The Project Gutenberg eBook of Le Harem entr'ouvert

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Title: Le Harem entr'ouvert

Author: A. R. de Lens

Release date: July 24, 2022 [eBook #68602]

Language: French

Original publication: France: Calmann Lévy

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE HAREM ENTR'OUVERT ***

A.-R. DE LENS

LE
HAREM ENTR’OUVERT

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright, 1919, by Calmann-Lévy.

LE HAREM ENTR’OUVERT

PREMIÈRE PARTIE
MŒURS TUNISIENNES

A Chedlïa meurtt Tahar
ben Abd el Malek el Trabelsi,
ma servante,
humble et précieuse collaboratrice,
Ce livre qu’elle ne lira pas.

I
LA MAISON DU CAÏD MANSOUR

Le caïd Mansour prend le café avec mon mari. Ils sont accroupis tous deux sur le divan, à la mode arabe, et fument en devisant.

Le caïd Mansour est un personnage digne et conscient de sa haute importance. Il est toujours vêtu avec la plus grande recherche. Ses burnous sont en fine laine de Mâteur et ses gebbas aux teintes pâmées : fleur de pêcher, gris tourterelle, mauve de crépuscule, éparpillent autour de lui mille tendres reflets de soie.

Quand il entre, la pièce se parfume d’essences subtiles : ambre, jasmin ou rose.

Le caïd Mansour a des manières exquises et fières. Il me témoigne une déférence infinie, sachant qu’il convient de traiter les Européennes avec plus d’égards et de respect que leurs époux.

— Le salut, Si Mansour !

— Le salut sur toi. Comment vas-tu ?

— Comment va ta maison[1] ?

[1] On ne parle jamais ouvertement à un Arabe des femmes de sa famille.

— Grâce à Dieu ! Ma maison est en parfaite santé et soupire après ta venue. Ne l’honoreras-tu pas bientôt d’une visite ?

— Avec plaisir, Si Mansour. Dis-lui que j’irai la voir prochainement.

C’est une grande et noble maison que celle du caïd. Si Mansour a épousé, il y a une dizaine d’années, la princesse Bederen’nour (Lune éclatante) et son frère Si Chédli a pour femme Lella Zenouba, fille du ministre de la plume[2].

[2] Deuxième ministre du bey.

Ces dames me traitent en amie, et réclament toujours ma présence, précieuse distraction dans leur vie monotone. Et rarement je sors de chez elles, sans être suivie du grand nègre de Si Mansour, vêtu d’écarlate et portant un présent. Tantôt un bouquet tout rond où les fleurs fraîches, montées sur de longues tiges d’alfa, sont rehaussées de pistils en papier doré. Tantôt un plat rempli de pâtisseries arabes : backléouas luisants de miel, crottes de gazelle en sucre parfumé, morves du bey, makroudhs farcis de dattes, vertes samsahs aux pistaches.

Il y a plus d’un mois que je n’ai vu mes nobles amies, malgré leurs insistances à ma dernière visite. J’irai demain.

Et que vais-je apporter qui leur plaise et alimente un peu notre conversation ?

L’autre fois je les ai ravies avec un vieux stock de catalogues des grands magasins. Pendant des journées entières, elles se sont passionnées pour les modes du Bon Marché d’il y a deux ou trois ans. Et Lella Zenouba m’a même chargée d’une commande : une écharpe de plumes dont elle meurt d’envie.

Ah ! voici qui les intéressera fort : un petit stéréoscope portatif et toutes les vues tunisiennes prises par mon frère durant son séjour ici.

La maison de Si Mansour n’est pas très éloignée de la mienne. Elle occupe, comme toute demeure d’importance où il convient d’être tranquillement chez soi, loin de la rue, une impasse entière aux arcades gracieuses. Les premiers bâtiments sont les communs et les écuries du caïd. Puis vient la maison, — le palais serait plus juste — de Si Mansour.

Bien entendu, les grands murs blancs ne trahissent la richesse intérieure que par leurs dimensions, et seule la porte, énorme, massive, en bois sculpté, dans son encadrement de marbre rose, atteste l’importance seigneuriale du logis.

Elle s’ouvre sur un vestibule revêtu de faïences et garni de divans où siègent en permanence les gardiens du lieu, un Marocain au profil d’ascète, et le nègre vêtu d’écarlate. Ils me connaissent et me laissent passer sans difficulté. Je heurte le marteau de bronze à la petite porte du fond.

— Qui est là ? — crie une voix, de l’intérieur.

Et, suivant la formule, je réponds :

— Ouvre !

Cela suffit. Du reste, en le cas présent, mon accent me dénonce. Une grosse négresse entrebâille la porte en ayant soin de se cacher derrière le battant, afin de ne point être vue des serviteurs mâles.

Je traverse le joli patio à colonnes, au-dessus duquel se découpe un carré de ciel très bleu, et je suis introduite dans un grand salon, tout en longueur, aux parois luisantes de faïences polychromes. Au centre se creuse le « divan » entouré de sofas abondamment pourvus de coussins. Les murs ont sept ou huit mètres de haut, et des lustres étincelants, en cristal de Venise, tombent des voûtes ciselées. Il fait presque frais dans ce salon, bien que dehors la chaleur soit lourde, et l’on y voit à peine, après l’éblouissement du patio. Mais les yeux se font vite à l’ombre douce qui atténue les mille couleurs et les dorures d’une décoration orientale.

Pas plus dans cette pièce que dans toute autre du logis, il n’y a d’ouverture sur l’impasse ; de grandes fenêtres aux grilles en fer forgé donnent sur le patio.

Ces dames se font attendre longtemps. C’est leur habitude, car elles rehaussent leur parure chaque fois que je viens. Mabrouka, la négresse, me tient compagnie.

Mabrouka est une amie de Chedlïa, ma servante ; elle va souvent la voir et lui conter les faits et gestes de ses maîtres. Parfois, comme aujourd’hui, ses confidences indiscrètes débordent jusqu’à moi.

— Par Allah ! tu arrives en un triste moment. Si Chédli n’est encore pas rentré cette nuit, et Lella Zenouba a pleuré jusqu’au matin en l’attendant. Sans doute était-il auprès de cette danseuse française pour laquelle il fait des folies…

Chacun sait que Si Chédli s’est acoquiné avec une petite chanteuse du Palmarium, perverse et prétentieuse, qui lui fait payer cher des faveurs à la portée de tous.

Le caïd Mansour, malgré son chapelet, son air digne et ses hautes fonctions, est aussi libertin que son frère, et les aventures de ces deux nobles personnages défrayent la conversation de bien des harems.

A la rigueur, cela se comprend du caïd Mansour, dont la femme est laide et n’est plus très jeune, car voici déjà dix ans qu’il l’épousa dans sa fleur. Et l’on se souvient de sa déconvenue le jour des noces, — si grande qu’il ne put la dissimuler, — en dévoilant son épouse que le fard et les bijoux n’arrivaient pas à rendre belle.

Toute autre eût été répudiée sur l’heure et ramenée à son père avant la consommation du mariage. Mais, on ne répudie point une princesse ! une fille de sang beylical ! Et le caïd Mansour a gardé sa femme et son dépit.

Oui, cela se conçoit que Si Mansour cherche au dehors des compensations. Jadis il eût pris d’autres épouses ; mais maintenant cela ne se fait plus guère chez les citadins, outre qu’il serait peu séant de donner une rivale à la petite-fille d’un bey. Et certes, ce n’est point une joie pour les yeux de se poser toujours sur la laide et chevaline princesse Bederen’nour.

Mais, que Si Chédli délaisse la gracieuse Lella Zenouba, au corps d’ambre et aux yeux de génisse, pour des Françaises de mauvaise vie, — par le Prophète ! — voilà ce qu’on ne peut comprendre !

C’est que Si Mansour et Si Chédli ont du sang brûlant dans les veines et du vice jusqu’à la racine des cheveux, en dignes fils de Si Abd el Latif, favori de Si Sadok bey, tous deux aujourd’hui dans la miséricorde d’Allah !

C’est à leur père, un ancien esclave, beau comme la lumière du matin, devenu tout-puissant auprès de son illustre maître, grâce à des complaisances… païennes, qu’ils doivent leur grosse fortune, leurs palais de Tunis, de Rhadès et de Gamart, ainsi que cette frénésie qui les pousse aux pires excès.

Ne raconte-t-on pas que Si Abd el Latif mettait à mal toutes les femmes de son milieu, et allait jusqu’à faire garder par les soldats du bey les portes des hammams, les soirs où certaines dames particulièrement nobles et belles s’y étaient rendues, afin de satisfaire ses désirs en toute tranquillité. Et nul n’osait se plaindre ni résister à un si puissant personnage, capable de vous faire pendre dans la cour du Bardo, sur un signe de son petit doigt.

L’occupation française a enrayé tout cela, et pareilles fantaisies ne sont plus à la portée de Si Mansour et de Si Chédli, ses fils. Mais, par Allah ! il reste bien moyen de s’arranger, et l’on a en outre, aujourd’hui, la ressource des actrices du Palmarium, du Casino de la Goulette, et des cocottes françaises ou italiennes qui circulent le soir sur le boulevard de la Marine.

Et les femmes, toujours trahies, toujours délaissées, éternelles prisonnières dans leurs palais de faïence, se morfondent des nuits entières en l’attente du mari pour qui elles se sont parées en vain.

Tout cela, je le connais par les confidences de la négresse Mabrouka, les récits de Chedlïa, les racontars de harems et de terrasses où tout se sait. Mais mes nobles amies ne m’en disent jamais rien, dans leur souci de dignité vis-à-vis d’une Européenne.

Justement les voici qui s’avancent à travers le patio, de leur démarche nonchalante et balancée, et le soleil fait un instant luire les ors de leurs parures.

La princesse Bederen’nour, pauvre « Lune éclatante », semble plus olivâtre que jamais dans son costume de soie mauve, au large pantalon bouffant.

Lella Zenouba, malgré ses soucis, est adorable et resplendissante. Ses beaux cheveux, noirs de henné, tombent en boucles sur ses épaules, retenus au front par un rang de perles et une plaque d’or incrustée d’émeraudes ; de grandes boucles d’oreilles anciennes jettent des lueurs vertes le long de son cou, et ses doigts scintillent de bagues aux pierreries énormes. Elle porte un pantalon de satin noir brodé d’or et une gebba de tulle noir pailleté, sous laquelle transparaît, par éclairs, le splendide et lourd boléro d’or des jeunes épouses. Dans un ovale très fin, très pur, elle a les traits d’un dessin parfait : un front étroit et poli, un petit nez droit, une bouche éclatante et bien arquée et de grands yeux noirs, des yeux immenses cernés de kohol, au regard doucement bestial. Une étoile en vérité ! à côté de cette prétentieuse Éliane d’Avricourt, caprice de Si Chédli.

Toutes deux, la princesse Bederen’nour et Lella Zenouba, ont les joues peintes, les lèvres rougies au carmin, les doigts et les cheveux passés au henné, et, barrant le front, d’épais sourcils noirs hardiment tracés. Elles répandent un violent parfum de jasmin. Auprès d’elles, on se croirait dans une serre pleine de fleurs.

Elles ont une distinction de race, une politesse raffinée, et ne savent ni lire ni écrire. Toute leur instruction consiste en quelques sourates du Coran, apprises par cœur, sans les comprendre.

La princesse Bederen’nour semble intelligente, et la petite Lella Zenouba, parfois, a de subtiles reparties. Mais elles n’ont rien vu et ne connaissent rien. Elles ont passé de la maison paternelle à celle de l’époux en toute ignorance du monde environnant. Elles ne savent pas ce qu’est une rue, une place, un jardin, le grand ciel libre.

L’été, elles s’en vont à Rhadès ou à Gamart, en d’autres palais pareillement clos et luxueux. Seuls, la plainte assourdie des vagues et le goût salé de l’air peuvent leur dénoncer l’inconnu sans limites, qu’elles ne se figurent pas.

On les emmène de Tunis la nuit, en des carrosses bien fermés, où elles ont peur, car c’est une impression terrible pour des femmes de se sentir ainsi hors de chez soi. Et elles ne retrouvent leur assurance qu’à l’abri des grands murs farouches et protecteurs.

Elles ne reçoivent aucune visite, à part moi, et n’en font jamais. Les dames arabes ne sauraient sans scandale sortir de chez elles, comme ces femmes du peuple qui courent d’une maison à l’autre pour colporter les nouvelles. Et pourtant elles savent ce qui se passe : intrigues, maladies, chagrins, disputes, dans les grands harems, car leurs servantes les tiennent au courant de toutes choses.

En de rares circonstances, elles traversent la ville, dans leur voiture aux volets de bois soigneusement clos, pour la mort d’un proche parent, l’accouchement d’une sœur, ou, réjouissance suprême, les fêtes d’un mariage. Mais des mois, et parfois des années s’écoulent sans qu’il leur arrive de quitter ainsi la maison conjugale.

Cet été, elles n’iront point comme d’habitude à Rhadès où l’air est plus frais. La mère du caïd Mansour et de Si Chédli étant morte l’an passé, il leur faut, par cette privation, porter son deuil, et aussi renoncer pendant quelques mois encore aux broderies et aux petits ouvrages dont elles occupent généralement les longues journées.

Du reste, leurs époux forment pendant ce temps le projet d’aller à Paris, et de goûter à toutes les délices montmartroises.

La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba trouvent très naturel de se morfondre si sévèrement pour la perte d’une belle-mère despotique et méchante, tandis que leurs maris s’amusent. Mais ce qu’elles ne peuvent admettre, malgré l’habitude et la généralité du fait, c’est, à cause de créatures indignes, d’être délaissées, et surtout ruinées !…

Car, il n’y a pas à s’y tromper, malgré les palais de faïence et de marbre, les étoffes brodées d’or, les perles et les diamants, c’est bien la ruine sinistre qui plane au-dessus de la maison du caïd Mansour, et l’ombre de ses ailes angoisse les nobles prisonnières.

La grosse fortune de Si Abd el Latif est déjà fortement entamée, et, chaque jour, Si Mansour et Si Chédli y font de nouvelles brèches. Il y a un an, Si Mansour a vendu au Juif Haïm Boudboul, pour quelques milliers de francs, ses oliveraies de Nabeul, qui en valaient plus de cent mille, afin de payer à sa maîtresse, la danseuse arabe Leïla, un collier dont elle avait envie. Récemment encore, tout à sa nouvelle passion, la petite Rose Printemps, il vient de céder à perte ses cultures d’El Arousa. Et Si Chédli, follement prodigue pour Éliane d’Avricourt, imitant l’exemple de son aîné, vend et hypothèque ses biens avec entrain.

Cela peut durer ainsi huit ou dix ans peut-être, mais ensuite ?

Et voilà les soucis qui creusent si profondément sous le fard les traits de la princesse Bederen’nour et cernent les beaux yeux enfantins de Lella Zenouba.

Mais elles rient devant moi, sachant dissimuler ce qu’il convient, et aussi du plaisir réel de me voir qui rompt l’ennui de leurs longues journées inactives. Quelques servantes curieuses se sont jointes à Mabrouka, et debout, non loin du divan où nous sommes installées, écoutent et prennent part familièrement à la conversation.

Ne vivent-elles pas dans l’intimité de ces dames, initiées à leurs intrigues, à leurs chagrins, toujours prêtes à duper leurs maîtres, à les suivre, à les épier, pour le compte des épouses prisonnières et inquiètes ?

Ne partagent-elles pas avec leurs maîtresses les restes du repas, après que Si Mansour et Si Chédli se sont restaurés ? N’ont-elles pas la clé de leurs plus dangereux secrets, qu’elles ne trahiraient pas devant la mort, liées par cette sorte de franc-maçonnerie qui unit toutes les musulmanes contre les maris ?…

L’une d’elles apporte le café dans de petits calices en porcelaine rose. La conversation languit entre mes amies et moi, car, depuis ma dernière visite, leur vie s’est écoulée uniforme, goutte à goutte, comme cette eau qui tombe régulièrement de la vasque de marbre dans le bassin, au milieu du patio.

Et mes occupations à moi, elles ne les comprendraient pas.

Alors j’appelle à mon aide le petit stéréoscope, emporté à cette intention.

— Vous allez voir…

Mais déjà Lella Zenouba s’est enfuie peureuse, et la princesse Bederen’nour affolée se cache le visage.

— Non ! non ! ne nous photographie pas ! C’est impossible !… une petite-fille de Si M’hamed bey !… Une fille du ministre de la plume !…

Je rassure mes défiantes amies :

Cet appareil n’est point « une machine à portraits ». Sur la tête de ma mère ! Mais qu’elles regardent plutôt…

Timidement la princesse Bederen’nour risque un œil, puis deux.

— O Allah ! qu’est ceci ?

— La rue du Pacha, tout simplement ; la rue même où vous demeurez.

— Par mon Maître ! que c’est curieux !

— Et voici la grande mosquée de l’olivier, le souk des parfums, celui des étoffes, le Dar el Bey…

— Oh ! Oh ! que d’hommes !

La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba se passionnent.

— Ceci est un champ d’oliviers, et ceci… vous reconnaissez ?…

— Par le Prophète ! Si Mansour et Si Chédli ! Mais…

La voix de la princesse s’altère et ses sourcils se froncent imperceptiblement.

— Quelle est donc cette femme arabe auprès d’eux ?… sans doute cette danseuse Leïla ?… une courtisane seule à pu consentir à se dévoiler devant des hommes et à se faire portraiturer avec eux…

— Non, non ! Vous n’y êtes pas. Pensez-vous que j’admettrais chez moi une… dame de la rue du Persan ? car cette photographie a été prise dans ma propre maison. Regardez bien.

— Ah ! Ah ! mais c’est toi !… Par la tête de Si Ahmed el Tijani ! c’est toi même en musulmane ! — s’écrient mes amies tout à fait déridées et joyeuses.

Le stéréoscope passe de main en main parmi les servantes. Puis de nouveau on examine les rues tunisiennes, la place Bab-Souika, la rue Halfaouine, grouillantes d’Arabes…

— O Allah ! que je serais malheureuse s’il fallait me trouver dans cette foule ! — s’exclame Lella Zenouba.

— Et quelle honte ! — ajoute la princesse.

Car mes nobles amies ne regrettent ni leur réclusion, ni la sévérité de leur existence. Loin de là ! Elles se font une gloire de leur mystérieuse inviolabilité, de la rigueur avec laquelle elles suivent leurs vieilles coutumes.

C’est le souci des traditions qui dénote leur rang et les élève bien au-dessus des femmes vulgaires.

Lors de mes premières visites, je leur avais demandé naïvement si elles ne souffraient pas de vivre toujours enfermées.

— Par le Prophète de Dieu ! mais si l’on voulait nous forcer à sortir, nous pleurerions pour rentrer !

Et ce sont elles-mêmes qui m’ont fait remarquer avec orgueil que leur demeure n’avait point d’ouverture sur l’impasse, et que leur voiture était close par des volets en bois, et non par ces rideaux qu’un souffle peut soulever, et que les femmes de la petite bourgeoisie écartent curieusement du doigt, au risque d’être entr’aperçues, dans l’ombre, par un passant.

L’intérêt du stéréoscope épuisé, je me lève pour partir, mais ces dames me retiennent avec insistance.

— Oh ! reste encore un peu. Qu’as-tu tant à faire ? Il y a si longtemps que nous ne t’avions vue !

— Et je veux te montrer cette écharpe de plumes, commandée par toi, et qui est arrivée avant-hier, — ajoute Lella Zenouba. — Montons à ma chambre.

Nous traversons le patio plein de lumière et prenons un escalier de marbre blanc. Puis des vestibules et des couloirs, et des chambres, et encore un petit patio, et d’autres pièces à l’infini, toujours pavées de marbre et revêtues de faïences. La maison du caïd Mansour, vaste et peuplée comme toutes les demeures arabes, abrite soixante personnes, maîtres, enfants et serviteurs. Voici enfin la chambre de Lella Zenouba, que je connais bien, avec son divan, ses lustres, son plafond peint et sculpté, ses énormes lits anciens à colonnes, dont les frontons d’or se découpent sur fonds de miroirs. Ils sont luxueusement garnis de courtines et de coussins en satin brodé, et occupent chacun une extrémité de la pièce. « Car l’aube ne doit point surprendre l’homme dans le lit de son épouse. » Et je retrouve, hélas ! aux deux côtés de la porte, les armoires à glace Louis XVI, compléments indispensables, depuis ces dernières années, de toute chambre arabe qui se respecte. Lella Zenouba en tire l’écharpe de léger marabout blanc et la jette sur ses épaules.

— N’est-ce pas qu’elle est jolie ?

— Sans doute, mais je préfère encore celle-ci, en tulle lamé d’or, et qui ne vient pas de Paris.

Que de belles choses possède Lella Zenouba ! Ce coffret d’argent ciselé ! et ces flacons à parfums en cristal doré, aux cols minces et longs, de forme rare ; ces petits étuis à kohol, ces broderies précieuses !…

— Veux-tu voir nos bijoux ?

Elle sort de l’armoire une grande cassette pleine d’écrins et, sur un signe de sa maîtresse, Mabrouka apporte un coffre d’ivoire contenant les joyaux de la princesse Bederen’nour.

Sur le divan, c’est un éblouissement de pierreries, de colliers, de perles à plaques incrustées de roses, de longues boucles d’oreille où les diamants tremblent comme des gouttes d’eau entourées d’un cercle de lumière, de bracelets travaillés avec un art exquis… Et, parmi ces trésors de famille, les parures trop modernes données par Si Mansour et Si Chédli à leurs épouses : guirlandes de fleurs, étoiles, diadèmes aux mille reflets.

O ces bagues de la princesse Bederen’nour ! Bien arabes celles-là, où les topazes, les rubis, les émeraudes sont enchâssés en de lourdes montures ciselées.

— Mais tu n’as pas vu la plus belle, celle-ci, que Si M’hamed bey donna jadis à ma grand’mère, Lella Kmar, son épouse favorite…

Elle me passe un joyau, près duquel en effet tous les autres pâlissent. Un énorme diamant, d’une extraordinaire limpidité, serti dans une couronne d’or aux ciselures incroyablement fines et compliquées. Un vrai bijou de reine ou d’odalisque. Mais je ne l’imagine pas à la main d’une Européenne. Cette bague fait une saillie bizarre sur le doigt.

Et j’admire encore les mille ustensiles de toilette : aiguières d’argent, boîtes à fard, miroirs, coffrets incrustés d’écaille et de nacre.

Avant de partir, il me faut dire bonjour aux enfants : les quatre fillettes de la princesse Bederen’nour, qui apprennent le français avec une institutrice juive, et ses trois garçons, déjà conscients de leur importance mâle. Les aînés, cinq et sept ans, récents circoncis, ont des grimaces de souffrance, malgré leur précautionneuse démarche écartée. Et il y a aussi la toute petite et laide progéniture de Lella Zenouba qui piaille dans les bras de sa nourrice.

Je quitte enfin mes amies. Le garçonnet Béchir m’accompagne cérémonieusement jusqu’au bout de l’impasse avec son allure de jeune canard.

*
*  *

La semaine suivante, passant par la cuisine, j’aperçus Mabrouka la négresse en vive conversation avec Chedlïa :

— O Allah ! — Qu’il soit exalté ! — O notre Seigneur Mohamed !… O Miséricordieux ! — gémit-elle en me voyant. — Quel malheur !… La princesse Bederen’nour est au désespoir !… Sa bague de diamant, le présent de Si M’hamed bey, a disparu !… Hier elle était en train de se parer, aidée de la petite Aïcha, lorsque Si Mansour est entré. Il l’a entretenue quelques instants, et, quand la princesse s’est remise à sa toilette, la bague n’était plus là !… Il n’y avait dans la chambre qu’Aïcha, mais on a beau la fouetter, elle s’obstine à ne pas avouer son vol. C’est une tête solide ! Du reste, il est vrai qu’on l’a fouillée en vain. Et que ferait-elle de ce bijou, elle qui ne sort pas de la maison ?… Dans ma pensée, c’est le tour d’un « chitane », d’un diable jaloux qui a enlevé la bague. On ne la retrouvera jamais !


Quelque temps après, nous prenions le thé au Belvédère avec des amis. Des messieurs et une petite femme très empanachée, à la toilette suggestive, occupaient la table voisine.

— C’est, — me dit M. X…, — une professionnelle du lieu. Remarquez comme elle pose sa main en évidence, pour qu’on voie bien la fameuse bague dont tout Tunis a parlé, cadeau, dit-on, d’un amant indigène. En vérité, elle est splendide. Ces Arabes sont d’une générosité !

La dame allongeait en effet, avec affectation, une main fardée qu’ornait un seul et royal diamant…

Mais cette bague !… Je la connais… Elle n’a pas sa pareille. C’est le présent de Si M’hamed bey à Lella Kmar, la bague de la princesse Bederen’nour !

Le caïd Mansour vole les bijoux de sa femme pour les offrir à sa maîtresse…

II
MENU PEUPLE

Sur la terrasse…, à l’heure où les ombres sont délicieusement pâles et longues. Les murailles encore éclairées se dorent d’un éblouissement de soleil ; puis elles deviendront abricot et rose, avant de s’éteindre dans le mauve, et de s’ensevelir dans le bleu des nuits transparentes, où l’on a toujours l’impression d’un clair de lune, même lorsqu’il n’y en a pas…

Les hirondelles tracent des méandres rapides, et le vol lourd des pigeons bariole un instant les murs d’ombres vertes et fugitives. Un pépiement d’oiseaux agite les mûriers de la place Halfaouine dont le bourdonnement monte jusqu’à moi. La mosquée arrondit ses dômes bleuissants, des minarets s’élancent vers le ciel, un palmier ou un eucalyptus jaillit entre deux murailles ; et l’on aperçoit très loin, au delà de la ville, la colline de Sidi Bou Saïd où les riches Carthaginois avaient bâti leurs demeures, le golfe couleur turquoise, et la chaîne de montagnes presque irréelles, dominée par le Bou Kornine, mont de Tanit et de Salammbô.

Les terrasses commencent à s’animer : c’est l’heure où les femmes du peuple montent des maisons pour plier le linge étendu, surveiller les tomates qui sèchent et se contractent douloureusement tout le jour sous le grand soleil, et surtout afin de s’assembler entre voisines et de babiller en respirant l’air frais.

Quelques silhouettes se penchent au-dessus des patios béants pour héler les retardataires.

Habiba et Zoh’rah, mes petites servantes, sont accroupies près de moi.

Habiba chantonne et s’accompagne de la derbouka. Son profil égyptien aux lignes droites et pures, s’enlève sur le ciel doré du couchant. Ses cheveux étroitement serrés dans une sorte d’étui en soie noire, petite queue raide et comique, descendent jusqu’à la taille. Elle porte un tricot bleu, une tacrita[3] verte, un boléro jaune brodé de violet sombre et une fouta[4] rayée mauve et blanc. Habiba a douze ans. C’est une fillette toute en bronze aux traits menus, aux longs yeux noirs et langoureux dans un ovale parfait. Je m’amuse parfois à la parer d’étoffes somptueuses, de bijoux anciens, de broderies d’or aux reflets atténués. Habiba, la petite servante, devient alors une idole énigmatique, une princesse de légende aux regards pleins de rêve, dont le secret affolerait les hommes.

[3] Foulard de soie noué sur la tête.

[4] Pièce d’étoffe nouée à la taille.

Et moi, je sais que, malgré cette étrange beauté, Habiba n’a rien de fatal. C’est une simple gosse, ni très sage ni bien intelligente, menteuse, poltronne, et sans aucun attrait mystérieux, mais douce et caressante.

Depuis longtemps déjà, ses parents l’ont « donnée » à un grand gaillard demi-nègre qu’elle n’a jamais vu et qui ne la connaît pas. Cet hiver ils comptaient célébrer les noces ! Mais nous nous y sommes opposés, et la volonté des maîtres fait loi. Habiba, fillette frêle, jouera quelques années encore à la poupée, s’il plaît à Dieu !

La petite Zoh’rah n’a que huit ans. Toute noiraude et pas jolie avec son bout de nez drôle et ses cheveux crépus, elle est vive et maligne comme un singe, travailleuse, bavarde, n’ayant peur de rien. Elle sait faire le couscous et le ménage, chercher l’eau à la fontaine, laver le sol, servir à table et… casser la vaisselle…

— Vois, Lella, comme je suis mauvaise ! Je viens encore de briser ce verre, — me dit-elle avec son air futé, nullement contrit.

— Eh bien, Zoh’rah, que mérites-tu ?

— Je dois manger du bâton.

— C’est juste, arrive ici.

Zoh’rah reçoit stoïquement quelques claques sur le derrière, des claques de rien du tout, pour la forme, dont ensuite les petites rient entre elles en racontant, non sans un certain mépris, que « Sidi et Lella[5] » ne savent pas battre, et que Lella surtout « tape comme un poulet ».

[5] Monsieur et madame.

Habiba et Zoh’rah sont deux pauvres bédouines abandonnées, que Chedlïa adopta, n’ayant pas d’enfant. Habiba avait quelques jours au plus, lorsque le vieux Baba[6] Tahar, mon serviteur, l’a trouvée au coin d’une rue « comme un petit chat » et rapportée à sa femme. Mais il y a deux ans à peine que Chedlïa au cœur maternel recueillit Zoh’rah, nouvellement orpheline. Et la petite se souvient fort bien de sa première existence chez les nomades, lorsqu’elle dormait dans une « chambre de crins[7] » et entendait, la nuit, le cri des chacals et le ricanement des hyènes, errant autour du douar.

[6] Père Tahar.

[7] Une tente.

En ce moment, Zoh’rah est en grande conversation avec mon mari. Elle est excessivement bavarde et nous amuse.

— Oui, Sidi, — raconte-t-elle, avec ses yeux brillants et son air de ouistiti, — lorsque le « serviteur[8] » est mort, il voit l’Élevé, et reste au Paradis plein de roses et de parfums. Mais s’il a été mauvais, Allah lui dit : « Qu’ai-je à faire avec toi ? » et il tombe dans la géhenne remplie de serpents, de scorpions, de couteaux et de flammes, où les « chitanes[9] » le font rôtir comme un agneau.

[8] L’homme.

[9] Diables.

— Toi, Zoh’rah, où iras-tu ?

— Qui le sait ?… mon Maître… au Paradis, s’il plaît à Dieu ! Mais si je suis méchante, si je jure le nom d’Allah, si je mens, si je casse les assiettes, si je dis : « Ne me bats pas ! » quand je l’ai mérité, ou si je pleure quand on me fouette, j’irai dans la géhenne avec les « chitanes ».

Malgré cette terrible perspective, les yeux de Zoh’rah pétillent de malice et de gaieté. Je doute fort que la crainte de l’enfer préserve ma vaisselle.

… Mes voisines m’appellent. Elles montent à leur terrasse à l’insu des maris, car elles sont de petite bourgeoisie, et il ne sied pas qu’elles imitent les femmes du peuple en toutes leurs libertés. Elles se font une gloriole de ne jamais sortir à pied, et seulement en voitures closes, aux grandes occasions, comme des dames.

Mais la curiosité l’emporte sur le soin de leur dignité, et elles se penchent volontiers aux treillis protecteurs des moucharabiés pour épier la rue, ou grimpent aux terrasses dont l’attrait est si tentant, le soir, lorsque les hommes sont absents.

Je les trouve toutes quatre, Mah’bouha, Cherifa, Fatma et Manoubia la fiancée, en grand conciliabule avec les femmes des patios environnants, colporteuses de nouvelles. Elles se réjouissent des noces prochaines de Manoubia, et celle-ci exulte sous l’air de pudeur qu’il convient d’affecter.

Pourtant elle ignore tout de sa future existence, et c’est à peine si elle a entr’aperçu derrière ses volets la silhouette de Si Ahmed, lorsqu’il passait dans la rue. Mais il y a la joie des toilettes, des pantalons de satin, des boléros et des vestes brodées qu’on prépare, des bijoux d’or et des fêtes nuptiales. Et aussi les voluptés amoureuses dont les femmes arabes parlent très volontiers.

Elle est petite, boulotte et pas jolie. Ses vingt ans n’ont épargné ni son teint qui se fane, ni son cou qui s’empâte, ni ses dents qui se gâtent. Et j’imagine la surprise de Si Ahmed, au jour des noces, lorsque pour la première fois il la dévoilera…

D’autres voisines les rejoignent encore, ainsi que Chedlïa ma servante et ses sœurs Douja et Fatma, installées chez moi en visite de quelques jours. La plupart de ces femmes, précocement envahies par la graisse, ont cette pâleur spéciale des citadines trop recluses. Pourtant il leur arrive de sortir dans le quartier, deux par deux, bien emmitouflées dans leur « soufsari » de laine blanche, et le visage soigneusement couvert de cet affreux masque en crêpe noir des Tunisiennes. Elles vont au souk faire les provisions, au hammam parfois, et surtout de maison en maison, chez les parentes, amies et connaissances, pour apprendre et raconter toutes les nouvelles.

… Des yous-yous et des chants arrivent de la rue. C’est un trousseau de fiancée que l’on transporte chez l’époux, à dos de mules, et toutes les femmes aussitôt s’avancent curieuses et furtives au bord de la terrasse, en se voilant par précaution d’un pan de fouta ou d’une tacrita défaite. Elles examinent et discutent en connaisseuses les coussins brodés, les matelas, les flacons d’eau de rose et de fleur d’oranger serrés dans une corbeille, et les armoires à glace de la future épouse.

— C’est bien, et va-t’en avec le salut !

Expression intraduisible, dont les mots « quelconque » ou « médiocre » ne rendent pas la saveur, décide Chedlïa, ma servante.

Ses jugements sont fort écoutés dans ce petit cercle, car Chedlïa est une grande gaillarde au verbe haut, d’intelligence prompte et déliée. La dernière et la plus jeune des cinq femmes, répudiées ou mortes, du vieux Tahar ben Abd el Malek, c’est elle qui le fait vivre maintenant par son travail, après les années de quasi-opulence où il dépensa follement l’héritage paternel.

Car nul ne songerait à rémunérer les services du pauvre Baba Tahar, bon tout au plus à faire des commissions, n’était son épouse, Chedlïa la très experte.

Cette matrone de quarante ans, sage, avisée, apte à tous les progrès, dégagée des grossières superstitions de son milieu, n’a qu’une faiblesse. Elle est restée femme, et femme arabe de la pointe des pieds à celle des cheveux, par son amour immodéré de la parure. Tout ce qui brille, tout ce qui est chiffon, la transporte.

Baba Tahar dit, avec un retour de jouissance, en parlant de son argent enfui :

— J’ai tout mis dans mon ventre, Sidi !

Chedlïa, elle, mettrait volontiers tout ce qu’elle gagne sur son dos et celui de ses fillettes.

Le cercle des femmes accroupies vient de s’augmenter encore d’une recrue, Mbarka, dont l’œil poché, la face tuméfiée, révèlent les sévices du mari. Mais pour l’instant elle oublie ses infortunes conjugales, toute à l’extraordinaire nouvelle, le fait du jour colporté de terrasse en terrasse, qu’elle répète : « Si Mokhtar el Gafsi a surpris sa femme, Lella Saïda, en flagrant délit avec son cocher, le nègre Chaïd Turki, et vient de la faire enfermer au Dar el Joued ».

Au Dar el Joued !… Lella Saïda, fille d’un cheikh cadhi, avec les femmes de basse classe, les bédouines et les prostituées : Lella Saïda, la très fière et la très noble !

Voilà bien de quoi passionner et apitoyer les musulmanes de Tunis, riches et pauvres, avec ce petit frisson d’angoisse du châtiment auxquelles toutes elles sont sujettes… car un mari peut toujours faire emprisonner sa femme si cela lui convient. Ce soir, d’un bout à l’autre de la ville, les commentaires vont bon train.

… La nuit est tombée peu à peu sur les groupes de babillardes, et les patios s’éclairent de tous côtés, creusant des trous roses dans l’ombre bleue.

Un long cri mélancolique et rythmé retentit soudain dans le ciel, au-dessus des femmes attardées, des rues bruyantes et des rumeurs lointaines. Du minaret voisin, la muezzin jette sa prière aux quatre coins de l’horizon.

— Allah ! Allah est le plus grand et Mohamed est le prophète d’Allah !

III
NOCES PRINCIÈRES

La princesse Bederen’nour m’avait dit :

— Ma sœur Zobéïda se marie dans un mois, tu devrais aller la voir.

Je trouvai la petite princesse bouleversée à la pensée des noces prochaines.

— Je n’en dors plus la nuit, et ma peur s’augmente à mesure que passent les jours, — m’avoua-t-elle.

— Ton père tient donc tellement à cette union qu’il t’y contraint malgré ta répugnance ?

— Oui, Si Abd el Karim est d’une haute et ancienne famille et sa situation de mufti est des plus importantes. Du reste il ne peut me déplaire plus qu’un autre, je ne le connais pas… C’est le mariage que je redoute. Alors, tu comprends, c’est inutile d’importuner mon père. Je sais bien qu’il est grand temps de me marier, j’ai dix-neuf ans… A cet âge mes sœurs avaient déjà des enfants.

— Pourquoi te tourmenter ? Les jeunes filles attendent généralement leurs noces avec impatience. Si Abd el Karim sera sans doute ton esclave et te comblera de présents.

— O Allah ! j’ai si peur !…

— Mais, voyons, un mari n’est pas un ogre.

— Je ne sais pas ce que c’est qu’un homme !…

— Pourtant le prince Ibrahim ?

— Mon père ! ce n’est pas la même chose… et lui non plus, je ne le connais guère, il est toujours absent. Quand il revient, tout le monde tremble en sa présence. Je n’ai ni frère ni cousin, je n’ai jamais vu un seul homme, et on va me livrer à celui-là ! O Miséricordieux !…

La petite princesse frissonne… C’est une enfant nerveuse et impressionnable à l’excès. Toute jeune, elle faillit mourir de chagrin, quand le prince Ibrahim répudia sa mère, et maintenant encore, elle est ébranlée de sanglots ou de fous rires à la moindre chose. Malgré son éducation strictement recluse, elle a des aspirations étranges pour une musulmane. Le sort d’odalisque, destinée au bon plaisir de l’époux, qui est celui de toutes les femmes arabes, la révolte. Elle ne peut admettre qu’on dispose ainsi de sa personne.

— Bêtises de jeune fille, — dit Lella Lejiha, sa tante, — la vie se chargera de les dissiper.

Je demande à voir ses toilettes pour la distraire des pensées angoissantes. La princesse Zobéïda est coquette, un sourire détend aussitôt son visage, et elle me montre les costumes splendides dont elle se parera bientôt. Il y en a de toutes couleurs, en moire, en satin, en velours, en brocart, alourdis de broderies, rehaussés de paillettes, lamés d’or et d’argent. Et des petites mules précieuses comme celles de Cendrillon, des taguïas[10] étincelantes, de grands haïks en souple soie blanche, pour s’envelopper dans les carrosses, plus tard, bien plus tard, car trois années entières après les noces, la jeune épouse ne peut sous aucun prétexte sortir du domicile conjugal.

[10] Calottes à longs glands.

— Par mon Maître ! comme il te trouvera belle, et comme il t’aimera ! — s’exclame Hanifa, la vieille servante, en maniant les étoffes.

Le visage de la princesse se rembrunit :

— Tais-toi, — crie-t-elle avec colère. — Je t’ai défendu de me parler de lui, et toute la journée tu m’en emplis les oreilles.

— O Lella, pardonne-moi ! Par la tête de notre Seigneur Mohamed, tu sais bien que je t’aime plus que mon père, plus que mes enfants. Si tu veux, j’arracherai mes yeux et je te les donnerai.

— Bien, bien ! — dit la princesse, — range ces vêtements et laisse-nous en paix… Voilà, — reprit-elle, quand nous fûmes sorties, — ce que j’entends du matin au soir. Ma tante, mes sœurs, les servantes, ne savent parler que de Si Abd el Karim. J’ai bien le temps d’y penser : toute ma vie ! Ne peut-on me laisser tranquillement jouir de mes derniers jours ici ?

Mais, d’elle-même, au bout de quelques instants, elle revient à ce sujet, le seul dont, malgré tout, son esprit soit hanté.

— Tu as vu ma sœur Bederen’nour ? Que dit-elle de mes noces ?

— Elle s’en réjouit fort, et m’a chargée de ses salutations et de ses vœux, en attendant le jour prochain où elle viendra.

— Cependant elle n’ignore pas que je suis malheureuse.

— Elle pense que Si Abd el Karim saura bien rafraîchir ton cœur.

— Le mariage ne lui a pourtant pas apporté un grand bonheur.

— Elle ne m’en a jamais rien dit. Mais je crois en effet que le caïd Mansour n’est pas un époux modèle…

— Si Abd el Karim n’est plus jeune, — reprit la princesse rêveuse, — il a dépassé cinquante ans. On dit que les vieux maris sont les meilleurs.

— Sans doute. Ils ne songent pas à tromper leurs femmes, et leur témoignent encore plus d’amour que les jeunes gens.

— L’amour me fait peur ! — déclare la petite princesse farouche.


La semaine des noces fut vite arrivée. Le palais du prince Ibrahim devint une ruche bruyante ; les servantes couraient à travers la maison, portant des étoffes et des paquets ; les invitées s’étaient installées dans toutes les pièces avec leurs coffres, et la célèbre hennena Homeina ne quittait plus la fiancée.

— Tu viendras le cinquième jour, — m’avait dit la petite princesse. — C’est celui où l’on transportera mes affaires chez Si Abd el Karim. Tu ne me verras pas, mais ma sœur Bederen’nour sera là pour te recevoir.

Je n’eus garde de manquer à l’invitation, et je tombai en pleine effervescence. Les négresses installaient dans le grand patio les malles remplies de linge, la literie, les courtines et les coussins en satin brodé, les coffres d’argent ciselé contenant les ustensiles de toilette, les armoires à glace venues de Paris, les corbeilles où se pressaient les flacons de parfum et les bouteilles d’eau de rose, d’atterchïa et de fleur d’oranger, toutes choses données par le père à la fiancée. Le reste du mobilier, lustres et parures, attendait la princesse au domicile de l’époux.

Je fus reçue par la princesse Bederen’nour et présentée aux autres parentes. On me fit admirer en détail les merveilles du trousseau, puis une servante m’apporta du sirop de violette mauve et parfumé comme un bouquet, et des confitures au miel.

— Le premier jour, m’expliqua la princesse, on a teint en noir les cheveux de Zobéïda, et la seconde nuit nous avons toutes pris le hammam. La fiancée s’est alors reposée pendant trois jours. Hier on lui a mis le henné et ce soir, c’est le « lilt el outiia », la fête des jeunes filles. Il y en a une trentaine d’invitées ; elles habilleront la mariée et lui remettront du henné. Après le dîner, les aoueds joueront toute la nuit pour elles. Demain la hennena épilera la mariée et l’accompagnera au hammam. Enfin, le septième jour, nous conduirons Zobéïda chez son mari.

Une rumeur courut à travers le patio, les porteurs réunis dans le vestibule s’apprêtaient à enlever le trousseau. Les femmes se précipitèrent dans les salles environnantes dont on ferma les portes ; mais les servantes curieuses regardaient par les fentes et les serrures, et elles saluèrent de yous-yous frénétiques le départ du mobilier.

On empila les matelas, les coussins et les corbeilles sur des mules brillamment harnachées. Il y en avait quarante ; un cavalier montait chaque bête, surveillant le chargement et scandant la marche de chants joyeux et de battements de mains. Les meubles suivaient à dos d’hommes, recouvrant d’une énorme carapace les porteurs ployés en deux. Le défilé se déroula le long des rues, attirant à tous les moucharabiés les femmes émerveillées…


Le soir des noces, j’arrivai peu de temps avant le départ du cortège. La mariée déjà prête est assise dans le grand salon au milieu d’une foule splendide. L’électricité incendie tous les lustres, et se joue en mille reflets parmi les satins et les pierreries. Je ne reconnais pas la princesse Zobéïda aux fins sourcils arqués, à la physionomie expressive. Elle est devenue la mariée musulmane, cet être impersonnel et muet au visage impassible.

Son teint ambré disparaît sous le fard. Le dessin de sa bouche a été rectifié et avivé de carmin ; ses cheveux noircis au henné tombent en longues boucles de chaque côté de son visage ; de larges sourcils noirs et droits barrent son front ; ses yeux obstinément baissés sont allongés de kohol. Depuis le début des fêtes nuptiales et durant huit jours encore, elle ne doit plus parler, ni sourire, ni regarder aucune chose, elle a honte.

Poupée luxueusement parée, aux gestes rituels.

Elle porte un costume éblouissant d’or, dont le satin blanc se devine à peine sous les lourdes broderies.

Une taguïa d’or, couverte de bijoux en diamants, la couronne d’un diadème royal ; et les colliers de perles énormes et rares, aux plaques ciselées, incrustées de brillants, ruissellent sur sa gebba. Ses bras sont chargés de bracelets, et ses mains étincelantes de bagues.

La petite princesse Zobéïda n’est plus qu’un seul et miraculeux joyau : on oublie vraiment que c’est une créature humaine, sensible et apeurée…

Les carrosses attendent au dehors ; le prince Ibrahim donne le signal du départ. Lella Lejiha et la hennena s’approchent de la mariée et la guident à travers les pièces de ce palais qu’elle doit quitter pour toujours. Aussitôt les servantes se mettent à pousser des yous-yous aigus.

La princesse s’avance impassible ; mais soudain, de grosses larmes glissent de ses yeux baissés, et ses jeunes sœurs sanglotent dans un coin, car elles ne peuvent suivre Zobéïda au domicile conjugal, et l’heure de la séparation définitive a sonné… Tandis que les invitées s’enveloppent de leurs haïks un voile d’or est jeté sur la princesse Zobéïda, fantôme éblouissant qui s’en va.

Après un long trajet dans la nuit, nous atteignîmes le palais de Si Abd el Karim, aux environs de la ville. Un escalier de marbre conduisait au premier étage, et des négresses s’échelonnaient sur les marches, portant des torches allumées. Les parentes du marié, foule brillante, saluèrent de yous-yous l’arrivée de la princesse. Dès l’entrée, elle trempe le bout de sa mule d’or dans un bassin plein d’eau, afin que son cœur soit rafraîchi en pénétrant chez l’époux. Puis on la conduit à sa chambre, on la débarrasse du voile et elle est quelques minutes enfermée derrière les rideaux de satin du grand lit. Une nouvelle court tout à coup de bouche en bouche :

— Le marié vient ! le marié vient !

Les femmes se retirent dans une pièce voisine, et je reste seule au salon, avec la mère et les sœurs de Si Abd el Karim qui peuvent être vues par lui sans inconvénient.

Deux sièges ont été placés vis-à-vis l’un de l’autre, on amène la princesse Zobéïda voilée d’une dentelle à lourdes broderies d’or. Le marié s’avance, tout de blanc vêtu, la figure couverte de son capuchon. D’un geste brusque il rejette le burnous, puis s’étant assis en face de son épouse, il la dévoile, et pour la première fois, il connaît son visage…

Suivant les rites, la princesse garde ses yeux baissés et son attitude impassible. Mais elle a pâli sous le fard, et sa respiration haletante, le tremblement de ses genoux, révèlent l’intense émotion dont elle est bouleversée.

Si Abd el Karim se lève, prend la main de sa femme, et la guide vers la chambre nuptiale. Les portes sont refermées sur eux. Des yous-yous retentissent, plus exaspérés et perçants que jamais. Après quelques minutes, l’époux sort précipitamment et disparaît du logis.

Il était temps, la princesse Zobéïda s’évanouit… On la transporte sur le lit, où jusqu’au matin elle doit reposer, tandis que les invitées festoient et se divertissent. Et pendant plus d’une heure, la pauvre petite mariée reste secouée de frissons.

— Comment trouves-tu l’époux ? — me demande la princesse Bederen’nour.

— Très bien. Il est grand, vigoureux et ne paraît pas âgé. Du reste, tu le connaîtras bientôt.

— Mais non, tu sais que nous ne pouvons voir les hommes.

— Pourtant je croyais que vos beaux-frères étaient assez proches parents pour être admis auprès de vous.

— Les frères de nos maris, oui, mais non les époux de nos sœurs. Naturellement les femmes de notre rang seules s’astreignent à ces règles sévères.

— En effet, car ma servante Chedlïa étend fort loin le degré de parenté lui permettant la société masculine.

— Oui, comme toutes les femmes du peuple.

Nous passons dans une grande salle où l’on a préparé un festin somptueux. Des corbeilles de fleurs et des fruits ornent la table, immense, et surchargée de plats contenant les viandes, les poissons, les crèmes, les pâtisseries. Un couvert et une assiette sont disposés devant chaque convive ; les vieilles dames inhabituées aux fourchettes préfèrent se servir de leurs doigts, tandis que les jeunes femmes se conforment aux nouvelles coutumes. Mais les unes et les autres piquent de-ci de-là, sans ordre, parmi les couscous et les sucreries. Au sortir de la salle, des servantes porteuses d’aiguières et de parfums purifient les mains des invitées.

Dans le patio où des sièges ont été disposés, les musiciens aveugles préludent au concert. Quatre danseuses, les plus célèbres de Tunis : Salouh’a, Aïcha Srira, Fazouna et Zarzis, l’étoile, sont affalées sur un divan, et croquent des radis en promenant sur l’assemblée des regards bestialement mornes. Je les ai vues maintes fois danser en de semblables occasions, je sais qu’elles ne sortiront pas de leur torpeur avant minuit, et je quitte la fête, malgré les instances de la princesse Bederen’nour. Mais le lendemain matin je ne manque pas de me rendre au palais de Si Abd el Karim, pour l’exposition de la mariée. Des joueurs de flûte et de tambour font rage devant la porte, et toutes les femmes qui passent peuvent entrer contempler la nouvelle épouse. Elle est assise au milieu du patio, sur un siège extrêmement élevé, les pieds reposant sur un coffre d’argent ciselé.

Ses diamants et ses pierreries étincellent à la claire lumière du matin, à peine tamisée par le grand velum protecteur, disposé spécialement pour les noces. Tout alentour, les invitées somptueusement vêtues lui font une cour splendide, et causent en regardant les danses. La princesse Zobéïda, dans son attitude hiératique, les mains allongées sur les genoux et les yeux baissés, semble plus que jamais une petite idole merveilleuse, mais sans vie.

Hélas ! quelles angoisses je devine derrière cette façade conventionnelle ! C’est ce soir même que l’époux rentrera au logis dont il a été chassé par les fêtes nuptiales, et prendra possession de sa femme…

....... .......... ...

Si Abd el Karim est un noble et généreux personnage. Il a respecté l’effarouchement de cette petite vierge dont il est devenu le maître. Mabrouka la négresse n’a pas manqué d’en faire la confidence à Chedlïa, et je sais ainsi que la princesse Zobéïda n’a point encore laissé approcher son mari, depuis quinze jours qu’ont eu lieu les noces.

— Par la tête de Sidi Ahmed el Tijani ! Si Abd el Karim est un homme patient ! on voit bien que l’âge l’a refroidi. Le caïd Mansour et Si Chedli n’en ont point fait autant, et dès le premier soir…

La princesse Bederen’nour me demande, par l’intermédiaire de sa servante, d’aller voir sa sœur dont la résistance et la tristesse persistantes inquiètent toute la famille. Et je me souviens que la petite princesse Zobéïda m’avait fort instamment priée de venir après le mariage.

— Tu comprends, je serai si malheureuse dans cette grande maison étrangère ! et toi seule pourras me faire visite.

Aussi m’accueille-t-elle avec une vraie joie. Elle porte un adorable costume en satin abricot lamé d’argent, mais son visage maquillé avec art la rend presque méconnaissable.

Chaque jour, durant le premier mois, la jeune épouse doit revêtir une nouvelle toilette de son trousseau. D’après ce que j’ai vu, la princesse Zobéïda pourra prolonger cette règle jusqu’au « rass el aam[11] ». La hennena vient nous rejoindre. Elle ne peut quitter sa cliente qu’après la consommation du mariage, dont elle porte aussitôt le témoignage au chef de famille. Alors seulement elle touche son salaire. Et comme ici, les choses traînent en longueur, la hennena Homeïna est de fort méchante humeur. Elle exhorte la princesse devant moi, sans aucune discrétion :

[11] Jour de l’an arabe.

— Je ne peux pas, dit Zobéïda, j’ai trop peur !

— Par mon Maître ! tu n’es pas autrement que toutes les femmes, et ce qu’elles font tu peux bien le faire aussi. Vois comme Si Abd el Karim est bon avec toi, et prends garde de le lasser.

— O Allah ! — soupire Zobéïda, en s’adressant à moi, — que les Françaises sont heureuses ! elles restent filles si cela leur plaît. Nul ne leur impose un époux…

J’essaie de donner à la conversation un tour plus gai, mais la princesse a visiblement l’esprit ailleurs, et la hennena impatiente ne manque pas de placer son mot à chaque occasion en lui rappelant son devoir.

Des fleurs superbes ornent la chambre, et, quand je pars, la princesse veut me les donner toutes. Je proteste :

— Mais non, il ne faut pas t’en priver.

— Oh ! — répond la hennena, — ne crains rien. Elle a « quelqu’un » pour lui en offrir matin et soir.

En sortant du palais, je croise Si Abd el Karim. Il a une belle et fibre allure, mais son regard est très doux. La princesse Zobéïda a tort de se plaindre…

— Louange à Dieu ! — s’est écriée Mabrouka la négresse, quelques jours plus tard, en venant voir Chedlïa. — Louange à Dieu ! Le mariage est consommé. L’avant-dernière nuit Si Abd el Karim a pénétré chez sa femme pendant son sommeil… La princesse Bederen’nour et toute la famille sont dans la joie. Louange à Dieu !

— Et la princesse Zobéïda, — demandai-je ?

— Une femme est toujours heureuse dans les bras de son époux. Louange à Dieu ! Il n’y a de Dieu que lui !

IV
UNE PETITE AZIZA EST NÉE…

Une petite Aziza est née hier chez mes voisines. Depuis deux jours Mah’bouha criait et se lamentait sur la « chaise à enfanter » sans parvenir à se délivrer.

La hennena-accoucheuse a déclaré que la patiente avait de mauvais esprits dans le ventre. Elle lui a fait prendre une tisane de céleri, et maintenant, grâce à Dieu ! la jeune femme repose très pâle à côté de son enfant. Devant la maison, les joueurs de tambour et de flûte donnent à l’accouchée leur concert frénétique, en implorant les bénédictions d’Allah pour sa nouvelle servante.

Elle est minuscule, très laide, et ne cesse de pleurer. Pourtant la hennena n’a pas manqué de suspendre, au-dessus du lit, un œuf vide, un oignon et des piments rouges, pour éloigner de l’enfant les « chitanes » malins ; et elle lui a passé au cou un collier sauvage d’amulettes : coquillages, osselets, pointes de corail, mains de Fathma et petits sachets de cuir renfermant des prières.

Les parentes, amies et voisines viennent en bande féliciter la jeune femme.

— Louange à Dieu pour le salut de ta délivrance !

— Bénie celle qui t’a été ajoutée !

A chaque nouvelle arrivée, Mah’bouha relève les couvertures et les linges du petit paquet geignant, et la visiteuse dépose une pièce d’argent sur le bébé, en cadeau de bienvenue.

La maman a le front ceint d’un bandeau noir, et une paillette brillante collée entre les deux sourcils. Elle semble très lasse, ses joues se colorent à présent de rougeurs trop vives, et ses mains brûlent… Les femmes continuent à bavarder autour d’elle, quelques-unes cuisent des aliments sur un petit « canoun » ; des enfants jouent et se disputent dans la pièce trop bien close, et dehors le tambour et la flûte aiguë font toujours rage…

La fièvre monte,… on commence à s’inquiéter autour de la malade. Mes voisines anxieuses me font appeler.

Mais je ne suis pas médecin, pas même infirmière de la Croix-Rouge… Pourtant mon simple conseil fait miracle :

— Ouvrez la fenêtre pour donner un peu d’air, et surtout qu’on vide la chambre de Mah’bouha, et la laisse tranquillement reposer !

… Peu à peu la respiration de la jeune femme se régularise. La température devient normale, et la septième nuit après ses couches je la retrouve vaillante et guérie pour la fête des relevailles.

Elle est accroupie sur le lit auprès de son bébé. Ses belles-sœurs ont pris soin de la parer, et ont orné la chambre de rideaux en chebka[12] et de coussins neufs. Des parfums brûlent dans les « canouns ».

[12] Dentelle arabe.

Les invités arrivent en grandes toilettes : satins brodés, rubans, paillettes, fleurs artificielles… On leur sert un repas sur une longue table basse chargée de couscous, méchouis, crèmes et pâtisseries. Dans un coin, les musiciens aveugles accordent leurs instruments. Il y a un violoniste, un joueur de luth, un chanteur et un joueur de darbouka.

Si Omar, le jeune père, a bien fait les choses pour la naissance de son premier-né, malgré sa grosse déception que ce ne soit pas un fils, mais simplement une petite Aziza…

Après le festin, les femmes s’accroupissent autour de la pièce sur les divans et des matelas, et toute la nuit elles restent là, causant et écoutant le concert dont les rythmes mélancoliques s’enchaînent sans répit. De temps à autre une invitée se lève sur la prière de ses voisines et se met à danser.

Ses hanches et son ventre ondulent lentement, son cou se désarticule en un curieux mouvement giratoire, et sa gorge opulente sautille sous la gebba, tandis qu’elle se voile le visage de ses deux mains…

Les enfants se sont endormis dans tous les coins, et malgré leur plaisir les femmes sentent la fatigue alourdir leurs membres et leurs paupières. Mais l’aube pointe, et le dernier acte de la fête ranime les invitées très lasses.

Mah’bouha, l’heureuse maman, est revêtue d’un superbe costume bleu pâle, brodé d’or. Une « taguïa » étincelante coiffe sa chevelure comme au jour des noces, son visage est plus fardé qu’à l’habitude, et l’on charge de bijoux ses bras, ses doigts et son cou.

Elle rayonne de fierté. Plus rien ne manque à son bonheur : Si Omar est un excellent époux, et son commerce prospère de jour en jour. Louange à Dieu !

Depuis six ans qu’ils sont mariés, aucun dissentiment n’a troublé leur union. Ils attendaient l’enfant sans trop d’impatience, car Mah’bouha savait bien qu’il avait été conçu deux mois après les noces. Mais « il s’était endormi » et ne s’est réveillé que cette année… Qu’Il soit exalté !

La hennena prend dans ses bras la petite Aziza, affublée de satins et de rubans, et, un grand couteau à la main, pour éloigner de l’enfant les esprits malins, les maladies et les accidents, elle se met à la tête du cortège. Mah’bouha vient ensuite, encore chancelante, puis des fillettes portant des cierges allumés, et enfin toutes les femmes. Le défilé pénètre successivement dans les différentes pièces du logis, et s’arrête au vestibule, tandis que la hennena franchit la porte, ramasse une pincée de poussière, et la dépose sur le front du bébé, bien armé maintenant contre les périls de l’existence.

— S’il plaît à Dieu, — répètent les invités, — nous assisterons à ses noces !

V
LA PRISON DES ÉPOUSES

Lella Salouh’a serait la plus heureuse des musulmanes si un tourment secret ne lui dévorait le cœur.

Dans sa jeunesse, elle a connu la gêne, presque le dénûment, au logis paternel et ruiné du vieux général Si Chedli ben Amor. Mais depuis son mariage avec Si Mustapha Boubakker, rédacteur à l’Ouzara, elle ne manque plus de rien. Ses armoires sont remplies de costumes, et ses coffres des mille ustensiles nécessaires à la toilette féminine. Elle habite une jolie maison, pas bien grande à la vérité, mais propre, commode, garnie de faïences au quart de hauteur, et ensuite soigneusement blanchie à la chaux. Elle ne sort jamais à pied, et se rend au hammam et aux mariages en voiture close, comme une dame. Enfin la petite négresse Mena, spécialement attachée à son service, lui épargne les ouvrages ennuyeux.

Le doux Mustapha adore son épouse, si grasse, aux larges yeux de vache, à la peau blanche et bien fardée. Ils ont deux petits garçons, vigoureux, dont l’aîné, s’il plaît à Dieu ! sera bientôt circoncis.

Les voisines et les parents envient le bonheur de Lella Salouh’a.

Et pourtant elle n’est point heureuse.

Il arrive parfois qu’un ver rongeur mine les plus beaux fruits.

J’ai deviné le tourment de Lella Salouh’a : elle habite, suivant la coutume, avec Si Salah, frère de Si Mustapha, et son épouse Lella Zeïna. Quand je vais voir ces dames, elle font assaut de grâces et d’amabilité pour moi. Le sourire est sur leurs lèvres, mais « la haine est dans leurs cœurs », et je sais par les racontars des terrasses que des scènes éclatent journellement entre elles, et que les voisines entendent leurs criailleries et les injures dont elles s’accablent.

Je vais m’asseoir, d’abord sur le divan de Lella Zeïna, puis sur celui de Lella Salouh’a. Les conversations y sont également banales, et les chambres se ressemblent : longues, étroites, un grand lit à chaque extrémité, une étagère chargée de verreries au-dessus du sofa ; deux armoires à glace flanquent la porte.

Mais chez Lella Zeïna il y a en outre un vieux piano Louis-Philippe, acheté jadis par le beau-père, Si Mohamed Boubakker, à sa première épouse : ce piano, aux cordes cassées, pourries par l’humidité, ne produit plus qu’un seul son, un sol épargné par hasard, et qui suffit à faire l’orgueil et la joie de Lella Zeïna. Chaque fois que je viens, elle tapote ostensiblement la note frêle, au timbre presque usé.

Et c’est en surprenant les regards plus haineux de Lella Salouh’a, que j’ai deviné la jalousie dont elle est incendiée.

Malgré son amour et sa déférence aux caprices de sa femme, Si Mustapha ne saurait lui payer un piano, lui qui gagne quatre-vingts francs par mois à l’Ouzara.

Je le rencontre souvent, revenant de son travail, un petit paquet à la main contenant des bonbons, une tacrita de soie, une babiole…

— C’est pour Salouh’a, — me dit-il avec un bon rire, — les femmes aiment les sucreries et les parures.

Ces attentions ne calment point l’envie de Lella Salouh’a. Elle est plus jeune, plus belle, plus comblée que sa belle-sœur, dont le mari est indifférent et coureur. Mais Lella Zeïna possède un piano cassé, au son unique, et Lella Salouh’a n’en a pas…; une guerre farouche s’en est allumée entre les deux femmes. L’une ou l’autre y restera.

Lella Zeïna est petite, boulotte, et brune, avec un nez trop court et une bouche sensuelle dans la face ronde. Malgré la défense de son mari, elle passe des journées entières penchée au moucharabié du premier étage, surveillant l’impasse où jouent les chats et circulent rarement les humains.

Il n’est pas séant qu’une femme s’intéresse ainsi aux choses extérieures, et Lella Salouh’a ne manque pas de le faire remarquer méchamment au vieux beau-père, Si Mohamed, et à l’époux, Si Salah.

Ce n’est point qu’elle-même dédaigne ces distractions, mais, plus avisée, elle sait ne pas se laisser surprendre en faute.

Elle a fini par découvrir que Lella Zeïna se penchait plus volontiers à la fenêtre aux heures où Si Beji, le fils du voisin, rentre chez lui. La jeune femme fait alors entendre un sifflement très doux, un refrain de chanson, pour l’unique plaisir de voir se tourner vers elle le visage mâle qui la devine, sans l’apercevoir.

Et depuis lors, Lella Salouh’a ne s’est plus précipitée sur sa belle-sœur en l’accablant des pires injures, mais elle a un sourire perfide.

Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les dames Boubakker, mais je vais chez elles de temps à autre, afin de ne point contrister notre ami, le doux Mustapha.

Or, cette fois, je suis accueillie par Lella Salouh’a toute seule, plus grasse et nonchalante que jamais, et la face épanouie.

Dès l’entrée, j’aperçois dans sa chambre un objet insolite : le piano… le vieux piano muet. Et je soupçonne aussitôt un drame.

— Lella Zeïna n’est pas ici ? Serait-elle malade ?

— Non, — répond la belle-sœur d’un air apitoyé sous lequel perce un secret triomphe. Son mari, l’ayant surprise en conversation avec le voisin, l’a fait enfermer au Dar el Joued.

L’envieuse ne dit pas, mais je le devine, qu’elle-même a, sournoisement, amené Si Salah, au moment où la jeune femme poursuivait son innocente idylle. Et tout de suite elle ajoute, incapable de contenir sa joie :

— Tu vois, j’ai le piano. Si Mohamed me l’a donné !

Lella Salouh’a, radieuse, tourmente le sol au son fêlé. Elle est pleinement satisfaite, tranquille, sans remords…

En rentrant chez moi, je dis à Chedlïa :

— Savais-tu que Lella Zeïna Boubakker fût au Dar el Joued ?

— Oui, je l’ai appris par ma sœur Douja qui habite son quartier. Il paraît que ça a été épouvantable pour l’emmener. Elle criait, s’accrochait aux meubles…; son mari l’a portée dans la voiture en lui mettant de force un soufsari sur le visage. Il y a de cela trois semaines.

— Je voudrais aller la voir.

— C’est difficile ! Sais-tu si elle est prisonnière ou en « observation » ?

— Qu’est-ce que cela ?

— Tu ne peux comprendre, ce sont des choses à nous : quand un mari met sa femme au Dar el Joued, le cheikh cadhi prononce une sentence. Si les torts ne sont pas prouvés, elle est à « l’observation », elle a sa chambre à part ; ses parents peuvent la voir et son mari, s’il le désire, couche toutes les nuits avec elle. Mais si elle a fait une faute grave, elle est « prisonnière » dans une pièce commune, n’a le droit de recevoir personne, et son époux ne doit venir qu’une nuit par semaine. Enfin il y a les « écrouées », enfermées directement par le cadhi pour avoir volé, juré, fait du scandale, et qui ne voient même pas leurs maris. Je m’informerai pour Lella Zeïna.

Le lendemain Chedlïa savait tous les détails sur l’internement de la jeune femme.

— Elle est à « l’observation » au Dar el Joued d’Halfaouine ; c’est une chance, car je connais la « moulaye[13] » de la maison, et pourrai t’y faire entrer. C’eût été impossible autrement.

[13] La directrice.

Chedlïa se voile et nous partons.

Cette prison des épouses est située dans une petite rue calme derrière la place. Nous parlementons assez longtemps à travers la porte avant de la voir s’ouvrir. Chedlïa, fertile en ruses, raconte je ne sais quelle histoire pour motiver notre visite…

Un assez grand patio est rempli de femmes. Il y a des bédouines pouilleuses, des « mamoussa » au visage effronté, des citadines en foutas de cotons, d’autres vêtues de soie et parées de bijoux. Une grosse négresse étire de la laine ; quelques mères allaitent leurs bébés : l’une d’elles ne paraît pas plus de quinze ans.

Toutes ces femmes entourent Chedlïa et lui demandent les nouvelles du dehors. Le vieux Si Mohamed ben Salah et son épouse Fatima dirigent la maison, contrôlent la conduite des « observées » dont ils font un rapport, d’après lequel le cadhi rend ensuite son jugement. Ils touchent dix ou quinze sous par jour de chaque mari pour l’entretien des prisonnières.

Chedlïa ayant fait miroiter la promesse d’un bon pourboire, ils s’empressent à me renseigner et à me montrer les chambres. Il y en a sept ou huit. Les lits sont rares ; la majorité des femmes couchent sur des paillasses, des nattes ou des chiffons, suivant la générosité de l’époux.

Une petite pièce est réservée aux maris qui viennent une fois par semaine passer la nuit avec leurs femmes.

— Mais, — dis-je étonnée, — elles consentent à supporter ceux qui les mettent ainsi en prison ?

— En général, — répond la « moulaye » avec un gros rire, — elles en sont heureuses, et espèrent apitoyer leur époux et se faire ramener chez elles. Pourtant quelques-unes se refusent sauvagement. C’est le cas de Lella Zeïna que tu vas voir. Elle a conçu pour Si Salah une haine farouche. Chaque fois qu’il vient, ce sont des scènes. C’est bien fâcheux pour la maison… et pour elle aussi du reste, car nous avons fait notre rapport au cadhi qui ne manquera pas de la faire passer parmi les prisonnières.

— La malheureuse ! Ce n’est pourtant pas bien grave de résister à un mari qui l’a fait enfermer ici.

— O Allah ! — s’exclamèrent Chedlïa et la « moulaye » scandalisées, — mais c’est un des plus grands péchés pour une femme !

— Y a-t-il parfois des dames de la haute société ?

— Très rarement. Il faut que le mari veuille infliger un châtiment exceptionnel. Les gens aisés mettent plutôt leurs femmes en pension chez des vieillards approuvés par le cadhi. Quelques-uns même louent une maison où l’épouse punie vit avec ses gardiens.

— Combien de temps les femmes restent-elles ici ?

— Cela dépend du mari. Parfois quatre ou cinq jours, parfois des années.

— Il y en a une vingtaine, me semble-t-il ?

— Vingt-huit. C’est peu. Pendant le Rhamadan, nous en avons eu jusqu’à cent cinquante. On ne pouvait plus se remuer.

— Pourquoi plutôt à cette époque-là ?

— Parce que le jeûne rend les gens irritables, et alors les disputes éclatent pour un rien. Veux-tu voir le premier étage où sont logées les femmes à l’« observation » ?

Il y avait quatre ou cinq chambres plus propres que celles du rez-de-chaussée. Des faïences garnissaient les murs par endroits et les plafonds avaient été peints. La maison, dégradée par la négligence et l’humidité, avait dû être jolie autrefois.

Lella Zeïna fut très étonnée de me voir :

— Comment as-tu pu pénétrer ici ? Ce n’est pas facile… ni d’en sortir, — ajouta-t-elle avec tristesse. — Cette chienne de Salouh’a est arrivée à ses fins. Car c’est elle qui m’a trahie, j’en suis sûre.

La chambre de Lella Zeïna était sommairement meublée d’un lit, un coffre, une table, apportés du domicile conjugal.

— Je m’ennuie, dit la jeune femme, la nourriture est mauvaise, la maison sale, il y a des punaises et des poux. Quand donc serai-je libre ?

— Mais tu as de nombreuses compagnes, vous pouvez causer…

— Elles ont toutes l’esprit resserré naturellement. Souvent aussi on se dispute. As-tu vu la petite Fathma ?

— Celle qui est si jeunette, avec un bébé ?

— Oui, elle est mariée depuis onze mois, et il y en a dix qu’elle est enfermée. Elle a eu son enfant ici la semaine passée. Pauvre petite !… Et la grosse Mah’bouha qui a eu trois maris et a été emprisonnée puis répudiée par chacun d’eux. Et Habiba que son époux remet ici chaque fois qu’il s’enivre, c’est-à-dire constamment. Et Mnena qui ne cesse de pleurer… O Miséricordieux ! O Prophète !

— S’il plaît à Dieu, tu rentreras bientôt chez toi.

— S’il plaît à Dieu !… Tu as été à la maison, — me dit-elle enfin, — quoi de nouveau ? Ma chambre est-elle toujours pareille ?

Devant l’angoisse de ses regards, je compris qu’elle songeait au vieil instrument, cause initiale de son malheur.

Et je n’osai point lui révéler que le piano cassé trônait maintenant chez Lella Salouh’a !…

VI
FATHMA LA DÉLAISSÉE

— Je vais t’apprendre une chose étonnante : Fathma se remarie, — me dit Habiba.

— Fathma ? Quelle Fathma ? Il y en a mille.

— Fathma bent Tahar, ma sœur.

— Pas possible !

— Sur la tête de Sidi, je ne mens pas. Interroge mon père.

Baba Tahar me confirme la nouvelle :

— Par mon Maître ! la parole d’Habiba est solide. Fathma désire un mari ; du reste il n’est pas bon qu’une femme reste seule.

— Mais comment a-t-elle fait pour en trouver un ? Est-ce toi qui t’en es occupé ?

— Non, Lella, je ne suis pas mêlé à cette affaire. Fathma s’est adressée à la vieille Khdija qui s’occupe de ces choses-là.

— Et qui lui a-t-elle déniché ?

— Un palefrenier, Mohamed ben Sadok, qui n’est pas bien riche et veut prendre femme. Il l’a payée trente francs.

— C’est peu.

— Une répudiée comme Fathma ne vaut pas davantage.

— Connais-tu le fiancé ? Est-il jeune ou vieux ?

— Vingt-trois ou vingt-quatre ans.

— Mais ta fille en a le double ! Elle est folle !

— Dieu est puissant !

Ainsi Fathma la simple, toujours tremblante et apeurée, affronte, de propos délibéré, ce redoutable inconnu d’un mariage avec un garçon qu’elle n’a jamais vu, et dont elle pourrait être la mère… Elle est plus âgée que Chedlïa, la dernière femme du vieux Tahar, ayant déjà dépassé vingt ans lorsqu’il épousa celle-ci, toute jeunette. Et voici près d’un quart de siècle qu’elle-même fut répudiée par son mari, Azouz, dont elle a deux enfants : Aïcha, déjà maman, et Othman, un gamin de vingt ans, poussé comme une mauvaise herbe.

Fathma grand’mère se remarie !

Je lui dis :

— Tu n’étais pas malheureuse ici avec ton père. N’as-tu pas peur de cet homme que tu ne connais pas ?

Naïve et fataliste, elle ne sait que répondre :

— C’est écrit !… Je suis dans la main d’Allah !

Les noces eurent lieu sans fête, ainsi qu’il convient pour une pauvre répudiée. En dévoilant son épouse, Mohamed le palefrenier eut une vilaine surprise… S’il n’était point assez riche pour se payer une vierge, du moins espérait-il une femme avenante et jeune. L’entremetteuse Khdija lui avait tracé un portrait flatteur de sa fiancée :

— Elle est mince et brune, ses traits sont réguliers et ses yeux très noirs.

Tout cela est parfaitement exact, mais elle avait omis d’ajouter :

— Elle n’est plus jeune, et commence à se rider.

Mohamed fut très déçu en découvrant cette particularité. Puis il réfléchit qu’il avait déjà versé trente francs à Fathma et deux douros à l’entremetteuse, et qu’ayant payé une femme, autant valait en profiter.

Alors il fut son époux… et il la battit ensuite pour la punir d’être si vieille.

Fathma ne l’en aima que plus, tout émerveillée d’avoir un mari jeune et vigoureux. Elle ne regrettait pas le douro donné à Khdija.

Elle se fit humble et soumise devant Mohamed. Tout le jour elle l’attendait avec impatience, et pourtant elle savait bien qu’il rentrerait ivre et méprisant, et la battrait après avoir usé d’elle.

Alors elle pleurait. Mais au fond de son être palpitait encore la volupté d’être prise par ce jeune homme.

Au bout d’un mois elle fut enceinte.

Puis Mohamed rentra moins régulièrement. Il la rouait de coups et l’injuriait encore davantage :

— Vieille chamelle ! Chienne ! Anesse ! Plaise à Dieu que la cécité soit dans tes yeux ! Que ta langue soit nouée ! Que ton père soit maudit ! Puisses-tu être empalée !

Un jour il lui prit sa fouta de soie rouge, ses bracelets d’argent, son boléro brodé, tout ce qu’elle possédait. Puis il sortit en disant avec un rire mauvais :

— Le salut !

Et il ne revint plus.

Les premiers jours Fathma l’attendit. Des voisines compatissantes lui donnaient un peu de leur couscous. Puis elle comprit que Mohamed était parti pour toujours, l’abandonnant après six semaines de ménage, parce qu’elle était trop vieille.

Alors elle poussa de grands cris et se déchira le visage avec ses ongles. La nuit, elle se roulait sur sa couche en appelant le beau garçon cruel dont elle avait goûté l’étreinte. Elle regrettait tout de lui, jusqu’aux coups dont il l’accablait.

Au bout de quelque temps, le vieux Tahar se renseigna. Il apprit à sa fille, sans ménagements, que Mohamed était à Sidi Ben Saïd, et ne voulait plus entendre parler d’elle.

Fathma s’obstinait en son fol espoir, mais elle savait que son époux ne reviendrait pas sans le secours des moyens surnaturels.

Elle alla donc trouver Halima, une hennena aveugle et quasi centenaire, experte en l’art des charmes et des maléfices :

— Ma fille, — lui dit la vieille, — il existe, grâce à Dieu, un ancien précepte de sorcellerie applicable à ton cas : « Si tes charmes vieillis ne retiennent plus ton amant, perce le cœur de son image, allume le cierge nuptial et fais bouillir un grand lézard vert avec sept brindilles d’olivier en récitant trois fois la fatiha du Coran sacré. Dès qu’il aura pris ce breuvage, l’infidèle te reviendra. »

Fathma s’en retourna toute joyeuse. Sur sa demande, Baba Tahar pria le chasseur de hérissons, qui demeure place Bab Souika, de lui procurer, moyennant un réal, le lézard nécessaire. Puis il s’enquit d’une personne discrète et avisée pour aller voir Mohamed à Sidi Bou Saïd, et verser insidieusement dans sa gargoulette la liqueur magique.

— Si ça t’amuse, — me dit Chedlïa peu crédule, — va surprendre Fathma. C’est ce soir, après le moghreb[14], qu’elle fait son sortilège. Mais, ô Allah ! ne lui dis pas que tu en es informée par moi !

[14] Chant du muezzin au soleil couchant.

Au coucher de soleil, je me dirigeai vers la pauvre maison où Fathma demeure avec quatre autres familles locataires. Toutes les femmes étaient sur la terrasse, mais un murmure monotone sortait de sa chambre. J’en poussai la porte…

Fathma était accroupie devant sa marmite où mijotait l’horrible cuisine. A ses pieds gisait une poupée de chiffons, le cœur percé d’épingles, et vêtue d’une petite gebba orange comme celle de Mohamed. Un cierge à cinq branches enroulé de papier doré éclairait cette scène étrange.

Afin de ramener l’époux inconstant, Fathma la délaissée préparait le philtre d’amour.

VII
LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS

Je les avais rencontrées pour la première fois aux noces de Lella Sheïtla, fille d’un cheikh cadi. Leurs robes étroites, également pailletées d’acier, l’une en satin rose, l’autre en satin ciel, et quelque peu décolletées, étonnaient fort au milieu des pantalons bouffants, des gebbas brodées d’or, des boléros étincelants. Elles leur donnaient l’apparence d’honnêtes chanteuses de petit café-concert bien provincial ; mais une certaine distinction et je ne sais quelle grâce un peu hautaine détruisait vite cette impression pour faire place à l’incertitude.

— Ce sont les dames Dali Bach, deux femmes turques épousées par des Tunisiens, — me dit ma voisine, une poupée fardée, bouffie de graisse.

Justement elles s’avançaient toutes deux vers moi et engageaient la conversation avec aisance.

— Nous sommes enchantées de faire votre connaissance, madame, nous avons si rarement l’occasion de rencontrer des Européennes ! Permettez-moi de vous présenter ma cousine Zeïneb, madame Ali Dali Bach, — me dit la robe rose dans un français sans accent.

— Et moi, — reprit la robe bleue, — je vous présente ma cousine et belle-mère Tejbeha, madame Tahar Dali Bach.

Elles étaient pareillement jeunes, minces et pâles. Leurs visages aux traits menus ne se rehaussaient d’aucun fard, et leurs coiffures ressemblaient à celles des petites bourgeoises légèrement en retard sur la mode.

— Nous avons épousé, il y a quatre ans, messieurs Dali Bach, père et fils, venus à Stamboul, et c’est ce qui crée entre nous cette étrange parenté, — expliqua madame Zeïneb.

— Oh ! dites-nous, je vous prie, les dernières nouvelles de la guerre ![15] — implora madame Tejbeha, — nous ne recevons point de journaux.

[15] Guerre Turco-Balkanique de 1911.

— Et songez, — ajouta Zeïneb, — que nos frères, nos cousins, tous nos parents et leurs amis, se battent là-bas !

Une véritable angoisse les défigurait dans l’attente de ma réponse.

Hélas ! les nouvelles étaient bien mauvaises ! Andrinople venait de tomber aux mains des Bulgares. Pouvais-je leur apprendre cela, au milieu de cette fête, de cette musique, de ces danses ?

Je répondis évasivement :

— La situation de l’armée turque est toujours critique, mais à Constantinople on s’occupe d’une réorganisation, on va sans doute envoyer des renforts…

— Vous comprenez, c’est si triste d’être loin des siens, en pareilles circonstances !

— Oh ! oui, c’est déjà bien dur, en tout temps, d’habiter un autre pays. Alors maintenant !…

— Vous ne vous plaisez pas à Tunis ? — demandai-je, heureuse de détourner la conversation.

— Non certes ! — s’écrièrent-elles toutes deux. — L’existence ici est odieuse lorsqu’on en a connu une autre plus libre, plus animée, plus intéressante.

— Pensez, — dit Zeïneb, — que nous sommes cloîtrées ici comme toutes les musulmanes de notre condition, ne sortant jamais, jamais à pied, et si rarement en voiture close pour un mariage !

— C’est la troisième fois en quatre ans… A Stamboul, au contraire, nous circulions avec notre institutrice. Le tcharchaf n’est pas bien gênant, à peine plus épais qu’une voilette d’automobile.

— Nous allions voir nos amies, nous les réunissions à des thés, nous jouions la comédie entre nous.

— Ah ! Stamboul !… — soupirèrent-elles, un sourire d’extase au coin des lèvres, et les yeux humides.

— Mais alors, puisque vous viviez si heureuses là-bas, pourquoi avoir épousé des Tunisiens ?

— Savions-nous ce qui nous attendait ?… Nous avions seize ans, nos parents nous poussaient à ce double mariage. Les Dali Bach sont riches et de noble famille… il y avait aussi l’attrait du voyage, d’un pays nouveau, et surtout celui de ne pas nous séparer, nous qui nous aimions tant.

— C’est la seule chose qui ne nous ait pas déçues !…

— Mais, — dis-je, — sont-ce vos parents qui ont décidé le mariage de l’une avec Si Tahar, et de l’autre avec Si Ali ?

— Non, ils nous ont laissé le choix. Nous ne les connaissions pas, l’âge seul était en question. Nous les avons tirés au sort.

— Les lots se valent, — murmura Tejbeha.

Et comme je me levais pour partir, elles s’écrièrent :

— Déjà ! Nous étions si contentes de parler avec vous ! Toutes ces Tunisiennes sont tellement nulles et ignorantes ! Oh ! vous viendrez nous voir, n’est-ce pas ?

— Avec plaisir, — répondis-je, en prenant leur adresse.

Maintenant je vais assez souvent chez mes amies turques, bien que leur logis et leurs discours provoquent la tristesse.

Elles habitent une grande et luxueuse demeure près de Tourbet el Bey, cage dorée, mais trop bien close. Et leurs vêtements européens, étriqués et ternes, semblent dépaysés au milieu des murs en faïence, autant que le mobilier anglais de leurs chambres, et les petits fauteuils Louis XVI du salon.

— C’est un cadeau de nos parents, — dit Zeïneb, — n’est-ce pas que c’est joli ? Lorsque nous sommes arrivées ici, il n’y avait que des coffres et des divans, — ajouta-t-elle méprisante.

— Vous avez vu notre piano ? Il n’est pas très bien accordé. Vous pourriez cependant nous jouer quelque chose ?

— Je le voudrais, mais je ne sais pas. Vous sûrement, vous êtes musiciennes et vous connaissez de jolis morceaux.

— Nous en avons appris quelques-uns autrefois, Tejbeha est la plus forte, — dit Zeïneb en poussant sa cousine au piano.

La Valse bleue, Amoureuse, les Lanciers retentissent drôlement sous les voûtes de stuc ciselé. Les négresses et toutes les servantes de la maison sont accourues, et regardent, vite renvoyées du reste par Zeïneb.

— Et ne savez-vous rien d’oriental ? — demandai-je.

— Non, rien du tout… Ah ! si, la Marche turque.

… Grave, recueillie, Tejbeha commence à jouer. Zeïneb l’écoute, les regards perdus dans un rêve lointain. Et, le morceau fini, un silence s’établit entre nous ; les deux jeunes femmes se détournent émues, les yeux pleins de souvenirs et de larmes. On dirait qu’une brise fraîche, venue de Stamboul, a passé dans le grand salon sombre.

— Te souviens-tu, — dit Zeïneb, — de ce jour où nous étions allées aux Eaux-Douces avec Madji ?

— Oui, des soldats manœuvraient de l’autre côté du Bosphore, et l’on entendait par instants la Marche turque.

Et soudain Tejbeha éclate en sanglots.

— Oh ! nous ne retournerons jamais plus là-bas !…

— Voyons, calme-toi, ma chérie ; aujourd’hui est un beau jour, puisque nous avons notre amie.

— C’est vrai, je suis ridicule, excusez-moi.

— Tiens, prépare donc le thé, — dit Zeïneb, — tandis que je vais montrer à madame R… ma nouvelle robe. Voulez-vous venir ?

— Cette pauvre Tejbeha est si nerveuse, — continua-t-elle dans sa chambre. — Vous n’imaginez pas l’existence que Si Tahar lui fait. C’est un vieillard despotique et vicieux, il voudrait la plier à ses caprices les plus lubriques. Il s’est pris pour elle d’une passion folle, une véritable frénésie, et Tejbeha, du premier jour, s’est révoltée de dégoût. Chaque soir, quand il rentre, excité, ignoble, ce sont des scènes affreuses. J’entends les cris et les plaintes de ma cousine et je ne puis rien. C’est terrible !…

— Quel âge a Si Tahar ?

— Soixante-douze ans au moins… Mais il est solide, allez ! Il n’y a pas à espérer une prompte délivrance, — ricane Zeïneb avec une expression haineuse. — Voulez-vous voir ma robe puisque nous sommes montées pour cela ?

Elle tire de l’armoire à glace un costume tailleur gris à peu près à la mode.

— C’est une ouvrière italienne, madame Buona Cordi, qui travaille pour nous. Il paraît que ces jaquettes sont le dernier cri. Qu’en pensez-vous ?

— C’est très bien. Tout à fait dans le mouvement.

Zeïneb exhibe une toque de loutre à grande aigrette.

— Et ceci ?

— Charmant ! Mais que voulez-vous faire d’un costume tailleur et d’un chapeau puisque vous ne sortez jamais ?

— C’est vrai ! Mais ça nous fait tant de plaisir d’en avoir ! Nous les mettons de temps en temps, et nous marchons dans le patio en nous imaginant qu’il n’y a pas de murs autour de nous… C’est triste, n’est-ce pas ?…

— Oh ! être enfermées toujours ainsi, ne plus voir un arbre, ni une rue, ni d’autres visages que ceux des servantes stupides ! — s’exclame rageusement Tejbeha qui vient d’entrer. — Il y a des jours où l’on croit devenir folle !

— Comment vous occupez-vous ? Avez-vous des livres ?

— Quelques-uns seulement apportés de Stamboul : Loti, naturellement, ce délicieux Loti qui aime tant les Turcs… Vous avez lu les Désenchantées ? Que c’est beau !

— Oui, — reprend Zeïneb, — mais les héroïnes se rendent bien malheureuses à envier le sort des autres Européennes, alors que leur vie à Stamboul est en somme si charmante. Nous n’en demanderions pas tant, je vous assure ! Reprendre notre ancienne existence serait tout notre bonheur.

— Si vous voulez, — proposai-je, — je vous enverrai des livres et des journaux.

— Vous êtes gentille ! Ça nous fera tant de plaisir !

Lorsque je revins, deux semaines plus tard, Tejbeha seule me reçut.

— Zeïneb sera désolée, elle est souffrante et dort en ce moment.

— Ce n’est rien, j’espère ?

— Ce n’est pas grave, mais c’est terrible. Je puis bien vous le confier puisque vous êtes notre amie, — ajouta-t-elle en rougissant. — Zeïneb fut contaminée dès le jour de ses noces.

— Oh ! la pauvre petite !

— N’est-ce pas ? Et encore vous ne vous doutez pas de sa vie. Si Ali est jeune, mais brutal et libertin, il passe son temps en bonnes fortunes et Zeïneb en est horriblement jalouse. C’est drôle, car je ne crois pas qu’elle aime vraiment son mari… Dès qu’il sort, elle s’imagine un tas de choses, elle lance les servantes à ses trousses pour l’épier et la renseigner. Et elles ne la renseignent que trop, la malheureuse !… Ah ! si mon mari faisait ses fredaines au dehors, je vous assure que je ne m’en tourmenterais guère ! Mais Zeïneb se ronge… et lorsque Si Ali rentre, ce qui ne lui arrive pas tous les jours, elle lui fait des reproches qui l’horripilent. Quelquefois il va jusqu’à la battre !

— Vraiment, vous êtes à plaindre toutes les deux. Quel dommage que vous n’ayez pas d’enfants ! ce serait une consolation.

— Hélas ! mon mari est trop vieux pour m’en donner, et Zeïneb n’en aura jamais.

— Comme les journées doivent vous sembler longues !

— Oui, et les nuits surtout, — répond Tejbeha, la voix changée.

J’étais devenue peu à peu leur confidente ; elles me racontaient toutes leurs tristesses, même les plus intimes, cédant à ce besoin bien naturel de s’épancher et d’être plaintes.

Un jour, je reçus une lettre plus joyeuse que de coutume :

« Chère amie,

» Nos maris sont absents pour la semaine, et une idée folle nous est venue, celle d’en profiter pour aller vous voir.

» Depuis que nous avons admis la possibilité de cette escapade, nous en mourons d’envie.

» Voudriez-vous, pour cela, venir demain nous prendre en voiture ? Nos servantes ne nous vendront pas, il s’agit seulement de dépister les voisins. Votre présence s’en chargera, et comme nous habitons au fond de l’impasse, nul ne nous verra monter avec vous. Bien entendu, chère amie, il nous faut prier votre mari de quitter sa demeure pendant toute notre visite, ainsi que vos domestiques mâles. Et il est inutile de vous demander la discrétion la plus absolue, car vous savez toute l’importance que cela pourrait avoir pour nous.

» Nous vous attendons avec impatience, et vous envoyons mille souvenirs affectueux.

» Vos amies,

» Zeïneb et Tejbeha. »

Le programme des deux cousines s’accomplit sans encombre, et je les emmenai dans ma voiture aux rideaux à demi baissés. D’abord, elles s’étaient rejetées, craintives, dans le fond ; mais, à mesure qu’elles s’éloignaient de leur quartier, elles reprenaient de l’assurance jusqu’à risquer des regards par la portière. Qui du reste eût pu les deviner ? Elles portaient leurs fameux costumes tailleurs et leurs toques à aigrettes, enfin utiles ! et des voilettes extrêmement épaisses.

— Ah ! que c’est bon ! que c’est bon ! — soupiraient-elles.

L’arrivée dans ma maison leur fut une déception.

— Mais c’est tout à fait arabe ! bien plus arabe que chez nous.

— C’est même de l’arabe vieux d’un siècle, ce coffret, ces étoffes, ces tapis…

— C’est vrai, nous avons la manie de reconstituer ce que vous vous acharnez à détruire.

— Moi qui espérais voir un joli petit salon moderne !

Elles savaient bien pourtant que j’habite une demeure indigène, le Dar Ben Fridja, célèbre par le luxe de sa décoration, ses faïences, ses lustres, son grand patio vitré.

Mais elles s’attendaient à y trouver des meubles Louis XVI.

— Alors montons au premier, ma chambre vous plaira, car elle est bien française.

Tout d’abord, les fenêtres délivrées des moucharabiés, et par où l’on découvrait la rue et un grand horizon de terrasses, les attirèrent.

— Que vous êtes bien ici ! C’est gai, l’air entre librement.

Puis, ayant aperçu des photographies sur ma table, il fallut que je leur présentasse mes parents, mes sœurs, mon mari.

— Comme il est jeune ! — dit Tejbeha.

— Et comme il paraît gentil et bon ! — dit Zeïneb.

Elles couraient d’une pièce à l’autre, joyeuses et enfantines.

— Ah ! se sentir loin de cette horrible maison où l’on étouffe, c’est exquis !

Je proposai de monter sur la terrasse, elles n’osaient pas.

— Qui vous verra ? et du reste on vous prendra pour des Françaises.

— C’est vrai. Et puis c’est un plaisir que les femmes du peuple prennent bien. Pour une fois, les dames Dali Bach se le payeront, — décida Zeïneb mutine. Et devant le ciel libre, les montagnes lointaines, elles respiraient à longs traits.

— L’air est bon ! bien meilleur que celui de notre patio ; il a un goût d’autrefois !…

Le retour fut triste. Après une journée de liberté, la prison leur semblait plus farouche.

La semaine suivante, je reçus encore une lettre de Zeïneb :

« Chère amie,

» Nous ne nous doutions guère mercredi de ce qui allait arriver : Si Tahar est mort subitement. Surtout ne nous envoyez pas de banales condoléances, vous êtes assez notre amie pour comprendre quelle inespérée délivrance représente cet événement pour ma chère Tejbeha…

» Ne venez pas en ce moment, vous trouveriez une maison en deuil, pleine de parentes, et nous ne pourrions vous recevoir tranquillement. Mais dans une quinzaine, le calme sera rétabli et nous vous attendrons. »

A l’époque fixée, je les trouvai vêtues de noir, mais les yeux plus gais.

— Moi, cela ne me change guère, — me dit Zeïneb, — mais j’en suis très heureuse pour ma cousine. J’avais bien peur qu’elle ne me quittât, et la chérie fait le sacrifice de rester à Tunis.

— Ce n’est point un grand sacrifice, — reprit Tejbeha, — je n’aurais guère de joie à revoir Stamboul sans toi. Maintenant, je suis libre, je n’ai pas de parents pour me surveiller et vais me faire une existence… à la turque. J’ai loué une petite maison toute voisine, car je n’ai plus aucun droit à demeurer ici, et je viendrai tous les jours voir Zeïneb.

Je les laissai à leurs espérances. Elles furent de courte durée. Les pauvres petites libertés que Tejbeha s’accordait, à la turque, firent vite scandale, et Si Ali ne tarda pas à lui interdire tout rapport avec sa femme. Je dus servir d’intermédiaire pour porter les nouvelles de l’une à l’autre. Et puis, je reçus enfin une lettre désolée de Tejbeha :

« Chère amie,

» Je pars, je quitte Tunis où j’ai tant souffert, et j’y laisse ma pauvre Zeïneb… Vous devinez combien cette pensée m’est horrible et tout ce qu’il m’a fallu endurer pour en arriver à cette détermination. Ma vie n’est plus tolérable ici ; il semble que tous se liguent contre moi pour me faire expier mes rares sorties sous le tcharchaf. Et maintenant que son père est mort, Si Ali me poursuit d’une manière odieuse. L’autre jour il s’est insinué dans ma maison ; je ne sais ce qui serait arrivé sans mes servantes… Il m’est impossible de rester seule plus longtemps et je ne prendrais point ici, vous le pensez bien, un autre défenseur légal. Enfin, je ne puis plus voir Zeïneb… J’ai donc écrit à ma famille et mon frère est

venu me chercher. Nous nous embarquons après-demain. Je voudrais tant vous dire adieu ! »

Notre dernière entrevue fut courte. Tejbeha sanglotait.

— Qui m’eût dit que je retournerais à Stamboul en pleurant ! Ma pauvre petite Zeïneb, toute seule dans cet enfer !… Il a fallu que mon frère s’interposât pour que Si Ali me permît de l’embrasser encore une fois… La reverrai-je jamais ?… Je vous la confie… tâchez de la consoler, allez souvent la voir, n’est-ce pas ?…

Huit jours après le départ de Tejbeha, on trouvait Zeïneb pendue à une colonne de son patio.

VIII
LA MARIÉE AU HAMMAM

Ma voisine Manoubiia vient de se marier. J’étais invitée à toutes les fêtes, à commencer par la cérémonie du hammam, où elle est allée se « purifier » avec ses parentes et invitées.

J’ai vu bien des mariages plus brillants que le sien ; je commence à me blaser sur la petite minute émouvante, quand l’époux dévoile et aperçoit pour la première fois sa femme, au seuil de la chambre nuptiale.

J’ai souvent circulé la nuit, dans un carrosse fermé, accompagnant la fiancée chez son mari, au son des yous-yous aigus dont les femmes du cortège déchirent le silence des rues obscures.

J’ai contemplé bien des mariées, hiératiques en leur attitude rituelle, aux visages uniformes et conventionnels sous le fard et le henné.

J’ai même pris part à ces pantagruéliques festins, où chacune pique du doigt parmi les victuailles surchargeant la table.

Mais une noce au hammam réveillait ma curiosité.

Manoubiia et ses invitées s’y sont rendues la nuit, les voiles et les voitures closes n’étant pas jugés suffisants sans la protection supplémentaire des ténèbres. Des servantes nous avaient précédées, portant les tapis, et les corbeilles pleines de linge et d’objets de toilette.

C’est une occasion pour chacune de faire parade de ses richesses. Les plus opulentes avaient tout un attirail d’argenterie : aiguières, coupes à henné, peignes, boîtes à fard, coffrets, étuis à kohol, miroirs.

Elles s’installèrent dans une grande salle, aux colonnes gaîment coloriées de vert et de rouge, sur des estrades où l’on avait étalé les tapis et les nécessaires, et commencèrent à se déshabiller.

Dans un coin, une négresse préparait des rafraîchissements et des sucreries : limonades, café, gâteaux.

On m’invite à quitter mes vêtements pour entrer dans les étuves.

— Non, non, je ne veux pas me purifier, je tiens seulement à voir.

— Mais tu n’y pourras résister…

N’importe, je pénètre quand même toute vêtue. La chaleur est suffocante. La vapeur condensée ruisselle sur le sol et les murailles. Au bout de quelques minutes je dois fuir.

Mais j’ai eu le temps d’apercevoir le plus étrange spectacle : au milieu d’un brouillard épais, vaguement éclairé par quelques lumignons, une soixantaine de femmes nues circulent, s’agitent et causent… Il y en a des grosses, des minces, des petites, des grandes, des blanches, des jaunes, des noires, des vieilles, des jeunes…

La lumière jaunâtre pique des reflets de-ci, de-là, sur un torse brun, une gorge trop opulente, des bras, des jambes, une croupe rebondie, frottée par une négresse en sueur. Manoubiia, la fiancée, promène une anatomie grasse et tassée, dont l’époux aura bientôt l’heureuse surprise.

Sans doute, il devait y avoir de jolies filles bien faites, mais elles disparaissaient dans la masse affreuse. Une phénoménale matrone étalait une obésité digne d’être exhibée dans une foire, à côté de vieilles guenons squelettiques, absolument décharnées, semblables à des harpies.

En vérité, c’était là un spectacle d’enfer, comme en eût imaginé Gustave Doré, bien plus qu’une paradisiaque vision musulmane.

IX
LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF

— Le salut !

— Le salut sur toi !

— Comment vas-tu ?

— Comment est ton état ?

— Avec le bien !

— Grâce à Dieu !

L’homme que nous venions de rencontrer était un bédouin d’une soixantaine d’années, brun, sec, tanné, le visage osseux et sillonné de longues rides verticales, les yeux perçants profondément enfoncés dans les orbites, le nez saillant en bec de rapace et le cou décharné, mais vigoureux encore, très droit, les mollets maigres et bien dessinés, les bras solides, nerveux et musclés. Depuis quelque temps nous l’apercevions campé sur sa mule. Derrière lui deux silhouettes courbées, écrasées sous de lourds fardeaux, se détachaient sur le sable fauve.

Nos bêtes, moins fatiguées que celle du bédouin, l’entraînaient d’un pas plus alerte, et les formes bleues peinaient davantage, se hâtaient, couraient presque, sans parvenir à nous égaler. L’homme, s’étant retourné, les gourmanda d’une voix rude :

— Halima ! Zoh’rah ! Allons, chiennes, filles de chiennes !

Et le vent écartant les voiles, on apercevait deux visages bruns et luisants de sueur, l’un vieux, ridé comme celui du bédouin, l’autre jeune et sans beauté, aux traits secs, découpés à l’emporte-pièce, dans l’encadrement des nattes noires et des grands anneaux d’oreille.

Nous avions compris que c’étaient ses femmes, mais, comme il sied, nous n’y fîmes point allusion, et même nous n’eûmes pas l’air de les regarder.

Mais, d’un commun accord, nous avions retenu le pas de nos montures que le voisinage de l’écurie rendaient trop fringantes, et les formes voilées cheminèrent plus paisiblement derrière elles. Nous devisions avec l’homme, comme il est d’usage entre gens qui se rencontrent dans le désert et s’avancent vers un même but.

— D’où venez-vous ?

— De Tozeur. Et toi ?

— De Tozeur aussi ; je suis parti avant midi.

— La route est longue, nos mules ont mis quatre heures.

— Vous allez passer quelque temps à Nefta ?

— Nous y demeurons.

— Où donc ?

— Chez le cheikh Abd el Aziz !

— Ah ! c’est vous les Français qui logez chez le cheikh !

Le vieux renard le savait bien. Depuis huit jours que nous étions installés, pas un Nefti ne l’ignorait.

— Comment t’appelles-tu ?

— Youssef ben Tahar. Ma maison est presque voisine de la vôtre.

— C’est donc toi Baba Youssef ?

— Oui, c’est moi.

Chedlïa notre servante, que nous avions emmenée jusqu’au fond de ce désert, nous entretenait parfois de Baba Youssef et de ses femmes, avec lesquelles, promptement, elle avait fait connaissance.

Les deux formes voilées qui peinaient derrière nos mules étaient ces fameuses voisines chez qui souvent elle passait la journée.

Le soir tombait, brusque et rose, noyant de brume mauve les dunes lointaines sur lesquelles se découpaient en silhouettes fines les caravanes de chameaux. Nefta aux cent coupoles apparaissait, tout orange, au-dessus de l’immensité fauve, dominant sa forêt de palmiers, la masse sombre de son oasis. Très au delà, le chott el Djerid aux horizons infinis, mer d’argent sans remous, étincelait sous les derniers rayons.

C’est l’heure où le désert s’anime : des files de bédouins revenant on ne sait d’où, se dessinent et ondulent sur les sables. Les femmes vont en procession vers l’oued puiser l’eau dans les grandes cruches, qu’elles ne portent pas sur l’épaule du geste antique et gracieux, mais qu’elles chargent péniblement sur leur dos, courbées en deux, comme de pauvres bêtes harassées.

Au milieu d’un nuage de poussière arrivent les troupeaux, bêlant, hennissant, cabriolant. Des centaines de chèvres turbulentes, d’ânes, de vaches, de chameaux se dirigent vers la ville. Dans les rues tranquilles, où les Arabes devisaient gravement, accroupis par groupes devant les portes, chacun s’affaire pour rentrer ses bêtes au logis. Il y a des courses folles après un cabri ou un veau indiscipliné. Les fillettes, les gosses, toute la marmaille s’en mêle avec des rires et des cris.

Nous étions arrivés près de notre demeure. Baba Youssef descendit de sa mule :

— Avec le salut !

— Avec le salut !

— Puisses-tu t’éveiller demain matin avec le bien !

— Que tu te trouves au matin ayant progressé !

— Sommeil de paix !

— La paix sur toi !

Derrière le vieux, les deux formes accablées s’engouffrèrent dans la maison.

Tout rentrait dans l’ordre et le calme ; la nuit pleine d’étoiles enveloppait Nefta, et les chiens régnaient en maîtres sur le silence et les terrasses.

Le lendemain je dis à Chedlïa :

— J’ai fait connaissance avec Baba Youssef.

— Quel rude homme !

— Tu l’as vu ?

— Oui, quelquefois, à travers mon voile, lorsqu’il entrait dans sa maison.

— Il est vieux.

— Oui, mais solide, et quand il frappe, il frappe dur.

— Est-ce qu’il bat souvent ses femmes ?

— Oh ! presque chaque jour. Il ne trouve jamais qu’elles aient assez travaillé.

— J’en ai vu deux qui revenaient de Tozeur.

— C’est Halima et la vieille Zoh’rah qui y sont allées. Meryem était restée à la maison. Elle et Halima sont enceintes, et Baba Youssef répudiera Halima aussitôt après ses couches. Il veut savoir si ce sera une fille ou un garçon.

— Pourquoi ?

— Parce que, si c’est un fils, il le gardera, sinon il renverra la mère et l’enfant. Il a déjà répudié Fathma, il y a peu de temps, et dans huit jours il la remplace. Il épouse la petite Nefissa bent Ali el Trabelsi.

— Tu la connais ?

— Non, mais les femmes de Baba Youssef disent qu’elle est jolie. Elle a douze ans.

— Ah ! le sale bonhomme !

— Que veux-tu ? c’est l’habitude ici, Dieu est grand ! Mais sais-tu le plus drôle ? Baba Youssef n’a qu’une seule chambre pour lui et ses quatre femmes… et il passe de l’une à l’autre comme un coq.

Chedlïa la citadine s’étonne autant que moi des mœurs de ce pays où rien ne ressemble aux choses de Tunis.

— Ces gens-là vivent comme des animaux, — dit-elle avec mépris.

Elle se juge, non sans raison, infiniment supérieure à toutes ces bédouines ; mais, étant femme et curieuse, elle n’a pas de plus grand plaisir que de bavarder avec elles des journées entières.

— Je t’accompagne, Chedlïa.

— Dieu soit loué !

La maison du vieux Youssef est semblable à toutes les autres. Bâtie en boue sèche et en briques à peine cuites, elle a une teinte générale fauve un peu rosée. Sa façade sans fenêtres s’agrémente de dessins réguliers formés par la saillie ou l’enfoncement de quelques briques.

Passé le premier vestibule, je me trouve dans une grande cour intérieure assez semblable à une cour de ferme entourée d’étables ; des poules et des chèvres y vagabondent. Au milieu les ordures rissolent au soleil.

Une troupe de bédouines s’est jetée sur moi et m’étourdit de salutations et bénédictions. Elles m’entourent, me pressent, me palpent, relèvent mes jupes, soupèsent mes cheveux, excitées et indiscrètes… Je reconnais la vieille Zoh’rah, ainsi que Halima au visage sec et à la taille lourde. Meryem s’approche pesamment. C’est la dernière épousée et la plus jeune. Elle a peut-être quinze ans, et sa petite figure bronzée, que le travail et la vie dure commencent à marquer, garde encore quelque grâce. Ses cheveux, nattés avec des laines de couleur, sont enfermés dans une sorte de turban plat en soie noire rayée d’argent ; des chaînes et de grands anneaux d’or pendent de chaque côté de son visage. Elle se drape dans une meleh’fa de soie violette, salie et déchirée. Ses compagnes ont des bijoux d’argent et de grossières meleh’fa en toile bleue à bandes pourpre. Halima et la vieille Zoh’rah s’apprêtent à rejoindre Si Youssef qui travaille à sa palmeraie. Il les attelle à la charrue, côte à côte avec un âne.

Meryem reste au logis, car elle est moins robuste. Elle tisse des haïks de soie, et Si Youssef les vend à ces marchands dont les caravanes emportent jusqu’aux villes lointaines les étoffes tramées par toutes les femmes du Djerid.

Déjà elle s’est réinstallée avec une voisine derrière le métier où ses doigts habiles marient, du matin au soir, les fils de laine et de soie ; et les autres femmes, réunies pour le travail en commun, s’accroupissent tout autour dans la poussière, étirant, dévidant et filant la laine.

La curiosité tombée à mon égard, elles entament une conversation avec Chedlïa. On m’a donné un tabouret bas et on ne s’occupe plus de moi. J’observe, j’examine, j’écoute. Je ne comprends pas toujours, car la langue du Djerid est un idiome quelque peu différent de celui de Tunis et plus rude. Mais Chedlïa vient à mon aide quand je le désire.

Les femmes parlent toutes à la fois. Meryem a été battue la veille au soir, plus cruellement que de coutume, et elle exhibe ses bras et sa gorge meurtris.

Baba Youssef se montre fort exigeant pour le travail, car il lui faut compléter la somme d’achat de sa nouvelle épouse. Fathma, Hanifa et Douja les voisines ont été battues aussi…

Mabrouka n’a point encore reçu un seul coup depuis un an qu’elle est mariée. Cela viendra. Femme bédouine ne vécut jamais sans « manger du bâton ». En attendant, elle secoue insolemment les colliers d’or et d’agate que le gros Sadok lui rapporta l’autre soir, et elle balaye le sol poussiéreux et semé d’immondices, avec sa superbe meleh’fa de soie orange.

Tout en dévidant la laine, Fathma, Hanifa et Douja lancent des coups d’œil hostiles à l’épouse favorite et trop fière.

Meryem, de sa voix criarde, commente les événements de sa maison et de tout le voisinage. Derrière les grands murs sans fenêtres, les nouvelles courent de bouche en bouche, d’un bout à l’autre de Nefta :

Une caravane de trente chameaux, venant d’El Oued, s’est arrêtée ce matin sur la grand’place et repart demain pour Tozeur.

Si Chedli ben Sadok s’est cassé la jambe en tombant de sa mule.

Beurnia, femme de Salah, vient d’avoir un garçon. Que ses couches soient bénies !

Et soudain la conversation devient plus aiguë, plus passionnée et plus difficile à suivre. Il est question de la petite Menena bent Ali, dont les noces avec Mohamed le chamelier eurent lieu la semaine passée, et qui se meurt des brutalités de son époux…

Mais, par Allah ! la famille de la petite a porté plainte, et l’affaire, s’il plaît à Dieu ! ira devant l’ouzara[16].

[16] Tribunal des vizirs à Tunis.

— Quand on épouse un vieillard il faut s’attendre à bien des choses, — murmure stoïquement Salouh’a, dont le mari a soixante-dix ans passés.

— Eh ! Eh ! la petite Nefissa ne sait pas ce que le mariage lui apportera, — ricane Mabrouka la trop fière.

— Baba Youssef est un vaillant, malgré son âge, il donne bien ses preuves, — proteste aussitôt Meryem en tapant sur son ventre rebondi. — Et, par la tête du Prophète ! il est capable de nous accorder à toutes la « part de Dieu » après celle de sa nouvelle épouse.

— Quand un homme chargé d’années prend une petite colombe fraîche éclose comme Nefissa, ce n’est pas pour l’atteler à la charrue.

— Par l’Élevé ! c’est lui-même qui labourera, — dit Mabrouka de sa voix aigrelette.

Les rires fusèrent de tous côtés, entremêlés de plaisanteries que je ne comprenais plus. Puis Meryem reprit :

— Nefissa ne restera pas longtemps prunelle de son œil, car Halima ne tardera pas à enfanter, et Si Youssef la répudiera aussitôt.

— Plaise à Dieu qu’elle ait un fils et demeure encore à la maison le temps de sa nourriture !

— Plaise à Dieu ! En attendant Si Youssef amasse déjà l’argent de sa remplaçante, — dit Meryem. — Hier il a vendu quarante francs le grand haïk que nous venions de terminer, Halima et moi. Elle lui a dit : « Donne-moi de quoi acheter un peu d’étoffe, ma meleh’fa est en lambeaux et j’ai froid la nuit. » Si Youssef lui a répondu : « Que ta langue soit nouée ! Crois-tu que j’ai de l’argent à dépenser pour une chienne comme toi ? Je veux avoir promptement de quoi payer celle qui te suivra. Ainsi travaille et ne m’importune plus ! »

— C’est la quatrième fois qu’Halima sera répudiée, elle n’a pas de chance, et quand on passe d’un mari à l’autre, c’est pour tomber du chameau à l’âne.

— Pourquoi, — hasardai-je en me mêlant à la conversation, — Baba Youssef garde-t-il la vieille Zoh’rah ?

— Parce qu’elle est forte et travailleuse ; elle tire la charrue mieux qu’un mulet. Voilà trente ans que Si Youssef l’a épousée et elle lui a donné trois fils, il ne la répudiera jamais.

— Et moi non plus, il ne me répudiera pas, — ajouta Meryem, — car je suis habile et vive à tisser la soie, je sais faire les tapis avec des dessins et des chameaux, et, plaise à Dieu ! c’est un fils que je porte.

Je pris congé après les salutations d’usage. Meryem se leva lourdement pour m’accompagner.

— Veux-tu voir la chambre ?

Elle ouvrit une porte, de l’autre côté de la cour, en face du petit réduit au métier où les femmes étaient réunies. Je vis une longue pièce sombre, aux murs de boue sèche et au sol de terre battue. Une seule ouverture sur la cour, simple trou dans la muraille, dispensait parcimonieusement l’air et la clarté. Du plafond en poutres de palmiers les toiles d’araignée pendaient innombrables et grises. Quelques coffres de bois grossièrement peints, d’énormes jarres de terre, des cruches, une vingtaine de plats à couscous accrochés au mur, et la paillasse de Baba Youssef formaient tout le mobilier. A l’autre extrémité de la chambre, de vieilles loques et des lambeaux de couverture marquaient la couche des femmes…

— Ce n’est pas riche, — dit Chedlïa une fois dehors. — Et pourtant Baba Youssef a de l’argent. Mais dans ce pays-ci on n’est pas habitué comme à Tunis aux bonnes et jolies choses. Les Nefti sont des sauvages. Tu n’imagines pas le couscous qu’ils préparent, avec du grain pilé et des piments ! Par l’Élevé ! je n’en pourrais manger.

Un bruissement particulier nous fit retourner. Derrière nous, trois étranges animaux cheminaient, balayant le sol de leurs queues immenses et blondes. Ils s’arrêtèrent à la porte de Baba Youssef, et je reconnus son âne et ses deux femmes qui, chargés de palmes sèches, revenaient de l’oasis.

Au tournant de la rue s’élevait la demeure du cheikh Abd el Aziz où nous logions depuis quelque temps. Elle n’avait rien qui la distinguât des autres, bien qu’elle fût une des plus considérables du pays, mais son grand mur fauve était percé de deux ouvertures sur la rue, chose rare. Et de fait, aussitôt entré dans le vestibule voûté, aux colonnes frustes et lourdes, on trouvait deux chambres, l’une à droite et l’autre à gauche, indépendantes du reste de la maison. Le cheikh y recevait d’habitude ses amis et ses administrés et, depuis notre arrivée, il avait mis à notre disposition ces deux pièces luxueusement blanchies à la chaux, avec tout ce qu’il possédait de mieux : son matelas, son immense couverture de Gafsa aux rayures multicolores ; son plus beau tapis, son aiguière de cuivre et ses flacons de parfums. Hospitalité généreuse, charmante et patriarcale.

Chaque soir notre ami venait prendre le café avec nous. C’était un beau vieillard à barbe blanche, aux manières de grand seigneur, aux gestes lents et harmonieux dans ses draperies immaculées, à la parole subtile, fin et lettré.

Il avait étudié jadis à la grande mosquée de Tunis, au temps où les transports étaient lents à travers le pays et où l’on mettait un mois, de Nefta, pour gagner le Nord. Et, de son séjour dans les villes, il conservait des habitudes plus raffinées et des mœurs plus douces. Il n’avait que deux femmes, la vieille Aziza, épousée lors de sa jeunesse, et la petite Fatouma, qui depuis un an remplaçait Edïa morte subitement. Elles ne travaillaient point à l’oasis, Si Abd el Aziz ayant des khammès[17] pour sa palmeraie.

[17] Jardiniers.

Cuire les aliments, traire les chèvres et tisser des tapis, formaient leurs seules occupations, et le maître ne les tourmentait pas pour l’ouvrage. Il ne les battait jamais et leur donnait des meleh’fas en soie neuve chaque année. Elles portaient d’innombrables bijoux d’or aux bras, au cou et sur la tête. Aziza et Fatouma, épouses du cheikh Abd el Aziz, étaient des femmes privilégiées. Au reste, elles logeaient dans une chambre semblable à celle de Baba Youssef, et couchaient par terre comme toutes les bédouines. Le cheikh les traitait avec humanité et les méprisait profondément.

— Nos femmes sont bêtes, avait-il coutume de répéter, plus bêtes que les chèvres.

Et le fait est que leur triste existence les a dégradées et abaissées au rang de femelles. Mariées à douze ans, flétries à quinze, accablées de besogne, maltraitées, répudiées à chaque instant, passant d’un mâle qui les exploite et les bat à un autre mâle qui les exploite et les bat davantage, elles vivent dans la crasse et l’ignorance les plus abjectes.

— Mon ânesse le jour, mon épouse la nuit, — dit le bédouin.

Le dédain des Arabes du Djerid pour leurs femmes est extrême.

Il est rare pourtant qu’ils n’aient pas les quatre épouses permises par le Coran, car leur travail est une source de richesse.

Mon mari ne dépassait jamais le vestibule où donnaient nos chambres, mais moi, j’allais parfois rejoindre Chedlïa à l’intérieur de la maison. J’y trouvais les femmes du cheikh invariablement accroupies derrière les métiers aux fils tendus, et le cercle des voisines cardant ou dévidant la laine, au milieu des rires et des propos oiseux.

Il était souvent question de Nefissa, la prochaine épousée de Baba Youssef ; car un mariage avec ses réjouissances est l’événement capital et passionnant entre tous. On la disait fort jolie, et son père, Si Ali el Trabelsi, en avait exigé sept cents francs, somme excessive pour une petite vierge bédouine, deux kilos d’argent et une demi-livre d’or, afin de fondre les bijoux.

— Si tu veux, — me dit une fois Chedlïa, — nous irons la voir avec les femmes du cheikh. C’est le « jour du henné » et les noces ont lieu après-demain.

La vieille Aziza et sa coépouse Fatouma se voilaient de bleu, tandis que Chedlïa s’enveloppait dans son soufsari blanc qui, à Nefta, causait une impression égale à celle de mes chapeaux parisiens.

Je partis, escortée de mes trois fantômes, et nous marchâmes longtemps à travers les rues en labyrinthe, voûtées et sombres, où le soleil traçait de loin en loin des rais éclatants.

Nous nous arrêtâmes enfin à la porte de Si Ali el Trabelsi, derrière laquelle une rumeur dénonçait la fête. Dès l’entrée je fus prise dans un remous de femmes parées, curieuses, et mal odorantes, et je dus subir l’habituel et très indiscret examen de cent paires d’yeux et de mains.

On me poussa enfin vers la chambre de la mariée. J’aperçus, au milieu des bédouines agitées et bruyantes, une immobile, silencieuse et exquise petite idole étincelante d’or, accroupie au centre d’un grand tapis de Tozeur. Des traits menus dans l’ovale allongé, des yeux enfantins agrandis de kohol, une bouche minuscule éclatante de fard, une peau fine, mate et brune sous le rouge dont ses joues étaient peintes, une toute petite fille enfin, parée de soie et de bijoux. Elle semblait toute frêle et jeunette sous les chaînes et le lourd diadème dont sa tête était surchargée. Dix anneaux d’or énormes et fraîchement fondus pendaient de chaque côté de son visage, et les femmes énuméraient avec envie les innombrables bracelets ceignant les bras minces, les colliers de corail, d’agate et d’or, les mains de Fathma, les croissants, les pendeloques, les grands khelkhall d’argent enserrant les chevilles, et la souple meleh’fa de soie violette, à franges d’or, drapée à la taille par une ceinture en cordons de soie verts, orange, bleus et argent !

Nefissa ! brebis nouveau-née ; prunelle de mon œil ; petite précieuse aux yeux de gazelle ; petit corps frêle et parfumé, voici bientôt venir l’époux…

Baba Youssef !…


Les noces eurent lieu le surlendemain, et, malencontreusement absente, je ne les vis point. Mais je sus par Chedlïa tous les détails de la fête : la promenade de la mariée à dos de chameau, sous le grand palanquin de soie, suivie de l’époux sur sa mule, et de son long cortège de parents et d’amis, au bruit des coups de fusil, des clameurs et des yous-yous.

Puis l’entrée de Nefissa et de Baba Youssef dans le chambre nuptiale… et les réjouissances du lendemain : l’enlèvement simulé de la mariée par un ami de Si Youssef, les couscous monstres, et les parfums brûlant dans les « canoun ». Et je sus aussi que chaque soir, pendant huit jours, le mari se glissait dans sa demeure, furtif comme un voleur, pour rejoindre sa nouvelle épouse.

Ensuite je revis Nefissa dans la maison de Baba Youssef, avec son petit visage adorable aux traits tirés, ses grands yeux enfantins cernés de fatigue et de kohol. Elle avait pris sa place au métier, à côté de Meryem, mais on disait que le maître n’était point exigeant pour son travail, et ne désirait d’elle qu’une seule chose… Et chaque fois que les caravanes s’arrêtaient à Nefta, il achetait à Nefissa une étoffe, un bijou, ou de ces babouches en cuir brodé que l’on fabrique à Touggourt. Mais la petite n’était pas fière, et ses coépouses, malgré leur jalousie bien naturelle, se laissaient prendre à sa douceur et à sa grâce.

Enfin sonna l’heure de notre départ, celle de dire adieu à toutes choses de cette ville saharienne hospitalière et paisible et de reprendre nos mules pour le grand trajet dans le désert, jusqu’à Metlaoui, relié au monde civilisé par un train qui file encore pendant des heures et des heures à travers les contrées arides.

Nous cheminions une dernière fois dans l’oasis, sous les hauts palmiers, le long des oueds qui courent si gaîment sur le sable fin. Des laveuses de laine étaient accroupies au milieu de l’eau pour blanchir les toisons amoncelées devant elles. Je reconnus Meryem.

— Sais-tu, — me dit-elle aussitôt, — Halima vient d’avoir une fille, la pauvre ! il n’y a pas une heure. Qu’Il soit exalté !

— Comment ? Mais je l’ai aperçue à l’instant dans la palmeraie de Baba Youssef, en train de sarcler avec la vieille Zoh’rah.

— Oui, elle travaillait quand les douleurs l’ont prise. Elle a enfanté sous le gros jujubier, puis elle est venue me montrer l’enfant et le laver à l’oued, maintenant elle l’a chargé sur son dos et s’est remise à l’ouvrage.

— Et c’est toujours ainsi chez vous ?

— Grâce à Dieu, nous ne sommes pas comme ces femmes de Tunis dont parle Chedlïa, qui restent étendues huit jours après leurs couches. A présent, — ajouta-t-elle confidentiellement, — Halima va tout de suite être répudiée. Mais Si Youssef a le cœur tourné par cette petite Nefissa, et longtemps encore elle restera prunelle de son œil et fleur de son jardin. Il veut remplacer Halima par une femme d’âge et de force, une répudiée qu’il ne payera pas cher, et pourra atteler à la charrue avec la vieille Zoh’rah.

… Nous quittâmes Nefta au petit jour. En passant devant la demeure de Baba Youssef, j’entendis une voix frêle qui chantait :

Allah ! Allah ! qu’y a-t-il sur moi ?
Il est parti en voyage et m’a abandonnée,
Il est parti et m’a laissée seule,
Mes larmes coulent sur mes joues,
Que le Très-Haut ait pitié de moi !
Il est parti et m’a laissée dans ma demeure,
Pleurant et criant, hélas !
Les pleurs inondent mes joues.
Un feu intense brûle dans mes entrailles…

Et la plaintive mélopée de Nefissa, qui s’éteignait dans l’éloignement, fut comme le dernier adieu de Nefta la très lointaine, de Nefta aux cent coupoles que nous ne reverrons jamais plus.

X
LAMENTO

Des cris perçants ont ébranlé la nuit, suivis de longs sanglots qui s’élèvent et s’exaspèrent, et de clameurs plus sauvages. Ce ne peut être une épouse battue, on distingue les voix de plusieurs femmes… Le concert tragique nous tient éveillés jusqu’au matin. Par instants il semble s’apaiser, puis il repart avec une nouvelle frénésie…

— La vieille Latifa est entrée dans la miséricorde, — nous dit Chedlïa. — Ce sont les lamentations de ses filles que vous entendez.

J’avais aperçu quelquefois notre voisine octogénaire, idiote et paralysée, et je n’aurais pas cru que sa mort pût provoquer un tel désespoir. Ses enfants l’entretenaient avec respect, mais évidemment elle leur était à charge, depuis des années qu’elle avait perdu la raison, et ne reconnaissait pas même les siens.

J’accompagnai Chedlïa au domicile mortuaire.

La vieille Latifa était de petite bourgeoisie, mais son frère, le général Chedli ben Amor, avait joui d’une grande faveur sous Sadok Bey et, malgré la ruine et la disgrâce actuelles, il y aurait, pour cela, de belles funérailles.

Les filles de la morte, Edïa et Cherifa, se lamentent toujours. Leur douleur et leurs cris enflent à chaque nouvelle arrivée :

— O ma mère Latifa ! O ma mère !

— O Puissant !

— O mon Maître !

— O Miséricordieux !

— O Prophète !

— O ma mère Latifa !

Elles ont le visage griffé à coups d’ongles et s’arrachent les cheveux par poignées. Les autres femmes, parentes et amies, sanglotent à l’envi, donnant des signes du plus cuisant chagrin.

Instantanément Chedlïa se met à gémir avec une facilité et un naturel merveilleux. Et je me sens gênée, au milieu de cette foule en pleurs, de ne savoir, moi aussi, verser quelques larmes…

Le cadavre repose dans la pièce voisine, rigide entre deux draps, les gros orteils liés ensemble par une tacrita de soie.

Je reste peu. Déjà les laveuses funèbres apprêtent « l’équipement de la morte » : vases, aiguières, flacons d’essences, pour la dernière toilette. Elles doivent nettoyer soigneusement le corps, et lui faire subir une sorte d’embaumement avec du henné, de la canelle et des tampons de ouate parfumée que l’on dispose aux aisselles, sur la bouche, autour de la tête, et dans toutes les parties susceptibles d’une prompte corruption. Puis la vieille Latifa, vêtue d’un costume neuf et enveloppée d’un suaire, attendra, allongée sur le tapis, tandis que les récitateurs de Coran, par groupes de quatre, se relayeront en psalmodiant les sourates sacrées.

Et enfin le cadavre sera déposé dans une bière provisoire pour traverser la ville, car les femmes sont recluses jusqu’après la mort ; tandis que les hommes s’en vont au cimetière simplement voilés d’un linceul.

Le lendemain, la vieille Latifa partit au milieu d’un imposant cortège mâle. Ses filles et parentes redoublèrent leurs cris, et trois jours encore elles doivent rester dans la douleur, sans cuire les aliments, ni coudre, ni s’occuper d’aucune chose. Puis la vie reprendra son cours normal.

Lorsque le corps franchit la porte, Edïa et Cherifa eurent d’admirables crises nerveuses. Dans le fond du cœur elles étaient fières parce qu’il y avait dix « chanteurs de Coran » derrière le cercueil, et une suite nombreuse de parents et d’amis. Cela seul dénonce la situation de la famille, les musulmans, riches et pauvres, faisant leur dernier trajet dans le même équipage.

Tous les dix pas, et sans que la marche du cortège en fût interrompue, les passants se relayaient pour porter la civière funèbre. Car c’est une action méritoire devant Allah, qu’aider au transport d’un défunt.

La bière était couverte d’un drap d’or et de vieilles broderies aux couleurs gaies. Quelques fleurs s’éparpillaient sur les étoffes. Les chants à plusieurs voix scandaient la marche, attirant les femmes curieuses, qui se penchaient, invisibles, aux moucharabiés, tout le long du parcours.

On atteignit enfin le cimetière un peu hors de la ville.

....... .......... ...

La besogne funèbre achevée, une simple pierre sans inscription marqua la tombe, au hasard dans la verdure. Et la vieille Latifa, qui ne savait pas ce que c’était que la campagne, repose sous l’herbe folle criblée de soucis orange, au milieu d’un bois d’eucalyptus et d’aloès aux feuilles bleues et acérées.

Le grand ciel libre, vibrant de lumière, s’étend au-dessus d’elle, et les oiseaux gazouillent alentour du matin au soir, maintenant que ses yeux sont fermés et que ses oreilles n’entendent plus…

XI
JEUNES-TUNISIENNES

Une automobile s’est arrêtée devant ma maison, révolutionnant la rue calme, plus habituée aux bourricots et aux charrettes qu’aux trépidantes « carh’aba ». Un Arabe saute du siège où il était assis à côté du chauffeur, heurte à la porte, déploie son burnous devant ses yeux, et en protège le passage rapide de deux formes voilées qui s’engouffrent dans le vestibule. Ce sont mes amies les dames El Karoui dont j’attendais la visite.

Douja et Nejima sont de charmantes musulmanes nouveau jeu, instruites, distinguées parlant français sans le moindre accent.

Nejima est veuve de Si Azous El Karoui, l’avocat. Elle n’a point envie de se remarier, craignant de tomber dans une famille d’esprit moins large que celle du défunt. Elle en souffrirait trop, ayant été élevée par une institutrice française et des parents aux idées très modernes. Son frère aîné Si Jilani est interne des hôpitaux de Paris.

Douja, sa jeune belle-sœur, est la femme de Si Slimane El Karoui, directeur du journal arabe la Zorah. Elles s’entendent admirablement ensemble et ne se quittent jamais.

Douja est née aussi dans un des rares milieux musulmans très libéraux de Tunis. Elle a fait toutes ses études à l’école secondaire Jules-Ferry.

Ces dames voyagent chaque année avec Si Slimane. Elles vont à Vichy, à Paris, en Italie… Elles s’embarquent soigneusement voilées, mais une heure après le départ, elles sortent de leurs cabines, transformées en Européennes élégantes. Aussitôt rentrées à Tunis elles savent se conformer aux mœurs de leur pays, sans pourtant s’astreindre à la réclusion absolue.

Elles, qui évoluent fort à leur aise dans un salon parisien plein de messieurs, n’ont jamais été aperçues par un seul coreligionnaire… Leur automobile est hermétiquement close par des volets en bois ; mais elles vont souvent voir des Françaises, leurs seules amies. Car, malgré la situation de leur famille et l’extrême régularité de leur vie, elles sont assez mal considérées dans les milieux musulmans aux idées étroites.

Dès l’entrée, elles ont vite rejeté leurs voiles de soie, et apparaissent joliment vêtues à l’arabe, de costumes brodés, en satin gris, où l’on ne devine l’influence parisienne qu’au goût discret et aux teintes atténuées.

— Comment allez-vous ? Il y a un temps infini que nous ne vous avons vue.

— Et vous-mêmes ? Avez-vous fait un bon voyage ? Donnez-moi des nouvelles de Paris.

— Toujours charmant ! Mais il commence à y faire froid, et nous avons retrouvé sans déplaisir le soleil de Tunis.

Nous causons de mille choses actuelles. Ces dames sont au courant de tout : art, littérature, politique. Elles m’apportent un livre sur les harems turcs, récemment paru.

— Vous verrez, c’est intéressant, pour nous surtout, puisqu’il est question de la vie féminine à Constantinople.

— Ce ne doit pas être très exact du reste, — ajoute Nejima. — A en croire l’auteur, toutes les femmes de Stamboul seraient jolies, instruites, heureuses, mères et épouses idéales. Et je doute que la perfection existe là-bas plus qu’ailleurs.

— Et puis, — remarque Douja, — puisque l’auteur, une femme grecque, trouve si délicieuse la vie au harem, que n’y est-elle donc restée, épousant un Turc, au lieu de se marier avec un Américain, pour partir à San Francisco ?…

Un coup de sonnette interrompt notre conversation, et Habiba introduit deux visiteuses inopportunes, mesdames B… et G…, perruches bavardes et prétentieuses. Elles doivent être nées aux environs de Carpentras ou de Guéret, mais, parce qu’elles portent des robes drapées et des aigrettes de trente centimètres, elles s’imaginent passer pour des Parisiennes.

Je fais les présentations.

— Ah ! — s’exclame madame B…, — que je suis heureuse de rencontrer des musulmanes ! c’est la première fois que cela m’arrive.

— Et vous parlez français, — minaude madame G…, — c’est exquis ! Vous allez nous raconter tant de choses dont nous n’avons pas la moindre idée.

— Vous êtes trop aimable, madame, — proteste Douja, — mais c’est vous plutôt qui pourrez nous intéresser. Nous sortons peu, ici, vous le savez.

— C’est vrai ! Vous avez des mœurs très curieuses. Dites-moi, que faites-vous dans vos harems ? Que vous y apprend-on ?

— L’instruction y est généralement négligée, — riposte en souriant Nejima, — mais on ne manque jamais de nous enseigner le savoir-vivre et la discrétion.

Les deux perruches ne saisissent pas la leçon que cette jeune musulmane vient de leur infliger. Elles continuent à questionner et à babiller étourdiment. Et comme je devine la nervosité de mes amies, devant un tel manque de tact et une curiosité si indécente, je fais dévier l’entretien sur un autre sujet.

— Nous avons été hier au Palmarium voir la Belle Hélène, — dit madame B… — C’est bien pour la quatrième fois, mais on s’y amuse toujours. Évidemment, mesdames, vous ne connaissez pas cela.

— Je vous demande pardon, — répond Douja. — Nous avons même assisté dernièrement à une parodie de Shakespeare analogue, et bien supérieure à mon avis : Troïlus et Cressida !

— Comment dites-vous ? Où donne-t-on cette pièce ? Je ne l’ai pas vue affichée.

— C’est à l’Odéon qu’on la joue, madame, depuis très peu de temps.

— Ah ! — fait madame B… un peu dépitée. — Vous connaissez donc Paris ?

— Nous y passons tous les ans deux mois.

Les perruches abandonnent vite ce sujet. Il leur en coûterait sans doute d’avouer à ces musulmanes qu’elles ignorent la capitale dont elles singent les modes.

Précisément la question chiffon est plus passionnante que jamais cet automne. Reviendra-t-on aux paniers ?… Madame G… a besoin d’un costume, et se demande avec anxiété si elle doit en faire draper la jupe.

— La plupart des tailleurs gardent leur ligne sobre, — dit Nejima. — Nous en avons vu de simples et charmants chez Montaillé et différents couturiers.

Les perruches se regardent interloquées… Elles se décident enfin à s’envoler : frous-frous, caquetages, bruits d’ailes… Dans le vestibule, madame G… me dit d’un air entendu :

— Vos amies sont délicieuses, mais nous ne tombons pas dans le piège. Ce sont des Françaises déguisées en musulmanes. De grâce, dites-nous leurs noms ?

Je souris, énigmatique. Et j’amuse bien les dames El Karoui en leur rapportant ensuite ce propos.

— Il va falloir vous quitter, car nous avons promis à notre cousine Menena Zoubhir, d’aller la voir aujourd’hui. Elle est fort préoccupée : son vieux turban de mari s’est mis en tête de marier leur fille Neïla avec Si Tayeb ben Mokhtar.

— Vous figurez-vous la pauvre petite qui a fait toutes ses études à Jules-Ferry, dans ce milieu ancien style !

— Il est vrai que sa grand’mère lui en donne déjà l’avant-goût.

— Oui, mais Neïla n’en a pas moins une vie intellectuelle et plus civilisée auprès de sa mère.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ? — dit Nejima. — Elles sont toujours si contentes de vous voir.

— Avec plaisir, je suis libre toute la journée.

Mes amies se voilent, et leur auto nous dépose vite au Dar Zouhir.

Lella Menena et sa fille nous reçoivent en vraies femmes du monde.

Elles savent dissimuler leurs tourments et ma présence les empêchera d’en dire un seul mot à leurs cousines. Elles ont un grand souci de dignité devant une Européenne, et paraissent toujours pleinement satisfaites de leur sort.

— Sans doute, — m’a dit un jour Lella Menena, — l’existence des musulmanes est assez sévère ici. Mais elle a bien ses bons côtés. Nous avons le temps de réfléchir, une vie calme et saine. Je n’envie pas le sort des Françaises toujours affairées, absorbées par mille soins dont nous sommes déchargées. Il y a aussi une certaine satisfaction à suivre les règles observées par toutes nos aïeules. Un changement se fera peut-être dans notre condition, mais très lentement. Pour l’instant nous sommes heureuses…

Est-ce l’exacte vérité ? Du moins il y a du mérite et une grande fierté à le proclamer.

Lella Menena fut élevée par une institutrice française, sans quitter la maison paternelle, mais Neïla est allée au lycée jusqu’à treize ans, mêlant sa vie et sa pensée à celles de ses petites camarades. Puis un jour, son enfance libre s’est terminée, elle est rentrée au logis pour n’en plus sortir jamais…

Regrette-t-elle parfois l’existence entr’aperçue ?…

Ces dames lisent, reçoivent des journaux et des revues, s’intéressent aux choses intellectuelles ; Lella Menena est une mère intelligente, très occupée de ses jeunes enfants, la toute petite Jemila, et les deux garçons qui vont au lycée, et font en même temps leurs études arabes. Sa demeure a des fenêtres largement ouvertes à la lumière, donnant sur les terrasses des souks. Si Omar, son mari, n’est point un « vieux turban », comme le prétend Douja. C’est au contraire un homme instruit, d’idées assez modernes, qui tolère pour sa femme et sa fille bien des habitudes quasi européennes, à la condition qu’elles ne sortent pas de la maison et se conforment aux mœurs. Je m’étonne qu’il veuille imposer à Neïla un époux retardataire. Peut-être y est-il poussé par sa mère, musulmane de la vieille école, que révoltent toutes ces coutumes françaises introduites dans sa demeure.

Elle paraît quelquefois lorsque je viens, et je devine une sourde hostilité sous sa politesse.

Neïla s’est assise auprès de moi. Elle me reproche la rareté de mes visites.

— Songez que j’ai eu le temps de terminer, depuis que vous êtes venue, ce chemin de table à peine commencé.

Elle me l’apporte : il est charmant, tout incrusté de filet, et brodé dans la perfection.

— Maman vient de m’abonner à la Corbeille à ouvrage qui envoie chaque mois des travaux échantillonnés.

— Ainsi, Neïla, vous continuez toujours votre trousseau ?

Elle rougit, et ses yeux se remplissent de larmes.

— Excusez-moi, — dit-elle tout bas, — j’ai bien des tristesses en ce moment. Mes cousines ont dû vous le dire, mon père va me marier à Si Tayeb ben Mokhtar.

— Mais, Neïla, si cette union vous répugne, ne pouvez-vous, très respectueusement, résister à Si Omar ?

— Je n’ose pas, — dit-elle. — Vous savez le respect que nous avons pour nos pères. Et puis, ce serait mal…

— Alors, vous acceptez ainsi l’époux qu’il vous impose ?

— Oui, — répond-elle simplement… — Je tâcherai de prendre mon parti de cette nouvelle existence. Ma cousine Amina, qui a été élevée comme moi, a bien épousé Si Slim Cherif, et elle vit suivant les vieilles mœurs. Elle n’est pas malheureuse, elle a un bébé…

Une mulâtresse apporte le thé, très correctement servi à l’européenne, sur de petits napperons brodés. Puis elle disparaît. Dans cette maison les servantes font leur service comme chez nous, avec silence et discrétion.

Après quelques moments, je me lève, Neïla me reconduit jusqu’en haut de l’escalier.

— Vous ne tarderez pas à être invitée à mes noces, — dit-elle. — Ce matin on en a fixé l’époque après notre nouvelle année.

— Alors, c’est tout à fait décidé ?

— Oui, — répond la jeune fille, — maintenant il n’y a plus qu’à savoir me soumettre et me dominer… l’un et l’autre sont difficiles, mais je m’y efforce.

XII
LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAÏM

Je me promenais, en quête d’un modèle, aux environs de la rue Sidi ben Naïm, dans cet étrange quartier de courtisanes, où les portes ouvertes de chaque maison laissent apercevoir des femmes parées et nonchalantes, étendues sur leurs divans. Des femmes aux visages nus et aux mœurs impudiques.

Il y avait des Tunisiennes en pantalons bouffants et gebbas brodées, des bédouines chargées de bijoux sauvages, et drapées dans leurs meleh’fas de soie, des négresses aux oripeaux éclatants, des Juives grasses et blanches.

Quelques-unes causaient et riaient avec des tirailleurs indigènes : mais la plupart se reposaient, indolentes, en buvant du café à petites gorgées, et en croquant de gros radis mauves.

A cette heure, les rues tranquilles prennent sous le soleil un aspect honnête, la clientèle en étant essentiellement noctambule.

Une de ces femmes marchait devant moi, petite, boulotte, mais bien moulée dans une superbe fouta jaune rayée d’argent. Et, s’étant retournée, elle me sourit. A mon grand étonnement je reconnaissais sa face ronde au nez trop court et aux lèvres sensuelles… et pourtant je ne me savais point d’amie parmi les dames de la rue Sidi ben Naïm.

— Par mon Maître ! — s’exclama-t-elle, — je ne m’attendais guère à te rencontrer ici, la dernière fois que je te vis au Dar el Joued, où cette chienne de Salouh’a m’avait fait enfermer !

Alors seulement, je réalisai que cette courtisane était autrefois Lella Zeïna, la petite bourgeoise bien recluse chez son époux Si Salah Boubaker. Et je ne sus pas lui cacher ma surprise.

— Toi ici !

— Mais oui, — répondit-elle sans embarras. — J’ai moisi presque un an au Dar el Joued, et puis mon mari s’est lassé de mes résistances lorsqu’il venait la nuit partager ma couche, et il m’a répudiée. Je n’ai pas de famille à Tunis, je suis libre. Sans doute j’aurais pu me remarier, mais j’en avais assez… A la prison, il y avait des femmes d’ici. Elles disaient que la vie n’y était point désagréable et qu’on gagnait beaucoup d’argent. Ça m’a tentée.

— Et tu ne regrettes rien ?

— Par Allah ! je n’ai jamais été si contente.

— Mais ces hommes que tu dois accepter ne te répugnent pas ?

— Eux ou un époux, n’est-ce pas toujours la même chose ? Sans doute quelques-uns sont très brutaux, surtout les soldats, mais une fois partis, on est tranquille. Vois-tu, il vaut mieux avoir affaire à beaucoup qu’à un seul, on est plus libre, et l’argent acquis est bien à soi… Veux-tu voir ma maison ?

J’hésitai une seconde, puis la curiosité l’emporta et je suivis Zeïna la courtisane.

Au delà du vestibule, meublé du seul divan indicateur, je traversai un gai petit patio tout fleuri, jardinet en miniature qu’ombrageait un bananier aux feuilles longues, molles et déchiquetées.

La chambre de la jeune femme était presque semblable à celle d’autrefois, chez son ex-époux Si Salah Boubaker : deux lits, des étagères chargées de bibelots au-dessus du divan, des armoires à glace Louis XV flanquant la porte, et à la place du piano muet, un mystérieux objet enveloppé d’une étoffe de soie.

Zeïna me prépara une tasse de café, me fit un bouquet avec les trois roses du patio mêlées à quelques brins de jasmin, puis nous nous mîmes à bavarder comme de bonnes amies.

— Tu devrais me raconter tout ce qui t’est arrivé depuis la dernière fois où nous nous sommes vues.

— Volontiers, puisque tu daignes t’intéresser à moi. Donc, au bout de huit mois, Si Salah m’a répudiée et je suis sortie de prison. Ma famille habite Gafsa, et encore n’y ai-je plus que des oncles assez indifférents. J’étais nue[18], je me serais trouvée sans asile si la vieille Aouicha n’avait guetté ma sortie. Elle m’engageait à venir ici, dans sa maison, m’assurant que je m’y plairais et y gagnerais beaucoup d’argent.

[18] Dénuée de tout.

— Et tu n’as pas hésité ?

— Qu’aurais-je fait autrement ?… Dieu est puissant !… Et puis je savais que la vieille ne mentait pas. En effet, elle m’a prêté trois cents francs pour acheter des vêtements et des bijoux et m’a emmenée chez elle. J’y suis restée six mois.

— Pourquoi l’as-tu quittée ?

— Parce que c’est mieux d’être chez soi, on y a bien plus de bénéfice, et on peut se reposer à volonté. Tu comprends : — chez Aouicha nous étions six pensionnaires, et il n’y avait que cinq chambres ; l’une de nous devait forcément rester dans le vestibule. Et puis la vieille faisait la cuisine, la lessive, tout l’ouvrage enfin, avec une petite servante, mais pour cela nous lui cédions la moitié de notre gain. C’est bien plus avantageux de s’arranger soi-même. Je l’ai donc remboursée le plus vite possible et je me suis installée dans cette maison.

— Les autres femmes font-elles toujours ainsi au bout d’un certain temps ?

— Cela dépend. En général elles sont prodigues et n’arrivent pas à se libérer vis-à-vis de leurs tenancières. Et puis, beaucoup préfèrent la vie en commun. Mais seules, les « mamoussa » installées comme moi se font une belle situation.

— Alors, tu es contente de ton sort ?

— Qu’Il soit exalté !… Je t’assure que ma vie est charmante. Je n’ai plus de maître. Je gagne assez d’argent pour emplir mes armoires, et je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Plusieurs fois par semaine, toutes les femmes de la corporation sortent ensemble. Nous allons au Bardo, à la Manouba, à Sidi bou Saïd, à la Marsa… enfin, dans tous les environs — pour nous montrer et exciter les hommes à venir chez nous. On cause, on rit avec eux, quelques-uns nous offrent des cacaouettes et des gazouz[19], c’est très amusant !

[19] Limonades.

Elle parlait de tout cela simplement, sans fausse honte, incapable de se sentir déshonorée par un métier où l’on gagne tant d’argent.

— Mais, Zeïna, je ne puis croire cependant que tout soit agréable dans ta nouvelle existence…

— C’est juste. Le bey lui-même a ses puces… Certaines choses sont ennuyeuses : d’abord la visite des médecins français… puis les clients brutaux qui nous battent parfois, et les hommes qui se disputent à coups de couteau dans la rue, pour l’une de nous, en poussant de grands cris ; alors on a si peur… Mais sais-tu ce qui m’a été le plus pénible ? C’est de paraître nue[20] devant tous. Au début je ne pouvais m’y habituer, et je me cachais instinctivement la tête dans mes mains.

[20] Le visage nu.

Elle ouvrit ses armoires où s’entassaient les corsages de satin à manches ballons, froufroutés de rubans et de dentelles, les foutas de soie, les tacritas aux teintes éclatantes, les boléros brodés, les costumes brillants de paillettes.

— O Allah ! — dit-elle avec orgueil, — j’ai payé tout cela sur mes économies. Je n’en avais pas autant autrefois chez Si Salah.

Puis elle sortit de ses coffres des parures de fausses perles et de strass, des colliers d’ambre, de longues boucles d’oreille, des croissants dorés, des mains de Fathma…

— Mais tu n’as pas vu le plus beau. — ajouta-t-elle en désignant l’objet mystérieux et voilé. — Lorsque j’ai su que Si Salah avait donné mon piano à Salouh’a, cette chienne fille de chienne, j’en suis tombée malade, et puis je me suis promis sur la tête de ma mère que j’aurais mieux un jour. Et regarde ce que j’ai acheté de mon premier argent, — ajouta-t-elle rayonnante en découvrant… un énorme phonographe.

Je restai ébahie, réprimant à grand’peine une envie de rire qui l’eût peinée. Elle prit mon silence pour de l’admiration.

— Oui, elle peut bien le garder son sale piano cassé ! Moi j’ai une machine qui parle, qui chante, qui sait plus de choses que le « serviteur[21] ». Écoute !

[21] L’homme.

Le phonographe nasillard se mit à scander une chanson arabe plus ou moins obscène. On ne s’entendait plus dans la chambre… Je pris congé de Zeïna malgré ses instances.

— Tous les soirs à partir de cinq heures, je le fais marcher, — me dit-elle en me reconduisant. — C’est de l’argent bien placé, les hommes aiment beaucoup cela.

Et j’étais loin que j’entendais encore, à travers les rues blanches, la voix insolite appelant les clients chez Zeïna la courtisane.

XIII
DÉCADENCE

Certes il y avait bien des musulmanes parées, jeunes et jolies, aux noces de Lella Djenina bent Daoud ! Mais une femme, dont les rides légères se devinaient sous le fard, les éclipsait toutes de son extraordinaire beauté agonisante. Ses cheveux ondulés et soyeux lui descendaient presque aux chevilles, toison d’or surprenante parmi tant de chevelures noires, à reflets bleus, et ses yeux immenses, allongés de kohol, semblaient avoir ravi leur couleur au golfe de Carthage. Elle était grande, bien faite, un peu grasse, très blanche, d’un charme particulièrement nonchalant et séducteur, à côté de toutes ces femmes alanguies, gracieuses et coquettes à l’envi. Et l’on pressentait une créature à part, d’une autre race, bien que ses manières et son costume fussent tout à fait tunisiens.

— Oui, — me répondit la princesse Bederen’nour, — Lella Tejelmouk est encore très belle. Mais si tu l’avais vue il y a une vingtaine d’années ! J’étais toute petite fille lorsque je l’ai rencontrée à un mariage, et je ne m’occupais guère de beauté. Par la tête de Sidi Mahrez ! j’en suis restée éblouie. On eût dit la sultane Shéhérazade ! Plus rien n’existait auprès d’elle…

— De quel pays est-elle donc ? — demandai-je, — elle n’a pas du tout le type tunisien.

— Mais de Circassie…, c’est une alégia ;[22] ne l’avais-tu pas deviné ? Il n’y a que ces femmes-là pour posséder des cheveux aussi longs et dorés et des yeux aussi bleus. Son mari, le vieux Si Beji ben Abd er Rahmane l’a achetée au temps de son opulence quand il était vizir de Si Sadok.

[22] Les alégias sont des Circassiennes élevées spécialement pour les harems des souverains et des riches personnages musulmans.

— Je croyais que les beys seuls avaient le droit d’entretenir des alégias.

— Maintenant, oui, ouvertement du moins. Avant l’occupation française, avec beaucoup d’argent chacun pouvait s’en payer.

— Combien valaient-elles ?

— Plusieurs dizaines de mille francs suivant leur beauté. Lella Tejelmouk a coûté, dit-on, soixante-quinze mille francs. Elle avait treize ans et a été parmi les dernières alégias vendues à Tunis. Tu connais le souk el Trouk ?

— Oui, celui des gebbas et des burnous.

— Eh bien, c’était là qu’on vendait autrefois les alégias. J’ai souvent entendu mon grand-père regretter le temps où l’on allait s’y promener en regardant les belles filles exposées et richement parées. Et les citadins, à qui leur fortune permettait de s’en payer une, demandaient au marchand la permission de les voir dévêtues, dans les chambres qui existent encore derrière les boutiques. Cela n’était accordé qu’à bon escient, mais il y avait toujours un monde fou dans le souk.

— Je l’imagine.

— Puisque Lella Tejelmouk t’intéresse, je vais te la présenter, elle est très gentille.

La princesse Bederen’nour alla dire quelques mots à la belle Circassienne. Puis elles revinrent toutes deux vers moi, de leur identique démarche balancée.

Notre conversation fut banale, mais je fus invitée par Lella Tejelmouk à l’aller visiter dans son palais près de Sidi Bou Saïd.

— Une belle demeure, — me dit plus tard la princesse Bederen’nour, — et que les beys eussent pu envier autrefois, car maintenant il ne doit plus y rester grand’chose. Si Beji ben Abd er Rahmane est ruiné, aux mains des Juifs…

— Lella Tejelmouk est-elle vraiment sa femme ?

— Oui, il l’a épousée presque tout de suite après l’avoir achetée. Il l’adorait et tu n’imagines pas toutes les folies qu’il fit pour elle : les bijoux, les étoffes de Perse et de l’Inde, les broderies… Lorsqu’elle paraissait à un mariage elle portait sur elle une fortune. C’est bien changé !

En effet, Lella Tejelmouk était assez simplement vêtue d’un costume en satin mauve et argent. Un seul bijou, triangle de diamants aux franges d’ambre, ornait sa gebba.

— Le pauvre Si Beji doit avoir l’âme resserrée de vendre ainsi toutes les parures de sa femme, — continua la princesse, — car il en est, dit-on, toujours amoureux. Pour lui plaire, il répudia jadis ses deux autres épouses, Lella Aïcha et Lella Fathma.

— Ont-ils des enfants ?

— Elle en eut deux, une fillette morte vers cinq ans, et un fils, très mauvais sujet, dont on n’a plus de nouvelles depuis longtemps. Dieu est puissant !…

Par une éblouissante journée de printemps, j’allai voir Lella Tejelmouk. Sa demeure n’était pas sur la colline de Sidi Bou Saïd, mais à quelque distance au bord du golfe. Une vieille bédouine m’y conduisit par un sentier bordé d’aloès et de figuiers de Barbarie aux feuilles grasses, dont les ombres bizarres ne suffisaient point à protéger d’un soleil très ardent. Une longue muraille dégradée enserrait un jardin.

— C’est là, — me dit la bédouine, et elle disparut comme une sorcière avant que j’eusse eu le temps de lui donner quelques sous.

J’atteignis une porte monumentale et en heurtai vainement le marteau, et comme elle était entr’ouverte, je me décidai à pénétrer seule.

Une allée de cyprès conduisait au palais. A droite et à gauche, une folle végétation avait envahi les parterres, dont on devinait encore la forme régulière. Çà et là, des vases de marbre brisés, des mosaïques entourant un bassin, apparaissaient au milieu des lianes, des géraniums grimpants et des fleurs sauvages.

Quelques grands palmiers, des eucalyptus, des poivriers pleureurs au feuillage délicat, des orangers et des grenadiers, marquaient les anciens bosquets. Ce fouillis de verdure était mélancolique et charmant sous le soleil.

Le palais surgit au bout de l’allée, très mystérieux avec ses moucharabiés ventrus et ses loggias à l’italienne. Depuis des années qu’on ne le badigeonnait plus à la chaux, il avait pris une couleur dorée comme celle des vieilles cathédrales espagnoles. Des lignes géométriques et des guirlandes couraient sur le marbre autour des fenêtres et de la porte.

Et je recommençai à heurter, à coups retentissants mais inutiles. Comme celle du jardin, cette porte n’était pas fermée. A bout de patience j’entrai dans un grand vestibule désert, puis j’enfilai au hasard plusieurs pièces également vides et revêtues de faïence. Le logis semblait abandonné, aucun bruit, aucun meuble ne trahissait la vie humaine. J’appelai, et ma voix se répercuta sonore à travers les salles. Au bout de quelques minutes apparut un très vieux petit bonhomme tout courbé, vêtu d’une gebba blanche assez usée. Mais à un certain air de dignité, à son accueil un peu hautain, je reconnus le maître du logis, Si Beji ben Abd er Rahmane.

Dès qu’il sut l’objet de ma visite, il devint plus aimable et m’assura que Lella Tejelmouk lui avait parlé de notre rencontre et serait enchantée de me revoir. Il me fit traverser encore plusieurs pièces vides, et m’introduisit dans un salon de proportions anormales dont le divan garni de coussins, quelques midas[23] incrustées de nacre et une table boiteuse formaient tout le mobilier. La décoration des murailles et du plafond était d’une richesse extrême et l’on apercevait par les fenêtres un très grand patio à double colonnade, tout inondé de soleil. Le vieillard s’éloigna pour prévenir sa femme.

[23] Petites tables très basses.

Lella Tejelmouk se fit attendre assez longtemps, et je supposai qu’elle retouchait sa toilette. Elle parut enfin, toujours belle. Mais le jour accusait plus cruellement que les bougies les atteintes du temps : les coins las de la bouche, la meurtrissure des tempes, les rides fines sillonnant la peau sous le fard. Et je m’aperçus aussi que ses longs cheveux si dorés ne gardaient leur couleur blonde que grâce à des artifices. Elle était plus simplement vêtue qu’aux noces de Lella Djenina : une fouta de soie blanche à rayures multicolores enserrait ses hanches un peu lourdes, et sa gebba de satin jaune s’ornait toujours de l’unique bijou, le triangle de diamants à franges parfumées, au bout desquelles se balançaient de petits croissants d’or incrustés de roses. Pourtant elle gardait son incomparable séduction, le charme de ses regards si bleus sous les cils très noirs, et la nonchalence gracieuse de tous ses gestes.

Une vieille négresse apporta le café, puis Lella Tejelmouk me proposa de visiter la maison.

Le patio était immense, comme toutes choses de cette demeure où l’on sentait le désir de faire luxueux et grand. Une triple vasque dominait un bassin desséché : les colonnes de marbre s’effritaient. Dans une cage, un oiseau s’égosillait, Lella Tejelmouk lui sourit, et me fit admirer aussi quelques pots d’œillets et un petit oranger dont elle me cueillit les fleurs.

— Tu as un beau jardin, — lui dis-je, — ne t’y promènes-tu pas ?

— Oh ! non. On pourrait me voir, surtout maintenant que les murs sont écroulés en plusieurs endroits.

La chambre de la Circassienne gardait encore ses grands lits de parade à frontons dorés ; il n’y avait guère de meubles : quelques coffres, un sofa…, pas même les armoires à glace chères à toute musulmane. Et pourtant, c’était avec le salon et la cuisine, énorme, pleine de jarres à provisions, les seules pièces du logis attestant la vie humaine. Toutes les autres étaient absolument vides.

— Fatima te montrera les étages, — dit Lella Tejelmouk. — Excuse-moi, j’ai les jambes malades et ne puis monter.

Je suivis la négresse à toison grisonnante à travers les escaliers de marbre, les enfilades de salles nues et désertes où les araignées tissaient tranquillement leurs toiles. Çà et là, un carreau manquait aux murailles, une voûte s’effondrait, la pluie avait dégradé les peintures et les ors des plafonds. Et nous continuions à errer dans ce palais abandonné comme en un conte, soulevant la poussière, réveillant les échos des mille pièces mortes et splendides.

— O Miséricordieux !… O Puissant !… O Prophète ! — soupira Fatima jusqu’alors silencieuse. — Quelle ruine !… Si tu avais vu cette maison il y a trente ans ! Les tapis, les coffres et les lustres ! Notre Tejelmouk n’avait rien à désirer, la chérie. Tous ses caprices étaient aussitôt satisfaits. Si Beji aurait été aux Indes pour lui rapporter un collier ou une étoffe, il ne lui refusait quoi que ce soit. Cinquante familles habitaient ce logis dont Lella Tejelmouk était la sultane. Et maintenant il ne lui reste plus que sa vieille Fatima pour la servir ! O Puissant ! O Miséricordieux ! O mon Maître !

Elle ouvrit une porte, et m’engagea d’un signe à sortir, tandis qu’elle restait dans l’ombre de la chambre. Je poussai un cri de surprise : une immense terrasse s’avançait au-dessus de la mer, quelques mouettes s’enfuirent à mon approche, et je restai longtemps à contempler le golfe si bleu aux rives immuables, où le caprice d’un puissant avait élevé ce palais de marbres et de faïences… Œuvre éphémère comme les riches demeures carthaginoises, et les villas romaines qui l’avaient précédée, et dont les assises et les colonnes gisaient encore dans ce sol rouge plein de ruines et de souvenirs…

Fatima, impatiente, m’appela. Nous traversâmes encore cent pièces muettes aux charmantes loggias, donnant sur le jardin ou sur la mer ; cent pièces autrefois animées, où circulaient les esclaves, où se nouaient et se dénouaient les intrigues de harem…

Et je retrouvai enfin dans le salon les maîtres du logis. Si Beji ben Abd er Rahmane, le tout-puissant vizir de Si Sadok bey, le fringant cavalier, le richissime seigneur, et son épouse Lella Tejelmouk l’incomparable !… Un petit vieux tremblant et courbé, une Circassienne fanée dont la beauté défaillante évoquait encore, comme les restes de son palais, les splendeurs enfuies.

— Tu as vu, — me dit Si Beji avec orgueil, — ma maison était superbe et grande, j’ai eu des enfants, des milliers de serviteurs, des jours glorieux… A présent il ne me reste plus qu’elle, — ajouta-t-il en jetant un pauvre vieux regard d’amour à sa femme, — et c’est assez ! Dieu est puissant !

— Mektoub[24] ! — ajouta Lella Tejelmouk.

[24] C’était écrit.

DEUXIÈME PARTIE
MŒURS MAROCAINES

Au Général Lyautey.

I
LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM

Le hasard seul m’a fait connaître Lella Kenza, arrière-petite-nièce du sultan Mouley Mohammed.

J’explorais les quartiers excentriques de Fez avec notre ami Si Omar ben Nouna, et nous nous étions égarés dans le labyrinthe des ruelles caillouteuses, lorsque nous aperçûmes un peu de ciel bleu au-dessus d’un carrefour. Un palmier s’élançait derrière une muraille jaunâtre et dégradée.

— Allah ! — fit mon compagnon, — nous voici à la demeure d’un de mes parents, le Chérif Jilali ; tu vas pouvoir t’y reposer.

Après avoir parlementé, à travers la porte, avec une femme invisible, il me dit :

— Mouley Abbas est absent. Entre chez lui ; je vais aller à la mosquée voisine et reviendrai te prendre.

Une esclave entre-bâilla la porte pour me livrer passage, et me guida par la main à travers un vestibule obscur. Le patio était large et gai, car les bâtiments n’avaient qu’un étage, et le soleil y pénétrait librement. Une des salles, garnie de mosaïques et de peintures, s’ouvrait sur une grande arsa[25] aux vertes perspectives mystérieuses. Mais je ne songeai plus à regarder nulle chose lorsque parut Lella Kenza. Car elle est plus belle et charmante qu’aucune des « vierges aux yeux noirs » dont les bons Musulmans goûteront les délices dans les « jardins élevés, pleins de sources vives, où les fruits seront à portée de la main[26] ».

[25] Verger.

[26] Koran.

Lella Kenza est presque une enfant, mais elle possède déjà les grâces troublantes de la femme. Ses yeux profonds, ombragés par de longs cils bruns, s’ouvrent, candidement étonnés, sous l’arc parfait des sourcils. Le nez est petit et droit, la bouche vermeille comme une fleur fraîche éclose, le teint doré, l’ovale exquis… Des nattes sombres, piquées d’agates et d’émeraudes brutes, encadrent son visage, et vont se perdre dans un volumineux turban d’étoffe dorée. Elle est mince, souple, et chacun de ses mouvements révèle l’harmonie du corps sous les brocarts aux plis lourds. On dirait une vivante petite idole égyptienne. C’est la perle soigneusement cachée[27] qui fut connue par un seul… : Mouley Abbas est son époux.

[27] Koran.

Lella Kenza sembla toute joyeuse de ma visite imprévue.

— Je ne vois jamais personne — me confia-t-elle, — ma famille habite Meknès[28]. Depuis mon mariage, nulle femme n’est entrée dans cette maison, et mon mari est souvent absent.

[28] Une partie de la famille impériale habite à Meknès, dans les Palais de l’Aguedal.

— As-tu des enfants ?

— Non, — dit-elle, avec une moue petite de fillette prête aux larmes, — le Seigneur ne m’en a pas accordé.

— S’il plaît à Dieu, tu auras bientôt un fils.

— S’il plaît à Dieu, le Puissant, le Miséricordieux ! — répondit avec ferveur Lella Kenza.

Elle voulut me faire visiter sa demeure qui était somptueuse, immense et mal entretenue. Dans une des chambres, une jeune négresse allaitait un nouveau-né.

— C’est une esclave, — me dit Lella Kenza, — et le fils qu’elle vient de donner à mon mari.

De nouveau, son joli visage s’attrista : ses lèvres se contractaient, ses paupières aux longs cils s’abaissèrent…, mais je n’osai l’interroger, de peur d’être indiscrète.

— Tu ne connais pas un remède pour avoir des enfants ? — me demanda-t-elle tout à coup. — J’ai tout essayé, — et elle se mit à pleurer.

Le chagrin de cette petite fille qui se désolait de ne pas être mère à l’âge où l’on joue encore à la poupée, était touchant et drôle.

— Pourquoi te lamenter ainsi, — lui répondis-je, — tu n’as peut-être pas quinze ans.

— Je ne sais pas, — dit-elle, — mais j’ai déjà jeûné quatre fois au Ramadan depuis mes noces, et je suis toujours stérile… Alors, j’ai peur… Et puis, il y a cette Marzaka, fille du diable, que tu as vue tout à l’heure…

— Que crains-tu ? Elle est affreuse et noire, et toi, tu es plus belle que la lune d’été.

— C’est juste, Mouley Abbas le sait bien, mais il veut des enfants, et elle lui en donne…

— Aimerais-tu mieux qu’il eût une seconde épouse ?

— Allah m’en préserve !… C’est pour ne pas amener une autre femme dans la maison que le Chérif a pris Marzaka. Elle a eu tout de suite un fils, puis un autre, et celui qu’elle allaite est le troisième. Elle me nargue avec tous ses enfants, je ne puis les sentir…

— Connais-tu l’histoire de la hase et de la lionne ? Je vais te la dire : « Une hase, un jour, parlait à une lionne : « Je suis plus féconde que toi. Je mets au monde chaque année une quantité de rejetons, tandis que, tout au long de ta vie, tu n’en as guère plus d’un ou deux. — Cela est vrai, répondit la lionne, mais un seul de mes enfants dévore tous les tiens[29]. »

[29] De Lokman le sage. Poète arabe de la tribu d’Ad, à qui l’on attribue des fables rappelant celles d’Ésope.

Lella Kenza se mit à rire, toute consolée :

— Oh ! ta tête est pleine !… Ils sont noirs et laids comme elle, les fils de Marzaka. Si j’en avais un, Mouley Abbas le préférerait à eux… Et ce jour-là, il n’irait plus chez la négresse, il me l’a promis.

— Tu vois bien qu’il ne l’aime pas.

— Sans doute, mais chaque fois qu’il entre dans sa chambre, mon cœur me fait mal et je pleure… Ensuite, elle se pavane devant moi avec les bijoux qu’il lui donne.

Lella Kenza portait des émeraudes, des rubis et des perles pour plusieurs milliers de douros, et j’avais remarqué les bracelets d’argent et les colliers de simple verroterie dont l’esclave ornait sa peau noire.

— Par Allah ! — m’exclamai-je, — ses bijoux ne sauraient être comparés aux tiens !

— Et que m’importe ? — répliqua-t-elle, — tout ce qu’il lui offre m’est cuisant.

Elle m’emmena prendre le thé dans l’arsa, où les esclaves avaient étendu des tapis sous les arbres en fleurs. Les bananiers, les bambous et les hautes herbes formaient un fouillis sauvage, au-dessus duquel le palmier, que j’avais aperçu de la rue, balançait sa tête flexible. Un invisible ruisseau gazouillait au milieu des joncs ; des centaines d’oiseaux pépiaient dans les orangers, et des cigognes passaient, les pattes jointes, les ailes largement étendues, le bec pointant à l’avant, d’un vol japonais noir et blanc sur le bleu du ciel… On eût pu se croire très loin de la ville, dont on ne soupçonnait aucune muraille ni aucune demeure.

L’air était doux, les pétales tombaient sur nous en pluie silencieuse et parfumée, les branches s’inclinaient, trop lourdement fécondes ; parfois, une orange mûre roulait sur le sol. Lella Kenza, accroupie devant les plateaux d’argent, préparait le thé avec des gestes harmonieux ; des rayons de soleil faisaient luire les pierreries de sa coiffure et les ramages dorés de son caftan ; les esclaves noires s’agitaient autour de nous. Quelques-unes d’entre elles, un peu à l’écart, chantaient d’étranges mélopées en s’accompagnant du gumbri.

Certes, Mouley Abbas ne devait pas être bien pressé d’aller au paradis !…

Je retournai souvent chez Lella Kenza. Elle s’était prise pour moi d’une vive affection, et m’eût voulue sans cesse auprès d’elle. Je rompais l’uniformité de sa vie en lui apportant quelques échos de ce monde extérieur qu’elle ne devait jamais connaître.

Le Chérif était un homme encore jeune, au visage accueillant et sympathique. Il semblait adorer sa femme, et insistait toujours pour que je vinsse la voir et la distraire. Mon départ fut un vrai chagrin pour Lella Kenza ; elle me fit mille recommandations, comme si je dusse aller au bout du monde. Je l’assurai que le voyage de Meknès à Fez ne m’effrayait nullement, et que je ne tarderais pas à revenir.

Je la revis en effet à la fin de l’automne. Elle me parut moins jolie et moins souple sous l’ampleur des caftans ; ses traits tirés, ses yeux trop noirs, révélaient une grande fatigue. Mais elle était fort joyeuse et ne tarda pas à m’annoncer la bonne nouvelle :

— Enfin ! — me dit-elle, — je suis enceinte de ce printemps, juste à l’époque de ton départ. Mouley Abbas est bien heureux. Il ne va plus du tout chez Marzaka, maintenant que le Seigneur lui a montré que je puis avoir des enfants.

L’esclave traversait le patio, suivie de ses trois petits ; le dernier né trottinait en trébuchant. Il avait une tête ronde et crépue et un teint à peine plus clair que celui de la négresse. Les aînés ressemblaient davantage à leur père, bien qu’ils fussent aussi fort noirs.

Marzaka vint s’accroupir avec nous, à une distance respectueuse de Lella Kenza ; elle se faisait très humble et sa maîtresse lui témoignait une hautaine bienveillance depuis que son triomphe était assuré. Les négrillons s’ébattaient, comiques et mal élevés, poussant des cris aigus, dérangeant les coussins, se roulant sur les tapis comme de jeunes animaux. De temps à autre, Lella Kenza leur donnait une amicale petite claque. Même, elle prit le plus jeune sur ses genoux et le fit danser en chantant :

— Ah, Mouley Saïd !
Tu auras bientôt un frère, s’il plaît à Dieu !
Et son visage sera blanc, comme le haïk d’une femme riche.
En te voyant auprès de lui,
Les gens te prendront pour son esclave,
Et te demanderont si tu viens de Marrakech.
S’il plaît à Dieu,
Mouley Saïd !…

L’enfant riait aux éclats, et la négresse, obséquieuse, battait des mains en répétant le refrain improvisé :

— S’il plaît à Dieu,
Mouley Saïd !…

Je n’avais jamais vu tant de gaîté dans cette maison. Pourtant, Lella Kenza semblait fort éprouvée par sa grossesse ; elle revint toute haletante d’une promenade dans l’arsa, où les peupliers roux semaient leurs feuilles mortes sous l’éternelle verdure des orangers.

— Je ne puis plus me traîner, — dit-elle, — c’est que demain j’entre dans mon mois… Tu seras là, pour le sba[30]. Nous aurons des cheikhat[31] et beaucoup de réjouissances.

[30] Septième jour. Fête des relevailles.

[31] Musiciennes et danseuses de profession.

Mais je m’inquiétais en la voyant si lasse et si frêle, à la pensée des souffrances que cette petite fille devrait bientôt supporter.

— Écoute, — lui dis-je. — Il y a ici une toubiba[32] qui est très savante. Elle a étudié toutes choses dans notre pays. S’il plaît à Dieu, ton accouchement sera heureux et facile ; mais si, par malheur, toi ou ton enfant étiez malades, je t’en prie, fais-la venir, car elle saurait bien vous soigner.

[32] Doctoresse.

— J’aurais trop peur, — répondit Lella Kenza, — on dit que vos médecins ont des instruments en acier… Du reste, chez nous, les vieilles connaissent des remèdes excellents.

— Sans doute, — répliquai-je avec un manque de conviction qui ne put échapper à mon amie.

— Par notre Seigneur Mohammed, Envoyé d’Allah ! elles sont plus malignes que tu ne le crois. Sais-tu ce qui est arrivé à Zohra Bent Othman Ez Zayani ?

— Je ne connais même pas son nom.

— C’était une jeune fille d’une bonne famille de Fez, jolie comme le printemps, et pleine de pudeur. La seconde femme de son père en était fort jalouse. Or, voici que le ventre de Zohra se mit à enfler, à enfler, à s’arrondir… et elle souffrait comme celle dont le mois est échu… La femme disait à tous :

«  — Voyez cette éhontée, cette chienne, fille de chienne, elle n’a pas attendu ses noces pour enfanter. »

» Zohra pleurait sans comprendre pourquoi le Seigneur lui infligeait cette honte, car elle sentait remuer dans son sein et se croyait elle-même enceinte, malgré son innocence. Mais une vieille femme à qui elle se confia lui dit :

«  — Ce sont les fruits de la méchanceté que tu portes, et non ceux du péché. Celle qui te hait a dû te faire manger dans le couscous des œufs de serpent. Ils ont éclos par la chaleur de ton corps ; les petits s’y trouvent bien et y grandissent. »

» Zohra disait :

«  — O ma mère, qu’arrivera-t-il ? Les serpents finiront par me tuer !… »

» Alors, la vieille, la démone, eut une idée, — ces vieilles connaissent toutes les ruses ! — Elle fit manger à Zohra beaucoup de pois chiches et de poisson très salé, puis la suspendit par les pieds au-dessus d’un seau d’eau. Les serpents, que cette nourriture avait altérés, sentirent la fraîcheur de l’eau ; ils se précipitèrent pour boire. Il en sortit sept et la jeune fille fut délivrée. A présent, elle est mariée à l’Amin El Mostafad. O ces vieilles ! vois-tu, qui s’aviserait de dénombrer leurs secrets ? Elles savent où le loup a caché ses petits… »

Je n’avais pas d’aussi extraordinaires récits à opposer aux siens. Pourtant, j’arrivai à la convaincre que nos médecins n’étaient pas non plus sans posséder quelque science. Mais Allah me préserve de médire des vieilles !

La semaine suivante, une esclave vint m’annoncer, de la part du Chérif, la naissance d’un garçon.

— L’impatience de Lella Kenza était si grande que le Seigneur ne lui a pas fait attendre la fin de son mois.

— Et comment va-t-elle ?

— Allah soit loué ! tout s’est bien passé. Mouley Abbas, est ravi d’avoir un fils. Il te prie de venir chez lui.

J’accourus anxieuse auprès de mon amie la Chérifa, et la trouvai, très pâle encore, accroupie au milieu des coussins. De lourds rideaux de brocart fermaient l’immense lit et l’on y voyait à peine à la clarté d’un cierge de cire dont la flamme jaunâtre menaçait constamment les étoffes. Quelques femmes étaient assemblées autour de Lella Kenza, dans l’atmosphère pesante de l’alcôve, et une de ces vieilles aux mille ruses, qui l’avait accouchée, tenait un informe paquet vagissant.

— Regarde mon fils, — me dit avec fierté Lella Kenza en soulevant les linges, parmi lesquels j’aperçus un pauvre petit être frêle et grimaçant. — Il ne recevra son nom que le jour du sba. Je l’appelle à présent « le béni ». Oh ! que fut grande la bénédiction d’Allah !… Reviens vendredi pour la fête, et surtout, n’arrive pas plus tard que le dohor[33].

[33] Chant du muezzin au milieu du jour.

Un serviteur de Mouley Abbas vint le matin même renouveler l’invitation, de peur que je ne l’eusse oubliée. La maison du Chérif s’emplissait d’une joyeuse rumeur. D’innombrables négresses en vêtements de fête se bousculaient dans le patio, portant des aiguières, des plateaux, des corbeilles remplies de gâteaux. Tout autour de la grande salle, les invitées se tenaient accroupies sur les divans, immobiles, silencieuses et solennelles comme des idoles. Leurs visages, insolemment fardés, s’encadraient d’énormes anneaux d’oreilles ornés de pierreries, et de longs glands en perles fines ou en émeraudes. Quelques-unes avaient des diadèmes enrichis de diamants, d’autres se couronnaient d’un turban de plumes roses ou d’une étoffe brodée. Les hautes ceintures à ramages leur montaient, très raides, jusque sous les aisselles. Les brocarts des caftans se cassaient en plis lourds, à peine voilés sous la gaze éclatante des ferajiat[34] et les colliers splendides, aux plaques finement ciselées, reposaient sur de très ridicules petites collerettes dont la mode est venue d’Europe.

[34] Robes de dessus transparentes.

Lella Kenza m’installa tout près d’elle, à côté de son lit. Elle me comblait d’amabilités et se penchait constamment vers moi pour me désigner ses parentes ou me faire remarquer un détail de la fête. Pourtant je lui trouvai un air soucieux, malgré son apparente gaîté.

— Comment va ton fils ?

— Grâce à Dieu !… L’assemblée est belle, n’est-ce pas ? Tu resteras toute la nuit.

— Non, non, c’est impossible.

Elle en fut désolée, et, à force d’instances, obtint de me garder jusqu’au moghreb.

Les invitées ne se départissaient pas de leur attitude rigide, tandis qu’à l’autre extrémité de la pièce, les cheikhat accompagnaient rageusement, de leurs instruments, des chants nasillards. On ne s’entendait plus… il me fallait parler très haut à Lella Kenza et je perdais la moitié de ses phrases. Elle semblait, du reste, de plus en plus lasse et préoccupée.

Quelques vieilles femmes, accroupies autour de l’accoucheuse, tenaient de longs conciliabules. Elles firent apporter sur le lit un petit canoun allumé, dans lequel on jeta divers ingrédients qui dégagèrent une âcre fumée. L’enfant fut exposé au-dessus des charbons, puis frotté avec un liquide mystérieux. Il poussait de faibles cris en s’agitant.

Lella Kenza le regardait d’un air inquiet.

— Que lui fait-on ? — demandai-je.

— Rien… des choses à nous… — me répondit-elle évasivement, et elle détourna mon attention sur le thé, le lait d’amandes, les sucreries et les parfums que les négresses passaient à la ronde. L’une d’elles offrait aussi de la gouza[35] en poudre, dont les invitées avalaient une pincée, tandis que leurs regards devenaient plus vagues et leur expression plus hébétée.

[35] Noix de muscade avec laquelle les Marocaines se donnent une sorte d’ivresse.

Les cheikhat, excitées par leurs chants, se démenaient avec une frénésie grandissante. Le soleil avait quitté le haut des murs, et les esclaves alignaient sur les tapis de gigantesques chandeliers en cuivre garnis de cierges.

Je me levai pour partir, malgré les instances de Lella Kenza.

Alors, subitement, son visage se décomposa, et elle me dit d’une voix suppliante, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes :

— Je t’en conjure, va me chercher cette toubiba dont tu m’as parlé. Mon enfant est très malade, les vieilles ont vainement essayé tous leurs remèdes…

— Allah ! — m’écriai-je, — est-ce possible ! Pourquoi ne m’as-tu pas avertie plus tôt ? Voilà trois heures que je suis ici.

— Je ne voulais pas qu’aucun souci troublât pour toi la fête. Mais à présent tu pars… Mouley Abd Es Selem va mourir si tu ne trouves rien pour le sauver !

Un chagrin si poignant la bouleversait, que je n’arrivais pas à comprendre comment cette femme en pleurs avait pu, tout le jour, dissimuler son anxiété par simple politesse envers ses hôtes.

Je partis en courant à travers les ruelles noires, avec un petit esclave qui portait une lanterne. La toubiba habitait à l’autre extrémité de la ville, et je dus attendre son retour. Il était au moins huit heures lorsque nous revînmes à la demeure du Chérif Jilali.

Mouley Abbas nous attendait, très anxieux, dans ses appartements, puis nous passâmes à ceux des femmes qu’emplissait toujours la joyeuse rumeur. Les cheikhat continuaient leur concert endiablé, et les invitées dodelinaient de la tête au rythme de la musique, tout en croquant des pâtisseries. Quelques-unes se levaient parfois pour esquisser un mouvement de danse… Derrière les tentures du grand lit, Lella Kenza sanglotait à côté de l’enfant moribond… La toubiba s’accroupit auprès d’elle, prit le petit des mains de la vieille et l’examina.

— J’arrive trop tard, — me dit-elle en français.

— Comment le trouves-tu ? — interrogea Lella Kenza toute tremblante.

— N’aie pas peur, je vais le soigner.

— Il ne mourra pas ? Oh, que tu deviendras chère à mon cœur si tu le guéris !

— Je donne les remèdes, Allah accorde la guérison…

— Cela est vrai, opinèrent les vieilles, Allah seul est grand.

En hâte, la doctoresse avait griffonné une ordonnance qu’emportait un serviteur du Chérif, puis elle demanda de quoi baigner l’enfant. Les esclaves s’agitaient dans le tumulte de la fête. De temps à autre, les invitées soulevaient les rideaux de l’alcôve et s’enquéraient de Mouley Abd Es Selem, puis elles reprenaient leur thé ou leurs danses.

On apporta sur le lit un bassin de cuivre rempli d’eau chaude, où la toubiba plongea le bébé, dont le misérable petit corps aux membres raidis était secoué par des convulsions.

— Il allait bien jusqu’à mercredi, — expliquait en pleurant Lella Kenza ; — cette nuit-là, je suis allée au hammam. A mon retour je l’ai trouvé malade, et, depuis, il ne veut plus téter.

La doctoresse me dit tout bas :

— C’est le tétanos, il est perdu… Voici la première fois que je vois un pareil cas. La plaie ombilicale a dû être infectée au moment de l’accouchement. Ces femmes ont un tel manque de soins !

Lella Kenza levait sur nous ses grands yeux pleins de détresse :

— Oh, que j’ai peur ! — murmura-t-elle d’une voix brisée…

Mouley Abd Es Selem mourut avant l’aube, avec les derniers accords de la musique, alors que les invitées prenaient congé de la Chérifa. Il fut enterré le matin même.

Lorsque je quittai Fez, quelques jours plus tard, j’emportai la hantise du désespoir où je laissais Lella Kenza.

Et puis, les mois ont passé, insensibilisant, peu à peu, l’acuité de sa douleur. Aux premiers jours d’avril, j’ai retrouvé la Chérifa charmante et joyeuse dans son arsa pleine d’orangers. Elle a repris son air ingénu de petite fille aux grands yeux étonnés. Les esclaves étalent des tapis sous l’ombrage et préparent le thé ; la neige odorante des pétales tombe toujours autour de nous et l’air frémit doucement, chargé de toutes les senteurs et de toutes les ivresses du printemps.

Les fils du Chérif jouent dans les hautes herbes ; le plus jeune trotte à présent, très assuré sur ses jambes. Il s’est approché de Lella Kenza, qui fronce les sourcils et le renvoie d’un geste brusque. Mouley Saïd en tombe assis sur son petit derrière noir.

— Dieu te pardonne, — lui dis-je étonnée, — comme tu es dure avec cet enfant !

— C’est celui de Marzaka, — répliqua-t-elle d’une voix altérée par la haine, — de la pécheresse qui a tué mon fils.

— Par le Prophète ! — m’écriai-je, — tu l’accuses à tort. Certes, je comprends que tu n’aimes pas cette femme, mais elle est étrangère à la mort de Mouley Abd Es Selem…

— Écoute ! le mensonge ne sort pas de mes lèvres, j’en jure par Mouley Idriss[36] ! mon enfant allait bien tant que je suis restée auprès de lui. Le cinquième jour, je suis allée me purifier au hammam. A mon retour, je l’ai trouvé tout raide, il ne voulait plus téter… C’est cette fille du diable qui l’a empoisonné en mon absence, pour que ses fils restent les seuls. La toubiba a dit que Mouley Abd Es Selem est mort d’une maladie dont j’ai oublié le nom, et Mouley Abbas l’a crue. Mais moi, je connais la malice de Marzaka la chienne. Puisse Dieu la confondre ! je la déteste, je lui souhaite tous les maux de la terre ! De ma vie, je n’oublierai son crime.

[36] Le Saint protecteur de Fez.

Lella Kenza, frémissante et les yeux pleins de larmes, jette ses malédictions sous les arbres en fleurs.

Et j’aperçois Marzaka, suivie de ses trois rejetons, qui passe lourdement à l’autre bout de l’arsa, la démarche pesante, la taille déformée…

Le Seigneur, une fois encore, a béni le ventre de la négresse.

II
LA JUIVE

Un cortège de noces se déroulait à travers les ruelles du Mellah. Les musiciens chantaient à tue-tête, avec des voix éraillées, et les invités, malgré la circonstance, conservaient cet air lamentable de leurs visages aux longs nez, de leurs crânes rongés de teigne sous le calot crasseux, et de leurs lugubres lévites d’un noir déteint. L’un d’eux portait à bras tendus, au-dessus de sa tête, la chaise où se tenait assise la mariée.

C’était une toute petite fille, une minuscule petite fille, si chétive, si frêle, qu’on lui eût à peine donné cinq ou six ans, bien qu’elle en eût atteint huit depuis les Pâques, âge auquel il convient qu’une petite Juive de Fez soit mariée.

Juchée sur ce siège mouvant, Meryem s’efforçait de conserver sa dignité, mais ses mains s’agrippaient aux bras du fauteuil dont les balancements l’inquiétaient. La peur de tomber était son unique préoccupation. Du reste, elle se souciait fort peu des événements en perspective, malgré que les conseils maternels eussent essayé de l’y préparer. Les fêtes nuptiales qui duraient depuis neuf jours n’avaient été pour la fillette que des alternatives de plaisirs et de tourments : joie d’être belle et parée, de manger les sucreries, présents du fiancé ; joie des bombances données en son honneur et qui se terminaient invariablement par des orgies de mahia, l’eau-de-vie de figues, âpre et brûlante.

Mais elle avait eu aussi l’ennui des interminables cérémonies durant lesquelles il faut être sage, ne pas bouger, ne pas rire ni parler, et surtout de cette piscine glaciale où on l’avait plongée trois fois, selon les rites, et dont le souvenir la faisait encore frissonner. Elle connaissait son fiancé depuis longtemps et n’éprouvait aucun sentiment à son égard.

Moché Abitbol exerçait le métier de bijoutier dans l’échoppe de son grand-oncle, dont il était un des meilleurs apprentis. Il avait appris l’art des émaux et des filigranes ; il savait ciseler à la lime les bagues, les bracelets, les ferronnières chères aux Musulmanes, ainsi que ces plaques d’or, légères comme des rosaces de dentelle, au milieu desquelles s’épanouit la fleur d’une émeraude pâle. Il assemblait en collier les perles et les pierreries venues des Indes, avec une harmonie délicate, un sens réel de la beauté. Pourtant Moché n’était qu’un petit Juif sale et dépenaillé, aux regards fuyants, à l’air vicieux…, on eût dit un vieillard malgré ses dix-sept ans et il avait déjà causé plusieurs fois le scandale de la Communauté par ses fredaines.

Meryem n’avait que faire de tout cela… Le mariage était pour elle une suite de fêtes après lesquelles, devenue dame, elle porterait la coiffure des femmes mariées. Déjà le premier jour, on avait remplacé sa sebenia de fillette par le fistoul, qui retombe en voile jusqu’à la taille, et sur lequel les soualef de fil noir forment deux bandeaux réguliers de chaque côté du visage.

Le cortège approchant de la maison nuptiale, les musiciens redoublaient de pathétique nasillard. Ils chantaient :

Bienvenue à la beauté de Fez !
Accourez et prosternez-vous,
Devant la sultane du Palais !
«  — Viens chez moi te reposer,
Dans mon cœur, je t’aime,
Je tolérerai tous tes caprices,
Même si tu marches sur mon cœur…
Comment ferai-je, ô femmes ?
L’amour m’a déchiré,
Le supporter est pénible,
Je suis fatigué de l’attente…
Il n’y a pas de remède à mes maux.
Il n’y a pas de médecin,
Qui puisse me guérir
Ni même me soulager[37] !… »

[37] Paroles attribuées au fiancé.

«  — Pourquoi ma tête est-elle partie ?[38]
Mon cœur est tranquille
Il n’y a pas de honte à aimer…
Reconnais-le et excuse-moi !

[38] Réponse de la fiancée.

Pourquoi ma tête est-elle partie ?
Pourtant mes os sont rassemblés,
Rien de mes os n’est cassé.
Mon cœur se réjouit des parfums,
Un parfum passe en ma tête,
Tout entière je suis pure,
Les arbres ne se dessèchent
Que lorsque les fleurs sont fanées.
Viens, le malheur ne t’atteindra pas !
Ma salive est douce,
Ma tête est toute troublée,
Je vais de droite et de gauche… »
O la fleur qui s’épanouit !
Petite sultane est son vrai nom,
Voici que son maître paraît…
Bienvenue à la beauté de Fez !
Accourez et inclinez-vous,
Devant madame la mariée.

Le cortège s’était engouffré dans une étroite cour, fraîchement badigeonnée d’outremer et de jaune serin, et l’on déposa Meryem sous un dais où Moché Abitbol vint la rejoindre. Son regard oblique s’illumina d’une lueur en contemplant la petite épouse qui lui était destinée. Elle avait bon air au milieu du scintillement de ses bijoux ! Des rangs de perles se mêlaient aux soualef, des bracelets chargeaient ses bras fluets, des boucles d’oreilles aux longues pendeloques tremblaient à chacun de ses mouvements, et d’innombrables colliers de pierreries couvraient sa gorge enfantine, toute plate, mais dont la peau très blanche apparaissait entre les joyaux. Meryem n’osait remuer dans son beau costume de velours vert brodé d’or ; l’ample jupe à godets s’étalait autour d’elle en plis raides, et le boléro enserrait son buste d’une cuirasse étincelante, au-dessus de laquelle une guimpe décolletée, en mousseline lamée d’or, jetait un éclat plus fin. Le visage de la petite, rehaussé de rouge et de kohol, restait invisible sous un voile.

Moché lui mit dans la main un guirch[39], en prononçant les paroles sacramentelles :

Au nom de la loi de Moïse,
Tu m’es consacrée.

[39] Petite pièce d’argent valant environ 0 fr. 25.

Puis on emporta Meryem sur le lit nuptial où elle passa le reste du jour à s’amuser avec ses petites compagnes, tandis que les invités festoyaient au son des chants et des instruments. Lorsque la fête fut terminée, tout le monde se retira et Moché Abitbol pénétra dans la chambre où l’attendait la petite mariée. Elle eut bien soin de se tourner vers la muraille comme on le lui avait recommandé ; mais l’époux s’approcha d’elle, la prit par les épaules et la fit virer de son côté…; il exhalait une forte odeur de mahia et avait des gestes imprécis…

....... .......... ...

… Ce fut un viol hideux, sans pitié pour la terreur ni les cris aigus de l’enfant…

*
*  *

La vie de Meryem reprit au domicile de l’époux à peu près telle que chez ses parents. Sa belle-mère Rebka, une grande femme pâle et maladive, l’initiait peu à peu aux soins du ménage et lui montrait à confectionner les petits boutons de passementerie, que l’on vend aux Musulmans, et dont le produit est l’unique revenu des femmes juives. Mais, comme Meryem était encore très jeune, elle passait la plus grande partie de son temps à jouer avec ses belles-sœurs et elle se fût trouvée tout à fait heureuse sans le supplice des nuits conjugales, auxquelles, malgré divers remèdes conseillés par les matrones, elle ne pouvait s’habituer. Quand arrivait le crépuscule, Meryem commençait à trembler et à pleurer. Même elle tomba sérieusement malade ; elle ne mangeait plus, avalait à peine quelques gorgées de mahia, toujours secouée de fièvre, avec des yeux trop grands, et trop brillants dans son pauvre petit visage blême.

Un jour Moché réussit à amener chez lui un médecin étranger dont la réputation tenait du miracle et du sortilège. Il était vêtu comme un Musulman et parlait l’arabe. Il examina la petite en fronçant le sourcil, puis entraîna l’époux et la belle-mère hors de la pièce et leur posa des questions précises. Et, tout à coup, il fut saisi d’une grande colère ; il secouait par les épaules Moché Abitbol en criant que les mœurs juives le dégoûtaient et que, si le mari voulait achever cette malheureuse, il n’avait qu’à continuer l’œuvre si bien entreprise. Quant à lui, il s’en lavait les mains, aucun remède autre que l’abstinence n’étant capable de sauver la pauvre enfant.

Bien entendu, Moché n’en crut rien…, mais à quelques jours de là, le Seigneur intervint.

D’inquiétantes rumeurs circulaient entre les murs bleus… une sorte d’angoisse planait sur le Mellah, si souvent éprouvé, où le souvenir des derniers massacres hantait encore les esprits. Un jour, de longs cris d’épouvante et de mort retentirent de nouveau à travers les ruelles. La populace, mêlée de soldats et de Chleuhs, folle de cruauté, grisée de meurtres, montait de Fez… Après avoir massacré les chrétiens, elle se ruait sur le quartier juif, détruisant tout sur son passage, enfonçant les portes, sabrant les femmes et les enfants.

Une folle épouvante précipita le Mellah vers la fuite, l’unique salut. Rebka entraînait ses filles ; Moché emportait Meryem, trop faible pour marcher. Poursuivi par une bande d’assassins, il ne tarda pas à se débarrasser du léger fardeau qui entravait sa course, peut-être avec l’espoir que l’enfant arrêterait la meute enragée… Mais les massacreurs négligèrent la petite malade, et elle les vit avec horreur assommer, à quelques pas d’elle, son mari qui demandait grâce, sans même essayer de se défendre…

Plus tard, un Juif ramassa l’enfant évanouie et la chargea sur ses épaules. Il atteignit sans encombre le Palais du Sultan dont les portes, sur l’ordre de Moulay Hafid, avaient été ouvertes aux malheureux.

Les cris durèrent jusqu’à la nuit ; puis, las de tuer et de piller, dispersés par quelques moghaznis, les Fasi rentrèrent chez eux.

Mais, dès le lendemain, la fusillade reprit avec l’accompagnement sourd des canons. Les Berbères de la montagne, attirés par l’appât du pillage, s’abattirent autour de Fez comme une nuée de faucons, et les soldats français accouraient, de leur côté, au secours de leurs compatriotes enfermés dans la ville. Les Juifs gémissaient en implorant l’Éternel, à chaque explosion qui venait du Mellah, car leur malheureuse cité paraissait une cible pour tous les adversaires… Et, pendant des jours et des jours, le chœur de leurs lamentations s’unit au fracas des combats. Puis, le calme ayant repris ses droits, ils se hasardèrent à rentrer chez eux, le désir de vérifier si la cachette des trésors familiaux avait échappé aux investigations dominant leur terreur. Mais les femmes et les enfants restaient encore au palais. On les avait parqués, en différentes cours, même dans celle de l’impériale ménagerie. C’est là que Meryem avait retrouvé sa famille échouée entre les cages dans lesquelles tournaient, viraient, rugissaient et glapissaient affreusement des lions, des tigres, des hyènes affolés par cet amas de chair humaine à forte senteur.

Les fillettes pleuraient, secouées de peur, une épouvante succédant à l’autre, Meryem en oubliait ses souffrances, elle ne pouvait détacher ses yeux d’une panthère dont l’énorme patte, aux griffes contractées, se tendait vers elle à travers les barreaux, comme pour la saisir. La nuit, des yeux phosphorescents brillaient au fond des cages, et tout à coup un horrible rugissement secouait le silence, prélude du concert auquel tous les fauves ne tardaient pas à prendre part… Le froid était encore vif, et les misérables n’avaient qu’une litière de paille pour s’étendre ; des esclaves noirs leur distribuaient, l’air méprisant, quelques pains et un peu de soupe. Le Sultan, protecteur attitré des Juifs en son empire chérifien, ne pouvait moins faire que leur accorder cette hospitalité.

Après quelques semaines de ce cauchemar, ils commencèrent à regagner le Mellah. Ceux dont les demeures n’étaient plus habitables, trouvaient asile chez des amis et dans les synagogues ; les autres réparaient en hâte les dommages de leurs maisons pour s’y réinstaller.

Meryem rentra chez ses parents. Les esprits s’apaisaient peu à peu ; les enfants, avec l’insouciance de leur âge, recommençaient à jouer, les femmes à se faire des visites où elles buvaient du thé tout en savourant les confitures de cédrat et de fleur d’oranger.

Le petite veuve, délivrée du supplice quotidien, revint à la santé. On l’avait aussitôt promise au frère aîné de Moché, le vieux Chlamou Abitbol qui venait de perdre sa femme, et était allé à Gibraltar régler quelques fructueuses affaires.

Meryem avait onze ans et devenait fort jolie, elle se plaisait à la parure, s’attardait devant les miroirs venus d’Espagne, et le jour du Sabbat, où l’on se promène gravement en toilette à travers les ruelles nauséabondes, lui procurait un plaisir jusqu’alors inconnu. Elle sentait le regard des hommes s’arrêter sur elle avec insistance, une étincelle allumée au fond de leurs longs yeux sournois. De romanesques pensées hantaient son esprit ; elle imaginait mille aventures dont elle serait l’héroïne, des paroles d’amour suaves et troublantes, des compliments, de grands personnages agenouillés devant sa beauté, lui prodiguant les bijoux et les parures… Mais, à vrai dire, toutes ces rêvasseries n’avaient rien à faire avec l’avenir réel, le fiancé à mâchoire édentée, ni la vie conjugale dont la première expérience l’avait si fort rebutée, bien qu’à présent elle sentît quelques secrets penchants aux plaisirs sensuels.

Non, le héros de ses rêves n’était, il faut l’avouer, pas même un coreligionnaire, mais plutôt un être fantaisiste doué de toutes les qualités, de tous les prestiges, un étranger venu d’un pays très lointain… peut-être, à la rigueur, un de ces Juifs de la jeune génération qui portent des complets européens, des chapeaux de feutre et de scintillantes chaînes de montre. Tout en y songeant, Meryem supportait sans peine son veuvage et l’attente prolongée du vieux Chlamou.

*
*  *

Un samedi, tandis que Meryem se promenait avec sa mère et ses sœurs, fière, droite, le châle de soie blanche coquettement drapé sur ses épaules, selon la mode nouvelle, un cavalier musulman vint à la croiser.

El Hadj Mohamed Ben Zakour, jeune et riche négociant en soieries, se faisait édifier une maison au Tala[40], et, malgré sa répugnance à circuler à travers le Mellah, il s’était décidé à y aller voir certain plafond d’un style moderne, dont on vantait la décoration.

[40] Quartier de Fez.

Les Juifs se rangeaient, humbles et serviles, devant lui, mettant un empressement exagéré à lui indiquer son chemin. Mais à peine El Hadj Mohamed eut-il aperçu la petite veuve qu’il en oublia l’objet de ses recherches.

Meryem était alors d’une beauté saisissante, dans tout l’éclat de ses douze ans épanouis. Les soualef de soie noire faisaient ressortir sa peau fine, si blanche, avivée d’un rose exquis, plus tendre que celui d’un pétale. Ses grands yeux sombres prenaient une expression doucement voluptueuse entre les cils très longs qui palpitaient comme de petites ailes ; le nez mince, presque droit, s’inclinait à peine au-dessus d’une bouche semblable à la grenade entr’ouverte. Et l’ovale parfait du visage évoquait celui des madones que les Chrétiens mettent en leurs temples, à la fois candides et troublantes par le charme extrême de leur beauté.

Malgré l’habituel mépris des Musulmans pour les Juifs, El Hadj Mohamed se sentit embrasé d’un subit amour irrésistible, peut-être en raison d’une lointaine hérédité… Chacun sait que les Ben Zakour descendent d’Israélites convertis à l’islamisme, au temps de Mouley Ismaïl.

Meryem ne manqua pas de remarquer son trouble, et, comme il était jeune et séduisant, avec son profil énergique au nez hardiment busqué en bec de faucon, elle pensa tout le reste de sa promenade à cette rencontre, sans espérer toutefois qu’elle se renouvelât, car les Musulmans ne viennent guère au Mellah ; mais en rentrant chez son père, elle le trouva en grande conversation avec El Hadj Mohamed au sujet d’une affaire de terrain subitement inventée par celui-ci. Meryem se sentit submergée d’un immense orgueil, car elle comprit que c’était pour elle seule que le seigneur arabe honorait leur demeure. Il coulait à chaque instant vers elle des regards admiratifs qui lui brûlaient le cœur et en précipitaient les battements. Pourtant il ne lui adressa pas la parole, très affairé en apparence à discuter avec le vieux Youdah, mielleux, déférent, mais âpre au gain.

Le lendemain, comme Meryem traversait le souk, elle fut abordée par un petit Juif mendiant et borgne, dont la réputation était mauvaise.

— Écoute, — lui dit-il, — je viens de la part d’El Hadj Mohamed qui veut te parler. Il retournera demain chez ton père ; sois près de la porte pour lui ouvrir.

Meryem ne répondait pas, bouleversée d’émotion.

— Tu as compris ? — interrogea Simouel.

— Oui, — dit-elle enfin, — mais au nom de l’Éternel, ne répète ceci à personne !

— Je l’ai juré sur les Tables de la Loi, — répliqua le gamin sans ajouter qu’El Hadj Mohamed s’était assuré de son silence par des menaces et un beau réal d’argent.

Meryem rentra chez elle, agitée de mille pensées contradictoires. Les heures lui semblèrent interminables jusqu’au lendemain ; elle les mit cependant à profit en décidant ses parents à s’installer au premier étage, selon leur coutume de chaque hiver, car les jours devenaient plus frais. Le matin elle fit sa toilette avec un soin minutieux, sans oser toutefois changer ses vêtements quotidiens, ni ajouter aucune parure, dans la crainte d’attirer l’attention ; mais elle nettoya les taches dont sa jupe et son boléro de drap étaient criblés, et elle se regardait à tout instant dans le miroir, heureuse de s’y trouver fraîche et désirable.

Elle ne quittait pas le patio, sous prétexte d’en laver les mosaïques, et elle attendait, le cœur anxieux, l’oreille attentive au moindre bruit… Des coups retentirent à la porte, elle se précipita pour ouvrir. El Hadj Mohamed se dressait devant elle, tout enveloppé de ses mousselines blanches et parfumées. Il lui prit la main en murmurant :

— Que tu es belle !… plus belle que l’aurore délicieuse !… N’est-il pas fâcheux que tant de beauté doive s’étioler au Mellah, près du vieillard auquel on te destine ?… Viens avec moi, je te donnerai des bijoux et des esclaves.

La petite main tremble dans la sienne, Meryem reste silencieuse.

— Tu me plais et je désire ton bien, — répète le jeune homme, — chez moi tu seras heureuse, adulée, belle et parée comme une sultane…

Tout à coup une voix glapissante cria :

— Qui est là ?

— C’est le Hadj Mohamed qui veut voir mon père, — répondit Meryem en s’efforçant de donner à ses paroles un timbre naturel.

Youdah se précipita vers l’escalier pour recevoir son hôte, mais comme il était vieux et descendait lourdement, El Hadj Mohamed eut encore le temps de murmurer :

— Tâche de sortir cette nuit de ta maison. Le petit Simouel t’attendra, suis-le sans crainte. Je m’arrangerai pour que les portes du Mellah restent ouvertes… Tu viendras, Meryem ?… promets-le… — répète-t-il d’un ton autoritaire, en serrant la main de plus en plus tremblante.

— Oui, Seigneur, — répond Meryem à voix basse.

Son père arrivait dans le vestibule, tout ému par l’honorable visite et par les rasades de mahia avec lesquelles il combattait les froids de l’automne.

… Meryem, à demi défaillante, contemple la bague qu’El Hadj Mohamed a laissée à son doigt, et, malgré son trouble, elle évalue le prix de l’énorme rubis qui vaut au moins cent douros !… Puis, à regret, elle la retire et la noue soigneusement au coin de son mouchoir.

L’affaire fut conclue le jour même et Youdah se félicitait d’avoir su tromper El Hadj Mohamed !…

Ce soir-là, Meryem ne voulut pas manger. Elle se dit en proie à de si violents maux de tête que les larmes coulaient sans cesse de ses yeux. Une affreuse tristesse la saisit au moment de quitter tous les siens, d’abandonner son milieu, sa famille, pour une coupable destinée. Elle sait que ses parents la maudiront et ne voudront plus jamais la revoir, que la Communauté la rejettera ignominieusement de son sein… Pourtant l’attrait irrésistible de l’aventure domine ses scrupules et aussi les ardeurs de son sang, éveillées sans pitié durant son enfance, et qui ne sont plus satisfaites alors que sa jeunesse s’épanouit… De temps à autre elle regarde le mirifique rubis et ses résolutions s’affermissent…

Au milieu de la nuit, elle se leva doucement et comme, malgré ses précautions, sa mère demandait d’une voix engourdie de sommeil :

— Que fais-tu ?

— J’ai la fièvre, — dit Meryem, — je vais boire.

Elle descendit dans le patio et puisa un peu d’eau, attendant, anxieuse, que sa mère fût rendormie. Puis elle se dirigea vers la porte dont elle avait eu soin la veille de graisser le verrou. Simouel se dissimulait près du seuil.

— Viens vite ! — dit-il.

Et ils se sauvèrent comme des malfaiteurs à travers les ruelles sombres…

Le gardien du Mellah, soudoyé par El Hadj Mohamed, a laissé la porte entr’ouverte. Il n’a pas l’air d’apercevoir les fugitifs. Meryem respire plus librement lorsqu’elle se trouve dans la campagne ; la nuit est si pure que l’on aperçoit les plus lointaines montagnes, aux neiges scintillantes sous les rayons lunaires. Un vent léger fait frissonner les bambous entre lesquels s’encaisse le chemin, et leur plainte se mêle au gazouillis des ruisseaux et au bruit des cascades.

Quelques cavaliers sortirent de l’ombre. Meryem eut peur et poussa un faible cri… mais déjà El Hadj Mohamed est auprès d’elle et la presse passionnément contre lui… Sur un signe de leur maître, les serviteurs amènent une mule et des vêtements. El Hadj Mohamed enveloppe lui-même la jeune femme du selham et du burnous, l’installe sur la bête dont un esclave prend la bride, et, lançant un petit sac à Simouel, il le congédie… Le sac s’aplatit dans la poussière avec un bruit métallique.

Simouel, ravi, comptait les douros ; quand il releva les yeux, les cavaliers avaient disparu.

*
*  *

El Hadj Mohamed emmena Meryem dans sa jolie maison neuve du Tala ; un jet d’eau s’élançait d’une vasque de marbre au milieu du patio ; des mosaïques azurées luisaient sur tous les murs, les sofas étaient remplis de laine et surchargés de coussins. Il lui donna quatre esclaves noires, des caftans de soie et d’innombrables bijoux. Elle passait ses journées à se parer en l’attente du bien-aimé. Il la traitait comme une courtisane, et Meryem, habituée aux exigences de son ancien mari, ne s’en étonnait pas. Elle était heureuse, presque sans remords, ardente au plaisir, affolée, grisée, auprès d’El Hadj Mohamed, par ce qui, jadis, avait fait le supplice de ses nuits… Elle avait conquis si complètement son amant qu’il ne savait rien lui refuser, et lorsqu’elle parla de mariage, il accéda sans peine à son désir, trop ravi de s’assurer la possession définitive de cette femme.

Certes, il avait eu à souffrir pour elle déjà plus d’un tourment ! Le lendemain de la fuite, les Juifs, ameutés par le vieux Youdah, ayant fait un énorme scandale, El Hadj Mohamed avait dû se résoudre à un gros sacrifice d’argent pour se concilier le khalifat du Pacha, et empêcher que ses adversaires, forts de leur bon droit, obtinssent satisfaction…

Lorsqu’il émit l’intention d’épouser Meryem, la réprobation générale fut plus terrible encore. On le traitait d’insensé en lui prédisant tous les malheurs. Le marchand ne se laissa pas émouvoir. Orphelin et libre, rien ne pouvait contrecarrer ses desseins. N’avait-il pas, en compensation de cette hostilité, les caresses affolantes de l’épouse au corps blanc, perverse et lascive pour lui plaire…

Meryem crut atteindre au sommet du bonheur, mais elle ne tarda pas à s’ennuyer dans sa solitude. La réclusion lui pesait, elle n’avait aucune amie et ne voyait personne. Il ne suffit pas, pour être heureuse, d’avoir un époux amoureux, une jolie demeure, des esclaves, une existence oisive et large. Il ne suffit pas de posséder les plus somptueuses parures, si nulle ne peut les voir et les envier… Quand, au crépuscule, elle montait à sa terrasse, les femmes des maisons voisines tournaient dédaigneusement les épaules, jalouses au fond du cœur de cette Juive trop belle, dont elles parlaient avec mépris. Meryem sentait même la sourde hostilité de ses négresses qui, hors de sa présence, crachaient après avoir prononcé son nom et ne manquaient pas d’ajouter :

— Sauf ton respect !…

Elle avait espéré que les revendeuses juives, les vieilles au nez crochu et au menton retroussé, viendraient chez elle comme dans les autres logis, proposer leurs marchandises. Mais, toutes, d’un commun accord, se gardaient de pénétrer chez la fille d’Israël coupable, la chienne qui osait se prostituer à un Musulman…

Un jour pourtant, alléchée par l’appât du gain, la vieille Sarah vint apporter des bijoux et des étoffes. Elle ne voulait pas entrer, prétendant, contre la coutume, rester à la porte, avec des airs de chatte qui a peur de se souiller.

Meryem la fit introduire de force par ses négresses et elle soutint sans rougir les invectives de la sorcière qui joignait à son petit commerce, un autre trafic moins honnête et très lucratif. Lorsque Sarah eut fini de l’anathémiser, Meryem lui glissa une bourse d’argent entre les doigts et la vieille, soudain, devint plus amène. Elle consentit à boire un verre de thé et à raconter quelques histoires du Mellah que Meryem écoutait avec un intérêt passionné. Pour achever de la corrompre elle paya une sebenia trois fois plus que sa valeur et Sarah s’en fut, ravie d’avoir trompé sa coreligionnaire.

Dès lors, la revendeuse devint la commensale habituelle du logis. El Hadj Mohamed ne pouvait entrer chez lui sans trouver Meryem en grande conversation avec l’horrible vieille qu’elle gavait de sucreries et comblait de cadeaux. Leurs voix s’unissaient, nasillardes, dans les romances populaires du Mellah.

Il éprouvait pour Sarah une extrême répulsion, mais, amoureux et faible devant sa femme, il n’osait la priver de son plus grand plaisir. Meryem reprenait peu à peu ses coutumes presque abandonnées après sa fuite ; elle célébrait le Sabbat, les Pâques et les innombrables fêtes juives, avec le consentement morne de son époux.

Au bout d’un an elle lui donna un fils qui ne vécut pas, et, féconde, elle continua chaque année à mettre au monde un enfant. Mais, par une malédiction du Seigneur, elle n’en pouvait élever aucun ; ils mouraient tous, frappés d’un mal mystérieux…

*
*  *

Meryem perdit vite sa beauté, ses chairs devinrent molles et flasques, son nez s’accusa désagréablement, sa peau blanche prit la teinte blême d’une bougie. A vingt ans elle était laide et son mari ne l’aimait plus.

El Hadj Mohamed n’eut aucun soin de lui cacher son détachement ; il se montra exigeant et parcimonieux, il interrompait ses romances avec colère et lui interdit de recevoir la vieille Sarah, son unique amie. Les esclaves, devinant les nouveaux sentiments du maître, se firent de plus en plus insolentes vis-à-vis de Meryem ; les voisines de terrasses ricanaient très haut en l’apercevant, haineuses et satisfaites, et leurs sarcasmes atteignaient cruellement la délaissée.

El Hadj Mohamed, fort embarrassé de sa Juive, ne voulut cependant pas la répudier, par amour-propre, afin de ne pas donner raison aux amis qui lui avaient autrefois prédit le malheur de cette union. Peut-être aussi, retenu par un attrait voluptueux que la savante perversité de Meryem exerçait encore sur ses sens…

Mais un jour il se remaria.

El Batoul entra dans sa maison avec des airs de sultane.

Elle était fille d’un humble kateb[41], et n’avait toutefois consenti à devenir la coépouse d’une Juive, qu’éblouie par le faste et le rang d’El Hadj Mohamed. Sa jeunesse et sa fraîcheur enchantèrent l’époux. Elle avait des joues rondes et fermes, des cheveux crépus, une bouche épaisse et des narines aux larges tendances décelant le sang noir qui courait dans ses veines.

[41] Scribe.

Elle prit aussitôt dans le logis l’importance d’une « maîtresse des choses » ; elle affectait de traiter Meryem avec plus de hauteur que ses négresses, ne manquant aucune occasion de l’humilier. La pauvre Juive se sentait désespérément seule dans ce milieu hostile, en butte aux mille méchancetés des esclaves et de la favorite, n’ayant personne pour l’en protéger. El Hadj Mohamed ne lui permettait pas de se plaindre.

Pourtant il passait avec elle une nuit sur deux, selon les préceptes du Livre, car il craignait de paraître devant Allah, au jour de la Rétribution, comme ces maris « dont les fesses seront inégales, pour avoir injustement réparti leurs faveurs envers leurs coépouses[42] »… Et il pensait satisfaire toutes les exigences religieuses par cette concession pour laquelle il conservait toujours quelque goût.

[42] Commentaires du Coran.

Meryem s’efforça de garder sur l’époux cette dernière séduction… Mais après les brutales ivresses, il la quittait sans une parole, hautain et méprisant.

Elle n’osait plus sortir de sa chambre dans la crainte des quolibets et des mauvaises farces, et là encore, malgré les tentures, ces mots : « La Juive ! La Juive ! » sans cesse accolés d’épithètes injurieuses, parvenaient jusqu’à Meryem pour la flageller d’une constante humiliation.

Souvent même on ne lui donnait pas à manger, les femmes avalaient en hâte la harira matinale ou le couscous et, lui montrant les plats vides, prétendaient « qu’on l’avait oubliée ». Alors elle rentrait chez celle plus haineuse, plus aigrie par la souffrance, et elle cherchait vainement, en son esprit, le moyen de se venger.

Depuis son malheur, des remords l’assaillaient ! Meryem ne conçoit plus par quelle aberration elle consentit à suivre El Hadj Mohamed, trahissant ses parents et les préceptes de son Dieu… Elle se souvient d’un proverbe de Salomon que le vieux Youdah aimait à répéter :

La femme sage édifie son foyer, la femme folle le détruit.

Ah ! certes, elle a été cette femme folle qui n’écoute que les séductions mensongères ! Elle a, de ses propres mains, détruit le bonheur auquel ses parents la destinaient !… A cette heure elle devrait, épouse respectée du vénérable Chlamou, élever ses enfants dans la cour badigeonnée d’outremer où les générations d’Abitbol se sont succédé… Elle se promènerait chaque samedi dans les ruelles encombrées de familles en toilette, un châle vert-perroquet aux rouges bariolages, bien tendu sur ses épaules. Elle jouirait de la société des hommes, partageant les orgies de mahia, au lieu de se ronger, prisonnière, en une maison musulmane, plus méprisée que la dernière des chiennes !…

Un bruit léger l’arrête en ses pensées. El Batoul a soulevé la tenture et pénètre dans sa chambre pour la première fois… Meryem, surprise, se demande quel nouveau tourment on va lui infliger ? mais El Batoul a un air de bienveillance inaccoutumé.

— Comment vas-tu ? — dit-elle.

— Avec le bien… et toi ? Tu n’as pas de mal ?

— Aucun mal, grâce à Dieu !

Les formules de politesse amorcent l’entretien et dissimulent la gêne des deux femmes.

— Tu dois t’ennuyer, toujours seule, — reprend El Batoul aimablement. — Pourquoi ne viens-tu jamais chez moi ?

Elle s’accroupit sur le sofa sans manifester de répugnance.

— J’aurais peur de t’importuner, — répond Meryem.

— Du tout ! J’aimerais causer avec toi.

— As-tu quelque souci, — interroge la Juive, devinant que sa coépouse a besoin d’elle. — Puis-je t’être utile ?

El Batoul esquive la question. Non ! elle désire seulement mettre fin à ce malentendu dont elle souffre. Ce sont les esclaves, — ces filles de péché ! — qui lui ont au début raconté un tas de mensonges. Ensuite elle a bien vu que Meryem était une honnête femme, en qui l’on peut se fier, et elle aurait aimé avoir des rapports amicaux avec elle, mais une fausse honte la retenait…

La réconciliation est aussitôt scellée, les coépouses prennent ensemble le thé, au grand ébahissement de leurs négresses…

Le lendemain El Batoul insista pour que Meryem passât la journée dans sa chambre et elle lui fit présent d’un petit mouchoir brodé. Elle n’était plus que miel et sourires. Au bout de quelques jours, elle confia, non sans réticences, à sa nouvelle amie, qu’elle avait un gros souci dont elle seule pourrait la tirer… Meryem proteste de son dévouement… El Batoul, avec des larmes et des soupirs, avoue enfin que sa tête est troublée par un jeune voisin, Si Abdesselem, qui a osé la suivre un vendredi, alors qu’elle se rendait au cimetière. Depuis lors, ils se meurent tous les deux du même supplice… Elle l’aperçoit quelquefois du haut de sa terrasse, en se penchant imprudemment au-dessus de la rue, et ils se font quelques signes…

Meryem écoute, attentive, cherchant un moyen d’aider sa coépouse. Avec la souplesse de sa race, elle oublie toutes ses rancunes, prête à obliger servilement la Musulmane qui daigne recourir à elle.

— Écoute, — dit-elle enfin. — Veux-tu recevoir Si Abdesselem la nuit prochaine ? Je me charge de si bien occuper El Hadj Mohamed qu’il ne sortira pas de ma chambre avant le dohor, je le jure !…

— O Meryem, ô ma sœur !… Que la bénédiction d’Allah soit sur toi !… Mais je crains les négresses, leur langue est imprudente…

— Achète-leur du rhum. S’il plaît à Dieu, l’ivresse les rendra sourdes et aveugles.

— O Allah ! Quelle ruse !… et la clé ?…

— Je te la procurerai, — dit Meryem. — El Hadj Mohamed l’accroche au-dessus du lit en se couchant. Tiens-toi prête à la saisir dès que j’ouvrirai ma porte, et ce soir, entends-toi bien avec Si Abdesselem du haut de la terrasse.

Le lendemain El Hadj Mohamed, après avoir fermé la maison, pénétra sans soupçon dans la chambre de Meryem, et, suivant sa coutume, il suspendit l’énorme clé à un clou planté dans la muraille. La Juive, d’un air indifférent, prend un caftan qui traînait sur un matelas et le suspend au même clou. Puis elle éteint les cierges qui brûlaient dans les chandeliers de cuivre et gagne le lit où son époux ne tarde pas à la rejoindre. Mais à peine est-elle couchée qu’elle se redresse en sursaut.

— Il y a quelqu’un dans la chambre !…

— Tu es folle.

— J’ai entendu remuer…

Elle se glisse hors du lit, rallume la bougie et se dirige vers le fond de la pièce.

— C’est un chat. Que Dieu le maudisse ! — s’écrie-t-elle en agitant l’animal qu’elle avait traîtreusement enfermé sous une corbeille… Elle ouvre la porte et le jette au dehors, tout en tendant la clé dont elle est parvenue à s’emparer sans éveiller l’attention du Hadj Mohamed… Une main fébrile s’en saisit.

Alors Meryem revient auprès de son mari, et elle déploie de si diaboliques ressources, des perversités tellement irrésistibles, qu’il râle de plaisir en demandant grâce.

Pendant ce temps, El Batoul, qui a grisé toutes ses négresses, va tranquillement ouvrir la porte à Si Abdesselem. Elle l’introduit dans sa chambre : les brûle-parfums répandent d’odorants effluves, la bouillotte siffle sur le mejmar de cuivre, des « sabots de gazelle », des ghribat à forte saveur emplissent les plats de Fez délicatement décorés. El Batoul porte un caftan de brocart jaune à grands ramages qui fait valoir sa peau brune rehaussée de fards. Des bijoux couvrent se poitrine et ses bras.

Dans sa chambre, comme en celle de Meryem, la nuit fut voluptueuse. Lorsque chanta le muezzin matinal, elle éveilla son amant, et le reconduisit jusqu’à la porte avec mille promesses de se revoir, puis elle s’en fut heurter discrètement à la pièce voisine. Meryem entr’ouvrit et prit la clé qu’elle lui passait.

— Tout va bien ? — demanda-t-elle.

— Pour le mieux ! — répondit El Batoul à voix basse.

El Hadj Mohamed, épuisé, ne s’était pas réveillé…

Tous les deux jours, désormais, Meryem s’ingénie en des ruses extraordinaires pour faciliter le péché à sa coépouse.

El Batoul lui en a une reconnaissance profonde, admirant l’intelligence de cette Juive, jadis tant méprisée. Elle ne peut plus se passer de Meryem ; elle la comble de cajoleries et de présents ; elle exige des esclaves une extrême déférence envers sa coépouse et, même, elle persuade si bien les voisines que celles-ci, revenues de leur prévention, accueillent enfin Meryem à leur petit cercle des terrasses.


Grâce à l’adultère, le bonheur est revenu pour la Juive dans la maison de son époux.

III
LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME

Courbée en deux, Fatime lave à grande eau les mosaïques du patio. Ses jambes brunes, nerveuses, cerclées aux chevilles de tatouages, sortent jusqu’aux genoux des haillons trop courts dont elle se drape. Ses bras fermes et bien musclés s’activent sans relâche au-dessus du sol. Tous les matins Fatime parcourt la maison du haut en bas, l’échine ployée, comme une bête, pour accomplir son humble besogne. Le reste du temps, elle travaille dans une sania[43] voisine, au compte d’un cultivateur.

[43] Verger situé en dehors des murs.

Fatime sent l’étable, la terre et la sueur : ses loques blanchâtres ont pris, à la longue, la couleur du sol qu’elle entretient. Elle garde presque constamment l’attitude des quadrupèdes, et, lorsqu’elle se redresse, on est tout étonné de lui voir enfin celle d’un être humain.

Pourtant Fatime n’est point une esclave. C’est une femme libre, et c’est même une pèlerine, — Allah pardonne ses fautes ! — qui se dirige vers la sainte ville du Prophète.

Certes Fatime est encore à des milliers et des milliers de kilomètres de la Mecque ; et son humble cerveau se refuse à concevoir pareille distance. Elle sait seulement que c’est loin, très loin, tout au bout de la mer qu’il lui faudra longer pendant d’innombrables années, en des pays toujours plus inconnus, où les Musulmans, ses frères, ne comprennent même plus son rude idiome du Sous. Et lorsqu’elle arrivera enfin en la ville de Notre Seigneur Mohamed, — qu’Allah lui donne la bénédiction et le salut ! — Fatime sera très vieille et lasse, tout près de la mort.

Mais rien ne la décourage, et son esprit, son cœur, sa volonté, sont inlassablement tendus vers l’orient sacré, but de ses efforts. C’est que Fatime est soutenue par une ardeur plus grande que la foi. Fatime est une pèlerine d’amour maternel. Elle va rejoindre sa fille Hadda, prunelle de son œil droit.

Voici trois ans que Hadda partit pour la Mecque, au lendemain de ses noces avec le pieux Lhaoussine Mtouggi. Depuis lors Fatime est sans nouvelles de son enfant ; il ne lui est pas même arrivé l’odeur d’une lettre.

Pourtant Lhaoussine et Hadda n’avaient point quitté Taroudant sans esprit de retour. Dès l’instant où Fatime avait vu sa fille s’éloigner sur sa mule, avec la caravane, pour gagner le port d’embarquement, elle avait vécu dans l’attente résignée de leur future réunion. Vers le Miloud[44] le bateau ramena la troupe des pèlerins qui s’éparpilla dans le pays. Chacun regagnait son village, tout heureux de la vénération nouvelle qu’on lui témoignait. Il en était parti sept de Taroudant, il n’en revint que quatre. Le plus âgé, le hadj[45] Hammou était chargé d’apprendre à la vieille Aïcha que son fils avait succombé dans Médina la Sainte, et à Fatime, que ses enfants s’étaient installés à la Mecque pour y vivre et y mourir pieusement, à l’ombre de la grande mosquée.

[44] Anniversaire de la naissance du Prophète.

[45] Titre donné aux musulmans ayant fait le pèlerinage de la Mecque.

Les deux femmes poussèrent de longs cris tragiques et se déchirèrent le visage à coups d’ongles.

— Allah est grand ! — dit le hadj Hammou à la vieille Aïcha ; et il fit honte à Fatime de se lamenter ainsi d’une séparation bénie du Seigneur, et qui était pour sa fille un gage de félicité.

Fatime l’écoutait, hébétée. Elle comprenait une seule chose, c’est qu’elle ne verrait plus jamais sa petite Hadda, son unique joyau, et qu’il lui faudrait mourir loin d’elle, seule et misérable. Elle se demandait aussi comment elle vivrait à présent, car Hadda était une fileuse habile, et l’argent n’avait point manqué tant qu’elle était restée chez sa mère.

La dure réalité ne permit point à Fatime de s’endormir en son chagrin. Elle était forte et jeune encore, ayant à peine dépassé quarante ans ; elle trouva vite à se louer chez un cultivateur qui l’employait toute la journée aux plus rudes besognes, et lui donnait en échange une maigre pitance.

Pourtant lorsque Fatime, pliée en deux pour moissonner, modulait une vieille complainte berbère, sa voix rauque se brisait parfois en un sanglot, au souvenir de l’absente ; et son cœur était tellement rétréci de tristesse qu’elle ne voulait plus aller aux noces, et fuyait, farouche, la société des mères heureuses. Elle n’avait de goût que pour la vieille Aïcha dont le fils était mort durant le même voyage, et avec laquelle, sans cesse, elle ressassait la commune douleur.

Une seule chose soutenait encore la pauvre Fatime, un espoir fou, sans fondement : celui de voir rentrer ses enfants avec le prochain pèlerinage. Lorsque revint l’époque du Miloud elle partit à pied pour Mogador. En cours de route elle rencontra une caravane qui la recueillit pour aider au soin des bêtes, et elle fit ainsi, à dos de mule, une partie du trajet. Néanmoins elle arriva trop tard pour assister au débarquement. Les pèlerins avaient déjà quitté la ville, mais l’un d’eux, attardé, lui affirma que ses enfants n’en faisaient point partie.

Fatime erra tout le jour dans le port, suppliant les marins de la prendre sur leurs vaisseaux pour faire les gros ouvrages, et de l’emmener à la Mecque. Mais ils la repoussaient, impatientés, la croyant folle. Seul un vieux débardeur eut pitié de sa peine.

— Ma fille, — lui dit-il, — on ne peut aller sur ces bateaux sans payer, et je vois bien que tu n’as pas d’argent. Du reste je sais qu’ils ne partent pas pour notre sainte ville, mais pour des pays roumis où tu n’as que faire. Retourne dans ta demeure, il n’est pas bon qu’une femme voyage seule. Le Seigneur te tiendra compte de ton intention.

Alors Fatime lui confia son chagrin et lui fit part d’une étrange et soudaine résolution :

— Puisqu’il en est ainsi, j’irai sur mes jambes à travers le pays, et, s’il plaît à Dieu, je rejoindrai ma fille.

— S’il plaît à Dieu !

— Dis-moi quel chemin dois-je suivre ?

— Il faut te diriger de ce côté, — dit le vieillard en montrant le nord, — ne t’écarte pas du rivage. Que ton voyage soit béni !

Et Fatime partit, suivant ce conseil. Depuis deux ans, elle remonte la côte, de port en port. Lorsqu’elle a gagné quelque argent par ses travaux, elle s’engage dans une caravane qui l’emmène plus loin, à dos de chameau, de mule, ou simplement à pied. Elle a séjourné ainsi à Saffi, à Mazagan et à Casablanca, cette étrange et terrible ville pleine de roumis et de voitures mécaniques qui l’affolaient.

A présent elle est arrivée à Rabat où l’on gagne beaucoup d’argent au service des Nazaréens[46], et où les maisons surgissent du sol comme les iris au printemps. C’est une compatriote, retrouvée par hasard, qui l’a engagée à travailler chez nous. D’abord Fatime ne voulait pas, pleine de frayeur et de honte. Puis l’exemple de Sfïa, la négresse, et l’appât de gain l’ont décidée… Elle s’est rassurée peu à peu et a compris que les roumis ne sont pas méchants. Souvent elle me parle de Hadda, « sa petite fleur, son pigeon, son jeune faon », à qui elle avait donné « tout ce qu’il y a de blanc dans son cœur ».

[46] Nom donné aux chrétiens.

— O ! Allah ! je suis si lasse de ne savoir rien d’elle !

Et les larmes coulent sur son visage ravagé…

— Si tu veux, Fatime, — lui proposai-je, — ton maître écrira une lettre à Lhaoussine. Tu dois avoir son adresse là-bas.

— Que la bénédiction d’Allah soit sur toi ! Qu’il te donne un enfant pour réjouir ton existence !

Mais lorsqu’il fallut dicter sa lettre, Fatime eut de la peine à réunir ses idées. On parvint cependant à rédiger un message contenant ce qu’elle désirait :

« A sa seigneurie, l’élevé, le pieux pèlerin Lhaoussine Mtouggi. Que Dieu le fortifie à jamais !

Amen !

« Après le salut, sache que je ne suis pas consolée de votre absence, et que tous les jours je pleure en pensant à ma fille Hadda. Je suis partie depuis beaucoup de mois et voici déjà trois fêtes du Mouloud que j’ai célébrées en dehors de ma demeure. Sache que je suis partie dans le but de me rendre à la Mecque et j’y arriverai s’il plaît à Dieu ! bien que je n’aie pas d’argent pour le bateau.

« Écris-moi à l’adresse que je te donne, car je resterai encore quelques mois dans cette maison, s’il plaît à Dieu ! Sur toi et sur ma fille Hadda, — qu’Allah vous protège et vous sauve ! — le salut complet de celle qui se confie en son Dieu.

« Fatime Moha. »

Dès que la lettre fut partie, Fatime me demanda chaque matin si nous avions reçu des nouvelles. Mais des semaines et des mois passèrent et la réponse n’arriva point. Fatime attendait toujours sans se lasser, alors que nous avions compris depuis longtemps qu’il n’y avait plus d’espoir… Et comme notre ami, Si Ahmed Es Slaoui, s’embarquait avec un nouveau pèlerinage, nous le chargeâmes secrètement de rechercher à la Mecque Si Lhaoussine Mtouggi et son épouse Hadda.

Fatime accumulait sans relâche, dans une vieille sacoche en cuir, les pesetas hassani[47] qui lui permettraient de continuer son voyage. Le sac était presque rempli lorsque revint le pèlerin Ahmed. Il nous conta ses étapes et ses émerveillements : Tunis la Verte, où il avait bu le café à l’ombre de la mosquée Halfaouine ; le Caire, plein de lettrés et d’étudiants ; Damas, aux souks innombrables. Mais il garda le silence sur Médine et la Mecque, dont il ne voulait pas décrire les merveilles sacrées à des Nazaréens. Pourtant il nous dit :

[47] Monnaie marocaine.

— Je me suis informé là-bas de Si Lhaoussine Mtouggi, et j’ai su qu’il était mort, ainsi que son épouse, durant la grande épidémie de peste qui fit tant de victimes. Qu’Allah leur donne la miséricorde !…

Quelques jours plus tard, Fatime nous faisait ses adieux :


— Une caravane qui se dirige vers Larache passera demain à Rabat. J’ai assez d’argent pour me joindre à elle. On me dit qu’il faut encore bien des mois afin de gagner la Mecque. Mais je reverrai ma petite Hadda avant de mourir, s’il plaît à Dieu !

— S’il plaît à Dieu !

Je ne pouvais tuer son unique espoir.

Et Fatime continue l’interminable pèlerinage dont elle n’atteindra jamais le but…

IV
MEKTOUB

Khdija descendait du Prophète, — que Dieu lui donne la bénédiction et le salut ! — et s’apparentait au Sultan par sa mère, Lella Zohra, des Chorfa[48] Alaouiine. Son père, Si Ali, le puissant pacha de Salé, était un petit-fils du grand Vizir, Si Mohammed Es Slaoui.

[48] Les Chorfa (sing. Chérif) sont les descendants du Prophète Mahomet.

Le palais du pacha Ali, construit par un ancêtre, agrandi et embelli par chacun de ses descendants, avait une juste réputation de splendeur. Les plus célèbres zaouakin de Meknès en avaient peint les portes et les plafonds ; les zleigiin de Fez avaient composé de savantes rosaces en mosaïques sur le sol et sur les murailles ; le marbre qui pavait les riad[49] avait été apporté d’Italie à grands frais, et, luxe suprême, l’eau, si rare dans les villes de la côte, captée en des sources profondes, jaillissait des vasques et des fontaines.

[49] Jardins intérieurs.

Khdija était née sous une coupole dorée, ses yeux n’avaient connu que les merveilles créées par l’art et la richesse. Elle n’imaginait pas que les boiseries pussent ne point être ciselées et décorées avec une patience infinie, où que des murs ne soient pas en dentelle de stuc. Elle ne sortait jamais de chez son père, et ne montait même plus à la terrasse depuis quelques mois, mais le palais du pacha était un monde suffisant à ses investigations : chaque corps de bâtiment se reliait aux autres par des escaliers sombres, et des couloirs mystérieux. Les patios étaient ornés de colonnes et de galeries ; quelques-uns formaient des jardins bien clos, aux allées de mosaïques entre les daturas, les bananiers, les jasmins, et les orangers. Du menzah où les artistes aux pures traditions andalouses avaient déployé leurs suprêmes talents, on dominait toute la ville, et on apercevait aussi la mer, l’embouchure de l’oued sillonnée de barcasses, et la kasbah des Oudayas qui s’avance, altière et dorée, au milieu des flots toujours agités. Mais Khdija montait rarement dans cette salle haute, réservée au pacha et à ses amis. Elle se tenait avec les femmes, dans les pièces du rez-de-chaussée, et passait ses journées à broder, à boire du thé et à se parer.

Le pacha Ali avait quatre épouses, et d’innombrables concubines. Khdija s’enorgueillissait d’être fille de Lella Zohra, la première femme et la plus considérée à cause de sa très noble origine. Elle traitait avec dédain ses sœurs, aux teints plus ou moins bronzés, selon la couleur maternelle. En les voyant, parées comme des idoles, quitter, pour celle de l’époux, la demeure du pacha, Khdija songeait avec joie à la splendeur plus merveilleuse encore qui accompagnerait ses noces prochaines, car elle était nubile depuis peu. Et elle se pavanait, fière des lourds bijoux hérités des Chorfa, qui appesantissaient sa coiffure.

Le pacha Ali avait une prodigalité magnifique. Il n’était pas aimé, mais admiré et respecté à cause de son faste. Sa puissance s’étendait chaque jour davantage ; les chefs des tribus voisines venaient lui apporter des présents comme à un sultan. On disait que son palais recélait des trésors immenses, accumulés par ses ancêtres et par lui. Leur renommée était telle que Moulay Abd El Aziz s’en émut et en conçut de l’envie.

Une nuit qu’elle dormait paisiblement, Khdija fut éveillée en sursaut par de violents coups de heurtoir frappés à la porte. Puis elle entendit les voix effrayées des esclaves, alternant avec celles des visiteurs insolites, et enfin, celle du pacha, furieuse et grondante, mais moins assurée qu’à l’habitude. Une grande rumeur envahit la maison, des gémissements se mêlèrent bientôt au bruit des pas, des imprécations, des luttes, des crosses de fusil tapant sur le marbre… Khdija tremblait comme le serviteur d’Allah au jour du dernier jugement, et n’osait quitter sa chambre pour apercevoir la vérité. Une négresse en pleurs se réfugia près d’elle, et lui apprit que les soldats du sultan pillaient la demeure ; quelques minutes plus tard, sa porte fut ébranlée… Khdija s’enfuit par un escalier sombre conduisant à la cuisine, et s’alla cacher au fond d’un réduit. Elle y passa la nuit. Les moghaznis ne s’aperçurent pas de son absence, parmi les cent cinquante femmes qu’ils emmenèrent en prison. Seule, une vieille Juive fut épargnée, car elle ne faisait point partie de la maison du pacha, et n’y séjournait que par périodes, pour des travaux de couture. Elle découvrit la retraite de Khdija.

— Oh ! Rebka…, sauve-moi ! — implora la jeune fille. — Que sont devenus mes parents ?

— Mes yeux ont vu le pacha Ali et Lella Zohra chargés de chaînes.

— Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux, emmène-moi ! Délivre-moi de ce péril !

— La maison est pleine de soldats…

— Femme, mon père te récompensera…

— Celui qui entre en prison ne sait quand il sera délivré, — répliqua la vieille. Pourtant, elle ajouta aussitôt :

— Ne bouge pas, attends-moi. Par l’Éternel, je veux ton bien.

Au bout d’une heure elle revint :

— Les moghaznis m’ont laissé passer, — dit-elle. — Voici le salut, habille-toi.

Et elle tira de dessous ses jupes un costume de Juive, à la taille de Khdija. Malgré sa répugnance, la jeune fille endossa les vêtements exécrés : l’ample jupe à godets remplaça son caftan, le châle vert et rouge couvrit ses épaules, les soualef coiffèrent inélégamment sa chevelure.

— Viens et ne te trahis pas, — souffla la vieille. — Il y va de ta vie et de la mienne.

Elles passèrent sans être inquiétées au milieu des soldats assoupis. Pour la première fois, Khdija franchissait le seuil paternel. L’air vif du matin frappait son visage nu… Elle eut une courte hésitation.

— Ah ! Seigneur, tu veux donc ma mort ! — gémit la vieille à voix basse.

Khdija sortit… Une rougeur de honte lui colora les joues, de se trouver en pleine rue, exposée à tous les regards, dans cet accoutrement… Ses pieds, habitués aux marbres et aux mosaïques, butaient contre les pavés, et la gaucherie de son allure la trahissait. Mais quelques maraîchers et artisans circulaient seuls à cette heure matinale. Et qui eût songé à deviner, en cette humble Juive, la fille du pacha Ali, la petite cousine du sultan ?…

Rebka et sa compagne arrivèrent au Mellah[50] sans encombre. Elles suivirent une ruelle sale et puante, et frappèrent à une porte qui s’ouvrit aussitôt. Khdija pénétra dans un étroit patio dont les murailles étaient de chaux nue et colorées en bleu tendre ; de misérables chambres donnaient sur cette cour. Une odeur fade et répugnante s’exhalait du logis, encombré de vieillards, de femmes aux longs visages blêmes, et de petits Juifs pouilleux et pelés sous leurs calots noirâtres. Ils entouraient la jeune fille avec respect et curiosité, car elle gardait encore le reflet du prestige paternel, malgré les événements de la nuit. Les parents louaient Dieu de l’aubaine qu’il leur accordait en la conduisant chez eux, et ils supputaient la somme dont le pacha ne manquerait pas de les récompenser.

[50] Quartier israélite.

Khdija pleura pendant plusieurs jours, malgré les prévenances dont elle était l’objet. La cuisine israélite l’écœurait, la laideur et la pauvreté environnantes offensaient ses yeux. L’ignoble saleté du logis, les parfums d’égout qui s’en dégageaient, l’humidité suintant aux murailles, la crasse de plusieurs générations dont elles étaient enduites, l’accablaient de dégoût. Les matelas et les individus grouillaient de vermine… Elle sentait plus lourdement sa déchéance chez ces Juifs méprisés, à qui elle devait le salut.

En vérité, elle eût voulu mourir de chagrin. Mais la mort ne vient pas chez qui l’appelle…

Et Khdija vivait des jours de plus en plus mornes et désespérés.

Les Juifs lui rapportaient les rumeurs de la ville : le pacha et ses épouses avaient été mis aux fers et torturés. On voulait en vain leur faire divulguer la cachette des trésors. Trois des femmes étaient mortes dans les tourments. Lella Zohra, plus robuste, avait résisté. Les prisons de la ville regorgeaient des parents, des enfants, des serviteurs et des amis du pacha Ali. Ses esclaves avaient été vendues, ses biens distribués aux favoris du moment, son palais saccagé par les envoyés du Sultan.

Dans la fiévreuse recherche des trésors, on enlevait les poutres, les marbres, on fouillait les parterres, on détruisait les précieuses boiseries, on arrachait les mosaïques… Et l’on ne trouvait toujours rien.

A mesure que passait le temps, le prestige du pacha s’évanouissait ; sa délivrance devenant improbable, les Juifs commençaient à regretter le sauvetage de Khdija. Elle leur était une lourde charge, une bouche inutile à nourrir. Certes, on le lui faisait sentir ! Les enfants la frappaient et l’injuriaient, les vieillards maudissaient sa religion. Khdija l’orgueilleuse devait accomplir les besognes les plus viles, pour gagner quelques restes abjects qu’on lui abandonnait en maugréant. Aucune humiliation ne lui fut épargnée. Il lui fallut servir, en esclave, ses hôtes exécrés. Et ils se vengeaient, lâchement, avec joie, sur une descendante du Prophète, de la honte et de l’asservissement où les Musulmans les tiennent depuis des siècles… S’ils ne la jetaient pas dehors, comme une chienne, c’était uniquement dans la crainte que le secours apporté par eux étant connu, ne leur attirât une punition.

Khdija languissait au Mellah depuis quelques mois, lorsqu’un jour, la vieille Rebka lui présenta une femme avec qui elle avait eu de nombreux conciliabules. Fatima Bent Brahim tenait, dans les bas quartiers de Salé, une maison de courtisanes. Elle engagea la jeune fille à venir y habiter, en lui dépeignant sous les couleurs les plus douces l’existence qu’elle y mènerait. Khdija n’eut aucun mouvement de révolte. Elle était minée par le malheur, accablée par sa destinée. Elle désirait surtout quitter ses hôtes répugnants. Elle accepta l’unique moyen qui s’en offrait. « C’était écrit »… « Mektoub ! »

Elle ne fut plus bientôt qu’une fille publique, dont les soldats et les mariniers s’amusaient. On avait changé son nom, mais sa véritable identité perça peu à peu ; sa déchéance fut connue de tous… Chacun voulut approcher la fille du pacha Ali, et la clientèle de Fatima Bent Brahim s’augmenta des plus riches Slaouiin, de tous les débauchés, jeunes et vieux de la ville. Mais cette curiosité fut vite satisfaite. Khdija continua son métier… Lorsque les Français s’établirent dans le pays, elle fut très recherchée par les zouaves et les marsouins.

....... .......... ...
*
*  *

Mon amie Lella Zohra m’avait invitée à passer quelques jours chez elle. Je regarde, toujours avec le même émerveillement, la cour somptueuse qui s’ouvre devant ma chambre. Le soleil du soir dore les arcades festonnées, et colore de mille reflets le sommet du jet d’eau qui fuse, très svelte, vers le ciel.

Ce jet d’eau me fatigue…, il est d’une insolence bruyante. Nuit et jour, il s’élance et crache avec une rage que rien n’apaise. L’eau retombe dans la vasque de marbre au milieu d’un éclaboussement irisé, puis rebondit dans le bassin toujours mouvant. Il semble qu’on entende des murmures, des bruits de pas et de voix parmi le fracas des eaux.

Ce jet d’eau prend une importance démesurée dans le silence.

A cette heure, le palais du pacha paraît désert. Les esclaves sont toutes montées aux terrasses. Lella Zohra seule reste au rez-de-chaussée, comme il convient à une Slaouia de bonne famille. Elle vient s’accroupir près de moi et nous causons… Pour la centième fois, elle me raconte l’événement formidable de son existence, dont son esprit est toujours hanté : la nuit tragique, la prison, la torture… Et elle me montre les cicatrices de ses poignets, où les fers ont tracé des sillons livides et profonds.

— Trois ans, j’ai pleuré dans un cachot, enchaînée par les mains, les pieds et le cou ! Pendant douze jours, je fus suspendue, debout, sans pouvoir m’accroupir. Ma sœur était en face de moi. Je l’ai vue mourir de ses souffrances, peu à peu, et son cadavre est resté là une semaine !… Mon corps sera dans la terre depuis longtemps qu’il frémira encore des tourments supportés !… Ce sont les Français qui m’ont délivrée. O ma fille, je ne l’oublierai pas… Que la bénédiction d’Allah soit sur eux !… S’ils n’étaient pas venus, je n’aurais jamais revu la couleur du soleil…

Pourtant, Lella Zohra n’inspire pas la pitié. Elle est grasse et blanche, et son visage aux larges joues garde l’expression naïvement béate de sa jeunesse.

Le pacha traverse la cour et me salue. L’épreuve a plus lourdement pesé sur lui que sur son épouse. Sa figure émaciée est celle d’un vieillard ; ses épaules se voûtent ; ses mains tremblent ; sa voix, jadis dominatrice, hésite, fêlée, à bout de souffle. En vain lui a-t-on restitué sa famille et ses biens, en vain a-t-il retrouvé ses trésors si bien cachés, il ne cesse de regretter le prestige enfui, les moghaznis accroupis à son seuil, les chefs de tribus venant implorer sa protection, les Slaouiin courbés très bas sur son passage. Un autre pacha règne sur le pays…

— Allah est grand et m’avait désigné pour cette épreuve, — murmure-t-il. Mais le cœur est loin des lèvres…

— O ! ma fille, nous ne voulons pas affliger ton esprit par nos tourments, — reprend Lella Zohra. — Va rejoindre ces femmes qui rient là-haut.

Malgré mes protestations, elle me pousse amicalement vers l’escalier. La terrasse du palais domine celles de la ville qui s’étagent alentour, orangées par les derniers rayons. Quelques-unes, plus basses, sont déjà noyées dans l’ombre bleue, tandis que le minaret de la grande mosquée se détache tout en or sur l’Océan. L’oued Bou-Regreg, aux courbes molles, sinue entre les collines et sépare les deux rivales, Rabat et Salé, qui « ne se réconcilieront que le jour où la mer deviendra douce et sucrée ».

Les esclaves s’ébattent, insensibles aux beautés de l’heure, mais joyeuses de rencontrer des voisines et de bavarder avec elles. Khdija est accroupie au bord de la terrasse et fume une cigarette. Elle me tend la main en disant avec un indescriptible accent cocasse :

— Bonjour, mon bibi, ça va bien ?

C’est tout ce qui lui est resté de ses… relations avec les Français : quelques phrases et cette habitude de fumer sans cesse, dont elle ne saurait se passer. Elle est rentrée bien sagement au logis, pour n’en plus sortir jamais, comme il sied à une jeune fille de son rang. Mais on ne peut l’empêcher de monter aux terrasses avec les esclaves, quand arrive le moghreb. Khdija se sent un peu prisonnière ; elle s’ennuie dans le palais du pacha, et peut-être regrette-t-elle vaguement les années d’épreuve, avec leurs brutales émotions…

Ses sens, éveillés chez Fatima Bent Brahim, l’asservissent et l’affolent. Elle a parfois de véritables crises, et ses parents ferment les yeux sur les intrigues qu’elle parvient à nouer avec des voisins.

Khdija est, comme eux, une victime de la tourmente…

Elle ne se mariera pas. Nul ne voudrait épouser une fille que tous les hommes du pays ont connue. Elle songe avec rage à ses sœurs, nées d’esclaves, qui sont riches et considérées dans les maisons de leurs époux, alors qu’elle, Khdija, la fille de Lella Zohra, la descendante du Prophète, aura cette honte, si rare pour une Musulmane, de rester célibataire.

Cette pensée durcit son regard, et contracte sa bouche. C’est cela seul dont elle souffre, et non des souvenirs du passé.

Mais Khdija chasse l’inopportun souci avec la fumée de sa cigarette, ses yeux reprennent leur tranquille et bestiale expression.

A quoi bon se révolter ?

— C’était écrit !

Mektoub !

V
LE MARIAGE DE RITA

Rita se sentit très joyeuse le jour où elle devint nubile, car ses noces ne pouvaient plus tarder. Elle y songeait souvent avec un tressaillement d’envie, sans oser l’avouer à personne. Même, lorsque ses jeunes sœurs ou d’autres femmes la taquinaient en y faisant allusion, elle se sauvait « pleine de honte » et leur criait toute fâchée :

— Taisez-vous, filles de péché, que vos langues soient nouées !… S’il plaît à Dieu, ce malheur me sera épargné… S’il plaît à Dieu, je ne connaîtrai point le mariage !…

Mais elle se plaisait à ces propos, malgré son apparente colère, — Allah pénètre le fond des cœurs, — car ils lui rappelaient l’échéance prochaine et désirée.

Rita n’était pas malheureuse au logis paternel, bien que les soins et l’affection d’une mère lui eussent manqué depuis l’enfance. Saadia, la seconde femme de Si Abd Er Rahman, le zaouak[51], témoignait à ses propres rejetons une préférence bien légitime. Pourtant, elle vivait en bonne intelligence avec les deux filles de l’épouse répudiée : Zohra, mariée depuis plusieurs années au menuisier Ali, dont la demeure était voisine, et Rita, beaucoup plus jeune, qu’elle avait presque élevée.

[51] Peintre décorateur.

Une impasse tortueuse et sombre conduisait chez Si Abd Er Rahman, et les hautes murailles d’une maison voisine, habitée par un Chérif, projetaient leur ombre sur l’étroit patio toujours empli d’odeurs ménagères. Quelques plantes s’étiolaient vainement en des amphores cassées, un canari s’égosillait sur ses barreaux de jonc, et le peintre avait décoré lui-même les portes des trois chambres, sans parvenir à égayer son logis. Mais les habitantes n’en souffraient pas, attachées au cadre familier de leurs travaux, de leurs plaisirs, de leurs disputes et de leurs peines. Elles se glorifiaient de n’en sortir jamais, telles les femmes des grandes familles, que les nuits où, furtives et voilées, elles se rendaient au hammam.

Une vieille négresse boiteuse les aidait au ménage ; Si Abd Er Rahman avait acheté Mabrouka pour la somme de vingt douros, en raison de son âge et de ses difformités. Et il louait Allah de cette acquisition, qui relevait l’éclat de sa maison aux yeux des gens, et rendait d’incontestables services.

Car Mabrouka, en dépit de ses tares, était solide, travailleuse, et pleine d’expérience. Elle possédait mille secrets pour guérir les maux dont le serviteur[52] est affligé ; ranimer l’amour des maris inconstants ; rendre les femmes fécondes ou les frapper de stérilité, et enfin pour confectionner d’excellentes pâtisseries. En outre, nul ne pouvait rivaliser avec elle quant à la langue ; aucune riposte ne la prenait au dépourvu, et elle savait toujours toutes les histoires de la ville, qu’elle racontait dans leurs détails les plus scabreux, à l’hilarité complaisante des femmes, tandis que les jeunes filles affectaient une grande pudeur… Mabrouka était vraiment la joie du logis ; les heures passaient en d’interminables conversations auxquelles Zohra, la fille aînée du zaouak, escaladant les terrasses qui séparaient sa demeure de la maison paternelle, venait chaque jour prendre part.

[52] Le serviteur d’Allah, — l’homme.

Rita écoutait attentivement leurs propos, tout en décorant d’ornements géométriques, de bouquets et de lignes enchevêtrées, les coffrets et les étagères dont son père lui confiait l’exécution. Elle avait manifesté, dès son enfance, un goût particulier pour ces travaux, et Si Abd Er Rahman l’initiait peu à peu aux secrets de la peinture à l’œuf et du vernis à la graça. Rita maniait avec dextérité son pinceau en poils d’âne, tandis que les autres femmes épluchaient des ghorchef ou cousaient de blanches ferajiat. Parfois, une voisine venait se joindre au groupe familial, car les récits de Mabrouka étaient célèbres dans tout le quartier. L’eau bouillait sur le mejmar de terre, et Saadia, de ses mains brunes, préparait gravement le thé à la menthe, dont on dégustait les trois tasses à petites gorgées.

Par Mouley Idriss !… C’était une douce vie que celle de Rita au logis paternel… Et pourtant, elle avait hâte d’en changer, car un diable malin tourmente les vierges qui arrivent à leur treizième année ; et le jour où elles commencent à sentir la honte de leur visage et à se voiler devant les hommes, elles se prennent à désirer celui devant lequel toute pudeur sera superflue… Les réflexions égrillardes de la négresse remuaient Rita d’un secret plaisir et elle portait un intérêt grandissant aux démêlés conjugaux de sa sœur. Parfois, on entendait, jusque chez Si Abd Er Rahman, les cris et les gémissements de celle-ci sous la raclée maritale. Mais le bâton attendrit les épouses d’une douce langueur : au lendemain de ces querelles, le menuisier Ali se laissait surprendre par l’aube dans la couche de sa femme, en dépit des préceptes sacrés, et le visage de Zohra s’embellissait d’une voluptueuse et touchante lassitude…

Vers l’Achoura, une vieille dame du quartier, qui sortait rarement de chez elle, vint avec sa fille rendre visite à Saadia :

— Le salut sur toi…

— Le salut… Comment vas-tu ?

— Avec le bien. Quelles nouvelles y a-t-il de toi ?

— Aucun mal ?

— Aucun mal sur toi ?

— Comment est Si Abd Er Rahman ?

— Grâce à Dieu…

— La bénédiction d’Allah en ta maison…

Tout en échangeant les formules d’usage et en se débarrassant de leurs haïks, les deux femmes jetaient des coups d’œil furtifs vers Rita. Et subitement, celle-ci comprit… D’un bond, elle s’enfuit, ayant peine à contenir le tumulte joyeux de son cœur… Le coffret où d’étranges fleurs commençaient à s’épanouir fut disloqué dans sa chute, une écuelle pleine de couleurs se renversa sur un œuf qu’elle brisa, et des ruisseaux jaunes et bleus maculèrent le tapis de Rabat aux bords élimés.

— Quel scorpion t’a piquée ? — demanda Saadia d’un air fâché…

— O ma fille, ma colombe, nos vieux visages te font donc peur ? — roucoulèrent les visiteuses.

— Reviens, chérie, reviens, ô Lella, fille de mon maître, — implorait l’esclave d’un ton moqueur.

Mais les supplications et les remontrances furent vaines ; Rita s’était verrouillée dans la chambre voisine, et ne consentit même pas à faire entendre sa voix tant que dura la visite.

— Pardonne-lui, ô ma mère — dit Saadia d’une voix ingénue. — Les jeunes filles sont fantasques, elles en oublient leurs devoirs de politesse. Mais, ô Allah ! je ne rétrécirai pas avec Rita…

— Ma fille, n’en fais rien… Je t’en conjure par Sidi Ahmed !… Nous serions désolées de faire pleurer ses jolis yeux. Nous savons que les vierges sont plus promptes à se troubler que la surface d’un oued.

Mille congratulations furent échangées, et Saadia, en reconduisant ses visiteuses, s’excusait encore pour l’attitude de sa belle-fille, tout en se réjouissant de l’avoir trouvée si fine et bien élevée en la circonstance.

Lorsque Rita sortit de la chambre, chacune épiait son visage et Mabrouka ne put se tenir de lui décrocher quelques réflexions à double sens :

— Préparons le couscous pour les hôtes qu’Allah nous enverra, — répétait-elle avec insistance. — Mes vieilles oreilles tintent… c’est la musique des rita et des timball…

— Cesseras-tu d’agiter ta langue ?… — s’écria Rita rageusement.

— Le bruit de mes paroles trouble donc tes pensées ?

— Je n’ai que faire de tes plaisanteries quand mon cœur est triste.

— La tourterelle n’est-elle pas l’oiseau qui souffre et se plaint le plus ?

— Puisses-tu être rôtie à quatre cuissons !…

La querelle se termina par une claque sur les joues sèches et ridées de la vieille, qui s’en fut en clopinant.

— L’annonce du mari énerve la vierge… — lança l’esclave lorsqu’elle fut hors de portée.

A cette parole trop explicite, Rita se mit à pleurer, et comme elle était en effet très fébrile et surexcitée, elle n’eut aucune peine à finir par une crise dont la sincérité fit l’admiration de toute la famille.

Mabrouka, sans rancune, lui confectionna une mixture calmante d’eau de rose et de khanfoussa pilés — car, disait-elle, ces insectes restent immobiles pendant des heures, — puis elle l’endormit en fredonnant la chanson des Gnaoua :

Sidi mange de la viande,
Lella en mange le gras,
M’Barka n’a plus que la sauce,
Kali Mbouara qu’un vieil os.
Allah, ô Seigneur, notre maître,
Kali Mbouara est malchanceux.
Allah, Allah, ô notre maître,
Kali Mbouara est un pauvr’hère.
Sidi revêt un caftan,
Lella un’ mansouria,
M’Barka revêt des haillons,
Kali Mbouara rien du tout.
Allah, ô Seigneur, etc…
Sidi chausse des babouches,
Lella, des mules brodées,
M’Barka chausse des savates,
Kali Mbouara s’en va nu-pieds…
Allah, ô Seigneur, etc…
Sidi dort sur un mat’las,
Lella sur un bon tapis,
M’Barka sur un’ peau d’mouton
Kali Mbouara sur la terre, etc… etc…

Lorsqu’elles jugèrent la jeune fille assoupie, les femmes commentèrent l’événement à voix basse. Rita se gardait de remuer pour ne pas attirer l’attention, et pouvoir, sans feindre la honte, écouter leurs propos.

— S’il plaît à Dieu, notre chérie aura fait bonne impression, car il est temps que ses noces soient célébrées, — disait Saadia.

— O Lella, n’aie pas de crainte. Je gage que, bientôt, les hôtes de Dieu dîneront ici, — répondit l’esclave.

— La boutique de Si Hamou est la mieux achalandée du Souk…

— Certes, qui veut avoir de belles cherbil[53] doit s’adresser à lui.

[53] Babouches brodées.

— C’est aussi un homme intègre, son ventre est fermé.

— Celui qui est rassasié n’a pas de mal à respecter le couscous d’autrui.

— Il ne saurait y avoir, pour notre Rita, de meilleur parti que son fils.

— A présent, Si Taleb n’a rien à faire qu’à se promener tout le jour.

— Par le Prophète !… on dit que Sidi Nojjar[54] est souvent le but de ses sorties…

[54] Quartier des courtisanes.

— Eh ! sans doute… Il manque une épouse dans sa maison.

— C’est pourquoi Si Hamou tient à le marier jeune…

Malgré l’intérêt de cet entretien, Rita fatiguée par les émotions, ne tarda pas à s’endormir.

Une semaine passa, toute semblable aux autres en apparence, mais les femmes s’énervaient de ne pas voir venir la visite escomptée. Chaque coup frappé à la porte les faisait tressaillir et leur dépit augmentait de jour en jour.

Rita, la plus déçue, affectait de rire et de chanter pour dissimuler son amertume de n’avoir pas été jugée assez jolie.

Pourtant, elle était fière de sa peau blanche, qu’elle comparait volontiers à celle de la brune Saadia, de ses cheveux lisses et luisants, de ses yeux très noirs, de ses joues rondes… Vraiment, cette vieille ne possédait aucun goût… Mais d’autres sauraient apprécier sa beauté… Qu’avait-elle à faire avec le fils d’un marchand de babouches ? Allah lui réservait peut-être d’épouser un Chérif.

Malgré tous ses raisonnements, Rita ne se consolait pas de sa déconvenue. En réalité, le fils du marchand de babouches eût comblé ses désirs, car on le disait jeune, riche et encore célibataire. Aussi, son bonheur fut-il grand, lorsqu’un vendredi, au retour de la Mosquée, le zaouak reçut la visite de Si Hamou qu’accompagnaient deux membres de sa corporation. Après s’être longuement et poliment congratulés, Si Hamou prononça les paroles décisives :

— Nous sommes les hôtes de Dieu et les tiens, nous venons à cause de ta fille.

Si Abd Er Rahman prit un air grave :

— Laissez-moi consulter ma tête. Revenez demain, et, d’ici là, interrogez sur moi comme j’interrogerai sur vous…

Le jour suivant, Si Hamou se présenta de nouveau, et le zaouak l’accueillit par ces mots :

— Sois le bienvenu chez moi, — afin qu’il comprît que sa démarche était agréée.

Les femmes en émoi épiaient ces allées et venues, dont elles s’efforçaient de deviner le résultat. Pourtant, malgré leur intense curiosité, elles n’osèrent pas interroger le maître des choses, mais il daigna le soir même confier sa décision à Saadia, qui s’empressa de la faire connaître à toute la maisonnée.

Rita pleura du moghreb à l’Acha sans prononcer une parole ; elle refusa de manger, bien qu’il y eût de la touba dont elle était fort friande. Ses gestes se firent plus lents et réservés, car elle avait conscience de sa nouvelle importance.

Lella Fathma ne tarda pas à revenir une après-midi, escortée de sa fille et de sa sœur Aïcha, une vieille dame aux joues tombantes et aux allures lasses. Saadia les reçut avec de grandes démonstrations amicales, elles passèrent au moins un quart d’heure à se faire les compliments les plus exagérés, en protestant de leur affection. Mais lorsqu’on arriva enfin aux choses sérieuses, la conversation prit un tour moins tendre et faillit même dégénérer en querelle.

— Combien voulez-vous de sadoq[55], — demanda Lella Fathma.

[55] Dot que le marié verse au père de la jeune fille.

— Il nous faut cent réaux, — répondit Saadia, — un caftan de drap, un de brocart tissé d’or, deux sebenia et une paire de cherbil en velours.

— Ma fille, tu n’y songes pas !… Nous sommes gens modestes… comment pourrions-nous satisfaire de telles prétentions ?

— Veux-tu donc faire dire que nous avons donné notre fille à un meskin ?

— Non, certes, mais sois raisonnable. Tu sais combien les temps sont amers… La moindre chose se paye dix fois plus que jadis…

— Soit… à cause de mon amitié pour toi, je consens à une réduction…

— Enlevons trente réaux…

— O Sidi Ali Mennoun ! ô mon malheur ! c’est impossible… dix tout au plus.

— Tu veux nous ruiner. On m’avait bien dit que tu étais âpre à l’argent.

— Et à moi qu’il t’est plus cher que ton propre fils.

Les voix s’élevaient hostiles et aigres. La vieille Aïcha intervint :

— Vous ne connaissez pas la honte de vous disputer ainsi un pareil jour… Allons, que chacune y mette du sien.

Elles finirent par s’accorder pour un sadoq de 80 réaux, et convinrent aussi de remplacer une des sebenia par une jolie dfina. Lorsque le marché fut conclu, elles redevinrent affectueuses et empressées ; elles s’envoyaient réciproquement mille flatteries, tout en buvant du thé à la citronnelle.

Rita n’avait point paru, elle s’était réfugiée dans la cuisine, le cœur tumultueux et l’air indifférent.

Après le départ des visiteuses, toute la maison fut en effervescence, car les hommes étaient annoncés pour le dîner du surlendemain. Mabrouka s’en fut au souk acheter des poulets, des pigeons, de succulentes têtes de mouton, et Saadia, aidée de Zohra, confectionna un ragoût de viande au miel, relevé de safran, d’épices et de raisins secs, comme on n’en mangeait même pas chez le pacha.

Si Hamou et ses amis arrivèrent après le moghreb, escortés par beaucoup de jeunes garçons tenant des cierges allumés. Les femmes épiaient le cortège à travers les fentes de leurs portes, elles l’accueillirent par des yous-yous plus exaspérés au moment où l’on récita la Fatiha[56] qui consacre les fiançailles.

[56] Premier chapitre du Koran.

Le lendemain, Lella Fathma et ses parents, toutes parées, vinrent à leur tour apporter des dattes, les cierges destinés aux noces, un caftan de soie couleur radis, et un plat rempli de henné sur lequel étaient disposés quatre œufs. Elles trouvèrent la maison ornée de coussins, de tapis et de broderies que Saadia avait tirés des coffres et empruntés à ses voisines. A l’un des bouts de la principale chambre, on avait aménagé le qtaa, mystérieux sanctuaire des fiancées, que les tentures et les mousselines séparent du reste de la pièce. La jeune fille y entra, le cœur palpitant d’orgueil et de joie. Son rêve s’accomplissait enfin. Elle devenait l’héroïne vers qui tous les regards convergent, l’arousa, plus semblable à une houri qu’à une simple créature d’Allah. Ses sœurs et ses jeunes amies l’entouraient en babillant comme des oiselles. Mais Rita ne répondait pas à leurs propos ; elle s’appliquait à garder l’attitude rituelle, immobile, les yeux baissés, le visage impassible et grave. De temps à autre, les invités écartaient un peu la tenture, afin de juger sa contenance, et elles ne tarissaient pas d’éloges sur cette arousa qui témoignait une si grande honte. Elles partirent à la nuit, après la cérémonie du henné qui eut lieu en grande pompe au milieu du patio. Seules, les fillettes restèrent dans la maison pour tenir compagnie, durant trois jours, à leur amie. Elles la taquinaient gentiment, selon la coutume :

— Hélas ! — disaient-elles, — tu vas nous abandonner.

— Tu préfères la compagnie d’un homme à la nôtre.

— Nous n’étions pas rassasiées de t’avoir…

Et Rita répondait d’un ton navré :

— Qu’ai-je à faire avec un homme ?… Non, je ne veux pas quitter ceux que j’aime. Oh ! combien je vous préfère, fillettes semblables à moi.

De grosses larmes roulaient sur ses joues, mais, dans le fond du cœur, elle se réjouissait…

Quelques jours plus tard, Lella Fathma envoya une neggafa[57] porter l’argent et les objets du sadoq. Elle avait disposé les pièces de drap et de brocart, la sebenia, les cherbil, sur un plateau de cuivre à hauts rebords, ainsi qu’un pain de sucre, signe de joie et de prospérité. Une mousseline brodée recouvrait les cadeaux, mais elle eut soin d’en laisser un côté relevé, afin que les voisines pussent apercevoir les présents du fiancé.

[57] Femme dont le métier consiste à régler toutes les cérémonies du mariage du côté féminin.

Dès lors, une fiévreuse activité régna dans la maison du zaouak : Saadia et Zohra taillaient et cousaient sans relâche les pièces du trousseau. Les seroual[58], étroits et raides, les tahtiat, les transparentes ferajiat s’empilaient au fond de la chambre. Une mouallema brodait les coussins et les tentures aux vives couleurs ; Mabrouka, brandissant un long balai en feuilles de palmier, reblanchissait à la chaux toutes les murailles, et les voisines venaient à tout propos donner des conseils et épier l’attitude de la nouvelle arousa.

[58] Pantalon.

O Allah ! que la vierge est pudique et timide… Le moindre propos suffit à l’effaroucher, et elle s’enfuit, telle la gazelle au pied rapide.

Combien de larmes brûlantes verse la fiancée, dont le visage ne fut contemplé par personne, dont le teint a la pâleur mate des œufs d’autruche soigneusement cachés dans le sable. Celui qui doit la connaître s’impatiente en sa demeure… son amour est comme une chèvre bêlante, s’il tente de l’étouffer, il se met à crier plus fort.

Voici venir la semaine des noces. Pilez le souak et le henné. Préparez l’arousa pour les désirs de l’époux. Qu’il se hâte, lui, dont la brûlante ardeur séchera ses larmes.


Rita vivait dans une exaltation dont elle ne laissait rien soupçonner, partagée entre les sentiments les plus divers : elle tâchait de se représenter Si Taleb qu’elle n’avait jamais aperçu ; les propos de Mabrouka hantaient son esprit.

— … Un visage brun, des yeux qui flambent, et une vigueur… dont l’épouse apprécierait les charmes…

Ses nuits étaient hantées de songes voluptueux, et elle se réveillait toute tremblante, le cœur battant à grands coups, le visage en feu et les membres brisés… Mais, en même temps, elle se sentait envahie de l’oppressant effroi, qui saisit les vierges à l’approche de l’époux et les trouble douloureusement.

Lorsque les invités en toilette s’installèrent dans la maison, que le qtaa redevint l’asile de l’arousa pour les fêtes nuptiales, sa terreur s’accrut, submergeant ses autres impressions ; elle commençait aussi à sentir le regret du logis paternel qu’il lui fallait quitter pour une demeure étrangère, et, bien souvent, ses larmes coulaient sans feinte…

Elle refusait toute nourriture, malgré l’insistance de ses petites compagnes qui lui présentaient, du bout de leurs doigts rougis au henné, quelques bouchées des plats dont elles mangeaient.

— Prends, — disaient-elles, — ceci est le sadoq que je te donne.

Mais Rita tournait la tête d’un air excédé.

— Non, non, je n’ai pas faim. Assez pour moi…

Il fallait lui faire avaler de force un œuf ou du laitage.

Et, de fait, des nausées la prenaient dans ce qtaa surchauffé par les cierges, toujours empli de jeunes filles ; et dont l’atmosphère, emprisonnée entre les tentures, ne se renouvelait pas…

Elle était devenue, aux mains de la neggafa, une poupée que l’on manie, que l’on habille, que l’on transporte, que l’on parfume et que l’on pare. Une poupée silencieuse, dont les pieds ne devaient plus toucher le sol, qui ne pouvait ni rire, ni remuer, ni parler, et à qui seulement il était permis de pleurer… De temps à autre, on la sortait du qtaa tout enveloppée de voiles très lourds, tissés de soie et d’or, sous lesquels Rita se sentait étouffer. On la portait dans le patio, sur la mertba, haute estrade garnie de coussins, où la mariée s’accroupit pour les diverses cérémonies accompagnées de chants, de musique et de yous-yous stridents. Le bruit parvenait indistinctement jusqu’à elle ; parfois la neggafa entr’ouvrait ses voiles devant les invitées assemblées, et l’on apercevait le visage impassible aux yeux clos, pâle, ruisselant de sueur, parmi les bijoux scintillants, et les cheveux épars ceints d’un bandeau de pierreries et de perles… Un peu d’air frais ranimait la jeune fille ; elle se savait belle et admirée par toutes ces femmes qu’elle ne voyait pas…

Mais presque aussitôt, les voiles retombaient, l’enveloppant de leur nuit épaisse et chaude, jusqu’au moment où on la reportait dans le qtaa envahi de fillettes.

— Que tu es heureuse, — disaient-elles, — tu vas manger des noix, des gâteaux, des amandes.

— Tu revêtiras des caftans de soie, tu farderas ton visage et tu seras belle.

— O ma sœur, tu deviendras femme et tu te réjouiras avec ton époux.

— Touche mes vêtements pour que mon tour ne tarde pas à venir.

— J’ai rencontré ton fiancé dans les souks. C’est un homme vigoureux, il a une petite barbe et des yeux ardents… Quel est ton bonheur !

Ces propos distrayaient Rita et lui mettaient au cœur d’agréables espoirs ; cependant elle restait muette, toute pénétrée de honte. Une sorte de torpeur l’envahissait peu à peu, causée par les parfums, les émotions, la fatigue et la chaleur ; toutes les pensées s’embrouillaient en sa tête, ses larmes coulaient sans cesse, et les invités tiraient d’heureux augures de son chagrin, car il convient qu’une fille aimante et pudique manifeste une extrême douleur au moment de ses noces.

Le jour nuptial se leva enfin ; l’agitation grandissait dans la maison, les femmes qui, depuis le début de la semaine, avaient savamment gradué le luxe de leurs parures, arborèrent les caftans de cérémonie et s’accroupirent tout autour du patio, plus éblouissantes que des sultanes. Elles avaient le sentiment de leur splendeur et ne faisaient pas un mouvement, les yeux fixes, les mains posées à plat sur leurs genoux. Les brocarts tissés d’or ou de ramages multicolores se cassaient autour d’elles en plis raides et luisants, les sebenia étaient couronnées de turbans, de bandeaux brodés de sequins, et parfois de plumes légères couleur pois chiche, ou cœur de rose… D’énormes anneaux d’oreille, des colliers de perles fausses, et d’autres, dont les pendeloques s’ornaient de verroteries, essayaient de singer les parures des riches citadines… Certaines femmes cependant portaient des émeraudes et des rubis véritables, reliques d’une opulence familiale disparue, mais leurs bijoux avaient alors des formes désuètes, passées de mode…

Des fards rehaussaient l’éclat des visages, et les plus noires s’illuminaient si violemment de carmin que leur peau évoquait la rougeur des cuirs Filali… Malgré leur apparente impassibilité, elles s’épiaient les unes les autres, glissant entre leurs cils baissés une sournoise prunelle critique. Et elles évaluaient en elles-mêmes la parure des autres invitées… Quelques réflexions s’échangeaient à voix basse :

— O ma sœur, as-tu vu le caftan neuf de Zohra ? Il est en brocart à deux réaux la coudée.

— Par Mouley Idriss ! ce ne peut être à elle ; son mari gagne à peine de quoi la nourrir. On le lui a certainement prêté.

— Je ne savais pas que Lella Khaddouje eût des bracelets d’or… Ils pèsent bien vingt mitqual.

— Certes Sidi Mohamed n’a pas rétréci avec son épouse ! Il ne regarde pas au poids quand c’est du cuivre doré…

Et les propos perfides voltigeaient sans bruit à travers l’assistance, tandis que l’on attendait la mariée.

La neggafa parut enfin, portant sur son dos un volumineux paquet d’étoffes et de voiles, qu’elle déposa au milieu des coussins de la mertba. Puis, elle écarta le haïk de soie à rayures abricot et couleur d’yeux chrétiens, sous lequel Rita se sentait défaillir. Elle avait un caftan de brocart émeraude à ramages d’or, d’innombrables bijoux prêtés par des amies complaisantes, et ses cheveux, épars sur les épaules, se couronnaient d’une sfifa rehaussée de pierreries et de perles. Mais on n’apercevait pas son visage, voilé par une mousseline. Tout autour d’elle, les fillettes, debout, portaient de gros cierges en cire dont les flammes, agitées par le vent du soir, jetaient un éclat fumeux.

La neggafa tressait les cheveux de Rita qu’elle mêlait de soie verte et blanche, en y attachant mille amulettes contre le mauvais œil. Quand elle se mit à natter le côté gauche, les musiciennes, qui jusqu’alors faisaient rage, se turent subitement, et la neggafa, d’une voix chantante, psalmodia les stances du départ :

*
*  *
Au nom d’Allah, nous maudissons le démon !
*
*  *
— Tends ta main hors des manches,
Aujourd’hui est venu ton grand jour,
Tends ta main, nous te mettrons du henné…
O mariée, tais-toi, ta mère pleure…
Et chez l’époux, chacun se réjouit.
— Pourquoi ! ô mon père ! m’as-tu exilée ?
Rends l’exilée à sa famille.
On dit : « Le père a donné le bien »
S’il a donné sa fille à un jeune homme.
On dit : « Le père a donné le malheur »
S’il a donné sa fille à un vieillard.
Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour,
La mariée s’en va chez son cousin
Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour.
La mariée est allée chez Mouley Ali[59].
— Pourquoi, ô mon père, m’as-tu exilée à la cime des monts ?
Personne que je puisse interroger.
Personne à qui m’adresser.
Je n’ai trouvé que des Berbères et des loups…
Rends l’exilée à son sol.
La maison de mon père me renie.
La maison de mon époux m’accueille…

[59] Allusion aux noces de Lella Fathma, fille du Prophète, avec son cousin Mouley Ali.

— O fille de mon caïd !
O fille du caïd des caïds !
Tu es partie, ô celle qui arrange tous les coins !
Tu es partie, ô voisine des voisines !
Tu es partie, ô mon amie, ma sœur !
Fille du lion silencieux,
Mais dont le rugissement dans le désert serait effrayant.
Ta taille me plaît,
Et ton caftan me donne la beauté.
Va-t’en… Ne crains pas,
Tu trouveras bonheur parfait.

La neggafa prit un petit tambour et continua :

Haddou l’Rahmani,
Celui qui t’a réjouie deux mois,
Réjouis-le deux ans.
Réjouis-toi en ce jour
Où ne se réjouissent que mes amies,
Mes sœurs et mes cousines.
Aie la paix, ô Lella,
Donne la paix à notre demeure,
Donne la paix à ce jour !

Toute l’assistance sanglotait durant ce chant que la neggafa répéta trois fois, et les pleurs de Rita redoublaient d’amertume, car le jour des larmes était venu pour elle… Un immense déchirement la poignait à l’idée du départ si proche, de la séparation définitive d’avec tous ceux qu’elle avait aimés et connus jusqu’alors ; et la demeure de Si Taleb lui apparaissait inquiétante, étrangère, pleine de périls mystérieux.

On la reporta dans le qtaa en l’attente du cortège nuptial ; les fillettes, excitées par le prochain dénouement, tenaient à leur amie des propos indécents sur ce qui allait se passer… les femmes se complaisaient aux recommandations :

— Aie soin de ne pas déplaire à ton mari.

— Tu vas connaître la douleur des noces.

— Mords tes vêtements pour ne pas crier.

… Zohra vint auprès d’elle et fit sortir tout le monde, afin de donner à sa sœur les suprêmes conseils.

— Tâche d’être une fille raisonnable qui fasse honneur à notre maison. Ne repousse pas ton époux, laisse-le t’approcher afin qu’on sorte vite ton seroual[60].

[60] Pantalon.

Ces paroles augmentaient le trouble de Rita… Tout à coup, elle tressaillit. Une rumeur significative emplissait le patio, dominée par la plainte acide des flûtes. Si Abd Er Rahman entra dans le qtaa, Rita lui baisa la main en pleurant, puis il la chargea sur son dos et la porta jusqu’à la mule arrêtée au seuil de la maison. Après l’interminable attente anxieuse, le départ se fit très vite. Les neggafat arrangèrent en hâte le haïk de la mariée et, très soigneusement, elles appliquaient un coin de son voile sur l’arrière-train de la bête, de crainte qu’un ennemi, durant le trajet, y mît le doigt, ce qui eût aussitôt rompu la virginité de l’arousa. Le cortège s’ébranla au milieu de la musique, des chants et des cierges, dont la flamme vacillait au vent. Bien que la demeure de Si Hamou fût toute proche, il fit un long détour à travers les souks silencieux et noirs, où de rares marchands s’attardaient encore en leurs échoppes… des yous-yous exaspérés accueillirent son arrivée.

Le zaouak descendit sa fille de la mule, et la porta sur son dos jusqu’au seuil de la chambre nuptiale, dont Lella Fathma barrait l’entrée ; Rita, guidée par la neggafa, dut, en témoignage de sa future obéissance, passer trois fois sous le bras étendu de sa belle-mère, puis on l’introduisit dans le qtaa qui avait été préparé au bout de la pièce. Les parentes du marié se bousculaient pour apercevoir la jeune fille, mais la neggafa les renvoya d’un geste autoritaire, et, après avoir une dernière fois retouché les parures de l’arousa, elle fut s’accroupir à l’autre extrémité de la chambre vide…

Une angoisse affolante s’empara de Rita, elle eût voulu fuir et n’osait faire un mouvement dans la crainte de déranger sa toilette… L’épreuve conjugale, dont elle savourait longtemps à l’avance le trouble délicieux, lui causait, à présent que l’heure était proche, une appréhension, une terreur qu’elle ne pouvait dominer. Son cœur battait à grands coups, et elle se sentait défaillir, la sueur ruisselant le long de ses tempes… Puis, comme l’attente se prolongeait, elle sombra dans une sorte de torpeur, d’engourdissement hébété… Soudain, l’impression d’une présence humaine la rendit à son épouvante. Le marié était entré dans le qtaa sans qu’elle s’en aperçût, et la neggafa se retirait discrètement en fermant les verrous.

Si Taleb contemplait sa femme, et il la trouvait à son gré.

— Tu es belle, — dit-il, en l’embrassant sur le front. — Pourquoi trembles-tu ? Il ne faut pas avoir peur… Tu sais, je ne veux que ton bien… te voici mon épouse, celle qui réjouira toute ma vie, s’il plaît à Dieu !

Rita restait immobile, silencieuse et les yeux clos, troublée, jusqu’au plus profond de son être, par cette voix mâle, par le contact de cet homme qu’elle ne voyait pas… et comme il voulait l’étreindre, elle se jeta brusquement en arrière, d’un instinctif effroi.

— Ne crains pas, — répéta Si Taleb, — tu dois être raisonnable pour que les gens ne rient pas de moi… Ta mère et tes parentes sont dans l’anxiété, elles attendent ton seroual, ne prolonge pas leur impatience…

Alors, comme Rita était une fille sensée, elle laissa son mari l’approcher et elle retint ses cris…

....... .......... ...

Si Taleb ne sortit de la chambre nuptiale qu’au moment où chantait le muezzin. La neggafa se précipita dans le qtaa en poussant des yous-yous, s’empara triomphalement du seroual et l’emporta dans le patio pour le livrer à l’admiration de l’assistance.

Lella fille très pure, — disaient les invitées, —
Fille de ceux qui t’ont bien gardée,
O belle ceinturée,
Ton seroual est teint de rouge !

Pendant ce temps, Rita, brisée de fatigue, s’était endormie… Au retour du hammam, Si Taleb vint la rejoindre dans le qtaa. Il essayait de la faire parler, mais Rita était trop bien élevée pour répondre, elle avait honte et ne levait pas les yeux. Pourtant, ayant aperçu furtivement son mari, elle se réjouit de le trouver agréable et jeune… La chambre était close, éclairée par des cierges, les époux s’y sentaient très seuls, loin de tout, bien que la rumeur de la fête pénétrât à travers la porte. Si Taleb caressait Rita, la prenait sur ses genoux, se livrait à mille jeux galants, et la jeune femme, revenue des terreurs nocturnes, commençait à trouver quelques charmes au contact de son mari. Comme il était sorti vers l’acer pour prier, elle l’attendit avec une certaine impatience…

En l’absence de Si Taleb, la neggafa vint changer les parures de l’arousa, et deux fois par jour, durant toute la semaine, elle la revêtit de caftans différents, de façon à ce que l’époux la trouvât sans cesse en des toilettes nouvelles… Il n’était pas besoin de cela pour exciter l’amour de Si Taleb, et Rita, peu à peu, se sentait embrasée par une telle ardeur…

Elle n’en restait pas moins pudique et réservée, toujours silencieuse, levant à peine les yeux sur son maître, toute pénétrée des conseils qu’on lui avait prodigués chez ses parents. Car un mari s’étonne si la vierge qu’il épouse ne témoigne pas, durant les premiers temps, une très grande honte. A la fin de la semaine, elle semblait s’apprivoiser et répondait timidement :

— Oui, Seigneur…

— Non, Seigneur…

— Je ne sais pas…

Six jours après les noces, on remit à Rita sa ceinture, et on enferma ses cheveux dans une sebenia de soie, à la manière des femmes mariées. Puis, la neggafa la fit sortir du qtaa qu’elle n’avait pas encore quitté, et elle éprouva une délicieuse sensation à respirer l’air qui pénétrait par la porte entr’ouverte, et à revoir la lumière du jour. Le soir, elle se rendit au hammam avec Lella Fathma ; au retour, deux femmes couchèrent auprès d’elle dans le qtaa, pour en interdire l’entrée à Si Taleb. Lorsqu’il retrouva Rita le lendemain matin, il se mit à la taquiner :

— Tu n’as pas voulu de moi… Hélas ! que cette nuit fut longue ! Es-tu donc rassasiée de ma présence ? Moi, je ne le suis pas encore de t’avoir.

Rita répondit d’un air modeste :

— Que veux-tu…, ce n’est pas ma faute, telle est la coutume, tu le sais bien…

Elle n’osait pas lui avouer qu’elle aussi avait maudit cette habitude qui sépare les époux la sixième nuit de leurs noces.

Dans l’après-midi arrivèrent Saadia et ses parentes, parées de leurs plus beaux atours. Elles entouraient l’arousa, lui prodiguant les caresses et les démonstrations affectueuses.

— Comment vas-tu ? — demandaient-elles.

— Ton mari te plaît-il ? On dit que tu n’es pas à plaindre, et qu’il te témoigne beaucoup d’amour.

— Grâce à Dieu, te voici devenue femme. Dis, chérie, as-tu crié la nuit de tes noces ?

Elles lui posaient mille questions insidieuses auxquelles Rita, pleine de honte, se gardait bien de répondre, et Mabrouka lui glissait à l’oreille des propos tellement égrillards qu’elle en rougissait sous le fard, toute troublée d’un plaisir sensuel.

La cérémonie de la ceinture lui causa la plus vaniteuse des satisfactions.

La neggafa l’avait revêtue de caftans magnifiques, drapés d’un izar de gaze. Une haute ceinture de Fez, raide et chatoyante, s’enroulait autour de sa taille comme pour l’enserrer d’un étui précieux ; des bijoux trop éblouissants l’accablaient de leur splendeur et de leur poids, mais elle restait hiératique, très droite et les yeux toujours clos, sur l’immense fauteuil des mariées dont les dorures rayonnaient derrière sa tête en auréole resplendissante.

Toutes les femmes, accroupies autour du patio, lui faisaient une cour dont elle était la sultane ; une esclave agitait devant elle un éventail pour rafraîchir son visage et chasser les mouches importunes. Sept fois, la neggafa changea ses parures, toutes plus somptueuses les unes que les autres, et l’apparition de l’arousa était toujours saluée de yous-yous et de propos flatteurs. Cette apothéose l’enivrait d’orgueil, elle eût voulu, malgré sa fatigue, que les fêtes nuptiales durassent longtemps encore. Elle ne se lassait pas d’en être l’héroïne, belle et parée, auprès de qui chacun s’empresse, et un regret lui mordait le cœur à la pensée que l’apogée de sa gloire en marquait fatalement la fin.

Grâce à Dieu, l’amour de Si Taleb lui resterait, et les plaisirs voluptueux, sans compter la satisfaction d’être une femme mariée qui peut se livrer à la coquetterie en toute sécurité du devoir accompli, et non plus une vierge aux vêtements simples.

Le soir, lorsque son mari vint la rejoindre dans le qtaa où ils devaient dormir une dernière fois, il lui demanda :

— Tu as revu ta famille… voudrais-tu à présent rentrer chez ton père ?

— Je ne sais pas, — répondit Rita d’une voix réservée. — C’était ma maison, j’étais habituée… Je dois m’accoutumer ici.

Mais l’éclat de ses yeux démentait les paroles trop pudiques, et cette nuit fut une longue ivresse.

*
*  *

Les dernières invitées étant parties, le calme reprit ses droits dans la demeure du marchand de babouches. Rita se mit peu à peu au travail domestique ; elle aidait Lella Fathma à éplucher les légumes, à rouler le couscous, à nettoyer le linge familial ; elle passait de longues heures à sa toilette pour garder l’amour de Si Taleb, variait chaque jour sa coiffure, se traçait au milieu du front les arqous aux dessins compliqués, avivait ses joues de carmin et ses yeux de kohol. Du reste, elle voyait peu son mari, mais les plaisirs conjugaux ne lui étaient pas épargnés… Si Hamou semblait tout ragaillardi au contact du jeune couple, il regardait son fils d’un air d’envie… Lella Fathma, trop vieille pour émouvoir encore son époux, s’inquiétait à juste titre de ce regain de jeunesse ; elle prenait volontiers Rita pour confidente.

Un jour, elle vint la trouver en sa chambre, bouleversée par la nouvelle qu’une amie empressée venait de lui transmettre : le marchand de babouches songeait à se remarier… Déjà, il avait envoyé le sadoq à la fille de son amin[61], une répudiée de vingt ans, dont on vantait la beauté, et les noces seraient célébrées le mois suivant.

[61] Chef d’une corporation.

Les deux femmes se taisaient, atterrées par la catastrophe. Elles y voyaient l’une et l’autre la fin de leur prestige, l’écroulement de tout leur bonheur : Lella Fathma, vaincue d’avance par l’ascendant d’une jeune rivale, Rita elle-même qui cesserait d’être l’arousa cajolée, adulée de tous, le jour où une nouvelle mariée entrerait dans la maison… Elles essayèrent en vain tous les moyens pour conjurer le péril, tous les sortilèges pour détourner Si Hamou de ses projets ; elles n’osèrent cependant pas s’en plaindre à lui-même, sachant la réserve et le respect qui sont dus au « maître des choses ».

Si Taleb, de son côté, était un fils soumis qui ne se permettait jamais de juger les actes de son père, à plus forte raison de les combattre ; et lorsque le marchand de babouches lui enjoignit de répudier Rita, parce que sa future épouse entendait être la seule arousa du logis, il ne sut que balbutier son désespoir…

— Il y a des femmes à Sidi Nojjar, — insinua le vieux libertin, — n’es-tu pas las de caresser toujours la même ?

Si Taleb essaya timidement de défendre Rita, mais, le soir même, il se souvint du conseil paternel et se dirigea vers le quartier où s’était réjoui son célibat… Une courtisane, arrivée de Fez, l’attira chez elle… Aïcha était lascive et belle, toute parfumée d’essences violentes, elle connaissait les hommes et le secret de les affoler. Si Taleb comprit, entre ses bras, qu’il pourrait très facilement renoncer à sa femme…

Une semaine plus tard, il ramena Rita au logis paternel, sans donner aucune raison à cette visite hors d’usage. Et comme il tardait à venir la reprendre, le zaouak s’en émut. L’explication ne manqua pas de s’envenimer. Si Abd Er Rahman reprochait à son gendre le tort qu’il faisait à la famille, en répudiant ainsi Rita sans raison, après trois mois de mariage ; mais, surtout, il s’irritait pour une question de haïk neuf, que Si Taleb se refusait à rendre… Après avoir discuté et crié à s’en érailler le gosier, les deux hommes allèrent chez le cadi qui prononça la répudiation.

L’affaire du haïk restait toujours pendante ; durant des mois, elle occasionna d’incessantes disputes ; elle avait pris toute l’importance en l’événement, et les femmes la commentaient, sans se lasser, avec la plus vive indignation… Toutefois Rita regrettait secrètement les plaisirs voluptueux que Si Taleb lui avait révélés, et dont la privation lui était sensible…

Un jour, Mabrouka, toute jubilante, vint apporter une nouvelle qui réjouissait le quartier et alimentait d’interminables commérages : au cours d’une querelle plus violente que les autres avec sa jeune coépouse, Lella Fathma avait été précipitée dans le puits… Grâce à Dieu, on l’en avait retirée à temps, mais Si Hamou, excédé par les disputes et les doléances, venait, répudiant les deux femmes, de faire maison vide. Et il allait lui aussi, avec Si Taleb, se consoler à Sidi Nojjar.

Rita songeait complaisamment à cette aventure, tout en maniant ses pinceaux en poils d’âne, qu’elle avait repris. D’invraisemblables guirlandes s’enroulaient autour du coffret ébauché, les canaris s’étourdissaient de roulades en leurs cages de jonc, et les femmes, réunies et babillardes, buvaient, comme jadis, le thé à la menthe plus sucré qu’un sirop. Les choses sont écrites, Allah connaît notre lot pour demain. Confions-nous en sa mansuétude.

Depuis quelque temps, la mère du chérif voisin témoigne à Rita beaucoup d’affection, lorsqu’elle la rencontre au crépuscule sur la terrasse… La petite répudiée escompte déjà en sa tête les prochaines noces dont elle sera l’héroïne, s’il plaît à Dieu… Et elle bénit le Seigneur de lui avoir ménagé ce renouveau de plaisir et d’orgueil…

VI
UN HAREM BIEN GARDÉ

Ayant maintes fois vérifié l’excellence du dicton : « Il faut moins de temps à un homme et à une femme pour commettre le péché qu’à une esclave pour cuire un œuf », le tajer[62] Mansour savait profiter des expériences de sa jeunesse.

[62] Marchand.

Certes, il gardait un souvenir délicieux de ses folles aventures : des harems où il avait pénétré sous un déguisement féminin, des rendez-vous furtivement obtenus au sortir d’un hammam, de la complicité coûteuse, mais sûre, des servantes et des Juives qui portent leur pacotille de maison en maison… Il n’en était que mieux armé pour défendre son propre bien.

Nulle revendeuse, nulle messagère, n’avait le droit de franchir sa porte, au seuil de laquelle se relayaient nuit et jour deux gardiens incorruptibles et hargneux.

Un hammam, étincelant de marbres et de mosaïques, avec ses chambres de chauffe et ses fontaines, fut installé dans sa propre maison. Et les épouses ou les favorites perdaient, en entrant chez lui, toute occasion de communiquer avec le monde extérieur d’où s’infiltrent les tentations.

Pourtant le tajer Mansour n’était pas un tyran, il aimait ses femmes, il les voulait heureuses et belles, et leur ayant retiré le plaisir de recevoir les humbles visiteuses qui vendent des étoffes et colportent les nouvelles, il ne leur ménageait pas les présents, et leur laissait la suprême jouissance de monter sur les terrasses lorsque le soleil déclinant dore les vieux murs et incendie les minarets.

La maison du tajer Mansour, imposante et riche, dominait tout le quartier, en sorte que ses habitantes pouvaient, de très haut, bavarder avec les voisines sans qu’aucune escalade leur permît de se rejoindre.

Une seule demeure restait accessible, celle du chérif Mouley Saïd, et, par une faveur d’Allah, — qu’Il soit exalté ! — c’était justement un vieillard pieux et méfiant qui usait des mêmes restrictions que le tajer Mansour. Si bien que les eunuques du chérif et les portiers du marchand défendaient avec une commune vigilance la vertu des chérifat et celle des riches bourgeoises dont ils avaient la garde.

Les noces de Rahma s’achevaient à peine, que déjà cette nouvelle, charmante, et très jeune épouse du tajer s’était rendu compte de toutes ces choses, sans avoir levé les yeux ni prononcé la moindre parole, ainsi qu’il sied à la pudeur d’une vierge récemment mariée.

La maison de son père n’était pas à ce point surveillée ; et Rahma regrettait les allées et venues perpétuelles des esclaves et des revendeuses, les incursions chez les voisines à l’heure du moghreb et les nuits sans lune où l’on se rend au hammam, bien enveloppée dans un haïk dont la fente laisse passer une prunelle curieuse… Par Sidi Abdelkader ! cela ne l’avait pas empêchée d’arriver à sa treizième année aussi pure que l’eau de Lalla Chafia et d’apporter à son mari les fleurs écarlates dont les pétales avaient jonché leur couche nuptiale.

Rahma n’était que la troisième épouse de Si Mansour ; une négresse et une femme blanche partageant avec elle cet honneur. Mais la noire Setra, pas plus que Lella Mina, toujours pâle et maladive, ne semblaient exercer un grand empire sur le marchand.

Lorsque Si Mansour avait atteint l’âge où les jeunes garçons, troublés par le printemps, jouent du gumbri au bord des oueds, son père, — qu’Allah l’ait en Sa Clémence, — lui donna Setra dont l’expérience amoureuse initia sa timidité. Plus tard, par acte passé devant le Cadi, il éleva l’esclave au rang d’épouse légitime, bien qu’il n’en eût pas eu d’enfant.

Lella Mina, la languissante, fille d’un notaire dont l’alliance honorait le marchand, mit au monde six rejetons, plus malingres qu’elle-même et qui moururent. C’est alors que le soin d’assurer sa postérité incita Si Mansour à placer en son jardin une petite plante fraîche et vigoureuse ; sur le point de s’épanouir.

Il possédait, en outre, plusieurs jeunes négresses, prêtes à satisfaire les caprices du maître. Mais le tajer n’avait aucune exigence. Il entendait jouir chez lui d’une vie douce et reposante, réparatrice des fatigues de sa jeunesse. Même, il devait convenir, devant Allah, que ses capacités amoureuses n’étaient pas tout à fait suffisantes pour les trois épouses auxquelles seul il était appelé à dispenser la joie… et cette angoissante constatation augmentait les craintes du marchand et l’incitait à redoubler de ruses et de surveillance pour défendre son harem contre les entreprises des jeunes hommes libertins.

Après la semaine des noces où il témoigna, comme il convient, un amour plein d’ardeur à la jeune arousa, il reprit l’habituelle quiétude de son existence. Il entrait chaque soir, selon leur tour, dans la chambre de ses femmes, mais ne se dérangeait guère de sa couche pour les aller rejoindre en celle où l’aube ne doit pas surprendre les maris. Rahma comprit très vite qu’avec un tel époux, elle ne goûterait que rarement aux plaisirs merveilleux en l’attente desquels palpitent les vierges…

Mais le tajer Mansour, louange à Dieu ! était un homme d’une générosité magnifique ; il ne se passait pas de semaine où il ne distribuât à son harem les plus estimables présents. Il se félicitait de savoir si bien, et sans peine, grâce à l’entendement qu’Allah lui avait dispensé, satisfaire ainsi les exigences de toutes ses femmes.

On n’entendait jamais une dispute ni une plainte en sa demeure, bien qu’il hébergeât aussi une sœur répudiée, Lella Saadia, et leur mère, la vieille Lella Fatime, femme d’expérience et de raison. Une entente parfaite unissait les esclaves et leurs maîtresses.

Rahma n’avait point été sans remarquer avec quelle sérénité, exempte de toute jalousie, ses coépouses assistèrent aux noces, la parant même de leurs propres mains, au lieu d’imiter celles qui, en pareille circonstance, se retirent chez leurs parents, ou tout au moins en leur chambre, pour cacher une douleur faite d’humiliation et de rage.

La vie s’écoulait, très douce, dans la maison de Si Mansour. Chaque matin, il distribuait lui-même, à toutes les femmes, leur part de sucre et de thé, sans « rétrécir » avec aucune. Puis il remettait les clés du coffre enfermant les précieuses denrées, à « la maîtresse des choses », la vieille Lella Fatime, sa mère, en la sagesse de laquelle il se fiait. Un serviteur invisible, qui ne pénétrait jamais dans la maison, allait au souk faire les achats. Il prenait les ordres de Lella Fatime. Elle seule avait le droit de lui parler ; tapie au fond du vestibule sombre, derrière la porte soigneusement close. El Bachir l’entr’ouvrait à peine un moment pour tendre la couffa aux provisions, ou recevoir l’argent que lui passait une main décharnée.

Les repas étaient plantureux et occupaient une partie du jour. Si Mansour ne ménageait ni l’huile, ni le couscous, ni la viande, et la négresse Ammbeur qu’il avait fait venir, à grands frais, de Tétouan, savait confectionner des tajin et des pâtisseries dont on rendait bruyamment grâce à Dieu, pendant des heures.

Les femmes aimaient à se réunir sous les arcades de la cour, aux scintillantes mosaïques, en face de la fontaine dont les eaux procurent une agréable fraîcheur. Elles s’allongeaient, indolentes, sur les sofas disposés par les esclaves tandis que celles-ci filaient la laine en chantant, accroupies à une distance respectueuse de leurs maîtresses. La coquette Setra arborait des caftans aux teintes vives. Elle passait sa vie à se tracer, au milieu du front, les arqous minutieux et fins comme des broderies ; à noircir ses lèvres et ses gencives avec le souak qui rehausse la blancheur des dents, et à enluminer de rouge la peau sombre de son visage.

Lella Mina, toujours languissante, poussait des soupirs et des exclamations ; elle se plaignait des maux dont elle était affligée et auxquels chacune, par politesse, affectait de prendre part. Ce qui ne l’empêchait nullement de faire honneur aux repas ni de s’égayer dans les secrètes orgies du vendredi, tandis que le marchand accomplissait à la mosquée ses dévotions.

Ce jour-là, les femmes prenaient de la gouza, qui trouble délicieusement la tête, du hachich, dont les effets sont érotiques, et parfois même de ce vin des pays chrétiens à la mousse légère et grisante. Les largesses de Lella Fatime, la très sage, savaient décider l’esclave El Bachir à dissimuler drogues et bouteilles au fond de la couffa pleine de légumes.

Que l’existence semble suave à celle dont la coupe s’emplit d’une boisson capiteuse ! Son parfum suffit à troubler les sens, le cœur s’inonde aussitôt de joie, et le chagrin s’évanouit. « C’est ce qu’il y a de plus pur et cependant ce n’est point de l’eau, ce qu’il y a de plus léger et cependant l’air ne la compose point. C’est une lumière que le feu engendre, c’est une âme qui n’a pas de corps.[63] »

[63] Du poète Omar ben Fared.

Une joie voluptueuse enchante tous les visages, les prunelles sont noyées de larmes, des gestes imprécis dérangent la belle ordonnance des caftans et celle des turbans de gaze. Setra presse contre son sein la petite esclave Yasmin ; Lella Mina se renverse en riant d’un rire nerveux et sans fin entre les bras de sa belle-sœur Saadia. Les négresses chantent à tue-tête : Lella Fatime somnole, et Rahma, doucement ivre, étendue parmi les coussins, contemple avec béatitude le patio qui se transforme et s’agrandit, les arcades multipliées dont les colonnes oscillent, et le ciel d’azur subitement agité d’un fantastique vol de tous les oiseaux…

Et lorsque, à son retour, le marchand s’étonne de l’air étrange et joyeux d’une épouse, celle-ci répond avec une émotion très réelle :

— Ah ! seigneur ! puis-je approcher de ta chère personne sans être troublée !…

Mais Si Mansour n’insiste pas et, subitement, il songe qu’un ami l’attend à Bab Berdaïne…

Souvent aussi les femmes s’invitaient en leurs chambres à prendre le thé. Elles se faisaient alors mille politesses, comme à des visiteuses étrangères et la « maîtresse des choses » ne manquait d’aucune largesse envers ses hôtes. Elle sortait des coffres ses coussins les mieux brodés, les mrech d’argent, au col long et mince, pour s’asperger d’eau de rose ou de fleur d’oranger, et elle ne ménageait pas, dans les brûle-parfums, l’odorant aoud el Qomari dont les effluves noyaient la pièce d’une brume bleuâtre et embaumée.

Accroupies et parées, elles buvaient à petites gorgées le thé à la menthe qui évoque les vertes arsas et les plaisirs interdits, et elles racontaient d’insignifiantes histoires mille fois ressassées. Lorsque la réception prenait fin, chacune se retirait en cérémonie, tout en rendant grâce à Dieu et à celle qui les avait si bien traitées. Seule la préférée, l’amie favorite, s’attardait en la chambre tiède et bien close…

Lella Mina avait un tendre penchant pour sa belle-sœur Saadia dont elle ne savait se passer. Setra entourait de soins jaloux et passionnés sa petite esclave Yasmin, à la peau blanche et aux candides yeux clairs. Chaque servante avait son inséparable, et il n’était point jusqu’à la vénérable Lella Fatime qui ne portât un intérêt particulier à Messaouda, la négresse, qu’elle gorgeait de sucre et de thé.

Au crépuscule, lorsque les rayons roses quittent, à regret, les tuiles vertes au-dessus du patio, les femmes montaient en hâte à la terrasse. Elles avaient soin de varier leurs parures, afin que les voisines pussent s’en apercevoir, et les envier… Penchées au bord des murs, elles tenaient de longues conversations avec celles des maisons environnantes qui leur apprenaient les nouvelles. Elles correspondaient aussi, par signes, avec les femmes des terrasses éloignées, qu’elles n’avaient jamais vues de plus près, mais dont elles savaient les noms et toutes les histoires, grâce à ce langage astucieux que les Marocaines apprennent dès l’enfance.

— Comment es-tu ? — demandaient-elles en élevant la main.

— Malade, et toi ? quel est ton état ?

— Que le mal s’éloigne de toi !

— Et qu’il ne t’atteigne pas… Comment va ton mari ?

— Avec le bien ! Il est parti vers l’Orient.

Sur toutes les terrasses on aperçoit des caftans abricot, des caftans « cœur de pierre », des caftans « soleil couchant », et des caftans couleur de sucre dont les longues manches s’agitent. La cité crépusculaire appartient aux femmes et aux oiseaux ; l’air est tout frémissant de leur ramage et du mouvement de leurs ailes. Les cigognes traversent le ciel d’un vol hâtif pour regagner les ruines de l’Aguedal, les hirondelles babillent à la crête des murs, et des troupes de pigeons tournoient lourdement autour des minarets émaillés d’émeraude.

La ville dégringole, tel le lit caillouteux d’un oued, dans un enchevêtrement de terrasses et de treilles. Au delà des remparts, la vallée du Bou Fekrane étend ses bois d’oliviers et de micocouliers. Un vent léger dissémine le parfum des roses et celui des fleurs sauvages, il fait palpiter les robes de mousseline, les sebenia de soie aux couleurs vives, et parfois il trouble le cœur des femmes en leur révélant toutes les ivresses printanières… Là-bas, le soleil disparaît derrière les collines irréelles des Guerrouan.

Rahma s’est accroupie au bord de la terrasse, loin du groupe des bavardes ; elle semble épier, impatiente et mélancolique, une amie qui n’est pas venue… Soudain une voix l’appelle de la maison voisine et la fait tressaillir.

— Il n’y a pas de mal sur toi, madame ma colombe ?

— Il n’y a pas d’autre mal que de t’attendre, madame ma gazelle… Pourquoi viens-tu si tard ? Mon cœur en est serré.

— Le Chérif m’a retenue en bas. Que Dieu l’éloigne ! Mais à présent il est parti et ne rentrera pas ce soir.

— O puissant ! Si Mansour est allé aux noces de son intendant !…

— Louange à Dieu ! Madame ma colombe ! veux-tu voler jusqu’à moi ?

— O madame ma gazelle, y songes-tu ? si mon maître rentrait à l’improviste…

— On te préviendrait vite et je laisserais l’échelle… Je t’attends comme un voyageur aspire à la source au milieu du désert ! — murmure la Cherifa de sa voix la plus suave.

Rahma est partagée de désir et de craintes.

— Va, ma fille, — dit maternellement Lella Fatime, qui s’est approchée, — je veillerai en ton absence, mais, par Allah ! reviens avant l’aube.

— J’arrive dans quelques instants ! — s’écrie Rahma en bondissant vers l’escalier.

Elle se précipite dans sa chambre, ouvre ses coffres, bouscule les coussins, et gourmande ses esclaves dont la hâte n’égale point la sienne.

Toute la maison est au courant de l’aventure, et chacune s’empresse à la parer : Saadia lui apporte des bracelets, Lella Mina insiste pour lui prêter sa belle sebenia étincelante d’or ; Setra lui farde les joues et trace des arqous affolants au milieu des ses sourcils… Elle revêt un caftan émeraude ramagé d’argent qu’elle n’avait point porté depuis ses noces. Rien n’est trop beau pour la colombe qui a ravi son cœur… Accablée de joyaux et pénétrée de parfums suaves, Rahma semble une arousa prête à rejoindre l’époux…

Des négresses l’attendent sur la terrasse bleutée par la lune, et l’aident à descendre au moyen d’une petite échelle. C’est la première fois que Rahma pénètre chez son amie. La maison du Chérif est plus ancienne et plus sobre que celle du marchand, mais la chambre de Lella Oumkeltoum étincelle à la lumière des flambeaux comme pour une fête, et des coussins bien rangés s’empilent sur les sofas.

Toutes les femmes accompagnent la visiteuse en poussant des yous-yous d’allégresse. Puis elles se retirent discrètement après lui avoir fait mille amabilités.

— O ma colombe, — s’écrie la Cherifa, — te voici donc enfin, belle et parée pour me plaire, ainsi que je te voyais en mes rêves depuis le « jour de la ceinture » où je t’aperçus du haut de la terrasse. De ce jour, ma tendre aimée, mon cœur fut la proie des tourments, et je mourais d’un mal dont aucun taleb ne connaît le remède.

— Lumière de ma prunelle ! J’étais comme l’aveugle misérable tant que je ne te connus pas, et chaque matin je soupire en songeant aux heures qui me séparent du crépuscule.

— O ma beauté ! que ta peau est blanche ! Que ton parfum est délicat ! Il trouble ma tête et me pénètre de toutes les délices…

— Je ne suis qu’une esclave auprès de toi, madame ma gazelle. Tes joues rivalisent avec la fleur de l’églantier ! Tes yeux sont des olives mûres sur le point d’être cueillies et tes dents brillent plus blanches qu’un réal d’argent…

— Palmier de mon jardin, combien ta taille flexible est élancée ! A quelle hauteur dois-je aller ravir tes fruits plus doux que le miel…

— Aie pitié de mon impatience, ô ma dame ! toi seule sauras guérir la soif dont je suis tourmentée !

....... .......... ...

Elles passèrent la nuit dans le contentement, sur une couche sans égale, garnie d’étoffes merveilleuses et de coussins en brocart. Leurs soupirs s’élançaient avec la flamme des cierges et la fumée des cassolettes.

Rahma regagna sa chambre au chant du muezzin. Aucun bruit ne troublait le silence. Lella Mina dormait entre les bras de Saadia, Setra et Yasmin, enlacées, avaient sombré dans le sommeil.

Tandis que le tajer Mansour se réjouit aux noces, toutes ses femmes, vaincues par la volupté, s’alanguissent en des rêves enchanteurs.

Depuis lors, Rahma ne vécut plus que dans l’espoir de renouveler son plaisir. Mais les maris s’absentent rarement un même soir, et les deux amies durent se contenter des entrevues au crépuscule, et des tendresses que l’on murmure d’une terrasse à l’autre.

Elles s’envoyaient aussi de petits présents, échangeant leurs bijoux ou leurs turbans brodés. Rahma, une fois, à force de cajoleries, obtint de Lella Fatime un repas succulent et complet que les négresses descendirent à la Cherifa, lorsque la nuit eut étendu le voile de ses ténèbres. Mais tout cela ne parvenait point à tromper leur impatience et elles languissaient dans la contrainte, comme des plantes qui pensent mourir aux derniers jours de l’été.

— O ma gazelle, — soupirait Rahma ! — combien d’obstacles me séparent de toi ! des murailles épaisses et des portes, et la vigilance d’un époux soupçonneux. Pourtant mon cœur épanche vers toi tous ses désirs, tels les pleurs du nuage, ô rose parfumée ! et je succombe sous la tristesse de mon sort.

— Qu’il m’est dur, madame ma colombe, de ne pouvoir répondre à tes souhaits ! Tes larmes tombent sur mon cœur comme des gouttes d’huile brûlante, et l’embrasent. C’est plus de tourments que je n’en puis supporter… Qu’Allah me protège ! Je viendrai demain soir en ta chambre.

— Je reconnais là ton amitié, mais je crains que nos époux ne s’éveillent et ne nous fassent appeler.

— Tu trembles au moindre vent, ô ma beauté ! Dieu n’a-t-il pas donné la force à l’homme et la ruse à la femme ? Et pourquoi fait-il pousser dans les jardins la fleur au suc d’oubli ?… Demande à Lella Fatime de se procurer un peu d’afioun[64], dont tu me passeras…

[64] Opium.

Rahma sut profiter du conseil de l’expérience. Lella Fatime, que troublaient aussi les effluves du printemps, accepta sans trop de peine, la suggestion de sa bru : La couffa d’El Bachir dissimulait, ce jour-là, sous la tige verte des ghorchef, plus de bouteilles et de drogues qu’il n’en fallait pour la joie et la tranquillité de mille et un harems…

Quelle fête dans la maison aux apprêts discrets !

Chacune dispose secrètement les atours dont elle se parera pour la bien-aimée, et frémit d’impatience en l’attente des plaisirs nocturnes. Le tajer, sans défiance, fait honneur au repas et aux trois tasses de thé que Lella Fatime a préparées elle-même.

— O ma mère, qu’Allah te bénisse ! Tu m’as donné ton lait en mon enfance, à présent tu me verses la boisson parfumée sans laquelle le fils d’Adam n’a point de force. Grâce à ta sagesse et à ton ordre, ô ma mère, je vis tranquille en ma maison. Puisse le Seigneur t’accorder une place aux jardins de l’Éden, femme vertueuse !…

Puis comme la fatigue appesantit subitement ses paupières, il se dirige vers la chambre de Setra, dont c’est le tour, et tombe endormi sur un sofa.

O la nuit merveilleuse et plaisante que rien ne trouble !

La Cherifa est accourue, Lumière des yeux ! la Cherifa aux charmes sans pareils, en l’honneur de qui l’on s’assemble.

Toutes les étoiles étaient allumées au firmament et tous les flambeaux dans les chambres closes. On n’entendait que le bruit léger des rires et des baisers unis aux chants amoureux, aux sons étouffés des instruments. Les coupes circulaient pleines d’une boisson généreuse, moins grisante que l’air de cette nuit et l’haleine embaumée des femmes… Et elles furent ivres les unes des autres, ivres de joie et de volupté, tandis que le tajer Mansour dormait en paix dans son harem si bien gardé.

VII
LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN

O croyants qui entendez mes paroles, sachez que ce récit est véridique et bien fait pour émouvoir les amants.


J’ai composé ces vers délicats en l’honneur de celle dont le regard est affolant, d’une beauté aux noires prunelles.

Écoutez et jugez :


Je rencontrai ma belle dans la nuit, comme elle se rendait au hammam. Elle marchait languissamment au milieu de ses négresses.


Par Mouley Idriss ! c’est une fille de noble race… son haïk de laine fine la dissimule tout entière… Pourtant, je vis son talon, son petit talon, teint de henné ; ainsi, je connus qu’elle était jeune.


La curiosité s’empara de mon esprit. Je passai ma nuit à l’attendre… Lorsqu’elle sortit, ô la plus douce des récompenses ! J’aperçus deux yeux noirs, deux yeux au regard pénétrant, dont mon cœur fut à jamais troublé.


Depuis ce jour, je devins la proie des tourments ; le sommeil déserta ma couche et j’errai à travers la ville sans regarder aucune chose. Le fardeau de l’amour excédant mes forces, j’allai trouver une vieille astucieuse, et lui confiai ma peine :


— O ma mère, dis-moi quelle est cette beauté aux noires prunelles, qui fut au hammam de Mouley Ismaïl la seizième nuit de Chabane ?

Dans ma main brillaient des réaux d’argent…


La vieille répondit :

— Pour l’amour de celle qui t’a enfanté, j’irai m’enquérir de ce que tu souhaites.

Je l’attendis jusqu’au moghreb :

— L’insensé, — me dit-elle, — élève ses regards au-dessus de lui et s’écrie : « Je veux cette étoile. » Oublie, pour ton repos, jeune imprudent, que tu t’es trouvé sur le chemin de Lella Zeïneb, la Cherifa, fille du Sultan.


— Par le Prophète ! — m’écriai-je enflammé, — je pressentais qu’il n’y a pas plus noble créature, ni plus digne de mon amour !… O ma mère Khdija, aide-moi en mes desseins, et qu’Allah t’accorde ses grâces au jour des comptes et de la balance.

Dans ma main brillaient des réaux d’argent…


La vieille répondit :

— J’y consens par égard pour ton aïeul, Sidi Ali, qui fut un saint homme. Mais songe qu’on ne prend pas les tourterelles avec des grains de sable…

Je lui comptai ce qu’elle voulut. Elle s’en fut acheter des brocarts, des sebenia de soie claire, des cherbil brodées d’argent fin, et les porta de maison en maison.


O la plus déplorable des revendeuses !… O la plus fine des vieilles aux mille ruses !… Le bruit s’en répandit dans les harems ; Lella Zeïneb fit appeler la marchande…


La voici qui s’avance avec sa camousa qu’elle déballe au milieu de la cour :

— O Lella, ô ma maîtresse, — murmure-t-elle, — celui qui te rencontra près du hammam, la seizième nuit de Chabane, se meurt de ta beauté. Rends-lui la vie par une douce espérance.


La Cherifa répond à voix basse :

— Tais-toi, fille de péché !… ou je te dénonce à mon seigneur… Qu’ai-je à faire avec cet inconnu ?… Dis-lui qu’il y a des femmes parées à Sidi Nojjar[65]. C’est là qu’il se rendait sans doute lorsqu’il passa sur mon chemin.

[65] Quartier des femmes galantes, voisin des palais de Mouley Ismaïl, habités par la famille impériale.

Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan !


Hélas ! mon cœur fut flagellé quand la vieille me rapporta ces propos. Mais je ne perdis pas tout espoir.

Dans ma main brillaient des réaux d’argent…

La vieille repartit au palais.


— Assez de cruauté, — dit-elle, — tu as donné à la pudeur ce qu’il convient de lui accorder, mais ton cœur est tendre, il ne peut souhaiter la mort d’un homme jeune, beau, et de noble lignée… O lumière des yeux, aie pitié de ceux que tu blesses.


Elle répliqua, l’intraitable beauté :

— Abrège !… ses tourments m’importent peu… Quand ses pleurs feraient déborder la mer, je le jure, il ne verrait pas même mon ombre ! Qu’il s’en souvienne :

Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan !


Elle dit… l’inflexible vertu, celle qui éblouit au milieu des constellations, celle qui est un joyaux précieux enfermé dans les coffres de cèdre.


Elle dit…, mais au moghreb, elle me dépêcha son esclave. O la plus excellente des négresses ! O la meilleure des messagères !


— Prends cette clé que t’envoie ma maîtresse, et pénètre par la petite porte dans le jardin du Sultan. Le portier ne t’entendra pas…


Que la nuit fut lente à venir !… Je me consumais dans l’attente. Quand les ténèbres furent tombées sur terre, je me dirigeai vers le jardin. Le portier ne m’entendit pas…


Je marchai dans l’herbe fraîche, sous les orangers au parfum pénétrant. La négresse me conduisit à un petit pavillon, garni de tapis moelleux, de sofas et de coussins. L’aloès brûlait dans les cassolettes, et des coupes étaient préparées, pleines de boissons limpides plus douces que le miel.


Elle vint !… la belle aux yeux agaçants… Elle vint ! et moi, je demeurai stupéfait, tel celui qu’aveugle l’éclair dans la nuit sombre.


Je la vis s’avancer au milieu des cyprès dont sa taille a la sveltesse et la fierté, parmi les fleurs jalouses de son teint, et les lianes grimpantes qui n’égalent pas sa souplesse.


O la plus fortunée des nuits !… Tous mes désirs furent satisfaits, tous les enchantements me furent prodigués.

J’ai visité le jardin et cueilli les fruits du verger…


Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je en affronter l’ensemble ?…

Son front est la lune nouvelle brillant dans les ténèbres de sa chevelure. Ses sourcils bien arqués semblent tracés par un kateb[66] du Maghzen. Ses yeux sont des puits profonds où se mirent toutes les étoiles.

[66] Secrétaire.

Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je en affronter l’ensemble ?…

Ses dents surpassent en blancheur les perles de la Chine ; son nez est un jeune faucon aux ailes frémissantes, et sa bouche un petit anneau précieux, plus rouge et plus suave que la grenade entr’ouverte.


Je le jure, ô croyants, par le serment !… Les yeux n’ont vu sa pareille en aucune contrée, ni à Fez, ni à Marrakech, ni chez les Berbères de la montagne.


Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je en affronter l’ensemble ?…

Chaque nuit, je revins au jardin. J’ai saccagé tous les parterres, et me suis enfui avant l’aube, tel un voleur avec son butin.


Hélas ! jour néfaste celui où la négresse me réclama la clé :

— Le Chérif arrive de Fez. Des propos perfides lui sont parvenus… Voici le salut de ma maîtresse aux yeux enchanteurs : « Qu’Allah lui accorde l’apaisement. » Ne retourne pas au jardin… Le portier ne dormira plus…

O la plus triste des messagères !… O négresse !… je te revis au souk du vendredi[67], le crieur te mettait à l’encan. O négresse !… le Chérif renouvela tous ses esclaves. Un eunuque vigilant garde sa porte.

[67] Marché aux esclaves.


Depuis des mois, j’erre comme un insensé le long des murs bâtis par les captifs chrétiens. Mais le vent ne m’apporte même pas l’odeur de la beauté bien gardée, de celle dont l’haleine est plus douce que le parfum des roses et des jasmins mélangés.


La douleur me consume et mon esprit est déchiré par la séparation. Depuis des mois, j’espère la revoir, et toujours s’éloigne le terme de mon attente… Que mon sort est affreux ! Seul, je me sens décliner parmi les jeunes hommes de mon temps.


Assez de lamentations… Le chagrin m’entraîne au tombeau. Je suis un mort déjà lavé, insensible au fracas du monde. L’amour qui me tue est celui d’une fière beauté, d’une beauté aux noires prunelles…

Cette poésie, ô croyants, fut composée dans la ville de Sidi ben Aïssa en l’an 1335 de l’hégire. J’en suis l’artisan ingénieux et mon nom est inscrit dans celui des compagnons du Prophète originaires de Médine[68].

[68] L’Ensar, « les Secoureurs », ainsi appelés parce qu’ils avaient secouru Mahomet contre ses ennemis de la Mecque.

VIII
ESCLAVAGE

Mouley Larbi ed Doukkali vécut heureux et libre jusque vers sa trentième année. C’est alors qu’il fut réduit en esclavage.

Certes ! Allah ne permit pas qu’un Chérif de si noble race connût la honte d’être mêlé au lamentable troupeau de ceux que l’on acquiert pour une somme d’argent.

Mouley Larbi reste un homme considéré ; les gens s’inclinent toujours très bas sur son passage, et, dévotement, lui baisent l’épaule. Cependant nul n’ignore qu’il n’est plus qu’un esclave, l’esclave humble et soumis de son épouse, Lella Rita, sœur du Sultan.

Il n’avait jamais songé à une telle union, étant de cœur simple et modéré dans ses ambitions. Il savait aussi la distance qui sépare un aîné de son cadet, et qu’il ne convient pas à celui-ci d’aspirer aux mêmes honneurs. Mouley Larbi fréquentait peu Mouley Ben Naceur, son frère, de quinze ans plus âgé et né d’une autre mère. Il ne manquait pas de lui témoigner un grand respect, bien qu’ayant été dépouillé par lui de sa part d’héritage paternel.

Mouley Larbi vivait en sage dans ses terres des Doukkala, uniquement occupé de ses récoltes et de ses livres. Car, de ses études à Karaouïne, lors de sa jeunesse, il gardait un goût très vif pour les textes saints.

Le faste de son frère et la haute situation qu’il occupait au Maghzen, ne parvenaient point à troubler la quiétude du Chérif campagnard.

Grâce à sa naissance, à sa richesse et à son esprit astucieux, Mouley Ben Naceur était devenu le favori du Sultan qui, pour le mieux distinguer, lui donna en mariage une de ses filles, Lella Rita. Il en avait eu deux enfants.

L’éclat de leurs noces, les trésors dont la princesse emplissait la demeure conjugale, hantèrent longtemps les imaginations ; l’enfance de Mouley Larbi en avait été émerveillée comme d’un conte. Un reflet de cette gloire l’auréolait dans sa retraite, bien qu’il ne songeât point à s’en prévaloir.

Après des années de splendeur, la destinée de Mouley Ben Naceur fut accomplie, Lella Rita devint veuve.

Un autre sultan régnait, dont elle était la sœur préférée. Il s’inquiéta tendrement de son sort. Lorsque fut écoulée la période consacrée aux lamentations et au deuil, il lui dit :

— O ma sœur ! Il n’est pas bon qu’une femme vive dans la solitude. Cesse de pleurer un époux respectable, — Allah l’ait en sa Miséricorde ! — pour arrêter ton choix sur un autre chérif. Je n’ai pas voulu prendre une résolution sans te consulter, car je te sais prudente et pleine d’entendement. Je m’en rapporterai donc à ton désir, et je ne doute pas qu’il soit excellent.

Puis il lui cita plusieurs personnages, tous plus riches et considérés les uns que les autres, pouvant aspirer à l’honneur de partager sa couche.

Mais Lella Rita secouait la tête, indécise. Elle répondit :

— O notre Maître ! Permets-moi de faire tout d’abord les prières du parti à prendre. Je te donnerai ma réponse dans quelques jours.

Elle se mit à jeûner et à exécuter les pratiques pieuses prescrites en pareil cas. Lorsque revint le Sultan, elle lui dit :

— Allah inspira mon cœur et me révéla le mariage que je dois contracter. S’il plaît à Dieu et à ta volonté, ô notre Maître ! j’épouserai mon beau-frère Mouley Larbi Ed Doukkali.

Le Sultan conçut un extrême étonnement de cette décision. Il n’ignorait pas la vie retirée du Chérif, et ne pouvait comprendre que sa sœur lui accordât la préférence sur tant d’autres, plus fortunés et dignes d’elle par leur éclat. Néanmoins, devant la ferme volonté de la princesse, il céda, puisque après tout Mouley Larbi pouvait, par sa naissance, accéder à cette union.

Un Vizir traversa le pays avec une nombreuse escorte, pour l’informer de l’honneur qui lui était échu.

A cette nouvelle Mouley Larbi sentit sa raison vaciller, et le jour s’assombrit devant ses yeux. Mais il retint toute parole désordonnée, de crainte de trahir le trouble extrême qui agitait son âme.

— Entendre c’est obéir ! — répondit-il.

Puis il prit soin que ses hôtes fussent traités avec magnificence, et il ne se retira qu’ensuite en ses appartements, pour se livrer au désespoir.

Son épouse, Lella Aïcha, le voyant au comble de l’affliction, sans en connaître la cause, essayait en vain de le consoler.

— Un malheur te frappe donc, ô mon seigneur le chéri ? — demandait-elle ! — et ne puis-je l’alléger ? La sécheresse compromet-elle tes récoltes ? Les Berbères sont-ils venus rafler nos troupeaux ?

— Hélas ! — répondit avec abattement Mouley Larbi, — ce n’est rien de tout cela ! ô fleur de mon jardin ! délice de mes jours ! sache que le Sultan m’a désigné pour épouser sa sœur Lella Rita, veuve de Mouley Ben Naceur !

Alors Lella Aïcha se mit à gémir et à déchirer ses vêtements, car l’adversité dépassait les bords de la coupe où elle allait s’abreuver. Elle prévoyait que la princesse n’accepterait jamais une coépouse, et que son propre bonheur serait le prix dont Mouley Larbi payerait cette éclatante union…

Lui aussi versait des larmes amères. Il songeait tristement à tout ce qu’il devrait abandonner : sa vie champêtre et plaisante, son pays des Doukkala, son repos et surtout la colombe tant aimée, la belle au corps souple et flexible comme le fût d’un palmier !

Mais on ne refuse pas une sœur du Sultan !

Et l’époux pleura toute la nuit auprès de l’épouse, sans ajouter de paroles superflues.

Dès le lendemain il prépara son départ, choisit un intendant et s’en fut chez le cadi pour répudier, ainsi qu’il convenait, Lella Aïcha, sa charmante. Il ne le fit point sans lui accorder généreusement une partie de ses biens, en sorte qu’il se trouvait presque pauvre au moment de contracter une impériale alliance.

Le mariage n’en eut pas moins lieu, à Fez, avec tout le luxe désirable, Lella Rita était fastueuse et pleine de vanité. Ayant été l’épouse déférente d’un puissant, ce ne fut pas sans raison qu’elle désigna pour lui succéder le modeste chérif. Dès la nuit de leurs noces, elle se félicita de le trouver, suivant sa réputation, jeune, vigoureux et plus beau que la lune à son apogée.

Mais, pour ce qui est de Mouley Larbi, il n’en fut pas de même. L’arousa possédait une taille épaisse, des traits rudes, et le charme de sa jeunesse datait d’un autre règne… Il s’efforça néanmoins de la contenter, car il était fort pénétré de l’honneur qu’elle lui avait fait en le choisissant.

Après les fêtes, qui furent longues et splendides, ils entamèrent leur vie conjugale. C’est alors que le Chérif perçut la qualité de son destin. Il habitait un palais rutilant de peintures et d’ors, aux vastes cours pavées de marbres, aux jardins enchanteurs entre les murs. D’innombrables esclaves s’empressaient à le servir et lui témoignaient un excessif respect… Elles ne pénétraient jamais en la pièce où il se trouvait que prosternées, se traînant sur les genoux et les mains, selon la coutume des maisons impériales. Les repas se succédaient, abondants et délicieux, les chambres étaient garnies de sofas, de tentures et de tapis.

Pourtant Mouley Larbi, au milieu de cette prospérité, se sent plus misérable que le dernier des mendiants, plus asservi que les négresses rampant à ses pieds…

Lella Rita, seule, règne en la demeure. Elle entend que son époux se plie, comme les autres, à son despotisme. Elle ne l’autorise pas à donner un ordre, elle contrôle ses actes, fait espionner ses sorties… Le Chérif se révolta tout d’abord contre cette tyrannie, mais Lella Rita s’en plaignit au Sultan. Et le souverain fit comprendre à l’époux rebelle qu’il pouvait choisir entre une existence dévouée à la princesse, ou une discrète suppression, qui permettrait à celle-ci d’élire un mari plus souple…

Mouley Larbi n’a plus de recours qu’en Dieu. Il répète, en s’efforçant d’atteindre la résignation :

— Chacun porte sa destinée attachée à son cou. Je me réfugie en Toi, ô Clément ! ô Miséricordieux !

Lella Rita le tient courbé sous un joug d’autant plus impitoyable qu’elle l’aime. Elle s’est prise d’une ardente passion pour ce jeune homme qui réjouit sa maturité. Elle le veut sans cesse à ses côtés, elle sollicite les brûlantes déclarations.

Que d’artifices elle emploie pour lui plaire ! Que de bijoux chargent ses épaules !

Les Juives lui apportent chaque jour des onguents, fabriqués par les sorcières, dont elle espère ranimer sa beauté. Les marchands de la kissarïa lui adressent leurs brocarts aux arabesques brillantes, leurs sebenias bariolées et lourdes, leurs mousselines les plus impondérables.

Et c’est le rouge ! et c’est le kohol ! et ce sont les essences précieuses ! et les caftans magnifiques ! et les joyaux de sultane !

Et c’est néanmoins la vieille épouse, brèche-dents, obèse et mal odorante !

Pauvre Mouley Larbi !

Malgré sa bonne volonté, il ne parvient pas toujours à satisfaire les exigences de Lella Rita. Elle devine une contrainte dans ses caresses, des réticences à ses flatteries, une lassitude sous ses transports… Mais elle a un sûr moyen de l’en châtier.

Ces jours-là, les esclaves n’apportent point de repas à Mouley Larbi. Et comme son amour-propre répugne à chercher ailleurs la pâture qui lui est refusée dans son logis, le Chérif attend, affamé, que l’épouse mette un terme à ses rigueurs.

Par une infortune superflue, la maladresse de son intendant dissipa tous ses biens. En sorte que Mouley Larbi, dans son apparente opulence, ne possède plus de quoi s’acheter un burnous, et ne peut attendre que de son épouse l’argent nécessaire à ses moindres dépenses.

Il n’a même pas la compensation d’oublier ses tourments entre les bras d’une jeune et tendre négresse. La farouche jalousie de Lella Rita veille sans trêve, et elle poussa la prévoyance jusqu’à ne s’entourer que d’esclaves dont les visages de poix mettraient en fuite le diable lui-même.

L’unique plaisir qui reste au Chérif est de participer à ces réunions de lettrés, ses anciens compagnons de jeunesse, où l’on boit beaucoup de thé, tout en reprenant les vieilles et puériles controverses inlassablement passionnantes pour les générations et les générations.

« Doit-on recommencer la prière lorsqu’on s’aperçoit qu’on avait un pou sur son vêtement ?

« Est-il permis d’accompagner le cercueil d’un libertin ?

« Le jeûne du Rhamadan est-il rompu par les fileuses qui réunissent les brins de lin entre leurs lèvres ? »

Chacun donne son avis avec courtoisie, et cite l’opinion des savants illustres et des commentateurs. Une paix reposante emplit les mesrias où l’on s’assemble. Les matelas, un peu durs et plats, sont enveloppés d’étoffes très blanches ; des nattes de jonc, faites à Salé, recouvrent la chaux des murs, les livres et les papiers s’empilent dans un coin de la chambre. Quelquefois une douce et fauve tourterelle roucoule dans sa cage, et la boule d’un basilic jette une fraîche note de verdure. Car ces doctes personnages ont gardé leurs goûts d’étudiants. Au printemps, ils aiment à s’assembler dans les vergers en fleurs étagés sur la colline. Ils continuent à discuter l’excellence des prières surérogatoires, tout en humant délicieusement le parfum des roses et des orangers, dont le vent secoue les pétales sur leurs genoux.

En l’une de ces réunions, plus plaisante encore que les autres, ils firent venir des cheikhat habiles à jouer du luth, du tambourin et du gumbri. Elles chantèrent d’amoureuses chansons :

O gens ! qui dira les tourments endurés
En l’absence d’une belle aux cheveux musqués !
Le brasier de ses yeux enflamma mon cœur,
La souplesse de sa taille égara ma raison !
Mais vint mon amie. Et avec elle
Le contentement des désirs et le bonheur de l’esprit !
Le barbier des tatouages avait tracé les ornements
Et les dessins que j’aime sur les mains de ma gazelle.
Moins étincelante était la lumière des flambeaux,
Moins brûlante en était la flamme,
Moins consumée la cire de leurs cierges,
Que ma belle ardente et langoureuse…
O gens ! qui dira les délices de cette nuit ?

Les voix se faisaient plus enchanteresses à mesure que s’effaçait le jour. Il y eut un festin et des jouissances délectables… Dieu seul distingue toutes choses à travers le voile des ténèbres…

Les lettrés, s’étant divertis extrêmement, se promirent de renouveler leur plaisir en une prochaine réunion.

Mais ce jour-là on attendit en vain Mouley Larbi pour commencer le repas sous les orangers. Ses amis inquiets lui dépêchèrent le notaire Si Saïd.

— Qui est là ? — demanda une esclave à travers la porte.

— Ouvre !

— Que s’ouvrent devant toi les portes du paradis ! — répondit la négresse, sans ébranler celle qui les séparait. — Que désires-tu ?

— Porte à ton maître le salut de ses compagnons, et informe-le de notre impatience à jouir de son estimable présence, en l’arsa du Fkih Mokhtar ben Mohammed.

L’esclave revint au bout de quelques instants et dit :

— Le Chérif te remercie et te salue. Il te prie de l’excuser auprès des lettrés de l’impossibilité où il se trouve d’aller les rejoindre. Car notre maîtresse ayant fait fermer toutes les portes de cette maison, et les clés étant en sa possession, il ne saurait aujourd’hui, pas plus que moi, en sortir. C’est pourquoi il te demande de lui pardonner s’il ne peut non plus te recevoir, et il vous souhaite à tous, pleine de contentement et de félicité, cette journée qu’il eût aimé passer avec vous. Et le salut !

Le notaire s’en fut en songeant à l’étrange aventure du Chérif prisonnier.

Et il remerciait le Rétributeur de n’avoir fait de lui qu’un simple mortel, et de lui avoir donné une femme comme les autres, que l’on enferme soi-même et que l’on fustige à son gré, selon le droit naturel des maris.

IX
LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA

Grâce à Dieu ! Lella Nfissa ne connut jamais d’autre époux que Moulay Ahmed El Mrakchi, — Allah prolonge ses jours ! — et pourtant elle fut deux fois l’arousa, la vierge éblouissante pour qui se déroulent splendidement les fêtes d’un mariage.

Elle naquit à Meknès dans le palais tout doré où le Chérif El Hossein commençait à mourir, après une nonchalante existence voluptueuse. Cette petite Nfissa, présent inespéré d’Allah à sa vieillesse, devenait son unique héritière, tous ses autres enfants l’ayant, par une fatalité, déjà précédé dans la tombe. Mais alors que Lella Nfissa ouvrait les yeux, Azraél[69] emportait sa mère et Sidi El Hossein, accablé par l’âge, se sentait atteint du mal auquel il devait succomber.

[69] Ange de la mort.

Pourtant il vécut encore neuf années, toujours plus las et misérable dans son corps. Il eut ainsi la joie de voir grandir la fillette, son unique amour.

Lella Nfissa se souvient du vieillard si pâle, soutenu par des coussins, auprès duquel s’est écoulée son enfance. Il la voulait sans cesse avec lui, la caressait, ne s’occupait que de la distraire. Sur ses ordres, les esclaves achetaient les brocarts les plus splendides et les mousselines les plus transparentes pour parer l’enfant.

— Petite précieuse, — disait Sidi El Hossein — tu réjouis mon cœur attristé, ainsi que mes yeux privés de tout autre spectacle… Tu es la source vive désaltérant le voyageur après un long trajet dans le désert… Tu es la datte délicate qui tombe pour lui du palmier… Tu es le repos bienfaisant… l’aurore exquise.

Et il lui murmurait encore mille choses qu’elle ne pouvait comprendre, mais dont elle percevait la tendresse.

Quand il se sentit tout près de la mort Sidi El Hossein voulut assurer lui-même l’avenir de sa fille. Il eut de longs entretiens avec de nobles personnages venus de Fez, et dont il écartait la petite. Lella Nfissa s’étonnait un peu de cet exil, car elle était habituée à régner dans la chambre paternelle, quels que fussent les visiteurs.

C’est ainsi que son mariage fut décidé.

Cela ne se passa pas tout à fait selon la coutume, en raison de la maladie du Chérif. Nul ne sut ce qui avait été convenu entre lui et son futur gendre durant les conversations insolites qu’ils tinrent à ce sujet… Le vieillard paraissait tout heureux et apaisé.

On célébra les noces avec un faste inimaginable. Longtemps on parlera dans la ville des cadeaux offerts par le père et le fiancé : des coussins, des matelas de laine moelleuse, des haïti en velours et en drap, des brocarts chatoyants, des cherbil brodées d’argent fin, des colliers, des diadèmes enrichis de pierreries, des bracelets, des anneaux d’oreilles et des cinq négresses expertes à toutes les choses nécessaires en l’existence… Les femmes célébraient à l’envi les parures merveilleuses dont était chargée l’arousa.

Lella Nfissa n’en sentait que la fatigue. Ses frôles épaules ployaient sous les soieries trop lourdes, sous les pesants joyaux somptueux. Elle n’osait ni remuer, ni ouvrir les yeux ; elle était une impassible et hiératique petite mariée ; ses larmes coulaient, ainsi qu’il convient, de ses paupières closes. Mais ce n’était point par pudeur ou regret de la maison paternelle, car Lella Nfissa n’avait pas encore compris la signification des noces, ni qu’il lui faudrait suivre, à Fez, un époux inconnu…

Elle pleurait d’ennui et surtout de lassitude.

Lorsque arriva l’heure suprême, celle où le fiancé pénètre dans le qtaa pour l’accomplissement des rites, les sanglots de la petite fille redoublèrent. Un silence solennel planait sur la pièce déserte et sombre, éclairée de quelques cierges dont les reflets s’accrochaient aux bijoux et aux satins de la mariée comme pour la mieux désigner… Moulay Ahmed s’accroupit auprès d’elle, et doucement écarta les voiles brodés d’or… Mais, comme il l’embrassait sur le front, Lella Nfissa eut bien peur. Malgré les recommandations qu’on lui avait faites, elle se sauva jusqu’au bout de l’alcôve en poussant des cris affolés.

L’époux cherchait à la calmer.

— Ne crains rien, petite colombe chérie, — disait-il — ne crains rien, petite gazelle ! Je ne te ferai aucun mal, je ne te toucherai pas…

En effet, il n’essaya pas de l’approcher.

C’était un homme jeune, au visage très doux. Lella Nfissa n’écoutait pas ses paroles, mais son immobilité la rassurant, elle cessa de crier. Même elle consentit à revenir auprès de lui, et, toute tremblante, elle le laissa contempler son visage.

Moulay Ahmed n’en chercha pas plus cette nuit-là, et, bien entendu, on ne sortit pas le siroual[70]

[70] Pantalon.

Chaque soir, il revint près de Lella Nfissa qui commençait à s’accoutumer à sa présence. Il dormait sur un des sofas, sans troubler le repos de la petite. Lella Nfissa retrouvait sa gaîté, et, le jour de la ceinture, oublieuse de son rôle, elle causa un gros scandale en courant à travers la cour avec les fillettes de son âge.

Ce lui fut un nouveau chagrin de quitter Meknès, ses amies, ses servantes et son tendre père si malade. Elle n’avait point encore atteint les remparts de Fez que Sidi El Hossein s’endormait dans la miséricorde d’Allah…

Moulay Ahmed n’en avertit point sa petite épouse ; ce n’est que de longs mois après qu’il commença, très doucement, à lui faire pressentir la vérité…

Il possédait une fort belle demeure et beaucoup d’esclaves, Lella Nfissa fut accueillie comme une sultane, adulée, comblée de présents. Chacun de ses désirs se trouvait aussitôt réalisé. Du reste, elle préférait à toutes choses les jeux et bavardages avec les négrillonnes de la maison, ou les fillettes, parentes du Chérif, qu’on amenait souvent pour la distraire.

Peu à peu elle oubliait les longues heures de contrainte passées auprès d’un vieillard malade, et la sage immobilité apprise durant son enfance. Il semblait que toute l’ardeur juvénile de son être voulût prendre sa revanche. Elle courait comme une gazelle à travers les allées du riadh, essoufflée, joyeuse, un peu folle, Moulay Ahmed la regardait avec un sourire attendri. Chaque nuit il accompagnait sa femme dans l’immense salle reluisante de mosaïques et de dorure qui était leur chambre conjugale, et il s’étendait sur un des grands lits à colonnes, tandis que la petite, toute fatiguée de ses jeux, tombait endormie sur un sofa.

Alors, sans bruit, l’époux quittait la pièce et s’en allait rejoindre Mahjouba, la négresse…

Lella Nfissa ne l’ignorait pas et n’en prenait aucun souci…

Elle grandit ainsi chez son époux, très insouciante et heureuse, dirigée par les sages conseils de sa belle-mère, Lella Maléka, qui l’aimait tendrement et lui donnait l’illusion d’un amour maternel dont elle n’avait jamais connu la douceur.

Plusieurs années s’écoulèrent sans changement, mais Lella Nfissa ne courait plus dans le patio. Elle s’était transformée en une souple jeune fille au visage séduisant. Elle se savait belle et en concevait de la joie, elle commençait à prendre goût à la parure, à songer aux choses qui troublent le cœur des femmes… La noire Mahjouba lui devenait odieuse, et elle pleurait, sans savoir pourquoi, quand elle se réveillait, la nuit, dans sa chambre déserte.

Moulay Ahmed ne la regardait plus sans tressaillir et, devant l’épanouissement de cette charmante créature, il remerciait Allah de l’avoir enfin délié du serment fait à un mourant… Toutefois il ne voulut pas que leur union fût consommée au hasard de son désir, et résolut de l’entourer de toutes les pompes habituelles.

C’est alors que furent célébrées les secondes noces de Lella Nfissa Bent El Hossein avec Moulay Ahmed El Mrakchi. Elles furent encore plus brillantes que les premières.

*
*  *

… La demeure trépidante du bruit des fêtes devient tout à coup silencieuse, un frisson passe sur les femmes en attente…

— Le marié vient !…

Derrière la porte de le chambre nuptiale refermée, retentissent les yous-yous stridents.

Une fois encore, Lella Nfissa resplendissante et pudique attend l’époux au fond du qtaa. Ses yeux sont clos, sa poitrine palpite, mais aujourd’hui elle sait le visage de celui qu’elle ne doit pas regarder. Soudain, elle comprend qu’il n’en est pas de plus troublant au monde… Il s’approche… elle tremble et ne s’enfuit pas. Elle le redoute et le désire, elle défaille de bonheur entre ses bras… et, vierge, elle éprouve un sentiment interdit à ses sœurs, les mariées musulmanes.

Lella Nfissa aime et frémit d’amour, à l’heure même de son mariage.

X
AMMBEUR LA FAVORITE

Certes, Allah s’était montré généreux envers sa créature en conduisant Ammbeur chez Si Othman el Arfaoui, l’homme pieux. Et bien qu’elle ne fût qu’une esclave, ses jours s’écoulaient tièdes et limpides derrière les hauts murs blancs qui séparaient cette demeure du reste de l’univers. Pourtant, elle avait été volée très loin, dans le Sous, alors qu’elle accomplissait à peine sa deuxième année.

Lella Myrrah l’éleva presque maternellement avec ses deux filles, et Si Othman lui témoignait une hautaine mansuétude. Dans la maison, chacun l’aimait pour sa gaîté, sa douceur et sa grâce ; depuis qu’elle était nubile, son visage revêtait une grande beauté.

Celui qui verra Ammbeur sera ensorcelé, car sa chevelure noire et soyeuse recouvre ses épaules ; ses yeux sont langoureux comme ceux de la gazelle ; ses lèvres rouges s’ouvrent dans un sourire sur une rangée de perles, et ses sourcils ressemblent aux noun tracés par un habile calligraphe. Elle est fine et brune, d’un brun exquis se rapprochant de la couleur ambrée. Ammbeur[71], tu es bien nommée… Celui qui te possédera, ses blessures guériront, ses tourments seront oubliés… A ton poignet est un tatouage délicat ; tes membres sont de beaux cierges lisses et les seins font saillie sur ta jeune poitrine, telles les pommes des pays chrétiens.

[71] Ambre.

Ammbeur est une rose épanouie dont nul encore n’a froissé les tendres pétales. Déjà Oum Keltoum et Mina, ses compagnes d’enfance, ont quitté la demeure paternelle au milieu du brillant cortège des noces. Ammbeur s’est réjouie, sans les envier, car elle sait que l’esclave n’est pas destinée au lit d’un époux… Elle ignore seulement si le maître l’appellera un soir auprès de lui, ou si elle est réservée à l’inexpérience de Si Mohammed, le fils aîné, dont la quatorzième année s’accomplira au Ramadan. Elle se confie en son Dieu, elle vit insouciante et joyeuse…

Un hôte est entré dans la maison : Si Driss el Bagdadi vient de Fez ; on dit que des affaires importantes l’appellent à Rabat, où il veut s’installer, et le maître en témoigne une grande joie, car Si Driss est l’ami cher de sa jeunesse, alors qu’ils étudiaient tous deux à Karaouïn[72].

[72] Université religieuse de Fez.

Il l’a installé dans la plus belle salle du menzah, et les femmes s’ingénient chaque jour à cuire des repas succulents pour celui qui honore leur demeure. Lorsqu’il traverse le patio, elles laissent retomber en hâte les rideaux de leurs chambres afin de n’être point aperçues, mais leurs yeux curieux épient Si Driss à travers la mousseline, et elles interrogent avidement les esclaves qui servent les repas au maître et à son ami.

— C’est un homme solide, au teint blanc, — rapporte Messaouda, la négresse.

— Il est rassasié[73], — déclare Yasmin.

[73] Riche.

— Une barbe bouclée décore son visage, — dit Mbilika.

Ammbeur se tait, volontairement affairée à nettoyer la merfia. Pour la première fois de sa vie, elle sent la pudeur de son visage, car Si Driss la contemple avec des yeux d’extase, et, bien qu’il s’observe et dissimule, elle devine constamment le regard de l’hôte glissant vers elle… Toute sa jeunesse a frémi à cet appel muet ; Ammbeur pense si longuement à Si Driss que la nuit lui apporte des rêves voluptueux…

Deux semaines plus tard, Si Driss el Bagdadi quitta l’hospitalière demeure de son ami pour s’installer dans celle qu’il venait de louer à un riche Rbati[74], et la vie perdit son goût pour Ammbeur.

[74] Habitant de Rabat.

Les jours rampaient, mornes et longs sous un ciel sombre. Après la sécheresse de l’été, les premières averses noyaient la ville ; et les retardataires qui n’avaient pas encore fait reblanchir leurs murailles, déménageaient en hâte les chambres inondées. Mais tous se réjouissaient et bénissaient la pluie, présent d’Allah, qui apporte l’abondance et la prospérité.

Puis, le soleil reparut, les esclaves coururent aux terrasses pour étendre le linge et disposer tomates et piments qu’il fallait sécher en vue de l’hiver. Elles se pressaient, bavardes et joyeuses. Ammbeur riait avec elles, le cœur mordu par un secret tourment, lorsque le maître la fit appeler.

— Tu vas nous quitter, — lui dit-il, — car je t’ai donnée à Si Driss el Bagdadi, mon ami. Sa maison[75] est restée à Fez, il lui faut une compagne et tu lui plais… sois douce et travailleuse chez lui comme ici ; je n’ai jamais eu à me plaindre de toi, il en sera de même pour ton nouveau maître, s’il plaît à Dieu !

[75] Ses femmes.

Ammbeur baisa la main de Si Othman, fit un paquet de ses caftans et revêtit son haïk. Son âme s’épanouissait voluptueusement, mais elle sut se répandre en larmes et en gémissements lorsqu’il lui fallut quitter Lella Myrrah et les autres femmes du logis. Les esclaves pleuraient aussi, tout en la jalousant au fond du cœur…

Ammbeur suit une vieille servante à travers les ruelles éblouissantes de la ville, elle songe à Si Driss et tout son être palpite de frayeur et de joie… Sa compagne s’arrête au fond d’une impasse et heurte discrètement à une porte. Une négresse vient ouvrir et conduit Ammbeur à travers un vestibule sombre, au bout duquel tout à coup elle s’arrête, éblouie :

Le riadh[76] s’étend inondé de soleil…, un gai soleil frais, pur, rajeuni, sur les plantes ressuscitées par les premières pluies.

[76] Jardin intérieur.

Une odeur de sève, de terre humide flotte dans l’air, les feuilles bien lavées semblent heureuses. Les abeilles s’affairent autour des daturas, dont chaque fleur est une grosse cloche bourdonnante, et les jasmins touffus, pleins de nids, lancent vers le ciel des pépiements enivrés.

Les tuiles vertes, au-dessus des arcades, encadrent un grand morceau d’azur. Tout est harmonie, beauté, dans ce jardin bien clos et mystérieux au passant, qui ne peut soupçonner cette fête des arbres, des fleurs et des oiseaux derrière les murs blancs… Les allées de mosaïques luisent doucement entre les parterres. Les bananiers, les orangers, les géraniums, les rosiers s’enchevêtrent et se dépassent en une ruée sauvage vers la lumière et la vie. Après six mois d’implacable sécheresse, où ils agonisaient, ensevelis déjà sous la poussière rouge, la première pluie suffit à les ranimer. Ils respirent, ils se détendent, ils s’étalent délicieusement au soleil, ils poussent des feuilles et des fleurs nouvelles, ils arrondissent leurs fruits.

Le jardin accueille Ammbeur avec un visage riant que les grenadiers fardent çà et là d’écarlate.

— Sois la bienvenue chez moi, — dit Si Driss en avançant vers elle. Il mesure ses pas, il éteint le feu de ses yeux, mais une ardente rougeur brûle son visage, sa voix s’altère, ses mains tremblent, ses regards vacillent… et soudain, fou d’amour, il oublie sa contrainte et entraîne Ammbeur vers la chambre aux coussins voluptueux…

....... .......... ...

Ammbeur connut le goût de la félicité. Elle fut la sultane dont la beauté ensorcèle et provoque la démence, le Tasnim[77] où son maître ne pouvait se lasser de boire, le feu dévorant qui incendie et ne consume jamais… Dès qu’il apercevait sa belle aux prunelles agaçantes, aux paupières cernées de kohol, à la salive douce comme le miel d’un rayon encore scellé, Si Driss frissonnait et murmurait :

[77] Source du paradis.

— Au nom d’Allah[78].

[78] Invocation que les musulmans prononcent avant toute action…

....... .......... ...

Elle eut des esclaves et des bijoux, des robes de brocart aussi somptueuses que celles d’une épouse de caïd, des plateaux d’argent chargés de verrerie pour le thé, des coussins brodés par les plus habiles mouallemat, une machine chantante[79], et des pendules à carillons… Elle se promenait indolente et oisive à travers son jardin aux arcades festonnées, épiant les oiseaux, cueillant des fleurs pour les mêler à sa chevelure, s’amusant, avec les négresses, d’un insecte ou d’une goutte d’eau. Elle était douce et d’humeur égale, toujours prête aux caresses, ne se disputant avec aucune femme, ne demandant jamais à sortir ni à monter aux terrasses. Et Si Driss la comparait en pensée à ses épouses de Fez, dont les voix furieuses, les revendications et les doléances affligeaient perpétuellement ses oreilles.

[79] Phonographe.

— Tu es ma plus aimée, — disait-il à Ammbeur, — mon repos et mon paradis… Si je te quitte, ma raison s’embrouille, et j’erre au milieu des souks tel un corps dont l’âme est absente. Les autres…, je leur envoie de quoi vivre dignement, et, certes ! je leur ferai la « part de Dieu » quand nous retournerons à Fez ; mais tu resteras toujours chez moi comme la lune parmi les étoiles.

Il en fit son épouse par contrat devant le Cadi, après la naissance d’un fils, et la sebenia des noces n’était pas encore usée lorsque l’enfant mourut. Ammbeur sut ne pas importuner Si Driss de son chagrin qui s’évanouit rapidement dans la joie inespérée d’une situation légitime. Elle n’avait pas profité, pour y atteindre, de l’empire qu’elle exerçait sur son maître, ainsi que le font tant d’esclaves favorites, car l’amour de Si Driss lui suffisait et elle n’était point ambitieuse. Mais le Seigneur la comblait de ses bienfaits ; elle en ressentait une joyeuse fierté.

Deux ans s’écoulèrent ainsi, pleins de félicités, au cours desquels Si Driss el Bagdadi régla les affaires qui l’avaient appelé à Rabat. Rien ne l’y retenant plus, il avait hâte de retourner à Fez, dans la maison de ses ancêtres, dont il parlait toujours avec attendrissement.

— Certes, — disait-il à Ammbeur, — tu n’y trouveras pas un riadh plein de fleurs, ni des chambres blanches et neuves comme ici. Cette demeure est dans ma famille depuis plus de quatre cents ans… J’en possède encore l’acte de vente signé par les adoul[80] du cadi Abd el Latif Bel Jiehd. Mais les pièces y sont fraîches, et tu pourras monter chaque soir à la terrasse, car elle est disposée de telle sorte qu’on ne l’aperçoit pas de la rue.

[80] Notaires.

Il tâchait de tracer à Ammbeur une image séduisante de sa future existence. Pourtant, il n’était pas sans crainte en songeant à ses autres épouses et à la façon dont elles accueilleraient la nouvelle arrivante. Les querelles de Maléka et d’El Batoul avaient assombri sa vie ; elles étaient toutes deux d’humeur jalouse, acariâtre et criarde, mais il ne voulait pas les répudier, car elles lui avaient donné plusieurs enfants, et il se souvenait de sa propre jeunesse livrée à la négligence d’une étrangère…

Si Driss adorait ses petits, encore qu’ils eussent fâcheusement hérité des caractères maternels. Il souffrait des rivalités qui les divisaient, eux aussi, et faisaient de sa maison un véritable foyer de discorde, malgré ses efforts pour y établir la justice et la paix.

Ammbeur devinait tout cela, malgré ses réticences, et songeait aux confidences qu’il lui avait faites aux premiers temps de leur amour ; aussi envisageait-elle avec appréhension le prochain départ pour Fez… Ses longs yeux peints devinrent soucieux, l’attrait du voyage ne parvint même pas à les ranimer. Si Driss avait loué une automobile qui filait à travers le bled morne et désert, avec de brusques cahots. Les palmiers nains succédaient aux palmiers nains ; de loin en loin, on apercevait les tentes brunâtres d’un douar, on croisait des caravanes en semant la panique au milieu des chameaux.

Ils firent halte à Dar Bel Hamri, tristement accroupi au bord d’un Oued, puis à Meknès, dont les terrasses grises et croulantes s’étagent sur un coteau. Ils furent reçus dans cette ville chez un ami de Si Driss El Bagdadi. Son palais, merveilleusement orné de stucs ciselés, de peintures, de mosaïques, cachait toutes ses splendeurs derrière des murailles dégradées, au fond d’une sombre et misérable impasse. Malgré l’amabilité de ses hôtesses, Ammbeur se sentait de plus en plus triste et dépaysée. La dernière journée du voyage augmenta son angoisse ; elle ne put retenir ses larmes lorsque Fez apparut dans le lointain, et elle les dissimulait à son époux derrière ses voiles en prétextant une grande fatigue.

La cité de Mouley Idriss somnole au milieu des montagnes, telle une perle dans sa coquille ; les minarets émaillés d’émeraude et les peupliers fusent, très verts, au-dessus des terrasses ; l’Oued scintille parmi les prairies et les arbres, et la vallée s’ouvre vers l’Ouest, immense, brûlée de soleil. Mais Ammbeur ne voit que les maisons entassées, jaunes et grises, farouchement étreintes par une ceinture de remparts formidables, et son cœur est saisi d’effroi…

L’automobile s’arrête aux portes de la ville, il faut descendre à mule, le long des ruelles caillouteuses, enchevêtrées, sinistres. Le soleil ne s’y hasarde jamais, on aperçoit à peine ses reflets en haut des murailles lépreuses, dont l’humidité suinte goutte à goutte. La maison de Si Driss est située au fond de Fez-Bali[81], on y accède par un labyrinthe tortueux et noir, entièrement voûté, où les cavaliers s’aplatissent sur leurs montures pour ne pas se heurter aux poutres saillantes. Si Driss s’arrête enfin dans la nuit… Une porte s’ouvre :

[81] Vieux Fez.

— C’est là, — dit-il.

Une bouffée d’air moisi, malsain, nauséabond, frappe le visage d’Ammbeur ; le patio forme une sorte de puits autour duquel s’élèvent plusieurs étages. Les stucs, engorgés de chaux, ne sont plus que des yeux informes trouant les murs ; les balustrades de bois tourné se disloquent, pourries et vermoulues ; les escaliers tombent en ruines, des marches manquent, les plafonds se dégradent, quelques pièces s’effondrent… L’obscurité dissimule les ravages du temps, et la splendeur des vieilles poutres sculptées, massives et brunes, des boiseries peintes, des mosaïques aux tons atténués. La fontaine, merveilleusement décorée, gémit sans cesse et l’eau débordante coule sur les dalles de marbre qui s’effritent…

Si Driss aime et respecte cette vénérable demeure où il est né ; il est habitué à sa décrépitude et n’en voit pas les tares. Comme ses pères, il remet de jour en jour à la faire réparer ; quelques chambres restent habitables, cela suffit. Ammbeur n’avait pas prévu, malgré ses appréhensions, une aussi lugubre prison. Les images de son riadh fleuri, aux murailles blanches, aux salles claires et neuves, se pressent dans sa tête tandis qu’elle contemple avec angoisse la sinistre cour noirâtre où elle devra vivre désormais.

El Batoul et Maléka, suivies de leurs esclaves, se sont précipitées à la rencontre des arrivants. Elles entourent Ammbeur, l’accablent de baisers et de prévenances. Le sourire est sur leurs lèvres et la haine au fond de leurs cœurs. Elles détaillent avec rage leur nouvelle coépouse, dont la beauté dépasse toutes leurs craintes ; un serpent les mord et les torture… Comment lutter avec une pareille créature, dont les grâces ne sont certes point un présent d’Allah, mais un sortilège du démon ?… Elles ont compris depuis longtemps qu’elles se perdraient en témoignant leur ressentiment à la favorite trop aimée, et Si Driss se rassure devant l’accueil imprévu qu’elles font à Ammbeur.

Elles lui ont préparé la meilleure chambre, lui offrent le thé, l’entraînent à la terrasse où l’on rencontre les voisines accourues de tous les logis environnants. Ammbeur trouve ces femmes déplaisantes avec leurs joues molles et blanchâtres, leur aspect de larves vivant dans l’ombre, leur accent grasseyant, et cette mode ridicule de porter la dfina[82] haut troussée sur la croupe, au lieu de la laisser tomber, comme à Rabat, jusqu’au bas du caftan.

[82] Robe de dessus en mousseline.

Une rumeur s’élève des ruelles invisibles et dénonce la proximité des souks. Le chaos des terrasses et des minarets enchevêtrés grimpe à l’assaut des collines en une ruée fauve, et les montagnes semblent plus écrasantes, de ce bas-fond. Quelques rayons de soleil dorent encore les quartiers hauts de la ville, tandis que l’ombre ensevelit Fez-Bali et la maison de Si Driss…

*
*  *

Depuis qu’elle vivait à Fez, Ammbeur avait perdu sa gaîté. Pourtant, El Batoul et Maléka la comblaient de prévenances hypocrites ; les esclaves s’empressaient à la servir ; Si Driss lui revenait chaque fois plus amoureux et plus ardent. Elle n’avait à se plaindre de personne et une lourde angoisse pesait sur ses jours…

— Si tu veux, — disait son mari, — je te ferai construire dans le Douh[83] une demeure cent fois plus belle que celle de Rabat.

[83] Ville haute où les riches Fasi ont des demeures enfouies dans la verdure.

Et il se complaisait en des plans dont l’exécution eût demandé bien des années.

Les querelles avaient cessé dans sa maison depuis leur retour ; El Batoul et Maléka oubliaient leur ancienne rivalité pour s’unir contre la favorite, et les négresses partageaient la haine sournoise de leurs maîtresses. Après avoir montré à Ammbeur des visages doux comme le miel, toutes ces femmes tenaient de longs conciliabules afin de la perdre dans le cœur de Si Driss.

— Vois comme nos khelkhall[84] sont légers auprès des siens, — disait Maléka.

[84] Bracelets de chevilles.

— Il lui a donné en secret des bracelets d’or qui valent au moins cent douros, — ripostait El Batoul.

— S’il va dans sa chambre, il vole ; pour venir aux nôtres, il se traîne…

— Que Dieu la maudisse et la rende stérile !

— Puisse la petite vérole trouer son visage et mettre la cécité en ses yeux !

Elles avaient essayé en vain les sortilèges les plus efficaces pour ramener à elles l’amour de l’époux. Si Driss mangeait impunément de la cervelle d’hyène dissimulée parmi les viandes, ou revêtait ses burnous soumis aux fumigations de poil de rat orphelin, sa passion ne se détournait pas d’Ammbeur.

— Mon esprit s’embrouille comme les fils sur le métier du tisserand-apprenti, — avouait Maléka devant l’insuccès de ses pratiques.

Une vieille esclave proposa :

— Si on faisait pétrir du couscous par les mains d’un mort. A El Ksar, où j’ai vécu jadis, les femmes employaient souvent ce moyen pour ranimer l’amour des maris oublieux…

Mais il fallait sortir pendant la nuit, et les coépouses ne pouvaient s’y risquer. Elles convinrent d’habiller la négresse avec leurs vêtements, et de l’envoyer en leur nom composer le philtre infaillible.


… Messaouda gravit péniblement la colline où s’échelonnent les tombes ; un jeune garçon la suit, portant une lanterne dont la lueur falote et jaunâtre rampe parmi les sépulcres et les herbes sèches ; mais déjà la lune apparaît au-dessus des montagnes, énorme et rouge comme un cuir teint. Elle éclaire le cimetière et le bordj massif, tandis que la ville dort dans l’ombre dense, au fond de la vallée.

— C’est ici qu’on l’a enterré ce matin, — murmure Ahmed en s’arrêtant auprès d’une pierre aussi vétuste que les autres. — Mais, par Allah, ô ma mère, laissons-le dormir en paix ! Qui sait si Azraél[85] n’est pas déjà auprès de lui ?…

[85] Ange de la mort.

— Tais-toi, chien ! — riposte la vieille, — et accomplis ta besogne, si tu veux que je te compte au retour les dix douros promis.

Ahmed est un pauvre diable, il ne possède que les dents qu’il a dans la bouche ; l’attrait du gain l’emporte sur sa frayeur, et il se met à creuser la terre fraîchement remuée, tandis que la négresse murmure les incantations qui conviennent… Bientôt, le cadavre apparaît, enveloppé de son suaire. C’est un homme jeune encore, à barbe brune, dont la face, à demi rongée par un mal, grimace d’un affreux rictus sous la clarté livide de la lune.

Messaouda s’accroupit auprès du trou béant, dispose sa farine et son pétrin, puis, sans frayeur, elle tire le mort de sa fosse, et l’assied sur ses genoux.

— O ma mère ! O ma vie ! arrête-toi, il va parler… — s’écrie Ahmed, tremblant comme au jour de l’Événement.

— N’agite point ta langue et passe-moi un peu d’eau, — répond la vieille, tout en pétrissant le couscous avec les mains du cadavre, qu’elle tient dans les siennes, par derrière.

— Que Si Driss El Bagdadi, mon maître, devienne docile entre les bras de ses épouses Lella El Batoul et Lella Maléka, comme tu l’es entre les miens, — répète-t-elle.

La lune s’est élevée parmi les étoiles, et Messaouda remarque avec crainte le dôme de Moulay Idriss qui surgit lumineux et verdâtre au-dessus de la ville noire ; elle y voit un mauvais présage, la terreur envahit son esprit, le froid du cadavre la pénètre, la face paraît s’animer sous les reflets lunaires, et soudain, le corps, gonflé par des gaz tressaille sur elle avec un bruit sinistre…

L’esclave, que l’épouvante a glacée jusqu’au cœur, repousse brusquement son lugubre compagnon et s’enfuit à travers les tombes, mais ses vieilles jambes fléchissent, elle bute contre une pierre et s’affaisse… Ses lèvres, dont aucun son ne peut sortir, s’agitent en invocations désespérées. Elle se croit morte et prête à paraître devant le Seigneur Terrible, pour subir le châtiment. Le démon s’approche d’elle sous la forme d’un animal aux yeux ardents, un souffle chaud brûle son visage, le feu du sakkar[86] est allumé pour elle.

[86] L’enfer des Musulmans.

Au mouvement d’horreur qui la convulse, un chacal se sauve dans la nuit ; la vieille, redressée sur son séant, jette une longue clameur sauvage.

— Où es-tu, ma mère Messaouda ? — répond enfin la voix d’Ahmed. — Viens, je lui ai rendu la paix du tombeau, et j’emporte le couscous. Tu me payeras mes douros, mais, par ma vie ! je ne recommencerais pas cela pour en gagner cent autres…


… Si Driss mangea le couscous et le trouva excellent, puis, insensible aux caftans neufs et aux maquillages de ses vieilles épouses, il rejoignit Ammbeur dans sa chambre et passa auprès d’elle une nuit fort amoureuse, car le souper avait été relevé de nombreuses et savantes épices.

La déconvenue d’El Batoul et de Maléka fut extrême. Elles s’étaient disputées les jours précédents pour savoir à qui le mari rendrait d’abord ses faveurs, et, ne parvenant pas à s’entendre, elles avaient décidé de s’en remettre à la volonté d’Allah… Néanmoins, chacune avait rehaussé sa parure de tous les artifices propres à attirer l’attention de Si Driss, et comptait détourner sur elle seule les effets du sortilège. Elles ne pouvaient comprendre qu’un tel philtre restât impuissant… Elles regrettaient aussi les douros partagés entre Ahmed et Messaouda, et se les reprochaient avec une mutuelle aigreur.

— C’est toi, — disait Maléka, qui as conclu ce sot marché.

— O Allah ! le mensonge sort de tes lèvres, car tu leur as toi-même remis ces dix douros.

— Pouvais-je faire autrement que de leur payer le prix que tu avais promis ?

— Tu n’as même pas attendu de savoir si le couscous était bon.

— Je tiens ma parole mieux que toi, fille de peu.

— Tes injures ne m’atteignent pas, mon père était caïd.

— Lui, caïd !… caïd de sauterelles !

Les querelles emplissaient de nouveau la maison, Si Driss, lassé par leurs cris, ne songeait même plus à leur faire la « part de Dieu ». Leur haine contre la favorite s’en accrut, et leurs visages se firent plus blancs à mesure que leurs cœurs devenaient plus noirs… Il fallait se débarrasser d’une rivale qu’on ne pouvait vaincre… Un matin Messaouda, désireuse de réparer son insuccès, dissimula une mixture d’herbes et de cheveux hachés menus dans la harira d’Ammbeur.

— Au bout de quelque temps, — disait-elle, — les cheveux gonfleront dans son cœur et l’étoufferont.

Les coépouses, réconciliées par leur péché, épiaient anxieusement les résultats du maléfice. Et, de fait, Ammbeur dépérissait, minée par une mauvaise fièvre. Elle n’avait plus de goût pour aucune chose, elle ne songeait même plus à se parer et portait des caftans salis et déchirés.

Il y eut des noces dans la famille et elle ne voulut pas s’y rendre !… Le moindre effort lui arrachait des gémissements…

— O Prophète ! O Mouley Idriss !… que je suis lasse !… O mon malheur !… Mes os sont devenus plus mous que le beurre d’été !… O Allah !… O mon destin !

Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, se dilatent étrangement, ses jambes, enflées, ne la portent plus ; sa faiblesse est telle qu’elle ne peut même plus monter aux terrasses et traîne des jours lamentables dans la maison humide et pleine d’ombre.

Si Driss en a l’esprit perdu, il ne voudrait pas la quitter et maudit les voisines qui s’installent chaque jour auprès d’elle et lui interdisent ainsi l’accès de sa chambre. Elles plaignent la malade et lui conseillent mille remèdes inefficaces, puis elles se mettent à babiller comme les hirondelles de murailles à l’heure du moghreb.

Ammbeur ne s’intéresse plus à leurs bavardages et se retourne sur sa couche sans trouver de repos… Le Seigneur l’a-t-il marquée pour mourir parmi ces étrangères ?… Combien Si Driss regrette amèrement de l’avoir amenée à Fez !

— Ah ! — dit-il, — l’air des montagnes est trop fort pour toi, habituée au doux climat de la côte. S’il plaît à Dieu tu guériras au printemps, nous retournerons à Rabat dès que le bled aura séché.

Mais l’hiver se prolonge, interminable et froid ; la pluie tombe nuit et jour, bénie de tous, car elle promet des récoltes heureuses, et Ammbeur songe avec désespoir qu’elle n’atteindra pas la belle saison, trop lente à venir.

Malgré les tendres soins de son époux, elle languit et se meurt, l’âme oppressée d’une sombre angoisse. Ce qu’elle porte à sa bouche a un goût de fiel, et elle rejette toute nourriture en des vomissements.

— Si telle est la volonté d’Allah, laisse-la jeûner quelque temps afin de purifier son corps, — conseilla un « savant », ami de Si Driss.

Ce traitement parut réussir durant les deux premiers jours, les souffrances d’Ammbeur s’apaisèrent, mais sa faiblesse devint telle que l’esprit semblait prêt à quitter son corps.

— Il faut la ranimer avec du thé très fort, — ordonna le « savant ».

Et les tourments recommencèrent à tordre l’infortunée sur sa couche. El Batoul et Maléka la soignent avec un dévouement exagéré ; Si Driss se repent de les avoir méconnues, et Ammbeur ne peut plus se passer d’elles. Nuit et jour, elles sont à son chevet, attentives à prévenir tous ses désirs. Chaque fois que la malade, tourmentée par une soif ardente, réclame à boire, elles préparent elles-mêmes du thé, sans épargner le sucre, et elles y mêlent traîtreusement un peu d’une poudre jaunâtre achetée au souk, que l’on nomme rahj[87], pour activer les effets de la pâte magique.

[87] Arsenic.

— Le thé est amer à mes lèvres, — gémit Ammbeur.

Et Si Driss, qui sait le breuvage doux comme le miel du printemps, voit venir avec épouvante la séparation à laquelle il n’est pas préparé… Cette idée ne peut quitter son esprit, elle est cause de ses larmes abondantes et de ses nuits agitées.

L’état de sa bien-aimée empire de jour en jour ; des sommeils plus pesants que celui du tombeau l’accablent, dont elle sort sans retrouver son entendement. Elle dit des choses qu’Allah seul peut comprendre, et d’autres aussi qui jettent le trouble dans le cœur de son époux. Depuis longtemps, elle n’avait plus prononcé les paroles d’amour et de joie, et ce sont les souvenirs voluptueux de Rabat que le mal réveille en son cerveau. Elle tressaille, elle tend ses bras décharnés, elle appelle Si Driss avec frénésie, elle frémit d’un imaginaire plaisir… puis elle retombe épuisée sur sa couche, et il la voit se débattre dans les tourments d’une lente agonie…

Il est affligé, dément, perdu. Dieu connaît l’état de son âme ! Comment pourra-t-il supporter l’absence de sa belle aux regards affolants, de celle qui fut touchée par lui seul, dont le corps est brûlant et l’haleine plus parfumée que les fleurs du jasmin et de l’oranger ?…

Mais déjà, elle s’éloigne de lui… ses yeux ne reflètent plus aucune chose, ses membres se glacent, son souffle s’éteint… O Seigneur ! elle entre dans Ta Miséricorde !…

El Batoul et Maléka se griffent le visage à coup d’ongles et poussent des cris déchirants qui attirent toutes les esclaves.


Ainsi mourut Ammbeur, épouse trop aimée de Si Driss El Bagdadi, selon ce qui était écrit sur le livre de sa destinée.

(Meknès. — Décembre 1917.)

TABLE

PREMIÈRE PARTIE
MŒURS TUNISIENNES
I.
— LA MAISON DU CAID MANSOUR
1
II.
— MENU PEUPLE
22
III.
— NOCES PRINCIÈRES
32
IV.
— UNE PETITE AZIZA EST NÉE
47
V.
— LA PRISON DES ÉPOUSES
52
VI.
— FATHMA LA DÉLAISSÉE
63
VII.
— LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS
69
VIII.
— LA MARIÉE AU HAMMAM
85
IX.
— LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF
89
X.
— LAMENTO
110
XI.
— JEUNES-TUNISIENNES
115
XII.
— LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAIM
125
XIII.
— DÉCADENCE
133
DEUXIÈME PARTIE
MŒURS MAROCAINES
I.
— LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM
145
II.
— LA JUIVE
164
III.
— LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME
195
IV.
— MEKTOUB
204
V.
— LE MARIAGE DE RITA
218
VI.
— UN HAREM BIEN GARDÉ
254
VII.
— LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN
272
VIII.
— ESCLAVAGE
281
IX.
— LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA
293
X.
— AMMBEUR LA FAVORITE
301

290-19. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 9480-10-19.

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