The Project Gutenberg eBook of Les Aspirans de marine, volume 2

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Title: Les Aspirans de marine, volume 2

Author: Edouard Corbière

Release date: May 5, 2021 [eBook #65263]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ASPIRANS DE MARINE, VOLUME 2 ***

LES
ASPIRANS
DE MARINE.

PAR ÉDOUARD CORBIÈRE,
Auteur du Négrier.

SECONDE ÉDITION.

2.

DÉNAIN ET DELAMARE,
LIBRAIRES-ÉDITEURS,
16, rue Vivienne, à l’entresol.

1834.

IMPRIMERIE DE COSSON,
9, rue Saint-Germain-des-Prés.

XI.
DÉGOUT. DÉLIRE.

« Au moment même où, pour épargner la coupable tête de notre ancien chef, je mentais à ma conscience devant le conseil de guerre, un instinct secret, plus sûr que l’expérience que j’ai acquise depuis, m’avait dit assez que je venais de me fermer pour jamais la carrière dans laquelle j’avais cru faire un pas immense en conservant un vaisseau de ligne à l’état. Ce pressentiment cruel ne m’avait que trop bien révélé l’avenir qui m’était réservé. Les hommes que j’ai forcés à rougir, en remplissant le devoir sacré auquel un des leurs avait manqué, ont voulu me punir de mon heureuse audace et de la leçon sévère que j’avais su leur donner. Ces gens haut gradés, qui oublient si vite l’esprit de corps qu’ils devraient avoir dans les momens où le service du pays leur prescrit l’union et la discipline, ne savent que trop s’entendre entre eux, lorsqu’il ne s’agit plus que de venger l’incapacité ou la faiblesse d’un de leurs collègues, sur le pauvre diable dont le mérite et le zèle ont pu humilier leur orgueil ! Crois-tu, par exemple, qu’aujourd’hui ils m’en veulent tous, pour avoir sauvé par pitié la vie du commandant ! Ils disent qu’en arrachant l’Indomptable aux mains des Anglais, j’ai établi un précédent qui pourra devenir funeste à la subordination, et ils ajoutent même qu’en dédaignant de déposer contre l’accusé, j’ai flétri, par un acte d’orgueilleuse générosité, la dignité de la grosse épaulette ! La subordination, à les entendre, me prescrivait de laisser les péniches ennemies amariner notre vaisseau ; et le respect que je devais au grade d’officier supérieur, ne me permettait pas de trahir la vérité pour laisser tomber, comme par dédain sur la tête de la victime, un mensonge officieux qui devait l’arracher à une mort terrible, mais juste ! Oh ! combien tant de sotte susceptibilité et de bassesse me dégoûte et m’irrite ! Tiens, j’ai plus vécu et j’ai plus vieilli dans un mois, que je ne l’eusse fait en vingt ans sans les événemens au milieu desquels le sort m’a si violemment jeté… Aurais-tu pu penser que ce qui m’arrive aujourd’hui, dût m’arriver jamais, quand sortant avec moi de la séance du conseil de guerre, tu me disais : Tu viens d’acquérir l’estime de tous ceux qui ont du cœur et de la générosité… Je venais en cet instant de me préparer pour toute ma vie, des contrariétés et des dégoûts, des injustices et des vexations inouïes, si toute ma vie du moins, j’étais d’humeur à supporter une tyrannie qui me révolte autant qu’elle m’humilie. »

C’était ainsi que quelque temps après le dernier événement dont je viens de retracer les détails, mon ami Mathias m’exprimait les sentimens que lui inspiraient les haines trop réelles que sa noble conduite avait soulevées contre lui. En vain, pour apaiser son trop juste ressentiment, employais-je les meilleures raisons que je pusse trouver dans le peu de philosophie et de résignation dont j’étais pourvu moi-même : les raisons qu’il avait pour crier à l’injustice, valaient toujours mieux que celles que j’alléguais pour l’engager à prendre patience et à espérer.

— Vois, me répétait-il souvent avec amertume, la situation insupportable à laquelle je suis condamné ! Il y a près d’un mois qu’ennuyé, fatigué de rester à terre, je sollicite un de ces ordres d’embarquement que l’on accorde si volontiers à tous mes camarades. Eh bien ! t’imaginerais-tu qu’il n’est pas à Rochefort un seul commandant qui consente à me prendre à son bord, non avec le grade que j’ai mérité, mais avec le simple titre d’aspirant de seconde classe, que j’avais à bord de l’Indomptable.

— Les malheureux ! ce sont pourtant là les chefs que l’on nous ordonne de respecter !

— Hier encore j’ai été trouver le préfet maritime qui paraissait me vouloir un peu de bien. Je me suis plaint à lui de la défiance avec laquelle on m’accueillait partout. Et sais-tu ce que le préfet m’a répondu ?

— Que toutes les places sans doute étaient prises à bord des navires en armement !

— Pas du tout, il s’y est pris, je dois lui rendre cette justice, d’une manière plus franche que cela. Il m’a répondu qu’il croyait devoir me prévenir, pour m’épargner l’inutilité de quelques démarches pénibles, que tous les commandans s’étaient entendus pour qu’aucun d’eux ne me prît à son bord ; qu’il était le premier à déplorer cette résolution injuste, mais qu’il ne pouvait que la blâmer, sans qu’il lui fût permis de chercher à la vaincre.

— Et que lui as-tu dit alors ?

— Rien, j’étais trop indigné dans le moment pour lui exprimer le dégoût que soulevait en moi tant de haine et de jalousie. Mais un de ces officiers supérieurs qui m’appellent ironiquement l’aspirant sauveteur de vaisseaux, s’étant trouvé là, et ayant voulu se mêler de la conversation, m’a paru si impertinent, que je l’ai envoyé promener d’abord, en présence du préfet, et qu’ensuite je me suis oublié jusqu’à le menacer…

— Quoi ! tu l’as menacé devant le préfet maritime ?

— Et en face de vingt ou trente brosseurs, d’habits galonnés, accourus au bruit qu’avait déjà fait cette scène… Que veux-tu ? Je ne me connaissais plus, et mon indignation a été plus forte que le courage qu’il m’aurait fallu pour supporter tant d’insolence.

— Eh bien il ne manquait plus que celle-là !… Et qu’a fait l’officier insulté ?

— Il a crié, braillé comme à l’ordinaire !… On a ordonné aux officiers-majors et à la garde de la préfecture maritime de me saisir… Mais doucement ! Avec mon poignard je me suis frayé aisément une route entre tous ces arrêteurs, et sans être obligé, fort heureusement encore, de me servir de la pointe d’une arme que je réservais pour une meilleure occasion… A présent, me voilà, et j’attends…

— Non, il faut fuir, et prévenir, pendant qu’il en est temps encore, le danger trop certain qui te menace !…

— Fuir ! et pourquoi ? Pour éviter d’être jugé comme l’a été le commandant ! Mais tu n’y songes donc pas ! Ce serait le plus grand honneur que ces gens-là pussent me faire ! Ils l’ont absous d’avoir abandonné un vaisseau, et moi ils me condamneraient pour avoir sauvé ce même vaisseau ! Car ce serait pour avoir eu, comme ils le disent, l’insubordination de sauver l’Indomptable, abandonné par un officier supérieur, que les juges au moins me puniraient, me frapperaient, me feraient fusiller peut-être ! Oh non, non, la perspective est trop belle, pour que je quitte ainsi la partie. Je veux résister à l’injustice, à l’ignominie de leur conduite ; je veux me venger d’eux enfin : l’occasion est belle, et j’attends qu’ils osent me sacrifier !

L’effervescence qui s’était emparée graduellement des idées de mon pauvre ami, pendant cet entretien si animé, devint telle, que pour me prouver que je perdrais toutes mes peines à essayer de vaincre la résolution qu’il avait prise d’attendre son arrestation, il défit son habit et se jeta sur son lit.

Bientôt, en continuant de causer avec lui, je crus remarquer non plus de l’exaltation seulement dans ses pensées, mais du désordre dans ses paroles. Alarmé de la gravité des symptômes que cet état nouveau semblait me révéler, je passai la nuit près de lui avec quelques autres de mes amis. Le lendemain l’ancien médecin en chef de l’Indomptable vint le voir : il le trouva dans le délire et ordonna qu’il fût transporté de suite à l’hôpital de la marine… Nous nous disposions à faire placer notre pauvre camarade sur un cadre pour l’accompagner jusqu’à l’hospice, lorsque un brigadier et deux gendarmes de la marine se présentèrent pour s’emparer de lui et le conduire à l’Amiral, par ordre du major-général…[1]

[1] Voir pour ce mot Amiral la note à la fin de l’ouvrage.

— Allez rapporter à l’officier supérieur qui a obtenu l’ordre de faire arrêter M. Mathias, qu’il est trop tard, cria un de mes confrères aux gendarmes ; vous pourrez même ajouter que vous nous avez vus conduire à l’hôpital l’aspirant qui a été assez malheureux pour n’avoir pas été coupé en deux par un boulet anglais !

Les gendarmes déconcertés nous laissent enlever le cadre du malade que nous suivons vers l’hospice, comme on suit le cercueil d’un ami que l’on a embrassé pour la dernière fois ; et tous les habitans de Rochefort, en voyant passer devant eux ce simple et triste cortége, nous demandaient avec curiosité : « Quel est le jeune homme que l’on transporte ainsi à l’hôpital ? » Et nous à chaque pas, nous leur répondions avec dédain : « C’est le jeune homme qui a commis le crime de sauver l’Indomptable. Vous le connaissez bien, vous qui vouliez, il y a quelques jours, le porter en triomphe dans vos murs. »

XII.
L’HOPITAL MILITAIRE. FUITE.

Que dans l’âge des passions égoïstes et de l’ambition, un homme souffre, languisse et meure de la soif insatiable de la fortune et des honneurs, ce n’est là subir qu’une de ces fatales destinées réservées à l’infirmité de notre espèce.

Qu’à cette déplorable époque de la vie où, désabusé des erreurs de la jeunesse et éclairé sur la valeur réelle de toutes les choses d’ici-bas, on se dépouille de l’existence comme d’un habit usé par les ans et par le frottement de la société, il n’y a dans ce dégoût de l’homme pour la terre rien qui puisse choquer profondément les cœurs désenchantés, dont le malheur est d’avoir trop vécu. Mais qu’un enfant, élevé dans les habitudes sévères qui ont hâté le développement de ses bouillantes facultés, se sente dévoré, à l’âge des illusions, d’une de ces maladies morales qui ne devraient attaquer que l’âge mûr, et qu’il meure frappé par l’injustice des hommes ou miné par l’ambition des dignités, voilà ce qui a droit d’affliger éternellement notre triste humanité, et voilà le spectacle désespérant que n’offrait que trop souvent le délire des jeunes hommes lancés avec toutes leurs passions précoces dans la rude carrière du service militaire.

Combien n’ai-je pas vu de mes amis adolescens, hommes avant le temps, ambitieux avant le terme marqué pour l’ambition, terminer dans les langueurs d’un marasme moral, ou par un suicide plus affreux encore que ce marasme, une existence que l’injustice leur avait appris à ne pas supporter ! Quelle histoire lugubre on ferait de toutes les malheureuses passions qui ont coûté la vie à tant de jeunes hommes !

Un petit appartement, situé à l’extrémité d’une des salles de l’immense hôpital de Rochefort, reçut notre camarade, presque inanimé ; et bientôt, autour du lit dans lequel on nous dit de le déposer, nous vîmes accourir les médecins de la marine. Après avoir gravement examiné l’état du jeune malade, le docteur en chef reconnut dans l’affection subite qui s’était déclarée chez lui, les symptômes caractéristiques d’une fièvre cérébrale. Le traitement le plus énergique fut de suite ordonné ; et, à l’empressement avec lequel tous les soins possibles se trouvèrent prodigués à notre pauvre ami, nous pûmes juger de l’intérêt général qu’inspirait sa douloureuse situation. Le médecin en chef, en sortant de la chambre de Mathias, manifesta du reste assez clairement le sentiment que lui faisait éprouver tant d’espérance et de courage, sacrifié à une trop indigne et trop puérile jalousie. — « La maladie de ce jeune homme, dit-il, n’a pu être produite que par une cause morale qui n’a que trop favorisé l’irritabilité naturelle de ses organes. Mais tout n’est heureusement pas encore désespéré, et nous tâcherons de conserver à la marine un sujet dont le mérite pourra un jour peut-être s’élever au dessus de tous les obstacles qu’il a déjà rencontrés sur sa route. »

Nous remerciâmes le vénérable médecin en des termes qui parurent le toucher fort vivement ; car, en nous quittant, il nous serra la main à tous, et ce mouvement de sensibilité fut d’autant plus remarqué, que le docteur, nous dit-on, se livrait plus rarement à des démonstrations de ce genre.

Nous passâmes trois jours et trois nuits au chevet de notre malade, toujours livré à la plus cruelle agitation et au plus violent délire. Dans ses momens de transport, ses lèvres tremblantes et altérées ne s’ouvraient que pour exprimer le désordre de ses idées ou l’exaltation de sa tête tourmentée par les rêves les plus affreux… A peine pouvions-nous saisir quelque suite dans les mots qui s’exhalaient, avec son haleine brûlante, de sa bouche convulsive… Feu ! feu ! s’écriait-il sans cesse… Feu sur ces lâches !… oh ! les lâches !… L’Indomptable !… Juliette !… oh ! si Juliette savait… Non, non, il y aura trop de sang !… car il vous en faut, n’est-ce pas ?… Vous êtes juges, dites-vous ? Eh bien ! faites fusiller Juliette par décret impérial. Ah ! ma pauvre amie, si tu savais combien je souffre là ; oui, là… Ils m’ont fendu la tête d’un coup de hache, les brigands !… Et tu danses, tu chantes, toi, Juliette ! La tra la la ! tra la !… Feu ! feu, dessus ! tiens bon ; ne les laisse pas fuir : c’est un brûlot… Juliette, sauve-toi ! laisse-moi tout seul. Moi ! Moi !… Gare ! te dis-je. Ils veulent mettre le feu à ton beau bonnet des dimanches… Tiens, mets vite mes bottes ; prends mon chapeau d’uniforme et sauve-toi, plus vite que cela, fille de ma vie, princesse de mon amour, reine de tous mes sentimens !… O mon Dieu ! que je souffre !…

Et à toutes ces sombres folies produites par le délire de notre pauvre camarade, et à toutes ces fantasques saillies de son imagination bouleversée, nous pleurions, nous, enfans comme lui, au pied de son lit de douleur ; nous pleurions de ces mots bizarres et ridicules qui, dans toute autre situation, auraient tant excité la gaîté naturelle de notre âge !

Dans les hôpitaux militaires, il existe de ces pieuses et saintes filles qui, après avoir fait à Dieu le sacrifice d’elles-mêmes, s’immolent encore une fois, pour prodiguer aux malades ce que les soins d’une femme ont de plus délicat et de plus touchant, et pour offrir au premier malheureux venu, ce baume que le monde dédaignerait de verser sur les plaies repoussantes de la triste humanité. Là, où la pitié des autres hommes s’arrête par égoïsme ou par indifférence, la céleste mission de ces chastes filles commence… C’est dans leurs bras qu’expire le moribond délaissé ; c’est à leur voix angélique que l’espoir renaît dans le sein presqu’inanimé d’où la vie semblait avoir fui… Le blessé, le phtisique, sur lesquels l’art des médecins s’est épuisé en efforts impuissans, deviennent leurs malades à elles, dès que tout au monde les a abandonnés. Ce sont elles qui étudient les caprices de la souffrance pour les satisfaire, qui flattent le délire de la douleur pour en adoucir la poignante amertume ; ce sont elles qui offrent l’appui de leurs bras infatigables, aux premiers pas du convalescent dont leur dévouement a ranimé l’existence ; et quand tout espoir s’est éteint dans le cœur expirant du pauvre matelot ou du jeune soldat, ce sont elles encore qui reçoivent le dernier soupir de l’infortuné, pour l’offrir au ciel, avec la prière fervente qu’elles élèvent vers Dieu, au nom de celui que leur tendre zèle accompagne encore au-delà du tombeau.

Un de ces anges d’humanité ne put voir, sans être profondément émue, l’intérêt que nous inspirait l’état presque désespéré de Mathias. La sœur Minime, affectée, malgré l’éclat de sa beauté et de sa jeunesse, au service de la salle des officiers, était parvenue sans peine à commander, par ses nobles vertus, le respect qu’à son âge toutes les autres sœurs n’auraient pas obtenu peut-être au même degré de tous leurs malades. Bienveillante sans familiarité, réservée sans mystique pruderie, elle remplissait ses devoirs les plus pénibles avec une convenance et une bonté qui donnaient à ses soins les plus simples un charme inexprimable. Pendant tout le temps que nous passâmes auprès de notre ami, elle voulut partager nos veilles et nos fatigues ; et, lorsque nous perdions tout espoir, c’était elle qui nous ranimait, en nous assurant avec cette confiance qu’elle puisait dans l’habitude d’observer les malades, que notre camarade ne mourrait pas…

Un vieux prêtre, dont plus tard nous eûmes occasion d’apprécier le dévouement et l’obligeance, désira aussi s’associer aux soins que tout le monde, dans l’hospice, prodiguait à l’aspirant de l’Indomptable, non pour lui offrir des secours spirituels que le pauvre jeune homme était trop peu en état de recevoir, mais pour nous donner des avis dont bientôt nous devions profiter…

La force physique du jeune malade, secondée par l’efficacité d’un traitement héroïque, triompha de la gravité du mal. Mathias, au bout de soixante-douze heures de souffrances inouïes et de délire continu, recouvra l’usage de ses sens et de sa raison… En renaissant pour ainsi dire à la vie, il ne se montra nullement étonné de nous retrouver auprès de lui. Il lui sembla que nous n’avions fait que ce qu’il aurait fait lui-même pour chacun de nous ; et sa main affaiblie, en pressant la nôtre, nous dit tout ce qu’il avait à nous dire… Peu de jours suffirent ensuite pour le conduire vers une convalescence que nous attendions avec la plus vive impatience ; car il nous semblait, sans trop pouvoir encore nous expliquer le motif de nos vagues appréhensions, que notre collègue ne serait en sûreté que lorsqu’il aurait réussi à quitter l’hôpital de Rochefort.

Nos craintes instinctives n’étaient, hélas ! que trop bien fondées.

Un matin, notre bon curé, ainsi que nous l’appelions, arrive tout essoufflé. Il paraissait nous porter une grande nouvelle sur sa ronde et large figure. Il rassemble à la hâte son conseil d’amis : la sœur Minime était présente. — Vous ne savez pas ! nous dit-il avec mystère ; je viens d’apprendre que l’ordre d’arrêter notre convalescent est donné, et que cet ordre doit être exécuté dès que M. Mathias voudra sortir…

— Serait-il possible ! nous écriâmes-nous.

— Tout ce qui est rigoureux est possible avec votre discipline militaire qui ne pardonne jamais, nous répond le vénérable ecclésiastique.

— Mais que faire, monsieur le curé, dans cette inconcevable situation !

— Aller au devant des projets de ces misérables, dit Mathias, et me livrer à eux, à peine échappé aux angoisses de la mort : ce sera plus beau !

— Ce serait une folie, m’empressai-je de lui répondre. Il faut, au contraire, leur échapper…

— Et comment encore ? me demandent mes autres amis. Les portes de l’hospice sont si sévèrement gardées et toutes les issues si bien surveillées…

Nous nous perdions en vaines recherches sur le moyen de soustraire notre camarade au nouveau danger qui le menaçait. La sœur Minime n’avait encore rien dit. Elle attendait, avec ce tact si fin et si sûr qu’ont toutes les femmes, que nous eussions chacun exprimé notre avis pour dire le sien ; et, lorsque nous en fûmes arrivés à repousser toutes les idées que notre imagination nous avait d’abord suggérées, la bonne sœur se contenta de regarder le vieil abbé en lui disant : — Quelques jeunes prêtres entrent à l’hospice et en sortent sans éveiller aucun soupçon ; et, à votre place, monsieur l’abbé, il me semble que j’aurais déjà trouvé le moyen d’épargner peut-être un acte de rigueur à la cruelle justice des hommes. Notre devoir, à nous, c’est de nous sacrifier sans cesse pour la conservation des autres… On pourra condamner ici-bas notre charité… mais notre justification est ailleurs…

— Je vous comprends à merveille, ma sœur, reprend vivement le vieillard ; mais comment voulez-vous que je m’expose ?…

— Je ne veux rien, monsieur l’abbé… Je souhaite seulement que le ciel vous inspire, et je prie Dieu que l’infortuné que nous avons arraché à la mort, ne soit pas sitôt abandonné par la divine providence.

Sœur Minime nous quitta en prononçant ces derniers mots, qui semblaient avoir jeté un trouble indéfinissable dans l’esprit de notre vieux pasteur… Nous lui parlons sans qu’il nous réponde ; nous implorons son assistance sans que nous puissions deviner s’il nous écoute et s’il nous comprend. A la fin le brave homme, échappant, comme par l’effet d’une explosion d’idées, à la stupeur dans laquelle nous l’avons cru plongé, nous dit avec résolution et mystère : — Ce soir, vous aurez de mes nouvelles… Et il nous laissa tout interdits de sa confidence et fort incertains sur le projet qu’il paraissait avoir si long-temps médité.

Jamais prêtre ne fut plus fidèle à sa parole que notre respectable curé. Le soir il nous arriva, dans la chambre du convalescent, plus volumineux que nous ne l’avions encore vu. Un jeune abbé l’accompagnait… Après avoir fermé en dedans la porte du cabinet, il tira de dessous sa robe une soutane, un petit chapeau et une ceinture noire.

En deux mots il nous eut bientôt instruits de son dessein, et indiqué à Mathias ce qui lui restait à faire. — Allons, mon brave jeune homme, dit-il à notre ami, faisons vite notre toilette de voyage… Je viens vous conférer tous les ordres en une minute. Monsieur l’abbé, que vous voyez, et qui a eu la bonté de m’accompagner dans notre expédition, restera ici pendant que vous passerez, sous son nom, les portes qu’il vient de franchir… Mais, jurez-moi bien que, sous le respectable habit que vous allez endosser pour un moment, il ne se passera rien contre la pureté de mœurs dont ce costume est l’indice et le symbole…

Le travestissement parut original à Mathias ; et il ne fallait rien moins qu’un expédient aussi bizarre pour l’engager à renoncer à la résolution qu’il avait prise de ne pas fuir. Il promit au bon curé tout ce qu’il voulut, en cachant son frac d’aspirant sous la soutane officieuse, et en nouant la ceinture noire à franges sur le ceinturon de son poignard.

— C’est fort bien tout cela, lui dit le curé dès que ce changement de costume fut opéré. Vous faites maintenant un fort joli prêtre ; mais, qu’allez-vous devenir une fois que vous aurez laissé derrière vous les portes de l’hospice ?

— Ma foi, nous n’en savons rien encore, répondit Mathias ; mais le ciel, qui doit veiller sur ceux qui sont devenus siens, nous assistera probablement ; et, ma foi, je m’abandonne à lui avec la plus entière confiance.

— Enfans que vous êtes, répondit le vieux prêtre ; il faut donc encore penser pour vous à toutes les choses de ce bas monde ? Tenez, prenez cette lettre de recommandation, et lisez-moi cette adresse :

« A monsieur le capitaine Moulson, commandant le corsaire américain le Solanger, en rade de l’île d’Aix. »

— Quoi ! monsieur le curé, ce capitaine de corsaire porte votre nom ?

— Mais il me semble qu’on le porterait à moins : c’est un de mes cousins-germains. Vous voyez qu’il est bon d’avoir des amis partout.

— Et des amis comme vous surtout.

— Vous vous présenterez à Moulson, à qui j’ai déjà écrit un mot de notre affaire. Il vous recevra bien, parce qu’il sait déjà que vous êtes un brave garçon, et qu’il aime tous ceux qui lui ressemblent. Vous ferez la course avec lui, ou vous débarquerez aux États-Unis d’Amérique, comme il vous plaira ; et si, dans votre carrière, il vous tombe un grain de bonheur à bord, rappelez-vous au moment de l’embellie, votre vieux curé de Rochefort : c’est tout ce qu’il vous demande, ce pauvre homme… Ah ! c’est-à-dire non : il vous demande encore que vous l’embrassiez une fois pour lui, et une autre fois pour la sœur Minime, qui l’a chargé de procuration…

Tous nous sautâmes au cou de notre obligeant ami. Mais qui êtes-vous donc ? lui demandions-nous en l’étouffant de nos caresses.

— Qui je suis, mes bons amis ! nous répondit-il en nous poussant vers la porte et en pleurant de joie et d’attendrissement ; un ancien corsaire, comme vous le serez peut-être un jour ;… un vieux pécheur converti qui veille, avec une âme de père, sur tous les jeunes pécheurs comme vous… Allons, partez en double, et que le bon Dieu vous pilote !… Adieu, adieu ! bon voyage, et défiez-vous de la marée qui porte au vent. Adieu !

XIII.
LE CAPITAINE MOULSON ET LE CORSAIRE LE SOLANGER.

Caché sous le costume d’emprunt qui recouvre son frac, et sous le tricorne abbatial qui ombrage sa figure encore pâle et souffrante, Mathias s’avance vers les portes de l’hospice. Le concierge, trompé par le déguisement qui favorise la fuite de l’aspirant, ouvre, en causant nonchalamment avec l’officier de garde, la grille qui nous sépare encore de l’espace que nous brûlons de parcourir en liberté. L’officier, en me voyant suivre, à la distance de quelques pas, le jeune abbé qui vient de sortir, me regarde sous le nez pour s’assurer de l’identité de ma personne, et ne pas s’exposer à laisser s’évader le malade que l’on a signalé à sa rigoureuse surveillance. Satisfait du résultat de son investigation, le chef du poste rentre au corps-de-garde, et moi je m’élance, sans perdre de temps, sur les traces de mon heureux fugitif. Tous deux, en nous voyant réunis, hors de toute atteinte et sans avoir éveillé encore le moindre soupçon, nous nous embrassons comme deux prisonniers qui viennent de briser leurs fers ; et puis, nous voilà courant les champs, au milieu de la nuit, et laissant derrière nous l’hospice de Rochefort, dont la masse immobile va bientôt se perdre dans les ténèbres qui nous environnent, en nous cachant enfin à tous les yeux.

Ce ne fut qu’après avoir marché jusqu’à l’épuisement de ses forces que Mathias me demanda où nous allions.

— Mais nous allons vers Fouras, lui répondis-je.

— Et, une fois rendus là, que ferons-nous ?

— Nous nous embarquerons dans un bateau qui, moyennant quelques francs, ne demandera pas mieux que nous conduire sur la rade de l’île d’Aix, à bord du corsaire le Solanger. Est-ce que ce n’est pas là ce que nous avons de mieux à faire ?

— C’est ma foi vrai ! s’écria Mathias. J’ai la tête encore si faible, que j’avais presque oublié notre plan de campagne. Mais sais-tu bien que ce qui nous arrive est au moins fort plaisant, à présent que j’y réfléchis ? Qui m’aurait jamais dit qu’un jour je serais réduit à fuir, caché sous l’habit d’un prêtre, l’hôpital inhospitalier de Rochefort, et cela pour avoir sauvé un vaisseau de ligne, et cela pour m’être permis, moi, dernier échelon de la hiérarchie navale, de vouloir corriger l’insolence d’un officier supérieur de la marine ! Étrange destinée que la mienne et que la nôtre ! Te rappelles-tu le vieux major-général de Brest, qui voulait nous envoyer à la gloire, pour nous arracher à la prétendue corruption de la vie que nous menions auprès de Juliette ? Quelle gloire, mon ami, il nous a fait trouver, ce brave homme, et de quel prix on paie quelquefois l’honneur de servir sa majesté l’empereur et roi !

— Ah bah ! il n’est plus question de tout cela maintenant. Et le but que nous devons nous proposer, c’est d’arriver avant le jour à Fouras.

— Oui, tout cela est bien facile à dire… Arriver avant le jour ! mais c’est la force qui me manque un peu.

— Eh bien, je te porterai quand tu seras au bout de la provision de vigueur qui t’est nécessaire pour arriver à bon port.

— Et puis, c’est aussi cette diable de soutane, qui contrarie à tout moment mes fonctions ambulatoires. A chaque pas, elle s’engage dans mes jambes, qui déjà ont assez de peine à me porter. Vois plutôt, tiens.

— Et pourquoi ne la quittes-tu pas, ta soutane ?

— La quitter, et jeter sitôt le froc aux orties ! Non pas, s’il vous plaît. Lisette… L’aventure est trop piquante pour ne pas pousser la farce jusqu’au bout. Un aspirant courant les champs, sous la défroque d’un abbé, pour aller se réfugier à bord d’un corsaire ! Je ne donnerais pas ma part de folie dans cette escapade grotesque, pour un galion d’Espagne chargé de lingots d’or. Allons, voyons : attrape à jouer des fourchettes, à présent que me voilà un peu reposé des fatigues de la première étape. En avant ! monsieur l’aspirant de première classe, en avant ! L’abbé Mathias se fera un vrai plaisir de vous suivre et de naviguer dans vos eaux.

Les deux ou trois lieues que nous avions à faire pour réaliser notre projet d’embarquement, sont parcourues tant bien que mal. Nous arrivons, avec l’aube naissante, sur la côte de Fouras. Quelques pêcheurs, encore à moitié endormis, préparent négligemment leurs bateaux pour quitter le tranquille rivage et aller chercher au large leur fortune de chaque jour. La brise venait de la mer, mais elle était faible et douce, et ne pouvait empêcher les barques de s’éloigner. J’aborde un des patrons avec l’air d’aisance que je cherche à me donner…

— Allez-vous du côté de l’île d’Aix ? demandai-je à ce bourru.

— Nous irons ou nous n’irons pas : c’est suivant comme ça nous fera plaisir.

— Vous n’êtes guère poli, mon brave homme, avec des gens qui font pourtant le même métier que vous !

— Et à quoi ça servirait-il donc de prendre des mitaines pour parler à un aspirant ? Pourquoi venez-vous me demander si j’irons ou si je n’irons pas ? Est-ce que ça se dit, ça ?

— Mais ça se dit quand on a des raisons pour vous demander si vous allez à l’île d’Aix ou si vous n’y allez pas !

— Et queux raisons encore avez-vous ?

— Si vous m’aviez donné le temps de m’expliquer, je vous aurais dit que nous cherchions une embarcation pour nous rendre en rade.

— En rade avec monsieur le curé ?

— Pourquoi pas ?

— Un curé dans une barque de pêche ! belle chance que nous aurions là ! Vous ne savez donc pas encore ce que la calotte porte de malheur à la ligne ? Je suis bien sûr que si nous embarquions ce passager-là, il n’y aurait pas un piloneau à crocher au bout de nos avançons, de toute la journée.

— Eh bien ! on vous paiera votre pêche, et la journée, par conséquent, ne sera pas perdue pour vous.

— Et combien est-ce que vous nous larguerez pour le fret de cette cargaison de cathédrale ?

— Combien nous prendrez-vous pour le voyage ? C’est à vous de larguer le premier vos amarres.

— Vingt-cinq francs.

— Dix francs.

— Vingt francs : pas à moins ; et que la malédiction du bon Dieu ne tombe pas sur le bateau ! v’là tout ce que je demande.

— Vingt francs pour si peu de chemin ?

— Et donneriez-vous bien un sou par chaque coup d’aviron qu’il nous faudra hâler, premier que de crocher l’île d’Aix ?

— Allons, voici quinze francs, et qu’il n’en soit plus parlé.

— Je prends toujours. Mais, si les trois garçons qui ont part dans la barque ne veulent pas se charger de monsieur l’aumônier, je vous avertis qu’il n’y aura rien de fait. Je vas d’abord conter mon bagout aux autres.

Au bout de quelques minutes de délibération, le patron revint vers nous pour nous annoncer que nous pouvions nous embarquer dans le bateau, et que ses co-associés consentaient à nous trinquebaler à l’île d’Aix.

Le trajet fut long et pénible ; car, pendant deux heures il nous fallut ramer contre le vent et la marée. Le patron de la barque placé à la barre, profitant de la liberté d’esprit que lui laissait la manière dont nous naviguions, se prit à nous accabler de questions, auxquelles, dans toute autre circonstance, nous nous serions fait un devoir de ne pas répondre. Mais, pour ménager la susceptibilité des quatre malotrus à qui nous avions encore affaire, nous prîmes le parti de ne pas trop mal accueillir leurs continuelles importunités.

— Sans être trop curieux, nous demanda le maître-pêcheur, pourrait-on savoir ce que va faire à l’île d’Aix M. le curé ?

— Ce n’est pas à l’île d’Aix, je vous l’ai déjà dit, que se rend M. l’abbé ; c’est à bord du corsaire américain le Solanger !

— Et pour qui faire encore, un ex-clésiastique à bord d’un corsaire ? Pour leur-z-y dire la messe à ce tas de rénégats ?

— Non pas la messe ! mais pour confesser un des officiers américains qui a réclamé, au lit de mort, les soins spirituels de monsieur.

— C’est donc pas tous des inchrétiens que ces corsairiens de la Neuve-York ?

— Pas plus inchrétiens que vous, et parmi eux il se trouve même de très-fidèles et de très-bons catholiques.

— Catholiques, catholiques ; ça vous plaît-z-à dire ! C’est pas l’embarras, je me suis laissé conter que c’était en partie des Français qu’il y avait à bord de ce grand coquin de forban ; et des écumeurs de mer, ça peut bien être des catholiques apostoliques et romains tout aussi bien comme nous !… Allons, avant un coup, mes garçons, nous ne sommes plus qu’à deux encâblures de l’Américain, et M. le curé, à ce qu’il m’a dit, a une double ration de sacré-chien à vous payer une fois rendus à bord, sous sa vareuse d’église (sa soutane).

En nous voyant nager pour nous rendre à leur bord, les gens de l’équipage du Solanger se groupèrent le long des bastingages du corsaire pour examiner avec curiosité le personnage qui leur arrivait sous l’accoutrement d’un prêtre… Jamais pareil uniforme ne s’était montré à leurs yeux, et leur surprise redoubla encore, lorsque mon ami, saisissant les porte-haubans de tribord, ne fit qu’une seule enjambée pour sauter avec la légéreté d’un gabier, sur le pont du navire…

Le capitaine Moulson se promenait en cet instant sur le gaillard d’arrière, et ce ne fut qu’après avoir reçu le très-humble salut de Mathias, qu’il sembla sortir de la préoccupation à laquelle il paraissait livré, en faisant gravement les quinze ou vingt pas compris entre le grand mât et le couronnement de son brick.

— A quelle circonstance dois-je l’honneur de votre visite, messieurs, nous demanda d’abord le capitaine ?

— A une circonstance fort singulière, répondit mon ami, et cette lettre de votre respectable cousin va vous l’expliquer.

Le capitaine lut précipitamment le petit mot que le curé de l’hôpital nous avait donné pour lui, et puis tendant cordialement la main à Mathias, il s’écria :

— Quoi c’est vous qui avez ramené l’Indomptable à terre ?

— Hélas oui ! mon capitaine, et vous voyez que je n’en suis pas plus fier pour cela.

— Et pourquoi cette friperie de prêtre sur vos épaules ?

— Cette friperie m’a servi à brûler la politesse aux braves gens qui, pour prix de ma conduite, avaient pris tous les moyens nécessaires pour me faire arrêter à la sortie de l’hospice.

— Et qu’a-t-on fait au commandant de l’Indomptable, pour avoir exposé son vaisseau à tomber dans les griffes des Anglais ?

— On l’a acquitté.

— Et vous, on veut vous mettre la patte sur le collet, pour avoir fait ce qu’il aurait dû faire lui-même ! Ah ça ! ils sont donc fous en France à présent !

— Mon Dieu non ; ils ne sont que stupides, envieux et méchans, et c’est à vous que je viens demander un refuge contre les bontés dont il leur a plu de m’accabler.

— Ce n’est pas de refus, jeune homme, ce n’est, ma foi, pas de refus ; vous êtes un bon garçon, et moi j’aime les lurons taillés sur votre gabarit. On a voulu vous donner la chasse, à ce que m’écrit mon cafard de cousin, mais nous sommes là pour un coup, nous autres. En montant sur le pont du Solanger, vous avez mis le pied sur la terre américaine, et ce que le bon Dieu ou le hasard vient de faire pour vous, le diable ne vous l’ôtera pas, je vous en donne ma parole. Qu’il vous suffise de savoir, pour être tranquille, que ce pavillon-là, voyez-vous, qui flotte sur l’arrière de mon brick, couvre et garantit la marchandise… Vous naviguerez avec nous, et si je ne vous pousse pas rondement dans la partie de la course, vous pourrez dire que c’est qu’il n’y aura plus d’eau à boire sur mer… Quel est ce monsieur qui vous accompagne ?

— C’est un aspirant de mes amis à qui je dois le bonheur de me voir libre.

— Veut-il courir aussi bon bord avec vous ?

— Merci, capitaine, pour le moment du moins. J’ai des raisons qui me retiennent encore dans la marine militaire.

— Tant pis, car à mon bord, il y en a pour tout le monde. Mais si le cœur ne vous en dit pas, vous n’en mangerez pas, voilà tout, et la part sera plus forte pour les autres goulus… Ah ça ! dites donc, père Mathias, car c’est votre nom, n’est-ce pas ? si vous voulez me faire plaisir, vous vous dégréerez en double de cet uniforme de prêtre, qui commence à faire rire trop nos gens. Tenez, les voilà tous, les gueux, à crier déjà qu’il y a un corbeau à bord, et ces gaillards-là, voyez-vous, sont si superstitieux…

— Qu’à cela ne tienne, capitaine ; le désarmement, allez, ne sera pas long, et pour commencer je me dépouille de ma robe et de mon rabat, à moins cependant qu’il n’y ait quelqu’un à confesser de ses péchés à votre bord…

— En douceur, en douceur, M. l’abbé… Tenez, donnez-moi toutes ces guenilles au mousse qui va aller les amarrer, comme un paquet pour effrayer les oiseaux, à la paume du mât de misaine… Cela sera plus farce que de les envoyer par dessus le bord, et j’ai dans l’idée que ce cotillon de prêtre nous portera bonheur, dans notre prochaine croisière.

Avec des gens du caractère du capitaine Moulson et de ses officiers, il n’était pas difficile de faire prompte connaissance et d’aller vite en amitié. Quelques heures après son introduction à bord du corsaire, Mathias se trouva installé au milieu de l’état-major et de l’équipage, comme si toute sa vie il avait couru la fortune avec d’aussi nobles compagnons. Pour moi, enchanté de la réception qu’on venait de faire à mon ami, je passai la nuit à bord du Solanger, entre le punch que le maître d’hôtel faisait ruisseler sur les tables de la grande chambre, et les chansons joyeuses, dont nos aimables convives assaisonnaient leurs copieuses libations…

Quand le jour vint mêler ses premiers rayons à la lueur des flambeaux pâlissans qui avaient éclairé la longue orgie de la nuit, on parla d’appareiller ; car la brise s’était faite pendant le temps que nous avions consacré à toutes nos bachiques folies… Le capitaine Moulson, habitué à mener de front et avec une égale ardeur ses plaisirs et ses devoirs, la bamboche et le service, ne fit qu’un saut, de la table de la grande chambre sur son banc de quart, et sa redoutable voix alla réveiller son belliqueux équipage, encore endormi sur le pont où chaque officier avait déjà pris son poste…

Le corsaire le Solanger, manœuvré par ses deux cents vaillans matelots, eut bientôt livré ses vastes huniers au souffle des vents qui semblaient demander à l’entraîner loin du port, où il n’avait fait qu’un trop long séjour… L’instant arriva de quitter l’ami que je venais de confier à la fortune, sous l’empire de laquelle allait s’aventurer le corsaire… Mathias, qui, jusque-là, avait conservé toute la gaîté de son caractère, perdit presque l’usage de la parole en me pressant dans ses bras ; et, les larmes aux yeux, le malheureux ne sut que me dire, d’une voix faible et entrecoupée : — Tu vas revoir Juliette… tu l’embrasseras pour moi… et tu lui diras…

— Je lui dirai que tu l’aimes encore…

— O toujours ! toujours !… Adieu pour toi ! adieu pour elle !

Assis seul, jusqu’au soir, sur un des sauvages rochers de l’île d’Aix, j’attendis, pour abandonner le rivage, que la nuit eût caché aux bornes de l’horizon, le point aérien que formait encore, en s’éloignant avec la brise frémissante, la voile presque imperceptible du Solanger… Et quand ce point eut disparu pour jamais à mes yeux mouillés de larmes, je prêtai l’oreille aux vagues gémissantes qui venaient se replier sur la grève solitaire ; et il me sembla que ces vagues, sur lesquelles le corsaire avait passé en bondissant, murmuraient encore les mots d’adieu que mon ami leur avait peut-être confiés pour moi !

XIV.
UNE CONQUÊTE D’ASPIRANT DE MARINE.

L’heureuse évasion de mon ami, qui venait en quelque sorte d’arracher à la sévérité de la discipline, une proie sur laquelle les autorités maritimes avaient peut-être compté, eut à Rochefort trop de retentissement pour qu’on ignorât long-temps la part que j’avais prise à la fuite de Mathias. La triste rigueur qu’on s’était proposé de déployer contre lui, menaça de s’étendre jusque sur moi, qui, en quelque sorte, devais être responsable d’une faute que l’on ne pouvait plus faire expier à celui que l’on appelait le vrai coupable ; et, pour échapper à ce reste de persécution et de haine, je pris le parti de m’éloigner d’une ville où l’on ne pardonnait ni aux belles actions ni au dévouement de l’amitié.

Muni d’une autorisation que le préfet maritime ne m’accorda que comme une faveur signalée, je retournai à Brest, d’où, quelques mois plus tôt, nous étions tous partis, moi et mes jeunes camarades, si pleins d’espérances, d’ardeur et d’illusions trompeuses.

Le lendemain de mon arrivée dans cette ville, après avoir joui du plaisir de revoir ma famille et mes amis, je crus n’avoir rien de mieux à faire que d’aller au spectacle, pour assister à une cabale d’aspirans qui, ce soir-là, devait éclater contre un acteur que je ne connaissais pas, mais que je me proposais de siffler avec toute l’ardeur que mes jeunes frères d’armes paraissaient vouloir déployer contre lui.

Le temps des cabales de spectacle est aujourd’hui passé dans les ports de mer. Mais, grand Dieu ! qu’à l’époque vers laquelle je reporte encore mes souvenirs, les aspirans de marine se montraient quelquefois redoutables dans les luttes du public contre les troupes dramatiques de la province ! Aucun moyen de triompher de la résistance des acteurs, ne répugnait à l’entêtement de ces âmes damnées, aguerries déjà contre des tempêtes bien autrement terribles encore que celles qui se déchaînaient sous les combles d’une salle de théâtre ! Une scène prise à l’abordage au milieu du vacarme : des coulisses renversées sur les musiciens de l’orchestre épouvanté ; des œufs gâtés tombant comme grêle sur la tête des spectateurs en fuite ; un lustre et des quinquets brisés sur les banquettes lacérées du parterre ; des oiseaux de nuit long-temps tenus en réserve dans des boîtes infernales, et lancés tout à coup dans l’espace, qu’ils remplissaient du bruit de leur vol sinistre ; des épées nues enfin se croisant quelquefois, au sein de ce désordre affreux, avec les baïonnettes de la garde appelée pour rétablir la tranquillité, tout cela n’était qu’un jeu pour ces jeunes diables à la figure encore imberbe et à la physionomie si naïve et si douce. Oh ! que les cabales aujourd’hui sont mesquines et froides auprès de ces cabales d’autrefois, si chaudes et si impétueuses ! Et l’on nous dit encore que le siècle s’est formé et que les mauvaises habitudes seules ont dégénéré !

A mon entrée dans la salle de spectacle de Brest, le vacarme projeté était commencé. En ma qualité de nouvel arrivé, je crus qu’il était de mon honneur de me signaler plus que les cabaleurs sédentaires, et de faire brillamment mes premières armes. Je ne risquai que trop, hélas ! de me faire distinguer dans cette mémorable soirée. De toutes les femmes que l’approche de l’orage avait épouvantées, une seule était restée dans les loges grillées des secondes galeries ; et, malgré l’ardeur avec laquelle je donnais l’exemple du tapage à mes autres camarades, je remarquai qu’au plus fort de la mêlée, la lorgnette de l’intrépide spectatrice n’avait pas cessé d’être dirigée sur moi. Quelque fat, à ma place, n’eût pas manqué d’attribuer au mouvement du plus tendre intérêt, l’attention avec laquelle la dame de la loge l’aurait observé. Mais moi, plus occupé encore de mes fonctions présentes que de vains projets de conquête, je pensai tout modestement ne devoir qu’à l’excès du zèle que j’avais déployé, la faveur d’être remarqué par l’inconnue, plus que ne l’avaient été les autres héros du scandale de la soirée.

Une nuée d’officiers-majors, qui m’avaient observé avec autant d’attention que la belle, mais avec des dispositions moins bienveillantes peut-être, m’entourèrent bientôt, pour me conduire probablement du sein de mon triomphe à bord du vaisseau amiral, lieu ordinaire réservé au châtiment des peccadilles des jeunes officiers de marine. Je devinai heureusement assez à temps les intentions hostiles des limiers du major-général, pour opérer rapidement la retraite que me prescrivait la prudence ; et, du pas le plus agile, j’abandonnai, au moment le plus critique, le théâtre d’une victoire que la police maritime ne m’aurait disputée qu’avec un succès trop certain.

Je franchis, en un clin d’œil et à la faveur de l’obscurité, les portes du théâtre, encore entourées de troupes. Quelqu’un suit mes traces, et je redouble de vitesse, m’imaginant avoir à mes trousses un officier-major au moins… Une voix m’appelle par mon nom. J’écoute : c’est une voix de femme, et je m’arrête… — Trouvez-vous demain, à cinq heures du matin, rue de la Filerie, numéro 11, maison de madame Delatour, dentiste, me dit une personne que je crois reconnaître pour une une vieille dame. Je veux répondre, mais l’officieuse ménagère a déjà disparu dans la foule qu’elle a regagnée, en laissant seulement à mes oreilles le son de ces mots que je me répète avec étonnement : Trouvez-vous demain, à cinq heures du matin, rue de la Filerie, numéro 11, chez madame Delatour, dentiste.

A dix-huit ans, avec de l’éducation et quelque esprit, on a tout ce qu’il faut pour se croire destiné à devenir un homme à bonnes fortunes. Mais, grand Dieu ! qu’il en coûte quelquefois, aux débuts de la carrière de Lovelace, pour attendre, avec une certaine philosophie, l’heure d’un rendez-vous avec une femme que l’on ne connaît pas ! Je sortis après avoir entendu les mots que la vieille venait de me dire si précipitamment, persuadé que de toute la nuit il me serait impossible de fermer l’œil ; et, pour mettre autant que possible le temps de l’attente à profit, je courus dans la rue de la Filerie, avec l’intention de guetter au passage la belle avec laquelle je m’attendais le lendemain à avoir le plus délicieux tête-à-tête. Je ne vis rien, si ce n’est le numéro de la maison qu’on m’avait indiquée, et aussi l’enseigne de la dentiste, qui occupait le rez-de-chaussée. Il me vint bien à l’idée, faute d’indices plus satisfaisans, de prendre des informations dans le voisinage sur le compte des locataires qui habitaient le logis ; mais la crainte de commencer par une indiscrétion dangereuse une aventure qui s’annonçait pour moi sous l’apparence du plus piquant mystère, me fit bientôt renoncer à mon projet d’enquête, et je pris le parti d’attendre, en me promenant et en me repromenant dans les quartiers silencieux de la ville, l’heure encore si éloignée du bonheur qui me procurait déjà les plus voluptueuses rêveries.

Que de femmes, pendant ce temps, passèrent dans mon imagination si tendrement excitée par le vague espoir que l’avertissement de la veille avait jeté dans mon cœur et dans ma jeune tête ! Nul doute, me disais-je avec complaisance, que la dame à laquelle j’ai plu, ne soit celle qui, pendant la cabale, m’a lorgné si obstinément… Mais quelle peut être cette belle inconnue ? Quelque femme de la petite vertu ? Oh non ! elle occupait une des loges louées à l’année ; sa mise m’a paru de la dernière élégance, et la maison qu’elle habite offre une certaine apparence de luxe… Et si c’était plutôt quelque femme de bon ton qui se fût éprise de moi en me voyant faire plus de vacarme que tous les autres ensemble… On dit que les femmes de la société ont un faible très-prononcé pour les mauvais sujets ; et ma foi, à ce titre, il se pourrait bien que ma conduite au spectacle eût séduit, par l’éclat même du scandale, quelqu’une des beautés qui font l’ornement des salons de nos autorités… Pardieu, il serait plaisant qu’une circonstance qui devait me conduire, en bonne conscience, tout droit au vaisseau amiral, me procurât une de ces aventures exquises pour lesquelles j’ai toujours eu un goût si déterminé et jusqu’à présent si stérile… Et Juliette, cette pauvre Juliette, que j’avais tant promis à mon ami Mathias de voir pour lui et pour moi à mon arrivée à Brest ! Malheureux que je suis ! je n’y ai encore pas plus songé qu’à l’an quarante… Je n’ai pas même pensé à m’informer de ce qu’elle peut être devenue et quel sort il a plu à la Providence de lui réserver après notre brusque départ… Elle gémit peut-être, la pauvre créature, en implorant, dans sa détresse, le souvenir de ses anciens amis, comme un talisman contre la séduction dont elle a été probablement environnée, sans expérience, sans protection, sans défense ; et, tandis qu’avec tant de facilité je pourrais trouver encore en elle une maîtresse, une amie, et je soupire après le moment de faire une infidélité à la seule femme que je devrais chercher parmi toutes les femmes…

Cinq heures sonnèrent enfin, et j’étais en face du numéro 11… Mes yeux, depuis une bonne demi-heure au moins, n’avaient pas cessé d’être fixés sur la porte de cette bienheureuse maison. La porte s’entr’ouvre doucement, et une femme d’une cinquantaine d’années, l’index posé discrètement sur la bouche, me fait signe de la suivre… J’étais déjà sur ses pas avant qu’elle fût rendue au pied des escaliers… Je monte tout palpitant d’espoir, en effleurant à peine les marches que je monte quatre à quatre. Un loquet claque sur la porte d’un des appartemens du deuxième étage : j’entre, et je tombe étonné, ravi, enchanté, dans les bras de Juliette…

Ma joie fut si vive, en retrouvant d’une façon si inattendue notre ancienne gouvernante, que, quelques minutes après l’avoir embrassée, j’eus à peine assez de calme d’esprit pour lui dire : — Et à quelle faveur du ciel dois-je le bonheur de te revoir si bien mise et si bien logée, ma pauvre Juliette ?

— Tu vas le savoir, mon ami, me répondit-elle presqu’aussi émue que moi ; mais, avant tout, apprends que je m’appelle maintenant mademoiselle Olinda.

— Et pourquoi Olinda et plus Juliette ?

— Parce que mon protecteur a trouvé sur la carte marine le nom d’Olinda, qui est, m’a-t-il dit, celui d’une province du Brésil. Ce nom lui a paru plus distingué que celui sous lequel j’étais connue quand j’étais avec vous autres ; et, en effet, je commençais aussi à le trouver bien commun.

— Ah ! c’est la raison pour laquelle on t’a donné le nom d’Olinda ! Mais quel est donc ton protecteur ?

— J’ose à peine te le dire, puisque tu ne l’as pas encore deviné. Je crains que tu ne m’en veuilles, mon ami ; mais le malheur qui semble avoir présidé à ma naissance, et ma triste destinée, m’ont réduite à la nécessité d’accepter les bienfaits d’un galant homme…

— Et de quel galant homme encore ?

— De l’homme le plus généreux et le plus aimable, et que je voudrais pouvoir aimer autant qu’il mérite de l’être… Ouf !

— Et quel est encore, voyons donc, cet homme généreux et aimable ?

— Tu te rappelles peut-être cette lettre que tu surpris un jour dans mes mains, et que j’écrivais au…

— Au major-général de la marine… Oh ! va, je ne l’ai pas oublié. Ce serait donc lui ?…

— Eh bien ! oui, mon ami, c’est lui. J’aime mieux que ce soit toi que moi, qui l’aies nommé…

— Ah ! j’avais donc bien deviné dans le moment ! et tu nous trompais tous déjà, petite perfide…

— Ne te fâche pas, Édouard ; tu le tromperas à ton tour… Il te sera si doux, mon ami, de te venger de moi et de lui, que tu me pardonneras ma faute passée, n’est-ce pas, en faveur de ma faute présente ?… Oh ! comme hier au soir je t’ai reconnu avec bonheur, faisant tant de bruit au spectacle ! Si tu savais avec quel orgueil je me suis dit à moi-même, en te retrouvant tel que je t’ai aimé : Voilà bien un de mes aspirans ; car, aussi vrai que je me nomme Olinda maintenant, vous m’avez donné une si mauvaise habitude, que je n’ai jamais pu aimer que des aspirans depuis vous, depuis toi surtout, et depuis ce pauvre Mathias dont tu ne m’as pas encore dit un mot.

— Pourquoi t’en aurais-je parlé quand tu nous as tous sacrifiés, nous, tes premiers et tes meilleurs amis, à ce vieux drille de major-général ?

— Oh ! lui, il m’a écrit au moins ce bon Mathias ; il n’a pas fait le dédaigneux et le paresseux comme toi.

— Il t’a écrit, dis-tu, Mathias ?

— Toutes les semaines, excepté pendant sa maladie à l’hôpital de Rochefort. Et qu’y a-t-il de si surprenant à cela, monsieur, s’il vous plaît ? L’excellent et digne jeune homme ! c’est cela un cœur !

— Et je l’aurais encore parié. Il n’est que trop vrai : ce malheureux t’aimait à la folie.

— Et pourquoi, monsieur, cet imparfait de l’indicatif t’aimait à la folie ? J’espère bien qu’il m’aime encore.

— Oh ! de la science grammaticale à présent ! Tu connais l’imparfait de l’indicatif ? Et où diable as-tu donc appris tout cela ?

— Où diable ? mais, par Dieu ! dans les livres et avec les professeurs, que mon bienfaiteur a voulu que j’apprisse et que je prisse. Crois-tu donc avoir toujours affaire à la pauvre et ignorante Juliette ?… Tu n’as seulement pas encore remarqué le changement qui s’est opéré dans mes manières : c’est cependant, je crois, assez frappant… Vois comme mes mains, autrefois endurcies par le travail auquel j’étais condamnée, sont devenues douces et blanches. Regarde mes yeux, qui ont pris une autre expression, et ma taille, qui s’est si élégamment formée… Tu ne remarques donc plus rien à présent, toi ?

— Si, si, je remarque tout fort bien, au contraire ; et, pour t’en donner une preuve, je te ferai observer, à mon tour, sans vouloir ici te faire un reproche de prendre avec moi un ton de familiarité qui s’accorde, du reste, au mieux avec l’attachement que j’ai pour toi, je te ferai observer que tu me disais toujours vous autrefois, et qu’à présent tu me tutoies !

— Ah ! c’est qu’écoute donc, autrefois ma position était si éloignée de la vôtre par le malheur de ma naissance et l’ignorance dans laquelle j’avais été élevée ; au lieu qu’aujourd’hui, c’est bien différent. L’éducation que j’ai acquise, la place que j’ai prise enfin dans le monde, m’ont rapprochée de toi de manière à me faire croire que je suis à peu près ton égale… Tu dois me trouver bien drôle peut-être avec mes prétentions ; mais, que veux-tu ?…

— Moi ? non. Je te trouve charmante, et voilà tout.

— A la fin, voilà le premier compliment que tu m’aies encore fait depuis une heure que nous sommes ensemble. Oh ! si tu pouvais t’imaginer combien il me tardait de te voir, pour jouir de la surprise que te causerait mon changement de fortune ! Je croyais qu’en me retrouvant grandie, formée, et, je puis le dire, embellie, tu ne reviendrais pas de ton extase. Mais, pas du tout : monsieur, après m’avoir embrassée, a paru me revoir comme si je n’avais pas changé d’état ! Oh ! que les hommes, mon Dieu, sont étranges et indéfinissables ! Je ne m’attendais guère, je te l’assure, à être payée par autant d’indifférence, du sacrifice que je fais en te recevant chez moi, et du danger que je cours peut-être en te retenant aussi long-temps ici.

— Et quel danger si grand ma présence peut-elle donc te faire courir ?

— Tu me le demandes, quand tu sais toi-même les minutieuses précautions qu’il m’a fallu prendre pour te faire entrer dans la maison sans qu’on pût te voir… Que deviendrait ma réputation si l’on venait à apprendre, et si le général savait surtout que… Rien que d’y penser, j’en tremble comme si j’avais fait un mauvais coup…

Au moment même où la tendre Olinda achevait sa phrase à effet, on entendit la porte de la rue se refermer assez brusquement… La pauvre fille resta muette en prêtant une oreille attentive au frottement d’un pied assez lourd qui paraissait s’appuyer sur les escaliers du premier étage…

— Qu’est-ce que ce bruit ? lui demandai-je.

— Chut ! tais-toi ! me dit-elle à voix étouffée… Je crois… oui, c’est ce vieux jaloux qui monte ; je reconnais ses pas… silence… Que peut-il vouloir à cette heure ?

— Que dois-je faire ?…

— Attends ! oui… il vaut mieux… Tiens, mon ami, mon lit est large, et tu es mince ; tu vas te placer…

— Où ? dessous ?

— Non pas : c’est trop commun… Tu vas te glisser entre le traversin et le chevet ; et, si tu m’aimes et que tu tiennes à ne pas compromettre mon avenir, tu ne respireras pas.

— C’est fort bien, mais, en prenant cette posture, je risque peut-être d’être exposé à quelque incident bizarre, qui pourrait bien ne pas trop être de mon goût.

— Enfant que tu es ! va, tu n’as rien à craindre de ce côté-là… Mais, je t’en supplie, fais vite, et sois muet et immobile, pour l’amour de moi.

En quelques secondes, je fus allongé transversalement sur la tête du lit ; et masqué par le traversin soyeux que ma princesse eut le soin d’arranger de manière à me couvrir sans me couper entièrement la respiration, j’attendis, en retenant mon souffle, l’événement que me préparait l’arrivée de mon rival sexagénaire.

L’entrée du major chez sa belle me sembla copiée sur celles des classiques oncles d’opéra-comique.

— Comment, levée déjà, s’écria celui-ci en refermant la porte sur lui. Levée avec l’aurore et plus fraîche qu’elle… Et par quel hasard ?

— J’avais l’intention d’aller respirer l’air de la campagne, ce matin, pour dissiper une migraine affreuse qui depuis hier…

— Une migraine sur ce joli front, si serein et si pur… Mais ce serait un volcan sous des fleurs… Permettez, mignonnette, que je baise ce joli front, qui souffre… En effet, il est presque brûlant.

— Vous me demandiez tout à l’heure par quel hasard je me trouvais levée si tôt aujourd’hui ; mais je pourrais vous demander à mon tour à quel miracle je dois le plaisir de vous recevoir si matin chez moi ?

— C’est à un miracle dont je me serais assez volontiers passé. Hier vous étiez au spectacle, vous avez dû même être étourdie du bruit infernal que nos jeunes gens se sont permis de faire, à propos de je ne sais quel acteur, que ces petits messieurs ont pris en grippe. Ma présence au théâtre étant devenue nécessaire pour mettre fin à ce désordre un peu scandaleux, je me suis transporté dans la salle, et au nombre de mes cabaleurs, je n’ai pas été peu surpris, je vous jure, de reconnaître un des lurons que ma prudence était parvenue, il y a quelques mois, à éloigner de vous…

— C’est vrai, j’ai reconnu moi-même ce jeune homme.

— Son apparition inattendue en ce moment m’a, je vous l’assure, un peu contrarié.

— Et pourquoi donc, monsieur ? Auriez-vous quelque raison de penser…

— Oh ! pas pour vous ! Je vous suppose trop de réserve et de sagesse pour m’alarmer des tentatives que fera sans doute cet aspirant, pour chercher à vous parler, à vous voir, peut-être. Mais la seule idée d’avoir à éloigner les importunités d’un jeune fou, m’effraie. Il est si doux à mon âge de savourer encore avec mystère le tranquille bonheur d’aimer une jolie femme, et d’en être aimé, un peu peut-être, n’est-ce pas Olinda ?

— Et comment n’aimerais-je pas le plus délicat, le meilleur, le plus généreux des hommes ?

— Tu m’aimes donc un peu, toi si belle et si bonne ?

— Devrais-je avoir à vous le répéter encore ? Ce n’est pas bien, en vérité, d’être si exigeant.

— Hélas ! on exige toujours beaucoup, trop peut-être, quand on devrait se trouver heureux de posséder ce qu’on veut bien encore vous accorder. Serait-ce trop exiger que de demander encore un baiser ?

— Oh ! non pas un, mais cent, mais mille… Et toujours de bon cœur !

— Elle est en vérité céleste… ! Je te dirai que pour être plus sûr de contrarier d’avance les intentions que je suppose à monsieur l’aspirant d’hier au soir, j’ai pris un parti assez sévère. J’ai donné ordre de le chercher pour le loger provisoirement à l’Amiral. Ce sera toujours autant de pris sur l’ennemi ; qu’en dis tu ?

— Mais qu’il a bien mérité ce que vous voulez bien faire pour lui.

— Il faisait un tapage ce gaillard-là !

— Un tapage horrible, j’en conviens, et qui m’a scandalisée au dernier point ; mais à votre place, au lieu de le punir et de risquer à l’irriter par un traitement qu’il attribuera à un sentiment dont vous êtes incapable, il me semble que je le laisserais tranquille.

— Tu le crois ? C’est pourtant un assez mauvais garnement, et l’occasion de le punir m’a paru belle.

— Raison de plus, peut-être, pour ne pas donner à la malignité ordinaire de ces messieurs un prétexte d’élever des doutes sur le motif qui vous ferait agir.

— Oui, ce que tu dis là me paraît en effet assez bien pensé… Nous y réfléchirons encore et puis nous verrons… Mais à propos, ma tendre et belle amie, puisqu’une circonstance toute particulière m’a amené aujourd’hui chez toi de si bonne heure, je me permettrai de réclamer de ta complaisance le sacrifice que tu veux bien faire, tous les deux jours, à l’une de ces faiblesses que les hommes de mon âge ne peuvent pas toujours vaincre… C’est du reste, et tu me rendras cette justice, la seule exigence que je me permette avec toi… Tu as ici tout ce qu’il te faut, n’est-ce pas ?

Ces paroles du général, encore assez obscures pour moi, me firent trembler. Je me crus exposé à être surpris comme un nigaud dans la cachette où l’imprévoyance d’Olinda m’avait relégué, et malgré les signes tranquillisans que la belle me faisait à l’insu du général, je ne fus pleinement rassuré que lorsque celui-ci dit en s’adressant à la belle, et après avoir jeté sur le lit son habit et sa cravate :

— Je conçois fort bien, ma toute jolie, tout ce que l’idée d’une telle jouissance, peut offrir de bizarre en apparence. Mais quand on a vécu comme moi, et que l’on sait attacher un prix réel aux douces complaisances d’une amie, il est de ces riens qui enchantent, qui vous suffisent et qui font qu’on aime cent fois plus qu’on ne le ferait sans eux, la femme assez bonne pour flatter nos petits caprices… Crois-tu, belle-belle, que l’eau que tu as au feu soit assez chaude ?

— Elle n’est que tiède, mon ami.

— C’est ce qu’il faut : voilà de l’essence de savon qui n’a pas sa pareille, et dont je me suis muni ce matin même. Que ta douce main, déjà si jolie, sera belle dans cette mousse si blanche, et pourtant moins blanche encore que tes doigts caressans…

Je l’avouerai, quelque envie de rire que dût me donner la singulière fantaisie du général, je ne pus m’empêcher de faire des réflexions assez sérieuses sur la scène étrange qui s’offrait à mes yeux, et je me trouvai presque humilié pour ce vieil officier que quelques bons services avait illustré, en le voyant se livrer avec la capricieuse docilité d’un enfant, à la manie de se faire savonner le menton par la main de sa maîtresse… Jamais l’idée d’une aussi bizarre volupté ne s’était présentée comme une chose possible à mon esprit, encore assez peu versé dans la connaissance des infirmités amoureuses de notre espèce… Voilà donc, me disais-je, un homme dont le courage a été éprouvé dans cent combats, dont l’autorité est respectée par tout un corps honorable, réduit, pour satisfaire la plus sotte et la plus puérile envie, à implorer la complaisance d’une grisette qui le méprise en cédant à la bizarrerie de son puéril caprice ! Oh, si tous les officiers de marine qui ont éprouvé la sévérité de notre major-général pouvaient le voir comme moi, se faisant savonner le menton par Juliette, quelle opinion ils auraient de leur vénérable chef !… Et c’est lui qui voulait m’envoyer à l’Amiral pour avoir fait du bruit au spectacle ! Ah qu’il y vienne, maintenant que je tiens le secret d’une de ses honteuses faiblesses ! Je l’en défie bien, le vieux sybarite à savon mousseux…

Dès que l’office du rasoir fut devenu nécessaire, le général se leva pour aller se poser devant un miroir, et achever, en se rasant lui-même, l’opération importante qu’Olinda avait si bien commencée… Pendant le temps qu’il employa à se gratter le menton, Olinda ne cessa de contrefaire toutes ses grimaces, au risque de me faire éclater de rire, et de m’exposer à trahir ma présence, dans ce lieu réservé aux mystères de la toilette de mon rival… Je n’en pouvais plus, et sans le parti que prit enfin le général de se retirer rasé, lavé et parfumé, je ne sais trop ce qui serait résulté de la position insoutenable que j’avais gardée jusque-là, entre le traversin et la tête du chaste lit de mon amante !

XV.
INTRIGUE ÉPISTOLAIRE.

Le protecteur d’Olinda était à peine descendu au premier étage, que d’un seul bond je sautai au bas du lit qui m’avait servi de refuge, avec la promptitude et la légèreté d’un lapin qui sort du gîte où il a été traqué.

— Eh bien ! me dit Olinda en se tenant les côtés à force de rire et de mon étonnement et de la scène que venait de me donner le général, que dis-tu de ma vieille autorité ?

— Je dis que jamais je n’aurais deviné celle-là !

— Tu connais l’homme à présent. C’est la seule manie un peu désagréable qu’il ait, et, en vérité, il est si bon enfant sur tout le reste, que je lui passe son seul petit caprice, en faveur de toutes ses excellentes qualités. Sais-tu le plus grand défaut que je lui trouve depuis que je le connais ? C’est de ne pouvoir pas l’aimer.

— Mais il me semble cependant t’avoir entendue lui assurer très-naïvement que tu l’aimais, en lui donnant même d’assez bon cœur une vingtaine de baisers quand il ne t’en demandait qu’un ?

— Oui, je lui contais tout cela, il est vrai, mais ne faut-il pas que je le trompe ? Crois-tu qu’à toi, par exemple, j’aie besoin de t’en dire autant ? Oh ! mais écoute, ce n’est pas tout encore. Je t’ai dit tout à l’heure que la manie d’être savonné par moi était le seul caprice qu’eût mon autorité. Mais il a bien une autre fantaisie encore !

— Et laquelle ? Va, dis hardiment ; je m’attends à tout maintenant.

— C’est la manie de m’écrire tous les jours un petit poulet, et de vouloir que je lui réponde sur l’heure même.

— Et comment t’arranges-tu de cet idiotisme épistolaire ?

— A merveille ! Je lui réponds tout ce qui me passe par la tête, et il trouve que j’ai un style charmant et que je suis une… Comment donc appelle-t-il cela déjà ? Une, une Sé… Sé… Aide-moi donc un peu !

— Une Sévigné, peut-être ?…

— Oui, justement, une Sévigné… A chaque lettre où il croit remarquer un progrès dans ma manière d’écrire, il m’envoie des pâtisseries, des liqueurs, des sucreries, des bijoux même quelquefois, que sais-je enfin, tout ce qu’il croit propre à encourager mon zèle pour la correspondance.

— En ce cas-là, tu feras des progrès immenses, je t’en donne ma parole, et tu sais que jamais je n’ai promis en vain.

— Et comment cela, des progrès immenses ?

— Je t’écrirai toutes tes réponses ; tu les recopieras, et je veux que les bouteilles de liqueur pleuvent chez toi comme autrefois la manne dans le désert. Ah ! il aime le beau style épistolaire, le friand vieillard ! Eh bien ! on lui en donnera !

— Oui, pour ses bijoux, n’est-ce pas ? Ce sera délicieux, ravissant ! Quand je te disais, Édouard, qu’il nous serait si doux de le tromper ! D’autant mieux, vois-tu, qu’il n’y a rien qui m’ennuie plus que d’être obligée de lui faire une lettre tous les jours, quand je ne sais, la plupart du temps, que lui dire.

— As-tu là sa correspondance ?

— Sans doute, puisque je suis obligée de la lire et d’y répondre.

— Donne-la-moi pour que je me mette au fait de sa manière, et que je lui riposte sur-le-champ… L’idée de sa liqueur m’inspire, et je me sens déjà tout en verve !

— Mais j’ai déjà répondu à son épître d’hier. Il vaut mieux, pour entrer en matière, attendre la lettre qu’il ne manquera pas de m’envoyer aujourd’hui…

— C’est vrai… Et si nous déjeunions en attendant ?

— Ah oui ! tu as raison. Ma bonne va nous servir ce qu’elle aura de mieux… C’est une fille discrète, sage, dévouée et qui t’aime déjà comme si elle te connaissait depuis dix ans. C’est elle qui boit avec moi la liqueur du général… Comme hier elle a bien fait ma commission, n’est-ce pas, à ta sortie du spectacle ?… Un vrai trésor, mon ami, un vrai bijou ! Tu resteras ici toute la journée pour ne sortir qu’à la nuit avec précaution, discrétion et sécurité… Mais à quoi penses-tu donc ainsi ? Tu parais tout distrait…

— Je pense à la réponse que je ferai pour toi à l’amoureux et éloquent major-général de la marine au port de Brest.

— Oh ! ce n’est ma foi pas la peine d’y songer tant à l’avance ! Moi, quand j’étais embarrassée, je copiais tout bonnement une lettre de… de la Nouvelle-Héloïse, et il trouvait que j’écrivais comme un ange.

— Peste, le gaillard ! il n’était pas dégoûté, et tu l’as gâté sans le savoir. C’était du Rousseau que tu lui donnais, malheureuse !

— Ah ! dam, écoute, on donne ce que l’on peut quand on n’a pas autre chose sous la main.

Le déjeuner vint ; je le trouvai exquis. Olinda fut d’un enjouement fou, d’une humeur enivrante, et le bonheur qu’elle semblait éprouver à me retrouver, après ma longue absence, la rendit si aimable, que je pensai à peine au temps qu’il me faudrait passer près d’elle, avant de laisser le champ libre au général, pour peu qu’il lui prît envie de venir lui rendre, comme à son ordinaire, quelque visite nocturne.

La lettre quotidienne qu’elle m’avait annoncée que lui écrirait son autorité, arriva au dessert. Je la lus avec empressement comme le type d’une correspondance qui devait commencer à entrer dans mes nouvelles fonctions. L’épître du jour était ainsi conçue :

« Cher amour,

» Ce matin, je vous ai trouvée encore plus belle, s’il est possible, que vous ne l’étiez hier. Je ne sais à quoi attribuer cela, si c’est à votre beauté qui s’épanouit chaque jour progressivement, ou à mon attachement, qui, en s’augmentant, vous rend à chaque minute plus séduisante à mes yeux. Mais, tout ce que je puis vous dire, c’est que je t’aime de tous les sacrifices que je suis disposé à faire pour ton bonheur… J’ai brûlé dans ma vie bien des parfums aux pieds de plus d’une jolie femme ; mais jamais, je crois, je n’ai offert à la beauté, un encens aussi sincère et aussi pur que celui que je fais fumer à tes autels… Charmante mignonne, je t’ai trouvée souffrante ce matin, et ta migraine m’a alarmé ; mais la touchante complaisance avec laquelle tu as vaincu ta douleur, pour sourire à un de mes petits caprices, m’a pénétré jusqu’au cœur ; et, pour consacrer, comme l’époque d’un tendre sacrifice, le moment où j’ai reçu de toi une marque de la plus insigne bonté, j’ai fait graver, sur l’anneau que je t’envoie, la date du jour où tu m’as accordé la preuve la plus précieuse de ton amour et de ta charmante docilité.

» Adieu, mille fois adieu, avec mille baisers de ton tendre et dévoué amant… »

— Mais c’est une lettre tout comme une autre ! dis-je à Olinda après avoir lu le poulet, et elle mérite une réponse, et une réponse en règle encore. Je trouve même que cet homme écrit assez passablement le sentiment pour un officier-général, et, avec trente ans de moins chez l’individu, le style pourrait ma foi, valoir celui de la plupart de nos jeunes faiseurs de billets doux à la semaine. Voyons, ma petite, un verre de liqueur ! Bien ! bois-en d’abord la moitié, — de l’encre, du papier, une plume ; un baiser par dessus tout cela, car il me faut aujourd’hui de l’inspiration… C’est bien, voilà les idées qui commencent à germer dans ma tête, que je sens s’échauffer par degrés…

J’écrivis alors l’épître suivante, entre les assiettes du déjeuner ; Olinda, appuyée sur mon épaule, suivait de l’œil le mouvement fébrile de ma plume. Cela faisait un tableau charmant pour nous.

« Aimable et cher ami,

» Quelque précieuses que soient pour moi toutes vos bontés, je vous dirai qu’elles me jettent souvent dans la plus grande perplexité. Comment, en effet, pourrais-je jamais reconnaître d’une manière digne de vous et des sentimens que vous m’inspirez, les bienfaits dont vous ne cessez de combler une femme qui n’a à vous offrir que son cœur et son amour ? Oh ! Combien je porte envie au sort de celles qui peuvent, par des sacrifices constans et un dévouement sans bornes, répondre à la tendresse qu’elles ont inspirée et au désintéressement de l’amant qu’elles ont choisi ! Mais une si douce satisfaction ne m’est pas réservée, et je sens que si beaucoup d’amour est quelque chose pour vous, c’est encore trop peu pour moi ; et, moins vous êtes exigeant, et plus je m’en veux de ne pouvoir vous prouver que par l’attachement le plus sincère, quel est l’excès de ma reconnaissance.

» Savez-vous que vous êtes mille fois trop bon, aimable ami, de vous occuper de ma migraine ? Votre présence, dont j’ai trop peu joui aujourd’hui, a suffi pour la dissiper ; et quand le cœur est satisfait, il reste bien peu de place à la douleur, même dans la plus mauvaise tête… Votre anneau est divin, et j’espère bien qu’il deviendra un talisman contre tous mes maux, quels qu’ils soient, en me rappelant une des époques les plus douces de ma vie. Mais je ne vous cacherai pas, tout en acceptant vos galanteries, que je suis très-fâchée contre vous ; oui, très-fâchée, mon ami, et tout de bon encore ! Je veux bien que vous m’aimiez à la folie, mais je ne prétends pas que vous fassiez des folies pour me prouver votre amour. Les seuls gages de tendresse auxquels je tienne, ce sont vos charmantes lettres, car ceux-là au moins je puis les porter sur mon cœur, sur ce cœur que vous avez pénétré, méchant, de la plus vive et de la plus inaltérable reconnaissance.

» Je ne dis pas comme vous, mille amitiés, mille baisers, mais une seule amitié et un seul baiser, pourvu que l’un et l’autre soient éternels comme les sentimens de votre affectionnée.

» Olinda. »

— Eh bien ! comment trouves-tu celle-là, pour la première ? demandai-je à ma déité après avoir achevé mon épître d’un seul coup de plume.

— Mais très-bien ! me répondit-elle, trop bien peut-être ; je crains que le progrès du style ne paraisse trop sensible, aux yeux de mon correspondant.

— Bah ! laisse donc ! Un connaisseur qui a pris le style de la Nouvelle-Héloïse pour le tien, pourra, à plus forte raison, te passer le luxe inaccoutumé d’une rédaction d’occasion, d’une épître improvisée entre la poire et le fromage. Ah ! il en verra bien d’autres, va, le luron !

— Oui, mais c’est qu’en m’appropriant les lettres de Julie à son amant, j’avais bien soin de faire des fautes d’orthographe, pour ne pas m’exposer à laisser découvrir un stratagème qui m’aurait trahie.

— Eh bien ! c’est là la précaution qu’il te faudra prendre aussi en copiant mes lettres. Mais voyez donc la ruse de cette petite plagiaire ! Oh ! pour tromper, il n’y a que les femmes ! Elles naissent toutes avec l’instinct des petits détours et de la plus aimable supercherie !… Allons, sans perdre de temps, prends-moi une feuille de papier rose ambrée, et tâche de me copier proprement ce chef-d’œuvre, et en avant surtout les fautes d’orthographe, par précaution !

Olinda copia, dénatura ma missive, du mieux qu’elle put, et quand la besogne fut terminée, nous nous livrâmes, fort contens de notre espièglerie et assez rassurés sur l’avenir, à un entretien demi-sentimental, demi-fou, qui dura jusqu’au soir. Favorisé par les premières ombres de la nuit, j’opérai tranquillement ma retraite du logis, me promettant bien de revenir le lendemain recueillir des nouvelles de l’effet merveilleux que j’attendais de ma première épître à notre vieux et nouveau Saint-Preux.

XVI.
L’ÉPITRE EN VERS.

J’en suis fâché pour les athées incorrigibles ; mais il est une concession que je serai toujours en droit de forcer leur entêtement théiste à faire à l’expérience d’un fait irrécusable : c’est qu’il est un Dieu pour les amans qui trompent. Comment expliquerait-on autrement que par l’existence d’une protection providentielle, l’impunité dont jouissent la plupart des femmes qui trahissent leurs devoirs, et le bonheur des jeunes séducteurs qui trahissent à leur tour les femmes qu’ils ont rendues infidèles ? Si le hasard seul, avec son aveugle fatalité, présidait aux intrigues amoureuses comme à tout le reste des choses d’ici-bas, comment pourrait-il se faire que ce hasard tournât presque toujours contre les époux trompés en faveur des amans trompeurs ? Les chances du destin ne se partageraient-elles pas à peu près également, entre les uns et les autres, et pour dix maris dupés, ne rencontrerait-on pas dix maris clairvoyans et sévères ? Mais non, bien évidemment non : ce n’est pas le hasard qui peut faire que les époux soient toujours condamnés à ignorer les derniers, ce que tout le monde sait sur leur compte, et qui peut arranger toutes les choses de ce monde, de manière à éviter aux amans les périls que devraient naturellement leur faire courir leur imprudence ordinaire et leur trop coupable indiscrétion. C’est donc très-sûrement une providence cachée, mais une providence réelle qui favorise à la fois et les gens qui doivent être trompés, en leur inspirant une aveugle confiance, et les hommes moins heureux peut-être qui font gloire de tromper les autres, en jouissant de la plus complète et de la plus inconcevable impunité.

Je n’éprouvai que trop peut-être, pour la gloire de mes mœurs, l’effet de cette providence protectrice de l’audace des amans fortunés. Pendant trois mois, je fus assez heureux pour entretenir, avec la vive et tendre Olinda, des liaisons auxquelles un peu de contrainte et quelques contrariétés prêtaient un charme qui suffisait pour éloigner de nous, l’ennui que nous aurions eu tant de peine à éviter au sein d’une existence plus libre et moins illégitime. Presque tous les jours, il est vrai, il me fallait acheter, en écrivant une lettre au général, le plaisir d’abuser cet excellent homme. Mais ma correspondance pseudonyme semblait le rendre si heureux, et elle nous avait procuré jusque-là de si étranges incidens, que je m’étais résigné, sans trop de répugnance, au devoir épistolaire dont ma maîtresse avait jugé à propos de m’abandonner tout-à-fait le soin. Écrire à peu près chaque matin, une lettre pour mon propre compte, à l’un de mes amis ou de mes parens, aurait été un travail au dessus de mes forces et de ma paresse ; mais correspondre au nom de ma maîtresse avec le vieillard aux dépens duquel nous nous amusions tous deux, c’était pour moi quelque chose de si piquant, que j’aurais usé, je crois, sans ennui à ce métier, toutes les plumes d’un ministère.

Malgré tout l’attrait que pouvaient m’offrir cependant la nature et la bizarrerie de mes relations avec la belle protégée du major, il m’aurait été difficile peut-être d’éviter la satiété que la fréquence de nos entrevues devait amener entre deux amans de notre caractère et de notre âge. Mais par un des priviléges singuliers attachés à la destinée de ma maîtresse, j’éprouvai bientôt dans l’inconstance même de son humeur et de ses impressions, un changement qui contribua à varier l’uniformité de notre situation et du sentiment qu’elle m’inspirait.

Olinda, au bout de quelques semaines, s’avisa, à propos de quelques circonstances que je lui rappelai en parlant de sa vie passée, d’avoir des scrupules et d’éprouver sur son avenir des terreurs que toute mon éloquence et mon sang-froid ne purent que bien difficilement effacer de son imagination troublée.

— Croirais-tu, me dit-elle un jour, que maintenant, pour peu que tu restes quelques heures éloigné de moi, j’ai peur !

— Et peur de quoi ? lui demandai-je en feignant d’ignorer l’objet de ses alarmes.

— Peur de moi-même et du sort inévitable que je me prépare. Quand tu rentres, mon ami, et que tu me surprends les yeux tout rouges, tout gonflés, c’est que j’ai pleuré pendant toute ton absence. Je sens depuis quelque temps que j’ai besoin d’avoir près de moi quelqu’un qui m’aime un peu, quelqu’un qui ne me méprise pas trop, et qui puisse me protéger enfin contre un pressentiment funeste dont je suis sans cesse poursuivie, obsédée ! Si comme les autres femmes, auxquelles je ne mérite que trop d’être comparée, je passais toute ma vie dans la dissipation et le bruit du scandale, je pourrais m’étourdir aussi comme elles, sur les torts de ma conduite et de mon existence ; mais toujours seule avec toi ou en présence de l’homme que je t’ai sacrifié, j’ai eu trop souvent l’occasion de me recueillir en moi-même pour ne pas éprouver le vide de ma situation et les remords plus cruels encore qui viennent m’épouvanter… Et puis, tu te rappelles les mots que ma pauvre mère laissa échapper de ses lèvres mourantes en nous regardant avec pitié, mon frère et moi : Ma fille, me dit-elle, tu mourras bien malheureuse !… Tiens, je crois encore entendre cette terrible prophétie ; et ces mots, que je ne puis éloigner de ma pensée, viennent sans cesse m’effrayer au sein des nuits que je suis condamnée à passer loin de toi. Oh ! je t’en prie, reste auprès de moi, mon ami, ne m’abandonne pas, comme tu le fais si souvent, aux terreurs subites de mon imagination délirante… ne me laisse pas trop long-temps livrée à mes réflexions… Je crois que je me tuerais !…

— Mais quelle funeste idée, Olinda ! Qu’y a-t-il donc de si coupable, de si criminel dans ta conduite ? Les erreurs que tu te reproches si amèrement, ne peuvent-elles pas être plutôt imputées à ta destinée qu’à toi-même ?

— Et qu’elles soient de la faute de ma destinée ou de la mienne, en suis-je donc moins malheureuse ? Tiens, il ne faut rien chercher à me cacher, par pitié, car je suis résignée à tout. Un jour, tu me quitteras, et, si j’en crois mes secrètes alarmes, ce jour ne peut être éloigné, car enfin, nous ne pouvons plus long-temps encore nous flatter de réussir à tromper, comme nous l’avons fait jusqu’ici, l’homme confiant à qui je dois des bienfaits que je mérite si peu. Eh bien, alors que deviendrai-je, Édouard ? La plus misérable et la plus méprisable, non pas des créatures de mon sexe, mais des femmes abjectes qui déshonorent ce sexe… Oh, cette seule idée me révolte, contre moi et contre le sort que je suis condamnée à subir… Et tu me demandes encore de quoi j’ai peur ! Mais, malheureux, c’est de moi que j’ai peur, c’est de moi-même que je suis épouvantée… Mais non, n’est-ce pas, tu ne me quitteras pas, quels que soient et ma misère et ma honte… Tu as trop bon cœur, n’est-ce pas, mon ami ? Tu resteras avec moi toute la journée, toute la nuit, surtout… S’il vient, je te cacherai, comme un talisman contre mes tourmens… S’il te surprend ici, et bien nous resterons encore ensemble ; je travaillerai alors pour vivre, nous vivrons dans l’indigence, mais au moins tu me consoleras, et je serai moins malheureuse encore, pauvre avec toi, que riche avec lui. N’est-ce pas, mon ami, que tu vas rester ?

Inconcevable caractère des femmes vouées à la dépravation des sens et du cœur ! Olinda, après m’avoir rempli moi-même du sentiment de ses frayeurs, oubliait bientôt à mes côtés, l’impression funeste dont elle m’avait glacé, pour se livrer un moment après, aux distractions les plus puériles, à la gaîté la plus folâtre. Après avoir réussi à l’arracher à sa passagère mélancolie, à ses remords, à ses vertiges, c’était elle qui quelquefois était obligée de dissiper la tristesse profonde dont elle-même m’avait pénétré… Elle chantait alors, elle dansait ; un rire d’enfant effaçait sur ses traits, les larmes fugitives qui les avaient inondés quelques minutes auparavant, et je l’avouerai, cette mobilité d’impressions, qu’elle me faisait partager au gré, pour ainsi dire, de ses douloureux caprices, m’attachait à elle par tout ce qu’il y a de puissance pour nous, dans l’inconstance et la frivolité d’humeur d’une femme.

Les lettres du général avaient surtout le pouvoir d’arracher Olinda à ses accès de mélancolie, et de faire une heureuse diversion à ses plus cuisantes alarmes. Un matin je la trouvai riant aux éclats, contre son habitude, je dis contre son habitude, car pendant mes absences, assez fréquentes, il n’était rien au monde qui pût dissiper la tristesse qu’elle éprouvait à se trouver seule.

— Et à quel favorable hasard dois-je le bonheur, lui dis-je en entrant, de te trouver aujourd’hui d’une aussi folle gaîté ?

— Vois, me répondit-elle, la lettre que je viens de recevoir de mon autorité maritime ! C’est encore la chose la plus plaisante que ce digne homme m’ait écrite. Croirais-tu bien qu’il s’imagine que la tristesse qu’il remarque en moi depuis quelque temps, provient d’un effet encore secret, dont il se croit modestement la cause !

— Ah bien, il ne manquerait plus que cela, par exemple !

— Et il ajoute, que si je le rendais père, il braverait tous les préjugés et les convenances pour épouser la mère de son enfant. Le pauvre cher homme !

— Quel dommage que… !

— Mais plaisantes-tu ? et penses-tu donc que cet événement, s’il était réel, rendît déjà mon sort si beau ?… Il dit bien autre chose encore, va. Mais ce qui l’afflige le plus, en songeant à la possibilité d’unir légitimement sa destinée à la mienne, c’est son âge, et là-dessus il me défile les choses les plus touchantes du monde, c’est presque une, comment appelles-tu déjà cela… une élégie ; et j’ai cru d’abord en lisant ses doléances, qu’il m’écrivait en vers, tant il a pris un ton piteux pour me conter ses amoureuses peines…

— Eh, non, c’est bien en prose qu’il t’écrit… Mais écoute, pour achever de lui tourner la tête, moi je me charge de lui répondre cette fois en vers. Depuis long-temps, tu dois remarquer qu’il a cessé de te féliciter sur les progrès de ton style, et j’en suis assez peu surpris, par la raison toute simple, qu’il est difficile de rendre le perfectionnement sensible, lorsque pendant trois mois l’on parle le même langage en quatre-vingt-dix lettres consécutives. Mais en sautant tout d’un bond, de la vile prose à la sublime poésie, le pas devra lui paraître immense, et le vieillard sera, j’en suis sûr, enchanté de cette subite transformation de coloris, à laquelle du reste j’ai eu le soin de le préparer, en m’élevant presque à une hauteur poétique dans les dernières épîtres que je lui ai adressées pour toi. C’est le langage des Dieux, ma fille, qu’il nous faut parler à ce barbon… Donne-moi son billet que je le relise.

— Mais je te l’ai donné… Tiens, tu l’as même encore dans tes mains !

— Ah ! c’est vrai ; c’est le démon de la composition, vois-tu, qui me rend déjà si distrait. Vite un crayon, vite du papier ! Ne perdons pas un moment, voilà que je suis inspiré, et prends garde à toi, car les vers vont couler comme un torrent courroucé de ma verve brûlante… Prosterne-toi et écoute :

Eh quoi ! vous vous plaignez que les ans trop jaloux,
Aient sur vos nobles traits dessiné quelques traces ;
Quand vous voilez si bien, sous l’enjouement des grâces,
Ces torts de l’âge mûr, que bien des jeunes fous
Cacheront, dans dix ans, avec moins d’art que vous.
Notre jeunesse, hélas ! frêle fleur de la vie,
Passe avec cette ardeur qui ne dure qu’un jour ;
Mais ces élans du cœur qui prolongent l’amour,
Sont la seule jeunesse en qui je me confie.
Et pour vous croire encor jeune de vingt printemps,
Moi qui connais si bien votre cœur noble et tendre,
Je n’ai qu’à vous rêver, je n’ai qu’à vous entendre,
Et dans l’illusion qui charme alors mes sens,
Je deviens votre amante, et vous avez vingt ans !

— Hein ! Que dites-vous de cette petite héroïde, la belle enfant ?

— Je dis que je trouve cela trop beau, mon chéri.

— Pour lui ? tu plaisantes !

— Non pas pour lui, mais pour moi. Il ne croira jamais que j’aie pu faire des vers aussi gentiment tournés ; il sait bien d’ailleurs qu’il ne peut pas me venir dans la tête de lui parler de l’enjouement de ses grâces, à lui.

— Tu ne sais donc pas combien les vieillards qui aiment les jolies femmes, sont peu difficiles sur les complimens qu’on leur fait pour abuser leur amoureuse crédulité ! Tiens, je suis sûr, comme de mon existence, qu’il ne donnerait pas l’enjouement de ses grâces pour cent louis ; et je suis même moralement convaincu qu’il te fera le plus joli petit cadeau du monde, pour cet alexandrin que tu condamnes :

Quand vous voilez si bien, sous l’enjouement des grâces,
Ces torts de l’âge mûr…

C’est justement là, ce qu’il y a de mieux dans mon improvisation !

— Comment, tu penses sérieusement que ces vers puissent produire un bon effet ?

— J’en mettrais ma main au feu, et je jure par les muses qui m’ont inspiré, que le cachemire que tu attends depuis si long-temps, viendra tomber élégamment sur tes belles et blanches épaules, à la voix d’Apollon. Il n’y a que les poètes pour faire de ces miracles-là.

— Le cachemire ! C’est bien tentant, mais tiens, je n’en ai pas l’idée.

— Que tu en aies l’idée ou non, prends vite une plume et copie-moi cela le plus gentiment qu’il te sera possible. Je vais dicter.

— Crois-tu qu’il faille encore faire des fautes d’orthographe, par prudence, pour les vers comme pour la prose ?

— Non, fais-en le moins que tu pourras, afin de ne pas déranger la mesure. Je te prédis que tout passera admirablement aujourd’hui.

La pauvre Olinda, malgré la répugnance visible qu’elle avait à transcrire ma poétique production, ne sut que m’obéir, et sa main tremblante copia, tant bien que mal, les vers malencontreux que je prenais plaisir à lui répéter avec mon ridicule amour-propre d’auteur. Le sublime message fut, hélas ! envoyé à son adresse, non pas sur les ailes de Mercure ou d’Iris, mais par les mains de la duègne de ma prosaïque maîtresse, et moi, plein d’une aveugle confiance dans la destinée de mes vers, j’attendis impatiemment le lendemain pour jouir du succès de ma trop imprudente tentative.

XVII.
CONTRE-TEMPS. LE PSEUDONYME TRAHI. DÉSAPPOINTEMENT TOTAL.

Le lendemain, j’arrivai de meilleure heure que de coutume chez Olinda. Je la trouvai fondant en larmes ! Une lettre décachetée et tout inondée encore de ses pleurs, était sur ses genoux… Je lui demandai en frissonnant d’effroi, le sujet de la vive affliction qui paraissait l’avoir saisie. Pour toute réponse, ma malheureuse amie me présenta cette lettre fatale, en me disant : — Tiens, lis, et vois si hier j’avais tort !

« Ma chère Demoiselle.

» Je vous savais depuis long-temps femme d’esprit, et je m’étonnais peu de vous voir faire preuve chaque jour dans votre correspondance, des brillantes facultés dont vous avait gratifiée la nature. En daignant répondre comme vous le faisiez à mes lettres, vous n’aviez jusqu’ici, cependant, employé que le langage que je pouvais comprendre, et je vous avouerai que j’étais bien aise que vous voulussiez bien ne pas m’accabler du poids de votre supériorité ; car à mon âge, et avec le peu de mérite littéraire que je me connais, on est quelquefois satisfait d’avoir une maîtresse avec laquelle on puisse s’entendre et correspondre, tout uniment en prose, et comme le commun des mortels ; ce n’est que depuis qu’il vous a pris fantaisie de m’écrire en vers, que j’ai commencé à me sentir honteux de mon insuffisance, et à voir clairement combien j’étais indigne de posséder une muse. Votre prose me suffisait ; vos vers m’humilient, et pour ne pas être exposé à rougir de mon ignorance, en entretenant avec vous un commerce d’esprit au dessus de mes facultés, j’ai pris le sage parti de ne plus me présenter chez vous, et de renoncer à la douceur d’une illusion dont j’ai été si long-temps la dupe.

» Veuillez bien, charmante et chaste muse, recevoir avec indulgence l’expression des regrets de votre prosaïque et dévoué serviteur…

» M*** »

Post-scriptum : « Comme vous pourriez tenir à posséder le brouillon des vers sur lesquels il vous a plu de copier l’épître dont vous m’avez honoré, je vous renvoie les morceaux du poétique canevas, que j’ai ramassés ce matin sur les cendres de votre cheminée.

» J’ai l’honneur, etc… »

— Imprudens que nous avons été ! Nous n’avions seulement pas songé à brûler l’original de cette maudite épître !

— Eh bien, Édouard, quand ce matin encore je te disais que tes vers me porteraient malheur ? Voilà le cachemire que tu me promettais !

— Tu me vois aussi consterné que toi de ce maudit contre-temps !

— Et moi donc, qui maintenant, vais me trouver sans protection, sans ressources, sans asile… Ah ! mon Dieu, que devenir ! mon Dieu, que je suis malheureuse !

— Écoute, Olinda, écoute-moi, s’il est possible, avec un peu de calme et de résignation.

— Non, je ne veux plus que tu m’appelles Olinda, appelle-moi maintenant Juliette : je ne suis plus à lui, je redeviens toute à toi.

— Eh bien, oui. Écoute-moi, ma bonne Juliette. L’événement qui nous frappe est fâcheux, sans doute, et je ne veux pas chercher à t’en dissimuler la gravité ! Mais quelque cruel qu’il soit, je ne vois pas encore qu’il faille nous désespérer ; car il ne nous laisse pas sans ressource aucune. Quoique peu fortuné, je puis disposer de quelque argent qui, ajouté aux petites économies que tu as dû faire, pourra te mettre assez à l’aise, pour vivre, et pour vivre peut-être plus contente que si…

— Des économies ! tu ne sais donc pas que les femmes comme moi n’en font jamais, qu’elles dissipent en vains caprices tout ce qu’elles gagnent dans le déshonneur. Je dois à tout le monde et mes meubles ne sont même plus à moi… Voilà les économies que j’ai faites.

— Eh bien, il te reste encore un moyen de fléchir la rigueur du général ?

— Et lequel ?

— Écris-lui, mais toi-même, cette fois. Écris-lui tout ce qui te viendra dans la tête ; ton désespoir te servira mieux que mon éloquence. Tu as ici de l’encre rouge, dis-lui que c’est avec ton sang que tu lui traces une lettre. Ce procédé a quelquefois réussi dans les circonstances les plus désespérées.

— Tu crois ?

— J’espère du moins. Et puis, si le ciel veut que tu te rapatries avec ton bienfaiteur, je prends ici l’engagement solennel, pour ton repos et pour ton bonheur, de ne plus troubler votre union, et de me contenter loin de toi, de te savoir heureuse sans moi.

— Ah, oui ! pour avoir une occasion favorable de me quitter, en cachant le motif réel de ton abandon sous l’apparence d’un généreux sacrifice… Eh bien ! non, monsieur, vous n’aurez pas la satisfaction de vous montrer aussi noble à si peu de frais, et de jouir aussi facilement du prix d’une mauvaise action. Je n’écrirai pas, et vous me verrez plutôt mettre ma main au feu, que de tracer un seul mot au général. Je ne veux plus implorer le pardon de ma faute, et cette bouteille d’encre rouge qui devait me servir à écrire en caractères menteurs, une lettre humiliante que vous vouliez me faire tracer de mon sang,… voilà le cas que j’en fais…, tenez !… Voyez à présent de votre côté ce qu’il vous reste à faire avec une femme comme moi… Ce soir, je vous avertis que vous ne me retrouverez plus ici, pour peu que vous teniez à me voir encore, et je vous préviens que je vais fuir de cet appartement pour me réfugier dans une mansarde, dans cette même mansarde peut-être où vous m’avez connue si heureuse autrefois, et que je n’aurais jamais dû quitter pour mon honneur, pour votre gloire et pour notre repos.

— Je t’y suivrai, Juliette !… Tu as raison, sortons d’ici, je suis un insensé. Sortons vite…, à l’instant même, sortons…

— Tu m’y suivras, dis-tu !… Oh ! mon ami, que tu me rends heureuse, et que ton cœur, que j’ai trop légèrement soupçonné d’égoïsme et de dureté, est bon et généreux… Oh ! à présent, tiens, me voilà toute consolée ! Vois comme je suis contente. Je pleurais amèrement tout à l’heure, n’est-ce pas ; maintenant je vais chanter, si tu veux, de plaisir et de joie ! Tu sais, mon ami, que je n’étais pas née pour devenir une femme méprisable, et tu ne me confonds pas, toi au moins, avec les dernières créatures de mon sexe. Viens, ne perdons pas un temps précieux pour la félicité que nous allons goûter ensemble, pauvres, mais satisfaits. Je me contenterai d’une vie indigente, s’il le faut, mais moins honteuse que celle que je menais ici au sein d’une aisance qui m’humiliait. Partons tous les deux, allons chercher ensemble un autre asile ; nous en trouverons un. Si petit qu’il soit, il nous suffira et tu l’embelliras à mes yeux. Je n’emporte avec moi d’autre regret que celui d’avoir pris si tard, par nécessité, un parti que ma tranquillité et mon cœur auraient dû plus tôt me dicter. Partons !

XVIII.
RÉSOLUTION NÉCESSAIRE, SÉPARATION.

Nous sortîmes tous deux ; nous trouvâmes dans la ville un petit et simple logement. Juliette était plus que résignée à son sort ; elle se montrait joyeuse et fière de sa résolution et de mon dévouement… La pauvre fille !

Dans l’intimité de la liaison qui s’était établie entre Juliette et moi, il est bien difficile à deux amans de se cacher long-temps ce qu’ils ont le plus d’intérêt à se dissimuler. Les sacrifices d’argent que je pouvais offrir à ma maîtresse étaient trop au dessous des besoins qu’elle avait contractés dans l’aisance, pour qu’elle ne s’aperçût pas bientôt de la gêne qu’elle m’imposait, et de la contrainte que lui prescrivaient mes modiques ressources de fortune. Le modeste travail auquel elle s’était livrée d’abord avec tant de courage, ne lui procurait en outre qu’un trop faible soulagement, pour qu’elle eût lieu de s’applaudir long-temps des efforts qu’elle faisait infructueusement pour me devenir à charge le moins possible. Les terreurs et les remords que, dans des temps plus heureux pour nous, j’étais parvenu à apaiser dans l’âme de ma pauvre compagne, s’élevèrent avec une activité nouvelle dans son imagination troublée, dès que la perspective d’une indigence prochaine s’offrit à elle au milieu de toutes les privations qu’elle éprouvait déjà. Je l’avouerai même ici à ma honte ; mais, soit dégoût de l’existence que je menais près de Juliette, soit satiété des plaisirs que n’assaisonnait plus la piquante contrainte que j’avais trouvée dans mes relations avec elle lorsqu’elle était encore sous la puissance d’un autre amant, je la négligeais peu à peu, sans qu’il entrât autre chose dans la cause de mon éloignement pour elle, que la monotonie de notre liaison. Je sais bien, me répétait-elle à chaque instant, que le spectacle d’une infortunée, toujours livrée à la crainte de se voir abandonnée par l’amant qu’elle a choisi, n’est guère propre à ramener près d’elle celui qui n’a que trop acquis le droit de la dédaigner. Dans un autre temps, plus rassurée que je ne le suis aujourd’hui sur mon avenir, je pouvais te paraître plus aimable, répondre avec un visage riant au bonheur que tu semblais éprouver en me voyant… Mais aujourd’hui, puis-je encore sourire, quand le sort le plus affreux me menace, et lorsque tu passes loin de moi des semaines entières, et que, pendant des nuits sans repos, je suis involontairement poursuivie par les souvenirs les plus déchirans et les idées les plus sinistres ! Sois juste, mon ami, et dis-moi si cette existence, dont je suis loin de t’attribuer les soucis et les angoisses, peut m’être encore long-temps supportable ! Oh ! non, la mort ! la mort la plus cruelle serait cent fois moins terrible, et, sans l’espoir que j’ai placé dans la clémence du ciel qui se lassera peut-être de m’accabler, je ne te fatiguerais pas un seul jour de plus, de l’importunité de mes plaintes et de l’inutilité des larmes continuelles que je verse sur notre misérable destinée !…

Un mois s’était à peine écoulé dans cette pénible situation, que je remarquai avec étonnement qu’il s’était opéré dans le caractère et les habitudes de ma maîtresse, un changement dont je crus avoir à redouter les suites. Ses plaintes devenaient moins amères et moins fréquentes : les rares absences qu’elle avait faites jusques-là me parurent se multiplier et se prolonger, et des soupçons, plus offensans pour elle-même que cruels pour moi, s’emparèrent de mon esprit, en réveillant dans mon cœur un sentiment de jalousie que je pris un moment pour un retour au premier penchant qu’elle avait cessé de m’inspirer. Je conçus le projet de suivre les pas de l’infidèle, et d’acquérir la preuve d’une perfidie que je commençais à redouter beaucoup moins peut-être par amour que par amour-propre… Mais quelle ne fut pas ma surprise, lorsque je sus par mes propres yeux que Juliette ne quittait si souvent notre asile, que pour se rendre à l’église et adresser au ciel des plaintes que ma trop dure indifférence s’était lassée d’entendre !

— Écoute, lui dis-je un soir, après avoir acquis la certitude de son innocence et de l’injustice de mes soupçons, je ne blâme nullement le sentiment qui te conduit si tôt à chercher des consolations dans la pratique de tes devoirs religieux, mais je veux du moins connaître le motif qui t’engage à me fuir pour passer des heures entières à prier Dieu loin de moi.

— Eh ! mon ami, qui veux-tu donc que je prie ? Près de qui veux-tu que j’aille chercher des consolations ? Est-ce le monde qui me repousse comme une fille perdue, qui m’en offrira ? Est-ce à ceux qui depuis long-temps m’ont abandonnée, que j’irai demander de la pitié pour moi, et de la force pour supporter mon malheur ?

— Et qu’attends-tu donc de ce ciel que tu implores ?

— Ce que j’en attends ! Le pardon de mes fautes après ma mort, et la fin des tourmens que j’éprouve depuis que tu ne m’aimes plus… Oh ! ne crois pas que les prières que je lui adresse chaque jour, que les larmes que je répands sur mes fautes passées, soient si stériles… Tiens, depuis que j’implore la bonté divine, je sens que le ciel a commencé à me pardonner et que l’espérance, que je croyais avoir perdue pour toujours, renaît au fond de mon cœur, plus calme, ou du moins plus résigné… Et cette idée consolante qui m’est venue de là haut comme un bienfait, est déjà si douce pour moi, que je suis persuadée, sans que je puisse t’en dire encore la raison, que bientôt il m’arrivera quelque chose d’heureux, quelque chose d’inattendu !… Quand on est indifférent ou satisfait, on ne pense pas aux secours que peut offrir la religion, mais c’est quand on gémit, mais c’est quand on se sent coupable au fond de l’âme, qu’il est bon de prier et d’adresser à la Providence des vœux que l’on n’ose plus adresser à personne sur terre.

— Juliette, je te confesse ici avec une sincérité que l’intérêt que je prends à toi pourra me faire pardonner encore, que je t’avais injustement soupçonnée, et je m’en accuse maintenant comme d’un crime…

— Oh ! mon ami ! je ne t’en veux nullement. Il est si naturel d’élever des doutes sur le compte d’une femme, dont la conduite a justifié d’avance tous les soupçons ! Va, tu pourrais m’accuser encore plus que tu ne l’as fait, que je ne me croirais nullement en droit de me plaindre, et de t’en vouloir.

— Mais quel inconcevable effort sur toi-même a pu t’inspirer cette résignation, toi auparavant si susceptible, si exigeante ?

— Quel effort ! Le malheur et la prière. J’avais trop de terreur dans l’âme, pour ne pas chercher ailleurs que dans tes bras, et autrement qu’en trompant l’homme qui se confiait à moi, un adoucissement à mes remords. Maintenant je ne suis plus aussi épouvantée ; maintenant, je pleure avec moins d’amertume, et maintenant enfin j’espère !

Un jour, en ne rentrant chez moi que le soir, dans l’appartement que j’occupais seul, loin du quartier qu’habitait ma maîtresse, j’apprends que Juliette m’a fait demander plusieurs fois depuis le matin. Je cours près d’elle, craignant de la trouver malade et redoutant d’avoir à apprendre de sa bouche quelque nouvelle fâcheuse. Je la trouve au contraire toute rayonnante de joie, les yeux encore humides, mais humides des larmes du bonheur : sa figure était enchanteresse… Tiens, vois, me dit-elle, en me serrant étroitement dans ses bras tout tremblans, vois à présent si j’avais tort d’avoir placé ma confiance dans la bonté du ciel : elle me présentait une lettre, une lettre à son adresse. Sans prendre le temps de chercher à reconnaître l’écriture, j’ouvre et je lis :

« Baltimore, le… 1809.

» Ma bonne petite Juliette,

» Vive la joie, morbleu ! vive à jamais la joie et les enfans de la mère Gaudichon ! La gueuse de fortune a cessé enfin de faire la bégueule avec ton très-humble ; et je viens de la mener si brusquement, qu’elle a été forcée d’abaisser son grand pavillon pour moi. Je commande pour les Américains un beau corsaire avec lequel j’ai hâlé déjà en dedans plusieurs prises en courant pour plus de sûreté sur tous les navires que je rencontre. Les piastres ont plu comme grêle sur mon pont, et comme je ne sais pas jouir sans penser à mes amis, je t’envoie, si la présente a le bonheur de te retrouver dans ton même logis, un billet de quatorze cents francs sur MM. L.-F… et M… de Brest, pour tes premiers besoins et en attendant mieux. »

— Ce bon Mathias ! Oh ! que je suis heureux de le savoir tiré de peine !

— Tiens, et voici le billet de quatorze cents francs. Mais continue.

» Pour tes premiers besoins, et en attendant mieux. Mais attention : si, comme je le présume, la vie de France t’ennuie, et qu’il te prenne fantaisie d’embellir l’existence d’un riche capitaine de corsaire, embarque-toi sur le premier navire que tu trouveras, et viens demander à Baltimore le capitaine Mathias qui brûle, le scélérat, de te presser avec transport sur son cœur, toujours chaud, toujours amoureux… Je te dirai, sans compliment aucun, que j’ai vu, dans mes courses, des femmes de toutes les couleurs et de tous les gabarits ; mais aucune, non, jamais aucune, ou le diable m’enlève, n’est digne de te décrotter les souliers, pour la gentillesse et les agrémens personnels ! C’est toi enfin, toi seule que je veux pour compagne, et loin de toutes les autres beautés, blanches, noires, rouges et vertes, après ton arrivée… Je t’attends en conséquence ici, sous un mois ou deux, pour peu que l’envie de vivre comme une princesse t’engage à faire la traversée, au bout de laquelle tu trouveras, dans le palais de ton serviteur, place au feu du cœur, au lit de l’amour et à la chandelle de l’amitié. Ah ! ces gueux d’officiers supérieurs ne voulaient pas m’embarquer à leur bord ! eh bien ! j’ai réussi à m’embarquer tout seul, moi, et je commande en roi, sur ces flots où mes persécuteurs imbéciles n’osent seulement plus montrer le bout du nez.

» A propos, si tu tombes à Baltimore pendant une de mes courtes absences, tu n’auras qu’à te loger, provisoirement, comme une reine, dans la plus belle auberge venue, et mes banquiers, MM. Downer et Mariner qui ont reçu mes ordres à cet égard, te compteront des piastres comme grêle, car, ainsi que j’ai eu l’honneur de te le dire plus haut, la piastre donne ici pour moi… et en foudre encore ! Adieu, âme de ma vie, pars, viens, arrive ; je t’attends et je t’embrasse mille fois, jusqu’à l’intersection des deux lignes droites selon lesquelles doivent filer nos destinées dans ce chien de bas monde.

» Ton époux futur,

» Mathias, capitaine du corsaire la Julia.

» P. S. Un instant ! Si tu vois Édouard, dis-lui bien que les amis des amis ne sont pas devenus des Turcs, et que s’il a besoin d’argent, j’en gagne ; tu le prieras, ce brave camarade, de t’embrasser à t’étouffer, de ma part, et de t’embarquer pour venir me rejoindre, et de te faire la conduite, s’il n’a pas autre chose à faire. Je vous embrasse tous en bloc, et solidement. Mes complimens aux autres ; et n’oubliez pas, ma belle, que :

» Je vous attends à l’ombre de la nuit ! »

— Eh bien mon ami, que dis-tu de cela ?

— Quelle singulière circonstance !

— Et quel parti me conseilles-tu de prendre ?

— Tu ne répugnerais donc pas à aller rejoindre Mathias en Amérique ?

— Mais c’est sur la détermination que j’ai à adopter, que je veux te consulter… A ma place, que ferais-tu ?

— Je ne sais… Et tiens, j’hésite à te dire ce que je pense, dans la crainte de te faire supposer que mes conseils pourraient être intéressés.

— Oh ! parle, parle maintenant sans détour ! Il y a long-temps, tu le sais, que je suis résignée à tout… Que ferais-tu à ma place ?

— Eh bien, puisqu’il faut te le dire… je… ma foi… je partirais !

— C’est là aussi ce que j’avais pensé.

— Ah ! tu y avais donc songé ?…

— Si bien que, depuis ce matin, j’ai appris, par des informations que j’ai recueillies pendant ton absence, qu’un bâtiment d’ici allait faire voile pour New-York, et que de là il me serait facile de me rendre à Baltimore…

— Quoi déjà ! Mais y penses-tu bien sérieusement ?

— Et que me reste-t-il autre chose à faire ? Dépenser ici l’argent que notre généreux ami m’envoie ? Tromper, en trahissant ses bienfaits, l’amour qu’il a pour moi, et dont je suis peut-être si peu digne !… Oh ! non, mon Édouard, l’adversité, et plus encore les reproches que je me suis faits, m’ont trop appris de choses pour que je m’égare sans cesse sur une route toujours semée d’écueils pour moi !… Je partirai, je partagerai le sort de l’homme qui m’a si constamment aimée !…

— Oui, mais si cependant notre ami s’avise de courir comme il le dit sur les navires de toutes les nations, il est à craindre que son sort ne soit pas déjà si brillant à partager…

— Et que veux-tu ? Un corsaire et une femme perdue ! nous n’aurons pas du moins à rougir l’un de l’autre !

— Une femme perdue ! Que tu es injuste, Juliette, en te faisant sans cesse, et à plaisir, des reproches que personne au monde ne songe à t’adresser… Une seule chose m’afflige dans la lettre de Mathias, et cette chose m’a frappé même assez vivement à la première lecture…

— Et qu’as-tu donc remarqué d’extraordinaire dans cette lettre, et quelle impression a-t-elle pu produire sur toi ?

— Je ne pourrais peut-être pas trop bien te l’expliquer ; mais il m’a semblé reconnaître dans son style, une certaine liberté qui paraîtrait indiquer un changement étrange, dans ses habitudes et son langage… J’ai trouvé enfin dans sa lettre un ton plus que marin, et je me trompe fort, ou il y a un peu de genre pirate dans la tournure de ses phrases…

— Et que veux-tu ! Moi, la seule chose qui m’ait frappée, c’est cette nouvelle preuve de son bon cœur et de son attachement pour moi, aussi n’ai-je pas balancé un seul instant à prendre le parti d’aller le rejoindre.

— Le rejoindre ? Mais comment encore ?

— Ne te l’ai-je pas déjà dit ? Un navire va partir incessamment d’ici pour l’Amérique…

— Ah ! c’est vrai, je n’y pensais déjà plus, tant j’ai la tête préoccupée de cette diable de lettre que j’étais si loin d’attendre… Mais tiens, faut-il te parler franchement ? Eh bien ! j’approuve ton projet pour plusieurs raisons que j’aurais craint de te dire, si de toi-même tu n’avais pas pris le parti que tu viens d’adopter… Oui, Juliette, il faut nous séparer et rompre aujourd’hui des liens qui ne pouvaient plus long-temps exister entre nous. Une nécessité impérieuse et des considérations plus fortes que la résolution que nous aurions pu prendre de vivre toujours ensemble, nous faisaient depuis long-temps un devoir de renoncer à une existence qui aurait fini par nous devenir à charge à tous deux ; et la proposition inattendue de notre ami nous offre l’occasion favorable de nous séparer, sans que j’aie maintenant à trembler pour ton avenir. Aussi, devons-nous accepter cette circonstance propice comme un arrêt de la Providence, auquel nous serions coupables de résister un seul instant… Oui, ma tendre et bonne amie, nous devons nous séparer, quelques sacrifices que cette séparation puisse imposer à nos cœurs. Toi-même, n’as-tu pas senti trop souvent le vide que la nature de notre liaison laissait dans notre âme, et ne t’es-tu pas adressé les reproches que le monde qui nous entoure se croyait en droit de nous faire ?

— Si, si en effet, souvent je me suis bien cruellement adressé ces reproches ; mais c’est surtout depuis que vous avez commencé à me négliger, que les remords que devait m’inspirer ma conduite passée, m’ont tourmentée de la manière la plus cuisante, et si maintenant j’ai à me féliciter d’avoir pris la détermination que vous venez d’approuver, c’est qu’elle me donne la persuasion d’avoir contribué à vous débarrasser de ma présence, qui, je ne le vois que trop, vous était devenue importune.

— Allons, encore des soupçons sur la générosité de mes sentimens pour toi… Oh ! voilà bien les femmes ! Toujours elles nous rendent responsables du bonheur qu’il n’est pas en notre pouvoir de leur procurer. Voyons, dépendait-il de moi de te rendre aussi heureuse que tu aurais dû l’être dans la position où je me trouvais, et peux-tu avec justice me faire un crime de n’avoir pas eu assez de fortune pour te rendre agréable l’existence que tu m’avais vouée ?

— La fortune, la fortune ! Tiens, mon ami, laissons tout cela de côté aujourd’hui ; c’est un voile bien épais qu’il faut jeter sur le passé… Mais, mon Dieu, que je suis malheureuse ! Il me semble que partout je ne rencontre qu’égoïsme, et que Mathias seul soit venu pour me venger du monde entier et de l’endurcissement de ceux que j’ai aimés plus que lui… Et encore, si, après mon départ de ces tristes lieux, j’étais sûre de laisser quelques regrets ici, je crois que j’abandonnerais pour toujours mon pays avec moins de désespoir… Mais une fois partie, rien pour moi, rien que la triste satisfaction d’avoir contribué au repos de l’homme qui a depuis long-temps cessé de répondre à mon attachement… Oh oui ! oui, pleure, pleure avec moi, mon ami, pour me faire croire encore que tu ne me verras pas m’éloigner avec une joie secrète ou avec une froide indifférence. Oh ! tes larmes ne m’auront jamais fait autant de bien… Tiens, c’est en sortant ainsi de tes bras, mouillée de tes pleurs, émue de tes dernières caresses, que je voudrais m’éloigner rapidement, et disparaître à tes yeux abattus, pour ne te revoir jamais !…

Les derniers désirs de ma pauvre maîtresse furent bientôt exaucés. Je redoutais trop ma propre faiblesse et la sienne, pour ne pas profiter de l’occasion qui s’offrait de prévenir les retours de notre commun entraînement. J’allai trouver le capitaine du bâtiment, qui, dans quelques jours, devait faire voile pour New-York. Le prix et les conditions du passage furent arrêtés entre lui et moi. Dans toute autre circonstance, le zèle et la célérité que je mettais à régler tous les petits préparatifs du voyage, auraient pu inspirer des doutes à mon amie sur le désintéressement et la sincérité de mes sentimens ; mais elle se montrait si résignée et si attendrie, que les soupçons qu’elle avait d’abord conçus, s’évanouirent tout-à-fait dans son âme au moment du départ, pour ne faire place qu’à la sensibilité la plus vive et à la douleur la plus expansive. Moi-même je voulus l’accompagner à quelques lieues en mer, et quand il fallut m’arracher de ses bras, je la laissai évanouie dans la chambre que le capitaine lui avait réservée à bord de son navire…

Le bâtiment s’éloigna, emportant au loin sur les flots, un des êtres qui m’avaient été les plus chers ; et, en me rappelant le départ de Mathias à l’île d’Aix et en voyant ensuite Juliette partir comme lui pour aller le rejoindre si loin de moi, je ne pus m’empêcher de verser des larmes amères sur cette destinée qui semblait me condamner à confier aux caprices de l’Océan, tout ce qui, jusque-là, m’avait le plus intimement attaché à la vie !

XIX.
LA RENCONTRE EN MER.

Bien long-temps après toutes ces aventures et ces folies que je viens de vous raconter, je me trouvai avec une centaine d’autres petits aspirans comme moi, expulsés pour cause d’opinion, à ce qu’on nous disait alors, de cette marine militaire dont, un instant au moins, nous avions été l’espérance et presque l’honneur ; et proscrits sur les mers, où moi et mes compagnons d’infortune nous cherchions à gagner notre vie, nous nous retrouvions çà et là avec ravissement, dans tous les coins et recoins du monde, les uns négriers ou capitaines marchands, les autres devenus corsaires colombiens, mexicains, brésiliens, etc., et tous enfin gaspillant gaîment sur les deux océans, la science nautique, qu’à une autre époque nous nous imaginions avoir acquise pour le service de la France et la gloire de la patrie.

Dans ce partage si étrange de fortunes si diverses, le commandement d’un bâtiment de commerce m’était échu à la suite de bien des campagnes ; et, fidèle au sein de ma vie aventureuse, à toutes mes douces affections de jeunesse, j’avais cherché dans mes courses multipliées au Brésil, à la côte d’Afrique et aux Antilles, à découvrir les traces de mon ami Mathias et de Juliette, faibles et vaines traces sur ces flots, où leur destinée devait les avoir conduits après notre séparation. Mais, par l’effet sans doute de cette fatalité qui semblait s’être attachée de si bonne heure à l’existence de mes deux amis, il m’était arrivé de rencontrer à peu près toutes nos autres connaissances, sans pouvoir réussir à recueillir aucun indice sur le compte de ceux-là mêmes dont le sort m’intéressait le plus vivement.

Désespéré de l’inutilité de mes recherches, j’avais renoncé à demander Mathias et Juliette à tous les rivages que j’abordais, mais sans pour cela avoir oublié les deux êtres qui avaient eu le privilége de marquer dans ma carrière les deux époques les plus chères de toute mon existence… Amour et amitié, c’était sous ce double symbole que se présentait encore souvent à ma pensée, le souvenir de mes deux pauvres amis. Mais j’avais déjà tant parlé d’eux à tout le monde, que, pour éviter le ridicule de paraître attacher trop de prix à une ancienne liaison, j’avais pris la résolution d’attendre du hasard, plutôt que de mes démarches, le bonheur de les revoir un jour.

Ce hasard, cette autre providence des marins, dans laquelle j’avais placé mes dernières espérances, couronna enfin mes vœux au moment où je devais le moins penser que le sort me dédommagerait de la peine inutile que m’avaient jusque-là donnée toutes recherches épiques.

Voici comment : Parti du Brésil sur un joli trois-mâts de Nantes, que je commandais, je naviguais depuis trois semaines pour retourner en Europe, sans avoir rencontré encore aucun navire sur la route que je parcourais, lorsque, vers le soir de mon vingt-unième jour de mer, un des hommes de mon bord aperçut sur notre avant, mais à une grande distance encore, une voile qui paraissait suivre la même direction que nous. Sûr comme je l’étais de la marche plus qu’ordinaire de mon navire, je croyais pouvoir, en forçant de voile avec la brise que me ramenait la nuit, gagner facilement le bâtiment à vue, dont je croyais d’ailleurs n’avoir aucune raison de redouter l’approche ; et, après avoir donné des ordres à l’officier de quart pour qu’il fît autant de chemin qu’il serait possible jusqu’au jour, je descendis tranquillement dans ma chambre, où je m’amusai jusqu’à minuit à relire, le devineriez-vous ? d’anciennes lettres de Mathias et de Juliette, moi, qui depuis plusieurs années n’avais pas jeté les yeux sur les lambeaux précieux de leur correspondance ! Mais ce soir-là, je ne sais pourquoi, l’idée de mes deux amis semblait me poursuivre avec une sorte de persistance, qu’un autre que moi aurait prise peut-être pour un pressentiment, et que je ne regardais que comme un souvenir réveillé par le hasard qui m’avait fait tomber sous la main ces quelques lettres plutôt que tout autre objet. Bref, après avoir tout lu, je m’endormis, l’esprit rempli de l’image de mes deux pauvres amis, et, autant que je puis me le rappeler aujourd’hui, je crois que pendant mon premier sommeil je rêvai long-temps d’eux…

Vers cinq heures du matin, cependant, les gens de quart, occupés à laver le pont, comme ils avaient l’habitude de le faire chaque jour à cette heure, me réveillèrent au bruit retentissant de leurs pas, et j’entendis en ouvrant les yeux, l’officier de quart dire à l’un de ses marins : — Malo, va éteindre la lumière de la chambre et prévenir le capitaine que le navire d’hier est à une portée de fusil dans nos eaux.

Avant que le jeune matelot, chargé de me transmettre cet avertissement, fût descendu dans la chambre, j’étais monté sur le pont, et l’officier fut surpris de me voir, contre mon ordinaire, mettre une aussi grande diligence pour observer une circonstance aussi commune que la rencontre d’un navire à la mer.

Le bâtiment qui nous avait si lestement gagnés pendant la nuit, parut être une grande goëlette, et lorsque le jour qui se formait me permit de distinguer avec précision les objets qui se présentaient à ma vue, je remarquai que le pont de mon voisin était couvert de monde, et que la volée d’une demi-douzaine de caronades dépassait chacun de ses bords qui rasaient l’eau avec une vitesse prodigieuse.

— C’est un navire de guerre, me dit mon second, et qui doit escarpiner joliment pour nous avoir gagnés comme il l’a fait depuis hier au soir.

J’ordonnai de faire hisser notre pavillon national, et quelques minutes après que cet ordre se trouva exécuté, nous vîmes s’élever majestueusement, au pic de grand’voile de l’agile goëlette, un large pavillon au centre duquel nous crûmes apercevoir un demi-blanc représentant une tête de mort avec deux os en croix.

— C’est quelque pirate, me dit encore à demi voix mon second. Nous sommes au reste dans leurs parages… Le voilà qui s’approche : il vient de lofer, et va probablement nous hêler.

Effectivement, un homme monté sur le bastingage de l’arrière sous le vent, dresse perpendiculairement un porte-voix sur sa bouche, et nous fait entendre avec brusquerie, ces mots en espagnol.

— Oh ! du trois-mâts ! oh !

— Holà, lui répondis-je ?

— Mettez en panne ! J’exécutai immédiatement cet ordre, et quand la goëlette eut fait la même manœuvre que moi, le même homme me demanda :

— D’où venez-vous ?

— De Fernambouc, lui répondis-je en français.

— Où allez-vous ?

— A Nantes !

— De quoi êtes-vous chargé ?

— De sucre, de cuirs et de coton.

— Le nom du navire ?

— Le Télémaque.

— Le nom du capitaine ?

Je répondis mon nom…

Et l’homme grimpé sur le bastingage de la goëlette cessa de me questionner… Le plus profond silence, du reste, avait été observé par le nombreux équipage du bâtiment chasseur, pendant ce laconique échange de demandes et de réponses entre le capitaine et moi… Les gens de mon bord, en voyant groupées sur le pont de notre compagnon de route les têtes hideuses du forban, coiffées de bonnets noirs, bruns ou rouges, avaient cessé de se livrer aux chuchottemens dont les matelots font suivre habituellement les conversations qui s’établissent entre les capitaines de navires qui se parlent à la mer…

Plus préoccupé que satisfait de la rencontre que je venais de faire, j’attendais avec une certaine anxiété le parti qu’il plairait à mon corsaire de prendre à mon égard, lorsque le capitaine de la goëlette, assis cette fois sur le dôme de sa chambre, m’adressa encore ces mots, toujours en espagnol :

— Mettez votre canot à la mer et que le capitaine vienne à bord !

En toute autre circonstance, je me serais peut-être permis de faire observer à mon nouveau compagnon qu’il n’était pas dans l’ordre des choses ordinaires qu’un capitaine quittât ainsi son navire, pour se rendre aux ordres d’un autre capitaine quand surtout ce dernier lui est tout-à-fait inconnu. Mais l’apparence du voisin auquel je me voyais avoir affaire, me paraissait telle, que je pensai qu’il me serait tout au moins inutile de lui rappeler les règles usuelles de la marine ; et je me décidai à obéir à l’injonction très précise que je venais de recevoir.

Quelque diligence cependant que je misse à faire descendre mon canot de porte-manteau, à la mer, le capitaine du corsaire parut être assez peu satisfait de la promptitude avec laquelle on exécutait son commandement à mon bord ; car il prit soin de me crier une seconde fois :

— Allons donc, espèce de traînard ! vite à bord ou je te coule !

En me voyant embarquer dans un canot avec quatre de mes meilleurs matelots, mon second et mon lieutenant pensèrent qu’ils ne me reverraient plus, et tous deux me serrèrent la main avec une expression nerveuse, que je crus très-bien comprendre dans la circonstance critique où je me trouvais.

Poussée par sept ou huit bons coups d’aviron, ma frêle embarcation me transporta en une minute sur le dos de la lame qui s’élevait entre les deux navires, le long de la redoutable goëlette. Une amarre me fut dédaigneusement jetée de l’avant du corsaire, et je grimpai alors sur le pont du bâtiment.

Quel aspect, bon Dieu ! m’offrit l’intérieur de ce navire infernal ! Toutes ces affreuses figures sur lesquelles j’avais cru d’abord distinguer à la longue-vue le caractère de quelques physionomies européennes, ne s’offrirent plus à mes yeux que barbouillées de noir, de suie et de peinture ; et cette teinte horrible, en donnant aux yeux hagards des individus, une expression encore plus féroce et plus funeste que celle qui leur était naturelle, me glaça de dégoût et d’effroi. Dès-lors les doutes que j’avais pu jusque-là concevoir sur les intentions de ces misérables, ne me furent plus permis ; car je savais depuis long-temps que, pour ne pas s’exposer à être reconnus plus tard par les marins qu’ils pillaient, tous les forbans avaient soin, comme ceux que j’avais sous les yeux, de se barbouiller le visage pour se livrer avec moins de crainte à leurs plus cruels attentats…

Dès que j’eus mis le pied sur le gaillard d’arrière, un des bandits que je pris pour un officier à l’impudence de ses gestes, me fit signe d’aller parler au capitaine…

Ce capitaine, vêtu d’une chemise de jinga, comme l’étaient ses matelots, et tout barbouillé de noir aussi comme eux, était assis les jambes croisées sous lui à la manière des tailleurs, sur le capot de la chambre. En m’approchant de lui d’un air qui pouvait peut-être trahir l’émotion que je cherchais à lui cacher, je portai la main à mon chapeau sans qu’il daignât répondre à la politesse de mon salut…

Les premières paroles qu’il m’adressa fort dédaigneusement, en continuant de s’exprimer en espagnol, ne furent pas très-propres à dissiper les craintes que j’éprouvais :

— As-tu peur, me demanda-t-il en braquant sur moi deux yeux de lion, dont le blanc émail contrastait horriblement avec la teinte de son visage recouvert d’une épaisse couche de noir.

— Peur ! lui répondis-je… non : il y a long-temps que dans le métier que je fais je me suis guéri de ce mal-là.

— As-tu servi ?

— Oui.

— Où, comment et qui ?

— Dans la marine militaire de France, à Brest, à Rochefort, comme aspirant, sous le règne de l’empereur.

— A Brest ?… Qui as-tu connu là ?

— Tous les officiers, tous les aspirans de la marine qui servaient en même temps que moi.

— Mais les meilleurs ?

— Eugène Delt… Adolphe Tur… Pierre No… Achille Mathias…

— Mathias, dis-tu ? Mais lequel, encore ? Mathias le pirate ?

— Le pirate ! Je ne sais s’il est pirate, mais alors il était aspirant.

— Eh oui, le pirate ! qu’y a-t-il là qui doive t’étonner ? Mais comment est fait encore ce Mathias que tu dis avoir connu ? Quel homme est-ce enfin, car je suis bien aise de voir si tu ne me trompes pas, et si tu as réellement connu ce gueusard-là.

— Ma foi, c’était un homme de ma taille à peu près, un peu plus grand, peut-être, brun, noble, brave, généreux, incapable d’une mauvaise action, et capable de tout ce qu’il y a de beau et de sublime au monde…

— Assez, assez, bon Dieu ! on ne t’en demande pas tant ! On dirait, à t’entendre, que c’est lui tout justement qui a coupé la patte du singe de Madras ! Le reconnaîtrais-tu bien, toi, qui dis avoir été l’ami de ce forban ?

— Si je le reconnaîtrais ! Plût à Dieu que je fusse à même de le reconnaître !

— Ah ! ah ! ah ! plût à Dieu ! Il est bon là, cet autre avec son plût à Dieu ! Dis donc plutôt plût au diable !… Mais nous verrons bientôt jusqu’où ira ta science en fait de reconnaissance amicale. Ça sera touchant, une effusion de cœur en pleine mer, et ça m’amusera joliment, moi qui aime les farces !

A ces mots, le corsaire, qui venait de m’interroger d’une manière si étrange, sauta de son dôme dans l’escalier de la chambre, et disparut à mes yeux.

Plus interdit que je ne pourrais l’exprimer ici, de la singularité de cette entrevue et de la position dans laquelle elle venait de me placer, je restai sur le pont sans savoir quelle attitude prendre, et sans me douter encore du sort qu’il plairait au pirate de me réserver. Les officiers et les matelots forbans, devinant probablement mon embarras et mes craintes, continuaient à me regarder avec une certaine curiosité, mais sans chercher à augmenter, par des démonstrations menaçantes, l’effroi assez naturel que leur premier aspect m’avait inspiré. Pas un d’eux ne proféra une seule parole en ma présence : ils avaient même cessé de causer entre eux pendant l’absence momentanée de leur chef ; et, quelque peu rassuré que je fusse sur les suites de l’événement, je commençai à concevoir quelque espoir de me retirer de leurs mains, en entrevoyant, dans le silence qu’ils observaient, la discipline sévère qui devait exister à bord d’un navire dont l’équipage paraissait être aussi docilement soumis à une seule volonté.

Au bout de dix à douze minutes d’anxiété, un petit mousse, que j’aurais plutôt pris pour un diablotin que pour un jeune enfant, vint me prévenir respectueusement que le commandant me demandait dans sa chambre.

Deux matelots, qui, jusque-là, s’étaient tenus en faction, le sabre à la main, à l’entrée du capot de l’arrière, s’écartèrent pour me laisser le passage libre, et je descendis l’escalier du dôme, afin de me rendre, sans perdre de temps, aux ordres du commandant qui venait de me faire l’honneur de me demander.

La grande chambre du corsaire, dans laquelle il me fallut d’abord passer, était éclairée par une large lampe, quoiqu’il fît alors grand jour sur le pont. Dans le premier moment, je ne distinguai que très-faiblement, à la lueur de la lumière, vacillant au roulis, les objets nouveaux qui se présentaient à ma vue encore tout éblouie de la clarté du jour que je venais de quitter pour pénétrer dans l’intérieur du navire. Mais, en m’avançant peu à peu dans la profondeur de l’appartement, mes regards s’arrêtèrent tout à coup sur un homme placé à l’extrémité de l’arrière de la chambre… A l’aspect de cet individu dont je démêlais encore à peine les traits, je sentis un frisson électrique circuler dans toutes mes veines. Je restai comme anéanti ou frappé de vertige, et je ne revins de ce moment de stupéfaction que lorsque j’entendis une voix que je ne connaissais que trop bien, me dire :

— Eh bien ! il m’a donc fallu me débarbouiller et refaire ma toilette pour être reconnu des amis !

— Ah ! mon ami, m’écriai-je, c’est toi !

Et je tombai à moitié bouleversé, presque évanoui, dans les bras de Mathias, qui me tint pendant une minute serré sur son cœur.

— Oui, c’est bien lui que tu retrouves, mon brave Édouard, me dit-il après ce moment d’effusion, c’est toujours lui, le coquin ! et le pirate Matheasso, tel que tu le vois, ne donnerait pas une journée de mer aussi bien commencée, pour tous les lingots d’or de Minas-Geraës… Embrasse-moi donc encore, maintenant que je me suis essuyé la mine, et que tu n’as plus peur de ma vilaine frimousse et de mon baragouin espagnol.

— Mathias, écoute-moi : je vais passer toute la journée avec toi. Il ne sera pas dit que le hasard nous aura réunis si miraculeusement après une si longue séparation, pour nous séparer aussitôt… Raconte-moi ta vie ; je veux savoir tout ce que tu as fait. Donne-moi des nouvelles de… tu sais bien qui ? Dis-moi si elle a réussi à te rejoindre ?

— Elle est là !

— Qui ?

— Elle.

— Qui, elle ?

— Mais pardieu elle, ma femme !

— Oh ! parle, de grâce, nomme-la-moi bien vite. C’est de Juliette que je veux te parler.

— Eh bien ! elle est là, te dis-je.

— Dans cette chambre, Juliette ?

— Oui, Juliette, elle est là ; mais malade, mais presque mourante. Tu vas la voir… Silence, silence, surtout !

En prononçant ces derniers mots d’une voix altérée et avec l’accent d’un désespoir concentré, Mathias fit signe à un nègre couché près de l’entrée d’une cabine qui communiquait avec l’arrière de la grande chambre, d’ouvrir la porte… Il s’avança alors sur la pointe du pied, je le suivis palpitant d’émotion, et j’entrai, tout étourdi du rêve qu’il me semblait faire, dans l’appartement que mon ami m’indiquait en me tendant la main… Une femme pâle et décolorée comme les blancs vêtemens qui l’enveloppaient, sommeillait sur une ottomane qu’éclairait à peine le faible jour d’une claire-voie percée au dessus de nos têtes, à la surface du pont du navire… Au cri que je jetai malgré moi en reconnaissant les traits de cette infortunée, la compagne du pirate se réveilla en sursaut, et ses yeux, comme obscurcis par le sommeil auquel je venais de l’arracher si subitement, se fixèrent convulsivement sur les miens…

— Édouard ! Édouard ! s’écria-t-elle sans pouvoir proférer une autre parole, Édouard !

Et la malheureuse Juliette perdit l’usage de ses sens !…

Ce ne fut qu’après lui avoir prodigué les soins les plus empressés, que nous pûmes rappeler la malade à la vie, et alors un torrent de larmes sembla soulager pour un instant l’oppression suffocante que ma vue si inattendue lui avait fait éprouver, et bientôt même elle recouvra assez de force et de calme pour me dire, en me tendant sa main affaiblie :

— Vous ici ! Oh ! que je remercie le ciel ! Avant de quitter pour toujours mon mari, vous m’aurez retrouvée digne d’être pardonnée et d’être pleurée par vous !

— Eh bien ! tu vois, me dit Mathias avec tristesse, tu vois le spectacle désespérant qui depuis près d’un mois afflige constamment mes regards et me déchire le cœur ! Juliette malade a exigé, pour échapper aux massacres qui épouvantaient le port de Carthagène, qu’elle habitait en mon absence, que je l’amenasse sur les mers et dans mes courses périlleuses. Cette pauvre amie, à qui j’ai fait partager ma fortune et mon nom, a voulu partager aussi mes dangers et ma terrible existence ; et voilà le prix que le sort réservait à son dévouement pour moi… Sans cesse tourmentée du désir de revoir sa patrie, où, dans son funeste délire, elle veut, dit-elle, expirer, elle fait à la fois des vœux pour retourner en France et pour ne pas se séparer de moi ! Conçois-tu ce fatal vertige ?… En France, environnée de ces soins que l’on est toujours sûr de recevoir, au sein de l’opulence que j’ai su lui ménager, elle recouvrerait la santé en attendant que je pusse la rejoindre dans son pays. A bord, au milieu de ce tas de renégats à qui je ne commande qu’en exposant chaque jour ma vie, elle se meurt d’épouvante en proie à des souffrances que je ne puis ni lui épargner ni adoucir pour elle ; et cependant, malgré toutes mes instances, mes prières et mes larmes, elle s’obstine à rester avec moi…

— Et ne vaut-il pas mieux, murmura Juliette d’une voix expirante, mourir près de toi, que séparée de tout ce que j’ai de plus cher au monde…

— Non, s’empressa d’ajouter Mathias. C’est ce ciel que tu implores depuis si long-temps, qui veut t’arracher aujourd’hui au sort qui te menaçait si cruellement… C’est lui qui, après nous avoir séparés pendant si long-temps de notre ami, vient de conduire Édouard auprès de nous, pour t’offrir l’occasion de revoir ton pays, et de recouvrer la vie… Ma femme, si je te suis encore cher, si tu tiens même à l’existence, pour moi, tu feras ton devoir, et tu me laisseras faire le mien… Tu partiras avec Édouard…

— Moi te quitter, au moment peut-être de te perdre pour jamais ! Non, non ; mon dévouement n’ira pas jusque-là, sois-en bien sûr.

— Oui, me quitter, mais pour me revoir bientôt en France : c’est ma dernière course, tu le sais bien, que je termine en ce moment… Édouard, parle toi-même, que ferais-tu à ma place ?

— Ce que tu veux faire toi-même. Il faut que Juliette me suive. Je jure ici, sur l’honneur, que j’aurai pour elle tous les soins que je prodiguerais à ma sœur, si elle se trouvait dans la même position qu’elle. Et à ta place, Mathias, j’exigerais de Juliette le sacrifice qu’elle doit imposer à sa tendresse…

En ce moment, le second du corsaire mit la tête à la claire-voie de la petite chambre où nous nous trouvions, pour dire à son capitaine que l’on venait de découvrir à l’horizon, et dans le nord-ouest, une voile qui paraissait grossir à vue d’œil.

— C’est bon, se contenta de répondre Mathias à son second. Aujourd’hui nous ne chasserons aucun navire. C’est fête pour tout le monde. Qu’on donne une double ration d’arack à l’équipage, et que l’on se contente seulement d’observer la manœuvre du bâtiment que l’on vient de découvrir… Continuez à veiller sur le pont.

Nous redoublâmes d’instances pour déterminer Juliette à me suivre en France, en insistant sur toutes les raisons qui devaient l’engager à se séparer momentanément de son mari, pour le revoir dans un moment plus heureux. A mon bord, lui disais-je, vous serez sûre de rencontrer tous les égards de l’amitié la plus dévouée. La saison est belle ; mon navire marche bien, ma traversée sera courte ; et s’il est dans le monde quelqu’un à qui, après votre mari, vous puissiez vous confier, surtout dans la position où vous vous trouvez, cet homme, bien certainement, c’est moi, n’est-ce pas ?

La malade, à ces mots, fit un signe de tête affirmatif…

— Eh bien, ajoutai-je, pourquoi persister à vous priver, par un coupable entêtement, du bonheur de revoir votre pays et de recouvrer la santé ? Pourquoi hésiter à vivre un mois ou deux loin de votre mari, quand il s’engage à venir vous rejoindre aussitôt qu’il aura terminé sa dernière campagne !…

Juliette m’interrompant alors par un geste de la main, me fit comprendre que jamais elle ne consentirait à abandonner son époux.

Mathias, que tant d’obstination paraissait cruellement fatiguer, se désespérait, et le mouvement d’impatience qu’il laissa échapper en cet instant, arracha de nouveau des pleurs à la mourante…

— Commandant, vint encore dire le second, à la claire-voie, le navire aperçu tombe rondement sur nous, tribord-amures. C’est un brick… On croit voir un pavillon à la tête de son mât de misaine…

— Et quel est ce pavillon ? demanda Mathias, sans quitter la posture qu’il avait prise en s’étendant sur un caisson, en face de moi.

— On ne distingue pas encore bien sa couleur, à la longue-vue.

— C’est bon, laissez-le accoster. On le verra mieux, peut-être, quand il sera sur nous.

— Eh bien, reprit Mathias, en laissant échapper un soupir, et en s’adressant à moi, les mains fortement appuyées sur ses deux genoux : tu me vois, mon ami, dans une des situations les plus pénibles de ma vie… Depuis la conduite que tu me fis à bord du Solanger, j’en ai vu d’assez cruelles, comme tu le penses bien. Je te dirai même que, depuis ce temps-là, j’ai passé par bien des étamines où d’autres auraient laissé leur peau, et sans compter dans tout cela les épreuves, les combats que j’ai soutenus, les balafres qu’il m’a fallu recevoir sur la figure, la corde de potence que j’ai été obligé de couper, pour ne pas rester pendu au bout ; mais jamais, je t’en donne ici ma parole d’honneur, non jamais, je n’ai été aussi malheureux que je le suis aujourd’hui. Et tout cela pour une femme ! Oh, s’il ne s’agissait que d’enlever une frégate à l’abordage, pour me dégager de là, comme tu me verrais manœuvrer pour taper à son bord, et l’élonger de bout en bout !… J’ai des piastres plein ma cale, des paquets de quadruples chez tous les banquiers de New-York : eh bien, si l’on me disait à présent, au moment où je te parle : envoie tout cela, tout ce que tu as au monde par dessus le bord, et Juliette s’en ira en France, je t’attraperais toute la boutique en double, et l’affaire serait bientôt faite, aussi vrai que le père éternel est mon patron de chaloupe… Mais il n’y a pas moyen. Il y a l’entêtement d’une femme, entre ce que je veux et ce qui est… La voilà qui pleure, tu le vois bien, et je suis forcé d’amener mon pavillon devant sa volonté !…

— Commandant, vint dire encore le second, mais cette fois d’une voix un peu essoufflée, on voit à présent le signal d’un brick : c’est un damier noir et rouge, que le pavillon qu’il a hissé en tête de son mât de misaine !

— Un damier noir et rouge ! s’écria Mathias en se levant brusquement sur ses jarrets… Puis après avoir fait à grands pas deux ou trois tours dans la petite chambre, il reprit d’un ton irrité : C’est ce gueux de Zumala ! c’est son signal… Édouard, monte avec moi sur le pont.

Je suivis précipitamment mon ami…

L’agitation qu’il éprouvait était inconcevable, pour moi surtout, qui ignorais encore le mot de l’énigme que les événemens seuls devaient me faire deviner. Mathias, après avoir tenu quelque temps sa vue braquée sur le brick qui s’avançait sur nous à toutes voiles, me dit, en se promenant avec précipitation sur le gaillard d’arrière : C’est lui ! Je ne m’étais pas trompé : c’est ce gredin de Zumala, qui a promis de me couler… Depuis plus de trois mois nous nous cherchons, moi et cette infâme canaille, et aujourd’hui nous allons en découdre… Le brigand ! enfin, je le tiens dans mes pattes… Édouard, mon ami, retourne à ton bord… Mais avant tout, tu vas emmener maintenant Juliette avec toi, de gré ou de force, car nous allons nous taper… Attends, je vais descendre, quand j’aurai donné mes ordres… Va toujours en bas : je te suis à l’instant… ! Second !…

— Plaît-il, commandant ?

— Faites faire le branle-bas général de combat. Qu’on monte les grappins d’abordage au bout des vergues, toutes les armes sur le pont, et chacun à son poste… Allons vite… Il n’y a pas de temps à perdre… Les pieds me brûlent.

— Oui, commandant… Maître, avez-vous entendu ? Branle-bas général de combat ; les gens de la batterie, à la batterie ; les gens de la manœuvre, à la manœuvre, et silence partout ! Le premier qui parlera aura affaire au commandant.

Un mouvement extraordinaire se fit alors à bord du corsaire… Le dessus de la petite chambre de Juliette, dans laquelle j’étais descendu précipitamment avec Mathias, retentit bientôt sous les pas des matelots qui se rangeaient à leur poste de combat, sur le gaillard d’arrière.

— Quel bruit entends-je sur ma tête ? nous demanda la malade, en nous voyant revenir auprès d’elle.

— Le bruit qui va précéder un engagement terrible, répondit Mathias… Mon amie, écoute-moi : c’est Zumala qui vient m’attaquer, et tu sais que je ne puis pas fuir devant le misérable qui m’a si insolemment défié… L’affaire sera courte, mais elle pourra devenir meurtrière… Il faut nous séparer, non pour long-temps peut-être, mais au moins pour le moment du combat… Édouard va t’emmener à bord de son trois-mâts.

— Et pourquoi me séparer de toi, s’il y a du danger ?

— Pour ne pas t’exposer à une mort inutile ; pour ne pas intimider, par ta présence à bord du corsaire, la résolution des gens de mon équipage, qui m’est si nécessaire dans cet instant décisif. Une femme, disent-ils, porte malheur à bord, dans des circonstances semblables… Le temps presse… Je ne puis rester un instant de plus ici… Il faut te résigner ; il le faut pour toi, pour moi, pour mon honneur…

— Oui, je vois maintenant à tes regards qu’il le faut… Mais jure-moi, sur cet honneur, dont tu viens de me parler, jure-moi, Mathias, avant de nous séparer, qu’après l’horrible combat qui se prépare, tu viendras me reprendre… Jure-le-moi, mais sur ton honneur, et je n’hésite pas.

— Je te le jure !

— Sur ton honneur ?

— Sur mon honneur… Es-tu maintenant satisfaite ?

— Embrasse-moi, embrasse-moi, si je ne dois plus te revoir, et jure-moi encore que je mourrai près de toi, si le ciel te rend un seul instant à ma tendresse… Oh ! maintenant, je pars moins malheureuse… Je marcherai toute seule ; oui, je marcherai… Édouard, soutenez-moi seulement ; j’ai assez de force encore… donnez-moi seulement un peu le bras…

Ce ne fut que bien lentement et avec les plus grandes précautions que nous parvînmes à embarquer dans mon canot la malheureuse Juliette… Dieu ! quels regards jeta l’infortunée en traversant, pour se rendre dans mon embarcation, sur les groupes des matelots rangés à leurs postes de combat sur le pont formidable de la goëlette… Pour lui épargner autant que possible l’aspect terrible de cet appareil de carnage, j’emportai la malade dans mes bras… J’allais déborder du corsaire avec mon canot chargé de ce précieux fardeau, quand Mathias me cria : Attends un peu, mon ami. Comme il est bon de tout prévoir, en semblable occasion, je ne veux pas te laisser embarquer sans biscuit. Prends dans ton canot ces quatre petits barils que mes gens vont t’affaler en double, pour mieux lester ta yole. Ils pèsent dix fois plus lourd qu’ils ne sont gros, ces diables de petites futailles de précaution. Ce sont des quadruples en bel et bon or… Juliette ! à revoir, ma chérie, et surtout sois bien tranquille… Adieu, bonne amie… A tout à l’heure !… Un peu de patience ; l’affaire ne sera pas longue… Évente le grand hunier, la barre au vent, et borde l’écoute de foc à babord !

Je m’éloignai de toute la vitesse possible de mon canot, du corsaire qui venait de quitter la panne qu’il avait tenue jusque-là, pour se mettre par mon travers en m’ordonnant de faire route comme lui… J’exécutai cet ordre, après avoir rehissé mon canot à bord et avoir décidé Juliette à descendre dans ma chambre, pour se reposer un peu des efforts qu’elle avait faits en se rendant de la goëlette à bord de mon trois-mâts. Le brick de Zumala, en voyant la manœuvre de Mathias et celle de mon navire, continua à courir pour nous rallier ; et une fois rendu à une petite portée de fusil de moi, il prit la bordée que nous tenions, pour me suivre, en se tenant à babord à moi, c’est-à-dire du côté opposé à celui par lequel me restait la goëlette. Placé étroitement entre les deux corsaires qui semblaient me servir d’escorte, je pus observer à loisir le bâtiment nouveau venu, avec lequel je ne craignais déjà que trop d’avoir quelque vilaine affaire à démêler.

C’était un brick très-fin, très-élancé, d’une médiocre dimension ; mais bien gréé et qui paraissait être armé de quatorze ou quinze canons, et monté par un fort équipage. Le damier rouge et noir, qu’il avait arboré d’abord, à la tête de son mât de misaine, fut amené dès qu’il nous eut approchés, et un long pavillon rouge à croix blanche fut hissé au pic de sa large brigantine.

Assez long-temps les deux corsaires continuèrent à suivre parallèlement la même route que moi, sans se faire aucun signal, sans s’adresser le moindre mot, quoique la distance qui les séparât fût cependant assez petite pour les engager à se hêler…

La brise était ronde, la mer belle, et le bruit monotone des vagues, que fendaient tranquillement nos trois navires, interrompait seul, de temps à autre, le silence de cette scène imposante dans laquelle j’étais destiné, moi, pauvre bâtiment marchand, à jouer un rôle si passif !

Résigné à subir le sort qu’il plairait au ciel de m’envoyer, j’attendais, avec mon équipage consterné, l’événement qui ne se préparait que trop évidemment pour nous, et j’aurais, je l’avoue, donné en ce moment, de bien bon cœur, tout ce que je possédais, pour que la fortune se prononçât d’une façon ou d’une autre à notre égard.

Le brick, en laissant arriver de manière à me serrer de plus près qu’il ne l’avait fait encore, me tira enfin d’incertitude…

— Où vas-tu ? me hêla Zumala au porte-voix.

— A Nantes, lui répondis-je, comme je l’avais déjà fait deux heures auparavant à Mathias.

— Matheasso t’a-t-il visité ?

— Eh oui sans doute ! demandez-le-lui, si vous le voulez !

— A-t-il enlevé quelque chose de ta cargaison ?

— Non ; il a respecté le pavillon sous lequel je navigue.

— Tu n’as donc rien de bon à prendre à ton bord ?

Je crus devoir ne rien répondre à cette dernière question du forban.

Mais lui, désirant sans doute couper court à la conversation, me cria :

— Mets en travers ; je vais te visiter à mon tour et à ma façon.

Mathias, ayant entendu cette dernière injonction, me cria de son côté :

— Capitaine, je t’ordonne de continuer ta route et de ne pas suivre l’ordre de ce brigand ; je réponds de tout.

Zumala, outré de colère, mais n’osant pas encore me punir du peu de cas que j’étais disposé à faire de ses ordres, força de voiles, gagna une assez grande distance sur l’avant à moi, et, profitant de son avance, après m’avoir dépassé, il envoya à mon bord, en la laissant dériver, une de ses embarcations armée de huit hommes.

Je crus ne pouvoir refuser d’élonger une amarre aux gens qui montaient ce canot, une fois que je les vis au moment d’accoster mon navire…

Le second du brick commandait cette corvée ; il sauta sur mon pont, les pistolets à la main et un poignard nu au côté.

Mais, presque au même instant, la goëlette de Mathias, ayant imité la manœuvre du brick, avait expédié aussi de son côté un de ses canots avec huit matelots commandés par le second du corsaire.

Les deux officiers de corvée, en se trouvant en présence l’un de l’autre sur mon gaillard d’arrière, se mesurèrent d’abord de l’œil, et, après un moment de silence :

— Pourquoi, demanda le second de Zumala à celui de la goëlette, ton capitaine laisse-t-il aller ce trois-mâts français sans l’amariner ?

— Parce qu’apparemment cela lui a plu, répondit le second de Mathias.

— Eh bien, comme il plaît aussi à Zumala, mon commandant, de prendre pour nous ce que vous n’avez pas voulu prendre pour vous, je te préviens que j’engante ce trois-mâts à notre profit.

— Toi amariner ce trois-mâts pour ton compte, quand nous lui avons donné carte blanche ? je t’en défie, brigand que tu es !

— Tu m’en défies… Eh bien nous allons voir qui mangera le lard… Attends un peu que je parle à Zumala !… Commandant Zumala !

— Ahie, ahie, répondit Zumala appelé par son second.

— Le second de la goëlette vous défie, au nom de Mathéasso, d’amariner cette barque française.

— Oui ! il m’en défie !… En ce cas, reviens à bord avec tes hommes. Démonte avant de partir le gouvernail du trois-mâts, pour qu’il ne s’en aille pas pendant le coup de feu, et puis nous allons voir à qui restera le bâtiment.

— Oui, j’y consens, canaille, répondit en entendant ces derniers mots, le redoutable Mathias, qui jusque-là n’avait adressé aucune parole à son ennemi… Le trois-mâts restera au plus fort des deux, et c’est moi, Mathéasso, moi, que tu as si stupidement provoqué, faillie mateluche que tu es, qui te défie aujourd’hui, lâche paria ; dans une heure il n’y aura plus un pouce de ta barque sur l’eau, ou j’aurai perdu mon nom et mon honneur !

Puis, s’adressant à son second resté encore à mon bord, l’intrépide corsaire ajouta :

— Rivaldo, aidez ces canailles à démonter en double le gouvernail du capitaine Édouard ; et quand vous aurez fini, revenez à bord avec notre canot… Nous allons lui tâter les flancs à ce pirate de bastringue.

Mon pauvre gouvernail fut enlevé de ses ferrures en un instant, par les seize corsaires, qui réunirent leurs efforts pour faire cette opération dans leur intérêt commun ; et quand ils eurent mis à la traînée sur ses sauvegardes, cette partie si essentielle de mon navire, sans laquelle je ne pouvais plus faire route, les équipages des deux embarcations se jetèrent sur leurs avirons, pour retourner chacun à leur bord, en abandonnant au gré des flots et des vents, mon pauvre navire privé de son gouvernail.

Les deux corsaires alors se laissèrent culer le long de moi, la goëlette par tribord, le brick par babord de mon bâtiment, et ils se trouvèrent bientôt en présence l’un de l’autre à un quart de portée de canon tout au plus.

L’engagement le plus horrible commença dès ce moment avec des chances de succès à peu près égales de chaque côté, leur artillerie étant à peu près égale en force, leurs équipages égaux en nombre. La goëlette de Mathias faisait un feu terrible, le brick lui ripostait avec un acharnement inconcevable ; et, en quelques minutes, la fumée qui jaillissait avec la foudre, des flancs enflammés des deux navires ennemis, enveloppa d’un nuage épais cette scène épouvantable, et alla s’étendre au loin avec les premières ombres de la nuit, poussées par la brise qui commençait à soulever déjà les flots ensanglantés.

Au premier retentissement du canon, l’infortunée Juliette, triomphant de mes instances, de mes efforts, et de son propre épuisement, avait réuni toutes les forces que lui donnait encore l’exaltation de la frayeur, pour venir se traîner comme un pâle fantôme sur le pont de mon navire… Et là, les yeux fixés sur le spectacle affreux qui se présentait à sa vue interdite, elle attendit dans l’attitude de la prière, sans proférer un mot, sans m’adresser une plainte, l’issue du funeste combat, qu’un nuage de poudre continuait à dérober à nos regards.

La canonnade et la fusillade duraient depuis près de trois quarts d’heure, et la position de mon navire était telle, par rapport aux deux corsaires, qu’il m’eût été impossible de deviner auquel des combattans devait rester l’avantage d’un engagement déjà aussi long. De temps en temps, dans l’intervalle des volées, nous entendions s’élever dans les airs ébranlés, des cris de rage, des clameurs de mort, et bientôt les hurras, poussés jusqu’au ciel, étaient couverts par la détonation presque continuelle des pièces d’artillerie. Quand la brise parvenait à dissiper un peu la traînée de fumée qui obscurcissait le jour autour de nous, nous apercevions seulement au dessus de la sinistre vapeur, le bout de la mâture de chacun des navires combattans, placés toujours à une petite distance l’un de l’autre, et se tenant toujours en panne, pour mieux porter leur coup et pour être plus sûrs de se détruire le plus promptement possible. Un cri plus fort, plus général que tous ceux qui nous avaient encore frappés, parvint au bout d’une heure d’engagement, à nos oreilles et sembla enfin nous présager quelque chose de décisif… Un moment de silence ou de stupeur succéda à ce cri, et le feu cessa… Plusieurs de mes hommes, montés dans les haubans de mon navire, pour tâcher de suivre attentivement les incidens muets de cette action, annoncèrent qu’ils supposaient qu’un des corsaires s’était rendu, et avait amené son pavillon. La brise, qui quoique fraîche n’avait pas été assez forte jusque-là pour chasser entièrement devant elle la masse de fumée étendue sur les flots, s’élève et balaie la mer de la vapeur épaisse qui nous avait caché, pendant si long-temps, le théâtre de l’événement qui captivait si puissamment toute notre attention.

Un seul bâtiment apparut alors à notre vue… C’était la goëlette de Mathias… L’autre corsaire, que mes yeux cherchaient à découvrir près de la goëlette, ne se montrait plus du tout. Nous pensâmes d’abord qu’il avait fui ; mais rien au large ne nous indiquait sa présence, dans l’espace qu’il aurait eu le temps de parcourir depuis la fin du combat. Nous nous perdions déjà en conjectures sur cette disparition extraordinaire, lorsque mon second, perché en spectateur attentif sur le haut des barres de perroquet, me cria d’une voix tout émue :

— Capitaine ! capitaine ! regardez, regardez par notre hanche de babord ; c’est le brick qui coule ; on ne voit plus que ses mâts de perroquet au dessus de l’eau. Regardez vite ; là, par la hanche de tribord…

Et la goëlette victorieuse, dirigeant alors sa route sur l’endroit que me désignait avec tant de précipitation mon second, passe bientôt sur le corps du brick vaincu, sans daigner sauver les groupes d’hommes qui s’étaient réfugiés sur les barres et les vergues hautes du malheureux navire, que les flots allaient engouffrer…

Ce ne fut qu’en cet instant que la bouche de Juliette s’entrouvrit, pour me dire : Le ciel a exaucé la prière que je lui adressais… Mon mari est sauvé, nous allons le revoir… Ah ! je pourrai mourir ensuite !

Trop vain et trop cruel espoir !… La goëlette s’approcha de nous, après avoir sillonné les vagues au milieu desquelles le brick avait coulé ; mais quand elle fut rendue assez près de mon navire, pour se faire entendre de moi, une voix inconnue, une voix qui n’était pas celle de mon ami, m’adressa ces seuls mots :

— Capitaine, vous pouvez maintenant remonter votre gouvernail et continuer votre route… Adieu ! nous coulons presque bas d’eau, et nous allons relâcher à la première terre !…

En entendant ces paroles trop significatives, Juliette, la déplorable Juliette, s’évanouit entre mes bras… Et la goëlette de mon pauvre Mathias s’éloigna, en me laissant voir son pavillon amené à demi-mât, et ses vergues croisées en pantenne, en signe de deuil… Je n’avais plus d’ami, et Juliette plus d’époux : ce funèbre signal venait de nous l’apprendre…

Comment maintenant, retrouver en moi assez de force encore pour retracer le souvenir effrayant de ce qui se passa dans mon cœur et sous mes yeux, après cet événement si profondément funeste ! Malheureuse Juliette ! elle ne revint à la vie que pour éprouver tout ce que le délire des sens a de plus torturant, tout ce que l’agonie de l’âme et du cœur a de plus épouvantable… Attaché pendant deux jours et deux nuits au chevet de son lit de mort, il me fallut boire pour ainsi dire goutte à goutte, sans expirer avec elle, le fond du calice d’amertume et d’horreur de ses derniers momens… Vois, s’écriait-elle, en me serrant avec frénésie dans ses bras décharnés, et en pressant sur ma poitrine son sein exalté par l’excès de la douleur, vois si je t’ai trompé… Ma mère, tu t’en souviens encore, m’avait dit en expirant, tu mourras malheureuse, et je te disais, moi aussi, je mourrai malheureuse !… Eh bien, vois à présent si je t’ai menti… Je meurs… Je meurs… Oh ! le ciel ne pardonne donc jamais… Mathias… Mathias… Oh ! pardonne-moi, quand tu me reverras… J’ai si cruellement expié, par des larmes de sang, toutes les fautes de ma vie !… Je meurs ton épouse, Mathias, et tu ne refuseras pas un peu de terre à mon corps, une larme, une larme surtout à la mémoire de ta pauvre femme, de ta Juliette bien aimée… Édouard… Édouard… Est-ce toi… toi ici ? Dis-moi, as-tu oublié ?… Oh oui, tu as oublié, n’est-ce pas, tout ce qui humilie encore mon front, ce front qui se refroidit sous ma main… Dieu me pardonnera, moi, n’est-ce pas ? Je l’ai tant prié… Ah… Ah, mon Dieu : j’expire ! Je sens que j’expire… Mathias… Mathias… mon ami… Ah ! pardon ! pardon ! Oh oui, pardon au dernier moment !… Ah, j’étais donc maudite !…

Deux mois après ce lugubre événement, la terre de la petite île d’Ouessant reçut les restes mortels de la pauvre Juliette. L’infortunée avait demandé à reposer sous le sol natal, et l’une de ses dernières volontés fut du moins remplie par le seul ami, qu’en expirant sous mes yeux et dans mes bras, elle avait laissé au monde pour garder son souvenir, et répandre quelquefois des larmes sur sa tombe.

FIN.

NOTES.

Note 9.

On nomme l’Amiral la vieille frégate ou la vieille corvette désarmée que l’on place en avant-garde à l’entrée d’un port, pour surveiller et exécuter les détails de la police maritime de ce port. C’est à bord de l’Amiral que l’on met aux arrêts les officiers de marine à qui l’on croit devoir faire subir une détention momentanée. C’est encore à bord de l’Amiral que sont placés les officiers en état de prévention, et c’est là enfin que sont rendus les jugemens du conseil de guerre qui doit les absoudre ou les condamner.

L’Amiral, à bord duquel se rendent les arrêts de la justice maritime, sert aussi de lieu d’exécution à la plupart des verdicts prononcés au nom de la discipline navale. Les instrumens du châtiment se trouvent, pour ainsi dire, placés aux portes de la cour martiale, d’où est sortie la sentence des juges. Une grande vergue, suspendue au seul mât qui existe à bord de ce bâtiment, sert à donner la cale mouillée aux matelots qui ont encouru la rigueur de cette punition terrible. Des garcettes, déposées dans les coffres de cet arsenal disciplinaire, sont tenues sans cesse en état pour offrir une arme aux hommes qui doivent faire courir deux ou trois tours de bouline aux coupables sur lesquels la sévérité des lois s’est appesantie. Quelquefois même le pont de l’Amiral peut devenir le théâtre de ces exécutions capitales qui n’ont pour témoins que l’officier désolé, qui dit feu ! et les soldats malheureux dont le devoir est d’obéir.

Au moment où la justice qui a prononcé la peine va être rendue solennellement, le pavillon rouge est hissé au haut du mât unique de l’Amiral, et un coup de canon tonne sur les flots en même temps que le terrible pavillon monte dans les airs. C’est le signal de l’exécution, et ce signal reste au haut du mât pendant la durée du supplice et le règne impassible de la loi.

A terre, autour de ces carcans et de ces échafauds qu’environne sans cesse une foule bouillonnante dont les regards altérés semblent vouloir boire le sang des victimes ou se repaître de la honte des patiens, les exécutions se font sans dignité, comme sans ordre et sans pudeur. C’est de la cruauté publique tempérée par le bruit et les vagissemens de la multitude et par le spectacle animé que présentent les flots du peuple pour envahir le lieu de la scène, dont la tête d’un homme va faire les frais… Mais à bord, autour du condamné qui subit son châtiment, tout est silence, sévérité, impassibilité. Un coup de canon part, un pavillon monte, le châtiment commence, et les cris du coupable se font entendre seuls après la voix formidable du canon, qui s’est tu pour laisser agir la justice… Quand le pavillon rouge descend, la sentence a reçu son exécution, le coupable est puni, et quelquefois même il a cessé de vivre…

Vous trouvez le spectacle de l’Océan bien vaste, bien majestueux, bien sublime : eh bien ! dans l’existence du marin, tout participe de la majesté et de la sublimité terrible de l’élément sur lequel il vit, il court, il meurt ; ses dangers, ses mœurs, ses lois, ses passions, ses excès, ses peines, ses châtimens, ses fautes, tout s’harmonise, dans son existence, avec ce grandiose qu’offre la mer à vos yeux, à vos idées et à votre âme. L’homme, là, est au niveau de la profession terrible qu’il s’est faite, et à la hauteur de l’élément sur lequel il règne.

FIN DES NOTES.

NOTE DU TRANSCRIPTEUR

On a déplacé à la fin du premier volume les notes 1 à 8, qui figurent en fin de ce second volume dans l’original.