The Project Gutenberg eBook of Mienne: roman This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Mienne: roman Author: Thierry Sandre Release date: May 29, 2022 [eBook #68199] Language: French Original publication: France: Edgar Malfère, 1923 Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MIENNE: ROMAN *** MIENNE JUSTIFICATION DU TIRAGE Il a été tiré 5 exemplaires sur Japon, numérotés de 1 à 5. 15 exemplaires sur Hollande, numérotés de 6 à 20. 30 exemplaires sur Arches, numérotés de 21 à 50. La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage. _Tous droits de reproduction réservés._ _Copyright 1923 by Edgar Malfère._ BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON THIERRY SANDRE MIENNE ROMAN --«Elle semble votre propriété, car c’est vous seul qui pouvez la rendre heureuse.» [Illustration: colophon] AMIENS LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE 7, RUE DELAMBRE, 7 1923 Treizième mille. ON TROUVE CHEZ LE MÊME ÉDITEUR: JEAN SECOND: _LE LIVRE DES BAISERS_, texte latin de JEAN SECOND accompagné d’une traduction par THIERRY SANDRE, précédé d’un poème de PIERRE LOUYS, suivi de quelques imitations de Ronsard, Baïf et Belleau, le tout dédié à l’unique Psyché. JOACHIM DU BELLAY: _LES AMOURS DE FAUSTINE_. Poésies latines traduites pour la première fois et publiées avec une introduction et des notes par THIERRY SANDRE. PROCHAINEMENT: MUSÉE: _LA TOUCHANTE AVENTURE DE HÉRO ET LÉANDRE_ remise au jour, traduite en prose nouvellement et publiée, avec la translation en vers qu’en fit Clément Marot et quelques autres pièces utiles ou curieuses, par THIERRY SANDRE. A FRANCIS CARCO, amicalement et en souvenir des jours de Jean-Marc Bernard, de Jean Pellerin et de Paul-René Cousin, jours heureux. --θεδέ δέ σοι πῆμ᾽ οὐδέν, ἀλλ᾽ αὐτὸς σὺ σοί --Un Dieu t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi. _Le 9 août 1923._ _VOUS désiriez savoir ce qu’il y a de vrai dans cette aventure où mon nom fut mêlé et dont une partie de la presse parisienne s’est longuement occupée pendant au moins trois jours? Vous l’auriez su plus tôt, chère vieille grande amie qui connaissez à peu près tout de mon existence, ou tout ce qui en est avouable, même à la chère vieille grande amie que vous êtes pour moi; vous l’auriez su plus tôt, n’en doutez point, si j’avais appris plus tôt que vous désiriez le savoir. Mais, dans la soirée du jour où le scandale éclata, je quittai Paris en ordonnant à ma concierge de garder mon courrier jusqu’à nouvel ordre. Je me promettais de ne lui donner ce nouvel ordre qu’après un mois de silence: pendant un mois je voulais disparaître, être seul, être loin, je voulais ne pas déplier un journal, ne pas ouvrir une lettre, même une lettre de vous, chère vieille grande amie; et vous me pardonnerez quand vous saurez tout, puisque je suis prêt à vous en dire plus que vous ne désiriez en savoir peut-être: et vous saurez tout, parce que j’ai besoin d’un confident,--mieux: d’une confidente, car les femmes sont seules dignes, à mon avis, de porter le poids de certaines confidences._ _Votre lettre m’est enfin arrivée aujourd’hui, avec une cinquantaine d’enveloppes que je n’ai pas encore décachetées. Elle m’appelle aux confidences? Mais comment n’ai-je pas songé à me réfugier tout de suite auprès de vous? J’y ai songé. C’est une pudeur qui m’a retenu, l’indispensable pudeur de l’amitié, vertu difficile dont on fit justement une déesse en des temps plus barbares que le nôtre. Il y a des secrets que la bouche refuse de révéler, même à voix basse. Ainsi chacun de nous, souvent, à l’insu de ceux qu’il aime, enferme dans son cœur de quoi composer un drame. Si l’on pouvait y voir jusqu’au fond, quelles tragédies ne découvrirait-on pas dans le cœur des moins suspects? Nous côtoyons à tout instant des abîmes, et nous sommes devant nos plus chers amis comme ces anarchistes qui ont l’air timide et cachent dans leur poche une bombe dont un rien provoquerait l’explosion._ _Doit-on avouer qu’on est dangereux? On peut s’en vanter, certes, car à notre époque on est volontiers vaniteux, et vaniteux sans propos, à moins que l’on ne se montre humble sans plus de propos, autre forme de vanité; mais qui oserait avouer simplement? La franchise est terrible. Si je ne vous le disais pas, je dirais que je n’ai jamais rencontré d’homme ni de femme sincère: nous avons peur de nous faire voir tels que nous sommes, et nous préférons par scrupule ressembler à tout le monde, ou par orgueil nous mettre en scène comme des monstres que nous ne sommes pas toujours. N’étant pas meilleur qu’un autre, je serais incapable de livrer devant vous, sous votre regard, chère vieille grande amie, le secret de mon cœur. Mais je peux vous écrire ce que je me senss incapable de vous avouer de vive voix. Et je veux vous l’écrire. Aussi bien je me laisserai moins facilement emporter que si je parlais. En parlant, le mieux disposé risque d’être dupe de ses intentions, et de s’apitoyer sur son propre compte ou de se noircir à l’excès, car la parole grise, et la vérité ne peut qu’y perdre. Or je vous ai promis la vérité, et vous saurez tout de ce scandale qui vous inquiéta._ _Et d’abord, il ne faut point user d’un si grand mot pour ce qui ne fut qu’un incident. Quelques journalistes se sont plu à en exagérer l’importance parce qu’ils manquaient à ce moment de sujets de chroniques. Pour moi, je ne m’émeus guère des traits que plusieurs de ces messieurs ne me ménagent pas depuis quinze ans que j’expose au Salon des pierres sculptées: ils gagnent leur vie comme ils peuvent, ces malheureux, et c’est sans méchanceté que, le plus souvent, ils déshonorent une famille ou réduisent un artiste à la misère dont ils ne sont pas sortis. La plupart d’entre eux seraient bien en peine si on leur remontrait qu’ils assument trop légèrement de lourdes responsabilités. Au reste, vais-je vous laisser croire longtemps que mon affaire fut si grave?_ _J’avais envoyé cette année au Salon un simple moulage, faute de temps, et aussi parce que j’étais sans goût pour tailler dans la pierre une œuvre autour de laquelle j’attendais moins de bruit. Une œuvre d’art, poème, tableau, sonate ou statue, n’est belle que si elle saigne du sang de l’artiste; nul artiste ne l’ignore et ne s’y trompe; les profanes, eux, parlent d’imagination: nous voyons autrement, mais l’ignorance de la foule nous permet de souffrir en public sans crainte d’être surpris sous le voile de l’art: et j’espérais que ma statue de cette année passerait insoupçonnable. C’était une femme, nue, couchée sur le côté droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le visage enfoui dans le creux des bras croisés haut: étude évidente d’une torsion de buste toute en souplesse, étude sans quoi que ce fût de hardi, et l’on n’apercevait de la poitrine de cette femme que la naissance du sein gauche. Il n’y avait rien là, vous le concevez, qui pût arrêter la foule. Le temps n’est plus où Clésinger, pour s’astreindre aux convenances, ajoutait un aspic à sa_ Rêverie d’Amour _afin qu’on la tolérât sous le nom qu’elle a toujours de_ Femme au Serpent. _Rien ne m’empêchait d’appeler mon œuvre_: Souvenir, _titre modeste, et banal à souhait. Bref, une semaine entière s’écoula depuis le jour du vernissage, et ma statue n’avait été remarquée à peu près par personne, et deux critiques seulement l’avaient signalée en quatre mots comme honorable, sans plus._ _L’incident eut lieu le huitième jour, soudain. J’appris, par des reporteurs qui venaient m’interroger, qu’un inconnu s’était jeté comme un furieux sur le moulage de mon Souvenir et l’avait détruit à coups de marteau._ --_Un inconnu? demandai-je._ --_La police ne donne que les initiales de son nom._ _Et on me les répéta._ --_Ce détail vous éclaire-t-il?_ --_Non, répondis-je._ --_C’est un fou, proposa l’un des journalistes._ --_Je ne crois pas, dit un autre, puisque le marteau trouve la préméditation._ _Ils discutaient entre eux et ne prenaient pas garde à mon silence. Après quelques phrases violentes ou spirituelles, sans un regret pour mon œuvre perdue, ils conclurent que le vandale, le barbare, et l’iconoclaste, ne pouvait être qu’un maniaque ennemi de la liberté dans l’art, du nu, de l’obscène et de la pornographie. Conclusion précipitée, et savoureuse façon de me défendre, mais conclusion moins puérile que feinte, chacun d’eux désirant persuader à ses confrères qu’il la répandrait et supputant déjà qu’un furieux dont la police réservait le nom, ne devait pas être n’importe qui. Mon silence témoignait qu’ils se trouvaient en face d’un petit mystère._ _Quand ils surent, le lendemain, que j’avais quitté Paris en demandant à la police que l’affaire n’eût pas de suites, ils me punirent de ma discrétion par des perfidies à double entente, de saugrenues hypothèses, et des échos impudents. Mais je n’en fus informé que plus tard, lorsqu’il était trop tard pour exiger des rectifications où pour distribuer quelques gifles. Paris oublie si vite! Lui remettrais-je aujourd’hui en mémoire ce scandale périmé?_ _Voilà toute l’affaire, mon amie: Toute l’affaire officielle, naturellement. Considérée de haut, elle est bien, comme je vous l’avais annoncé, sans importance, et elle ne valait pas le tapage qu’on fit autour d’elle. Pour tout le monde, elle peut demeurer inexpliquée et ne mériter point d’explications. Pour vous, chère vieille grande amie qui avez la complaisance de vous intéresser à moi, je conterai le plus fidèlement possible l’histoire dont le scandale de mon_ Souvenir _détruit n’est que le dénouement, ou du moins le dernier épisode, car tout n’est peut-être pas encore fini_. _N’attendez pas que mes confidences vous révèlent des aventures extraordinaires: ne serais-je pas un piètre conteur de commencer mon récit par le dernier chapitre? C’est le secret de ma vie que je vais vous conter. Ne souriez pas. Je n’ai que trente ans, et vous, fière de vos soixante-dix ans que vous opposez toujours à mon inexpérience, vous me répéterez que je nais à peine. Mais un homme, à trente ans, joue sa vie; plus tôt, il se cherche; plus tard, il se surclasse. Acceptez cette formule qui n’est qu’une formule, chère vieille grande amie, et vous accepterez mieux que, vous ayant à peu près tout confié des secrets de ma jeunesse, j’aie pu vous dérober pendant quelque temps le secret de ma trentaine: il ne m’appartenait pas en toute propriété, et il me semblait capital, parce que je ne suis qu’un homme entre ces pauvres hommes qui voudraient bien qu’après tant de peines endurées pour l’attendrir, le bonheur ne fût pas une invention charitable des poètes._ On ne prononce de certains mots qu’avec appréhension: bonheur est de ceux-là, et d’instinct on l’écrirait volontiers par une majuscule, si l’on ne redoutait pas aussi de le charger d’emphase. A mesure que l’humanité vieillit et que dans son progrès elle abandonne peu à peu les dieux successifs qu’elle a révérés sous différents noms, elle tend à ne plus se dissimuler qu’elle n’en eut réellement jamais qu’un seul et qu’elle n’en aura peut-être jamais d’autre; et c’est celui que les prudents n’osent pas nommer: le Bonheur. Mais on croit moins aux dieux peut-être qu’on n’aimerait à y croire, et, si les hommes étaient plus assurés que le bonheur fût de ce monde, ils le révéreraient avec une ardeur moindre. Pour ma part, j’ai laissé de ma laine aux buissons des sentiers où j’ai flâné. Je préférais d’abord les sentiers abrupts que le hasard emplit de surprises: mon imagination aimait à vagabonder, et l’univers s’ouvrait devant mes yeux comme un incunable aux gravures charmantes dont j’étais trop jeune pour apprécier la saveur. J’y en trouvais une, que j’y mettais, je n’en disconviens pas; mais j’avais ainsi le tort d’être un enfant précoce. Je désirai trop tôt de savoir ce que signifiaient les dessins mystérieux qui couvraient sur deux colonnes la plupart des pages de ce magnifique exemplaire du _Jardin de Plaisance_ que mon père m’avait abandonné généreusement. Hélas! je lus trop, je ne m’en tins pas au _Jardin de Plaisance_, qui suffisait d’ailleurs à marquer ma destinée, et les livres les plus beaux ne sont gorgés que du désenchantement de leurs auteurs. On ne résiste pas à la tristesse qu’impose le génie. Elle enveloppe, elle prend, elle emporte. Loin d’affaiblir cependant, elle soutient et nourrit en quelque façon celui qu’elle envoûte. Et l’univers assombri ressuscite avec un charme neuf. Joies incomparables du pessimisme, danger séduisant, trébuchet des âmes jeunes, qui vous expliquera? Mais il faut avoir eu l’enfance difficile pour affronter sous de tels auspices les rigueurs attendues de la vie. A quinze ans, j’étais persuadé que le bonheur n’est pas de ce monde. Il m’avait manqué les caresses d’une mère, qui mourut en m’enfantant. Ce que j’apprenais des hommes peu à peu par les offenses involontaires qu’ils m’infligeaient, me rétrécissait le cœur. Le travail, où je me réfugiai, me sauva. A quinze ans, orphelin désemparé dans les remous de mon siècle, je niais à peu près tout. A vingt ans, j’étais moins ambitieux: je n’osais rien affirmer. Je déroutais seulement mon inquiétude à force de labeur. J’avais entrepris de représenter des êtres vivants, puis des rêves, voire des idées, dans des blocs d’argile que je pétrissais voluptueusement, car l’argile cède aux doigts comme un corps de femme, et je m’attaquais à la pierre même, qui déconcerte autant qu’une âme de jeune fille. Si je compare mes déceptions à celles que doit éprouver un écrivain pour exprimer d’une matière aussi liquide que les mots tout ce qu’il sent ou tout ce qu’il pense, je peux me féliciter d’avoir choisi la sculpture. Mais satisfait, pouvais-je l’être? Toute œuvre réalisée est toujours inférieure au projet d’où elle sortit. Les artistes les plus grands sont les plus malheureux des hommes. J’ai souvent pleuré de n’être pas même un de ces artistes les plus grands. Dans ma vingtième année, j’ai souffert surtout parce que je doutais. Il me serait facile ici, pour les besoins de ma cause, d’intenter procès à mon époque. Je répudie ces subterfuges. Il est vrai que je suis né à un moment des siècles où l’orgueil de l’individu s’est trouvé débridé par cette espèce de divinisation laïque de l’être humain que la doctrine de Luther a fait accepter sous le masque du libéralisme, alors que, dans le même temps, par un retour curieux, les masses d’individus groupés que sont devenues les nations allaient se précipiter sans intelligence vers un gouffre au fond duquel devait se dissoudre la dignité méprisée de la personne humaine. Il est vrai que toute une génération, héritière d’un siècle de théories contradictoires, a été ballottée au milieu d’erreurs morales et métaphysiques excessives et déprimantes, et que, dans l’alternative où elle fut jetée, ou de l’acceptation d’un destin qu’on sentait provisoire si l’on croyait encore à la vertu des formules républicaines, ou du renoncement total à ces droits de l’homme qu’un peuple enthousiaste avait proclamés avec imprudence, si l’on songeait à résoudre la question politique, dès lors quotidienne, par le socialisme ou la monarchie, elle fut une génération inquiète. Il est vrai que, dans de telles conjonctures où les égoïsmes du dehors et du dedans couvaient de vagues menaces, quiconque osait réfléchir n’osait rien entreprendre à long terme. Et les artistes mêmes, quantité négligeable au regard de la foule, élite submergée, burent le vin lourd des époques incertaines. Mais à quoi bon déclamer? Chacun de nous disparaît dans les tourbillons de l’Histoire, qui se rit de nos raisonnements. Je voulais relever sans plus que je suis de ceux qui ont grandi sous un ciel d’angoisse, qui ont pressenti tout jeunes qu’ils serviraient de gré ou de force à de grandes aventures nationales, qui ont prévu le peu de bonheur probable que le destin leur mesurait, qui eurent vingt ans aux abords de 1910, et qui allèrent vers leur destin, en se sachant écrasés d’avance, sans plainte, sans morgue, le regard droit, la bouche close, le cœur pantelant. Un mot me presse, que j’ai retardé, que je ne peux pas ne pas écrire: la guerre. 1914. La guerre. Chaque fois que j’écris ce mot redoutable, mes yeux se troublent, je pose ma plume, et je suis envahi de souvenirs. On a dit beaucoup de choses sur la guerre de 1914. On en dira beaucoup de choses encore. Elle nous domine. Moi qui la fis comme combattant dans les rangs de l’infanterie, moi qui la vis d’en bas, de tout près, de trop près pour en parler sans passion, je ne peux rien en dire, sinon qu’elle a du moins révélé brusquement à plusieurs millions d’hommes à la fois ce que c’est que le malheur. De calamité si étendue, on n’avait pas d’exemple. Tous les pays, ni tous les hommes d’un même pays, n’en furent point frappés de la même manière. Mais les hommes qui en souffrirent le plus, ceux qui en furent les ouvriers enthousiastes ou contraints, je sais ce qu’ils ont retiré de l’épreuve. Ils sont mes frères, je les connais. Qui ne fut pas soldat à côté d’eux, ne les connaîtra jamais: ils ont, la guerre finie, gardé le silence et la dignité de leurs jours de misère. C’est qu’ils sont revenus des champs de la mort avec une vertu souveraine qui ne s’acquiert que par la souffrance: la pitié. Ces hommes ont vu l’épouvantable visage de la Gorgone: ils ont vu, je dis vu, senti, touché le malheur. Ils en demeurent imprégnés. Ils en demeurent pour toujours animés d’une émouvante tendresse. Ceux qui tuaient ont appris combien la mort est facile et la vie précaire: affreuse révélation, d’où leur vint le désir d’oublier tant d’horreurs encourues, et d’achever ce qui leur restait de vie, de vie précaire, dans la tendresse dont ils convoitaient le repos. Repos! Tendresse! Pitié! Vœu de tous les hommes, quelle que soit leur existence! Cris terribles du jour, quand amour est le cri déchirant de la nuit! Pseudonymes effrayés du dieu qu’on n’ose pas nommer de son vrai nom! De quel sinistre éclat ne retentissez-vous point dans le désert qu’est une âme humaine! Mais la divinité qui se dérobe est sourde, et la voix s’épuise qui la supplie, et le malheureux se retrouve en face de son malheur qu’il ne reconnaît plus ou qu’il ne reconnaît que pour s’en accuser. Hélas! à vouloir porter trop haut la cause de ses peines, on risque d’attirer sur soi le blâme et les sourires. Et quel mérite excuserait tant de présomption? Et ne saurons-nous pas rester des hommes capables d’assumer leur part, leur grande part de responsabilité? Et n’aurons-nous pas le courage de subir humblement jusqu’au bout la vie que nous voulûmes? Comme tout le monde, je suis pour une grande part responsable du malheur de ma vie. J’étais revenu des champs de la mort; désormais je pouvais disposer de ma liberté. J’avais échappé par chance au hasard des batailles; la paix me rendait à mes travaux, à mes rêves, à mes projets, à mon art, peu importe dans quelles conditions. Sous un ciel délivré de ses nuages, je pouvais essayer de reprendre, à trente ans, une existence que pratiquement je n’avais pas encore commencée: je redevenais, je devenais enfin un homme, maître de son petit domaine. Je ne me dissimule pas que j’avais tout loisir de mener ma barque où il me plairait. Si je ne l’y ai pas menée, je n’accuse personne; je n’accuse que moi seul, que ma jeunesse tourmentée peut-être exposait aux faiblesses d’un cœur tendre. Mais comme je ne veux pas avoir l’air de tirer vanité de ma faute, j’ajouterai qu’il sied de me tenir compte aussi d’un élément qui entre dans presque toutes les combinaisons humaines: c’est le hasard. * * * * * UN enfant qui ne fut pas élevé par sa mère arrive à l’âge d’homme en méprisant les femmes, ou en les craignant, ce qui revient souvent au même. Tout jeune, je méprisais aussi les femmes, par précaution. C’est pourquoi je fus bouleversé par la première qui m’émut. J’avais dix-neuf ans, et je venais de recevoir des félicitations d’un vieux sculpteur, membre de l’Institut, mais grand artiste, pour une _Salomé_ que j’avais soumise à son jugement et qu’il avait eu l’indulgence de regarder. La bonté de ce vieillard me stimula. Je crus avec moins d’incertitude que je pouvais suivre le chemin où je m’étais engagé. Je passai plusieurs semaines dans la joie. Je travaillais quatorze heures par jour, et je ne m’arrêtais que lorsque mes mains fatiguées ne m’obéissaient plus. Alors je souriais d’aise. Résolument, je m’étais mis de bonne heure à tailler mes projets en pleine matière définitive. Il me passionnait de jouer la difficulté; je comprends aujourd’hui que j’y cherchais un apaisement. Mais à cette époque j’étais heureux de la peine que je me donnais, outre que je risquais, à chaque œuvre nouvelle, de dépenser en pure perte des sommes d’argent relativement importantes qu’il me fallait chercher ailleurs par des besognes commerciales. Je n’étais pas riche. Mon père, indifférent, m’avait abandonné dès mes premières paroles aux soins d’un oncle, du reste gêné, qui ne me pardonnait ni mes rêveries d’enfant ni l’antipathie que, jeune homme, j’avais montrée pour la médecine. Bref, comme je ne pouvais pas espérer un héritage que les débauches de mon père compromettaient fortement, je me suffisais en fournissant à d’industrieux intermédiaires soit des maquettes de statues que je retrouvais ensuite au Salon, corrigées ou respectées par quelqu’un de ces amateurs au nom illustre qui encombrent toutes les classes de l’art, soit des sujets achevés que des marchands répandaient à plusieurs centaines d’exemplaires en simili-bronze pour dégoûter évidemment de la sculpture les petits bourgeois provinciaux, soit encore des dessins de meubles hardis à l’intention des snobs, soit même des modèles de robes destinés aux couturiers du VIIIᵉ arrondissement. Ainsi je gagnais, non sans heurts, assez d’argent pour ne rien demander à mon oncle et pour me procurer de surcroît les blocs de pierre dont j’aventurais tranquillement le prix. Ces détails, sur lesquels j’ai l’air de m’appesantir, ne sont pas sans intérêt pour moi: je m’y révèle tout entier, consciencieux à la fois et téméraire. Mais j’en sortirai. J’hésite peut-être encore un peu de toucher à mon secret. Nous éprouvons tant de répugnance à nous laisser pénétrer! D’autres l’ont remarqué avant moi: en France, et ailleurs aussi sans doute, dans tous les pays fiers de leur civilisation, un homme consent moins à paraître tel qu’il est que tel que paraissent être ceux qu’il appelle, d’un mot décisif, ses semblables. Par crainte du ridicule, fondement de toute société qui a souci de sa gloire, un homme cache qu’il est capable de n’être point pareil à ses voisins, et singulièrement quand l’amour est en jeu. On n’ignore pas que trois hommes réunis au fumoir, après dîner, ne sauraient causer que de femmes, et presque toujours de la façon la moins digne, comme s’ils éprouvaient, à rabaisser les indispensables compagnes de leurs joies et de leurs douleurs, le besoin trouble de s’avilir eux-mêmes. C’est une espèce de tradition, je le sais bien, et qui garde sa rigueur lorsque ces hommes sont à jeun; et je ne doute pas que chacun d’eux, pris à part, ne soit peut-être écœuré des propos qu’il recueillit avec complaisance ou qu’il tint lâchement; mais qui aurait le courage de se singulariser, dans cette bourgeoisie qui tend à devenir la classe unique de notre France, en avouant qu’il ne méprise ni les femmes ni l’amour? Irai-je affronter le ridicule sans quelques réticences? Je ne me crois certes pas foncièrement différent des hommes d’aujourd’hui. Ils peuvent sembler plus occupés de soucis plus immédiats, car il nous plaît assez de nous guinder. Quel homme n’a pas aimé cependant? Quel homme osera dire qu’il n’a pas tressailli, au moins une fois, à l’attrait d’une femme, à l’espoir de la conquérir, au regret de la perdre? Pourtant, lorsque je veux me remémorer quelle histoire d’amour m’a touché le mieux entre tant d’histoires que les poètes nous ont contées, je m’en rappelle dix, vingt, trente, dont le personnage principal est une femme, et fort peu dont un homme soit le héros. Les poètes sont-ils à ce point timides? Et pourquoi, contre si peu d’interprètes trouvés dans le cours des âges par la passion de Tristan, la désolante aventure de Don Juan a-t-elle été si souvent reprise? Un homme ne peut-il faire figure sans déroger que de séducteur et de bourreau? La passion d’amour est-elle donc le privilège des femmes, ou les hommes la tiennent-ils, dans leur éternelle fatuité, pour une faiblesse qui les déshonore? Mais combien de malentendus ont dû naître entre les meilleurs amants, si l’un des deux résistait à sa franchise! Faut-il que je précise ici qu’en vieillissant, ou parce que j’aimai, je regardai l’amour avec des yeux sérieux? J’en eus la révélation nécessaire, au moment qu’un vieux sculpteur m’encourageait dans mes travaux et que peu à peu montait autour de moi l’appréhension d’une catastrophe universelle, deux choses propres à me faire perdre mon sang-froid ou à me précipiter aux pires erreurs. Encore est-il bon que je dise aussi sans plus attendre que ce n’est point sur le moment que je pris conscience de tout le pathétique de cette révélation. Le hasard seul, si l’on refuse comme moi d’y voir une volonté mystérieuse, me donna par la suite la vraie mesure de ce qui ne fut d’abord à peu près rien. Fier, comme s’il en eût été l’instigateur, du succès de ma _Salomé_, mon oncle m’avait invité à passer le mois de juillet dans sa petite villa de la côte normande. C’était une maisonnette fort simple, construite à peu de frais en un temps où l’endroit n’était pas encore à la mode, et qui gagnait chaque année de la valeur parce qu’elle était bien située. Mon oncle songeait à la vendre pour en placer le bénéfice, qu’il supputait considérable, en viager. Il songea sans doute que la présence chez lui d’un neveu dont quelques journaux avaient parlé en termes flatteurs, rehausserait le prix de la maison et rappellerait l’attention des acquéreurs éventuels. Il m’invita. J’avais besoin de repos après mes récents excès de travail. Je m’y rendis, emmenant pour tout bagage une énorme valise de cuir fauve. J’ai oublié bien des choses moins anciennes. Je n’ai rien oublié des moindres circonstances de ce séjour chez mon oncle. Je les évoquai trop souvent depuis. M’y voici donc. Quel éblouissement! Nos voisins avaient une invitée, une vieille dame aux cheveux blancs, arrivée deux jours avant moi. Mon oncle la connaissait à peine, mais il connaissait intimement les voisins, bourgeois cossus, industriels retirés des affaires. Tous m’accueillirent avec un intérêt qui m’eût paru exagéré, car au milieu de mes plus vives ardeurs j’ai toujours gardé le sentiment du ridicule, si je ne m’étais pas ému tout à coup de me trouver devant la nièce de la vieille dame, une jeune fille dont le moins que je puisse dire, ou redire, est qu’elle me bouleversa. Je redirai que j’avais dix-neuf ans. Elle en avait quinze ou seize. La beauté féminine était en quelque sorte de mon commerce familier. Réduite en ses éléments par mes études, admirée dans les innombrables représentations que nous ont transmises les siècles, vue sur tant de corps de modèles que j’avais eus sous les yeux, détaillée et reconstituée par mes mains, elle ne pouvait guère m’offrir d’autre surprise que celle qu’offre toujours à un artiste une beauté vivante. Ce n’est donc point par sa seule beauté que cette jeune fille me frappa, et je l’affirme aujourd’hui d’autant plus calmement qu’il me souvient que je ne pensai pas à l’examiner comme j’avais coutume d’examiner d’instinct toute femme belle que je rencontrais. Mais je n’affirme pas que je ne la jugeai pas d’ensemble plus belle que les autres femmes. J’eus seulement l’impression très nette qu’elle était différente, qu’il y avait d’une part les autres femmes, toutes les autres femmes, et d’autre part cette jeune fille. Et qu’elle fût jeune fille et non point femme, c’est une distinction que je ne fis pas non plus d’abord. J’étais allé chez mon oncle pour y prendre du repos. J’y trouvai l’amour. Au milieu de mes longues promenades à pied dans la campagne et des heures que je restais assis au fond de notre jardin à épier des sorties ou des rentrées qui me troublaient chaque fois, je connus que j’aimais. Un pareil événement donnait un démenti formel à mes opinions. Mon pessimisme d’adolescent avait fondu soudain. Était-ce possible? J’en demeurais charmé. Je voyais souvent la jeune fille. Nous causions. Elle me parlait librement de toutes choses. Nous discutions aussi parfois, et j’étais ravi lorsqu’en fin de compte je m’apercevais que nous avions tous deux bien des goûts et des sentiments sinon identiques, du moins parallèles. Elle ne mettait dans nos entretiens aucune coquetterie. J’étais de mon côté toujours en surveillance. Rien ne trahissait, je le crois encore, que j’eusse pour elle le moindre penchant, et rien ne me permettait de supposer qu’elle en pût avoir pour moi. Le charme durait depuis quinze jours, quand, un dimanche matin, mon oncle entra dans ma chambre comme je m’éveillais à peine, et me dit sans détour: --Mon petit, tu vas me faire le plaisir de préparer ta valise et de filer par le train de midi trente. Mes yeux s’écarquillèrent. --Sois plus poli, continua mon oncle, et ne joue pas l’innocent avec moi. --L’innocent? demandai-je, véritablement étonné. --Ne m’interromps pas. Où te crois-tu donc? Je m’imaginais que, l’âge aidant, tu étais devenu sérieux. Mais je me suis trompé. En tout cas, que tu sois sérieux ou non, je ne tolérerai pas que tu profites de mon hospitalité pour abuser plus longtemps d’une gamine. --Moi? criai-je. J’avais rougi comme sous une gifle. --Je n’ignore rien, articula mon oncle. Je viens de tout apprendre. Et l’on m’a prié de t’éloigner. C’est du propre! Le pauvre homme était plus confus que mécontent. Je l’assurai que j’avais été correct. --N’importe, conclut-il. Je veux croire que tu ne t’es pas conduit en goujat. Mais cette petite n’est plus la même depuis que tu es ici, et sa tante désire que l’aventure ne se prolonge point. --Je partirai, dis-je. Et je partis en effet par le train de midi trente, avec mon énorme valise de cuir fauve, sans avoir revu celle à qui je devais de si simple façon la révélation de l’amour. Toute ma vie allait dépendre de cette aventure minime. * * * * * SI j’essayais de réduire les sentiments divers que j’éprouvai pendant cette quinzaine de jours où plus rien n’exista pour moi que cette jeune fille tout de suite aimée, j’étais obligé de reconnaître qu’au fond de mon enthousiasme il n’y avait que de l’égoïsme. --Elle n’est plus la même depuis que tu es ici, m’a dit mon oncle, songeais-je dans le train qui m’emportait loin d’elle. Elle m’aimait donc? Elle aurait donc pu être à moi? Pensée mesquine, je le concède, où je retrouvais, non sans amertume, ce goût du triomphe et cette fatuité de propriétaire qui, soupçonnés seulement, m’avaient fait mépriser d’abord les hommes pour leur suffisance, et les femmes pour leur résignation. Mais je pensais presque aussitôt: --Qui sait si je n’aurais pas pu la rendre heureuse? Et je ne me jugeai pas plus beau d’avoir ainsi pensé: je ne voyais encore là que de l’égoïsme. Ce n’est que bien plus tard que je compris que mon dernier regret rachetait l’apparente lâcheté du premier, car on aime quand on désire se dévouer; et ce n’est qu’à présent que je constate que j’aimai totalement d’emblée: je voulais faire le bonheur de celle qui eût fait le mien. Quelle dérision! Quel espoir! Quelle vanité! Même si tout ce qui nous vient du dehors ne nous empêchait pas de réaliser nos plus chers désirs, nous saurions nous en empêcher nous-mêmes, tant nous avons peu de soin de notre propre intérêt. Nous sommes tous égoïstes, mais nous poussons parfois l’égoïsme jusqu’à ne pas permettre que ce soit des autres que nous arrivent nos chagrins ou nos embarras. J’ai rêvé souvent de ce Prométhée que, pour le punir de son orgueil, le dieu des dieux enchaîne sur la montagne où un vautour lui déchiquetait le foie. Et je crois sincèrement que Prométhée eût refusé que son supplice prît fin par ordre du bourreau, ou même qu’il se le fût imposé, s’il avait prévu la décision du maître de l’Olympe. Mais ce sont des sentiments que nous n’osons pas avouer que nous avons, et nous préférons parler de fatalité. J’accorde que, dans cette aventure puérile, je ne soignai pas beaucoup mon intérêt. Je m’y conduisis proprement comme un sot. Et je me le reproche chaque fois que j’y reporte mes regrets. Tout en eût peut-être été si différent! Il m’aurait suffi d’un peu d’audace. J’en étais dépourvu. J’ai peut-être perdu toute ma vie en quinze jours, en une heure peut-être. Mais les regrets ne servent de rien. L’admirable, ou le naturel, c’est que, dans ces quinze jours où toute ma vie s’est louée, j’ai vécu comme dans un rêve. Nos promenades, nos entretiens, nos sourires, me paraissaient être tout ce que je pouvais souhaiter. Pas une fois il ne me vint à l’esprit de situer dans l’espace et dans le temps celle qui enchantait mes heures. Je dévidai devant elle tous mes souvenirs d’enfance, toutes mes inquiétudes, toutes mes intentions; elle me connut sans avoir à le désirer. D’elle cependant je ne connus pas grand’chose. Elle se réservait, et je ne le remarquai pas tout de suite. Quand je m’avisai d’y prendre garde, après l’avoir quittée, j’y découvris une marque de pudeur, et donc d’amour, comme il me semblait que mes confidences étaient aussi une preuve d’amour, sur un autre plan. Car, en matière d’amour, il nous plaît de tout faire converger au centre de nos préoccupations, et de la façon qui nous est le plus favorable. Ces subtilités qu’ici j’étire comme si j’avais eu dès le début l’impression qu’elles devaient pour moi devenir capitales, je ne m’y suis pas arrêté longtemps. L’amour, on le sait, ne se nourrit que dans le loisir, et d’autre part il exige aussi la présence de l’objet aimé, ou du moins l’espoir d’une présence. Pour moi rien de tel. Je n’avais que dix-neuf ans, j’y insiste; j’étais pauvre, obligé de travailler pour subsister et pour subvenir en même temps aux exigences de ma passion de sculpteur. Revenu piteusement à Paris, je ne pus pas m’offrir le luxe de ruminer mes regrets. Le travail, on ne l’a pas assez dit, est un grand médecin. Je m’y livrai. Ce ne fut pas néanmoins sans quelque gêne. Il y avait en moi comme un malaise que je n’avais jamais ressenti, et je ne m’en suis débarrassé qu’en l’analysant. On est à moitié guéri quand on sait de quoi l’on souffre. L’Église catholique n’a probablement institué la confession que pour amener ses fidèles à s’interroger et par suite à se mieux conduire; Socrate ne préconisait pas d’autre méthode; on n’a pas encore étudié d’assez près l’influence de la morale socratique sur la morale chrétienne, par où le monde moderne se relie à l’ancien; mais laissons ces problèmes. A dix-neuf ans, je n’avais point tant réfléchi, et tout en me penchant sur moi-même comme sur un modèle que j’examinerais avant de le reproduire, je m’instruisais de l’expérience des autres. Je lus alors un ouvrage d’aspect didactique et personnel qui m’éclaira soudainement. Il traitait de l’amour. Une phrase en jaillit entre toutes pour moi. Je l’ai répétée si souvent que je la sais encore sans faute: «L’homme qui a éprouvé le battement de cœur que donne de loin le chapeau de satin blanc de ce qu’il aime est tout étonné de la froideur où le laisse l’approche de la plus grande beauté du monde.» Il ne m’en fallut pas davantage. C’est qu’il m’était nécessaire que la plus grande beauté du monde, que la simple beauté ne me laissât plus indifférent. Au risque de me faire honnir par toutes les femmes, s’il y en avait d’assez patientes pour lire ma confession, j’avoue que j’employai toute mon énergie à me délivrer du fantôme de ma petite bien-aimée. Et j’avoue aussi que j’y parvins sans trop d’efforts, car la vie qui nous entraîne efface peu à peu, en les remplaçant par d’autres, souvent moins précieuses, les plus charmantes visions dont nos regards sont pleins. Un mois après l’avoir perdue, je ne souriais plus qu’avec attendrissement quand je pensais à ma petite bien-aimée, et j’étais content de moi. J’allais jusqu’à m’admirer. --Tu aurais peut-être fait son malheur, me disais-je. D’autres fois, plus égoïstement, je me disais: --La connaissais-tu? Et d’autres fois, raisonnable, je me demandais comment j’avais pu divaguer à ce point, car mon oncle m’avait bien dit qu’elle n’était plus la même depuis qu’elle m’avait rencontré, mais il ne m’avait ainsi rapporté que les impressions de la vieille tante, et rien ne prouvait que la nièce eût pour moi les sentiments qu’on m’avait fait l’honneur de lui prêter. Bref, ma passion s’éteignit comme le jour s’éteint au large sur la mer, avec des couleurs violentes qui s’atténuent de teintes par ci par là fort douces avant de capituler sous la nuit irrésistible. Ma nuit fut sans étoiles et sans lune. Ah! pauvre petite bien-aimée! pauvre amour! pauvre passion! pauvres rêves de bonheur! pauvres rêves! Je m’étais réfugié dans le travail. Il m’avait repris. Fiévreusement, comme si mes jours avaient été comptés, j’accumulais ébauches, plans, projets, notes, indications, croquis, pochades, comme si j’étais condamné, avant de disparaître pour toujours, à laisser au monde la preuve que je méritais de vivre plus longtemps. Une autre fièvre m’exaltait, dès le soleil couché, mais avec moins d’ardeur. Les quelques amis que j’avais étaient comme moi. Nous cherchions vainement à trouver du plaisir là où nos aînés se vantaient d’en avoir trouvé. Nous allions de brasserie en brasserie, de bar en bar, de cabaret en cabaret. Nous buvions sans goût en essayant de nous distraire au son de musiques exotiques dans les boîtes de Montmartre. Nous achevions désespérément nos débauches dans des chambres d’hôtel avec des filles respectueuses que nous ne méprisions pas, mais qui ne nous satisfaisaient point. Nous parlions d’art, de politique, beaucoup plus de politique, hélas, que d’art, et c’est notre génération pensive qui, longtemps avant la guerre, a vu la fin de cette vie montmartroise que nos pères ont dangereusement illustrée. Ces nuits des samedis de 1911, comment les oublierais-je? Je les passais presque toutes avec des soldats venus à Paris en permission de vingt-quatre heures. Moi-même je me préparais à endosser l’uniforme militaire. Mais alors même que je n’avais pas encore servi, je savais d’avance tout ce que le mot pathétique comporte d’obligations et de renoncements. Il n’est rien de tel que d’être soldat pour s’affranchir bon gré mal gré de tout orgueil et pour admettre qu’un individu ne compte guère dans une société. Quelle atroce grandeur dans le geste unanime de plusieurs milliers d’hommes qui se courbent sans murmurer sous le devoir dont ils n’auront rien à attendre pour la plupart! C’est peut-être la seule excuse d’une démocratie, cet élan d’abnégation de ses jeunes hommes. Il serait trop monstrueux que, non contente de les exposer par incurie au sacrifice, elle pût les y précipiter de force tous. Comme il est loin, le souvenir, même faible, de ma petite bien-aimée! Quand je repasse en revue les événements de ces années lourdes, je n’y découvre aucune place pour elle. Moi, qui lui avais donné toute son importance, j’y tiens déjà si peu de place. Un reste d’orgueil qui s’obstine m’y situe encore avec trop de complaisance, comme un point à peine perceptible à mes yeux attentifs. Mais, tout bien pesé, je ne reprends conscience de tant d’épreuves que par le réveil de quelque douleur dont chacune m’accable et m’étonne chaque fois. Est-ce moi qui ai pu m’évader de ces années d’épouvante? Est-ce moi qui respire encore, qui sens encore mon sang battre à mes poignets, qui pense encore, qui souffre encore? Est-ce moi qui peux avoir encore des souvenirs? Quand j’ai dû revivre parmi les vivants, dans ce désordre général qui a suivi les prodigalités innombrables de la guerre, je ne me suis pas reconnu. J’avais commencé de lire un beau livre, assez triste; j’avais noté au passage un épisode fort petit dont j’étais resté fort peu de temps ému; et puis j’avais fait une maladie grave, très grave, mortelle; et puis j’entrais soudain en convalescence. Tout me semblait nouveau autour de moi, jusqu’à mon métier, jusqu’à mes plus vieux projets que je prenais pour ceux d’un autre, jusqu’à ce désir de gloire que je doutais d’avoir pu jamais imaginer, jusqu’à cette crainte de la mort que j’étais humilié d’avoir pu concevoir. Qu’est-ce donc qui m’attendait chez moi? Rien. Au cours de la tourmente, j’avais perdu mon père, mon oncle, mes meilleurs amis que je chérissais davantage; j’avais perdu ma dernière illusion, celle qu’il fût digne d’un homme de s’épuiser pour embellir la cruelle vie quotidienne des autres hommes. J’étais véritablement un convalescent désolé. La vie eut raison de mon apathie. Peu à peu, et des amis nouveaux y aidant, je retrouvai le goût de mon métier. Le travail m’avait déjà sauvé du désespoir où trop de livres amers m’incitaient pendant mon enfance morose. Le travail me sauva de la résignation périlleuse que j’avais tirée de la guerre. Mais, pour me rendre à mon destin d’homme, qui n’est que de souffrir de maux à sa taille et dont il est presque toujours l’artisan vaniteux, il fallait que l’amour enfin me fût révélé sous ses espèces les moins favorables. * * * * * QUE la vie soit plus forte que nous et qu’elle triomphe lentement de nos résolutions, je ne suis pas le premier à l’avoir éprouvé. Les grands destins sont rares. Pour le commun des hommes, poussière enlevée par le vent, rien n’est durable, ni la joie, ni la paix, ni la douleur. Il serait trop beau que la courbe d’une existence humaine fût harmonieuse. Si l’on tenait quelque part un registre des feuilles de température de nos péripéties morales, quelle collection de lignes tourmentées ne s’offrirait pas aux curieux? De cet amas de singularités, le philosophe peut déduire quelques réflexions relativement peu nombreuses qui lui permettent d’établir une règle de vie des collectivités; car, plus on considère les choses de haut, plus elles semblent être simples et tendre vers une espèce d’unité dont les politiques font leur profit. Mais si l’on regarde au contraire chacun des individus de la collectivité, tout y paraît complexe, imprévisible, fantasque et décourageant. Et c’est une des merveilles de ce monde que tant de diversités si décevantes en particulier se fondent dans un tout dont le contemplation satisfait les sages, amis de l’ordre. De là le sourire amusé qu’ils ont en face de nos révoltes s’ils nous observent dans l’ensemble, ou la pitié qui les étreint s’ils nous examinent en détail. L’un d’eux m’enseigna que, pour lui, dès qu’il s’agit d’un être humain, une seule constatation s’impose: c’est que tout est possible. Sa formule sans hardiesse a du moins le mérite de n’être pas à la merci de la mode et de faire une place large à l’indulgence. Au mois de janvier 1920, je me contentais des raisons de vivre que peut avoir un homme sans famille qui vient d’échapper à un désastre et qui s’aperçoit qu’à trente ans, déjà vieux, quand toute œuvre d’art exige un temps si long, il n’a même plus d’ambition pour le stimuler. Comme je n’ai point souci de me poser en héros, je répète que je me confesse en pleine sincérité. J’abandonne mon cas aux moralistes, s’il en vaut la peine. Je leur saurais gré néanmoins d’essayer de me comprendre avant de me foudroyer ou de m’absoudre: ce seul effort que je leur demande est à peu près le seul que puisse demander un homme à un autre homme, faute de quoi le premier venu s’érige en juge tranchant, alors que nous avons tous besoin d’être compris et non jugés. Mais poursuivons. Au mois de janvier 1920, j’allai chercher dans le Midi un peu de soleil et un peu de réconfort. Paris tout entier semblait chercher lui aussi son équilibre. Les premiers mois de la paix s’écoulaient difficilement. Des menaces politiques agitaient le pays. Trop de malheureux impatients faisaient craindre une révolution populaire que l’exemple de la Russie bolcheviste rendait attrayante pour les uns et fatale pour les autres, par contagion. De grands procès nés de la guerre mettaient au premier plan trop d’ignominies et de suspicions. Dans le même temps, on sentait que les Alliés sournoisement, comme de simples individus égoïstes, se disputaient les dépouilles d’une victoire qu’ils contribuaient à diminuer. A la faveur du désarroi général, les gens d’affaires opéraient. Les banques se multipliant devenaient autant de baraques de pari mutuel pour ces courses au billet de cent francs où se ruait la foule. Et, si j’ai dit que, dans la période d’angoisse qui précéda la guerre, les artistes avaient bu d’un vin lourd, ils ne burent après la paix signée que de l’eau. Les moins pauvres sont descendus à la misère. Il faut que l’amour de la beauté soit bien naturel pour que plus d’artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, ne se soient pas jetés dans l’épicerie rémunératrice. Mais chacun d’eux besogna comme il put, et l’art français n’a pas capitulé. Pour ma part, j’emportais à Nice deux commandes que m’avait données un éditeur d’ouvrages de luxe dont la furie était presque étale: je devais lui rapporter en avril quinze aquarelles destinées à une _Aphrodite_ de Pierre Louÿs, et trente dessins au crayon noir pour une édition in-4º des _Croix de Bois_ de Roland Dorgelès qu’un prix de littérature venait d’imposer à l’attention du public. Je n’étais pas en effet un sculpteur de l’école cubiste, mes pierres ne forçaient pas l’intérêt aveugle des nouveaux-riches, et je gagnais ma vie par des expédients tout de même honorables. Ainsi, parmi d’autres ouvrages qui m’avaient été proposés, j’en avais retenu deux à mon goût, et je comptais illustrer l’un avec mes rêves d’artiste impénitent et l’autre avec mes souvenirs douloureux. A Nice, la fièvre de ces premiers jours de 1920 était moins ardente. Et puis, à Nice, il y a du soleil en hiver et il y a la Méditerranée. Quiconque y passa, retrouvera sous ma réserve toutes ses impressions de cette unique Baie des Anges, comme au rappel de trois accords plaqués sur un piano remontent en mémoire toutes les splendeurs assoupies d’une sonate. Quant à celui qui n’a pas fait séjour sur cette côte, il admettrait mal, si j’essayais de l’analyser par des mots trop précis, l’émotion qui tombe pour moi du ciel méridional sur l’eau sans reflux. A Nice, toutes les choses, tous les gens, toutes les joies, tous les soucis, prennent une couleur spéciale. L’air qu’on y respire anesthésie en quelque sorte, et libère à la fois les moindres possibilités du sentiment. Ce n’est que sous l’influence de l’opium que j’éprouvai de comparables délices. Et n’est-ce point une retraite par excellence que celle où je pouvais espérer de goûter un bon repos propice à mon travail? Tous les matins, j’allais m’asseoir au soleil, devant la mer, un peu à l’écart de l’endroit où la plus grande partie des hivernants se tient. Je ne me lasse pas de regarder la mer: elle ne se ressemble jamais; elle est mouvante; on la pétrit, dirais-je, des yeux, et tant de songes complaisants naissent comme une écume fragile de ses agitations! Elle est inépuisable et capricieuse. Un matin, j’aperçus de loin que le banc où j’avais coutume de m’asseoir était occupé. J’eus un mouvement de mauvaise humeur. Comme tous les hommes, je suis aussi pour bien des choses un homme d’habitudes. Il me déplut que mon banc ne fût pas libre ainsi que chaque jour. Je l’avais pourtant choisi en dehors de la zone fréquentée par les promeneurs ordinaires, et il m’était devenu le seul banc possible de tout le rivage. Or une femme était assise sur mon banc. Jeune ou vieille, je ne le distinguais pas, à cause de son ombrelle ouverte. Mais la question piqua ma curiosité, et ma mauvaise humeur s’oublia. Comme je m’approchais, elle se leva et fit trois pas pour s’accouder au garde-fou qui borde la promenade. Je jugeai qu’elle était jeune et sa silhouette me plut. --Pourvu qu’elle ne s’en aille pas! me dis-je. J’avais envie de la voir de près. Elle m’était encore cachée par son ombrelle. Je m’amusai de ma curiosité. Ma mauvaise humeur première céda sans trop de peine. J’arrivais à mon banc. Je m’assis. J’avais manœuvré de manière à ne me pas faire remarquer. Je souriais de la surprise que je causerais à l’inconnue qui m’avait d’abord offensé. Je n’attendis pas longtemps. L’inconnue se retourna. Je la vis. Fit-elle un geste? Je serais incapable de l’affirmer. J’avais au moment même tressailli. Elle eut l’air gêné, mais elle reprit sa place sur le banc à côté de moi. Elle regardait vers le large. Je la regardai. Il me souvient que j’entendis alors le bruit des vagues déferlant contre les rochers à ma droite et des cris d’enfants qui jouaient sur la plage, à quelques mètres au-dessous de nous. Mon trouble durait. --Elle? me disais-je. En cette jeune femme je croyais retrouver, transformée certes et différente, mais non point tellement, ma petite bien-aimée de jadis. Mais aussitôt je m’étonnai d’avoir gardé si net le souvenir d’une petite fille qui avait si vite disparu de ma vie. A la vérité, c’est plutôt le souvenir de la petite fille qui se ranimait grâce à cette jeune femme. Le visage oublié se recomposait en ma mémoire à l’aspect du visage que j’avais devant les yeux. La curiosité fut trop forte. Après quelques phrases maladroites qui ne sont pas à mon honneur et que je ne rapporterai pas, mais qui m’encouragèrent par leur propre ineptie, je fis part de mon étonnement à ma voisine. Elle eut un sourire satisfait. --Vraiment, dit-elle, vous m’avez reconnue tout de suite? Je ne sais pas quelle expression eut mon sourire. Mais il me semble que je ne le maîtrisai pas. --Vous ne m’aviez donc pas oubliée? disait-elle. Elle parlait sans élever la voix, ce qui accentue l’émotion qu’on provoque et qu’on ressent. Oubliée? Spontanément, car en la retrouvant je me retrouvais tout d’un coup tel que j’étais quand j’avais dû la quitter, je lui contai les vicissitudes des dix dernières années de ma vie. Chose étrange, je n’avais aucune honte à me montrer devant elle sans déguiser rien, ni ma volonté de l’oublier, ni l’oubli que tant d’événements plus grands que nous m’avaient procuré, ni la joie qui me soulevait depuis que je la revoyais; mais, tout en parlant, je sentais que je parlais d’un passé mort. Était-ce son attitude qui me poussait à développer mes souvenirs sans lui donner le temps de placer un mot qui eût rompu le charme? Elle ne souriait plus que rarement, et avec une nuance de mélancolie. --Quoi! dit-elle. Vous n’avez aimé que moi? --Vous seule. --C’est affreux, dit-elle si bas que je la devinai plutôt que je ne l’entendis. Le silence qui succéda nous séparait. Je sentis que j’aurais tort de rien demander. Elle aussi était demeurée telle que jadis, réservée quand j’étais confiant. Mais je soupçonnais que son silence d’à présent approfondissait encore davantage sa réserve d’autrefois. --C’est affreux, dit-elle de nouveau. Et je crus qu’elle allait parler à son tour. Mais brusquement, par l’escalier qui menait à la plage et s’ouvrait près de nous, apparurent en criant deux garçonnets. --Mes enfants, me dit-elle. Un homme les suivait. --Mon mari, me dit-elle. Elle se leva, me prit par la main, et me présenta. * * * * * UN regard de la femme qu’on aime a souvent plus de force persuasive que les raisonnements le mieux conduits. Un regard m’empêcha de céder à l’envie que j’avais peut-être de fuir. Ma docilité fut tout de suite complète. Malgré la surprise, je fis tête à ce mauvais coup du sort, et je prononçai quelques mots qui ne trahirent point mon embarras. Je m’arrangeai cependant de façon que l’entretien ne se prolongeât pas outre mesure. --J’aurai plaisir à vous revoir, me dit le mari. J’étais déconcerté. J’étais surtout mécontent d’avoir avoué sans hésitation comme j’avais aimé et d’avoir insinué même que j’aimais toujours, ce qui n’était pas certain. Quelle faute j’avais commise! Et pour quel résultat? Qu’avais-je appris en retour? Je marchais le long de la mer à pas lents. Je tournais le dos à la ville. Je détestai soudain ce ciel parfaitement pur que, comme tous les malheureux, j’accusai de son indifférence. J’aurais voulu qu’une tempête secouât la mer trop bleue et lutter contre le vent déchaîné. --Elle est à un autre, me disais-je, elle est à un autre qui la rend heureuse. Elle a l’air heureux, elle a deux enfants, elle est à un autre. Qu’elle m’eût été dérobée, voilà le chagrin qui me dominait. Jamais autrefois, aux heures de mon éblouissement, je n’avais imaginé qu’elle pût être mise nue, même par moi; c’est une pensée qui ne m’avait pas touché. Après dix ans, quand je la retrouvais, d’équivoques images se formaient devant moi. Elle était très belle. Je la voyais nue, et elle consentait d’être à un autre. Je me rassasiais du plaisir répugnant de me la représenter souillée dans les bras de l’autre. Je la méprisais. Mais de nouvelles pensées m’envahissaient, plus atroces. --Consentir? me disais-je. Souillée? Tu n’as donc pas compris qu’elle l’aime? Mon découragement s’appesantit. Elle l’aimait? Alors je me les représentai tous les deux côte à côte qui rentraient derrière leurs enfants en riant de moi. Elle l’aimait. Elle lui répétait sans doute ce que je lui avais confié. Je crus l’entendre dire, lui: --Pauvre type! Et je les vis d’avance mettre à profit, le soir même, dans le lit conjugal, le hasard qui m’avait placé sur leur route pour fouetter leur amour. Elle triompherait d’être aimée par deux hommes, et il s’enorgueillirait de la posséder. Je ne pus m’empêcher de sourire, non pas de lui qui tenait son rôle de mâle, mais d’elle qui chantait trop tôt victoire. Aimée par moi, elle? Oui, jadis, quand elle était petite fille et quand je n’étais pas un homme. Mais à présent? Lui avais-je donc donné tant d’assurances que mon amour d’autrefois eût persisté? Cette pensée, hélas, m’arrêta. J’aurais dû l’éluder. Il est dangereux de remuer les vieux sentiments engourdis. Il est dangereux de réveiller les vieux désirs qui ne furent pas satisfaits. J’essayai de tricher avec moi-même, de m’objecter des _mais_ et des _cependant_; j’avais honte de me laisser convaincre; je n’osais pas reconnaître que mon amour rajeuni s’imposait de plus en plus à moi à mesure que je tâchais de le refouler. Pourtant j’aimais. Las de marcher droit devant moi, je m’aperçus que j’étais loin de la ville. J’entrai dans une auberge. Deux ouvriers maçons y achevaient de déjeuner. Je me fis servir du jambon, du fromage, et une bouteille de vin gris. Dans ce pauvre décor d’une salle d’auberge à peine propre, mon chagrin me parut dérisoire. Amèrement, je me divertis à en saper pour moi-même le pathétique. Cœur sensible, ô cœur naïf, t’ai-je assez torturé? T’ai-je assez piqué d’ironie? Mais est-ce un si bon moyen de se moquer de soi-même? L’ironie, arme des lâches et défense des autres, ne tue que les faibles. La mienne me blessa profondément: il est toujours cruel de perdre des illusions, et d’abord celles qui sont d’amour-propre, et je me rendis compte que je m’étais exagéré la grandeur de ma souffrance. N’est-ce pas en effet une espèce de volupté trouble que l’on goûte à se croire le plus malheureux des mortels, ou simplement très malheureux? Mais, tout bien considéré, je repris conscience de la médiocrité de mon aventure. Et je sortis plus calme de l’auberge. Il n’en restait pas moins vrai que j’aimais, et que j’aimais une femme que rien ne me permettait d’espérer atteindre. Elle appartenait à un autre. Je ne songeais pas à rivaliser avec lui. Il n’avait rien en apparence du mari qu’on peut se flatter d’évincer: il n’était pas vieux, il n’avait pas l’air d’un imbécile, et physiquement il était ce que les femmes ont coutume d’appeler un bel homme, en quoi je devais lui abandonner le pas. Toute entreprise de conquête eût été vaine de ma part. En outre, ni jadis, ni aujourd’hui, celle que j’aimais ne m’avait livré le moindre indice qu’elle fût prête à recevoir mon amour. Que de complications surgissaient au moment où je me croyais en sécurité! Je n’avais plus d’autre souci que de vivre au jour le jour en travaillant dans la modeste retraite que j’avais élue; je me soutenais de ces souvenirs ardents; j’assistais non sans quelque plaisir furtif aux ambitieuses agitations des gens qui m’entouraient, et je ne formais plus que d’humbles projets dont l’achèvement ne me semblait pas indispensable au bonheur du genre humain. Et tout à coup une femme venait remettre mon repos en question, une femme que j’avais aimée, puis oubliée, une femme dont je n’avais presque rien su, et dont je ne savais rien, sinon qu’elle n’était plus libre. Quand je rentrai dans la ville, c’était à l’heure où, le soleil se couchant, un froid brusque succède à la douceur d’un après-midi de printemps. Je pressai le pas. Une bise aigrelette soufflait sur le rivage. J’évitai de repasser par le bord de la mer. J’avais résolu de quitter Nice dès le lendemain matin; je ne voulais plus rencontrer celle que je voulais essayer d’oublier de nouveau. Je ne me dissimulais pas que j’y parviendrais sans doute moins aisément que la première fois, mais je ne croyais pas qu’il y eût d’autre façon de résoudre le problème. Celle-là me semblait simple et naturelle: fuir et me distraire d’une pensée malheureuse. La porte de mon hôtel franchie, je me dirigeai vers le bureau du gérant. --Je partirai demain matin par le train de 8 heures, lui dis-je. Mes bagages seront prêts à 7 heures. --Bien, monsieur. J’allais sortir. Le portier m’attendait. --Une lettre pour monsieur. Je pris l’enveloppe comme si j’avais deviné. L’écriture, haute et mince, était d’une femme: je ne la connaissais pas. J’ouvris. Je lus: «_Soyez demain matin où vous étiez ce matin. Je désire vous y revoir._» Une signature était inutile. Il n’y en avait pas. Mais ce trait seul révélait une femme qui réfléchit. Je relus le bref billet. Je n’y découvris rien. L’ordre de la première phrase, si sûr de lui, s’adoucissait par le désir de la fin, plus adroit ou plus tendre. Le moins que j’en pusse conclure était que cette femme, dont j’avais résolu de fuir le charme, savait ce qu’elle voulait et le cacher. Je dis seulement au gérant: --Contre-ordre, monsieur. Je ne partirai pas demain matin. Excusez-moi. --Bien, monsieur, répondit-il. Qu’avais-je de mieux à faire? * * * * * EN arrivant à l’endroit où je devais l’attendre, le lendemain matin, j’étais aussi calme que je pouvais souhaiter de l’être. J’avais réfléchi longuement pendant la nuit. Certes l’aventure était cruelle pour moi. Mais toutes mes aigreurs, mes rancunes et mes ironies, parce que je les avais disciplinées, faisaient place à une résignation dont je me félicitais. Et qui incriminer de mon infortune? Cette jeune femme qui ne m’avait jamais rien promis, à qui je n’avais jamais rien demandé, qui n’avait peut-être jamais eu soupçon de mes sentiments de jeune homme, et qui était parfaitement libre de disposer d’elle-même? En l’absolvant, je ne lui rendais qu’un hommage mérité. Elle demeurait toujours pour moi très haut, et, si je souffrais de la voir à un autre, j’avais enfin le sang-froid de l’estimer digne d’être heureuse, même à mon détriment. Aussi ne me proposais-je de lui rien dire qui désormais eût été une offense. Quelles que fussent à mon égard ses dispositions, je ne lui parlerais plus de mon amour: je ne voulais pas lui donner à rire ou à sourire, ou même, en mettant les choses au mieux, je ne voulais pas lui donner de remords. Sa vie s’était engagée loin de moi; je n’avais plus qu’à m’éloigner de sa vie. Et j’étais décidé à disparaître avant d’apprendre de sa bouche ce qu’elle avait à m’annoncer. N’allait-elle pas m’en prier, en effet? Elle était vêtue de laine blanche, quand je l’avais rencontrée la veille par hasard. Elle vint à notre rendez-vous avec un grand manteau noir de fourrure. Je la regardais venir. Mon cœur battait. Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de moi, elle ouvrit son manteau des deux pans sur une robe d’un mauve exquis. --Vous rappelez-vous? me dit-elle sans autre préambule. Vous me préfériez en mauve jadis, et j’avais une robe à peu près pareille lors de notre dernière promenade. Vous vous rappelez? --Il m’en souvient, répondis-je. --Mon mari déteste le mauve, dit-elle. Puis: --Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt. Les enfants me suivent. Nous n’avons pas beaucoup de temps à nous. Marchons, voulez-vous bien? Je me mis à son pas. J’étais anxieux. Ce début ressemblait si mal à ce que j’avais cru qu’il serait! Qu’avait-elle dit? Que son mari détestait le mauve; mais elle en portait; et elle s’en était vêtue aujourd’hui comme au jour de notre dernière promenade, parce que je la préférais jadis ainsi. Voulait-elle donc me faire entendre qu’elle était moins à son mari que je ne l’avais pensé? Ou quelle comédie me préparait-elle? Il y avait pourtant une certaine émotion dans sa voix. Elle reprit: --Écoutez. Vous m’avez découvert des choses navrantes. J’eus un geste vague. --Écoutez-moi, dit-elle. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. Si j’avais su... Non, laissez-moi parler. Je n’objectai rien. J’avais résolu de ne plus me trahir comme j’avais eu l’imprudence de le faire, la veille. Mais l’entretien prenait un tour imprévu qui risquait de m’égarer. Quelle maîtrise de soi ne faut-il pas pour résister à la voix caressante d’une femme qu’on aime? Le silence qui me fut imposé me tira d’embarras. --C’est bête, disait-elle. Au moment où l’on veut parler, les mots vous échappent. Elle ne souriait pas. Je ne relevai point sa remarque. Je préférais imaginer ce que j’apprendrais, et trop d’espoirs et de craintes traversaient à la fois ma pensée, tandis que je savourais un sombre plaisir à ne point presser le dénouement. --Écoutez, dit-elle encore. Je ne jouerai pas avec vous, je ne suis pas si habile. Ce que vous m’avez appris hier m’a consternée, profondément. Elle posait la main sur mon bras. Je la regardai. --Ne me regardez pas! Vous m’ôteriez tout mon courage. Elle se mit à marcher. --J’ai besoin de tout mon courage, reprit-elle. Vous en avez eu, vous, et plus que je ne pensais qu’un homme pût en avoir, car je ne pensais pas non plus qu’un homme pût aimer à ce point. Mais moi aussi j’en ai eu. Vous saurez tout un jour. Une jeune fille ne fait pas tout ce qu’elle veut. Elle fait même souvent ce qu’elle ne veut pas. Elle parlait lentement et chacune de ses phrases me remuait. --Je vous jure que je ne l’ai pas voulu... Elle s’arrêta, puis, d’une voix plus forte: --Me croyez-vous? dit-elle. --Je vous crois, répondis-je. Ma voix aussi était grave. Nous ne pûmes soutenir nos regards. Je me remis à marcher. --Un jour, dit-elle de nouveau, vous saurez tout, et que je n’étais peut-être pas indigne de votre fidélité. --Ma fidélité... --Oh! je n’ai pas le droit d’en être fière, évidemment. Je n’ai aucun droit devant vous. Hier, je méritais à vos yeux trop d’indulgence. Mais aujourd’hui, aujourd’hui! --Aujourd’hui comme hier... --Non, non, ne niez pas. Votre attitude, votre regard, votre voix, rien n’est en vous aujourd’hui comme hier. Je vois bien que vous êtes encore plus malheureux qu’hier. Je me redressai. --Qu’importe! m’écriai-je. M’avait-elle appelé pour entendre des plaintes, ou des reproches, et recevoir un hommage supplémentaire à son triomphe? Mais elle s’écria, sur le même ton que moi: --Il m’importe au contraire. Je ne veux pas que vous soyez malheureux. --Ni vous, ni moi... --Je ne veux plus. Et ces quatre mots, elle les prononça tout bas comme si elle était fatiguée par un effort trop long. Je ne répondis rien. Elle poursuivit, d’une voix de moins en moins assurée qu’elle tâchait cependant d’affermir: --Tout est contre moi. L’heure me presse. Il faut que je rentre. Mais il faut que j’aie le courage de vous le dire aujourd’hui, car demain peut-être il serait trop tard et je vous aurais déjà reperdu. Écoutez! Elle se mit devant moi, me saisit les mains, me regarda sans faiblir, et: --Je ne peux plus, répéta-t-elle. Puis, très vite: --Je ne peux plus. Je serai à vous quand vous voudrez. Je n’eus pas le temps de la retenir. Elle s’était dégagée et, ramenant sur sa robe mauve les pans de son grand manteau noir, s’enfuyait. * * * * * JE m’attendais peut-être à tout sauf à ce qui m’arrivait. Et la scène s’était déroulée avec tant d’invraisemblance que je doutai si je ne rêvais pas. Je n’étais pas seulement le condamné qui entend qu’on lui fait grâce; on me comblait en outre de la plus vive joie que j’eusse pu souhaiter. Il m’était difficile de ne pas me défier d’abord d’un si soudain retour de fortune. On comprendrait mal mon étonnement et ma crainte si l’on ne considérait pas que je n’avais jamais essayé de séduire aucune femme. J’avais eu des aventures, certes, et je n’étais point si nigaud que le supposerait un lecteur inattentif. Mais les femmes qui m’avaient donné des plaisirs sans m’occuper sérieusement, n’étaient point femmes à conquérir. Je n’en avais jamais aimé qu’une, et je n’espérais plus de lui faire agréer ma dévotion. Celle-là seule comptait à mes yeux entre toutes les femmes. Or c’était celle-là qui m’offrait ce que je n’aurais pas osé lui demander, et à l’instant où j’étais près de renoncer à elle pour toujours. Une joie inespérée, et qui s’amplifie d’autant, se présente à celui qu’elle choisit sous les apparences du bonheur. Elle le soulève de lui-même et lui découvre toutes choses comme s’il les voyait pour la première fois. Une extrême douleur s’attarde aux moindres détails, afin de s’en nourrir; une joie extrême accepte sans examen que tout concoure à la satisfaire. Dans ma joie du premier moment qui suivit ma surprise, je ne songeai pas à m’expliquer les raisons de mon allégresse: ce qui m’avait paru impossible, me paraissait conforme aux nécessités qu’il nous est expédient de concevoir pour notre intérêt. Je fus content que le ciel eût toujours au-dessus de moi son azur parfait. Comme à d’autres heures je m’étais senti écrasé de détresse, je me sentais allégé. L’état d’amour est un état de grâce. Je me sentais jeune surtout. Ah! jeunesse! jeunesse! que tu me venais tard! Mais je te reconnaissais, jeunesse, et c’était ma faute. Tu n’as de prix que si l’on t’ignore et si l’on te dépense les yeux fermés. Et qu’on ferme mal les yeux quand on veut les fermer! Où m’égaré-je? Le souvenir de cette heure m’emporte. Ce fut peut-être ma plus belle heure. Mais j’en avais déjà l’intuition, et dès lors le drame de ma vie se nouait. Aussi bien je ne m’appartenais plus et je n’étais plus à mes seuls ordres. --Je serai à vous quand vous voudrez. J’avais cette promesse. Mais combien d’ombres autour d’elle! Mon orgueil, si longtemps comprimé, se redressait et, du même coup, je ne discernais rien du plus proche avenir. Ou peut-être, et je ne m’en rends compte que maintenant, je préférais ne rien prévoir et, dans ma joie enfin acquise, me laisser gouverner par les circonstances. J’aimais et je croyais enfin être aimé. Quand on peut se dire cette petite phrase, tous les trésors du monde s’évanouissent, tous les raisonnements cèdent. Un homme se dissout si vite et si volontiers! Et je ne suis pas plus grand que nature. --Je serai à vous quand vous voudrez. J’avais cette promesse. Je ne cherchai pas plus loin. Tous les voiles qui me cachaient la vie passée, les goûts, les sentiments de celle que j’aimais, je ne m’inquiétais pas de les écarter. J’accueillais la déesse avec son mystère: je l’avais si longtemps attendue sans succès! Mon allégresse était aveugle. Je devinais que je pénétrais dans une contrée inconnue où je n’aurais pas refusé de me perdre. --Je serai à vous quand vous voudrez. Promesse! L’amour n’est jamais si beau qu’à cet instant pour un homme. Et posséder n’est plus rien ensuite, sinon le plus souvent le point critique où la passion commence à décliner. Les femmes le savent d’instinct, qui résistent avant de se plier au désir d’un amant plus pressé. C’est que pour l’homme l’amour n’est pas toujours la grande affaire de la vie, et ceux qui aiment semblent avoir hâte d’épuiser leur joie. Les femmes conçoivent l’amour tout autrement, même quand elles n’y réfléchissent pas, et jeunes filles elles trouvent en des fiançailles qui se prolongent un contentement que les voluptés futures ne transformeront peut-être pas de façon avantageuse. Mais une femme, qui sait où elle va, sait mieux aussi qu’à l’heure qu’elle voudra se donner, elle marquera peut-être l’heure de ses déceptions. De là vient qu’elle temporise, et nous croyons, nous autres hommes, à des pudeurs où à une lutte contre ce que la société nomme le devoir; mais la pudeur recouvre des craintes plus secrètes, et le devoir retient rarement jusqu’au bout une femme qui aime, car c’est dans l’amour, même illégitime, qu’une femme accomplit et a conscience d’accomplir sa destinée. N’étais-je pas excusable, puisque j’aimais, d’en voir une preuve ici? --Je serai à vous quand vous voudrez. Elle m’avait jeté sa promesse au visage comme une provocation et comme un encouragement dont elle avait besoin plus que moi sans doute, puisqu’elle avait fui sur ces paroles téméraires. Je compris que tant d’audace avait dû lui être pénible. Et je compris qu’elle mettait dans sa promesse quelque chose de désespéré. Avait-elle deviné que, si elle n’osait pas faire cette démarche hardie, j’allais disparaître de nouveau, et qui sait avec quelles résolutions? En le supposant, je me dépouillai des craintes qui avaient suivi ma surprise, je fus peu à peu envahi d’attendrissement et de gratitude. --Femme adorable, murmurai-je pour moi seul. Mais je regardai tout aussitôt autour de moi. Avais-je déjà compromis mon secret, mon beau secret qui ne m’appartenait pas? C’était notre secret. Je regardais avec satisfaction les gens que je rencontrais. Ils ne savaient pas qu’ils rencontraient un homme heureux. J’avais pour les passants, pour le reste du monde, une indulgente pitié: je disais bien que ma jeunesse me venait enfin. --Quand vous voudrez! Je ne voulais plus rien, plus rien que ce qu’elle voudrait. Elle promettait d’être à moi; j’étais à elle depuis longtemps. Rentré chez moi, je m’enfermai dans ma chambre, non sans faire observer au portier que je ne sortirais pas. Avouerai-je que, déjà fat, j’espérais recevoir quelque lettre, comme la veille, ou mieux même? Et puis, ce qui est moins ambitieux, j’avais envie de solitude, ou plutôt d’isolement. Une chambre d’hôtel, où pas un meuble, pas un objet, pas un souvenir ne nous attache, est un endroit propice à la méditation. Ailleurs, l’esprit se laisse distraire avec trop de complaisance. Dans ma chambre, nue et froide, car elle s’ouvrait à l’est, je ne pouvais considérer mon aventure qu’avec plus de lucidité. Mais comment saisir au vol tant de pensées contradictoires, souvent si frêles qu’elles meurent à l’instant qu’on les sent naître, comment saisir tant de fantômes d’espoirs, de projets, d’objections, de souvenirs, et de scrupules, qui traversent l’esprit d’un amoureux? Je n’en garderais qu’une poussière aux doigts, comme les enfants quand ils ont pris un merveilleux papillon. Aussi bien, à mesure que le jour s’écoulait, je me défendais plus mal contre l’inquiétude. Étais-je déjà si exigeant? Parce que je ne recevais pas la lettre que j’espérais, devais-je retomber dans les seules appréhensions qui semblèrent toujours l’aliment préféré de mes rêveries? Hélas, j’ai toujours eu plus de penchant pour la tristesse que pour la gaieté, et j’ai tiré moins de bénéfices et moins de plaisir, si le mot n’exagère pas, de mes bons moments que des mauvais. Maintes fois j’ai gâté par ma faute des joies qui méritaient d’être franchement savourées. Qu’est-ce donc qui m’obligeait, cette fois encore, sinon ma sotte manie, de pousser au noir mes pensées? --Je serai à vous quand vous voudrez. Qu’avais-je le droit de désirer plus outre à cette heure? N’était-ce pas assez d’une si belle promesse, si je daignais me rappeler que, la veille, un regret sans mesure me tourmentait? Je n’avais pas de lettre. Je n’en eus pas. La nuit vint. J’en passai la plus grande partie à ma fenêtre. L’air était doux. Il y avait quelques étoiles au ciel. J’entendais le bruit faible de la mer proche. Jamais amant sur le point de triompher après une longue attente ne fut moins assuré que moi. --Je serai à vous quand vous voudrez. La phrase volontaire me harcelait. Je me la disais et me la redisais, je la disséquais, je la retournais. C’est une bien petite phrase, bien simple; mais elle engageait l’avenir, et quel avenir? Elle m’effrayait. * * * * * A quoi bon tergiverser davantage? A quoi bon hésiter ici comme j’hésitai là, devant l’inévitable réalité de mon aventure? Il faut que j’avoue que je suis entré dans le palais de l’amour par la porte basse. Toutes les considérations retarderaient seulement mon aveu. Dépouillée du lyrisme dont je la parais comme chacun de nous pare la sienne, mon aventure, pour tout autre que moi, tombe à la plus courante banalité. C’est pourquoi j’en souffris. Mais dans la conscience que je prenais de sa navrante banalité, laquelle me faisait semblable à tous les hommes, je puisais une force nouvelle d’aimer. Nous sommes tous persuadés, quand nous aimons, que nul n’aima jamais de la même ardeur que nous. L’amour a cette singularité que chaque amant s’imagine qu’il l’invente. J’eus, moi, l’illusion de me relever à mes yeux en souffrant d’une situation dont plus d’un autre eût joui sans scrupule. En effet, je n’avais pas reçu la lettre que j’attendais. J’attendis encore pendant toute la journée du lendemain. Le surlendemain, par le premier courrier, j’eus un billet. Il me fixait rendez-vous pour le jour même à l’endroit connu. --Je suis contente, me dit-elle en me tendant la main. Je craignais tant quelque folie de votre part! Voyez-vous, j’aurais donné dix ans de ma vie hier, pour être sûre que je vous verrais aujourd’hui. Dans les romans, les personnages d’importance n’échangent que des phrases admirables. Dans l’ordinaire réalité, un homme épris ne trouve presque rien à répondre quand il est heureux, ou il ne répond que par des mots sans grandeur. Mais deux êtres qui s’aiment ne se soucient pas de littérature. --Vous êtes libre, vous, poursuivit-elle. Je n’ai même pas pu vous envoyer un billet, et je ne savais pas si vous auriez la patience d’attendre. Je répondis: --Je vous aime. Elle ferma les yeux en souriant à peine. Mais, vite grave: --Vous croyez? J’allais protester, elle m’arrêta. --Et vous m’aimerez? dit-elle. Son regard cherchait le mien, comme si je devais comprendre sans qu’elle exprimât plus clairement sa pensée. Que vit-elle dans mon regard? Elle précisa: --J’ai deux enfants. J’ajoutai en moi-même: --Et un mari. Elle ajouta: --Je les aime. Je baissai la tête. Elle continua: --Ils furent ma consolation. Je ne les abandonnerai jamais. Je ne répondis rien. --A aucun prix, dit-elle. Le courage qu’un début si franc supposait, ne pouvait pas ne pas émouvoir. Je devinais quelle lutte elle avait soutenue depuis notre rencontre: je recomposais tout le drame secret dont le dénouement était entre nos mains. --Vous ne dites plus rien? fit-elle. Je regrettai peut-être de n’être point parti sans la revoir, car je me sentais moins courageux qu’elle. Et je répondis: --Je vous aime. Elle eut alors un sourire infiniment triste. Je repris: --Je ne vous demanderai jamais d’abandonner vos enfants. Je ne vous demanderai jamais rien. Je suis trop heureux de ce que vous daignez m’accorder. --Ah! pauvre ami, c’est peu de chose. --Voulez-vous bien... --Il y a dix ans que je suis à vous. C’eût été mon bonheur de vous offrir ma jeunesse. --Votre jeunesse! me récriai-je. --J’ai deux enfants aujourd’hui, dit-elle. Allez, si vous m’aimez, c’est encore moi, de vous et de moi, qui ai la part la plus grande. Elle parlait sans fièvre. Tout ce qu’elle disait si simplement me semblait recouvrir l’abîme de tout ce qu’elle ne disait pas. Elle ne pouvait point se déclarer malheureuse avec plus de poignante discrétion. Malheureuse, elle, sous ces apparences qui m’avaient trompé d’abord comme elles m’auraient trompé pour toujours si je ne l’avais plus revue après notre rencontre? Tant de femmes cachent ainsi en public sans qu’on s’en doute la misère d’une âme blessée! --Pensiez-vous que je fusse heureuse? reprit-elle sur un ton plus vif. --Je pensais que... --Je serais inexcusable de vous écouter. J’avais rougi. --Je sais, dit-elle, qu’aux yeux du monde je suis une femme coupable. Je me remets à vous en toute confiance. Je ne tiendrai que de vous mon bonheur, s’il m’en est réservé un peu. Un homme n’entend pas de pareilles choses sans en être transporté. Que fut-ce de moi qui aimais déjà de toute ma force trop longtemps retenue? --Ne faites pas moins beau qu’il n’est le présent que vous m’apportez, dis-je alors. Je ne suis peut-être pas digne de le recevoir, mais je m’évertuerai d’en être le moins indigne possible. La faiblesse de ma réponse ne m’échappait point. J’en étais dépité. Dans ce dialogue qui avait plus de pathétique par ce qui ne s’y exprimait pas que par ce qui s’y exprimait, je me reprochais l’émotion qui diminuait mes répliques: il déplaît toujours à un homme, même heureux, d’être inférieur à la femme qu’il aime et qui l’aime. Elle disait, elle, plus facilement que moi, ou du moins je le présumais: --Je ne vous apporte rien qui ne vous était dû. Vous méritiez mieux, mon ami. Et qu’est-ce que je vous apporte? Osez regarder devant vous. Je serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me plaira. Elle semblait s’arracher ces paroles douloureuses. Des larmes lui venaient. Elle répéta: --Je vous dis que c’est moi qui suis enfin favorisée, malgré tout. Elle essaya de sourire. J’étais interdit. Je lui pris la main. Elle me la retira. --Attendez, dit-elle. Elle se dégantait. Elle m’offrit ses doigts nus. Sous mes lèvres, ils frémirent. --Il faut que je rentre, fit-elle. Je la regardai. --Il faut toujours que je rentre, poursuivit-elle d’une voix lasse. Écoutez. Mon mari part ce soir. Il est rappelé à Paris. Je ne partirai, moi, qu’après-demain. Voulez-vous de moi demain après-midi? Nous irons où vous voudrez. Puis, sans en avoir l’air, mais pour me faire entendre évidemment qu’elle n’était pas prête à se jeter dans mes bras en dépit de ses promesses: --Soyez, par exemple, ajouta-t-elle, au pied du château vers deux heures. Je serais si contente de me promener avec vous dans la campagne, et de la voir sous l’aspect qu’elle a pour vous! Là-dessus, prompte, elle me tendit encore la main: --Vous m’aimez? dit-elle. Je lui serrai les doigts. --Et vous m’aimerez? --Aussi longtemps que vous me le permettrez. Elle se dérobait. Je la suivis du regard. Elle se retourna, me fit un petit signe, s’éloigna, disparut. Je sentais encore à mes lèvres le frémissement de ses doigts. J’étais en même temps joyeux et désolé. J’aurais voulu la garder près de moi, l’emporter au bout du monde, la rendre heureuse et qu’elle le déclarât sans arrière-pensée, l’avoir à moi pour lui tisser des jours de tendresse. Elle s’éclipsait de nouveau. Je me répétai sa phrase: --«Je serai vôtre, mais non point tant qu’il vous plaira ni qu’il me plaira.» Était-ce bien ce que j’avais rêvé? Je ne jurerais pas que mon enthousiasme n’eût pas été plus ambitieux ni que la réalité, comme elle s’imposait à moi, ne me déçût point. Un doute s’insinuait au milieu de mes réflexions. Je manquais trop de cette assurance qui fait si peu défaut à la plupart des hommes pour accepter d’être heureux sans scrupule. Je me disais: --Elle ne t’aime pas. C’est par pitié qu’elle consent à te leurrer. Que de réticences dans toutes ses paroles! Elle ne se joue peut-être pas de toi, mais elle n’a pas d’autre propos que de te consoler et de te guérir peu à peu d’une passion qui la touche. Elle? A toi? Elle ne le sera jamais. Et j’avais envie de partir le soir même, moi aussi, pour rompre toutes les déceptions que je redoutais, et fuir avec l’orgueil d’avoir du moins détruit par ma volonté propre mon bonheur incertain. * * * * * IL est de fait que, sans les raisons que j’avais de ne tenir compte d’aucune objection, j’avais bien des raisons aussi de ne pas me réjouir outre mesure. Que savais-je au juste de celle que j’aimais? A peu près rien. Rien de plus que ce que j’en ai dit, et qu’elle m’avait dit. Que pouvais-je préjuger de si peu? Mais l’amour ne se gêne pas de prudence. Quelle que dût être la fin de l’aventure, j’y étais trop intéressé pour refuser de m’y abandonner aveuglément. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de me sentir si troublé quand je trouvais ailleurs une espèce de lucidité qui me semblait incompatible avec l’amour. La jeune fille de jadis avait été fort réservée; la jeune femme que je revoyais, ne paraissait pas plus décidée à se révéler davantage. Elle gardait un sang-froid que, par moment, sa voix trahissait peut-être, mais qu’elle reprenait vite, comme s’il ne se fût pas agi d’elle-même. N’y avait-il aucun calcul dans ses pensées? Je voudrais en douter toujours. Mais, s’il n’y en avait point, comme je m’en persuade quelquefois, quelle force d’âme n’avait-elle pas? Et pouvait-elle résister ainsi au besoin que nous avons tous, quand nous aimons, de nous livrer à l’être que nous aimons? Je souffrais déjà de tout ce que je croyais qu’elle me dissimulait. Cependant, je ne l’accusais pas de coquetterie. Elle était, au contraire, d’une simplicité déconcertante. Aussi m’arrivait-il de n’éprouver que respect pour sa réserve, car j’y devinais la pudeur d’une femme malheureuse, qui tolère que l’on connaisse qu’elle est malheureuse mais non pas jusqu’à quel point elle l’est. Et ce n’est que plus rarement que j’y découvrais autre chose. La promenade que nous devions faire ensemble dans la campagne, si j’avouais tout de suite qu’elle fut contremandée, on sourirait. Je n’ai jamais su, en effet, parce que je n’ai jamais cherché à le savoir, quelle part de vérité soutenait l’excuse qui m’en fut donnée. J’eus seulement un geste de colère quand j’appris qu’une indisposition subite de la gouvernante des enfants me priverait du plaisir d’un après-midi d’escapade. Mais j’acceptai l’excuse sans trop de peine, étant prié d’aller le soir, vers neuf heures, porter mon pardon et m’entendre dire que tous les regrets n’étaient pas de mon côté. A la réflexion toutefois, tant il m’est commun de ramener les moindres incidents à mon désavantage, je subodorai je ne sais quelle affectation dans le billet qui me renvoyait avant de me rappeler. Je supputais que la promenade qui m’avait été proposée n’eût pas manqué d’être dangereuse et qu’elle échouerait en entretien forcément inoffensif dans un salon d’hôtel, au milieu d’étrangers dont la présence nous gênerait. Et je me persuadais de plus en plus que mon amour ne devait rien espérer d’une amitié compatissante qui tâcherait de me faire prendre mon mal en patience pour m’en distraire. J’ajouterai donc sans insister que j’allai naturellement au rendez-vous, et que je n’y allai pas en conquérant. Or, rien ne se réalisa de ce que j’avais prévu. Mon amie m’attendait dans le jardin de l’hôtel, et le jardin était désert. Tout de suite elle fut tendre comme une amante. --Je pars demain, me dit-elle. Demain, et mon rêve merveilleux peut-être s’achèvera. De loin vous me pariez sans doute de toutes les beautés et de toutes les vertus. Maintenant je vous ai déchiré le voile enchanteur. Demain, vous regretterez de m’avoir revue. Et qui sait si vous ne le regrettez pas déjà? Votre souvenir était tellement plus beau! --Pourquoi faites-vous la coquette? lui demandai-je d’une voix rauque dont le ton dénonçait, mieux que dix phrases, mon ardeur. Elle répliqua: --Je ne suis pas coquette. Je vois la situation telle qu’elle est. Pauvre ami! vous ne pouvez pas soupçonner comme je souffre de ne vous avoir pas été fidèle; non, vous ne pouvez pas, ni comme je souffre de n’avoir plus à vous offrir qu’un amour secret. Ah! que ce doit être une chose magnifique de se donner toute neuve et sans se cacher à celui qu’on a choisi! Et vous voulez que je n’aie pas peur? --Mon amie... --Mon pauvre ami, vous connaissant comme je vous connais, je suis sûre que vous me gardiez à la plus haute place dans votre souvenir? --Je vous y garde toujours. --Vous le dites, parce que vous êtes bon. Mais si! vous êtes bon, vous m’avez tout raconté. Que ne puis-je regagner ma belle place! Je vous engagerais, les yeux fermés, ma vie entière, corps et âme. Au lieu de cela, qu’ai-je à vous engager? Les loisirs d’une femme qui n’est pas libre, et les complications d’un amour clandestin. Comment ne reculeriez-vous pas? ou bien alors... Elle hésitait. --Ou bien alors, si vous ne désirez que tirer vengeance de moi et constater jusqu’à quel point je peux mériter votre mépris, s’il vous plaît de m’humilier sous votre triomphe, faites! je suis à vous. Je pars demain, et vous aurez ensuite tout le temps de me mépriser, puis de m’oublier. Dans l’ombre, où elle parlait à voix basse, je voyais briller ses yeux. Elle me tendit les mains comme pour s’abandonner à moi. Je les pris entre les miennes, et commençai: --Mon amie, j’étais venu vous soumettre un projet. Daignerez-vous m’écouter? --Dites. --Vous partez demain. Je vous suivrai de près. J’y songeais même avant de savoir quand vous partiriez. Bref, nous rentrons à Paris, vous chez vous, moi chez moi. --Oui. --Vous viendrez chez moi, si vous le désirez, dès que vous le désirerez, bien entendu. Je n’ai qu’un atelier pour tout logement. Il me suffisait. Il ne nous suffirait pas. Il sent le plâtre et la peinture. Je veux autre chose pour vous. --Pour moi? --Nous aurons notre chez-nous comme vous le souhaiterez. Nous le meublerons et le décorerons à votre goût et au mien, qui est le vôtre. Lorsque notre chez-nous sera prêt, lorsqu’il sera digne de vous et du sacrifice que vous avez promis de me faire, je vous rappellerai votre promesse. Vous la tiendrez quand vous voudrez. Mais, ce jour-là, je saurai ce que c’est qu’un homme heureux. Je gardais ses mains entre mes mains. Elle me les déroba, saisit à son tour les miennes, m’attira. Je me levai. Brusque, elle me prit la tête entre ses paumes et haussa ses yeux contre mes lèvres. Elle pleurait. Elle ne me défendit pas sa bouche. Elle haletait. Je connus qu’il y a une ivresse du baiser. Quand elle parla, ce fut pour me dire: --Je sais aujourd’hui ce que c’est qu’une femme heureuse. Comme il arrive après toute scène d’émotion assez profonde, la détente nous fit causer de choses sans importance. Au reste il ne me souvient plus de ces propos. Il ne me souvient même plus si j’y prêtai la moindre attention. Il me semble que nous avions seulement souci, l’un et l’autre, d’éluder le silence, périlleux. Et toutes mes autres inquiétudes étaient en déroute. J’éprouvais une longue sensation de bien-être complet. Pourquoi le dissimulerais-je? Je n’étais pas mécontent de moi. Rien ne réconforte comme la pensée d’une bonne action accomplie. Soudain: --Il doit être tard. C’est elle qui est revenue la première au sentiment de la réalité. --Pourvu que les enfants dorment! Puis: --Il faut que je monte. Et: --Voulez-vous les voir? Tout cela, coup sur coup. Elle s’était levée. Elle m’emmenait. Nous ne rencontrâmes personne. Le portier somnolant ne nous vit peut-être pas. Elle ouvrit la porte de sa chambre et se posa l’index tendu contre les lèvres. J’entrai sans faire de bruit. A la lueur des lampes du couloir, j’aperçus deux petits lits, un de chaque côté de la fenêtre. Je m’approchai. Je regardai. Mon cœur battit avec violence. --Ses enfants! Je me retournai. Avait-elle compris, et regrettait-elle de m’avoir amené? Elle fermait la porte doucement. Presque aussitôt elle fut dans mes bras. Je cherchai son baiser. Elle y mit plus d’assurance. L’avait-elle voulu? Elle m’entraîna. Je craignais surtout de heurter quelque meuble. Elle me tirait par les mains. Elle se renversa. Je tombai sur elle. Mon pied heurta le bois du lit. Elle éclata de rire. Puis ce fut un silence total. Les enfants dormaient. J’eus un mouvement de dégoût au contact de ce lit. --Imbécile! me dis-je. Quand je me dégageai, elle me suivit. --Je suis heureuse, me dit-elle dans un souffle, en se faisant toute petite entre mes bras. Je suis à toi. J’étais mécontent de moi. Le défaut de lumière sauva ma confusion. --Je t’aime, dit-elle encore. Je la pressais sur ma poitrine. --Et toi? Un dernier baiser me tint lieu de réponse, et je m’esquivai comme un voleur. * * * * * MÉCONTENT, oui certes, je l’étais. Mécontent de moi. Je me reprochais d’avoir succombé dans une minute de vertige. Je devais prouver à celle que j’aimais, que je ne désirais pas d’elle d’abord un bref plaisir que la première venue pouvait me procurer. Je craignis de lui avoir infligé sottement une humiliation dont peut-être elle pleurait. Il me peinait d’avoir souillé la noblesse douloureuse que je voulais garder aux premières heures de notre banale aventure. Mécontent de moi, mais non point d’elle,--je tiens à le déclarer pour mon honneur,--car que savais-je des motifs qui l’avaient poussée à m’offrir ce que les hommes ont coutume de considérer comme la plus grande preuve d’amour? Car j’ignorais que, pour une femme qui aime, tout est plus simple que nous ne croyons. Et je compliquais toutes mes joies et tous mes chagrins. Or ce ne m’était pas une joie d’avoir si malencontreusement abusé d’une situation dont je m’imaginais être le maître. Un usage trop ancien exige des femmes qu’elles ne cèdent pas si vite, pour que ma maladresse n’eût pas blessé en son cœur le plus sensible celle que je respectais autant que je l’aimais, que je respectais parce que je l’aimais. Je fus plus mécontent encore quand je revis mon amie, le lendemain. Son regard me troubla: il y avait une inquiétude qui ne se dissipa que lentement. Ce n’était point de la tristesse: mon amie semblait ne rien regretter; elle ne prononça pas une parole de regret ou de remords; elle avait accepté sans fausse honte toutes les conséquences, bonnes ou mauvaises, de son acte; mais je devinais qu’elle craignait d’avoir commis une faute,--une faute à mes yeux,--en essayant de m’attacher si vite par une audace propre à m’inspirer peut-être du mépris. Selon la morale courante, une femme ne peut rien sacrifier de plus précieux que son corps, et l’on pardonne moins aisément une faiblesse momentanée de la chair qu’une longue tentation où l’esprit se complaise. Une femme qui se donne trop tôt s’expose à être jugée sans indulgence. Et je voyais bien que mon amie n’avait pas d’autre inquiétude que de perdre mon estime, et de me perdre du même coup, pour m’avoir prouvé seulement qu’elle m’aimait. Je n’en étais donc que plus mécontent de moi-même. Quelques phrases échangées de biais, comme nous avions déjà pris pour toujours l’habitude funeste d’en échanger, car la discrétion observée rigoureusement peut déterminer les pires malentendus, quelques phrases discrètes nous rendirent un peu d’assurance. C’était notre dernière entrevue. Nous ne devions plus nous revoir qu’à Paris, après une semaine de séparation. --Une semaine! Vous m’aurez oubliée. Elle revenait malgré elle à son inquiétude. N’a-t-on pas assez souvent affirmé qu’un amant satisfait est plus difficile à garder? Mais je n’étais point satisfait. Et j’usai de toutes les ressources du langage le moins direct pour lui témoigner ma reconnaissance, en regrettant qu’une précipitation aussi inconsidérée m’eût empêché de lui rendre ou même de lui offrir plus que je n’avais reçu. Cette maladresse augmentait en effet ma confusion. J’avais honte de moi, comme si je m’étais jeté sur mon plaisir de mâle pareil à tous les mâles sans m’occuper d’aucun retour. Moi qui m’étais intérieurement promis de donner et de me donner, j’avais fait preuve du plus vil égoïsme. J’en rougissais, je le sentais, j’en devenais confus davantage, et les phrases de tendresse, de gratitude et de remords que j’élaborais, se développaient avec peine. --Alors, tu m’aimes? On ne répond à de telles questions, quand on aime, que par des mots qui n’ont de prix que pour celui qui les prononce et celui qui les écoute. Elle ajouta, plus grave: --Il faut m’aimer. Pourquoi me rappelai-je d’un trait que, la veille, au moment où je m’enfuyais de sa chambre, elle m’avait dit la première en me tutoyant: «Je t’aime», et qu’ensuite elle m’avait demandé: «Et toi?» Je lui répondis, comme en écho: --Je t’aime. --Il faut m’aimer, reprit-elle. Puis: --Il faut surtout que tu saches une chose. C’est que, malgré les apparences qui me feraient condamner par n’importe qui, car enfin, même si tu ne t’en es pas aperçu, je n’ai rien négligé pour que tu juges mal de moi... Je protestai. --Non, dit-elle. Je sais ce que j’ai fait. Et je ne le regrette pas. Mais, et crois-le si tu veux, ou ne le crois pas, sache que je n’ai jamais eu d’amant. Je l’adjurai de ne pas continuer. Elle me mit sa main sur la bouche. --Sache, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que toi. Je ne pouvais que m’enorgueillir d’un aveu si flatteur. J’éprouvai que ma gorge se serrait. Pour dérober mon émotion, je me penchai sur les mains de mon amie et les couvris de baisers. Je songeais, hélas, à la scène de la veille, et que j’avais eu un instant de dégoût sur ce lit où, la nuit précédente, elle n’avait pas couché seule. Elle ne me laissa pas le temps de douter. --Dès que tu seras arrivé à Paris, me disait-elle, me ramenant sur un terrain moins dangereux, j’irai te voir. J’ai une envie folle de visiter ton atelier, de savoir comment tu vis, au milieu de quels objets. C’est une envie de petite fille? Non, monsieur, c’est plus sérieux que vous ne pensez. Assurément. Comprends donc que je ne te connais qu’en toi, et que j’ai besoin de te connaître dans le décor que tu avais choisi pour y vivre. --Oh! répondis-je, mon atelier n’est pas le merveilleux atelier d’un artiste mondain. Il me sert moins pour les autres que pour moi-même; j’y travaille; il est encombré de matériaux et de poussières, humble, et dépourvu de poésie. Si j’étais riche, je le parerais de toutes les splendeurs qu’on voit au théâtre dans un atelier d’artiste; mais, si j’étais riche, j’enverrais, pour commencer, mon atelier aux cinq cents diables, et je t’enlèverais, avec tes deux enfants, bien entendu. Elle éclata de rire. --Tais-toi! Ne parle pas de l’impossible. --Impossible? répliquai-je. --Tu es bon, tiens, s’écria-t-elle, toute joyeuse, je t’adore. Non, mais, écoutez-le! M’enlever, avec mes deux enfants? --Naturellement. --Naturellement? Et où irions-nous? La gendarmerie me reconduirait chez moi, avec mes deux enfants. --Tu divorcerais. --Tu rêves, mon pauvre grand. Si je voulais divorcer, ma volonté seule ne suffirait pas. Rien ne permet de supposer que le divorce puisse être demandé contre moi. Et d’ailleurs, s’il l’était, je n’obtiendrais pas de garder mes enfants. Or, je te l’ai dit: je ne les abandonnerai jamais. Elle hésita un peu. --Jamais, ajouta-t-elle, ou du moins tant qu’ils seront trop petits pour se passer de moi et pour comprendre. Je baissais les yeux. --Plus tard, dit-elle encore, plus tard, quand ils seront grands, si tu m’aimes toujours... Je l’étreignis d’un geste passionné. --M’aimeras-tu si longtemps? me demanda-t-elle. Et elle était redevenue grave. Mais elle se ressaisit vite. --Allons, dit-elle enfin. Du courage! J’emporte d’ici mon plus beau souvenir. C’est beaucoup. Elle me regardait tendrement. --A bientôt, mienne. --Au revoir, mien. Elle sourit, et me quitta. * * * * * EST-IL rien de merveilleux comme cette force irraisonnable de l’amour qui pousse deux êtres l’un vers l’autre sans que rien s’y puisse opposer? L’homme le plus sceptique et la femme la plus religieuse y succombent pareillement. L’honneur, le devoir, la morale, la sagesse, la prudence, fils et filles de la volonté, s’ils luttent, sont vaincus. Sous l’action du vieil instinct, la croûte molle dont les nécessités de la vie sociale enveloppent nos égoïsmes, éclate ou cède, et l’amoureux, qui était si fier d’avoir maîtrisé le destin, frémirait d’humilité, pourvu qu’il y réfléchît, devant la débâcle de toutes ses vertus qu’il s’imaginait moins chétives. Par bonheur, il n’y réfléchit point. Plus rien pour lui n’existe qui ne touche pas à son amour. Et le monde entier se rétrécit autour de son enthousiasme à mesure qu’un seul être prend à ses yeux une importance plus grande. L’objet qu’il amplifie lui éclipse le reste de l’univers. Mais c’est ici que le drame commence. L’amour nous découvre dans quel désert chacun de nous s’épuise. D’autres par d’autres moyens arrivent à la même stupéfiante constatation. Par l’amour le commun des mortels aperçoit que toute âme humaine est immensément seule. Qu’on se fie à l’espoir qu’une lumière divine tombe pour l’éclairer sur notre détresse, ou qu’on se résigne à vivre dans un désert sans issue, l’originelle certitude subsiste que l’on n’acquiert qu’en souffrant. Et comment ne souffrirait-on pas, pour peu qu’on soit sensible, quand devant celle qu’on aime, et la plus sincère, on craint de ne connaître d’elle que ce qu’elle daigne laisser connaître? Une âme est si vaste! Je ne le savais pas avant la guerre, parce que je ne savais pas tout ce que peut contenir de précieux la carcasse trop facilement périssable d’un corps humain. J’ai vu tant d’hommes s’anéantir autour de moi, tant d’hommes jeunes, beaux, bons, admirables, que l’épouvante des jours où l’on mourait à la volée m’a fait comprendre que chaque vie a sa grandeur secrète. Secrète. Secret. Mot plein de tendresse et de mystère, sinon de nargue. Mot d’arrêt. La porte est close et ne s’entr’ouvrira peut-être jamais. Quelle joie cependant, si l’on pouvait pénétrer, ne fût-ce que pour quelques heures, dans la pensée de celle à qui l’on se sacrifierait volontiers! L’homme sent bien que la femme est toute de faiblesse et qu’il doit s’approcher d’elle avec précaution. Mais qui nous dira ce qu’elle désire ou ce qu’elle redoute? L’amour suppose confiance et confidence. Qu’une femme parle, et nous la croyons. Et si elle ment? Ou si elle déguise? Ou si elle arrange? Ou si elle se réserve? Un homme qui aime éprouve une angoisse débilitante quand il se heurte au secret de sa bien-aimée. Toutes les femmes en ont un. Presque tous les hommes en souffrent. Presque toutes l’ignorent. J’ai toujours été, pour moi, fort timide. Je ne peux pas me résoudre à poser des questions. Je ne sais pas interroger. Les paroles qui fouillent ne sortiraient pas de ma bouche. J’attends que la vérité se dévoile ou se laisse deviner. Est-ce aussi que j’ai peur de la voir laide ou décevante? J’ai plutôt le respect de tout ce qui se garde. Rien n’est plus respectable qu’une âme féminine, car la femme n’a guère les ressources de l’action pour se faire apprécier. C’est moins par ses gestes réels qu’on la juge, que par les mouvements de son âme. Or qu’y a-t-il de plus impalpable que de si vaines preuves? Sans doute, comme n’auraient pas manqué de s’en réjouir bien des hommes, j’aurais dû me réjouir aveuglément du bonheur que le hasard venait de m’envoyer. Huit jours plus tôt, je menais une vie inutile. Tout à coup je me trouvais en possession de ce que je n’aurais jamais plus espéré. Une femme m’agréait, jeune et belle, moi tout indigne, je le dis sans fausse humilité, d’être choisi. Un autre eût savouré pareille victoire. Elle m’étonnait. Je la supportai mal. J’en fus moins digne que jamais. Maintenant que je la considère dans le passé, un peu comme si elle n’était pas de moi, je m’accorde plus d’indulgence que sur le moment. Pourquoi mon adorable amie m’avait-elle mesuré ses confidences? Pourquoi s’était-elle montrée si retenue? Pourquoi peut-être s’enferma-t-elle dans tant de pudeur, lorsqu’elle me livrait avec tant d’imprudence un trésor que la morale et ma gratitude mettent à si haut prix? Ne rendait-elle pas légitimes, ou du moins excusables, toutes les suppositions que je pouvais faire, et même, puisqu’elle m’avait dit qu’elle les craignait, les pires? Si je les fis, je ne m’y attardai point, car j’en souffrais plus qu’elle n’en aurait souffert de son côté; et d’autre part j’avais tellement besoin, comme tous ceux qui aiment, d’avoir confiance, que je lui attribuai pour elle et pour moi les meilleurs sentiments. Tout cela, de façon moins grossière que je ne l’exprime ici. Et c’est peut-être à cause de tout ce qui s’est passé par la suite que j’insiste à présent sur le trouble de ces premières journées. J’étais alors trop heureux pour y discerner ce que j’y retrouve aujourd’hui. Heureux? J’ai plutôt compris comme doivent être heureux un homme et une femme qui peuvent s’aimer en toute liberté, comme doivent être heureux deux fiancés qui peuvent se promettre de vivre côte à côte chaque jour. Mon amie avait son secret, qu’elle ne me laissait pas encore connaître. Désormais nous en avions un ensemble. Nous étions condamnés à vivre dans le mensonge et à n’être heureux que dans l’ombre. Noires fiançailles de l’adultère! Ténébreuse volupté des rendez-vous furtifs! Joie atroce des baisers dérobés et des caresses silencieuses! Bonheur misérable de deux êtres qui prétendent se suffire au mépris de la loi! Heureux, heureux vraiment, si nous avions au moins eu la certitude qu’il n’y eût pas de mensonge entre nous dans cette ombre où nous nous enveloppions l’un et l’autre, liés par notre secret. Hélas! je n’ai ni le droit ni le goût d’accuser mon amie; mais, s’il est excessif d’employer des termes trop exacts, je ne peux pas ne pas avouer que les premières heures de mon amour furent embarrassées d’un malaise dont j’étais peut-être seul à souffrir. Pour m’attirer l’indulgence des personnes qui ont souci de la morale publique, je n’aurais probablement qu’à déclarer que des remords m’étaient venus. Mais il n’en fut rien. Pas un seul instant je ne songeai que je poussais ou suivais mon amie dans une aventure condamnable, ou damnable, selon les opinions. J’aimais. J’étais seulement inquiet parce que je cherchais à m’expliquer les raisons de mon bonheur, parce que je ne connaissais pas assez mon amie pour accepter mon bonheur tel qu’il était, tel qu’elle me le donnait; parce qu’enfin, insatiable comme tous les hommes et déjà par surcroît exigeant comme tous les amoureux, je regrettais que mon bonheur ne fût pas plus grand. Ingratitude? Non certes. Je manquais trop de confiance en moi pour n’en pas manquer à l’égard de mon amie. Et je n’aurais peut-être pas douté d’elle si je l’avais moins aimée. L’amour est avare. Je me répétais les dernières paroles de notre dernier entretien: «A bientôt, mienne», avais-je dit. Mienne? Elle me quittait à l’instant pour se rendre auprès de celui à qui elle appartenait. Est-ce qu’il est nécessaire que je confesse qu’en aimant je venais de me découvrir jaloux? * * * * * EN vérité, oui, je fus jaloux dès le premier jour, dès la première heure, alors que j’aurais dû peut-être exulter seulement. N’a-t-on pas coutume de sourire quand on parle d’un larron d’amour? Toute une tradition littéraire veut qu’on rie d’un mari trompé, et qu’on ait des sourires complices vers l’amant. Ces sourires me blessent. Neuf fois sur dix, il y a de la douleur au fond d’un adultère. Et c’est au dixième cas que se précipitent les écrivains, parce que l’exceptionnel les attire. Ils nous abandonnent les autres, qui sont de la simple vie courante, où nous nous débattons comme nous pouvons. Mais la vie courante, quand il s’agit de la nôtre, n’est pas comique. Ou elle ne l’est que pour les étrangers. De ce déséquilibre naît le sentiment que nous avons tous d’être seuls au milieu du drame qui nous menace. Lorsque je me retrouvai seul après le départ de mon amie, il me revint à la mémoire quelques vers d’une ballade de ce _Jardin de Plaisance_ qui avait enchanté ma jeunesse. Je me les murmurais, tout étonné d’y découvrir un charme qui m’avait jusqu’alors échappé. Ils étaient pourtant sans éclat. Mais ils me semblaient les plus ardents du monde. Je répétais: _Adieu vous dis, ma très belle maîtresse;_ _Adieu vous dis, mon souverain plaisir;_ _Adieu vous dis, ma joie et ma liesse;_ _Adieu vous dis, mon amoureux désir;_ _Adieu vous dis, jusques au revenir._ Je pense aujourd’hui que ces vers me plaisaient tant à cause de cette insistance de l’adjectif possessif, que je n’y remarquais pas alors. Étais-je donc si égoïste? J’aimais. Je ne peux rien dire de plus. Mais je ne suis pas orgueilleux. Voilà pourquoi j’étais jaloux. Baissons le ton et regardons les choses de sang-froid. Sans vantardise, je puis déclarer que je pouvais être fier de ma victoire. Le mari de mon amie était encore jeune; physiquement il l’emportait sur moi; il m’avait paru doux, intelligent, épris de sa femme au reste. Le caprice de sa femme était, à première vue, incompréhensible, et donc inexcusable aux yeux des personnes sévères. Comment n’aurais-je pas été moi-même étourdi par un coup si brusque? J’invoquais les raisons du passé. Oui, je me rappelais notre amourette d’adolescents. Je me disais: «On l’a peut-être mariée contre son gré. Son mari est peut-être un butor sans le laisser soupçonner. Elle est peut-être malheureuse. Il ne faut pas se fier aux apparences. Combien de ménages ne sont pas ce qu’on croirait qu’ils sont?» Je me heurtais toujours à cette hypothèse: «Elle n’aime pas son mari.» Mais je songeais au même instant qu’elle avait de lui deux garçons. Je n’admettais pas qu’une femme pût accepter d’être mère sans aimer le père de ses enfants. Et je tombais dans une perplexité profonde. J’étais jaloux. D’avoir obtenu, même si facilement, une victoire si déconcertante, ne me satisfaisait pas. Cette femme, que j’aimais, que j’avais appelée mienne en la quittant, elle appartenait à un autre homme, qui était son maître. Elle ne voulait pas divorcer, à cause de ses enfants qu’elle voulait élever; elle ne voulait pas du moins que le divorce, s’il avait lieu, fût prononcé contre elle. Il était à présumer par conséquent qu’elle observerait à l’égard de son mari l’attitude qu’elle observait quand nous nous étions retrouvés. Elle était sa femme, elle le serait encore. Contrainte, je l’accorde; dégoûtée, j’y consens; malgré elle, je ne le nie pas. Mais aucune excuse n’empêchait... Et je serrais les poings en y songeant. Ah! les beaux éclats de rire qu’un auteur dramatique provoquerait dans une salle de spectacle en me mettant en scène! Quelle comédie, avec ces rôles renversés: un mari qui n’est pas grotesque, et un amant qui est ridicule à force de prendre du mari traditionnel les travers dont on se gausse! Je ne sais pas si pareille comédie a jamais été représentée. Mais serait-elle vraiment si comique? Il faudrait modifier mon caractère, et me charger d’une fatuité que je n’ai pas. Car c’est la fatuité qui rend la jalousie ridicule. La jalousie humble est douloureuse. Les femmes ne l’ignorent pas, les unes pour l’éprouver par elles-mêmes, les autres parce qu’elles ont appris de quelle arme elles disposent contre ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas. Ai-je insinué que mon amie voulût jouer avec moi de cette corde? L’expression aurait trahi ma pensée. Je n’ai pas dessein de conter au jour le jour le progrès de ma passion. Il m’y faudrait des volumes, qui n’auraient d’intérêt que pour moi. D’ailleurs, je n’en viendrais peut-être pas si facilement à bout, car je ne tiens pas registre de mes impressions quotidiennes, préférant qu’au fond de ma mémoire se dépouillent les souvenirs qui valent que je les garde. Ainsi, à suivre de trop près ce que je prends à cette heure pour la démarche véritable de mon amour, je risquerais de déformer la vérité. Il me reste assez de souvenirs marquants en manière de jalons. Ils suffiront à qui voudra reconstituer la ligne exacte de mon aventure. Ai-je dit trop vite, par exemple, que j’avais été jaloux dès le premier jour? C’est à présent le souvenir qui me domine. Je me revois, quittant Nice, incertain de ce qui m’attendait à Paris, mais certain déjà, sans raison acceptable peut-être, que je souffrirais. Et cependant, je dois le déclarer tout de suite, mon retour me préparait des joies telles que je ne les croyais pas possibles. Mais n’est-il pas à décider qu’elles ne me parurent si grandes que parce que j’avais eu tant d’appréhensions? Ou bien vais-je rougir d’avoir été si puéril, si délicieusement puéril? M’excuserai-je d’être arrivé si tard à l’amour avec un cœur tout neuf, ou plutôt avec une pareille naïveté? Ah! qu’il battait, ce cœur naïf, quand je vis proche l’heure où nous allions nous retrouver face à face! Je craignais tellement qu’une déception, mesquine mais cruelle, n’arrêtât mon amie! A en juger par les apparences, mon amie menait un train assez luxueux. Elle ne m’avait encore vu qu’en représentation, dans la rue, à la promenade, ou en visite. Je n’étais pas d’une modestie exagérée en lui annonçant que mon atelier, où elle désirait me voir pour me connaître mieux, n’avait rien qui fût digne d’elle et rien du nid d’amour que ma tendresse et ma ferveur lui préparaient. Mais que dirait-elle, ou que penserait-elle, en me voyant chez moi, dans un intérieur si petit et si pauvre? Était-ce lui faire injure de présumer qu’elle pût être capable d’un mouvement de recul, ou du moins de surprise fâcheuse, devant la simplicité révélée de ma vie? Ne sont-ils pas bien rares ceux qui, sans mépriser la richesse, qui n’est pas méprisable, n’y attachent que l’importance qu’elle mérite? Un regard me tranquillisa. J’en fus ravi au point que, perdant prudence, j’avouai les craintes que j’avais eues, car je ne sais pas dissimuler. --Grand gosse! s’écria-t-elle. Voulez-vous vite demander pardon? J’ouvrais la bouche. --Tais-toi, dit-elle. Et elle m’offrit ses lèvres. Elle fut aussi jeune que moi. Tout sembla lui plaire, l’amuser. Le plus naturellement du monde, elle s’était installée chez moi, comme chez elle. Nul embarras, nulle affectation. J’étais content, et un peu gauche. Je parlais de tout ce qui nous entourait, j’étalais des croquis, j’expliquais. Elle hochait la tête gentiment. Elle avait l’air d’être là, non point comme une étrangère qui y venait pour la première fois, mais comme une habituée de toujours qui y serait revenue après un voyage. Sottes appréhensions! Folles pensées! Pourquoi, devant tant de grâce charmante, me rappelai-je soudain qu’elle m’avait dit à Nice: «Croyez-le, ou ne le croyez pas, je n’ai jamais eu d’amant.» Je chassai l’affreux soupçon suscité par son aisance. Elle disait: --Mais c’est admirable chez toi! --Vous êtes indulgente, répondis-je. --Oh! le méchant! s’écria-t-elle. Il n’y a donc ici que ce qu’il y avait toujours? C’est vrai, je ne sais pas faire de compliments. Je rougis. --Et ta Tienne? dit-elle avec gaieté. --Ma Mienne, dis-je sur le même ton, je lui veux un cadre moins poussiéreux. --Tu l’aimes donc, ta Tienne? Je la regardai. --Tu l’aimes? Elle se pressait contre moi. Je la repoussai doucement. --J’ai déjà succombé une fois, dis-je. C’est trop. --Tu regrettes? --Je t’aime, Mienne, je t’aime, mais je ne t’aimerai, je te l’ai dit à Nice, que là où nous serons chez nous, où tu seras chez toi. J’étais devenu sérieux. --Laisse-moi nous entourer, poursuivis-je, d’un peu d’illusion. --Comme tu voudras, dit-elle, sérieuse aussi, et tout ce que tu voudras, quand tu voudras. Je suis tienne. Je ne répondis pas. --Le crois-tu? Je lui pris le visage entre mes mains, et, mon regard fixant le sien: --Puis-je le croire? demandai-je. Elle ne répondit pas. Son regard soutenait résolument le mien. --Songe, repris-je, songe, Mienne que je désire mienne de toute mon ardeur, songe à toutes les pensées, à toutes les inquiétudes, à toutes les tristesses qui peuvent m’assaillir quand tu es loin de moi, quand tu seras loin de moi, tout à heure, demain, après-demain, jusqu’à ce que je te revoie. Songe que je ne sais rien, que je ne saurai rien, que je suis obligé de tout imaginer de ta vie. Songe que tu t’en vas je ne sais où, que tu feras je ne sais quoi, songe à cette solitude où tu m’abandonnes. --Songes-tu à ma solitude? répliqua-t-elle. Toi, du moins, nul ne t’y troublera. --C’est ce qui me tourmente. --Mon ami... Fuyant mon regard, elle cacha ses yeux contre mon épaule. Elle murmura: --Ne sois pas jaloux, chéri. Ne sois pas jaloux. Ce n’est pas toi qui peux l’être. Qu’aurions-nous dit? Le silence pesa sur notre amour douloureux. Cœur contre cœur, étroitement embrassés, nous éprouvions toute l’angoisse du bonheur inquiet que nous espérions. Ce jour-là, j’ai connu que la tendresse est voluptueuse. Noires fiançailles de l’adultère!... * * * * * TOUT un mois, je vécus dans la fièvre. On appelait jadis l’amour la fièvre blanche. Expression parfaite, mais il faut avoir été malade pour en savourer la justesse. Et je ne me dissimule pas que la plupart des hommes d’aujourd’hui comprendraient mal qu’on pût avoir comme je l’eus cette fièvre contre laquelle ils se déclarent vaccinés, s’ils ne la tiennent pas pour mythique, surannée, ou imaginaire. Ils sont bien heureux. Je ne les envie pas. J’ai tiré de mon amour des joies et des peines que je ne changerais pas contre leur sagesse. Je ne regrette pas d’avoir eu tant de candeur ni tant d’inquiétude. J’ai vu d’assez près le néant de toutes choses dans la boue de l’Artois et dans les trous d’obus de Douaumont pour m’accorder le droit de dédaigner la sympathie des indifférents. Si mon cœur est sensible, je n’en ai pas honte. Je n’ai pas eu honte quand j’ai claqué des dents sous les tirs de barrage à R 18. Je n’ai pas eu honte quand j’ai cueilli du muguet, au mois d’avril 1915, dans le bois des Buttes, pour l’envoyer à Paris. Un homme, s’il ne fut pas soldat pendant les années mortelles, haussera les épaules. Une femme comprendra. Ce ne sera point à l’honneur de l’homme. N’est-ce pas une femme, en effet, qui nous a décrits tels que nous fûmes, tels que nous sommes, nous, les ouvriers de la guerre, dans ces lignes martelées comme nous, où nous apparaissons «tremblants, exaltés, sceptiques et résignés, exigeants, privés de tout, lourds d’une vieillesse amère et étayés d’une foi enfantine»? Toute ma génération souffrante est là peinte au vif. Tels je nous reconnais dans cette peinture, tel je me revois dans le souvenir mouvant de ce mois de fièvre qui suivit mon retour à Paris: ce ne furent qu’alternatives d’espoirs et de craintes, de contentements et de déceptions, de volontés et de faiblesses, d’ardeurs et d’émois. Tous comptes faits, ce sont des impressions charmantes qui m’en restent. Plaisir de meubler à neuf un minuscule appartement de deux pièces qui sera le refuge et le nid, la chambre et le sanctuaire. Plaisir de chercher des étoffes, de choisir des couleurs, une lampe, un coussin; plaisir de trouver un service à thé qui ne soit pas anglais, et plaisir de le mettre à l’épreuve, gravement, à l’instant où l’on constate qu’on a oublié d’acheter des cuillères; plaisir de tout ordonner en mêmeté de goûts; plaisir d’être approuvé; plaisir d’aller au-devant d’une envie; plaisir de faire plaisir! Heures douces, heures brèves, heures puériles, je vous crois d’hier quand je vous évoque, mes belles heures, mes bonnes heures, vous qui ne reviendrez plus jamais, jamais, que dans mon souvenir. Nous courions à travers Paris avec une imprudence tranquille. Songions-nous seulement à notre imprudence? Je n’y songeais pas et mon amie n’avait pas l’air d’y songer. Elle acceptait tout ce que je lui offrais, approuvait tout ce que je proposais, mais elle-même ne demandait rien. Je le lui reprochai. --Ai-je le temps de désirer quelque chose? répliquait-elle. Et elle souriait. Je songe à présent que nous aurions pu nous faire surprendre plus de vingt fois. Nous entrions ensemble dans les grands magasins, nous en sortions ensemble. Comment n’avons-nous jamais été vus? Nous passions, nous, sans rien voir. Nous évitions quelques rues, et c’est tout. La précaution nous semblait suffisante, nous ne parlions pas de ce qui nous eût gêné. --Dans huit jours, notre chez-nous sera prêt, madame, disais-je. --Il faudra que je me mette une voilette épaisse, répondait-elle. N’est-ce pas de tradition? Elle souriait encore, tristement. Il n’en fallait pas davantage pour rabattre mon entrain. Où donc s’égaraient mes craintes? Pendant tout ce mois, nous avons vécu comme deux fiancés classiques. Il me paraissait nécessaire de montrer à mon amie, qui était disposée à tout, que je la respectais mieux que je n’aurais peut-être respecté une jeune fille. J’ajoute néanmoins que je n’étais pas impatient: j’avais plutôt envie et besoin de tendresse. Or je sentais à chaque rencontre que, si elle s’en étonnait, mon amie me savait gré de ma réserve. Je jouais en effet un jeu dangereux: n’eût-elle eu pour moi qu’un caprice, ne risquais-je pas de la rebuter avant l’heure? Mais je n’avais pas le dessein de mettre à l’épreuve mon amie; je ne voulais que lui donner un témoignage de la qualité de mon amour. Une femme facile se blesse de n’être pas sollicitée; une autre, non. Je tenais à laisser concevoir jusqu’où je pouvais aimer: c’était marquer nettement que je me livrais pieds et poings liés, sans redouter les suites de mon abandon. Parfois, mon amie m’arrivait taciturne. Sa bouche souriait, mais ses yeux refusaient de sourire. Je la regardais. --Ce n’est rien, disait-elle. Tout est fini puisque je vous vois. Je n’insistais pas. Je n’apprenais pas autre chose. J’avais déjà la dangereuse habitude,--oui, dangereuse,--de ne pas interroger. De fait, elle s’empressait de m’enlever la moindre inquiétude. Vite, elle redevenait enjouée, me posait deux ou trois questions, se montrait contente, me tendait ses lèvres ou sa main, et demandait: --Où allons-nous? Nous finissions presque toujours par une courte visite à mon atelier. --Le temps de vérifier si vous m’avez été fidèle, disait mon amie. Il lui plaisait d’examiner mes dessins. Elle s’y intéressait, trouvait des mots qui appelaient des explications, jugeait sainement d’ailleurs en matière d’œuvres d’art, et, pour les miennes, avouait au moins de la sympathie. --Tiens! s’écria-t-elle un jour, mais c’est moi! Elle saisissait une esquisse au crayon rouge, un simple jeté de lignes à peine tracées. Je le lui retirai vivement. --J’avais oublié de la détruire, lui dis-je. Excusez-moi. Et je déchirai la feuille. --Oh! le méchant! Elle poussait volontiers cette exclamation, en l’accompagnant d’une moue délicieuse. --Cela m’appartenait, dit-elle. Vous n’avez pas le droit... --De le conserver. En effet. --Quelle idée! --Ce n’est pas le premier portrait de vous que je détruis ainsi. Comme pour vos lettres, je ne garderai rien qui puisse jamais servir contre vous, ni à moi... --Vous vous injuriez. --... ni à d’autres. J’entends que vous n’ayez aucune crainte. --Je n’en ai aucune, puisque je suis là, puisque je vais où tu veux et que j’irai où tu voudras. Ne sais-tu pas que je suis toute tienne? Mais elle s’était trop attardée chez moi. Elle n’avait que le temps de rentrer chez elle. Elle se pressait contre moi, penchait la tête en arrière, et murmurait: --Quand? Ensuite: --Tu m’aimes? Puis elle se dérobait, et partait. Ma joie était tombée. Je ne me suis jamais senti si seul qu’après ces départs de mon amie. Je la suivais en pensée. Hélas! où allait-elle? J’avais eu, un soir, la curiosité de passer devant sa porte. Il faisait nuit, la rue était déserte. J’avais, sans m’arrêter, levé les yeux vers la maison: de la lumière brillait derrière quelques persiennes. Une fenêtre était ouverte, toute éclatante. Mais je ne savais pas même à quel étage mon amie habitait. Et soudain je m’étais éloigné rapidement, furieusement. Je pensais qu’à cette heure peut-être... Ceux qui n’ont pas aimé une femme qui n’est pas libre, ne voudront pas admettre que l’amour n’est jamais si douloureux. Je refuse de descendre ici au fond de ma peine; au seul souvenir de ces heures troubles, ma gorge se serre, et je veux écarter les détails de ma souffrance; je préfère qu’on l’imagine; elle me brûle encore. Toutefois, qu’on le sache, il n’y avait en moi aucune révolte. Je me suis défié toujours des mots trop grands qui masquent des réalités équivoques. Je suis de la génération des condamnés à mort. On m’a fait grâce, peut-être; on n’a peut-être que suspendu l’arrêt qui m’a frappé comme tant d’autres, le 2 août 1914. Ainsi chargé, je tiens toutes les révoltes pour vaines, et peut-être aussi la volupté qu’il y a dans la souffrance m’enivre et m’enchante. Je n’ai donc maudit ni le ciel, ni la société, ni rien, ni personne, parce qu’il m’était échu d’aimer une femme que l’Église et le Code m’interdisaient d’aimer. J’ai continué de l’aimer, simplement. Et qu’on ne se récrie pas! Je ne daigne pas prétendre que j’aie aucun droit ni à la vie ni à l’amour. Je ne réclame rien. Je ne suis pas de ces fous qui protestent que la société leur doit quelque chose. On ne me doit rien, pas même une tombe, si je ne laisse pas à un notaire l’argent qu’exigeront les fossoyeurs. Et qu’importe? Nous pourrirons tous. On aura pu m’empêcher d’aimer comme j’aurais voulu pouvoir aimer, on aura pu m’obliger à aimer dans la souffrance, on n’aura pas pu m’empêcher d’aimer. Évidemment, si la loi que les hommes ont imposée aux hommes et aux femmes était différente, j’aurais moins souffert. Voilà une femme: elle a accepté, jeune et ignorante, de subir pendant toute sa vie un homme qu’elle ne connaît pas; désormais, qu’elle le veuille ou non, elle aura des enfants de cet homme, elle aura des caresses de cet homme, même si les caresses de cet homme lui sont odieuses. L’homme est protégé par la loi. La femme peut divorcer, dira-t-on. Non, si l’homme ne veut pas. Ou bien elle n’aura de recours que dans le scandale, et alors on la privera de ses enfants, que le dégoût de son mari ne lui fait pas forcément haïr. Comment appeler cela, pour la malheureuse? De la prostitution, déclarent pompeusement quelques-uns. Non pas. C’est de l’esclavage, le plus strict. Je ne récrimine point. Les hommes se moqueraient de moi, et je négligerais de le remarquer, comme je néglige de discuter s’ils ont trouvé le meilleur moyen de constituer la famille, premier élément de toute société. Non, je ne rêve pas de transformer leur monde cruel. J’ai seulement pitié de la femme que leur morale enchaîne. J’ai souffert d’aimer une de ces femmes, et je l’ai quand même aimée. Je ne réclame rien. Devant la maison de ma bien-aimée, lorsque par cette nuit de printemps je me suis senti désespéré en imaginant tout ce que chacun devine, je n’ai pourtant pas épuisé ma peine. De pires tortures m’attendaient, que je ne prévoyais pas. Car tout ce que j’imaginai ne reposait en somme que sur des présomptions. Je ne connaissais presque pas celle que j’aimais déjà si durement. L’heure était proche où j’allais du moins connaître quelle femme elle se révélerait enfin sous les caresses. * * * * * ET pourtant, non. Je recule. Je ne dirai pas cela. J’ai dit tout ce que je savais de mon amie. Dans le drame que je rapporte, ce sont les sentiments seuls qui ont de l’intérêt. Je n’ai jamais eu le goût de m’introduire dans une alcôve, je n’introduirai personne dans la mienne. Tout ce que je dirais ne serait qu’ignominie, injure et blasphème à la mémoire de celle que rien ne me permet d’offenser. Je n’ai pas dit non plus la couleur de ses cheveux, l’éclat de son œil, la grâce incomparable de ses mains. Je ne l’ai pas décrite. Je ne la décrirai pas. Je la trahirais peut-être, et en quoi pareille trahison serait-elle utile au récit que je fais d’une aventure malheureuse? En quoi pourrait-elle éclairer cette ombre où la personnalité de mon amie est demeurée inaccessible? Je n’ai même pas dit son nom. Notre prénom, c’est ce que nous avons de plus intime. Le prénom n’appartient qu’à l’aimée et qu’à l’aimé. Que d’autres le prononcent, il y a profanation en quelque sorte. Et les amants en ont bien conscience, dans tous les pays et dans tous les mondes, quand ils se donnent entre eux de ces surnoms qui semblent ridicules aux étrangers et qui sont au juste une caresse de la parole. D’instinct, je n’aurais pas accepté d’appeler mon amie comme d’autres auraient pu l’appeler, comme un autre tout au moins devait l’appeler. Je ne dirai pas comment je l’appelais, et je ne lui inventerai pas un nom pour les besoins de mon récit: son nom restera secret, tel qu’était notre amour, et mon trésor particulier. Dans les heures où elle s’échappait pour se réfugier près de moi, il fallait qu’elle fût entièrement différente de ce qu’elle était ailleurs, et que rien ne la retînt à cet ailleurs trop journalier: lorsque nous nous retrouvions dans notre chez-nous enfin prêt, n’était-ce point pour n’être que deux amants, deux êtres qui n’ont plus souci de rien que d’eux-mêmes? Elle me le dit un jour: --Il faut nous entourer un peu d’illusion. J’avais l’illusion qu’elle fût mienne. Quelle illusion m’eût grisé davantage? Ne venais-je pas de reconnaître un de mes désirs? Déjà, plusieurs fois, j’avais remarqué, sans en tirer d’orgueil, qu’elle me répétait comme venant d’elle des choses que je lui avais murmurées. J’en tirai peu à peu la conviction qu’elle m’offrait ainsi, et peut-être involontairement, une preuve de son amour, comme si, devenue mienne et telle que je pourrais la souhaiter, et dominée par ma tendresse, elle prenait de mes façons de penser et de sentir. Quel soutien nouveau pour moi! Deux amants que la chair seule attache, se lassent plus vite, au lieu que la tendresse ne va que s’affermissant en profondeur. Et quels espoirs devant moi qui ne rêvais que de tendresse, de communion véritable, et véritablement,--je ne l’écris pas sans mélancolie,--d’amour conjugal, l’unique amour que je conçoive! J’avais bien l’illusion que chez nous elle était mienne, et qu’en fermant au verrou derrière elle la porte quand elle m’arrivait, elle montrait sa volonté d’exclure le reste du monde. Elle y mettait de la hâte. Se croyait-elle suivie, épiée? Non point. Elle avait l’air parfaitement calme, et jamais elle ne joua la comédie des précautions excessives. Elle venait, elle entrait, elle nous enfermait, elle se jetait contre mon épaule, elle était chez elle. Comme elle me l’avait dit un jour: --Tout est fini, puisque je vous vois. Par malheur, tout ne finissait que pour fort peu de temps. Mon amie n’arrivait pas toujours à l’heure qu’elle m’avait fixée. --Je ne fais pas ce que je veux, disait-elle. Et parfois elle me quittait plus tôt qu’à son envie. Lorsqu’elle avait deux heures à me donner, la bonne chance nous favorisait. Si quelque jeune fille ignorante imagine merveilleux et terribles les plaisirs de l’adultère, qu’elle se détrompe. Une femme vicieuse ne court qu’au plaisir, sans doute; mais pour les autres,--le plus grand nombre,--pour celles qui, mal mariées, ne cherchent dans l’amour défendu que ce qu’elles n’ont pas trouvé dans le mariage, c’est-à-dire, non point un mâle et un maître, mais un homme et un ami, pour celles-là le dernier mot du bonheur n’est pas de s’épuiser de fatigue sous une étreinte vaine. Je le pense du moins, et mon amie aussi le pensait, je n’aurais pas voulu en douter. Toute ardente qu’elle fût au lit, et audacieuse même, elle avait d’autres soins. Plus d’une fois, le commissaire de police eût perdu sa peine en pénétrant chez nous à l’improviste: nous causions seulement comme deux vieux camarades, ou bien, tandis qu’elle m’écoutait en mangeant des fruits, je lisais quelques pages d’un poète que le hasard de la conversation nous avait mis en goût de relire, ou de lire. J’ouvrais le plus souvent du Hugo, que mon amie connaissait mal et qu’elle fut surprise de découvrir soudain: car Hugo n’est pas à la mode et les hommes de ma génération le tiennent en grand mépris, sans le connaître probablement, ou pour des raisons de politique, ce qui ne me suffit pas. J’ouvrais aussi l’_Homme Intérieur_, ou le _Cœur Solitaire_. Charles Guérin est un poète qui m’émeut. Je crois qu’on ne lui a pas encore assez rendu l’hommage qu’il mérite. Pour moi, je n’oublierai probablement jamais cet après-midi de juin où tout à coup je lus, à mi-voix: _Nous montons dans la vie, en peinant, côte à côte;_ _Mais un mur entre nous suit le même chemin,_ _Hélas! et l’on ne peut, tant la crête en est haute,_ _Se voir ni se donner la main._ _On échange, il est vrai, mainte parole tendre,_ _L’un et l’autre on s’appelle en chantant par son nom:_ _Eh! qu’est-ce donc, au prix de l’angoisse d’entendre_ _Pleurer souvent son compagnon!_ _Quand l’étoile du soir, pour nous triste à voir poindre,_ _Réunit les amants heureux dans le repos,_ _Nous n’avons, vainement avides de nous joindre,_ _Rien à nous deux que nos sanglots._ Je m’arrêtai pour regarder mon amie. Elle me regardait. Elle était oppressée. --Continue, me dit-elle. Je continuai. Les strophes se déroulèrent, gonflées de douleur, limpides, simples, nues. Elles n’ont aucune surcharge, elles ne s’alambiquent pas d’allitérations et de tentatives musicales, jeux byzantins où s’égare aujourd’hui, et nul n’ose le dire, la poésie française. Mais elles frémissent d’un frisson humain. Je lisais: _Mais une brèche s’ouvre enfin dans la muraille._ _On s’élance, les bras tendus, éperdûment,_ _Et les noces ont lieu sur un lit de broussaille_ _Où l’on souffre encore en s’aimant._ _Cette étreinte a suffi pour fondre les rancunes;_ _Ce qui n’est pas le seul présent semble aboli;_ _L’amour, quand on se sait si peu d’heures communes,_ _Serait atroce sans l’oubli._ _Puis on reprend, chacun selon sa destinée,_ _Le sévère devoir prescrit par la raison,_ _Presque heureux d’avoir pu pendant une journée_ _Contempler le même horizon._ _Poursuivrons-nous plus tard le chemin, sans barrière,_ _Ensemble, tendrement l’un sur l’autre appuyés,_ _Pour ne faire à jamais qu’une seule poussière_ _Et qu’une ombre unique à nos pieds!_ _Ou bien, marquant peut-être ici nos pas suprêmes,_ _Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,_ _Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes_ _Au gouffre brusque de la mort!_ Ma voix tremblait. Je posai le livre. Au bruit que je fis, mon amie leva la tête. Ses yeux brillaient. Elle courut à moi. Elle se blottit contre mon épaule, à sa place préférée. Nous nous taisions. --Mon Mien, mon Mien, murmura-t-elle. Je ne veux pas que tu souffres. Elle répéta: --Je ne veux pas. --Tu ne souffres donc pas, toi? répliquai-je. Tu es donc heureuse? --Si tu m’aimes, je suis heureuse. --Si je t’aime? Tu me le demandes? Tu ne le sais pas, que je t’aime? --Et toi, méchant, tu ne le sais pas aussi, que je t’aime? --Je voudrais tant le savoir! Elle me repoussa doucement. --Tu es injuste, dit-elle. --Non, je souffre. --Et moi, je ne souffre pas? Moi, qui suis là près de toi comme si plus rien n’existait que toi et moi, moi qui vais te quitter... Toi, du moins, tu seras seul, tu pourras faire ce que tu voudras, penser ce que tu voudras, te taire si tu veux; tandis que moi je devrai subir des questions, je devrai parler, répondre, je devrai... --Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi! Qu’aurait-elle dit, si je ne l’avais pas retenue? Je la serrai contre moi. --Méchant, méchant! dit-elle tout bas. La jalousie me fouettant, et les lèvres amères, je cherchai les siennes, vivement, comme si elle me les eût refusées. --Oh! le méchant! dit-elle encore, autant qu’elle le put. Croirait-on pas qu’il a besoin d’employer la force? Croirait-on pas que je ne suis pas sienne? Elle se tut. Il me plaisait qu’elle fût silencieuse. J’ai en horreur les manifestations extrêmes de la joie, et qu’une femme crie ou geigne. Après ce silence où tout s’oublie pour quelques instants: --Quelle heure est-il? dit-elle soudain. Nous n’y pensions plus. --Je vais être en retard. Et elle m’échappa, prompte. Rapidement, elle se préparait. --Tu es bien pressée, dis-je sur un ton de reproche badin. --Je n’ai plus une minute à perdre, je dîne en ville. --Ah! fis-je. En décolleté, sans doute? Elle riposta, souriante: --Pourquoi pas? Puis, se faisant admirer et la gorge offerte: --C’est donc si laid qu’il faille le cacher? Je grognai: --Singulière manie que vous avez toutes, de montrer à tout venant ce qui doit se réserver. Elle éclata de rire. --Tu es stupide. --Naturellement, dis-je non sans aigreur. Meilleure que moi, ou plus fine, elle évitait les discussions. Elle reprit: --Tu es stupide et je t’adore, tiens! Elle était prête. Elle me planta sur chaque joue un baiser sonore, comme on fait aux enfants qui boudent. --Au revoir, mon vilain jaloux! conclut-elle. Au revoir, vilain mon Mien! Puis, son habituel: --Tu l’aimes, ta Tienne? Je refermai lentement la porte sur elle. J’écoutai le bruit de ses pas. Elle était partie. Notre chez-nous, pourtant si étroit, me parut plus grand. Je me sentis tout à fait découragé. Machinalement, j’allai à la fenêtre et soulevai le rideau. Il avait plu, mais le soleil triomphait à l’occident. Je laissai retomber le rideau. Machinalement encore, je pris pour le ranger le livre de Charles Guérin. Je l’ouvris au hasard. C’était à la page 113. Je lus: _C’est l’heure, après la pluie, où, redevenant pur,_ _Le ciel du soir se peint dans les vitres riantes,_ _Où les trottoirs mouillés réfléchissent l’azur_ _Et les pieds nus des mendiantes._ _Couple las que son rêve isole des passants,_ _Nous suivons vers l’Ouest les rives de la Seine,_ _Mais tout à leur souci nos cœurs restent absents_ _Des lieux où le hasard nous mène._ _Parfois levant les yeux au bord d’un carrefour,_ _Nous regardons avec des paupières émues_ _Les amants séparés par la tâche du jour_ _Se rejoindre à l’angle des rues._ _Ils vivent, à les voir, dans de pauvres emplois;_ _Et leur destin pourtant nous fait haïr le nôtre,_ _Car la nuit dont l’attente entrelace leurs doigts_ _Va nous arracher l’un à l’autre..._ Je ne poussai pas plus loin. Je regardai notre divan où les coussins avaient été écrasés. Un petit objet brillant fixa mon attention: c’était une épingle à cheveux. Je n’y touchai pas. * * * * * SINCÈREMENT, j’ai eu, maintes fois, pendant ce printemps merveilleux et cruel, l’illusion d’être aimé, je veux dire d’être l’homme de qui tient son bonheur une femme. Avez-vous observé les femmes dans la rue ou dans un salon? On reconnaît celles qui sont heureuses, je veux dire celles qui sont aimées et qui aiment; on les devine: il y a autour de leur personne comme un halo spirituel et quasi voluptueux qui les dénonce. Les autres femmes en prennent ombrage, et les hommes à bonnes fortunes s’éloignent, non sans dépit, sachant bien qu’on ne les regardera même pas. J’observai que mon amie, comme jadis la petite fille troublée qu’elle avait été, n’était plus la même. Il y avait en elle, dans son air, dans son sourire, quelque chose de nouveau. J’en étais secrètement satisfait, je ne le nierai pas, mais j’en avais aussi un peu d’inquiétude. Je le lui déclarai, par badinage. --Ah! me dit-elle, si tu t’imagines qu’on le remarque! Il faudrait être jaloux pour le remarquer. Et un homme est-il jaloux de sa femme? --Sans être jaloux... --Il ne remarque même pas que j’ai les yeux rouges quand j’ai pleuré. Il n’a même pas remarqué que je pleurais, la première fois que... --Je t’en supplie, dis-je brusquement. --Il faut pourtant que tu saches... Mais elle n’était peut-être pas si résolue qu’elle désirait le paraître. Je n’ignorais pas qu’elles sont nombreuses, les pauvres femmes que leur mari traite comme on ne traite point une fille de rencontre, et qui ont enfanté dans la douleur, du commencement à la fin. Je n’ignorais pas qu’ils sont nombreux les hommes qui n’ont souci que de leur plaisir sans gêne. --Si seulement j’avais eu ma mère! disait mon amie. Mais je l’ai perdue alors que j’étais gamine, et ma tante fut trop contente de se débarrasser de moi entre les mains du premier qui m’a demandée. Je n’avais jamais reçu tant de confidences de mon amie. Toujours elle semblait préférer retarder l’instant que j’appelais de toute mon ardeur. Voulait-elle enfin m’écarter le voile que je n’osais pas toucher? Son histoire était l’histoire de trop de femmes de ma génération, que la guerre a frappées non point dans ce qu’elles ont de plus précieux, qui est leur fils, mais dans elles-mêmes. Combien de jeunes filles n’a-t-on point poussées imprudemment au pire avenir, dès 1915, en répétant que les maris manqueraient, qu’il y aurait après la paix signée trois filles et peut-être quatre pour un garçon, qu’il était expédient de ne pas faire les difficiles ni de temporiser, et qu’un mari n’étant jamais qu’un mari, il fallait s’estimer assez privilégiée d’en trouver un, quel qu’il fût? De là tant de mariages précipités, tant d’unions désastreuses. Pour mon amie en particulier, elle avait eu, selon sa tante, une chance providentielle. Elle avait trouvé «un mari très bien», un homme encore jeune et qui avait «une belle situation». Le 2 août, il était parti comme sous-lieutenant de réserve avec le 43ᵉ régiment d’artillerie; présent à la bataille de Charleroi, du côté de Roselies, il avait reçu à la joue gauche un éclat d’obus, dont il ne gardait qu’une fossette; mais il ne s’était laissé évacuer que plus tard, lorsqu’après la victoire de la Marne, qui se joua pour lui à Escardes et à Courgivaux, une balle allemande l’avait atteint à l’épaule, tandis qu’il se penchait hors de son observatoire de Saint-Thierry, devant Brimont. Quand il reparut, guéri, au dépôt de son régiment, on eut l’intelligence de considérer qu’il était chimiste «dans le civil», et de plus ancien élève de Polytechnique, et qu’il rendrait peut-être quelques services en aidant à fabriquer des explosifs. Dès lors sa guerre était finie. Il pouvait raisonnablement se marier. Il se maria. --Ce n’est pas un méchant homme, disait mon amie, mais je ne l’aime pas. Que veux-tu? Je n’y peux rien. On aime ou on n’aime pas. Toi, je t’aime. Lui, je ne l’ai jamais aimé. Était-ce habitude prise depuis la guerre, où, tenant le secret sur tout ce que de par ses fonctions il connaissait, il ne parlait pas à sa femme des travaux de son usine? Était-ce plutôt habitude très ancienne, et trait de caractère? Il ne parla pas davantage, après la démobilisation, des progrès de son entreprise. Il avait acheté, avec deux amis, une maison de «peinture, vitrerie, et décoration». Il travaillait pour les régions dévastées. L’affaire était excellente, à en juger par le train qu’il faisait mener à sa femme. Mais il négligeait de l’intéresser à ses efforts. Beaucoup d’hommes sont comme lui. Beaucoup de femmes s’en plaignent. Mon amie, elle, était depuis longtemps résignée à tout. --Sans mes deux enfants, disait-elle, je ne me serais pas résignée, je serais libre. Pour eux, j’ai supporté des épreuves incroyables. J’en supporterai encore, et plus facilement, puisque je t’ai. Elle se confiait en toute simplicité. Nulle coquetterie dans ses aveux. On aurait pu s’imaginer qu’elle racontait, non point sa vie, mais celle d’une autre femme. Elle n’y mettait aucune passion, aucune révolte, elle non plus. J’en fus frappé. Je pouvais m’imaginer que j’avais déjà sur elle, par mon amour, tant d’influence qu’elle en venait peu à peu à concevoir toutes choses, sinon dans le même plan que moi, du moins dans un plan parallèle. Rien qu’à son accent, à sa façon d’exprimer un regret, d’éluder une rancune, quelle différence entre la femme que j’avais retrouvée à Nice et la femme qu’elle devenait, qu’elle était déjà devenue! Ainsi de tout au reste. D’abord, par exemple, elle se montra timide, quand nous causions d’art. Mais les femmes ont une prodigieuse faculté d’assimilation. En peu de temps, mon amie ne prononça plus une parole qui m’eût déçu; d’instinct elle disait ce que je pouvais souhaiter qu’elle dît. Pareillement, avec une grâce exquise, elle me demandait de la conseiller pour ses lectures. Je me récusais, parce que je n’ai pas en matière de livres les goûts que l’on a maintenant, et je craignais de la rebuter. Je lui dis néanmoins: «Quand tu seras triste, lis les poètes; quand tu voudras t’enrichir, lis les historiens; mais n’ouvre un roman qu’avec discrétion et de préférence les jours de pluie: alors tu t’attristeras davantage, et tu te sauveras en ouvrant un livre de vers.» Elle avait ri; mais, un jour, ce jour où elle s’était décidée à me faire ses premières confidences, comme elle me déclarait gentiment qu’elle me devait d’avoir quelques heures moins grises dans la brume de ses longues semaines, elle ajouta: --J’ai lu hier une jolie phrase. Écoute: «_On peut très bien vivre sans être la plus heureuse des femmes, et d’ailleurs ce serait une grande injustice qu’une femme fût la plus heureuse de toutes._» Je demeurai bouche close. --Tu n’approuves pas? me dit-elle. Après une légère hésitation, je répondis: --Je pense à une phrase, que j’ai relue, moi aussi, hier. --Voyons, ta phrase? J’hésitai encore. Puis: --«_C’est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire celui de l’homme qu’on aime._» Elle me regarda. --Pourquoi ce reproche? demanda-t-elle, sur un ton affectueux. Je ne sais pas si je fais ton bonheur, mais je t’assure... --Non, répliquai-je, tout rougissant, et sans la laisser achever. Je suis stupide, comme tu me le dis souvent: je viens, par pudeur et par scrupule, de substituer cette phrase, que je n’avais aucune raison de citer, en effet, sous peine d’être un goujat, à une autre phrase, que je n’aurais pas la hardiesse de te répéter. --Oh! alors, je veux que tu la répètes. --Je veux? Je veux? --Oui, je le veux. --On m’a changé ma Mienne. Voilà qu’elle a de la volonté? --Oui, monsieur, je veux. --Regarde, Mienne: j’ai déjà rougi rien qu’à la pensée que j’aurais pu te répéter cette phrase. --Rougis, mais répète. --Tourne-toi donc, je ne pourrais pas t’obéir si tu me regardais. Elle se tourna vivement, curieuse. Délicieux enfantillages! Quels amants n’en ont pas eu de semblables? Elle s’impatientait. --Allons, j’écoute. J’articulai à mi-voix: --«_Elle semble votre propriété, car c’est vous seul qui pouvez la rendre heureuse._» Elle se retourna, et, me prenant la tête entre ses mains: --Tu es un grand gosse, dit-elle, un grand gosse incorrigible. Oui, elle est ta propriété, ta Tienne, oui, plus que tu ne le mérites peut-être. Elle feignait de me renvoyer le reproche. --Je ne le mérite peut-être pas, c’est vrai, dis-je sérieusement. Elle éclata de rire. --C’est vrai aussi, dis-je: je suis stupide. --J’allais le dire. --Je le sais bien. Nous riions tous les deux. Pour la première fois, nous nous séparâmes, ce jour-là, en riant. Mais je n’eus pas à chercher si mon amie n’avait point oublié d’épingles à cheveux parmi les coussins de mon divan noir. Belle journée, dont j’ai gardé le souvenir le plus doux. Belle journée dont j’ai gardé le souvenir le plus doux, sans doute par contraste avec le souvenir de la journée qui suivit. Je ne devais pas voir mon amie, le lendemain. --Courses et visites, m’avait-elle dit en me quittant. Et elle avait ajouté, dans ce style volontiers argotique et télégraphique si fort à la mode aujourd’hui chez les gens de la meilleure société: --Vieilles rombières et grands magasins. Or, le lendemain, vers trois heures, comme je m’apprêtais à traverser la rue Royale, près du Ministère de la Marine, je remontai soudain sur le trottoir pour éviter une auto. La voiture, une limousine, filait à vive allure vers la Madeleine. Ému par ce choc que nous éprouvons au cœur involontairement à l’instant que nous échappons à un danger, même petit, j’avais néanmoins encore assez de sang-froid pour distinguer, sans erreur possible, les deux personnes que la voiture emportait: je vis deux personnes, un homme et une femme: l’homme, je ne le reconnus pas: la femme, c’était mon amie. Et précisément ils riaient, comme nous avions ri, mon amie et moi, en nous séparant, la veille. Cette fois, le nouveau choc que je ressentis au cœur fut plus violent. Je demeurais interdit. Je suivais l’auto du regard. Quand elle disparut de ma vue, j’éprouvai que mon front était moite de sueur. * * * * * VOILA de ces riens qui suffisent à bouleverser un amant. Je n’étais déjà que trop disposé par mon caractère à pousser à l’extrême les moindres ennuis. On peut imaginer dans quel désarroi je tombai pour avoir aperçu celle que j’aimais en compagnie d’un homme que je ne connaissais pas. Hélas! je connaissais si peu, ou si mal, mon amie elle-même! Ce qui me blessait plus profondément, c’était qu’elle eût pu rire loin de moi, quand moi je portais en tous lieux une mélancolie de tous les instants. Il me fallut ce réveil pour me tirer du bonheur,--bonheur mitigé, bonheur fragile, mais bonheur,--où je vivais depuis six semaines. Certes, deux amants, qui ne se rencontrent que pendant de trop brèves minutes et moins souvent qu’ils ne le désirent, ont ce privilège que leur passion est toujours au plus haut point: ils ignorent les attaques sournoises de l’existence en commun, les satisfactions trop faciles, les petites querelles qui naissent à propos de rien puis de tout, les petits travers qui se révèlent, les ridicules même qui se dénoncent, tout ce qui fait que peu à peu l’amour s’émousse et languit. Deux amants qui ne vivent pas côte à côte n’ont que le temps de s’aimer. Mais quel revers à cette brillante médaille! Et vaut-il mieux ne pas se connaître assez que de se connaître trop, si tant est que deux êtres humains puissent jamais se connaître? Un remords soudain m’assaillit, un remords et une crainte: malgré les protestations qu’elle ne me ménageait pas, étais-je vraiment l’homme que mon amie s’attendait à trouver en moi? Ne l’avais-je point déçue? Parce que j’avais à Nice été touché par la gravité de ses premières paroles et le pathétique presque désespéré de son accueil et de son amour, devais-je maintenir notre amour dans cette tristesse où je me plaisais à l’élever? Si elle était malheureuse chez elle, ne devais-je pas me maîtriser quand elle accourait chez moi entre deux visites, et lui imposer l’illusion d’un peu de bonheur complet? Devais-je l’entraîner à ma suite sans précautions dans ce bonheur douloureux où je puisais, moi, un réconfort peut-être trop amer pour elle? Femme, et femme jeune, malheureuse mais prête à croire que le bonheur est possible, n’attendait-elle pas plutôt de moi que je lui entr’ouvrisse les portes d’ivoire des paradis rêvés? N’était-elle pas assez généreuse en ne me laissant pas deviner que je l’avais déçue? Fallait-il lui reprocher de se distraire quand elle m’offrait toujours une docilité parfaite, riant si je riais, silencieuse si je me taisais, et rembrunie si j’étais en peine? Toutes ces raisons, je les admettais, mais un doute barrait ma sagesse naissante, un doute que j’essayais vainement de renverser, ou d’éviter,--un doute qui m’attirait. Je suis comme je suis. Et je pensais: «Et si elle ne t’aime pas? Et si elle a seulement pitié de toi? Et si elle te fait seulement l’aumône d’un semblant d’amour, pour te consoler?» Et des raisons aussi de douter me venaient. Je me rappelais une de ses premières paroles: sa décision préalable de ne pas renoncer à ses enfants, même pour son amour. Et je me disais: «Une femme qui aime, aime sans conditions.» Je me rappelais encore qu’elle m’avait déclaré que, sauf à moi d’y croire ou non, elle n’avait jamais eu d’amant. Et je considérais que c’était une étrange manière de m’inspirer confiance. Je m’égarais. Ces raisons, aujourd’hui, m’apparaissent telles qu’elles sont: injurieuses et faibles. Qu’on me les passe, j’aimais. La jalousie est impitoyable. Que me restait-il de tant d’incertitudes, lorsque mon amie sonna le lendemain à ma porte, à notre porte? Elle s’arrêta sur le seuil, inquiète. --Mon Mien! Qu’as-tu? Je la pris par la main et l’entraînai vers son fauteuil préféré. --Tu me fais peur, dit-elle. Qu’as-tu, mon Mien? Elle n’avait pas eu le temps d’ôter son chapeau. Elle s’assit, levant déjà les bras. --Regarde-moi, lui dis-je. Elle me regarda. Je me penchai sur ses yeux, avidement, comme un voyageur assoiffé sur une source. La source était limpide et d’un cristal parfait. --Mon Mien... Avait-elle peur? Elle ne dit rien de plus. Je lui pris les mains et les baisai. Elle essaya de sourire. --Mon Mien, explique-moi..... --Je t’ai vue, hier, à trois heures. --A trois heures? Elle cherchait. --Rue Royale, précisai-je. --Ah! fit-elle. Elle n’eut aucune émotion apparente. Elle ajouta: --Je ne t’ai pas vu. Un regret perçait dans sa voix. Je ripostai: --Tu étais trop occupée. --Moi? --Toi, oui, et l’homme qui était à ta gauche. Je ne suis pas habile à dissimuler. Ma voix était devenue âpre. Mon amie n’éclata pas de rire. Elle se leva. --Bon! dit-elle. Je comprends. Très calme, debout devant la cheminée, elle ôta son chapeau, me le tendit en disant: --Tiens, fou que tu es. Mets où tu voudras le chapeau de la femme qui trompe son amant. Puis, ayant du bout des doigts assuré l’ordre de ses cheveux, elle se tourna vers moi qui demeurais immobile, et: --Tu es jaloux de mon beau-frère? dit-elle. --Tu as un beau-frère? --Tu ne le savais pas? --Je ne sais rien, Mienne. Déjà je respirais. En quelques phrases, elle me délivra. Son mari avait un frère, plus vieux de cinq ou six ans, veuf depuis 1916. Ce frère, fort aimable, excellent garçon, dirigeait en province l’usine qui fournissait de couleurs la société de peinture, vitrerie et décoration dirigée par le cadet. Il venait à Paris plusieurs fois par mois. Et il emmenait souvent sa belle-sœur dans ses courses à travers la capitale. Et c’était bien simple. Je n’avais rien à répondre. Pour employer ma confusion, je demandai: --Il n’a pas d’enfants? --Non. Il vit tout seul, en célibataire, à Argenton-sur-Creuse. Tu connais? Je répondis non. Elle poursuivit: --Gentille petite ville, avec des maisons anciennes en aplomb sur la Creuse, et un pâtissier de génie. Gentille petite ville, mais combien province, et d’une curiosité! Tu vois cela d’ici. Comme mon beau-frère ferait, au su de tout le monde, un enviable parti, tu penses que tout le monde est sur les dents. Les mères qui ont des filles, mon Mien, sont terribles. --Et le beau-frère? --Il ne veut plus entendre parler de mariage. --Tiens! tiens! fis-je. Étonnée, elle me regarda. Je repris: --Celle qui lui plairait n’est pas libre? Son regard se chargea de reproche. --En effet, dit-elle. Elle est à toi. Décidément, je tenais un mauvais rôle. Mais je n’eus aucune peine à m’avouer vaincu. Mon amie triompha sans pitié. Je n’entrerai pas dans le détail de sa victoire: je n’écris pas un livre pour collégiens. Le silence accoutumé de nos caresses avait une pudeur dépourvue de dissimulation. Je noterai, sans plus, que jamais ma triomphatrice ne s’était montrée si exigeante et si hardie. C’est le propre de l’amour d’ignorer toute espèce de honte, et de ne pas s’y avilir. Au feu d’une étreinte loyale flambent toutes les mesquineries du sentiment. Mais la réalité, ce spectre des drames romantiques, nous frappe à l’épaule sans s’émouvoir de nos rêves qu’elle casse, et nous ne rouvrons si tôt les yeux que pour revoir nos soucis. Avais-je tort de me découvrir tel que j’étais devant mon amie et de m’acharner en quelque sorte à lui ressasser: «Je t’aime. Tu le sais. Tu feras de moi ce que tu voudras. Je serai lâche, si tu veux. Mais laisse-moi t’aimer?» Elle m’avait dit à Nice: --Il faut m’aimer. Il n’était plus besoin qu’elle me le dît: elle n’entendait que trop certainement ce que je lui disais: --Il faut te laisser aimer. Je lui dis en effet: --Laisse-moi t’aimer, Mienne. Je voudrais tout connaître de toi, et je redoute d’en connaître trop. Laisse-moi t’aimer, laisse-moi t’aimer encore. Mais surtout, Mienne, Mienne chérie, s’il est vrai que tu m’aimes ou que tu acceptes que je t’aime, surtout que ce ne soit point par pitié! Et quand il te plaira de ne plus venir ici, ne mens pas surtout, et ne viens plus. --Et quand tu ne m’aimeras plus? dit-elle. Ainsi je me rendais. Était-ce calcul de ma part, et envie délibérée qu’elle eût soin de me mentir le plus longtemps possible? Était-ce au contraire le dernier geste d’un homme qui lutte depuis trop longtemps et qui aspire au repos, à ce repos que tous les hommes cherchent même dans les pires agitations? Il est probable que, ce jour-là, mon amie connut qu’elle me tenait: j’avais été assez maladroit, c’est-à-dire assez franc. M’en sut-elle gré? Répondit-elle au contraire à mon élan par un élan semblable, sans autre calcul? Et fut-ce aveuglément qu’elle engagea notre amour dans cette voie où il allait se perdre? Elle aussi, me dit-elle, souffrait de toutes les heures dangereuses qui nous séparaient. --Il faut que nous nous voyions plus souvent. --Le peux-tu? fis-je. --Tu le peux. Son mari ne m’avait-il pas exprimé sa sympathie dès notre première rencontre? Il avait reparlé de moi. --Il ne se fera pas prier pour t’inviter. --Moi? --Nous recevons beaucoup, et des gens qui nous intéressent moins que toi, je t’assure. --Est-ce que tu t’écoutes, Mienne? --Mais, mon Mien, quoi de plus naturel? Je lui affirmai sur un ton assez dur qu’elle me proposait de jouer un personnage malencontreux. Elle se fâcha. --Tu ne penses qu’à toi, dit-elle. Et moi, est-ce que tu t’imagines qu’il me sera si facile de me tenir entre toi que j’adore et cet autre que je déteste? Elle n’avait jamais eu tant de violence. Ses yeux me parurent nouveaux. Mais vite ils s’adoucissaient déjà. Je répondais: --Je ferai ce que tu voudras, Mienne. --Du moins, je te verrai, dit-elle, même si j’en dois souffrir, et tu me verras, vilain Mien, et tu verras que tu peux te fier en moi sans te torturer, et tu verras... --Je verrai le fameux beau-frère? dis-je en riant. --Méchant Mien! répliqua-t-elle en riant aussi, et pauvre beau-frère! S’il apprenait que tu as pu être jaloux de lui, il tomberait de haut. --Mais s’il apprenait qu’on a pu le juger digne de toi, qu’on a pu lui faire cet honneur, crois-tu qu’il s’en plaindrait? Elle s’écria: --Chéri... --... Tu es stupide! fis-je plus vite qu’elle. Et elle me mordit la lèvre. La journée s’achevait mieux, somme toute, que je n’espérais. Je ne m’inquiétais pas du lendemain. J’étais trop content de sortir de mes transes de la veille. Mon amie s’en alla. J’attendais son habituel: --Tu m’aimes? Elle ne me le dit point. * * * * * OU avais-je accepté de descendre? Où avais-je accepté de suivre mon amie? Et savait-elle où elle nous entraînait? Et le savais-je? Mais, si je l’avais su, si je l’avais soupçonné, aurais-je refusé de la suivre? Il n’est que bien trop certain que nous sommes les ouvriers de notre fortune. Un vers me revient à la mémoire, un vers grec dont on ignore l’auteur et qui est peut-être d’Euripide, un vers profond comme un regret: «_N’accuse pas un dieu, ne t’en prends qu’à toi-même._» Je ne suis pas assez bon lettré pour traduire plus exactement avec moins de mots. Un helléniste m’a déclaré que le texte porte, précis: «_Un dieu t’a fait ce mal? Non, c’est toi-même à toi._» Que servirait ici de discuter? Il ne m’échappe pas que je voudrais retarder à ce point le torrent de mes souvenirs. Ils se précipitent à mes yeux éblouis comme se précipitèrent les événements. Quelqu’un a dit un jour pour la première fois: le tourbillon de la vie. L’expression s’est galvaudée, mais qu’elle était belle, quand elle faisait encore image! Elle était désespérante. Il faut lui redonner son sens neuf avec moi pour comprendre d’ensemble ce que devint ma vie dès ce jour-là. Jusqu’alors j’avais peut-être l’illusion que je menais notre amour sous la seule influence de mon amie. Nous eûmes le tort de sortir de chez nous. Dans le secret, tout étouffant qu’il fût, notre amour vivait, chaud comme une rose pourpre, et nos souffrances,--je tiens à cette dernière illusion du pluriel,--nos souffrances avaient une noblesse, peut-être arbitraire, mais respectable; car deux malheureux ont droit au respect. Du jour où nous fûmes assez maladroits pour exposer notre amour aux atteintes du dehors, la catastrophe, qui avait couvé dans ce secret étouffant, devint inévitable. Tout de suite, puisque je n’écris pas un roman de surprises, je dois rassurer et détromper: notre amour ne fut pas découvert. Je me surveillai assez pour ne jamais être suspecté ni par trop d’abandon ni par trop de froideur. Quant à mon amie, je m’aperçus vite que, loin de se tenir difficilement, du moins en apparence, entre son mari et moi, elle se dirigeait au milieu des feintes avec un art terrible. Et le mari, je me persuadai d’emblée qu’il avait en sa femme une confiance béate. Devant lui, on se sentait devant un homme honnête, correct, tranquille, et heureux. Il avait une façon parfaitement quiète de regarder sa femme. Ce n’était point suffisance de mâle, ni orgueil de maître. C’était conscience d’une situation claire et de sentiments réciproques. Il m’étonna. Il ne semblait pas être du tout le bourreau que la conduite et les propos de sa femme donnaient à supposer. Près d’elle, il se montrait attentif,--sans excès, pour ne point s’abaisser peut-être, car certains hommes pensent qu’il est déraisonnable à un mari d’avoir l’air amoureux,--mais attentif néanmoins de manière qu’un jaloux tel que moi dût s’inquiéter. Il aimait sa femme, assurément, en bon mari, en bon bourgeois, si ce terme, où je ne mets rien de péjoratif, doit mieux me faire entendre. Mais est-ce ainsi que sa femme désirait d’être aimée? Et avait-elle tort ou raison, c’est une question que je demande à ne pas résoudre, par gratitude et par honneur. De cet homme, parce que je lui avais été préféré, je jugeai promptement que rien ne me menaçait. Il n’en fut pas de même pour le fameux beau-frère. Les deux frères ne se ressemblaient pas plus que deux étrangers. L’aîné me déplut d’abord. Autant le mari paraissait calme et, pour ainsi dire, toujours de sang-froid, autant le beau-frère se montrait toujours en éveil. Il cultivait l’ironie, une ironie assez lourde, avec une espèce de rage sournoise, cherchant à briller par des moyens brusques, taquinant sa belle-sœur à l’occasion de n’importe quoi, la détournant de tout entretien qu’elle nouait loin de lui, la prenant à témoin du moindre fait qu’il citait, la houspillant parfois assez rudement d’une plaisanterie en lui baisant la main. --Ma chère petite belle-sœur... Il l’appelait ainsi à tout instant. J’ignore ce que pensaient les autres de son attitude, qui était désinvolte, hautaine, et certainement forcée. Moi, j’eus l’impression très nette que le beau-frère faisait plus figure de mari que le mari. Mais je guettais en vain un geste, un sourire, un regard, un mot, qui trahît la belle-sœur: elle demeurait impénétrable. Je pouvais, et en vérité je devais conclure que mes soupçons n’étaient que rêveries d’amant malheureux. Mais n’avais-je pas d’autre part la preuve que mon amie ne trahissait pas davantage qu’il y eût entre elle et moi ce qu’il y avait? Je m’enfonçais les ongles dans les paumes chaque fois que je l’entendais appeler son beau-frère par son prénom. Il répondait: --Ma chère petite belle-sœur... Et il accourait à elle. Un soir, nous étions là, réunis dans les salons, une quinzaine d’invités: gens d’affaires pour la plupart, jeunes en général, simples et modestes, curieux de toutes choses d’aujourd’hui, même d’art. Ils m’avaient marqué de la déférence et de la sympathie. Jadis les bourgeois se méfiaient des artistes et les méprisaient un peu. A présent, ils les admirent d’oser gagner leur vie par un jeu perpétuel qui souvent use et ne produit que des dividendes aléatoires, car ils ont compris que les artistes sont des travailleurs absolus dont l’exemple ennoblit le travail, puisque pour eux le travail est une fin et non un expédient. Et puis, les femmes sont celles que nous envoûtons, nous, musiciens, sculpteurs, peintres, poètes: elles seules savourent d’instinct avant quiconque tout ce que nous mettons d’humain dans nos œuvres; les hommes ne nous accordent leur attention qu’après que leurs femmes nous ont couronnés de leur enthousiasme: et nous avons presque tous la sottise de préférer le suffrage des hommes et de renier, comme si elle était insuffisante, l’admiration des femmes: sots, triples sots, qui prétendons au laurier noir des penseurs et des apôtres, quand il s’agit de distraire la pauvre foule de ses soucis quotidiens en l’élevant au-dessus de sa misère que l’intelligence domine, et de mériter trois brins de remerciement, si notre œuvre ne fut pas inutile! Pour moi qui ne m’aveugle pas sur la valeur de mon œuvre, je fus, je l’avoue, flatté du petit succès que j’eus, pendant quelques minutes, chez mon amie. C’est de ces instants que nous tirons la force de persévérer et de grandir, même lorsque nous sommes d’un génie médiocre. Et mon amie avait l’air d’être satisfaite. --Vous voyez, cher ami, me dit-elle, combien en ne venant pas vous auriez déçu vos admiratrices. D’un geste de sa main, qui traça devant elle un arc de cercle et qui me fut comme une caresse, elle attirait autant sur elle que sur moi l’hommage des sept ou huit jeunes femmes présentes. J’allais balbutier une protestation. --Merci pour les admirateurs! s’écria le beau-frère qui s’approchait. --Oh! Monsieur, lui répliquai-je, voudriez-vous me laisser croire que je n’étais pas un inconnu pour vous, ce matin? --Mais oui, cher Monsieur, mais oui. Demandez donc à ma belle-sœur. Est-ce que je ne vous ai pas suppliée d’aller hier au Salon avec moi, ma chère petite belle-sœur? Et pour y voir quoi, s’il vous plaît? Je rougis. La veille, mon amie ne m’avait point dit qu’elle eût été au Salon. Je la regardai. Elle regardait son beau-frère. --Ajoutez, lui dit-elle, que mon mari s’était joint à vous. Puis, me regardant enfin: --Vous êtes, cher ami, je vous le répète, d’une modestie exagérée. --A ce point-là, dit le beau-frère, la modestie est un défaut, ou un vice. Sérieusement, cher Monsieur, votre œuvre est admirable. Je n’entends rien à la sculpture, je m’empresse de ne pas vous le dissimuler, mais... Il m’emmenait à l’écart. Était-ce pour me soustraire à mon petit succès, qui l’importunait peut-être? Il avait quelque chose à me demander. Il s’en excusa, moitié sérieux, moitié badin, comme s’il s’adressait à un maître dont on se dispute la priorité. --Depuis un an, me dit-il, je possède, près d’Argenton, une vieille bicoque Louis XIII. Je l’ai achetée parce qu’elle avait séduit ma petite belle-sœur, et aussi parce que, par le temps qui court, un célibataire de mon poil ne saurait mieux placer le superflu de ses rentes que dans de bonnes et solides pierres. D’autant que ces pierres sont entourées d’un magnifique parc, de dimensions respectables. Mes neveux, présents et futurs, me devront ces ombrages. Ils sont mes héritiers. Passons. Bref, voilà. Mon parc est aux trois quarts une forêt vierge, ou à peu près. Le quatrième quart a plus de dignité, si j’ose dire. J’aimerais y mettre en belle place une fontaine, et y disposer par ci par là quelques statues agrestes. Voulez-vous me faire l’honneur et le plaisir... Il insistait sur les deux substantifs. --... et le plaisir de civiliser ma forêt vierge? Comme je ne répondais pas: --Cela ne vous tente point? me dit-il. Et il me posa la main sur l’épaule, affectueusement. --C’est que, dis-je, je n’ai jamais rien tenté de tel. Et ma réponse avait le ton d’un refus. L’autre ne s’en aperçut point, ou feignit. --Eh bien! trancha-t-il, vous réfléchirez. De loin, mon amie nous épiait. Elle vint à nous. --Il réfléchira, lui dit-il. Ma chère petite belle-sœur, vous y réussirez mieux que moi, peut-être. Il nous quitta. --Je suis tout décidé, dis-je à mon amie. --C’est oui? --C’est non. --Tu es fou? --Nullement. --Alors, tu ne m’aimes pas? --Alors, l’idée est de vous? Elle répondit par un battement des paupières. Elle souriait. --Songe, me dit-elle tout bas, que de cette façon je t’aurais près de moi tout l’été. Voici les vacances. Que ferions-nous, séparés? Tu travailleras là-bas, et tu m’auras à côté de toi: bonheur double. Ne sera-ce pas délicieux, dis, mon chéri? --Pardon, répliquai-je. Pourquoi m’avais-tu caché... Mais le mari marchait vers nous. --Il accepte? demandait-il en s’avançant. --Oui, mon chéri, répondit-elle. Il accepte. Le mari me serra la main avec effusion. J’en profitai pour prendre congé. Mon amie souriait, heureuse,--heureuse apparemment. * * * * * ULCÉRÉ, ou néanmoins ravi, je ne distingue plus à cette heure ce que je fus; j’ai la certitude seulement que je ne m’appartenais pas, et que je n’avais pas envie de m’appartenir. En rêve on éprouve de pareilles sensations, vagues et très fortes, d’impuissance à la fois et d’allégresse, d’abandon et d’agrément. Mon amie avait répondu pour moi. Elle était l’instigatrice du projet. Pouvais-je ne pas vouloir ce qu’elle voulait? Eus-je même le temps de discuter? Le lendemain de cette soirée dont je ne savais s’il m’était préférable de m’en réjouir ou de m’en attrister, mon amie m’arriva toute éblouissante de joie. Un autre mot serait moins exact. Il y a des jours où le visage de la femme qu’on aime rayonne. --Chéri, me dit-elle de suite, il fait beau, je suis contente, je t’aime,--tais-toi, ou je t’adore,--et tu m’emmènes au Bois. Mais un amant n’est heureux sans restriction que s’il est cause du bonheur de sa maîtresse. Mon amie m’arrivait joyeuse. Qu’allai-je soupçonner? Sa joie, je trouvai qu’elle sonnait mal; et puis je remarquai du même coup qu’elle m’avait apostrophé d’un nom qu’elle avait adressé la veille à son mari. J’exagérais peut-être. Je répondis sérieusement: --Nous irons où tu voudras, Mienne. --Alors, ouste! Prends ton chapeau. Elle sortait, je la suivis. --Dépêchons-nous, mon taxi est en bas, dit-elle. Je souris en lui prenant le bras, comme pour la remercier de n’avoir point douté de mon obéissance. Il est de règle qu’une femme attaque, si elle sent qu’on va l’attaquer. Dès que nous fûmes dans la voiture: --Tu ne m’as même pas embrassée, dit mon amie. --Pardon, je... --Tais-toi, tu es un monstre. --Je... --Tais-toi, ou je t’embrasse devant tout le monde! Elle le fit aussitôt. La voiture était fermée. --Mienne, essayai-je de dire. --Tu n’as pas l’air content, mon Mien. Moi qui étais si contente! et qui croyais que tu serais si content! Tu aurais donc supporté de passer tout juillet, août, et septembre loin de ta Tienne? Je pus enfin placer quelques phrases. --Les convenances? dit mon amie. Quelles convenances? Nous aurons d’autres invités. Que tu en sois, qui s’en étonnera, puisque tu vas travailler à décorer le parc? Tu parles de convenances? Est-ce qu’on sait que tu es mon amant? Est-ce que cela se voit? Est-ce que je n’ai pas bien dissimulé hier? Ses dernières paroles me furent comme une offense, comme une offense à elle-même, et d’autant plus grave qu’elle se l’infligeait. J’en éprouvais un malaise profond. Mais elle était si tendrement agressive! --En outre, poursuivait-elle, sur un ton autre, il ne s’agit pas seulement de mon amant, il s’agit de mon amant qui est sculpteur. Tu vas décorer le parc d’Argenton. Ainsi, quand tu ne m’aimeras plus, quand tu m’auras abandonnée entre mon mari... et mon beau-frère... --Mienne! --... il me restera de toi ce beau souvenir vivant, les statues et la fontaine. Avec quelle aisance elle passait, amoureuse exquise, de l’enjouement à la mélancolie! Avec quelle douceur elle touchait à la corde sourde qui m’émeut toujours au plus secret de mon cœur! Nous contournions le premier lac. --Rentrons! dit mon amie. Et elle se rapprocha de moi, se faisant toute petite dans le creux du bras dont je lui enlaçai la taille. On avouera que les raisons destinées par mon amie à me convaincre, n’étaient point irréfutables. Cependant, pour un homme qui aime, on les croira sans doute irrésistibles; ou bien on n’aurait jamais aimé. Néanmoins, quand nous fûmes rentrés chez nous, je tentai de faire une nouvelle objection. Mon amie, sans me laisser achever, et feignant de ne pas entendre, se jeta contre mon épaule, la joue posée à sa place préférée, et, câline: --Tu m’aimes? dit-elle. --Tu m’aimeras longtemps? dit-elle encore. Puis: --Je n’ai plus qu’un quart d’heure à te donner, mon Mien. Et, simplement, elle me montrait du regard notre divan noir. --Je t’aime, ajouta-t-elle dans un souffle. Une femme amoureuse a toujours raison. J’aurais eu tort de ne pas fermer les yeux. Parce que j’acceptais la vie de complications où elle nous entraînait, mon amie se montra plus tendre, comme si elle était enfin débarrassée d’un fardeau. N’avait-elle pas pénétré mes sentiments assez loin pour être sûre que je devinerais tout ce qu’une pudeur compréhensible l’empêchait de me révéler? Tout ce que, pour calmer mon impatience, elle ne pouvait pas me dire, n’était-elle pas avisée et prudente de me mettre en état de m’y reconnaître? Ou dois-je supposer qu’elle avait le goût du péril? Tant de femmes n’aiment que dangereusement! Mais se perd-on à de si torturantes pensées, quand une femme aimée vous ouvre ses bras? L’instinct nous mate. Nous n’en rougissons, car notre orgueil est grand, que plus tard. Dans l’heure même, le désir triomphe. Des objections, je me persuadai que je n’en avais plus à faire. A de certains moments, l’amour pousse à l’optimisme. En pressant contre moi le corps docile de mon amie, je songeais: --Je serai lâche jusqu’où tu voudras, Mienne. Et je dis seulement à voix basse: --Je t’aime. Cela venait après un de nos silences habituels. Mon amie eut un sourire. --Sais-tu où je suis? me demanda-t-elle. Je la regardai. --Je suis chez toi, dit-elle. Elle se souleva sur un coude. --Non, mon Mien, je ne rêve pas, reprit-elle. Je dis que je suis chez toi, dans ton atelier, si tu préfères. J’étais chargée d’aller t’inviter à déjeuner pour demain, parce que mon beau-frère, mon terrible beau-frère, regagne Argenton samedi soir, et qu’il a besoin de s’entretenir avec toi de vos projets. --Nous pouvions nous en entretenir, grognai-je, sans que ce fût à table. --Ne sois pas méchant, mon Mien. --Je ne veux pas être un pique-assiette. --Tu es stupide. Tu prends tout au tragique. Mon mari et mon beau-frère n’ont un peu de liberté que pendant les repas. Il est donc naturel... --Pardon, dis-je, ton beau-frère est libre aussi en dehors des repas. Lorsque je vous ai vus... --Tu vas recommencer? --Non, Mienne, je me tais, je suis stupide. --Et tu viendras? --Je viendrai. --Alors tu n’es plus stupide, mon Mien, et je t’aime, et je me sauve. Ce déjeuner, où je me rendis sans entrain, je n’en parlerais pas s’il n’avait pas été marqué par un incident bien fait pour que je me le rappelle à loisir. J’y eus la même impression de gêne que lors de ma première soirée: le beau-frère, le terrible beau-frère, y avait absolument mine de mari. C’est lui qui menait la conversation, lui qui veillait à l’ordre du service, lui qui forçait mon amie à manger, lui qui s’imposait comme un maître plein d’importance. Il m’était odieux, et je sentais que mon amie, malgré sa gaieté, n’éprouvait pas un contentement parfait. Après le repas, et tandis que, mon amie s’étant retirée avec les enfants, nous prenions le café dans son petit salon, la conversation tomba sur la jalousie. --On ne tient une femme que si on la fait habilement jalouse, affirma le beau-frère. --A quoi bon? riposta le mari. Des gens civilisés dédaignent de tels expédients. La jalousie n’est pas un sentiment de civilisés. --Hé! Hé! repartit l’autre avec un accent ironique. Il ne faut pas oublier que les femmes ne sont pas arrivées au point de civilisation où l’on voit les hommes. Méfions-nous! En ne prenant pas l’offensive, nous risquons de la laisser prendre aux femmes et qu’elles nous donnent tous motifs d’être jaloux. --Tu poses mal la question, dit le mari, très calme. Quand il s’agit de mariage, il ne faut pas oublier non plus qu’il ne s’agit pas toujours d’amour. Je n’avais pas ouvert la bouche. Je hochais la tête, essayant de ne point paraître sot. A la dernière phrase du mari, les joues me brûlèrent; une joie brusque me pénétra: en dépit du calme qu’il gardait, je sentis qu’il exprimait un regret. Mais le beau-frère tenait à briller. --Pourquoi compliques-tu? fit-il. Nous ne disputons pas de l’amour dans le mariage, nous considérons l’amour en général. Et je prétends que la jalousie n’est pas méprisable. A ce moment, mon amie revenait vers nous. Elle tendait l’oreille. Le beau-frère se redressa. --Je ne conçois pas qu’on aime, dit-il, et qu’on ne soit pas jaloux. Et vous, ma chère petite belle-sœur? Elle répondit sans se troubler: --Je ne conçois pas qu’on soit jaloux quand on n’a pas sujet de l’être. --On a toujours sujet de l’être, répliqua vite le beau-frère. Rappelez-vous les vers de _Psyché_; vous les avez applaudis hier soir, ma chère petite belle-sœur. --Vous étiez aux Français, hier soir? demandai-je en la regardant. Le beau-frère poursuivait: --Rappelez-vous. Et il récita: --_Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature._ _Les rayons du soleil vous baisent trop souvent._ _Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent;_ _Dès qu’il les flatte, j’en murmure._ _L’air même que vous respirez_ _Avec trop de plaisir passe par votre bouche;_ _Votre habit de trop près vous touche,_ _Et, sitôt que vous soupirez,_ _Je ne sais quoi qui m’effarouche_ _Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés._ Ces vers sont incomparables, je n’en disconviens pas. Mais récités par cet homme, non sans goût d’ailleurs, et ce jour-là, et dans ce lieu, je les aurais critiqués, dénigrés et ridiculisés avec joie. C’est que j’aurais peut-être voulu les réciter moi-même à mon amie et enlever en ma faveur l’émotion qu’ils ne peuvent pas ne pas produire sur une femme. Je ne sais pas, je ne sais plus ce que j’étais prêt à jeter dans la conversation, tant je souffrais, et je ne sais de quoi je souffrais davantage. Ne venais-je pas d’apprendre que mon amie m’avait caché qu’elle fût allée au théâtre la veille? Que n’ai-je la ressource des romanciers qui mènent les événements à leur gré! Il me serait facile de clore cette scène à mon avantage, ou d’une façon curieuse. Hélas! je n’invente rien. Et la vie n’a pas l’ordre que lui imposent les poètes. La scène tourna court: le mari se levait. Il s’excusa, ses affaires l’appelaient dehors. Il me secoua vigoureusement les mains. Je balbutiai que je me retirais aussi. J’allais le suivre. Le beau-frère lui dit: --Ne rentre pas trop tard, et pense à commander la voiture pour le bal. --Oui, ajouta mon amie à mon intention, car elle avait dû voir, elle, la tristesse de mes yeux, mon beau-frère, ancien élève de l’École, nous emmène au bal de Centrale. --Vous dansez? demandai-je bêtement. --Si ma chère petite belle-sœur danse? fit le beau-frère en éclatant de rire. Dites qu’elle est danseuse enragée, et qu’elle n’aurait pas trop de deux maris pour la conduire et l’attendre aux bals où mon frère ne peut point passer toutes ses nuits. Il me poussait déjà la porte dans le dos. Je n’eus pas le loisir de regarder mon amie. La porte fermée, j’entendis que l’odieux beau-frère riait encore. Le mari cependant me précédait dans l’escalier. * * * * * SÉDUIRE, c’est attirer à soi. Mon amie était séduisante. Elle me posséda. On en a des preuves par tout ce que j’ai rapporté déjà d’infime, de quotidien. On m’accusera, il se peut, de manquer de caractère. Je l’aimais. Avec un peu de lâcheté, je ne le nie pas. Avec faiblesse plutôt. J’aurais voulu qu’elle fût à moi, qu’elle fût mienne, et non pas uniquement de présence, comme elle était, ou comme je me plaisais à croire qu’elle était à son mari. Ce que je souhaitais d’elle, pour le dire sans recherche, c’était son cœur, son esprit, sa pensée, comment dit-on? ce qu’on n’est jamais assuré de tenir de personne. J’aurais voulu qu’elle se sentît en sécurité près de moi, qu’il n’y eût rien de secret en elle à mon égard, que j’eusse au moins cette consolation et cet orgueil de songer que, faute de la posséder entièrement, je possédais ce que nulle volonté ne pouvait lui enlever: sa confiance. Me flatterai-je de l’avoir eue? On douterait. J’ai douté. Mais je n’ose pas affirmer aujourd’hui que je doute encore. Dans de telles dispositions, et ne soupçonnant pas de coquetterie celle que j’aimais, je ne pouvais que souffrir en pénétrant peu à peu dans l’intimité de sa vie journalière où mes droits étaient minces. Je n’avais que ceux qu’elle consentait à me donner. En fait c’était peut-être beaucoup, sauf pour moi. Que de froissements je prévoyais! Et j’eus conscience que je m’étais embarqué sur une mer d’écueils. J’aimais, hélas, de telle sorte que le moindre heurt devait me blesser. Mon amie en eut-elle jamais conscience? Elle était jeune. A son âge, on hasarde son bonheur pour moins qu’une gerbe de roses. Je ne désire pas lui chercher d’autre excuse. Comme nous étions convenus de ne nous rencontrer que trois jours après ce fâcheux déjeuner où j’avais appris qu’elle courait les bals sans me l’avoir jamais avoué, on supposera que je reçus le soir même, ou le lendemain matin, un billet de protestations. Une phrase m’eût convaincu. Mon amie me connaissait assez pour n’avoir rien à craindre d’un homme qui ne désirait que de se laisser convaincre. Ne m’eût-elle écrit que: «Ne te torture pas, je t’aime», j’aurais été consolé. Il n’en fut rien. Elle parut surprise du reproche que je lui en fis dès qu’elle m’arriva, trois longues journées de silence écoulées. --Voilà comme tu m’accueilles? dit-elle. Après trois jours d’absence, après trois jours où je n’aspirai qu’à celui-ci, voilà les yeux que je trouve, et ce baiser de glace sur mes mains! Ses yeux avaient soudain changé d’expression. Fébrilement elle ôtait ses gants, son chapeau, et s’asseyait dans le fauteuil du coin de la cheminée, qui était le sien. --Parle, dit-elle, qu’y a-t-il donc? Je ne t’ai pas écrit, mais tu ne m’avais pas demandé de t’écrire. --C’est vrai, mais je croyais que tu m’aurais écrit. --Un caprice? fit-elle en souriant. --Un caprice? fis-je amèrement. Ses yeux s’attristèrent. --Mon Mien, dit-elle, je ne sais pas de quoi tu m’accuses. Il y avait de l’humilité dans sa voix. Je m’attendris. --Mienne, dis-je en m’approchant, Mienne, tu ne te rappelles pas? Prêt à l’interroger, je préférais qu’elle prévînt mes questions. --Ah! fit-elle d’un ton méprisant, la soirée à la Comédie-Française? La représentation de _Psyché_? J’attendais. Elle continua: --Je ne t’en avais rien dit? Avec raison, tu vois, puisque tu t’en serais alarmé. --Tu penses donc que je m’en serais alarmé avec raison aussi? Elle haussa les épaules. --C’est que... tu es stupide, dit-elle. Et elle essaya de sourire. Mais je n’avais pas envie de plaisanter. --Evidemment, dit-elle, parce que j’ai été ta maîtresse, tu peux conclure que je l’aie été d’un autre. Je le mérite. Elle se mordit les lèvres. Si je ne l’avais pas aimée comme je l’aimais, je serais demeuré maître d’un argument faible à ce point. Il me troubla. --Mienne, répondis-je, je ne mérite pas que tu me juges si vil. --Oh! dit-elle. Rien de plus. Elle avait l’air accablé. Je lui pris les mains. Elle pleura. Deux grosses larmes tombèrent sur ses mains que je tenais. --Mienne, lui dis-je, Mienne, comprends que je souffre. Comprends que tu n’es pas un jouet pour moi. Comprends que je t’aime. Sais-tu seulement ce que c’est que d’aimer? --Je le sais depuis que je t’aime. Elle avait souvent de ces réponses, courtes, qui me ranimaient. --Tu feras de moi ce que tu voudras, Mienne, mais sache aussi, et je te l’affirme, que nul ne t’a jamais aimée comme je t’aime et que nul jamais ne t’aimera de cette façon. Ses doigts serraient mes mains. --Mienne, repris-je, comprends aussi de quelle façon je t’aime. Pour ta beauté? Oui, sans doute, ni plus ni moins que quiconque. Pour ta jeunesse, pour ta grâce, pour tes gamineries et pour ton sérieux, oui, oui, mais n’importe qui t’aimerait pour ces attraits. Sais-tu que je t’aimerais, moi, moins belle? Ses paupières battirent. Je poursuivis: --Je ne prétends pas, tel que certains, qu’une prédestination régisse les couples, et qu’il n’y ait qu’une femme qui puisse faire le bonheur d’un homme; mais, si la loi n’est pas universelle, je ne conçois pas qu’une autre femme que toi puisse faire mon bonheur. Tu es pour moi la femme dont tout homme rêve, la compagne et l’amante, la collaboratrice et la sœur, celle qu’on a besoin d’avoir à tout instant près de soi, celle qui a confiance et à qui l’on se confie, celle qui partage plaisirs et peines, celle que rien ni personne jamais ne peut remplacer. --Mon Mien... --Ce n’est point là, malgré les apparences, l’idéal de la bourgeoisie contemporaine. Pour le commun des mortels, la femme ne sert qu’à la reproduction ou qu’au simulacre de la reproduction. Joins un peu de vanité, si la femme est belle. Mais, et toutes les périphrases te ramèneront à ce dilemme brutal, la femme n’est que bête de somme ou bête de joie,--un sommier, si tu permets, dans les deux sens du mot. Les hommes qui la considèrent avec plus de respect sont rares. --Oui, dit-elle. Et elle retint un sanglot. --Mais, Mienne, crois-tu que les femmes ne soient pas responsables? Qu’ont-elles fait, que font-elles pour gagner plus d’estime? Nous laissent-elles souvent et assez clairement entendre qu’elles soient capables de former avec nous ces couples parfaits qui sont le seul fondement excusable d’une société? Elle ne répondit rien. Je me taisais. Elle me serra les mains. Je songeai que, puisque j’avais tant dit, je devais profiter de l’avantage et renoncer aux abstractions. Doucement, je repris: --Mienne, écoute-moi. En m’autorisant à t’aimer, tu m’as donné le seul bonheur que j’aie jamais goûté depuis que je suis un homme. De cela, je te voue une reconnaissance profonde, que rien ne tachera, quoi qu’il arrive. Mais, Mienne, sois sincère. Fais-tu tout ce que tu peux pour que, t’aimant comme je t’aime, j’aie la consolation de ne pas t’aimer en vain? Ou bien, je t’en prie, Mienne, je t’en supplie, sois franche, est-ce d’une autre façon que tu désires que je t’aime? Je m’inclinerai. Elle m’attira vers elle et, penchée sur moi, ses mains encadrant mon visage, ses lèvres contre ma bouche: --Tu ne me connais donc pas? dit-elle. Et sa voix tremblait. Comment résister? Je fermai les yeux. Je les fermais toujours. De tels baisers anesthésient. A distance, quand je rapporte mes faiblesses, dont je ne rougis d’ailleurs point parce que je suis seul en face de ce papier, deux images de moi se lèvent en même temps devant mes yeux: je me revois, quelques années plus tôt, le 25 septembre 1915, devant Souchez; j’étais adjudant; trois minutes, pas davantage, après notre bond hors des parallèles de départ, les deux officiers de ma compagnie tombaient, fauchés au milieu de la première vague d’assaut par une mitrailleuse; la panique était imminente; je criai; je courus en avant, le fusil haut; les débris de la compagnie me suivirent; nous ne nous arrêtâmes que cinq cents mètres plus loin; il parut par la suite que ma compagnie avait entraîné le succès de tout le bataillon; je fus nommé sous-lieutenant. Et puis je me revois à genoux devant mon amie, tremblant de la perdre, humble et près de pleurer. J’ai été ces deux hommes, et celui-ci peut-être à cause de celui-là. Et le contraste n’est peut-être pas si extraordinaire. La réponse de mon amie n’avait pourtant rien qui forçât la conviction. --Tu ne me connais donc pas? Je ne souffrais que de ne pas la connaître. Sa réponse, qui me ramenait au centre douloureux, me sembla néanmoins l’unique réponse souhaitable. --Mienne! murmurai-je. --Tienne, oui, tienne, je suis tienne, tu peux le dire, tu peux t’en vanter, mon grand, mon pauvre grand chéri, je ne suis tienne que trop. --Tu regrettes? --... que trop, parce que je souffre de te voir souffrir ainsi pour des fantômes, pour des souffles, pour des riens. Donne-moi tes yeux, regarde-moi, regarde les miens, regarde au fond: il n’y a que toi dans mes yeux et au fond de mon cœur. Je n’ai jamais aimé que toi, je n’aime que toi. Quand on a le bonheur d’être aimée de la façon que tu m’aimes, de la façon que je désire que tu m’aimes, mon Mien, crois-tu qu’on puisse aimer ailleurs? Quelle femme faudrait-il être? --Mienne! --Notre amour est assez malheureux, mon grand. Ne le tourmente pas davantage. Ne sois jaloux de personne, tu n’as rien à redouter de personne, c’est toi que les autres, tous les autres ont à redouter. Tu n’es sans doute pas très heureux, mon Mien, et je le comprends, puisque je souffre autant que toi de tout ce qui nous sépare, mais ta Tienne, sache-le, sache-le bien, mon grand, ne fait et ne fera jamais le bonheur d’aucun autre. On ne réplique pas à de pareilles déclarations. Le sang-froid et le vocabulaire courant abdiquent ici. Je me tirai d’embarras en souriant de gratitude, et je récitai à mi-voix: --Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature... --Ne le sois pas surtout de mon beau-frère, mon Mien. Il n’a pas droit à tant d’honneur. Comme plusieurs fois déjà, je retrouvais dans ses derniers mots l’écho de paroles que j’avais prononcées devant elle. Le faisait-elle à dessein, ou non? Dans les deux cas, ne m’abandonnait-elle pas une preuve que j’avais sur elle assez d’influence pour que ses pensées fussent de la même nuance que les miennes? Je m’aperçus alors que notre entretien s’était engagé dans une autre direction que celle que j’avais résolu de lui faire prendre. Dès son arrivée, mon amie, trompée par mes réticences, avait cru que je lui reprochais d’être allée avec son beau-frère à la Comédie-Française. Or je lui reprochais plus encore le goût qu’elle avait pour le bal et les réunions où hommes et femmes se frôlent, goût dont elle ne m’avait jamais parlé, goût donc qu’elle condamnait ou qu’elle présumait coupable. Je le lui dis enfin. --Pourquoi t’émouvoir de si peu? répliqua-t-elle. --Il m’est désagréable que des hommes te tiennent dans leurs bras. --Dans leurs bras? Mais non, mon Mien. Quand on danse, on a des soucis différents, ne serait-ce que de danser en mesure, ce qui est parfois laborieux. Et elle riait de malice. --Ne me raconte pas d’histoires, Mienne. Je sais danser et je sais ce que c’est qu’un bal. Un quart des danseurs, les débutants, n’ont que le souci de danser en mesure. Mais le reste, il suffit de les observer pendant cinq minutes; ils pratiquent la danse pour ce qu’elle est: un simulacre des jeux de l’amour. Elle protesta vivement. --Qu’on en ait conscience ou non,--tu vois, Mienne, que je fais grande la part de la naïveté,--la danse est un exercice indécent. Les Arabes, qui ont plus de pudeur que nous, ne dansent pas: ils regardent danser les femmes, lesquelles ne s’accouplent pas, et que dansent-elles? La danse du ventre, qui excite les hommes. --Il est certain que la danse du ventre...... --... est la danse d’où les autres s’ensuivent. Mais, plus dégoûtants que les Arabes, et plus civilisés, dit-on, nos hommes ne se contentent pas de regarder les danseuses: ils s’accouplent à elles et se frottent contre leur ventre, en public. --Tu ne diras pas que le shimmy... --Le shimmy? répliquai-je. Le véritable nom de cette danse est: _shimmy shake_. Sais-tu ce que cela signifie? --Non. --Le tremblement de la chemise, si j’en crois Sem. C’est joli, n’est-ce pas? Et voilà ce que tu danses? Comment veux-tu que je m’en réjouisse? --Mais, chéri, il y a des danseurs corrects. --Avec les jeunes filles, oui, peut-être; avec les femmes, c’est plus douteux. Sans compter qu’aujourd’hui toutes les salles et tous les salons où l’on danse ont un air de maison louche fort contagieux. Non, je ne comprends pas qu’une femme, si elle aime et si elle est aimée, puisse se prêter à de tels dévergondages. --Chéri, tu me désoles. T’ai-je dit que je dansais avec plaisir? Je devinais l’excuse prête, excuse charitable, mais excuse. --Ton beau-frère m’a dit, devant toi, que tu es une danseuse enragée. Elle riposta: --T’a-t-il dit depuis quand? T’a-t-il dit s’il me connaît? T’a-t-il dit s’il connaît le motif qui me pousse à courir les bals et les salles de spectacle? Elle s’emportait comme si je l’avais offensée. Elle continua. --Oublies-tu que j’ai un mari, qu’il est jeune, qu’il m’aime peut-être, que nous dormons dans la même chambre, et que je suis peut-être désirable? --Mienne, je t’en prie! --Pardon! s’écria-t-elle. Tu m’accuses, je me défends, et tu m’écouteras. J’avais blémi. --Sous peine de me trahir et de perdre mes enfants, je n’ai aucune raison de refuser à cet homme, qui y a droit... --Mienne! --Soit, je passe. Mais j’ai des raisons, méchant, de me dérober par tous les moyens. --Mienne! --Non, écoute. Tu ne parles jamais de mon supplice, qui est de toutes les nuits... --Mienne! --... qui serait de toutes les nuits, si je n’inventais pas des subterfuges. Oui, je cours au bal, mais c’est en désespérée; c’est parce qu’on m’accompagne; et comme il se lève tôt le matin pour travailler, ayant gardé du temps de la guerre cette habitude, il tombe de fatigue et de sommeil quand nous rentrons à la maison. Comprends-tu? --Mienne! --Et voilà ce que tu me reproches, toi! --Mienne... Je ne trouvais rien à répondre. Tandis qu’elle achevait, elle s’était remise à pleurer. Je la pris contre moi, comme une enfant qui a du chagrin. Sous mes caresses elle s’apaisa, elle sourit. --Je t’aime, finit-elle par murmurer. J’étais écrasé de bonheur, et confus. Que subsistait-il après cela de mes craintes et de ma jalousie? --Et toi, dit-elle avant de se lever pour partir, tu l’aimes, ta Tienne? Tu peux l’aimer, va. * * * * * MA dernière semaine de juin, après la scène que j’ai rapportée, fut parfaite. Mon amie, toute à ses préparatifs de départ, emplissait de sa gaieté notre petit appartement. Apaisé, je pris plaisir à croire que mes imaginations n’étaient que fantômes, souffles, et riens, comme elle me l’avait dit. Est-ce parce qu’elle me sentait plus calme? Est-ce parce qu’elle se faisait une joie de m’avoir bientôt près d’elle constamment pendant plusieurs jours? Mon amie riait à tout propos, chantait, me décrivait la propriété d’Argenton et en particulier l’immense parc où j’aurais à planter ma fontaine et mes statues. --Ce sera peut-être, dans dix ans, le seul souvenir de toi qui me restera, me dit-elle. Elle me l’avait déjà dit. Pour me le répéter, craignait-elle donc de me perdre? Elle ajouta: --Ce sera comme des enfants que j’aurais eus de toi. Tu leur donneras de ton âme, et je serai bien un peu leur mère, dis? Elle soupira. --Ces statues-là, elles naîtront sous mes yeux. Tu y mettras peut-être quelque chose de ton amour. Les autres, toutes tes autres, elles me plaisent, oui, naturellement, mais elles me sont comme des enfants que tu aurais eus d’autres femmes: j’en suis jalouse. --Toi, Mienne, jalouse? --Pourquoi non? répliqua-t-elle d’un ton plus vif. --Tu te moques. --Pas du tout. T’imagines-tu, mon grand, que tu es seul à savoir aimer? Si je ne passe pas mon temps à te harceler de ma jalousie... --Une pierre dans mon jardin? --... cela ne signifie pas que je sois plus tranquille que toi-même. --Mienne, tu me surprends. --Je vais te surprendre davantage, mon Mien: je suis jalouse comme une tigresse, tu entends? et non seulement de toutes les femmes qui peuvent t’approcher, mais de toutes celles que tu as tenues dans tes bras. Si je te disais que je suis jalouse de tes modèles, même si tu te contentes de les regarder, ce qui est peu probable du reste, me croirais-tu? Elle plaisantait, mais il y avait de l’inquiétude dans sa voix. Je ne pus pas m’empêcher de sourire. --Ah! Mienne, répondis-je, Mienne chérie, de toutes les femmes que je regarde, je n’en vois pas une. --Tu le dis. --C’est la vérité. --Je voudrais en être sûre, fit-elle gravement. Mais quoi! Tu es un homme, un homme que j’estime par-dessus tous, mais un homme. La chair est faible. Une jolie femme en passant, quelle tentation! et vous affirmez que ça ne tire pas à conséquence. --Tu rêves, Mienne. --Rêve cruel alors, et je rêve toute éveillée. Songe à ces longues heures, à ces longues journées et à ces nuits où nous sommes loin l’un de l’autre. A chaque instant, je me demande: où est-il? que fait-il? Il était triste, ce soir: il court peut-être les cabarets avec des femmes? Et moi, je ne veux pas, je souffre, tu es mon Mien à moi. Que de tendresse dans son accent! Mais d’où puisait-elle l’ardeur sourde qui l’inspirait? Je souriais, touché. Je répondis: --T’aperçois-tu, Mienne, que tu m’insultes? --Mais non, mon grand. J’ai peur, voilà tout. --Peur? Elle avoua, très bas: --Oui, peur. --Si quelqu’un a le droit d’avoir peur, Mienne, ce n’est certes pas toi. --Vraiment? fit-elle. Tu m’aimes vraiment? --Tu ne le sais pas? --J’aime que tu me le dises. Ce fut d’une voix à peine perceptible qu’elle acheva, comme si elle avait honte. Je l’entraînai vers le divan. J’avais été trop étonné de ce que je venais d’entendre pour n’en pas demeurer étonné, maintenant, quand je me rappelle le détail de ces aveux. Était-elle sincère? Je me pose la question. Dois-je penser qu’à force de l’aimer et de lui découvrir mes faiblesses, je lui avais peut-être transmis mon inquiétude, imposé mes craintes, suggéré de m’aimer comme je l’aimais? Dois-je penser que, malgré elle ou volontiers, elle s’était en m’aimant mise à l’unisson de mon amour? Ou faut-il croire à une comédie, à une horrible comédie, ou tout au moins à un jeu charitable? On en jugera comme on voudra, lorsque j’aurai terminé mon récit. Nous n’en sommes, pour le moment, qu’à la semaine de calme et de joie qui précéda mon départ pour Argenton. Ces alternatives d’enthousiasme et de découragement qui se succédaient avec une espèce de rythme depuis le début de notre liaison, elles marquent l’ordinaire progrès de tout amour; je n’ai pas la prétention d’avoir aimé comme personne jamais n’aima. Si j’ai souffert en aimant une femme qui m’échappait tout de même que nous échappe une poignée de sable, j’en ai souffert d’abord parce que je ne suis ni d’un âge ni d’un tempérament à chercher un dérivatif dans la révolte. La révolte flambe et illumine, la résignation brûle et consume. Les amours violentes ne durent pas. Car on m’objecterait: «Si votre amie vous aimait, elle n’aurait pas hésité à vous sacrifier ses enfants.» Mais notre liaison eût flambé, et qu’en serait-il resté, après une brillante nuit d’ivresse, que du dégoût, du mépris, et des cendres ternes? C’est dans les livres et chez quelques malades ou des adolescents égarés par des lectures, que l’amour tourne au feu d’artifice somptueux. Hélas! j’ai moi-même allumé trop de fusées dans les champs de la guerre; à leur lueur hallucinante j’ai vu devant moi, sur la plaine trouée d’obus, moins de vivants que de cadavres; je suis à jamais guéri de la vaine splendeur de tous les feux d’artifice. Je rêvais de lampes voilées, d’une douce lumière qui aurait doré les cheveux de celle que j’aimais, le soir, à l’heure où la journée finie rapproche ceux qui s’aiment. Rêve de paix, rêve de durée. Rêve à moi défendu. Pourquoi fallait-il qu’elle ne fût pas libre, qu’elle ne pût pas se libérer sans s’arracher le cœur, celle qui eût peut-être apporté dans ma maison prête à la recevoir ce qui n’y fleurira sans doute jamais? Car j’avais en horreur cette ombre trouble où nous végétions: j’y étouffais comme dans une chambre qui sent la fièvre. Fuir? Me dégager? Mais je m’accrochais à la moindre excuse, à la moindre espérance. Je me persuadais que ma patience aurait un jour sa fin. Quand je trouvais des raisons de mettre en doute la sincérité de mon amie, j’en trouvais d’autres aussitôt pour me rassurer. Qu’elle parût, qu’elle s’expliquât,--et elle avait toujours une explication à m’offrir,--et mes incertitudes s’évanouissaient. Ainsi j’oscillais du désespoir à l’enthousiasme; car aux amants séparés, même s’ils dédaignent ou redoutent d’employer de grands mots, tout prend figure d’importance; peines et joies s’aggravent et s’enflent; parce que l’un des deux est absent, les chagrins de l’autre s’exaltent dans la solitude; et si l’absent revient, le chagrin plie, se courbe, renonce, et la foi, la foi rafraîchissante, s’épanouit: il en est de l’amour comme de toutes les misères humaines: il suffit de si peu de chose pour consoler qui souffre et lui rendre le goût de vivre! Ainsi je couvre aujourd’hui d’une excuse générale, par pudeur, toutes les excuses que je me donnais et l’orgueil momentané que j’eus d’endurer une passion exceptionnelle. Fus-je flatté d’apprendre de mon amie qu’elle fût, et à mon insu, jalouse? Certes non. Mon premier mouvement fut de défiance. Le second, de gratitude. Je la remerciais de sa gentillesse. N’était-ce point pure gentillesse de me laisser entendre si précisément que nos deux cœurs--expression commode--battaient ensemble? Un amant peut-il savourer satisfaction plus grande? Et, en réfléchissant, en revenant, le soir, dans ma solitude, sur l’aveu délicat de mon amie, j’arrivai même à y croire sans trop de difficulté. J’étais encore sous le coup de l’émotion que j’avais ressentie en apprenant par quels subterfuges mon amie se dérobait à un devoir odieux. Cela joint à ceci, ceci corroborant cela, comment aurais-je pu bouder contre mon bonheur? Souvenirs merveilleux de cette dernière semaine de juin, avec quels parfums de printemps clos vous m’enveloppez! Je ferme les yeux, comme je les fermais alors dans mon allégresse progressive. Chaque jour me réservait en effet une joie nouvelle. Je n’ai pas encore dévoilé la meilleure, celle qui devait emporter toutes les autres. Il m’en souvient comme d’un jour d’ivresse. J’ai honte d’en parler, sinon d’en garder précieusement la mémoire, et l’on me pardonnera si je n’en dis que l’indispensable. C’est le châtiment de deux êtres qui s’aiment dans l’adultère que de ne pouvoir, sans ignominie ou sans angoisse, aller jusqu’au terme de leur amour, jusqu’au terme de tout amour, qui est de procréer. De là cet opprobre de vice qui flétrit les liaisons clandestines, quoique deux êtres qui s’aiment ignorent d’instinct le vice. Mais, par un retour de paradoxe, la morale la plus élémentaire exige que ceux-là qui semblent s’arroger des libertés détestables, se gouvernent plus sévèrement que quiconque. Jamais, avec mon amie, nous n’avions abordé telle matière. Je ne savais pas ce qu’elle en pensait. Je ne désirais d’ailleurs pas, on le croira volontiers, j’espère, compliquer une situation assez pénible, et j’ai trop parlé de moi pour que je m’attarde à protester ici de ma discrétion. Jamais donc je n’avais rien tenté de dangereux. Deux ou trois fois, retenu, je m’étais senti près de succomber à la tentation. J’avais toujours résisté. Or, l’avant-veille de son départ, l’avant-dernier jour de cette dernière semaine de juin, mon amie, que je ne devais plus revoir à Paris, m’arriva toute triste. J’en fus d’autant plus inquiet que, je l’ai dit, elle s’était, depuis plusieurs jours, montrée fort gaie. --Laisse, fit-elle. Rien. Discussion et dispute. --Dispute? --A cause des petits. Le cadet est malade. --Mais alors... --Rien de grave, rassure-toi. Et elle sourit, comme pour me remercier. J’avoue, en effet, que je lui témoignais rarement de l’affection à l’égard de ses deux fils, et elle ne s’en offensait pas. --Laisse, dit-elle encore. Je te vois, tout est fini. Mais tout n’était pas fini, car elle demeurait grave, malgré ses efforts, jusque dans mes bras. Je lui en fis la remarque. --Écoute, répondit-elle. Ces statues que tu vas dresser dans le parc d’Argenton, je t’ai dit qu’elles seront peut-être pour moi dans dix ans le seul vestige de ton amour. --As-tu l’intention de me chasser? --Tu t’en iras. J’ouvrais la bouche. --Mais non, mon Mien, tu t’en iras. Tu ne supporteras pas, pendant dix ans, de mener la vie misérable que nous menons. Tu te lasseras, tu t’en iras, tu m’abandonneras. --Mienne... --Écoute. Je ne t’ai jamais rien demandé. Ou plutôt tu n’as jamais compris que je voulais de toi quelque chose. Aujourd’hui, aujourd’hui que nous nous aimons pour la dernière fois dans notre chez-nous, il faut que je te dise ce que je veux. Et il faut que tu me l’accordes. --Parle, Mienne, je suis prêt. --Jure d’abord que tu ne me refuseras pas. --Parle, Mienne, je ne refuserai pas. --Eh bien, je veux... Elle était dans mes bras, la tête posée contre mon épaule, à sa place préférée. Et elle me dit tout bas ce qu’elle voulait. Et elle ajouta, prompte: --Ne réplique pas que je veux donc éloigner davantage le moment où je pourrai me rendre libre. Je suis sûre que je ne te garderai pas si longtemps. Et je serai sûre au moins d’avoir de toi un souvenir que tu ne pourras pas m’enlever. --Mienne! Mienne! --Quelle joie pour moi! dis, mon Mien, dis, tu veux? tu veux? J’abrège. --Je veux que ce soit une fille, dit-elle quand elle n’eut plus rien à vouloir, et je veux qu’elle te ressemble. --Mienne... --Tout me sera tellement égal, quand tu m’auras abandonnée! --Mienne... --Ose prétendre qu’elle n’est pas tienne, ta Tienne, ose! dit-elle enfin. Mais je m’arrête là. Le cœur me saute dans la poitrine. Mes paupières sont brûlantes. Si je n’ai pas connu le bonheur d’aimer, je ne le connaîtrai jamais. * * * * * INSENSÉ, peut-être, qui n’ai pas eu l’audace de forcer l’occasion! Trop de regrets m’enveloppent à présent. Je baisse la tête. Je fixe mon regard sur ce papier où je réveille des heures d’incertitude. J’écris lentement. J’hésite. Je relis ce que j’ai écrit. Vais-je poursuivre? Vais-je déchirer tous mes feuillets? Je songe à ce geste légendaire du héros qui brise, après l’avoir épuisée, la coupe précieuse où nul ne boira plus, pas même lui. Il y a dans la vie des pauvres hommes des instants pareils dont rien ne renouvellera jamais l’éclat, des instants où les pauvres hommes se trouvent au sommet de leur trajectoire et où il leur serait merveilleux de disparaître tout à coup, en plein bonheur, en pleine apparence de bonheur. Mais voilà du rêve. On le sent bien: j’arrive aux souvenirs mauvais de ma vie. Cette dernière semaine de juin, qui ne fut que d’enchantement, on sent bien, n’est-ce pas? que c’est la dernière semaine du malade condamné, celle où la maladie s’oubliant permet de sournois espoirs? Elle fut parfaite, je l’ai dit. Mais savais-je, mais sus-je que j’étais condamné? Non point. Tout m’incitait à l’espérance la plus quiète. Jamais comme alors je n’avais éprouvé que mon amie fût près de moi; jamais je n’avais pu davantage la croire mienne. Mienne? Soit. Sauf que nous étions loin du temps qu’elle ne demandait rien et qu’elle acceptait tout ce que je proposais. C’est moi qui acquiesçais à tous ses désirs. Comme les rôles s’étaient renversés depuis que nous nous aimions! Cela frôlerait le comique, si je n’étais pas en cause. Mais je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. Et j’ai peut-être tort. La limite entre le comique et le tragique est aussi vague et mobile qu’entre le bien et le mal. L’acteur et le spectateur jugent différemment. Les autres décident, et nous, nous souffrons. Ce séjour que j’allais faire près d’elle à la campagne, mon amie l’avait désiré, obtenu. Elle l’organisa. Je ne devais qu’obéir. Le beau-frère nous attendait. Mon amie partait avec ses enfants et son mari. Je partais, moi, trois jours plus tard; mon amie comptait m’installer une chambre d’où j’aurais une belle vue du parc et, dans les communs, à côté du garage et des serres, une espèce de local sans emploi qui me tiendrait lieu d’atelier. Ces détails ne sont pas inutiles; ils prouvent que la propriété d’Argenton appartenait à des gens assez riches pour jouer les seigneurs des siècles où les artistes ne travaillaient ni à la pièce ni à l’heure; que mon amie imposait à son entourage, comme à moi-même, ses désirs; et que je n’avais donc peut-être pas tort de me rendre là-bas non sans quelques appréhensions de paraître suspect, par exemple, et de tout compromettre, et d’encourir alors le pire blâme pour abus d’hospitalité. Mais n’insistons pas. Il était entendu que je travaillerais sur place à mes statues et à ma fontaine, «dans l’atmosphère», disait en jargon mon amie, afin de me flatter; on me procurerait la pierre de mon choix, et licence de tailler directement selon ma fantaisie; avec cette seule restriction, qui pouvait me faire suspecter mais qui dégageait un peu ma conscience, que je travaillerais pour le plaisir, en souvenir de «mon pauvre oncle tant choyé jadis par mon amie alors qu’elle était gamine»: mensonge inattaquable. Enfin toute liberté m’était d’avance accordée, car on sait ce que c’est qu’un artiste. Nul ne s’occuperait de moi, ni de mes humeurs ni de mes absences; je ne verrais personne quand je ne voudrais voir personne; je m’assoirais à table en blouse blanche ou en smoquine; j’aurais, bref, tous les droits. --Sauf celui d’admirer les jolies filles d’Argenton, spécifia mon amie, et il y en a beaucoup dans les chemiseries de la ville. Et elle riait, en me menaçant du doigt. Elle ajouta: --D’ailleurs, monsieur, on ne vous enfermera pas dans une île déserte. On sait aussi ce que c’est qu’un homme. Les affaires n’iront pas si mal, cet été, que les deux gêneurs ne soient pas obligés, et souvent, je l’espère, de se transporter à Paris; et alors, comme nous serons seuls, et pour des nuits entières, je ne sais pas ce que vous ferez, Monsieur, mais je crois que je ne dormirai pas beaucoup. Puis, ardente: --Dis, dis, tu ne trouveras pas que c’est trop long; toute une nuit, toute une nuit? Ces promesses et d’autres enfantillages dominèrent à l’heure de la séparation. --Dans trois jours, dit mon amie, je commencerai d’être heureuse pour longtemps. --Je préférerais partir avec toi, dit-elle encore. --Ne soyons pas trop exigeants, répondis-je. Il ne faut pas abuser du bonheur. --Tu crois que nous en abusons? --Il ne faut point parler du bonheur, Mienne. Le moindre bruit l’effarouche. --Peux-tu dire que tu m’aimes? --C’est autre chose, fis-je. --Ah! fit-elle, c’est la même chose. Elle me quitta sur ces mots. Trois jours plus tard, je partis pour Argenton. Mon amie ne m’attendait pas sur le quai de la gare. J’en fus tout de suite inquiet. Le beau-frère m’ayant aperçu, levait les bras de loin vers moi. M’attendait-elle dehors? --Les convenances, me dis-je. Mais mon amie n’était pas encore arrivée. --Le médecin les retient, m’expliqua le beau-frère, affable. Il n’ose pas se prononcer sur l’état du petit. --Est-ce plus grave? demandai-je. --Peuh! répondit-il. Le médecin fait l’important. Ma belle-sœur se fie en son Diafoirus comme elle ne se fierait pas en son curé. Le tout parce qu’il l’entoure de compliments et de galanteries. Il m’entraînait hors de la gare. --Ne vous désolez pas, dit-il. Ils arriveront peut-être demain. Je suis convaincu que le petit n’a rien du tout. Mais les mères s’affolent aisément, et ma belle-sœur est mère jusqu’au bout des ongles. Du reste, j’ai pour vous une lettre qui vous éclaircira davantage. Et il me tendit une enveloppe. En même temps, il ajoutait: --Donnez-moi donc votre bulletin, que je retire vos bagages. Il avait mis tant de grâce, de concision, et d’ironie peut-être, dans son accueil, qu’un complice ne se fût pas montré plus adroit ou plus perfide. J’étais à peine au fait, qu’il me laissait discrètement avec ma lettre entre les doigts. Lettre vide, comme on pense. Il n’y paraissait qu’un souci: la santé de l’enfant. Le médecin se réservait et ordonnait que le départ fût différé. La maman priait l’ami de se remettre aux soins du beau-frère, qui avait reçu des instructions pour que tout fût prêt comme si elle eût été là. Des nouvelles suivraient bientôt. Le beau-frère ne revint que lorsque j’eus achevé. --C’est bien ce que je disais? fit-il. Alors je vous enlève. Voici la voiture. Prenez place. Une lieue de route, et je vous ouvre la porte de votre domaine. Il s’assit au volant, moi près de lui. L’automobile traversa la ville de bout en bout. La trompe sonnait. Le beau-frère conduisait en maître. Une route blanche, des prairies. Des animaux au pâturage. Un joli petit château, sur la gauche, au milieu d’un bassin circulaire. Une côte à grimper. Un hameau. Une grande ferme. Des écuries. Un poulain gambadant à côté d’une jument. Des arbres. De la verdure. Paysage médiocre et frais. Le beau-frère dirigea son doigt vers la droite. --La Creuse, dit-il. Nous approchons. Une brise légère, que nous ne sentions pas, agitait le feuillage des peupliers. Acceptant mal ma déception, et cherchant déjà pour quel motif plus secret mon amie ne m’avait ni devancé à Argenton, ni retenu à Paris, silencieux près du beau-frère qui ne disait rien ou que des lambeaux de phrases, j’aurais aimé que la voiture m’emmenât loin, très loin, n’importe où. Ne m’emmenait-elle pas à un piège? Attristé, j’eus l’impression que j’allais à une catastrophe. La voiture, ralentissant, s’engagea dans un petit chemin qui s’embranchait sur la grand’route et descendait en pente assez raide vers la rivière. --Le domaine en question. Le bas du petit chemin s’enfonçait dans une forêt véritable, épaisse masse verte dont une trouée révélait le cours de la Creuse. La maison, fort simple, était une gentilhommière du XVIIᵉ siècle. Les gens du pays l’appelaient le château. Ils exagéraient. Mais elle avait un aspect ancien et cossu qui ne rebutait pas. Les communs, où je devais trouver mon atelier, touchaient à une châtaigneraie qui tranchait de loin par son feuillage plus clair sur la masse voisine du parc et du bois, où le chêne abondait. Le parc, lui, où j’aurais à travailler, faisait suite, vers la gauche, à un jardin, vaste et sans prétention, tout taché de buissons d’œillets et de roses. Quand nous entrâmes dans le parc, un écureuil se sauva. Le beau-frère, avant de me montrer la maison, m’en montrait en effet les dépendances. --Ainsi, dit-il, quand vous aurez enfin la clé de votre chambre, vous serez chez vous et libre d’aller où vous voudrez en toute connaissance des lieux. Vous m’excuserez seulement si je n’ai pas pu vous délivrer plus tôt de mon encombrante personne. Il y avait, dans l’attitude et les paroles de cet homme, du persiflage et de la rondeur, de l’affabilité et de la modestie; mais sa modestie me semblait excessive, son affabilité contrainte, sa rondeur un peu lourde, et son persiflage m’était insupportable. Je me demandai s’il n’avait pas deviné de quelle nature était l’amitié qui me liait à sa belle-sœur. Mais seul un amoureux, et jaloux, comme il avait un jour déclaré devant moi que tout amoureux l’est par principe, l’eût deviné. N’avais-je pas eu tort de croire que mon amie n’eût rien à lui reprocher? Nous étions l’un en face de l’autre, du moins à mon sentiment, tels que deux rivaux qui s’observent et se découvrent. Une gêne certaine était entre nous, et je me persuadais qu’il se réjouissait de ma déception dont il était le premier témoin. Lorsqu’il m’eut laissé dans ma chambre, d’où j’avais une belle vue du parc, de la rivière et d’une île couverte d’arbres qui s’étendait le long d’une terrasse ombragée de tilleuls, je me demandai si cet homme n’était pas aussi l’ouvrier de ma mésaventure. On dira que je poussais trop vite les choses au plus sombre. Mais puis-je dissimuler à quel point mon amour malheureux m’avait rendu sensible? Au reste, durant le déjeuner, puis dans l’après-midi, je revins sur mes noires pensées du début. Mon hôte me sembla moins guindé. Prompt à passer du noir au blanc, je m’assurai que j’avais été victime de ces imaginations, fantômes, souffles, riens, dont mon amie m’avait déjà dénoncé la fâcheuse influence. Loin de fuir l’inquiétant beau-frère, je lui marquai que j’avais plaisir à causer avec lui. Il en parut flatté. --Comment! me dit-il, vous n’avez jamais pêché? Mais c’est une distraction charmante. Je me proposais d’aller tout à l’heure taquiner le goujon, pour employer l’expression consacrée; et, si notre pacte ne m’empêchait pas d’attaquer votre tranquillité, je vous inviterais... --Je m’empresserais de vous prendre au mot, répondis-je. Une barque était amarrée à la terrasse ombragée de tilleuls. Il m’y entraîna. Le jardinier y avait rangé des lignes, un seau, et une boîte pleine de vers. Mon hôte se mit aux rames, nous dirigeant du côté de l’île. --Il y a là, me dit-il, un fond de sable, que je n’ai pas encore exploré cette année. Je parie que nous y aurons une pêche miraculeuse. La pêche ne fut pas miraculeuse. Elle ne suscita point mon enthousiasme. Mais j’eus là, dans cette barque, au milieu d’un paysage agréable, à côté d’un homme qui ne parla point par crainte d’effrayer le poisson, une heure de solitude bienfaisante et de repos. Je pensais à mon amie. J’espérais la voir bientôt dans ces lieux qui lui plaisaient. Pour la rentrée, je désirai me mettre aux rames à mon tour. Mais je n’avais jamais ramé non plus. Dès mon premier coup, je touchai le fond de l’eau, et un mince craquement se fit entendre. La rame s’était fendue à hauteur de l’attache. --C’est sans importance, dit mon hôte. Avec deux clous le jardinier rafistolera cela. J’étais néanmoins penaud. --Bah! dit-il. S’il n’y avait que de pareils malheurs en ce bas monde! Et pendant le repas dont la cloche nous annonçait l’heure, puis assez tard dans la soirée, il me conta des histoires de pêche, et des histoires de chasse que celles-là provoquèrent, car la chasse était son autre distraction favorite, et le domaine passait pour l’un des plus riches en faisans de la contrée. Nous nous serrâmes la main, avant de gagner nos chambres, comme deux excellents amis. * * * * * ÉCRIVAINS dont les romans s’entassent chez les libraires, je vous admire. Magiciens déconcertants, vous pénétrez jusqu’au fond de la pensée de vos héros, et, charitables, vous dispensez aux lecteurs les merveilles de vos découvertes, de sorte qu’ils voient à leur tour la cervelle disséquée et le prodigieux mécanisme du cœur de vos personnages. Vos récits objectifs,--est-ce bien ainsi que vous appelez vos romans, quand vous ne feignez pas de rapporter une histoire personnelle en la bourrant de _je_ et de _moi_?--ils me confondent surtout. Pouvez-vous vraiment présider à tant de drames simultanés ou successifs sans rougir de votre ambition ou sans redouter le ridicule, si vous n’êtes pas des dieux? Et j’admets que de tels romans soient considérés comme les plus difficiles et les plus louables. Mais je me sens moins écrasé, j’ai devant vous moins de respect, sinon de sympathie, lorsque, par un artifice banal et, dit-on, d’un ordre inférieur, vous semblez raconter seulement ce qu’un homme vous conta de sa vie. Vos récits à la première personne m’émeuvent davantage; j’oublie alors plus volontiers que je lis une histoire imaginée. Cependant mon admiration vous reste acquise; car, même là, votre héros qui parle, s’il ne m’étonne pas en se connaissant, il m’étonne en connaissant les personnages qui l’entourent. Je rêve quand vous écrivez ou que votre héros déclare: «Il pensait que...; il supposait que...; il songeait à...; il se disait...» Je sais bien que vous avez une réponse toute prête: vous êtes des savants, votre science est la psychologie; observateurs, vous pouvez déduire que dans tel cas tel personnage doit penser ceci, songer à cela, et se dire ce que vous affirmez qu’il se dit. J’entends. Mais une science pareille ne vous permettrait de rien écrire avant, je suis généreux, votre soixantième année. Ou nous souririons de votre jeune expérience. Je préfère, sans ironie, vous admirer. Je vous admire d’autant plus qu’ayant entrepris de conter une aventure où j’eus mon rôle, je me trouve à chaque page arrêté par cette barrière qui m’arrêtait à chaque instant dans la réalité: que pensait-elle? Que supposait-elle? Que voulait-elle? Je ne suis sans doute pas grand clerc en psychologie; j’ai peut-être tort de croire, avec beaucoup d’autres, que jamais un événement ne se reproduit, que jamais un homme n’a deux fois la même pensée, que jamais deux individus n’ont des sentiments identiques, et que, si la science des collectivités, qui est la politique, est possible parce que les collectivités sentent de façon simple et ne pensent guère, la science des individus, qui sont si complexes, est trop incertaine. Mais quoi? Si ma modeste expérience me convainc que tout est fuyant, imprévisible et, en somme, miraculeux, dans chaque être humain, si je suis craintif en face de ce miracle perpétuel que je pressens dans tous les fils et toutes les filles de l’homme et de la femme, vais-je me guinder et renier ma foi, ma foi décevante? Connais-toi toi-même, disait Socrate, ce qui est une façon de dire: tu ne te connaîtras déjà pas si commodément. Sagesse! sagesse! Elle n’est aussi qu’un mot, et nous nous jetons dans les bras de la folie. Je n’ai pas la prétention de me connaître, mais je ne sais pas si, me connaissant, je ne désespérerais point quand même de ne connaître que moi. Et je suis sûr que je souffre de vivre dans une farandole de points d’interrogation. Qu’il est pénible de ne rien posséder de l’âme de ceux qu’on aime, sinon par présomption et par hypothèse! Je n’ai que trop longuement démontré qu’il métait impossible de me faire de mon amie une opinion raisonnable. M’aimait-elle? Un jour je le croyais; j’en doutais le lendemain. Quand j’étais parti pour Argenton, j’avais de nombreux motifs de ne plus douter, ou de douter moins étroitement. L’ennui qui marqua le début de mon séjour me rendit à mes appréhensions. Jaloux, inquiet, maniaque si l’on veut, je retrouvais au contact du beau-frère, du terrible beau-frère, toutes mes incertitudes. En vain j’essayai de travailler. Le parc, qui me semblait hostile, ne m’inspirait pas. L’absence de mon amie m’était une véritable trahison, dont gens et choses autour de moi m’apparaissaient comme des complices inconscients ou pervers. La médiocrité paisible de ce paysage berrichon me déprimait. Je regrettais d’être venu. J’avais envie de m’en aller. Mais quel prétexte alléguerais-je? Et une brusque retraite n’éveillerait-elle pas des soupçons? Et quoi de plus? J’attendais que l’arrivée de mon amie détruisît mon malaise. Les nouvelles que nous reçûmes devinrent meilleures. La prudence du médecin fit place à de la joie: l’enfant sortait indemne de l’alerte. Après cinq journées d’attente, un télégramme nous annonça: --Demain. La journée fut délicieuse. Je ne songeai pas à m’offenser des propos que le beau-frère tint avec abondance sur sa belle-sœur. Je lui savais gré, comme à un confident plein de tact, pour tout ce qu’il me disait de mon amie. --Le domaine est mort quand elle n’y est pas, disait-il. Vous verrez, dès qu’elle sera là, tout vous paraîtra métamorphosé. Et il me berçait d’anecdotes, de traits charmants, de longs détails, que pas n’est besoin de rapporter ici. Il disait vrai, cet homme terrible. Indulgence d’amoureux mise de côté, mon amie survenant transforma tout dans le domaine morose. Elle en était la fée que la salle à manger trop grande, le jardin trop encombré de fleurs inutiles, la châtaigneraie trop déserte, et le chien trop calme attendaient. Elle y apportait de la gaieté, du bruit, du mouvement, de la grâce. Elle y réveillait partout des raisons d’être. Elle était la châtelaine sans qui le château n’a pas d’excuse. Je laisse à conclure de quel sursaut mon amour se ranima, plus profond que jamais, plus reconnaissant, plus humble et plus fier à la fois, plus confiant aussi. Belle journée blanche, que celle où mon amie m’apparut au centre de ce décor où elle avait décidé de m’apparaître dans l’éclat de son triomphe modeste. Tous et tout lui rendaient hommage: et d’abord son beau-frère, avec un peu d’affectation; son mari, tranquillement; ses enfants, avec turbulence; et moi, qui me morfondais d’orgueil et de timidité. Nous ne pûmes guère nous parler sans témoins, le jour de son arrivée. Trop de gens la sollicitaient, qui pour demander un ordre, qui pour lui présenter ses devoirs. A tout le monde elle souriait. Elle inspecta le domaine, entra chez les métayers, interrogea le valet d’écurie, le jardinier, la vieille laveuse. Elle vint même me visiter dans mon atelier. Elle était accompagnée de son beau-frère, qui tenait à lui montrer qu’il avait suivi ses instructions. Dont elle le remercia. --Quelle maîtresse de maison! s’écria-t-il. Elle a l’œil sur tout, je vous l’avais dit. Mais, et c’est peut-être en votre honneur, cher hôte, jamais nous ne l’avions vue s’installer au château avec tant d’empressement minutieux. A la place de mon frère, moi, je me méfierais. J’eus assez de sang-froid pour ne pas rougir. Content de ce trait, il emmenait déjà mon amie ailleurs. Elle lui courut après, l’ombrelle levée. J’entendis leurs rires qui s’éloignaient. Je m’allongeai sur les nattes du divan de fortune dont on avait garni le fond de l’atelier. Mes réflexions se perdirent en fumée de cigarettes. Mais, une heure après, je me dressais. Et je couvris d’esquisses une dizaine de feuilles de papier: je venais de trouver enfin l’inspiration qui m’avait fui jusqu’alors, et de concevoir un projet possible pour ma fontaine. Je travaillais avec ardeur quand la cloche du dîner sonna. J’arrivai le dernier dans la salle à manger. --Nous respectons notre pacte, me dit le beau-frère: nous avons commencé sans vous attendre. C’est obéir à vos vœux, n’est-ce pas? --Ce serait parfait, répondis-je, si l’on m’avait laissé le bas-bout de la table. Je devais m’asseoir, en effet, à côté de mon amie. --Dieux! fit-elle, que ces artistes sont donc exigeants! Et comme je m’asseyais, je sentis que son pied cherchait le mien et se posait dessus. Je me penchai sur mon assiette. Était-ce vergogne? Je n’ai peut-être pas beaucoup de goût pour ce genre de fourberies vénielles. Mais je pensais: elle est gentille, elle te caresse, elle te dit _vous_, elle dit _tu_ à son mari, elle doit être très gênée. Nul embarras néanmoins ne la dénonçait. Enjouée, elle tenait tête aux attaques de son beau-frère, ou bien elle taquinait son mari, qui se défendait sans aigreur ni obséquiosité. Et pendant ce temps, elle faisait glisser sa jambe le long de la mienne. A mesure que le repas tirait à sa fin, elle devenait plus entreprenante, plus gaie aussi, et je devais comprendre que sa gaieté trompait sa tendresse opprimée. --Je tombe de fatigue, dit-elle en se levant. J’envie les enfants qui dorment déjà. --Tu n’es pas raisonnable, lui dit son mari. Qu’avais-tu besoin de tant te démener dès le premier jour? --Voulez-vous que je vous porte au lit, petite fille? lui demanda son beau-frère. --J’irai bien toute seule, répliqua-t-elle. Puis, à moi: --Vous permettez? Qu’avais-je à permettre? La politesse a des ironies cruelles. Je m’inclinai sur une main dont les doigts s’attardèrent contre les miens. Le beau-frère baisa le poignet de sa chère petite belle-sœur. --Bonsoir, dit-elle à son mari. Et, lui ayant tendu la joue, elle nous quitta. --La vie sera drôle ici, pensai-je. Le beau-frère dépliait un journal du matin. Le mari alluma un cigare. La porte du salon était ouverte. J’allai par contenance regarder le ciel, étoilé modérément. Nuit douce. Un crapaud chantait dans le jardin. Je fis un pas dehors, puis deux, puis trois. Je gagnai le jardin, sans hâte, puis le parc, et la clairière où s’élèverait ma fontaine. Quand je revins au salon, les deux frères lisaient des journaux. Je ne fis que leur souhaiter un bon soir et je montai dans ma chambre. Sur ma table, on avait mis un vase avec deux roses et un œillet. * * * * * NUIT douce, ai-je dit. Nuit fade, sur une campagne d’une simplicité décourageante. Ces paysages berrichons n’ont rien de romantique. Ils serviraient mal de cadre à des héros de tragédie. Une âme tourmentée n’y trouve pas matière à s’émouvoir, sauf par contraste. C’est un pays de tout repos. Par ma fenêtre ouverte, je n’entendais que le cri morne du crapaud qui chantait dans le jardin. L’eau de la Creuse luisait à peine. Je m’assis à ma table pour y fixer un croquis. J’aurais pu me croire seul dans la maison, tant le silence y était parfait. Un écrivain eût mieux apprécié que moi les ressources d’une nuit pareille en une pareille solitude. Nous autres, sculpteurs et peintres, qui travaillons au grand jour, nous ignorons la volupté du travail nocturne et l’orgueil de penser ou de souffrir pour la multitude qui sommeille. A mesure que ma main combinait des harmonies de lignes, je m’enivrais de la docilité de mes doigts à jouer du crayon. Pour la première fois depuis mon arrivée, je me sentais dispos. Étais-je enfin conquis par la douceur modeste du climat? Dix projets différents pour ma fontaine naissaient en moi l’un de l’autre, et le dernier me séduisait toujours plus que le précédent. Combien de temps passai-je ainsi, à noter les démarches pressées de mon imagination jusque-là si rétive? Je ne sais pas. Les trois fleurs, que mon amie avait placées sur ma table, enchantaient de leur parfum mon allégresse. Le cri du crapaud persistait dans le jardin, morne et fidèle. Toute la maison semblait endormie. J’avais l’impression qu’en me levant je troublerais d’un bruit intempestif la quiétude qui m’environnait. Je n’osais plus bouger de ma chaise. Je crayonnais d’une main lente. Le moindre geste maladroit eût sans doute éveillé de lointains échos. Derrière moi, le bois de l’armoire craqua. Je tournai la tête, surpris qu’un effet si grand n’eût pas de cause plus considérable. Et j’eus envie de me coucher, afin de ne point me gagner près de mes hôtes une réputation d’importun. Mais, comme machinalement je traçais quelques dernières lignes, un autre bruit soudain m’arrêta, un autre craquement, moins proche, puis un autre, et un autre, et un autre, et un autre, puis un autre, puis d’autres encore; et tout à coup je crus que ma respiration allait s’arrêter aussi; mon cœur battit avec violence contre la table. Une plainte sourde m’arrivait. Une plainte, rythmée comme le bruit qui avait arrêté ma main. Cette voix... Des mots dominèrent la plainte. Je les entendis. Une voix, une seule. Des mots d’extase. La voix haletait. Elle cria. Deux cris légers. Silence. Les craquements duraient. J’aurais été incapable de me lever. Quel coup de matraque venait de me frapper à la nuque? Ces bruits qui m’arrivaient prenaient une ampleur de cauchemar. La plainte recommençait. La même faible voix geignit, geignit longtemps, râla, encouragea, témoigna, se rendit, s’oublia, cria. Toute la maison aurait dû entendre comme j’entendais. Mais non, rien. Silence. Silence partout. Seuls les craquements premiers se prolongeaient, étouffés, mais réguliers, tenaces, lancinants. J’étais rivé à ma table, les épaules lourdes, les oreilles bourdonnantes, paralysé, anéanti. Une troisième fois,--oui, une troisième fois, alors que l’homme, pas une fois, ne se révéla d’aucune façon,--je subis le supplice de ces cris de femme en plaisir, puis tout se tut. Silence complet. Silence enfin total. Silence définitif. J’ai connu de pareils silences pendant la guerre, la nuit, après des fusillades inopinées. Qu’ajouterais-je? Rien. Il faut qu’ici le même silence pèse, comme là-bas sur toute la maison endormie, comme il pèse encore à cette heure sur mon cœur battant. Rien. Il ne faut rien ajouter. Ma longue détresse qui s’ensuivit, elle n’importe pas. Ni le désordre des mille résolutions qui m’éblouirent et m’épuisèrent. Ni mon accablement. Ni ma honte. Ni rien. Rien. Silence. L’aube à la cime des tilleuls blémit. J’étais toujours prostré à ma table. J’eus froid. Un coq appela. Le soleil parut. Des oiseaux, jetant au jour leur joie en paquets de sifflets confus, marquèrent la fin du silence. Tout peu à peu se réveilla, au loin, plus près, à la ferme, dans la maison. Ce fut comme un flux de vie qui monta vers ma stupeur. Courbatu, je me levai, et j’allai vers un miroir. Mes cheveux n’étaient point devenus blancs, mais quel désarroi trahissaient mes yeux! Quand je sortis de ma chambre, vers huit heures, le beau-frère de mon amie sortait de la chambre voisine. En costume d’appartement, et la main sur le bouton de la porte, il disait, vers l’intérieur: --Je vous envoie le chocolat et des rôties, mais levez-vous, hein? Vous avez assez dormi, petite paresseuse. Après quoi: --A la bonne heure au moins! me dit-il. Voilà qui est d’un campagnard, de ne pas s’attarder au lit. Comment allez-vous, ce matin? * * * * * NE devrais-je pas clore ici cette confession, et la détruire peut-être? C’est grande pitié que d’aimer si lâchement, et tant de misère consentie ne mérite peut-être pas non plus de compassion. Et ne devine-t-on pas que je fus sans courage? Il est vrai que les conditions de la vie courante ne sont pas telles que dans les livres où tout se construit et se compose pour distraire ou pour éclairer les lecteurs curieux. Personnage de roman ou de drame, sans aller jusqu’au crime ou jusqu’au suicide, j’aurais fui tout de suite au mépris du scandale probable, et j’aurais eu, avec la traîtresse que j’aimais, une scène horrible. Mais, quoi qu’on en pense, des scrupules et un sentiment du devoir m’empêchèrent de fuir: je ne me reconnaissais pas même le droit de sacrifier à ma rage celle qui m’avait traité de si affreuse façon. Quel motif donner à mon brusque départ, sans la compromettre? Elle avait deux enfants, qu’elle adorait. Pour eux, que je n’adorais pas, pour son mari, qui était un honnête homme, pour elle, qui eût été sans défense, je ne fis aucun éclat. J’avalai ma honte, et ma fureur, et--je le dis--mon dégoût. Si l’on m’objectait qu’il ne faut pas plus de courage pour se réprimer que pour fuir, je ne daignerais pas répondre. Au demeurant, je ne plaide pas, j’expose. Et puis, je l’avoue, je désirais épuiser ma misère et ne me retirer de cette noire aventure qu’après avoir tout de même confondu ma cruelle amie. Je me réjouissais amèrement à l’espoir et à la crainte de lui démontrer toute l’ignominie de sa conduite. Les griefs, qui peu à peu s’étaient accumulés au fond de mes doutes, me remontaient à la mémoire en faisceau. Je me préparais à une dernière scène, et à une retraite digne. Hélas! j’avais aussi la crainte de cette dernière scène. La réflexion use les possibilités de toutes violences. La réflexion s’accroche aux moindres hypothèses favorables. Plus l’affreuse stupeur de ma nuit se diluait, plus j’espérais également en je ne sais quel miraculeux malentendu. L’attitude seule de mon amie, quand je la reverrais, m’avertirait de ma chance. Et ma crainte s’emmêlait à ce point avec mon espoir, que je désirais retarder l’instant où je reverrais mon amie. Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle supporta mon regard inquiet comme si elle n’eût aucune faute sur la conscience. J’en fus désarmé. Y avait-il vraiment malentendu? Était-elle plutôt si audacieuse? Son pied sous la table chercha le mien, comme la veille. J’observai le mari. J’observai le beau-frère. Je ne remarquai rien. J’eus envie de sourire; quelle comédie désastreuse jouaient ces quatre marionnettes que nous étions autour de cette table? La scène eut lieu dans mon atelier, l’après-midi, tandis que les deux hommes étaient à Argenton. Il m’est désagréable d’en rapporter tous les détails. Au reste, je ne le pourrais peut-être pas. Elle fut d’abord si embarrassée, et si pleine d’allusions plutôt que de coups directs,--on le conçoit sans peine,--que je ne saurais plus m’en rappeler exactement le progrès tortueux. Devant l’évidence, devant les mots et les cris que je lui répétais, la malheureuse ne chercha pas à nier. Elle fondit en larmes. Ce n’était pas répondre. --Il te faut une réponse? dit-elle. Elle leva la tête et me regarda. Mais elle se taisait. --Oui, dis-je, il me faut une réponse. De quel reproche s’éclaira son regard? Elle prononça lentement: --Tu ne te rappelles pas ce que tu as fait, à Paris, la dernière fois que nous nous sommes vus? Sans attendre, elle ajouta: --Tu ne te rappelles pas ce que je t’ai demandé de faire? C’est moi qu’elle accusait, et d’une voix dure. Elle me jeta sans pitié ce reproche enfin exprimé: --Et si je suis enceinte? Je baissai le front. Elle en profita pour pousser son attaque. Elle la poussa loin. Je ne l’aimais pas, ou je ne l’aimais plus. Elle avait prévu juste, en prévoyant que je m’efforcerais de m’échapper sitôt qu’un semblant d’occasion s’offrirait à moi, mais en réalité parce que tous les hommes sont pareils; et elle ne regretterait pas, elle, malgré moi, d’avoir voulu me prendre un souvenir plus durable que mon amour; et ne savais-je pas qu’elle était mariée et que par conséquent... Et elle m’accabla d’une phrase précise. Cinglé profondément dans mon orgueil d’homme, je crus retrouver sous le rauque de sa voix ses râles satisfaits. Je me bouchai les oreilles. Avec moi toujours elle était demeurée silencieuse, et réservée en pleins transports. Je compris, humilié, que j’avais été toujours incapable de l’émouvoir. Elle ne pleurait plus. --Eh bien! dit-elle. Vous vous taisez à votre tour? Elle s’était ressaisie. Allais-je me rendre? Je me sauvai dans les sarcasmes. Je me permettais seulement de relever que, pour une femme qui subit une charge fastidieuse mais inévitable, elle la subissait avec une ardeur un peu bien singulière. Ah! l’abominable discussion! A mesure que je faiblissais et que je tentais en vain de résister, je voyais mon adversaire se raidir et s’éloigner de moi. Un indicible mépris passa dans son regard. Elle riposta: --Il est facile à une femme de feindre. Riposte double, à dessein peut-être. Avec qui devais-je entendre qu’elle avait feint? Faisait-elle un pas vers moi, ou me chassait-elle à jamais de son amitié si longtemps complaisante? Mais je m’étais trop avancé et j’avais abdiqué toute honte: d’un trait, pour en finir, tant pis! je lui posai la question. Ainsi je capitulais d’avance. --Ingrat! répondit-elle. L’abominable discussion s’achevait par deux défaites. Le reste n’a plus d’importance. Toutes les querelles d’amants à peu de chose près se ressemblent. Celle-ci cependant avait été la plus âpre des nôtres. Ma blessure saignait encore. Je ne pouvais pas l’oublier sur-le-champ. --Reproche-moi tout ce que tu voudras, disait mon amie, mais je te défends,--je te défends de douter de mon amour. Je ne souhaitais que de me laisser convaincre. Elle dit: --Tu ne m’aimes peut-être plus, toi, et tu cherches à te retirer avec l’avantage? Sois plus franc, je ne te garderai pas malgré toi. Surtout, surtout je ne veux pas que tu feignes de m’aimer par pitié. Je ne veux pas de ta pitié. Je veux que tu m’aimes, ou que tu partes. Mais, si tu pars, sache-le, nulle ne t’a jamais aimé et nulle jamais ne t’aimera comme moi. J’aurais pu tomber à genoux devant elle, si je ne lui avais pas déjà dit naguère moi-même ce qu’elle venait de me dire là. Mes incertitudes me reprirent. Était-elle sincère, et l’amour lui faisait-il vraiment répéter comme d’elle ce qui était de moi? Ou manœuvrait-elle avec art? Dilemme insoluble, pour toujours insoluble. Et comment m’imputer à crime les pires suppositions? De la franchise de celle que j’aimais, je n’avais en preuves que ses serments. Et dans l’autre plateau de la balance, qu’on me l’accorde, combien de doutes légitimes? J’aimais trop pour refuser de croire. Je souffrais trop pour accepter d’emblée une affirmation, même un serment. J’étais désemparé. J’entendais encore des cris d’amour qui n’avaient pas été pour moi. Je voyais couler encore des larmes, qui sont plus troublantes que toutes les paroles. Mais je me la représentais couchée, offerte, les bras en collier, telle que pour moi, pour l’autre. Je savais comment elle s’offrait. Je me dressai du divan où je pensais être rivé comme je l’avais été, la nuit précédente, à ma table. --Tu t’en vas? D’un bond elle m’avait rejoint, et me retenait. --Tu t’en vas? redit-elle. Son élan, je ne pus point le présumer joué. --Non, dis-je à bout de courage. Non, je ne pars pas. Mais laisse-moi seul, je t’en prie, laisse-moi seul, laisse-moi seul, Mienne. Ses bras me serraient. --Mienne, dis-je, je t’en supplie, laisse-moi. Comprends. J’ai besoin d’être seul. Je souffre. Laisse-moi. Va. Comprends, Mienne. Prête à me laisser, elle se haussait sur la pointe des pieds. --Non, dis-je, non, pas maintenant. Comprends, mon petit. Je t’aime. Elle sortit de l’atelier sans se retourner. «Mon petit», avais-je dit. Elle me parut en effet moins grande qu’à l’accoutumée, pendant qu’elle sortait. * * * * * ELLE avait compris. Pendant plusieurs jours, elle n’essaya pas une fois de forcer mon indécision. Elle se plaignit seulement, dès le premier, au dîner, d’être souffrante. Et, plusieurs jours durant, elle traîna de vagues migraines et des mines fatiguées. C’était sans doute une façon de se montrer à mes yeux humble et repentante. Un homme plus cruel que moi l’eût accusée de sentiments plus habiles. La discrétion qu’elle observa m’attendrit. Tels sont les effets de la présence. Si j’avais fui tout de suite, chaque heure d’absence nous aurait éloignés davantage l’un de l’autre: tout rapprochement eût été désormais impossible. Que désirais-je? J’étais dans l’état d’un blessé qui ne se rend même plus compte de la gravité de sa blessure, que la fièvre alimente, que d’étranges rêves soutiennent, et qui ne sait point s’il guérira ni s’il a peut-être envie de guérir, tant un retour à la vie normale de tous les hommes n’est pas toujours pour les hommes désirable. Les jours, lents, se succédaient. Je m’enfermais dans mon atelier. N’ayant encore fixé mon choix sur aucun de mes projets, je n’avais pas encore commandé le marbre convenable. Pour éviter des questions, je m’étais empressé de manier quelques blocs de glaise, au hasard, et, couvert par cette apparence, je ne faisais rien, que de ruminer des pensées débilitantes. Quelquefois, les enfants entraient dans l’atelier. Ils avaient l’air contraint. Obscurément, ils pressentaient peut-être en moi un ennemi, et ils ne cherchaient pas mon amitié; ils demeuraient distants, comme il arrive à l’ordinaire à ces pauvres petits êtres devant ceux qui menacent de leur dérober une part de l’affection maternelle qu’ils veulent toute pour eux. Le mari, quand il venait me voir, ne laissait percer aucune gêne. Il avait, comme on dit, des idées arrêtées, mais, quand l’éducation de ses enfants n’était pas en jeu, il n’essayait pas de les imposer. A mon égard, il montrait de la sympathie. Je ne m’en réjouissais pas. Il m’interrogeait volontiers, s’intéressait à ce qu’il nommait mon labeur secret d’artiste; mais, en homme de méthode, il ne me parlait de mon art que dans mon atelier. Il était intelligent, curieux, et n’affichait qu’un goût modéré pour les spéculations philosophiques, se retranchant derrière sa seule compétence de technicien qui regrette que tout le monde ne l’imite pas. Au demeurant, un homme de bonne compagnie. Quant au beau-frère, il ne me dérangeait presque jamais. Il prétendait, disait-il, ne pas violer les mystères de mon temple. Et je lui savais gré de ne m’infliger que rarement, et rapidement, son intrusion. C’est à cause de lui, on le comprend, que je retardais de plus en plus l’instant où j’ouvrirais mes bras à mon amie pardonnée, si je devais les lui ouvrir jamais. Quelle certitude attendais-je? Mon amie ne semblait pas pressée d’obtenir malgré moi son pardon. Discrète, humble, digne, et douloureuse, elle attendait, elle aussi. Depuis la nuit affreuse, je ne montais dans ma chambre que fort tard, après de longues et desséchantes heures passées au fond de mon atelier, lorsque je présumais que je pouvais enfin sans risque gagner mon lit, où d’ailleurs le sommeil m’échappait longtemps. Nuits détestables. Nuits atroces. Réveils pénibles. Je descendais de ma chambre vers midi, pour ne pas risquer non plus de trouver encore le beau-frère sur le seuil de sa belle-sœur, ou de rencontrer l’un de mes hôtes au sortir du lit, alors que les yeux et tout le visage ont une franchise indécente. Quand je revoyais mon amie, elle me regardait tristement, puis elle baissait la tête. Rien de plus. Selon mon humeur, c’était beaucoup, ou c’était peu. Certains jours, j’avais envie de la prendre dans mes bras, devant tout le monde; d’autres jours, je serrais les poings, et je l’aurais frappée avec plaisir. Orgueil! Orgueil! Lequel fut le plus coupable, du sien ou du mien? Pourquoi n’avait-elle pas le courage de me tendre des mains chéries? Pourquoi n’eus-je pas la force d’être lâche encore, aveuglément? Le même orgueil nous retenait tous deux. Aurais-je persévéré? Je ne crois pas. Du plus profond de ma misère, je songeais souvent à cet enfant qu’elle avait voulu de moi. Me fallait-il d’autres preuves de son amour? A ces moments-là, si elle avait ouvert la porte de mon atelier, je me serais jeté devant elle et je lui aurais demandé pardon. Elle ne venait pas. Quand elle vint, après une semaine perdue, après une semaine de torture, si j’étais à la limite de la patience et déjà cédant avant d’en être sollicité, comment ne le comprit-elle pas au premier regard? Quel travail s’était fait, pendant cette semaine, sous la tristesse visible de ses yeux? Ou n’avait-elle que l’intention de m’éprouver d’abord? Et fûmes-nous tous deux assez imprudents pour ne pas discerner où nous courions? --Excusez-moi, me dit-elle en entrant. J’ai à vous parler. --Vous êtes ici chez vous, lui répondis-je. Elle eut un sourire ambigu. Mais quel orgueil avait écarté de nos lèvres le _tu_ nécessaire? --Depuis huit jours, dit-elle, vous cherchez un prétexte pour partir honorablement. --Moi? --Vous. J’admire que vous ayez cru devoir obéir à des scrupules dont je vous remercie, mais dont il est temps que je vous délivre. Que voulait-elle dire? --Vous pouvez partir tranquille, dit-elle. Plus rien ne vous attache ici: je ne suis pas enceinte. Quelle abjecte mesquinerie osait-elle m’imputer? Je demeurai stupéfait. Je n’imaginai pas que ce ne fût qu’une épreuve. Un sursaut de colère m’emporta. --A de telles injures je ne répondrai point, dis-je. Mais répondez à ma question, je vous en prie, et je vous débarrasserai de ma personne. Les mains levées, elle protesta. --Répondrez-vous? --Je réponds toujours. --L’autre soir, l’autre nuit, vous me comprenez?... Elle fit oui de la tête. Ses paupières battirent. --Qui était avec vous? demandai-je. Les paupières hautes, elle me regarda. --Qui? repris-je. Répondez. Votre mari, ou votre... Je n’achevai pas. Elle chancelait. Elle tombait déjà sur le divan. Je me précipitai vers elle. Évanouie? Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu de femme évanouie. Son visage, que je dégageai des coussins, était mouillé de larmes. Elle sanglotait, respirait mal. Je la couchai mieux. Elle ne résista pas. Que faire? Je l’examinais, anxieux. Les yeux clos, la poitrine oppressée, elle pleurait. Elle se retourna soudain vers les coussins, pour me dérober son visage. Dans ce mouvement, une enveloppe bleue, cachée entre ses seins, sortit de sa robe. Malgré moi, j’y lus mon nom. Je la pris. On l’avait décachetée. C’était une invitation d’une dame quelconque, rencontrée n’importe où et que je n’aurais pas reconnue si je l’avais rencontrée de nouveau, mais qui me conviait à une quelconque fête en des termes excessifs. Les maladroites de cette espèce ne manquent pas à Paris. Le billet remis dans l’enveloppe, je lançai le tout à l’autre bout du divan, et je revins à mon amie. Elle me regardait. --Vous pouvez partir, dit-elle. Tout s’explique. Je haussai les épaules. Elle se redressa. --Vous n’allez pas nier, je suppose? Je la regardai. --Vous ne dites rien? fit-elle. Mon orgueil s’effondra. --Mienne, tu es stupide. Ses yeux brillèrent. Elle me tendit les mains. Je m’assis près d’elle. Elle souriait pauvrement. --C’est vrai? Je n’avais pas à me défendre. Je me défendis néanmoins. --C’est vrai? disait-elle. Elle pleurait sans bruit, peu à peu calmée, peu à peu détendue. --Tu m’aimes? dit-elle. Elle m’attirait. --Je souffre, murmurait-elle. Au contact de son corps que j’enlaçais, je capitulai. Ardente, elle s’offrit. Déroute silencieuse. Triomphe bref. Je songeai tout à coup aux cris qu’elle ne poussait pas. --Ah! fit-elle, tu es un monstre, je t’aime trop. Elle m’avait repris. Alors seulement, elle me reprocha l’injurieuse question que je lui avais posée. --Tais-toi, Mienne, tais-toi. Je la serrais contre ma poitrine. --La porte n’est pas fermée, me dit-elle. Ces minutes d’oubli s’achevèrent. --Soyons prudents, dit-elle. Subitement raisonnable, elle me quitta. Je n’eus pas trop de loisir jusqu’au dîner pour me débattre au milieu des réflexions diverses qui m’envahirent. * * * * * PAR des commentaires il m’aurait été facile de rendre moins invraisemblable le récit que je viens d’interrompre; mais je trahirais l’incohérence même de la réalité, et je mettrais un ordre factice dans des événements qui me déconcertèrent au point que je croyais encore n’avoir que rêvé quand la cloche du dîner sonna. Il est toujours facile après coup d’expliquer les choses: le raisonnement, pour peu qu’on l’y oblige, trouve sans peine des motifs à tout, et l’imagination, qui n’est guère qu’une des formes, centrifuge, du raisonnement, ne se refuse pas à qui la sollicite. Mais des commentaires seraient vains. Les événements vont quelquefois plus vite que notre volonté, c’est une vérité banale, et ils vont plus vite que notre intelligence, ce qui est moins flatteur pour nous. J’ai l’air ici d’énoncer des lapalissades. Que l’on observe cependant que l’histoire d’un siècle ne peut jamais être écrite que dans les siècles suivants, parce que le temps éclaire et tamise; et l’on ne me reprochera pas, pour mon histoire minime, de n’avoir pas vu tout de suite ce que je ne discernai que peu à peu, à mesure que les événements m’instruisaient. A cet endroit de mon récit, je n’ai d’ailleurs pas le goût d’épiloguer. Et si j’ai tenté de m’en excuser d’abord par des considérations générales, j’avoue aussi que j’avais besoin de prendre courage et de m’assurer la voix avant de confesser ce qu’il me reste à dire. J’ai tout dit de l’indispensable. On connaît à présent mon amie comme je la connaissais. On me connaît. On connaît la situation. Je vais dire le reste sans m’attarder davantage. La conclusion ne m’appartient pas. On peut se représenter quels pouvaient être mes sentiments lorsque je m’assis à ma place, pour le dernier repas de la journée, le soir de notre réconciliation fortuite. Qu’on juge maintenant du tour qu’ils prirent, quand le petit incident que voici m’alarma tout à coup. Le mari annonçait qu’il avait reçu un télégramme de leur médecin de Paris. --Il n’arrivera que mercredi, par le train de trois heures, dit-il. --Alors, dit le beau-frère, on pourra disposer de l’auto pour samedi. Ma chère belle-sœur, je vous enlève. Puis à moi: --Et vous également, cher Monsieur, s’il vous plaît d’aller par exemple à Gargilesse ou à Crozant. --Après-demain? fis-je interloqué. De quoi me souvenait-il en effet au même instant? Que, le jour de mon arrivée, dans la cour de la gare, le beau-frère m’avait appris, en passant, que sa belle-sœur recevait sans déplaisir les compliments empressés du médecin en question. Et ce médecin était invité par mes hôtes? Et mon amie me l’avait caché? Pourquoi? --Après-demain, répondis-je, je me proposais d’aller à Argenton. Le beau-frère s’inclina, protestant ainsi que nul, dans cette maison, n’attenterait à ma liberté. --Au fait, dit le mari en s’adressant à sa femme, pour combien de temps vient-il, ton médecin? --Il n’est pas plus mon médecin que le tien, répliqua-t-elle. --Soit, dit-il doucement. Mettons que j’aie dit: ton danseur. Il n’est pas le mien, n’est-ce pas? Il parlait d’un ton badin. Elle riposta: --Je croyais qu’il était ton ami? --Je n’avais pas l’intention de t’offenser, dit-il. Ne te fâche pas. Là, je corrige: notre médecin, ton danseur et mon ami, sa lettre de ce matin te laisse-t-elle prévoir la durée du séjour qu’il daignera faire chez nous? Sa lettre du matin qui, avant contre-ordre, ne le précédait que de quarante-huit heures. Notre réconciliation de l’après-midi qui aurait pu si aisément céder à une rupture définitive. Quel rapport entre l’une et l’autre? Je me renfrognai. Mon amie répondait: --Sa lettre ne laisse rien prévoir. Je te la donnerai, si tu le désires. --Nullement. Mais pour combien de temps l’avais-tu invité? --Hé! fit-elle, perdant patience, je ne l’ai pas invité, je lui ai transmis l’invitation que tu me chargeais de lui transmettre. Tu n’avais rien précisé? Moi non plus. Un point, c’est tout. --Ne te fâche pas, je t’en prie, dit-il encore. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Je te demande pardon. Êtes-vous satisfaite, Madame? Faut-il que je me traîne à vos pieds? Il avait l’air confus et semblait vouloir à la fois qu’on ne le vît point. --L’incident est clos, prononça le beau-frère. Il n’était pas intervenu. Que ne pouvais-je en déduire? Sous la table, le pied de mon amie pressa plus fortement, et longuement, le mien. L’incident clos, le repas s’acheva sans encombre. L’habituelle partie de bridge qui suivit fut plus animée que de coutume. Une douce gaieté familiale, dont je savourais en secret l’ironie, détendait les quatre personnages que nous jouions, sciemment pour certains. Mon amie et moi fûmes les perdants. --Malheureux au jeu..., dit le beau-frère. --... Heureux en amour, dit le mari. Et il s’assit au piano. Les hommes de ma génération affectent un goût marqué pour la musique. Ceux qui sont passés par les grandes écoles en sont férus. Il n’y a plus guère d’élève de Polytechnique ou de Normale qui ne ferme des yeux dévots en écoutant un _Nocturne_ de Chopin. C’est une manie que l’on croit élégante et qui m’exaspère. La musique, oui, je l’aime, mais non à ce point. Il me plaît de m’y distraire, non de m’y abîmer. --Je vous fais fuir? me cria le mari, comme je me levais. Je n’étais pas si grossier. Aussi bien, le mari tenait le piano de façon fort modeste et fort agréable. Je changeais seulement de fauteuil parce que, placés ainsi que nous l’étions, je craignais que le beau-frère ne remarquât le regard attentif que mon amie commençait à poser sur moi. Mon amie fut, en effet, à partir de ce soir-là, d’une imprudence qui ne manqua pas de m’inquiéter. Rêveuse en compagnie, elle entrait dans mon atelier et dans ma chambre plusieurs fois par jour sous les prétextes les plus futiles. Je devais chaque fois modérer ses élans. Il y avait une espèce de fièvre dans l’amour qu’elle me donnait. Un matin que je me promenais au jardin, elle me rejoignit. Nous gagnâmes le parc, et la clairière de ma future fontaine. Elle me parla de mes projets. Elle approuva. --Tu m’aimes? dit-elle. Elle se pressait contre moi. --Si, dit-elle, tout de suite. --Ici? tu es folle. --Oui, de toi. Et il fallut que j’obéisse. --Quelle affaire! murmura-t-elle en se moquant de mes craintes. --Tu ne m’aimes donc pas? dit-elle encore. Et maints autres enfantillages qui trahissaient une passion véritable, mais un peu trouble. Combien de fois n’aurions-nous pas pu nous faire surprendre jusque par ses enfants? Elle semblait narguer tout. N’est-ce pas le propre d’une amoureuse? Il m’était permis de le penser. Ces quelques jours, qui précédèrent l’arrivée du médecin, furent d’une ardeur pleine et dangereuse. J’avais attendu qu’elle me parlât d’elle-même de ce médecin dont elle s’était si vivement défendue d’être la malade. Mais il allait arriver, et mon amie s’était gardée de faire la moindre allusion à l’incident qui me revenait souvent à l’esprit. Je fus donc obligé de lui en toucher deux mots. --Pourquoi je l’ai invité? me répondit-elle. Voilà que tu me récompenses par des soupçons aussi contre celui-là? Ne sais-tu pas qu’il n’est pas inutile d’avoir un médecin près de soi quand on commence une grossesse? Et n’avais-je pas l’espoir?... Vraiment, mon pauvre Mien, tu poses toujours des questions qu’il vaut mieux ne pas poser. Elle se tut sur cette phrase amère. --Tu as toujours, toi, fis-je, réponse prête à toutes les questions. Elle haussa les épaules. La querelle tomba brusquement. L’automobile pénétrait à cet instant dans la cour. Le mari amenait le médecin. J’avais attendu jusqu’à la dernière minute pour poser mon importune question. Ce médecin me déplut et je compris vite qu’il déplaisait au beau-frère. Avions-nous les mêmes motifs de nous méfier de lui? C’était un de ces hommes qui cherchent à plaire, qui veulent plaire, qui font des avances à chacun et ne se rebutent d’aucune nasarde. Grand, mince, environ la quarantaine, le visage étroit et allongé, le teint brun, des cheveux noirs bien peignés, il avait des gestes précieux et toute une comédie d’intonations dont les plus fréquentes s’alanguissaient en une tendresse fort peu masculine. Il séduisait peut-être les femmes, encore qu’il n’eût pas du séducteur de race l’assurance nécessaire. Aux hommes, il paraissait dès l’abord assez suspect. Dans ses yeux légèrement hagards de morphinomane, on trouvait de tout, sauf de la franchise. Et l’on présumait qu’il n’aurait sans doute reculé devant aucune des petites malpropretés quotidiennes qui s’offrent en tentation aux médecins pauvres. Celui-là devait avoir plus d’un avortement sur la conscience sans en souffrir, et peut-être pis. Je ne serai pas trop étonné d’apercevoir un jour son portrait dans les journaux, à propos de quelque sale affaire. Au milieu des compliments de bienvenue, j’appris qu’il était marié. --Oui, m’expliqua le beau-frère, il a épousé une jeune fille charmante, qui a vingt ans de moins que lui. --Et il voyage sans elle? --Elle file un mauvais coton. Tuberculose, je crois. Elle était délicieuse, avant son mariage. Sur quoi il se tut, montrant qu’il ne dirait plus rien et qu’il m’en avait dit assez. Qu’était-ce donc que ce singulier personnage? A table, le soir, il tint haut la conversation. Causeur brillant, c’est-à-dire bavard, ne redoutant pas la vulgarité, qui lui était peut-être naturelle, il débitait les lieux-communs les plus éculés avec une faconde complaisante. Pour me conquérir, il me fit l’éloge de Carpeaux comme s’il l’avait découvert, et, remontant jusqu’à l’art grec, qu’il préférait à tous les arts, cela va de soi, il confondit Praxitèle et Phidias très tranquillement. Il m’amusa, certes, mais non point dans le sens qu’il voulait. Le bridge n’était pas son fort: on n’y peut guère causer. Il ne jouait pas. Il nous regarda. Or la partie ne fut pas longue. --Dix heures? s’écria-t-il. Oh! cher ami, puisqu’il n’est pas tard, jouez-nous donc un petit tango: je veux faire ma partie aussi, moi. Il s’était adressé au mari. --Vous ne refuserez pas de le danser, chère Madame? --Je suis bien fatiguée, ce soir, répondit-elle. --Ne te fais donc pas prier, dit le mari: tu en meurs de désir. --Moi? --Mais oui. Allons. --Chère Madame... Le mari préludait. Maussade, elle se leva. Ils tournèrent. Peu à peu, elle résista de moins en moins au rythme de la danse. Elle sourit. Le médecin, excellent danseur comme tous les médiocres, la serrait contre lui. Je voyais le sein gauche de mon amie s’aplatir sur le veston, leurs jambes emmêlées, emboîtées, mariées, et leurs têtes proches à se toucher. Mon cœur battait violemment. Jamais je n’avais vu danser mon amie. Je ne savais pas encore de quelle façon elle dansait. Quand elle revint vers son beau-frère et vers moi, j’étais penché sur un journal que je ne me décidais pas à quitter du regard. * * * * * SI je dormis cette nuit-là, je ne le dirai point. Au matin, je sortis de ma chambre d’assez bonne heure et, après une promenade au fond du parc, je me réfugiai dans mon atelier. --Déjà au travail? me demanda le beau-frère, qui passait devant ma porte au moment que je l’ouvrais. --Oh! répondis-je, travail ou cigarettes. --Cafard? --Plus ou moins. --Venez donc avec moi. Vous n’avez pas encore vu toutes les vieilles maisons d’Argenton. Il y en a de charmantes au bord de l’eau. --Vous me tentez, mais mon divan me tente davantage. --Comme il vous plaira, cher ami. En tout cas, si le cœur vous en chante, je pars à onze heures. --Merci. Je m’enfermai dans l’atelier. Un peu d’isolement au milieu de mes vagues maquettes m’attirait plus que toutes les excursions du monde. Non point que j’eusse ce matin-là, pour le beau-frère, un dédain plus grand. Non. Au contraire. Depuis la veille, il me semblait moins antipathique. Il n’avait pas eu l’air ravi, lui non plus, de voir sa belle-sœur entre les bras du médecin. Je m’en étais bien aperçu. Et mon dégoût et ma méfiance de cet homme suspect me rapprochaient du beau-frère, qui m’avait été suspect lui aussi, mais d’une autre façon. Néanmoins, je préférais d’être seul, et de ne pas faire le voyage d’Argenton. Rien ne m’apaise tant que de songer ou de réfléchir dans le lieu même où j’ai l’habitude de travailler. Je ne suis pas un de ces sculpteurs de génie comme on en rencontre dans les romans. Je sais où sont mes limites. Pourtant, et tout modeste artiste que je sois, quand je suis dans mon atelier, parmi mes ébauches, mes cartons et mes livres, j’éprouve un sentiment de bien-être qui me rassérène. Le monde idéal où nous pénétrons si facilement, nous artistes, il nous console de l’autre monde qu’on ne peut pas abolir. Mon atelier? C’est là que j’ai toujours trouvé mes meilleurs amis. C’est là de même, ce soir, que j’écris ce chapitre. Je suis seul. Nul ne viendra me visiter. Nul. Et nulle. Quelle solitude! Hélas! à quoi pend notre pauvre bonheur? A moins qu’à un geste, à moins qu’à une parole, à rien, à moins qu’à rien. O souvenir, souvenir, noir aliment de notre humilité, amer soutien de nos tristesses, fumée, fumée! Qu’avais-je besoin d’aller chercher ce livre dans ma chambre? Qu’avais-je besoin de sortir de mon atelier et d’aller au-devant du malheur? J’y fus. Je redescendais, ce livre à la main, que j’étais allé chercher dans ma chambre. La porte du salon, sur le vestibule, était ouverte. Machinalement, je regardai. Debout, le médecin tenait mon amie et lui baisait la bouche. Ils me virent comme je les vis. Elle le repoussait. --Ah! s’écria-t-elle, je vous le disais bien! A ce moment, la voiture quittait le garage. --Une minute, voulez-vous? dis-je au beau-frère. Je prends mon chapeau, et je vous accompagne. --Nous déjeunerons là-bas, me dit-il. --Tout ce que vous voudrez. A mi-côte, je me retournai vers la maison. Mon amie était sur le seuil, et nous regardait partir. J’avais pris, on le devine, la décision de m’échapper de mon enfer. Je ne souffrais pas. Je ne souffrais plus. J’en étais surpris à la fois et content. J’éprouvais ce qu’on éprouve quand un coup de bistouri vient de libérer un abcès: un soulagement profond. M’échapper. Oui. Me reprendre. Me guérir. L’horrible jeu n’avait duré que trop longtemps. Il ne fallait pas plus d’un quart d’heure pour aller à Argenton. Le beau-frère se rendait à l’usine. Il me laissa sur la place du marché. --Rendez-vous à la _Cloche d’Or_, à midi et demi, me dit-il. --Entendu, fis-je. Les vieilles maisons du bord de l’eau ne m’intéressaient pas. C’est au bureau de poste que j’avais affaire. Je désirais m’envoyer un télégramme. Le bureau de poste était vide. J’en profitai. Je priai la seule jeune fille présente de me recopier sur une feuille de papier bleu réglementaire le texte de la dépêche que je voulais recevoir. Elle n’avait pas l’air de comprendre. Mais je lui tendis un petit billet de banque, et elle fit comme si elle comprenait. Quand le beau-frère vint me rejoindre à l’hôtel de la _Cloche d’Or_, je lui montrai le télégramme. --Le dernier oncle qui me reste, expliquai-je. Il est au plus mal. J’ai un train à deux heures, je vais le prendre. Vous aurez l’obligeance de m’excuser auprès de mes amis, n’est-ce pas? Ainsi je sauvai la face. De Paris, le lendemain, j’écrivis au beau-frère que je serais probablement forcé de prolonger mon absence, l’état de mon oncle étant mauvais, mais non point encore désespéré. Pendant trois jours, si parfois je souffris, j’eus plus souvent la joie de me croire en bonne voie de convalescence. Mon aventure m’apparaissait comme celle d’un étranger, ou tout au moins d’un camarade. Je la jugeais du dehors. J’en reconstituais le dessin. Dans l’ensemble, des détails négligés prenaient une valeur qui m’étonnait. J’allais tous les jours chez nous, dans ce petit appartement que j’avais meublé pour elle. C’est là que je souffrais surtout. Quels que fussent ses torts, je ne pouvais pas supprimer d’un trait de volonté, comme d’un trait de plume, les instants de bonheur qu’elle m’avait donnés. Femme imprudente ou perfide, qu’avait-elle fait? Et méritais-je pareille avanie? Ou qu’aurais-je dû faire? Que voulait-elle? Que ne voulait-elle pas? Mais je ne regrettais point de lui avoir prouvé que j’étais assez fort pour me délivrer de ses pièges. Le quatrième jour, je reçus une lettre, dont la haute écriture mince m’était familière. J’eus la force de ne pas l’ouvrir. J’eus la force de n’ouvrir aucune des huit lettres qui m’arrivèrent ensuite l’une après l’autre. Je les posais, à mesure, l’une sur l’autre, dans une coupe de verre jaune de notre petite chambre jaune et bleue. Plus elles devenaient nombreuses, plus je sentais que je ne les ouvrirais pas. J’écrivis alors au beau-frère que, mon absence menaçant de se prolonger sans que j’en pusse prévoir la fin, je le priais de me renvoyer ma malle, et de me laisser remettre à plus tard le plaisir de dresser dans le parc d’Argenton la fontaine et les statues qu’il y souhaitait. Mon amie savait bien que je n’avais plus de famille et que la prétendue maladie de mon oncle n’était qu’invention et prétexte. Après ce que je venais d’écrire à son beau-frère, elle devait comprendre que je renonçais enfin à souffrir davantage par elle. Je reçus encore deux lettres. Puis rien. Trois jours passèrent. Je ne recevais plus rien. La séparation était définitive. Pour la première fois depuis mon départ d’Argenton, je pleurai. Tant que je n’avais pas la certitude que tout fût fini, j’étais trop encore sous l’influence, reconnue ou inconsciente, de ma colère. Le silence de celle que j’avais tant aimée me fit l’effet d’un gouffre où mon beau trésor s’engloutissait. Et puis... Et puis je reçus l’effroyable nouvelle. D’abord je ne compris pas. Je ne voulais pas comprendre. Ce n’était pas possible. Il me fallut relire le billet que, dans le désarroi de la maison, le beau-frère avait eu la bonté de m’adresser. Que disait-il? Mon amie? Noyée? Avec ses deux enfants? Et l’on n’avait retiré de la rivière, au barrage du moulin, que trois cadavres? Était-ce possible? Était-ce possible? * * * * * Y eût-il une façon la plus pudique d’exprimer la douleur d’un homme qui vient de perdre celle qu’il aime et qui ne peut même pas la conduire à sa tombe, je jetterais ici le voile lourd de mon silence. Je n’ai pas le goût de pleurer en public. Les larmes doivent être secrètes. Secrètes. Secret. Ce mot couvre comme une dalle de granit gris toute ma pauvre aventure, tout mon pauvre amour. Mon amie morte, plus rien ne signifiait rien autour de moi. Qu’on se rappelle au fond de quelle solitude je me traînais avant de l’avoir retrouvée à Nice, un jour de soleil qu’elle était vêtue de blanc. Qu’on se rappelle du fond de quelle solitude elle m’avait ramené vers une vie moins morne. Qu’on se rappelle comme tout s’était transformé pour moi depuis qu’elle m’avait permis de l’aimer. Elle était morte. Je retombais à ma solitude, mais à quelle solitude plus sombre? Elle était morte; mais comment? Je ne savais rien. Mais où aurais-je pu savoir quelque chose? Écrire? Interroger? Montrer trop d’intérêt? Compromettre une morte? Et saurais-je les causes de cet accident horrible? Qui les savait? Et si elle avait provoqué l’accident? Une crainte atroce s’installait en moi peu à peu. Je cherchais vainement à l’éluder, car je ne songeais plus aux tortures que, le voulût-elle ou ne le voulût-elle pas, mon adorable amie m’avait infligées. Cette parfaite reconstitution de notre amour que j’avais si aisément élaborée à mon retour d’Argenton, après ma fuite, elle s’était effacée tout d’un coup à l’annonce de la catastrophe. Il ne m’en restait qu’un chaos d’images vives où j’eusse été bien en peine de choisir. Et toutes mes pensées ne se fixaient que sur un point: la mort de mon amie. La mort emporte toutes nos pensées. Que n’aurais-je pas donné pour savoir comment mon amie était morte! De toute sa vie qui m’avait échappé, dont ç’avait été mon tourment quotidien de ne rien savoir, tout m’échappait donc, jusqu’à cette triste consolation de savoir comment elle s’était achevée? De celle que j’appelais Mienne, non sans en frémir chaque fois d’inquiétude, je ne pouvais donc me flatter de posséder rien? Et sa tombe, loin de moi, je ne savais même pas où, s’était à jamais fermée sur son mystère? Que parlé-je d’accident? Une crainte atroce m’obsédait. Est-ce que mon amie, innocente peut-être, innocente en dépit de tout ce que j’avais vu et de tout ce que j’avais cru voir, et désespérée de ma fuite, est-ce que mon amie avait eu le triste courage...? Est-ce qu’elle était morte à cause de moi, par moi, pour moi? Mais comment le savoir? Et comment admettre qu’elle eût entraîné ses enfants avec elle? Et pourquoi, si elle était innocente, avait-elle eu recours à cette preuve déplorable? Tant de questions m’assaillaient à la fois devant le billet du beau-frère que je tournais et retournais entre mes doigts! Et toujours, tellement l’intelligence humaine s’atrophie dans les grandes circonstances, toujours je revenais à cette misérable conclusion, que je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas. Et comment savoir? Savoir si peu que ce fût, mais savoir quelque chose, savoir... Penché sur ce gouffre où j’avais eu, qu’on se le rappelle, le pressentiment que notre amour s’était englouti dès mon départ d’Argenton, j’essayais en vain d’imaginer ce que je n’arrivais pas à déduire, faute d’éléments suffisants. Je m’accusais déjà d’être parti sans attendre. Je me reprochais ma précipitation. Mais quoi? N’avais-je pas vu qu’ils s’embrassaient dans le salon? Et mon amie aurait-elle pu nier cette fois? Qu’eussé-je attendu? Et pouvais-je capituler encore une fois, capituler toujours, et toujours accepter tout? Tout s’achevait de façon affreuse, par ce billet que le beau-frère m’avait envoyé. Que je comprisse ou non, la mort brutale nous arrachait l’un à l’autre: telle était la réalité nue, froide, impitoyable. Il me souvint du poème de Charles Guérin que je lui avais lu, un jour, dans cette même chambre jaune et bleue où j’étais seul à cette heure avec ce billet tragique entre les doigts. Quel rapprochement! Quelle coïncidence! Je blémis en me répétant le _Devrons-nous voir, surpris par un tournant du sort,_ _Aboutir et la route et le mur et nous-mêmes_ _Au gouffre brusque de la mort!_ Et soudain je me levai. N’avais-je pas là sous la main peut-être de quoi m’éclairer? De toutes les lettres que mon amie m’avait écrites depuis mon départ, je n’en avais pas ouvert une. Je les ouvris, je les parcourus. La plus ardente passion s’y avouait sans contrainte. A n’en juger que par ces pages brûlantes, où elle allait jusqu’à se déclarer prête à tout abandonner pour me suivre, mon amie y apparaissait comme la Mienne que j’avais rêvé qu’elle fût. Mienne? Ah! Mienne, quel rêve! Et qu’avait-elle fait, ma Mienne adorée, ma pauvre Mienne? Dans sa dernière lettre, elle me suppliait de lui revenir ou de l’appeler à moi. Dépouillée de tout orgueil, elle me demandait de lui dire au moins que je ne l’aimais plus, que je ne voulais plus d’elle; elle me promettait de ne plus m’importuner ensuite. Et c’était tout. Plus rien. Je n’avais rien répondu. Elle était morte. Était-elle morte à cause de moi? La crainte atroce me harcela de nouveau. Les lettres de mon amie ne m’avaient pas éclairé. Elles augmentaient seulement l’impuissante tendresse de mes regrets. Mienne! Mienne chérie, Mienne imprudente, Mienne coupable même, est-il vrai que tu aurais couru vers moi, si je t’avais appelée? Est-il vrai que tu aurais abandonné tout pour vivre avec moi, tout, ton mari, tes enfants, le luxe de ta maison, le plaisir de tes bals, ton existence brillante et facile, pour mener à côté de moi une vie simple, peut-être difficile, hasardeuse en tout cas, et certainement sévère? Est-il vrai que tu étais prête à braver pour moi l’opinion des gens que tu fréquentais, et à supporter d’être sans doute méprisée? Est-il vrai que tu te sentais enfin la force d’être mienne entièrement, jalousement, comme je te voulais? Regrets, autre fumée, la plus âcre! Vous nous reliez du moins à ceux que nous pleurons. Vous soutenez aussi nos pensées que la présence de la mort épuise, et vous prolongez dans nos cœurs pour un temps, le plus longtemps possible, ceux qui ne sont plus. Regrets de l’homme, vous êtes son excuse et sa pudeur en face du néant. Regrets, inutiles regrets, vous fus-je assez docile au long des jours qui suivirent la mort de celle que j’aimais? Suis-je descendu assez bas, dans ma solitude misérable, sous l’accablement de la douleur? Un jour, une quinzaine de jours après qu’il m’eut annoncé la mort de mon amie, le beau-frère se présenta chez moi. J’étais dans mon atelier, travaillant sans enthousiasme à des dessins commandés. Je le reçus comme un ami qu’on n’a pas revu depuis plusieurs années. Je n’avais plus aucune rancune contre lui, et lui, de son côté, se montra moins guindé que naguère. Nous nous tenions les mains longuement. --Cher ami... --Oui, dit-il, nous pensions que vous deviez avoir du chagrin. Il s’arrêta. --Alors je suis venu, dit-il. Il s’assit sur le divan que je débarrassais des cartons qui l’encombraient. --C’est affreux, n’est-ce pas? fit-il. Mourir ainsi, à son âge! Elle n’avait pas vingt-cinq ans. Vous ne trouvez pas que la mort des êtres jeunes, en pleine santé, a quelque chose de bête qui révolte? --Votre billet m’a déconcerté, répondis-je. Je ne pouvais pas comprendre. --Ç’a été si rapide! Figurez-vous... Au lendemain d’un orage qui avait grossi la Creuse, et en l’absence des deux hommes, elle s’était embarquée pour une promenade, avec ses deux enfants. --Elle allait quelquefois ainsi seule sur la rivière, mais le courant, ce jour-là, était plus violent qu’à l’accoutumée. Si bien qu’à la pointe de l’île, près de l’endroit où nous avions pêché, vous en souvient-il? la barque s’est tout à coup retournée. Une femme a donné l’alarme, mais les eaux jaunies par l’orage ont gêné les recherches. On a fouillé la rivière jusqu’à la nuit close. On n’a retrouvé les trois cadavres que le lendemain, au barrage du Moulin Vert. Dans quel état, vous le devinez. Je ne l’avais pas interrompu. --La barque s’est retournée, dis-je, mais comment expliquez-vous?... Il baissa la tête. --Hélas! Je n’ose pas vous dire comment je l’explique. --Que voulez-vous dire? --J’ai ma part de responsabilité dans cet abominable accident. --Vous? --Oui, et vous aussi. --Moi? --Oh! involontairement, fit-il. La fatalité s’en est mêlée. --Mais encore? --Vous vous rappelez que vous aviez fendu l’une des rames en son milieu? --J’avais chargé le jardinier de la consolider. Seulement, j’ai négligé de vérifier ce qu’il avait fait, et même de m’assurer qu’il eût fait quelque chose. Voilà ma faute, et de n’avoir pas remplacé, ce qui était encore plus sûr, la rame fendue. --Alors? --Alors il est probable que, quand la pauvre petite a voulu virer pour rentrer à la maison, peut-être avec un effort trop brusque, la rame fendue s’est brisée contre le courant, et la malheureuse perdant l’équilibre a dû entraîner la barque dans sa chute. Je me taisais. Il ajouta: --On a retrouvé les deux tronçons de la rame. --C’est affreux, dis-je. --Mon frère a failli devenir fou. --S’il y avait des paroles pour consoler, je me serais déjà fait un devoir d’aller lui témoigner ma sympathie. Mais ne vaut-il pas mieux respecter de telles douleurs? --Il est certain qu’on se sent bien maladroit devant ceux qui souffrent. --Et à quoi bon? dis-je. --Oh! dit-il, mon frère est énergique. Il se dompte. Il viendra vous voir, il m’en a manifesté l’intention. N’êtes-vous pas de ceux qui ont connu la pauvre enfant quand elle n’était qu’une gamine? C’est presque avec un de ses parents que mon frère croira s’entretenir d’elle. Elle n’avait plus de famille. --Je sais. Il se levait. Il se ravisa. Il eut l’air gêné. --Je vais vendre la propriété d’Argenton, dit-il. Vous concevez que mon frère ni moi ne pourrions plus vivre dans cette maison qui avait été choisie par elle et pour elle. --En effet. --Et vous nous pardonnerez, si nous vous demandons de renoncer au projet que nous avions eu... --Je vous en prie. Je comprends trop bien. --Merci, fit-il. Et il me secoua les mains. Cette fois, il s’en alla. N’était-il venu que pour s’acquitter de ce dernier souci? Était-il venu plutôt pour me donner des remords? Avait-il découvert notre secret, et voulait-il aggraver ma peine? Et devais-je continuer à me méfier de cet homme impénétrable? Ou si j’avais tort, toujours tort, de chercher là, comme partout, des complications pour m’en torturer? * * * * * CINQ ou six semaines plus tard, ce fut le mari qui vint me surprendre dans mon atelier. Il avait vieilli, il s’était voûté légèrement. Il ne se surveillait pas comme jadis dans ses propos, il parlait avec moins de retenue. La douleur l’avait transformé. Lui si réservé toujours jusqu’à sembler insensible, il s’abandonna tout de suite devant moi sans fausse honte. Jamais je n’avais souffert à cause de cet homme au point où j’en souffris ce jour-là. Celle qui, vivante, avait fait de nous deux ennemis, conscients ou non, nous dressa l’un en face de l’autre après sa mort dans une attitude plus dangereuse. Je n’avais aucune envie de le revoir. Cet homme, je ne le haïssais pas, je le détestais. Il avait été le maître de celle qui voulait, ou qui m’avait déclaré qu’elle voulait être mienne. A son insu, je le concède, mais en fait il avait pesé sur ma vie et sur le bonheur auquel j’aurais pu prétendre. Morte celle que j’aimais, rompue toute espérance, que venait-il faire chez moi? Il m’apportait une lettre, qu’il m’offrit dès les premiers mots. --Je l’ai trouvée dans le petit bureau de ma femme. Elle était à votre nom. Elle vous appartient. La voici. J’ai pensé qu’il vous serait précieux de recevoir ce souvenir d’elle. Vous ne l’ouvrez pas? Vous n’êtes pas curieux. Je posais l’enveloppe cachetée sur la cheminée, dans une coupe de grès. --Je ne l’ouvre pas, et je ne l’ouvrirai pas, dis-je. Puisque mon amie n’avait pas jugé bon de me l’envoyer, je me reprocherais de forcer son vœu. Je la garderai précieusement en effet, comme un souvenir, mais telle que vous l’avez trouvée. --Savez-vous que c’est d’un joli sentiment, cela? --Votre frère en rirait. --Mon frère ne rit plus. La maison est trop vide à présent. Toutes les pièces nous en semblent trop grandes. La chambre des enfants... Il fit un effort. Des larmes lui venaient. --La chambre des enfants, je ne peux pas y entrer sans pleurer, comme je fais ici, vous voyez? Ces deux petits lits, de chaque côté de la fenêtre, qui semblent toujours attendre, c’est une chose qui vous arrache le cœur. Oui, vous n’avez pas d’enfant, vous ne savez pas comme on peut aimer ces êtres fragiles nés de vous et de la femme qu’on aime. On en est fier. Ils étaient si beaux, mes petits garçons! Et déjà tendres, affectueux, les vrais fils de leur maman. Il pleurait, les épaules hautes, penché en avant, le mouchoir sur les yeux. J’allumai une cigarette. Il poursuivit: --J’aurais désiré pouvoir ne toucher à rien dans l’appartement, laisser tout en place, comme autrefois. Je ne pourrai pas. Je n’aurai pas la force. Je vous parlais de la chambre des enfants? Mais notre chambre, Monsieur, que vous en dirai-je? Que vous en dirais-je? Nous faisions lit commun, vous le savez, ma femme n’avait jamais voulu que nous eussions deux chambres; eh bien! je ne peux pas me résoudre à coucher dans ce lit où nous avons dormi côte à côte. Songez, Monsieur, que c’est là qu’elle a mis au monde nos enfants, et que c’est là que nous nous sommes aimés. J’eus un geste, qui le trompa. --Oh! fit-il, je peux bien vous confier cela à vous qui l’avez connue alors qu’elle n’était qu’une toute jeune fille, et qui l’aimiez d’une bonne affection: en la perdant, j’ai perdu plus qu’une compagne délicieuse; elle était une femme incomparable, la femme même que je croyais impossible de rencontrer à notre époque. Jamais elle ne m’a donné le moindre sujet d’inquiétude, le moindre motif de jalousie. Il ne manque pas de femmes à présent dont on aurait plaisir à faire sa maîtresse de quelques jours ou de quelques semaines; il n’y en a guère dont on voudrait faire sa femme. Elle, je me félicitais chaque soir de l’avoir rencontrée. Elle méritait l’estime et la gratitude. A cet homme en larmes qui m’étalait son bonheur magnifique, qu’aurais-je répondu? Je me taisais. Il continua: --Non point qu’elle fût seulement une épouse parfaite et, pour nos enfants, une mère attentive. Elle avait cependant une façon toute particulière d’égayer un intérieur et d’être, comme on dit vulgairement, l’ange véritable de notre foyer. Et de telles vertus suffisaient à lui gagner mon cœur. Mais elle avait de surcroît ce qui souvent fait défaut aux meilleures épouses. C’était, comment dire? une façon toute particulière aussi d’être autre chose qu’une compagne même parfaite. Dans l’intimité, vous ne l’auriez pas reconnue. Oui, Monsieur, j’étais arrivé jusqu’à mon âge sans soupçonner que l’amour pût n’être pas un mythe poétique. J’écrasai ma cigarette dans un cendrier. Il continua: --Vous avez un jour entendu mon frère épiloguer lyriquement sur la nécessité de la jalousie, et vous vous rappelez peut-être que je ne l’approuvai pas. Mais vous rappelez-vous ce que ma femme lui répondit?--qu’elle n’admettait pas qu’on fût jaloux quand on n’avait pas sujet de l’être? Elle venait ainsi, et vous ne vous en êtes probablement pas douté, d’établir le bilan exact de notre union. Quelquefois, certes, elle jouait, par pur badinage, à s’assurer de mes sentiments, car elle avait la touchante habitude, après plusieurs années de mariage, de me demander à tout propos si je l’aimais toujours; et elle s’amusait quelquefois, dis-je, à éveiller en moi un peu de jalousie. Tenez, un soir, par exemple, elle me demanda, d’un air sérieux, ce que je ferais si j’apprenais que vous étiez son amant. Mais pouvais-je m’alarmer? Au même instant, elle m’attirait à elle et cette scène charmante se passait, vous l’avez deviné, dans ce lit où vous comprenez que je n’aie plus le courage de me coucher. Immobile sur mon fauteuil, je m’y sentais rivé comme devant ma table d’Argenton, naguère, dans cette nuit où j’avais entendu de quelle façon ils s’aimaient. Quel nouveau cauchemar m’envahissait ici? Il continua: --Non, j’avais le droit d’être sûr d’elle. Elle me donnait assez de preuves de son attachement. Et je ne parle pas de cet attachement moral qui est de règle entre époux. C’est du physique aussi que je parle. On voit en effet assez de ménages où la meilleure entente règne dans la journée, mais où l’un des deux ne s’accommode pas, ou s’accommode mal de l’autre, à de certaines heures. De là tant de maris, par ailleurs excellents, qui ont une maîtresse, et des femmes, mères sans reproches, qui s’égarent. Notez, Monsieur, que je ne suis pas de ceux qui ne songent qu’aux plaisirs du lit: non, il y a des plaisirs plus dignes; mais je ne les méprise pas, et j’estime que rien n’est sain comme l’amour entre gens qui s’aiment. Or dans cette matière, je peux dire qu’avec ma femme notre entente était complète. Non, non, je peux vous le dire. Je le dirais à son père s’il était encore là, et vous êtes, vous permettez? un peu son grand frère, n’est-ce pas? Je n’ai eu de ma femme que des satisfactions. Cela n’est pas si commun. D’autant que j’avais tout lieu d’appréhender que notre mariage ne tournât pas si bien. Elle n’avait pas de dot et pas d’espérances, vous le savez, et j’étais ce qu’on appelle un homme riche; encore que je ne sois pas spécialement laid, je n’ai rien de séduisant, et je n’ai pas l’art de parler aux femmes: bref, je pouvais craindre de n’être que toléré, accepté, et rien de plus. J’eus l’orgueil de la conquérir lentement. Si elle m’avait fait de grandes protestations dès le début, je me serais tenu sur mes gardes. Elle est venue à moi peu à peu, et j’ai vu naître et croître son affection. Depuis un an, depuis six mois surtout, j’aurais pu, si j’étais fat, tirer vanité de mon bonheur. Oui, Monsieur, de mon bonheur, le mot n’est pas excessif. Pour un homme qui travaille durement toute la journée à des travaux souvent fastidieux, il n’est pas de plus belle récompense que de trouver chez soi, en rentrant, une femme douce, tendre, et, mais oui, je n’en rougis pas, amoureuse. Il s’était tu. Je me taisais. Un silence se fit entre nous, que je fus seul peut-être à remarquer. Lui était tout à ses souvenirs et à son bonheur. Il reprit: --C’est curieux, comme la femme la plus modeste d’apparence peut se révéler différente, et avec tant de simplicité, dans le secret de sa chambre. Enfin, Monsieur, vous qui l’avez bien connue, auriez-vous cru cela d’elle? Vous savez que nous allions souvent en soirée, et qu’elle avait un goût assez vif pour la danse. Eh bien, quand nous rentrions, tard, à l’aube parfois, après de longues heures où elle s’était fatiguée, où elle avait été fêtée, complimentée, voire sollicitée, elle ne se montrait jamais si ardente qu’à ces moments-là, et c’est moi qui devais la modérer. Elle eût commis les pires imprudences. J’entendais à mes oreilles bourdonner la fièvre. Mes mains serraient, à s’y faire mal, les poignées du fauteuil. Il continua: --Comment n’aurais-je pas eu confiance en elle? Vous l’avez vue dans le monde, Monsieur, elle ne faisait pas la prude ni la mijaurée: elle écoutait tout, et répondait: elle ne repoussait pas d’un air outré les compliments; elle n’affichait pas son amour, ce qui est ridicule; bien malin qui eût deviné si elle aimait son mari ou non! Mais bien maladroit qui s’y fût risqué. Si un rustaud poussait trop loin ses essais de galanterie, elle le remettait vertement à sa place. Elle avait souci de son honneur autant que du mien. Ainsi, quelques jours avant... Il s’arrête, puis: --Au fait, dit-il, vous étiez là quand il est arrivé. --Qui donc? --Le médecin. Oui, et vous nous avez quittés la veille de l’algarade. J’ouvris de grands yeux. --Le soir même de votre départ, après le dîner où j’avais remarqué que ma femme n’était pas dans son assiette, comme je m’inquiétais de sa mauvaise mine, elle se jeta dans mes bras en pleurant. Quand elle put parler, ce fut pour me demander que le médecin partît dès le lendemain. «Ne me questionne pas, me dit-elle, j’ai mes raisons. Je ne veux plus voir cet homme.» Je n’insistai pas. J’avais compris qu’il s’était oublié devant elle. J’en eus la certitude le lendemain, lorsque je dus signifier à ce triste sire son congé. Et je dis triste sire, parce que je suis persuadé que je n’exagère pas. Je n’en veux à preuve que son insolence à exiger des explications. Je le regardais. Ses yeux brillaient d’un éclat sombre. --Voilà ce que j’ai perdu, dit-il, j’ai tout perdu. Je suis un homme fini. Je murmurai des mots d’encouragement, sans feu. --Oh! fit-il, je vous remercie de m’avoir écouté. Ce que je vous ai dit m’a soulagé plus que tout ce que vous pourriez me dire. C’est vrai, cela réconforte de parler de ceux qu’on aime à ceux qui les ont aimés aussi. Car vous l’aimiez bien, n’est-ce pas, ma pauvre petite? Étaient-ce des larmes qui me troublèrent la vue? --Et vous permettez que je vienne vous parler d’elle quelquefois, de temps en temps? --Autant qu’il vous plaira, répondis-je. --Ah! fit-il. Il s’était levé. D’un élan brusque il me prit par les épaules, me serra contre lui et m’embrassa. J’eus les joues mouillées de ses larmes. Et il me laissa, veule et défait. * * * * * HUMILIÉ, je l’aurais été, si j’avais cru toujours aveuglément que ma pauvre amie fût mienne. Hélas! J’avais trop douté d’elle et trop douté du bonheur qu’elle s’efforçait de me procurer. La confession de son mari, qui m’étonna pour d’autres raisons, ne m’écrasait pas à l’improviste. Et puis je ne suis pas tellement dépourvu de sens critique: toute douloureuse qu’elle fût pour moi, l’ironie d’une telle situation n’avait pas manqué de me frapper. Quelle misère! Il était dit que je l’épuiserais toute. Il ne suffisait donc pas que j’eusse à ce point souffert d’un partage où je ne trouvais pas mon compte? Il fallait encore que la certitude me fût donnée, et par mon rival, de son triomphe tranquille? Mienne, Mienne adorée, comme tu mentais! comme tu mentais! Mais cette colère est morte aussi, apaisée peu à peu par le temps. Que m’importe à cette heure de n’avoir pas été aimé, ou d’avoir servi de jouet à une femme légère, ou d’avoir tiré d’une femme compatissante quelques chers instants de pitié? Il ne m’en reste pas moins que j’ai aimé cette femme, quelle qu’elle fût, et nul ni rien ne m’enlèvera jamais le souvenir de ce noir bonheur. Aussi bien, nul non plus, ni rien ne me prouvera que mon adorable amie fût si coupable. Toutes les apparences conspirent contre elle; mais, à mesure que s’éloignent ces jours assombris, j’affirmerais avec moins d’âpreté qu’elle ne fut pas trahie par les circonstances. Que ne dois-je pas conclure en sa faveur, par exemple, lorsque je songe qu’elle chassa le médecin qui fut cause de ma fuite? Il est vrai cependant que la confession du mari ne me laissait pas de doutes sur la qualité de leurs rapports. Mais, si je fais néanmoins des réserves sur la véracité même de cette confession, sans d’ailleurs accuser le mari d’autre chose que d’une trop faible perspicacité, je demande à les garder. N’importe qui les fera tout aussi facilement que moi. C’est de cet homme que j’ai tenu ma plus grande disgrâce. C’est de lui que j’ai reçu le coup le plus cruel, dont je suis demeuré défait pendant plus de six mois. Mais j’ai eu ma revanche. J’étais trop malheureux. Il avait été trop heureux: il rendit gorge. Je ne m’en réjouis pas, s’il faut le dire franchement; le malheur des autre n’a jamais fait ma joie; mais je ne peux pas clore mon récit sans y rapporter que, depuis la mort de sa femme, cet homme a souffert et souffre peu à peu et de plus en plus tout ce que j’avais souffert moi-même. Il m’avait donné le spectacle de son amour triomphant. Avec quelle insultante assurance, je l’ai dit. Pendant six mois, je ne le revis pas. Il m’avait promis de revenir, il n’était pas revenu. Je ne m’en plaignais pas, on me croira sans peine, et je ne serais pas allé vers lui. Je pensais que je ne le reverrais plus, ou que, si je le rencontrais, je le trouverais consolé. Je pensais qu’il l’était peut-être déjà, et qu’il n’osait pas reparaître devant moi après m’avoir en quelque sorte pris à témoin de l’ardeur durable de sa détresse. Il reparut. Mais il n’était pas consolé. Au contraire. Si la mort soudaine de sa femme l’avait transformé dès la première heure en lui ôtant de cette impassibilité dont il se cuirassait auparavant, il semblait, six mois plus tard, moins impassible que jamais. Il parlait d’une voix saccadée. A tout propos il faisait des gestes. Il ne se surveillait plus aucunement. J’avais en face de moi un homme nouveau, que je devinais inquiet, agité, désemparé. Et son assurance de naguère avait fondu. --Vous ne savez pas ce qui m’arrive? me dit-il après les phrases d’excuse obligatoires. Je le regardai. --Je suis jaloux. --Jaloux? --Oui. Jaloux de ma femme. Jaloux d’une morte. Il avait tant de tristesse dans la voix que je me retins mal de frémir, pressentant le drame. --Que dites-vous de ça? --Il faudrait m’expliquer... --Oh! c’est bien simple. Je dus cependant l’écouter avec attention pour démêler, au milieu de nombreuses incidentes, qu’une femme, une amie de la famille, une veuve, qui s’était montrée particulièrement affectée par la catastrophe d’Argenton, qui avait ensuite témoigné pour le veuf d’une sympathie active, et qui enfin s’était offerte sans succès à remplacer la morte, avait insinué que la morte ne méritait peut-être pas des regrets si profonds et s’était, avec une discrétion terrible, refusée à préciser davantage. --Vengeance de femme, déclarai-je d’un ton de mépris. Il se passa la main sur le front. --Évidemment, je le pense aussi, je me le dis, je me le répète. Mais... --Calomnies pures, affirmai-je. --Certes, calomnies pures. Mais rappelez-vous le couplet de _Figaro_: Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose. --Voyons, Monsieur, vous êtes un homme. Vous... --Je suis très malheureux. Que répondre? --Depuis huit jours que le poison m’a pénétré, dit-il, je ne peux pas me débarrasser de ce doute croissant, et je me torture à chercher des preuves, des indices, des présomptions, que sais-je? tantôt pour le réduire à néant et tantôt pour le justifier. Car j’en suis là, que j’admets que ma femme ait pu n’être pas la femme fidèle que j’étais sûr qu’elle était. Ne suffit-il pas que d’autres l’admettent ou l’insinuent? Pour quelques mots perfides lancés par une gueuse... --Vous le voyez, vous le dites vous-même. --Je vois par-dessus tout que je ne suis plus sûr de rien. C’est odieux. Que voulez-vous? J’ai réfléchi. Je réfléchis. Je trouve qu’un bonheur tel que celui que je croyais mien, n’est pas naturel, n’est pas humainement possible. Vous le trouvez naturel, vous? Il me prenait de court. J’hésitai. Il le remarqua. --Vous le voyez vous-même, je vous renvoie votre argument: vous ne protestez pas. --Pardon, je... --Mais non. Mon bonheur était trop beau pour être réel. Il ne faut pas oublier les conditions de notre mariage, ni que j’étais riche, alors que celle que j’épousai n’avait pas un sou. Jamais, vous le pensez bien, je n’ai rien négligé pour que ma femme fût persuadée que je lui devais plus qu’elle ne me devait. Mais quoi! je n’ai pas de ces illusions: un homme qui achète une femme, n’a pas le droit d’exiger l’impossible, fût-il le meilleur des hommes. --Vous devenez injuste, dis-je. --Je deviens juste, répliqua-t-il, amer. Je commence à me demander si j’ai fait tout ce que je pouvais pour que ma femme n’eût aucune raison de me considérer comme le maître que j’ai toujours redouté d’être. C’est ma faute. Je n’ai peut-être pas eu assez de courage, je veux dire assez de courage pour ne pas craindre de découvrir devant elle mes sentiments. On est souvent victime de son orgueil. On s’imagine qu’on s’abaisserait en se laissant voir tel qu’on est par une femme. On s’imagine que des actes ont plus de portée que des paroles. Ah! ce doute qui m’est venu, ce doute qui me ronge depuis huit jours, je conçois qu’il vous étonne. Vous pensiez que nous étions un ménage parfait, n’est-ce pas? Oui, tout le monde le pensait. Je le pensais aussi, tellement il y avait autour de nous de ménages moins bons. Et voilà tout à coup que je m’aperçois que je n’ai jamais su si ma femme était heureuse ou non par moi, et voilà que je doute qu’elle l’ait été, et voilà que je doute de ses protestations. Je vous semble ridicule? Il ne me semblait pas ridicule, ai-je à le confirmer? J’avais porté trop longtemps en moi l’angoisse dont il ne commençait que d’être atteint. Comment l’apaiser? Il me faisait pitié. Mais nul héroïsme ne m’animait à son endroit. Et si j’avais envie de lui démontrer qu’il s’égarait, et si je mis toute mon éloquence en œuvre pour le lui démontrer, en effet, ou pour essayer de le lui démontrer, ce ne fut point par grandeur d’âme; ce fut par jalousie, ma jalousie tenace, car j’étais offensé qu’il pût éprouver lui aussi cette angoisse que mon amour avait atrocement savourée. Eus-je le talent de convaincre ce malheureux qui m’avait si singulièrement choisi pour confident de sa peine? Il s’en alla rasséréné, du moins en apparence, et confondu de gratitude, me sollicitant de ne pas lui refuser mon amitié, d’excuser sa faiblesse, et de permettre qu’il vînt m’importuner encore. Il revint donc. Il revint plusieurs fois. Chaque fois, il me parut un peu plus inquiet. Son inquiétude n’avait eu d’abord qu’une forme assez vague; il ne cherchait à ses doutes que des raisons d’ordre en quelque manière logique, et abstraites; il faisait, somme toute, de la jalousie dans le vide. Mais peu à peu, il se mit à examiner l’une après l’autre les personnes de son entourage, à se remémorer ce que sa femme lui avait dit de chacune d’elles, quelle avait été leur attitude, et la qualité de leurs relations, quels avaient pu être leurs sentiments. Ses soupçons prirent corps. Sa jalousie rétrospective se fixa peu à peu sur ses différents amis. Il n’admettait plus, comme aux premières heures, que sa jalousie pût être injustifiée. Qu’elle lui fût venue, lui semblait un motif de la subir. Toutes les objections que je lui présentais, elles étaient peut-être mauvaises: il les discutait et les repoussait. J’assistai, morne et contrit, au lent supplice qu’il s’imposa. Je ne reconnaissais pas, en cet homme ardent et sans orgueil, l’homme modéré, froid et distant de naguère. J’assistai, morne et soumis, au progrès de sa passion. --Jamais je n’aurais cru, me disait-il, que je pouvais aimer ainsi. Il ne se reconnaissait pas lui-même, et ne rougissait pas de me l’avouer. Tandis qu’il doutait davantage de sa femme morte, il regrettait davantage de l’avoir perdue sans lui avoir donné de son amour des témoignages victorieux. --Si j’avais su, disait-il, si j’avais su, je l’aurais reconquise, je l’aurais conquise. A d’autres moments, il évoquait ses meilleurs souvenirs. --Comment l’aurais-je soupçonnée? disait-il. Avant sa mort elle était plus tendre qu’au lendemain de notre mariage. Depuis quelque temps, je n’y songe pas sans une douce émotion, elle m’appelait _mon mien_. N’était-ce pas d’une femme qui aime? Puis, comme je ne répondais rien, et après un silence: --Oui, murmurait-il, mais n’était-ce pas d’une femme qui veut endormir et tromper? Franchement, trouvez-vous naturel qu’une femme se montre de plus en plus amoureuse? Parfois, il parlait du médecin qu’il avait, à la prière de sa femme, expulsé d’Argenton. --Qu’y avait-il entre eux? se demandait-il devant moi. Qu’y a-t-il eu plutôt? Avait-il eu vent de quelque chose, et s’était-il cru en droit de profiter d’un secret dérobé, le scélérat, pour se faire malproprement payer sa discrétion? Car il n’y avait rien entre eux, n’est-ce pas? C’est bien votre avis aussi? Avec la même déconcertante franchise, il me tint au courant de toutes ses recherches et de ses perplexités. Il commit des erreurs. Il se brouilla sans hésitation avec plusieurs de ses amis. Mais, parce que je me gardais de l’interroger, je ne peux fixer ici de sa passion que ce qu’il m’en conta. S’il alla jusqu’à des violences, je ne le sais point. Je ne sais que ce qu’il m’a dit. Il ne m’a certainement pas dit tout. Par le peu que je sais, j’imagine cependant sans trop de peine jusqu’à quelles démarches inconsidérées il a dû descendre. A-t-il soupçonné son frère, comme je l’avais moi-même soupçonné? Je ne le nierais pas. La dernière fois que je le vis, il me laissa l’impression d’un homme qui ne se possède plus. Cet homme-là, je ne jurerais pas qu’il ne fût pas capable de rompre ses plus chères affections, et peut-être de pis encore. La dernière fois que je le vis, en effet, il entra chez moi d’un air sombre. C’était environ quinze mois après la mort de sa femme. Ses yeux avaient un regard dur. Au lieu de s’asseoir sur mon divan, comme il s’y asseyait d’habitude sitôt que j’en avais ôté pour lui les cartons qui l’encombraient, il se mit à marcher de long en large dans mon atelier. Il ne parlait pas. Je l’observais, en rangeant des papiers. Soudain, il se décida. --Après la mort de ma femme, dit-il, je vous ai apporté une lettre que j’avais trouvée à votre nom dans son bureau. --Oui. --Cette lettre, vous ne l’aviez pas ouverte devant moi. --Je ne l’ai jamais ouverte. Il me regarda. --Vous l’avez encore? --Oui. Elle est là. Je désignais l’armoire. --Me la montreriez-vous? fit-il, la voix rauque. J’avais compris. --Non, dis-je, calme et résolu. Cette lettre n’appartient ni à moi ni à vous. Elle ne sortira pas de cette armoire. Au reste, elle ne vous apprendrait rien, soyez-en persuadé. --Je la veux, répondit-il, changeant de ton. --N’insistez pas. --Je la veux, cria-t-il. Et il se dirigeait vers l’armoire. Je le saisis par le bras. --Vous êtes fou? Ses lèvres tremblaient. --Allez-vous-en, lui dis-je. Je le poussai dehors. Il ne résista pas. Je ne l’ai plus revu. * * * * * ETRANGES retours de la fortune et de la passion! De ces deux hommes qui aimèrent la même femme, bien que je sois l’un d’eux, je ne saurais affirmer que celui-là fut le plus malheureux dont j’ai le plus longuement conté l’histoire. Je n’avais jamais eu pour mon rival, pour mon rival heureux, une haine profonde: il n’était pas volontairement responsable de ma misère: il ne m’avait pas supplanté. Quand son bonheur s’effrita, si ma jalousie eut des flambées nouvelles, j’éprouvai surtout pour lui de la pitié. Celle que nous aimions tous deux était morte. Des souffrances qu’elle m’avait infligées, à son corps défendant peut-être, je conservais un souvenir douloureux, mais je conservais aussi le souvenir chaud des joies qu’elle m’avait dispensées. Mon rival, mon rival désormais malheureux, ne pouvait pas trouver dans sa misère les consolations que j’avais trouvées dans la mienne: celle que nous aimions était morte; il ne pouvait plus chercher au fond de ses yeux le regard qui désarme; il ne pouvait plus espérer qu’une parole, même mensongère, même compatissante, dissipât ses doutes; il ne pouvait plus rien espérer. Plus rien. Sa misère était à jamais sans recours. La mienne? N’en parlons pas. Je n’en ai parlé que trop. Tous deux évidemment, et chacun pour soi, nous fûmes coupables. En face de la même femme que nous aimions, chacun de nous avait cru, pour des motifs différents, qu’elle était sienne. Ni l’un ni l’autre n’avait eu le courage et la faiblesse de la forcer à se faire connaître. J’étais trop timide et trop résigné, il était trop fier et trop confiant; j’avais eu trop de franchise, et lui trop de pudeur; mon amour s’était livré trop naïvement, le sien s’était trop sévèrement dissimulé. Entre nous deux, celle que nous aimions, qu’avait-elle voulu? qu’avait-elle pensé? Lui ni moi ne le saurons jamais. Et de nous trois, puis-je même accuser celui-là plutôt que celui-ci? Et plaindra-t-on l’un plutôt que l’autre? Dans notre pauvre aventure, la morte n’a peut-être pas eu le lot le moins enviable. Sans cet accident horrible que je ne veux tenir que pour tel, sans cet accident qui ne prouve rien, qui n’achève rien, que fût-il advenu de nous? Y avait-il au drame que nous jouions une issue qui ne dût pas être désastreuse? En éliminant le cas du mari, dont la passion ne dépendit que de la mienne brisée, que nous permettait d’attendre notre amour dangereux? Les moralistes me répondraient que l’adultère sème son châtiment. Je ne discuterai pas. Quant au mari, je ne sais pas comment il supporte sa détresse que je vis poindre et grandir. Pendant près d’un an, je n’ai pas eu de nouvelles de lui. Tout m’incite à supposer néanmoins qu’il n’a pas recouvré son sang-froid de jadis, ni ce calme dont je comprenais que sa femme fût excédée. Au dernier Salon, en effet, j’avais envoyé, comme je l’ai dit dès les premières lignes, un simple moulage d’étude: une femme nue, couchée sur le côté droit, les jambes ramenées le long des cuisses relevées, et le visage enfoui dans le creux des bras croisés haut, de sorte que l’on n’apercevait de sa poitrine que la naissance du sein gauche. Inconsciemment plutôt que sottement, j’appelais cela: _Souvenir_. Or, huit jours après le vernissage, un inconnu se jeta comme un furieux sur cette œuvre sans mérite et la détruisit à coups de marteau. Des journalistes venus m’interroger, me répétèrent les initiales du nom de ce fou, la police ne leur en ayant pas appris davantage. Je n’ai pas besoin de dire qui était ce malheureux, ni que je demandai que l’affaire n’eût pas de suites. Sans cette affaire, je ne me serais probablement pas aperçu que j’avais fait prendre à mon modèle une pose que prenait d’habitude, décente et narquoise à la fois, quand elle se mettait au lit, la femme adorable que je pleure toujours. C’eût été de ma part imprudence et goujaterie, si je n’avais pas agi sans dessein. Il a fallu que le mari, plus lucide et pour cause, se crût outragé. Maladroit, sans le vouloir, j’ai provoqué la rage de cet homme. Je lui ai de moi-même fourni la preuve qu’il eût peut-être vainement cherchée ailleurs. N’est-il pas superflu que je détaille à présent la couleur de mes souvenirs? Ce _Souvenir_, que j’exposais au dernier Salon, témoigne assez que je n’ai rien oublié, et que, le désirant, je n’oublierais rien: mon amie perdue est en moi le plus puissant de ces fantômes que chacun de nous porte au profond de sa conscience. Elle dirige, sans que je m’en rende toujours compte, le cours de mes songes. Au milieu de mes travaux, au milieu de ces travaux où j’use mes journées et déroute mes rêveries, elle est présente; elle y serait malgré moi. Je l’aimais comme je crois que je n’aimerai jamais. On n’aime qu’une fois dans sa vie avec tant d’enthousiasme et d’abandon. Si j’aime de nouveau, ce serait avec moins d’exigence et plus d’habileté. Mais pourrais-je aimer? Hélas! si les douleurs anciennes ne disparaissent pas tout entières de nous, elles ne persistent pas davantage avec leur acuité qui nous fut chère. Elles fondent, elles s’usent, comme une falaise abrupte que lèche l’océan; elles s’arrondissent: elles deviennent de tendres et cruels souvenirs, autour de quoi montent, écument et sonnent nos agitations perpétuelles. Que répondrai-je, si, me voyant silencieux et morose, on me demande: à quoi pensez-vous? O Mienne, Mienne! Toi que je nommais Mienne, à qui étais-tu? Quelle étais-tu? Le savais-tu seulement? Tête chérie dont je n’ai jamais connu, dont nul n’a peut-être jamais connu le secret, cœur que j’ai senti battre sous ma main tremblante, cœur fragile, cœur qui ne bats plus sous la main de personne, trésor anéanti, orgueil et désespoir de qui t’aima, ô mon amour! Voilà que je ne sais plus, moi non plus, quelle tu étais pour moi. A mesure que le temps passe, j’ai bien l’impression que je ne te vois plus tout à fait comme je te voyais, et je sais aussi que ton image peu à peu se modifiera devant mes yeux qu’en vain je ferme pour qu’elle ne me mente point. Tu m’échappas vivante. Est-ce que ton souvenir m’échappera? Se peut-il que je ne garde pas toujours neuve cette image charmante qui fut celle de tes derniers moments, celle de ta jeunesse, de ta belle jeunesse ravie? Où fuis-tu, mon amour? Où me fuis-tu? Suis-je déjà si vieux? Mienne, Mienne que j’ai mal connue, Mienne que je n’ai pas connue, vais-je déjà ne plus me reconnaître? Vais-je déjà m’étonner que ce soit moi qui porte au flanc cette blessure qui saigne? FIN ACHEVÉ D’IMPRIMER EN DÉCEMBRE 1924 PAR F. PAILLART A ABBEVILLE (SOMME). * * * * * BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918) Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21 Exemplaires ordinaires 100 fr. les 4 volumes Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ I à XXV) 1120 fr. -- Exemplaires sur Lafuma pur fil (nᵒˢ 1 à 250) 336 fr. -- Format in-8º couronne (12 × 19) ROMANS & CONTES BALKIS _Personne._ _En marge de la Bible._ PIERRE BILLOTEY _Le Pharmacien spirite._ _Raz-Bobeul._ SUZANNE DE CALLIAS _Jerry._ NONCE CASANOVA _La Libertine._ _Messaline._ RENÉE DUNAN _Baâl._ RAYMOND ESCHOLIER _Le Sel de la Terre._ MAURICE D’HARTOY _L’Homme Bleu._ RENÉ-MARIE HERMANT _Kniazii._ _En détresse._ _La Femme aux hommes._ _Fakir._ JONQUEL ET VARLET _Les Titans du Ciel._ _L’Agonie de la Terre._ MAGALI-BOISNARD _Mâadith._ _L’Enfant taciturne._ GEORGES MAUREVERT _Le Grand Plagiat._ MARCEL MILLET _La Lanterne chinoise._ ALICE ORIENT _La Tunique verte._ GASTON PICARD _La Surprise des Sens._ THIERRY SANDRE _Mienne._ _Le Purgatoire._ P.-J. TOULET _Béhanzigue._ THÉO VARLET _La Bella Venere._ _Le Dernier Satyre._ _Le Démon dans l’âme._ VARLET ET BLANDIN _La Belle Valence._ WILLY ET MENALKAS _L’Ersatz d’Amour._ _Le Naufragé._ POÉSIE JOACHIM DU BELLAY _Les Amours de Faustine._ FAGUS _La Danse Macabre._ _La Guirlande de l’Épousée._ _Frère Tranquille._ ANDRÉ FONTAINAS _Récifs au Soleil._ LUCIEN JACQUES _La Pâque dans la Grange._ TRISTAN KLINGSOR _Humoresques._ LOYS LABÈQUE _Le Miroir mystique._ ALPHONSE MÉTÉRIÉ _Le Livre des Sœurs._ _Le Cahier Noir._ MUSÉE _Héro et Léandre._ HENRY MUSTIÈRE _La Nouvelle Franciade._ JEAN ROYÈRE _Poésies._ CH. DE SAINT-CYR _Le Livre d’Iseult._ JEAN SECOND _Le Livre des Baisers._ THEO VARLET _Aux Libres Jardins._ THÉÂTRE HENRY STRENTZ _Théâtre de Hans Pipp._ _Nouveau Théâtre de Hans Pipp._ LITTÉRATURE ATHÉNÉE _Le Chapitre Treize._ FAGUS _Essai sur Shakespeare._ LÉON BOCQUET _Les Destinées Mauvaises._ ART LE FAUCONNIER _Album_, préface de _J. Romains_. Exemplaires sur Alfa français 7.50 -- Arches 22 -- Exemplaires sur Hollande 33 -- -- Japon 55 -- Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (1813-1814). Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard DRIAULT). Un volume de 500 pages, format 15 × 21 25 fr. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MIENNE: ROMAN *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.