmogonie est un genre littéraire d’une remarquable persistance, et d’une étonnante variété, l’un des genres les plus antiques qui soient.

On dirait que le monde est à peine plus âgé que l’art de faire le monde. Avec un peu plus de connaissances et beaucoup plus d’esprit, nous pourrions, de chacune de ces Genèses, qu’elle soit prise de l’Inde ou de la Chine, ou de la Chaldée, qu’elle appartienne à la Grèce, à Moïse, ou à M. Svante Arrhénius, déduire une mesure de la simplicité des esprits dans chaque époque. On trouverait sans doute que la naïveté du dessein est invariable ; mais il faudrait confesser que l’art est très différent.

Comme la tragédie fait à l’histoire et à la psychologie, le genre cosmogonique touche aux religions, avec lesquelles il se confond par endroits, et à la science, dont il se distingue nécessairement par l’absence de vérifications. Il comprend des livres sacrés, des poèmes admirables, des récits excessivement bizarres, chargés de beautés et de ridicules, des recherches physico-mathématiques d’une profondeur qui est digne quelquefois d’un objet moins insignifiant que l’univers. Mais c’est la gloire de l’homme que de pouvoir se dépenser dans le vide ; et ce n’est pas seulement sa gloire. Les recherches insensées sont parentes des découvertes imprévues. Le rôle de l’inexistant existe ; la fonction de l’imaginaire est réelle ; et la logique pure nous enseigne que le faux implique le vrai. Il semble donc que l’histoire de l’esprit se puisse résumer en ces termes : il est absurde par ce qu’il cherche, il est grand par ce qu’il trouve.

Le problème de la totalité des choses, et celui de la provenance de ce tout procèdent de l’intention la plus naïve. Nous désirons de voir ce qui aurait précédé la lumière ; ou bien nous essayons si une certaine combinaison particulière de nos connaissances ne se placerait pas avant elles toutes, et ne pourrait engendrer le système qui est leur source, et qui est le monde, et leur auteur qui est nous-mêmes.

Soit donc que nous croyions d’entendre une Voix infiniment impérieuse rompre en quelque sorte l’éternité ; son cri premier propager l’étendue, comme une nouvelle toujours plus grosse de conséquences à mesure qu’elle s’emporte jusqu’aux limites de la volonté créatrice, et la Parole ouvrir la carrière aux essences, à la vie, à la liberté, à la dispute fatale des lois, des intelligences et du hasard ; — soit que (si nous répugnons à nous élancer du pur néant vers quelque état imaginable) nous trouvions un peu moins dur de considérer la toute première époque du monde dans l’idée obscure d’un mélange de matière et d’énergie, composant une sorte de boue substantielle, mais neutre et impuissante, qui attende indéfiniment l’acte d’un démiurge ; — soit enfin que mieux armés, plus profonds, mais non moins altérés de merveilles, nous nous efforcions de reconstituer au moyen de toutes les sciences, la plus ancienne figure possible du système qui est l’objet de la science, — toute pensée de l’origine des choses n’est jamais qu’une rêverie de leur disposition actuelle, une manière de dégénérescence du réel, une variation sur ce qui est.

Que nous faut-il, en effet, pour penser à cette origine ?

S’il nous faut l’idée d’un néant, l’idée d’un néant est néant ; ou plutôt, elle est déjà quelque chose : c’est une feinte de l’esprit qui se donne une comédie de silence et de ténèbres parfaites, dans lesquelles je sais bien que je suis caché, prêt à créer, par un simple relâchement de mon attention ; où je sens que je suis, et présent, et volontaire, et indispensable, afin que je conserve par un acte dont j’ai conscience, cette absence si fragile de toute image, et cette nullité apparente… Mais c’est une image et c’est un acte : je m’appelle Néant par une convention momentanée.

Que si je place à l’origine l’idée d’un désordre poussé à l’extrême, et jusque dans les plus petites parties de ce qui fut, je perçois aisément que ce chaos inconcevable est ordonné à mon dessein de concevoir. J’ai moi-même brouillé les cartes, afin de les pouvoir débrouiller. Ce serait, d’ailleurs, un chef-d’œuvre d’art et de logique que la définition d’un désordre assez délié pour qu’on ne puisse plus y découvrir la moindre trace d’ordre, et lui substituer un chaos plus intime et plus avancé. Une confusion véritablement initiale doit être une confusion infinie. Mais alors nous ne pouvons plus en tirer le monde, et la perfection même du mélange nous interdit à jamais de nous en servir.

Quant à l’idée d’un commencement, — j’entends d’un commencement absolu, — elle est nécessairement un mythe. Tout commencement est coïncidence : il nous faudrait concevoir ici je ne sais quel contact entre le tout et le rien. En essayant d’y penser, on trouve que tout commencement est conséquence, — tout commencement achève quelque chose.

Mais il nous faut principalement l’idée de ce Tout que nous appelons univers, et que nous désirons de voir commencer. Avant même que la question de son origine nous inquiète, voyons si cette notion qui semble s’imposer à notre pensée, qui lui semble si simple et si inévitable, ne va pas se décomposer sous notre regard.

Nous pensons obscurément que le Tout est quelque chose, et imaginant quelque chose, nous l’appelons le Tout. Nous croyons que ce Tout a commencé comme chaque chose commence, et que ce commencement de l’ensemble, qui dut être bien plus étrange et plus solennel que celui des parties, doit encore être infiniment plus important à connaître. Nous constituons une idole de la totalité, et une idole de son origine, et nous ne pouvons nous empêcher de conclure à la réalité d’un certain corps de la nature, dont l’unité réponde à la nôtre même, de laquelle nous nous sentons assurés.

Telle est la forme primitive, et comme enfantine, de notre idée de l’univers.

Il faut y regarder de plus près, et se demander si cette notion très naturelle, c’est-à-dire très impure, peut figurer dans un raisonnement non illusoire.

J’observerai en moi-même ce que je pense sous ce nom.

Une première forme d’univers m’est offerte par l’ensemble des choses que je vois. Mes yeux entraînent ma vision de place en place, et trouvent des affections de toute part. Ma vision excite la mobilité de mes yeux à l’agrandir, à l’élargir, à la creuser sans cesse. Il n’est pas de mouvement de ces yeux qui rencontre une région d’invisibilité ; il n’en est point qui n’engendre des effets colorés ; et par le groupe de ces mouvements qui s’enchaînent entre eux, qui se prolongent, qui s’absorbent ou se correspondent l’un l’autre, je suis comme enfermé dans ma propriété de percevoir. Toute la diversité de mes vues se compose dans l’unité de ma conscience motrice.

J’acquiers l’impression générale et constante d’une sphère de simultanéité qui est attachée à ma présence. Elle se transporte avec moi, son contenu est indéfiniment variable, mais elle conserve sa plénitude par toutes les substitutions qu’elle peut subir. Si je me déplace, ou si les corps qui m’environnent se modifient, l’unité de ma représentation totale, la propriété qu’elle possède de m’enclore, n’en est pas altérée. J’ai beau me fuir, m’agiter de toute manière, je suis toujours enveloppé de tous les mouvements-voyants de mon corps, qui se transforment les uns dans les autres et me reconduisent invinciblement à la même situation centrale.

Je vois donc un tout. Je dis que c’est un Tout, car il épuise en quelque sorte ma capacité de voir. Je ne puis rien voir que dans cette forme d’un seul tenant, et dans cette juxtaposition qui m’environne. Toutes mes autres sensations se réfèrent à quelque lieu de cette enceinte, dont le centre pense et se parle.

Voilà mon premier Univers. Je ne sais si l’aveugle-né pourrait avoir une notion aussi nette et immédiate d’une somme de toutes choses, tant les propriétés particulières de la connaissance par les yeux me paraissent essentielles à la formation d’un domaine entier et complet par moi-même. La vue assume en quelque sorte la fonction de la simultanéité, c’est-à-dire de l’unité telle quelle.

Mais cette unité que compose nécessairement ce que je puis voir dans un instant, cet ensemble de liaisons réciproques de figures ou de taches, où je déchiffre ensuite et assigne la profondeur, la matière, le mouvement et l’événement, où je regarde et découvre ce qui m’attire et ce qui m’inquiète, me communique la première idée, le modèle, et comme le germe de l’univers total que je crois exister autour de ma sensation, masqué et révélé par elle. J’imagine invinciblement qu’un immense système caché supporte, pénètre, alimente et résorbe chaque élément actuel et sensible de ma durée, le presse d’être et de se résoudre ; et que chaque moment est donc le nœud d’une infinité de racines qui plongent à une profondeur inconnue dans une étendue implicite, — dans le passé — dans la secrète structure de cette notre machine à sentir et à combiner, qui se remet incessamment au présent. Le présent, considéré comme une relation permanente entre tous les changements qui me touchent, me fait songer à un solide auquel ma vie sensitive serait attachée, comme une anémone de mer à son galet. Comment vais-je bâtir sur cette pierre un édifice hors duquel rien ne pourrait être ? Comment passer de l’univers restreint et instantané à l’univers complet et absolu ?

Il s’agirait maintenant de concevoir et de construire autour d’un germe réel une figure qui satisfasse à deux exigences essentielles : l’une, qui est de tout admettre, d’être capable du tout, et de nous représenter ce tout ; l’autre, qui est de pouvoir servir notre intelligence, se prêter à nos raisonnements, et nous rendre un peu mieux instruits de notre condition, un peu plus possesseurs de nous-mêmes.

Mais il suffit de préciser et de rapprocher l’une de l’autre ces deux nécessités de la connaissance, pour éveiller brusquement les difficultés insurmontables que porte en soi la moindre tentative de donner une définition utilisable de l’Univers.

Univers, donc, n’est qu’une expression mythologique. Les mouvements de notre pensée autour de ce nom sont parfaitement irréguliers, entièrement indépendants. A peine au sortir de l’instant, à peine nous essayons d’agrandir et d’étendre notre présence hors de soi-même, nous nous épuisons dans notre liberté. Tout le désordre de nos connaissances et de nos puissances nous entoure. Ce qui est souvenir, ce qui est possible, ce qui est imaginable, ce qui est calculable, toutes les combinaisons de notre esprit, à tous les degrés de la probabilité, à tous les états de la précision nous assiègent. Comment acquérir le concept de ce qui ne s’oppose à rien, qui ne rejette rien, qui ne ressemble à rien ? S’il ressemblait à quelque chose, il ne serait pas tout. S’il ne ressemble à rien… Et si cette totalité a même puissance que notre esprit, notre esprit n’a aucune prise sur elle. Toutes les objections qui s’élèvent contre l’infini en acte, toutes les difficultés que l’on trouve quand on veut ordonner une multiplicité se déclarent. Aucune proposition n’est capable de ce sujet d’une richesse si désordonnée que tous les attributs lui conviennent. Comme l’univers échappe à l’intuition, tout de même il est transcendant à la logique.


Et quant à son origine, — Au commencement était la Fable. Elle y sera toujours.

VARIATION SUR UNE “PENSÉE”

Le silence éternel


— Quels sons doux et puissants, demande Eustathe à Pythagore, et quelles harmonies d’une étrange pureté il me semble d’entendre dans la substance de la nuit qui nous entoure ? Mon âme, à l’extrême de l’ouïe, accueille avec surprise de lointaines modulations. Elle se tend, pareille à l’espérance, jusqu’aux limites de mon sens, pour saisir ces frémissements de cristal et ce mugissement d’une majestueuse lenteur qui m’émerveillent. Quel est donc le mystérieux instrument de ces délices ?

— Le ciel même, lui répondait Pythagore. Tu perçois ce qui charme les dieux. Il n’y a point de silence dans l’univers. Un concert de voix éternelles est inséparable du mouvement des corps célestes. Chacune des étoiles mobiles, faisant vibrer l’éther selon sa vitesse, communique à l’étendue le son qui est le propre de son nombre. Les plus éloignées, qui sont nécessairement les plus rapides, fournissent à l’ensemble les tons les plus aigus. Plus graves sont les plus lentes, qui sont les plus proches de nous ; et la terre immobile est muette. Comme les sphères obéissent à une loi, les sons qu’elles engendrent se composent dans cet accord suave et doucement variable, qui est celui des cieux avec les cieux. L’ordre du monde pur enchante tes oreilles. L’intelligence, la justice, l’amour, et les autres perfections qui règnent dans la partie sublime de l’univers, se font sensibles ; et ce ravissement que tu éprouves n’est que l’effet d’une divine et rigoureuse analogie…


Voilà ce que prêtait aux abîmes de la nuit le profond désir des anciens Grecs.


Quant aux Juifs, ils ne parlent des cieux qu’ils n’en célèbrent l’éloquence. Les nuits bibliques retentissent des louanges du Seigneur. Les étoiles, quelquefois, y paraissent confondues aux fils de Dieu, qui sont les anges, et cette innombrable tribu des esprits et des astres fait entendre à toute la terre une acclamation immense.

« Les cieux énoncent la gloire de Dieu, et l’ouvrage de ses mains est proclamé par le firmament. »

L’auteur des Psaumes ne trouve pas de termes assez énergiques pour exprimer toute la puissance de cette voix extraordinaire : « Le jour vomit au jour la parole divine, et la nuit enseigne la nuit. Ce ne sont point des babillages, ni de ces propos qui peuvent échapper à l’oreille, mais leur résonance se prolonge aux extrémités de la terre… Non sunt loquelæ neque sermones quorum non audiantur voces eorum. In omnem terram exivit sonus eorum et in fines orbis terræ verba eorum. »

Et Jéhovah lui-même dit à Job : « Les étoiles du matin éclataient en chants d’allégresse. »


Pascal ne reçoit des espaces infinis que le silence. Il se dit « effrayé ». Il se plaint amèrement d’être abandonné dans le monde. Il n’y découvre pas Celui qui déclarait par Jérémie : Cœlum et terram ego impleo. Et cet étrange chrétien ne se trouve pas son Père dans les cieux… Mais au contraire, « en regardant tout l’univers muet, il entre en effroi, dit-il, comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable… »

Effroi, effrayé, effroyable ; silence éternel ; univers muet, c’est ainsi que parle de ce qui l’entoure, l’une des plus fortes intelligences qui aient paru.

Elle se ressent, elle se peint, et se lamente, comme une bête traquée ; mais de plus, qui se traque elle-même, et qui excite les grandes ressources qui sont en elle, les puissances de sa logique, les vertus admirables de son langage, à corrompre tout ce qui est visible et qui n’est point désolant. Elle se veut fragile et entièrement menacée, et de toutes parts environnée de périls et de solitude, et de toutes les causes de terreur et de désespoir. Elle ne peut souffrir qu’elle soit tombée dans les filets du temps, du nombre et des dimensions, et qu’elle se soit prise au piège du système du monde. Il n’est pas de chose créée qui ne la rappelle à son affreuse condition, et les unes la blessent, les autres la trompent, toutes l’épouvantent, tellement que la contemplation ne manque jamais de la faire hurler à la mort. Elle me fait songer invinciblement à cet aboi insupportable qu’adressent les chiens à la lune ; mais ce désespéré, qui est capable de la théorie de la lune, pousserait son gémissement tout aussi bien contre ses calculs.

Ce n’est pas seulement ce qui arrive dans le ciel, mais toute chose ; et non seulement toute chose elle-même, mais jusqu’à l’innocente représentation des choses, qui l’irrite et se fait haïr : Quelle vanité que la peinture… Il invente, pour les images que poursuivent les arts, une sorte de dédain du second degré.


Je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a du système et du travail dans cette attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégoût. Une phrase bien accordée exclut la renonciation totale.

Une détresse qui écrit bien n’est pas si achevée qu’elle n’ait sauvé du naufrage quelque liberté de l’esprit, quelque sentiment du nombre, quelque logique et quelque symbolique qui contredisent ce qu’ils disent. Il y a aussi je ne sais quoi de trouble, et je ne sais quoi de facile, dans la spécialité que l’on se fait des motifs tragiques et des objets impressionnants. Qu’est-ce que nous apprenons aux autres hommes en leur répétant qu’ils ne sont rien, que la vie est vaine, la nature ennemie, la connaissance illusoire ? A quoi sert d’assommer ce néant qu’ils sont, ou de leur redire ce qu’ils savent ?

Je ne suis pas à mon aise devant ce mélange de l’art avec la nature. Quand je vois l’écrivain reprendre et empirer la véritable sensation de l’homme, y ajouter des forces recherchées, et vouloir toutefois que l’on prenne son industrie pour son émotion, je trouve que cela est impur et ambigu. Cette confusion du vrai et du faux dans un ouvrage devient très choquante quand nous la soupçonnons de tendre à entraîner notre conviction ou à nous imprimer une tendance. Si tu veux me séduire ou me surprendre, prends garde que je ne voie ta main plus distinctement que ce qu’elle trace.

Je vois trop la main de Pascal.


D’ailleurs, quand même les intentions seraient pures, le seul souci d’écrire, et le soin que l’on y apporte ont le même effet naturel qu’une arrière-pensée. Il est inévitable de rendre extrême ce qui était modéré, et dense ce qui était rare, et plus entier ce qui était partagé, et pathétique ce qui n’était qu’animé… Les fausses fenêtres se dessinent d’elles-mêmes. L’artiste ne peut guère qu’il n’augmente l’intensité de son impression observée, et il rend symétriques les développements de son idée première, à peu près comme fait le système nerveux quand il généralise et étend à l’être tout entier quelque modification locale. Ce n’est pas là une objection contre l’artiste, mais un avertissement de ne jamais confondre le véritable homme qui a fait l’ouvrage, avec l’homme que l’ouvrage fait supposer.

Cette confusion est de règle pour Pascal. On a tant écrit sur lui, on l’a tant imaginé et si passionnément considéré qu’il en est devenu un personnage de tragédie, un acteur singulier et presque un « emploi » de la comédie de la connaissance. Certains jouent les Pascal. L’usage a fait de lui une manière d’Hamlet français et janséniste, qui soupèse son propre crâne, crâne de grand géomètre ; et qui frissonne et songe, sur une terrasse opposée à l’univers. Il est saisi par le vent très âpre de l’infini, il se parle sur la marge du néant où il paraît exactement comme sur le bord d’un théâtre, et il raisonne devant tout le monde avec le spectre de soi-même.


C’est pourtant un fait assez remarquable que la plupart des religions aient placé dans l’extrême altitude le siège de la Toute-Puissance, comme elles ont trouvé sa marque et les preuves de son existence dans cet ordre sidéral, qui d’autre part, a donné aux hommes l’idée, le modèle primitif, et les premières vérifications des lois naturelles.

C’est vers le Ciel que les mains se tendent ; en lui que les yeux se réfugient ou se perdent ; c’est lui que montre le doigt d’un prophète ou d’un consolateur ; c’est du haut de lui que certaines paroles sont tombées, et que certains appels de trompettes se feront entendre.

Et sans doute, ni la Cause Première, ni l’Acte Pur, ni l’Esprit n’ont point de site, non plus qu’ils n’ont de figure ni de parties ; mais un instinct qui tient peut-être à notre structure verticale, peut-être le sentiment que nos destins sont suspendus à des phénomènes très éloignés, et que toute vie terrestre en dépend, tourne inévitablement les hommes embarrassés, ou affligés, ou tourmentés dans leurs esprits par leurs questions abusives, vers le zénith du lieu, vers le haut.

Exhausser, exaucer, sont le même mot.

Kant lui-même, cédant à un secret mouvement de mysticisme naïf, a conjoint cette espèce d’inspiration qu’il eut d’une loi morale universelle, à la sensation que lui causait le spectacle du ciel étoilé.


J’ai essayé quelquefois d’observer en moi-même et de suivre jusqu’aux idées cet effet mystérieux que produisent généralement sur les hommes une nuit pure et la présence des astres.

Voici que nous ne percevons que des objets qui n’ont rien à faire avec notre corps. Nous sommes étrangement simplifiés. Tout ce qui est proche est invisible ; tout ce qui est sensible est intangible. Nous flottons loin de nous. Notre regard s’abandonne à la vision, dans un champ d’événements lumineux, qu’il ne peut s’empêcher d’unir entre eux par ses mouvements spontanés, comme s’ils étaient dans le même temps ; traçant des lignes, formant des figures qui lui appartiennent, qu’il nous impose, et qu’il introduit dans le spectacle réel.

Cependant la distribution de tous ces points nous échappe. Nous nous trouvons accablés, lapidés, englobés, négligés par ce nombreux étincellement.

Nous pouvons compter ces étoiles, nous qui ne pouvons croire que nous existions à leur regard. Il n’y a aucune réciprocité d’elles à nous.

Nous ressentons quelque chose qui nous demande une parole, et une autre chose qui la refuse.

Ce que nous voyons dans le ciel, et ce que nous trouvons au fond de nous-mêmes, étant également soustraits à notre action, et l’un scintillant au delà de nos entreprises, l’autre vivant en deçà de nos expressions, il se fait donc une sorte de relation entre l’attention que nous attachons au plus loin, et notre attention la plus intime. Elles sont comme des extrêmes de notre attente, qui se répondent, et qui se ressemblent par l’espérance de quelque nouveauté décisive, dans le ciel ou dans le cœur.

A ce nombre d’étoiles qui est prodigieux pour nos yeux, le fond de l’être oppose un sentiment éperdu d’être soi, d’être unique, — et cependant d’être seul. Je suis tout, et incomplet. Je suis tout et partie.

L’obscurité qui nous entoure nous fait une âme toute nue.

Cette obscurité est tout ensemencée de clartés inaccessibles. L’on peut difficilement se défendre de songer à des demeures où l’on veille. Nous peuplons vaguement l’ombre de vivants lumineux et inconnaissables.

Cette même ombre qui nous supprime les environs de notre corps, par conséquence rabaisse le son de notre voix et la réduit à une parole intérieure, car nous avons une tendance à ne parler véritablement qu’à des êtres peu éloignés.

Nous éprouvons un calme et un malaise singuliers. Entre le « moi » et le « non-moi », il n’y a plus de passage. Pendant la pleine lumière, il existait un enchaînement de nos pensées avec les choses, par nos actes. Nous échangions des sensations contre des pensées, et des pensées contre des sensations ; et nos actes servaient d’intermédiaires, notre temps servait de monnaie. Mais à présent il n’y a plus d’échanges, il n’y a plus cet homme agissant qui est mesure des choses. Il n’y a plus que deux présences distinctes et deux natures incommensurables. Il n’y a que deux adversaires qui se contemplent et qui ne se comprennent pas. L’immense agrandissement de nos perspectives, la réduction de notre pouvoir sont confrontés. Nous perdons pendant quelque temps l’illusion familière que les choses nous correspondent. Une mouche qui ne peut pas traverser une vitre est notre image.

Nous ne pouvons pas rester à ce point mort. La sensibilité ne connaît point d’équilibre. On pourrait même la définir comme une fonction dont le rôle est de rompre dans les vivants tout équilibre de leurs puissances. Il faut donc que notre esprit s’excite soi-même à se défaire de sa stupeur et à se reprendre de cette solennelle et immobile surprise que lui causent le sentiment d’être tout, et l’évidence de n’être rien.

On voit alors le solitaire par essence, l’esprit, se défendre par ses pensées. Notre corps se défend contre le monde, par ses réflexes et par ses diverses sécrétions ; et tantôt, il les produit comme au hasard, et comme pour faire hâtivement quelque chose ; et tantôt, ce sont des mouvements opportuns et des humeurs efficaces qu’il oppose exactement à ce qui l’opprime ou qui l’irrite. L’âme n’agit pas autrement contre l’inhumanité de la nuit. Elle s’en défend par ses créations qui, les unes, sont naïves et irrésistibles comme des réflexes ; les autres sont réfléchies, retardées, combinées, articulées, et adaptées à la connaissance qu’elle peut avoir de notre situation.

Nous trouverons donc en nous deux ordres de réponses à la sensation que j’ai décrite, et que nous donnent la vue du ciel et l’imagination de l’univers. Les unes seront spontanées, et les autres élaborées. Elles sont bien différentes, quoiqu’elles puissent se mêler et se combiner dans la même tête ; mais il faut les séparer pour les définir. On les distingue souvent en attribuant les unes au cœur, les autres à l’esprit. Ces termes sont assez commodes.

Le cœur finit presque toujours, dans sa lutte contre la figure effrayante du monde, par susciter, à force de désir, l’idée de quelque Etre assez puissant pour contenir, pour avoir construit, ou pour émettre, ce monstre d’étendue et de rayonnements qui nous produit, qui nous alimente, qui nous enferme, qui nous menace, qui nous fascine, qui nous intrigue et nous dévore. Et cet Etre, ce sera même une Personne, — c’est-à-dire qu’il y aura quelque ressemblance entre lui et nous, et je ne sais quel espoir d’une entente indéfinissable. Voilà ce que le cœur trouve. Il tend à se répondre par un dieu.

On sait bien, d’ailleurs, par l’expérience de l’amour, que l’unique a besoin de l’unique, et que le vivant veut le vivant.

Voyons maintenant quel autre genre de pensées peut nous venir, si nous différons notre sentiment, et si nous essayons d’opposer à l’énorme pression de toutes les choses, une patience infinie et un immense intérêt. L’esprit cherche.

L’esprit ne se hâtera pas d’imaginer ce qu’il lui faut pour soutenir la considération de l’univers. Il examinera ; sans égard au temps, ni à la durée d’une vie particulière. Il y a un contraste remarquable entre la promptitude, l’impatience, l’inquiétude du « cœur », et cette lenteur faite de critique et d’espoir. Ce retard, qui peut être illimité, a pour effet de transformer le problème. Le problème transformé pourra transformer le questionneur.

Nous observerons que nous ne pouvons penser à notre univers qu’en le concevant comme un objet nettement séparable de nous, et distinctement opposé à notre conscience. Nous pourrons alors le comparer aux petits systèmes que nous savons décrire, définir, mesurer, expérimenter. Nous traiterons le tout comme une partie. Nous serons conduits à lui ajuster une logique dont les opérations nous permettront de prédire ses changements, ou d’en limiter le domaine.

(Nous comparerons, par exemple, l’ensemble des étoiles à un nuage gazeux, nous essaierons sur un essaim sidéral les définitions et les lois trouvées en étudiant les gaz au laboratoire, nous nous ferons une idée « statistique » de l’univers, nous penserons à son « énergie interne », à sa « température », etc.).

Notre travail consistera, en somme, à rapprocher ce qui était si stupéfiant et si émouvant, de ce qui est familier à nos sens, accessible à notre action, et qui se conforme d’assez près à nos raisonnements.

Mais il résulte, — il doit nécessairement résulter à la longue, de ce travail illimité, une certaine variation (déjà sensible) de ce familier, de ce possible, de ce raisonnable, qui constituent à chaque instant les conditions de notre apaisement. Comme les hommes ont accepté les antipodes, ils s’apprivoiseront avec la « courbure d’univers », et avec bien d’autres étrangetés. Il n’est pas impossible, — il est même assez probable, — que cette accoutumance transforme peu à peu, non seulement nos idées, mais certaines de nos réactions immédiates.

Ce qu’on pourrait nommer « la réaction de Pascal » peut devenir une rareté et un objet de curiosité pour les psychologues.


Pascal avait « trouvé », mais sans doute parce qu’il ne cherchait plus. La cessation de la recherche, et la forme de cette cessation, peuvent donner le sentiment de la trouvaille.

Mais il n’a jamais eu de foi dans la recherche en tant qu’elle espère dans l’imprévu.

Il a tiré de soi-même le silence éternel que ni les hommes véritablement religieux, ni les hommes véritablement profonds n’ont jamais observé dans l’univers.

Il a exagéré affreusement, grossièrement, l’opposition de la connaissance et du salut, puisqu’on voyait, dans le même siècle, de savantes personnes qui ne faisaient pas moins bien leur salut, je pense, que lui le sien, mais qui n’en faisaient point souffrir les sciences. Il y avait Cavalieri, qui s’essayait aux indivisibles ; il y avait ce Saccheri, qui soupçonnait, sans se l’avouer, ce qu’il y a de convenu dans Euclide et entr’ouvrait une porte à bien des audaces futures de la géométrie. Ce n’étaient, il est vrai, que des Jésuites.

HOMMAGE

Quoique je connaisse à peine un seul tome de la grande œuvre de Marcel Proust, et que l’art même du romancier me soit un art presque inconcevable, je sais bien toutefois par ce peu de la Recherche du Temps perdu, que j’ai eu le loisir de lire, quelle perte exceptionnelle les Lettres viennent de faire ; et non seulement les Lettres, mais davantage cette secrète société que composent, à chaque époque, ceux qui lui donnent sa véritable valeur.

Il m’eût suffi, d’ailleurs, quand je n’aurais pas lu une ligne de ce vaste ouvrage, de trouver accordés sur son importance les esprits si dissemblables de Gide et de Léon Daudet, pour être assuré contre le doute ; une rencontre si rare ne peut avoir lieu qu’au plus près de la certitude. Nous devons être tranquilles : il fait soleil, s’ils le proclament à la fois.

D’autres parleront exactement et profondément d’une œuvre si puissante et si fine. D’autres encore exposeront ce que fut l’homme qui la conçut et la porta jusqu’à la gloire ; moi, je n’ai fait que l’entrevoir, il y a bien des années. Je ne puis proposer ici qu’une opinion sans force, et presque indigne d’être écrite. Ce ne soit qu’un hommage, une fleur périssable sur une tombe qui restera.

*
*  *

Tout genre littéraire naissant de quelque usage particulier du discours, le roman sait abuser du pouvoir immédiat et significatif de la parole, pour nous communiquer une ou plusieurs « vies » imaginaires, dont il institue les personnages, fixe le temps et le lieu, énonce les incidents, qu’il enchaîne par une ombre de causalité plus ou moins suffisante.

Tandis que le poème met en jeu directement notre organisme, et a pour limite le chant, qui est un exercice de liaison exacte et suivie entre l’ouïe, la forme de la voix, et l’expression articulée, — le roman veut exciter et soutenir en nous cette attente générale et irrégulière, qui est notre attente des événements réels : l’art du conteur imite leur bizarre déduction, ou leurs séquences ordinaires. Et tandis que le monde du poème est essentiellement fermé et complet en lui-même, étant le système pur des ornements et des chances du langage, l’univers du roman, même du fantastique, se relie au monde réel, comme le trompe-l’œil se raccorde aux choses tangibles parmi lesquelles un spectateur va et vient.

L’apparence de « vie » et de « vérité », qui est l’objet des calculs et des ambitions du romancier, tient à l’introduction incessante d’observations, — c’est-à-dire d’éléments reconnaissables, qu’il incorpore à son dessein. Une trame de détails véritables et arbitraires raccorde l’existence réelle du lecteur aux feintes existences des personnages ; d’où ces simulacres prennent assez souvent d’étranges puissances de vie qui les rendent comparables, dans nos pensées, aux personnes authentiques. Nous leur prêtons, sans le savoir, tous les humains qui sont en nous, car notre faculté de vivre implique celle de faire vivre. Tant nous leur prêtons, tant vaut l’œuvre.

Il ne doit point y avoir de différences essentielles entre le roman et le récit naturel des choses que nous avons vues et entendues. Ni rythmes, ni symétries, ni figures, ni formes, ni même de composition déterminée ne lui sont imposés. Une seule loi, mais sous peine de la mort : il faut, — et d’ailleurs, il suffit, — que la suite nous entraîne, et même nous aspire, vers une fin, — qui peut être l’illusion d’avoir vécu violemment ou profondément une aventure, ou bien celle de la connaissance précise d’individus inventés. Il est remarquable, — on le montrerait aisément par l’exemple des romans populaires, — qu’un ensemble d’indications toutes insignifiantes, et comme nulles une à une (puisqu’on peut les transformer, une à une, en d’autres d’égale facilité), produise l’intérêt passionné et l’effet de la vie. — Il n’en faut rien conclure contre le roman ; mais tout au plus accuser quelque peu la vie, qui se trouve une somme parfaitement réelle de choses dont les unes sont vaines, et les autres, imaginaires…

Le roman peut donc admettre tout ce qu’appelle et admet chaque développement ordonné de notre mémoire, quand elle reprend et commente un temps que nous avons vécu : non seulement portraits, paysages, et ce qu’on nomme « psychologie », mais encore toute sorte de pensées, allusions à toutes les connaissances. Il peut agiter, compulser tout l’esprit.

C’est en quoi le roman se rapproche formellement du rêve ; on peut les définir l’un et l’autre, par la considération de cette curieuse propriété : que tous leurs écarts leur appartiennent.

Mais l’on associe généralement les poèmes avec les songes, et ce me semble légèrement pensé.

Au contraire des poèmes, un roman peut être résumé, c’est-à-dire raconté lui-même ; il supporte qu’on en déduise une figure semblable ; il contient donc toute une part qui peut, à volonté, devenir implicite. Il peut aussi être traduit, sans perte du principal. Il peut être développé intérieurement ou prolongé à l’infini, comme il peut être lu en plusieurs séances… Il n’y a d’autres bornes à sa durée et à sa diversité, que celles mêmes des loisirs et des forces de son lecteur ; toutes les restrictions qu’on peut lui imposer ne procèdent pas de son essence, mais seulement des intentions et des décisions particulières de l’écrivain.

*
*  *

Proust a tiré un parti extraordinaire de ces conditions si simples et si larges. Il n’a pas saisi la « vie » par l’action même ; il l’a rejointe, et comme imitée, par la surabondance des connexions que la moindre image trouvait si aisément dans la propre substance de l’auteur. Il donnait des racines infinies à tous les germes d’analyse que les circonstances de sa vie avaient semés dans sa durée. L’intérêt de ses ouvrages réside dans chaque fragment. On peut ouvrir le livre où l’on veut ; sa vitalité ne dépend point de ce qui précède, et en quelque sorte, de l’illusion acquise ; elle tient à ce qu’on pourrait nommer l’activité propre du tissu même de son texte.

Proust divise, — et nous donne la sensation de pouvoir diviser indéfiniment, — ce que les autres écrivains ont accoutumé de franchir.

Nous, à chaque élément de notre chemin, nous venons de méconnaître un infini en puissance, qui n’est que la propriété de tous nos souvenirs de pouvoir se combiner entre eux. Pour avancer dans notre existence, et satisfaire aux événements, il nous faut nécessairement négliger cette propriété d’imminence de notre profonde nature. Nous sommes faits intimement d’une chose qui se fait ; et qui se fait aux dépens du possible. Nous sommes, par notre seule conscience, parfaitement inépuisables, — nous qui ne pouvons nous arrêter en nous-mêmes, sans subir aussitôt tant de pensées, sans les voir se substituer l’une à l’autre, ou bien se développer l’une dans l’autre, ouvrant une perspective de parenthèses… L’âme ne peut sans cesse qu’elle ne crée, et qu’elle ne dévore ses créatures. Elle ébauche à chaque instant d’autres vies, engendre ses héros et ses monstres, elle esquisse des théories, commence des poèmes… Tout ce que l’on perd, ou que l’on croit perdre, mais tout ce que l’on peut espérer de soi, ce trésor de toute valeur et de valeur nulle, duquel chacun de nous retire ce qu’il est, — c’est là sans doute ce que Marcel Proust appelait le Temps perdu. Personne, ou presque personne, n’en avait jusqu’à lui délibérément utilisé les ressources. Ce fut là se servir de tout son être ; c’est à quoi il l’a consumé.

Proust sut accommoder les puissances d’une vie intérieure singulièrement riche et curieusement travaillée, à l’expression d’une petite société qui veut être, et qui doit être, superficielle. Par son acte, l’image d’une société superficielle est une œuvre profonde.

Tant d’esprit devait-il s’y employer ? L’objet valait-il tant de soins, et une attention si soutenue ? — Ceci est très digne d’examen.

Ce qui soi-même se nomme le « Monde » n’est composé que de personnages symboliques. Nul n’y figure qu’au titre de quelque abstraction. Il faut bien que tous les pouvoirs se rencontrent ; que l’argent, quelque part, cause avec la beauté ; que la politique s’apprivoise avec l’élégance ; que les lettres et la naissance se conviennent et se donnent le thé. Sitôt qu’une puissance nouvelle se fait reconnaître, il ne se passe pas un temps infini que ses représentants n’apparaissent dans les réunions du « monde » ; et le mouvement de l’histoire se résume assez bien dans l’accession successive des espèces sociales aux salons, aux chasses, aux mariages et aux funérailles de la tribu suprême d’une nation.

Toutes ces abstractions dont je parlais, ayant pour suppôts des individus qui sont ce qu’ils sont, il en résulte des contrastes et des complications qui ne s’observent que sur ce petit théâtre. Comme le billet de banque n’est, d’autre part, qu’une feuille de papier, ainsi le personnage du monde compose une sorte de valeur fiduciaire avec une substance vivante. Cette combinaison est merveilleusement propice aux desseins d’un subtil auteur de romans.

Il ne faut pas oublier que nos plus grands écrivains n’ont presque jamais considéré que la Cour. Ils ne tiraient de la Ville que des comédies, et de la campagne que des fables. Mais le très grand art, l’art des figures simplifiées, et des types les plus purs, entités qui permettent le développement symétrique, et comme musical, des conséquences d’une situation bien isolée, est lié à l’existence d’un milieu conventionnel, où se parle un langage orné de voiles et pourvu de limites, où le paraître commande l’être, et le tient noblement dans une contrainte qui change toute la vie en exercice de présence de l’esprit…

*
*  *

Le « monde » d’aujourd’hui n’est pas si clairement ordonné que l’était cette Cour de jadis. Il n’en mérite pas moins, — et sans doute par un certain désordre, et par d’intéressantes contradictions qui s’y remarquent, — que l’inventeur de Charlus et des Guermantes y ait pris ses figures et ses prétextes, — dont quelques-uns fort délicats. Mais dans ses profondeurs personnelles, Marcel Proust a cherché la métaphysique dont aucun monde ne se passe.

Quant à ses moyens, ils se rattachent sans conteste à notre tradition la plus admirable. On trouve quelquefois que ses ouvrages ne sont pas d’une lecture bien aisée. Mais je ne cesse de répondre qu’il faut bénir les auteurs difficiles de notre temps. S’ils se forment quelques lecteurs, ce n’est pas seulement pour leur usage. Ils les rendent du même coup à Montaigne, à Descartes, à Bossuet, et à quelques autres qui valent peut-être encore d’être lus. Tous ces grands hommes parlent abstraitement ; ils raisonnent ; ils approfondissent ; ils dessinent d’une seule phrase tout le corps d’une pensée achevée. Ils ne craignent pas le lecteur, ils ne mesurent pas leur peine, ni la sienne. Encore un peu de temps, et nous ne les comprendrons plus.

INTRODUCTION A LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI

I. — NOTE ET DIGRESSION (1919)

II. — INTRODUCTION (1894)

I. — NOTE ET DIGRESSION

Pourquoi l’auteur, dit-on, a-t-il fait aller son personnage en Hongrie ?

Parce qu’il avait envie de faire entendre un morceau de musique instrumentale dont le thème est hongrois. Il l’avoue sincèrement. Il l’eût mené partout ailleurs, s’il eût trouvé la moindre raison musicale de le faire.

H. Berlioz. Avant-propos de la Damnation de Faust.

Il me faut excuser d’un titre si ambitieux et si véritablement trompeur que celui-ci. Je n’avais pas le dessein d’en imposer quand je l’ai mis sur ce petit ouvrage. Mais il y a vingt-cinq ans que je l’y ai mis, et après ce long refroidissement, je le trouve un peu fort. Le titre avantageux serait donc adouci. Quant au texte… Mais le texte, on ne songerait même pas à l’écrire. Impossible ! dirait maintenant la raison. Arrivé à l’ennième coup de la partie d’échecs que joue la connaissance avec l’être, on se flatte qu’on est instruit par l’adversaire ; on en prend le visage ; on devient dur pour le jeune homme qu’il faut bien souffrir d’avoir comme aïeul ; on lui trouve des faiblesses inexplicables, qui furent ses audaces ; on reconstitue sa naïveté. C’est là se faire plus sot qu’on ne l’a jamais été. Mais sot par nécessité, sot par raison d’État ! Il n’est pas de tentation plus cuisante, ni plus intime, ni de plus féconde, peut-être, que celle du reniement de soi-même : chaque jour est jaloux des jours, et c’est son devoir que de l’être ; la pensée se défend désespérément d’avoir été plus forte ; la clarté du moment ne veut pas illuminer au passé de moments plus clairs qu’elle-même ; et les premières paroles que le contact du soleil fait balbutier au cerveau qui se réveille, sonnent ainsi dans ce Memnon : Nihil reputare actum

*
*  *

Relire, donc, relire après l’oubli, — se relire, sans ombre de tendresse, sans paternité ; avec froideur et acuité critique, et dans une attente terriblement créatrice de ridicule et de mépris, l’air étranger, l’œil destructeur, — c’est refaire, ou pressentir que l’on referait, bien différemment, son travail.

L’objet en vaudrait la peine. Mais il n’a pas cessé d’être au-dessus de mes forces. Aussi bien je n’ai jamais rêvé de m’y attaquer : ce petit essai doit son existence à Madame Juliette Adam, qui, vers la fin de l’an 94, sur le gracieux avis de Monsieur Léon Daudet, voulut bien me demander de l’écrire pour sa Nouvelle Revue.

*
*  *

Quoique j’eusse vingt-trois ans, mon embarras fut immense. Je savais trop que je connaissais Léonard beaucoup moins que je ne l’admirais. Je voyais en lui le personnage principal de cette Comédie Intellectuelle qui n’a pas jusqu’ici rencontré son poète, et qui serait pour mon goût bien plus précieuse encore que la Comédie Humaine, et même que la Divine Comédie. Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur du dessin, des images, du calcul avait trouvé l’attitude centrale à partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations de l’art sont également possibles ; les échanges heureux entre l’analyse et les actes, singulièrement probables : pensée merveilleusement excitante.

Mais pensée trop immédiate, — pensée sans valeur, — pensée infiniment répandue, — et pensée bonne pour parler, non pour écrire.

*
*  *

Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi-même. Quoi de plus séduisant qu’un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa puissance sur le trouble de notre sens ; qui n’adresse pas ses prestiges au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes ; qui nous force de convenir et non de ployer ; et de qui le miracle est de s’éclaircir ; la profondeur, une perspective bien déduite ? Est-il meilleure marque d’un pouvoir authentique et légitime que de ne pas s’exercer sous un voile ? — Jamais pour Dionysos, ennemi plus délibéré, ni si pur, ni armé de tant de lumière, que ce héros moins occupé de plier et de rompre les monstres que d’en considérer les ressorts ; dédaigneux de les percer de flèches, tant il les pénétrait de questions ; leur supérieur, plus que leur vainqueur, il signifie n’être pas sur eux le triomphe plus achevé que de les comprendre, — presque au point de les reproduire ; et une fois saisi leur principe, il peut bien les abandonner, dérisoirement réduits à l’humble condition de cas très particuliers et de paradoxes explicables.

*
*  *

Si légèrement que je l’eusse étudié, ses dessins, ses manuscrits m’avaient comme ébloui. De ces milliers de notes et de croquis, je gardais l’impression extraordinaire d’un ensemble hallucinant d’étincelles arrachées par les coups les plus divers à quelque fantastique fabrication. Maximes, recettes, conseils à soi, essais d’un raisonnement qui se reprend ; parfois une description achevée ; parfois il se parle et se tutoie…

Mais je n’avais nulle envie de redire qu’il fut ceci et cela : et peintre, et géomètre, et…

Et, d’un mot, l’artiste du monde même. Nul ne l’ignore.

*
*  *

Je n’étais pas assez savant pour songer à développer le détail de ses recherches, — (essayer, par exemple, de déterminer le sens précis de cet Impeto, dont il fait si grand usage dans sa dynamique ; ou disserter de ce Sfumato, qu’il a poursuivi dans sa peinture) ; ni je ne me trouvais assez érudit (et moins encore, porté à l’être), pour penser à contribuer, de si peu que ce fût, au pur accroissement des faits déjà connus. Je ne me sentais pas pour l’érudition toute la ferveur qui lui est due. L’étonnante conversation de Marcel Schwob me gagnait à son charme propre plus qu’à ses sources. Je buvais tant qu’elle durait. J’avais le plaisir sans la peine. Mais enfin, je me réveillais ; ma paresse se redressait contre l’idée des lectures désespérantes, des recensions infinies, des méthodes scrupuleuses qui préservent de la certitude. Je disais à mon ami que de savants hommes courent bien plus de risques que les autres, puisqu’ils font des paris et que nous restons hors du jeu ; et qu’ils ont deux manières de se tromper : la nôtre, qui est aisée, et la leur, laborieuse. Que s’ils ont le bonheur de nous rendre quelques événements, le nombre même des vérités matérielles rétablies met en danger la réalité que nous cherchons. Le vrai à l’état brut est plus faux que le faux. Les documents nous renseignent au hasard sur la règle et sur l’exception. Un chroniqueur, même, préfère de nous conserver les singularités de son époque. Mais tout ce qui est vrai d’une époque ou d’un personnage ne sert pas toujours à les mieux connaître. Nul n’est identique au total exact de ses apparences ; et qui d’entre nous n’a pas dit, ou qui n’a pas fait, quelque chose qui n’est pas sienne ? Tantôt l’imitation, tantôt le lapsus, — ou l’occasion, — ou la seule lassitude accumulée d’être précisément celui qu’on est, altèrent pour un moment celui-là même ; on nous croque pendant un dîner ; ce feuillet passe à la postérité, tout habitée d’érudits, et nous voilà jolis pour toute l’éternité littéraire. Un visage faisant la grimace, si on le photographie dans cet instant, c’est un document irrécusable. Mais montrez-le aux amis du saisi ; ils n’y reconnaissent personne.

*
*  *

J’avais bien d’autres sophismes à la discrétion de mes dégoûts, tant la répugnance à de longs labeurs est ingénieuse. Toutefois, j’aurais peut-être affronté ces ennuis, s’ils m’avaient paru me conduire à la fin que j’aimais. J’aimais dans mes ténèbres la loi intime de ce grand Léonard. Je ne voulais pas de son histoire, ni seulement des productions de sa pensée… De ce front chargé de couronnes, je rêvais seulement à l’amande

*
*  *

Que faire, parmi tant de réfutations, n’étant riche que de désirs, tout ivre que l’on soit de cupidité et d’orgueil intellectuels ?

Se monter la tête ? — Se donner enfin quelque fièvre littéraire ? En cultiver le délire ?

Je brûlais pour un beau sujet. Que c’est peu devant le papier !

Une grande soif, sans doute s’illustre elle-même de ruisselantes visions ; elle agit sur je ne sais quelles substances secrètes comme fait la lumière invisible sur le verre de Bohême tout pénétré d’urane ; elle éclaire ce qu’elle attend, elle diamante des cruches, elle se peint l’opalescence de carafes… Mais ces breuvages qu’elle se frappe ne sont que spécieux ; mais je trouvais indigne, et je le trouve encore, d’écrire par le seul enthousiasme. L’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’écrivain.

Quelle grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et motrice que par les machines où l’art l’engage ; il faut que des gênes bien placées fassent obstacle à sa dissipation totale, et qu’un retard adroitement opposé au retour invincible de l’équilibre permette de soustraire quelque chose à la chute infructueuse de l’ardeur.

S’agit-il du discours, l’auteur qui le médite se sent être tout ensemble source, ingénieur, et contraintes : l’un de lui est impulsion ; l’autre prévoit, compose, modère, supprime ; un troisième, — logique et mémoire, — maintient les données, conserve les liaisons, assure quelque durée à l’assemblage vouluÉcrire devant être, le plus solidement et le plus exactement qu’on le puisse, de construire cette machine de langage où la détente de l’esprit excité se dépense à vaincre des résistances réelles, il exige de l’écrivain qu’il se divise contre lui-même. C’est en quoi seulement et strictement l’homme tout entier est auteur. Tout le reste n’est pas de lui, mais d’une partie de lui, échappée. Entre l’émotion ou l’intention initiale, et ces aboutissements que sont l’oubli, le désordre, le vague, — issues fatales de la pensée, — son affaire est d’introduire les contrariétés qu’il a créées, afin qu’interposées, elles disputent à la nature purement transitive des phénomènes intérieurs, un peu d’action renouvelable et d’existence indépendante…

*
*  *

Peut-être, je m’exagérais en ce temps-là, le défaut évident de toute littérature, de ne satisfaire jamais l’ensemble de l’esprit. Je n’aimais pas qu’on laissât des fonctions oisives pendant qu’on exerce les autres. Je puis dire aussi (c’est dire la même chose), que je ne mettais rien au-dessus de la conscience ; j’aurais donné bien des chefs-d’œuvre que je croyais irréfléchis pour une page visiblement gouvernée.

Ces erreurs, qu’il serait aisé de défendre, et que je ne trouve pas encore si infécondes que je n’y retourne quelquefois, empoisonnaient mes tentatives. Tous mes préceptes, trop présents et trop définis, étaient aussi trop universels pour me servir dans aucune circonstance. Il faut tant d’années pour que les vérités que l’on s’est faites deviennent notre chair même !

Ainsi, au lieu de trouver en moi ces conditions, ces obstacles comparables à des forces extérieures, qui permettent que l’on avance contre son premier mouvement, je m’y heurtais à des chicanes mal disposées ; et je me rendais à plaisir les choses plus difficiles qu’il eût dû sembler à de si jeunes regards qu’elles le fussent. Et je ne voyais de l’autre côté que velléités, possibilités, facilité dégoûtante : toute une richesse involontaire, vaine comme celle des rêves, remuant et mêlant l’infini des choses usées.

Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n’amenais que les mots témoins de l’impuissance de la pensée : génie, mystère, profond…, attributs qui conviennent au néant, renseignent moins sur leur sujet que sur la personne qui parle. J’avais beau chercher à me leurrer, cette politique mentale était courte : je répondais si promptement par mes sentences impitoyables à mes naissantes propositions, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était nulle.

Pour comble de malheur, j’adorais confusément, mais passionnément, la précision ; je prétendais vaguement à la conduite de mes pensées.

Je sentais, certes, qu’il faut bien, et de toute nécessité, que notre esprit compte sur ses hasards : fait pour l’imprévu, il le donne, il le reçoit ; ses attentes expresses sont sans effets directs, et ses opérations volontaires ou régulières ne sont utiles qu’après coup, — comme dans une seconde vie qu’il donnerait au plus clair de lui-même. Mais je ne croyais pas à la puissance propre du délire, à la nécessité de l’ignorance, aux éclairs de l’absurde, à l’incohérence créatrice. Ce que nous tenons du hasard tient toujours un peu de son père ! — Nos révélations, pensais-je, ne sont que des événements d’un certain ordre, et il faut encore interpréter ces événements connaissants. Il le faut toujours. Même les plus heureuses de nos intuitions sont en quelque sorte des résultats inexacts par excès, à l’égard de notre clarté ordinaire ; par défaut, au regard de la complexité infinie des moindres objets et des cas réels qu’elles prétendent nous soumettre. Notre mérite personnel — après lequel nous soupirons, — ne consiste pas à les subir tant qu’à les saisir, à les saisir tant qu’à les discuter… Et notre riposte à notre « génie » vaut mieux parfois que son attaque.

Nous savons trop, d’ailleurs, que la probabilité est défavorable à ce démon : l’esprit nous souffle sans vergogne un million de sottises pour une belle idée qu’il nous abandonne ; et cette chance même ne vaudra finalement quelque chose que par le traitement qui l’accommode à notre fin. — C’est ainsi que les minerais, inappréciables dans leurs gîtes et dans leurs filons, prennent leur importance au soleil, et par les travaux de la surface.

Loin donc que ce soient les éléments intuitifs qui donnent leur valeur aux œuvres, ôtez les œuvres, et vos lueurs ne seront plus que des accidents spirituels, perdus dans les statistiques de la vie locale du cerveau. Leur vrai prix ne vient pas de l’obscurité de leur origine, ni de la profondeur supposée d’où nous aimerions naïvement qu’elles sortent, et ni de la surprise précieuse qu’elles nous causent à nous-mêmes ; mais bien d’une rencontre avec nos besoins, et enfin de l’usage réfléchi que nous saurons en faire, — c’est-à-dire, — de la collaboration de tout l’homme.

Mais s’il est entendu que nos plus grandes lumières sont intimement mêlées à nos plus grandes chances d’erreur, et que la moyenne de nos pensées est, en quelque sorte, insignifiante, — c’est celui en nous qui choisit, et c’est celui qui met en œuvre, qu’il faut exercer sans repos. Le reste, qui ne dépend de personne, est inutile à invoquer comme la pluie. On le baptise, on le déifie, on le tourmente vainement : il n’en doit résulter qu’un accroissement de la simulation et de la fraude, — choses si naturellement unies à l’ambition de la pensée que l’on peut douter si elles en sont ou le principe, ou le produit. Le mal de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous.

*
*  *

Léonard de Vinci n’a pas de rapport avec ces désordres. Parmi tant d’idoles que nous avons à choisir, puisqu’il en faut adorer au moins une, il a fixé devant son regard cette Rigueur Obstinée, qui se dit elle-même la plus exigeante de toutes. (Mais ce doit être la moins grossière d’entre elles, celle-ci que toutes les autres s’accordent pour haïr.)

La rigueur instituée, une liberté positive est possible, tandis que la liberté apparente n’étant que de pouvoir obéir à chaque impulsion de hasard, plus nous en jouissons, plus nous sommes enchaînés autour du même point, comme le bouchon sur la mer, que rien n’attache, que tout sollicite, et sur lequel se contestent et s’annulent toutes les puissances de l’univers.

L’entière opération de ce grand Vinci est uniquement déduite de son grand objet ; comme si une personne particulière n’y était pas attachée, sa pensée paraît plus universelle, plus minutieuse, plus suivie et plus isolée qu’il n’appartient à une pensée individuelle. L’homme très élevé n’est jamais un original. Sa personnalité est aussi insignifiante qu’il le faut. Peu d’inégalités ; aucune superstition de l’intellect. Pas de craintes vaines. Il n’a pas peur des analyses ; il les mène, — ou bien ce sont elles qui le conduisent, — aux conséquences éloignées ; il retourne au réel sans effort. Il imite, il innove ; il ne rejette pas l’ancien, parce qu’il est ancien ; ni le nouveau, pour être nouveau ; mais il consulte en lui quelque chose d’éternellement actuel.

Il ne connaît pas le moins du monde cette opposition si grosse et si mal définie, que devait, trois demi-siècles après lui, dénoncer entre l’esprit de finesse et celui de géométrie, un homme entièrement insensible aux arts, qui ne pouvait s’imaginer cette jonction délicate, mais naturelle, de dons distincts ; qui pensait que la peinture est vanité ; que la vraie éloquence se moque de l’éloquence ; qui nous embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie ; et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches, quand c’était l’heure de donner à la France la gloire du calcul de l’infini…

Pas de révélations pour Léonard. Pas d’abîme ouvert à sa droite. Un abîme le ferait songer à un pont. Un abîme pourrait servir aux essais de quelque grand oiseau mécanique…

Et lui se devait considérer comme un modèle de bel animal pensant, absolument souple et délié ; doué de plusieurs modes de mouvement ; sachant, sous la moindre intention du cavalier, sans défenses et sans retards, passer d’une allure à toute autre. Esprit de finesse, esprit de géométrie, on les épouse, on les abandonne, comme fait le cheval accompli ses rythmes successifs… Il doit suffire à l’être suprêmement coordonné de se prescrire certaines modifications cachées et très simples au regard de la volonté, et immédiatement il passe de l’ordre des transformations purement formelles et des actes symboliques au régime de la connaissance imparfaite et des réalités spontanées. Posséder cette liberté dans les changements profonds, user d’un tel registre d’accommodations, c’est seulement jouir de l’intégrité de l’homme, telle que nous l’imaginons chez les anciens.

*
*  *

Une élégance supérieure nous déconcerte. Cette absence d’embarras, de prophétisme et de pathétisme ; ces idéaux précis ; ce tempérament entre les curiosités et les puissances, toujours rétabli par un maître de l’équilibre ; ce dédain de l’illusionnisme et des artifices, et chez le plus ingénieux des hommes, cette ignorance du théâtre, ce sont des scandales pour nous. Quoi de plus dur à concevoir pour des êtres comme nous sommes, qui faisons de la « sensibilité » une sorte de profession, qui prétendons à tout posséder dans quelques effets élémentaires de contraste et de résonance nerveuse, et à tout saisir quand nous nous donnons l’illusion de nous confondre à la substance chatoyante et mobile de notre durée ?

Mais Léonard, de recherche en recherche, se fait très simplement toujours plus admirable écuyer de sa propre nature ; il dresse indéfiniment ses pensers, exerce ses regards, développe ses actes ; il conduit l’une et l’autre main aux dessins les plus précis ; il se dénoue et se rassemble, resserre la correspondance de ses volontés avec ses pouvoirs, pousse son raisonnement dans les arts, et préserve sa grâce.

*
*  *

Une intelligence si détachée arrive dans son mouvement à d’étranges attitudes, — comme une danseuse nous étonne, de prendre et de conserver quelque temps des figures de pure instabilité. Son indépendance choque nos instincts et se joue de nos vœux. Rien de plus libre, c’est-à-dire, rien de moins humain, que ses jugements sur l’amour, sur la mort. Il nous les donne à deviner par quelques fragments, dans ses cahiers.

« L’amour dans sa fureur (dit-il, à peu près), est chose si laide que la race humaine s’éteindrait, — la natura si perderebbe, — si ceux qui le font se voyaient. » Ce mépris est accusé par divers croquis, car le comble du mépris pour certaines choses est enfin de les examiner à loisir. Il dessine donc çà et là des unions anatomiques, coupes effroyables à même l’amour. La machine érotique l’intéresse, la mécanique animale étant son domaine le préféré ; mais un combat de sueurs et l’essoufflement des opranti, un monstre de musculatures antagonistes, une transfiguration en bêtes, — cela semble n’exciter en lui que répugnance et que dédain…

Son jugement sur la mort, il faut le tirer d’un texte assez court, — mais texte d’une plénitude et d’une simplicité antiques, qui devait peut-être prendre place dans le préambule d’un Traité, jamais achevé, du Corps Humain.

Cet homme, qui a disséqué dix cadavres pour suivre le trajet de quelques veines, songe : l’organisation de notre corps est une telle merveille que l’âme, quoique chose divine, ne se sépare qu’avec les plus grandes peines de ce corps qu’elle habitait. — Et je crois bien, dit Léonard, que ses larmes et sa douleur ne sont pas sans raison

N’allons pas approfondir l’espèce de doute chargé de sens qui est dans ces mots. Il suffit de considérer l’ombre énorme ici projetée par quelque idée en formation : la mort, interprétée comme un désastre pour l’âme ! la mort du corps, diminution de cette chose divine ! La mort, atteignant l’âme jusqu’aux larmes, et dans son œuvre la plus chère, par la destruction d’une telle architecture qu’elle s’était faite pour y habiter !

Je ne tiens pas à déduire de ces réticentes paroles une métaphysique selon Léonard ; mais je me laisse aller à un rapprochement assez facile, puisqu’il se fait de soi dans ma pensée. Pour un tel amateur d’organismes, le corps n’est pas une guenille toute méprisable ; ce corps a trop de propriétés, il résout trop de problèmes, il possède trop de fonctions et de ressources pour ne pas répondre à quelque exigence transcendante, assez puissante pour le construire, pas assez puissante pour se passer de sa complication. Il est œuvre et instrument de quelqu’un qui a besoin de lui, qui ne le rejette pas volontiers, qui le pleure comme on pleurerait le pouvoir… Tel est le sentiment du Vinci. Sa philosophie est toute naturaliste, très choquée par le spiritualisme, très attachée au mot-à-mot de l’explication physico-mécanique ; quand, sur le point de l’âme, la voici toute comparable à la philosophie de l’Église. L’Église, — pour autant du moins, que l’Église est Thomiste, — ne donne pas à l’âme séparée une existence bien enviable. Rien de plus pauvre que cette âme qui a perdu son corps. Elle n’a guère que l’être même : c’est un minimum logique, une sorte de vie latente dans laquelle elle est inconcevable pour nous, et sans doute, pour elle-même. Elle a tout dépouillé : pouvoir, vouloir ; savoir, peut-être ? Je ne sais même pas s’il lui peut souvenir d’avoir été, dans le temps et quelque part, la forme et l’acte de son corps ? Il lui reste l’honneur de son autonomie… Une si vaine et si insipide condition n’est heureusement que passagère, — si ce mot, hors de la durée, retient un sens : la raison demande, et le dogme impose, la restitution de la chair. Sans doute, les qualités de cette chair suprême seront-elles bien différentes de celles que notre chair aura possédées. Il faut concevoir, je pense, tout autre chose ici qu’un simple renversement du principe de Carnot et qu’une réalisation de l’improbable. Mais il est inutile de s’aventurer aux extrêmes de la physique, de rêver d’un corps glorieux dont la masse serait avec l’attraction universelle dans une autre relation que la nôtre, et cette masse variable en un tel rapport avec la vitesse de la lumière que l’agilité qui lui est prédite soit réalisée… Quoi qu’il en soit, l’âme dépouillée doit, selon la théologie, retrouver dans un certain corps, une certaine vie fonctionnelle ; et par ce corps nouveau, une sorte de matière qui permette ses opérations, et remplisse de merveilles incorruptibles ses vides catégories intellectuelles.

Un dogme qui concède à l’organisation corporelle cette importance à peine secondaire, qui réduit remarquablement l’âme, qui nous interdit et nous épargne le ridicule de nous la figurer, qui va jusqu’à l’obliger de se réincarner pour qu’elle puisse participer à la pleine vie éternelle, ce dogme si exactement contraire au spiritualisme pur, sépare, de la manière la plus sensible, l’Église, de la plupart des autres confessions chrétiennes. — Mais il me semble que depuis deux ou trois siècles, il n’est pas d’article sur lequel la littérature religieuse ait passé plus légèrement. Apologistes, prédicateurs n’en parlent guère… La cause de ce demi-silence m’échappe.

*
*  *

Je me suis égaré si loin dans Léonard que je ne sais pas tout d’un coup revenir à moi-même… Bah ! Tout chemin m’y reconduira : c’est la définition de ce moi-même. Il ne peut pas absolument se perdre, il ne perd que son temps.

Suivons donc un peu plus avant la pente et la tentation de l’esprit ; suivons-les malheureusement sans craintes, cela ne mène à aucun fond véritable. Même notre pensée la plus « profonde » est contenue dans les conditions invincibles qui font que toute pensée est « superficielle ». On ne pénètre que dans une forêt de transpositions ; ou bien c’est un palais fermé de miroirs, que féconde une lampe solitaire qu’ils enfantent à l’infini.

Mais encore, essayons de notre seule curiosité pour nous éclairer le système caché de quelque individu de la première grandeur ; et imaginons à peu près comme il doit s’apparaître, quand il s’arrête quelquefois dans le mouvement de ses travaux et qu’il se regarde dans l’ensemble.

Il se considère d’abord assujetti aux nécessités et réalités communes ; et il se replace ensuite dans le secret de la connaissance séparée. Il voit comme nous et il voit comme soi. Il a un jugement de sa nature et un sentiment de son artifice. Il est absent et présent. Il soutient cette espèce de dualité que doit soutenir un prêtre. Il sent bien qu’il ne peut pas se définir entièrement devant lui-même par les données et par les mobiles ordinaires. Vivre, et même bien vivre, ce n’est qu’un moyen pour lui : quand il mange, il alimente aussi quelque autre merveille que sa vie, et la moitié de son pain est consacrée. Agir, ce n’est encore qu’un exercice. Aimer, je ne sais pas s’il lui est possible. Et quant à la gloire, non. Briller à d’autres yeux, c’est en recevoir un éclat de fausses pierreries.

*
*  *

Il lui faut cependant se découvrir je ne sais quels points de repère tellement placés que sa vie particulière et cette vie généralisée qu’il s’est trouvée, se composent. La clairvoyance imperturbable qui lui semble (mais sans le convaincre tout à fait), le représenter tout entier à lui-même, voudrait se soustraire à la relativité qu’elle ne peut pas ne pas conclure de tout le reste. Elle a beau se transformer en elle-même, et de jour en jour, se reproduire aussi pure que le soleil, cette identité apparente emporte avec elle un sentiment qu’elle est trompeuse. Elle sait, dans sa fixité, être soumise à un mystérieux entraînement et à une modification sans témoin ; et elle sait donc qu’elle enveloppe toujours, même à l’état le plus net de sa lucidité, une possibilité cachée de faillite et de totale ruine, — comme il arrive au rêve le plus précis de contenir un germe inexplicable de non-réalité.

C’est une manière de lumineux supplice que de sentir que l’on voit tout, sans cesser de sentir que l’on est encore visible, et l’objet concevable d’une attention étrangère ; et sans se trouver jamais le poste ni le regard qui ne laissent rien derrière eux.

— Durus est hic sermo, va bientôt dire le lecteur. Mais en ces matières, qui n’est pas vague est difficile, qui n’est pas difficile est nul. Allons encore un peu.

*
*  *

Pour une présence d’esprit aussi sensible à elle-même, et qui se ferme sur elle-même par le détour de « l’Univers », tous les événements de tous les genres, et la vie, et la mort, et les pensées, ne lui sont que des figures subordonnées. Comme chaque chose visible est à la fois étrangère, indispensable, et inférieure à la chose qui y voit, ainsi l’importance de ces figures, si grande qu’elle apparaisse à chaque instant, pâlit à la réflexion devant la seule persistance de l’attention elle-même. Tout le cède à cette universalité pure, à cette généralité insurmontable que la conscience se sent être.

Si tels événements ont le pouvoir de la supprimer, ils sont, du même coup, destitués de toute signification ; que s’ils la conservent, ils rentrent dans son système. L’intelligence ignore d’être née, comme elle ignore qu’elle périra. Elle est instruite, oui, de ses fluctuations et de son effacement final, mais au titre d’une notion qui n’est pas d’une autre espèce que les autres ; elle se croirait, très aisément, inamissible et inaltérable, si ce n’était qu’elle a reconnu par ses expériences, un jour ou l’autre, diverses possibilités funestes, et l’existence d’une certaine pente qui mène plus bas que tout. Cette pente fait pressentir qu’elle peut devenir irrésistible ; elle prononce le commencement d’un éloignement sans retour du soleil spirituel, du maximum admirable de la netteté, de la solidité, du pouvoir de distinguer et de choisir ; on la devine qui s’abaisse, obscurcie de mille impuretés psychologiques, obsédée de bourdons et de vertiges, à travers la confusion des temps et le trouble des fonctions, et qui se dirige défaillante au milieu d’un désordre inexprimable des dimensions de la connaissance, jusqu’à l’état instantané et indivis qui étouffe ce chaos dans la nullité.

*
*  *

Mais, opposé tout de même à la mort qu’il l’est à la vie, un système complet de substitutions psychologiques, plus il est conscient et se remplace par lui-même, plus il se détache de toute origine, et plus se dépouille-t-il, en quelque sorte, de toute chance de rupture. Pareil à l’anneau de fumée, le système tout d’énergies intérieures prétend merveilleusement à une indépendance et à une insécabilité parfaites. Dans une très claire conscience, la mémoire et les phénomènes se trouvent tellement reliés, attendus, répondus ; le passé si bien employé ; le nouveau si promptement compensé ; l’état de relation totale si nettement reconquis que rien ne semble pouvoir commencer, rien se terminer, au sein de cette activité presque pure. L’échange perpétuel de choses qui la constitue, l’assure en apparence d’une conservation indéfinie, car elle n’est attachée à aucune ; et elle ne contient pas quelque élément-limite, quelque objet singulier de perception ou de pensée, tellement plus réel que tous les autres, que quelque autre ne puisse pas venir après lui. Il n’est pas une telle idée qu’elle satisfasse aux conditions inconnues de la conscience au point de la faire évanouir. Il n’existe pas de pensée qui extermine le pouvoir de penser, et le conclue, — une certaine position du pêne qui ferme définitivement la serrure. Non, point de pensée qui soit pour la pensée une résolution née de son développement même, et comme un accord final de cette dissonance permanente.

*
*  *

Puisque la connaissance ne se connaît pas d’extrémité, et puisque aucune idée n’épuise la tâche de la conscience, il faut bien qu’elle périsse dans un événement incompréhensible que lui prédisent et que lui préparent ces affres et ces sensations extraordinaires dont je parlais ; qui nous esquissent des mondes instables et incompatibles avec la plénitude de la vie ; mondes inhumains, mondes infirmes et comparables à ces mondes que le géomètre ébauche en jouant sur les axiomes, le physicien en supposant d’autres constantes que celles admises. Entre la netteté de la vie et la simplicité de la mort, les rêves, les malaises, les extases, tous ces états à demi impossibles, qui introduisent, dirait-on, des valeurs approchées, des solutions irrationnelles ou transcendantes dans l’équation de la connaissance, placent d’étranges degrés, des variétés et des phases ineffables, — car il n’est point de noms pour des choses parmi lesquelles on est bien seul.

Comme la perfide musique compose les libertés du sommeil avec la suite et l’enchaînement de l’extrême attention, et fait la synthèse d’êtres intimes momentanés, ainsi les fluctuations de l’équilibre psychique donnent à percevoir des modes aberrants de l’existence. Nous portons en nous des formes de la sensibilité qui ne peuvent pas réussir, mais qui peuvent naître. Ce sont des instants dérobés à la critique implacable de la durée ; ils ne résistent pas au fonctionnement complet de notre être : ou nous périssons, ou ils se dissolvent. Mais ce sont des monstres pleins de leçons que ces monstres de l’entendement, et que ces états de passage, — espaces dans lesquels la continuité, la connexion, la mobilité connues sont altérées ; empires où la lumière est associée à la douleur ; champs de forces où les craintes et les désirs orientés nous assignent d’étranges circuits ; matière qui est faite de temps ; abîmes littéralement d’horreur, ou d’amour, ou de quiétude ; régions bizarrement soudées à elles-mêmes, domaines non-archimédiens qui défient le mouvement ; sites perpétuels dans un éclair ; surfaces qui se creusent, conjuguées à notre nausée, infléchies sous nos moindres intentions… On ne peut pas dire qu’ils sont réels ; on ne peut pas dire qu’ils ne le sont pas. Qui ne les a pas traversés ne connaît pas le prix de la lumière naturelle et du milieu le plus banal ; il ne connaît pas la véritable fragilité du monde, qui ne se rapporte pas à l’alternative de l’être et du non-être ; ce serait trop simple ! — L’étonnement, ce n’est pas que les choses soient ; c’est qu’elles soient telles, et non telles autres. La figure de ce monde fait partie d’une famille de figures dont nous possédons sans le savoir tous les éléments de groupe infini. C’est le secret des inventeurs.

*
*  *

Au sortir de ces intervalles, et des écarts personnels où les faiblesses, la présence de poisons dans le système nerveux, mais où les forces et les finesses aussi de l’attention, la logique la plus exquise, la mystique bien cultivée, conduisent diversement la conscience, celle-ci vient donc à soupçonner toute la réalité accoutumée de n’être qu’une solution, parmi bien d’autres, de problèmes universels. Elle s’assure que les choses pourraient être assez différentes de ce qu’elles sont, sans qu’elle-même fût très différente de ce qu’elle est. Elle ose considérer son « corps » et son « monde » comme des restrictions presque arbitraires imposées à l’étendue de sa fonction. Elle voit qu’elle correspond ou qu’elle répond, non à un monde, mais à quelque système de degré plus élevé dont les éléments soient des mondes. Elle est capable de plus de combinaisons internes qu’il n’en faut pour vivre ; de plus de rigueur que toute occasion pratique n’en requiert et n’en supporte ; elle se juge plus profonde que l’abîme même de la vie et de la mort animales ; et ce regard sur sa condition ne peut réagir sur elle-même, tant elle s’est reculée et placée hors du tout, et tant elle s’est appliquée à ne jamais figurer dans quoi que ce soit qu’elle puisse concevoir ou se répondre. Ce n’est plus qu’un corps noir qui tout absorbe et ne rend rien.

Retirant de ces remarques exactes et de ces prétentions inévitables une hardiesse périlleuse ; forte de cette espèce d’indépendance et d’invariance qu’elle est contrainte de s’accorder, elle se pose enfin comme fille directe et ressemblante de l’être sans visage, sans origine, auquel incombe et se rapporte toute la tentative du cosmos… Encore un peu, et elle ne compterait plus comme existences nécessaires que deux entités essentiellement inconnues : Soi et X. Toutes deux abstraites de tout, impliquées dans tout, impliquant tout. Égales et consubstantielles.

*
*  *

L’homme que l’exigence de l’infatigable esprit conduit à ce contact de ténèbres éveillées, et à ce point de présence pure, se perçoit comme nu et dépouillé, et réduit à la suprême pauvreté de la puissance sans objet ; victime, chef-d’œuvre, accomplissement de la simplification et de l’ordre dialectique ; comparable à cet état où parvient la plus riche pensée quand elle s’est assimilée à elle-même, et reconnue, et consommée en un petit groupe de caractères et de symboles. Le même travail que nous faisons sur un objet de réflexions, il l’a dépensé sur le sujet qui réfléchit.

Le voici sans instincts, presque sans images ; et il n’a plus de but. Il n’a pas de semblables. Je dis : homme, et je dis : il, par analogie et par manque de mots.

Il ne s’agit plus de choisir, ni de créer ; et pas plus de se conserver que de s’accroître. Rien n’est à surmonter, et il ne peut pas même être question de se détruire.

Tout « génie » est maintenant consumé, ne peut plus servir de rien. Ce ne fut qu’un moyen pour atteindre à la dernière simplicité. Il n’y a pas d’acte du génie qui ne soit moindre que l’acte d’être. Une loi magnifique habite et fonde l’imbécile ; l’esprit le plus fort ne trouve pas mieux en soi-même.

*
*  *

Enfin, cette conscience accomplie s’étant contrainte à se définir par le total des choses, et comme l’excès de la connaissance sur ce Tout, — elle, qui pour s’affirmer doit commencer par nier une infinité de fois, une infinité d’éléments, et par épuiser les objets de son pouvoir sans épuiser ce pouvoir même, — elle est donc différente du néant, d’aussi peu que l’on voudra.

— Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans l’obscurité d’un théâtre. Présence qui ne peut pas se contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu’elle compose toute cette nuit haletante, invinciblement orientée. Nuit complète, nuit impénétrable, nuit absolue ; mais nuit nombreuse, nuit très avide, nuit secrètement organisée, toute construite d’organismes qui se limitent et se compriment ; nuit compacte aux ténèbres bourrées d’organes, qui battent, qui soufflent, qui s’échauffent, et qui défendent, chacun selon sa nature, leur emplacement et leur fonction. En regard de l’intense et mystérieuse assemblée, brillent dans un cadre fermé, et s’agitent, tout le Sensible, l’Intelligible, le Possible. Rien ne peut naître, périr, être à quelque degré, avoir un moment, un lieu, un sens, une figure, — si ce n’est sur cette scène définie, que les destins ont circonscrite, et que l’ayant séparée de je ne sais quelle confusion primordiale, comme furent au premier jour les ténèbres séparées de la lumière, ils ont opposée et subordonnée à la condition d’être vue

*
*  *

Si je vous ai menés dans cette solitude, et jusqu’à cette netteté désespérée, c’est qu’il fallait bien conduire à sa dernière conséquence l’idée que je me suis faite d’une puissance intellectuelle. Le caractère de l’homme est la conscience ; et celui de la conscience, une perpétuelle exhaustion, un détachement sans repos et sans exception de tout ce qu’y paraît, quoi qui paraisse. Acte inépuisable, indépendant de la qualité comme de la quantité des choses apparues, et par lequel l’homme de l’esprit doit enfin se réduire sciemment à un refus indéfini d’être quoi que ce soit.

Tous les phénomènes, par là frappés d’une sorte d’égale répulsion, et comme rejetés successivement par un geste identique, apparaissent dans une certaine équivalence. Les sentiments et les pensées sont enveloppés dans cette condamnation uniforme, étendue à tout ce qui est perceptible. Il faut bien comprendre que rien n’échappe à la rigueur de cette exhaustion ; mais qu’il suffit de notre attention pour mettre nos mouvements les plus intimes au rang des événements et des objets extérieurs : du moment qu’ils sont observables, ils vont se joindre à toutes choses observées. — Couleur et douleur ; souvenirs, attente et surprises ; cet arbre, et le flottement de son feuillage, et sa variation annuelle, et son ombre comme sa substance, ses accidents de figure et de position, les pensées très éloignées qu’il rappelle à ma distraction, — tout cela est égal… Toutes choses se substituent, — ne serait-ce pas la définition des choses ?

*
*  *

Il est impossible que l’activité de l’esprit ne le contraigne pas enfin à cette considération extrême et élémentaire. Ses mouvements multipliés, ses intimes contestations, ses perturbations, ses retours analytiques, que laissent-ils d’inaltéré ? Qu’est-ce qui résiste à l’entrain des sens, à la dissipation des idées, à l’affaiblissement des souvenirs, à la variation lente de l’organisme, à l’action incessante et multiforme de l’univers ? — Ce n’est que cette conscience seule, à l’état le plus abstrait.

Notre personnalité elle-même, que nous prenons grossièrement pour notre plus intime et plus profonde propriété, pour notre souverain bien, n’est qu’une chose, et muable et accidentelle, auprès de ce moi le plus nu ; puisque nous pouvons penser à elle, calculer ses intérêts, et même les perdre un peu de vue, elle n’est donc qu’une divinité psychologique secondaire, qui habite notre miroir et qui obéit à notre nom. Elle est de l’ordre des Pénates. Elle est sujette à la douleur, friande de parfums comme les faux dieux, et comme eux, la tentation des vers. Elle s’épanouit dans les louanges. Elle ne résiste pas à la force des vins, à la délicatesse des paroles, à la sorcellerie de la musique. Elle se chérit, et se trouve par là docile et facile à conduire. Elle se disperse dans le carnaval de la démence, elle se plie bizarrement aux anamorphoses du sommeil. Plus encore : elle est contrainte, avec ennui, de se reconnaître des égales, de s’avouer qu’elle est inférieure à telles autres ; et ce lui est amer et inexplicable.

Tout, d’ailleurs, la fait convenir qu’elle est un simple événement ; qu’il lui faut figurer, avec tous les accidents du monde, dans les statistiques et dans les tables ; qu’elle a commencé par une chance séminale, et dans un incident microscopique ; qu’elle a couru des milliards de risques ; été façonnée par une quantité de rencontres, et qu’elle est en somme, tout admirable, toute volontaire, tout accusée et étincelante qu’elle puisse être, l’effet d’un incalculable désordre.

Chaque personne étant un « jeu de la nature », jeu de l’amour et du hasard, la plus belle intention, et même la plus savante pensée de cette créature toujours improvisée, se sentent inévitablement de leur origine. Son acte est toujours relatif, ses chefs-d’œuvre sont casuels. Elle pense périssable, elle pense individuel, elle pense par raccrocs ; et elle ramasse le meilleur de ses idées dans des occasions fortuites et secrètes qu’elle se garde d’avouer. — Et, d’ailleurs, elle n’est pas sûre d’être positivement quelqu’un ; elle se déguise et se nie plus facilement qu’elle ne s’affirme. Tirant de sa propre inconsistance quelques ressources et beaucoup de vanité, elle met dans les fictions son activité favorite. Elle vit de romans, elle épouse sérieusement mille personnages. Son héros n’est jamais soi-même…

Enfin les neuf dixièmes de sa durée se passent dans ce qui n’est pas encore, dans ce qui n’est plus, dans ce qui ne peut pas être ; tellement que notre véritable présent a neuf chances sur dix de n’être jamais.

*
*  *

Mais chaque vie si particulière possède toutefois, à la profondeur d’un trésor, la permanence fondamentale d’une conscience que rien ne supporte ; et comme l’oreille retrouve et reperd, à travers les vicissitudes de la symphonie, un son grave et continu qui ne cesse jamais d’y résider, mais qui cesse à chaque instant d’être saisi, — le moi pur, élément unique et monotone de l’être même dans le monde, retrouvé, reperdu par lui-même, habite éternellement notre sens ; cette profonde note de l’existence domine, dès qu’on l’écoute, toute la complication des conditions et des variétés de l’existence.

L’œuvre capitale et cachée du plus grand esprit n’est-elle pas de soustraire cette attention substantielle à la lutte des vérités ordinaires ? Ne faut-il pas qu’il arrive à se définir, contre toutes choses, par cette pure relation immuable entre les objets les plus divers, ce qui lui confère une généralité presque inconcevable, et le porte en quelque manière, à la puissance de l’univers correspondant ? — Ce n’est pas sa chère personne qu’il élève à ce haut degré, puisqu’il la renonce en y pensant, et qu’il la substitue dans la place du sujet par ce moi inqualifiable, qui n’a pas de nom, qui n’a pas d’histoire, qui n’est pas plus sensible, ni moins réel que le centre de masse d’une bague ou d’un système planétaire, — mais qui résulte de tout, quel que soit ce tout…

Tout à l’heure, le but évident de cette merveilleuse vie intellectuelle était encore… de s’étonner d’elle-même. Elle s’absorbait à se faire des enfants qu’elle admirât ; elle se bornait à ce qu’il y a de plus beau, de plus doux, de plus clair et de plus solide ; elle n’était gênée que de sa comparaison avec d’autres organisations concurrentes ; elle s’embarrassait du problème le plus étrange que l’on puisse jamais se proposer, et que nous proposent nos semblables, et qui consiste simplement dans la possibilité des autres intelligences, dans la pluralité du singulier, dans la coexistence contradictoire de durées indépendantes entre elles, — tot capita, tot tempora, — problème comparable au problème physique de la relativité, mais incomparablement plus difficile…

Et voici que son zèle pour être unique l’emportant, et que son ardeur pour être toute puissante l’éclairant, elle a dépassé toutes créations, toutes œuvres et jusqu’à ses desseins les plus grands, en même temps qu’elle dépose toute tendresse pour elle-même, et toute préférence pour ses vœux. Elle immole en un moment son individualité. Elle se sent conscience pure : il ne peut pas en exister deux. Elle est le moi, le pronom universel, appellation de ceci qui n’a pas de rapport avec un visage. O quel point de transformation de l’orgueil, et comme il est arrivé où il ne savait pas qu’il allait ! Quelle modération le récompense de ses triomphes ! Il fallait bien qu’une vie si fermement dirigée, et qui a traité comme des obstacles, ou que l’on tourne ou que l’on renverse, tous les objets qu’elle pouvait se proposer, ait enfin une conclusion inattaquable, non une conclusion de sa durée, mais une conclusion en elle-même… Son orgueil l’a conduite jusque là, et là se consume. Cet orgueil conducteur l’abandonne étonnée, nue, infiniment simple sur le pôle de ses trésors.

*
*  *

Ces pensées ne sont pas mystérieuses. On aurait pu écrire tout abstraitement que le groupe le plus général de nos transformations, qui comprend toutes sensations, toutes idées, tous jugements, tout ce qui se manifeste intus et extra, admet un invariant.

*
*  *

Je me suis laissé aller au delà de toute patience et de toute clarté, et j’ai succombé aux idées qui me sont venues pendant que je parlais de ma tâche. J’achève en peu de mots cette peinture un peu simplifiée de mon état : encore quelques instants à passer en 1894.

Rien de si curieux que la lucidité aux prises avec l’insuffisance. Voici à peu près ce qui arrive, ce qui devait arriver, ce qui m’arriva.

J’étais placé dans la nécessité d’inventer un personnage capable de bien des œuvres. J’avais la manie de n’aimer que le fonctionnement des êtres, et dans les œuvres, que leur génération. Je savais que ces œuvres sont toujours des falsifications, des arrangements, l’auteur n’étant heureusement jamais l’homme. La vie de celui-ci n’est pas la vie de celui-là : accumulez tous les détails que vous pourrez sur la vie de Racine, vous n’en tirerez pas l’art de faire ses vers. Toute la critique est dominée par ce principe suranné : l’homme est cause de l’œuvre, — comme le criminel aux yeux de la loi est cause du crime. Ils en sont bien plutôt l’effet ! Mais ce principe pragmatique allège le juge et le critique ; la biographie est plus simple que l’analyse. Sur ce qui nous intéresse le plus, elle n’apprend absolument rien… Davantage ! La véritable vie d’un homme, toujours mal définie, même pour son voisin, même pour lui-même, ne peut pas être utilisée dans une explication de ses œuvres, si ce n’est indirectement et moyennant une élaboration très soigneuse.

Donc, ni maîtresses, ni créanciers, ni anecdotes, ni aventures, — on est conduit au système le plus honnête : imaginer à l’exclusion de tous ces détails extérieurs, un être théorique, un modèle psychologique plus ou moins grossier, mais qui représente, en quelque sorte, notre propre capacité de reconstruire l’œuvre que nous nous sommes proposé de nous expliquer. Le succès est très douteux, mais le travail n’est pas ingrat : s’il ne résout pas les problèmes insolubles de la parthénogenèse intellectuelle, du moins il les pose, et dans une netteté incomparable.

Dans la circonstance, cette conviction était mon seul bien positif.

*
*  *

La nécessité où j’étais placé, le vide que j’avais si bien fait de toutes les solutions antipathiques à ma nature, l’érudition écartée, les ressources rhétoriques différées, tout me mettait dans un état désespéré… Enfin, je le confesse, je ne trouvai pas mieux que d’attribuer à l’infortuné Léonard mes propres agitations, transportant le désordre de mon esprit dans la complexité du sien. Je lui infligeai tous mes désirs à titre de choses possédées. Je lui prêtai bien des difficultés qui me hantaient dans ce temps-là, comme s’il les eût rencontrées et surmontées. Je changeai mes embarras en sa puissance supposée. J’osai me considérer sous son nom, et utiliser ma personne.

Cela était faux, mais vivant. Un jeune homme, curieux de mille choses, ne doit-il pas, après tout, ressembler assez bien à un homme de la Renaissance ? Sa naïveté même ne représente-t-elle pas l’espèce de naïveté relative créée par quatre siècles de découvertes au détriment des hommes de ce temps-là ? — Et puis, pensai-je, Hercule n’avait pas plus de muscles que nous, ils n’étaient que plus gros. Je ne puis même pas déplacer le rocher qu’il enlève, mais la structure de nos machines n’est pas différente ; je lui corresponds os par os, fibre par fibre, acte par acte, et notre similitude me permet l’imagination de ses travaux.

Une brève réflexion fait connaître qu’il n’y a pas d’autre parti que l’on puisse prendre. Il faut se mettre sciemment à la place de l’être qui nous occupe… Et quel autre que nous-mêmes peut répondre, quand nous appelons un esprit ? On n’en trouve jamais qu’en soi. C’est notre propre fonctionnement qui, seul, peut nous apprendre quelque chose sur toute chose. Notre connaissance, à mon sentiment, a pour limite la conscience que nous pouvons avoir de notre être, — et peut-être, de notre corps. Quel que soit X, la pensée que j’en ai, si je la presse, tend vers moi, quel que je sois. On peut l’ignorer ou le savoir, le subir ou le désirer, mais il n’y a point d’échappatoire, point d’autre issue. L’intention de toute pensée est en nous. C’est avec notre propre substance que nous imaginons et que nous formons une pierre, une plante, un mouvement, un objet : une image quelconque n’est peut-être qu’un commencement de nous-mêmes…

*
*  *
lionardo mio
o lionardo che tanto penate…

Quant au vrai Léonard, il fut ce qu’il fut… Ce mythe, toutefois, plus étrange que tous les autres, gagne indéfiniment à être replacé de la fable dans l’histoire. Plus on va, plus précisément il grandit. Les expériences d’Ader et des Wright ont illuminé d’une gloire rétrospective le Codex sur le vol des oiseaux ; le germe des théories de Fresnel se trouve dans certains passages des manuscrits de l’Institut. Au cours de ces dernières années, les recherches du regretté M. Duhem sur les Origines de la statique ont permis d’attribuer à Léonard le théorème fondamental de la composition des forces, et une notion très nette — quoique incomplète — du principe du travail virtuel.

1919.

II. — INTRODUCTION A LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI
1894

A Marcel Schwob

Il reste d’un homme ce que donnent à songer son nom, et les œuvres qui font de ce nom un signe d’admiration, de haine ou d’indifférence. Nous pensons qu’il a pensé, et nous pouvons retrouver entre ses œuvres cette pensée qui lui vient de nous : nous pouvons refaire cette pensée à l’image de la nôtre. Aisément, nous nous représentons un homme ordinaire : de simples souvenirs en ressuscitent les mobiles et les réactions élémentaires. Parmi les actes indifférents qui constituent l’extérieur de son existence, nous trouvons la même suite qu’entre les nôtres ; nous en sommes le lien aussi bien que lui, et le cercle d’activité que son être suggère ne déborde pas de celui qui nous appartient. Si nous faisons que cet individu excelle en quelque point, nous en aurons plus de mal à nous figurer les travaux et les chemins de son esprit. Pour ne pas nous borner à l’admirer confusément, nous serons contraints d’étendre dans un sens notre imagination de la propriété qui domine en lui, et dont nous ne possédons, sans doute, que le germe. Mais si toutes les facultés de l’esprit choisi sont largement développées à la fois, ou si les restes de son action paraissent considérables dans tous les genres, la figure en devient de plus en plus difficile à saisir dans son unité et tend à échapper à notre effort. D’une extrémité de cette étendue mentale à une autre, il y a de telles distances que nous n’avons jamais parcourues. La continuité de cet ensemble manque à notre connaissance, comme s’y dérobent ces informes haillons d’espace qui séparent des objets connus, et traînent au hasard des intervalles ; comme se perdent à chaque instant des myriades de faits, hors du petit nombre de ceux que le langage éveille. Il faut pourtant s’attarder, s’y faire, surmonter la peine qu’impose à notre imagination cette réunion d’éléments hétérogènes par rapport à elle. Toute intelligence, ici, se confond avec l’invention d’un ordre unique, d’un seul moteur et désire animer d’une sorte de semblable le système qu’elle s’impose. Elle s’applique à former une image décisive. Avec une violence qui dépend de son ampleur et de sa lucidité, elle finit par reconquérir sa propre unité. Comme par l’opération d’un mécanisme, une hypothèse se déclare, et se montre l’individu qui a tout fait, la vision centrale où tout a dû se passer, le cerveau monstrueux ou l’étrange animal qui a tissé des milliers de purs liens entre tant de formes, et de qui ces constructions énigmatiques et diverses furent les travaux, l’instinct faisant sa demeure. La production de cette hypothèse est un phénomène qui comporte des variations, mais point de hasard. Elle vaut ce que vaudra l’analyse logique dont elle devra être l’objet. Elle est le fond de la méthode qui va nous occuper et nous servir.

Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue. Et je veux qu’il ait un sentiment de la différence des choses infiniment vif, dont les aventures pourraient bien se nommer analyse. Je vois que tout l’oriente : c’est à l’univers qu’il songe toujours, et à la rigueur[6]. Il est fait pour n’oublier rien de ce qui entre dans la confusion de ce qui est : nul arbuste. Il descend dans la profondeur de ce qui est à tout le monde, s’y éloigne et se regarde. Il atteint aux habitudes et aux structures naturelles, il les travaille de partout, et il lui arrive d’être le seul qui construise, énumère, émeuve. Il laisse debout des églises, des forteresses ; il accomplit des ornements pleins de douceur et de grandeur, mille engins, et les figurations rigoureuses de mainte recherche. Il abandonne les débris d’on ne sait quels grands jeux. Dans ces passe-temps, qui se mêlent de sa science, laquelle ne se distingue pas d’une passion, il a le charme de sembler toujours penser à autre chose… Je le suivrai se mouvant dans l’unité brute et l’épaisseur du monde, où il se fera la nature si familière qu’il l’imitera pour y toucher, et finira dans la difficulté de concevoir un objet qu’elle ne contienne pas.

[6] Hostinato rigore, obstinée rigueur. Devise de Léonard.

Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l’expansion de termes trop éloignés d’ordinaire et qui se déroberaient. Aucun ne me paraît plus convenir que celui de Léonard de Vinci. Celui qui se représente un arbre est forcé de se représenter un ciel ou un fond pour l’y voir s’y tenir. Il y a là une sorte de logique presque sensible et presque inconnue. Le personnage que je désigne se réduit à une déduction de ce genre. Presque rien de ce que j’en saurai dire ne devra s’entendre de l’homme qui a illustré ce nom : je ne poursuis pas une coïncidence que je juge impossible à mal définir. J’essaye de donner une vue sur le détail d’une vie intellectuelle, une suggestion des méthodes que toute trouvaille implique, une, choisie parmi la multitude des choses imaginables, modèle qu’on devine grossier, mais de toute façon préférable aux suites d’anecdotes douteuses, aux commentaires des catalogues de collections, aux dates. Une telle érudition ne ferait que fausser l’intention tout hypothétique de cet essai. Elle ne m’est pas inconnue, mais j’ai surtout à ne pas en parler, pour ne pas donner à confondre une conjecture relative à des termes fort généraux, avec les débris extérieurs d’une personnalité si bien évanouie qu’ils nous offrent la certitude de son existence pensante, autant que celle de ne jamais la mieux connaître.

*
*  *

Mainte erreur, gâtant les jugements qui se portent sur les œuvres humaines, est due à un oubli singulier de leur génération. On ne se souvient pas souvent qu’elles n’ont pas toujours été. Il en est provenu une sorte de coquetterie réciproque qui fait généralement taire — jusqu’à les trop bien cacher — les origines d’un ouvrage. Nous les craignons humbles ; nous allons jusqu’à redouter qu’elles soient naturelles. Et, bien que fort peu d’auteurs aient le courage de dire comment ils ont formé leur œuvre, je crois qu’il n’y en a pas beaucoup plus qui se soient risqués à le savoir. Une telle recherche commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives ; elle ne supporte aucune idée de supériorité, aucune manie de grandeur. Elle conduit à découvrir la relativité sous l’apparente perfection. Elle est nécessaire pour ne pas croire que les esprits sont aussi profondément différents que leurs produits les font paraître. Certains travaux des sciences, par exemple, et ceux des mathématiques en particulier, présentent une telle limpidité de leur armature qu’on les dirait l’œuvre de personne. Ils ont quelque chose d’inhumain. Cette disposition n’a pas été inefficace. Elle a fait supposer une distance si grande entre certaines études, comme les sciences et les arts, que les esprits originaires en ont été tout séparés dans l’opinion et juste autant que les résultats de leurs travaux semblaient l’être. Ceux-ci pourtant, ne diffèrent qu’après les variations d’un fond commun, parce qu’ils en conservent et ce qu’ils en négligent, en formant leurs langages et leurs symboles. Il faut donc avoir quelque défiance à l’égard des livres et des expositions trop pures. Ce qui est fixé nous abuse, et ce qui est fait pour être regardé change d’allure, s’ennoblit. C’est mouvantes, irrésolues, encore à la merci d’un moment, que les opérations de l’esprit vont pouvoir nous servir, avant qu’on les ait appelées divertissement ou loi, théorème ou chose d’art, et qu’elles se soient éloignées, en s’achevant, de leur ressemblance.

Intérieurement, il y a un drame. Drame, aventures, agitations, tous les mots de cette espèce peuvent s’employer, pourvu qu’ils soient plusieurs et se corrigent l’un par l’autre. Ce drame se perd le plus souvent, tout comme les pièces de Ménandre. Cependant, nous gardons les manuscrits de Léonard et les illustres notes de Pascal. Ces lambeaux nous forcent à les interroger. Ils nous font deviner par quels sursauts de pensée, par quelles bizarres introductions des événements humains et des sensations continuelles, après quelles immenses minutes de langueur se sont montrées à des hommes les ombres de leurs œuvres futures, les fantômes qui précèdent. Sans recourir à de si grands exemples qu’ils emportent le danger des erreurs de l’exception, il suffit d’observer quelqu’un qui se croit seul et s’abandonne ; qui recule devant une idée ; qui la saisit ; qui nie, sourit ou se contracte, et mime l’étrange situation de sa propre diversité. Les fous s’y livrent devant tout le monde.

Voilà des exemples qui lient immédiatement des déplacements physiques, finis, mesurables à la comédie personnelle dont je parlais. Les acteurs d’ici sont des images mentales et il est aisé de comprendre que, si l’on fait s’évanouir la particularité de ces images pour ne lire que leur succession, leur fréquence, leur périodicité, leur facilité diverse d’association, leur durée enfin, on est vite tenté de leur trouver des analogies dans le monde dit matériel, d’en rapprocher les analyses scientifiques, de leur supposer un milieu, une continuité, des propriétés de déplacement, des vitesses et, de suite, des masses, de l’énergie. On s’avise alors qu’une foule de ces systèmes sont possibles, que l’un d’eux en particulier ne vaut pas plus qu’un autre, et que leur usage, précieux, car il éclaircit toujours quelque chose, doit être à chaque instant surveillé et restitué à son rôle purement verbal. Car l’analogie n’est précisément que la faculté de varier les images, de les combiner, de faire coexister la partie de l’une avec la partie de l’autre et d’apercevoir, volontairement on non, la liaison de leurs structures. Et cela rend indescriptible l’esprit, qui est leur lieu. Les paroles y perdent leur vertu. Là, elles se forment, elles jaillissent devant ses yeux : c’est lui qui nous décrit les mots.

L’homme emporte ainsi des visions, dont la puissance fait la sienne. Il y rapporte son histoire. Elles en sont le lien géométrique. De là tombent ces décisions qui étonnent, ces perspectives, ces divinations foudroyantes, ces justesses du jugement, ces illuminations, ces incompréhensibles inquiétudes, et des sottises. On se demande avec stupéfaction, dans certains cas extraordinaires, en invoquant des dieux abstraits, le génie, l’inspiration, mille autres, d’où viennent ces accidents. Une fois de plus on croit qu’il s’est créé quelque chose, car on adore le mystère et le merveilleux autant qu’ignorer les coulisses ; on traite la logique de miracle, mais l’inspiré était prêt depuis un an. Il était mûr. Il y avait pensé toujours — peut-être sans s’en douter — et où les autres étaient encore à ne pas voir, il avait regardé, combiné et ne faisait plus que lire dans son esprit. Le secret — celui de Léonard comme celui de Bonaparte, comme celui que possède une fois la plus haute intelligence — est et ne peut être que dans les relations qu’ils trouvèrent, — qu’ils furent forcés de trouver — entre des choses dont nous échappe la loi de continuité. Il est certain qu’au moment décisif, ils n’avaient plus qu’à effectuer des actes définis. L’affaire suprême, celle que le monde regarde, n’était plus qu’une chose simple, — comme de comparer deux longueurs.

Ce point de vue rend perceptible l’unité de méthode qui nous occupe. Dans ce milieu, elle est native, élémentaire. Elle en est la vie même et la définition. Et quand des penseurs aussi puissants que celui auquel je songe le long de ces lignes, retirent de cette propriété ses ressources implicites, ils ont le droit d’écrire dans un moment plus conscient et plus clair : Facil cosa e farsi universale ! Il est aisé de se rendre universel ! Ils peuvent, une minute, admirer le prodigieux instrument qu’ils sont, — quittes à nier instantanément un prodige.

Mais cette clarté finale ne s’éveille qu’après de longs errements, d’indispensables idolâtries. La conscience des opérations de la pensée, qui est la logique méconnue dont j’ai parlé, n’existe que rarement, même dans les plus fortes têtes. Le nombre des conceptions, la puissance de les prolonger, l’abondance des trouvailles sont autres choses et se produisent en dehors du jugement que l’on porte sur leur nature. Cette opinion est cependant d’une importance aisée, à représenter. Une fleur, une proposition, un bruit peuvent être imaginés presque simultanément ; on peut les faire se suivre d’aussi près qu’on le voudra ; l’un quelconque de ces objets de pensée peut aussi se changer, être déformé, perdre successivement sa physionomie initiale au gré de l’esprit qui le tient ; — mais la connaissance de ce pouvoir, seule, lui confère toute sa valeur. Seule, elle permet de critiquer ces formations, de les interpréter, de n’y trouver que ce qu’elles contiennent et de ne pas en étendre les états directement à ceux de la réalité. Avec elle commence l’analyse de toutes les phases intellectuelles, de tout ce qu’elle va pouvoir nommer folie, idole, trouvaille, — auparavant nuances, qui ne se distinguaient pas les unes des autres. Elles étaient des variations équivalentes d’une commune substance ; elles se comparaient, elles faisaient des flottaisons indéfinies et comme irresponsables, quelquefois pouvant se nommer, toutes du même système. La conscience des pensées que l’on a, en tant que ce sont des pensées, est de reconnaître cette sorte d’égalité ou d’homogénéité ; de sentir que toutes les combinaisons de la sorte sont légitimes, naturelles, et que la méthode consiste à les exciter, à les voir avec précision, à chercher ce qu’elles impliquent.

A un point de cette observation ou de cette double vie mentale, qui réduit la pensée ordinaire à être le rêve d’un dormeur éveillé, il apparaît que la série de ce rêve, la nue de combinaisons, de contrastes, de perceptions, qui se groupe autour d’une recherche ou qui file indéterminée, selon le plaisir, se développe avec une régularité perceptible, une continuité évidente de machine. L’idée surgit alors (ou le désir) de précipiter le cours de cette suite, d’en porter les termes à leur limite, à celle de leurs expressions imaginables, après laquelle tout sera changé. Et si ce mode d’être conscient devient habituel, on en viendra, par exemple, à examiner d’emblée tous les résultats possibles d’un acte envisagé, tous les rapports d’un objet conçu, pour arriver de suite à s’en défaire, à la faculté de deviner toujours une chose plus intense ou plus exacte que la chose donnée, au pouvoir de se réveiller hors d’une pensée qui durait trop. Quelle qu’elle soit, une pensée qui se fixe prend les caractères d’une hypnose et devient, dans le langage logique, une idole ; dans le domaine de la construction poétique et de l’art, une infructueuse monotonie. Le sens dont je parle et qui mène l’esprit à se prévoir soi-même, à imaginer l’ensemble de ce qui allait s’imaginer dans le détail, et l’effet de la succession ainsi résumée, est la condition de toute généralité. Lui, qui dans certains individus s’est présenté sous la forme d’une véritable passion et avec une énergie singulière ; qui, dans les arts, permet toutes les avances et explique l’emploi de plus en plus fréquent de termes resserrés, de raccourcis et de contrastes violents, existe implicitement sous sa forme rationnelle au fond de toutes les conceptions mathématiques. C’est une opération très semblable à lui, qui, sous le nom de raisonnement par récurrence[7], donne à ces analyses leur extension, — et qui, depuis le type de l’addition jusqu’à la sommation infinitésimale, fait plus que d’épargner un nombre indéfini d’expériences inutiles : elle s’élève à des êtres plus complexes, parce que l’imitation consciente de mon acte est un nouvel acte qui enveloppe toutes les adaptations possibles du premier.

[7] L’importance philosophique de ce raisonnement a été, pour la première fois, mise en évidence par M. Poincaré dans un article récent. Consulté par l’auteur sur la question de priorité, l’illustre savant a bien voulu confirmer l’attribution que nous lui faisions.

*
*  *

Ce tableau, drames, remous, lucidité, s’oppose de lui-même à d’autres mouvements et à d’autres scènes qui tirent de nous les noms de « Nature » ou de « Monde » et dont nous ne savons faire autre chose que nous en distinguer, pour aussitôt nous y remettre.

Les philosophes ont généralement abouti à impliquer notre existence dans cette notion, et elle dans la nôtre même ; mais ils ne vont guère au delà, car l’on sait qu’ils ont à faire de débattre ce qu’y virent leurs prédécesseurs, bien plus que d’y regarder en personne. Les savants et les artistes en ont diversement joui, et les uns ont fini par mesurer, puis construire ; et les autres par construire comme s’ils avaient mesuré. Tout ce qu’ils ont fait se replace de soi-même dans le milieu et y prend part, le continuant par de nouvelles formes données aux matériaux qui le constituent. Mais avant d’abstraire et de bâtir, on observe : la personnalité des sens, leur docilité différente, distingue et trie parmi les qualités proposées en masse celles qui seront retenues et développées par l’individu. La constatation est d’abord subie, presque sans pensée, avec le sentiment de se laisser emplir et celui d’une circulation lente et comme heureuse : il arrive qu’on s’y intéresse et qu’on donne aux choses qui étaient fermées, irréductibles, d’autres valeurs ; on y ajoute, on se plaît davantage à des points particuliers, on se les exprime et il se produit comme la restitution d’une énergie que les sens auraient reçue ; bientôt elle déformera le site à son tour, y employant la pensée réfléchie d’une personne.

L’homme universel commence, lui aussi, par contempler simplement, et il revient toujours à s’imprégner de spectacles. Il retourne aux ivresses de l’instinct particulier et à l’émotion que donne la moindre chose réelle, quand on les regarde tous deux, si bien clos par toutes leurs qualités et concentrant de toute manière tant d’effets.

*
*  *

La plupart des gens y voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux : la Maison ! Idée complexe, accord de qualités abstraites. S’ils se déplacent, le mouvement des files de fenêtres, la translation des surfaces qui défigure continûment leur sensation, leur échappent, — car le concept ne change pas. Ils perçoivent plutôt selon un lexique que d’après leur rétine, ils approchent si mal les objets, ils connaissent si vaguement les plaisirs et les souffrances d’y voir, qu’ils ont inventé les beaux sites. Ils ignorent le reste. Mais là, ils se régalent d’un concept qui fourmille de mots. (Une règle générale de cette faiblesse qui existe dans tous les domaines de la connaissance est précisément le choix de lieux évidents, le repos en des systèmes définis, qui facilitent, mettent à la portée… Ainsi peut-on dire que l’œuvre d’art, est toujours plus ou moins didactique.) Ces beaux sites eux-mêmes leur sont assez fermés. Et toutes les modulations que les petits pas, la lumière, l’appesantissement du regard ménagent, ne les atteignent pas. Ils ne font ni ne défont rien dans leurs sensations. Sachant horizontal le niveau des eaux tranquilles, ils méconnaissent que la mer est debout au fond de la vue ; si le bout d’un nez, un éclat d’épaule, deux doigts trempent au hasard dans un coup de lumière qui les isole, eux ne se font jamais à n’y voir qu’un bijou neuf, enrichissant leur vision. Ce bijou est un fragment d’une personne qui seule existe, leur est connue. Et, comme ils rejettent à rien ce qui manque d’une appellation le nombre de leurs impressions se trouve strictement fini d’avance[8] !

[8] Voir dans le Traité de la Peinture, la proposition CCLXXI. « Impossibile che una memoria possa riserbare tutti gli aspetti o mutationi d’alcun membro di qualunque animal si sia… E perche ogni quantità continua è divisibile in infinito… » Il est impossible qu’une mémoire puisse retenir tous les aspects d’aucun membre de n’importe quel animal. Démonstration géométrique par la divisibilité à l’infini d’une grandeur continue.

Ce que j’ai dit de la vue s’étend aux autres sens. Je l’ai choisie parce qu’elle me paraît le plus spirituel de tous. Dans l’esprit, les images visuelles prédominent. C’est entre elles que s’exerce le plus souvent la faculté analogique. Le terme inférieur de cette faculté qui est la comparaison de deux objets peut même recevoir pour origine une erreur de jugement accompagnant une sensation peu distincte. La forme et la couleur d’un objet sont si évidemment principales qu’elles entrent dans la conception d’une qualité de cet objet se référant à un autre sens. Si l’on parle de la dureté du fer, presque toujours l’image visuelle du fer sera produite et rarement une image auditive.

L’usage du don contraire conduit à de véritables analyses. On ne peut dire qu’il s’exerce dans la nature. Ce mot, qui paraît général et contenir toute possibilité d’expérience, est tout à fait particulier. Il évoque des images personnelles, déterminant la mémoire ou l’histoire d’un individu. Le plus souvent, il suscite la vision d’une éruption verte, vague et continue, d’un grand travail élémentaire s’opposant à l’humain, d’une quantité monotone qui va nous recouvrir, de quelque chose plus forte que nous, s’enchevêtrant, se déchirant, dormant, brodant encore, et à qui, personnifiée, les poètes accordèrent de la cruauté, de la bonté et plusieurs autres intentions. Il faut donc placer celui qui regarde et peut bien voir, dans un coin quelconque de ce qui est.


L’observateur est pris dans une sphère qui ne se brise jamais, où il y a des différences qui seront les mouvements et les objets, et dont la surface se conserve close bien que toutes les portions s’en renouvellent et s’y déplacent. L’observateur n’est d’abord que la condition de cet espace fini : à chaque instant il est cet espace fini. Nul souvenir, aucun pouvoir ne le trouble tant qu’il s’égale à ce qu’il regarde. Et pour peu que je puisse le concevoir durant ainsi, je concevrai que ses impressions diffèrent le moins du monde de celles qu’il recevrait dans un rêve. Il arrive à sentir du bien, du mal, du calme lui venant[9] de ces formes toutes quelconques, où son propre corps se compte. Et voici lentement les unes qui commencent de se faire oublier, et de ne plus être vues qu’à peine, tandis que d’autres parviennent à se faire apercevoir — là où elles avaient toujours été. Une très intime confusion des changements qu’entraînent dans la vision sa durée, et la lassitude, avec ceux dus aux mouvements ordinaires, doit se noter. Certains endroits sur l’étendue de cette vision s’exagèrent, comme un membre malade semble plus gros et encombre l’idée qu’on a de son corps, par l’importance que lui donne la douleur. Ces points forts paraîtront plus faciles à retenir, plus doux à être vus. C’est de là que le spectateur s’élève à la rêverie, et désormais il va pouvoir étendre à des objets de plus en plus nombreux des caractères particuliers provenant des premiers et des mieux connus. Il perfectionne l’espace donné en se souvenant d’un précédent. Puis, à son gré, il arrange et défait ses impressions successives. Il peut apprécier d’étranges combinaisons : il regarde comme un être total et solide un groupe de fleurs ou d’hommes, une main, une joue qu’il isole, une tache de clarté sur un mur, une rencontre d’animaux mêlés par hasard. Il se met à vouloir se figurer des ensembles invisibles dont les parties lui sont données. Il devine les nappes qu’un oiseau dans son vol engendre, la courbe sur laquelle glisse une pierre lancée, les surfaces qui définissent nos gestes, et les déchirures extraordinaires, les arabesques fluides, les chambres informes, créées dans un réseau pénétrant tout, par la rayure grinçante du tremblement des insectes, le roulis des arbres, les roues, le sourire humain, la marée. Parfois, les traces de ce qu’il a imaginé se laissent voir sur les sables, sur les eaux ; parfois sa rétine elle — même peut comparer, dans le temps, à quelque objet la forme de son déplacement.

[9] Sans toucher les questions physiologiques, je mentionne le cas d’un individu atteint de manie dépressive que j’ai vu dans une clinique. Ce malade, qui était dans l’état de vie ralentie, reconnaissait les objets avec une lenteur extraordinaire. Les sensations lui parvenaient au bout d’un temps considérable. Aucun besoin ne se faisait sentir en lui. Cette forme, qui reçoit parfois le nom de manie stupide, est excessivement rare.

Des formes nées du mouvement, il y a un passage vers les mouvements que deviennent les formes, à l’aide d’une simple variation de la durée. Si la goutte de pluie paraît comme une ligne, mille vibrations comme un son continu, les accidents de ce papier comme un plan poli et que la durée de l’impression s’y emploie seule, une forme stable peut se remplacer par une rapidité convenable dans le transfert périodique d’une chose (ou élément) bien choisie. Les géomètres pourront introduire le temps, la vitesse dans l’étude des formes, comme ils pourront les écarter de celle des mouvements ; et les langages feront qu’une jetée s’allonge, qu’une montagne s’élève, qu’une statue se dresse. Et le vertige de l’analogie, la logique de la continuité transporte ces actions à la limite de leur tendance, à l’impossibilité d’un arrêt. Tout se meut de degré en degré, imaginairement. Dans cette chambre et parce que je laisse cette pensée durer seule, les objets agissent comme la flamme de la lampe : le fauteuil se consume sur place, la table se décrit si vite qu’elle en est immobile, les rideaux coulent sans fin, continûment. Voici une complexité infinie ; pour se ressaisir à travers la notion des corps, la circulation des contours, la mêlée des nœuds, les routes, les chutes, les tourbillons, l’écheveau des vitesses, il faut recourir à notre grand pouvoir, d’oubli ordonné — et, sans détruire la notion acquise, on installe une conception abstraite : celle des ordres de grandeur.

Telle, dans l’agrandissement de « ce qui est donné », expire l’ivresse de ces choses particulières — desquelles il n’y a pas de science. En les regardant longuement, si l’on y pense, elles se changent ; et si l’on n’y pense pas, on se prend dans une torpeur qui tient et consiste comme un rêve tranquille, où l’on fixe hypnotiquement l’angle d’un meuble, l’ombre d’une feuille, pour s’éveiller dès qu’on les voit. Certains hommes ressentent, avec une délicatesse spéciale, la volupté de l’individualité des objets. Ils préfèrent avec délices, dans une chose, cette qualité d’être unique — qu’elles ont toutes. Curiosité qui trouve son expression ultime dans la fiction et les arts du théâtre et qu’on a nommée, à cette extrémité, la faculté d’identification[10]. Rien n’est plus délibérément absurde à la description que cette témérité d’une personne se déclarant qu’elle est un objet déterminé et qu’elle en ressent les impressions — cet objet fût-il matériel[11] ! Rien n’est plus puissant dans la vie imaginative. L’objet choisi devient comme le centre de cette vie, un centre d’associations de plus en plus nombreuses, suivant que cet objet est plus ou moins complexe. Au fond, cette faculté ne peut être qu’un moyen d’exciter la vitalité imaginative, de transformer une énergie potentielle en actuelle, jusqu’au point où elle devient une caractéristique pathologique, et domine affreusement la stupidité croissante d’une intelligence qui s’en va.

[10] Edgar Poe, sur Shakespeare (Marginalia).

[11] Si l’on éclaircit pourquoi l’identification à un objet matériel paraît plus absurde que celle à un objet vivant, on aura fait un pas dans la question.

Depuis le regard pur sur les choses jusqu’à ces états, l’esprit n’a fait qu’agrandir ses fonctions, créer des êtres selon les problèmes que toute sensation lui pose et qu’il résout plus ou moins aisément, suivant qu’il lui est demandé une plus ou moins forte production de tels êtres. On voit que nous touchons ici à la pratique même de la pensée. Penser consiste, presque tout le temps que nous y donnons, à errer parmi des motifs dont nous savons, avant tout, que nous les connaissons plus ou moins bien. Les choses pourraient donc se classer d’après la facilité ou la difficulté qu’elles offrent à notre compréhension, d’après le degré de familiarité que nous avons avec elles, et selon les résistances diverses que nous opposent leurs conditions ou leurs parties pour être imaginées ensemble. Reste à conjecturer l’histoire de cette graduation de la complexité.

*
*  *

Le monde est irrégulièrement semé de dispositions régulières. Les cristaux en sont ; les fleurs, les feuilles ; maints ornements de stries, de taches sur les fourrures, les ailes, les coquilles des animaux ; les traces du vent sur les sables et les eaux, etc. Parfois, ces effets dépendent d’une sorte de perspective et de groupements inconstants. L’éloignement les produit ou les altère. Le temps les montre ou les voile. Ainsi le nombre des décès, des naissances, des crimes et des accidents présente une régularité dans sa variation, qui s’accuse d’autant plus qu’on le recherche dans plus d’années. Les événements les plus surprenants et les plus asymétriques par rapport au cours des instants voisins, rentrent dans un semblant d’ordre par rapport à de plus vastes périodes. On peut ajouter à ces exemples, celui des instincts, des habitudes et des mœurs, et jusqu’aux apparences de périodicité qui ont fait naître tant de systèmes de philosophie historique.

La connaissance des combinaisons régulières appartient aux sciences diverses, et, lorsqu’il n’a pas pu s’en constituer, au calcul des probabilités. Notre dessein n’a besoin que de cette remarque faite dès que nous avons commencé d’en parler : les combinaisons régulières, soit du temps, soit de l’espace, sont irrégulièrement distribuées dans le champ de notre investigation. Mentalement, elles paraissent s’opposer à une quantité de choses informes.

Je pense qu’elles pourraient se qualifier les « premiers guides de l’esprit humain », si une telle proposition n’était immédiatement convertible. De toute façon, elles représentent la continuité[12]. Une pensée comporte un changement ou un transfert (d’attention, par exemple), entre des éléments supposés fixes par rapport à elle et qu’elle choisit dans la mémoire ou dans la perception actuelle. Si ces éléments sont parfaitement semblables, ou si leur différence se réduit à une simple distance, au fait élémentaire de ne pas se confondre, le travail à exercer se réduit à cette notion purement différentielle. Ainsi une ligne droite sera la plus facile à concevoir de toutes les lignes, parce qu’il n’y a pas d’effort plus petit pour la pensée que celui à exercer en passant de l’un de ses points à un autre, chacun d’eux étant semblablement placé par rapport à tous les autres. En d’autres termes, toutes ses portions sont tellement homogènes, si courtes qu’on les conçoive, qu’elles se réduisent toutes à une seule, toujours la même : et c’est pourquoi l’on réduit toujours les dimensions des figures à des longueurs droites. A un degré plus élevé de complexité, c’est à la périodicité qu’on demande de représenter les propriétés continues, car cette périodicité, qu’elle ait lieu dans le temps ou dans l’espace, n’est autre chose que la division d’un objet de pensée, en fragments tels qu’ils puissent se remplacer l’un par l’autre, à de certaines conditions définies, — ou la multiplication de cet objet sous les mêmes conditions.

[12] Ce mot n’est pas ici au sens des mathématiciens. Il ne s’agit pas d’insérer dans un intervalle un infini dénombrable et un infini indénombrable de valeurs ; il ne s’agit que de l’intuition naïve, d’objets qui font penser à des lois, des lois qui parlent aux yeux. L’existence ou la possibilité de choses semblables est le premier fait, non le moins étonnant, de cet ordre.

Pourquoi, de tout ce qui existe, une partie seulement peut-elle se réduire ainsi ? Il y a un instant où la figure devient si complexe, où l’événement paraît si neuf qu’il faut renoncer à les saisir d’ensemble, à poursuivre leur traduction en valeurs continues. A quel point les Euclides se sont-ils arrêtés dans l’intelligence des formes ? A quel degré de l’interruption de la continuité figurée se sont-ils heurtés ? C’est un point final d’une recherche où l’on ne peut s’empêcher d’être tenté par les doctrines de l’évolution. On ne veut pas s’avouer que cette borne peut être définitive.

Le sûr est que toutes les spéculations ont pour fondement et pour but l’extension de la continuité à l’aide de métaphores, d’abstractions et de langages. Les arts en font un usage dont nous parlerons bientôt.

Nous arrivons à nous représenter le monde comme se laissant réduire, çà et là, en éléments intelligibles. Tantôt nos sens y suffisent, d’autres fois les plus ingénieuses méthodes s’y emploient, mais il reste des vides. Les tentatives demeurent lacunaires. C’est ici le royaume de notre héros. Il a un sens extraordinaire de la symétrie qui lui fait problème de tout. A toute fissure de compréhension s’introduit la production de son esprit. On voit de quelle commodité il peut être. Il est comme une hypothèse physique. Il faudrait l’inventer, mais il existe ; l’homme universel peut maintenant s’imaginer. Un Léonard de Vinci peut exister dans nos esprits, sans les trop éblouir, au titre d’une notion : une rêverie de son pouvoir peut ne pas se perdre trop vite dans la brume de mots et d’épithètes considérables, propices à l’inconsistance de la pensée. Croirait-on que lui-même se fût satisfait de tels mirages ?

*
*  *

Il garde, cet esprit symbolique, la plus vaste collection de formes, un trésor toujours clair des attitudes de la nature, une puissance toujours imminente et qui grandit selon l’extension de son domaine. Une foule d’êtres, une foule de souvenirs possibles, la force de reconnaître dans l’étendue du monde un nombre extraordinaire de choses distinctes et de les arranger de mille manières, le constituent. Il est le maître des visages, des anatomies, des machines. Il sait de quoi se fait un sourire ; il peut le mettre sur la face d’une maison, aux plis d’un jardin ; il échevèle et frise les filaments des eaux, les langues des feux. En bouquets formidables, si sa main figure les péripéties des attaques qu’il combine, se décrivent les trajectoires de milliers de boulets écrasant les ravelins de cités et de places, à peine construites par lui dans tous leurs détails, et fortifiées. Comme si les variations des choses lui paraissaient dans le calme trop lentes, il adore les batailles, les tempêtes, le déluge. Il s’est élevé à les voir dans leur ensemble mécanique, et à les sentir dans l’indépendance apparente ou la vie de leurs fragments, dans une poignée de sable envolée éperdue, dans l’idée égarée de chaque combattant où se tort une passion et une douleur intime[13]. Il est dans le petit corps « timide et brusque » des enfants, il connaît les restrictions du geste des vieillards et des femmes, la simplicité du cadavre. Il a le secret de composer des êtres fantastiques dont l’existence devient probable, où le raisonnement qui accorde leurs parties est si rigoureux qu’il suggère la vie et le naturel de l’ensemble. Il fait un christ, un ange, un monstre en prenant ce qui est connu, ce qui est partout, dans un ordre nouveau, en profitant de l’illusion et de l’abstraction de la peinture, laquelle ne produit qu’une seule qualité des choses, et les évoque toutes.

[13] Voir la description d’une bataille, du déluge, etc., au Traité de la peinture et dans les manuscrits de l’Institut. (Ed. Ravaisson-Mollien.) Aux manuscrits de Windsor se voient les dessins des tempêtes, bombardements, etc.

Des précipitations ou des lenteurs simulées par les chutes des terres et des pierres, des courbures massives aux draperies multipliées ; des fumées poussant sur les toits aux arborescences lointaines, aux hêtres gazeux des horizons ; des poissons aux oiseaux ; des étincelles solaires de la mer aux mille minces miroirs des feuilles de bouleau ; des écailles aux éclats marchant sur les golfes ; des oreilles et des boucles aux tourbillons figés des coquilles, il va. Il passe de la coquille à l’enroulement de la tumeur des ondes, de la peau des minces étangs à des veines qui la tiédiraient, à des mouvements élémentaires de reptation, aux couleuvres fluides. Il vivifie. L’eau, autour du nageur[14], il la colle en écharpes, en langes moulant les efforts des muscles. L’air, il le fixe dans le sillage des alouettes en effilochures d’ombre, en fuites mousseuses de bulles que ces routes aériennes et leur fine respiration doivent défaire et laisser à travers les feuillets bleuâtres de l’espace, l’épaisseur du cristal vague de l’espace.

[14] Croquis dans les manuscrits de l’Institut.

Il reconstruit tous les édifices ; tous les modes de s’ajouter des matériaux les plus différents le tentent. Il jouit des choses distribuées dans les dimensions de l’espace ; des voussures, des charpentes, des dômes tendus ; des galeries et des loges alignées ; des masses que retient en l’air leur poids dans des arcs ; des ricochets des ponts ; des profondeurs de la verdure des arbres s’éloignant dans une atmosphère où elle boit ; de la structure des vols migrateurs dont les triangles aigus vers le sud montrent une combinaison rationnelle d’êtres vivants.

Il se joue, il s’enhardit, il traduit dans cet universel langage tous ses sentiments avec clarté. L’abondance de ses ressources métaphoriques le permet. Son goût de n’en pas finir avec ce que contient le plus léger fragment, le moindre éclat du monde lui renouvelle sa force et la cohésion de son être. Sa joie finit en décorations de fêtes, en inventions charmantes, et quand il rêvera de construire un homme volant, il le verra s’élever pour chercher de la neige à la cime des monts et revenir en épandre sur les pavés de la ville tout vibrants de chaleur, l’été. Son émotion s’élude en le délice de visages purs que fripe une moue d’ombre, en le geste d’un dieu qui se tait. Sa haine connaît toutes les armes, toutes les ruses de l’ingénieur, toutes les subtilités du stratège. Il établit des engins de guerre formidables, qu’il protège par les bastions, les caponnières, les saillants, les fossés garnis d’écluses pour déformer subitement l’aspect d’un siège ; et je me souviens, en y goûtant la belle défiance italienne du XVIe siècle, qu’il a bâti des donjons où quatre volées d’escalier, indépendantes autour du même axe, séparaient les mercenaires de leurs chefs, les troupes de soldats à gages les unes des autres.

Il adore ce corps de l’homme et de la femme qui se mesure à tout. Il en sent la hauteur, et qu’une rose peut venir jusqu’à la lèvre ; et qu’un grand platane le surpasse vingt fois, d’un jet d’où le feuillage redescend jusqu’à ses boucles ; et qu’il emplit de sa forme rayonnante une salle possible, une concavité de voûte qui s’en déduit, une place naturelle qui compte ses pas. Il guette la chute légère du pied qui se pose, le squelette silencieux dans les chairs, les coïncidences de la marche, tout le jeu superficiel de chaleur et fraîcheur frôlant les nudités, blancheur diffuse ou bronze, fondues sur un mécanisme. Et la face, cette chose éclairante, éclairée, la plus particulière des choses visibles, la plus magnétique, la plus difficile à regarder sans y lire, le possède. Dans la mémoire de chacun, demeurent quelques centaines de visages avec leurs variations, vaguement. Dans la sienne, ils étaient ordonnés et elles se suivaient d’une physionomie à l’autre ; d’une ironie à l’autre, d’une sagesse à une moindre, d’une bonté à une divinité, — par symétrie. Autour des yeux, points fixes dont l’éclat se change, il fait jouer et se tirer jusqu’à tout dire, le masque où se confondent une architecture complexe et des moteurs distincts sous l’uniforme peau.

Dans la multitude des esprits, celui-ci paraît comme une de ces combinaisons régulières dont nous avons parlé : il ne semble pas, comme la plupart des autres, devoir se lier, pour être compris, à une nation, à une tradition, à un groupe exerçant le même art. Le nombre et la communication de ses actes en font un objet symétrique, une sorte de système complet en lui-même, ou qui se rend tel incessamment.

Il est fait pour désespérer l’homme moderne qui est détourné dès l’adolescence, dans une spécialité où l’on croit qu’il doit devenir supérieur parce qu’il y est enfermé : on invoque la variété des méthodes, la quantité des détails, l’addition continuelle de faits et de théories, pour n’aboutir qu’à confondre l’observateur patient, le comptable méticuleux de ce qui est, l’individu qui se réduit, non sans mérite — si ce mot a un sens ! — aux habitudes minutieuses d’un instrument, avec celui pour qui ce travail est fait, le poète de l’hypothèse, l’édificateur de matériaux analytiques. Au premier, la patience, la direction monotone, la spécialité et tout le temps. L’absence de pensée est sa qualité. Mais l’autre doit circuler au travers des séparations et des cloisonnements. Son rôle est de les enfreindre. Je voudrais suggérer ici une analogie de la spécialité avec ces états de stupéfaction dus à une sensation prolongée, auxquels j’ai fait allusion. Mais, le meilleur argument est que, neuf fois sur dix, toute grande nouveauté dans un ordre est obtenue par l’intrusion de moyens et de notions qui n’y étaient pas prévus ; venant d’attribuer ces progrès à la formation d’images, puis de langages, nous ne pouvons éluder cette conséquence que la quantité de ces langages possédée par un homme, influe singulièrement sur le nombre des chances qu’il peut avoir d’en trouver de nouveaux. Il serait facile de montrer que tous les esprits qui ont servi de substance à des générations de chercheurs et d’ergoteurs, et dont les restes ont nourri, pendant des siècles, l’opinion humaine, la manie humaine de faire écho, ont été plus ou moins universels. Les noms d’Aristote, Descartes, Leibnitz, Kant, Diderot, suffisent à l’établir.

Nous touchons maintenant aux joies de la construction. Nous tenterons de justifier par quelques exemples les précédentes vues, et de montrer, dans son application, la possibilité et presque la nécessité d’un jeu général de la pensée. Je voudrais que l’on vît avec quelle difficulté les résultats particuliers que j’effleurerai seraient obtenus, si des concepts en apparence étrangers ne s’y employaient en nombre.

*
*  *

Celui que n’a jamais saisi — fût-ce en rêve ! — le dessein d’une entreprise qu’il est le maître d’abandonner, l’aventure d’une construction finie quand les autres voient qu’elle commence, et qui n’a pas connu l’enthousiasme brûlant une minute de lui-même, le poison de la conception, le scrupule, la froideur des objections intérieures et cette lutte des pensées alternatives où la plus forte et la plus universelle devrait triompher même de l’habitude, même de la nouveauté, — celui qui n’a pas regardé dans la blancheur de son papier une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas choisis, — ni vu dans l’air limpide une bâtisse qui n’y est pas, — celui que n’ont pas hanté le vertige de l’éloignement d’un but, l’inquiétude des moyens, la prévision des lenteurs et des désespoirs, le calcul des phases progressives, le raisonnement projeté sur l’avenir, y désignant même ce qu’il ne faudra pas raisonner alors, celui-là ne connaît pas davantage, quel que soit d’ailleurs son savoir, la richesse et la ressource et l’étendue spirituelle qu’illumine le fait conscient de construire. Et les dieux ont reçu de l’esprit humain le don de créer, parce que cet esprit étant périodique et abstrait, peut agrandir ce qu’il conçoit jusqu’à ce qu’il ne le conçoive plus.

Construire existe entre un projet ou une vision déterminée, et les matériaux que l’on a choisis. On substitue un ordre à un autre qui est initial, quels que soient les objets qu’on ordonne. Ce sont des pierres, des couleurs, des mots, des concepts, des hommes, etc., leur nature particulière ne change pas les conditions générales de cette sorte de musique où elle ne joue encore que le rôle du timbre, si l’on poursuit la métaphore. L’étonnant est de ressentir parfois l’impression de justesse et de consistance dans les constructions humaines — faites de l’agglomération d’objets apparemment irréductibles — comme si celui qui les a disposés leur eût connu de secrètes affinités. Mais l’étonnement dépasse tout, lorsqu’on s’aperçoit que l’auteur, dans l’immense majorité des cas, est incapable de se rendre lui-même le compte des chemins suivis et qu’il est détenteur d’un pouvoir dont il ignore les ressorts. Il ne peut jamais prétendre d’avance à un succès. Par quels calculs les parties d’un édifice, les éléments d’un drame, les composantes d’une victoire, arrivent-ils à se pouvoir comparer entre eux ? Par quelle série d’analyses obscures la production d’une œuvre est-elle amenée ?

En pareil cas, il est d’usage de se référer à l’instinct pour éclaircir, mais ce qu’est l’instinct n’est pas trop éclairci lui-même, et, d’ailleurs, il faudrait ici avoir recours à des instincts rigoureusement exceptionnels et personnels, c’est-à-dire à la notion contradictoire d’une « habitude héréditaire » qui ne serait pas habituelle plus qu’elle n’est héréditaire.

Construire, dès que cet effort aboutit à quelque compréhensible résultat, doit faire songer à une commune mesure des termes mis en œuvre, un élément ou un principe que suppose déjà le fait simple de prendre conscience et qui peut n’avoir d’autre existence qu’une abstraite ou imaginaire. Nous ne pouvons nous représenter un tout fait de changements, un tableau, un édifice de qualités multiples, que comme lieu des modalités d’une seule matière ou loi, dont la continuité cachée est affirmée par nous au même instant que nous reconnaissons pour un ensemble, pour domaine limité de notre investigation, cet édifice. Voici encore ce postulat psychique de continuité qui ressemble dans notre connaissance au principe de l’inertie dans la mécanique. Seules, les combinaisons purement abstraites, purement différentielles, telles que les numériques, peuvent se construire à l’aide d’unités déterminées ; remarquons qu’elles sont dans le même rapport avec les autres constructions possibles que les portions régulières dans le monde avec celles qui ne le sont pas.

*
*  *

Il y a dans l’art un mot qui peut en nommer tous les modes, toutes les fantaisies et qui supprime d’un coup toutes les prétendues difficultés tenant à son opposition ou à son rapprochement avec cette nature, jamais définie, et pour cause : c’est ornement. Qu’on veuille bien se rappeler successivement les groupes de courbes, les coïncidences de divisions couvrant les plus antiques objets connus, les profils de vases et de temples ; les carreaux, les spires, les oves, les stries des anciens ; les cristallisations et les murs voluptueux des Arabes ; les ossatures et les symétries gothiques ; les ondes, les feux, les fleurs sur la laque et le bronze japonais ; et dans chacune de ces époques, l’introduction des similitudes des plantes, des bêtes et des hommes, le perfectionnement de ces ressemblances : la peinture, la sculpture. Qu’on évoque le langage et sa mélodie primitive, la séparation des paroles et de la musique, l’arborescence de chacune, l’invention des verbes, de l’écriture, la complexité figurée des phrases devenant possible, l’intervention si curieuse des mots abstraits ; et, d’autre part, le système des sons s’assouplissant, s’étendant de la voix aux résonances des matériaux, s’approfondissant par l’harmonie, se variant par l’usage des timbres. Enfin qu’on aperçoive le parallèle progrès des formations de la pensée à travers les sortes d’onomatopées psychiques primitives, les symétries et les contrastes élémentaires, puis les idées de substances, les métaphores, les bégayements de la logique, les formalismes et les entités, les êtres métaphysiques…

Toute cette vitalité multiforme peut s’apprécier sous le rapport ornemental. Les manifestations énumérées peuvent se considérer comme les portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations, qui sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la signification et l’usage ordinaire sont négligés, pour que n’en subsistent que l’ordre et les réactions mutuelles. De cet ordre dépend l’effet. L’effet est le but ornemental, et l’œuvre prend ainsi le caractère d’un mécanisme à impressionner un public, à faire surgir les émotions et se répondre les images.

De ce point de vue, la conception ornementale est aux arts particuliers ce que la mathématique est aux autres sciences. De même que les notions physiques de temps, longueur, densité, masse, etc., ne sont dans les calculs que des quantités homogènes et ne retrouvent leur individualité que dans l’interprétation des résultats, de même les objets choisis et ordonnés en vue d’un effet sont comme détachés de la plupart de leurs propriétés et ne les reprennent que dans cet effet, dans l’esprit non prévenu du spectateur. C’est donc par une abstraction que l’œuvre d’art peut se construire, et cette abstraction est plus ou moins énergique, plus ou moins facile à définir, selon que les éléments empruntés à la réalité en sont des portions plus ou moins complexes. Inversement, c’est par une sorte d’induction, par la production d’images mentales que toute œuvre d’art s’apprécie ; et cette production doit être également plus ou moins énergique, plus ou moins fatigante selon qu’un simple entrelacs sur un vase ou une phrase brisée de Pascal la sollicite.

*
*  *

Le peintre dispose sur un plan des pâtes colorées dont les lignes de séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts doivent lui servir à s’exprimer. Le spectateur n’y voit qu’une image plus ou moins fidèle de chairs, de gestes, de paysages, comme par quelque fenêtre du mur du musée. Le tableau se juge dans le même esprit que la réalité. On se plaint de la laideur de la figure, d’autres en tombent amoureux ; certains se livrent à la psychologie la plus verbeuse ; quelques-uns ne regardent que les mains qui leur paraissent toujours inachevées. Le fait est que, par une insensible exigence, le tableau doit reproduire les conditions physiques et naturelles de notre milieu. La pesanteur s’y exerce, la lumière s’y propage comme ici ; et, graduellement, se placèrent au premier rang des connaissances picturales l’anatomie et la perspective : je crois cependant que la méthode la plus sûre pour juger une peinture, c’est de n’y rien reconnaître d’abord et de faire pas à pas la série d’inductions que nécessite une présence simultanée de taches colorées sur un champ limité, pour s’élever de métaphores en métaphores, de suppositions en suppositions à l’intelligence du sujet — parfois à la simple conscience du plaisir — qu’on n’a pas toujours eu d’avance.

Je ne pense pas pouvoir donner un plus amusant exemple des dispositions générales à l’égard de la peinture que la célébrité de ce « sourire de la Joconde », auquel l’épithète de mystérieux semble irrévocablement fixée. Ce pli de visage a eu la fortune de susciter la phraséologie, que légitiment, dans toutes les littératures, les titres de « Sensations » ou « Impressions » d’art. Il est enseveli sous l’amas des vocables et disparaît parmi tant de paragraphes qui commencent à le déclarer troublant et finissent à une description d’âme généralement vague. Il mériterait cependant des études moins enivrantes. Ce n’est pas d’imprécises observations et de signes arbitraires que se servait Léonard. La Joconde n’eût jamais été faite. Une sagacité perpétuelle le guidait.

Au fond de la Cène, il y a trois fenêtres. Celle du milieu, qui s’ouvre derrière Jésus, est distinguée des autres par une corniche en arc de cercle. Si l’on prolonge cette courbe, on obtient une circonférence dont le centre est sur le Christ. Toutes les grandes lignes de la fresque aboutissent à ce point ; la symétrie de l’ensemble est relative à ce centre et à la longue ligne de la table d’agape. Le mystère, s’il y en a un, est celui de savoir comment nous jugeons mystérieuses de telles combinaisons ; et celui-là, je crains, peut être éclairci.

Ce n’est pas dans la peinture, néanmoins, que nous choisirons l’exemple saisissant qu’il nous faut de la communication entre les diverses activités de la pensée. La foule des suggestions émanant du besoin de diversifier et de peupler une surface, la ressemblance des premières tentatives de cet ordre avec certaines ordinations naturelles, l’évolution de la sensibilité rétinienne seront ici délaissées, de crainte d’entraîner le lecteur vers des spéculations bien trop arides. Un art plus vaste et comme l’ancêtre de celui-ci, servira mieux nos intentions.

*
*  *

Le mot construction que j’ai employé à dessein — pour désigner plus fortement le problème de l’intervention humaine dans les choses du monde, et pour donner à l’esprit du lecteur une direction vers la logique du sujet, une suggestion matérielle — ce mot prend maintenant sa signification restreinte. L’architecture devient notre exemple.

Le monument (qui compose la Cité, laquelle est presque toute la civilisation) est un être si complexe que notre connaissance y épelle successivement un décor faisant partie du ciel et changeant, puis une richissime texture de motifs selon hauteur, largeur et profondeur, infiniment variés par les perspectives ; puis une chose solide, résistante, hardie, avec des caractères d’animal : une subordination, une membrure, et, finalement, une machine dont la pesanteur est l’agent, qui conduit de notions géométriques à des considérations dynamiques et jusqu’aux spéculations les plus ténues de la physique moléculaire dont il suggère les théories, les modèles représentatifs des structures. C’est à travers le monument, ou plutôt parmi ses échafaudages imaginaires faits pour accorder ses conditions entre elles — son appropriation avec sa stabilité, ses proportions avec sa situation, sa forme avec sa matière — et pour harmoniser chacune de ces conditions avec elle-même, ses millions d’aspects entre eux, ses équilibres entre eux, ses trois dimensions entre elles, que nous recomposons le mieux la clarté d’une intelligence léonardienne. Elle peut se jouer à concevoir les sensations futures de l’homme qui fera le tour de l’édifice, s’en rapprochera, paraîtra à une fenêtre, et ce qu’il apercevra ; à suivre le poids des faîtes conduit le long des murs et ces voussures jusqu’à la fondation ; à sentir les efforts contrariés des charpentes, les vibrations du vent qui les obsédera ; à prévoir les formes de la lumière libre sur les tuiles, les corniches, et diffuse, encagée dans les salles que le soleil touche aux planchers. Elle éprouvera et jugera le faix du linteau sur les supports, l’opportunité de l’arc, les difficultés des voûtes, les cascades d’escaliers vomis de leurs perrons, et toute l’invention qui se termine en une masse durable, ornée, défendue, mouillée de vitres, faite pour nos vies, pour contenir nos paroles et d’où fuient nos fumées.

Communément, l’architecture est méconnue. L’opinion qu’on en a varie du décor de théâtre à la maison de rapport. Je prie qu’on se rapporte à la notion de la Cité pour en apprécier la généralité, et qu’on veuille bien, pour en connaître le charme complexe, se rappeler l’infinité de ses aspects ; l’immobilité d’un édifice est l’exception ; le plaisir est de se déplacer jusqu’à le mouvoir et à jouir de toutes les combinaisons que donnent ses membres, qui varient : la colonne tourne, les profondeurs dérivent, des galeries glissent, mille visions s’évadent du monument, mille accords.

(Maint projet d’une église, jamais réalisée, se rencontre dans les manuscrits de Léonard. On y devine généralement un Saint-Pierre de Rome, que fait regretter celui de Michel-Ange. Léonard, à la fin de la période ogivale et au milieu de l’exhumation des antiques, retrouve, entre ces deux types, le grand dessein des Byzantins ; l’élévation d’une coupole sur des coupoles, les gonflements superposés de dômes foisonnant autour du plus haut, mais avec une hardiesse et une pure ornementation que les architectes de Justinien n’ont jamais connues.)

L’être de pierre existe dans l’espace : ce qu’on appelle espace est relatif à la conception de tels édifices qu’on voudra ; l’édifice architectural interprète l’espace et conduit à des hypothèses sur sa nature, d’une manière toute particulière, car il est à la fois un équilibre de matériaux par rapport à la gravitation, un ensemble statique visible et, dans chacun de ces matériaux, un autre équilibre, moléculaire et mal connu. Celui qui compose un monument se représente d’abord la pesanteur et pénètre aussitôt après dans l’obscur royaume atomique. Il se heurte au problème de la structure : savoir quelles combinaisons doivent s’imaginer pour satisfaire aux conditions de résistance, d’élasticité, etc., s’exerçant dans un espace donné. On voit quel est l’élargissement logique de la question, comment, du domaine architectural, si généralement abandonné aux praticiens, l’on passe aux plus profondes théories de physique générale et de mécanique.

Grâce à la docilité de l’imagination, les propriétés d’un édifice et celles intimes d’une substance quelconque s’éclairent mutuellement. L’espace, dès que nous voulons nous le figurer, cesse aussitôt d’être vide, se remplit d’une foule de constructions arbitraires et peut, dans tous les cas, se remplacer par la juxtaposition de figures qu’on sait rendre aussi petites qu’il est nécessaire. Un édifice, si complexe qu’on pourra le concevoir, multiplié et proportionnellement rapetissé, représentera l’élément d’un milieu dont les propriétés dépendront de celles de cet élément. Nous nous trouvons ainsi pris et nous déplaçant dans une quantité de structures. Qu’on remarque autour de soi de quelles façons différentes l’espace est occupé, c’est-à-dire formé, concevable, et qu’on fasse un effort vers les conditions qu’impliquent, pour être perçues, avec leurs qualités particulières, les choses diverses, une étoffe, un minéral, un liquide, une fumée, on ne s’en donnera une idée nette qu’en grossissant une particule de ces textures et en y intercalant un édifice tel que sa simple multiplication reproduise une structure ayant les mêmes propriétés que celle considérée… A l’aide de ces conceptions, nous pouvons circuler sans discontinuité à travers les domaines apparemment si distincts de l’artiste et du savant, de la construction la plus poétique et même la plus fantastique jusqu’à celle tangible et pondérable. Les problèmes de la composition sont réciproques des problèmes de l’analyse ; et c’est une conquête psychologique de notre temps que l’abandon de concepts trop simples au sujet de la constitution de la matière, non moins que de la formation des idées. Les rêveries substantialistes autant que les explications dogmatiques disparaissent, et la science de former des hypothèses, des noms, des modèles, se libère des théories préconçues et de l’idole de la simplicité.

Je viens d’indiquer, avec brièveté dont le lecteur différent me saura gré ou m’excusera, une évolution qui me paraît considérable. Je ne saurais mieux l’exemplifier qu’en prenant dans les écrits de Léonard lui-même une phrase dont on dirait que chaque terme s’est compliqué et purifié jusqu’à ce qu’elle soit devenue une notion fondamentale de la connaissance moderne du monde : « L’air, dit-il, est rempli d’infinies lignes droites et rayonnantes, entrecroisées et tissues sans que l’une emprunte jamais le parcours d’une autre, et elles représentent pour chaque objet la vraie FORME de leur raison (de leur explication). » L’aria e piena d’infinite linie rette e radiose insieme intersegate e intessute sanza ochupatione luna dellaltra rapresantano aqualunche obieto lauera forma della lor chagione (Man. A, fol. 2). Cette phrase paraît contenir le premier germe de la théorie des ondulations lumineuses, surtout si on la rapproche de quelques autres sur le même sujet[15]. Elle donne l’image du squelette d’un système d’ondes dont toutes ces lignes seraient les directions de propagation. Mais je ne tiens guère à ces sortes de prophéties scientifiques, toujours suspectes ; trop de gens pensent que les anciens avaient tout inventé. Du reste, une théorie ne vaut que par ses développements logiques et expérimentaux. Nous ne possédons ici que quelques affirmations dont l’origine intuitive est l’observation des rayons, celles des ondes de l’eau et du son. L’intérêt de la citation est dans sa forme, qui nous donne une clarté authentique sur une méthode, la même dont j’ai parlé tout le long de cette étude. Ici, l’explication ne revêt pas encore le caractère d’une mesure. Elle ne consiste que dans l’émission d’une image, d’une relation mentale concrète entre des phénomènes, — disons, pour être rigoureux, — entre les images des phénomènes. Léonard semble avoir eu la conscience de cette sorte d’expérimentation psychique, et il me paraît que, pendant les trois siècles après sa mort, cette méthode n’a été reconnue par personne, tout le monde s’en servant, — nécessairement. Je crois également, — peut-être est-ce beaucoup s’avancer ! — que la fameuse et séculaire question du plein et du vide peut se rattacher à la conscience ou à l’inconscience de cette logique imaginative. Une action à distance est une chose inimaginable. C’est par une abstraction que nous la déterminons. Dans notre esprit, une abstraction seule potest facere saltus. Newton lui-même, qui a donné leur forme analytique aux actions à distance, connaissait leur insuffisance explicative. Mais il était réservé à Faraday de retrouver dans la science physique la méthode de Léonard. Après les glorieux travaux mathématiques des Lagrange, des d’Alembert, des Laplace, des Ampère et de bien d’autres, il apporta des conceptions d’une hardiesse admirable, qui ne furent littéralement que le prolongement, par son imagination, des phénomènes observés ; et son imagination était si remarquablement lucide « que ses idées pouvaient s’exprimer sous la forme mathématique ordinaire et se comparer à celle des mathématiciens de profession[16] ». Les combinaisons régulières que forme la limaille autour des pôles de l’aimant furent, dans son esprit, les modèles de la transmission des anciennes actions à distance. Lui aussi voyait des systèmes de lignes unissant tous les corps, remplissant tout l’espace, pour expliquer les phénomènes électriques et même la gravitation ; ces lignes de force, nous les apprécions ici comme celles de la moindre résistance de compréhension ! Faraday n’était pas mathématicien, mais il ne différait des mathématiciens que par l’expression de sa pensée, par l’absence des symboles de l’analyse. « Faraday voyait, par les yeux de son esprit, des lignes de force traversant tout l’espace où les mathématiciens voyaient des centres de force s’attirant à distance ; Faraday voyait un milieu où ils ne voyaient que la distance[17]. » Une nouvelle période s’ouvrit pour la science physique à la suite de Faraday ; et quand J. Clerk Maxwell eut traduit dans le langage mathématique les idées de son maître, les imaginations scientifiques s’emplirent de telles visions dominantes. L’étude du milieu qu’il avait formé, siège des actions électriques et lieu des relations intermoléculaires, demeure la principale occupation de la physique moderne. La précision de plus en plus grande demandée à la figuration des modes de l’énergie, la volonté de voir, et ce qu’on pourrait appeler la manie cinétique, ont fait apparaître des constructions hypothétiques d’un intérêt logique et psychologique immense. Pour lord Kelvin, par exemple, le besoin d’exprimer les plus subtiles actions naturelles par une liaison mentale, poussée jusqu’à pouvoir se réaliser matériellement, est si vif que toute explication lui paraît devoir aboutir à un modèle mécanique. Un tel esprit substitue à l’atome inerte, ponctuel, et démodé de Boscovitch et des physiciens du commencement de ce siècle, un mécanisme déjà extraordinairement complexe, pris dans la trame de l’éther, qui devient lui-même une construction assez perfectionnée pour satisfaire aux très diverses conditions qu’elle doit remplir. Cet esprit ne fait aucun effort pour passer de l’architecture cristalline à celle de pierre ou de fer ; il retrouve dans nos viaducs, dans les symétries des trabes et des entretoises, les symétries de résistance que les gypses et les quartz offrent à la compression, au clivage, — ou, différemment, au trajet de l’onde lumineuse.

[15] Voir le manuscrit A, Siccome la pietra gittata Nell’ acqua…, etc. ; voir aussi la curieuse et vivante Histoire des Sciences mathématiques, par G. Libri, et l’Essai sur les ouvrages mathématiques de Léonard, par J.-B. Venturi. Paris, an V (1797).

[16] Clerk Maxwell, préface au Traité d’électricité et de magnétisme, Seligmann-Lui.

[17] Clerk Maxwell.

De tels hommes nous paraissent avoir eu l’intuition des méthodes que nous avons indiquées ; nous nous permettons même d’étendre ces méthodes au delà de la science physique ; nous croyons qu’il ne serait ni absurde ni tout à fait impossible de vouloir se créer un modèle de la continuité des opérations intellectuelles d’un Léonard de Vinci ou de tout autre esprit déterminé par l’analyse des conditions à remplir…

*
*  *

Les artistes et les amoureux d’art qui auraient feuilleté ceci dans l’espoir d’y retrouver quelques unes des impressions obtenues au Louvre, à Florence ou à Milan, devront me pardonner la déception présente. Néanmoins je ne crois pas m’être trop éloigné de leur occupation favorite, malgré l’apparence. Je pense, au contraire, avoir effleuré le problème, capital pour eux, de la composition. J’en étonnerai sans doute plusieurs en disant que de telles difficultés relatives à l’effet sont généralement abordées et résolues à l’aide de notions et de mots extraordinairement obscurs et entraînant mille embarras. Plus d’un passe son temps à changer sa définition du beau, de la vie ou du mystère. Dix minutes de simple attention à soi-même doivent suffire pour faire justice de ces idola specus et pour reconnaître l’inconsistance de l’accouplement d’un nom abstrait, toujours vide, à une vision toujours personnelle et rigoureusement personnelle. De même, la plupart des désespoirs d’artistes se fondent sur la difficulté ou l’impossibilité de rendre par les moyens de leur art une image qui leur semble se décolorer et se faner en la captant dans une phrase, sur une toile ou sur une portée. Quelques autres minutes de conscience peuvent se dépenser à constater qu’il est illusoire de vouloir produire dans l’esprit d’autrui les fantaisies du sien propre. Ce projet est même à peu près inintelligible. Ce qu’on appelle une réalisation est un véritable problème de rendement dans lequel n’entre à aucun degré le sens particulier, la clef que chaque auteur attribue à ses matériaux, mais seulement la nature de ces matériaux et l’esprit du public. Edgar Poe qui fut, dans ce siècle littéraire troublé, l’éclair même de la confusion et de l’orage poétique et de qui l’analyse s’achève parfois, comme celle de Léonard, en sourires mystérieux, a établi clairement sur la psychologie, sur la probabilité des effets, l’attaque de son lecteur. De ce point de vue, tout déplacement d’éléments fait pour être aperçu et jugé dépend de quelques lois générales et d’une appropriation particulière, définie d’avance pour une catégorie prévue d’esprits auxquels ils s’adressent spécialement ; et l’œuvre d’art devient une machine destinée à exciter et à combiner les formations individuelles de ces esprits. Je devine l’indignation qu’une telle suggestion, tout à fait éloignée du sublime ordinaire, peut susciter ; mais l’indignation elle-même sera une bonne preuve de ce que j’avance — sans, d’ailleurs, que ceci soit en rien une œuvre d’art.


Je vois Léonard de Vinci approfondir cette mécanique, qu’il appelait le paradis des sciences, avec la même puissance naturelle qu’il s’adonnait à l’invention de visages purs et fumeux. Et la même étendue lumineuse avec ses dociles êtres possibles, est le lieu de ces actions qui se ralentirent en œuvres distinctes. Lui n’y trouvait pas des passions différentes : à la dernière page du mince cahier, tout mangé de son écriture secrète et des calculs aventureux où tâtonne sa recherche la préférée, l’aviation, il s’écrie, — foudroyant son labeur imparfait, illuminant sa patience et les obstacles par l’apparition d’une suprême vue spirituelle, obstinée certitude : « Le grand oiseau prendra son premier vol monté sur un grand cygne ; et remplissant l’univers de stupeur, remplissant de sa gloire toutes les écritures, louange éternelle au nid où il naquit ! » — « Piglierà il primo volo il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero e empiendo l’universo di stupore, empiendo di sua fama tutte le scritture e grogria eterna al nido dove nacque. »

TABLE DES MATIÈRES

La crise de l’Esprit
9
Note
33
Au sujet d’Adonis
51
Avant-propos
91
Au sujet d’Eurêka
113
Variation sur une pensée
137
Hommage
155
Introduction à la méthode de Léonard de Vinci
167
I. Note et Digression
169
II. Introduction
213

ACHEVÉ D’IMPRIMER A DIJON
CHEZ MAURICE DARANTIERE
LE VINGT JUIN M.CM.XXIV