The Project Gutenberg eBook of Emile et les autres

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Title: Emile et les autres

Author: Charles Derennes

Release date: November 5, 2021 [eBook #66672]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EMILE ET LES AUTRES ***

CHARLES DERENNES

LE BESTIAIRE SENTIMENTAL

III

EMILE ET
LES AUTRES

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS, 22, — PARIS

DU MÊME AUTEUR :

ROMANS

En préparation :

LE BESTIAIRE SENTIMENTAL

En préparation :

EN MARGE DU BESTIAIRE

POÈMES

En préparation :

Il a été tiré de cet ouvrage :

7 exemplaires sur Papier du Japon
numérotés à la presse
de 1 à 7

15 exemplaires sur Papier de Hollande
numérotés à la presse
de 1 à 15

35 exemplaires sur Vergé pur fil des Papeteries Lafuma
numérotés à la presse
de 1 à 35

Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.

Copyright 1924 by Albin Michel.

A CLAUDE FARRÈRE
A CAUSE DE
CHAT COMME ÇA,
ET

A PAUL LÉAUTAUD
A CAUSE
DE CHATI, DE PETITE CAFÉ, DE MINNE
ET DE RIQUET, ET DE BIBI, ET DE PITOU
… ET DE GOLO ET D’ÉMILE
… ET DES
AUTRES

PRÉFACE
DE L’AMITIÉ ET DE L’ÉTUDE MAL ENTENDUES DES ANIMAUX

Je reçois constamment des lettres : « Vous qui aimez les bêtes… »

J’y réponds rarement, parce que je n’aurais plus le temps de m’occuper d’autre chose, et qu’elles dénotent, huit fois sur dix, une étrange inintelligence du but que je poursuis en faisant paraître de petites études naturelles, comme Vie de Grillon ou la Chauve-souris.

Tranchons le mot, soyons cyniques : j’aime les bêtes d’une façon intéressée, pour la joie que me valent l’observation et l’expérimentation exercées à propos d’elles, en savant d’occasion, donc en égoïste, et non pas, en la plupart des membres de la Société protectrice des animaux… Certes, j’approuve de tout cœur cette Société et la loi Grammont ; j’ai envie d’étrangler, aussi bien que le roulier qui brutalise ses chevaux sous l’influence d’un coup de vin, le charcutier qui pratique la vivisection intensive sous prétexte d’inspiration scientifique…

Mais…


… Mais je connais une charmante vieille dame qui, jusqu’à sa mort, a juré de porter, éternellement fixé à son poignet par un bracelet de cuir, le portrait sous médaillon d’un caniche qu’elle perdit il y a eu vingt ans aux pommes.

J’en sais une autre, — celle-ci beaucoup plus jeune, ma foi ! — qui va chaque mois au moins orner de fleurs la tombe d’un bull dans le cimetière canin d’Asnières, où il dort son dernier sommeil…

Tant pis pour moi si l’on m’en veut de protester contre de pareilles marques d’affection ! J’estime que, s’il faut aimer les bêtes, qui sont, en effet, infiniment aimables, il faut aussi que notre intérêt pour elles soit digne de nous et qu’il soit surtout — ce dont le prétendu ami des bêtes ne semble guère, à l’accoutumée, se douter — digne d’elles.

Par exemple, il est entendu que, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est le chien. Soit ! Mais pourquoi ne pas transposer, quand il s’agit d’animaux domestiques ? Pourquoi ne pas dire : ce qu’il y a de plus mauvais dans le chien, c’est l’homme ? Le malheureux toutou, auquel nous devrions, par convenance pour nous et par amitié pour lui, concéder une valeur plus désintéressée, ne nous plaît en général que dans la mesure où il flatte notre orgueil, ou quelque autre de nos défauts.

Ainsi, les caresses serviles qu’il octroie si volontiers aux bipèdes permettent aux plus misérables de ceux-ci de posséder un serviteur et un courtisan. Mais il y a pire : ces pauvres bêtes, façonnées depuis des millénaires par une hérédité d’esclavage, parodient les tares (ou les vertus, mais c’est moins fréquent !), les allures et jusqu’aux grimaces de ceux dont elles ont fait leurs dieux Lares. Elles reflètent fidèlement, avec une facilité déplorable, celles des manies, ceux des tics, ceux des instincts qui nous sont les plus coutumiers. Je commenterai plus loin l’histoire de deux chiens que j’ai connus dans mon enfance : le dogue du boucher du coin ressemblait, museau et caractère, à son patron. Pourquoi ? Parce que celui-ci cultivait sa férocité et son goût professionnel de l’odeur du sang, ceci sans le savoir, peut-être, mais un peu comme Dieu fit quand il nous créa à son image (flatteur pour lui !)… Cependant, la levrette de la gentille modiste d’en face sautillait tout le long du jour sur le trottoir avec une coquetterie un peu niaise et tellement jumelle de celle même que sa patronne pratiquait !

Et le boucher du coin disait de son gros chien camus :

— Un travailleur, messieurs… et un gaillard !

Et la modiste d’en face disait de sa grêle chienne au museau pointu :

— Un amour, et si sensible, mesdames !

Ainsi n’admiraient-ils qu’eux-mêmes dans leurs frères inférieurs, ou prétendus tels. Une admiration de ce genre me semble, à le déclarer net, aussi peu flatteuse pour l’être humain qui l’éprouve et la chante à tout venant que pour l’animal qui la subit.

Il est vrai que ce dernier n’en peut mais. Et, « en l’espèce », je juge que, dans le cas du boucher et du bouledogue, de la modiste et de la levrette, les « frères inférieurs » n’étaient pas nécessairement ceux qu’on aurait cru pouvoir désigner de prime abord, sans hésitation possible.


La Science ne va plus aujourd’hui jusqu’à décider péremptoirement que l’homme descend du singe ; elle transige et explique que l’homme est un singe qui a réussi. Je me suis attiré toutes sortes de foudres pour avoir énoncé qu’il fallait aller plus loin, que l’homme était un singe qui avait mal tourné, — puisqu’il avait été obligé d’inventer le feu, et réalisé par la suite diverses autres conséquences du « Progrès » qui rendent les guerres et l’existence actuelles, la mort et la vie, si séduisantes dans leur ensemble…

Mais tenons-nous-en aux toutous. Car il en est aussi de « progressistes », ou plutôt de « perfectionnables ».

On dit d’eux qu’ils sont de luxe. Je les considère plutôt comme des loups qui ont mal tourné ; ceux-ci, par notre faute, ont partagé le mieux, presque à l’égal de nous, la male-chance des hommes par rapport à la chance, — relative, car tout est relatif ! — des singes et surtout des grands anthropomorphes…


A la vérité, ce qui fait le mérite des bêtes, c’est la valeur de l’intérêt que nous leur portons ; mais il ne faut pas les aimer bêtement, anthropomorphiquement : il faut les comprendre.

Ceci, au point de vue intellectuel.

Et, au point de vue moral : il faut que nous fassions tout pour que ces esclaves, qui ne sont esclaves que par notre faute, restent auprès de nous aussi rapprochés que possible de ce qu’ils seraient si nous n’existions pas.

Voilà, je crois, la vraie maxime de ceux qui s’intéressent aux bêtes autrement que d’une façon « anthropomorphique » et sensiblarde.

Je me souviens d’un jour de l’hiver dernier, où, près d’une fenêtre provinciale, je relisais je ne sais plus quelle page féroce, splendide (et cependant moins hallucinée qu’à l’ordinaire) de Mirbeau. Or, voici qu’à quelques pas de la maison maternelle, sur le trottoir, retentit soudain un miaulement lamentable.

Je regarde : c’était un malheureux chaton, sous la pluie, dans la boue ; un affreux petit animal, maigre, affamé, égaré. Et moi, je croyais comprendre très bien tout ce que son miaulement éperdu contenait de détresse. Je croyais comprendre… Que dis-je ? Je traduisais à mesure :

« Je suis terrifié, j’ai faim, j’ai froid… Je n’y suis pour rien, ce n’est pas de ma faute !… Si les hommes n’avaient pas domestiqué mes ancêtres, je serais déjà capable, même si petit, de chercher ma pitance dans quelque fourré lointain. Mais je suis dans la ville où il m’a fallu naître, devant ces divinités qui disposent de tout et qui vont certainement encore me chasser à coups de bottes ou de balai. »

Comme pour confirmer les sentiments que mon imagination prêtait à la bestiole (mais mon imagination s’égarait-elle beaucoup ?), une voisine s’écria :

— Il est encore là ?… C’est celui qui, ce matin, maraudait dans ma cuisine !… Sale bête !

Le petit chat miaula plus fort, supplia, ce qui parut irriter davantage encore la commère. Elle cria tant et si bien que son mari surgit sur le seuil…

— Flanque-lui donc Ravachol aux trousses ! glapit-elle.

L’homme eut un bon gros rire, siffla, puis :

— Au chat, Ravachol, au chat !

Un chien, un superbe berger alsacien (?), accourut… « Au chat !… » Ça ne traîna pas : deux ou trois bonds joyeux, un coup de mâchoire, — crac !… — et il n’y eut plus sur la chaussée, sous la pluie, dans la boue, qu’une petite boule de fourrure grise et sale qui gisait, les reins brisés, avec une fine langue rose recroquevillée aux bords des gencives brunes et des dents blanches. La femme montra un visage épanoui, triomphant : l’homme eut de nouveau son bon gros rire placide ; le chien revint vers ses Dieux Lares, satisfait, avec des aboiements victorieux, fit le beau, reçut des caresses… (Oui, Mirbeau eût admirablement conté cette histoire-là !)

C’était pourtant un bon chien… C’étaient pourtant de braves gens…


Non, sous aucun prétexte, il ne faut aimer les animaux en ce qu’ils nous rappellent de notre propre nature : tout esprit clair et débarrassé des préjugés ordinaires sait que nous risquerions d’apprécier presque uniquement en eux les sentiments que les moins intéressants de nos semblables ne constatent pas sans inquiétude dans leur propre cœur.

Il faut comprendre ce que le Pauvre des pauvres appelait, en ses Fioretti, l’adorable Sainteté des Bêtes. Les bêtes ont leur sainteté, que je nommerai, moins dévotement, leur dignité. Mais qu’est la dignité d’un animal domestique (oh ! non par sa faute, encore une fois !), à côté de celle d’une bête sauvage ? C’est à l’état sauvage que doivent, des ans et des ans, ceux qui prétendent chérir leurs frères inférieurs, les observer.

Les observer, oui, car on ne chérit véritablement pas une créature, quelle qu’elle soit, que l’on n’a pas longtemps observée et comprise. Il faut voir les animaux à l’œuvre, à leur œuvre ; et non à la nôtre — car, lorsque notre collaboration leur fait défaut, l’œuvre, je vous prie de le croire, n’en est pas moins belle et noble pour cela.


Quant aux « petits chienchiens à leurs mémères », ils ne seront jamais, d’ailleurs, — en plus sympathique généralement, — que les caricatures de ces dames.

Mais je n’aime plus guère à m’occuper d’humaine et surtout de féminine psychologie.

I
ÉMILE OU DE LA PERSONNALITÉ CHEZ LES BÊTES

LIVRE PREMIER
PSYCHOLOGIE HUMAINE ET PSYCHOLOGIE ANIMALE

1

Quiconque tente une étude de ce genre, et même aussi modeste d’intentions et d’effets que celle que voici, se doit de noter d’abord à quel point est impropre le terme psychologie, lorsqu’il s’agit de projeter quelques lueurs sur les mystères de l’âme animale.

D’autres écriraient : de ce qui sert d’âme aux bêtes ou leur constitue un semblant d’âme. Je préfère dire âme tout court, et ceux qui ont pris quelque intérêt à mes précédents essais du même genre[1] doivent connaître (même s’ils ne partagent point tout à fait mon avis), que, concédant une âme aux bêtes, ou plutôt ne voyant pas très clairement où finit l’instinct et où commence l’intelligence, je ne m’exprime pas de la sorte pour des motifs uniquement sentimentaux.

[1] La Vie de Grillon et La Chauve-Souris.

Terme impropre — dis-je, — que celui de psychologie appliqué à l’âme des animaux, terme non seulement impropre, mais dangereux, puisqu’il risquerait de nous inviter à étudier l’âme des bêtes comme nous faisons celle de nos semblables : méthode qui, dès le principe, serait défectueuse.

Mais, au fait, en quoi consiste l’œuvre de l’observateur de ses semblables, du psychologue humain ?

Nous sommes à peu près assurés que, pour la plupart des hommes, deux et deux font quatre et que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ; les phénomènes intellectuels, leur processus et leur exercice, grâce à la possibilité de communes mesures d’homme à homme, sont donc susceptibles d’être étudiés à peu près objectivement et de donner lieu à des lois provisoirement indiscutables. Mais, dès qu’il s’agit de phénomènes sensoriels ou sentimentaux, l’abîme déjà se creuse entre individus d’une même espèce, voire de la même famille, et l’on doit se rabattre, pour tenter d’y voir clair, sur la méthode introspective, faire de soi-même son objet d’expérience, l’objet d’expérience par excellence, celui à propos duquel on a le plus de chance de ne pas trop se tromper.

Nous pouvons parfaitement côtoyer toute notre vie des gens qui appellent le vert rouge, et réciproquement, sans nous en douter et sans qu’ils s’en doutent eux-mêmes.

Les miroirs des sens sont loin de refléter le monde extérieur de la même manière, et, si n’importe qui d’entre nous se trouvait logé brusquement dans la peau de son meilleur ami ou de son frère, et pourvu à l’improviste de ses machines à interpréter le monde, il y aurait chance qu’il se crût soudain éberlué, ou devenu dément, ou transporté dans une autre planète que cette terre.

2

Quand nous disons des autres hommes « nos semblables », c’est une expression qui a sans conteste son charme social, mais qui est indubitablement inexacte et insuffisante dès qu’il s’agit de la vie psychique. Chaque homme est aux autres hommes un monde clos et mes semblables peuvent bien me raconter ce qui se passe en eux-mêmes, que je les y invite ou non, sans que je me juge obligé de les croire pour cela.

Non que l’on soit tenu par principe de suspecter leur bonne foi. Mais, pour les croire scientifiquement, il faudrait, comme l’on dit, pouvoir y aller voir… Les erreurs que nous faisons sur notre compte sont fréquentes, et si un mur opaque et infranchissable nous sépare des autres âmes, combien de fois des nuées et des voiles ne s’interposent-ils pas, fallacieux, entre notre intelligence condamnée à l’impuissance et nos sentiments devenus pour elle étrangement confus et obscurs ?

Freud, étudiant avec la précision et la subtile logique que l’on sait les phénomènes si troublants du sommeil et du songe, n’attribue aux expériences faites sur les autres ou aux informations documentaires bénévolement fournies par ceux-ci, qu’une valeur très relative.

Il est bien évident qu’en pareil cas le sujet peut, non seulement se tromper en toute sincérité, se souvenir mal, défectueusement s’expliquer, mais aussi conter d’énormes blagues au plus savant, au plus averti des spécialistes… Bref, l’humaine psychologie, pour une immense part de l’ordre d’études qu’elle embrasse, est condamnée à se fonder sur une base subjective, presque uniquement subjective, à laquelle on ne saurait dénier quelque incertitude et quelque instabilité.

3

La psychologie animale se heurte, bien entendu, à des difficultés de méthode encore plus considérables.

Elles proviennent d’abord de ce fait que le mur, si souvent opaque et infranchissable d’homme à homme, devient encore plus décourageant d’homme à bête.

En second lieu, il ne saurait être question ici, sinon exceptionnellement, de ces phénomènes intellectuels auxquels je faisais allusion tout à l’heure, et grâce auxquels certaines échelles peuvent être lancées par-dessus le mur, quelques fenestrelles pratiquées en lui : l’âme de l’animal est avant tout un monde de sentiments et de sensations qui ne sauraient naître et se développer d’une manière analogue aux nôtres qu’à titre d’exception et absolument par hasard. Entre ses sentiments ou sensations et nos sensations, il n’y a même pas une apparence de possibilité de commune mesure.

Nous voici donc dans l’obligation d’inférer, de traduire, — de traduire avec des chances perpétuelles de trahir.

4

Le pire des écueils que ménage aux hommes qui s’intéressent aux bêtes l’étude de leur mentalité et de leur moralité, écueil que je tenterai d’éviter avec le plus de soin, est celui vers lequel tend perpétuellement à nous conduire ou nous ramener la manie invétérée de juger nos « frères inférieurs », ou prétendus tels, selon nous-mêmes.

Lorsque Buffon, à propos du cheval, parle de noblesse, il n’y a là qu’association d’idées assez puériles, en tout cas superficielles et peu solides, dans l’esprit et sous la plume du pompeux écrivain ; l’idée de cheval a évoqué pour lui d’autres idées ou images nobles et brillantes, que désignent des mots comme chevalerie, chevauchée, cavalerie, cavalcade.

Ajoutez à cela l’expression d’une reconnaissance égoïste, l’exposé des services que rend à l’homme « sa plus noble conquête », la louange de son endurance au labeur, de sa fidélité à son maître, de sa reconnaissance envers celui qui le nourrit et le caresse, et Buffon ne doutera pas de nous avoir suffisamment éclairés sur la psychologie hippique.

Ainsi d’ailleurs le voyons-nous, d’un bout à l’autre de la part descriptive de son œuvre, — et qui en est bien la plus caduque, — juger toutes bêtes sauvages ou domestiquées en raison de considérations strictement humaines, d’ordre plutôt esthétique quand ce sont les bêtes sauvages et surtout les grands fauves qui sont en cause, d’ordre plutôt utilitaire et vaguement moral quand il traite d’animaux devenus nos auxiliaires ou nos familiers.

Mais, pour nous en tenir au cheval, et à ne le juger qu’en hommes, nous aurions pu tout aussi justement dire de lui qu’il est un animal assez stupide, gourmand, sujet à des épouvantements ridicules, volontiers capricieux ou têtu. Certes, nous n’en serions pas plus avancés dans la connaissance foncière et profonde de son être, et, probablement, au lieu de verser dans cet anthropomorphisme que j’ai maintes fois dénoncé, dans cette infirmité intellectuelle de ramener à nous toutes les créatures, aurions-nous agi avec plus de logique et de raison en nous demandant, par exemple, si les vertus que nous lui attribuons ne sont pas des défauts ou de navrants pis-aller, selon lui, et si, au contraire, il ne conçoit pas quelque fierté obscure de cette stupidité et de cette poltronnerie qui le caractérisent également ?

LIVRE DEUXIÈME
DU PLAGIAT OU DE LA « SINGERIE » CHEZ LA PLUPART DE NOS FAMILIERS

1

Il faudra donc nous débarrasser de cet anthropomorphisme tel que je viens une fois de plus de le définir.

Ceci posé, je m’empresse de reconnaître, que, lorsqu’il s’agit d’animaux domestiques, et c’est ici le cas, ceux-ci ne nous facilitent guère une besogne déjà compliquée et scabreuse. Car la domestication leur fait adopter quantité de nos manières et même de nos manies.

Il n’y a pas que les romanciers, les poètes et les planteurs de choux à se plagier les uns les autres, parfois bien involontairement. L’imitation est une grande loi naturelle, une loi universelle, une loi générale ; et tout objet ou tout être pour qui cette loi resterait par hasard lettre morte serait considéré justement comme une anomalie, une monstruosité.

Chacun de nous, dans la vie courante, et tout aussi longtemps qu’il respire, regarde, écoute, touche, goûte et sent, chacun de nous est plagiaire sans qu’il s’en doute, un peu de la même façon que M. Jourdain était prosateur.

Qu’est-ce en effet qui saurait mieux qu’un miroir répondre à la définition du plagiaire ?

Or, tout homme, grâce aux modestes miroirs des sens par lesquels il reflète le monde, est le plagiaire partiel d’une réalité dont l’ensemble lui échappe.

Dieu créa l’homme à son image, dit la Genèse. Nous, nous nous créons et recréons perpétuellement à l’image de Pan, pourrait-on dire aussi.

L’une de ces formules est sacrée, l’autre profane ; mais, en fin de compte, toutes deux s’accordent et concordent admirablement.

2

Traitant des dons d’imitation dont font preuve les bêtes, je ne m’attarderai pas sur ces phénomènes de mimétisme, aujourd’hui bien connus de tous, qui font le caméléon varier de teintes selon celles des lieux ou des heures où il promène sa pataude paresse, qui imposent à mon amie Zompette, la grenouille verte, de passer par toute la gamme des verts selon qu’on garnit son bocal de sombre laurier ou de pâle mimosa.

Il est généralement admis que cette faculté que possèdent certains êtres de changer de couleur comme à volonté est une arme naturelle à eux concédée pour leur permettre de se dérober plus facilement aux yeux de leurs ennemis…

Explication qui sent un peu bien son Bernardin de Saint-Pierre, lequel voyait en toutes choses la sollicitude d’une Providence vraiment précautionneuse, tatillonne et en tout cas romanesque à l’excès.

A la vérité, ce mimétisme doit être d’ordre esthétique plutôt que pratique. Je n’y vois point l’effet d’une sollicitude supérieure, encore moins un procédé de défense, mais art instinctif, coquetterie involontaire ou jeu inconscient.

Oui, un jeu que l’animal se donne à lui-même pour son plaisir obscur, une fête dans son royaume clos, une satisfaction à cet appétit d’imitation que je signalais tout au long de l’échelle des êtres, une récréation analogue à celle de la parure masculine ou féminine, à quoi l’on voit que se complaisent tant de bêtes, de préférence dans la saison des amours, mais maintes fois aussi de la manière la plus désintéressée.

Ceci, du reste, est une autre histoire…

3

— Car, parlant d’imitation de la part de nos familiers, j’entends ici imitation voulue, consciente, exécutée par commodité naturelle, par obéissance à la loi générale, mais aussi dans un but agréable ou profitable à l’individu.

Cette tendance à l’imitation est observable déjà chez quantité d’animaux sauvages. Je n’en citerai qu’un exemple, que j’ai d’ailleurs apporté en d’autres circonstances et pour illustrer une suite de raisons d’ordre différent.

Contrairement à ce que nous pourrions croire, tous les castors ne sont pas ces étonnants constructeurs de huttes et de cités lacustres qu’on nous apprit à admirer dès notre enfance : il en est de vagabonds, gîtant et fondant famille au hasard, en des logements de fortune offerts par la nature ; mais si ces vagabonds rencontrent des congénères plus civilisés, plus avisés et laborieux, « on les voit », nous conte Buffon parfaitement informé (pour une fois), par un de ses correspondants, « on les voit qui les observent et qui ne tardent pas à faire de même… »

Notons au passage qu’une telle adaptation, précédée d’observation, implique incontestablement le raisonnement dans l’esprit du castor, et une éducation rapide, vivement menée, ne participant en rien de cette science et de cette habileté héréditaires et routinières, par quoi l’on a coutume de séparer l’animal de l’homme et l’instinct de l’intelligence… Mais, ceci aussi est une autre histoire, pour le moment du moins.

4

Comme il est facile de le prévoir, en passant des animaux sauvages ou libres aux domestiques, on constatera un notable accroissement des facultés de plagiat, et, bien entendu, le modèle choisi par ces imitateurs résolus sera de préférence l’homme, le patron, le maître.

Non pas toujours, néanmoins.

Un de mes amis me contait l’hiver dernier que ses poules, dont il possède une fort remarquable collection, lorsqu’il les logeait dans l’enclos des pintades, ne tardaient pas à imiter l’allure et les manières particulières à celles-ci, comme si elles les avaient jugées plus imposantes ou distinguées.

Je me suis méfié un peu, cet ami étant Gascon, — comme moi-même, — mais j’ai constaté par la suite l’exactitude absolue de la chose et il est facile à n’importe qui d’en faire autant.

D’autre part, divers journaux ont mentionné il y a quelques mois une chatte allaitant et, par la suite, chérissant un rat blanc devenu le compagnon de jeu de ses fils.

Je savais de tels faits parfaitement possibles, les ayant expérimentés moi-même de la part de ma siamoise Nique, ainsi que je l’ai conté ailleurs[2], de Nique dont on trouvera plus loin la biographie détaillée. Si je parle ici de rats, c’est du reste pour cette seule raison que j’ai connu un autre rongeur, un lapin, qui, nourri, lui aussi, par une chatte et ayant grandi avec les chatons, ne procéda jamais par bonds, à la façon des autres Jeannots. Non !… Il s’insinuait d’une allure féline, avisée et réfléchie, le long des murs ou entre les caisses du vaste grenier qu’on lui avait assigné pour domicile, copiant ainsi les manières de ses frères de lait.

[2] La Chauve-Souris (A. Michel).

5

Quand c’est le bipède prétendu supérieur que plagient les animaux familiers, cela se dénomme singerie ; mais, comme nous venons de le voir, on aurait tort de croire que la singerie est le fait des seuls singes. Il y a dans les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet une bien jolie phrase à propos de deux très vieux époux : « Chose touchante, ils se ressemblaient… » Encore cette grande loi naturelle de l’imitation, ou, pour mieux dire, du modelage réciproque, dont l’individualisme humain atténue maintes fois les effets, mais auquel se prête beaucoup mieux la plasticité animale… Qu’on me permette de revenir ici sur tels souvenirs d’enfance que j’ai utilisés déjà dans ma préface : le boucher du coin possédait un dogue bordelais, la modiste d’en face une levrette ; celle-ci allait et venait d’un trottinement dansant, un peu prétentieux, faisant mille coquetteries ou minauderies en l’honneur de tout et de rien ; celui-là demeurait assis de longues heures sur le seuil de son patron, les babines retroussées sur ses crocs féroces, le gosier grondant, les prunelles sanglantes…

De ma fenêtre, admirant combien le bouledogue ressemblait au boucher, la levrette à la modiste, j’imaginais vaguement qu’il était fatal, prévu, ordonné qu’il en fût ainsi, partout et toujours, entre les êtres humains et leurs familiers.

Mon opinion actuelle n’est pas évidemment si absolue. Pourtant, que nos familiers adoptent volontiers, non seulement nos tics et nos manies, mais notre allure, nos façons d’agir et jusqu’à certains traits de nos caractères, cela me semble incontestable. Laisse-moi observer ton chien, et déjà j’en saurai long sur ton compte. Un bon chien peut être la propriété d’un bandit, mais il est rare qu’un mâtin hargneux appartienne à un homme courtois. Oui, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est le chien… peut-être, après tout !… Mais, à coup sûr, ce qu’il y a maintes fois de pire chez le chien, c’est l’homme, le maître qu’il plagie, dont il s’inspire et qu’il nous révèle innocemment, — le don de se dissimuler aux autres et, par occasion, à soi-même, demeurant jusqu’à nouvel ordre notre apanage exclusif.

LIVRE TROISIÈME
INDIVIDUALITÉ ET PERSONNALITÉ

1

Aux difficultés que présente l’abord de la psychologie animale (et il demeure bien entendu que j’emploie ce mot de psychologie par paresse, commodité ou faute de mieux), s’en adjoint donc une nouvelle, dont il me semble qu’on ne s’était pas encore suffisamment méfié : croyant étudier une bête familière, c’est encore de nous que nous nous occupons, comme reproduits et réédités à sa manière, caricaturés, — ou embellis.

Nous ne nous sommes débarrassés de notre naïf anthropomorphisme que pour devenir les jouets de nos objets d’étude, qui nous bernent sans le vouloir, en versant eux-mêmes, à leur façon, dans un anthropomorphisme instinctif.

Autre conclusion assez troublante à ce que j’ai tenté de dégager jusqu’ici : cette personnalité, cette différenciation d’être à être d’une même race qui rend précaires les bases de toute psychologie, mais sans laquelle il ne serait plus de psychologie possible, ne devient-elle pas dès lors illusoire ?

Il est sûr que, si les animaux qui nous approchent ne témoignaient d’une personnalité propre que dans la mesure où ils obéissent à la loi d’imitation, il n’y aurait plus lieu de parler du caractère propre à tel chien ou à tel chat ; et, par un chemin détourné, nous les ramènerions à cet état de machines où, d’autorité, les a relégués Descartes ; ils ne seraient plus des automates, mais des appareils enregistreurs, et la psychologie animale en serait, une fois de plus, simplifiée, certes, et éclaircie, mais bornée aussi à un point qui offense la raison.

2

Chez le dogue bordelais du boucher, comme chez la levrette de la modiste, comme chez la plupart des chiens, des chats, des animaux du foyer, de l’écurie, des étables et même de la basse-cour, il y a une personnalité naturelle qui continue de vivre et de se développer à côté de la personnalité occasionnelle ou de pastiche.

Je disais tout à l’heure qu’un bon chien, un chien honnête, peut être la propriété d’un bandit… Kroumir, le chien du vieux Piocq, un chemineau qui vagabondait jadis entre Dax et Mugron-en-Chalosse, imitait (personnalité occasionnelle) les allures louches et sournoises de son maître, se faufilait au long des venelles, chérissait l’approche de la nuit et de passer inaperçu, était à la fois piteux, arrogant, et, en outre, sale et puant comme le Piocq lui-même.

Mais, alors que Piocq passait, à juste titre, pour un fieffé maraudeur, Kroumir, dans les instants où il travaillait pour son compte, faisait preuve d’une amabilité modeste et d’une scrupuleuse honnêteté ; jamais il ne serait entré qu’on ne l’y eût dûment convié dans la cuisine où les servantes de mon oncle préparaient les repas, toutes portes et fenêtres ouvertes sur la rue qu’illuminaient les beaux soleils d’août et de septembre. Il apparaissait sur le seuil, et s’arrêtait là humblement, avec de légers frétillements de queue et des yeux qui parlaient (personnalité naturelle ou, tout au moins, effets d’expériences acquises au cours de sa vie propre, particulière). Quelques rogatons et quelques croûtons engloutis, il remerciait à sa manière, d’un curieux petit hochement de tête et d’une sorte de glapissement que je n’ai jamais entendu que de sa part, avant d’aller poursuivre l’accomplissement de son devoir auprès du Piocq, endormi, digérant ou cuvant son vin dans un fossé du voisinage.

Et c’était ce même Kroumir qui n’avait pas son pareil pour pénétrer sans crier gare dans une basse-cour, y étrangler sans fracas une volaille et la rapporter toute chaude et pantelante encore à son maître, lequel allait la plumer et la cuisiner dans quelque bois ou boqueteau peu fréquenté du pays !

En quoi Kroumir continuait de faire son devoir, de se comporter en chien honnête, sous les injonctions obscures de la double personnalité évidente chez la plupart de ses pareils…

C’est bien l’homme qui représente ce qu’il y a de plus mauvais dans le chien, je ne me lasserai pas de le répéter…

3

— Si j’attache une telle importance à la personnalité animale, c’est que, si simple à définir et si commode à élucider que soit cette notion, ceux qui s’intéressent aux bêtes, sentimentalement ou scientifiquement, n’en ont guère tenu compte jusqu’à ce jour.

Toute étude de ce genre s’inspirant d’une méthode sensée se doit de différencier d’abord, pour classer et cataloguer ensuite, ce qui revient à dire : à unifier.

J’ai dit que les notions d’instinct et d’intelligence me semblaient insuffisantes à diviser l’animalité en deux grands groupes élémentaires, et que ces mots me choquaient à cause de leur infime signification ou, ce qui revient au même, à cause du peu de différenciation que l’on peut faire entre les phénomènes, si souvent confondus et enchevêtrés dans la réalité, qu’ils sont censés caractériser l’un et l’autre.

Ils me choquent encore de ce fait qu’ils semblent ériger l’espèce humaine, dans une solitude orgueilleuse (et imaginaire), en face de tous les autres êtres qui naissent, respirent, et meurent, en face de cet omne genus animantium auquel, dès le début de son poème, Lucrèce reconnaissait plus lucidement tant de consanguinité avec les créatures exceptionnelles que nous ne sommes qu’en apparence, ou par la vertu d’une superbe, mais bien puérile et désuète illusion.

C’est pourquoi, méditant ces questions qui désormais m’intéressent plus que tout au monde, je me demande depuis quelques années si la notion de personnalité ne contribuerait pas à nous renseigner sur la vie psychique des bêtes mieux que celle de l’intelligence opposée à l’instinct, celui-ci fût-il ou non complété par le tropisme, forme d’activité psychique ou psycho-organique qui est, selon la théorie à laquelle je pense, au-dessous de l’instinct comme celui-ci est au-dessous de l’intelligence. Une récente étude de Lucien Fabre[3], très avertie et très poussée, a largement tenu compte des excellents travaux poursuivis par Georges Bohn sur le tropisme, que les amibes et même les végétaux sont capables de manifester.

[3] Revue Universelle (1923).

Mais, cette troisième forme d’activité interne parmi les êtres qui naissent et meurent, ajoute-t-elle une bougie de plus à la lampe qui se doit d’être hautement illuminante ?

Et nous, qui nous demandons avec une angoisse quelque peu mêlée d’agacement où finit l’instinct, où commence l’intelligence, ne sommes-nous pas les victimes de cette décevante lumière, laquelle n’éclaire qu’un point d’interrogation de plus : où finit le tropisme, où commence l’instinct ?

4

Je n’entends point tenter en cet ordre d’études une révolution qui serait bien au-dessus de mes forces. Si je m’habitue peu à peu à classer les êtres vivants en deux grandes catégories, selon que les individus des diverses espèces sont ou non capables de montrer de la personnalité ou de n’en montrer point, c’est sans la moindre prétention ambitieuse, c’est une petite invention à mon usage personnel, une commodité pour mettre quelque ordre dans mes pensées et dans mes raisonnements familiers.

Révolution qui ne saurait d’ailleurs être radicale et qui n’aurait, pour conséquence, que la nouveauté de ne pas laisser l’homme absolument isolé parmi les autres êtres de ce monde : à la notion clairement définie de la possibilité de caractères distincts chez tels ou tels individus de telle ou telle espèce viennent s’adjoindre naturellement les notions de responsabilité, de choix, de libre arbitre, de discernement, de raisonnement, d’intelligence que nous accueillons si fièrement quand il s’agit de nous et de nos semblables.

Un cheval vicieux ou un chien méchant (et il en est de foncièrement tels, sans que le pastiche que fait l’animal du maître ou l’éducation que celui-ci impose à celui-là y soient intervenus pour rien), nous pouvons dès lors ne plus les considérer comme irresponsables.

Nous possédons, nous aussi, de mauvais sujets et des assassins qui, lorsqu’on les juge, font couler beaucoup de salive : il est alors fortement question d’hérédité fâcheuse, de mauvais instincts ; je ne prends parti ni pour le ministère public ni pour la défense ; je constate qu’on parle en pareil cas d’instinct ou d’instincts à propos de l’homme encombrant pour la société, exactement en la même manière — et c’est justice ! — que lorsqu’il s’agit d’une mauvaise bête dont le propriétaire tient à se débarrasser provisoirement ou pour toujours.

5

Pour mieux connaître les animaux et nous connaître nous-mêmes, ce qui demeure le but essentiel de la science générale, de celle que le Démon de Socrate appelait musique en son langage, il conviendra donc moins d’étudier les origines de l’intelligence sur « l’échelle des êtres », — sur l’échelle sans commencement ni fin et qui, par conséquent, n’en est pas une… — que de rechercher à quel échelon, à quel stade, où et dans quelles conditions, commencent à se manifester chez les êtres vivants la personnalité et l’individualité[4].

[4] Ce sera l’objet principal d’une prochaine série de portraits de bêtes : Les Porte-Bonheur.

Quand nous regardons passer un de nos semblables dans la rue, son image est accompagnée inévitablement en notre esprit d’autres images accessoires que traduisent des épithètes comme vieux ou jeune, beau ou laid, antipathique ou sympathique, etc. S’il s’agit de quelqu’un que nous connaissons bien, surtout d’une personne intimement liée à notre propre existence, c’est à l’infini que se multiplient des épithètes de ce genre pour lui constituer, dans un des innombrables casiers de notre mémoire, une fiche personnelle et nettement distinctive, qui le classe et le mette à part avec d’autant plus ou moins de rigueur que notre cerveau est plus ou moins bien organisé pour un travail de ce genre.

En revanche, considérez une prairie ou une cage peuplée de grillons… Aucune épithète les départageant et les distinguant ne viendra corser l’intérêt que vous prenez à observer leur vie et leurs manèges : ils se ressemblent tous, manifestent les mêmes goûts ; ils se portent tous également bien, accidents ou mutilations à part ; dans leurs combats singuliers, ce n’est pas leur force personnelle, mais leur position sur le terrain, leur chance et le hasard qui provoquent la victoire ; pour comble, il ne saurait être question, à propos d’eux, de vieillesse ou de jeunesse : ils sont nés à la même époque, ils mourront en même temps et dans les mêmes conditions ; raisonneraient-ils par ailleurs d’une façon absolument identique à la nôtre, l’idée de jeunesse et de vieillesse leur serait aussi inintelligible que doit être pour eux, logiquement, l’idée de mort[5].

[5] Cf. Vie de Grillon, liv. III, chap. III.

Personnalité chez l’homme, absence de personnalité absolue chez l’insecte. Si j’ai choisi ces deux catégories d’êtres dont l’une est infiniment plus évoluée que la nôtre et a réalisé cette égalité dont certains d’entre nous souhaitent l’avènement, mais qui n’est momentanément proclamable qu’aux frontons des monuments publics et notamment de la Morgue, c’est afin de mieux montrer, en opposant deux extrêmes, combien la différenciation que je veux établir entre les divers animaux terrestres risque d’être plus précise et raisonnable que celle qui se base sur une intelligence et un instinct indéfinissables, ou du moins bien mal définis jusqu’à ces jours.

6

En outre, l’existence ou la non-existence de la personnalité chez les individus d’une espèce est un fait d’expérience, à la portée des esprits les plus humbles.

L’observation suffit à la reconnaître ou à la nier ; de la sorte, la première différenciation dans la foule des animaux s’appuie sur une donnée en quelque sorte palpable, tangible, et non plus sur les brouillards d’un don sublime fait par Dieu à sa créature privilégiée.

Je ne négligerai jamais de remettre le « parvenu orgueilleux » à sa place, laquelle ne devient honorable que lorsqu’il prend conscience de ce qu’elle est exactement. Si je supposais que nous sommes réellement à part des autres êtres, j’en serais peiné à la fois pour mes convictions scientifiques et pour mes croyances religieuses, lesquelles n’ont d’ailleurs rien à voir ensemble : mais Dieu, en sauvant Noé, ne lui enjoignit-il pas de placer dans l’Arche des couples de toutes les espèces d’animaux, prouvant ainsi qu’il s’intéressait à eux aussi bien qu’aux hommes ?

Je craindrais même de douter par instant de mon âme immortelle, j’entends de ma survivance personnelle, si les animaux susceptibles de personnalité étaient condamnés à ne point partager cette espérance avec moi… Béni soit donc ici Francis Jammes d’avoir conçu un Paradis des Bêtes, encore qu’il l’ait par endroit édifié à leur usage selon l’esthétique traditionnelle des images d’Epinal, et assez lourdement entaché de cet anthropomorphisme que je réprouve de la part de quiconque prétend aimer ses « frères inférieurs ».

En outre, si l’intelligence (opposée à l’instinct) ne demeure en définitive explicable que par l’existence en nous d’un reflet divin, on n’en saurait dire autant de la personnalité dont l’origine n’est pas de celles qui se dissimulent dans les mystères de la création ou des ténébreuses volontés d’un Deus ex machina. Mais avant d’expliquer la personnalité chez certaines bêtes, d’élucider les raisons qui en provoquent l’avènement, poursuivons, comme il sied, la constatation de son existence, en essayant, au passage, de sourire amicalement, fraternellement à ses manifestations.

7

On peut dès à présent se demander les raisons pourquoi j’ai élu l’animal Chat comme parangon et comme témoin en pareil sujet. Je m’explique en hâte, soucieux d’en arriver vite aux faits et aux documents.

Je l’ai élu, je le dis en toute simplicité, parce que je n’en connais pas d’autre mieux que lui. Nul instant de ma vie ne s’est passé que je n’aie eu un ami, ou des connaissances de cette sorte.

Je l’ai élu aussi parce qu’il est celui de nos familiers chez lequel la personnalité naturelle se laisse observer le plus facilement et, pour ainsi dire, à l’état pur. Non qu’il ne subisse en aucune manière notre influence : il est bien évident que le chat d’une dévote ou celui de Sylvestre Bonnard n’ont pas le même caractère qu’un chat pauvre, vagabond dans les villes, ou braconnier aux champs, et que c’est la personnalité de pastiche (ou occasionnelle) qui est la cause de cette différence ; mais il n’en demeure pas moins que la domestication et l’hérédité n’ont presque pas d’influence sur lui et sur sa descendance ; chaque individu chat est bien lui-même : il naît, vit et meurt sans se corriger des vertus ou des vices que la nature et son étoile lui ont donnés en lot.

C’est ce qui fait dire des chats, par de bonnes et sensibles personnes, sur un ton d’affectueux reproche, qu’ils sont indifférents, égoïstes, sournois ; qu’ils ne connaissent pas leur maître, tandis que le chien est affectueux, tendre, franc et se laisse volontiers mourir de faim sur la tombe de celui qui l’a nourri. Je ne peux entendre porter de pareils jugements et écouter de tels propos sans penser à des choses comme : « Corneille est plus moral, Racine est plus naturel… » ou encore : « Le vrai fumeur ne fume que du caporal. »

Vérités premières… Tendons nos rouges tabliers, à tout hasard, mais ne redoutons pas trop le poids dont nous accablera le butin ainsi recueilli, tandis que nous l’emporterons à notre domicile, ni l’encombrement de la manne intellectuelle à emmagasiner en notre esprit. Avant de l’installer dans ces greniers ou réserves, nous en aurons, Dieu merci, laissé tomber une bonne part en chemin, pour peu que nous soyons pourvus d’un grain de sens critique ou tout simplement de bon sens.

Les vérités premières ressemblent aux femmes faciles et aux plats abondants et frustes : il y a toujours, évidemment, quelque chose à prendre en elles, sans grande peine, mais encore plus à en laisser, ce qui est d’ailleurs moins commode, puisqu’ici l’effort et la réflexion doivent intervenir.

LIVRE QUATRIÈME
ÉMILE ET…

1

Au printemps de l’an 1913, le café Vachette, local « en angle », avait déjà cédé la place à une banque, et le bruissement du papier vil, où se mêlaient encore quelques tintements d’argent ou d’or, avait remplacé en ces lieux longtemps chéris des Muses le murmure intérieur du laurier dans quelques jeunes cœurs, la « voix de cigale cuivrée » de Moréas, les nigauderies voulues de l’ineffable garçon Isidore, les doctes ou spirituelles conversations de quelques-uns, et les braîments plus fréquents de beaucoup d’autres.

Cette fermeture avait quelque peu désaxé et désorienté la compagnie qui avait pris coutume de se reformer là presque quotidiennement, pour agiter vers la treizième heure les plus graves questions philosophiques, esthétiques, grammaticales, — ou pour (plus sagement, à tout prendre) s’adonner de 20 à 2 heures aux distractions du bridge et du poker, gentiment accompagnées d’un petit souper au Tavel dont les frais étaient à la charge des gagnants.

Le Vachette relégué au rang de souvenir littéraire, l’existence de cette compagnie devint errante. Nous fûmes quelques-uns à tenter l’hospitalité de divers autres endroits publics bien tranquilles, de tout repos.

Hélas ! ce n’était plus cela ! Je ne crois pas avoir été le seul à pressentir, vers cette époque, que quelque chose finissait, qu’une douceur de vivre et une joie de jeunesse se disposaient à nous dire adieu pour toujours. Les vieillards de la bande n’avaient pas de beaucoup dépassé la trentaine, et ce n’était pas la guerre encore ; mais nous nous surprenions, dès ce jour, à mesurer le passé, à compter nos disparus et nos morts.

2

… Le printemps n’était pas lointain, mais l’hiver s’obstinait encore à Paris, avec cet air bougon et décidé de gérontocrate qui ne veut pas prendre sa retraite, non que l’envie lui en manque, mais par horreur de faire place à un jeune.

La rue Falguière, assez morose en toute saison (on y frôle un Institut qui nous rappelle que nos meilleurs amis peuvent nous communiquer la rage), l’était particulièrement ce soir-là.

Un jeune ami m’accompagnait vers mon assez lointain domicile, et, comptant l’un et l’autre, comme j’ai dit que c’en était déjà la mode, nos disparus et nos morts, nous parlions d’un disparu qui ne devait trouver que deux ans plus tard un trépas héroïque à la guerre : Emile Despax.

— En somme, me disait le jeune homme qui me faisait escorte, il était le plus grand poète de ce temps-ci… Crois-tu qu’il écrira encore des vers ?

Les chemins du songe m’avaient déjà conduit très loin, — et bien au delà d’un article d’Ernest-Charles disant : « Charles Derennes et Emile Despax sont deux jeunes poètes charmants, mais ils se ressemblent trop et il faut à toute force que l’un d’eux entre dans l’administration… » ou quelque chose comme ça.

La conséquence de cette plaisanterie, en principe bien innocente, fut que Despax, sous les galeries de l’Odéon, me dit un jour :

— Sois content, j’entre dans l’administration et je te ficherai la paix.

Il partit effectivement pour l’Indochine, non pas à la manière d’un Curnonsky ou d’un Toulet, toutes voiles au vent, mais en jeune bourgeois soucieux d’une humble carrière.

C’est de ceci que j’avais, que nous avions le cœur déchiré, mon ami qui m’accompagnait au long de la rue Falguière et moi, en pensant que l’adolescent délicieux, qui était non point poète, mais la poésie même, avec tous ses éblouissements et ses perfidies, ses blandices et ses trahisons, allait nous revenir sous-préfet, en récompense d’une quelconque servitude coloniale auprès des dieux lares d’un très vague proconsul.

3

— Je te connaissais devant que de t’avoir vu, me disait l’ami qui m’accompagnait le long de la rue Falguière, puisque Despax était ton ami et le mien. Il est triste que nos temps contraignent de telles possibilités musicales à cet « autre métier » dont les résultats d’une enquête un peu superflue proclameront l’obligation d’ici quelque dix ans. L’anarchisme littéraire a permis le droit à l’existence de tant de médiocres, qu’on confond volontiers dans la même grandeur un Samain, cette oie, avec un Charles Guérin, ce cygne, et qu’on ne comprend pas qu’en nommant Despax sous-préfet, on est en train de guillotiner une fois de plus André Chénier. Parlons de lui : comme il sied à toute jeune âme digne de ce nom, il a, dès son avènement au monde sensible, rêvé d’amour et de gloire, séduit des femmes avec des roueries de courtisane, ce que lui permettait son beau visage… Mais il a reçu au cœur l’effroyable blessure de cette gloire qui, sous la troisième République, était encore plus courtisane que lui… Et, en disant courtisane, je suis poli… Il n’aimait qu’elle, pourtant et l’aimait d’une manière désintéressée, presque sublime : pour l’amour et l’orgueil du langage de France, comme le dit un de ses vers qui, entre quelques autres, restera immortel aussi longtemps qu’il existera un parler français et des gens capables d’écrire ou de penser à l’aide de ses mots et de ses tournures. Dieu nous aide, Charles ! Il a pris probablement la meilleure part ; ni la gloire ni même la célébrité ne sont pour aucun de notre âge…

J’étais tellement de son avis !

Je lui répondis :

— Bien sûr.

Le jeune ami qui m’accompagnait le long de la rue Falguière, en cette nuit d’avant-guerre, s’appelait Pierre Benoit.

4

Il y a toujours des ombres qui nous font escorte quand nous ne sommes pas satisfaits de nous et du destin (c’est la même chose !) — et que l’on se sent vieillir avant que de s’être épanoui. Toutes les espérances, toutes les possibilités nous reviennent avec d’invisibles figures de larves, font derrière nous un bruit de pas qui ne s’entend que dans le silence, de par son indicible mollesse de chose avortée et déjà pourrie, de virtualité avide de prendre sa place au soleil, — toutes choses qui me font beaucoup moins plaindre les morts que ceux qui sont encore à naître !

Pierre Benoit ne m’apprit pas grand’chose en me disant :

— On nous suit.

Je lui répondis :

— Avant même que détourner la tête, je puis te le dépeindre : c’est un type dans le genre des poètes sous la troisième République. Beau ou laid, sympathique ou antipathique, bien doué ou non, cela n’a aucune importance. Il est jeune, né de cet hiver sans doute ; sans le voir, je sens qu’il a cette attitude résolue, prête à tout, que manifestent, inquiètes d’un repas ou d’un gîte, les plus superbes des bêtes, dont il est. Ne te détourne pas. C’est un petit garçon qui a rêvé trop tôt de vagabondage, de folles équipées et qui maintenant n’aspire qu’à devenir sous-préfet, ou quelque chose d’approchant. S’il nous suit jusque chez moi, c’est entendu : je l’adopte, et même si mon chat Golo, qui est, selon Larguier, aussi célèbre que Magre, doit en mourir de dépit…

— Comment l’appelleras-tu ?

— Comme tu voudras…

— Ma grand’mère en avait un qui s’intitulait Adolphe… J’aime beaucoup les prénoms d’hommes pour les chats…

— J’en ai connu un, à Chelles, qu’on avait nommé Jacques, et cela lui allait, ma foi, comme un gant !

— Nous appellerons donc celui-ci : Emile.

— S’il me suit jusque chez moi.

Il me suivit jusque chez moi. Et voilà comment Emile eut pour parrain un écrivain illustre.

5

Golo, à propos de qui Léon Lafage me demandait volontiers : « Vous êtes sûr que ce n’est pas un tigre ?… » reçut fort mal cet intrus, lui administra une tripotée mémorable, et tout se passa comme si cet animal aussi célèbre que Magre avait été offusqué par la réputation naissante d’un Jean Cocteau. Il mourut d’une maladie de foie, dans un âge encore tendre, et dont le nouveau venu supporte allégrement le double, au jour que j’écris.

Emile était, dès ce moment, lui-même : patience et sapience, résignation et bonté. Il accepta sans broncher la correction du tigre en miniature et dévora placidement les reliefs d’un poulet et un morceau d’omelette froide.

Il est devenu beaucoup plus difficile par la suite…

Mais ce sont là des façons d’agir qui ouvrent à n’importe qui une belle carrière de sous-préfet.

LIVRE CINQUIÈME
… LES AUTRES

1

J’entends par là tous ceux qui, depuis que je suis né à ce monde, ont été mes protégés, amis, connaissances. Traitant ici de la personnalité chez les bêtes, que puis-je faire de mieux que d’esquisser quelques biographies, de façon fruste, mais avec la plus scrupuleuse exactitude ?

Pauvres âmes des bêtes, auxquelles, avant Francis Jammes, nul paradis n’était promis après la mort ! Où êtes-vous à présent, où m’attendez-vous ? La nuit tombe. Comptant les disparus une fois encore, je ne peux ne point penser à vous, si mêlés à une race dont je m’honore d’être, mais à laquelle je n’ai pas demandé d’appartenir !

Vous êtes dans le présent et dans ma mémoire des êtres à part ; vous êtes le jeu griffu et la caresse péremptoire, le charme des mauvaises heures ; vous êtes ceux avec qui l’on s’explique quand on n’a rien à dire ou à penser ; une tiédeur contre la main ; un ronronnement au bord de l’oreille ; un égoïsme qui nous fait trouver le nôtre charmant ; un exemple de fierté, vertu dont nous avons toujours que faire et dont nous ne trouvons pas à nous approvisionner à chaque coin de rue.

Je ne saurais concevoir ma vie sans la compagnie d’un des vôtres.

2

J’en étais à peu près là, dans mon esprit sinon encore par l’écriture, de mes réflexions concernant la personnalité chez les bêtes, lorsque j’éprouvai à la lecture du numéro d’août 1922 de la Nouvelle Revue française une forte sensation de plaisir et (tous les gens du métier me comprendront…) d’horreur, presque de détresse…

Sensation de plaisir parce que la prose de Maurice Boissard est de celles dont l’éloge n’est plus à faire ; d’horreur parce qu’il était en train d’exprimer, excellemment et sans user d’aucun point et virgule, — ce qu’on sait qu’il a en dégoût, — toutes sortes d’idées qui me paraissaient à divulguer, parce qu’assez peu courantes et pourtant justes ; et, alors que leur forme ne s’imposait pas encore à mon esprit, je les voyais brusquement jetées sous mes yeux, réalisées par un autre !

Ceci, notamment :

« Il n’y a pas un animal qui ressemble à un autre. Ce sont les serins ou les gens qui les ignorent totalement qui se figurent que toutes les bêtes sont pareilles. Pour eux, un chat ou un chien sont ni plus ni moins qu’un autre chat ou un autre chien. Les animaux sont comme nous. Ils ont chacun leur individualité. Celui-ci n’est pas celui-là, qui, à son tour, n’est pas cet autre. Je le vois bien dans ma petite troupe de chats. Il y a les vagabonds et les sédentaires, les indifférents et les démonstratifs, les hardis et les timides, ceux qui vont par groupe et ceux qui préfèrent être seuls — même pour manger. J’ai de mes chats, par exemple, qui, d’eux-mêmes, entièrement libres et toutes les portes ouvertes, ne sont jamais montés au premier étage du pavillon que j’habite, d’autres qui m’y suivent aussitôt que j’arrive. Je vous nommerai, par exemple, la chatte Mme Minne, la doyenne, qui a de l’esprit plein sa frimousse, la chatte Lolotte, une petite pimbêche, qui ne connaît que moi, ne quitte pas mon cabinet de travail, ne fréquente personne, me suit partout, bavarde sans cesse, avec des manières de petite précieuse, les chats Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, ce dernier que j’ai ramassé au marché Saint-Germain, gros comme le poing, sachant à peine boire tout seul, et qui arrivé à la maison, quand je l’eus posé sur un canapé, soufflait après tout le monde. Je les ai tous six depuis bientôt dix ans. A cause de ce temps, et d’eux-mêmes, ils ont pris des habitudes plus intimes. Ils m’attendent, rangés sur la table de l’antichambre, à l’heure à laquelle j’arrive. Ils sont sur la table, autour de mon assiette, quand je dîne. Ils se tiennent avec moi, dans mon cabinet, quand je lis, paresse, ou écris. Rien ne pourrait faire, quand je suis là, qu’ils ne soient pas autour de moi, sur mes genoux, mes épaules, me prodiguant leurs démonstrations affectueuses, si je ne fais rien, en parlant, — car les animaux, et surtout les chats, ont un langage et parlent, — ou me regardant, immobiles et silencieux, si je suis occupé. Je parle là du caractère. Il en est de même pour le physique. Sur ce point encore, les animaux sont comme nous. Ils ont comme nous, deux yeux, un nez, une bouche et des oreilles, mais quelque chose dans l’expression les différencie chacun. Trois chats, — puisque je parle de chats, — noirs, tigrés, blancs ou jaunes, ne sont pas du tout, quand on regarde bien leur physionomie, trois chats noirs, tigrés, blancs ou jaunes, mais bien un chat, un autre chat, et encore un autre chat noir, tigré, blanc ou jaune. Des gens riront de ce que j’écris là, peut-être ? Ce sont des gens qui passent sans rien voir à rien. »

3

On concevra que je me sois quelques minutes senti enclin au découragement et tenté de me débarrasser, comme de coureuses se frottant à d’autres que moi, des réflexions avec qui je vivais en amitié et familiarité depuis bon nombre de semaines.

C’eût été lâche, peu courtois et, surtout, profondément illogique.

Maurice Boissard, certes, m’a fait aimer Chati et Petite Café, à présent partis pour le Paradis des Bêtes, et Minne la doyenne, et Lolotte qui se nomme comme une de mes cousines, et Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, qui, bien que leurs noms ne soient pas classés par ordre alphabétique et inscrits sur le cahier de correspondance, m’apparaissent désormais comme des camarades de Lycée…

Mais… mais ses chats n’étaient pas les miens, morts ou vifs, et les miens sont autres ; comme moi-même, en dépit de sympathies communes évidentes, je suis autre que Maurice Boissard, lequel n’a peut-être rien de commun, après tout, avec Paul Léautaud.

LIVRE SIXIÈME
LES AUTRES… ET ÉMILE

1

La Vieille. — Elle n’avait jamais eu de nom et n’avait plus d’âge, lorsque ce sobriquet lui fut attribué avec la complicité des temps.

Dès celui où mon grand-père Cassan vint habiter à Villeneuve-en-Agenois la maison que lui léguait Vidalone Vidal, fille de son grand-oncle Vidal (Calixte), la Vieille était déjà là, protégeant caves et greniers de la gent ratonne, et donnant à téter, comme il lui arrivait deux fois l’an au moins, à une bonne demi-douzaine d’enfants-chats…

Or, la servante, dont mon grand-père héritait en même temps que de la maison, et qui gardait au moins un chaton de chaque portée de la Vieille, lui donnait déjà ce titre, à ce que j’ai appris par la suite.

Car je ne devais naître à ce monde que sept ans plus tard et j’étais déjà en âge de sourire aux jeunes filles quand mourut la Vieille : c’est le plus curieux exemple de longévité que j’aie constaté, sans tromperie possible, chez un animal de cette espèce. Il suffit à nous démontrer deux erreurs nouvelles de nos naturalistes classiques dont un (Buffon), énonce que la durée de la vie, pour les animaux, est en proportion directe — et ceci à peu près absolument — de la durée de la gestation de la mère ; d’autres déclarent : les animaux qui vivent le plus longtemps sont ceux dont les femelles sont les moins fécondes ou portent le plus rarement. On ne sait en vérité où des esprits loyalement résolus à être scientifiques sont allés chercher des rapports ou proportions de ce genre, que tout contredit, à commencer par l’expérience quotidienne d’un humble, ou l’observation élémentaire d’un enfant.

J’en avais pour des ans encore à ignorer en quelle façon les mammifères (dont je suis au même titre que les chats), se reproduisent ; mais j’éprouvais déjà une sorte d’effarement à penser que la Vieille, depuis qu’elle était née et à raison d’une bonne dizaine de petits par an, en avait produit pour le moins « vingt fois gros comme elle »…

Comme il arrive, en pareil cas, aux âmes sans détours et toutes neuves, j’avais fini par en faire presque un mérite à la Vieille, l’admiration pour un tour de force se substituant en moi à la stupéfaction provoquée par les prodiges.

Les prodiges sont certains postulats que les amateurs d’études naturelles établissent quand ils n’ont pas envie d’aller voir les faits de trop près, et qu’ils invoquent ensuite à peu près constamment hors de propos, comme si tout, dans les études naturelles, ne devait pas d’abord se réclamer de la Nature ! Mais on croit faire hommage à celle-ci, en dépit du nom qui l’honore, en laissant entendre qu’elle a du goût pour l’extraordinaire, trouble domaine où naissent pourtant et se fixent la plupart des inventions industrielles et intellectuelles des hommes.

La Vieille mit au monde vingt fois gros comme elle de petits, sans pour cela croire insulter à des ombres glorieuses, et ne devint ombre à son tour que passé le double de la limite d’âge à elle assignée par les compétences.

C’était une créature timide et tendre, d’une remarquable humilité. Elle se montrait volontiers, comme il arrive à tant de chats, en compassion momentanée ou durable avec certaines souffrances des gens de sa maison. Quand j’avais l’âge où certains jeunes hommes peuvent sans trop de mauvaise grâce chagriner celles qui les aiment, cette brute féroce de Golo devenait tendre en leur faveur et leur prodiguait toutes les consolations qu’il savait : ce tigre manqué avait le cœur amolli par une larme de femme… Ce doit être qu’il leur ressemblait.

La Vieille, elle, ressemblait à mon arrière grand-père, au pépé Cassan, et ne s’humanisait guère que sur ses genoux, les rares fois où elle se sentait l’audace d’y grimper. J’ai la conviction qu’il y avait alors entre eux d’immenses bavardages silencieux, une communion de sentiments profonde, ce que j’ai tenté tout à l’heure de signifier par un mot comme compassion, faute de mieux.

2

Pépé Cassan avait ruiné les siens après lui-même, pour avoir conjugué la manie bien innocente de jouer du violon sur les toits, par les nuits de lune (afin d’évoquer les Elémentals), à celle de vouloir accaparer la production de blé de l’Europe, manie beaucoup plus dangereuse, celle-ci, et surtout en un temps où le mot trust, n’ayant pas même été inventé dans le Nouveau Monde, avait encore moins de raison de rien signifier dans l’ancien.

Manies contradictoires, et dont l’une l’avait dégoûté de l’autre, contrairement à ce qui advient à l’accoutumée…

Il renonça à jouer du violon sur les toits dans l’époque même de sa vie où cette occupation, de sa part, eût pu, somme toute, être tenue pour admissible, raisonnable… Ce grand enfant était nonagénaire et la Vieille avait plus de vingt ans… Elle aussi avait cessé d’aller faire à sa manière de la musique sur les toits, les nuits de lune ou autres. Ils avaient atteint tous deux cet âge où la somme des espérances se montre cruellement inégale à balancer le poids des souvenirs, et où, hommes et chats, femmes et chattes, nous n’adressons plus de secrets recours qu’à la grande Amie ténébreuse qui est là pour remettre les choses en place, rééquilibrer la balance en supprimant les souvenirs et l’espérance, ou en renforçant celle-ci sans enlever aucun prix à ceux-là, en nous priant d’avoir confiance en Elle ou en nous invitant goguenardement à nous aller faire pendre ailleurs.

La Vieille mourut comme d’autres entreprennent une série de pensées ou inaugurent un rêve, sans en avoir trop l’air, en s’immobilisant et en se repliant sur elle-même. Ce fut même pourquoi on ne la porta très longtemps que comme disparue. Elle avait tant procréé qu’elle semblait, quand on retrouva son cadavre auprès d’une pile de vieux sacs, n’avoir ajouté que sa propre vie aux innombrables autres dont le monde avait été accru par elle…

Elle était « exténuée », comme l’on dit, un peu au sud de chez nous, des vieux pins saignés à blanc et dont la résine est désormais tarie. Nulle putréfaction. Sa dépouille ressemblait à un sac mince et plat de fourrure miteuse, râpée, qui avait — ô ironie du sort pour les animaux comme pour les hommes ! — servi de gîte confortable à un ménage de souris et à leurs souriceaux aveugles encore…

Ceux-ci furent jetés à l’égout en même temps que la carcasse pelucheuse de la Vieille

Durant les jours qui suivirent cet événement, je fis une assez piteuse figure, à cause de ce massacre d’innocents souriceaux ; les miens s’en inquiétèrent ; mais j’ai toujours eu, du ridicule, un sentiment aigu, et qui m’en a inspiré une inguérissable horreur : il me parut bien plus honorable, puisque j’étais dans l’âge où l’on se doit d’aimer les sourires des filles, de laisser vaguement soupçonner dans mon entourage que je souffrais d’une passion contrariée.

3

Roussotte. — Des innombrables descendants de la Vieille, une seule chatte demeurait dans la maison, les autres ayant été sacrifiés aux nymphes du Lot ; ou bien, n’ayant pas été soupçonnés, ils s’étaient offert la fantaisie de récupérer l’état sauvage, tout au moins vagabond.

Ce fut un peu par hasard que la Roussotte tenta de franchir, dans son monde, l’étape, telle que l’a définie M. Paul Bourget ; fille d’une misérable et touchante pauvresse, elle était devenue le jouet de deux petits enfants très gâtés et très capricieux ; elle dédaigna la chasse aux rats et connut l’usage des lits et des fauteuils… Une pimbêche, dans le fond, et une mijaurée !

Mais elle était bonne mère, même avec les petits des autres chattes, et je lui en garde beaucoup de tendresse.

Quand elle devint « sale », ce qui n’est permis qu’aux hommes et aux chats vagabonds, il fallut bien se débarrasser de cette parvenue, de cette personne qui s’était cru trop tôt permis l’abord et la fréquentation des lits et des fauteuils.

Un client campagnard de mon grand-père lui dit qu’elle ferait parfaitement son affaire, car elle avait l’air d’être bouno ratairo

Mon grand-père, qui était un ironiste, lui expliqua qu’elle avait en effet toutes les caractéristiques de la parfaite pourchasseuse et destructrice de rats, et qu’elle tenait cette physionomie de sa mère, laquelle avait été connue et tenue pour la meilleure ratairo de l’arrondissement.

Ainsi, à franchir l’étape quand on n’en est pas digne, perd-on des qualités sans en acquérir d’autres, et devient-on une sorte de néant sans intérêt pour soi-même et pour les autres êtres. Mais Roussotte n’était pas de notre race, et elle eut du moins le mérite de me prouver quelques réalités que je tenais pour des légendes, et que je tiendrais pour telles à ce jour encore, si cette pimbêche ne me les avait démontrées.

Emportée dans un panier clos au lieu dit Romas par le client de mon grand-père, lieu distant de trois bons kilomètres de chez nous, elle s’était réinstallée dès l’aurore du lendemain sur notre seuil, le ventre au soleil, et pleinement contente d’elle-même, à la façon des gens qui accomplissent des miracles sans se douter qu’ils ont ce pouvoir-là.

Miracle pour nous, et qui se renouvela par trois fois. Après quoi, le client fut découragé et mon grand-père ému. Et la mijaurée acheva paisiblement sa vie en notre maison. Miracle pour nous que ce don d’orientation des animaux, puisqu’il force notre intelligence et notre raison à admettre chez certains d’entre eux des sens que nous ne pouvons définir ou nommer qu’à l’aide de niaises pétitions de principes, ainsi que je viens de le faire moi-même.

Qu’est-ce que nous savons ? Les chats « entendent » peut-être les lignes et les couleurs, « touchent » la chaleur et « goûtent » la lumière ; cela expliquerait ce nom de « petits sphinx » que tant de leurs plus intelligents amis leur ont donné et ces attitudes qui parfois, quand nous les regardons attentivement, font trébucher nos pensées comme des ivrognesses dans une nuit noire…

Je n’ai rien éprouvé de plus déconcertant pour mon amour de connaître et d’y voir clair avec des mots (tout récemment, dans une calme maison provinciale), que le spectacle d’un gros chat, choyé et gâté, qui, couché jusque-là devant un beau feu de corsier, se leva soudain, hérissa ses poils, et s’en fut dans un coin sombre cracher au visage du vide.

Il n’y avait là que moi à m’occuper, dans l’ordinaire de l’existence, de travaux d’imagination et de pensée, travaux qui font suspecter, parfois non sans raison, les sensations les plus sincères de ceux qui ne se veulent pas ou ne se connaissent pas d’autre métier sur la terre… Mais j’affirme que le gentilhomme-campagnard, le député et deux charmantes femmes, avec qui je perpétrais ce soir-là un petit poker honnête, se sentirent froid dans le dos, comme s’ils étaient devenus poètes tout à coup…

On parla spiritisme (ce qui d’ailleurs n’était indiqué par les événements en aucune manière)… Et l’on ne joua pas plus avant au poker.

4

La Jaune et la Blanche. — La Jaune et la Blanche, si je parle ici d’elles, c’est que, données dans les mêmes conditions que la Roussotte, elles ne revinrent jamais chez nous. En fait de personnalité, elles ne montrèrent que celle de ne pas me reconnaître ou de me dédaigner, et de témoigner ce dédain ostensiblement, les fois où il m’advint de les rencontrer en leurs nouvelles demeures.

La Jaune eut un malheur.

Un jour qu’elle somnolait sur la grand’route, en face de la maison de ses nouveaux maîtres, la roue d’un muletier qui dormait sur son bros (on sait que c’est là l’essentiel, et comme la noblesse du métier de muletier, entre deux auberges) lui passa sur le corps et la laissa presque aussi plate que l’était la Vieille quand on la retrouva morte.

Contrairement à toute prévision, elle survécut, après avoir durant des semaines promené un pitoyable arrière-train de paralytique.

Elle guérit pourtant, à la longue, mais n’enfanta plus dès lors que des chatons morts ; elle était touchante à la regarder les lécher désespérément, comme acharnée à les ranimer ; mais, avec le genre humain, elle était devenue méchante et c’était toute une affaire que de lui enlever ses pitoyables rejetons. Ses maîtres durent se résigner à la supprimer. Il faut craindre beaucoup des gens qui ont eu des malheurs et des vieux poètes qui ne sont plus créateurs que de poèmes mort-nés.

5

Pierrot, lui, était un drôle de bonhomme ; un rustique, mais un malin. Il connaissait le secret de toutes les serrures, et seuls les moyens matériels lui manquaient pour ouvrir une porte de buffet fermée à clef.

Il vivait à Jolibeau, en cet endroit où je parvins un soir à capturer Noctu[6] dans un remous des bas-fonds du ciel. Il avait l’air blafard et hagard de l’amoureux de Colombine, et c’est là, sans doute, ce qui lui avait valu son nom, mais je ne crois pas avoir jamais connu un animal aussi intelligent que lui. J’emploie cette épithète dans son sens fort, et strictement comme s’il s’agissait d’un de mes semblables. Il comprenait de manière incontestable d’assez subtiles nuances dans l’expression des physionomies humaines, et, plutôt sauvage à l’ordinaire, s’empressait de sauter sur mes genoux si je simulais une silencieuse douleur.

[6] La Chauve-souris.

Il donnait aussi l’impression de savoir compter et d’effectuer divers raisonnements élémentaires, notamment quand je lâchais en terrain clos et en sa présence quelques-unes de mes souris. Sa tactique et sa stratégie différaient du tout au tout selon que les souris étaient plus ou moins nombreuses.

Il ne jouait d’ailleurs pas avec elles pour les martyriser puis s’en nourrir, mais simplement pour les réduire à sa merci, comme pour se prouver à lui-même son adresse. Il les immobilisait sous ses pattes antérieures et ne témoignait aucun regret quand je les lui enlevais pour les replacer dans leur cage, — intactes.

Un artiste. Un étrange bonhomme, je vous dis ! Ainsi il adorait la salade bien vinaigrée… Vous imaginez ce qu’on pouvait penser de lui dans un pays où l’on appelle une platée de viande ou un fastueux rôti « une salade de chat » !

6

Kiki vivait vers la même époque, mais « en ville », comme nous disions dans notre famille, par opposition avec la maison déjà campagnarde de Jolibeau.

Kiki, physiquement, ressemblait comme un frère à cet Emile qui, durant que j’écris, ronronne à mes pieds ; mais, moralement, quelle différence ! Un mauvais sujet… un don Juan de bas étage ! Et, avec cela, fourbe, gourmand, voleur.

Ma grand’mère l’appelait le Coureur et — pauvre chère femme, si pieuse et sainte ! — elle passait de bien cruels moments, quand il disparaissait, vers février, pour aller « faire carnaval avec le diable », comme on dit chez nous des chats dans la saison pré-printanière de leurs amours.

Ma grand’mère avait cependant une affection particulière pour cet agneau égaré ; dans les discours qu’elle lui tenait, après l’avoir maintes fois cru perdu, corps et biens et moralement en outre, son indignation dissimulait mal une infinie tendresse. Ce chat magnifique, coiffé de stricts et quasi virginaux bandeaux noirs, — à la Cléo, comme on disait alors… — revenait affamé, sordide, les oreilles déchiquetées, traînant sur lui comme l’affreux relent de tous les péchés du monde.

Il n’y avait pas que ma grand’mère à s’inquiéter de lui : il y avait encore Mitte, sa mère à lui…

Quel obscur instinct avertissait celle-ci du retour de l’enfant prodigue, dans la nursery où, vers cette époque, elle s’occupait déjà, presque toujours, d’autres bébés ? A peine ma grand’mère avait-elle crié triomphalement : « Le voilà ! » que Mitte apparaissait, comme si son cœur et ses sens plus affinés que les nôtres avaient discerné à distance, le long des trottoirs ou des gouttières, l’approche feutrée du mauvais sujet.

Alors, elle lui parlait doucement, léchait ses plaies, lui faisait sa toilette… Et l’on put, plusieurs printemps de suite, assister à l’effarant spectacle de ce voyou de deux ans ou plus qui revenait téter sa maman ravie…

— Au fond, disait ma grand’mère, il n’est pas si mauvais qu’il en a l’air…

7

Emile, encore. — Que d’autres histoires j’aurais à conter ! Est-ce par peur d’importuner que je me borne ? N’est-ce point plutôt par une sorte de pudeur de parler de moi, tant ces charmantes et moelleuses vies me semblent se mêler à la mienne ?…

Regagnez le paradis des bêtes, petits disparus à quatre pattes que je m’honore d’avoir compris et chéris. Tous les humains qui vous ont aimés connaissent à propos de vous des faits et des traits encore plus émouvants et personnels que ceux que je pourrais raconter encore.

Adieu donc, ou au revoir, Nique, petite siamoise qui étranglais tes enfants quand ils n’étaient pas les fils de Sim, ton mari légitime ; et toi, Poupée, qui prenais les tiens pour des jouets, et les détruisais à force de t’amuser d’eux, comme si ton nom avait influé sur tes goûts ; et toi, Golo-le-Tigre qui, gavé comme un seigneur, refusais les plats que tu adorais pour voler ceux dont tu faisais fi, quand ils étaient offerts par nous…

Ces bêtes-là sont comme nous autres… « Aucun chat ne ressemble à un autre chat », et, je le répète, il en est parmi eux à propos desquels on ne saurait parler de manque de franchise, d’ingratitude, etc. Celui qui somnole à mes pieds n’est que fidélité et loyauté.

Je l’appelle :

— Emile !

Il me regarde bien en face et miaule avec une tendresse enrouée. On ne saurait dire de lui qu’il est un félin de luxe. Il est important par la taille, plaisant par l’embonpoint et confortable par la fourrure, mais il n’a rien de rare, louche quand il rêve et offre à mon observation un angle facial aussi dénué d’importance que celui d’un cochon d’Inde. C’est peut-être parce qu’il a un sentiment très exact de sa piètre valeur qu’il se montre, dans l’ordinaire de l’existence, humble, tendre, — et d’une scrupuleuse honnêteté.

Sa joie, lorsque je le nomme et que je lui parais avoir des loisirs, c’est, éveillé de son perpétuel demi-sommeil de vieux chat, de prendre des poses d’enfant gâté… Puis, s’étant étiré, il grimpe le long de mon bras et va s’installer — tour-de-cou au bruit de rouet ou de bouilloire, dit Tristan Derème — sur mes épaules qu’il pétrirait sans jamais se lasser, voluptueusement, surtout si je voulais bien le véhiculer et lui faire faire une petite promenade d’une pièce à l’autre…

Personnellement, je me lasse de ce jeu assez vite, mais, quand je sacque Emile, j’éprouve presque du remords, tant il me semble reconnaissant de l’honneur que je lui ai fait.

Il n’a jamais volé, jamais griffé, jamais mordu ; et, avant d’attaquer son repas, il manifeste un véhément désir de se voir confirmer que c’est bien pour lui. Il faut que quelqu’un de nous lui porte son assiette sous le nez, encore, avant qu’il se risque, voyons-nous que ses yeux verts nous interrogent.

Une nuit qu’une panne d’auto nous avait retenus à la campagne, se sentant affamé, il développa, dans l’office, le paquet qui contenait son repas du soir, en mangea une bouchée, puis, pris de scrupules ou terrifié de son audace, il alla se cacher dans le sommier d’un lit, d’où il ne sortit qu’au bout de quelque vingt-quatre heures, et comme nous commencions à le pleurer…

C’est à coup sûr un chat d’origine très modeste… Bien que devenu nouveau riche dans son monde, il manifeste sa mauvaise humeur à la façon des pauvres honnêtes, en allant bouder ou grogner tout seul dans un coin. Quand il nous suivit, Pierre et moi, le long de la rue Falguière, sa toison contenait des poux de poules, ce qui m’oblige à croire — les poux des gallinacés ne vivant qu’un temps infime dans les toisons des mammifères — qu’il était né et avait été nourri jusque-là, chichement et sévèrement, dans l’arrière-boutique d’une marchande de volaille ou d’un rôtisseur du quartier.

Ce n’est pas sans préméditation que je montre ici un chat en face d’une pâtée.

Jamais vous n’en verrez aucun se comporter comme son voisin, à la différence des chiens d’un même chenil ou d’une même maison.

Avec l’âge, Emile est devenu à la fois difficile et sobre. Il aime les caresses à la condition de les rendre, le feu et le sommeil. Jadis, il a été un étonnant chasseur ; maintenant, il ne regarde même plus les moineaux qui viennent sur mes fenêtres.

Mais, contrairement à ce qui advient pour la plupart de nos familiers, il s’intéresse vivement à tous les quadrupèdes qui passent sous les fenêtres de mon rez-de-chaussée, converse avec eux, chien ou chat, et, quand il le peut, leur témoigne une sympathie touchante. Il n’a aucune jalousie et cela doit se sentir si bien, dans le monde de ceux qui vont à quatre pattes et la tête penchée vers le sol, que jamais un chien ne lui a dit de sottises…

LIVRE SEPTIÈME
LE TEMPS ET LES BÊTES

1

Emile a environ douze ans.

C’est un âge beaucoup moins auguste qu’on ne le croit en général, pour ceux de sa race. La Vieille, dont j’ai esquissé plus haut la biographie, sa longévité fut probablement exceptionnelle ; mais les chats et surtout les chattes qui soutiennent avec honneur le poids de trois ou quatre lustres ne sont pas rares.

Là aussi s’impose cette idée de « différenciation » qui les rend tellement ressemblants à nous, et qui m’a fait çà et là, en dépit de tous mes efforts, retomber dans cet « anthropomorphisme » que je redoute.

Pour eux comme pour nous, la longévité est fonction de leur hygiène et de leur moralité. A dix ans, n’importe quel chien est vieux ; à quatre ans, n’importe quelle chauve-souris est épuisée… Mais ce mauvais diable de Golo-le-Tigre fut emporté à six ans par une maladie de foie due à son incomparable gloutonnerie, tandis qu’Emile, âgé du double, a des chances de ne mourir que dans douze ans encore, — et peut-être après moi.

Dieu me garde de tirer de ces faits des conclusions qui voudraient être à notre utilité. Ni Golo, ni Emile n’ont jamais lu de traités de morale, écouté de conférences, ni adhéré à des ligues végétariennes ou contre l’alcool…

Les animaux nous donnent d’ailleurs sur ce point une grande leçon : les progrès des thérapeutes n’ont pas fait varier depuis des siècles la durée de la vie humaine et, plus que tous les traitements ou régimes, ce sont certaines qualités personnelles d’esprit et de cœur, d’intelligence ou de moralité qui font durer ou abrègent notre étape en ce monde. Je ne sais plus qui disait : « On ne meurt que quand on le veut bien… » Et je crois que c’est une vérité, une réalité hygiénique à méditer dès notre enfance.

Emile n’est pas vieux, puisqu’il est très loin de vouloir mourir…

Je le regarde, sur la chaise trop étroite pour lui qu’il a adoptée je ne sais pourquoi, depuis quelque temps, et d’où ses pattes et sa queue pendent, comme à la dérive du navire-sommeil. Ne nous y trompons pas : sommeil n’est qu’un mot humain, et dormir, pour un chat, c’est simuler de le faire, — et méditer, et réfléchir.

Sur quoi ?…

A propos de quoi ?…

Quel rideau sombre se déroule aussitôt devant qui, tâchant de penser clairement, se pose de pareilles interrogations à lui-même.

2

Le passé existe pour les bêtes, et surtout pour celles dont je parle, comme pour nous, mieux que pour nous, car leur mémoire est formidable comparée à la nôtre, car nous n’avons, à côté d’elles, que de très précaires facilités dans cette « dimension » ou dans ce « sens » du temps.

Celui-ci est un monstre à trois têtes dont nous regardons plus volontiers, nous autres hommes, celles qui sont les plus inconsistantes et les plus vaines : le présent et l’avenir. Au contraire, la méditation d’un chat est un substantiel festin de souvenances.

Je ne rêve point ici, ni ne m’exprime par métaphore : mille expériences, si simples qu’elles ne paraîtraient pas avoir d’intérêt, m’en ont fourni la preuve… Ainsi, un bruit de papier froissé tire de sa torpeur un vieillard gris et roux à qui j’allais porter, voici bien dix ans, des os et d’humbles pitances, alors qu’il était misérable, avant que des amis landais se fussent chargés de lui…

— Il n’y a qu’à froisser du papier pour qu’il s’éveille, me disent mes amis landais…

Après dix ans !

Un coup de fusil (ou le bruit qu’on provoque avec un sac gonflé et crevé d’un coup de poing) faisait bondir Golo hors de son fauteuil, non point par terreur, mais avec une sorte d’allégresse avide. Jadis, — et c’était sur quoi était en train de méditer ce vorace, — je livrais à sa gourmandise les agaçantes corneilles qui avaient cru devoir s’installer aux environs de ma bicoque sylvestre et maritime, et que j’abattais sans pitié vaine dès que l’occasion m’en était donnée.

Vous me lisez bien : il méditait ; et je n’aurais pu écrire décemment il se souvenait.

Pour nous, l’esprit et les années défuntes représentent un magasin en désordre, une provision au hasard entassée de ces pelotes de fil, de soie ou de laine multicolore que nous appelons, faute de mieux, « associations d’idées » ou « d’images », et dont les bouts, fil, soie ou laine, et quelle que soit leur valeur ou leur couleur, traînent un peu à l’aventure, hors des tiroirs, hors du comptoir, souvent même hors du magasin, sur le trottoir…

Les animaux et surtout les chats ont, au contraire, l’esprit en ordre ; et cet esprit, je l’entrevois (le Temps n’existant guère en la façon dont nous le concevons pour des êtres qui ne vivent que dans une des « dimensions » de cette catégorie de l’entendement), je l’entrevois assez bien sous l’espèce d’une carte d’état-major soignée, riche en cotes et en points de repère… Ou bien sous celle d’un « état » perpétré par un adjudant plein de génie, et où tout ce que l’on a à savoir ou à faire connaître pour que les choses aillent bien et que l’existence soit belle, serait calligraphié et disposé harmonieusement sur une considérable, mais unique et étale page de beau papier…

3

Le présent n’est pour Emile qu’un ensemble de phénomènes à côté, un détail, un accessoire plaisant ou haïssable…

Il ne fait pas partie de la pensée, de la vie spirituelle ; il s’y ajoute un peu comme une distinction de laurier en papier peint ou un bonnet d’âne à la tête d’un enfant ; qu’il soit désir de nourriture, d’amour ou de jeu, il n’est que désir ; il va même plus loin : il annihile momentanément la vie spirituelle et la pensée, qui ne reprendront leur cours réel que tout à l’heure, quand nous recommencerons, sur notre chaise élue, pattes et queue flottantes dans le vide, à faire croire à ce bon nigaud d’homme que nous sommes en train de dormir…

Quant à l’avenir, qui n’est fondé pour nous que grâce à des séries d’inductions scabreuses, issues des plus mesquins événements de la vie, il est probable qu’il est à peu près inexistant pour les bêtes même les plus rapprochées de nous.

En tout cas, il n’y a aucune raison (humaine) de croire à la réalité chez les bêtes de cette dimension de la catégorie Temps. La soupe qu’on flaire de loin et l’oiseau qu’on guette sont eux-mêmes du présent, — du passé peut-être, — avant que d’être goûtés ou capturés. Et pourtant, comme nous, les bêtes se savent mortelles sur cette terre. En la même façon que nous ? c’est peu vraisemblable… Elles sentent que le passé n’est pas infiniment enrichissable et que le présent n’est pas éternel…

Mais sous quel aspect la notion de vieillesse et de mort leur apparaît-elle ?

4

Cela doit commencer par une impression de détresse et d’injustice comme nous n’en éprouverons jamais, — trop compliqués que nous sommes ! — et cela si rigoureux que se montre notre destin personnel.

Mais il n’est pas très difficile d’imaginer et de reproduire les sentiments qu’un animal familier doit ressentir en face de la maladie et des déchéances qu’elle comporte. La satisfaction de sa faim étant, dans la fleur de sa jeunesse et la prospérité de sa santé, le remède sûr à toutes ses souffrances physiques et morales, il généralise à sa manière et devient d’autant plus vorace qu’il souffre davantage, même et surtout quand la diète serait l’unique traitement qui pourrait empêcher la progression du mal.

Ainsi en alla-t-il de Golo-le-Tigre.

Il avait le foie volumineux, comme les oies que l’on gave pour leur infliger cette maladie, au profit de notre gourmandise. Souffrant cruellement, il dévorait en proportion, pensant que cela apporterait un soulagement à ses misères.

Ce qui prouve que les bêtes familières sont intelligentes au point de perpétrer des sophismes, comme nous-mêmes !

Un sophisme d’induction, de la catégorie fallacia accidentis, laquelle comporte encore une plus grande subtilité de « raisonnement dévoyé » que ceux de la catégorie non causa pro causa. Golo concluait de l’essence à l’accident, peut-être même de l’accident à l’essence, ce qui me paraîtrait plus troublant encore :

Un tel est bon médecin, donc il guérira tel malade…

Ou :

Un tel a guéri tel malade, donc il est un bon médecin.

Ainsi, exactement, raisonnait Golo :

L’apaisement de la faim est un remède à tous les maux, donc je dois manger d’autant plus que je souffre davantage.

Ou bien :

L’apaisement de ma faim ayant de tout temps (c’est-à-dire dans la dimension PASSÉ), provoqué mon bien-être, je dois manger plus que jamais puisque j’ai davantage à lutter contre la douleur.

Il en mourut.

Pour nous aussi, la mort prématurée ou non accidentelle est presque uniquement une conséquence tragique ou non de nos sophismes familiers, moraux ou viscéraux…

LIVRE HUITIÈME
LA MORT

1

Nombre de légendes courent sur la façon dont nos bêtes amies accueillent la sombre Déesse. On conte volontiers qu’elles en ont la pudeur, alors que la plupart des hommes n’en éprouvent que l’effroi.

Ceci est les ennoblir vainement et de manière perfide, car il n’en est rien. Je ne puis jamais penser sans sourire à un poème du cher François Coppée, qui, s’étonnant d’errer dans les bois avec son amoureuse de l’année sans y trouver de « délicats squelettes » d’oisillons, se demandait :

Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?

Le bon poète ignorait, ainsi que je l’ai noté ailleurs[7], l’existence des nécrophores, de ces macabres mais prévoyants insectes pour qui toute bestiole morte, emplumée ou velue, est une trouvaille si précieuse que, faute de cette rencontre, il ne saurait être question pour eux de se perpétuer, — de prévoir pour leurs larves, ce qui est leur façon à eux de croire à l’immortalité, ou plutôt d’estimer absurde l’idée de mort.

[7] Vie de Grillon.

Non, les oiseaux ne se cachent pas pour mourir, non plus que les mulots, les musaraignes et les taupes ; mais leur mort, par une industrie subtile, sert immédiatement à préparer de la vie. Un menu cadavre, pour un nécrophore, c’est la même chose que de l’air respirable autour des berceaux de nos nouveau-nés.

2

Revenons-en à nos familiers, chiens ou autres et surtout chats, puisque je les ai choisis en exemple.

La mort, ils la reniflent de très loin, de beaucoup plus loin que nous ne la pressentons nous-mêmes.

Il est curieux d’observer chez les hommes, je parle de ceux qui ont conquis quelque tranquillité intellectuelle et morale, combien la présence de la sombre Déesse, quand elle les guette avec des chances de succès et dans les conditions normales (vieillesse ou maladie), leur est insoupçonnée ou leur semble insignifiante.

J’en parle par expérience personnelle, n’ayant peut-être jamais éprouvé plus de bien-être que lorsque je manquai de mourir, voici trois ans. Je n’ignorais rien de la gravité de ma grippe compliquée de congestion pulmonaire et d’urémie. Un prêtre était venu : je savais pourquoi…

On m’a dit depuis que j’avais souffert beaucoup, et je n’ai gardé pourtant aucun souvenir de souffrance, bien qu’en ayant manifesté les signes extérieurs pour tant de sollicitudes attentives et empressées à mon chevet. On m’a conté que je grattais mon drap et tentais de le ramener sur ma face, comme on le fait quand il s’agit de s’accoutumer au linceul, mais aucune de mes facultés de sentir ou de comprendre n’était amoindrie ; je jouissais au contraire d’un repos actif et conscient, si je puis dire, et absolument pareil à ceux dont on se délecte lorsque l’on a quinze ans et que l’on se laisse, quelque splendide jour d’été, flotter en « faisant la planche » au gré de sa rivière natale…

Ma vie passée ne redéfilait pas frénétiquement et comme cinématographiquement devant moi, ainsi que racontent tant de gens qui ne sont pas allés y voir ou qui n’ont pas su regarder. Je me baignais dans le Lot, j’avais quinze ans… C’était pour toujours que je me baignais, — sans avoir l’ennui de me rhabiller et de risquer une gronderie si j’arrivais en retard chez nous.

Nos souffrances physiques, en pareil cas, n’existent probablement plus que pour les nôtres et, tout en gardant d’elles, dans nos attitudes et nos gestes, les expressions et les traductions ordinaires, nous nous en sommes déjà débarrassés, comme d’une vêture inutile, ou comme un musulman dépose ses babouches au seuil de la mosquée où il s’est rendu de loin en pèlerinage.

La mosquée est belle et flatteuse…

O chère rivière où je me baignais au printemps de la vie et dans l’été de l’année !

3

Parmi les bêtes familières dont il n’est pas dans nos coutumes de nous nourrir, et qui n’ont jamais été maltraitées ou négligées par leurs maîtres ou leurs hôtes, je n’ai jamais constaté cette pudeur devant la mort qui nous fait ramener le drap devant notre face, comme si nous redoutions de ne pas être assez beaux vis-à-vis de semblable douceur.

Tous les chats ou chiens qui furent miens, en leurs derniers instants, se sont pour ainsi dire cramponnés à moi ; ils estimaient sans doute que, dispensateur de leur vie, distributeur de nourriture et de joie, je pouvais quelque chose pour eux en cet instant critique, en cette épreuve qu’ils estiment à coup sûr moins définitive que nous ne le faisons pour la plupart, mais qui les inquiète de plus loin que nous.

Crainte qui s’ajoute aux « accessoires » détestables du présent (et qui ne saurait provoquer chez eux la réalité in extremis de la dimension avenir du Temps) ; crainte qui les rend affectueux jusqu’à se montrer importuns, ce dont résulte pour eux, qui nous agacent, le fait de subir sous une autre apparence encore cette injustice dont l’âge ou la maladie leur a déjà fourni la notion ; crainte qui semble les inciter alors à exagérer leurs défauts ou à caricaturer leurs vertus, en guise de protestation contre les injustices dont ils accusent le destin et nous-mêmes, qui représentons sans doute le destin à leurs yeux…

Encore un sophisme de leur part ? Mais ceci serait décidément raisonner en homme… Et, peut-être, renforçant à l’approche de la mort leur personnalité, leurs tics, leurs petites manières, se montrent-ils non pas pratiquement, mais métaphysiquement plus malins que nous. En effet, par « immortalité de l’âme », le consensus omnium, le jugement des non-croyants comme des croyants de toute confession, entend ou veut dire la prolongation d’une personnalité au delà de ce monde, selon des catégories de l’espace et du temps que nous ne pouvons scientifiquement entrevoir ou définir ici-bas à notre usage, sur lesquelles pourtant l’observation de nos frères inférieurs, vus non pas d’en haut (car il n’y a ici ni haut ni bas), mais d’en face, peut et doit projeter quelque lumière.

LIVRE NEUVIÈME
IMMORTALITÉ ET PERSONNALITÉ

1

Une créature respirante n’existe pas réellement, au sens humain du mot, si faculté ne lui est concédée de se réaliser à part, d’acquérir des signes qui la différencient des autres créatures de sa race. Elle « n’existe pas », au sens courant de cette expression, n’existe pas plus dans le langage du raisonnement humain que ne le font individuellement l’atome ou la cellule.

Où il n’y a pas d’existence, il ne saurait y avoir d’immortalité concevable. Où l’immortalité devient absurde, l’idée de mort l’est déjà !

Les insectes ont atteint ce stade égalitaire et cette organisation mécanique dont quelques hommes rêvent intempestivement encore pour leurs semblables, — sinon pour eux-mêmes. Il n’y a donc, logiquement, pour un grillon par exemple, ni possibilité d’idée de mort, ni entrevision d’immortalité. Notre personnalité est le lien mystérieux par quoi sont réunis les atomes et les cellules qui nous composent ; le resserrement volontaire de ce lien, qu’un grand écrivain appela naguère culte du moi, et que je nommerais ici plus volontiers « désir quasi religieux de personnalisation », est l’acte indispensable pour vivre ici, puis ailleurs.

A quel degré de l’échelle sans commencement ni fin le resserrement du lien devient-il possible pour une créature respirante ? Ici, je redescends avec joie vers les plus humbles expériences et les faits que n’importe qui peut constater… La personnalité commence chez les êtres dont les physionomies et les attitudes ou les accentuations de la voix sont capables d’exprimer des sentiments que nous puissions, humainement, à peu près homologuer[8].

[8] Ceci sera plus longuement étudié dans le prochain volume du Bestiaire : Les Porte-Bonheur.

2

Je voudrais aussi éclairer rapidement (et il serait vain de tenter de le faire mieux et plus subtilement qu’en me rappelant les leçons de vieux maîtres en logique formelle) la notion de personnalité, de différenciation, de distinction.

Autant qu’il m’en souvienne, ils accordaient en logique une importance capitale à la considération de généralité. Entre Emile et les Autres, il y a la même opposition qu’entre un terme concret et un terme abstrait. A première vue, certes, il semble, même en dehors de toute étude de psychologie animale, que pareille distinction ne doive pas s’imposer, puisque ce que l’on entend par terme concret représente une réalité matérielle, corporelle — un ensemble défini par l’usage ordinaire de nos cinq sens. Mais envisageons (entre autres !) des termes comme âme ou île enchantée ; ils désignent bien des réalités ou des possibilités, en tout cas des ensembles ; mais des ensembles qui n’ont aucune existence dans le domaine de nos sens.

Le mieux, pour éclairer ici notre lanterne, c’est d’en revenir décidément à ce qu’on m’apprenait jadis en ce qui concerne l’idée et le terme, à leur connotation et à leur dénotation, comme écrivait Stuart Mill qui avait l’excuse de n’être pas Français. Traduisons classiquement : compréhension et extension des idées. Exemple : Homme.

A ce substantif, on peut immédiatement adjoindre certaines épithètes, comme bipède ou encore comme raisonnable (je ne prends ce dernier attribut qu’avec quelque méfiance… mais passons !). De ces idées de bipède ou de raisonnable, plus simple que l’idée d’Homme, apparaît la signification même du mot compréhension : la compréhension d’une idée correspond à l’ensemble des idées simples, mais constructives, qui servent de fondement, de forme et de couleur à une idée plus générale.

Passons à l’extension : l’idée d’Homme (ou le substantif Homme) peut recevoir à son tour l’attribut ou l’épithète de Français ou de Prussien, et dès lors chacune des idées que suggèrent ces derniers termes est plus complexe que celle qui se reflète dans le mot Homme…

a) L’extension ou l’étendue d’une idée est l’ensemble des idées plus complexes desquelles cette idée peut être affirmée à titre d’attribut.

b) L’extension des idées et des termes est en raison inverse de leur compréhension. — Homme a plus d’extension que français, puisqu’il y a des hommes qui ne sont pas des Français, mais français a plus de compréhension qu’homme, puisque le Français possède tous les attributs par quoi l’on a coutume de définir l’homme, et en plus tous ceux qui le distinguent des bipèdes qui ne sont pas français.

3

Qu’y a-t-il de plus étendu, mais d’aussi peu compréhensif que l’idée de L’ÊTRE ? Même quand certains inventeurs lui ont adjoint l’attribut suprême, ils sont demeurés dans une étrange imprécision à côté de ce qu’explique, à propos de l’idée de Dieu et d’éternité, le plus humble des catéchismes entre les mains d’un petit villageois.

Un jour, peut-être, tenterai-je une introduction à la méthode en sciences naturelles ; mais qu’on ne croie pas que j’aie voulu un peu plus haut faire du fleuret avant de batailler pour de bon.

J’ai — je le répète — tenu simplement à éclairer de mon mieux la notation de personnalité, essentielle pour qui s’intéresse aux bêtes, aux hommes et à lui-même.

Il ne faut voir dans les considérations scolastiques qui précèdent qu’un côté du diptyque que figure toujours une métaphore. Emile est concret, les Autres sont abstraits ; et voilà tout, — pour m’exprimer « en raccourci », et provisoirement.

Pour être, il faut rechercher l’extension et non la compréhension. Pour être, c’est-à-dire pour ne pas mourir, même quand notre dépouille sera retournée à la terre. Certes, les créatures impersonnelles ne meurent pas, ou du moins elles ne vivent pas davantage qu’elles ne meurent : la vie sans la possibilité de la mort ou la mort sans la certitude d’une autre vie sont deux zéros additionnés, et qui en égalent un autre.

Pourquoi y aurait-il sur la terre, ou ailleurs dans l’espace ou le temps, des créatures intelligentes, pourvues d’âmes immortelles, et d’autres qui ne seraient qu’instinctives et vouées à l’abolition définitive ?

Ici, le paradis des bêtes, qu’il soit imaginé par Francis Jammes ou par n’importe qui, ressemble à celui dont nous rêvons pour notre usage personnel, nous autres hommes, et dont nous avons tous le pouvoir d’être assurés. La religion et la science (qui n’ont nul besoin de se rejoindre) n’ont pas du moins à prendre la peine de s’opposer, de se considérer hostilement.

Comme le Pauvre entre les pauvres, allons demander leur avis aux animaux, qui voient Dieu face à face, comme ils voient peut-être la mort lorsqu’ils sont chats et qu’ils témoignent de la terreur ou de la colère, dans des coins d’ombre où, pour nos yeux, il n’y a personne ni rien.

4

Croire aux choses, c’est les rendre réelles.

Je ne voudrais point, parlant de bêtes, avoir l’air d’ajouter ici une moralité à une fable ; mais l’exemple d’Emile, et des Autres, — de beaucoup d’autres, et qui n’étaient pas nécessairement chats, — me convainc chaque jour davantage que notre immortalité doit dépendre surtout de nous-mêmes, et de la réalisation plus ou moins heureuse que nous faisons de notre personne, patiemment.

Certaines races animales n’y ont plus droit. La nôtre et celle d’Emile peuvent escompter ce privilège sur la planète Terre, aussi longtemps que nous sauvegarderons cette personnalité sans laquelle une créature vivante n’a plus l’orgueil de soi-même et perd la croyance, qui est le souverain passeport pour notre prochain voyage.

Vivre et mourir ne devraient avoir de sens pour nous que tout à fait provisoirement. C’est sur des trésors dont nous pouvons à chaque instant nous enrichir, arbre ou minéral, chat ou homme, que se fonde notre future fortune, notre licence à durer et même à ne plus jamais mourir… La mort n’est qu’une association en enfilade d’images sinistres, momentanément valables pour nous, qui vont de l’image souffrance à celle d’un pourrissement où nous ne sommes plus pour rien.

La mort, c’est un mot qui ne devrait pour nous correspondre à rien, comme pour tant d’Autres, comme pour la plupart des autres.

A plus forte raison ne me semble-t-il encore impliquer ni l’enfer, qui, pour les êtres sans individualité, doit être quelque chose d’horrible comme un néant dont on aurait conscience, ni le paradis, où ceux qui tentèrent loyalement d’être eux-mêmes obtiennent, j’imagine, un délai hors du temps pour se réaliser et se personnifier encore mieux…

....... .......... ...

Oui, viens sur mes genoux, Emile, pauvre bête honnête et tendre, puisque ce geste te ressemble, te réalise, te personnifie ; voici l’heure où les feux achèvent de se consumer, où les chars des maraîchers, d’un roulement ininterrompu, annoncent le lugubre avènement sur Paris d’une aurore d’arrière-automne…

Viens sur mes genoux, grimpe contre mon bras, installe-toi sur mes épaules… C’est la place que tu as choisie, la meilleure part de ce que je puis t’offrir… Tes griffes s’enfoncent terriblement dans ma peau, mais que m’importe à moi, puisque tu continues à m’instruire ?


Tout à l’heure, j’irai comme font mes semblables m’instruire de la mort à l’école du sommeil, du sommeil qu’un réveil a toujours suivi jusqu’ici pour M. de la Palisse et pour moi… Mais il est certainement, ailleurs, des réveils qui valent mieux que ceux de cette vie ; je le comprends dans tes yeux verts qui louchent un peu et qui, pour l’instant, me signifient :

— C’est entendu ; dans trois heures la bonne arrivera et je lui réclamerai ma pitance, avec fracas, s’il le faut… C’est entendu, j’écourterai ton précaire sommeil, mais tu n’as qu’à dormir comme nous le faisons, nous autres, dans notre monde : d’un œil. Je suis Emile, et fier de moi en dépit de mon apparente humilité… Dépêche-toi, la bouillotte de ton lit — et j’en aime la tiédeur autant, sinon plus, que celle de tes épaules, — va être froide…

… Viens donc, pauvre vieux chat, et éveille-moi dès qu’il te plaira… comme il me serait doux qu’on m’éveillât un jour ou l’autre, — pour tout de bon, ailleurs !

… Viens. Je suis sûr que vous avez encore infiniment de choses à m’apprendre, Toi et les Autres…

II
COCO, CACATOIS

Des gens content que nous vieillissons ou mourons ? Quelle blague ! Nous sommes arrivés hier à Jolibeau et tout était en place, et Noctu dans le ciel, et Filon le Gris dans sa lézarde de la troisième marche du seuil, et son cousin Filon le Vert dans le trou de taupe du talus d’en face qu’il a accommodé à l’usage de sa paresse, comme chaque an. Evidemment, ce ne sont plus les mêmes… Et après ? Suis-je moi-même identique à ce que j’étais, durant que j’écrivais la précédente ligne ?


Toutes les bêtes sont là : la soixantaine de pigeons, les cinq ou six chats, les lapins bleus et gris, et les noirs, et la petite ânesse poilue et frisée, dont il semble que la mère ait trompé le père avec un épagneul. La chienne, hier hostile, se rappelle soudain que celle dont elle est née m’adorait, et la voici qui vient vers moi en rampant, un bout de satin rose entre ses babines de négresse. Midi bientôt. Seul le maître à danser des poules n’est plus là : il est allé leur enseigner la musique au paradis des bêtes. Et M. l’aumônier, autre voisin, a beaucoup vieilli : son mécréant de docteur en est réduit à réciter pour lui des chapelets.

Les rossignols sont certainement, eux, les mêmes. En tout cas leur voix n’a pas changé, ni mes oreilles, à cela près que quelques crins blancs du plus charmant effet frisent au-dessus de leurs ourlets… Mais il y a incontestablement du neuf devant ma vieillesse en herbe.


Ce neuf s’appelle Coco et d’après les estimations les plus sérieuses, il doit avoir tout près de deux cents ans.

Un perroquet. Non. Un kakatoès, un cacatois comme on écrivait quand il est né. C’est la femme de mon cousin qui l’a emmené de Languedoc en Aquitaine gasconne ; là-bas, dans sa famille, on ne se souvenait pas de ne point l’avoir vu. Un cacatois blanc, dont la huppe arbore des brindilles rouges lorsqu’on le caresse ou l’agace, lorsqu’il est heureux ou furieux. Enorme. Des gamins qui ont dû depuis beau temps aller voir comment on fume la pipe de l’autre côté de la vie, lui ont, jadis, crevé un œil et cassé une aile. Ce borgne compliqué de manchot ne s’en porte pas plus mal pour cela. Il a un appétit charmant, un cœur tendre, et tient des discours pleins d’intérêt.


Car, ne nous y trompons pas : il se peut qu’un jeune perroquet répète sans y rien entendre les mots et les sons qu’on lui serine ; mais il n’en saurait être de même pour un patriarche de l’importance de Coco.

Un patriarche, je m’explique mal, car Coco est une femelle cacatois, qui pond de temps en temps un bel œuf blond et le déguste suavement, n’ignorant pas qu’elle est veuve depuis deux siècles bientôt et que les qualités de l’objet sont uniquement nutritives.

Mais avant de manger son œuf, Coco s’extasie et répète : « C’est bon ! C’est bon !… Viens me voir, papa !… » Aujourd’hui, il (ou elle) m’a accueilli avec une gravité inaccoutumée : « Temps orageux, monsieur… » Et, le comble, c’est que c’est vrai !… Allez parler de psittacisme à propos d’un animal qui, lorsqu’on lui offre un biscuit, vous déclare froidement : « Non, j’ai soif… Une orange, bien tirée, une orange !… » Et il ne se trompe jamais sur la pronostication du temps… Ce matin, il m’a dit : « Prends ton pépin… » Une ondée est tombée, comme j’allais sortir. Durant que j’écris, il grommelle, — j’allais dire : entre ses dents ! — il grommelle : « Charmante journée. Beau temps pour la campagne !… » Et, cette fois encore, il a raison. Tout va bien. Tout est dans l’ordre. L’ondée n’aura pas de conséquences graves ; à peine suis-je aspergé quand je secoue les lilas et les cognassiers pour en faire choir les hannetons, régal des poules. Les libellules célèbrent leurs noces au-dessus des bassins ; les petits escargots noirs et roses ou jaunes et bruns sont tous dehors, lustrés, repeints à neuf, — comme la tortue qui vient me regarder sous le nez avec une déplorable insolence, un manque de timidité qui semble écœurant à mon orgueil humain.

Tout est dans l’ordre, ai-je dit… Toujours à l’excès optimiste ! Midi vient de sonner à la tour rose de l’église ; j’admettais le caquetage des passereaux, les coassements des grenouilles… Mais ce rossignol, à pareille heure. Que nous veut-il ? Et c’est qu’il en met ! Nous n’y couperons pas, c’est une ode !…


Je regarde : avec une pierre dans l’arbre, je pourrais sans doute envoyer ce troubadour se faire pendre ailleurs. Impossible de le repérer. Et, tout à coup, une stupéfaction énorme m’immobilise. Le rossignol, c’est Coco… Coco qui s’est reconnu poète sur le tard et qui imite les maîtres au point de les surpasser en virtuosité. Il peine, il travaille, il y va fort, il est beau. Son œil crevé a l’air d’un monocle posé sur un œil normal… Je n’y tiens plus. J’applaudis. Il me rappelle quelqu’un ou quelque chose…

Il me sourit (il n’y a pas d’autre mot), puis, de son accent le plus tendre :

— Si vous ne la savez pas, je vous la copierai.

… J’en suis retombé le derrière dans l’herbe, comme au temps où j’y verdissais mes pantalons de coutil blanc.

Pauvre vieux qu’il y a là ! Personne n’osera plus le gronder, s’il se tache…

III
ZOMPETTE
LA GRENOUILLE VERTE

PROLOGUE

Il faut savoir entendre les conseils de l’Automne et se rendre aux lieux où il tient le plus somptueusement ses assises. De longs ans, ce fut, — pour moi, — en un coin de la forêt landaise que n’avait pas encore saccagé la stupidité de quelques nouveaux riches… Il y avait là, aux temps lointains dont je parle et dont nous sépare un affreux abîme de boue et de sang, il y avait là, dès la fin de septembre, une douceur de vivre perpétuellement exaltée par le prodigieux concert d’odeurs, de couleurs et de sons dont se veut accompagné le prince Automne aux lieux où il passe.

Le prince Automne, comme il est dit dans un conte gascon recueilli par J.-F. Bladé. Appellation qui est, me semble-t-il, une vraie trouvaille de poète. Faites résonner avec soin dans votre esprit et votre cœur l’harmonie de ces syllabes, et dites-moi si vous n’imaginez pas tout de suite un adolescent royal, plein de mélancolie et de langueur, qui passe sur un fastueux tapis de feuilles mortes ?

Donc, ce n’était pas encore la guerre, et la France n’y pensait pas plus que chacun de nous ne pense à sa propre mort dans l’ordinaire des jours… Un matin, Paris se réveilla sous une vilaine brume, terne, rougeâtre, tragique, une brume à couper au couteau, et qu’on eût effectivement coupée et tailladée comme pour la rendre sanglante… Depuis huit jours, je mourais d’envie de partir et j’inventais cent mille motifs de ne le point faire. Bénie fut la brume qui fit brusquement la balance pencher dans le sens que je souhaitais, sans oser me l’avouer à moi-même !…

I
LA FORÊT A L’AUTOMNE

Comment, si bonne que lui soit la vie à Paris, quelqu’un de notre Sud-Ouest peut-il respirer sans nostalgie, ailleurs que chez lui, l’odeur de l’automne ? L’odeur de l’automne ! Voici une expression qui aurait besoin d’être définie, mais par modestie ou par lâcheté, j’aime mieux ici n’en rien faire et me contenter d’en parler pour ceux qui, l’ayant éprouvée ou subie eux-mêmes, comprendront tout naturellement la sensation dont il s’agit.

Je retrouvai donc ma forêt, et le vent y respirait, avec l’odeur des mousses reverdissantes, une senteur, promenée sur des lieues et des lieues, de taillis détrempés, de fumée de bois vert et de pommes de pins en train de pourrir. Alors, les champignons émergent du sol sans crier gare et semblent quintessencier au pied des arbres le goût même de la forêt en menus sachets comestibles, gonflés de toutes les sèves du sol, riches de tout l’arome des feuillages. Voici les cèpes aux airs joufflus et cossus, au costume de velours sombre doublé de clair ; les chanterelles biscornues, en accoutrement de mardi gras ; les oreilles de loups, les bidaüs et les coulemelles qu’on appelle aussi sanguins, serins, coucoumetz ou encore pignatons, jaunets et morts de froid, et qui ne se plaisent que sous les pins ; les rougets couleur de trogne d’ivrogne ; les oronges, pareilles quand elles naissent à un œuf oublié sous le bois par une poule vagabonde, à un œuf dont le jaune ferait éclater la coque et s’épanouirait végétalement en ombelle quelques heures plus tard…

Il était inévitable qu’autour d’eux l’imagination campagnarde cultivât un opulent jardin de légendes. Les vieux paysans, qui savent le temps et la peine nécessaires à faire venir à bien les récoltes, ne pouvaient guère voir ces hôtes des prés et des bois naître et grandir en une seule nuit sans conclure qu’il y avait de la sorcellerie là-dessous.

Dans les pacages qui bordent les rivières du Sud-Ouest, quand les champignons des prés étoilent, au matin, la verdure de taches blanches, c’est que les fatilières, un peu plus tôt, ont déroulé leur ronde en cet endroit. Ces fatilières sont des déités bien originales de ma petite patrie et qu’il serait malséant de confondre avec de vulgaires sorcières : celles-ci sont de vilaines femmes, des mortelles promises aux feux éternels et qui, bonnes amies du général Satan, lui constituent en ce monde un régiment d’Amazones. Mais les fatilières, comme l’étymologie du mot l’indique (fatum), s’apparentent davantage aux fées et, par suite, à leurs lointaines cousines, les oréades, les dryades, les napées, les nymphes champêtres et bocagères. Ce sont des génies qui se montrent bienfaisants ou malfaisants au gré de leur humeur, mais qui travaillent toujours pour leur compte et sans qu’aucun pacte les lie à l’Ange déchu… Seulement, trait bien caractéristique de la race gasconne, plus amoureuse encore de comique que de beauté, loin de se présenter aux humains sous les espèces de belles et gracieuses jeunes femmes, les fatilières sont de burlesques carabosses avec lesquelles on ne sait trop sur quel pied danser, mais qui, elles, dansent toujours.

Dansent et plus que jamais aux nuits où les brumes d’octobre se déploient au-dessus des ruisselets. Alors, quelque enchanteur, commerçant bien avisé, déroule devant elles ses brouillards, merveilleux coupons de mousselines et de gazes, et c’est à son étalage que les vieilles coquettes vont choisir leurs robes de soirée… Les crapauds préludent sur leur flûte, la brise salée fait vibrer chaque être végétal, du plus majestueux au plus humble ; les chats-huants, sur un ton invariable et obstiné de pochards tristes, scandent inlassablement le refrain de la grande chanson… C’est le beau moment du bal, et, demain, en tout endroit où se seront appuyés les talons des cocasses ballerines, un champignon blanc dessus et rose dessous apparaîtra, baigné de rosée, saupoudré de sable et de brins de mousse.

Quantité de mes amis rustiques ont vu les fatilières comme je vous vois. Je me console de ne les point avoir vues en me sentant à peu près incapable de douter de leur existence.

C’est qu’à l’automne la nature déclinante est un peu comme ces bonnes vieilles en qui persistent seuls les souvenirs de leur toute petite enfance, et qui les racontent intarissablement ; par ces pâles et diaphanes journées qu’on prendrait volontiers pour les fantômes de leurs sœurs printanières, les légendes, qui furent la fraîche naïveté de la nature et l’adorable puérilité de l’esprit humain, ressuscitent. Leurs âmes mêmes semblent s’exhaler du sol toutes vivantes, avec l’odeur de l’herbe mouillée et du bois mort. Nul doute que le peuple des menus génies forestiers qui dansaient jadis avec les fées et les fatilières ne retrouve alors une fugitive existence, analogue à celle que les contes accordaient aux trépassés durant que sonnaient les douze coups de minuit.

Je ne vais jamais à la cueillette des champignons sans un vague espoir de découvrir, sous la coupole d’un de ces frustes et primitifs végétaux, quelque fadet ou quelque lutin qui, selon qu’il sera bon ou mauvais, aura, par sa présence, insufflé à la plante une succulence innocente ou une mortelle malignité.

II
RENCONTRE DE ZOMPETTE

« Celle-avec-qui-je-me-promenais-dans-la-Forêt » vit quelque chose de vert bondir à son approche, et grimper pataudement contre sa robe claire. Elle poussa un cri :

— Un crapaud !

Puis, ayant examiné la bestiole :

— Ce n’est pas un crapaud… c’est un bijou.

Ce n’était pas un crapaud, ce n’était pas un bijou ; c’était Zompette, grenouille verte, rainette. Pourquoi Zompette ? A cause que certains visages évoquent quasi fatalement certains prénoms ou surnoms et que le visage de la bestiole nous avait rappelé presque en même temps à l’un et à l’autre l’appellation de l’héroïne d’un conte d’Henri Duvernois qui nous avait fait bien rire le même matin.

Ainsi fut baptisée cette nouvelle petite amie qui, ce jour-là, aurait pu aussi avoir nom « légion » dans la forêt landaise. Ce n’est pas en vain que j’ai parlé de champignons, de leur pullulement mystérieux et équivoque pour les simples, quand le prince Automne entre dans son sylvestre palais. Zompette, ce jour-là, était aussi fréquente sur nos pas que le sont, en mai, les sauterelles dans les prés, où l’herbe croît et commence de mûrir, et cela n’allait pas sans provoquer en moi un étonnement assez légitime.

Car toutes ces Zompettes étaient visiblement des bébés-rainettes au plus tendre de leur âge, d’une superficie moindre que celle d’un jeton de vingt sous, évidemment très maladroites encore à procéder sur le sol par bonds ou autrement, tout de suite essoufflées et comme décontenancées d’avoir pris brusquement contact avec une vie qu’elles n’entrevoyaient la veille encore qu’à travers le partiel aveuglement larvaire de tous leurs sens… Oui, certainement, quelques heures plus tôt, Zompette et ses sœurs n’étaient que des têtards, habitants de mares ou de sources qu’elles ne retrouveraient désormais qu’adultes et dans la seule saison de leurs amours, petites choses équivoques et mal finies, pourvues de leurs quatre pattes, déjà, certes, mais aussi d’un reste de queue qui leur rappelait désobligeamment (j’imagine) leur cousinage avec les tritons et les salamandres, créatures vaseuses, fangeuses, dépourvues de toute aspiration vers les arbres et le ciel.

Or, ni mare, ni source n’existent là, à deux bonnes lieues à la ronde ; nulle provision d’eau douce dans cette longue presqu’île que bornent, au nord, des landes sèches et, par ailleurs, l’océan gascon sujet aux grands délires, ou le bel et vaste étang marin qu’un chenal fait communiquer avec lui.

Mystère qui déjà me rendait ma nouvelle pensionnaire sympathique ! Ainsi, un certain romanesque flottait autour de son origine… L’histoire de Zompette, mon héroïne, commence, somme toute, comme fait si souvent celle d’une héroïne humaine dans un roman-feuilleton construit selon les règles de l’art. On me concédera qu’il serait prématuré de faire, dès à présent, la lumière sur sa naissance à la vie, lumière dont je ne devais être éclairé moi-même que beaucoup plus tard.

III
PORTRAIT DE ZOMPETTE

Pour l’exposer au mieux, il ne le faut point isoler, mais le situer parmi d’autres qui seront, pour elle et le lecteur, comme ses portraits de famille. Puisqu’on l’appelle couramment la grenouille verte, notons tout de suite qu’elle est bien de la famille des batraciens, mais qu’elle appartient à un autre genre de cette catégorie de créatures et qu’elle est non point sœur autrement vêtue, mais tout juste cousine de la grenouille commune, immortalisée littérairement par Aristophane et comestiblement inoubliable à certains gourmets. De la grenouille commune et de la vraie sœur de celle-ci, la grenouille rousse, — la délicieuse hôtesse, satinée et aux bésicles d’or, des fossés forestiers, feuillus, moussus et secs, — Zompette se distingue essentiellement en ceci qu’elle est une raine (raine verte, hyla viridis seu vulgaris).

Sa vie ordinaire n’est pas aquatique ou marécageuse, comme celle de la grenouille comestible, ni sylvestre et pratiquée au ras du sol, comme celle de la grenouille rousse : elle est aérienne, un peu, mon Dieu, à la manière de celle des oiseaux. Zompette, sauf en diverses circonstances que nous découvrirons au cours de ce récit, vit « de branche en branche ». En liberté, ses petites manières, ses procédés de chasse, ses ruses, ses embuscades, provoqueraient, pour nos yeux, une fête aussi charmante que le manège des oiseaux. Aussi charmante, mais bien plus difficile à observer, tant sa couleur se marie à celle des feuillages.

Ce qui a permis à Zompette cette existence, non plus de naïade, mais de dryade, ce qui lui a autorisé partiellement le domaine de l’air, alors que ses cousines vertes ou brunes sont condamnées au sol, et à ne s’en séparer qu’à l’occasion d’un bond, c’est une particularité minuscule, où d’aucuns pourraient voir un privilège, où d’autres — dont je suis — ne déplorent qu’un navrant pis-aller, tout de même que dans les ailes précaires de la chauve-souris, ou les ailes et autres organes artificiels qu’a cru devoir s’inventer l’homme.

C’est un naturaliste du nom de Catesby qui s’aperçut que la rainette verte a, ainsi que toutes les autres raines, de petites plaques « visqueuses » sous ses doigts, lesquelles plaques lui permettent de s’attacher aux branches ou aux feuilles des arbres. Si j’ai mis le mot « visqueux » entre guillemets, c’est que Lacépède l’interpréta de la sorte, tout en accordant à son devancier que son interprétation à lui était excellente, ou, du moins, non pas à dédaigner.

Voici ce que dit Lacépède de la rainette, au chapitre intitulé : « Deuxième genre [de batraciens], quadrupèdes ovipares qui n’ont point de queue et qui ont sous chaque doigt une petite pelote visqueuse.

« Sa peau est si gluante et ses petites pelottes visqueuses se collent avec tant de facilité à tous les corps, quelque polis qu’ils soient (notez bien ce : « quelque polis »), que la raine n’a qu’à se poser sur la branche la plus unie, même sur la surface inférieure des feuilles, pour s’y attacher de manière à ne pas tomber… »

Jusqu’ici, une grenouille aux pattes enduites d’un de ces produits modernes qui collent tout, même le fer, ne se comporterait pas autrement que sa cousine et pourrait, elle aussi, devenir de vaseuse aérienne, et chasser aussi ses proies de branche en branche et de feuille en feuille.

Poursuivons :

« Catesby dit qu’elle a la faculté de rendre ces pelotes concaves, et de former par là un petit vide qui l’attache plus fortement à la surface qu’elle touche… »

On ne saurait expliquer mieux, sinon plus brièvement, que maman Nature a pourvu les doigts de Zompette, moins favorisée à d’autres points de vue que Brékex, sa cousine des marais, de petites ventouses quasi automatiques, qui lui permettent, d’où qu’elle chute ou saute, de rester fixe à l’endroit, — je ne dis pas qu’elle avait visé, mais où elle a abouti, après le happement aérien d’une proie ailée ratée ou conquise…

Prenez une pièce de dix centimes en bronze, qui ne soit pas trop usagée, entre le pouce et l’index ; faites-la glisser de haut en bas, vivement, sur n’importe quelle boiserie parfaitement plane, arrêtez cette descente en plaquant brusquement l’objet contre la paroi lisse (qu’elle soit de bois, de marbre ou de verre), et le décime y demeurera comme collé. C’est un phénomène de pneumatique si simple qu’il ne vaut pas la peine qu’on en fournisse l’explication : les « pelotes visqueuses » de Zompette et de ses sœurs européennes ou exotiques agissent ainsi contre les feuilles, et d’autant plus facilement que celles-ci sont absolument lisses, en la même manière que le décime traité comme j’ai dit : par la force de l’air comprimé. Pelotes visqueuses ? Non point. Mais ventouses.

J’ai promis un portrait de Zompette, à présent différenciée de ses cousines et installée à la place qui lui est due. En saurais-je prendre le soin, quand je le vois tracé sous mes yeux de main de maître.

Ecoutez, regardez : c’est signé Lacépède et pourrait être sous-intitulé : A la manière de mon maître M. de Buffon…

« Tout ce que nous avons dit de l’instinct (?), de la souplesse, de l’agilité de la grenouille commune appartient encore davantage à la raine verte ; et, comme sa taille est toujours beaucoup plus petite que celle de la grenouille commune, elle joint plus de gentillesse à toutes les qualités de cette dernière. La couleur du dessus de son corps est d’un beau vert ; le dessous, où l’on voit de petits tubercules, est blanc… (N’imaginez aucun tubercule, grand ou petit, et ne voyez là que soie granitée de la couleur indiquée par le maître…) Une raie jaune, bordée de violet, s’étend de chaque côté de la tête et du dos, depuis le museau jusqu’aux pieds de derrière, et une raie semblable règne (ce n’est pas moi, en cet instant, qui écris !) depuis la mâchoire supérieure jusqu’aux pieds de devant… »

(Ceci n’est vrai que pour les adultes et dans les mois de l’an qui vont d’un avril à un octobre normaux.)

Mais le complément du portrait est admirable, irrétouchable :

La tête est courte, aussi large que le corps, un peu rétrécie par-devant ; les mâchoires sont arrondies, les yeux élevés. Le corps est court, presque triangulaire, très élargi vers la tête, convexe par-dessus et plat par-dessous. Les pieds de devant, qui n’ont que quatre doigts, sont assez courts et épais ; ceux de derrière, qui en ont cinq, sont au contraire déliés et très longs ; les ongles sont plats et arrondis

La raine verte saute avec plus d’agilité que les grenouilles, parce qu’elle a les pattes de derrière plus longues en proportion de la grandeur du corps

Irrétouchable, ai-je dit ; mais, à peine quelques lignes plus loin Lacépède ajoute, citant de nouveau Catesby : Les raines vertes franchissent quelquefois un intervalle de douze pieds

… Outre que vous me feriez dire !…

IV
POURQUOI SI PEU DE RÉVÉRENCE VIS-A-VIS DE MES ILLUSTRES DEVANCIERS

Car il faut bien que je réponde à ceux qui m’ont accusé, dans l’ordre d’études que je poursuis ici, d’avoir dénigré tour à tour Buffon et Fabre dans les deux premiers volumes de mon Bestiaire : Vie de Grillon et la Chauve-Souris[9]. Je n’ai dénigré ni l’un ni l’autre ; j’ai relevé, chapeau bas, quelques erreurs. J’ai dit : « Vérité dans l’hermas de Sérignan, erreur parfois au delà… » Ou encore : « Le savant aux manchettes ne reproduisit guère que des relations de correspondants… ou de correspondants de correspondants… » C’est même miracle qu’il ait pu bâtir de la sorte une œuvre qui s’est imposée comme un monument aux fondements inébranlables et sur lesquels toute l’histoire naturelle, en France et à l’étranger aussi, semble s’être assise soudain, une fois pour toutes, comme atteinte d’irrémédiable infirmité : des noms de bêtes et un semblant de style… et allez-y ! La science enregistrera et perpétuera les erreurs que vous avez pu commettre de bonne foi ou par négligence. Tenons-nous-en à la bonne foi. Comme il est rare qu’elle rende ici ce que son plus fervent amoureux attend d’elle ! Car nous sommes ici en face d’un désert survolé de légendes (c’est même ce côté légendaire qui m’a, dès mon enfance, inspiré l’envie « d’y aller voir »…) et où, d’autre part, foisonnent les mauvaises herbes de l’ignorance. Fabre fut un prodigieux défricheur, dans la partie entomologique du désert sus-indiqué. Les moyens lui ont manqué, d’autant plus qu’il voulut embrasser trop, et il ne demeure plus à nos yeux déjà qu’un charmeur par le style et les roueries de parlage (comme Buffon !) ; les petits enfants provençaux l’ont contredit par devers moi en ce qu’il conte de maintes bestioles ; et moi-même, qui n’ai rien tant aimé, depuis que je suis né à ce monde, que de me pencher vers la terre ou de contempler les bas-fonds du ciel, je savais, par avance, que le véridique, entre le vieillard admirable et le groupe des petits enfants dont les yeux attisaient une innocente et perspicace lumière, ce n’était pas toujours, hélas ! celui-là, mais celui-ci.

[9] Albin Michel, éditeur.

Il est triste que notre pays n’ait rendu les honneurs au héros de Sérignan qu’au moment où, nonagénaire, sourd et à demi aveugle, il parut ne comprendre qu’à peine (j’étais là !) tout ce que ce beau monde, venu de Paris ou d’ailleurs, semblait réclamer de lui… Heure pénible ! Heure atroce ! Mais l’homme aux manchettes mourut comblé de fortune et de gloire, et en somme, c’est bien plus la méthode que les régimes ou les époques qu’on doit ici incriminer.

Il ne faut pas lire… Il faut voir. Il ne faut pas voir une fois, mais mille, mais dix mille, et encore n’est-on pas sûr alors que l’on ait vu vrai… Il ne faut pas rêver de connaître toutes les bêtes, mais se contenter d’en aimer une dizaine, d’être familier avec elles, et de relater aussi nûment que possible ce que l’on croit savoir d’elles, et avec pudeur, et avec prudence, et avec une modestie sans défaut.

Voilà ce que je me disais à peu près, tandis que je rapportais Zompette vers ma maison.

Celle-qui-était-avec-moi-dans-la-forêt me dit tout à coup :

— Comme tu vas lentement !… Tu rumines… A quoi penses-tu ? Et cette pauvre bête, entre ta tête et ton chapeau… Elle va mourir ! Si on lui rendait la liberté ?

— C’est notre fille, répliquai-je, et tu as dit toi-même que Zompette serait son nom. On va tâcher de la rendre heureuse.

Il n’y avait rien à répondre à d’aussi fortes paroles. Zompette demeura captive sur mes cheveux, herbage étrange, au-dessous de la ridicule voûte céleste que lui infligeait momentanément le dôme ajouré d’un vieux panama…

V
DE L’HABITAT QUI SIED A ZOMPETTE CAPTIVE

De même que, pour répondre à la question et aux reproches de Celle-qui-se-promenait-dans-la-forêt, j’interrompis, voici bientôt quinze ans, une esquisse mentale de méthodologie en sciences naturelles, de même en ferai-je sur le papier, pour le moment du moins…

Une heure plus tard, Zompette était installée dans sa nouvelle demeure. Celle où elle vivra aussi heureuse qu’en liberté, plus heureuse peut-être, est peu coûteuse à établir. Vous rincez soigneusement un de ces grands bocaux de verre blanc où l’on conserve traditionnellement, de mère en fille, en Gascogne ma patrie, les piments, les cornichons, les oignons et les aulx dans le vinaigre, les cerises, les pruneaux ou de beaux grains de raisin de malaga dans l’eau-de-vie ; deux centimètres d’eau, tout au fond du bocal, suffisent ; et encore est-ce un luxe, une concession à cette habitude mentale qui nous fait considérer Zompette comme une grenouille ; un tapis de mousse humide, en cette place, suffirait parfaitement à son bonheur ; après quoi, vous coupez à n’importe quel arbre une branche dont vous étêtez les ramifications de telle façon que celles-ci puissent ensuite, leurs bouts coincés contre les parois du bocal, maintenir l’ensemble en équilibre stable ; vous laissez autant de feuilles qu’il plaît à votre fantaisie, non point trop, toutefois, car vous risqueriez de ne plus commodément observer votre pensionnaire, mais sans oublier que ce sera là son perchoir habituel, son fauteuil, son lit de repos, et qu’il sied qu’il soit confortable… C’est tout, à cela près que vous donnerez comme clôture à cet aimable asile, afin que votre pensionnaire ne s’en évade pas en sautant après une mouche, ou par distraction, un lambeau de mousseline, de tulle ou d’étamine, fixé par une ficelle circulaire à l’orifice du bocal.

Un trou aménagé dans cette clôture en écartant les mailles du tissu vous permettra d’introduire et d’emprisonner dans la maison de Zompette les mouches dont elle fera sa plus ordinaire alimentation.

C’est bien simple, vous dis-je ! J’ajoute qu’on vend, chez les naturalistes des quais, de gentils papillons de verre, de style vaguement chinois, au toit pointu de toile métallique, qui sont de véritables cages à rainettes et où celles-ci vivent également dans une captivité heureuse. Le fond est compris de façon à contenir les quelques centimètres cubes que je vous conseillais tout à l’heure de verser dans le bocal ; les commerçants qui vous vendront cet article ajouteront :

— Quelques tiges de cresson qui continueront à pousser, les pieds dans l’eau… Votre raine sera là-dedans heureuse… comme une reine. Et, par-dessus le marché, voici la petite échelle, monsieur…

VI
RÉPUTATION USURPÉE DE ZOMPETTE

C’est la minuscule échelle de bois, soi-disant barométrique, à larges échelons plats, où se peut installer confortablement l’hôtesse de céans, occupant son temps à de mystérieuses méditations, ou guettant les mouches que la générosité de son gardien lui dispense. Les bonnes gens vous diront que, si Zompette grimpe vers le sommet de l’échelle, c’est que le temps va se mettre au beau, et tout le contraire, si elle s’installe sur un des bas échelons, qu’il vaudrait mieux, du reste, en l’espèce, dénommer paliers.

Les bonnes gens vous diront cela, ou vous l’ont dit et nombreux sont ceux qui leur demeurent crédules. En dépit du chagrin que j’ai à détruire une innocente légende, les bonnes gens ont tort, et nous aurions tort d’attribuer un caractère utilitaire à l’encagement de Zompette ; sa grâce, sa couleur, son aspect de bijou animé et sa gentillesse méritent que nous l’aimions pour elle-même, et sans qu’il soit besoin de lui attribuer des compétences météorologiques dont, soit dit à son excuse, je ne sache pas qu’elle se soit jamais targuée personnellement.

Zompette n’annonce pas le temps par ses allées et venues au long de l’échelle, mais profite de lui dans sa cage exactement en la même manière que le ferait un humble retraité plein de loisirs ; à cela près que c’est le soleil qui attire le vieux homme au banc de son seuil, la brume et le froid qui le font se confiner à l’âtre, tandis que, pour Zompette, il en va un peu différemment : j’ai dit qu’elle pouvait se passer d’eau dans sa cage, mais le climat idéal est pour elle une atmosphère gorgée de vapeur aqueuse et ensoleillée tout ensemble. Lorsque le temps est beau et qu’un rayon de soleil frappe sa demeure, c’est évidemment dans la partie supérieure de celle-ci que son idéal se trouve, hygrométriquement, réalisé pour le mieux ; quand le temps est mauvais ou quelconque, quiconque connaît bien Zompette avouera qu’elle s’installe un peu au hasard en tel ou tel endroit de sa demeure.

Zompette n’annonce pas le soleil en gagnant les étages supérieurs ; elle le suit aux lieux où ses effets lui paraîtront particulièrement agréables.

Elle prendra, de temps à autre, volontiers, un bain, surtout dans les premiers jours, lorsque votre approche l’épouvante encore et qu’elle n’est pas accoutumée à votre aspect ou à vos gestes.

VII
LES MENUS DE ZOMPETTE

C’est le gibier ailé, avons-nous dit, qui constitue en captivité la base de l’alimentation de Zompette, la plus agréable pour elle et la plus commode pour son gardien. Deux à trois mouches par jour lui suffisent largement ; c’est une méditatrice, une contemplative qui ne fait pas beaucoup d’exercice physique, qui, en conséquence, ne brûle pas beaucoup de graisse et qui, surtout dans la sécurité de la cage, se contente de très peu. Mais elle est aussi une prévoyante, et si la fantaisie vous prend de faire bourdonner en son bocal une poignée de mouches, vous la verrez en gober une quantité qui vous paraîtra prodigieuse pour un si petit estomac : on ne sait pas de quoi demain sera fait, profitons de l’instant présent !… Et notre amie de bondir en tous sens, frénétiquement, dardant sa langue qu’enduit une sorte de glu naturelle dont ne peut se dépêtrer le « volatile ailé », si peu qu’il en ait été atteint.

La précision des bonds de Zompette chassant est d’ailleurs remarquable, et impayable sa mimique, lorsqu’elle tourne sa tête dans la direction du bourdonnement. Il lui arrive pourtant de manquer son coup et de retomber pesamment n’importe où, sans en paraître d’ailleurs affectée ou vexée outre mesure… En liberté, ces chutes peuvent parfois être considérables, ce qui justifierait en partie cet intervalle de douze pieds dont Catesby fait mention à propos de ses facultés de saut. Mais, à ce compte-là, un homme prenant son élan du sommet de la tour Eiffel serait parfaitement capable de battre tous les records, y compris celui du saut en longueur, étant donnée l’importance du tremplin et de la trajectoire.

Il faut noter, à propos de l’alimentation de Zompette, un fait qui a son intérêt au point de vue de la façon dont fonctionnent ses organes visuels. Zompette ne s’attaque pas aux proies immobiles, d’où la plupart des naturalistes concluent que toute proie autre que vivante lui répugne. Cela est parfaitement inexact ; plus tard, quand Zompette n’aura plus peur de vous, ou, pour mieux dire, de votre main, installez-la sur le dos de celle-ci et, de l’autre, avancez sous ses narines une mouche écrasée, voire une parcelle de viande crue, et vous constaterez que les papilles gustatives de Zompette, après les olfactives, agréeront et apprécieront bel et bien votre présent. La conclusion à tirer du fait que la bestiole ne bondit jamais sur une proie immobile est autrement plus importante et troublante pour quiconque s’intéresse à la psychologie comparée ; les yeux, les beaux yeux de Zompette, à peu près aveugles aux formes et aux couleurs telles que nous les percevons, sont surtout, sinon uniquement, sensibles au mouvement.

Imaginez dès lors ce que peut être l’univers aux yeux de Zompette : une immensité désertique, incolore ou grise, de temps en temps rayée ou marquée par des lignes et des points alimentaires… Tels sont les horizons que peuvent ouvrir parfois nos humbles études. Ces yeux, qui sont pour la plupart de nous les organisateurs de tant de belles fêtes, devant les merveilles artistiques ou naturelles de notre monde, ne sont plus chez Zompette (et d’ailleurs chez tous les autres batraciens) que des guides, des indicateurs, des viseurs, des instruments de chasse, des armes.

En dehors des mouches, Zompette avalera tout ce que vous lui présenterez de remuant et de proportionné à la dimension de ses mâchoires, tout et y compris un fragment de chiffon rouge ou jaune au bout d’un fil balancé. On sait que de la sorte, et à la condition de dissimuler sous le fragment de chiffon un hameçon à trois becs, les pêcheurs adroits peuvent attraper maintes cousines de Zompette, des grenouilles comestibles, — pêche autrement amusante, du reste, que celles qui se pratiquent au filet ou à la chandelle, et qui sont interdites aux rhumatisants… Donc, Zompette n’est pas difficile sur la qualité des mets qu’on lui présente : un ver de terre, un papillonnet, un moustique, une petite limace exciteront également son appétit. Nous parlions de la dimension, ou plutôt de la faculté d’absorption de ses mâchoires (et, en conséquence, de son gosier et de son estomac) ; celle-ci est relativement considérable : Zompette adulte peut engloutir d’un coup un grillon, qui représente pour son estomac une pièce au moins aussi importante que le serait pour le nôtre un mouton de moyenne taille. La belle indigestion qui s’ensuivrait ! Mais qu’on ne croie pas Zompette à l’abri d’incommodités de ce genre, et que ses véritables amis se gardent bien de la gaver à l’excès. A la suite de débauches alimentaires, on la voit perdre sa vivacité, son entrain à aller d’un point à l’autre de son bocal, et qui est le même que celui d’un fifi sautant de perchoir en perchoir dans sa cage ; elle somnole lourdement, comme un goinfre repu ; le rythme de sa respiration, qui se décèle si bien sur sa blanche gorge, devient irrégulier, saccadé, pénible.

Et elle vomit… « comme un homme », ainsi que disait alors en la considérant une de mes domestiques. Pas tout à fait comme un homme, car ce qu’elle évacue de la sorte, ce ne sont point des fragments de la bête trop grosse avalée, mais des filaments blanchâtres, visqueux, qu’un spirite traiterait volontiers d’ectoplasme, et dont elle se hâte de se dépêtrer avec ses petites mains à quatre doigts, si préhensiles et presque humainement conformées ; elle s’en dépêtre avec un dégoût manifeste… Sucs gastriques formés à l’excès dans sa poche stomacale, sucs de réaction nettement acides, appelés en hâte par la présence d’une nourriture excessive, qui demeurent eux-mêmes excessifs et dont il convient de se débarrasser au plus tôt…

Contrairement à ce qui arrive chez les goinfres, on voit, après des événements aussi déplorables que ceux que je conte, Zompette résister à toutes les tentations alimentaires et observer, trois ou quatre jours de suite, un jeûne résolu.

VIII
L’AUTOMNE ET LE SOMMEIL

Maintenant, c’était bien la superficie d’un jeton de 2 francs ou d’une pièce d’argent de 40 sous, qu’eût pour le moins, au repos, occupée Zompette. Et je ne trouverai jamais occasion plus belle de vous parler de sa naissance et de sa vie qu’à ce propos…

Les rainettes ne sont aériennes et amies des arbres, parfois les plus hauts, que pendant le printemps et l’été, — saisons où elles vivent en oisives, dépourvues de tous sentiments, et uniquement occupées de méditer à leur manière et de se nourrir. Mai passé, elles délaissent les ruisseaux, les étangs et les mares où elles sont allées consommer leurs amours, puis se hâtent, en personnes sages, de rejoindre les habitacles des arbres, comme si elles désiraient plus vite, de la fange, regagner les hauteurs.

… Mais Zompette n’est encore qu’une toute jeune personne, jouvenceau ou demoiselle, quand vient le temps, pour moi, de regagner Paris. Elle est installée dans une petite caisse tapissée de coton hydrophile bien imbibé, et mise aux bagages, comme mes papiers et mes manuscrits eux-mêmes. N’oublions pas que c’est la première fois que je l’observe et que j’apprends à l’aimer… Je n’ai jamais si mal dormi dans un train qu’en cette nuit d’automne de 1913, où j’emmenais, comme un colis, Zompette vers Paris, depuis Dax, dans un wagon de bagages… De vagues remords s’appesantissaient sur moi ; j’aurais pu, devant que de quitter la forêt landaise, lui rendre sa liberté, comme j’avais fait pour tout un clan de musaraignes et diverses tribus d’insectes… Mais Zompette était Zompette, et je l’aimais, ce qui ne va jamais sans cruauté, surtout de la part de qui aime.

Un grave souci me sollicitait en outre : comment allais-je désormais pourvoir à sa nourriture ? Les mouches étaient bien rares dans ma maison de Paris, et la cuisinière aurait-elle vraiment la chance de rencontrer à peu près quotidiennement un ver de terre ou une limace en épluchant les légumes ou la salade ? Cet automne fut le plus beau de ceux que j’ai connus. Les mouches abondèrent dans mon rez-de-chaussée, et les limaces dans les salades… Zompette embellissait comme on dit en Gascogne, ou forcissait, comme on dit en Avignon, pour parler d’une jeune personne qui profite. Un jour, je me décidai à fabriquer avec une règle, un bout de fil de fer et un capuchon de tulle, une réduction de filet à papillons, destiné à capturer pour ma captive les dernières mouches. Jean Giraudoux et Francis Carco n’hésitaient pas, munis de cet engin, à les pourchasser jusques au boulevard Pasteur. Loués soient-ils ici pour cela ! Ils faisaient, ma foi, bonne chasse, et attrapaient bien les mouches.

Celle-qui-s’était-promenée-avec-moi-dans-la-forêt — c’était l’hiver, et Giraudoux nous avait quittés pour l’Amérique, et Carco pour des destinations ou des destinées inconnues — me dit un soir :

— Il vaudrait mieux porter au Bois cette pauvre bête. Elle saura se débrouiller…

Je crois que c’est la première fois que j’ai lu des livres traitant d’animaux ; j’appris, d’après ces livres, et pour ne pas entrer dans des détails oiseux, que les raines, « quand le ciel leur refuse leur pâture », vont s’engourdir dans la vase des étangs. Je n’avais pas un étang sous la main. Je n’avais qu’un pot de vieux rouen garni de mousse encore vivante, tout au moins susceptible d’être arrosée ; et ce fut là que j’installai Zompette, quand il n’y eut décidément plus moyen de la nourrir.

Peu après, il fallut bien reconnaître ceci, que Zompette criait famine, — simple façon de parler, — s’agitait, poursuivait d’inexistantes ombres de mouches ; ceci de ce fait seul que mon appartement gardait une température où, décemment, les insectes eussent dû pulluler. Il n’y avait pas de solution autre que de prier ma concierge de colloquer le vase de Zompette à côté de ceux qui servaient de piédestal aux plantes vertes de divers locataires, en plein air, dans la cour… Plantes vertes et grenouille verte…

En plein air, dans la cour… Alors, Zompette, bien qu’élevée en captivité depuis sa naissance à sa vraie vie, comprit ce qui se passait sous le ciel et ne se comporta pas autrement que si elle avait de tout temps été libre et à elle-même livrée. Le vase de vieux rouen était circulaire, haut d’environ vingt centimètres, garni de sable sec et de mousse mourante. Zompette fit ce qu’elle eût fait en pareille saison dans la forêt landaise, lorsque les insectes sont morts et que le froid va venir : elle s’installa pour dormir entre la mousse et le sable…

Un matin, ma concierge vint me dire :

— On ne voit plus votre grenouille… Ça ne m’étonnerait pas que le petit chat du 4, qui est si malin…

L’avant-veille, j’avais aperçu encore, dans une fissure du tapis de mousse, Zompette et son museau triangulaire et ses deux mains quasi humaines en dépit qu’elles n’aient que quatre doigts. La veille, une seule de ces mains apparut au bord de la lacune moussue… Le jour où la concierge m’entretint en la manière que j’ai dit, il faisait très froid et, dans le pot en vieux rouen, il n’y avait visiblement plus ni Zompette, ni son museau, ni ses mains à quatre doigts, ni rien, ni personne…

— Ce chat du 4, qui est si malin…, reprenait ma concierge…

Vaines paroles ! J’avais déjà, comme Zompette entre la mousse et le sable, une si solide impression de sécurité !…

IX
LE PRINTEMPS

Au contraire de l’automne, qui semble tomber des branches, le printemps paraît monter du sol. Le thermomètre n’accuse pas une température plus élevée qu’hier, les servantes s’affairent encore autour des foyers, et, cependant, il est là. Il s’annonce par une odeur qui n’est qu’à lui, et que les végétaux, qui l’ont perçue avant nous, consentent à nous transmettre après s’en être voluptueusement imprégnés.

Zompette, qui participait entre la mousse et le sable à une vie alanguie et comme végétative, a éprouvé le retour du jeune dieu à la manière des plantes. Ses sens, depuis des semaines inutilisés, s’éveillent et se recréent ; le monde visuel va être riche de lignes, de points et de mouvements alimentaires ; les oreilles aussi se préparent à entendre le concert immense, et une humeur visqueuse suinte abondamment sur la membrane qui les recouvre, les dérouillant, pour ainsi dire, les nettoyant de la terre et du sable qui s’y sont collés durant l’hibernation ; ces organes auditifs renferment dans leurs cavités une corde élastique que Zompette peut tendre à volonté et qui doit lui transmettre, avec une précision inimaginable pour nous, les vibrations aériennes et les sonorités terrestres.

Dans le grand concert printanier, c’est l’enfant amour qui est chef d’orchestre ; mais Zompette ne se préoccupera guère de ses gestes avant un an encore ; car, à en croire les compétences, l’entier développement des raines, comme d’ailleurs celui des grenouilles et des crapauds, ne s’effectue qu’avec lenteur. Citons Lacépède, dont les observations, sur ce point, me semblaient exactes : « De même qu’elles demeurent longtemps dans leurs véritables œufs, c’est-à-dire sous l’enveloppe qui leur fait porter le nom de têtards… »

Arrêtons. Ceci est d’un analyste précis et clairvoyant ; car il n’y a guère de rapprochements à faire entre les métamorphoses des batraciens et celles des insectes, par exemple. Les transformations de ces derniers représentent véritablement des vies successives, aux buts différents, certes, mais qui n’en sont pas moins des existences parfaites, nettement caractérisées : la chenille mange, rampe, mais possède son modus vivendi, tout un jeu d’actions et de réactions qui lui sont propres, bref, une personnalité qui se suffit à elle-même et à qui manque seule la possibilité de perpétuer l’espèce ; il en est de même du papillon, avec cette différence que c’est justement cette possibilité qui le distingue, et qu’il aime et vole, au lieu de manger et de ramper.

Considérons, au contraire, des œufs de rainette nouvellement pondus et fécondés : nous y verrons un petit globule noir d’un côté et blanchâtre de l’autre, placé au centre d’un autre globule, dont la substance glutineuse et hyaline doit servir de nourriture à l’embryon ; deux enveloppes membraneuses et concentriques le contiennent : ce sont ces membranes qui représentent à peu de chose près la coque de l’œuf.

Après un temps plus ou moins long, suivant la température, et qui varie aussi, nous le verrons en éclaircissant le mystère de la naissance de mon héroïne, quand la nécessité l’exige, le globule noirâtre d’un côté et blanchâtre de l’autre se développe et prend le nom de têtard ; cet embryon déchire alors les enveloppes qui l’emprisonnaient mollement ; il nage dans la liqueur hyaline qui l’environne et qui s’étend et se délaie peu à peu dans l’eau. Il conserve pendant quelques jours son cordon ombilical, lequel est attaché à sa tête. Il sort de temps en temps de la matière gluante, comme pour essayer ses forces, mais, au début, ne s’aventure guère et se hâte de rentrer dans cette petite masse flottante, qui peut le soutenir ; il y revient non seulement pour se reposer, mais pour s’y nourrir ; comme le futur poussin dans sa coquille, il a là le couvert et le gîte…

Je passe rapidement sur les métamorphoses, dont tant de livres scolaires ou de vulgarisation scientifique ont popularisé l’aspect et le progrès : c’est en général au bout d’un mois et demi que le têtard se débarrasse de sa dernière enveloppe pour prendre sa forme définitive. La peau extérieure se fend sur le dos, près de la véritable tête, laquelle surgit de la fente qui vient ainsi de s’ouvrir. La membrane qui servait de bouche au têtard se retire en arrière et fait partie de la dépouille, comme les branchies qui lui servaient de poumons, et chose plus prodigieuse encore, comme les instruments qui lui servaient d’yeux et qui étaient apparus une semaine environ après l’animation de la frêle chose ! Alors, les pattes de devant commencent à sortir et à se déployer ; et la dépouille, toujours repoussée en arrière, laisse enfin à découvert le corps, les pattes postérieures et la queue qui, diminuant de jour en jour de volume, finit par disparaître complètement, d’une façon vraiment mystérieuse : car elle ne tombe pas d’un coup, mais tout se passe, en vérité, comme si elle se fondait dans l’élément qui l’entoure, fait absolument déconcertant pour l’observateur, fait probablement unique dans la nature et qui est cause qu’on excuse le bon vieux Pline d’avoir raconté sans sourciller que la queue des jeunes batraciens se fendait en deux pour former les pattes de derrière…

Le têtard n’est donc en somme qu’un œuf animé, pourvu de moyens sensoriels et locomoteurs provisoires ; l’on comprend dans une certaine mesure l’abbé Spallanzani qui voulait rattacher pour ce motif les batraciens aux vivipares ; et il est de fait que, dès la fécondation, l’œuf est en effet animé, est déjà têtard. Mais, puisque le têtard n’est qu’un œuf animé…

Nous parlions de printemps et je citais Lacépède : qu’on m’excuse ; avant de conter le roman amoureux de Zompette, il m’a paru logique de la montrer dans son mouvant berceau. Ceci fait, je laisse de nouveau, bien volontiers, la parole au comte : [Zompette], de même qu’elle demeure longtemps dans son véritable œuf, ne devient qu’après un temps assez long en état de perpétuer son espèce : ce n’est qu’au bout de trois ou quatre ans qu’elle s’accouple. Jusqu’à cette époque, elle est presque muette ; les mâles mêmes… ne se font point entendre, comme si leurs cris n’étaient propres qu’à exprimer des désirs qu’ils ne ressentent pas encore et à appeler des compagnes vers lesquelles ils ne sont point encore entraînés…

… Je me rappelle ; c’était l’été de 1914, un bel été précoce, vite devenu trop chaud, orageux, tourmenté. Du pot en vieux rouen, j’avais depuis quelques jours retiré Zompette un peu éblouie, un peu ahurie, un peu « pâlotte », pour tout dire, et je l’avais réinstallée dans son bocal et j’avais conclu un traité avec un négociant en articles de pêche qui me fournissait tous les huit jours de petits vers rouges bien gaillards, et il y avait des limaces dans les salades et ni Giraudoux ni Carco n’oubliaient leur amie ; bref, pour Zompette comme pour nous tous, ce fut un temps où l’on éprouva véritablement cette douceur de vivre, que d’aucuns disent qu’on ne connaîtra jamais plus. Une nuit où, cherchant uniquement à me renseigner sur les mœurs et coutumes de ma pensionnaire, j’en étais peut-être tout juste au passage de Lacépède que je viens de citer, je m’aperçus d’un certain remue-ménage dans le bocal. Zompette, à l’ordinaire si réfléchie et méditative une fois gavée, ne tenait plus en place, gambadait, sautait, heurtant parfois de son museau camus le tulle de sa clôture. Sachant que la lumière artificielle a le don d’énerver ou d’abrutir ses congénères, je la portai dans un coin obscur, et…

… Et ce fut alors tandis que je continuais ma lecture, que retentit pour la première fois, imprévu, lamentable et formidable, une sorte de cri désespéré :

— Kô-ô-ô-ax !! !

X
LE RAPPEL DE L’ONDE

Cette nuit-là, je ne lus pas plus avant l’œuvre de M. de Lacépède et conçus pour la première fois de ma vie quelques doutes vis-à-vis de l’infaillibilité des savants officiels… Car, enfin, à croire ce que je venais d’apprendre en lisant, Zompette, née à la vie durant le précédent automne, n’aurait dû encore être qu’un bébé. Je l’examinai : deux petites plaques brunes tachaient à présent, de chaque côté, la blanche soie granitée de sa gorge, ce qui est l’insigne de la puberté chez les mâles de sa race… J’ajoute sans plus tarder que M. de Lacépède n’avait pourtant pas aussi tort qu’il peut y paraître : j’ai depuis lors, en effet, acquis la certitude qu’une rainette captive, bien soignée, régalée de mouches par des hommes de lettres d’un grand talent et de vers rouges acquis à prix d’or par son maître, atteint plus vite à son complet développement que celles de ses sœurs soumises aux incertitudes alimentaires de la complète liberté. Accommodation aux circonstances qui n’a rien qui puisse surprendre outre mesure, et que nous retrouverons tout à l’heure dans un cas autrement intéressant et troublant au point de vue scientifique.

Le dimanche suivant, je le passai à Chelles, comme il m’arrivait fréquemment en ces temps heureux. Juin. Les sœurs de Zompette, ou plutôt les mâles de sa race, poursuivirent ce soir-là, dans les arbres du jardin de l’auberge, un concert rauque et discord. Car, il faut bien le reconnaître, à côté de la flûte mélodieuse du crapaud et du brékex discrètement grinçant de la grenouille comestible, le kô-ô-ô-ax de Zompette est quelque chose de purement exaspérant, affreux, déchirant. Déjà, on m’avait averti, en mon domicile parisien, que les locataires voisins se plaignaient de la chanson de ma pensionnaire. Il me fallut donc penser à lui chercher une compagne digne d’elle, ou à partir pour les champs ; ce fut cette dernière solution que j’adoptai pour des motifs dictés au reste infiniment plus par mon égoïsme et mon envie personnelle que par sollicitude pour les oreilles de mes voisins…

C’est à la fin d’un mois d’avril normal que le roman amoureux de Zompette commence ; mais ce n’est pas dans les arbres qu’elle et ses sœurs en goûtent les plaisirs ; est-ce de la pudeur ? Peu probable… Est-ce, comme pourrait parfaitement l’affirmer un Bernardin de Saint-Pierre, parce qu’elles veulent se soustraire à tous les regards et se mettre à l’abri de tous les dangers, pour s’occuper plus pleinement, sans distraction et sans trouble, de l’objet avec lequel elles vont s’unir ?…

Non, l’onde les appelle parce qu’elles y sont nées, qu’elles savent que cet élément sera indispensable à la première vie de leur progéniture et il n’y a là qu’un des plus simples des mille miracles de l’instinct… C’est la récréation, au sens multiple et fort du mot, dans l’élément originel… Noces assez brèves, du reste : les femelles sont délivrées en moins de quarante-huit heures des œufs qu’elles portent et, très souvent, le mâle, lassé ou impatient de reprendre sa vie aérienne, abandonne sa femelle qui ne pond plus alors que des œufs voués à la stérilité.

XI
ÉCLAIRCISSEMENT D’UN MYSTÈRE

Je ne vous conseille pas de faire prendre un bain de mer à une grenouille ou à une rainette ; certes, elles n’en meurent pas, comme feraient des poissons d’eau douce, mais cela les dégoûte d’étrange sorte, elles n’ont qu’une envie, celle de regagner le sol, et je vous assure qu’elles s’y emploient promptement. Ce n’était donc pas dans la mer salée ou dans l’étang non moins salé d’Hossegor que les pères et mères des innombrables bébés-rainettes qui pullulaient en octobre 1913 dans ce coin de la forêt landaise avaient consommé leurs noces, ce n’était pas dans cette onde hostile que leurs têtards avaient pu se développer.

Alors, où et comment ? Car, c’est le moment de le répéter, nulle source ni nulle mare douce à deux bonnes lieues à la ronde… Fallait-il imaginer, comme on l’a cru jadis dans les campagnes, que les grenouilles vertes ou brunes, et les raines et les crapauds tombaient du ciel avec les orages, lesquels se contentent de les mettre en bonne humeur et de les exciter au vagabondage ? Evidemment non… Mais, si fort que ces petites et un peu puériles recherches agacent ma curiosité, il est fort probable que je ne serais jamais arrivé à allumer à ce propos ma lanterne, si le hasard n’avait soulevé la question au cours d’une conversation que j’eus, voici deux ans, avec M. Georges Bohn, éminent biologiste et distingué chroniqueur scientifique au Mercure de France.

Justement, à cette époque, son laboratoire de la rue Cuvier était peuplé de têtards. Et ce fut de batraciens que nous causâmes… Or, quand j’eus parlé de Zompette et du mystère de sa naissance au plus aimable et au plus accueillant des hôtes :

— Il existe, me dit-il, des raines autres que la rainette verte ou commune : la bossue, de Lemnos ; la brune et la couleur-de-lait, américaines ; la flûteuse, qui doit être très rare et peut-être inexistante ; et l’orangée de Surinam… En les étudiant, peut-être trouveriez-vous une solution à votre problème… Mais je vous signale surtout une grenouille, la rana rufa de Java, qui s’accouple volontiers, quand il n’y a pas d’eau douce dans les environs, au creux des souches ou des vieux arbres : il y aurait peut-être pour vous quelques indices utiles à tirer de là.

Je ne saurais trop remercier M. Georges Bohn ; ses prévisions n’étaient point trompeuses ; ma Zompette, contrairement à la plupart de ses sœurs ou frères des contrées riches en sources et en viviers, n’était pas née dans l’onde, mais au creux de quelque vieux pin. Là, les pluies s’amassant, entretenant des mares précaires, de l’humidité en tout cas, et cela suffit aux noces de ses parents qui — nous l’avons noté — n’aiment pas, mâles ou femelles, à s’éloigner des arbres et ont toujours hâte d’y aller reprendre leur vie pensive et gourmande, si fortes que soient les sollicitations de l’amour.

Avec un peu de patience, j’ai pu découvrir trois ou quatre de ces nids, car il n’y a pas de mot convenant mieux à ces réceptacles d’œufs d’une race aussi arboricole que celle des oiseaux ; dans la pluie ou l’humidité demeurées au creux de l’arbre, la substance glutineuse et hyaline se comporte comme elle ferait au fond d’une mare, et, en elle, les têtards n’évoluent pas autrement qu’ils ne le faisaient dans les cuvettes de verre blanc du laboratoire de la rue Cuvier.

Mais il est hors de doute que, dans ces conditions, l’évolution de l’œuf animé aquatique vers sa forme terrestre, aérienne et définitive, est infiniment plus rapide que lorsque la ponte a eu lieu dans une mare importante ou un intarissable ruisseau. On assigne aux têtards des grenouilles et des rainettes un mois et demi ou deux mois pour devenir — en plus petit — tels qu’ils demeurent le reste de leur existence, mais, dans les conditions exceptionnelles dont je parle, trois semaines suffisent, je l’ai constaté et je l’affirme, à dépouiller notre héroïne de sa défroque provisoire et à la lancer vers sa nouvelle vie, armée de ses pattes à ressort et de la teinte qui lui confère une invisibilité herbeuse ou bocagère…

XII
SUITE ET FIN DES ANNALES DE ZOMPETTE

Les gens les plus indifférents ou les plus distraits ne sauraient avoir oublié encore que divers événements de quelque gravité se déroulèrent à la fin de juillet de 1914. Nous nous trouvions dans l’île bretonne de Bréhat, et, les trains étant momentanément réservés aux mobilisés, ce fut par mer que je résolus de me rendre vers des destinées militaires encore vagues, mais qui, selon moi, ne pouvaient tarder à se préciser, dès que j’aurais rallié mon centre de recrutement, dans mon Sud-Ouest natal. Nous nous embarquâmes donc à Brest, sur un cargo en partance pour Bordeaux, avec divers familiers que je comptais bien hospitaliser dans la maison maternelle, aussi longtemps que durerait la guerre, c’est-à-dire, ainsi que le proclamaient le bon sens, le sens commun et, en outre, les gens bien informés, pour une période dont la durée ne devait excéder cinq ou six mois…


L’histoire de la rainette verte, et le rapport des quelques particularités dans l’histoire de ma Zompette, à moi, qui peuvent jeter quelques lueurs sur sa race tout entière, touchent ici à leur fin.

Tandis que les hasards de la servitude militaire me ballottaient sans trêve d’un bout à l’autre de la France, employé aux fonctions les plus ahurissantes et les plus dépourvues d’intérêt, Zompette demeura dans la maison maternelle, vivant aux beaux jours dans son bocal, dormant entre mousse et sable quand les rigueurs de la saison avaient fait passer de vie à trépas les derniers insectes, vouée à l’affection et à la grande sollicitude des miens.

Ils aiment comme moi les animaux, mais non pas tous, et il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas grand mérite à s’intéresser à cette petite créature peu encombrante, d’entretien nul, et pleine de gentillesse. Je le répète : Zompette ne s’apprivoise pas, comme peut le faire un être tout voisin de nous, la chauve-souris, par exemple, ou même un être infiniment lointain, mais rendu subtil par quelques millions de siècles de plus que nous, plus évolué, mieux organisé : par exemple, un grillon. Elle ne s’apprivoise pas dans le sens que, dans la chauve-souris, j’attribue à ce terme et qui revient à donner à apprivoisement la quasi-synonymie du beau mot d’amitié… Mais elle s’habitue à nous, à notre face et à nos regards, à nos mains et à nos gestes, et quand elle nous connaît bien, saute volontiers sur un de nos doigts, comme un moineau privé, pour s’emparer de la mouche qu’on lui tend.

En revanche, n’imaginez pas qu’elle saurait, comme le moineau privé, regagner sa cage, après avoir conquis cette menue offrande. Elle est charmante, mais elle est stupide. Je me rappelle à ce propos que, voici quelque quinze ans, un brave type en redingote, cravaté de noir, surmonté d’un chapeau haut de forme, arriva de sa province pour expliquer aux Parisiens que l’homme « descendait », non point du singe, mais de la grenouille, et avec l’intention, j’en ai bien peur, de fonder sur cette sensationnelle découverte tout un système philosophique, sociologique, et peut-être même religieux. Prévenue par quelques « pays » facétieux de ce savant obscur jusque-là, la jeunesse des écoles lui fit un accueil grandiose, l’acclama… Il y eut, en l’hôtel des Sociétés savantes, un banquet somptueux, suivi d’une profusion de discours, d’où il était à conclure que, véritablement, un nouvel ordre de choses était né.

Je m’en voudrais de contrister ce sympathique savant, s’il est encore de ce monde, et si un mauvais sort veut qu’il lise ma prose, mais je me vois obligé de le contredire en cet endroit. Stupide, mais charmante, ai-je écrit tout à l’heure. Ceux qui se sont intéressés à mes précédentes études naturelles savent que, certes, j’ai maintes fois énoncé qu’instinct et intelligence sont des mots, ne sont rien que des mots, — que je ne suis même pas loin de supposer que, « peut-être, après tout, l’intelligence n’est que l’instinct en herbe… » Pourtant, je me vois bien obligé d’écrire de mon amie Zompette qu’elle est stupide, du moins dans le sens que notre « intelligence » attribue à stupidité… Bref, c’est un de ces animaux que nous convenons d’appeler inférieurs.

Animal inférieur. Oh ! sur ce point aussi, entendons-nous… De la prétendue Echelle des êtres, laquelle est sans commencement ni fin, nous ne connaissons qu’une minime étendue ; nous n’en demeurons pas moins persuadés qu’il doit exister, vers l’infiniment petit, des microbes pour les microbes et qu’au delà du bipède-roi, dans l’avenir de la planète Terre ou dans d’autres mondes de l’espace, peuvent ou pourront dominer des créatures aux yeux desquelles nous sommes ou serons, comme dit Wells à propos de ses Marsiens, ce que sont, à nos propres yeux, « les bêtes qui périssent »…

Animal inférieur, déjà très simplifié organiquement, sur la parcelle par nous à peu près connue de l’échelle infinie, et bien plus proche déjà, pour les actions et réactions sensorielles, du mollusque gastéropode, de ce nigaud d’escargot, par exemple, que du reptile infiniment plus élevé au point de vue de la personnalité et de la compréhension. Le cœur de Zompette est conformé de manière à pouvoir battre sans être mis en activité par les poumons ; il fonctionne assez durablement quand la bestiole est placée sous la cloche de la machine pneumatique ; si vous avez le courage de lui arracher ce cœur en pleine vie, vous verrez ce viscère conserver son battement une dizaine de minutes ; et la rainette, privée de son cœur, continuera de vivre près d’une demi-heure, ou même plus longtemps, si vous entretenez par des injections de sérum une circulation artificielle. Toutes choses sur lesquelles il serait pédantesque d’insister ici, mais qu’il convient de signaler, puisqu’elles prouvent que, chez les batraciens, les centres nerveux n’obéissent qu’à moitié encore à un ganglion cardinal, et qu’un régionalisme excessif de la sensibilité et de la vie leur permet de vivre ou de donner des apparences de vie en dépit des mutilations les plus atroces. Un ver de terre est sectionné en son milieu, et, en voici deux au lieu d’un ; un mammifère est décapité, et il n’en reste plus que deux lambeaux inégaux de chair et d’os aussitôt voués à la pourriture.

Or, à tort ou à raison, force nous est bien, momentanément tout au moins, de considérer comme lointains pour nous, sinon inférieurs à nous, des êtres chez qui la sensibilité et la faculté de vie se comportent de façon si autre qu’en nous-mêmes.

Amputée soigneusement de son cerveau, dûment pansée et bien guérie de cette opération, Zompette, après avoir manifesté quelques troubles passagers, n’en continuera pas moins à sauter après les mouches à peu près aussi habilement que ses sœurs intactes, ce qui prouve que ses nerfs optiques et auditifs ont des ramifications qui n’aboutissent pas nécessairement toutes au ganglion cardinal. S’il en est autrement, c’est que l’opérateur aura maladroitement endommagé les nerfs optiques ou auditifs au lieu de se borner à enlever ou à détruire la matière cérébrale…

Charmante, mais stupide…

Mais que lui demandons-nous d’autre que d’être charmante, d’être vêtue de la plus belle tunique verte que nous puissions concevoir et dont sa coquetterie ira jusqu’à modifier la nuance selon la teinte des feuilles de la branche que nous lui offrirons comme perchoir ? Car Zompette est une admirable — encore qu’inconsciente — artiste en fait de mimétisme. Selon la couleur du feuillage dont vous meublerez son bocal, celle aussi de sa vêture se modifiera ; les feuillages sensibles du mimosa l’inviteront à la pâleur, ceux de l’arbousier à une verdure d’or ou de bronze ; cette dernière robe est, selon moi, celle qui convient le mieux à sa personnalité pensive et vorace.

Dans une autre étude, où j’essayerai de situer l’échelon où commence la personnalité chez les bêtes, il ne me sera pas très difficile de démontrer qu’elle n’existe et ne peut se développer que lorsqu’il s’agit d’animaux dont les « visages » peuvent se modifier selon la différence quantitative ou qualitative des émotions subies. Les insectes d’une même race sont totalement dépourvus de personnalité et, qu’on les torture ou qu’on les flatte, présentent une identique face qui, chez le grillon ou la fourmi, est aussi peu expressive, aussi dépourvue de physionomie qu’un seau à charbon, par exemple. Il en va autrement déjà chez les reptiles, et je vous assure, ayant eu pour amies diverses couleuvres, qu’elles n’ont pas du tout la même tête selon qu’on les caresse ou les irrite… Zompette est déjà à l’étage, à l’échelon au-dessous. Son visage ne traduit ni la douleur, ni la joie, ni la tension du désir, ni l’apaisement de la satisfaction ; seule la forme de ses mains à quatre doigts, presque préhensiles, ai-je dit, et la façon dont elle s’en sert parfois, notamment pour bien enfoncer dans sa bouche une proie considérable et mal happée, a pu faire illusion au bon savant provincial dont j’ai parlé tout à l’heure, sur sa parenté avec nous et sa relative « humanité ».

Pas plus de physionomie qu’un grillon ou une fourmi, à cela près que la face de ceux-ci fait penser, si l’on veut, à un seau à charbon, tandis que la sienne évoque plutôt l’idée d’un bijou bien ciselé ou d’un fragment de jade : « On aura presque autant de plaisir à les observer qu’à considérer le plumage, les manœuvres et le vol de plusieurs espèces d’oiseaux… » Et Lacépède, cité pour la dernière fois, a parfaitement raison quand il s’exprime de la sorte. Car, si Buffon et ses disciples immédiats accueillent l’erreur avec une immense indulgence lorsqu’il s’agit des faits particuliers, on ne saurait leur contester la faculté d’ouvrir larges leurs tabliers quand il pleut des vérités premières et des considérations générales.

Le printemps de 1917 me retrouva en congé de convalescence dans ma ville natale. Printemps seigneurial, épanoui, généreux, qui succédait au plus rigoureux des hivers. Ma sœur et moi, penchés vers le vase de vieux rouen, guettions le réveil de Zompette. Elle allait entrer dans la cinquième année de sa vie.

Je ne savais pas alors qu’elle ni ses pareilles ne vivent guère plus de quatre ans.

XIII
SALTAVIT ET PLACUIT

Charmante, mais stupide… Stupide, mais charmante… Une figure dépourvue de toute expression, mais ravissante. Je pense à ces sisters de music-hall, aux visages aussi impersonnels que celui de Zompette, mais à qui nous sommes reconnaissants, maquillés qu’ils sont par les lumières de la rampe comme Zompette par le reflet du feuillage, de flatter un instant nos yeux.

Je pense encore aux dernières phrases de la préface que Pierre Louÿs consacra à la biographie de sa fictive Bilitis, laquelle avait chanté et dansé sa vie, et plu aussi longtemps que sa frêle personnalité compta aux registres de ce bas monde.

Le printemps ! Les mouches abondaient, tous les insectes s’étaient réveillés, les grillons allaient prendre leur costume nuptial, le dieu archer crépitait lumineusement de toutes ses flèches contre le vase de vieux rouen. Et Zompette, sourde aux appels de la lumière et de l’amour, persistait à ne point surgir de son abri entre sable et mousse…

Comme mon congé allait finir, je me décidai à enlever la mousse avec précaution… Il n’y avait plus, sur le sable clair, qu’un petit squelette aplati, minutieusement intact, mais curieusement réductible en poudre menue, dès que mes doigts voulurent le toucher.

Je vidai le contenu du vase de vieux rouen sur le balcon.

Le vent y laissa le sable et emporta dans sa danse les restes de Zompette.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
Préface
7
I. Emile ou de la Personnalité chez les Bêtes
19
Livre premier : Psychologie humaine et Psychologie animale
25
Livre deuxième : Du Plagiat ou de la « Singerie » chez la plupart de nos familiers
37
Livre troisième : Individualité et Personnalité
51
Livre quatrième : Emile et…
73
Livre cinquième : … les Autres
87
Livre sixième : Les Autres… et Emile
97
Livre septième : Le Temps et les Bêtes
125
Livre huitième : La Mort
139
Livre neuvième : Immortalité et Personnalité
148
II. Coco, cacatois
163
III. Zompette, la Grenouille verte
173
Prologue
175
La Forêt à l’Automne
177
Rencontre de Zompette
183
Portrait de Zompette
186
Pourquoi si peu de révérence vis-à-vis de mes illustres devanciers ?
195
De l’Habitat qui sied à Zompette captive
199
Réputation usurpée de Zompette
203
Les Menus de Zompette
206
L’Automne et le Sommeil
213
Le Printemps
219
Le Rappel de l’Onde
229
Eclaircissement d’un Mystère
232
Suite et Fin des Annales de Zompette
237
Saltavit et placuit
249

IMPRIMERIE RAMLOT et Cie
52, Avenue du Maine, 52
PARIS