The Project Gutenberg eBook of Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405

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Title: Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405

Author: Marcel Thibault

Release date: May 23, 2021 [eBook #65420]

Language: French

Credits: Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ISABEAU DE BAVIÈRE, REINE DE FRANCE. LA JEUNESSE, 1370-1405 ***

ISABEAU DE BAVIÈRE

REINE DE FRANCE

ISABEAU DE BAVIÈRE
(D'après une miniature du temps).

MARCEL THIBAULT

ISABEAU DE BAVIÈRE

REINE DE FRANCE

LA JEUNESSE

1370-1405

PARIS

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER PERRIN ET Cie LIBRAIRES-ÉDITEURS

35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

1903

Tous droits réservés.


A MON ONCLE BIEN-AIMÉ

M. Ernest MULLER

LE PREMIER ET LE PLUS CHER DE MES MAÎTRES,
JE DÉDIE CE LIVRE
COMME UN FAIBLE TÉMOIGNAGE
DE MA RECONNAISSANCE ET DE MA FILIALE
TENDRESSE


[Pg i]

AVANT-PROPOS

L'histoire vraie et complète d'Isabeau de Bavière n'a jamais été écrite. En dehors des courtes études que lui ont consacrées Vallet de Viriville et Le Roux de Lincy, l'on n'a, pour se renseigner sur cette reine de France, que les récits fantaisistes de conteurs ou de romanciers qui ne citent point leurs sources, et pour cause. Dans Michelet, dans Henri Martin, Isabeau, il est vrai, apparaît de temps en temps au cours des longues années du règne de Charles VI, mais presque toujours, elle ne fait que traverser la scène comme un personnage épisodique, de sorte que la vie de cette femme reste inconnue alors que son nom est légendaire. Tout le monde sait, en gros, qu'à partir de sa trente-cinquième année, la «Reine Isabeau» devint un monstre de perversité: elle joua un rôle néfaste dans les luttes[Pg ii] des Armagnacs et des Bourguignons, elle pressa la conclusion du traité de Troyes qui livrait la couronne de France au roi d'Angleterre Henri V; elle déshérita et renia son fils Charles VII;—le dérèglement de ses mœurs aussi est fameux: celles-ci, paraît-il, étaient à la fois galantes et cruelles; mais la physionomie et le caractère de la princesse bavaroise qui, en épousant Charles VI, fit un beau rêve si vite évanoui, ont été à peine esquissés.

Il nous a semblé qu'il pouvait être utile et intéressant de combler cette lacune et nous nous sommes proposé de dégager la figure d'Isabeau des documents authentiques. Pour accomplir cette tâche, avec quelque chance de succès, nous nous sommes inspiré de la méthode critique enseignée à l'Ecole des Chartes; nous avons, en quelque sorte, fait table rase de nos connaissances superficielles sur la question, et, tout en nous appuyant sur les travaux des historiens qui ont traité des XIVe et XVe siècles, nous avons puisé aux sources originales, étudiant à fond les chroniques françaises et étrangères, les vérifiant l'une par l'autre, les contrôlant, pour ainsi dire, par un examen comparé; nous avons compulsé une grande quantité de documents d'archives presque tous inédits; les écrits littéraires[Pg iii] composés à cette époque (œuvres poétiques et satiriques) nous ont été aussi de quelque utilité.

Lorsque nous entreprîmes cet essai, nous n'ignorions, évidemment, aucune des controverses dont le personnage d'Isabeau a été le sujet; mais nous nous sommes tout de suite fait une règle absolue de l'impartialité la plus entière. On trouvera sans doute que, dans notre récit, la part de l'imagination est trop restreinte; on nous reprochera, peut-être, de n'avoir reconstitué qu'incomplètement le cadre où vivait Isabeau: nous répondrons qu'à maintes reprises les documents nous ont fait défaut tout à coup, et nous ne cacherons pas que ces fréquentes solutions de continuité ont rendu souvent très difficile notre travail de biographe; mais, fidèle à notre principe de ne recourir qu'à des textes du temps, nous ne nous sommes jamais permis d'y suppléer par des inventions quand ils manquaient: tous nos efforts ont tendu à ne rapporter et à ne décrire que la réalité. Si donc nous apprenons que le lecteur, en parcourant ce volume, a parfois éprouvé l'impression du vrai historique, nous nous considérerons comme largement récompensé de notre peine et nous continuerons, non seulement avec plus de courage, mais aussi avec quelque confiance, la mise en[Pg iv] œuvre des matériaux que nous avons réunis pour une étude «sur le rôle politique et la vie privée d'Isabeau de Bavière régente, puis reine douairière».

Paris, le 24 décembre 1902.


[Pg 1]

PREMIÈRE PARTIE

LES ORIGINES


[Pg 2]
[Pg 3]

CHAPITRE PREMIER

LES VITTELSBACH—LES VISCONTI

Au milieu du XIVe siècle, le duché de Bavière[1] occupait un des premiers rangs de la hiérarchie du Saint Empire romain germanique[2], et, dans une chronique du temps, il était proclamé «la plus puissante et la plus florissante des provinces de la haute Allemagne[3]».

[1] Le duché de Bavière s'étendait des Alpes tyroliennes au Danube, des bords du Lech, à ceux de l'Inn.

[2] Cf. 1º Vit, prieur de l'abbaye bénédictine d'Ebersberg, (Haute-Bavière) Chronica Bavorum ab origine gentis ad annum MDIIII, dans Oefele, Rerum Boicarum scriptores, (Augsbourg, 1763, 2 vol. in-fº) t. II, p. 707.—2º Ange Rumpler, abbé bénédictin de Formbach, (diocèse de Passau, Basse-Bavière) Gestorum in Bavaria libri VI, dans Oefele.., t. I, p. 99.—Cf. aussi Johannes Turmair (dit Aventin), Annalium Boiorum libri VII, (Leipsig, 1710, in-fº).—Le Blanc, Histoire de Bavière, jusqu'au règne de Maximilien, (Paris, 1680, 4 vol. in-12) t. I.—S. Riezler, Geschichte Baierns, (Gotha, 1878, t. I... III in-8º) t. I.

[3] Vit, Chronica Bavorum.., chap. 1, dans Oefele, t. II, p. 707.

Ni son sol, ni le génie de son peuple n'eussent[Pg 4] suffi à lui mériter cet honneur et cette réputation; il les devait surtout à la dynastie des Wittelsbach qui avait fait sa grandeur en même temps que son unité[4].

[4] Dans l'empire d'Allemagne, tel qu'il est actuellement constitué, le royaume de Bavière, le premier des États Secondaires, garde son originalité. «La nation bavaroise est dans l'Allemagne unie celle qui a conservé le plus son patriotisme distinct. Les mœurs, les coutumes, les traditions politiques et religieuses l'ont maintenue longtemps dans un certain isolement par rapport au reste de l'Allemagne, et c'est toujours là que se trouve le principal foyer de résistance au nouvel ordre de choses». E. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. III, l'Europe Centrale, p. 638.

Le pays, en effet, plateau pierreux et aride sous sa mince couche d'humus, quelquefois pittoresque en ses aspects sauvages, le plus souvent coupé de marais et de tourbières, n'offrait qu'aux bords du Danube une plaine fertile en céréales. Quant au peuple, depuis l'homme des hautes terres aux cheveux blonds, aux yeux bleus, timide et lourd, jusqu'à l'habitant des vallées et de la plaine, noir et trapu, à l'esprit un peu lent aussi, mais capable d'application[5], il possédait certaines qualités de fond dont l'ensemble lui composait une physionomie simplement intéressante[6]:[Pg 5] du courage dans les combats, une grande patience au travail, une piété profonde[7].

[5] Ces différences de type et de mœurs sensibles encore maintenant, s'affirmèrent plusieurs fois au moyen âge dans la géographie politique par la division de la Bavière en deux provinces: Ober Baiern (Haute-Bavière) et Nieder Baiern (Basse-Bavière).

[6] Comme tous les peuples de la Germanie, les Bavarois étaient très fiers de l'ancienneté de leur race.

[7] Le Bavarois était épris des choses saintes «Geistlich», dévot aux statues et aux reliques, il se plaisait aux belles cérémonies du culte et aux mystères; les routes qui conduisaient aux sanctuaires vénérés étaient plus souvent sillonnées par les pèlerins bavarois que par les autres Germains. Toutefois cette religion un peu idolâtre n'était pas le trait caractéristique de toute la population; accentué chez les habitants de la Haute-Bavière, il apparaissait aussi, mais atténué, chez ceux du centre qui se signalaient plutôt par leur habileté au travail et même, le goût de ces bons ouvriers s'affinant, le sentiment des choses de l'art leur vint, de sorte qu'au XVe siècle, la Bavière fut un des centres de la Renaissance allemande.

Dans cette contrée qui, originellement, ne paraissait pas prédestinée à un avenir très prospère, la Maison de Wittelsbach avait fait circuler comme un courant de bravoure, d'intelligence, de volonté, et aussi d'ambitions: depuis un siècle et demi qu'elle régnait sur le duché de Bavière, toutes les ressources du pays avaient été exploitées; un grand nombre de marais, desséchés; les rives des cours d'eau navigables s'étaient couvertes de villages[8]; les anciens bourgs avaient été agrandis et fortifiés[9];[Pg 6] Salzbourg, Passau étaient devenus fameux par leurs églises aux merveilleuses sculptures, aux riches décorations; les quatre évêchés de la Bavière, fondés ou organisés par saint Boniface[10], comptaient parmi les principaux de l'Allemagne; Munich était une grande et belle ville, la capitale du duché[11]; la Bavière s'était assainie, policée, ornée. Les chroniqueurs du temps célèbrent cette transformation en termes pompeux: ils chantent les cités magnifiques, les splendeurs incomparables qu'elles renferment et les imposantes forteresses qui les défendent[12].

[8] Ange Rumpler vante le réseau fluvial de la Bavière: le Danube, le fleuve principal, l'Inn presque aussi important, l'Isar navigable dans tout son cours... et d'autres rivières «non ignobiles». Gestorum in Bavaria, dans Oefele.., t. I, p. 100.

[9] Landshut, très vieille ville, construite en briques, s'agrandit et s'embellit sans perdre son cachet d'originale simplicité. «Si te delectat jocus habebis in promptu, sin frugalitas, non deerit». Ange Rumpler, Gestorum in Bavaria.., dans Oefele.., t. I, p. 101—Burckhausen, «où l'on gardait les trésors des anciens princes», Ingolstadt, position importante sur le Danube, se peuplèrent et s'enrichirent par le commerce, ibid.

[10] Les évêchés établis en Bavière par saint Boniface étaient ceux de Passau, Freisingen, Ratisbonne et Salzbourg.

[11] Munich n'était en 1102 qu'une cella du couvent bénédictin de Tegernsee; le duc Henri le Lion, de la dynastie guelfe, en fit une Monnaie et un dépôt de sel. Les premiers ducs Wittelsbach bâtirent la ville; Louis II le Sévère en fit sa résidence et la capitale du duché (1255); l'empereur Louis V la reconstruisit en partie, après l'incendie de 1327.

[12] Vit, prieur d'Ebersberg, Chronica Bavorum.., dans Oefele.. t. II, p. 707.—Ange Rumpler, ibid, p. 101.

Certes, les résultats obtenus pouvaient paraître très beaux, mais surtout le mérite des[Pg 7] Wittelsbach était grand d'avoir poursuivi et mené à bien cette œuvre de civilisation à travers les grandes difficultés que leur suscitaient la turbulence de vassaux rebelles, et les tentatives d'affranchissement de quelques villes enhardies par leur naissante prospérité. Aussi, vers 1350, la renommée des ducs de Bavière dépassait-elle les limites de leur duché; des princes allemands, des rois étrangers sollicitaient leur alliance et s'unissaient à eux par des mariages; toutefois, ces hommages s'adressaient moins à leur puissance politique qu'à la haute antiquité de leur race.

En effet, aucune autre famille de l'Europe chrétienne ne pouvait se prévaloir d'une plus lointaine, d'une plus glorieuse origine[13]. Arnoul, que les Bavarois avaient élu duc à la mort du dernier roi carolingien de Germanie (911), descendait, par son père le Margrave Luitpold, du mérovingien Dagobert II; par sa mère, de Louis le Germanique, petit-fils de[Pg 8] Charlemagne. Quand Arnoul mourut, son fils aîné Eberhard, lui succéda, et le cadet, Arnoul, déjà investi du comté de Scheyern[14], dut se contenter du titre honorifique de comte palatin de Bavière; mais, tandis qu'à la seconde génération la branche ducale s'éteignait et que la Bavière passait successivement à plusieurs dynasties étrangères, la descendance de la branche cadette se perpétuait. Le cinquième héritier d'Arnoul de Scheyern, Othon III, voulant donner un témoignage signalé de la traditionnelle affection de sa famille pour l'ordre de Saint-Benoît, installa les moines bénédictins dans le château de Scheyern, et, sur les bords de la Paar, à quelque distance d'Augsbourg, bâtit la forteresse de Wittelsbach qu'il habita et dont sa dynastie porta désormais le nom[15].

[13] Voyez pour la généalogie des Wittelsbach et l'histoire des premiers seigneurs de cette maison: Dynastæ de Scheurn eorumque stemma atque genus, dans Johannes Turmair, Annalium Boiorum.., liv. VII, p. 620.—Bibl. Nat. f. fr. 20 780, fº 308.—Art de vérifier les dates, (Paris, 1787, 3 vol. in-fº.) t. III, p. 336-403.—Riezler, Geschichte Baierns, t. I. (des origines à 1180) etc...

[14] Scheyern, bailliage de Mühldorf, arrondt. de Traunstein, prov. de Haute-Bavière.

[15] Dynastæ de Scheurn.., dans J. Turmair, Annalium Boiorum libri VII, p. 620.—Bibl. Nat. f. fr. 20780, fº 308.

Un siècle après que cet Othon fut mort à la première croisade, les Wittelsbach n'étaient encore que des seigneurs féodaux sans puissance et sans richesse, lorsqu'en 1180 l'empereur[Pg 9] Frédéric Ier Barberousse, pour récompenser les services de son grand maître du palais, le comte palatin Othon de Wittelsbach, lui donna le duché de Bavière[16]. Dès lors, et pendant plus de cent cinquante ans, en Allemagne dans les luttes féodales, en Italie contre la Papauté, à la Croisade, on trouve les Wittelsbach aux côtés des Empereurs, les étonnant par leur bravoure, les inquiétant par leur orgueil[17]. Et, en 1273, quand les princes germaniques, las de vingt années de discordes, voulurent mettre fin au grand Interrègne[18], c'est du duc de Bavière, Louis le Sévère, qu'ils prirent conseil comme du plus sage et du plus puissant des Électeurs; ils suivirent ses avis, et Rodolphe de Habsbourg reçut la couronne impériale. Enfin, en 1314, lorsqu'il s'agit de nommer un successeur à Henri VII de[Pg 10] Luxembourg, la majorité des Electeurs jugea que des trois familles qui briguaient le trône: Habsbourg, Luxembourg, Wittelsbach, la dernière avait le plus concouru à la grandeur de l'Empire, et le deuxième fils de Louis le Sévère devint l'empereur Louis V.

[16] Voy., pour l'histoire des ducs de Bavière de la famille de Wittelsbach de 1180 à 1375, Riezler, Geschichte Baierns, t. II (de 1180 à 1347) t. III, p. 1-106.

[17] Othon II (le troisième duc) se montrait sans doute trop orgueilleux de la fortune rapide de sa Maison, car l'empereur Frédéric II en prit ombrage, et lui rappelant ses origines lui écrivit: «Avez-vous oublié que mon aïeul et moi nous vous avons tirés vous et votre grand'père de la poussière pour vous élever au faîte de la grandeur!»

[18] L'interrègne durait depuis la mort de Frédéric II, 1250.

Ce prince n'eut pas un règne heureux; sans cesse il dut lutter contre des compétiteurs, et, à sa mort, l'un d'eux, Charles de Luxembourg, fut appelé au trône sous le nom de Charles IV (1347).

Louis V, dans le but d'assurer à ses descendants de plus grandes chances à l'Empire, avait ajouté aux domaines des Wittelsbach, le Tyrol avec la Carinthie, le Brandebourg, le Hainaut, la Hollande avec la Zélande et la Frise. Prévoyant qu'une œuvre aussi hâtive pouvait être fragile, il avait, par un pacte, imposé à ses fils l'obligation de maintenir ses possessions indivises. Mais ses héritiers ne respectèrent ses volontés que pendant deux ans; en 1349, il y eut partage; la Bavière fut morcelée et son unité eût été pour toujours compromise, si Etienne II, deuxième fils de Louis V, ne fût parvenu,[Pg 11] après quinze années de luttes et de négociations, à réunir sous sa seule autorité les duchés de Haute et de Basse-Bavière (1363).

Prince sage, Etienne II[19] renonça à la politique d'agrandissement; il s'occupa de réparer les maux causés par les récentes guerres, abandonnant la conduite des expéditions lointaines à ses trois fils, Étienne, Frédéric et Jean[20].

[19] Etienne II, appelé par ses contemporains Etienne le Vieux, pour le distinguer de son fils aîné, a été surnommé par les chroniqueurs du XVIe siècle Etienne l'Agraffé ou à l'Agraffe, sans doute à cause d'un portrait où son manteau était attaché par une boucle remarquable. Riezler, Geschichte Baierns.., t. III, p. 105.

[20] Ces trois princes étaient nés du mariage d'Etienne II avec Elisabeth de Sicile, fille du roi de Sicile Frédéric II. La duchesse étant morte en 1349, Etienne II s'était remarié en 1359 avec Marguerite fille de Jean, Burgrave de Nurenberg.

Ceux-ci étaient de caractères très différents[21]. Tandis que Jean, d'humeur pacifique, préférait aux aventures le soin des affaires publiques et n'était passionné que pour la chasse, que Frédéric, très brave, mais prudent, sensé, équitable, passait en Bavière pour le type du[Pg 12] prince juste, Étienne, leur aîné, extrême en ses défauts comme en ses qualités, rappelait, beaucoup plus que ses frères, les vieux Wittelsbach.—Il était le plus vaillant et le plus brillant seigneur du duché; le corps toujours alerte, l'esprit toujours en éveil, il rachetait par son agilité, l'exiguité relative de sa taille[22]; partout où il y avait une guerre à soutenir, ou un allié à défendre, il y courait; quand la paix le contraignait au repos, il escortait les grands princes dans leurs voyages, rompant des lances dans tous les tournois. Il se montrait bon envers tous; sa générosité parfois allait jusqu'à la prodigalité; son faste, la magnificence de ses costumes étaient célèbres; chevalier accompli, il adorait les femmes. Sûr de l'affection des Bavarois, il avait en eux toute confiance: un jour que le duc de Milan faisait devant lui étalage de ses richesses, il se vanta de posséder un trésor que tout cet or et cet argent n'égalaient pas: la fidélité de ses sujets; il n'en était pas un chez lequel il n'eût pu dormir en toute sécurité.

[21] Cf. André de Ratisbonne, Chronicon de Ducibus Bavariæ.., (Amberg, 1602, in-4º) p. 96.—Jean Ebran de Wildenberg, Chronicon Bavariæ.., dans Oefele.., t. I, p. 308-312.—Ladislas Sunthemius, Familia ducum ex comitibus de Scheiern, dans Oefele... t. II, p. 568.—Johannes Turmair (Aventin), Annalium Boiorum.., liv. VII, ch. XXI, p. 762.—Johannes Adlzreiter, Annalium Boicæ gentis partes III (Francfort, 1710, in-fº) 2e partie, liv. VI, col. 113.—Le Blanc, Histoire de Bavière.., t. III. p. 253.

[22] «Stephanus parvæ sed procerrimæ fuit quantitatis». André de Ratisbonne, Chronicon de ducibus Bavariæ, p. 96.

[Pg 13]

Cependant Etienne ne méprisait ni ne dédaignait l'argent; ses ressources étant trop faibles pour satisfaire à ses dispendieuses fantaisies, il avait contracté de grosses dettes, c'est pourquoi, dans les négociations avec les princes ses voisins, il préférait souvent des indemnités pécuniaires à des cessions de villes ou de châteaux, et l'on peut affirmer qu'il accueillit avec un très vif empressement les offres de mariage que fit aux Wittelsbach, en 1365, une opulente famille d'Italie.


Bernabo Visconti, tyran de Milan, qui gouvernait alors, conjointement avec son frère Galéas, les cités de la Lombardie, ambitionnait de soumettre à sa suzeraineté tout le nord de la Péninsule. Ennemi de l'Empereur, en lutte avec le Pape, en guerre avec Florence et Venise, il cherchait des alliances qui pussent à la fois favoriser ses desseins politiques et procurer des établissements à ses enfants. C'est dans l'espoir d'atteindre ce double but qu'en 1365, il portait ses vues sur l'antique Maison de Bavière.

Famille de noblesse urbaine que les hasards[Pg 14] des discordes civiles et l'amitié des empereurs d'Allemagne avaient investie du pouvoir, les Visconti n'étaient les maîtres dans Milan que depuis un demi-siècle environ[23]. L'empereur Louis V, en 1327, traitait encore l'un d'eux, Galéas Ier, comme un vassal et le punissait d'un acte de rébellion par l'emprisonnement dans les fours de Monza «où l'on ne pouvait se tenir ni debout ni couché.» Mais depuis, les Visconti avaient amassé des biens considérables; devenus puissamment riches, ils souhaitèrent de s'unir aux anciennes familles princières et ils y réussirent très vite: le roi de France, Jean II, pour payer sa rançon aux Anglais, (1361) consentit «à vendre sa chair» aux tyrans de Milan en donnant sa fille au fils de Galéas II, Jean Galéas, et, en 1364, Albert de Habsbourg, duc d'Autriche, demanda pour son fils Léopold la main de Virida, fille aînée de Bernabo[24].

[23] Sur les Visconti, cf. Art de vérifier les dates.., t. III, p. 642-48.—Bernardino Corio, Storia di Milano.., (Milan, 1855-1857, 3 vol. in-8º), t. II, p. 3-220.

[24] Bibl. Nat. f. fr. 20 780, fº 350 vº.

Les Wittelsbach, plus riches de gloire que de florins, suivirent ces illustres exemples; le[Pg 15] 12 août 1365, de doubles fiançailles furent célébrées à Milan: Elisabeth, fille de Frédéric de Bavière et de Anne de Neuffen était promise à Marco Visconti, fils aîné du duc Bernabo;—la fiancée recevait en dot 45 000 florins d'or. En même temps, Thadée Visconti, fille du même Bernabo, était promise à Étienne le Jeune;—la dot de la jeune fille était de 100 000 ducats d'or[25].

[25] Corio, Storia di Milano, t. II, p. 220.—Bibl. Nat. f. fr. 20.7080, fº 350 rº.—J. Turmair Annalium Boiorum, liv. VII, ch. XXI, p. 762.—100 000 florins—ducats d'or équivalaient à 96.250 francs de l'époque, valeur intrinsèque.

Plus d'un an s'écoula entre ces fiançailles et la célébration des mariages[26]. Les noces d'Étienne et de Thadée eurent lieu à la fin de 1366 ou au commencement de 1367; la date est incertaine[27]; nous avons seulement trouvé[Pg 16] que le 10 avril 1367, procuration fut donnée par Etienne II pour toucher la dot de sa belle-fille Thadée[28].

[26] Procuration d'Etienne l'Aîné, Etienne le Jeune et Frédéric pour contracter mariage entre le dit Etienne le Jeune et Thaddée Visconti, Burckhausen, 7 octobre 1366.—Procuration de Bernabon et de Marco, son fils, pour le mariage de Thaddée, fille de Bernabon avec Etienne le Jeune duc en Bavière, et de Marco, fils de Bernabon, avec Elisabeth fille de Frédéric, vendredi, 17 novembre 1366. Bibl. Nat. f. fr. 20780, fº 351 rº.

[27] Le mariage d'Élisabeth de Bavière et de Marco Visconti avait certainement été célébré avant le 14 janvier 1367, puisqu'à cette date Bernabo et Marco donnèrent procuration pour recevoir la dot de la jeune fille. Bibl. Nat. f. fr. 20780, fº 351. Les noces d'Étienne le Jeune et de Thadée eurent lieu sans doute quelques mois plus tard, puisque c'est en avril seulement que les princes bavarois demandèrent le paiement de la dot.

[28] Bibl. Nat. f. fr. 20780, fº 351.

Les chroniqueurs bavarois qui signalent le riche mariage d'Étienne le Jeune, ne donnent de détails ni sur le physique, ni sur le caractère de la jeune femme, mais nous savons de quelle race et de quel sang elle était héritière. Les Visconti s'étaient presque tous montrés cupides, fourbes et inhumains. Azzo, chez qui la bravoure s'alliait à la noblesse du cœur était une exception; les autres n'avaient guère triomphé que par la cruauté, comme ce Luchino qui faisait garder la porte de sa chambre par deux énormes molosses auxquels il désignait d'un geste les victimes à dévorer. Mathieu et Galéas, les deux oncles de Thadée, semblaient tourmentés par toutes sortes de passions et Bernabo, son père, le plus emporté et le plus avide des trois, était dévoré d'ambitions inouïes, insatiable de débauches et capable des actes les plus criminels pour entasser des trésors dans ses palais. Il se proclamait pape, empereur et roi sur son territoire[Pg 17] et déclarait que «Dieu lui-même serait impuissant à faire quelque chose qu'il ne voudrait pas[29]

[29] J. Zeller, Histoire d'Italie, (Paris, 1886.) p. 264.

Seulement ces tyrans italiens, féroces et dissolus, goûtaient les jouissances de l'esprit; ils comprenaient et encourageaient les arts; leur luxe était élégant; depuis longtemps, en effet, ils avaient su attirer poètes et savants; ils honoraient la mémoire de Dante, Pétrarque était leur protégé; pour orner leurs palais, ils recherchaient les meilleures œuvres des peintres et des sculpteurs. En vérité, cette suite de seigneurs milanais et la lignée des preux Wittelsbach faisaient contraste. Toutefois, Étienne le Jeune, par son extraordinaire amour du luxe, était digne de Thadée qui ne pouvait comprendre la noblesse sans la magnificence. De leur union vont naître un fils et une fille qui offriront plusieurs des traits du caractère des Visconti allié à celui des Wittelsbach; très accusés chez Louis de Bavière, vrai type du condottiere en Allemagne, ces traits apparaîtront avec un relief[Pg 18] moindre dans le personnage si complexe d'Isabeau[30].

[30] Etienne le Jeune avait un fils naturel Jean, dit de Moosburg, qui se rendit fameux par ses prodigalités. Devenu en 1384 évêque de Ratisbonne, il dissipa les trésors de son église, vendit ou engagea ses citadelles pour soutenir l'éclat de sa cour épiscopale. Il mourut en 1409.—Cf. J. Adlzreiter, Annalium Boicæ gentis..., 2e partie, liv. VI, col. 114.—André de Ratisbonne, Chronicon de ducibus Bavariæ, p. 89 et 90.—B. Gams, Series Episcoporum, (Ratisbonne, 1873, in 4º) p. 305.

[Pg 19]


CHAPITRE II

L'ENFANCE

Nous n'avons trouvé aucun texte fixant la date exacte et le lieu précis de la naissance d'Elisabeth; nous avançons qu'elle naquit très probablement dans l'un des premiers mois de 1370, nous appuyant sur deux témoignages que l'on n'a aucune raison de suspecter: la parole de Frédéric de Bavière qui, interrogé en septembre 1383 sur l'âge de sa nièce, répondit «qu'elle avait entre treize et quatorze ans[31],» et l'affirmation d'un véridique chroniqueur belge qui, en juillet 1385, écrivit «qu'elle n'avait pour lors que seize ans[32]

[31] Jean Froissart, Chroniques... liv. II, ch. CCXXVII, éd. Buchon, dans la Collection des Chroniques françaises, in-8º, t. IX, p. 95.

[32] Istore et Croniques de Flandres, publ. par Kervyn de Lettenhove, dans la Coll. des Chron. Belges, (Bruxelles, 1879-1880, 2 vol. in-4º), t. II, p. 351.

[Pg 20]

Tout porte à croire que la fille d'Etienne le Jeune et de Thadée, vit le jour à Munich, résidence de son grand-père où se trouvait groupée la cour de Bavière[33], car, si toute autre ville eût été le lieu de la naissance et du baptême d'Elisabeth, elle figurerait certainement dans la liste des donations testamentaires de cette princesse—qui avait au plus haut point le culte de la famille et du passé. Or, en Allemagne, Munich et quelques sanctuaires vénérés furent seuls gratifiés de ses souvenirs. Dans son testament de 1407, on lit en tête de ses legs à la Bavière: «Item donnons et laissons à l'église Nostre-Dame de Munich vint francs pour faire en icelle un service solennel pour nous après nostre trepassement.» Et plus bas, ce sont vingt autres francs donnés aux Frères Mineurs de Munich pour que chacun des dits frères «dise une messe pour le repos de son âme[34]

[33] Ch. Haeutle, Die Furstlichen Wohnsitze der Wittelsbacher in München, I. Die Residenz (München, 1892, in-8º), p. 2.

[34] Bibl. Nat. f. fr. 6544, pièce 7.

Etienne le Jeune donna à sa fille le nom d'Elisabeth, voulant ainsi la mettre sous la[Pg 21] protection de la grande sainte de Hongrie qui avait été la gloire d'une famille à laquelle les ancêtres des Wittelsbach s'étaient alliés par plusieurs mariages. D'ailleurs, ce nom, cher à la Maison de Bavière, avait été porté par une fille de l'empereur Louis V et par la première femme d'Etienne le Vieux. La sœur d'Etienne le Jeune, femme du duc Othon d'Autriche[35], et la fille de Frédéric de Bavière, mariée à Marco Visconti, s'appelaient aussi Elisabeth; on peut supposer que c'est l'une de ces princesses qui présenta l'enfant à la bénédiction de l'évêque de Freisingen dans le baptistère de Notre-Dame de Munich.

[35] Riezler..., t. III, Zweite Beilage II.

Les chroniqueurs bavarois ont passé sous silence les quinze premières années de la vie d'Elisabeth; pour ces moines bénédictins, qui écrivaient leurs Annales dans un couvent d'Augsbourg ou de Ratisbonne, le nom de cette enfant ne pouvait être qu'un mince détail généalogique, tout au plus digne d'une brève mention; il faudra que la jeune fille se trouve placée en pleine lumière par son mariage pour qu'ils s'occupent d'elle; alors,[Pg 22] ils lui prêteront les plus rares qualités du corps et de l'esprit, sans rechercher quels soins avaient formé et cultivé «sa vertu parfaite, sa beauté remarquable, la grâce de ses manières, l'élégance de ses mœurs[36]». Pourtant, l'Histoire que ces mêmes annalistes nous ont laissée des ducs de Bavière de 1370 à 1385 nous permet d'imaginer la vie calme et tout unie que mena le plus souvent Elisabeth enfant et adolescente.

[36] Johannes Adlzreiter, Annalium Boicae gentis..., 2e partie, liv. VI, col. 114.

La fille d'Etienne le jeune fut élevée au Ludwisburg[37], château de Munich, bâti en 1255 par le duc Louis le Sévère; dans cette forteresse les yeux de l'enfant rencontraient surtout d'antiques armures, trophées des preux Wittelsbach; dans quelques salles seulement, ils étaient récréés par les nouveautés que Thadée avait fait apporter d'Italie. Les vieux usages étaient toujours en vigueur à la cour de Bavière et le souvenir de l'empereur[Pg 23] Louis V semblait encore remplir le château et inspirer ses habitants; les lieds populaires, que l'on chantait à la petite princesse, célébraient les hauts faits de son grand aïeul et sa tendre imagination confondait certainement ces exploits avec les aventures de Parsifal et des autres héros d'épopée dont sa nourrice lui contait les merveilleuses histoires.

[37] Ch. Haeutle, Die Residenz.., p. 2. Le Ludwigsburg, quoiqu'agrandi par l'empereur Louis V, était devenu trop étroit pour contenir tous les services nécessaires à ses nombreux hôtes princiers; et, vers 1375, il fallut transférer dans des hôtels de la Burgstrasse les écuries et la meute des ducs.

Elisabeth grandissait entourée de nombreuses affections, car dans l'antique château vivaient avec Etienne II et Thadée Visconti, Anne de Neuffen, femme de Frédéric, et le duc Jean avec sa jeune femme Catherine de Görz[38]; à de longs intervalles, entre une Croisade en Prusse et une campagne sur les bords du Danube, arrivaient à Munich le duc Frédéric et le duc Etienne[39], et le séjour de celui-ci était toujours marqué par quelque fête.

[38] Le mariage de Jean II de Bavière avec Catherine, fille du comte Mainhard de Görz avait eu lieu en 1372. Riezler, Geschichte Baierns, t. III, Zweite Beilage II.

[39] Riezler..., t. III, p. 95-97.

Elisabeth, «ayant naturellement du sens, fut pourvue de doctrine[40]», c'est-à-dire que des maîtres l'instruisirent avec soin; elle[Pg 24] apprit, en effet, assez de latin pour lire les livres d'heures, les Vies des Saints et, dans les chroniques, les Gestes de ses ancêtres; mais ses lectures favorites étaient les poèmes épiques en langue bavaroise, fort en honneur à la cour ducale et dont le plus récent, «la Chasse», œuvre d'Hadamar de Labar, exaltait les vertus de la femme[41]. Dans les fêtes données par son père, elle entendit les premiers des Minsinger, ces jongleurs de l'Allemagne.—Ses distractions préférées étaient les pieuses cérémonies, célébrées avec pompe à Notre-Dame et à Saint-Michel de Munich, et les pèlerinages à l'abbaye de Ramsdorf[42], à l'évêché de Freisingen, et au sanctuaire de Nordlingen auxquels dans l'un de ses testaments, (1407) elle assignera des donations[43]. Les loisirs de la jeune fille étaient consacrés à l'élevage des oiseaux et à la culture des fleurs, ses plus chers passe-temps, sans doute, puisque, devenue reine,[Pg 25] elle se fera construire une ferme modèle pour essayer d'y revivre les plus doux moments de son enfance. Le compagnon ordinaire de ses jeux était son frère Louis, plus âgé qu'elle de trois ans environ[44]. Les deux enfants s'aimaient beaucoup; on verra plus tard quel profit l'aîné saura tirer du tendre attachement que sa sœur lui avait voué.

[40] Froissart, Chroniques..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 98.

[41] Le chevalier Hadamar III de Labar avait été l'un des compagnons de l'empereur Louis V. Son poème «la Chasse» écrit dans une langue noble et aux images saisissantes, est une excellente étude de la nature et du cœur. Riezler..... t. II, p. 553.

[42] Aujourd'hui Ramersdorf, faubourg de Munich.

[43] Bibl. Nat. f. fr. 6 544, pièce 7.

[44] Louis de Bavière était certainement l'aîné d'Elisabeth de quelques années. M. Haeutle dans sa Genéalogie des... Hauses Wittelsbach, (München, 1870) p. 124, donne comme date de la naissance du duc Louis le 20 décembre 1365, d'après J. L. Wünsch, Genealogie Cronologica augustæ Carolino-Palatino-Boicæ gentis.... nativitatem, matrimonium et mortem indicans, (Mannheim, 1773). Mais cette date ne saurait être acceptée puisque le mariage d'Etienne et de Thadée n'eut lieu qu'en 1366.

En 1375, Etienne II mourut[45]; quelque grave que parût d'abord l'événement, la situation de la cour de Bavière n'en fut pas modifiée. Lorsqu'ils eurent déposé le cercueil de leur père dans le caveau de Notre-Dame de Munich, Étienne III, Frédéric et Jean s'entendirent pour maintenir le duché indivis; ils s'en partagèrent seulement l'administration, et comme la Haute Bavière échut à Etienne et à Jean[46], Élisabeth continua de demeurer à[Pg 26] Munich. Les six années qui suivirent furent, disent les chroniqueurs, les plus heureuses de la Bavière au XIVe siècle[47]. La fille d'Etienne le Jeune entendait donc vanter cette prospérité due à la sagesse et au bon accord des princes; et, si éloignée qu'elle fût tenue des bruits du dehors, l'écho lui parvenait des merveilleuses chevauchées de son père qui, à la tête de deux cents chevaliers, courait d'Alsace en Hongrie, puis descendait en Italie où des villes se livraient à lui, où les princes lui offraient des fêtes splendides[48]; à mesure qu'elle avançait en âge, elle comprenait mieux les éloges décernés à la bravoure, et à la générosité du duc Etienne[49] surnommé, par ses sujets, tantôt le libéral, tantôt le magnifique[50]. Mais en 1380, Anne de Neuffen, femme de Frédéric, mourut et dès lors la famille de Bavière éprouva des deuils et des malheurs successifs. Le 28 septembre 1381,[Pg 27] Étienne le Jeune perdait sa femme. Le corps de Thadée fut déposé dans le caveau des Wittelsbach à Notre-Dame de Munich près de l'autel que l'empereur Louis V avait élevé pour la célébration d'une messe perpétuelle en l'honneur de la Vierge et de la Sainte-Croix[51]. Élisabeth gardera pieusement le souvenir de sa mère et, devenue reine de France, elle fondera un obit annuel pour Madame Thadée.

[45] Etienne II mourut le 19 mars.—Marguerite de Nurenberg lui survécut deux ans (le 19 septembre 1377).

[46] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, Zweite Beilage II.

[47] J. Adlzreiter, Annalium Boicæ gentis..., 2e partie, liv. VI, col. 107.—J. Turmair. Annalium Boiorum..., liv. VII, ch. XXI, p. 760.

[48] Riezler, Geschichte Baierns..., t. III, p. 119.

[49] André de Ratisbonne, Chronicon de Ducibus Davariæ... p. 96.

[50] Les Bavarois appelaient Etienne le Jeune «der gütige Herzog» ou «der Kneissel». Riezler..., t. III, p. 105.

[51] Alterthümer und Kunstdenkmale der Bayerischen Herrscher Hauses, (Munich, 1871. in-f.) notice.

L'année suivante la nouvelle parvenait à Munich qu'Élisabeth, fille du duc Frédéric, n'avait survécu que quinze jours à son mari Marco Visconti[52]. Les liens qui unissaient la Maison de Bavière au duc de Milan se trouvaient ainsi rompus; mais Frédéric les renoua en épousant en secondes noces, Madeleine Visconti, sœur de Thadée[53]. Les fêtes de ce mariage ne furent qu'une courte diversion aux graves préoccupations politiques des Wittelsbach; maintenant la jeune Élisabeth ne voyait[Pg 28] plus autour d'elle que des visages contristés ou irrités; elle n'entendait plus que des menaces ou des plaintes. L'insurrection des villes souabes contre l'Empereur et les princes avait gagné la Bavière; Ratisbonne se soulevait, Frédéric et Etienne partaient pour en faire le siège. Des prodiges inouïs éclataient[54]; l'apparition d'une comète à longue crinière effrayait toute la contrée; on massacrait les Juifs. Un moment Élisabeth put croire que de terribles calamités allaient fondre sur les siens. En 1384 Frédéric et Etienne se brouillèrent avec leur frère Jean, à propos du règlement de leurs pouvoirs respectifs[55]; la querelle fut de courte durée, mais Munich, qui avait embrassé le parti de Jean, faillit payer chèrement sa préférence: dans le but de la châtier, Etienne et Frédéric avaient déjà rassemblé une armée, lorsque les bourgeois de la ville leur envoyèrent des députés pour capituler. Les ducs firent grâce, mais à des conditions humiliantes. Élisabeth put voir[Pg 29] son père et son oncle reçus aux portes de Munich par tous les habitants contraints de les acclamer tandis que, à genoux, les principaux leur présentaient les clés[56]. Alors, au Ludwisburg, la vie reprit un cours paisible.

[52] Corio, Storia di Milano, t. II, p. 295.

[53] Corio, ibid.—Riezler..., t. III, p. 130.—Bibl. Nat. f. fr. 20 780, fº. 351.—Le contrat fut signé le 25 avril 1382; Madeleine Visconti apportait à Frédéric une dot de 100.000 ducats.

[54] Johannes Adlzreiter, Annalium Boicæ gentis..., 2e partie, liv. VI, col. 111-114.

[55] Riezler.... t. III, p. 130.

[56] Riezler..., t. III, p. 131.

[Pg 30]


CHAPITRE III

LE MARIAGE

Pour permettre d'apprécier toute l'importance diplomatique du mariage de Charles VI avec Elisabeth de Bavière, il nous faut, avant d'exposer les préliminaires immédiats de cet événement, établir qu'ils étaient le prolongement d'un plan politique aux origines déjà lointaines.

L'une des préoccupations du roi de France Charles V, pendant sa longue lutte contre les Anglais, avait été de s'assurer l'alliance de l'Allemagne. Des liens de parenté très étroits l'unissant à la famille de Luxembourg[57], c'était à l'empereur Charles IV, son oncle maternel, qu'il s'était d'abord adressé;[Pg 32] en 1372[58], il avait conclu, avec celui-ci, un traité d'alliance qui, depuis, avait été solennellement ratifié dans la célèbre entrevue de Paris (janvier 1378)[59]. L'Empereur mort, Wenceslas, son fils et successeur, reçut de Charles V les plus grandes marques de sympathie; il les accueillit avec tiédeur; néanmoins l'alliance de 1372 fut renouvelée entre eux (1380)[60].

[57] Sa mère était Bonne de Luxembourg, fille du Roi Jean de Bohême, tué à la bataille de Crécy 1346.

[58] A. Leroux, Recherches critiques sur les relations politiques de la France avec l'Allemagne 1292-1378, p. 277.

[59] Ibid, p. 282.

[60] A. Leroux, Nouvelles recherches critiques sur les relations politiques de la France avec l'Allemagne 1378-1461, p. 38.

Presqu'en en même temps, la Maison des Wittelsbach, par son rang dans l'Empire, et par ses possessions dans les Pays-Bas, avait attiré l'attention de Charles V. A deux reprises, des traités rappelèrent, en les confirmant, les anciens rapports de la France et de la Bavière et préparèrent des mariages qui devaient resserrer ces liens. La première fois, ce fut avec la branche de la Maison Bavaroise dont le territoire servait en quelque sorte de passage entre la France et l'Angleterre: les comtés de Hainaut, Hollande, Zélande et Frise étaient gouvernés par le duc Albert de[Pg 33] Bavière, fils de l'empereur Louis V[61]. Or, le duc de Bourgogne, Philippe, marié[62] à l'héritière du comté de Flandre, de Brabant et de Limbourg[63], avait intérêt à ce qu'une entente cordiale existât entre la Hollande et la France; très aisément, il fit entrer son frère Charles V dans ses vues, et le 3 mars 1373, à Saint-Quentin, fut signé le contrat des fiançailles de Guillaume, fils aîné d'Albert de Bavière, avec la fille du roi de France, Marie, encore tout enfant[64]. De plus, le 28 février 1374, le duc Albert, «pour plusieurs bonnes et justes causes touchant le bien, honneur et profit de lui et de ses sujets», conclut avec Charles V «bonnes fermes et seures confederacions et alloyances perpétuelles»,[Pg 34] en vertu desquelles le duc et son fils aîné s'engageaient à ne jamais être les ennemis du royaume, à ne jamais contracter mariage avec des adversaires de la France[65].

[61] Albert de Bavière gouvernait depuis 1357, avec le titre de Ruward, ou de Bail (Protecteur ou Régent) à la place de son frère aîné Guillaume I, frappé de folie. Art de vérifier les dates, t. III, p. 212.

[62] Depuis 1369.

[63] Marguerite, fille unique de Louis II de Mâle, comte de Flandre.

[64] Albert de Bavière et Marguerite, sa femme, s'engageaient à ce que Guillaume fût seul héritier des pays de Hainaut, Hollande, Zélande et Frise, et reçût dès le jour de son mariage la moitié de la comté de Hainaut, avec le titre de comte d'Ostrevant. Le douaire de Marie était fixé à 12 000 livres de rente pour le cas où Guillaume survivrait à son père, à 8 000 livres s'il mourait avant lui. Charles V donnait à sa fille 100 000 livres de dot, dont la moitié devait être employée en achat de terres françaises entre la rivière de l'Oise et le Hainaut. Arch. Nat. J. 412, pièce 1.

[65] Arch. Nat. J. 412, pièce 3.—Le 8 juin 1375, le duc Albert réglait le douaire de Marie et agréait les dispositions du contrat de mariage. J. 412, pièce 2.—Le même mois, il ratifiait la clause du traité portant donation à son fils, Guillaume, des comtés de Hainaut, Hollande, etc. J. 412, pièce 4,—et il renonçait pour lui et pour son fils à toute réclamation sur le royaume de France et le Dauphiné. J. 412, pièce 5.—Le 17 septembre, il donnait des lettres portant qu'il était venu à Paris avec Guillaume jurer l'exécution des traités des 3 mars 1373 et 28 février 1374. J. 412, pièce 6.

L'union de Guillaume et de Marie ne fut pas consommée: la jeune princesse mourut en 1377[66]. Les contrats de Saint-Quentin se trouvèrent annulés, mais le traité de 1374 demeura intact.

[66] Le Père Anselme, Histoire généalogique et chronologique de la maison Royale de France (Paris, 1726, in-fº) t. I, p. 110.

La seconde démarche de Charles V auprès des Wittelsbach s'adressa à la branche de cette Maison qui depuis quatre-vingts ans régnait sur le Palatinat du Rhin[67]. Longtemps inférieurs à leurs cousins les ducs de Bavière en puissance et en dignités, les comtes Palatins[Pg 35] du Rhin avaient prospéré, grâce à la richesse de leur pays, et, pendant la période de déclin politique que traversa la Bavière après la mort de Louis V, leur importance s'accrut de tout ce que perdait la branche ducale; en 1356, ils se virent attribuer, à eux seuls, la voix électorale qu'ils avaient jusqu'alors partagée avec les Bavarois (Bulle de l'empereur Charles IV[68]).

[67] Louis I, duc de Bavière, avait reçu, en 1231, le Palatinat du Rhin, en fief. Louis II le Sévère, duc de Bavière et comte palatin du Rhin, légua, en 1294, le Palatinat à son fils aîné, Rodolphe I, qui fut la tige de la dynastie des comtes Palatins, et la Bavière à son second fils Louis.

[68] La Bulle d'Or,—qui régla définitivement la composition du Collège électoral du Saint Empire.

Le 20 février 1379, la fille du roi de France, Catherine, âgée de deux ans, fut fiancée à l'infant Rupert de Bavière, petit-neveu et futur héritier de l'électeur palatin Rupert le Vieil[69]. Charles V méditait de gagner celui-ci à sa politique dans les affaires du Schisme. Depuis un an, en effet, la chrétienté était divisée par le schisme d'Occident. Urbain VI[70] à Rome,[Pg 36] Clément VII[71] à Avignon, se prétendaient l'un et l'autre régulièrement élus par le Conclave: l'Empereur, les princes allemands, et en particulier les Wittelsbach, tenaient pour le pape italien; le roi de France, pour le pape français; si donc, Charles V parvenait à détacher de la cause d'Urbain VI l'influent Rupert le Vieil, il pouvait espérer que cet exemple serait suivi par les autres électeurs germaniques et que l'unité d'obédience se trouverait rétablie au profit de Clément VII[72]. Mais, pas plus que Wenceslas, Rupert ne consentit à seconder Charles V dans ses desseins[73].

[69] Le contrat fut conclu entre Rupert le Vieil, Rupert le Jeune, son neveu, Frédéric Burgrave de Nurenberg, d'une part—Aimery, évêque de Paris, et Charles de Bouillé, gouverneur du Dauphiné, procureurs du roi de France, d'autre part. Le mariage devait être célébré dans sept ans. Catherine serait dotée «selon l'état et convenance d'une fille de France». Rupert le Jeune, père de l'infant, donnerait sa ratification dans le courant du mois. L'acte fut dressé à Francfort-sur-le-Main dans la maison des Frères de Saint-Jean de Jérusalem, à six heures du soir. Arch. Nat. J. 408, pièce 38.

[70] Élu le 8 avril 1378.

[71] Élu le 20 septembre 1378.

[72] Cf. N. Valois, La France et le grand schisme d'Occident, t. I: (le schisme sous Charles V.)

[73] A. Leroux, Nouvelles recherches critiques..., p. 5 et note 3.

Malgré ces mécomptes, le roi de France persista à orienter sa politique extérieure du même côté, et, sur son lit de mort (1380), il ordonna que «Charles, son fils, fût assigné et marié, si on pouvait avoir lieu pour lui en Allemagne, pour quoi des Allemands plus grandes alliances se fissent aux Français[74]».

[74] Jean Froissart, Chroniques, dans la Collection des chroniques nationales françaises (éd. Buchon, Paris, 1824, in-8º) t. IX, p. 92 et 93.—Pour l'intelligence des citations, nous avons préféré cette édition qui, en respectant le tour de la phrase, rajeunit les expressions et l'orthographe, aux récentes éditions critiques qui reproduisent le texte et l'orthographe en dialecte picard. Cf. Kervyn de Lettenhove, Œuvres de Froissart (Bruxelles, 1877, 25 vol. in-8º).—S. Luce et G. Raynaud, Chroniques de Froissart dans la Collection de la Société de l'histoire de France, (Paris, 1869..., t. I...XI... in-8º). Voici, comme exemple, le même passage dans l'édition Raynaud «que Charles, ses fils, fust assegnés et mariés, se on en pooit veoir lieu pour lui, en Alemaigne, pour quoi des Alemans plus grans aliances se fesissent as François...» t. XI, p. 323.

[Pg 37]

Philippe de Bourgogne[75] avait été, du vivant de Charles V, le véritable inspirateur de la politique étrangère. «Prince de grant scavoir, grant travail et grant volente», il avait certainement à cœur «l'augmentacion, bien et acroissement de la couronne de France[76]», mais, avant tout, il se préoccupait des intérêts de son duché, et plus encore, peut-être, de son héritage de Flandre, «le plus riche, noble et grant qui fust en crestiente[77]». Le jeune âge de Charles VI, le départ du duc d'Anjou[78] pour la conquête du royaume des[Pg 38] Deux-Siciles, la retraite du duc de Berry dans le gouvernement du Languedoc, laissaient à Philippe toute liberté pour continuer l'œuvre diplomatique de Charles V, l'alliance de Wenceslas; mais, découragé par la brusque et nette déclaration de celui-ci en faveur d'Urbain VI[79], (12 octobre 1383) il se tourna vers les Wittelsbach. Dans Heidelberg, ses ambassadeurs ratifièrent avec ceux de l'électeur palatin Rupert, le contrat de mariage qui avait été signé en 1379; on stipula cette fois que l'union de Catherine devrait être célébrée dès que la jeune princesse serait nubile[80]. C'était affirmer l'un des plus chers désirs de Charles V; par contre, la volonté suprême du feu roi ne paraissait pas près d'être exécutée:[Pg 39] récemment le bruit avait couru de pourparlers engagés avec l'Angleterre, en vue de marier le roi Richard II avec une princesse bavaroise[81]; puis, ces négociations ayant échoué, les ministres anglais s'étaient adressés à l'empereur Wenceslas qui bientôt leur avait promis, pour leur prince, la main de sa jeune sœur, Anna[82].

[75] Philippe, quatrième fils du roi Jean II, né en 1342, surnommé le Hardi pour son courage à la bataille de Poitiers 1356, avait reçu de son père, en 1363, le duché de Bourgogne, en fief apanagé.

[76] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V dans la Collection des Mémoires pour servir à l'Histoire de France (éd. Michaud et Poujoulat, Paris, 1896, in-8º) t. II, p. 19.

[77] Ibid.

[78] Les oncles tuteurs de Charles VI étaient les ducs: Louis d'Anjou, Jean de Berry, Philippe de Bourgogne, frères de Charles V et Louis de Bourbon, frère de la Reine.

[79] A. Leroux, Nouvelles Recherches.... p. 7-11.

[80] Acte de Rupert le Vieil et de Rupert le Jeune nommant Frédéric, comte de Leiningen et Maître Conrad de Geilenhusen, prévôt de l'église de Worms, ambassadeurs en France, pour conclure avec Charles VI et Philippe de Bourgogne, le mariage de Catherine et de l'Infant Rupert. En cas de «dédit et manquement» de leur part, les princes palatins s'engageaient à abandonner plusieurs terres à Catherine. Arch. Nat. J. 408, pièce 39.—Le 10 juillet, à Paris, les articles du contrat étaient signés par les ambassadeurs des princes Rupert et les évêques de Laon et de Bayeux, Arnaud de Corbie, premier président du Parlement de Paris, Philippe de Molins, chantre de Notre-Dame de Paris, plénipotentiaires du roi de France. Arch. Nat. J. 409, pièce 1.

[81] G.-K. Lochner, Geschichtliche Studien..., II: Isabellas von Bayern Verheirathung mit König Karl VI von Frankreich (Nürnberg, 1836, in-8º) p. 58 et note 1.

[82] En 1380, quelques mois avant la mort de Charles V, Wenceslas, s'était montré favorable à un projet de mariage entre la princesse Anna et Charles, dauphin de France. N. Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t. I p. 300 et 301.

Dès lors, la pensée dominante de Philippe de Bourgogne fut de conclure en Allemagne une alliance solide et capable de contrebalancer celle des Luxembourg et des Plantagenets. Aussi, lorsque l'existence de la petite-fille d'Etienne le Vieux fut révélée aux tuteurs de Charles VI, par Frédéric de Bavière, dans les circonstances qui vont être rapportées, Philippe comprit qu'il tenait enfin l'occasion si longtemps cherchée.


Une grande expédition, dans le nord de la[Pg 40] France, avait été projetée par le duc de Bourgogne pour l'été de 1383; elle devait être dirigée à la fois contre les Anglais qui avaient repris les hostilités, et contre les villes flamandes qui s'étaient déclarées leurs alliées[83]. Pour réunir un nombre de troupes imposant, Charles VI convoqua, dans Arras, tous ses grands barons et les plus renommés des chevaliers étrangers, amis de la France. Frédéric de Bavière répondit à l'appel un des premiers, «tant il «se désirait à armer pour les Français, et «venir en France; car il aimoit tout honneur «et on lui avoit dit, si s'en tenoit pour tout «informé, que toute honneur et chevalerie «etoient et sont en France[84]».

[83] Froissart, Chroniques.., (éd. Buchon), liv. II, chap. CCIX, t. VIII, p. 430.

[84] Ibid., p. 431.

Au mois d'août, il arrivait par le Hainaut[85] à Saint-Omer, à la tête de ses chevaliers bavarois. Il fut reçu par les grands barons de France qui le remercièrent d'être venu[Pg 41] de si lointaines marches pour servir le royaume[86].» Charles VI, lui-même, lui fit grand'chère, et dès lors, et pour tout le temps du voyage, voulut que le duc bavarois eût sa tente dans le voisinage de la sienne[87].

[85] Frédéric demeura quelque temps au Quesnoy, capitale du comté de Hainaut «pour se reposer et rafraîchir» auprès de son oncle le duc Albert, de sa tante la duchesse Marguerite et de leurs enfants. Froissart,... t. VIII, p. 436.

[86] Froissart.., liv. II, chap. CCX, t. VIII, p. 439.

[87] Ibid. Cf., Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 127.

Après s'être emparée de Bergues[88], l'armée du Roi vint mettre le siège devant Bourbourg[89] où s'étaient retirés les Anglais. Pendant les loisirs que leur laissait l'attente de l'assaut[90] ou de la capitulation, la plupart des chefs vivaient en joie et en liesse; rivalisant de luxe, ils se recevaient les uns les autres magnifiquement[91]. Frédéric, déjà fameux par sa bravoure, se faisait encore remarquer par la politesse de ses mœurs et la sagacité de[Pg 42] ses propos. Les oncles du Roi le recherchaient, et, un jour que lui parlant des anciennes relations de la France et de la Bavière, ils rappelaient qu'autrefois ceux de sa Maison étaient toujours du Conseil du Roi, ils lui demandèrent s'il n'avait pas une fille à marier. Frédéric répondit que non, mais que son frère aîné Etienne en avait une belle.—«Et de quel âge?—Entre treize et quatorze ans[92].»—Les oncles tombèrent d'accord que c'était précisément là ce qu'ils désiraient pour leur neveu qui voyait volontiers toutes les belles femmes et les aimait. Il fut donc convenu que des propositions seraient transmises à Etienne III, par Frédéric lui-même, au nom des ducs français, et que la jeune fille serait amenée en pèlerinage à Saint-Jean d'Amiens, où elle se rencontrerait avec le Roi qui ne serait prévenu qu'au dernier moment. Alors la beauté d'Elisabeth, le cœur inflammable du prince concluraient, sans doute, ce que la politique venait de préparer[93].

[88] Le 7 septembre.—Bergues, ch.-l.-de cant., arr. de Dunkerque, dép. du Nord.

[89] Bourbourg, ch.-l. de canton, arr. de Dunkerque, dép. du Nord.

[90] Cf. E. Petit, Itinéraires de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur dans la Coll. des Doc. Ined. sur l'Histoire de France (Paris, 1888, in-4º). Itinéraire de Charles VI: p. 160.

Samedi 12 septembre aux champs devant Bourbourg
Dimanche 13 — aux tentes — —
Lundi 14 — — — —
Mardi 15 — à l'ost — —
Mercredi 16 au samedi 19 aux champs —

E. Petit, Séjour de Charles VI, 1380-1400. (Paris, 1880, plaqu. in-8º).

[91] Froissart.., liv. II, ch. CCXI, t. VIII, p. 450.

[92] Froissart.., liv. II, chap. CCXXVI, t. IX, p. 94 et 95.

[93] M. Jarry, dans sa Vie politique de Louis d'Orléans, (Paris, 1886, in-8º), p. 21, a fait remonter à l'année 1381 le premier projet de mariage; mais l'ambassade de Guillaume Mauvinet et d'Ancel de Salins, auprès du duc de Brabant et du duc Albert de Bavière-Hollande, qu'il signale comme chargée à cette date d'engager des pourparlers, n'eut lieu que le 23 septembre 1383. Bibl. Nat., pièces orig., Mauvinet, nº 8.—Le 30 mai 1383, Colart de Tanques, premier écuyer de Charles VI, avait été envoyé auprès de ces princes, mais les relations suivies de la France avec les Maisons de Brabant et de Bavière-Hollande et les projets de l'expédition contre les Anglais [Pg 43]suffisent à expliquer cette mission. Arch. Nat. K. 53A, pièce 21.

Quand Bourbourg eut capitulé et qu'on eut arrêté les préliminaires d'une trêve, qui, disait-on, serait le prélude d'une paix générale, Charles VI licencia son armée et adressa ses remercîments aux chevaliers étrangers[94]. Frédéric de Bavière se retira emportant un bon souvenir de l'aimable accueil des princes et de l'affabilité du Roi. Jusqu'au moment même de son départ, il avait été l'objet d'attentions particulières; à l'instigation du duc de Bourgogne, on venait de lui offrir une pension de quatre mille livres s'il consentait à devenir le vassal du roi de France[95]. En regagnant la Bavière, il passa par le Hainaut et le Brabant afin d'instruire son oncle Albert ainsi que le duc et la duchesse de[Pg 44] Brabant de la mission dont il était chargé[96].

[94] Froissart.., liv. II, chap. CCXV, t. VIII, p. 471.

[95] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 128.—Une pension de quatre mille livres était servie depuis plusieurs années à Albert de Bavière. Pensionner ses voisins était un des moyens politiques de Charles V, qu'adopta aussi Charles VI. A. Leroux, Nouvelles recherches critiques... p. 111 et 112.

[96] Froissart... liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.—C'est alors que Guillaume Mauvinet et Ancel de Salins, chevaliers et conseillers du roi, furent envoyés en Brabant et en Hainaut; par lettres royales données à Amiens le 23 septembre «à la relacion de Messeigneurs les ducs de Berry et de Bourgogne», il était alloué à chacun des ambassadeurs «six-vins frans d'or... pour eulx aidier et deffrayer de missions et despens qu'ils feront oudit voyage». Bibl. Nat., pièces orig., Mauvinet, nº 8.

Quand Etienne III eut entendu de la bouche de Frédéric les propositions de la cour de France «il pensa moult longuement[97]»; puis il remercia son frère, convenant avec lui qu'il serait très glorieux que sa fille devînt reine de France, mais n'était-ce pas l'usage dans ce pays éloigné que la fiancée du Roi «fût regardée et avisée toute nue par dames à savoir si elle était propice et formée à porter enfant[98]?» Il se révoltait à la seule pensée que cette humiliante formalité serait infligée à sa fille et son orgueil s'irritait à l'idée qu'une princesse du sang de Bavière pourrait être déclarée stérile. Enfin, était-ce sûr qu'Elisabeth plairait au roi? Étienne n'admettait pas que son enfant lui fût enlevée pour lui être peut-être ramenée, et il conclut: «J'ai assez plus cher[Pg 45] que je la marie à mon aise delez moi[99]». Frédéric fit connaître le refus d'Étienne au duc de Bourgogne et en avisa aussitôt le duc Albert et Madame de Brabant.

[97] Froissart.., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 95.

[98] Ibid., p. 93.

[99] Près de moi. Froissart.., liv, II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 95.

Les oncles du Roi cherchèrent alors parmi les jeunes princesses de l'Europe celle qui pouvait le mieux convenir à Charles VI. On pensa à la fille du duc Jean de Lorraine, à une princesse d'Autriche, à une fille de Lancastre[100]. Le Conseil royal était divisé: les uns tenaient pour le mariage autrichien, les autres trouvaient plus avantageuse l'alliance lorraine[101]; le duc de Bourgogne conservait quelque espoir de réussir en Bavière.

[100] Chronica Caroli Sexti, Chronique latine du Religieux de Saint-Denys... 1380-1422 dans la Coll. des Doc. In. sur l'Hist. de France, (éd. et trad. Bellaguet, Paris, 1839-1852, 6 vol. in-4º) t. I, p. 357-359.—Froissart.., ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.—Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI (éd. Godefroi, Paris, 1653, in-fº) p. 57.

[101] Ils espéraient amener le duc de Lorraine à l'obédience du pape Clément VII.

Le moine chroniqueur de Saint-Denis raconte que pour arriver à une solution, il fut décidé d'envoyer aux ducs de Lorraine, de Bavière et d'Autriche un peintre habile qui ferait le portrait de leurs filles et que les images seraient[Pg 46] soumises au choix du roi. Le projet aurait été exécuté et Charles VI se serait prononcé pour Elisabeth de Bavière. Cette anecdote a fait fortune. On a même cru, au XVIIe siècle, avoir retrouvé le portrait d'Elisabeth dans l'œuvre non signée d'un peintre flamand, représentant une jeune fille au visage un peu allongé, les yeux bleus et bien fendus sous un front bombé, le nez tombant droit, la bouche petite et agréable[102]. Mais, la facture de cette toile ne permet pas le doute sur sa date: un tel fini d'exécution n'a été atteint que très avant dans le XVe siècle[103].

[102] Vallet de Viriville, Isabeau de Bavière, reine de France (Paris, 1859, 40 p. in-8º), p. 1.

[103] Ce portrait, longtemps exposé dans une des galeries du Musée du Louvre, est actuellement placé dans le cabinet d'un des conservateurs qui a bien voulu nous donner son opinion sur la date de la peinture.

Quel que soit le charme de l'ingénieuse historiette rapportée ou inventée par le chroniqueur de Saint-Denis, il faut renoncer à y ajouter foi[104]; la vérité est qu'aucune des trois alliances proposées ne plaisait au duc de Bourgogne dont la voix était prépondérante[Pg 47] dans les affaires diplomatiques. Non moins déçu que les autres princes par le sec refus d'Etienne III, Philippe avait accepté qu'on se mît en quête d'une autre union pour Charles VI; mais au fond, il n'avait pas abandonné ses vues sur la Bavière, et quand il eut reconnu que la France ne pouvait tirer aucun profit, pour ses guerres, de la Lorraine, de l'Autriche, ni de la maison de Lancastre, il fut d'avis de laisser «la chose demeurer[105]», se réservant de renouveler plus tard, en préparant les voies avec plus de soin, les démarches auprès des Wittelsbach[106]. Or, dans la conduite de cette affaire qu'il avait pourtant faite sienne, il fut devancé par l'initiative d'une femme experte en ce genre de négociations.

[104] Pour tout ce qui concerne le mariage de Charles VI, le moine chroniqueur de Saint-Denis est peu ou mal renseigné. Son récit d'ailleurs est en contradiction avec celui de Froissart, témoin oculaire des cérémonies du mariage.

[105] Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.

[106] Philippe de Bourgogne... «Nul temps à peine avoit repos, puis à conseil, puis à chemin querant voyes tous jours d'actraire aliances... traictant et conseillant divers mariages pour actraire les Alemans affin de bien». Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V (éd. Michaud et Poujoulat), t. II, p. 19.

Le 12 avril 1385, à Cambrai, en présence de Charles VI, de toute la chevalerie de Bourgogne, de Brabant et de Hainaut furent célébrées de doubles noces: le duc Albert mariait[Pg 48] son fils aîné, Guillaume d'Ostrevant à la fille du duc de Bourgogne, Marguerite; et une de ses filles, Marguerite de Hainaut, à Jean, comte de Nevers, fils aîné du duc de Bourgogne[107]. Cette union des Maisons de Bourgogne et de Bavière-Hollande, était l'œuvre de Jeanne, duchesse de Brabant[108], qui avait mis au service de la Maison de Bourgogne ses rares talents de diplomate. C'était elle qui menait et surveillait les intrigues, les ambassades et les messages; elle assistait aux conférences, prenait part aux débats; sa logique triomphait des objections intéressées et l'entente se faisait sur ses avis habilement présentés. Encouragée par son double succès, elle projeta de reprendre en sous-œuvre, la mission confiée au seul Frédéric de Bavière. Les offres faites par la cour de France à Etienne III l'avaient vivement occupée, et son[Pg 49] désappointement était grand qu'elles eussent été déclinées.

[107] Froissart..., liv. II, ch. CCXXII, t. IX, p. 51 et 52, 54-56. Sur la magnificence des fêtes de Cambrai. Cf. E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne.., preuves, p. 518.—Jean, comte de Nevers était né à Dijon en 1871.

[108] Jeanne de Brabant était souveraine de ce duché depuis la mort de son père Jean III (1355); mariée au duc Wenceslas de Luxembourg (frère de l'Empereur d'Allemagne Charles IV), mort le 7 décembre 1383, elle n'avait pas d'enfant et destinait son héritage à sa nièce Marguerite de Mâle, duchesse de Bourgogne. Art de vérifier les dates, t. III, p. 107.

Pendant les cinq jours que durèrent les fêtes des deux mariages, la duchesse de Brabant, dans le palais de l'évêque où Charles VI logeait, à l'hôtel du duc de Bourgogne et dans sa propre demeure, eut maintes occasions d'entretenir les Princes français. Elle en profita pour leur rappeler qu'il existait toujours en Bavière une jeune princesse à marier; elle vanta l'alliance avec les Wittelsbach, déclarant que le duc Etienne «pouvait rompre trop de propos des hauts seigneurs de l'Empire, qu'il était aussi grand et plus grand que l'empereur[109]».

[109] Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 93 et 96.—Etienne III était en grande réputation dans les Pays-Bas. «Le plus grand duc de Bavière que on nomme Estène». Istore et croniques de Flandres, t. II, p. 365.

Philippe de Bourgogne, acquis d'avance à cette opinion, la défendit avec toute son autorité[110], et le Conseil du Roi s'y rangea, décidant[Pg 50] qu'une nouvelle tentative serait faite auprès du duc Etienne pour obtenir la main de sa fille[111]; on convint toutefois de ne pas ébruiter ce dessein, personne ne pouvant répondre du consentement du père d'Elisabeth.

[110] «Philippe, cherchant à prouver que son bien-aimé neveu pouvait s'unir sans déroger à la fille du duc Etienne de Bavière, exaltait par un pompeux éloge la noblesse des princes bavarois». Religieux de Saint-Denis, Chronique.., (trad. Bellaguet), t. I, p. 357-9. Devenu possesseur de la Flandre par la mort du comte Louis de Mâle (9 janvier 1384), le duc de Bourgogne était d'autant plus désireux de resserrer son alliance avec la famille de Bavière.

[111] Cependant quelques conseillers continuaient à reprocher aux Wittelsbach leur attitude dans les affaires du schisme.

La duchesse de Brabant, rentrée dans ses États, écrivit à Frédéric de Bavière en termes pressants, pour l'engager à renouveler à son frère, avec toute l'insistance convenable, la demande des oncles de Charles VI; elle affirmait son entière confiance dans l'heureuse issue de la démarche qu'elle conseillait, elle annonçait même, au nom des Princes, que la présentation d'Elisabeth à Charles VI aurait lieu, en juillet, au pèlerinage de Saint-Jean d'Amiens[112].

[112] Pèlerinage célèbre en France et dans les pays voisins, on y honorait le chef de saint Jean-Baptiste.

Frédéric fit donc l'assaut des hésitations de son frère; de nouveau, il lui développa les avantages de l'alliance offerte; il lui redit les beautés du riche pays de France, insistant toujours sur ce point que lui-même conduirait sa nièce et la présenterait aux Princes. Etienne[Pg 51] céda, moitié par ambition, moitié par lassitude; mais à l'heure des adieux, lorsqu'il eut embrassé sa fille longuement et tendrement, il prit Frédéric à part et lui fit remarquer qu'il emmenait Elisabeth «sans nul seur état»; que, refusée par le roi de France, la jeune fille serait à jamais déshonorée. «Avisez au partir, dit-il enfin, car si vous me la ramenez, vous n'aurez pire ennemi de moi[113]

[113] Froissart..., liv. II, chap. CCXXXI, t. IX, p. 97 et 98.

Il est très probable qu'Elisabeth, en quittant son père, ne connaissait ni les vrais motifs, ni le but exact de son voyage; son oncle Frédéric paraissait l'emmener à quelque lointain pèlerinage[114]; du reste, elle n'avait pour compagnes de route que sa bonne nourrice et Catherine de Fastavarin, sa meilleure amie, sa sœur d'élection[115].

[114] La piété bien connue de Frédéric de Bavière rendait ce prétexte très vraisemblable. Cf Jean Ebran de Vildenberg, Chronicon Bavariæ, dans Œfele, Rerum boicarum scriptores..., t. I, p. 312.

[115] Ce sont les deux seules personnes, venues d'Allemagne, que l'on voit auprès de la Reine, dans les premiers temps de son mariage.—Le Religieux de Saint-Denis raconte tout autrement la venue d'Elisabeth de Bavière en France. Son récit, très vague d'ailleurs, ne mérite aucune créance. «On envoya donc des chevaliers demander au père de la jeune princesse la main de sa fille que le roi de France voulait associer à sa haute fortune, et dont il espérait avoir ce que les hommes ont de plus cher au monde, des enfants... le duc devait savoir, ajoutaient les ambassadeurs, qu'elle ne manquerait pas de richesses et qu'elle partagerait un trône glorieux, il ne devait pas regretter d'unir son sang et sa race à ceux d'un si grand roi. Telles furent les considérations qu'ils exposèrent dans un long discours. Le duc accueillit leurs paroles avec de grands témoignages de joie et de reconnaissance, ne se croyant pas digne d'un tel honneur. Il confia sans plus tarder sa fille chérie à leur fidélité. Les envoyés offrirent à la princesse des cadeaux de fiançailles, la firent revêtir, comme il convenait à une reine, d'une robe magnifique tout en soie brodée d'or et la conduisirent à Amiens dans un char couvert avec un brillant cortège d'hommes et de femmes.» Chronique de Charles VI, t. I, p. 359.

[Pg 52]

Vers la Pentecôte, les pèlerins arrivèrent à Bruxelles; ils furent reçus par la duchesse de Brabant qui fit grande liesse à tout l'équipage, trois jours durant; au moment du départ, elle promit à Elisabeth qu'elle la reverrait bientôt, à Amiens, devant l'autel de Saint-Jean Baptiste[116].

[116] Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 97.

Les voyageurs gagnèrent ensuite Le Quesnoy[117] où les attendaient le duc Albert et sa femme Marguerite. Frédéric leur ayant raconté les hésitations de son frère, et «le parti où lui-même s'était mis pour l'avancement d'Elisabeth», la duchesse assura que celle-ci serait reine de France, «car Dieu y ouvrera!». En attendant, elle traita la jeune fille «liement et doucement», et ne négligea rien pour la[Pg 53] rendre digne du haut rang qui lui était réservé. En moins de quatre semaines, Madame de Hainaut transforma la petite princesse bavaroise; elle lui fit quitter «l'habit et l'arroy où elle était venue», et les remplaça par d'élégants costumes et de riches parures; chaque jour, Elisabeth reçut des leçons de maintien; on lui apprit à se présenter, à saluer à la mode de France; on façonna toute sa personne à la séduction. Les progrès furent rapides, favorisés qu'ils étaient par une coquetterie instinctive.

[117] Le Quesnoy, ch. I. de cant., arr. d'Avesnes, dép. du Nord.

Cependant l'époque fixée pour l'entrevue du Roi et d'Elisabeth approchait. Les Princes français et les principaux du Conseil royal avaient tenu la chose secrète. Ils ne s'en étaient ouverts qu'à Charles VI, et ils avaient publié que celui-ci se rendait à Amiens pour diriger la nouvelle expédition projetée dans le Nord contre les Anglais et dont tous les préparatifs étaient terminés le 9 juillet.

Le 10, le Roi quitta Paris avec le duc de Bourgogne[118]; comme au début de toute campagne, ils s'arrêtèrent à Saint-Denis pour y[Pg 54] faire leurs dévotions. Le soir même, ils soupaient et gîtaient à Asnières; puis, en deux jours, par Creil, Clermont et Montdidier, ils arrivèrent à Boves[119] où ils déjeunèrent; le jeudi 13, ils entraient dans Amiens où déjà les attendait la duchesse de Brabant. Charles VI choisissait pour demeure le palais de l'évêque. A peine installé, il y recevait la visite du Sire de Coucy[120], «venu en grand hâte d'Avignon apporter des nouvelles du pape[121]». Le projet de mariage du Roi avec la fille d'un prince allemand dont les sentiments de fidélité à la cause d'Urbain VI étaient bien connus[122], pouvait inquiéter Clément VII, aussi le duc de Berry, qui gouvernait le Languedoc, avait-il eu soin d'envoyer le sire de Coucy «de ce parler en Avignon».

[118] E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne.... p. 180.

[119] Boves, canton de Sains, arr. d'Amiens, dép. de la Somme.

[120] Enguerrand VII, sire de Coucy, comte de Soissons, gouverneur de Picardie, grand bouteillier de France, (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. VIII, p. 542).

[121] Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 99.

[122] Etienne III, pendant son voyage en Italie (1380), s'était engagé pour quatre mois au service du pape Urbain VI; et il en avait reçu 16 000 florins d'or. N. Valois, La France et le grand schisme d'Occident..., t. I, p. 302.

Dès les premiers jours du même mois, Elisabeth avait quitté Le Quesnoy, accompagnée[Pg 55] de Frédéric, du duc Albert, de la duchesse Marguerite et de leur fils Guillaume; de nombreux chevaliers formaient l'escorte[123]. Le lundi 3, le cortège traversait Braine[124], et le 5, Mons[125]; puis par Cambrai, il parvint à Amiens.

[123] Froissart..., t. IX, p. 98.

[124] Cartulaire des Comptes de Hainaut, éd. L. Devilliers, Coll. des Chroniques Belges, (Bruxelles, 1881-1892, 5 vol. in-4º) t. V, p. 679.—Braine-le-Comte, prov. de Hainaut (Belgique).

[125] Ibid.—Le séjour à Mons se prolongea jusqu'au 9 juillet (Cartulaire..., t. II, p. 385).

A quelque distance de la ville, dans la journée du jeudi 13, Elisabeth et Madame de Hainaut s'entendirent souhaiter la bienvenue par deux des plus importants conseillers du Roi, Bureau de la Rivière et Guy de La Trémoille. Ces deux seigneurs conduisirent la duchesse et sa nièce jusqu'à l'hôtel qui leur avait été préparé[126]. La soirée fut employée par les Princes à se visiter et à s'entendre sur le programme du lendemain, tandis que chez Madame de Hainaut on s'occupait des derniers détails de la toilette d'Elisabeth et, qu'au[Pg 56] palais épiscopal, le Roi, qui depuis plusieurs nuits n'avait pu dormir, menait une veille agitée, s'entretenant avec le sire de la Rivière à qui il demandait à chaque instant: «Et quand la verrai-je?» Ce mot fut rapporté aux duchesses qui en eurent «bon ris[127]».

[126] Froissart..., t. IX, p. 99.—Bureau, sire de la Rivière, premier chambellan et ami de Charles V, qui était mort entre ses bras, remplissait le rôle de gouverneur du jeune roi Charles VI. Voy. Siméon Luce, La France pendant la guerre de Cent ans (2e série), p. 148-156.—Guy V, sire de la Tremoille, de Sully, comte de Guines, conseiller et chambellan du Roi, grand chambellan héréditaire de Bourgogne, était le principal favori du duc Philippe de Bourgogne; il avait été surnommé le Vaillant pour ses exploits en Flandre, (le Père Anselme, Histoire généalogique et chronologique de la maison de France..., t. IV, p. 163).

[127] Froissart, Chroniques.., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 99.

Enfin l'heure tant désirée arriva; Elisabeth, parée somptueusement, fut conduite au palais par Mesdames de Brabant, de Bourgogne et de Hainaut. Charles VI attendait, entouré de son oncle, le duc de Bourgogne, de son cousin Guillaume, des sires de la Rivière et de Coucy, du connétable Olivier de Clisson[128] et des quelques seigneurs qui étaient dans la confidence.

[128] Olivier IV, sire de Clisson, né en Bretagne vers 1332, entré au service de Charles V en 1370, était devenu le frère d'armes de Du Guesclin et son meilleur lieutenant dans la guerre contre les Anglais. Nommé connétable en 1381, il avait commandé l'avant-garde de l'armée française à la bataille de Rosbecque 1382.

En entrant, Elisabeth se prosterna; le Roi fit quelques pas et prenant la jeune fille par la main, il l'aida à se relever; après quoi, il la regarda de «grand manière». Debout, les[Pg 57] yeux baissés, Elisabeth restait «toute coie, ne mouvant œil, ni bouche», sous le regard de Charles VI qui la détaillait longuement. Des propos qu'échangèrent autour d'elle les seigneurs et les dames, la princesse ne comprit rien, car «elle ne savoit point de francois[129]», mais elle sentit très bien que le Roi la contemplait avec admiration et amour.

[129] Froissart..., t. IX, p. 100.

L'entrevue terminée, Elisabeth, en compagnie des trois duchesses, regagna l'hôtel de Hainaut. A peine y était-elle rentrée, que le duc de Bourgogne arriva à cheval, suivi de plusieurs hauts barons. Il annonça que le Roi s'était rendu, sans rien dire, en son retrait, accompagné du seul sire de la Rivière, et qu'à la question de celui-ci: sera-t-elle Reine de France?—«Par ma foi, oïl,—avait répondu Charles VI,—nous ne voulons autre, et dites à mon oncle de Bourgogne, pour Dieu, que on s'en délivre».

Des cris de Noël! Noël! remplirent alors l'hôtel de Hainaut, saluant la haute fortune d'Elisabeth de Bavière. Le soir même, l'heureuse jeune fille fut avertie que le mariage[Pg 58] serait célébré à Arras; tel était le désir du duc de Bourgogne qui prévoyait qu'un grand concours de peuple affluerait dans sa capitale d'Artois à la nouvelle des noces royales. Mais le lendemain, au moment où Elisabeth se trouvait dans la chambre de Madame de Hainaut, se préparant au départ fixé pour l'après dîner, elle vit arriver le duc Philippe avec quelques seigneurs du Conseil. Il venait rapporter que le Roi, le matin, en revenant de la Messe, avait été fort étonné de voir faire des préparatifs de voyage et qu'il avait demandé où l'on prétendait aller. Le projet de célébrer les noces à Arras lui ayant été révélé, il avait répliqué: «Beaux oncles, nous voulons ci épouser en cette belle église d'Amiens, nous n'avons que faire plus destrier». Donc, puisque le Roi avouait «ne pouvoir ennuit dormir de penser à sa fiancée», le mariage se ferait à Amiens, et sans retard, dès le lundi 17. Supposant que l'impatience d'Elisabeth était égale à celle du Prince, Philippe avait conclu en riant «nous guérirons ces deux malades»[130].

[130] Froissart.., liv. II. ch. CCXXVII, t. IX, p. 102.

La journée du samedi et celle du dimanche[Pg 59] furent consacrées aux apprêts des noces, et au règlement du cérémonial. Quand on en vint au contrat[131], Charles VI, soit spontanément, soit à l'instigation de Philippe de Bourgogne, déclara ne demander au duc Etienne aucune dot: les belles qualités de la princesse lui en tiendraient lieu; il refusa même la somme d'argent apportée par Frédéric comme cadeau de noces[132]. Le dimanche, Elisabeth reçut de son fiancé une couronne dont la valeur égalait la fortune d'une province[133].

[131] L'existence d'un contrat est certifiée par le chroniqueur belge Jean Brandon «Eodem anno, XVIe die julii, Rex Francorum Ambianis desponsavit Ysabel filiam Stephani ducis Bavarie et altera die matrimonium cum ea fecit, copula consequente carnali.» Chronique des Dunes, dans la Collection des Chroniques Belges, (textes latins, éd. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, 1870, in-4º, p. 9).

[132] Excerpta Boica ex Chronico Burchardi Zengii Memmigani, dans Œfele, Rerum Boicarum scriptores..., t. I, p. 259.—Johannes Adlzreiter, Annalium Boicæ gentis..., 2e partie, liv. VI, col. 114.

[133] Froissart..., liv. II, chap. CCXXIX t. IX, p. 107.

Le lundi 17, dans la matinée, les duchesses de Brabant et de Bourgogne accompagnées de nombreuses dames et damoiselles vinrent quérir la mariée et sa tante, la duchesse Marguerite; les dames prirent place dans de beaux chars couverts, autour desquels paradaient à cheval le duc Albert, le duc Frédéric, Guillaume de Hainaut et plusieurs barons ou[Pg 60] chevaliers, tous en brillant arroi. Les voitures déposèrent le cortège devant la cathédrale. Presque en même temps le Roi arriva, assisté du duc de Bourgogne et suivi de toute la haute baronnie de France. Elisabeth, la couronne au chef, fut conduite à l'autel par les seigneurs et les dames. Jean III Roland, depuis de longues années évêque d'Amiens[134], donna la bénédiction nuptiale[135]. Après la grand'messe et les cérémonies d'étiquette qui suivirent, un festin richement appareillé fut offert au palais épiscopal. La Reine dîna avec les dames, et le Roi, avec les seigneurs; des comtes et des barons firent le service. Le reste de la journée se passa en réjouissances. Le soir venu, les dames, dont c'était l'office, couchèrent la mariée, et puis «se coucha le Roi qui la désirait à trouver dans son lit».—«S'ils furent cette nuit ensemble en grand déduit, ce pouvez-vous bien croire», dit le chroniqueur[136].

[134] Jean Roland était évêque d'Amiens depuis le 14 janvier 1376, Gallia Christiana (Paris, 1715-1860, in-fº), t. X, col. 1196.

[135] Ibid.

[136] Froissart... liv. II, ch. CCXXIX, t. IX, p. 108.

[Pg 61]

L'auteur de la «Geste des Nobles» constate que les noces d'Elisabeth furent célébrées «à peu de solennité[137]». En effet, les choses furent menées en si grande hâte qu'on n'eut le temps de préparer aucun divertissement public. A ces noces royales, les bourgeois et le populaire d'Amiens ne furent pas régalés de ces brillantes joutes, de ces magnifiques spectacles qui avaient rendu fameuses les noces, seulement princières de Cambrai[138]. Pourtant des largesses, des aumônes, des actes de clémence durent signaler dans la contrée le mariage de Charles VI. On trouve même qu'à Tournay, deux prisonniers, «doubtant d'être exécutez et mis a leur dernier jour», purent bénir «le joyeux advenement de la Reine en la ville d'Amiens», car il leur valut la grâce du Roi[139].

[137] Guill. Cousinot, Geste des Nobles, (éd. Vallet de Viriville, Paris, 1859, in-8º) p. 107.

[138] Froissart ne rapporte aucun grand divertissement.—Le Religieux de Saint-Denis ne parle des fêtes du mariage que par ouï dire et ne donne aucun détail précis.—De même, on lit dans les Istore et Chroniques de Flandres, t. II, p. 365 et note I: «Il ne fu point li feste grande».—Seul Juvénal des Ursins, historien du XVe siècle, dit «et y eust joustes et grandes festes faites». Histoire de Charles VI. p. 65.—Les principaux chroniqueurs belges ont simplement noté le mariage d'Elisabeth, sans nous dire de quelles cérémonies et réjouissances il fut l'occasion.

[139] Lettres de rémission en faveur de Pierre de la Marquette dit Haue et Hennequin, son fils, coupables de sévices sur Jaquot Bachier, dans une taverne des environs de Tournay. Arch. Nat. JJ. 127, fº 472.

[Pg 62]

Dans les divers récits de cette journée, ce qui nous a le plus frappé, c'est l'impression d'immense étonnement que causait à tous l'élévation d'une princesse jusqu'alors ignorée; la cour et les duchesses avaient vraiment tenu très secret leur dessein puisque son accomplissement surprenait tout le monde.

Vingt-cinq ans plus tard, le poète Eustache Deschamps, vieilli et désabusé, évoquant le souvenir de tant

«De granz orgueils et de grans vanitez
«De traïsons et de crudelitez»,

qu'il avait vus durant sa vie, rappellera les radieuses noces d'Amiens[140] comme une des plus saisissantes antithèses au mélancolique refrain de sa Ballade:

«C'est tout néant des choses de ce monde».

[140] Œuvres complètes d'Eustache Deschamps, éd. de Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, dans la Coll. des Anciens textes français, (Paris, 1878-1901, 10 vol. in-8º), t. VI, p. 40 et 41.

[Pg 63]


DEUXIÈME PARTIE

LA JEUNESSE


[Pg 64]

CHAPITRE PREMIER

LA REINE ISABEAU

LES TROIS PREMIÈRES ANNÉES DE MARIAGE

Isabelle étant la forme française du nom germain Elisabeth, nous devrions appeler la nouvelle reine de France Isabelle, en orthographiant Isabel comme écrivaient le plus souvent les chroniqueurs de l'époque, ou Ysabel comme signait la Reine; mais pour nous conformer à la tradition, constante depuis le XVe siècle, nous écrirons Isabeau. Cette forme, d'une extrême rareté dans les actes officiels, est employée pour la première fois, d'une façon courante dans «Le Songe Véritable», poème satirique, écrit en 1406[141]; peut-être l'auteur, pamphlétaire parisien, l'a-t-il choisie parce qu'il la jugeait la moins déférente.

[141] Le Songe Véritable (éd. par H. Moranvillé dans les Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, t. XVII) vers 2837-8.

[Pg 66]


Les fêtes du mariage n'eurent pas de lendemain; dès le mardi, les seigneurs et les dames vinrent «après boire», prendre congé de la Reine qui fit ses adieux à ses parents de Brabant et de Hollande[142]; déjà aussi son oncle Frédéric la quittait, retournant en Bavière pour annoncer au duc Etienne que «sa fille était devenue une des plus grandes dames du monde[143]».

[142] Froissart, Chroniques, liv. II, ch. CCXXVIII, t. IX, p. 108.

[143] Ibid., p. 110.

Après tous ces départs, auxquels elle avait présidé, la jeune femme éprouva pour la première fois la sensation de l'isolement; des épreuves plus pénibles lui étaient réservées dans cette même journée; vaguement elle savait que le Roi l'épousait au cours d'une expédition contre l'Angleterre, mais elle ignorait la gravité des circonstances. Elle ne savait pas que les prières solennelles de la veille avaient demandé à Dieu, tout autant que le bonheur du ménage royal, un heureux succès pour l'amiral français Jean de Vienne, débarqué en Ecosse[144].

[144] Jean de Vienne, seigneur de Rollans, amiral de France depuis 1373, avait fait de nombreuses campagnes contre les Anglais. Cf. le Père Anselme, Histoire généalogique.., t. VII, p. 793-794.

[Pg 67]

Or, ce mardi, elle remarqua que Charles VI, les Princes et les conseillers étaient tout consternés par de mauvaises nouvelles: le chef des Gantois François Ackermann, allié des Anglais, avait rallumé la guerre en Flandre et s'était emparé du Dam[145]. Bientôt la Reine apprit que l'honneur du Roi, comme la sécurité des États du duc de Bourgogne, était intéressé à ce que le Dam fût repris au plus tôt. Le vendredi 21[146], Charles VI, emporté par son ardeur guerrière, chevauchait sur la route de Flandre, vers Beauquesne[147], il avait juré que «jamais ne retournerait à Paris, si aurait été devant le Dam![148]» La lune de miel des jeunes époux avait duré trois jours.

[145] Froissart..., t. IX, p. 108-109.—Dam. prov. de Flandre occid. (Belgique).

[146] La date exacte du départ de Charles VI pour la Flandre a été déterminée par M. Petit, dans son Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 180.

[147] Beauquesne, cant. et arr. de Doullens, dép. de la Somme.

[148] Froissart, Chroniques... t. IX, p. 110.

Le Roi et le duc de Bourgogne avaient décidé qu'Isabeau quitterait Amiens, en même temps qu'eux, «pour tenir son état» à Creil[149].[Pg 68] La jeune femme partit, le cœur plein de reconnaissance pour Monseigneur saint Jean-Baptiste à qui elle attribuait la grâce de son mariage. On a tout lieu de croire que le superbe plat d'or massif, orné de perles et de pierreries, sur lequel reposa dès lors le chef de saint Jean, fut le don de noces de la jeune Reine[150]; en tout cas, toute sa vie, elle témoignera sa prédilection pour la cathédrale d'Amiens «tant pour l'honneur et révérence de Monseigneur saint Jean-Baptiste que pour l'honneur qu'elle avait eu d'y recevoir le sacrement de mariage[151]»; et, dans deux testaments successifs, elle fera des donations à cette cathédrale «en laquelle Monseigneur nous épousa[152]».

[149] Ibid., p. 121.

[150] Du Cange, Traité historique du chef de saint Jean-Baptiste, (Paris, 1665, in-4º), p. 134.

[151] Lettres de la reine Isabeau du 14 février 1412 ou 1413 pour la fondation d'un obit dans la cathédrale d'Amiens, en mémoire de son mariage, citées par du Cange, ibid.

[152] Bibl. Nat. f. fr. 6544, pièce 7.

A Creil, la Reine résida au château fort qui se dressait dans un site pittoresque, au milieu d'une île formée par l'Oise. Cette ville, sur le chemin de la Flandre, avait été désignée[Pg 69] par Charles VI qui comptait y rejoindre sa femme, la campagne terminée[153].

[153] Le château de Creil avait été bâti par Charles V qui y fit de fréquents séjours. Une des églises de la ville était sous l'invocation de saint Evremont dont on gardait le chef. Cf Expilly, Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France (Paris, 1762-70, 6 vol. in-fº) t. II, p. 531.

La conduite et la protection d'Isabeau avaient été confiées à la duchesse d'Orléans et au Comte d'Eu[154], personnages les plus qualifiés pour chaperonner et gouverner une aussi jeune reine.

[154] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 361.

Blanche, duchesse d'Orléans[155], était la plus honorable et la plus magnifique dame du royaume; et «la seule qui pût se vanter d'être du sang de Philippe-le-Bel». Charles VI et ses oncles la respectaient comme une mère. Mariée à un prince débauché, elle était toujours restée fidèle à ses devoirs d'épouse; et, depuis son veuvage[156], les exercices de piété et les bonnes œuvres occupaient tous les instants de sa vie[157].

[155] Blanche de France, fille posthume du roi Charles IV le Bel et de Jeanne d'Evreux, sa troisième femme, née en 1328, mariée en 1345 à Philippe de France duc d'Orléans, fils de Philippe de Valois. (le Père Anselme, Histoire généalogique des princes de la Maison de France..., t. I, p. 104.)

[156] Philippe d'Orléans était mort en 1375.

[157] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 61-63

[Pg 70]

Jean d'Artois, comte d'Eu[158], avec son large front, ses longs cheveux grisonnants séparés par une raie sur le sommet de la tête, ses gros yeux clairs, son nez proéminent, son double menton, donnait bien l'impression d'un de ces conseillers prudents et avisés dont Charles V avait eu l'art de s'entourer[159]. Et, en effet, c'était un homme d'une sagacité insigne; son intrépidité était fameuse aussi, et tout dernièrement encore à Rosbecque, la vaillance du comte d'Eu avait conduit à la victoire l'armée de Charles VI.

[158] Jean d'Artois, seigneur de Saint-Valery-sur-Somme et d'Ault, né en 1321, était fils de Robert III comte d'Artois, ce vassal félon du roi Philippe VI, qui, en 1331, s'était enfui auprès d'Edouard III, roi d'Angleterre et lui avait conseillé de prendre le titre et les armes de roi de France (débuts de la guerre de Cent Ans). Jean d'Artois, armé chevalier et créé comte d'Eu par Jean le Bon, fait prisonnier à Poitiers, avait pris part à toutes les guerres du règne de Charles V. (le Père Anselme..., Histoire généal., t. I, p. 388.)

[159] Bibl. Nat., Estampes, Coll. Gaignieres Oa 13, fº 20.

De tels gouverneurs ne pouvaient enseigner à Isabeau que de beaux et nobles préceptes; et tout naturellement, ils devaient l'initier aux grands faits de l'histoire de son nouveau pays. Tous les deux, en gens de l'ancienne génération, ne manquèrent pas de vanter le temps passé, le précédent règne, proposant[Pg 71] entr'autres exemples à la jeune Reine, celui de la royale épouse de Charles V, Jeanne de Bourbon, dont la cour était ordonnée en si grande paix et en si grand ordre et qui avait su vivre «en suffisante amour, unité et paix, grâce à l'honneur et révérence qu'elle portait à son mari[160]».

[160] Christine de Pisan, Le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V..., t. I, p. 612.

Cependant le Roi et le duc de Bourgogne éprouvaient les plus grandes difficultés à triompher de l'insurrection flamande. Arrivés le premier août devant le Dam, les Français «moult grevés par les archers anglais», dans des assauts quotidiens, et décimés par la peste, ne s'emparaient de la place que le 27[161], après qu'elle avait été abandonnée par François Ackermann. Tout le pays environnant, jusqu'aux portes de Gand, fut livré aux violences des Bourguignons qui «l'ardèrent et destruisirent tout entièrement[162]».

[161] E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 181.

[162] Froissart, Chroniques..., t. II, ch. CCXXX, liv. IX, p. 119.

Le Roi devait faire ensuite le siège de Gand;[Pg 72] mais il changea de dessein et voulut rentrer en France. Le 21 septembre, il quittait Arras et le 25, il arrivait accompagné du duc de Bourgogne, au château de Creil où il soupa et passa la nuit[163]; dès le lendemain, il emmenait sa femme vers Paris. Ce mardi, les deux époux, toujours en compagnie du duc de Bourgogne, soupèrent et couchèrent à Luzarches[164]; le mercredi, la Reine fit sa première visite à «Monseigneur saint Denis[165]». Le jeudi, tandis que Charles VI gagnait Paris[166], Isabeau était conduite à Vincennes dans cette belle résidence qui l'emportait

«Sur tous les lieux plaisans et agréables
«Gais et jolis pour vivre et demourer
«Joïeusement[167]............»

[163] E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 181.

[164] Ibid.—Luzarches, ch.-l.-de cant., arr. de Pontoise, dép. de Seine-et-Oise.

[165] Itinéraire des duc de Bourgogne..., p. 181.

[166] Ibid.

[167] Eustache Deschamps, Œuvres complètes, t. I, p. 155.

Vincennes[168] avait été le séjour préféré du[Pg 73] débile Charles V[169]; il s'y portait mieux qu'à l'hôtel Saint-Pol; l'air lui arrivait plus pur à travers les hautes et épaisses futaies environnantes. Tout au bout de la profonde forêt, il avait construit, sur les bords de la Marne, le manoir de Beauté[170], et, par ses soins, l'antique château-fort de Vincennes avait été agrandi et aménagé, dans certaines de ses parties, en une confortable demeure de plaisance[171].

[168] Sous Louis IX, il y avait à Vincennes une maison royale et un beau parc. Philippe VI fit détruire le vieux château et commença la construction du nouveau qu'il éleva jusqu'au rez-de-chaussée; Jean le Bon acheva le donjon, et bâtit le château jusqu'au troisième étage. Cf. Moreri, Dictionnaire historique.., (Paris, 1759, 10 vol. in fº), t. X, p. 639.—Dictionnaire universel dit de Trévoux (Trévoux, 1771, 8 vol. in fº), t. VII, p. 832.—Histoire du donjon et château de Vincennes (Paris, Brune-Labbe, 1807, 3 vol. in-8º).

[169] Christine de Pisan, Le livre des faits... du roi Charles V, (éd. Michaud et Poujoulat), t. I, p. 614.

[170] «L'hôtel ou manoir de Beauté était situé sur la paroisse de Fontenay, entre la lisière sud-est du bois de Vincennes et le village de Nogent, au rebord d'un plateau qui descend par une pente assez abrupte vers la Marne, parsemée à cet endroit par de petites îles verdoyantes. Siméon Luce, La France pendant la Guerre de Cent Ans (2e série), p. 40.

[171] Charles V avait achevé la construction du château de Vincennes et commencé la chapelle; par testament, il laissa une certaine somme pour en continuer les travaux. Ceux-ci n'étaient pas terminés en 1393, puisque Charles VI par testament ordonne «que la chapelle des Chanoines soit faite et accomplie tant en édifices comme en rentes par luy ordonnées». Bibl. Nat., f. fr. 25 507, fº 353 rº.

Isabeau, qui n'était pas encore initiée aux splendeurs de l'hôtel Saint-Pol, put déjà connaître, à Vincennes, combien était grande la richesse de la royauté française.

[Pg 74]

Se rendait-elle dans l'Oratoire de la grande Tour? devant ses yeux, entr'autres joyaux d'un prix inestimable et d'un art exquis, l'Histoire sainte s'étalait, racontée par l'or et les pierreries: Ici, sur «une chayère à quatre marches» une Notre Dame d'argent, ayant saint Joseph auprès d'elle, recevait les hommages des trois rois «sous un demy ciel à feuillage auquel pendait l'estoille»[172]. Là, Notre-Seigneur en jugement, montrait ses plaies, «un chappel garny de trois diamants en sa tête, deux gros saphirs ronds à ses pieds, deux angelots auprès, dont l'un portait les clous faits de trois diamants, l'autre la croix garnie de perles et d'émeraudes, tandis qu'au-dessous, les âmes se levaient des sépulcres. Un peu plus loin, un Crucifix, avec deux angelots, garni de saphirs aux deux branches, et au sommet de la croix, un pélican; au-dessous, Notre Dame en un tabernacle, assistée de saint Pierre et de saint Paul. Puis c'étaient des légendes de saints,[Pg 75] sculptées ou ciselées en joyaux du plus grand prix: «sainte Marguerite qui sault d'un dragon»; saint Jean-Baptiste «tenant l'aignel»; et des reliques de la Madeleine «en un cristal orné d'émeraudes».

[172] Cette description des richesses de Vincennes est empruntée à l'Inventaire du mobilier de Charles V..., dressé par ordre du Roi en 1379-1380 et publié par J. Labarte dans la Coll. des Doc. Inéd.., (Paris, 1879. in-4º), p. 274-279 et 282-316.

Pour gagner la Chapelle auprès de l'oratoire, Isabeau passait devant «le reloge aux contre-poids d'argent, qui fut du roy Philippe le Bel»; ses pieds foulaient de superbes tapis à lions d'or. Dans «l'Estude du Roy», auprès de la «haulte chambre», étaient réunis des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie, quelques-uns bizarres, comme «ce chamel sur une terrasse garnie de perles, la boce d'une coquille d'une seule perle», et qui était un chandelier à deux branches; d'autres représentaient des sujets religieux: ainsi, la Vierge, assise sur une mule noire que saint Joseph conduisait par la bride; d'autres, des faits mythologiques, comme le miroir garni d'or où étaient émaillés «Narcizus et sa mie à la fontaine». Dans cette même salle, on voyait des objets ayant appartenu aux ancêtres du Roi, entr'autres «le coutel de quoy saint Louis se combatit quand il fut prinz». Les[Pg 76] murs étaient couverts de tableaux de bois, de cuivre, d'ivoire, de broderies. Combien d'autres merveilles encore étaient conservées à Vincennes: le Psautier de saint Louis, les belles Heures de Charles V, enfermées dans un écrin de cyprès marqueté et ferré d'argent doré!

«L'Estude en la poterne du donjon» contenait de nombreuses pièces de soie, des draps d'or et d'argent, et aussi les plus fines toiles de Laon, de Compiègne et de Reims. Enfin, dans un réduit secret, était placé le Trésor de la famille royale: les couronnes, les colliers et les parures en pierres précieuses.

A la vue de tout ce luxe, au milieu duquel la fortune venait de la transporter, la fille d'Etienne III éprouva un très vif mouvement d'orgueil, sentiment bien légitime, et qui, du reste, n'obscurcit pas dans le cœur de la jeune Reine, le souvenir de sa famille et du manoir de ses ancêtres.

Quand Isabeau sortait du château du Bois, le but tout indiqué de sa promenade était Beauté[173]; à travers la forêt, on la conduisait[Pg 77] à ce lieu «moult délectable», coin de nature si pittoresque, avec ses prés, «ses jardins déduisables, ses vignes et ses moulins branlans».

[173] Le château de Beauté n'était pas comme Vincennes une forteresse, mais une maison de plaisance, que Charles V avait meublée avec le plus grand luxe et aménagée pour y jouir à l'aise des beaux spectacles de la nature. «C'est pour Beauté que le Roi avait commandé des orgues de fabrication flamande, et de somptueuses tapisseries... L'hôtel était pourvu d'une cour carrée du haut de laquelle on découvrait une immense étendue de pays..., dans le parc, d'habiles oiseleurs élevaient des rossignols en cage... et y nourrissaient en liberté des tourterelles blanches.» C'est à Beauté que l'Empereur Charles IV avait résidé lors de son voyage en France (janvier 1378), et que Charles V se sentant mortellement atteint, s'était fait transporter (20 juillet 1380) pour y passer ses derniers jours. S. Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans (2e série), p. 41-44.

«Marne l'ensaint; les haulz bois profitables
«Du noble parc pouet lon voir branler,
«Courre les daims et les connins aller
«En pastoure[174]............»

[174] Eustache Deschamps, Œuvres complètes, t. I, p. 155.

Le 5 octobre, la Reine reçut à Vincennes la première visite de Charles VI[175], toujours accompagné du duc de Bourgogne; cette fois le Roi ne fit que souper et coucher; mais dans le courant des deux semaines suivantes, il passa plusieurs jours de suite auprès de sa jeune femme[176]. Le 20, il partit pour un voyage[Pg 78] en Champagne. On ignore si, au retour de Charles VI, qui eut lieu à la fin du mois de novembre, Isabeau continua de résider à Vincennes, ou si elle vint à Paris habiter l'hôtel Saint-Pol.

[175] E. Petit, Séjours de Charles VI..., p. 28.—Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 181.

[176] Ibid.


Dès les premières semaines de son mariage, Isabeau reçut un Hôtel distinct de celui du Roi[177]. Elle eut autour d'elle, dès son installation à Vincennes, des dames et des demoiselles d'honneur, des maîtres d'hôtel, des écuyers, des chapelains, un maître et un contrôleur des deniers de sa chambre; dames et gens placés sous la surveillance du grand maître de l'Hôtel de la Reine. Mais on ne donna pas à Isabeau d'Argenterie personnelle; toutes les recettes et dépenses relatives à ses vêtements, à ses joyaux, au service de sa table, au mobilier de ses appartements et de sa chapelle,[Pg 79] formaient un chapitre de l'Argenterie du Roi[178].

[177] Les Comptes de Charles VI et diverses mentions dans les quittances de l'époque attestent le fait. On regrette la perte des Comptes de la Reine qui donnaient la liste de ses premiers serviteurs; on a néanmoins la certitude qu'Isabeau fut dotée d'une maison complète et aussi bien montée que celle des reines de France qui l'avaient précédée. Voy. Comptes de l'hôtel des rois de France aux XIV et XVe siècles, publ. par Douët d'Arcq, (dans la Soc. Histoire de France, Paris, 1865, in-8º).

[178] Voy. Comptes de l'Argenterie de Charles VI, Arch. Nat. KK 18 à 22. «Les fonctions de l'argentier consistaient à tenir la maison royale pourvue de tout ce qui était nécessaire pour l'ameublement et l'habillement à l'usage du roi, de sa famille et de ses officiers.» Douët d'Arcq, Notice sur les comptes de l'Argenterie des rois de France au XIVe siècle (dans la Soc. Histoire de France, Paris, 1851, in-8º), p. 7.

Tout de suite, une écurie de la Reine fut montée[179], comprenant des chevaux de toutes les robes, et de toutes les espèces, des chars de promenade, des chariots de service. Un certain «char d'Allemagne[180]» était l'objet des plus grands soins, soit que ce fût la voiture qui avait transporté Elisabeth de Bavière à Amiens, soit que la jeune Reine eût eu la fantaisie de s'en faire fabriquer une à la mode de son pays.

[179] L'écurie de la Reine n'était qu'un des services de l'écurie du Roi; les recettes et les dépenses en étaient imputées aux comptes de l'écurie de Charles VI. Arch. Nat. KK 34.

[180] Arch. Nat. KK 34, fº 66 rº.

Organiser son Hôtel fut évidemment le grand souci d'Isabeau pendant les derniers mois de l'année 1385; mais, en même temps, d'autres soins l'occupaient: l'étude de la langue française, celle du cérémonial de la cour, les exercices d'équitation[181]. Son rôle[Pg 80] paraît avoir été alors tout passif; si jeune et si dépaysée, pouvait-elle en soutenir un autre? Les chroniqueurs contemporains n'avaient du reste pas lieu de s'occuper de la nouvelle Reine; sa part dans les affaires politiques était nulle; son arrivée à la cour était de trop fraîche date pour que tel ou tel parti ait pu déjà demander sa protection et s'autoriser de son nom. Parfois cependant, on rencontre un détail relatif à sa personne, à ses goûts; par exemple, sa tendre, sa singulière affection pour Catherine, l'amie d'enfance amenée de Bavière, devenue sa confidente, «parce qu'elle parlait allemand comme elle[182]».—Les déplacements d'Isabeau, les fêtes auxquelles elle assistait et quelques menus incidents d'ordre privé, remplissent seuls ses premières années de mariage.

[181] Le 1er janvier 1386, Charles VI offrit à Isabeau comme cadeau d'étrennes une selle de palefroi en velours et soie vermeils. Vallet de Viriville, Isabeau de Bavière..., p. 6.

[182] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI..., t. II, p. 65.


Dans les derniers jours de 1385, le duc de Bourgogne qui, de loin, dirigeait les affaires[Pg 81] de France et surveillait les faits et gestes du Roi, écrivait à celui-ci «afin qu'il se voise esbatre à Melun, à Saint-Germain-en-Laye ou à Maubuisson, lequi lui plaira, en compagnie de la Reine».[183] Ne semble-t-il pas que Philippe voulait ainsi pousser les jeunes mariés à faire enfin leur voyage de noces? De plus, sur son ordre, Bureau de la Rivière prévenait par lettre, datée du 31 décembre, le cardinal de Laon que, trois ou quatre jours après le 1er janvier, le ménage royal partirait pour Montmorency, où Charles VI chasserait; que de là, ils iraient à Maubuisson, et à Saint-Germain où ils devraient séjourner jusqu'à la réception d'autres avis du duc[184].

[183] Arch. Nat., AB 200, carton XIX.

[184] Ibid.

Les prescriptions du prévoyant Philippe furent suivies: le 4 janvier, le Roi et Isabeau étaient à l'Ile-Adam, le 6, la jeune femme faisait ses dévotions à l'Abbaye de Maubuisson[185].[Pg 82] De là, ils continuèrent leur chevauchée à travers le pays environnant; dans la seconde quinzaine du même mois, ils demeurèrent quelques jours à Poissy, puis à Saint-Germain. De ce voyage d'agrément, Isabeau revint avec des espérances de maternité; le sanctuaire de Maubuisson n'avait pas été visité en vain.

[185] Maubuisson, canton de Saint-Ouen-l'Aumône, arr. de Pontoise, dép. de Seine-et-Oise.—L'abbaye, fondée en 1236 par la reine Blanche de Castille, renfermait les tombeaux de plusieurs Capétiens. Le manoir, bâti par saint Louis, avait servi de prison (?) aux belles-filles de Philippe le Bel, Marguerite, Blanche et Jeanne de Bourgogne.

A son retour, elle eut le chagrin d'être séparée de sa bonne nourrice qui voulut s'en retourner en Allemagne. Pour la conduire, elle fit «mettre à point un char branlant soigneusement houcé de drap pers[186] doublé de toile»; des traits de cuir, des colliers, des étrivières furent achetés tout de neuf; quatre chevaux devaient la traîner et Colart de Tanques, premier écuyer de corps de Charles VI et les courtiers du Roi, n'hésitèrent pas à payer cent quatre-vingt-sept livres tournois «un sommier fauve avec un étoile au front pour la mère de la Royne qui la nourry de lait aller en son pays»[187].

[186] Pers: couleur intermédiaire entre le vert et le bleu.

[187] Arch. Nat. KK 34 fº 49.

Le 5 août 1386, dans le château royal de[Pg 83] Saint-Ouen[188], qui avait été assigné comme résidence au roi d'Arménie, détrôné par les Infidèles[189], Isabeau, parée «d'une robe à chappe d'écarlate vermeille de Bruxelles», assista au mariage de sa jeune belle-sœur, Catherine de France[190], avec Jean de Montpensier, fils du duc de Berry[191]. L'éclat de la fête fut assombri par les préoccupations du Roi et des Princes qui durent partir en hâte pour une expédition préparée depuis six mois; une descente en Angleterre avait été résolue et de nombreux vaisseaux attendaient dans le port de l'Écluse les ordres des chefs. Charles VI quittait Paris avec enthousiasme déclarant[Pg 84] «qu'il n'y rentrerait jamais si auroit été en Angleterre[192]».

[188] Saint-Ouen, cant. et arr. de Saint-Denis, dép. de la Seine.

[189] Léon III, de la famille des Lusignan, rois de Chypre, avait succédé en 1344, à son père Léon II comme roi d'Arménie; vaincu et chassé de ses Etats par les Sarrazins, il passa en Chypre et de là en Castille, puis en France en 1384 où Charles VI lui fournit de quoi soutenir sa dignité (le Père Anselme, Histoire généalogique de la Maison de France..., t. II, p. 606-607.)

[190] Naguère promise à l'infant Rupert de Bavière.

[191] Jean de France, duc de Berry, né à Vincennes en 1340, d'abord comte de Poitiers, assista en cette qualité à la bataille de 1356 et reçut, en 1360, le duché de Berry et d'Auvergne; sous le règne de son frère Charles V, il commanda plusieurs armées contre les Anglais; devenu en 1380 l'un des tuteurs de Charles VI, il se fit donner, en 1381, le gouvernement du Languedoc. Il avait épousé en 1360, Jeanne d'Armagnac, fille de Jean I d'Auvergne.—Le mariage de Jean de Montpensier et de Catherine de France ne fut pas consommé, la jeune fille étant morte en 1388 (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 106-107.)

[192] Froissart..., liv. IV, ch. XLI, t. X, p. 244.

Isabeau ne voulut se séparer qu'à la dernière minute du Roi qui volait à de si grands dangers; malgré l'état avancé de sa grossesse, elle l'accompagna jusqu'à Senlis où elle réussit à le retenir quelque temps[193]. C'est dans cette ville que le roi d'Arménie vint prendre congé de ses hôtes; il allait essayer la tâche impossible de réconcilier l'Angleterre et la France en les associant pour une nouvelle croisade[194].

[193] Ibid.

[194] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 25.

Au bout de peu de jours, Charles VI apprit que le duc de Bourgogne avait quitté ses États pour se rendre à l'Écluse; aussitôt il prit avec son frère Louis, duc de Touraine[195], le chemin de Compiègne. Isabeau revint alors sur ses pas et se rendit à Vincennes pour faire ses couches au château du Bois.

[195] Louis de France, second fils de Charles V et de Jeanne de Bourbon, né à l'hôtel Saint-Pol le 13 mai 1372, comte de Valois depuis 1376, reçut en 1386, pendant le voyage de l'Écluse, le duché de Touraine en apanage. Il porta le titre de duc de Touraine jusqu'en 1392, où il devint duc d'Orléans.

Le 25 septembre, entre dix et onze heures[Pg 85] du matin, la Reine mit au monde un fils[196]. Immédiatement, un messager fut dépêché vers Charles VI, puis des courriers partirent dans toutes les directions pour répandre la nouvelle à travers le royaume[197]. L'enfant fut baptisé le 17 du mois suivant par l'archevêque de Rouen, Guillaume de Lestrange[198]; il fut tenu sur les fonts par le comte de Dammartin[199] qui lui donna le nom de Charles.

[196] Le Père Anselme, Histoire généalogique et chronologique de la Maison de France..., t. I, p. 112.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 455.—Vallet de Viriville, Notes sur l'état civil des princes et princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière (Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 4e série, t. IV, année 1857-1858, p. 476.)

[197] L'usage de la cour de France était d'envoyer, aussitôt après la naissance du Dauphin, des lettres de faire part aux princes, aux principaux seigneurs, et aux villes. «La nouvelle remplit de joie tous les cœurs et les courriers furent magnifiquement récompensés aux frais des villes». Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 455.

[198] Ibid.—Guillaume de Lestrange, nonce du pape en France, avait été promu, en 1375, archevêque de Rouen. Il était membre du Conseil royal. Gallia Christiana, t. XI, col. 84.

[199] Charles de Trie, comte de Dammartin, avait servi sous Du Guesclin; honoré de l'amitié de Charles V, pour son courage et sa fidélité, il avait, en 1368, tenu sur les fonts du baptême le dauphin Charles (Charles VI). Cf le Père Anselme..., t. VI, p. 671.

Cependant le Roi, si heureux qu'il fût d'être père, n'était pas revenu, même pour le baptême; l'expédition contre l'Angleterre prenait une mauvaise tournure; le duc de Berry et ses troupes étaient arrivés trop tard et les[Pg 86] vents avaient contrarié la descente projetée; les côtes anglaises ne furent pour ainsi dire pas menacées: on avait pu à peine sortir du port de l'Écluse[200]!

[200] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans..., p. 26.

Charles VI rentra dans les premiers jours de décembre[201]; et, deux semaines après, presque en même temps que les cloches de Westminster sonnaient pour célébrer, avec la Noël, l'action de grâces de l'Angleterre délivrée de tout péril[202], la veille des Saints-Innocents, un cortège de seigneurs accompagnait au caveau de l'Abbaye de Saint-Denis le corps du Dauphin, mort ce même jour[203].—Quatre aunes de grosse toile furent achetées «pour enveloper un berseul à parer qui avait esté paint et ordonné pour feu Monseigneur le Dalphin»; lequel berseul «est mis en garde et garnison au Louvre en la chambre des joyaux[204]».

[201] Charles VI était à Paris le mercredi 5 décembre; le 7, il se rendait au Bois de Vincennes. E. Petit, Séjours de Charles VI..., p. 48.

[202] Froissart, Chroniques..., liv. III, ch. XLV, t. X, p. 272.

[203] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 455-7.—Le Dauphin fut enseveli dans la chapelle de Charles V, au pied de l'autel.

[204] Arch. Nat. KK 18, fº 27 vº.

[Pg 87]

Pour beaucoup, l'échauffourée de l'Écluse et la mort du petit Dauphin étaient les malheurs annoncés par les prodiges qui avaient éclaté l'été précédent[205]: au pays même de Senlis, d'où le Roi était parti pour la funeste campagne, on avait vu des nuées de corbeaux voler de côté et d'autre, portant des charbons ardents qu'ils déposaient sur les granges couvertes en chaume. Peu de temps avant l'accouchement de la Reine, les vents s'étaient déchaînés avec une violence inouïe; et aux environs de Vincennes, sur les bords de la Marne, la foudre était tombée sur l'église de Plaisance et l'avait consumée.

[205] Religieux, de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 456-459.


Pendant l'année 1387, les déplacements de la Reine furent fréquents. Pour ses chevauchées, elle part en pompeux équipage[206]: la selle de son palefroi est «en veluiau à bordure d'or de Chypre, avec un harnois vermeil, le mors et les estriers de fin cuivre, esmaillés à ses armes». Moins luxueuses, mais très[Pg 88] élégantes «en leur couverture d'iraigne[207] vermeille, rubannées tout entour de rubans de soie et clouées de rosettes», sont les selles des damoiselles qui l'accompagnent; et, c'est entre Paris et les lieux de résidence de la Reine, un continuel envoi de messagers pour apporter «robes, cotes ou mantels à chevaucher».

[206] Arch. Nat. KK 34.

[207] L'Iraigne ou araigne était une espèce de drap aussi léger, pour ainsi dire qu'une toile d'araignée.

En mars Isabeau est à Senlis[208]; le Roi dut l'y visiter souvent puisqu'il passa la plus grande partie de ce printemps au nord de Paris. Le 26 mai, la Reine célèbre la fête de la Pentecôte à l'abbaye de Maubuisson[209]. Puis s'étant rapprochée de Paris, elle réside, pendant le mois de juillet au Val-de-Rueil[210], d'où elle part en compagnie du Roi, pour un grand tour de pèlerinages et de lieux de plaisance.

[208] «Pierre l'Estourneau va de Paris à Senlis porter à la Reine, deux cottes hardies à chevaucher». Arch. Nat. KK 18, fº 100 vº.—La cotte hardie, ou cotardie, était un surcot muni de longues ailes pendant derrière les bras, ou bien de courts et amples mancherons, et qui se portait sur un premier surcot ou était posée directement sur la cotte. Voy. Quicherat, Histoire du costume en France, p. 195-196.

[209] Pierre l'Estourneau vient à Maubuisson, apporter à la Reine «sa robe de Pentecôte». Il était d'usage à la cour de revêtir de riches robes neuves aux grandes fêtes de l'année. Arch. Nat. KK 18, fº 111 vº.

[210] Arch. Nat. KK 18, fº 183 rº et vº et 227 rº.—Rueil, cant. de Marly-le-Roi, arr. de Versailles, dép. de Seine-et-Oise.—Charles VI résida au Val-de-Rueil, à la fin de juillet et dans les premiers jours d'août. KK 18, fº 193 rº et vº.

[Pg 89]

Dans la première quinzaine d'août, elle visite l'abbaye de Bon Port lés Pont-de-l'Arche[211]; dans la seconde, elle est à Chartres, où elle offre à Notre-Dame «une superbe pièce de drap d'or racamas[212]», qu'elle s'est fait tout exprès apporter de Paris. Ce sont ensuite les pays de la rive gauche de la Seine qui l'attirent et la retiennent: à la fin de l'été, elle séjourne dans le comté d'Eu[213]; au temps des vendanges, elle vient boire «le vin nouvel» sur les bords de l'Oise[214]; Beauvais est le centre d'où elle rayonne pendant les mois d'automne et d'hiver, accompagnée du Roi et du duc de Touraine; c'est du moins à Beauvais que la rejoignent les cavaliers chargés de transmettre ses commissions et de rapporter les objets commandés[215]. En novembre, le pèlerinage de Fromont-l'Abbaye, à Noyon, reçoit[Pg 90] sa visite et ses offrandes de drap d'or, équitablement réparties entre Notre-Dame et Saint-Eloi[216].

[211] Arch. Nat. KK 18, fº 183 rº et 228 rº.—Pont-de-l'Arche, ch.-l. de canton, arr. de Louviers, dép. de l'Eure.—Bon Port était une abbaye bénédictine fondée par Richard Cœur de Lion.

[212] Le racamas était une étoffe brodée.

[213] Arch. Nat. KK 18, fº 211 rº.

[214] Ibid., fº 228 vº.

[215] Ibid., fº 192 vº.—Perrin Hardi, voiturier, apporte pour le Roi et la Reine des hanaps de madre.

[216] Saint Eloi, très vieille abbaye bénédictine, située à l'est et à peu de distance de Noyon. Gallia Christiana... t. IX, col. 1055.

Dans ce même pays, à Saint-Eloi-lès-Noyon, eurent lieu les fiançailles de l'amie de la Reine, Catherine de Fastavarin, avec le chevalier Morel de Campremy (28 novembre). Le Roi assistait à la signature du contrat[217]. Catherine était un des principaux personnages de la cour; dans les comptes de l'Argenterie, son nom se rencontre séparé de ceux des autres demoiselles d'honneur; elle est du reste qualifiée «compagne de la Reine», et certains objets ou vêtements de luxe sont partagés entre Isabeau et Catherine, à l'exclusion de toutes les autres dames[218].

[217] Arch. Nat. J. 408, pièce 41.

[218] Par exemple, quatorze douzaines de souliers découpés sont réservés à la Reine et à Catherine l'Allemande. Arch. Nat. KK 18, fº 182 vº.

Charles VI, à la prière de la Reine, fit à Catherine un cadeau de noces considérable: 4.000 francs d'or[219]; desquels, 1.000 francs devraient[Pg 91] être employés au paiement des dettes du fiancé et de ses parents; les 3.000 autres francs constituaient proprement la dot de Catherine et ne sortiraient du coffre où le Roi les avait fait déposer que pour payer les terres achetées en accroissement du mariage de la jeune femme[220]. La Reine offrit à son amie une corbeille et un trousseau magnifiques[221]; dans une boîte de bois à deux clés de fer, et «une grand male de cuir fauve», on enferma les robes d'écarlate vermeille, de soie et de drap d'or; le superbe corset de drap de soie sur champ azur à biches, fleurettes et plumes de paon, ainsi que les mantels à parer de drap d'or sur champ vermeil ouvré à oyseaux, ou sur champ blanc à rosettes et branchettes. Le plus grand soin fut apporté à la décoration de la chambre nuptiale: elle était de serge vermeille, avec des tapis, des franges, des rubans[Pg 92] de même couleur, et un grand écusson mi-partie aux armes de Campremy et de Fastavarin[222].

[219] En 1388, la valeur du franc d'or, monnaie de compte, était de 1 livre tournois. (Arch. Nat. KK 20, fº 4). La livre tournois, autre monnaie de compte, de 1380 à 1405, a varié de 10 fr. 81 à 9 fr. 81 (N. de Wailly, Mémoire sur la livre tournois, Paris, 1867, in-4º, p. 48).—Donc, en prenant comme moyenne 10 fr. 30, 4 000 francs d'or égalaient 41.200 francs, valeur intrinsèque. Quant à la valeur relative, il est presque impossible de la déterminer exactement; toutefois le vicomte d'Avenel (Histoire de la propriété..., Paris, 1894, in-4º, p. 27), estime que «le pouvoir des métaux précieux, de 1394 à 1400, comparé à leur pouvoir actuel pris comme unité, semble avoir été de 4».

[220] Arch. Nat. J. 408, pièce 41.

[221] Un compte spécial fut ouvert dans l'Argenterie du Roi pour les «espousailles de Catherine». Arch. Nat. KK 18, fº 101-103 rº.

[222] Arch. Nat. KK 18, fº 101-103 rº.

Les noces furent célébrées à Vincennes le 22 janvier 1388[223], en présence de la Reine, du Roi, du duc de Touraine, de Pierre de Navarre[224], et de Henry de Bar[225], tous vêtus de superbes costumes commandés pour cette cérémonie. Au bal, le Roi dansa[226].

[223] Bibl. Nat., nouv. acq. fr., 5086, nº 107.

[224] Pierre de Navarre, comte de Mortain, né en 1366, troisième fils du roi de Navarre, Charles le Mauvais et de Jeanne de France, fille du roi Jean le Bon, (le Père Anselme.., t. I, p. 286.)

[225] Henry de Bar, seigneur d'Oisy, fils aîné de Robert duc de Bar marquis de Pont, seigneur de Dunkerque, etc. et de Marie de France, fille de Jean le Bon, (le Père Anselme.., t. V, p. 514.)

[226] Arch. Nat. KK 19, fº 150 vº.

Cependant il fallut bientôt élargir les vêtements d'Isabeau qui, commençant une nouvelle grossesse, était rentrée à Paris à l'hôtel Saint-Pol[227].

[227] On voit par les Comptes, que les robes d'Isabeau étaient livrées à l'hôtel Saint-Pol. Arch. Nat. KK 19, fº 39 rº.

Au mois d'avril, Charles VI fit un voyage dans le centre de la France, à Orléans et sur les bords de la Loire[228]. Les préparatifs d'une expédition contre le duc de Gueldre[229] se poursuivaient[Pg 93] activement, et en même temps, il fallait vider le différend qui s'était élevé entre le Conseil royal et le duc Jean de Bretagne[230]. Celui-ci avait arrêté et retenu quelque temps dans ses prisons le connétable Olivier de Clisson qui, maintenant, demandait justice au Roi, et c'était précisément pour juger le duc par contumace que Charles VI était allé tenir à Orléans un Parlement de princes et de docteurs[231].

[228] E. Petit, Séjours de Charles VI, p. 37.

[229] Guillaume de Juliers—investi du duché de Gueldre en 1383 par l'empereur Wenceslas.

[230] Jean V, surnommé le Vaillant, était fils de Jean IV de Montfort qui, avec l'appui des Anglais, avait disputé la Bretagne à Jeanne de Penthièvre et à Charles de Blois soutenus par le roi de France Philippe IV, 1341-1345. (Guerre de succession de Bretagne ou des Deux Jeannes) Vainqueur de Charles de Blois et de Du Guesclin à la bataille d'Auray 1364, Jean V avait été reconnu par Charles V légitime possesseur du duché; condamné comme vassal félon en 1378, pour avoir renoué des relations avec l'Angleterre, il était rentré en grâce à l'avènement de Charles VI (le Père Anselme, Histoire Généalogique.., t. I, p. 452.)

[231] Religieux de Saint Denis, Chronique..., t. I. p. 508-511.

Le 5 avril, la Reine et le Chancelier Pierre de Giac[232] recevaient un message envoyé de Corbeil par le Roi[233]; huit jours après, une nouvelle lettre, datée d'Orléans arrivait à Isabeau, à[Pg 94] Paris[234]; le 18 avril, un troisième message parvenait à la Reine cette fois au château de Saint-Ouen[235]. L'affaire de Bretagne se terminait à la satisfaction de Charles VI; redoutant les effets de sa colère, le duc vint en France pour s'excuser et se réconcilier avec le connétable. Isabeau le vit certainement et assista aux fêtes qui marquèrent son séjour[236].

[232] Pierre, seigneur de Giac, premier chambellan du Roi, favori du duc de Berry, avait reçu, en juillet 1383, la charge de chancelier de France. Il fut destitué en décembre 1388, et mourut en 1407 (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. VI, p. 540-544.

[233] Comptes de l'Hôtel du Roi, Messages. Bibl. Nat. f. fr. 6740, fº 8 vº.

[234] Bibl. Nat. f. fr. 6740, fº 8 vº.

[235] Ibid.

[236] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 513.

Mais déjà, il avait fallu ouvrir, dans l'Argenterie du Roi, un compte spécial pour «la gésine de la Reine[237]». On apporta bientôt à Isabeau une large houppelande de drap marbre de Montivilliers, boutonnée tout au long par devant «pour travailler enfant[238]». Le 4 juin, à une heure de prime[239], la Reine mit au monde une fille qui reçut au baptême le nom de Jeanne[240]. La cour et le royaume souhaitaient[Pg 95] un dauphin; leur déception n'empêcha point que les relevailles d'Isabeau ne fussent joyeusement célébrées à Saint-Ouen[241].

[237] Arch. Nat. KK 19, fº 107 rº.—«Deux larges chemises pour vestir la dite dame en sa grossesse» fº 108 rº.

[238] Ibid.

[239] Au XIVe siècle, la journée était divisée en quatre parties de trois heures chacune: prime, tierce, none et vêpres; prime durait de six heures à neuf heures du matin.

[240] Le Père Anselme.., t. I, p. 113.—Achat de «V quartiers de drap pers pour porter baptiser Jehanne de France». Arch. Nat. KK 19, fº 109 rº.

[241] On porta à Saint-Ouen des robes pour les relevailles de la Reine et des tapisseries pour ses chambres. Arch. Nat. KK 19, fº 112 et 113.—Ces mentions prouvent que Jeanne est née à Saint-Ouen et non à Paris, comme certains historiens l'ont prétendu.

L'événement, à vrai dire, fit peu de bruit; princes et seigneurs étaient alors tout aux soins de leur prochain départ pour l'Allemagne; le duc de Gueldre avait adressé à Charles VI une lettre offensante. Sous prétexte de venger l'insulte, on partait en guerre, mais le but réel de l'expédition était de sauvegarder les intérêts du duc de Bourgogne dans le Brabant. Philippe avait besoin de forces importantes pour expulser de ce territoire, dont il hériterait un jour, les bandes gueldroises qui l'infestaient[242]. Le plan arrêté pour cette campagne ne put être suivi, les fièvres paludéennes décimant les troupes et la chevalerie françaises; le seul résultat de tant d'efforts fut une promesse de soumission arrachée au duc de Gueldre[243]. Charles VI,[Pg 96] les seigneurs et ce qui restait de la chevalerie regagnèrent la France.

[242] Pour répondre à une invasion des Brabançons sur son territoire, Guillaume de Gueldre avait déclaré la guerre à Jeanne duchesse de Brabant, et celle-ci avait appelé à son secours Philippe de Bourgogne.

[243] Religieux de Saint Denis, Chronique..., t. I, p. 541-555.


A Reims, dans un Conseil[244], le cardinal de Laon[245] déclara que le Roi n'avait plus besoin de tuteurs, qu'il devait désormais diriger par lui-même les affaires du dedans et du dehors[246]; et, quand le jeune prince, vers le 15 novembre[247], revint auprès de la Reine, il avait déjà signifié à ses oncles qu'il les renvoyait dans leurs apanages; en même temps, il s'était choisi des ministres: son règne personnel commençait.

[244] Après la Toussaint, Charles VI avait convoqué un grand conseil, au palais archiépiscopal, pour décider «les moyens de donner désormais au gouvernement du royaume une sage et habile direction». Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I p. 561.

[245] «Le vénérable cardinal de Laon... homme renommé par sa probité, son éloquence et d'une fidélité éprouvée envers le Roi... était par son âge et par son rang le premier des prélats assistant à la réunion». Religieux de Saint-Denis, Ibid.—Pierre de Montagu, évêque de Laon, depuis 1371,—chargé de négociations avec l'Angleterre et de missions auprès du duc de Bretagne, 1372,—présent au conseil de 1373 où fut fixé à quatorze ans l'âge de la majorité des rois, et au conseil de 1380 où fut décidé le sacre de Charles VI, âgé seulement de douze ans et demi,—ambassadeur en 1383 auprès du Palatin Rupert de Bavière,—créé cette même année cardinal «tituli sancti Martis». Gallia Christiana, t. IX, col. 549-551.

[246] Quelques jours après, le cardinal mourut presque subitement, empoisonné, dit-on, sur l'ordre des ducs de Berry et de Bourgogne. Religieux de Saint Denis..., t. I, p. 563.

[247] E. Petit, Séjours de Charles VI, p. 39.

[Pg 97]


CHAPITRE II

LE COUPLE ROYAL

Charles VI était né le premier dimanche de l'Avent de l'année 1368, au moment même où les prêtres, dans Notre-Dame, chantaient, selon le rituel du jour: «Voici que vient le Roi! Accourons au-devant de notre Sauveur[248]!» Et aux fêtes de son baptême, une foule immense et joyeuse parcourait les rues «à solemnité de torches, sans faire aulcun ouvrage» criant «Noël! Noël! que bien peut-il estre venu[249]?» comme si, dès cette heure, la Providence avait voulu promettre une glorieuse[Pg 98] destinée au premier né de ce roi Charles cinquième qui, pour «la haulteur de sa prouece fut appelez Charle le Grant, pour sa vertu et sagece, Charle le Sage, et pour ses trésors, Charle le Riche[250]».

[248] Bibl. Nat., Coll. Decamps, vol. 48.

«Ou signe estoit, si comme je membre,
De la Vierge, la lune en celle nuit,
En la face seconde...».

(E. Deschamps, Œuvres complètes, t. VI, p. 41.)

[249] Decamps, ibid.—Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V, (éd. Michaud et Poujoulat) t. II, p. 24.

[250] Les deux premiers surnoms sont donnés à Charles V par Christine de Pisan, le surnom de Charles le Riche se rencontre dans les chroniques bavaroises.

Fils d'un père si illustre et d'une mère chez qui la droiture de l'esprit s'alliait à une ardente piété et dont la dignité des mœurs était fameuse, Charles avait été «nourri par grant cure et diligence[251]», confié aux soins de serviteurs d'élite et entouré d'un grand luxe. Le premier sentiment développé chez cet enfant avait été la piété; il ne faisait que commencer à comprendre que déjà, il offrait une chapelle à Saint-Germain de Vitry[252]; à trois ans, on le menait en pèlerinage à Notre-Dame de Paris[253].

[251] Christine de Pisan, ibid.

[252] Le 9 décembre 1369.—Mandements et actes divers de Charles V, publiés par Léopold Delisle, dans la Coll. des Doc. Inéd... (Paris, 1874, in-4º), nº 618.—Vitry-sur-Seine, (cant. de Villejuif, arr. de Sceaux, dép. de la Seine) dépendait du doyenné de Montlhéry; sa principale paroisse avait pour patron saint Germain, évêque de Paris, mort en 576.

[253] Ibid., nº 859.

Arrivé à l'âge de «cognoistre», il avait reçu[Pg 99] «nourritures de mœurs propres à prince et introduccion de lettres[254]». Toute une maison avait été formée autour de sa personne, et son père lui avait choisi quelques fils de seigneurs pour être les compagnons de ses jeux et de ses travaux[255].

[254] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V, t. II, p. 24-25.

[255] Voy. Mandements et actes divers de Charles V, nombreux dons aux amis et aux serviteurs du Dauphin.

«Le Livre de Sénèque, les Gestes Charlemaine, les Enfances Pépin et la Cronique d'Oultre-mer de Godefroy de Bouillon» étaient, dès sa huitième année, les lectures accoutumées du Dauphin, ou les ouvrages que lui commentaient ses maîtres[256]. Quant aux exemples qu'il avait eus sous les yeux, c'était le loyal ménage de ses parents qui «moult s'aymoient de grant amour»; et il avait vu le deuil, «plus grant que communément ès autres hommes», porté par Charles V lorsqu'il avait perdu celle «de qui tant de beaux enfans avait eus et qui loyaulement l'avait aimé[257]».

[256] Ibid., p. 761, nº 1519.

[257] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V, t. II, p. 19-20.—Charles appelait sa femme «le soleil de son royaume».

[Pg 100]

Le petit prince avait pu voir aussi ces hommes de gouvernement, ces graves personnages si studieux, si jaloux de la bonne renommée de la France qui entouraient et assistaient le Roi son père. Au reste, tout jeune, il avait montré d'heureuses dispositions de vaillance et d'amour de la gloire. Mais huit ans s'étaient écoulés depuis que Charles V était mort laissant cette éducation inachevée[258].

[258] Charles V était mort le 16 septembre 1380.

A vingt ans, le Roi Charles, qui venait de s'affranchir de la tutelle de ses oncles, était un robuste et brillant chevalier[259]; sa taille était au-dessus de la moyenne; sa chevelure blonde tombait sur ses épaules; ses yeux, très vifs, éclairaient un visage aux traits fins[Pg 101] qu'estompait une barbe naissante. Sa physionomie était franche, énergique et gracieuse; ses manières étaient nobles et polies; toute sa personne, séduisante; quiconque le voyait soit «estrangier, prince ou aultre étoit amoureux et esjoy». Son affabilité égalait sa beauté; il se montrait «humain à toutes gens, sans nulz orgueil[260]». Il étonnait par sa vaillance; sa force, son intrépidité tenaient du prodige; mais ces dernières qualités, admirables chez un coureur de tournois, étaient plutôt nuisibles chez un Roi de France; le jeune prince ne rêvait que chevauchées, guerres et prouesses[261].

[259] Pour le portrait de Charles VI, voy. Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 563-567.—Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs..., t. II, p. 26.—Chroniques de Perceval de Cagny, publ. par H. Moranvillé, (Soc. de l'Hist. de France, Paris, 1902, in-8º) p. 127-128.—«Quoique le règne de Charles VI ait été fort long, dit le Père B. de Montfaucon, on trouve peu de monuments où ce Roi soit représenté en peinture ou en sculpture. La grande maladie qui le prit l'an douzième de son règne... et les malheurs qui accablèrent le Roiaume pendant ce tems-là firent apparemment qu'on ne pensa guère à tirer son portrait.» (Monuments de la Monarchie française, Paris, 1731-1733, 5 vol. in-fº), t. III, p. 180.—Le seul document iconographique ayant quelque valeur au point de vue de la ressemblance est une figure du Roi représenté debout, tirée de son tombeau à Saint-Denis; voy. Bibl. Nat. Estampes, Oa 13, fº 3.

[260] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs..., t. II, p. 26.

[261] «Il se esbatoit aux gieux de paulme, de saillir, de dancer..., et de touz autres gieux honnestes, autant doulcement et humblement que peust faire le filz d'un simple chevalier.» Chronique de Perceval de Cagny, p. 127.

Quand, au lendemain du sacre, le peuple avait vu «son enfance si encline à armes, chevalerie, désir de voyagier, et entreprendre faiz», il avait jugé que «celluy roy estoit né lequel ès prophecies promises qui doit faire les grandes merveilles[262]». Le Dauphin, devenu[Pg 102] Roi, le croyait lui-même; et, comme c'était la politique de ses oncles de faire la guerre,—aux frais du royaume pour leurs intérêts personnels,—sans aucune retenue, il s'abandonnait à sa passion immodérée pour les combats et toutes les choses de la chevalerie, oubliant les principes de sagesse et de prudence qui avaient inspiré les actes de Charles V.

[262] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs. t. II, p. 25.

Un autre défaut le rendait incapable de bien administrer l'héritage paternel: sa générosité allait jusqu'à la prodigalité; il dépensait sans raison et sans prévoyance; il donnait à tous les solliciteurs, ne comptant jamais, et puisant à pleines mains dans ses coffres au grand désespoir de sa Chambre des Comptes.

La galanterie, enfin, complétait la figure de ce parfait Valois. Très tôt, il avait montré pour ce vice un penchant précoce. La faute en était peut-être à ce chevalier qui, malgré les efforts de Charles V pour écarter «toute personne qui, au Dauphin, osât ramentevoir matière luxurieuse», l'avait instruit «à amour et à vagueté[263]». Epris de la beauté, la cherchant[Pg 103] sans cesse sous de nouvelles formes, toujours en quête du coup de foudre, toujours prêt à s'enflammer, et non moins prompt à se dégoûter, Charles était passionné et inconstant[264]; il apportait dans le plaisir, comme dans la dépense et les combats, aux tournois[265] ou à la guerre, une ardeur excessive, effet d'une imagination déréglée et d'un tempérament peut-être moins sain au fond que ne l'annonçaient les apparences.

[263] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs..., t. II, p. 25.

[264] «Les appétits charnels, auxquels il se livrait, dit-on, contrairement au devoir du mariage, ne lui permettaient pas de douter qu'il n'eût hérité de malédiction qui avait frappé le premier homme et sa race perverse. Toutefois, il ne fut jamais pour personne un objet de scandale, jamais il n'usa de violence, jamais il ne porta le déshonneur dans une famille...» Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 567.

[265] «Il se mêlait aussi trop souvent aux tournois et autres jeux militaires dont ses prédécesseurs s'abstenaient dès qu'ils avaient reçu l'onction sainte». Ibid.

Voilà quel était l'ensemble des qualités aimables et des défauts inquiétants de ce prince qui, après huit années de tutelle, venait de prendre en main la direction de son royaume. Le couple royal était maintenant délivré de toute surveillance; le duc de Bourgogne lui-même, dépouillé de ses droits de contrôle, ne pouvait plus que présenter des avis.

[Pg 104]

Isabeau, autant que le Roi, devait profiter de cette indépendance. Depuis quelque temps, elle était bien différente de la petite princesse bavaroise dont l'ingénuité et la simplicité avaient naguère étonné Madame de Hainaut. Les leçons hâtives de celle-ci, les enseignements de la duchesse d'Orléans avaient été complétés par l'étude et la pratique des mœurs de la Cour. A dix-huit ans, Isabeau était parfaitement reine; de plus, cette jeune femme, deux fois mère, déjà éprouvée par le deuil, et chez qui s'éveillait le sens de la politique, apparaissait mûrie par ses trois années de mariage.

Une petite taille,—un front élevé, de grands yeux dans un visage large, aux traits accentués; le nez fort, aux narines très ouvertes; la bouche grande, aux lèvres sinueuses et expressives; le menton rond et potelé, la chevelure très brune, tel est alors le physique de la Reine, d'après les textes les plus véridiques[266] et les quelques portraits ou miniatures[Pg 105] de l'époque qui sont parvenus jusqu'à nous[267].

[266] Voy. Le Songe Véritable..., (éd. H. Moranvillé, Mém. Soc. Histoire de Paris, t. XIII, p. 296).—Le Pastoralet, dans les Chroniques relatives à l'Histoire de la Belgique sous la domination des ducs de Bourgogne, (texte français, éd. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, 1878, in-4º, p. 578.)

[267] On lit dans les Antiquités nationales de Louis Millin, (Paris, 1790-1799, 5 vol. in-4º, t. I, p. 34) qu'avant la Révolution, «les monuments reproduisant l'image d'Isabeau de Bavière étaient assez communs».—Il n'en reste plus aujourd'hui qu'un petit nombre et de médiocre valeur. Les plus intéressants sont: la représentation de la statue tombale de la Reine à Saint-Denis, Bibl. Nat., Estampes Oa 13, fº 9 et Pe 1a, fº 44,—la copie d'un portrait d'Isabeau en costume de cour, tiré du cabinet de Gaignières, Bibl. Nat., Estampes Oa 13, fº 6;—une miniature du Musée Britannique, (ms. Harleyem 441) où la Reine est représentée au milieu de ses dames recevant l'hommage d'un livre de Christine de Pisan;—enfin deux miniatures placées en tête d'un manuscrit de Froissart exécuté au xve siècle: Entrée de la Reine à Paris, et Joûtes en son honneur, Bibl. Nat. f. fr. 2648, fº 1.—Millin dans ses Antiquités Nationales (t. I, nº 1, pl. 3 et 4, p. 30-34,) a reproduit cinq statues qui, en 1789, surmontaient le portail de la Bastille donnant sur la rue Saint-Antoine, et il suppose que ces figures étaient celles de Charles VI, d'Isabeau de Bavière et de deux de leurs fils en prière devant saint Antoine de Padoue.—M. Bournon dans son Histoire de la Bastille, (Coll. des Doc. sur l'Hist. Gén. de Paris, 1893, in-4º, p. 12) n'accepte pas cette hypothèse; d'après lui les statues représenteraient Charles V, Jeanne de Bourbon et leurs deux fils, Charles et Louis. L'examen du costume et de la coiffure de la Reine nous rallie à l'opinion de M. Bournon.

Donc Isabeau n'avait ni un beau corps, ni des traits réguliers; mais elle rachetait «sa bassesse[268]» par ses heureuses proportions; son visage avait «grand joliveté[269],» c'est-à-dire de la vivacité et de l'agrément; son teint brun, «sa laide peau[270]», paraissaient étranges;[Pg 106] sa personne dégageait un charme piquant:

«..... et jolie et avenans
que plaisamment recompensoit
la deffaulte de sa beaulté[271].

[268] Le Pastoralet, vers 158..., p. 578.

[269] Ibid.

[270] Le Songe Véritable, vers 2838..., p. 296.

[271] Le Pastoralet..., p. 578.—Il y a loin de cette jeune femme à la fois étrange et attrayante, à la Reine, perfection de beauté, que décrivent certains historiens, d'après la tradition, disent-ils. Mais en vérité, celle-ci ne pourrait s'appuyer que sur les éloges non moins partiaux qu'emphatiques prodigués par les chroniqueurs bavarois à leur jeune princesse. Froissart, qui si volontiers trace le portrait des belles dames et qui avait assisté aux fêtes d'Amiens, est muet sur les charmes d'Isabeau.

A cette époque, le caractère de la Reine ne s'est encore révélé par aucune œuvre de volonté. Isabeau contenait sans doute ses sentiments intimes ou les dissimulait, car, très surveillée par les Princes, elle ne pouvait satisfaire ses penchants ni ses caprices; n'était-elle pas du reste absorbée, tout entière, par sa seconde éducation et les nouveautés du milieu où elle se trouvait transplantée? Excessivement pieuse, puisque, dans cette Cour où les exercices religieux étaient en très grand honneur, elle semble se distinguer par ses pratiques assidues et singulières; elle était dévotieuse à la mode de Bavière, et même, l'ostentation de ses œuvres pies et l'affectation[Pg 107] de son zèle pour certains autels privilégiés font penser aux superstitieuses coutumes de la pompeuse Italie.

Isabeau aimait beaucoup Charles VI: la vive affection qu'elle lui portait était faite d'admiration pour le mari si séduisant, et de gratitude pour le Prince qui l'avait élevée au trône de France.

Un autre sentiment très marqué chez la Reine était sa fidélité au souvenir des siens, son attachement à tout ce qui lui rappelait la Bavière. Aux heures mêmes où elle semblait le plus orgueilleuse du luxe et des honneurs qui l'entouraient, Isabeau n'était point prisonnière de sa haute situation; elle avait réservé dans son cœur comme un jardin secret qu'elle cultivait avec un soin pieux, et où sa pensée se retirait souvent. C'est là, pour le moment, le trait vraiment original du personnage de la jeune Reine: elle s'était assimilé tous les dehors, toutes les apparences qui convenaient à son rôle sur la scène française; mais au fond, elle restait allemande. Ainsi s'explique le silence de nos chroniqueurs sur son caractère: leur observation[Pg 108] ne pouvait pas facilement démêler les goûts et les sentiments de cette étrangère.

Au surplus, Isabeau connaissait maintenant les raisons politiques qui avaient fait rechercher sa main pour le Roi de France; et, au cours d'événements prochains, elle se révèlera consciente de son influence diplomatique. En attendant, on la verra, de 1389 à 1392, continuer sa vie de voyages et de fêtes, mais avec une liberté d'allures plus grande que précédemment, et moins d'indifférence pour les affaires politiques.


[Pg 109]

CHAPITRE III

LES FÊTES DE SAINT-DENIS ET DE PARIS

LE SACRE DE LA REINE

La Reine Isabeau sera désormais le centre de toutes les cérémonies de la cour et de toutes les fêtes royales.

Voici quels étaient, vers cette époque, ses principaux serviteurs, les dames et les damoiselles qui formaient son entourage et composaient son cortège habituel ou d'apparat:

Un homme d'âge, vieilli dans l'administration financière du royaume, Philippe de Savoisy, l'ancien trésorier de Charles V, est grand maître de l'Hôtel de la Reine et souverain gouverneur de ses dépenses[272].

[272] Arch. Nat., Comptes de l'Argenterie de Charles VI, KK 19, fº 136 vº.—Philippe de Savoisy, chevalier, seigneur de Seignelay, attaché dès 1358 au service du dauphin Charles, duc de Normandie et régent du royaume, était devenu l'un des chambellans de Charles V et son principal conseiller en matière de finances. Il avait été nommé souverain maître de l'Hôtel de la Reine par ordonnance royale du 25 février 1388, et il exerça cette charge jusqu'à sa mort 25 juillet 1398. (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. VIII, p. 550-551.)

[Pg 110]

Jean le Perdrier, clerc de la Chambre des Comptes, a reçu, dès l'arrivée d'Isabeau à Vincennes, le titre et les fonctions de Maître de sa Chambre aux Deniers[273]; il partage cette charge avec Jean de Chastenay appelé contrôleur de ladite Chambre. Tous les deux, bien vus du Roi pour leur zèle, sont gratifiés de dons afin «d'être plus honnestement» au service de la Reine.

[273] Le Père Anselme a emprunté ses renseignements sur la naissance du dauphin Charles en septembre 1386, «au deuxième compte de Jean le Perdrier». (Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 113.)

Un Maître de la Chambre des Comptes, Guy de Champdivers, conseiller du Roi, remplit, auprès d'Isabeau, l'office de premier secrétaire.

Jean Salaut, dont la signature figure au bas de toutes les lettres et quittances de la Reine, est son secrétaire particulier[274].

[274] Arch. Nat. K 53 A, nº 79.

Le nom d'un seul des six maîtres d'hôtel nous[Pg 111] a été conservé[275], Guillaume Cassinel[276], mais nous avons retrouvé les noms des principaux valets de chambre:

[275] Achat de drap d'écarlate pour les robes des VI maistres d'ostel de la Royne..., 640 livres parisis. Comptes de l'Argenterie de Charles VI (1er février—1er août 1389). Arch. Nat. KK 20, fº 12 vº.

[276] Guillaume II Cassinel, sire de Romainville, sergent d'armes du roi Charles V, avait pris part comme chevalier à la campagne de l'Écluse, 1386 (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. II, p. 40-41).

Pierre l'Estourneau, valet-tailleur de robes, depuis décembre 1386[277]; sa tâche est à la fois lourde et délicate; il y déploie une grande activité et sa ponctualité est remarquable[278].

[277] Pierre l'Estourneau avait remplacé, comme valet-tailleur de robes, Guillaume de Monteron. Arch. Nat. KK 18, fº 16 vº.

[278] Cf. Comptes de l'Argenterie du Roi. Arch. Nat. KK 18, 19, 20. passim.

Simon de Lengres est spécialement commis à la confection des pelleteries et fourrures[279].

[279] Arch. Nat. KK 18, fº 33 rº.

Huguelin Arrode travaille aux broderies[280].

[280] Ibid., fº 33 rº et 70 vº.

Audriet le Maire a la garde des chambres et des tapisseries[281].

[281] Arch. Nat. KK 20, fº 33.

Enfin Jean Dedrèze est le valet-épicier[282], Gillebert Guérard, le premier sommelier de corps[283], et Jean Paillard, un «varlet de la Reine»[Pg 112] dont l'office particulier nous est inconnu[284].

[282] Arch. Nat. KK 18, fº 12 vº.

[283] Ibid., fº 109 vº.

[284] Il faut ajouter à cette liste: Jean Saudubois, valet de garde-robe, KK 18, fº 33 rº et Robinette Brisemiche, couturière de la Reine, ibid, fº 18 vº.

Le personnel féminin au service d'Isabeau est nombreux.

C'est d'abord la Comtesse d'Eu[285] qui, sans doute, est sa grande dame d'honneur puisqu'elle signe, de son nom «par la reine», un acte du mois de février 1389[286], et que le 27 mai de la même année, le Roi la nomme en tête des «dames, damoiselles et autres femmes estans en la compagnie de tres chiere et tres amee compaigne la royne[287]». Quel que soit son titre, ses fonctions sont les mieux rémunérées: sur le montant des gages attribués aux dames pour ladite année[288], la Comtesse d'Eu reçoit, pour sa seule part, la somme de 1000 francs[289].

[285] Isabelle de Melun, veuve de Jean d'Artois comte d'Eu, mort en 1387 (le Père Anselme Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 388).

[286] Arch. Nat. K 53 A, nº 79.

[287] Lettres de Charles VI, datées de Saint-Ouen «aux généraux conseillers sur le fait des aides à Paris». Bibl. Nat., f. fr. 25 706, pièce 204.

[288] La somme totale était de trois mille cinq cents francs ou livres tournois. Les lettres du Roi indiquent le nom des dames et le montant des gages de chacune d'elles.

[289] Soit, en calculant la livre tournois à 10 fr. 30, 10 300 francs, valeur intrinsèque.

[Pg 113]

Au-dessous d'elle viennent:

Mademoiselle de Dreux, sa fille[290], que le Roi et la Reine appellent «nostre tres chiere cousine» comme sa mère, mais qui ne reçoit que 500 francs.

[290] Jeanne d'Artois,—mariée, le 12 juillet 1365, à Simon de Thouars comte de Dreux qui fut tué dans un tournoi le jour de ses noces. Elle demeura veuve, portant le nom de Mademoiselle de Dreux, dame de Saint-Valery (le Père Anselme Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 389).

Quatre «chambellannes[291]»: Marie de Savoisy[292], dame de Seignelay[293], femme du grand maître de l'Hôtel, qui touche 400 francs; Catherine l'Allemande, veuve de Michel de Campremy, remariée au sire de Hainceville; Madame de Norroy et Madame de Malicorne[294] qui se partagent une somme de 600 francs.

[291] Arch. Nat. KK 20, fº 116 rº.

[292] Marie de Duisy, fille de Philippe de Duisy, maître d'hôtel du Dauphin Charles (Charles V). Cf. le Père Anselme..., t. VIII, p. 551.

[293] Seignelay, ch.-l. de cant., arr. d'Auxerre, dép. de l'Yonne.

[294] Isabeau le Bouteillier de Senlis, fille d'Adam le Bouteillier de Senlis, seigneur de Noisy, avait épousé Gaucher de Châtillon, seigneur de Malicorne (le Père Anselme..., t. VI, p. 264.)

Puis cinq «damoiselles servant la royne», moyennant 140 francs chacune[295]: Marguerite de Gremonville, Catherine de Villiers, Mabillette,[Pg 114] Jeannette de la Tour et Margot de Trie[296].

[295] Bibl. Nat. f. fr. 25.706, pièce 204.—Charles VI donnait aussi 140 francs «à Sébille de Croisilles qui a servi très longuement en estat de damoiselle nostre très chière dame et mère que Dieu absoille» (la reine Jeanne de Bourbon).

[296] Arch. Nat. KK 20, fº 117 rº.

Enfin Femmette, la femme de chambre, Jeanne, l'ouvrière de l'atour, et une lavandière, payées chacune 40 francs l'année.

Mademoiselle Jeanne de Luxembourg[297] et Mademoiselle Marie d'Harcourt, jeunes femmes de très ancienne noblesse, du sang même des Valois, sont souvent auprès de la Reine en ces années, mais elles ne font pas partie de sa Maison.

[297] Jeanne de Luxembourg était fille de Guy VI de Luxembourg, châtelain de Lille et de Mahaut de Châtillon, comtesse de Saint-Pol. (Mas Latrie, Trésor de Chronologie, col. 1676).—Marie d'Harcourt, fille de Guillaume d'Harcourt et de Blanche de Bray, était veuve de Louis de Brosse, seigneur de Boussac (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. V, p. 131).

Six prêtres desservent la chapelle d'Isabeau: Jean Gourdet, Jean Mairesse, Pierre de la Vielleville, Gallehaut, Ytier et Pierre Langue[298]. Pierre de la Vielleville a certainement le pas sur les autres, puisque, par une quittance du 3 juillet 1391, «ce prêtre chappelain» est chargé d'encaisser le service de la chapelle[299].

[298] Arch. Nat. KK 19, fº 129 vº.—Il y avait aussi dans la chapelle de la Reine deux clercs et deux sommeliers, ibid, fº 135 rº.

[299] Bibl. Nat. f. fr. 20592, p. 33 et 34.

[Pg 115]

Les Officiers et les Dames de l'Hôtel de la Reine assistent aux fêtes données à la Cour; pour y paraître dignement, ils reçoivent des manteaux et des robes de gala; et, quand les réjouissances sont terminées, le Roi récompense par des présents, ceux de ses serviteurs dont il a remarqué la bonne tenue.

Isabeau, du reste, fait en faveur de ses gens, de fréquents appels à la générosité du Prince. Ainsi, son physicien, Guillaume de la Chambre, reçoit, le 31 décembre 1388, «pour ses peines en art de médecine» et pour l'accroissement de son mariage 500 francs d'or[300]. Sa femme de chambre, Femmette, partage avec son mari, Guyot de Fresnoy, «varlet de son hôtel», un don royal de 300 francs d'or pour «consideracion des bons et agréables services qu'ils ont faiz longuement à notre dicte compaigne, font encores continuelement chacun jour et attendons que ferons au temps avenir[301]» (2 juin 1391). Et quand est arrivé le jour des étrennes, la[Pg 116] Reine fait à ses dames et damoiselles de riches cadeaux.

[300] Bibl. Nat. nouv. acq. fr. 3623, nº 104.

[301] Bibl. Nat. f. fr. 25 706, p. 292.

Sa libéralité envers les serviteurs qui la satisfont se double d'une certaine indulgence quand ils commettent quelque faute: Perrin le Tassetier, qui avait été au service de la Reine-mère, et qui, de la Maison du Roi, était passé dans celle de la Reine, fut convaincu d'avoir joué en usant de faux dés et pour ce fait, emprisonné au Châtelet. Isabeau fit délivrer le coupable «en consideracion de ses bons et anciens services[302]».

[302] Lettres de rémission du 11 janvier 1389. Arch. Nat. JJ. 135, nº 25.

Un autre de ses gens, très humble celui-ci, Jean Perceval, dit le Picart «povre homme poullailer», avait été chargé d'acheter huit douzaines de poulardes et autres volailles pour la Maison d'Isabeau, alors en résidence à Melun; et, sous prétexte qu'on lui en demandait un prix trop élevé, ne les avait pas payées. Les maîtres poulaillers de l'Hôtel de la Reine ayant refusé de recevoir cette marchandise qu'ils savaient être volée, Jean s'en alla vendre les volailles à Paris,[Pg 117] pour son propre compte. Il fut pris, mis en prison. Isabeau, apprenant l'histoire, ne jugea pas que le cas fût pendable et même elle fit rendre la liberté au pauvre hère par une lettre de rémission[303].

[303] Arch. Nat. JJ. 140, nº 193.

Mais elle se montrait très sévère pour les délits graves. Elle n'admettait pas que ses gens violassent les propriétés d'autrui, et par prévoyance, elle veillait à ce que les officiers de son hôtel n'exerçassent pas le droit de prise sur les localités voisines de ses résidences, particulièrement sur les abbayes et les terres en dépendant. Le premier des actes de la Reine qui nous ont été conservés[304], est précisément son interdiction formelle de commettre le moindre larcin dans l'Abbaye de Longchamp[305] (8 février 1389).

[304] Arch. Nat. K 53 A, nº 79.

[305] La vigilance apportée par la Reine à sauvegarder les biens de cette abbaye ne lui était pas inspirée par le seul désir de faire justice à tous et de bien gouverner son Hôtel, mais aussi «par la grant affection et dévotion especiale» qu'elle avait «aux religieuses de Longchamp et à leur église».—Monastère de Franciscaines, fondé en 1290 sur les bords de la Seine, à peu de distance de Paris, par Isabelle de France, sœur de Louis IX, Longchamp avait été depuis lors honoré des bienfaits des rois et placé sous la protection particulière des reines, et sa fondatrice était devenue une grande sainte, à laquelle les femmes de la Maison de France avaient voué un véritable culte. Isabeau suivait donc une tradition en se plaçant sous le patronage de cette sainte Isabelle «miroir d'innocence, exemple de piété, rose de patience, lis de charité»—dont la biographie, écrite à la demande des princes français célébrait «la simplicité, la modestie, l'amour de l'étude et la sagesse». Voy. Acta Sanctorum... (éd. par les R.R.P.P. Bollandistes, Paris et Bruxelles, 1863-1894, 64 vol. in-fº), t. VI, du mois d'août, p. 786-806.


De 1389 à 1392, les déplacements d'Isabeau sont fréquents; mais il est à remarquer qu'ils[Pg 118] ont tous pour but des pays peu éloignés de Paris, et que, dans une zone restreinte, les mêmes villes, les mêmes sanctuaires sont visités par la Reine, à tour de rôle pour ainsi dire, aux mêmes époques de l'année. C'est presque toujours au pays de l'Oise ou aux environs de Chartres qu'elle se transporte et se fixe pour un temps.

«Un roi en sa jeunesse doit visiter et connaître ses gens[306]» disaient, en 1389, les deux principaux ministres de Charles V, Bureau de la Rivière et Jean le Mercier[307]. Ils ne parlaient[Pg 119] pas de la Reine. Ces hommes politiques estimaient, sans doute, que les devoirs de la maternité et ceux de la représentation à la cour, suffisaient à l'occuper. Théorie imprévoyante, dont l'application à Isabeau devait produire de fâcheux effets! Celle-ci ne sera pas présentée aux provinces, elle ignorera «les gens de France»; et, plus tard, devenue régente, elle ne comprendra pas le sens de certaines manifestations populaires.

[306] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IV, t. XII, p. 38.

[307] Jean le Mercier, seigneur de Noviant, chevalier, capitaine et gouverneur de la ville et du château de Creil,—notaire et secrétaire du roi Jean II, en 1360,—sergent d'armes, puis huissier d'armes et trésorier des guerres de Charles V en 1369,—conseiller général sur le fait des aides en 1373—maître d'hôtel de Charles VI avait été choisi par le Roi en novembre 1388 comme l'un des membres du nouveau conseil de gouvernement. Sa compétence s'étendait surtout à l'administration financière. Cf. H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier (Paris, 1888, in-4º).


Au commencement de l'année 1389, Isabeau résida quelque temps au château de Vincennes[308]. De là, elle se rendit au nord de Paris; Mantes, Creil la retinrent pendant les dernières semaines de février et tout le mois de mars[309]. Le Roi voyageait de son côté, en Normandie; le 13 mars, il envoyait un marsouin[Pg 120] à sa femme[310] et le 25, il lui dépêchait un message pour l'avertir qu'il était à Rouen[311].

[308] C'est de l'hôtel du Séjour, sis à Conflans-lès-le-pont de Charenton, que, le 8 février, la Reine datait l'acte de sauvegarde en faveur des Dames de Longchamp. Arch. Nat., K 53 A, pièce 79.

[309] Arch. Nat. KK. 30, fº 48 rº.

[310] Arch. Nat. KK 30, fº 48 rº.

[311] Ibid.

Au retour de cette tournée, politique sans doute, Charles VI résolut de se donner quelque relâche; il comprenait tout autrement que son père l'exercice de l'autorité suprême, et il ne se jugeait pas encore d'âge à s'absorber dans les affaires. La France, du reste, remise aux mains des anciens ministres de Charles V, était prospère; la paix se négociait avec l'Angleterre. Le Roi estima donc que le moment était venu de dédommager Isabeau de la vie un peu monotone qu'elle menait depuis leur mariage; les médiocres solennités d'Amiens étaient restées jusqu'alors sans compensation; il fallait que la jeune femme goûtât enfin aux plaisirs chers à son mari, qu'elle assistât à de brillantes joutes, à de magnifiques tournois, et connût le faste éblouissant de réjouissances vraiment royales. Justement, l'occasion de beaux divertissements s'offrait toute prochaine: la chevalerie devait être conférée, le mois suivant, aux[Pg 121] deux fils du feu duc d'Anjou[312], Charles et Louis, avant qu'ils ne partissent à la conquête du Royaume des Deux-Siciles[313].

[312] Louis I duc d'Anjou et de Touraine, comte du Maine et de Provence, deuxième fils de Jean le Bon, né en 1849, le plus âgé des oncles de Charles VI avait exercé une influence prépondérante sur la politique intérieure du royaume de 1380 à 1382. Brouillon et avide, il avait pillé les trésors de Charles V et désorganisé les finances pour amasser les sommes nécessaires à la conquête du royaume des Deux-Siciles dont la reine Jeanne I l'avait fait héritier. Descendu en Italie, 1382, il y était mort en 1384, après avoir échoué contre son compétiteur Charles de Duras. Cf. le Père Anselme, Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 301.

[313] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 586.

Charles VI décida que cette cérémonie aurait un éclat extraordinaire; et des messagers furent envoyés dans les pays d'Allemagne et d'Angleterre pour inviter, de vive voix, les nobles dames et les seigneurs à ces fêtes solennelles[314].

[314] Ibid., p. 587.

Quelques détails sur la richesse des costumes et des parures qui furent commandés alors pour la Reine et sa suite[315] permettront[Pg 122] de juger combien la nouvelle cour laissait loin derrière elle le luxe, pourtant si fameux, de la Reine Blanche, veuve de Philippe VI encore vivante[316], ou de Jeanne de Bourbon, femme de Charles V.

[315] Cf. «Le premier compte de Arnoul Bouchier, argentier du Roy..., pour demi an commencent le premier jour de février l'an MCCCIIIIxx et VIII (1389, nouveau style) et fenissant le darnier jour de juillet l'an mil CCCLIIIxx et neuf apres ensuivant, dont les parties ont esté paiées achetées et delivrées tant aux gens et officiers dudit seigneur comme aux gens et officiers de Madame la Royne et de Monseigneur le duc de Thouraine. Arch. Nat. KK. 20, fº 4 rº.

[316] Blanche de Navarre, fille de Philippe III d'Évreux et de Jeanne de France, (fille de Louis X, le Hutin) reine de Navarre, mariée le 29 janvier 1350 à Philippe VI de Valois, veuve la même année (le Père Anselme..., t. I, p. 105).

Vingt-quatre cottes hardies à chevaucher pour les dames; vingt-deux pour les damoiselles furent taillées dans les plus belles pièces de drap vert brun de Bruxelles et doublées en taffetas vert clair de Malines, ou en drap clairet de Rouen. Sur la manche gauche des dames, on appliqua des broderies de genêts d'or à la devise du Roi[317], faites de fil d'or et d'argent de Chypre, qui se répétaient sur les chaperons, de même drap et de même couleur. Les damoiselles eurent aussi leur manches gauches et leurs chapeaux ouvrés de[Pg 123] broderies, mais moins nombreuses et faites seulement de fil d'argent[318]. Cent vingt aunes de «lacs de soie, les uns de soie vert plein, les autres de soie vert broché d'or», furent distribuées aux dames pour conduire les chevaliers au champ des joutes[319]. La robe de la Reine était de velours vermeil, en graine, doublée de taffetas de la même nuance[320]; de couleur vermeil étaient encore les costumes du Roi et du duc de Touraine[321].

[317] Charles VI eut plusieurs devises: le cerf-volant qui avait été une des devises de son père,—la cosse de genêt qu'il avait prise de Louis IX, mais à laquelle il alliait les branches d'un grand arbre ou May, c'est-à-dire un feuillage d'arbre comme il est au mois de mai, etc. Les Mots, c'est-à-dire les paroles sentencieuses que Charles VI choisissait comme âmes de ses devises étaient en ces années: Espérance ou Jamais. Voy. Jal, Dictionnaire critique de Biographie et d'Histoire, (Paris, 1867), p. 364 et 893.

[318] Arch. Nat. KK 20, fº 87 rº et 93 vº.

[319] Arch. Nat. KK. 20, fº 92 vº.

[320] Ibid., fº 87-93.

[321] Ibid. «Deux habits a vestir a dansser pour le roi et le duc de Touraine en satin vermeil et semés de branches de genestres de vert cousues de rouge.» Arch. Nat. KK. 20, fº 91 vº.

Pendant la durée des fêtes, l'Abbaye de Saint-Denis fut la résidence du Roi, de la Reine et du duc de Touraine; y logeaient aussi les officiers de la cour, les dames qui formaient la suite d'Isabeau et celles qui étaient venues de lointains pays pour lui faire cortège. Tous ces hauts personnages se trouvaient installés, le samedi premier mai, au coucher du soleil[322]. Bientôt arriva, en grand appareil, la[Pg 124] duchesse douairière d'Anjou[323], accompagnée de ses deux fils[324].

[322] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 589.

[323] Marie de Châtillon, fille du célèbre comte Charles de Blois et de Jeanne de Bretagne, veuve en 1384 de Louis I d'Anjou, prit la tutelle de ses enfants et gouverna si sagement les revenus du comté de Provence qu'elle en tira des subsides pour continuer en Italie la guerre commencée par son mari (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 229).

[324] Louis II, duc d'Anjou, né en 1377, prenait le titre de roi de Naples, de Sicile, de Jérusalem et d'Aragon.—Charles, son frère, était comte de Roucy, seigneur de Guise, comte d'Etampes et de Gien. Ibid.

Le soir même, une splendide réception fut donnée dans la vaste salle, construite tout exprès, au milieu de la cour de l'Abbaye[325]. Là, pour la première fois, Isabeau put contempler dans tout son éclat l'assemblée des Grands du Royaume, et aux hommages qui lui furent offerts par tous, elle put mesurer sa puissance.

[325] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 587 et 593.

Le lendemain au matin, la Reine, suivie de la duchesse d'Anjou et de ses dames, se rendit à la basilique où le Roi l'attendait devant l'autel des Martyrs; elle assista à la messe et à la collation de la chevalerie. Le soir elle parut au bal et au souper[326].

[326] Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 593.

[Pg 125]

Le lundi, vers la neuvième heure, elle gagna, non loin de l'Abbaye, la galerie de bois réservée aux dames, sur la droite du champ, clos par des rubans, où devaient se mesurer les chevaliers[327]. Bientôt, ceux-ci s'avancèrent: leurs armures étincelaient, les emblèmes du Roi ornaient leurs écus de couleur verte; les écuyers suivaient portant les casques et les lances[328]. Des dames, en nombre égal, conduisirent les chevaliers avec des rubans de soie qu'elles avaient retirés de leur sein[329]. Elles étaient vêtues de costumes vert foncé, tout couverts d'or et de pierreries et montées sur des palefrois richement caparaçonnés[330]. Quand les champions furent entrés en lice, leurs dames se retirèrent dans la galerie pour se mêler au groupe qui entourait la Reine et la duchesse d'Anjou.

[327] Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 595 et Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI (éd. D. Godefroy, Paris, 1653), p. 73.

[328] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 595.—Arch. Nat. KK 20, fº 87-92.—Le 1er compte d'Arnoul Boucher, argentier du Roi, donne la liste des seigneurs, chevaliers et écuyers qui assistèrent aux fêtes du 1er mai: les princes d'Anjou, les ducs de Berry, Bourgogne, Bourbon, les comtes de Navarre, de Nevers, de Savoie, etc. Arch. Nat. KK 20 fº 165 et suiv.

[329] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 595.

[330] Ibid., p. 595-597 et Arch. Nat. KK 20, fº 87-92.

[Pg 126]

La liste des personnes composant cette assistance féminine nous a été conservée; la lecture en est intéressante: les plus grands noms de France viennent d'abord, puis ceux des femmes de noblesse récente dont les maris occupaient de grandes charges dans l'administration judiciaire ou financière du Royaume; ensuite les noms très nombreux de damoiselles et de filles de chevaliers et de ministres, enfin ceux de dix-sept des plus riches bourgeoises de Paris.

A la vue du chatoyant spectacle offert par ces dames, damoiselles et roturières, toutes richement parées, et sans doute harmonieusement groupées, le Religieux de Saint-Denis fut saisi d'enthousiasme; «On se serait cru, dit-il, transporté au milieu de cette assemblée de déesses, dont parlent les anciens poètes[331]». Aussi bien, c'était un aréopage, puisque le soir, au souper, les dames distribuèrent des prix aux chevaliers les plus valeureux. Mais alors, paraît-il, les déesses s'humanisèrent, et quelques-unes, à la faveur de la mascarade, accordèrent le prix d'amour. C'est du moins[Pg 127] ce que l'austère religieux crut voir, lorsqu'il glissa un coup d'œil furtif dans la salle du festin transformée en salle de bal[332].

[331] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 595.

[332] Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 597-599.

Le mardi, les écuyers à leur tour, combattirent en présence d'Isabeau; ils furent conduits et récompensés par des damoiselles comme les chevaliers l'avaient été, la veille, par des dames.

Le même jour, dans la basilique, un service solennel fut célébré en l'honneur de la mémoire de Du Guesclin, mort depuis neuf ans, et, devant les princes et les seigneurs vêtus de leurs costumes de deuil, l'oraison funèbre du connétable fut prononcée; mais la Reine ne dut pas assister à cette imposante cérémonie militaire, car le chroniqueur ne fait aucune allusion à sa présence[333].

[333] Ibid.

Les réjouissances et divertissements durèrent encore tout le cinquième jour; quand ils prirent fin, le Roi remercia de leur concours les seigneurs étrangers et les chevaliers français venus de loin; il complimenta, en termes gracieux, les dames qui avaient formé autour[Pg 128] de la Reine comme une couronne de jeunesse, de beauté et de richesses; puis il fit distribuer de nombreux cadeaux, presque tous magnifiques: c'étaient des joyaux d'or et d'argent, des drap d'or et de soie, des fourrures, des hanaps d'or, des anneaux enrichis de diamants, des images de Notre-Dame, etc; les bourgeoises de Paris reçurent, pour leur part, deux pièces d'écarlate vermeil de Bruxelles. Ensemble tous ces présents avaient coûté la grosse somme de neuf mille cinq cent soixante-quinze livres six sous tournois[334].

[334] Arch. Nat. KK 20, fº 9 rº

C'est le luxe déployé dans ces belles fêtes, que, bien des années plus tard, visera Eustache Deschamps, lorsqu'il dira:

«En qui en veult en querre
«A Saint-Denis un chafault et par terre
«Joutes tres grans ou l'or luit et habonde;
«Mais qui vouldroit jugier à droite esquerre
«C'est tout neant des choses de ce monde[335]

[335] Eustache Deschamps, Œuvres complètes, t. VI, p. 41.

Après les fêtes de Saint-Denis, Isabeau se retira à Saint-Ouen. Là, dès le milieu de mai, ce ne fut plus un secret pour les serviteurs[Pg 129] qu'on pouvait de nouveau espérer la venue d'un Dauphin, car, Pierre l'Estourneau, valet-tailleur, avait reçu l'ordre d'acheter du «tiercelin et de l'azur,» pour l'élargissement de huit corsets; de plus, la Reine voulant témoigner sa reconnaissance à Notre-Dame, se disposait à partir en pèlerinage. Le 9 juin cependant, elle était encore à Saint-Ouen, où le Roi, qui chassait alors dans la forêt de Senlis, lui envoyait «porter lettres avec la tête d'un cerf[336]».

[336] Arch. Nat. KK 30, fº 49 rº.

Quelques jours après, la Reine se transportait à Saint-Sanctin[337] et à Chartres, ses sanctuaires préférés, pour y rendre ses actions de grâces. Elle passa tout le reste du mois au pays chartrain, où, à deux reprises, elle reçut des nouvelles du Roi, le 17 à Chartres[338], le 23 à Saint-Sanctin[339]. Charles VI lui-même arriva bientôt pour la rejoindre et faire ses dévotions à Notre-Dame de Chartres.

[337] Saint-Sanctin de Chuisnes, cant. de Courville, arr. de Chartres, dép. d'Eure-et-Loir, célèbre abbaye bénédictine, était un lieu de pèlerinage très fréquenté au XIVe siècle.

[338] Arch. Nat. KK 30, fº 49, rº.

[339] Ibid.

[Pg 130]

A la fin du mois de juillet, on retrouve le couple royal, installé au château de Melun, lieu de rendez-vous fixé par Charles VI à la fille de Jean Galéas, seigneur de Milan, Valentine Visconti, promise au duc Louis de Touraine. Le mariage de Valentine et de Louis fut célébré à Melun même, le 17 août, en présence du Roi et de la Reine[340].

[340] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 49.

Cependant à Paris, s'achevaient en grande hâte, les préparatifs de fête entrepris depuis plusieurs semaines, sur l'ordre du Roi, pour le sacre de la Reine, fixé au 23 août.

Isabeau, en effet, n'était pas sacrée, et depuis quatre ans qu'elle était reine, les Parisiens ne l'avaient pas encore reçue officiellement; car si, parfois, l'hôtel Saint-Pol avait été visité et même habité par elle, aucune députation de la ville n'était venue à sa rencontre, aucune fête populaire n'avait signalé son passage dans la capitale[341]. Charles VI voulut que les deux cérémonies, si tardivement[Pg 131] célébrées, l'entrée à Paris et le sacre, formassent un ensemble de fêtes splendides, rehaussées d'un luxe inouï, capable d'émerveiller les gens du Royaume et de frapper d'admiration les étrangers.

[341] Depuis l'insurrection des Maillotins 1383, les Princes, qui s'étaient défiés des Parisiens, avaient aboli la charge de Prévôt des Marchands et confié toute l'administration de la ville au prévôt royal.—En janvier 1389, l'un des premiers actes des nouveaux conseillers du Roi fut de rendre à Paris une partie de ses institutions municipales. Cf. L. Battifol, Jean Jouvenel, prévôt des marchands, (Paris, 1894, in-8º).

De nombreux hérauts et messagers furent donc envoyés aux quatre coins de la France ainsi qu'en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas pour inviter les seigneurs et les chevaliers les plus fameux au sacre de la reine Isabeau[342].

[342] Religieux de Saint Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 609.—La nouvelle fit grand bruit en tous ces pays; Jean Froissart qui était alors en Hollande auprès du comte de Blois, s'empressa de revenir: «Je prins congé, dit-il, pour retourner en France, pour être à une très noble fête qui devoit être en la ville de Paris à la première entrée de la reine Isabel de France... Pour savoir le fond de toutes ces choses, je m'en retournai parmi Brabant et fis tant que je me trouvai à Paris huit jours avant que la fête se tint ni fit». Chroniques..., livre IV, ch. I (éd. Buchon, t. XII, p. 5-7.)

En même temps, par des lettres royales, données en faveur de la Reine, l'amnistie fut promise aux exilés et aux proscrits qui auraient regagné leurs provinces dans les quatre mois[343].

[343] Ibid.

[Pg 132]

Pendant que les seigneurs et les chevaliers étrangers ou provinciaux, qui répondaient à l'appel de Charles VI, se dirigeaient vers Paris, la cour et la ville poursuivaient fébrilement les apprêts des fêtes royales: draps de velours et de soie, pelleteries et joyaux passaient des boutiques des grands marchands, fournisseurs de la cour, entre les mains des tailleurs et des brodeurs de la Maison du Roi et de celle de la Reine[344]; et, pour trouver des étoffes plus rares, Jeannet d'Estouteville, écuyer de corps de Charles VI, était dépêché en Angleterre[345]. Les orfèvres parisiens et les marchands de Gênes ne parvenant pas, quelque somme qu'on leur offrît, à fournir tous les galons d'or et d'argent, les broderies, les joyaux et parures nécessaires, les trésors de bijoux et d'objets précieux, enfermés à Vincennes et à Melun, furent en quelque sorte réquisitionnés. La Chambre des Comptes délégua les plus probes de ses membres pour aider et surveiller les[Pg 133] serviteurs royaux dans le transfert, à l'hôtel Saint-Pol, du grand coffre de Vincennes, et dans l'enlèvement de quelques-uns des plus riches bijoux de Melun[346]. En présence des magistrats désignés, les couronnes, les croix d'or, les colliers, les patenôtres ornées de perles furent littéralement dépecés «pour être employés en autres joyaux pour la venue de la Reine[347]»; l'or fut remis aux orfèvres pour la fonte, les perles aux tailleurs de robes pour les garnitures. Il semblait que tout le monde, à la cour, renouvelât sa garde-robe aux frais du Roi.

[344] Arch. Nat. KK 20, fº 6-16, 99-111.

[345] Ibid., fº 15 vº.

[346] Arch. Nat. KK 20, fº 14.

[347] Ibid., fº 14 et 15.

Du reste, Charles VI lui-même prescrivait les costumes qui devaient être portés pendant les fêtes prochaines; il indiquait la nature et la quantité des étoffes à employer; par exemple les draps et les pennes, la soie et la pelleterie nécessaires aux houppelandes des ministres, des principaux officiers de l'Hôtel, les petits draps pour les chevaucheurs de l'écurie, les draps de sac pour les houppelandes[Pg 134] de certains chevaliers et officiers de moins haut rang[348]. Le 15 août, presque à la veille du grand jour, il écrit encore aux gens des Comptes: «Nous voulons et vous mandons que faites promptement bailler et délivrer à notre amé et féal argentier... soixante douze frans d'or pour acheter six satins lesquelz par lui seront distribuez à la venue de notre tres chiere et très aimée compagne la Royne[349]

[348] Arch. Nat. KK 20, fº 11.

[349] Bibl. Nat., f. fr. 20706, pièce 24.

Les robes de la comtesse d'Eu, de Mademoiselle d'Harcourt et de quelques autres dames étaient véritablement magnifiques[350]; leur richesse égalait presque celle des costumes du Roi et du duc de Touraine[351]. Mais la merveille des merveilles, c'était la toilette de la Reine: chacune de ses robes, taillée dans une étoffe du plus grand prix, était un chef-d'œuvre dû à[Pg 135] l'art du costumier uni à ceux de l'orfèvre et du joaillier.

[350] «Pour les robes de Madame la comtesse d'Eu, de Mademoiselle d'Harcourt et autres dames de l'Hôtel et compagnie de la royne..., 1990 liv. 9 deniers parisis.» Arch. Nat., KK 20, fº 112. Autres mentions sur les étoffes de ces toilettes dans le même compte; Ibid.

[351] «Draps de soie, veloux, laine pour robes, pourpoins et autres habis pour le roi et le duc de Touraine..., 5847 liv. par.» Arch. Nat. KK 20, fº 10 rº.

Quand il s'agit de régler la composition et l'ordre du cortège d'Isabeau, on consulta la gardienne des plus nobles traditions, la reine Blanche, veuve de Philippe VI. Celle-ci quitta sa retraite de Neauphle[352], pour donner son avis sur le cérémonial qui devait être observé. A sa demande, les livres déposés à Saint-Denis, traitant du sacre des rois et des reines, furent compulsés; mais Charles VI, jugeant trop simples ces anciennes coutumes, ordonna de faire plus grand qu'on n'avait jamais fait[353]; il voulait pour le sacre de sa femme, une mise en scène jusqu'alors inusitée; grâce au concours des Parisiens, ses vœux furent comblés[354].

[352] Neauphle-le-Château, canton de Montfort-l'Amaury, arr. de Rambouillet, dép. de Seine-et-Oise.

[353] Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 609.

[354] Pour les fêtes de l'entrée de la Reine à Paris les principales sources sont: Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. I, (éd. Buchon, t. XII, p. 7-31).—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 611-617.—Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI (éd. Godefroy) p. 71-73.—Guill. Cousinot, Geste des Nobles, p. 107.—Arch. Nat. KK 20, fº 6-76 et 99-111; Registres du Parlement, X1a 1474, fº 326 rº.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 213 et 529-530.—H. Legrand, Paris en 1380, (plan de restitution, dans la Coll. Doc. Hist. Gén. de Paris, Paris, 1868, in-4º).

Le vendredi 20 août, la Reine, venant de[Pg 136] Melun, arrivait à Saint-Denis; le 21, elle y était rejointe par les dames du sang royal: la Reine Blanche, la duchesse d'Orléans et la duchesse de Bar[355], représentant les anciennes générations; par la duchesse de Bourgogne et tout un groupe de toutes jeunes femmes: la duchesse de Touraine, la duchesse de Berry, presque une enfant, mariée depuis deux mois au vieux duc[356], et Marguerite de Hainaut, comtesse de Nevers, etc.

[355] Marie de France, deuxième fille de Jean II, mariée au duc Robert de Bar. Gallia Christiana, t. V, p. 512-513.

[356] Jeanne, comtesse d'Auvergne et de Boulogne, fille unique de Jean II, comte d'Auvergne et d'Eleonor de Comminges (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 108).

Le dimanche, dans la matinée, la reine Blanche et la duchesse d'Orléans quittent Saint-Denis, sous brillante escorte; ces dames ne feront pas partie du cortège: elles se rendent à Paris, pour rejoindre le Roi au Palais, et y préparer la réception d'Isabeau.

A midi, la Reine sort de l'Abbaye, en chappe de velours azur semée de fleurs de lys d'or[357];[Pg 137] elle monte dans sa litière couverte et bien ornée que traîne un superbe attelage, pendant que les dames, derrière elle, se placent dans des chars peints et dorés; à leurs côtés, à cheval, se tiennent: les ducs de Touraine, de Bourbon[358], de Berry, de Bourgogne, escortés à quelque distance, par les seigneurs français.

[357] Le manteau des femmes, en 1389, était une chape close, de beaucoup d'ampleur ressemblant au manteau des béguines. Voy. Quicherat, Histoire du costume, p. 258.—La chape que portait la Reine avait été achetée à Valentine de Milan pour 480 livres parisis. C'était sans doute un manteau d'un travail remarquable, fabriqué en Italie et que la duchesse de Touraine avait revêtu le jour de son mariage. Arch. Nat. KK 20, fº 10 vº.

[358] Louis II duc de Bourbon, comte de Clermont, de Forez etc., fils de Pierre I de Bourbon et d'Isabelle de Valois, sœur du roi Philippe VI, était né en 1337. Huit ans prisonnier en Angleterre après la bataille de Poitiers, il combattit ensuite contre les Anglais et les Navarrais sous le règne de Charles V son beau-frère. Devenu l'un des tuteurs de Charles VI, il se désintéressa de la politique intérieure, pour se consacrer à la conduite des expéditions militaires. En 1385, lors du mariage d'Isabeau, il faisait campagne en Poitou contre les Anglais.—Jean, comte de Clermont, son fils, était né en 1380 de son mariage avec Anne, dauphine d'Auvergne, comtesse de Forez. (Le Père Anselme..., t. I, p. 302-303.)

Le cortège se met en marche. Une première fois, auprès de la chapelle Saint-Quentin[359], un groupe de cavaliers barre la route: deux seigneurs s'en détachent et s'approchent d'Isabeau: c'est le duc de Lorraine[360] et Guillaume d'Ostrevant, comte de Hainaut qui demandent la permission de présenter les[Pg 138] seigneurs étrangers. Un peu plus loin, deux masses, l'une verte, l'autre rose, qui, à distance, semblent deux taches sous l'éclatant soleil d'août, attirent les regards de la Reine; et, au même moment, ses oreilles sont charmées par les accords d'une musique harmonieuse: d'un côté de la route est une troupe de douze cents cavaliers, riches bourgeois de Paris, tous vêtus de «gonne vert avec baudequin vert et vermeil[361]»; Jean Jouvenel, garde de la prévôté des marchands[362], est à leur tête, il offre les souhaits de bienvenue à la souveraine. De l'autre côté de la route, se tiennent les officiers et les serviteurs de la Maison du Roi, tout habillés de rose, des musiciens sont avec eux; bourgeois et gens du Roi se joignent au cortège. A Saint-Lazare[363],[Pg 139] on se forme pour l'entrée dans la ville, les voitures sont découvertes: les Princes mettent pied à terre et se placent dans l'ordre fixé par l'étiquette.

[359] La Chapelle Saint-Quentin était située dans la campagne au sortir de Saint-Denis, à main gauche du chemin qui conduit à Paris.

[360] Jean I, duc de Lorraine, 1346-1391.

[361] Les robes de ces bourgeois avaient la forme de gonnes, c'est-à-dire de robes de moines, étroites de manches et de corps; elles étaient en baudequin, étoffe unie tissée d'or et de soie, et elles étaient parties, c'est-à-dire d'une couleur à droite et d'une autre couleur à gauche. Quicherat, Histoire du Costume, p. 323.

[362] Les ministres de Charles VI n'avaient pas osé rétablir l'ancienne prévôté des marchands, ils avaient institué un nouvel office «la garde de la prévôté des marchands pour le roy» et ils en avaient investi Maître Jean Jouvenel, conseiller au Chatelet, homme sage et bon politique. «Quoiqu'il n'eût ni échevinage, ni parloir aux bourgeois, ni juridiction», le nouveau magistrat sut «faire figure de prévôt». Battifol, Jean Jouvenel, p. 82.

[363] La léproserie de Saint-Lazare ou Saint-Ladre était située rue du faubourg-Saint-Denis, dans la portion nommée alors chaussée Saint-Lazare, sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui en partie la prison de Saint-Lazare. H. Legrand, Paris en 1380, plan de restitution, p. 76, note 4.

La litière d'Isabeau s'engage la première dans Paris entourée de six seigneurs: les ducs de Bourbon et de Touraine en tête; les ducs de Bourgogne et de Berry au milieu, et derrière, Pierre de Navarre et le comte d'Ostrevant. Sur le côté, montant un palefroi «superbement aourné», chevauche la duchesse de Touraine[364].

[364] «C'étoit, dit Froissart, pour lui différer des autres... car nouvellement etoit venue en France et encore... n'avoit entré en la cité de Paris, quand elle y entra premièrement en la compagnie de la reine de France.» (Chroniques, liv. IV, ch. 1, t. XII, p. 8 et 23.)—Plusieurs articles des Comptes de l'Argenterie portent cette mention «... pour la venue de la Royne et de madame de Thouraine». Arch. Nat. KK 20, fº 14.

A la première porte Saint-Denis[365], on avait[Pg 140] figuré le ciel par un plafond bleu où resplendissait le soleil et brillaient de nombreuses étoiles, et «était haut ce ciel et armorié très richement des armes de France et de Bavière»; des anges y passaient et repassaient en faisant entendre de suaves harmonies. Isabeau écoute ces chansons «moult mélodieuses et douces», et, en passant devant, admire l'image si bien faite de Notre-Dame tenant l'Enfant Jésus «lequel s'ébat par soi a un moulinet fait d'une grosse noix».

[365] La première porte Saint-Denis, appelée aussi Porte de Paris ou Porte Royale, appartenait à l'enceinte de Charles V et était placée au débouché de la rue d'Aboukir. C'était un gros bâtiment carré formant une cour à l'intérieur, terrassé, sans toiture et flanqué dans les angles de tourelles en encorbellement. Le Roux de Lincy, Paris et ses historiens, (dans la Coll. Doc. Hist. Gén. de Paris.) p. 228, note 4.

Mais en face d'elle, s'ouvre la longue et populeuse rue Saint-Denis[366]; la perspective de ses hautes maisons, toutes pavoisées, offre un coup d'œil réjouissant que «c'est merveille de voir». Une foule énorme, impatiente, houleuse y attend la Reine depuis des heures; les sergents d'armes et les officiers ont grand'peine à la maintenir; ils sont tous «embesognés à faire voie et rompre la presse et les gens»; l'affluence est telle qu'il semble que «tout le monde ait été là mandé». De[Pg 141] toutes parts les Noëls retentissent; Isabeau s'avance au milieu d'une immense explosion d'enthousiasme; son attelage va maintenant «tout souef le pas», entre deux haies épaisses d'êtres humains. Toutes les fenêtres sont ornées, la plupart des maisons, tendues de drap de haute lice, d'étoffes de soie ou de tapis précieux. Les Parisiens avaient prodigué les plus riches tentures, comme «s'ils les eussent eues pour néant» ou que «on fût en Alexandrie ou à Damas», et cela, dans le seul espoir que les yeux de la Reine, en se posant sur ces tapisseries historiées, «en auraient plaisance[367]».

[366] La rue Saint-Denis s'étendait de la première porte Saint-Denis au Châtelet. Elle était la «Grand'Rue de Paris», la plus large, la plus commerçante, la mieux entretenue. H. Legrand, Paris en 1380, p. 64, note 3.

[367] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. I, t. XII, p. 13. «Les femmes et les jeunes filles étaient parées de riches colliers et de longues robes tissées d'or et de pourpre.»—Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 613.

ENTRÉE A PARIS D'ISABEAU DE BAVIÈRE
22 Août 1389.
(D'après une miniature des Chroniques de Froissart).

Et, en effet, toutes ces décorations causent à Isabeau un réel enchantement; elle s'arrête aux étonnantes curiosités, sortes de surprises, qui avaient été ménagées de distance en distance. C'est d'abord une fontaine, couverte de drap d'azur semé de fleurs de lis, qui verse à flots claret et piment, recueillis dans des hanaps d'or par une troupe de jeunes filles[Pg 142] dont les riches parures et les chapels d'or étincellent au soleil et qui chantent de délicieuses mélodies.

Plus loin, une longue halte est nécessaire: c'est au spectacle d'une vraie bataille que la Reine est priée d'assister, et quel combat! Sur un échafaud, au bas du moutier de la Trinité[368], deux groupes de guerriers vont en venir aux mains: douze seigneurs chrétiens, dans le costume des croisés, écartelés à leurs armes, sous le commandement de Richard Cœur-de-Lion; en face une troupe de Sarrazins conduits par Saladin, tandis que le Roi de France domine la scène entouré de ses douze pairs, «tous armoyés de leurs armes», et donne le signal de l'engagement.

[368] L'Hôpital de la Trinité était situé rue Saint-Denis, en face de la rue Saint-Sauveur.

Parvenue à la seconde porte Saint-Denis[369], la Reine peut avoir l'illusion de pénétrer dans le Paradis car, en levant les yeux, elle[Pg 143] aperçoit la sainte Trinité et une théorie d'anges: ceux-ci entonnent une hymne sacrée; au moment où elle contemple «Dieu le Père séant en sa majesté», le ciel s'ouvre, et, doucement deux chérubins lui posent sur le chef une couronne d'or et de pierreries; ils chantent:

«Dame enclose entre fleurs de lis,
Reine êtes-vous de Paris
De France et de tout le pays.
Nous en rallons en Paradis.»

[369] La deuxième porte Saint-Denis, de l'enceinte de Philippe-Auguste, s'élevait près de l'impasse des Peintres, au point d'intersection de la rue Turbigo et de la rue aux Ours. Voy. Legrand, Paris en 1380, p. 64, note 3 et Le Roux de Lincy, Paris et ses Historiens, p. 228 note 4.—Il y avait une troisième porte Saint-Denis, construite antérieurement à l'enceinte de Philippe Auguste, au coin de la rue des Lombards.

A mesure qu'il s'enfonce plus avant dans la ville, le cortège voit grossir la foule sur son passage; en même temps les occasions d'admirer se multiplient: à la chapelle Saint-Jacques[370], des orgues «sonnent moult doucement en une chambre faite de drap de haute lice».

[370] Saint-Jacques de l'Hôpital, au coin de la rue Mauconseil, était un asile pour les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle. Legrand, Paris en 1380, p. 53, note 1.

Au Châtelet[371], une longue station est imposée à la Reine. Les bourgeois, les gens du[Pg 144] peuple et les étrangers se sont massés pour voir l'allégorie représentée dans le beau châtel ouvré et charpenté de bois et de guérite, dont chaque créneau est gardé par un homme d'armes. Sur un lit de tapisserie d'azur à fleurs de lis d'or, Madame Sainte-Anne est couchée, image de la justice, et voici que d'un bois, où courent les lièvres, les connins et où volètent les oisillons, sort un grand cerf blanc, les cornes dorées, un collier d'or au cou; il se place auprès du lit de justice; il remue les yeux, la tête et tous les membres, et saisissant l'épée de justice, la fait tenir droite; puis un lion et un aigle se précipitent..., l'oiseau de proie va-t-il fondre sur la Justice? Non, car douze pucelles s'élancent hors du bois, et, de leurs épées nues, séparent de l'aigle, et Madame Sainte-Anne et le lion et le cerf.

[371] Le Grand Châtelet, forteresse et prison, siège de la prévôté royale de Paris, donnait sur le quai, en face du Pont au Change; il occupait toute la place du Châtelet.

Les spectateurs sont haletants, et voici qu'une bousculade épouvantable se produit; les derniers rangs ont voulu gagner du terrain, et au milieu d'eux, sur un fort cheval, un homme d'âge mûr et un autre plus jeune, monté en croupe, essayent de se frayer un[Pg 145] passage! Les deux audacieux prétendent «se bouter sur le devant»; ils veulent contempler la Reine de tout près; mais les sergents accourus les repoussent et «leur frappent les épaules à coup de boulaies[372]».

[372] Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI, p. 72.—La boulaie était un gros bâton, une sorte de massue que portait chaque sergent et qui lui servait à maintenir «la presse des gens».

La représentation terminée et l'ordre rétabli, la litière d'Isabeau franchit le Pont-au-Change[373] tout tendu de taffetas bleu à fleurs de lis d'or, avec un ciel étoilé «de vert et de vermeil samit[374]».

[373] Le Pont au Change était aussi nommé Grand Pont ou Pont aux Changeurs. «Là demeurent les changeurs d'un costé et orfèvres d'autre costé..., et passoient tant de gens toute jour sur ce pont que on y encontroit adez ung blanc moine ou un blanc cheval.» Guillebert de Metz, Description de la ville de Paris (1407), publiée par Le Roux de Lincy, Paris et ses Historiens, p. 160.

[374] Le samit était une étoffe de soie sergée de grand prix.

Cependant le jour commençait à baisser; la tête du cortège s'engage dans la rue Neuve-Notre-Dame[375], ou d'autres jeux «grandement lui viennent à plaisance». La curiosité de la Reine est vivement piquée par le tour de force[Pg 146] qu'exécute ce «maître engigneur» qui, ayant installé un échafaud sur le haut de la plus haute tour de Notre-Dame et l'ayant relié, par une corde qui passe au-dessus des toits, à la plus haute maison du pont Saint-Michel, sort de son échafaud, deux cierges allumés en ses mains à cause de l'heure avancée, et tout en chantant, commence à marcher sur la corde «en faisant gambades», et descend ainsi le long de la grande rue, cependant que les dames crient à la sorcellerie.

[375] Au sortir du Pont au Change, le cortège de la Reine pénétra dans la rue Saint-Barthélémy, puis dans la rue de la Barillerie qui en était le prolongement (le long de la façade orientale du Palais); enfin, tournant à gauche, il prit la rue de la Calendre et la rue Neuve-Notre-Dame, la voie triomphale que suivaient les Rois pour aller du Palais à Notre-Dame.

Devant la cathédrale, l'évêque de Paris, Pierre d'Orgemont[376] attend la Reine. Il est entouré du Chapitre et d'un nombreux clergé, revêtu des habits sacrés des grandes fêtes.

[376] Pierre d'Orgemont, chancelier du duc de Touraine et conseiller à la Chambre des Comptes, était évêque de Paris depuis 1384. Gallia Christiana, t. VII, col. 140.

Isabeau, aidée par les quatre ducs, met pied à terre, pendant que les autres dames descendent de leurs litières ou de leurs palefrois, et, précédée par l'évêque et le clergé, elle fait son entrée dans Notre-Dame, resplendissante de lumières; au moment où elle franchit le seuil, le prélat et les prêtres[Pg 147] entonnent en «chantant haut et clair» la louange de Dieu et de la Vierge Marie. Elle traverse le chœur et vient s'agenouiller au pied du grand autel, prie quelques instants, puis elle offre à Notre-Dame, avec la couronne que lui ont donnée les anges, deux draps d'or racamas[377]. A ce moment, les deux ministres, Bureau de la Rivière et Jean le Mercier s'avancent, porteurs d'une magnifique couronne que l'évêque et les quatre ducs placent sur la tête d'Isabeau.

[377] Arch. Nat. KK 20, fº 101 vº.

En sortant de la cathédrale, le cortège trouve le parvis illuminé par cinq cents cierges, car la nuit est venue; la Reine remonte dans sa litière et pendant que retentissent les dernières acclamations, elle se dirige vers le Palais[378], où l'attendent le Roi, la reine Blanche et la duchesse d'Orléans. Un somptueux souper réunit les seigneurs, les[Pg 148] chevaliers, les dames et les damoiselles; un grand bal leur fut ensuite offert.

[378] Le Palais, ou Palais Royal, ancienne demeure de Saint-Louis, devenu le siège du Parlement, s'étendait du Pont au Change au Pont Saint-Michel. Quoiqu'il y eut «salles et chambres pour loger le Roi et les douze pers», (Guillebert de Metz, Description de la Ville de Paris, dans Paris et ses Historiens, p. 159) les Valois n'y résidèrent que rarement, pour leur mariage, et leur entrée solennelle. (Du Breuil, Théâtre des Antiquitez de Paris, p. 228).

Le Roi, très heureux que tout se fût si bien passé, se montra plus gai et plus aimable que jamais. A un moment qu'Isabeau devisait avec des dames sur les événements du jour, il s'approcha du groupe, demanda à sa femme si elle se rappelait la bousculade du Châtelet, et lui révéla que les deux hommes montés sur un grand cheval, qui voulaient voir de tout près, n'étaient autres que lui-même et Philippe de Savoisy! Charles VI avait contraint le Grand-maître de l'Hôtel de la Reine à se déguiser, et à le conduire au plus épais de la foule. A ce récit les dames «commencèrent à farcer», et le Roi, tout fier de son escapade, rit le premier et de bon cœur des horions qu'il y avait gagnés.


Le dimanche avait été la journée des Parisiens, le lundi fut celle de la Cour.

Vers midi, les Princes et les plus nobles dames s'assemblent au Palais pour accompagner[Pg 149] Isabeau à la Sainte-Chapelle. Charles VI s'y est déjà rendu avec une suite de seigneurs[379]. Il a revêtu l'habit royal: «la tunique, la dalmatique, la robe à socques», et le manteau chlamyde de couleur écarlate, rubannés de rubans d'or de Damas, fourrés d'hermine et brodés de pierreries[380]. Il porte le diadème, et les vieux courtisans et les anciens conseillers de Charles V se réjouissent de voir «pontifical en son costume et en son maintien», le jeune Roi dont ils ont trop souvent à blâmer le goût pour les costumes de fantaisie et les modes étrangères[381].

[379] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 613.

[380] Ibid. et Arch. Nat. KK 20, fº 101 rº.

[381] Religieux de Saint-Denis, ibid.

La Reine paraît dans la galerie qui conduit de plain-pied des appartements royaux à la chapelle haute. Sa toilette, suivant l'usage pour la messe du sacre, est tout en soie. Sous un manteau de satin vermeil fourré de cendal tiercelin[382], elle porte une robe du même tissu; comme elle doit être ointe à la tête et à la poitrine, ses cheveux sont répandus[Pg 150] sur ses épaules[383], son manteau est «à lacs par devant[384]», et, sous sa robe, le large doublet et la chemise de fine toile de Reims, sont ouverts par devant et par derrière[385].

[382] Arch. Nat. KK 20, fº 101 vº.—Le cendal était une étoffe de soie très recherchée.

[383] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 613.

[384] Arch. Nat. KK 20, fº 101 rº.

[385] Ibid., fº 101 vº.

Le cortège se met en marche: Isabeau est suivie du duc de Touraine, des ducs de Berry et de Bourgogne, tous trois habillés, «comme à duc appert», du manteau de velours vermeil, fourré d'hermine par dedans et par dehors, de la houppelande, de la cotte et du chaperon de même velours[386]; puis viennent les autres princes, les seigneurs et les dames. Sous le porche de la chapelle haute, commencent les cérémonies du sacre, telles qu'elles ont été réglées d'après l'ordre et le cérémonial remontant, dit-on, à Charles le Chauve et à Hincmar et que Charles V, en 1365, a fait corriger et mettre par écrit «de son commandement et sous ses yeux[387]». La Reine est introduite dans l'église par deux évêques qui se[Pg 151] placent à ses côtés; l'archevêque de Rouen, Guillaume de Vienne, en habits pontificaux, assisté de Gui de Monceau, abbé mîtré de Saint-Denis[388], et entouré d'un clergé nombreux, la reçoit à l'entrée de la nef. Pendant le chant du Te Deum, entonné par l'archevêque, Isabeau se dirige vers le maître-autel; elle s'y agenouille et prie quelques instants[389], tandis que Guillaume de Vienne prononce cette oraison: «Seigneur, entends nos supplications, et que ce qui est à faire par notre humilité soit rempli par l'effet de ta vertu». La Reine se relève, soutenue par les deux évêques, puis le front incliné, écoute la prière du prélat demandant à Dieu de multiplier sur elle ses dons et bénédictions, «afin qu'avec Sara et Rebecca Lia et Rachel... elle jouisse de la fécondité de son sein... pour l'honneur du royaume, le bon gouvernement et la protection de la Sainte Église de Dieu». Ensuite Isabeau[Pg 152] quitte l'autel, salue le Roi, et va prendre place dans le chœur, sous un dais très élevé garni de tapis et de drap d'or[390]; de là son regard peut embrasser toute l'assistance.

[386] Arch. Nat. KK 20, fº 100.

[387] Th. Godefroy, Le Cérémonial français (Paris, 1649, 2 vol. in-fº). t. I, p. 49-51.

[388] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 615.—Guillaume de Vienne, abbé de Saint-Sequane de Langres, puis évêque d'Autun en 1375, était devenu archevêque de Rouen en 1387. Gallia Christiana, t. IV, col. 417 et 700; et t. IX, col. 755.—Gui II de Monceau était abbé de Saint-Denis depuis 1363. Gallia Christiana, t. VII, col. 401.

[389] La Reine offrit à la Sainte-Chapelle deux pièces de drap d'or racamas. Arch. Nat. KK. 20, fº 101 vº.

[390] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 615.

Jamais, depuis le sacre de la reine Jeanne, femme de Charles IV le Bel, cérémonie aussi fastueuse n'a été célébrée dans la Sainte-Chapelle[391]: l'église est tendue de draperies d'or, décorée aux armes de France et de Bavière, celles-ci «formées de losanges d'argent et d'azur de vingt et une pièces en bandes[392]». Sur le maître-autel et sur d'autres autels dressés à cet effet, ont été déposés les insignes de la puissance royale: l'anneau, le sceptre, la main de justice et la couronne, qui sont d'un prix inestimable; la coiffe de velours vermeil, qui soutient la couronne, est ornée de quatre-vingt-treize diamants taillés, entremêlés de saphirs, de rubis et de perles[393].

[391] La reine Jeanne, seconde femme de Charles IV le Bel, avait été sacrée à la Sainte Chapelle en 1324, «à somptueux appareil». Th. Godefroy, Cérémonial..., t. I, p. 469.

[392] Le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 112.

[393] J. Quicherat, Histoire du Costume en France, p. 260.

Jamais, depuis Saint-Louis aussi brillante assemblée des plus nobles personnages ne[Pg 153] s'est vue dans la chapelle du Palais. Les grands barons et les chevaliers illustres, les grands dignitaires, les hauts magistrats et les plus notables des bourgeois sont présents. Ils viennent saluer l'aurore d'un règne qu'ils souhaitent prospère et glorieux. L'aspect des costumes de gala, dont tous sont revêtus, est éblouissant: velours vermeil des surcots et des houppelandes, fourrures de cendal, velours cramoisi, bordure d'hermine des mantels à parer, satins chatoyants verts roses ou vermeil des robes, diamants étincelants de la couronne royale, pierres précieuses et perles des chaperons des ducs, troches d'or, fleurs de genêt à la devise du Roi, étonnent, charment ou récréent la vue.

Cependant Guillaume de Vienne prélude au sacre. La Reine, conduite par les deux évêques, s'avance de nouveau vers l'autel; elle s'incline en même temps que les assistants sous la bénédiction du prélat qui supplie Celui «qui, pour le salut d'Israël, fit passer Esther des chaînes de la captivité au lit et au trône d'Assuérus, de garder Isabelle pudique dans le lien du mariage et de lui faire[Pg 154] accomplir, en tout et surtout, les célestes desseins[394]». La Reine s'agenouille, et l'archevêque l'oint au chef et à la poitrine, disant à chaque onction: «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, cette onction te profite en honneur et confirmation éternelle, ainsi-soit-il». Puis, lui passant l'anneau au doigt: «Prends l'anneau, signe de la foi à la Sainte Trinité, par lequel tu puisses éviter toutes malices hérétiques, et, par la vertu qui t'est donnée, appeler les nations barbares à la connaissance de la vérité». Isabeau reçoit ensuite le sceptre et la main de Justice; enfin l'archevêque lui pose, seul, la couronne sur la tête en lui disant: «Prends la couronne de gloire et liesse afin que tu reluises splendide et couronnée de joie à toujours». Alors les ducs entourent la Reine et soutiennent la couronne tandis que le prélat récite une dernière oraison. Le sacre est terminé; Isabeau est ramenée par les ducs jusqu'à son trône; les seigneurs et les dames, chacun suivant son rang, se groupent autour d'elle. Le divin sacrifice[Pg 155] commence. C'est Guillaume de Vienne qui le célèbre, suivant le rituel particulier au sacre des Rois. L'Épître est celle de Saint-Paul aux Ephésiens: «Mes frères... que les femmes soient soumises à leur mari». Dès que le prélat prononce les premières paroles de l'Evangile de Saint-Mathieu: «En ce temps-là les Pharisiens s'approchèrent de Jésus pour le tenter...», le Roi et la Reine déposent leurs couronnes qu'ils remettent aussitôt que commence le chant du Credo. Après l'Offertoire, Isabeau, conduite à l'autel par les ducs qui soutiennent sa couronne, offre le pain et le vin; à la Communion, elle est une dernière fois ramenée au pied du tabernacle où elle communie sous les deux espèces des mains de l'officiant. Après l'Ite missa est, l'archevêque enlève à la Reine la couronne du sacre et la remplace par une autre aussi riche, mais moins lourde; puis le prélat récite encore quelques oraisons, et bénit le Roi, la Reine et tous les fidèles.

[394] Cf. Th. Godefroy, Le Cérémonial français, t. I, p. 48-51.

Le service divin achevé, Isabeau fut reconduite au Palais où, dans la grande salle, allait avoir lieu le superbe festin offert par le[Pg 156] Roi. Sur la table de marbre[395], couverte pour la circonstance d'une pièce de chêne épaisse de quatre pouces, était servi le dîner du Roi et de la Reine. Isabeau, ayant au chef une couronne d'or «moult riche», «après s'être lavée», prend place entre le roi de France et le roi d'Arménie. L'archevêque de Rouen, les évêques de Langres[396] et de Noyon[397], les duchesses de Berry, de Touraine, de Bourgogne, la comtesse de Nevers; Mademoiselle Bonne de Bar[398], Madame de Coucy[399], Mademoiselle Marie d'Harcourt; puis, plus bas, Madame de Sully, femme de Guy de la Trémoille, sont les seuls personnages qui mangent à la table royale; pendant qu'autour de deux autres tables sont réunies plus de cinq cents dames et damoiselles.

[395] «La grande table de marbre qui continuellement est au Palais, ni point ne se bouge.» (Froissart..., t. XII, p. 18).

[396] Bernard de la Tour, évêque duc de Langres en 1374, conseiller de Jean de Berry, envoyé en 1387, auprès du duc de Bretagne pour lui réclamer la mise en liberté de Clisson, était appelé aux réunions les plus importantes du Conseil de Charles VI. Gallia Christiana..., t. IV, col. 625.

[397] Philippe de Moulins, évêque d'Evreux en 1384, conseiller au parlement de Paris, était devenu, en 1388, évêque de Noyon et, en 1389, conseiller à la Cour des Aides. Gallia Christiana, t. IX, col. 1018.

[398] Bonne de Bar, fille de Robert duc de Bar et de Marie de France.

[399] Isabelle de Lorraine, fille du duc Jean I, mariée à Enguerrand VII de Coucy.

[Pg 157]

Le dîner se passe sous les yeux d'une nombreuse foule qu'on a laissée pénétrer dans la grande salle elle-même; seulement, la table du Roi est séparée des spectateurs par une forte barrière de chêne dont les entrées, réservées aux gens de service, sont gardées par «grant foison de sergents d'armes, huissiers et massiers». Les assistants admirent le choix des mets, le luxe de la table, et surtout le dressoir, adossé à un pilier, où brillent de somptueuses vaisselles d'or et d'argent.

Depuis le commencement du repas, des ménestrels «ouvraient de leurs métiers, de ce que chacun savoit faire», mais vers le milieu, «un spectacle d'entremets» est donné au centre de la salle: c'est une représentation de la guerre de Troie qui, tout de suite, captive l'attention générale.

Les curieux, dont le nombre augmente à chaque instant, se poussent les uns les autres en tous sens, afin de voir de plus près; ils parviennent à déborder la haie des gens d'armes; et, sous l'effort, une des tables où se trouvaient les dames est renversée; celles-ci se lèvent précipitamment en jetant des cris[Pg 158] de frayeur; ce tumulte et la chaleur excessive de cette salle où se pressent tant de gens, indisposent et bouleversent plusieurs des convives du Roi; Isabeau, elle-même, est près de défaillir; mais une verrière est brisée; l'air la ranime et Madame de Coucy, qui s'était évanouie la première, reprend ses sens. La fin du dîner est brusquée pour permettre à la Reine et à ses dames de prendre du repos.

Bien qu'elle ait manqué le matin d'être «moult mesaisee», Isabeau quitte le Palais, vers les cinq heures, et, à travers les rues, «au plus long», se rend en litière découverte à l'hôtel Saint-Pol; elle est accompagnée des duchesses et de ses dames dans leurs litières ou sur leurs palefrois; le cortège est suivi de plus de mille cavaliers. Pendant ce temps, le Roi se fait «navier en un batel sur Seine du Palais à Saint-Pol».

Le soir, la Reine, imparfaitement remise de son émotion du dîner et des fatigues de sa longue promenade, ne parut ni au souper, ni au bal que le Roi donna aux seigneurs et aux dames. «Elle demeura en ses chambres et point ne se montra de cette nuit.»

[Pg 159]

Le mardi, vers la douzième heure, Isabeau attendait, dans sa «chambre appareillée», la visite des bourgeois de Paris, lorsqu'entrèrent un ours et une licorne portant une litière richement ouvrée, en même temps que parurent quarante des plus notables Parisiens en bel uniforme. Ils venaient offrir à la Reine, pour son joyeux avènement, les présents renfermés dans la litière: une nef, deux grands flacons, deux drageoirs, deux salières, six pots, six trempoirs, le tout en or; puis douze lampes, deux douzaines d'écuelles, six grands plats et deux bassins: ces pièces en argent. En échange, ils suppliaient leur souveraine d'avoir pour recommandés la Cité et les hommes de Paris.

Après le départ des bourgeois, arrivèrent les «povres prisonniers», théorie lamentable d'hommes et de femmes que le pardon accordé par la Reine «pour contemplacion de son joyeux advènement» avait tirés des cachots du Châtelet; ils venaient la «mercier de la grâce qu'elle leur avoit faite[400]», lui exprimer[Pg 160] leur reconnaissance et leur repentir, formules débitées d'ailleurs par la plupart de ces gens sans un ferme propos[401] de changer de conduite.

[400] Registre criminel du Châtelet de Paris, 1389-1392, publié par Duplès-Agier (Paris, 1861-1864, 2 vol. in-8º). t. I, p. 176.—Charles VI, en l'honneur de l'Entrée de la Reine à Paris, avait aussi accordé des lettres de rémission. Arch. Nat. JJ 136, fº 64 et 65.

[401] Jehan de Soubz le Mur, dit Rousseau, natif d'Orléans, corroyeur, emprisonné au Châtelet pour avoir volé à Paris, sur le Petit-Pont, une bourse et une ceinture de soie, et libéré par la grâce de la Reine, recommença presque aussitôt la série de ses méfaits, puisque «le vendredi ensuivant après sa dite délivrance..., veant qu'il n'avoit point d'argent, ala en la place du Petit-Pont, où l'on vent le poisson d'eaue doulce, à un soir, et en ycellui lieu coupa une bourse de cuir a usage de femme» Registre criminel du Châtelet, t. I, p. 79.—De même Marguerite la Pinele, chambrière, demeurant à Meaux, détenue au Châtelet pour le vol d'une bourse, et délivrée par le pardon d'Isabeau, enleva peu après dans l'église Saint-Jean en Grève un riche anneau d'or et «icellui bouta et cacha en sa bouche». Registre criminel du Châtelet, t. I, p. 323-324.

Ce jour-là, Isabeau dîna en sa chambre; elle se ménageait pour les grands tournois de l'après-midi. Elle fut conduite, vers trois heures, au champ de Sainte-Catherine[402], en un char couvert, très richement décoré; les duchesses et les dames en grand arroy, composaient sa suite. De l'échafaud, préparé tout[Pg 161] exprès pour elle et son entourage, elle assista à un spectacle magnifique, bien qu'une épaisse poussière cachât, par moments à la vue, certains détails.

[402] Le Champ, Culture ou Couture Sainte Catherine, était une dépendance du monastère Sainte Catherine de la congrégation du Val des Ecoliers. Il était situé sur l'emplacement actuel de la place Baudoyer. «Il y avait à la Couture Sainte-Catherine des lices pour champions.» (Guillebert de Metz. Description de Paris sous Charles VI). «C'était là que se faisaient les joutes et tournois quand le Roi était à Saint-Pol, quoiqu'il y eût dans l'hôtel une cour des joutes.» F. Bournon, L'Hôtel Royal de Saint-Pol (Mém. Soc. Hist. de Paris, t. VI, p. 77).

JOUTES EN L'HONNEUR D'ISABEAU DE BAVIÈRE
24 Août 1389.
(D'après une miniature des Chroniques de Froissart).

Trente chevaliers «dits du Soleil d'or» parce qu'ils portaient sur leurs targes[403] l'emblème du Roi[404], joutèrent et combattirent jusqu'à la nuit. Tous étaient du plus haut rang et de la plus grande bravoure. Les ducs, le connétable, l'amiral et plusieurs seigneurs, dont le duc d'Irlande[405], formaient l'élite de ces jouteurs, et le Roi, qui s'était mêlé à eux, l'emportait sur tous par sa vaillance[406].

[403] La targe était un bouclier de forme ovale, très bombé et muni d'une boucle au milieu.

[404] L'emblème de Charles VI était un soleil d'or.

[405] Robert de Veres, comte d'Oxford, favori du roi d'Angleterre Richard II, qui l'avait créé marquis de Dublin et duc d'Irlande, «pour ces jours, dit Froissart, se tenoit en France de lez le Roi, car il y avoit été mandé» (Chroniques..., liv. IV, ch. I).

[406] «Et jousta le Roy, lequel fit bien son devoir. Mais plusieurs gens de bien furent très mal contens de ce qu'on le fist jouster, car en telles choses peut avoir de dangers beaucoup et disoient que c'estoit très mal fait. Et l'excusation estoit qu'il l'avoit voulu faire.» Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI, p. 75.

Revenue à l'hôtel Saint-Pol, la Reine, avec les dames et les damoiselles, fut au souper qui avait été dressé dans la haute salle construite pour cette fête et décorée d'admirables tapisseries;[Pg 162] là, elle eut la joie d'entendre les dames décerner à Charles l'un des prix des joutes de la journée. Comme les soirs précédents, après le festin, le signal des danses fut donné et le bal dura toute la nuit.

Le lendemain, Isabeau se rendit, dans le même apparat, au champ Sainte-Catherine, pour y présider les petits tournois des chevaliers. Du haut des hourds[407], qui pour elles avaient été ordonnés et appareillés, la Reine et ses dames purent admirer à leur aise les «apertises fortes et roides» des combattants, car, sur l'ordre du Roi, deux cents porteurs d'eau «avoient arrosé la place et grandement amoindri la poudrière[408]». Ces joutes furent comme celles des seigneurs, suivies du souper des récompenses.

[407] Hourd, construction de charpente, propre à servir d'échafaud de théâtre et d'estrade pour tournois.

[408] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. I.

Le jeudi, chevaliers et écuyers mêlés luttèrent en présence d'Isabeau et nous remarquons qu'un prix fut attribué à un de ses écuyers dont le nom «Kouk» décèle une origine étrangère.

[Pg 163]

Les fêtes pour «la venue de la Royne» durèrent encore la journée du vendredi[409]. Enfin, le samedi, les seigneurs et les dames des provinces ou des pays étrangers vinrent prendre congé. Ils partirent comblés de dons magnifiques, car le Roi avait acheté pour des milliers de francs de bijoux d'or et d'argent qui furent «au département de la venue de la Royne» distribués aux invités[410].

[409] Charles VI, dit Froissart, «donna à dîner à toutes les dames et damoiselles». A la fin du repas «qui avoit été grand, bel et bien étoffé» entrèrent dans la salle plusieurs chevaliers «qui joutèrent par l'espace de deux heures devant le roi et les dames». (Chroniques..., liv. IV, ch. I). Froissart nomme les dames qui assistaient au festin: les duchesses de Bourgogne, de Berry, de Touraine, etc., Il ne parle pas de la Reine, qui, sans doute, se reposait de la fatigue des journées précédentes.

[410] Recette extraordinaire de Jean Chanteprime, receveur des aides pour la guerre «pour certains joyaulz d'or et d'argent pour donner à plusieurs chevaliers et dames au département de la venue de la Royne..., 2.110 liv. 15 sous 5 deniers parisis. Arch. Nat. KK 20, fº 8 vº—«pour certaines vaisselles... pour donner à certains chevaliers Allemans et autres... 482 liv. 12 s. par.» ibid, fº 9 rº «joyaulz donnés par le Roy... à la Royne Blanche et autres dames et chevaliers, etc... 1294 liv. 18 s. par.» ibid fº 9 vº.—«Joyaulz d'or et d'argent, draps d'or et de soie, pour chevaliers, dames, escuiers et damoiselles, etc... 2.572 liv. 7 s. par. Arch. Nat. KK, fº 12 rº.

En même temps que les magistrats du Parlement consignaient, dans leurs registres, que l'entrée de la Reine avait été célébrée avec une telle pompe que «pieca, comme disaient les anciens, ne fust veue ne fecte plus[Pg 164] grant feste en ce royaume[411],» les chevaliers étrangers s'en retournant chez eux, «faisaient grand nouvelles en tous pays» de ces solennités et de l'accueil qu'ils avaient reçu, au point qu'en entendant quelques-uns de leurs récits, le roi d'Angleterre, Richard II, enrageait de jalousie et ne pensait plus qu'à célébrer dans Londres, une grande cérémonie qui fût aussi brillante que l'entrée de la reine Isabeau.

[411] Arch. Nat. Registres du Parlement, X1a 1474, fº 326.

Pendant ces joyeuses journées, Paris[412] reçut certainement un nombre considérable de visiteurs. En 1407, Guillebert de Metz avancera qu'ils étaient cent vingt mille (?) «venus de lointains pays et que la Reine paya[413].» Ce dernier détail, qu'on ne saurait prendre à la lettre, est sans doute une allusion aux cadeaux que les provinciaux et les étrangers reçurent de Charles VI et d'Isabeau et qui avaient coûté tant d'argent[414].

[412] A la fin du XIVe siècle, la population parisienne s'élevait à 300 000 âmes environ. L. Battifol, Jean Jouvenel, p. 82.

[413] Guillebert de Metz, Description de la Ville de Paris (dans Le Roux de Lincy, Paris et ses historiens, p. 135 et 136.)

[414] Un tel concours de peuple dans la capitale du Royaume était inouï; et pour retrouver un exemple d'une aussi grande affluence, il fallait se reporter au récit des Annalistes sur le Jubilé de Rome, en l'an 1300. Toute la semaine Paris chôma, les hôteliers refusaient les nouveaux arrivants; chaque jour, depuis l'heure du réveil jusqu'au couvre-feu, la rue Saint-Denis, la grand rue Saint-Antoine, les abords des hôtels des Princes étaient remplis d'une foule bigarrée, houleuse, qui s'émerveillait aux spectacles, tandis qu'à la faveur de la presse et du désordre, plus d'un malfaiteur exécutait son mauvais coup. Le registre criminel du Châtelet fournit à cet égard quelques renseignements intéressants: Etienne Blondel et son compère Jehannin Durant, s'étant fait faire «chascun une tonsure, afin d'eschever la hastive justice temporelle» se rendirent d'Orléans à Paris «un peu avant la venue de la royne» et «durant la fête de la dite royne» volèrent vingt écuelles d'étain qu'ils vendirent aux potiers; d'accord avec un autre vaurien, nommé Raoullet de Laon, Etienne Blondel déroba aussi en la rue Neuve Saint-Merri «une houppelande de pers sengle» (Registre criminel du Châtelet, publié par Duplès Agier, t. I, p. 95-96) Colin de la Salle, épinglier, homme de mauvaise vie et réputation, ayant rencontré le 24 août, son créancier Pierre Vymaches, qui était allé voir les joutes au Temple, en la grant rue Saint-Antoine, le féry en la teste, d'un baston qu'il tenoit en sa main, telement que environ III jours après, le blessé ala de vie à trespassement (Ibid. p. 176 et 180).

[Pg 165]

L'entrée dans Paris, le sacre, les fêtes qui suivirent donnent l'impression d'un superbe triomphe. Pendant six jours, en effet, la Reine se vit entourée d'honneurs extraordinaires; les hommages des Grands, les respectueux compliments des bourgeois, les acclamations du peuple lui furent prodigués; toutes ses espérances d'élévation, de fortune et de gloire se trouvèrent réalisées. Mais, pour nous, qui croyons avoir pénétré quelques-uns des sentiments intimes d'Isabeau de Bavière, il est certain qu'un nuage obscurcit, à ses yeux,[Pg 166] ces splendeurs: aucun des Wittelsbach n'assistait à la consécration de sa puissance.

Les chroniques ne contiennent ni un jugement, ni une réflexion sur l'attitude de la Reine pendant ces réceptions et ces réjouissances. Aucun mot dit par Isabeau, ou prononcé en son nom, ne nous est rapporté; ce qui étonne surtout, c'est que la Reine ne répondit pas et ne fit rien répondre aux notables bourgeois qui s'étaient présentés à elle, porteurs de dons magnifiques, sollicitant, en retour, sa protection pour la bonne ville de Paris. Les annalistes, en pareille circonstance, ne manquent jamais de citer les grands mercis et les belles promesses avec lesquels les Rois et les Reines ont accueilli de telles députations; on ne peut admettre qu'ils aient oublié ou omis de relater ce qu'aurait dit Isabeau; leur silence nous induit à penser que la jeune Reine ne trahit aucune émotion et parut recevoir honneurs, hommages et suppliques comme choses qui lui étaient dues, sans se croire obligée à aucune expression de reconnaissance.


[Pg 167]

CHAPITRE IV

LES DERNIÈRES HEUREUSES ANNÉES DE LA REINE

Dès le samedi, 28 août, c'est-à-dire aussitôt les fêtes et les visites d'adieu terminées, Isabeau avait quitté l'hôtel Saint-Pol et s'était rendue au château de Vincennes où, vers le 29 septembre, le Roi prit congé d'elle. Il partait pour un très long voyage dans l'Est, le Centre et le Midi de la France; il allait visiter diverses provinces, conférer à Avignon, avec le Pape, sur la question du schisme; et, en chemin, il devait réformer les abus: tel était, du moins, le programme proposé par les ministres pour cette grande tournée royale. Charles VI emmenait son frère, le duc de Touraine, et une nombreuse suite de seigneurs.[Pg 168] Après qu'il se fût séparé de «son épouse bien-aimée,» il gagna Saint-Denis pour y prier longuement le grand patron de la France, et il offrit à l'Abbaye, comme le plus beau des présents, les habits royaux qu'il avait portés «à la venue de la Royne[415]

[415] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I. p. 619.

Isabeau restait à Vincennes avec sa petite fille Jeanne et sa belle-sœur, Valentine de Milan. Il semblerait que celle-ci, intelligente, bonne et charmante, dût être, pour la Reine, une compagne chérie; les chroniqueurs sont cependant muets sur l'intimité de ces deux jeunes femmes; ils nous disent seulement qu'elles vivent alors ensemble, ou que leurs rapports sont très fréquents[416].

[416] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 51.

A l'automne, l'approche de ses couches ramena Isabeau à Paris; elle y reçut les lettres, datées du 24 octobre, par lesquelles Charles VI lui mandait, de Romans en Dauphiné, des nouvelles de sa santé et de son voyage[417]; puis, un second message du Roi, daté d'Avignon, et expédié le 3 novembre. Le[Pg 169] courrier qui en était chargé, Thomas Guérart, arriva à Paris juste à temps pour connaître l'accouchement de la Reine et rapporter la nouvelle au Roi[418]. Le 9 novembre, au palais du Louvre[419], à deux heures après minuit, Isabeau avait mis au monde une fille qui reçut au baptême le même nom que sa mère[420].

[417] Arch. Nat. KK. 30, fº 67 vº.—Charles VI avait déjà envoyé à la Reine un message daté de Nevers. Ibid.

[418] Arch. Nat. KK 30. fº 67 vº.

[419] Le Louvre avait été restauré et agrandi par Charles V; respectant la Grosse-Tour, construite en 1204 par Philippe-Auguste et qui servait à la fois de prison et de trésor, il avait élevé les ailes du Nord et de l'Est, fermé le quai du côté du chemin de halage, et meublé richement les chambres du palais. Dans une des tours, il avait installé sa célèbre Librairie (Legrand, Paris en 1380, p. 50, note 4.)

[420] Le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 114.—Vallet de Viriville, Note sur l'état civil des princes et princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière, (Bibl. Ec. des Chartes, t. IV, 1857-1858, p. 477).

Le Roi espérait que sa femme lui donnerait un fils; mais lorsqu'il apprit la naissance de sa seconde fille, eut-il le loisir de méditer sur cette nouvelle déception? Alors les doléances du Languedoc, les questions d'Italie occupaient ses journées; puis, le soir venu, c'étaient de longs et splendides soupers; avec la nuit commençaient les danses et les joyeux divertissements[421]. Le roi de France, jeune et[Pg 170] passionné, se plaisait et s'attardait aux «grands grâces des fricques dames et damoiselles de Montpellier[422]», et, tous les jours, il «carolait avec ces gentes personnes,» prodiguant son or et ses forces, comme il avait déjà fait, «en la demeure du Pape», avec les dames et damoiselles d'Avignon. Cependant il n'oubliait pas sa femme complètement; nous avons vu qu'il lui écrivit de Romans et d'Avignon. De Toulouse, où des fêtes étourdissantes lui furent offertes, il envoya à Isabeau, de façon à ce qu'il lui parvînt pour le 1er janvier 1390, le joyau qui convenait le mieux à une jeune reine dévote et coquette: c'était un bijou d'or fermant à charnières, et dont l'un des tableaux représentait le sépulcre de Notre-Seigneur, et l'autre, l'image de Notre-Dame, «tenant un Enfant-Jésus tout d'or», émaillée de blanc, garnie de balais, d'émeraudes et de perles; tandis que sur les faces extérieures, d'un côté était l'image de la[Pg 171] Vierge «émaillée en rouge cler,» et de l'autre, un miroir. Ce cadeau plut beaucoup à Isabeau, car elle en fit un fréquent usage: peu de mois après, le joyau, tout terni, charnières brisées, ayant perdu plusieurs perles, avait besoin d'un «rappareillage[423]».

[421] Sur le voyage de Charles VI en Languedoc, voy. Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IV, VII, VIII, t. XII, p. 37-54, 72-93.—Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 617-635.—Dom Devic et Dom Vaissete, Histoire Générale du Languedoc, (nouv. éd. Toulouse, 1874-1895, 15 vol. in-4º), t. IX, p. 938-953.

[422] Froissart..., t. XII, p. 52.

[423] Arch. nat. KK. 21 fº 90 vº.

Sur le point de regagner Paris, le Roi prévint la Reine de son retour par une lettre écrite à Lyon, le mardi 8 février[424]. Le lieu d'envoi de ce message et l'itinéraire, si bien reconstitué, du voyage de Charles VI et du duc de Touraine[425] ne permettent pas d'accepter, comme tout à fait vrai, ce que Froissart raconte si joliment de «l'active» qui fut faite entre le Roi et le duc pour plus tôt venir de «Montpellier à Paris», active qui aurait été inspirée à Charles par son grand désir de revoir sa femme[426]. S'il y eut entre les deux[Pg 172] compagnons une lutte de vitesse, leur course ne peut avoir eu pour point de départ Montpellier, mais Châtillon-sur-Seine, car, d'après l'itinéraire, le Roi et le duc passaient ensemble dans cette ville le 20 février, et ils étaient à Paris le 21[427]. Monsieur de Touraine arriva le premier, et la gageure fut pour lui, cinq mille francs d'après Froissart; il avait profité de ce que Charles, cédant à la fatigue, se reposait à Troyes huit heures de nuit, pour descendre la Seine en bateau jusqu'à Melun! Le Roi d'ailleurs ne tarda pas à arriver, à la grande joie de la Reine et des dames.

[424] Le message royal fut apporté par le chevaucheur Le Bourguignon. Arch. Nat. KK. 30, fº 81 rº.

[425] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 54.—E. Petit, Séjours de Charles VI.

[426] «Le roi se départit de Toulouse..., vint à Montpellier; et là se tint trois jours pour soi rafraîchir car la ville de Montpellier, les dames et les demoiselles lui plaisoient grandement bien; si avait-il grand désir de retourner à Paris et de voir la reine. Or advint un jour, lui étant à Montpellier que en causant à son frère de Touraine il dit «Beau-frère, je voudrais que moi et vous fussions ores à Paris car j'ai grand désir que je voie la reine, et vous belle-seur de Touraine». Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IX, t. XII, p. 94.

[427] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 54.—La distance de Châtillon-sur-Seine à Paris est d'environ cinquante lieues, il paraît impossible qu'elle ait été franchie en un jour, par Charles VI et les personnes de sa suite, chevauchant à une allure normale. Il faut donc reprendre en partie le récit de Froissart et supposer que de Châtillon à Paris le roi et le duc de Touraine luttèrent de vitesse «chacun un seul chevalier en sa compagnie».

«Au bel hôtel saint-Pol, Madame Ysabel la reine se tenoit», dit Froissart, en racontant les événements de l'année 1390[428]. Pendant quelques mois de cet hiver, Isabeau, en effet, résida à Paris, où de grandes réceptions[Pg 173] furent données par les princes: le duc de Touraine convia, «le roy et tous les seigneurs, dames et damoiselles à des joutes, et à des fêtes pour célébrer le retour de son voyage; le duc de Bourbon[429], sur le point d'entreprendre une chevauchée en Barbarie, offrit un grand festin d'adieux.

[428] Chroniques..., liv. IV, ch. XVII, t. XII, p. 311.—L'hôtel Saint-Pol comprenait un immense terrain entre la rue Saint-Antoine, le quai des Célestins et la rue du Petit-Musc. Ce n'était pas un palais d'un seul tenant, mais un amas de maisons successivement achetées par Charles V.

[429] Les Gênois ayant organisé une expédition contre les pirates barbaresques qui infestaient la Méditerranée, le duc Louis de Bourbon accepta le commandement de la croisade. Son armée, composée principalement de chevaliers français et anglais, débarqua en Afrique, vainquit les pirates de Tunis, de Bougie, de Tlemcen, les força à remettre en liberté les chrétiens captifs et entreprit même le siège de Tunis; mais une brouille s'étant élevée entre les Français et les Gênois, les troupes se disloquèrent (automne 1390). Cependant la cour de France s'était beaucoup intéressée à la chevauchée de Barbarie. «On faisait en France processions pour eux, afin que Dieu les voulsist sauver, car on ne savait qu'ils étaient devenus, ni on n'envoyait nulles nouvelles». Froissart, Chroniques..., t. XII, p. 309; plusieurs dames de l'entourage de la Reine «la dame de Coucy, la dame de Sully... qui aimoient leurs seigneurs et maris, étaient en grand ennui pour eux le terme que le voyage dura.» Ibid.—Pour le récit de cette expédition, voy. Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XIII, XV, XVII, t. XII, p. 123-321.—Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 649-671.—Chronique du bon duc Loys de Bourbon, (éd. Chazaud, Soc. Hist. de France, Paris 1873, in-8º), p. 218-257.

En cette même année, Isabeau fut, pour la seconde fois, frappée par le deuil; elle perdit sa fille aînée. Le cercueil de cette enfant fut déposé dans l'abbaye de Maubuisson[430].

[430] Le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 111.—Vallet de Viriville, Note sur l'Etat des princes... (Bibl. Ec. des Chartes, 1857-1858), p. 477.—La mort de cette enfant dut avoir lieu dans l'un des six premiers mois de l'année puisque les Comptes de juin à décembre ne contiennent plus aucune mention des dépenses faites pour la petite princesse.

[Pg 174]

Faute de documents, on ne peut suivre la Reine pendant le printemps et l'été; le 25 mai, Charles VI, voyageant sur les bords de l'Oise, lui envoya un message[431] dont le lieu de destination n'est pas connu; mais nous voyons qu'en mai et juin Isabeau est très occupée de l'entretien de l'une de ses propriétés, l'hôtel «du Val-la-Reine[432]». Cette belle résidence, dont dépendaient des forêts, des prés, toute une campagne[433], avait été cédée, en septembre 1389, par le duc de Berry au duc de Touraine qui l'avait donnée à Isabeau[434], en[Pg 175] échange d'une maison sise à Paris, au faubourg Saint-Marcel, dite depuis «l'hôtel d'Orléans».

[431] Arch. nat. KK. 30, fº 82.

[432] La maison de Vaux-la-Reine, située dans la paroisse de Combs, (canton de Brie-comte-Robert, arr. de Melun, dép. de Seine-et-Marne) avait été fondée, vers 1265, par Jeanne de Toulouse, femme d'Alphonse de Poitiers et belle-sœur de saint Louis, sous le nom de Vaux-la-Comtesse. Appelée depuis Vaux-la-Reine, peut-être à cause de la reine Jeanne d'Evreux, troisième femme de Charles IV le Bel, elle avait été donnée, en 1380, par Charles VI, au duc Jean de Berry. Voy. Lebeuf, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris (Paris, 1889-1893, 7 vol. in-8º) t. V, p. 181-184.

[433] Ibid.

[434] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 50 et note 6, Isabeau avait acquis Vaux-la-Reine, pour être plus près de Charles VI lorsque celui-ci venait chasser à Corbeil, dans la forêt de Sénart et qu'il descendait à Villepescle, dans la maison de son valet de chambre Gilles Nallet, ancien garde de la librairie de Charles V. (Lebeuf, t. V, p. 120-121 et Histoire de la ville et du diocèse de Paris, 183-184.)

Le domaine du Val-la-Reine avait besoin de réparations; pour subvenir à cette dépense, Isabeau demanda à Charles VI, et en obtint, la somme de mille francs d'or, dont elle donna quitus aux gens des Comptes le 20 juin, à Paris[435].

[435] Bibl. Nat. f. fr. 20 367, fº 72.

Quelques jours après cette date, la Reine se trouvait installée, avec Valentine de Milan, au château de Saint-Germain-en-Laye. La jeune duchesse ne devait pas tarder à y pleurer la mort de son premier né qui ne vécut que deux mois[436]. Quant à Isabeau, pour la quatrième fois, en cinq années de mariage, elle était enceinte.

[436] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 58 et 59.

A la fin de juillet, le Roi et le duc de Touraine vinrent rejoindre leurs femmes à Saint-Germain où ils demeurèrent jusqu'à la dernière semaine d'août. Là, Charles VI vit un jour, à la suite d'un orage formidable, la Reine bouleversée,[Pg 176] puis terrifiée au point de donner des inquiétudes. A l'heure où la messe était célébrée, le ciel soudain s'obscurcit, le tonnerre gronda, et les éclairs déchirèrent les ténèbres qui enveloppaient le château, pendant qu'un vent furieux déracinait les plus vieux arbres de la forêt, arrachait de leurs gonds les portes des chambres et brisait les vitres de la chapelle. L'officiant, baissant la voix, se hâtait de terminer le sacrifice, et tous les assistants se prosternaient la face contre terre[437]. Isabeau fut très profondément ébranlée; son moral surtout avait été impressionné par l'épouvantable phénomène qu'elle regardait comme la manifestation de la colère céleste contre la Maison de France, et il lui semblait qu'elle avait échappé, par miracle, au plus grand des dangers. Un pèlerinage pourra seul rendre un peu de calme à son esprit; aussi voit-on ses serviteurs s'empresser aux préparatifs d'un départ. Ils achètent des coffrets pour y enfermer les robes, et «du gros drap pers de Louviers,[Pg 177] à faire sacs pour mettre dedans les livres pieux et les roumans» dont Isabeau faisait sa lecture et sa distraction et portait en ses voyages[438].

[437] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 685-687.

[438] Arch. Nat. KK. 21, fº 28 vº.

La Reine quitte Saint-Germain dans les derniers jours d'août, suivie de toute sa Maison dont le fonctionnement régulier n'était nullement dérangé par les déplacements. Le 26, passant par Paris, elle couche au Palais où se trouve le Roi[439]; le 1er septembre, elle est à Pontoise[440]; elle y reçoit une lettre, datée de Chauny[441], du duc de Touraine qui chasse avec Charles VI aux environs de Compiègne[442]. Elle gagne ensuite Maubuisson[443], où elle demeure quelques jours, le duc de Touraine vient l'y rejoindre, puis en sa compagnie, elle retourne à Pontoise; c'est là que lui sont remises, le 11 septembre, des lettres envoyées[Pg 178] de Compiègne par le Roi[444]; après Maubuisson, elle visite Saint-Sanctin et Chartres (octobre)[445] tandis que Charles VI se rend à Beauvais, d'où il lui mande de ses nouvelles[446]. Elle passe les fêtes de la Toussaint à l'Abbaye de Villiers-lez-la-Ferté-Alais[447].

[439] Ibid.

[440] Arch. Nat. KK. 30, fº 97 rº.

[441] Chauny, ch-l. de canton, arr. de Laon, dép. de l'Aisne.

[442] Ibid.

[443] «Jehan d'Arizolles, chevalier, envoyé de Compiègne porter lettres devers la royne à Maubuisson..., mardi, 6 septembre, le roy à Compiègne». Arch. Nat. KK. 30, fº 97 rº.—Lettres du roi au duc de Touraine à Maubuisson, ibid.

[444] Le 20 septembre, des ordres sont donnés pour élargir les vêtements de la Reine. Bibl. Nat. f. fr. 5.086, nº 110.

[445] Achat de deux draps d'or racamas, le 13 octobre, «pour la royne en son pèlerinage de Saint-Sentin-lez-Chartres pour offrir par la dicte dame a la dicte église de Saint-Sentin..., XXXII, liv. par.—Arch. Nat. KK. 21, fº 74 vº.—Achat d'un coffre pour mettre et porter les robes de la royne au voyage par elle fait nouvellement a Saint-Sentin» ibid., fº 76 vº.

[446] Arch. Nat. KK 30, fº 98 rº.

[447] La Ferté Alais, ch.-l. de canton, arr. d'Etampes, dép. de Seine-et-Oise.—La Reine était installée à l'abbaye de Villiers, le 19 octobre, date où elle y recevait un message de Charles VI envoyé de Beauvais. Arch. Nat. KK 30, fº 98 rº.—Le 29 octobre, achat de drap pour mettre sur les bureaux du Roi et de la Reine; Charles VI étant à Beauvais, la reine à Villiers. Arch. Nat. KK. 21, fº 20 vº.—Achat pour la reine de deux draps d'or de racamas pour offrir à l'abbaye de Villiers, le jour de la Toussaint. ibid., fº 74 vº.

Le 24 janvier 1391, au château de Melun, entre six et neuf heures du matin, la Reine accoucha de sa troisième fille, qui, en souvenir de la petite morte, fut nommée Jeanne[448]. Décidément, le ciel semblait sourd aux ferventes prières qui, de toutes parts, s'élevaient pour demander un Dauphin.

[448] Le Père Anselme, Histoire généalogique de la maison de France, t. I, p. 113.

[Pg 179]


Les documents ne permettent pas de connaître, par le menu, les faits et gestes de la Reine pendant les dix-huit mois qui vont suivre. Ses déplacements périodiques et quelques fêtes auxquelles elle assista sont les seuls détails que nous ayons sur sa vie pendant ce temps.

Ainsi, le 10 avril 1391, des réjouissances sont données à Saint-Pol, «en présence du Roi et de la Reine», à l'occasion des noces de Marie d'Harcourt, jeune femme de grande noblesse dont le nom a été cité au premier rang des demoiselles d'honneur de la Reine[449].

[449] Marie d'Harcourt épousait en secondes noces Colart d'Estouteville, seigneur de Torcy, chevalier banneret, chambellan du Roi, sénéchal de Toulouse et d'Agen (le Père Anselme, Histoire généalogique, t. V, p. 131 et t. VIII, p. 97.)—Charles VI voulut qu'il y eut un grand tournois—il y jouta lui-même, comme le prouve un mandement de mai 1391 par lequel il accorde une gratification de 100 francs «aux chevaucheurs, armeuriers, peintres et varlet de son grand cheval, qui le servirent aux joustes derrenièrement faictes à Paris». Catalogue des Archives du baron de Joursanvault, t. I, nº 653.

En septembre, Isabeau accomplit son pèlerinage, pour ainsi dire annuel, à Chartres et à Saint-Sanctin[450]. Coïncidence curieuse: au[Pg 180] moment où ses vœux la ramènent aux pieds de Notre-Dame, elle doit donner à ses serviteurs, comme elle l'a fait l'année précédente, à la même époque, des ordres pour qu'ils transforment sa garde-robe[451], car sa cinquième grossesse est devenue apparente.

[450] Arch. Nat. KK 22, fº 73 rº. La Reine offrit à l'église de Saint-Sanctin, quatre pièces de drap d'or racamas.

[451] Bibl. Nat. n. acq. fr. 5 086, nº 111.

Elle passe la fin de cette année loin du Roi qui, en novembre et décembre, voyage de son côté pour affaires politiques ou pour son plaisir[452]; le premier janvier 1392, il est encore à Tours, retenu par le règlement des affaires de Bretagne[453]; c'est de cette ville qu'il envoie à Isabeau son cadeau d'étrennes[454].

[452] E. Petit, Séjours de Charles VI, p. 51 et 52.

[453] Ibid., p. 52.

[454] Bibl. Nat. f. fr. 25 706, fº 326.

A ce propos, rappelons que le premier jour de janvier de chaque année, les Princes échangeaient entre eux de riches présents[455], et que le Roi et la Reine gratifiaient de cadeaux[Pg 181] les officiers, les dames et les serviteurs de leurs Hôtels.

[455] A Rome, le 1er janvier était le point de départ de l'année civile, et il était d'usage d'échanger ce jour-là des présents plus ou moins importants, en les accompagnant de témoignages d'amitié et de vœux de bonheur. Au moyen âge, dans la plupart des pays, on fit commencer l'année à d'autres époques; en France, le style usité jusqu'à l'édit de Paris 1564, fut celui de Pâques; cependant le 1er janvier demeurait par tradition le point de départ de l'année astronomique et le jour des étrennes.

Pour nous renseigner à ce sujet, nous avons une intéressante lettre royale, datée précisément de janvier 1392; elle nous donne l'inventaire des étrennes qui viennent d'être distribuées par Isabeau et dont la somme totale ne s'élève pas à moins de deux mille huit cents francs[456].

[456] Lettres de Charles VI, Tours, 19 janvier 1392. Bibl. Nat. f. fr. 25 706, fº 326.

Cette année, la Reine offrait à Charles VI un collier garni de rubis, de diamants et de perles; à chacune des petites princesses, Isabelle et Jeanne, elle donnait un fermaillet d'or[457] avec un balais et trois grosses perles; le duc et la duchesse de Touraine recevaient chacun une bague d'or où était enchassé un gros diamant. Dix-sept anneaux d'or étaient distribués aux dames de la Maison et à celles de l'entourage. Marguerite de Landes et Jeanne de Soisy étaient plus favorisées, car leurs bagues étaient ornées de saphirs. D'autres, comme Madame de Savoisy et Madame de Hainceville[Pg 182] recevaient un hanap d'argent doré, etc. Personne n'était oublié, ni le confesseur d'Isabeau, ni Femmette la femme de chambre, auxquels étaient attribués des gobelets d'argent, tandis que l'ouvrière de l'atour et la lavandière recevaient toutes les deux une tasse d'argent[458]. On remarque que la Reine garde, pour elle-même, un anneau d'or à rubis, un autre à diamants, un reliquaire d'or à perles, une croix d'or à pierreries, deux patenôtres etc., presque tous joyaux de piété[459].

[457] Un fermaillet était une petite boucle de ceinture.

[458] La Reine donna aussi des cadeaux aux chevaucheurs qui lui apportèrent les étrennes du Roi, du duc de Touraine et du roi d'Arménie.

[459] Bibl. Nat. f. fr. 25.706, fº 32 rº.

Le 5 février, Charles VI rentrant de la Touraine[460], rejoignait, à l'hôtel Saint-Pol, sa femme qui, depuis quelques jours déjà, attendait sa délivrance.

[460] E. Petit, Séjours de Charles VI, p. 52.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 78.

Le lendemain, mardi, vers sept heures du soir, la Reine donnait un dauphin à la France[461]. La nouvelle, répandue dans Paris «entour[Pg 183] leure du couvre-feu», y cause une grande émotion[462]; toutes les cloches, mises en branle, sonnent à grande volée. A cet appel, les Parisiens accourent dans les églises pour rendre leurs grâces au ciel, tandis que des courriers partent dans toutes les directions pour publier l'événement. Dans les carrefours, des grands feux de joie sont allumés, autour se groupent les gens du voisinage en habits de fête, et des danses s'organisent, pendant que d'autres gens parcourent les rues à la lueur des torches et aux sons des instruments; sur les places, des jeunes filles et des baladins improvisent des pantomimes. Bientôt, de distance en distance, des tables sont dressées, chargées de vins et d'épices; des femmes de la bourgeoisie auxquelles viennent se mêler des dames d'un plus haut rang, font aux passants les honneurs de ces soupers improvisés; de tous les côtés, sur les quais, dans les grandes rues, dans les ruelles, retentissent les Noëls et les chants d'allégresse qu'accompagnent et soutiennent les joyeux carillons des cloches; celles-ci[Pg 184] ne cesseront d'annoncer l'heureuse naissance qu'à une heure très avancée de la nuit[463].

[461] Arch. Nat. Registres du Parlement. X1a 1476, fº 50 vº—le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. I, p. 113.—Vallet de Viriville, Note sur l'état des princes... (Bibl. Ec. des Chartes, 1857-1858, p. 477).

[462] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 733.

[463] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 733. «Et firent les gens feus ès quarrefours et toute nuit feste... l'on sonna par toutes les églises de Paris presque toutes ensemble jusquez a X heures de nuict ou pres.» Arch. Nat. X1a 1476, f. 50 vº.

Le lendemain, entre trois et quatre heures de l'après-midi, le nouveau-né fut porté à l'église Saint-Paul pour y recevoir le baptême[464]. L'archevêque de Sens[465] l'attendait, entouré de dix prélats; il lui administra le sacrement en présence de toute la Cour: le maréchal de Sancerre[466] offrit le sel, pendant que le maréchal de Boucicaut[467] tenait le cierge allumé. Les parrains étaient le duc de Bourgogne et le comte de Dammartin; c'est le nom de ce dernier «Charles» qui fut donné à[Pg 185] l'enfant, suivant la volonté expresse du Roi[468].

[464] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 733.

[465] Guillaume de Dormans, seigneur de Lisy, de Monceaux, etc..., fils du chancelier de France sous Charles V,—évêque de Meaux en 1378, général conseiller sur le fait des aides en 1390, avait été promu la même année archevêque métropolitain de Sens (Le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. VI, p. 334.—Gallia Christiana, t. VIII, col. 1637).

[466] Louis de Sancerre, né vers 1342, compagnon de jeux de Charles V, frère d'armes de Du Guesclin et de Clisson, avait été nommé en 1369 maréchal de France.

[467] Jean le Maingre, sire de Boucicaut, né en 1364, placé par Charles V auprès du dauphin Charles comme camarade d'enfance, avait combattu sous Du Guesclin et sous Clisson. Aussi aventureux que brave, il avait fait une expédition en Prusse avec les Chevaliers Teutoniques, et à son retour en France, il venait d'être promu maréchal, 1391.

[468] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 735.—Arch. Nat. X1a 1476; fº 50 vº.

La fête et les actions de grâces n'étaient pas encore terminées le jeudi, car, à la date du 8 février, on lit aux registres du Parlement: «ce jour, par l'ordonnance de Messeigneurs fu celébré une messe solempnelle du Saint-Esprit en la salle du palais pour la solempnité de la nativité..... et les plaidoieries cessèrent à neuf heures.[469]»

[469] Arch. Nat. X1a, 1476, fº 51 rº. «Pour cause de la nativité Monseigneur le Dauphin, le Roi accorda aux prisonniers du Châtelet des grâces et des remises de peines. Registre du Châtelet, t. II, p. 491 et 504.

Le dimanche 24 mars, la Reine, accompagnée de la duchesse de Touraine, de Mademoiselle Marie d'Harcourt et des dames de sa Maison, se rendit en grande pompe à Notre-Dame pour y célébrer ses relevailles. Sur son passage, la foule s'empressa, acclamant la mère du Dauphin et curieuse de veoir «l'estat et honneur» que les chanoines faisaient à Isabeau, à son entrée dans la cathédrale[470]. Le Roi n'assista[Pg 186] pas à la cérémonie; depuis une semaine, il était parti pour conférer à Amiens avec le duc de Lancastre et les ambassadeurs anglais[471]; de retour à Paris, un peu avant l'Ascension, il rejoignit à l'hôtel Saint-Pol la Reine et Madame de Touraine qui y étaient demeurées en son absence[472].

[470] Registre du Châtelet, t. II, p. 457-458.—Un vagabond, nommé Girart de Sanceurre «se prit et tint au charriot de Mademoiselle de Harecourt, faignant qu'il feust son serviteur.» Les maîtres d'hôtel de la Reine lui commandèrent de se retirer; et comme il refusait, on dut l'ôter de force, tandis qu'il criait «à haulte voix que pour Dieu il ne feust pas mené prisonnier ou Chastellet et que s'il y estoit menez, il seroit mort.» Traduit devant le lieutenant du Prévôt il prétendit «que par simplesse et non sens, il s'étoit prins au chariot.»—Ses juges lui prouvèrent qu'il était «homme oyseux, sans estat», et qu'il avait commis plusieurs crimes. Il fut condamné et pendu. Registre du Châtelet, ibid.

[471] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 79.

[472] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXVII, t. XIII, p. 46.

Le 14 juin, jour de la fête du Saint-Sacrement, Charles VI, dans ce palais, tint cour ouverte de ses barons et des seigneurs présents à Paris[473]. Isabeau et ses dames qui, toujours, étaient «en humeur de solacier[474] et le jour persévérer en joie», assistèrent aux joutes que donnèrent, dans l'enclos Saint-Pol, de jeunes chevaliers et écuyers qui combattirent «fort roidement jusques au soir». Au souper, quand il s'agit de décerner le prix de la lutte, la Reine, d'accord avec sa belle-sœur[Pg 187] Valentine et les hérauts «à ès ordonnés» insista pour qu'il fût adjugé au comte de Namur, Guillaume de Flandre[475]. Après le festin, il y eut «danses et caroles» jusqu'à une heure après minuit.

[473] Ibid., p. 55.

[474] Se divertir.

[475] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 3-9.—Guillaume de Flandre, comte de Namur, seigneur de Bethune, de l'Écluse, etc., fils aîné de Guillaume de Flandre, marié en 1384 à Marie de Bar, (le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. V, p. 514.)

Le Roi et la Reine venaient de se retirer dans leurs appartements lorsque leur parvint une stupéfiante nouvelle: en sortant du bal, le connétable, Olivier de Clisson, avait été traîtreusement frappé par son ennemi Pierre de Craon[476]. Trois semaines après, Charles VI et son frère prenaient congé d'Isabeau[477]; ils allaient combattre le duc de Bretagne, coupable d'avoir donné asile à l'assassin[478]. Cette fois, en partant, le Roi ne se contenta pas d'assurer, pour la durée de son absence, la sécurité de la ville de Paris; il voulut que la[Pg 188] Reine et le Dauphin fussent spécialement protégés; en même temps que Jean de Blaisy était maintenu capitaine de la ville à la tête de vingt hommes d'armes, le vieux et sage comte Charles de Dammartin était chargé «de la garde et seurté des corps et personnes de la royne et de Monseigneur le Dauphin de Viennois», et, à cet effet, plusieurs cavaliers avec leurs écuyers et vingt hommes d'armes étaient placés sous son commandement[479].

[476] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 94.—Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 9-11.

[477] Au moment du départ, Charles VI reçut d'Isabeau, comme cadeau d'adieu un chapelet de grosses perles. Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXIX, t. XIII, p. 71.

[478] En 1388, lors du voyage d'Allemagne, Charles VI n'avait pas constitué de garde à la Reine.

[479] «Mons. Charles, comte de Dampmartin, chevalier banneret.., retenu à X hommes d'armes et IIIe fr. par mois pour l'estat de sa personne, luy, VII chevaliers, VIII escuiers.—Mons. Herve le Loich, chevalier banneret, retenu... avec ledit conte de Dampmartin à VI hommes d'armes et IXxx frans par mois pour l'estat de sa personne, luy, VI escuier.—Mons. Robert de Boissay, chevalier, retenu avec le dit comte de Dampmartin à IIII hommes d'armes et IXxx f[rans] par mois, luy, III escuier.» Bibl. Nat. f. fr. 32.510, fº 320 vº.


De 1389 à 1392, Isabeau, sans paraître prendre aux affaires une part plus directe qu'auparavant, s'intéresse pourtant aux événements politiques, elle peut d'ailleurs les considérer de très près depuis que Charles VI exerce lui-même le souverain pouvoir; sa personne[Pg 189] étant plus en vue, les chroniqueurs s'en occupent davantage; ils citent parfois son nom à propos de circonstances autres que les bals et les réceptions. Par exemple, ils notent que, lors de son entrée à Paris, les bourgeois espéraient que, pour son joyeux avènement, elle ferait remettre une partie des impôts qui pesaient si lourdement sur la ville, ou qu'elle obtiendrait cette remise de Charles VI[480]; comme il n'en avait rien été, qu'au contraire la gabelle avait haussé après le départ du Roi en Languedoc[481], la déception éprouvée par les bourgeois est soulignée. Les si coûteuses fêtes de Saint-Denis et de Paris avaient eu lieu au moment où la misère du peuple menaçait de devenir extrême. Or pendant ce temps non seulement Isabeau n'avait pas su procurer aux malheureux le soulagement sur lequel ils comptaient, mais on ne la voyait diminuer en rien son[Pg 190] luxe; aussi peut-on faire remonter à cette année 1389 l'origine de la mésintelligence qui, plus tard, apparaîtra si profonde entre la Reine et les Parisiens. Un jour pourtant, elle avait semblé compatir au sort des humbles: c'était à Saint-Germain-en-Laye, au moment où éclata le fameux orage dont nous avons parlé; le Conseil délibérait sur une nouvelle levée de deniers pour les besoins de l'Etat. Quand la tourmente fut un peu calmée, la Reine, en larmes et encore toute tremblante, vint se jeter aux pieds de Charles VI, lui remontra que l'oppression du peuple avait causé la colère de Dieu, et le supplia de renvoyer le Conseil et d'ajourner la discussion, demande à laquelle le Roi accéda[482]. Mais en cette circonstance, Isabeau était poussée par une terreur superstitieuse et passagère; nous n'avons pas trouvé si son bon mouvement avait été suivi de quelque bienfaisant effet; mais nous savons que ses dépenses au compte de l'Argenterie continuèrent d'augmenter.

[480] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 615.

[481] Et même «l'on fit annoncer par la voix du héraut que la monnaie d'argent de douze et quatre deniers qui avait eu cours dans les marchés depuis le règne du feu roi était prohibée sous peine de mort. Cette mesure tourna réellement au préjudice du pauvre peuple et des petites gens; pendant quinze jours il ne se trouva personne qui voulût... leur fournir des vivres et des vêtements en échange de cette monnaie, à moins de la prendre au-dessous de sa valeur.» Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I. p. 617.

[482] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 687.

Parmi les événements politiques de cette[Pg 191] époque citons les deux suivants qui intéressèrent Isabeau comme mère et comme reine.

Le 4 décembre 1391, à Argentan, Pierre, comte d'Alençon et du Perche[483], seigneur de Fougères, vicomte de Beaumont, et Marie sa femme, donnaient procuration aux seigneurs de Bonnétable, de la Ferté, et d'Auvilliers pour traiter le mariage de leur fils Jean avec Isabelle de France, âgée de deux ans, fille aînée du Roi[484]; ainsi se trouveraient cimentées les bonnes relations du comte d'Alençon avec la couronne de France. Toutefois cette union demeura à l'état de projet, et c'était mieux qu'une couronne comtale qui devait échoir un jour à Isabelle de France. Un autre mariage, le mariage breton fut inventé pour sceller une réconciliation. Par haine contre Olivier de Clisson, le duc Jean V de Bretagne, pendant longtemps, s'était déclaré l'ennemi du[Pg 192] Roi de France, et il avait ouvert ses places fortes aux Anglais. En 1388, il fit hommage à son suzerain; mais malgré cet acte de soumission, ce ne fut qu'au prix des plus grands efforts qu'on le décida, à la fin de 1391, à se rendre à Tours pour se réconcilier définitivement avec Charles VI[485]. Après maintes tergiversations, la paix parut enfin conclue, et Isabeau eut la joie d'apprendre que, par un traité de mariage, signé le 26 janvier, sa petite Jeanne avait été promise à Jean de Montfort, fils et héritier du duc Jean de Bretagne.

[483] Pierre II, comte d'Alençon, surnommé le Noble, fils de Charles II de Valois, le frère du roi Philippe VI, avait été l'un des lieutenants de Charles V dans la guerre de succession de Bretagne et contre les Anglais. Il avait épousé, en 1371, Marie de Chamaillart vicomtesse de Beaumont en Maine (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. I, p. 271).

[484] Arch. Nat. J 227, pièce 83.

[485] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 721-733.

Jeanne recevait du Roi une dot de cent cinquante mille francs d'or, supérieure d'un tiers aux dots que Charles V avait données à ses filles. Sur cette somme, cent dix mille francs étaient destinés à acheter des terres qui constitueraient les propres de la jeune femme. Le père du futur assignait à Jeanne un douaire de huit mille francs, pour le cas où le comte de Montfort mourrait avant lui, et de douze mille francs, si le fiancé décédait duc de Bretagne[486].[Pg 193] La petite promise, qui avait à peine un an, continua de demeurer avec sa sœur Isabelle dans la Maison et «aux despens de la Reine de France[487]».

[486] Arch. Nat. J 423, pièce 73.

[487] Arch. Nat. Comptes de l'Argenterie de Charles VI, KK 22, pass.


POLITIQUE EXTÉRIEURE

L'Italie fut, à cette époque, le théâtre d'événements politiques qui fournirent à Isabeau l'occasion de révéler ses opinions personnelles, de marquer ses préférences; dès lors, on vit poindre ses tendances à la politique de famille qu'elle pratiquera plus tard avec une ardeur singulière.

En 1385, Bernabo, grand'père d'Isabeau, était duc incontesté de Milan et le plus puissant seigneur de l'Italie du Nord. A la fin de cette même année, il tombait dans une embuscade que lui avait dressée son neveu Jean Galéas, comte de Vertus[488]; et, haï de ses[Pg 194] sujets, qu'il rançonnait durement, il ne trouvait pour le défendre, qu'un chevalier allemand, son écuyer de corps, qui se fit tuer en le protégeant. Peu de temps après, jeté dans une prison de Milan, le duc y périssait empoisonné[489].

[488] Jean Galéas Visconti, fils de Galéas II, né en 1347, marié en 1364 à Isabelle de France, fille du roi Jean II, seigneur d'Asti en 1379 par la mort de son père, vicaire impérial en 1382, possédait en France, du chef de sa femme, le comté de Vertus (arr. de Châlons, dép. de la Marne) dont il portait le titre.

[489] Froissart, Chroniques..., liv. II, ch. CCXXIV. t. IX, p. 67-71.—Burckard Zengg de Memmingen, Chronicon Augustanum, (dans Œfele, Rerum Boicarum scriptores, t. I, p. 259).—Arth. Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, dans la Coll. des Doc. Inéd. (Paris 1859-1886, in-4º) t. I. p. 29.

Bientôt le comte de Vertus chassait les enfants de Bernabo et les dépouillait de leur héritage, afin de réunir toute la Lombardie sous son autorité. Mais il n'était pas capable que de violences et de coups d'audace, car dès 1386, en diplomate avisé, il sollicitait l'alliance de Charles VI; et, le 27 janvier 1387, sa fille Valentine était fiancée au duc de Touraine[490].

[490] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 30.

Isabeau, très jeune alors, ne put intervenir dans ces négociations; mais les faits postérieurs prouvent que, profondément irritée du meurtre de son aïeul, elle avait voué à l'assassin une haine mortelle; d'ailleurs, elle[Pg 195] n'ignorait pas que le duc Etienne son père et son oncle Frédéric méditaient de se venger de Jean Galéas.

Le courroux de la famille de Bavière, et en particulier le ressentiment d'Isabeau étaient si connus que Florence songea à les exploiter.

Cette république, qui redoutait l'ambition du comte de Vertus, ne voulait pas que Milan s'alliât avec la France; elle avait donc, dès 1386, envoyé à Charles VI, l'un de ses plus fameux ambassadeurs, Felippo Corsini, homme aussi disert que rusé[491]. La démarche fut vaine; le Roi et ses ministres ne se rendirent pas aux bonnes raisons de l'habile avocat et déclinèrent les propositions de la République toscane[492]; mais son passage à la cour avait suffi à Felippo Corsini pour pénétrer les plus secrètes pensées de la jeune Reine; à son retour, il fit part à son gouvernement de ce qu'il avait observé et deviné.

[491] Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, t. 1, p. 26, 27, 29.

[492] Ibid.

En 1389, Florence, effrayée par la chute de Vérone, de Vicence et de Padoue aux mains[Pg 196] de Jean Galéas, risqua, d'accord avec Bologne, l'envoi d'une nouvelle ambassade en France[493]. Le 23 juin, Felippo Alamanno Caviccuili, chargé des pleins pouvoirs de la Baillie des Dix et accompagné de l'envoyé de Bologne, partit pour Paris; il était porteur d'instructions précises[494]: les offres et les requêtes qu'il devait transmettre et présenter à Charles VI étaient formelles; à l'égard des Princes (considérés comme favorables à l'alliance avec Milan,) il agirait pour le mieux, tentant à la cour telles démarches et y nouant telles relations qu'il jugerait convenables ou utiles; la conduite qu'il devait tenir à l'égard de la Reine lui était prescrite en termes exprès; il en solliciterait des audiences privées, au cours desquelles il réveillerait, chez la petite-fille de Bernabo, les souvenirs et les sentiments de famille; il la supplierait d'obtenir du Roi la protection que Florence demandait, et si elle refusait son intercession, Caviccuili était autorisé à déclarer qu'au défaut de l'alliance française, les Dix de la Baillie de Florence[Pg 197] accepteraient l'amitié de l'empereur Wenceslas, l'ennemi des Wittelsbach, et que même, ils se réconcilieraient avec Jean Galéas; cette menace impressionnerait certainement Isabeau qui, pour venger le meurtre de son aïeul, comptait sur la complicité de Florence[495].

[493] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 63-64.

[494] Bibl. Nat. f. ital. 1682, fº 25-29.

[495] Bibl. Nat., f. ital. 1682, fº 25-29.—Voy. Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, t. I, p. 29.

Caviccuili ne réussit pas plus que Corsini, son ambassade tombait en France dans un moment inopportun, le duc de Touraine attendait la venue de sa fiancée Valentine[496] et, loin d'être favorable aux projets de Florence, il méditait précisément d'amener Charles VI à une alliance politique avec Milan[497].

[496] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 35-49.

[497] Ibid., p. 64-65.

On comprend que, dès son mariage, Valentine Visconti, fille du meurtrier, fut suspecte à Isabeau, petite-fille de la victime; indépendamment de la dissemblance de leurs caractères, une haine de famille les séparait. De là, cette froideur d'Isabeau à l'égard de l'attachante Valentine, de là, le manque d'intimité de ces toutes jeunes femmes dans leurs rapports presque quotidiens.

[Pg 198]

Après son échec, Florence se réconcilia, le 5 octobre, avec Galéas, mais l'entente ne pouvait durer, et dès février 1390, Felippo Corsini apportait de nouveau, à Paris, les doléances de la Commune. Cette troisième tentative n'eut pas un succès plus heureux que les autres; la volonté du duc de Touraine et de Valentine restait ferme, et d'ailleurs le Roi était mécontent des avances que la République avait récemment faites au Pape de Rome[498].

[498] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 151.

Pour que le Conseil de France accepte l'alliance de la Toscane, il faudra attendre encore six années, c'est-à-dire l'époque où l'intervention d'Isabeau dans les affaires diplomatiques sera efficace.

Toutes leurs combinaisons pour gagner l'appui de la France ayant échoué, les Florentins, par dépit, essayèrent de reprendre les négociations de paix avec Milan; les pourparlers, engagés péniblement, furent rompus en mai 1390, les deux partis en étant venus aux mains.

Cependant les ambassadeurs de Florence[Pg 199] étaient allés solliciter l'alliance des princes bavarois, gendres de Bernabo[499]. Ils avaient pressenti d'abord Etienne III, pensant qu'il serait facile à convaincre, en raison de sa haine si vivace contre Jean Galéas[500]. Mais le duc refusait de passer les monts, s'il ne devait retirer de cette expédition que la platonique satisfaction de s'être vengé. Il exigeait donc 80 000 ducats[501]; et, pour prouver que ses prétentions étaient légitimes, il faisait valoir sa réputation de guerrier très illustre, ses nombreuses alliances et surtout sa qualité de beau-père du Roi de France. La Seigneurie lui ayant promis des monceaux d'or[502], il consentit à descendre en Italie, accompagné de son frère Frédéric; mais lorsqu'il eut fait parader dans les villes sa troupe de chevaliers, lorsqu'il eut assuré tous les ennemis de Jean Galéas de sa protection et engagé avec l'armée de[Pg 200] celui-ci quelques escarmouches, il déclara ne pas vouloir servir plus longtemps une République ingrate qui ne lui payait pas les sommes convenues, et il s'en alla à Venise dépenser, dans le plaisir et la compagnie des dames, la solde de ses chevaliers; après quoi, il signa la paix avec le comte de Vertus[503].

[499] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 151.

[500] Etienne III sollicité dès 1388 par Antonio della Scala avait fait une réponse évasive, tout en gardant l'argent qu'on lui avait remis par provision.

[501] Sur l'ambassade de Franz de Carrare et la réception en musique que le duc de Bavière fit à son hôte, voy. Riezler, ibid.

[502] Johannes Turmair, Annalium Boiorum libri VII..., liv. VII, p. 767.

[503] Riezler, Geschichte Baierns, p. 151.

Les affaires d'Italie tournaient à l'imbroglio; nous devions en rapporter les phases principales, parce qu'elles furent pour Isabeau une sorte d'initiation aux intrigues et aux manœuvres diplomatiques. De même, une certaine mission qui faillit échoir au duc Etienne, pendant sa course en Italie, mérite d'être signalée, car, à son propos, le nom de la reine Isabeau fut souvent prononcé.

Le pape de Rome, Boniface IX[504], successeur d'Urbain VI, était persuadé que le règlement de la question du schisme à son profit, ferait un grand pas si la Reine de France intercédait pour lui auprès de Charles VI. Il cherchait par quels moyens il pourrait intéresser[Pg 201] Isabeau à sa cause. Or, le duc Etienne III, venu précisément à Rome pour les fêtes du Jubilé pontifical, offrait de s'entremettre. Il avait, disait-il, un grand ascendant sur sa fille et le crédit dont il jouissait auprès de son gendre Charles VI et de la cour de France lui permettait d'espérer que sa médiation aurait un heureux succès[505]. Boniface le crut volontiers; il en écrivit à tous les princes de l'Europe; il alla même jusqu'à charger Etienne d'offrir au pape d'Avignon, Clément VII, le vicariat général de l'Eglise en France et en Espagne, s'il voulait renoncer à la tiare[506]. Mais le duc de Bavière jugea sans doute l'entreprise impossible, car on ne voit pas qu'il ait donné suite à ses projets. D'ailleurs il était pressé de regagner ses États pour y recueillir le bénéfice de sa bonne volonté, le pape romain lui ayant accordé la levée d'un décime sur les Eglises de Bavière. Comme il était sans ressources pour faire le voyage, il prit la gourde et le bâton, et c'est en pèlerin qu'il remonta d'Italie en Allemagne[507].

[504] Boniface IX avait été élu par les cardinaux du parti romain, à la mort d'Urbain VI, en 1389.

[505] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 158.

[506] N. Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t. II, p. 397, note 2.

[507] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 153.

[Pg 202]

De son côté, Clément VII ne négligeait rien pour conserver le suffrage de Charles VI et complaire à la Reine. En 1389, il abandonnait au Roi la nomination en France à un très grand nombre de bénéfices et soixante d'entre eux devaient être pourvus au nom d'Isabeau. Jamais pareille faveur n'avait été accordée à la reine Jeanne de Bourbon[508]. En mai 1392, Clément VII octroyait un subside de 20.000 florins au comte Eberhard III de Wurtemberg qui avait épousé Antonie Visconti, fille de Bernabo et tante d'Isabeau[509]. Une telle libéralité envers un seigneur allemand était bien faite pour concilier au pape avignonnais les bonnes grâces de la Reine de France.

[508] N. Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t. II, p. 155.

[509] Ibid., p. 294.


De 1389 à 1392, Isabeau entretint certainement par correspondance des relations directes avec sa famille; mais aucune des missives échangées entre Paris, Munich ou Ingolstadt[Pg 203] n'a été conservée dans les Archives de la Bavière ni dans les nôtres. Nous n'avons donc, pour justifier notre assertion, que les quelques mentions trouvées dans les rares Comptes qui restent de ces années, et de vagues allusions de chroniqueurs.

Cette note d'un scribe de la Chambre des Comptes «Aux menestrelz au pere de la royne, en don par le roy, 50 francs[510].» nous apprend que le duc Etienne envoyait à sa fille des chanteurs pour lui redire les lieds qui avaient bercé son enfance; et cette bague, ornée d'une fleur de «ne m'oubliez pas», offerte par Isabeau à un chevalier allemand qui retournait en Bavière, nous prouve que si les cosses de genêts et les fleurs de lis à la devise de Charles VI s'étalaient à profusion sur ses colliers et sur les manches de ses houppelandes, la Reine leur préférait secrètement le pâle myosotis qui lui rappelait les humides prairies du pays natal.

[510] Bibl. Nat. f. fr. 23257, fº 38.

D'autres dons octroyés à des seigneurs et chevaliers bavarois témoignent que la Reine[Pg 204] reçut des messages et des ambassades d'Allemagne[511]. Louis de Bavière lui-même était à Paris en janvier 1392, car sa sœur lui donna alors en cadeau d'étrennes un fermail d'or garni de deux rubis, deux diamants et trois grosses perles[512].

[511] Bibl. Nat. f. fr. 23 257, fº 39.

[512] Bibl. Nat. f. fr. 25 706, fº 326.

Bien que son nom ne figure pas, à cette date, sur la liste des pensions, ce prince a dès lors son rang marqué parmi les seigneurs de la cour, et en mars 1392, lorsque le Roi se rend à Amiens pour conférer avec les ambassadeurs anglais, il emmène son beau-frère; et si, dans l'armée que Charles VI conduit en Bretagne, Louis de Bavière n'est pas compté parmi les chefs, c'est qu'il n'est pas encore armé chevalier. On peut admettre qu'Isabeau appela son frère à la Cour afin de l'associer à sa haute fortune, mais on peut prétendre aussi que le règlement des graves affaires d'intérêt, dont les trois ducs Wittelsbach étaient occupés à cette époque, déterminèrent le fils d'Etienne III à quitter la Bavière pour se fixer en France.

[Pg 205]


Jusqu'alors la volonté d'Etienne le Vieux avait été respectée par ses trois fils; laissant le duché indivis, ils l'avaient gouverné ensemble; mais en 1392, pour des raisons restées obscures, ils se partagèrent l'héritage paternel. Jean reçut Munich avec le pays environnant; Frédéric, Landshut; et Etienne, toute la partie du duché située aux bords du Danube avec la redoutable ville forte d'Ingolstadt pour capitale[513]. De plus, ils adoptèrent le principe de la succession par les mâles; de sorte que si l'un des trois frères mourait sans laisser de fils, son patrimoine ferait retour aux deux autres; quant aux filles, en compensation de leur incapacité d'hériter, elles devaient recevoir une dot, fixée à trente-deux talents. Isabeau qui, comme on se le rappelle, n'avait pas reçu de dot au moment de son mariage, réclama-t-elle, en 1392, ces trente-deux talents? Nous savons que vingt-cinq ans plus tard, elle possédait en Allemagne, au bord du Danube, des terres et des domaines très[Pg 206] étendus, mais aucun texte n'indique depuis combien de temps elle en était maîtresse, et nous n'avons pas trouvé si elle les avait acquis de ses deniers, ou si quelques-uns ne représentaient pas la contre-valeur des trente-deux talents auxquels lui donnait droit sa qualité de fille de Bavière[514].

[513] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 163-166.

[514] Les Archives générales de Munich renferment quelques documents importants sur les biens qu'Isabeau avait en Bavière. Nous examinerons cette importante question dans notre prochaine étude sur la Reine régente, la Reine douairière.

Le partage du duché était, pour Louis, prince cupide et ambitieux, un événement très fâcheux; sa situation politique s'en trouvait amoindrie et ses ressources peut-être diminuées; aussi pensa-t-il, dès 1391, à gagner la cour de France où l'affection d'une sœur lui procurerait les richesses et les honneurs dont il était avide.

Au moment où finit la période que nous avons appelée «Les dernières heureuses années de la Reine», constatons que son personnage a acquis du relief; plusieurs des traits de sa physionomie morale se sont ou accusés ou dessinés; mais, pour le moment, Isabeau ne s'occupe encore des affaires politiques[Pg 207] qu'avec nonchalance; elle ne s'intéresse réellement qu'à celles où sa famille a quelque part. Sauf les charges que lui impose la maternité, et les scrupuleuses pratiques de sa dévotion, elle ne semble connaître aucun grave souci, aucune préoccupation sérieuse. Elle jouit pleinement du luxe qui l'entoure et ne songe qu'à l'augmenter. Sa responsabilité est grande dans les dépenses excessives de la couronne à cette époque; elle ne s'étonne, ni ne s'émeut des fêtes les plus coûteuses, des libéralités les plus inutiles. Elle ne tente rien pour arrêter Charles VI, entraîné sur la pente fatale des plaisirs. Quand elle n'accomplit pas quelque pèlerinage, ou que ses couches ne la contraignent pas au repos, elle vit comme dans un tourbillon d'amusements folâtres, de splendides réjouissances. Et, pendant que le Roi gaspille ses forces, compromet sa dignité, se gâte l'intelligence, elle-même s'expose, par des fatigues immodérées, à ne donner au Royaume que des enfants chétifs.

[Pg 208]
[Pg 209]


TROISIÈME PARTIE

FORMATION DU CARACTÈRE POLITIQUE D'ISABEAU


[Pg 210]

CHAPITRE PREMIER

LA FOLIE DE CHARLES VI

En juillet, le Roi était parti pour la Bretagne, malade, et contre l'avis des médecins; quand Isabeau le revit, il était frappé d'un mal incurable[515].

[515] Voy.: Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXIX, t. XIII, p. 93-98.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 19-23.—Cf. aussi: Dr Chereau, De la maladie du roi Charles VI et des médecins qui ont soigné ce prince dans l'Union médicale (année 1862, t. XIII, p. 321, 369, 417, 465 et suiv.).—Dr Lizé Description et nature de la maladie de Charles VI dans le Bulletin Soc. agriculture de la Sarthe (t. XIII, année 1872, p. 345-357)

Le 5 août, en traversant la plaine du Mans, Charles VI avait été pris d'un accès de frénésie furieuse qui, après l'avoir porté aux pires violences, l'avait fait tomber inerte et comme foudroyé entre les bras de ses chambellans. Sa prostration dura de longs jours, pendant lesquels il resta «sans sonner ni[Pg 212] répondre paroles», tandis que les yeux lui tournaient «moult merveilleusement en la tête».

D'après Froissart, la première pensée des Princes aurait été de cacher à la Reine l'état de Charles, et, la nouvelle de son mal s'étant répandue très rapidement, Philippe de Bourgogne aurait ordonné à tous et à toutes de la chambre d'Isabeau de n'en faire aucune mention en la présence de celle-ci. Mais, comme le chroniqueur donne pour seule raison de ces ordres «que la Reine était durement enceinte», avançant ainsi d'une année la sixième grossesse d'Isabeau, on peut douter que le silence prescrit ait été fidèlement observé. La Reine dut revoir le Roi quand, l'esprit toujours dérangé et le corps dans un abattement extrême, il traversa Paris pour se rendre, sous la conduite de son frère, à Creil où, espérait-on, le bon air et la vue du beau et calme pays de l'Oise hâteraient sa guérison[516]. D'ailleurs il est invraisemblable qu'on[Pg 213] ait pu dissimuler longtemps la vérité à la Reine, car peu après l'événement les oncles de Charles VI prirent la direction des affaires.

[516] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 95.—Charles VI et le duc d'Orléans traversèrent Paris le 1er septembre. «Telle fut la gravité de cette première attaque que Charles tenta un jour de se jeter par la fenêtre de la chambre qu'il occupait à Creil, et un médecin de province fit construire à la fenêtre de cette chambre un balcon grillagé en saillie sur la cour et d'où le prince pouvait sans danger, voir jouer à la paume dans les fossés du château.» Dr Chereau, De la maladie du roi Charles VI (Union médic., t. XIII, p. 323).

Dès qu'Isabeau connut le malheur qui la frappait, elle gémit et pleura abondamment. Pourtant la nouvelle que Charles était devenu fou ne pouvait être absolument inattendue pour sa femme; plusieurs signes avant-coureurs avaient fait présager une catastrophe plus ou moins prochaine et l'événement fatal venait seulement d'être précipité par une frayeur mystérieuse et une insolation.

L'agitation d'esprit du Roi, son continuel besoin de mouvement, l'ardeur excessive de ses désirs et la soudaineté de ses dégoûts, sa soif de distractions de toute espèce, étaient les indices certains d'un organisme déséquilibré. Était-il travaillé par un mal héréditaire? Charles V, valétudinaire dès sa jeunesse, était mort à quarante-trois ans, le corps usé; la cause de ses souffrances restant inconnue,[Pg 214] on avait parlé d'un poison que Charles le Mauvais lui aurait donné dans son enfance; mais nous savons que, jeune homme, il avait commis de dangereux excès dont il porta, sans doute, la peine tout le reste de sa vie.

Charles VI, comme son frère Louis, paraissait physiquement très sain; mais le plus souvent il n'agissait que par humeur et ses goûts étaient bizarres; dès l'adolescence, il prétendit satisfaire toutes ses fantaisies et partant se surmena. De sa tournée dans le luxurieux Languedoc, il revint plus nerveux, plus agité que jamais. A Avignon, une parole prophétique avait été prononcée à son sujet par le duc de Bourgogne: C'était au moment où Charles congédiait ses oncles qui, à sa demande, l'avaient assisté jusque-là, et déclinait formellement leur offre de l'accompagner plus avant, car il voulait poursuivre son voyage en toute liberté: «... et sachez, dit Philippe, que la conclusion n'en sera pas bonne[517]».

[517] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IV, t. XII, p. 49.

Cependant Isabeau avait vu mourir deux de ses enfants, et la santé du petit Charles paraissait très pauvre. Enfin un prodrome de[Pg 215] la maladie que couvait le Roi avait été constaté à son retour d'Amiens; en proie à un accès de fièvre chaude, il avait dû s'arrêter à Beauvais et s'y faire soigner[518]. Isabeau n'avait pu ignorer ce fait; de plus, bien qu'il se prétendît guéri, c'était dans les pires conditions que Charles était parti pour la Bretagne[519]; l'ardeur étrange qui l'entraînait à cette expédition décelait un état morbide.

[518] Froissart, Chroniques, liv. IV, ch. XXIX, t. XIII, p. 80.—Les médecins avaient alors conseillé à Charles VI de changer d'air, et il était revenu à Paris, le 23 mai, «tout fort et bien en point». Dr Chereau, De la maladie du roi Charles VI...

[519] Pendant tout le mois de juillet 1392, le roi avait été mal portant; à Saint-Germain en Laye, il avait donné des signes de démence, à son passage au Mans, les médecins l'avaient trouvé hors d'état de chevaucher, mais il avait refusé de prendre du repos. Ibid.

A Creil, les princes avaient placé auprès de Charles VI un savant médecin, Guillaume de Harselly, dont les soins et les remèdes ramenèrent assez promptement le malade «en sens et bonne mémoire». Bientôt, Isabeau apprit qu'une des premières pensées du Roi avait été pour elle; il avait exprimé le désir de la revoir ainsi que le Dauphin. Elle se rendit donc à Creil avec l'enfant, et Charles VI les reçut «à grand'chère et les accueillit liement[520]».

[520] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXX, t. XIII, p. 132.

[Pg 216]

Lorsque Guillaume de Harselly en se retirant, remit le Roi, à peu près guéri, entre les mains de la Reine et des Princes, il leur dit: «du moins que vous le pouvez si le chargez et travaillez de conseils; déduits oubliances et déports par raison lui sont plus profitables que autres choses». Prescriptions qui plurent à la fois au duc de Bourgogne et à Isabeau. En effet, pour qu'elles fussent suivies à la lettre, Philippe n'avait qu'à continuer à gouverner, pendant que la Reine se chargerait d'organiser des fêtes qui pussent distraire le convalescent.

Quand octobre eut ramené le ménage royal à Paris, une série de réjouissances et de divertissements s'ouvrit pour la jeune cour. L'hôtel Saint-Pol était la résidence habituelle de la troupe folle; chaque soir, dans le somptueux palais, c'étaient «danses, carolles et ebattements», conduits par Isabeau et le charmant duc d'Orléans[521]. Quant aux oncles du Roi,[Pg 217] ils se tenaient en leurs hôtels, désapprouvant ces mœurs, mais laissant faire, car tant que l'insouciante Reine et le gracieux duc danseraient, ils ne seraient ni dangereux, ni même gênants.

[521] Le 4 juin 1392, le duc Louis avait résigné en la main du Roi son frère le duché de Touraine et il avait reçu en échange le duché d'Orléans. Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 89.—«Si nommerons d'ores-en-avant, dit Froissart, le duc qui fut de Touraine duc d'Orléans.» (Chroniques, t. XIII, p. 77).

Pendant l'une des fêtes de nuit, Isabeau éprouva une émotion terrible: le Roi faillit périr sous ses yeux, et dans des circonstances où le burlesque se mêlait au tragique.

L'amie d'enfance de la Reine, Catherine, dite l'Allemande, veuve du sire de Hainceville, venait d'être pourvue d'un troisième mari par les soins de Charles VI lui-même[522]. Isabeau voulut que les nouvelles noces de sa chère confidente fussent célébrées avec un éclat extraordinaire; les Princes furent invités, ainsi que toutes les dames et tous les seigneurs présents à Paris[523]. Le jour du mariage (28 janvier 1393), la Reine en personne tint l'état pour le souper et les danses qui durèrent toute la journée et fort avant dans la nuit; puis, quand les ducs[Pg 218] de Bourgogne et de Berry se furent retirés en leurs hôtels, une extravagante mascarade commença. Six chevaliers, déguisés en sauvages, firent irruption dans la salle des fêtes, et se mirent à danser et à intriguer les dames. Imprudemment, le duc d'Orléans approcha une torche de ces aimables bouffons; leurs maillots, faits d'étoupes, s'enflammèrent. Aux premiers cris de souffrance que poussèrent ces malheureux jeunes gens, Isabeau fut glacée d'épouvante, car elle savait que le Roi était l'un des six: elle s'évanouit; et pendant que les seigneurs et les dames s'empressaient autour d'elle, la jeune duchesse de Berry sauvait Charles en étouffant sous sa robe, les flammes dont il était enveloppé. Quand elle l'eut forcé à se nommer, elle lui dit la douleur de la Reine; puis se rendit tout de suite auprès de celle-ci pour lui apprendre que le Roi était vivant. Quelques instants après, Charles rejoignait sa femme, qui, à sa vue, tombait de nouveau en syncope. Cette double émotion de terreur et de joie la mit dans un état de faiblesse tel qu'il fallut la relever et la porter en sa chambre, où[Pg 219] le Roi demeura longtemps à la réconforter[524].

[522] Catherine épousait un riche seigneur d'Allemagne.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 71.

[523] Le duc et la duchesse d'Orléans donnèrent une vaisselle d'argent doré à la dame de Hainceville pour le jour de ses noces. Catalogue des Archives du baron de Joursanvault, t. I, p. 121.

[524] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 71.—Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXXII, t. XIII, p. 143-147.

Charles VI sortait sain et sauf de l'aventure; mais ses compagnons avaient péri. Quand les Parisiens connurent les détails de ces faits, ils les commentèrent sévèrement. Depuis quelque temps déjà, ils blâmaient les Princes de négliger leur devoir en laissant les gens de la Cour agir à leur guise; ils déploraient qu'on maintînt Charles VI «en huiseuses[525], que trop en faisoit et avoit fait, lesquelles ne appartenoit point à faire à un roi de France[526]».

[525] Huiseuses: distractions frivoles.

[526] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXXII, t. XIII, p. 147-148.—Dès que la nouvelle de l'incendie se fut répandue dans le voisinage, les bourgeois croyant le Roi mort «se réunirent au nombre de cinq cents et se présentèrent à l'hôtel Saint-Pol dont ils se firent ouvrir les portes de force. Ils se préparaient à venger sur les gens de la cour la mort de leur maître bien-aimé, lorsque le Roi se montra sous le dais royal et calma leur fureur de la voix et du geste». Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 71.

Dans les tavernes, on commençait à murmurer contre le luxe et la prodigalité de «l'Étrangère»; et, le lendemain même du triste accident de l'hôtel Saint-Pol, quand Philippe de Bourgogne, interrogé sur ce[Pg 220] qu'on disait de par la ville, répondit au Roi: «Jà ne s'en peuvent les vilains taire, et disent que, si le meschef fut tourné sur vous, ils nous eussent tous occis[527]», Isabeau dut se sentir visée par la violente menace des Parisiens. Mais son orgueil ne pouvait admettre cette censure; les critiques et le jugement de ces bourgeois n'étant à ses yeux qu'une intolérable licence. Au reste, ne paraissait-elle pas sourde à tous les avertissements? Celui que Charles avait reçu dans la plaine du Mans et que, dans sa superstition, elle crut donné par Dieu même, n'était-il pas depuis longtemps oublié; du jour où le Roi avait semblé guéri, c'était elle qui avait favorisé et encouragé de nouvelles imprudences.

[527] Froissart, Chronique..., t. XIII, p. 148.—Pour remercier le ciel du salut du Roi, et aussi pour apaiser la colère du peuple, les ducs de Berry, de Bourgogne et d'Orléans allèrent ce même jour, nu-pieds, en procession de la porte Montmartre à l'église Notre-Dame, où ils assistèrent à une messe d'actions de grâces; de son côté, Charles VI se rendit à cheval, à la cathédrale. Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 71.

Mais il faut considérer qu'à cette époque, la femme, chez Isabeau, l'emportait encore sur la Reine; le bonheur conjugal recouvré l'occupait tout entière; et quand, au commencement[Pg 221] de 1393, elle se sentit enceinte, elle ne douta plus que le ciel ne lui accordât de nouveau, et pour toujours, sa protection.

Pour que l'issue de sa sixième grossesse fût heureuse, elle redoubla de ferveur dans ses exercices de piété et dans ses pèlerinages; c'est alors qu'elle se fit fabriquer un «Agnus Dei à mettre pains à chanter» pour le porter jusqu'à sa délivrance[528].

[528] Isabeau se rendit en pèlerinage à Chartres. «L'an mil CCCIIIxx et XIII fut la raine de France à Chartres et fusmes paiés du vin et du pain le jeudi XVe jour du moys de may». Cartulaire rouge de la léproserie du Grand Beaulieu à Chartres. Bibl. Nat., nouv. acq. latines 608, p. 203.

Au mois de juin, le malheur, qu'elle croyait à jamais écarté, la frappait de nouveau. Charles VI étant à Abbeville, pendant que ses oncles négociaient la paix avec l'Angleterre aux conférences de Lelinghen, eut une seconde attaque de folie, et on le ramena au paisible séjour de Creil[529].

[529] Froissart, Chroniques, liv. IV, ch. XXV, t. XIII, p. 167-188.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 117-118.—Peut-être, est-ce à cette seconde attaque de folie du Roi qu'il faut rapporter ce que dit Froissart du secret gardé envers la reine en août 1392.

Le 22 août, sur les dix heures du soir, la Reine accoucha d'une fille, au château de Vincennes; et, le lendemain, au baptême,[Pg 222] l'enfant reçut le nom de Marie[530], pieusement porté par une tante de Charles VI[531], abbesse du monastère de Poissy. Ce nom fut choisi par Isabeau elle-même, et elle promit, en même temps, de consacrer sa fille à Notre-Dame, si le Roi approuvait son vœu.

[530] Le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 114.—Vallet de Viriville, Notes sur l'Etat civil des princes et princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière. (Bibl. Ec. Chartes, 4e série, t. IV, p. 477).

[531] Marie de Bourbon, était une sœur de la reine de France Jeanne, femme de Charles V.

Mais cette fois, Charles était irrémédiablement atteint; huit mois se passèrent sans qu'il parût seulement revenir à la santé[532]; puis une amélioration se produisit, qui fut bientôt suivie d'une rechute; et il en sera ainsi durant vingt-neuf ans, jusqu'à ce que la mort délivre enfin le malheureux prince. Pour ne parler que des premières années de cette affreuse maladie, rappelons que le Roi fut tout l'été et tout l'automne de 1395 dans un état désespéré; et qu'en 1399, par exemple, il retomba six fois dans son délire; et chaque accès était plus grave que le précédent.

[Pg 223]

[532] Dr Chereau, ouv. cité.

Le caractère intermittent de ce mal était particulièrement pénible pour Isabeau; Charles devenait subitement insensé. Tout à l'heure, il avait présidé le Conseil, répondu aux ambassadeurs avec beaucoup de sens et d'aménité et, soudain, il se mettait à courir comme s'il eût été percé de mille aiguillons; puis, pleurant et tremblant, il disait ses tortures, annonçait que la crise allait venir: «Au nom de Jésus-Christ, gémissait-il, en se traînant à genoux, s'il en est parmi vous qui soient complices du mal que j'endure, je les supplie de ne pas me torturer plus longtemps et de me faire promptement mourir».

Si douloureux que fût ce spectacle, Isabeau, à force de volonté ou de résignation, pouvait le supporter; mais son cœur saignait quand elle se voyait repoussée par son mari comme un objet d'aversion; non que Charles, en ces années, la maltraitât, seulement elle lui faisait horreur; il la fuyait, et si elle réussissait à l'approcher, il disait: «quelle est cette femme dont la vue m'obsède? sachez si elle a besoin de quelque chose et délivrez-moi, comme vous pouvez, de ses persécutions et de ses importunités[Pg 224] afin qu'elle ne s'attache pas ainsi à mes pas».

Il reconnaissait son frère, ses oncles et ses familiers; il se rappelait les noms d'anciens serviteurs, morts depuis longtemps; mais il semblait avoir perdu tout souvenir de sa femme, et de ses enfants; et, quand il apercevait les armes de Bavière à côté des siennes, sur les vitraux de ses palais ou sur les pièces d'argenterie de sa table, il dansait devant avec des gestes inconvenants et les effaçait, déclarant ne pas savoir ce que c'était que ces écussons[533]. Mais le comble de l'humiliation pour la fière Wittelsbach, ainsi dédaignée et rejetée par le Roi, c'était d'entendre celui-ci prononcer sans cesse le nom de Valentine: la duchesse d'Orléans, en effet, était la seule femme qui pût soigner et apaiser le pauvre fou[534].

[533] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 405.

[534] Ibid., p. 407.

L'amoureux attachement d'Isabeau pour son mari résista longtemps à ces dures épreuves. Pendant les premières années de la folie, à chaque crise, elle témoigna un vif et profond chagrin, et son zèle, pour la guérison[Pg 225] du patient ne se ralentit pas[535]. Sa joie fut grande, lorsque Arnaud Guillaume, personnage à mine d'ascète, lui promit d'arracher le Roi aux magiques influences qui l'avaient ensorcelé[536]; mais bientôt désabusée sur les mérites de ce charlatan, grossier et brutal, elle eut recours à la prière et voulut que tous s'associassent à elle par des supplications. C'est ainsi que dans l'hiver de 1393, des processions solennelles étaient faites dans Paris, ordonnées par la Reine et les Princes; et que, dans les carrefours, des frères prêcheurs invitaient les fidèles, qui les suivaient pieds nus, à réformer leurs mœurs, afin d'obtenir la clémence du ciel[537]. En même temps, sur l'ordre d'Isabeau, un grand nombre de prélats de France et des pays voisins faisaient une neuvaine pour la santé du Roi[538].

[535] Le chroniqueur de Saint-Denis parle à plusieurs reprises du chagrin et du dévouement de la Reine. Ce n'est qu'en 1404-1405 que le Religieux, jusqu'alors favorable à Isabeau, lui deviendra hostile.

[536] Arnaud Guillaume déclara à la Reine et aux princes «qu'on avait ensorcelé Charles VI et que les auteurs de ce maléfice travaillaient de toutes leurs forces pour empêcher le succès de sa guérison.» Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 91.

[537] Ibid., p. 93.

[538] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 91.—Chronique et Istore de Flandre, t. II, p. 415.

[Pg 226]

Dans l'espérance d'attirer sur elle et sur le Prince malade, la bénédiction céleste, la Reine accordait des aumônes plus nombreuses, faisait des donations plus riches qu'auparavant[539]. Sa fondation pieuse à Senlis mérite plus qu'une simple mention[540]:

[539] Les marguilliers de l'église Saint-Jean en Grève à Paris reçurent l'emplacement de la maison de Pierre de Craon, pour en faire un cimetière,—moyennant l'obligation de dire plusieurs services pour le Roi et la Reine. Arch. Nat. J 365, pièce 10.

[540] Lettres d'Isabeau, datées de Paris, septembre 1395. Arch. Nat. J. 161, pièce 21.

Dans l'église de cette ville, il y avait un autel «empres l'ymage de Notre-Dame (appelée l'ymage de la pierre), devant laquelle les bonnes gens avaient accoutumé d'apporter leurs offrandes». Bien des fois, Isabeau y avait prié dans les heureuses années de son mariage; elle résolut d'y instituer un office exceptionnel qui attestât à jamais, «l'honneur et révérence qu'elle avait à Notre-Seigneur et à la glorieuse Vierge Marie». Elle fonda donc, à cet autel vénéré, une messe perpétuelle qui, chaque jour, avant heure de prime, devait être célébrée par un des chapelains ou un des chanoines de l'église de Senlis.

D'abord les petites cloches tinteraient pour[Pg 227] inviter les fidèles à la prière; puis, quand le prêtre se préparerait à se rendre à l'autel, une des grosses cloches sonnerait trois coups, «afin que ceux qui auront devocion de oyr la messe puissent savoir quand on la devra dire». Aux cinq grandes fêtes de Notre-Dame, le service serait plus important. Aussitôt matines dites, les chapelains ou le chapitre se rendraient en procession devant l'autel, y chanteraient une antienne et diraient une première oraison, puis une seconde pour le Roi et la Reine; après quoi, serait célébrée la grand'messe à notes, avec diacre, sous-diacre et deux «choriaux en chape».

Mais il fallait que le service et l'entretien d'une fondation aussi importante fussent convenablement assurés. A cet effet, «très noble et très excellente dame, Madame Ysabeau de Bavière, royne de France, acheta pour elle et ses hoirs à Bernart, dit Racaille, l'ostel de la voyrie de Senlis[541]», moyennant huit cent soixante livres tournois, suivant acte passé par devant les notaires du Châtelet, le 16 septembre 1395, et, immédiatement, elle en transporta la possession[Pg 228] au doyen, chanoines et chapitre de Senlis[542]. La messe instituée fut dite aussi longtemps, sans doute, que la somme fut payée; et, pendant le reste du règne, Isabeau envoya, à deux reprises, des ornements sacrés, des vêtements sacerdotaux pour l'autel de Notre-Dame de Senlis et ses desservants[543].

[541] Arch. Nat. J 161, pièce 23.

[542] L'hôtel de la voirie était un grand édifice avec cour et jardin, il contenait la prison du bailliage, et celle de la prévôté foraine. (Le prévôt forain avait juridiction sur les personnes étrangères à la ville où il siégeait). Le propriétaire de l'hôtel, Bernart, était valet de chambre du Roi et du duc d'Orléans; il cumulait les fonctions de voyer de Senlis et celle de garde des prisons. Ces dernières surtout étaient d'un bon rapport, car pour chaque prisonnier non noble, Bernart percevait cinq sous parisis, pour chaque prisonnier noble, dix sous, sans compter quatre deniers, pour chaque nuit qu'un détenu passait dans un lit, et deux pour celui qui «ne gist pas en lit». Par contre, la maison était grevée de quelques redevances et servitudes. Arch. Nat. J 161, pièce 23.—Bientôt les donataires adressèrent une requête au Roi, pour «l'augmentacion et seurté de la fondacion» de la Reine (1395). Ils voulaient obtenir la promesse formelle que les prisons seraient toujours dans l'hôtel, ou du moins que les profits demeureraient au Chapitre, qui pourrait bailler à ferme les services de voirie, de geôle, et de sergenterie. Arch. Nat. J 161, pièce 22.—Mais les exigences des chanoines devinrent à la longue si grandes, que le Conseil royal craignit qu'elles ne fussent une cause de difficultés avec les officiers de la région; et il racheta au Chapitre, au nom du Roi, l'hôtel de la voirie de Senlis, moyennant soixante francs de revenu annuel (31 janvier 1396). Arch. Nat. J 151, pièce 19.

[543] Cf. Comptes de l'Argenterie de la Reine, Arch. Nat. KK. 41, 42, 43, passim.

A chaque rechute du Roi, on ne savait plus à qui s'adresser pour donner enfin des soins efficaces. Dans le choix des médecins et celui des remèdes, on passait d'un extrême à[Pg 229] l'autre, c'est-à-dire qu'on essayait des régimes les plus opposés. Par moments, la Reine désespérée n'avait plus foi que dans un miracle, et, en 1396, quand Charles fut repris d'une attaque, les plus fameux médecins de la cour, le célèbre Renaud Fréron y compris, furent congédiés[544]; et, l'année suivante, Isabeau témoigna quelque confiance à deux empiriques de Guyenne qui prétendaient guérir le mal du Roi à l'aide de breuvages préparés avec des métaux[545]. A cette époque les docteurs en Sorbonne et les prélats demandent vainement que l'on poursuive et que l'on punisse les sorciers. Le chroniqueur qui signale le fait, insinue que ceux-ci sont soutenus à la Cour, «par certaines personnes[546]» qu'il ne nomme pas, mais qui devaient être la Reine et le duc d'Orléans.

[544] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 405.

[545] Ibid.

[546] Ibid.

Dans ses jours de lucidité, Charles VI a la volonté de reprendre son rôle de Roi, avec toutes ses charges; il s'occupe des affaires, et voyage. Isabeau, maintenant moins prompte[Pg 230] à s'illusionner, le surveille de loin, lorsqu'il s'est déplacé. En 1398, il s'est rendu à Reims pour y recevoir l'empereur Wenceslas[547]; mais la fatigue des conférences lui cause une nouvelle crise[548]. Par trois fois, dans le courant de mars, quatre fois en avril, la Reine dépêche des courriers qui lui rapporteront des nouvelles du Roi[549].

[547] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1480), p. 24.

[548] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 204.

[549] Arch. Nat. KK 45, fº 3, 4, 5.

Du reste, pendant le temps où Charles jouit de sa raison, il reprend avec sa femme la vie commune; le plus sûr témoignage, à cet égard, est la naissance de trois enfants qu'Isabeau mit au monde de 1395 à 1398.

Le 11 janvier 1395[550], à l'hôtel Saint-Pol, elle eut une fille que l'on baptisa du nom de Michelle, à cause de la grande dévotion du Roi pour Monseigneur l'archange[551].

[550] L'enfant naquit à huit heures du soir, et fut baptisée le lendemain. Cf le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. II, p. 115.—Vallet de Viriville, ouv. cité (Bibl. Ec. Chartes, 4e série, t. IV) p. 479.

[551] Saint Michel était regardé comme le Patron du Royaume de France; les rois l'honoraient d'un culte spécial; en 1394, Charles VI avait fait un pèlerinage à «Saint Michel au péril de mer», c'est-à-dire au monastère du mont Saint-Michel.

Le 22 janvier 1397, «sous le signe du verseau»,[Pg 231] entre huit et neuf heures du soir, la Reine accoucha d'un fils[552], à la grande joie du Royaume, car la succession du Roi, de plus en plus malade, ne paraissait pas assurée dans la personne du Dauphin Charles, si débile. Le lendemain, le nouveau-né reçut le baptême dans l'église Saint-Paul[553], ses parrains étaient le duc d'Orléans qui lui donna son nom, et Messire Le Bègue de Villaines[554]; il eut pour marraine Mademoiselle de Luxembourg, demoiselle d'honneur d'Isabeau qui s'était consacrée à Dieu[555].

[552] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 523-525.—Le Père Anselme..., t. I, p. 113.—Vallet de Viriville..., p. 479.

[553] Le prélat officiant fut Jean de Norry, archevêque de Vienne.

[554] Pierre de Villaines, dit le Bègue, seigneur de Tourny et comte de Ribadeo depuis la campagne de Castille de 1366-1369, dans laquelle il avait accompagné Du Guesclin, avait été l'un des conseillers les plus écoutés de Charles V. En 1388, après la retraite des princes, il fut l'un de ceux que Charles VI «advisa qu'il vouloit avoir près de lui». Cf. H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier, p. 119 et note 4.

[555] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 523-525.

Dix-huit mois plus tard, un courrier était envoyé à l'abbaye de Coulombs[556] avec mission de prier un religieux d'apporter à la Reine le «circonciz Notre-Seigneur[557] pour le travaillement[Pg 232] de la dite dame[558]»; et, quelque temps après la réception de cette relique, le 31 août, Isabeau mettait au monde un autre fils qui reçut le nom de Jean[559].

[556] Coulombs (cant. de Nogent-le-Roi, arr. d'Evreux, dép. de l'Eure) était une abbaye bénédictine du diocèse de Chartres. Gallia Christiana, t. VIII, col. 1 248.

[557] Une des nombreuses fausses reliques inventées au moyen âge.

[558] Arch. Nat. KK 45, fº 16 vº.

[559] Jean de France naquit à l'hôtel Saint-Pol, vers les cinq heures du soir. Il eut pour parrain le duc Jean de Berry. Cf. le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. I, p. 114.—Vallet de Viriville..., (Bibl. Ec. Chartes, année 1857-1858, p. 480.)


Aucun chroniqueur ne nous a dépeint Isabeau dans son rôle de mère; mais nous voyons, par les Comptes, que les Enfants de France étaient entourés de tous les soins et de tout le luxe qui convenaient à leur rang[560]. La Reine s'occupait alors avec sollicitude de ses fils et de ses filles; le plus souvent ils étaient en sa compagnie, sauf Madame Marie, vouée à Notre-Dame, et qui, à quatre ans, était entrée au monastère de Poissy. Quand «nosseigneurs et dames les enfants» étaient éloignés d'elle, leur mère leur écrivait ou envoyait des chevaucheurs s'informer de leur santé; elle adressait[Pg 233] surtout des messages au Dauphin, qui pouvait mieux comprendre ses conseils, et dont la santé et la «nourryture» réclamaient plus de soins[561].

[560] Voy. Arch. Nat. KK 45 et 46, (Comptes de l'Hôtel d'Isabeau de Bavière), 41, 42, 43, (Comptes de son Argenterie).

[561] Le 24 octobre 1398, Isabeau alors à l'hôtel Saint-Pol écrit au Dauphin à Meaux. Comptes de l'Hôtel de la Reine. (Arch. Nat. KK 45, fº 17 rº)—26 août 1399, «Jehannin le Charron envoyé porter lettres de la Royne à Monseigneur le Daulphin, à Vernon sur Saine, ... la royne à Maubuisson». (Ibid, fº 48 vº)—4 décembre 1399, «Britot, chevaucheur, envoyé porter lettres à Monseigneur le Daulphin, à Gaillon ou illec environ». (Ibid. fº 49 rº)—31 décembre 1399. «Jacquemin... envoyé porter lettres à Messeigneurs et dames les enffans, à Evreux.., la royne à Mante. (Ibid.) 5 janvier 1400, «Jehan le Charron, porteur de l'escuierie de la royne... à Messeigneurs Messire Loys et Jehan et noz dames ses sœurs enffans de France, à Evreux.., la royne à Mante». (Ibid, fº 63 vº)—Quand les enfants étaient longtemps absents, la Reine allait les voir et leur apportait des cadeaux.

[Pg 235]


CHAPITRE II

LES PRÉOCCUPATIONS ÉGOÏSTES DE LA REINE

Du mois de décembre 1388 au mois d'août 1392, le royaume avait été gouverné par Charles VI, assisté des cinq conseillers qu'il s'était choisis: Bureau de la Rivière, Jean le Mercier, le connétable Olivier de Clisson, Jean de Montagu et le Bègue de Villaines[562], personnages de médiocre extraction que les Princes, évincés du pouvoir, avaient surnommés, par dérision, «les Marmousets[563]».

[562] Voy. Siméon Luce, La France pendant la guerre de Cent-Ans 2e série: Etude sur Perrette de la Rivière, p. 155-162.—H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier, p. 119-150, L. Merlet, Jean de Montagu (Bibl. Ec. Chartes, année 1852, p. 257-261).

[563] Les Marmousets étaient de petites figures grotesques sculptées sur les murs et au portail des églises.

Dès les premiers jours de la maladie du Roi,[Pg 236] (Août 1392), Philippe de Bourgogne prit en mains les rênes du gouvernement, avec le concours nominal des ducs de Berry et de Bourbon[564]; toute autorité fut refusée au duc d'Orléans, sous prétexte qu'il était trop jeune[565]; les Marmousets, furent destitués et dépouillés de leurs biens[566].

[564] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXX, t. XIII, p. 102.

[565] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 96.

[566] Froissart..., t. XIII, p. 107-130.—Jarry..., p. 96-97.

Dans ce nouvel état de choses, aucune place ne fut réservée à Isabeau, aucune part de pouvoir ne lui fut concédée pour le présent.

En novembre, le Conseil royal renouvela l'ordonnance de Charles V qui avait fixé, à quatorze ans, la majorité des Rois; et au mois de janvier, la question de la tutelle et de la régence fut étudiée et réglée; le rôle et les devoirs qui incomberaient à la Reine, en cas de décès du Roi, furent alors déterminés suivant l'esprit et la lettre des édits de Charles V[567].

[567] Ordonnances des rois de France..., (Paris, 1723-1847, 23 vol. in-fº) t. VII, p. 530-535.

«Selon raison escripte et naturelle, disaient[Pg 237] les lettres royales, la mère a greigneur et plus tendre amour a ses enfans et a le cuer plus doulz et plus soigneux de les garder et nourrir amoureusement que quelconque autre personne.» Aussi, au cas où le Roi viendrait à mourir, avant que le Dauphin Charles eût atteint sa quatorzième année, la Reine devait avoir «principalement, la tutelle garde et gouvernement» de son fils aîné et de ses autres enfants. Dans cette lourde tâche, elle serait aidée et conseillée de ses plus proches parents, tout dévoués eux aussi aux enfants de France: les ducs de Berry, de Bourgogne, de Bourbon et le duc Louis de Bavière; d'accord avec eux, elle ferait tout ce qu'à «tuteurs appartient de raison et de coutume».

Si elle mourait, si elle contractait un second mariage, ou si, par suite de quelque empêchement de maladie ou autre, elle ne pouvait remplir les charges de sa tutelle, les ducs de Berry et Bourgogne la remplaceraient; de même que, les ducs morts ou empêchés, elle resterait tutrice, fût-elle seule.

Pour «la nourryture» des enfants, pour l'état et gouvernement d'elle-même et des[Pg 238] Princes, la Reine, dès que le Roi serait mort, prendrait Senlis, Melun, le duché de Normandie, la ville et la vicomté de Paris, sauf, en celle-ci, la cour du Parlement et autres ressorts supérieurs de justice qui resteraient en la main du Régent.

Au cas où les revenus de ces domaines ne suffiraient pas, Isabeau et les ducs devraient s'en choisir d'autres dans le Royaume.

La Reine et les Princes seraient entourés d'un Conseil de douze personnes: trois prélats, six nobles et trois clercs, que leur sagesse désignerait au choix des tuteurs et qui se tiendraient continuellement en leur compagnie et service[568].

[568] Dans l'ordonnance de Charles V de 1374, les membres du futur conseil de régence étaient désignés d'avance.

Enfin, quoiqu'il fût certain que la Reine aimait ses enfants «comme mère peut et doit aimer les siens», il fallait cependant qu'elle leur prêtât un serment d'amour et de fidélité, soit du vivant du Roi, soit aussitôt après son décès, en présence des princes tuteurs.

Les ducs de Berry, de Bourgogne, de Bourbon et de Bavière étaient astreints à la[Pg 239] même formalité, en présence de la Reine et des conseillers qui, eux aussi, devaient prendre engagement, «envers Madame la Royne et les ducs.»

Peu de jours après que cette ordonnance eût été rendue, Isabeau prononça le serment qu'on exigeait d'elle, les termes en étaient singulièrement graves et austères[569]: «Aux saintes évangiles de Dieu», et sur les reliques qui lui furent présentées, la Reine jura que, «si la mort du Roi et le jeune âge de son fils aîné mettaient entre ses mains la garde, tutelle et nourrissement des enfants de France, d'accord avec les ducs, elle nourrirait et gouvernerait le Dauphin et ses autres enfants, curieusement et diligemment, au bien, honneur et prouffit de leurs personnes, enseignement et bonne doctrine», et en même temps, elle jura de se conformer fidèlement aux prescriptions du conseil de tutelle.

[569] Ordonnances des Rois..., t. VII, p. 535.—Le serment de la Reine commençait par ces mots: «Je Elisabeth de Bavière...»

Suivant une seconde ordonnance, rendue également en janvier, le duc d'Orléans, au cas où Charles VI mourrait, recevait la régence[Pg 240] avec le gouvernement du Royaume, à la condition qu'il jurerait de défendre de toute sa puissance la Reine et le jeune Roi[570].—Dès février 1393, le duc prêta ce serment[571].

[570] Ordonnances des Rois... t. VII, p. 535.

[571] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 102.

Ces dispositions, en cas de minorité du Dauphin, n'accordaient à Isabeau que l'ombre du pouvoir. Son autorité, dans les affaires du Royaume, resterait nulle, elle serait seulement la présidente d'un conseil de famille, à peine placée au-dessus des ducs, que leur serment engageait envers leur neveu, mais point envers sa mère. Si la volonté venait à la tutrice de prendre quelque part au gouvernement du Royaume, il lui faudrait briser les liens dont elle était enveloppée. En attendant, tant que son mari vivait, Isabeau comme Reine, n'avait aucun pouvoir, aucun droit: sa personne était reléguée à l'arrière plan de la scène politique.

Se contenta-t-elle de ce rôle effacé? La réponse sera affirmative si, pour résoudre la question, l'on s'en rapporte aux seuls témoignages des chroniqueurs. Suivant le Religieux[Pg 241] de Saint-Denis, Isabeau n'était alors que l'épouse bien-aimée de Charles VI; il la montre gémissant sur la folie du Roi, priant pour sa guérison et distraite seulement de son chagrin et de ses pratiques religieuses par les devoirs de la maternité et les exigences de la représentation[572]. Pour Froissart, la bonne reine de France était une vaillante dame «qui Dieu doutoit et aimoit», qui avait été en grande affliction du mal de son époux et en «avait fait faire plusieurs belles aumônes et processions et par especial en la cité de Paris[573]». En dehors de ces allusions au malheur de la Reine, les deux annalistes ne parlent d'elle qu'à propos des fêtes, des cérémonies et des réceptions d'ambassades auxquelles elle assiste, sans jamais donner de détails caractéristiques sur son attitude ou sur sa conduite. De leur silence, l'on pourrait inférer qu'Isabeau, pendant ces dix années, mena au point de vue politique, une vie toute passive, et que, tout d'un coup, en 1402, elle révéla des aptitudes de souveraine. En vérité,[Pg 242] de 1392 à 1402, aucun événement n'étant venu modifier le régime institué par les Princes[574], elle ne fut l'auteur d'aucun acte digne d'être consigné dans les chroniques. Mais les documents d'archives, pourtant si secs, nous ont fourni quelques traits de la physionomie que nous essayons d'esquisser; grâce à eux, nous avons suivi Isabeau, à cette époque, dans certaines de ses démarches publiques et privées, et nous pouvons affirmer que sous son apparente soumission à la volonté des ducs, elle couvait d'ambitieux désirs. Pour l'instant, elle ne paraissait avoir que des visées bornées à l'accroissement de ses richesses; mais pour édifier la fortune qu'elle rêve, elle déploie une énergie remarquable, on peut entrevoir déjà de quelle étonnante persévérance sera capable son égoïsme. Cependant si sa volonté est tenace, son observation est courte, aussi la voit-on changer fréquemment de moyens, tenter des voies différentes,[Pg 243] parfois opposées, pour atteindre son but. Au même temps, le jeu des partis l'intéresse, les intrigues et les négociations diplomatiques l'attirent; la part qu'elle prend à ces dernières, pour secrète qu'elle soit, est très active. En somme, au sortir de ces dix années, Isabeau apparaîtra femme d'expérience, et l'ascendant qu'elle aura pris sur la cour sera tel, que ceux-là même qui, en 1392, lui refusaient la plus petite parcelle d'autorité, la placeront à la tête du pouvoir.

[572] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 89.

[573] Froissart, Chroniques, liv. IV, ch. XXXVI, t. XIII, p. 189.

[574] La France était en paix avec l'Angleterre, elle poursuivait d'actives négociations avec l'Italie et l'Allemagne, elle était gouvernée avec fermeté par l'habile et sage Philippe de Bourgogne et on pourrait dire que cette période fut relativement prospère, si les impôts n'y étaient devenus excessifs.


Charles VI, dans le dernier paragraphe de son testament daté du mois de janvier 1393[575], exprimait sa volonté que le douaire de la Reine fut stipulé conformément aux ordonnances.[Pg 244] Aussi, au commencement de cette même année,[576] le Conseil royal décida-t-il que «par considéracion et mémoire des très grandes, parfaites et vraies amours, fidélité et obéissance qu'elle avait portés au Roi, des plaisirs qu'elle lui avait faits et continuerait à lui faire», un douaire serait assigné à Isabeau; et, pour que, si elle survivait à son mari, elle eut «dont soy gouverner et maintenir honorablement son état ainsi qu'il affiert et appartient à royne de France», l'importance du douaire fut fixée à vingt-cinq mille livres tournois de rente annuelle;[577] suivant la tradition, ajoutons-nous, puisque même somme avait été autrefois assignée, par Philippe VI de Valois, à sa première femme Jeanne, (août 1328[578]) et par Charles V, à Jeanne de Bourbon[579]. En cette année 1393, la Reine Blanche, seconde femme de Philippe VI, jouissait d'un[Pg 245] revenu équivalent; les vingt-cinq mille livres tournois devaient être assignées en argent ou en terres sur le Royaume et sur le Dauphiné[580].

[575] Il y a deux testaments de Charles VI identiques dans la forme: le premier, daté de Paris, janvier 1393. (Bibl. Nat., f. fr. 15603, fol. 88), le second, daté de Paris, septembre 1393. (Bibl. Nat., f. fr. 25707, fol. 352-354).—Dans ce testament, le nom de la Reine se rencontrait plusieurs fois. A propos de sa sépulture à Saint-Denis, le Roi ordonnait qu'en «la ditte chapelle sa très chiêre et très aimée compagne fut enterrée, s'il lui plaîst», que sa sépulture fut ordonnée comme il avait fait de la sienne propre; et il ajoutait «tant pour nous comme pour luy ordonnons cent livres parisis de rente pour y fonder messes ou obiz». Plus loin, c'était une donation de six cents francs à l'hôpital Saint-Antoine-lès-Paris, à laquelle Isabeau était associée, pour la célébration de deux messes du Saint-Esprit et plus tard d'un obit.

[576] Quand en février 1393, le duc d'Orléans prêta le serment, dont nous avons parlé plus haut, il jura de garder le douaire de la Reine «tel comme il lui est ou sera ordonné». (Ordonnances des Rois de France..., t. VII, p, 535.)

[577] Arch. Nat. J 390, pièce 15.

[578] Arch. Nat. J 357.

[579] Charles VI, dans ses lettres, invoquait l'exemple de son père «ainsi que fist nostre très chier seigneur et père de semblable somme nostre très aimée dame et mère, dont Dieu ait les âmes». Arch. Nat. J 390, pièce 15.

[580] Arch. Nat. J 390, pièce 15.

La Chambre des Comptes, dès que l'ordre lui en eût été donné par les lettres royales du 21 février 1393[581], s'occupa de déterminer les fonds sur lesquels cette rente serait assise. La tâche, difficile en elle-même, était encore compliquée par l'existence du douaire de la reine Blanche; il fallait se garder de confondre les deux douaires. Au bout d'un an et demi le travail fut terminé; Isabeau put connaître quels lieux et quelles terres fourniraient chaque année à ses dépenses si elle devenait veuve; la liste que lui soumirent les gens des Comptes était longue[582].

[581] Ibid. «Assignacion de 25000 liv. tournois de rente à Elysabeth de Bavière reyne de France, pour son douaire avec injonction aux gens des comptes d'avoir à faire une assiette convenable desdites 25000 liv. tour. de rente.» Arch. Nat. PP 117, nº 1113, fol. 308 vº.

[582] Arch. Nat. J 390, pièce 15.

Dans l'Ile de France, au pays des bords de la Seine, elle avait: Moret, Fontainebleau, Samois[583], Pont-sur-Yonne[584], Nemours[585] «avec[Pg 246] la revenue et emolumens du pont de l'arche de Melun».

[583] Samois, cant. et arr. de Fontainebleau, dép. de Seine-et-Marne.

[584] Pont-sur-Yonne, ch.-l. de cant., arr. de Sens, dép. de l'Yonne.

[585] Nemours, ch.-l. de cant., arr. de Fontainebleau, dép. de Seine-et-Marne.

La Champagne et la Brie devaient lui rapporter plus de cinq mille livres tournois, par les revenus des villes et châtellenies de Saint-Florentin[586], Pont[587] et Nogent-sur-Seine, Meaux, avec les produits du marché; les droits payés chaque année par les abbés de Saint-Faron[588], Sainte-Celine[589] et Lagny[590] «pour cause des gardes de leurs dictes abbaies;» Crécy[591] avec son château; la ville de Château-Thierry, qui, à elle seule, fournirait près de deux mille livres tournois.

[586] Saint-Florentin, ch.-l. de cant., arr. d'Auxerre, dép. de l'Yonne.

[587] Pont-sur-Seine, cant. et arr. de Nogent-sur-Seine, dép. de l'Aube.

[588] Saint-Faron, comm. Le Plessy-Placy, cant. de Lizy-sur-Ourcq, arr. de Meaux, dép. de Seine-et-Marne.

[589] Sainte-Céline, abbaye bénédictine du diocèse de Meaux, supprimée en 1658. Gallia Christiana, t. VIII, col. 1675.

[590] Lagny, ch.-l. de canton, arr. de Meaux, dép. de Seine-et-Marne.

[591] Crécy, ch.-l. de canton, arr. de Meaux, dép. de Seine-et-Marne.

Les châtellenies de Coulommiers et de Bar-sur-Seine devaient être comprises dans le douaire, mais comme les revenus en étaient alors affectés à la duchesse de Bar et à l'amiral[Pg 247] Jean de Vienne, on avait déclaré qu'Isabeau serait assignée pour la somme équivalente sur la vicomté de Rouen, jusqu'à ce que les dites châtellenies eussent fait retour au Roi.

Elle recevait encore en Normandie Pont-de-l'Arche, la vicomté de Montivilliers[592], les rentes et revenus de la ville et sergenterie de Harfleur[593], la vicomté de Caudebec[594] et celle de Ouques[595].

[592] Montivilliers, ch.-l. de canton, arr. du Havre, dép. de Seine-Inférieure.

[593] Harfleur, cant. de Montivilliers, arr. du Havre, dép. de Seine-Inférieure.

[594] Caudebec, ch.-l. de canton, arr. d'Yvetot, dép. de Seine-Inférieure.

[595] Ouques, aujourd'hui Houquetot, cant. de Goderville, arr. du Havre, dép. de Seine-Inférieure.

Le Dauphiné lui donnerait, avec les revenus de sept châtellenies du Briançonnois, les profits et émoluments des gabelles du Viennois, du Valentinois[596], et aussi le pacage de Pizançon[597], de sorte que cette province fournirait à elle seule le quart des vingt-cinq mille livres.

[596] Valentinois, comté de Valence en Dauphiné.

[597] Pizançon, comm. de Chatuzange, cant. de Bourg-de-Péage, arr. de Valence, dép. de la Drôme.

Isabeau se plaignit que ses futures propriétés fussent situées à de trop grandes distances[Pg 248] les unes des autres; et c'est sans doute pour faire droit à ses réclamations qu'un dernier article des lettres royales de juillet 1394 lui accorde la faculté d'échanger, après la mort de la reine Blanche, quelqu'une des châtellenies primitivement fixées contre le pays de Vernon-sur-Seine[598]; la richesse du sol normand lui était un sûr garant de la régularité des revenus.

[598] Vernon, ch.-l. de cant., arr. d'Évreux, dép. de l'Eure.

Dès lors, la Reine eut en ses coffres un livre où était consignée l'assiette de son douaire. Ce relevé avait été fait par l'un de ses clercs[599], suivant l'ordonnance du Trésorier François Chanteprime.

[599] Ce clerc s'appelait Perrin Beaujart. Le travail lui fut payé 10 livres, 16 sous parisis, le 16 septembre 1394. (Comptes de l'Argenterie de la Reine, premier Compte d'Hémon Raguier: communes choses.—Arch. Nat. KK 41, fº 65 rº.)

Mais si le Roi venait à mourir, peut-être que les Princes réclameraient, pour la tutelle des Enfants de France, une partie des revenus de la reine douairière? La prévoyante Isabeau demanda donc à Charles VI, et en obtint, (janvier 1397) des lettres où il était expressément ordonné que la Reine aurait pour elle-même[Pg 249] vingt-cinq mille livres tournois de rente, nonobstant que «certaines des terres ou revenues attribuées au douaire aient été ou puissent être données pour la tutelle, garde et nourrissement de enfants de France[600]».

[600] Arch. Nat. J 360, pièce 7.

Il ne faut pas croire que le Roi, par cette déclaration, autorisait sa femme à entrer immédiatement en jouissance de son douaire, il confirmait seulement les lettres de 1394, en spécifiant que la Reine devenue veuve, serait personnellement rentée de vingt-cinq mille livres tournois.

L'année suivante, la reine Blanche mourait[601]; Isabeau s'intéressa aux opérations de l'importante succession, car elle expédia un message à Néauphle aux exécuteurs testamentaires[602]. Quand tout fut réglé, Charles VI ordonna que les terres, autrefois données à la reine Blanche, fussent remises en leur premier état pour retourner à leur ressort ordinaire, et que leurs recettes rentrassent dans les caisses des[Pg 250] vicomtés dont elles dépendaient anciennement.

[601] La reine Blanche mourut le 8 octobre 1398 (le Père Anselme, Histoire Généalogique de la Maison de France..., t. I, p. 105).

[602] La Reine envoya le chevaucheur Thevenin Courtin. Arch. Nat. KK 45, fº 17 rº.

Isabeau, depuis longtemps à l'affût d'une belle occasion, rappela alors que Vernon lui avait été promis, et de nouveau fit remarquer que l'assiette de son douaire «était en divers païs et moult distans les uns des autres»; elle préférait qu'il «fust plus ensemble et en lieux plus prochains les uns des autres». Son rêve était d'échanger plusieurs de ses châtellenies éparses dans le Royaume, contre de productives terres normandes[603]. Nous ignorons si, jusqu'en 1401, des satisfactions partielles lui furent données; mais le 7 janvier de cette année, des lettres royales lui accordèrent la liberté de bouleverser et de fixer, à son gré, pour le présent et pour l'avenir, le fonds de son douaire; elle pouvait «quitter» les châtellenies du douaire primitif qui ne lui plaisaient pas et choisir parmi celles de la reine Blanche.

[603] Arch. Nat. J 364.

Le Roi disait aux gens des Comptes: «la dite première assiette des vingt-cinq mille livres tournois de terre ou de rente et les[Pg 251] lettres sur ce faites demeurent en leur force et vertu, en et tele condicion et manière que icelle notre compaigne y puisse retourner ou temps avenir, se bon lui semble, et reprendre touttefoiz qu'il lui plaira les terres de la dite première assiette ou partie d'icelles, en en délaissant autant dans icelles qui furent à notre dite dame et mère la royne Blanche[604]».

[604] Arch. Nat., J 364.

Bientôt un nouvel état du douaire de la Reine fut dressé[605]: les terres dans l'Ile de France et la Champagne, qui avaient été primitivement désignées, furent abandonnées pour des biens-fonds en Normandie, et afin de parfaire les vingt-cinq mille livres tournois, une partie des rapports de certains étangs et viviers de cette région fut attribuée à Isabeau: à Bellosanne[606], à Montlouvet[607], à Gournay[608].

[605] Bibl. Nat. f. fr. 6537, nº 115.

[606] (Bellosanne)? lieu dit, proche de Montlouvet.

[607] Montlouvet, comm. de Luy-Saint-Fiacre, canton de Gournay.

[608] Gournay, ch.-l. de canton, arr. de Neufchâtel, dép. de la Seine-Inférieure.

Le jour même où, par ces revenus complémentaires, le douaire se trouvait expressément[Pg 252] et définitivement stipulé, la Reine jugea qu'elle pouvait demander davantage. Mais nous sommes en 1403, la situation qu'Isabeau a su s'assurer lui permet de disposer du Royaume. Elle remontra donc que la dernière concession royale garantissait strictement l'intégralité des vingt-cinq mille livres tournois de rente; que les profits à tirer des étangs normands seraient un perpétuel sujet de discussion entre les officiers de la Reine douairière et ceux du Roi son fils; que peut-être même, on lui contesterait les deux cents livres de revenus sur les viviers, et que cependant ceux-ci, «point repavez et appoissonnés, viendraient à non valoir». Comme il fallait à tout prix que la Reine eut un domaine parfaitement entier, on lui abandonna, en plus des vingt-cinq mille livres tournois, tous les émoluments des étangs, à condition qu'elle tiendrait ceux-ci en bon état «comme douairière doit faire[609]».

[609] Bibl. Nat. f. fr. 6537, nº 115.—Les registres de la Chambre des Comptes mentionnent à la date de 1403 «... assignation à Izabelle de Bavière de 25.000 l. t. de rente pour son douaire sur plusieurs natures de biens» puis «autre assignation à la dite reine pour le parfait payement de son dit douaire». Arch. Nat. PP 117, nº 1182, fº 52.

La Reine put se croire dès lors bien pourvue[Pg 253] et assignée en bons lieux pour le cas où Charles VI disparaîtrait; elle avait su troquer ses médiocres terres de la Champagne et de l'Ile de France contre de fertiles campagnes de Normandie; la destinée devait déjouer ses prévoyants calculs; ce riche pays sera bientôt envahi par les Anglais, et jamais la Reine douairière n'en retirera un seul denier![610]

[610] Lettre d'Isabeau, reine douairière, au sujet de ses vignobles d'Heilbronn, 7 février 1423. (Munich: Archives Générales du Royaume.)

Les précautions d'Isabeau pour que son douaire ne pût être entamé et lui demeurât assigné le plus richement et le plus commodément possible, n'étaient, en somme, que le fait d'une femme avisée et circonspecte. Mais si nous considérons la fortune personnelle qu'à cette même époque, la Reine s'efforçait d'édifier, si nous observons que le plus constant de ses soucis était alors d'acquérir de l'argent et des biens-fonds, nous sommes induits à la taxer de cupidité.


Isabeau, ainsi que le duc et la duchesse[Pg 254] d'Orléans vivaient sur la même Argenterie que le Roi; chaque année une somme de trente mille francs d'or était remise à l'argentier Charles Poupart, pour subvenir aux frais d'entretien des deux ménages[611].

[611] Cf. Comptes de l'Argenterie de Charles VI. Arch. Nat. KK 18 à 22.

Profitant de la situation nouvelle que lui faisait la folie du Roi, Isabeau, dès les premiers temps de cette maladie, voulut se rendre maîtresse absolue non seulement de ses dépenses personnelles, mais aussi de celles de ses enfants afin d'exercer plus sûrement sur eux son influence, et par lettres royales datées d'Abbeville, le 25 mai 1393, Charles VI ordonne que la Reine «ait son argenterie à part et qu'elle ait pour elle et pour nos diz enfans et les siens dix mille francs d'or par an des XXXm frans dessus diz», indiquant pour motif de cette décision que «notre dicte compaigne n'a pas eu aucune fois si promptement comme eust voulu, et que besoing en étoit, tant pour elle que pour nos diz enfans, ce qui leur appartenoit de la dite argenterie[612]». Hémon Raguier,[Pg 255] clerc de la chambre aux deniers d'Isabeau, et maître de la Chambre aux deniers du Dauphin, fut promu Argentier de la Reine et reçut pour ses nouvelles fonctions cent livres parisis de gages annuels[613].

[612] Argenterie de la Reine. Arch. Nat. KK 41, fº 2 rº et vº.—Bien entendu, les lettres de Charles VI ne faisaient mention ni de la volonté de la Reine, ni de son calcul politique. D'ailleurs le prétexte invoqué par Isabeau était plausible; Charles Poupart était positivement débordé par d'incessantes demandes d'argent, et le nombre des Enfants de France s'accroissant, le désordre commençait à se mettre dans l'Argenterie royale. On voit, par le compte d'août 1391 à janvier 1392, que Charles Poupart avait à fournir «aux besognes du Roi, de la Reine, des princesses Isabelle et Jeanne de France, du duc et de la duchesse de Touraine», et à partir de 1392 du Dauphin;—la tenue des livres laissait à désirer, l'écriture et la disposition du compte d'août 1391 à janvier 1392 sont peu soignées. Voy. Arch. Nat. KK 22.

[613] On a cru que Hémon ou Hémonnet Raguier appartenait à une famille allemande venue en France à la suite d'Isabeau. M. Moranvillé a prouvé qu'il était d'origine française. Voy.: notes de l'édition du Songe Véritable (Mém. Soc. Histoire de Paris, t. XVII, p. 416.)

Le 31 juillet 1393, Isabeau prenait la direction de ses revenus et de ceux de ses enfants; mais ses désirs de fortune n'étaient pas satisfaits. Charles VI, dans son Argenterie, avait l'habitude de faire ce qu'on appelait des ordonnances au comptant[614]; leur nombre s'était même considérablement accru de 1389[Pg 256] à 1392, au grand désespoir de la chambre des Comptes[615]. La Reine, prétendant jouir du même privilège, représenta au Roi «qu'il lui étoit nécessité d'avoir souvent, tant pour elle que pour ses enfants, plusieurs choses secrètes» et le 13 mars 1394, il fut ordonné, au nom du Roi, à Hémon Raguier de délivrer à la Reine «à une fois ou à plusieurs, tant et tele somme d'argent comme elle vouldra avoir pour emploier ès choses dessus dictes à sa volonté et plaisance»; et les gens des Comptes devront se contenter de recevoir de la Reine des cédules[616] ordonnant le paiement sans qu'ils puissent «demander déclaracion aucune des choses en quoy ledit argent sera emploié[617]».

[614] Dans les Ordonnances au Comptant le Roi avisait les gens des Comptes qu'il avait pris «pour son plaisir» une certaine somme d'argent dont il indiquait le montant mais non l'emploi. Ces ordonnances furent la principale cause du désordre des finances sous l'Ancien Régime. Cf. Clamageran, Histoire de l'Impôt en France (Paris, 1867-1876, 3 vol. in-8º).

[615] Charles VI usa des ordonnances au Comptant surtout à l'époque du sacre de la Reine (1389).

[616] Le mot cédule était au moyen âge un terme générique équivalent à peu près à notre mot billet; mais on a très souvent désigné par ce terme des mandats ou attestations de paiement.

[617] Arch. Nat. KK 41, fº 3 vº et 4 rº.

Vers le même temps, Isabeau s'était plainte que ses dettes restassent impayées; elle les avait contractées par ses nombreux achats à crédit alors que l'Argenterie du Roi ne lui fournissait pas assez vite ce dont elle avait besoin pour elle et ses enfants; et maintenant[Pg 257] elle laissait entendre au Roi qu'elle «vouldroit moult que les marchands en fussent paiez». Le Conseil royal, que présidait ce jour-là le duc de Berry, dont l'indulgence égalait la prodigalité, autorisa Hémon Raguier à régler purement et simplement les arriérés de la Reine, sans examen ni contrôle[618].

[618] Lettres de Charles VI, Paris, 14 mars 1894, «ainsi signées par le Roy, Monseigneur de Berry et le sire de Lebret (d'Albret) présens...». Arch. Nat. KK 41, fº 4 rº et vº.

Citons encore comme détail complémentaire la lettre royale du 28 août 1394 qui décidait que les draps de laine ou de soie et autres choses de l'Argenterie déjà achetées ou dont on devait faire l'emplette à l'avenir seraient remises à la Reine, «pour les faire garder, détailler emploier et dispencer à sa volonté et plaisance», non pas au fur et à mesure de ses besoins, mais au gré de ses désirs, «toutes et quantes fois qu'il lui plaira[619]».

[619] Arch. Nat. KK 41, fº 5 rº et vº.


Cependant Isabeau possédait déjà tout un trésor formé des cadeaux que lui avaient[Pg 258] offerts, à l'occasion des fêtes, des étrennes ou des naissances de ses enfants, le Roi et les seigneurs français et étrangers, sans compter les sommes d'argent qu'elle s'était fait donner ou qu'elle avait réussi à économiser.

Elle résolut bientôt de soustraire aux regards des indiscrets et à la tentation des voleurs «ses joyaux et ses lettres (de propriété?)». A cet effet, elle commanda (6 octobre 1394), un grand coffre de noyer «fort et espez garni de deux serrures[620]», elle le fit ferrer tout du long d'une grande bande de fer[621]; une fois rempli, des gens sûrs le déposèrent en la grosse tour du Temple[622], dans une certaine chambre dont l'entrée fut scellée par une grosse barre de fer à deux crampons[623]. Peu de temps après, la Reine ordonna de transporter[Pg 259] son trésor de la tour du Temple dans celle de la Bastille Saint-Antoine[624], où les mêmes précautions furent prises, les serrures changées, et «deux gros verrous neufs mis en deux huis de la dite tour[625]».

[620] Le coffre fut acheté à Raoullet du Gué, hûchier, demeurant à Paris. Arch. Nat. KK 41, fº 69 vº.

[621] Les ferrures furent fournies par le serrurier Thomas le Gosson. Ibid, fº 70.

[622] La clôture du Temple comprenait tout le terrain qu'occupe actuellement le quartier du Temple; ses murailles étaient crénelées et flanquées de tours. La grosse tour carrée du donjon, avec ses quatre tourelles, défendait les marais qui de ce côté formaient la ceinture avancée de Paris; pendant le XIIIe et le XIVe siècles, les rois y déposèrent leurs trésors. Depuis la suppression de l'ordre des Templiers (1311), les bâtiments du Temple étaient devenus la possession des Hospitaliers. Legrand, Paris en 1380, p. 54 et note 4.

[623] Arch. Nat. KK 41, fº 70.

[624] «Pour la paine de deux valets qui ont désassemblé le coffre en la tour du Temple et l'ont rassemblé en une tour du chatel Saint-Antoine... et livré deux formes, une table et deux tréteaux pour cette tour, 29 octobre.» Arch. Nat. KK 41, fº 69 rº.—La Bastille Saint-Antoine appartenait à l'enceinte de Charles V. La première pierre avait été posée, le 22 avril 1370, par le prévôt de Paris, Hugues Aubriot; mais Charles V ne fit que commencer la construction de l'édifice, Charles VI l'acheva. La décision prise par la prudente Isabeau de déposer son trésor à la Bastille Saint-Antoine en octobre 1394 prouve qu'à cette date les travaux étaient terminés et, à notre avis, fixe définitivement la date jusqu'ici ignorée de l'achèvement de la forteresse. Voy. F. Bournon, La Bastille, p. 4-7.

[625] Arch. Nat. KK 41, fº 70 rº.—Pour placer dans le coffre les lettres et les joyaux, la Reine avait fait acheter 42 livres de coton. Ibid.

Les motifs de ce transfert étant restés inconnus, faut-il supposer qu'en digne petite-fille de Bernabo Visconti, Isabeau, qui résidait alors à l'hôtel Saint-Pol, tint à ce que ses objets précieux fussent placés en un lieu à la fois sûr et très proche de sa demeure de façon qu'elle les eût, pour ainsi dire, sous la main?


Mais les joyaux, les meubles de prix et les[Pg 260] monnaies d'or et d'argent ainsi accumulés ne pouvaient constituer la grosse fortune que la Reine ambitionnait. Aussi la voit-on toute préoccupée d'acquérir des biens-fonds aux conditions les plus avantageuses possible; elle désirait surtout posséder en propre certaines résidences royales afin de les aménager ou de les transformer suivant ses goûts.

Déjà elle était propriétaire du «Val-la-Royne», elle l'avait à grands frais réparé et embelli, et le 22 mai 1395, elle y offrit au Roi, alors dans une période de calme, une très belle fête de printemps[626].

[626] Arch. Nat. KK 41, fº 60 rº et vº.

Les grands préparatifs faits pour «le jour que le Roi dina», et les grosses dépenses qu'occasionna sa réception dans cette maison des champs, prouvent que Charles VI s'y était rendu escorté d'une nombreuse suite: des chandeliers d'or tout exprès redressés et entaillés d'écussons aux armes de la Reine éclairaient le festin; dans de grands hanaps d'or buvaient des douzaines de convives; des pots d'argent, des aiguières «brunies et lavées» pour la circonstance, la plus riche[Pg 261] des vaisselles de la Reine décoraient les tables.

Des surprises avaient été ménagées aux hôtes: une houppelande de velours noir fut offerte au Roi[627], et les personnages de son escorte se partagèrent, chacun suivant son rang, quinze anneaux d'or émaillés de vert enchâssant un diamant, et des tourets[628] pour longes à épervier, les uns avec une grosse perle, les autres en argent doré. Ces derniers présents indiquent qu'une chasse à l'oiseau fut l'un des divertissements de la journée.

[627] Un collier semé de cosses de genêt, émaillé de noir était attaché à la houppelande, Arch. Nat. KK. fº 60 rº et vº.

[628] Un touret est une pièce de fer ou de cuivre, servant à tendre ou à détendre une corde.

Dans la distribution des cadeaux, aucun des invités ne dut être oublié, car Roulland, lui-même, le bon lévrier du Roi, reçut d'Isabeau un collier d'argent doré émaillé aux armes de Charles VI.


Un mois environ après sa visite au Val-la-Reine, le Roi autorisa sa femme «à prendre[Pg 262] et à appliquer à elle», une certaine maison sise à Paris, en face de l'église Saint-Paul, qu'elle convoitait depuis quelque temps. Quand Jean Dutrain, qui la tenait à vie, moyennant cent sols parisis de rente[629], trépassa, Isabeau rappela que cette demeure avait jadis appartenu à la reine Jeanne de Bourbon; et le 26 juin 1395, elle en prit possession[630].

[629] Ou soixante livres cinq sous tournois, c'est-à-dire de 625 à 650 francs, valeur intrinsèque.

[630] Sauval, Histoire et Recherches des Antiquités de la Ville de Paris, (Paris, 1724, 3 vol. in-fº) t. III, p. 259.

L'année suivante (septembre 1396), la Reine ordonne à Jean Menessier, notaire au Châtelet de Paris, de dresser vidimus[631] des lettres royales touchant Montargis, Courtenay[632] et autres terres avoisinantes que peu auparavant, elle avait obtenues de Charles VI[633]; et le 31 octobre le même notaire établissait un[Pg 263] vidimus de la donation de Crécy, château et pays, faite à la Reine[634].

[631] Un vidimus était une expédition authentique d'un document sous la garantie d'une autorité constituée. Le nom de vidimus, en usage dans la chancellerie royale à partir du XIVe siècle, venait de la formule «Noverint universi... quod nos vidimus». (Sachent tous que nous avons vu) qui, dans l'acte confirmatif, précédait la transcription du document primitif.

[632] Courtenay, ch.-l. de canton, arr. de Montargis, dép. du Loiret.

[633] Arch. Nat. KK 41, fº 121 vº.

[634] Arch. Nat. KK, 41, fº 121 rº.

Mais Crécy et Montargis, belles propriétés de rapport cependant, ne satisfont qu'à demi Isabeau, qui les trouve trop éloignées[635], aussi le 3 décembre 1397, «afin qu'elle ait hostel près Paris auquel elle se puisse aler jouer et esbattre quand bon lui semblera», Charles VI lui donne la royale et superbe résidence de Saint-Ouen appelée «la noble Maison», que Charles V avait ornée et décorée avec un luxe qui éclipsait presque celui de Vincennes[636]. Le château de Saint-Ouen était donné à la Reine pour sa vie durant «avec tout le ménage, garnisons et autres meubles estans en icellui»,[Pg 264] ensemble les jardins, terres et vignes «sans rien excepter[637]».

[635] Isabeau prenait soin de la chapelle de son château de Montargis. En effet, on lit dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine, 1401-1402 «... un autel de marbre et une paix, (la patène que le prêtre donne à baiser à l'offrande)... lesquelz ont este portées à Montargis pour servir en la chapelle du Chastel»;—«un estuy garni de drap d'argent et de corporaulx, (linges bénits sur lesquels le prêtre pose le calice) baillé à Bouciquault pour porter en la chapelle de Montargis». Arch. Nat. KK 42, fº 48 vº.

[636] Le roi Philippe VI avait hérité de son père, Charles de Valois, le manoir de Saint-Ouen. Jean le Bon en fit une de ses résidences favorites, et l'appela «la Noble Maison» après qu'il y eut fondé (1351) l'ordre de chevalerie de l'Étoile. Etienne-Marcel y eut une entrevue avec Charles le Mauvais, roi de Navarre. En 1374, Charles V donna «la Noble Maison» à son fils le dauphin Charles «pour son esbatement». Lebeuf, Histoire du diocèse de Paris, t. I, p. 573.

[637] Bibl. Nat. f. fr. 5637, nº 119.

Isabeau entendait ne perdre absolument rien de ce que comportait l'opulente donation. S'étant aperçue, en 1401, que dix arpents de terre, sis entre Saint-Ouen et Clichy-la-Garenne, et dépendant de son château, restaient affermés à un jardinier de l'hôtel qui en payait la rente, six livres, au domaine royal, elle fait valoir «qu'elle n'a peu ni peut joïr de la dicte rente combien que par vertu du don royal elle doit être sienne», et le 8 octobre 1401, Charles VI donne des lettres pour qu'il soit fait droit à cette réclamation; les gens des Comptes, à leur tour, ordonnent au receveur de Paris de laisser la Reine «joïr sa vie durant de l'ostel royal de Saint-Ouen, ensemble les six livres de rente» (19 octobre 1401)[638].

[638] Ibid.

Usufruitière de cette somptueuse demeure, cadre admirable des plus brillantes réceptions, Isabeau désira posséder une ferme. Le 4 mars 1398, Charles VI, moyennant quatre[Pg 265] mille écus d'or à la couronne, soit dix mille francs, acquit d'un bourgeois de Paris, Giles de Clamecy et de Catherine sa femme «certains héritages assis et situés à Saint-Ouen et au terrouer d'environ», et il en fit aussitôt le transport à la Reine, qui se trouva ainsi propriétaire d'un hôtel, sis en face de la noble Maison, avec grange, étable, bergerie, colombier et tout le pourpris (jardin), «villes et îles et une immense étendue de champ[639]».

[639] Arch. Nat. KK 41, fº 190 vº.

Isabeau, dont les souvenirs d'enfance étaient si vivaces que l'appétit du luxe n'avaient pu les étouffer, se livra à ses goûts dans l'hôtel des Bergeries[640]. Elle se complut à jouer à la noble fermière, «pour son esbatement et plaisance, elle fit faire aucun labourage, et nourrir de la volaille et du bétail[641]».

[640] Hôtel des Bergeries est le nom qu'Isabeau donne à cette maison dans son testament du 2 septembre 1431.

[641] Arch. Nat. JJ. 154, fº 20 vº.

Ils étaient peut-être aussi destinés à la Reine, ces domaines avec toutes leurs dépendances, sis à Saint-Ouen, que Charles VI achetait à la même date (4 mars 1398), de l'administrateur des biens de l'Abbaye de Saint-Denis[Pg 266] dûment autorisé pour cette cession par l'abbé Gui de Monceau[642].

[642] Gallia Christiana..., t. VII, col. 401.

Si le doute est permis au sujet de l'attribution de ce dernier achat du Roi, par contre, il est certain qu'Isabeau reçut en propre les deux hôtels proches de Saint-Ouen qui furent acquis de Pierre Varoppel, bourgeois de Paris et payés quatre mille écus d'or par le Trésor royal[643]. Il semblerait que la Reine voulut à cette époque se rendre propriétaire de toute cette région au nord de Paris. Le 14 décembre 1398, son premier écuyer, Robert de Pont-Audemer, qu'elle avait nommé concierge du château de Saint-Ouen, lui vendait pour mille francs, les quelques terres qu'il possédait près de Saucoyes[644]; et, pour que ses domaines s'étendissent jusqu'aux portes de Paris, elle faisait acheter tout Clichy, terres et seigneuries, moyennant douze mille francs[645].

[643] Arch. Nat. KK 41, fº 191.

[644] Arch. Nat. KK 41, fº 191 rº.—Saucoyes, lieu dit, voisin de Saint-Ouen. Les noms de terres et de villages dérivés du bas latin salicetum et désignant un lieu planté de saules, une saussaie, se rencontrent très souvent dans les actes au moyen âge.

[645] Ces terres furent acquises de Pierre de Giac, conseiller du Roi «pour accroître et ajouter à l'augmentation des revenues de la noble maison de Saint-Ouin». Arch. Nat. KK 41, fº 151 vº.—On voit dans le même compte de l'Argenterie de la Reine, février 1388 à janvier 1399, que Charles VI avait acheté d'autres domaines à Saint-Ouen pour les ajouter à la Noble Maison. Ibid., fº 152 rº.

[Pg 267]

Le même mois, elle obtenait de Charles VI, non pour elle-même, cette fois, mais pour son homme de confiance, Hémon Raguier, et afin qu'il demeurât dans son voisinage, deux hôtels sis à Saint-Ouen[646].

[646] Arch. Nat. JJ 154, nº 37.

Enfin, dans cette année de 1398, Isabeau avait vu se réaliser un autre de ses rêves: elle possédait à Paris sa demeure personnelle, l'hôtel Barbette[647]; partout ailleurs, en effet, à l'hôtel Saint-Pol, au Palais, au Louvre, la Reine n'était pas chez elle, mais chez le Roi.

[647] L'Hôtel Barbette était situé dans la partie du Marais comprise entre les rues des Francs-Bourgeois, Vieille-du-Temple, de la Perle et de la rue Elzévir. Sur cet emplacement, s'étendait, au début du XIIIe siècle, la courtille Barbette, jardin champêtre ainsi appelé de la maison de plaisance que le riche bourgeois Etienne Barbette y avait fait bâtir. Vers 1388, Nicolas de Mauregard, trésorier de France, commença la construction du nouvel hôtel. Jean de Montagu l'acquit en 1390; il en fit une résidence magnifique où Charles VI coucha en juillet 1392, à la veille de son départ pour la Bretagne. La reine Isabeau, qui, nous l'avons vu, avait séjourné à plusieurs reprises à l'hôtel Barbette ou Montagu de 1398 à 1400, l'acheta en 1401. Voy. Charles Sellier, Le quartier Barbette, p. 3, et 32-35.

Le coûteux entretien de ses maisons, hôtels et domaines ruraux eût certainement obéré[Pg 268] son Argenterie, si la Reine n'avait su se faire défrayer, en grande partie, de ses charges de propriétaire. Le 13 juin 1400, par exemple, des lettres royales octroyaient vingt-quatre mille livres tournois pour être «emploiés ès reparacion de ses châteaux et maisons et autrement ainsi qu'il lui plaira[648]». Toute la somme fut touchée, les quittances d'Isabeau en font foi[649].

[648] Arch. Nat. KK 42, fº 1-3.

[649] Hémon Raguier trésorier des guerres et Argentier de la Reine, donne quittance, le 18 août, au receveur Alexandre le Boursier de la somme de 3 500 francs d'or pour les mois de juin et de juillet. Bibl. Nat., Coll. Clairambault, vol. 93, pièce 7205, p. 41.—Le même avait déjà donné le 28 février précédent quittance de 7 000 liv. tourn. Ibid, pièce 7203, p. 38.

Cependant ses dépenses augmentaient avec le nombre de ses enfants, et ses besoins de luxe qui croissaient aussi d'année en année. Aux recettes primitives de son hôtel furent ajoutés de nouveaux revenus, assignés en bons lieux, tels que la recette des aides de certaines villes de Normandie, les greniers de Paris, de Rouen, d'Amiens, et huit mille francs à prélever sur la somme des aides à Paris[650].

[650] Cette donation fut faite le 2 août 1405. Arch. Nat. P 2297, fº 351.

Isabeau paraît avoir veillé personnellement à l'exacte rentrée de ses revenus: Les habitants[Pg 269] d'Amiens ayant été condamnés à une amende dont le montant devait être versé à son Hôtel, elle les fit ajourner à comparaître devant le Parlement, eux et l'abbé de Corbie[651], leur seigneur et procureur[652].

[651] Corbie, ch.-l. de cant., arr. d'Amiens, dép. de la Somme.

[652] Isabeau envoya deux fois (19 juillet et 30 juillet 1398) le chevaucheur Thévenin Colette à Corbie et à Amiens. (Comptes de l'Hôtel de la Reine, Messages. Arch. Nat. KK 45, fº 16 vº). Peut-être les bonnes gens d'Amiens avaient-ils d'abord résisté, s'attendant à un peu de mansuétude de la part de la Reine, qu'ils savaient professer une très grande vénération pour le saint Jean-Baptiste de leur cathédrale.

Mais, quand son intérêt n'était pas aussi directement en jeu, Isabeau savait plaider la cause des opprimés.

Vers 1398, les habitants d'Antony[653], près Paris, députèrent quelques-uns des leurs auprès du Roi et du Conseil pour transmettre leurs plaintes au sujet des grandes charges et redevances dont ils étaient accablés; la plus lourde était la rente annuelle de douze muids[654] d'avoine perçue par l'église et communauté de Longchamp. Il faut croire que dans leur[Pg 270] supplique ils s'adressèrent aussi à la Reine dont les bonnes relations avec Longchamp étaient connues, ou que celle-ci, au courant des questions soumises au Conseil, s'intéressa particulièrement à cette affaire, car dans une lettre close[655] qu'elle envoya à l'abbesse de Longchamp[656], elle fit une longue mention de la démarche tentée auprès du Roi «pour certaine quantité de povre peupple nagaires habitant et demourant en la ville d'Anthoigny»; elle rappela leurs doléances, insistant sur ce «qu'il leur a convenu du tout laissier la dicte ville et eulz en departir sans espérance de jamais y retourner pour ce que[Pg 271] nullement ne povoient sous tenir les dictes charges»; puis, très judicieusement, elle signala les fâcheux effets que pourrait avoir la désertion d'une ville «en laquelle soulaient estre cinq cents feux[657]», et «qui était assise en bonne marche et grant chemin de Paris»; il n'était pas douteux qu'Antony, désertée par ses habitants, deviendrait un repaire de brigands; et alors, pour les voyageurs et les marchands, il y aurait là un très dangereux et périlleux passage. Afin de prévenir ces funestes conséquences, Isabeau priait l'abbesse de Longchamp de consentir aux habitants d'Antony un nouvel accord, à des conditions plus douces, «pour leur permettre de retourner et demeurer paisiblement dans la dicte ville».

[653] Antony, cant. de Sceaux, dép. de la Seine.

[654] Le muid, ancienne mesure de capacité de France;—très variable suivant les localités et les époques, selon qu'il s'agissait de liquides ou de matières sèches et même selon la nature de ces liquides ou de ces matières, le muid était d'environ 2 748 litres pour l'avoine.

[655] Les lettres closes servaient à transmettre les ordres secrets, à traiter les affaires confidentielles et surtout à la correspondance privée. Elles se distinguaient des lettres patentes en ce qu'elles étaient expédiées fermées et qu'elles étaient dépourvues de date d'année ou de règne. La lettre d'Isabeau à l'abbesse de Longchamp est un spécimen intéressant: D'après l'usage suivi à la chancellerie royale depuis Philippe VI (1328), elle est écrite en français, sur papier; la formule «De par la Royne» est placée en vedette en tête du document; la teneur débute par «Chière et bien amée» et l'exposé n'est précédé d'aucune suscription; après le dispositif, il n'y a ni formule finale ni clause de garantie d'aucune sorte, mais seulement «Chere et bien amée, le saint Esperit vous ait en sa sainte garde», la lettre est datée du lieu, Paris, du quantième et du mois, le XXVIIe jour de janvier, sans indication d'année. Comme les anciennes lettres missives, avant l'usage des enveloppes, elle est pliée et l'adresse écrite au dos «A notre chière et bien amée l'abbesse de Loncchamp».

[656] Arch. Nat. K 54, pièce 57.

[657] Le feu était une subdivision de la paroisse, équivalant en général à un ménage ou à une famille.—Antony contenait donc environ cinq cents familles.


La longue liste des messages de la Reine, à partir de 1398[658], nous est une preuve certaine[Pg 272] qu'en dehors des faits d'ordre privé, et des questions d'affaires auxquelles nous l'avons vue si attentive, elle s'intéressait aussi aux événements publics.

[658] Les Comptes de l'Hôtel de la Reine de 1385 à 1398 ne sont pas parvenus jusqu'à nous.—Cf. pour les messages d'Isabeau de 1398 à 1402, les Comptes de l'Hôtel pendant ces quatre années. Arch. Nat. KK 45, fº 4, 17, 32, 79, etc.

Ses relations par correspondance avec les plus hauts personnages étaient suivies. Elle écrivait très souvent à Philippe de Bourgogne: entre 1398 et 1402, on ne relève pas moins de quarante messages d'Isabeau à l'adresse du duc qui, pourtant, faisait de fréquents et longs séjours à Paris et dans les résidences royales. Ces lettres, expédiées pour la plupart de l'hôtel Saint-Pol ou de la Maison Barbette, vont rejoindre Philippe dans les lieux les plus divers: Meaux, Corbeil, Crécy, Clermont; dans maintes villes de Normandie; quelques-unes lui sont adressées dans ses États, à Tournay (janvier 1398), à Arras (1398, 1399, 1400); notamment celle que lui apporta Jaquet «de la part de la Royne et de Monseigneur le Dalphin». Lorsque quelque grave affaire est en cours, les messagers se succèdent à peu de jours d'intervalle et parfois[Pg 273] deux chevaucheurs sont dépêchés, dans la même journée, vers le duc.

Assez nombreuses aussi sont les lettres qu'Isabeau envoie à Louis d'Orléans et à Monseigneur de Berry; en cas d'urgence, les courriers vont trouver ce dernier jusqu'à Bourges, jusqu'en Auvergne.

L'adresse du duc de Bourbon est très rare; sa compétence et son autorité étaient inférieures à celles des ducs de Bourgogne et de Berry, et la Reine, sans doute, le consultait ou le renseignait moins souvent que ceux-ci.

Plusieurs missives sont expédiées à de nobles dames, momentanément absentes de la Cour, et quand la reine Blanche, en 1398, est atteinte de la maladie dont elle ne se relèvera pas, un courrier d'Isabeau est dépêché à Néauphle pour prendre des nouvelles[659].—Deux membres du Conseil, dont les noms figurent au bas d'un grand nombre d'ordonnances royales de cette époque, le vicomte de Meaux[660] et le comte de Tancarville reçoivent,[Pg 274] à plusieurs reprises, des lettres de la Reine[661], ainsi que l'évêque de Senlis[662], grand ami des oncles du Roi.

[659] Arch. Nat. KK 45, fº 5 rº.

[660] Philippe de Coucy, seigneur de Condé en Brie, vicomte de Meaux (cousin d'Enguerrand VII, sire de Coucy) marié à Jeanne de Cany. Cf. le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. VIII. p. 546.

[661] Guillaume IV comte de Tancarville, vicomte de Melun, chambellan héréditaire de Normandie, grand bouteillier de France depuis 1397, marié à Jeanne de Parthenay, dame de Semblançay en Touraine. Histoire généalogique..., t. V. p. 227.

[662] Arch. Nat. KK 45, fº 49 rº.—Jean I Dodieu, évêque de Senlis depuis 1380, était l'un des exécuteurs testamentaires de la reine Blanche. Gallia Christiana, t. X, col. 1340-1341.

Malheureusement aucun de ces messages ne nous a été conservé; mais sans nous attarder à de hasardeuses hypothèses sur leur contenu, constatons que la seule liste de leurs destinataires ne laisse pas que d'être très significative. Isabeau se tenait au courant des choses de la politique, et elle savait s'adresser aux meilleures sources, car la plupart de ses correspondants sont des princes ou des conseillers ayant tous part au gouvernement.


Il faut croire qu'en 1392, la Reine assista indifférente à la chute des Marmousets; en effet, si elle avait témoigné quelque déplaisir de l'événement, ou si, au contraire, elle y avait applaudi, nous le saurions comme nous[Pg 275] savons que les ministres, fort malmenés par les Princes, durent la vie et la conservation d'une partie de leurs biens à la jeune duchesse de Berry qui intercéda pour eux, et à l'intervention de Charles VI dans un de ses moments de lucidité[663].

[663] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXX, t. XIII. p. 129-134.—H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier. p. 154-161.

Isabeau pourtant ne pouvait avoir à se plaindre des conseillers du Roi, car toujours ils avaient su procurer à la Couronne les sommes nécessaires à ses grandes dépenses; personnellement même, elle leur devait l'éclat des fêtes qui avaient signalé ses heureuses années: peut-être eût-elle pu leur témoigner sa reconnaissance dans leurs mauvais jours?[664] Mais elle était trop attachée à leur pire ennemi, Philippe de Bourgogne qui avait fait son mariage; sa gratitude pour lui était profonde et ne se démentit jamais; de plus, les hautes facultés de cet homme politique lui imposaient; en vérité, cette nièce soumise et respectueuse[Pg 276] n'eût su, ni pu plaider, devant Philippe, la cause des ministres disgraciés.

[664] Longtemps les historiens ont exalté le gouvernement des Marmousets, opposant leur sage administration et leur désintéressement à la politique brouillonne et aux exactions des Princes, oncles de Charles VI.—L. Merlet et M. Moranvillé, dans leurs études sur Jean de Montagu et Jean le Mercier, ont prouvé que ces éloges étaient très exagérés.

Pourtant elle ne rompit pas toute relation avec eux[665], car nous remarquons qu'elle était en correspondance avec Madame de la Rivière, femme de Messire Bureau; et que même elle écrit à Olivier de Clisson, réfugié en Bretagne[666]. Bien plus, le personnage qui, avec Hémon Raguier, partage sa confiance n'est autre que Jean de Montagu, vidame du Laonnais. Cet ancien Marmouset avait échappé au naufrage de ses collègues[667], ou du moins il était assez rapidement remonté à la surface; il avait réussi à conserver la faveur du Roi, et à se placer très avant dans les bonnes grâces de la Reine, sans que, cependant, les ducs en prissent de l'ombrage, car, en 1395, il était devenu souverain maître de[Pg 277] la dépense des Hôtels du Roi et de la Reine[668].

[665] Arch. Nat. KK 45, fº 32 vº.

[666] Après une scène avec Philippe de Bourgogne, Olivier de Clisson s'était enfermé dans château de Montlhéry, d'où il avait gagné ses terres de Bretagne. Il fut destitué de son office de connétable et remplacé par Philippe d'Artois comte d'Eu fils de Jean d'Artois.

[667] Jean de Montagu, fils aîné de Gérard de Montagu et de Biote Cassinel, passait pour être fils de Charles V;—à la nouvelle de l'événement du 5 août 1392, Montagu était sorti secrètement de Paris par la porte Saint-Antoine, et s'était sauvé à Avignon, où il avait mis en sûreté une partie de ses trésors. L. Merlet, Biographie de Jean de Montagu. (Bibl. Ec. Chartes, année 1852, p. 262).

[668] L. Merlet..., p. 252-265.

Isabeau prisait cet ambitieux qui savait se faire tolérer de ses ennemis et attendre patiemment son heure. Nous voyons qu'aux mois de février et de mars 1398, elle passa plusieurs jours à l'hôtel Montagu à Paris[669], et qu'au mois de mai, en se rendant à Chartres, elle s'arrêta au château de Marcoussis où Montagu lui donna «à soupper et à coucher», puis le lendemain «à dîner»; en partant, elle distribua des présents aux gens du vidame pour reconnaître son hospitalité[670]. De 1398 à 1402, une vingtaine de messages de la Reine sont portés à Montagu et quelques-uns aussi à son frère Jean, évêque de Chartres[671]. Enfin, quand le vidame marie sa fille, Isabeau offre à celle-ci, en cadeaux de noces, une riche vaisselle d'argent[672].

[669] La Reine résida à l'hôtel de Montagu les 23 et 24 février, 3, 6, 10, 16 et 17 mars., Arch. Nat. KK 45, fº 3-5.

[670] Arch. Nat. KK 45, fº 9 vº—Marcoussis, cant. de Limours, arr. de Rambouillet, dép. de Seine-et-Oise.

[671] Jean de Montagu, 3e fils de Gérard de Montagu et de Biote Cassinel, d'abord trésorier de l'église de Beauvais, conseiller au Parlement et camérier du pape Clément VII, était devenu en 1390 évêque de Chartres. Cf. le père Anselme, Histoire Généalogique, t. VI, p. 377.

[672] Cf. Arch. Nat. KK 45 et L. Merlet, Biographie de Jean de Montagu, p. 262-265.

[Pg 278]

Un jour, Jean de Montagu redeviendra ministre à l'instigation de la Reine; en attendant, il est son ami et son confident politique.


Les déplacements d'Isabeau de 1393 à 1397 sont imparfaitement connus, les Comptes de sa Maison manquant pour ces années. L'hôtel Saint-Pol paraît avoir été alors sa résidence habituelle; elle ne le quittait guère que pour effectuer ses pèlerinages périodiques: Chartres, Saint-Sanctin (mai 1393, octobre 1394), Maubuisson (juillet 1395)[673]. Pour l'année 1397, nous ne citerons qu'un seul voyage de la Reine, celui dans lequel le Roi l'accompagna et qui eut pour but l'Abbaye de Poissy.

[673] Cf. Comptes de l'Argenterie de la Reine, Arch. Nat. KK 41-43, passim.

La princesse Marie, vouée dès sa naissance à Notre-Dame[674] par sa mère, avait été élevée jusqu'alors avec son frère et ses sœurs; elle venait d'atteindre ses quatre ans; au lieu de lui chercher un mari, comme le Roi l'avait[Pg 279] fait pour ses autres filles, Isabeau se décida à la faire entrer au couvent, et choisit, pour la prise de voile, le jour de la Nativité de la Vierge. Charles VI, chez qui le goût du faste était persistant, donna ses ordres pour que la cérémonie fût célébrée en grande solennité; il se rendit à Poissy en pompeux équipage avec la Reine et la petite princesse et suivi d'une brillante escorte[675].

[674] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 95.

[675] Religieux de Saint-Denis..., t. II p. 555.

La royale enfant fut couronnée d'un riche diadème, vêtue d'une longue robe et d'un manteau d'étoffes précieuses. Le cortège fit son entrée dans l'église, précédé des chapelains et de l'évêque de Bayeux[676] en habits pontificaux. Le Roi marchait immédiatement derrière le prélat, puis venait la Reine, suivie du seigneur d'Albret[677] qui portait Marie dans[Pg 280] ses bras. L'enfant fut conduite jusqu'au Chapitre où après avoir entendu la lecture des vœux, elle répondit humblement «qu'elle se soumettait»[678]. Ensuite le Roi, la Reine, les seigneurs et les dames furent à la messe; Marie, en habit de religieuse, y assista et reçut la bénédiction de l'évêque de Bayeux. Le reste de la journée fut occupé par le beau festin que la prieure Marie de Bourbon offrit à son neveu et à sa nièce[679]. Isabeau quitta Poissy convaincue que la petite recluse se trouvait dans une très douce prison[680]; elle la visitera, du reste, souvent; et, dans de fréquents messages, elle transmettra ses instructions pour que son enfant soit entourée des plus grands soins[681].

[676] Nicolas du Bosc, évêque de Bayeux depuis 1375,—chargé à plusieurs reprises de missions en Angleterre,—négociateur du contrat de mariage de Catherine de France avec Rupert de Bavière 1383,—président de la Chambre des Comptes en 1397. Gallia Christiana..., t. XI, col. 375-377.

[677] Charles I sire d'Albret ou de Lebret, comte de Dreux, vicomte de Tartas, fils d'Arnaud Amanjeu d'Albret, grand chambellan de France, et de Marguerite de Bourbon, sœur de la reine Jeanne de Bourbon,—qualifié neveu de Charles V dans une ordonnance de 1375, s'était distingué dans l'expédition d'Afrique 1390. Cf. le Père Anselme Histoire généalogique..., t. VI p. 207-210.

[678] Religieux de Saint-Denis..., t. II p. 555.

[679] La possession des dépouilles de la jeune princesse, c'est-à-dire de la toilette qu'elle portait à son arrivée à Poissy, faillit soulever une querelle de moines. La prieure Marie de Bourbon voulait retenir, outre les habits et les joyaux qui suivant l'usage étaient acquis au monastère, la précieuse couronne enrichie d'or et de pierreries que l'abbaye de Saint-Denis avait prêtée pour la cérémonie. Il en fut porté plainte au Roi qui mit fin à la contestation en rachetant la couronne pour 600 écus d'or à l'abbesse de Poissy, et la renvoya à Saint-Denis. Religieux de Saint-Denis..., p. 555-557.

[680] Voy. la description du prieuré de Poissy en 1400, dans le poème de Christine de Pisan, Le dit de Poissy. (Bibl. Ec. Chartes, 4º série, t. III, année 1856-1857, p. 535-555.)

[681] «Cazin de Barenton envoié porter lettres de la Royne à Madame Marie de France.., à Poissy, mardi XXI aout. [1400]» Arch. Nat. KK 45, fº 77 vº.—Autres lettres du 25 septembre (ibid. fº 78 rº.)

[Pg 281]

En 1398, après un séjour de deux mois à Paris, Isabeau se rend à Amiens où sa présence est signalée en mars[682]. A son retour, elle s'installe au Palais qu'elle habite tout le mois d'avril[683]; elle est ainsi plus près de la Sainte-Chapelle où elle va vénérer les reliques aux jours saints: le Roi, de retour d'un voyage à Reims, était alors en proie à l'une de ses plus violentes crises de frénésie[684], et, au mois de mai, le pèlerinage traditionnel de la Reine à Chartres et à Saint-Sanctin[685], a pour but principal de demander au ciel le rétablissement de Charles VI.

[682] Le 19 mars, la Reine est à Creil; le 20, elle dîne à Clermont, soupe et gîte à Creil; le 23, elle est à Amiens, où elle réside au palais épiscopal; le 27 elle dîne à Clermont, soupe et gîte à Saint-Just (ch.-l. de cant., arr. de Clermont, dép. de l'Oise); le 28, elle couche à Luzarches; le 31 elle était de retour à Paris au Palais. Arch. Nat. KK 45, fº 4 et 5.

[683] Ibid., fº 3 et 4.

[684] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 204.

[685] Arch. Nat. KK 45, fº 5 rº et 9 vº.

Au commencement de juin 1399, Isabeau, en résidence à l'hôtel Saint-Pol[686], apprend que la peste fait à Paris même d'assez nombreuses victimes[687]; aussitôt elle pense à soustraire[Pg 282] ses enfants à la contagion: un de ses valets est envoyé à Melun et à Grèz[688] afin de s'enquérir si l'épidémie sévit ou non dans ces villes et les lieux environnants[689]. Le rapport ne fut pas favorable (28 juin) car, quelques jours après, un chevaucheur de l'écurie de la Reine est dépêché à Vernon pour y procéder à la même enquête: «et illec environ III et IIII lieues, pour ce que monseigneur le Dalphin et noz autres jeunes seigneurs et dames de France les enffans y doivent aler»[690]. Cette[Pg 283] fois, pour plus de tranquillité, Isabeau exigeait des certificats des curés des villes. Remarquons aussi que le messager devait se rendre auprès du vidame du Laonnais, Jean de Montagu, pour lui rendre compte du résultat de sa mission et prendre son avis[691]. Les Enfants de France furent conduits à Vernon, sauf le dernier né dont la Reine ne se sépara qu'à la fin de juillet; on trouve, en effet, que, dans les derniers jours de ce mois, elle envoyait à Asnières, chez Madame de Dammartin, «emprunter sa littière pour mener monseigneur Jehan de France à Maule-sur-Mandre[692]».

[686] Ibid., fº 32.

[687] Au printemps de cette année, rapporte le Religieux de Saint-Denis, l'abondance excessive des pluies avait fait déborder les rivières; la Seine, grossie par ses affluents, avait inondé les campagnes riveraines depuis la quatrième semaine de mars jusqu'au milieu d'avril, pourrissant presque toutes les semences. Cependant les vieilles gens assuraient qu'ils avaient vu jadis une pareille inondation suivie d'une grande mortalité et ils redoutaient les mêmes malheurs. Leurs craintes se réalisèrent. «Une épidémie et un mal qui se manifestaient par des abcès affligèrent la Bourgogne, la Champagne, la Brie et tout le territoire de Meaux et de Paris, depuis la fin de mai.—Le nombre des morts était si grand que, pour ne point jeter l'épouvante parmi les vivants, on défendit à Paris de publier les noms de ceux qui succombaient et de faire pour eux les processions ordinaires.—Des litanies, des prières particulières furent récitées pendant la célébration de l'office divin, des sermons prêchés en plein air pour engager les pécheurs à réformer leur conduite. Les évêques, le clergé portèrent d'église en église les objets sacrés, suivis d'un grand concours d'hommes et de femmes qui pour la plupart étaient pieds nus et se prosternaient devant le Seigneur en pleurant et en gémissant.» Chronique de Charles VI, t. II, p. 693-695.

[688] Grez sur Loing, cant. de Nemours, arr. de Fontainebleau, dép. de Seine-et-Marne.

[689] Arch. Nat. KK 45, fº 48 rº.

[690] Ibid.

[691] Arch. Nat. KK 45, fº 48 rº.—Maule sur Mandre, cant. de Meulan, arr. de Versailles, dép. de Seine-et-Oise.

[692] Jarry, p. 204.

En août, les ravages exercés par la peste augmentant, la cour quittait Paris[693]. Le Roi, avec ses oncles et les princes du sang, se retira dans le duché de Normandie que le fléau n'avait pas encore frappé; Isabeau passa la fin du mois et le suivant presque entier dans la calme retraite qu'elle s'était ménagée[Pg 284] à l'abbaye de Maubuisson, puis par Vernon, où elle visita ses enfants, par «la Saucoye d'Harcourt», où elle reçut pendant une semaine l'hospitalité du comte Jean VII, elle gagna Rouen dont Charles VI, avait fait sa résidence[694]. Elle y demeura, installée à l'hôtel du Bailliage, jusqu'au milieu de décembre, elle revint ensuite au château de Mantes pour y passer les fêtes de Noël et de l'Épiphanie; le 21 janvier, elle était de retour à Paris, à l'hôtel Saint-Pol[695].

[693] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles IV, t. II, p. 697.

[694] Les Comptes de l'Hôtel permettent de suivre l'itinéraire de la Reine: le 9 août elle passait à Saint-Leu-Taverny, le 10 elle se fixait à Maubuisson; le 30 septembre elle arrivait à Vernon; elle en partait le 8 octobre après dîner pour aller «souper et gister» à Gaillon; le 11 elle dînait à Quillebœuf et couchait à Neufbourg; le 15 elle s'installait à la Saucoye d'Harecourt où elle était encore le 22; le 26 enfin elle dînait à Oissel, soupait et gîtait à Rouen. Arch. Nat. KK 45, fº 48 et 49.

[695] Arch. Nat. KK. 45, fº 49, 63 vº et 64 rº.

Au mois de juin de l'année 1400, un grand mariage eut lieu à la cour. Le jour de la Saint-Jean, le fils aîné du duc de Bourbon, Jean de Clermont, épousa Marie, fille du duc de Berry, veuve du connétable, Comte d'Eu[696]. Les noces furent célébrées au Palais, en grande pompe;[Pg 285] au dîner, qui fut servi sous «un dais magnifique tout semé de fleurs de lis d'or», la Reine prit place entre la nouvelle mariée et le Roi de Sicile, Louis; l'Empereur grec de Constantinople, Manuel, était au nombre des convives[697]. Le lendemain, Isabeau fut avec les seigneurs et les dames au festin que le duc de Berry offrit en son hôtel de Nesles, dans l'immense salle qu'il avait fait construire et aménager tout exprès, et dont les murs étaient couverts de tapisseries d'or et de soie[698].

[696] Marie de Berry, fille du duc Jean de Berry et de sa première femme Jeanne d'Armagnac, était veuve pour la seconde fois. Elle avait épousé, en 1386, Louis de Châtillon comte de Dunois mort en 1391; puis s'était remariée, en 1392, à Philippe d'Artois comte d'Eu, pair et connétable de France qui décéda le 15 juin 1397 (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I p. 108).

[697] Manuel II Paléologue (1350-1425) avait succédé, en 1391, à son père Jean Paléologue comme empereur de Constantinople. Vaincu par le sultan des Turcs Bajazet, et contraint de céder le trône à son neveu, il était venu en France où Charles VI, la Reine et les Princes lui avaient fait une réception splendide (3 juin 1400). Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 737.

[698] Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 739.—L'hôtel de Nesles, contigu au mur d'enceinte de Philippe Auguste, voisin de la célèbre tour de Nesle, s'étendait sur l'emplacement occupé aujourd'hui par la Bibliothèque Mazarine et les maisons du quai Conti. En dehors du fossé de l'enceinte était aussi une habitation de plaisance appelée «le séjour de Nesles», que Charles VI, en 1380, avait donnée à son oncle le duc de Berry. H. Legrand, Paris en 1380, p. 42, note 3 et 72, note 1.

Ce fut à la fin de cette même année que le Dauphin fut présenté au peuple de Paris. Le petit prince avait alors huit ans; les ducs songeaient à lui constituer une Maison, et à[Pg 286] l'initier au rôle qui, bientôt peut-être, lui serait imposé par la mort de son père. Ils voulurent qu'en une promenade solennelle l'enfant visitât la capitale, et fût présenté aux Parisiens qui ne le connaissaient que pour l'avoir vu aux côtés de sa mère, dans quelques cérémonies publiques. Donc, pour la première fois, le Dauphin Charles, accompagné de ses oncles, traversa la grande ville à cheval, au milieu des acclamations enthousiastes de la foule, puis il se rendit à Saint-Denis pour se mettre sous la protection du patron de la France[699].

[699] Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 743.

En novembre, la santé de ce jeune prince commença de causer à Isabeau de vives inquiétudes; le pauvre enfant, de tout temps si frêle, paraissait maintenant souffrir de maux inconnus. Aucun remède ne pouvait le soulager et bientôt sa mère, elle-même, perdait tout espoir de guérison, car elle le voyait dépérir de jour en jour, miné par la consomption[700]. Ni les efforts des médecins, ni les prières ordonnées au nom du Roi, à Paris et à Saint-Denis, ne[Pg 287] purent le sauver[701]; il succomba dans la nuit du 11 au 12 janvier, vers minuit[702]. Le bruit courut qu'il était mort empoisonné; malveillante rumeur sans fondement, car il avait été emporté, comme son frère aîné et sa petite sœur Jeanne, par un mal impitoyable et héréditaire.

[700] Ibid., p. 771.

[701] Charles VI, qui était malade depuis quatre mois, ayant recouvré la raison dans la première semaine de janvier, se rendit le dimanche 9 à Saint-Denis, en compagnie du duc de Bourgogne, pour y entendre la messe et recommander la santé du Dauphin aux prières des religieux. En même temps, les curés faisaient chanter des oraisons pendant la messe, et porter d'église en église les reliques des saints. Enfin, les médecins désespérant de guérir une maladie dont ils ignoraient les causes, une procession solennelle, à laquelle assistèrent les ducs et le clergé de Paris, parcourut la ville de Notre-Dame à Sainte-Catherine.—Religieux de Saint-Denis..., p. 771.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 307.

[702] Arch. Nat. KK 45, fº 74 vº.—Le Père Anselme. Histoire généalogique..., t. I. p. 113.—Le jeudi 13, le corps du Dauphin fut placé sur une litière et les ducs l'accompagnèrent jusqu'aux portes de l'abbaye de Saint-Denis. Les religieux l'attendaient à l'entrée de l'église, et ils le portèrent sur leurs épaules jusqu'au chœur; puis un service funèbre fut célébré. Le lendemain après la messe, le cercueil fut transporté par les officiers de la cour et déposé dans la chapelle royale près de l'autel, en présence du comte de Nevers, du connétable, des archevêques d'Aix et de Besançon, de huit évêques, et des chapelains du duc de Bourgogne, venus exprès de l'hôtel de Conflans près Charenton. La cérémonie des obsèques dura encore le samedi 15.—Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 773.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 307.

Le troisième fils de Charles VI, Messire Louis de France, devenait Dauphin de Viennois. Il n'avait que quatre ans; cependant dès le 16 janvier 1401, le Roi lui donna le[Pg 288] duché de Guyenne «en pairie[703],» stipulant que le Dauphin ne pourrait rien en aliéner, et que, s'il mourait avant son père, le duché ferait retour à la couronne alors même qu'il laisserait des enfants[704]. Isabeau ne fut pas étrangère, sans doute, à cette donation, non plus qu'à celle du duché de Touraine, faite, quelques mois après (16 juillet), au nom du Roi, à Jean, son dernier né[705], car le Dauphin jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge «d'avoir état», et son petit frère, pour plus longtemps encore, demeureraient dans l'Hôtel de leur mère qui, pour subvenir à leur entretien, devrait percevoir les revenus de leurs provinces[706]; nous nous imaginons le très grand empressement avec lequel Isabeau se chargea de ce devoir.

[703] Arch. Nat. P 2530, fº 301-304.

[704] Le 28 février 1401, les ducs de Berry, de Bourgogne et d'Orléans présents au Conseil donnèrent pouvoir au Dauphin Louis de prêter hommage pour le duché de Guyenne et la pairie. Arch. Nat. J 369, pièce 2.

[705] Arch. Nat. P 2530, fº 303-307.—Hémon Raguier, Argentier de la Reine, apporte à la chambre des Comptes l'acte d'émancipation du duc de Guyenne, fils aîné du Roi, et du duc de Touraine, son deuxième fils. Arch. Nat. PP 117, nº 1169.

[706] Arch. Nat. P 2570, fº 301, 304, 307.

Cependant le souvenir du deuil qui avait attristé les premiers jours de janvier ne s'effaçait[Pg 289] pas à la cour; dans ses moments de meilleur sens, le Roi se rappelait le douloureux événement, et la Reine, qui ne l'avait jamais oublié, semblait parfois en être obsédée; alors, elle en venait à interpréter les phénomènes physiques comme le faisaient autrefois les païens[707]; causes et effets, elle rapportait tout à son cuisant chagrin. Ainsi, un après-midi de juin, d'épais nuages couvrirent le ciel et firent la nuit dans Paris; en même temps, retentirent de formidables coups de tonnerre. La Reine avait quitté sa chambre depuis quelques instants lorsque la foudre, tombée sur le palais, pénétra dans cette pièce même, dévora de sa flamme les tentures du lit et disparut par la cheminée[708]. La commotion électrique, la peur du péril imminent mirent Isabeau dans un état indicible. Dans son épouvante, elle crut que le feu céleste avait été lancé sur elle personnellement, que c'était le Dauphin Charles qui, mécontent de la conduite des vivants, la provoquait elle-même; et, non seulement elle[Pg 290] envoya tout de suite des offrandes à plusieurs églises du Royaume, mais elle voulut, par des donations à Saint-Denis, apaiser les mânes du Dauphin inhumé dans la basilique et, au prix d'une grosse somme d'argent, elle y fonda trois annuels pour le repos de l'âme du jeune prince[709].

[707] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III, p. 5.

[708] Ibid., p. 7.

[709] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III, p. 7.

Ces violentes émotions eussent pu être fatales à la Reine, alors dans le cinquième mois d'une nouvelle grossesse; mais, grâce à une constitution très saine, elle n'était jamais atteinte profondément par ces troubles nerveux, si inquiétants en apparence. Ses couches et sa délivrance (la dixième) furent heureuses; le 27 octobre à l'hôtel Saint-Pol, elle mit au monde une fille[710] que les contemporains proclameront, un jour, une des plus belles femmes de son temps. Cette Catherine, dont le mariage avec Henri V de Lancastre devait consacrer la plus triste conséquence de la rivalité des ducs de Bourgogne et d'Orléans, naissait au moment même où les deux Maisons allaient entrer en lutte.

[710] Le Père Anselme, Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 115.—Vallet de Viriville, Note sur l'Etat des princes et des princesses..., (Bibl. Ec. Chartes, année 1857-1858 p. 481.)

[Pg 291]


CHAPITRE III

L'INITIATION POLITIQUE

LA REINE ARBITRE ENTRE LES PRINCES

Suivant les chroniqueurs, la querelle des ducs de Bourgogne et d'Orléans remonterait seulement à la fin de l'année 1398, et aurait eu pour cause initiale le désaccord des deux Princes au sujet de la politique extérieure; mais dès 1392, il y avait mésintelligence entre Philippe de Bourgogne et Louis d'Orléans.

Philippe, dont l'esprit de suite était la qualité maîtresse, faisait peu de cas de son neveu léger et brouillon; il le jugeait seulement capable d'organiser à la cour des divertissements et d'en être le boute-en-train; aussi avait-il tenu la main à ce qu'il restât écarté[Pg 292] des affaires; mais, tout en le traitant de haut, il le redoutait un peu, car il avait deviné que, sous ses apparences frivoles, l'élégant jeune homme cachait d'ambitieuses prétentions. Louis, de son côté, n'aimait pas son oncle; il le taxait d'égoïsme despotique et se considérait comme frustré par lui. En attendant qu'il pût prendre, dans la politique, la place qui lui revenait en sa qualité de frère du Roi, il s'amusait beaucoup, et entre temps, ébauchait de vastes projets, rêvant de chimériques conquêtes; tantôt passionné pour l'idée d'une nouvelle croisade, tantôt décidé à conduire une grande expédition en Italie. Mais, quand il brûlait si fort de donner carrière à ses goûts de chevalier, ce n'était pas tant la gloire de la couronne de France qu'il se proposait que l'accroissement de sa Maison. Disons, dès maintenant, que dans ce duel Orléans-Bourguignon dont le bien du Royaume sera le prétexte et le souverain pouvoir l'enjeu, chacun des champions n'aura en vue que son intérêt personnel; Philippe et son fils Jean ne penseront qu'à sauvegarder et augmenter la prospérité de leur Maison, et Louis n'aura[Pg 293] d'autre but que d'agrandir la sienne au détriment de sa puissante rivale[711].

[711] L'Histoire, après avoir été bourguignonne, s'est faite orléanaise. Le livre de M. Jarry est un habile plaidoyer en faveur de l'intelligence politique et du désintéressement de Louis d'Orléans. Voy. la préface à l'édition du Songe véritable par M. Moranvillé, qui n'accepte pas le jugement de M. Jarry. (Mém. de la soc. de l'Hist. de Paris..., t. XVII, p. 228).

En 1398, l'inimitié de l'oncle et du neveu était flagrante; et, dans les Conseils où ils se trouvaient en présence, leur discussion se fût facilement envenimée, si de puissantes interventions ne les eussent apaisés.

En dehors même des conférences, des avis leur furent donnés, témoin ceux de Jean Jouvenel qui, respectueusement, les exhorta à la bonne entente; ainsi les deux rivaux, sans rien abandonner de leurs prétentions, étaient amenés à dissimuler[712]. Pendant plus de trois ans, ils parurent à peu près réconciliés, car ils ne se départirent plus, dans leurs entrevues obligées ou dans leurs rencontres à la cour, des formes de la plus stricte courtoisie.

[712] Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI, p. 135.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 222.

Isabeau fut sans doute pour beaucoup dans cette retenue des deux princes: N'était-elle[Pg 294] pas avec Philippe dans d'excellents termes, et Louis d'Orléans ne semblait-il pas être avec sa belle-sœur sur le pied de l'intimité?

Dans les premiers jours d'octobre 1401, l'apparent accord des ducs fut violemment rompu, et bien qu'ils fussent à ce moment éloignés l'un de l'autre, Philippe étant à Senlis et Louis à Paris, les menaces qu'ils échangèrent n'en furent pas moins véhémentes[713]. Il y eut scandale, car le Roi de Navarre[714], écrivant le 7 octobre au Roi de Castille[715], faisait allusion à une «certaine dispute et querelle» entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne[716].

[713] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 260.

[714] Charles III, dit le Noble, né en 1361, fils de Charles le Mauvais (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 287).

[715] Henri III, le Maladif, roi de Castille (1390-1406), petit-fils de Henri de Transtamare entretenait des relations d'amitié et d'alliance avec la cour de France.—Cf. Daumet, Étude sur l'alliance de la France et de la Castille au XIVe et au XVe siècle, (dans la Coll. Bibl. Ec. Hautes Etudes, Paris, 1898, in-8º).

[716] Arch. Nat. K carton B 125.

Louis d'Orléans paraissait avoir profité d'une assez longue absence de son oncle pour régler, à sa propre convenance, certains points de la question du schisme, et obtenir quelques avantages matériels qui renforçaient[Pg 295] sa naissante autorité; et Philippe, vivement blessé dans son amour-propre, se préparait à châtier l'outrecuidance de son neveu.

Isabeau ne put s'interposer en personne, l'approche de sa délivrance la retenant inactive à l'hôtel Saint-Pol; les ducs de Berry et de Bourbon essayèrent seuls de concilier les deux rivaux. Ils n'y réussirent qu'imparfaitement; car, si Philippe voulut bien leur promettre de ne pas marcher sur Paris, il écrivit néanmoins au Parlement, à la date du 26 octobre, une lettre, sorte de sentence comminatoire, qui ne laissait aucun doute sur son courroux: «et pour Dieu advisez et metez peine que la chevance du Roi et du domaine ne soient ainsy gouvernez que ils sont de présent, car, en vérité, c'est grand pitié et douleur de oyr ce que j'en ay oy dire[717]». Il n'admettait pas que son neveu pût partager avec lui le[Pg 296] pouvoir et déclarait funeste l'ingérence du jeune duc dans la direction des affaires.

[717] Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, publ. par Douët d'Arcq (Soc. Hist. de France, Paris, 1853. 2 vol. in-8º), t. I, p. 213.—Le Parlement répondit: «Si vous plaise savoir, très redoubté seigneur,.. que nous sommes toujours prests de délibérer, conseiller, faire et labourer de tous nos povoirs au plus loiaument et plus diligemment que faire nous pourrons, comme faire le devons, au plaisir de Dieu, à l'onneur et proufit de mon dessusdit seigneur le Roy et de son royaume et à la grâce de vous très redoubté seigneur. Ibid., p. 214-215.

Six semaines plus tard, la Reine voyait Paris divisé en deux camps ennemis: à l'hôtel d'Artois[718], Philippe de Bourgogne se tenait avec ses deux fils Jean et Antoine[719]; la foule de leurs gens d'armes était cantonnée, tant bien que mal, dans les rues avoisinantes; c'étaient des archers et des arbalétriers de Flandre, sept mille hommes en tout, amenés par le duc lui-même ou par l'évêque de Liège, Jean de Bavière[720]. En même temps, autour de son hôtel, près de la porte Saint-Antoine[721], Louis d'Orléans avait groupé ses troupes composées de Bretons et de Normands[722].

[718] «L'hôtel d'Artois et celui de Bourgogne occupaient, en 1400, le pâté de maisons compris entre la rue Mauconseil, la rue Pavée et la rue du Petit-Lion.» H. Legrand, Paris en 1380, p. 61.

[719] Antoine de Bourgogne, deuxième fils du duc Philippe et de Marguerite de Flandre, né en août 1384, d'abord connu sous le nom de Antoine Monsieur, fut ensuite créé comte de Réthel. Cf. le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. I, p. 248.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 633.

[720] Jean de Bavière, fils d'Albert de Bavière, comte de Hainaut, était devenu évêque de Liège en 1390, à l'âge de dix-sept ans. Prélat batailleur, il s'était rendu fameux par ses mœurs brutales et sa cruauté. Art de vérifier les dates, t. III, p. 151.

[721] C'était sans doute «le logis des Tournelles», situé sur l'emplacement actuel de la place des Vosges. H. Legrand, Paris en 1380 p. 59, note 1.

[722] Religieux de Saint-Denis..., t. III. p. 15-17.—Enguerrand de Monstrelet, Chronique, 1400-1444 (éd. Douët d'Arcq, Soc. Hist. de France, Paris, 1857-1862, 6 vol. in-8º) t. I, p. 35 et 36.

[Pg 297]

Les Parisiens, dans une grande épouvante, n'osaient prendre parti; ils ne savaient en effet, lesquels étaient les plus redoutables, de ces soldats de Flandre, Allemands, Liégeois, Brabançons, ou de ces Gallois du duc d'Orléans qui pillaient les environs de la ville. Cependant, le Roi malade, sa femme et leurs jeunes enfants résidaient à l'hôtel Saint-Pol qui, par sa situation entre les deux camps, semblait être l'enjeu de l'imminente bataille. Alors Isabeau, consciente du péril, s'occupa de le conjurer. D'accord avec les ducs de Berry et de Bourbon, elle reprit les négociations entamées naguère à Senlis[723]. Elle s'entremit spontanément; les seigneurs de la cour lui avaient, il est vrai, rappelé la parole de l'Évangile: «Tout royaume divisé contre lui-même sera désolé»; mais, nous y insistons, ce ne fut pas fléchie par ces instances, ce fut de son propre mouvement et de propos délibéré qu'elle entreprit son œuvre de conciliation.

[723] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III. p. 13.—Monstrelet, Chronique, t. I, p. 35 et 36.

Une attitude impartiale n'étant pas familière[Pg 298] à Isabeau, le rôle de médiatrice équitable, tenu par elle, pendant la période aiguë de ce conflit, ne laisse pas de surprendre, il est vrai que la victoire du duc de Bourgogne ou celle du duc d'Orléans eût été, quoique sous des rapports différents, également profitable à la Reine. Si Philippe l'emportait, la politique extérieure, chère à Isabeau, triomphait du même coup et les intérêts de la Bavière étaient sauvegardés pour longtemps; si, au contraire Louis avait le dessus, l'influence d'Isabeau pouvait devenir prépondérante dans les affaires intérieures, de plus, ses désirs de luxe toujours croissants ne seraient sûrement pas contrariés, elle poursuivrait aisément l'édification de sa fortune. Est-ce parce qu'elle n'a su se déterminer en faveur de tels ou tels avantages que pouvait lui procurer le succès de l'un ou l'autre parti? Est-ce qu'elle sentait confusément que la couronne de France était menacée? Quel que soit le motif qui la guida, elle maintint la balance égale entre les deux ducs, et, résultat inattendu, sa tactique se trouva servir surtout ses propres intérêts. Chacun[Pg 299] des deux rivaux, se croyant favorisé, lui sut gré de son intervention et s'accoutuma à son arbitrage; bientôt les ducs de Bourgogne et d'Orléans comptèrent avec elle et la laissèrent prendre une large part dans le gouvernement qu'ils se disputaient. Par un habile système de bascule, la Reine sut maintenir les deux antagonistes dans un calme relatif et rendre impossible la victoire complète et définitive de l'un ou de l'autre.

A la date du 7 décembre, on trouve, au registre du Conseil, l'ordre suivant, écrit par le greffier Nicolas de Baye: «Ce jour m'a enjoint la court, par manière d'advertissement, que je ne baille à aucun de Messieurs [du Parlement] aucun procès à visiter qui touche aucun de Messeigneurs les ducs de Berry, de Bourgogne, oncles du Roy, et d'Orléans frère du Roy, notre dit seigneur, ou Bourbon, oncle du dit seigneur, sans en parler à la court avant et pour cause[724]». Ces instructions n'avaient pas été données par les deux princes ennemis, elles émanaient donc de la Reine[Pg 300] et des deux autres ducs et avaient pour but d'empêcher le Parlement de s'immiscer dans la querelle. En même temps, Isabeau, assistée de ses oncles, multipliait les démarches pour arriver à une entente durable[725]. Pendant plus de deux semaines leurs efforts parurent échouer. Quand Philippe et Louis se rencontraient, leur inimitié s'exaspérait à un tel point qu'ils oubliaient les devoirs de la courtoisie et les usages de la politesse.[726] Néanmoins, pour hâter la réconciliation, la Reine et les ducs de Berry et de Bourbon leur ménageaient des entrevues où ils pouvaient discuter leurs griefs, et aussi se laisser émouvoir par leurs communs souvenirs d'affection que les personnes présentes avaient soin d'évoquer. Pour les réunir, ils les conviaient à des soupers d'amis; mais les ducs s'y rendaient toujours avec une suite nombreuse d'hommes d'armes. Au fond, cependant, ni l'un ni l'autre ne désiraient alors courir les chances d'une bataille; seulement ils étaient tous les deux prisonniers de leur orgueil et aussi de leurs[Pg 301] armées[727]. Isabeau le comprit, et patiemment elle renouvela ses diverses tentatives. Sa persévérance finit par triompher des obstacles que ses deux oncles n'auraient pas réussi à surmonter, le duc de Bourbon, faute de l'énergie nécessaire, et le duc de Berry, faute d'absolue impartialité.

[724] Journal de Nicolas de Baye, 1400-1417, publ. par A. Tuetoy, (Soc. Hist. de France, Paris, 1885-1888, 2 vol. in-8º), t. I, p. 18.

[725] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 17.

[726] Ibid., p. 13.

[727] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 13.

Le 6 janvier, la Reine, «après avoir tant, sur ce, procédé», obtint que, «moiennant la grâce de Dieu et l'exhortacion et admonestement d'aucunes bonnes personnes qui à ce ont labouré, les diz seigneurs se soient soumis à l'arbitrage de la Reine et des Princes, et juré sur les Evangiles d'exécuter les conditions qu'on leur poserait[728]». Il ne s'agissait plus que d'établir les clauses d'un pacte; Isabeau, sans perdre de temps, «parla et fit parler» à chacun des deux adversaires, puis, elle eut «une grant meure déliberacion avec les Princes» sur le texte de l'accord projeté[729].

[728] Arch. Nat. J 359, pièce 23.

[729] Pièces inédites du règne de Charles VI, t. I, p. 220-226: Traité de Paris entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne.

Le 14 janvier, elle tint un grand Conseil[730];[Pg 302] autour d'elle se trouvaient réunis Louis d'Anjou, Roi de Sicile et de Jérusalem, les ducs de Berry et de Bourbon, le connétable Louis de Sancerre[731], le chancelier Arnaud de Corbie[732], le patriarche d'Alexandrie, Simond de Cramaud[733], le comte de Tancarville, l'amiral Renaud de Trie[734], plusieurs prélats et quelques hauts barons du Royaume, alors présents à Paris. Lecture fut donnée aux ducs de Bourgogne et d'Orléans des résolutions prises en Conseil par la Reine et les Princes arbitres: Les deux seigneurs devaient «estre doresnavant bons, entiers, vrays et loyaulx amis ensemble»,[Pg 303] comme l'exigeait leur parenté, «afin que puissent plus libéralement et diligemment vaquer et entendre à conseiller monseigneur le Roy au bien de sa personne et de son royaume». Au cas où l'un des deux seigneurs entendrait de mauvais rapports sur le compte de l'autre par l'entremise de ses conseillers, il devrait en avertir le Roi, la Reine ou les ducs qui s'enquerraient de la vérité et apaiseraient le différend. Mais, si celui-ci ne pouvait être calmé, ni l'un ni l'autre des adversaires ne devaient commencer «aucuns mouvement de fait» sans en avertir l'autre, et sans laisser s'écouler deux mois entre la rupture et le commencement des hostilités, afin de donner au Roi, à la Reine et aux seigneurs du sang le temps d'intervenir; et s'ils voulaient absolument se battre, que, du moins, ils ne le fissent point «ès villes ne ès terres du Roy».

[730] Ibid.

[731] Le maréchal Louis de Sancerre avait été promu connétable le 26 juillet 1397, en remplacement de Philippe d'Artois, comte d'Eu, fait prisonnier par les Turcs à la bataille de Nicopolis 1396, et mort à Micalizo, en Asie Mineure (le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. VI, p. 204.)

[732] Arnaud de Corbie, l'un des hommes les plus considérables de son temps, «sage et moult vaillant», dit Froissart, était président du Parlement de Paris depuis 1373. Nommé chancelier en 1388, il avait été destitué en 1398, et rétabli en 1400. Cf. le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. VI, p. 346-347.—H. Moranvillé, le Songe Véritable, Notes (Mém. Soc. Hist. de Paris, t. XVII, p. 325).

[733] Simon de Cramaud, évêque de Poitiers en 1385, patriarche d'Alexandrie en 1392, administrateur de l'Eglise de Carcassonne, membre de la Chambre des Comptes, s'occupa très activement de l'affaire du schisme. Cf. Gallia Christiana, t. II, col. 1195.

[734] Renaud de Trie, seigneur de Serifontaine, chambellan du Roi, capitaine de Saint-Malo et de Rouen, maître des arbalétriers en 1395, était devenu amiral de France en 1397, après la mort de Jean de Vienne (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. VII, p. 813-814).

La Reine et les Princes s'engageaient à n'accorder aucun soutien à celui qui violerait la convention, à se prononcer au contraire contre lui, et à inviter le Roi à requérir l'exécution des conditions arrêtées, par toutes voies possibles. Enfin, suivant la traditionnelle[Pg 304] formule employée dans les actes de paix entre princes, ni le duc de Bourgogne, ni le duc d'Orléans n'étaient responsables de leur brouille; on en imputait la faute aux gens qui leur avaient fait de mauvais rapports disant «aucunes paroles touchant l'estat et honneur desdiz seigneurs». Ces fauteurs de méchants propos devaient être poursuivis, à moins qu'ils n'appartinssent à l'hôtel des deux Princes dont les serviteurs bénéficiaient d'une amnistie; et encore les coupables ne seraient condamnés ni à mort, ni à la mutilation des membres.

Quand cette lecture fut terminée, Isabeau ordonna aux ducs de Bourgogne et d'Orléans de s'approcher; puis elle leur demanda s'ils avaient la convention pour agréable, ils l'affirmèrent et «en baillèrent foy de leur corps ès mains de la Royne», ensuite, ils se donnèrent l'accolade. Le lendemain, dimanche 15 janvier 1402, ils dînaient ensemble à l'hôtel de Nesles[735], et, ce même jour, des lettres scellées[Pg 305] du sceau de la Reine et des Princes étaient expédiées pour publier l'heureuse réconciliation.

[735] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III. p. 17-19.—Monstrelet, Chronique, t. 1. p. 35-36.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 321.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 263.

Ainsi l'oncle et le neveu, en vertu de l'arbitrage de la Reine, se trouvaient renvoyés dos à dos, pour ainsi parler, aucun d'eux ne retirait du procès le moindre avantage; mais la solution du litige était tout bénéfice pour la couronne de France dont les discordes des Princes ne pouvaient que ternir l'éclat.

L'heureux succès des négociations qu'elle avait entreprises et conduites jusqu'au bout valut, peu de temps après, à Isabeau, les pleins pouvoirs de Charles VI pour connaître et juger «des débaz et discors qui pevent survenir entre nos seigneurs les ducs et ceux de sanc royal». (Lettres du 16 mars 1402.)[736]

[736] Douët d'Arcq, Pièces inédites....., t. I, p. 239.

En effet, dans un récent Conseil, à propos des épineuses affaires du schisme, une grande altercation s'était élevée entre les ducs de Bourgogne et de Berry d'une part, et Louis d'Orléans de l'autre; l'animosité des contradicteurs était telle qu'on pouvait craindre que le[Pg 306] conflit armé de janvier ne se renouvelât[737]. Pour prévenir ce danger, le Roi, par lettres du 16 mars[738], accorda à la Reine «plain povoir et auctorité», de s'entremettre, d'apaiser les parties et de faire à chacun justice, suivant son droit; «et voult, disait Charles VI, que désores soient faictes lectres de sa puissance [de la Reine] et mande à touz ses subgiez, de quelque auctorité qu'ilz soient, que en ce lui obéissent.» Cette procuration était donnée pour le cas où «le Roi serait absent»; il fallait entendre pour toutes les fois qu'il serait empêché de gouverner; or ses accès de folie devenaient fréquents, et le laissaient de plus en plus faible; Isabeau allait donc se trouver la maîtresse pour un long temps, et la maîtresse absolue, puisque le choix de ses conseillers lui était abandonné. L'effet immédiat de son autorité fut l'accord rétabli entre les trois ducs qui, du moins, semblèrent faire la paix, puisque dès le 18, la Reine avait dépêché un chevaucheur, pour «adviser les chemins qui conduisent à[Pg 307] Saint-Fiacre», où elle se proposait d'aller en pèlerinage[739].

[737] Voy. Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 21-25.

[738] Douët d'Arcq, Pièces inédites..., t. I, p. 227-239.

[739] Arch. Nat. KK 45, fº 127.—Saint-Fiacre (cant. de Crécy en Brie, arr. de Meaux, départ. de Seine-et-Marne) était une abbaye célèbre dans toute la chrétienté. Gallia Christiana, t. VIII, col. 1699.

Au commencement d'avril, le duc de Bourgogne était rentré dans ses Etats pour le mariage de son fils Antoine[740]; il n'y était pas depuis deux semaines qu'il apprenait la nomination de Louis d'Orléans à la charge de «souverain gouverneur des Aides pour la guerre en Langue d'oïl[741]». Cette fois, Isabeau n'avait pas tenu la balance égale entre l'oncle et le neveu[742]. Peu de jours après l'entrée en charge de Louis, la levée d'une aide pour la guerre contre l'Angleterre était ordonnée.

[740] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 25.—Antoine de Bourgogne était fiancé, depuis février 1393, à Jeanne de Luxembourg, fille de Walleran de Luxembourg, comte de Saint-Pol (le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. I, p. 248).

[741] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 264-267.

[742] Le consentement d'Isabeau à cette élévation de son beau-frère avait peut-être pour but de le dédommager des difficultés qu'elle lui créait dans les affaires extérieures, ou bien comme il s'agissait des aides, c'est-à-dire des finances, elle tenait à ce qu'elles fussent remises aux mains du prince qui en comprenait l'administration exactement comme elle!

A cette nouvelle, Philippe éclata[743].

[743] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 264-267.

Quand la Reine apprit que le duc de Bourgogne[Pg 308] blâmait cet impôt en termes amers, insistant sur ce que le Royaume était épuisé par la récente épidémie, les exactions et les folles largesses «faictes à de certains serviteurs[744]», elle redouta sa colère et invita le duc d'Orléans à suspendre l'exécution de son ordonnance. Bientôt il fut crié dans les carrefours qu'afin d'engager le peuple à prier avec plus de ferveur pour la santé du Roi qui se rétablissait, à la demande de la Reine de France, de sa fille, la Reine d'Angleterre et du duc d'Orléans, «il n'y aurait point de nouveaux impôts[745]». On remarquera que le duc de Bourgogne n'était pas nommé parmi ces bienfaiteurs du peuple. Le 24 juin, par un jeu de la politique d'équilibre reprise par Isabeau, le gouvernement des aides était partagé entre les deux compétiteurs[746]; mais, peu de jours après, ceux-ci allaient se trouver placés sous le contrôle et dans la dépendance d'Isabeau.

[744] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 29.

[745] Ibid., p. 35.

[746] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 267.

En effet, dans des lettres datées du 1er juillet, Charles VI rappelait l'impossibilité où «son[Pg 309] absence le mettait souvent de gouverner»; puis, laissant entendre que les ducs de Bourgogne et d'Orléans étaient encore sur le point d'entrer en conflit, il déclarait qu'il fallait cependant que les finances fussent régulièrement administrées; en conséquence il confirmait à la Reine le mandat qu'il lui avait donné précédemment d'apaiser les querelles; et, de plus, pour toutes les fois et tout le temps qu'il serait absent et empêché, il la chargeait de pourvoir, tant audit gouvernement des Finances, «qu'aux autres besognes du Royaume» qui exigeraient des mesures spéciales. Toute puissance lui était donnée à cet effet; elle devait s'entourer des conseils de ses oncles les ducs de Berry et de Bourbon, de ceux aussi d'autres seigneurs du sang et de toutes les personnes qu'il lui plairait; elle pourrait les réunir aussi souvent qu'elle le jugerait utile pour s'éclairer sur les diverses questions d'affaires[747].

[747] Arch. Nat. J 402, pièce 16.

Isabeau investie de tels pouvoirs n'eut pas de peine à rétablir la bonne entente entre les ducs de Bourgogne et d'Orléans qui avaient,[Pg 310] maintenant, intérêt à se conformer à ses avis; d'ailleurs tous les deux étaient alors trop préoccupés des événements du dehors pour continuer leur lutte autour du pouvoir; c'était bien plutôt sur le terrain diplomatique qu'ils méditaient de se combattre.


L'administration des Finances était, à ce moment, organisée comme suit[748]: à la tête, la Reine, assistée d'un Conseil réuni par elle chaque fois que bon lui semblait; au-dessous venaient les receveurs généraux, conseillers sur le fait des aides: Guillaume de Dormans, archevêque de Sens, Thibaut de Mezeray, Jean Piquet, Jean Taperel, Gontier Col. La présidence de la Commission appartenait à Charles d'Albret.

[748] La liste des Receveurs généraux est donnée dans des lettres de Charles VI en faveur du duc de Berry (octobre 1402). Arch. Nat. K 55, pièce 18.

Isabeau semble n'avoir usé de son autorité dans les questions de finances que pour faire aboutir certaines combinaisons profitables aux siens et à elle-même. Insouciante des[Pg 311] vrais intérêts du Royaume, incapable de prendre l'initiative des réformes urgentes, non seulement elle ne fit rien pour enrayer les dépenses excessives, mais elle dilapida le revenu des impôts. Ainsi, le Conseil ayant décidé, sur l'avis du duc de Bourgogne, de frapper d'une amende «tous ceux qui avaient conclu des contrats usuraires et frauduleux», les grosses sommes d'argent touchées par les collecteurs semblèrent avoir été versées «dans un sac percé», suivant l'expression d'un chroniqueur[749]: c'est qu'Isabeau venait de marier son frère en lui donnant une dot magnifique, et qu'au même temps, elle avait à pourvoir à l'entretien d'un nouvel hôte dans sa Maison, le jeune duc de Bretagne.

[749] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 39.

On se rappelle les engagements de mariage pris à Tours, en 1392, et leur éclatante rupture lors de l'expédition entreprise par Charles VI contre la Bretagne. Peu de temps après l'accident survenu au Roi dans la plaine du Mans, Philippe de Bourgogne s'était empressé de signer la paix et les bonnes relations de la[Pg 312] petite cour de Rennes avec Paris s'étaient renouées: le duc Jean V avait même envoyé comme présent un des tableaux qui ornaient la chambre de la Reine[750]. Puis on s'était de nouveau occupé des anciens projets de mariage, et dès 1395, on était d'accord, de part et d'autre, sur la date des fiançailles; mais les futurs époux étaient alliés au troisième degré et le pape Benoît XIII faisait attendre sa dispense. Enfin, le 1er août 1396, le Roi, la Reine et le duc Jean V fiancèrent Jeanne de France, âgée de six ans, avec Jean de Montfort, héritier de la Bretagne; la dot de Jeanne devait être payée dès que les promis seraient nubiles[751]. En attendant, la fiancée continuerait d'être élevée et soignée dans la Maison de la Reine, tandis que son futur demeurerait en Bretagne. Mais dans le bref du pape une grave omission avait été commise: l'âge des princes n'y était pas mentionné, l'acte était nul; il fallut solliciter une seconde dispense. Dès qu'elle fut obtenue, de nouvelles fiançailles furent célébrées en bien plus grande solennité que les premières, sur[Pg 313] l'ordre exprès de Charles VI[752] (30 juillet 1397).

[750] Arch. Nat. KK 41 fº 107-114.

[751] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 443.

[752] Religieux de Saint-Denis, t. II. p. 551.

Le duc Jean V mourut le 1er novembre 1399[753]. Sa veuve n'était pas l'amie de la Maison de France, elle souhaitait même que le mariage projeté n'eût pas lieu. N'était-ce pas pour rappeler à la duchesse les engagements pris par le duc défunt qu'Isabeau lui écrivit en 1400[754]? Et le message adressé par la Reine «au châtel Josselin[755]» n'avait-il pas pour but d'entretenir le zèle d'Olivier de Clisson qui, en Bretagne, représentait le parti de l'alliance française?[756]

[753] Arch. Nat. PP 117 nº 147, fº 29.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 232.

[754] Arch. Nat. KK 45, fº 78 vº.

[755] Josselin, ch.-l. de cant., arr. de Ploërmel, dép. du Morbihan.

[756] Arch. Nat. KK 45, fº 78 vº.

Cependant le duc de Bourgogne restait attentif à tous ces incidents, et, quand il apprit, en 1401, que la duchesse avait promis sa main au nouveau Roi d'Angleterre, Henri IV de Lancastre, il envahit la Bretagne, mit des troupes dans toutes les villes, et pendant qu'il permettait à la duchesse de passer la Manche avec deux de ses filles, il ramenait à Paris, auprès d'Isabeau, le duc de Bretagne et ses[Pg 314] deux frères Arthur et Gilles[757]. Désormais dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine, comme dans ceux de son Hôtel, figureront les dépenses de Jean et des dames chargées de son éducation[758].

[757] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III. p. 41.

[758] Arch. Nat. KK 43 à 46 pass.

En janvier 1403, la direction des Finances fut reprise par les ducs de Bourgogne et d'Orléans avec le concours du duc de Berry[759]. En effet, Isabeau était retenue loin des affaires par sa onzième grossesse. Le 22 février 1403, vers les deux heures du matin, elle accoucha, à l'hôtel Saint-Pol, d'un fils qui, en souvenir du dauphin mort prématurément, fut nommé Charles[760]. Au baptême, il eut pour marraine Mademoiselle de Luxembourg; les deux parrains furent Charles de Luyrieux[761], seigneur de la Savoie, et Charles d'Albret, le nouveau connétable[762].

[759] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 279.

[760] Cet enfant devint le roi Charles VII; voy. G. de Beaucourt, Histoire de Charles VII (Paris, 1881-1891, 6 vol. in-8º) t. I, p. 3-5.

[761] Ibid.

[762] Charles d'Albret venait d'être pourvu de la charge de connétable, par lettres royales du 7 février 1402 (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. VI, p. 207 et 210).

[Pg 315]


CHAPITRE IV

ROLE DIPLOMATIQUE D'ISABEAU SA POLITIQUE DE FAMILLE

Dès 1392, alors qu'elle n'avait reçu aucune part d'autorité pour la conduite des affaires extérieures, Isabeau s'intéressait aux événements du dehors; elle les comprenait mieux que ceux dont la France était le théâtre, sur ce qui se passait en Allemagne et en Italie, elle avait des idées, des vues personnelles, ses tendances dans les questions étrangères s'affirmaient, et bientôt elle apparut femme de parti pris; toutes ses aptitudes à l'intrigue, toute l'activité dont elle était capable, toute son influence, encore occulte alors, furent mises au service de la Maison de Bavière dont elle rêvait de restaurer la grandeur. Cette œuvre était compliquée et pleine d'obstacles pour une[Pg 316] Reine de France, moins cependant pour Isabeau que pour toute autre, car elle n'avait pas été pénétrée par l'esprit de son nouveau pays; elle était restée allemande, et n'éprouvait aucun scrupule à desservir les intérêts du Royaume. Par contre, ceux de la Bavière étaient l'objet de sa constante sollicitude, le moindre incident diplomatique qui touchait les Wittelsbach la trouvait attentive. On la voyait sans cesse s'employer pour les siens, elle se montrait à leur égard d'une générosité sans bornes, et toujours avec l'or et les offices de la France. Enrichir son père, son frère, les venger de Galéas, leur mortel ennemi, aider en Allemagne la Maison de Bavière à ruiner les Luxembourg et à leur succéder: tels sont les desseins poursuivis par la Reine de France avec une opiniâtreté extraordinaire de 1392 à 1402.

Isabeau pratiquait donc «une politique de famille» dont la responsabilité lui incombe tout entière. Si l'on objecte que Philippe de Bourgogne était, lui aussi, partisan de la politique allemande, nous rappellerons, suivant le témoignage de Christine de Pisan, que[Pg 317] c'était uniquement pour amener les Allemands à l'alliance française qu'il avait négocié le mariage d'Isabeau, prétendant exécuter ainsi les projets de Charles V, et l'on peut affirmer qu'il supporta impatiemment le résultat imprévu de son œuvre: l'exploitation du Royaume par les Bavarois; car, loin d'être le complice des exigences d'Isabeau, il travailla et réussit à faire échouer quelques-unes de ses plus audacieuses combinaisons.

Selon certains auteurs, les ambitieux desseins de la Reine lui auraient été suggérés par son frère qui, à cette époque, résidait fréquemment en France. Les deux enfants d'Etienne le Jeune, en effet, étaient unis par les liens d'une affection très étroite; ils devaient donc être en parfaite communion de sentiments sur toutes les questions d'intérêts débattues alors; mais, tout en tenant compte de l'empire que le frère exerçait sur la sœur, il ne faut pas juger celle-ci incapable d'initiative et de persévérance; nous savons, au contraire que, Louis absent, elle n'était à court ni de ressources, ni d'expédients pour la conduite de ses affaires.

[Pg 318]

C'était une figure étrange que ce duc Louis, dit le Barbu[763]; sa physionomie et son caractère offraient le curieux mélange des qualités de deux races très dissemblables[764]. Ses heureuses proportions, son aisance naturelle rappelaient celles de son père; mais de haute stature, il avait mieux que de la prestance; son visage aux traits expressifs était encadré d'une barbe superbe; suivant les circonstances, il apparaissait grave et digne, ou gracieux et plaisant. Isabeau, un jour, prétendit le faire nommer connétable; évidemment, au seul point de vue plastique, ce mâle descendant des Teutons eût fait meilleure figure dans ces hautes fonctions que le claudicant Charles d'Albret qui lui fut préféré.

[763] Pour le portrait de Louis de Bavière, voy.: Ladislas Sunthem, Familia ducum Bavariæ, dans Oefele, Rerum boicarum scriptores.., t. II, p. 568, 569.—Vit, prieur d'Ebersberg, Chronica Bavorum.., dans Oefele.., t. I, p. 726

[764] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III, p. 68, 69.

Au moral, il était d'une souplesse tout italienne; de tempérament batailleur, il usait à l'occasion de la ruse comme d'une arme préférée. Ainsi qu'autrefois son oncle Frédéric y avait réussi, il s'était concilié les bonnes[Pg 319] grâces des Princes français par l'affabilité de ses manières; d'humeur caustique, il raillait même à propos des choses saintes, bien qu'il affectât les dehors d'une profonde dévotion. Assez lettré, il paraissait aimer le beau et s'étudiait à deviser agréablement; mais sous ces apparences séduisantes, il cachait un monstrueux égoïsme; à la fois avide et prodigue, sa grande préoccupation était d'acquérir par tous les moyens, pour dépenser ensuite sans compter; au fond, cet homme n'avait aucun scrupule; du reste sa devise: so laus so[765]! ne donne-t-elle pas la mesure du mépris qu'il professait pour ses semblables. Historiquement, le duc Louis peut passer aussi bien pour le dernier des chevaliers brigands de la vieille Allemagne que pour l'un des premiers barons pillards de l'Italie renaissante; malheureusement c'est aux dépens du trésor de France qu'il éprouva sa vocation, c'est à la cour de Charles VI qu'il se fit la main.

[765] On peut traduire «laisse donc».

Certes Isabeau fut d'une générosité excessive pour son frère: elle le combla d'honneurs et d'argent; mais elle ne lui abandonna pas[Pg 320] sa part de pouvoir, et quand les chroniqueurs bavarois montrent Louis de Bavière gouvernant, de concert avec sa sœur, le Royaume de France pendant la folie du Roi, ou bien ils veulent en faire accroire, ou bien ils prennent leurs désirs pour des réalités. Au reste, ces auteurs allemands sont mal renseignés sur les qualités politiques d'Isabeau; on peut expliquer qu'ils ignorent son rôle en France, mais il est étonnant qu'ils méconnaissent son action personnelle dans les événements diplomatiques.

Charles VI, affranchi de la tutelle de ses oncles, avait inauguré son gouvernement sous les heureux auspices de la trêve conclue avec les Plantagenets. Le comte de Saint-Pol, revenant d'Angleterre porteur du traité provisoire, signé par Richard II, arriva le mercredi 25 août 1389, au milieu des fêtes que Paris offrait à sa jeune souveraine pour sa joyeuse entrée: «si fu le comte de Saint-Pol, le très bien venu du roy et de tous les seigneurs et étoit à cette fête et delez la reine de France sa femme qui fut moult réjouie de sa venue[766]», et aux Noëls qui saluaient Isabeau, se mêlaient d'enthousiastes[Pg 321] acclamations qui approuvaient les trêves. La Reine était heureuse que les hostilités avec Richard II fussent suspendues car les Wittelsbach entretenaient de cordiales relations avec l'Angleterre; de plus Charles VI, libre maintenant, pourrait porter son attention sur les incidents d'Italie et servir la rancune de Florence contre Galéas. Pour des motifs analogues, les efforts tentés des deux côtés du détroit pour transformer les trêves en une paix définitive furent suivies par Isabeau avec intérêt; elle tint la main à ce que les négociations ne fussent pas arrêtées par la folie du Roi. En juillet 1395, elle apprit que Richard envoyait en France des ambassadeurs pour demander la signature de la paix et la main de la petite Isabelle[767] que nous avons vue déjà promise au fils de Pierre d'Alençon.

[766] Froissart, Chroniques.., liv. IV, ch. I, t. XII, p. 29.

[767] Froissart.., liv. IV, ch. XLIII, t. XIII, p. 253-254.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 333.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 164.

Pendant que les Princes se préparaient à accueillir avec de grands honneurs les envoyés du Roi d'Angleterre, Isabeau commandait ce qui était nécessaire pour que les Enfants de[Pg 322] France parussent avec avantage aux prochaines réceptions. On trouve dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine plusieurs mentions du genre de celles-ci: «Faict et forgé Im IIIIc douzaines de boutons dorez desquels, on a boutonné les robes de nos dames à la venue des Anglais[768]».

[768] Comptes de l'Argenterie de la Reine. Arch. Nat. KK 41, fº 80 rº.

Tandis que les ambassadeurs de Richard II, personnages du plus haut rang:—Edouard de Norwich, comte de Rutland, amiral d'Angleterre, le comte de Nottingham, maréchal d'Angleterre et Guillaume Scrop, chambellan du Roi et Sire de Man[769],—faisaient leur entrée à Paris, entourés de douze cents gentilshommes français (fin juillet)[770]; tandis qu'ils vivaient joyeusement aux frais du Roi, reçus par les Princes auxquels ils exposaient l'objet de leur mission, «pour ces jours, nous dit Froissart, la Reine de France et ses enfants étoient en l'hôtel de Saint-Pol sur Seine[771]». Les chevaliers anglais désiraient beaucoup voir cette Reine dont ils avaient entendu parler lors des[Pg 323] fêtes de 1389; ils avaient grande hâte aussi de connaître «par espécial la petite princesse pour laquelle ils prioient et requeroient et étoient venus[772]». Ils firent donc leur demande aux Princes et une audience de la Reine leur fut accordée à l'hôtel Saint-Pol. Isabeau les reçut entourée de ses enfants, dans tout l'éclat de sa jeunesse et de son luxe.

[769] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 333.

[770] Ibid.

[771] Froissart, Chroniques.., t. XIII, p. 256.

[772] Froissart, Chroniques..., t. XIII, p. 256.

Pendant cette réception diplomatique, la princesse Isabelle, très pénétrée de l'importance de son rôle eut l'attitude d'une petite reine; elle reçut les ambassadeurs avec une gracieuse dignité et quand le comte-maréchal, s'étant mis à genoux devant elle, lui eut, au nom de son Maître, demandé si elle voulait bien devenir dame et Reine d'Angleterre, elle répondit: «Sire, s'il plaît à Dieu et à Monseigneur mon père que je sois Reine d'Angleterre, je le verrai volontiers, car on m'a bien dit que je serai une grant dame[773]»; puis elle tendit la main à l'ambassadeur, comme pour l'aider à se relever, et le conduisit à la Reine qui les accueillit avec un sourire de satisfaction.

[773] Ibid, p. 257.

[Pg 324]

Les chevaliers anglais, séduits par la mine gentiment grave de cette enfant de huit ans, l'avaient jugée tout de suite «moult introduite et doctrinée pour son âge», et quand ils entendirent sa réplique au comte-maréchal, ils furent saisis d'admiration. Si, comme l'affirme le chroniqueur, le petit discours de la princesse était de «li tout avisée, sans conseil d'autrui», il promettait évidemment «dame de haut honneur et de grant bien», mais ne serait-il pas juste de rapporter le mérite précoce de l'enfant à la bonne éducation que lui faisait donner sa mère?

Bien que les ducs ne témoignassent pas d'empressement à conclure le mariage[774], quoique le jeune âge de la princesse et les engagements déjà pris envers la famille d'Alençon pussent être de sérieux obstacles, le contrat fut néanmoins rédigé. Après le consentement de la Reine, venait l'éloge des vertus de la jeune fille; le roi Richard déclarait[Pg 325] avoir reçu de personnes dignes de foi l'assurance que sa fiancée se faisait remarquer non seulement par l'éclat de sa naissance, mais aussi par la pureté de ses mœurs[775]! Une clause surtout offre un intérêt particulier: la future reine d'Angleterre, moyennant les trois cent mille livres tournois qu'elle recevait en dot, renonçait à tous ses droits sur le Royaume de France[776]; elle ne pourrait prétendre à quoi que ce fût de la succession paternelle; «réserve faicte en faveur de la ditte dame que si, dans la suite, le duché de Bavière ou autres terres sises hors du Royaume de France venoient à lui échoir du côté de très noble princesse sa mère, par succession des parents de la ditte dame sa mère, elle pourra hériter nonobstant la renonciation dessus ditte[777].» Or, lorsqu'en 1392, les trois ducs Jean, Frédéric et Etienne s'étaient partagé la Bavière, ils avaient arrêté que «les filles seraient exclues de leur succession». Isabeau entendait donc ne pas se[Pg 326] soumettre, pour sa part, à leur volonté puisque, dans la clause ci-dessus, elle envisageait l'hypothèse d'un héritage pouvant lui échoir en Bavière.

[774] Plusieurs conseillers de Charles VI désapprouvaient le projet de mariage anglais. «A quoi sera-ce bon que le roi d'Angleterre aura à femme la fille du roi de France; et eux et leurs royaumes, les trêves passées qui n'ont à durer que deux ans, se guerroieront, et seront eux et leurs gens en haine?» Froissart.., t. XIII, p. 259.

[775] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 333.

[776] Arch. Nat. PP 117, fº 1133-1140.

[777] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 347.

Nous ignorons ce que la mère pensait du mariage anglais ménagé à sa fille par la politique, mais nous pouvons croire que la Reine voyait cet événement d'un œil favorable, car il avait l'entier agrément du duc de Bourgogne[778].

[778] Philippe de Bourgogne désirait la paix dans l'intérêt de ses états de Flandre «car les cœurs de moult de Flamands sont plus Anglais que Français». Froissart..., t. XIII, p. 256.

En février 1396, le maréchal d'Angleterre et le comte de Rutland revinrent à Paris pour la cérémonie des fiançailles[779]. Le dimanche où l'on chante «Lætare[780]», la Reine assista, dans la Sainte-Chapelle, au mariage d'Isabelle, célébré par le patriarche d'Alexandrie[781]. Quand lecture eut été donnée des articles du contrat relatif à la dot et au douaire, l'un des ambassadeurs passa l'anneau nuptial au doigt de la petite fille. Ensuite le cortège se forma pour entrer en la salle du Palais où un festin se[Pg 327] trouvait préparé. Derrière la Reine de France marchaient la Reine Blanche, la Reine des Deux-Siciles, les ducs de Berry, de Bourgogne, d'Orléans, de Bourbon et le patriarche; puis venaient les ambassadeurs et après eux la foule des dames et des chevaliers[782]. Cette suite était si nombreuse qu'une fois tout le monde entré et le moment venu de «seoir en table», les convives, pour prendre place, se bousculèrent et quelques-uns même en vinrent aux coups[783]; mais ce ne fut là qu'une ombre très légère au tableau de cette joyeuse journée, où le mariage de la fille de Charles VI apparaissait à tous comme le plus sûr gage de la paix avec l'Angleterre.

[779] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.

[780] Le dimanche de Lætare est le 3e dimanche avant Pâques.

[781] Religieux de Saint-Denis, ibid.

[782] Religieux de Saint-Denis, t. II, p. 413-415.

[783] Les détails de cet incident sont donnés dans une lettre de rémission en faveur de Guillaume de Fontenay, écuyer. Arch. Nat. JJ 149, nº 169.

Pendant quelques mois encore la petite mariée demeura dans la Maison de sa mère. De nombreuses mentions des Comptes nous renseignent sur les achats faits pour la «Royne d'Angleterre[784]», afin de l'entourer de tout le luxe qui convenait à sa grandeur.[Pg 328] Un chevalier anglais était attaché à sa personne pour lui apprendre la langue et les usages d'outre-mer[785]. Bientôt le roi Richard se rendit à Calais afin de discuter, avec le duc de Bourgogne, délégué par Charles VI, quand et à quelles conditions sa fiancée lui serait remise[786]. La Reine prit certainement part aux dispositions qui furent alors arrêtées par Charles VI et les Princes en vue du départ de la petite Isabelle, car nous voyons qu'elle était en séjour dans le pays de l'Oise en juin et en juillet[787], pendant que le Roi et le Conseil, résidant tantôt à Senlis, et tantôt à Compiègne, réglaient la levée de l'aide qui devait fournir les trois cent mille livres tournois attribuées en dot à la reine d'Angleterre, et s'occupaient de composer le cortège qui conduirait celle-ci jusqu'à Calais[788].

[784] Arch. Nat. KK 41, fº 106 vº, 107, 114.

[785] Arch. Nat. RK 46, fº 106-114.

[786] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 179.

[787] On trouve dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine «à Thevenin Courtin,... pour III voyages hâtifs de Compiègne à Paris, de nuit comme de jour, pour avancer et apporter robes et autres choses,... dont il eut un cheval affolé...». Arch. Nat. KK 41, fº 121 vº.—C'est à l'aller ou au retour du voyage de Compiègne que la Reine fit à Meaux sa «première entrée». Les bourgeois lui offrirent une vaisselle. Ibid., fº 106 vº.

[788] Voy. Douët d'Arcq, Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, t. I, p. 130-134.

[Pg 329]

Les mois d'automne furent employés aux préparatifs des toilettes, à la fabrication des bijoux, des chariots peints et tendus d'étoffes précieuses que Charles VI donnait à la «Royne d'Angleterre[789]». Tous ces achats furent surveillés par la duchesse de Bourgogne. Le 10 octobre[790], Isabeau se sépara de sa fille qui, après avoir entendu la Messe à Notre-Dame, quitta Paris dans un équipage dont le luxe dépassait «tout ce qu'il était possible[791]». Ce fut à la duchesse de Bourgogne[792], entourée de plusieurs dames d'honneur de la Reine que fut confiée, jusqu'à Calais, la conduite de la royale fiancée[793]. Quelques jours plus tard Charles VI lui-même se rendit auprès de Richard II pour lui faire remise de la princesse et conférer de la paix. Il est certain que la Reine ne l'accompagna pas.

[789] Cf. Comptes de l'Argenterie de Charles VI.

[790] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.

[791] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 179.

[792] Cette mission confiée à la duchesse de Bourgogne se trouve vérifier ce que dit Froissart, lors de la folie du Roi, «avisé fut et conseillé... que Madame de Bourgogne se tiendrait toute coi lez la reine et seroit la seconde après elle». Froissart..., t. XIII, p. 102.

[793] Douët d'Arcq, Choix de pièces inédites, t. I, p. 130-134.

[Pg 330]

L'éloignement ne rompit point les relations de la jeune Isabelle avec sa famille. Ainsi, au début de 1399, Charles VI, la Reine et les princesses, suivant «les usages de courtoisie établis dans les cours, voulurent donner des marques d'affection au Roi d'Angleterre et à la princesse française, son épouse bien-aimée», et leur adressèrent de beaux présents pour leurs étrennes[794]; peut-être était-ce cette riche vaisselle dont la plus belle pièce était un cratère d'or émaillé de perles, qui est inscrite au Registre du Trésor, à la date du 31 mars 1399, comme don fait par la Reine à la princesse Isabelle[795].

[794] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 669.

[795] Moranvillé, Extraits des journaux du Trésor, (dans la Bibl. Ec. Chartes, année 1888, p. 409.)

La mère et la fille sont en correspondance; Pierre Salmon, sorte de diplomate officieux, placé sans doute par le duc de Bourgogne à la cour d'Angleterre, leur sert d'intermédiaire. Nous voyons dans ses lettres qu'il fut chargé, à son premier voyage en France, de porter à la cour des nouvelles de Richard II et d'Isabelle: «Et fu (Charles VI) très joieux[Pg 331] de savoir le bon estat du roy d'Angleterre, et de Madame la royne sa fille..... et aussi fut la royne après qu'elle ot veu ses lettres[796]». Lorsqu'il retourna en Angleterre, Pierre Salmon emporta, avec les messages de Charles VI et du duc de Bourgogne, les missives de la Reine dont Richard se déclara «bien content[797]».

[796] Les lamentacions et les Epistres de Pierre Salmon, (éd. Crapelet, Paris, 1833, in-8º), p. 49.

[797] Ibid., p. 50-51.

Cependant, dès les premiers mois de l'année 1399, les nouvelles qu'Isabeau recevait d'Angleterre étaient moins bonnes; certes Richard chérissait sa petite fiancée, «pour notre dame, dit le chroniqueur, je ne vy oncques si grand seigneur faire si grant feste, ne monstrer si grant amour a une dame comme fist le roy Richard à la royne[798]»; mais il avait dû partir pour l'Irlande et la jeune fille, brisée par la scène des adieux, était «demourée malade de douleur XV jours ou plus du départ de son seigneur[799]»; puis elle[Pg 332] s'était retirée à Windsor, agitée de tristes pressentiments. Bientôt la reine de France avait sujet de s'alarmer: presque toute la Maison qu'elle-même avait composée à sa fille rentrait en France, chassée par les ministres anglais. Ces seigneurs et ces dames racontaient que la jeune Isabelle était maintenant reléguée à Windsor, n'ayant auprès d'elle que son confesseur, une seule demoiselle française et quelques serviteurs anglais; défense lui était faite de recevoir aucun de ses compatriotes[800]. La vérité était que Richard II avait lui-même ordonné le renvoi, car les Anglais, de tout temps hostiles aux étrangers que les princesses venues du continent amenaient à leur suite, reprochaient particulièrement aux[Pg 333] personnes de la compagnie d'Isabelle leurs prétentions d'importer à Londres les habitudes fastueuses de la cour de France: Madame de Courcy[801], instituée par Isabeau grande maîtresse d'honneur d'Angleterre, n'avait-elle pas dix-huit chevaux en son écurie, trois couturiers, huit brodeurs, deux tailleurs en son hôtel[802]?

[798] Chronique de la traïson et mort de Richard deux, roy d'Engleterre, (éd. B. Williams, Londres, 1846, in-16), p. 28.

[799] Le chroniqueur de la traïson et mort de Richard deux a fait un gracieux et touchant récit des adieux du roi Richard à sa fiancée. «Il print la Royne entre ses bras très gracieusement et la baisa plus de XL foez, en disant piteusement: Adieu, Madame, jusque au revoir, je me recommande a vous; ce dit le Roy à la Royne en la présence de toutes les gens, et la Royne commença adonc a plourer disant au Roy: Hélas! Monseigneur, me laissiez vous icy? Adonc le Roy ot les yeuls plains de larmes sur le point de plourer et dist: Nennil, Madame, maiz je iray devant vous; Madame, y vendrez après. Adonc le Roy et la Royne prindrent vin et espices ensemble... et après, le Roy se baissa et print et leva de terre la Royne et la tint bien longtemps entre ses bras et la baisa bien X fois, disant tous diz: Adieu, Madame, jusques au revoir; et puis la mist a terre et la baisa encore III fois... C'estoit grant pitié de leur departir, car oncques puis ne virent l'un l'autre.»

[800] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 705.

[801] Marie d'Estouteville, fille de Robert V sire d'Estouteville, mariée à Geoffroy, baron de Courcy, seigneur de Montfort et de Bourg-Achard (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. VIII, p. 90).

[802] Chronique de la traïson et mort de Richard deux, p. 25-26.

Tandis que la reine de France, très irritée de l'affront fait à sa fille, méditait «à quel point les nobles dames de France doivent craindre d'épouser les Anglais, car ces perfides étrangers ont toujours eu les Français en défiance[803]», des événements tragiques se passaient en Angleterre.

[803] Religieux de Saint-Denis..., t. II. p. 705.

Isabeau voyageait en Normandie lorsque lui parvint (octobre 1399) la nouvelle de la Révolution de Londres: le duc de Lancastre s'était fait proclamer roi sous le nom de Henri IV, Richard et la jeune reine étaient[Pg 334] ses prisonniers. Pendant qu'à Rouen les Princes délibéraient en de grands Conseils sur cette grave complication, et visitaient les villes de l'embouchure de la Seine pour se préparer à toute éventualité, la Reine, qui continuait son voyage, se tenait au courant: le 15 octobre, elle dépêche «Jean le Charron pour porter lettres à Messeigneurs de Berry, de Bourgogne, d'Orléans à Harefleur ou illec environ[804]»; le 19, elle écrit à Charles VI à Caudebec[805], et le 20, Denisot le Breton est envoyé par elle à Monseigneur d'Orléans, au vidame du Laonnais à Rouen[806], et aux ducs de Berry et de Bourgogne à Caudebec[807].

[804] Arch. Nat. KK 45, fº 48 vº et 49 rº.

[805] Ibid.

[806] Arch. Nat. KK 45, fº 48 vº et 49 rº.

[807] Ibid.

La jeune reine Isabelle avait écrit à ses parents pour implorer leur secours[808], et le chroniqueur de la «Trahison et mort de Richard II» rapporte que ce Roi, dans sa prison, s'écriait en gémissant: «Ha! très chière dame et mère la Royne de France, je me recommande à vous; hélas! j'avais propos de vous aller veoir bien[Pg 335] bref et vous mener Ysabel vostre fille, ma chière dame et compagne, qui grant désir a de vous veoir[809]!» Supplications et lamentations ne furent pas entendues. Charles VI était trop malade pour qu'on osât même lui montrer les lettres annonçant le malheur de sa fille[810]; les Princes avaient tous plus ou moins pris des engagements envers Henri de Lancastre lors de son récent séjour en France[811], et la Reine Isabeau manquait encore de l'initiative ou de l'influence nécessaire pour provoquer une expédition en Angleterre.

[808] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 721.

[809] Chronique de la traïson et mort de Richard deux, p. 55.

[810] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 721.

[811] Henri de Lancastre, banni par Richard II, avait passé à la cour de France le temps de son exil, et c'est de Normandie qu'il était parti secrètement, pour renverser le roi Richard. Cf. Religieux de Saint-Denis..., t. II p. 701.

Peu de temps après Richard mourait dans sa prison dans des circonstances mystérieuses[812]. Cependant la trêve avec l'Angleterre ne fut pas rompue, mais la cour entama des pourparlers avec le nouveau Roi pour obtenir que la veuve de Richard II fût rendue à ses parents. La Reine, elle-même, insista pour que la jeune princesse revînt en France le[Pg 336] plus tôt possible «franche et desliée de tous lyens et empeschement de mariage et obligacions quelconques, avec tous ses joyaux et meubles[813]».

[812] Il fut assassiné par ordre de Henri IV de Lancastre (mars 1400).

[813] Douët d'Arcq, Choix de pièces inédites du règne de Charles VI, t. I, p. 182-185.

Le 6 septembre 1400, Jean de Hangest, sire de Heuqueville et Pierre Blanchet partirent pour Londres munis des instructions de Charles VI et d'Isabeau; ils devaient requérir accès auprès de la princesse et, après lui avoir transmis les affectueuses expressions de l'amour de ses parents, lui mander «sur toute l'obéissance en quoy elle leur est tenue comme à père et à mère, que elle ne die ni ne face aucune chose par quoy elle soit obligée par parole ne par fait, par mariage ou autrement;..... et, que se elle faisoit chose par quoy son retour fust aucunement empesché, elle ne pourroit plus grandement courroucer le Roy et la Royne[814]». Charles et Isabeau craignaient que l'enfant ne se laissât suborner au point d'accepter la main d'un prince anglais[815]. La Reine[Pg 337] surtout s'opposait à cette union car déjà, elle méditait pour Isabelle un projet de mariage en Allemagne.

[814] Ibid., p. 193-197.

[815] Henri IV de Lancastre désirait marier Isabelle avec son fils Henri, prince de Galles.

Henri de Lancastre se décida enfin à faire droit à la demande du Roi de France. En août 1401, la jeune Isabelle quittait l'Angleterre, sous une imposante escorte, emportant les plus précieux de ses joyaux[816]. Charles VI chargea le duc de Bourgogne de se rendre à Calais, et la Reine envoya Mademoiselle de Luxembourg et un grand nombre d'autres dames et damoiselles, au-devant de sa fille. La jeune princesse fut accueillie à Paris «liement et bienveignée»; elle retrouva sa place dans la Maison de sa mère et reprit son ancien «état»; mais elle fut entourée de plus nobles dames qu'autrefois[817]. La petite reine fut, paraît-il, très peinée de son changement de fortune: «fu commune renommée, dit le chroniqueur, que elle n'eult oncques parfaite joie depuis son retour.»

[816] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 5.—Henri IV avait refusé de rendre la dot d'Isabelle.

[817] Religieux de Saint-Denis.., t. III, p. 5-7.

Cependant Isabeau oublia très vite les[Pg 338] griefs du Royaume contre «l'usurpateur Henri IV». Comme par le passé, et pour les mêmes motifs, elle voulait la paix dans l'intérêt des Wittelsbach. En effet, la Maison de Bavière-Hollande redoutait tout désaccord entre la France et l'Angleterre, ses États étant le passage entre les deux pays; de plus, le duc Aubert et le comte d'Ostrevant, que pensionnait Charles VI, étaient secrètement alliés aux Anglais. D'autre part, le Wittelsbach Robert, depuis son élévation à l'Empire, recherchait à la fois l'alliance de l'Angleterre et celle de la France; une rupture entre ces puissances dérangerait ses combinaisons politiques; et, la Reine, en bonne parente et fidèle alliée, travaillait de tout son pouvoir à maintenir la paix entre Charles VI et Henri IV.


En 1392, Isabeau, encouragée et soutenue par la présence de son frère, machina de nouvelles intrigues pour tirer vengeance de Jean Galéas; mais un parti favorable au duc de Milan se formait à la cour de France. Le duc d'Orléans, qui, depuis longtemps, avait[Pg 339] jeté son dévolu sur l'Italie où il rêvait de se tailler une principauté, ambitionnait maintenant de mettre fin au schisme en plaçant le pape d'Avignon sur le siège de Rome; en même temps, il voulait que la France secondât par les armes les prétentions des princes d'Anjou sur le royaume de Naples. Dans le but d'assurer l'exécution d'une partie quelconque de ses plans, il préconisait l'alliance milanaise qui, disait-il, placerait l'Italie entière sous la tutelle de la France[818]. Il avait certainement le don de persuader, car bientôt, s'établit un courant d'opinion favorable à ses projets; et, pendant trois ans, ses théories prévalurent dans les Conseils du Roi, bien qu'elles fussent sévèrement blâmées par le duc de Bourgogne. Isabeau, dont les desseins étaient entravés par ce courant, ne laissait rien paraître de son mécontentement, mais, en secret, elle entretenait avec Florence des négociations, d'abord par messagers, puis, en 1395, elle eut, à Paris même, de fréquentes[Pg 340] entrevues avec Buonaccorso Pitti, l'ambassadeur florentin. Le résultat de leurs conciliabules fut un projet de traité contre Jean Galéas que Buonaccorso Pitti se chargeait de soumettre au Conseil des Dix, promettant que, s'il était approuvé, une nouvelle ambassade florentine viendrait le ratifier à Paris[819].

[818] Sur la politique extérieure du duc d'Orléans et particulièrement ses projets sur l'Italie. Cf. Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, ch. II, IV, VII, IX, X, XII, XV.—A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne, p. 37-54.

[819] Les clauses du projet d'alliance avaient été arrêtées dans une conférence secrète entre la Reine, le duc Louis de Bavière et l'ambassadeur de Florence.

C'est à ce moment que des bruits étranges commencèrent à circuler dans les tavernes sur la duchesse d'Orléans; médisances vagues d'abord, puis accusations précises: Valentine ensorcelait le Roi, elle empoisonnait les Enfants de France[820]. Le scandale fut tel que la duchesse dut quitter la cour[821]. Comme ce départ se trouvait servir les intérêts et le ressentiment d'Isabeau, et que, malgré son grand art de dissimulation, celle-ci n'avait pas réussi à cacher tout à fait son antipathie contre Valentine, on peut prétendre qu'elle était l'inspiratrice des infâmes calomnies qui[Pg 341] faisaient s'enfuir sa rivale. Quoi qu'il en soit, les deux belles-sœurs sauvegardèrent les apparences, leur séparation eut lieu sans fracas et, par la suite, elles continueront à échanger des missives aux anniversaires, et des cadeaux de fêtes[822].

[820] Cf. Froissart, Chronique.., t. XIII, p. 435-438.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, p. t. II.

[821] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 167-169.

[822] Cf. Comptes de l'Hôtel et de l'Argenterie d'Isabeau.—Catalogue des Archives du baron Joursanvault, t. I.: Orfévrerie, Joyaux, p. 125-128.

Vers la fin de l'année 1396, Isabeau put croire qu'elle tenait sa vengeance: le 29 septembre, en effet, Charles VI signait un traité avec Florence, et en décembre Buonaccorso Pitti était autorisé à lever en France une troupe de mercenaires[823]. Mais comme alors les principaux des seigneurs français combattaient en Hongrie contre les Turcs, le commandement de l'expédition de Lombardie fut donné à Bernard d'Armagnac. Les préparatifs étaient presque achevés, malgré les efforts du duc d'Orléans pour les entraver, lorsque, la nuit de Noël, Messire Jacques de Helly entra «tout housé et éperonné» dans la chambre du Roi; il apportait la nouvelle du désastre[Pg 342] de Nicopolis[824]: l'amiral Jean de Vienne, Guillaume de la Trémoille, Philippe de Bar et des centaines de chevaliers étaient restés sur le champ de bataille; le comte Jean de Nevers, fils aîné du duc de Bourgogne, le connétable Philippe de Dreux, le sire de Coucy étaient tombés aux mains du sultan Bajazet[825]. La douleur fut immense dans le royaume de France; les princesses et presque toutes «les haultes dames» de la Maison de la Reine pleuraient un parent ou un ami mort ou captif[826]. Alors le Conseil royal, ayant fort à faire pour réunir les sommes nécessaires à la rançon des prisonniers, oublia le «voyage de Lombardie»; et à la faveur du désarroi, Jean Galéas signa avec Florence une trêve de dix ans par l'entremise des Vénitiens, de sorte que l'armée du comte d'Armagnac ne franchit même pas les Alpes[827]. Les espérances[Pg 343] que la Reine avaient fondées sur l'appui de Florence se trouvaient donc ruinées; pourtant elle ne se découragea pas, elle comptait maintenant que les événements d'Allemagne suivis par elle avec attention depuis trois ans, lui procureraient prochainement l'occasion tant désirée.

[823] Le Roi chargea deux gentilshommes de sa chambre de conclure une ligue pour cinq ans. A. Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, t. I p. 32.

[824] Froissart, Chroniques.., liv. IV, ch. LIII, t. XIII, p. 419.

La bataille de Nicopolis fut perdue par les Chrétiens que commandait le roi de Hongrie, Sigismond, le 26 septembre 1396.

[825] Froissart.., liv. IV, ch. LII, p. 391-404.—Bajazet I, surnommé «le foudre de guerre», sultan des Turcs Ottomans, de 1389 à 1403.

[826] Ibid., ch. LIII, p. 418-419.

[827] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 169.—P. Durrieu, Les Gascons en Italie, p. 103.


Après la mort de Frédéric de Bavière (1393), Etienne et Jean ne parvinrent pas à s'entendre pour se partager équitablement le duché ou le gouverner ensemble[828]; ils se résolurent à vider leur différend par les armes et chacun d'eux se chercha des alliés. Etienne se rapprocha alors de l'empereur Wenceslas qui lui accorda le bailliage des villes souabes[829], mais ne lui donna pas de subsides. Or, le duc manquait de l'argent nécessaire pour faire figure à la cour impériale et pour payer les troupes qu'il voulait opposer à celles qu'avait réunies son frère. Tout naturellement, il[Pg 344] aurait pensé à sa fille pour sortir de cet état de gêne, et il serait lui-même venu en France pour assurer le succès de sa requête. Les historiens allemands font allusion à ce voyage[830]; mais nos chroniqueurs n'en parlent pas, et les Comptes de cette année ne contiennent aucune mention qui puisse nous renseigner sur la libéralité d'Isabeau à l'égard de son père; il est donc douteux que celui-ci soit venu jusqu'à Paris; mais il est certain que, rentré à Ingolstadt, en octobre, il se trouva assez riche pour se rendre, en compagnie de son fils Louis, à Prague, auprès de Wenceslas et pour entamer les hostilités contre le duc Jean: sans doute, Isabeau avait donné satisfaction à la demande de son père, bien que l'emploi qui dût être fait de ses largesses ne fût pas de son goût, car elle déplorait la querelle des deux ducs et désapprouvait l'alliance d'Etienne avec l'Empereur.

[828] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 190.—Th. Linder, Geschichte Deutsches Reichs unter Kaiser Wenzel (1875-1880, 2 vol. in-8º), p. 129.

[829] Riezler..., t. III, p. 171.

[830] Riezler..., t. III, p. 174.—Le 9 juillet, Etienne était à Francfort, où il demeurait quelques jours et annonçait à tous son départ pour la France; le 15 octobre, il était de retour à Ingolstadt, d'où il se rendait à Augsbourg, puis à Prague. Th. Linder, Geschichte Deutsches Reichs, t. II. p. 129.

Cet état de choses se prolongea pendant[Pg 345] deux ans, au bout desquels les affaires prirent un autre cours; en 1395, Etienne III se réconcilia avec Jean, rompit avec Wenceslas et devint l'agent le plus actif du comte palatin Robert II de Bavière, du duc d'Heidelberg, son fils, et du parti des princes allemands qui complotaient de détrôner l'Empereur et de le remplacer par un Wittelsbach. Etienne III était chargé de gagner la France à cette politique, et l'on comptait que Louis de Bavière saurait facilement y intéresser sa sœur.

Certes, la révolution projetée avait d'avance cause gagnée auprès d'Isabeau; elle se rappelait avoir entendu, dans son enfance, son grand-père, le vieux duc Etienne, maudire la famille de Luxembourg qui avait humilié les Wittelsbach et fait déchoir le Saint-Empire de la grandeur où l'avait élevé l'Empereur Louis V; elle méprisait Wenceslas pour son ivrognerie et ses débauches, surtout elle ne lui pardonnait pas d'avoir accordé à Jean Galéas le titre de duc de Milan[831]. Seulement la Reine[Pg 346] de France ne pouvait confesser ses sentiments de haine, elle devait même ne rien laisser deviner de ses intentions, car il y avait à la cour un parti très favorable à l'Empereur. Charles VI, par tradition de famille, conservait son amitié à son cousin Wenceslas et, à deux reprises, en 1390 et 1395, il avait voulu renouveler avec lui l'alliance de 1380[832]. D'ailleurs la question du schisme qui, dans ce temps, était la principale affaire de la chrétienté, avait une grande influence sur les rapports de la France avec le Saint-Empire. Il était de l'intérêt de Charles VI de ne froisser en rien Wenceslas qu'il espérait voir se ranger à son avis dans ce grave différend.

[831] C'est en 1395 que Wenceslas reconnut Jean Galéas comme duc de Milan. Cf. A. Leroux..., Relations politiques de la France avec l'Allemagne, (1378-1461), p. 63.

[832] A. Leroux, Relations politiques..., p. 39.—Dans ces circonstances, Isabeau sut fort bien dissimuler ses sentiments. On lit dans les Comptes de la Reine: «Pour IIII chapeaux de veluiau noir cramoisi, doublé de satin noir, baillé aux ambassadeurs d'Allemagne... pour porter devers le roi des Romains (8 septembre 1395), 4 livres parisis, 16 sous la pièce.» Arch. Nat. KK 41, fº 36 rº.

D'année en année, l'affaire du schisme se compliquait davantage: non seulement l'Europe était partagée en partisans du pape de Rome et en partisans du pape d'Avignon, mais cette querelle religieuse faisait naître dans les pays chrétiens des dissentiments sur la[Pg 347] politique extérieure. Jusqu'en 1390, le pape d'Avignon, Clément VII, et le pape de Rome, Urbain VI, avaient conservé leurs obédiences respectives; le Roi de France et ses alliés demeurant fidèles à Clément, le reste de l'Europe chrétienne continuant d'obéir à Urbain. A la mort de ce dernier (1390), Charles VI avait essayé de faire l'union de l'Eglise en faveur du pape d'Avignon; l'élection d'un nouveau pape romain, Boniface IX, ayant ruiné cet espoir, des négociations avaient été entamées entre la France et l'Empire pour arriver à une entente par l'effacement volontaire d'une obédience devant l'autre. Elles avaient échoué, non du fait de Wenceslas, sectateur peu zélé du pape de Rome, mais par la volonté des princes allemands et particulièrement des Wittelsbach, très fidèles à Boniface IX. En 1394, Clément VII étant mort, la cour de France avait offert de se rallier à Boniface IX, mais elle n'avait pu empêcher les cardinaux d'Avignon d'élire Benoît XIII. Alors l'Université de Paris avait décidé qu'il fallait obtenir la démission des deux papes, puis procéder à une nouvelle[Pg 348] élection; et la France, pour témoigner sa bonne foi, s'était solennellement soustraite à l'obédience de Benoît XIII (juillet 1398), qu'elle faisait garder à vue dans Avignon, par le maréchal Boucicaut[833].

[833] Voy. N. Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t. II et III.—A. Leroux..., Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461), p. 1-26.

Philippe de Bourgogne, qui avait fait prévaloir l'avis de l'Université de Paris, comptait que l'Empire suivrait l'exemple donné par la France et se détacherait de Boniface IX; il semble donc que, logiquement, il eût dû soutenir Wenceslas, pourtant il restait l'allié des Wittelsbach, dans l'intérêt de ses États de Flandre, et il ne paraissait pas défavorable à l'élévation d'un prince bavarois au trône impérial.

Tout autres étaient les sentiments du duc d'Orléans: ardent partisan du pape français, il n'avait adhéré qu'à contre cœur à la soustraction d'obédience. En Allemagne, il était l'ami des Luxembourg et prêt à se porter leur défenseur, car il jugeait que les intérêts de la couronne de France seraient[Pg 349] compromis le jour où Wenceslas serait remplacé par un Wittelsbach qu'il pressentait hostile à toute intervention française dans la politique de l'Allemagne et de l'Italie.

L'opinion d'Isabeau sur le schisme à cette époque ne nous est pas connue; il est certain toutefois qu'elle se faisait rendre compte des principaux incidents de la querelle et qu'elle s'en préoccupait, du moins dans la mesure où cette affaire pouvait influer sur les rapports de la France avec l'Empire et servir les desseins ambitieux des Wittelsbach. Lors qu'en 1398, Wenceslas vint à Reims pour traiter avec Charles VI de l'union de l'Eglise[834], la Reine fit un voyage au pays de l'Oise pour se tenir à portée du lieu des conférences,[835] et ses nombreux messages au Roi et aux Princes prouvent qu'elle prenait intérêt aux négociations[836]. En effet, le rapprochement de Charles[Pg 350] et de Wenceslas l'inquiétait, elle craignait qu'une alliance avec la France ne raffermît le pouvoir ébranlé de l'Empereur; mais Louis de Bavière, qui assistait à l'entrevue de Reims[837], fit remarquer à sa sœur que Wenceslas, étant venu en France contre le gré des Electeurs, se les était définitivement aliénés[838]. Ceux-ci supportèrent encore deux ans leur Empereur, chaque jour plus négligent des affaires allemandes, mais, dès le début de l'année 1400, ils ne cachèrent plus leur intention de lui substituer le comte Palatin de Bavière, le Wittelsbach Robert III. Au mois de juin, ils envoyèrent une ambassade à Charles VI pour le prier de se faire représenter à la diète impériale où seraient discutés les intérêts de l'Eglise[839]. Isabeau et le duc de Bourgogne, pas plus que le duc d'Orléans, n'étaient dupes du prétexte, ils savaient que la diète n'était convoquée que pour déposer Wenceslas.

[834] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461) p. 24.

[835] L'Entrevue des deux souverains eut lieu les 23-24 mars. Isabeau était à Creil le 19 mars, le 23, elle était à Amiens, le 27, à Clermont, et soupait et gîtait à Saint-Just, le 28, elle couchait à Luzarches. Le 31, elle était de retour à Paris, au Palais. Arch. Nat. KK 45, fº 5.

[836] Arch. Nat. KK 45, fº 3, 4, 5.

[837] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI t. II, p. 567.

[838] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461), p. 22.

[839] Moranvillé, Relations de Charles VI avec l'Allemagne en 1400, (Bibl. Ec. Chartes, t. XLVII, p. 489-499.)

Louis d'Orléans, pour sauver son allié,[Pg 351] pensa à gagner du temps, et parvint à décider Charles VI à demander l'ajournement de l'assemblée. Ce fut Etienne III que le Roi de France chargea d'obtenir la remise[840]; celui-ci sut présenter et soutenir la requête de façon à ce qu'elle fut repoussée. Pendant ce temps-là, Philippe de Bourgogne contreminait l'ouvrage de son neveu; comme il soupçonnait les deux délégués français d'être gagnés aux idées du duc d'Orléans, il retenait l'un d'eux à sa cour, et quand celui-ci arriva à Paris pour joindre son collègue, la Reine sut empêcher que l'ambassade ne partît[841]. Le 20 août 1400, la diète d'Oberlahnstein déposait Wenceslas, et le 21 celle de Rense élisait Robert III[842].

[840] Lettres du roi de France à son beau-père, datées du 10 juillet 1400: Charles VI y affirmait son désir de contribuer à l'union de l'Église et au bon gouvernement de l'Empire, et comme il voulait envoyer à la prochaine diète impériale un de ses oncles ou son frère, il suppliait le duc Étienne d'user de tout son crédit auprès des électeurs pour faire retarder la réunion. Moranvillé, Relations de Charles VI avec l'Allemagne, Pièces justificatives, p. 309.

[841] Les deux ambassadeurs désignés étaient Renier Pot et Hugues le Renvoisier.—Le 30 juillet, Charles VI écrivait au duc de Bourgogne d'envoyer, au plus vite, à Paris, Renier Pot. Cf. Moranvillé..., p. 489 et 499.

[842] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne, p. 41.

[Pg 352]

Dès les premiers jours de son règne, le nouvel Empereur, pour se préparer une alliance avec la France, envoya le duc de Bavière-Ingolstadt en ambassade auprès de Charles VI. Etienne III accepta avec empressement cette mission, car il désirait beaucoup revoir sa fille. Il arriva à Paris le 3 septembre 1400; il était chargé de faire agréer le choix des Electeurs, et d'empêcher que le Conseil royal, poussé par le duc d'Orléans, ne prît fait et cause pour Wenceslas[843].

[843] Monstrelet, Chronique.... t. I, p. 36.—Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II p. 762.—A. Leroux, Relations de la France avec l'Allemagne..., p. 41-42.

Isabeau accueillit son père «à grant joie[844]»; elle put l'entretenir en toute liberté; ils n'avaient pas à redouter les oreilles indiscrètes car ils causaient en allemand[845]. Le duc passa six semaines à Paris, bien reçu par les Princes[846]; il vécut aux frais de l'Hôtel du Roi et on lui fit faire grand chère à en juger[Pg 353] seulement par la somme dépensée pour les vins de sa table[847].

[844] Monstrelet, Chronique..., t. I p. 37.

[845] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II p. 764.

[846] Le lundi 11 octobre, à Conflans près Charenton, le duc Philippe de Bourgogne «donna noblement à disner à Monsieur le duc de Bavière père de la royne, à messire Pierre de Navarre, au connestable et à plusieurs autres». E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 303.—Monstrelet, Chronique..., t. I p. 367.—Bibl. Nat., Coll. Clairambault vol. 23, 1657, nº 100.

[847] La dépense fut de 1640 livres (environ 16400 francs de l'époque), d'après la quittance donnée par Guillaume Bude, maître des garnisons des vins du Roi et de la Reine, 14 novembre 1400. Bibl. Nat., Coll. Clairambault, vol. 23, nº 1657, p. 101.

Lorsque les Princes français[848] eurent entendu les ambassadeurs de Wenceslas parvenus à Paris en même temps que le duc de Bavière[849], ils invitèrent celui-ci à se rendre au Conseil pour y exposer l'objet de sa mission. Etienne, par un truchement, déclara que, d'accord avec les Electeurs, il désirait sincèrement l'union de l'Église; que, par deux fois il avait fait le voyage de Rome pour travailler à la solution du schisme; venant ensuite au but particulier de son ambassade, il demanda que le Roi et les seigneurs eussent pour agréable l'élection de Robert, il ajouta enfin qu'un dernier article de ses instructions ne devait être révélé qu'à Charles VI et aux Princes, sur quoi l'assemblée se sépara.

[848] Charles VI était alors dans une crise.

[849] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 764.—Arch. Nat. J 1043, pièces 6 et 7.

La proposition secrète était sans aucun doute la demande d'une alliance entre la[Pg 354] France et l'Empire, scellée par le mariage d'une fille du Roi avec Louis fils aîné de Robert.

Pendant que les Princes discutaient sur les réponses à donner aux deux ambassadeurs, Etienne passait agréablement son temps à la cour, admirant les richesses des palais royaux; et il comprenait combien le duc Frédéric, son frère, avait eu raison de dire qu'Isabeau était «devenue une des plus grandes dames du monde[850]». La Reine, très heureuse de posséder son père, lui consacrait tout son temps et s'occupait avec lui de toutes les questions de famille. On sait même qu'elle poussa la sollicitude jusqu'à lui proposer un second mariage[851]; elle pensa à lui faire épouser Isabelle de Lorraine, veuve du Sire de Coucy; peut-être ce choix lui fut-il inspiré par l'espoir que la riche baronnie de Coucy[852], «une des clés du royaume», reviendrait un jour à la[Pg 355] Maison de Bavière[853]. Des pourparlers furent certainement engagés et les choses allèrent si loin que le chroniqueur de Saint-Denis parle de ce mariage comme ayant été conclu[854]. Il n'en fut rien cependant; le duc Etienne quitta Paris, au mois d'octobre[855], et regagna l'Allemagne sans contrat de mariage, ni traité d'alliance[856]. Mais Isabeau avait chargé son père de prévenir l'Empereur que s'il voulait attaquer le Milanais, il pouvait compter sur l'appui de la Reine de France; elle promettait de décider le duc de Bourgogne, le duc de Berry, et le comte d'Armagnac à préparer une expédition contre Jean Galéas.

[850] Froissart, Chroniques..., liv. II, ch. CCXXIX, t. IX, p. 110.

[851] En 1390, Etienne III avait voulu épouser Marguerite, veuve de Charles de Duras, qui avait été roi de Naples de 1382 à 1386. Les négociations avaient échoué. Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 152.

[852] Coucy-le-Château, ch.-l. de cant., arr. de Laon, dép. de l'Aisne.

[853] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 765.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 240.

[854] Religieux de Saint-Denis, ibid.

[855] Etienne III était resté quarante deux jours à Paris, la durée de son séjour est indiquée dans une lettre de Charles VI aux gens des Comptes, datée du 15 octobre, ordonnant de payer certaine dépense pour le duc de Bavière. Bibl. Nat., Coll. Clairambault, vol. 23. nº 1657, p. 100.

[856] Le 15 novembre de cette année la baronie de Coucy fut achetée par le duc d'Orléans, pour 40 000 livres tournois. Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 240-241.

Etienne, de retour dans ses États, fut hanté par le souvenir de la magnificence de la cour de Paris; remarié peu de temps après avec[Pg 356] Elisabeth de Clèves[857], il essaya d'importer, à Ingolstadt, l'étiquette et les modes françaises; il s'entoura d'une garde semblable à celle de la reine Isabeau, donna de belles fêtes et s'abandonna si complètement à ses goûts dépensiers qu'il fut bientôt couvert de dettes[858].

[857] Le mariage eut lieu en 1401.—Elisabeth, fille d'Adolphe de Clèves, était veuve de Reinold de Falkenburg. Riezler, Geschichte Baierns, t. III, Zweite Beilage II.

[858] Vit, prieur d'Ebersberg, Chronica Bavorum ab origine gentis..., dans Œfele, Rerum boicarum scriptores..., t. I, p. 725.

Pendant l'année 1401, Isabeau correspondit avec l'Empereur; elle désirait que celui-ci renouvelât les propositions de mariage qu'il avait fait faire par le duc Etienne; mais Robert, mécontent des résistances qu'il rencontrait dans le Conseil de Charles VI, demanda au Roi d'Angleterre la main de Blanche de Lancastre. En même temps, toujours désireux d'obtenir l'alliance de la France, il entretenait le zèle d'Isabeau; le 6 mai dans des lettres affectueuses, il la prévenait que son homme de confiance, Maître Albert, curé de Saint-Sebald de Nuremberg, se rendait à Paris[859].[Pg 357] Officiellement, ce député devait traiter de la solution du schisme avec les conseillers de Charles VI, mais, il était surtout chargé d'une mission confidentielle auprès de la Reine à qui il soumettrait un ensemble de projets touchant la France, l'Allemagne et l'Italie[860].

[859] Dom Martène et Dom Durand, Veterum scriptorum et monumentorum historicorum amplissima collectio, (Paris 1733, 9 vol. in-fº) t. IV p. 37.

[860] Le titre des Instructions remises à Me Albert était: «Negociatio cum regina Galliæ.» Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 45.

En effet Maître Albert, dans les entrevues que lui ménagea Isabeau, exprima d'abord l'étonnement qu'avait causé à l'Empereur le projet du mariage du dauphin Louis de Guyenne avec une fille du duc d'Orléans; car la Reine ne pouvait ignorer l'hostilité de son beau-frère contre la Maison de Bavière; elle devait donc s'opposer à ce dessein en invoquant comme prétexte de la rupture, les liens de parenté; et, si elle était résolue à marier son fils avec une princesse française, elle avait intérêt à choisir la petite-fille du duc de Bourgogne «car, par cette union, la famille de Bavière se trouverait fortifiée».

Isabeau ayant alors demandé quelques[Pg 358] explications au sujet des pourparlers que l'Empereur avait engagés en vue de marier son fils aîné avec Blanche d'Angleterre, l'habile ambassadeur répondit que rien de cette affaire n'était encore conclu; l'Empereur, ajouta-t-il, eût de beaucoup préféré, pour Louis, une fille du sang de Charles VI; mais il s'était heurté à la mauvaise volonté de certains conseillers du Roi; d'ailleurs, il était sans rancune, quelle que fût l'issue des négociations en cours, il resterait le fidèle allié de la France.

La question italienne fut ensuite abordée par Maître Albert: il informa Isabeau que l'Empereur, avant d'aller combattre Jean Galéas, voulait connaître l'importance des secours qui lui seraient fournis par Charles VI; or, une diète impériale était convoquée à Metz pour le 24 juin suivant; Robert désirait que ses envoyés s'y rencontrassent avec un évêque et sept ou huit docteurs français députés par le Conseil royal, et qui se croiraient seulement chargés de discuter sur l'union de l'Eglise. Pendant les débats, l'Empereur, si toutefois Isabeau y consentait,[Pg 359] choisirait le moment opportun pour soumettre à la diète son projet d'expédition en Italie. Enfin la Lombardie ne pouvait être envahie par les troupes allemandes sans l'assentiment et l'aide d'Amédée VIII, comte de Savoie, qui tenait les routes des Alpes; ce prince se trouvant précisément à Paris auprès de son aïeul, Jean de Berry[861], la Reine devait tout mettre en œuvre pour le décider à livrer passage à travers ses États à l'armée impériale, et à lui fournir des subsistances; et si Amédée tardait à donner une réponse favorable, il fallait le prier d'envoyer du moins des ambassadeurs à la diète de Metz[862]. En somme pour le soin de ses intérêts et l'exécution de ses divers plans, l'Empereur s'en remettait à la Reine seule.

[861] Amédée VIII comte de Savoie, né en 1383, fils d'Amédée VII et de Bonne de Berry, succéda à son père en 1391. En 1401, il était encore sous l'influence de sa mère.

[862] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 38 et 39.

Celle-ci, très heureuse de se savoir si hautement considérée, ne laissa pourtant rien paraître de sa joie, et même, pour prévenir les soupçons que pouvait éveiller, dans l'esprit de son beau-frère, la présence à Paris d'un représentant de Robert, elle accueillit, dans[Pg 360] ce même mois de mai, avec les plus grands honneurs, un prince allemand, ennemi des Wittelsbach, Guillaume de Gueldre, allié de Wenceslas et de Louis d'Orléans[863]. Dans son hôtel de la Porte Barbette, elle offrit aux deux ducs[864] un somptueux souper où elle les entoura d'attentions particulières; on en jugera par un seul détail: avant l'heure du repas, les invités se baignèrent aux étuves de la Reine dont les murs avaient été tendus pour la circonstance de fine toile de Reims piquée de roses et de fleurs de toute espèce[865], puis ils furent conduits dans la chambre dite des eaux de rose où ils se parfumèrent avec les essences d'Orient[866] que la Reine de France chaque année se faisait apporter de Damas.

[863] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 251. Le duc de Gueldre après avoir résidé quelque temps à Coucy chez le duc d'Orléans, arriva à Paris le 16 mai et il y resta jusqu'au 3 juin.

[864] Cette fête eut lieu le 16 mai. Arch. Nat. KK 42, fº 58 vº et 59 rº.

[865] Arch. Nat. KK 42, fº 44 vº.

[866] Ibid., fº 58 rº et 59 vº.

Quelques mois plus tard, l'artificieuse Isabeau employait encore même la tactique:[Pg 361] au moment où elle négociait en secret avec une nouvelle ambassade impériale dont nous allons parler, elle laissait écrire dans une lettre de Charles VI (août 1401) destinée à Jean Galéas, que «la Reine s'emploierait volontiers et de bonne foi que se fît le mariage d'une fille de France avec le fils aîné du duc de Milan[867]».

[867] Douët d'Arcq, Choix de pièces inédites du règne de Charles VI, t. I, p. 205.

Les conférences de la diète de Metz étaient restées sans résultat sur la question du schisme, mais elles avaient fourni à Robert de précieuses indications pour ses intérêts personnels et encouragé ses espérances. Aussi, dès le 5 août, députait-il en France Jean de Kirshorn, Jean de Dalberg, Mathias de Crochawe et Maître Heilmann, doyen de Neuhauss[868]. Ces quatre conseillers impériaux étaient accrédités auprès du Roi et des Princes, le duc d'Orléans excepté, mais c'était avec la Reine qu'ils avaient mission de négocier[869]. Au mois de septembre[870], Isabeau[Pg 362] reçut d'eux, au nom de leur Maître, la proposition de marier Isabelle de France, veuve de Richard II d'Angleterre, avec Jean de Bavière, comte Palatin, second fils de l'Empereur. Une alliance de famille n'était-elle pas une excellente préparation à une entente politique? Si la Reine, d'ailleurs, avait d'autres vues pour sa fille aînée, Jean de Bavière accepterait la main de la princesse Michelle. Ils déclaraient que leur Maître s'engagerait à ne pas s'allier à l'Angleterre, si le contrat stipulait le chiffre de la dot, et surtout si Charles VI promettait de soutenir l'Empereur contre Jean Galéas[871].

[868] Neuhauss, près Worms.

[869] J. Janssen, Frankfurts Reichs Correspondenz, t. I, p. 613.

[870] Les ambassadeurs de Robert ne reçurent leurs instructions qu'à la fin de septembre. A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461), p. 48 et note 3.

[871] Dom Martène..., Amplissima Collectio, t. IV. p. 67 et 68.—Pour tout ce qui concernait la dot et le douaire les députés devaient se reporter aux pourparlers engagés précédemment pour le mariage du prince Louis.

Ces projets dont Isabeau et Robert désiraient si vivement le succès n'aboutirent pas; car bientôt le bruit se répandit en France que l'Empereur, descendu en Italie, à l'automne, pour aller à Rome ceindre la couronne impériale, ne pouvait atteindre le but de son voyage. Il était arrêté, disait-on, par les mercenaires[Pg 363] de Jean Galéas, le froid décimait ses troupes, il avait perdu ses trésors et engagé ses joyaux. Ces nouvelles étaient en grande partie inventées par les partisans du duc d'Orléans; l'Empereur avait été battu, il est vrai, mais sa situation n'était pas aussi désespérée qu'on le racontait; toutefois ces exagérations portèrent, car le Conseil de France refusa alors de s'allier avec un prince qui, vaincu en Italie, était menacé en Allemagne d'un retour offensif de Wenceslas[872].

[872] A. Leroux, Relations de la France avec l'Allemagne, p. 64 et 65.

En tous cas, Isabeau n'abandonna pas la cause de son parent. Dès qu'elle le sut de retour à Heidelberg, elle lui écrivit pour le mettre au courant des intrigues du duc de Milan, pour lui exprimer la crainte qu'il n'eût lui-même fourni des armes à ses ennemis en quittant trop tôt la Lombardie[873].

[873] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 96.

Robert s'empressa de remercier sa chère Tante de ses renseignements et de ses avis, et pour justifier son départ de l'Italie, il ajoutait: «Nous vous signifions que le temps que[Pg 364] nous restions en Lombardie, il nous est venu de telles nouvelles des mouvements de Wenceslas qu'il nous a paru bon de regagner la Germanie pour nous y opposer». Il suppliait la Reine de ne pas croire aux mauvais rapports qui pourraient lui être faits sur son compte et d'attendre, pour juger sa conduite, en connaissance de cause, la très prochaine arrivée en France de Louis de Bavière[874].

[874] Don Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 96.

Mais, le mois suivant, de nouvelles lettres de Robert ne contenaient encore que des encouragements à tenir bon contre les manœuvres de Jean Galéas et n'annonçaient pas la venue de l'ambassadeur si impatiemment attendu[875]. Cependant Isabeau déplorait les atermoiements de l'Empereur qui laissaient le champ libre aux amis de Wenceslas. Toutefois elle espérait toujours une entente, même sur l'affaire du schisme, puisque Robert, à demi brouillé avec Boniface IX depuis la campagne de Lombardie, paraissait disposé à accepter[Pg 365] la voie de cession[876]. Aussi multipliait-elle les messages à Heidelberg, et, en août, elle y députait le mari d'une de ses confidentes, Etienne de Semihier[877], chargé de propositions conçues en termes singulièrement précis: Charles VI et Robert se mettraient d'accord pour faire l'union de l'Eglise; le Roi de France exigerait de Jean Galéas un traité favorable à l'Empereur; si Galéas résistait, une armée française et impériale le renverserait, puis irait à Rome imposer à Boniface la voie de cession. Tous les détails de l'alliance avec l'Empire seraient réglés par le duc Louis de Bavière dont la présence à Paris était instamment réclamée[878].

[875] Dans ces lettres, datées du 6 juillet, Robert confirmait les lettres du 16 juin et annonçait ses succès en Bohême. Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 271.

[876] Boniface IX avait refusé de couronner le nouvel Empereur, pour ne pas s'exposer à une guerre avec Jean Galéas. Jarry..., p. 269.

[877] Plusieurs mentions des Comptes de l'Hôtel et de l'Argenterie de la Reine concernent Anne de Robequin, dame de Semihier.

[878] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 104, 106, 107.

Si l'Empereur avait accepté les offres de la Reine, il est probable que celle-ci aurait eu sur Philippe de Bourgogne et sur le Conseil royal l'influence nécessaire pour faire conclure le traité projeté et préparer l'expédition contre[Pg 366] Jean Galéas. Mais Robert était lent dans sa politique, de plus il manquait de franchise, n'étant pas encore résolu à rompre avec le pape de Rome et avec l'Angleterre. Cependant les lettres d'Isabeau étaient si pressantes qu'il ne put tarder plus longtemps à envoyer à Paris, avec les conseillers impériaux, Jean de Dalberg et Job Verner, Louis de Bavière[879] dont il avait pu apprécier, depuis deux ans, le dévouement et les talents diplomatiques.

[879] Les lettres de créance de ces ambassadeurs étaient datées du 23 août. J. Janssen, Frankfurts Reichs Correspondenz, t. I, p. 711.

Cette mission venait à point pour le duc. Il accepta d'autant plus volontiers de retourner en France qu'il venait de se créer en Bavière les plus grandes difficultés. Il s'était emparé de Munich au détriment de ses cousins Guillaume et Ernest[880]. Cet acte inique avait été désapprouvé par son père, et tous les princes bavarois se préparaient à en tirer vengeance; aussi, après avoir rançonné Munich, ne pensait-il qu'à quitter l'Allemagne.

[880] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 192.—Le Blanc, Histoire de Bavière, t. III, p. 726.—Guillaume et Ernest de Bavière étaient fils du duc Jean de Bavière et de Catherine de Görz.

[Pg 367]

La mission dont Louis se chargeait était triple: Négocier le mariage de Jean de Bavière avec Michelle de France; conclure un traité d'alliance avec Charles VI; mettre fin au schisme. Si le Roi de France consentait à donner la main de sa fille au prince Jean, celui-ci recevrait de l'Empereur le Palatinat du Rhin, et un douaire de dix mille florins serait constitué à la fiancée. Quant à l'alliance entre la France et l'Empire, elle serait offensive et défensive contre les ennemis réciproques des deux pays, à l'exception de l'Angleterre, car si la guerre venait à éclater entre Charles VI et Henri IV de Lancastre, Robert promettait seulement sa médiation; et si sa tentative d'arbitrage échouait, il s'engageait à garder la plus stricte neutralité.

Un article de ce traité était consacré à Jean Galéas; Robert lui refusait même le titre de duc de Milan et sa situation en Italie devait être réglée par des commissaires français et impériaux.

Enfin l'Empereur, en principe, acceptait tous les moyens qui pouvaient faire rétablir l'union de l'Eglise; il préconisait pourtant la[Pg 368] convocation d'un concile; mais il adhérerait volontiers à la voie de cession, si, en retour, on lui offrait de sérieux dédommagements pour le sacrifice qu'il s'imposerait en se détachant de l'obédience du pape de Rome[881].

[881] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 104-107.—J. Janssen, Frankfurts Reichs Correspondenz.., t. I, p. 711-712.

Louis de Bavière était certainement le meilleur négociateur que l'on pût députer auprès de la Reine. Il eut avec elle de nombreuses conférences où il lui répéta que l'Empereur, plus que jamais, plaçait en elle tout son espoir, où il invoquait son aide et son conseil pour l'union de la chrétienté, la consolation de la Sainte Eglise, et surtout l'accroissement de la Maison de Bavière[882].

[882]... «Ac prosertim domus bavaricæ incrementum». Sous le titre «Instructio negociandi cum Gallia», l'Empereur avait réuni toutes les questions que Louis de Bavière pourrait être appelé à traiter avec les Princes et le Conseil de France, Louis ne les aborderait qu'après en avoir référé à sa sœur, Isabeau devant diriger toutes les négociations. Sous le titre de «Negociatio cum regina Galliæ» étaient rangés les articles qui seraient discutés dans des conférences secrètes entre la Reine et son frère.

L'ambassade impériale se trouvait à Paris depuis quelques jours seulement, quand y parvint la nouvelle de la mort de Jean Galéas (3 septembre 1412)[883]. Celui qu'Isabeau avait[Pg 369] poursuivi depuis quinze ans de sa vengeance, s'était éteint duc incontesté de Milan et paisible possesseur de la Lombardie. Dans les derniers temps de sa vie, il aimait à vanter l'habileté de sa conduite politique et la bonne administration qu'il avait assurée à ses Etats[884].

[883] N. Valois. Le Grand Schisme d'Occident, t. III, p. 291.

[884] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 133.

Son adversaire disparu, la Reine prisait moins les avantages d'une alliance avec Robert; d'autre part, le Conseil royal était mécontent des formules ambiguës sous lesquelles l'Empereur dissimulait ses véritables sentiments sur la question du schisme. Les négociations furent traînées en longueur. En 1403 Robert attendait encore le retour de son ambassade et, au duc de Lorraine qui lui faisait des propositions de mariage pour le prince Jean, il répondait qu'il ne pouvait s'engager avec lui, avant de connaître le résultat des pourparlers entamés à ce sujet avec Charles VI, mais que le projet français lui paraissait «plutôt reculé qu'avancé[885]».[Pg 370] Bientôt, en effet, Jean de Dalberg et Job Verner revinrent à Heidelberg[886]: ils apportaient un refus. Le duc de Bourgogne avait d'autres projets pour Michelle de France.

[885] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 119.

[886] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 119.

Isabeau se trouvait donc débarrassée de son ennemi; mais elle n'était pas vengée; elle n'avait pas partie gagnée. Ses frais d'artificieuse invention, ses efforts de volonté restaient sans résultat; au reste de tous ceux que nous venons de voir s'agiter et tracasser, la plupart ne retirèrent aucun profit de leurs intrigues; seul Louis de Bavière fut largement payé de ses peines: le 2 octobre 1402, il épousa à l'hôtel Saint-Pol, Anne de Bourbon, veuve de Jean de Berry Comte de Montpensier[887]; en accroissement de leur mariage, les époux reçurent en dot 120.000 francs d'or[888];[Pg 371] la dépense de la duchesse de Bavière fut assignée sur la Maison de la Reine[889], et Louis fut gratifié d'une pension du Roi.

[887] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 47.—Charles VI qui depuis la veille était revenu à la santé assista aux fêtes du mariage.—Anne de Bourbon, fille de Jean de Bourbon comte de la Marche et de Catherine de Vendôme avait épousé en premières noces le fils du duc Jean de Berry (le Père Anselme, t. I, p. 319).

[888] Lettres d'Isabeau touchant le paiement de la dot, Paris 19 mars 1405. Archives Royales de Munich.—120.000 francs d'or égalaient 120.000 livres tournois. En 1402 la valeur de la livre tournois était encore de 10 francs environ; Louis de Bavière et Anne de Bourbon reçurent donc à peu près 1.200.000 francs (valeur intrinsèque).

[889] Bibl. Nat., nouv. acq. fr., 5085, article Isabeau de Bavière, nº 190.

Six mois plus tard, en janvier 1403, Isabeau proposa que son frère fût promu premier Officier de France; si l'on en croit Jacques de Carare, sire de Padoue, les Princes et les seigneurs français s'inclinèrent devant le désir de la Reine[890]; seul, le duc d'Orléans refusa son consentement; grâce à cette résistance, la charge de connétable ne fut pas donnée au prince bavarois, mais à Charles d'Albret.

[890] A Leroux, Nouvelles recherches critiques sur les relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461), p. 66 et note 3.

[Pg 373]


CHAPITRE V

LA REINE PRÉSIDENTE DU CONSEIL

Le 24 avril 1403, trois chevaucheurs quittaient l'hôtel Saint-Pol «envoiés hastivement toute nuit porter lettres de la royne» à Monseigneur de Bourgogne à Corbeil, à Jean de Berry à Montlhéry, au duc d'Orléans à Soisy en Othe[891]; quelque grand événement se préparait. Deux jours après, des lettres royales conféraient à Isabeau l'autorité suprême.

[891] Arch. Nat. KK 45 fº 164 rº.—Soisy, canton de Bray, arr. de Provins, dép. de Seine-et-Marne.

Ce coup d'État était l'œuvre de Philippe de Bourgogne[892]. Depuis quelque temps déjà[Pg 374] l'exercice du pouvoir fatiguait le duc et les difficultés sans cesse renaissantes d'une guerre ouverte avec son neveu l'irritaient; or, fatalement un éclat devait se produire, si les deux Princes continuaient plus longtemps à partager la gestion des finances que Charles VI leur avait confiée de nouveau au mois de janvier. Dans le double but de parer à cette éventualité et de se décharger, au moins en partie, du soin des affaires, Philippe demanda au Roi et en obtint l'abrogation, au profit d'Isabeau, des ordonnances de 1392.

[892] G. Cousinot, chroniqueur dévoué au parti d'Orléans, remarque qu'Isabeau arrivait au pouvoir sous les auspices du duc de Bourgogne, Geste des Nobles, p. 109, et l'auteur de la Chronique d'Angoulême, résume bien la situation lorsqu'il dit «Enfin pour contenter l'un et l'autre de ces princes qui ne se disputoyent que pour le gouvernement, fust arreste au conseil, par les menées du duc de Bourgone, que la royne Yzabeau de Bavière présiderait au Conseil.»

Pendant les dernières années, il avait pu étudier de très près le caractère de la Reine, apprécier sa conduite et son attitude dans la situation, parfois si difficile, que lui créait la maladie du Roi; à la preste façon dont elle se dégageait des embarras qui lui étaient suscités, à sa tenace persévérance dans l'exécution de ses desseins, il la jugea douée de facultés politiques, et, après qu'il l'eut vue tenir son rôle d'arbitre avec la plus constante impartialité, il la reconnut pour son élève; aussi[Pg 375] songea-t-il tout naturellement à elle pour le suppléer quand il fut las de gouverner. Il lui semblait que personne, à la cour de France, n'était plus qualifié que cette Reine, doublée d'une femme politique, pour présider aux séances du Conseil; de plus, il était assuré qu'elle ne rendrait que de bons offices à la Maison de Bourgogne. Mais il savait que dans les questions étrangères Isabeau, tout en suivant la même voie que lui, dépassait souvent le but, il surveillerait donc ses menées au dehors; celles-ci, du reste, se trouveraient contrariées par les manœuvres du duc d'Orléans qui se montrait invariablement opposé aux intérêts des Wittelsbach.

A vrai dire, Philippe de Bourgogne dut bientôt reconnaître qu'il s'était fait illusion sur l'esprit d'initiative de son élève, car on ne voit pas que la Reine ait imprimé une direction nouvelle à la politique intérieure, les choses continuèrent à aller comme devant et il semble bien que ce fut seulement dans ses affaires de famille, dans des questions de finances,—et toujours pour faire plus sûrement aboutir ses combinaisons égoïstes,—que[Pg 376] la Présidente du Conseil usa de ses pleins pouvoirs.

C'était en effet la Présidence du Conseil que donnaient à Isabeau les lettres du 26 avril[893]. Le Roi y déclarait que le Royaume devait être gouverné «au gré et plaisir de Dieu, au bien et profit des sujets»; puis il affirmait sa pleine confiance en la Reine et les quatre ducs, et ordonnait que, pour le cas où il serait «absent ou empêché», la Reine gouvernât aidée par ses oncles et son beau-frère, (par ceux du moins qui seraient présents alors) et par le connétable d'Albret, le chancelier Arnaud de Corbie et les membres du Conseil, en tel nombre «comme il sera expédient».

[893] Arch. Nat. J 402, pièce 13.—Ordonnance des Rois, t. VIII, p. 577.

Les décisions devaient être prises à la majorité des voix, mais aucune des résolutions du Conseil ne pourrait être exécutée sans qu'au préalable le Roi en fût averti, sans qu'il en fût donné lettres patentes, scellées du grand sceau. Enfin, si le Roi revenait à la santé, il reprendrait la direction des affaires avec la[Pg 377] présidence du Conseil et rien ne se ferait que par ses ordres.

En même temps furent annulées les dispositions prises au lendemain de la première attaque de folie de Charles VI pour la tutelle des Enfants de France et la régence du Royaume. Au mépris de l'ordonnance de Charles V qui fixait à quatorze ans la majorité des Rois, il fut décidé que si Charles VI mourait, son fils aîné, quel que fût son âge, serait sacré le plus tôt possible, que personne, «sous prétexte de bail ou de proximité de lignage», ne pourrait entreprendre la régence, que le Royaume serait gouverné par le jeune Roi et en son nom. La Reine-mère, assistée des quatre ducs, aurait non seulement la tutelle des Enfants de France, mais, avec le concours des Princes et des membres siégeant au Conseil lors du décès du Roi, elle supporterait «le faix du Royaume[894]».

[894] Ordonnances des Rois..., t. VIII, p. 581.

Isabeau aurait donc à la fois la Présidence du Conseil de famille et du Conseil royal, elle conserverait la toute-puissance; il n'y aurait pas de régence, et Louis d'Orléans, considéré[Pg 378] jusqu'alors comme le régent désigné, se trouverait dépossédé.

Cependant il importait que tous les officiers s'engageassent à maintenir ces ordonnances et que le prestige du Roi ne fût pas atteint; aussi une troisième ordonnance exigeait-elle que «pour obvier à touz debaz et discussions», la Reine, les ducs et les membres du Conseil prêtassent serment de fidélité au Roi, jurant de n'obéir qu'à lui et à ses commis[895].

[895] Arch. Nat. P 2530, fº 239 vº et 241 vº et J. 355, pièce 1.—Bibl. Nat. f. fr. 3910, nº 81. fº 176.

Nous savons qu'en présence de Charles VI, les ducs et les conseillers engagèrent leur foi, que le connétable reçut le serment des membres du Parlement et des gens des Comptes[896], mais nous n'avons pas trouvé que la Reine ait été obligée à cette formalité.

[896] Arch. Nat. J 355, pièce 2, nº 3.


Relatons ceux des événements qui eurent lieu à la cour en 1403-1404 et qui paraissent avoir été dirigés par Isabeau.

Les ducs de Bourgogne et d'Orléans intriguaient depuis longtemps pour rapprocher[Pg 379] leurs Maisons du trône par des mariages. Marguerite de Bourgogne, fille du comte Jean de Nevers, avait été promise au Dauphin Charles[897], mais la mort du jeune prince était venue rompre ce projet[898]; il avait été ensuite question d'un mariage entre Louis, le nouveau Dauphin, et une fille du duc d'Orléans. Nous avons rapporté les termes si pressants par lesquels l'Empereur Robert conseillait à Isabeau de s'opposer à cette union, et de choisir la petite-fille du duc de Bourgogne (mai 1401).

[897] Cf. le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. I, p. 113.

[898] Dès le mois d'avril 1396, Marguerite de Nevers était appelée dans les Comptes de l'hôtel du duc Philippe de Bourgogne, «Madame la Dauphine»—et quand, à l'automne de 1400, le Dauphin Charles tomba malade, toute la famille de Bourgogne était depuis plusieurs mois à Paris, pour régler les apprêts du mariage. Le 9 juin 1400, Jean de Champdivers, maître d'hôtel de la duchesse de Bourgogne, avait été envoyé au devant de Madame de Savoie, de Philippe de Bourgogne et de Madame la Dauphine pour les accompagner de Châtillon à Paris «pour cause des nopces que l'on entendoit faire à Paris de Monseigneur le dauphin et de Madame la dauphine». E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne, p. 250 et 565.

La Reine s'employa à contrarier les plans de son beau-frère; pendant deux ans, aucune décision n'intervint, mais, dès qu'Isabeau eut obtenu le pouvoir, elle se hâta de conclure les mariages bourguignons.

Le 28 avril 1403, des lettres de Charles VI «en[Pg 380] consideracion des services rendus au royaume par le duc Philippe, et des grands domaines que possédait ce prince», fiançaient le Dauphin Louis de Guyenne avec Marguerite de Nevers[899]. Dans un grand Conseil tenu chez le Roi, trois solennelles promesses de mariage furent échangées (5 mai.)

[899] Bibl. Nat. f. fr. 4628, fº 413 rº et vº.

Le duc de Guyenne fut fiancé à Marguerite de Nevers qui recevait avec deux cent mille francs de dot les châteaux de Villemaur et de Chaourse[900].

[900] Arch. Nat. J 408, pièce 7 et J 409, pièce 8.—Dom Plancher, Histoire de Bourgogne, t. III p. 197-198.—Chaourse, ch.-l. de cant., arr. de Bar-sur-Seine, dép. de l'Aube.—Villemaur, cant. d'Estissac, arr. de Troyes, dép. de l'Aube.

Michelle, quatrième fille de Charles VI était promise à Philippe, fils aîné du comte de Nevers. Les chiffres de la dot et du douaire devaient être fixés ultérieurement[901].

[901] Arch. Nat. J 258, pièce 16.

Enfin le Roi de France s'engageait à unir son fils Jean, comte de Touraine, avec une fille du comte de Nevers, qui n'était pas désignée[902].

[902] Arch. Nat. J 409, pièce 6 et 7.

Ce même jour, Charles VI avec la Reine et[Pg 381] les ducs de Berry, d'Orléans et de Bourbon furent au festin que le duc de Bourgogne leur offrit au Louvre[903].

[903] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III p. 77-79.

Mais deux jours après, le 7 mai, dans de nouvelles lettres, le Roi déclarait que jadis, il avait décidé le mariage du Dauphin avec une fille née ou à naître du duc d'Orléans; que depuis, il avait traité «aucuns mariages de plusieurs noz enfans avecques autres»; qu'il avait fait aussi des codicilles, testaments et ordonnances entre vifs qui violaient les droits que de raison et de coutume devaient appartenir au duc d'Orléans; et il mettait à néant les ordonnances qui donnaient à Isabeau la Présidence du Conseil, et rompait les projets de mariage avec la Maison de Bourgogne[904].

[904] Arch. Nat. J 468, pièce 12.

Un si brusque revirement pourrait être attribué à un retour de Charles VI à la santé, si l'on ne savait que le Roi était bien portant lorsqu'il avait présidé le Conseil du 5 mai. Peut-être le duc d'Orléans qui, seul des Princes, n'avait pas signé les ordonnances[Pg 382] d'avril, profita-t-il d'une absence d'Isabeau et du duc de Bourgogne pour agir sur son frère, qui l'aimait beaucoup, et en obtenir la restitution de ses droits. Quoi qu'il en soit, quatre jours après, le 11 mai, dans des lettres données au Conseil, Charles VI se montrait très préoccupé de pourvoir à la sûreté de sa très chère et très aimée compagne la Reine, de son fils et de ses autres enfants; déclarait que les ordonnances d'avril leur étaient très profitables, que leur rupture serait au grand damne des dessus-dits, et, après avoir blâmé sévèrement la surprise faite à sa volonté, il annulait à l'avance toutes décisions contraires touchant Isabeau, les Enfants et le Royaume[905].

[905] Arch. Nat. J. 468, pièce 12.—Philippe de Bourgogne était le seul prince présent au conseil du 11 mai.

Les pouvoirs de la Reine se trouvaient donc formellement confirmés[906] et les vues du duc de Bourgogne ne rencontraient plus d'obstacles, aussi le 28 juin, Madame de Bourgogne s'engageait à exécuter les clauses du contrat[Pg 383] de mariage du Dauphin Louis et de Marguerite[907], et, par trois ratifications successives, Isabeau acceptait le triple projet d'union[908]; la nouvelle Dauphine fut placée auprès de son futur époux dans la Maison de la Reine[909].

[906] Le 15 mai, Charles VI accrut encore les pouvoirs de la Reine en lui conférant le droit de s'opposer «à tous dons et aliénations du domaine». Arch. Nat. PP 117, fº 176 vº.—Ordonnances des Rois..., t. VIII, p. 586.

[907] Arch. Nat. J 409, pièce 9 et J. 249.

[908] Dom Plancher, Histoire de Bourgogne..., Preuves, t. III, p. 211-212 et 215-216.

[909] «Une aulne de cendal tiercelin et un quartier de drap de soye pour faire une chemise à heures pour Madame la Daulphine». Arch. Nat. KK 43, fº 15 rº.

L'avenir de toutes les filles de France était désormais assuré. En effet, par lettres, en date du 18 juin, le duc Louis de Bourbon et son fils Jean de Clermont avaient annoncé que le Roi et la Reine, «pour la bonne et vraye amour et entière affection que de leur grâce et humilité ils avaient toujours eu au comte et à la comtesse de Clermont», autorisaient le mariage de Charles de Bourbon, fils aîné de Jean de Clermont, avec la princesse Catherine, alors âgée de deux ans[910]. Les grands parents, le père et la mère avaient joint leur lettre de contrat, et, suivant la formule, «Madame la Royne avait donné sa parole de Royne». Cette union ne pouvait[Pg 384] être célébrée que dans un temps éloigné; mais Isabeau avait voulu donner un témoignage d'amitié au duc de Bourbon, et Philippe de Bourgogne avait approuvé cet engagement qui enlevait à Louis d'Orléans l'espoir de marier ses enfants dans la famille royale.

[910] Arch. Nat. J 953, pièces 17 et 18.

Malgré le mécontentement que ces dispositions durent causer au frère de Charles VI, l'oncle et le neveu vécurent en bonne intelligence pendant la fin de l'année 1403 et les premiers mois de 1404. Du reste le duc d'Orléans reçut quelque compensation: don lui fut fait du château et de la châtellenie de Château-Thierry[911]; les duc de Bourgogne et de Berry se rangèrent à son avis pour la restitution d'obédience au pape d'Avignon Benoît XIII[912]; et le Conseil royal ferma les yeux sur ses intrigues diplomatiques[913].

[911] Arch. Nat. P 2530, fº 264-265.

[912] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III, p. 87.

[913] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 288-303.


La Reine passa les derniers mois de l'année à Paris, résidant tantôt à l'hôtel Saint-Pol,[Pg 385] tantôt à sa maison de la Porte Barbette[914]. Comme témoignage de son activité politique nous n'avons que la liste de ses nombreux messages. Ses courriers vont trouver le duc de Bourgogne à Corbeil[915], à l'Abbaye du Barbeaux[916], à Melun[917]; et quand, en septembre, Philippe tombe malade dans cette ville, Isabeau lui envoie, à deux reprises, Maître Guillaume Cardonnel, «phisicien du duc de Guyenne». Lorsque Philippe aura regagné ses Etats, des lettres de la Reine lui parviendront encore à Arras et à Hesdin[918].

[914] Arch. Nat. KK 46, fº 6-17.

[915] «Jehan le Charron envoie hastivement toute nuit porter lettres de la royne devers monseigneur de Bourgogne à Corbeil ou illec environ, 20 juin 1403. Arch. Nat. KK 45, fº 164 vº.—Autres lettres du 12 juillet, KK 46, fº 8 vº.

[916] Lettres du 5 août. Arch. Nat. KK 46, fº 9 rº.—L'abbaye du Barbeaux était un monastère d'hommes de l'ordre de Citeaux, fondé par le roi Louis VII, dans la Brie, à deux lieues sud-est de Melun.

[917] Lettres du 21 août, 11 et 14 septembre, 11 et 13 octobre. Arch. Nat. KK 46, fº 9 à 10.

[918] Arch. Nat. KK 46, fº 10 vº.

Isabeau correspond aussi avec le duc d'Orléans[919], elle lui écrit à Senlis où il surveille les événements du Luxembourg, à Orléans, à Blois où il visite ses domaines, et au château de Coucy où il séjourne à son retour d'Avignon.

[919] Arch. Nat. KK 45, fº 164 et KK 46 fº 8-10, 50 et 51.

[Pg 386]

Lorsque le duc de Bretagne, son hôte, fut rentré dans sa province, Isabeau lui envoie son chevaucheur Jean le Charron. Le comte de Tancarville et Jean de Montagu reçoivent aussi des missives de la Reine, qui en expédie également, dans les environs de Paris, à ses gens[920].

[920] Arch. Nat. KK 45, fº 164 et KK 46, fº 8-10, 50, 51.

La plupart de ces messages ont trait aux affaires privées d'Isabeau: ce sont presque tous des décharges pour son Hôtel et son Argenterie dont les dépenses ont toujours été croissant. Celles-ci qui, pour l'Argenterie, n'étaient, en 1393, que de 10 000 livres tournois, s'élèvent, d'octobre 1403 à octobre 1404, à 41 947 livres 19 sous 4 deniers, et le chiffre des dettes, en cette seule année, est de 5 970 livres.

L'Hôtel de la Reine Jeanne de Bourbon ne coûtait annuellement au Trésor que 36 000 livres tournois; celui d'Isabeau mange près de 60 000 livres. Tout cet argent semble fondre entre les mains de la Reine qui, jugeant ses revenus ordinaires insuffisants, cherche à se constituer en quelque sorte une réserve par l'accroissement de son domaine foncier.

Charles VI avait précédemment acheté pour[Pg 387] lui, sa femme et ses successeurs, les terres, villes, châteaux et châtellenies de Saint-Dizier en Barrois, et de Vignory au bailliage de Chaumont[921]. Le 3 mai 1403, Isabeau obtint du Roi, en récompense de l'amour qu'elle lui avait toujours témoigné, et «pour certaines autres justes causes», qu'il lui transportât la possession de ces villes importantes, sa vie durant, avec tous leurs revenus[922].

[921] Arch. Nat. P 2530, fº 262 vº et 263 rº et vº.—Saint-Dizier, ch.-l.-de-cant., arr. de Vassy, dép. de la Haute-Marne.—Vignory, ch.-l.-de-cant., arr. de Chaumont, dép. de la Haute-Marne.

[922] Arch. Nat. P 2530 fº 262 vº et 263 rº et vº.


Comme nous l'avons dit déjà, c'est surtout en matière de finances que la Reine usait de ses pouvoirs.

Le 11 juin, Charles VI, alors en bonne santé, avait suspendu l'office des Trésoriers de France[923]; il se proposait de réduire leur nombre «pour le bien et la prospérité de son[Pg 388] domaine[924]», comme il avait déjà fait le 19 mai pour les Conseillers-généraux des Aides. Mais le Roi étant retombé dans son mal, la Reine et les Princes jugèrent que «aucunes nécessités étaient survenues de besogner au Trésor»; et Isabeau, assistée de ses oncles, tint personnellement un Conseil où, «en sa présence et à son plaisir», on décida que Raoul d'Auquetonville et Jean de la Cloche seraient réintégrés dans leurs offices et qu'on leur adjoindrait Gontier Col (août 1403)[925].

[923] Les trésoriers de France n'étaient, au XIIIe siècle, que les officiers préposés par le Roi à la garde de son trésor; au XIVe siècle, ils étaient devenus les chefs réels de l'administration des finances, avec le concours de la Chambre des Comptes et sous sa surveillance. «Ils avaient la direction supérieure de tout ce qui concernait le domaine de la couronne, qu'administraient sous leurs ordres les baillis, les sénéchaux et les prévôts, et celle des services de recette et de paiement.» A. Vuitry, Etudes sur le Régime financier de la France, nouvelle série (Paris, 1883, 2 vol. in-8º), t. I, 289-290 et t. II, p. 387.

[924] Arch. Nat. P 2530, fº 234.

[925] Ibid.

Peu après cette séance, les ducs se rendirent à Dourdan[926] où le 8, Isabeau dépêcha «hastivement de nuit Jean le Charron à Monseigneur de Berry[927]», et le 10, un autre message, non moins pressé, au duc de Bourgogne[928]. On a tout lieu de supposer que ces deux courriers portèrent aux Princes les observations de la Reine sur la mesure adoptée dans le dernier Conseil. Bientôt, Jean de Montagu, évêque[Pg 389] de Chartres, président de la Chambre des Comptes, fut mandé à Dourdan et chargé par les Princes d'aller à Orléans pour obtenir l'adhésion du frère du Roi. Celui-ci approuva le choix des trois Trésoriers, mais demanda qu'on en adjoignît un quatrième, Audry du Moulin, ancien Trésorier des guerres. Isabeau et les ducs y consentirent volontiers[929].

[926] Dourdan, ch.-l. de cant., arr. de Rambouillet, dép. de Seine-et-Oise.

[927] Arch. Nat. KK 46, fº 9 rº.

[928] Ibid.

[929] Arch. Nat. P 2530, fº 254.

Le 18 août, Jean de Hangest, sire de Heuqueville vint, de la part de la Reine, inviter la Chambre des Comptes à enregistrer la nomination des nouveaux Trésoriers. Il ne cacha pas que tout délai mécontenterait la Reine et les Princes. Mais les gens des Comptes étaient hostiles à Isabeau et se méfiaient des créatures que son caprice pouvait élever aux grandes charges du Royaume. Ils refusèrent donc l'enregistrement; ils prétextèrent que les lettres de suspension avaient été passées «par le Roi en son Conseil», que les lettres de nomination, ne portant pas la même mention, n'étaient pas valables; qu'elles parlaient d'autres lettres dont la Chambre n'avait pas eu connaissance,[Pg 390] et que celle-ci en exigeait la communication avant d'instituer les Trésoriers. Vainement Nicolas du Bosc, évêque de Bayeux, fit observer que la Reine et les Princes ne prendraient pas en patience un tel délai, les gens des Comptes ne cédèrent point; mais pour «desmouvoir la Royne de l'affection qu'elle avait à ce que les Trésoriers fussent reçus et excuser la Chambre du délai», ils chargèrent l'évêque de Bayeux de lui exposer la situation financière de la France[930].

[930] Arch. Nat. P 2530, fº 254-261.

Monsieur de Bayeux, en présence du duc de Bourbon, du chancelier et des autres membres du Conseil, dépeignit à Isabeau l'état du domaine et du Trésor du Roi: on devait aux receveurs de grosses sommes d'argent; les gens d'Église, les hôpitaux, les aumônes ne pouvaient être payés; les châteaux tombaient en ruines;—et il attribua la misère et le désordre du Royaume à la trop grande charge que les Trésoriers y avaient mise. Le prélat rappela ensuite que Charles VI avait déclaré qu'il n'y aurait à l'avenir que deux Trésoriers «bons, riches et sages qui ne fussent point[Pg 391] obligez à compter au roy ne trop obligez à autrui»; que, par trois défenses successives, il avait résisté aux efforts tentés pour annuler les effets des lettres de suspension; et que maintenant, la Reine et les ducs voulaient nommer quatre nouveaux Trésoriers qui avaient offert de prêter et bailler deux mille cinq cents francs, «laquelle voye est bien contre raison d'acheter offices».

Les paroles de l'évêque de Bayeux furent sans effet. Le 21 août, trois chevaucheurs allaient trouver le duc de Bourgogne à Melun, le duc de Berry à Étampes, le duc d'Orléans à Blois, porteurs des avis d'Isabeau sur cette affaire[931], et le 23, le vidame d'Amiens, Guillaume le Bouteiller et Guillaume Laisné intimèrent aux gens des Comptes l'ordre «de par la Reine», d'instituer les Trésoriers[932].

[931] Arch. Nat. KK 46, fº 9 rº.

[932] Arch. Nat. P 2530, fº 254-261.

De guerre lasse, la Chambre allait s'incliner lorsque Hervey de Neauville, ancien Trésorier dont Isabeau avait obtenu le désistement en lui promettant une charge de Maître en la Chambre des Comptes, vint[Pg 392] réclamer la place promise, menaçant, en cas de refus, de garder son office de Trésorier. La Chambre, qui ne cherchait qu'un prétexte à de nouveaux délais, déclara qu'elle n'était pas en nombre pour statuer et leva la séance.

Le 24, la cour vaquait, lorsque Guillaume Cousinot vint renouveler à l'évêque de Bayeux l'ordre de recevoir les Trésoriers; celui-ci objecta la vacance de la Chambre. Une seconde fois, le même jour, Isabeau fit exprimer sa volonté à l'évêque par le vidame d'Amiens Le Bouteiller «réformateur en la police», accompagné du Maréchal du Bourbonnais; la réponse du matin leur fut réitérée; ils intimèrent alors à Monsieur de Bayeux l'ordre de convoquer les Conseillers au Palais où le duc de Bourbon les recevrait. Quelques instants après, un sergent d'armes allait en la demeure de chaque conseiller lui porter commandement de se trouver au Palais. Une réunion de sept conseillers s'en suivit; elle était présidée par l'évêque de Bayeux, et le duc de Bourbon y assistait. Après que le vidame d'Amiens Le Bouteiller eut répété[Pg 393] l'ordre de la Reine d'enregistrer les lettres de nomination des quatre nouveaux Trésoriers, les magistrats obéirent.

La chambre des Comptes se vengea de la violence que lui avait faite Isabeau en décidant qu'elle n'admettrait dans son sein ni Hervey de Neauville, ni aucun autre protégé d'ailleurs, «jusqu'à ce que Messieurs en eussent parlé personnellement au Roi et lui eussent remontré l'inconvénient de ces sortes de nominations[933]».

[933] Arch. Nat. P 2530, fº 261-262.


Au printemps de 1404, une épidémie s'abattit sur la France et les pays voisins[934]; elle frappa deux des Princes; le duc de Berry tomba malade à Vincennes[935], fut à toute extrémité, mais il guérit; le duc de Bourgogne, irrémédiablement atteint, succomba à Halle le 27 avril 1404[936].

[934] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III. p. 143. «Tous ceux qui étaient atteints étaient en danger de mort, le mal débutait par de violentes douleurs de tête qui ôtaient l'appétit; et bientôt, réduit à un état effrayant de maigreur, le malade mourait de consomption.»

[935] Ibid. p. 149.

[936] Ibid., p. 145-149.—Monstrelet, Chronique..., t. I, p. 87-90—Halle, ville du Brabant méridional, Belgique.

[Pg 395]


CHAPITRE VI

LA REINE ET LE DUC D'ORLÉANS

Le protagoniste mort, la Reine et le duc d'Orléans occupèrent le premier plan de la scène politique.

En 1404, le duc d'Orléans avait trente-deux ans; mûri par l'âge, il n'était plus, certainement, le prince frivole de la vingtième année, les plaisirs seuls ne l'occupaient plus tout entier; l'ambition lui était venue et, avec elle, l'esprit de suite; d'ailleurs, au cours de sa lutte contre son oncle Philippe, il avait éprouvé de graves ennuis, partant, sa fatuité s'était émoussée, et si, dans les récentes intrigues diplomatiques que nous lui avons vu inspirer ou diriger, quelques-uns de ses actes ont pu[Pg 396] paraître téméraires, on ne saurait, sans injustice, les qualifier d'inconsidérés[937].

[937] Voy. pour le portrait du duc Louis d'Orléans: Christine de Pisan, «Livre des faits et bonnes mœurs du sage roy Charles V», (Coll. Michaud et Poujoulat, t. II, p. 28-31).—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 74 et 739.—Le Pastoralet, vers. 189 à 209, (Chroniques Belges, textes français, p. 579 et 580).—Bibl. Nat., Estampes, Collection Gaignières, Statue tombale de Louis d'Orléans à Saint-Denis, Oa 13 fº 11.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, Introduction I-XVI.

A la cour, son renom de prince charmant n'avait rien perdu de son lustre: dames et seigneurs, amusés par son gracieux entrain, applaudissaient à toutes ses fantaisies. Les qualités les plus séduisantes ornaient sa personne; sa physionomie douce et intelligente respirait la franchise et la bonté; son visage, d'une agréable rondeur, était éclairé par deux grands yeux que voilait par moment une ombre de mélancolie; la taille bien prise, le port noble, même sous les plus riches costumes il avait une remarquable aisance. Comme son frère, à qui il ressemblait beaucoup, il était vaillant à la chevauchée et au tournoi; mais il avait mieux profité que celui-ci de la belle instruction donnée par Charles V à ses enfants; il était très lettré, grand liseur et il contait avec charme, en un style singulièrement[Pg 397] imagé; les chroniqueurs vantent «sa belle parleure ornée naturellement de rhétorique». Par ses manières affables[938] et ses paroles dorées, il savait plaire à tous, surtout aux dames car envers elles il était passé maître en galanterie. Cependant sa vie privée était méprisable: quoique marié à une femme belle et fidèle, quoique père de famille, il continuait à jouer avec passion et à rechercher les bonnes fortunes; aussi était-il moins populaire qu'on ne l'a dit; souvent même, la clameur publique flétrissait, en termes violents, l'inconduite de ce prince joueur et coureur de filles[939]. En effet, les vilains qui adoraient leur pauvre Roi déploraient qu'il n'eût pas auprès de lui, pour l'assister ou le suppléer, un frère plus sérieux et moins prodigue.

[938] Christine de Pisan..., t. II, p. 29.

[939] Arch. Nat. JJ 153, pièce 430.

Malgré tous ses défauts et ses graves vices, le duc d'Orléans est considéré par la plupart des historiens avec sympathie; toutefois, son aristocratique désinvolture et le tour si français de son esprit auraient sans doute failli[Pg 398] à lui gagner l'indulgence de la postérité s'il n'avait péri, dans la force de l'âge, victime d'un odieux assassinat.


La collection Gaignières contient la copie d'un portrait d'Isabeau la représentant aux environs de la trentaine[940]: le chef tourné de trois quarts, la main gauche retenant le manteau et la droite libre, à la hauteur de la poitrine, la Reine, vêtue de la houppelande fleurdelisée, coiffée du hennin couronné, s'avance en quelque cortège, deux suivantes portent la queue de sa robe. Cette peinture était sans doute une œuvre de commande, car l'artiste s'est surtout attaché à rendre la majestueuse attitude de la souveraine sous un costume d'apparat; le dessin de la tête est du style convenu, les traits sont réguliers mais sans expression; pourtant on remarque l'empâtement des contours du visage, surtout sous le menton. De ce détail, nous pourrions inférer qu'en 1404, après onze grossesses, Isabeau avait plus que de l'embonpoint; cette supposition serait assez vraisemblable[Pg 399] puisque, dans quelques années, la Reine deviendra lourde au point de ne plus pouvoir prendre de l'exercice; mais plutôt que de risquer de douteuses hypothèses, nous préférons avouer que nous manquons de documents sur le physique d'Isabeau à cette époque.

[940] Bibl. Nat., Estampes, Collection Gaignières, Oa 13, fol. 6.

Pour le moral, nous sommes mieux renseignés; déjà nous avons constaté que le principal trait de son caractère était un égoïsme avide servi par une étonnante aptitude à l'intrigue. Considérons maintenant la Reine dans son rôle d'épouse et de mère.

Pendant les premiers temps de la maladie du Roi, Isabeau avait amèrement pleuré et beaucoup prié; forte de sa profonde affection pour son mari, elle s'était résignée, de longues années durant, à se voir repoussée par lui quand il était en démence, et à reprendre la vie conjugale dès qu'il avait recouvré la raison; l'espoir que Charles pouvait guérir était resté plus ferme en elle que chez toute autre personne de l'entourage du Roi; mais, des méchantes paroles à l'adresse de sa femme, le pauvre fou avait passé aux voies de fait;[Pg 400] il la frappait parfois si durement que les Princes appréhendaient quelque malheur[941]. Alors Isabeau trembla à la seule vue de ce maniaque qui, dans ses crises, lui jurait une haine mortelle, et le dégoût la prit de ses propos insensés et de ses gestes ridicules. De mois en mois, elle s'habitua à considérer la déchéance de son mari comme irrémédiable, et un temps vint où, à ses yeux, «le Roi» n'exista plus. Désormais, chaque fois que Charles reviendra à la santé relative, elle saura dissimuler la répulsion qu'il lui inspire; elle en obtiendra toujours les donations convoitées et la signature des actes dont elle attend quelque profit, mais entre les deux époux il n'y aura plus de rapports intimes.

[941] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. VI, p. 487.

Il est impossible de déterminer le mois, même l'année où le ménage royal se trouva ainsi irrévocablement désuni. Les chroniques ne contiennent aucun détail qui puisse nous éclairer sur ce point obscur; seuls des Mémoires, œuvre de quelque confident d'Isabeau, eussent pu révéler le moment[Pg 401] précis de cette rupture; or, aucun journal secret n'a été tenu à la cour de Charles VI, ou du moins aucun écrit de ce genre n'est parvenu jusqu'à nous; nous ignorons les mystères de l'alcôve royale, mais vraisemblablement, c'est pendant l'année 1404 qu'Isabeau se détacha entièrement du Roi.

A cette époque, le duc Louis d'Orléans était, plus que jamais, l'hôte des résidences de la Reine; bien qu'ils n'eussent pas d'affinité intellectuelle, le goût du faste, l'organisation des fêtes et certains intérêts politiques les rapprochaient continuellement. On a avancé que cette intimité d'Isabeau avec son beau-frère était devenue, à un moment donné, liaison coupable, «incestueuse», suivant le droit canonique du moyen âge. Brantôme a écrit: «Louis d'Orléans ne fit pas difficulté d'aimer sa belle-sœur, Isabeau de Bavière[942]», comme s'il mentionnait un fait connu de tous, et depuis le XVIe siècle, cette assertion a été répétée si souvent que, dans[Pg 402] l'esprit d'un très grand nombre de nos contemporains, le nom du duc d'Orléans est inséparable de celui d'Isabeau. Par contre, quelques historiens se sont refusés à reproduire cette grave accusation n'ayant trouvé aucun témoignage incontestable sur lequel l'appuyer.

[942] Œuvres complètes de Pierre de Bourdeilles, seigneur de Brantôme (éd. L. Lalanne, Soc. Hist. de France, Paris, 1874-1882, 11 vol. in-8º) t. II, p. 357, 358.

Pour notre part, nous avons recherché de quels éléments avait pu se former la légende des «criminelles amours de Louis d'Orléans et d'Isabeau», et nous allons exposer les résultats de notre enquête; disons tout de suite que celle-ci nous a fourni seulement quelques graves présomptions contre la Reine, mais de preuves, aucune; aussi que le lecteur ne s'attende ni à un réquisitoire, ni à un plaidoyer, pas plus qu'à une solution quelconque du problème, nous voulons simplement développer à ses yeux le canevas sur lequel ont brodé conteurs et romanciers.

Très certainement, lorsqu'Isabeau s'éloigna de Charles, l'âge n'avait pas encore tari en elle le besoin des doux épanchements; de plus, elle n'avait rien perdu de son goût pour les plaisirs. A trente-cinq ans, elle éprouvait encore une orgueilleuse jouissance à présider[Pg 403] les cérémonies et les fêtes. Or, à ses côtés, vivait le prince le plus fastueusement élégant de toute la cour, celui qui fièrement portait, comme une auréole, sa réputation d'homme à bonnes fortunes: «Se j'ay aimé et on m'a aimé, ce a faict amours; je l'en mercie, je m'en répute bien eureux!» Il était, il est vrai, l'époux de la noble Valentine, mais l'on sait quels sentiments Isabeau nourrissait pour la duchesse d'Orléans; longtemps, elle avait jalousé en elle l'amie du Roi, et l'on n'a pas oublié sous quel prétexte calomnieux elle la tenait exilée de la cour depuis 1396. Au fond, la petite fille de Bernabo haïssait la fille de Galéas. De ce côté donc, aucun obstacle n'était offert au penchant de la Reine vers le duc.

D'ailleurs, elle ne pouvait craindre que ses fantaisies causassent du scandale à la cour, car les seigneurs et les dames étaient presque tous frivoles ou débauchés et ne s'étonnaient pas des pires choses. La triple folie du plaisir, du luxe et de l'amour semblait emporter, comme dans un tourbillon, la société des Grands en cette aurore du [Pg 404]XVe siècle.

«M'en sui au joli bois venus
«Où l'on célébrait à Vénus
«En lui offrant beaux roussignols
«Bien chantans, jolis et mignos,
«Et pour l'amour de la déesse
«Vaurrent les pluisours par léesse
«Dessus l'erbette caroler,
«Saillir, treper et flajoler[943]»
.................

[943] Le Pastoralet, vers 87-94 (Chr. Belges, textes français, p. 576).

Le joli bois que chante l'auteur du Pastoralet est Paris, la résidence de la cour. Les ballades d'Eustache Deschamps, de Christine de Pisan célèbrent l'amour et les amants; jamais les prédicateurs n'ont trouvé plus ample matière à fulminer que dans les mœurs de cette époque. Que l'on paraissait loin déjà de la cour si décente et si réglée de Charles V! Peu à peu toutes les sages personnes des précédentes générations: la duchesse douairière d'Orléans, la Reine Blanche, la duchesse de Bar, étaient mortes, et la duchesse de Bourgogne va bientôt suivre son mari dans la tombe[944]; avec elle, disparaîtra[Pg 405] le dernier type de noble et respectable dame qui eût pu encore imposer à Isabeau.

[944] La duchesse Marguerite de Bourgogne mourut en 1405.

Et nous voyons celle-ci s'afficher avec son beau-frère: en juillet 1405, par exemple, tandis que le Roi et les Enfants de France sont demeurés à Paris, la Reine passe plusieurs jours, pour son plaisir, au château de Saint-Germain, en compagnie du duc Louis. Le 12 juillet, ils font ensemble une promenade dans la forêt, elle en char, lui à cheval. Tout à coup un gros orage éclate avec de fortes rafales de vent et de pluie; le duc monte dans la voiture d'Isabeau; les chevaux, effrayés par le tonnerre, se cabrent, puis s'emportent et dévalent à toute bride dans la direction de la Seine; les deux voyageurs se voient perdus; mais le sang-froid d'un cocher, qui coupe les traits, les sauve d'une mort qui paraissait certaine[945]. Le lendemain, étant toujours au château de Saint-Germain, ils apprennent avec terreur que l'orage de la veille s'est aussi abattu sur Paris et que la foudre est tombée sur l'hôtel Saint-Pol où elle a causé de grands ravages: dans une[Pg 406] chambre voisine de celle où se trouvait le Dauphin, elle a tué un de ses compagnons de jeux et blessé grièvement plusieurs personnes. La Reine et le duc tirent les plus mauvais présages de cette catastrophe; et autour d'eux, on commente ces mauvais présages; ils peuvent entendre dire «qu'ils vont bientôt voir fondre sur eux les derniers malheurs en punition de leurs méfaits[946]». Louis d'Orléans pense alors à payer ses dettes, mais Isabeau ne se préoccupe nullement de garder plus dignement son rang.

[945] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 281.

[946] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. IIII, p. 283-285.

Peu de temps après, au début de la lutte entre les partisans du duc d'Orléans et ceux de Jean de Bourgogne, non seulement la Reine se prononce pour la politique de son beau-frère, mais elle se sauve avec lui, loin du Roi, jusqu'à Melun, où deux mois entiers, le même toit les abrite[947]. En cette circonstance, elle rompait avec l'une des traditions les plus fidèlement observées par les Reines de France, ses devancières.

[947] Cf. Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III p. 291-317.—Monstrelet, Chronique..., t. I, p. 108-125.—Arch. Nat. Comptes de l'Hôtel de la Reine, KK 46.—etc., etc.

[Pg 407]

Vers la même époque, elle néglige ses enfants, ne s'occupe plus de la personne du Roi qui, dès lors, végète dans un pitoyable état de misère physique et morale. Au milieu de l'année 1405, quelques gens de l'entourage de Charles VI blâment tout haut Isabeau de ne pas veiller à l'éducation de ses enfants. Quand ces propos parviennent aux oreilles du Roi, il veut s'assurer de leur fondement et ayant fait venir le duc de Guyenne, il lui demande depuis combien de temps il est privé des caresses de sa mère; l'enfant répond qu'elle ne l'a pas embrassé depuis trois mois, il est élevé et soigné par sa dame d'honneur seule. Ce rapport attrista Charles VI qui récompensa la gouvernante et la pria de continuer ses soins au Dauphin[948].

[948] Religieux de Saint-Denis.... t. III, p. 289, 291.

Cependant les dépenses de l'Hôtel du Roi, restent les mêmes comme le prouvent les Comptes. On achète toujours les choses nécessaires au Prince et à ses officiers; donc s'il est vrai «que le souverain du plus riche royaume du monde manque de tout ce qui est indispensable à la majesté[Pg 408] royale», c'est qu'Isabeau et le duc d'Orléans n'exercent aucune surveillance sur l'Argenterie du Roi et qu'ils y tolèrent le désordre; non seulement Charles VI n'est plus entouré des soins ni du confort que réclament son mal et son rang, mais on le laisse s'adonner à ses manies bizarres et dangereuses. Pendant cinq mois (juillet-novembre 1405), il reste sans faire sa toilette, il refuse même de changer de linge; il ne mange, ni ne se couche plus à des heures régulières. Son corps est couvert de pustules et rongé par la vermine; son visage est hâve et d'un aspect repoussant; sa barbe, inculte; un ulcère, produit par une blessure qu'il s'est faite dans un geste de folie, répand autour de sa personne une odeur fétide[949].

[949] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, p. 349.

Quand les médecins sont parvenus à le retirer de cette abjection, Isabeau refuse, plus que jamais de reprendre la vie commune[950]; elle éprouve maintenant, pour l'état de déchéance où son mari est tombé, un dégoût insurmontable: c'est alors que «la petite reine»[Pg 409] la remplaça dans la couche royale. A la fin de 1405, en effet, une maîtresse fut donnée à Charles VI, la charmante et énigmatique Odette de Champdivers qui fit au pauvre fou l'aumône de ses grâces et de sa douce pitié. Elle remplit sa triste tâche avec la plus parfaite abnégation; en 1406 ou 1407, elle donna au Roi une fille, baptisée sous le nom de Marguerite.

[950] Ibid., t. VI, p. 487.

Est-ce Isabeau qui a choisi pour la suppléer auprès de son mari cette touchante victime, issue d'une noble famille de Bourgogne, et sans doute, parente de ce Guy de Champdivers que nous avons vu occuper un haut emploi dans l'Hôtel de la Reine[951]? Si elle n'a pas désigné elle-même la nouvelle compagne de Charles VI, Isabeau a du moins consenti à la chose; le chroniqueur l'affirme et il constate que cet agrément paraissait fort étrange[952].

[951] Sur «la petite reine», Voy: L. Lavirotte, Odette de Champ divers.., (Dijon, 1854, in-8º).—Vallet de Viriville, Odette de Champ divers était-elle fille d'un marchand de chevaux? (Bibl. Ec. Chartes, année 1859, p. 171-181).

[952] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. VI, p. 487.

Dans cette scabreuse relation, il nous faut[Pg 410] maintenant mettre en scène ceux qu'Isabeau nomme «nos bien amez les religieux Célestins fondez de Notre-Dame, à Paris[953]». Le 15 avril 1405, ils sont gratifiés par la Reine de lettres les assurant qu'ils n'ont à craindre aucun préjudice des constructions qu'elle a fait exécuter peu auparavant. En face des jardins de l'Hôtel Saint-Pol, Isabeau s'est approprié «le champ au Plastre, sis en la rue du petit Muce» et ancienne propriété du couvent Saint-Eloi de Paris. Elle a d'abord fait clore de murs ce terrain du côté de la rue, et puis «labourer et cultiver en jardin». Ensuite elle a fait «ouvrir certains huis et entrées, fermant à serrures et à clés ou autrement», entre le jardin du Champ au Plastre et le clos des vignes des Célestins, et elle a ordonné de percer plusieurs autres portes donnant sur le monastère, les jardins et vignobles de ces religieux. Ainsi qu'elle-même nous le révèle dans sa lettre, son but n'était pas seulement de pouvoir pénétrer dans le monastère et l'église pour y faire ses dévotions, seule ou accompagnée de ses enfants, mais aussi de[Pg 411] passer souvent ces portes «pour aller s'ébattre» et se promener dans les grands jardins du couvent et d'y envoyer ses enfants.

[953] Arch. Nat. K 180, pièce 16.

Or, une lettre du duc d'Orléans, un peu postérieure à celle de la Reine, nous apprend que, lui aussi, aime à s'ébattre dans ces mêmes jardins; mais qu'il ne voudrait pas que la faveur accordée par les religieux pût en quelque manière leur porter préjudice. D'ailleurs, ajoutait-il, «entrer et yssir pouvait se faire sans les appeler ou leur sceu[954]».

[954] Arch. Nat. K 180, pièce 16.

On a supposé qu'Isabeau et Louis s'étaient ménagé dans ce jardin, pour leurs rendez-vous, quelque discret bocage. On lit dans le Pastoralet:

«Devers le soir que palissoit
«L'air et le beau soleil issoit
«Du bois qui devenoit umbrage[955]

[955] Le Pastoralet, vers 959-961, (Chr. Belges, textes français, p. 602).

et le satirique poète accuse le duc de n'affecter une si grande dévotion aux Célestins[Pg 412] qu'afin de dissimuler ses coupables pensées et ses trahisons envers Charles VI.

D'autres ouvrages contemporains, plus sérieux que ce poème, contiennent des allusions à l'étroite intimité de la Reine avec son beau-frère. Le Religieux de Saint-Denis parle «d'un bruit public[956]» qui attribuait à la rivalité du duc de Bourgogne et du duc d'Orléans des causes secrètes. En outre, des propos scandaleux étaient tenus, à la cour même, sur la conduite de la Reine, non par de petites gens en mal de commérages, mais par de très nobles damoiselles dont quelques-unes avaient toute la confiance d'Isabeau. Celle-ci, en effet, dans le courant du mois d'août 1405, remarqua que les gens de son entourage jasaient à son sujet; immédiatement, elle résolut d'infliger aux calomniateurs un châtiment exemplaire: la dame de Minchière, gardienne du sceau de la Reine, fut frappée la première; Isabeau la chassa ignominieusement; avec elle, plusieurs autres damoiselles furent congédiées; puis la vicomtesse de Breteuil et l'écuyer Robert de Varennes furent jetés en prison[Pg 413] (15 août 1405), ils y restèrent longtemps; les démarches tentées par leurs familles auprès de la Reine furent non avenues, et celle-ci ne voulut même pas consentir à ce qu'on procédât envers les deux prévenus suivant les formes régulières de la justice. Craignait-elle donc que la vicomtesse et l'écuyer ne fussent absous ou reconnus coupables seulement de médisance? En tout cas sa colère apparut implacable[957].

[956] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 13.

[957] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 331.

Quelques-mois auparavant, elle avait déjà entendu blâmer sa conduite, mais sans pouvoir sévir. Au mois de mai précédent, un Augustin, Jacques Legrand, prêchant à la cour le sermon de l'Ascension, s'était autorisé et de sa robe de moine et des violences de langage tolérées chez les Frères prêcheurs, pour répéter en face d'Isabeau ce que tout le monde chuchotait. Quand il s'était écrié: «la déesse Vénus règne seule à votre cour, ô Reine,» l'allusion était ambiguë; mais quand il avait dit: «l'ivresse et la débauche lui servent de cortège et font de la nuit le jour, corrompant les mœurs et énervant les cœurs»; il avait nettement[Pg 414] visé les fêtes de la cour; lorsqu'enfin il avait conclu: «partout on parle de ces désordres, et de beaucoup d'autres..., si vous voulez m'en croire, ô Reine, parcourez la ville sous le déguisement d'une pauvre femme, vous entendrez ce que chacun dit[958]», l'apostrophe était bien directe.

[958] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 269.

Cette fois, les dames et les familiers d'Isabeau avaient tous pris parti pour leur souveraine, sans doute parce qu'ils s'étaient sentis enveloppés dans la même réprobation; et, comme ils marquaient au prédicateur leur étonnement, celui-ci déclara que lui-même en avait éprouvé un beaucoup plus grand à la vue de leurs mauvaises actions et il ajouta: «non seulement de celles que j'ai flétries, mais d'autres que je ferai connaître à la Reine quand il lui plaira[959]».

[959] Ibid.

Jacques Legrand avait fait preuve d'un réel courage en invectivant contre la cour et ses mœurs dissolues, car certainement il connaissait l'histoire de saint Jean Chrysostôme[Pg 415] et de l'impératrice Eudoxie et savait que «les femmes et surtout les nobles dames s'irritent des paroles qui leur déplaisent[960]».

[960] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 269.

L'âme vindicative d'Isabeau dut cruellement souffrir de ne pouvoir corriger l'audacieux prédicateur. Bien plus, on dit que Charles VI, au rapport qu'on lui fit de la mercuriale du moine augustin, «en témoigna beaucoup de satisfaction[961]»; il était alors en possession de son bon sens; quel grief avait-il donc contre Isabeau pour se réjouir des insultes qu'on lui avait prodiguées? quelques-uns des mauvais bruits qui circulaient sur le compte de sa femme, étaient-ils parvenus à ses oreilles; ou, de ses propres yeux, avait-il surpris quelques indices?

[961] Ibid., p. 271.

Le chroniqueur Guillaume Cousinot, familier du duc d'Orléans, traite de calomnies tous les méchants propos qui se colportaient alors à la cour et dans la ville; pourtant il ne croit pas devoir les passer sous silence; il dit que le duc de Bourgogne, pour mettre «les cueurs du peuple» contre la Reine et[Pg 416] Louis d'Orléans, fit «semer par cayemans et par tavernes faulces mençonges de la royne et du duc d'Orléans son frère[962]».

[962] G. Cousinot, Gestes des Nobles, p. 109.

Quant au Religieux de Saint-Denis, dont la plume chaste et circonspecte n'aurait su formuler une accusation sans preuves évidentes, il n'affirme rien de positif, mais son récit autorise les soupçons, car il nous représente Isabeau et le duc toujours ensemble, comme deux complices: «Ils mettaient toute leur vanité dans les richesses, toutes leurs jouissances dans les délices du corps....., ils oubliaient tellement les règles et les devoirs de la royauté qu'ils étaient devenus un objet de scandale pour la France et la fable des nations étrangères[963]

[963] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 267.

Il est vrai qu'en ces années 1404-1406, le pamphlétaire parisien qui flagellait avec le plus de violence la cupidité d'Isabeau, le luxe effrené de son entourage, ne parle pas des mœurs privées de la Reine; aucun de ses traits ne vise précisément sa conduite; pourtant, en[Pg 417] lisant très attentivement les cinglantes satires contenues dans le «Songe véritable», on s'aperçoit que l'auteur n'exprime pas toujours sa pensée jusqu'au bout; il s'arrête, comme s'il jugeait trop grave ce qu'il lui reste à dire. Ainsi ses personnages allégoriques profèrent parfois de terribles menaces contre Isabeau à propos d'actions, voire même de fautes qui, vraiment, ne méritent pas toutes ces foudres: A un endroit, Fortune répond aux supplications de Souffrance:

«Je ly ferai avoir tel honte,
«Et tel dommage et telle perte
«Qu'en la fin en sera déserte[964]

[964] Le Songe Véritable, vers 1741-1743 (éd. Moranvillé, Mém. Soc. Hist. de Paris, t. XVII, p. 276).

Autre part, c'est Raison qui lance contre Isabeau une sorte d'arrêt:

«Se devers moy bientost ne viens,
«..... te menray a tel meschief
«Que tu n'aras membre ne chief
«Qui ne tremble de fort ire.
«Maiz ne te veuil ores plus dire,
«Pour ce que femme a pou de honte
«Et font de mes diz pou de compte.
[Pg 418]
«Maiz en la fin t'en souvendra.
. . . . . . . .
«On dit en proverbe souvent
«Que nul ne scet qu'à l'euil ly pend[965]

[965] Le Songe Véritable, vers 2838-2855.

Si Isabeau lut ou connut ces vers, elle dut trembler: n'évoquaient-ils pas le souvenir de la fin tragique de Marguerite de Bourgogne et l'affreuse vision du Château Gaillard?[966]

[966] Marguerite de Bourgogne, femme du roi Louis X le Hutin, ayant été convaincue d'adultère, fut enfermée au Château Gaillard où elle périt étranglée par ordre de son mari.

Ce que le «Songe véritable» permet seulement de supposer, un autre pamphlet le Pastoralet le publie en neuf mille vers. Ce dernier poème est le très long et parfois très agréable récit de la «joyeuseté qu'on faisait à Paris en temps de paix», de la «hantise» qu'avait le duc d'Orléans avec la Reine, et des effroyables conséquences de leurs amours.

La Bergère «Belligère», c'est la Reine Isabeau

«Sy qu'en coer bataille porta.[967]»

[967] Le Pastoralet, vers 8886. (Chr. Belges, textes français, p. 845).

[Pg 419]

«Tristifer» est le duc d'Orléans, personnage sinistre. L'amour est né en eux, insensiblement, à la faveur des joyeux plaisirs de la cour. Un jour, il se trouve que le Roi Charles VI, «le berger Florentin amie fausse a», car Belligère

«... a tout abandonné
«Son coer et sans parler donné.»

Alors que de son côté Tristifer

«Un pensement malvois avoit
«D'aimer ce qu'amer ne debvoit.»

Longtemps il n'y eut entre eux qu'échange de doux regards,

«Il pense à elle, et elle à ly.»

Enfin, un beau soir, tandis que les pastours

«En sonnant busines et cors»,

ont quitté la fontaine et ramènent leurs troupeaux, Isabeau, que l'amour tourmente est venue

«Seoir par dessoubs la caurrette
«Droit au soel de son herbegage.

où ne tarde pas à la rejoindre

[Pg 420]

«L'amant fol et non pas sage.
. . . . . . . .
«Mais, ains que passe la nuitie
«Sera tele choise exploitie
«Tant seront d'amours échaudés
«Que Florentin sera fraudés[968]

[968] Le Pastoralet, vers 1035-1038 et 1069-1073..... p. 605-606.

Certes, tout cela n'est que malicieuse et facile fiction; c'est en vers plaisants la satire du parti d'Orléans au profit des Bourguignons; pourtant, au moment où le poème est écrit, vers 1420, ceux-ci ont tout intérêt à ménager Isabeau dont ils sont les obligés. De plus, si les amours de la Reine et de son beau-frère n'avaient pas été la fable publique, comment un vrai poète eût-il consacré près de dix mille vers à cette «histoire». Au surplus, l'auteur anonyme du Pastoralet déclare n'employer comme matière que des faits connus de tous,

«Car l'ystore qui est couverte
«Ichy, est ailleurs descouverte
«Si com ens croniques de France:
. . . . . . . .
«Et meismement en raconte
. . . . . . . .
[Pg 421]
«L'abbé de Chierchamp[969] en ung conte
«Et aultres que ne dy espoir[970]

[969] Probablement l'auteur d'un pamphlet qui n'est pas parvenu jusqu'à nous.

[970] Le Pastoralet, vers 8832-8840... p. 843-844.

A partir de 1420, les Anglais exploitèrent, pendant de longues années, le souvenir des bruits qui avaient circulé sur l'adultère de la Reine; «Cil qui se dit dauphin», disaient-ils, en parlant de Charles né en 1403, et, par ces mots, ils entendaient que le jeune prince «n'estoit pas légitime, et par ce moyen inhabile à succéder à la couronne de France[971]». Certes, ce témoignage paraît suspect au premier chef, puisqu'il émane d'ennemis intéressés; il mérite pourtant qu'on s'y arrête, car il évoque le souvenir des doutes angoissants de Charles VII se demandant «s'il était vrai fils du Roi de France».

[971] Jean Chartier, Histoire de Charles VII roi de France (éd. Vallet de Viriville. Paris, 1858. 3 vol. in-18º) t. I, p. 209-210.

«Sire, n'avez-vous pas bien en mémoire que le jour de la Toussaint dernière, vous estant en votre oratoire tout seul, la première requeste que vous feiste à Dieu fut que vous priastes que se vous n'estiez vray[Pg 422] héritier du royaume de France vous oster le courage de le poursuivre?[972]» C'est en ces termes que l'abréviateur du Procès de Jeanne d'Arc rapporte l'entretien de la Pucelle avec le Roi, en mai 1429; et il dit tenir son renseignement «de grans personnages qui l'ont veu en chronique bien autentique».

[972] J. Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc (Paris 1841-1849 5 vol. in-8º) t. IV, p. 258.

Une version analogue est celle de P. de Sala qui a reçu les confidences d'un chambellan du Roi[973].

[973] «Monseigneur de Boissy, dit-il, me conta entre aultres choses le secret qui avait esté entre le roy et la Pucele, et bien le povoit scavoir, car il avoit esté en sa jeunesse tres aymé de ce roy, tant qu'il ne voulut oncques souffrir coucher nul gentilhomme en son lit fors que lui». J. Quicherat, Procès de réhabilitation..., t. IV, p. 280

Les anxiétés de Charles VII se trouvent aussi consignées dans le «Miroir des femmes vertueuses», où le jeune Roi nous est représenté «sillogisant la nuit en sa pensée, ses graves affaires,» et, tandis que ses gens dormaient, se levant doucement «et à nuds genoux» suppliant Notre-Dame que, «s'il estoit vray fils du Roy de France et héritier de sa couronne», elle l'aidât à recouvrer son[Pg 423] royaume[974]. L'existence d'un secret entre la Pucelle et Charles VII est affirmée par plusieurs historiens du temps, par les témoins du procès à décharge, et si, presque tous, par prudence sans doute, prétendent ignorer ce que se dirent Charles et Jeanne, ou révèlent simplement que celle-ci rappela au Roi un vœu qu'il avait fait en son privé[975], Frère Jean Pasquel, de l'ordre de Saint-Augustin, confesseur de Jeanne, dépose que sa pénitente s'écria: «Et moi je te dis de la part de Messire que tu es vray héritier de France et fils du Roy[976]!» Cette parole rassura Charles et le releva de son accablement.

[974] J. Quicherat, Procès de réhabilitation, t. IV p. 280.

[975] Simon Charles, qui était maître des requêtes à la chambre des Comptes en 1429, et qui assistait à l'entrevue de Chinon, déclara au procès de réhabilitation «que Jeanne avait parlé longtemps avec le roi, et que celui-ci après l'avoir entendue, paraissait joyeux». J. Quicherat.., t. III p. 116.—Jean d'Aulon, chevalier célèbre par ses exploits, que Charles VII avait chargé de veiller sur Jeanne, dit: «parla la dicte Pucelle au roy notre sire secrètement, et lui dist aucunes choses secrètes lesquelles il ne sect». J. Quicherat.., t. III p. 209.—On lit aussi dans le Journal du siège d'Orléans «et depuis mesne déclara au roy en secret, présent son confesseur et peu de ses secrets conseillers, ung bien (c'est-à-dire un vœu) qu'il avoit fait dont il fut fort esbahi, car nul ne le povoit sçavoir, sinon Dieu et luy». Procès de réhabilitation, t. IV p. 128.

[976] J. Quicherat, Procès de réhabilitation.., t. III, p. 103.

Les seules insinuations des Anglais n'auraient pas suffi à troubler à ce point le cœur[Pg 424] du jeune prince s'il n'avait entendu, dans son entourage même, d'anciens serviteurs de son père s'entretenir des scandales passés. Or, d'après nos références, ces scandales seraient postérieurs à la naissance de Charles (février 1403)[977]. En effet, la Reine ne paraît avoir définitivement rompu avec son mari que beaucoup plus tard. De plus, et sans nous arrêter à la gênante clairvoyance de Philippe de Bourgogne, un gros obstacle pourtant dans la circonstance, Isabeau aurait aimé longtemps sans découvrir son amour, et Louis d'Orléans, réputé si volage, se serait trouvé enchainé précisément à cette époque; il avait alors pour maîtresse «Maret la tonse mignote»[978], cette Maret, «qui le miex dansoit», et qui n'était autre que Mariette d'Enghien, dame de Cany, dont il eut, entre 1402 et 1404, un fils, Dunois, le célèbre bâtard d'Orléans[979].

[977] G. de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. I, p. 1-5.

[978] Le Pastoralet, vers 389, (Chr. Belge, textes fr., p. 585).

[979] Jarry., Vie politique de Louis d'Orléans, Introduction, p. XVI.

Donc, si l'on en croit certains témoignages de contemporains, la Reine aurait aimé le duc d'Orléans; mais en admettant que l'accusation[Pg 425] soit vraie, il nous semble qu'Isabeau s'est abandonnée à moitié entraînée par la passion, à moitié déterminée par des raisons politiques.

On se rappelle que la Reine et le duc d'Orléans, tous les deux parfaitement d'accord sur la plupart des questions de politique intérieure, étaient au contraire profondément divisés sur les affaires du dehors: il n'est pas invraisemblable qu'Isabeau, dégagée de tous scrupules conjugaux, et Louis, à qui aucune conquête ne paraissait impossible, aient pensé, chacun de son côté et en même temps, à se rendre maître de son antagoniste par la séduction.

Disons enfin que la mort du duc de Bourgogne jeta la Reine dans les bras du duc d'Orléans. Cette assertion est vraie, au moins au point de vue politique, car effrayée par l'attitude menaçante de Jean-Sans-Peur[980], héritier de Philippe-le-Hardi, et se sentant trop faible pour rallier autour d'elle les fidèles du Roi et se faire centre d'un parti, Isabeau[Pg 426] demanda, en quelque sorte aide et protection à Louis d'Orléans.

[980] Jean de Bourgogne avait reçu le surnom de Sans-Peur, pour sa belle conduite à la bataille de Nicopolis en 1396.

Le nouveau duc de Bourgogne avait toujours été antipathique à la Reine, à cause de sa laideur et de ses façons hypocrites. Son masque était dur: sourcils épais, regard fuyant, bouche méchante, énorme menton noyé dans la graisse[981]. Son langage était mielleux, ses gestes lourds ou brutaux. En sa présence, Isabeau éprouvait une peur instinctive; car elle devinait son vilain cœur, et le jugeait capable de tout. Bientôt pourtant, elle traitera avec cet homme, et alors elle semblera ne pas s'être livrée tout entière au duc d'Orléans, mais seulement s'appuyer sur son bras; on la verra même, dans ces conjonctures, prendre des sûretés contre celui-ci, pour lui rendre ensuite toute sa confiance. Ces revirements de l'ondoyante Isabeau, supportés d'ailleurs avec indifférence par Louis, font douter que des liens très étroits aient uni ces deux personnages: tout bien examiné, ils font beaucoup plus l'effet de partenaires que d'amants.

[981] Voy. un portrait de Jean-sans-Peur duc de Bourgogne, au musée Condé à Chantilly.

[Pg 427]


Nous avons prolongé, dans cette étude, la jeunesse d'Isabeau de Bavière jusqu'à la trente-cinquième année parce qu'alors seulement le caractère politique de cette Reine nous apparaît entièrement formé. Après vingt ans de règne, pendant lesquels elle a reçu les enseignements de Philippe de Bourgogne, elle ne peut plus ignorer aucune des traditions du Royaume de France. Mais elle est restée allemande au fond du cœur et bientôt on la verra, inconsciente de la noble tâche qui lui était échue, présider en quelque sorte aux malheurs qui déchireront le royaume, et qui, durant de longues années, le couvriront de misères et de ruines jusqu'à ce qu'une fille héroïque, venue des Marches de Lorraine, sauve la couronne que cette étrangère avait failli perdre.

[Pg 429]


[Pg 431]

TEXTES INÉDITS


I

8 février 1389[982].

Sauf-conduit accordé par Isabeau, reine de france, à l'abbaye de longchamps (Orig. Arch. Nat. K 53, pièce 79.)

[982] Nouveau style.

Elysabeth, par la grâce de Dieu royne de France, à touz fourriers, preneurs, chevaucheurs, portechappes, varles, aides et soubzaides d'escuirie et de fourriere, poullailliers, bouchiers et touz autres commis et deputez ou à deputer et commettre à faire prises pour les garnisons, pourveances, despense et service de nostre hostel, aus quiex ces lettres seront monstrées, salut. Nous, pour la grant affeccion et devocion especiale que nous avons à noz bien amées les religieuses de Long champ et à leur église, vous mandons et enjoignons expressement et à chascun de vous defendons si estroittement comme nous povons, que vous, ou aucuns de vous, par vertu de quelconques lettres données ou à donner de nous, des maistres de nostre dit hostel ou de commandement de bouche qui par eulx vous soit fait, pour quelconques cause, besoing ou nécessité que ce soit, ne prenez, faciez ou souffrez prandre, saisir, lever, arrester ou empescher en la ditte eglise et abbaye de Long champ, ne en aucun hostelz, granches, manoirs ou autres lieux appartenens aus dittes religieuses, aucuns blez, vins, feins, feurres,[Pg 432] aveines, forrages, chevaux, harnoiz, charioz, charettes, ne autres voitures, cousces, coissins, couvertures, draps de lit, tables, fourmes, tresteaux, busche, nappes, toailles, fruiz, oefs, fromages, buefs, vaches, veaux, moutons, pourceaux, couchons, aignaux, chevreaux, chapons, gelines, poucins, oes, oisons, pigons, lars, ne autres choses quelconques appartenens ausdittes religieuses où à leurs fermiers, mais se aucunes des choses dessuz dittes ou autres appartenens à elles ou à leurs diz fermiers estoient par vous ou l'un de vous prises, levées, arrestées ou empeschées, en leurs lieux dessuz diz ou dehors, si les rendez et faites mettre à plain et au delivre, si tost que requis en serès, sanz aucun refuz ou delay, saichans de certain que, s'il vient à nostre cognoiscence que vous faciez le contraire, il nous en desplaira grandement et vous en ferons telement punir que ce sera exemple à touz autres. Mandons aussi aus diz maistres de nostre hotel que, tantost ces lettres veues et sanz autre mandement attendre, mettent à pleine delivrance tout ce qui par vous ou aucun de vous en auroit esté pris ou arresté, ou cas que de ce faire seriés refusans ou delayans, et que aus dittes religieuses et à leurs diz fermiers facent faire pleine restitucion et satisfacion de touz les domages qu'il auront en ce euz, aus fraiz de celli qui aura fait la ditte prise ou arrest, car ainsi le voulons nous estre fait et aus dittes religieuses l'avons ottroyé et ottroyons de grace special par ces présentes, nonobstant lettres données ou à donner et ordennances, mandemens ou défenses à ce contraires. Donné à Conflans lez le pont de Charenton, le VIIIe jour de février, l'an de grâce mil trois cens quatre vins et huit.

Par la royne, présent madame la comtesse de Eu.

J. Salaut.

Au dos: Sauve conduit.


[Pg 433]

II

Liste des dames et damoiselles présentes aux fêtes de Saint-Denis, le premier mai 1389 (Arch. Nat. K K 20, fol. 166-170).

Cy après s'ensuivent les noms des... dames... et damoiselles qui ont esté à la feste du premier jour de may à Saint-Denis, qui ont eu robes à la dicte feste et dons de joyaux au département d'icelle feste.

C'est assavoir
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
La Royne
La Royne de Cezille
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .

DAMES

Mme de Saint Pol.
Mme de Coucy.
Mme de Preaulx.
Mme de Liches.
Mme de Partenay.
Mme la vicomtesse de Meaulx.
Mme de la Riviere.
Mme de Beausault.
Mme de Garencieres.
Mme de Graville.
Mme de Ferieres.
Mme de la Ferte.
[Pg 434]Mme de Chevreuse.
Mme des Bordes.
Mme de Hangest.
Mme la vicomtesse de Breteuil.
Mme de Courcy.
Mme de Chinq.
Mme de Boulainvilliers.
Mme de Boisy.
Mme de Mesy.
Mme de Montigny.
Mme du Bacinet.
Mme de Chyvres.
Mme de Saint Simon.
Mme de Sauflieu.
Mme de Manubeville.
Mme de l'Espinay.
Mme de Saumont.
Mme de Boulay.
Mme de Quintry.
Mme de Godarville.
Mme de Precy.
Mme du Quesnoy.
Mme de Houllebecque.
Mme de Hainceville.
Mme des Barres.
Mme de la Choletiere.
Mme de Milly.
Mme de Noviant.
Mme de Bris.
Mme sa sœur.
La femme monseigneur Oudart le Hongre.
Mme de Montenglant.
Mme de Salvigny.
Mme de Fontenay.
Mme Marie d'Orgemont.
La femme messire Charles de Hangest.
Mme de Vavillier.
La femme messire Guillaume Cassinel.
La femme messire Pierre de Villainnes.
La femme messire Mahieu de Montmorency.
La femme monseigneur Tauppin de Villiers.
La femme messire Gauvain de Bailleul.
Mme de Nedouchel.

DAMOISELLES ET BOURGOISES DE LA VILLE DE PARIS

Madamoiselle de Luxembourc.
Madamoiselle de la Riviere.
Madamoiselle de Noviant.
Madamoiselle d'Antoing.
Madamoiselle d'Avranchy.
Madamoiselle de Marcoignet.
Une des damoiselles de Mme de Saint-Pol.
Une autre damoiselle de la ditte dame.[Pg 435]
Deux damoiselles de Mme de Coucy.
La damoiselle Mme de Preaulx.
La fille de la dicte damoiselle.
La damoiselle Mme de la Rivière.
Madamoiselle de Haqueville.
Madamoiselle de Mauny.
Madamoiselle de Harenchy.
Madamoiselle de Sarquegny.
Madamoiselle de Graville.
La fille de la femme messire Pierre de Villainnes.
La femme Regnault d'Engennes.
La femme Jehannet d'Estouteville.
Madamoiselle de Gaucourt.
Margot de Trie.
Katherine de Villiers.
La femme du Breton de la Bretonnière.
La femme Enferriet.
La femme Guillaume d'Orgemont.
Mabillette, damoiselle de la Royne.
La femme Maistre Yves Darien.
Madamoiselle de Jouy.
La femme Estienne Braque.
La mère Montagu.
Sa fille.
La mère Boitel.
La femme dudit Boitel.
Sa seur.
La femme Maistre Jaques de Rully.
La femme Simonnet Spifame.
Jehannette d'Angeliers.
La seur messire Guillaume de Lyon.
L'aisnée fille de la femme de Jehan de Hangest.
Deux damoiselles de Mme de Saint-Pol oultre les II premières.
La mère Guillaume d'Aunoy et sa fille.
Perrette de Valdetar.
La femme Berthaut de Lendes.
La femme Simonnet de Dampmartin.
La femme Gabriel Fatinent.
La femme Jaquet du Puis.
La femme Colin Boulart.
La femme Jaquet Johem.
La femme Maistre Jehan Jouvenel.[Pg 436]
La femme Michiel de Vitry.
La femme Rogerin le Mire.
La femme Arnoul Bouchier.
La femme Michiel de Sablon.
La femme Nicolas de Mauregart.
La femme Pierre Pagan.
La femme Robert Thierry.
Les II filles de Jehan de Vaudetar.


[Pg 437]

III

Toilettes de la reine Isabeau aux fêtes de l'entrée à Paris et du sacre, 22-27 août 1389 (Arch. Nat. KK 20 fol. 101-165).

Despense et mises

A Dine Rapponde, mercier, demourant à Paris, pour deux pièces de satin vermeil en graine achetées de lui et baillées à Pierre l'Estourneau, tailleur de robes et varlet de chambre de madame la royne, pour lui fere un mantel a las par devant, pour vestir le jour de son sacre à la messe, pour ce, au pris de XXIII livres parisis[983] la piece, par sa quittance donnée le XVe jour de janvier l'an mil CCCIIIIXX et neuf. XLVIII l. p.

[983] La monnaie parisis était une monnaie de compte; sa valeur intrinsèque était supérieure d'un quart à la valeur de la monnaie tournois.

A Pierre Pagant, mercier, demourant à Paris, pour deux pieces et demie de cendal vermeil tiercelin achetées de lui et baillées audit Pierre l'Estourneau, pour fourrer ledit mantel de satin vermeil en graine pour la dicte dame, pour vestir le jour de son sacre à la messe, pour ce, au pris de VI livres VIII sous parisis la piece, valent. XVI l.

[Pg 438]

A lui, pour une aune de veloux vermeil en graine achetée de lui et baillée à Jehan du Vivier, orfevre et varlet de chambre du roy notre sire, pour housser et garnir par dedans deux grans estuys de cuir bouly et un autre plus petit, pour mettre et porter les couronnes et chapeaux de madame la royne pour ladicte feste, pour ce VI l. VIII s. p.

A lui, pour une aune de cendal vermeil en graine achetée de lui pour faire bourreles pour l'atour du chef de ladicte dame, pour ce XXII s. p.

A lui, pour une piece et demie de cendal vermeil tiercelin achetée de lui et baillée à Perrin l'Estourneau, tailleur des robes de la royne, pour fourrer la robe du sacre de ladicte dame, pour ce IX l. XII s.

Chenevacerie

A Thomassin le Borgne, marchant de toilles, demourant à Paris, pour XVI aunes de fine toille de Reims achettées de lui et baillées à Perrin l'Estourneau, pour faire un grant et large doublet de IIII toilles, fait en maniere de chemise, qui a esté fendu devant au collet et par derriere, pour ladicte dame qu'elle a eu et vestu à la messe le jour de son sacre, pour ce, au pris de XII s. p. l'aune, valent. IX l. XII s. p.

A lui, pour V aunes de ladicte toille achettées de lui et baillées à Perrette d'Angers, couturiere du roy notre sire, pour faire une chemise, fendue au collet par devant et par derriere, que ladicte dame a eu et vestu dessoubz le dit doublet,..... pour ce, au pris de XII s. p. l'aune, LX s. p.

Pennes et fourrures

Audit Simon de Lengres, pour la fourreure d'une chappe de veloux azur brodé à fleurs de liz, pour madame[Pg 439] la royne, pour ladicte feste de sa venue à Paris, VcXXXIIII ventres de menu vair, au pris de XL livres parisis le millier, valent XXI l. VII s. VII d. p., et pour les eschancres, paremens et pour le chapperon VI XIInes de letices[984], au pris de XL s. p., valent XII l. p., pour tout XXXII l. VII s. II d. p.

[984] Letice: animal d'une grande blancheur qui était peut-être une variété de l'hermine; s'employait le plus souvent pour désigner une fourrure de couleur blanche.

A lui, pour la fourreure d'un mantel à parer de veloux violet brodé de perles, pour ladicte madame la royne, pour ladicte feste, IIIcX hermines au pris de IIcLXXII l. p. le millier, valent IIIIxx IIII l. p.

A lui, pour la fourreure d'un seurcot ouvert de veloux violet, de mesmes ledit mantel, IIIcXXXII ventres de menu vair, et pour les eschancres II XIInes IIII letices. Item, pour la fourreure d'un seurcot court de mesmes, Vc LVI ventres de menu vair, et pour les pourfilz de dessoubz manches, tours de bras et amigaux[985] XV XIInes IIII letices,..... pour tout LXXII l. XVIII s. I d. p.

[985] Amigault: ouverture, fente d'un vêtement.

Joyaulx d'or et d'argent

A Jehan du Vivier, orfevre et varlet de chambre du roy notre sire, pour avoir fait et forgé XL boutons d'or, faiz et ouvrez en maniere de fleur et foeille de mouron esmaillez, c'est assavoir la moitié de vert et l'autre moitié d'or, à une fleur bleue, garniz chacun bouton de un balay et de V grosses perles,..... lesquieux boutons d'or ont esté faiz pour mettre et asseoir sur un corset de broderie, pour ladicte dame, pour ladicte feste de sa venue à Paris,..... VIIIxxIIII l. XII s. p., et pour la facon desdiz [Pg 440]boutons... IIcXL l. p., et pour la facon et esmail des III autres doux d'or faiz pour patron... XVIII l. p., et pour avoir coppé en deux l'un des balaiz des garnisons de ladicte madame la royne XXIIII s. p., pour tout.

IIIcIII l. XII d. p.

Audit Jehan du Vivier, pour avoir fait et forgé la garnison de la bonne coiffe de la roine, en laquelle il a fait et forgé XIII troches[986] d'or, esquelles il a mis et assis LII grosses perles et en chacune un gros dyament et XII chastons, ou il a mis et assis XII gros balais, et IIIIxx autres chastons d'or, esquelz ontesté mis et assiz XL balais et XL saphirs, et pour avoir fait et forgé IIIIxx autres troches d'or, esquelles ont esté mises et assises IIcXL perles, chacune troche de III perles et I dyament ou millieu, ainsi sont mis en ladicte coiffe IIIIxxXIII dyamens, c'est assavoir XIII grans et IIIIxx petis dyamens, desquelz il en y a XLIII d'achat et XL dyamens de l'inventoire du dit orfèvre de la piererie à lui pieca baillée après le trespassement de feu le roy Charles darrenier trespassé, lequel Dieux absoille, pour ce,... et pour façon, peine et sallaire dudit orfevre d'avoir fait et forgé toute l'orfaverie de ladite coiffe,.... et pour avoir fait et forgé en ycelle IIIIxx petis chatons d'or, ou il a mis et assis IIIIxx petis dyamens,..... pour tout, par quittance donnée le XVIIe jour d'aoust l'an IIIIxx et IX..., XVIIIc LXI l. VIII s.

[986] Troche: réunion de pierres précieuses et de perles en bouton, etc.

IX d. p.

A Jehan du Vivier, pour V onces[987] XVI esterlins d'or, VI esterlins pour dechet, par ledit orfevre mis et emploiez en avoir faiz et forgé deux pieces d'œuvre d'or pour le chappel de la royne, appelé le chappel d'Angleterre, lesquels[Pg 441] il a garnies de la piererie qui s'ensuit: c'est assavoir, la grant piece d'un gros balay, de XII grosses perles et IIII beaulx saphirs et de VII gros dyamens, et l'autre piece d'œuvre garnie de I ballay, de I saphir et de deux dyamens, XXXV l. XVIII d. p., et pour peine, sallaire et façon de ladicte besongne, et aussi pour avoir reffait une autre piece d'or dudit chappel, en laquelle piece il a esté mis un gros saphir carré, et ycellui chappel avoir refait et mis à point, et pour feulles qu'il a mises en toute ladicte piererie LXIII l. p., ouquel ouvrage, pour accomplir et parfaire lesdictes deux pieces d'œuvre d'or pour le dit chappel, le dit orfevre a mis, de la piererie a lui baillée en garde et dont il est chargez par inventoire, XII grosses perles, II balais, V saphirs et VIII dyamens et deux dyamens d'achat, pour ce, pour tout

[987] Once, ancien poids qui était la 16e partie de la livre de Paris; les orfèvres divisaient l'once en vingt esterlins, chaque esterlin en deux mailles.

IIIIxxXIX l. XVIII d. p.

Audit Jehan du Vivier, pour II onces XV esterlins d'or, par lui mis et emploiez en avoir fait et forgé XLVIII charnieres d'or, pour allongner et croistre le cercle de la couronne de la royne et ycellui avoir toute remuée la piererie de ladite couronne, pour ce,.... et pour facon, peine et sallaire dudit orfevre, et pour avoir remis a point ledit cercle,..... pour tout XLI l. VIII s.

III d. p.

Au dit Jehan du Vivier, pour un once, XI esterlins d'or, en ce comprins le dechet, par le dit orfevre mis et emploiez en avoir fait et forgé XXXII charnieres d'or, pour allongner le cercle de la royne, appelé le cercle qui fut Jehan de Lisle, et ycellui avoir rafreschy et mis à point,..... pour tout,

XXIII l. XVIII s. II d. p.


..... Compte de Jehan Pichon varlet pelletier et fourreur des robes du roy...

[Pg 442]

Item, pour avoir fourré de menu vair une chappe de veloux azur, brodée à fleurs de liz, un mantel à parer de veloux vyolet, brodé de perles, un seurcot ouvert de mesmes et un seurcot court,..... pour avoir defourré et refourré d'ermines ledit mantel à parer,..... pour tout,

X l. VIII s. p.


..... Compte de Robinette Brisemiche, cousturiere de la royne.


Item, pour la façon d'une grant et large chemise, fendue au collet par devant et par derriere, faicte de V aulnes de fine toille de Reims,..... pour ce,

Vi s. p.


Les parties de la somme de trente-cinq livres quatorze solz parisis contenue ou compte de Pierre l'Estourneau, tailleur des robes et varlet de chambre de madame la royne, de toutes les facons de robes et autres garnemens par lui faiz pour la dicte dame, pour la feste de sa venue à Paris, s'ensuyvent:

Et premièrement, pour la façon d'une robe à chappe de IIII garnemens,..... ouvrée de broderies de perles, c'est assavoir, chappe, mantel à parer, seurcot ouvert et petite coste, faite de IX pieces, une aulne et demie de veloux vyolet taint en graine, achetées de Robert Thierry, le XIXe jour de juillet, CCC IIIIxx et IX, pour ce, pour peine, façon et estoffes, pour tout,

XX l. p.

Item, pour la façon d'un corset ront, ouvré de broderie,..... fait d'une piece et une aulne de semblable veloux violet, achetées de Pierre Pagant ledit jour, pour ce, pour facon et estoffes, pour tout,

XLVIII s. p.

Item, pour la façon et estoffes d'une cotte simple, faicte d'une piece et une aulne de veloux azur alexandrin senz [Pg 443]destaindre, achetées dudit Pierre Pagant, le XXIe jour du dit moys de juillet, pareil à une chappe brodée à fleurs de liz,..... et aussy pour la facon d'un chapperon et mantonnieres à ladicte chappe, faictes du demourant du dit veloux, et ycelle chappe avoir remis à point, pour ce, pour tout,

IIII l. p.

Item, pour la facon d'une cotte double de deux satins, pour le sacre de la royne,..... le IIIIe jour d'aoust,..... pour ce, pour peine, facon et estoffes, pour tout, LXIIII s. p.

Item, pour la facon d'un grant et large doublet,..... fait en maniere de chemise,..... pour tout,

LX s. p.

Item, pour la facon d'un mantel à laz, que ladicte dame ot à la messe le jour de son sacre,..... lequel fut doublé de deux pieces et demie de cendail vermeil tiercelin, achetées dudit Pierre Pagant, le XVe jour dudit moys d'aoust, pour ce, pour facon et fourrage

LX s. p.

Et pour écrire le compte du dit Pierre l'Estourneau en parchemin, et pour parchemin à ce fait, pour tout,

II s. p.

[Pg 444]


IV

3 février 1390[988].

[988] Nouveau style.

Quittance donnée par la reine Isabeau d'une somme de trois cents francs d'or.—(Copie, Bibl. Nat., mss. fr. 20 367, fol. 72).

Ysabel, par la grâce de Dieu royne de France, à nos chiers et bien amez les gens des comptes de Monseigneur à Paris, salut. Comme par l'ordonnance de mondit seigneur, nous doyons avoir chascun moys sur les deniers des aydes pour la guerre 300 frans d'or pour mettre en nos coffres, les avons recus de Jaque Hemon, receveur general desdites aides, pour janvier dernier. Donné à Paris, le 3 fevrier 1389.

Par la royne,

J. Salaut.

Scellé en cire rouge.

[Pg 445]


V

15 avril 1404.

Sauvegarde de la reine Isabeau en faveur des Célestins de Notre-Dame à Paris.—(Copie, Arch. Nat. K 180, pièce 16.)

Ysabel, par la grace de Dieu royne de France, à tous ceulx qui ces présentes lettres verront, salut. Comme depuis aucun temps en ça, nous ayons fait faire certains huis et entrées fermans à serrures et à clefs ou autrement, tant es murs qui sont entre le jardin du Champ au Plastre, en la rue du Petit Musce, et le clos des vignes de noz bien amez les religieux Celestins fondez de Notre-Dame à Paris, comme en aucuns autres lieux et places estans environ les monastere, vignes et jardins desdiz religieux à eulx appartenans, afin que, toutes et quantes fois qu'il nous plaira, nous et nos enfans puissions entrer es monastere et eglise desdiz religieux et aussi en leurs vignes et jardins et autres lieux, tant pour notre devotion comme pour l'esbatement et plaisance de nous et de nosdiz enfans, depuis lesquiex huis et entrées ainsy faiz, nous et nosdiz enfans et plusieurs de noz gens et serviteurs ayons plusieurs fois passé et repassé et souvent alons par les diz huis et entrées es monasteres, jardins, vignes et autres lieux desdiz religieux, et sanz les appeller ou leur sceu,[Pg 446] y povons entrer et yssir touttefoiz qu'il nous plaist, savoir faisons que nous, qui à icelle eglise avons grant devotion et affection especiale, et ne vouldrions par nous ne autrement les droiz d'icelle et des diz religieux estre aucunement diminuez ou empeschez, mais iceulz à nostre povoir soustenir et garder, voulons, consentons, accordons et octroyons à iceulx religieux que lesdiz huis et entrées, que nous avons fait faire et fermer à serrures et à clefs ou autrement es murs desdiz religieux, pour entrer en leurs lieux dessusdiz ou autres et aussi les alées et venues par iceulx de nous, nosdiz enfans et officiers ou d'autres personnes par l'occasion de nous ou de eulx, ne tourne à aucun préjudice ausdiz religieux ne à leurs successeurs, ores, ne ou temps avenir, par quelque voye ou maniere que ce soit, en temoin de ce, nous avons fait mettre notre scel à ces présentes. Donné à Paris, le quinzième jour d'avril, l'an de grace mil quatre cens et. quatre.

Signé sur le reply. Par la royne,

J. Ciclaut (Salaut)

Scellé de cire rouge.

Suit un acte de même teneur de Loys, fils de roy de France duc d'Orliens, comte de Valois et de Blois et de Beaumont, et seigneur de Coucy...... Donné à Paris, le 12 janvier 1405.

FIN


[Pg 447]

TABLE DES MATIÈRES

Pages.
Avant-propos I
PREMIÈRE PARTIE
LES ORIGINES
Chapitre I. Les Wittelsbach—Les Visconti 3
— II.L'Enfance 19
— III. Le Mariage 31
DEUXIÈME PARTIE
LA JEUNESSE
Chapitre I. La Reine Isabeau— Les trois premières Années de Mariage 65
CHAPITRE II— II. Le Couple royal 97
— III. Les Fêtes de Saint-Denis et de Paris—Le Sacre de la Reine 109
— IV. Les dernières heureuses Années de la Reine 167
TROISIÈME PARTIE
FORMATION DU CARACTÈRE POLITIQUE D'ISABEAU
Chapitre I. La Folie de Charles VI 211
— II. Les préoccupations égoïstes de la Reine 235
—III. L'initiation politique—La Reine arbitre entre les Princes 291
— IV. Le Rôle diplomatique d'Isabeau—Sa politique de Famille 315
—V. La Reine présidente du Conseil 373
— VI. La Reine et le duc d'Orléans 395
Textes inédits 429-431

ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY


[Pg 449]

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET Cie

Collection historique:

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Histoire de la Chute du Premier Empire, d'après les documents originaux:
1814. 1 vol. in-16. 41e édition 3 50
1815. La Première Restauration.—Le Retour de l'île d'Elbe.—Les Cent-Jours.
1 vol. in-16. 40e édition
3 50
1815. Waterloo. 1 vol. in-16. 40e édition 3 50
Le même, 3 volumes in-8º 22 50
Commandant de SÉRIGNAN.
Les Préliminaires de Valmy. La Première Invasion de la Belgique. 1792.
1 vol. in-8º
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Condé
(couronné par l'Académie française). 1 vol. in-8º
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Gentilshommes campagnards de l'ancienne France. Étude sur la condition,
l'état social et les mœurs de la noblesse de province du XVIe au XVIIIe siècle.
1 vol. in-8º
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Isabeau de Bavière, reine de France. La Jeunesse (1370-1405), d'après des
documents inédits. 1 vol. in-8º
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La Deuxième Campagne d'Italie (1800). (Ouvrage couronné par l'Académie
française.
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nouveaux documents. 1 vol. in-8º
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Les Lettres d'une Mère. Épisode de la Terreur (1791-1793). Ouvrage couronné
par l'Académie française.
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Vicomte de NOAILLES.
Marins et Soldats français en Amérique pendant la guerre de l'Indépendance
des États-Unis (1778-1783). 1 vol. in-8º
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