The Project Gutenberg eBook of Contes Chrétiens

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Title: Contes Chrétiens

Author: Teodor de Wyzewa

Release date: January 7, 2022 [eBook #67120]

Language: French

Original publication: France: Perrin et Cie, 1902

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

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TEODOR DE WYZEWA

Contes Chrétiens

Heureux les pauvres d’esprit !

(Saint Matthieu, V, 3.)

PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUQUSTINS, 35

1902
Tous droits réservés

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Non loquature mihi Moyses aut aliquis ex prophetis ; sed tu potius loquere, Domine Deus !

(Imitatio Christi, III, 2.)

I
LE BAPTÊME DE JÉSUS,
OU
LES QUATRE DEGRÉS DU SCEPTICISME,
CONTE POUR LE MERCREDI DES CENDRES

A ALBÉRIC MAGNARD.

1. En ce temps-là, Jean prêchait dans le Désert de Judée.

....... .......... ...

4. Il avait un vêtement en poil de chameau, et une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.

5. Alors tout Jérusalem, toute la Judée, et toute la région riveraine du Jourdain vinrent à lui ;

6. Et il les baptisait dans le Jourdain, après leur avoir fait confesser leurs péchés.

7. Mais quand il vit venir à lui une foule de Pharisiens et de Sadducéens, il leur dit : « Race de vipères, qui vous a prédit que vous pourriez échapper à la colère future ? »

....... .......... ...

13. Alors Jésus, quittant la Galilée, se rendit au Jourdain pour recevoir le baptême des mains de Jean.

14. Mais Jean se refusait obstinément à le baptiser, en disant : « C’est moi qui devrais être baptisé par toi ! Et voici que tu viens à moi ! »

15. Et Jésus, lui répondant, lui dit : « Oublie cela pour le moment ! Car c’est ainsi qu’il convient que nous accomplissions la justice ! » Et Jean fit ainsi.

16. Et Jésus, ayant été baptisé, sortit de l’eau, et voici que les cieux s’ouvrirent, et qu’il vit l’Esprit de Dieu descendant sur lui, sous la forme d’une colombe.

17. Et l’on entendit une voix du ciel qui disait : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, en qui je me suis complu ! »

18. Puis l’Esprit conduisit Jésus dans le désert, pour y être tenté du démon.

(Évangile selon saint Matthieu, III et IV.)

I
LE BON SENS

Je vous le dis en vérité : si vous aviez de la foi aussi gros qu’un grain de moutarde, vous diriez à cette montagne : « Transporte-toi d’ici là ! » et elle s’y transporterait.

(Saint Matthieu, XVIII, 30.)

A la grande joie de ses cabaretiers, le village de Béthanie était devenu un endroit à la mode. De Jérusalem et de toute la Judée, la foule y était accourue pour assister aux exercices d’un jeune Juif qui, plongé à mi-corps dans l’eau du Jourdain, et les épaules couvertes d’un gilet en poil de chameau, s’offrait à baptiser ceux qui l’approchaient. Riches et pauvres, tous avaient tenu à voir le nouveau prophète. Tous, une fois là, s’étaient fait baptiser ; l’opération était gratuite, et, au pis aller, ne pouvait nuire. On mangeait et buvait, on jouissait du printemps. Le soir, les baptisés échangeaient leurs impressions, sous les palmiers de la route, en attendant les nouvelles de Jérusalem, qu’un messager ne manquait pas de leur apporter à la nuit tombante.

Mais un mardi, surtout, l’affluence fut énorme. On avait appris qu’un second prophète allait venir, un paysan galiléen, qui se prétendait issu de la race de David, et parlait en paraboles, et préférait à la société des docteurs celle des filles et des vagabonds.

Ce second prophète était Notre-Seigneur Jésus. Il avait alors à peine trente ans. Sa divinité ne s’était pas encore clairement révélée au monde : mais déjà l’Esprit lui avait dicté maintes paroles hardies et douces ; et déjà les cœurs simples avaient senti l’attrait surnaturel de ses yeux.

Aussi quand il vint à Béthanie, ce mardi-là, vêtu d’un large manteau clair et les cheveux flottants, et quand on le vit escorté d’une troupe bruyante où se mêlaient les mendiants, les femmes, les enfants, et les chiens des rues, et quand on l’entendit salué par le Baptiste comme le Maître qu’avaient promis les saints livres, l’enthousiasme de la foule toucha au délire. On acclama le Nazaréen pendant qu’il recevait le baptême, on acclama la colombe qui descendait sur lui, et la voix céleste qui disait : « Celui-ci est mon fils bien-aimé ! » Plusieurs des assistants se firent baptiser une seconde fois, espérant avoir leur part du miracle : mais aucune colombe ne descendit sur eux, et la voix céleste n’eut rien à leur dire. N’importe, ce fut une gaie journée. L’après-midi, Jésus ayant promis de prêcher, on s’écrasa pour l’entendre. Et l’on fut unanime à trouver charmantes quelques-unes des paraboles du jeune orateur.

Puis, comme c’était le mardi gras, on mangea et but plus que de coutume ; et tard dans la nuit on dansa sur la place du marché, pour se dégourdir les jambes après la fatigue du sermon.

Jamais encore un prophète n’avait été aussi bien accueilli.

II
LA SAGESSE

Malheur à vous, scribes et pharisiens. Car vous fermez aux hommes le royaume des cieux ! Vous n’y entrez pas, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui voudraient y entrer.

(Saint Matthieu, XXIII, 13.)

Le lendemain de ce beau jour, avant l’aube, Jésus réunit ses compagnons et leur annonça son intention de les quitter pour un mois et plus. L’époque de sa mission approchait : il voulait auparavant prier et jeûner, dans la solitude des montagnes, et fortifier son cœur pour la souffrance prochaine.

Sa résolution ne chagrina pas outre mesure les braves gens qui l’écoutaient. Aucun d’eux n’était encore, à proprement parler, son disciple. Ils avaient été simplement séduits par la grâce du jeune homme, par l’éclat de ses yeux, par l’étrange douceur de sa voix, et par ces touchantes paraboles qu’à peine ils essayaient de comprendre. Il leur avait ordonné de venir, et ils étaient venus, Maintenant il leur ordonnait de s’en aller : ils n’eurent pas l’idée de lui désobéir. Seuls les enfants furent plus difficiles à persuader. Ils s’obstinaient à suivre leur ami sur la route du désert : la vie leur semblait impossible, privés du bienheureux parfum de sa présence. Et il en coûtait aussi à Jésus de se séparer d’eux, car personne n’était plus près de son cœur. Enfin il les caressa une dernière fois de la main, les bénit, et disparut à leurs yeux.

Il marchait le long du fleuve, pensif et triste. Il songeait qu’il avait fini désormais de pouvoir ressembler à ces petits êtres. L’Esprit le poussait vers un monde nouveau. Et il se lamentait d’entendre toujours résonner plus forte, dans son âme, la plainte infinie des créatures.

Soudain une voix nasillarde l’appela par son nom. S’étant tourné, il aperçut, debout sur le seuil d’une élégante villa, un gros homme élégamment vêtu qui lui faisait signe d’approcher. Il reconnut tout de suite ce gros homme : il l’avait vu, la veille, à Béthanie, assis au premier rang de ses auditeurs. C’était un des personnages les plus considérables de Jérusalem, le Prince des Professeurs, un riche Juif qui avait étudié à Rome et qui, depuis lors, joignait à son nom originel de Ruben le prénom latin de Pompilius. Il était petit, avec un long nez pâteux et des yeux un peu louches ; mais sa mise était irréprochable, et tout, dans ses manières, révélait un esprit éminemment distingué.

« Jeune homme, — dit Pompilius à Notre-Seigneur Jésus-Christ en le dévisageant avec une attention sympathique, — jeune homme, j’ai entendu hier votre petit discours et il m’a vraiment bien intéressé. Je ne suis pas de ces intelligences étroites qui refusent a priori de prendre en considération les idées nouvelles, et qui n’admettent à la fois, sur un point donné, qu’une seule vérité. La vérité — mon Dieu ! — elle est dans le pour et elle est dans le contre ; tout homme la tient dès qu’il croit la tenir. Croire, c’est la seule chose qui importe. Pour ma part, hélas ! comme l’élite des esprits de mon temps, j’ai désappris le secret de la foi : mais, justement parce que je ne puis croire, je sens l’immense valeur du bien que j’ai perdu. Et voilà pourquoi j’ai été si heureux de vous entendre ! Je vous admire, je vous envie de croire comme vous faites. Ah ! bénissez le destin qui vous a permis de naître dans le peuple, et de garder intacte la simplicité de votre tempérament, loin des cruelles délices de l’analyse et de la réflexion critique !

« Et ce n’est pas seulement votre foi qui m’a frappé. Savez-vous que plusieurs de vos théories sont tout à fait curieuses ? Quelques-unes, mises au point, auraient même plus de portée que vous ne l’imaginez. Le pardon des offenses, par exemple, l’indifférence à l’égard des lois civiles, le renoncement aux plaisirs égoïstes, la supériorité morale du pauvre sur le riche : voilà des paradoxes que je ne me serais pas attendu à trouver dans la bouche d’un jeune publicain de Galilée ! Aucun d’eux, à dire vrai, n’est pour moi entièrement nouveau. Avez-vous entendu parler des vieilles religions de l’Inde ? Elles sont pleines de vues très hardies, dont plusieurs se rapprochent des vôtres. Et puis, sans aller si loin, les philosophes stoïciens ont dit, ou à peu près, tout ce que vous dites. Si vous me faites l’amitié de venir me voir, en passant à Jérusalem, je vous montrerai les écrits de Chrysippe, qui était, comme vous, un publicain ; je suis sûr qu’il vous plaira. Mais on devine tout de suite que vos idées, pour n’être pas absolument nouvelles, ne vous sont venues que de vous-même : on le devinerait à la rudesse un peu naïve dont vous les exprimez. Et, je vous le répète, ce sont des idées d’une portée extrême : je me chargerais, avec elles, de transformer le monde !

« Et c’est précisément ce qu’il y a chez vous de plus admirable, c’est que vous avez l’intention de transformer le monde. Le monde vaudra-t-il mieux qu’à présent, quand vous l’aurez transformé ? Je n’en jurerais pas. Mais j’estime qu’il ne faut pas s’arrêter aux questions de ce genre. Il faut agir, peu importe le but ; croire et agir, seules importent la foi et l’action !

« Je suis trop débile pour agir moi-même, — poursuivit le gros homme, — mais personne n’est plus zélé que moi à recommander l’action. Et vous m’avez si vivement touché, avec ce zèle indomptable que je lisais dans vos yeux ! Ah ! si mes élèves de l’Université de Jérusalem pouvaient vous ressembler ! Moi qui suis de leur monde, je ne crains pas de vous certifier que vous leur êtes supérieur ! Sachez-le bien, je suis de cœur avec vous, comme avec tous ceux qui croient et qui veulent agir ! Et maintenant, jeune homme, dites-moi franchement, à votre tour, ce que vous pensez de moi et de l’état de mon âme ! »

Ainsi parla Pompilius, le Prince des Professeurs. Notre-Seigneur Jésus était humble et doux. Personne ne lui avait parlé sans obtenir une réponse. Les pharisiens l’interrogeaient afin de le compromettre : il le savait, et il répondait à leurs questions. Mais il ne dit pas un mot à Pompilius. Peut-être n’avait-il trouvé rien à répondre à ses arguments, ou peut-être son ton protecteur l’avait-il froissé ? Il releva seulement sur lui ses grands yeux, qu’il avait tenus baissés tout le temps du discours, et il le regarda de la tête aux pieds. Puis il secoua la poussière de ses sandales, et s’éloigna vers la route.

Et Pompilius rentra dans sa villa. « Le malheur, avec ces révolutionnaires, est que décidément ils sont trop mal élevés ! » Telle fut la seule plainte qu’on entendit sortir des lèvres de ce Sage.

III
LE RÊVE

Les disciples lui dirent : « Qui donc peut être sauvé ? » — Et Jésus, les regardant, leur dit : « Quant aux hommes, cela est impossible… »

(Saint Matthieu, XIX, 25 et 26.)

Jésus avait rejoint la route. Il marchait le long du fleuve, pensif et triste. La plainte infinie des créatures résonnait toujours plus vive dans son âme ; elle l’oppressait comme un remords.

Mais si la tristesse était en lui, au dehors toute chose s’égayait, sur son passage. Les poissons sortaient de l’eau pour le voir ; les oiseaux volaient autour de lui, chantant ses louanges ; les oliviers agitaient doucement leurs feuilles au souffle de son haleine. Ses pas apportaient au monde la paix et le bonheur. Pour les petites filles qui le voyaient, son sourire était comme une poupée vêtue de soie ; les chats et les chiens léchaient le pan de son manteau. Au moment où il passait devant un péage, la femme du péager sortit de la maison et lui offrit une drachme. Jésus prit la drachme, car il prenait tout ce qu’on lui offrait ; et justement il aperçut un voleur qui guettait les voitures, au bord de la route. Il lui donna la drachme et continua son chemin. Et les laboureurs qui travaillaient aux champs se demandaient pourquoi leur poitrine leur avait tout d’un coup paru si légère, comme si tous les péchés de leur race venaient d’en être effacés.

Bientôt les montagnes grises se montrèrent, barrant l’horizon, désertes et nues. Jésus quitta la route, traversa une forêt de cèdres, gravit la pente escarpée, s’accrochant aux pierres. Il dominait maintenant la plaine de Juda. Il voyait à ses pieds la mer Morte et le Jourdain, et Bethléem, où il était né, et Jérusalem, où il devait mourir. Et bientôt il s’enfonça plus avant dans la solitude des montagnes. Toute trace de vie avait disparu. Le bruit des villages et des villes s’était tu ; on n’entendait plus même le chant des cigales. Jésus était à l’endroit où l’avait envoyé l’Esprit, afin qu’il y fortifiât son cœur dans la prière et le jeûne.

Mais voici qu’il aperçut, couché sur un lit de pierres et les jambes repliées, un personnage singulier qui le regardait. C’était un personnage vraiment singulier. Il paraissait jeune, mais l’emmêlement de ses longs cheveux noirs et de sa longue barbe rouge empêchait de reconnaître son âge. Sa face était ainsi couverte de poils, comme celle d’une bête ; on n’y distinguait rien qu’un grand nez mélancolique et deux énormes yeux verts où brillait, en permanence, un sourire mystérieux. Le manteau qui couvrait son corps était d’une étoffe précieuse, mais à présent ce n’était plus qu’une loque dont les mendiants n’eussent pas voulu. Et ce singulier personnage restait là, immobile, regardant Jésus avec son mystérieux sourire dans les yeux.

— Qui es-tu donc, mon frère, lui dit Jésus après un moment, et que fais-tu dans ces lieux où je suis venu pour jeûner et prier ?

L’homme se mit sur son séant, porta la main à son front. C’était comme s’il voulait répondre, et ne pouvait. Sans doute il avait perdu l’habitude de parler. Enfin il dit, répondant en hébreu avec un léger accent étranger :

— Je suis, s’il faut être quelqu’un, Valerius Slavus, chevalier romain ; et, dans ce désert où tu es venu pour prier et jeûner, je suis venu, moi, — depuis combien d’années ? je ne saurais le dire, — pour jouir de la vie et pour régner sur le monde. Mais toi, mon ami, quel est ton nom ? Jamais encore je n’ai vu d’aussi beaux yeux que les tiens, ni entendu une aussi douce musique que le son de ta voix.

Jésus lui dit son nom. Il lui raconta les prodiges qui avaient accompagné sa naissance, son heureuse jeunesse dans la maison du charpentier, comment ensuite la plainte infinie des créatures avait résonné en lui, et comment l’Esprit l’avait forcé à quitter sa mère et ses frères pour le salut de tous.

— Mon ami, répondit alors le solitaire, assieds-toi près de moi et donne-moi ta main, encore qu’en réalité je ne sois pas digne de dénouer la courroie de tes sandales. Je l’ai bien compris en te voyant, que tu étais d’une race princière, et que les jardins de la Sicile envieraient les délicates fleurs que tu portes en toi ! Vois-tu, l’étoile qui a conduit vers ton berceau les bergers ces villages, c’est elle encore qui vient de te conduire ici : car ce que tu cherches, je l’ai trouvé ; et tu es celui qui je puis dire les choses que personne, avant toi, ne m’avait paru digne d’entendre.

Il prit la main de Jésus. Le désert s’étendait autour d’eux, sous le bleu sombre du ciel.

— Écoute, reprit Valerius, voici l’histoire de ma vie :

« Je suis né à Rome, mais je ne suis pas Romain. Mon père était roi de lointaines régions perdues là-bas vers le nord, au pays des Sarmates. C’est un pays où les âmes sont fortes et éprises de luttes, mais avec une étrange impuissance à se satisfaire des présents matériels de la vie. Elles ne sont pas, comme les âmes latines, attachées à la terre par les solides liens des désirs des sens, et les choses qui les entourent ne leur apparaissent pas avec le même degré de réalité.

« Mon père avait vingt ans lorsqu’il fut fait prisonnier, dans une bataille, et amené à Rome. Esclave, il se maria avec une esclave, une Athénienne, qui fut ma mère. Mais je n’ai connu, pour ainsi dire, ni mon père ni ma mère. J’ai été élevé par le maître à qui mes parents appartenaient, un vieux patricien illettré qui, par un étrange sentiment de haine ou de vengeance, exigea que l’on m’instruisît de tout ce qu’il est possible d’apprendre à un homme. Ainsi j’ai grandi parmi les professeurs. Les jeux de la géométrie et de la rhétorique ont été mes seuls jeux. De là vient que je puis m’entretenir avec toi dans ta langue, mon ami ; mais de là vient aussi, peut-être, mon aversion pour le savoir et pour tous ceux qui le détiennent.

« Quand mon maître eut enfin la joie de me voir le cerveau tout gonflé de science, comme une outre d’huile, il mourut, me laissant tous ses biens. Je me trouvai, à vingt ans, libre, noble (car il m’avait adopté), riche, et seul dans la vie. Je m’aperçus tout de suite que la journée avait beaucoup d’heures, et que mon seul souci, comme celui de tout homme, devait être de tuer le temps de la façon la moins déplaisante possible.

« Les jouissances matérielles eurent vite fait de me fatiguer. J’étais incapable de penser à ce que je mangeais, en mangeant ; ainsi manger n’a jamais eu aucun intérêt pour moi. Galoper sur un cheval, danser, tirer de l’arc, ces exercices me convenaient davantage ; mais, tout de même, jamais je n’y trouvais le plaisir que j’en attendais. Avant et après, je les jugeais pleins d’agrément ; mais, pendant que je m’y livrais, ou bien je pensais à autre chose, ou bien il me paraissait que décidément je n’étais pas en train ce jour-là. J’aimais les toilettes élégantes : encore ne m’offraient-elles pas, en plaisirs, l’équivalent de la peine qu’il m’y fallait prendre. Je désirais les beaux meubles et les statues des maîtres ; mais je cessais d’y faire attention dès que je les possédais. J’avais l’impression que les courtisanes vendent trop cher le plaisir qu’elles vendent, alors même qu’elles le donnent pour rien. Des amis m’engageaient à me réjouir de ce que j’étais riche : et moi je les soupçonne, aujourd’hui encore, de s’être moqués de moi. Je souhaitais bien d’avoir plus d’argent que je n’en avais ; j’imaginais que, avec plus d’argent, toutes choses m’auraient amusé dans la vie ; mais, l’argent que j’avais, je le jetais au hasard.

« Jaloux du bonheur des mendiants qui se chauffaient au soleil devant mon palais, j’ai mis mes biens en dépôt et je me suis fait mendiant, Pendant un an j’ai mené la vie d’un gueux, j’ai dormi sur le port, mangé des restes de pain sec. Pendant un an, ensuite, j’ai été maçon : du matin au soir je travaillais de mes mains. J’avais entendu des maçons chanter en travaillant, et j’étais allé chercher le plaisir où ils le trouvaient. C’est pendant ces deux années que j’ai appris à haïr, comme les pires des maux, le travail et la pauvreté.

« J’avais beau faire, je n’étais pas de ceux qui, comme on dit, s’amusent d’un rien. Et, de quelque côté que je me tournais en quête d’amusement, j’apercevais un rien. Au contact de leur objet, mes désirs, loin de se satisfaire, se dissolvaient : j’en voyais sortir, sur le moment, une souffrance, et, à l’instant d’après, de nouveaux désirs plus violents.

« Je détestais la science et tout ce qu’on apprend dans les livres. A supposer même que les prétendues vérités de la physique et de l’histoire fussent vraies, je ne comprenais pas de quelle utilité il pouvait être de les savoir. L’instruction qu’on m’avait donnée n’avait servi qu’à m’alourdir la tête : c’est comme si l’on avait déposé des tas de pierres, dans ma chambre, de telle sorte que je n’y eusse plus même une place pour me coucher. On me parlait bien d’un certain besoin de connaître, qui serait inné chez l’homme : mais c’était le même besoin qui poussait les vieilles femmes à écouter aux portes de leurs voisins, et je ne voyais aucun motif pour lui tant sacrifier. Et puis j’étais indigné du mensonge de toute science. Je me demandais où les savants avaient pris ce principe : que toutes choses ont des lois, et se passent toujours de la même façon. Je sentais au contraire que rien, dans le monde, ne se passait deux fois de la même façon : l’illusion du vulgaire sur ce point venait précisément de ce que la science, avec ses formules, avait vicié notre vision naturelle des choses. Je comparais le monde à un grand fleuve qui coulait sans qu’on sût d’où, nous emportant au hasard, et dont il n’était donné à personne de remonter le cours. Je ne parvenais pas, non plus, à comprendre pourquoi l’on s’était obstiné à me mettre dans la tête les faits de l’histoire et de la description des lieux, tandis qu’il aurait suffi d’attacher à ma ceinture deux petits rouleaux de papyrus où tout cela eût été marqué.

« La philosophie, non plus, ne m’amusait guère. Parménide disait que l’univers formait un corps unique, dont toutes choses n’étaient que des membres. Empédocle disait que l’univers était en évolution, se modifiant sans cesse du simple au complexe. Démocrite disait que l’univers n’était fait que d’atomes matériels, et que la pensée résultait des atomes du cerveau. Aristote disait que l’essence des êtres n’était pas en eux-mêmes, mais dans leurs rapports. Et je me demandais quel intérêt tous ces hommes avaient eu à dire tout cela. Quand ce qu’ils disaient eût été vrai, je me demandais pourquoi ils avaient perdu leur temps à le découvrir. Je préférais à leurs constructions les plus ingénieuses les vers des poètes, qui du moins étaient beaux et me plaisaient à entendre. Mais les sceptiques, surtout, m’exaspéraient. Puisqu’ils avouaient ne rien savoir, alors à quoi bon parler ?

« J’excusais, à la rigueur, l’effort des moralistes, qui s’efforçaient de m’indiquer où je trouverais le bonheur. Mais les uns me conseillaient de ne rien désirer, les autres d’agir, d’autres me recommandaient la recherche de la vérité, d’autres les jouissances matérielles. J’avais éprouvé toutes ces recettes : j’ai encore la bouche amère du dégoût que j’en avais rapporté.

« Quelques-uns m’engageaient à servir les Muses ; et le fait est que le service des Muses m’était doux. Toute mon âme avait soif de beauté. Phidias, Apelle, Théognis, Euripide, notre Virgile, me causaient des plaisirs que je n’ai pas oubliés. Mais bientôt j’en vins à me fatiguer même de ces plaisirs-là. J’y discernai une plus grosse part d’admiration que de vraie jouissance, et mon admiration me parut ne profiter à personne, ni aux artistes que j’admirais, ni à moi. Je me condamnais au mal de mer pendant des semaines et des mois pour aller revoir le Parthénon, le fronton d’Égine, ou les temples de Memphis ; et, en un quart d’heure, j’avais fini de pouvoir regarder ce que j’étais venu voir, et je me retrouvais en peine de tuer le temps. Dans les plus belles œuvres, aussi, toujours je sentais quelque chose qui n’était pas pour moi, et qui gâtait mon plaisir. La musique seule réussissait à me rendre heureux : mais c’est parce qu’aux émotions qu’elle me suggérait j’associais des images qui me venaient du dedans : c’était moi, et non pas elle, qui désaltérais mon âme de beauté.

« De créer moi-même une œuvre d’art, jamais je n’en ai eu le courage. L’effort qu’il y aurait fallu dépenser ne me paraissait pas en proportion avec le plaisir que j’en pourrais tirer. J’admettais qu’on produisît pour gagner de l’argent ; mais produire pour s’attirer de la gloire, ou pour faire plaisir aux autres hommes, cela me semblait pure folie. Je savais combien il entre dans la gloire de mauvais hasards, et que les plus glorieux ne jouissent jamais de leur gloire. Je me souciais moins encore de faire plaisir aux autres hommes. Je pensais qu’il serait ridicule d’offrir aux hommes autre chose que des chefs-d’œuvre, et ridicule de s’imaginer qu’on est capable de leur en offrir.

« Et puis je me disais que les hommes avaient assez de belles œuvres, déjà, pour leur faire plaisir. Si Hésiode et les autres poètes n’avaient pas existé, après Homère, Homère aurait suffi à satisfaire les besoins artistiques de l’humanité pendant les siècles des siècles. Ce n’est pas de créer des œuvres d’art nouvelles, mais de détruire quelques-unes de celles qui existent, qui me semblait la tâche d’un bon philanthrope : car, ainsi, les hommes pourraient mieux jouir des œuvres qu’on leur aurait laissées.

« Voilà pourquoi je n’ai rien produit : sans compter que mes conceptions les plus belles, dès que j’essayais de les exprimer, se décoloraient, s’éloignaient de moi, me devenaient étrangères.

« D’un seul plaisir je sentais que je ne me fatiguerais point : du plaisir d’aimer. J’étais né pour aimer. J’aurais tout sacrifié pour trouver une maîtresse ou un ami sur qui je pusse, à mon aise, déverser l’océan de tendresse qui coulait en moi.

« J’ai eu des amis. Je les ai choisis avec soin, j’ai tout fait pour les prendre tels que mon cœur les voulait, et de toutes mes forces j’ai travaillé à les aimer, J’ai vu que mes amis les plus intimes ne me comprenaient pas. Dans les plus tendres épanchements, c’est comme si nous avions, mes amis et moi, parlé chacun une langue différente. Et puis les uns m’aimaient plus que je ne les aimais, les autres moins : l’égale amitié dont j’avais besoin était décidément impossible.

« J’ai eu aussi des maîtresses. Je les ai choisies avec soin, j’ai tout fait pour les prendre telles que mon cœur les voulait, et, de toutes mes forces, j’ai travaillé à les aimer. L’une d’elles était petite, blonde avec des yeux relevés aux tempes et un sourire naïvement moqueur. C’était une jeune princesse ; le parfum de son âme se joignait, pour m’enivrer, au parfum de son corps. Une grâce surnaturelle animait tous ses gestes. Elle était fière et douce, les enfants lui tendaient les bras quand elle passait dans la rue. Elle me préférait à toutes choses au monde ; née pour me commander, elle n’avait de goût que pour m’obéir. Mais elle ne m’aimait pas ; son cœur, son cœur trop parfait de jeune princesse, était fermé à l’amour. Et, malgré que tout en elle me dût être une source de joie, jamais je n’ai souffert de rien comme de l’avoir connue.

« Une autre était grande et belle, et dès qu’elle m’aperçut elle m’aima. Je l’avais aimée aussi en l’apercevant ; mais, quand je vis qu’elle m’aimait, je la méprisai de s’être si aisément rendue. J’eus cependant à feindre que je l’aimais, pour me conserver son amour, que je craignais de perdre : si bien que je finis par la détester, pour cette feintise où elle m’obligeait.

« Je ne pouvais pardonner aux blondes de n’être point brunes. Aux plus parfaites manquaient des qualités dont l’absence en elles me désolait. Et d’elles toutes, de celles qui m’aimaient et de celles qui ne m’aimaient pas, aucune ne me comprenait et je ne comprenais aucune d’elles. Je ne pouvais me passer de leur compagnie ; mais, dès qu’elles étaient auprès de moi, je ne pensais plus qu’à les congédier.

« L’océan de tendresse continuait de couler en moi, et je ne trouvais ni un ami ni une maîtresse sur qui je pusse le déverser.

« Ainsi au fond de toutes les occupations humaines m’apparaissait le néant. Et cependant je persistais à vivre parmi les hommes. Je m’acharnais à chercher, dans le monde qui m’environnait, l’assouvissement de mes désirs. Et mes désirs restaient inassouvis, faute d’obtenir, à l’instant où ils le réclamaient, l’aliment qu’ils réclamaient. Il me semblait que j’étais assis devant une table couverte de mets, que j’avais faim, et que tous les mets de la table étaient empoisonnés. J’en étais venu à croire sérieusement que la vie était mauvaise en soi. Et la certitude de mourir achevait de me désespérer.

— Frère, dit Jésus, je connais ton mal !

— Apprends donc à connaître le remède, mon ami ! reprit le solitaire. Et, toi aussi, mon remède te guérira !

« J’étais un jour à Jérusalem, chez un ami. Le hasard avait mis entre mes mains la République de Platon : je dois te dire que Platon, au contraire des autres philosophes, m’avait toujours séduit par l’harmonieuse élégance de ses images et de son style. Je lisais donc, sans trop me soucier du sens des phrases, lorsque tout à coup je tombai sur un passage qui me fit tressaillir. Platon affirmait que ce que nous appelons notre âme individuelle n’est pas toute notre âme ; qu’il y a, derrière ce que nous croyons notre personne, une âme plus vaste, la Raison même, l’Idée seule existante ; en un mot que Dieu tout entier est au fond de notre âme. Je regardai le livre à un autre endroit. J’y vis que ce que nous prenions pour des objets réels n’était que des reflets, des ombres sur le mur d’une prison ; et que les vraies réalités étaient en nous, œuvres du divin pouvoir qu’était notre pensée : mais nous étions enchaînés par les chaînes de nos passions et de l’habitude acquise, de telle sorte qu’au lieu de contempler librement les réalités à leur source, nous croyions réelles ces ombres falotes qui s’agitaient devant nous.

« Je n’en lus pas davantage, ni ce jour-là ni les jours suivants : les livres avaient désormais fini d’exister pour moi. J’avais enfin aperçu la vraie lumière. Je comprenais comment le monde que j’avais cru réel n’était que l’œuvre de ma volonté. L’esprit ne sort jamais de lui-même : ce qu’il croit sentir au dehors de lui, c’est en lui qu’il le sent, c’est lui-même qui le produit. Et je me rappelais combien mes rêves, toujours, m’avaient apporté de jouissances, ou plutôt m’en auraient apporté si je ne m’étais persuadé que c’étaient de vains rêves, et qu’il y avait ailleurs des réalités.

« Oui, la seule mesure de la réalité des choses est l’intensité avec laquelle je les sens. Et si j’avais senti, jusque-là, le monde soi-disant réel avec plus d’intensité que le monde de mes rêves, j’y étais uniquement amené par une habitude grossière. Mon esprit est le créateur de tout ce qui existe ; et je l’avais dégradé jusqu’à le croire l’esclave des images qu’il créait.

« Et depuis ce jour-là, mon ami, je fus roi de la terre et du ciel. Je me retirai dans ce lieu, où l’ancien monde ne me trouble plus la vue. Je reste étendu ici le jour comme la nuit, mangeant des racines quand la faim me surprend. Mais c’est mon corps seul, c’est le reflet de mon corps qui est étendu ici. Je vis, moi, en toute région où je désire vivre. Je me nourris des mets qui me plaisent, au moment où ils me plaisent. Je m’entretiens avec des amis que je puis aimer. Les œuvres d’art les plus parfaites, c’est-à-dire les mieux adaptées à mon goût du moment, sortent de terre au premier signal de ma fantaisie. J’ai simplement renoncé à prendre pour seule réelle une infime partie de la réalité totale. J’ai brisé les chaînes qui retenaient mon âme dans la caverne des ombres.

« Tout à l’heure, mon ami, tout à l’heure, quand tu es venu, j’étais en Provence, au bord du noble Rhône, et je tenais dans mes bras la petite princesse blonde dont je t’ai parlé, naïvement moqueuse, avec les yeux relevés aux tempes. Jamais reine d’Orient ne s’orna des chatoyantes étoffes qui l’ornaient. Le parfum de son âme imprégnait toute mon âme. Et l’enfant m’avouait enfin qu’elle m’aimait : sa froideur n’avait été rien qu’un jeu pour me mieux conquérir. Elle était blonde, mon ami ; elle était brune aussi. Et le sourire de ses petits yeux répétait l’aveu de ses lèvres.

« Oui, vois-tu, je suis roi de la terre. Je suis dieu ! Je n’ai plus à craindre la mort. Le temps n’existe plus pour moi ; j’ai vu cette convention humaine disparaître avec les autres. Seul j’existe, j’existe maintenant et à jamais ; et, parce que j’ai connu des ombres qui se sont ensuite effacées, je serais fou de croire que je puisse mourir. L’être ne saurait devenir le néant.

« Mais de toutes les images que s’est plu à créer mon âme maîtresse du monde, mon ami, aucune n’est belle, odorante, et bonne, comme ton image. Je te contemple, en te parlant, et je me demande quel nouveau pouvoir m’est venu pour que j’aie pu enfanter un rêve si charmant. Donne-moi ta main, et reste toujours avec moi ! Je sens que tous mes rêves précédents vont me paraître mesquins et décolorés, comme la soi-disant réalité de jadis, si tu t’éloignes à présent de l’horizon de ma pensée.

« Mon pauvre ami, ne descends point parmi les barbares ! Ta beauté est trop belle pour eux : ils sont capables de te tuer. Tes disciples ne te comprendront pas ; tes amis te mépriseront ; tu auras à subir le contact des savants !

« Tu as conçu le royal projet de réformer le monde. Mais c’est ici seulement que tu pourras le réformer à ton gré. Là-bas, quand tu auras disparu, la bonne semence que tu auras jetée en terre se trouvera produire une mauvaise herbe : car ce monde-là est mauvais par essence, comme toutes faussetés qu’on croit trop réelles, et tout se corrompt en y entrant. La lumière que tu es ne servira qu’à rendre plus noire l’universelle ténèbre. Ton nom peut-être sera glorieux, mais comme de vaines syllabes où les hommes attacheront un sens digne d’eux et non point de toi. Reste avec moi, délivre-toi de tes chaînes, sois dieu, mon divin ami ! Ferme tes oreilles à cette plainte de créatures qui n’existent pas !… »

Le solitaire allait poursuivre son discours ; mais tout à coup Jésus retira la main qu’il lui avait laissé prendre, se dressa debout devant lui, et, d’une voix qui parut un éclat de tonnerre aux habitants des vallées, il s’écria :

— Arrière, Satan ! Il est écrit que tu ne dois pas tenter le Seigneur ton Dieu !

IV
L’AMOUR

Les disciples lui dirent : « Qui donc peut être sauvé ? » — Et Jésus, les regardant, leur dit : « Quant aux hommes, cela est impossible : mais, quant à Dieu, toutes choses sont possibles. »

(Saint Matthieu, XIX, 25 et 26.)

Cependant la nuit était descendue sur le désert. Elle avait ramené la légère troupe des étoiles, qui maintenant adoucissaient d’une gaze argentée le bleu profond du ciel. Mais Jésus n’avait point d’yeux, ce soir-là, pour admirer leurs gentilles façons. Il s’était agenouillé ; il pleurait et priait. Enfin, il dit :

« Malheureux, j’aurais dû te reconnaître plus tôt ! Sous mille déguisements tu tenteras mon troupeau, pendant les siècles qui approchent ; mais celui que tu as pris aujourd’hui, c’est lui qui t’aidera à détacher de moi les âmes les mieux nées pour m’appartenir. Par le rêve tu auras plus de force sur elles que par les sens et la vanité.

« Mais je saurai déjouer tes ruses, et chacun pourra trouver dans mes parole une arme contre toi. A ceux que la réalité touche plus fort que le rêve, j’ouvrirai les portes du rêve ; je rappellerai au goût de la réalité ceux qui seront trop enclins à rêver. A ceux-là je dirai :

« Frères, votre raison vous affirme, en effet, que rien n’est réel en dehors de votre pensée. Mais qui vous prouve que votre raison ne vous trompe pas, qu’elle n’est pas en vous pour vous tromper ? Or, votre raison a toute chance de vous tromper : elle est, d’origine, un instrument de lutte et de défense ; sa première forme est la ruse, s’imposant à la force physique. Votre raison a toute chance de vous venir de Satan : mais c’est mon Père qui vous parle par la voix de votre cœur. Et votre cœur vous ordonne de compatir et d’aimer.

« Il ne s’agit pas d’aimer tous les hommes : l’objet serait trop vaste pour un si faible cœur, et vous risqueriez de n’aimer aucun homme de la façon qui convient. Mais démettez-vous d’une partie de vous-mêmes en faveur d’une créature que vous verrez au-dessous de vous ; souffrez de la faim avec un chien affamé ; quand une femme vous déplaît et que vous lui plaisez, sacrifiez votre déplaisir pour lui procurer du plaisir ! La raison vous commande de renoncer au monde pour vous retirer en vous-mêmes ; mais le cœur vous ordonne de sortir de vous-mêmes pour prendre une part aux souffrances d’autrui. Il n’y a pas d’autre devoir, et il n’y a pas non plus d’autre joie.

« Un homme viendra au tribunal de mon Père, qui dira : J’ai souffert avec ceux qui souffraient ; je ne pouvais les voir souffrir sans en être ému. Et mon Père le fera asseoir à la table des justes. Un autre homme viendra qui dira : La bassesse des hommes m’a toujours éloigné d’eux ; mais, un jour, j’ai rencontré un enfant qui pleurait si fort que je l’ai secouru. Et, celui-là, mon Père le fera revêtir de la robe des anges. »

« Mais malheur à ceux qui, lorsqu’ils entendront se plaindre une créature, se demanderont si elle existe avant de la secourir ! Malheur à ceux qui, pour ne pas entendre la plainte des créatures, se réfugieront dans le rêve, où ils se croiront dieux ! A ceux-là je dirai : Rappelez-vous que vous êtes poussière, et que vous retournerez en poussière !

« Et, sous les mensonges de leur joie, leur supplice sera égal au tien, malheureux Satan, jadis mon frère, condamné à ne pas aimer pendant les siècles des siècles… Mais, maintenant, arrière de moi ! Il a été écrit que tu ne devais pas me tenter ! »


Jésus s’enfonça dans le désert. Pendant quarante jours et quarante nuits il jeûna. Plusieurs fois Satan le tenta encore, malgré sa défense. Mais l’Esprit était en lui, et jamais il n’eut plus de pensée que pour le salut des hommes.

Et, quand il sortit du désert, sa divinité se révéla au monde par le grand miracle, le Sermon sur la Montagne. Car aux saints aussi a été accordé de guérir les paralytiques, et de ressusciter les morts, et de nourrir cinq mille ventres avec cinq pains et deux poissons : mais un Dieu seul pouvait donner aux âmes, pour la durée des siècles, sous l’espèce de quelques petites phrases sans ordre ni style, un inépuisable aliment d’espérance et de consolation. Ce sermon fameux commençait ainsi : Heureux les pauvres d’esprit !

1892.

II
LES DISCIPLES D’EMMAÜS,
OU
LES ÉTAPES D’UNE CONVERSION

CONTE POUR LE JOUR DE PÂQUES

A MONSIEUR ANATOLE FRANCE.

13. Or voici que deux des disciples allaient, ce jour-là, vers une ville nommée Emmaüs, qui était à soixante stades de Jérusalem ;

14. Et ils se parlaient entre eux de tous les événements qui s’étaient produits.

15. Et, pendant qu’ils s’entretenaient et se plaignaient, voici que Jésus lui-même, s’approchant, se mit à marcher avec eux :

16. Mais leurs yeux étaient retenus, et ils ne le reconnaissaient pas.

17. Et il leur dit : « De quoi vous entretenez-vous ainsi, tout en marchant ? Et de quoi vous affligez-vous ? »

18. Et l’un d’eux, nommé Cléophas, lui répondit : « Es-tu donc, toi seul, si étranger à Jérusalem que tu ne saches pas les faits qui s’y sont produits ces jours derniers ? »

19. Il leur demanda : « Quels faits ? » Et ils répondirent : « Ne sais-tu pas ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth, qui était un grand prophète, puissant en œuvres et en paroles, devant Dieu et devant tout le peuple ?

20. « Et ne sais-tu pas comment les chefs des prêtres et nos princes l’ont condamné à mort et crucifié ?

21. « Et nous, nous espérions qu’il allait racheter Israël ! Mais maintenant trois jours se sont déjà passés depuis qu’il est mort !

22. « Et voici que des femmes, d’entre les nôtres, nous ont encore effrayés ! Car, avant le jour, elles sont allées au tombeau de Jésus,

23. « Et, n’ayant plus trouvé le corps, sont revenues nous dire qu’elles avaient eu la vision d’anges qui leur disaient que Jésus était vivant.

24. « Sur quoi quelques-uns des nôtres se sont rendus au tombeau ; et ils y ont tout trouvé tel que ces femmes l’avaient dit ; mais lui, Jésus, ils ne l’ont point trouvé ! »

25. Alors Jésus leur dit : « O insensés ! Comme vos cœurs sont paresseux à croire à ce qu’ont annoncé les prophètes !

26. « Est-ce que ce n’était point chose nécessaire que le Christ souffrît tout cela, afin d’entrer ainsi dans sa gloire ? »

27. Et, commençant par Moïse et citant tous les prophètes, il leur interprétait, dans toutes les Écritures, ce qui y était dit à son sujet.

28. Cependant ils approchaient de la ville où ils allaient. Et Jésus feignit d’avoir à aller plus loin.

29. Mais ils le retinrent, en disant : « Reste avec nous, car voici le soir qui tombe et la journée qui s’achève ! » Et il entra avec eux dans une hôtellerie.

30. Et voici que, s’étant mis à table avec eux, il prit un pain, le bénit, le rompit, et le leur tendit.

31. Et, leurs yeux s’étant rouverts, ils le reconnurent. Et aussitôt il disparut à leurs yeux.

32. Et ils se dirent l’un à l’autre : « Comme notre cœur brûlait en nous, sur la route, pendant qu’il nous parlait et nous éclaircissait les Saintes Écritures ! »

33. Puis, s’étant relevés, ils revinrent aussitôt à Jérusalem, où ils trouvèrent rassemblés les Onze, ainsi que ceux qui étaient avec eux.

(Évangile selon saint Luc, XXIV.)

I
LES PARABOLES

Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce d’abord à soi-même !

(Saint Matthieu, XVI, 24.)

Sortis de Jérusalem au plus chaud de l’après-midi, les deux disciples marchaient tristement sur la route de Samarie. Tous deux allaient pieds nus, vêtus de pauvres manteaux rapiécés : ils portaient sur l’épaule leur besace vide, accrochée au bout d’un bâton. Leurs cheveux et leur barbe étaient si incultes, et leur visage si imprégné de poussière, qu’on les aurait pris pour de vieux vagabonds. C’étaient pourtant deux jeunes hommes : le grand, Cléophas, avait trente ans ; l’autre, le gros Siméon, à peine vingt-cinq. Et tristement ils s’entretenaient des fâcheuses suites qu’avaient eues pour eux la mort de Jésus.

Mais soudain tous deux s’arrêtèrent, effrayés. Un homme était là debout, appuyé sur son bâton, qui les regardait et paraissait les attendre. Oui, sans doute, il les attendait : car tout de suite il les salua, reprit sa besace qu’il avait posée à terre, s’avança vers eux, et fit mine de vouloir les accompagner.

Anxieusement ils l’examinèrent des pieds à la tête. Cléophas, ancien scribe de synagogue, se disait que ce devait être un émissaire du sanhédrin, qui le guettait pour le ramener à Jérusalem : on savait qu’il était le plus intelligent et le plus instruit, parmi les disciples du Nazaréen ; on avait résolu de s’emparer de lui. Siméon le cordonnier ne se faisait pas tant de raisons ; mais il devinait bien, au contraire, que c’était à lui qu’on en avait. Il se voyait perdu ; il maudissait Cléophas, qui avait causé tout son malheur en le forçant jadis à quitter Capernaüm, son pays, pour suivre Jésus en Judée. Et comme leur esprit était occupé à ces réflexions pendant qu’ils examinaient l’inconnu, celui-ci leur sembla un homme de méchante figure, mûr et trapu, avec un regard sournois.

Aussi ne répondirent-ils pas à son salut, ni aux questions qu’il leur adressa. Et bientôt, n’osant le congédier, ils se mirent à courir pour se délivrer de sa compagnie. Mais il courut avec eux. Il leur vantait la bienfaisante fraîcheur de cet air du soir qui descendait sur eux. Il les invitait à se réjouir de la pureté du ciel, où s’allumaient les premières étoiles. Sa voix était si douce que, plusieurs fois, ils se retournèrent tandis qu’il parlait, croyant entendre un chœur d’anges qui chantaient au loin, derrière eux. Et, le gros Siméon s’étant heurté contre une pierre, dans l’élan de sa course, l’étranger le retint par le bras, l’empêcha de tomber.

Depuis longtemps déjà ils marchaient, sans ralentir le pas, lorsque Siméon s’aperçut que les pieds de son nouveau compagnon étaient rouges de sang, qu’il tenait la main à son côté comme s’il y avait été blessé, et que sa besace semblait bien lourde, sur son épaule. Il pensa d’abord à se réjouir de sa découverte ; mais il eut beau faire, il souffrait de voir souffrir cet homme, pourtant son ennemi. Il marcha encore un moment, puis il prit la besace de l’étranger, la mit sur son épaule avec la sienne, au bout de son bâton.

La besace était lourde, en effet ; mais à peine Siméon l’eut-il prise qu’il sentit que tout son corps, et ses jambes, et son cœur, étaient devenus plus légers. Lui qui tout à l’heure tremblait, écrasé sous le poids de sa frayeur, il avait maintenant tout oublié de lui-même ; il ne pensait plus qu’à savoir d’où venaient à l’étranger les blessures de ses pieds et cette plaie au côté. Il en oublia jusqu’à sa mauvaise humeur contre Cléophas.

— Frère, lui dit-il tout bas, marchons moins vite, et donne ton bras à ce malheureux ! Vois-tu comme il est faible, et comme il a peine à mettre un pied devant l’autre ?

Et Cléophas sentit, lui aussi, un grand souffle rafraîchissant qui pénétrait en lui. La vue de cette misère dissipait ses méfiances.

— Appuie-toi sur moi, homme, et marchons moins vite ! dit-il.

Mais lorsqu’ensuite l’étranger s’informa du but de leur voyage, le souvenir de leur détresse leur revint à l’esprit. Encore n’éprouvaient-ils désormais qu’un besoin de se plaindre, de montrer à cet inconnu qu’ils avaient droit, eux-mêmes, à sa compassion.


— Amis, dit alors l’inconnu, de quoi vous entreteniez-vous, tout à l’heure, quand je vous ai rencontrés ? Et pourquoi êtes-vous tristes ?

Le malheur de Cléophas était si grand que chacun, lui semblait-il, devait en savoir le motif.

— Es-tu donc si étranger à Jérusalem que toi seul tu ignores les choses qui s’y sont passées ? répondit-il d’un accent un peu dur.

— Et quelles choses ?

— Mais ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth ! Ah ! c’était un prophète puissant en œuvres et en paroles, devant le peuple et devant Dieu ! Or les prêtres et les magistrats l’ont livré pour être condamné à mort, et il y a trois jours qu’on l’a crucifié. Sache donc que j’étais le premier de ses disciples. Il nous avait promis de délivrer Israël…

— Et de nous ressusciter du tombeau après s’être ressuscité lui-même ! — ajouta Siméon. — Et voilà trois jours qu’il est mort ! A Jérusalem, on nous cherche pour nous pendre. A Capernaüm, dans notre pays, où nous retournons, chacun va se moquer de nous. Pourvu seulement qu’on ne nous rejoigne pas en chemin ! Nous voulions partir dès hier ; mais des femmes nous ont dit qu’elles étaient allées à l’endroit où on l’a enterré, et qu’elles avaient trouvé le sépulcre vide. Même elles auraient rencontré là un ange, qui leur aurait dit que Jésus était vivant. Alors je suis allé hier soir au tombeau : le tombeau était vide, en effet, mais pas l’ombre d’un ange, et personne n’a rien vu. On aura enlevé ses restes pour nous empêcher d’y aller prier ! Ah ! vois-tu, nous en sommes pour nos frais ! Il est bien mort ; et, à nous, Dieu sait ce qui va nous arriver !

— S’il était vivant, comme l’affirment ces femmes, tout de suite je l’aurais vu ! — reprit Cléophas. — Il n’y avait que moi qui le comprenais. J’ai beaucoup étudié, depuis l’enfance ! J’ai été second scribe à Capernaüm. Je sais lire, écrire, je sais tout. Si Jésus vivait, mais il serait là en ce moment, à m’écouter comme tu m’écoutes ! C’est des idées de femmes, tout cela ! Bon pour des ignorants comme Siméon, de croire à leurs inventions ! Moi, d’ailleurs, jamais je n’ai été complètement dupe de ce que nous disait le Nazaréen. Il y avait ses miracles, les malades guéris, les morts ressuscités : c’est cela qui me retenait. Mais tous ces discours nouveaux, bizarres, incompréhensibles ! Et ce dédain de l’instruction, et ce goût pour la mauvaise compagnie !

— Oui, c’est vrai ! fit Siméon. Moi-même, souvent j’ai failli douter de lui, en le voyant si familier avec moi. Il me parlait comme à son frère ! Un homme qui se disait le descendant de David !

Mais l’étranger interrompit leurs doléances et prit la parole, à son tour. Il avait connu, lui aussi, Jésus de Nazareth. Il l’avait naguère rencontré en Galilée ; et l’autre jour il l’avait revu, traîné par des soldats dans une rue de Jérusalem, les épaules couvertes d’un linge écarlate, les mains liées, le front saignant sous des épines. Il croyait fermement que Jésus était le Fils de Dieu, et ressusciterait du tombeau suivant sa promesse. Sa voix restait douce comme un chant du ciel ; mais sans cesse ses paroles devenaient plus fermes, blâmant les deux voyageurs de leur peu de foi.

— Insensés, disait-il, pourquoi votre cœur est-il si rétif ? Ne savez-vous pas ce qu’ont annoncé les prophètes ? Jésus ne devait-il pas souffrir comme il a souffert, afin d’entrer ainsi dans sa gloire ?

Puis, commençant par Moïse et continuant par tous les prophètes, il leur expliquait dans les Écritures ce qui concernait Jésus.

Ses explications ravirent Cléophas, qui se piquait de savoir toutes les Écritures, de pouvoir même les réciter à l’envers, en prenant par la fin. Il compléta quelques-unes des phrases que citait l’étranger, il en cita d’autres, encore plus probantes, à son gré. Il était heureux de montrer son érudition à un homme aussi érudit.

Siméon, lui, écoutait avec la mine recueillie qu’on lui avait vue jadis aux discours de Jésus. Il était ébloui, entraîné, convaincu. De temps en temps seulement il songeait qu’il n’avait rien mangé depuis le matin, que sa besace était vide, et que le froid de la nuit allait le surprendre sur la route.

Et, quand on fut arrivé au bourg d’Emmaüs, il n’y tint plus. Il interrompit ses compagnons, leur proposa d’entrer dans une auberge pour se restaurer.

— Ami, dit-il à l’étranger, voici ta besace ! Nous allons, Cléophas et moi, nous arrêter ici jusqu’à demain. Mais toi, est-ce que tu comptes marcher toute la nuit, avec tes pieds malades, sous ce vent glacé qui souffle du fleuve ? Entre du moins te chauffer et prendre haleine un moment !

— Oui, entre avec nous, dit Cléophas, nous poursuivrons notre entretien ! C’est une telle consolation pour moi, dans ma détresse, de pouvoir causer avec un homme qui m’entende ! Entre sans crainte, personne ne te dira rien, et, si tu ne veux pas manger, tu n’auras rien à payer !

Mais l’étranger paraissait résolu à continuer son chemin.

— Ami, lui dit alors Siméon se penchant à son oreille, nous t’offririons bien de manger avec nous, mais il nous reste à peine trois drachmes, et la route est longue jusqu’à Capernaüm. N’aie pas mauvaise idée de nous, malgré cela, et viens te distraire un moment encore avec nous ! Vois quel bon feu nous attend, là-bas, dans la grande salle ! Et puis nous saurons bien nous arranger pour te trouver un gîte, sans qu’il en coûte rien à toi ni à personne !

Sur ces mots, l’étranger se décida à entrer. Cléophas et Siméon eurent tous deux l’impression comme de dangers où ils auraient échappé. Ils le prirent chacun par un bras et le conduisirent dans la grande salle ; justement une table y était servie, propre et gaie, sous la lampe. Et ils se demandèrent comment ils avaient pu, au premier abord, si mal juger leur nouvel ami. Tout entiers maintenant à l’espoir d’une bonne soirée de repos, ils le considéraient de leurs yeux riants : c’était un jeune homme, un beau jeune homme frêle et timide, avec un regard innocent. Ils reconnaissaient en lui, exactement, le compagnon qu’il leur fallait pour une libre causerie avant la couchée, le dos au feu et le ventre à table.

Un jeune domestique vint s’informer de ce qu’ils voulaient. Ils commandèrent un plat de poisson, et se firent apporter, en attendant, du pain et de l’eau. L’étranger, assis un peu à l’écart, les regardait manger.

Bientôt l’entretien reprit, coupé seulement de temps à autre par le bruit des verres qu’on reposait sur la table. Siméon, « pour mieux entendre », disait-il, avait entr’ouvert son manteau. Cléophas récitait des textes sacrés, de sa belle voix grave qui s’enflait vers la fin des phrases. Mais l’étranger n’en était plus aux textes sacrés. Il rappelait à ses amis les discours de Jésus, ces singulières paraboles, simples et subtiles, dont le sens restait caché aux sages et se dévoilait aux enfants.

Il en savait deux que, sans doute, ils ignoraient. Il s’offrit à les leur dire. Et sa voix était devenue d’une douceur si touchante que Cléophas lui-même avait cessé de parler. Siméon et lui vinrent s’asseoir près du feu ; et l’étranger leur répéta les deux paraboles, pendant que le domestique s’occupait à essuyer les miettes de la table et à servir le poisson.


Il leur dit d’abord :

Un savant homme vivait à Jérusalem, sous le roi David. Pour se consacrer tout entier à l’étude, il avait refusé de se marier, il avait renoncé à un emploi dans le temple, qui lui rapportait honneurs et profits. Il ne pensait ni à boire ni à manger. Du matin au soir, il étudiait. Il était très vieux, mais il étudiait toujours. Ses voisins, le voyant détaché du monde, le vénéraient comme un saint, et de tout le royaume les docteurs venaient à lui pour le consulter.

Or il entendit dans son sommeil une voix qui lui disait : « Si tu ne deviens pas encore plus savant que tu n’es, tu n’entreras pas au royaume des cieux ! »

Alors il se rappela qu’un savant homme vivait en Égypte, qui avait la réputation de savoir toutes choses. Et il se mit en route pour le consulter.

Il rencontra sur son chemin un chien qui criait : une épine lui était entrée dans la patte, et il ne parvenait pas à l’enlever. Mais le savant homme était si pressé d’arriver au but de son voyage qu’à peine il entendit les cris de ce chien. Et il poursuivit sa route, et le sage d’Égypte lui apprit tout ce qu’il savait.

Et voici que, dans la nuit de son retour à Jérusalem, il fut saisi d’une fièvre : et il sut qu’il allait mourir, car il connaissait les noms et les caractères de toutes les maladies. Et voici que de nouveau il entendit la voix, et la voix lui dit : « Tu n’entreras pas au royaume des cieux, puisque tu n’as pas réussi à devenir plus savant que tu n’étais ! »

Et il mourut, et il n’entra pas au royaume des cieux : car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.

La voix de l’étranger était si douce, pendant qu’il parlait, qu’elle semblait aux deux voyageurs une musique d’anges maintenant toute proche, flottant parfumée d’encens, autour d’eux. Leurs yeux étaient remplis de tendres lumières, leurs poitrines haletaient et leurs jambes tremblaient. Le jeune domestique lui-même n’avait pu rester indifférent à la surnaturelle douceur de cette voix. Il avait laissé sur la table le poisson à moitié servi, et s’était adossé au mur, les yeux fixés sur les yeux de l’étranger.

Et l’étranger leur dit une seconde parabole :

Un mendiant vivait à Jérusalem, sous le roi David. C’était le dernier des mendiants. Il était bossu et boiteux des deux jambes, et les passants crachaient sur lui, dans la rue, pour se divertir.

Or un jour il vint aux portes du palais d’un prince, dont la femme était la plus belle femme du royaume. Et il dit aux domestiques qu’il était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les domestiques le chassèrent à coups de bâton, et leurs enfants crachèrent sur lui, et leurs chiens le mordirent aux jambes.

Mais le mendiant s’assit devant la porte du palais. Et bientôt il vit s’approcher des seigneurs amis de la maison, et il leur dit qu’il était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les seigneurs le plaisantèrent sur sa laideur et sa bêtise, après quoi ils lui jetèrent une aumône et entrèrent dans le palais.

Mais le mendiant resta assis devant la porte. Et bientôt il vit s’approcher le prince lui-même. Et il lui dit qu’il était venu pour donner un baiser à la princesse, sa femme. Et le prince, touché de sa misère, lui parla doucement : « Ami, quelle folie t’a germé dans la tête ? Ne sais-tu pas que la loi nous défend de lever les yeux sur la femme de notre prochain ? Tiens, voici tout l’argent de ma bourse : prends-le, et amuse-toi suivant ton plaisir ! »

Mais le mendiant refusa l’argent et dit au prince : « Jamais je n’ai vu une femme si belle. Je suis un pauvre homme, je n’ai besoin d’aucun plaisir. Seuls les yeux de la princesse me brûlent le cœur, depuis que je l’ai vue, comme des charbons enflammés, et je vais mourir si je ne lui donne pas un baiser. »

Et le prince lui répondit : « Ami, tu auras donc ce que tu désires. Et que Dieu te juge, si tu agis contre sa loi ! » Et il alla prendre par la main sa jeune femme, qui était plus parée et plus belle que les fleurs des bois ; et il l’amena au mendiant pour qu’il lui donnât un baiser. Et il y eut grande joie dans le ciel : car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. Que celui qui a des oreilles, entende !

L’étranger se tut. Les deux voyageurs se tinrent quelque temps encore près du feu, puis, quand le domestique fut sorti, ils reprirent leur place devant la table. Ils se sentaient inondés d’un bien-être délicieux, et l’odeur du poisson avait réveillé leur faim.

Mais, au moment où ils se remettaient à manger, un soupir leur fit dresser la tête. Et ils virent que l’étranger s’était affaissé sur son siège, exsangue, la bouche entr’ouverte. Ils virent que ses pieds saignaient, aussi son flanc, percé comme d’un coup de flèche. Alors ils se dirent que, pendant qu’ils s’enchantaient à l’écouter, il rendait, lui, ses dernières forces ; et une angoisse les saisit.

Ils ne pensèrent plus à leur faim, ni au vide de leur bourse, ni à rien d’autre qu’à la misère de ce malheureux. Cléophas courut vers lui pour le ranimer, Siméon commanda pour lui une ration de vin, et lui offrit son pain. L’étranger revint à lui : il prit le pain que lui tendait Siméon et le rompit, sous leurs regards pleins de pitié.

Et, comme c’était la première fois que les deux disciples regardaient leur compagnon de route en pensant à lui et non pas à eux-mêmes, pour la première fois ils le virent tel qu’il était.

Et ils découvrirent alors que leur compagnon de route était Jésus, leur divin Seigneur, ressuscité du tombeau.


Ils se jetèrent à genoux pour l’adorer ; mais déjà il avait disparu.

Un moment ils restèrent immobiles, agenouillés sur le sol, la tête dans les mains. La douce musique de la voix résonnait maintenant tout en eux, parfumée d’encens. Leur âme était pénétrée de foi et de bonheur. Et, perdant le souvenir de leurs faiblesses passées, ils se dirent l’un à l’autre : « Frère, notre cœur ne brûlait-il pas dans notre poitrine, tandis qu’il nous parlait sur la route, occupé à nous expliquer les saintes Écritures ? »

Et aussitôt ils se relevèrent, sortirent de l’auberge, laissant leur bourse sur la table, se remirent en chemin pour rentrer à Jérusalem. La soif sacrée du martyre s’était emparée d’eux. Sous le vent froid de la nuit, ils allaient. Jamais ils n’arriveraient assez tôt pour confesser leur foi, convertir les infidèles, et périr sur la croix !

Ils songèrent pourtant, au bout d’un instant, qu’il leur faudrait d’abord réveiller les onze apôtres, et leur annoncer l’incroyable rencontre. Car eux seuls avaient eu la preuve du miracle : c’est à eux les premiers que Jésus s’était montré : c’est eux qu’il avait choisis pour révéler au monde sa résurrection !

Cette idée leur vint en même temps à tous deux. Oui, c’est eux que le Seigneur avait choisis, eux seuls, parmi la troupe des disciples ! Aux femmes il avait fait voir son sépulcre vide, et les anges qui le gardaient : mais à eux seuls il s’était fait voir lui-même ! Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage, ils se sentaient remplis d’une reconnaissance plus vive pour cette faveur de leur maître.

Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage encore, l’orgueil s’installait dans leur cœur à côté de la reconnaissance. Eux, eux seuls, c’est eux qu’il avait choisis ! De telle sorte qu’au détour du chemin, à l’endroit même où ils avaient tout à l’heure rencontré l’inconnu, tous deux furent illuminés d’une certitude commune : ils comprirent qu’ils étaient désormais les deux élus d’entre les élus, les mandataires suprêmes de Jésus. Pourquoi leur serait-il apparu comme il l’avait fait, s’il ne les avait pas tenus pour les premiers de ses disciples ? Pourquoi, tandis qu’il laissait les Onze se morfondre dans le doute et le chagrin, pourquoi aurait-il pris la peine de les attendre au bord de la route, et de s’attarder si longtemps en leur société ?

— Ah ! frère, dit enfin Cléophas, je me sens indigne de ce choix ! Quand je pense que le Seigneur m’a préféré à Pierre, qui se croyait déjà le chef de l’Église, à Jean qui se vantait d’être l’élève bien-aimé ! Je connaissais mieux, certainement, la loi et les prophètes ; j’étais plus sage et plus érudit. Mais avec tout cela je ne voyais en moi que le plus humble des pécheurs. Et voilà qu’il m’a choisi ! Te rappelles-tu de quels yeux pleins d’une tendre tristesse il m’a regardé tandis qu’il rompait le pain ?

— Il ne t’a pas regardé plus que moi ! — répartit Siméon, tris piqué. — Ah ! vraiment, c’est trop de vanité ! Mais rappelle-toi donc plutôt comment tu l’as traité lorsqu’il nous a rejoints sur la route : tu lui as adressé de dures paroles, tu t’es mis à courir pour l’empêcher de te suivre ! Il n’y a que moi qui aie eu pitié de lui. J’ai pris sa besace quand je l’ai vu fatigué ; c’est moi qui l’ai décidé à entrer dans l’auberge. Et, quand j’ai failli faire un faux pas, ne m’a-t-il pas retenu ?

— Malheureux ! cria Cléophas, mais tu es fou ! Sais-tu seulement lire et écrire ? Que sais-tu ? Mais on te rirait au nez, si tu osais dire que c’est toi que Jésus a choisi ! Malheureux ! tu ne comprends donc pas que c’est par charité que nous te gardions parmi nous ? Es-tu capable seulement de réciter la série des rois de Juda !

— Laisse-moi en paix avec tes railleries, pédant de synagogue ! répondit Siméon. J’ai bien vu, aujourd’hui encore, que le Seigneur s’adressait aux ignorants tels que moi, et non pas aux scribes de ta sorte. Les scribes, il les détestait. « Race de vipères ! » disait-il. Ah ! jamais il n’a si bien dit !

Et ils continuèrent à se disputer. Et, à mesure qu’ils s’échauffaient davantage, chacun des deux apercevait plus clairement les motifs qui lui avaient valu, à lui seul, la faveur du choix divin.

Aux portes de la ville, le débat devenait si vif que Cléophas fut sur le point de se jeter sur son compagnon ; mais il le vit lui-même si furieux qu’il crut mieux faire de se tenir tranquille. Et ils marchèrent côte à côte, très vite, sans se dire un mot.


Et quand ils sortirent de l’assemblée des Onze, une heure après, ils se séparèrent sur le seuil, mortellement fâchés.

II
LES GRAINS PERDUS

D’autres grains tombèrent sur un sol pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre, et ils levèrent aussitôt, parce que la terre était peu profonde. Mais, le soleil ayant brillé, la plante, brûlée de ses feux et n’ayant pas de racines, sécha. D’autres grains tombèrent parmi les épines, et les épines crûrent et les étouffèrent.

(Saint Matthieu, XIII, 5, 6, 7 et 8.)

Trente ans s’étaient écoulés depuis la miraculeuse résurrection de Notre-Seigneur Jésus ; et déjà ses Apôtres avaient semé aux quatre coins du monde la divine semence qu’il avait laissée dans leurs mains.

Par une claire matinée de printemps, un mendiant s’avançait, tout inondé de sueur et traînant les pieds, sur le petit chemin qui mène d’Arad à Thamara, en Idumée, à travers les sèches collines du Désert de Juda. Le pauvre mendiant ! C’était l’âge, sans doute, qui avait voûté son dos, aplati son ventre, dégarni son crâne et sa bouche ; mais était-ce l’âge aussi qui avait rongé l’un de ses yeux et la moitié de son nez, et qui avait parsemé son visage de taches sanguinolentes, et qui avait tordu les os de ses petites jambes ? Rien n’était lamentable à voir, en tout cas, autant que cet ancien gros homme dégonflé et raccourci, qui clopinait sur la route en gémissant à chaque pas. Et le spectacle n’était pas non plus sans quelque chose de comique, qui valait à l’infortuné les rires et les huées de tous ceux qui le rencontraient. Car cette vivante ruine, tête nue et pieds nus, portait sur ses épaules un long manteau somptueux, mais trop lourd pour la saison, et sali, et plein de trous, sans compter qu’on y voyait, cousus par places dans le plus extravagant désordre, des bouts de méchants galons dorés et argentés qu’on aurait dits ramassés dans une ornière et piqués là, au hasard. Ces galons disparates, et deux bagues en métal grossier sur les doigts crasseux du mendiant, c’était cela qui tout de suite forçait à rire quand on l’apercevait : cela, et aussi la manière dont, à tout instant, il portait la main à ses reins, comme s’il venait d’être battu. Et puis enfin sa misère, dans l’ensemble, était de celles qui amusent : on sentait qu’il avait dû lui-même s’amuser beaucoup pour se l’attirer si complète.

Il marchait, inondé de sueur et traînant les pieds. Quand on riait sur son passage, d’abord il se fâchait, mais il finissait par sourire. Et l’on s’éloignait sans lui rien donner, car son pauvre sourire faisait peur.

Au bas d’une montée il s’arrêta, s’assit dans le fossé de la route. Et voici qu’il vit venir de son côté un grand vieillard si piteux et si drôle qu’il ne put s’empêcher d’en rire, comme on avait ri de lui-même. Celui-là appartenait à l’espèce des vieux maîtres d’école. Il avait un nez crochu, une barbe desséchée, un cou mince et long comme une tige de bambou. Il gardait ses deux yeux, mais si usés et si pleins de mite qu’il pouvait à peine les ouvrir. Une dizaine de cheveux gris, sans doute les seuls qui lui restaient, formaient une façon de clôture autour d’un vieux linge verdâtre qu’il s’était collé sur le haut du crâne. On devinait qu’il avait été destiné par la nature à être maigre, mais qu’une vie sédentaire l’avait boursouflé, jaunissant sa peau. Et le malheureux semblait atteint de quelque maladie singulière. Avez-vous jamais vu, dans une cour de collège, des élèves révoltés contre leur principal ? Ils refusent de lui obéir, gambadent quand il leur commande de rester en repos, courent à droite quand il leur dit à gauche. C’est tout à fait de cette manière que se comportaient les membres du vieillard. Ils semblaient révoltés contre lui. Sa tête se balançait à l’extrémité de son interminable col, capricieusement, avec des grâces indolentes. Ses bras se mouvaient suivant leur fantaisie, sans s’inquiéter des ordres qu’il leur donnait. Et ses jambes s’avançaient par des saccades soudaines, comme si leur ressort intérieur, à tout instant, se fût démis. Et tout cela, tout jusqu’à la guenille qui lui servait de manteau, tout cela était empreint d’une gravité solennelle : le témoin le plus grincheux en eût été déridé.

Aussi le petit vieillard riait-il, en se frottant les reins, pendant que cette autre ruine flageolait sur la route. Mais tout à coup il s’arrêta de rire, leva en l’air ses bras informes, et, si vite qu’il put, il courut se placer sur le passage du vieux professeur. Puis tous deux s’examinèrent soigneusement, et puis, s’étant reconnus, ils crièrent :

— Cléophas !

— Siméon !

Trente ans ils ne s’étaient point revus ; ils avaient eu le temps de se pardonner leurs griefs. Assis maintenant côte à côte, dans le fossé du chemin, ils continuaient à se regarder. Et chacun, considérant la misère de l’autre, se consolait de sa misère. Jamais ils ne s’étaient sentis si proches, depuis la première nuit qu’ils avaient passée ensemble sur la route, jadis, aux portes de Capernaüm, avec les oreilles encore toutes pleines des paroles de Jésus, et le cœur tout embrasé du feu divin de ses yeux. Ils s’étaient juré, cette nuit-là, de marcher toujours la main dans la main, doux et humbles, soumis à ce merveilleux jeune homme qui avait daigné leur sourire.

S’étant relevés avec de grands efforts, les deux vieillards marchaient, la main dans la main. Ni l’un ni l’autre ne savait où aller, ni l’un ni l’autre ne possédait rien au monde.

Ils se promirent de ne plus se quitter. Ensemble ils mendieraient leur pain, au long des routes : la vie leur paraîtrait moins dure, et la mort moins lente.

Et, quand ils se furent bien habitués l’un à l’autre, ils se racontèrent la triste histoire de ce qui leur était arrivé, depuis qu’ils s’étaient séparés, le cœur plein de haine, à Jérusalem, sur le seuil de la maison de Marc, où demeuraient les Onze.

Siméon parla le premier. Il s’interrompait à tout moment pour gémir, pour se frotter les reins, pour essuyer la sueur de son crâne chauve. Le sentier montait devant eux, montait sans fin. Des rochers plantés de genêts leur cachaient le sommet de la colline. Plus d’une fois ils durent s’asseoir, plus d’une fois le cœur leur faillit, et ils eurent l’impression qu’ils allaient mourir.


Et voici ce que dit Siméon :

« Ah ! frère, Jésus m’a puni ! J’avais douté de lui sur le chemin d’Emmaüs, et il m’a fait expier mon péché. Car ces discours qu’il a tenus devant nous, dans l’auberge, eh ! bien, je vois maintenant qu’ils étaient destinés à ma perdition !

« C’est d’eux que m’est venu tout mon malheur.

« Tu te rappelles, n’est-ce pas, qu’il nous a dit, ce soir-là, deux paraboles ? La première, pour être franc, je ne l’ai guère comprise ; mais tout de suite, au contraire, j’ai compris la seconde, celle du mendiant qui avait donné un baiser à la femme du prince. Celle-là était assez claire : elle signifiait que toutes les vieilles défenses de la Loi étaient abolies, et que la seule loi, pour nous, devait être désormais de chercher notre plaisir. C’est, du reste, un enseignement que, depuis longtemps déjà, il m’avait semblé lire dans ses paroles. Tu te souviens ? Il nous dispensait des prières et des jeûnes, il pardonnait leurs péchés aux pires pêcheurs, il prenait sous sa protection les femmes adultères. Aussi ai-je deviné sur-le-champ le sens de sa parabole d’Emmaüs. Hélas ! je l’ai trop bien deviné.

« Et je me suis promis de m’affranchir de toute contrainte, à l’avenir, pour ne chercher d’autre but dans la vie que mon plaisir personnel. Rien de plus raisonnable, d’ailleurs, et de plus conforme à ma nature. J’avais des désirs, et quand je ne pouvais les satisfaire je souffrais, et quand je pouvais les satisfaire j’étais heureux. Le mendiant avait désiré donner un baiser à la femme du prince, et Jésus l’avait approuvé. Je résolus donc de consacrer mon temps à désirer toutes choses, et à satisfaire tous mes désirs.

« Mais je vis alors que tous mes désirs étaient subordonnés au désir d’être riche. Sans argent, impossible de rien avoir d’un peu agréable. Et, comme je songeais aux moyens de m’enrichir, un publicain de Jéricho, nommé Lévi, m’enseigna un moyen rapide et sûr dont lui-même tirait profit. Installé à Athènes, il avait demandé aux Athéniens de lui confier de grosses sommes d’argent, qu’il promettait d’employer à faire creuser un canal de la Mer Morte à la Grande Mer. Les bénéfices, disait-il, ne pouvaient manquer d’affluer ; ils seraient répartis entre les souscripteurs. Il avait ainsi obtenu de grosses sommes, qu’il avait employées, non pas à faire creuser un canal, mais à se construire une maison et à donner de belles fêtes. « Libre à toi, ajoutait-il, d’essayer le même moyen dans une autre ville ! » Et son idée me plut fort. Je lui demandai, cependant, si le moyen qu’il me proposait n’était pas quelque chose comme un vol. « Pas du tout, me répondit-il, car depuis vingt ans je le pratique, et chacun le sait à Athènes, ce qui n’empêche personne de me respecter. Et puis, comment serait-il question de vol quand les gens confient leur argent de plein gré, et quand les sommes sont si fortes ? »

« Rassuré par cette réponse, je m’en fus à Rome, et je suivis le conseil de Lévi. Je recueillis des sommes destinées, disais-je, à ouvrir et à exploiter des mines d’argent à Capernaüm. Cinq ans je vécus caché dans un misérable taudis du faubourg, vivant d’ordures, tout occupé seulement à ramasser de l’argent. Puis, au bout de ces cinq ans, je rachetai le palais d’un patricien endetté ; et je fis savoir que les mines de Capernaüm, en attendant qu’elles enrichissent tous mes souscripteurs, avaient déjà prospéré suffisamment pour m’enrichir moi-même. J’avais atteint mon but : je possédais plus de trésors que n’en posséda jamais le roi Salomon. Il ne me restait plus qu’à me créer des désirs, pour les satisfaire à mon gré.

« Mon seul vrai désir, vois-tu, le désir dominant de toute ma vie, c’était de bien manger. Ah ! le copieux repas que je me promettais pour mon premier jour de fortune ! Malheureusement, la vie de privations que j’avais menée dans les faubourgs m’avait endommagé l’estomac, de sorte que, ce fameux jour-là, précisément, il me fut impossible de rien avaler. J’avais ainsi usé mon corps en toute façon, pendant ces cinq ans ; et quand je voulus jouir enfin de ma jeunesse, à trente ans, je me trouvai plus vieux que ne l’était mon père à cinquante. Mais enfin je pouvais goûter aux mets les plus rares, et je n’y ai pas manqué. J’ai mangé des mélanges de viandes dont l’empereur Claude lui-même ne connaissait pas la recette : tous les jours mes cuisiniers m’en offraient de nouveaux, qu’ils inventaient pour moi. Et, ma foi ! je sens que j’aurais fini par y prendre plaisir. Je regrettais bien un peu que ma condition m’interdît de me faire servir, à la place de ces combinaisons précieuses, un bon plat de poisson salé avec des olives ; mais enfin, tu sais, on s’habitue à tout ! C’est mon estomac qui décidément s’est fâché. Était-ce l’effet de mes cinq années de privations ? Était-ce la présence, dans ces mets trop raffinés, de quelque élément indigeste ? Était-ce leur variété même et leur incessante nouveauté ? Je ne puis le dire. Mais il est sûr que, depuis vingt ans, il m’est impossible de rien manger. A peine si je me souviens encore de ce que c’est d’avoir de l’appétit. Le lait même, les œufs, rien ne me dit plus. Et figure-toi que, avec tout cela, un désir de mets nouveaux m’est venu, qui ne veut plus me quitter ! J’y pense sans cesse. J’ai toujours l’idée qu’on est en train de combiner quelque sauce qui, enfin, me ferait plaisir à goûter.

« Un autre de mes soins, quand je fus riche, fut de me commander de nombreux vêtements. Je pensais que rien n’était amusant comme de se sentir élégamment habillé. Je le pense encore : ne le penses-tu pas aussi ? Mais, — je ne vois pas trop comment t’expliquer cela, — jamais je n’ai pu me procurer le vêtement qu’il m’aurait fallu. Dès que je mettais une toge, j’en désirais une autre. Et si tu savais ce que j’ai eu d’ennuis avec mes tailleurs ! Toujours des modes nouvelles, ou bien un galon dont la couleur était mal assortie, ou des comptes trop chargés, et alors des chicanes à l’infini. Et les coquins se moquaient de moi, par-dessus le marché ! Tout le monde se moquait de moi ! Des toges qui coûtaient plus cher que chez nous des maisons ! Je te le dis, c’est Jésus qui m’a puni ! Car, enfin, il n’y a pas de plus vif plaisir que de porter de belles toges et de vivre dans le luxe, n’est-ce pas ? Je ne le sentais pas autrefois, à Capernaüm, mais maintenant, je le sens bien ! Que vais-je devenir, Cléophas mon frère, maintenant que je sens tout cela, et que je ne puis même plus trouver assez de vieux galons dans les fossés des routes pour garnir en entier le bas de ce vieux manteau ! »

Après s’être arrêté un moment pour sangloter et gémir, et pour se frotter les reins, Siméon reprit son récit :

« Les riches Romains achetaient des peintures et des statues : j’en ai acheté aussi. De cela je ne te parle pas comme d’un vrai plaisir : car mon intendant m’obligeait à acheter des œuvres où je ne voyais rien, et, celles qui m’auraient plu, il me défendait même de les regarder, comme étant d’un goût trop vulgaire. Mais quels tracas je me suis donnés pour former une collection ! J’ai acheté au poids de l’or une statue que chacun déclarait admirable : et, peu de temps après que je l’ai achetée, chacun l’a déclarée vilaine, et même ridicule. Ce n’est pas que la statue eût changé ; mais il paraît qu’elle avait été d’abord d’un certain Phidias, et qu’ensuite elle n’était plus de lui. Une fatalité, je te dis, une punition de Jésus ! Les autres sont si heureux de posséder des collections ! Ils en parlent avec tant d’orgueil et de joie ! Ah ! si je pouvais recommencer à me former une collection !

« Et si je pouvais recommencer à donner des fêtes, Cléophas ! Il n’y a pas de plus parfait bonheur. Hélas ! je n’ai pas su en jouir ! J’ai donné des fêtes dont l’apprêt m’a causé des mois de fatigue, et qui m’ont coûté des sommes incroyables. On est venu en foule dans mon palais, on a mangé et bu, et moi je suis resté debout, entre deux portes, sans pouvoir me reposer un moment. J’ai voulu au moins savourer la gloire mondaine que je croyais m’être acquise. J’ai écouté ce que l’on disait de moi : mes invités se racontaient l’histoire de ma fortune ; on raillait le mauvais goût de mon ameublement. On me méprisait et on se moquait de moi !

« Vois-tu, c’est la malédiction de Jésus qui pesait sur moi ! J’étais riche, et tout le plaisir de ma richesse allait aux autres, par-dessus ma tête. C’étaient les autres qui dégustaient les inventions de mes cuisiniers, qui regardaient mes statues, qui s’amusaient à mes bals. Et, au lieu de me remercier, ils me méprisaient et se moquaient de moi !


« J’ai désiré me marier. J’ai demandé la main de la plus belle et de la plus élégante parmi les jeunes filles des patriciens ; et tout de suite je l’ai obtenue, ce qui m’a valu une infinité de haines et de jalousies. Eh ! bien, il en a été de ma femme comme du reste : ce sont les autres qui en ont profité. Avec les autres elle était douce, spirituelle, gracieuse, belle tous les jours d’une beauté différente ; mais, à moi, elle me faisait voir qu’elle m’avait épousé parce que j’étais riche. Et jamais je n’oserais te dire comment elle me traitait.

« Elle est morte, heureusement ; et je me suis marié avec une jeune fille que j’avais découverte dans un village de Sicile. Celle-là ignorait le monde, elle me devait tout, je fus certain qu’elle allait m’aimer. Hélas ! la malédiction de Jésus pesait sur moi ! Car, pendant les premières semaines, l’enfant parut en effet, disposée à m’aimer ; mais, dès qu’elle vint à Rome, et qu’elle me vit si riche, et qu’elle vit les jeunes Romains si empressés auprès d’elle… mon pauvre ami, elle fut pire mille fois que ma première femme !

« Si bien que je finis par renoncer aux plaisirs du mariage. Je pouvais, avec mon argent, m’offrir les plaisirs de l’amour : ceux-là sont assurés, rapides, et ne trompent jamais. J’ai même trouvé une jeune Juive de Gabaon, une pure vierge, qui du premier coup s’est éprise de moi. Ah ! Cléophas, si tu l’avais vue ! Elle se suspendait à moi comme une chatte, elle me donnait des noms d’oiseaux, elle me demandait toute sorte de bijoux pour se faire plus belle et pour me plaire mieux. Elle embrassait mes valets pour les encourager à me bien servir. Hélas ! elle avait dans le sang je ne sais quoi de vicié, et je l’ai eu d’elle. Regarde mon nez et mes yeux, regarde ces taches sur mon front : ce sont les souvenirs qu’elle m’a laissés ! Et puis, impossible désormais de profiter de sa tendresse ! Elle était si gentille, si innocente, si câline ! Ah ! si seulement je pouvais la revoir ! Je l’appelle jour et nuit, du fond de mon cœur. Qu’est-ce que la vie, loin d’elle ? Cléophas, Cléophas mon frère, rends-la-moi ! »

Il parut à Cléophas que son vieil ami était devenu fou. Il s’était étalé à plat ventre dans le sentier brûlant ; il pleurait, et battait le sol de son crâne. Enfin, il reprit ses sens :

« Frère, dit-il, Jésus m’a puni. Trente ans j’ai cherché le plaisir, et mes recherches n’ont abouti qu’à m’accabler de misère. J’ai pourtant fini, il y a six mois, par découvrir la véritable source du bonheur. Puisque je possédais beaucoup d’argent, je n’avais qu’à songer à cela, et à m’en réjouir. J’amassai des monceaux d’or dans une salle de mon palais : je les contemplais, je les pesais, je les rangeais d’une caisse dans une autre. Encore un peu d’habitude, et je sentais que la vue de cet or allait me paraître délicieuse.

« Mais voici que mon palais fut envahi par des inconnus qui se jetèrent sur tous mes trésors, enlevant, par-dessus le marché, les manteaux de ma garde-robe, et mes meubles, et jusqu’à cette statue qui, cependant, avait cessé d’être belle. Oui, ces misérables m’ont tout pris. Si encore c’étaient les mêmes personnes qui, jadis, m’avaient confié leur argent pour les mines de Capernaüm ! Mais non, c’étaient des gens de rien, des esclaves, une foule dont je soupçonnais à peine l’existence. Ils m’avaient vu mener la vie luxueuse que je menais, ils s’étaient figuré que je m’amusais beaucoup, et comme ils savaient que, suivant ma religion, l’unique but de la vie était de s’amuser, ils avaient voulu s’amuser à leur tour. Ils se partagèrent tout ce que je possédais. L’un d’eux, un vieux tailleur aveugle, emporta sur son épaule mes plus beaux tableaux : « Rien n’est agréable comme les tableaux ! » criait-il. Après cela, il en tirera toujours autant de plaisir que moi. Et, quand on m’eut tout pris, on me chassa de ma maison.

« Et il me fallut quitter Rome : car, du jour où l’on sut que j’étais volé, on s’aperçut que j’étais un voleur. Je me suis enfui à Capernaüm ; mes parents étaient morts, les enfants de mes anciens amis refusaient de me reconnaître. Je suis reparti, et je vais devant moi.

« Mais le plus affreux est que je suis dévoré de désirs, Cléophas, plus que jamais ! Je désire manger des oiseaux des Indes, et mon estomac ne consent pas même à digérer un morceau de pain. Je désire porter des manteaux de pourpre brodés d’argent, et mon corps est si infirme, et mon visage si laid, que tous les accoutrements ne feraient que me rendre plus ridicule. Je désire palper des monceaux d’or, et je n’ai plus assez de force pour gagner une drachme. Je désire respirer les parfums de l’Arabie, et je n’ai plus que la moitié de mon nez.

« Et avec ma figure, et ma bouche édentée, et mon crâne chauve, vois-tu, Cléophas, je désire, je désire passionnément les caresses des femmes ! J’ai rencontré hier, à Arad, une jeune paysanne qui puisait de l’eau ; je me suis rappelé la parabole de Jésus, et j’ai voulu l’embrasser. Elle m’a battu de ses deux poings, et son mari, qu’elle a appelé, m’a battu aussi. J’en ai les reins fracassés ! Soutiens-moi, Cléophas, je sens que je vais mourir ! »


Il était temps que Siméon s’arrêtât, car le pauvre homme suait, soufflait, grognait, rendait l’âme. Et Cléophas, de son côté, paraissait de plus en plus impatient de pouvoir se plaindre à son tour.

« Mon pauvre Siméon, — fit-il, après qu’ils se furent assis, — il y a longtemps que toute vanité a disparu de mon cœur. Ne te fâche donc point de ce que je vais te dire : mais ton histoire, vois-tu, m’a prouvé une fois de plus que tu étais une bête ! Car, des deux paraboles que nous a récitées Jésus, dans ce triste soir d’Emmaüs, tu as justement choisi celle qui n’avait aucune importance : c’était un de ces contes poétiques et touchants qu’il aimait à nous offrir, mais plutôt pour nous charmer et nous inviter au rêve que pour nous indiquer notre voie. Et c’est l’autre parabole, au contraire, qui avait un sens très précis. C’est elle que j’ai tout de suite comprise, et qui m’a guidé, pendant ces trente ans.

« Jésus m’a enseigné, ce soir-là, que la science était la clef du royaume des cieux : nul n’y entrera s’il n’est plus savant encore que le sage d’Égypte, qui croyait savoir toutes choses. Aussi bien était-ce là une vérité que j’avais toujours devinée ; car je comprenais que ce ne pouvait pas être sans motif, et simplement pour me bourrer la tête, qu’on m’avait fait apprendre tant de choses, depuis l’enfance. Je formai donc, en te quittant, la résolution de devenir le plus instruit et le plus intelligent des hommes : et j’ose dire, sans trop de vanité, que c’est ce que je suis devenu.

« Pendant que tu amassais à Rome les éléments de ta vaine et maudite fortune, je vivais, moi, à Alexandrie, recueillant les leçons des maîtres, acharné à m’instruire dans tous les ordres de sciences. Bientôt je me trouvai instruit dans toutes les sciences connues, dans d’autres même, que je créai. Et nuit et jour j’étudiais. Je n’avais ni amis ni maîtresses ; je n’avais qu’une quantité innombrable d’élèves. Et longtemps je me préparai à jouir du bonheur ; je sentais que je serais heureux tout à fait lorsque j’aurais appris et compris toutes les lois de la nature.

« Hélas ! j’avais, moi aussi, péché envers Jésus ! Un jour mes yeux s’ouvrirent, et ce fut la fin de ma joie. Je m’aperçus alors que ce que je prenais pour les lois de la nature n’était que de vaines formules. Nos pères avaient eu d’autres sciences, qu’ils avaient crues éternelles comme nous les nôtres : et c’est à peine si assez de traces nous en restaient pour alimenter notre moquerie. Je m’aperçus que toutes nos sciences reposaient sur de présomptueuses hypothèses : sur l’hypothèse que la nature était faite en vue de notre pensée ; sur l’hypothèse que ses lois étaient d’accord avec les habitudes de notre esprit ; sur l’hypothèse que les mouvements de la nature se reproduisaient d’une façon régulière et constante. Autant de chimères, mon pauvre Siméon, je m’en aperçus dès le jour où mes yeux s’ouvrirent. Et sans cesse je vis s’effondrer, sous des faits nouveaux, quelqu’une de ces lois soi-disant universelles que j’avais prétendu établir. J’avais affirmé que les miracles étaient des manifestations naturelles dont ma science saurait découvrir les lois ; et sans cesse je constatais que les manifestations en apparence les plus naturelles étaient des miracles encore, dont jamais aucune science ne découvrirait les vraies lois.

« Si du moins l’esprit pouvait être assuré de connaître les faits, à défaut de leurs lois ! Mais non, pas même cela n’est possible ! Les faits tels qu’ils nous apparaissent sont le produit de notre pensée : rien, absolument rien ne nous démontre qu’ils soient réels hors de nous. Rien ne nous permet de distinguer, une seule fois, le rêve de la réalité. Et, au commencement et à la fin de toute science, le mystère. Aucun moyen de deviner, par la science, l’origine ni le but de rien.

« Voilà ce que je vis, Siméon et la science pratiquée dans ces conditions me parut une duperie, et je me sentis honteux d’y avoir dépensé tant d’efforts. Je me consolais seulement à l’idée que si, ma science avait été vaine, du moins elle n’avait causé de dommage à personne.

« Or, au moment où je cherchais ainsi à me consoler, je relevai la tête, que j’avais tenue baissée sur mes livres pendant dix années. Et je vis avec terreur les résultats qu’avait produits, à mon insu, de par le monde, cette science, que je croyais incapable de nuire. Il me parut que la vie de millions d’hommes en était bouleversée. De ces formules que j’avais établies, les prenant pour les vraies lois des choses, mes élèves avaient tiré toute sorte d’applications pratiques. Ils s’en étaient servis pour construire des machines diverses, des voitures qui allaient plus vite que le vent, des roues qui faisaient à elles seules plus de travail que des centaines d’ouvriers. Les machines, vois-tu, c’est tout à fait comme ces boulettes de pain qu’on remplit de poison pour les jeter ensuite aux souris : les souris avalent le pain, et le poison les tue. Ainsi les hommes ne peuvent se défendre d’essayer ces machines, qui paraissent si belles et d’un usage si commode ; mais, dès qu’ils les ont essayées, ils en réclament d’autres plus belles et plus commodes, oubliant déjà les avantages qu’ils doivent à celles-là ; et à l’intérieur de ces machines un poison est caché, dont les hommes s’imprègnent sans le voir, et qui détruit en eux ce qui les faisait vivre. Car ces voitures vont trop vite, et ces roues font trop de travail. Le poison du nouveau désir est caché au fond des machines : il porte les hommes à ne plus se contenter ni du pays où ils sont nés, ni de la condition de fortune où le sort les a mis. Et c’est la lutte, la lutte sans pitié, tous les hommes se ruant à la conquête d’un bien-être supérieur, et toujours plus malheureux à mesure qu’ils s’y ruent davantage.

« Ah ! Siméon, j’ai tremblé lorsque j’ai vu l’humanité nouvelle qui était sortie de ma science ! Non seulement je n’étais parvenu à rien connaître de certain, mais j’avais encore développé dans le monde l’inquiétude, le désir, la souffrance, la mort. Ma médecine avait créé plus de maladies qu’elle n’en avait guéri. Ma connaissance des corps naturels avait permis de falsifier les produits de la nature. Ma physique avait fourni aux hommes les plus formidables appareils de carnage et de destruction.

« Je me vis criminel envers l’humanité tout entière. Je crus qu’on ne pourrait manquer de s’apercevoir de mon crime, comme je m’en étais aperçu moi-même en relevant la tête. Et je m’enfuis d’Alexandrie avec la honte et l’angoisse au cœur, malgré l’universelle acclamation de ce peuple aveuglé, qui me remerciait de l’avoir perdu.

« Je me rendis à Antioche, et, là, je résolus de suivre dans une autre voie les conseils de Jésus. Puisque la science des savants était nuisible à l’humanité, je résolus de me livrer désormais à des études si désintéressées qu’elles ne sauraient nuire. Et puisque la science des savants ne m’avait rien appris ni sur les lois des choses, ni sur leur origine et leur fin, je résolus de chercher désormais la vérité à sa vraie source, qui était la science des philosophes. C’était d’elle, sans doute, que m’avait parlé Jésus. Dix ans j’ai approfondi la philosophie ; il n’y a pas un livre que je n’aie lu, pas une doctrine que je n’aie pesée. J’ai trouvé là un néant plus noir encore que dans la science des savants. Ni sur l’origine, ni sur la fin des choses, la philosophie ne m’a rien appris qui fût seulement un peu sérieux. Des inventions gratuites, le plus souvent vides de sens ! La fantaisie, unique mesure du vrai et du faux ! Et quelle fantaisie ! C’est le triomphe des plus bavards et des plus ennuyeux !

« Et quand j’ai relevé la tête, que j’avais tenue baissée pendant dix ans sur des problèmes de métaphysique, j’ai vu avec épouvante que ma philosophie avait produit, de par le monde, des résultats plus tristes encore que tous ceux de ma science. Non pas que les hommes m’aient suivi dans mes recherches abstraites : mais le bruit était venu jusqu’à eux de certaines de mes fantaisies, et, sans y rien comprendre, sans même y penser, ils en avaient été imprégnés. J’avais imaginé, par exemple, que la loi suprême de la vie dans l’univers était peut-être la lutte, amenant la victoire du plus fort : et cette imagination avait ravivé dans le cœur des hommes le goût de la lutte, elle le leur avait fait paraître plus impérieux et plus légitime. Une autre fois j’avais imaginé, par une hypothèse absolument contraire, que peut-être tous les hommes étaient d’origine commune : et les hommes en avaient conclu qu’ils possédaient, tous, les mêmes droits, étant égaux ; et les pauvres s’étaient mis à haïr, comme une injustice à leur détriment, la richesse des riches. Et quand enfin je suis arrivé à cette certitude que la philosophie était vaine, autant que la science, les hommes en ont conclu que toutes choses étaient vaines, ce qui a encore augmenté infiniment la somme de leurs souffrances, sans réprimer d’ailleurs leur goût de la lutte et leur tendance l’égalité. Ainsi ma philosophie s’est trouvée contenir, elle aussi, un poison mortel. Et j’ai eu beau y renoncer : on a cessé de prendre au sérieux mes imaginations ; mais les conséquences morales qu’on en avait tirées, rien au monde désormais ne pourra les empêcher de se répandre dans le cœur des hommes, et de le vicier.

« Alors je me suis enfui d’Antioche. Je me suis retiré dans un village de Syrie, et j’ai résolu de suivre encore dans une autre voie le conseil de Jésus. Puisque la science et la philosophie, loin de me rien apprendre de véritable, n’avaient servi qu’à m’alourdir l’esprit, j’ai voulu chercher le bonheur, désormais, dans l’exercice désintéressé de mon intelligence. Il me semblait que j’avais eu tort de subordonner toutes les joies de ma pensée au stérile souci de la vérité. Et, pendant dix ans, j’ai essayé de me complaire dans la pure pensée. Je combinais des réflexions de toute sorte, je construisais toute sorte de raisonnements, pour le simple plaisir de réfléchir et de raisonner. Mais non seulement je ne pus y prendre jamais aucun plaisir réel, toujours même j’ai trouvé à cet exercice quelque chose d’un peu dégradant. Car penser sans autre but que de penser, c’était, me paraissait-il, imiter ces baladins qui sautent, dans les foires, sans autre but que de sauter ; et encore n’avais-je pas, comme eux, pour ennoblir ma peine, le risque de me casser le cou au premier faux-pas.

« Alors je résolus de ne plus penser, mais de sentir, de voir, et de rêver. Peut-être était-ce là cette vraie science dont m’avait parlé Jésus ? Hélas ! un savoir trop étendu et une trop longue habitude de raisonner avaient amorti mes sens, éteint mes yeux, aboli en moi toute faculté de rêver. Je regardais les champs, les fleurs, les étoiles : tout cela ne me disait plus rien. Je pensais à la matière des champs, aux noms grecs des fleurs, aux distances des étoiles les unes par rapport aux autres. Je me rappelais, je raisonnais ; et, quand j’essayais de rêver, c’étaient des pages de livres qui se déroulaient en moi, au lieu de rêves.

« Enfin je me suis dit que la vraie science était peut-être de cultiver sa terre et d’élever ses enfants. Hélas ! je n’avais ni terre à cultiver, ni enfants à élever. J’ai pris une pioche pour labourer le sol : mon bras trop débile est retombé au long de mon corps. J’ai voulu me chercher une femme. Je me suis regardé dans un miroir, et voici ce que j’ai vu ! Regarde-moi, Siméon ; vois où m’ont amené trente ans de science et de pensée ! Mes nerfs se sont désordonnés, mes yeux se sont usés, mon estomac est devenu plus rétif que le tien. Et ce n’est pas le pire malheur !

« Le pire malheur, Siméon, c’est que mon cerveau lui-même a faibli, sous l’effort. A tout instant mes idées se brouillent, je ne sais plus où j’en suis. Et voilà que mon désir d’apprendre et de penser se réveille, plus ardent que jamais. J’ai beau me dire qu’il n’y a rien de connaissable, que toute tentative pour connaître a, comme seul effet, d’augmenter la misère et la mort : j’ai beau vouloir maintenir mon esprit en repos, mon malheureux esprit désemparé : impossible d’y parvenir ! A tout moment je me sens entraîné sur quelque piste nouvelle, et j’y cours, avec la certitude de trouver le néant au bout de ma course. Mon cerveau faiblit, mes forces décroissent, la mort s’approche, et il y a encore tant de chemins où ma pensée n’est jamais allée ! »


Cléophas se tut. Alors Siméon lui dit :

— Tout ce que tu me racontes là est bien étrange et difficile à suivre, mon pauvre ami ; mais ce qui est sûr, en effet, c’est que la science et l’intelligence ne t’ont pas embelli. Et je crois aisément que tu dois souffrir : car, lorsque je t’ai aperçu tout à l’heure, j’ai d’abord pensé à rire, et puis j’ai senti mon cœur se serrer, et je t’ai plaint. Vois-tu, Jésus nous a punis ! J’ai cherché le plaisir, toi tu as cherché la science ; le plaisir et la science sont deux choses excellentes ; et pourtant nous voici, toi et moi, les plus infortunés des hommes ! Ah ! Cléophas, si tu avais comme elle était belle, cette petite Juive qui m’appelait de si tendres noms ! Et si tu savais comme il est agréable de manier des monceaux d’or ! Parbleu, c’est cela qui est bon, cela seul ! Et toute science n’est que vaine misère de pédant, auprès de ces délices !

— Le plaisir est un grossier simulacre, un piège pour les brutes, avec la souffrance au fond ! — s’écria Cléophas, s’efforçant de lever son doigt pour appuyer son dire. — Tous les philosophes sont d’accord là-dessus ! Ah ! de pénétrer l’énigme du monde, de savoir si les réalités sont hors de nous ou en nous, de saisir la loi qui met en mouvement les atomes, voilà ce qui mériterait l’effort qu’on y aurait dépensé ! Pourquoi suis-je si vieux ? Pourquoi ai-je si mal dirigé mes recherches, pendant ces trente ans ?… Mais je te dis que la vérité est là, devant moi ! Encore un pas à faire, et je l’atteindrais ! Et mon cerveau qui s’arrête en chemin, refusant d’avancer !

— Encore quelques jours de richesse, et j’aurais connu le plaisir ! gémit Siméon.

Et ils restèrent assis dans le sentier, maussades et muets, chacun devinant qu’aux premiers mots sa pitié pour l’autre allait se changer en mépris. Leur vieille haine leur remontait au cœur. Ce n’était décidément ni le plaisir, ni l’intelligence, qui pourrait les rapprocher, comme avait fait autrefois leur naïve confiance en Jésus ! Ce n’était pas même le malheur : il les avait trop accoutumés à ne s’occuper que d’eux seuls. Ils souffraient d’être réunis, plus que jamais étrangers l’un à l’autre ; et l’idée de se séparer à nouveau les remplissait d’épouvante. Et les ténèbres s’épaississaient, plus âcres et plus lourdes, dans leurs âmes.


Mais voici que la menace d’un orage dans le ciel vint enfin les distraire de l’orage qui grondait en eux. Des nuages noirs descendaient sur leur tête, illuminés par instants de baguettes de flamme ; le tonnerre rugissait ; d’énormes oiseaux volaient avec des cris de terreur. Et bientôt un silence se fit, profond et lugubre, comme si, dans l’angoisse de l’attente, le cœur même de la terre avait cessé de battre.

Puis de fines gouttes d’eau tombèrent sur le sol, et la voûte des cieux s’obscurcit encore. Était-ce déjà la mort, l’affreuse mort, qui s’annonçait ? Les deux vieillards se relevèrent brusquement, coururent de toutes leurs forces sur la pente rocailleuse. La pluie tombait à flots ; les baguettes de flamme s’étaient multipliées, sillonnant l’horizon de trois raies sanglantes, mais pour laisser ensuite une ombre plus dense, où rugissait plus sonore la voix du tonnerre. Et les deux vieillards couraient, la main dans la main, rapprochés une fois de plus dans un même sentiment de haine pour la vie, et de peur devant la mort.


Mais soudain ils s’arrêtèrent, émerveillés, et leurs poitrines haletaient et leurs lèvres frémissaient, comme au sortir d’un rêve malfaisant. Car l’orage s’était dissipé, et, dans la belle lumière dorée du soleil couchant, ils se voyaient parvenus au sommet du mont. Et le spectacle qu’ils découvraient devant eux, sur l’autre versant, les émut d’un bonheur si parfait que, pour la première fois depuis trente ans, ils se jetèrent à genoux, les mains jointes et la tête inclinée, priant Dieu.

III
LE BON GRAIN

D’autres grains tombèrent dans un sol fertile, et ils produisirent des fruits, cent pour un.

(Saint Matthieu, XIII, 9.)

Au centre d’un vaste cirque de collines, un petit lac s’allongeait, calme et bleu, semé d’îles fleuries. Et, depuis les bords du lac jusqu’au haut des collines, ce n’étaient que champs et bocages, avec çà et là des tentes, des tentes en toile grossière, mais toutes parées de roses, de glycines, et de pois grimpants. Ce n’étaient que champs et bocages, ou plutôt la vallée entière paraissait comme un grand jardin, car on ne voyait trace de haies ni de clôtures pour en séparer les parties. Tout au long de jolis sentiers, des enfants gambadaient, entraînant à leur suite des troupes de chats et de chiens ; des laboureurs jetaient dans les sillons leurs dernières poignées de graines, avant le repas du soir ; et sur la rive du lac se promenaient des couples amoureux qui riaient et se miraient dans les yeux, et souvent s’arrêtaient entre deux arbres pour s’embrasser plus à l’aise.

Maintes fois les deux vieillards avaient vu de beaux sites, et la paix d’un village au soleil couchant n’avait rien qui pût les surprendre. Pourtant le spectacle qu’ils apercevaient à leurs pieds les pénétrait d’une joie surnaturelle, comme si, toute leur vie, ils se fussent égarés à la recherche d’un asile et qu’enfin le hasard les y eût conduits. Un délicat parfum flottait, qui ravivait leurs vieux cœurs. Et le murmure du lac, et le chant des oiseaux, et le rire des amoureux, et le cri des enfants, tout cela formait à leurs oreilles un grand hymne prodigieux, célébrant en mille harmonies la noblesse, la douceur, la divine beauté de la vie.

Ils descendaient lentement la colline, se tenant par la main. Une fois de plus, ils avaient oublié leurs rancunes ; ils éprouvaient un besoin de se réconcilier au seuil de ce village, comme deux petits s’embrassent au seuil de la maison paternelle, après s’être un peu querellés et battus sur le pavé de la rue. Et déjà des enfants s’approchaient d’eux, tendrement les priaient de se mêler à leurs jeux. Et, de la première tente du village, ils virent s’élancer vers eux une belle jeune femme, avec de grands yeux noirs qui rayonnaient de plaisir. Ils la regardaient courir, gracieuse, légère, pareille à quelque jeune fée d’un rêve, dans sa robe blanche flottante. Elle leur baisa les mains, et leur dit :

— Comme vous êtes bons, amis, d’avoir daigné venir vous reposer dans notre village ! Quelle joie vous nous apportez ! Entrez sous cette tente où nous demeurons ! Nous vous servirons à souper, nous ferons sécher vos manteaux, et puis nous vous chanterons des chansons pour vous endormir. Car vous paraissez avoir fait une course bien longue, sur ces chemins qu’on dit si mauvais !

Ils entrèrent sous la tente. Un beau jeune homme était là, qui leur baisa les mains à son tour, leur ôta leurs manteaux, les fit asseoir auprès de la table. C’était le mari de la jeune femme. Il la tint sur ses genoux pendant le repas, et elle lui souriait : mais elle souriait aussi aux deux vieillards, et ses enfants étaient là aussi, qui leur souriaient comme de petits anges.

Les deux vieillards ne firent point de questions, ce soir-là : ils étaient trop heureux. Après le repas, ils se couchèrent sur un lit qui les attendait au meilleur coin de la maison. La jeune femme pansa les plaies de leurs pieds. Elle connaissait toute sorte d’herbes pour tous les maux ; mais l’herbe la plus guérissante était son naïf sourire plein de pitié. Et les vieillards s’endormirent, bercés de ses chansons, avec sa douce image dans les yeux.


Ce fut le mari qui, le lendemain, vint les saluer à leur réveil. Il les prit par le bras, les conduisit à travers le village, s’informant sans cesse de leurs désirs, sans cesse riant et les égayant. Et, dans toutes les tentes, il leur faisait voir des familles pareilles à la sienne, tranquilles, joyeuses, n’ayant point d’autre souci que de vivre et d’aimer.

« Tenez, leur disait-il, voici des charrues pour labourer la terre, voici des sacs pour porter des semailles, et voici des outils pour tisser la laine, pour coudre des tentes, pour construire des jouets ! Chacun se choisit le travail qui lui convient, chacun y travaille aussi, longtemps qu’il lui convient. Il y en a aussi, parmi nous, qui trouvent plus agréable de ne pas travailler du tout. Ce sont ceux-là que nous préférons, car pour ceux-là nous pouvons faire plus de choses. Malheureusement, ils sont rares. Des gens de toute espèce nous sont venus, ces années passées : des savants fatigués de savoir, des riches fatigués d’être riches ; nous nous réjouissions de penser que ceux-là nous laisseraient travailler pour eux ; mais non, au bout de quelque temps ils ont voulu travailler comme nous, et aujourd’hui ils sont les plus actifs du village. Travailler pour soi-même, c’est une dure peine, et un peu vile, aussi ; mais travailler pour ceux qu’on aime, est-ce que c’est travailler ? Et quel autre plaisir trouverait-on, si l’on se privait de ce plaisir-là ?

— Je vois ! dit enfin Cléophas. Vous avez établi dans cette vallée une façon de communauté telle que la rêvent ces révolutionnaires qu’on nomme les socialistes !

— Je ne sais pas ce que rêvent ces gens-là, ne les connaissant pas, répondit le jeune homme. Mais personne n’est plus éloigné que nous de toute idée de révolution. Notre village ressemble à tous les villages ; peut-être seulement y sommes-nous plus heureux. Et nous nous gardons, par-dessus tout, de changer les dehors de la vie humaine : mais nous nous efforçons d’en améliorer le dedans, car c’est le dedans qui importe seul. Le bonheur ne vient pas d’être riche ni d’être pauvre, ni d’avoir beaucoup de désirs ni d’en avoir peu. On est heureux lorsqu’on a des désirs qu’on peut toujours satisfaire. Et ce sont ceux-là que nous développons, en nous et autour de nous. Nous nous accoutumons à aimer, c’est-à-dire à placer notre bonheur non pas en nous-mêmes, mais en d’autres. C’est une source de joie qui ne tarit point. Et tout homme la porte au fond de son cœur ; mais souvent elle s’y dessèche, cachée sous des herbes funestes, qui sont les mauvais désirs. Et de là naît le malheur.

— Quels sont donc, dit Cléophas, ces mauvais désirs que vous cherchez à déraciner ?

— Un seul suffit à les produire tous : le désir de savoir. C’est lui qui habitue les hommes à se croire distincts les uns des autres ; c’est lui qui leur fait perdre de vue les jouissances qu’ils ont sous la main, pour les précipiter à la poursuite de vaines ombres de jouissances, qui s’éloignent dès qu’on veut les toucher. Apprendre, au fond, c’est oublier, et penser, c’est s’abrutir : car ni la science ni la pensée n’atteignent jamais rien de réel, et elles détournent de ce qui est réel, le repos et l’amour.

« Telle est du moins notre idée, dans ce village. Aussi vous prierons-nous, en échange de tous nos soins, bons vieillards, de ne parler jamais à personne ici, surtout à nos enfants, de rien de ce qui se passe au delà de nos collines. Vous devez avoir connu, là-bas, la science et la richesse, et sans doute vous en avez tiré les agréments qu’elles offraient. Mais nous, voyez-vous, nous avons choisi de vivre par l’amour, et la science et la richesse ne feraient que nous déranger. Nos enfants, d’ailleurs, n’ont plus guère la curiosité de savoir ce qui se passe hors de chez nous. C’est là un besoin assez peu naturel, et très facile à détruire pourvu qu’on s’y prenne à temps. On m’a dit qu’il y avait des points où la curiosité même des savants était contrainte à s’arrêter. Lorsqu’on juge qu’une chose est impossible ou dangereuse à connaître, on se résigne vite à la tenir ignorée. Quel est le fou qui serait curieux de savoir par lui-même ce que l’on éprouve quand on se brûle, ou quand on a la jambe coupée ? Nous disons à nos enfants qu’il n’y a rien de bon à connaître, hors de chez nous ; ils le croient, et restent chez nous. Trois ou quatre ont eu la tentation de s’informer plus au long. Ils nous ont quittés. Il y en a un qui n’est pas revenu : les autres sont rentrés tristes et malades ; ceux-là sont les plus énergiques à répondre qu’il n’y a rien, quand les enfants leur demandent ce qu’il y a de l’autre côté des collines.

— N’avez-vous donc pas d’école ? demanda Cléophas.

— Pas d’école ? Mais comment les hommes pourraient-ils se passer de l’école ? L’éducation de nos enfants, c’est au contraire la seule occupation importante ; c’est d’elle seule que dépend tout le bonheur de la vie. Nous n’avons pas, en vérité, de professeurs. Mais nous n’avons pas non plus de médecins, et cela ne nous empêche pas de nous soigner quand nous sommes malades. Chacun de nous se charge d’enseigner au moment qui lui convient : et il n’y a pas de travail plus aimable. Tenez, d’ailleurs, voici notre école ! »

Et il les fit entrer dans une grande tente où ils virent des enfants, garçons et filles, qui jouaient en folâtrant à toute sorte de jeux. Il y avait là un jeune homme et une jeune femme qui, pour l’instant, étaient professeurs. Ils jouaient avec les enfants, appliqués à leur donner l’exemple de la douceur et de l’amour, les seules choses qu’on enseignait dans cette école de village. Puis, quand les enfants étaient fatigués de jouer, ils s’asseyaient en rond, et les professeurs leur expliquaient le monde. Ils leur disaient comment le soleil est un beau vieillard plein de pitié pour les hommes, comment la lune et ses adorables filles les étoiles s’interrompent souvent dans leurs rondes pour sourire aux jeunes amants, Ces explications n’étaient peut-être pas plus exactes que celles des astronomes ; elles avaient du moins l’avantage de pouvoir se varier à plaisir, et d’attendrir le cœur au lieu de le dessécher. Et puis les professeurs racontaient à leurs élèves des légendes merveilleuses, où il n’y avait que de braves gens et des fées bienfaisantes. Et comme, à force de jouer avec les enfants, chacun dans le village connaissait leur caractère, on trouvait toujours le moyen d’amener à l’amour et à la douceur les enfants même qui, d’abord, y semblaient les plus rebelles.

— Je ne vois pas vos livres ! dit Siméon.

— Mais que ferions-nous, je vous le demande, avec des livres ? Avons-nous besoin de livres pour cultiver nos champs, pour élever nos enfants, pour aimer nos femmes, qui ont des lèvres si roses et des bras si tendres ?

— Et l’art, le méprisez-vous aussi ? Fermez-vous vos sens aux plaisirs de la beauté ?

— Ce serait le pire des crimes ! s’écria le jeune homme. Comment, nous nous condamnerions à ne plus jouir du parfum des fleurs, des nuances de la lumière sur le lac, et du chant des oiseaux, et des yeux des femmes ? Mais de toutes nos forces, au contraire, nous nous accoutumons à goûter les belles choses. Nous regardons, nous écoutons, nous respirons : toutes jouissances qui nous seraient impossibles si nous permettions à la science et à la pensée d’envahir notre cerveau. Et, avec ce que nous avons ressenti, nous rêvons, créant en nous d’autres beautés : mais nous évitons tout effort pour diriger nos rêves, surtout pour les réaliser, car c’est l’essence des rêves d’être libres et de ne pouvoir pas se réaliser. Qu’est-ce donc que vous appelez l’art, dans vos pays ? Je crains que vous n’entendiez par là quelque autre de ces inventions funestes, bonnes seulement à détourner l’âme de ses vraies joies toutes proches. Avez-vous observé que l’abondance des tableaux, des statues, des poèmes, je ne dis même pas rendît les hommes plus heureux, mais fortifiât chez eux le goût natif de la beauté ?

« Nous n’avons chez nous rien de pareil, en tout cas ; mais voici ce que nous avons à la place ! »

Et il leur montra un beau ciel d’un bleu argenté, des prairies odorantes et vertes, mille fleurs avec mille couleurs. N’avaient-ils donc jamais vu encore une nature aussi parfaite ? Jamais du moins ils n’avaient songé à s’en apercevoir. Et le jeune homme leur désigna, sur la rive du lac, un spectacle non moins merveilleux : c’était sa femme, sa chère femme, qui causait et riait dans un groupe d’adolescents. Elle était vêtue de la même robe flottante qu’elle portait la veille, mais plus jolie cent fois sous la pleine lumière de midi. Ses cheveux blonds étaient couronnés de fleurs, comme les cheveux d’une fée ; un naïf bonheur illuminait ses grands yeux, et l’on entendait sonner les frais éclats de son rire.

— N’êtes-vous point jaloux de votre femme ? demanda Siméon quand ils se furent éloignés.

— Bon vieillard, comment en serais-je jaloux, puisque je l’aime ? La jalousie n’est-elle pas le contraire de l’amour ? Aimer quelqu’un, chez nous, c’est le préférer à soi-même, et écarter de lui tout ce qui lui déplaît, et s’attacher à lui donner tout ce qui lui plaît. Je sais qu’il n’en est pas de même dans vos pays de villes : on n’y aime qu’à la condition d’être aimé en retour. Mais c’est, alors, se préférer soi-même à ce qu’on prétend aimer, et nous nous gardons bien d’entendre l’amour d’une aussi triste façon. S’il plaisait à ma femme d’aimer un autre homme, moi, qui aime ma femme, je n’aurais pas de plus grand plaisir que de la voir ainsi heureuse. Je l’aime assez pour me réjouir encore si, au lieu d’un sourire d’amour, c’était un sourire de reconnaissance, ou un sourire de pitié, que je recueillais sur ses petites lèvres chéries. C’est à moi de faire en sorte que ma femme se plaise à m’aimer : et je vous assure que je n’ai pas d’inquiétude là-dessus. Ma femme n’a besoin de rien que je ne puisse lui offrir ; elle sait qu’elle est libre, ce qui lui enlève tout désir de choses défendues ; elle est habituée à moi depuis l’enfance ; elle a une maison à conduire et des enfants à soigner ; elle sait que je n’aime d’amour qu’elle au monde : pourquoi voudriez-vous qu’elle se mît à aimer d’autres hommes ? Si les jeunes femmes, dans vos pays, n’avaient pas toujours besoin de plus de bijoux que ne peuvent leur en donner leurs maris, si elles n’étaient pas élevées à considérer l’adultère comme un plaisir défendu, et d’autant plus séduisant, si elles connaissaient leurs maris avant de les épouser, et si elles ne laissaient pas à des étrangers le soin de conduire leur maison et de soigner leurs enfants, et si leurs maris n’avaient d’amour que pour elles, croyez-vous qu’elles seraient assez folles pour changer d’amour comme elles font ?

— Ami, dit alors Cléophas, nous avons trouvé ici notre refuge pour toujours, et il n’y a rien, dans ce tranquille village, qui ne semble fait à dessein pour réconforter notre vieillesse. Mais, hélas ! de telles mœurs et de telles idées ne sauraient convenir à l’humanité tout entière !

— Aussi ne nous occupons-nous point de l’humanité ! reprit le jeune homme. Nous la laissons vivre comme elle l’entend ; et nous lui demandons seulement de nous laisser vivre, nous aussi, comme nous l’entendons. Pourtant, je ne vois pas ce qui empêcherait tous les hommes de trouver le bonheur à la même source où nous l’avons trouvé. Si les villes sont un foyer de misère, pourquoi ne pas les fuir ? Et si nous sommes ici un millier qui jouissons de la vie, pourquoi d’autres milliers n’en jouiraient-ils pas comme nous ? Il ne manque point d’autres vallées, ni d’autres champs, ni d’autres oiseaux. Les dehors de la vie n’ont aucune importance, c’est le dedans seul qui importe. En tous lieux les hommes peuvent être heureux : il leur suffit d’endormir leur cerveau, afin de tenir en éveil leurs yeux et leur cœur. Que les hommes apprennent où est le bonheur, et ils seront heureux !


— Et qui est-ce donc qui vous a appris où était le bonheur, doux jeune homme, à vous et à tout ce village ? demandèrent les deux vieillards, d’un commun mouvement.

— C’est un homme admirable, que nous aimons et vénérons comme notre père à tous. Voici trente ans qu’il est venu dans cette vallée, envoyé sans doute par quelque souffle d’en haut. Il s’est construit une tente, à l’entrée de la route ; et dès qu’un voyageur passait il l’allait saluer, il lui baisait les mains et les pieds, il l’emmenait sous sa tente pour le soigner tendrement. Beaucoup s’en sont allés, après qu’il les a sauvés de la mort ; quelques-uns sont restés, se sont construit une tente, et l’ont aidé dans son œuvre de pitié. Et depuis trente ans son ardeur n’a point cessé de grandir. Il est le plus pauvre de nous tous ; il n’a point même de chien, ni de champ, ni de jardin : c’est nous qui sommes son jardin, et son champ, et son chien. Il nous couvre de son chaud amour. Il sait les moindres détails de ce qui touche chacun de nous ; et dans la joie nous avons le bonheur de le voir se réjouir avec nous, et dans la souffrance nous avons la consolation de le voir souffrir avec nous. C’est lui qui instruit nos femmes, c’est lui qui invente des jeux pour nos enfants. Voici sa maison ! Entrez, il vous dira comment il a été conduit à connaître l’amour !


Dans une misérable tente à demi effondrée, et qu’ils auraient prise plutôt pour la hutte d’un chien, ils virent un homme assis, qui travaillait en chantant. Il taillait une poupée dans un morceau de bois. Mais, dès qu’il les aperçut, il quitta son ouvrage, courut vers eux, les remercia du bonheur qu’il éprouvait à les recevoir. Maintenant, les ayant installés sur les deux sièges qui formaient tout son mobilier avec une table et un lit, il s’empressait à les servir.

Grande fut la surprise des deux vieillards. Ils s’étaient attendus à trouver un homme de leur âge ; mais non, c’était presque un jeune homme, malgré ses cheveux blancs, tant sa taille était droite, sa démarche sûre, ses mouvements agiles.

Mais ce fut surtout son visage qui les surprit. Au lieu de l’austère gravité d’un philosophe, ils n’y lisaient rien que l’ingénuité, la simple gaieté d’un enfant. Les grands yeux bleus souriaient, la bouche souriait, tout ce visage n’était qu’un sourire. Le front même souriait, ouvert et sans rides, sous les cheveux blancs : on devinait que jamais il ne s’était encombré de pensées inutiles. Et tandis qu’ils considéraient ce beau visage transparent, Cléophas et Siméon eurent tous deux un vague souvenir de l’avoir vu déjà, autrefois, mais plus triste, plus fatigué, plus vieux.

— N’êtes-vous point le fils de quelqu’un de Capernaüm, en Galilée ? demandèrent-ils.

— Je ne connais point ce pays, répondit l’homme avec son doux sourire. Mon père s’appelait Matthieu ; c’était un paysan du village de Roffa, en Idumée. Voici déjà soixante ans qu’il est mort !

Et comme les vieillards désiraient savoir l’histoire de sa vie :

— Ma vie est simple et ne mériterait guère d’être racontée, leur dit-il, n’était le grand miracle dont je fus témoin, il y a trente ans. Je me nomme Alphée ; j’aurai soixante-cinq ans à l’été prochain. J’ai passé ma jeunesse dans mon village natal, tranquillement occupé aux soins de la terre. Mais il arriva qu’un riche voisin me déposséda de mon champ et de ma maison, si bien que je dus partir pour aller chercher fortune au dehors. Je vins alors en Judée, et un aubergiste du bourg d’Emmaüs m’engagea pour lui servir de valet.

« Or, un soir, je vis entrer dans son auberge trois jeunes gens qui demandaient à souper. Deux s’assirent auprès de la table, le troisième se tint à l’écart, et ils se mirent à causer. Et soudain, levant les yeux sur celui des trois qui se tenait à l’écart, je sentis que mon cœur bondissait en moi, et un bonheur surnaturel m’inonda tout entier. Je ne sais rien de ce voyageur. J’ignore et d’où il venait et qui il était : mais à coup sûr ce n’était pas un homme pareil à nous. Si le ciel et la terre ont été créés par quelqu’un, c’est lui qui les a créés : car j’entendais dans sa voix le chant des alouettes, le murmure des sources, le bruit des vagues sur les roches ; et tout l’enchantement de la nature, les bois et les plaines, les fleurs, les étoiles, tout cela se réfléchissait dans la profondeur de ses yeux.

« Il disait à ses compagnons deux paraboles. Il leur racontait l’histoire d’un savant homme qui avait été voué au malheur parce qu’il avait fermé ses oreilles à la plainte d’un chien, dans sa passion de s’instruire. Et ensuite il leur racontait l’histoire d’un jeune prince qui avait enfreint la loi de son pays pour accorder à un malheureux mendiant le seul plaisir qu’il désirait. Ces paraboles signifiaient que rien n’est agréable et saint, dans la vie, sinon la pitié et l’amour. Et tout de suite j’ai compris ce qu’elles signifiaient : je l’aurais compris si même elles avaient été plus obscures, à la seule lumière de ces divins yeux qui brûlaient mon cœur.

« J’ai dit adieu à mon patron, j’ai voulu m’attacher à cet homme, et mettre ma vie à ses pieds. Mais quand je suis rentré dans la salle où je l’avais laissé, les trois voyageurs avaient disparu. Et, en vérité, l’inconnu m’avait dit tout ce qu’il m’importait de savoir.

« Je suis sorti de l’auberge, je suis venu dans cette vallée, pour recueillir et soigner les mendiants de la route. Ce que j’ai fait depuis lors, je puis vous le raconter en un mot : j’ai joui de la vie. Chacune de mes journées a été une fête. Il y a ici tant de fleurs et d’oiseaux, il y a tant d’enfants qui m’offrent leurs baisers ! Et voici que vous avez daigné venir, vous aussi, mes amis, pour me donner la joie de vous rendre heureux !

— Frère, dit alors Cléophas, l’homme divin que tu as vu à l’auberge d’Emmaüs, c’est Lui qui nous a envoyés vers toi, pour que tu nous révèles l’esprit de sa loi, et pour que nous t’en révélions la lettre. Sache donc que cet homme était Jésus, le fils du Dieu vivant, Notre-Seigneur, ressuscité du tombeau !

Et tous trois ils se jetèrent à genoux, adorant Jésus. Puis les deux vieillards instruisirent Alphée des vérités de notre sainte religion catholique ; et puis, prenant de l’eau qu’ils bénirent, ils le baptisèrent, et tout le village après lui, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.


Et la vie continua comme par le passé, tranquille et douce, dans l’heureuse vallée, à cela près que l’on construisit, parmi les tentes, une église. Et l’on y célébrait les louanges de Dieu sur les modes variés du plain-chant, pour consoler les vieillards, pour faire pleurer les jeunes filles, et pour amuser les enfants.

1892.

III
BARSABAS
OU
LE DON DES LANGUES

CONTE POUR LE JOUR DE LA PENTECÔTE

TIBI, MARGARITÆ MEÆ !

En ce jour-là, Pierre se leva au milieu des disciples, qui étaient assemblés au nombre d’environ cent vingt, et il leur dit :

… « Il faut que, de ceux qui ont été avec nous pendant que le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, il y en ait un qui soit témoin avec nous de sa résurrection ! »

Alors ils en présentèrent deux : Joseph, appelé Barsabas, surnommé le Juste, et Mathias. Et, priant, ils dirent : « Toi, Seigneur, qui connais le cœur de tous, montre-nous lequel de ces deux hommes tu as choisi, afin qu’il prenne part au ministère et à l’apostolat en remplacement de Judas, qui nous a abandonnés ! » Et ils tirèrent au sort ; et le sort tomba sur Mathias, qui, d’un commun accord, fut mis au rang des onze apôtres.

(Actes des Apôtres, I, 15-24.)

Et, lorsque vint le jour de la Pentecôte, tous les disciples se réunirent dans le même lieu. Et voici que sortit tout à coup du ciel un bruit comme d’un grand vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient assis. Et ils virent des langues de feu qui, se partageant, descendaient sur la tête de chacun d’entre eux. Et, aussitôt, tous furent remplis de l’Esprit-Saint ; et ils se mirent à parler toutes les langues, suivant l’inspiration de l’Esprit qui était en eux.

Or il y avait alors à Jérusalem des hommes craignant Dieu, qui venaient de toutes les nations qui sont sous le ciel. Et, quand on apprit le miracle, la foule accourut ; et ces étrangers furent stupéfaits d’entendre les disciples leur parler à chacun dans sa langue.

Et, dans leur surprise, ils se disaient l’un à l’autre : « Est-ce que tous ces hommes qui nous parlent ne sont pas des Galiléens ? Comment donc les entendons-nous parler à chacun de nous dans sa langue ? Parthes, Mèdes Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée, de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et des régions de la Libye qui avoisinent Cyrène ; et Romains, tant Juifs que prosélytes, et Perses, et Arabes, voici que nous les entendons nous prêcher, dans nos langues, les grandes choses de Dieu ! »

(Actes des Apôtres, II, 1-11.)

I
LE CHRÉTIEN

Christus. — Cui ego loquer, cito sapiens erit.

(Imitatio Christi, III, 43.)

C’est tout à fait par hasard, — ou, plus exactement, par miracle, — que Joseph, appelé aussi Barsabas, était devenu disciple de Jésus. Il avait alors vingt ans, et demeurait, avec sa mère, dans le village galiléen où il était né. Or, voici l’heureuse aventure qui lui était arrivée :

Se rendant à Capernaüm en compagnie de son petit âne, un matin d’automne, pour vendre au marché les figues de son champ, il avait franchi déjà la double rangée des collines qui séparaient son village du lac de Génésareth, lorsque, à un tournant du sentier, un spectacle imprévu l’avait arrêté. Une vingtaine de mendiants et de vagabonds étaient assis en cercle, sur la rive du lac, occupés à écouter un homme vêtu de blanc, qui, debout au milieu d’eux, semblait leur donner des ordres ou les réprimander. Il leur parlait, en tout cas, d’une voix si sévère que Barsabas, et son âne lui-même, n’avaient pu s’empêcher d’en être effrayés. Mais soudain, oubliant son effroi, toute l’âme du jeune paysan avait frémi de fureur : car, dans la troupe de ces va-nu-pieds, complotant sans doute quelque brigandage, il venait de reconnaître l’homme qu’entre tous au monde il détestait le plus, un homme qu’il avait autrefois recueilli, nourri, traité en frère, et qui, pour récompense, lui avait volé cinq mines d’argent, son unique bien ; après quoi le misérable s’était enfui, et Barsabas avait senti que sa joie et son repos s’enfuyaient du même coup.

Aussi, dès qu’il avait reconnu son ancien ami, n’avait-il plus eu de pensée que pour sa vengeance. Mais, au moment où déjà il s’approchait, le couteau en main, l’homme vêtu de blanc avait détourné la tête, et fixé soudain son regard sur lui. C’était un regard prodigieux, plein à la fois de douceur et d’autorité, un regard qui entrait jusqu’au fond de l’âme, mais pour l’apaiser et la purifier. Et tandis que Barsabas, interdit, tremblait sous l’impérieuse caresse de ce regard, l’homme s’était écrié, poursuivant son discours : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous font du mal, et priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent, afin que vous soyez enfants de votre Père, qui est dans les cieux ! Car, si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quel mérite y aurez-vous ? Et si vous ne faites accueil qu’à vos frères, qu’y aura-t-il là qui vaille d’être loué ? »

A peine Barsabas avait-il entendu ces paroles, qu’il avait eu le sentiment qu’un poids se détachait de son cœur. Tout de suite, ajournant sa vengeance, il s’était assis sur une pierre pour mieux écouter ; et son âne avait dressé les oreilles pour écouter aussi. Car cette voix, dont tous deux à distance s’étaient effrayés, elle n’était plus maintenant qu’une adorable musique, légère, limpide, pareille à un chant de fauvette dans le calme des bois. Et longtemps encore la voix avait continué de parler, enseignant à Barsabas toute sorte de choses qu’il s’étonnait de pouvoir comprendre. Elle lui avait enseigné le plaisir de la pauvreté, la beauté de l’ignorance, l’inutilité de l’effort et de la pensée. « Ne soyez pas en souci pour votre vie, — disait-elle, — ne vous préoccupez pas de ce que vous mangerez ni de ce que vous boirez ! Soyez comme les petits enfants que vous voyez sur les routes : car ceux-là seuls qui leur ressemblent pourront entrer dans le royaume des cieux. Et quiconque s’abaisse pour devenir semblable à un petit enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des cieux ! »

Mais surtout la voix révélait à Barsabas quelle joie c’était de renoncer à soi-même pour donner son cœur aux souffrances d’autrui : de sorte que peu à peu le jeune homme, sans cesser d’écouter, avait commencé à considérer ses nouveaux compagnons. Des mendiants et des vagabonds, oui, sa première impression ne l’avait pas trompé : mais comment avait-il pu les prendre pour des malfaiteurs ? La plupart avaient de bonnes figures simples et ouvertes ; et ceux dont les traits étaient plus durs ou la mine moins plaisante, ceux-là même portaient, dans leurs yeux, un vivant reflet du regard de leur maître. Il n’y avait pas jusqu’au visage de l’ennemi de Barsabas qui, au contact de ce regard, ne se fût transformé. Nulle ombre n’y restait plus des passions de jadis : l’œil avait perdu toute trace de ruse, les plis du front s’étaient effacés, la bouche s’entrouvrait en un clair sourire. Mieux encore que les autres, il avait su devenir pareil à un enfant.

Et tout d’un coup Barsabas, à considérer ces pauvres gens, avait songé qu’ils devaient avoir faim. Leurs provisions étaient étalées devant l’aîné d’entre eux : maigre pitance, trois petits pains et quelques olives. L’heure de midi approchait ; un air vif soufflait de la mer, qui réveillait l’appétit ; et Barsabas lui-même se sentait le ventre creux. Il s’était alors levé, d’un mouvement rapide ; il avait pris sur le dos de son âne les deux lourds paniers ; et puis, marchant sur le bout des pieds par crainte de distraire l’attention des auditeurs, il avait commencé à placer, près de chacun d’eux, une poignée de figues.

La vente de ces figues avait été, durant de longs mois, sa seule pensée. Non qu’il se fût attendu à en tirer une grosse somme : mais son champ de figues constituait en vérité toute sa fortune, surtout depuis qu’un indigne ami lui avait dérobé les cinq mines d’argent qui lui venaient de son père. C’était avec le prix de sa récolte qu’il avait pu, l’année précédente, faire construire une étable pour son petit âne : cette année-là, il s’était promis de rapporter de la ville un collier de corail pour sa fiancée, et d’acheter ensuite, dans son village, un arpent de vigne ou une olivette. Et il ne l’oubliait pas, il se disait même que jamais il ne pourrait l’oublier : mais le souvenir de ses beaux rêves ne faisait que lui en rendre le sacrifice plus doux. Et joyeusement il allait, son panier en main, ne s’interrompant que pour écouter la voix de l’orateur, qui, comme afin d’achever de le consoler, évoquait dans son âme mille images charmantes. Elle lui parlait des lis des champs, qui ne travaillent ni ne filent, et qui cependant sont plus ornés que Salomon dans toute sa gloire. Ou bien elle lui disait des fables pareilles à celles que lui avait jadis racontées sa mère, mais infiniment plus naïves et plus enfantines, et telles pourtant que chacune, après l’avoir ravi, l’aidait à mieux comprendre le royaume des cieux.

Ainsi Barsabas distribuait ses figues, faisant toujours les poignées plus grosses, dans l’enivrement de la jouissance nouvelle qu’un merveilleux hasard lui avait révélée : sans compter que quelques-uns des auditeurs, à son approche, s’étaient un moment retournés vers lui, et que le tendre sourire dont ils l’avaient remercié aurait suffi pour redoubler l’élan de sa charité. Mais tout à coup sa main avait laissé retomber dans le panier la poignée de figues qu’elle venait d’y prendre ; et il était resté immobile, comme si tout son courage l’avait abandonné. L’homme qui se tenait là assis devant lui, ce maigre et pâle jeune homme en haillons qui, indifférent à tout ce qui n’était pas la voix de son maître, semblait soulevé par elle au-dessus du monde, c’était le même Simon qui, deux ans auparavant, l’avait lâchement dépouillé de son bien ! Il souriait maintenant à quelque vision enchantée, haletant, frémissant, pleurant de bonheur. Et Barsabas, tout d’un coup, s’était remis à le détester. Il avait eu, lui aussi, une vision : l’image lui était apparue de la froide et pluvieuse soirée de décembre où, revenant chez lui après une longue marche, il avait trouvé sa mère en larmes près du coffre vide ! Ne s’était-il pas juré, dès ce moment, n’avait-il pas juré à sa mère qu’il tuerait le voleur, si sa chance lui permettait de le rencontrer ? Or voici qu’il l’avait enfin rencontré, et tranquille, souriant, plus heureux malgré son infamie que lui-même jamais ne l’avait été ! Et, au lieu de le tuer, c’était à lui qu’il s’apprêtait à donner les figues de son champ, simplement parce qu’un inconnu s’était amusé à endormir sa colère par d’harmonieuses paroles !

Fermant l’oreille aux paroles de l’inconnu, détournant la tête pour ne plus s’exposer au charme de son regard, Barsabas avait jeté sur le sol, à ses pieds, les figues qui lui restaient : et puis, accompagné de son âne, il avait repris en courant le chemin de sa maison.


Un pénible sentiment de honte l’agitait, d’instant en instant le torturait davantage, à mesure qu’il gravissait le sentier pierreux. Qu’allait-il dire, en rentrant chez lui ? Comment s’excuserait-il de ne rien rapporter ? Se résignerait-il à mentir, à raconter par exemple que des voleurs l’avaient dépouillé ? Jamais, en tout cas, il n’oserait avouer qu’il avait sottement distribué ses figues à des inconnus, et qui, au lieu de gagner leur vie en travaillant, ainsi qu’il gagnait la sienne, passaient leurs journées à écouter les discours de quelque charlatan.

Mais non, l’homme que ces vagabonds écoutaient ne pouvait pas être un charlatan ! Et Barsabas, malgré sa colère et sa honte, ne parvenait pas à se repentir de l’avoir écouté. Ce jeune homme vêtu de blanc était certainement un prophète, un de ces mages que Dieu envoyait, de temps à autre, pour enseigner au monde les secrets d’en haut. De quelle voix mélodieuse il avait parlé ! Et quel plaisir singulier on éprouvait à l’entendre ! Le lis des champs ! Le berger laissant sur la montagne ses quatre-vingt-dix-neuf brebis pour aller chercher la centième, qui s’était égarée ! Barsabas se rappelait d’autres images encore, pleines d’un sens admirable dans leur simplicité ; et de nouveau il sentait, il se disait, que ni le champ d’olives, ni la vigne, ni rien de ce qu’il aurait pu acquérir en échange de ses figues n’aurait valu la joie qu’avait été pour lui la rencontre de cet inconnu. Un prophète, un grand prophète, voilà ce que Dieu avait daigné lui permettre de voir et d’entendre !

Pourquoi donc continuait-il à se sentir si honteux ? Pourquoi, après avoir d’abord couru jusqu’au sommet de la colline, marchait-il maintenant d’un pas si lent et si faible, comme s’il eût voulu retarder son retour chez lui ? En vain il se répétait qu’il avait fait de ses figues le meilleur emploi, et qu’il avait rencontré un prophète, et qu’il allait désormais devenir un autre homme ; en vain il essayait de se réjouir et de s’enorgueillir : à chaque pas son sentiment de honte l’accablait davantage. Il avait l’impression que toutes ces belles pensées n’étaient qu’un rideau derrière lequel il s’efforçait de se cacher à lui-même une pensée plus sérieuse, plus vraie, une pensée qu’il n’osait pas regarder en face, mais qui pourtant était là, dans son cœur, et ne cesserait plus de le tourmenter.

Et soudain le rideau s’était déchiré. Dans le cœur de Barsabas avaient de nouveau retenti les paroles que, pendant une heure, il s’était inutilement efforcé d’oublier : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous font du mal ! » C’était cela, cela seulement, que le prophète avait eu pour mission de lui enseigner !


Alors le paysan avait enfin compris d’où venait sa honte. Et aussitôt, sans même penser à son âne, qui marchait tristement derrière lui dans l’étroit sentier, il avait rebroussé chemin pour redescendre en courant vers la rive du lac. « Pourvu que je les retrouve ! » se disait-il, comme si tout l’avenir de sa vie en eût dépendu. Et grande avait été sa joie quand, au tournant du sentier, de nouveau il avait aperçu les inconnus, assis sur les pierres. Leur chef maintenant avait fini de prêcher ; assis entre deux de ses compagnons, il mangeait quelques figues et une tranche de pain. Mais Barsabas, cette fois, ne s’était plus arrêté à le considérer. Il s’était élancé vers son ami, lui avait appuyé sa main sur l’épaule, et, parlant le plus haut qu’il avait pu, afin que chacun fût témoin de son repentir : « Simon, lui avait-il dit, toi seul sais ce que tu m’as fait, et pourquoi tu l’as fait. Mais, si même tu as mal agi envers moi, ta faute n’est que peu de chose en comparaison de la mienne. Car, depuis deux ans, nuit et jour, je t’ai haï, j’ai rêvé de te tuer ! Et tout à l’heure encore, après que les paroles de ce jeune prophète, ton maître, ont à jamais effacé de mon cœur mon ressentiment, je n’ai pu me résigner à te donner de mes figues. Je n’ai pu m’y résigner, frère, parce que tu m’as paru trop heureux, trop parfait, trop au-dessus de moi ! Pardonne-moi, dis-moi que tu me pardonnes, sois-moi de nouveau l’ami d’autrefois ! »

L’ami de Barsabas, tout frémissant de plaisir, s’était jeté à son cou, comme un enfant embrasse sa mère pour la remercier d’un cadeau qu’il n’osait pas espérer. Puis, l’ayant fait asseoir près de lui et lui tenant la main, il lui avait raconté comment lui-même avait été arraché aux misères de sa vie par l’appel de Jésus, son maître bien-aimé, qui, en vérité, n’était pas seulement un prophète, mais l’Élu, le Messie, le Fils du Dieu Vivant. Et toute l’âme de Barsabas, à ces mots, avait bondi de joie : car il s’était rappelé que, dès le premier moment où le regard de l’inconnu s’était tourné vers lui, clairement il avait senti une présence divine. Aussi est-ce avec une pieuse ferveur qu’il avait ensuite recueilli les explications de son ami : après quoi, devant toute l’assemblée, il s’était confessé des fautes qu’il se souvenait d’avoir commises depuis qu’il était né ; et il avait demandé à recevoir le baptême. Il l’avait reçu des mains sacrées de Notre-Seigneur.

Et longtemps encore il était resté assis sur la rive du lac, sans autre pensée que de s’initier à la connaissance du royaume des cieux. Mais quand, à l’approche du soir, les disciples de Jésus lui avaient conseillé de se joindre à eux pour partager leur vie, il leur avait avoué, presque en pleurant, qu’il n’aurait pas le courage de s’y décider. Immense était, cependant, le bonheur qu’il éprouvait en leur compagnie, sous le regard vivifiant de son nouveau maître : et sans doute il aurait fini par céder à leurs instances s’il n’avait aperçu, tout à coup, son petit âne, qui tristement avait descendu la colline pour venir le rejoindre. La pauvre bête semblait à présent l’attendre, immobile, au milieu du sentier. Que deviendrait-elle, privée de ses soins ? Qui la nourrirait, la promènerait ? Qui changerait, tous les jours, la paille de son lit ? Et Barsabas avait songé à sa mère qui, peut-être, debout sur le seuil de sa maison, déjà s’inquiétait de sa longue absence. Il avait songé à la jeune fille brune et rose, sa fiancée, à qui il avait promis d’être son soutien dans la vie. La veille encore, tout en l’aidant à cueillir ses figues, ne lui avait-elle pas dit qu’elle n’aurait jamais d’autre ami que lui, et qu’elle mourrait de chagrin s’il l’abandonnait ? Mais surtout Barsabas, en revoyant son âne, s’était rappelé sa maison, son champ de figues, les platanes à l’ombre desquels il avait joué ses premiers jeux : et il avait senti qu’un lien mystérieux l’attachait tout entier à son village natal. Là seulement il pourrait méditer, comprendre, mettre à profit les saintes vérités dont il venait de s’instruire : car il s’était accoutumé à ne concevoir l’univers que tel qu’il le voyait du haut de ses collines ; et, loin d’elles, c’était comme si la moitié de lui-même lui fût enlevée. De sorte que, après s’être une dernière fois prosterné aux pieds de Jésus, il avait tendrement dit adieu à ses amis, et puis il avait enfourché son âne, et s’en était retourné chez lui à la clarté des étoiles.


Rentré dans son village, Barsabas y avait repris son ancienne vie. Il cultivait son champ, il faisait paître son âne, il se promenait avec sa fiancée ou bien jouait aux boules avec ses camarades.

Il avait repris son ancienne vie, avec cette seule différence que, maintenant, il était devenu un homme nouveau. Au lieu du simple et honnête garçon qu’il avait été jusqu’alors, il était devenu un chrétien. Et, sans doute, cela signifiait qu’il répétait pieusement, matin et soir, une belle prière que les disciples de Jésus lui avaient apprise : mais plus encore cela signifiait qu’il avait cessé de vivre en lui-même, pour vivre, désormais, tout entier dans les autres. Il continuait à aimer sa mère, sa fiancée, son petit âne : mais il les aimait pour eux, et non plus pour lui. Il ne s’occupait que de deviner leurs plaisirs et leurs peines ; et il mettait son effort à soulager leurs peines, et leurs plaisirs lui procuraient plus de joie que ne lui en avaient jamais procuré les siens. Sa sollicitude, du reste, ne se bornait pas aux personnes qu’il aimait ; ou plutôt il s’était habitué, le plus facilement du monde, à aimer toute sorte de personnes pour qui il n’éprouvait, auparavant, que du dédain ou de l’indifférence. Dès l’instant où il avait cessé de vivre en lui-même, il avait reconnu que tous les êtres humains avaient leur part de douleur ; et il en avait souffert, et il s’était employé à la soulager. Il s’était fait le confident, le consolateur, le serviteur de tout le village, sans croire qu’il eût le moindre mérite à se divertir de cette manière. Tout au plus songeait-il quelquefois qu’il était pareil à un aveugle-né guéri par Jésus, dont son ami lui avait raconté l’histoire merveilleuse : car à lui aussi Jésus avait donné un sens qui jusque-là lui avait manqué, un sens qui, mieux encore que la vue, lui permettait de sortir de ses propres ténèbres, et de se mêler joyeusement à la vie des hommes.

Quelques semaines après son retour, il s’était marié. Son intention était d’abord d’ajourner son mariage jusqu’au moment où, devenu plus riche, il aurait l’assurance de pouvoir nourrir une femme et des enfants. Mais sa fiancée, qui l’aimait, s’était tout de suite convertie à sa nouvelle foi ; et c’était elle qui lui avait rappelé la parole de Jésus : « Ne soyez pas en souci pour votre vie, ne vous préoccupez pas de ce que vous mangerez ni de ce que vous boirez ! » Ils s’étaient donc mariés, sans plus tarder. Et le fait est qu’ils n’avaient manqué de rien, ayant simplement pris l’habitude de ne rien désirer que ce qu’ils avaient. Ils s’étaient même acquis des enfants, sitôt mariés, en recueillant chez eux un petit garçon et une petite fille que leurs parents avaient abandonnés. Mais il n’y avait pas, au reste, dans tout le village, un enfant dont ils ne prissent soin, fût-ce pour jouer ou pour chanter avec lui. Et chaque jour ils découvraient quelque occasion imprévue de varier leurs plaisirs, comme aussi de sentir combien leurs deux cœurs étaient profondément unis l’un à l’autre. Tantôt c’était un mendiant qu’ils amenaient dans leur maison, l’ayant rencontré dans leur promenade ; tantôt ils ramassaient de jeunes oiseaux tombés du nid, et les abritaient, et les nourrissaient, jusqu’au temps où ils les voyaient en âge de voler.

Ainsi avait vécu Barsabas, durant l’année qui avait suivi son baptême. Et deux fois lui avait été accordée une grâce si précieuse qu’il avait défailli de joie en la recevant. Deux fois son divin maître Jésus, étant venu prêcher dans son village, avait daigné demeurer sous son toit. Il s’était familièrement entretenu avec lui, avait complimenté sa mère de l’avoir pour fils, l’avait complimenté lui-même de l’aimable compagne qu’il s’était choisie. Et comme, un soir, les disciples engageaient de nouveau le jeune homme à se joindre à eux, Jésus leur avait dit avec son sourire : « Apprenez qu’il y a plusieurs façons de me suivre ! Et Barsabas n’est nulle part aussi près de moi que dans son champ de figues ! »


En effet, Barsabas était un bon chrétien. Lorsqu’il avait appris le danger qui menaçait Jésus, tout de suite il avait quitté son champ de figues pour venir rejoindre la troupe des disciples. Avec eux il était entré à Jérusalem ; il avait assisté aux derniers entretiens, et donné tant de preuves de son active ferveur que Jésus s’était plu à le citer en exemple. Il s’était cependant enfui du Jardin des Oliviers, avec tous ses compagnons, aussitôt que Notre-Seigneur avait été arrêté ; mais, dès le lendemain, il avait racheté sa faute en proclamant, jusque dans le prétoire, que l’homme qu’on persécutait était le Fils de Dieu. Jamais d’ailleurs il n’avait montré autant de courage que durant ces terribles journées, où le courage des meilleurs avait défailli ; car non seulement il n’avait pas cessé d’affirmer sa foi devant les Juifs, au risque d’être lapidé ou mis en prison : il s’était encore ingénié à consoler, à raffermir ses amis. A ceux qui doutaient il rappelait le divin enseignement de leur maître ; à ceux qui désespéraient il disait que bientôt Jésus serait de nouveau parmi eux. Aussi Jésus, pour le récompenser, l’avait-il admis à être un des premiers témoins de sa résurrection. Et quand, ensuite, Jésus étant remonté s’asseoir à la droite de son Père, les disciples avaient décidé de nommer un douzième apôtre en remplacement de Judas, peu s’en était fallu qu’on ne le nommât. Seul, un autre disciple, nommé Mathias, avait été jugé aussi digne que lui de ce grand honneur ; en telle façon que, faute de savoir qui choisir entre eux, on était convenu de s’en remettre au sort. Mais d’abord les Onze, tombant à genoux, avaient invoqué Jésus : « Seigneur, lui avaient-ils dit, vous qui connaissez les cœurs de tous les hommes, montrez-nous lequel de ces deux hommes vous avez préféré pour prendre place dans l’apostolat, dont Judas est déchu ! » Puis on avait donné les sorts : c’était Mathias que le sort avait désigné.

Et personne ne s’en était réjoui plus que Barsabas. Car, bien que l’honneur que lui avaient fait ses compagnons l’eût beaucoup touché, il continuait à se considérer comme le dernier d’eux, le plus ignorant, le plus inutile, le moins propre aux difficiles travaux de l’apostolat ; sans compter que toute son âme était alors partagée entre deux sentiments, la tristesse où l’avait plongé l’absence de son divin maître, et son désir de revoir le village où il était né.

Il avait cependant résolu de rester à Jérusalem jusqu’à ces fêtes de la Pentecôte après lesquelles tous les disciples devaient se séparer, pour aller prêcher l’Évangile aux nations. Mais il souffrait fort d’avoir à habiter si longtemps une ville où hommes et choses étaient à l’opposé de tout ce qu’il aimait ; et le séjour de Jérusalem lui serait peut-être devenu tout à fait impossible s’il n’avait trouvé un moyen de se distraire de son attente, comme aussi de se donner un peu l’illusion que son maître Jésus demeurait près de lui. Dans la maison qu’il habitait, et dans tout son faubourg, qui était le plus misérable et le plus mal famé de la ville, il s’était lié avec une foule de pauvres gens, étrangers comme lui, des Parthes, des Mèdes, des Élamites, des Crétois, des Arabes, apparemment venus là de leur pays pour y mourir de faim ; et, sans leur parler jamais, sauf par quelques signes, — car il ne savait pas un mot de leurs diverses langues, et ne connaissait que le patois de sa Galilée, — il s’était constitué leur soutien, leur garde-malade, l’ami et le compagnon de jeux de leurs enfants. Quelques jours lui avaient suffi pour comprendre le caractère, la situation, les besoins de chacun ; et rien n’était plus touchant que de le voir travailler, en silence, à apaiser ou à divertir les souffrances de ces malheureux. Il le faisait pour se distraire soi-même, se rappelant ainsi la douce vie qu’il avait menée dans son village après sa conversion ; mais parfois, au moment où la fatigue allait l’accabler, il croyait apercevoir tout à coup son maître bien-aimé, debout devant lui. Et, en effet, n’était-ce point la présence de Jésus qui avait pu lui permettre, en moins de quarante jours, non seulement de secourir, mais aussi d’instruire ces étrangers, dont il ignorait la langue, et de les convertir à la foi chrétienne ?

Il en avait déjà converti plus de cent, appartenant aux races les plus différentes, lorsqu’était enfin arrivé le jour de la Pentecôte. Et beaucoup de ces néophytes avaient tenu, ce jour-là, à l’accompagner jusqu’à la porte du cénacle où l’on devait célébrer la fête, afin de lui témoigner une dernière fois leur reconnaissance. Or voici que, les disciples s’étant tous rassemblés, un grand bruit s’était fait entendre, comme le bruit d’un vent qui soufflait du ciel ; et ce vent s’était abattu sur la salle, et les disciples avaient vu paraître des langues de feu qui s’étaient arrêtées au-dessus de leurs têtes. Ils étaient alors tombés en prière, adorant l’Esprit que leur divin maître leur avait envoyé. Et puis, après s’être encore embrassés, ils étaient sortis.

Et que l’on imagine quelle avait été alors la surprise, l’émotion de Barsabas ! Car, en entendant parler les Mèdes, les Parthes, les Arabes, tous les étrangers qui accouraient au-devant de lui, il s’était aperçu qu’il comprenait leurs paroles et pouvait y répondre ! Comme les douze apôtres, Barsabas avait, miraculeusement, reçu le Don des Langues.

II
LE CITOYEN DU MONDE

Quiesce a nimio sciendi desiderio, quia magna ibi invenitur distractio et deceptio !

(Imitatio Christi, I, 2.)

Devant la grâce inattendue qui venait de lui échoir, Barsabas se sentit d’abord si heureux à la fois et si effrayé que, bien qu’il pût maintenant répondre sans effort aux questions de ses amis, il ne prit pas même le temps de les écouter. Rentré dans sa chambre, il se hâta d’en faire sortir un petit garçon avec qui tous les soirs il avait coutume de jouer, et qui, ce soir-là encore, voulait, à toute force, lui grimper sur le dos. Puis, ayant verrouillé la porte pour n’être plus dérangé, il se prosterna et pria humblement Seigneur, s’écria-t-il, vous m’avez honoré par delà mon mérite ! Au dernier de vos serviteurs vous avez daigné confier le plus précieux de vos dons ! Et voici cependant, — telle est ma faiblesse ! — voici que je tremble de frayeur à la pensée des devoirs nouveaux qui en résultent pour moi ! « Soutenez-moi, Seigneur, éclairez-moi, dites-moi ce que je dois faire, afin que je ne sois qu’un outil entre vos mains, l’instrument de votre gloire et de votre justice ! » Mais le Seigneur ne lui dit rien, et Barsabas se vit contraint de décider lui-même ce qu’il devait faire.

Aussi bien ne pouvait-il guère hésiter sur le premier et le plus urgent des devoirs nouveaux qui s’imposaient à lui ; et sa frayeur ne lui venait, précisément, que de sa trop claire conscience de ce pénible devoir. Il avait, en effet, tout de suite compris que le don des langues ne lui avait pas été accordé simplement pour qu’il pût s’entretenir, à Jérusalem, avec des étrangers déjà convertis, ni moins encore pour qu’il s’en retournât mener sa vie silencieuse à l’ombre des collines de son cher village. Le don des langues lui imposait le devoir de parcourir le monde, pour porter aux païens la sainte parole : cela était certain, hélas ! trop certain !

Tout au plus eut-il un instant l’idée que, si son maître avait vraiment exigé de lui un pareil sacrifice, c’est lui qu’il aurait désigné pour faire partie des douze apôtres, au lieu de Mathias. Mais aussitôt il rougit de cette idée, misérable prétexte suggéré par sa lâcheté. Le pouvoir miraculeux de parler toutes les langues n’était-il pas un signe d’apostolat aussi évident, pour le moins, qu’une élection où peut-être le hasard avait seul agi ? Non, non, Barsabas sentait que nul doute ne lui était possible ! Et plus était cruel le sacrifice que son maître exigeait de lui, plus il se sentait tenu de l’accomplir, en échange de l’immense faveur qu’il avait reçue. Il résolut donc de quitter Jérusalem dès le lendemain, et de se mettre en route vers les pays étrangers, après avoir dit un rapide adieu à sa femme, à sa mère, aux lieux qui, jusqu’alors, avaient été pour lui l’univers entier.

Encore ne leur dit-il cet adieu que par procuration. Ayant rencontré, aux portes de Jérusalem, un paysan de son village qui rentrait chez lui, c’est sur lui qu’il se déchargea du soin d’annoncer aux siens sa nouvelle mission. « Je comptais aller moi-même prendre congé d’eux, ajouta-t-il, mais le ciel a eu pitié de moi, et voici qu’il t’a envoyé sur mes pas, pour m’épargner un supplice au-dessus de mes forces. Ou plutôt ce sont les dangers de la tentation que le ciel, sans doute, aura voulu m’épargner : car je me demandais comment, après avoir revu tout ce qui m’est cher, je trouverais le courage de m’en séparer. Adieu donc, frère bien-aimé ! Et quand, après-demain, du haut de la colline, tu apercevras à tes pieds les maisons de notre village, rappelle-toi ton frère Barsabas qui s’en va, seul et triste, parmi des inconnus ! »

Barsabas pleurait en disant ces mots ; puis il se jeta, tout pleurant, au cou de son ami. Mais à peine l’eut-il vu disparaître, dans la poussière du chemin, qu’il ne put s’empêcher de songer qu’il avait été, lui aussi, la veille encore, semblable à ce paysan inutile et grossier. Et, fiévreusement, il eut soif d’employer au plus vite, pour le bien de son maître, le magnifique don qu’il portait en lui. Quand son ami, le surlendemain soir, aperçut du haut de la colline les maisons du village, il soupira en se rappelant le pauvre Barsabas qui allait, seul et triste, sur des routes lointaines ; mais Barsabas, au même instant, marchait d’un pas alerte et la tête haute, méditant le discours qu’il prononcerait dès qu’il rencontrerait une ville, devant lui.


Cette ville se trouva être Péluse, dans la Basse-Égypte ; et Barsabas, qui y était parvenu après cinq jours de marche, fut d’abord tenté de marcher cinq jours de plus pour s’en éloigner. Habitué comme il l’était aux mœurs rustiques de la Galilée, Jérusalem déjà lui avait paru inhabitable ; mais il se sentait prêt maintenant à la regretter, en comparaison de cette ville étrangère où, depuis les traits des visages jusqu’à la façon de manger et de se vêtir, rien ne ressemblait à ce qu’il connaissait. La largeur des rues, la hauteur des maisons, les amples manteaux et les lourds souliers, tout cela était, à ses yeux, aussi laid qu’incommode. Il éprouvait une indignation mêlée de mépris à la vue des litières qui servaient à traîner, d’une maison à l’autre, des hommes parfaitement capables de se servir de leurs jambes. Il ne comprenait pas que des êtres humains pussent se passer d’arbres et d’oiseaux, ni se résigner à vivre enfermés dans d’obscures boutiques, sans autre profit que de gagner un argent aussitôt dépensé. En un mot, il jugeait Péluse l’endroit le plus monstrueux du monde : et telle il continua de la juger pendant les six mois qu’il y demeura.

Car le fait est qu’il y demeura six mois, en dépit de sa mauvaise humeur : et ce fut bien là qu’il prêcha pour la première fois. S’étant rendu sur le port, le lendemain de son arrivée, il aborda quelques matelots qui musaient au soleil, et se mit à leur expliquer la doctrine chrétienne. Il la leur expliqua dans la langue grecque, qui était leur langue ; mais il répéta ensuite son explication en arabe à des marchands arabes qui s’étaient approchés ; il la répéta en syrien et en éthiopien, de telle sorte que, bientôt, une foule énorme se pressa autour de lui, curieuse d’entendre un homme qui parlait toutes les langues. Et Barsabas raconta à cette foule la vie et la mort divines de Jésus. Il leur raconta sa propre vie, de quelles ténèbres il avait été tiré, et vers quelle lumière. Il leur dit quelques-unes des paraboles de son maître, les plus simples et les plus touchantes, s’efforçant de retrouver, dans sa voix, un écho de la voix surnaturelle qui les lui avait enseignées. Longtemps il parla, debout sur un banc de pierre, indifférent aux injures comme aux railleries ; et d’heure en heure, à mesure qu’il parlait, injures et railleries devenaient plus rares, jusqu’à ce qu’enfin il eut le bonheur de voir jaillir des larmes presque de tous les yeux. Lui aussi, il pleurait ; une ardente émotion faisait frémir ses lèvres, donnait à sa parole des accents pathétiques. Quand il descendit du banc et cessa de prêcher, cent personnes de tout âge et de toute condition, s’approchant de lui avec déférence, lui exprimèrent leur désir d’être baptisées.

Et comme, quelques heures plus tard, Barsabas, tout heureux de la belle moisson qu’il avait rapportée à son maître dès son premier discours, s’en retournait joyeusement vers l’auberge où il s’était logé, un petit vieillard l’accosta dans la rue. C’était un aimable petit vieillard, chauve, replet, avec un visage ridé où s’ouvraient de grands yeux naïfs et bienveillants. Il avait la mise d’un riche bourgeois. Et, en effet, il apprit à Barsabas qu’il vivait de ses rentes, mais qu’il employait son temps à s’instruire et à méditer. « Or, je regrette d’avoir à vous dire, poursuivit-il, que votre Jésus n’est pas le vrai Dieu. Car le vrai Dieu, je le connais : il m’a été révélé par un homme admirable, le philosophe Épistrate, auteur du traité sur l’Essence de l’Être. Peut-être n’avez-vous pas lu ce livre sans pareil ? Tenez, je n’ai pas pu m’empêcher de vous l’apporter ! » — Et le vieillard tendait à Barsabas un épais rouleau. — « Je vous en prie, lisez-le ! Que si même il ne réussissait pas à vous convaincre tout à fait, vous y trouveriez encore de quoi réfléchir ! »

Le petit vieillard avait une si honnête et douce figure que Barsabas crut pouvoir lui parler comme à un ami. Il lui avoua donc qu’il lirait volontiers, pour l’obliger, le traité de son philosophe, mais que, par malheur, il ne savait pas lire. Et, loin de lui en témoigner le moindre mépris, le vieillard lui proposa aussitôt de lui apprendre lui-même à lire et à écrire. « Quelques leçons vous suffiront, lui dit-il, aidées d’un peu d’exercice. Et vous acquerrez là un bien inestimable, qui doublera l’effet de vos prédications ! »

L’offre était si imprévue que Barsabas hésita quelques instants avant de l’accepter. Il ne se souvenait pas que son divin maître, en lui énumérant les choses nécessaires à la vie, lui eût fait mention de la nécessité de savoir lire et écrire ; maintes fois au contraire Jésus l’avait félicité de son ignorance, et même expressément engagé à y persévérer. Mais il se répéta que son rôle nouveau lui imposait de nouveaux devoirs. Le vieillard avait raison : en lui permettant de connaître des œuvres que ses adversaires ne manqueraient point de lui opposer, la lecture lui fournirait une arme précieuse pour son apostolat. Et puis, — encore qu’il ne consentît peut-être pas à s’en rendre compte, — il avait dès lors, au fond de son cœur, la certitude qu’un homme doué du don des langues était un être d’espèce supérieure au commun des hommes. Un tel homme, capable de parler à son gré les langues les plus diverses, ne pouvait pas, décemment, se trouver hors d’état de lire aucune d’elles. Ce que lui proposait le vieillard paraissait, en quelque sorte, à Barsabas le complément désormais indispensable de la grâce que Jésus lui avait accordée. Il accepta donc, offrit au vieillard de se mettre à l’étude dès le lendemain ; et c’est ainsi qu’il resta six mois dans la ville de Péluse.

Car non seulement il apprit à lire et à écrire en deux ou trois langues, ce qui ne laissa pas de lui demander plus de temps qu’il n’avait supposé ; mais il profita de l’occasion pour apprendre aussi un peu de grammaire, de façon à rendre son éloquence plus correcte et plus pure. Le vieillard, trop heureux de pouvoir un moment se distraire de sa philosophie, lui enseigna le sens primitif des mots et leurs sens dérivés ; il lui révéla de quelle manière une image pouvait être mise en valeur ; il lui indiqua les différents moyens de varier et de nuancer le rythme de ses phrases. Et à s’instruire de tout cela Barsabas goûtait un plaisir sans cesse plus vif, dont il s’excusait, vis-à-vis de lui-même, en songeant aux nouvelles moissons d’âmes qu’il préparait pour son maître.

Il ne négligeait pas, d’ailleurs, les soins de son apostolat. Une ou deux fois au moins par semaine, il s’arrachait à ses études pour prêcher l’Évangile ; et, bien que le nombre des conversions diminuât sensiblement à chacun de ses discours, convertis et sceptiques s’accordaient à constater que chacun de ses discours dépassait le précédent en force, en clarté, en verve convaincante. Au total, son séjour à Péluse avait eu de bons fruits. Mais, de tous ces fruits, aucun ne lui fut aussi agréable que la conversion du petit vieillard.

En effet Barsabas, dès qu’il avait su lire, s’était empressé de lire le traité de l’Essence de l’Être ; et, à sa grande joie, — car il n’avait pas été d’abord sans quelque inquiétude, — il y avait trouvé des pensées si puériles et tant de folies que sa foi en Jésus s’en était renforcée. Épistrate n’allait-il pas jusqu’à soutenir que Dieu ne faisait qu’un avec le soleil, ou encore que les âmes, après la mort, avaient pour résidence la lune et les étoiles ? Barsabas avait songé que, si tous les philosophes dont on le menaçait ressemblaient à celui-là, il n’aurait pas de peine à les réfuter. Et, en attendant, il avait réfuté celui-là avec tant de chaleur que force avait été au vieillard de s’avouer vaincu. Lorsque Barsabas, l’ayant baptisé ainsi que tous les siens, voulut quitter Péluse pour se rendre à Alexandrie, cet excellent homme exigea qu’il prît place dans sa litière, dont, au reste, lui-même ni sa femme ne se servaient jamais et il l’accompagna jusqu’au delà des remparts.


Barsabas avait persisté, durant les six mois de son séjour, à juger Péluse la plus laide des villes ; mais Alexandrie, au contraire, lui fit dès le premier soir excellente impression. Les rues cependant y étaient encore plus larges, les maisons plus hautes, le costume des hommes et des femmes y différait plus encore des modes rudimentaires de la Galilée ; mais Barsabas ne pouvait se défendre de penser que tout cela, pour n’avoir rien de commun avec ce qu’il connaissait, n’en était que plus élégant et plus ingénieux. Il avait, d’ailleurs, gardé le meilleur souvenir de son voyage dans la litière du vieillard. Non seulement lui-même avait fait la route sans ombre de fatigue ; ses porteurs, eux aussi, avaient paru enchantés. Ils lui avaient confié qu’ils s’ennuyaient à Péluse, et que ce voyage à Alexandrie était fort de leur goût. Mais comme le jeune homme leur demandait, après cela, pourquoi ils ne priaient pas leur maître de les employer plutôt à cultiver ses terres, ils avaient poussé des cris d’épouvante à la seule idée de la vie aux champs. Et c’était une réponse de même genre que Barsabas recevait, maintenant, des boutiquiers d’Alexandrie, à qui il conseillait de fermer leurs boutiques pour s’en retourner aux villages où ils étaient nés. Ils ne refusaient pas d’admettre que la vie du village fût plus saine, plus sûre, plus calme, voire plus fructueuse ; mais ils ajoutaient que, ayant goûté au charme de la ville, rien au monde ne pouvait plus leur en ôter le goût. Et Barsabas, sans cesser de les plaindre, commençait à comprendre ce charme funeste qui les avait conquis. Il prit un grand plaisir à visiter les monuments d’Alexandrie, les arcs de triomphe, les théâtres, les bibliothèques ; et, le matin du jour où il devait prêcher pour la première fois, il s’acheta une toge et une paire de cothurnes, par crainte que la pauvreté de sa mise ne le fît confondre avec les diseurs de bonne aventure, dont toutes les places publiques étaient encombrées.

Aussi son premier discours fut-il très écouté. Artistes, savants, dames du monde, l’élite de la ville se réunit autour de lui, ce dont il se réjouit dans la naïveté de son cœur : car il avait conçu le beau rêve de convertir à l’Évangile les classes supérieures de la société, laissant à celles-ci le soin de répandre, ensuite, leur foi parmi le bas peuple. Mais ce n’était, hélas ! qu’un rêve. Après avoir écouté le discours du jeune homme avec la curiosité la plus attentive, son élégant auditoire se dispersa, sans que personne semblât tenté de se convertir. Et dès le lendemain, à la même place où il avait parlé, Barsabas vit se réunir le même auditoire autour d’un autre orateur, un philosophe fameux, qui réfuta point par point tout ce qu’il avait dit. A la doctrine de Jésus, telle qu’il l’avait exposée, ce philosophe opposa la doctrine d’Aristote, affirmant que celle-là seule était sage et vraie.

Le jeune Galiléen n’avait pas lu Aristote. Il ne connaissait pas non plus Héraclite, ni Parménide, ni Platon, que d’autres orateurs firent valoir contre lui. Il se mit à les lire : et il dut s’avouer que leurs théories étaient infiniment plus difficiles à réfuter que celle d’Épistrate, qui envoyait dans la lune les âmes des défunts. Elles étaient fausses aussi, cependant, il le sentait bien ; mais l’erreur y était cachée sous des dehors si spécieux qu’il avait beaucoup de peine à la découvrir.

Il se donna tout entier à cette découverte. Jour et nuit il s’efforça d’approfondir les écrits des philosophes, de les comparer, de relever une à une leurs contradictions. Souvent la fatigue ou le découragement faillirent l’arrêter ; mais il se raffermissait en songeant que nul, à coup sûr, parmi les disciples de son divin maître, ne rendait à l’Évangile un plus beau service. Il espérait, en effet, que, grâce à lui, tous les philosophes apercevraient la vanité de leurs illusions, et viendraient les déposer humblement aux pieds de Jésus. Et il lisait et il relisait, étonnant les bibliothécaires par son zèle à compulser des ouvrages dont personne, de mémoire d’homme, n’avait encore osé affronter la lecture.

Ce terrible travail lui prit cinq ans, pendant lesquels il n’eut guère le loisir de prêcher. Et un jour, après cinq ans d’études et de méditations, il se jugea suffisamment armé pour commencer la lutte. Il fit donc savoir que, le lendemain, sur la grand-place, il se chargeait de réduire à néant les systèmes des divers philosophes, passés et présents.

Il eut cette fois pour l’entendre tous les professeurs de philosophie, qui ne pensèrent, d’abord, qu’à s’émerveiller de son érudition. Mais bientôt, se voyant attaqués, ils ripostèrent. Les uns lui soumirent des moyens, à leur avis très simples, de corriger les contradictions qu’il avait signalées ; d’autres imaginèrent des théories nouvelles qui, suivant eux, devaient être à l’abri de ses objections. Et surtout ils lui signifièrent, les uns et les autres, qu’il n’avait point compris la vraie doctrine des philosophes dont il s’était occupé. « Vous avez saisi le sens des paroles, — lui dirent-ils ; — mais le sens profond qui se cache sous les paroles vous a échappé. Aussi bien ce sens-là ne pouvait-il manquer de vous échapper : car il est dû à une foule de sentiments et de traditions que vous ignorez forcément, étant d’un pays où la civilisation grecque n’a pas pénétré. La pensée de Platon restera toujours fermée à qui n’a pas été élevé dans le commerce d’Homère. Ce que vous en avez perçu n’est que son enveloppe : vous en parlez comme un sourd parlerait de musique ! »

Et peut-être ces professeurs avaient-ils raison ; mais c’est de quoi Barsabas, naturellement, ne pouvait convenir. Il continua donc de prêcher, ou plutôt d’argumenter, prouvant à qui désirait l’entendre la fausseté et l’incohérence de tous les systèmes. Le malheur est qu’on semblait de moins en moins désireux de l’entendre. Les philosophes étaient revenus à leurs exercices professionnels ; les dames du monde s’étaient fatiguées d’une éloquence trop sèche et trop positive ; et un jour arriva où le pauvre Barsabas ne trouva plus, autour de son estrade, que les matelots et les pêcheurs du port. Encore n’était-ce point, comme l’on pense, sa dialectique qui les attirait. Il était simplement, pour eux, l’homme qui parlait toutes les langues ; et sans cesse, par manière de passe-temps, ils lui amenaient des Nègres et des Scythes, des esclaves sortis des régions les plus reculées, afin qu’il leur expliquât, dans leurs langues, les erreurs d’Épicure ou d’Anaxagore.


Barsabas, cependant, n’était point d’âme à désespérer. Dès qu’il se fut convaincu qu’à Alexandrie ses efforts n’avaient décidément aucune chance de réussir, il résolut de tourner le dos à cette ville et de se rendre à Rome. Il s’y rendait, tout occupé déjà des controverses prochaines, lorsque le bateau où il s’était embarqué fit escale dans un petit port de l’île de Crète ; et voici qu’en arrivant dans cette bourgade Barsabas eut l’extrême surprise de se trouver parmi des chrétiens. Des églises remplaçaient les temples des dieux ; les maisons étaient surmontées de grandes croix de pierre ; et tous les habitants s’empressaient autour des passagers du bateau, sans vouloir accepter d’eux aucune récompense. Ces braves gens avaient renoncé au commerce, ainsi qu’à toutes les formes du gain ; ils vivaient de leur pêche, des fruits de leurs champs : si bien que Barsabas crut revoir son village, tel qu’à son départ il l’avait laissé.

Il ne tarda point, d’ailleurs, à avoir l’explication du spectacle imprévu qui s’offrait à lui. Tout en l’installant à sa table avec mille égards, l’hôte qui l’avait recueilli lui raconta que la ville entière s’était convertie, depuis deux ans déjà, après avoir entendu les discours de l’apôtre Mathias. « Ce saint homme a passé une semaine parmi nous : il a prêché sur le port ; et, quand il est reparti, nous étions tous devenus chrétiens. Et comment aurions-nous hésité à le devenir, en présence d’une doctrine aussi simple et aussi belle, répondant aussi parfaitement aux désirs de nos cœurs ? » L’hôte de Barsabas ajouta, cependant, que l’exemple personnel de Mathias n’avait pas été non plus sans contribuer à les convertir. « Jamais nous n’avions vu un homme pareil à celui-là ! Un véritable saint, modeste, timide, doux comme un enfant ! » Barsabas demanda s’il leur avait réfuté les erreurs des philosophes ; mais son hôte, à cette question, éclata de rire. « Oh ! non, s’écria-t-il, soyez sûr qu’il ignorait jusqu’au nom de tous ces gens-là ! Il ne savait ni lire ni écrire ! Il était plus illettré que le dernier de nos esclaves ! Et je me rappelle que moi-même, sitôt que je l’ai entendu, j’ai jeté au feu mes volumes d’Aristote ; mais l’idée ne me serait pas venue de lui en parler ! »

Le bateau ne s’était arrêté que pour quelques heures. Quand Barsabas se retrouva à bord, entouré de cadeaux de toute sorte que ses frères de la petite ville l’avaient supplié d’emporter en souvenir d’eux, il se mit à réfléchir sur ce qu’il venait d’apprendre. Et tout de suite, malgré lui, le contraste lui apparut entre le succès obtenu par Mathias dans cette bourgade crétoise et son propre échec à Alexandrie. « Je n’ai pas réussi jusqu’à présent, songeait-il, les circonstances m’ont été contraires. C’est donc à Rome que je prendrai ma revanche. J’amènerai à Jésus la capitale du monde ! » Mais alors il s’aperçut clairement d’une chose que, depuis longtemps, il essayait de tenir cachée au profond de son cœur. Il s’aperçut qu’il ne pouvait plus désormais espérer d’amener personne à Jésus, car lui-même avait cessé de croire en Jésus.


Non qu’il se fût laissé convaincre par les divagations des métaphysiciens. Son robuste bon sens de paysan lui affirmait assez que tous leurs systèmes n’étaient que d’ingénieuses fantaisies, inventées pour l’amusement de quelques songe-creux. Il voyait assez que les plus subtils arguments de Platon n’empêchaient pas le monde extérieur d’exister pour l’homme, et que, même démontrée, l’hypothèse des atomes resterait toujours une absurdité. Tout cela avait maintenant, à ses yeux, juste autant de valeur que les rêveries d’Épistrate sur les habitants de la lune. Le commerce assidu des philosophes n’avait fait que le dégoûter de la philosophie ; et plus que jamais il était prêt à considérer la doctrine de Jésus comme le seul système qu’un sage pût admettre. Seule, en effet, elle ne s’adressait à la raison que dans les matières qui étaient raisonnables, c’est-à-dire dans celles qui touchaient à la conduite pratique de la vie ; imposant aux hommes, pour le reste toute une série de mystères où ils n’avaient qu’à croire. Mais c’est précisément à ces mystères que Barsabas n’avait plus la force de croire. Tant de systèmes différents avaient défilé sous ses yeux, se détruisant l’un l’autre, qu’une méfiance lui était venue de tous les systèmes. La réflexion avait tari en lui les sources de la foi. Elle les avait taries à tel point que si Jésus, sorti du tombeau, s’était de nouveau montré devant lui, peut-être eût-il encore gardé des doutes sur sa divinité. Et il en éprouvait certes un chagrin très vif, mais moins vif, en fin de compte, qu’il ne l’aurait craint : car déjà ses lectures, et des exemples nombreux, l’avaient préparé à voir dans les ennuis du doute la rançon fatale d’un esprit supérieur.

Il se jura du moins de conserver le culte des vertus chrétiennes, ne s’apercevant pas que, bien avant de perdre la foi, il l’avait perdu. Et, quoique son voyage à Rome fût désormais sans objet, il résolut cependant de le continuer. La vie à Alexandrie lui était devenue impossible ; plus impossible encore le retour dans son village, où chacun se serait informé des résultats de sa prédication. Et puis la vérité était que, s’il se résignait à ne plus croire, il ne pouvait pas se résigner à ne plus prêcher. A force de parler tour à tour toutes les langues, il avait fini par s’y juger tenu, comme à un travail important et méritoire entre tous. Des deux dons qu’il avait reçus de son maître Jésus, et dont l’un consistait à connaître l’unique vérité et l’unique bonheur, tandis que l’autre consistait simplement à pouvoir dire tour à tour une même chose en plusieurs façons, c’était comme si ce deuxième don avait, pour lui, annulé le premier. La perspective de devoir y renoncer l’aurait désespéré.


Il résolut donc de n’y point renoncer, mais, au contraire, d’en tirer le profit le plus grand possible. Il savait qu’à Rome une foule d’étrangers s’enrichissaient et devenaient célèbres, qui avaient pour seul métier d’enseigner aux Romains la langue du pays d’où ils étaient sortis. Il se faisait fort, lui, d’enseigner toutes les langues, dût-il dépenser encore une année ou deux à en étudier la grammaire et la littérature ! Aussi bien les leçons du vieillard de Péluse avaient, autrefois, éveillé en lui le goût de ces études ; et sans cesse, depuis, il s’était mieux pénétré de leur utilité. Rien ne lui était plus agréable, rien ne lui semblait plus digne de ses soins, que de comparer les manières diverses dont les divers peuples exprimaient leurs idées. N’était-ce pas, pour ainsi dire, comparer leurs âmes ? Et le résultat d’une telle comparaison pouvait-il n’être pas d’un prix inestimable ? Ne croyant plus à la possibilité de connaître Dieu et les voies du salut, Barsabas ne s’en trouvait que plus à l’aise pour croire à la nécessité de connaître le détail des choses d’ici-bas. Et lorsqu’enfin, après de longs mois de préparation, il ouvrit une école sur le Viminal, très sérieusement il eut conscience de remplir un devoir, d’entreprendre une tâche magnifique et sacrée.

Ses élèves, au reste, ne se firent pas faute de l’y encourager. Ils se pressèrent pour l’entendre, l’accablèrent de cadeaux, répandirent sa gloire aux quatre coins de Rome. Entraînés par son exemple, ces jeunes gens se prenaient de passion pour l’étude des langues étrangères au point d’y sacrifier tout ce qui, jusqu’alors, les avait occupés. Ils négligeaient de visiter leurs domaines, de veiller au bon ordre de leurs maisons, de bavarder et de jouer avec les jeunes filles, ils négligeaient d’être jeunes, de rêver, et d’aimer, dans leur hâte d’apprendre comment se conjuguait le passif des verbes chez les Égyptiens, ou de quels titres se nommaient les principaux ouvrages des poètes persans. Et quelques-uns d’entre eux, ayant imaginé de voyager en Égypte et en Perse pour tirer parti de leurs connaissances, avaient été d’abord un peu déçus de découvrir que leurs connaissances ne leur servaient de rien : car si le peuple des contrées qu’ils visitaient parlait bien la même langue qu’enseignait Barsabas, il la parlait avec toute sorte de menues différences d’accent et d’intonation qui la leur rendaient incompréhensible. Mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître que le peuple de ces contrées n’avait, en somme, rien à leur dire qui valût d’être compris, et qu’eux-mêmes, n’ayant rien à lui dire, n’avaient aucun besoin de s’en faire comprendre. Si bien qu’après s’être un moment affligés de leur découverte, ils avaient presque fini par s’en enorgueillir : car ils avaient l’impression qu’eux seuls désormais, grâce aux leçons de leur maître, savaient parler avec pureté toutes les langues du monde ; et leur culte pour leur maître s’était encore accru.

C’est ainsi que Barsabas, en peu d’années, devint le plus riche et le plus fameux des professeurs romains. Il eut une maison en ville et une autre aux champs, pleines toutes deux d’esclaves exotiques avec chacun desquels il aimait à s’entretenir familièrement dans sa langue. Tous les savants s’honoraient de son amitié. Un poète en vogue, qui dînait chez lui plusieurs fois par semaine, écrivit à sa louange une épigramme que la ville entière trouva délicieuse. « Divin Barsabas, disait-il dans son épigramme, ne t’étonne pas de me voir si souvent à ta table ! J’ai formé le rêve, moi aussi, de suivre tes leçons, afin de pouvoir répéter dans toutes les langues possibles que c’est chez toi qu’on mange les meilleures lamproies ! » Et Barsabas, recueillant tous les jours quelque marque nouvelle de la faveur publique, songeait que jamais, certainement, la prédication de l’Évangile ne lui aurait acquis de tels avantages.

Mais lui, loin de se laisser amollir par cette prompte fortune, n’en était que plus zélé à poursuivre ses études. Pendant que tout le monde s’accordait à proclamer sa science, sans cesse il était plus honteux de son ignorance. Sans cesse un problème qu’il venait de résoudre en faisait surgir un nouveau, devant lui ; et tantôt c’était l’origine d’un mot qui lui échappait, tantôt il s’épuisait à vouloir saisir la cause d’une anomalie de syntaxe ou d’accentuation. Que de fois ses invités, après avoir vainement attendu qu’il vînt les recevoir, le trouvèrent marchant de long en large parmi des tas de livres, avec la mine piteuse d’un joueur qui aurait perdu son dernier enjeu !

Son unique distraction était de voyager. Encore ne voyageait-il pas, comme ses élèves, pour montrer aux étrangers qu’il savait leur langue, mais pour s’instruire auprès d’eux, pour connaître leur vie, pour essayer d’entrevoir l’âme de leur race : car il avait dû constater que l’étude des langues était loin de lui révéler cette âme autant qu’il aurait cru. Il allait donc d’un pays à l’autre, poussé par une curiosité tous les jours plus vive. Il explorait les villes et les villages, il interrogeait les habitants sur leurs mœurs, leurs traditions, sur une foule de choses qui avaient pour eux un grand intérêt, mais dont ils ne comprenaient pas qu’elles en eussent aucun pour un étranger. Lui, cependant, mettait une véritable passion à s’en informer. Et ses voyages, ainsi employés, lui auraient peut-être été parfaitement agréables, s’ils ne l’avaient trop souvent contraint à se priver d’un luxe matériel sans qui, désormais, il ne pouvait plus vivre. Il avait subi si profondément l’influence du bien-être romain qu’il ne s’accommodait plus ni d’un repas trop simple, ni d’un lit trop dur, ni de chevaux trop lents. Ou que si, d’aventure, il décidait de passer outre à ces désagréments, leur souvenir le poursuivait jusque dans ses études, lui gâtant le profit qu’il en recueillait. Mais souvent aussi il eut la surprise de rencontrer, en de lointains pays, des inventions pratiques si commodes qu’il fut désolé de ne pouvoir pas les retrouver à Rome. Et peu à peu ces voyages, qui d’abord ne lui étaient apparus que comme un passe-temps, devinrent pour lui une nécessité. A peine rentré de l’un d’eux, il souffrait de ne pouvoir pas tout de suite en commencer un autre.

C’est que, à son avis du moins, les races diverses qu’il apprenait à connaître lui communiquaient une part de leurs goûts et de leur esprit. Il avait l’impression que non seulement il pouvait parler toutes les langues, mais qu’il s’habituait aussi à penser comme les peuples dont il parlait la langue. Et comment n’aurait-il pas eu cette impression, quand il constatait que chacun de ses voyages le détachait de quelques-unes de ses idées antérieures, le délivrait de quelques-uns de ses préjugés, lui démontrait l’inanité de quelques-unes de ses certitudes ou de ses croyances ? Ni par la langue, ni par la pensée, il n’appartenait plus à aucun pays : comment n’en aurait-il pas conclu qu’il réunissait en lui les façons de parler et de penser de tous les pays ? Devenir vraiment un citoyen du monde, voilà quel était désormais son désir ! Et pendant qu’il se lamentait, sentant combien un tel désir était lointain et difficile à réaliser, la foule de ses élèves et de ses amis le félicitait d’en avoir achevé déjà la réalisation. On déclarait que personne n’était encore parvenu aussi complètement que lui à se dépouiller de toute particularité nationale, à rompre le lien créé par la nature entre l’homme et elle. On l’appelait, respectueusement, le « cosmopolite ». Et des milliers de jeunes gens, garçons et filles, s’efforçaient à partager son cosmopolitisme.


Nous devons ajouter que Barsabas, de plus en plus absorbé par sa science, s’apercevait à peine des progrès de sa renommée. Mais il ne put se défendre d’un secret plaisir quand, un jour, la femme d’un des principaux fonctionnaires romains le fit prier de venir chez elle lui donner des leçons. Cette dame n’était plus très jeune, et Barsabas, qui avait eu déjà l’occasion de la voir, ne se souvenait pas non plus qu’elle fût bien jolie. Il se rendit pourtant à son invitation et trois leçons lui suffirent, sinon pour la transformer en cosmopolite, du moins pour changer d’opinion sur elle. A défaut de jeunesse, et presque de beauté, elle était infiniment élégante, gracieuse, spirituelle, experte en sourires provocants et en douces flatteries. Elle fit à son professeur un accueil où, de la façon la plus piquante du monde, le respect se tempérait de familiarité. Elle l’admira, l’amusa, lui inspira la plus haute idée d’elle-même et de lui. Et son mari, à qui ensuite elle le présenta, l’invita à venir dîner chez eux aussi souvent qu’il voudrait.

Alors s’ouvrirent pour Barsabas des semaines si heureuses, que peu s’en fallut qu’il n’oubliât, par instants, de se désoler des lacunes de sa science. Tous les soirs, assis près de son élève, il se sentait rajeunir, en même temps que son élève rajeunissait à ses yeux. Tendrement, humblement, il lui faisait l’aveu de ses ambitions et de ses déboires : et elle, en échange, avec un sourire ingénu de ses dents toutes neuves, elle lui racontait son enfance, la mort d’un petit oiseau qu’elle avait nourri. Mais surtout elle le ravissait par sa passion de s’instruire. Elle lui demanda de l’emmener avec lui, dans son prochain voyage ; et bien que Barsabas, craignant pour elle les incommodités des auberges lointaines, l’eût simplement conduite en Sicile, jamais aucun de ses autres voyages ne lui parut si charmant. Il montra à son amie le berceau d’Empédocle, il lui exposa la doctrine de ce philosophe, il lui apprit à nommer, dans toutes les langues, les fleurs qu’il cueillait pour elle au bord des sentiers. De retour à Rome, où ils étaient revenus par le plus long chemin, ils se promirent de vivre désormais tout entiers l’un pour l’autre. La dame se fit faire une robe à l’égyptienne, dont elle prit le modèle sur un vase que son ami lui avait donné. Et l’ami, afin de placer ses travaux même sous l’inspiration de sa chère maîtresse, forma le projet d’étudier les formes diverses des sentiments de l’amour chez les divers peuples.

Mais le hasard voulut que cette aventure, qui avait mis le comble à sa fortune, fût aussi l’origine de tous ses malheurs. Moins de quinze jours après être revenue avec lui de Sicile, la dame lui signifia qu’elle ne pourrait plus recevoir ses leçons ; et il apprit qu’elle s’était déjà choisi pour professeur un autre savant, nouvellement arrivé à Rome. C’était un jeune Grec de Chypre qui, tout comme Barsabas, possédait un don extraordinaire ; mais son don, à lui, était de l’ordre mathématique : il consistait à savoir résoudre, séance tenante, les problèmes de calcul les plus compliqués. Dix chiffres à multiplier par dix autres ne semblaient rien qu’un jeu pour la prodigieuse mémoire du jeune Cypriote, qui se trouvait être, avec cela, fort bel homme, laissant voir des formes d’une admirable vigueur sous le costume bizarre dont il s’affublait. Aussi ne parlait-on que de lui ; et le bruit qu’il faisait avait, dès le premier jour, indigné Barsabas, qui, certes, ne se fût jamais attendu à devoir céder à un tel homme le cœur de son élève.

Ce cœur que, la veille encore, il avait senti tout à lui, il ne se résigna pas à le perdre avant d’avoir tenté de le ressaisir. Ne pouvant plus donner de leçons à la dame, il pouvait, du moins, continuer à dîner chez elle. Il y vint dîner, le soir même ; et le mari eut pour lui des prévenances qui lui rendirent courage. Mais elle, au contraire, fuyait ses regards, ou bien parfois lui lançait un rapide coup d’œil mêlé de mépris et de compassion. Il finit par l’aborder, au sortir de table. Il lui rappela ce qu’il était, la gloire et les honneurs que son savoir lui avait valus. Elle-même, souvent, ne lui avait-elle pas répété qu’il résumait en lui l’âme universelle ? Ne s’était-elle pas émerveillée, chaque jour davantage, de la profondeur et de l’étendue de son cosmopolitisme ? Et c’était lui qu’elle voulait maintenant sacrifier à un faux savant, à un baladin de l’espèce de ceux qui dansaient dans les foires !

Mais la dame, qui sans doute avait hâte de rejoindre son nouveau professeur, ne prit pas la peine de lui répondre en détail. « Mon pauvre ami, — lui dit-elle, — je croyais vous avoir assez payé de vos leçons ; puisque vous paraissez en juger autrement, je vais donc achever de m’acquitter envers vous en vous donnant, à mon tour, deux conseils précieux. D’abord, quand vous dînerez dans une maison romaine, évitez de manger votre viande avec vos doigts : rien ne nuit autant à votre réputation de citoyen du monde ! Et puis, si l’un des convives vous parle de Virgile, n’affirmez pas que c’est un mauvais poète, ainsi que vous venez de le faire tout à l’heure : avouez plutôt que, étant étranger à Rome, vous êtes hors d’état de comprendre le génie de nos poètes ! » Sur quoi elle lui tourna le dos et s’enfuit dans la salle voisine, après lui avoir adressé un dernier sourire qui, seul, aurait suffi pour lui ôter toute envie de la suivre.

Mais, au reste, Barsabas n’en avait plus nulle envie, car son amour s’était éteint d’un seul coup, comme une petite flamme sous un souffle de vent. Il s’empressa de rentrer chez lui, et jusqu’au lendemain il se promena fiévreusement parmi ses livres épars, songeant à l’injustice monstrueuse des deux reproches qu’il venait d’entendre.


Le premier de ces reproches, à dire vrai, n’était pas sans quelque fondement. Oui, en effet, malgré son cosmopolitisme, Barsabas sentait qu’il avait gardé les rudes allures d’un paysan de la Galilée. Il n’avait pu se contraindre à manger, ni à marcher, ni à se vêtir de la manière dont le faisaient, autour de lui, les véritables Romains. Ses toges avaient beau lui coûter fort cher, jamais il n’avait pu apprendre à les bien porter. Et il sentait aussi qu’il parlait trop vite, et que ses éclats de rire étaient trop bruyants. Mais, n’attachant lui-même à ces menus détails aucune importance, il n’admettait pas que personne leur en attachât ; tandis que le second reproche, au contraire, l’avait atteint au vif, si au vif que c’est en l’entendant qu’il avait soudain cessé d’aimer son élève. Virgile ! On osait lui reprocher de ne pas comprendre ce mauvais poète ! N’avait-il pas durant six mois, l’hiver précédent, étudié en public les Églogues et l’Énéide, au double point de vue étymologique et grammatical ? N’avait-il pas soumis le texte de ces poèmes à l’analyse la plus rigoureuse, relevant à chaque vers des expressions impropres, des images forcées, des fautes de grammaire ou de prosodie ?

Ce qu’il ne comprenait pas, en effet, et qui depuis longtemps déjà l’exaspérait, c’était le culte superstitieux des Romains pour Virgile. Ce même soir, au dîner, un jeune voisin de table lui avait raconté qu’il avait passé la nuit précédente à relire l’Énéide, et qu’il avait été plus ravi que jamais de la divine harmonie qui s’en dégageait. Pareillement, des Grecs lui avaient parlé de la volupté que leur causait « l’harmonie » de Sophocle ; et dans tous ses voyages il avait rencontré des lettrés qui lui avaient vanté « l’harmonie » de leurs poètes locaux. Et lui, désireux de prendre sa part de leur émotion, il avait lu et relu tous ces poètes : quelques-uns d’entre eux lui avaient paru plus ingénieux, plus savants, plus corrects que les autres ; mais, chez ceux-là même, il n’avait pu découvrir aucune trace de cette mystérieuse « harmonie » que se plaisaient à leur prêter leurs compatriotes. Qu’était-ce, au surplus, que cette harmonie ? A quel signe la reconnaissait-on ? Et à quoi servait-elle ? Et comment un Romain ou un Grec pouvait-il la trouver dans sa langue, alors que lui, Barsabas, qui savait toutes les langues, n’était parvenu à la trouver nulle part ?

Et cependant, à y réfléchir, il se souvint de l’avoir, lui aussi, jadis, trouvée quelque part. Il se souvint que jadis, dans son village, rien ne lui plaisait autant que d’entendre réciter certains poèmes en patois galiléen, des récits de batailles, des fables, des prières, ou encore des plaintes d’amour toutes remplies à la fois de tristesse et de douceur. Il était alors si ignorant que le sens d’une foule de mots lui échappait, lorsque sa mère ou quelque ami lui récitait ces poèmes ; mais il n’en éprouvait pas moins, à les entendre, un bonheur singulier, comme si chaque vers eût évoqué devant ses yeux mille images vivantes, et fait chanter dans son cœur une volée d’oiseaux. L’harmonie, oui, c’était le nom qui convenait le mieux pour cette beauté, secrète, mais pourtant si belle ! Et Barsabas dut s’avouer que sa langue natale, tout au moins, était capable d’une telle harmonie.

Parmi les manuscrits de sa bibliothèque, il se rappela qu’il possédait un recueil de poésies populaires de la Galilée. Il l’avait fait venir à grands frais de Capernaüm, pour une série d’études qu’il projetait sur les déformations de la langue syrienne. Il courut le prendre, et se mit à lire les pièces qui, jadis, l’avaient le plus frappé. Mais en vain il essaya d’y retrouver leur ancienne beauté. La déformation de la langue syrienne y était décidément trop grossière et trop incorrecte : et puis quelle pauvreté d’idées, quelle absence de toute règle dans la prosodie ! Barsabas avait beau mépriser les poètes grecs et latins ; il voyait bien que leurs vers étaient cent fois supérieurs à ces informes complaintes. Celles-ci étaient désormais devenues plus muettes encore, pour lui, que l’Énéide et les deux Œdipe.

Il en conclut que tous les poètes, en dépit de leur gloire, étaient de mauvais poètes. Et il entreprit d’écrire lui-même un ouvrage où il introduirait « l’harmonie » qui manquait aux leurs. Personne, assurément, n’était plus apte que lui à l’écrire. Ne connaissait-il pas l’essence de toutes les langues, l’origine des mots, leur signification, le pouvoir d’images et de rythmes qui était en eux ? N’avait-il pas lu tous les poètes ? Ne s’était-il pas ingénié à découvrir leurs fautes, comme aussi les moyens qu’ils auraient eus de les éviter ? Il se mit donc à l’œuvre, et commença d’abord un grand poème latin. Mais il s’aperçut bientôt que la langue latine, si familière qu’elle lui fût, se prêtait mal à l’expression des nuances diverses de ses sentiments. Il s’aperçut que cette langue, dont il croyait savoir tous les secrets, avait toujours une foule de secrets impénétrables pour lui. Vainement il s’acharnait à trouver le mot juste : les mots étaient justes, dans les phrases qu’il écrivait, la syntaxe irréprochable, le rythme parfait ; mais les phrases, en fin de compte, sonnaient faux, une mystérieuse malchance les empêchait toujours d’être tout à fait des phrases latines. Et Barsabas, découragé, résolut d’écrire son poème en langue syrienne. C’était sa langue natale, la seule langue qu’il sentît au lieu de se borner à la comprendre, comme il faisait de toutes les autres. Sa compréhension des autres langues allait lui permettre de donner à celle-là une pureté, une élégance, une harmonie sans pareilles !

Hélas ! cette langue-là aussi lui était devenue étrangère. Au contact des autres, elle avait perdu pour lui la couleur et la saveur qu’elle avait eues autrefois, quand elle était sa langue, l’enveloppe naturelle de toutes ses idées. Les phrases syriennes qu’il essayait d’écrire sonnaient plus faux encore que ses phrases latines : il les entremêlait malgré lui de tournures étrangères, il y donnait aux mots des sens que, peut-être, ils auraient dû avoir, mais qu’ils n’avaient pas dans l’usage courant. Il écrivait, raturait, écrivait de nouveau ; et quand, ensuite, il se lisait à haute voix ce qu’il venait d’écrire, l’ensemble avait un air affecté, maladroit, bien moins harmonieux que les naïves chansons de son village natal.

Et ce n’était pas tout. A mesure qu’il peinait sur son poème syrien, il était amené à constater, tous les jours davantage, que ce n’était pas seulement la faculté d’écrire, mais aussi la faculté de penser, que la pratique des langues étrangères avait détruite en lui. Car la différence des langues, — il le découvrait davantage tous les jours, — ne consiste pas seulement à traduire une même idée en des mots différents : elle répond à une différence profonde dans les façons de concevoir ou d’ordonner les idées. Et chaque homme n’est capable que d’une seule de ces façons : de telle sorte que Barsabas, pour avoir voulu penser dans toutes les langues, était devenu incapable de penser dans aucune d’elles. Il continuait à pouvoir les parler toutes ; mais dans aucune d’elles il n’avait plus rien à dire. Ses idées, peu à peu, avaient cessé de vivre, en lui. Et maintenant il s’en rendait compte ; et jour et nuit il s’épuisait au travail, sans réussir à tirer de son cerveau une pensée qui ne fût point trop vague, trop terne, trop banale. Son cerveau était vide, comme si une avalanche de pierres avait écrasé toutes les fleurs qui, jadis, y avaient poussé.

Il avait bravement supporté, quinze ans auparavant, la perte de sa foi ; mais la perte de son intelligence lui fut un coup terrible. Il interrompit ses leçons, n’ayant pas le courage d’enseigner à autrui une science dont lui-même avait retiré d’aussi tristes effets. Il brûla ses manuscrits, il brûla tous les livres de sa bibliothèque ; et plusieurs mois durant il resta enfermé dans sa maison, tout entier au sentiment douloureux de son impuissance. Ni la fortune, ni la gloire, ni le luxe, ni la société des hommes, rien ne parvenait plus à le divertir. Il eut un moment l’idée de vendre ses biens et de voyager à travers le monde : mais les voyages lui paraissaient désormais une fatigue plus inutile encore que les autres. Il avait trop clairement acquis la certitude que jamais un homme ne peut prétendre à pénétrer l’âme d’aucun peuple, si ce n’est de celui où il est né et dont il fait partie. Sous les langues, sous les mœurs, sous les détails divers de la vie extérieure, il devinait dans chaque pays la présence d’une vie plus réelle et plus intime, à jamais insaisissable pour un étranger. Et c’est ce qu’il comprit non moins évidemment lorsque, sur le conseil d’un ami, il tenta de se mêler à la vie romaine. Huit jours passés au Forum et dans les assemblées lui suffirent pour se convaincre de l’inanité de cette tentative. La vie romaine était faite pour les Romains ; elle résultait d’un très vieux fonds d’habitudes et de pensées communes, et ceux-là seuls pouvaient y prendre part que la suite des siècles y avait préparés. Il se rappela ce que lui avait dit autrefois un philosophe d’Alexandrie : que Platon devait forcément rester incompréhensible à qui n’avait pas été nourri de l’Iliade. Oui, et, de la même façon, la vie présente de Rome ne laissait voir son vrai sens qu’à ceux dont les pères avaient vaincu Carthage. Lui, Barsabas, il n’était qu’un étranger, à Rome aussi bien qu’à Alexandrie, en tout endroit du monde où il se trouvait ! Un être impuissant, vide, incapable de toute pensée, voilà ce qu’avait fait de lui son cosmopolitisme ! Et chaque jour, le sentant davantage, il en éprouvait plus de honte et plus de frayeur.


Or un matin d’hiver, pendant qu’il errait au hasard des rues, un pauvre homme qui passait l’aborda respectueusement. Il tenait on main un papier sur lequel était inscrite l’adresse d’un hôpital : et, par gestes, il priait Barsabas de lui montrer sa route. Et Barsabas, levant les yeux sur lui, le reconnut aussitôt. C’était un paysan de son village, celui-là même à qui jadis, devant les portes de Jérusalem, il avait annoncé sa miraculeuse mission. Il l’appela donc par son nom ; après quoi, s’étant fait reconnaître, il l’interrogea sur sa présence à Rome. Le paysan n’y était arrivé que depuis quelques heures ; il venait chercher son jeune frère, qui était malade ; et il comptait repartir le lendemain matin.

Ses misérables vêtements tombaient en lambeaux ; il paraissait épuisé d’inquiétude, de fatigue, et de froid : mais une longue habitude de bonheur se lisait dans le regard de ses bons yeux bleus. Et Barsabas, d’abord, ne put s’empêcher d’en être jaloux. Il retrouva toutefois son ancien orgueil pour répondre au paysan, lorsque celui-ci se fût enhardi à lui demander s’il avait achevé de convertir Rome à la foi du Christ. — « Sache, répondit-il, que j’ai depuis longtemps cessé de prêcher l’Évangile, ayant été promu à un emploi plus haut ! Je suis maintenant un des personnages les plus considérables de Rome, et de tout l’empire. Je possède deux maisons, des centaines d’esclaves, un domaine plus vaste que Capernaüm ; et il n’y a pas au monde un seul homme plus savant que moi ! »

Là-dessus, se drapant dans sa toge, il fit mine de vouloir congédier son ancien ami, après lui avoir indiqué le chemin qu’il avait à suivre. Mais à peine l’eut-il vu s’éloigner, qu’il le rappela. Toute trace de sa hauteur avait soudain disparu : il tremblait, ses genoux fléchissaient, et c’est presque à voix basse qu’il demanda au paysan ce qui s’était passé dans son village, depuis vingt ans bientôt qu’il en était parti.

Oh ! frère, lui répondit le paysan, nous avons été, nous aussi, parfaitement heureux ! Et je t’assure que pas une fois, dans nos prières, nous n’avons manqué à implorer pour toi toutes les grâces du ciel, en récompense du bonheur que tu nous as valu ! Car c’est toi qui nous as enseigné à jouir de la vie ! Nous étions, jusque-là, comme des sauvages : nous avions la tête pleine de désirs trompeurs et de curiosités inutiles. C’est toi qui, par ton exemple, nous as tirés de cette barbarie, en appliquant parmi nous les leçons de ton divin maître. Et désormais, ayant appris de toi l’unique sagesse, nous mettons tout notre soin à en profiter. Que te dirai-je de plus ? Tel qu’était notre village quand tu nous as laissés, tel exactement tu le retrouverais aujourd’hui. Nos journées s’écoulent lentement ; et, bien qu’elles soient pareilles l’une à l’autre, chacune nous apporte quelque plaisir nouveau. Nous cultivons nos champs, nous paissons nos chèvres, nous habituons nos enfants à vivre comme nous. Le soir, réunis sur la grand-place, nous écoutons l’un de nous qui, à tour de rôle, nous raconte des fables ou nous chante des chansons ; car, imagine-toi, fables et chansons fleurissent d’elles-mêmes dans nos cœurs, depuis que nous avons arraché de ceux-ci les mauvaises herbes qui les encombraient. Et puis, avant de nous endormir dans les chers bras de nos femmes, nous remercions une dernière fois Jésus de la belle fête qu’a été la journée.

« Mais, de tous les secrets que tu nous as révélés, il y en a un qui, plus encore que les autres, peut-être, nous a été précieux. Te souviens-tu que, à deux ou trois reprises, tu as refusé de sortir du village, même pour aller te joindre à tes amis chrétiens ? Et nous, pareillement, nous avons pris de plus en plus l’habitude de ne jamais sortir de notre village. Nous avons borné toute notre vie aux limites des lieux où nous sommes nés, de façon à les mieux connaître, à nous sentir plus profondément en contact avec eux. Et c’est cela qui nous a permis de ne former, tous ensemble, qu’une même famille. Nous parlons tous la même langue, nous avons les mêmes rêves et les mêmes souvenirs. Si l’un de nous est triste, nous savons les moyens de le consoler. Si l’un de nous meurt, ses enfants trouvent aussitôt un autre père, tout prêt à les aimer et à les amuser. Et c’est comme si, jeunes et vieux, toutes nos pensées nous étaient communes. Seul, mon malheureux frère est venu à Rome, se figurant qu’il aurait plus de plaisir dans une grande ville : il n’y a eu que la faim et l’ennui.

« Ah ! Barsabas, quel que soit le nouveau métier que tu t’es choisi, tu mérites bien les faveurs dont le ciel t’a comblé ! Et grande sera la joie de tout le village, quand on saura que tu as daigné me reconnaître, humble et pauvre comme je suis ! Car ton souvenir est aujourd’hui aussi présent parmi nous qu’au lendemain du jour où tu nous as quittés. Les petits enfants eux-mêmes bénissent ton nom, et n’ont pas de plus douce ambition que de te ressembler. C’est ta maison qui, le dimanche, nous sert d’église. Et ton petit âne, — te le rappelles tu ? — de quels tendres soins nous l’aurions entouré, s’il avait pu survivre au chagrin de ton départ ! Mais la pauvre bête n’a pas pu y survivre ! Une semaine encore après être revenu de Jérusalem, je l’ai vue errer au flanc de la colline, comme si elle guettait l’heure de ton retour. Et puis, un matin, nous l’avons trouvée morte dans ton champ de figues.

— Et ma mère ?… Et ma femme ? — murmura Barsabas.

— Elles vivent l’une et l’autre, frère ; mais je craignais de te parler d’elles. Ce sont, en vérité, deux saintes, la richesse et la gloire de tout le village. Leur exemple a, pour nous, remplacé le tien ; et pas un jour ne s’est passé, depuis vingt ans, sans qu’un de nous leur ait dû un secours ou une consolation. Hélas ! pourquoi faut-il que, seules d’entre nous tous, elles souffrent d’une souffrance que nous ne puissions pas soulager ! Toujours prêtes à nous assister dans nos peines, elles seules ne prennent point de part à nos plaisirs. Les jeux même de nos enfants ne parviennent pas à les égayer. Et souvent nous les voyons, elles aussi, monter tristement au sommet de la colline, comme si elles conservaient l’espoir de ton retour !

Barsabas n’eut pas la force d’en entendre plus long. Il rentra chez lui, s’enferma dans sa chambre, et, tombant à genoux, il pria humblement :

— Seigneur Jésus, s’écria-t-il, béni soyez-vous d’avoir rouvert mes yeux à la vérité ! Ce don des langues, que mon orgueil m’a fait prendre pour un précieux privilège, ce n’était, je le vois, qu’une épreuve que vous m’imposiez. Et, avec ce don, l’orgueil est entré en moi, pour m’aveugler l’esprit et me pourrir le cœur. J’ai abandonné mon village, le seul lieu du monde où je pouvais vivre. Je me suis cru l’égal des apôtres que vous aviez élus, je me suis assigné une mission dont je n’étais pas digne ; j’ai sacrifié à de misérables chimères le souci de votre gloire et de mon bonheur. Chaque jour, depuis vingt ans, je me suis écarté du simple et droit chemin que vous m’aviez tracé. Et maintenant mes yeux se sont rouverts, et je tremble de honte au spectacle du bourbier que je suis devenu. Seigneur, mon péché est trop grand pour que je puisse rien attendre de votre indulgence ! Et déjà vous m’avez châtié, mon châtiment a commencé en même temps que ma faute. Mais, si mon châtiment ne doit jamais finir, faites du moins, ô Seigneur, que ma faute finisse ! Permettez-moi d’être de nouveau un chrétien ? un homme dont la vie serve aux autres, au lieu de leur nuire ! Rendez-moi le courage de renaître à vous ! Laissez-moi vous sentir encore debout près de moi, comme jadis, quand je jouais avec les enfants à Jérusalem ! Que les larmes de ma femme et de ma mère obtiennent de vous ce dernier miracle !

Ainsi pria Barsabas. Et sa prière fut, cette fois, exaucée : car lorsque, s’étant relevé, il voulut appeler ses esclaves pour prendre congé d’eux, il s’aperçut que le Seigneur l’avait rendu muet.

III
LE PÉNITENT

Et verè bene doctus est qui Dei voluntatem facit.

(Imitatio Christi, I, 4.)

Il vécut longtemps encore, dans son village, jouissant de la grâce nouvelle qu’il avait reçue de son maître.

Il avait eu cependant une minute d’angoisse, le soir de son retour, quand il avait revu ses anciens amis. Non qu’il souffrît de ne pouvoir pas répondre à leurs questions : jamais peut-être son don des langues ne lui avait apporté un contentement aussi parfait que ce don contraire qui l’avait remplacé. Mais c’était la première fois qu’il s’apercevait d’autres changements survenus en lui, et qui n’avaient de cause que sa propre sottise. En comparaison de lui, les plus vieux des habitants du village semblaient avoir vingt ans. Une fraîche et heureuse santé rayonnait de leurs bonnes figures ; leurs mouvements gardaient une aisance, une souplesse juvéniles ; et lui, le pauvre Barsabas, debout parmi eux avec son dos voûté, ses mains tremblantes, son crâne chauve et les rides de son front, il était comme une maison brûlée au milieu d’une rue.

Du moins l’accueil qu’ils lui firent ne tarda-t-il pas à le consoler. Le paysan qu’il avait rencontré à Rome lui avait dit vrai : son souvenir était resté aussi vivant pour eux que si son absence n’avait duré que quelques semaines. Ils l’avaient seulement appelé d’un autre nom, en naïf témoignage de leur reconnaissance. Le « Juste », c’est ainsi qu’à présent ils le désignaient. Et il n’y avait personne, dans le village, enfant ni vieillard, qui ne fût prêt à se dépouiller de tous ses biens pour les lui offrir. Aussi, malgré l’infirmité qui l’avait frappé, le supplièrent-ils, dès son retour, de consentir à être le chef de leur communauté. Mais le Juste avait décidément perdu le goût des honneurs. Son unique ambition était, désormais, de servir : car il ne se jugeait même plus digne de vivre en égal de ces braves gens, qui le priaient de leur commander.

Et bientôt une occasion de servir ses frères se présenta à lui. Il apprit qu’une vieille femme, qui l’avait autrefois bercé sur ses genoux, était fort empêchée de mener paître ses trois chèvres et son âne. Elle était fatiguée, malade : chaque jour la marche lui devenait plus pénible. Barsabas obtint qu’elle lui remît le soin de son petit troupeau. Tous les matins, au lever du soleil, il s’en allait avec ses nouveaux compagnons, en quête de quelque creux des collines où l’herbe fût verte et la feuillée épaisse. Parfois l’âne, qui avait l’humeur fantasque, se mettait à courir, ou bien encore refusait d’avancer. Parfois l’une des chèvres tombait dans un ravin, et Barsabas était forcé d’y descendre à sa suite. Mais il acceptait en souriant ces faciles épreuves. Et, au total, revoyant ses péchés, peu s’en fallait qu’il ne s’étonnât de l’excès d’indulgence de son divin maître. Depuis longtemps, en effet, il ne se souvenait pas d’avoir connu une vie aussi heureuse : depuis le jour où il s’était cru appelé à convertir le monde.

« Quelle douce vie, songeait-il, quelle paix en moi et autour de moi ! Le bleu du ciel s’argente de nuages transparents ; le parfum des fleurs fait chanter les cigales ; et voici mon chevreau noir qui accourt en bêlant, pour que je lui apprenne à sauter par-dessus mon bâton ! De ces chères créatures confiées à ma garde, il n’y en a pas une dont les pensées ne me soient familières. Je lis dans leurs yeux comme dans un livre : et, bien que ni elles ni moi ne puissions nous parler, je pénètre en elles sans ombre d’effort ; tandis qu’à Rome, avec toute ma science, l’âme de mes plus proches amis me restait fermée ! » Et il voyait alors que, pour pénétrer dans l’âme d’autrui, le moyen n’était pas de connaître les langues, ni les mœurs, ni l’histoire, mais simplement de s’oublier soi-même et d’aimer autrui.

Ainsi s’écoulèrent de tranquilles années, jusqu’à ce qu’un matin Barsabas, en s’éveillant, ne se sentit plus la force de se lever de son lit. Il comprit aussitôt que son maître avait achevé de lui pardonner. Et peut-être même ce pardon lui fut-il confirmé par un autre signe : car sa femme a raconté plus tard que, au moment où elle venait près de lui, elle l’avait entendu disant à voix haute, en patois galiléen, et avec son naïf accent de jadis : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit béni ! » Mais le fait est que, ni à sa femme, ni à sa mère, ni à ses amis accourus en foule à son chevet, il ne parla autrement que par signes ; et il n’eut pas besoin d’une autre langue pour leur exprimer, de la façon la plus claire et la plus touchante, combien il était certain de se retrouver bientôt avec eux, dans un monde où Dieu ne pourrait manquer de leur concéder, à jamais, un village et des collines semblables aux leurs.

Puis il s’éteignit doucement, tranquillement, comme un enfant s’endort. Et, si les hasards d’une excursion vous conduisaient dans le village de Galilée où il a vécu les seules années vivantes de sa vie, les habitants ne manqueraient pas de vous répéter l’histoire de ce Juste à qui son divin maître, après lui avoir accordé la grâce de parler toutes les langues, avait daigné accorder la grâce, plus précieuse encore, de trouver le repos et le bonheur sans en parler aucune.

1900.

IV
LE FILS DE LA VEUVE DE NAÏM,
OU
LA MORT ET L’AMOUR,
CONTE POUR LE JOUR DES MORTS

TIBI, MARGARITÆ MEÆ.

11. Le jour suivant, Jésus vint dans une ville appelée Naïm, et ses disciples le suivaient avec une grande foule.

12. Et, comme il était près de la porte de la ville, des gens portaient en terre un mort, qui était fils unique de sa mère ; et cette femme était veuve : et bon nombre de personnes de la ville l’accompagnaient.

13. Or le Seigneur, l’ayant vue, fut ému de compassion envers elle. Et il lui dit : « Ne pleure point ! »

14. Puis, s’approchant, il toucha le cercueil ; et ceux qui le portaient s’arrêtèrent. Alors il dit : « Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi ! »

15. Aussitôt le mort se releva, s’assit, et se mit à parler. Et Jésus le rendit à sa mère.

(Évangile selon saint Luc, VII.)

Or ceux qui conduisaient Paul l’amenèrent à Athènes et l’y laissèrent.

Et, pendant que Paul demeurait à Athènes, son esprit se soulevait d’émotion en voyant cette ville adonnée à l’idolâtrie. Il discutait à la synagogue avec les juifs ; et il discutait aussi, sur la grand-place, avec tous ceux qui se trouvaient là. Et des philosophes épicuriens et stoïciens discutaient là avec lui. Et certains disaient : « Ce bavard, que veut-il ? » Et d’autres : « Il paraît vouloir annoncer des dieux étrangers ! » Car Paul leur prêchait Jésus et sa résurrection. On l’entraîna donc à l’Aréopage, en lui disant : « Ne pouvons-nous pas savoir quelle est cette nouvelle doctrine que tu enseignes ?… »

Alors Paul, se tenant debout sur l’Aréopage, dit : « Athéniens, j’ai l’impression que vous êtes, en quelque sorte, trop religieux ; car en parcourant vos temples, sur mon passage, j’y ai même trouvé un autel où était écrit : Au Dieu inconnu. Or ce Dieu, que vous adorez sans le connaître, c’est lui que je viens vous annoncer ! Mais ce Dieu, qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve, étant maître du ciel et de la terre, n’habite point dans des temples faits de main d’homme ; et ce n’est point par des mains d’homme qu’il peut être servi, n’ayant besoin de rien, puisque c’est lui qui donne aux hommes la vie, le souffle, et tout ce qu’ils ont. D’un seul sang il a fait toute la race des hommes, afin qu’elle habitât la surface de la terre : ayant marqué d’avance l’ordre des saisons, et indiqué les limites où chaque peuple devait demeurer. Et il leur a ordonné de chercher Dieu, pour ainsi dire, à tâtons jusqu’à ce qu’ils l’aient trouvé. Mais, en réalité, Dieu est tout près de chacun de nous. Car c’est en lui que nous vivons, et que nous nous mouvons, et que nous sommes, comme l’ont dit déjà quelques-uns de vos poètes : puisque nous sommes tous sa progéniture.

« Or, étant la progéniture de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit pareille à de l’or, ni à de l’argent, ni à de la pierre, ni aux œuvres sculptées de l’art, ni à rien de ce que l’homme peut imaginer. Et Dieu, ayant laissé passer ces temps d’ignorance, fait maintenant annoncer à tous les hommes, en tous lieux, qu’ils sachent la vérité, et rentrent en eux-mêmes : attendu qu’il a fixé un jour où il doit faire juger les hommes, suivant la justice, par Celui qu’il a destiné à être leur juge ; de quoi il nous a donné à tous une preuve manifeste en le ressuscitant d’entre les morts. »

Mais eux, quand ils entendirent parler de morts ressuscités, les uns se mirent à rire, et les antres lui dirent : « Tu nous raconteras la suite de ton histoire une autre fois ! »

Et ainsi Paul sortit du milieu d’eux.

Mais quelques-uns des Athéniens se joignirent à lui et crurent : parmi lesquels Denis l’Aréopagite, et une femme nommée Damaris, et d’autres encore.

(Actes des Apôtres, XVII, 15-34.)

I
LA MORT

Celui qui ne demeure pas en moi sera jeté hors de la vigne comme un sarment inutile, et il séchera, et on le ramassera pour le jeter au feu.

(Saint Jean, XV, 6.)

Lorsque Jésus, touché des larmes de la veuve de Naïm, ordonna à son fils de se lever dans le cercueil où, depuis la veille, on l’avait étendu, le jeune homme ouvrit les yeux, se leva, et se mit à parler. Mais ses amis, qui d’abord n’avaient pensé qu’à se réjouir du miracle glorieux de sa résurrection, s’aperçurent bientôt que quelque chose avait changé en lui. Ce que c’était au juste qui avait changé, ils n’auraient su le dire : car tous les traits de son visage étaient restés les mêmes, et déjà ils avaient repris leur ancienne apparence de fraîcheur et de force juvéniles, qu’une longue maladie leur avait enlevée. Ses traits n’avaient pas changé, mais une expression nouvelle s’y lisait, à présent, dont ses amis furent épouvantés. Ils eurent le sentiment qu’une autre âme, profonde, obscure, douloureuse, s’était substituée à la simple petite âme d’enfant qu’ils avaient aimée. En vain le jeune homme leur parlait, en vain il les appelait par leurs noms : ils ne parvenaient pas à le reconnaître. Et, quand ils l’eurent ramené jusque devant sa maison, aucun d’eux ne s’offrit à y entrer avec lui.


Ce que c’était au juste qui avait changé, dans son visage, sa mère seule l’avait vu dès le premier moment. Rentrée chez elle, la vieille femme installa son fils à la place où elle-même avait coutume de s’asseoir ; après quoi elle s’agenouilla près de lui, et, le regardant jusqu’au fond des yeux : « Thomas, lui dit-elle, pourquoi ne me souris-tu plus comme tu as toujours fait ? Je me rappelle que, le jour de ta naissance, ton père t’a déposé un instant dans mes bras : aussitôt tu as cessé de crier et tu m’as souri. Plus tard, pendant les dix-huit ans que nous avons vécu ensemble, ton sourire a été mon soutien et ma consolation. Et tu me souriais encore, avant-hier, à l’heure où déjà tes membres commençaient à se refroidir. Pourquoi donc ne me souris-tu plus, mon enfant, maintenant que ce jeune dieu t’a rendu à moi ? » Thomas lui prit les mains, et elle vit qu’il remuait les lèvres, s’efforçant de leur donner la forme d’un sourire. Mais ni ses lèvres, ni ses yeux, ne consentirent à secouer l’expression de tristesse que le doigt de la mort y avait laissée. Et la pauvre femme sentit que son cœur se déchirait de nouveau.

Puis elle se souvint que son fils n’avait pas mangé : peut-être était-ce la faim qui l’épuisait ? Elle courut au marché, acheta du lait, des œufs, des gâteaux, tout ce qu’elle savait qu’il aimait le mieux. Et Thomas ne refusa pas de manger, ce dont elle se réjouit comme d’un second miracle : car elle en était arrivée à se demander, en revoyant son visage immobile, si ce n’était pas seulement l’ombre de son fils qu’un adroit magicien avait ranimée. Et, après qu’il eut mangé, il lui parla doucement. Il la questionnait sur ce qui s’était passé dans la petite ville, sur ce qu’avaient dit les uns et les autres, sur l’argent que sa maladie avait dû coûter. Il parlait ; mais elle retrouvait dans sa voix la même tristesse que dans son regard. L’âme semblait absente des mots qu’il disait. Son âme n’avait-elle pas encore achevé de se réveiller ? Ou bien avait-elle rapporté, du royaume mystérieux d’où elle revenait, l’empreinte de quelque effroyable vision que, jamais plus, elle ne pourrait oublier ? Il y avait eu autrefois, dans un village voisin de Naïm, un berger qui se vantait d’avoir su pénétrer au séjour des morts : il avait vu des diables, avec de longues queues, occupés à piler des âmes dans des mortiers de fer rouge. Était-ce à des spectacles comme celui-là qu’avait assisté Thomas ? et allait-il en garder toujours l’image au fond de ses yeux ?

La vieille femme n’osa pas l’interroger, à peine osa-t-elle lui parler, aussi longtemps qu’ils restèrent assis l’un près de l’autre, sous le soir tombant. Mais vingt fois, pendant la nuit, elle se releva, ralluma la lampe, s’approcha avec précaution du lit de son fils, espérant le trouver endormi. Non, toujours il la regardait tristement, de ses grands yeux vides. Enfin elle n’eut plus la force de se contenir davantage.

— Mon enfant, lui dit-elle, je suis ta mère, aie pitié de moi ! Permets-moi du moins de partager ton angoisse, à supposer même que je n’aie pas le moyen de la consoler ! Et puis, crois-moi, j’en ai le moyen ! Ce que tu as vu, là-bas où tu es allé, ce que tu t’imagines avoir vu, et dont le souvenir t’empêche de vivre, ce ne sont rien que des cauchemars, pareils à ceux qui te tourmentaient pendant ta maladie. Tu te réveillais tout en sueur, tremblant, effrayé ; mais, dès que tu m’avais raconté ton rêve, il se dissipait. Il se dissipera cette fois encore, avec l’aide de Dieu ! Efforce-toi seulement de l’oublier, après me l’avoir dit, et, plutôt, pense à la réalité qui se rouvre devant toi ! Tu as dix-huit ans, ton jeune corps rayonne de vigueur et de santé ! Tout à l’heure, les plus belles filles de Naïm se retourneront quand tu passeras dans la rue. Crois-moi, laisse aux vieux le souci de la mort ! Ces oiseaux qui s’éveillent et chantent, dans notre jardin, ce soleil qui met des reflets roses aux branches de ton cher mûrier, tout cela, c’est la vie qui t’appelle, mon enfant ! Ne l’entends-tu pas ?

— Je l’entends, répondit Thomas, et de là surtout me vient mon angoisse : car je crains d’avoir à jamais perdu le goût de la vie. Où suis-je allé, durant ces deux jours ? Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je fait ? Aucun souvenir ne m’en reste, et je n’ai aucun rêve à te raconter. Je garde simplement la sensation d’avoir été tiré d’un profond sommeil, si profond et si reposant que tout mon être n’aspire qu’à s’y replonger. Et quant à ce que tu nommes la réalité, en vain je m’efforcerais d’y prendre plaisir ! Les choses qui m’entourent m’apparaissent enveloppées d’une brume monotone et funèbre. J’ai dans la bouche une saveur étrange, répugnante, une saveur de mort. J’ai dans les narines une odeur de mort. C’est, — figure-toi ! — comme si j’étais seul vivant parmi des cadavres. Ah ! pourquoi ce Galiléen…

Le jeune homme releva les yeux et se tut, en apercevant le visage consterné de sa mère. Mais, ni ce jour-là ni jamais, pendant les deux années qui suivirent, il ne put chasser l’immense et pesant dégoût dont il était envahi. Sa vue ne découvrait partout que laideur. Tout l’ennuyait, la conversation de ses amis, les jeux, qu’autrefois il avait adorés, les promenades dans les bois ou au long des ruisseaux. L’inutilité des occupations humaines le remplissait d’épouvante. Il comparait les hommes à un écureuil qu’un de ses voisins avait enfermé dans une cage, et qui, du matin au soir, grimpait sur une roue tournant sur elle-même. « La pauvre bête espère toujours trouver une issue, songeait-il. Si elle se rendait compte que la roue la ramène, chaque fois, à son point de départ, elle se jetterait dans un coin de la cage, et ne bougerait plus. » Et tantôt il plaignait l’écureuil, tantôt il l’enviait.

Des amis l’engageaient à se chercher une distraction dans l’étude. Sa mère vendit un champ qu’elle avait, et lui acheta des livres, les derniers ouvrages d’illustres savants de Jérusalem. Il les lut avec le courage héroïque d’un malade qui, pour guérir, se soumet aux plus cruelles fantaisies des médecins. Mais ces livres, au lieu, de le guérir, ne firent que lui aggraver la conscience de son mal. « A quoi bon, se disait-il, nous fatiguer à connaître les secrets d’un monde où nous ne faisons que passer, et qui passe lui-même éternellement ? » Et d’ailleurs il sentait bien que les secrets du monde n’étaient pas dans les livres. Ce qu’était la vérité, il ne le savait pas, son esprit ayant perdu toute trace des deux jours où il avait été admis à la contempler mais, contre les prétendues vérités que lui enseignaient les savants, une voix intérieure protestait, en lui. Elle lui disait que c’étaient là de grossiers mensonges, des contes comme ceux qu’inventent les nourrices pour effrayer les enfants. Elle lui disait que tout n’était qu’illusion et chimère ; que, du désordre infini des choses, personne ne pouvait prétendre à déduire des lois ; et qu’il n’y avait point pour l’homme d’aussi dangereuse folie que de vouloir échapper à son ignorance. De telle sorte qu’il finit par jeter ses livres au feu, physique, et philosophie, algèbre, grammaire, histoire naturelle, terrifié de l’influence funeste qui s’en dégageait : après quoi, il se trouva plus misérable encore qu’avant de les lire, plus seul, plus éloigné des hommes, plus accablé de l’affreux goût de mort qu’il avait dans la bouche.


Cependant il continuait à vivre, par égard pour sa vieille mère qui ne vivait que de lui. Des journées entières il se tenait assis devant sa maison, inerte et muet ; ou bien il errait au hasard dans les rues de Naïm, et, chacun, dès qu’il l’apercevait, s’écartait de lui comme d’un fantôme. Ainsi s’écoulèrent deux longues années, au bout desquelles sa mère tomba malade et mourut. Elle non plus n’avait guère souri, la pauvre femme depuis le jour où, ivre de bonheur, d’espoir, et de reconnaissance, elle avait reçu dans ses bras son fils ressuscité. Mais, la nuit même de sa mort, elle eut une vision qui la réconforta. Thomas, qui d’ordinaire restait près d’elle, était allé, cette nuit-là, dormir quelques heures dans un autre coin de la chambre. Lorsqu’il se réveilla, elle lui souriait affectueusement ; et ce fut d’une voix tranquille, presque joyeuse, qu’elle lui dit adieu. Elle lui avoua que jamais, malgré son chagrin, elle n’avait cessé de remercier le mage de Nazareth, pour la grâce surnaturelle qu’il lui avait accordée. « Il ne t’a point rendu à moi tel que tu étais, mais du moins il m’a permis de te revoir, d’entendre de nouveau le son de ta voix, de t’avoir aujourd’hui à mon chevet pour me fermer les yeux ! Et pas une fois durant ces deux ans je n’ai cessé d’implorer son aide, dans le secret de mon cœur. J’étais certaine qu’après avoir eu compassion de moi, il l’aurait de toi, et qu’un jour, bientôt, il reviendrait compléter son miracle. Or, tout à l’heure, tandis que tu dormais, il est revenu ! Il est entré je ne sais comment, sans que la porte s’ouvrît, il m’a fait signe de ne point parler, et puis il s’est penché sur toi, et il t’a considéré avec une expression de tendre sollicitude qui, d’un seul coup, m’a délivrée de tout mon souci. Il voulait — vois-tu ? — m’assurer qu’il ne t’abandonnerait pas quand je ne serais plus là ! »

Elle respirait avec peine, ses mots devenaient indistincts. Mais soudain elle se redressa sur son lit, et, attirant à elle la tête de son fils, elle lui murmura dans l’oreille, tout bas, comme si elle avait un peu honte du grand sacrifice qu’elle lui demandait : « Mon enfant, si tu m’aimes, jure-moi qu’en souvenir de moi, tu supporteras la vie quelque temps encore ! » Il jura, incapable de lui rien refuser en un tel moment. Elle le baisa au front, se laissa retomber sur l’oreiller, et mourut, heureuse. Mais lui, quand il comprit qu’elle était morte, tout son être se souleva dans un cri de douleur. Il se jeta à genoux et fondit en larmes. C’était la première fuis qu’il pleurait, depuis son retour à la vie.

La promesse qu’il venait de faire, toutefois, ne lui parut pas aussi pénible à tenir qu’elle lui aurait paru les jours précédents. Non pas que, ainsi que se l’était imaginé sa mère, Jésus eût dès lors « complété son miracle ». Le cœur du jeune homme restait vide de désirs, le spectacle des choses continuait à l’importuner, et ses sens étaient toujours imprégnés d’une sensation de mort. Mais, sans doute sous l’influence de ses larmes, sa tristesse avait pris en lui une forme nouvelle. Il ne s’affligeait plus, maintenant, de l’inutilité des autres vies ; c’était celle de sa propre vie qui le désolait. Lui-même se faisait l’effet d’être un cadavre, parmi des vivants. Est-ce que sa mère, par exemple, avait simplement tourné une roue, comme l’écureuil dans sa cage ? Il se la rappelait veillant sur lui, depuis son enfance, se privant de manger pour lui acheter un manteau de soie dont il avait envie. Jamais elle n’avait cessé de travailler, de se sacrifier, de souffrir pour lui : et cependant, jusque dans sa souffrance, il se rappelait qu’elle avait eu la joie de se sentir vivre. Non, pas un de ses jours n’avait été perdu ! Loin d’avoir passé comme une ombre vaine, elle avait accompli une œuvre réelle et sérieuse, une œuvre nécessaire ! Et Thomas, en songeant à elle, en revoyant le beau sourire qui l’avait transfigurée sur son lit de mort, se disait que la vie des hommes devait avoir une raison qu’il ne connaissait pas, une signification mystérieuse et féconde, un secret qui, peut-être, se découvrirait à lui s’il savait le chercher.

Ce secret faillit lui être révélé quelques jours plus tard, à Jérusalem, où il avait eu l’idée de venir demeurer. Un matin, le hasard de ses pas l’avait conduit au Temple ; et voici qu’en y entrant il aperçut, devant lui, le Nazaréen qui l’avait ressuscité. Debout sur un banc, le jeune mage prêchait à une foule de Juifs, dont la plupart d’ailleurs ne l’écoutaient que pour tourner en moquerie toutes ses paroles. Et Thomas entendit qu’il disait, de cette voix sonore et douce qu’il n’avait pu oublier : « Je vous apporte un commandement nouveau, qui est d’aimer. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés : car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime. A votre amour seulement tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples ! » Mais l’âme du ressuscité de Naïm n’était pas mûre encore pour l’amour. Toute sa haine, au contraire, s’était ranimée, en présence de l’homme qui, depuis deux ans, le condamnait à vivre. Il aurait voulu crier aux Juifs que cet homme mentait, qu’il ne songeait qu’à les perdre, qu’avec sa douce voix et la flamme de ses yeux il n’était qu’un ténébreux sorcier, exerçant jusque sur les morts son œuvre malfaisante. Il ne dit rien, pourtant, retenu tout à coup par la pensée de sa mère. Mais il s’enfuit du temple, il s’enfuit de Jérusalem. La petite somme que lui avait procurée la vente de sa maison, il résolut de l’employer à parcourir le monde, en quête d’un lieu où il pût se distraire, peut-être, du souvenir obsédant de sa destinée.

II
LA RÉSURRECTION

Le voleur ne vient vers le troupeau que pour voler, pour égorger, ou pour perdre ; mais, moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, et l’aient plus abondamment.

(Saint Jean, X, 10.)

C’est par une claire après-midi de printemps qu’il débarqua dans le port d’Athènes. Un marchand juif de Gaza, son compagnon de traversée, lui désigna du doigt, au sommet d’une montagne dominant la ville, un édifice de forme rectangulaire dont les colonnes peintes se détachaient nettement sur le bleu du ciel. « Tenez, lui dit-il, puisque vous n’avez rien de mieux à faire, allez donc voir ce bâtiment-là ! C’est, je crois, un temple, et l’on m’a affirmé qu’il contenait une grande statue, toute d’ivoire et d’or, dont la tête vaudrait, à elle seule, des milliers de mines. » Or, Thomas, en effet, n’avait « rien de mieux à faire ». Chaque jour, depuis son départ de Jérusalem, son ennui l’avait accablé davantage ; chaque jour il s’était senti plus seul et plus inutile. Il gravit lentement la montagne ; et, en chemin, il songeait que, lorsque la journée serait finie, une autre suivrait, et d’autres pareilles indéfiniment. Il se disait que, cette même après-midi, dans l’énorme ville blanche et rose qui s’étendait à ses pieds, de plus heureux que lui pourraient s’endormir du bon sommeil sans fin, et qu’il y en avait aussi qui, obligés de vivre, sauraient du moins se donner l’illusion de profiter de leur vie : tandis que lui, spectre lamentable, il allait essayer d’oublier un instant la sienne en évaluant le prix d’une tête de statue !

Arrivé devant le temple, il vit qu’on y avait prodigué les statues. On en avait mis jusque sous le toit : un long triangle de figures couchées ou assises, avec des têtes de chevaux aux deux extrémités. Au centre du triangle se dressait une jeune femme en armure, qui semblait être sortie toute vêtue du crâne entr’ouvert d’un gros homme, assis derrière elle. Et non moins extraordinaires étaient les scènes sculptées, en demi-relief, sur un ruban de marbre qui entourait le temple ; elles représentaient les divers épisodes d’un combat entre des hommes entiers et des moitiés d’hommes, monstres barbus dont le ventre s’achevait en croupe de cheval. Thomas, d’ailleurs, ne s’arrêta pas à les considérer. Il se hâta de pénétrer à l’intérieur du temple, où était la statue toute d’ivoire et d’or. Il regarda l’ivoire, il regarda l’or, s’étonnant qu’on pût dépenser à de tels usages ces matières précieuses ; et puis, avant de redescendre vers Athènes, il s’assit un moment sous la colonnade.

Au-dessus des colonnes intérieures, en face de lui, on avait encore sculpté des statues. Celles-là devaient représenter une procession ; et Thomas, les ayant devant les yeux, s’occupait machinalement à les examiner. Il voyait d’abord un cortège de jeunes filles ; debout, vêtues de robes flottantes, elles semblaient attendre un signal pour se mettre en marche. Puis c’étaient de jeunes hommes, causant entre eux ; plus loin, un vieillard achevait de plier un linge que lui tendait un enfant, tandis que deux femmes apportaient, sur leur tête, des corbeilles remplies d’étoffes brodées. Le Galiléen, cette fois, ne s’étonnait plus. Tout cela était simple et aisé à comprendre : une fête religieuse, du genre de celles qu’on célébrait à Naïm après la moisson.


Ainsi Thomas, pour divertir son ennui, s’employait à considérer un à un les détails de la fête, lorsqu’il eut soudain l’impression qu’un voile lui tombait des yeux. Au contact d’une réalité supérieure, le brouillard qui, depuis deux ans, lui cachait la vue des choses s’était dissipé. Et ce n’était pas assez de dire qu’il admirait les formes délicates taillées dans le marbre : la beauté jaillissait d’elles sur lui comme d’une source, baignant toute son âme d’un flot voluptueux. Ses oreilles l’entendaient et ses mains la touchaient : sa poitrine se soulevait pour l’aspirer plus à fond. Les figures immobiles lui semblaient s’être changées en un monde vivant, un monde infiniment plus vivant que les vagues fantômes humains qu’il voyait errer à l’entour. Il les reconnaissait toutes, les vieillards et les enfants, les prêtres, les musiciens, la troupe joyeuse des cavaliers : il les retrouvait seulement agrandies, purifiées, promues par un mystérieux sortilège à une vérité plus parfaite.

Et comme, après de longues heures de contemplation, il se résignait à sortir du temple, un nouveau spectacle lui apparut qui, de nouveau, l’emporta dans un grand élan de surprise et de joie. Car si hommes et dieux, sur la colonnade intérieure, étaient restés pour lui des êtres d’une nature pareille à la sienne, une image enfin réelle et vivante de son humanité, c’était à présent l’assemblée même des dieux qu’il voyait devant lui. Ils étaient là, au fronton, assis ou couchés en des attitudes éternelles, dominant de leur majesté le temple, la ville et l’univers entier. Thomas se demandait comment il avait pu, tout à l’heure, lever les yeux sur eux sans les adorer. Qu’importaient leurs noms et l’étrangeté de leurs attributs, quand tout en eux, depuis l’expression du regard jusqu’aux plis des draperies, attestait glorieusement leur divinité ? Et il les considérait, frémissant d’extase. Il considérait un groupe de trois déesses, dont deux se tenaient assises, la main dans la main, pendant que la troisième, doucement accoudée sur les genoux de sa sœur, présentait aux caresses du soleil couchant la courbe nonchalante de son jeune corps. Celle-là était la Grâce ; et l’athlète étendu non loin d’elle était, sans doute, le dieu de la Force. Chacun d’eux laissait voir, dans l’ensemble de sa personne, un caractère qui, n’appartenant qu’à lui, révélait aussitôt sa mission spéciale. Mais tous avaient surtout la mission d’être des dieux. Oui, à mesure qu’il les considérait, Thomas cessait, de plus en plus, d’être frappé de leurs différences pour admirer la surnaturelle beauté qui leur était commune. La beauté, c’était elle qui les faisait dieux ; ce n’était que par elle qu’ils régnaient sur le monde ! Et le jeune Galiléen lui aussi, dut subir le charme puissant qui émanait d’elle. Agenouillé devant la grande figure de guerrière qui, souriante et sereine, se dressait orgueilleusement au centre du fronton, il joignit les mains, se recueillit, et pria :

« Déesse dont j’ignore le nom, disait-il, déesse de la Beauté, permets à un barbare de t’apporter son hommage ! Je dormais, et tu m’as éveillé. J’errais tristement dans la nuit, et tu as surgi à mes yeux comme une étoile enchantée, pour m’indiquer la route que je devais suivre. Le secret que, depuis deux ans, je me fatiguais à chercher, d’un geste de ta main divine tu me l’as découvert. Car voici que j’ai achevé de comprendre, en face de toi, combien j’étais fou de vouloir m’intéresser à la vie des hommes ! Cette vie n’est que laideur et souffrance, elle est l’œuvre d’un dieu méchant, qui met tout son plaisir à nous tourmenter. Mais toi, bienfaisante déesse, au-dessus du désordre des misères humaines, tu nous offres un asile immuable et sûr. Toi seule nous apaises et nous divertis, toi seule nous aides à rompre les chaînes d’une réalité mensongère. Daigne maintenant, ô déesse, me garder près de toi, après m’avoir accueilli ! Prolonge pour moi le miracle que tu viens d’accomplir ! Fais en sorte que je puisse toujours, de plus en plus, oublier les autres et m’oublier moi-même, pour ne vivre que du parfum de la pure beauté ! »

Les dernières ombres du soleil couchant s’étaient effacées et la nuit avait pris possession du temple, pendant que le Galiléen priait sur l’Acropole. Il se releva, essaya de revoir une dernière fois les déesses endormies, et descendit en courant vers la ville, qui brillait au-dessous de lui comme un immense palais d’or, dans les ténèbres bleues. Et quand ensuite, sur son lit d’auberge, le souvenir le ressaisit du vide profond qu’il avait en lui, peu s’en fallut qu’il ne réussît à le chasser, jusqu’au lendemain, en évoquant un mélange harmonieux de chevaux et de cavaliers, des vierges vêtues de blanc qui souriaient à leurs rêves, et les contours fluides d’une jeune Grâce de marbre, mollement étendue près de ses deux sœurs.


Le lendemain et les jours suivants, dès l’aube, il explorait avec une curiosité fiévreuse les monuments d’Athènes. Partout il rencontrait des temples, des fontaines, des portiques, où se conservait intacte l’âme des vieux maîtres. Il apprit à retenir les noms de ces maîtres, à distinguer leurs styles, à comparer le degré de leur science et de leur adresse. Et peu à peu cette contemplation obstinée de la beauté fit naître en lui le désir de créer, lui aussi, de belles œuvres d’art.

Ce n’était peut-être là, d’ailleurs, qu’un de ses goûts d’enfant qui se réveillait : car il se rappela qu’à douze ans, après avoir vu une guirlande de fleurs sculptée sur la porte du temple de Capernaüm, il n’avait pas laissé de repos à ses parents qu’ils ne lui eussent procuré un ciseau et de la terre glaise. Mais il se rappelait en même temps que l’ardeur de sa jeune vocation n’avait pas tardé à s’éteindre, dans une misérable bourgade galiléenne où lui manquaient également modèles et professeurs ; tandis que maintenant, à Athènes, Phidias lui offrait pour modèles les deux frontons du temple de Minerve, et toutes les rues étaient remplies de maîtres excellents.

Aussi Thomas ne fut-il pas en peine de trouver un maître. Il en trouva dix, bientôt, qui se disputèrent le droit de lui enseigner tout ce qu’ils savaient, afin de pouvoir un jour se vanter de l’avoir eu pour élève : tant ce jeune barbare montrait à la fois d’application, de goût, et de talent ; soit que la nature l’eût en effet prédestiné à devenir un artiste, ou plutôt que l’importance particulière qu’avait pour lui la beauté l’eût aidé à en mieux saisir les règles essentielles. Trois ans après son arrivée à Athènes, ses professeurs lui avaient signifié qu’il n’y avait plus rien qu’il pût apprendre d’eux. Il s’était loué un vaste atelier, dans un des faubourgs de la ville ; et c’était à lui que le proconsul d’Achaïe, qui aimait les arts, avait commandé simultanément le buste de sa femme et celui de sa maîtresse.

Thomas, pourtant, n’acceptait pas volontiers ce genre de commandes. Il n’avait aucun besoin d’argent, ni de gloire ; et peut-être la recherche de la gloire lui paraissait-elle plus méprisable encore que celle de l’argent, comme impliquant à plus haute dose le mélange de la sottise et de la vanité. Son unique ambition était de créer de belles œuvres d’art : et non point pour satisfaire les hommes de son temps, ni ceux des temps futurs, mais simplement pour se forcer à rêver de beaux rêves, pour s’étourdir, pour détourner par instants sa pensée du vide qui restait toujours béant dans son cœur. Car sa prière sur l’Acropole n’avait pas eu toutes les suites qu’il en avait espérées. La déesse de la Beauté lui avait bien permis « d’achever d’oublier les autres hommes », ce qui était l’une des deux faveurs qu’il lui avait demandées : mais il ne parvenait pas encore à « s’oublier lui-même ». Deux ou trois fois, les formes élégantes des Grâces du Parthénon avaient chassé de son âme la conscience de sa solitude : mais leur pouvoir n’avait pu être de longue durée sur une âme à qui le contact de la mort avait donné une aussi claire notion du néant des choses. Thomas n’avait pas cessé de les admirer ; mais il se rendait compte maintenant qu’elles demeureraient à jamais immobiles, sous les plis légers de leurs draperies, immobiles et froides, indifférentes à la pieuse tendresse qu’il éprouvait pour elles. Et il gardait au fond de sa bouche une saveur de mort ; il continuait à se croire, à se sentir un cadavre. Pendant que maîtres et condisciples enviaient sa rapide fortune, le malheureux s’épuisait au travail, dans le silence de son atelier, sans autre pensée que l’espoir, toujours plus pressant et plus angoissant, d’arriver enfin à créer une œuvre assez belle pour se justifier, à ses propres yeux, d’une existence dont, chaque jour, il découvrait davantage l’inutilité.


L’atelier qu’il avait loué appartenait à un maçon, qui habitait une maison voisine. Et l’une des filles de ce maçon, en voyant le visage désolé du jeune homme, fut émue de pitié. C’était une enfant de seize ans, mince et frêle, appelée Eunice. Le matin, quand elle entrait avec sa mère dans l’atelier du sculpteur, et qu’elle apercevait celui-ci, triste et sombre, debout devant une figure de nymphe d’une grâce souriante, une telle détresse la prenait que, souvent, elle devait s’enfuir pour ne pas pleurer. En vain sa sœur, qui était mariée et se piquait de connaître les hommes, lui affirmait que la mélancolie de l’étranger n’était qu’une pose, inventée pour se distinguer du commun et se faire valoir ; l’enfant, malgré soi, s’obstinait à le plaindre. N’étant pas d’humeur rêveuse, elle ne cherchait pas à deviner la peine qui le torturait : mais elle en souffrait elle-même cruellement, et, faute de savoir le consoler, sans cesse elle s’ingéniait à trouver quelque moyen de le divertir. Elle profitait de ses sorties pour mettre des fleurs sur sa table ; elle drapait sur ses murs des morceaux de soie où elle s’était amusée à broder de petits dessins. Un jour elle suspendit au plafond de l’atelier une cage de bois avec des oiseaux ; et le fait est que, toute la semaine qui suivit, il parut à Thomas que la musique de ces oiseaux lui rendait sa peine moins vive, et son travail plus léger.

Ainsi Eunice veillait sur lui et le servait, en secret, partagée entre son naïf plaisir et une peur extrême d’être découverte. Une fois, cependant, le jeune homme, qui était rentré de sa promenade plus tôt que de coutume, la surprit au milieu de l’atelier, occupée à arranger des fleurs dans un long vase de verre. Il leva les yeux sur elle, et vit qu’elle tremblait de frayeur : mais il vit aussi que, sous les boucles blondes de sa chevelure, elle avait de grands yeux d’un noir velouté ; il vit que les plis de sa tunique de soie rose dessinaient un petit sein déjà souple et ferme ; et il vit, il crut voit, qu’inconsciemment cette jeune chair se tendait vers lui : de telle sorte qu’à son tour il la désira. Ses lèvres eurent soif des fines lèvres rouges qu’entrouvrait un sourire de gêne innocente. Pendant une seconde qui lui sembla éternelle, il rêva que tout son corps aspirait la chaleur parfumée de ce corps de vierge, frémissant de vie et de volupté. Puis l’ivresse de ses sens s’apaisa : et il s’aperçut que l’enfant avait disparu.

Tous les jours, depuis lors, il guetta les occasions de la rencontrer. Il l’attendait devant sa porte, il la regardait passer dans la cour ; et chaque fois qu’il l’approchait un frisson brûlant lui traversait les veines, que jamais encore il n’avait connu. L’amour, évidemment, s’était enfin éveillé en lui, l’amour dont les Grecs disaient qu’il était le vainqueur des dieux et des hommes. Et cette pensée ne laissa pas de lui être agréable. Il jouissait de se sentir un peu plus voisin de l’humanité, quelque mépris que, d’ailleurs, il éprouvât pour elle. Mais bientôt son désir, qui ne lui avait été d’abord qu’une distraction, lui devint un supplément de peine, par l’impuissance où il était de le satisfaire. A table, au lit, dans ses promenades, l’image d’Eunice ne le quittait plus : elle le poursuivit enfin jusque dans son travail, troublant ses rêves laborieux de pure beauté artistique. Alors sa dernière résistance fléchit ; il céda au vainqueur des dieux et des hommes. Et il fut tenté de plaindre l’excès d’ingénuité de la pauvre enfant lorsque, un mois plus tard, au lendemain de leurs noces, lui ayant demandé si c’était par amour ou bien par pitié qu’elle avait consenti à être sa femme, il l’entendit lui demander elle-même, avec un sourire étonné de ses beaux yeux noirs, s’il y avait une différence entre la pitié et l’amour.


Peut-être en effet n’avait-elle pour lui que de la pitié ; mais lui, certes, il l’aimait d’amour. Elle était au reste infiniment plus aimable encore qu’il ne l’avait imaginée, une vraie fleur de délice qu’il ne se lassait pas de cueillir. Souvent il avait besoin d’un pénible effort pour s’arracher de ses bras, le matin, après de longues heures de caresses passionnées ; et ce n’était ensuite qu’après de longues heures d’isolement dans son atelier, parfois après des journées entières, qu’il parvenait à oublier les lèvres rouges et le sein frémissant, la rondeur moelleuse des hanches, et les tendres paroles s’achevant en soupirs. Aussi montrait-il à sa femme une indulgence et une bonté qui lui valaient d’être cité en exemple dans tout son quartier. N’ayant pas de loisir de s’occuper avec elle du choix de ses robes, il lui remettait chaque jour l’argent qu’il gagnait, afin qu’avec sa mère et sa sœur elle allât s’acheter, dans les meilleures boutiques d’Athènes, les étoffes les plus fines et les plus beaux colliers. Jamais il ne la frappait, jamais il ne se fâchait de son ignorance. Du matin au soir, elle pouvait s’en aller bavarder à son aise avec ses parents, avec sa sœur aînée, avec d’autres jeunes femmes, mariées comme elle, et qui n’avaient pas assez de mots pour lui vanter son bonheur : car les maris de ces femmes, lorsqu’ils rentraient, le soir, souvent étaient ivres et les rouaient de coups, ou bien encore ils les trompaient, ou perdaient toute leur fortune au jeu : tandis que Thomas, avec sa patience et sa générosité, avec ce fructueux travail qui l’occupait tout entier, réalisait pleinement, à leurs yeux, le plus magnifique idéal du mari parfait.

Tout le monde louait, admirait, enviait Thomas ; et lui, dans le silence de son atelier, il se disait que jamais il ne s’était senti plus seul, n’avait souffert davantage du vide de son cœur. L’amour avait décidément échoué, lui aussi, à le ressusciter. Il ne lui avait donné, en fin de compte, qu’un surcroît de servitude, un nouveau besoin physique pareil à ceux de manger et de boire, qu’il avait déjà. Les ardentes caresses, dont désormais il ne pouvait se passer, de plus en plus l’empêchaient d’apporter à son travail l’aisance, l’entrain, la lucidité d’autrefois. Elles satisfaisaient un instant l’animal qui était en lui ; mais c’était pour amoindrir l’homme, pour le laisser plus faible et plus désarmé en face de son néant. Jusque dans les bras de sa femme, maintenant, Thomas avait l’impression de n’être qu’un cadavre. Il songeait que, naguère, Phidias l’avait réconforté, puis son art, les beaux rêves qu’il concevait et qu’il essayait de réaliser. Mais voilà que ces rêves même s’éloignaient de lui ! Devant son bloc de marbre, parfois, une torpeur lui engourdissait l’esprit, entravait sa main ; ou bien, tout à coup, toute sa chair vibrait d’un impatient désir ; il revoyait le fin visage d’Eunice, il entendait le murmure de sa frêle voix d’enfant : et c’est en vain qu’ensuite il s’efforçait de saisir, pour l’exprimer dans son œuvre, la beauté plus sereine du modèle qu’il avait sous les yeux.

Si du moins il avait eu quelqu’un à qui se confier ! Mais il savait trop que des rêves comme les siens ne pouvaient s’épanouir que dans le recueillement et la solitude. Il aurait dû s’absorber complètement en eux, leur abandonner son âme tout entière ! A ce prix, peut-être, il aurait enfin réussi à créer une œuvre parfaite, à se conquérir le droit de vivre, à chasser l’affreux goût de mort qu’il gardait dans la bouche ! Son mariage avait détruit sa dernière chance de renaître à la vie !

Il résolut de se réfugier désespérément dans le travail, et de se tuer ensuite, si son travail ne parvenait pas à le consoler. Frappé de la décadence pitoyable de l’art de son temps, il, entreprit, tout au moins, de restaurer les belles traditions et le beau métier des maîtres anciens. Phidias, Alcamène, avaient laissé des modèles que nul artiste ne pouvait rougir d’imiter. Mais lui, Thomas, en les imitant, il ferait tâche de créateur ! Forcément, par la seule vertu de son âme de poète, il imprégnerait les formes anciennes d’un esprit nouveau ! Il se jura d’accomplir cette révolution ; et, pendant deux longs mois, il s’enferma dans son atelier, sans autre pensée que celle du chef-d’œuvre qui déjà s’agitait et chantait en lui.


Une après-midi de printemps, semblable à celle où, jadis, la beauté artistique s’était révélée à lui pour la première fois, il sortit de son atelier, et courut à la maison de ses beaux-parents. Dans le vestibule, autour d’une grande table encombrée de linge, il aperçut une dizaine de jeunes femmes qui, l’aiguille en main, se racontaient les détails comiques d’une aventure arrivée la veille. Un scribe du tribunal, en rentrant chez lui, avait trouvé sa femme sur les genoux d’un de ses esclaves ; et, comme il faisait mine de se fâcher, les deux amoureux s’étaient spirituellement avisés de l’enfermer dans un coffre, d’où il n’était sorti qu’après leur avoir pardonné. L’aventure était si drôle, et si abondante en épisodes imprévus, que pas une des femmes ne remarqua l’entrée du sculpteur, à l’exception toutefois d’Eunice, qui aussitôt devint toute pâle, et essaya de s’enfuir dans la chambre voisine. Mais Thomas lui fit signe qu’il venait la chercher, et aussitôt, l’entraînant par la main, il reprit sa course vers son atelier. Il tremblait de fièvre, ses yeux s’ouvraient démesurément : la jeune femme eut l’idée qu’un nouveau malheur s’était soudain abattu sur lui. Enfin, quand elle se fut assise, debout devant elle il lui dit :

— Eunice, ma chère enfant, je me sens si heureux que je veux te donner aujourd’hui une grande preuve d’amour ! J’ai conçu le projet d’une œuvre qui, si je parviens à l’exécuter, étonnera le monde, et rendra à l’art grec son ancien éclat. Je viens d’en achever l’ébauche, tout à l’heure, après deux mois, deux terribles mois de recherches et de réflexions. Et c’est à toi, la première, que je vais la montrer !

Il tira un rideau qui cachait le fond de l’atelier. Eunice vit un triangle d’argile au milieu duquel se dressait une figure nue : une déesse, sans doute, car, sur les deux côtés, d’autres figures de jeunes femmes se prosternaient devant elle. Les visages étaient encore à peine indiqués ; on les distinguait assez, cependant, pour pouvoir apprécier la variété élégante et souple de leurs expressions ; et l’on devinait que la déesse, indifférente à l’hymne d’extase qui montait vers elle, fermait à demi les yeux, éblouie du rayonnement triomphal de sa nudité. Mais c’étaient les corps des suppliantes, leurs contours et leurs attitudes, que l’artiste s’était surtout appliqué à fixer. Chacun de ces corps traduisait d’une façon particulière un même état de soumission fatale, d’abandon de soi, comme d’esclavage joyeusement subi. Et de leur ensemble jaillissait une harmonie si pure, leurs formes étaient à la fois si légères et si nobles, qu’Eunice, en les apercevant, poussa d’abord un cri de surprise. Thomas entendit le cri, et la fièvre qui le brûlait s’exalta encore.

— C’est, comme tu vois, un fronton de temple ! — dit-il, après s’être rapproché de l’ébauche. — On m’a demandé un fronton pour le temple qu’on vient de construire, à l’entrée de la ville, en l’honneur de tous les dieux de la Grèce et du monde. Et voilà le sujet que j’ai choisi ! J’ai figuré la déesse de la Beauté, la seule éternelle entre les déesses grecques, recevant l’hommage de toutes les nations. Cette femme agenouillée à droite, c’est Rome conquérante, conquise à son tour. En face d’elle, j’ai placé l’Égypte ; et voici l’Inde, la Perse, voici ma patrie, la lointaine Galilée, se prosternant comme j’ai vu souvent se prosterner les jeunes filles, au seuil du temple, dans ma bourgade natale ! Je me suis appliqué à les animer toutes d’une expression propre, mais qui résultât de leur personne même, et non point de la diversité des costumes ni des attributs : de telle manière que mon œuvre eût l’unité qui sied aux belles œuvres. Cela, mon esquisse te permet déjà de le saisir ! Mais à présent il y a l’œuvre, dont cette esquisse n’est qu’un pauvre reflet, et que je vais, m’efforcer de réaliser. Demain j’aurai le bloc de marbre, et me remettrai au travail ! Je m’enfoncerai tout entier dans mon rêve ; je saurai tirer vivante, du fond de moi, l’idée que dès à présent j’y tiens enfermée ! Et un jour, Eunice, dans deux ou trois ans, dans dix ans s’il le faut, quand enfin mon rêve aura pris corps dans le marbre, ce jour-là tu pourras vraiment être fière de ton mari ! Regarde, par exemple, cette femme agenouillée, ici, qui relève la tête !…

Le doigt sur une des figures du groupe, Thomas se retourna vers sa femme, pour juger de l’effet produit sur elle par ses explications. Mais il vit que sa femme ne l’écoutait plus. Affaissée sur son siège, le visage penché contre le mur, elle pleurait, se fondait tout entière en de grosses larmes d’enfant. En vain elle avait essayé de joindre ses mains devant ses yeux, pour cacher ses larmes : elles passaient au-dessous, au travers ; la soie de sa tunique en était inondée. Point de soupirs, ni de sanglots : c’était comme si un chagrin trop vif l’eût anéantie, ne lui laissant de force que pour ces larmes muettes. Ce que voyant, Thomas frémit de pitié. Son art, sa solitude, le reste des choses, il les oublia. L’univers se réduisit pour lui, un instant, à l’image de sa femme qui souffrait et pleurait.

Alors, de même qu’autrefois ses yeux, son cœur se rouvrit. Il comprit que, pendant qu’il s’épuisait à produire des œuvres d’une beauté incertaine, incomplète, et en tout cas inutile, pendant qu’il dépensait toute son âme à l’entreprise ridicule de recommencer Phidias, un être de beauté vivante était là, près de lui, qui lui avait livré son corps et son âme afin qu’il pût goûter la jouissance merveilleuse de les recréer. Et lui, au lieu de la prendre doucement dans ses mains, comme le précieux et fragile joyau qu’elle était, il lui signifiait que deux ans, dix ans au besoin, il la laisserait se ternir, se corrompre peu à peu dans une oisiveté animale, jusqu’à ce qu’enfin elle mît tout son plaisir, comme sa sœur et ses amies, à entendre ou à répéter de stupides histoires ! Par compassion, pour le distraire de sa souffrance, elle lui avait fait don d’elle-même ; et ces larmes, où il la voyait à présent s’abîmer, c’était tout ce qu’il avait su lui offrir en échange !

Il comprit tout cela d’un seul coup, ou plutôt il en eut la vision immédiate ; un voile, simplement, était tombé de son cœur, et aussitôt tout cela lui était apparu. Il en resta d’abord atterré, comme un ivrogne qui, s’éveillant soudain, s’aperçoit qu’il a commis un meurtre pendant son ivresse. Puis, d’un mouvement irréfléchi, il saisit un marteau qui lui servait à dégrossir le marbre, et, revenant vers son groupe, il brisa une à une toutes les figures. Bientôt la déesse de la Beauté, l’Inde, la Perse, ne furent plus qu’un tas de poussière rouge, répandue sur les dalles. Seule à présent la petite Galilée restait encore prosternée devant lui, son œuvre favorite, où il avait cru mettre toute son angoisse avec tout son génie. Il la considéra un moment, puis le marteau descendit sur elle, la changea en poussière pour l’éternité. Après quoi Thomas, ayant accompli son doux sacrifice, courut s’agenouiller aux pieds de sa femme. Il lui prit les deux mains, il les couvrit de baisers, il y enfouit ses yeux, pour que ces chères mains essuyassent les larmes qu’il versait à son tour.

Et, à ce moment, un miracle se produisit en lui, si imprévu, si profond, et si bienfaisant, que, parmi ses larmes, il eut tout à coup sur les lèvres un sourire de joie. Il sentit qu’un sang nouveau coulait dans ses veines, que l’affreux goût de mort disparaissait de sa bouche, qu’en lui-même comme autour de lui fleurissait le printemps. Pour la première fois depuis que Jésus l’avait tiré du cercueil, il sentit que réellement, pleinement, délicieusement, il vivait ! Et c’est ainsi que, par la grâce toute-puissante de l’amour, le fils de la veuve de Naïm acheva enfin de ressusciter.

III
LA VIE

Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime.

(Saint Jean, XV, 13.)

Thomas était ressuscité, mais il ignorait tout de la vie, comme un nouveau-né : ce fut sa femme qui lui apprit tout. Il ne pouvait la voir, d’ailleurs, la faible et timide enfant qu’elle était, sans qu’il lui semblât qu’elle le portait dans ses bras, avec autant de sollicitude que l’avait fait sa mère, avec une sollicitude encore plus chaude, plus tendre, et plus efficace. Il trouvait auprès d’elle cet asile, immuable et sûr, que la déesse de l’Acropole s’était toujours refusée à lui accorder. Et Eunice, de son côté, plus profondément encore que jadis la vieille femme de Naïm, vivait de lui. Dès l’heure bienheureuse où l’amour les avait unis, ils s’étaient donné toute leur âme, l’un à l’autre ; de manière que non seulement ils avaient tous deux la même âme, mais que chacun avait pour ainsi dire une âme double, deux fois plus apte à recevoir la joie et rejeter la souffrance. Aussi ne pensaient-ils plus à pleurer, ni à s’ennuyer. Sans cesse davantage les choses leur offraient une réalité, et un charme que jamais, jusque-là, ils ne leur avaient soupçonnés ; tout les attirait, tout les amusait, en leur fournissant l’occasion d’une pensée commune ; et pendant qu’Eunice, avec la curiosité confiante d’une petite fille, pressait son mari de questions où souvent il ne savait que répondre, lui, dans les grands yeux noirs de sa femme, mieux que dans tous les livres il apprenait la vie.

Il en apprenait, du moins, ce que sa nature et ses habitudes lui permettaient d’en comprendre. S’il avait eu le goût de l’argent, sa femme, aimée de lui, l’aurait aidé à faire fortune ; s’il avait eu le goût de la gloire, elle aurait découvert, d’instinct, et lui aurait enseigné les faciles artifices qui procurent la gloire : car l’amour prête au cœur de la femme une science universelle. Mais, le jeune homme se trouvait n’avoir de goût pour rien au monde que pour la beauté. Il avait pu renoncer à son art ; chaque jour il s’estimait plus sage d’y avoir renoncé, en songeant de quel trésor, trop longtemps, cet art l’avait privé ; mais il était fait de telle sorte que, ne s’intéressant ni à l’origine des choses, ni à leur substance, ni à leur utilité, leur beauté seule avait de quoi le toucher. C’est donc la beauté de la vie que sa femme eut pour mission de lui enseigner.

Un jour, peu de temps après sa résurrection, il la conduisit au temple de Minerve. Lorsqu’il y était venu d’abord, le soir de son arrivée à Athènes, il avait demandé aux figures de marbre de combler, ou en tout cas de lui faire oublier, le vide douloureux qu’il sentait au fond de soi. Plus tard, s’étant déjà familiarisé avec elles, il leur avait demandé de le renseigner sur la période la plus magnifique de l’art athénien. En quoi différaient-elles des œuvres qui les avaient précédées et suivies ? Et quelle part avait prise, dans leur exécution, le maître Phidias, quelle part les divers élèves qui avaient travaillé sous ses ordres ? Plus tard encore, devenu sculpteur à son tour, il leur avait demandé des règles, des procédés, le moyen de les contrefaire honorablement. Jamais il ne les avait revues sans réclamer d’elles un conseil, une leçon, ou quelque autre service : fâcheuse condition pour jouir de leur beauté. Mais maintenant, debout devant elles, il ne leur demandait rien que de plaire à deux yeux noirs qui lui étaient plus chers que ses propres yeux. C’est avec les jeunes yeux d’Eunice qu’il les considérait, s’efforçant, comme elle, de laisser simplement agir sur lui le mélange harmonieux de leurs formes et des plis de leurs robes. Il ne voyait plus en elles ni des déesses, ni des modèles, ni les amies qu’il s’était naguère imaginé qu’elles seraient pour lui : mais d’autant plus il était à l’aise pour sentir combien elles étaient belles, quelle grâce s’alliait à leur sérénité ! Sans compter qu’en échange des explications qu’il donnait à sa femme, celle-ci, toute tremblante d’un plaisir qui aussitôt se répandait en lui, ne cessait point de lui signaler mille nuances délicates, de ces nuances que seuls ses yeux de femme pouvaient apercevoir. Ainsi, par le miracle de leur amour, ils se révélaient l’un à l’autre la beauté artistique. Et Thomas songeait avec compassion aux malheureux qui, en s’acharnant à produire des œuvres nouvelles, non seulement renonçaient pour soi au bonheur de vivre, mais achevaient de pervertir le reste des hommes ; car la beauté était là, créée une fois pour toutes par le génie de Phidias ; et toutes les œuvres qu’on avait produites, depuis Phidias, n’avaient servi qu’à détourner les hommes de venir s’abreuver à cette source éternelle.

Phidias lui-même, d’ailleurs, avec tout son génie, peut-être avait-il détourné les hommes d’une source de beauté plus divine encore ? C’est ce que se dit Thomas quand, au sortir du Parthénon, il vit se refléter dans les yeux d’Eunice l’admirable paysage qui les entourait. La ville était derrière eux : à peine si, par instants, ils entendaient un lointain écho de sa rumeur inutile. A droite, doucement, brillait la mer, une tache d’argent sous le ciel doré. Et devant eux, dans la paix recueillie d’un soir de printemps, s’étalait un grand amphithéâtre de collines, toutes plantées de citronniers, d’oliviers, de pins, jeunes et gaies comme les torrents qui coulaient à leurs pieds. Tout cela était infiniment pur, élégant, harmonieux, et avec un caractère d’éternité souriante et bonne qui manquait aux plus nobles figures des frontons de l’Acropole. Les montagnes même, au loin, se découpant en arêtes grises où l’ombre du soleil venait creuser de larges sillons bleus, ces masses énormes n’avaient rien de triste ni de malveillant. « Nous ne sommes ici que pour vous abriter du vent, semblaient-elles dire à Thomas et à Eunice, pour borner l’horizon de votre vie, pour vous rappeler que vous devez vous être, l’un à l’autre, un univers entier ! » Et Thomas, suivant leur conseil, se serrait plus étroitement contre sa jeune femme. Il apprenait d’elle à faire taire sa pensée, à subir sans résistance l’impression des choses. Après la beauté de l’art, la beauté de la nature se révélait à lui.

La beauté de la nature inanimée, et celle aussi de la nature vivante : car, s’étant mis à tout voir avec les yeux d’Eunice, il ne pouvait manquer de découvrir le charme profond du monde des bêtes, que la jeune femme avait senti et aimé depuis son enfance. Elle avait pour les bêtes une tendresse si sincère que toutes, aussitôt, le devinaient et lui en savaient gré. Les chiens, lorsqu’elle passait, levaient sur elle des regards d’amis ; les ânes tendaient le cou vers elle, comme s’ils désiraient qu’elle les caressât. Cela seul aurait suffi pour les rendre chers à Thomas ; et c’est cela, sans doute, qui avait attiré son attention sur eux. Mais alors il s’aperçut qu’il n’y avait pas un de ces animaux qui ne fût, à sa façon, une source infinie de joie pour les yeux. Les oiseaux que sa femme lui avait donnés, par exemple, ils apportaient à leurs moindres mouvements une grâce plus souple, plus légère, et plus raffinée, que les plus gracieuses figures des Lysippe et des Polyclès. Et de nouveau, tout en plaignant les successeurs de ces habiles artistes, Thomas s’étonnait du détestable pouvoir qu’ils avaient eu pour vicier, dans le cœur des hommes, le sens de la beauté.

Plus que tout, cependant, c’était la beauté de sa femme elle-même qui lui plaisait à voir. Une fleur vivante : telle, sans cesse, davantage, elle lui apparaissait. Ou plutôt elle ne lui apparaissait telle que depuis que leurs deux êtres s’étaient fondus l’un dans l’autre ; et le jeune homme rougissait de honte au souvenir de l’image grossière qu’autrefois il s’en était faite. Il n’en était plus, désormais, à ne désirer d’elle qu’une caresse d’un moment : il la voulait toute, pour l’enchantement de chacun de ses sens ; il voulait le sourire de ses yeux, la chanson de sa voix, le parfum de ses lèvres, et, plus ardemment encore peut-être, le parfum de son cœur. Le contact de sa chair ne lui représentait désormais qu’un plaisir entre des milliers de plaisirs ; et, quelque délicieux que lui fussent ses baisers, leur délice n’était rien en comparaison du bonheur qu’il trouvait à regarder, à écouter, à rêver avec elle. Par là son amour s’était élevé jusqu’en dehors du temps : il avait pris dans son âme des racines si larges que des siècles auraient pu passer sur lui sans l’ébranler. Et Thomas ne se contentait pas de jouir de cette précieuse beauté qui s’offrait à lui : il travaillait de toutes ses forces à la développer, s’occupant avec une égale ferveur des robes d’Eunice et de ses sentiments, afin de réaliser en elle, mieux qu’il n’avait su faire dans ses groupes de marbre, son simple et harmonieux idéal de perfection artistique.


Ainsi vivait ce jeune couple, enivré d’amour. Et je mentirais en n’ajoutant pas que, souvent, de légères querelles surgissaient entre eux. Elles naissaient à propos de tout et de rien, à propos d’une tunique qu’Eunice voulait mettre et que son mari jugeait trop voyante, à propos d’une amie d’enfance dont elle parlait, par hasard, avec un tel accent d’affection qu’aussitôt son mari s’imaginait qu’elle tenait à elle plus qu’à lui. Sur quoi l’on se boudait, et la jeune femme était prête à pleurer, et son mari avait le sentiment qu’un fossé allait, à jamais, le séparer de sa bien-aimée. Mais, dès l’instant suivant, c’était tantôt lui, tantôt elle, qui donnait le signal de la réconciliation. Et non seulement chacune de ces réconciliations était pour eux l’occasion d’une tendresse plus chaude ; mais tous deux s’avouaient encore que leur brouille même les avait rapprochés, comme s’ils n’eussent reculé d’un pas que pour mieux faire, ensuite, deux grands pas l’un vers l’autre.

Chacune de leurs journées s’écoulait rapide et pleine, active et reposante, plus belle dans sa réalité que les plus beaux rêves. Lorsque l’argent manquait, Thomas ébauchait une statuette, une amphore d’argile : ils l’achevaient ensemble, en se riant l’un à l’autre, après quoi ils allaient ensemble la vendre au marché. Et puis, à mesure qu’ils s’aimaient plus fort, ils s’apercevaient moins du manque d’argent.

Parfois seulement, à mesure qu’ils s’aimaient plus fort, une ombre de regret venait tout à coup traverser leur joie. Car ils songeaient au mage de Nazareth qui, en rappelant Thomas de la nuit de son tombeau, les avait tous deux éveillés à la vie ; et ils s’affligeaient de ne rien connaître de lui que ce cher miracle. Qui était-il ? Pour quelle œuvre les dieux charitables l’avaient-ils envoyé ? Ou bien lui-même était-il vraiment un dieu, comme Thomas se souvenait de le lui avoir entendu reprocher, en manière d’ironie, par un riche pharisien de Jérusalem ? Mage ou dieu, toute l’âme des deux jeunes gens aspirait vers lui. Ils auraient aimé à remettre pieusement sous sa garde cet amour et ce bonheur qu’il leur avait donnés. Et, sans vouloir se l’avouer, tous deux avaient l’idée que, faute de pouvoir le faire, leur bonheur, et leur amour même, resteraient toujours incomplets.


Mais Jésus veillait sur eux, ainsi qu’il avait daigné le promettre à la veuve de Naïm sur son lit de mort. Un jour que leur promenade les avait menés à l’Aréopage, ils virent un petit homme, chauve et barbu, qui, monté sur la tribune, haranguait la foule des badauds athéniens. Il leur disait qu’il était Juif, qu’il s’appelait Paul, et qu’il venait leur annoncer un dieu inconnu. Ce dieu n’était point, comme les leurs, une idole de bois ou de pierre : c’était l’esprit universel, l’unique origine des choses et leur unique fin ; et « tous les hommes, — ajoutait-il avec une éloquence dont Thomas ne put s’empêcher de frémir, — tous les hommes ne sont, ne vivent, ne se meuvent qu’en lui ». Puis il affirmait que ce Dieu, pour sauver les hommes, avait revêtu un corps d’homme et était descendu sur la terre. Il avait fourni aux Juifs les preuves les plus éclatantes de sa divinité, guérissant les malades, ressuscitant les morts… Mais, à ces mots, un grand éclat de rire avait interrompu l’étranger. « C’est bon, lui avait crié l’assistance, tu nous raconteras une autre fois la suite de ton histoire ! » Seuls, ou à peu près, le ressuscité de Naïm et sa jeune femme ne songeaient pas à rire. Et cependant leurs cœurs tremblaient joyeusement, car tout de suite ils avaient reconnu qui était ce Dieu vivant dont parlait Saint Paul.

Ils reçurent le baptême quelques jours après, et une nouvelle source de délice s’ouvrit devant eux. Non seulement, en effet, ils avaient appris à connaître leur bienfaiteur divin, non seulement ils avaient acquis désormais, grâce à lui, toute la somme de vérité que l’homme doit et qu’il peut posséder, mais voici que, dans la doctrine de Jésus, une beauté leur apparaissait, plus haute, plus parfaite, que tout ce que le monde ou leurs rêves leur avaient fait concevoir ! Nourrir ceux qui ont faim et consoler ceux qui souffrent, demander pardon des offenses qu’on a subies, renoncer à soi pour vivre dans les autres : tout cela n’était pas seulement le sûr moyen d’atteindre au bonheur, tout cela était beau, prodigieusement beau, si beau qu’ils sentaient bien que, jusqu’à la fin des siècles, les hommes ne se fatigueraient pas d’en subir l’attrait. Sans compter le précepte que Thomas se rappelait, avec orgueil, avoir un jour entendu des lèvres mêmes du Sauveur : « Aimez-vous, donnez votre vie pour ceux que vous aimez. » Le jeune homme comprenait, maintenant, pourquoi l’humble image de sa mère l’avait toujours ému autant, sinon davantage, que les nobles déesses du fronton de l’Acropole. Et sa femme, l’adorable créature dont les yeux noirs illuminaient sa vie, n’était-ce point surtout le parfum de son cœur qu’il aimait en elle ?


Leur conversion faillit pourtant mêler un peu de tristesse à toute la joie qu’elle leur apportait. Ils rentraient chez eux, un soir d’automne, après avoir passé la journée dans un village de la montagne où il y avait une pauvre femme malade qu’ils nourrissaient et soignaient. Comme les jours précédents, Eunice avait tenu compagnie à la malade, pendant que Thomas jouait avec las deux enfants : ou, du moins, c’était ainsi qu’ils croyaient avoir fait, tandis qu’en réalité Thomas, comme les jours précédents, s’était borné à écouter, avec les deux petits, les chansons et les contes de sa jeune femme ; car pour toute la pratique de la vie, décidément, lui-même, n’était près d’elle qu’un petit garçon. Puis une voisine les avait remplacés, et ils s’étaient mis en route pour retourner chez eux. Mais ils marchaient d’un pas lourd et lent, sans se sourire, presque sans se parler. Et quand ils arrivèrent au haut du sentier où, chaque soir, ils avaient coutume de s’arrêter un moment pour assister aux derniers jeux du soleil avec les bois et la mer, Thomas, les bras tendus vers sa femme, vit qu’elle hésitait à venir dans ses bras. Il devina que, cette fois, comme toujours, alors qu’il s’efforçait de cacher au fond de son âme la pensée qui le préoccupait, Eunice, au fond de l’âme, avait déjà la même pensée.

Assis en face l’un de l’autre, aux deux côtés du sentier, ils s’avouèrent en rougissant leur commune pensée. Sous l’influence de leur foi nouvelle un scrupule, peu à peu, les avait envahis : ils se demandaient si Jésus n’allait pas s’offenser de l’excès de leur amour. Non que saint Paul les en eût blâmés, dans les fréquents entretiens qu’il avait eus avec eux, avant son départ d’Athènes : mais il y avait dans les paroles de l’apôtre, comme dans tous ses actes, quelque chose d’austère qui les inquiétait. Ne lui avaient-ils pas entendu dire, au sujet du mariage, que la femme chrétienne devait « craindre » son mari ? Le craindre ! Eunice songeait avec angoisse que, quoi qu’elle fît, jamais elle ne saurait se forcer à craindre Thomas. Était-ce donc un péché de s’être abandonnée à lui tout entière, au point de ne plus faire avec lui qu’un seul être, au point de ne pouvoir plus vivre qu’en se serrant contre lui ? Et Thomas se disait que Jésus, sans doute, lui avait enseigné l’amour, mais un amour plus haut et plus vaste, un amour qui, s’étendant à tous les hommes, exigeait pour tous une tendresse égale. Oui, ils auraient désormais à changer leur vie, s’ils voulaient la consacrer pleinement au service de Dieu ! Ils auraient à séparer leur chair et leurs cœurs, à rompre le lien trop étroit dont ils s’étaient liés ! ils le sentaient, et ils s’y résignaient : car il n’y avait point de sacrifice où ils ne fussent prêts pour se rendre dignes de leur bienfaiteur. Mais ils restaient assis au bord du sentier, en silence et la tête baissée, chacun d’eux s’alarmant que l’autre ne découvrît, sur son visage, la trace du chagrin qui les accablait.

C’est à peine s’ils eurent la force, ce soir-là, d’aller rejoindre la petite troupe de leurs frères chrétiens, dans la maison où ils avaient coutume de se réunir tous les soirs. Lorsqu’ils y entrèrent, la maison était déjà remplie et l’office avait commencé. Debout sous la lampe, le vieux potier qui faisait fonction de prêtre s’occupait à lire, suivant l’usage, quelques-uns des discours de Jésus, tels que les avait recueillis l’apôtre Matthieu. Et, tandis que les deux jeunes gens palpitaient d’émotion, ressaisis jusqu’au fond de leurs cœurs par la pénétrante beauté de la parole divine, le prêtre ouvrit le livre à un autre endroit, où il lut ce qui suit : Des Pharisiens vinrent à Jésus, et, pour le tenter, lui dirent : « Est-il permis à l’homme marié de se séparer de sa femme pour quelque cause que ce soit ? » Et Jésus leur répondit : « N’avez-vous pas lu que Dieu a, dès l’origine, créé l’homme avec la femme ? N’avez-vous pas lu qu’il a ordonné à l’homme de quitter son père et sa mère pour s’unir à sa femme, de façon que ceux qui sont deux ne forment qu’une seule chair ? Voilà ce qui est écrit : et, par conséquent, le mari et la femme ne sont plus deux chairs, mais une seule et même chair. Que l’homme n’ose donc point séparer ce que Dieu a joint ! »

Thomas sentit tout à coup la petite main d’Eunice qui, dans l’ombre, cherchait sa main. Ils se regardèrent, les yeux gonflés de larmes ; et un grand flot de bonheur les inonda tous les deux.

IV
LA VOLONTÉ DE DIEU

Je suis la résurrection et la vie. Quiconque croit en moi, même s’il est mort, vivra. Et quiconque vit, s’il croit en moi, restera vivant pour l’éternité.

(Saint Jean, XI, 26 et 27.)

Et de même que, par l’amour, s’était révélée au ressuscité de Naïm la beauté de la vie, c’est l’amour qui lui révéla aussi la beauté de la mort.

La pauvre femme que soignait Eunice avait une maladie de langueur. Elle toussait, crachait, se plaignait d’une boule de feu qui lui écrasait la poitrine. Elle guérit pourtant, à force de soins, car son mal ne lui était venu que d’un excès de travail et de privations ; mais Eunice, à son tour, fut prise du même mal.

Bientôt son mari crut observer que leurs promenades la fatiguaient. Elle avait perdu son agilité de jeune chèvre, toujours prête à sauter d’un rocher sur l’autre. Lorsqu’ils montaient à l’Acropole, maintenant, souvent elle était forcée de s’asseoir à mi-côte pour retrouver son souffle. Mais elle s’était si complètement déshabituée de penser à soi qu’elle ne s’apercevait pas de ces signes de faiblesse ; et Thomas, qui s’en apercevait, se rassurait à la sentir tous les jours plus vivante et plus gaie. Ou bien, s’il manifestait quelque inquiétude, elle lui répondait en riant que c’était l’âge qui l’avait affaiblie. « Notre temps a passé tellement vite, disait-elle, que nous aurons vieilli sans nous en douter ! »

Elle ne s’émut pas davantage quand ses bagues lui tombèrent des doigts. Elle avait voulu vendre ses bagues avec le reste de ses bijoux, après son baptême, et en distribuer le produit aux pauvres : Thomas avait eu grand-peine à obtenir qu’elle en conservât au moins deux, qu’il lui avait données pendant leurs fiançailles. Quand elle les vit tomber de ses doigts, elle crut le plus sérieusement du monde que c’était un ordre de Dieu, qui lui enjoignait de se dépouiller de ce dernier luxe au profit des pauvres. Et Thomas l’aimait si fort qu’il le crut aussi.

Une nuit, dans le lit où ils couchaient l’un près de l’autre, il sentit que tout le corps de sa femme brûlait comme un brasier. Elle avait soif, et aucune boisson ne la désaltérait ; elle se tournait, se retournait, ne parvenait pas à dormir. A l’aube enfin elle s’endormit ; mais lorsque son mari se réveilla, quelques heures plus tard, elle était penchée sur lui, toute tremblante, le considérant avec de grands yeux effrayés. « A quel affreux cauchemar je viens d’échapper ! lui dit-elle. Je rêvais que tu étais mort, et que je restais seule, ici, couchée dans notre lit ! » C’est ce jour-là que, pour la première fois, Thomas eut un instant l’idée qu’elle pouvait mourir.

Pendant plusieurs semaines, la fièvre reparut tous les soirs. Puis, brusquement, elle s’arrêta. La jeune femme regagna des forces ; ils purent recommencer leurs promenades, leurs visites aux pauvres. Leurs frères chrétiens eurent le bonheur de les voir de nouveau prendre leur part des offices sacrés, où, lorsqu’Eunice n’y assistait pas, il semblait à chacun que les cierges brillaient d’un éclat moins vif, et que les fleurs, sur l’autel, avaient moins de parfum. Et ni le retour de la fièvre, ni la fréquence croissante des accès de toux, ni, bientôt, l’impossibilité où fut la malade de se lever de son lit, rien ne prévalut désormais contre le souvenir de ces charmantes semaines de convalescence. D’un jour à l’autre, certainement, un mieux pareil allait se reproduire, cette fois pour ne plus cesser ! Eunice, du moins, l’affirmait, avec mille beaux projets d’emploi de leur temps après la guérison. Le croyait-elle, au fond de son cœur, autant qu’elle l’affirmait ? Oui, sans doute : car son mari, qui sentait toutes choses comme elle, avait au fond de son cœur la même certitude. De telle sorte que tous deux, s’étant depuis longtemps accoutumés à régler leurs désirs sur les circonstances, ou plutôt s’étant accoutumés à ne rien désirer que leur seul amour, s’arrangeaient, en somme, aussi aisément de la maladie que de la santé. Mais un matin Eunice, que la douce chaleur d’un soleil de printemps avait un peu ranimée, demanda à son mari de lui donner son miroir et ses peignes, pour « se faire belle ». Et à peine se fut-elle regardée dans le miroir qu’elle jeta un grand cri, un cri où se mêlaient une frayeur, une angoisse, une détresse infinies. Elle venait d’apercevoir, tout à coup, les deux rides profondes que la maladie avait creusées sur ses tempes : et elle avait compris qu’elle allait mourir. Haletante, frissonnante, les yeux dilatés d’horreur, elle se redressa dans son lit. « Par pitié, disait-elle à Thomas, par pitié secours-moi, fais en sorte que je puisse vivre encore quelque temps ! Va demander au prêtre s’il ne connaît pas un moyen de me sauver ! Dis-lui que je suis trop jeune pour mourir, que je t’aime trop, que j’ai trop besoin de rester près de toi ! On m’a parlé d’une vieille femme, dans la montagne, qui sait guérir toutes les maladies. Par pitié, va chez elle, obtiens d’elle que je ne meure pas ! Garde-moi en vie, mon bien-aimé ! Ne me quitte pas, serre-moi dans tes bras, empêche la mort d’approcher de moi ! » Et elle pleurait, elle joignait ses mains, elle fixait sur lui ses grands yeux suppliants. « Par pitié ! » sans cesse elle répétait ces mots, qui, sans cesse, creusaient d’une entaille plus aiguë le cœur de son mari.

Toute la journée dura ainsi, plus longue pour le malheureux, et plus accablante, que les sept ans qu’il avait perdus à se désespérer du néant de sa vie. En vain, le sourire aux lèvres, il essayait de calmer Eunice en lui jurant qu’elle se trompait, que déjà elle allait mieux, que l’arrivée du printemps lui rendrait la santé. Elle se laissait convaincre un moment ; mais aussitôt la peur et l’angoisse la ressaisissaient. Elle évoquait à présent tous les lieux qu’elle ne reverrait plus, l’assemblée du soir avec ses beaux cantiques, les voiles roses des barques sur la mer. Puis elle se redressait de nouveau, et jetait autour d’elle un regard d’épouvante.

C’était la nature qui parlait dans sa chair, pour la dernière fois. Et bientôt Dieu lui parla, à son tour. Le soir, comme elle récitait avec son mari la prière de Jésus, elle s’arrêta brusquement après ces mots : Que votre volonté soit faite ! Elle s’arrêta, baissa les yeux, prit, dans sa pauvre petite main, la main de Thomas. « Pardonne-moi, lui dit-elle, et demande à Dieu de me pardonner ! » Une grande lumière s’était soudain répandue en elle, lui découvrant que la vie et la mort étaient choses également bonnes, également saintes, et dont elle devait également remercier la volonté de Dieu.


Elle vécut encore près d’un mois : mais, dès ce soir-là, elle, avait cessé d’appartenir à la terre. Ses traits même revêtirent de jour en jour une beauté nouvelle, avec un merveilleux sourire, confiant et grave, qui ne les quittait plus. Elle continuait cependant à comprendre, à aimer la vie. Tout l’intéressait aussi activement qu’autrefois ; elle ne négligeait ni de nourrir et de vêtir les pauvres, ni de changer la pâtée de ses oiseaux, ni de jouir des teintes légères du ciel, au soleil couchant. Elle semblait seulement voir tout de plus haut, comme si son âme, affranchie déjà des entraves de la matière, eût plané dans un air plus pur et plus transparent. Souvent, pour distraire son mari, elle lui rappelait leurs chères visites aux frontons de Phidias, leurs entretiens sur l’art des vieux maîtres, un séjour qu’ils avaient fait à Olympie, et qui avait été leur plus belle fête ; elle croyait répéter ce que lui avait dit son mari, et chacune de ses réflexions était si imprévue, si nouvelle, si sage, qu’en effet Thomas éprouvait, à l’entendre, une surprise qui le détournait un instant de sa peine. Mais, d’ailleurs, il n’y avait rien qu’elle n’imaginât pour le distraire et le consoler : tantôt lui assurant qu’elle allait guérir, se forçant à le croire elle-même, dans son désir passionné de l’en persuader ; tantôt, quand elle le voyait trop désespéré, lui décrivant le bonheur qu’ils auraient à se retrouver, après quelques années d’attente qui s’écouleraient comme un jour.

Et, certes, Thomas ne doutait point qu’il la retrouverait : car si, mieux que personne, il avait eu l’occasion de vérifier la justesse de la parole de l’apôtre, que tous les hommes « sont, vivent, et se meuvent » dans la main de Dieu, son propre exemple et celui d’Eunice lui prouvaient aussi, non moins clairement, que, par la souffrance, la maladie, et la mort, Dieu travaillait à façonner les âmes pour une vie supérieure. Sans cesse sa femme s’élevait à cette vie ; il l’y voyait monter d’un vol si léger et si beau qu’il ne pouvait plus même penser à la plaindre. Mais lui, comment aurait-il la force de vivre, séparé d’elle, jusqu’à l’heure où Dieu consentirait enfin à les réunir ? Il ne s’était séparé d’elle qu’une fois, depuis qu’ils s’aimaient : pendant deux jours qu’elle avait dû passer auprès de sa sœur malade ; et il se souvenait de l’interminable supplice que ces deux jours lui avaient paru. Or voici qu’il aurait à subir ce supplice pendant des années ! Voici qu’il aurait à errer seul dans un monde dont sa femme était pour lui l’unique lumière ; plus seul infiniment et plus misérable que si tous ses sens, d’un coup, s’étaient éteints en lui !

Thomas songeait tristement à tout cela, un matin d’avril, agenouillé au pied du lit où Eunice dormait, lorsqu’il vit qu’elle avait rouvert les yeux et désirait lui parler. « Comme je te remercie, lui dit-elle, d’avoir fait venir ces enfants pour chanter autour de moi ! » Après quoi, de nouveau, elle ferma les yeux, le visage tout illuminé d’un sourire plein de confiance et de gravité. Et le médecin, à qui il répéta ces mots, lui affirma que c’était la fièvre qui la faisait délirer. Mais Thomas avait appris, entre mille autres choses, à ne pas attacher une grande importance aux affirmations des médecins. Non, Eunice ne délirait pas ! Il ne savait que trop ce qu’étaient ces enfants ; et le vieux potier le savait aussi, qui, après avoir frotté de l’huile sainte le front de la jeune femme, lui dit, d’une voix que les larmes brisaient à chaque mot : « Va maintenant à Dieu, âme chrétienne ! » Elle pressa faiblement la main de Thomas, soupira ; et les enfants qui étaient venus la chercher emportèrent son âme.


Et alors Thomas, qui s’épouvantait à l’idée de devoir vivre sans elle, s’aperçut que, morte pour les autres, en lui et auprès de lui elle restait vivante. L’amour les avait si fortement unis que la mort même était impuissante à les séparer. Comme auparavant, Thomas voyait toutes choses par les yeux d’Eunice, partageait avec elle toutes ses pensées, se sentait tendrement bercé dans ses bras. Il la retrouvait tout entière devant lui, toujours jeune, toujours belle, avec la noble et tranquille sagesse dont la maladie l’avait revêtue. Avait-il un doute, une hésitation, une inquiétude ? Aussitôt il l’appelait et elle accourait, infatigable à le divertir. Plus que jamais, elle lui était la lumière du monde : l’aidant non plus à jouir de la vie terrestre, — car il en avait épuisé toutes les jouissances, — mais à marcher d’un pas égal et sûr jusqu’au seuil de cette autre vie, plus réelle, où il savait que leurs deux cœurs achèveraient de se fondre en un seul pour l’éternité. Ou si, par instants, il s’impatientait d’une attente trop longue, ou si quelque souvenir du passé risquait de lui rendre le présent trop dur, bien vite elle lui rappelait la prière divine qui, mieux que toutes les philosophies, apaise les impatiences et adoucit les regrets : Notre Père, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

C’est sur le conseil d’Eunice qu’il devint prêtre, peu de temps après son veuvage, afin de pouvoir travailler plus librement au service de Dieu. Et souvent les pêcheurs et les mendiants du port, pendant qu’assis au milieu d’eux il leur prêchait l’Évangile, s’étonnèrent de voir l’ombre blanche d’une jeune femme s’approcher de lui, et, se penchant sur lui avec un doux sourire, lui murmurer à l’oreille les consolantes paroles qu’il leur répétait.

1901.

FIN

TABLE

 
Pages.
I.
— Le Baptême de Jésus
1
II.
— Les Disciples d’Emmaüs
43
III.
— Barsabas
123
IV.
— Le Fils de la veuve de Naïm
197

TOURS
IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES
6, rue Gambetta.