The Project Gutenberg eBook of Le Démon Secret This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le Démon Secret Author: Auguste Gilbert de Voisins Release date: June 10, 2022 [eBook #68281] Language: French Original publication: France: Georges Crès Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DÉMON SECRET *** Le Démon Secret LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cᴵᴱ DU MÊME AUTEUR _PARUS_ =Les moments perdus de John Shag= =3= fr. =L’Esprit impur=, roman. In-16 =6= fr. =Fantasques=, poèmes. Petit in-8 =22= fr. =Le Démon Secret=, roman. In-16 =6= fr. =Pour l’Amour du Laurier=, roman. In-16. =6= fr. _SOUS PRESSE_ =Le Bar de la Fourche=, roman. In-16 =6= fr. =L’Enfant qui prit peur.= In-16 =6= fr. _Copyright by Éditions G. Crès et Cⁱᵉ, 1921._ Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. GILBERT DE VOISINS Le Démon Secret Out, out, brief candle! Life’s but a walking shadow: a poor player That struts and frets his hour upon the stage, And then is heard no more: it is a tale Told by an idiot, full of sound and fury, Signifying nothing. W. S. _NOUVELLE ÉDITION_ [Illustration] PARIS LES EDITIONS G. CRÈS & Cⁱᵉ 21, RUE HAUTEFEUILLE, 21 MCMXXI A BINET-VALMER _Au frère et à l’ami de chaque jour._ LE DÉMON SECRET Mercredi, 6 février. Je considérais ma table, ou bien encore le feu dans la cheminée, et, de temps à autre, ma lampe, quand l’entrée de Ted Williams me fit quitter cette inspection où je tâchais de trouver quelque plaisir. Il vint à moi en souriant, et me dit, sûr de lui-même comme à son ordinaire: «Je parierais que tu ne fais rien! --Gros malin! m’écriai-je. Voilà qui est évident! Je ne fais rien, ou, du moins, rien que d’inutile et d’improfitable, mais, puisque te voilà, je cesserai aussitôt la seule occupation qui m’absorbe depuis hier: l’ennui!--Assieds-toi, fume, parle, renseigne-moi sur le temps, la politique, la dernière en date de tes passions, désigne-moi son objet: œuvre, pensée ou créature, et, s’il s’agit d’une créature, n’omets surtout pas de la dépeindre exactement.--Il y a trois jours que je ne suis sorti; j’ai oublié la couleur du ciel, le régime sous lequel nous vivons, et je n’ai pas vu de femmes, si j’excepte Clotilde que, d’ailleurs, tu ne verras pas, car elle fait, à cette heure, des emplettes indispensables chez sa modiste.--Allons, mon ami, bavarde! bavarde sans contrainte! J’ai peur de l’ennui plus que de la peste et je m’ennuie à mourir! j’ai peur du spleen plus que d’un supplice chinois et le spleen ne me quitte guère! je ne travaille pas... je crois, ma parole! que je ne rêve même plus! et, pourtant, je continue à vivre, partiellement, de façon inférieure, comme les escargots d’un potager.--Bavarde! le bruit de tes paroles m’occupera! ou, mieux, toi qui sembles un homme tout à fait sain, mon vieux Williams, donne-moi un conseil qui ne soit ni trop banal ni trop absurde et tire-moi de ce marécage.» Ted Williams me regarda et fit la moue en balançant son monocle. Je lui avais trop souvent présenté le spectacle qu’offre un être démoralisé pour qu’il s’en étonnât outre mesure, mais, comme il a pour moi une affection solide, il écoute mes plaintes attentivement. Souvent, il propose un remède et j’eus parfois à me louer de cette intervention. «Pourquoi donc mènes-tu une vie aussi stupide? dit-il brusquement. Quand sera-t-elle prise, cette décision de jeter à la porte une maîtresse insupportable? Quelle honte t’arrête? Enfin, pourquoi ne travailles-tu pas, comme avant? Depuis quand n’as-tu pas sali une toile? Tu t’amusais à écrire. Pourquoi ne pas continuer? --Mon cher Ted, interrompis-je, ton affection t’entraîne. Tu proposes une guérison trop complète. Autant dire: pourquoi n’être pas blond, au lieu d’être brun? Pourquoi garder tes yeux noirs, quand le regard des yeux bleus est plus clair?... C’est insensé!--Je n’ignore pas que tu montres peu de goût pour mon amie, mais je suis attaché à Clotilde par une tresse de fils obscurs. Rompre ce lien supposerait une vigueur qui me fait défaut. Et puis, vois-tu! je me console, à l’aide de la pipe d’être harcelé par cette mouche d’or. Tu m’as appris à fumer. C’est le plus grand service que tu pouvais me rendre. L’opium adoucit le martyre de mes amours. Tu me demandes enfin pourquoi je ne travaille pas! mais, mon pauvre ami, c’est que, proprement, je n’ai plus rien à dire! Il faut vivre pour rêver, or je ne vis que d’ennuyeuses heures; c’est donc par elles que mon rêve se forme, et c’est au spleen seul que j’aboutis, car le spleen n’est pas autre chose que la transposition en rêve de l’ennui. Voilà pourquoi je ne peins plus! voilà pourquoi je n’écris plus! --Mais, s’écria Ted, travaille quand même! Raconte ton spleen, raconte ton opium, raconte Clotilde! Oui, raconte cela! On n’assassine jamais mieux une douleur de nature basse qu’en la prostituant!» ... Et alors, je me tus et me pris à songer. Samedi, 9 février. L’idée se développa.--Peu à peu, je me résolus à fixer le procès-verbal de mes délibérations intérieures. Singulière démence! S’il est agréable, voire utile, de noter ses gestes quand ils sont illustres et de s’en fournir ainsi une sorte de mémorandum, je ne conçois pas bien quelle vertu relève le journal d’un homme obscur qui ne représente que lui-même, quand cet homme ne se distingue d’aucune façon particulière. Vieux de quelques décades, les mémoires d’un bourgeois de Paris renseignent sur l’état des mœurs et la température moyenne des passions, à une époque où les rares gazettes étaient muselées, mais, de nos jours, les feuilles grises qui tombent chaque matin de l’Arbre de Science nourrissent abondamment ces archives où puiseront nos arrière-neveux si, par une étrange aberration, ils s’intéressent jamais à notre pauvre époque. J’écris donc pour mon seul plaisir, comme un autre prendrait des clichés photographiques du paysage, étant voyageur, ou bien encore, s’il était sociable, des figures humaines qui passent devant ses yeux. «J’entends, direz-vous, mais... quel besoin d’écrire?» Que voulez-vous! quand le vin est tiré!... Si j’avais pris quelques précautions élémentaires, j’eusse pu m’amuser, à l’heure que voici, au lieu de gratter ma plaie, mais, comme je fus insouciant, qu’il semble trop tard pour y remédier, et que se plaindre est superflu, j’entreprends de mettre ma blessure à vif, du mieux que je pourrai. Donc, m’étant laissé gagner par cette maladie, je vais en suivre le cours. La tâche me sera facile, car le malade m’est très cher. Je lui tiendrai le pouls, j’ausculterai son cœur, et, spectateur qui se regarde vivre, je serai l’acteur qui s’écoute parler. Pour quelques sous, j’ai fait l’emplette de ce cahier: «Est-ce pour des comptes, Monsieur?» demanda la papetière. Elle ne croyait pas si bien dire! Oui, dès que j’aurai vécu quelques jours, je viendrai totaliser, sur ces pages, les peines qu’ils m’auront causées.--Sans doute ne parlerai-je guère que du goût délicieux de mon opium de Benarès, du mauvais goût de Clotilde, mes amours, et de l’âpre goût de mon spleen, surtout de l’âpre goût de mon spleen... Il est, en somme, la seule manifestation de moi-même qui sache encore m’intéresser.--Je crains qu’il devienne chronique.--Eh! qu’importe! ses figures sont assez changeantes pour retenir, assez subtiles pour intriguer et leur succession me donne parfois une comédie très savoureuse. Dimanche, 10 février. «Tout cela est très joli, dit Ted Williams, après qu’il eut parcouru mes pages d’hier, pourtant, sans t’offenser, laisse-moi te dire que tu ne sais rien du métier de romancier.--Oui, tu barbouilles la toile très médiocrement, nous le savons déjà; mais tu composes un livre plus mal encore. Ce roman débute d’une façon folle; le lecteur n’y comprendra rien. D’ailleurs... --Arrête! mon ami! répliquai-je avec chaleur, ce n’est pas là un roman, du moins dans ma pensée, ce sont de simples notes personnelles qui, jamais, n’auront d’autre lecteur que moi. Tu t’imagines que je voudrais publier ces divagations? Elles me servent de passe-temps, elles sont un dérivatif, mais n’ont pas figure d’œuvre littéraire. Ce tiroir sera leur sépulcre. --On écrit toujours pour un public, dit Williams en souriant. Je ne crois pas aux œuvres composées pour le tombeau. Dante-Gabriel Rossetti a fait, dit-on, exhumer le manuscrit de son volume de sonnets, _The House of Life_, bien que, par son ordre, on l’eût enseveli dans le cercueil de sa femme et que les pages fussent retenues par les doigts de la morte.--Que veux-tu! les poètes ont de ces repentirs!... Celui de Rossetti nous a valu une belle anecdote et un beau livre.--Crois-moi, ton public existait, en puissance, à la minute même où tu achevas ta première page. Se raconter est peut-être la plus belle forme du cabotinisme, mais, si élevés qu’ils soient, les tréteaux n’en supposent pas moins une salle. Il faut concevoir cette vérité fortement, pour trouver de l’agrément à son travail. --Je suis donc un romancier involontaire. Soit. Et je te prends, tout aussitôt, comme critique! Allons! vitupère à ton aise! Quels défauts relèves-tu dans ces premières pages? --Les plus graves! Oui, le lecteur ne sait pas de qui tu parles. Toi, moi, Clotilde... autant de fantoches sans musculature. Présente-les mieux, dès l’abord, ou tu n’intéresseras personne. --Mais, mon ami, encore une fois, je ne voulais intéresser qui que ce fût!» Ted Williams haussa les épaules et s’approcha de la porte. Il souffre mal d’être contredit. Je le retins. «Et le titre? Tu ne m’as pas donné le titre! Comment travailler à une œuvre anonyme? Je ne me sentirai pas créateur si je ne baptise l’enfant! De quel vocable décorer cela? Un titre! _Journal de mon ennui?_ Bien mauvais! _Mémoires d’un Homme accablé?_ Non, c’est bête! _Anatomie du Spleen?_ Trop prétentieux! Aide-moi donc!» Ted Williams souriait à demi. «Quel est le personnage principal de ta vie? demanda-t-il, Clotilde ou le spleen? --Oh! le spleen, sans contredit! Dans ce drame bouffon de mes jours, le spleen est protagoniste. Il joue, à la fois, les rôles de jeune premier, de traître et d’utilité. Il est l’acteur, l’auteur et l’orchestre. Il occupe tout le plateau. C’est lui qui peint les décors, qui frappe les trois coups, qui souffle les répliques. Clotilde n’est qu’une figure de mon spleen. Le spleen est maître chez moi. Il est le ver intérieur qui me ronge. Il est mon petit vautour. Il est le vampire qui m’évente de son aile, pour que je ne crie pas quand il me torture. Il est le démon secret qui m’habite, qui détermine mon moindre geste, qui mûrit toutes mes pensées.. --Arrête! interrompit Williams. Voilà ton titre: _Le Démon secret._ --... _Le Démon secret?_... Cela ne sonne pas mal!... _Le Démon secret?_... Oui, je veux bien.» Jeudi, 14 février. Puisque le plan d’un roman l’exige, puisqu’il n’est d’œuvre passable sans exposition, je vais vous présenter, de mon mieux, la troupe de ces élus dont je fais ma compagnie habituelle. Ted Williams, d’abord, puis Luca Zanko et Désiré Lanthelme, ensuite Bichon, Poussière et Clotilde (hélas!) enfin Tchéragan, mon beau chat noir, le meilleur de mes amis. * * * * * Ted Williams a le même âge que moi: trente-deux ans. Je ne me souviens d’aucun jour où il ne me connut pas. Avec lui, j’ai bâti des châteaux de sable que la mer venait détruire, et, plus tard, des châteaux en Espagne tout aussi peu solides. Avec lui, j’ai fait d’interminables pensums et fumé les premières cigarettes, dans le coin des cours. Avec lui, j’ai concerté mes premières farces et passé mes premiers examens. Avec lui, j’ai décroché des enseignes de sage-femmes. Avec lui, j’ai tâché de me faire une âme juridique, et, quand de petites ouvrières furent cruelles à nos dix-huit ans, nous nous confiâmes longuement ces premières peines amoureuses. Il n’a d’anglais que son nom et ses costumes. Il est un exemple du _sportsman_, vêtu suivant la dernière mode insulaire, mais, par l’esprit, il s’apparente à ce que la bourgeoisie française offre de plus sain.--Je le vois constamment. Son absence m’est pénible. Ted Williams me sert quelquefois de conscience; il pèse sur le balancier quand le spleen m’entraîne. Bien souvent, il guérit ma tristesse à l’aide d’un mot juste interposé. J’ai besoin de lui. Ted Williams mène une vie singulière. Pendant quelques dix années, il a couru le monde à la recherche d’insectes rares. C’est en Indo-Chine qu’il a pris l’habitude du Bambou et de la Drogue; c’est aussi là-bas qu’un accident de chasse l’immobilisa quelque temps.--Il traîne encore la jambe.--Je pense que les grands voyages lui seront toujours interdits. D’ailleurs, il se console fort bien de sa mésaventure en faisant venir des quatre coins de la terre des papillons prodigieux pour augmenter la collection qu’il forma jadis lui-même. J’y ai vu certaines ailes qui porteraient jusque dans le rêve une épicière de province.--Ted Williams ne s’ennuie jamais. Il contemple ces fleurs qui volèrent et qui retiennent dans leurs cercueils de plâtre les plus suaves nuances du ciel natal. Vous décrirai-je Ted Williams au physique? Il est grand. Sa face rasée a de la noblesse, deux grands yeux verts l’illuminent. Ted Williams parle d’une voix souvent trop éclatante. Il se tient très droit.--Je vous ai déjà dit qu’il boite un peu. * * * * * Et, voici Luca Zanko. Vendredi, 15 février. Avec Williams, Zanko fut le premier à fréquenter _la Verdure_. (On appelle ainsi ma fumerie parce qu’un jour, Poussière, émue par tant de vert et se croyant sans doute dans un bosquet, au lieu de parler, gazouilla.) Je ne sais trop où je connus Zanko. Un soir de septembre, il vint chez moi, accompagné d’une jeune siamoise qui, tout soudain, mourut sur mes nattes, dans une crise de nerfs, avec d’affreux petits hurlements dont je me souviens encore. Voilà bien cinq ans que je nomme ce drôle mon ami. De sa mère cypriote, il tient sans doute ce masque effrayant d’Anubis aboyeur où la moustache rare fait plus malsaine une mauvaise lèvre. Il n’a d’autre profession constante que de voyager, dans un très vague but commercial, car son père maltais lui légua, avec quelque argent, l’amour d’être _autre part_: non point: _n’importe où hors du monde_, mais très précisément: _n’importe où dans ce monde-ci_ qu’il estime fait à sa taille.--Il revient toujours du Japon ou des Indes, trouve deux fois l’an des raisons, souvent lucratives pour s’expatrier... (a-t-il d’ailleurs une patrie?) vit sur les paquebots, dans les hôtels et dans les gares, se mettrait à courir s’il ne pouvait voyager. Voulez-vous lancer une affaire à Cuba, au bord des Amazones, en Corée?--Servez-vous de Luca Zanko: sa valise est prête. Il prendra soin de vos intérêts, mais n’aura garde d’oublier les siens propres. Il troquera, vendra, achètera... (son père était maltais), fréquentera les tripots, fera un peu d’usure, je pense... (sa mère était cypriote), débarquera, riche de pièces d’or qu’il ira, aussitôt, distribuer aux filles, aux book-makers, aux croupiers, à tous les marchands de joie. Il aura toujours, en jetant sa bourse, le geste un peu princier, et il est étrangement fier de n’avoir jamais emprunté un sou à personne. Zanko vivra quinze jours, à Paris, dans un bouge, quinze autres dans un bar ou sur un champ de courses; je l’aurai toute une semaine dans ma fumerie, car fumer c’est voyager encore. Sous l’opium il ne rêvera que bosses, grands combats, plaies ouvertes, viols et chevauchées. Il s’agitera, il aboiera, comme un chien qu’il est, un chien hargneux, vagabond... peut-être fidèle. Il doit avoir eu des ancêtres pirates, marchands de nègres ou boucaniers, camarades d’Henri Morgan, grands chercheurs de trésors, compagnons de la flibuste, gentilshommes de fortune et qui finirent la corde au col ou la dague au poing. C’est le même sang qui gonfle ses veines. Le revolver en main, il crie dans la brise étrangère et, de retour, il n’imaginera qu’aventures nouvelles où se dépenser sans compter jamais. Il mourra en chantant, non! en sacrant, mais d’une voix joyeuse! Je l’aime bien. Tout de même... quelle tête de bandit! * * * * * Et voici Désiré Lanthelme. Samedi, 10 février. Désiré Lanthelme a la figure des gens mal occupés. A la ville, il fait quinze métiers dont pas un seul n’est honorable, et quelques-uns très ignobles, assurément. Vêtu comme un jockey prétentieux, il rôde le long des murs en agitant une petite badine, et l’on se détournerait pour éviter son salut, tant il a l’air peu recommandable avec sa cravate rouge et son chapeau havane. Mais ne l’imaginez pas de mine patibulaire. Bien que son nez soit triste, tombant, un peu gros du bout, son apparence est plutôt réjouie. La bouche grasse, une fossette au menton, des mains potelées, un ventre à l’aise, tout cela justifie le sobriquet de _cochon rose_ qu’on lui donne dans l’intimité. Il a, de cet animal, la sensualité et la gourmandise. Certes, il n’est pas beau. Ses yeux clignent toujours et il porte, sur le sommet du crâne, une presque invisible et très mince couronne de cheveux blonds que l’on dirait décolorés, de sorte que sa tête paraît toute en chair, car il n’a ni barbe ni moustache. Sa seule vertu est de faire rire par des histoires malsonnantes. Il fait rire comme Jocelyn fait pleurer. Il conte vite, d’une voix agile, en regardant ses petites mains qu’il soigne beaucoup. Puis, quand il a fini, il rougit un peu et contemple ses pieds, qui sont minuscules mais qu’il chausse large. C’est un tic, répété à chaque anecdote. Oui, je l’avoue, Lanthelme n’a rien d’un héros. Lanthelme est couard, Lanthelme est un «faux chien»; je le sais peu scrupuleux, louche, d’âme vilaine... et, pourtant, je le vois volontiers. Vers l’époque où j’étais déjà à la recherche de cette paix de l’âme qu’un bourgeois trouve dans son lit, je rencontrai Lanthelme à son retour d’Indo-Chine. Il avait meilleure tenue. Depuis lors, je l’ai vu descendre, pas à pas, jusqu’à sa couche actuelle, cette couche si basse où il s’est allongé sans remords. De l’Orient, il n’a aimé que la litière puante, les sucreries, la cantharide. Il semble toujours sortir d’un bouge chinois... oui... mais... écoutez-le rêver... Lanthelme est le seul d’entre nous qui rêve ainsi que l’on rêve dans les livres. Il le fait pour son plaisir. Tout lui est sujet à divagations.--La Drogue n’est point créatrice de merveilles, mais elle éclaire et précise volontiers les détours d’une âme fantasque. Celle de Lanthelme, si inquiète et si délicieusement avilie, se donne en spectacle à tout instant. Souvent, il nous dit les songes qui l’environnent, et les grands arbres de la forêt d’Ankor, évoqués tout frémissants de brise en ses discours, parlent de trépas ou d’agonie, comme parlent d’hyménée les cyprès de Théocrite. Ce fut Zanko qui me présenta son ami Lanthelme dans un bar américain.--Quelle drôle d’association ils forment, tous deux! Ils sont amis intimes! Rentré à Paris, Zanko ne quitte plus Lanthelme. Il le traîne à sa suite, dans les mille courses qui l’occupent, chaque jour. On les voit dans les mêmes bars. Ils s’enivrent de concert. Le même tripot les reçoit, l’un avantageux et poitrinant, l’autre plus indécis qu’un acteur à ses débuts, mais souriant toujours avec une bouche mouillée. Comment ce malandrin nomade peut-il être l’ami de ce pauvre individu? Ils sont deux figures du vice, diraient les gens vertueux: le vice honteux que la peur étrangle; le vice armé qui se défend et mord. Peut-être. En tous cas, ils sont ainsi, ayant chacun trente cinq ans d’âge. Dimanche, 17 février. Je vous ai présenté mes amis, parlons un peu de leurs muses. Bichon, que Lanthelme protège, est une grasse et forte fille, normande par la naissance, hollandaise par l’aspect. Belle de cette abondante beauté rousse qui séduit le soldat des promenades publiques, je la crois dépourvue d’esprit. Elle est bonne comme on s’imagine que doit être une vache laitière. D’ailleurs elle a, dans les yeux, cette inimitable expression de la vache qui regarde passer un train. Son goût pour l’opium semble paradoxal, mais elle fume bien, d’une seule haleine et dirige sans aide la cuisson de sa boulette. Poussière se décrit autrement. Elle est mince comme un roseau. Elle a la voix persuasive d’une flûte de roseau. Lorsque Zanko la gronde, elle plie comme un roseau. Pour compléter l’analogie, je lui ai appris la fable du Chêne et du Roseau. Elle la récite avec l’accent persuadé d’une petite écolière, mais jamais elle ne se souvient de la fin. Poussière a plusieurs défauts. Elle perd tout ce qu’on lui donne. L’ordre n’a pour elle que peu d’attraits. Elle salit le fourneau de mes pipes. Elle veut toujours se mettre nue: ses vêtements lui pèsent. Elle a, je ne sais pourquoi, pris l’habitude de murmurer à chaque instant, avec le plus doux sourire, d’abominables, de hideux jurons, érotiques et populaciers. Elle a vingt ans. Elle est charmante. Mardi, 19 février. Sans doute vous parlerai-je beaucoup de Clotilde, dans ce journal; je ne vous donnerai donc, aujourd’hui, qu’une légère esquisse de cette jeune personne. J’aime Clotilde dans ses particularités. Elles sont nombreuses. Clotilde ne ressemble ni à Jeanne, ni à Lucienne, ni à Zéphyrine. Clotilde est bien Clotilde. Clotilde n’a jamais que des sentiments pleins de mesure. Si elle m’aime, c’est avec sagesse, comme on aime la tisane. Je ne pense pas qu’elle me trompe, ou, si elle le fait, je ne puis l’en blâmer, car ses amants doivent la séduire, chaque fois, par une dissertation concluante. Jamais Clotilde ne rêve. Je l’ai menée sur les bords de lacs merveilleux où le songe s’évapore de chaque fleur, où des souvenirs d’amour, et des plaintes, et des sanglots, errent en gémissant comme les Ombres dans le onzième chant de l’Odyssée... mais, en ces lieux, Clotilde n’a point connu la mélancolie. Clotilde digère bien. Clotilde est brune. Clotilde a du bon sens, non pas le bon sens lourd et large d’une paysanne, mais le bon sens étriqué de la petite bourgeoise. Jamais je ne gronde Clotilde, car elle a toujours raison. Même en ses pires fantaisies, Clotilde a toujours raison.--Retenez cela.--Souvent il me prend des envies de la cravacher. Clotilde sourit rarement, bien qu’elle fasse parfois le geste de sourire.--Je l’adore,--mais, bientôt, j’étudierai des poisons rapides et secrets... Enfin... enfin... Clotilde est belle! oh! belle à me damner!... bien qu’elle louche de l’œil gauche, à certains moments. * * * * * Voilà, cher lecteur! les présentations sont faites! «Mais, répondrez-vous, pourquoi choisir votre compagnie quotidienne avec si peu de discernement? Quoi! si l’on excepte Ted Williams, cette congrégation n’est-elle pas singulière? Un homme extravagant, un autre homme dont la moralité semble douteuse! deux femmes faciles, une troisième intolérable!...» Détrompez-vous! Mes amis sont fort bien choisis, car l’opium me les amena. Mieux qu’un sage réputé, le subtil opium distingue ce qui convient à ses clients et, s’il m’imposa Clotilde, je pense que c’est en expiation de quelque crime mal défini, que je commis jadis, dans une vie antérieure. Ainsi, tout est bien.--Fumons.--J’ai de la nouvelle drogue. Le Chinois de la rue Lepelletier assure qu’elle est excellente.--Fumons.--Ce sera toujours quelques heures d’oubli. Lundi, 18 février. Et puisque, depuis hier, vous connaissez mes amis, entrez chez moi.--J’ai vu beaucoup de fumeries, mais, à plus d’un fumeur, je pourrais citer la mienne en exemple.--Ma fumerie est sincère. * * * * * Je pense que l’idée fut originale d’offrir des pipes d’opium, aux personnes dont j’aime le commerce, dans cet atelier si haut perché qui domine les jardins du Trocadéro.--Il y a trois ans, nous nous réunissions dans un petit rez-de-chaussée, près de la place Clichy, mais je préfère de beaucoup ma nouvelle installation. L’abord est celui d’une maison moderne: des croisillons de vitres à l’entrée, un ascenseur autour duquel s’enroule l’escalier fleuri de lampes électriques, des bourgeois à tous les étages (je connais bien leur vie et la dirai un jour), six paliers... enfin, on arrive chez moi. C’est, après l’antichambre, un grand atelier blanc, avec une vaste alcove tendue de vert et que peut fermer un rideau lourd.--Là, de façon intermittente et fugitive, je fais de la mauvaise peinture quand mes occupations ordinaires cessent de m’intéresser; là, j’écris des choses vagues, des notes, des fins de sonnets, des poèmes en prose... rien qui vaille. Imaginez un capharnaüm encombré de chevalets, de tableaux inachevés, de petites tables. Dans le coin, un grand bureau. Au bas du mur, des toiles, retournées, montrent leurs clefs de bois. Cela est banal, mais voici l’alcove verte. Sous sa frise, j’ai accroché quelques masques en plâtre que l’opium a culottés. Au dessous des masques, gesticulent des acteurs japonais de Toyokouni... Plus bas, une douzaine de gravures modernes et un beau Goya. Cette alcove est une petite chambre. Pas d’autres meubles que le chiffonnier où l’on met les pipes, les ringards, les aiguilles, les lampes, les boîtes d’opium. Sur une étagère, quelques livres... rien qui dispose au rêve, ni Baudelaire, ni Quincey... non! de bons livres d’honnête homme apprivoisé, qui n’a pour l’excessif que peu de goût. Par terre, les nattes matelassées, le plateau, posé sur une dalle de jade, un grand bol chinois; enfin, pour la tête, des coussins verts, carrés et durs. La tenture que Zanko me rapporta jadis d’Indo-Chine et qui ferme la fumerie, est à grands ramages. Des branches s’y recourbent, de beaux oiseaux y volent, et il y a aussi des fruits rouges qui donnent soif.--Dans le coin de gauche, un paon fait la roue. Je ne parle ni des fleurs en fête, ni du concours de papillons.--Un délice, cette tenture! Au fond de l’atelier, des marches en colimaçon mènent à la terrasse du toit. Ce jardin suspendu, où je cultive mes rosiers, est meublé de chaises en rotin et de guéridons. On y trouve encore une longue-vue pour la contemplation nocturne qui plaît à quelques-uns, trois citronniers en caisse et un buis taillé. L’été, je vais éventer là une sieste ou me distraire par la vue plongeante de Paris. Comme nous ne sommes qu’au printemps, il y fait encore froid, après le crépuscule. On reste dans la fumerie. Telle que je l’ai comprise et disposée, j’aime ma fumerie. On y peut songer à l’aise, et, pour que ma vie de bourgeois ne se mêle en rien à ma vie de fumeur, ni même à ma vie de peintre, j’habite, au-dessous de mon atelier, un appartement sans traits qui le distinguent, un petit appartement commode et clair, où je joue, de mon mieux, le personnage de n’importe qui... (de n’importe quel malheureux... car, en ce moment, j’aime qui ne m’aime pas). Vendredi, 22 février. Oui! Un démon secret m’habite et me rend intolérable chaque heure de chaque jour. Déjà, lorsque j’étais enfant, il rôdait autour de moi, interrompait mes jeux, détruisait les belles complications de mes rêves. Quand je faisais de la stratégie, c’est lui qui renversait mes soldats de plomb, et c’est encore lui qui crevait les bulles que je gonflais au bout d’une paille. Je perdis mes parents avant l’âge où je pouvais les regretter, mais je pense que l’atmosphère de deuil où je vécus donna des forces à mon spleen. «Le petit est triste. --Mais non! c’est de la mauvaise humeur!» Combien de fois ai-je entendu ce dialogue! Pourtant, ce n’était ni de la tristesse ni de la mauvaise humeur c’était,--le spleen. Plus tard, il reconnut en moi un bon sujet et, durant toute ma jeunesse, il ne me quitta guère. Il venait me harceler en classe. Il me forçait à dessiner des croquis ineptes en marge de mes cahiers.--Oh! le sombre ennui de l’étude, et cette façon de désespoir qui me prenait aux heures où le sommeil ne voulait pas encore m’engloutir! Puis, soudain, ce fut la guérison. Mon accablement quotidien ayant fini par me composer une maladie de nerfs, les docteurs m’envoyèrent en Algérie.--Sous les palmes, je crus renaître. En vérité, je goûtai tous les parfums de la brise, je fus ravi par toutes ses chansons, je tendis mes bras à tous les rayons de la lumière souveraine, et, comme pour achever l’enchantement, j’eus une compagne qui me livra son corps de kabyle, ce jeune corps dont la saveur était celle d’un fruit. Férida!... Quel souvenir! Pourquoi n’existe-t-il que des paradis perdus?--Bientôt je dus revenir, mais je parlerai souvent des paysages de soleil qui sont encore devant mes yeux. Si je souffre tant d’être esclave, c’est que j’ai connu la liberté, la grande liberté des plaines de sable... Non! non! pensons à autre chose! Et puis, ce fut mon installation à Paris, et les débuts de mes amours avec Clotilde, et l’esclavage absolu. Et ce fut aussi, dans la fumerie, Luca Zanko avec Poussière, Désiré Lanthelme avec Bichon, et, pour que ma compagnie ne devint pas tout à fait ignoble, Ted Williams dont l’esprit lucide et le bon sens me rappellent l’année où j’étais un adolescent ivre de courses en plein soleil et amoureux de Férida, de Férida la fille brune portant entre les yeux une petite étoile tatouée qui partageait son regard. Lundi, 25 février. Vous ai-je déjà parlé de mon vieux Tchéragan? Tchéragan est le plus beau des chats, le meilleur de mes amis, le résumé des vertus félines. Tchéragan est tout le génie, toute la distinction, toute la dignité. Il marche dans ma chambre comme un archevêque ferait dans une rue boueuse. Parfois, il est assez bon pour se frotter contre ma jambe, et, parfois, il me donne le charmant spectacle de ses étirements. Noir, de ce noir profond des eaux stygiennes, il se tient haut sur pattes et porte sa souple queue comme un emblème de noblesse. Pourtant il ne vient ni de Perse ni du Siam, ni d’Angora; il est, essentiellement, «de gouttière» mais, pour modeste que soit son extraction, son âme, croyez-moi, est toute impériale. Lorsque je reste seul au coin du feu et que le spleen me tourmente, j’use les longues heures en faisant la lecture à Tchéragan. Il sait ce que les meilleurs auteurs ont dit de lui. Il connaît Edgar Poe. Il a du goût pour Baudelaire et ne s’endort qu’à la fin d’un sonnet. Tchéragan aime l’opium. Quand je suis couché sur les nattes, il s’approche de moi et je lui souffle au nez la fumée noire. Il savoure cette joie délicate et ronronne alors voluptueusement. Je vous le dis, Tchéragan est le plus beau des chats!... Il n’a qu’un seul défaut: son tempérament est un peu érotique. Mercredi, 27 février. Il y a quelques années, Clotilde appartenait en propre à l’un de mes anciens camarades. C’était un garçon maigre, doux et blond. Je l’avais connu au lycée. Peu après ma sortie du régiment, il avait, un jour, rencontré Clotilde à la porte d’un magasin de modes.--Elle était ouvrière. Sa vertu et ses vices n’offraient rien que de médiocre, mais elle se distinguait déjà par une humeur acariâtre. On la lui pardonnait à cause du joli visage. Clotilde et mon ami se plurent.--Il s’ensuivit une oarystis de dix-huit mois.--Mon ami n’avait pas changé depuis le lycée. Il était toujours maigre, doux et blond. Fier de sa maîtresse, il tint à me présenter. Mal lui en prit. Je ne sais trop si Clotilde me séduisit et que je le laissai voir, ou si je la charmai et qu’elle me le laissa entendre, toujours est-il que la passion l’emporta sur les souvenirs de classe et que j’enlevai à mon ami l’objet de mes désirs. Depuis ce temps, déjà lointain, Clotilde (et c’est à faire croire aux sanctions morales) m’inflige mille tortures. Je suis lié à sa chair dévêtue par d’innombrables et très précieux souvenirs qui me composent un trésor de voluptés, mais notre amour est un duel sans fin, une lutte de chaque seconde, un mutuel égorgement. Elle me trouve insupportable. Je la tiens pour exaspérante. Nous nous embrassons comme l’on se mord et, quand j’ai reçu ce que j’attends d’elle, il me vient d’irrésistibles et soudaines envies de me jeter aux égouts. Je pense qu’un jour ma tête finira par éclater, tant Clotilde ressemble à une névralgie. Oui! Clotilde, avec l’étonnante application qu’elle met à me supplicier, est la figure humaine de la névralgie. Clotilde est une névralgie continue. Samedi, 2 Mars. Puisque, ce soir, l’heure est amère, je rappellerai ton souvenir, Férida, dans un paysage qui m’enchanta, jadis. C’était vers l’heure où Vénus décline que tu voulus, inspirée par on ne sait quel mouvement de ton esprit, bondir d’un pied souple sur le gazon de l’oasis et t’arrêter parfois, la tête dans le pli de ton bras, comme si je t’avais battue, pour murmurer, à la façon d’une fontaine, de petits riens. Dans ce lieu, où tu dessinais une danse, des ombres se traînaient, effrayantes, lourdes, humides, et que les fleurs avaient macérées de parfums. A ces ombres se mêlait le fuseau d’ombre qui doublait ton corps, fuseau rapide, passager, tournoyant, et, parce que des plantes piquantes et perfides se cachent dans l’herbe douce, je craignais que ne fût blessée ta délicate chair. Plus tard, tu dansas sur la petite arène que je connais bien et qu’entourent des figuiers retordus. Sous l’argent vanné par la lune, tu dansas encore avec ton voile bleu, et, à la minute où, vers le ciel, tu lanças ce voile qui ressemblait vraiment à une fumée, un très étrange oiseau se mit à glapir sur l’arbre, au tronc duquel je m’appuyais. Il glapit de façon discordante, comme s’il tenait beaucoup à troubler l’harmonieuse nuit. Soudain, avec un grand bruit de plumes froissées, il passa près de ton visage, et, bien que cette apparence évanouie ne fût en somme qu’un oiseau, nous crûmes à l’intervention de quelque malicieux _effrit_, car notre ami El Hadj nous avait, la veille, conté des histoires qui faisaient grelotter les petits enfants. Tu te reculas, surprise, et, laissant tomber ton voile qui glissa longuement sur l’air et se déroula ainsi qu’une nuée, tu fis apparaître, aux yeux des nymphes forestières, toute ta belle nudité brune que, si tu veux, nous comparerons, une fois encore, à un fruit. Lundi, 4 mars. Je m’ennuie! je m’ennuie! Depuis quelques jours, je ne souffre même plus. Cette escale est passée. Maintenant c’est la houle lente, le vaste ennui du large. Mon accablement n’est fait que d’ennui et la peine semble plus amère. Je m’ennuie à crever, comme une vieille fille au fond de sa province, comme un arbre dans une cour. Je ne pense pas qu’il soit possible de s’ennuyer d’avantage, et, pourtant, nul ne peut se vanter de connaître _tout_ l’ennui, _tout_ l’insondable ennui, cette douleur proteïforme que chaque nouvelle année arme d’un nouveau glaive. De sa leçon quotidienne, l’homme ne retient guère que des raisons inédites de s’ennuyer. C’est ce que l’on appelle du beau nom d’«expérience». Je m’ennuie plus que mes ancêtres et je gage que mes enfants s’ennuieront plus que moi. Je m’ennuie, chaque jour, plus subtilement, de façon plus appliquée, plus funèbre, plus cruelle, et, chaque jour, je comprends mieux que cet ennui durera toute la vie, qu’il ne s’achèvera que dans le hoquet de clôture. Comme la pièce est longue, jusqu’au rideau! cette pièce égale, sans entr’actes, cette pièce que ne coupe même pas un sifflet!--Tout le monde est indifférent à la comédie, chacun s’imagine, de bonne foi, qu’il la sait par cœur... Tuer quelqu’un! voir une belle blessure saigner en plein soleil!... Je m’ennuie tant! Jeudi, 7 mars. La vertu cardinale de l’opium est de ne point vous rendre étranger à vous-même. Sous l’alcool, notre esprit devient morne ou brutalement joyeux; sous l’éther il se tourne vers l’érotisme; sous le haschich il se décompose en strophes d’une absurde épopée.--Avant de pénétrer dans ces ivresses on dépose sa vraie pensée au vestiaire. Le poison éveille une seconde conscience sur laquelle vous n’avez pas plus d’action que vous n’en avez sur ce monsieur qui passe. Au réveil, on retrouve sa personnalité comme, au sortir d’un bal, son pardessus. Ces ivresses diminuent l’homme, car elles l’aident à s’évader de lui-même. Tout au contraire, l’opium affine la personnalité, bien loin de la détruire; de plus, il calme l’esprit, il lui enseigne une paix, une bonhommie satisfaite que l’on ne trouve pas au coin des rues. S’il nous trompe, c’est en nous persuadant que la vie n’est pas si mauvaise, et qu’en somme, pour peu que l’on y mette du sien, elle se laisse vivre. Enfin, j’aime, dans l’opium, les visions qu’il me procure. Elles forment, souvent, les meilleurs instants de ma nuit.--Et ne vous imaginez pas que je me trouve entouré de dames blanches, de dragons hirsutes et baveux, de visages que le plus affreux des remords supplicie!--Ce sont là figures de rhétorique, inventions de gens qui n’ont jamais fumé. Certes, il m’est arrivé, quand je prenais la pipe pour guérir un spleen trop suppliciant, d’avoir de mauvaises minutes. Un soir même, j’ai cru que le plafond allait se mettre à saigner. Je riais de cette fantaisie; cependant elle m’inquiétait un peu.--Pensez donc! de grosses gouttes d’un rouge pâle, perlant au plafond, et qui seraient tombées avec un bruit mat, pour former de grandes taches sombres, bientôt noires, sur le tapis!--Ma crainte resta vaine. Elle provenait d’un reflet rose de la lampe.--Non! les fantômes de l’opium ne sont pas, à l’ordinaire, de vrais fantômes et, durant l’heure bleue, une calme rêverie prend la place que l’on attribue au cauchemar. Cette nuit, pendant que Ted Williams imaginait des papillons et que Clotilde n’imaginait rien du tout, la bonne drogue m’a montré le plus doux paysage. Par ce spectacle, mon âme fut rassérénée. D’où venait-il? je ne sais trop! Quelque ancienne lecture me l’inspira sans doute, ou un vieux souvenir sur lequel ma fantaisie se plut à broder. Cela ne faisait pas au juste une hallucination. Dans ce jeu de mon rêve, je savais que la réalité n’était pour rien, et, cependant, je voyais avec clarté cette architecture de l’opium, durant que Tchéragan s’endormait sur mon bras avec des ronrons de plaisir. Oui, je voyais le plaisant tableau avec tout son soleil. En m’appliquant un peu, je le vois encore. Je vais vous le décrire. C’est une belle prairie, bien verte, auprès d’une mer bien bleue.--Le ciel ne porte pas un nuage, les flots n’ont pas une ride et la prairie a l’air d’être un lieu de paix et de sérénité. On y rencontrerait, sans étonnement, des âmes bienheureuses, errant de ci de là, souriantes, légères, effleurant à peine de leurs pieds spirituels les coquelicots et les boutons d’or qui sont l’ordinaire parure de ces lieux. Au milieu de la prairie, il y a des moutons, douze moutons pacifiques. Ils semblent assez blancs. Un petit berger qui, sans doute, les surveille, se tient non loin d’eux. J’estime qu’il doit être très préoccupé, moins par cette surveillance que par une douleur intime, car il pousse de profonds soupirs dont la fin est presque un gémissement. L’amour le harcèle, ne pensez-vous pas?--Gageons qu’il songe à sa promise, bergère, bergère à paniers et à rubans roses, fille de madame Deshoulières, bergère florianesque, dont le rire est une vocalise et la démarche une gavotte. Mais le voici qui se lève... Il court jusqu’à un buisson proche et tire d’une cachette un bol de faïence bleue dans lequel une paille trempe.--Le bol est plein d’eau savonneuse et le petit berger blond souffle des bulles que la brise balance et porte vers la mer. Il souffle des bulles et suit, de ses yeux qui ont une tendance à rêver, leur course folle.--Les bulles crèvent au-dessus des flots.--Le petit berger danse mollement sur la plage. Dans un arbre rond, j’entends un rossignol qui chante... et tout cela est bien gentil!... * * * * * ... Bien gentil... oui... mais, à cet instant, Clotilde se mit à rire... à rire d’un terrible rire gras, parce que Zanko lui racontait une histoire scatologique... et le charme fut rompu. Dimanche, 10 mars. Tout le monde était triste, ce soir. Chacun s’en plaignait à sa façon. Bichon bâillait. Poussière gémissait. Lanthelme, la bouche pâteuse, murmurait de sinistres choses. Zanko se promenait comme un ours en cage et, de temps à autre, insultait avec brutalité le ciel et ses habitants. Williams avait le front ridé d’un homme inquiet: son petit cousin Cheftel vient de partir pour le Tchad, (un coup de tête)... et Clotilde boudait depuis douze heures, sans arrêt. «Consolez-nous, me dit Poussière d’une petite voix mince. Dites-nous comment on fait pour ne plus être triste, vous qui êtes triste si souvent. --La tâche est difficile, répondis-je, mais j’ai, tout de même, trouvé ce que l’on appelait jadis un petit _soulas_. Il est de vertu singulière. Je vous le vends pour une bonne parole. Ne la choisissez pas. N’importe laquelle fera l’affaire. Un pauvre ne chicane guère sur les aumônes. Il empoche. Et, si l’aumône est démesurée, il s’éloigne au plus vite ou se fait petit, par crainte d’un repentir. --Une bonne parole?... je ne saurai peut-être pas, mais je puis vous donner un baiser. Cela fait-il votre affaire? Tu permets, Clotilde?... Tu permets, Luca?...» Clotilde et Zanko autorisèrent le baiser. «Et, maintenant, dit Poussière en souriant, quel est votre moyen de ne plus être triste? --Voici, ma petite; je le donne pour ce qu’il vaut. D’ordinaire, l’on vit un peu malgré soi, comme l’on glisse. Etre obsédé par la mélancolie ne fait pas vivre plus consciemment.--Or, ceux qui disent aux personnes accablées: «Distrayez-vous!» donnent, sans le savoir, un bon conseil, car l’intention seule de ce conseil est absurde, le sens en est judicieux.--Se distraire!... mais à quoi? mais de quoi? mais comment?--Je vais vous l’enseigner à tous. C’est un secret que l’opium m’a appris.--Il tient en trois mots: _Ecoutez-vous vivre_!--Ecoutez battre votre cœur et vos artères sans prononcer une parole. Je vous assure que l’on y parvient, avec un peu d’exercice, couché sur les nattes et la nuque soutenue par un petit coussin chinois.--Ecoutez-vous vivre! efforcez-vous de considérer votre cerveau comme une personne indépendante de vous-même. Ayez le sentiment de votre corps comme on a le sentiment d’une présence.--C’est la seule distraction qui puisse pâlir un spleen trop riche de sang noir. Elle distrait vraiment, elle écarte, et, lorsqu’on rentre dans son âme, on la retrouve vide, vide de ce visiteur importun qui effeuille les fleurs du désir et fait tourner le vin de la sagesse.--Allons! je vous ai dit mon petit soûlas, mais, de m’en être ainsi défait, il s’en suit que je n’oserai plus m’en servir.--Ah! vertu merveilleuse des remèdes secrets!... «Ma bonne! vous irez cueillir, demain soir, telle ou telle herbe sur la lande; vous la ferez macérer trente-deux heures, puis...» Et l’on guérit! mais gageons que le secret, connu par tout le village, aura perdu son efficacité.--Une ordonnance chuchotée à l’oreille est meilleure qu’une ordonnance écrite. Voici que la mienne se gâte à vous avoir été confiée. «C’est idiot! affirma Clotilde. --Mais... je n’ai rien compris du tout, gémit Poussière. Rendez-moi mon baiser! --Votre ordonnance n’a jamais rien valu, mon cher! dit Zanko. Le vrai système pour se guérir du spleen est de se foutre une balle dans la peau!...» Lanthelme haussa les épaules: «Fumons,» dit-il. Combien de fois ce mot a-t-il été le dernier de nos causeries! Mardi, 12 mars. Clotilde est chaque jour plus insupportable. Souvent il s’en faut de peu que je la renverse d’un soufflet. Ce soir, elle ne cessait, pour excuser sa mauvaise humeur, de me rappeler combien elle fut charmante, certain samedi de l’an passé.--Clotilde ne sait pas, Clotilde ne veut pas, devrais-je dire, achever ses bontés.--Le moindre instant heureux que je goûte auprès d’elle est gâté par le souvenir éternel qu’il me faut en avoir, et, si elle m’octroie un petit bienfait, je ne dois jamais cesser de le reconnaître. Oui, faites la charité! oui, que votre aumônière soit toujours ouverte! mais, pour Dieu! n’obligez pas les pauvres à vous lancer des sourires de gratitude et se confondre en salutations jusqu’au jour de leur mort! Voyez! les fleurs embaument sans qu’on soit tenu de les remercier et c’est gratuitement que les paons sont bleus, la mer violette et les rossignols musiciens! Imitez-les! Finissez bien vos actions. Les bienfaits sont des couronnes que l’on jette dans la mer en sachant que le flux les emportera.--N’essayez pas de les repêcher; ne repêchez rien! Si le bonheur à venir est de savoir entreprendre, le bonheur d’aujourd’hui est d’avoir su conclure. Jeudi, 14 mars. Vous ai-je dit combien j’aime le cirque?... Voulant occuper ma soirée, c’est là que je me suis rendu et j’en reviens, à l’instant, l’imagination peuplée de pirouettes. J’ai revu avec plaisir mon ami Altano. Ce clown est un artiste de race. Il sait voir, il sait entendre, il sait inventer, et puis, vraiment, il parle de culbutes et de rétablissements, il discourt de voltiges, comme un violoniste parlerait de traits et de gammes. Sa conversation m’éclaire la cervelle quand les brumes de mon spleen s’y sont établies. Altano est un bon compagnon. Je le connais depuis longtemps. Il a, maintenant, une façon de célébrité dans le monde spécial des acrobates et des pierrots, mais, la première fois que je le vis, il était encore un seigneur de peu d’importance et gagnait son pain malaisément. C’était en Algérie, à Biskra. Un cirque venait de s’y établir, pour quelques jours, un pauvre cirque de foire dont la tente rapiécée, les chevaux étiques, la troupe de rencontre étaient autant d’images de la misère. Sale, avec ses quinquets puants, ce n’en était pas moins un cirque, et toutes les Anglaises, maigres par raison de célibat ou de tuberculose, et leurs pères, et leurs sœurs, et leurs fiancés fréquentaient ce lieu de plaisir.--Moi, je n’y étais point encore allé, mais on m’avait parlé avec éloge du pitre de cette troupe foraine. Or, par hasard, je le rencontrai, aux petites heures du matin, dans une clairière de l’oasis où se plaisait la lune. Il marchait (pour se divertir, je pense) sur les mains, devant un public de palmiers. Il avait gardé son costume de banquiste et agitait ses pieds, comme s’ils étaient chaussés d’ailes, vers Altaïr, Bellatrix et la Chèvre. Ayant repris sa position d’honnête homme, après quelques gambades et trois sauts périlleux, il me fit un grand salut de cour et dit: «Monsieur, je suis votre serviteur! --Monsieur, répondis-je, je suis le vôtre, mais, si vous n’êtes point las, perpétuez, je vous prie, ces culbutes qui m’enchantent. Votre acrobatie m’émeut plus que vous ne sauriez croire et je la contemplerai avec la même religion que font ces beaux palmiers qui nous entourent.» Il sourit d’un petit air fin, me regarda quelques instants, puis: «Merci,» murmura-t-il. Tout incontinent il reprit ses jeux. ... Et les arbres le regardaient, semblant comprendre, car ils se mirent à chanter pour eux-mêmes et devant lui,--et moi, dont la sinécure est de rêver pour les autres, je me plus à rêver pour moi-même et devant lui, devant lui qui faisait toujours le baladin, tandis que la lune couvrait ses semelles d’argent pur. Dimanche, 17 mars. Le spleen le plus intolérable est, je crois bien, celui qui accompagne l’insomnie. Déjà, lorsqu’il nous visite durant le jour, le spleen ternit la figure lumineuse de la joie et fait grimacer le plaisir, mais l’homme n’est pas «difficile à vivre» comme il dit, et une petite béatitude le contente, fut-elle adultérée. Le baiser le plus médiocre garde toujours un goût de bouche; le plus faible paysage donne son plein air. Au dessus du 39° degré de latitude nord, quand le spleen vous poursuit, on peut l’éviter en se réfugiant au soleil: il s’y trouve mal à l’aise, il s’agite, il s’inquiète, il finit par se détruire. Plus au sud, cette loi est fausse. Il est un spleen qui aime le plein jour, le «spleen lumineux de l’orient» dont parle Gautier, celui qui marche au pas des caravanes, qui danse devant les mirages, qui surveille une sieste chaude.--Chez nous, sa race a le sang froid et ne se reproduit et ne germe et ne se met en rut et ne reproduit encore que dans l’ombre. Il est nocturne comme les larves, comme ces romantiques vampires qui suçaient le sang vers 1830 et sont passés de mode. Il aime l’ombre comme les phalènes dont la lune d’août éclaire les divertissements. Il est un ennemi de nuit. Je suis couché, je cherche le sommeil, l’oreille pleine du fracas d’un music-hall ou des tracasseries de ma Clotilde... Le sommeil ne vient pas.--On étouffe dans cette ouate noire qu’est l’atmosphère d’une chambre aux lampes mortes, aux volets clos.--Soudain, la porte s’entr’ouvre sans bruit... (Nul autre que moi ne l’entendit s’ouvrir, n’aurait pu entendre ou deviner qu’elle s’ouvrait...) et le mauvais compagnon se glisse dans la boîte d’ombre où je suis empaqueté. Le voilà qui danse, visible par les yeux de l’esprit, qui danse pour me séduire et, peu à peu, parce que les fées de tous les temps ont toujours séduit les pauvres humains, je permets à cette Salomé nouvelle de me plaire... je viens presque à la désirer... et je lui ouvre ma couche. Mais, à ce même instant, devant mes yeux que je ne pourrai plus fermer, une tête de Précurseur, que me tend le bras du nègre bourreau, saigne lentement. C’est le début de la fête. Tout contre moi, je sens le corps tiède, reptilien du spleen qui me caresse la peau (et cela est à la fois exquis et intolérable), tandis que, dans l’ombre d’alentour, naissent des visions multiformes et multicolores... fantômes nus que j’aimai jadis, fleurs qui saignent lourdement, éclairs violets, roues de couleur, éventails pourpres qui battent, puits noirs que du noir entoure, sourires que nulle face ne porte et (apparences plus terribles) images de moi-même aux instants où j’étais heureux! Notez bien que ce n’est pas le cauchemar. Ces visions, on se plaît à les avoir; elles nous occupent comme un spectacle. Tandis que les horreurs du cauchemar sont gratuites, on sent que l’on a payé pour gagner celles du spleen, et le prix fut vos actions de la veille. Le spleen vous rend en mauvais songes les mauvais gestes qu’on a faits. Mercredi, 20 mars. Je m’ennuie tant et Clotilde se montre si perversement insupportable, que je viens d’inventer un nouveau jeu pour me distraire. Je vais imaginer des façons diverses de tuer Clotilde. Cela m’amusera quelque temps. Des façons diverses de tuer Clotilde... Ah!... en voici une! Depuis une semaine j’habite, avec Clotilde, un paysage fait pour elle. Je ne sais s’il s’est modifié pour suivre les flexions de la beauté de Clotilde, ou si, par une divination savante, j’avais choisi ce lieu afin que, plus tard, il pût concourir à l’extrême violence de mon amour, toujours est-il que le décor, composé d’arbres et d’eau, et de ciel aussi (un peu noir), qui s’encadre dans la fenêtre de ma chambre, sied fort bien aux perfections de Clotilde, non point à ses perfections physiques, au grain de sa peau, par exemple, qui, vue au microscope, n’est sans doute pas moins rugueuse qu’une autre, mais à ses vertus morales, divines, vous dis-je, de haut goût, et, pour parler net, au grain de sa conscience. Le paysage se décrit comme suit. Une plaine grise, livide, une plaine en deuil. Des buissons que le vent amaigrit chaque jour. De temps en temps un oiseau perdu qui se plaint et passe... Mais c’est là un événement. D’ordinaire, il n’y a pas d’oiseau; pas le moindre cygne, pas le moindre paon, moins encore d’aigle royal; jamais un colibri, jamais un oiseau lyre, et, à le voir si peu souvent, j’oublie quelle est la teinte exacte des plumes du phénix. De ci, de là, s’étendent des cultures, sinistres comme le sont parfois les cultures pauvres... et puis il y a la route, si droite que c’en est attendrissant, et si poussièreuse!... Mais, je vais vous dire... et vous comprendrez l’importance de la chose: au bord de la route se trouve un arbre qui m’est cher. Tout nu, tout droit, tout noir. Je le crois mort depuis longtemps. On ne l’arrache pas, car il ne gêne personne. Il est découronné et n’a qu’une branche, très longue.--L’ensemble a la figure d’une potence. Quand un de ces oiseaux éventuels dont je parlais tout à l’heure vient à passer, il se perche sur le bras de ma potence, et cela forme tableau. A vrai dire, je n’ai pas choisi ce lieu tout à fait au hasard. Nous sommes venus nous installer ici parce que, non loin, se dresse un établissement thermal dont la laideur est inconcevable, mais où coule une eau bienfaisante qui guérira, paraît-il, la gorge délicate de ma Clotilde. Or, ma Clotilde, dans cette station calme et familiale, s’ennuie affreusement. Ni flirt, ni soirée dansante, ni papotages!... D’ailleurs, depuis quelque temps, Clotilde s’ennuie beaucoup. C’est là le caractère qui la distingue, l’état normal de sa conscience. Sa vertu cardinale est de savoir s’ennuyer plus que de raison, excessivement et avec une certaine fièvre qui, si ardente qu’elle paraisse, ne l’est jamais que _sub specie tædii_, sans jamais devenir le précieux adjuvant des transports de l’amour, car aimer, ce serait, fut-ce un instant, le temps d’une secousse ou d’un demi soupir, s’ennuyer moins, et Clotilde, jalouse de son ennui comme elle ne sait pas l’être d’une personne, veut l’avoir à elle seule, bouche contre bouche et cœur contre cœur. Elle connaît, elle affecte, elle joue l’ennui sous toutes ses formes. La langueur, l’engourdissement, la maussaderie, l’accablement alternent dans ses manières. Elle soupire et voici qu’elle pleure (d’ennui, bien entendu); elle sèche ses larmes quand elle trouve à s’exprimer de façon inédite, et je la vois faire de faux efforts (si vains que le mensonge se découvre) pour être gaie. Les motifs de son ennui?--Elle les chercha ces jours derniers dans le paysage. La route l’ennuyait, et les oiseaux peu fréquents, et les cultures, et jusqu’à l’arbre potence, mais, ce matin, elle a trouvé mieux. Ce qui l’ennuie, c’est le ton laïque des dimanches de ce pays. L’église étant trop éloignée, on n’entend pas les cloches.--Je ne connais à Clotilde aucun sentiment religieux, ni penchant pour la métaphysique, ni tendresse pour un métaphysicien... N’importe... Elle s’ennuie à cause des cloches absentes. Que n’y avait-elle pensé plus tôt!--Une heure ne s’écoule pas sans que Clotilde fasse une allusion dont les cloches sont le sujet, et, devant moi, Clotilde, vêtue de gris (couleur d’âme accablée) et la ceinture serrée par une écharpe verte (couleur de culture), passe et repasse en regrettant les cloches, les belles cloches, le joli bruit des cloches... Même, à propos de cloches, elle emploie l’adjectif _argentine_, qui, avec le mot _accorte_ et le mot _succint_, est un vocable que je ne puis souffrir. Alors, vous comprenez, n’est-ce pas? C’est tout simple. Nous sommes samedi soir. Demain matin, s’il fait beau, j’engagerai le cou de Clotilde dans son écharpe verte, je passerai l’écharpe sur le bras de l’arbre potence qui m’est si cher, et, sans me déranger (car l’écharpe est longue), assis à mon bureau, je sonnerai Clotilde comme on sonne une cloche... et cela ne manquera pas d’égayer le beau dimanche. Ah! ah! que ce serait donc beau!... sonner Clotilde!... Quel noble jeu! et qui guérirait sa gorge délicate!... sonner Clotilde!... Ah! dieux de l’Hellade!... Mais je n’oserai jamais. Vendredi, 22 mars. Je me réveille à l’instant. Une brise m’a tiré du sommeil en froissant le feuillage de vigne qui fait à la fenêtre un cadre de verdure.--L’air est noir. Il y flotte encore une vive odeur de fumée. Puis, le flacon d’eau de Cologne que l’on renversa, il y a quelque temps, et la natte imprégnée n’ont pas fini de dégager leur parfum végétal.--Une autre odeur encore: celle de la fumeuse. Clotilde est accablée par un sommeil récent. Couché sur le dos, Ted Williams rêve; à quoi? Le Bénarès était bon, ce soir, et ma pipe avait toute sa douceur. J’ai dû beaucoup fumer, pourtant, je me suis assoupi plus tôt que mes compagnons à cause d’une fatigue extrême.--Maintenant, c’est l’aube.--Un à un, les fantômes qui m’habitent vont sortir de ma tête et tourbillonner jusqu’à l’heure du crépuscule. Saviez-vous que nous vivons parmi des fantômes? que nous ne faisons pas un mouvement sans qu’ils nous suivent? Ils écoutent nos paroles, ils examinent nos pensées à l’instant même où nous les concevons. Chaque homme a ses fantômes. Ils bourdonnent autour de lui. Ils sont tristes ou gais. Il en est qui sont charmants et d’autres qui nous torturent. Ils ne nous quittent jamais. Nous sommes leur ruche. Aux heures de soleil, ils butinent dans nos alentours, mais sans beaucoup s’éloigner; le soir, ils se rapprochent encore et, quand nous dormons, ils rentrent en nous et nous façonnent des rêves. Et ils n’appartiennent pas tous à une même espèce. J’en sais qui sont éphémères, qui brillent de mille belles couleurs comme certains papillons de Malaisie ou du Brésil, puis qui s’éteignent brusquement et disparaissent, ne laissant dans leur sillage qu’un petit soupir triste qui, lui aussi, disparaît bientôt. J’en sais d’autres qui ressemblent à des humains. Je les vois mal. Ils sont flous et silencieux. Ils restent dans les coins de la fumerie, sans bouger, et me contemplent avec un sourire douloureux. Ils tiennent entre leurs mains des encensoirs d’argent d’où montent les plus beaux parfums, et, dans l’air chargé de la fumerie, les parfums de l’encensoir et le parfum nombreux de l’opium se mêlent, composant d’incroyables danses. Là, le commun ne verrait que volutes, spirales, tourbillons, arabesques, ou ne verrait rien, mais les fumeurs y lisent une écriture de sens mystérieux. Et je sais des fantômes qui ressemblent à des orchidées, et des fantômes habillés de plumes multicolores, fantômes d’une tropicale splendeur qui chantent toute la nuit comme des flûtes, et des fantômes qui sont des eaux courantes, des phrases mélodieuses des brises, des verreries... Et je sais, enfin, des fantômes au profil dur et précis qui me hantent depuis le jour où je me suis habitué à la pipe. Ceux-là sont trois, toujours les mêmes. Trois vieux remords. Et ces trois fantômes veilleront mon dernier soir, où s’envolera, vers le plafond nu de ma chambre et toute habillée de sombres fumées, mon âme odorante de bon fumeur. Lundi, 25 mars. «Ah! quelle patience il faut avoir! Jamais tu ne me dis une parole aimable! En somme, tu me méprises! Tu me traites comme une servante! Oui, oui, tu me méprises parce que je ne suis pas de bonne famille! Que veux-tu! Est-ce ma faute? Et d’ailleurs, mes parents étaient d’honnêtes gens! ils valaient bien les tiens! Et puis...» Vous sentez, n’est-ce pas? que je vous transcris un discours de Clotilde. Il dura quelques vingt minutes et se termina par des injures. Comme Ted Williams, présent à la scène, souriait, j’ornai mon visage de l’expression la plus douce et, me tournant vers Clotilde, je répondis: «Ma chère amie, tu te plains de ce que je célèbre trop rarement tes mille et une vertus. En effet, cette louange t’es due, mais je n’avais pas encore osé te l’offrir. Non! non! ne parle plus! je t’ai comprise! ne parle plus! écoute! je vais célébrer ton excellence et ton charme naturel, je célébrerai même ton origine glorieuse! Ecoute, ma chère enfant! «La nuit que tu choisis pour venir au monde fut, entre toutes, la plus belle de l’année! Des gens de ton village assurent que les séraphins chantèrent des hymnes de circonstance et que le bruit délicieux leur en parvint. Les anges inférieurs accompagnaient cette mélodie en pinçant des harpes et en grattant d’autres instruments de forme désuète mais traditionnelle. «Au fond de son lit, ta mère souriait avec béatitude.--Dans sa chambre, remplie d’un parfum vague, il neigea, quelque temps, des plumes de cygne, et ton père, homme insusceptible de s’abuser, vit un grand lys éclore au milieu de la table. «Il y eut aussi des merveilles d’un moindre effet.--Trois tourterelles voletèrent, de ci, de là, le cœur poignardé. Une banderole rouge dessina dans l’air de longues arabesques, et le vieux buffet de chêne, où se cristallisent les confitures, prononça quelques paroles édifiantes. «Puis les visites commencèrent. «Un gnome des bois, peu connu dans le pays et dont le manteau semblait de la verdure vue à travers une émeraude, parut au seuil, escorté de sept nègres qui enfourchaient un seul cheval pie. En phrases lentes, que nuançait un léger accent belge, il vous octroya la grâce d’un discours où tes vertus, Clotilde, étaient célébrées déjà sans modération. A l’écouter, tu devais être la plus belle des femmes, la plus suave des amantes, un archétype, un parangon, une entéléchie, dirais-je, si tu pouvais comprendre ces termes biscornus. «Des parents, des amis, des relations apportèrent leurs compliments. Une cousine créole vous offrit des perruches et des fruits exotiques; un oncle, qui revenait de Sumatra, vint se jeter à plat ventre devant ton berceau, et sa fille te donna un hochet sculpté dans la corne d’une licorne; l’archevêque dansa une passacaille sur la pelouse du jardin,--enfin le roi lui-même honora votre maison, félicita l’accouchée d’avoir, si proprement, su mettre au monde une telle merveille et proposa, pour l’enfant élue, l’inoubliable nom de Clotilde. «Depuis ce jour, chacun tâcha de découvrir, sur ton jeune visage, les signes avant-coureurs de la perfection. Tes onze sœurs, ton père et ta mère, groupés autour du berceau, guettaient anxieusement les belles prémisses. Longtemps, ils ne découvrirent rien du tout, mais, un beau soir de septembre, ils s’aperçurent que tu louchais un peu...» A ce moment de mon récit, Clotilde, se jugeant offensée, me giffla. Jeudi, 28 mars. Le spleen surprend comme un orage. Le ciel était pur; voici qu’il pleut.--Nul autre avertissement que ce grand souffle qui fait frémir les arbres et porte les premières larges gouttes.--Le spleen est tout aussi brusque. A peine ai-je senti son approche qu’il est déjà dans le for de moi-même.--Si c’est durant le jour, il dérange la structure de ma vie; il me fait voir en tous lieux de monstrueuses difformités. Si c’est dans l’ombre, l’épreuve est pire. Les apparences diurnes se défendent un peu et refusent le travestissement que le spleen leur propose, mais, après la mort du soleil et, plus tard, quand les lampes sont éteintes, aux heures où l’on ne voit plus que des souvenirs, tout est faussé par le spleen, tout: formes, couleurs, sons et parfums. J’ai vécu une journée atroce. Les petits ennuis bas, les contrariétés, les mesquineries, semblaient s’y être donné rendez-vous. Je me suis disputé avec ma concierge. Des fâcheux m’ont importuné. Mon encre était boueuse, Clotilde agressive, le temps capricieux... Et puis, j’avais passé la matinée près de Meudon, pour rendre visite à un ami. Meudon, c’est déjà la campagne. Mon retour en ville fut navrant. Certes, je n’avais pas eu le temps de jouir de la nature, mais je m’étais trouvé dans son atmosphère; cela suffisait à me rendre insupportable une architecture citadine. Ce manque de liberté! cet affreux manque de liberté!--Comme l’arbre se développe librement!--Comme la ligne des toitures est sèche! Je me mis à rêver à mille choses vagues: courses dans le désert, goëlettes filant au plus près, promenades sur la frange d’un glacier... et ce sont des ruisseaux que je vois, et des ouvertures d’égout, et des tuyautages!... la ville m’apparaît sous la figure d’une congrégation de tuyaux: tuyaux de gaz, d’eau potable, d’eau sale, d’air comprimé... tuyaux aériens, tuyaux souterrains.--Oh! que cela me change des racines et des ramures! Je n’ai jamais mieux compris ces constructions qu’imaginait Baudelaire aux soirs de spleen; ces paysages faits de colonnades, d’escaliers monumentaux et d’étangs morts. Mardi, 2 avril. Et je reste assis à cette table de café, en face de Ted Williams. Je n’ose lui parler beaucoup, car je lui parlerais tout le temps de moi-même et je sais, d’autre part, qu’il ne faut pas ennuyer les gens, même ceux qu’on estime. Je reste donc à peu près silencieux, et j’écris ceci en une petite écriture compliquée pour que cela prenne plus longtemps. Mais pourquoi donc ai-je glissé ce cahier dans ma poche avant de sortir?... Je ne prévoyais guère... Sait-on jamais?... Aujourd’hui, mardi, 2 avril, j’ai vingt-sept raisons d’être malheureux. Vingt-sept tout juste. Dans cette somme, une quinzaine de raisons ne sont pas sérieuses. J’écarte aussi trois raisons que m’a fournies Clotilde et dont je ne puis, honnêtement tenir compte.--Les autres ont du poids; l’une, en particulier, a mangé les vingt-six qui l’accompagnent.--C’est elle je pense, qui me donne ce spleen affreux... car il ne s’agit pas de détresse, encore moins de mélancolie... _spleen_ est le mot qui convient: il a le son, les affinités, la température voulus.--Je me servirai de ce terme-là... Mais... la vingt-septième raison, si importante?... Eh bien, comme toutes les raisons du spleen, elle se cache avec subtilité. Parfois, il me semble l’entrevoir. Elle est ici, puis elle est là.--Elle m’échappe encore.--Je ne me souviens plus que des circonstances de ma rencontre avec elle. C’était il y a une heure. Je regardais couler la Seine.--J’aime les fleuves. Leur cours régulier et sage invite à composer des lieux communs. Il est plaisant de voir leur peu de fantaisie, car un fleuve remonte si rarement vers sa source! Je regardais dans la Seine et me demandais avec mollesse quels débris pouvaient bien traîner dans la vase de son fond... Je fis une liste imaginaire. Un peigne de femme. Un louis d’or. La croix d’un ordre exotique. Une bouteille de vin vieux. Un sabot de cheval. Une tasse à café portant la marque ancienne de Tortoni. Une grosse pierre attachée à un fragment de corde (le chien mort s’était déjà liquéfié.) Un poignard persan. Un cadavre. ... Et alors, cela devint ennuyeux, car ce cadavre, je le reconnus, et c’était moi! moi, vous dis-je! moi, travesti en nouveau noyé!... Voilà qui était gênant.--Ce fut la vingt-septième raison de mon spleen. Cadavre... je me vois en cadavre... je m’examine... mon cadavre est une chose innomable... et c’est moi!... je me reconnais... je fermente... ma charogne fermente... Ah! pouah! Je pris donc l’omnibus et me rendis au café. Ted Williams s’y trouvait. Il m’accueillit joyeusement. «Enfin, je l’ai reçu! --Quoi? --Il est arrivé hier! --Qui donc? --L’_Ornithoptera Victorix_, variété _Regis_, de l’île de Taloët. On n’en connaît que cinq en Europe, et celui du Muséum est un peu passé.--Le mien? Superbe! état parfait! On dirait d’un vieux velours jaune avec des taches de pourriture!--Une merveille! --Il est mort? --C’est probable! --Moi aussi!... Et je suis moins beau que ton papillon! --Clotilde t’a fait une scène?... Tu es nerveux, mon ami! --Peut-être bien. Au revoir. Je te quitte. Viens fumer demain.» Et je laissai Ted Williams à ses plaisirs de collectionneur. J’avais hâte de rentrer chez moi, d’être seul. Vendredi, 5 avril. Je rêve parfois d’une visiteuse qui viendrait me surprendre aux heures de sombre ennui. Elle aurait le plus doux visage, un sourire charitable, les yeux railleurs. Elle s’assiérait dans un fauteuil, devant le feu et me conterait mille et une petites choses sans apprêt.--Quant à moi, je lui décrirais mes peines, je me plaindrais de Clotilde, de mon spleen, de la couleur triste du ciel, d’autres choses encore... alors elle me prendrait la main et murmurerait d’une voix bien féminine: «Mon pauvre ami!» Elle ne serait pour moi qu’une amie et, même, je la voudrais amoureuse d’un de mes camarades afin qu’elle pût me parler de cet amour. Ainsi, j’aurais un délicat plaisir à savoir son cœur satisfait. Elle viendrait chez moi en grand mystère, épaissement voilée, et tout cela aurait une charmante allure d’opéra-comique ou d’intrigue italienne. Je la nommerais d’un nom d’emprunt, mélodieux et singulier.--Je lui donnerais une fleur à chaque visite, une belle rose épanouie ou bien une anémone, et, quelquefois, lorsque je serais trop malheureux, je pleurerais, le front sur ses genoux. Lundi, 8 avril. Il ne m’est rien arrivé du tout depuis ce matin, mais je me souviens d’une histoire.--Je vais vous la conter. La voici. J’étais dans ma chambre, dans ma chambre d’enfant. J’avais fouetté ma toupie jusqu’au moment où elle s’était cachée (sans doute pour m’ennuyer) sous l’armoire à glace. Ne pouvant l’atteindre avec un manche à balai qui traînait par là, je me résolus à démolir mon chemin de fer. C’était un jouet assez vieux, il m’avait procuré des heures délicieuses, et semblait encore tout neuf. Ma tante Lucie me l’avait offert le 12 mai pour ma fête. Nous étions en novembre. Sept mois, pour un chemin de fer, c’est l’âge mûr. Pourtant le vernis tenait encore; il n’y avait qu’une roue faussée; aucun des wagons ne manquait. Un bel objet à démolir. Je me mis à l’œuvre avec le courage que j’ai toujours quand il faut goûter pleinement une volupté. Or, je fus déçu.--Le chemin de fer succomba dès ma première attaque. Il devait être à ce moment de toutes les existences où la façade se présente encore bien quand l’intérieur est ruiné.--Bientôt on ne vit plus sur le tapis que du fil de fer et des écaillures.--C’était fini. Je me souviens que m’étant alors approché du feu, je fondis quelques rails sans plaisir, et qu’ensuite, je m’assis par terre pour m’ennuyer plus à mon aise... mais, déjà mon ennui d’enfant ressemblait au spleen. Depuis lors, ce même genre de déception le fit naître plus d’une fois.--Il est indubitable que détruire et créer sont les deux plaisirs dont la saveur est douce.--Détruire une matière ordonnée ou bien ordonner une matière brute.--Oui, c’est cela! détruire ou créer!--Eh bien! créer n’est pas toujours facile, (construire est aisé, mais encore faut-il souffler une âme dans ces maudites pierres!) alors on croit plus simple de détruire. Quelle erreur!--Si les choses résistaient! mais elles ne résistent pas!--On fausse une conscience, on démolit une volonté, on brouille un plan avec moins de peine qu’il n’en faut pour rimer un distique. Les personnes que l’on attaque sont d’une lâcheté vraiment repoussante. Elles ne fuient même pas! (il y aurait du plaisir à les poursuivre) non, elles cèdent, elles mollissent. Alors, à se voir en lutte avec de si médiocres adversaires, on se laisse gagner par le spleen et l’on mollit à son tour. Je n’ai trouvé, je pense que vous ne trouverez, qu’une seule personne dont la résistance soit vaillante. C’était moi-même, ce sera vous-même.--Tâchez de vous détruire spirituellement.--Ah! les beaux gestes de guerre! ah! les superbes combats! Il faudra ruser, ramper, feindre, mentir, tromper, paraître, vivre sous un masque et passer pour en porter un à l’instant que vous le mettez en poche.--Et croyez-moi! votre ennemi aura plus de tours que vous-même et de meilleurs artifices. Mourir par l’esprit est la seule guérison efficace du spleen. Mais il faut connaître l’art de mourir et bien choisir son agonie. Ah! quelle merveilleuse mort pour l’esprit que l’opium, fumé avec une méthode sûre. Maintefois, je me suis plu à détruire ma conscience en tirant des bouffées noires de ma longue pipe en bois d’aigle. Mais, si mort que l’esprit paraisse il n’en renaît pas moins, et toujours trop tôt. Mercredi, 10 avril. Ce soir, j’ai cravaché Clotilde. Je veux bien que ce soit là une mesure sévère, mais c’était aussi une mesure extrême. La patience la plus marmoréenne finit par céder. Je ne pouvais endurer davantage. J’ai cédé. J’ai cravaché Clotilde. Elle avait grogné, depuis son réveil, à tout bout de champ, à tout coin de phrase. Elle avait boudé comme une enfant, avec la perversité en plus. Puis, à table, elle m’avait fait des remarques désobligeantes devant le valet de chambre et, pour comble d’inconvenance, ces remarques, de qualité vile, certes, et populacière, étaient cependant présentées sous une forme si burlesque, si chargée, que le valet de chambre qui, tout valet qu’il est n’en est pas moins un homme, dut s’enfuir pour étouffer sa joie. Au cours de l’après-midi, Clotilde voulut se promener. Nous sortîmes. Elle dévisagea vingt jeunes hommes en se mouillant les lèvres. Elle fit, à très haute voix, des observations blessantes sur la toilette des femmes qui passaient. Elle désira et ne désira plus cent choses diverses. Elle eut toutes les envies que les vaudevillistes prêtent aux personnes enceintes.--Enfin je la quittai et rentrai chez moi. Elle rentra peu après. A dîner, deux camarades que nous avions invités, partagèrent mon supplice. Clotilde les entreprit avec humeur et grossièreté. Mais cela ne me consola point, et, quand je la priai d’être meilleure hôtesse, elle eut ce mot sublime: «Je reçois mal tes amis?... Aimes-tu mieux que je leur fasse du pied?» Plus tard, quand nous fûmes seuls, je m’inquiétai soudain, trouvant Clotilde bien silencieuse, et je vis, à mon grand effroi, qu’elle s’amusait à brouiller un manuscrit dont les pages n’étaient pas numérotées: c’est un recueil de notes, seul souvenir d’une époque de ma vie qui fut heureuse. Alors je résolus de sévir. J’entraînai d’abord Clotilde dans notre chambre, puis, ayant relevé ses jupes, je la cravachai à tour de bras, avec une longue et souple cravache qui me servait jadis au manège. Cela dura quelques instants, et, pendant ces premiers instants Clotilde hurla de son mieux, supplia, invoqua Dieu, mon honneur, le souvenir de ma mère, mais, bientôt, elle changea de mode, et je dus suspendre la correction, car mon incroyable amie criait toujours, seulement... seulement, ce n’était plus de douleur! Aucun doute! La volupté trouvait son compte dans le châtiment. Je me fatiguais le bras sans excuse... Et puis... et puis... elle voulut varier sa joie... comme dans les romans de collection secrète... et je perdis le sens du juste et de l’injuste... Oui, Clotilde a prise sur moi!... Que voulez-vous!... Je suis un pauvre homme. Samedi, 13 avril. «Neuf et trois font douze, et huit font vingt, et trois font vingt-trois, et cinquante-six font soixante-dix-neuf...» Ce n’est rien. C’est Lanthelme qui se parle à lui-même, allongé sur les nattes de la fumerie. Je crois qu’il a un peu abusé de la pipe, ce soir... «Et trois font quatre-vingt-deux, et quatorze font quatre-vingt-dix-sept... Non, je me trompe... quatre-vingt-seize, et sept font cent-trois, et quarante-deux... --Oh! non! pas ça! s’écrie Poussière. Tu irais jusqu’à mille... --Poussière! répond Lanthelme, Poussière! grain d’ombre grise! ne prends pas une voix courroucée: cela ne te sied guère. Baise ton amant sans beaucoup le reconnaître, étire-toi, bâille, fredonne une complainte, mais ne t’irrite pas! --Le verre de la lampe est sale, dit Bichon, passe-moi l’éponge. --Récurez un peu le fourneau, ma chère Bichon, dit Ted Williams, il y a du dross. --Est-ce du Yun-nan ou du Bénarès, demande Zanko. --Du Bénarès, oui, sûrement.» On entend tous les bruits de la rue avec une précision vraiment étrange... Le camion qui vient de passer, semblait avoir roulé dans la chambre. «Versez-moi du thé, Poussière, dit Williams. --On est bien sur les nattes, murmure Zanko, et cet opium est exquis... --Hier, dit Williams, j’ai vu un arbre merveilleux; il se plaçait dans le paysage avec une surprenante habileté. Cela faisait tableau. Il était gris de poussière, et il y avait, à son pied, un caillou qui paraissait tout bleu. --J’ai les cheveux trop secs, depuis quelques jours, dit Clotilde, c’est ennuyeux, il faudra que je mette une lotion.» Voilà trois heures que dure cette conversation lente et coupée. Les causeries des soirs d’opium essaiment parfois autour d’une idée, d’un sentiment, d’une émotion; parfois encore, elles se divisent en petites phrases, comme aujourd’hui, et le temps passe, doucement. «Quinze et quarante font cinquante-cinq, et trois font cinquante-huit, et neuf font soixante-sept, et vingt-et-un font quatre-vingt-huit...» Lanthelme recommence. Mardi, 16 avril. Nous sommes venus passer trois jours à la campagne. Clotilde est gaie. Elle rit tout le long du jour. Vraiment, je la préférais morose. Ce corps de nymphe a l’âme d’un grelot. En ce moment, elle est étendue sur son fauteuil comme sur un lit. Elle est possédée par tout ce qui l’approche. Regarder ses yeux suffit pour en sentir la caresse, et sourire à sa bouche suffit pour en connaître le baiser. Aujourd’hui l’air est un cristal impalpable. Le soleil ne se voit pas, caché qu’il est par toute la frondaison d’un chêne. Clotilde ne pourrait imaginer journée plus belle, même dans un de ses rêves... mais rêverait-elle d’une belle journée?... En ce coin de terrasse, où, présentement, elle repose, le vent répand le parfum d’une tubéreuse et, gourmande, Clotilde y goûte déjà, tandis que le bruit frais du ruisseau qui passe non loin, lui fait mouiller ses lèvres avec sa langue fine. Tout le jardin fleurit pour elle. Pour elle seule les oiseaux chantent et l’arbuste affolé qui secoue ses feuilles au bas de la terrasse ne tremble pas ainsi pour obéir à la brise, mais pour suivre la petite agitation spirituelle de mon amie. Car, depuis qu’elle vit à la campagne, son esprit jadis si pondéré, ne connaît plus le repos, et, durant que sa chair s’obstine à vivre comme vivent les eaux mortes et les statues couchées, cet esprit bourdonne furieusement à la manière des moucherons. Mais un jour viendra, où, quittant ce corps toujours offert en sa tranquille et bestiale beauté, son esprit fera de même que l’abeille qui délaisse, après y avoir butiné quelque temps, le calice d’une fleur ouverte. Samedi, 20 avril. Pas d’opium hier soir. Clotilde avait cru bon d’inviter des amis et de leur offrir le spectacle et l’usage de ma fumerie. Elle considère l’opium comme une singularité esthétique. La bonne drogue est, à son avis, une chose infiniment distinguée. A vrai dire, Clotilde fume moins par goût que par snobisme. Je me retiens mal de rire quand, au restaurant de préférence, elle se tourne vers moi et dit, d’un petit air indifférent, mais d’une voix claire qui porte loin: «Te rappelles-tu, mon ami, cette boîte de Bénarès que j’ai fumée toute seule?» Ou bien, avec une expression vague et un demi-sourire: «Oh! ces plaisirs-là semblent bien médiocres à une fumeuse d’opium!» La chère enfant! Parfois, son effet rate. Alors elle est furieuse! Un soir qu’elle faisait la roue devant un de mes camarades, officier de marine revenu de Saïgon depuis peu, et qu’elle murmurait, les yeux mi-clos: «Ah! Monsieur! je crois avoir épuisé toutes les voluptés! Même l’opium me laisse indifférente!...» Elle fut toute hérissée quand mon ami répliqua: «Avouez pourtant, chère madame, que ça vous brouille l’estomac!» Jamais elle ne lui a pardonné cette réponse! Elle tient mon ami pour un impur goujat. Je disais donc que Clotilde avait amené, hier, dans ma fumerie, des gens de rencontre. Trois pitoyables petites grues, trois petites grues d’entre les petites grues, sans même une vulgarité excessive qui les distinguât. Elles étaient escortées par trois jeunes gens dont la seule profession semblait être de coucher avec elles. Cravatés, gantés, bien peignés, bien vernis... des gravures.--Je les connais depuis longtemps, paraît-il. Du moins m’ont-ils cité vingt endroits où je leur avais serré la main.--Possible. Tout ce monde s’est vautré sur mes nattes. Les trois petites grues et les trois jeunes hommes (on dirait un titre de fable) fumèrent craintivement, stupéfaits qu’il n’y eût pas d’incantations préparatoires, de formules sibyllines; que l’on ne fît pas rôtir de petits enfants et que l’on ne souillât pas la moindre hostie. Je crois qu’ils s’attendaient à voir un fantôme (frôlements, soupirs et bruits de chaînes). Ils furent déçus. Que voulez-vous! je n’avais pas cet article sous la main. Mais, durant le temps que dura leur visite, ils épuisèrent le trésor des sottises dont l’opium est le sujet. Ils parlèrent de tout, et, dès le seuil de leurs lèvres, les paroles n’avaient plus de sens. Il ne restait qu’un bruit de mots, l’épanchement d’un robinet. Les trois jeunes hommes rappelèrent des souvenirs de notre cercle (car nous sommes du même cercle), et les trois petites grues me félicitèrent civilement du bonheur que j’ai de coucher avec Clotilde. On critiqua le talent d’une actrice, les toilettes d’une autre... puis on s’entretint de spiritisme!... Ce fut le couronnement!--Oh! ces anecdotes vingt fois répétées! ces histoires «à faire peur» qui n’ont jamais effrayé personne!--Et la dame enfermée dans un mur! et l’autre dame dont la main est sanglante! et le lord anglais que l’âme de sa sœur tracasse chaque nuit! et le guéridon! et le miroir! et Eusapia Paladino!--Oh! oh! assez! Vers minuit, Ted Williams entra: «Du monde?... je vous gênerais!... Bonsoir!...» Et je n’eus pas le courage de le retenir, mais ma patience était à bout. Alors, je fis fumer chacun de mes hôtes sérieusement et sans précautions. Je malaxai de grosses boulettes, très cuites; je crois même que je les brûlai un peu. Cela provoqua tout aussitôt des nausées et l’un des jeunes gens eut vraiment fort mal au cœur. Ils partirent enfin, mécontents.--J’envoyai Clotilde se coucher et je m’allongeai sur les nattes, avec un livre.--Mon exaspération m’évita le spleen. Je m’endormis enfin, mais pas avant de m’être aperçu que l’une des trois petites grues avait décollé la monture de ma pipe en bois d’aigle. Pas d’opium hier soir. Sa parodie! Mercredi, 24 avril. Je suis avec intérêt les progrès de deux jeunes clowns qui ont inventé un tour fort singulier et de qualité très-fine, malgré le grotesque de sa présentation. Ils sont les fils d’un vieil acrobate que je connais et les amis d’Altano.--Hier je fus au cirque pour assister à leurs débuts. Durant la première partie je m’ennuyai un peu. Les grâces de l’amazone me sont familières et je connais les gestes du contorsionniste en habit noir. Peut-être étais-je mal luné, mais rien ne me séduisit dans le spectacle, ni les jeux icariens de sept allemands pommadés, ni le sourire que me fit la petite négresse qui dansait sur la corde tendue. Un peu avant l’entr’acte, je me rendis dans les coulisses pour causer avec Altano. Passant devant la porte mal close d’une salle de débarras, j’entendis des voix qui riaient en fausset. Je regardai par l’entre-bâillement. Une dernière fois, les deux nouveaux clowns répétaient leur tour. Grimés, travestis, sous les armes, ils n’avaient plus rien d’humain. Et ils se roulaient par terre en poussant des cris, et bondissaient, et sursautaient, tandis que, devant eux, leur père, vêtu d’un veston jaune, la figure anxieuse, les considérait d’un regard plein de passion, un regard dont la tendresse était animale et sublime tout à la fois. Il y a plus de quinze ans, ce vieux clown faisait, à l’ancien Hippodrome, un extraordinaire saut périlleux qui l’avait rendu célèbre. Un jour il se cassa les reins et, dès lors, ce fut un pauvre être plié, presque un invalide.--Fini de rire!--Alors il apprit à son fils et à son neveu les subtilités de la matassinade, patiemment, avec amour et conviction. Hier enfin, ils allaient paraître sur la piste, sans lui... Non, il n’y avait pas de tristesse dans ses yeux... «Et surtout, ne ratez pas votre rire! Tenez! comme ça!» On eût dit qu’une toile se déchirait. Il se retourna, et me reconnut: «Bonsoir, Monsieur, bonsoir! N’est-ce pas qu’ils vont bien, les gosses? Ils feront leur chemin! Je vous les présente sous leur nouveau nom: les frères Halifax! C’est un mot anglais; une idée de groom.--Allons! encore une fois!» Je m’en allai, un peu attendri, et, comme je parlais à mon ami Altano de cette scène, il fit la grimace: «Eh! oui! Les risques du métier! Moi aussi je me casserai les jambes ou les bras, un jour, et je serai un vieux bon à rien. Alors, j’aurai des élèves, mes fils ou les fils d’un camarade. C’est la consolation!...» Altano s’interrompit, haussa les épaules et, de plein pied, fit une délicieuse culbute. Dimanche, 28 avril. Aux heures où je me sens trop esclave de Clotilde, j’aime à rappeler la mémoire de ce temps où je me croyais l’âme d’un «fils de roi», où je pensais dominer un jour le monde et lui imposer mes volontés. Ainsi, j’arrose des souvenirs. Ils refleurissent, ils me sourient. L’un, entre tous, m’est cher et me plaît à considérer. C’était il y a une dizaine d’années, dans les environs de Biskra. Fixant à mes chaussures ces crochets vigoureux dont se servent ces employés qui surveillent les poteaux du télégraphe, j’avais grimpé au tronc d’un palmier, et, par une prudente ascension, j’avais atteint le faîte. Mon arbre jaillissait comme un jet d’eau: il épanouissait sa chevelure parmi les brises; son tronc laissait pendre des lanières poussiéreuses, guenilles végétales d’un vêtement très ancien.--Cet aïeul présidait.--Les autres palmiers le vénéraient et lui rendaient hommage. Assis dans le panache, comme un _genni_ de conte arabe, je regardais autour de moi avec une certaine vanité.--De mon séjour, je dominais la région supérieure des palmes, petit univers épanoui, où l’âme s’exalte volontiers. Je n’étais point le premier occupant de ce belvédère, il s’y trouvait déjà toute une fourmilière, des scorpions, des lézards de sinople et des serpents inoffensifs.--Je leur parlais avec douceur, et sur un ton vraiment amical. Mais voici qu’une brise s’insinua dans les feuilles, et le palmier, encore souple et joyeux malgré son grand âge, se balança en chantant à petit bruit.--Toute l’oasis l’accompagnait, un âne sonna de la trompette, des chiens aboyèrent, le vent siffla dans mes oreilles. Alors je ne me retins pas de chanter aussi. Je me complus à cette joie sonore; mes paroles se marièrent à la brise, je développai mon allégresse en une prétentieuse mélodie et les notes montèrent comme des fusées. Tout ce vacarme ne passa point inaperçu, car, dans l’oasis d’en bas, un nègre aux cheveux blancs, qui avait l’air d’un négatif de photographie, s’interrompit de boire à la source et, croyant apercevoir un prodige, se mit en prière. Sensation impériale! Jeudi, 2 mai. Clotilde est quelquefois trop belle.--Avant-hier, vers deux heures, elle sortit pour aller se promener au Bois. Quand elle me quitta, je sentis comme un déchirement de l’âme. Elle était si belle! je voulus la suivre. «Non! je tiens à me promener toute seule. Tu comprends, mon loup, je te vois toute l’année ronde, j’ai besoin, parfois, de me trouver sans autre compagnie que moi-même!» Oh! la petite voix rêche et précise! Mais qu’importe! A cause des grands yeux et de la taille souple, on pardonne à la voix de manquer d’harmonie. Je m’imaginai Clotilde se promenant sous le feuillage clair. De temps en temps elle devait battre les jeunes branches avec son ombrelle. Moi, j’étais assis devant mon chevalet, et je songeais à couvrir une toile où, déjà, le sujet était esquissé. L’esquisse me plaisait. Un étang morne avec des jeux de soleil... au centre des tritons de pierre, un jet d’eau, des berges tristes, des rameaux penchés, un ciel d’automne.--Je devais finir cela. Pourtant, je balançais, j’hésitais et n’osais choisir entre trois actions qui présentaient toutes les trois de la grâce et de l’attrait. Ne rien faire, c’est-à-dire fumer des cigarettes turques en suivant de l’œil les chutes en boucles et l’essor de cette chose grise et bleue qui entretient l’esprit dans un petit rêve... Travailler, c’est-à-dire achever cette toile, fixer le détail du feuillage et des reflets, harmoniser les tons du ciel, un peu crus vers la gauche... Aller joindre quelqu’un dans le Bois et me faire exaspérer comme un cheval de trait par une mouche... Et je délibérais pour savoir laquelle des actions il fallait élire. J’avais envie de suivre sous le feuillage les petits pas de mon amie... Oui!... pour revenir blessé et, de quelques jours, ne pouvoir me plaire qu’à regarder la forme et le sang de ma blessure! Si je fumais des cigarettes, bientôt la fumée dessinerait les lignes de son corps... Et, si je travaillais, j’en arriverais dès la seconde heure, à vouloir peindre son visage, son visage si suave, au lieu de m’occuper de mes tritons et de mon ciel automnal. Je me relevai par un brusque effort et allai mettre mes bottines... Tandis que je les boutonnais, je me pris à rire. C’était d’une excellente stratégie. Sans doute me dégoûterais-je de mon action quand elle me paraîtrait ridicule. Dépeindre son vice en couleurs grotesques, lui mettre un bonnet d’âne, peut rompre le lien qui nous y attache... Cordon de soie! cordon de soie! parviendrai-je à te briser?... J’enlevai mes bottines, mais, presque aussitôt, une belle résolution se forma en moi, que j’acceptai et qui me sembla dotée de certains traits de réelle excellence. Oui, je sortirais, mais je n’irais pas au Bois, je suivrais seulement le chemin qui y mène et, sans doute, rencontrerais-je le bonheur... et peut-être serais-je trop fatigué pour aller plus loin. Je trichais d’une façon indigne! J’aurais bientôt rattrapé Clotilde. Elle se promène toujours dans les mêmes allées.--Alors il me vint une autre idée. Pourquoi ne pas tâcher d’imaginer une Clotilde enlaidie, une Clotilde aussi peu séduisante par le corps qu’elle l’est par l’esprit? Il fallait détruire son charme! Je ne me figurerais plus son corps aussi précisément: j’oublierais le grain de la peau, les contours secrets, tout ce qu’elle me cède (parfois sans grand plaisir) et que j’adore. Il fallait que la pensée de cette joie future diminuât au point de ne plus motiver mes actions.--C’est sous les ruines d’un rêve que l’on découvre le médiocre paradis d’indifférence que vantent certaines gens. Soudain, je me sentis calme, tout à fait calme... J’enlevai de nouveau mes bottines que j’étais en train de remettre et je courus chercher, dans mon bureau, une boîte en marqueterie, don généreux de Clotilde le jour où j’eus vingt-cinq ans. Je l’ouvris... tout était bien en place... l’arme... les balles... Et mon cœur ne battait presque pas. Oui, mais, voilà! je ne me suis pas tué. Lorsque cette page fut écrite avant-hier soir, je regardai quelque temps le pistolet, puis, j’allumai ma petite lampe, je décachetai une nouvelle boîte d’opium, et, couché sur les nattes, je me soûlai affreusement. J’ai bien fumé quarante pipes. Hier, spleen et migraine. Aujourd’hui, je me sens mieux. Lundi, 6 mai. Il ne m’arrive jamais que des aventures désagréables et qui laissent un poids dans mon souvenir. Voici la dernière.--Elle date d’hier soir. J’étais sorti vers dix heures pour dissiper l’effet d’une longue scène sans sujet bien précis ni cause suffisante que Clotilde venait de m’octroyer.--L’air frais me rasséréna un peu. Je marchai au hasard, et me trouvai à une heure du matin sur le pont de Grenelle. Nuit de roman feuilleton, lugubre à souhait. C’était l’heure où l’on tue la marquise, où l’orpheline s’évanouit, où la fille-mère accouche. La brise s’était perdue. Un calme affreux. De temps en temps, des bruits de charrettes. Ciel couvert. Le spleen me reprit. Je m’accoudai au parapet pour regarder fuir l’eau noire, brusquement rougie par la lumière des falots.--C’était, en vérité, de l’encre et du sang, du vrai sang. Au milieu des taches rouges, on distinguait de nombreux courants qui se mêlaient, se divisaient, ourlant leurs ondes, les déroulant, disparaissant sous des nappes calmes et surgissant en remous, plus loin. Le fleuve était une tresse continuelle et compliquée.--Tout cela avait un vilain air de traîtrise. La nuit n’était pas sûre. Parfois il venait de très loin, d’on ne savait où, le cri d’une locomotive, la plainte d’une machine, un sifflet, et ces bruits vivaient un instant, puis tombaient court dans le trou du silence, comme font par les nuits d’été ces étoiles filantes qui brillent puis s’abîment et coulent aussitôt dans le noir. Depuis quelque temps, je voyais, à vingt pas de moi, un homme qui marchait de long en large sur le pont. Soudain, il s’approcha et me demanda du feu pour allumer son mégot. Je lui en donnai, le bras tendu plus que de raison, car, n’est-ce pas, vers une heure du matin, la société, dans le quartier de Grenelle, est de qualité incertaine. M’ayant remercié très civilement, il s’en fut et je me repris à contempler le reflet lugubre des falots dans le fleuve. Comme je me décidais à rentrer enfin chez moi, je revis l’homme, accoudé contre un réverbère. Il n’avait pas du tout la mine qui convenait à cette nuit. Le vice n’avait pas «marqué sa figure d’affreux sillons» et l’on ne voyait pas «l’irréparable déchéance inscrite sur ses traits». Non. Un visage commun, une bouche tirée, un regard fixe et triste. «Pardon, monsieur, est-ce que je pourrais vous dire deux mots? --Vous voulez encore du feu! Tenez, voilà mes allumettes. --Non! c’est pas ça. J’ai pas envie de fumer. Ecoutez-moi, monsieur, je suis très malheureux.» Etait-il cabotin ou désespéré, cet homme dont la voix lourde suppliait avec un ton si pathétique? Un simple mendiant, sans doute. Il était oiseux d’épiloguer.--Je tirai de ma poche quelques sous. «Non, monsieur, j’ai pas besoin d’argent, j’ai de quoi vivre, mais vous pouvez me rendre un service. Je suis très malheureux.» Cela devenait intéressant. Je me félicitai de ma promenade nocturne pour ce qu’elle m’apportait d’imprévu. «Qu’y a-t-il donc? --Eh bien! voilà, monsieur: j’en ai assez! je vous en supplie, accompagnez-moi, jusqu’au milieu du pont... Je veux me tuer et je n’ose pas... Je me tiendrai debout sur le parapet... Oh!... je ne résisterai pas... je ne crierai pas... On ne s’apercevra de rien... J’attacherai mes pieds avec mon mouchoir... Vous me pousserez... Faites ça, monsieur, faites ça pour l’amour de Dieu!» C’était d’un tragique si gros que je répondis bêtement: «Mais vous êtes fou, mon ami? Pourquoi ce suicide? Une histoire de femme? --Non! non! c’est autre chose. Je veux me tuer parce que je m’ennuie. Ça a commencé un jour que je travaillais à l’ajustage d’une machine. Je suis mécanicien. Pendant que je vissais un écrou, oh! je me souviens! tout à coup, je me suis ennuyé! Je ne puis plus rien faire, je m’ennuie, je m’ennuie du matin au soir et souvent je ne dors pas, tant je m’ennuie. C’est horrible, si vous saviez! Et je n’aime plus boire avec mes camarades, je n’aime plus me promener; j’ai une connaissance, eh bien! je n’aime plus sortir avec elle! je m’ennuie trop, je m’ennuie tout le temps. Poussez-moi dans l’eau, Monsieur! comme ça ce sera fini!» La voix s’amincissait jusqu’à ne plus être qu’une plainte d’enfant. J’avoue que j’étais très ému. Brusquement, l’homme saisit mes deux mains dans les siennes et gémit: «Oh! Monsieur! Monsieur! poussez-moi dans l’eau! Je ne peux pas tout seul! Voilà deux heures que j’essaye! --Allons, mon ami, lui dis-je, faites quelques pas avec moi, nous allons causer de vos affaires.» De vos affaires!... J’eusse aussi bien pu dire: des miennes! L’homme me jeta un regard mécontent, presque mauvais, mais il me suivit. Quelles étranges heures je passai jusqu’au matin en compagnie de ce désespéré qui avait simplement perdu le goût de vivre, qui s’était laissé surprendre par le spleen, un jour, sans y prendre garde, «en vissant un écrou!» Malgré ses phrases maladroites, et les reprises, et les redites, et les approximations, ah! qu’il m’a fortement décrit le mal dont je souffre, moi-même, sur un autre plan, et quelle déchirante douleur passait dans sa confession! Je lui parlai longtemps, avec mille détails. Je tâchai d’être clair. En vérité, j’avais pour lui un sentiment fraternel. Il paraissait tant souffrir! Je crois avoir dit tout ce qu’il «faut» dire en pareil cas. Si j’ai quelque talent de persuasion, certes, je l’employai tout entier. Je me servis des pires rengaines, des lieux communs les plus éculés. Enfin, vers six heures, j’emmenai l’homme tout secoué, sans équilibre, aussi malade d’esprit mais peut-être plus sûr de lui-même, chez un de mes amis, constructeur d’automobiles et que je sais matinal. Je lui expliquai le cas. C’est un garçon intelligent, il s’occupera de mon homme. Il fera de son mieux pour l’intéresser au travail mais, quand je le quittai il me dit avec un peu d’étonnement: «Qu’est-ce qui vous prend donc, mon cher? L’âme d’autrui ne vous est donc plus indifférente? --Oh! lui dis-je, on aime à voir l’âme d’autrui souffrir du mal que l’on endure. On se sent moins seul. Adieu, mon ami, et merci de votre aide.» Je partis. L’aventure était close. Mon protégé m’attendait à la porte. «Au revoir. Bonne chance. J’ai votre promesse, n’est-ce pas? --Oui, Monsieur, je ferai de mon mieux... mais... pourquoi vous ne m’avez pas poussé? --Je ne sais pas! d’ailleurs, il est possible que je vienne, un jour, vous demander le même service! Au revoir!» * * * * * Ah! si je trouvais quelqu’un qui voulût me pousser, de ce parapet du pont de Grenelle, dans cette eau noire où l’on oublierait si vite la vie, où je tuerais enfin ce démon secret qui m’habite et dont je suis possédé. Vendredi, 10 mai. Je sais que Clotilde aime les fleurs et, dans cette chambre destinée à recevoir son prochain sommeil, j’en ai fait une jonchée. Les corolles qu’une même saison peut réunir se trouvent ici en concours: de savants horticulteurs retardèrent certaines à grands frais pour que leur agonie parfumât Clotilde et d’autres, à peine écloses, ne seraient que petites boules vertes si l’on n’en avait hâté la naissance afin que leur premier sourire lui fut offert. Aussi, dans cette chambre, tendue avec des soies japonaises et où l’on peut voir, du sein de quelques encensoirs de bronze s’exhaler des parfums, j’ai fait pour son seul plaisir, concerter les senteurs les plus distinguées. En outre, voici le divan où elle devra étendre son corps que chacun vanta--Brun sur le tapis rouge--Son corps paraîtra brun sur le tapis rouge... (j’ai choisi le rouge pour mieux relever le ton de sa peau). Et, autour d’elle, il y aura toutes les corolles: les incarnadines, les rousses, les ardentes, d’autres que l’on dirait teintes par le vin et d’autres par l’aurore, certaines carminées comme des lèvres, quelques-unes sexuelles, d’autres pures, d’autres tout à fait érotiques et qui sont comme des souvenirs, des souvenirs d’impudeur, et celles-ci pourpres comme des coquilles, vermeilles ou zinzolines, cramoisies, écarlates, toutes embaumantes, et l’une, la plus radieuse, goutte à goutte, saignante... Celle-là, entre les seins de Clotilde, sera comme une vraie blessure. Puis je la regarderai dormir, car, déjà Clotilde dormira, un peu grise, à cause du parfum, et, après avoir encore attendu quelque temps, j’ouvrirai les fenêtres et je crierai aux passants: «Venez! venez mes amis! Entrez! Aidez-moi! Jetons ces fleurs! Jetons toutes ces fleurs! et jetons aussi cette femme! Elle est morte! Elle est enfin morte!» Alors, avec les fleurs flétries on jettera aussi la charogne de Clotilde, de ma toute belle! sa charogne dont la figure vivante passait pour être une merveille peu commune, mais qui eut le grand tort de m’inspirer de l’amour... * * * * * ... Et dire que je viens d’écrire tout cela, simplement parce que, ce soir, ayant offert quelques roses à Clotilde, Clotilde ne m’en sut aucun gré! On se venge comme on peut. Mercredi, 15 mai. «Et, depuis lors, les hommes me considèrent d’un regard hésitant et apitoyé tout à la fois, comme s’ils avaient quelque chose de très notable à me dire, qui me fût personnel, qui me serait salutaire, et qu’ils n’osent pourtant pas exprimer.» Lanthelme se tut. Couché sur le côté gauche, il nettoyait la pipe et cela faisait un bruit qui nous exaspérait. Toutefois, étendus autour de lui, nous n’osions rien dire, sachant bien que le soin qu’il mettait à son travail était affecté.--Seule, Poussière n’eut pas ce scrupule, car elle ne comprit jamais le sens profond d’une inflexion de voix, ni la direction vraie d’un geste, et, du coin de la chambre où, allongée sous les caresses de Luca Zanko dont la bouche parcourait le petit corps si nu, elle gardait les allures d’une bête adolescente et fatiguée, elle gémit: «Cesse donc ce bruit! Tu m’agaces!» Cette voix nouvelle, d’une lassitude presque comique, dissipa le nuage spirituel qu’avaient formé les phrases de notre camarade.--Nous nous sentîmes plus à l’aise.--Chacun, dans la chambre sombre, eut un petit mouvement du corps pour se le signifier. En paroles basses, Bichon dit à Zanko qui venait de quitter Poussière et s’était jeté sur un divan: «Depuis un quart d’heure, j’avais l’impression que quelqu’un se cachait derrière la tenture de l’escalier!... C’est passé, maintenant. Fais-moi une pipe.» Zanko ne bougea pas. Ses yeux fixes restaient ouverts. Son masque étrange, le cuivre de sa peau, le blanc du pyjama qui le couvrait, lui donnaient vraiment une singulière apparence: corps de lutteur, tête d’Anubis... ensemble équivoque. «Fais-moi une pipe! répéta Bichon qui n’avait pour tout costume qu’un mouchoir de soie rouge autour de ses cheveux roux. --Tu veux fumer, dit Zanko, surpris comme s’il se réveillait. Passe-moi le grand ringard. La pipe est bouchée.» Puis, se tournant vers moi, il ajouta, par habitude: «C’est ridicule de n’avoir qu’une tringle de rideau pour curer les bambous!» Je ne pris pas garde à ce reproche que l’on me fait trop souvent. Je considérais Lanthelme. Vêtu comme moi d’un kimono japonais à ramages d’or, il tenait entre ses doigts une fleur et riait doucement d’une plaisanterie intime, par lui seule comprise, que cette corolle suscitait. Il respira la rose et rit un peu plus fort, ce qui parut faire souffrir Bichon. «Trop fort! dit-elle, trop fort! Tu as une voix de trombone!» En vérité ce rire sonnait à peine comme un écho de rire, mais Bichon, lorsqu’elle fume, ne peut souffrir le moindre bruit. Sa vivante et solide personne en est tout ébranlée. Lanthelme s’en fut jusqu’à une petite étagère où j’ai mis un vase de Venise translucide. Il y posa la fleur, de sorte que l’on ne vit plus que cette rose rouge qui tachait le mur. Il rit encore de cela. «Oh! la belle tache de sang! s’écria Zanko en levant les yeux. Oh! la belle blessure!» Il tendit à Bichon la pipe préparée, puis retomba sur les coussins pour saisir quelque très impérieuse chimère dont il ne voulut plus se déprendre. Il devait être minuit. Pas de gêneurs. Nous étions entre intimes. Clotilde, ayant eu la migraine, était allée dormir dans son lit. Nous fumions depuis neuf heures du soir, en sympathie. Cependant, svelte et nue comme une tige, notre Poussière se promenait de ci de là. Elle était satisfaite, elle était fatiguée. Elle attendait, sans impatience, que Luca Zanko voulût bien la désirer. Ainsi, elle marchait languissamment, en jurant à voix très douce et de façon très obscène.--C’est son passe-temps favori. Ses cheveux tombaient jusqu’au petit ventre en deux mèches minces et noires. Mardi, 21 mai. A l’époque où Clotilde était l’exclusive propriété d’un de mes amis et l’unique objet de ma convoitise, à l’époque où je ne connaissais pas encore le goût âpre et sucré de cette bouche, j’avais fait, un soir d’opium, les plus beaux rêves. C’était, sur les bords d’un fleuve, une plantation d’orangers ronds, tout vibrants d’abeilles.--Imaginez!--Une poussière lumineuse occupe le ciel entier. Le fleuve est jaune, lourd d’une terre qu’il porte malaisément. Quelques roseaux, sur la berge, chantent leur chant et, dans l’air, quelques brises leur répondent. La plantation d’orangers dessine un jardin dont les allées sont saupoudrées de poudre d’or. Des buissons fleuris, des oiseaux qui vocalisent, des cascatelles, des vasques, des jets d’eau complètent l’agrément du paysage. C’est un labyrinthe aux verdoyantes combinaisons, un «piège à pucelles» qui déroute le promeneur. Des sentiers bordés de hautes aubépines et d’un double rideau de troènes. Mille méandres pour aboutir et tomber court en des ronds-points sans issue. Là, rêvent des nymphes, au milieu de bassins dont l’eau verte semble depuis très longtemps inanimée. Il est doux de s’arrêter sur les bords d’une de ces vasques pour admirer l’agencement des marbres et de l’onde, pour regarder l’eau dormir, quelques feuilles flotter et la nymphe en songe.--Ce jardin, on peut le croire habité par une magicienne, si nombreux est son enchantement que diversifient les saisons et les jours. C’était le décor de mon rêve. Je vous dirai maintenant pourquoi j’avais créé ce suave jardin. Je projetais d’y entraîner Clotilde par l’appât d’une fleur à cueillir, d’une fleur dont je lui aurais cité le nom latin, prodigieux! Puis, je projetais aussi de perdre Clotilde dans ce méandre printanier, puis, enfin, de la séduire brusquement. Comme je la croyais honnête, j’espérais qu’elle se défendrait et ne succomberait que sous les charmes de la persuasion et par la complicité des fleurs de mon labyrinthe. Hélas! Hélas! je rêvais creux! Dès que j’eus dit à Clotilde tout le désir que j’avais d’elle et mon intention de subvenir à ses besoins, il n’en fallut pas plus: la délicieuse enfant examina le côté pratique de l’affaire, puis, ayant réfléchi, accepta sans plus attendre. Et ce fut moi qui me perdis dans le labyrinthe. Vendredi, 31 mai. Lanthelme a un peu voyagé. Notre ami Zanko l’entraîna, il y a deux ans, je crois, en Indo-Chine où il avait des affaires. De cette promenade, qui dura quelques mois, Lanthelme a gardé le désir de voyager encore et le sentiment très vif que cela lui était devenu impossible. L’idée de faire ses malles lui est insupportable. Il parle d’un paquebot avec effroi. On dirait que sa veulerie est doublée. Mais les voyages le hantent comme de vrais fantômes. Il écarte du voyage les trains, les bateaux, les gares, les hôtels. Il n’en retient qu’une vision toute idéale: _Voyager!_ Il est possédé par ce mot. Il en est possédé d’une façon si vive, que lui, le pauvre homme sans ressort, dont la volonté est à ce point défunte, qu’elle ne concevrait pas un projet viable, a pourtant formé celui d’écrire, d’exprimer en phrases cette fièvre de voyages qu’il ne peut satisfaire. Voici de quelle façon l’idée première lui vint: C’était à Montmartre, dans quelque restaurant de nuit, (je ne me souviens pas au juste lequel.) Lanthelme était ivre, ivre d’alcool. Non point comme il le fut souvent, quand il jouait à saute-mouton avec les tabourets des bars, puis se mettait à quatre pattes, attendant que les tabourets prissent part au jeu, mais d’une ivresse douce qui n’avait plus le sens des proportions et gardait celui de la mesure. Il rêvassait, donc, les mains un peu agitées et griffant la nappe, le front coupé par une ride qui attristait son visage et l’œil protégé par l’immuable monocle, quand une petite négresse s’arrêta devant notre table, sourit, puis se mit à chanter.--Triste chant, plainte exotique, ébullition de voyelles douces. Lanthelme était encore loin. Il ne parut faire aucune attention au jeune monstre arachnéen qui décrivait, en un patois mou, ses peines de cœur. Peu à peu, il revint jusqu’aux lieux où se trouvait son corps et, se penchant vers moi, il dit en paroles basses: «Qu’elle est heureuse!--Elle a dû passer déjà dans pas mal de villes... Elle a chanté devant des hommes de races diverses, elle a vu des arbres, des maisons, des créatures, sous plus d’un ciel, et, pourtant, elle reste toujours identique. Elle verra d’autres choses encore: de l’héroïsme et des turpitudes, des banalités, plus d’une action singulière, mais je gage qu’elle ne changera point, car elle est insensible. Sa chanson d’amour le prouve, c’est une leçon bien apprise. «Il est ainsi d’heureuses gens qui ne laissent rien de leur âme aux objets qu’ils regardent. J’en sais d’autres sur qui la pierre du chemin, la nuance du ciel, une figure humaine ont tant de prise que des parcelles de leur âme restent attachées aux objets qu’ils contemplent. Moi, je ne puis voir un sourire sans me donner un peu à lui, et, toujours, c’est diminué que je délaisse, en voyage, un bel horizon. Ceux-là qui se détruisent ainsi dans leurs voyages, sont les vrais voyageurs, mais, bien souvent, ils souffrent des peines cruelles. «Avez-vous jamais considéré le sort du Juif errant qui jamais ne s’arrêta pour se refaire une âme? Son image m’obsède et je tâche d’entendre justement sa destinée. «La nuit où il quitta la Palestine, Ahasvérus emportait avec lui un trésor de souvenirs. Son âme en était lourde. Il avait vu la colère des prêtres, il avait vu Ponce-Pilate et l’agonie dans le Jardin, peut-être avait-il entendu le coq chanter trois fois, il avait vu la couronne d’épines et le début de la Passion, il avait ri au passage du Christ, puis, brusquement, il était parti... Quel viatique de rêves!... Ah! Dieu! quel viatique! «Dès lors, il marcha droit devant lui. Il marcha longtemps. Peut-être ne s’est-il pas encore arrêté, car personne, jamais, n’a parlé de sa mort. Le grand Pan est mort: le bruit de son trépas a couru sur la Méditerranée; les dieux, jusqu’aux plus jeunes, jusqu’aux plus beaux, avaient fini d’agoniser; l’Espérance même qui chantait doucement, assise sur la terre, et qui s’accompagnait avec des sons de lyre, est peut-être morte à son tour, mais le Juif errant n’a pas interrompu sa course et, s’il rêve, la nuit, ses rêves l’appellent sur la route, le poussent vers l’horizon, le harcèlent jusqu’à l’aube, et, à l’aube, il se lève aussitôt pour repartir.--Vraiment son supplice dépasse les mesures humaines, car il ne marche pas les yeux fermés... il regarde autour de lui. «Il regarde les passants, les bêtes des prairies, les bornes de pierre, les hameaux accrochés aux collines; il regarde les rivières qui, comme lui, ne s’arrêtent pas sur terre, mais qui se reposent enfin dans l’océan, il s’occupe de la formation des nuages, il contemple la neige et les tempêtes, il voit des fleurs qui naissent, des fleurs qui s’ouvrent, des fleurs qui se flétrissent et chacune de ces apparences lui prend une parcelle de son âme. «Chacune de ces apparences lui a pris une parcelle de son âme, de sorte que, vers l’époque où sa barbe fut blanche, il n’avait déjà plus d’âme du tout.--Son âme! elle était captive dans les méandres de la forêt, dans le lacis des ruisseaux, dans la trame des rayons du jour. Il l’avait donnée aux étoiles, à la lune naissante, aux comètes qui saignent pour annoncer les guerres. Des yeux de femmes l’avaient emportée et des rires d’enfants. Il l’avait livrée aux brises qui propagent des parfums et aux brises qui sont tissées de musique, à l’ouragan, aux haleines favorables. Les paons somptueux l’avaient prise en faisant la roue, les colombes par leurs plaintes et les rossignols par leurs vocalises. Son âme! elle restait accrochée aux ronces du chemin, aux buissons, aux épines, comme les loques des mendiants. Alors il dut repartir pour se former une âme nouvelle. «Et c’est là son plus grand supplice.--Il sème son âme à tous les vents, puis il va la rechercher dans le creux des sillons; son âme se dissout dans la nature: il repart et la recompose; son âme meurt: il la fait renaître, puis encore il la voit mourir, et ce sera toujours ainsi. Jamais il ne s’arrêtera. Ce n’est plus un ordre de Dieu, c’est le voyage qui l’entraîne! Ahasvérus! le vrai voyageur! ah! mon cher! quel roman à écrire! quel roman!» Lanthelme m’a reparlé de ce roman, aujourd’hui même. Il y pense toujours. Il y pense trop. Ce roman, Lanthelme ne l’écrira pas. Lundi, 3 juin. «Mais, ma chère! puisque tu n’aimes pas la campagne? --Qui te dit ça? j’adore la nature! --Oh!» On pouvait entendre ce dialogue, hier soir, dans mon atelier. Clotilde me demandait de lui offrir, au nouvel an, une maison de campagne. Or, je vous le jure! Clotilde ne comprend rien à l’arbre, à l’eau courante, aux grandes routes, au ciel sans cheminées. Le genre de nature que Clotilde affectionne est celui que je déteste entre tous. Elle aime les fleurs de cire que l’on tient sous verre; elle aime les choses qui ressemblent à des fleurs; elle aime les pâtisseries florales et les pièces montées en forme de bouquets.--Je crois que les fleurs funéraires ne lui déplaisent pas et que, si l’on faisait des fleurs en suif, elle les trouverait à son goût. Dans un jardin qui serait sous sa surveillance, elle voudrait qu’un coiffeur vint ouvrir les roses, brosser les camélias avec une brosse à dents et friser les dahlias au petit fer. Elle voudrait encore une rocaille où reposeraient des coquillages, «au fond desquels on entend le bruit de la mer». Elle voudrait un petit bassin avec des poissons rouges et un canard bien propre, qui serait lavé tous les matins. Elle voudrait une tonnelle et des boules-miroirs, et des «perspectives» architecturales en lattes d’un vert cru. Cette nature-là! non! non! plutôt vivre dans quelque village pouilleux de Sénégambie avec une négresse d’âge mûr. Jeudi, 6 juin. «Moi, dit Zanko, je n’ai jamais le spleen.--Le spleen est un ennui qui se plaît à lui-même, un désespoir auquel on s’intéresse. Avec une mauvaise foi évidente, l’homme que le spleen assaille ne regarde que son assaillant, il l’encourage, il lui donne des forces. Quel sadisme absurde!--Moi, je n’ai jamais le spleen. --Ne t’en glorifie pas trop! dit Lanthelme. Lorsque tu te sentiras las de voyager, lorsque, un jour, tu rentreras à Paris sans avoir l’envie de repartir, alors, tu trouveras le spleen installé près de ton feu, et il ne te quittera plus. --Non! fit Zanko. J’ai trop de souvenirs. Ils défendent contre l’ennui. Les souvenirs sont de bons trésors qui se ternissent rarement. A l’ordinaire, ils gagnent même en éclat; ils s’améliorent dans le sens où on les considère. Ce sont de belles étoiles. Dès l’instant que je les contemple, elles donnent tous leurs feux. --Oh! oui! interrompit Poussière. Moi aussi, j’ai de bien jolis souvenirs! et c’est si agréable! --Tais-toi! répliqua Zanko. Ne dis pas de cochonneries! --Tu vantes les souvenirs! murmura Lanthelme d’une voix épaisse. Tu vantes les souvenirs! est-ce possible! Les souvenirs sont pour moi un supplice constant. --Assurément! dit Zanko. J’ai voyagé en ta compagnie! Je sais que ta première visite, lorsque tu découvres une ville, est pour les égouts. Avec cet amour de l’abject, du malsain et de l’ignoble qui t’anime, il est malaisé de se faire un trésor de beaux souvenirs! D’une société, tu ne veux connaître que la crapule, d’un paysage, tu ne retiens que le coin dégradé. Non! il faut que les souvenirs aient déjà de la vertu pour qu’ils s’épurent encore dans l’esprit. Leur défaut est même de s’épurer trop. --Que veux-tu dire? demandai-je. --Ceci: qu’on ne sait plus regarder l’heure présente, tant l’heure passée est lumineuse. Avoir vécu diminue la joie de vivre. La survivance des souvenirs dégoûte de la joie comme de la tristesse. On se représente les anciens plaisirs trop vivement pour apprécier les nouveaux, s’ils semblent pareils par leur structure, et, se rappeler exactement qu’on a beaucoup souffert gâte un peu la souffrance. --Il y a pourtant, dis-je, une émotion dont le souvenir reste toujours diffus. C’est le spleen que tu es si fier de ne point connaître. Il ne laisse pas de mémoire précise. On a toujours un spleen plus insupportable que le spleen passé.» Zanko avait pris un air mélancolique. «J’en viens à croire, dit-il, que les seuls bons souvenirs sont ceux qui durent peu. Les souvenirs anciens ont trop d’éclat. Il faut que les jeunes tuent les vieux; il faut que les jeunes aient toute la place, que les vieux s’oblitèrent, sans considération de qualité ou d’intensité, simplement à cause de leur date. On vit au milieu de souvenirs frais comme l’on vit au milieu de fleurs fraîches. Les souvenirs sont une litière qu’il faut changer chaque jour. Elle garde alors tout son parfum de fleurs séchées depuis peu, mais, en vérité, le parfum des vieux souvenirs est trop violent; il fait oublier les roses vivantes du jardin!» Oh! Oh! Zanko devient lyrique, je crois! Ressentirait-il, sans l’avouer, la satiété des voyages? Samedi, 8 juin. Sous l’opium, on a ses entrées dans le monde de la fantaisie. Je suis couché sur les nattes, je rêve à tort et à travers. Soudain, il me prend le désir de voyager. J’imagine un paysage de printemps, je colore le ciel, je dispose les arbres... C’est le petit chemin creux que les vaches fréquentent au retour du pâtis et que les chèvres marquent sinistrement d’une empreinte fourchue. Sous les ormes vibrants, et les noyers qui tendent des fruits pas encore mûrs, Arlequin, vêtu d’un bel habit neuf (soie jaune et soie violette, avec des ornements de broderie), trotte d’un pied léger. Il descend de la colline où, dans l’ombre, il vient de parachever une séduction. Il passe dans le chemin creux et fredonne un air de fête, parce que le ciel l’y engage et qu’aussi bien la mélancolie lui fut toujours mauvaise conseillère. De temps en temps, il interrompt sa promenade et sa chanson, se frotte les mains, hume l’odeur du vent et repart. Mais, voici qu’il fouille dans sa poche et en retire un petit paquet. Il le pose sur une pierre. Il l’ouvre. Cela contient diverses choses, toutes étiquetées et enveloppées avec grand soin. Arlequin les compte, les examine. Il tient l’une d’elles entre ses doigts, puis il la jette contre une ortie qui pousse dans la haie de ronces et murmure: «Ortie! affectueuse ortie! je te livre une mèche de cheveux que me donna Colombine en souvenir de ses baisers, le soir où je la quittai pour me rendre en Sicile, pays vers lequel m’attirait le grand renom d’un volcan coléreux.--Adieu pour toujours, mèche brune! Oiseaux du ciel, tressez-la dans un nid!» Il fait encore quelques pas, sourit, danse un peu de droite et de gauche, puis, près d’une épine, il chantonne sur un ton suave et bas: «Epine! pittoresque épine! je te livre un billet doux que, pour me promettre sa couche et pour berner son père, la fille de Mezzetin m’envoya. Elle me supplia de le lui rendre, alors que je dus mettre la frontière entre les gendarmes et moi, parce que j’avais refusé d’aller sur un champ de bataille où il faisait très chaud. Et, pourquoi devais-je haïr le roi de Pologne? Pourquoi? De ce billet que j’ai gardé, brise, tu te joueras!» Il ôte son masque, fait un geste amical pour saluer trois vaches qui passent, crache dans un rayon de soleil, puis, s’arrêtant devant un chardon superbe, il soupire: «Chardon! fier chardon! je te donne ce petit bout de corde. Hélas! je m’en sépare à regret, car c’est avec ce bout de corde que la sœur de Sbringalli crut devoir se pendre parce que je lui avais fait un enfant. Pensait-elle donc que je ne l’eusse point élevé?--De ce petit bout de corde, l’âne se chargera. Jamais il n’aura mangé un plus proche témoin de désespoir.» Et, riant comme une femme que l’on chatouille, Arlequin jette encore diverses choses, de ci, de là, et sans plus faire de discours: un sequin, une fleur séchée, un bracelet de perles fausses... que sais-je!... puis il s’éloigne par le chemin creux qui le mène à sa destinée. Mais, durant ce temps, Pierrot, caché derrière des ronces, écoutait Arlequin. Pour entrer dans le chemin creux, il se déchire cruellement le visage. Puis, tout saignant, il vient ramasser les souvenirs dispersés par le bel Arlequin. Il prend à l’ortie la mèche brune, il prend à l’épine le billet doux et, au fier chardon, il prend le bout de corde. Il prend aussi le sequin, la fleur séchée, le bracelet de perles... que sais-je encore! et les enferme dans son cœur. Enfin, il s’en va, le cœur très lourd et, tout en suivant le chemin creux qui le mène à sa destinée, il murmure tendrement: «Pauvres filles! pauvres filles! Ah! que j’aurais bien su vous chérir!» * * * * * Et je me rends enfin compte que, pour la troisième fois, Zanko me prie de lui passer le grand ringard. * * * * * Opium, j’aime tes rêves. Mardi, 11 juin. Altano, le clown du cirque, était triste, ce soir. Je viens de le quitter. De neuf heures à minuit, il a fait beaucoup de choses très surprenantes et très diverses. Il a traversé quatorze cercles de papier; il a parlé à un cochon; il a lancé à son frère Giacinto, qui doit en ce moment prendre sa cuite chez le mastroquet, un nombre incalculable de chapeaux blancs; il a reçu des coups de pied et des giffles; il s’est vidé tout un siphon d’eau de seltz dans la figure! Le gaz flambait. L’air brillait de mille feux. La piste était blonde. Alentour, il y avait des mains claquantes. On l’a trouvé drôle quand, vêtu de jaune orange et coiffé de bleu pâle, il imita des cris d’animaux (c’est dans le chant du coq qu’il se surpasse)... plus drôle encore quand il courut clopin clopant, sublime quand il trébucha. Maintenant, je pense qu’il est allé se coucher. Dans la petite chambre qu’il partage avec son frère et qui est tapissée de programmes illustrés, il va dormir, après s’être un peu lavé la figure. Etendu sur son lit, immobile, tellement immobile qu’on pourrait le croire mort, Altano écoutera battre son cœur. Vers deux heures du matin, Giacinto rentrera en jurant. Il gravira avec peine l’escalier qui n’est pas très sûr (au fait, l’escalier est une échelle); il cherchera le bouton de la porte, et, quand il l’aura trouvé, il se couchera, lui aussi, et se mettra à pleurer parce qu’il sera saoul. C’est ainsi tous les soirs, mais il ne faut pas le lui reprocher. Giacinto est un bon garçon et, s’il boit, c’est qu’il est amoureux d’une petite acrobate chinoise qui ne veut pas l’aimer.--D’ailleurs, il finit toujours par se taire... Et Altano, dans le beau silence noir, dormira tranquillement, et Dieu, coiffé d’une mitre en or, à la manière du roi de la pantomime, Dieu, assis au milieu du ciel parmi la foule des séraphins, sourira en le voyant sans paillons et sans fard, calme et nu comme sont les anges. Samedi, 15 juin. En fumant, cette nuit, j’ai fait un projet, un beau projet que je ne réaliserai pas, hélas! Depuis quelque temps, Clotilde m’inquiète. La pâleur de ses joues m’a fait comprendre qu’elle se portait mal. Il me semble aussi qu’elle louche un peu. Ses nerfs doivent la faire souffrir. Dès lors, comme je lui dois, en somme, une ou deux heures agréables, je veux qu’elle meure tranquille, sans être touchée, fut-ce d’un coup d’œil. J’ai donc supposé toute une ordonnance qui règlera notre vie de telle façon que l’agonie de Clotilde sera très douce, très douce et très longue: une agonie sans fin. Elle pourra se montrer intempérante et d’humeur acide, sans que j’y prenne garde le moins du monde. Lorsqu’elle voudra boire, je lui donnerai de l’eau claire, dans un beau vase de Venise, au bord duquel elle mouillera ses lèvres.--Lorsqu’elle voudra voyager, je lui montrerai des photographies de lieux que je connais déjà, et la glose que je ferai sera si éloquente que Clotilde croira tout aussitôt fréquenter les bords danubiens ou les bosquets roses de la Sicile. Si, d’autre part, elle veut aimer, je lui présenterai des hommes étonnants. Je lui permettrai de leur baiser les mains et de les regarder à sa guise, mais, à ces heures-là, je l’attacherai solidement sur une chaise pour éviter de trop violents transports. Enfin, s’il lui prend la fantaisie de chérir un nègre, j’en tiendrai un tout prêt, dont elle pourra caresser la funèbre épaule. Les plus beaux concerts, elle les aura, car le mélodieux orgue qui joue, tous les samedis, dans ma cour lui moudra ses airs les plus suaves, et, quand elle sera lasse de cette valse où certain si bémol fit toujours défaut, je lui lirai, pour l’obliger à vivre plus longtemps, des pages d’une prose irréprochable.--Je les ai choisies.--Ce sont de magnifiques descriptions de l’enfer. Je n’en sais point d’aussi terribles. Peut-être engageront-elles Clotilde à rester plus longtemps de ce côté-ci du trépas. Ces images de l’enfer et de ses tortures sont d’une abomination variée. On ne saurait s’en fatiguer. Je crois vraiment qu’elles donnent une idée très vivante des supplices de l’au-delà dont ma Clotilde sera par si peu de temps séparée... Et, surtout, je sais un livre japonais, plein d’illustrations, où se trouve le récit de certains supplices spéciaux réservés aux adultères par esprit, aux adultères!... (... En ce moment, Clotilde regarde par dessus mon épaule et suit du regard ce que j’écris...) Et ce récit est à faire tomber en faiblesse.--Il servirait à merveille pour les derniers instants de mon amie (ceux qu’on appelle les instants suprêmes) car elle mourrait ainsi dans un évanouissement... * * * * * Mais Clotilde, ayant lu cette page, m’a dit, avec un air chargé d’indifférence, ces paroles ailées: «Tu vas te fatiguer, mon loup! en te creusant la cervelle.» Mon loup! Pour me calmer les nerfs, je vais écrire à une amie que j’aime bien, qui habite dans la Caroline du Sud, près d’une forêt de chênes, au milieu d’animaux innocents et sous un beau ciel.--Cela vaudra mieux que de tuer Clotilde en imagination. Dimanche, 23 juin. On ne dira jamais assez les prestiges de la nostalgie.--Ce soir, au café-concert, une chanteuse m’en fit connaître, par trois chansons, toutes les douceurs et l’exquis délire. Un music-hall est (avec certains restaurants de nuit qui n’ont plus la vogue) mon lieu de retraite préféré, quand le spleen m’occupe l’âme. Ce n’est point la joie des autres que je goûte (la joie des autres ne me plaît que dans les théâtres populaires, aux petites places); non, l’agrément que je trouve est dans la qualité même du spectacle.--Par son désarroi, par son illogisme, par son américaine absurdité, il convient de façon parfaite au désarroi de ma conscience, à son illogisme, à son américaine absurdité. Les gestes étranges de l’acrobate, l’aspect soudain de douze jambes balancées contre leurs auréoles de dentelle et jusqu’à la grâce apprêtée de l’illustre jongleuse me séduisent infiniment. Je résiste toujours mal aux pitreries. C’est un défaut de ma nature. J’ai du goût pour tous les cirques, pour tous les Eldorado, toutes les Folies, les Olympia, les Eden, les Alhambra et les spécialités de leurs jeux. Le bouffon me plaît. Son rôle dans la cité ne laisse pas, à mon avis, que d’être utile, et, souvent, l’on trouve plus à glaner dans tel discours d’une démence continue et lucide que dans maintes paroles de la sagesse.--Enfin, le bénéfice de ces matassinades est encore plus grand qu’on ne se l’imagine, car elles ont, parfois, une saveur agréable entre toutes, exquise et rare: celle de la nostalgie. Pour forcer à rire, le mieux est de surprendre une première fois. Tout imprésario doit être psychologue et ne point ignorer ce fondement de l’art des amuseurs. C’est pourquoi il va quérir, aux quatre coins de la terre, des sujets de joie, des prétextes à rire, les meilleurs subterfuges pour convulser.--Il donne, en effet, par ce moyen, de la gaîté au plus grand nombre, mais à certains, dont je suis, il communique des émotions supérieures: celles d’une admirable nostalgie. Eh! quoi! c’est donc ainsi que l’on est facétieux, là-bas, dans le pays où ce bouffon est né? c’est ainsi que l’on montre sa belle humeur?--Nous voici à plein dans le grotesque... le grotesque: une bouffonnerie inédite,--et je me sens, tout à coup, transporté sur la plage tropicale où cette bouffonnerie est coutumière, où l’on se divertit pareillement, sous les plumeaux des aréquiers, à l’orée de la brousse, près des grands feux et parmi des fusées de cris faits pour d’autres gorges que les nôtres. A l’avis du plus grand nombre, la nostalgie n’est qu’une sorte de malaise géographique. Je la tiens pour un plaisir de qualité. J’ai la nostalgie de tous les paysages que j’ai vus, j’ai la nostalgie de ceux que l’on m’a décrits, j’ai la nostalgie de ceux que mes rêves construisirent.--La nostalgie m’a donné des instants délicieux. Et pourtant, il est un spleen qui est proche parent de cette nostalgie que je vante, spleen mélancolique et diffus qui vient avec les jours de pluie et les brises de crépuscule.--Il ressemble à la nostalgie, il en a plus d’un trait.--Il s’en distingue, toutefois. La nostalgie est le regret de n’être pas en un certain lieu que l’on revoit ou que l’on imagine, un paradis terrestre dont la description est possible. Etrange fièvre que propagent les romans exotiques!... elle peut ne transir que le seul lecteur et n’avoir point du tout été ressentie par l’écrivain. J’éprouve une vive nostalgie à lire la merveilleuse _Histoire des Boucaniers_ d’Œxmelin, les romans de Loti, les contes indiens et les chansons militaires de Kipling, à feuilleter les relations de Stanley, voire à me ressouvenir de _Paul et Virginie_. N’importe, le lieu est fixé: c’est la nostalgie pure, au lieu que le spleen qui s’en rapproche a ce caractère distinctif d’être plus vague par son objet.--C’est le regret de n’être pas _ailleurs_, dans une sorte de paradis céleste que l’on n’imagine même pas.--Certains poètes affirment y avoir déjà vécu; ils s’en réclament comme d’une ancienne patrie. Peut-être y ont-ils vu le jour, mais je pense qu’ils la quittèrent avant d’être sevrés. Ce spleen est la nostalgie du mystère, la nostalgie des pays inexplorés. Ce spleen est la nostalgie de Thulé. Jeudi, 27 juin. Elle est simple et bien connue cette façon allopathique de se guérir d’un mal par son contraire (le brouillard nous attriste: promenez-vous au soleil; la rue fétide vous exaspère: respirez une rose)... simple et bien connue, oui, mais utile pour peu que l’on sache varier son emploi. Afin de me délasser des ennuis que me cause Clotilde, j’y ai souvent recours. Hier, ma compagne fut particulièrement intolérable. Elle avait passé la journée chez sa tante, dans l’Oise, et en était revenue chargée de nouvelles qui me furent aussitôt communiquées. Clotilde, toute frémissante, ne tarissait point. Le sujet la passionnait. Elle voulait m’en apprendre les plus légers détails. Or, Clotilde ne sait pas conter; elle s’embrouille, elle se reprend, elle croit toujours que l’on n’a pas bien entendu sa pensée. Chaque fois, l’histoire se complique, et, par subdivision, par surcharge, par étirement, s’obscurcit. Enfin, la chose contée manque à l’ordinaire de saveur. Hier, il s’agissait de graves démêlés que la tante de Clotilde, ancienne cocotte retirée du commerce de son corps, avait eus avec le curé de sa paroisse.--A ce différend, je n’ai rien compris, bien que l’analyse eût duré cinq quarts d’heure, mais il me semble que ce concours de ragots figurait une façon de tragédie-vaudeville où l’épicière et la fille de l’adjoint jouaient les premiers rôles, où deux musiciens de l’orphéon, le gardien du cimetière et l’agent voyer servaient de confidents, où le bedeau, enfin, tenait, avec la femme du garde-barrière, les emplois d’utilités. Là-dessus flottaient les spectres de la politique et du cléricalisme et, dans ce beau combat de grenouilles, toujours on s’attendait à voir paraître Dieu ou Satan soutenus par des trémolos rossiniens. J’écoutai quelque temps, puis je n’écoutai plus. Je pris un livre. Toute à son récit, Clotilde ne me regardait pas et marchait de long en large. Elle avait des accents tragiques. Elle faisait des gestes pleins d’ampleur. «Et alors, s’écria-t-elle, en se tournant vers moi, et alors, quand l’agent voyer comprit toute la canaillerie de l’épicière, sais-tu ce qu’il fit?... Non! je te le donne en mille!... Mais écoute donc!... Sais-tu ce qu’il fit?... --Certainement, je le sais, répondis-je d’un air calme et sans lâcher mon livre: «d’un seul coup il fendit la poitrine de Mâtho, puis en arracha le cœur, le posa sur la cuillère; et Schahabarim, levant son bras, l’offrit au soleil.» --Qu’est-ce qui te prend?... Tu es fou?...» Lundi, 8 juillet. Je reste couché sur les nattes, possédé par un spleen affreux et je regarde Tchéragan, qui rôde alentour. Je n’étais point maussade, ce matin, et je suis sorti avec l’envie de chanter, de faire de grands gestes, de parler aux passants.--Un seul nuage au ciel, pour montrer combien le ciel était bleu; de la joie partout répandue. Et les oiseaux! et les fleurs! et les femmes! Oh! ces délicieuses femmes en chair qui marchaient proprement: _daintily_, comme disent les anglais! Elles semblaient toutes courir vers l’amour, à petits pas pressés, à la façon vive et drôle de jeunes poules empanachées qui courent vers le grain qu’on leur jette; et je désirais chacun de ces jeunes corps, sans savoir au juste lequel. Soudain le spleen me toucha... Je cherche une image physique où cette sensation revive... Une main qui, tout à coup, pèserait sur mon épaule... non... plutôt un grand oiseau qui s’abattrait sur ma tête et m’encapuchonnerait, ses ailes croisées bandant mes yeux.--Cela rend un peu l’aveuglement subit, la surprise du souffle froid... Et, aussitôt, les femmes ressemblèrent à des chiennes que le printemps échauffe, les oiseaux eurent des pépiements ironiques et je ne vis plus, dans la beauté neuve de chaque fleur, que sa flétrissure du lendemain. Mais pourquoi? pourquoi ce changement? pourquoi ce manteau glacé? pourquoi ce spleen?... cette âpre mélancolie dont le sujet se dérobe? Allons! mon vieux Tchéragan! viens parler à ton maître, ronronne sous ma main, griffe à ton aise les fibres de la natte, laisse-moi te souffler de la fumée noire au museau! Ne crains rien, Clotilde est sortie. Tu ne l’aimes pas, je sais! Elle ne t’aime pas non plus, mon pauvre ami! Elle dit que les chats de ta sombre teinte apportent le malheur dans une maison. Quelle sotte! Oui, frotte-toi contre ma joue, et dis-moi, toi qui sais tant de choses, la raison, la vraie raison de mon désespoir. Mercredi, 17 juillet. On a conté l’histoire de l’homme qui avait perdu son ombre et celle de l’homme qui avait perdu son reflet, mais les biographes nous disent que la carrière de ces pauvres gens fut traversée de mille aventures déplaisantes.--Cette nuit, il m’arriva quelque chose d’analogue: je perdis mon poids.--Par un secours de la providence, je ne m’en trouvai pas plus mal. Au contraire, la perte de mon poids me procura des heures délicieuses. C’est d’ailleurs, avouons-le, un accident que tous les fumeurs d’opium connaissent, les soirs où ils ont taquiné le bambou plus que de raison. Il n’y avait sur les nattes que Ted Williams, Bichon, Lanthelme et moi. Clotilde était chez sa tante.--La délicieuse nuit!--J’avais beaucoup fumé. Lanthelme me parlait paresseusement du Faï-Tsi-Loung, ce surprenant archipel, ornement de la baie d’Along, qu’il a vu durant son voyage en Indo-Chine avec Luca Zanko, et, moi, je laissais les belles images se composer devant mes yeux.--Il était tard mais nous n’avions nulle envie de dormir. C’était la bonne insomnie de l’opium. Nous étions heureux. Une pénombre verte occupait la fumerie, et la petite lampe dessinait dans l’air un fuseau rouge. On voit son rêve sous l’opium, on voit tout son rêve. On s’exile avec lui vers les pays que l’on veut voir... Lanthelme nous parle toujours du Faï-Tsi-Loung... Ainsi qu’il est dit dans un livre que j’aime, les hautes îles, «innombrables, toutes pareilles, surgissent des eaux calmes comme une armée pétrifiée.» Des jonques passent sur cette mer si fertile en légendes, sur cette mer où «le Roi Dragon, Haï-Loung-Wang, long comme trente pythons, flotte nonchalamment.» Et je me sens léger! aussi léger que l’air qui m’entoure! Oui, j’ai perdu mon poids! Oui, si je voulais, je me promènerais tout contre le plafond, je «ferais la planche» sur les fumées de la pipe, je traverserais les volutes bleues, j’irais on ne sait où, j’irais peut-être surveiller les rizières, là-bas, au Tonkin.--Dieu! que les hommes sont lourds, et que je suis léger! La vie est bonne. La société des mortels est plaisante. Tout est beau. L’ordre des choses est bien établi... Pourtant, cette cigale en argent qui s’accroche au verre de la lampe et forme écran, vient de glisser quelque peu. Quand je fume, la lumière m’est désagréable... Je replace la cigale. Je ne dormirai pas jusqu’au matin. J’ai perdu mon poids. Encore une pipe. Ah! la bonne insomnie! Lundi, 22 juillet. Hier, au cirque, dans le promenoir. La musique remplissait l’air comme pour l’entrée d’un nouveau saint en paradis, et, sur la piste, il y avait un peuple de clowns: rires, cris, mugissements, faces fardées, pantalons réséda, héliotrope, couleur de pourpre ou d’azur, ornements d’or, chapeaux pointus, cerceaux... tous les insignes, tous les masques de la démence, et, alentour, des figures réjouies: soldats, enfants, petites grues... une joie facile.--Les galeries étaient bondées de personnes satisfaites de l’abondance et de la variété du spectacle. «Tout ça pour quarante sous!» Quel beau compliment pour le directeur. M’étant approché de la barrière, je vis, dans la piste, un acrobate qui préparait son élan pour un saut périlleux dont le point d’arrivée était l’épaule d’un autre clown.--Il courut, bondit... son corps fit une arabesque agile et d’une grâce ramassée... Savamment, ses muscles accomplirent leur paradoxal effort, mais, dans l’instant même qu’il achevait son excursion volante, le clown glissa sur l’épaule de son compère, et, sans se faire grand mal, tomba sur le paillasson.--Il se releva saignant du nez... A cette seconde, précisément à cette seconde, le spleen me prit par le bras.--Je me sentis gelé... La fin de la soirée fut sinistre.--Oui, le clown pouvait, maintenant, continuer son tour... Mon plaisir était bien fini!--Le spleen me possédait.--Pourquoi? Pourquoi?--Je m’en rendais mal compte et le demandai, le soir même, à mes amis qui m’attendaient, près de la lampe, en fumant.--Les trois femmes papotaient dans un coin. «Pourquoi?... C’est tout simple, dit Ted Williams, tu as surpris la marque évidente de l’effort. De là un froissement dont le spleen a profité. --Explique! dit Lanthelme, la bouche pâteuse. --Voici. Les gestes de cet acrobate, par leur grande aisance, leur liberté, leur rythme, arrivaient, sans doute, à créer de la beauté. Tu n’es pas de ceux qui classifient les formes d’art au point de ne plus jouir de celles que l’on tient pour inférieures. Eh bien! ces bondissements t’émouvaient. Sur un plan différent, Bilboquet rivalisait avec Eschyle, et, séduit par la ligne des cabrioles, tu tâchais de goûter à plein leurs arabesques, sans chicaner sur la qualité des tréteaux, quand le petit accident te rappela soudain le côté ardu, pénible du spectacle.--Le clown s’évertuait à te procurer une vision plaisante; la vision plaisante s’évanouissait devant la seule image de l’effort, à cause d’un saignement de nez.--C’est là que se révèle l’infériorité des arts secondaires.» Clotilde, par hasard, écoutait ces paroles avec intérêt. Elle parut réfléchir, un instant, puis elle me dit, d’une voix courte: «C’est donc pour cela, mon ami, que tu as des crises de mélancolie noire lorsque je ne prends pas le même plaisir que toi à certains jeux, et que je tâche de te «bluffer» comme dit Williams. Oui, «l’image de l’effort» t’est pénible, mon pauvre loup! --Ce rapprochement, répondis-je, pour imprévu qu’il soit, ne manque pas, mon amie, d’une certaine logique et même d’une élégance qui ne t’est pas habituelle. J’avoue, d’ailleurs, que tu tiens, à l’ordinaire, ton rôle avec une parfaite sincérité?» C’est à de tels instants que j’ai envie de tuer Clotilde. «Mais, reprit Williams, si l’effort est plus ou moins visible, il n’en est pas moins, toujours là! Quand le bon Spark propose à Fantasio de mater ses rêves par le travail, ce délicieux moraliste s’écrie: «Quelle misérable chose que l’homme!... Etre obligé de jouer du violon dix ans pour devenir un musicien passable! Apprendre pour être peintre, pour être palefrenier! Apprendre pour faire une omelette!...» «Hélas! il a raison! et, si je parlais doctoralement du haut d’une chaire, je dirais que laisser voir la peine que supposent leurs plus beaux moments est le vice des arts dynamiques. En somme, c’est un plaisir de tout repos que d’admirer la Joconde, car nous ne pensons guère, dans notre ravissement, à l’effort sous-entendu par cette beauté. Il nous plaît de considérer l’art selon la formule de Corot: «L’art est ce qui rend joyeux,» et si, dans un chef-d’œuvre de peinture, nous percevons un détail mal venu, c’est au peintre seul que nous nous en prenons; son art est sauf. Admirer un saut de clown est plus dangereux: nous risquons toujours de nous apercevoir que cet art n’est qu’une forme grisante de la peine, au lieu que la Vénus du Louvre, en sa tranquillité, ne révèle rien des larmes et des sueurs que ses chairs de marbre ont coûtées.» Les femmes étaient distraites. Zanko recollait la monture d’une pipe. Lanthelme se mit à plaisanter: «Tout votre petit discours, mon cher Williams, n’est qu’une apologie du cinématographe! Mais oui! Si l’on pouvait donner à ce trompe-l’œil assez de couleur, de perspective et de précision pour reproduire servilement les gestes que ses images figurent, l’art secondaire de l’acrobate deviendrait sublime par la fixation de ses moments heureux!...» On sourit, puis l’on parla de Tchéragan qui se promenait de façon anxieuse, comme s’il désirait joindre sa bien-aimée sur les gouttières. Jeudi, 25 juillet. Clotilde veut s’instruire. Elle m’a pris pour précepteur. «Tu comprends, mon loup! je ne veux pas que tu aies jamais à rougir de moi, et si, plus tard...» Les yeux au plafond, Clotilde rêve. Eh quoi! la chère enfant s’imagine-t-elle que je pense l’épouser, un jour? Pour l’instant, elle veut s’instruire. Ted Williams et moi ne pouvons prononcer un mot qui ne soit pas du vocabulaire de ma concierge, sans que Clotilde ne nous interrompe de sa voix la plus suave: «Dis-moi, mon loup! je suis bien ignorante, mais qu’est-ce que ça veut dire: _jurisprudence_?» Ou bien: «Williams! qu’est-ce que ça signifie: _diurne_?» Moi, je réponds toujours, mais Williams, que cette soif de science met en fureur, donne à Clotilde des explications un peu trop mystérieuses et qui conviennent mal au cerveau de notre écolière. «Dites-moi, Williams! qu’est-ce que c’est, un _infiniment petit_? C’est pas les choses qu’on regarde dans les lunettes? --Ma chère enfant, on appelle _infiniment petit_ une quantité variable qui a zéro pour limite. Ça rend les calculs plus faciles et ça sert aussi à faire éternuer les langoustes.» Ces plaisanteries ne sont pas du goût de Clotilde. Elle prend un air pincé et se détourne comme si l’on avait dit une inconvenance. De moi, elle n’accepterait guère une pareille fin de non-recevoir, et je suis forcé de lui donner des éclaircissements sur toutes choses. Je résume pour elle un cours d’instruction primaire. Parfois, elle veut se renseigner sur des questions d’histoire et de littérature: «Mon loup! qui c’était, Clovis?... «Mon loup! qui c’était, Corneille?... «Les contes de Perrault, tu ne m’as jamais raconté ça!... «La Révolution française, quand c’était?... «Ça a paru en feuilleton, dis? les bouquins que tu as, là-haut?...» Hélas! «ces bouquins que j’ai là-haut» sont les Essais de Montaigne et un La Bruyère! Pourtant, je me distrais en redisant à Clotilde, les contes de Perrault d’une façon que cet excellent homme n’eût pas approuvée. Je prête aux bonnes fées des aventures inédites, et cela fait toujours passer quelques instants. Je conte à Clotilde l’histoire de l’insupportable Cendrillon qui s’en fut dans un bal public avec une entremetteuse.--Je conte à Clotilde l’histoire du Prince Charmant que cela ennuyait fort d’aller réveiller au milieu du bois une princesse acariâtre, endormie dans un réseau de toiles d’araignées.--Je conte à Clotilde l’histoire du Petit Poucet, acteur bien connu dans les cafés-concerts, et de l’Ogre, lutteur de foire réputé.--Neuf fois sur dix, Clotilde me croit sur parole, et quand, par hasard, elle s’imagine que je me moque d’elle, la conférence finit en scène de ménage. Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu! cela durera-t-il longtemps? Ai-je été mis au monde pour raconter d’invraisemblables parodies à une femme belle, imbécile et méchante? Vendredi, 26 juillet. Ce matin, j’ai rencontré, sur le boulevard, un petit arabe qui vendait des pistaches. Je lui ai parlé. Il avait une flûte pendue à sa ceinture et disait savoir en jouer, aussi l’ai-je fait venir, cette nuit, pour l’agrément de ma fumerie. Il est là, dans un coin, accroupi.--Sur les nattes, Clotilde dort, Ted Williams rêve de phalènes équatoriales, de rhopalocères insensés.--Moi, j’écoute le flûteur, parfois je lui dis quelques mots, et le temps passe. Flûteur! flûteur! reprends haleine, car ta musique m’exténue. Couché près de ce bol de thé, ma pipe entre les doigts, ma nuque sur un coussin dur, je m’écouterais vivre, tout simplement, n’était que ta flûte appelle mes souvenirs comme un aimant, l’acier.--Mes souvenirs!... Je repose la pipe un instant. Mes souvenirs!... les voici! les voici bien! Ils sont rangés devant moi ainsi que de petites vierges sages. Cent petites vierges sages!... Faut-il choisir, entre elles, la plus mélancolique, ou bien la plus naïve, ou bien toutes encore, variées, riantes, en pleur ou en amour? Flûteur! si tu ne cesses, je vais avoir des poussées d’imagination, et, charmé par les délices que ta musique m’inspirera, je t’offrirai de l’or pour la perpétuer. Et tu devras jouer jusqu’au moment où ton âme elle-même s’exhalera par les trous du roseau. Tais-toi, flûteur! souffre que je reste couché sur ces nattes, à fumer sans agir. Cet air que tu joues, me transporte, et, pour un peu, je m’envolerais sur une éclatante nuée à la mode des saints de mon pays. Oh! reprends cette note, flûteur, cette note tendre!--Une femme s’avance, des grelots tintent à ses pieds nus, un narcisse accentue son sourire, avive le rouge de sa lèvre rouge et rend plus noire la noire nuit blottie dans ses cheveux. Comment donc as-tu courbé ta lèvre, flûteur, pour un son si clair?--Plein ciel!--Autour de moi, ces fleurs que l’on nomme des étoiles, s’emplissent de rosée, et l’aube, qui épie, par dessus l’horizon, laisse s’envoler de sa robe mal retenue les premières colombes du jour. O flûteur! quelle note guerrière!--Déjà, sur la plaine éventée par un couple de brises qui se poursuivent, l’une à peine tiède et l’autre à peine fraîche, deux cavaliers se joignent en brandissant d’énormes coutelas. Leurs cris prennent l’essor comme des aigles, et voici déjà des roses au fil de l’acier! J’aime, flûteur, cette autre note tranquille et bleue!--Dans un coin de mer qu’une torche ensanglante, je guette, un trident à la main, de beaux poissons que je vois se mouvoir, parés de pierreries. Soudain, je frappe l’eau et ne ramène qu’une traînée de phosphore. Flûteur! tu rhythmes plus ardemment tes airs.--Dois-je me souvenir du temps où Clotilde n’étant pas survenue, j’aimais encore une fille de ton pays; dois-je me souvenir de ses gestes étroits quand, unis, nous nous tordions sur l’herbe et scandions notre amour avec, pour seul témoin, Phébé complice? L’orage a fui. Un son mince s’allonge ainsi que la dernière soie d’un fuseau. Faut-il partir? Les chameaux sont-ils prêts? les tentes abattues? Marcherons-nous, tout le jour, vers ce mirage qui recule et, palais, se métamorphosera en fontaine, s’il ne s’ouvre en forme de fleur épanouie? Flûteur! tiens bien ton roseau! Tant de rêves doivent naître encore et me charmer vers d’étranges lieux!--Quoi? tu ne m’écoutes pas?--La flûte roule à tes pieds!--Hélas! je comprends, aux mouvements plus réguliers de ta poitrine, que tu rêves pour ton propre compte. ... Et, bientôt, moi, je reprendrai ma pipe d’opium pour ne pas interrompre le songe. * * * * * Oh! ces mélodies m’ont bouleversé! Leur souvenir est une torture. Alors, pour ensevelir ma peine dans la pensée d’autrui, j’ai pris un livre... Et voici ce que Barrès, par un cruel raffinement, me donne à méditer: «Une chanson orientale empoisonne une âme passante.» Toujours ce merveilleux prestige de la nostalgie. Lundi, 29 juillet. La mélancolie est une coupe d’eau fraîche bue dans la chaleur. La coupe du spleen déborde d’eau tiède. Elle ne désaltère pas.--Hier, dimanche, j’étais altéré de solitude et de repos; le spleen me harcela, toute la journée, en me laissant une mauvaise soif.--Ces affreux dimanches parisiens: la rue fiévreuse, la foule en parade et l’air factice de tout cela! Un coin de ciel bleu, entre deux cheminées, peut procurer un spleen immédiat. Il donne une sensation d’infini plus vive que le vaste horizon, vu du sommet d’une montagne. On a le _spleen_ de l’incommensurable au lieu d’avoir la _mélancolie_ de l’incommensurable, la si belle mélancolie lamartinienne. Le dimanche, la joie des autres nous fait connaître l’éloignement de ce bonheur manifeste que nous rêvons et ne pouvons atteindre, comme le cadre des cheminées fait connaître la distance du ciel bleu. Le dimanche a sur moi un effet violent: il fortifie l’horreur de certains paysages qui me donnent le spleen.--Un paysage mesuré, des allées de sable, des pelouses tondues, des buis taillés en boule conviennent à un deuil; des gouffres, des sapins foudroyés, des cascades sonores, conviennent au désespoir; la grande plaine étendue, un fleuve calme, des architectures de nuées, plaisent à la mélancolie, mais il n’est qu’un seul paysage où le spleen trouve son compte, où il se nourrisse et s’augmente, c’est le _paysage pauvre_. Je l’aime et je le hais. Dans un paysage pauvre, on ramasse le spleen comme, au coin d’une rue, on ramasse un enfant trouvé.--Entendez-moi bien: je ne parle pas du paysage modeste, mais du paysage pauvre.--Un remblai de terrain lépreux où quelque vieux cheval s’agace les dents sur une herbe rase; un arbre, à demi vêtu de feuilles poussiéreuses, une maison grise dont les murs écaillés sont ornés de formules manuscrites, de dessins obscènes et d’affiches en lambeaux; des chardons, des tessons de bouteille, des papiers gras, des épluchures. Plus loin, une route, avec des poteaux télégraphiques. Plus loin, une usine à toit rouge. Plus loin, un horizon sale... Et les dimanches accentuent parfaitement ces paysages, car, sur l’herbe, on voit des gens vautrés, débraillés, suants; ils dorment dans la chaleur, ils s’aiment quand vient le soir, et leurs soupirs de volupté n’ont rien qui rende joyeux, je vous assure!... A la branche de l’arbre poussiéreux, un chapeau est accroché comme à une patère et les papiers gras sont en bien plus grand nombre. Si je pouvais tenir le dimanche pour un jour de repos et l’escompter toute la semaine, en verrais-je la pernicieuse horreur si clairement et serais-je touché par le spleen? Aurais-je un goût d’esclave, un goût humble et passionné pour le paysage pauvre, ce paysage dont il n’y a rien à tirer, ce paysage qui dessèche l’âme, où l’on voit la poésie du rebut, de la cendre, du déchet, ce paysage, vraie figure naturelle du spleen, puisque, aussi bien, le spleen est la poésie du déchet de notre âme? Jeudi, 1ᵉʳ août. Retrouvé une note que je pris, en voyage, au Volksgarten de Nymphenburg, dans la banlieue de Munich. Laissant Clotilde à Paris, j’étais allé me promener avec Williams, en Allemagne. Vraiment, la dernière semaine avait trop duré. Certains soirs, Clotilde me faisait douter de ma qualité d’homme. Elle me traitait avec la désinvolture dont on use envers un vieux meuble. Je devenais, pour elle, un objet de rebut. A cette époque je ne la cravachais que par exception, n’ayant point encore découvert l’efficacité de ce remède, lorsqu’il est appliqué méthodiquement et de façon suivie.--Bravement j’avais donc pris la fuite, et, assis devant Williams, dans l’affreux Volksgarten de Nymphenburg, je crayonnais cette note: Ah! ce n’est pas _les Jardins sous la Pluie_ de Claude Debussy!... il tombe une pluie sérieuse, de celles dont on peut dire à l’avance qu’elles seront infatigables. «La nue prend la terre de près...» comme l’écrivit Claudel, enfin ce jardin public est vraiment d’une laideur insigne. Impossible d’y trouver le sujet du moindre rêve: des boutiques où l’on vend quelques pauvres sucreries dont le seul aspect rebute, des jeux de quilles, des portiques, des tables et des bancs... et tant de pluie sur tout cela! Williams a voulu s’asseoir sous les arbres, boire de la bière et manger un de ces énormes radis noirs qui forcent à se promener ensuite, la bouche ouverte, avec des larmes plein les yeux.--S’asseoir en plein air! quel désir ridicule! le lieu est humide et l’arbre qui nous abrite vide ses feuilles sur nos têtes, à tout instant. J’ai cédé au désir de Williams: ce désir était humain. De quelle façon puis-je deviner pourquoi mon prochain trouve du plaisir à s’exposer aux averses? Il en trouve. Cela suffit! J’en trouve bien à être l’amant de Clotilde! Quel homme sain d’esprit coucherait avec Clotilde trois jours de suite? Quel homme la souffrirait plus d’une heure? Laissons mon ami Williams se tromper, si tel est son plaisir. Je vais m’occuper de moi-même: j’ai le spleen. En considérant mon spleen, je lui trouve un allègement. Sur une estrade toute proche, des musiciens viennent de s’installer. Un toit de forme chinoise les abrite. L’orchestre est tout composé de cuivres. Il joue de la musique autrichienne. Il en joue beaucoup à la fois. Béatitude. Pourtant, nous sommes bien près de cette harmonie. Nous n’en perdons pas un éclat... moi du moins... C’est un déchaînement, un désastre... l’empire romain a dû faire un bruit analogue au jour de sa chute... et, tandis que Williams tâche à séduire par des sourires une servante humide qui s’empresse de table en table, je regarde la pluie, je regarde le marchand ambulant qui dispense des saucisses et que suit toujours une odeur de friture, je regarde les petits bourgeois tranquilles que leurs parapluies protègent mal, je regarde Williams qui, ayant renoncé à sa séduction, (il pleut trop), absorbe la spirale brûlante du radis noir qu’il se fit servir, et, surtout, j’écoute, j’écoute la prodigieuse musique! C’est un bacchanal furieux, mais c’est aussi une valse.--Dans cette cohue sonore, dans ce fracas de notes tumultueuses, passent des borborygmes de titans, d’apocalyptiques soupirs. Les accords s’ébrouent comme des bêtes, cependant que les airs, déclenchés avec un étourdissant vacarme, hurlent, grincent et grondent par la voix surprenante du cuivre.--C’est toujours une valse, oui, mais une valse énorme... plus grande encore... sans mesure... et quels géants, fussent-ils germaniques, oseraient valser sur l’accompagnement de cette foudroyante bagarre de sonorités, de cette éruption de clameurs? La musique frappe mon spleen, elle l’assomme, le culbute, le piétine à la manière dont les acrobates américains piétinent le plancher de la scène. Elle possède ma tête, elle me parcourt tout le corps, et, peu à peu, mon spleen s’amincit, battu comme une galette. Je ne suis plus moi-même, je suis une plaque sonore qui vibre avec docilité... mais chaque note me pénètre les os. Je crie, je demande grâce. Williams me regarde en riant. N’importe, le spleen est passé. Cet orchestre de bénédiction m’a guéri plus vite que ne l’eût fait Beethoven. C’est le massage brutal d’une courbature. J’aime la musique... toute musique! Samedi, 3 août. Ah! l’affreuse idée! Je la sentais bien rôder dans ma cervelle, depuis quelques instants, mais elle ne m’avait pas encore attaqué franchement.--Je faisais les plus grands efforts pour que la besogne de nettoyer ma pipe devint absorbante et je m’occupais à cela, sans répit, ramonant le bambou avec le ringard, qui est une tringle de rideau, et récurant le fourneau, à l’aide du grattoir courbe.--Peine inutile.--Si absorbé que je fusse, je ne l’étais cependant point assez pour que l’idée absorbante et tortionnaire ne découvrît un moment d’inattention et ne pût se glisser en moi. Allons! il me sera impossible de goûter la paix de cette nuit. Ted Williams va fumer paisiblement avec Clotilde; quant à moi, couché dans un coin, je moudrai ma pensée avec une insistance de maniaque. Déjà Tchéragan au pelage stygien s’agite et miaule, signe que la nuit sera mauvaise. Tchéragan connaît bien le cœur de son maître! L’idée dont je parle m’est familière durant mes mauvaises heures. Elle me bouleverse. Une fois qu’elle s’est emparée de moi, c’est fini, je n’ai qu’à la subir. Et, pourtant, je ne connais vieille courtisane, plus publique, plus avilie qu’elle.--Il s’agit d’un jeu pervers qui, plus que les alcools, abrutit l’âme. Il consiste à reconnaître toutes les unités d’une série. Vous ne comprenez pas? Est-il donc possible que ce ridicule dessein ne vous ait jamais séduit? Une série... les douze signes du zodiaque, par exemple... Nommez chaque maison du ciel! nommez, vous dis-je, sans consulter vos livres de référence,--et si, par un hasard incroyable, vous en reconstituez la chaîne, sans effort, passez aux neuf Muses, passez aux douze travaux d’Hercule... L’hydre de Lerne, le lion de Némée, les écuries d’Augias... oui, oui, mais il y a encore les quarante académiciens. Ah! nous y voilà! nommez les quarante académiciens! Sans doute en oublierez-vous deux ou trois... la torture commence! Quel est celui que vous oublierez? Quarante! il y en a quarante! tous vivants! Et votre tête éclatera sans que vous découvriez le quarantième! et vous souffrirez mille morts! et, couché sur mes nattes, la pipe en main, vous verrez le visage pâle de la Folie paraître et vous sourire dans la fente du grand rideau. Jeudi, 8 août. Le spleen était entré avec moi dans la chambre et ne m’avait plus quitté. J’étais resté quelque temps devant mon livre, comme un halluciné, sans faire un mouvement. J’avais essayé de dormir sur ma chaise-longue. Mon spleen s’assombrissait encore.--Alors, je me mis à parler de dix sujets qui se succédaient dans mes phrases comme les vues d’une lanterne magique, et s’enchevêtraient parfois. C’était autant une fermentation de moi-même, une fermentation de l’ennui, qu’un spectacle que je me donnais et que je suivais avec attention.--Je ne parlais plus, je bourdonnais. Je me levais, je m’asseyais, je marchais de long en large, avec mille gestes, en continuant à parler obscurément. Ted Williams qui se trouvait là, me demanda, tout à coup: «Est-ce que tu t’amuses?» Arrêt brusque. C’était fini. Le spleen avait passé. Aujourd’hui, je me rends mieux compte de ma singulière conduite. Je me trouve en un lieu que nous nommerons A. J’ai l’intention de me rendre en B. La volonté initiale d’aller en B suffira-t-elle à m’y conduire? Supposons, par exemple, que B soit la maison de Ted Williams. En marchant, je verrai les jardins du Trocadéro qui m’engageront à me promener entre des bosquets et devant des fleurs,--un bar américain qui m’engagera à calmer une soif imaginaire,--la maison du consul de Bolivie qui m’engagera à projeter un voyage lointain, à rêver d’une ascension des Andes, à me figurer la forêt vierge, pleine d’orchidées et de papillons,--un cheval de selle, qui m’engagera à vouloir faire un tour au Bois, sur une belle jument fine et souple. En temps ordinaire, aucune de ces images qui, toutes, présentent un attrait, éveillent un désir, ne saurait m’éloigner de la route A B. En temps de spleen... Ah! mon Dieu!... Peut-être ai-je eu, d’abord, l’intention d’aller chez Ted Williams, mais j’ai cédé, en chemin à toutes les propositions du paysage. J’ai pris les chemins de traverse. J’ai fait l’école buissonnière. Une femme m’a entraîné vers les boulevards, une devanture de librairie m’a retenu, j’ai accompagné un ami qui rentrait chez lui, j’ai fait ceci, j’ai fait cela, j’ai cédé à tous mes rêves, et la nuit tombe sans que je me sois rendu au point B, mon ancien but, qui est la maison de Ted Williams. Ainsi, le spleen détruit l’effet d’un premier acte de volonté et livre l’esprit aux jeux de la brise. Si, tout à l’heure, je parlais comme un insensé, si je gesticulais, si je bourdonnais, si je faisais des grimaces comme un enfant malade, c’est que, précisément, je cédais à toutes les sollicitations de ma fantaisie, sans que nul dessein pût me conduire.--La phrase de Ted Williams: «Est-ce que tu t’amuses?» me ramena sur la grand’route et me tira de cet affreux tournoiement auquel le spleen livre mon âme. Cette folie est stérile quand elle se manifeste en paroles, mais elle donnerait de singuliers résultats pour peu que son action fût restreinte. Vous connaissez mon ami Altano, l’acrobate.--Imaginez-le se réveillant, transi par le spleen, et allant, de grand matin, dans le cirque vide, pour obéir, musculairement, à toutes les sollicitations de son esprit. Mes fantaisies devaient manquer d’agrément pour un spectateur, car elles avaient un champ d’exercice trop vaste. Les fantaisies d’Altano seraient superbes à voir, étant seulement musculaires. Elles formeraient un ensemble harmonieux, le spleen leur donnant ce ragoût d’exagération, d’inquiétude délirante qui ne produit chez moi qu’un absurde dérèglement.--A l’encontre des miens, les gestes d’Altano, excités par le spleen, dessineraient une ligne artistique. Pour atteindre à ce résultat, je m’exprime en trop de langues. C’est comme si un polyglotte se mettait à chanter une poésie qui serait déjà folle par le sens et dont chaque mot appartiendrait à un idiome différent. Pour que la folie soit intéressante, il faut qu’elle tourne dans un petit cercle. Les gambades, les culbutes et les sauts périlleux d’Altano formeraient peut-être une ode merveilleuse. Samedi, 17 août. Depuis une huitaine de jours, je sollicite des personnes que je connais à peine, j’ennuie des hommes graves, pesants et décorés, j’accable celui-ci de mes lettres, j’appelle celui-là au téléphone, je me démène, je m’agite. Enfin, je suis arrivé à un résultat: Lanthelme ne sera pas inquiété. Avouons qu’il a un peu dépassé la mesure. Poussière, elle-même, qui, d’ordinaire, est indulgente pour le meilleur ami de Luca Zanko, l’a traité, devant moi, de «saligaud», avec un retroussement de la lèvre qui signifiait un prodigieux mépris. Bien entendu, Zanko a fait le geste du Mauvais Juge: il s’est lavé les mains; Bichon n’a cessé de verser un flot de larmes, et Ted Williams, retenu au lit par une bronchite, a dû se désintéresser de la chose. L’histoire est assez malpropre. Il s’agit d’une fille du peuple que Lanthelme a séduite avant l’âge où cette entreprise eût été banale. Les parents, indignés sans aucune feinte, auraient, je pense, étranglé mon camarade avec plaisir. Il fallut les pacifier par des effets de rhétorique et des prières, les offres d’argent étant restées vaines; mais des complications se produisirent, car la petite était vraiment _trop_ mineure, et nous sommes, paraît-il, régis par de sévères lois. Et puis... et puis, il y avait quelques détails assez odieux, de sorte que cela devint une affaire où la police faillit mettre le nez. De cette aventure, je ne recueillis qu’un bénéfice: celui de voir, sur une figure d’homme, les étonnants ravages de l’effroi. Oh! que Lanthelme a eu peur!--Je crains même d’avoir prolongé son supplice, un peu plus qu’il ne convenait, en le rassurant à demi, alors qu’il n’y avait plus rien à craindre; mais il ne me déplaisait pas qu’il reçut une dure leçon. Voyez-vous, les rêves érotiques peuvent amuser, tant qu’ils restent des rêves; je n’aime pas qu’ils soient appliqués. Maintenant, je suis las de toutes ces démarches. Ma vie est assez lugubre et, par certains côtés, assez peu nette, pour que je ne prise guère ce surcroît de tristesse et de malpropreté. J’ai l’impression d’avoir passé huit jours dans une fosse d’aisance! Mon âme a besoin d’un bain. Ce n’est certes pas Clotilde qui le lui donnera. Quant à Lanthelme, pleinement rassuré, depuis ce matin, il est gai comme un oiseau des champs. Dimanche, 25 août. Ted Williams m’avait trouvé si triste, hier, qu’il voulut me mener au théâtre. Je cédai, de guerre lasse, parce qu’il ne me restait rien de mieux à faire et qu’après une longue névralgie qui m’avait taraudé le crâne, le spleen était venu me sucer la cervelle.--Je souffrais beaucoup, je souffrais trop. Je le suivis. Mais la pièce était bête; nous sortîmes au milieu du second acte. Quand je suis en bonne santé, le théâtre est un divertissement qui me plaît. La grande qualité des comédiens est qu’ils jouent d’ordinaire ce qu’ils se sont engagés à jouer. Camille ne fera pas un entrechat, durant ses imprécations, et Oronte ne déclamera pas une homélie, en place du sonnet. La parole, bien ou mal dite par l’acteur, parviendra, bonne ou mauvaise, triste ou gaie, à l’oreille du spectateur. Sous l’influence du spleen il en va autrement. Le spleen nous entoure d’un halo spirituel que les émotions ne peuvent traverser sans se déformer. Alors le spectateur entendra une duègne par la bouche de doña Sol. Il verra une âme de traître dans le Cid. La personne de l’acteur lui semblera déborder sur le personnage. Il inventera, pour chaque geste, des sous-entendus dont le pître est innocent, et la voix du héros de drame aura des intonations de beuglant. Le spectacle, qui devait le distraire par son pathétique ou sa gaîté ou sa noblesse, l’attristera par un grotesque de caricature dont il accusera l’acteur ou le poète, mais dont lui seul sera coupable. Je ne connais qu’un spectacle où le spleen s’apaise: celui que nous offre le café-concert. Je viens d’en essayer encore la vertu, ce soir même, car la pièce d’hier m’avait tendu les nerfs, odieusement.--Ah! quelles heures consolantes!--Si je vivais dans un café-concert, le spleen ne m’atteindrait jamais plus. Du foin jonchait la scène, afin qu’on eût l’illusion d’une prairie fauchée. Là, des faneuses fanaient, suivant un rhythme espagnol. Le triangle et la grosse caisse provoquaient, avec les castagnettes et le tambourin, un délire à la fois andalou et pastoral, tandis que se trémoussaient et vociféraient les douze faneuses. Les douze faneuses venaient d’outre-mer, à ce que disait le programme, et, pourtant, l’une semblait être berrichonne, une autre, provençale, une autre, dont le nez se relevait, normande, et gasconne, une autre dont l’oreille était griffée. N’importe! un programme ne peut mentir, et, d’ailleurs, elles étaient d’outre-mer par leurs saluts et leurs petites mines. On mena des vaches sur la scène. Quelques bourgeois s’en extasièrent et les douze faneuses s’unirent en un chœur, pour célébrer la paix élégiaque des champs. Puis, une petite femme blonde représenta «le beurre», et une petite femme grasse représenta «le fromage». Alors les douze faneuses parurent de nouveau, après avoir changé de costume et s’être métamorphosées en vendangeuses. Plus tard, un ténor roucoula longuement et un grand gaillard osseux fit des plaisanteries charmantes, (un peu lourdes, peut-être, mais charmantes néanmoins). Enfin, toutes les petites femmes éclatèrent de rire, d’un air très naturel, penchèrent leur joue droite vers leurs jupes lovées et dessinèrent des petits ronds naïfs avec le bout du pied. Délicieux! Délicieux! En vérité, cela me fait presque oublier l’expression digne de Clotilde quand elle joue à la femme du monde. Lundi, 2 septembre. Clotilde a grand tort de dormir devant moi. Les instants de son sommeil me dégoûtent d’elle au plus haut point. Je lui pardonne ses colères, ses rancunes, ses caprices les moins fondés, mais je ne peux lui pardonner son sommeil. L’aspect de ce sommeil imbécile me fait trop cruellement sentir à quelle chair ma chair est liée. Clotilde dort la bouche ouverte, et toute sa face prend alors une expression de stupidité vraiment bestiale.--Quoi! Clotilde! pas un rêve? pas la plus légère ombre de cauchemar? Ta vie est-elle à ce point blanche de toute souillure que ton sommeil puisse avoir la sérénité des linges séchant sur les prairies? Et, ce soir, tu parais dormir de façon plus calme encore que de coutume. La vache dort ainsi dans son étable, mais quelle bucolique ce noble repos inspire, à qui sait bien voir les images d’herbe humide qui passent dans le fond des yeux clos!--Au lieu que l’on imagine mal, que l’on n’imagine pas, fut-ce le plus habile des poètes composant un quatrain sur ton sommeil. Réveille-toi! réveille-toi vite! ou je vais employer, pour te donner un songe, des moyens pernicieux!--Ah! pense, ma chère! quelle serait ta stupéfaction, si, tout à coup, dans ce sommeil vulgairement paisible, un rêve te surprenait! le rêve de mourir... d’être morte!... et si tu te réveillais, soudain, de l’autre côté de la vie, près d’un fleuve huileux, bordé de grands cyprès!... Une barque est là qui semble t’attendre... trois vieilles dames y filent la quenouille... le nocher te demande une obole... que tu n’as pas!... Quelle stupéfaction pour toi, Clotilde, et, pour moi, ah! quel soulagement! Mercredi, 4 septembre. Et quand je songe aux siestes de Férida! Belle et brune, elle reposait sous un palmier. Le soleil occupait tout l’espace, mais respectait le doux visage de mon amie. L’heure lente s’écoulait comme une onde. J’étais heureux!--Non loin, je voyais briller la margelle d’un puits et je songeais, dans cet excès de jour, à l’eau bleue de ce puits, à cette eau si froide, et si pure et si tranquille.--Belle et brune, Férida reposait près de moi... Ah! qu’il faisait bon rêver sous les palmes! Un lézard passait dans l’herbe. Un oiseau chantait. Une sauterelle bondissait. Dans l’air, des parfums se caressaient et des papillons se faisaient la cour. Des fleurs, épanouies sur leurs tiges, me souriaient délicatement. Au bord du ruisseau proche, le père des palmiers, triomphant et poussiéreux, semblait nous bénir... Ah! Férida qu’il faisait bon veiller sur ton repos. Je pense que tu ne rêvais pas, car je rêvais pour toi. Sur ta bouche, tu gardais l’expression du bonheur. Dès que tu ouvrais les yeux, le rire animait ton visage. Tu étais prête à tous les divertissements, et nous luttions sur l’herbe courte à la façon des bergers. Puis, les mains jointes, nous regardions à travers les palmes, le ciel qui se dégradait. Nous suivions la nef du jour, jusqu’à l’heure où elle chavire sur l’horizon et répand toutes ses corolles. Et dans la nuit violette nous attendions, anxieux, le moment où l’aube, de sa main gauche, pâlit un coin de l’orient. Et puis nous dormions encore, tout près l’un de l’autre, et les _gennis_ du bien nous éventaient avec de grandes fleurs!--Ah! Férida! que ton repos était harmonieux et quel supplice j’éprouve à voir Clotilde dormir comme une vache. Mardi, 10 septembre. Je viens de me réfugier dans la fumerie pour échapper à un homme bleu, à une femme barbue, à un enfant crapaud, à une chèvre bicéphale et à plusieurs rats à trompe. Me voilà en sûreté! C’était, il y a une heure, à la foire. Clotilde s’y promenait allègrement.--Les yeux avides, elle regardait, de droite et de gauche, montait sur tous les chevaux de bois, entrait dans toutes les boutiques, et ne cessait de rire que pour publier sa bruyante admiration à propos de n’importe quoi, de rien du tout et de moins encore.--Elle marchait menu et tenait, comme un sceptre, ce soleil de papier jaune dont je lui avais fait hommage. De temps à autre, elle m’en chatouillait le menton, me donnant des noms d’animaux et de légumes, à très haute voix, pour égayer les passants.--Je la suivais, résigné, car, pendant la journée d’hier, elle s’était montrée fort aimable, et Clotilde ne saurait avoir quarante-huit heures consécutives de charité, quand, soudain, elle me dit: «Je veux entrer là!» «Là», c’était une boutique triste qui portait comme enseigne: _Aux Erreurs de la Nature_. Une pancarte, en grosses lettres, précisait la qualité de l’exhibition, interdisait l’entrée aux enfants et aux personnes nerveuses ou _sensitives_, et promettait Golconde avec Eldorado à qui découvrirait une supercherie.--Enfin, le discours du forain qui gardait la porte proclamait que la science seule était en cause et que, pour vingt centimes «quatre sous», on pouvait à la fois s’instruire et s’amuser. «Je veux entrer là!» Et, bien entendu, je ne tardai pas à céder. Clotilde resta près d’une heure dans cet enfer chinois. Vraiment elle se délectait. Durant le cours de son inspection, elle se mouillait les lèvres en même temps qu’elle souriait d’un petit sourire. Ah! que je l’eusse volontiers étranglée avec ces mêmes mains qui la caressent chaque soir! Je pense que si, par aventure, l’homme bleu ou l’homme velu ou bien encore l’homme tatoué lui avait déclaré sa flamme, cette flamme, elle l’eût couronnée sans hésitation, de préférence sous mes yeux. Oui, les monstres ont, pour certaines femmes, un attrait violent. Elles ne ressentent pas ce double dégoût qui nous soulève d’horreur et nous jette ensuite dans le spleen le plus sombre: dégoût pour ceux qui regardent le monstre et dégoût pour le monstre lui-même. Je viens de demander à Ted Williams ce qu’il pense de cette dépravation. Il est rentré ce soir même de Londres, rayonnant d’une abondante joie, parce qu’il a trouvé chez un entomologiste de Regent street trois phalènes madécasses, inconnues des collectionneurs. «A cet amour immodéré de l’horrible, dit-il, je vois plus d’un motif.--L’homme est fier de son corps. Ce corps est à lui seul. Même durant l’accouplement, il ne le donne pas, il l’impose. Si peu qu’il s’en rende compte, il est tout de même glorieux de son intégrité musculaire. Aussi, la vue d’un monstre le rebute-t-il, comme le rebutent les spectateurs que cette difformité passionne.--Il n’en va pas de même pour la femme. Sa personne physique est l’objet de transactions très précises: ventes, prêts, louages, donations entre vifs... N’est-ce pas, Poussière?... --Insolent! --... Elle en arrive à considérer ce corps avec des sentiments assez mélangés: ceux qu’éveille un objet d’art demandant mille soins et que l’on peut céder, à condition d’observer certains rites, assez peu variables, en somme. L’objet de chair que la femme représente l’intéresse; de là à s’intéresser au spectacle d’objets analogues, mais tarés, il n’y a pas loin. La belle fille qui se paye l’étreinte d’un nabot doit vivre de bien étranges minutes, quand elle voit l’expression humble mais éblouie de son amant d’un soir. C’est le mariage de l’oiseau-lyre et du crapaud.--En résumé, l’homme n’est pas curieux des tares d’autrui parce qu’il n’est pas curieux de son propre corps et que, s’il est lui-même taré, il s’en cachera avec soin. Tout au contraire, la femme cherchera le mâle physiquement taré, l’exception, afin de pimenter ses jeux de chair. La femme sourit au monstre, l’homme s’en détourne. --Ne maltraitez pas les monstres! dit Lanthelme qui venait d’entrer. Bien souvent vous me faites sentir que j’en suis un, et, cependant, je crois être votre ami. --Je ne parlais que du monstre physique, répondit Williams avec le plus grand sérieux. Il semble, en effet, que, pour le monstre moral, nous ayons tous une façon de tendresse. En cela, l’homme et la femme se ressemblent. La raison me paraît être que l’on peut, à la rigueur, s’imaginer pourvu d’une âme monstrueuse, si répugnante que vous la choisissiez, au lieu qu’il est tout à fait impossible de se figurer sous les espèces d’un homme à trois jambes ou d’une amazone bicéphale. --Ajoutez, dit Lanthelme en riant, que le monstre moral peut vivre un grand nombre d’heures sans être trop remarqué. Songez que je me promène chaque jour dans Paris et que je n’ameute guère les passants. Ma monstruosité est, extérieurement, intermittente. L’anomalie qui me singularise est, sans plus, d’avoir choisi dans ma conduite une fausse échelle de valeurs. Pour dire le vrai, je ne suis monstre qu’aux instants où je m’applique à mes actions, or c’est là, tout aussi bien, le fait du grand homme auquel on dédie des statues et des monuments. Le génie, si vaste qu’il soit, n’a pas de manifestations continues. Homais, Troppmann et Napoléon mangeaient leur côtelette de même. C’est de la philosophie courante. Vous êtes, dans la plupart de vos manifestations quotidiennes, les frères des montres moraux... mes frères, par conséquent. Le seul monstre moral parfait serait le fou... non point le monomane, mais une espèce de fou qui résumerait toutes les folies. --Lanthelme a parfois du bon sens, dit Ted Williams. Oui, le monstre moral passe inaperçu! Combien différente est la situation du monstre physique, du vrai monstre! Son anomalie n’est discontinue que dans l’espace, elle est continue dans le temps et, par conséquent, toujours visible. Sans trêve, par nature, le monde lui est hostile. Tel nabot souffre des distances, tel homme obèse souffre de l’étroitesse des fauteuils, tel géant souffre de se courber sous les portes et tous trois souffrent des railleries du premier venu, car le premier venu ne cessera jamais de s’étonner que l’on puisse dépasser les moyennes, ces moyennes où il vit à l’aise. --Si j’ai du bon sens, murmura Lanthelme, de son côté, Ted Williams a l’âme d’un prédicateur. Je crois entendre le prophète Ezéchiel!» Cette causerie me donnait le spleen. Mon esprit se peuplait d’anatomies incomplètes, de singularités physiques, de centimanes, d’empuses, d’hermaphrodites et de pygmées! «Oh! m’écriai-je, quel romancier dira la tragique histoire d’un monstre conscient de son faux rapport avec la vie? On parle souvent de la solitude de nos pensées, de la solitude des cœurs humains... se trouvera-t-il un psychologue assez délié pour nous dire la solitude autrement abominable de l’homme à douze doigts, de l’homme à l’épiderme bleu, de l’homme au nez divisé, ou bien de cet homme velu pour qui Clotilde a eu de doux regards?... Et quel horreur! ah! quelle prodigieuse et virulente horreur ce doit être, dans cette boutique de foire, que de considérer tous ces monstres prenant un repas en commun et mesurant leurs monstruosités!» Jeudi, 12 septembre. Clotilde continue à s’instruire. Hier, elle a désiré connaître l’histoire de Barbe-Bleue. Voici la forme que j’ai donnée à mon récit. D’abord, j’ai longuement regardé Clotilde dans les yeux, dans ses grands yeux exaspérants où règne toujours une sorte de paix bourgeoise et peu charitable, puis, soudain, je me suis écrié: «Tu veux m’épouser? «Ecoute. «Ma première femme s’appelait Hortense. «Elle était bonne fille et douce de peau, mais je l’ai tuée à cause du son de sa voix. Certaines voix sont communes. La sienne semblait l’écho d’une fête de banlieue. «Ma seconde femme s’appelait Julie. «Elle était fort belle, mais je l’ai tuée à cause d’un penchant détestable à se regarder dans les miroirs. Les glaces de mon appartement restaient pleines de son image. Cela devenait fastidieux. Je n’étais plus chez moi. Avec elle, presque tous ses reflets sont morts, et, si j’en retrouve un, dans une chambre peu fréquentée, je brise le miroir. «Ma troisième femme s’appelait Eulalie. «Durant les premiers temps de notre amour, je la trouvai parfaite. Elle était experte aux jeux de l’alcôve, elle figurait à merveille les divers personnages d’amoureuses que j’ai décrits dans les livres que j’aurais voulu écrire, mais, une nuit que je l’adorais, je crus voir qu’elle imitait l’héroïne du dernier ouvrage d’un de mes confrères. Je l’ai tuée pour cette insulte trop directe. «Ma quatrième femme s’appelait Lucienne. «Elle avait ce qu’il faut pour plaire, et, celle-là, je puis te la donner en exemple, car je l’eusse gardée toute ma vie, sans une fâcheuse rencontre qui me la fit tuer.--Elle portait sous le sein droit un petit signe rouge, et cela donnait à son corps une asymétrie dont je souffrais beaucoup. Un soir, je voulus faire à cette tache une réplique en piquant Lucienne, sous le sein gauche, avec une longue épingle. Par malheur elle mourut aussitôt. «Ma cinquième femme s’appelait Fausta. «Elle était fort savante. Sa présence remplaçait une bibliothèque, et je n’avais qu’à la feuilleter pour assurer mon érudition. Mais elle se mit en tête d’apprendre le cambodgien, idiome sur lequel j’ai peu de lumières. La pensée que ses songes s’exprimeraient parfois en un langage que je ne comprendrais point, fut si douloureuse que, ne pouvant me résoudre à perdre ainsi une part de Fausta, je la perdis toute entière en la faisant mourir. «Ma sixième femme s’appelait Antoinette. «Elle me fut suspecte, dès l’abord, parce que ses yeux et sa bouche n’appartenaient pas à la même personne. Elle passait pour avoir été coureuse, de sorte que son être, trop prostitué, avait pris un trait à chacun des amants qu’elle avait subis, et il s’ensuivait cette chose (effrayante si on la considère sous son vrai jour) que je ne pouvais posséder ma bien-aimée complètement, car elle était la propriété d’une foule anonyme, disparate et démocratique. J’ai donc tué Antoinette pour qu’elle retrouvât sa personnalité dans un cadavre. «C’est depuis lors que je cherche une bien-aimée qui soit toute à moi. «Te voilà avertie. «Je t’aime, bien que tu louches. «A cette heure mon lit est vide... Viens t’y coucher!» * * * * * Et, maintenant, Clotilde sait l’histoire de Barbe-Bleue! Vendredi, 13 septembre. Quelles joies merveilleuses on trouve à suivre une grand’route, loin des villes, dans la poussière et le soleil, ou bien, la nuit, quelle griserie de marcher droit devant soi, sous la lune, entre des prairies vêtues de brouillard bleu!--A Paris même, je prends parfois la monnaie de ce plaisir, quand Clotilde m’a trop excédé.--Je lui laisse la maison, je sors, je me promène dans les rues, presque au hasard; je vais où mes pas me conduisent. Je vois vivre le Paris nocturne. Je ne tâche pas d’observer, non, je regarde, tout simplement. Je marche. Je vais de Passy à la Bastille, puis à Montrouge... n’importe où. Je reviens au matin, presque sans souvenirs, moins fatigué qu’après une promenade hygiénique en plein jour. Alors je me couche et m’endors du sommeil des bienheureux, celui où l’on ne rêve pas. Ah! j’ai fait dans Paris de belles randonnées! J’ai côtoyé ce peuple singulier qui anime les heures noires et, dès que le jour s’affirme, va dormir dans je ne sais quelles tanières, peuple de troglodytes qui pare la grande putain pour l’usage du bourgeois diurne. Mais combien ce serait mieux de courir ainsi dans la campagne, où la brise n’est pas canalisée, où l’on voit toutes les étoiles! Rencontrer ces mystérieux trimards qui marmottent, pour s’entraîner, d’âpres chansons! voir tourner le ciel au-dessus de sa tête! entendre dans le bois voisin l’hymne des rossignols!--Ah! mon Dieu! s’il était possible de s’alléger l’âme ainsi! Qu’est-ce qui m’en empêche? ... Qu’est-ce qui m’empêche de quitter ma maîtresse?... de me quitter moi-même? C’est, en somme, la résolution que je prendrai. Me quitter moi-même... Un flacon de laudanum se chargera de la rupture... et, peut-être, mon âme ira-t-elle écouter, sur les grand’routes, le chant des rossignols. Jeudi, 26 septembre. Le spectacle de la vie est odieux à ceux qui vivent sans plaisir.--Je regarde un homme qui passe dans la rue. Il se hâte. Un encombrement l’arrête. Il tire sa montre et hausse les épaules d’un air impatient. Heureux homme! Il vit!--Ces minutes, pendant lesquelles il a tâché de gagner du temps, sont du temps gagné sur l’ennui. Il est absorbé par le projet de se rendre en tel lieu, avant telle heure. Voilà un bénéfice qui a son prix. J’envie cet homme. Je l’envie de toutes mes forces. Il subit un ordre qu’il s’est donné à lui-même ou qui vient d’autrui, peu importe; toujours est-il que cet ordre détermine les quelques milliers de gestes qu’il fera durant l’heure prochaine. Lorsque, enfin, cet homme aura atteint son but, il sera tout pénétré d’un sentiment délicieux: celui de la chose faite, et faite sans remords. Cela n’a rien à voir avec le sentiment du devoir accompli que vantent les moralistes. Non, il s’agit d’une satisfaction d’artisan; rien de plus. C’est déjà beaucoup. Jamais cet homme ne tombera sous la griffe du spleen, jamais il ne sera persécuté par l’affreuse anxiété de l’erreur possible.--Elle me gâte des journées entières: «Si j’avais fait telle chose à telle heure, au lieu de faire telle autre chose, cela n’aurait-il pas mieux valu?...» «Si j’avais tourné à gauche, au lieu de tourner à droite?...» «Si j’avais...» Croire que l’on a évité le bonheur, quand on pouvait l’atteindre, est une insupportable sensation. Ne pas reconnaître la figure de la joie, passer à côté de la fortune sont des coups de dés que l’on déplore avec insistance. Au tirage d’une loterie, le porteur du numéro 612 se plaindra surtout parce que le 611 obtint le gros lot. Cette proximité l’affolle. Mon regret est de nature pareille. Mais quoi! la logique n’a rien à voir dans cet ordre d’émotions! A ce sujet, ne pensez-vous pas que l’étymologie du mot «trivial» est un bon enseignement? Les petits faits de la vie, les petits accidents, les petits problèmes, les «trivialités» en un mot, nous offrent toujours trois voies, entre lesquelles il faut choisir. Le spleen trouve son compte dans nos erreurs. Il nous dégoûte d’une existence, où, à chaque minute du jour, on est forcé de prendre un parti. Il mène à cette introspection absurde et continue dont je parlais. Le sentiment de l’«à quoi bon?» y prédomine de façon dangereuse, et nous en arrivons, bientôt, à ne plus vouloir agir, par peur de nous tromper. Hier soir, en fumant, j’avais cette vision de la jeunesse: une congrégation de carrefours où l’humanité s’était perdue, un labyrinthe, situé entre l’enfance et l’âge mûr, comme une marche dévastée entre deux états prospères. Pourtant, ne vous laissez pas séduire par cette image, car la plupart des hommes ne se doutent guère qu’ils sont dans un labyrinthe et, si quelques-uns s’embrouillent dans les carrefours, manquent les bifurcations et se trompent de chemin, ne sachant pas lire les indications des poteaux, d’autres se promènent avec simplicité dans ce dédale, comme s’ils parcouraient une avenue.--Ce sont les heureux de ce monde. L’homme qui passait, il y a un instant, sous mes fenêtres, a-t-il donc un fil d’Ariane? Moi, je désespère de sortir jamais du réseau de sentiers qui m’entoure, car c’est Clotilde, vous le savez, qui garde mon labyrinthe. Je craindrais moins le Minotaure. Mardi, 1ᵉʳ octobre. «Je me demande, dit Ted Williams, ce que sont devenus les personnages de la comédie italienne?» J’ai passé à mes amis le goût violent que j’ai pour l’entourage de Colombine, d’Arlequin et de Pierrot. Après quelques pipes, nous causons volontiers de ces chères figures qui nous semblent plus réelles, l’opium aidant, que les passants des rues. A ces moments, Clotilde est exaspérée. Son amour de la précision souffre de nous voir rêver. «Certainement, dit Ted Williams qui tournait au dessus de la lampe une superbe boulette dorée, ils ne sont pas morts. Ils ont trop bien vécu pour mourir. --Ils doivent être dans une maison de retraite, dit Zanko, dans une maison de retraite, au milieu d’un grand bois. --Pourtant, dis-je, Pierrot est mort. Un soir, ayant fait un quatrain sublime, où il avait mis le meilleur de son génie, il ne trouva personne qui voulût l’entendre. Alors il se poussa un grand poignard dans le cœur, et sa face était encore plus pâle après qu’avant. --C’est très triste, dit Poussière, qui ne sent jamais si l’on plaisante ou si l’on parle sérieusement. Quel âge avait-il? --On ne sait pas, répondis-je; il cachait son âge, comme les jolies femmes, et puis, il se fardait beaucoup. --Et Colombine? demanda Lanthelme. --Colombine? dit Williams, mais, c’est de notoriété publique! Colombine devint courtisane à Paris, et connut tous les désagréments de ce métier. Elle reçut dans son lit des vieillards calamiteux, et des usuriers, et des adolescents maladroits, et des paralytiques, et des va-nu-pieds, et des bossus... --Ça porte bonheur, dit Bichon. --Maintenant, elle est à l’hôpital, pour des raisons que vous pouvez comprendre. --Oh! la pauvre fille! dit Poussière. --Et Arlequin?» demandai-je. Williams rassembla ses souvenirs: «Je crois avoir entendu dire que le bel Arlequin était tout à fait déconsidéré. On ne lui rend pas son salut. Les uns affirment qu’il a triché au jeu, les autres qu’il est allé faire la guerre en Italie. Or, l’Italie, vous le savez, a la forme d’une botte et, comme Arlequin est fort insolent, cette botte, il la reçut dans le cul, après quoi il s’enfuit honteusement, car il est très couard. Je pense qu’il ne se réhabilitera jamais. --A propos! dit Lanthelme, vous a-t-on raconté la petite aventure du docteur Bolonais?--Non!--Eh bien, voici: «Ce bon docteur venait d’accoucher la fille de l’Herboriste, et il revenait par la route, à petits pas, dans le beau clair de lune de pantomime, heureux et l’âme légère. «Son âme était très légère, car, en l’honneur de l’enfant si récemment mis au monde, il avait bu plus d’un coup de vin, du meilleur, de sorte qu’il zigzaguait un peu et que son bonnet pointu lui tombait sur l’oreille, et que sa grande robe d’azur, semée d’étoiles d’or, devenait le jouet du vent. «C’était, disais-je, par un beau clair de lune; le ciel cendré faisait plaisir à voir; les collines étaient bleues; la route, où des ombres se dessinaient crûment, avait le ton blafard du visage de Pierrot, et le petit lac, où toute fille-mère jure qu’elle se noiera si son amant ne l’épouse, brillait comme le miroir des sylphides. «Or, le docteur Bolonais atteignit sa demeure et, poussant la grille, pénétra dans son potager. Cette entrée, coupa court à des causeries. La pimprenelle et la haute asperge à baies rouges, et la barbe de bouc, et toutes les salades, et l’endive tout comme l’estragon, et le petit cerfeuil avec l’artichaut, et les betteraves aussi, et les tomates encore pâles, et les grands choux prétentieux, et les melons, espoirs du bon docteur, murmurèrent: «Fixe! voilà le patron!» «Mais le patron n’en avait cure et, entre les rosiers et les buis taillés en boule, devant les géraniums et le peuple comestible, au pied de sa maison que la lune tendait de blanc, le docteur Bolonais, tenant entre ses doigts les coins de sa robe, et après avoir posé son bonnet en éteignoir sur la pointe d’un tuteur, se mit à chanter d’une voix stentoréenne, au risque d’éveiller tous les voisins, des chansons d’une scandaleuse indécence que je n’oserais vous répéter. --Et les légumes, dit Williams, que faisaient-ils? --Les légumes? ils regardaient cette scène, profondément ébahis.--Je vous donne l’histoire, telle que me l’a contée Mezzetin. Elle risque de faire perdre au docteur toute sa clientèle bien pensante. --Je ne comprends pas, interrompit Clotilde, en me regardant d’un air désagréable, quel plaisir Lanthelme peut trouver à inventer des stupidités pareilles! Lui et toi, vous avez la manie de parler pour ne rien dire. C’est très agaçant. --Oui, murmura Lanthelme d’une voix douce, Clotilde n’aime que les discours qui lui sont adressés directement; elle n’a aucun goût pour les divagations. --Ce soir, répondis-je, Clotilde n’a de goût pour rien: elle est de mauvaise humeur. Ne lui parlez pas, cher ami, elle vous accablerait d’injures et je serais forcé de la battre.» Clotilde se leva, donna un coup de pied à mon pauvre Tchéragan et alla se coucher, gardant sur son visage un air tout à la fois digne et offusqué. Cela me promet, pour demain, une journée agréable. Samedi, 5 octobre. Oui, je crois que mourir par l’esprit, est la seule guérison efficace du spleen. C’est aussi le seul moyen de voler la vie, de se sentir un peu seul, dans la foule des tracas, des remords, des mauvaises illusions et des peines inutiles qui viennent chaque matin frapper à notre porte... Mais, quelle est la meilleure façon d’employer ce remède? Mourir par l’esprit? Comment mourir par l’esprit? Dormir ne vaut rien, à cause des rêves, personnes terribles qui entrent dans la cervelle sans être invitées. Je l’accorde, on se détruit en dormant, mais les rêves vous ressuscitent, _volens nolens_. Et quelle chose excédante que de vivre, fût-ce le temps d’un songe, sous des espèces antipathiques! Je rêve le moins possible, et les rêves, se sentant surveillés et comprenant (car ils sont malins, les bougres!) qu’il n’y aurait aucun plaisir à tirer de moi, s’éloignent, vont ailleurs, chez le concierge de mon immeuble, chez la dame hydropique du second, dans la cervelle de Clotilde... et alors, le concierge se réveille en sursaut, et la dame hydropique beugle, et Clotilde pousse des cris, tout en dormant au fond de la ruelle ou sur les nattes.--Me voyez-vous poussant des cris sous le prétexte que je me suis perdu dans les carrefours du sommeil?--J’en mourrais de honte!--Non,--dormir ne vaut rien. Lanthelme préconisait jadis les alcools. Je ne saurais en faire autant. Ne demandez rien aux alcools, ils vous trahiraient.--L’alcool est un baladin qui amuse par des jeux que l’on ne saurait diriger. Il est un hypnotiseur déloyal qui allège notre souffrance de façon louche. Il nous laisse dans une convalescence incertaine... et puis, la guérison est trop courte. On n’a pas senti le temps passer. On se retrouve, sous la table, baisant cette même froide bouche que l’on voulait fuir. A l’avis de Zanko, partisan des solutions nettes, si l’on veut tuer son esprit, il n’y a qu’un moyen: mourir pour tout de bon. C’est là une bien vive imprudence! Voyons! supposez que les partisans de la métempsycose aient deviné justement les secrets du destin: on renaîtrait chat ou insecte... Il paraît inutile de hâter ce destin.--Renaître dans la peau d’un chat spleenétique! être une araignée mécontente! une baleine affamée d’idéal! une hirondelle pessimiste!--songez-y donc! Ou bien, si la volonté personnelle s’annihile, au jour de la mort, il est possible que Perséphone nous dirigera, précisément, vers les régions desquelles nous tendions de plus à nous éloigner. Privé de cet amour de l’art qui te faisait fuir le laid, tu renaîtrais, entouré de choses laides, dans le plus laid des paysages, près d’une femme laide, monstrueusement; et toi, que l’activité requerrait peu, tu renaîtrais, sitôt ton dernier soupir exhalé, sous les rayures d’un zèbre ou la fourrure d’un écureuil.--Les passions que l’on ne ressent pas, s’accumulent au fond de nous-même et c’est peut-être dans leurs bras que le vieux Caron nous fera tomber. Enfin la Nature, qui tient les ficelles, n’ayant jamais laissé passer une occasion de nous torturer, mettra en notre esprit, je le gage, comme un souvenir d’une existence antérieure, pour empoisonner le goût des brises dans notre nouvelle vie... _J’ai longtemps habité sous de vastes portiques..._ Ne vous tuez donc point par haine du spleen et de l’odieux «au jour le jour» du siècle présent; vous renaîtriez concierge, et, par aventure, concierge à l’âme insatisfaite! Vivez plutôt! Et, croyez-moi, pour mourir par l’esprit, il n’est qu’un moyen: l’exil... l’exil physique du voyage, qui vous crée, parfois, une âme nouvelle, devant un océan, une forêt, un désert nouveaux, ou l’exil spirituel de l’opium, qui vous crée toujours une âme heureuse, sur les nattes fraîches, et lui donne en pâture des rêves plaisants. Mercredi, 9 octobre. Aux heures de spleen, le spectacle de l’humanité n’est vraiment pas consolant. Regarder les bêtes, amuse; le jardin zoologique plaît par sa naïveté. La compagnie des girafes est délicieuse; celle des hommes l’est beaucoup moins. Hier, au café, j’ai vu des êtres humains qui ressemblaient à des caricatures de bêtes. Une ménagerie, vous dis-je! une ménagerie abjecte! Il y avait là de vieilles juments fatiguées, quelques limaces, beaucoup de chiens galeux. Sous le masque de l’homme, on voyait le groin paraître et j’eus peur, un instant, que la transformation allait s’accentuer encore, que toute cette assemblée, sortie d’une arche invisible, se mettrait soudain à braire, à beugler, à glousser, à barrir, et marcherait à quatre pattes. Je voyais une taupe, une belette, un porc, d’imbéciles lapins, des profils d’oiseaux, des faces reptiliennes, des moutons, des dindons, un phénix-rastaqouère.--Et tout cela mangeait et tout cela buvait!--Ah! que l’humanité est donc laide mon Dieu!... Mais, j’en suis, moi! J’appartiens à cette ménagerie humaine! De quelle famille mes traits se réclament-ils? suis-je lièvre, singe ou crapaud? Alors, me sentant soudain des affinités secrètes et natives pour chacune de ces bêtes, je ramassai une jeune guenon, qui se grattait les côtes en grimaçant, et je fus me jeter dans ses bras, puis dans son lit, comme on se laisse tomber dans un ruisseau, par fatigue de marcher au clair de lune, la lune étant toujours trop loin! Jeudi, 17 octobre. J’ai eu tout à fait pitié de Lanthelme, hier soir. Vers dix heures, il est entré dans mon atelier, se plaignant du froid et de la pluie. J’étais seul; il venait me demander quelques pipes. Nous avons causé jusqu’au jour. Décidément, le mauvais temps lui convient mal. Il était triste, triste à hurler. Vous ne sauriez croire quelle piteuse figure il présente à ces moments-là! On dirait que son petit ventre s’alourdit, que ses joues se flétrissent, qu’il plie sur ses jambes. Il prend l’air honteux de certains objets de rebut qui s’ennuient dans les coins des greniers. S’il perd en apparence extérieure, il gagne, du moins, en sincérité. Figurez-vous, encore une fois, ma fumerie. L’atelier parcouru de brusques lueurs rouges qui naissent et s’évanouissent suivant les convulsions du feu de bois. Sur un chevalet, ce détestable paysage que je n’arrive pas à finir, où un arbre trop vert, dont la perspective est absolument fausse, fait tache sur un ciel mal venu. Derrière la tenture à demi tirée, les nattes, la petite lampe, le plateau, la théière, et nous deux, couchés à terre, vêtus de robes chinoises. «Vois-tu, disait Lanthelme, (Lanthelme ne me tutoie qu’aux heures de spleen), vois-tu, de même qu’il y a dans la matière une part incombustible, il existe, dans le for de l’esprit, un résidu que la vie n’arrive pas à détruire, une «façon d’être» qui subsiste et qui, proprement, figure notre essence. En elle se découvre la qualité de «fils de roi», comme tu dis, ou celle de valet. Mon essence à moi est vile, je suis surtout vil, oui, oui, je suis surtout une chose vile.» Il murmurait cela d’une voix lasse, en mots anéantis, bredouillés et qui coulaient de sa bouche plutôt qu’ils n’étaient dits. «Un jour, Zanko se fatiguera de voyager, un jour, Ted Williams se fatiguera de collectionner des papillons; chacun finit par avoir assez de ce qu’il fait; il t’arrivera de ne plus supporter ton inaction, il m’arrivera de ne plus supporter mon abaissement et de vouloir reprendre place...» Il secoua la tête. «Reprendre place!... comme si l’on pouvait!» Il se plaignit jusqu’au matin avec ces mêmes phrases lentes, bourbeuses, presque pas infléchies, n’interrompant sa lamentation que pour me parler d’opium. «Et crois-tu, sérieusement, que Zanko soit heureux? Dans toute cette agitation qui fait sa vie, a-t-il un instant de vrai bonheur? Courir de l’un à l’autre pôle, est-ce un sûr moyen de fuir l’ennui?--La dernière pipe m’a paru trop cuite, mon cher, elle était même un peu brûlée.--Et moi? J’avoue que je suis un carrefour de vices et que mes vices m’ont procuré de l’agrément, mais ces distractions, qui me mèneront un jour en correctionnelle, crois-tu qu’elles m’évitent le spleen?--Donne-moi une tasse de thé, j’ai la gorge sèche.--J’ai su jouir de la vie mieux qu’un autre. Je m’adapte à tous les plaisirs. Je change de sincérité, suivant le lit où je couche.--Oui, ma sincérité est une chemise de nuit. Je suis l’homme-putain. Je suis un homme en carte comme sont les filles du trottoir. Je fais signe à la volupté qui passe et je l’emmène avec moi. Je suis l’homme-putain.» Et Lanthelme se mit à pleurer, à la façon d’une vieille putain dont le fard se serait écaillé mal à propos. Jeudi, 31 octobre. A certaines heures, le sentiment de ma solitude devient vraiment insupportable.--Il me semble que je suis un petit arbre étiolé, au milieu de la vaste plaine. Je vois le cercle de l’horizon et le ciel et la terre; je vois les caravanes qui portent des épices vers le nord, et celles qui portent des cotonnades vers le midi. Des marchands passent devant moi, courbés sous le faix des pierreries, et d’autres marchands, qui vendent des oiseaux rares et des illusions, s’arrêtent quelques heures et se reposent dans ma petite ombre. Je vois encore des princesses en voyage qui vont rejoindre leurs amants. De nombreux esclaves les précèdent, annonçant leur venue à sons de trompe, et, quand elles m’aperçoivent, elles rient de me voir si solitaire, au milieu de la vaste plaine. Elles rient, puis elles s’en vont sur de beaux chevaux noirs et j’entends encore quelque temps leurs joyaux tinter dans le crépuscule.--Et aucune n’a fixé sur mes branches un de ses bracelets, comme le fit Xerxès pour un bel arbre, car je ne suis qu’une pauvre frondaison étiolée, au milieu de la vaste plaine. Ainsi, j’ai vu des personnes de haut rang et de grande renommée, et j’ai vu des mendiants vêtus de guenilles, et des astrologues qui marchaient les yeux au ciel, et j’ai vu des forcenés possédés par un rêve, et des prophètes au regard annonciateur, mais aucun d’eux ne s’est retourné pour me jeter une aumône ou un souvenir, car aucun d’eux ne voulait perdre une seconde du précieux temps qu’il avait à vivre, pour un arbre solitaire au milieu de la vaste plaine. Les aubes ont amolli la nuit, l’aurore a percé l’air de pâles flèches, midi a triomphé, le crépuscule a tendu ses voiles, l’ombre a de nouveau régné, sans rien changer à mon sort, et je contemplais tristement les flammes des bivouacs qui rappelaient mal l’espérance, car elles s’éteignaient au matin. Oui, j’ai vu toutes ces choses, je les vois encore, et, aujourd’hui, retrouvant ma figure d’homme, sous laquelle je parais aux yeux du commun, je goûte plus sinistrement ma solitude. Dans cette chambre froide où Clotilde, par fantaisie, ne veut pas que l’on allume du feu (à cause de sa migraine!) je me demande si, la semaine prochaine, ou durant l’année qui va venir, l’heure sera moins lente, mon spleen moins accablant, et cette solitude plus facile à supporter. Ted Williams ne vient presque plus. Il s’est remis à s’occuper de ses papillons avec une ardeur nouvelle. Les phalènes donnent tort à l’amitié. Mes autres amis fréquentent peu (et je ne saurais les en blâmer) une maison où la mauvaise humeur de Clotilde met toujours une contrainte. Parfois, les petites grues dont la conversation plaît à Clotilde, viennent piailler autour de moi; parfois, un ancien camarade me rend visite, puis s’en va discrètement, avec un air apitoyé comme s’il pensait: «est-il assez démoli!» et, toujours, je vois, autour de moi, des hommes et des femmes composer leur vie, jouir, souffrir, et... passer, dédaigneux de moi qui suis seul. Le spleen mène vite à désirer la solitude. Il n’admet guère qu’une causerie exaspérante dont le propos est sans cesse rompu et qui devient une occupation analogue à certains jeux prolongés au-delà de la fatigue.--On se rejette le ballon sans intention de vaincre,--par habitude. Bientôt on ne joue plus; on se tait.--D’ailleurs, cet état oppressé de l’âme, ayant une raison déterminante assez trouble, on ne peut, ordinairement, la communiquer par les seuls mots simples qu’on a le courage d’émettre. Si l’on n’est pas dans la fumerie, lampe allumée et pipe prête, quel travail, un soir de spleen, pour habiller sa pensée d’une robe seyante et qui la moule!--Les vocables s’enfuient, la syntaxe se refuse et vous dites: «arbalète» en voulant dire: «moulin à vent». Même un ami intime qui a ses entrées dans votre esprit, ne peut, s’il voit que vous êtes possédé par le spleen, compatir effectivement, car il n’a point dû saisir la raison profonde de votre malaise, et, comme le spleen se manifeste sous la figure innombrable de Protée, l’ami, voulant le chasser de vous, ne pousse devant lui et ne force qu’une illusion. A la longue, la peine qu’il se donne devient blessante, par maladresse. Oui, le spleen doit être savouré sans témoin, comme une rage de dents, au lieu qu’une grande douleur peut quelquefois être mangée en commun, chacun sachant bien que c’est au même plat qu’il goûte, au lieu que la très large mélancolie du soir reste douce à partager et qu’il est certaines variétés de l’ennui dont l’essence ne s’adultère pas si l’on a prié des gens pour s’en repaître. _Homo homini lupus_... Ah! je n’ai guère besoin d’un compagnon pour illustrer ces trois mots! car je suis mon propre loup, un loup enragé qui s’innocule incessamment et recrée le mal dont il agonise. Et puis, j’ai l’atroce vision des jours qui vont venir, qui viendront assurément! où l’on dira: «Oui, oui, je l’ai beaucoup connu, dans le temps... Oh! il a coulé!... je ne le vois plus... il est mort... ou c’est tout comme!» Alors, je reste seul, je regarde l’architecture de mes songes, j’admire la beauté de mes anciens temples spirituels, de ces temples jadis dorés par le soleil, mais qui, dans l’ombre, menacent déjà ruine et tremblent sur leurs bases... oui... je considère cela et... ne m’en veuillez pas, mes derniers amis, si je demande souvent aux heures bleues de l’opium un allègement à mes peines!--Laissez faire! laissez faire!--C’est la cigarette du condamné! Dimanche, 3 novembre. Quel surcroît de douleur que de souffrir d’un mal que l’on méprise!--Perdez votre unique enfant, voyez mourir le plus sûr de vos amis, mais ne soyez pas torturé par une épreuve abjecte. Me suis-je assez plaint de Clotilde, ai-je assez décrit le supplice qu’elle me fait subir! Je le croyais d’une atrocité sans pareille. Aujourd’hui je deviens modeste. Il est des façons d’être malheureux qui sont plus honorables que les miennes. J’en suis jaloux. Voici la lettre que je reçois d’une ancienne amie. Elle s’est exilée en Amérique, il y a dix ans, après avoir perdu son mari et ses deux enfants dans un incendie. Elle a voulu recommencer à vivre. Je l’estime beaucoup. Je lui écris de temps en temps. Il me plaît de savoir que, dans la Caroline du Sud, un être humain pense parfois à moi. INDD «Mon cher enfant, «Votre billet du 15 juin me fit grand plaisir, car vous m’aviez laissée sans nouvelles depuis longtemps. Plusieurs fois j’ai eu l’intention de vous répondre, mais j’ai différé, attendant le jour où j’aurais quelque chose de satisfaisant à communiquer. Voilà qui prouve ma sottise! car ce jour n’est jamais venu. Maintenant, le petit monde où je vis est dans un état de chaos. Si je n’écris pas ce soir, jamais je ne m’y résoudrai. Le désespoir et l’effroi m’envahissent l’âme. Mon esprit est plein d’ombre. «Le lundi, 16 septembre, un ouragan frappa notre petit village. Huit heures durant, je pus voir les grands sapins se briser et tomber autour de moi. La maison tremblait, gémissait, craquait par toutes ces poutres.--Elle aussi semblait devoir s’anéantir, mais je ne voyais aucun endroit où j’eusse été plus en sûreté.--Comme l’effroi régnait, je réunis les domestiques dans le salon et leur dis qu’ils étaient dans les mains de Dieu, le Dieu de la tourmente aussi bien que du ciel pur. Durant qu’ils se tenaient debout autour de moi, je leur lus le quatre-vingt treizième Psaume, puis, nous nous agenouillâmes, et je fis à voix haute une ardente prière, enfin je leur dis: «Maintenant nous nous sommes confiés au Seigneur, nous devons nous en remettre à lui et chasser toute crainte.» «L’effet de cette oraison fut admirable. Maria reprit les mailles de son tricot, et s’assit tranquillement dans un coin de la cuisine.--Un instant après, elle accourut pour me dire qu’un énorme chêne avait crevé le mur de l’écurie.--La seule miséricorde de Dieu fit que Bobs, mon groom, ne fût pas tué, car il se trouvait à deux mètres de là.--Vers une heure il y eut une accalmie.--Bobs en profita pour aller aux nouvelles. Quelques moments plus tard, il vint me dire que la maison des Wesley s’était écroulée.--Heureusement, il n’y avait pas eu d’accidents de personnes. Je tâchai d’aller porter secours à ces pauvres gens et parvins jusqu’à chez eux en contournant une centaine de sapins, renversés au milieu de la route.--Les Wesley s’étaient montrés d’un courage admirable. Trempés jusqu’aux os, ils s’abritaient, tant bien que mal, sous les ruines de leur maison. Je les ramenai chez moi et les hébergeai pour la nuit. «La journée du lendemain fut pluvieuse et sombre. Je m’inquiétais beaucoup du sort de cette pauvre Lily qui surveille les travaux de la ferme que je possède, à huit milles d’ici.--Je priai Bobs de seller ma jument et résolus de faire le voyage. «Princesse» est une bête tranquille qui ne trouvait pas l’aventure de son goût. Il fallait franchir des troncs d’arbres, des fossés, or elle aime ses habitudes et les chemins faciles. «C’était folie de suivre la route pleine de décombres, aussi me décidai-je à prendre par les bois. La voie est plus courte, mais il est difficile de s’orienter. Bobs qui m’accompagnait à pied, ne voyait pas ce projet d’un bon œil. Son cœur était plein de crainte. Comme ma jument, il ne goûte guère l’aventure. L’ombre des arbres, quand le ciel est couvert, ne lui dit rien qui vaille. «Le soleil était voilé par un ciel de plomb. Il pleuvait une pluie fine et harcelante. Il fallait éviter avec soin deux petits marais où nous nous serions certainement embourbés. Il fallait surtout ne pas perdre la tête.--Quel voyage!--De plus, il était malaisé de garder la bonne direction, à cause des méandres de notre route, car on ne pouvait songer à sauter par dessus tous les troncs d’arbres.--Le petit Bobs avait repris courage, et se montrait d’une gaîté charmante. Il marchait et courait près de moi, la main sur mon étrier et, quand Princesse refusait à un obstacle, il le franchissait, puis, se tournant, disait à la brave bête: «Regarde-moi, Princesse! pour sûr, je suis plus petit que toi, et pourtant, j’y arrive!» «Lorsque je vis enfin les abords de ma ferme et que nous sortîmes de la forêt, je sentis qu’en vérité, nous avions été guidés par la main du Seigneur. «Hélas! nous trouvâmes Lily et son frère dans un triste état de dépression. L’écurie et l’étable avaient été renversées par le vent et les bêtes s’étaient échappées. Foulant les palissades brisées, les cochons, les moutons et les vaches mangeaient avidement ces récoltes qui m’avaient coûté tant de peine et tant d’argent. Mes champs de coton, qui passaient pour les plus beaux du pays, étaient battus jusqu’à terre et il en allait de même pour le blé.--Pas un brin qui fût resté droit! «Sur le moment, je ne pensai pas trop à ma mauvaise fortune; je consolai les gens de la ferme qui avaient si vaillamment supporté ce jour d’épreuve. Puis, je songeai au retour, mais j’étais restée si longtemps à causer que je craignais d’être surprise par la nuit, en plein bois. La course fut encore plus ardue que celle du matin, mais nous arrivâmes à la maison, comme tombait le crépuscule. «Mon cher enfant, j’espère ne vous avoir pas trop ennuyé avec ma longue histoire, mais votre billet du mois de juin me disait que vous étiez malheureux et je sais que les cœurs qui ont souffert, s’intéressent aux cœurs qui souffrent.--Je tâche de réparer un peu les désastres causés par l’ouragan, mais, que voulez-vous! ma ruine est trop complète, il est des moments où je perds courage. Soyez plus vaillant. Ayez foi en Celui qui scrute les consciences. «Aujourd’hui, Dieu merci, le beau soleil est revenu et nous sentons cette paix, ce charme qui conviennent si bien au jour du Seigneur. Je n’ose pas encore penser à l’avenir; je vis au jour le jour. «Voici la cloche de l’église qui tinte. Il me faut vous dire adieu, mon cher enfant. Donnez-moi de vos nouvelles; que la vie vous soit douce, et n’oubliez pas, «votre vieille amie, «Jeanne Dutrieux.» Et comment voulez-vous que je me plaigne, maintenant, de mes propres misères! Dimanche, 10 novembre. Si j’éprouve une douleur, parfois très vive, à voir grandir les défauts de Clotilde, si je souffre de constater qu’elle est, chaque jour, plus insupportable et plus hargneuse que la veille, s’il m’est pénible de sentir croître sa mauvaise humeur en raison directe de sa beauté, c’est que l’espoir, quand il vous vient, a souvent bonne prise, et que, toujours, je me dis: «Qui sait? peut-être s’amendera-t-elle? peut-être finira-t-elle par s’apercevoir que je suis, à tout prendre, un brave homme, quelque peu fou, quelque peu bizarre, mais très maniable, et que, me faire une vie plus tranquille serait se faire, du même coup, une vie plus heureuse.» J’espère cela, comme les gens dont la foi est médiocre espèrent une immortalité. Et cependant, ces derniers jours, j’ai tué mes suprêmes illusions.--Non! Clotilde ne changera jamais, Clotilde restera la Bête inconvenante que l’on voudrait cuire à petit feu, torturer chinoisement, supplicier en détail. Elle est pareille à elle-même, si variable que soit son humeur, et Clotilde triste, Clotilde gaie, Clotilde furieuse, Clotilde froide ou Clotilde en amour ne cesse jamais d’être Clotilde, la seule Clotilde, celle qui m’a dérobé le goût de vivre. Oui, oui, je l’avoue, j’ai de bonnes heures, oui, parfois je ne pense plus à ma peine et je me repais simplement du beau corps offert!... Oui... mais, le lendemain! songez-y!... et la nausée!--En vérité, Clotilde n’est plus pour moi qu’une image féminine de l’enfer. A son seuil, j’ai «laissé toute espérance» et par conséquent, je ne me désole plus, j’ai le spleen. On se désole quand la solution d’un problème est malaisée, non quand un problème est insoluble. Je n’imagine pas un homme éprouvant du désespoir devant une impossibilité absolue. Ceux qui cherchent le mouvement perpétuel sont des fous. On ne pleure guère parce que A est A et ne sera jamais B, parce que l’application d’une formule chimique donne toujours le produit qu’elle figure. Une certitude parfaite, où la logique n’a plus rien à voir, une certitude _classée_, n’excite pas la douleur, au lieu que je sais des aboutissements extrêmes d’un effort inutile où le spleen trouve son compte. Vous n’atteindrez pas Dieu en discutant sa vertu. Vous n’entrerez pas dans l’âme de cette créature en la questionnant ou en rêvant à son sujet.--Ce sont les arches saintes. Ne les considérez pas! Le spleen vous surprendrait durant votre adoration.--Mais, à ce spleen il existe un remède. Il est efficace, car il détruit le spleen pour le muer en joie ou en désespoir, mystérieux parce que jamais on ne joue à coup sûr. Et ce remède le voici: recréez l’espérance.--Si elle vit, si elle prospère, vous connaîtrez la béatitude, si elle ne revit que pour un jour, alors, mon ami, cassez-vous la tête contre un mur solide, vous ne sauriez faire mieux!--Tout est préférable à ce spleen où périt la raison. Mercredi, 13 novembre. J’ai fait aujourd’hui, une bien curieuse expérience de psychologie. Elle m’apprend que l’un des sentiments les plus naturels à l’homme, (je parle de l’instinct de la conservation), s’affaiblit en moi, au point de disparaître. * * * * * Cela se passait rue Saint-Honoré. J’avais pris un fiacre. Bien calé dans le coin de gauche, je fumais tranquillement, sans penser à mal, quand, par la portière dont la vitre était baissée, j’aperçus, à vingt mètres environ, un omnibus qui venait au grand trot. Or, de cet instant jusqu’à la fin de mon aventure, il s’écoula, je pense, vingt secondes, et voici, très précisément, la chaîne de pensées que je vis se dérouler dans ma cervelle, durant ce tiers de minute. «Si mon fiacre continue à obliquer, il y aura un accident. «Le timon de cet omnibus est bien haut! Il passerait juste dans la portière de mon fiacre. «Cet omnibus marche vite. «Le pavé glisse, aujourd’hui. Le cocher ne pourrait certainement pas arrêter ses chevaux. «Mon fiacre oblique toujours. «L’omnibus vient en ligne droite. «Si ces deux mouvements restent constants, l’accident est inévitable. «Le timon de l’omnibus, en cas d’accident, me touchera en pleine poitrine. «Je puis l’éviter en me déplaçant un peu vers la droite. «Faut-il me déplacer un peu vers la droite? «Non, je ne crois pas. Ce genre de mort en vaut un autre, bien qu’il soit un peu sale, car l’omnibus vient si vite que je serai très rapidement défoncé. «Allons, c’est décidé, je ne me déplacerai pas. «En somme, j’ai de la chance. Je disparais d’une façon honnête sans que l’on puisse supposer un suicide, et mes quelques amis souffriront moins de me savoir mort que je n’ai souffert, moi-même, de me savoir vivant. «Oh! que c’est donc ennuyeux. J’ai oublié dans mon testament de laisser ma montre à Ted Williams; j’aurais voulu qu’il la portât. Tant pis, mais, peut-être, ma montre sera-t-elle brisée dans l’accident. «J’espère que l’on pensera à brûler ce paquet de lettres qui se trouve dans le dernier tiroir de mon bureau. «Je regrette de ne pouvoir assister au veuvage de Clotilde. Elle fera de bien attendrissantes grimaces! «C’est singulier! Je n’ai peur, en ce moment, ni dans mon esprit, ni dans mon corps. «Elles seront de haut goût, les conversations de Lanthelme et de Zanko à mon sujet! «Décidément, je ne vois rien qui m’empêche de mourir tranquille. Ma vie, durant ces dernières années, n’avait plus de sens. J’ai été fauché. Je tombe. C’est dans l’ordre. «Ouf! c’est fait! Par sa fin, tout au moins, ma destinée est heureuse. «Je ferme les yeux.» Comme je l’avais prévu, le timon de l’omnibus entra par la portière et me toucha en pleine poitrine. Malheureusement il s’arrêta là. Le cocher avait de bons biceps: il retint ses chevaux. Je fus seulement un peu secoué. Epouvante des passants, cris aigus, commentaires, jurons, agents de police, vacarme. Tout l’ordinaire d’un accident de rue. Rien que cela. C’était raté. Samedi, 10 novembre. Ted Williams est à Londres. Avant-hier, j’ai reçu une lettre de lui.--Son petit cousin Cheftel qui est parti pour le Tchad, avec l’expédition Farlaud, n’a point écrit ni télégraphié depuis deux mois.--Williams, inquiet, me priait d’aller aux nouvelles.--D’autre part, tous les journaux du matin signalaient l’arrivée à Paris du général Felte, l’ancien explorateur, qui est, aujourd’hui, proconsul de la République dans l’Ouest Africain.--J’ai prié le Général Felte à déjeuner, après avoir réussi, par les tours d’une diplomatie cauteleuse, à dépêcher Clotilde chez sa tante Ursule... est-ce bien Ursule?.. ou Mélanie?.. mettons Ursule... laquelle vit de ses rentes, en Seine-et-Oise. C’était pour une heure, ce déjeuner. Felte est entré à midi cinquante-neuf minutes, exactement. Par hasard, je consultais ma montre à cet instant... Jean-Claude Felte, général de brigade, est un homme de cinquante-cinq ans, mince et droit, les cheveux tout blancs, la moustache gris de fer. Il ne fait point de gestes, sourit rarement, ne raille jamais. D’abord il m’a rassuré sur le sort du cousin, de Williams: «Il n’écrit plus, ce petit? Bah! Pour quoi faire, écrire? A quoi bon? S’il n’écrit plus, c’est qu’il se trouve bien où il est, qu’il oublie le reste du monde. Le désert l’a pris par le cœur! voilà tout! Cela arrive à tous ceux qui travaillent là-bas!» «Là-bas!» Un éclair passe dans les yeux songeurs. Et, tout aussitôt, Felte, poli, me complimente sur ma table. «Vous avez un excellent cuisinier...» J’interroge, curieux d’autre chose que de cuisine: «On travaille donc, mon général, là-bas?... On travaille encore? --On travaille. Les temps héroïques sont passés, mais il est aussi dur d’organiser que de conquérir et le petit Cheftel aura, sans doute, autant de besogne sur les bords de son lac Tchad, que j’en ai abattu, moi, il y a quinze ans, lorsque je créais cet empire africain que j’ai donné à la France.» * * * * * ... Et c’est un homme qui est devant moi!... rien d’autre qu’un homme!--Un homme qui vient de prononcer (avec quelle simplicité stupéfiante!) ce peu de mots: «J’ai créé un empire.» Je considère les quatre murs entre lesquels, moi, j’ai enfermé ma pauvre vie; je regarde ces meubles, ces tapis, ce rideau, l’escalier qui mène à mon atelier vide, où je ne travaille plus, à la fumerie où, parmi les feuillages et les oiseaux brodés, je me console tant bien que mal, de ne pouvoir être heureux. J’évoque Clotilde dans ce décor fait à sa taille,--petit, petit, petit! Et l’homme qui est là a créé un empire! Avec deux bras, deux jambes, un corps, un visage, comme moi... il a créé un empire! Le général Felte a créé... Je lui dis: «Vous êtes heureux?» Il répond: «Oui.» Tout sec.--Puis, il ajoute: «Vous aussi, je présume? Quelle tristesse y aurait-il dans votre vie? Vous êtes libre, bien portant, riche, par surcroît...» Malgré le respect qui me subjugue, je hausse les épaules: «Dans ma vie à moi, il y a le spleen. --Parlez donc français! dites: l’ennui. Eh bien! travaillez! faites comme Cheftel, comme moi! --Je suis rivé à mon oisiveté! J’ai une maîtresse... --Vous l’aimez?... non, parbleu! si vous l’aimiez, vous ne vous ennuieriez pas!... Vous ne l’aimez pas?... Quittez-la!...» * * * * * Quitter Clotilde! Dimanche, 17 novembre. O Spleen! directeur de mes songes! délassement des guerriers sans valeur! pourriture de mon esprit! épargne-moi, ce soir, et permets que je vive de la vie bienheureuse des bêtes dans l’étable. O Spleen! je voudrais être un passant qui n’aurait pas de rêves, celui-là qui se dit heureux, celui-ci dont la petite ambition est satisfaite, ou cet autre, qui ne pense plus!... Je voudrais être celui-là, celui-ci ou cet autre, pourvu qu’il fût libre de tes liens! Donne-moi, tout au moins, le répit du condamné; accorde-moi la halte du voyageur, désigne-moi la source qui désaltère! O Spleen! régent de l’ombre! Toi qui doses les cauchemars! idole des hommes dans le désordre, enseigne-moi le secret de ton labyrinthe, le contre-poison de ta ciguë, le dictame de mes maux. Spleen innombrable, obsédant, qui séduis et qui tortures, qui flétris les fleurs et ternis le plus beau rayon, dont l’essence est mystérieuse, dont la vertu ne se décrit pas, auprès de qui le désespoir semble doux, auprès de qui la tristesse est un pur délice, ô toi qui fais hurler dans l’ombre et se terrer dans le jour, Spleen fameux par tes exploits! Spleen couronné de jusquiames et de pavots, qui détestes voir s’épanouir les roses! Triomphateur sans rémission qui ne fais point verser de bonnes larmes et qui remportes tes victoires obscurément! Spleen fulgurant, qui m’assailles au début d’un rire! Spleen patient, qui me guettes au coin des rues, qui me surprends dans mon fauteuil ou dans mon lit! Spleen qui dors entre les pages d’un livre, qui te mêles aux parfums, Spleen que je baise sur les lèvres de mon amie! Toi qui parais au milieu des paysages, figure de la folie! lieu du désenchantement! toi qui rends stagnante l’onde spirituelle, écluse de mes pensées! barrière des brises! toi qui empêches le désir d’éclore! qui dessèches, qui changes en cadavre, qui entoures de bandelettes le plus vivant des songes! qui rends tout effort superflu! qui coupes toutes les ailes! Spleen qui ravages! Spleen pénétrant! fléau de l’âme! erreur de Dieu! magicien que j’exècre et que j’implore!... donne-moi... donne-moi la paix de cette nuit! Accorde-moi le repos pour _une_ nuit!... Que t’importent, ô Spleen, ces quelques heures?... Pour _une_ nuit!... sinon, je prendrai encore, sur cette table, un flacon d’alcool, ou la pire seringue, ou bien ce bambou et mon opium. Mardi, 19 novembre. Non! c’est trop! J’essaye de me faire une façade et je n’y parviens plus! Le masque se déchire. Je sors, je vois des gens, je les salue, je tâche de causer, d’être gai, de m’intéresser à leurs petites histoires qui, en somme, valent bien les miennes, «de paraître» enfin! et l’instant d’après, malgré tous mes efforts, le mensonge se découvre. «Qu’avez-vous donc, mon ami? vous semblez changé! Physiquement... non, pourtant! votre santé est bonne, n’est-ce pas? Alors, quoi? des chagrins? des ennuis? Ah! la vie n’est pas facile à vivre tous les jours!... Allons! Adieu! mais, surveillez-vous! je vous trouve une mine fatiguée... l’air abattu!» Notez que je n’ai rien dit... et ces gens me quittent avec l’idée arrêtée que je file un mauvais coton.--Mon regard a-t-il donc tellement changé, mon expression est-elle à ce point hagarde, que j’inquiète les passants?... car, je le sens bien, ce n’est pas l’hôpital qu’ils me prédisent, c’est l’hospice, l’asile, la maison blanche aux grandes cours! Cela finira peut-être ainsi. Je me vois déjà, lié dans un fauteuil, entouré d’internes qui noteront les traits de ma démence. Je me vois sous la douche. Je vois les instruments de psychiâtrie, les carnets de notes... Je fournirai des documents!--Que cette idée est donc plaisante: je fournirai des documents!--Et je vois, un peu plus tard, quand la maladie aura progressé, les infirmières qui me donneront à manger comme aux petits enfants; et j’aurai une serviette autour du cou, de peur que je me salisse. La maison blanche, les grandes cours plantées régulièrement, les portes à grosses serrures, la salle des douches, les médecins, le chœur des fous qui hurlent, les fous malpropres, les fous hébétés, les fous extatiques, les fous furieux et les pauvres demi-fous... tout cela: ma patrie et mes frères de demain. Et, peut-être, un jour, Clotilde viendra-t-elle me rendre visite.--Elle restera debout devant moi et pensera dans sa petite cervelle calme; «Tiens! tiens! c’est donc ça qui m’a aimée!» Alors, je me mettrai à glousser frénétiquement, et, dans ces cris de basse-cour, Clotilde voudra reconnaître des intonations tendres, au lieu qu’il s’agira d’un simple appel, un appel pour manger. _Manger_: toute ma vie tiendra dans ce mot. Oui, oui! je vois ces choses! Et Clotilde s’essuyera les yeux, puis elle partira en murmurant: «Tout de même! ce pauvre loup!» Apitoyée un peu, mais contente aussi de pouvoir, le lendemain, raconter à ses camarades une si dramatique entrevue. Et moi, je glousserai toujours, jusqu’à l’instant où l’on m’apportera ma pâtée. * * * * * Vous verrez! ça finira ainsi! j’en suis sûr! Jeudi, 21 novembre. Cette visite du Général Felte... quel évènement dans ma vie! J’ai simplement invité le Général Felte à déjeuner, pour causer du petit Cheftel, le cousin de Williams, et voilà que ces deux heures ont pris une importance énorme, que leur souvenir occupe tout mon esprit, que je ne songe plus à rien autre. «Quittez-la!» Felte a dit ces mots avec une tranquillité vraiment prodigieuse! Quitter Clotilde! Cela devient une obsession!... Il serait donc possible que j’en vinsse, un jour, à ne pas vivre avec Clotilde? à me sentir libre! Se sentir libre, tout à fait! libre comme Felte! quelle volupté ce doit être!--Depuis samedi, toute autre pensée m’est indifférente. Ces jours derniers, je songeais à mon entrée dans un asile, j’adressais une prière au spleen comme à une divinité... aujourd’hui, je songe à tout autre chose!... Je songe... à raisonner sur Clotilde... Ecoutez... En somme... si j’aime Clotilde, ce n’est pas seulement parce que sa chevelure est une flamme admirable, parce que ses mains sont exquises, sa chair, une création merveilleuse et que tout cela me fait oublier son esprit, cette incessante manifestation de nullité, mais aussi, parce que je suis fier de posséder une maîtresse que chacun m’envie. (Ah! si chacun savait!) Cependant, si je l’aime pour toute ma vie, si je l’ai déjà aimée avec force un grand nombre de petits instants, il reste vrai que, durant un quelconque de ces petits instants, j’eusse mieux fait de prier Dieu, ou d’unir harmonieusement des couleurs sur une toile, ou de m’absorber dans un problème d’échecs... Et je songe encore que, durant toute cette minute qui précéda la minute où je vis Clotilde pour la première fois, je vivais en paix, sans que l’image de Clotilde me harcelât de mille manières chinoises et sadiques... et je parviens, en suivant une pente facile, à me dire que, si j’avais répété cette minute dont je parle, si j’avais vécu toute ma vie en répétant cette minute là, comme l’accordeur, pour bien faire sonner une note de piano, la frappe un grand nombre de fois en écoutant les harmoniques, je ne porterais pas de chaînes aux mains et aux pieds et je ne me verrais pas conduit, Dieu sait où, par cet anneau que Clotilde m’a passé dans le nez. Et, tout naturellement, comme le fruit qui tombe de l’arbre quand il est mûr, comme l’esprit qui s’en va de la cervelle quand il veut se promener, et, en résumé, comme toutes les choses qui se croient esclaves, alors qu’elles sont presque affranchies, déjà, je me décidai, peu à peu, par petits efforts, à envisager ce moment où je pourrais tâcher de répudier Clotilde. Mercredi, 27 novembre. Sans doute qu’au dehors, l’aube devait déjà nuancer l’air, quand je me sentis troublé dans un songe optimiste et de teinte orange. Nous dormions sur les nattes, ayant commencé à fumer tôt. J’eus, en ouvrant les yeux, un moment d’effroi. Pourtant, l’aspect de la chambre n’offrait rien que d’habituel. Sauf Lanthelme, que Poussière avait excusé, nous étions tous là... mais, précisément, ce fut Poussière qui me surprit.--Son visage était d’une pâleur étrange et elle tremblait de tout son petit corps. Je remarquai avec malaise combien sa figure était convulsée.--Des deux mains, elle tirait sur le mouchoir que retenaient ses dents. Elle était une vraie statue de la peur. Son corps entier disait l’épouvante. «Qu’y a-t-il donc, ma petite?» Elle ne pouvait répondre. Je vis cependant qu’elle tâchait avec sa main, de désigner la porte de la chambre. Elle me saisit le bras, et me retint. Nous restions là, tous deux, elle, tremblante, moi, vaguement alarmé d’une crise aussi vive, elle, nue, et moi, couvert d’une robe chinoise.--Voyant sa figure se décomposer encore, je l’attirai contre ma poitrine. Alors, toute blottie à la façon des petits enfants, elle approcha sa bouche de mon oreille, et, dans le silence coupé d’un ronflement de Bichon et du souffle des deux autres dormeurs, murmura, très bas, si bas et sur un ton si terrifié que cela semblait un bon effet de théâtre: «Je crois qu’on a sonné.» De fait, à l’instant qu’elle parla, j’entendis vibrer le timbre de ma porte. Chacun des trois dormeurs fit un léger mouvement, et Poussière, déchirant son mouchoir avec ses doigts crispés, soupira, comme l’on fait pour un dernier soupir. Sans beaucoup méditer sur cette visite matinale, je m’en fus dans l’antichambre et j’ouvris la porte.--La concierge de Lanthelme était sur le palier. «Monsieur! Monsieur! venez vite.» C’est une vieille femme qui fut, je pense, entremetteuse, et que Macbeth dût voir, la nuit où les sorcières lui apparurent. «Il y a un malheur! Monsieur Lanthelme... --Eh bien!... --Du sang coule sous sa porte! --Allons! bon! c’est complet! attendez un instant, je reviens.» Dans la fumerie, Poussière était assise, toujours épouvantée. «Rassurez-vous, ma petite! C’est simplement Lanthelme qui me fait demander de passer chez lui.» Je réveillai Ted Williams et lui dis à l’oreille: «Je crois qu’il y a du nouveau chez Lanthelme... --Quoi? la police? --Non. --Oh! alors, il est mort,» dit-il d’un ton calme. Il se leva et se rhabilla. Zanko prit la chose autrement. Il semblait très affecté. Cinq minutes plus tard nous sortîmes, vêtus de hasard, laissant les trois femmes dans la fumerie, serrées en un petit groupe de chair. On eût dit qu’elles étaient transies par le froid. L’appartement de Lanthelme n’est pas situé loin du mien. Cinq minutes de marche y conduisent. La vieille marchait devant nous en clopinant, puis venait Ted Williams qui se tirait la peau des joues, puis Luca Zanko et moi, qui causions à voix basse. L’entrée sale et puante.--Tout d’abord, les allumettes ne veulent pas prendre.--Il fait froid.--Courants d’air.--Un chat efflanqué se sauve entre mes jambes.--La procession dans l’escalier qui craque.--On monte lentement.--La concierge tient une bougie. Nous voilà au troisième palier. C’est vrai, du sang coule sous la porte. «J’allais au cinquième, explique la vieille, chez une dame malade, quand j’ai vu... --Oui! oui! assez causé! donnez-moi la clef! dit Williams. --Entrer là! oh! non! jamais! Il faut appeler la police. --Taisez-vous! La clef! --Voici.» Nous entrons. Williams allume le gaz. Il n’y a, en effet, qu’à faire constater par la police.--Lanthelme s’est coupé la gorge avec un rasoir.--Il a été brave.--Assis dans son fauteuil, au milieu de la chambre, il s’est tranché la carotide, nettement, de gauche à droite. Puis, il est tombé sur le côté. Le rasoir est par terre. Les fleurs rouges du tapis entourent une plus sombre fleur de sang qui a coulé jusqu’à la porte. Je prends, sur la table, une lettre qui m’est adressée. Je la mets dans ma poche.--Williams est debout devant le cadavre. Il regarde, le sourcil froncé.--Zanko est dans un coin, près du lavabo. Il pleure comme un enfant.--La vieille est restée sur le palier. Elle se parle tout bas et fait le bourdonnement d’une machine à coudre. Nous posons Lanthelme sur le lit. Cela n’est pas sans peine. On allume quelques bougies. Non, vraiment, il n’y a plus rien à faire.--Zanko restera pour veiller le mort. Allons! c’est fini! je lirai la lettre chez moi. Tout de même, Lanthelme s’est bien tué. Je ne pense pas qu’il ait souffert. Samedi, 30 novembre. Les femmes ont beaucoup pleuré.--Il y a eu deux crises de nerfs. Cette mort de Lanthelme, désorganise notre vie.--On a offert à Zanko une place bien rétribuée à Saïgon, dans une maison de commerce. Il part. Il emmène Poussière. Bichon va vivre à la campagne. Elle a hérité du peu d’argent que possédait Lanthelme. Moi, je ne sais que faire. J’ai vu beaucoup de gens mourir. Leur souvenir est un baume aux heures où le spleen me possède. Je tâche de vivre avec les morts, quand la société des hommes devient amère. Mais, de Lanthelme, je garde une image insupportable.--Je sens qu’il a eu raison de se tuer. D’ailleurs, voici le billet que je trouvai sur sa table: «Mon ami, «C’est à vous que j’écris, parce que j’ai connu sur les nattes de votre fumerie les quelques heures de tranquillité qui m’ont permis de vivre, jusqu’à ce jour, et que, d’autre part, vous serez sans doute le premier à être informé de la décision que je viens de prendre. «Je vais me couper la gorge, mon ami. Ce parti est le seul qui me reste. Il y a des gens qui se relèvent, si bas qu’ils soient tombés. Je n’en suis pas. Vous m’avez tiré, au mois d’août, d’une assez vilaine situation. Elle se serait reproduite avant la fin de l’année. «Je suis perdu. C’est ainsi. Je suis condamné sans recours. Je n’aime plus que les plaisirs de la crapule. Je me trouve voué à l’égout. Autant mourir. Mon rasoir coupe bien. J’aurai la main sûre. «Allons! adieu, cher ami! adieu sans larmes! Fumez, ce soir, une pipe à la santé de mon âme.--Qui sait où elle se promènera dans une heure!» Et moi, que vais-je faire? Je pense aux conseils du général Felte. Vivre toujours à côté de Clotilde m’épouvante!... et c’est très facile, en somme, de se couper la gorge! Mardi, 10 décembre. «Ma chère Clotilde! rappelle-moi que je dois écrire au Général Felte, demain matin. J’ai eu des nouvelles du cousin de Williams. Il sera content que je les lui communique. --Le Général Felte? ah! oui! ce bonhomme qui est venu l’autre jour! C’est pour le recevoir que tu m’as envoyé chez ma tante Ursule! Tu me traites en esclave, en parente pauvre, depuis quelque temps. Tu sais, je finirai par regimber. D’ailleurs, j’avais encore autre chose à te dire. Je t’en prie, mon ami, ne reçois plus cet acrobate du cirque. Je l’ai vu, la semaine dernière. Il n’a pas l’air d’un homme du monde. Il a des durillons dans les mains. Il parle avec l’accent italien. Cela me dégoûte. Je n’ai pas l’habitude de fréquenter ces gens-là! --Ma chère Clotilde! rappelle-moi que je dois écrire au Général Felte, demain matin, et l’inviter à déjeuner. --Oui, et tu m’enverras encore à la campagne? Oh! je le sens! tu as honte de moi! Eh bien! tu n’écriras pas au général Felte! et il ne remettra plus les pieds ici! Voilà! --Ma chère Clotilde! loin d’avoir honte de toi, j’aurais plutôt honte de moi-même. Cependant, laisse-moi te dire qu’aujourd’hui, tu parais dépasser un peu les bornes de ta mauvaise humeur habituelle, et... --... Et, pour l’amour de Dieu, n’aie pas l’air de te moquer de moi, avec tes phrases polies! il pourrait t’en cuire! --Ma chère Clotilde! il me semble que je vais perdre patience. Tu voudras bien me laisser recevoir chez moi qui me plaît. --De vieilles badernes et des clowns malpropres? Tiens! tu m’exaspères! Je vais faire un tour au Bois! --Ma chère Clotilde! je t’avertis que j’ai perdu patience. Si tu vas au Bois et si tu ne t’excuses immédiatement de ton inconvenance, tu ne rentreras plus ici. --Imbécile! Je sors! Nous dînerons tôt, ce soir. Je compte voir la revue des Variétés. Tu feras prendre des places. --Ma chère Clotilde! je te signifie ton congé. Tu peux dîner chez ta tante Ursule, tu peux y coucher aussi. Je te recommande le train de 6 heures 15. Allons! va-t-en! Adieu!... Nos petites transactions seront réglées par un intermédiaire, et je t’enverrai, demain soir, tes robes et ton linge. Allons! va-t-en vite!» Clotilde sortit en haussant les épaules. Elle avait à peine fermé la porte qu’elle la rouvrait déjà. «Tu veux le passe? --Cela me dispensera de te le faire réclamer.» Elle me jeta la clef au visage et sortit de nouveau. Je sonnai mon valet de chambre. «Jules, si Madame rentre vers sept heures, vous ne lui ouvrirez pas; d’ailleurs, je vous donnerai plus tard mes instructions à ce sujet. --Ah!... Bien, Monsieur! C’est entendu!» Mais la conviction du domestique ne doit pas être grande. Il sait que, trois fois déjà, Clotilde fut congédiée, mais il sait que je la rappelai trois fois. Clotilde s’en souvient aussi. Tous deux doivent être sceptiques!... Pour ce coup, aurai-je plus de courage? Tâchons! Mercredi, 18 décembre. C’est fait.--Je ne reverrai plus Clotilde. Durant la dernière semaine, j’ai reçu huit lettres. Une chaque matin; deux avant-hier. Leur ton se dégradait de l’extrême colère à la supplication. De plus, Clotilde est venue trois fois. J’ai reconnu son coup de sonnette. Chaque fois, «Monsieur était sorti.» Du fond de la fumerie, ma pipe en main, j’entendais le valet de chambre réciter la leçon que je lui avais apprise. A sa dernière visite, Clotilde tâcha de forcer la consigne. Il y eut un petit orage,--puis «Madame» fut mise à la porte. Voilà qui est excellent. Jamais je n’aurai la bassesse d’âme de reprendre Clotilde devant un valet de chambre qui l’a jetée dehors et jamais, je l’espère, l’impudeur de renvoyer un serviteur sans reproche.--Allons! l’exécution est faite,--le fil est coupé... Mais, vraiment, je suis bien seul! Aucun de mes amis n’est venu me voir. Ne fréquentaient-ils chez moi que pour assister à mon supplice? Entraient-ils donc ici comme au spectacle?... Qu’importe, en somme!... Ils ont vu la pièce entière, maintenant, jusqu’à la chute du rideau, jusqu’à l’extinction des feux. Ces lettres de Clotilde!... Quelles pauvretés! «Jamais je ne t’aurais cru capable d’une pareille...» «La goujaterie de ta conduite...» «Tu as donc oublié nos...» «Je tâche de comprendre ta cruauté, mais...» «Tant de bonnes heures, mon pauvre ami! tant de...» «Eh bien! oui! admettons que... mais la douleur m’a transformée...» «Ah! je me rends bien compte?...» «Et c’est à travers mes larmes que...» Oh! oh! cela a traîné partout! Au panier! Mais... je vais donc rester seul toute la soirée? Tiens... on a sonné... Encore elle? * * * * * ... Non! ce n’était pas Clotilde. Le valet de chambre souriait en annonçant: «M. Altano.» Je le fis entrer.--Je viens de causer une heure avec lui. Il y a quinze jours, son frère est mort, dans un accès de _delirium tremens_, après s’être saoulé plus que ne le comportait la prudence. Altano est vraiment un brave garçon. Je regrette qu’il s’en aille. Il quitte Paris. Il s’est engagé dans un cirque de Londres, à de bonnes conditions. J’ai lu attentivement son traité. Tout à fait satisfaisant. «Voyez-vous, Monsieur, il faut essayer du nouveau. En Angleterre, j’apprendrai des choses. Depuis que mon frère est mort, je ne sais plus où donner de la tête. Il me semble toujours que les personnes dans les fauteuils me veulent du mal. Je suis seul. J’ai peur. Oui... alors, maintenant, à Londres, ce sera un travail tout différent. Je vous expliquerai ça. Il a fallu changer, vous comprenez, depuis que Giacinto n’est plus là... Et, prendre un autre frère, un frère pas vrai, avec le même nom... ça ne me dit rien... Mon nouveau travail? Je vais vous dire: c’est comme qui dirait...» Et il m’a décrit la chose tout au long. L’idée est ingénieuse. Puis, nous nous sommes serrés la main, et il est parti. Me voilà seul de nouveau. Le valet de chambre est allé se coucher. Mon chat doit miauler sur les gouttières... c’est le temps de ses amours! Pas même une mouche dans la chambre. Rien... Et l’opium?... non! je n’ai pas envie de fumer, ce soir. * * * * * J’ai rêvé quelque temps, puis j’ai tâché de lire. Impossible. Puis je me suis promené de long en large. Puis j’ai feuilleté un atlas, un vieil atlas de 1850... J’ai regardé la carte d’Afrique. Il y avait, au milieu, de grands blancs. Et, dans l’Amérique du Sud, aussi, de grands blancs: «_Terres inconnues_...» «Essayer de nouveau, disait Altano, il faut essayer de nouveau.» Non, il serait mauvais de remplacer Clotilde... «Essayer de nouveau...» Des _Terres inconnues_?.. en existe-t-il encore? Je m’occuperai de cela, demain. Dimanche, 26 janvier. Voilà plus d’un mois que je n’ai ouvert ce cahier où je racontais ma vie.--Si je le reprends, ce soir, c’est pour y ajouter quelques lignes qui le termineront. Ted Williams disait que toute page écrite supposait un lecteur. Soit.--Eh bien! cher lecteur! voici mes dernières nouvelles: j’ai vendu ma fumerie, j’ai donné Tchéragan à Ted Williams; j’ai bouclé mes malles... et je te dis adieu. Je te dis adieu à toi surtout, car, sur le quai de la gare, j’aurai peu de mains à serrer. En partant, je ne quitte pas grand chose. Mes amis se détachent de moi, s’en vont ou se détruisent. Il ne me reste guère que les morts, mais, depuis longtemps, mes racines ont pénétré leurs tombes. Si quelque noblesse subsiste en moi, c’est bien d’eux qu’elle vient. J’emporte leur beau souvenir. Adieu! adieu! je vais tuer mon démon secret devant de nouveaux paysages. FIN Imprimerie Générale de Châtillon-s-Seine.--A. PICHAT. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DÉMON SECRET *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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