The Project Gutenberg eBook of Chez l'illustre Écrivain This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Chez l'illustre Écrivain Author: Octave Mirbeau Release date: November 6, 2021 [eBook #66681] Language: French Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN *** OCTAVE MIRBEAU OEUVRES INÉDITES Chez l’illustre écrivain PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays. _Il a été tiré, de cet ouvrage, dix exemplaires sur papier de Chine._ _Et cent quinze exemplaires sur papier de Hollande, tous numérotés._ ŒUVRES INÉDITES D’OCTAVE MIRBEAU VOLUMES DÉJA PARUS: _La pipe de cidre._ _La vache tachetée._ Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. Copyright 1919, by ERNEST FLAMMARION. Chez l’illustre écrivain I Une chambre à coucher, très riche et de très mauvais goût. Mobilier mi-anglais, mi-Louis XVI. L’illustre écrivain est couché. Il parcourt avidement les journaux du matin. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _en froissant un journal_.--Et cette canaille de Mareuil qui dînait chez moi avant-hier, et qui n’a pas trouvé le moyen de glisser mon nom dans sa chronique... Elle est forte, celle-là!... Non, mais ils s’imaginent que je les invite pour mon plaisir!... Elle est forte, celle-là! Entre le valet de chambre. LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur, c’est encore un reporter. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ah! LE VALET DE CHAMBRE.--Celui qui vient, toutes les semaines, interviewer Monsieur! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! oui, cet imbécile!... Ce qu’il va encore me raser, celui-là!... Faites entrer. LE VALET DE CHAMBRE.--Dans la chambre de Monsieur? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dans ma chambre, oui!... Il connaît le salon, la salle à manger, le fumoir, le cabinet de travail... il connaît la cuisine, les water-closets... il connaît tout, excepté ma chambre... il faut bien varier le décor. LE VALET DE CHAMBRE.--C’est juste! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dites-moi!... Avant de le faire entrer, éparpillez, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis, partout... des cartes de visite, des invitations... les plus chic... adroitement, négligemment. LE VALET DE CHAMBRE.--Comme toujours. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et puis, vous irez chercher mon nouveau nécessaire de voyage. LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur part?... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non... Vous le placerez bien en vue... sur la table, là... grand ouvert, bien entendu... Enfin, le grand jeu! LE VALET DE CHAMBRE.--Oui, Monsieur. Le valet de chambre dispose tout selon le rite habituel. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vous n’avez rien oublié?... Non!... Faites entrer... Entre le reporter. Petit, gringalet, l’œil louche, le dos servile, infiniment respectueux; il s’arrête sur le seuil de la porte et salue... LE REPORTER.--Mon cher maître!... Veuillez m’excuser si j’ose, de si grand matin... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _tendant sa main_.--Entrez donc, cher ami, entrez donc... LE REPORTER, _il s’avance timidement, en faisant des courbettes et des révérences_.--Excusez-moi... seulement, je... mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mais non! mais non!... Vous êtes chez vous, ici, vous le savez bien... D’abord, ce n’est pas comme journaliste que je vous reçois... c’est comme ami... vous êtes un ami... LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN...--Mais si... mais si... Vous êtes un ami... Et vous avez beaucoup de talent. LE REPORTER.--Mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Beaucoup de talent... Votre article d’hier, vous savez, c’est une page! LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mais asseyez-vous donc, cher ami... vous déjeunez avec moi, n’est-ce pas? LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si, si... vous déjeunez avec moi... sans cérémonie, n’est-ce pas?... Des œufs brouillés aux truffes... des perdreaux truffés... des foies de canard sautés aux truffes... une salade de truffes... LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mon ordinaire!... Je vous traite en ami... Le duc de Kau m’a promis aussi de venir déjeuner ce matin... Je serais charmé qu’il vous rencontrât... Il vous aime beaucoup... vous trouve beaucoup de talent. LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--D’ailleurs, tous ceux à qui je parle de vous vous trouvent beaucoup de talent... LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et maintenant, causons... J’aime tant causer avec vous!... (_Le reporter jette dans la chambre, autour de lui, des regards obliques, des regards d’huissier._) Vous regardez ma chambre?... Vous ne connaissiez pas ma chambre? LE REPORTER.--Non, mon cher maître. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Elle vous plaît? LE REPORTER.--Elle est admirable, mon cher maître!... C’est une chambre de prince!... (_Il tire son carnet. Il s’apprête à prendre des notes._) Vous permettez? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tant que vous voudrez!... Mais pas comme journaliste... Comme ami! LE REPORTER, _il tâte chaque meuble, chaque bibelot, et les note_.--C’est admirable!... c’est admirable!... (_Il examine le nécessaire de voyage._) C’est merveilleux!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il est amusant, n’est-ce pas?... Il vient de Londres... C’est tout à fait nouveau... Cent cinquante-deux pièces!... Par exemple, c’est cher... Cinq mille. LE REPORTER.--Cinq mille!... C’est merveilleux!... Il note. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--J’achète tout à Londres, maintenant... mes chapeaux... mes bottines... mes cravates... mes parapluies... En France, on n’a pas de chic!... Et puis, c’est amusant!... J’ai cent trois cravates! LE REPORTER.--Cent trois cravates!... C’est merveilleux!... Il note. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Quarante paires de bottines! LE REPORTER.--Quarante paires de bottines!... C’est merveilleux!... Il note. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je vous le répète! C’est comme ami que je vous donne tous ces détails... C’est pour vous, pour vous seul que vous prenez toutes ces notes! LE REPORTER, _scrupuleux_.--Oh! mon cher maître! (_Il s’attarde aux invitations éparses..._) Ce n’est pas indiscret? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non! puisque c’est comme ami! LE REPORTER, _il note toutes les invitations_.--Et quels succès vous devez avoir dans le monde!... C’est merveilleux! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et si vous saviez comme le monde m’ennuie!... J’y vais... par mépris! LE REPORTER, _il examine une boîte recouverte de broderies_.--Et ça?... C’est merveilleux! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _négligemment_.--Oui, c’est ma boîte à mouchoirs!... Elle a été brodée, pour moi, par des femmes du monde. LE REPORTER, _vivement_.--Peut-on savoir les noms? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oh! ça, non! D’ailleurs, tout le monde les connaît à Paris... On raconte là-dessus des histoires... Vous savez, on exagère beaucoup... Il n’y a pas le quart de ce que l’on dit! On ne peut être vu en compagnie d’une femme jolie et connue sans qu’aussitôt... c’est dégoûtant!... On exagère, je vous assure, on exagère souvent. LE REPORTER, _s’enhardissant_.--Ah! dame, mon cher maître, vous connaissez le proverbe... On ne prête qu’aux riches!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Sans doute!... Mais cela ne regarde personne! Et s’il plaît à la princesse de... à la duchesse de... à la marquise de... de venir chez moi... cela ne regarde personne... D’ailleurs, ce sont des amies, rien que des amies... il n’y a pas ça entre nous, pas ça!... LE REPORTER, _sceptique et enthousiaste_.--Il est bien certain que ça ne regarde personne... Aussi ne pourrait-on pas, mon cher maître, adroitement, sans citer de noms... ne pourrait-on pas démentir, par d’habiles allusions... Enfin, vous savez, je suis à votre disposition. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Nous verrons, quelque jour... Je sais que je puis compter sur vous... Je vous donnerai peut-être des notes... il faut attendre une occasion... la publication de mon prochain roman, par exemple!... Causons d’autre chose... N’aviez-vous pas quelque service à me demander? LE REPORTER.--Justement!... Vous savez qu’il est beaucoup question de votre prochain roman? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vraiment? On en parle déjà beaucoup!... Quel ennui!... J’ai tant horreur de la publicité... Être célèbre, si vous saviez comme c’est fatigant! LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si... si... très fatigant! On ne s’appartient plus... Ah! que de fois j’ai envié d’être obscur... Tout ce bruit autour de mon nom m’énerve et me rend malade... Ainsi, on parle de mon roman?... Déjà?... Et qui donc en parle? LE REPORTER.--Mais tout le monde, mon cher maître... Mais tous les journaux, mon cher maître. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! vraiment!... Comme cela me désole!... Je ne lis plus les journaux... je ne lis que vos articles. LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et pourquoi les journaux en parlent-ils? LE REPORTER.--Ils ont raison... N’est-ce pas là un événement considérable? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Sans doute. Je crois, en effet, que mon roman sera un événement considérable... J’ai, cette fois-ci, carrément abordé un des problèmes les plus compliqués et les plus éternels, et les plus particuliers aussi, de l’amour... Je ne puis pas en dire davantage, mais il y a là une thèse originale et brûlante, qui se développe dans des milieux mondains, ultra-mondains, et qui soulèvera bien des colères!... Enfin, je crois que, de toutes mes œuvres, c’est l’œuvre la plus forte, la plus parfaite, la plus définitive... celle que je préfère, pour tout dire... Mais je suis bien dégoûté, allez!... Croiriez-vous que tous les pays, que tous les journaux et toutes les revues de tous les pays se disputent mon roman!... On m’offre des sommes colossales!... J’ai bien envie de leur jouer, à tous, un bon tour. J’ai bien envie de ne le publier qu’en volume... un tirage restreint, pour les amis... des amis comme vous, par exemple! Hein! qu’en pensez-vous? LE REPORTER.--Vous ne pouvez pas faire cela!... Vous ne pouvez pas priver la patrie d’une œuvre de vous, d’un chef-d’œuvre de vous, mon cher et illustre maître. Ce serait plus qu’une trahison envers la patrie, ce serait une forfaiture envers l’humanité... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est ce que je me suis dit... Mais quels tracas! Quelle souffrance pour quelqu’un qui déteste le bruit!... Où donc aller pour me soustraire à toute cette agitation du succès!... C’est inconcevable!... partout où je vais, je suis connu. Et ce sont des fêtes, des invitations, des acclamations... Imagineriez-vous que, l’année dernière, dans le désert saharien, j’ai dû subir les persécutions enthousiastes des caravanes arabes!... Même au désert, il m’est impossible de garder l’incognito!... C’est à devenir fou!... J’avais songé à fuir, cette année, dans l’Afrique centrale!... Mais qui me dit que, là encore, je ne serai pas poursuivi, accaparé!... Est-ce une vie?... Voulez-vous me rendre un grand service? LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--J’ai préparé une note, pas trop longue, concernant mon prochain roman... Vous la publierez, telle quelle, sous votre signature... LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et j’espère qu’après cela on me laissera peut-être tranquille!... Vous permettez que je m’habille? (_Il se lève et sonne son valet de chambre._) Passons dans mon cabinet de toilette... Vous pourrez prendre des notes, si cela vous amuse, mais comme ami, pour vous. LE REPORTER.--Oh! mon cher maître! Ils passent dans le cabinet de toilette. LE REPORTER.--C’est merveilleux!... C’est merveilleux!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ça vient de Londres!... La conversation continue. II Même décor que précédemment. L’illustre écrivain s’habille, aidé de son valet de chambre. LE VALET DE CHAMBRE, _apportant un lot de cravates et les étalant sur le lit_.--Quelle cravate monsieur mettra-t-il, aujourd’hui? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Voyons! Quel temps fait-il?... LE VALET DE CHAMBRE.--Heu!... Heu!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Heu! Heu! Ah!... LE VALET DE CHAMBRE.--Du brouillard, encore!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah!... (_Très sérieux, le front plissé... il examine une à une les cravates..._) Cette rouge-amaranthe? qu’en penses-tu? LE VALET DE CHAMBRE.--Elle ira bien au teint de monsieur! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Crois-tu? LE VALET DE CHAMBRE.--Comment est monsieur, ce matin?... L’âme de monsieur?... Gaie?... Triste?... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Très en forme!... LE VALET DE CHAMBRE.--Alors, c’est parfait!... Puisqu’elle va au teint et à l’âme de monsieur?... Et que monsieur songe aussi au brouillard... Le brouillard atténuera la violence de cette cravate. C’est une cravate pour temps de brume, ou pour lumière voilée d’automne!... D’ailleurs, que monsieur l’essaie! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _se frappant le front_.--Mais non! Je ne peux pas! Je déjeune, ce matin, chez le duc de Broglie! LE VALET DE CHAMBRE.--C’est vrai... Diable! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Trop voyante... trop crue... trop sportsman!... Cherche-moi quelque chose de fondu... de discret... d’académique!... Dans les noirs, par exemple, les bleus sourds... LE VALET DE CHAMBRE.--Je sais... je sais... (_Après avoir comparé les cravates._) En voici une qui ne tirera pas de feux d’artifice, chez les ducs!... (_Il la montre._) On dirait d’une phrase de M. Édouard Rod! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Un peu grave... un peu triste!... Mais, c’est ce qui convient, en effet. Dieu! que le choix d’une cravate est donc difficile!... Comme il y faut de la prudence... de la diplomatie... de la psychologie!... Une connaissance exacte et profonde des milieux! Se cravater, ça n’a l’air de rien... et c’est un des actes les plus importants de la vie!... (_Il commence à mettre sa cravate._) On ne sait pas tout ce qu’une cravate, qui n’est point en situation... peut vous faire de tort!... Aussi... hein!... ce pauvre Byronnet qui a tant de talent... LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur trouve? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Certainement, je trouve... Pas le talent que nous aimons... que nous préférons... parbleu!... Enfin du talent, tout de même!... (_Moue du valet de chambre._) Il a l’éclat... la force... le don d’évocation. LE VALET DE CHAMBRE.--Je ne dis pas non... mais aucune psychologie!... Et tout est là!... Monsieur sait bien que tout est là!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! dame!... LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur reconnaîtra bien avec moi que M. Byronnet ne sait pas habiller ses personnages... ni même les déshabiller... Ça, il ne s’en doute pas... ce cher monsieur! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est vrai!... C’est ce qui l’a perdu!... Byronnet n’a pas ce que j’appelle «le sens de la cravate». LE VALET DE CHAMBRE.--Ni le sens de la chaussette... ni le sens du pantalon... par conséquent ni le sens de la vie!... M. Byronnet n’a le sens de rien! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Est-ce drôle que lancé, comme il l’est, dans du monde chic... très chic... il n’ait jamais pu apprendre ça!... LE VALET DE CHAMBRE.--Ce que monsieur appelle si pittoresquement, et si justement, le sens de la cravate... Ça ne s’apprend pas!... On l’a... ou on ne l’a pas!... Monsieur l’a, lui!... D’abord, monsieur a tout!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu exagères... LE VALET DE CHAMBRE.--J’exagère!... Quand monsieur nous plante un adultère... ce n’est pas monsieur qui donnerait à son héros... un caleçon saumon... comme M. Byronnet... (_Il fait de grands gestes._) Un caleçon saumon!... Mais c’est énorme!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ce caleçon saumon!... Le fait est que ce fut plutôt malheureux! LE VALET DE CHAMBRE.--Ça n’a été qu’un cri dans le monde de la psychologie!... Monsieur se rappelle?... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oh! Oui!... Quelle hérésie!... Ce pauvre Byronnet!... LE VALET DE CHAMBRE.--Alors, monsieur doit comprendre... Si c’est pour m’évoquer un amant, en caleçon saumon, que M. Byronnet possède tant d’éclat, de force, de don d’évocation!... Eh bien, non!... J’ai le regret de le dire à monsieur... mais cet éclat... cette force... ce don d’évocation... je m’en fous. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Voyons... Joseph... voyons!... LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous... je m’en fous!... Monsieur connaît ma franchise... Monsieur sait que je suis incapable de dire autre chose que ce que je pense... Eh bien, dire du don d’évocation de M. Byronnet que «je m’en moque», ce ne serait pas assez dire... C’est «je m’en fous» qui est l’expression véritable! Que monsieur cherche dans son Boissière s’il y en a une autre!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! tu es un juge sévère, Joseph! LE VALET DE CHAMBRE.--C’est la faute de monsieur!... Pourquoi monsieur est-il toujours aussi impeccable!... Les adultères de monsieur, c’est la perfection!... Il n’y a rien à y reprendre, ni dessus, ni dessous... Des chefs-d’œuvre d’exactitude!... Et quand l’exactitude concorde avec l’émotion... c’est le génie!... Ce qui est vraiment épatant, chez monsieur, c’est que les cravates, les bottines, les gilets, les pantalons des personnages de monsieur sont toujours d’accord avec les sentiments, les passions, et même les pensées qui les animent!... Tandis que chez M. Byronnet, jamais... jamais un vêtement ne correspond à un mouvement de l’âme... Les personnages de M. Byronnet... ce sont de pures marionnettes... Ils n’ont jamais la chemise de leur état d’âme... Ça n’est pas humain... Or, moi, je l’avoue à monsieur, en littérature, c’est l’humanité seule qui m’intéresse... Le reste... c’est du battage!... Et je m’en fous!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Pourtant... voyons, Zola?... LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et Flaubert? LE VALET DE CHAMBRE.--Je m’en fous!... Il n’y a que monsieur!... Monsieur, à la bonne heure!... Parlez-moi de monsieur!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu es trop exclusif, Joseph!... LE VALET DE CHAMBRE, _très digne_.--Je ne suis que juste, monsieur!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il a fini de mettre sa cravate, et il se regarde longtemps dans une glace_.--C’est vrai!... Elle est parfaite!... Elle est strictement dans la situation!... Ah! Joseph!... Toi aussi, tu as le sens de la cravate!... LE VALET DE CHAMBRE.--C’est notre métier, monsieur, à tous les deux!... Un silence. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _en boutonnant son gilet_.--Joseph!... Sais-tu à quoi je pense?... LE VALET DE CHAMBRE.--Non, monsieur. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je pense à quelque chose d’extraordinaire! LE VALET DE CHAMBRE.--Ça ne m’étonne pas!... Tout ce que fait monsieur, tout ce à quoi il pense... est extraordinaire! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Eh bien! je pense à faire une collection de cravates. Mais une collection psychologique!... Tu comprends! Imagine-toi des vitrines... anglaises... Dans ces vitrines, des étiquettes, de jolies étiquettes, où seraient énumérés tous les différents états d’âme par où peut passer un homme sensible, instruit et lettré... Et au-dessous de ces étiquettes, des cravates, des cravates... correspondant, par leurs formes et leurs nuances, à toutes les formes et à toutes les nuances de ces états d’âme!... Comme ce serait nouveau, passionnant, vulgarisateur!... Et vois-tu le catalogue de cette collection illustré par Jacques-Émile Blanche?... LE VALET DE CHAMBRE.--Je vois très bien cela! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et que dirais-tu d’un gros bouquin, d’un bouquin de science pure et de pure philosophie, que j’intitulerais: _La Psychologie de la cravate moderne_?... Car j’en ai assez du roman... LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur a raison... Le roman, c’est du battage!... (_L’illustre écrivain est maintenant habillé et Joseph tourne autour de son maître en vaporisant sur la jaquette un parfum discret._) Que monsieur aille déjeuner, tranquillement... Je vais réfléchir à tout cela!... III Le cabinet de l’illustre écrivain... Meubles anglais... toujours. L’illustre écrivain, en élégante tenue de chambre, arpente la pièce, très recueilli, très grave. Joseph est assis devant un bureau, la plume à la main. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Où en étions-nous?... Ah! oui... (_Dictant_)... «La table resplendissait»... LE VALET DE CHAMBRE, _écrivant_.--«Res...plen...dissait.» (_Il pose la plume._) Je ferai remarquer à Monsieur que, dix lignes plus haut, nous avons... déjà... un... «resplendissait»... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu es sûr?... LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur ne se souvient plus?... Nous avons... «les épaules de la marquise resplendissaient»... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Diable!... C’est vrai!... Pas de répétition!... Voyons, voyons... (_Il cherche._) Que le style est donc difficile!... LE VALET DE CHAMBRE.--Si Monsieur mettait tout simplement: «... Splendissait... La table splendissait?» C’est plus court, plus neuf, plus plein... plus hardi, et ça évoque davantage. J’ai vu cela, l’autre jour, dans une revue belge... C’est très bien! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--«La table splendissait...» Ça n’est pas mal, en effet... «La table splendissait...» On dirait un hémistiche à la Heredia... «La table splendissait...» Oui, mais je ne peux pas... L’Académie condamne cette expression... Cela me ferait du tort!... LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur croit-il?... L’Académie est comme ces vieilles femmes qui font les sucrées et qui aiment qu’on les viole!... A la place de Monsieur, je n’hésiterais pas! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Non!... non!... Voyons!... «La table...» N’écris pas, je cherche... «la table, avec ses cristaux taillés et ses argenteries anciennes, éblouissait...» LE VALET DE CHAMBRE.--Heu?... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Aveuglait... LE VALET DE CHAMBRE.--Ho!... Ho!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ce n’est pas ça, hein?... LE VALET DE CHAMBRE.--C’est pauvre!... Monsieur voudrait-il de ceci... «Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries, la table était un éblouissement...» L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Répète!... LE VALET DE CHAMBRE.--«... Avec ses cristaux à facettes... et ses très anciennes argenteries, la table était un éblouissement...» L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oui... c’est peut-être mieux!... Essayons... je dicte: «... Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries... la table... était... un éblouissement!» LE VALET DE CHAMBRE.--... «E...blou...issement...» Eh bien, mais!... voilà!... ça peint!... ça évoque!... et l’on voit tout de suite que l’on n’est pas chez des mufles! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Continuons... y es-tu?... «Courant sur des fils invisibles, de pâles orchidées...» LE VALET DE CHAMBRE.--«Orchidées...» Monsieur tient beaucoup à... «pâles orchidées?...» L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Mon Dieu!... «Pâles»!... n’est pas mal... «pâles» est un très joli mot... un mot très mondain! LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur n’aimerait pas: «... de mauves orchidées»? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _après avoir réfléchi_.--En effet... c’est plus précis... plus décoratif... et plus élégant... «... courant sur des fils invisibles... de mauves orchidées...» Je reprends... «... de mauves orchidées... étalaient...» LE VALET DE CHAMBRE.--Étalaient... étalaient!... Voilà, Monsieur, un terme fort impropre... Des choses qui courent n’étalent pas... Elles détalent, tout au plus. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--«... de mauves orchidées, détalaient...» LE VALET DE CHAMBRE.--Oh! Monsieur a pris cette plaisanterie au sérieux... Monsieur est à pouffer!... Monsieur est à se tordre!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _sévère_.--Tu sais, Joseph, je n’aime pas ces blagues-là!... C’est idiot!... LE VALET DE CHAMBRE.--Que Monsieur ne se fâche pas!... Que Monsieur veuille bien m’écouter!... J’ai, je crois, une phrase épatante... ébouriffante!... Que Monsieur juge!... «... De mauves orchidées enroulaient l’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs!...» Ah!... Monsieur est-il content?... Monsieur est épaté!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _admiratif_.--Est-il doué, cet animal-là!... «... Et le troublant péché de leurs fleurs!...» Il n’y a pas à dire!... c’est admirable!... «L’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs...» Ce n’est rien, c’est simple... Et penser que, depuis trois ans... je cherche ça!... «Et le troublant péché de leurs fleurs!...» En deux mots... c’est toute l’orchidée... et c’est toute la femme!... et c’est tout le mystère de l’amour! Quel tempérament d’écrivain!... Mais comment sais-tu, toi, un simple domestique? LE VALET DE CHAMBRE, _ironique et modeste_.--Je suis l’élève de Monsieur. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je te demande comment ces choses-là te viennent à l’esprit?... LE VALET DE CHAMBRE.--Mon Dieu!... L’autre jour, au déjeuner, Monsieur regardait une orchidée... et Monsieur disait: «Est-ce assez passionnant, tout de même!... On dirait d’un sexe!...» L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Vraiment? J’ai dit cela?... LE VALET DE CHAMBRE.--Mais oui... Monsieur a dit cela, tout naturellement! Cette phrase de Monsieur m’est revenue à la mémoire... Seulement, «sexe» est un mot brutal, grossier... un mot qui choque... et qu’on ne saurait tolérer dans la bonne compagnie... J’ai mis ce «péché» à la place de ce «sexe»... Voilà tout!... C’est aussi obscène et c’est plus charmant... et c’est meilleur ton!... Ah! Monsieur peut dire qu’il aura un joli succès, dans le monde, avec cette phrase-là!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je le crois... Je le crois... LE VALET DE CHAMBRE.--A la place de Monsieur, je l’essaierais, ce soir même, au dîner de la baronne Vampirette! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Excellente idée! LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur verra se pâmer toutes les femmes de Monsieur! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Quel triomphe, Joseph!... LE VALET DE CHAMBRE.--Et qu’est-ce qui fera «une gueule?» L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Joseph! De la tenue!... Tu n’es plus dans le sentiment! LE VALET DE CHAMBRE.--Qu’est-ce qui en fera une sale gueule?... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Allons!... Allons!... LE VALET DE CHAMBRE.--C’est M. Byronnet!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _réjoui à cette idée_.--Ça!... Je la vois d’ici, la gueule de Byronnet! LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur aussi!... Monsieur se rend bien compte qu’il n’y a pas un autre mot pour exprimer la chose que fera, ce soir, M. Byronnet... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! ce Joseph!... Il est étonnant!... On ne peut pas lui en vouloir. (_On sonne, Joseph se lève._) Je n’y suis pour personne!... pour personne!... Joseph sort. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _seul. Il relit les feuillets déjà dictés avec des gestes cadencés. Haut._--«L’énigme perverse... et le troublant péché de leurs fleurs!...» C’est génial!... (_Joseph rentre._) Eh bien? LE VALET DE CHAMBRE.--C’était un ami de Monsieur... un ancien ami des jours de misère... Un sale type... avec un paletot crasseux, des cheveux longs... et qui sentait la bière... Il venait, sans doute, taper Monsieur... Je l’ai mis dehors!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Bien!... Allons, allons... continuons de travailler... (_Le valet de chambre se rassied devant le bureau... l’illustre écrivain arpente la pièce, en proie à l’inspiration... Dictant:_) «Alors la marquise se pencha...» IV Un petit salon anglais... toujours. Joseph introduit Mme Beauduit. Mme Beauduit a 42 ans, un visage flétri, mais des restes de beauté. Toilette sévère d’entremetteuse, toilette effacée qui peut passer partout sans être remarquée. JOSEPH.--Entrez donc, madame Beauduit, entrez donc!... Il lui offre un siège, à droite de la cheminée, et s’assied lui-même, à gauche, confortablement, le dos calé et les jambes croisées. Mme BEAUDUIT.--Alors, vous croyez qu’il ne rentrera que tard? JOSEPH.--Pas avant sept heures... pour s’habiller. Monsieur s’amuse, aujourd’hui... Monsieur est avec sa comtesse... Mme BEAUDUIT.--Sa comtesse?... Quelle comtesse?... Encore une blague, sans doute? JOSEPH.--Parbleu!... La comtesse de Monsieur, c’est tout simplement une méchante actrice des Variétés, la petite Zaza... Mais vous la connaissez encore mieux que moi, madame Beauduit!... Monsieur est comme ça!... Il a un chic étonnant pour transformer en comtesses et en duchesses les petites actrices et les trottins... Monsieur croit que ça prend!... Mme BEAUDUIT.--Oh! ça!... Il a toujours menti!... JOSEPH.--Même à moi!... Ce qui est bête!... Monsieur éprouve le besoin de m’épater! Monsieur est un serin!... Il y a longtemps qu’on l’a dit: «Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre...» Monsieur est un serin. Mme BEAUDUIT.--Un orgueilleux, surtout! JOSEPH.--Un orgueilleux et un serin. Au fond, il n’y a pas plus serin que Monsieur!... Et son talent?... Oh! la la!... Et il est illustre!... Non, c’est à se tordre!... Mme BEAUDUIT.--Le fait est qu’il a eu de la chance! JOSEPH.--Mais, ma chère madame Beauduit, s’il ne nous avait pas rencontrés tous les deux: vous, à son début dans la vie, pour le sortir de la misère, le décrasser quelque peu... lui donner un coup de fion... et conduire ses affaires... moi, pour lui apprendre le style... qu’est-ce qu’il serait aujourd’hui?... Hein! je vous le demande... qu’est-ce qu’il serait? Il ne pourrait même pas faire les faits divers dans un journal de province! Mme BEAUDUIT.--C’est vrai!... Ah! j’ai eu du mal! JOSEPH.--Et moi, donc?... Si vous croyez que je n’en ai pas encore, pour le déshabituer de ses allures de rasta... Et comme écrivain!... Tenez, ce matin encore... en dictant... il donnait au mot: virtualité, le sens de «force sexuelle, de puissance virile»... Ma parole d’honneur! Il me dictait ceci: «C’était un homme d’une virtualité considérable!» (_Il rit._) C’est à ne pas croire, hein? Et c’est tout le temps comme ça!... Monsieur ignore absolument, totalement, le sens des mots!... C’est-à-dire que, si je n’étais pas là pour rectifier toutes les bourdes de Monsieur, ce serait un éclat de rire autour de Monsieur! Ah! non... Monsieur est trop bête! Mme BEAUDUIT, _elle soupire_.--Qu’est-ce que vous voulez, mon pauvre Joseph!... JOSEPH.--Je voudrais au moins que Monsieur ne se moquât pas de nous... Je trouve que Monsieur en prend trop à son aise avec nous!... Monsieur n’est pas juste... Monsieur n’est pas reconnaissant... Monsieur a une très sale âme!... Enfin, quoi!... vous êtes encore une belle femme, ma chère madame Beauduit... une belle femme, nom d’un chien!... Monsieur aurait bien pu se contenter de votre amour et ne pas vous lâcher comme il a fait!... C’est ignoble! Mme BEAUDUIT.--Oh! je ne lui en veux pas de ça!... Il y a longtemps que l’amour n’existe plus entre nous... Qu’il courre, qu’il s’amuse... mon Dieu, c’est tout naturel... J’ai été la première à lui rendre sa liberté à ce point de vue-là... Seulement, il aurait pu s’amuser dans un autre milieu... se faire des maîtresses dans le monde... des maîtresses utiles et glorieuses... au lieu de se laisser gruger par de sales petites grues... JOSEPH.--Il n’aurait pas demandé mieux... allez!... Mais voilà... il ne peut pas... Monsieur est mal tourné... mal fichu... Il a beau se mettre des revers de moire et de velours à ses habits... avoir cent trois cravates et quarante paires de bottines... et une vitrine pleine de chapeaux qui viennent de Londres... Monsieur n’en reste pas moins lourd et gauche. Il n’a pas de race... Il ressemble, dans le fond, à un couvreur... Mme BEAUDUIT.--Il est vigoureux! JOSEPH.--Vigoureux!... Autrefois, peut-être! Mais maintenant... un fort déchet croyez-moi... Et puis, Monsieur ne sait rien dire aux femmes! Monsieur est stupide avec les femmes du monde. Ça l’éblouit, vous comprenez... et il perd, avec elles, le peu de moyens qu’il a... Tenez, madame Beauduit, je vois cela tous les jours, moi!... Quand Monsieur fait un roman... il reçoit des lettres, des lettres passionnées... folles. On lui donne des rendez-vous... les invitations pleuvent. Et puis, rien!... Sitôt qu’elles ont vu Monsieur... qu’elles ont parlé avec Monsieur... eh bien, elles ont tout de suite assez de Monsieur, les femmes du monde. Monsieur les dégoûte! Et je comprends ça!... Il n’est pas tentant, Monsieur! Il n’a pas le moindre esprit... il n’est pas délicat. Il n’est rien, quoi!... Il n’a rien! Et ses jambes torses... ses mollets de travers... sa touffe de poils sur les épaules! Et puis, sous ses beaux vêtements... voyons, madame Beauduit... vous le connaissez... Il n’est pas déjà si soigné que ça!... vous le savez aussi bien que moi... la propreté... ça n’est pas le fort de Monsieur!... Mme BEAUDUIT.--Ça!... Je croyais que maintenant... JOSEPH.--Avec son air flambant, si je vous disais que j’ai toutes les peines du monde à lui faire prendre un bain... Ah! tenez... à votre place, je l’enverrais se promener, moi, Monsieur!... Et qu’il s’arrange tout seul!... ça ne serait pas long, la dégringolade!... Mme BEAUDUIT.--Qu’est-ce que vous voulez!... Je ne suis plus jalouse... Et ça m’intéresse de travailler pour lui... et qu’il me doive son succès, sa réputation, ses honneurs!... Ce n’est pas lui que j’aime maintenant... Oh! non... Ce que j’aime, c’est ce que j’ai fait de lui!... C’est d’avoir imposé au monde, au public, aux lettrés, l’incroyable mensonge qu’il est!... Aussi, je continue... je vais, je viens, du matin au soir, je trotte, je trotte pour lui... Je vais partout... effacée, invisible, mais obstinée. De chez les éditeurs, aux ministres... des ministres aux journaux, dans tous les coins où je passe, j’ourdis des trames, je tisse des toiles où les mouches viennent se prendre, et que je lui donne ensuite à manger, à dévorer!... Et ça me donne, Joseph, ça me donne des joies plus vives que les joies de l’amour!... Je m’exalte à me dire que tout cela est mon ouvrage... que sans moi il ne serait rien... rien!... et que le jour où il me plaira de retirer cette main, qui seule soutient cet édifice... eh bien, l’édifice croulera tout entier!... JOSEPH.--Ah! madame Beauduit... si j’avais trouvé une femme comme vous!... Il rêve. Mme BEAUDUIT, _elle se lève_.--J’ai encore des courses à faire... Il faut que je m’en aille... Dites-lui que je reviendrai demain matin... J’ai à lui parler... JOSEPH.--Ah! madame Beauduit! Monsieur est indigne de votre génie!... Il se lève aussi. Mme BEAUDUIT.--Vous lui direz que j’ai vu le ministre, ce matin... Il m’a formellement promis la rosette, pour le mois de janvier... Et voyez comme c’est drôle... Il n’en avait plus, le ministre... Il a été obligé d’en emprunter une à son collègue de l’Instruction publique... On la retire à un archevêque!... JOSEPH.--La rosette!... la rosette!... à lui!... et la rosette d’un archevêque!... C’est colossal!... Et mes palmes? Mme BEAUDUIT.--Vous les aurez aussi!... JOSEPH.--Comme tout cela est mélancolique!... Mme BEAUDUIT.--Dites-lui aussi que l’éditeur consent à un nouveau traité... Cinq sous de plus par volume... une prime de cinq mille francs au cinquantième mille... de quinze mille au centième... Je lui apporterai demain le traité à signer... Ah! et puis... JOSEPH.--Encore quelque chose!... Mme BEAUDUIT.--Les frères Laudur lancent un nouveau kina... Ils l’appellent le Kina de l’Illustre Écrivain! On fait les affiches en ce moment... A demain, Joseph! JOSEPH.--A demain, madame Beauduit!... Vous êtes une femme... épatante!... V L’illustre écrivain a fini de s’habiller... Il prend son porte-cigarettes et son portefeuille qu’il met dans la poche de son veston; un mouchoir qu’il insère méthodiquement dans la poche de poitrine... quelques louis sur la cheminée qu’il met dans la poche de son gilet... Puis, frais, rasé, astiqué, boutonné, parfumé, il se regarde dans la glace, longuement, avec satisfaction... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _au valet de chambre_.--Suis-je bien?... LE VALET DE CHAMBRE.--Monsieur brille, tel un phare!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _avec un geste d’ennui_.--Allons!... fais entrer Mme Beauduit! LE VALET DE CHAMBRE.--Bien, monsieur. Le valet sort. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ce qu’elle va me raser encore!... Il commence à mettre ses gants. Entre Mme Beauduit. Mme BEAUDUIT, _fâchée_.--En voilà, maintenant, du nouveau!... Et pourquoi m’as-tu fait attendre si longtemps, dans l’antichambre, comme un ami pauvre ou comme un fournisseur? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très sec_.--Je ne pouvais pourtant pas vous recevoir dans ma chambre, pendant que je m’habillais. Ce n’eût pas été convenable!... Mme BEAUDUIT.--Pas convenable!... Tu ne pouvais pas!... Est-ce que tu es fou?... Et quand je te recevais, dans mon lit, moi... est-ce que je te faisais attendre dans l’antichambre, pour que ce fût convenable?... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _agacé_.--Ma chère amie... ces manières... vraiment!... Mme BEAUDUIT.--Ces manières!... Ah! ça, dis donc!... Et voilà que tu me dis «vous», maintenant! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il est convenable aujourd’hui que je ne vous tutoie plus!... Et je vous serai obligé, désormais, de faire de même!... D’ailleurs, je sors, je suis pressé... Vous avez quelque chose à me dire? Mme BEAUDUIT.--Non... mais, pressé!... Qu’est-ce qui se passe? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Il se passe que je suis très pressé... Si vous avez quelque chose à me dire, faites, faites vite!... Mme BEAUDUIT, _après un silence et le regardant fixement_.--Canaille!... Canaille! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très froid_.--Je ne vous reçois pas pour que vous veniez m’insulter... Vous savez que je n’aime pas les scènes. Mme BEAUDUIT, _même jeu_.--Canaille!... Canaille!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! en voilà assez!... Pas de drame ici... n’est-ce pas!... J’ai horreur des drames! Mme BEAUDUIT, _elle se laisse tomber dans un fauteuil_.--Canaille!... Canaille!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il se met à marcher dans la pièce avec agitation_.--Eh bien!... soit!... Je suis une canaille!... c’est entendu... je suis une canaille!... Raison de plus pour vous en aller d’ici... pour vous en aller de ma vie!... Il y a longtemps que vous auriez dû comprendre que nos relations ne peuvent plus durer!... (_Mme Beauduit fait des gestes violents, atteste le ciel..._) Non, elles ne peuvent plus durer!... Mon existence s’est agrandie... s’est développée... elle est prise par trop de choses délicates et difficiles... Vous n’y avez plus de place! Mme BEAUDUIT.--Est-ce possible d’entendre cela? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Si vous m’aimiez... si vous m’étiez une femme dévouée... comment n’avez-vous pas compris cette situation nouvelle?... Comment n’avez-vous pas senti que vous deviez vous effacer, disparaître... vous auriez évité cette scène pénible... pour moi!... Mme BEAUDUIT, _levant les bras au ciel_.--Mon Dieu!... Mon Dieu!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Car vous me gênez... vous me compromettez... Vous êtes dans toutes mes affaires et dans tous mes succès... On ne voit que vous, partout!... Et, partout, on dit de vous: «Cette solliciteuse... cette raseuse, cette mère au cabas... c’est la vieille maîtresse de l’Illustre Écrivain!»... Comme c’est gai pour moi, n’est-ce pas?... Comme ça me donne de la considération!... Comme ça rehausse mon prestige!... (_Sur un mouvement de Mme Beauduit._) Oui, mon prestige!... Enfin, voyons, est-ce que vous êtes ma maîtresse, maintenant?... Est-ce que nous couchons ensemble, maintenant?... (_Il s’anime, s’emporte._) Mais c’est intolérable à la fin!... Vous me gâchez toute ma vie!... Vous êtes le point noir de ma célébrité et de ma réputation!... Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Grâce à vous, cet édifice de ma fortune, que j’ai eu tant de mal à élever, il peut s’écrouler tout d’un coup!... Mme BEAUDUIT.--Ah!... Ah!... Ah!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Comment!... On imprime, partout, dans les journaux sérieux, que je suis: «L’Illustre Écrivain!...» On raconte que je suis fêté, adulé dans le monde... Que les femmes les plus élégantes raffolent de moi... Que les salons les plus difficiles se disputent ma présence... On m’attribue les adultères les plus glorieux... Je suis à la fois quelqu’un comme Balzac et comme Brummel... Tout cela, pour qu’un misérable vienne affirmer, comme hier, dans le _Mouvement_: «Mais non! C’est de la blague!... Et l’Illustre Écrivain est collé avec une vieille femme!...» Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Avez-vous lu cet article?... L’avez-vous lu?... Mme BEAUDUIT.--Mon Dieu!... Mon Dieu!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et les insinuations malpropres...? Et les allusions déshonorantes?... ça vous est égal, à vous!... avouez, parbleu?... Mme BEAUDUIT.--Le misérable! mon Dieu!... le misérable!... Tant d’infamie! Est-ce possible? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et si ce bruit se propage... s’il est prouvé que mes triomphes mondains ne sont rien... qu’il n’y a pas, dans ma vie, ces aristocratiques adultères, qui me font une auréole de chic, d’élégance exceptionnelle... comment voulez-vous que l’Académie me nomme?... Mme BEAUDUIT, _toujours atterrée_.--Le misérable! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et quand vous auriez inspiré cet article... pour qu’on dise partout que je vis de vous. Cela ne m’étonnerait pas... cela serait dans la logique de vos manœuvres... Eh bien, non!... j’en ai assez de cette persécution... En voilà assez!... Mme BEAUDUIT, _elle se lève et marche sur l’illustre écrivain, les poings crispés_.--Canaille... Canaille... tu me dois tout... tout... tout!... Ta fortune... tes succès, ta situation dans le monde... tu me les dois... Ce que tu es... le mensonge... l’effronté, le hideux mensonge que tu es... c’est moi qui l’ai fait... Qu’étais-tu donc, quand je suis allée t’arracher aux basses crapules de la vie... à ta sale brasserie... à ta sale choucroute?... Je t’ai nourri... habillé, décrassé, façonné... Je t’ai donné de l’argent... Je t’ai donné tout... tout... tout! Oui... ah!... oui!... on ne voyait que moi, partout!... Mais partout je te créais... Du petit morceau de boue que tu étais, et que j’avais ramassé dans les ordures du chemin, je faisais peu à peu une statue!... Et je n’avais qu’une joie, moi!... celle de te voir t’élever, t’élever, t’élever!... Misérable!... ma vie, à moi, elle a été tout entière de dévouement, de désintéressement... d’effacement... J’ai rogné, comme une avare, sur mes toilettes, sur ma table, sur les douceurs de mon intérieur, pour te donner, à toi, ce qu’il fallait... Et j’ai fait ce miracle d’imposer à la critique, au public, à tout le monde... l’imbécile, le rien... le dessous de rien que tu es! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Permettez!... Ah! permettez!... Mme BEAUDUIT.--Et voilà ma récompense!... Eh bien, soit!... Je m’en vais de ta vie!... Ah! nous allons rire maintenant!... Je te jure que nous allons rire... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _très noble_.--Vous ne pourrez toujours pas m’enlever mon talent... Mme BEAUDUIT, _avec un rire grinçant_.--Son talent!... son talent!... Non, mais il croit qu’il a du talent!... Son talent!... Ah! ah! ah!... Il ne voit même pas la mystification que c’est!... Imbécile!... Eh bien, je vais leur montrer, moi, ce que c’est que ton talent!... Adieu!... Elle sort, furieuse. Le valet de chambre rentre, regarde son maître et hausse les épaules. Il prend le chapeau de l’Illustre Écrivain qu’il lisse avec des foulards. LE VALET DE CHAMBRE.--Dans la vie littéraire, l’important n’est pas d’avoir du talent... L’important, c’est d’être classé... Or, Monsieur est classé... Monsieur n’a donc rien à craindre... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu crois?... LE VALET DE CHAMBRE.--Mais oui... Monsieur est classé comme «notre éminent et illustre psychologue»... On ne peut rien contre ça!... Et Monsieur n’écrirait plus de livres... Monsieur ferait de l’architecture ou du notariat, qu’il serait toujours et pour tout le monde... «notre éminent et illustre psychologue»... (_Tendant le chapeau._) Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse, la malheureuse?... Que Monsieur ne s’inquiète pas... et qu’il dorme sur ses deux oreilles... Il y a toujours quelqu’un de plus bête que l’auteur... c’est le public!... Sans ça!... VI La chambre de l’illustre Écrivain. L’illustre Écrivain examine tous les détails de la chambre, rassujettit quelques fleurs dans des vases. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je suis inquiet... LE VALET DE CHAMBRE.--De quoi Monsieur peut-il être inquiet? L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Je suis inquiet de savoir quelle est la femme qui va venir tout à l’heure... Tu ne t’en doutes pas, toi? LE VALET DE CHAMBRE.--Oh!... moi... les femmes qui écrivent et qui donnent des rendez-vous à des hommes de lettres, je m’en méfie!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Pourquoi? LE VALET DE CHAMBRE.--En général, ce sont de très vieilles femmes... et très laides!... C’est qu’elles n’ont pas trouvé ailleurs!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Allons donc! LE VALET DE CHAMBRE.--Avant de servir chez Monsieur, je servais chez M. Alexandre Dumas fils! En voilà un qui recevait des lettres de femmes mystérieuses et passionnées!... Ah! on lui donnait aussi des rendez-vous, à celui-là! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Eh bien? LE VALET DE CHAMBRE.--Eh bien... c’étaient toujours de vieux tableaux... qui avaient déjà écrit et donné des rendez-vous au père Dumas, et qui n’étaient point déjà si jeunes, de ce temps-là!... Monsieur est un peu gobeur!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Joseph!... LE VALET DE CHAMBRE.--Ah! les amoureuses des hommes de lettres!... Mais je les connais!... Elles sont dix dans Paris, toujours les mêmes, et elles ont au moins six siècles à elles dix!... Elles ont aimé M. de Chateaubriand... M. de Lamartine... M. Alfred de Vigny... Elles continuent!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Celles qui aiment les poètes... je ne dis pas!... Mais celles qui aiment les psychologues... celles-là ne peuvent avoir que de la jeunesse... de la beauté... et de l’intellectualité!... ce qui est important, en amour!... LE VALET DE CHAMBRE, _sentencieux_.--Quand il n’y a plus que la psychologie pour exciter les femmes... mauvaise affaire, Monsieur! Et pour ce qui est de l’intellectualité!... Il hausse les épaules. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu vas, peut-être, nier le charme de l’intellectualité dans la passion!... LE VALET DE CHAMBRE.--Je ne nie rien... Seulement, je constate que les femmes ne deviennent intellectuelles que lorsqu’elles n’ont plus de dents, plus de cheveux, plus rien!... Oh! que Monsieur est jeune, pour un grand homme!... Que Monsieur est naïf, pour un psychologue!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _il prend quelques lettres sur la cheminée et les fourre sous le nez de Joseph_.--Enfin, ce n’est pas un parfum de vieille femme... Hume-le un peu!... Il y a de la jeunesse dans ce parfum, il y a de l’enthousiasme... il y a... (_Étalant les lettres sous les yeux du valet de chambre._) Et cette écriture, preste... leste... agile... et voluptueuse!... Voyons, toi qui te piques de graphologie... est-ce l’écriture d’une femme qui... aurait aimé Voltaire? LE VALET DE CHAMBRE.--Ah! si Monsieur s’en rapporte au parfum et à l’écriture! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Et ces déclarations ardentes... ces phrases enflammées!... LE VALET DE CHAMBRE.--Enfin, ce que j’en dis, ce n’est pas pour décourager Monsieur... c’est pour l’avertir... le mettre en garde contre une surprise possible... probable!... voilà tout... Ce n’est pas moi qui coucherai avec cette dame, n’est-ce pas?... Du reste... Il fait un geste mystérieux. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Du reste... quoi?... LE VALET DE CHAMBRE.--Du reste... les vieilles femmes ont quelquefois du bon. Il ne faut pas les dédaigner!... Elles ont de l’expérience... ce qui remplace la beauté... une science de la volupté, ce qui vaut mieux, dans certaines circonstances, que la jeunesse... Le grand Balzac, le prédécesseur de Monsieur, disait qu’on ne devait pas mépriser l’amour des femmes laides et vieilles... que c’était souvent quelque chose d’épatant... parce qu’elles... aiment avec reconnaissance!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Ah! tu m’ennuies... Tais-toi! Ton pessimisme m’agace!... LE VALET DE CHAMBRE.--C’est cela!... Que Monsieur rêve à des princesses... à des duchesses... à des fées... Monsieur aura toujours le temps de connaître la réalité!... Silence... Joseph range quelques meubles... L’illustre Écrivain se promène dans sa chambre, agité, nerveux. L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Alors, tu penses qu’il vaut mieux que je la reçoive carrément dans ma chambre à coucher!... Ne trouves-tu pas que c’est un peu vif?... LE VALET DE CHAMBRE.--Puisque c’est par là que ça doit finir... autant commencer par là tout de suite!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Oui, mais... si c’est une femme timide... poétique... sentimentale? Elle pourrait s’effaroucher... LE VALET DE CHAMBRE.--Pauvre petit oiseau!... Monsieur l’apprivoisera!... Monsieur sait si bien parler aux femmes timides et troublées!... On dit partout de Monsieur qu’il est un confesseur d’âmes!... Avec la voix et la séduction de Monsieur, rien n’est embarrassant!... Ah! Monsieur est un grand franchisseur d’obstacles. (_Il range quelques bibelots par-ci, par-là._) D’ailleurs, Monsieur n’y a pas grand mérite!... (_L’Illustre Écrivain se retourne vivement._) Avec la gloire de Monsieur!... avec le génie de Monsieur!... ça les hypnotise toutes!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Le fait est que j’en ai dompté quelques-unes. (_Il regarde la pendule._) Quatre heures!... Mais elle est en retard!... Sapristi, elle est en retard de cinquante minutes!... D’ailleurs, j’aime mieux cela!... Si c’était une vieille femme, elle ne serait pas en retard... elle serait en avance!... LE VALET DE CHAMBRE.--Ça! c’est très juste!... Voilà une observation psychologique qui fait honneur à Monsieur!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Tu vois bien! LE VALET DE CHAMBRE.--A moins que ce ne soit une blague... et que les amis de Monsieur n’aient monté à Monsieur un bateau!... Dame!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Es-tu fou?... LE VALET DE CHAMBRE.--Ça ne serait pas la première fois!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est idiot, ce que tu dis là!... Et tu avoues toi-même que mon génie... ma séduction... ma gloire... que je les hypnotise toutes!... Elle est en retard... certainement... elle est en retard... Qu’est-ce que cela prouve?... Son mari, si elle est mariée... Sa mère, si c’est une jeune fille... Est-ce que je sais, moi?... LE VALET DE CHAMBRE, _ironique_.--Enfin, attendons... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--Dieu! que tu es assommant, avec tes doutes!... D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je tolère tes familiarités!... On n’a pas idée d’un valet de chambre comme toi!... LE VALET DE CHAMBRE, _très digne_.--Monsieur ne dit pas ces choses-là quand Monsieur est embourbé dans le marécage de ses phrases... Monsieur est bien heureux de m’avoir pour s’en tirer! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _arpentant la chambre, de plus en plus nerveux_.--C’est bon!... C’est bon!... LE VALET DE CHAMBRE, _même jeu_.--Monsieur devrait se rappeler que je suis pour lui plus qu’un valet de chambre... que je suis un collaborateur!... Monsieur n’est pas juste! L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN.--C’est bon!... C’est bon!... Et tais-toi... (_Long silence._) Quatre heures et demie!... Ces sacrées femmes!... Toujours la même chose!... Jamais elles ne peuvent venir à l’heure!... (_On sonne._) Ah! enfin!... C’est elle. (_Au Valet de chambre._) Va donc!... Mais va donc!... (_Le Valet de chambre sort. L’Illustre Écrivain se met devant la glace. Il rectifie sa cravate, une mèche de ses cheveux, retrousse les pointes de ses moustaches, serre sa jaquette._) Comme mon cœur bat... Je vais la voir... Si c’était!... Réapparition de Joseph. LE VALET DE CHAMBRE.--C’est le bottier de Monsieur... qui vient d’apporter sa note!... L’ILLUSTRE ÉCRIVAIN, _stupéfié_.--Le bottier de Monsieur!... (_Subitement colère._) Qu’il aille au diable!... VII Hier, nous étions quelques-uns, réunis à dîner chez l’Illustre Écrivain. Le sujet de la conversation, vous l’imaginez. On ne parla que de l’affaire Dreyfus, car comment parler d’autre chose en ce moment? Et quel drame dépasse celui-là, en angoisse et en terreur?... Il n’y avait là que des gens plus ou moins célèbres, et qui font profession de penser: des intellectuels, comme on dit. Aussi, toutes les sottises, toutes les monstrueuses sottises qui furent récitées, je renonce à les raconter. En quelques minutes d’exaltation patriotique, elles eurent vite atteint à la parfaite, à l’inexprimable beauté où, chaque jour, nous les voyons s’élever dans la presse. J’ignore quel sera le résultat de cette tragique et obsédante affaire. Il en est un, pourtant, qui me semble, dès maintenant, acquis: c’est que le journal n’a plus rien à envier à la loge du concierge. Le journaliste a fait tellement sien le potin stupide venimeux et délateur, qu’il en a, à tout jamais, découronné la face symbolique, la face spécialiste du concierge, gardien de notre porte et aussi de notre honneur!... Et il n’a pas fallu moins que le grand cri de conscience poussé par M. Émile Zola, il n’a pas fallu moins que sa noble et forte parole pour que, dans le flot d’imbécile boue qui nous submerge, nous nous reprenions à ne pas complètement désespérer de l’utilité et de la générosité de notre profession! Or, hier, chez l’Illustre Écrivain, la conversation, d’abord éparpillée parmi tous les convives, qui avaient hâte d’étaler leur bêtise irréductible et de vomir sur la table ce qu’ils avaient mangé, le matin, dans les journaux, se fixa bientôt dans un dialogue entre notre hôte et un jeune poète, qui n’avait pas encore dit un seul mot et qui semblait regarder tous ces gens, autour de lui, avec l’étonnement pitoyable que l’on a devant une assemblée de fous. --Et vous, dit l’Illustre Écrivain, en s’adressant au jeune poète, vous n’avez encore exprimé aucune opinion?... Comme tout le monde, vous devez avoir un sentiment... et même une conviction ferme sur ce drame?... Voyons, que pensez-vous de Dreyfus? --Je le crois innocent!... répondit le poète avec une douceur simple. Il y eut des cris, des protestations indignées. Quand ils furent calmés, un essayiste, normalien, académicien, fort répandu dans les milieux les plus élégants, demanda, non sans ironie: --Vous avez des tuyaux? --Non, j’ai deux impressions... Et elles me suffisent! --Des impressions! s’écria l’Illustre Écrivain... Est-ce qu’on a le droit d’avoir des impressions, dans une telle affaire?... Il faut des certitudes! --Quoi d’autre que des impressions avez-vous donc, vous, pour le croire coupable? --Une sentence! prononça l’Illustre Écrivain, sur un ton de mélodrame. --Une sentence!... Elle a été rendue par des hommes! --Non, par des soldats! --Ce sont deux fois des hommes!... Une colère monta au visage de l’Illustre Écrivain. Et il dit: --Allez-vous donc suspecter le jugement d’un conseil de guerre? --Dieu m’en garde!... Mais les juges peuvent s’être trompés... Qu’ils portent une robe rouge, ou un dolman, il arrive, hélas!... il est arrivé que des juges se soient trompés!... --C’est antinational, ce que vous dites là!... C’est monstrueux!... Même ici... vous n’avez pas le droit d’exprimer cette opinion!... --Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’exprimer ce qui est dans mon esprit et dans mon cœur? --Parce que... parce que... la justice est au-dessus de tout. --Ai-je jamais dit le contraire... puisque je pense que la justice est même au-dessus des juges!... Le silence se fit aussitôt sur cette phrase prononcée d’une voix triste et profonde. Ce fut l’Illustre Écrivain qui le rompit, le premier: --Enfin, ces deux impressions?... dites-les-nous, poète! Et il mit dans ce mot: poète, tout le mépris qu’un psychologue peut avoir contre un imaginatif et un sensible. --Voici!... accepta le poète... Et, pourtant, je me rends bien compte que vous allez rire de moi... mais ma conscience est au-dessus de vos rires... --Comme la justice est au-dessus des juges, n’est-ce pas? --Si vous voulez!... Simplement, le poète conta: --Quelques jours après la dégradation de celui que vous appelez le traître Dreyfus, je passais la soirée dans une maison où se trouvait un personnage qui avait joué un rôle considérable dans cette affaire. C’était, vous le pensez bien, le héros de cette soirée... On l’entourait beaucoup... Lui, parlait avec complaisance, et se grisait, peu à peu, de son succès... A ce moment-là, j’étais, comme tout le monde, absolument convaincu de la culpabilité du capitaine Dreyfus... Eh bien! à mesure que le personnage parlait, cette conviction, peu à peu, s’ébranlait. Un doute possible naissait, grandissait dans mon âme. Il ne disait pourtant rien qui pût changer cette conviction qui était en moi... Ce qu’il racontait, c’étaient, plutôt, à tout prendre, des banalités... des choses dites, mille fois redites... Mais comment vous décrire cela?... A l’expression de son visage, de sa bouche, de ses yeux, au son de ses paroles qui tintaient faux... cette autre conviction, absolue, de l’innocence de Dreyfus, succédait à celle que, dix minutes auparavant, j’avais de sa culpabilité... Et, quand le personnage eut fini de parler, j’allai dans le salon voisin où, rencontrant une dame de mes amies, je lui dis ceci passionnément: «Je viens d’apprendre une chose horrible! horrible!--Et laquelle?... vous êtes tout bouleversé.--Je viens d’apprendre que Dreyfus est innocent!--Oh! mon Dieu! Qui vous a dit cela?--Personne.--Mais d’où vous vient cette idée?--De rien! Mais je vous jure qu’il est innocent.--Vous êtes fou, mon cher...» Et mon amie éclata de rire... comme vous!... En effet, les rires firent explosion, autour de la table de l’Illustre Écrivain... Suivant l’expression de l’essayiste, normalien, académicien, et fort répandu dans les milieux les plus élégants, «on se tordit». Joseph lui-même, qui, à cet instant précis, présentait à son maître d’incomparables truffes au champagne, lui murmura très bas, à l’oreille: «Quels daims que ces poètes!» Mais le jeune poète gardait, au milieu de ces rires, une physionomie calme et sereine. Il n’en sentait ni l’insulte, ni le ridicule... La tempête passée, l’Illustre Écrivain demanda avec une politesse ironique: --Et votre seconde impression?... Ah! mon cher, je vous en prie, ne nous en privez pas!... Le jeune poète répondit: --A vrai dire... cette seconde impression n’est pas une impression... C’est quelque chose de plus. C’est une certitude, cette fois, une certitude humaine... bien que rien ne puisse me donner une certitude plus profonde, plus absolue, dans son mystère, que l’impression que je viens de vous confier... Ceci donc s’adresse surtout aux âmes rétives à la vérité intérieure, comme les vôtres... Personne ne se récria. On se disposa même à une joie nouvelle... Il y avait, dans tous les regards, l’attente, la curiosité d’une extravagance. Les yeux étaient fixés sur lui comme sur un pitre qui vient d’entrer en scène, et de qui on espère des tours, des grimaces que l’on ne connaît pas encore. --Allons, parlez! On vous écoute!... --Comment voulez-vous? dit le poète avec plus de chaleur dans la voix, qu’un homme comme M. Scheurer-Kestner, un homme de sa grande pureté de vie, de sa valeur morale, de sa situation sociale, un homme de son intelligence, de son héroïsme réfléchi, se soit dévoué à une telle cause s’il n’avait pas, non seulement la certitude, mais encore les preuves--les preuves, vous entendez--de l’innocence de l’un et de l’infamie de l’autre? Que peuvent tous les jugements et toutes les sentences d’un conseil de guerre contre cette impression mystérieuse et révélatrice qui me pousse à crier: «Il est innocent! Il est innocent!» et contre l’absolue, l’impeccable sécurité que me donne cette chose sacrée: «La conscience d’un honnête homme!» Cette fois, ce ne furent plus des rires qui couvrirent ces paroles, mais des huées et des hurlements. L’Illustre Écrivain écumait. Il imposa le silence: --Et quand même Dreyfus serait innocent? vociféra-t-il... il faudrait qu’il fût coupable quand même... il faudrait qu’il expiât, toujours... même le crime d’un autre... C’est une question de vie ou de mort pour la société et pour les admirables institutions qui nous régissent!... _La société ne peut pas se tromper... Les conseils de guerre ne peuvent pas se tromper... L’innocence de Dreyfus serait la fin de tout!_ Alors, le poète se leva, et il dit: --Je vous parle justice!... Et vous me répondez politique!... Vous êtes de pauvres petits imbéciles!... Et il s’en alla... Une bonne affaire. On me remit une carte sur laquelle je lus: ANSELME DERVAUX _Homme de lettres Chevalier de la Légion d’honneur_ --Diable! pensai-je, l’illustre écrivain Dervaux, Dervaux lui-même chez moi! Qui me vaut cet honneur?... Est-ce que, par hasard?... Et, sans me livrer davantage à de flatteuses suppositions, à de cordiales hypothèses, j’ordonnai qu’on le fît entrer. Il entra. C’était un jeune homme, gras et blond, moustaches finement retroussées, monocle impertinent et scrutateur, expression assez bête, le tout ensemble d’une élégance ultra-rastaquouérique, qui me fut un éblouissement. Depuis la pointe de ses souliers jusqu’au sommet de son chapeau, il brillait, irradiait, fulgurait comme un phare. A peine s’il daigna me saluer ainsi qu’il convient à une Célébrité de cette espèce. Et, devant que je lui eusse offert un siège, il s’était assis, ou plutôt, à demi couché sur le canapé, en croisant ses jambes avec une aisance conquérante, et tapotant du bout de sa canne à béquille d’or le bout de ses bottines en lesquelles, durant quelques secondes, il se mira complaisamment. Je ne savais que dire... Il y a des moments où la véritable admiration, c’est le silence. --Monsieur!... commença, enfin, ce véritable artiste, je ne crois pas avoir à me présenter à vous d’une façon plus détaillée? --Certes! approuvai-je respectueusement. --Ce serait, n’est-ce pas, une grave impolitesse de ma part que de supposer un seul instant, de la vôtre, une ignorance de ma personnalité... ignorance fâcheuse, impardonnable! --Parfaitement, Maître! --Maître! C’est bien cela... Je vois que vous me connaissez... que vous connaissez l’illustre Anselme Dervaux... Adultères en tous genres... fabrique, commission, exportation... Deux cents éditions! Je m’inclinai aussi bas que put me le permettre mon échine. --Souffrez, pourtant, que je vous rappelle le titre de tous mes ouvrages. --Oh! Maître, inutile... Je les sais par cœur. --Cela ne fait rien... Souffrez, je vous prie... Et il énuméra: _Adultère!_ _Un Adultère._ _L’Adultère._ _Poésie de l’adultère._ _Psychologie de l’adultère._ _Physiologie de l’adultère._ _L’Adultère et la Question sociale._ _L’Adultère chrétien._ _L’Adultère chez soi._ _L’Adultère en voyage._ _A travers l’adultère._ _Les Contes de l’adultère._ _Récits adultères._ _Lettres adultères._ _Nouveaux récits adultères._ _Autres lettres adultères._ _Encore l’adultère._ _Paysages d’adultère._ _Nouveaux paysages d’adultère._ _Croquis d’adultères._ _Pastels d’adultères._ _Eaux-fortes d’adultères._ _L’Adultère et les Femmes du monde._ _L’Adultère et les Femmes de la bourgeoisie._ _L’Adultère chez les Femmes du peuple._ _L’Adultère aux champs_ (traduit en tous les patois). _Les Chants de l’adultère_ (poésie). _L’Adultère chez les jeunes filles._ _Les Demi-Adultères._ _Son Adultère._ _Notre Adultère._ _Leur Adultère._ _En Adultère._ _Par l’Adultère._ _Pour l’Adultère:_ --Et je n’ai pas trente ans, Monsieur! --Prodigieux!... Inouï!... m’écriai-je. --Inouï, c’est le mot!... Trente-cinq volumes, Monsieur... Et je n’ai pas trente ans! --Inconcevable! --Et ce qui est plus inconcevable encore, c’est tout ce que je prépare... C’est... Il se toucha le front avec la béquille d’or de sa canne: --C’est tout ce qui est là!... Car vous devez comprendre que je ne m’en tiens pas aux généralités que je viens d’énumérer... Ces trente-cinq volumes, Monsieur, ne sont, pour ainsi dire, que les grandes lignes, le sommaire de mon œuvre totale... Après la synthèse, l’analyse... Après les vastes ensembles, le détail minutieux!... On a dit--et je parle des plus profonds psychologues--que l’adultère était une matière inépuisable... Eh bien! moi, Monsieur, moi, Anselme Dervaux, je l’épuiserai. --Je vous crois! --Je toucherai de ma sonde le fond de ce gisement littéraire et philosophique. --A la bonne heure! --Je serai le Barnato de cette mine d’or idéale! --Bravo! --Successivement, vont paraître des ouvrages admirables, dans lesquels j’étudie l’adultère chez tous les peuples de la planète--un volume par peuple--et où je note toutes les différences ethniques, toutes les particularités rituelles, statistiques et climatologiques de cette institution universelle... Ainsi, je donnerai: _L’Adultère en Angleterre._ _L’Adultère en Chine._ _L’Adultère en Amérique._ _L’Adultère aux Pamires._ _L’Adultère et la Triplice._ _L’Adultère franco-russe._ _L’Adultère aux Minquiers._ _Pensons-y toujours, n’en parlons jamais_, ou _L’Adultère en Alsace-Lorraine_, etc., etc. _Géographie générale de l’Adultère avec cartes_, etc., etc. Et ce n’est pas tout... Je veux montrer l’adultère jusque dans ses nuances sociales les plus subtiles et les plus ténues; le montrer, dis-je, aux prises avec toutes les carrières libérales, avec tous les métiers... Jour à jour, je donnerai: _L’Adultère et la Diplomatie._ _L’Adultère et le Barreau._ _L’Adultère et la Peinture._ _L’Adultère et la Métallurgie._ _L’Adultère et la Question des huit heures._ _Les Grèves de l’Adultère._ _L’Adultère dans les Prisons_, etc., etc. Puis viendront des recherches exclusivement scientifiques: _L’Adultère et les Parfums._ _Le Bichromatisme de l’adultère._ _Émotivité de l’adultère._ _Les Parasites de l’adultère_ (étude microbiologique). _Les Perversions sexuelles et l’adultère_, etc., etc. Enfin, Monsieur, je terminerai par une publication formidable et qui comprendra plus de cinquante volumes in-quarto: _Le Dictionnaire encyclopédique de l’adultère_. Qu’en dites-vous? --Je dis, Monsieur, je dis... Mais l’enthousiasme me fermait la bouche, et je ne pus exprimer mon admiration que par des gestes où la frénésie le disputait à l’incohérence. --Très bien! fit le grand homme... Vous êtes de mon avis... Or, écoutez, je vous prie, ce que je vais vous dire... Car voilà seulement que j’entre dans le vif de la question, si j’ose m’exprimer ainsi... Voilà seulement que j’arrive à ce que je m’étais proposé comme but de ma visite chez vous... Anselme Dervaux posa sa canne à béquille d’or et son chapeau, luisant comme un astre sur le canapé; il enleva avec des gestes menus ses gants de peau blanche, brodés de noir, et se dressant brusquement, il marcha, dans la pièce, autour de mon bureau, l’air méditatif et recueilli. Au bout de quelques minutes de cet exercice: --Écoutez-moi bien, fit-il... et suivez d’un esprit attentif mon raisonnement... Chacun de mes ouvrages, Monsieur, tire à deux cents éditions. --Deux cents éditions! m’extasiai-je... --Oui, deux cents, pas plus... c’est-à-dire, cent et quelques mille exemplaires... Certes, si je compare ce chiffre au chiffre des autres tirages, c’est un résultat unique, merveilleux, prodigieux, colossal!... Tout ce que vous voudrez!... soit!... Mais si je compare ce chiffre au chiffre total de la population du globe... avouez que c’est maigre... et qu’il y a beaucoup à faire, qu’il y a tout à faire, pour équilibrer ces deux chiffres... pour rapprocher ces deux chiffres si distants l’un de l’autre... --Et vous le ferez!... proférai-je avec un accent enflammé de prophète... --Soit!... Écoutez-moi donc!... Nous autres penseurs, nous autres véritables artistes, nous manquons de puissants moyens de publicité... Nous n’avons pas la force d’expansion nécessaire aux conquêtes totalisatrices... Nous tournons toujours--et nos éditeurs avec nous--dans le même cercle étroit de réclames débiles et tâtonnantes... On parle des cent mille trompettes de la réclame!... Qu’est-ce, je vous le demande, que cent mille trompettes, au regard de l’immense espace où elles doivent être entendues?... Piètre symbole, en vérité, que ces cent mille trompettes, surtout quand elles n’ont pas la force, comme c’est le cas maintenant, de projeter la gloire d’un homme hors de leur pavillon de cuivre insonore et fêlé!... Eh bien! Monsieur, il faut que non seulement mes ouvrages retentissent sur les pays familiers, mais qu’ils aillent remuer les sols vierges, et porter la tempête par les mers inconnues... Il faut les lancer comme on lança, jadis, le canal de Suez, et comme, aujourd’hui, on lance les mines d’or... Voulez-vous être le metteur en œuvre de cette colossale affaire, de cette gigantesque opération?... Aux _mines d’or_, opposons les _mines d’adultère_, et celles-là auront été depuis longtemps taries que celles-ci trouveront toujours, dans l’immense imbécillité humaine, d’inépuisables filons... D’ailleurs, voici mon plan. Il tira de sa poche un rouleau de papier qu’il déroula sur mon bureau... --Remarquez, je vous prie... Anselme Dervaux parla longtemps... Mais je ne l’écoutais plus... Un grand écrivain. L’illustre Anselme Dervaux (adultères en tous genres, fabrication, commission, exportation) pénétra dans les salons en fête, et ce fut autour de lui comme un bourdonnement de gloire. En avançant, à travers la foule parée, il perçut comme un écho infiniment répercuté, le titre de son dernier livre: «_Inassouvie!... Inassouvie!_» Et ce qui lui renvoyait, de partout, cet écho charmeur, ce n’étaient pas de froids et inconscients obstacles, mais les épaules frissonnantes et les bouches pâmées des femmes. Un immense orgueil gonfla son cœur; la peau rougeaude de son visage se tendit ainsi qu’un drapeau dans une marche de victoire. Saluant, salué, empêtré dans les traînes, le coude maladroit, la jambe prétentieuse, arrêté par mille mains gantées de tendres pressions, il suivit longtemps des rangées parallèles et diagonales de sourires, de regards ivres, de nuques enthousiastes, de poitrines soulevées... _Inassouvie! Inassouvie!_ Dans son triomphe, ce qui le chagrinait, c’est qu’il était visible que les hommes se montraient réservés envers lui, et plutôt ironiques. Ils osaient discuter son allure--une allure de courtaud de boutique,--son élégance fracassante, le goût déplorable de sa chevelure frisée au petit fer, l’exagération de ses cravates, ses grosses mains de paysan, et cette joie vulgaire qu’il ne savait pas contenir, et cet orgueil lourdement satisfait qui s’harmonisait si bien avec ses emmanchements canailles de rustre endimanché. Ah! que n’eût-il pas donné pour avoir l’admiration des hommes et se dire le pair, l’ami de tels prestigieux clubmen dont il enviait la correction savante et l’aisance flegmatique! Insolent et grossier avec les femmes, qui l’aimaient de se présenter à elles sous la double apparence de cette masculinité, il était, envers les hommes, d’une humilité basse, implorante et, comme dans les comédies de M. Dumas, il les interpellait par leurs titres--même quand ils n’en avaient pas: «Monsieur le baron!... Monsieur le vicomte!... Monsieur le marquis!...» Mais en ce moment, ses oreilles, trop charmées par l’écho: _Inassouvie! Inassouvie!_ se refusaient à recueillir le son désagréable des ironies, et ce qu’il y avait de discordant dans cette malveillance par laquelle il éprouvait toujours l’impression humiliée de n’être pas chez soi dans ce monde brillant, et de s’y sentir traité comme un intrus de passage, n’arrivait pas jusqu’à lui. * * * De succès en succès, et d’amours en amours, accablé d’honneurs et ruisselant d’éloges, l’illustre Anselme Dervaux finit par échouer dans une sorte de petit boudoir que de lourdes tentures séparaient des salons. Une lampe à abat-jour rose en éclairait la solitude voluptueuse et fraîche. Il s’assit sur un fauteuil chargé de coussins et s’éventa avec son claque. Sa peau ruisselait comme les vieux murs au dégel: ses poumons congestionnés lui faisaient une respiration difficile et sans élégance. De mondanité récente, il ne pouvait pas encore s’habituer à la température surchauffée des salons. Il s’y fanait, il y fondait comme une plante des champs dans une serre chaude. Et il en résultait un désordre fâcheux dans sa tenue, des cassures humides au plastron trop empesé de sa chemise, qu’un peu de repos dans un air moins lourd devrait vite réparer. Comment donc faisaient ces hommes privilégiés pour conserver sèche leur peau et intact leur linge dans une atmosphère aussi étouffante? Est-ce qu’il n’aurait jamais ce merveilleux tempérament de l’homme du monde que les ascensions thermométriques laissent indifférent et à qui elles n’enlèvent même pas cette fleur légère de poudre de riz par quoi un visage vraiment mondain demeure aussi frais, dans une étuve, que les beaux fruits à la rosée des matins de septembre? «Ma gloire, toute ma gloire pour ne pas suer!» disait-il en s’épongeant le front, le cou, avec violence et découragement. Au moment où l’illustre Anselme Dervaux formulait mentalement ce vœu étrange, les tentures s’écartèrent, et Suzanne Hertheimer entra dans le boudoir en coup de vent. --Cher! cher! cher!... cria-t-elle. Vous voir seul, enfin seul!... vous parler... vous dire... oui, vous dire tout ce qui là, dans ma tête, tout ce qui est là, dans mon cœur, pour vous!... --C’est fort désagréable! interrompit brutalement l’illustre écrivain, qui, à demi couché sur le fauteuil, les jambes écartées, continuait de s’éventer avec son claque. Vous me surprenez juste au moment où je ne voulais pas être dérangé et où je remettais un peu d’ordre dans ma psychologie... Grâce à vous, voilà encore une soirée perdue pour moi!... --Ne me parlez pas ainsi!... supplia Suzanne. Ne soyez pas dur avec moi... Si vous saviez!... Depuis le jour où vous êtes venu dîner chez mon père, je ne vis plus... Cette chaise, cette chère chaise où, durant le repas, vous daignâtes vous asseoir, cette chaise bénie, tout imprégnée de vous, je l’ai emportée dans ma chambre, et je la baise et je l’étreins... et je lui parle comme si c’était vous-même... car il me semble qu’en elle habitent toujours la chaleur fulgurante de votre génie et l’inoubliable beauté de votre âme... Ah! tellement inoubliable!... Tenez, cette nuit, toute cette nuit, je l’ai passée à lire _Inassouvie!_... Que c’est beau! que c’est pervertissant! Ah! cher, où donc trouvez-vous le secret unique de ces phrases qui me sont comme des fièvres et comme des poisons?... Chaque page de vous, c’est un gouffre de douleur et de volupté, un gouffre immense et sans fond où je voudrais me perdre, disparaître, dans le vertige de vous admirer... Vous êtes la tentation merveilleuse... la joie sublime du péché... délices et tortures!... Êtes-vous Satan? Êtes-vous Dieu?... Oh! qui êtes-vous donc?... Oh! cette Maud!--pourquoi ne m’appelai-je pas Maud aussi?--Oh! cette Maud en laquelle je me sens revivre toute, ses désirs furieux sont miens, comme miennes sont ses extases!... Et pourtant je n’étais qu’une jeune fille... je ne connaissais rien de la vie!... Et comme Maud, votre Maud, je suis l’inassouvie!... tellement l’inassouvie!... Elle se tut un instant, et joignant ses mains, elle regarda l’illustre Anselme d’un regard somnambulique où s’accumulaient tous les genres d’ivresses décrits par les psychologues. --Ah! qu’il me tarde d’être aussi adultère, la divine adultère de vos chers livres! soupira-t-elle. Elle allait s’agenouiller aux pieds de l’illustre romancier; mais celui-ci se leva, lui parla durement et la renvoya. Resté seul, il se posa devant la glace, répara le désordre de sa cravate, tendit, d’un coup sec, sur son torse de jeune garçon boucher, son habit aux revers de moire, qui se fripait, et il se dit: --Que de copie perdue, mon Dieu! que de belles réclames gaspillées!... Si les journaux n’étaient pas si bêtes, ils feraient de toutes ces jeunes filles toquées et de toutes ces jeunes femmes folles des critiques littéraires. Je serais mieux servi encore. Puis il rentra dans les salons, où, parmi les rangées de sourires, de regards ivres, de nuques enthousiastes et de poitrines soulevées, le poursuivit l’écho charmeur: _Inassouvie! Inassouvie!_ Littérature. SCÈNE I Le Grand Écrivain est encore couché et parcourt son courrier. Joseph, son valet de chambre, introduit René Dumoulin. LE GRAND ÉCRIVAIN.--Comment, c’est toi? DUMOULIN.--Ma foi, oui!... Je passais dans ta rue, figure-toi... Et je me suis dis: «Tiens!... si j’allais dire bonjour à notre Illustre Écrivain!» LE GRAND ÉCRIVAIN.--Bonne idée!... DUMOULIN.--Je n’étais pas fâché de te voir en chemise... de voir un grand homme en chemise... moi qui ne te vois jamais qu’en habit. LE GRAND ÉCRIVAIN.--C’est gentil!... Ah! mon vieux René! DUMOULIN.--Et ça va bien? LE GRAND ÉCRIVAIN.--Heuh!... Mal à l’estomac, toujours!... Mais assieds-toi donc, un instant... (_Joseph avance un siège, près du lit._) Les cigarettes, Joseph... Joseph va chercher la boîte de cigarettes. DUMOULIN, _prenant une cigarette_.--Mâtin!... bout en or!... c’est pas une cigarette ça... c’est un porte-crayon!... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Ce qu’il y a de plus chic, en ce moment, mon cher... ce qui se fume à Londres... Un cadeau de la comtesse Boniska... DUMOULIN.--Ah! ah!... Tu te mets bien!... Ce sacré Grand Écrivain!... Quel tombeur! LE GRAND ÉCRIVAIN, _mollement_.--Mais non!... mais non!... pas ce que tu crois!... Une amie, simplement... une vieille amie! DUMOULIN.--Tu as raison d’être discret, sapristi!... (_Il allume une cigarette, tire une bouffée, fait la grimace._) Eh bien! tu sais... n’en déplaise à ta vieille amie... ses cigarettes... elles ont un goût... Tu permets!... (_Il jette la cigarette dans un cendrier, et en prend une dans son porte-cigarette._) Moi... c’est curieux... je n’aime que l’antique caporal... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Comme tu voudras!... DUMOULIN, _s’asseyant_.--Alors, tu as mal à l’estomac? LE GRAND ÉCRIVAIN.--Oui! DUMOULIN.--Tu dînes trop en ville, mon vieux. LE GRAND ÉCRIVAIN.--Mais non... je t’assure... ce n’est pas cela... (_Mélancolique et dégoûté._) C’est ma vie d’aujourd’hui... les exigences qu’elle m’impose... les tracas... les servitudes... les obligations, les complications dont elle est faite... Je ne suis plus libre, moi!... C’est très joli, la gloire... mais si tu savais comme c’est lourd à porter! DUMOULIN.--Allons donc!... Tu n’as qu’à te laisser vivre... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu crois ça?... Ah! l’on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que la gloire!... Quelle maîtresse tyrannique et folle, dont il faut satisfaire à toutes les minutes du jour... et de la nuit... les caprices les plus déraisonnables, et les plus ridicules incohérences... Si je te disais que... très souvent... je songe, avec regret... à notre misérable existence d’autrefois... que j’envie ton obscurité... Tiens... vois-tu... il va falloir que je réponde à toutes ces lettres... Et les visites... et les démarches!... (_Il pousse un long soupir._) Enfin!... ne parlons pas de ça!... Et toi?... DUMOULIN.--Oh! moi!... c’est bête ce que je vais te dire... mais tu l’apprendrais un jour ou l’autre... Voilà!... Hier soir... au Gymnase... A propos, pourquoi n’y étais-tu pas, hier, au Gymnase? LE GRAND ÉCRIVAIN.--Les premières!... C’est si mauvais ton!... DUMOULIN.--Le fait est!... Donc, hier soir, au Gymnase... dans un couloir... Paul Barrot parlait de toi... en termes qui ne m’ont pas convenu... LE GRAND ÉCRIVAIN.--De quoi se mêle-t-il!... Que disait-il de moi? DUMOULIN.--Des bêtises! LE GRAND ÉCRIVAIN.--Précise... je t’en prie! DUMOULIN.--Que tu étais un snob... une canaille... que tu n’avais aucun talent... des choses comme ça! LE GRAND ÉCRIVAIN.--Charmant! DUMOULIN.--Je le prie de se taire... parce que... moi... tu sais... les amis... Il redouble... je lui flanque une gifle!... (_Un petit silence._) Nous nous battons tantôt à l’épée... Alors... je ne sais pas pourquoi... j’ai voulu te voir, ce matin... pour te voir seulement, mon vieux!... LE GRAND ÉCRIVAIN, _très froid_.--C’est très gentil à toi, mon cher René, de prendre ma défense... et je t’en remercie... Seulement tu aurais dû savoir--et à défaut de le savoir--tu aurais dû sentir qu’il n’y a rien que je déteste autant comme d’être mêlé... même indirectement à des histoires de duel... DUMOULIN, _gêné_.--On t’attaquait... je croyais... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu me mets dans une situation ridicule... un peu ridicule!... Ah!... je n’aime pas ça!... je n’aime pas ça!... (_Un temps._) Mon Dieu... des aventures de femmes... de femmes du monde... passe encore!... Mais des rixes de journalistes... des affaires de littérature!... Ah! non... non... je n’aime pas ça, du tout!... DUMOULIN, _piteux_.--Alors... j’ai commis une gaffe? LE GRAND ÉCRIVAIN.--Une imprudence, certainement... Et je te serais obligé de faire savoir à tout le monde... que je suis absolument étranger à votre querelle... Un nom comme le mien... un nom aussi en évidence... C’est très délicat, que diable!... Il en faut de la prudence... des ménagements... de la diplomatie... C’est aussi difficile à gérer... qu’un théâtre! DUMOULIN.--Ah! tu crois?... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Mais oui!... (_Un temps._) Je respecte le sentiment qui t’a poussé à agir... Je regrette seulement l’opportunité de ton action... Comprends-tu?... DUMOULIN.--Je tâcherai d’arranger ça!... (_Il se lève._) Moi... n’est-ce pas?... On attaque un ami... Alors... LE GRAND ÉCRIVAIN.--N’en parlons plus!... (_Un temps._) Ta femme va bien? DUMOULIN.--Merci!... (_Il marche dans la pièce, et aperçoit des bouquets._) Eh bien!... En voilà des bouquets!... sapristi!... A propos... c’est vrai, ce que j’ai lu ce matin, dans les _Coulisses de Paris_? LE GRAND ÉCRIVAIN.--Quoi donc?... DUMOULIN.--Que tu te maries? LE GRAND ÉCRIVAIN, _ennuyé_.--Mais non!... Il n’est pas question de cela... pour le moment! DUMOULIN.--Ah! tant mieux!... Parce que, je puis bien te l’avouer... cela nous avait fait de la peine, à ma femme et à moi... Nous nous disions: «Il se marie... et les journaux sont informés avant nous... ça n’est pas gentil...» Tant mieux... sacristi!... Ah! tant mieux! LE GRAND ÉCRIVAIN.--D’ailleurs... rien que ce fait que je dusse épouser--comme il est dit dans ce journal--une jeune fille de l’aristocratie, juive... Voyons? DUMOULIN.--Justement... je me disais: «Il épouse dans son monde!» LE GRAND ÉCRIVAIN.--Autrefois... peut-être!... Mais... aujourd’hui... mon cher... les choses ont bien changé... Je veux précisément faire oublier de toutes les manières que j’ai beaucoup fréquenté dans ce milieu... beaucoup trop... que je m’y suis compromis, même!... DUMOULIN.--Allons... bon!... Voilà que tu deviens antisémite, toi aussi? LE GRAND ÉCRIVAIN.--Pas absolument... pas combativement... Mais à l’heure qu’il est, mon ami, on ne peut plus, décemment, épouser une juive. DUMOULIN.--Et pourquoi? LE GRAND ÉCRIVAIN.--Parce que c’est prendre parti... Et, sous aucun prétexte, je ne veux prendre parti... publiquement, du moins... DUMOULIN.--Oh! moi... tu sais... les juives... les protestantes... les catholiques... et même... les mahométanes... je m’en moquerais, si j’avais le bonheur! LE GRAND ÉCRIVAIN.--Toi, parbleu!... Ce n’est pas la même chose... Tu n’as pas un nom, toi!... Et puis, le mariage... ce n’est point du bonheur... C’est un établissement! DUMOULIN.--Oui... Enfin!... mettons que je n’ai rien dit... (_Un temps._) Allons... Je m’en vais!... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Tu es bien pressé? DUMOULIN.--Il faut que je passe à la salle d’armes... un quart d’heure!... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Eh bien! au revoir!... Et bonne chance, tout de même, pour tantôt!... DUMOULIN.--Merci!... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Je compte sur un petit bleu... tout de suite! DUMOULIN.--C’est ça! (_Il serre la main du Grand Écrivain._) Au revoir!... Il sort. SCÈNE II LE GRAND ÉCRIVAIN, JOSEPH. LE GRAND ÉCRIVAIN.--Dès que tu connaîtras le résultat du duel, pense à remettre ma carte... cornée... chez Paul Barrot... JOSEPH.--Bien monsieur... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Compliments sincères... s’il n’est pas blessé... Cordiaux souhaits de prompt rétablissement... s’il l’est... JOSEPH.--Et s’il est tué?... LE GRAND ÉCRIVAIN.--Ne dis pas de bêtises! JOSEPH.--Ah! Monsieur la connaît, l’humanité!... LE GRAND ÉCRIVAIN.--C’est mon métier. JOSEPH.--Le nôtre, Monsieur!... On sonne. Scène de la vie de famille. I A la campagne, chez M. Isidore Naturel, agronome et banquier. Étendue sur une chaise longue, empaquetée de couvertures, de châles, Mme Naturel tricote. Grosse femme impotente, figure molle et vulgaire. Assise près d’une grande baie vitrée, Germaine, un livre ouvert sur ses genoux, songe, les regards tournés au delà du parc, vers la campagne... Vingt-cinq ans, corps souple, yeux ardents, visage un peu desséché... Mme NATUREL, _sans lever les yeux de son ouvrage_.--Germaine! GERMAINE.--Eh bien? Mme NATUREL.--Pourquoi ne parles-tu plus? GERMAINE.--C’est sans doute que je n’ai plus rien à dire. Mme NATUREL.--Tu as assez lu. GERMAINE.--Je ne lis pas. Mme NATUREL.--Alors, tu rêves? GERMAINE.--Je ne rêve pas. Mme NATUREL, _elle regarde Germaine_.--Tu ne rêves pas, tu ne lis pas, tu ne travailles pas... tu ne parles pas. Qu’est-ce que tu fais, alors? GERMAINE.--Je m’ennuie. Mme NATUREL, _elle hausse les épaules_.--Eh bien... écoute-moi... cela te distraira... Je suis très inquiète... Avec sa manie d’inviter tous les gens qu’il rencontre, qu’est-ce que ton père va encore nous ramener de Paris, aujourd’hui? GERMAINE.--Est-ce que je sais, moi? Comment veux-tu que je le sache? Mme NATUREL.--Il aurait pu te le dire. GERMAINE.--Mon père ne me dit jamais rien... Mme NATUREL.--Dame!... Tu as aussi une façon de le rabrouer! GERMAINE.--Et puis, mon père sait-il jamais, à dix heures, le matin, ce qu’il fera, le soir, à six heures? Mme NATUREL.--Ça, c’est vrai! (_Un petit silence._) Pourvu, mon Dieu, qu’il ne nous ramène pas cinq ou six personnes, comme l’autre jour... Quand il se met à inviter, il ne s’arrête plus... et toujours des gens qu’on ne connaît pas... Et c’est samedi, aujourd’hui... C’est-à-dire qu’il faudra coucher toutes ces personnes-là... et leur prêter des chemises de nuit... Ah! quelle affaire! (_Elle soupire._) Et nous avons un tout petit dîner, ce soir, les restes d’hier... (_Sur un mouvement de Germaine._) Oui... oui... moque-toi de ces détails de maison... Ah! tu fais bien de ne pas te marier... Tu aurais un joli ménage. Je ne te donnerais pas deux ans pour être ruinée... Du reste, c’est ce qui te pend au nez, quand nous ne serons plus là... (_Germaine rit._) Je ne sais pas pourquoi tu ris... En vérité, il n’y a là rien de risible!... GERMAINE.--Veux-tu que je pleure? Mme NATUREL.--Dame! ça serait plus convenable! Et puis, il n’y a pas moyen de parler sérieusement avec toi! (_Un petit silence..._) Est-ce ennuyeux que ton père ne m’avertisse jamais quand il ramène quelqu’un! Ce serait si simple de téléphoner. J’ai beau le lui recommander tous les matins... ah! oui... C’est comme si je chantais! Avec tout cela, j’ai bien envie de faire tuer un poulet! GERMAINE.--Puisque tu sais que mon père ramène toujours quelqu’un... ce qui serait le plus simple, c’est que tu eusses toujours un dîner prêt... Mme NATUREL.--Tu arranges les choses, toi!... L’on voit bien que tu n’as pas la charge de la maison et que cela ne te coûte rien!... Et si, par hasard, il ne ramenait personne, je serais bien avancée avec mon poulet!... Qu’est-ce que je ferais de mon poulet? On a beau être riche, ça n’est pas une raison pour gaspiller la nourriture!... Je veux bien faire les choses... mais j’ai l’horreur de la gâcherie! GERMAINE.--Il y a des pauvres! Mme NATUREL.--Des pauvres!... Ah bien sûr!... Les pauvres, ce n’est pas ce qui manque ici... Jamais je n’ai vu un pays pour avoir tant de pauvres!... C’est scandaleux!... C’est à ne pas croire!... GERMAINE.--C’est naturel, pourtant! Mme NATUREL.--Naturel! Tu trouves ça naturel, toi!... Dis que c’est honteux!... GERMAINE, _elle se lève, marche dans la vaste pièce, s’arrête devant un vase de fleurs qu’elle arrange machinalement_.--Quand il y a quelque part un homme trop riche, il y a par cela même, autour de lui, des gens trop pauvres... Tu as raison, c’est honteux!... Mme NATUREL.--Nous n’y pouvons rien... Ce n’est pas une raison pour les nourrir avec du poulet!... D’abord, s’ils travaillaient, ils seraient moins pauvres! GERMAINE.--S’ils travaillaient?... Mme NATUREL.--Certainement!... GERMAINE.--A quoi?... Mme NATUREL.--Comment, à quoi?... GERMAINE.--Nous leur avons tout pris... leurs petits champs... leurs petites maisons... leurs petits jardins... pour arrondir ce que mon père appelle son domaine... Mme NATUREL, _ironique_.--Voyez-vous ça!... GERMAINE.--Ceux qui ont pu partir d’ici sont partis... Ceux qui restent... Elle écrase une petite chenille qu’elle vient de trouver sur une feuille du bouquet. Mme NATUREL.--Ton père leur offre du travail à l’année, est-ce vrai?... Ils n’en veulent pas. Ils préfèrent mendier. C’est leur affaire... non la nôtre!... GERMAINE.--Mon père leur offre de mourir de faim à l’année... Ils préfèrent vivre!... Mme NATUREL.--Qu’est-ce que tu dis? GERMAINE.--Je dis: mieux vaut que le feu et la grêle tombent sur un pays, qu’un homme trop riche! Mme NATUREL.--En voilà assez!... Je ne sais qui te met dans la tête de telles idées!... M. Garraud, sans doute!... GERMAINE.--Qu’est-ce que M. Garraud vient faire ici?... Mme NATUREL.--Un homme qui ne parle jamais!... GERMAINE.--S’il ne parle jamais... comment veux-tu qu’il me mette des idées dans la tête?... Mme NATUREL.--Je m’entends! Les hommes qui ne parlent jamais en disent beaucoup plus que les hommes qui parlent toujours!... D’ailleurs, il ne me revient pas, ton monsieur Garraud! Il ferait bien mieux de s’occuper de ses engrais... Ah! je ne sais pas où ton père l’a encore déniché, celui-là?... (_Un petit silence._) Des engrais!... (_Elle hoche la tête._) Ça me paraît une fameuse blague! (_Un silence... Germaine est revenue s’asseoir près de la grande baie vitrée._) Quelle heure est-il? GERMAINE.--Six heures. Mme NATUREL.--Six heures, déjà!... Et ton père va rentrer!... Avec qui?... Le diable le sait, par exemple!... Ma foi, tant pis! Je ne ferai pas tuer de poulet. Ils s’arrangeront avec ce qu’il y a... Germaine!... GERMAINE.--Quoi? Mme NATUREL.--Il est temps que tu descendes à la cave chercher le vin... GERMAINE.--Je t’ai déjà dit que je n’irai plus à la cave... Tu as des domestiques! Mme NATUREL.--Des domestiques qui me grugent, qui me volent, oui!... Hier encore, il manquait cinq bouteilles dans le tas du milieu!... GERMAINE.--Si tu leur montrais plus de confiance, ils te voleraient peut-être moins... Et puis, que veux-tu qu’ils fassent d’autre dans une maison où ils n’entendent jamais parler que de rouler les gens?... Sois tranquille... jamais ils ne voleront autant de vin que des personnes que je connais ont volé de millions... Mme NATUREL, _sévère_.--Germaine! (_Elle se lève avec effort._) Je te défends de parler de la sorte!... (_Elle pose sur une table le tricot qu’elle froisse._) Est-ce encore pour ton père que tu dis cela? (_Silence de Germaine qui, les yeux plus vagues, le menton dans la main, regarde le paysage, au delà des jardins et du parc._) Ton père a des défauts... de grands défauts... Je suis la première à en souffrir et à les lui reprocher. Il est vantard, vaniteux, inconsidéré, c’est possible!... Il aime à tromper les gens!... Dame! dans les affaires!... Mais enfin, ton père est ton père... Ce n’est pas à toi de le juger. GERMAINE.--A qui donc, alors? Mme NATUREL.--Qu’est-ce que tu dis? GERMAINE.--Moi? rien. Mme NATUREL.--C’est heureux!... Et puis, sa fortune ne doit rien à personne, tu entends... à personne!... Il l’a gagnée en travaillant!... Et moi qui me tue à faire des tricots pour les pauvres! Hein! A-t-on vu cette petite sotte... cette orgueilleuse, cette péronnelle... qui se permet de juger ses parents!... GERMAINE.--Mieux vaut que ce soit moi qui les juge! Mme NATUREL.--Tais-toi!... C’est odieux!... Tu es une fille dénaturée... Si quelqu’un t’entendait, ce serait à ne plus se montrer jamais devant personne!... Il ne te manque aussi que d’exciter les domestiques au pillage de la maison!... Ah! c’est complet!... Veux-tu aller à la cave, oui ou non? GERMAINE.--Non. Mme NATUREL.--C’est bien, j’irai moi-même... J’irai, malgré mes rhumatismes!... A petits pas lourds, s’appuyant aux meubles et roulant sur ses grosses hanches trop molles, elle sort de la pièce, maugréant et grondant. II GERMAINE, LE JARDINIER. Sur la terrasse du château... Germaine se promène le long des plates-bandes, un sécateur à la main... De temps en temps, elle s’arrête devant un rosier, dont elle coupe les roses mortes et fanées. Comme d’habitude, elle est grave, triste et songeuse. Le jour d’automne est calme et somptueux; le soleil, déjà bas, dore les grands arbres du parc, magnifiquement. Arrive le jardinier... Il est vêtu de ses habits du dimanche... Timidement, il s’approche de Germaine, embarrassé et tournant, d’un geste gauche, son chapeau dans ses mains. Couchés sur les marches du perron, trois énormes chiens danois dorment... On entend le bruit d’un râteau, sur le sable d’une allée, au loin. GERMAINE, _elle observe le jardinier_.--Eh! bien, Victor, comme vous voilà beau!... Vous êtes donc de noce, aujourd’hui? LE JARDINIER.--De noce!... Ah! mademoiselle Germaine!... C’est bien le contraire, allez! GERMAINE.--Que se passe-t-il?... Il vous arrive un malheur?... Pourquoi ces beaux habits et cette figure triste et gênée? LE JARDINIER, _il fait des efforts pour parler_.--Avec votre permission, Mademoiselle Germaine, je viens vous faire mes adieux. GERMAINE.--Vos adieux!... LE JARDINIER.--Ben oui!... Ben oui!... GERMAINE.--Vous nous quittez?... Ça n’est pas possible! Vous, mon brave Victor!... LE JARDINIER.--Pardonnez-moi... J’ai donné mes huit jours à Monsieur, ce matin. GERMAINE.--Allons donc! LE JARDINIER.--C’est-à-dire, pour être juste, que Monsieur et moi, on se les est donnés, en même temps, tous les deux... GERMAINE.--Ce n’est pas vrai! LE JARDINIER.--Si fait, Mademoiselle... si fait!... Ah! ça m’a fait deuil, vous pensez!... GERMAINE.--Pourquoi avez-vous donné vos huit jours? Vous ne vous plaisiez plus ici? LE JARDINIER, _timide et les yeux vers la terre_.--Il n’y a pas moyen de vivre avec Monsieur!... Monsieur vous cherche des raisons à propos de tout et à propos de rien!... Qu’est-ce que vous voulez?... On ne peut jamais le contenter!... J’ai patienté longtemps, parce que, bien sûr, ça m’ennuyait de quitter Mademoiselle, qui a été, toujours, si bonne pour ma femme et pour moi... Mais Monsieur!... Il n’y a plus moyen, il n’y a plus moyen! C’était un enfer, ici! GERMAINE.--Dites-moi ce qui s’est passé entre mon père et vous. LE JARDINIER.--Mon Dieu!... Il ne s’est, pour ainsi dire, rien passé... GERMAINE.--Mais encore? LE JARDINIER.--Comme tous les jours... Mademoiselle sait bien! Seulement, à la longue... on se lasse. GERMAINE.--Parlez-moi avec franchise... Vous pouvez me parler à moi. Ça n’est pas la première fois! LE JARDINIER.--Bien sûr! Bien sûr! Mademoiselle comprend les choses. Elle a bon cœur... Elle ne méprise personne. Oui, pour ça!... GERMAINE.--Allons! LE JARDINIER.--Eh bien voilà. D’abord, Monsieur est trop exigeant... On ne peut jamais savoir ce que veut Monsieur!... Ainsi une supposition: quand une planche de légumes est à droite, il voudrait qu’elle soit à gauche. Et si elle est à gauche, il tempête pour qu’elle soit à droite. Et ainsi de suite!... Monsieur vous ferait quasiment tourner en bourrique, sauf vot’ respect, Mademoiselle. Avec Monsieur, ça n’est pas du travail!... Pour être des petites gens, on a, tout de même, chacun son amour-propre, n’est-ce pas? GERMAINE.--Vous connaissez bien mon père... Il est parfois un peu braque. Il ne fallait pas faire attention à ce qu’il vous disait! LE JARDINIER.--Pas faire attention! Mais Mademoiselle Germaine, c’est que Monsieur vous engueule... faut voir ça!... Pardon, excuse... ça m’a échappé! GERMAINE.--Allez, allez!... LE JARDINIER.--Et puis... Non, là, vrai!... Monsieur a des idées comme personne... Il voudrait que les châtaigniers produisent des melons, et les laitues, des abricots... Eh bien, moi, je ne peux pas!... GERMAINE.--Ni les châtaigniers non plus, ni les laitues!... LE JARDINIER.--Bien sûr!... On a beau être riche, il y a bien des choses qu’on ne peut pas avoir!... La nature est la nature, pour tout le monde... (_Un petit silence._) Enfin voilà! GERMAINE.--Voyons!... Vous avez été peut-être un peu susceptible, et, peut-être, vous avez mal pris une observation sans importance que vous faisait mon père?... LE JARDINIER.--Susceptible!... Depuis cinq ans que je sers Monsieur!... Ah! Mademoiselle, faut-il au contraire, que j’en aie avalé, sans rien dire, des couleuvres!... Car, c’est tous les jours à recommencer!... Quand ce n’est pas une chose, c’en est une autre!... (_Silence embarrassé._) Rien ne m’ôtera de l’idée que Monsieur m’en voulait davantage depuis que l’année dernière, le jour de la fête du pays, Monsieur avait voulu faire peindre en tricolore tous les arbres de l’avenue!... Ça, c’est vrai, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à Monsieur ce que je pensais là-dessus... Des chênes pareils, et si beaux!... (_Encore un petit silence._) Je sais bien que je n’ai pas d’instruction... Pourtant, je connais mon métier, et je l’aime, nom d’une pipe!... Mademoiselle était contente de moi, elle? GERMAINE.--Si j’étais contente de vous?... vous le savez bien, mon pauvre Victor! LE JARDINIER.--Le petit jardin des clématites... GERMAINE.--Ah! oui! Il était très joli... LE JARDINIER.--Et le fleuriste? GERMAINE.--Oui! oui! LE JARDINIER.--Et la roseraie? GERMAINE.--Oui!... oui!... Vous m’aviez appris à écussonner les rosiers... LE JARDINIER.--Et vous, Mademoiselle, vous m’aviez appris à faire des bouquets!... Et tous nos beaux semis de delphiniums! GERMAINE.--Oui! oui!... LE JARDINIER.--C’était du bon travail!... On s’amusait!... GERMAINE.--Oui!... oui! LE JARDINIER.--Dieu sait, pourtant si c’était commode!... Car Monsieur était chiche de fumier pour le jardin, de terreau et de charbon pour la serre... On s’arrangeait comme on pouvait... Enfin, voilà! GERMAINE.--Vous êtes un brave homme!... LE JARDINIER.--Eh bien, si Mademoiselle Germaine était contente de moi... je partirais d’ici le cœur moins gros... Il soupire. Un petit silence. GERMAINE.--Il n’y a peut-être dans tout cela qu’un malentendu... Voulez-vous que je parle à mon père? LE JARDINIER.--Merci, Mademoiselle... Ce qui est fait est fait... GERMAINE.--Pourtant... LE JARDINIER.--Demain, ce serait autre chose. Il n’y a pas moyen de vivre avec Monsieur!... On se met en quatre pour lui faire plaisir, on se tue de travail pour le contenter. C’est toujours mal... D’abord, Monsieur m’a déclaré ce matin qu’il ne voulait plus de fleurs ici. Il prétend que ça attire les oiseaux et que ça prend la place des plantes utiles. GERMAINE.--Ah!... LE JARDINIER.--Et puis... (_Timidement_) faut que je dise tout à Mademoiselle... (_Résolu._) Mademoiselle sait que ma femme est enceinte!... GERMAINE.--Oui... Eh bien? LE JARDINIER.--Et qu’elle doit accoucher dans trois jours. GERMAINE.--Sans doute... LE JARDINIER.--Eh! bien, Monsieur ne veut pas d’enfants chez lui. «Pas d’enfants, pas d’enfants... qu’il m’a dit. Ça abîme les pelouses, ça salit les allées... et ça fait peur aux chevaux...» Et il a ajouté: «Je t’avais averti. Tu ne dois t’en prendre qu’à ta maladresse...» Le plus drôle--Mademoiselle s’en souvient peut-être,--c’est que l’année dernière, à ses réunions électorales, Monsieur disait que tous les maux du pays venaient de la dépopulation... Tout de même, on en voit de raides, par le temps qui court... (_Silence._) Bien sûr qu’on n’a pas des enfants par exprès, pour son plaisir... On a déjà bien assez de peine de vivre à deux, dans notre condition... Mais quand les enfants viennent, on ne peut pourtant par les tuer... C’est-y vrai, ça Mademoiselle Germaine? GERMAINE.--Qu’allez-vous devenir?... Y avez-vous songé?... LE JARDINIER.--Dame!... Je vais chercher une place... Mais ce n’est guère le moment!... En pleine saison comme on est. Elles sont toutes prises... Et puis, avec une femme enceinte sur les bras! Ah! il va falloir en faire des maisons et des maisons... subir des humiliations, des refus, du mauvais temps... Car on ne veut plus, aujourd’hui, que les serviteurs aient d’enfants... Ça n’est pas commode, allez... Et l’on a bien du mal!... GERMAINE, _émue et gênée_.--Je ferai pour vous tout ce qui m’est possible... Adieu! LE JARDINIER, _ému aussi_.--Adieu, Mademoiselle Germaine... Mais vous n’êtes guère heureuse, non plus, vous... GERMAINE.--Vous vous trompez, je suis très heureuse. LE JARDINIER, _il secoue la tête_.--Non, Mademoiselle... Je vous connais bien, allez! Quand on a un cœur comme le vôtre, on ne peut pas être heureuse ici!... Par delà le parc, il montre la campagne, le petit village au loin. GERMAINE.--Et votre femme? La verrai-je? LE JARDINIER.--Bien sûr... Elle est à la ville... Elle est allée chercher une voiture pour emmener nos meubles et nos pauvres frusques... GERMAINE.--Pourquoi?... Il ne manque pas de voitures ici... LE JARDINIER.--Ça vaut mieux comme ça... Chacun chez soi... On a sa petite fierté... GERMAINE.--Adieu, alors!... Vous me donnerez de vos nouvelles? LE JARDINIER.--Oui, Mademoiselle... GERMAINE.--Adieu! LE JARDINIER.--Adieu! Le jardinier s’en va, gauche, pesant, le dos déjà courbé, la nuque cuite comme une brique, par le soleil... Germaine, plus grave, plus triste, plus songeuse, reprend sa promenade lente, le long des plates-bandes... Le château et la terrasse redeviennent silencieux... Toujours les trois molosses dorment sur les marches, et l’on n’entend plus que le bruit du râteau, sur le sable d’une allée, au loin... La divine enfance. Dans le bois, on aperçoit, entre les feuilles, au loin, la maison, toute blanche, dans le soleil. C’est l’heure chaude de la journée où les oiseaux engourdis se taisent. Nul souffle dans les branches. JEANNE--dix ans--est assise sur la mousse, le dos appuyé au tronc d’un bouleau. Elle est un peu dépeignée, très rose, essoufflée d’avoir couru. Son grand chapeau de paille posé près d’elle sur un rejeton d’acajou, brille comme une immense fleur d’or, sous l’ombre des feuilles. JEAN--douze ans--est couché à plat ventre en face d’elle. Il arrache des mousses d’un air triste. Ils ne se disent rien... Enfin, Jean se décide à parler. JEAN Pourquoi que Georges t’a encore embrassée? JEANNE Georges, c’est pas vrai! JEAN Si, il t’a embrassée, je l’ai vu... Il t’a embrassée sur le cou, derrière la porte du salon... Et toi, aussi, tu l’as embrassé... A preuve que tu fermais les yeux, en l’embrassant, comme une chatte qu’on caresse. JEANNE C’est des menteries. JEAN Puisque je t’ai vue... Et hier?... JEANNE Quoi, hier? JEAN Pourquoi que Lucien t’a aussi embrassée, hier? JEANNE C’est pas vrai!... Lucien ne m’a pas embrassée. JEAN Si, il t’a embrassée... je l’ai vu aussi... il t’a embrassée sur la bouche, derrière la serre. JEANNE C’est des menteries... JEAN Des menteries?... A preuve que, en te retournant, tu as cassé un grand lis rouge, et que tu as écrasé des fleurs de capucine. JEANNE, _effrontée_ Et puis, après?... Est-ce que je n’ai pas le droit d’embrasser Georges, Lucien, et d’autres, si cela me plaît!... Qu’est-ce qu’il te prend?... JEAN Je ne suis pas content... Ça me fait de la peine!... Jeanne? JEANNE Eh bien?... Elle casse une brindille de bouleau, qu’elle mâchonne, en regardant du coin de l’œil, avec un ironique sourire, Jean qui creuse un petit trou dans la terre. JEAN Alors, pourquoi que tu ne yeux pas que je t’embrasse, moi? JEANNE Toi!... C’est pas la même chose!... JEAN Pourquoi que c’est pas la même chose? JEANNE Pasque... JEAN Pasque, quoi?... JEANNE, _très sérieuse_ Pasque, toi, quand nous serons grands, tu seras mon vrai mari! JEAN Ce n’est pas une raison. JEANNE Si, c’est une raison... JEAN Et quand je serai ton vrai mari, tu voudras bien que je t’embrasse, pas? JEANNE Non... Les maris n’embrassent jamais leurs femmes. JEAN Ah! bien, vrai?... Pourquoi qu’ils ont des femmes, alors? JEANNE Pour avoir des enfants, tiens!... JEAN Ah!... Et quand je serai ton vrai mari, tu embrasseras Georges, Lucien? JEANNE Bien sûr!... Es-tu drôle, aujourd’hui... Qu’est-ce que tu as? JEAN J’ai envie de pleurer... JEANNE Que tu es bête!... Voyons!... Est-ce que petite mère embrasse papa?... Jamais petite mère n’a embrassé papa... Papa, lui, embrasse Zélie, la femme de chambre... Petite mère, elle, embrasse M. de la Ramie... Mais, bien sûr! elle l’embrasse dans les cheveux, dans les yeux, sur la bouche, partout... Mais, papa, elle ne l’embrasse jamais... JEAN, _comprenant des choses_ C’est comme papa... il n’embrasse jamais maman... JEANNE Puisque je te le dis!... Ça ne se fait pas, ces choses-là, quand on est marié!... Ça n’est pas convenable! JEAN C’est vrai!... papa embrasse toujours Mme Tournel... JEANNE Bien sûr, tiens!... Et ta maman? JEAN Maman?... Elle embrasse M. de Néry... JEANNE Tu vois bien!... JEAN L’autre jour, maman était sur les genoux de M. de Néry... Elle avait dégrafé son corsage... Et M. de Néry l’embrassait sur la poitrine... C’était gentil! JEANNE Bien sûr, que c’est gentil!... A ce moment, Jean rampe sur la mousse, se rapproche de Jeanne et, dressé sur ses coudes, le menton appuyé aux paumes réunies, il la regarde, longtemps, dans les yeux... JEAN Jeanne! JEANNE Quoi?... JEAN, _d’une voix profonde_ Puisque tu dis que c’est gentil... eh bien!... je voudrais que tu dégrafes ton corsage aussi... je voudrais t’embrasser sur la poitrine, aussi... comme M. de Néry embrasse maman... JEANNE Non... Non... JEAN Et si tu dégrafes ton corsage, si je t’embrasse sur la poitrine... je te montrerai, après, quelque chose de bien plus beau... JEANNE Quoi?... Dis quoi, tout de suite!... JEAN Non, après... JEANNE, _impérieuse_ Tout de suite... tout de suite... tout de suite!... JEAN Non, après!... JEANNE Tu dis ça pour m’attraper!... Et puis, après tu ne me montreras rien!... JEAN Puisque je te le promets, na!... Quelque chose comme Georges, ni Lucien ne pourront jamais te montrer d’aussi beau!... JEANNE, _hésitante_ Oui, oui, tu veux me tromper... Tout ça, c’est des blagues!... JEAN Puisque je te jure!... JEANNE Eh bien! dis seulement ce que c’est!... Et puis, je ferai comme tu veux! JEAN Si c’était Georges ou Lucien qui te demande cela tu le ferais... Moi, je ne sais pas pourquoi, tu ne veux jamais rien. JEANNE Dis ce que c’est! JEAN Après... JEANNE Non, avant!... JEAN Et, pourtant Georges ni Lucien ne pourraient pas te montrer cela qui est si beau... qui est plus beau que... que... JEANNE, _elle s’irrite_ Eh bien, dis vite... dis... dis!... JEAN, _avec passion_ Jeanne!... si tu voulais!... un tout petit peu... tiens, grand comme ça... grand comme mes lèvres seulement... Il lui saisit le bout de sa bottine et, se rapprochant encore, plus près, il cherche à la couvrir de caresses. JEANNE, _se dégageant et reployant brusquement ses genoux_ Laisse-moi... Tu me chatouilles... Tu fais mal... Je te déteste!... Elle se lève, fâchée et très rouge, et se met à courir dans le bois, les cheveux au vent... Jean aussi s’est levé et la suit en appelant: «Jeanne! Jeanne!...» d’une voix plaintive... Quelques oiseaux engourdis dans les branches se réveillent, s’envolent avec des petits cris effrayés. Jean et Jeanne disparaissent dans le taillis. A la place où ils étaient tout à l’heure, encore marquée de la jeunesse impubère de leur corps, le grand chapeau de Jeanne se balance, pareil à une immense fleur d’or, sous l’ombre des feuilles. Sentimentalisme. J’ai eu, cette semaine, une joie charmante. A la campagne où je suis, j’ai pour voisine une dame seule, veuve depuis trois ans, encore jeune, très jolie. Tous les jours, je passe devant sa propriété qui donne sur la route: une maison du siècle dernier, pareille à une orangerie, entourée de grands jardins que la forêt protège, de tous les côtés, de ses hauts murs verdissants. Jamais, je crois, je n’ai vu tant de fleurs, tant de fleurs, et tant de bêtes parmi ces fleurs. Chaque fois que je passe, je m’arrête discrètement devant la grille et je regarde cet endroit délicieux, si gai, si vivant, et qui m’enchante. Ma voisine ne fait pas beaucoup de bruit, et elle sort très peu. Du matin au soir, active, souple, elle cultive ses fleurs et elle soigne ses bêtes. Sans la connaître, j’éprouve pour elle une très vive sympathie, car tout chez elle, en elle, respire le bonheur calme et dit la vie occupée à des choses délicates. Aussi, quelle surprise joyeuse quand, l’autre après-midi, délibérément, elle sonna à ma porte et me vint rendre visite. --Excusez-moi, monsieur, me dit-elle. Mais je tenais à vous remercier, au nom de toutes mes bêtes, de votre article de dimanche. Je le leur ai lu, figurez-vous, et elles m’ont dit: «Il faut aller remercier ce monsieur, qui nous veut tant de bien, et qui prend si chaleureusement notre défense, contre la brutalité des méchants.» Je ne savais que dire. Rieuse, ma voisine ajouta: --J’aime tant mes bêtes, que je fais tout ce qu’elles veulent. Je n’osais lui offrir d’entrer dans ma maison, et je la priai de s’asseoir sur un banc, dans le jardin. J’aurais bien voulu éviter toutes les banalités des entrées en relations, et je me torturais l’esprit pour trouver quelque chose de rare et qui, tout de suite, fît valoir mon esprit, quand ma voisine, après un très court silence, me dit soudain: --Il y a, monsieur, une chose qui m’intrigue fort. Quand, dans la rue, je prends la défense d’une bête battue, on m’appelle Anglaise! C’est évidemment un outrage qu’on me fait. Mais pourquoi? D’abord je ne suis pas Anglaise, je n’ai même pas une goutte de sang anglais dans les veines. Et puis... malgré cette horrible guerre du Transvaal, dont je rougis pour eux, les Anglais méritent-ils qu’on nous jette leur nom à la face comme une offense et comme une ordure? J’avoue qu’individuellement j’aime les Anglais, et je ne confonds pas le peuple anglais avec l’ignominie de son gouvernement. J’ai toujours admiré, à bon droit, il me semble, leur civilisation, leur bel et noble esprit de liberté, de justice et de progrès, leur humanité sincère. En dépit de cette guerre, dont j’ai horreur, je leur trouve de fortes qualités, et je leur dois quelques bonnes impressions. En voulez-vous un exemple? C’était le 7 décembre dernier. Une très vieille dame de mes amies, Italienne par l’origine, Anglaise par le mariage, m’avait demandé d’aller passer quelques jours chez elle, à la suite d’un gros chagrin. Mon Dieu, oui, on peut être Anglais, et avoir tout de même de gros chagrins, je suppose. Un petit changement se fit dans la date précédemment fixée de mon voyage. Je l’écrivis à ma vieille amie qui, quoique verte encore et alerte, lit souvent à côté et brouille ainsi tout ce qu’on lui dit. Une traversée affreuse. Retard du bateau à l’arrivée de New-Haven, du train à Victoria, de moi à la gare de Richmund où je devais prendre le train pour Hampton-Wick. Une heure d’attente pour douze minutes de trajet. --Voilà encore des choses dont les Anglais n’ont pas le monopole, dis-je. Il y a du retard partout. --Oui, répondit gaiement ma voisine, ils en ont aussi en Angleterre. Et elle continua: --Vous connaissez sans doute cette délicieuse vallée de la Tamise, ces prairies si vertes, ces arbres si admirables, ces villas si jolies? Mais, l’hiver, à neuf heures et demie du soir, il est difficile de jouir de cette beauté. Il pleuvait un peu, une petite pluie fine, que le vent fouettait et qui vous pénétrait, à travers les vêtements, jusqu’au corps. --Heureuse pluie, songeai-je. Mais je me gardai bien d’exprimer cette exclamation, car, à tout prendre, je ne suis pas vaudevilliste et le commis voyageur d’autrefois qu’on prétend que je suis... Ma voisine poursuivait d’une voix de plus en plus prenante: --Bien qu’il ne fallût que dix minutes à peine pour me rendre chez mon amie, le chemin me paraissait bien long, et surtout bien désert... Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas, que les «roads» anglais?... D’un côté de celui-là, un grand parc, avec d’immenses arbres noirs; de l’autre, des villas dans leurs jardins noyés de silence et de nuit. De-ci, de-là, une voie latérale, conduisant au village. Tout cela, bien tranquille, trop, même, car il y avait alors la terreur des «Hooligans» et j’en avais entendu parler dans le train... Je me presse... je vais... je vais... Bien que je ne sois pas peureuse, j’avais tout de même de petits frissons... La villa de ma vieille amie était une des petites, la deuxième, à gauche, passé l’église catholique... je ne sais si vous la voyez d’ici?... Et je me presse encore, sur le chemin interminablement désert. Voilà enfin l’église catholique, mon point de repère... Je suis arrivée... La première villa est éclairée, mais point la seconde... Je sonne pourtant... Rien... Je sonne encore, je sonne longtemps... Rien toujours. J’essaie d’ouvrir la grille. Impossible! Je me suis peut-être trompée, et sans doute que la maison de ma vieille amie est la troisième, car je me rappelle que la première est le presbytère... Je sonne à la troisième. Une petite bonne blonde, toute fanfreluchée de blanche lingerie vient m’ouvrir. --Mrs Anden? --Ce n’est pas ici... --Pas ici!... Mais je n’y comprends rien... J’ai sonné à côté et personne ne m’a répondu! Un monsieur que je n’avais pas vu encore, intervenait: --C’est que la bonne couche en haut, et qu’elle est déjà couchée... Mais entrez donc, madame, je vais voir... Je m’excuse et j’entre... Que pouvais-je faire? La maîtresse de la maison m’installe au coin du feu, tandis que son mari est parti, et essaie de se faire entendre de la villa voisine. Un salon anglais coquet, confortable, très clair, un bon feu dans la cheminée, un chat qui ronronne devant, une femme accueillante et gaie qui rit et me console de ma mésaventure... Le mari rentre. --Rien, non plus... dit-il... Ces dames sont peut-être en voyage?... --Non... puisqu’elles m’attendent... --C’est singulier!... Je vais aller demander au prêtre catholique s’il les a vues aujourd’hui. Et il sort à nouveau... La dame m’offre alors de me réconforter; elle m’offre de tout, du jambon, du whisky, du cacao... Et je m’indigne contre ma vieille amie qui me met dans une position ridicule et fausse, d’être prise pour une aventurière. Le mari revient une seconde fois... Le prêtre n’a pas vu les dames dans la journée. Mais il sait que la femme de chambre a porté des fleurs à l’église pour la fête du lendemain. --Je ne vois qu’une chose à faire, me dit la dame... Acceptez un lit chez nous pour cette nuit. Confuse, et, en même temps, touchée de cette hospitalité spontanée, si simplement offerte, je murmure: --Mais, madame, vous ne savez même pas qui je suis... Je pourrais être une voleuse! --Nous n’avons pas peur!... répond la femme. Et elle ajoute: --On n’a pas besoin de savoir le nom d’une personne dans l’embarras et dans la peine. Il suffit de savoir qu’elle est dans la peine, pour être juste envers elle! --Allons, dis-je, j’accepte. C’est un véritable conte de Noël en action! Et ma voisine, s’étant tue quelques secondes, me dit: --Oui, monsieur, j’aime les Anglais, parce qu’il me semble que leur justice, en tant qu’individus, va aux humbles, aux petits. Ils n’aiment pas voir la souffrance. Et les tribunaux anglais sont admirables en ceci, que les bêtes y ont _droit_ à une justice. Les oiseaux sont respectés comme les personnes; on entoure de soins les vieux arbres, aussi pieusement que s’ils étaient des vieillards qui ont travaillé au bien du pays. Alors, pourquoi me jette-t-on à la face cette insulte dérisoire: «Anglaise!... va donc, hé!... Anglaise!» quand il m’arrive de plaindre un pauvre cheval qu’on roue de coups, ou un chien abandonné, qu’on bat sans raison, dans la rue?... Pourquoi? --Nous sommes ainsi, répliquai-je. On vous traite d’Anglaise, aujourd’hui. Hier, on vous eût traitée d’Allemande... Demain, on vous traitera, peut-être, d’Espagnole ou de Chinoise... Cela satisfait notre orgueil national, et c’est sans aucune importance. Anglaise, Allemande, Espagnole, Italienne, Chilienne, Chinoise ou Française, vous êtes une femme délicieuse... adorable... Mais ma voisine s’était levée, et gaiement: --Que faut-il que je dise, de votre part, à mes bêtes?... --Que vous êtes une femme exquise... divine... divinement exquise... Un rire... Et elle était partie!... Il est sourd! J’ai revu ma voisine. Et, maintenant, je la vois presque tous les jours. Décidément, elle est encore plus charmante et meilleure que je le pensais, lors de notre première entrevue. Extrêmement gaie, nullement prude, comme les femmes honnêtes foncièrement, d’une intelligence très vive et très souple, d’un esprit très libre, affranchi de tous les préjugés, de toutes les superstitions qui déshonorent, habituellement, le cerveau de la femme, d’une spontanéité de sensations remarquable, amoureuse de la vie sous toutes ses formes, même les plus décriées, philosophe et artiste, j’ai rarement, ou plutôt, je n’ai pas encore rencontré un être humain, surtout un être de son sexe, avec qui l’on se sentît si vite, si complètement en confiance, avec qui l’on se trouvât tout de suite de plain-pied. J’ai beau l’observer--car je ne voudrais pas être dupe d’elle et de moi--il me semble bien qu’elle n’a aucune de ces petites traîtrises, des coquetteries basses, des sentimentalités absurdes de la femme. Véritablement, je crois qu’elle possède un cœur robuste, simple, loyal et fidèle, comme un homme. Son amour des bêtes qui, chez beaucoup de femmes, vous dégoûterait et des femmes et des bêtes, est un amour raisonné, presque scientifique. Il n’est pas du tout anthropomorphe. Il fait partie, à son plan, de ce culte général, mais parfaitement individualiste, par quoi elle aime, par quoi elle célèbre toute la vie. Il faut se défier des impressions qui nous viennent des femmes, surtout quand elles sont jolies comme l’est ma jolie voisine. Nous les jugeons ordinairement avec notre désir de mâle qui se plaît à les surnaturaliser, à leur attribuer toutes sortes de qualités supérieures, qu’en réalité elles n’ont point, ce qui est stupide et inharmonieux, car elles en ont d’autres qui devraient pleinement nous suffire. Dans l’amitié qui pousse un homme vers une femme, il y a toujours autre chose que de l’amitié pure. La nature qui sait ce qu’elle fait et qui n’a souci que de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et mêle à travers l’univers, tous les germes, toutes les vivantes cellules de la matière animée. Et même, à ce propos, je voudrais bien savoir quelle conception ma voisine se fait de l’amour, si elle répudie toutes les folies mystiques, toutes les sottises et tous les crimes sentimentaux par quoi les religions, les poésies, les littératures de tous temps et de tous les pays, ont dégradé et sali ce grand acte joyeux et terrible de la Vie... Je n’ai pas encore osé lui poser, à ce sujet, la moindre question. J’ai craint une désillusion, d’abord, et ensuite qu’elle ne vît là une ruse sournoise du désir, un moyen détourné de galanterie grossière. Et j’ambitionne que nos relations soient pures de tous mensonges, de toutes vulgaires actions. Naturellement, comme il faut bien se connaître, je lui raconte mes histoires, elle me dit les siennes, sans réticences; du moins, j’aime à le penser. Aujourd’hui, elle m’a parlé de son enfance et de sa première jeunesse. Elle a été élevée en un couvent du Sacré-Cœur, dans une ville morte et silencieuse de la province normande. Chose curieuse et rare, cette éducation oppressive n’a jamais rien pu contre la franchise et la sincérité de sa nature. Elle affirme même qu’elle est sortie du couvent plus irrespectueuse, moins croyante qu’elle y était entrée. D’ailleurs, elle ne tire de ce phénomène aucune vanité, en faveur de son intelligence. La gaieté--son inaltérable gaieté--avec ce qu’elle comporte d’insouciance dans le présent et d’espoir dans l’avenir, a tout fait. Cette gaieté joyeuse et forte fut l’antiseptique qui la préserva de tous les mensonges avec lesquels on pétrit, dans ces maisons-là, l’âme des jeunes filles. L’année qui suivit sa sortie du couvent, il lui arriva de grands malheurs. Ses parents perdirent leur fortune et elle perdit, peu après, ses parents. Habituée au luxe et à l’affection, elle se trouva, tout d’un coup, seule et sans ressources. Désormais, il lui fallait travailler pour vivre. Cette perspective, elle l’envisagea sans terreur, car elle pouvait utiliser quantité de petits agréments, de petits talents où elle excellait: la broderie, la couture, la peinture, la musique. Et qui l’empêcherait de donner aux autres des leçons de n’importe quoi: d’histoire ou de danse, d’anglais ou de tapisserie?... Après avoir vainement cherché, çà et là, un peu de travail chez d’anciens amis de sa famille, à Paris dans les magasins, elle résolut de s’adresser aux Bonnes Sœurs, aux si Bonnes Sœurs qui l’avaient élevée. --Elles connaissent tant de monde, se disait-elle, elles ont une clientèle si étendue et si riche, de si puissantes influences, partout... qu’elles me trouveront immédiatement ce que je cherche et ce qu’il me faut... C’est évident! Sur la recommandation de son ancienne préfète des Études, elle se présenta, un matin, au Sacré-Cœur de la rue de Varennes, certaine du succès et prête à accepter n’importe quel joli et honnête travail qu’on lui proposerait... Et voici la scène que ma voisine raconte et mime avec un esprit malicieux et souriant... Elle arrive au couvent. Une religieuse, pas trop vieille, pas trop laide, très aimable de manières, très onctueuse de gestes, la figure molle et grasse, les lèvres humides de saintes paroles, la reçoit avec empressement, avec effusion même. --Cette chère enfant!... lui dit-elle, quand la jeune fille eut terminé son récit... Mais c’est une joie... Mais c’est un devoir pour nous de vous soutenir, de vous défendre, de vous sauver... Elle lui prend les mains, les caresse, les tripote dans ses mains potelées et un peu moites... --Pauvre cher cœur!... Il y a tant d’embûches dans le monde, quand on n’est pas riche... Le diable guette si habilement, sous toutes les formes de la tentation et du péché, l’âme ignorante et candide d’une jeune fille!... Mais nous sommes là, heureusement... Et, sans entrer dans des détails plus précis, elle s’informe: --Avez-vous un directeur? Êtes-vous Enfant de Marie?... Pratiquez-vous bien vos devoirs religieux?... Ma voisine ruse, élude toutes ces questions qui la gênent et qui vont se multipliant et s’enhardissant jusqu’à violer sa pudeur intime... Alors, la bonne mère hoche la tête, très triste, et soupire. Sa voix se fait moins douce... ses lèvres se dessèchent. --Ah! dit-elle, je vois que vous avez oublié la Sainte-Vierge, mon enfant... et le divin cœur de Jésus... C’est très... très fâcheux... Vous comprenez... dans ces conditions, cela devient difficile... plus difficile... car nous avons, devant Dieu, des responsabilités... Voyons... avez-vous entendu le dernier sermon du Révérend Père du Lac? --Hélas! non, ma mère!... --Non!... s’écrie la religieuse, scandalisée, qui joint ses deux mains comme pour une prière d’exorciste... Mais c’est très mal... très mal... Et quel dommage pour vous!... Le Père a été si éloquent, si admirable! Il a prouvé, d’une manière si claire, qu’il vaut mieux mourir de faim plutôt que de commettre un péché mortel! Ah! comme je souffre que vous n’ayez pas entendu ce magnifique sermon! Incapable de tenir plus longtemps son sérieux, la jeune fille demanda ironiquement: --Est-ce qu’il était à jeun, cet admirable Père, quand il a dit qu’il valait mieux mourir de faim? Le visage de la chère Mère prend une expression sévère, et, repoussant les mains qu’elle caressait, elle se lève, toute droite, un pli au front: --Vous êtes bien gaie, grince-t-elle, pour une personne dans votre position. Puis, glacialement: --Enfin... je verrai... je réfléchirai... Nous prierons pour vous... Revenez dans une semaine. Et elle la congédie... Ma voisine n’était pas très fière de cet accueil... Mais, une fois dans la rue, parmi le mouvement et la vie, elle oublie l’inutilité de sa démarche et ce que cela va lui valoir de surcroît de misère. Et elle se met à rire, si longtemps et si fort, que les passants se retournent et pensent, sans doute, qu’elle est folle... Le travail ne venant toujours pas, elle retourne, la semaine écoulée, au couvent... La Mère lui dit: --Je n’ai rien... Nous n’avons rien... Allez voir le Révérend Père X... il connaît beaucoup de monde... et il est si bon, si bon, au confessionnal!... La jeune fille fait la grimace. Elle est venue chercher du travail, pas un confesseur... Pourtant, elle se décide à descendre au parloir, et conte sa petite affaire au Révérend Père X... --Ah! ah! lui dit cet homme pieux... C’est fort touchant... Mais la peinture, mon enfant, voilà une chose bien aléatoire... Quant à la broderie, je n’ai pas ça... non, non... en vérité, je n’ai pas ça! Mais, par exemple, peut-être pourrais-je vous trouver un mari... un bon mari... assez riche et très pieux... et bien pensant... Elle remercie le Jésuite, et déclare qu’elle ne veut tenir un mari que d’elle-même. Et, comme il la reconduit: --Vous avez tort, mon enfant... absolument tort... Vous êtes une jolie personne... Et un mari, c’est toujours un mari... Et les jours passent... passent... Elle n’a pas de commandes de peinture, ni de broderies à faire, ni de copies, ni de leçons, ni rien... Ses derniers sous s’épuisent. Elle a dû vendre ce qui lui restait de petits bijoux... Va-t-elle donc en être réduite à la mendicité?... Mais sa gaieté la soutient toujours, sa gaieté dissipe toutes les terribles images, tous les cauchemars de la détresse... Rentrée dans sa chambre d’hôtel meublé, elle chante pour ne pas écouter les voix de malheur qui lui disent: «Dans quelques jours, tu seras morte de faim!» Et puis, elle calcule, en soi-même: «Si tout le monde me repousse... je suis jeune... je suis jolie... j’ai un ardent besoin de vivre... Je me vendrai comme j’ai vendu mes bijoux... Tant pis pour les bonnes Sœurs et les si bons Pères jésuites, qui l’auront ainsi voulu!» Pourtant, une troisième fois, elle retourne au couvent... La sainte Mère lui offre généreusement un scapulaire, quantité de médailles bénites, et un chapelet... un chapelet, si commode, si petit «qu’on peut très facilement s’en servir en omnibus»... Et cette troisième visite est suivie d’une quatrième, laquelle fut illustrée de la conversation suivante: --Comme vous êtes pâle, chère enfant! --C’est que j’ai grand’faim, ma Mère! --Je suis sûre que vous n’avez pas fait vos devoirs religieux, ces jours-ci? --Hélas! non, ma Mère... --Eh bien! tenez, cela tombe à merveille, mon enfant... --Vous m’ayez trouvé une position, ma Mère? --Il y a justement, ici, mon enfant, un bon Père dominicain... un si bon Père dominicain!... Je vais lui demander de vous entendre... --J’aimerais mieux un peu de travail, ma Mère, si peu de travail que ce soit... --Sans doute... sans doute... Mais profitez de l’occasion... Elle ne se retrouvera peut-être plus jamais... C’est un si bon Père dominicain... Et puis... vous pourrez tout lui dire... tout... tout... Il est sourd!... Et ma jolie voisine termine ainsi son récit: --Vous pensez que je ne retournai jamais plus dans ce maudit couvent. Deux ans après, j’étais mariée. Or, le jour de mon mariage, je reçus de la Révérende Mère une lettre qui commençait ainsi: «Ma chère petite protégée...» Et longtemps, elle rit, comme chante un oiseau sous les branches... La peur de l’âne. L’autre jour, un homme conduisant un âne par la bride descendait les Champs-Élysées, à l’heure élégante. L’âne était tout petit, très svelte et joli. Il avait des jambes fines et nerveuses comme celles des chevreuils, des yeux expressifs, spirituels, enjoués et d’une telle douceur que je voudrais en voir de pareils aux visages des humains. Sa robe, lavée, peignée, lustrée, était gris-rose, et une raie d’un noir de velours brillant lui courait, comme un ruban, sur le dos... Je les rencontrai, l’âne et l’homme, juste en face de la grande trouée que forment les nouveaux Palais. A cet endroit, l’avenue est toujours fort encombrée par les voitures, et la circulation des piétons très difficile, surtout à cause des braves sergents de ville à qui est dévolu ce privilège de rendre impossible toute espèce de circulation dans Paris... Ce jour-là, l’encombrement était extrême, et, de plus, le pavé de bois, glissant, glissant... Le petit âne marchait péniblement, en rechignant, au milieu des voitures et des promeneurs, obligé qu’il était de se garer, à tout instant, des unes et des autres... Et il glissait sur ses sabots mal ferrés... En dépit de son agilité, il manquait de tomber à chaque pas. --Allons! fais donc attention! dit l’homme, qui lui parlait comme à une personne, mais très doucement, presque en camarade... Tu ne tiens pas debout!... On va se moquer de toi, bien sûr... Tu as l’air d’un petit âne pochard!... L’âne secoua ses oreilles, qu’il avait très longues, pour exprimer un mécontentement, et une protestation... Et il regarda son maître et son regard sembla dire: --Pourquoi aussi me conduis-tu dans cette avenue fourmillante et bruyante que tu sais dangereuse aux petits ânes? Et pourquoi mes fers ne tiennent-ils pas le pavé? C’est de ta faute. Tu aurais mieux fait de prendre par le détour des rues... D’ailleurs, j’ignore où tu me conduis, et j’aime savoir ce que je fais... --Allons!... ne bavarde pas... et viens!... Pour un petit âne souple et léger comme tu es, descendre les Champs-Élysées, ce n’est pas une affaire... Et puis cette avenue est très chic... J’ai voulu que tu voies le beau monde!... Le petit âne examina toute cette foule brillante et parée qui passait, dans tous les sens, auprès de lui. Il secoua, d’un mouvement plus impatient, ses longues oreilles, et il sembla dire à l’homme: --Je ne le trouve pas beau, moi, ce monde-là!... J’aime mieux les gens de mon village... et surtout j’aime mieux les beaux talus des routes, et les belles prairies, où je broute les herbes fraîches... Et puis, je t’assure que ce pavé glisse... glisse... --Allons! ne fais pas l’entêté... et viens! Mais l’âne s’était subitement arrêté, les oreilles tombantes, la queue agitée... --Viens donc!... Comme l’âne ne venait pas, l’homme le tira par la bride d’une secousse légère. --Sacré petit bougre!... jura-t-il... Voilà encore que tu vas faire tes farces! Et il imprima à la bride une secousse plus forte. L’âne écarta un peu les jambes de façon à se bien caler sur le pavé, allongea le col, et, la tête oblique, les oreilles tout à fait baissées, le regard malicieux, il resta immobile. Et il semblait, oui, ma foi, il semblait dire: --Tu peux tirer la bride, et encore tirer la bride... Je ne veux plus rien savoir!... Et je ne consentirai à marcher que lorsqu’il n’y aura plus personne dans l’avenue et que le pavé ne sera plus glissant!... Quelques promeneurs s’étaient arrêtés. Malgré les voitures, une foule, bientôt, se forma autour de l’homme et de l’âne. L’homme était humilié, l’âne était ironique... Et la foule s’amusait de l’âne et de l’homme... --Ah! nom d’un chien! cria l’homme... je te dis que tu vas marcher!... Il allait peut-être le battre, quand l’âne, brusquement, fléchit le genou et se laissa tomber, comme un petit âne mort sur le pavé... La foule applaudit... Quelques voix crièrent: --Bravo, l’âne! bravo, le petit âne!... L’homme comprit qu’il ne tirerait rien de son petit âne par la violence. Il se mit à lui dire des paroles gentilles, le caressa sur l’échine, sur le col... lui souleva la tête: --Allons, petit âne... relève-toi... Ne sois pas méchant... C’est très vilain, ce que tu fais là... Et tu me mets dans une situation déplorable... Tu vois... à cause de ton entêtement, tout le monde se moque de moi, à présent... Tu me rends ridicule, moi qui ne t’ai jamais battu... Relève-toi tout seul, comme un petit homme... voyons! je t’en prie! L’âne était étendu tout de son long, le col allongé, les jambes droites, confortablement, comme sur une bonne litière. A chaque objurgation de son maître, il faisait de menus mouvements de tête, et des regards malins passaient entre ses paupières mi-fermées, et tout cela voulait dire clairement ceci: --Non... je ne me relèverai pas... Je suis bien mieux ainsi, et c’est toi qui l’as voulu, après tout... Pourquoi me relèverais-je? puisque je ne peux pas marcher sur ce maudit pavé, pire que du verglas... Dieu! que tous ces gens sont laids et ridicules qui me regardent!... Mais je suis heureux de les voir tels, car ils renforcent mon mépris pour les hommes et pour leurs curiosités stupides... J’attendrai donc ici, avec tranquillité, que tu sois raisonnable et que les choses aient changé... La foule devenait de plus en plus amusée. Elle prenait parti pour le petit âne contre l’homme, car c’était, exceptionnellement, une bonne foule, qu’animait l’esprit de justice... Et cela enrageait un peu l’homme, et cela le blessait dans son lourd amour-propre d’homme, vaincu par l’esprit d’une petite bête... Il se pencha sur l’âne, essaya de le prendre à bras-le-corps, de le soulever, de le remettre sur ses jambes. Mais l’âne opposait une inertie incoercible à tous les efforts de l’homme. L’âne était, dans les maladroites étreintes de l’homme, aussi mol et fuyant, aussi inconsistant qu’un chiffon ou qu’une poignée d’étoupe... Dès qu’il se sentait un peu soulevé de terre, alors, tous les muscles détendus, toutes les articulations désunies, tous les membres ballants, il se laissait retomber comme une masse, comme un paquet de matière inerte... aux applaudissements de la bonne foule, qui clamait: --Bravo, l’âne!... Bravo, le petit âne! Haletant, suant, rouge de fatigue et de honte, vingt fois l’homme s’acharna. Et vingt fois l’âne s’échappa des bras de l’homme. Dès que l’homme, après un violent effort, était parvenu à lui faire toucher terre du bout de ses sabots, les sabots aussitôt se dérobaient... Et, les genoux fléchissants, l’âne se recouchait sur le pavé... avec une lueur ironique dans les yeux... La foule, de plus en plus intéressée, s’enthousiasma: --Bravo, l’âne!... Bravo, le petit âne! Mais l’homme, criblé de lazzi et de quolibets, ne s’avoua pas vaincu. --Écoute, fit-il au petit âne!... Écoute bien ce que je vais te dire... Si, dans une minute, tu ne t’es relevé tout seul, car je n’en puis plus et mes bras sont rompus, et si tu ne reprends pas gentiment ta promenade... eh bien... je vais te conduire aussitôt... et te vendre au manège des ânes vivants de l’avenue de Suffren. L’âne dressa les oreilles et souleva la tête. --Qu’est-ce que tu dis? --Je dis, reprit l’homme... que si tu ne m’obéis pas... dès ce soir, tu tourneras... tu tourneras, comme un toton, sur la plate-forme du manège de M. Helen... Alors, d’un coup de reins, l’âne, avec une agilité surprenante, se mit debout sur ses quatre petites jambes fines et nerveuses, et, d’un pied sûr, il reprit sa marche à travers les voitures... --C’était pour rire!... dit-il à l’homme... Et, bientôt, tous les deux, l’âne et l’homme, disparurent parmi la foule... Tableau parisien. C’était, il y a huit jours, sur le boulevard Saint-Michel, en face du lycée Saint-Louis, vers neuf heures du soir. Un lourd camion, chargé de pierres de taille, gravissait la rampe, péniblement tiré par cinq chevaux. A cet endroit, la montée est rude et difficile. Sans doute aussi que le camion, comme cela arrive à tous les camions, était trop chargé, car les bêtes, épuisées d’efforts, ruisselantes de sueur, s’arrêtèrent. Le charretier cala les roues de la voiture et laissa, un instant, souffler ses chevaux, dont les flancs battaient d’un mouvement de respiration haletante. --Ah! les rosses... Ah! les carnes!... dit-il. Voilà plus de dix fois qu’elles s’arrêtent. Il aurait pu les battre, mais il n’avait pas l’air méchant. Il passa le fouet autour de son cou et il ralluma sa pipe éteinte. Autour du camion arrêté, s’était formé un petit attroupement de badauds qui regardaient ils ne savaient trop quoi, et qui échangeaient des observations ou des souvenirs, n’ayant, d’ailleurs, aucun rapport avec ce qui se passait. Ils parlaient de la campagne, de chevaux emportés, de chiens enragés, de Sarah Bernhardt et de l’Exposition. Lorsqu’il jugea que les chevaux s’étaient suffisamment reposés, le charretier voulut les remettre en marche. Mais leurs muscles s’étaient raidis. En vain, sous l’excitation des coups de fouet, les pauvres bêtes allongèrent le col, tendirent leurs reins, arc-boutèrent au sol leurs sabots. La voiture ne put démarrer. Une femme dit: --C’est trop lourd! On n’a pas idée de charger des chevaux comme ça! Un homme dit: --Ah bien!... Si cinq chevaux ne peuvent tirer deux méchants blocs de pierre!... Ah! malheur! Un autre, qui était coiffé d’un large panama, dit: --Encore de la pierre de taille!... Encore des constructions!... Comment veut-on qu’il n’y ait pas une crise terrible sur la propriété bâtie? --C’est évident! approuva un troisième monsieur, c’est de la folie! --Nom de nom de nom!... jura le charretier. Et l’attroupement grossissait. Ce fut bientôt une foule, une foule nerveuse, bavarde, composée de tous les échantillons de l’humanité parisienne. Tout à coup, un jeune homme, très élégamment vêtu, que suivait une bande d’amis, empoigna le cheval de tête par la bride, en déclarant: --Les chevaux... ça me connaît!... Vous allez voir... Je vais bien les faire démarrer, moi!... Et d’une voix subitement furieuse: --Hue!... carcan...! cria-t-il. En même temps, levant sa canne, il en asséna de violents coups sur la tête de la bête. --Hue donc!... Hue donc! sale rosse! La bête recula, se cabra un peu, plus offensée, je crois, de la sottise du jeune homme que des coups de canne. Philosophe, le charretier laissait faire, haussant les épaules, sa casquette complètement renversée en arrière, sur la nuque. --Hue donc!... Hue donc!... Et le jeune homme frappait à tour de bras. Un peu de sang coula d’une écorchure sur les naseaux de l’animal, qui reculait toujours mollement, ne se défendait pas, habitué qu’il était aux coups, sans doute. La foule admirait l’audace du jeune homme, l’encourageait et répétait avec lui: --Hue donc!... Hue donc!... Alors une femme interpella le jeune homme: --Je vous prie de cesser, monsieur, dit-elle. Vous n’avez pas le droit de battre ainsi des chevaux. --Pas le droit? riposta-t-il. Ah! elle est forte, celle-là!... Pas le droit de battre des chevaux!... Elle est bonne!... La femme s’obstina courageusement: --Non, monsieur, vous n’avez pas le droit. C’est honteux, ce que vous faites. --Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vous!... Pas le droit? En se tournant vers la foule: --En voilà une roulure!... s’exclama-t-il. Continue de faire le trottoir, c’est ton affaire. Il y eut quelques rires parmi la foule, d’autant que ces insultes s’accompagnaient, en guise de ponctuation, de coups plus violents portés au cheval. --Hue donc!... Hue donc!... clamait la foule contre le cheval et contre la femme, qu’elle réunissait dans le même mépris et dans la même haine. La femme ne releva pas l’injure. Elle dit simplement, fermement: --C’est bon! je vais chercher les agents. --Hue!... Hue!... --Prends garde qu’ils ne t’emmènent à Saint-Lazare!... --Mademoiselle, écoutez-moi donc!... Et le charretier jurait toujours: --Nom de nom de nom!... Au bout de quelques minutes la femme revint avec deux agents. L’affaire expliquée, en dépit de la foule, qui donnait nettement raison au jeune homme, ceux-ci lui donnèrent tort. Et, après lui avoir demandé ses nom, prénoms, qualité et domicile, ils dressèrent solennellement procès-verbal. --Ça, par exemple!... maugréait le jeune homme, si on n’a plus le droit de battre les chevaux, maintenant!... Elle est forte!... Bientôt, on ne pourra plus tuer les lapins. Et on a la liberté!... Et on est en République! Non... elle est violente, celle-là!... Il invoqua tous les grands principes de liberté. En vain. Après quoi, les deux agents firent circuler la foule mécontente et qui protestait, elle aussi... --Ah! bien, vrai!... Pour un méchant carcan!... Ç’aurait été un patriote, on ne ferait pas tant de manières! On a droit de battre les patriotes... mais les chevaux!... Le jeune homme, avant d’obéir aux injonctions de la police, cria, héroïquement, en agitant son chapeau: --Vive la liberté! Un autre montra le poing au cheval: --Va donc, électeur de Millerand!... Et le charretier, sans qu’on sût exactement à qui ou à quoi s’adressaient ses jurons, jura encore: --Nom de nom de nom! Quant aux chevaux, immobiles, la tête basse, la crinière brouillée, les jarrets meurtris, ils semblaient très humiliés de se savoir inférieurs à ce ramassis de sottes et féroces gens qu’était cette foule... Ils se disaient mutuellement, avec cette modestie qui les caractérise et les rend ignorants de leur force et de leur beauté: --Si les hommes, rois de la nature, sont si stupides et si laids, qu’est-ce que nous devons être, nous autres, pauvres chevaux!... Le jeune homme, suivi de ses amis, auxquels s’étaient joints quelques admirateurs spontanés, descendit triomphalement le boulevard. Puis, il s’arrêta à la terrasse d’un café. Il était fort excité, et des éloquences révolutionnaires bouillonnaient dans son âme. --Ainsi, s’écria-t-il, nous sommes dans un pays de liberté. Et je n’ai pas le droit de faire ce qui me plaît!... Battre les bêtes, si c’est mon plaisir... et pisser où il me convient... C’est monstrueux!... Toujours des restrictions et des entraves au développement des besoins humains! Eh bien, moi, je n’appelle pas ça de la liberté. La liberté, c’est d’écraser les chiens, battre les chevaux, et pisser partout où l’on veut. Voilà ce que c’est que la liberté. --Bravo! bravo! bravo!... --Si j’étais roi de France, ou empereur, ou Président de la République française, je rendrais un décret ainsi conçu: «Article premier.--Il est permis de pisser partout, partout où l’on veut». --C’est cela, où l’on veut, où l’on veut, répétèrent les amis. Le jeune homme reprit: --Et il n’y aurait que cet article, dans le décret, car il comporte toutes les autres libertés. Voilà comment j’entends la liberté. Et, au milieu des acclamations enthousiastes, il commanda des bocks. Les Mémoires de mon ami Mon ami Charles L... est mort, la semaine dernière. Quand je dis que Charles L... fut mon ami, c’est beaucoup dire. Notre amitié consistait surtout à ne nous voir jamais, ou si rarement! Tous les cinq ou six ans, nous nous rencontrions, par hasard, dans une rue, et toujours pressés, toujours courant, nous causions cinq minutes, à peine. --Ah! c’est toi! --Quel bon vent? --On ne se voit jamais! --Que veux-tu? C’est la vie! --Il faudrait pourtant se voir un peu, que diable! --Certainement! --De vieux amis comme nous, c’est dégoûtant! --Alors, à bientôt, n’est-ce pas? --A bientôt! Et nous en avions pour cinq autres années à attendre le nouveau hasard d’une nouvelle rencontre! --Ah! c’est toi? --Quel plaisir de se revoir, hein? --Ne m’en parle pas!... Et qu’est-ce que tu fais? --Toujours la même chose!... Et toi? --Moi aussi!... Il faudrait pourtant se voir un peu! --Ça oui, par exemple! --Un de ces jours, hein? --C’est ça! Un de ces jours, mon vieux! --Alors, à un de ces jours!... --Ah! nous en avons des choses à nous dire! Crois-tu? --Depuis le temps!... à un de ces jours! Et nous étions aussi ignorants, aussi ignorés l’un de l’autre que si nous vivions, lui au fond de l’Australie, moi dans les glaces de la Laponie. Tout ce que je savais de lui, du moins, tout ce que je soupçonnais de lui, c’est qu’il était un de ces braves gens comme il s’en trouve tant dans la vie, un de ces braves gens dont il n’y a pas grand’chose à dire, sinon que ce sont des braves gens! Et je n’en dirais rien, aujourd’hui, si sa veuve n’était venue me voir, hier. Je ne la connaissais pas. C’était une petite bonne femme, sèche et pointue, avec des bandeaux gris, et une bouche si mince que, lorsqu’elle la fermait, on ne pouvait distinguer à première vue le trait des lèvres. --Ah! monsieur, me dit-elle, c’est un grand malheur pour moi, je vous assure! Sa voix blanche, sans timbre, sans accent, m’étonna. --Quand on a vécu si longtemps ensemble, continua-t-elle... une séparation si brusque... on a de la peine à s’y faire! --Je vous crois, madame, et je vous plains infiniment. Je la priai de s’asseoir. Elle ouvrit son châle, et j’aperçus un gros paquet, entouré de papier prune, qu’elle portait sous son bras... --C’est un manuscrit, fit-elle en le posant sur ses genoux... Elle ne vit pas, sans doute, l’expression de terreur qui se peignit sur mon visage, à ce seul nom de manuscrit, car elle poursuivit: --Je l’ai trouvé dans un tiroir, ce matin... Lui aussi, monsieur, il écrivait!... Il écrivait ses mémoires!... J’aurais pensé à tout de sa part, excepté à cela... Il n’avait pas l’air de quelqu’un qui écrit des livres, bien sûr!... Car, enfin, vous qui le connaissiez beaucoup, qui étiez son meilleur ami, vous devez savoir qu’il n’était pas fort, le pauvre homme!... Je m’inclinai avec un geste vague, qui pouvait être aussi bien un geste d’acquiescement qu’un geste de protestation. --Ah! ce qu’il en a commis des bêtises, dans sa vie, non par méchanceté--il n’était pas méchant pour deux sous,--mais parce qu’il n’avait pas de jugement... pas d’intelligence!... C’était... enfin... quoi, c’était rien du tout! Et elle soupira: --Ah! je n’ai pas toujours été heureuse avec lui. Je craignis une scène d’attendrissement, des confidences que je n’étais pas en humeur d’écouter... Et, vivement, je ramenai à son point de départ la conversation qui menaçait de s’égarer dans les sombres maquis du sentiment. --Enfin, demandai-je, que voulez-vous de moi?... Et pourquoi m’apporter ce manuscrit?... --Je voudrais, répondit-elle, que vous le lisiez... Mon Dieu! je me doute bien que ce n’est guère intéressant... Si c’est sa vie qu’il raconte, là-dedans, ça ne doit pas être drôle, drôle!... Pourtant, on ne sait jamais!... Et puis, il m’a dit bien des fois que vous étiez son meilleur ami. Il avait en vous une confiance infinie... il avait, pour vous... une admiration sans bornes!... --Il était bien bon!... maugréai-je... --Et si, par hasard, vous jugiez que cela puisse être publié... Dame, après tout!... Dans la position où je suis, ça ne serait pas une mauvaise chose... On m’a raconté qu’il y avait des livres qui rapportaient des mille et des cents!... Et, se levant à demi, elle déposa le manuscrit sur ma table. --Je suis très flatté, madame, de la confiance que voulut bien me marquer votre mari... Mais vous savez combien on a peu de temps à soi, dans la vie... Pourquoi ne liriez-vous pas ce manuscrit vous-même? La veuve hocha la tête et tristement elle répliqua: --C’est que moi, voyez-vous, je n’ai pas beaucoup de critique... Et puis, il faut tout vous dire, jamais je n’ai pu me faire à son écriture!... Il y eut un court silence, durant lequel la veuve caressa d’une main embarrassée et timide les effilés de son châle, durant lequel je me caressai le front avec le manche d’un grand coupe-papier... --Je me souviens bien, dis-je, gêné moi-même par ce silence... Votre mari était caissier dans une maison de commerce!... --Oui, monsieur!... --Est-ce que vous connaissiez ses goûts littéraires... est-ce qu’il en parlait devant vous? --Il ne parlait jamais de rien devant moi!... Il ne parlait jamais!... --Ah! Nouveau silence. --Vous avez des enfants? --Non, monsieur... Heureusement... dans la position où je suis, qu’est-ce que j’en ferais?... J’ai déjà bien assez de ce manuscrit. Je ne crus mieux faire, pour me débarrasser de cette lamentable veuve, que de la prier de me laisser ce manuscrit. Je lui promis de le lire et de lui en exprimer mon avis, un jour ou l’autre. --Plutôt l’autre!... accentuai-je en la reconduisant... Quand je fus seul, j’eus un instant l’idée de jeter aux ordures ce paquet importun. Pourtant, je le débarrassai du papier goudronné qui le recouvrait, et sur la première page, écrits à l’encre rouge, j’aperçus ces deux mots: _Mes mémoires_. Je retournai encore cette page et me mis à lire... mais dès les premières phrases je demeurai stupide... C’était tout simplement admirable... Le reste de la journée, et toute la nuit, je les passai dans la lecture frémissante, angoissante, de ces pages que voici. * * * * * Aujourd’hui, je me suis regardé, par hasard, dans une glace. Il y a longtemps que cela ne m’était arrivé, car je fuis tous les miroirs, toutes les surfaces polies et reflétantes où je pourrais, tout d’un coup, me trouver en face de moi-même, car, toujours, j’évite de me voir. Parmi tous les spectacles, le spectacle de ma propre personne est celui qui me dégoûte le plus. Aujourd’hui, par hasard, je me suis regardé dans une glace. C’était dans la rue, au détour d’une rue, devant une vitrine de magasin... Et je me suis rencontré avec moi-même, je me suis croisé avec moi-même, comme on se rencontre et comme on se croise avec un inconnu! Ah! le pauvre visage!... Et qu’il me désole!... Aucun néant, aucune mort, aucune cendre, ne peuvent donner l’idée du pauvre visage que je suis! Ma peau est jaune, de ce jaune étiolé, de ce jaune malsain, de ce jaune malade qu’ont les plantes enfermées. Pourtant, mes pommettes conservent encore, ici et là, quelques zébrures roses, d’un rose aqueux, ce qui prouve que si faible, si délayé, si délayé qu’il soit, un peu de sang circule en moi. Mes veines ne sont pas encore tout à fait des tuyaux vides... Par exemple, mes yeux sont morts; aucune flamme n’y parvient; aucune lueur ne brille, aucun reflet ne glisse sur leurs globes éteints... Ma bouche est si mince, si desséchées sont mes lèvres qu’on dirait que jamais aucune parole ne passa sur elles, aucune parole d’amour, d’espérance ou de haine. Elles sont muettes comme une source tarie, ou plutôt elles sont pareilles à la margelle d’un puits dans lequel il n’y eut jamais d’eau fraîche, dans lequel il n’y eut jamais d’eau... Mes doigts me font pitié, me font horreur. A force de manier de l’or, de compter de l’or, de peser de l’or, à force d’épingler des billets de banque et de ranger des titres dans des coffres de fer, mes doigts ressemblent à des griffes, à des serres d’oiseau de proie, même lorsqu’ils tiennent une fleur!... Et j’ai la face méfiante, le dos courbé, l’allure à la fois indolente et crispée d’un caissier! D’un caissier! Et c’est juste!... Quelle autre face, quel autre dos, quelle autre allure pourrais-je avoir puisque, depuis vingt-cinq ans, je suis celui, en effet, qu’on nomme un caissier? Puisque toute la journée, toutes les journées de ces vingt-cinq années, j’ai vu, par le rectangle grillagé d’un guichet, j’ai vu se succéder les mêmes figures arides, les mêmes figures grimaçantes et les sales passions, et les ignobles désirs, et de la vénalité, et du vol, et du crime, toutes les tares bourgeoises et tout ce que contient d’égoïsme féroce, de rapacité sournoise, de meurtre, de charité et de lâcheté, l’âme du gros capitaliste aussi bien que celle du petit rentier, et du prêtre, et du soldat, et de l’artiste, et du savant, et du pauvre--ah! le pauvre servile!--tout cela éclairé des reflets sinistres de l’or que je leur distribuai!... Et leurs mains, toutes leurs mains!... Ah! toutes leurs mains, ah! l’horreur de toutes leurs mains sur les petites tablettes des guichets! Ma destinée aura été vraiment d’une exceptionnelle ironie... Je puis le dire, moi seul qui me connais, moi seul qui sais ce que je suis, derrière mes lèvres vides et la peau morte de mes yeux, je puis le dire, avec un sûr orgueil: Jamais il n’exista un être humain aussi enthousiaste, aussi passionné en toutes choses, aussi véritablement et profondément vivant que je le fus: mon esprit est un vaste réservoir de forces créatrices, de justice et de beauté! Il y avait, il y a encore en moi un ardent foyer de pensées violentes et de bouillonnants désirs... J’ai connu toutes les audaces, et j’ai rêvé d’accomplir--et j’ai accompli, toutes les grandes choses... Non dans le rêve où tout se déforme, s’estompe en nuées, se dilue en vapeurs, mais dans la vie!... Personne ne fut plus que moi dans la vie, au centre de la vie, personne ne fut plus contemporain de soi-même, que moi!... Dans les lettres, dans les arts, dans la science, dans la politique, dans la révolution, j’ai participé à tout, et j’ai reforgé le monde à la forge inextinguible de mon cœur... Eh bien! je suis ce phénomène inconcevable. Je crois que jamais un homme ne se rencontra aussi chétif, aussi effacé, aussi tremblant, aussi silencieux que moi... Il n’y a pas, j’en suis sûr, d’exemple d’un homme plus dénué que je le suis de moyens physiques capables de donner l’essor à tout ce qui se crée et fermente en lui, de donner une forme extérieure à ses exaltations! J’ai été l’éternel prisonnier de moi-même, malgré moi-même, et pas une minute je n’ai pu me libérer de moi-même, me libérer de ma bouche, de mes yeux, de mes doigts, de mon or et de mon corps caissier!... Alors que je bouleverse l’univers, que je fais passer à la refonte toutes les questions sociales, que je crée d’immenses poèmes, d’immenses philosophies, et des arts redoutables... un fauteuil recouvert de moleskine, une table de chêne, des livres, des registres, une clef, des titres et de l’or et de grands coffres, et un petit rouleau de papier buvard... voilà donc ce que je suis, et dans quel milieu, et parmi quels objets, je me meus!... Je suis semblable à ce bout de terre ingrate et stérile, où pas un brin d’herbe, pas une fleur ne poussent, où il n’y a que des cailloux et des écorchures lépreuses, et dans les profondeurs de laquelle bouillonnent des laves terribles, et couvent des feux formidables qui ne s’éteindront jamais, et dont, jamais, personne ne soupçonnera l’effrayante beauté!... Quand je rentre de mon bureau, le soir, marchant à pas menus, les épaules effacées, un peu courbé, un peu cagneux, et de visage si impersonnel que j’en deviens invisible, c’est pour moi une chose douloureuse, inexprimablement douloureuse de voir qu’aucun être humain ne me regarde et ne se doute que je porte en moi toutes les forces cosmiques de la nature et toutes les flammes de l’humanité!... Et quand je rentre à la maison, dans mon appartement si pauvre, si froid, si anonyme lui aussi, c’est pour entendre ma femme glapir, d’une voix pareille au bruit que fait, dans les fentes d’une porte, l’aigre vent de Nord-Ouest. --Qu’est-ce que tu as fait encore?... Pourquoi rentres-tu si tard?... Allons, dépêche-toi de descendre à la cave, pour le vin... Tu n’es bon qu’à çà! Oh! cette voix de ma femme, ces cheveux ternes de ma femme, cette bouche sans jamais un sourire de ma femme, et ces yeux de mouche charbonneuse de ma femme, et ces mains de ma femme, ces mains hideuses et sèches, lorsqu’elle prend les cinq cents francs que je rapporte, chaque mois, de ces cavernes pleines d’or, où je vis! Ma femme! Je ne sais, en vérité, comment et pourquoi je l’épousai. Ou plutôt, je le sais. Ce fut par timidité, par faiblesse, et par cette incapacité absolue où je suis de dire: non! à quelqu’un, de me défendre contre les gens et contre les choses. Depuis dix ans que j’habitais Paris, tous les dimanches je dînais et passais la soirée chez de vieux amis de ma famille, petits commerçants dans le quartier du Marais. Cette obligation hebdomadaire m’était un supplice, mais, pour rien au monde, je n’y eusse manqué... Ah! ces lamentables dimanches!... Et ces vieux amis, combien ils m’étaient à charge, combien ils me pesaient sur le crâne! C’étaient de pauvres gens d’une stupidité incurable et hargneuse et qui passaient leur temps à se plaindre que le commerce n’allait pas!... Certes, jamais, à aucun moment de ma vie, je n’ai entendu dire à un commerçant que le commerce allât bien... Le commerce ne va jamais bien... Il ne va pas, pour toutes sortes de raisons comiques et contraires; il ne va pas, un jour, à cause de l’Angleterre, un autre jour, à cause de l’Allemagne; ceux-ci accusent les monarchistes d’entraver, par leurs sourdes menées, le commerce; ceux-là, les républicains, par leurs divisions... Si les Chambres sont réunies, quel malheur pour le commerce! si elles sont en vacances, quelle catastrophe!... Ce qui n’empêche pas tous ces braves gens de faire fortune, en peu de temps. --Eh bien! comment ça va-t-il? demandais-je, régulièrement, chaque dimanche. --Ça va mal! répondaient-ils. --Vraiment?... De quoi souffrez-vous? --Nous ne souffrons pas... mais c’est le commerce qui ne va pas!... Et, de fait, par une exception fâcheuse, leur commerce, aux vieux amis de ma famille, n’allait pas du tout... Il n’allait pas, parce que, outre qu’ils étaient trop bêtes, ils étaient aussi trop laids. On ne se doute pas du rôle déprimant que la laideur joue dans les relations sociales. Pour ma part, j’ai toujours remarqué que la laideur d’un boutiquier s’étend et déteint sur toute sa boutique, car ce n’est pas seulement un objet déterminé que nous venons acheter chez lui, c’est une impression humaine qui s’échange, sans que l’on s’en doute, entre deux êtres dont l’un veut tromper l’autre et qui doivent lutter d’intelligence ou de grâce physique. Quand il entre dans un magasin, l’acheteur n’aime pas se trouver en présence de visages répugnants. Il en conçoit aussitôt une méfiance, et son humeur devient agressive. Lui offrît-on, à un compte excessivement avantageux, les meilleures et les plus belles marchandises du monde, il en discute avec acrimonie l’authenticité, la valeur et le prix, et, la plupart du temps, il s’en va sans avoir rien acheté. Du moins, c’est un sentiment que j’éprouve très violent, et dont je reconnais la parfaite justice. Jamais, moi si timide, je n’ai pu me décider à prendre un objet des mains d’une personne de qui ne me venait aucune émotion esthétique. Je n’en ai pris qu’un, hélas!... Et ce fut ma femme!... Naturellement, les vieux amis de ma famille accusaient tout et tout le monde, hormis eux-mêmes, de la triste condition de leur existence commerciale et ils eussent été bien étonnés si je leur avais expliqué mes théories à ce sujet... Mais vous devez comprendre que je ne leur expliquais rien du tout... et que notre intimité si cordiale se bornait aux propos strictement indispensables, sans que jamais nous ayons eu à échanger le moindre sentiment ou la moindre idée... Les vieux amis avaient une fille. Une fille!... Hélas, oui!... Et je me demande encore, parfois, comment il a pu se faire que quelque chose, même celle qui était leur fille, ait pu naître de ce double néant!... Elle s’appelait Rosalie!... Sèche de peau, sèche de cœur, anguleuse et heurtée, les yeux gris comme deux boules de cendre, les cheveux rares et ternes, la poitrine insexuellement plate, elle avait, à vingt ans, l’aspect délabré d’une très vieille ruine; sa laideur était si totale qu’elle était quelque chose de plus que de la laideur, rien... rien... rien!... Je ne la regardais pas sans terreur, car ce fut le seul être humain qui me représenta, exactement, cette chose incompréhensible... comment dirai-je!... oui, une chose «qui n’a pas été». On peut être très laid et très émouvant; on peut être très laid et garder, en même temps, une étincelle de cet admirable rayonnement que donne la vie; on peut être très laid et avoir, par exemple, une flamme dans les yeux, un timbre musical dans la voix, un joli mouvement du buste, une jolie flexion des hanches... moins que cela encore, un vague frisson, par où le sexe se dévoile, avec toutes ses attirances mystérieuses et profondes!... Rien de pareil ne relevait d’une lueur de vie, d’une pointe de féminité, l’absolu effacement de la pauvre créature... J’ai dit qu’elle était anguleuse... Elle eût pu avoir, par conséquent, un accent, un dessin, un modelé, où raccrocher un sentiment d’art et d’humanité, car la laideur a quelquefois des beautés terribles... Non, pas même cela... Elle était anguleuse sans angles, heurtée sans heurts, et si grise et si décolorée que, dans n’importe quelle lumière, sur n’importe quel fond, aucun contour n’était apparent... Hoffmann nous a conté l’histoire de l’homme qui a perdu son ombre... Rosalie était ce personnage plus effarant qui avait perdu ses contours... Elle ressemblait à un fusain sur lequel quelqu’un, par hasard, aurait frotté la manche... Et voici ce qui se passa, un dimanche. Ce dimanche-là, lorsque j’arrivai, à mon heure coutumière, chez les vieux amis de ma famille, je ne trouvai que le père. Il était fort grave, et plus cérémonieux que d’habitude... et je remarquai qu’il avait endossé la longue redingote des grands jours... --Ces dames ne sont pas encore rentrées, me dit-il. Profitons de leur absence pour causer sérieusement... En deux mots, voici la chose... Il me força à m’asseoir dans l’unique fauteuil du salon, et s’assit lui-même, en face de moi, sur un pouf de tapisserie, qui représentait, ah! je m’en souviens, un chien engueulant une perdrix!... --Voici la chose, répéta-t-il... Depuis longtemps, vous avez fait une impression profonde sur le cœur de ma fille... Elle vous aime, quoi!... Rosalie n’est pas démonstrative, c’est une personne sérieuse et qui a des principes... mais elle a une âme, une âme comme tout le monde!... Vous, vous n’êtes pas beau... Vous n’êtes pas un aigle... Mais enfin vous avez une bonne place... et puis vous êtes un brave garçon... C’est ce qu’il faut, dans un mariage... Sans compter que nous sommes de vieux amis... et que, si vous n’aviez pas eu des intentions sur ma fille... vous ne seriez pas venu, depuis dix ans, dîner, tous les dimanches, avec nous... C’est évident... Donc, il faut vous marier tous les deux... et le plus vite possible!... Je ne puis pas donner de dot à Rosalie, parce que le commerce ne va pas... Mais je sais que vous n’êtes pas un homme intéressé... Vous êtes un brave garçon... D’ailleurs, Rosalie a un trousseau, un tas de choses utiles dans un ménage... Il parla longtemps... Je ne l’écoutais plus, et il se passait en moi des choses violentes... A cette époque, j’étais vierge, vierge de corps... mais non de pensée. Au cours de ma chétive et silencieuse jeunesse, j’avais connu les plus terribles amours... Oui, dans ma petite chambre froide et toujours solitaire, devant ma caisse et mes guichets, j’avais par la pensée, par le cerveau, connu jusqu’aux suprêmes exaltations de la chair, tous les mystères et toutes les secousses de l’amour... J’avais aimé plus que des femmes, des symboles de beauté, de volupté et de magnifique débauche... J’avais aimé les Vénus et les Dianes, et les vierges sublimes, et les saintes martyres, et les princesses luxurieuses, et les sanglantes reines... Tout ce que l’art, la légende et l’histoire avaient incarné dans le marbre, dans le rêve et dans la vie, de créatures splendides, tout ce qui, jadis, avait vécu d’une vie exceptionnelle, dans la passion sublime et dans la sublime impudeur, je l’avais possédé réellement, physiquement... Ma bouche s’était collée à toutes les nudités illustres, et j’avais soulevé les voiles les plus pudiques, et les plus lourds brocarts réservés aux caresses des rois... Et voilà que tout cela allait disparaître... et que sur tout cela l’ombre de Rosalie, l’ombre grise et fétide de Rosalie allait s’allonger... Le vieil ami de ma famille parlait toujours... Il parlait encore quand ces dames rentrèrent... Alors il se leva, et il dit: --Vous ne savez pas!... Charles me demandait la main de Rosalie! Charles n’est pas beau et ce n’est pas un aigle... mais je la lui ai donnée tout de même... Est-ce vrai, Charles? J’aurais voulu crier, hurler... prendre une chaise et en asséner des coups furieux sur le crâne de ces trois hideux personnages... Je répondis: --C’est vrai!... Et prenant ma main qu’il mit dans celle de Rosalie, il dit encore: --Embrassez-vous, mes enfants! Durant cette horrible soirée de fiançailles, il ne fut question que du «commerce qui ne va pas». En vain j’essayai de rappeler à moi les visages glorieux, les bouches voluptueuses, les corps de beauté de mes amantes... Elles avaient disparu, et c’étaient le visage gris, la bouche grise, le corps effacé de Rosalie, qui les remplaçaient à jamais!... Mon mariage fut quelque chose d’une ironie merveilleuse et, quand il m’arrive parfois d’y reporter mes souvenirs déjà lointains, c’est toujours avec une vive gaieté. Cette gaieté, souvent, je me la reproche comme un sentiment bas et indigne de moi... Mais je n’en suis pas le maître. Je sens tout ce que cette gaieté grinçante a de cruel pour ma femme, pour son pauvre visage d’alors, pour sa pauvre intelligence, et que si elle est la créature imparfaite, inachevée, ridicule qu’elle est, ce ne fut pas de sa faute... Née de ces larves visqueuses, dans ce milieu rabaissant et borné, où ne passaient que des caricatures d’humanité et des déformations de la vie, comment aurait-elle pu être autre qu’elle n’était? Est-ce que du chardon qui pousse entre les pierres peut sortir une belle rose éclose et nourrie dans les terreaux gras et chauds?... Et puis, est-ce que le chardon n’a pas une beauté, une beauté plus forte que la rose, et plus émouvante et plus tragique? Je conviens qu’il eût été plus généreux à moi, et non seulement généreux, mais d’un sens artiste et humain, d’éprouver de la pitié envers Rosalie, et par la pitié de l’amour, au lieu de m’exciter contre elle à de vulgaires et méchantes moqueries... Car, pour les âmes hautes, rien n’est plus touchant, rien n’est plus sacré que les êtres qu’on appelle ridicules. On devrait les respecter et les plaindre comme on respecte les aveugles et comme on plaint les infirmes... Hélas! qui donc plaint les infirmes?... Les bossus, par exemple, ne sont-ils pas l’objet des rires de tout le monde?... Ah! je me demande aussi si je n’ai pas gaspillé, en cette pauvre bonne mentale qu’était ma femme, si je n’ai pas gaspillé, bêtement, d’immenses trésors de joie esthétique et d’amour!... Naturellement, lorsqu’ils apprirent mon mariage, mes parents accoururent de leur province, fort agités et troublés. Ils ne le trouvaient pas à leur gré, ayant, paraît-il, rêvé pour moi «un établissement meilleur et conforme à notre situation sociale»... Même, ils s’indignèrent et m’accablèrent de reproches. --A ton âge... caissier dans une bonne maison et de l’avenir devant toi... tu vas t’embarrasser d’une petite pimbêche, sotte et laide, et qui n’a pas le sou, comme Rosalie! Mais c’est de la folie!... Et comment?... Et pourquoi?... A toutes leurs questions, je répondais: --Je ne sais pas. Et ils ne pouvaient point me tirer autre chose. Ah! les soirées mémorables et pénibles, et comiques aussi qui, chaque fois, menacèrent de se terminer par une brouille générale, entre tous ces vieux amis, dont l’intérêt crispait les âmes féroces!... Oh! les discussions aigres, sournoises et colères, toujours les mêmes, où il était attesté, d’une part, que le commerce n’allait pas et que je n’étais pas un aigle... d’autre part qu’on n’avait jamais vu, chez les parents qui mariaient leur fille, une telle ladrerie!... Car les vieux amis, en dépit de toutes les récriminations, persistaient à ne pas vouloir donner de dot à leur fille... mieux que cela, ils entendaient garder le piano, acheté par Rosalie, sur ses petites économies de jeune fille... --Et comment voulez-vous que je démeuble mon salon?... criait le père... Qu’est-ce que je mettrais dans mon salon, à la place du piano?... Et ma mère répliquait: --Le piano ne vous appartient pas... Il est à Rosalie... --Rien, ici, n’est à Rosalie... --Vous n’allez pas dépouiller Rosalie, au moment où elle entre en ménage!... Le père s’obstinait: --Il n’est pas juste de dire que le piano appartienne à Rosalie, tout entier... Nous avons mis cent cinquante francs, de notre argent, à nous!... Nous avons une part... Il ne sortira pas d’ici. --C’est honteux!... Une telle avarice, ça n’a pas de nom!... Vous êtes un mauvais père!... Et tout cela, je vous demande un peu, pour un piano!... --Mais mon salon?... Alors quoi?... ça ne sera plus un salon! --Hé! je me fiche un peu de votre salon!... Je ne pense qu’à ce qui est juste et au bonheur de ces enfants... Et cela finissait par une crise de larmes, par une crise de nerfs, dans laquelle la pauvre Rosalie sanglotait, et pleurait de sa voix blanche: --Mon piano!... Il est à moi!... Je l’ai payé... Je veux mon piano! C’était ma mère qui, toujours, menait le débat... Elle était tout d’une pièce, hargneuse, tyrannique, et très violente. Jamais, en aucun cas, elle n’admettait la contradiction... Mon père, lui, hochait la tête, approuvait silencieusement par de petits gestes courts et vifs, comme s’il attrapait, au passage, des vols de mouches... C’était un excellent homme et qui n’avait sur n’importe quoi et sur n’importe qui, aucune espèce d’idées... Jamais il ne se fût permis d’aller à l’encontre d’une opinion ou d’un désir exprimé par sa femme qui se chargeait de tout, dans sa maison, même de la besogne et des attributions qui incombent aux hommes. Cela, d’ailleurs, satisfaisait pleinement son inertie physique et mentale, et aussi sa peur des responsabilités. Un jour, durant ces préliminaires interminables qui donnèrent à mon mariage de si beaux présages d’union et de bonheur, un jour qu’ils étaient, elle, à bout d’arguments, lui, à bout de gestes approbatifs, ma mère se tournant vers moi, s’écria: --Et toi?... Pourquoi ne dis-tu rien?... Mais dis donc quelque chose!... Tu es là comme une borne!... C’est tout ton avenir qui s’engage, c’est toute ta vie qui se discute!... Et tu ne dis rien!... Et tu n’oses pas ouvrir la bouche!... Et tu n’es même pas à la conversation!... Et tu nous regardes comme des curiosités!... Voyons, dis quelque chose!... Je ne savais que dire... Tout cela m’écœurait profondément... Je répondis: --Ça m’est égal! Tout m’est égal! --Tais-toi, alors! fit ma mère. Enfin, au bout d’un mois, elle finit par arracher aux vieux amis, outre le trousseau, une somme de cinq mille francs, et le piano. Et j’entends encore le père de Rosalie balbutier, dans une affreuse grimace, et d’une voix de vaincu... --Vous me saignez aux quatre membres... Et qu’est-ce que je ferai de mon salon, désormais? Ça n’est pas bien, pour de vieux amis, de nous prendre ainsi à la gorge!... surtout quand vous savez que le commerce ne va pas!... Je passe sur la cérémonie du mariage, sur la toilette blanche et sur le voile blanc, et la figure si pauvre, si grise, si effacée de Rosalie, dans le nuage nuptial... Et je passe aussi, sur le landau et le repas dans une gargote de la banlieue!... Ce fut simplement hideux. Et j’arrive au moment où, pénétrant dans la chambre qui nous avait été préparée, je l’aperçus, couchée dans un lit, et sa tête--oh! sa tête anxieuse et rêche à la fois--sortant hors des draps!... J’avais apporté un volume qui, d’ailleurs, ne me quittait jamais... C’étaient les _Pensées_, de Pascal. Je déposai le volume sur la table de nuit, et, après m’être déshabillé, je me glissai, à mon tour, dans le lit, près de Rosalie... Rosalie, n’avait pas bougé. Elle ne me regardait pas... elle ne regardait rien. Elle tremblait un peu, et ses lèvres avaient un petit mouvement bizarre, comme en ont les moutons qui ruminent... --Rosalie lui dis-je... savez-vous ce que c’est que l’amour? --Non!... je ne sais pas!... bégaya-t-elle. --Alors, Rosalie, je vous l’apprendrai. Et quand vous connaîtrez ce que c’est que l’amour, vous verrez que c’est une chose bien monotone, bien ennuyeuse, et, parfois une bien sale chose... Mais auparavant, laissez-moi vous lire quelques pages de Pascal... C’est un auteur admirable, plein de beautés effrayantes, et que vous ne comprendrez jamais... Je me mis à lire. Durant plus d’une heure, je continuai de lire, m’interrompant seulement pour regarder Rosalie et voir l’impression que cette lecture faisait sur son âme... Elle avait ses pauvres cheveux ternes relevés et noués par un petit ruban bleu sur le sommet de son crâne... Oh! ce petit ruban bleu, qu’il était mélancolique!... Une fois, je vis les coques maladroites de ce ruban s’agiter comme mues par des soubresauts nerveux... Une fois, je vis les yeux de Rosalie se mouiller de larmes silencieuses... Une fois, je vis que Rosalie était endormie, la bouche ouverte, et soufflant une odeur fade... une odeur de pourriture!... Alors, je fermai le livre... Et, moi aussi, je m’endormis! Telle fut la première nuit de nos noces!... Je crois que j’aurais pu aimer ma femme, et je crois aussi que ma femme eût pu m’aimer... Elle n’était pas méchante, elle ne pouvait pas être méchante, puisqu’elle n’était rien. Elle pouvait être tout, de la passion, de la beauté, du rêve... Il fallait la faire naître à l’amour, voilà tout! C’était une pauvre créature embryonnaire, à peine formée, à peine vivante, et qui, toujours, avait dormi dans les limbes de la création!... Que ne l’ai-je réveillée? Que ne lui ai-je ouvert les yeux aux splendeurs de la vie? Le pouvais-je?... Oui, j’ai aujourd’hui cette impression et ce remords que je le pouvais. Je le pouvais, car la vie était en moi, avec tous ses tumultes, et toutes ses flammes et toutes ses passions... Il n’était pas même besoin que je lui parlasse. On ne parle pas seulement par la voix; on parle par le regard, par le geste et par la caresse. Il m’était facile de la prendre, dans mes mains, argile informe, et de la pétrir et de la modeler jusqu’à ce que l’argile devînt de la chair... du sang... de la pensée. Jamais son esprit, jamais son cœur n’avaient été mis en face d’une beauté et d’une émotion. Je devais lui donner mon esprit, et mon cœur, je devais la recevoir dans mon esprit et dans mon cœur, comme dans un palais plein de musiques, de danses, de fêtes et de fleurs!... Et je l’en ai chassée! Et pourtant, elle avait pleuré! La nuit de notre mariage, si petite, si pauvre, si douloureusement pauvre, avec sa face grise et son petit ruban bleu qui nouait ses cheveux de vieille, elle avait pleuré!... C’est donc qu’il y avait en elle une source de sensibilité, de souffrance, d’amour!... Pourquoi ne les ai-je pas bues, ces larmes qui n’étaient pas des larmes de rage et de dépit, mais des larmes de tendresse, j’en suis sûr, des larmes d’imploration silencieuse?... Pourquoi ce corps triste, cette chair grenue, qu’un peu de pitié, qu’un peu de joie, qu’un peu de confiance eût transfigurées, pourquoi ne les ai-je pas attirées et retenues contre mon corps et contre ma chair?... Et pourquoi ne l’ai-je pas saisie dans mes bras en lui disant: --Mais non, tu n’es pas une femme effacée et grise, mais non, tu n’es pas laide, mais non, tu n’es pas une larve humaine, puisque tu pleures!... La souffrance et la joie, et la volupté, ont des pouvoirs magiques sur les êtres les plus dénués et les choses les plus repoussantes, et elles les transforment en beautés... C’est comme le soleil qui met de l’or sur les pires cailloux du chemin et qui change, en manteau de pourpre, les haillons sordides du mendiant!... Vois l’eau!... Est-ce que l’eau, l’eau des fleuves et des lacs, et l’eau des petites sources, sous les branches retombantes, est belle par elle-même, par elle seule?... Elle n’est belle que par la lumière, par les frissons et les formes mouvantes de la lumière qu’elle reflète... Tu es, chère âme, une eau qui n’a rien reflété encore... Et voici, enfin, la lumière, je te donne enfin la lumière!... La vérité est que j’aurais bien voulu lui dire tout cela... Je ne le pus... Je vous jure que, depuis qu’elle avait pleuré, je me sentais pour elle une immense pitié. Il me fut impossible de la lui exprimer... Je suis atteint d’une impuissance singulière... Il se passe en moi des choses extraordinaires et tumultueuses, et je suis en état permanent de création... J’éprouve les sensations les plus fortes et les plus violents enthousiasmes... Il y a des moments où il me semble que je suis soulevé de terre, et que j’atteins aux cimes éblouissantes de l’absolu... Mais tout cela qui bouillonne en moi, demeure en moi, caché en moi, et n’apparaît pas sur ma face et ne franchit jamais l’abîme de silence qu’est ma bouche. Je ne dis donc rien à Rosalie... je ne lui dis jamais rien! Nous ne parlions pas. Un soir, pourtant, je lui parlai. C’était quinze jours après notre mariage. Je rentrais, comme de coutume, de mon travail. Et je trouvai Rosalie un peu pâle, assise dans sa chambre et qui pleurait. --Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je... Est-ce qu’on t’a fait de la peine? --Non! --Est-ce que tu es malade? --Non! --Alors, pourquoi pleurer?... Et, tout à coup, se levant, elle se jeta dans mes bras, secouée par ses sanglots, comme par une grande fièvre, et elle me dit: --Oh! mon petit homme!... mon petit homme!... mon petit homme!... Je fus très ému, et vraiment, à cette seconde, Rosalie resplendissait. Il y avait dans ses yeux une flamme nouvelle et ardente; la peau de son visage rayonnait; ses cheveux brillaient, une chaleur de vie intense s’échappait, comme d’un foyer, de son corps, qui se collait au mien. --Allons! allons! lui dis-je, en la forçant à se rasseoir, il ne faut pas pleurer, il ne faut jamais pleurer. Et jamais il ne faut m’appeler votre petit homme. Je ne suis pas un petit homme... Elle sanglota longtemps. Et elle s’écriait, entre des spasmes: --Je suis trop malheureuse... Non, je suis trop malheureuse! Doucement, je lui demandai: --Pourquoi êtes-vous malheureuse... Il vous manque donc quelque chose?... Et elle répondit! --Oui! Il me manque quelque chose... Il me manque quelque chose dans la tête, dans le cœur, dans les bras... partout!... Oui, il me manque d’être vivante, je vous assure... Et cette vie à laquelle j’aspire, cette vie, vous ne voulez pas me la donner!... Je serai donc toujours morte? --Allons!... Allons!... lui dis-je... Calmez-vous!... Il est temps que nous dînions!... C’est à partir de ce moment que Rosalie prit vraiment possession de notre ménage... Au lieu de rester calme et silencieuse, peu à peu, elle devint glapissante et aigre. Elle m’enleva tous mes droits d’homme dans la maison, me dépouilla de toute espèce d’autorité. Puis, bientôt, comme je ne résistais pas, heureux dans le fond d’esquiver les responsabilités, elle ne m’adressa plus la parole que pour me couvrir, me harceler de reproches que je ne méritais d’ailleurs pas... J’étais la cause de tout ce qui arrivait de fâcheux, la cause de la pluie, de la boue, de l’omnibus qu’elle avait raté, du petit bibelot qu’elle avait cassé, des incessantes disputes avec la femme de ménage. Et j’avais toujours à mes trousses, comme un roquet rageur, sa voix, sa voix colère, sa voix qui ne cessait pas une minute de m’envoyer avec les reproches habituels, toutes les variétés d’insultes domestiques... Enfin, elle décida qu’elle aurait l’argent, comme elle avait déjà toutes les clefs, même celle de mon armoire à linge et de mon bureau. Et, tous les matins, pour me faire sentir mon servage, c’est elle qui me distribua les douze sous de mon omnibus... Que m’importait d’entendre sa voix? Je ne l’écoutais pas. Que m’importait de n’avoir pas d’argent? Je n’avais aucun besoin, aucun vice antérieur, pas même le goût de la charité!... L’argent me dégoûtait. A force de manier l’or et les billets de ma caisse, j’en étais venu à le haïr. Il ne me représentait que de sales visages, de sales choses, des crimes! Ma vie n’était ni dans ma maison, ni dans ma femme, ni dans l’argent; ma vie était ailleurs: elle était en moi! Mon temps était donc partagé entre ma maison et mon bureau. Ma maison!... En dépit des taquineries et des irascibilités, de jour en jour plus agressives, de ma femme, je ne me sentais pas malheureux dans ma maison. Doué d’une puissance considérable d’abstraction, j’étais parvenu très vite à m’abstraire, non seulement de sa présence morale, mais encore--et c’était l’important--de sa présence matérielle. Les gens qui habitent près d’une gare s’accoutument rapidement à ne plus entendre les sifflets et les roulements des trains... C’est ce qui m’advint, pour ma femme. Elle avait beau être laide, je ne la voyais plus; elle avait beau glapir ses reproches éternels avec une voix aigre et perçante, je ne l’entendais plus. A force de volonté, je m’étais créé une vie intérieure si fortement close aux contingences du ménage, et aux extériorités de la vie, que je vivais comme si Rosalie n’eût pas été là, sans cesse près de moi. Il m’arriva même, habitant la même chambre qu’elle, et couchant dans le même lit, d’oublier totalement que je fusse marié, et de reprendre mes rêves d’autrefois... Les princesses aux lourdes robes de brocart, les vierges pâles dévorées d’amour mystique, les courtisanes aux cheveux d’or, à la peau peinte, toutes revinrent me visiter, plus splendides, plus hardies, plus savantes en caresses, et je m’embellis à nouveau de les aimer, selon leur chair et selon leur âme, éperdument! Croyez aussi que je ne négligeais pas mon esprit, au bénéfice de mes sensualités. Bien au contraire, je le cultivais avec soin... Après le dîner, toujours silencieux de ma part et souvent bruyant de la part de ma femme, nous passions dans une petite pièce, ridiculement meublée qui nous servait de salon. C’est là qu’avait été transporté le piano, le piano fameux si disputé lors de notre contrat de mariage. Il y avait aussi, sur la cheminée, une pendule, en bronze doré, qui représentait les Adieux de Marie Stuart, sous un globe! Mais rien, ni la jardinière en bois rustique, ni les chromolithographies qui ornaient les murs, ne m’était une offense ou un agacement... Ma femme s’installait, devant un petit bureau, en faux bois de rose, où elle faisait ses comptes de la journée; ou bien elle raccommodait, avec une patiente vertu, d’ignobles chaussettes et de sales torchons. Moi, je m’étalais sur l’unique fauteuil--un fauteuil Voltaire recouvert de reps grenat,--et, les bras sur les accoudoirs, les jambes écartées, les yeux fixés au plafond, je pensais. Oui, en vérité, je pensais! Dédaignant les vaines éruditions, je créais des formes spirituelles, j’échafaudais les plus audacieuses philosophies, et bien des fois j’obligeai l’histoire, la science, les littératures, les morales, les religions et les cosmogonies, à repasser dans des matrices vierges... Quand je serai arrivé au chapitre de mes idées et opinions, vous verrez tout ce que j’ai détruit, tout ce que j’ai reconstruit... c’est quelque chose d’effrayant et qui m’étonne souvent. Quelquefois, ma femme--je continue à lui donner ce nom,--s’irritait de ce silence que troublaient seulement, de temps en temps, les bruits de la rue, un fiacre qui passait, une boutique qui se fermait, et la trompe lointaine d’un tramway. Et, tout d’un coup, fermant avec colère son bureau, ou jetant d’un geste rageur son ouvrage dans le panier, elle s’écriait: --Est-ce une vie?... Non... non... J’en ai assez à la fin!... Ça m’étouffe!... avoir un mari étalé comme un veau dans un fauteuil... et qui ne parle jamais!... Mais si tu étais impuissant, si tu étais incapable de faire une caresse à une femme, il fallait le dire! Je ne puis plus!... je ne puis plus!... Et comme je ne répondais pas: --Mais dis donc quelque chose!... n’importe quoi! ah misérable!... Il n’a même pas l’air de m’entendre!... Et ne jamais sortir... être toujours en prison, comme une criminelle!... Voyons: depuis que nous sommes mariés, qu’as-tu fait pour moi?... Que suis-je ici?... Pas même ta domestique... Quelque chose de moins qu’une chienne!... une domestique, on lui parle... une chienne, on la caresse!... Toi... ah! toi... mais dis donc un mot... mets-toi en colère... que j’entende ta voix!... Rien! Rien!... Alors, elle marchait dans la petite pièce, bousculant les meubles: --Non... non... ça n’est pas possible de s’ennuyer comme ça!... Je m’ennuie... je m’ennuie... je m’ennuie!... Et je sens qu’à force de m’ennuyer, tu me feras commettre un crime. Et elle retombait, accablée, sur sa chaise. Moi, sans remuer ni mes bras, ni mes jambes, ni mes yeux toujours fixés au plafond, je répondais, parfois, d’une voix lente: --Vous vous ennuyez, Rosalie?... C’est de votre faute, et non de la mienne. Je n’y puis rien... Moi, je ne m’ennuie jamais, parce que je porte le monde en moi... parce que j’ai tout en moi!... Vous, vous n’avez rien en vous... que vous-même... Il n’est pas étonnant que vous vous ennuyiez!... Mais faites comme je fais... Remontez les siècles et bousculez l’histoire... Appelez à vous l’amour, le rêve, la beauté, le bonheur... Et vous ne vous ennuierez plus!... Dans ces moments-là, ses contours effacés devenaient durs... elle avait, au coin de la bouche, aux pommettes, sous les paupières, des accents crispés, des angles vifs, des coups de crayon noirs; et sa peau grise se tachait de plaques rougeâtres... Elle ne disait plus rien, parce qu’elle avait trop de choses à dire, parce que les mots soulevaient sa poitrine plate, s’engageaient pêle-mêle, en troupes désordonnées, dans sa gorge, et fermaient l’orifice de ses lèvres de leurs masses agglutinées... Et elle quittait le salon, en coup de vent, claquait les portes; et elle s’enfermait dans sa cuisine où, jusqu’à minuit, elle épanchait sa colère et ses rancunes en récurant furieusement ses casseroles... Puis, calmée, elle revenait se coucher près de moi... près de moi qui, sur des draps d’éclatante pourpre, sous des ciels de lit d’or, étreignais mes sublimes amantes, avec des cris de volupté; et, souvent, jusqu’à l’aube, pauvre petite loque de chair abandonnée, elle pleurait, pleurait, pleurait!... Chose curieuse, rien de tout cela ne m’émouvait... Maintenant, je n’éprouvais plus, en mon cœur, ce sentiment de remords et de triste pitié qui, dans les premiers jours de notre mariage, m’avait, plusieurs fois, porté vers elle!... Chaque dimanche, nous allions dîner chez les parents de Rosalie. Ils étaient toujours les mêmes, stupides et vulgaires, et il n’y avait chez eux de changé que le salon, où l’enlèvement du piano avait produit un vide... Par amour-propre, sans doute, ma femme n’avait pas voulu confier à son père, ni à sa mère, ce qui se passait chez nous... Ceux-ci la croyaient heureuse, et ils disaient souvent: --On voit bien que c’est toi qui portes les culottes... D’ailleurs, c’est juste, car ton mari n’est pas un aigle, et tout est ainsi pour le mieux!... Toutes les semaines, la même scène se reproduisait. Le père, goguenard, regardait le ventre, le pauvre ventre plat de sa fille, et il s’écriait: --Eh bien!... Quoi donc!... Ça ne s’arrondit pas encore! Ah! vous y mettez le temps, sapristi!... Et comme Rosalie baissait les yeux: --Eh bien, quoi! expliquait-il... Il n’y a pas de honte!... Moi, avec ta mère, le premier mois ça y était!... Mais ce n’est peut-être plus la mode aujourd’hui!... Et, ma foi, après tout, ça vaut sans doute mieux!... Dans le temps où nous sommes, les enfants, ça coûte cher à élever... et ça ne donne guère de satisfaction!... Amusez-vous, allez!... Amusez-vous!... --Et le commerce, beau-père? demandais-je pour donner un autre tour à la conversation. --Le commerce? mon cher garçon, mais il ne va pas du tout... Jamais il n’a été plus mal... Et comment voulez-vous que le commerce aille?... Voilà encore qu’on vient de nommer un député socialiste à Pantin! --Et puis, appuyait la belle-mère d’un air méchant... il n’y a plus de religion! Il n’y a plus de famille! --Parbleu!... Il n’y a plus rien de rien!... Et qu’est-ce que j’ai lu ce matin dans mon journal?... Il paraît que l’Angleterre fait encore des siennes!... Elle veut nous prendre je ne sais plus quoi... Est-ce vrai?... Comme si son commerce n’allait pas, à l’Angleterre!... Et quand, pour la centième fois de la soirée, il avait été constaté que «le commerce n’allait pas» qu’il ne pouvait pas aller... nous rentrions chez nous... Dans la rue: --Tu vois!... me disait Rosalie... comme c’est flatteur de s’entendre dire des choses pareilles par ses parents!... Mais toi, rien ne te fait!... Nous attendions des heures au bureau de l’omnibus... Oh! ces visages, dans l’omnibus!... ces visages mornes, tassés et roulant, dans l’omnibus!... Et tout ce que contiennent de vide, tout ce que contiennent de néant tragique, ces yeux, ces yeux, ces yeux!... On a pu voir à quel genre de créature humaine appartenait ma femme. Je ne veux plus en parler, ni raconter les mille incidents fastidieux et presque toujours les mêmes de notre existence conjugale, s’il m’est permis d’appeler conjugale une existence qui le fut si peu. D’abord, cela m’est pénible, car souvent, du fond de moi-même, il se lève un grand remords; ensuite, cela me paraît tout à fait inutile. Pourtant, avant de reléguer la figure de ma femme dans l’ombre étanche d’où elle n’aurait jamais dû sortir, je voudrais dire deux mots d’un petit drame qui vint rompre, un instant, la monotonie de notre si pauvre histoire. Ma belle-mère, qui était, du reste, de vie chétive, tomba malade et mourut. Elle mourut juste au moment où l’on se décidait à appeler le médecin. --Ce n’est rien!... disait-elle. C’est une indigestion... J’ai sur l’estomac comme une boule... Ce n’est rien! A quoi mon beau-père ajoutait, en manière d’explication rassurante: --Ce sont les haricots de l’autre jour... Moi aussi, je me suis senti tout chose après en avoir mangé... Mais ça n’est rien! On fit boire beaucoup d’eau de mélisse à la malade et, sur le conseil d’une voisine qui était sage-femme, on lui administra quelques cuillerées d’huile de ricin. Et, comme son état empirait: --Ça n’est rien!... disait-elle en nous regardant d’un regard un peu effrayé... Ça n’est rien... Je sens que c’est une boule... là... N’est-ce-pas que ça n’est rien? --Mais non!... Mais non!... affirmais-je... --Mais non!... Mais non!... répétait le beau-père avec assurance... Ça n’est rien!... Parbleu! ça se voit que ça n’est rien!... Il faut qu’ils passent, voilà tout!... Un soir--c’était un samedi, je me souviens--le visage de ma belle-mère s’altéra tout à coup... Ses narines se pincèrent affreusement... L’ossature s’accusa, creusant des trous noirs sous les yeux et dans les joues... Son regard, qui, déjà, ne voyait plus les mêmes choses que nous, devint trouble et vitreux... Elle respirait avec peine, avec effort... Sur son front qui se bronzait la sueur roulait en grosses gouttes glacées... Et semblant ne plus nous reconnaître, elle balbutiait péniblement: --Ça... n’est rien... Partons... pour... la... campagne... pour... la... camp... Elle ne put achever. --Comme c’est long à passer!... observait le beau-père, dont le calme et la confiance persistaient. Moi, ça m’est arrivé, une fois, avec des escargots!... Ça n’est rien... Il estima qu’elle devait prendre du rhum, qui est un remède souverain pour les indigestions... --Quand elle aura pris du rhum, ce sera fini! Moi, je voyais la mort près d’elle. Moi, je sentais la mort sur elle... --Elle est très mal!... dis-je gravement. Appelez vite un médecin! --Mais non! mais non! s’obstina le beau-père. Et pourquoi un médecin? Un médecin l’effrayerait... Si elle était si mal que vous le dites, elle le saurait mieux que nous, bien sûr!... Ça n’est rien!... Quand elle commença de râler, il commença, enfin, de s’inquiéter. --Je crois, en effet, dit-il, qu’elle ne va pas très bien... Elle a une drôle de mine... C’est curieux, tout de même, comme des haricots qui ne passent pas font du ravage! Les haricots ne passèrent pas... Ce fut la belle-mère qui passa... Elle passa dans un petit cri rauque, sans convulsions, presque sans remuer... Ses doigts, seuls, grattèrent un peu la toile des draps... C’était fini! Quand il eut été constaté qu’elle était bien morte, le beau-père s’écria: --Ah!... par exemple!... C’est trop fort!... C’est trop fort!... Mourir d’une indigestion!... pour des haricots qui ne passent pas! Ces choses-là n’arrivent qu’à moi!... Pauvre Héloïse!... Et il s’écroula dans un fauteuil, comme une masse, en proie à une douleur profonde et à un non moins profond étonnement, répétant d’une voix hachée: --Jamais je ne croirai ça... jamais... je ne croirai ça!... Une indigestion de haricots!... C’est trop fort!... Est-ce que vraiment elle est morte?... Ça n’est pas possible!... Dieu sait que la pauvre créature m’était quelque chose de très indifférent... Je ne jouissais même plus de ses ridicules... je ne m’amusais même plus de la caricature humaine qu’elle n’avait cessé d’être durant toute sa vie. Elle avait toujours été pour moi d’une inexistence si totale que, bien des fois, en évoquant sa mort possible, je n’avais éprouvé aucune émotion, de quelque nature que ce fût... Peu m’importait, véritablement, qu’elle fût morte ou vivante, car il me semblait qu’elle était morte depuis des siècles! Et voilà que, dès qu’elle eut exhalé son dernier souffle, je me sentis pris d’un grand chagrin et d’un grand remords, chagrin de l’avoir perdue, remords de ne l’avoir pas aimée! Est-ce une chose mystérieuse et stupide que la mort!... Pourquoi l’aurais-je aimée?... Et pourquoi l’aimais-je, maintenant?... Son visage immobile et qui était devenu tout petit en se refroidissant, ses yeux fermés, ses mains maigres allongées sur le drap, toute cette chose si insupportablement funèbre, si inexplicablement douloureuse qu’est un cadavre, même un cadavre de chien ou de rat, oui, tout cela qui allait bientôt se diluer, tout cela fit que j’eus le cœur serré, comme si je venais de perdre quelqu’un de très cher et de très beau... Sans savoir pourquoi, sans chercher à raisonner cette impression soudaine, rien que parce qu’elle n’était plus, parce qu’elle ne remuait plus, je découvris, en elle, d’émouvantes vertus et des beautés prodigieuses... Et je pleurai sur elle, je pleurai abondamment... Et, en pleurant sur elle, je pleurai sur moi, qui ne la verrais plus, je pleurai sur ma femme et sur mon beau-père, et sur la voisine qui était venue faire la toilette de la morte, et je pleurai aussi sur la chambre et sur les meubles de la chambre, et sur la vie et sur tout, et sur rien! Je revois le lamentable salon où, tous les trois, tantôt vautrés sur les meubles et tantôt jetés dans les bras l’un de l’autre par de brusques tendresses, nous passâmes le reste de la nuit à pleurer et à chanter sur les modes les plus tristes, les extraordinaires vertus de la morte. --Pauvre Héloïse!... gémissait le beau-père. C’était une femme héroïque et qu’on ne connaissait pas... Je n’étais rien sans elle... Et maintenant qu’elle est partie, que vais-je devenir?... --Père, père!... sanglotait Rosalie. Petit père chéri!... Quel affreux malheur! --Je n’ai plus que vous, mes enfants, je n’ai plus que vous!... Ah! vous ne saviez pas ce qu’était Héloïse!... Elle avait un bon sens merveilleux... Elle s’entendait au ménage comme pas une... et si économe!... Et puis, elle était l’âme de ma maison de commerce! Je n’ai plus de ménage, plus de maison de commerce, plus rien, plus rien... Je n’ai plus que vous!... --Et quelle belle-mère c’était pour moi!... m’exclamais-je. Quel trésor de tendresse! Comme elle nous soutenait! Comme elle renforçait notre union de ses chers conseils!... C’est horrible!... horrible!... --Elle était si généreuse!... si dévouée!... --Si intelligente!... --Elle était si belle!... --Elle avait tant d’esprit! --Elle ne pensait qu’aux autres!... Elle s’oubliait toujours!... Et si bonne aux pauvres! --Une sainte!... --Mieux qu’une sainte: une femme! --Ah! mon Dieu!... Nous disions tout cela sans rire, avec des exaltations, des enthousiasmes sincères dont le comique me paraît, aujourd’hui, d’une irrésistible gaieté, d’une folie à la fois macabre et singulièrement exhilarante... Et ce qui fut plus comique encore, ce fut quand, après l’enterrement de l’admirable, héroïque, intelligente, généreuse et dévouée belle-mère, ma femme et moi nous rentrâmes dans notre appartement, changés tous les deux, et meilleurs, et sublimes, oui, en vérité, sublimes. --Ah! mon cher petit mari, s’écria ma femme, maintenant il faut nous aimer... C’est si peu de chose que la vie! --Oui! oui! ma chère petite femme... Aimons-nous... aimons-nous... serrons-nous l’un contre l’autre! --Ne nous disputons plus jamais... Soyons indulgents à nos faiblesses, à nos défauts... La mort vient si vite!... --Nous nous aimerons toujours... --Nous ne nous quitterons plus jamais. --Nous sortirons toujours ensemble. --Oui! oui! oui... --Ah! vois-tu, on ne se comprend bien qu’au contact du malheur! --Aimons-nous... aimons-nous... Ce furent des serments solennels. Notre douleur s’adoucissait de tant d’extases! Je trouvais ma femme divinement belle, tant l’amour la transfigurait!... Deux jours après, je reprenais ma place sur le fauteuil Voltaire du salon; ma femme reprenait sa place devant le petit bureau en faux bois de rose. Et elle m’injuriait d’une voix plus aigre encore qu’autrefois... Et, plus inerte, plus silencieux, plus lointain que jamais, je ne l’écoutais pas. Je ne l’écoutais plus!... Avant de poursuivre mon récit, je voudrais remonter en arrière, dans mon enfance. Je n’ai pas la prétention de penser que ma vie ait quelque intérêt historique ou autre. Et ce n’est pas par orgueil que j’écris ces souvenirs. Mais je crois que toute vie, même celle d’un être anonyme et obscur comme je fus, a toujours, pour celui qui sait lire, un intérêt humain. Je suis né dans une petite ville de Normandie, sale et triste. Mes parents, qui étaient marchands de bois, ne s’occupèrent pas de mon éducation. Ils m’avaient créé sans joie; ils m’élevèrent sans amour. Je crois avoir dit qu’au point de vue intellectuel et moral, c’étaient de pauvres diables. Je ne parlerai pas de mon père, qui était un être faible, et sans autorité dans la maison. D’ailleurs, je le vis très peu. Il partait le matin dès l’aube, courant les sentes et les adjudications de bois, et ne rentrait que le soir, souvent fort tard. Je ne connus, pour ainsi dire, que ma mère. Elle ne m’aimait pas; du moins elle semblait ne pas m’aimer. Elle n’avait jamais pour moi que des paroles aigres; et des paroles elle passait facilement aux taloches. C’était une petite femme sèche et très nerveuse qui ne pouvait supporter l’agitation d’un enfant. Elle m’obligea au silence et à la solitude. Dès que je faisais mine de parler, elle me fermait la bouche par ces mots prononcés d’une voix coupante: «Un enfant ne doit jamais parler». De très bonne heure, j’appris à vivre en moi, à parler en moi, à jouer en moi. Et j’avoue que ce ne me fut pas très douloureux. C’est à cette enfance silencieuse que je dois d’avoir acquis cette puissance de pensée intérieure, cette faculté de rêve, qui m’a permis de vivre, et de vivre souvent des vies merveilleuses. Mon père gagnait péniblement l’existence du ménage. Il ne faisait pas, comme on dit, de très bonnes affaires; il en faisait même souvent de mauvaises. Et c’était entre ma mère et lui des disputes continuelles, dans lesquelles il s’avouait, tout de suite, vaincu. Quand il rentrait de ses longues courses, transi de froid et la faim au ventre, il commençait par recevoir sur le dos une grêle de reproches, bien avant qu’il eût rien dit. --Qu’est-ce que tu as encore fait aujourd’hui?... Tu t’es encore fait mettre dedans, bien sûr!... --Mais, ma bonne, mais, ma bonne... --Il n’y a pas de ma bonne!... C’est dégoûtant d’avoir un mari si bête!... un homme stupide qui ne sait qu’apporter la misère dans son ménage. Et le petit? que veux-tu que nous en fassions du petit? Je n’ai même pas pu lui acheter une paire de chaussures! Quand on est un idiot, on n’a pas d’enfant!... --Mais, ma bonne... --On n’a pas d’enfant! C’est une honte, te dis-je! Ces scènes se reproduisaient presque tous les soirs. Mais mon père en avait acquis l’habitude. Elles glissaient sur lui comme les averses sur un parapluie. Et, le dos rond, le visage indifférent, il se mettait à table et dévorait silencieusement sa soupe. La plupart du temps, j’étais couché, lorsque mon père rentrait. Mais si, par hasard, je ne l’étais pas, c’était même chose pour moi, car il ne m’adressait pas la parole, dans la crainte de déplaire à sa femme. Et il m’embrassait, pour la forme, d’une bouche que je sentais indifférente et lasse. Souvent il ne m’embrassait même pas. Ah! je le vois toujours avec sa grosse figure humble et servile et sa barbe malpropre, et sa toque, et sa peau de chèvre, qui lui donnaient l’air d’une grosse bête débonnaire et domestique!... Ce fut ma mère qui me donna mes premières leçons... Elle avait la prétention de m’apprendre à lire et à écrire. Vous pensez avec quel succès! Vous voyez d’ici quel maître calme et patient j’avais en elle. Elle voulait que j’eusse répondu à ses questions avant qu’elle ne les eût formulées... Elle ne souffrait pas que je réfléchisse un seul instant. Aussi, au bout de huit jours, après m’avoir administré sur les joues force gifles, et sur les doigts force coups de règle, elle déclara que j’étais trop bête pour apprendre quoi que ce soit. --C’est son père tout craché! répétait-elle... On n’en tirera jamais rien!... Elle décida pourtant qu’on m’enverrait à l’école primaire chez les Frères. Là, je me montrai un élève studieux, rangé, intelligent, de quoi ma mère ne voulait pas convenir. Lorsqu’on lui parlait de moi avec éloges, elle s’emportait. --Qu’est-ce que vous me dites?... s’écriait-elle... C’est un enfant indécrottable, on n’en peut rien tirer... C’est son père tout craché! Il y avait, dans la petite ville que nous habitions, une sorte de petit collège communal, et dans ce petit collège, une sorte de petit professeur qu’on appelait «Monsieur Narcisse». Ce Monsieur Narcisse venait souvent chez nous. C’était un petit brun, timide et prétentieux, d’une assez jolie figure et que ma mère prenait plaisir à recevoir. J’avais remarqué que Monsieur Narcisse était le seul être au monde envers qui ma mère se montrât douce et affectueuse. Elle le regardait avec admiration, et même avec quelque chose de plus que de l’admiration. Sa voix, quand elle lui parlait, devenait subitement pleine de tendresse. Cela m’étonnait et, bien que je ne susse pas pourquoi, cela me gênait infiniment. Je ne voyais jamais venir Monsieur Narcisse chez nous sans une sorte de peine et presque sans une sorte de honte. Je ne cherchais pas à expliquer ce sentiment. Je le subissais avec une étrange violence. Monsieur Narcisse me tapotait la joue avec amabilité; quelquefois, il me prenait sur ses genoux et m’embrassait avec de gentilles paroles. Mais, chose curieuse, je sentais très bien que ces paroles gentilles et ces caresses n’étaient pas pour moi. D’ailleurs, lorsqu’il était là, je ne restais jamais longtemps, et ma mère ne tardait pas à me dire: --Allons, mon petit Georges, va jouer dans ta chambre. Un jour, Monsieur Narcisse me dit: --Est-ce que vous seriez content, mon petit Georges, si je vous apprenais le latin et le grec? --Il ne faut pas vous donner cette peine, répliqua ma mère en roulant des yeux humides de joie... Georges n’est pas un enfant comme les autres. Il n’apprendra jamais rien... C’est son père tout craché! --Mais non, je vous assure, insista Monsieur Narcisse. Moi, je m’en charge. Je pourrais venir deux fois par jour... le matin, avant la classe... et après midi... Est-ce que cela vous plairait? --Mon Dieu!... comme vous êtes bon!... s’écria ma mère... Mais quelle charge ce serait pour vous! --Elle me serait très douce, je vous le jure!... --Vous êtes trop bon, Monsieur Narcisse... vous êtes... en vérité... Ma mère ne put pas achever, tant elle était émue. Et il y avait dans ses petits yeux noirs une flamme étrange... une flamme qui me fit presque pleurer... Et, tout à coup: --Non... non... criai-je... Je ne veux pas!... Et je me mis à fondre en larmes... Monsieur Narcisse essaya de me calmer, et j’entendis ma mère qui disait: --Laissez-le donc! Monsieur Narcisse... c’est un petit sot!... Vous n’en tirerez rien!... C’est son père tout craché!... Naturellement, il ne veut rien faire pour sa famille... Il aime mieux rester une bête toute sa vie ou que sa famille dépense des mille et des cents pour son éducation. Enfin, après des explications de toute sorte, malgré ma résistance qui avait d’ailleurs faibli sous les regards sévères de ma mère, il fut décidé que Monsieur Narcisse serait mon professeur, qu’il m’apprendrait le grec, le latin, l’histoire et la tenue des livres--la tenue des livres, surtout!... Une fois qu’il fut parti, ma mère me flanqua, d’abord, une gifle, puis une autre, puis une autre, et elle me dit, blanche de colère: --Ah! je t’apprendrai à pleurer et à faire la bête, devant Monsieur Narcisse! Et que je te voie le regarder de travers, et le mal recevoir! Tu auras à faire à moi, petit imbécile... Et elle ajouta: --Tu me feras le plaisir d’être levé et prêt, demain, à sept heures, pour ta première leçon... Un professeur comme ça... Il fut, en effet, mon professeur, Monsieur Narcisse... Et vous allez voir de quelle manière... et ce qu’il m’enseigna. Ma chambre communiquait avec celle de mes parents, et n’était séparée de celle-ci que par une mince cloison de briques. Elle n’était pas luxueuse. Un lit de fer, une petite table de bois blanc, deux chaises de paille en composaient le mobilier. Je revois encore le papier qui la tapissait, un papier vert sombre, orné de tout petits anges roses qui volaient entre des banderoles fleuries. Mais le papier n’était plus vert, les anges n’étaient plus roses et les banderoles avaient presque disparu. Tout cela avait acquis, par le temps et le manque d’entretien, un ton uniformément pisseux, fort désagréable à voir. Sans compter que, décollé par l’humidité et mangé par la moisissure, le papier se déchirait en maints endroits, et pendait, le long du mur, ainsi qu’une peau morte. Je n’habitais cette chambre que depuis deux ans, à peine. Autrefois, elle servait de débarras; et il y avait de tout, de vieux vêtements, de vieux harnais, de vieux coffres, des sacs d’avoine et des rats. Moi, je couchais dans la chambre de mes parents qui était bien plus belle, car il y avait un lit, d’amples rideaux en reps grenat; une peau de renard, un peu chauve et bordée de drap rouge, en guise de tapis; une toilette d’acajou qui, dans la journée, faisait office de commode, et, sur la cheminée, entre deux flambeaux de bronze, une pendule dorée sous un globe. Il va sans dire que cela me paraissait le dernier mot du confortable et du faste... J’en fus, en quelque sorte, chassé, à la suite d’un incident que je n’hésite pas à raconter, à cause de son indicible tristesse. Une nuit, je fus réveillé en sursaut... La lampe brûlait encore sur la table de nuit, et répandait dans la pièce une clarté lugubre... Quand on sort du sommeil, brusquement, violemment, les bruits, les ombres, les objets, même familiers, prennent une intensité et des formes, ou plutôt, des déformations extraordinaires. Le cauchemar ou le simple rêve subsiste en eux avec toutes ses exagérations et ses incohérences... Que s’était-il passé?... Qu’avais-je vu?... Qu’avais-je entendu?... Je ne saurais le dire exactement; ce que je sais, c’est que, sous l’impression de quelque chose d’anormal qui m’effraya, un craquement du lit, des voix rauques, des voix étouffées qui venaient du lit, des voix qui ressemblaient à des gémissements et à des râles... je me dressai, soudain, hors des draps, et, soudain, d’une voix épouvantée, d’une voix qui appelait au secours, je me mis à crier: --Papa qui bat maman!... Papa qui tue maman! Un gros juron... Puis la lampe s’éteignit... Puis, dans les ténèbres: --Veux-tu bien te taire, animal!... Veux-tu bien dormir, petit imbécile!... Qu’est-ce qui lui prend à ce petit imbécile? C’était la voix de mon père, une voix sourde, un peu haletante, et furieuse... --Oh! cet enfant! cet enfant!... ce maudit enfant! C’était la voix de ma mère. Et ce fut, ensuite, un assez long silence. Oh! l’angoisse, la terreur, l’effarement de ce silence, qui me parut durer des siècles et des siècles. Je m’étais recouché tout tremblant, et je me faisais si petit, si petit que j’espérais disparaître, me fondre dans ces draps; et pour ne plus rien entendre j’avais accumulé par-dessus ma tête les couvertures. Pourtant, j’entendis encore ma mère qui disait, tout bas: --Non... non... Plus maintenant!... Il n’est pas rendormi... Je suis sûre qu’il n’est pas rendormi!... Il est si sournois... si vicieux... avec son air de ne rien voir et de ne rien dire! Et quelque temps après: --Il est trop grand maintenant!... affirmait mon père... On ne peut plus le garder ici... Il faudra qu’il couche dans la chambre à côté... --Tais-toi donc!... Je suis sûre qu’il entend tout ce que nous disons... Il faut dormir... --C’est embêtant! --Qu’est-ce que tu veux!... Allons, dors!... Demain, il couchera dans la chambre!... --Ces sacrés enfants!... --Mais, dors donc!... Et, au bout d’un quart d’heure, j’entendis un double ronflement, qui emplissait la chambre, redevenue paisible, de sonorités de violoncelle. Le lendemain, aidée de la femme de ménage, ma mère débarrassait la chambre d’à côté. Elle ne me dit rien, ne me fit aucun reproche. Mais elle avait un air dur et rancunier. Quand ce fut fini, elle déclara d’un ton bref: --Voici ta chambre... Tu y coucheras ce soir!... Et c’est là que, depuis deux ans, je dormais, je rêvais, je songeais!... * * * * * On se souvient que, dès le lendemain de la visite que j’ai racontée, Monsieur Narcisse devait venir pour me donner sa première leçon. A sept heures, j’étais levé et habillé. Mon père était déjà parti, ma mère dormait encore, et la femme de ménage balayait l’escalier. Il faisait à peine jour... un petit jour sournois et triste qui rendait plus pauvre, plus intolérablement pauvre, ma chambre. Et cependant, la veille, ma mère l’avait décorée de nouveaux meubles, à l’intention de mon professeur. Elle avait ajouté une sorte de vieux fauteuil, un tapis devant la cheminée, et elle avait couvert la table de bois blanc d’un antique châle brun mangé de mites. M. Narcisse entra. En me voyant: --Ah! ah! c’est très bien, c’est très bien! dit-il. Déjà prêt!... c’est très bien. Il posa sur la table une pile de livres qu’il avait apportés, enleva son chapeau et son pardessus élimé, puis, se frottant les mains, il répéta: --C’est très bien!... c’est très bien!... Tiens!... j’ai rencontré votre père en cabriolet, dans la rue des Trois-Hôtels... Ah! sapristi!... Il est matinal aussi, le papa!... c’est très bien!... c’est très bien... Il prit un livre dans la pile et l’ouvrit: --Ah! ah! fit-il... voici donc la chose. Et nous allons commencer par le commencement... Savez-vous ce que c’est que ce livre? --Non, monsieur Narcisse. --Eh bien!... c’est une grammaire latine, mon enfant!... Ah! ah! ah! Et voici ce que nous allons faire... Asseyez-vous... Quand je fus assis, en face de la table, il étala le livre devant moi: --Vous voyez... ceci... _Rosa_, la rose... _Rosæ_ (génitif), de la rose... etc. Vous allez m’apprendre cela par cœur... Ce n’est pas difficile... et quand vous le saurez vous me le réciterez... jusqu’ici!... Il faisait mouvoir son doigt, en mouvements cadencés, comme un chef d’orchestre son bâton, il répéta: --_Rosa_, la rose... _Rosæ_, de la rose... Vous avez compris? Ah! ah!... C’est très bien!... Puis, brusquement: --Et votre mère? me demanda-t-il. Je voudrais bien la voir... J’ai à lui parler de choses très... très importantes... Est-ce qu’elle ne va pas venir? --Maman n’est pas levée, répondis-je. Je crois que maman dort... --Ah! sapristi... C’est fâcheux... Mais la porte s’ouvrit à ce moment et ma mère parut. --Ah! monsieur Narcisse! dit-elle simulant une surprise joyeuse... Comment!... Vous êtes là?... Comme vous êtes exact! M. Narcisse s’inclina, et il répondit: --On le serait à moins, madame!... Ma mère dit encore: --Vous avez entrepris là une tâche bien difficile... monsieur Narcisse... Et je crains que vous n’ayez pas beaucoup de satisfaction... --Avec votre concours, madame, répliqua le professeur dont les yeux prenaient des expressions d’extase... avec votre concours... croyez-moi... nous arriverons au but... Et, à ce propos, j’aurais des choses à vous dire... des instructions... des conseils à vous demander... --Mais certainement. Et elle fit entrer dans sa chambre M. Narcisse, qui, avant de disparaître derrière la porte, se tournant vers moi, me recommanda. --_Rosa_, la rose... _Rosæ_, de la rose... Apprenez cela par cœur... Faites bien attention! --Tu entends!... appuya ma mère, dont le regard, un instant adouci par la présence de M. Narcisse, redevint dur et menaçant, en se fixant sur moi... Je restai seul dans la chambre... Quelles choses importantes M. Narcisse avait-il donc à confier à ma mère?... Je ne voulus pas y songer... Sans prendre garde aux recommandations de cet étrange professeur, je quittai la table et j’allai vers la fenêtre... Le jour s’était éclairci... De grands nuages bas glissaient, dans le ciel, au-dessus des maisons... Dans la rue, des gens passaient, des gens causaient... Et, sans savoir pourquoi, j’étais triste, triste à mourir... Je ne veux pas faire un récit détaillé des rapports trop familiers de ma mère avec M. Narcisse. Il serait trop mélancolique pour moi et, peut-être même, gênant pour ceux qui liront ces lignes. On n’aime pas qu’un fils descende trop profondément dans les intimités de ses parents. La scène que j’ai contée avec beaucoup de réserve, on en conviendra, se reproduisit exactement pareille, durant toute une année, trois fois par semaine. Et je finis par comprendre quel était le véritable caractère des visites de M. Narcisse. Faut-il l’avouer?... Je n’en souffris pas trop, et même je n’en souffris pas du tout, car je leur dus une tranquillité relative. En somme, ce fut une trêve dans ma vie. Non seulement je n’eus plus à subir les tracasseries journalières et les incessants reproches de ma mère, mais encore je remarquai qu’elle gagnait en beauté physique, comme elle avait gagné en beauté morale. Ses yeux s’étaient adoucis, sa peau, un peu cendreuse, s’était éclairée et colorée, sa démarche, ses gestes, avaient pris, peu à peu, de la souplesse et de la langueur... Elle se montrait plus soignée de sa personne, presque coquette... Et je ressentais de ces changements comme un plaisir... Ce qui me frappa aussi, c’est qu’elle devenait sentimentale et poétique... Bien des fois je fus étonné de la voir qui regardait les choses avec des yeux mouillés... Un soir, je me souviens, nous sortîmes après le dîner, mon père, ma mère et moi... C’était un soir très doux et plein de lune... Nous gagnâmes, hors la ville, les bords de la rivière... Après avoir marché longtemps, ma mère voulut s’asseoir sur le tronc d’un tremble abattu et qui barrait le chemin. L’eau, tout argentée, coulait lentement entre les rives herbues, avec un léger bruit d’harmonica... Une vapeur, bleu et argent, se levait des prairies... et le ciel était couleur de violette pâle... Je vois encore ma mère avec son châle noir, les pieds dans l’herbe, et qui, le menton appuyé aux paumes de ses mains, songeait... Au bout de quelques minutes de silence, elle dit: --C’est beau tout de même, une belle nuit!... Mon père répliqua, en haussant les épaules. --C’est beau!... C’est beau!... Qu’est-ce qu’il y a de beau, dans cette nuit? C’est humide... Voilà ce que c’est. --Oh! toi! fit ma mère, avec un accent de souverain mépris. --Et bien! oui, moi... C’est beau pour les rhumatismes! J’étais auprès de ma mère, sur le banc du tremble... Elle me tenait la main avec une sorte de tendresse fiévreuse... Affectant de ne plus parler à mon père, elle dit encore... --Et cette lune?... Ça n’est pas ordinaire!... On devrait sortir, tous les soirs, dans la campagne!... Et tout à coup elle m’embrassa, criant entre ses baisers: --N’est-ce pas, mon petit Georges?... n’est-ce pas? Je ne sais ce qui se passa en moi, et si ce fut la nuit, ou la lune, ou ces baisers furieux qui me remuèrent l’âme. Mais je fondis en larmes. --Allons bon! dit mon père... voilà l’autre qui pleure, maintenant!... Qu’est-ce que tu as?... Pourquoi pleures-tu?... --Je ne sais pas, bégayai-je... C’est... c’est... la lune!... Comme mon père, au comble de l’étonnement, se disposait à protester contre cette poésie qu’il jugeait ridicule, ma mère l’interrompit sur un ton bref. --Tais-toi!... Tu devrais rougir... D’abord, toi, tu ne sens rien!... Tu es un gros mastoc!... Nous rentrâmes silencieusement chez nous... Quant à M. Narcisse, il était très bon avec moi et il faisait de son mieux pour me plaire. Naturellement, occupé de ma mère comme il l’était, il n’avait pas le temps de m’instruire sur le latin, mais il m’apportait des livres que je lisais, que je dévorais, et bien qu’ils fussent presque tous d’une grande stupidité, ils développèrent en moi le goût de réfléchir et de penser. Le jeudi était jour de marché; mon père ne s’absentait pas ce jour-là, et M. Narcisse n’avait pas de classe. Bien souvent, il venait me chercher et nous allions nous promener tous les deux sur le cours ou dans la campagne. J’en étais arrivé à l’aimer véritablement. C’était un excellent garçon, très timide, très naïf, et très bête. Oui, aujourd’hui, j’ai la sensation qu’il était très bête; mais, à cette époque, il m’apparaissait comme quelqu’un de très considérable parce qu’il parlait quelquefois de choses que je ne savais pas et que je supposais magnifiques. Le plus souvent, il m’interrogeait sur ma mère, sur ce qu’elle avait fait, sur ce qu’elle avait dit de lui. Et il semblait aussi très préoccupé de l’opinion de mon père à son égard. Mais j’avais beau lui affirmer que mon père n’avait pas plus d’opinion sur lui que sur n’importe qui ou sur n’importe quoi, il ne voulait pas le croire. Et il me répétait toujours: --Si votre père parle de moi avec méchanceté, il faudra me le dire... Votre père doit être très violent. Quand je le rencontre dans son cabriolet, avec sa peau de chèvre sur le dos, il me fait peur. Et nous terminions nos promenades en cueillant des bouquets dans les champs, de pauvres bouquets que je rapportais à ma mère, qui m’embrassait pour toutes ces fleurs cueillies par M. Narcisse. Le dimanche, M. Narcisse dînait chez nous. Sur le désir de ma mère, il m’apprenait à calculer, si bien qu’au bout de peu de temps, surprise de mes aptitudes, elle me confiait en quelque sorte la tenue des livres de la maison. Ah! ces dimanches, après toute une journée de travail, lorsque, le soir, après dîner, nous étions réunis autour de la table où nous jouions au bog; où M. Narcisse, qui était très pauvre, n’ayant que son maigre traitement, passait par toutes les transes et par toutes les joies de la perte ou du gain!... Que tout cela m’apparaît mélancolique, aujourd’hui!... Un soir, je me souviens, la guigne s’acharna sur le misérable professeur. Il perdit trois francs, ce qui ne s’était pas encore vu! Et ces trois francs, c’était mon père qui les avait gagnés... Narcisse ne les possédait pas. Il dut s’excuser. --Quand on n’a pas le sou, on ne joue pas! proféra mon père. Et il s’exprima, en termes presque insultants, sur le compte de M. Narcisse. Alors ma mère, très pâle, intervint. --Ce n’est pas à toi de parler! dit-elle à son mari... Puisque tu acceptes, lâchement, que M. Narcisse dirige l’éducation de notre fils pour rien... --L’éducation de Georges!... s’exclama mon père. Ah! bien, elle est propre!... Qu’est-ce qu’il sait? Qu’est-ce qu’il a appris? --Tu es un misérable!... Et tu vas te taire... ou... Ma mère s’était levée. Je ne sais quelle menace planait au bout de sa main étendue... Mon père se tut. --Je vous demande pardon, monsieur Narcisse, de la brutalité de mon mari!... dit ma mère. Et M. Narcisse, tour à tour très rouge et très pâle, roulant des yeux effarés, répétait: --Ce n’est rien... madame... ce n’est rien!... Nous vécûmes ainsi un an. Et voilà que, tout d’un coup, on apprit que M. Narcisse était déplacé. On l’avait nommé professeur de cinquième dans un département lointain. Ma mère fut malade; elle garda le lit pendant quinze jours. Moi aussi, j’eus un grand chagrin et je pleurai à la pensée que je ne verrais plus M. Narcisse. Et la vie recommença, âpre, dure; on n’entendait plus dans la maison que les cris de colère, les bousculades, les reproches de ma mère contre tout le monde... Ses yeux retrouvèrent leur hostilité ancienne; sa peau redevint cendreuse et grise... Toute la journée, on la voyait en camisole sale, en savates traînantes, dépeignée, s’en prendre à tous et à toutes choses, à un malheur qu’elle n’avouait pas. Et jamais plus elle ne retourna, le soir, au bord de la rivière, s’enivrer l’âme aux bruits charmeurs de l’eau, et aux blancheurs nacrées de la lune... Durant cette période de ma vie, je n’aimai qu’une chose: les livres. Mais que de difficultés pour s’en procurer dans une petite ville morte et stupide, où presque personne ne lisait, et où, d’ailleurs, renfermé dans ma chambre, toujours, comme je l’étais, je ne connaissais pour ainsi dire personne, je ne parlais à personne, qu’à des pauvres, lesquels ne lisent jamais rien... Je n’aimai aussi qu’un seul être, et il arriva que cet être que j’aimai était un chien. Un soir, mon père revenant de ses tournées à travers les bois, nous ramena un chien. C’était un petit chien à taches jaunes et blanches, très laid, très maigre et très craintif. Il avait le poil triste et sale et il boitait de la patte de derrière, mais comme il me parut joli dans sa laideur, si tant est qu’un chien, ou une bête quelconque, puisse jamais être laid. Dans la nature, rien n’est laid que l’homme, du moins rien ne nous paraît laid que l’homme, parce que nous savons ce que l’homme pense et dit... Et nous trouvons belles les fleurs et les bêtes, parce que nous ne comprenons rien à ce qu’elles pensent et à ce qu’elles disent. En deux mots, ce chien était un résumé de toutes les races de chiens, j’entends les races pauvres et vagabondes. Il appartenait à cette catégorie de chiens prolétaires qu’on appelle des loulous. Lorsqu’il entra dans la salle à manger, où nous étions ma mère et moi, mon père avait encore sa peau de bique, et il tenait le chien sous son bras gauche... Et c’était une chose étrange. Ayant aperçu ce nouvel hôte, ma mère s’écria, consternée: --Qu’est-ce que c’est encore que ça? --Ma foi! c’est un chien! répondit mon père, qui était peu descriptif. Et, tous les deux, ils s’invectivèrent âcrement. Moi, pendant ce temps-là, j’observai que le petit chien qui semblait avoir très peur de mes parents semblait aussi me regarder avec sympathie... oui, avec sympathie, je l’affirme! Il y avait, dans ses yeux, vifs, mobiles et graves, quelque chose comme une tendresse pour moi, quelque chose comme une prière vers moi... J’en fus ému et charmé, et je l’aimai, tout de suite, de sa confiance. Ah! qui connaîtra jamais l’âme inconnue des chiens, et ce qu’elle contient de surhumanité merveilleuse; mais il ne fallait pas que je songe à prendre sa défense. Il eût suffi que j’exprimasse devant ma mère, le désir de faire de ce chien un petit compagnon de ma pensée et de mes jeux, pour qu’elle s’empressât aussitôt de le chasser. La dispute dura longtemps, et elle fut très vive. Le chien en suivait toutes les phases avec des regards effarés et suppliants, à la fois. Il fut convenu, pourtant, qu’on le garderait, mon père ayant fait remarquer que si notre voisin, l’épicier, qui avait été dévalisé, huit jours avant, de toutes ses chandelles et de tout son café, avait eu un chien pour l’avertir de la présence des voleurs, il n’eût peut-être pas été dévalisé. Il déclara: --Je te dis que ces chiens-là, c’est très bon pour les voleurs et pour les rats... Ça éloigne les uns, et ça mange les autres!... Ah!... Et il ajouta: --Et puis, ça n’est pas gênant dans un ménage!... Ça ne coûte rien de nourriture! On n’a pas besoin de leur donner à manger... Ils vont chercher leur vie dans les ordures de la rue!... --Oui! siffla ma mère... et chez le boucher aussi!... Tous les mois, on vous apporte des notes de côtelettes et de gigots!... Ah! nous avions bien besoin de cela!... merci!... Mon père haussa les épaules, et montrant le petit chien: --Allons donc!... Allons donc!... des gigots!... Qu’est-ce que tu chantes? Une petite bête comme ça... avec quoi veux-tu qu’elle prenne des gigots!... Ma mère s’obstinait: --Et s’il pisse sur les meubles?... C’est toi qui les nettoieras, hein?... --On le corrigera... D’ailleurs... D’un ton persuasif, et comme si cela devait couper court à toutes autres objections: --D’ailleurs... reprit-il... il s’appelle Bijou!... Et il le mit à terre, tandis que ma mère soupirait: --Enfin! Il faut en passer par tout ce que tu veux! Jamais tu ne ferais rien pour moi... Moi, je ne compte pour rien, ici. Ta domestique, et puis voilà tout!... Pourvu que tu trouves la soupe bonne, et ton linge propre... Ça te suffit!... Quant à moi!... Un chien... Dans la situation où nous sommes! Je vous demande un peu! Délivré de la peau de bique, Bijou alla, aussitôt, les oreilles tombantes et la queue basse, se cacher, sous le buffet, où il demeura, toute la soirée, allongé sur le ventre, à regarder d’un regard un peu étonné, singulièrement psychologique, les nouveaux maîtres chez qui il allait vivre désormais. J’étais enchanté. J’allais donc avoir enfin un compagnon, un ami de toutes les heures, un être intelligent et bon, et fidèle, avec qui je pourrais causer, en toute liberté, en qui je pourrais verser toutes mes confidences, mes chagrins, mes ennuis, mes joies... mes joies!... Eh! bien, oui, mes joies!... Puisque j’en aurai, maintenant, des joies, et qu’elles me viendront de lui. Ah! comme Bijou me parut supérieur à M. Narcisse, et comme notre amitié ne serait troublée par rien de mystérieux et de gênant!... J’augurai mille choses agréables et infiniment douces et d’une absolue sécurité en songeant à cette amitié future, car j’avais remarqué que, de son côté, Bijou avait dû faire, avait fait, relativement à moi, des réflexions pareilles aux miennes. J’avais remarqué également cette chose touchante, et dont je vous garantis, à vous qui lirez ces pages, l’exactitude: lorsque, après la discussion qui s’était élevée entre mon père et ma mère, il avait été, enfin, décidé qu’on ne chasserait pas Bijou, qu’on le garderait à la maison, le petit chien avait dressé les oreilles, et remué la queue, en signe de contentement... Il avait tout compris, le cher animal!... Et il semblait se dire à soi-même: --Voilà deux êtres grossiers, ridicules, ignorants, avares, qui ne m’aimeront jamais--car ils ne peuvent pas savoir ce qu’est le cœur d’un chien--qui me battront, peut-être!... Il n’importe, et qu’est-ce que cela me fait?... S’il n’y avait qu’eux, parbleu! il est bien sûr que je m’en irais à la première occasion!... Oui, mais il n’y a pas qu’eux... Il y a aussi un petit garçon... et dans ce petit garçon que voilà, dans ce petit garçon silencieux et triste, et bon, bon, bon, j’aurai un ami délicieux, un gentil petit ami qui me caressera, qui me parlera, qui me contera des histoires, et dont je sens que l’âme est comme la mienne, tendre et fidèle... et qui n’est pas bête non plus, et qui trouvera bien le moyen de me donner, de temps en temps, des morceaux de sucre... Non, non, je n’irai pas voler de la viande chez les bouchers, et je ne pisserai pas sur les meubles, et je serai soumis, respectueux avec ces deux horribles gens, pour être aimé de ce petit garçon!... Et je sauterai sur ses genoux, et je lui lécherai les joues, et je trottinerai derrière lui quand il ira dans la campagne ou à travers les rues!... Et je mordrai aux jambes les méchants qui le frapperont... Et je serai un bon petit chien, comme il est un bon petit enfant! Je n’avais pas eu tort de prêter à Bijou toutes ces gentilles paroles et toutes ces braves intentions. Car, le lendemain matin, étant descendu avant ma mère à la cuisine, j’aperçus Bijou qui, dès qu’il m’eut vu, vint à moi, la queue joyeuse, et me sauta aux jambes... --Oaou! oaou! oaou!... --Oui! oui!... mon petit Bijou, je te comprends bien. Et nous nous amuserons tous les deux!... Et nous nous dirons des choses que nous n’avons dites encore à personne, parce que, vois-tu, personne ne comprend les petits chiens et les petits enfants. --Aoue! aoue! aoue! Et prenant Bijou dans mes bras, je l’embrassai, et je lui dis: --Bijou! Bijou! je suis content que tu sois venu... Je ne serai plus seul, maintenant, plus jamais seul!... Ah! qui expliquera jamais ce que c’est qu’un chien. Quant à moi, je ne l’essaierai point. Pour pénétrer dans l’âme inconnue et charmante des bêtes, il faudrait connaître leur langage--car elles ont, chacune, un langage avec quoi elles nous parlent et que nous n’entendons pas. Je sens très bien que cette incommunicabilité est une grande sagesse de la nature; elle la préserve de mille catastrophes qu’il est facile de deviner; elle la sauve, peut-être, de la destruction. Imaginez, ne fût-ce qu’un instant, l’œuvre de dévastation que l’homme pourrait entreprendre, s’il pouvait inculquer aux bêtes son génie de la mort?... Mais c’est en même temps une chose très douloureuse, du moins, une chose qui m’est, à moi, très douloureuse. Je ne souffre jamais tant qu’en présence d’un cheval, d’une vache, d’un oiseau, d’une chenille, et de ne pas savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils désirent, et comment ils pensent et désirent. Cette ignorance me gâta, bien des fois, mon amitié pour Bijou. Les physiologistes ont beau fouiller de leurs scalpels les entrailles, les organes, les muscles, le cerveau des bêtes, nous ne saurons jamais rien d’elles. La grande erreur et le grand orgueil aussi de ceux-là qui tentèrent d’étudier le fonctionnement de la vie intellectuelle chez les animaux furent de leur attribuer, à l’état embryonnaire, des idées humaines. Ils dirent que, se nourrissant et se reproduisant à peu près comme l’homme, ils doivent penser comme lui. La vérité est que les bêtes doivent penser selon leur forme: les chiens en chien, les chevaux en cheval, les oiseaux en oiseau. Et voilà pourquoi nous ne nous comprendrons jamais! Les savants ont tiré de l’infériorité des bêtes, par rapport à nous, cet argument que, depuis qu’elles existent, elles font toujours les mêmes choses avec les mêmes mouvements, qu’elles n’inventent ni ne progressent. Le lapin creuse son terrier de la même façon qu’il y a dix mille ans, le chardonneret tresse son nid, l’araignée tisse sa toile, le castor construit sa hutte, sans apporter jamais la moindre modification dans la forme et dans l’ornement. Toute fantaisie, toute spontanéité individuelle, toute liberté critique semblent leur avoir été refusées; et ils n’obéissent qu’à des rythmes purement mécaniques, lesquels se transmettent avec une précision déconcertante et une régularité servile, à toutes les générations de lapins, de chardonnerets, d’araignées et de castors. Qui nous dit que ce que nous appelons des rythmes mécaniques ne sont pas des lois morales supérieures, et que si les bêtes ne progressent pas, c’est qu’elles sont arrivées du premier coup à la perfection, tandis que l’homme tâtonne, cherche, change, détruit et reconstruit sans être parvenu encore à la stabilité de son intelligence, au but de son désir, à l’harmonie de sa forme? Et puis, refuser de la spontanéité, c’est-à-dire de la volonté, de la conscience, aux bêtes, me semble une proposition purement injurieuse et parfaitement calomniatrice. Entre autres faits effarants, angoissants, que je pourrais citer, en voici un auquel il me fut donné d’assister, et qui fit sur moi une telle impression que, depuis, je ne peux plus voir, sans remords, passer un troupeau de bœufs, et qu’il ne m’a plus été possible de manger du poulet. Ma mère avait une amie qui élevait des poules en grande quantité; vous pensez bien que ce n’était pas pour son plaisir qu’elle les élevait: elle les élevait pour les engraisser, les malheureuses bestioles, et pour les vendre. C’était une femme très méchante, et qui n’avait dans l’âme aucune générosité. Avoir tenu dans ses mains un être quelconque, un être avec un cœur qui bat et des yeux qui regardent, et des veines qui charrient la chaleur et la vie, et livrer cet être au couteau!... n’est-ce pas une chose monstrueuse?... Mais voilà un genre de réflexion que la brave femme ne faisait jamais!... Un jour, elle s’aperçut, avec stupeur, que sa basse-cour était ravagée par la diphtérie. Ses poules mouraient, mouraient, comme les mouches en novembre. Tous les matins, on en trouvait deux, cinq, dix, quinze, toutes raides, à la crête noire, sur le plancher des poulaillers... Et la brave femme se lamentait, Dieu sait comme, et elle pleurait, et elle criait: --Les pauvres bêtes!... Les pauvres bêtes! Mais ce n’était pas sur «les pauvres bêtes» qu’elle pleurait, c’était sur elle-même. Sur le conseil d’un hygiéniste, elle commença par désinfecter sa basse-cour; puis, elle mit à part, à l’autre bout de sa propriété, dans une sorte de petit lazaret, les poules notoirement atteintes du mal... Elle les soigna avec un dévouement, ou plutôt, avec une ténacité surprenante. Le dévouement suppose de la noblesse, des qualités d’âme que n’avait point l’amie de ma mère; la ténacité évoque tout de suite un intérêt cupide. En effet, si elle souffrait, si elle se désespérait de la maladie de ses poules, ce n’est point qu’elle les aimât d’avoir été gentilles, c’est que c’était pour elle pertes d’argent ou gains compromis! Quatre fois par jour, elle se rendait au petit lazaret, avec toute une pharmacie compliquée et bruyante... Et c’était une grande pitié, vraiment, que de voir ces misérables poules, le dos rond, la plume triste et bouffante, la tête basse, rester immobiles, des journées entières, à regarder quoi! Elles ressemblaient à ces pauvres malades qui se navrent, sur des bancs, dans des jardins d’hospice... Accroupie au milieu du lazaret, la bonne femme les prenait une à une, les tâtait, les auscultait, leur nettoyait la gorge au moyen de longs pinceaux trempés dans des huiles antiseptiques... Puis, elle leur introduisait de force, dans le gosier, des boulettes de viande poudrées de quinquina. Et c’étaient des luttes, des cris, des battements d’ailes, un supplice enfin, pour les petites malades. Aussi, lorsqu’elles voyaient arriver de loin leur maîtresse, avec son tablier blanc, et sa pharmacie, et son panier de torture, elles se mettaient à glousser de terreur, à sautiller sur leurs pattes, et elles cherchaient à fuir... Or, une fois que j’étais chez la bonne femme et que je l’accompagnais au lazaret, voici ce que je vis... Oui, en vérité, voici ce que je vis... Aussitôt qu’elles nous eurent aperçus, la vieille et moi, traversant les pelouses et piquant vers le lazaret, trois poules survinrent clopin-clopant, se ranger devant leurs augettes remplies de millet, et, avec des mines ostentatoires et sournoises, avec des mouvements extraordinairement précipités, elles firent semblant de manger, avidement... Vous avez bien lu, n’est-ce pas?... Elles ne mangèrent pas: elles firent semblant de manger. Et le plus étonnant, c’est que, entre chaque coup de bec dans l’augette, elles nous regardaient d’un œil malicieux, et elles paraissaient nous dire: --Vous voyez, mes braves gens, que nous sommes guéries, et que vous n’avez plus besoin, dorénavant, de nous racler la gorge, et de nous introduire ces horribles boulettes qui nous dégoûtent et nous font si mal... Admirez comme nous sommes de vaillantes poules, et quel appétit est le nôtre... Remportez vos boîtes, vos fioles, vos pinceaux!... Ah! ah!... Et, en effet, je ne m’étais pas trompé. Elles faisaient semblant de manger d’un appétit furieux, en tapant du bec, frénétiquement, dans l’augette qui, peu à peu, se vidait. La bonne femme, qui n’était pas une observatrice, fut prise à cette supercherie. Elle dit joyeusement: --Ah! mes poules sont guéries!... --Pas du tout!... protestai-je. Elles ne sont pas du tout guéries... Regardez-les bien... Elles font semblant de manger, dans le but d’éviter vos soins qui les embêtent. --Tu es fou! Des poules! --Mais regardez-les!... --C’est ma foi vrai! s’écria la bonne femme. Ah! les garces! Et depuis ce jour, je n’ai pu, sans pleurer, voir un poulet à la broche... Est-il possible que l’homme ose se nourrir avec de l’intelligence, de la volonté, du caprice, de l’ironie, et toutes ces choses délicieuses qui sont dans l’âme des bêtes!... Quant à Bijou, je ne le gardai pas longtemps... Il mourut, par une triste nuit, entre mes bras; il mourut pour, en fouillant dans les ordures de la rue, avoir avalé un morceau de verre. Son agonie fut quelque chose d’horrible. Dans mes bras, il avait des plaintes, comme un petit enfant, et il me regardait, avec des supplications si douloureuses, que je pleurais à chaudes larmes, en criant: --Bijou! Bijou! ne meurs pas... Tu me fais trop de peine... Ou si tu meurs, ne me regarde pas ainsi!... Bijou! Bijou! mon pauvre Bijou!... Quand il fut mort, je redevins plus seul que jamais!... Et d’avoir connu l’amitié d’une petite bête, la solitude me fut quelque chose de plus pesant et de plus atroce. C’est ainsi que je fus amené, peu à peu, par la privation de tout amour, à ne vivre qu’en moi-même, à me créer des figures, des aventures et des paysages purement intérieurs. Toute la journée, dans une petite pièce sombre qui donnait sur une cour noire et sale, occupé à la tenue des livres et à la correspondance commerciale, travaux que je finis par rendre absolument mécaniques, je ne sortais jamais plus, dans la ville ni dans la campagne. Depuis le départ de M. Narcisse, il n’y avait plus de fleurs chez nous, non, même plus de fleurs, sinon le bouquet nuptial de ma mère, qui se désagrégeait, sous un globe, dans la salle à manger... La sorte de petite grâce, l’espèce de petit parfum que nous avait apportés la présence du lamentable professeur, tout cela avait disparu... A peine si j’avais la curiosité de regarder dans la rue où c’étaient, sans cesse, les mêmes visages, les mêmes choses, les mêmes bêtes qui passaient, avec des habitudes chaque jour pareilles et des mouvements qui, jamais, ne se renouvelaient!... Les petites villes ont, même sur les bêtes, des influences déplorables et des contagions d’abrutissement... Quand j’avais des loisirs et des livres, je lisais; c’était là mon unique récréation. Mais j’ai déjà dit que je n’avais pas souvent de livres! J’en arrivai très vite, et presque sans souffrir, à m’abstraire de toutes choses ambiantes, même des événements quotidiens de la maison, même de mon père, de ma mère, de la vieille femme de ménage, des clients, qui n’étaient plus pour moi que de vagues ombres, projetées sur le carreau de la boutique, ou glissant sur les murs. La conversation de mes parents, le soir, leurs querelles, aiguës et glapissantes, leurs plaintes, leurs conseils et leurs reproches, tout cela n’avait pas plus d’importance dans ma vie muette et fermée aux bruits extérieurs, que le bourdonnement des mouches, dans l’arrière-boutique où je travaillais, ou que le vent soufflant du dehors, sur les toits de la ville!... Et encore, il m’arrivait, parfois, d’écouter le vent... Il avait des musiques que j’aimais... Ayant très peu vu, très peu vécu, mais beaucoup senti déjà, j’avais accumulé en moi, retenu en moi assez de formes différentes, assez de pensées et de sentiments divers pour me construire une existence silencieuse au dehors, violente et grondante au dedans, en somme, pleine de beautés plastiques et morales--du moins, je les jugeais telles... Cette existence, que je ne puis mieux comparer qu’à un temple dans un désert, je la peuplai de toutes sortes de choses et de toutes sortes de gens, faits de ce que j’avais saisi au passage, empruntés aussi à ce que j’avais lu dans les livres... Et mon imagination achevait le reste... Évidemment, cela était souvent incohérent et chimérique. Il y manquait, en plus de l’harmonie, la force créatrice de la réalité, mais je m’y amusai extrêmement. Et je ne tardai pas à développer en moi, chaque jour davantage, par un entraînement continuel, par une espèce de curieux automatisme cérébral, cette puissance d’idéation, cette frénésie d’évocation si extraordinaire, que mes rêves prenaient, pour ainsi dire, une consistance corporelle, une tangibilité organique, où mes sens se donnaient l’illusion parfaite de s’exercer, de s’exalter mieux qu’à des réalités! J’ai connu, sans me rendre compte de leur mécanisme, et sans y aider autrement que par le cerveau, j’ai connu, dès l’âge de treize ans, des plaisirs sexuels d’une singulière complication et d’une acuité de possession telle, que je ressentais, à les éprouver, d’obscures et mortelles terreurs. Mais je restais chétif, de nature rétrécie, de membres grêles et insuffisants, de muscles mous; j’avais, comme aujourd’hui--car je n’ai pas vieilli, étant né vieux--la peau étiolée, fripée et toute grise, mes veines charriaient un sang pauvre et mal coloré; mes poumons respiraient avec effort, comme ceux d’un pulmonique. Toutes ces tares physiologiques, je les attribue à cette tension permanente de mon cerveau qui, de tous mes organes, était le seul qui fonctionnât... Étant toujours assis, je n’ai pour ainsi dire pas grandi, et à seize ans, mon dos était voûté ainsi qu’un dos de vieillard... Hier, en fouillant dans un tas de choses inutiles et depuis longtemps mises au rebut, j’ai retrouvé une photographie de moi, faite, à cette époque, sur le désir de ma mère, par un photographe ambulant. Pourquoi ma mère a-t-elle eu cette idée bizarre de faire fixer mon image d’enfant, qui accuse son atroce égoïsme, et ce que sa maternité eut d’insensible et d’imprévoyant?... Cette photographie est un peu effacée et toute jaune. Mais les traits et l’expression du visage demeurent sur le fond disparu. Eh! bien, je n’ai pas changé... Je suis tel que j’étais alors... un petit vieux triste et fané. Non, en vérité, je n’ai pas vieilli, sinon que mes cheveux, rares d’ailleurs, ont pris une teinte ternement blanchâtre, et que mes dents--celles, du moins, que je n’ai pas perdues--sont devenues toutes noires et pareilles à des racines d’arbuste mort... Et voyez combien il y avait peu de vie physique en moi, ce qu’il y avait en moi peu de sève: ma barbe n’a pas poussé! Enfant, j’avais l’air d’un vieillard; vieillard, je ressemble à un enfant malade!... Et pourtant, quel est l’être humain en qui se soient concentrées plus de flammes que dans ce corps chétif que je suis, plus de flammes dévoratrices et meurtrières, et qui soit allé, comme moi, jusqu’au bout de son désir?... Chose curieuse, autant mes rêves, dans l’éveil, étaient exubérants et magnifiques, autant, dans le sommeil, ils étaient plats, pauvrement et douloureusement plats! Je n’avais alors et je n’ai encore maintenant que des rêves d’inachèvement, que des rêves d’avortement!... Je ne pouvais et je ne puis saisir quoi que ce soit, dans mes rêves, ni rien étreindre, ni rien atteindre, ni rien toucher!... Et, par un contraste bizarre, ce ne sont, dans ces rêves-là, que des représentations vulgaires, des figurations inférieures de la vie!... Ainsi, me voilà dans une gare... Je dois prendre le train... Le train est là, grondant, devant moi... Des gens que je connais et que j’accompagne, montent dans les wagons avec aisance... Moi, je ne puis pas... Ils m’appellent... Je ne puis pas, je suis cloué au sol... Des employés passent et me pressent: «Montez donc!... Montez donc!...» Je ne puis pas... Et le train s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques ricanent de mon impuissance; une horloge électrique se moque de moi... Un autre train arrive, puis un autre... Dix, vingt, cinquante, cent trains se forment pour moi, s’offrent à moi, successivement... Je ne puis pas... Ils s’en vont, l’un après l’autre, sans qu’il m’ait été possible d’atteindre, soit le marchepied, soit la poignée de la portière... Et je reste, toujours là, les pieds cloués au sol, immobile et nu--pourquoi nu?--devant des foules dont je sens peser sur moi les mille regards ironiques. Ou bien, je suis à la chasse... Dans les luzernes et dans les bruyères, à chaque pas, se lèvent bruyamment des perdrix... J’épaule mon fusil... je tire... Mon fusil ne part pas, mon fusil ne part jamais... J’ai beau presser sur la gâchette. En vain! Il ne part pas!... Bien souvent, les lièvres s’arrêtent et me regardent curieusement; les perdrix s’arrêtent dans leur vol, devenu immobile, et me regardent aussi... Je tire... je tire!... Il ne part pas... il n’est jamais parti! Ou bien encore j’arrive devant un escalier... C’est l’escalier de ma maison. Il faut que je rentre chez moi!... J’ai cinq étages à monter... Je lève une jambe, puis l’autre... et je ne monte pas!... Je suis retenu par une force incoercible, et je ne parviens pas à poser mes pieds sur la première marche de l’escalier... Je piétine, je piétine, je m’épuise en efforts d’inutile ascension... Mes jambes vont l’une après l’autre, avec une rapidité vertigineuse... Et je ne monte pas!... La sueur ruisselle sur mon corps, la respiration me manque... Et brusquement, je me réveille... le cœur battant, la poitrine oppressée... la fièvre dans toutes mes veines où le cauchemar galope... Tels sont mes rêves, la nuit; tels sont toujours mes rêves!... Pourquoi ces rêves, et jamais d’autres?... Y a-t-il donc un symbole dans les rêves? J’en ai dit assez, je pense, sur mon adolescence solitaire, rêveuse et triste, pour bien faire comprendre le pauvre être silencieux, ignorant, timide et passionné que j’étais, lorsqu’il fut, un beau soir, décidé par mes parents que j’irais à Paris. Je dis mes parents et ce n’est exact que pour l’un d’eux, car mon père n’approuvait pas ce départ, et il invoquait, à l’appui de sa résistance, des raisons comme celle-ci, qu’il émettait, du reste, la bouche molle, le regard incertain, avec l’air de «s’en fiche», si je puis dire: --Il est bien trop bête, pour aller à Paris... Pour un autre, parbleu! Paris serait la fortune!... Ah! si j’avais été à Paris, moi!... Mais lui!... Que veux-tu qu’il fasse à Paris!... Jamais il ne se reconnaîtra dans les rues de Paris... Ah! le pauvre enfant!... Ma mère était d’un avis différent... On sentait, dans toutes ses paroles, la hâte qu’elle avait de se débarrasser de moi... Pourquoi? Est-ce que je la gênais? Est-ce que je la contrariais en quoi que ce fût? Cela me fit de la peine, non pour moi, je vous assure, mais pour elle... Je n’aimais pas à la surprendre en flagrant délit d’égoïsme et de dureté. Aux objections, d’ailleurs, de plus en plus indécises de mon père, elle répliquait: --Une place comme ça!... C’est une chance incroyable... une occasion unique. Si nous n’en profitons pas, nous l’aurons toujours sur les bras!... Que peut-il devenir ici, sinon manger de la nourriture qu’il ne gagne même pas!... --Enfin, il t’aide... Il tient tes livres! --Eh bien...! il ne manquerait plus que ça! --Oui, mais, Paris!... Paris!... --Voilà-t-il pas une grande affaire?... Il s’arrangera, donc!... Or, cette chance, cette occasion unique, cette place obtenue, grâce à je ne sais plus quelles recommandations de curés, c’était une place moitié de comptable, moitié de copiste, dans une administration dont après trois ans je n’ai jamais pu savoir ce qu’elle administrait, et si elle était commerciale, industrielle, financière, artistique, politique, religieuse, militaire, maritime, coloniale, étant un peu tout cela, et bien d’autres choses encore... Naturellement, ce fut l’avis de ma mère qui prévalut. Quant à moi, selon les bonnes traditions de la famille, je n’avais même pas été consulté. Bien d’autres eussent été heureux de partir d’une maison où ils n’étaient pas aimés, heureux de conquérir leur liberté et de donner à leurs rêves de jeunesse l’essor magnifique... Eh bien, cette décision, je l’acceptai avec la plus complète indifférence et--cela vous paraîtra, peut-être, extraordinaire--sans la moindre curiosité. Là ou ailleurs, que m’importait!... Puisque j’avais déjà pris l’habitude de ne pas vivre parmi les hommes et parmi les choses... puisque je sentais que je ne pourrais vivre qu’en moi-même! Ce fut ma mère qui m’installa à Paris, n’ayant pas, pour cette délicate mission, confiance en mon père, lequel «ne faisait jamais que des bêtises, et n’avait pas la moindre idée de ce qu’est l’argent»... Elle profita de ce voyage pour renouer connaissance avec ces vieux amis de la famille, les braves merciers du Marais, chez qui le commerce n’allait pas, et dont, plus tard,--à la suite des circonstances infiniment burlesques que j’ai racontées--je devais épouser la fille. Nous fûmes bien accueillis. Chacun se remémora un tas de vieilles choses oubliées et, dans un attendrissement général, il fut convenu que je viendrais, chaque dimanche, dîner en famille, avec ces vieux amis de la famille, que diable!... --Et nous le surveillerons! Et nous lui apprendrons ce que c’est que l’existence parisienne... Ce sera comme notre enfant... notre deuxième enfant!... Braves gens!... Ah! l’horreur sinistre des braves gens!... Sur leur indication, ma mère me choisit, pour la somme de quinze francs par mois, une chambre, ou plutôt un indicible taudis, dans une ignoble maison meublée de la rue Princesse, une petite rue étroite et sombre, sans cesse encombrée de lourds camions et où jamais l’air ni la lumière n’avaient pénétré... Une prison!... Ma mère dit simplement, après avoir, pour la forme, inspecté la chambre: --Ça n’est pas très luxueux... mais c’est bien suffisant pour un jeune homme de province... Et puis, là, tu es à égale distance de ton bureau et des vieux amis de la famille... Et, surtout, il ne faut pas oublier qu’il y a là, tout près, un omnibus pour les jours de pluie... ce qui est très commode... Ma chambre donnait à l’extérieur sur une cour aussi noire, aussi humide, mais moins large qu’un puits. Quand on ouvrait l’unique fenêtre, on se heurtait à la fenêtre, en face, où pendaient sur des cordes d’innommables guenilles... A l’intérieur, elle donnait sur un palier effrayant, puant, suintant, et qui, tout de suite, vous donnait l’idée du crime... Le soir, une petite veilleuse qui brûlait dans un coin, à chaque étage, faisait mouvoir des ombres effarantes... et, sur les murs, des rampements d’insectes mous... Pour voisins, j’avais à droite une espèce d’individu sale et rébarbatif qui--je le sus plus tard--vendait dans les rues des plans de Paris, et, je crois, aussi, des images défendues, qu’on appelle des cartes transparentes; à gauche, j’avais une vieille dame asthmatique, qui réparait des tapisseries... Les locataires des autres étages me semblèrent, dans le même genre, de condition misérable ou de métier louche, appartenant presque tous à cette confrérie extraordinaire, mystérieuse et troublante du camelot!... J’avoue que je ne fus pas trop rassuré. Lorsque je sortais de la maison ou que j’y rentrais, j’avoue que j’avais au cœur un tremblement, un effroi... l’effroi de ces murs, de ces escaliers, de toute cette obscurité morne et visqueuse, où les rencontres humaines prenaient des aspects sinistres... Ma mère, sans doute, n’avait rien vu de tout cela. Elle n’avait vu ni ces murs, ni ces escaliers, ni ces visages, car je ne puis croire qu’elle ait, délibérément et consciemment, choisi ce coupe-gorge pour y loger son fils... Durant les trois premières nuits, bien que j’eusse la prudence, aussitôt rentré, de verrouiller ma porte, il me fut impossible de m’endormir. Et je regrettai presque ma chambre de là-bas, qui, certes, n’était pas somptueuse non plus... et je regrettai aussi la cour si triste où ma mère, le matin, venait, sale et débraillée, traînant ses savates et son jupon dans l’ordure, étendre ses frusques sur les cordes... Et je regrettai, pareillement, la rue si mélancolique où, toujours aux mêmes heures, spectres d’hébétude, les mêmes passants passaient!... C’est dans cette maison de la rue Princesse que, huit jours après mon installation, il m’arriva la seule aventure dramatique de ma vie, car mon mariage, au fond si tragique, et la mort si irrésistiblement comique de ma belle-mère, je ne les considère pas comme des aventures, mais seulement comme de menus incidents sans importance ou du moins, comme des incidents dont l’importance n’est que pittoresque et anecdotique. Vous comprendrez donc que je mette une certaine coquetterie d’émotion, et même quelque orgueil, à vous en faire le récit... Une nuit--il pouvait être deux heures du matin--je venais de m’endormir... Je m’endormais très tard, parce que ayant pu me procurer des livres je lisais, je lisais, jusqu’à ce que la fatigue me fît tomber le livre des mains... Je venais de m’endormir, lorsque je fus réveillé en sursaut par un grand cri... Ce cri semblait avoir été poussé dans la chambre de gauche qu’habitait la vieille dame aux tapisseries... Je me dressai sur mon lit, écoutant... A vrai dire, je n’étais pas très étonné... Terrifié?... oui, peut-être... Mais étonné, non!... Ce qui m’étonnait, c’est que ce qui arrivait là ne fût pas arrivé plus tôt... Qu’était-il donc arrivé? J’écoutai, le cœur battant... Un second cri plus faible... puis, comme un bruit de lutte... un heurt de meubles... un paquet qu’on traîne... des chaises remuées... des coups sourds... et enfin, une voix, une voix de terreur, que je distinguai nettement... une voix de femme comme étouffée, et criant: «Au secours!... au secours!...» à plusieurs reprises... puis rien!... Je me levai... A la hâte, je m’habillai dans l’obscurité... Ma peur était telle, à ce moment, que pour rien au monde je n’aurais voulu allumer une bougie... Dans la chambre voisine, tous les bruits avaient cessé... Et c’était maintenant, dans toute la maison, comme un silence de mort... Qu’allais-je faire?... J’hésitai longtemps à prendre un parti... N’avais-je pas été victime d’une hallucination?... J’écoutai encore... Rien... rien!... Rien que le tic-tac de mon cœur qui battait avec force... Et ce silence me parut plus effrayant que les bruits, que la voix, que les coups sourds!... --Il faut que je sache!... il faut que je sache!... me dis-je. J’ouvris la porte, et me trouvai sur le palier. La veilleuse était éteinte... Une ignoble odeur d’huile brûlée me fit broncher, comme un jeune cheval l’odeur d’un cadavre dans la nuit... Et, perdu dans cette ombre, je me sentais tout tremblant... tout tremblant... tout petit... tout petit!... Ah! si petit!... Je n’osais plus, je ne voulais plus, je ne pouvais plus avancer; la nuit du palier pesait sur moi plus lourde, plus écrasante, qu’une chape de plomb... Et le silence était si profond que j’entendais, réellement, ramper les insectes noirs sur les murs... Pourtant, le courage ne tarda pas à me revenir; le désir de savoir ce qui s’était passé là, de connaître la raison de ces cris, de ces appels, de ces chocs sourds, dissipa ou plutôt galvanisa ma terreur... Après tout, j’avais peut-être été victime d’une hallucination... Mais je voulais en avoir le cœur net, comme disait ma mère chaque fois qu’elle se trouvait en présence d’un événement embrouillé, de quelque chose qu’elle ne comprenait pas et dont elle avait l’obsession de la comprendre... Si je mentionne ce souvenir, qui peut paraître puéril ou déplacé en un tel récit, c’est que je me rappelle--comme si je les revivais encore,--que, durant ces tragiques minutes, j’avais, en moi, la hantise de cette phrase stupide et que je me répétais sans cesse, d’une voix intérieure, mais obstinée, ces mots: «Je veux en avoir le cœur net, je veux en avoir le cœur net!...» Je rentrai dans ma chambre où j’allumai--avec combien de peine--une bougie... et je sortis, de nouveau, sur le palier. Alors je vis une chose si effrayante que je reculai encore... Mais ce ne fut qu’une faiblesse d’une seconde, et, par un violent effort sur moi-même, je la surmontai facilement... Voici ce que je vis. La porte de droite, la porte de cette chambre qu’habitait la vieille dame aux tapisseries, était grande ouverte... Un linge blanchâtre et deux pieds en dépassaient le seuil, deux pieds immobiles et nus, deux pieds dressés dans la position que doivent avoir les pieds appartenant à une personne couchée sur le dos... Il est rare que les choses--à l’exception des yeux--soient effrayantes en soi. Elles ne le sont que par les circonstances qui les entourent, à un moment déterminé, et les événements terribles où elles n’ont d’autre valeur d’action que d’y avoir--je ne dis pas même participé, mais simplement assisté!... Ce qui m’effrayait dans ces pieds, ce n’étaient pas les pieds eux-mêmes, mais les cris, les appels, les chocs que j’avais entendus, et qui leur donnaient une signification précise de témoignage? Et puis, il faut bien que je le dise... A cet effroi général, s’ajoutait un autre effroi particulier; c’est que j’ai toujours eu, non pas, peut-être, la terreur, mais l’invincible dégoût des pieds nus. Je ne saurais expliquer pourquoi... mais je n’ai jamais pu voir des pieds nus, sans qu’aussitôt ils évoquassent en moi les images si singulièrement effarantes, cauchemardantes, de l’Embryon... des analogies avec les larves, les fœtus... oui, tout le cauchemar angoissant et horrible de l’incomplet, de l’inachevé! Je fus quelque temps à pouvoir détacher mon regard de ces pieds qui, d’abord rigides comme des pieds de mort, me parurent ensuite, à force de les regarder fixement, doués d’une vie douloureuse... Du moins, il me sembla bien--mais il se peut que la lumière dansante de la bougie m’ait donné cette illusion--que le gros orteil du pied gauche eut, à plusieurs reprises, des mouvements de crispation, et faut-il l’écrire?--des grimaces, de véritables grimaces, ainsi qu’un visage... Enfin, m’habituant à cette lueur étrangement mouvante de la bougie, qui déplaçait et les couleurs et les formes, il me sembla aussi que ce bout de linge blanc dont j’ai parlé était tout tacheté de sang... Décidé à savoir, je me portai en face de la chambre, et, tendant la lumière au bout de mon bras allongé, dans l’ombre de la chambre, je vis ceci: Une femme--la vieille femme aux tapisseries,--était couchée sur le plancher, la gorge largement fendue par une blessure où le sang se caillait en noirs et luisants grumelots. Elle était à peu près nue et très pâle de peau... Sur sa pauvre gorge couturée, sur sa poitrine maigre, sur ses bras osseux, sur son ventre plissé, dans ses cheveux grisonnants, partout du sang... des éclaboussements de sang... Je me souviens que sa main baignait, tout entière, dans une mare rouge qui s’étalait autour d’elle, sur le plancher... Je pensai défaillir, mais faisant appel à tout mon courage, à toutes mes énergies, je me précipitai sur la vieille femme, je me penchai pour voir, pour sentir qu’elle n’était pas morte... qu’elle respirait encore, peut-être!... Je tenais le bougeoir dans ma main droite et, en me penchant sur la vieille femme, je me rappelle qu’une goutte de cire liquide tomba sur son œil grand ouvert, sur son œil terrifié où elle se figea, blanchâtre, comme une taie. Et toujours en moi cette phrase qui ne me quittait pas, et qui, maintenant, sautillait en moi, comme un refrain de chanson: --Je veux en avoir le cœur net... je veux en avoir le cœur net!... Je posai le bougeoir près du corps et je me mis à le tâter en toutes ses parties... Les membres étaient encore chauds et souples... Mais le ventre se refroidissait et le cœur ne battait plus! La pauvre vieille était bien morte, bien morte, bien morte! Or, je veux vous avouer l’étrange sensation que j’éprouvai à la suite de cette constatation... Ce fut presque de la joie... Non, pas de la joie tout à fait... mais quelque chose de doux comme un allègement, comme une délivrance. J’avais la poitrine libre, les membres plus légers, le cerveau tranquille... Je ne ressentais plus de terreur et, en vérité, j’étais presque content que la vieille fût morte!... Morte, je n’avais plus rien à faire qu’à me dire qu’elle était bien morte; vivante, c’était toute une complication: il m’eût fallu tenter de la rappeler complètement à la vie... Et je comprenais mon impuissance devant cette responsabilité. --Ma foi! me dis-je avec une philosophie admirable, mieux vaut pour elle et pour moi qu’elle soit morte!... Et nous en avons tous les deux, elle et moi, le cœur net!... A la lueur très faible de la bougie, je remarquai dans la chambre des traces de violence et de lutte: les draps du lit arrachés, deux chaises tombées, les tiroirs d’une commode vidés, un globe de verre brisé et dont les morceaux brillaient, çà et là, parmi des choses déchiquetées et jonchant le carrelage du plancher. Je n’attachai pas, d’abord, à ce désordre des objets une idée autre que celle du désordre lui-même... Et, à ce moment-là, chose extraordinaire, devant ce cadavre encore chaud, et mutilé, devant ce sang répandu, devant ces traces de lutte, il ne me vint pas à l’esprit que la vieille avait été assassinée, comme si ces choses-là étaient naturelles, qu’elles avaient dû s’accomplir d’elles-mêmes et toutes seules! Je commençai par ramener sur le ventre nu de la vieille femme sa chemise roulée, déchirée et sanglante, et, prenant le cadavre dans mes bras, la face, la poitrine, les mains barbouillées de sang visqueux, je m’ingéniai à le soulever, à le traîner, afin de pouvoir le déposer sur le lit... Deux fois, je le laissai retomber avec un bruit sourd... Ploc!... --Je veux en avoir le cœur net... je veux en avoir le cœur net!... chantait en moi la voix de plus en plus obstinée. Et, comme, pour la troisième fois, je tentais d’enserrer le cadavre trop lourd pour mes bras débiles, une main, tout à coup, se posa sur mon épaule, pesamment. Je poussai un cri et me retournai... Et je vis deux yeux féroces et gouailleurs, une barbe sale, une bouche ignoblement tombante, la bouche, la barbe, les yeux de mon voisin, le camelot... --Ah!... ah!... fit-il, je t’y pince!... Puis: --Qu’est-ce que tu fais ici?... L’étonnement ne me permit pas de parler, l’étonnement, seul, car je n’imaginais rien au delà de cette présence, et je n’en redoutais rien d’autre que la propre terreur qu’elle dégageait: --Qu’est-ce que tu fais ici?... répéta-t-il. --Je ne sais pas!... balbutiai-je. --Ah! tu ne sais pas!... tu ne sais pas!... Elle est bonne!... Et il me secouait rudement par les épaules... Et ses yeux avaient des lueurs sombres. Il était en chemise, lui aussi, avec les jambes nues, des jambes couvertes de poils. --Pourquoi es-tu ici? Alors, ne sachant ce que je répondais, je répondis sur l’air de la chanson, qui chantait en moi: --Je voulais en avoir le cœur net!... Je voulais en avoir le cœur net!... --Ah! tu voulais en avoir le cœur net!... Eh bien... attends un peu!... M’ayant lâché, il sortit, referma la porte... Et j’entendis aussitôt la voix qui retentissait dans l’escalier. --A l’assassin!... au secours! au secours!... Et des portes s’ouvrirent, claquèrent. Et des voix se répondirent, d’étage en étage... Et les cris du camelot retentirent, plus forts: --A l’assassin!... au secours!... à l’assassin!... Hébété, je m’étais laissé tomber, sur le plancher, près du cadavre... Et je répétais sur l’air d’une vieille chanson de mon pays: --Je veux en avoir le cœur net!... Je veux en avoir le cœur net!... Aux appels, aux cris poussés par le camelot dans l’escalier, toute la maison s’était réveillée, toute la maison s’était levée. Et la chambre de la vieille fut bientôt envahie par une foule de curieux, les uns vêtus à la hâte de n’importe quoi, les autres en chemise, tous si pittoresquement désordonnés, si expressivement effarés et tremblants, que, malgré mon hébétude, je ne pus m’empêcher de remarquer leurs comiques silhouettes et d’en jouir--ce ne fut qu’un moment--d’en jouir comme d’un spectacle très divertissant. Même, après tant d’années, je revois la plupart de ces têtes, lâches, peureuses et cruelles, et ce m’est encore une gaieté... Ils arrivaient successivement dans la chambre, chacun avec un petit bougeoir à la main, tendaient le col, demandaient: --Qu’est-ce qu’il y a?... Qu’est-ce qu’il y a? A toutes les interrogations, le camelot répondait: --Hé! Vous le voyez bien... Il y a qu’elle est morte!... Il y a qu’il l’a tuée!... --Oh! mon Dieu!... Il me désignait d’un doigt formellement accusateur à l’indignation de tous... Et pour qu’il ne restât plus un doute dans l’esprit de personne, il expliquait avec des gestes rapides: --Je l’ai surpris au moment où il achevait de la tuer... Elle était renversée comme ça, sur le plancher... lui, couché sur elle... comme ça, il la tenait à la gorge... Et il farfouillait la blessure de son couteau, comme ça!... comme ça!... Il y avait, çà et là, des exclamations d’horreur, et, peut-être, des protestations, des doutes... --Mais, regardez-le... s’acharnait le camelot... Regardez sa chemise, ses mains, son visage... Ils sont pleins de sang! --C’est vrai!... C’est vrai!... --Oh!... oh!... oh!... Une femme dit: --C’est presque un enfant! Un autre dit: --Il n’a pas de barbe encore!... Une troisième dit simplement, avec de l’admiration: --Ainsi!... Voyez-vous ça! Alors, le camelot insistait: --Mais regardez-le!... Et son air de bête prise au piège!... --C’est vrai!... C’est vrai!... Comme je l’ai raconté plus haut, épuisé par mes efforts à le soulever, à le traîner, je m’étais laissé tomber près du cadavre... Je ne faisais pas un mouvement... Et je considérais tout ce monde, je considérais le camelot, sans entendre encore, sans comprendre qu’il m’accusait du meurtre de la vieille aux tapisseries... Je n’avais plus aucune idée dans la tête... Ma tête était vide, vide, vide!... Et tout cela qui se passait autour de moi était si nouveau, si étrangement nouveau, et si grimaçant, si incohérent, qu’il ne m’était pas possible d’admettre que je ne rêvasse point... Toutes ces figures, je me rappelle, n’avaient plus pour moi la moindre consistance corporelle... C’étaient des ombres qui se déformaient au moindre souffle du vent entrant par la porte, et qui s’évanouissaient pour se reconstituer ensuite, fuligineuses... Je les suivais, comme on suit, dans l’air, les fumées, les nuages ou les brumes qui montent, le matin, des rivières... Le camelot, actif et terrible, vint à moi, m’obligea à me lever, et, m’empoignant l’épaule d’un geste rude: --Comment l’as-tu tuée?... Pourquoi l’as-tu tuée?... Réponds!... Comme je restais muet: --Allons! réponds... insista-t-il. Et il me secouait l’épaule à me briser la clavicule. Il me semblait aussi que ma cervelle clapotait dans mon crâne, comme de l’eau remuée... J’avais le vertige... --Réponds donc!... Machinalement, je répondis: --Je ne sais pas... Je ne sais pas!... Triomphalement, le camelot se tourna vers les curieux, et, les prenant à témoin de mes paroles: --Vous voyez! dit-il... Vous entendez!... Il avoue! --Oui!... oui!... oui!... Je vis des bouches m’invectiver, des yeux me maudire, des poings se tendre furieux et menaçants vers moi... Une femme enveloppée d’un châle rouge, et qui tenait une petite lampe à pétrole dans sa main, proposa qu’on me mît à mort. --Oui!... oui!... oui!... Le camelot s’interposa: --Non!... Il ne faut pas y toucher... Il faut qu’il meure sur l’échafaud... Attendons le commissaire de police... On est allé chercher le commissaire de police... Un vieil homme hochait la tête... Il dit: --Est-ce possible!... Il est si faible... Et les blessures sont si horribles... La gorge a été fendue d’un seul coup!... --Mais regarde donc sa chemise sanglante, réitéra le camelot, ses mains rouges, son visage tout barbouillé... Et puisqu’il avoue!... --C’est vrai!... c’est vrai!... Le vieil homme s’obstina: --Je ne dis pas le contraire... Pourtant, il est bien faible... Et il paraît idiot!... --Puisqu’il avoue!... Tu l’as bien entendu!... S’adressant aux curieux: --Vous l’avez bien entendu, tous? demanda-t-il d’une voix forte. --C’est vrai!... c’est vrai!... --Et il n’est ici que depuis huit jours!... Qu’est-ce qu’il est venu faire ici?... Pourquoi est-il ici?... --C’est vrai!... C’est vrai!... Ensuite, on parla de la vieille, de ses vertus, de sa bonté; on vanta sa vie pauvre et résignée... C’était une sainte... Pour tuer une pareille femme, il ne fallait pas avoir de cœur!... Il fallait avoir l’âme bien criminelle!... Quelques-uns pleurèrent... Combien de temps cette scène dura-t-elle? Je n’en sais rien. Il arriva que je n’entendis plus rien... J’étais engourdi... J’avais comme un immense besoin de dormir... Et lorsque le commissaire de police entra, suivi de plusieurs agents, mon esprit était bien loin de l’hôtel, du camelot, du cadavre... Mon esprit était revenu au pays, là-bas, à M. Narcisse, à ma mère, à mes longues stations contre les vitres de ma chambre... --Comment vous appelez-vous?... me demanda le commissaire. --Je ne sais pas... je ne sais pas!... répondis-je. --Vous ne voulez pas dire comment vous vous appelez?... --Je ne sais pas!... Le commissaire grogna: --C’est bien!... Hum!... Puis il me laissa sous la garde des agents, il examina le cadavre, inspecta la chambre du crime, puis la mienne, toujours suivi du camelot obséquieux et bavard, qui, sans cesse, répétait: --Monsieur le commissaire, voilà comment ça s’est passé... Le commissaire de police était un petit homme gros et court et qui soufflait comme un bœuf. Malgré la gravité de l’affaire, malgré le cadavre et le sang il avait une physionomie joviale, un air de pochard gai et bon enfant, que le souci de sa responsabilité ne parvenait pas à rendre sévère. Il ne me fit pas peur. Au contraire, son agitation m’amusa extrêmement. Il entrait, tournait, virevoltait, sortait, revenait et ressortait avec un empressement si comique, qu’il ressemblait à un fantoche de pantomime. Et le camelot fantoche aussi, mais fantoche sinistre, ne le quittait pas d’une semelle, entrait, tournait, virevoltait, sortait, revenait et ressortait avec lui, toujours bavard et toujours gesticulant. Sur le palier, les gens de l’hôtel assistaient curieusement à ces allées et venues, ne perdant pas un seul des mouvements du commissaire et du camelot. Et moi, flanqué de deux agents indifférents et silencieux, je faisais comme les gens de l’hôtel, sans songer un instant que je fusse un des principaux acteurs de ce drame. Et je me souvenais que, jadis, étant enfant, j’avais vu, dans des baraques de la foire, des scènes pareilles, dont le burlesque n’était peut-être pas si intense, et ne diminuait pas, aussi complètement, la majesté terrible du crime. Lorsque le commissaire se fut enfin rendu compte et du meurtre de la vieille, et de la disposition des lieux, il ordonna aux curieux de se retirer chacun chez soi... Puis, s’adressant au camelot, qui lui soufflait dans le dos je ne sais quelles dénonciations: --Qu’est-ce que vous foutez ici, vous? Allez-vous-en!... Mais le camelot résistait: --Puisque je l’ai vu, monsieur le commissaire! Ma présence ici est indispensable. Je suis le seul témoin!... Puisque j’ai tout vu. --Comment vous appelez-vous? --Isidore Borgne, monsieur le commissaire. --Hum! Hum!... Et qu’est-ce que vous faites? --Je suis camelot... --Ah! ah!... Qu’est-ce que vous faites, nom de Dieu? --Je vends des plans de Paris... --C’est bien!... Foutez-moi la paix, maintenant... Et si j’ai besoin de vous... je vous ferai appeler... --Mais, monsieur le commissaire!... Le brave commissaire se fâcha, devant cette insistance, et appelant un agent: --Empoignez-moi ce lascar-là, ordonna-t-il... Et surveillez-le!... Le camelot protesta pour la forme: --Je suis un bon citoyen, moi... Ça ne se passera pas comme ça!... Et il se remit docilement, mais un peu effaré, aux mains de l’agent... Lorsque le palier fut déblayé, le commissaire referma la porte de la chambre qu’éclairaient maintenant deux bougeoirs, posés sur la cheminée, et une lampe à pétrole, sur une petite table encombrée, je me rappelle, de chiffons rouges. J’étais toujours flanqué de mes deux agents, et le cadavre gisait à mes pieds, sur le plancher où la mare de sang s’élargissait... Le magistrat prit une chaise, s’assit en face de moi, s’épongea le front, souffla... Et, après m’avoir considéré avec attention durant quelques secondes, il dit: --Voyons ça!... voyons ça!... A nous deux, maintenant. Je n’étais pas ému... Et même, à cette minute tragique, j’avais l’esprit très libre... Je dois avouer aussi que le cadavre ne me terrifiait plus... Il ne me donnait pas d’autre idée que celle d’un vieux meuble brisé, d’un vieux tapis déchiré... Non, en vérité, je n’avais plus la sensation que cette chose inerte eût été une personne vivante... Toute ma curiosité allait vers le commissaire, vers sa face ronde et couperosée, où l’alcool avait déposé des couches de bistre, vers sa chaîne de montre qui pendait sur son gros ventre, et vers son pantalon qui, tendu sur ses larges cuisses courtes, faisait, aux jarrets ployés, des rides crapuleuses... Pas une seconde, en le regardant curieusement, comme on regarde une caricature, je ne songeai qu’il y eût, sous ce visage vulgaire, en ce grotesque exemplaire d’humanité déformée, qu’il y eût une force sociale... plus qu’une force sociale, mais la société tout entière, avec ses droits implacables de juger et de punir!... J’y ai pensé depuis, bien des fois, à cette fiction abominable et terrifiante qu’on appelle: la société!... Et bien des fois, je me suis demandé par suite de quelles déformations morales, de quelles aberrances intellectuelles, ceux à qui la prétendue société délègue ses droits arbitraires de juger et de punir, ont-ils, tous, un air de parenté physique, une ressemblance matérielle qui fait que depuis plus de deux mille ans, toutes les faces de juges sont pareilles, et portent les mêmes tares sinistres d’iniquité, de férocité, et de crime!... Cette observation ne s’applique pas à mon commissaire de police dont le visage, au lieu des tares professionnelles, se contentait de montrer des tares d’alcoolique, et une laideur rubiconde si joyeuse qu’il ne me vint pas à l’idée de trembler devant lui, comme quiconque, innocent ou coupable, doit trembler, jusqu’au tréfonds de ses moelles, devant le juge qui l’interroge... J’examinais donc le brave commissaire, et je ne le voyais plus dans la chambre où il était assis devant moi, c’est-à-dire, dans sa fonction sociale; je le voyais dans sa fonction humaine, c’est-à-dire au petit café où il devait, tous les jours, enluminer sa trogne et vernir ses joues et perdre, de plus en plus, dans la joie de boire, dans le rêve charmant d’être saoul, la cruauté de son métier... Et je l’aimais véritablement d’être un ivrogne, car les ivrognes sont de braves gens, et, toujours, d’admirables poètes. Tout à coup, le commissaire me demanda: --Allons, voyons, dites-moi pourquoi vous avez tué cette vieille femme? Je n’avais pas bien compris cette question, qu’il m’avait posée d’une voix soufflante et brouillée. Je dis machinalement: --Je voulais en avoir le cœur net. Le commissaire s’ébroua comme un cheval. --Comment, le cœur net? fit-il. Le cœur net de quoi? Vous vouliez la violer?... --Oh! monsieur le commissaire... --Enfin, expliquez-vous!... Quoi? Qu’est-ce que vous entendez par votre cœur net? Et, sans me donner le temps de répondre, brusquement: --Comment vous appelez-vous? Je me nommai. --Et qu’est-ce que vous faites ici? Je le lui dis. --Quel âge avez-vous? --Vingt ans! --Et d’où venez-vous? Alors, je racontai mon pays, ma mère, monsieur Narcisse, mon petit chien Bijou, ma maladie, notre voyage à Paris, et les vieux amis de ma famille, et la terreur que j’avais eue, dès le premier jour, dans l’escalier de la maison meublée... Le commissaire ponctuait chaque phrase d’exclamations comme celles-ci: «Bon! Bon! Diable!... Diable!» et il soufflait comme une forge! Lorsque j’eus terminé mon récit: --C’est bien curieux!... fit-il, c’est curieux!... Une jeune femme, mon Dieu... que vous l’ayez tuée, je ne l’excuserais pas... mais je le comprendrais... Dans la passion, on ne se connaît plus... Va te faire fiche! Mais une vieille comme celle-ci!... Ma parole d’honneur, c’est trop fort!... Vous êtes donc fou?... --Mais je ne l’ai pas tuée, monsieur le commissaire, criai-je de toutes mes forces. Ce n’est pas moi qui l’ai tuée!... --Alors, qu’est-ce que vous me chantez depuis une demi-heure? Qui est-ce qui l’a tuée?... --Je ne sais pas!... Le commissaire se leva, me prit par les épaules, me regarda fixement: --C’est le camelot, hein!... Allons, dites-le!... Mais dites-le donc!... --Mais non... je ne sais pas... je n’ai rien vu... Et c’est pour cela, monsieur le commissaire, que je voulais en avoir le cœur net! Le commissaire réfléchit, puis, prenant une résolution brusque: --Tout cela n’est pas clair! dit-il... Je vais vous mener au Dépôt... Je vais mener aussi le camelot au Dépôt... Vous vous débrouillerez devant le juge d’instruction. Et il ordonna aux agents: --Au Dépôt, tout le monde!... Par le flanc droit, arche!... Je fus donc conduit au Dépôt. Durant la route, le camelot ne cessa de protester: --Je suis un citoyen français!... Je me plaindrai à Rochefort!... Il y avait eu, dans la journée, une rafle de malfaiteurs et de filles publiques. Toutes les salles de cette abominable prison étaient encombrées, pleines de figures assez sinistres, il est vrai, mais dont j’eus plus de pitié que d’horreur. Je n’essaierai pas de dépeindre la saleté et la malodeur de ces salles. Cela dépasse toute imagination, et je ne crois pas qu’il y ait, dans la langue, des mots assez forts, assez vengeurs, pour en donner l’idée. L’impression sur ma personne physique fut telle que je faillis m’évanouir. Il me sembla que je venais de recevoir, d’un coup, le choc de toutes les maladies mortelles. De fait, l’air chargé de miasmes trop lourds était irrespirable. Il s’agglutinait à mes bronches comme de la matière solide, âpre et gluante. Quant à l’impression morale que j’en ressentis, ce fut pire encore. Longtemps, je fus accablé comme sous le poids d’une chose trop pesante et douloureuse. Ce qui, dans ce grouillement humain, apparaît plus que le vice et le crime, c’est la pauvreté, la détresse infinie où la société peut précipiter des êtres vivants et qui ont, si rudimentaires, si déformés qu’ils soient, un cerveau et un cœur, de la pensée et de l’amour!... Ces deux choses mystérieuses et qui font la créature humaine, il n’est pas un regard où je ne les aie reconnues, même aux yeux des plus brutes et des plus déchus!... Et ces êtres qui, malgré tout conservent dans les ténèbres de leur raison et de leur conscience, une petite lueur, ou plutôt un reflet pâle et trouble de cette lueur d’humanité, on les traite comme on n’oserait pas traiter des rats ou des cloportes!... Ici, dans la promiscuité hideuse de ces salles, tous les âges sont confondus... A côté des vagabonds endurcis, des vieux routiers de la débauche et du crime, se voient des enfants, de pauvres enfants de douze ans, à qui il serait facile, pourtant, d’éviter de pareils contacts et qui, bien souvent, gardent, d’une seule journée ou d’une seule nuit passée dans cet enfer, une flétrissure éternelle... Ils sont entrés, ignorants et aussi purs qu’il est possible à de petits abandonnés de l’être, et ils en sortent, souillés dans leur corps, quelquefois, dans leur âme, toujours! C’est l’apprentissage, par l’État, par la justice de l’État, du bagne et de l’échafaud. Parmi toutes ces créatures de hasard, parquées plus barbarement que des bêtes dans cette geôle immonde du Dépôt, je ne doutai point qu’il s’en trouvât beaucoup d’innocents comme je l’étais moi-même, et, d’autres, plus douloureux encore, dont le seul crime était que devant tant de maisons, tant de magasins gorgés, tant de richesses gaspillées, ils n’eussent ni un abri, ni un vêtement, ni un morceau de pain!... Et, à l’aspect frémissant de toutes ces misères je me souvins avoir vu, il n’y avait pas trois jours, ce drame effrayant... mais combien banal, et de tous les jours! Ce matin-là, à mon heure habituelle, je me rendais, obéissante machine, à mon bureau. Il pleuvait... Une de ces petites pluies parisiennes si lentes, si tristes et qui vous traversent l’âme, plus encore que le vêtement. Dans la rue, pleine de flaques, devant la boutique d’un épicier, il y avait un gros tas d’ordures... Les gens allaient et venaient, courbés sous des parapluies luisants, et l’eau, jaune et sale, gargouillait dans les ruisseaux. Un chien passa qui, ayant flairé le tas d’ordures, continua sa route, dédaigneusement, dans sa jugeotte impeccable de chien, sans doute: il avait compris qu’il n’y avait rien pour lui. Ensuite, une vieille femme, vêtue de guenilles, le visage décharné, survint, marchant péniblement sur le trottoir. Ce qui lui servait de vêtements ruisselait de pluie, alourdissait encore son allure lourde et chancelante... Elle avisa le tas qu’avait méprisé le chien, s’arrêta, courba son échine très âgée, et se mit à fouiller dans l’ordure avec ses mains. Que cherchait-elle? Comme tous les pauvres maudits qui gardent, en eux, l’impossible espoir des trouvailles libératrices et qui voient luire la fortune dans les déchets, dans les vomissures des maisons, peut-être espérait-elle trouver un objet de prix qu’elle aurait pu vendre, ou simplement un morceau de pain qu’elle aurait pu manger!... Je la regardais avec une curiosité pitoyable, et la pluie qui tombait plus fort, à ce moment, s’acharnait sur sa robe qui, collée, laissait voir sa déplorable ossature... Sa main fouillait, comme un crochet, l’ordure... Tout à coup, elle agrippa une orange dont la moitié était pourrie et couverte de moisissures!... Elle en essuya l’ordure sur l’ordure de sa manche et vivement, avec un geste d’affamée, elle la porta à sa bouche, et se mit à la manger avidement, voracement, gloutonnement... J’eus le cœur étreint par une grande angoisse... Je n’avais pas imaginé que les pauvres en fussent arrivés à cette infamie de la pauvreté qui leur jetait la bouche aux ordures de la rue!... Je tâtai si j’avais quelques sous dans ma poche, et y trouvant une pièce de cinq francs, je la donnai à la vieille, les yeux pleins de larmes... Alors, la vieille prit la pièce du même geste âpre et farouche avec lequel elle avait pris l’orange, sans me remercier, sans même me regarder... Et, barbotant dans les flaques, presque légère, elle traversa la rue et se précipita dans la boutique d’un marchand de vins où, bientôt, elle disparut... Et j’espérai... ah! oui, je vous le jure, j’espérai avec ferveur qu’elle se saoulerait et qu’elle achèterait, avec ma pièce blanche, un peu d’oubli et un peu de joie! J’examinai toutes les figures autour de moi... Oui, vraiment, c’étaient des figures de crime, parce que c’étaient des figures de faim... Combien y avait-il de ces souffrances, des souffrances pires, sans doute, parmi tous les guenilleux dont les salles du Dépôt étaient pleines!... Et je les aimai d’un immense amour!... Cette nuit-là, dans cette abjecte prison, où il y avait de tout, assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de culture de la misère... Elle veut des misérables, parce qu’il lui faut des criminels pour étayer sa domination, pour organiser son exploitation!... Et j’ai compris que celui-là qui, une fois poussé au crime par la nécessité de vivre, est tombé dans le crime ne peut plus se relever du crime, jamais, jamais. La société l’y enfonce, chaque jour, à chaque heure, plus avant, plus profondément... Elle est semblable à ce passant, sur la berge d’un fleuve, à ce passant qui, voyant un noyé se débattre et l’appeler, lui jetterait des pierres et des pierres, afin qu’il disparaisse à jamais dans les ténèbres de l’eau!... Toute la nuit, je demeurai silencieux, dans un coin de cette salle qu’éclairait funèbrement un bec de gaz dont la flamme vacillait sous l’orage des voix... Des gens me frôlèrent, des gens me bousculèrent; d’impudiques vieillards, avec des yeux de fous, me soufflèrent dans l’oreille des mots abominables. Je ne disais rien... je regardais, et mon âme, de plus en plus, descendait en des tristesses profondes... Et le camelot allait et venait, important, bavard, tutoyant tout le monde... Il avait retrouvé là de vieilles connaissances... de vieux amis de crime... Ce n’est qu’au matin que, malgré les interrogatoires du commissaire de police, j’eus enfin la certitude qu’il avait assassiné la vieille aux tapisseries. --Oui, oui! Je comprends maintenant... c’est lui!... c’est lui!... Et je me dis encore: --Après tout, il a peut-être bien fait de la tuer. Je ne sais pas... Je ne le dénoncerai pas... Ah! ma foi, non!... Qu’ils s’arrangent tous les deux, la justice et lui! Je n’avais pas bougé de mon coin, pris, tout entier, par l’imprévu de l’aventure et du spectacle si nouveau qui s’offrait à moi. Je puis dire que c’était la première fois que je voyais de la misère, de la misère totale, et comme il n’en existe réellement qu’à Paris. En province, dans les petits bourgs et dans la campagne, la misère n’est que relative, parce que, riche ou pauvre, tout le monde s’y connaît... Et puis, les champs, les forêts, les vieilles masures abandonnées, les huttes de cantonnier, les troncs des arbres morts, ont, tout de même, de l’hospitalité!... Les vagabonds trouvent des cavernes pour s’y tapir, des fruits aux arbres, et dans les maisons, presque toujours, un morceau de pain... A Paris, ils ne trouvent rien. Les individus ont trop de hâte, trop de fièvres, trop d’affaires, pour songer à être bons. L’État fait de la charité une sorte de citadelle inaccessible. Pour y parvenir, il faut des mots de passe qu’on ignore, des cartes d’identité, il faut passer par des filières administratives, des stations dans les bureaux, être électeur, payer des contributions, posséder des certificats de bonne vie et mœurs, pour avoir droit à un secours!... A Paris, on ne peut se payer le luxe d’être pauvre, qu’à la condition d’être riche!... Le Dépôt, c’était véritablement, pour moi, la fissure de lumière par où je plongeais jusqu’au fond du gouffre de misère... Et je fus effrayé... et je sentis, en mon âme, comme un découragement! Près de moi, il y avait un homme qui n’avait pas bougé, non plus, de toute la nuit. Il était là, quand j’étais entré. Il se tenait assis, sur le plancher, le dos appuyé au mur, la tête dans ses mains, et il paraissait dormir... Je ne fis pas d’abord attention, étant trop occupé de moi-même, et du camelot, et des figures sinistres qui allaient et venaient ainsi que des bêtes fauves dans des cages. Ce ne fut que vers le matin, lorsque le gaz s’éteignit, qu’il remua un peu ses jambes, raidies par l’immobilité, et qu’il recula, contre la muraille, ses épaules meurtries et ankylosées... Je le vis alors, je vis son visage, si tant est qu’on puisse dire de cette face humaine que ce fût un visage: des yeux las et comme voilés, une peau fripée et jaune, une courte barbe, terne et rare, qui ressemblait plutôt à une maladie dartreuse qu’à une barbe. Lui aussi me vit, du moins il me regarda; il me regarda longtemps et fixement, sans que j’eusse la sensation qu’il me vît. Malgré son manque d’expression, ce regard exprimait une grande douceur, triste et résignée. Cela venait sans doute de ce que le regard étrange de cet homme n’exprimait rien, et je remarquai sur ses deux prunelles quelque chose de blanchâtre, et de pareil à deux petites taies, qui en brisaient l’éclat intérieur. --Je ne te vois pas bien!... me dit-il. Mais tu as l’air tout jeune... et tu n’as pas de barbe... Et sûrement tu n’es jamais venu ici!... Pourquoi es-tu ici? Bien que je fusse heureux qu’on m’adressât la parole, et que ma pensée eût un contact avec une autre pensée humaine, je répondis, brièvement, et de façon à rompre tout entretien: --Je ne sais pas! L’homme hocha la tête et son dos oscilla contre le mur. --Tu ne sais pas! fit-il... sans doute! On ne sait jamais pourquoi l’on est ici! Tu ne veux pas parler? --Si!... je veux bien parler. --Alors, pourquoi me dis-tu des bêtises, avec un air de crainte... Est-ce que je te fais peur?... --Non... Tu ne me fais pas peur!... --Alors, pourquoi es-tu ici?... Je m’enhardis: --Je suis ici... parce que dans la maison que j’habite une vieille femme a été assassinée!... --Tous les jours, on assassine des vieilles femmes. Ça n’est pas une raison. Après un silence de quelques secondes, il ajouta: --Tu habites une maison?... Tu as de la chance, toi!... Approche un peu, que je te voie mieux. Ton visage est tout brouillé... Quel âge as-tu? --Vingt ans... Et toi? --Oh! moi, je n’ai plus d’âge!... Depuis trois années, les minutes me semblent si longues, si éternelles, que je crois bien que j’ai vécu, au moins, quarante ans!... Et je n’ai pas de maison non plus, je n’ai rien... Que fais-tu? --Je suis employé dans une maison de banque... Et j’aligne, sur des pages, des chiffres auxquels je ne comprends rien!... --Tu as de la chance! --Voilà seulement huit jours que je suis à Paris!... Et toi, qu’est-ce que tu fais? --Moi, je dors sur les bancs des jardins publics. Mais c’est un métier difficile et plein de dangers, j’y renonce. Autrefois, je chantais et je disais des vers dans des cabarets de Montmartre... Mais les vers étaient trop tristes... et j’étais trop mal vêtu!... On exigeait que j’eusse une redingote tombant sur mes talons, un pantalon à la houzarde, une cravate à triple torsion... et des cheveux je ne sais comment!... Au bout de quelques soirs, on n’a plus voulu de moi... et l’on m’a mis à la porte... Comprends-tu? --Je ne comprends pas bien ce que tu dis!... Tu chantais des vers?... --Hé oui! --Des vers de toi? --Bien sûr! --Alors, tu es poète?... --Regarde ma peau fripée, et le creux de mon ventre, et mes guenilles... Est-ce que je n’ai pas l’air d’être poète?... Regarde-moi mieux, toi qui habites une maison... Je suis presque aveugle... Une nuit que j’avais dormi, au bord de la Seine, derrière un tas de pierres, je me suis réveillé avec des yeux qui ne voyaient plus!... qui ne voyaient presque plus... C’est peut-être la vingtième fois qu’on m’amène ici!... Car je suis si pauvre, si indiciblement pauvre, que je n’ai même plus le droit de dormir quelque part!... Quand je suis trop fatigué, et que je m’étends sur un banc, ou sous l’arche d’un pont, on me ramasse... Il paraît que j’ai volé quelque chose à la société!... Il eut un sourire d’une tristesse charmante, et il reprit: --Aujourd’hui, je passerai devant des juges... Et ils me diront: «Ah! c’est encore vous!... Nous n’en pouvons plus de vous condamner». Et ils me renverront... Les prisons ne veulent plus de moi... Elles refusent de me nourrir... Je ne leur fais pas honneur, n’ayant jamais commis de crime!... Qui est-ce qui a tué la vieille femme pour le meurtre de qui tu es ici? --Je ne sais pas!... Veux-tu que je te raconte? --Je n’y tiens pas... Cela ne m’intéresse point... Il y a tant de vieilles femmes qu’on tue, chaque jour, dans Paris!... Je te demandais cela pour dire quelque chose, et aussi parce que je voudrais que ce fût moi qui l’aie tuée!... --Toi! pourquoi, toi?... --Parce que j’aurais une maison, une gamelle et, sur le corps, un peu de laine chaude... Je rêve du bagne comme d’un palais... On doit y être bien!... Mais je suis trop lâche!... La vue d’un couteau me fait trembler!... Et je m’évanouis à l’odeur du sang!... Oui! les assassins et les voleurs sont des hommes heureux... Ils peuvent vivre!... Moi, qui ne puis me résoudre à tuer et à voler, je vais... je vais comme ces chiens perdus, fouillant ci, vautrés là... dans le froid, dans le vent... dans la pluie, dans la nuit!... Il fit de sa casquette une sorte de tampon qu’il inséra entre le mur et son dos... --Dis donc?... Comme je n’avais pas répondu: --Dis-donc? répéta-t-il... M’écoutes-tu?... --Oui, je t’écoute... Mais j’ai trop de peine à entendre tes paroles!... Tu me fais pleurer!... --Eh bien! écoute encore ceci... après, tu pleureras à ton aise, et moi je me rendormirai, car je n’ai pas assez dormi... Dis donc... --Je t’écoute... --Quand nous serons libres, tous les deux, toi et moi... tu me feras une petite place dans ta maison. --Je veux bien! --Et puis, tu tueras des gens riches... et si l’on te pince, je dirai que c’est moi qui les ai tués!... Comment t’appelles-tu?... A ce moment, il se fit, dans la salle, un grand tumulte... Des gendarmes venaient d’entrer: --Ah! zut!... fit l’homme... On vient peut-être me chercher... J’aurais voulu dormir encore!... Ce n’était ni moi, ni mon compagnon que les gendarmes étaient venus prendre... Mon compagnon, alors, se rendormit, et moi je continuai de regarder l’affreux drame du Dépôt. C’est de cette journée que datent la pitié et la révolte qui furent, pour ainsi dire, les bases de ma vie morale. Ma faiblesse physique, ma timidité intellectuelle n’ont jamais permis à ces deux sentiments de s’affirmer dans une forme active, et j’en ai cruellement souffert... Mais, voyez combien le cœur de l’homme est rempli d’énigmes et de contradictions douloureuses. La créature humaine envers qui j’eusse dû montrer le plus de pitié, ma femme, est peut-être la seule envers qui je me montrai inexorable. Pas une minute, mon dégoût n’a faibli devant sa laideur et devant le ridicule de son âme, qui sont, pourtant, des choses émouvantes et bien faites pour remplir d’adoration et de dévouement les grands cœurs... Ah! je ne regrette pas cette journée passée au Dépôt. Elle m’a permis de voir de la misère que l’on ne peut même pas soupçonner au dehors. J’ai vu de pauvres petits enfants de six, de huit et dix ans, enfermés dans des couloirs étroits, obscurs et puants, avec des galvaudeux plus âgés et vicieux; j’ai vu des misères sordides, des êtres en loques, hâves, décharnés, d’ambulants cadavres, de frissonnants spectres, sortis de quels enfers!... Ah! on se le demande. Quand une société enferme dans une telle promiscuité de débauches des enfants de six ans avec des adolescents déjà corrompus, a-t-elle le droit de se plaindre si elle ne récolte, plus tard, que des mendiants, des sodomistes et des assassins?... A-t-elle surtout le droit de les punir?... A Paris, les philosophes de l’optimisme meurtrier ne voient pas la misère... Non seulement ils ne la voient pas, ils la nient!... --Nous avons décrété l’abondance générale, disent-ils; le bonheur fait partie de notre Constitution... Il est inscrit sur nos monuments, et fleurit gaiement à nos fenêtres, enseigne nationale... Il n’est de pauvres que ceux qui veulent l’être, que ceux qui, malgré nous, s’obstinent à l’être... Ce sont des entêtés!... Par conséquent, qu’ils nous laissent tranquilles. Et comment verraient-ils la misère?... Paris la cache sous son luxe menteur, comme une femme cache sous le velours et les dentelles de son corsage le cancer qui lui ronge le sein. Pour ne pas entendre les cris qui montent des enfers sociaux, Paris étouffe le lamento de la misère dans l’orchestre de ses plaisirs... Aucune voix de pauvre diable ne traverse, ne peut traverser le bruit continu des fêtes et le remuement d’or des affaires... Et comment verraient-ils la misère?... Savent-ils seulement qu’il existe, entassés dans des demeures trop étroites et malsaines, des milliers et des milliers d’êtres humains pour qui chaque aspiration d’air équivaut à une gorgée de poison, et qui meurent de ce dont vivent les autres?... Le triste poète, à ma gauche, dormait maintenant profondément... A ma droite, un homme, maigre, au teint plombé, vêtu d’un bourgeron de travail, toussait avec de pénibles efforts. Je lui demandai pourquoi il était ici et quel était son crime: --C’était la paye hier, répondit-il d’une voix sifflante... Je me suis saoulé comme de juste... Et je crois bien que j’ai eu des mots avec un agent qui me bousculait... Il me semble que je l’ai appelé: «Vache!...» D’abord, j’étais saoul et je chantais. Ensuite, pourquoi m’a-t-il rudoyé?... Je ne lui disais rien!... Est-ce qu’il est défendu aux pauvres de chanter, maintenant?... Ce qui m’embête, c’est la femme et les gosses, qui ne savent pas, bien sûr, ce que je suis devenu et qui doivent me croire mort! Sans ça, mon Dieu, dormir là ou ailleurs!... --Vous avez l’air malade? lui dis-je. Et vous toussez! --Si je suis malade?... Parbleu!... Comment voulez-vous que je ne sois pas malade?... Il faudrait que vous voyiez notre logement!... L’atmosphère est tellement viciée où nous vivons, que, chaque matin, quand je me réveille, ayant d’ailleurs mal dormi, j’ai toujours la sensation d’une petite asphyxie... Ce n’est que dans la rue, en allant à mon travail, et après avoir pris deux ou trois verres, que, peu à peu, mes poumons parviennent à se décrasser des poisons absorbés pendant la nuit... Et vous pensez si j’y vais gaiement, au travail, avec le front serré, la gorge sifflante, l’estomac mal en train, les jambes molles!... Et comment voulez-vous aussi que les enfants ne soient pas malades!... Et la femme, je me demande où elle trouve la force de résister à ce lent et continuel empoisonnement. Moi, ça va encore, parce que je me saoule de temps en temps, et que de me saouler ça me nettoie la carcasse... Mais la femme!... Mais les gosses!... Ils n’ont pas toujours de quoi manger à leur faim!... Ça, c’est vrai, que si je buvais moins, ils pourraient peut-être manger plus!... Mais, si je ne buvais pas, il y a longtemps que je serais mort!... Alors, quoi faire?... Et c’est sans remède, voyez-vous, et c’est abominable! Si on avait de l’air, encore!... Dans les maisons, ou plutôt dans les taudis où l’on nous force à habiter, il n’y en a pas!... Où en prendre?... La porte s’ouvre sur un couloir ou sur un palier, empuanti par les émanations des cabinets et des plombs... La fenêtre, elle, donne sur une cour profonde, humide et noire comme un puits, où flottent, dans l’air déjà irrespirable des grandes villes, tous les germes mortels, où tourbillonnent tous les pullulements bacillaires que peuvent produire les ordures stagnantes et volantes de cent cinquante ménages, parqués en d’obscures cellules... J’aime mieux ne pas ouvrir et ne respirer que nos ordures à nous, que nos poisons à nous!... Dame! n’est-ce pas?... --Et, alors?... --Alors!... Rien... --Et les pétitions? --Oh! la la!... --Et la révolte?... --J’en ai soupé... On a fait des révolutions en criant: «Du pain!... Du pain!...» On pourrait en faire une, en criant: «De l’air!... De l’air!...». Mais, comme les révolutions, jusqu’ici, ne nous ont pas donné davantage de pain, il faut croire qu’elles ne nous donneraient pas davantage d’air pur!... J’aime mieux me saouler, quand je puis!... --Est-ce qu’il n’y a personne qui s’occupe de vous?... --Il y en a quelques-unes... On ne veut pas les entendre... On n’entend jamais que ceux qui font les lois... Et toutes les lois sont contre nous!... C’est bien simple!... Il faut, à l’homme, pour vivre--pour vivre seulement--cent mètres cubes d’air pur, par vingt-quatre heures... au-dessous de quoi, c’est l’asphyxie... Or, les logements--nos logements--n’ont en moyenne qu’une capacité de trente mètres... et dans ces trente mètres sont entassés la famille, le chien, le chat, les oiseaux,--car il faut bien des bêtes pour nous aimer,--sans compter les fleurs qui exhalent de l’acide carbonique durant toute une nuit de huit heures... Ajoutez que, le plus souvent, ces trente mètres ne forment qu’une seule pièce, tout à la fois cuisine et chambre à coucher, que la cheminée ou le fourneau rebelle, la lampe qui fume, prennent l’oxygène utile et rejettent les gaz dangereux... Ajoutez aussi qu’à chaque entrebâillement de la porte, entre de l’air qui a passé de chambre en chambre, dans toute la maison... de l’air qui est allé sentir les alvéoles pulmonaires d’un tuberculeux d’en haut, d’un catarrheux d’en bas, qui a passé sur de la diphtérie, de la fièvre typhoïde, de la scarlatine. Conclusion: maladie et misère, et finalement mort... J’aime mieux me saouler. Il fut pris d’une quinte de toux qui lui déchira la poitrine... Après quoi: --Et vous... me dit-il... vous êtes un enfant de bourgeois... et vous ne semblez guère plus heureux que moi!... Je répondis gravement: --Oh! moi... Depuis que j’ai vu tant de misères, je sens bien que je ne serai jamais plus heureux... Et un immense désespoir entra en moi. Ce n’est seulement que dans l’après-midi que je fus amené chez le juge d’instruction. Le camelot m’y avait précédé. Je le vis dans les couloirs du Palais de Justice, qui marchait, la tête basse et la mine navrée, entre deux gendarmes. Il était très pâle et fort abattu... Peut-être avait-il avoué son crime? Peut-être le seul aspect de ces inexorables couloirs lui avait-il mis aux épaules et dans le cœur cet accablement. Oh! ces couloirs! Le froid glacial et morne de ces couloirs!... Et ces visages de justice, plus froids encore et plus terribles que ces murs!... Et ces visages de douleur, sur lesquels la loi a mis ses griffes de torture!... Et comme les pas résonnaient cruellement, dans ces longs couloirs, entre ces murs nus où l’espérance ne peut accrocher ses dernières loques!... Que de dos tristes, de dos vaincus!... Et que de bouches de proie aussi, les bouches aux mauvaises paroles, les bouches aux mensonges féroces!... Et comme les robes des juges et des avocats soufflent, dans leur vol sinistre; un vent qui fait frissonner!... En croisant le camelot, j’eus réellement pitié de lui... Bien sûr, il avait tué la vieille femme aux tapisseries... Je ne pouvais plus douter de son crime... Mais qu’était cette vieille femme, que faisait-elle, à quoi était-elle utile dans la vie?... Je l’avais rencontrée deux fois dans l’escalier de l’hôtel. Elle m’avait paru revêche et grognonne, et, tout de suite, j’avais détesté ses lèvres sèches et ses deux petits yeux cruels... Le camelot, lui, en dépit de certaines tares de misère, semblait un joyeux drille... Il avait un air de bonhomie gouailleuse, de cynisme bon enfant qui m’était plutôt sympathique... Bien des fois, en sortant de sa chambre, il chantait des airs gais, de sautillants refrains, indice, après tout, d’une conscience calme et sans haine... En tuant la vieille, il avait peut-être des raisons profondes, si profondes, qu’il ne les soupçonnait même pas... J’ai souvent pensé, depuis ces heures troublées, où tant et tant de choses avaient surgi en moi et devant moi, j’ai pensé que l’assassinat pouvait bien être, comme la tempête, comme les épidémies, une loi mystérieuse, une force économique de la nature. La nature, dont nous ne connaissons pas, dont nous ne connaîtrons jamais les desseins, élit certains hommes, arme certains bras, pour des suppressions nécessaires, pour des équilibres vitaux indispensables... Il y a des assassinats que je ne m’explique que comme une sorte de volonté cosmique, que comme un rétablissement d’harmonie... Aux vivants forts et joyeux, il faut de l’espace, comme il en faut aux arbres sains, aux plantes vigoureuses qui ne croissent bien et ne montent, dans le soleil, leurs puissantes cimes, qu’à condition de dévorer toutes les pauvres, chétives et inutiles essences qui leur volent, sans profit pour la vie générale, leur nourriture et leurs moyens de développement... Est-ce qu’il n’en serait pas pour l’homme ce qu’il en est pour les végétaux?... Et j’ai souvent protesté. «Mais non, mais non, disais-je... L’homme a une faculté de déplacement, et la terre est grande!... S’il n’est pas bien ici, il peut aller ailleurs... Le végétal, lui, est rivé au sol où le retiennent, enchaîné et captif, ses racines... Et puis, que sait-on?... Et ne faudrait-il pas mieux abattre les gros arbres pour laisser aux petits qui meurent à leur ombre, plus d’air, plus de lumière?» Ce que je savais, par exemple, au moment où je rencontrai, entre les gendarmes, le malheureux camelot accablé, c’est que son crime ne m’effrayait pas, ne m’effrayait plus... Mieux, je le considérais comme une victime inconsciente de la nature... Et si j’avais pu le sauver du châtiment, je l’eusse fait avec une grande joie... C’est que je sentais naître en moi un sentiment encore confus, un sentiment qui, par la suite, fut la philosophie de mon existence et que je puis traduire ainsi: «Il faut être toujours pour ce qui vit, contre ce qui est mort». Quant à moi, fort de mon innocence, ignorant encore ce que l’appareil judiciaire recouvre de ruses, de parti pris et de mensonges, je n’avais aucune peur... Je m’étais habitué à l’hostilité de ces murs, de ces couloirs, de ces visages, et ce fut d’une chair tranquille et d’un cœur indifférent que j’entrai chez le juge d’instruction. C’était un petit homme gras et rose, un peu chauve, sans lunettes, sans barbe et dont la main gauche, vulgaire, boulue et courte, était ornée de bagues barbares. Un être quelconque, un passant, rien!... Oui, cet homme qui jugeait les hommes, qui disposait, à sa volonté, de leur fortune, de leur honneur et de leur vie, me parut être cette apparence vague, cette ombre anonyme, ce furtif reflet d’humanité, qu’on appelle un passant... Ni sur lui, ni en lui, il ne portait aucun signe physique ou moral de sa puissance formidable... Il était juge, comme il aurait pu être médecin, épicier, notaire ou restaurateur... En vain, je cherchai en lui quelque chose par où il dépassât le niveau du contribuable et de l’électeur. Je n’y trouvai que les tares ineffaçables de la médiocrité... Il ne me troubla pas. Dès que j’eus été introduit, les gendarmes se retirèrent... Le juge écrivait... Il écrivait peut-être un arrêt de mort, et ses gros doigts n’avaient pas un frémissement... Tout d’abord, il ne leva pas les yeux sur moi... Il était tassé dans un fauteuil à dossier bas, et ce que je voyais le mieux de lui, c’étaient son crâne rose sous les poils rares, et les bagues de sa main... Je voyais aussi sa paupière gauche, armée de longs cils, une paupière plissée qui remuait, comme un petit morceau d’étoffe dans un courant d’air... En face de lui, devant une table séparée de la sienne par une espèce de cartonnier sur le haut duquel étaient posés, sans ordre, des dossiers, un autre personnage quelconque, un second passant, la tête couverte de cheveux ébouriffés, se curait les oreilles avec un porte-plume... C’était le greffier... Si le juge était gras et rose, le greffier était maigre et blafard... La peau de son front et de ses joues était pareille à la peau fripée d’un vieux gant... Il avait de longues jambes croisées sous la table, de longues jambes osseuses que terminaient des pieds énormes, chaussés de bottines dont les élastiques trop lâches bâillaient... Il me regarda, mais d’un regard si morne que je n’eus pas conscience d’avoir été regardé par quelqu’un de vivant... Ses yeux ressemblaient à deux petites lucarnes qui n’auraient jamais reflété aucune image, aucun coin de ciel... Quand il eut fini de curer ses oreilles, il déposa sa plume dans un plumier et se mit à ranger quelques papiers,--interrogatoires falsifiés, dépositions altérées--avec des mouvements brusques. Et tandis que j’attendais, je songeais: --Est-il donc possible que ces deux êtres qui sont là, devant moi, aient une maison, une famille, des amis, des passions?... Sont-ils même vivants?... Est-ce qu’ils vont au théâtre, à la campagne?... De quelle matière grossière sont-ils fabriqués? Au moyen de quel mécanisme remuent-ils les bras, les jambes, la tête?... Souvent, dans les foires de mon pays, j’ai vu, sous les tentes d’un jeu de massacre, des fantoches, gonflés de son ou de crin, qui semblaient vivre, penser, aimer, comprendre davantage que ces deux bonshommes-là... Est-ce que jamais ils ont parlé d’amour et de rêve à une vierge, à une fleur, à un rayon de lune? J’aurais voulu les toucher, faire jouer leurs articulations, écouter le tic-tac de leur poitrine. Et la pièce était tapissée d’un papier vert, ignoblement vert... et, par l’unique fenêtre aux rideaux jaunissants, j’apercevais, sous un ciel gris, parmi d’errantes fumées, des toits, des cheminées, toute une population difforme de tuyaux, de girouettes, d’appareils en zinc, dont les mouvements, les girations, me représentaient quelque chose de véritablement plus humain que ces deux hommes, mornes et glacés, ces deux figurations d’hommes, qui étaient là, devant moi... Enfin, le juge ayant cessé d’écrire, appuya d’un doigt gras sur un bouton électrique. Un huissier apparut, puis s’en alla chargé de papiers... Et puis, l’homme gras et rose voulut bien remarquer ma présence... Il me regarda d’un regard fixe et sans pensée, se renversa sur le dossier de son fauteuil, inclina sa tête sur sa main chargée de bagues, et, d’une voix fluette, acide, il dit: --Qu’est-ce que vous faites ici, vous? Et, se reprenant, il ajouta: --Ah! ah! Parfaitement, c’est vous. L’interrogatoire que j’eus à subir fut sans intérêt dramatique, et je ne le raconterai pas dans sa forme, pour ne point accumuler trop de détails inutiles et monotones dans ce récit. Tout en marquant son complet mépris de ma chétive personne et de l’humilité de ma condition, je dois dire que le juge, gras et rose, ne s’acharna pas trop contre moi, du moins contre ma culpabilité. Après un quart d’heure de questions humiliantes et de petites tortures criminalistes, il finit par me mettre hors de cause dans cette affaire. Je compris que je n’étais pas pour cet homme un criminel assez retentissant et confortable. Je ne lui faisais pas honneur; je ne flattais pas sa vanité de tortionnaire... D’ailleurs, il avait trouvé dans le camelot, non pas l’idéal du criminel par qui vous viennent la notoriété et l’avancement, mais quelqu’un de plus malheureux que moi, un être déjà décrié par sa vie antérieure. Et c’était, pour un défenseur de l’ordre et de la société tel que ce juge, une proie meilleure, et par quoi son dilettantisme pouvait se réjouir. Et tel fut le peu d’estime qu’il avait de moi, qu’il ne jugea même pas utile ou glorieux de me confronter avec la victime, ni avec l’assassin... Il me traita, je puis le dire, sans considération, et par-dessous la jambe. Le seul point sur lequel il s’obstina, ce fut, par des détours perfides et aussi par des menaces, de m’arracher une dénonciation précise contre le meurtrier. Vaines furent ses tentatives. Par un sentiment de pitié peut-être, et peut-être par un simple désir de contradiction, j’osai faire l’éloge du camelot, de sa pauvreté, de sa gaieté; de sa complaisance, de ses qualités professionnelles que je jugeai admirables... Je ne sais si le juge comprit l’ironie, mais il interrompit mon éloquence par un: assez! colère et plein de haine. Et, me félicitant d’en être quitte à si bon marché, il me renvoya... Le soir, j’étais libre! Je ne voulus pas rentrer à l’hôtel de la rue Princesse, et j’allai dîner chez les vieux amis de ma famille, auxquels je racontai, non sans un certain orgueil, l’incident... Et vraiment, à la pensée que j’aurais pu être un assassin, et, peut-être, monter sur l’échafaud, les vieux amis sentirent naître en eux, au fond d’eux, une véritable admiration pour moi... Durant toute cette soirée, je connus ce que c’est que la gloire!... Ma future femme ne me quitta pas des yeux. Avec une avidité surprenante, et comme si je lui fusse révélé pour la première fois, elle regardait mon visage, mes mains, mon pantalon où des taches de sang étaient encore visibles... Et elle disait: --Ainsi, vous l’avez vue, morte! --Mais oui. --La gorge ouverte? --Mais oui. --Dans son sang? --Mais oui. --Sur le plancher? --Mais oui! --Ah! ah! ah!... Et vous l’avez prise avec vos mains? --Mais oui. --Portée dans vos bras? --Oui! oui! oui! --Ah!... ah!... Et les vieux amis ne cessaient de répéter en me considérant avec envie: --C’est quelque chose, ça! Mazette! c’est quelque chose... Le père dit, en faisant une grimace dont je ne sus pas démêler l’expression: --Vous serez demain dans les journaux, peut-être... Si jeune!... Moi, j’ai quarante-quatre ans. Et jamais je n’ai été dans les journaux... Et la mère, d’une voix étrange, où il y avait du regret, des protestations contre le sort, une rancune sourde contre l’effacement, l’anonymat de son mari, dit aussi: --Et tu n’as jamais été du jury!... Il me semble que toutes ces choses sont d’hier. Bien que des années et des années aient passé sur ces vieux souvenirs, je les ai toujours présents à l’esprit. Les brumes de la distance et du temps ne les ont point effacés... Ils restent aussi précis, nets et clairs, que si les visages et les images qui les fixèrent étaient encore devant moi... Et, cependant, j’ai cinquante-huit ans, c’est-à-dire des siècles, cinquante-huit siècles, par la façon dont j’ai vécu... Car je n’ai vécu que par la pensée, ne donnant aux événements extérieurs et aux hommes qui les accomplissent ou qui les font naître, qu’une part minime de mes réflexions... A quelles fins et comment, au milieu de tant de poussières, tout cela que j’ai raconté s’est-il conservé en moi?... Et pourquoi trouvé-je dans le récit de ces petits faits que j’aurais dû oublier une sorte de joie amère et puissante?... Je n’en sais trop rien!... C’est peut-être comme un désir de vie qui remonte en moi, du fond de l’exil de moi-même; c’est peut-être le regret d’avoir tout sacrifié à des rêves intérieurs, et de n’avoir pas compris que, seule, la vie, même avec ses abjections et ses tares, est douée de beauté, puisque c’est dans la vie seule que résident le mouvement et la passion!... Aujourd’hui, il m’est arrivé une chose curieuse... En revenant de mon bureau, sans doute sous l’influence latente de ces idées, j’ai longuement flâné par les boulevards et par les rues. Je me suis arrêté aux boutiques... et j’ai vu un tas d’objets qui servent aux besoins et aux plaisirs des hommes, et auxquels je ne comprends rien, tant je suis resté confiné aux formes anciennes, et tant j’ai défendu ma porte à ce personnage étrange qui s’appelle le Progrès. Et je me suis promis dorénavant d’étudier ces étalages, où s’étalent, dans une sorte de gloire merveilleuse, toutes les formes de la sensualité!... A la vitrine d’un magasin, je me suis aussi attardé devant des photographies... Il y en avait beaucoup de femmes qui montraient leurs seins, les dents de leurs bouches impures et leurs jambes; il y en avait d’hommes également, qui sont, paraît-il, des écrivains célèbres et des artistes renommés: physionomies vulgaires, en général, et souvent comiques par la pose étudiée, l’arrangement des cravates et des yeux, la mise en valeur de certains avantages physiques. Parmi toutes ces photographies, entre une danseuse, au geste érotique, et un poète illustre déjà maquillé d’immortalité éphémère, tout à coup, j’ai vu la photographie de mon juge... C’est bien lui, car son nom est écrit au bas du portrait, sur une bande de papier... Bien qu’il soit très vieux, aujourd’hui, c’est à peine si sa physionomie a changé. Il est un peu plus chauve, un peu plus tassé; ses joues se sont amollies et tombent; et les poches de ses yeux se sont davantage boursouflées... Mais le regard est exactement le même, ce regard de passant obscur où, jadis, j’avais vainement cherché un reflet d’humanité, un enthousiasme, une passion, ou du crime!... Je vois qu’il est monté en grade, et qu’il occupe une des plus hautes fonctions de la magistrature. Sur combien de têtes d’innocents a-t-il marché, par quel dédale d’obscurs couloirs a-t-il passé... devant quelles puissances a-t-il courbé son échine si souple en face des grands, si raide en face des petits, avant d’avoir atteint ce sommet où plane, maintenant, sa robe rouge!... Il m’est impossible de deviner son histoire dans son regard qui n’exprime rien... Elle fut sans doute infime et banale, comme celle de tous les hommes en place... Car, il s’agit pour tout le monde de conquérir, au prix des plus viles actions, des places toujours meilleures... Pourquoi accabler ce juge d’un crime que tous commettent, et que, moi-même, dans une petite sphère, j’ai commis, comme les autres, et dont je n’ai jamais eu de remords?... TABLE DES MATIÈRES Chez l’illustre écrivain 1 Une bonne affaire 53 Un grand écrivain 61 Littérature 67 Scène de la vie de famille 75 La divine enfance 91 Sentimentalisme 101 Il est sourd! 109 La peur de l’âne 119 Tableau parisien 125 Les mémoires de mon ami 133 4705.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie. (8-19) *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHEZ L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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