The Project Gutenberg eBook of Le Maître du Navire

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Title: Le Maître du Navire

Author: Louis Chadourne

Illustrator: J.-G. Daragnès

Release date: July 24, 2022 [eBook #68606]

Language: French

Original publication: France: L'Édition française illustrée

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MAÎTRE DU NAVIRE ***

COLLECTION LITTÉRAIRE DES ROMANS D’AVENTURES

LOUIS CHADOURNE

LE MAITRE
DU NAVIRE

L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE
30, RUE DE PROVENCE — PARIS

1919

DU MÊME AUTEUR

Commémoration d’un Mort de printemps, poème. (Paris, 1917. Épuisé.)

L’Amour et le Sablier, poèmes. (La Belle Édition, Paris, 1919.)

En préparation :

Poèmes pour les Deux Crépuscules. (Édition de La Sirène.)

Le Conquérant du Dernier Jour, nouvelles.

La Force Ensevelie, roman.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

25 exemplaires sur papier hollande numérotés de 1 à 25.

(Sept de ces exemplaires, — les numéros 1 à 7, — n’ont pas été mis dans le commerce.)

Tous droits de traduction, d’adaptation, de reproduction et de représentation réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.

Copyright 1919 by L’Édition française illustrée, Paris.

LOUIS CHADOURNE

Le
Maître du Navire

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE
DEUX BOIS ORIGINAUX DE DARAGNÈS
(Frontispice et couverture)

PARIS
L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE
30, Rue de Provence, 30

1919

AVANT-PROPOS
négligeable
A L’ANCIENNE MODE

Lecteur,

Tu tiens à juste raison pour outrecuidant un auteur qui se mêle d’extraire à ton usage, et sans que tu l’en pries, la moelle et le suc de son livre. Ce n’est souvent que viande creuse : aussi, ne ferai-je pas de la sorte. Je t’avertis donc de t’arrêter à l’écorce romanesque de cette fiction et de n’y point chercher l’amande. Toutefois, si tu veux philosopher — et l’on dit bien à tort que c’est le propre de l’homme, car les chats, les hiboux et les éléphants ont plus que lui le goût et le loisir de la réflexion — si tu veux philosopher, dis-je, pousse plus avant en cette aventureuse fantaisie. Ce que tu cherches, tu le trouveras sans doute, car tu le portes en toi-même à ton insu et l’on ne découvre que les trésors enfouis dans son propre cœur.

Le Maître du Navire

PREMIÈRE PARTIE
LA TRAVERSÉE COMMENCE

CHAPITRE PREMIER
L’homme aux lunettes vertes.

« Quel est ce guerrier qui s’élève au-dessus des autres : son bouclier est semé d’étoiles et son aspect n’est pas celui d’un mortel ? »

Euripide.

En soulevant le store baissé, à cause de la lumière crue, sur la large baie du wagon-salon, Leminhac découvrit, barrant l’horizon de sa ligne puissante, la Cordillère des Andes dont quelques sommets étincelaient. Ce spectacle majestueux ne lui inspira qu’une réflexion prosaïque :

— Ce train n’avance pas.

Mais, comme il se piquait de quelque sentiment de la nature et qu’on ne peut décemment, lorsqu’on est avocat et conférencier, laisser passer sans commentaires la perspective éthérée, sur un sombre azur, des cratères du Chimborazo ou du Cotopaxi, il ajouta :

— Panorama en vérité grandiose. Et comme on est loin de Paris !

Un Français se reconnaît en voyage à ce qu’il accommode à toutes les sauces ces syllabes magiques : Paris ! Ce nom bien-aimé ne quitte pas ses lèvres, surtout si le voyageur est natif de Pézenas ou de Brive-la-Gaillarde. Si vous rencontrez un Français sous la ligne précise de l’équateur, comme c’est le cas dans cette histoire, ou dans une oasis du Sahara, ou buvant le thé sur le poêle d’une isba sibérienne, ne manquez pas de lui demander innocemment :

— De quel pays de la France êtes-vous originaire ?

Il ne manquera pas de vous répondre :

— De Paris, naturellement.

Et parfois avec le plus riche accent de Provence ou de Gascogne. Nous ne trouvons sur la mappemonde que des Français de Paris.

Si maître Leminhac, jeune gloire du barreau parisien, égaré au centre — bien lointain — de notre planisphère terrestre, évoquait ainsi la Ville Lumière, c’était sans doute moins pour rappeler à son vis-à-vis, vieillard correctement binoclé d’or, les délices de notre moderne Capoue, que pour attirer l’attention bienveillante d’une troisième personne jusqu’ici plongée dans la lecture d’un livre, sans nul doute anglais, si l’on en jugeait par la couverture de toile verte, agrémentée de filets d’or.

L’effet cherché se produisit naturellement, et la troisième personne, dont Leminhac n’avait encore aperçu qu’une lourde torsade dorée sous la soie d’une écharpe, découvrit, l’espace d’un instant, un profil un peu lourd, mais d’une étrange séduction.

— C’est une Russe, pensa Leminhac qui avait fait de sérieuses études ethnologiques au Palais de glace et, plus récemment, dans un atelier cubiste de Montparnasse.

— C’est une Russe, répéta-t-il, satisfait de sa perspicacité encore invérifiée d’ailleurs. Il n’y a qu’elles pour avoir ce menton un peu fort, ce nez légèrement aplati et pour être cependant les plus séduisantes créatures. Et quels cheveux !

— Il me faut voir ses yeux, ajouta-t-il. C’est indispensable.

— Ne pensez-vous pas, Leminhac, dit le vieillard binoclé d’or, que nous arriverons en retard à Callao ?

— Je le pense, mon cher professeur, répondit l’avocat. D’après l’horaire, et si je me souviens bien de l’heure à laquelle nous avons passé à la dernière station, nous avons déjà un retard de cinq heures.

— C’est peu, évidemment, pour de pareilles distances.

— Oui, fit Leminhac, mais il serait fâcheux de manquer le Gloucester à Callao. Les formalités pour les bagages sont longues.

— Patience, fit le professeur.

Et il se replongea dans la méditation du deuxième tome de Krafft-Ebing, dont il avait commencé la lecture à Yokohama, et il n’était encore qu’à la cinq cent quatre-vingt-treizième page.

Le nom, articulé par Leminhac avec un faux accent anglais, du Gloucester fit de nouveau émerger dans la lumière le profil blond.

— J’ai vu ses yeux, soliloqua-t-il de nouveau. Ils sont indiscutablement slaves.

Cependant, le train ralentissait sa course, patinait sur ses freins et stoppait net.

— Une panne, sursauta le professeur.

— Impossible, fit Leminhac.

L’inconnue ferma son livre, esquissant une moue impatiente, et se dirigea vers le couloir.

Le train s’était arrêté dans la brousse. Un vaste désert parsemé de blocs de lave spongieux et noirs, hérissé de buissons et d’arbustes épineux — à l’ouest, les nappes miroitantes des Salines — un paysage métallique, noir et blanc, sur qui, brusque, la nuit équatoriale s’affaissa.

Leminhac avait suivi l’inconnue dans le couloir et s’affairait auprès du contrôleur nègre, en un anglais douteux mêlé de sabir.

— Qu’y a-t-il donc ?… retard incompréhensible. Ah ! ils sont jolis, les chemins de fer américains !

— Le passage est difficile, Monsieur, repartit l’agent au sombre visage. Le poste nous avertit que la lisière nord de la forêt est en feu. Si l’incendie est grave, il sera impossible de franchir cette barrière de flamme.

— Bigre, pesta Leminhac. Et que fera-t-on alors ?

— On attendra.

— Est-ce que cela peut durer longtemps ? interrogea le professeur, accouru à son tour.

— On ne peut pas savoir. Toutefois, il n’y a pas lieu de craindre que l’incendie s’étende considérablement, la forêt étant humide et pleine de marécages. La zone du feu est très limitée.

— Combien de temps encore ?

— Dix, douze heures. Un jour peut-être, au maximum.

— Nous manquerons le paquebot, gémit Leminhac. C’est inévitable. Il part demain à 13 h. 40. Et il est déjà 9 heures du soir.

L’inconnue parut s’inquiéter et s’approcha du groupe.

— Croyez-vous, Monsieur, demanda-t-elle à Leminhac, que nous ne puissions vraiment prendre le Gloucester ?

— Je le crains, Madame, et vous m’en voyez navré. J’ai assez de ce pays. Il est morne. On y étouffe. Les naturels n’ont pas de conversation… C’est une bonne fortune rare que de rencontrer en pareil lieu d’aussi agréables compagnons de voyage, une bonne fortune que le malencontreux incident qui nous retarde va nous faire encore apprécier davantage.

— Hélas ! fit l’inconnue, serons-nous contraints de demeurer trois semaines à Callao, dévorés par les moustiques ?

— Il n’y a, en effet, pas de départ de ce port-là avant vingt jours. Il faudra gagner Guayaquil ou revenir à San-Francisco.

Le professeur qui avait, en raison des circonstances, renoncé à Krafft-Ebing, apparut, le chef orné d’une casquette d’un vert sournois.

— Si vous me le permettez, Madame, et puisque nous voici compagnons d’infortune, je ferai les présentations.

Il montra le professeur :

— M. le professeur Tramier, de l’Académie de médecine de Paris.

Et, se désignant lui-même :

— Anatole Leminhac, avocat à la Cour, Français, Parisien même…

— Maître Leminhac, interrompit l’inconnue, pour la plus grande stupéfaction de l’avocat et du médecin, maître Leminhac ? Mais, n’est-ce pas vous qui avez si brillamment plaidé dans l’affaire Soliveau-Depréchandieu ?

— C’est moi-même. Par quel hasard mon nom, si modeste encore, est-il parvenu à vos oreilles, Madame…

— Madame Erikow, Marie Erikow. Ne vous étonnez pas. J’ai suivi les audiences. Cette affaire était passionnante, n’est-ce pas ? Et j’ai admiré votre talent.

— Vous me flattez, Madame.

— Leminhac est la modestie même, crut devoir ajouter le docteur Tramier. Mais c’est une des futures gloires de notre barreau.

— Je n’en doute pas, dit Mme Erikow, avec un sourire poli.

— Et vous êtes Russe, Madame ?

— Russe de Moscou,

— Je l’avais deviné.

Quelques-uns des voyageurs étant descendus, Leminhac proposa de suivre leur exemple.

La nuit était venue. Aux yeux des voyageurs, vers le nord, l’horizon apparut, embrasé. Au bas du ciel, la masse obscure de la forêt se dressait comme une titanique cité de ténèbres. Une barre d’un rouge sombre coupait l’horizon et sur cet écran de feu se tordaient des arbres dont les arabesques convulsées, nettement dessinées en noir d’encre, évoquaient une lanterne magique pour géants.

— C’est sinistre, murmura Leminhac.

— C’est splendide, soupira Mme Erikow.

— C’est bien ennuyeux, gémit le professeur.

La brise lourde qui soufflait du Pacifique apportait sa senteur marine où se mêlaient les bouffées âcres de l’incendie, l’odeur des plantes tropicales huileuses et grasses que rongeait lentement le feu. On percevait la crépitation des branches et le craquement sourd des troncs qui éclataient.

Leminhac offrit son bras à Mme Erikow pour faire quelques pas le long de la voie ferrée. Les autres voyageurs causaient ou fumaient, par groupes ; de petites braises de cigares trouaient l’ombre.

Un Espagnol, coiffé d’un sombrero gris et plat et vêtu d’homespun, — tache claire dans la nuit, — jurait sans interruption :

— Sacramento ! Ciento mil pesetas, he de perder esta noche.

Une miss soupirait :

— What a beautiful night !

et citait du Shelley :

« Palace roof of cloudless nights,
« Paradise of golden lights. »

L’avocat se pencha vers sa compagne :

— Vous allez à Sydney, sans doute ?

— Oui. J’ai des propriétés là-bas.

— C’est également notre destination, à Tramier et à moi.

— Vos cabines sont réservées ?

— Oui ; la vôtre aussi ?

— Naturellement.

— Pourvu que le Gloucester nous attende ?

— Je commence à désespérer.

La nuit s’écoulait et le sinistre rougeoiement de l’horizon ne disparaissait pas du ciel.

Marie Erikow regagna son sleeping, tandis que Leminhac et Tramier jouissaient, non sans quelque aigreur, de la nuit tropicale baignée d’aromes.

Comme elle s’approchait du train, elle trébucha, laissant échapper un léger cri. Une main robuste sortit de l’ombre, providentielle.

— Vous êtes-vous fait mal, Madame ? dit une voix où perçait un accent anglais.

Un homme, dont elle distinguait mal les traits, mais qui semblait jeune, la soutenait sous le bras. Une pipe courte brûlait à sa bouche. Il sentait bon l’ambre et le tabac de Virginie.

— Non, Monsieur, ce n’est rien. Un bleu, tout au plus. Mais comment ai-je pu tomber ?

— Vous avez buté dans un fil de fer : permettez-moi de vous aider à remonter en voiture.

Le voyageur l’accompagna silencieusement jusqu’au wagon, éclairé doucement de lampes électriques, dont quelques-unes étaient déjà en veilleuses. Le train allongé, avec ses traverses de cuivre et les chiffres dorés de la compagnie, reposait sur ses ressorts, comme une bête de luxe. Le wagon-salon, placé à l’arrière, tout en glaces, étincelait dans l’épaisseur morne de la nuit.

A la clarté des lampes, Marie Erikow put détailler la physionomie de son Sigisbée nocturne. C’était un jeune homme, vêtu d’un complet à carreaux de coupe sportive, coiffé d’une casquette, type classique de l’Anglais en voyage. Quand elle leva les yeux, elle vit qu’il était beau. Découplé comme un joueur de cricket, il avait un visage d’un ovale très pur, dont la pâleur rosée était toute féminine ; mais le menton volontaire dissipait l’impression un peu trouble que pouvaient causer la douceur régulière des traits et le charme sensuel de la bouche.

Il s’inclina respectueusement :

— Robert Helven, de Cambridge, peintre.

Elle le remercia de son appui, et lui tendit la main. Il la serra. Elle le trouva correct, mais un peu froid.

Aussi ajouta-t-elle, comme il regagnait son compartiment :

— Vous allez sans doute à Callao. Nous nous reverrons en route.

Les stores baissés, elle défit ses lourdes torsades, mira en souriant l’éclair de ses yeux glauques et de ses lèvres carminées, puis s’enveloppa dans une robe chinoise de soie violette où jouaient des cigognes d’or et des oiseaux à aigrette. La couchette du sleeping l’accueillit et elle ferma les yeux sur la seconde page du dernier livre de M. Claude Farière, préférant sans doute à sa littérature l’image indécise d’un portrait de Gainsborough.


Quand Marie Vassilievna Erikow se réveilla, le train filait à travers la grande plaine fertile qui longe le Pacifique. Son sommeil, après plusieurs journées de voyage, avait été si profond qu’elle n’avait pas senti le bercement du rapide en marche, succédant à l’immobilité de la halte. Elle fit jouer les stores et les abaissa immédiatement, tant la lumière était vive.

Sur la plate-forme vitrée du wagon-salon, Leminhac et le professeur Tramier semblaient hypnotisés par le ruban d’acier que le train dévidait vertigineusement derrière lui.

— Onze heures, gémit lugubrement la future gloire du barreau. Onze heures ! A treize heures quarante, le Gloucester lèvera l’ancre. Nous sommes bons.

— Résignons-nous, répliqua le docteur, à qui la lecture persévérante de Krafft-Ebing — entreprise à Yokohama — avait donné une patience à l’épreuve de tous les coups du destin. Résignons-nous. Qui sait ? le paquebot ne sera peut-être pas encore parti ! C’est un petit bateau sans importance.

— Petit ou grand, ne vous imaginez point qu’il va nous attendre. Rien à faire, que rester à Callao trois semaines ou regagner San-Francisco. Peste soit des forêts, des trains et des incendies !

Marie Erikow entra à ce moment. Elle avait un tailleur de voyage d’une étoffe claire et moelleuse qui drapait sa taille un peu lourde. Sous les voiles, sa chevelure laissait étinceler des paillettes d’or.

— Bonjour, fit-elle. Alors, il paraît que c’en est fait du Gloucester ?

— Il paraît, dit tristement Leminhac. Nous n’arriverons qu’à la nuit.

— C’est absurde. Quelle folie ! C’est bien ma faute. J’aurais dû partir plus tôt. On n’arrive pas ainsi au dernier moment.

— Nous aussi, soupira le professeur.

— Oui, nous aussi, dit impétueusement Leminhac. Quand je pense que je dois prononcer dans quinze jours à Sydney ma conférence sur l’éloquence révolutionnaire, conférence à laquelle assisteront vingt mille personnes dont pas une ne sait un mot de français, quand je pense à cela, mon âme se déchire et mes yeux se remplissent de larmes.

— Séchez-les vite, dit Marie Erikow. Vous ferez votre conférence à Callao.

— Je ne compte pas y rester. Dieu me préserve de vos palaces équatoriaux.

— Nous déciderons là-bas, conclut judicieusement Tramier, ce qu’il nous restera de mieux à faire, une fois sûrs que le Gloucester est bien manqué.

Au dining-car, pour le déjeuner, Mme Erikow, le docteur et Leminhac s’assirent à la même table. Une place restait libre. Ce fut le peintre anglais qui l’occupa. Marie Erikow en profita pour présenter celui qu’elle appelait généreusement son « sauveur ». Leminhac conçut de l’heureuse fortune du jeune Anglais un dépit qu’il dissimula diplomatiquement. Il fut d’ailleurs éblouissant, répandant aux genoux de la Russe toute une pacotille de scintillantes banalités. De temps à autre, d’une main potelée, il lissait ses favoris qu’il portait courts à l’instar d’un critique littéraire fort en vue dans la capitale. Le docteur mâchait en silence, assaisonnant tous les plats d’une Worcester-sauce susceptible de corroder le diamant. Quant à l’Anglais, Marie Erikow nota qu’il avait les yeux marrons ou café très clair et de belles dents, qu’il portait à l’annulaire gauche une bague touch-wood ornée d’une émeraude et qu’il mangeait et parlait avec une sobriété puritaine. Il ne prononça que quelques mots et ce fut pour lui demander si elle ne désirait pas quelques gouttes de la sauce infernale accaparée par le professeur. Néanmoins, il parut charmant, car une jolie bouche est plus séduisante que les plus brillants mots d’esprit. L’âge et la figure d’Helven le dispensaient de tout effort pour plaire. Il paraissait d’ailleurs timide et l’ignorance même qu’il manifestait de ses avantages leur en ajoutait un nouveau.

Marie Erikow alluma une cigarette et s’étendit nonchalamment sur un des larges fauteuils de cuir. Le train avait accéléré encore sa vitesse et déchirait l’espace, qui s’ouvrait en sifflant devant la Compound à la nuque trapue dont les bielles se détendaient avec la souplesse de muscles bien entraînés.

Leminhac, sur la plate-forme, tirait quelques bouffées d’un Upman choisi par l’académicien dans les boîtes d’acajou présentées par le steward. Tramier assurait un binocle hésitant, penché sur l’indicateur du Lloyd. Ils étaient seuls. Helven, dans le wagon-salon, contemplait la Russe, attentif et un peu languissant, pareil à un lévrier de race.

— Inquiétant, ce jeune Anglais ! dit Leminhac.

— Inquiétant ? Et pourquoi donc ? repartit Tramier. Il me semble fort bien élevé.

— Je n’aime pas le genre Dorian Gray, ni ces champions de boxe qui vous ont des visages de vierges préraphaëlites.

— Le gaillard paraît musclé comme un jeune tigre.

— Et avec cela, des yeux de gazelle. Je n’aime pas la confusion des genres, mon cher professeur. Nous autres, Français, nous autres, Latins, nous répugnons à ces mélanges. Notre type de la beauté masculine est plus simple et plus grave…

Ce disant, il ajusta d’un coup de pouce une cravate doctrinaire de soie noire ornée d’un camée et rejoignit la Russe et l’« Antinoüs de Cambridge ».

Tramier, solitaire, reprit mélancoliquement la page cinq cent quatre-vingt-quatorzième de Krafft-Ebing.


Le temps et l’espace furent consciencieusement dévorés par

« le dragon mugissant qu’un savant a fait naître »

si bien que le rapide entra dans la gare de Callao deux heures plus tôt que ne s’y attendaient les voyageurs, rattrapant ainsi une partie de son long retard.

Hélas, la joie des quatre compagnons fut de courte durée !

— Le Gloucester ?

— Parti à treize heures quarante.

— Sacramento !

Ainsi jurèrent ensemble l’Espagnol vêtu d’homespun et Leminhac qui affectait une certaine pratique de la langue des hidalgos, tout en usant de libertés républicaines avec l’accent tonique.

Comme la journée était fort avancée, on élut de camper patriarcalement dans un Palace de goût municho-viennois, adorné de pâtisseries en stuc et pareil à ces pièces montées où bave la crème et où l’on dessine avec du sirop de si agréables figures. Ses balcons ventrus et dorés s’arrondissaient face à la mer et les houles du Pacifique venaient déployer dédaigneusement leurs écharpes sous les masques horrifiques de mascarons œdémateux.

Un portier suisse attendait au centre de la terre la Russe, l’Anglais et les deux Français qui ne s’en montrèrent point surpris. On leur assigna des chambres dont le mobilier eût découragé les amis de M. Francis Jourdain. Ils y reposèrent, d’ailleurs, à poings fermés, sans entendre la plainte des flots qui portèrent Magellan et les cinq caravelles : Trinidad, Santiago, Victoria, Conception et San-Antonio, à la conquête des terres inconnues où des sauvages, peints en jaune et des cornes de cerf dessinées sur les joues, offrirent aux Portugais des clous de girofle et des oiseaux de Paradis.

La nuit fut pour eux sans rêve, sauf peut-être pour Marie Erikow ; elle leur fut aussi de pauvre conseil, car ils se retrouvèrent le lendemain sur le quai inondé de soleil, encombré de balles et de tonneaux, tous quatre incertains de ce qu’ils devaient décider.

La chaleur était fort lourde.

Leminhac, qui s’imposait maintenant comme le cacique de l’errante tribu, proclama :

— Entrons quelque part. Nous prendrons un apéritif.

Pour la couleur locale, on choisit le bar du Pajaro Azul. L’endroit était frais et confortable. Sur le comptoir peint d’un bleu clair à faire grincer les dents, sans doute à cause de l’enseigne et faute d’oiseau d’aucune sorte, s’entassaient des pyramides de citrons, de limons, de goyaves ; le soleil, tamisé par de larges stores de pailles, jouait sur l’écorce des pamplemousses, sur la peau tendue à éclater des figues de Surinam. De l’arrière-boutique, où s’entassaient des caisses d’épices et des ballots de riz ou de manioc, glissait une odeur de vanille.

— Je pense, dit Helven le silencieux, à un petit bar de la Jamaïque, qui sentait la cannelle comme celui-ci est parfumé de vanille. On y mangeait des melons exquis que l’on avait laissés, une nuit entière, le ventre bourré de glace pilée, de tranches d’ananas, de bananes coupées en menus morceaux ; le tout, arrosé d’un rhum comme on n’en boit que là-bas, noir, sucré et aromatisé de cannelle… »

— Je vois, dit Leminhac, que vous avez beaucoup voyagé.

— Et, ajouta Marie Erikow en riant, que vous agréez avec reconnaissance les dons du Seigneur.

Ils s’assirent autour de quatre verres que l’or du whisky enflamma sans retard.

— Que faire ? dit Marie Erikow.

— Absurde aventure, gémit Leminhac. Ce paquebot…

Comme il disait ces mots, un homme d’une taille gigantesque, le visage haut en couleur et noyé dans une barbe flamboyante, entra dans le bar. Il était sobrement, mais fort proprement vêtu d’un complet de toile blanche très fine et dont la coupe était parfaite. Coiffé d’une casquette à visière vernie, il pouvait passer pour un marin, mais rien n’indiquait son grade et le nom du vaisseau.

— Ce gentleman, dit Helven, ferait un superbe horseguard.

— Ce doit être un officier de marine. Il y a une canonnière en rade, supposa Marie Erikow qu’intriguait la singulière prestance de l’inconnu.

Celui-ci s’assit à une table voisine et commanda une tasse de thé bouillant.

— C’est un homme qui a l’habitude des pays chauds, murmura Tramier.

L’homme souleva sa casquette. Une paire de lunettes vertes voilait son regard ; les joues étaient hâlées par le vent de mer ; le bas du visage se perdait dans le remous flamboyant de la barbe.

— Un Pactole, dit Leminhac.

Il y avait dans la physionomie du personnage, malgré ses manières aisées et la bonhomie avec laquelle il s’adressait, en espagnol, au garçon du bar, une telle étrangeté, — due peut-être aux deux disques verts qui auréolaient ses orbites — que les quatre voyageurs éprouvèrent quelque gêne à reprendre leur conversation.

— Il est navrant, dit Leminhac, d’avoir manqué ce paquebot.

— Cela nous fait un retard interminable, dit Tramier.

— Que faire ? demanda Marie Erikow.

— Partir pour San-Francisco demain, proposa Helven. Nous y attendrons le prochain départ puisque, j’imagine, Sydney est notre commune destination.

— Nous en avons encore pour une quinzaine au moins, gémit Leminhac.

— Il n’y a pas d’autre moyen…


L’inconnu payait, se levait et disparaissait en laissant tomber derrière sa haute silhouette le rideau de perles bariolées qui servait de porte.

— Drôle de corps, murmura Leminhac.

Ils reprirent leur discussion, incertains, irritables, trouvant, malgré la fraîcheur vanillée du « Pajaro Azul », que l’aventure tournait mal.

L’Aventure ! Mot magique où bruissent toutes les voix du mystère. Elle se présenta brusquement, comme toute aventure qui se respecte, dans la clarté bleue du bar, masquée d’humour, bonasse et sournoise à la fois, sous la forme d’une lettre qu’apportait un matelot, tout de blanc vêtu et dont le béret portait en banderolle, lettres d’or sur fond noir, ce mot : Cormoran. — Le marin entra prestement dans la salle et, sans hésitation, remit à Tramier que son aspect vénérable désignait comme le doyen de la bande, une large enveloppe blanche cachetée, gravée d’une ancre autour de laquelle se répétait, en exergue : Cormoran.

— Pour moi ? exclama Tramier stupéfait.

L’homme s’inclina et disparut d’un pas léger, amorti par les semelles de corde.

— Mais c’est impossible ! hoquetait le docteur. Impossible. Qui diable puis-je connaître ici ? Et comment cet homme m’a-t-il reconnu ?

— Ouvrez donc, conseilla Helven.

Avec quelques précautions craintives, et comme si le pli avait dû contenir un explosif habilement dissimulé, le professeur Tramier, de l’Académie de médecine, décacheta l’enveloppe.

Une stupeur souriante inonda son visage.

— C’est inouï, fit-il.

— Parlez, je vous en supplie, gémit Marie Erikow, qui crispait ses belles mains impatientes sur la table. Parlez. Lisez cette lettre.

— Elle nous est adressée à tous, dit le docteur.

— Ah ! par exemple, cria Leminhac.

— Voici :

A bord du Cormoran.

« Le hasard qui m’a fait surprendre votre conversation me permet de vous rendre un service et je ne saurais hésiter un instant devant la perspective d’obliger des personnalités aussi distinguées que celles du professeur Tramier, de l’Académie de médecine »…

— Connu, vous êtes connu sous l’équateur, exclama, transporté d’envie, Leminhac.

— « … de maître Leminhac, du barreau de Paris

— Moi aussi, bégaya l’avocat. Mais c’est de la magie !

— « … de sir William Helven, le peintre bien connu et, j’ai réservé son nom pour couronner cette liste précieuse, de l’infiniment charmante Marie Vassilievna Erikow

— Il est exquis, murmura-t-elle… Mais qui est-ce donc ?

— Notre voisin à lunettes, dit Helven.

— « … Mon yacht, le Cormoran, qui est un fort bon bâtiment gréé pour la haute mer et avec qui j’ai accompli de nombreuses traversées, peut vous mener sans encombre à Sidney où moi-même j’allais me rendre. N’hésitez pas à accepter l’hospitalité d’un honorable commerçant qui professe le respect de la science, de l’art et de la beauté

— Et de l’éloquence ? insinua Leminhac.

— « … Vous trouverez à mon bord tout le confortable et le dévouement attentif de

VAN DEN BROOKS
Marchand de cotonnades.

« P.-S. — Si l’offre vous convient, vous trouverez, à 5 heures, à l’embarcadère, un canot qui vous mènera à mon bord et transportera vos bagages. »

— C’est fantastique, dit Leminhac. Comment sait-il nos noms ?

— Acceptons, acceptons. Quelle drôle d’aventure, cria Marie Erikow, battant des mains.

— Mais, dit Tramier, je ne connais pas ce M. Van den Brooks.

— N’importe, il nous connaît. Cela suffit. Et il nous invite ! répliqua Marie.

— Un monsieur qui possède un navire gréé pour la haute mer ne peut être que respectable, assura Leminhac. Et de plus, il se dit marchand de cotonnades. C’est une profession fort honorée.

— Hm… dit Tramier. A mon âge, je ne voudrais pas faire d’imprudence. Comment serons-nous installés ?

— Fort bien, j’en suis sûre, insista Marie qui ne tenait plus sur sa chaise. Il le dit, d’ailleurs.

— On peut toujours voir, proposa Leminhac.

— C’est cela, allons voir Van den Brooks !

Et Marie Erikow sortit précipitamment du bar, suivie de Leminhac et de Tramier, éperdu, qui s’accrochait à ses basques.

Le jeune garçon du Pajaro Azul rattrapa Helven.

— Ce n’est pas payé, Senorito.

Helven solda les whiskys puis, se tournant vers le muchacho dont les yeux luisaient sous des sourcils de charbon :

— Connais-tu ce grand marin à barbe blonde qui s’est assis près de nous ?

— Non, Excellence (le pourboire ennoblit l’homme généreux).

— Vient-il quelquefois à Callao ?

— Je ne l’ai jamais vu, Monsieur, avant la soirée d’hier. On dit qu’il est à bord d’un petit vapeur amarré à l’entrée de la rade.

— Personne ne le connaît sur le port ?

— Non, Senorito. C’est un étranger. Les plus vieux matelots du port ne le connaissent ni lui ni son bateau, et pourtant, ils connaissent bien des capitaines de navire.

— Gracias, dit Helven.

— Vaya usted con Dios, dit le muchacho.

Et tout en rejoignant les autres, Helven répétait les syllabes sonores de l’adieu espagnol :

— Vaya usted con Dios : Vaya usted con Dios… con Dios… Espérons que ce ne sera pas avec le diable.

CHAPITRE II
Le « Cormoran » lève l’ancre.

Guido vorrei che tu e Lapo ed io.
Fossimo presi per incantamento
E mesi in un Vascel ch’ ad ogni vento
Per mare andasse à voler vostro e mio.

Dante.

Le Portier Suisse et le Chasseur Nègre les ayant accompagnés de leurs bénédictions, les quatre voyageurs se dirigeaient à l’heure dite vers l’embarcadère. Quelques porteurs noirs les suivaient, la nuque ployée sous les malles de cabine. Celles de Marie Erikow étaient fort plates, d’un beau cuir patiné et parfumé et leurs flancs étaient revêtus d’une multitude de vignettes où l’on distinguait, sur des fonds de clairs de lune ou de couchants embrasés, le sphinx d’Égypte et les terrasses du Casino de Monte-Carlo, des bouquets de palmier, une gondole, le tout chevauché de ces majuscules dont les Astoria, Continental et Palaces du monde entier ornent capricieusement l’invitation au Voyage.

Le port encadrait dans la blancheur crue des môles une eau sombre et presque immobile. Des ballots de cacao, de quinquina, de manioc s’entassaient sur le quai. Assis sur un tas de cordages ou une balle de marchandises, des nègres coiffés d’un large panama, le torse nu et les jambes ensachées d’un pantalon de coutil rayé à pieds d’éléphant, suivaient avec indolence le déchargement d’une baleinière fraîchement arrivée des îles des Tortues. Lorsque Marie Erikow, éclatante de blancheur, passa près d’eux, ils relevèrent, épanouies d’un sourire ivoirin, leurs faces luisantes et semblables, sous les ailes de paille, à des soleils noirs.

— Voici le canot, dit Leminhac qui marchait en tête.

La curiosité fit battre le cœur de Marie Erikow, d’Helven, et même du professeur.

Au bord du quai, sur l’eau lourde, irisée, où flottaient des peaux d’orange et de pamplemousses, une lance se balançait, laquée de gris vert à filets d’or, un vrai canot d’amiral, monté par huit rameurs uniformément vêtus comme le matelot qui avait porté la lettre.

L’un d’eux qui, d’après le galon de laine noire posé sur sa manche, devait être un quartier-maître, sauta à terre au-devant des voyageurs et les aida à embarquer.

Puis, d’un « han », les huit torses blancs se renversèrent, huit gorges hâlées tendirent leurs muscles vers l’espace : les rames coupèrent l’eau d’un souple effort, sifflèrent, éclaboussées d’écume, ramenées vivement en arrière par huit paires de bras acajou. Le départ fut si rapide, l’élan si bien réglé et si vigoureux qu’Helven ne put s’empêcher de crier en anglais :

— Allo, c’est encore mieux que l’équipe d’Eton.

Un sourire du quartier-maître — visage de brique torréfié par le gin et le vent de mer — un sourire qui fut une sorte de plissement imperceptible au coin gauche des lèvres, remercia.

— Ce sont de bons garçons, pensa Helven.

Les passagers gardaient le silence. Ils n’osaient exprimer leurs sentiments, craignant d’être entendus, et une inquiétude se glissait subtile et sournoise dans leurs cœurs, à mesure que les blanches maisons de Callao se transformaient en cubes de plus en plus menus, et que le ciel et la terre s’élargissaient autour d’eux.

On n’apercevait pas le « Cormoran ».

— Où diable est donc ce mystérieux navire ? chuchota Leminhac à l’oreille du professeur. Je n’en vois pas la moindre apparence.

Le canot était déjà à l’extrémité du port. On avait longé des caboteurs à la coque rouillée, des chalutiers peints en rouge et noir et deux ou trois vapeurs plus sérieux, à demi sommeillant dans la torpeur de la rade, pavoisés d’une flamboyante lessive, chemises, jerseys, caleçons balancés doucement par la brise. Plus loin, c’était la pointe de la jetée, le phare, le poste de douane et le large.

— Où nous mènent-ils donc ? demanda Marie Erikow au peintre.

— Je n’en sais rien et je ne m’en soucie pas, répliqua celui-ci à voix basse. Nous sommes dans l’aventure : laissons-nous glisser. Êtes-vous inquiète ?

— Pas le moins du monde, fit Marie Vassilievna, avec assurance.

— Moi non plus. Je ne crains qu’une chose, c’est que l’aventure n’en soit pas une, que ce Van den Brooks soit, comme il le prétend, un honnête marchand de cotonnades, vaniteux et obligeant, et que tout se réduise à une promenade en mer.

— Je ne vous croyais pas si romanesque, fit Marie avec une pointe de curiosité. Que voudriez-vous donc ?

— Je ne sais pas moi-même. Mais j’erre à travers le monde à la poursuite de cette aventure qui n’arrive jamais. Je l’entrevois partout, et je ne la saisis nulle part. Elle se cache dans cette porte entr’ouverte, dans cette barque qui attend ; elle rôde à votre porte à la tombée de la nuit ; elle bourdonne autour de votre lampe, dans la chambre silencieuse. Cet homme qui vous frôle, cette femme qui s’est retournée imperceptiblement quand vous passiez, peut-être vont-ils l’apporter avec eux ; peut-être sont-ils chargés de votre destin ! Est-ce qu’on sait ? Le mystère est ici, là, ailleurs. Il est avec moi, avec ces rameurs, avec vous…

— Comme vous m’étonnez ! fit avec quelque langueur Marie Erikow plaisamment bercée par la voix et les troubles paroles du peintre. Je croyais les Anglais si froids.

— Nous sommes le peuple de l’aventure, reprit énergiquement Helven. Ne sommes-nous pas les fils d’une terre qu’entoure le chuchotement des flots ? Nous sommes nés dans une île, et cela suffit pour nous donner l’instinct des départs. Un commerçant, chez nous, est un poète — un poète qui s’ignore, c’est entendu : il y a dans ses ballots les épices des Antilles, la poudre d’or de la Guinée, les ivoires de l’Afrique ; il y a toutes les richesses, tous les diamants, tous les aromates de l’univers dans les cales de ses vaisseaux. Il y a aussi l’Empire, les Indes, et leur nom seul porte le mystère du monde. Cela suffit pour ennoblir l’épicerie.

— Je vous savais peintre, dit Marie : seriez-vous aussi poète ?

— Je ne suis qu’un voyageur, un passant, comme mille autres, étonné des choses les plus simples, curieux des choses les plus compliquées… Si ce Van den Brooks pouvait être un forban, un prince déguisé, le roi d’une île déserte…

Marie Erikow éclata de rire et ce rire sonna sur la mer éclatante et plate.

— Chi lo sa ? Il est peut-être l’un ou l’autre.

Habilement manœuvrée, la lance contournait l’extrémité du môle, décrivant une courbe rapide. La Russe leva les yeux vers l’homme qui, en face d’elle, au bout du canot, maintenait d’un poing ferme la barre. C’était un matelot au teint mat que le hâle avait patiné délicatement. Au contraire des autres rameurs rasés et poncés, un très léger duvet noir ombrageait ses lèvres qu’il avait minces et carminées. Le nez était busqué ; les yeux, sombres et longs, filtraient, à travers les cils, une douceur cruelle. Marie Erikow remarqua que, sous le béret blanc, il portait un foulard de soie noire étroitement noué autour des tempes et qui donnait un étrange relief au visage. L’homme gouvernait avec des mouvements sûrs ; ses gestes et sa pose même marquaient une souplesse de félin. Il était grave, dominant la barque d’un buste hautain.

— Ce ne peut être qu’un Espagnol, pensa-t-elle.

Elle eut envie d’interroger Helven. Mais elle se tut, sans savoir pourquoi.

La lance filait toujours, ondulant sur les lames plus fortes, car l’on commençait à sentir le balancement des grandes houles pacifiques. Le môle dépassé, on piqua vers une sorte de promontoire de terre rouge que la barque contourna au plus près.

— Le Cormoran ! exclama Leminhac. Le voici ! Mâtin ! c’est un joli bateau.

Tous les yeux se tournèrent dans la direction indiquée par le doigt tendu de l’avocat.

Dans une anse rose bordée de cocotiers et de goyaviers un petit vapeur effilé roulait légèrement sur ses amarres. On le distinguait mal, car il était peint, à la manière des navires de guerre, d’une couleur verte qui se confondait avec l’eau. Toutefois, ses bastingages de cuivre étincelaient.

De plus près, Helven nota que le Cormoran avait l’apparence gracieuse d’un yacht de plaisance, mais la courbure robuste de la coque l’indiquait propre à de longues traversées. Il devait jauger 800 tonneaux environ, portait une cheminée, deux mâts à voile et des antennes de T. S. F.

Le professeur restait muet. Leminhac s’affairait et prononçait maintenant des mots techniques : « bossoir… tirant d’eau… écoutilles… », rassemblant des bribes de Jules Verne, du temps où il lisait en sarrau de lustrine noire et les doigts dans les oreilles Les Enfants du Capitaine Grant.

— Nous allons voir le forban, enfin ! murmura Marie Erikow à l’oreille d’Helven.

Celui-ci ne répondit pas, mais montra des yeux, sur le pont du navire, une haute silhouette blanche qui attendait…

L’accostage se fit aisément. Le barreur avait sauté sur la rampe de fer qui donnait accès au bord, et aidait Marie Erikow à prendre pied. Puis, happant un câble qui pendait, il grimpa le long des cordages avec une agilité de chat et disparut.

Le bizarre client du Pajaro Azul accueillit ses hôtes à la coupée. Il parut aux passagers d’une taille plus haute encore qu’ils n’avaient jugé à première vue. Sa barbe fulgurait. Il n’avait pas quitté ses lunettes vertes.

Galamment, il baisa la main de Marie Erikow, salua chacun des voyageurs.

— Inutile de faire les présentations, assura-t-il. Je vous connais et c’est un honneur pour le Cormoran d’accueillir de pareils passagers. J’espère que vous trouverez ici tout le confort d’un paquebot.

— Nous sommes de grands voyageurs, ajouta-t-il en hochant la tête. J’ai roulé pas mal de mers ; je connais leurs caprices, leur lumière et leur odeur. J’aime l’eau. Mon navire m’appartient, et je le mène à ma guise.

Sa voix était chaude, mordante. Il la maniait avec adresse.

— Cet homme parle bien, pensa Leminhac. Il plairait au barreau.

— C’est singulier ! songea Helven. Il a quelque chose d’un acteur.

— Ne me demandez pas, continua Van den Brooks, comment je connais vos noms. Ne me demandez pas non plus pourquoi j’ai écrit cette lettre. Sans doute le service que je suis heureux de vous rendre excusera l’étrangeté de ma démarche. Mais ne me posez pas de questions.

« Rassurez-vous. Je suis un homme simple, un pauvre marchand sans fard ni malice, à qui les hasards de son commerce ont montré quelques aspects de la terre et des hommes, un vieux loup de mer qui ne sait autre chose que ce que le vent et la vague lui ont appris. Quant aux femmes, — et il se tourna vers Marie qui soutint mal l’éclat des lunettes — je ne puis qu’admirer leur grâce et leur beauté ; mais elles sont pour moi comme la mer qu’on ne possède jamais. »

Le ton et les paroles de Van den Brooks n’avaient rien qui décelât la rudesse du marin et du trafiquant, mais bien plutôt l’élégance un peu maniérée d’un homme du monde amateur de théâtre et d’effet.

— Quelle chattemitte ! pensa Helven.

Le professeur Tramier était enchanté de la bonhomie cordiale de cet accueil.

— Nous ne saurions vous dire, commença-t-il… l’amabilité parfaite… sans doute un peu étrange… mais les conventions mondaines… sous cette latitude… nous excuserez aussi… reconnaissance…

— Nous levons l’ancre dans la nuit, dit le marchand de cotonnades. Nous aurons une de ces belles traversées que réserve le Pacifique, des nuits telles que vous n’en avez jamais connu, sous ces constellations dont rêvent les poètes. C’est une joie pour moi que de réunir sur ce modeste esquif des esprits aussi raffinés. Les loisirs du bord nous permettront de longs entretiens ; j’y puiserai mille satisfactions que jusqu’ici mon labeur de marin ne m’a pas laissé prendre.

— Et vous nous conterez vos voyages ? dit Marie Erikow.

— Hélas ! des voyages de trafiquant ne sauraient passionner l’attention d’une jolie femme. En tout cas, il sera fait, à mon bord, tout le possible pour que pas un instant dans cette solitude vous ne songiez à regretter l’Europe, « l’Europe aux anciens parapets », comme le dit excellemment Arthur Rimbaud…

— Qui donc ? dit Tramier. Je ne connais pas ce nom.

— Je vous expliquerai, fit Leminhac en poussant le coude du professeur.

— En attendant, ajouta Van den Brooks, on va vous conduire à vos cabines et, avant le dîner, je vous ferai visiter le bord.

Aux côtés du marchand se tenait sans mot dire un homme que les trois galons d’or de son uniforme désignaient comme le capitaine du bateau. Il était petit ; d’une carrure de taureau, un œil d’acier enfoui sous d’épais sourcils : borgne, une longue cicatrice lui barrait le front de la tempe droite à la racine du nez, pâle sur le teint brique du marin.

— Vous conduirez nos hôtes, capitaine.

Et il présenta :

— Le capitaine Halifax, commandant le Cormoran.

Les cabines étaient d’un confort que les colosses de la Hamburg-America ou de la White Star eussent envié. Marie Erikow eut la surprise de trouver la sienne ornée d’orchidées fort rares. Quant au professeur, il fit jouer les robinets de la baignoire et installa les deux tomes de Krafft-Ebing en bonne et due place.

Le thé fut servi sur le pont. Puis le marchand de cotonnades conduisit ses hôtes par des escaliers de cuivre, des couloirs boisés de palissandre et d’acajou, tendus de linoléum clair, à travers les dédales d’un merveilleux bijou de yacht. Marie Erikow, enthousiasmée, battait des mains.

Ses transports furent immodérés quand Van den Brooks montra la serre minuscule où le jardinier chinois élevait des orchidées.

— Je ne puis voyager sans quelques fleurs, expliqua-t-il.

Helven ne put s’empêcher d’esquisser un sourire intérieur.

On pénétra dans le bar américain, laqué de blanc, étincelant de cristaux, de nickel, d’étiquettes multicolores et de petits drapeaux de soie appartenant à toutes les nationalités. Un autre Chinois, barman accompli, en smoking blanc, brassait des élixirs variés. Leminhac ne résista pas au désir de se jucher sur un tabouret et absorba un oyster-cocktail de la plus atroce apparence.

Le professeur Tramier ne cachait pas son admiration.

— Quel luxe ! Quel goût !

— Je vous l’avais dit, fit Leminhac.

— Cet homme doit être milliardaire ?

— Au moins.

— Mais vous êtes un roi déguisé ? dit Marie Erikow au marchand de cotonnades.

— Mieux que cela, répondit l’homme aux lunettes avec une modestie ironique.

L’ordonnance du repas, la délicatesse des mets — cuisine française — Mon chef ne me quitte jamais, déclara Van den Brooks. C’est un Périgourdin. Pour l’équipage, il y a un cuisinier chinois — les fruits exotiques, les sorbets parfumés aux plus diverses essences, l’excellence des crus — en particulier un Château-Grillé de vieille date — tout contribua à faire de cette soirée, pour les heureux voyageurs, quelque chose comme une féerie. Helven lui-même, le froid et silencieux Helven, se déridait. Leminhac porta un toast enflammé à l’amphitryon, dont on ne pouvait dire s’il souriait, tant sa barbe était éblouissante :

— Majestueux comme Salomon, dit l’avocat, et paré du même faste, si vous confiez à la mer qui le respecte, le vaisseau qui porte à la fois votre fortune et votre sagesse…

Mais il ne put terminer sa période, tant la chaleur du festin l’avait ému.

Marie Erikow tendait à Helven une cigarette allumée : c’est, paraît-il, une mode russe. Le professeur, les yeux béatement clos, savourait un Havane où se confondaient tous les aromes de Cuba.

On monta sur le pont où les rocking-chairs étaient disposés et les boissons glacées, servies.

— Une chose m’étonne encore, murmura Marie Erikow à l’oreille d’Helven. Comment a-t-il su nos noms ?

— C’est bien simple.

— Mais encore ?

— Le registre de l’hôtel, chère Madame. Le portier me l’a dit.

Cigares et cigarettes brasillaient dans l’ombre. Van den Brooks fumait une pipe courte. Helven nota que le Cormoran n’avait qu’un feu allumé, et ce feu s’éteignit bientôt.

Engourdis dans la torpeur des digestions heureuses, les passagers ne prêtèrent qu’une oreille distraite aux rumeurs du bord ; ils n’entendirent pas les commandements et le grincement des cordes. Mais, soudain, le vent de mer les enveloppa d’un souffle plus frais et les balancements de la houle firent osciller dans les verres l’or pâle des citronnades. Silencieusement, tous feux éteints, le Cormoran s’éloignait de la côte.

Au-dessus de sa tête, Helven, renversé dans son fauteuil, vit glisser la Croix du Sud…

CHAPITRE III
Un étrange navire, un étrange équipage.

« C’était la chose du monde la plus facile que de s’assurer du capitaine du navire, les marins étant généralement gens de bonne humeur et chevaleresques. »

Daniel de Foë.

Van den Brooks faisait sur le pont sa promenade matinale accompagné d’Helven. Une curiosité très vive rapprochait le jeune peintre de ce milliardaire fastueux qui se prétendait trafiquant de cotonnades, qui ne voyageait qu’avec une serre d’orchidées, des barmen chinois et qui citait les poètes maudits.

— Vous remarquerez, dit Van den Brooks, que les machines du Cormoran ont des moteurs à pétrole : d’où, point de bruit, point de fumée, point de crasse. Ne faut-il pas un navire propre et silencieux pour traverser ces calmes étendues ?

— En effet, dit Helven. Je ne m’expliquais pas comment la marche de votre yacht pouvait être aussi douce. Vous avez eu là une heureuse idée.

Les rivages de l’Amérique n’apparaissaient plus à l’horizon que comme une ligne pâle, à peine perceptible. C’était déjà le large, la solitude glauque du Grand Océan. L’étendue des eaux était pareille à un immense disque d’émeraude sur lequel venait se briser la lumière torride dont un voile de brume légère tamisait encore la crudité.

Ils descendirent dans l’entrepont.

Quelques matelots se reposaient après le repas du matin. Les uns jouaient aux cartes, assis par terre ; d’autres agaçaient un ouistiti qui poussait des cris aigus. Un ara gris et rouge se perchait sur le poing d’un colosse noir qui offrait au bec crochu de l’oiseau de petites tranches de bananes.

— Hombre ! disait le nègre à l’oiseau, ouvrez votre maudit bec, Jack-le-Triste, et soyez de bonne humeur.

A leur approche, tous se levèrent.

Le singe, apercevant les arrivants, bondit par-dessus la tête des matelots, agrippa un cordage qui se balançait et fit à Van den Brooks les plus affreuses grimaces de son masque rose où luisaient des yeux en vrille.

— Voici le favori du bord, dit le marchand. Les matelots le nomment : « Captain Joë » ; il est très savant et c’est mon conseiller.

— Ici, Joë, ajouta-t-il.

Le singe sauta sur son épaule.

— Que pensez-vous, Captain Joë, de cette canaille de Tommy Hogshead, qu’il a fallu ramener au fond du canot, tant il s’était soûlé pendant l’escale ?

Le singe fit entendre un grincement aigre,

— Vous pensez, n’est-ce pas, Captain Joë, qu’il sera privé de sa paie ou que Hopkins lui appliquera une bonne volée de nerf de bœuf, à son choix ? C’est votre avis, c’est aussi le mien, mon ami.

Tous les yeux se tournèrent vers le colosse qui tenait l’ara. C’était un nègre hideux, réputé à cause de sa force herculéenne. Pour sa corpulence et sa face bestiale, les matelots l’avaient surnommé « Hogshead », ce qui signifie à la fois le Muid ou Tête de pourceau.

— Allez, Captain Joë, et dites à vos amis que M. Van den Brooks a la main large, mais un poignet de fer.

Ils s’éloignèrent.

— Vous usez donc du chat à neuf queues, demanda Helven intrigué.

— C’est le meilleur Évangile, répliqua le marchand avec douceur. Mes gaillards n’en écoutent pas d’autre.

Helven jeta un regard sur le groupe des matelots qui reprenaient leurs jeux. Il y avait là une dizaine d’hommes de races mêlées, des Anglo-Saxons blonds et roses, des Espagnols olivâtres, quelques nègres. Ils étaient tous uniformément vêtus de blanc. Mais une vision pittoresque traversa l’esprit du peintre. Il vit en un éclair le pont d’une caravelle et ces mêmes hommes, le front serré de foulards, le torse nu, des pistolets à la ceinture, à la bouche les longues pipes de terre qui portent une ancre et l’image d’un brick, hâlés, guenilleux, sacrant, crachant, parmi les tonneaux de poudre d’or, les mousquets et les caronnades. Il vit appuyé au beaupré la haute silhouette du capitaine Kid et l’ombre du baquet sanglant…

Et son regard revint sur Van den Brooks, qui bourrait son brûle-gueule, paisible…


Marie Erikow sortait de sa cabine. Elle était dans toute la fraîcheur du matin, après une nuit de repos que le roulis, léger d’ailleurs, du navire, n’avait pas troublé.

— Bonjour, fit-elle. Je suis matinale. Félicitez-moi.

— Il est près de midi, dit Van den Brooks. Nous vous félicitons.

— C’est la pleine mer, n’est-ce pas ? J’ai vu de mon hublot la ligne bleue qui monte et descend. Mon Dieu, comme nous sommes loin de tout !

— N’est-ce pas une belle sensation, dit Van den Brooks, que de se sentir seul et maître de sa destinée ?

— Oui, dit-elle. Mais c’est vous qui êtes maître de la nôtre.

— Rassurez-vous : j’en ferai bon usage. A tout à l’heure, ajouta-t-il, pour le lunch.

Il s’éloigna, laissant la Russe et le peintre dans le grand salon dont le mobilier était en bois des Iles et d’un plaisant rococo portugais.

— Que pensez-vous de notre hôte ? demanda Marie.

— Ce pourrait être un négrier, un opiomane ou un lecteur exaspéré de M. de Montesquiou-Fézensac. Je ne sais pas encore.

— A coup sûr, il est fort riche.

— Qu’importe ! fit Helven. Ce navire est le plus aimable des séjours, puisque vous l’embellissez.

— Vous cultivez le madrigal ?

— A mes heures. Mais reconnaissez que vous régnez sur le vaisseau par la seule grâce de votre beauté.

— Assez, fit-elle, en remerciant le flatteur d’un regard savant. Ses yeux avaient la couleur de l’aigue-marine.

— Je vous y prends.

La voix de Leminhac frappa de ses ondes sonores les panneaux de bois de rose.

— Je vous y prends. Vous écoutez ce séducteur d’Helven. Méfiez-vous ! C’est le serpent lui-même.

Un gong annonçait le déjeuner.

— Permettez-moi, dit Leminhac.

Et il offrit son bras à Marie qui l’accepta en souriant.

— Ce petit Anglais, pensait l’avocat, doit manquer d’expérience.

Van den Brooks présidait une table fleurie. Il avait Marie Erikow à sa droite et le professeur Tramier en face de lui, par égard pour sa rosette rouge et son binocle d’or. Le professeur avait bien dormi et n’avait pu lire douze lignes de Krafft-Ebing sans fermer les yeux.

— Vous travaillez en voyage, demanda Marie Erikow pleine de respect et de sollicitude.

— Certes, dit le professeur. Il n’y a rien de pareil au bercement du train pour prédisposer à la réflexion. Mais le roulis du navire endort un peu.

— Je ne suis pas de votre avis, dit Van den Brooks, je ne me sens jamais plus actif qu’à mon bord. Mais, ajouta-t-il, les lunettes vertes tournées vers l’académicien, me permettrai-je de vous demander quel est actuellement l’objet de vos recherches ?

— Je viens, dit Tramier, d’un congrès médical où je représentais la psychiatrie française. Je suis un « médecin de l’âme ».

— Ah ! fit Van den Brooks. Quelle mauvaise malade !

— Vous pourriez avoir raison, Monsieur, mais c’est une malade qui n’existe plus. La médecine l’a tuée depuis longtemps. Descartes l’avait logée dans la glande pinéale. Mais nous n’avons trouvé, en guise d’âme, que des fibres et des cellules. Cela nous suffit, et nous opérons fort bien, sans métaphysique.

— Purgando et saignando, fit Van den Brooks, comme vous avez raison ! Il faut traiter la fièvre par le clystère, la mélancolie par les sangsues et les humeurs bizarres par la douche.

— Il n’y a point de doute, assura Leminhac.

— Il n’y a point d’âme, dit le professeur ; il n’y a que des organes.

— Oh ! dit Marie Erikow, je ne puis croire une pareille chose. Alors, nous serions pareils aux bêtes ?

— Ce serait une fâcheuse comparaison pour elles, murmura Helven.

La liqueur du Brésil coula dans des tasses orientales ; pipes et cigares émirent leurs volutes bleues, et l’on se retira pour la sieste.


Cependant, Helven ne dormit pas.

Le navire glissait dans l’embrasement de la mer et du ciel. A bord, le timonier et l’homme du quart veillaient seuls.

Helven se leva du lit étroit où il s’était étendu quelques instants, impuissant à s’assoupir. Il ouvrit doucement la porte de la cabine et se glissa dans l’entrepont. Du dortoir des matelots, des ronflements s’élevaient.

Le peintre avait quelque expérience des choses de la marine, et il ne fut pas sans noter certains détails singuliers. La puissance des machines, la robustesse du navire n’étaient pas le propre d’un navire de plaisance. Quant au coton, Helven, se glissant par l’échelle qui conduisait à la cale, n’en distingua point une balle. La cale était bourrée de provisions et aussi de caisses métalliques dont il ne put estimer le contenu.

Il termina son excursion par l’avant du navire. Quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant, sous des bâches de toile verte, deux petits canons fixés sur des pivots de cuivre. Les sabords étaient soigneusement masqués.

— Peste, fit-il, M. Van den Brooks est fort soigneux de son coton…

Comme il regagnait sa cabine, il aperçut la puissante silhouette du marchand qui montait sur le pont. Il s’effaça rapidement, mais un léger et inexplicable malaise s’était emparé de lui, à cette brusque apparition.


Cette nuit-là, réunis sur le pont du vaisseau, le ciel fourmillant d’astres au-dessus de leurs têtes, lentement balancés par les houles du Pacifique, ils connurent la beauté du monde.

Les quatre passagers et auprès d’eux Van den Brooks, que Leminhac nommait maintenant « le Magnifique », reposaient sur des rocking-chairs que le roulis du navire faisait voluptueusement osciller. Une brise qui, soufflant des terres lointaines, avait passé sur les forêts de citronniers, de santal et de bois de rose, caressait leurs fronts, tandis qu’à portée de leurs mains, des boissons éclatantes et glacées embuaient le cristal des verres où tremblaient les chalumeaux de paille. Lorsqu’ils levaient les yeux, ils pouvaient suivre du regard, ondulant selon le rythme du navire, la Croix du Sud et le cortège des constellations.

— Tant d’astres ignorés, murmura Marie Erikow. Et lorsqu’ils penchaient la tête, ils voyaient, émergeant et plongeant tour à tour, l’étrave sombre du Cormoran ouvrir un sillage de feu, car la mer était phosphorescente, les vagues rutilaient d’émeraudes, des perles rejaillissaient sous l’élan du vaisseau, comme un collier qui se brise et dont les joyaux, inépuisablement, s’égrènent.

— Voyez-vous, dit Van den Brooks, la mer étaler son trésor ; la voyez-vous brasser ses pierreries, comme un avare qui plonge les bras dans ses coffres et laisse couler entre ses doigts l’or, les rubis et les émeraudes. Elle ruisselle de joyaux : la voyez-vous avec ses monceaux de diamants, d’améthystes, de topazes, de béryls et d’aigues-marines, cette Golconde naufragée…

Il parlait d’une voix lente, mais Helven démêlait, sous la paisible intonation, je ne sais quoi de rauque et de passionné.

— Et ne songez-vous pas, ajouta-t-il, devant cette munificence, à tous les trésors engloutis, aux galions bondés d’or et de diamant qu’elle a happés, à l’incorruptible splendeur qu’elle recèle sous les plis de ses vagues ?

— Si vous saviez, murmura-t-il. Si vous saviez ce qu’il m’a été donné de voir…

Mais il n’acheva pas…


Une étrange animation régnait à bord, une agitation invisible ; on eût dit que le navire se crispait d’attente et se gonflait de volupté. Des ombres rôdaient. On devinait des formes couchées le long des bastingages ; des yeux luisaient. Tous sentirent passer sur leur visage une haleine de désir, comme si auprès d’eux un être formidable et muet convoitait une proie, et Marie Erikow, abaissant ses paupières, huma voluptueusement ce souffle.

L’équipage flairait la présence d’une femme, dans l’immense solitude de la nuit et de la mer, de cette femme qui, une cigarette brasillant au bout de ses doigts, semblait dormir, les narines palpitantes et des reflets d’astres mêlés à ses cheveux.

Van den Brooks devinait cette muette convoitise et tournait de temps en temps la tête vers les ombres les plus audacieuses, comme un dompteur.

Soudain, une voix s’éleva. Elle était chaude, tour à tour langoureuse et passionnée. Elle martelait des syllabes sonores, des vers éclatants et âpres :

« Ti quiero, Morena, ti quiero
« Como se quiere la gloria,
« Como se quiere il dinero,
« Como se quiere una madre,
« Ti quiero… »

C’était une supplication. La voix s’infléchissait avec une tendresse douloureuse, montant jusqu’aux étoiles et retombant doucement sur la crête lumineuse des vagues. Un Espagnol chantait, s’accompagnant d’une guitare :

« Una noche en que la luna
« No daba su luz tan bella… »

Une mélodie grave soutenait les paroles et ce chant sauvage et passionné d’hommes qui ne rient pas. L’amant ouvrait la tombe de la bien-aimée et recouvrait le cher visage d’un mouchoir, pour que la bouche tant de fois baisée ne mordît pas la terre :

« Porque no mordie la tierra
« La boca que io besé… »

Marie Erikow avait complètement fermé les yeux. Helven pouvait voir tressaillir légèrement ses lèvres et il se sentit mordu d’une jalousie sourde pour ce chanteur inconnu.

Puis ce furent des danses : le zapateado endiablé, la jota :

« Es la jota que siempre canté,
« La jota di mi tiera… olé, olé. »

un tango presque tragique que cadençait la guitare au son voilé par la main aplatie du musicien ; une habanera où vibrait la nostalgie des danses sous les platanes lorsque les filles aux seins tendus et cambrant la cheville affrontent les gars bruns qui vont, la cigarette aux lèvres et le sombrero sur les yeux.

Emportés par le rythme, les matelots espagnols faisaient claquer leurs doigts, pour marquer la cadence ; mais le chanteur invisible continuait son chant.

Quand il s’arrêta, l’étendue se fit silencieuse et vide.

— Lopez, dit Van den Brooks, arrive ici.

Dans l’ombre, une silhouette surgit. Marie reconnut le barreur du canot et elle en éprouva un bizarre tressaillement.

— Mon garçon, dit Van den Brooks, tu chantes trop bien. Prends garde à toi : cela te portera malheur.

Et il lui tendit un cigare.

— Vous êtes un véritable artiste, fit Leminhac.

Mais l’homme tourna le dos, sans mot dire, et disparut.

— Ces Espagnols, nota aigrement l’avocat, sont tous fiers comme Artaban.

Personne ne releva sa remarque. La nuit s’achevait. On regagna les cabines.

Comme Marie Erikow, précédée d’Helven et de Van den Brooks, descendait le petit escalier de la coupée, Tommy Hogshead s’effaça contre la paroi pour la laisser passer. Elle frôla légèrement le nègre dont les yeux blancs luisaient dans l’ombre. Ayant fermé sa cabine à double tour, elle se déshabilla en fredonnant :

« Ti quiero… »

vaguement caressée par tous les désirs qu’elle avait suscités et en savourant l’encens un peu brutal avec satisfaction. Mais elle ne put dormir. Toute la nuit, elle crut entendre sur le seuil de la cabine un souffle d’homme endormi, et n’osa pas ouvrir la porte pour rechercher la cause de cette singulière hallucination.

CHAPITRE IV
Où Van den Brooks se présente. — Histoire d’un riche.

« Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté, délices non passagères, artificielles, mais qui ont commencé avec l’homme, finiront avec lui. »

Lautréamont.

Comme le steward versait l’or du Sparkling Moselle dans un sombre cristal de Bohême, le professeur Tramier émit quelques idées sur la richesse.

Le professeur, ancien boursier de collège, candidat tenace à tous les concours, primé, lauré et médaillé, devenu un des maîtres de la science et un des médecins les plus consultés de Paris, avait gardé de ses origines modestes un respect étonné pour le faste. Il n’était pas très sûr de posséder réellement une limousine de 40 HP, un appartement avenue d’Iéna et une chasse en Sologne. Dans ses salons où tous les siècles de la monarchie et de l’Empire confondaient leurs styles, leurs ors, leurs cuivres, leurs bois peints ou leurs acajous vernis suivant la tradition brocantesque de l’ameublement national et bourgeois, le professeur se mouvait gauchement et comme installé par hasard dans un garni trop somptueux.

Toutefois, il jugea convenable de faire un éloge de la richesse.

— C’est, dit-il, la richesse qui a remplacé l’héroïsme. Nos Dioscures sont aujourd’hui James Rockefeller et Pierpont-Morgan. Ils nous apparaissent siégeant sur un Olympe lointain, nimbés d’or et voilés aux mortels par des nuages de banknotes.

« La foudre elle-même ne manque pas à ces nouveaux Jupiters : ce sont eux qui font la loi aux rois et non plus le Seigneur tout-puissant, Sabaoth ou Dieu des armées. Le destin en soit loué. Car ce sont des sages : ils ont amassé beaucoup de biens, et connaissent, par conséquent, l’art de conduire les peuples.

— Et de traire les hommes, ajouta Helven.

— J’avoue, reprit le professeur, avec un regard allumé par le repas, qu’il m’est arrivé d’envier ce que l’on n’ose appeler leur bonheur — car c’est un mot qui ne signifie rien — mais tout au moins l’enivrement de leur puissance. Un mot, un coup de téléphone, une fiche à déplacer, et voici des lignes de chemins de fer qui se déroulent, des vaisseaux qui essaiment sur la mer, des usines qui s’embrasent, la guerre qui bouleverse le monde. A volonté, prospérité ou misère, douleur ou joie, ils sèment tout à pleines mains.

— Mon cher professeur, dit Leminhac, dont les rentes étaient maigres, vous faites de la mythologie. La mythologie du billet de banque ! En réalité, il n’en va pas ainsi. Les milliardaires sont des bourgeois économes, mesquins et quelquefois sordides. Un roi du dollar, aujourd’hui défunt, priait sa femme de ne point acheter d’huîtres, les trouvant d’un prix trop élevé, et il ne donnait pas de pourboire à ses cochers, quand il prenait un fiacre. Ils ne sont pas maîtres de leur fortune qui marche toute seule et, s’ils le pouvaient, ils l’arrêteraient tout bonnement : elle les effraie. La plupart ne connaissent pas leur pouvoir et la limite même de leurs richesses. S’ils bouleversent le monde, c’est par pure incohérence ; s’ils sèment la joie ou la douleur, ils ne s’en aperçoivent même pas ; ils n’agissent que par cupidité, tout comme un épicier de village qui spécule sur son gruyère. A tous les degrés de l’échelle, l’appétit du lucre est identique : il est grossier et borné.

— Notre cher professeur Tramier est lyrique, dit Van den Brooks, et M. Leminhac prononce de vertueuses paroles. Vous parlez des riches. Mais j’imagine — excusez-moi de la liberté grande — que tous deux vous les ignorez.

— Il y en a de toutes sortes, dit Marie Erikow. Quel rapport y a-t-il entre le marchand de cochons de Chicago, accroché à son téléphone et à ses registres, et le latifundiaire de Moscovie qui vit comme un satrape et fait knouter ses moujiks ? Aucun.

— Oh ! fit Van den Brooks, plus que vous ne croyez : il y a un fond commun. Le professeur a tort ; l’avocat aussi. Non point parce qu’ils généralisent, mais parce qu’ils ne touchent pas le point vif. Vous ne connaissez pas ce qui fait essentiellement la mentalité du riche, son vice caché.

— Quel est-il donc ? demanda Leminhac. Vous êtes mieux placé que moi pour le connaître.

— Quand vous le saurez, il vous expliquera tout et vous comprendrez à la fois mégalomanie et parcimonie, le magnat et le bourgeois sordide, car tous ces traits coexistent en eux.

— Parlez, dit le professeur. Nul mieux que vous ne saurait nous éclairer.

— Au fond du sentiment de la propriété, il y a l’instinct de la destruction. L’enfant n’aime son jouet que lorsqu’il peut le casser. Voilà toute l’histoire de la richesse. Vous me comprendrez mieux tout à l’heure.

« Le riche est un destructeur. Sa puissance est faite de destruction, comme celle de tous les vainqueurs. Il ne s’élève que sur des ruines et sur des cadavres. S’il détruit d’abord par nécessité ou par ambition, bientôt il en prend le goût, et il n’y a pas de pire virus que cette jouissance d’anéantir. »

Van den Brooks s’animait, et, comme toujours, lorsqu’il sortait de son flegme, ses lunettes vertes brillaient.

— Quand on en a goûté, on continue. Ne croyez pas que le riche ait l’amour de créer. S’il crée, ce n’est jamais que pour détruire autre chose à côté. Et naturellement, je ne parle pas du troupeau des enrichis. Je parle des potentats, des vrais riches, qui ont l’instinct de la domination, de ceux dont vous dites qu’ils sont le bien et le mal, ceux-là, croyez-moi — et il appuya sur ces mots — ce sont des rapaces d’une singulière espèce, car non seulement ils se dévorent entre eux, mais ils se dévorent eux-mêmes.

« Le riche dont je parle n’a pas la notion de l’utilité. C’est un carnassier et il mastique : il lui faut de la viande. S’il fait de la philanthropie, c’est pour avoir beaucoup de moutons à sa portée. Il vous citera Kant et l’Évangile. Mais il y a toujours un bout de langue révélateur, au coin des babines.

« Les hommes et les choses n’ont d’autre valeur que de satisfaire son appétit inépuisable. Ce n’est point lucre, je vous dis, c’est violence et c’est soif de destruction. Le tigre tue parce qu’il a faim ; le riche tue parce qu’il a le goût de tuer. La plupart du temps, il lui suffit de savoir que, s’il veut, il peut tuer. Que lui parlez-vous d’utiliser ? Ce qui sert aux autres peut ne pas lui servir.

« Celui qui dépasse lui-même ses appétits inconscients arrive à la connaissance de sa nature et en jouit. Ce riche supérieur touche au sublime. Au bout d’une longue carrière, quand il a écumé tous les océans, édifié sa fortune sur les décombres des maisons rivales, spolié des milliers d’innocents, il se croise les bras devant ses coffres bondés et l’amertume des vanités emplit son cœur. Ne croyez pas que posséder le satisfasse.

« Il y a chez tous les riches un fond d’avarice, et les plus prodigues, en apparence, sont souvent les plus avares. Mais chez le riche dont je parle, ce n’est pas l’avidité qui domine. Donnez-lui le monde. Il ne thésaurisera point. Il le détruira.

« Et c’est pourquoi il arrive souvent que les grands riches défont eux-mêmes ce qu’ils ont fait. Si l’homme est impuissant à créer, il est tout puissant pour anéantir ; et dans cette œuvre de mort, il sent s’épanouir toutes ses facultés. C’est alors qu’il touche à la perfection. »

La voix de Van den Brooks se fit plus grave :

— Qualis artifex ! On ne possède bien que ce que l’on peut détruire.

« Si les amants rêvent de mourir ensemble, c’est parce que la possession complète ne s’accomplit que dans la mort. C’est ainsi qu’il faut entendre cette phrase de l’Écriture : Il nous aima jusqu’à la mort, usque ad mortem. »

Marie Erikow demeurait, sa cuiller levée, oubliant de porter à sa bouche un flot de glace au kummel qui fondait lentement.

— Serait-ce un sadique ? méditait le psychiatre.

— Un amateur du petit frisson ? pensait Leminhac.

— Quel amoureux ! rêvait Marie Erikow.

Helven regardait curieusement le marchand de cotonnades qui vidait maintenant à petits coups un gobelet de Xérès.

— Tenez, dit Van den Brooks, je vais vous raconter une histoire :

« Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la banque Vermont, Lorris et Co.

— Parbleu, dit Leminhac, j’ai été le chargé d’affaires d’un des créanciers français. Dieu sait s’ils étaient nombreux.

— Oui, fort nombreux. Ce fut une affaire sensationnelle.

— Un coup de tonnerre ! appuya l’avocat.

— J’ai quelques détails sur cette catastrophe financière. De Vermont — mettons que ce fut un de mes amis — descendait d’une ancienne famille de huguenots français, émigrés au Canada et passés en Amérique au moment de l’Indépendance. Curieuse famille, d’ailleurs, dont l’un des ancêtres chevaucha, botte à botte, avec le baron des Adrets et pendit, empala ou rôtit pas mal de papistes, sans compter un certain nombre de ses coreligionnaires qu’il soulageait de leurs bourses, sur les routes de l’Estérel, avant de les expédier dans un monde où le dieu des parpaillots se chargerait de reconnaître les siens. C’était d’ailleurs un aimable homme, encore peu huguenotisé, et qui, tout en ferraillant pour la bonne cause, pratiquait un scepticisme parfait en matière de morale et même de droit commun. Poète entre deux boute-selles, et fessant les maritornes d’auberge, on lui attribue quelques pièces apocryphes d’un recueil intitulé « le Carquois » et dont le principal auteur fut le sieur Louvigné du Dézert illustré par votre compatriote Fernand Fleuret.

— C’est un livre licencieux, dit le professeur. Je l’ai feuilleté chez un bouquiniste et les marchands ne l’exposent que ceint d’une solide ficelle.

— Ses descendants, fort puritains, élevèrent consciencieusement des bœufs, des porcs et des chevaux et amassèrent une fortune qui redora le blason comtal. La banque fut fondée à New-York en 1876, par le comte Gratien dont le fils épousa une Espagnole. Celle-ci, naturellement catholique, éleva dans sa religion leur fils unique, Lionel, qui, à la mort de son père, prit avec son coassocié William W. Lorris la direction de la banque dont il était le principal actionnaire.

« Lionel était un grand gaillard, fait pour remplir l’armure de son ancêtre, mais qui, malgré son apparence de reître, vécut comme un moine les années de sa jeunesse. Sa mère l’avait confit en dévotion et lui avait farci l’esprit de toutes les fariboles que peut nourrir l’imagination d’une fille de hidalgo. Elle lui représentait l’enfer ouvert sous chacun de ses pas et l’enfant s’attendait toutes les nuits à voir flamber à son chevet les yeux du diable venu pour le quérir sous la forme d’un barbet. Salutaire éducation !

— Salutaire en effet, dit le professeur. Elle remplit les asiles d’aliénés.

— Erreur, mon cher maître. Elle aiguise la sensibilité, elle fait des poètes, des saints et les fanatiques qui sont les maîtres du monde.

— Cela revient au même, dit Tramier.

— Passons ! Lionel eût fait un bon inquisiteur, si grand était son amour du prochain. Il eût rôti la moitié du monde pour garnir le paradis. Sa fortune était considérable et il ne la négligeait point. Au contraire, il était fort assidu à ses bureaux et la banque prospérait.

« Sa vie était celle d’un ascète. On ne le trouvait qu’à son office de la City et dans son hôtel de la Cinquième Avenue où il avait aménagé une précieuse bibliothèque, car il était fort curieux de lettres et d’histoire.

« William W. Lorris, son associé, semblait fort lié avec lui, bien plus encore par une amitié véritable que par la communauté de leurs intérêts. Les deux ne faisaient qu’un et pourtant, il ne pouvait exister d’êtres plus différents : Lorris, enjoué, bon vivant, amateur de chevaux et de femmes ; Lionel, chaste, taciturne, et couvant un feu intérieur.

« Quelques opérations, adroitement réussies, celle du Columbian Railway, de la compagnie électrique de l’Ohio, etc., classèrent Lionel parmi les premiers financiers de son temps et valurent à la raison sociale un surcroît de renommée.

« C’est en plein succès et à l’apogée de sa gloire et de sa prospérité que Lionel de Vermont disparut.

« Sans tambour ni trompettes. Un jour, l’huissier qui veillait aux barrières de son Louvre, ne le vit point arriver à dix heures sonnantes, comme il en avait invariablement coutume. Le jour même, William W. Lorris reçut une lettre de son associé, l’informant que Lionel se rendait en Europe pour quelque temps, qu’il ne fallait pas s’attendre à recevoir de ses nouvelles et que l’on ne s’inquiétât d’aucune manière. Il reviendrait en temps voulu.

« Une année, deux années s’écoulèrent. Confiant dans la parole de son ami, William W. Lorris administra l’office du mieux qu’il put et sa gestion fut heureuse. Il ne cessa jamais d’espérer le retour de Lionel, prêt à lui exposer, le jour où l’on tuerait le veau gras, la comptabilité la plus loyale et la plus nette.

« Alors apparut Sigismond Loch, que personne ne connaissait jusqu’ici et qui ouvrit dans la cité un modeste bureau d’affaires. Ce Loch était un vieillard, fort voûté, assez crasseux, le chef agrémenté d’une chevelure abondante et grise, le menton d’une barbe patriarcale. Cet accessoire de sa physionomie était d’ailleurs le seul détail qui pût le rapprocher — conventionnellement du moins — des pâtres de Chaldée. Il n’avait ni leur innocence, ni leur piété, et je n’ai jamais douté qu’il ne fût une canaille accomplie.

« Il se révéla bientôt, aux yeux des plus experts et des plus adroits financiers, comme un maître de la spéculation. Jamais requin ne nagea plus adroitement entre deux eaux et ne happa plus prestement sa proie. Il tenait ferme et ne lâchait point prise. On lui attribue le scandale de la Minnesota Diskonto Gesellschaft. Ce geste digne d’un forban de haute lignée lui valut la réputation d’un malin avec qui il fallait compter et remplit les coffres de l’Office Loch, lequel ne payait point de mine et n’avait pas d’huissier à chaîne.

« L’affaire en question porta une grave atteinte à la Banque Vermont-Lorris dont les intérêts se trouvèrent lésés par la chute d’une maison amie et alliée. Chose étrange, les machinations du patriarche, pour la plupart assez tortueuses, apparaissaient à un observateur désintéressé et compétent, comme visant toutes le même but, à savoir ruiner le crédit des Vermont-Lorris and Co. Ceux-ci, — ou pour mieux dire Lorris tout court, car Lionel ne donnait pas signe de vie — Lorris donc avait affaire à forte partie et devait se tenir à carreau. Mais il ne soupçonnait point la trame. Cette trame était de mailles fines et serrées. Tous ceux qui ont hanté, il y a douze ans, le péristyle de la Bourse, se souviennent de la prodigieuse habileté avec laquelle furent conduites les affaires des Brazilian Diamonds, des Minoteries Werruys, des Braddington Motor Cars, et mille autres opérations du même genre. Une fatalité mystérieuse dirigeait les cours dans le sens le plus favorable aux opérations de Sigismond Loch, dont on peut dire qu’il ne connut pas un échec, pendant le temps — heureusement bref — où sa sinistre et pateline figure hanta les songes arides des financiers. La même fatalité — était-ce bien le destin ? — amenait progressivement l’effondrement de l’ancienne et si honorablement connue banque Vermont. De père en fils, les Vermont avaient joui de la confiance et de la sympathie universelles — chose rare dans les milieux où l’on a à la fois la dent dure et l’échine souple.

« L’impopularité de Sigismond Loch augmentait chaque jour. Il est probable que ses desseins secrets apparaissaient à quelques-uns, selon une de ces presciences ou divinations inexplicables. On flairait le coquin, sans toutefois l’aborder de front. Des manifestations hostiles, qui eurent lieu à la Bourse, lui témoignèrent les sentiments de la confrérie. Mais il ne parut pas s’en émouvoir. Et d’ailleurs, la fortune lui souriait.

« On racontait sur lui d’étranges histoires et qui frôlaient la manie. Par les soirs d’hiver, il racolait, disait-on, dans les quartiers miséreux, de pauvres petits va-nu-pieds grelottant le froid et la faim. Le bonhomme les prenait doucement par la main et — comment ne pas suivre un si respectable vieillard ? — les conduisait devant les boutiques les mieux achalandées, les plus lumineuses. On humait l’arome des cakes et des puddings, le fumet des rôtis, l’odeur chaude du pain. Les crèmes bavaient sur l’or des croûtes ; les nougats échafaudaient leurs marqueteries appétissantes ; les pâtes d’amandes et de coings, les gâteaux farcis de noix et de pistache, les chocolats fourrés de liqueurs et de fruits, tout cet Eldorado de la gourmandise chatouillait le palais des meurt-de-faim en culottes ravaudées. Le patriarche de Chaldée sentait frémir dans sa main racornie la menotte du bambin affamé, et j’imagine qu’il en éprouvait quelque jouissance particulière, car la fête durait longtemps.

« Le gamin n’osait pas en demander davantage et l’aspect à la fois bienveillant et grave de Sigismond l’intimidait. Inconsciemment poussé par l’impératif — le plus catégorique de tous — de sa panse vide, ivre de convoitise et tout tremblant à l’idée de toucher enfin — une fois dans sa vie — à tant de délices, il tirait le vieillard vers l’entrée de l’Éden.

«  — Tout à l’heure, disait le bonhomme. Patience, mon petit ami. Tu ne t’en plaindras pas.

« Puis, quand il jugeait que la farce avait assez duré, il lui chuchotait paternellement :

«  — Toutes ces bonnes choses te font envie, mon petit garçon. Toutes ces bonnes choses sont succulentes. Si tu savais comme elles fondent dans la bouche, comme elles vous caressent agréablement le gosier. Il y en a beaucoup que tu n’as jamais goûtées et que tu ne goûteras jamais, car tu es un petit pauvre et vraisemblablement, tu mourras de faim, un jour ou l’autre. Tu feras peut-être fortune, mais ne crois pas que l’on devienne milliardaire en ramassant des épingles, comme le racontent vos imbéciles des écoles. Tu seras peut-être un coquin et, dans ce cas, si tu t’enrichis, tu laisseras crever les camarades. En attendant, tu as faim…

«  — Oh ! oui, Monsieur, disait le gosse qui ne comprenait rien, sinon qu’il y avait en face de lui beaucoup à manger et du meilleur.

«  — Bien, tu as faim et tu n’as pas d’argent ?

«  — Non, Monsieur. Non, mon bon Monsieur.

«  — Alors ?

«  — …

«  — Alors, mon petit, il faut faire un beau cran à ta ceinture et rentrer doucettement au foyer paternel où tu recevras des claques.

« Et, tapant sur son gousset :

«  — Moi, j’ai de l’argent et je mange quand j’ai faim. Il faut avoir de l’argent. Respecte les riches. Ils sont bons ; ils sont vertueux ; ils ont toutes les qualités. Vois comme nous sommes, mon ami. Va, mon enfant, et que Dieu te protège.

« Un soir, Sigismond Loch, en mal de philanthropie, rencontra sur son chemin une femme misérablement vêtue et qui lui parut d’une grande beauté. Il avait l’esprit de décision et il aborda franchement la créature. D’ailleurs son aspect vénérable pouvait le faire prendre pour un pasteur ou un grand chef de l’Armée du Salut.

«  — Vous m’excuserez, Madame, dit-il poliment. Ne croyez pas que je veuille vous débiter des fadaises, et, si je vous complimente de votre beau visage, ce n’est pas pour faire le galantin. Dieu m’en préserve à mon âge. Seriez-vous, par hasard, modèle pour les peintres ?

«  — Non, Monsieur, répondit l’inconnue. Je suis piqueuse à la machine.

«  — Un pauvre métier, Madame, n’est-ce pas, et qui nourrit mal celle qui le pratique ?

«  — Hélas… Monsieur. Mais il faut vivre et je me résigne.

«  — Je puis beaucoup pour vous. En deux mots, voici : chargé par un des grands journaux de cette ville d’organiser un concours de beauté, je ne doute pas que vous n’obteniez un prix — le premier peut-être — car vous êtes fort belle. Vous le savez, je pense.

«  — On me l’a dit quelquefois, Monsieur, mais cela ne m’a jamais servi.

«  — Le monde est mal fait, dit Sigismond Loch, et une guenon vêtue de dentelles et parée de diamants vaut mille fois mieux qu’une Madone en jupon défraîchi. Donnez-moi votre adresse. Voici la mienne, d’ailleurs. Révéler votre beauté m’assure un succès à mon journal et votre vie peut être changée du jour au lendemain.

« Il accompagna cette mirifique promesse d’un regard tentateur et s’éloigna dans la nuit.

« Vanity fair, un journal alors à la mode avait, en effet, organisé un concours de beauté, d’ailleurs anonyme. Mérite ou protection, l’inconnue de Sigismond Loch obtint le premier prix. Quant au patriarche, il fut le premier à informer sa protégée de l’heureuse nouvelle. Il mit le comble à sa bonté en lui faisant adresser une robe du bon faiseur, un chapeau, des bottines, du linge fin, le tout du meilleur goût, car il s’entendait à mille choses autres que hausse, baisse et achats au comptant. Puis l’inconnue, parée de tous ses atours et vraiment éclatante de beauté, s’en vint au bureau du journal, afin d’être photographiée. Sigismond l’accompagnait naturellement pour la plus grande satisfaction des reporters et des snobs que sa présence éloignait, bien malgré eux, de la Lauréate.

«  — Ce vieux Sigismond a trouvé une bien jolie chaussure pour son vilain pied, dit une mauvaise langue.

« Et l’histoire de courir.

« Mais Dieu seul, qui sonde les reins et les cœurs, connaissait les desseins du patriarche.

« Tout le jour, il promena sa protégée dans les lieux les plus élégants de la Métropole. Il la fit dîner avec lui au restaurant à la mode et la conduisit à l’Opéra. Quand elle pénétra dans la loge, réservée par Sigismond, toutes les lorgnettes se braquèrent sur elle et un murmure d’admiration courut à l’orchestre.

«  — Qui est-ce ? demanda Madame Austin-Clar, reine des Boîtes-de-Conserve.

«  — Personne, répondit-on ; la maîtresse de Sigismond Loch.

« L’inconnue huma ce soir-là un fumet dont la femme la plus belle, la plus riche et la plus enviée ne se lasse point et qu’elle regrette jusqu’à la mort, celui de la vanité. De la boue où, la veille encore, elle pataugeait, elle se vit portée, radieuse, à l’admiration d’une foule, offerte à l’envie d’un parterre de milliardaires, ce qui vaut mieux aujourd’hui, pour une jolie fille, qu’un parterre de rois. Sigismond l’entourait d’attentions, comme un amoureux de vingt ans, et jalousement écartait d’elle les amis trop empressés. Il tenait surtout à ce que la gloire de sa protégée restât anonyme. L’inconnue, défaillante de tant d’émotions, débordant d’espoirs, formant mille rêves de félicité, tournait vers le protecteur des yeux de gazelle reconnaissante. Sans doute entrevoyait-elle, abritée par cette barbe vénérable, un avenir de douceur et de repos. Tout de suite, elle s’était adaptée à sa nouvelle condition, minaudait derrière son éventail avec une grâce accomplie et ne retirait pas ses gants, de crainte que l’on ne découvrît des phalanges usées par l’aiguille.

« La représentation terminée, Sigismond la fit monter dans sa voiture. La fête tant attendue par le vieux forban allait enfin commencer. Ce n’est point d’amour que je parle.

« Dans l’ombre de la limousine — dont le patriarche avait éteint la lampe intérieure, pour plus d’intimité, — l’inconnue, ne songeant qu’à son bienfaiteur, se pencha, oh ! imperceptiblement, sur l’épaule de Sigismond.

« Celui-ci en profita pour lui dire de sa voix la plus onctueuse :

«  — Où faut-il vous conduire ?

« La pauvrette ne s’attendait pas à cette question. Elle avait déjà oublié son adresse.

«  — Je ne sais pas, balbutia-t-elle. Où vous voudrez…

« Peut-être nourrissait-elle encore quelque espoir. Ce vieillard était si délicat.

«  — Alors, dit Sigismond, vous me permettrez de vous arrêter à l’endroit où j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance.

« La limousine stoppa à un carrefour. La belle d’un jour mit pied à terre et trempa dans la boue les jolis souliers de satin qu’elle ne remettrait plus jamais. Le brouillard nocturne l’engloutit.

« La voiture du patriarche glissait dans la ville endormie. Sigismond ralluma la lampe et il se frottait les mains en songeant à sa protégée qui retrouvait maintenant, cendres de sa gloire éphémère, la mansarde, la cheminée sans feu et la machine à coudre…


« Cependant, le malheureux William W. Lorris se débattait comme un beau diable pour défendre le dernier crédit de la banque Vermont, crédit miné et sapé de toutes parts et qui devait s’effondrer, sans que rien de la part du gérant justifiât la cruauté imméritée de ce destin. La vieille réputation des Vermont n’était plus un pavillon suffisant pour préserver la maison des calomnies malicieusement répandues et dont le venin sortait indirectement de la poche à fiel de Sigismond. On disait Lorris endetté considérablement et le bruit suffisait à ramener en même temps des créances dont, sans cela, les échéances eussent été renouvelées. Un grand nombre de ces créances avaient d’ailleurs été rachetées en sous-main par le patriarche et Lorris connut brusquement, un beau jour, le nom de son impitoyable adversaire.

« William W. Lorris était un fort brave homme et qui n’avait pas encore sondé l’insondable fourberie et la plus insondable encore lâcheté des hommes. Pourtant, l’acharnement de Sigismond Loch le frappa ; il ne pouvait l’expliquer. Désespéré de voir s’évanouir ses derniers soutiens, se fermer devant lui les portes amies, ses plus anciens compagnons et ceux qui devaient avoir en lui la foi la plus solide, passer sur le trottoir d’en face pour n’avoir pas à lui serrer la main, acculé au désastre, Lorris se présenta chez Sigismond Loch.

« Le patriarche le reçut avec une sereine affabilité.

«  — Vous avez en mains, lui dit Lorris, les principales créances de ma maison. Elles viennent à échéance ce mois courant. Si vous ne m’accordez pas un délai, je me vois dans l’impossibilité de faire face. Je n’ai pas besoin de vous dire le parti qui me restera à prendre.

«  — Mais, mon bon jeune homme, dit le vieillard avec mansuétude, il ne faut jamais désespérer. Les voies du Seigneur sont mystérieuses…

«  — Trêve de tartuferies, dit William W. Lorris, qui étouffait.

«  — Chut, chut, mon ami ! Ne nous impatientons pas, je ne suis qu’un vieillard…

« Lorris comprit et baissa la tête.

«  — Vous avez encore du crédit. Je ne doute pas que vos « good fellows » de la Banque Hudson ou des Pierpont-Carrier ne vous viennent en aide immédiatement.

«  — Hélas ! fit Lorris qui avait tout tenté et n’avait pu forcer la porte de Pierpont-Carrier, un ami de vingt ans.

«  — Je ne puis croire que votre situation soit aussi désespérée.

«  — Elle l’est, dit Lorris, irrémédiablement. Mon sort dépend de vous.

«  — Votre sort, votre sort… Et qu’y puis-je, moi, pauvre financier obscur, sans ressources, obligé de réaliser le plus tôt possible tout ce que je possède, car j’ai moi aussi de redoutables échéances ?

«  — Alors ?… demanda Lorris.

«  — Alors, vous me voyez navré, désespéré… je ne puis croire, non, je ne puis croire que votre situation…

«  — C’est bien, fit froidement le banquier, je comprends.

«  — Mais, exclama le vieillard, soudain illuminé, Lionel de Vermont, votre associé, peut vous sauver : s’il revenait, il rétablirait votre crédit…

« Lorris esquissa un geste vague.

«  — J’ai ruiné sa maison, murmura-t-il. Dieu sait pourtant que j’avais tout fait. Qu’il me pardonne !

«  — Une dernière fois, ajouta-t-il, les yeux fixés sur les bésicles clignotantes du patriarche, une dernière fois, vous refusez ?

«  — Je vous jure, protesta Sigismond, je vous jure que je ne puis.

«  — Adieu, dit Lorris.

« Il claqua la porte. On ne le revit ni chez Sigismond, ni chez lui, ni ailleurs.

« La banqueroute fut déclarée ; la maison de Lorris et celle de Vermont, saisies. On vendit aux enchères la précieuse bibliothèque. Ce jour-là, Sigismond Loch, qui assistait à la vente, acheta une précieuse édition elzévirienne du « Traité de l’Amitié », reliée en veau et blasonnée.

« Il rentra chez lui, ce petit livre sous le bras. Dans la journée, et celle qui suivit, il retira des diverses banques tous ses dépôts, régla ses comptes, mit ses affaires en ordre et abandonna l’Office à un juif qui lui avait payé une somme assez ronde. Nul ne connaissait la fortune de Sigismond : elle devait être considérable, si l’on en juge d’après le nombre des opérations qu’il réussit et d’après sa prodigieuse friponnerie. Toutes les valeurs personnelles de Vermont et de Lorris étaient entre ses mains.

« Les domestiques renvoyés, son appartement vide, un fiacre à sa porte et les malles bouclées, il entra une dernière minute dans son cabinet de toilette.

« Le patriarche n’en repassa jamais le seuil. On ne retrouva que sa barbe, sa perruque et ses bésicles. Ce fut un homme jeune, de haute taille, les traits déjà ravagés par les veilles et les excès ; les yeux ardents, un jeune homme d’allure romantique, byronien comme le Corsaire et qui partait à la conquête du monde.

« Lionel lui-même !… »


— Par exemple, dit Leminhac, l’histoire est tout à fait invraisemblable.

— Peut-être, dit Van den Brooks, mais elle est vraie. Elle nous démontre ce que je disais plus haut. Je pense que Lionel ne s’est pas arrêté là.

— Qu’est-il devenu ? demanda Marie Erikow.

— Mystère, dit le marchand de cotonnades. Le bruit a couru qu’il s’était fait sauter à la dynamite avec toute sa fortune et une négresse qu’il adorait, dans une île du Pacifique. On a dit aussi que, plein de repentir, il avait consacré ses rentes à la Propagation de la Foi et au rachat des petits Chinois dont leurs parents nourrissent les cochons domestiques. On a dit encore qu’il avait frété un navire et qu’il s’adonnait à la course, renouvelant des exploits des ancien flibustiers…

— Qui sait ! dit Helven. Cela est peut-être plus exact.

Van den Brooks sourit dans sa barbe.

— N’en croyez rien, fit-il. Je sais ce qu’est devenu Lionel.

— Dites, supplia Marie.

— Devinez.

— Non. Parlez. Ne soyez pas méchant.

— Il est devenu Dieu, ni plus ni moins.

Et Van den Brooks éclata de rire.

CHAPITRE V
Où Van den Brooks parle en maître.

« Cosi parla e le guardie indi dispone. »

Le Tasse.

A midi, le capitaine Halifax, surnommé par l’équipage Halifax-le-Borgne, faisait le point. Van den Brooks assistait généralement à l’opération et, ce jour-là, il avait Helven avec lui. Le peintre éprouvait à l’égard du marchand de cotonnades des sentiments si confus et, en apparence, si contraires, qu’il ne pouvait s’empêcher de rechercher sa compagnie, dans la mesure où la réserve coutumière de Van den Brooks le permettait ; en même temps, il ne pouvait se trouver avec lui sans un certain malaise. Tour à tour, le bizarre personnage l’attirait et le repoussait ; il ne restait pas insensible au charme de cet esprit qui joignait l’audace à la vigueur, et la poésie à l’humour, il ne résistait pas à l’accent mordant ou passionné de cette voix. Le maître du Cormoran exerçait sur Helven, comme sur tout son entourage, une fascination faite à la fois de crainte et de séduction. Helven la ressentait plus que tout autre, parce qu’il était d’une sensibilité plus aiguisée que Tramier et Leminhac, mais il luttait contre elle, redoutant d’apercevoir un jour le dessous tragique de ce masque. Si, lorsque Van den Brooks parlait, Helven comme Marie Erikow s’abandonnait à son charme, il arrivait au jeune homme de sursauter en surprenant dans la voix du marchand je ne sais quelle inflexion trouble et quelle rauque cruauté. Il se reprenait alors et, méfiant, surveillait l’hôte dont le regard demeurait impénétrable.

Donc, Halifax-le-Borgne faisait le point et Helven qui, nous l’avons dit, avait quelque pratique de la navigation, ne releva pas sans inquiétude la situation du navire. Il crut s’apercevoir que l’on ne suivait pas la route commerciale habituelle de Callao à Sydney, mais que l’on avait dévié d’un degré environ vers le Nord-Nord-Ouest. Ainsi, depuis trois jours que l’on avait quitté la côte, le navire s’était éloigné de près de soixante milles marins du trajet ordinaire des paquebots, ce qui représentait un écart assez considérable.

— Où nous conduit-on ? songeait Helven.

Il est assez déplaisant de se trouver à bord d’un navire, commandé par un personnage dans le genre de Van den Brooks, monté par un équipage aussi singulier que celui de Halifax-le-Borgne, matelots qui sous leur harnais semblaient proprement l’écume des ports et parmi lesquels surgissaient les deux singulières figures de Tommy Hogshead le colosse et de Lopez au bandeau noir ; il est assez déplaisant, dis-je, de se trouver en pareille compagnie, à bord d’un navire, aussi luxueux soit-il, si ce navire prend tout à coup, et sans que nous soyons maîtres de donner un coup de barre, une direction imprévue et mystérieuse.

— Cela est bien curieux, réfléchit le peintre. Nous nous éloignons de plus en plus de notre destination. A cette allure, dans trois jours, nous piquerons en plein sur les Malouines.

Toutefois, il n’osa pas formuler ses observations et, prudemment, se tint coi. Van den Brooks lisait la carte marine, promenant sa barbe étincelante sur les spirales vertes des profondeurs.

Dans le salon, Helven retrouva Marie Erikow, Tramier et Leminhac.

— Quelle solitude, disait la Russe. Combien de temps encore resterons-nous sans nouvelles ?

— Bah ! répondit l’avocat, quel besoin avons-nous de nouvelles ? Ne sommes-nous pas parfaitement heureux ? — Pour ma part, ajouta-t-il, avec un regard languissant à l’adresse de sa voisine, je ne souhaite rien de plus.

— Moi, dit le professeur, j’aimerais à savoir si ce vieux ramolli de Rouquignol a fait sa communication à l’Académie sur la dissociation des cellules nerveuses chez les Radiolaires ; il a dû dire un tas de sottises à l’allemande.

— Et moi, dit Helven, je voudrais bien savoir par quel chemin nous allons à Sydney ?

Et il fit part de ses constatations.

— Êtes-vous bien sûr, demanda Leminhac, de ne pas vous tromper ?

— Sûr, dit Helven.

L’avocat parut incrédule.

— Pourquoi Van den Brooks nous ferait-il dévier de notre route, puisque lui-même se rend à Sydney ? demanda le professeur.

— Helven, mon ami, dit Marie Erikow, moqueuse, méfiez-vous de votre imagination. Vous rêvez parfois d’aventures. Rêvez-vous aussi tout éveillé ?

— Soit, dit Helven piqué, n’en parlons plus. A Dieu vat.

— J’ai pour ma part, assura le professeur, la plus grande confiance dans le maître du navire. Il cultive le paradoxe, mais je le crois un honnête homme et fort instruit pour sa condition.

Helven ne put s’empêcher de sourire.

Le maître du bord apparut, bientôt suivi du steward qui annonça le déjeuner.

— A table, dit Van den Brooks ; le chef nous a apprêté une lamproie à la hollandaise et des dolmades en feuilles de vigne à la mode grecque. Ne le faisons pas attendre !

Il prit le bras de Marie Erikow.

— Comment vous trouvez-vous à bord, Madame ?

— A merveille, mais pour moi, ajouta-t-elle, c’est un conte de fées et vous êtes un magicien. J’ai peur d’être soudain transformée en souris, en écureuil, ou en femme de lettres.

— Ne craignez rien, dit-il. Je n’abuserai pas de mon pouvoir, et en ce qui concerne la dernière des transformations, je n’aime pas les bas-bleus.

Il ajouta négligemment :

— J’ai là le dernier livre de Mme Maurel. Je vous le prêterai, s’il vous plaît.

— Grand merci, répondit la Russe.

Les liqueurs — dernières bouteilles de la veuve Amphoux — avaient été apportées au fumoir, lorsque le capitaine Halifax se présenta.

— Vous avez à me parler, capitaine ? dit Van den Brooks.

Halifax fit signe que oui.

— Excusez-moi, dit le marchand.

Et ils sortirent.


Lorsque Van den Brooks reparut, un sourire tremblait dans sa barbe pactolienne.

— Vous m’excuserez, dit le marchand avec courtoisie, de vous avoir abandonnés quelques instants.

— Mais, je vous en prie… bien entendu… comment donc !

— Et vous m’excuserez encore de la grande liberté que je vais prendre avec vous. Ne voyez, je vous en prie, dans ce que je vais vous demander, qu’une mesure nécessitée par certaines opérations commerciales…

— …

— Voici ; je vous serais tout à fait obligé de ne pas quitter ces deux pièces, jusqu’à ce que l’on vienne vous prévenir que l’accès du pont est libre.

— Prisonniers ! pensa Helven.

— Je vais vous faire apporter des rafraîchissements, des livres, des journaux, des revues, tout ce que vous pouvez désirer.

— Puis-je avoir le deuxième tome de Krafft-Ebing ? demanda le professeur.

— Immédiatement.

— Nous sommes aux arrêts ? demanda Marie Erikow.

— Quel vilain mot ! C’est une faveur que je vous demande, et vous ne pouvez me la refuser. Je me confonds en excuses. La nécessité seule…

Et prestement, silencieusement, Van den Brooks disparut. Fort surpris, les quatre passagers entendirent le glissement du pêne dans la serrure.

— Enfermés, nous sommes enfermés, dit Leminhac.

— Quelles drôles de manières ! murmura le professeur choqué.

— C’est tout à fait amusant, dit Marie Erikow, que le mystère enchantait.

— Je voudrais bien, dit Helven, connaître les opérations commerciales de M. Van den Brooks. Elles doivent être fort intéressantes.

Le steward apportait un plateau chargé des plus délicates friandises, des coupes de Venise où moussaient des sorbets neigeux et légers comme des mousselines, des pots de Hollande remplis de confitures au gingembre et de gelées de fleurs et de fruits. Un groom nègre le suivait, élevant sur sa tête crépue un plat persan d’un bleu éteint où s’entassaient des limons, des cédrats et des oranges.

— Il fait bien les choses, opina le professeur.

— Comment saurait-on lui en vouloir ? dit Marie Erikow.

Bientôt le professeur Tramier s’endormait et un souffle égal sortait de sa bouche entr’ouverte, fertile en doctes paroles. Marie suivait les volutes de sa cigarette. Helven et Leminhac engagèrent une partie d’échecs.

Une certaine contrainte pesait sur eux.

— Nous sommes fort bien ici, dit l’avocat. Mais il me suffit de savoir cette porte fermée pour avoir envie d’aller sur le pont me dégourdir les jambes.

Comme il disait ces mots, une détonation ébranla le navire.

— Un coup de canon ! fit Helven.

Marie Erikow ne broncha pas.

— Tiens, dit-elle à Helven, vous voilà servi. Il me semble que nous sommes dans l’aventure.

Le professeur avait sursauté.

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il donc ?

Quant à Leminhac, il cherchait en vain à distinguer par le hublot ce qui se passait au dehors.

Une seconde détonation fit trembler les verres et les tasses.

— Mais c’est une bataille navale, dit Marie.

— Attention à l’abordage, sourit Helven.

Leminhac pâlissant bredouillait :

— Mais je ne vois rien, rien… si, un peu de fumée !

Quant au professeur, il arpentait le salon :

— C’est incompréhensible, incompréhensible. Un homme si bien élevé !

Ce fut le silence.

Des coups de sifflet, des bruits de chaîne. Le navire ralentissait sa marche, puis roulait, immobile.

— On stoppe. En pleine mer…

— Il y a un autre bateau, dit Leminhac, qui accoste. Mais je ne peux voir à l’avant.

Il essaya d’ouvrir. Impossible : le hublot était fermé solidement.

Au-dessus d’eux, les passagers entendaient des bruits de caisses lourdes que l’on traîne, des coups de sifflet — tout un remue-ménage dont ils ne pouvaient s’expliquer la cause.

— J’ai comme une idée, dit Helven à Marie, que le patron du Cormoran donne dans la flibuste.

— Enfant, dit celle-ci. En êtes-vous toujours aux romans d’aventures ?

Le silence se rétablit. Le navire reprit sa marche. Une heure environ s’écoula.

Derrière la porte, on entendit la voix de Van den Brooks, sa voix d’airain :

— Double ration de tafia, ce soir à l’équipage ! Et la porte s’ouvrit…

DEUXIÈME PARTIE
LES NUITS DU « CORMORAN »

CHAPITRE VI
Le récit du docteur. Le cahier de maroquin rouge.

« Dans un quartier qu’endort l’odeur de ses jardins et de ses arbres, la rampe du soir s’élève et baisse un peu ses accords, par ce temps d’automne. »

Léon-Paul Fargue.

Ce soir-là, le dîner fut moins animé que de coutume. Les étranges incidents de la journée pesaient encore sur les esprits des quatre passagers et Leminhac chercha longtemps en vain à attiser une conversation qui restait languissante, malgré l’excellence des mets et des crus. Van den Brooks jouait à la perfection son rôle de maître de maison, surveillait discrètement l’ordonnance du repas et faisait front à Leminhac. Le professeur affectait une réserve polie, car il ne pardonnait pas au trafiquant d’avoir fermé à clé la porte du salon.

— C’est là, pensait Tramier, une incorrection. Je ne serais pas sorti, mais la porte devait rester ouverte.

Marie Erikow observait Helven du coin de l’œil. Elle n’était pas insensible au charme de ce jeune homme dont le visage était resté celui d’un adolescent. Mais, bien que, coquette accomplie et consciente de ses avantages, elle devinât parfaitement l’effet produit sur le peintre par sa beauté, elle le trouvait fuyant, insaisissable et, contrairement à tous ses devoirs, absorbé parfois dans une rêverie dont elle aurait voulu connaître l’objet. Ce soir-là, la rêverie devait être particulièrement séduisante, car Helven ne levait pas le nez de son assiette et, fort impoliment, jugeait-elle, n’adressait pas la parole à sa voisine. Elle se tourna vers Leminhac et lui prodigua des flatteries : l’avocat ne manqua pas de tomber dans le piège.

— Je me rappelle, lui dit-elle, l’audience où vous avez défendu cette malheureuse Sophie Soliveau, accusée à tort d’avoir assassiné son mari et dévalisé son amant. Une femme peut-elle être capable d’une pareille abjection ? Le mari, passe encore. Mais l’amant ?

— Je n’ai pas, dit l’avocat, douté un seul instant de son innocence. Sophie était bien trop jolie pour être coupable et le jury fut de cet avis.

— Ainsi prononce la justice des hommes, murmura Helven que le manège de Marie agaçait et qui se sentait brusquement enflammé pour l’avocat d’une de ces haines que l’on pourrait appeler phosphoriques.

— La justice, dit Van den Brooks, il est fort heureux qu’elle ne règne pas sur la terre. Avec elle, il n’y aurait pas d’amour possible. D’ailleurs, les hommes ne la désirent pas.

— Je ne crois pas cela, dit le professeur sèchement. L’amour du prochain…

— … Est le commencement de l’injustice, continua Van den Brooks. N’en doutez pas, mon cher professeur. La justice est faite de raison et l’amour n’a que faire avec cette personne sèche, hargneuse, et bien équilibrée ; il est même son plus mortel ennemi.

— Certes, dit âprement Helven, puisque nous n’aimons que ce qui nous blesse.

Marie Erikow fut satisfaite. Elle protesta :

— Croyez-vous donc l’amour si absurde ?

— Helven a raison, dit Van den Brooks. Si l’amour n’était pas absurde, il ne serait pas. Et plus il est absurde, plus il est tenace. Les passions ridicules sont les plus fortes.

— D’ailleurs, remarqua Leminhac, toute passion est ridicule par définition. Ne croyez-vous pas, Madame ?

— Pardon ? dit Marie Erikow qui faisait de la psychologie à voix basse avec le peintre.

Van den Brooks donna le signal et l’on monta sur le pont.

— Il ne faudrait pas dormir, dit Marie. Les nuits sont trop belles.

— Veillons, dit Helven.

— Veillons et parlons, dit Leminhac. Il faut raconter des histoires.

— Des histoires comment ? demanda Marie.

— Des histoires d’amour, naturellement.

— Hélas ! dit Van den Brooks, il n’y en a qu’une. Il y a deux mille ans qu’on la raconte.

— Ce n’est pas sûr, fit le professeur. J’ai eu dans mon cabinet plusieurs confidences.

— Bah ! c’est encore la même histoire… avec des variantes.

— N’en croyez rien, insista Tramier. Il y a parfois des choses étonnantes.

— Même pour un savant ? questionna ironiquement Marie.

— Même pour un médecin. Il y a par exemple une chose que je n’ai jamais comprise : c’est l’amour de l’avilissement.

— Oh ! oh ! dit ironiquement Van den Brooks. J’ai beaucoup connu Sacher Masoch.

— Ce n’est pas tout à fait cela, dit le docteur. J’ai dans ma valise un document…

— Je connais le sujet, coupa Van den Brooks. Dans tout amour, il y a au fond le besoin de la souffrance et l’instinct de l’abaissement.

Sa voix résonna étrangement sous la voûte étoilée.

— D’avilissement, répéta-t-il. Peut-être même, à force de s’abaisser, arrive-t-on à aimer. Un homme supérieur n’aimera les hommes qu’en s’abaissant à leur niveau et la femme réduit au sien l’amant qu’elle tient sous son charme.

— Mais… dit le médecin.

— Ce n’est pas tout, en effet, reprit le marchand. Il y a des hommes pour qui la souffrance et la bassesse sont les conditions mêmes de l’amour.

— Hélas ! oui, dit Tramier ; je le sais maintenant. Mais je jurerais que, pour parler de la sorte, vous avez connu mon malheureux ami et client Florent Martin.

— Non, dit Van den Brooks, mais je connais les hommes.

— Peut-on, demanda Marie, connaître le document si intéressant que vous portez dans votre valise ?

— Hélas ! Madame, c’est une triste chose : le journal d’un homme qui vécut une vie double et qui la vécut dans le déchirement.

— Il est mort ? fit la Russe.

— Il en est mort, oui, Madame.

Il y eut un silence ; puis, Marie Erikow reprit :

— Peut-on savoir quel fut son mal ?

— Je puis, dit le docteur, vous donner connaissance de quelques fragments de son journal où il a résumé les principaux épisodes d’une vie qui fut tragique. Mais cette lecture serait longue…

— Oh ! je vous en supplie, implora la Russe.

— Nous vous le demandons, ajouta Van den Brooks.

— Soit, mais je n’achèverai peut-être pas ce soir.

— On continuera demain, dit Helven. Les nuits sont propices aux veillées.


Tramier sortit et revint quelques instants après, tenant à la main un cahier relié en maroquin de couleur rouge sombre. Il s’assit, comme à sa chaire, et prit doctoralement la parole :

RÉCIT DU DOCTEUR

« Ce jour-là, il y a environ un an, comme j’achevais mon déjeuner, un coup de sonnette retentit.

« Un coup de sonnette est une chose fort banale et ne doit pas être considéré comme un avertissement céleste. D’ailleurs, je ne crois ni aux signes, ni aux avertissements providentiels ou diaboliques. Ma culture est proprement scientifique ; mes antécédents religieux, nuls. Je suis médecin et, qui plus est, psychiatre. Il n’y a de merveilleux nulle part et, dans l’âme humaine, moins que partout ailleurs. Je suis un esprit libre.

« Je savourais, à la mode anglaise, mon repas fini, une pinte rigoureusement dosée d’half and half. Mon estomac est équilibré comme mon esprit. Pas de dyspepsie, pas de cauchemars, pas de métaphysique. Je fumais alors la pipe et je sens encore, sous mon pouce, l’élasticité blonde du tabac, lorsque retentit le timbre de la porte.

« Le soleil de juin ruisselait par la baie, noyait les cristaux étincelants. Des marronniers balançaient leurs houppes. Je les revois encore, découpés par la glace sans tain.

« Ce timbre pourtant me fit mal. Il troua désagréablement le silence digestif de l’heure étalée devant moi. J’appréhendais un raseur. Que sais-je ? Quelquefois, une demi-seconde, on éprouve un grouillement de choses vagues qui ne résistent pas d’ailleurs à l’analyse d’un esprit sain.

« La porte s’ouvrit. Le domestique de Florent Martin entra, sa casquette à la main.

«  — Madame demande Monsieur le docteur tout de suite. C’est urgent.

«  — Qu’y a-t-il, Jacques ?

«  — Un malheur, Monsieur, un grand malheur.

«  — Florent est malade ?

«  — Il est mort.

«  — Mort ? Et de quoi ? Et quand ?

«  — Il y a une demi-heure à peine. Monsieur s’est tiré une balle de pistolet dans la tête. Il est couché sur le divan du bureau. On l’a trouvé, le visage à moitié emporté, parce que sa main avait tremblé…

« On m’apportait mon chapeau. Je sautais dans la voiture, suivi de Jacques qui récitait d’un ton de patenôtre :

«  — Madame a voulu qu’on aille quérir M. le docteur tout de suite. Il paraît qu’il y a quelque chose pour vous, Monsieur. Mais je crois bien que ce n’est pas affaire de médecine. Le pauvre monsieur s’est bien touché, allez. Qui aurait cru cela ?

« Je laissais le bon apôtre à ses divagations hypocrites, car Florent était un patron nerveux, hautain, intolérable, en somme. La porte de l’antichambre était entr’ouverte. Une femme de chambre, bouffie d’émotion, m’introduisit dans le cabinet de travail dont les rideaux avaient été tendus contre un trop cynique soleil ; et j’aperçus dans la pénombre la forme de celui qui avait été mon ami. Un rayon qui filtrait de la fenêtre coulait doucement sur la blancheur d’un mouchoir dont on avait voilé la face terrible du mort.

« Mort, en effet, et bien mort.

« Mon examen fut court. Je n’eus pas le courage de contempler longtemps ce visage qui n’était qu’une plaie, cette bouche qu’une convulsion suprême avait tordue. Je recouvris les traits qui n’étaient plus ceux que j’avais aimés.

« La femme de Florent, affaissée dans un coin de la bibliothèque, était sans larmes. La fixité de son regard m’émut plus qu’une scène de larmoyant délire. Il me parut inutile de parler. Je m’assis auprès d’elle.

« Avez-vous besoin de moi ? lui dis-je au bout de quelques instants.

«  — Je vous remercie. Peut-être, pour les formalités, la police, que sais-je ?

« Et, après un silence :

«  — Cette fin ne vous surprend pas, vous, docteur ?

« Je fis un geste vague.

«  — C’est à vous qu’il a voulu expliquer son acte, continua-t-elle. Sans doute, il vous l’avait fait déjà pressentir. Il y avait une lettre sur sa table, une lettre et un pli, tous deux à votre adresse. Les voici. Tout cela est à vous, et le secret aussi, s’il vous convient de le garder.

« Tout le jour, je m’acquittai des formalités funèbres et de l’expédition administrative du mort que l’ombre éternelle délivrait à jamais des paperasses. Je couchai dans le repos légal l’ami, frauduleusement échappé à un monde si bien agencé. Et je quittai cette maison où nul maintenant ne me retenait.

« La nuit de juin, translucide et lourde d’essences, rôdait le long des jardins d’Auteuil. D’un ciel presque auroral tombait un illusoire apaisement. Une silhouette claire, attardée, se hâtait vers le retour et laissait un parfum subtil et charnel se mêler à l’odeur des feuilles fraîches et de l’herbe. L’heure était si douce et si calme que l’image de mon ami s’en effaçait sans une ride. Je soupirais d’aise, loin des médecins légistes, des commissaires et des croque-morts.

« Pourtant, le pli qui gonflait ma poche me rappela le mystère. Mystère ? Non, plus pour moi. Et, sur mon seuil, tout en poussant la grille, je ne pus m’empêcher de murmurer :

«  — Il a tenu son engagement.


« J’étais le plus ancien ami de Florent. De nous deux, il était le plus jeune, et pourtant il ne laissa pas d’exercer sur moi, au long de ces années adolescentes, une influence singulière et dont je me défendais mal. Je le revois encore, jeune garçon de quinze ans, d’une élégance déjà très sûre, sachant nouer une cravate, à l’aise dans ses vêtements, jamais réduit à enfoncer dans ses poches ses mains qu’il avait fines et un peu maigres. Son visage allongé se teignait d’un léger coloris d’ambre, car son père, un cossu marchand de rhum, avait épousé aux Antilles une fille quelque peu métissée dont un capitaine au long cours me raconta qu’elle dansait le « Zapateado » dans les bouges de Caracas et qu’elle n’était pas cruelle aux matelots. Elle mourut d’ailleurs, à peine arrivée à Bordeaux, et presque aussi vite que son singe fidèle. Florent grandit dans la double terreur d’une gouvernante anglaise et d’un père qui se soûlait de tafia comme un débardeur et ramenait chez lui des filles du port aux cheveux bleus et aux lèvres carminées.

« Un soir qu’il feignait de dormir dans son petit lit, il entendit des pas lourds dans l’escalier, des hoquets et des rires de femme. La porte s’ouvrit et il vit se pencher sur lui, dans le halo de la veilleuse, une gorge nue et un masque pâle où luisaient des yeux sombres qui l’effrayèrent un peu. Cette dame sentait très fort le musc et, je pense aussi, le gin. Mais elle câlinait amoureusement le petit qui n’osait pleurer. Et elle chantonnait en baisant ses boucles :

«  — Mon beau petit Dick, mon beau petit Dick, dodo, l’enfant do…

« Brusquement, le père était entré. D’un revers de main, il avait arraché le visage blanc, jeté la femme à terre et il la cravachait de son stick en cuir d’hippopotame, mâchant d’une voix sourde :

«  — Pourquoi touches-tu ce gosse ? Pourquoi touches-tu mon gosse ?

« A chaque coup, la femme se lovait comme un serpent. Quand il l’eut bien battue, il la poussa dehors. Puis, de son mouchoir, il essuya le visage de l’enfant.

« Florent n’avait jamais oublié cette soirée. Bien des choses restèrent ainsi gravées en lui, des choses très lointaines qu’il n’avait pas connues, mais qui lui venaient de loin, d’un petit port des mers du Sud où les trafiquants en escale tirent des bordées au poivre rouge.

« En dépit de sa brutalité, de ses foulards indicibles et de sa lourde chaîne d’or, agrémentée d’une dent de tigre, Florent n’était pas arrivé à détester son père. Entre deux soûleries, ce chevalier du tafia prenait l’enfant dans ses bras avec des câlineries de nourrice. Il le berçait en zézayant la chanson créole :

« Adie godcha, adie amou
« Adie gain d’o, adie colichou

qui fait penser aux oiseaux-mouches, à Paul et Virginie et aux volcans en pain de sucre sur un ciel de safran. Il attachait alors sur son petit des regards embués d’alcool et de nostalgie. Mais l’alcool lui fit faire plus tôt qu’il ne pensait une traversée définitive, sans escales ni bordées. Il laissait à Florent un héritage assez rond et une hérédité plutôt compliquée. Et Florent regretta son père, l’honorable Nathaniel Martin, importateur.


« Pour moi, j’ai connu Florent à Paris où son tuteur l’avait conduit. Nous habitions la même maison ; nous suivîmes les mêmes classes. J’enviais à mon ami son goût, sa mise discrète et raffinée. Je crois qu’il me dédaignait un peu, mais je ne lui en tenais pas rancune. Nous vivions dans une intimité étroite, dont il s’évadait d’ailleurs par instants. Il y avait dans sa vie des échappées obscures et qui me demeurèrent toujours étrangères, des fuites où mon amitié ne pouvait le suivre et dont il gardait jalousement le secret. Je pensais qu’il aimait à flâner seul, certains soirs, ou qu’il s’enfermait dans sa chambre pour y savourer des toxines romantiques. Je redoutais bien trop son sourire du coin des lèvres, son sourire des mauvais jours, si ma curiosité s’était abandonnée à une question inopportune.

« Lorsque je devins chef de clinique de mon maître L…, je pris un nouveau logement et mes relations avec Florent s’espacèrent. Nous nous retrouvions une fois par semaine environ, dans un petit bar anglais du quartier Saint-Lazare où le stout était honorable, non moins que le steack-pudding et le pie aux fruits. Les pintes de métal mêlaient leur éclat aux reflets de l’acajou poli. C’était un plaisant coin, à la Dickens, où l’esprit et le corps jouissaient d’un chaleureux équilibre. Ce confortable pourtant n’arrivait pas toujours à dissiper l’inquiétude que je devinais sur les traits mobiles de mon ami. Il s’asseyait en face de moi, pianotant sur la nappe, tandis que je m’efforçais d’occuper son attention. Son visage s’était creusé depuis l’adolescence, mais des cheveux bouclés qu’il peinait vainement à aplatir auréolaient encore juvénilement son front. J’admirais sa grâce, sa désinvolture un peu lasse et hautaine. Il sentait cet hommage tacite de mon affection et me pardonnait, en échange, ce qu’il croyait être mon incompréhension de sa conduite.

« Parfois, il s’animait. Puis, soudain, un voile s’abaissait sur ses traits ; un clignement de paupière éteignait le scintillement du regard. Je devinais une détresse que je voulais expliquer par la dépression nerveuse. Je conseillais des piqûres ; mais il prenait son mauvais sourire et me reléguait, tout net, dans mon bon sens.

« Nos entretiens eussent été mornes ; mais un sujet le passionnait qui touchait de très près à ma compétence :

«  — Le sexe et l’esprit ! Toi qui vois chaque jour des malades, des fous, des gens qui présentent hideusement exagérés les troubles secrets, les tares latentes qui dorment en nous, crois-tu que notre intelligence plonge par ses racines dans les bas-fonds ténébreux de notre être ? Faut-il que notre esprit soit asservi à la force aveugle du désir ? Que cet instinct bestial circule impurement sous les créations de la pensée ?

« Je riais aux éclats.

«  — Et pourquoi t’indigner ainsi ?

« La préoccupation sexuelle est au fond de toute créature. L’accouplement est la loi. Au fond, je vais jusqu’à dire que toutes les variétés de l’esprit et du caractère sont en fonction des modalités sexuelles. Tel poème, telle symphonie que tu admires jaillissent d’un mouvement obscur de l’être. Les plus beaux chants de joie, c’est le mâle qui s’exalte ; les plus douloureux, c’est le mâle insatisfait. Tourment de l’esprit, non : tourment de la chair.

«  — Crois-tu vraiment cela ? Crois-tu donc qu’il n’y ait en nous rien qui ne soit vicié par l’animal ? Crois-tu que ceux qui cherchaient à force de cilices ou de discipline à tuer leur corps parce qu’il était rebelle à leur esprit, obéissaient ainsi à une délectation morose, à une sorte de rut sauvage et destructeur ? Non, mon ami, tu te trompes. Ta science ne me convaincra pas.

«  — Ma science n’est que l’image de la vie elle-même, telle que l’ordonne ma raison. L’homme n’est certainement pas un Dieu, il serait bien plutôt une bête. Sans la vieille racine de l’animalité, tout ce bel édifice de raison, d’amour et d’esthétique tomberait. Les branches s’élèvent très haut ; la souche plonge très bas. Tout l’homme repose sur deux forces : besoin de manger, besoin de se reproduire, et la seconde de ces forces est la plus violente et la plus facilement déréglée.

«  — Je ne conçois point l’homme ainsi, répliquait Florent avec une lassitude un peu agacée. Il y a bien deux forces en lui ; mais l’une le tire vers le haut, l’autre l’entraîne vers un gouffre. Toute sa vie n’est que déchirement. Un dieu et un démon se partagent ses entrailles. Suivant que l’un ou l’autre triomphe, il sombre ou se transfigure ! Mais il ne peut que suivre cette lutte dont il est l’enjeu et se tordre de douleur.

« L’angoisse violente qui se peignait sur son visage me frappa brusquement. Je lui tendis un cigare qu’il alluma d’un geste nerveux. Nous sortîmes dans la nuit glacée. Je pris son bras :

«  — Florent, de l’équilibre. Et surtout, pas de péché originel et de métaphysique. C’est la condition d’une bonne santé.

« Il ne me répondit pas.

« De pareilles discussions se produisaient souvent. Je résolus de ne plus m’y abandonner, car mon pauvre ami en sortait irritable et fiévreux. Tandis qu’il s’éloignait dans la nuit, je voyais sa haute silhouette se voûter lentement vers la terre.

« A cette époque, Florent entreprit d’assez longs voyages. Il revint au bout de deux ans environ et un jour m’annonça son mariage. Son visage était plus calme ; il me parut moins tourmenté, plus heureux de vivre.

«  — Tu seras content, me dit-il. Je deviens raisonnable. J’en ai décidément assez de la solitude et des spéculations. Je renonce à ma tour d’ivoire ou plutôt j’entrebâille la porte pour laisser passer la compagne. A deux, nous serons à la fois plus isolés et plus mêlés à la vie. Au fond, tu parlais d’or. Rien ne sert de la mépriser, cette vie, notre unique certitude. J’ai regardé trop haut ou trop bas. Aujourd’hui, je veux l’équilibre.

« Il baissa la voix.

«  — Nul n’est descendu plus bas que moi ; nul n’a plus aimé son ordure, nul ne s’y est roulé avec plus de délices, nul ne s’est plus délecté de sa charogne. Et nul n’a plus versé de larmes sur lui-même.

« Il parlait d’une voix sourde, saccadée. La sérénité, qui m’avait heureusement surpris tout à l’heure, disparaissait de son visage, et j’avais en face de moi un Florent inconnu, sombre, violent et qui battait sa coulpe comme un moine passionné se roule sur son cilice. De quelle faute mystérieuse voulait-il parler ? Quelle était cette prétendue déchéance ? Je l’ignorais.

«  — Folies, pensai-je, folies de cette pauvre imagination intoxiquée de tous les poisons littéraires ; hérédité d’alcoolique.

« Il se reprit d’ailleurs bien vite. Et, plus calme, posément :

«  — Allons, mon vieux, je déraisonne. Pardonne, c’est la dernière fois. Je veux vivre, maintenant, comme toi, comme les autres, comme un homme, quoi ! Je le veux. Il faudra que cela soit.


« La femme qu’il épousait était belle. Elle l’est encore. Les yeux un peu métalliques, un peu durs, souvent lointains ; une ligne fort gracieuse. Elle avait dans la courbe de ses hanches de quoi déspiritualiser à souhait ce névrosé mystique de Florent. Je ne doutais pas qu’elle n’y parvînt à bref délai et me réjouissais à l’avance.

« Le couple me parut heureux. Je me rendais assez souvent dans la vaste maison d’Auteuil que Florent tenait de son père et qu’il avait voulu garder. Il y avait un jardin mal entretenu, dont l’herbe envahissait les allées, un magnolia qui, chaque printemps, épanouissait ses larges pétales de cuir blanc ; et toute l’année, par je ne sais quel mystère, des feuilles mortes jonchaient le sol. Le timbre qui résonnait, lorsque s’ouvrait la porte de fer, évoquait une province automnale et je ne sais quoi de conventuel. A mon avis, ce n’était pas la demeure qui convenait à un jeune ménage élégant. Mais Florent ne voulait pas entendre parler de la quitter et sa femme partageait ce goût. Musicienne, elle grisait doucement Florent qui passait ses journées entières à l’écouter, couché sur un divan. Il ne travaillait que fort peu, du moins à mon jugement. Nos relations étaient toujours cordiales, mais au fond, je ne pénétrais pas dans l’intimité du couple qui s’isolait dans ce que je croyais être son bonheur.

« Et telle fut l’histoire des cinq mois qui précédèrent la catastrophe.

«  — Il y a environ un an, la femme de mon ami, Lia, se fit un jour annoncer à ma clinique. Il ne lui arrivait que très rarement de venir jusque-là ; c’était toujours moi, célibataire, qui me rendais au domicile du ménage. Ses traits tirés, sa pâleur me frappèrent. Ses révélations me frappèrent plus encore. Quelques jours plus tard, je reçus la visite de Florent lui-même. Je savais ce qui l’amenait. Quelque chose de tragique entra, ce soir-là, dans la chambre avec cet homme.

«  — J’ai à te parler, dit-il.

« Et il s’assit près de moi.

« Le soir impondérable, envahissant lentement les livres et la grande table de chêne, polie comme un sombre miroir, coulait le long de nos vêtements. Mais le visage de mon ami paraissait plus pâle dans cette ombre, ses yeux brûlaient d’un feu plus intense. Il parlait encore, tandis que je contemplais un rameau d’automne, maigre et nu, dont le trait incisait la vitre crépusculaire. Il parla, il parla longtemps…

« Vous saurez tout à l’heure ce qu’il avait à me dire, et vous comprendrez pourquoi sa mort ne m’a pas surpris.

« Le soir de la mort de Florent, je m’enfermai dans ma chambre et ouvris le pli qui m’était destiné. Mon ami avait voulu que je fusse encore son confident par delà la tombe.

« Ce petit cahier — le voici — contenait le secret d’une vie qui fut tourmentée et qui a tragiquement fini. Ce secret, je l’avoue, je ne l’avais jamais pressenti. L’humeur souvent bizarre de Florent, je me l’expliquais par des raisons qui, évidemment, n’en étaient point. Tout me semblait clair, net, et il y avait pourtant sous cette surface un abîme que je ne devinais pas.

— Un abîme, interrompit Van den Brooks, vous ne pensiez pas dire si juste.

— Oui, murmura Helven, nous ne nous connaissons ni les uns ni les autres. Dès notre naissance, nous sommes des emmurés, des emmurés pour la vie.


Le vent qui soufflait de la mer nocturne gémissait doucement dans les antennes du navire. L’étrave ouvrait l’eau calme en un froissement de soie. Van den Brooks tournait son regard vers les constellations qui, seules, palpitaient dans cette solitude. La braise d’une cigarette éclairait d’un feu rouge le beau bras accoudé de Mme Erikow.

Leminhac se balançait dans son rocking ; Helven tenait entre ses mains sa tête attentive. La nuit tropicale enveloppait les passagers, leurs rêves et la course du navire.

— Je prévois d’ores et déjà, dit l’avocat, l’histoire de votre ami. Florent avait de qui tenir : il avait du poivre dans le sang.

— Je connais, repartit Van den Brooks, le démon qui le possédait. Je ne sais s’il a un nom sur les listes infernales, mais « Heautontimoroumenos » lui conviendrait, car il porte l’homme à se déchirer lui-même et à jouir de son tourment.

— Vous, Van den Brooks, interrompit vivement Tramier, vous êtes l’homme le plus passionné et l’esprit le moins scientifique que je connaisse. Ce qui s’explique le plus clairement vous paraît obscur. Pour vous, il doit y avoir du démoniaque dans les vérités mathématiques et du surnaturel dans la géométrie.

Van den Brooks poussa vers le ciel fourmillant d’astres une mince spirale de fumée et grogna dans sa barbe :

— J’ai parcouru une grande surface de la terre ; j’ai navigué sur tous les océans et je vous assure que j’ai vu pas mal d’hommes et de femmes aussi différents les uns des autres que le jour de la nuit et ce yacht d’un sloop de pêche. Mais ce que je n’ai jamais vu, c’est un médecin ou un savant capables d’éclaircir le mystère de ces âmes innombrables.

— Vous préférez les prêtres, parbleu, insinua Leminhac avec un sourire.

— Non, dit Van den Brooks. Leurs dogmes les aveuglent comme les vôtres. Mais quand ils ne raisonnent pas, ils voient plus loin que vous. Ils ont un sens qui vous manque.

— Lequel ?

— Le sens mystique.

— Un mot, cela, mon cher. Pas davantage. Il n’y a qu’une connaissance : celle de la raison.

— Vous êtes des enfants, murmura Van den Brooks ; vous faites joujou avec des formules ; vous êtes ivres d’une science vaine qui n’a pas soulagé les épaules humaines de la millionième partie de son accablant fardeau ; d’une science aveugle qui, à chaque coup de pioche de ses pionniers fanatiques, ne voit pas surgir les nouveaux mystères et s’épaissir le nuage. Vous constatez des coïncidences, mais avez-vous jamais expliqué un rapport de cause à effet ? Les liens que vous forgez ne sont que de lamentables ficelles. Et dans le monde moral ? Là, vous pataugez honteusement. Vous avez pu découvrir que l’eau bout à 100°. Belle trouvaille. Mais avez-vous découvert ce que c’est que l’amour, la haine, la jalousie, le désir ? Saisissez-vous leurs lois ? Vous écrivez des volumes de fatras sur ces problèmes éternels ; vous entassez les documents et les enquêtes. A quoi bon ? Y voyez-vous plus clair que Job sur son fumier ?

« Quand vous ne comprenez pas, vous vous en tirez avec des mots. Vous dites : hystérie, hérédité, que sais-je ? Si vous réfléchissiez un peu, vous autres scientifiques, vous reconnaîtriez combien vague, combien insuffisante est cette explication de la passion, de la folie, du crime, du mystère tapi sous chacun de nos pas, latent derrière chaque visage, chaque redingote bien boutonnée.

— Bah ! dit Tramier, moi je ne crois pas au diable. Van den Brooks, vous êtes le dernier des manichéens, le manichéen de la cotonnade.

— Je ne suis qu’un flâneur et un curieux, un homme qui regarde et voudrait bien savoir, un homme qui n’a appris qu’une chose, à force de rouler sa bosse : c’est qu’il ne suffit pas de voir avec ses yeux, de toucher avec ses mains, de raisonner avec sa raison.

« Tenez, ajouta Van den Brooks en souriant, voici deux êtres qui, sans un mot, sans un regard, ont — pour un instant — l’un de l’autre la connaissance la plus parfaite, cette connaissance qui n’est pas l’analyse, mais qui est la possession. Le jour où vous aurez de l’univers cette connaissance-là, vous serez non pas un savant, mais un saint ou un amoureux. Regardez : voici le premier échelon de la mystique.

Et il tourna la tête vers le bastingage : accoudés, indifférents aux paroles, Marie Erikow et Helven écoutaient le chant de la mer phosphorescente.

— Ce n’est qu’une minute, reprit-il, mais une minute d’amant vaut toute une vie de philosophe.

— Bonne nuit, fit Tramier, nous reprendrons demain.

CHAPITRE VII
Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième larron et un nègre sentimental.

David le Roy, saige prophètes,
Crainte de Dieu en oublia,
Voyant laver cuisses bien faictes.

Villon.

Une minute. Ce ne fut, en effet, qu’une minute et Marie Erikow laissait le jeune Anglais accoudé au bastingage, plongé dans une rêverie à laquelle elle savait bien maintenant ne pas être étrangère. Au fond, elle se souciait moins de la compagnie d’un homme que de sentir celui-ci préoccupé d’elle. Fort habilement elle s’éloignait dès qu’elle devinait l’empire exercé par son charme sur l’esprit de l’amoureux, de sorte que le pauvre diable pouvait « cristalliser » à son aise, laissant macérer dans des baumes et des aromates imaginaires le souvenir de la fugitive. Consciente ou inconsciente, cette tactique lui réussissait fort bien et, tout en se décoiffant devant sa glace, le jour fini, elle pouvait dresser en souriant un tableau de chasse fort honorable. Comme dans ses terres de Moscovie, une meute de lévriers blancs, la Russe aimait à conserver autour d’elle une troupe d’adorateurs énervés, peut-être, mais empressés et fidèles.

A bord du Cormoran, c’était une fort petite troupe, car elle ne pouvait accueillir les suffrages trop directs d’un équipage chatouillé par sa présence. Elle se sentait obscurément désirée par ces hommes rudes et basanés qui, sans doute, au temps du capitaine Kid, l’eussent tirée au sort ou partagée équitablement. Mais Van den Brooks veillait à la moralité de ses gaillards. Captain Joë faisait quotidiennement son rapport et de sages rations de nerfs de bœuf entretenaient dans ces âmes frustes le sentiment de la discipline et le respect de la pudeur. Celle de Marie, parfois effarouchée par la démonstration un peu brusque d’un matelot certain de n’être point surpris, s’accommodait assez bien d’une existence qui permettait à la Russe de régner sur tout un navire et de ranger sous son sceptre quarante brutes, trois civilisés et Van den Brooks.

Mais était-elle bien sûre de dominer Van den Brooks, comme elle dominait Helven ou ce fat de Leminhac ?

— Van den Brooks, songeait-elle, comme il est secret ! M’aimerait-il, si je voulais m’en donner la peine ?

La vérité est qu’elle se donnait quelque peine, sans aucun succès, et que le marchand ne se départait jamais vis-à-vis d’elle de cette réserve polie qui fait si terriblement endêver les coquettes.

Helven et Leminhac offraient un champ d’expérience plus aisément praticable et, bien qu’attirée par le plaisant visage du boxeur préraphaëlite, elle ne pouvait résister au désir d’approcher un brandon incendiaire de l’inflammable avocat. C’était ainsi une navette dont s’apercevait Helven et dont le pauvret ne pouvait s’empêcher de souffrir.

Ce soir-là, il se crut le préféré. Trop timide, hélas ! il se contenta de s’en réjouir et Marie Erikow, enchantée de sa bonne besogne, regagnait prestement sa cabine en sifflant comme par hasard un air espagnol. Où donc l’avait-elle entendu ?

Comme elle descendait le petit escalier à lames de cuivre qui conduisait au couloir des cabines, elle entendit au-dessus d’elle un écho mystérieux. L’écho répétait la « Habanera » et, chose tout à fait insolite pour un écho, y ajoutait même quelques variantes.

Elle leva la tête et vit, se profilant entre les vergues basses du misaine, la silhouette souple de Lopez. Une cigarette brasillait, éclairant vaguement le visage maigre de l’Espagnol. L’écho s’était tu.

— L’insolent, pensa-t-elle.

Elle demeura un instant ainsi, les yeux fixés sur les étoiles qui glissaient au-dessus du navire, pensive. Il lui sembla, en même temps, distinguer, assis sur la vergue de hune, une forme sombre et si massive que ce ne pouvait être, semblait-il, celle d’un matelot du navire occupé à quelque manœuvre. D’ailleurs, la forme demeurait immobile. On eût dit un génie monstrueux, présidant, le front proche des astres, à la course nocturne du vaisseau.

— Ce pourrait être Tommy Hogshead, murmura-t-elle. A quoi rêve-t-il ainsi perché à cette heure ?

Elle n’avait jamais pu oublier le malaise qui l’avait saisie un soir à frôler le géant. Ce dernier paraissait vraiment s’attacher à ses traces et, chose étrange, Marie ne rencontrait jamais Lopez, sans que l’ombre sinistre de la brute ne surgît aussitôt derrière l’Espagnol.

Elle frissonna à cette pensée et descendit hâtivement les dernières marches. Dans ses songes, cette nuit-là, passèrent mille visions terrifiantes ou burlesques : les hôtes du Cormoran dansaient une sarabande effrénée ; Van den Brooks l’emportait, enveloppée dans sa barbe et la déposait, à demi-morte, au fond d’une barque que, transformé en gondolier, Tommy Hogshead guidait à travers un marais grouillant de serpents et d’insectes immondes, tandis que Lopez jouait de la guitare avec des doigts de squelette sous la lune couleur de cendre.


— Je connais les femmes, soliloquait Leminhac devant son miroir à barbe. Elles ne m’en font point accroire. Mme Erikow agace ce petit Helven, mais ce n’est que pur déguisement. Je ne lui suis pas indifférent.

Il monta sur le pont, dans l’espoir d’y rencontrer la Russe. Le Pacifique étalait sa splendeur immuable et ses longues houles bleues berçaient le navire.

Van den Brooks s’avança vers l’avocat. Il portait Captain Joë sur son épaule et il avait à la main trois orchidées veinées de rouge, aux lèvres pendantes et aux monstrueux pistils.

— Captain Joë, saluez notre cher maître. Notre cher maître est de bonne humeur et roule dans son cœur des pensées satisfaites. N’est-il pas vrai, Captain Joë ?

Le singe grinça comme une corde de puits.

— Oui, vous êtes de mon avis, je le sais bien, old chap. Si vous n’étiez singe, enfant des forêts impénétrables, vous souhaiteriez être avocat, caro signore mio.

— Je pense que votre compagnon entend toutes les langues, fit ironiquement Leminhac que Van den Brooks agaçait prodigieusement.

— Toutes, dit le marchand ; mais il n’en parle aucune : il ferait un bon diplomate. Et comment trouvez-vous mes fleurs ? ajouta-t-il, en montrant les orchidées.

— Belles, autant que leur difformité le permet.

— Leminhac, dit Van den Brooks, les humanités vous ont perdu : vous n’avez pas le sens de la nature.

— Par exemple, exclama l’avocat, mais vos orchidées sont des phénomènes de serre ; ce ne sont pas des fleurs.

— Erreur, répondit le maître du Cormoran : elles sont plus vraies que la nature. C’est comme si vous disiez qu’un homme de génie n’est pas un homme.

Marie Erikow apparut. Sa silhouette blonde se détachait sur l’azur sombre de la mer et du ciel.

— Aphrodite, née de l’onde amère, dit l’avocat, pourri d’un hellénisme de collège.

— Oh ! fit Van den Brooks, c’est une divinité qui a mal tourné, depuis qu’on lui a appris le catéchisme.

— Bonjour, cria Marie. Comme le monde est beau, ce matin !

— Et vous êtes, dit galamment l’avocat, la plus belle partie de ce monde.

Van den Brooks la salua profondément.

— Permettez-moi de vous fleurir.

Il lui tendit les fleurs.

— Merveilleuses, dit-elle. On dirait qu’elles vivent.

— Vous voyez, fit le marchand à Leminhac. C’est moi qui avais raison.

Tous trois arpentaient le pont, en attendant le gong qui les appellerait à table.

Lopez les croisa et passa sans saluer.

— Dieu, que cet Espagnol semble vaniteux, dit Leminhac.

— Non, répondit Van den Brooks, c’est un rêveur. Il a étranglé un jour une fille de Caracas, sans y penser. C’est pour cela que je l’ai pris à mon bord. Le pauvre, personne ne l’aurait compris.

Il regarda Marie. Elle tenait ses mains derrière son dos. Il la laissa avancer légèrement et vit qu’elle n’avait plus entre les doigts que deux des fleurs rares.

— Bon, pensa-t-il, je sais où est la troisième.


Tommy Hogshead, qui fumait un long cigare de Virginie, sec et noir entre ses dents blanches, le savait aussi. Et il regardait l’Espagnol qui s’éloignait nonchalamment, comme je ne vous souhaite d’être jamais regardé par personne, de peau blanche ou colorée.

CHAPITRE VIII
La mystique de Van den Brooks.

« Car le prix de la courtisane vaut à peine un morceau de pain, mais la femme rend captive l’âme de l’homme, laquelle n’a point de prix. »

Proverbes.

Celui qui eût pu voir glisser sur les eaux calmes du grand Océan le Cormoran silencieux, avec ses cuivres étincelants et parfois, si la brise était bonne, ses voiles blanches gonflées, n’aurait pu imaginer que le yacht de Van den Brooks abritât autre chose que la joie de vivre, la paresse divine et la rêverie. Et pourtant, en ces quelques jours, si rapidement écoulés, depuis le départ de Callao, des intrigues se nouaient, des désirs et des haines mêlaient leurs ferments, comme il arrive partout où des hommes sont réunis, que ce soit au cœur enfiévré d’une ville ou dans la solitude du désert ou de l’Océan. L’inquiétante figure du marchand n’était pas faite pour calmer les esprits agités, car tous ceux qui approchaient Van den Brooks éprouvaient au contact de cet homme je ne sais quel malaise, fait de crainte et d’étonnement.

Cependant, la nuit semée de mille constellations inconnues, caressée de brises où le parfum des forêts lointaines se mêlait à l’odeur amère de l’Océan, la nuit tropicale, semblable à une aurore, paraissait adoucir les cœurs et les esprits. Leminhac perdait son acidité naturelle ; Helven oubliait sa jalousie et aussi son inquiétude au sujet de la direction du navire qui, d’après lui, continuait à s’éloigner de la route habituelle ; Marie Erikow se sentait redevenir une jeune fille tendre et sans apprêts ; quant au professeur, il oubliait la médecine et versait dans la littérature, comme font malheureusement pas mal de ses confrères qui n’ont pas pour excuse l’enivrante splendeur des Tropiques.

La douceur qui se répandait du ciel sur le pont du navire ne prédisposait guère à la conversation les passagers réunis autour des sorbets et des orangeades.

Pourtant, Marie Erikow, s’adressant au docteur Tramier, manifesta le désir de voir éclaircir le mystère de Florent.

Tramier prit alors la parole :

— Je vous ai dit hier soir la fin tragique de mon ami. La lecture de son journal fut pour moi une révélation, mais une de ces révélations qui jettent parfois d’étranges lueurs sur un problème, sans permettre d’en déchiffrer complètement la solution. Ce journal est un chaos de notes et d’impressions. Pour ne pas vous égarer dans ce dédale de souvenirs, je choisirai pour vous deux des passages les plus caractéristiques. Quant au reste, permettez-moi de vous le résumer le plus fidèlement possible.

« Pendant les deux années qui précèdent son mariage, Florent est piqué par la tarentule des départs, poussé par je ne sais quelle fièvre d’instabilité.

« Il parcourt successivement l’Espagne, la Belgique et la Flandre, l’Allemagne du Sud, l’Autriche. Bien que ces diverses étapes ne soient déterminées que par sa seule fantaisie de rêveur et d’artiste, il y a entre elles un certain lien. Florent est en pleine crise de mysticisme…

— Qu’entendez-vous par là, vous, Tramier ? interrompit Van den Brooks.

— Au fond, quelque chose d’assez simple, mon cher. Un mystique, c’est toujours un émotif exagéré que la réalité blesse ou déçoit sans cesse et qui construit des plans imaginaires pour y projeter le faisceau irritable de sa sensibilité.

— Il y a du vrai, fit Van den Brooks. Mais ce vrai n’explique rien, comme toujours. Les médecins dissèquent des pétales de rose avec de ravissants bistouris, mais ils ne nous révèlent jamais l’essence du parfum.

— Quoi qu’il en soit, continua Tramier, Florent semble avoir traversé une crise violente de spiritualité et même de religiosité. A bien regarder toutes les phases de sa vie, elles sont caractérisées par cette succession alternative de dérèglement sensuel et de raffinement sentimental, d’excès bas et vils et d’aspirations platoniques, de brutalité, de violence ou de tendresse.

— C’est un fort beau miroir, dit Van den Brooks. Nous pouvons tous nous pencher sur lui.

— En Espagne, en Autriche, en Flandre, Florent fit de longues retraites dans des monastères ou des auberges perdues. Que cherchait-il dans ces solitudes ? La paix, sans doute.

— C’est là qu’il l’eût le moins aisément rencontrée, repartit le marchand. L’homme inquiet transporte son tourment avec lui et, dans la solitude, le tourment est son seul compagnon.

— On trouve dans son journal, à chaque page, la griffe de cette nature passionnée et suprêmement égoïste. Les effusions d’amour qui s’y rencontrent n’ont jamais un objet précis. C’est une image de lui-même qu’il adore. Par contre, il se roule avec fureur dans les voluptés les plus basses. Ce sont des cyclones effroyables et rapides et, dans leur tourbillon, sombrent cette haute intelligence, cette sensibilité d’artiste. Il boit ; il use de l’opium, et surtout il fait sa compagnie de filles, de la lie même des prostituées ; il les ramasse dans le ruisseau et s’encanaille avec elles, deux, trois jours, rarement plus, sordide, méconnaissable. Échappé du cyclone, il fuit et le voilà de nouveau repris par une période de solitude et de méditation. De méditation presque exclusivement. Car il ne produit pas, il ne rend rien de ce qu’il absorbe. Tout est consumé par sa propre ardeur. Il tient seulement à jour le récit de sa vie ; il note scrupuleusement, mais sans commentaires, le détail de ses frasques. Échappé des bouges de Barcelone, le voici dans la cellule d’un monastère, perdu au cœur de la Sierra Leone, suivant sur le mur ocre la flèche d’ombre bleue que décrit le jour torride. De l’eau claire, des limons et les âpres oraisons de Saint-Jean de la Croix. Ailleurs, on lit :

« J’ai vécu trois folles journées et trois nuits infernales, à Prague, avec une Juive belle comme un vase de cuivre. Elle a quatorze ans et, depuis sa neuvième année, sert aux matelots du fleuve. On l’appelle Sulka. Elle mord comme un jeune chien et elle est plus avare que toute sa tribu. Mais il a bien fallu qu’elle desserre ses ongles, tant je l’ai battue. Elle m’a beaucoup aimé. Les matelots jaloux voulaient défoncer la porte chaque nuit. Puis, ils s’éloignaient par les ruelles pavées en chantant les rauques chansons que l’on entend, les nuits de pêche, sur les rivages d’Illyrie. Une nuit, je crois bien que l’on a assassiné quelqu’un devant la maison. J’ai entendu un cri et je suis sorti. Un coup m’a renversé et je me suis retrouvé au jour, la figure en sang, assis contre un cabestan du quai. La police m’a interrogé et m’a salué très bas quand j’ai dit que j’étais un touriste victime d’une agression. »

« Et c’est la même chose à Tolède, à Naples, dans de petites villes inconnues où il arrive un soir, à l’heure trouble, et où, tout de suite, haletant, il cherche le mauvais lieu, le masque écaillé dans l’angle de la vitre, ces bouches funèbres, ces épaules lasses, ces seins fripés, ces sombres îlots de vice et de misère sur qui il vient s’abattre comme un grand oiseau éperdu.

« Chose étrange. Jamais une aventure où le mot d’amour puisse être prononcé. C’est un égoïste farouche. Il ne voit que lui ; il ne songe qu’à son étrange soif. Ivre de solitude et de pensée, il vient tournoyer sur un pauvre charnier et se repaît d’ordure avec passion.

« Je ne comprends pas.

« J’ai eu un jour ses confidences.

« Après sa mort, j’ai pris connaissance de ce manuscrit. Cet homme a souffert : il a souffert au point de se donner la mort.

« Et je ne comprends pas.

— Vous comprendrez, Tramier, fit Van den Brooks, vous comprendrez quand vous ne serez plus seulement un médecin.

— Les mots de souillure, péché, immondice, reviennent à tout instant dans son journal. Pour lui, c’est l’amour, l’acte d’amour qui, quel que soit l’objet, est par essence le péché. Encore ce vieil atavisme religieux. Et voilà ce que je ne comprends plus. Pour moi, l’amour normal est sain, hygiéniquement recommandable et nécessaire à la conservation de l’espèce. Il n’y a pas de quoi se désespérer. C’est tout.

— Oh ! non, interrompit Mme Erikow, avec un soupir.

— J’entends bien, chère Madame, et je suis trop galant pour…

— Non, vous n’entendez pas, Tramier, pas du tout, repartit Van den Brooks qui tirait de son brûle-gueule de petites bouffées auréolées de gris cendré. Laissons la galanterie, laissons aussi l’hygiène.

« Florent est un esprit absolu ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est de la race des ascètes, des moines, de tous ceux qui sont incapables de sacrifier aux conventions sociales une parcelle de leur terrible individualisme comme le plus léger article de leur foi. C’est un anarchiste, comme les moines d’ailleurs, qui n’acceptent une discipline que pour vivre plus librement en eux-mêmes, hors de toute intervention spirituelle. Florent est incapable de se soumettre à un ordre moral imposé, comme il est incapable de mentir, car le mensonge est une soumission.

« Or, notre ami, doué d’un esprit d’indépendance aussi farouche, se trouve être possédé par le plus terrible des démons. Possédé est le mot, je l’emploie à dessein et sachant que vous en sourirez, Tramier, et vous aussi Leminhac, qui êtes volontiers sceptique en matière d’irresponsabilité.

« Je ne connais pas la suite du journal de Florent. Je la prévois. Je la devine. D’ores et déjà, nous nous sommes tous rendu compte que Florent est possédé par cette passion étrange que j’appellerai de l’amour humilié.

— Érotisme morbide, je l’ai toujours pensé, fit Tramier.

— Ce n’est qu’un côté de la question et c’est même le mauvais côté. Il y a en effet deux faces à ce visage, doublement tourné vers l’ombre et vers la lumière.

« Pour Florent, l’amour est, d’une part, un besoin de l’esprit. En quoi d’ailleurs l’intelligence est-elle autre chose qu’une forme même de l’amour ? Mais, l’amour normal n’est qu’un échelon et un échelon médiocre, quand il n’est pas exalté, vers le grand rêve mystique, vers cette cime où des flammes incorruptibles se mêlent sans se consumer.

« Il reste l’amour mêlé de pitié et, celui-là, quelle ivresse !

— Vous pensez donc, interrogea Helven, que Florent était avant tout un cérébral ?

— Il l’était. Chez l’homme, d’ailleurs, tout vient de l’esprit, et le mal comme le bien.

« D’autre part, Florent est terriblement sensuel. Le désir de la femme est un boulet rivé à sa cheville. Mais ce désir satisfait, le squelette enguirlandé de son amour lui apparaît. Fougueusement épris d’absolu, il ne cherche dans l’amour que ce qu’il a de plus haut et aussi ce qu’il a de plus bas. Tout le camouflage du désir et de l’intérêt lui répugne. Il préfère la délectation sordide et nue avec la fille.

— Ne croyez-vous pas, dit Marie Erikow, qu’il se mêle à cette recherche quelque étrange perversité ?

— Tout vient de l’esprit, répondit Van den Brooks. L’esprit est glorification et scandale. Il n’y a point de péché de la chair ; il n’y a de péché que de l’esprit.


Un silence régna sur le pont du vaisseau. La mer était parcourue de longs froissements, comme si le vent nocturne rabattait des écharpes et déployait des soieries obscures.

Une bouffée de vent fit gémir les agrès et les cordages.

— La brise tourne, fit Leminhac.

— Prophète de malheur, gémit Mme Erikow. Vous allez attirer la tempête.

— Ne me foudroyez pas en attendant, chère amie. Laissez cela à Jupiter. Mais vos yeux sont si brillants qu’ils lancent déjà des éclairs. Pour qui tant de rayons ? Est-ce pour notre ami Helven ?

— Leminhac, vous faites fausse route, mon ami. Peut-on être aussi spirituel par une nuit aussi splendide ?

— Les Français ne peuvent s’empêcher d’avoir de l’esprit, glissa le silencieux Helven. C’est ce qui les sauve bien souvent…

— … et ce qui les perd presque toujours, compléta Van den Brooks.


Le Cormoran filait à bonne allure, labourant de son étrave la mer déchirée d’étincelles. Le vent s’était levé, un vent du Sud qui desséchait un peu la gorge et qui avait dû passer sur des terres lointaines, torrides et parfumées. Les moteurs à pétrole étant presque silencieux, on entendait bruire toutes les antennes du vaisseau. Une musique, qui semblait vibrer à tous les points de l’étendue, accompagnait sa course.

— Qui n’a pas connu les nuits du Pacifique, murmura Marie Vassilievna, ne connaît pas la joie de se sentir un atome entraîné dans la danse de l’univers. Il n’a pas participé à l’harmonie céleste. Le temps ne vous semble-t-il pas aboli, l’espace désormais sans limites ? Aborderons-nous jamais quelque part ? Je ne le souhaite pas d’ailleurs.

— J’ai connu quelque chose d’analogue, dit Van den Brooks. Et c’était dans votre pays, Madame. Je me souviens avoir descendu le fleuve Volga qui est lent et majestueux. Le voyage dure plusieurs jours et les steppes, les forêts, les villages, les églises peintes se déroulent comme les images d’un livre qu’on n’aurait même pas la peine de feuilleter. Les bateliers chantent leurs chants sur des rythmes graves et religieux ; leurs voix sont profondes, mais douces et elles emplissent la solitude des eaux et la solitude des forêts. Quand ils ne chantent plus, le silence règne comme aux premiers jours du monde. Je demeurais étendu sur le pont tout le jour et une grande partie de la nuit. J’étais comme un roi qui visite son royaume et mon règne n’avait pas de fin.

— Nous sommes loin, fit Tramier, de cette ville infernale qu’on nomme Paris.

— Je veux tout de même rester damné, siffla Leminhac.

— En écoutant vos discussions, repartit Marie Vassilievna, je pensais au contraste terrible de cette âme et de ce paysage, de cette vie et de la nôtre en ces jours. Il me semblait que nous étions réunis sur une très haute cime, dans les neiges, et que sous nos pieds se déroulait la tragique destinée des hommes. Et nous étions très froids, très purs, très lumineux.

— En attendant de redescendre, soupira Helven.

— En somme, demanda Tramier, que pensez-vous de Florent ? Est-ce un poète, un ascète, un fou ?

— Je pense, dit Van den Brooks, que les poètes — votre ami en était un — ont toujours recherché les filles, parce qu’il y a une cruelle volupté à aimer bassement et aussi pour toutes sortes de raisons que je vous dirai une autre fois.

Cependant, Marie se taisait et nul ne demanda, ce soir-là, au professeur d’ouvrir le mystérieux cahier, préférant au manuscrit du névropathe l’enluminure étoilée du firmament.

CHAPITRE IX
Où Van den Brooks parle belles-lettres. Histoire des jeunes gens de Mindanao.

Ce matin-là, Helven releva le point, aux côtés du capitaine Halifax et constata que l’on avait encore dévié d’une trentaine de milles vers le nord-nord-ouest. C’était donc dans une direction inconnue que l’on marchait.

— Quelle route suivez-vous, capitaine ? demanda-t-il avec indifférence.

Halifax fixa sur lui son œil unique.

— Tiens, dit-il, vous vous intéressez à la route ?

— Oui, répondit l’Anglais. J’ai pas mal navigué à la voile dans ma jeunesse et je sais relever la situation d’un navire, suivant les astres et les profondeurs.

Il se repentit aussitôt de cet aveu imprudent.

— Voilà qui plairait à M. Van den Brooks, fit Halifax avec sa face morne où les lèvres bougeaient à peine.

La haute stature du marchand de cotonnades apparaissait sur le pont.

— Jeune homme, continua le borgne — et l’on ne pouvait de loin distinguer qu’il parlait — jeune homme, la modestie est la vertu d’un vrai marin. Soyez modeste, soyez modeste, et gardez bien pour vous toute votre science nautique, comme il convient à un peintre.

Helven, surpris, regardait le marin qui se penchait maintenant sur la carte.

— Allo, fit Van den Brooks, quelle vitesse ?

— Seize nœuds, répondit le capitaine.

— C’est bien.

Helven appuya :

— C’est même fort bien pour un yacht.

— Oh ! dit Van den Brooks, le Cormoran n’est pas un bateau d’amateur.

— Je m’en doutais, faillit répondre l’Anglais.

Mais il se mordit les lèvres à temps.


Van den Brooks prit le jeune peintre par le bras et commença avec lui cette promenade à travers le navire qui était le rite sacro-saint de la journée et en marquait invariablement le début. Il voyait tout d’un œil rapide et infaillible.

Dans l’entrepont, étendu sur son hamac, qu’il n’avait pas encore roulé, Lopez fumait. Sa belle tête brune se balançait, et il laissait pendre un poignet cerclé d’un mince bracelet d’or.

— Debout, dit Van den Brooks. Ce n’est pas l’heure de la sieste.

L’homme se leva et il s’éloigna sans une excuse. Il y avait dans ses traits une extraordinaire expression de mélancolie.

— Quel étrange matelot ! dit Helven.

— Oui, c’est un de ces gaillards qui font des poètes, des moines, des assassins et parfois aussi des ruffians. Ils sont capables de tuer pour un désir ou pour une vengeance ; ils sont aussi capables de mourir pour quelqu’un, à l’occasion. Lopez allait au bagne. Je l’ai pris avec moi. Il ne l’oubliera pas. Mais il est indolent, orgueilleux et grave…

Van den Brooks ajouta :

— Il y a un malheur. Il chante trop bien. Il finira mal.

— Je ne comprends pas, dit Helven.

— No matter, boy, répondit le marchand.


Ils surprirent Marie Erikow en train de faire mousser ses cheveux devant une glace.

— Voulez-vous, demanda Van den Brooks, m’accompagner jusqu’à la serre. Je vous y fleurirai. Les fleurs d’hier doivent être fanées…

La Russe sourit.

— Allons. Vous êtes l’hôte le plus exquis.

— Moi, dit Helven, j’ai envie de faire le portrait de Lopez…

— Quelle idée ! exclama Marie. Il n’est pas beau. Il est noir et sec comme un cigare.


Dans la petite serre vitrée où le botaniste chinois élevait des orchidées noires ou pourpres, veinées d’orange ou de bleu, des fleurs qui saignaient comme des plaies, bâillaient comme des bouches ou des vulves et dressaient des pistils énormes et veloutés, le marchand choisit deux des plus beaux monstres et les tendit à la Russe.

— En voulez-vous une troisième ? demanda-t-il galamment.

Marie, un peu surprise, chercha à surprendre un regard derrière les lunettes vertes. Mais elle n’y parvint pas.

— Voulez-vous, dit Van den Brooks, me permettre de vous montrer ma bibliothèque ?

Et ils pénétrèrent dans une pièce arrondie, de petite dimension, mais ornée de livres dont les reliures brûlaient de flammes douces, dans la pénombre, parmi les armes, lances, boucliers, kriss, coupe-têtes, des vases de Chine en émail bleu et des instruments de musique aux formes surprenantes. Dans un angle, un énorme Bouddah trônait, et les spirales azurées des bâtons de santal qui brasillaient dans les brûle-parfums, enveloppaient d’un épais nuage le rayonnement cuivré de la statue. A ses pieds, était accroupie une autre statue, d’ivoire bruni sans doute, et qui représentait un jeune Hindou presque nu et la tête ceinte d’un turban.

Mais, à la grande surprise de la Russe, la statue d’ivoire se dressa devant eux, pour se prosterner ensuite à la mode orientale. Van den Brooks parut ne point s’apercevoir de sa présence et l’homme — car ce n’était point un simulacre — demeura courbé sur le tapis.

— Mes livres, dit Van den Brooks, en montrant les rayons de bois de rose revêtus de plaques en cristal. J’ai quelques éditions rares.

Il tendit à Marie un livre dont la reliure semblait faite d’une peau de serpent, veinée de jaune et de noir.

— Lautréamont, dit-il, les Chants de Maldoror, mon livre de chevet.

— Je ne connais pas, fit la Russe éberluée.

— C’est un classique, prononça le marchand de cotonnades.

Et montrant un autre ouvrage :

— Les Éloges de Saint-Léger Léger ; le seul poète exotique de la France. Que de fois je me répète les versets où vit pour moi une enfance :

« Ma bonne était métisse et sentait le ricin ; toujours j’ai vu qu’il y avait les perles d’une sueur brillante sur son front, à l’entour de ses yeux et — si tiède — sa bouche avait le goût des pommes roses, dans la rivière avant midi.

« … Mais de l’aïeule jaunissante et qui si bien savait soigner les piqûres des « pieds-gris », je dirai qu’on est belle quand on a des bas blancs et que s’en vient par la persienne la sage fleur de feu vers vos longues paupières d’ivoire.

« … Et je n’ai pas connu toutes leurs voix et je n’ai pas connu toutes les femmes, tous les hommes qui servaient dans la haute demeure de bois ; mais pour longtemps encore j’ai mémoire des faces insonores, couleur de papaye et d’ennui et qui s’arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts. »

Van den Brooks lisait d’une voix un peu sourde et les images du poète rajeunissaient sans doute un monde qu’il avait connu ou rêvé, car les lunettes brillaient d’un éclat inaccoutumé.

— Vous lisez beaucoup ? demanda Marie.

— Je lisais, dit Van den Brooks. Aujourd’hui… Vous voyez : ma bibliothèque du yacht est fort réduite et ne comprend que les ouvrages indispensables à mon esprit, comme l’opium ou la morphine pour les toxicomanes : peu de livres, Lautréamont et Saint-Léger Léger, pour les modernes ; le « Songe de Polyphile » pour la Renaissance ; Martial et Claudien pour l’antiquité, etc.

— Comme vous êtes érudit ! dit la Russe. Je ne connais aucun de ces noms.

— Et puis, reprit le marchand, voici le Livre.

Sur un petit pupitre de chêne était posée la Bible, sombrement reliée.

— Le Livre des Livres, prononça-t-il d’une voix vibrante, le Livre du Seigneur Tout-Puissant, le Livre de la Colère, le Livre de la Foudre et des Sept Plaies, le Livre de la Vengeance, le Livre d’Elohim, le Livre du Désert et de la Mer Desséchée, le Livre des Étoiles pâlissantes et de la Bête, le Livre de l’Injuste…

Il sembla un instant enivré de ses propres paroles et Marie eut peine à réprimer un frisson.

— Il a l’air d’un fou, pensa-t-elle.

L’Hindou agenouillé n’avait fait aucun mouvement.

En passant devant lui, Marie demanda :

— Un de vos serviteurs ?

— Mon serviteur, dit Van den Brooks. Le seul. C’est un fils de rajah.

— Oh ! fit la Russe avec une admiration ironique, il vous faut des fils de souverain pour esclaves.

— Pour esclaves, vous l’avez dit. J’ai droit de vie et de mort sur celui-ci. Et il m’aime.

Il ajouta :

— L’homme a besoin d’adorer et la mort lui est douce, s’il meurt pour quelqu’un ou pour quelque chose, fût-ce pour un mensonge.

— Mais comment, demanda Marie, ce fils de rajah est-il entré à votre service ?

— Asseyez-vous, dit le maître du navire, et prenez une cigarette turque. C’est un accessoire indispensable à un récit non dépourvu d’exotisme :


« Je n’étais point alors dans les cotonnades, mais je faisais le commerce de l’ambre gris entre Sumatra et le continent Indien, ce qui, entre nous, était d’un fameux rapport. Je ne possédais pas encore le Cormoran, mais un simple « sloop », un fort bon bâtiment d’ailleurs et susceptible de naviguer au plus près, car nous longions souvent le littoral. Un jour que nous avions mouillé, à l’abri d’une petite crique, dans les parages de l’île de Mindanao, nous aperçûmes un canot guidé par des rameurs nègres. Au centre de l’embarcation, construite à la mode des indigènes, je distinguai, à la lorgnette, deux jeunes gens, un garçon d’une quinzaine d’années et une fille un peu plus jeune. Tous deux semblaient appartenir à quelque riche famille hindoue, si l’on en pouvait juger par leurs vêtements, leurs coiffures et les joyaux dont ils étaient parés. Tous deux étaient d’une remarquable beauté.

« Je résolus de m’attacher ces enfants. Comme le canot se rapprochait, mes hommes firent des signaux et bientôt, je pus faire monter à mon bord — où je leur offris des présents — les propres enfants du rajah de Mindanao. Une collation fort propre leur fut servie et je les divertis en leur montrant mes armes, mes cartes et quelques coquillages des îles Galapagos. Pendant ce temps, le sloop levait l’ancre, profitant d’une bonne brise du sud-ouest. Les rameurs nègres restés dans le canot et qui, patiemment, attendaient le retour des petits souverains, poussèrent bien quelques cris. Mais une volée de mousqueterie leur rendit la raison et ils s’enfuirent à grands coups de rames, tandis que nous voguions glorieusement vers de lointains rivages.

« J’avais tout d’abord songé à exiger du rajah une rançon honorable en échange de sa progéniture. Mais, chose étrange, les enfants ne manifestèrent pas une grande douleur de se voir ravis à leur famille. Ils me témoignèrent très vite une affection que je leur rendis et je décidai de les garder à mon bord. Tous deux étaient fort empressés autour de moi et ils charmèrent mes longues heures solitaires sur l’Océan. Leur visage, leurs jeux, leurs manières tendres et affectueuses me ravissaient.

« Le frère et la sœur paraissaient se chérir très profondément. Toutefois, je ne fus pas sans remarquer, au bout de quelque temps, que l’humeur de Jeolly — c’était le nom du jeune homme — s’assombrissait ; un chagrin secret le rongeait et je n’en pouvais, malgré tous mes efforts, démêler la raison.

« L’attitude de Jeolly vis-à-vis de sa charmante sœur, dont le badinage m’enchantait, était des plus bizarres. Tour à tour tendre ou brutal, violent ou caressant, il rudoyait la pauvrette : son irritabilité était extrême et ses repentirs non moins ardents. Je restai longtemps sans soupçonner l’origine de cette humeur. Mais un jour, je devinai que Jeolly était jaloux.

« Le jeune prince était dévoré de cette passion terrible qui peut conduire au meurtre ou au suicide l’être le plus doux et le plus aimant : Jeolly était jaloux de moi. Par quel mystère ce garçon s’était-il pris pour moi d’un tel attachement ? C’est ce que je ne saurais vous expliquer. Les caresses, les petits présents que je prodiguais à sa sœur semblaient le torturer et, pourtant, il en recevait sa part, en toute justice. Car, à vrai dire, je n’avais pas de préférences. Mais il lui suffisait que la fillette ne me fût pas indifférente, pour que sa malheureuse passion le déchirât aussitôt.

« Un soir, je trouvai le frère et la sœur enlacés et sanglotant. Jeolly berçait l’enfant, qui se plaignait de violentes douleurs et des larmes ruisselaient de ses yeux. Il la pressait sur son cœur et la nommait des noms les plus doux. L’angoisse crispait ses traits.

«  — Qu’est-ce ? lui dis-je, inquiet.

« Il ne me répondit pas et me montra le corps de la fillette agité de soubresauts.

« J’ignorais quel pouvait être son mal et nous n’avions pas de médecin à bord. Elle se plaignait de douleurs au ventre et se tordait les mains, le visage déjà décomposé.

« Quant à Jeolly, il couvrait sa sœur de baisers, avec des transports d’une ardeur telle que j’en demeurai étonné. En même temps, il semblait en proie à la désolation la plus cruelle.

« Une idée fulgurante traversa mon esprit.

« Je courus à une armoire où je conservais un bocal d’arsenic qui me servait à empailler les oiseaux de mer. L’armoire avait été ouverte.

« Quand je revins, il me suffit de regarder Jeolly pour que celui-ci tombât à mes pieds, anéanti.

« La pauvrette mourut dans la nuit, et son petit corps frêle, que nous liâmes dans un sac avec les bijoux qu’elle portait, descendit lentement dans les profondeurs nocturnes de la mer.

« Je n’ai jamais rien dit à Jeolly, mais le coquin m’est reconnaissant de ne point l’avoir pendu à la vergue de cacatois. »


L’Hindou demeurait impassible, sous l’or ruisselant des lampes divines, dans la fumée des cassolettes, et pareil à un gardien des Tombeaux.

— Allons prendre l’air, dit Van den Brooks. La mer est belle ; le Cormoran file seize nœuds. Il fait bon vivre, Madame.

CHAPITRE X
L’incantation. — Un entretien sur le péché.

« Quelle est celle-ci qui s’élève du désert comme une colonne de vapeur, exhalant la myrrhe et l’encens et toutes sortes de parfums…? »

Cant. des Cant.

La Russe emporta de cet entretien une étrange impression. Van den Brooks lui apparaissait maintenant comme un être monstrueux, planant au-dessus du Bien et du Mal (dont elle-même n’avait d’ailleurs qu’une notion, je dirai accidentelle, comme la plupart d’entre nous), dispensant la justice et l’injustice, avec l’incohérence d’un dieu qui aurait éprouvé toutes les passions des hommes, unissant d’ailleurs, comme il convient, le scepticisme à l’omnipotence, tour à tour vibrant et sarcastique, verni de flegme et brûlant d’une flamme intérieure que l’on devinait, sans en apercevoir un reflet, sur ce visage toujours clos.

Elle eut un instant l’envie de se confier à Helven et de lui confesser son malaise. Mais elle n’osa pas et ne parla à personne de cette entrevue dans la bibliothèque du navire.

La nuit ramena les passagers sur le pont, autour des cristaux et des glaces. Le Pacifique déroulait ses anneaux innombrables. Ce soir-là, accoudé sous la lampe, Tramier ouvrit le cahier de maroquin rouge et lut, à la demande de tous, ce chapitre du journal de Florent.


« Nul n’a besoin de connaître les détails de cet étrange mariage. Ils sont gravés dans ma mémoire avec une netteté suffisante pour qu’il me soit inutile de fixer sur ce journal le récit de mon union avec Lia Kovalski. Je la retracerai pourtant, cette union, de façon à m’en rendre plus claires les causes et les raisons ; mais ce sera de loin, à grands traits perceptibles pour moi seul et comme on construit, un jour, une silhouette aimée dont la ligne secrète n’apparaît pas à l’étranger.

« J’avais rencontré Lia, il y a quelques années. J’ai noté alors au passage l’impression qu’elle me fit éprouver. Un contact spirituel, ce sont les seuls mots qui peuvent caractériser cette curieuse sensation. La beauté de Lia n’était pas d’elle-même la chose qui me frappait le plus, mais l’irradiation en quelque sorte de cette beauté me pénétrait subtilement. Je ne saurais mieux comparer l’étrange charme qui se dégageait de cette personne, qu’à une sorte d’incantation émanant de sa démarche, de son regard, de sa voix, de tout son être. J’éprouvais à échanger avec elle des propos quelconques une sorte d’allégement et en même temps de fascination. Un serpent qui écoute de la musique suit, en ondulant, la ligne harmonieuse : de même, il me suffisait de la sentir vivre auprès de moi pour ne pouvoir distraire un instant ma pensée du rythme que je pressentais en elle. Qu’importaient la valeur et la signification des choses dites ? J’éprouvais pour la première fois cette impression singulière de vivre avec un être d’une vie concordante et comme à l’unisson (car seule la musique peut exprimer une part de cette réalité). Les ondes mystérieuses qui accompagnaient ses pas ou le son de ses paroles provoquaient en moi des vibrations que je percevais matériellement, comme dans une pièce silencieuse on entend tout à coup la corde invisible du piano ou du violon caché dans son étui répondre à l’inflexion d’une voix, à l’écho lointain d’un timbre ou d’une cloche. Mystérieuse résonance. Il y avait un point précis et secret où les ondes de nos deux êtres se confondaient en un harmonique. Je n’arrive qu’avec la plus grande difficulté à trouver des mots, et combien imparfaits, pour exprimer cette communion purement psychique. C’était bien « en pensée » que se produisait cette fusion, mais dans ce que la pensée avait de plus essentiel, de plus fluide, de moins imagé. Nous glissions sur un plan hors du réel et comme si deux émanations de nous-mêmes, les plus lumineuses, les plus subtiles, s’affrontaient dans une harmonie préétablie. De pareilles nuances ne peuvent se rendre : on tombe aussitôt dans l’abstraction et la mystique.

« Je ne vis Lia que quelques instants, ce premier soir. Depuis, les hasards et les orages de la vie m’éloignèrent d’elle. Mais à plusieurs reprises, me trouvant dans les circonstances les plus diverses et dans les contrées les plus éloignées, il m’arriva de sentir vibrer en moi cet harmonique mystérieux.

« Je suivais à pied, un soir, une route qui traverse une des plus épaisses forêts de Thuringe. Un silence d’airain régnait. Pas un bruit ne venait battre la formidable muraille des troncs que baignait un sang crépusculaire.

« Mon pas s’étouffait sur des mousses ; la triple voûte de feuillage ne tressaillait d’aucun vol. Nulle part je ne me suis senti plus impénétrablement muré dans l’angoisse d’un monde hostile. Ma poitrine était oppressée, comme si l’air même traversait difficilement jusqu’à moi ces branches lourdes de lichens et fléchissantes de vétusté. Je hâtais le pas. Soudain, il me sembla que le cœur d’ébène de cette énorme sylve s’amollissait. Une maturité indicible s’épanouissait quelque part dans le monde. Une bouffée plus fraîche et tout ailée de pluie me caressa le front. Et je perçus au fond de moi-même cette résonance que j’avais perçue un soir, alors que dans une foule étincelante, je marchais aux côtés de Lia. Ce fut exactement comme quand on heurte un flambeau et qu’un violon répond en gémissant dans l’ombre. Mais où heurtait-on le flambeau ? D’où venait cet harmonique surnaturel ? De Lia, de Lia, sans nul doute. Et ce fut comme si je voyais sa figure, mais translucide et presque immatérielle, traverser l’ombre des forêts.

« Ce fut une autre fois sur les bords du Tibre limoneux et encore une autre fois, un soir, que je buvais de la wodka avec de petites musiciennes tcherkesses dans une ville de la Pologne autrichienne. L’étrange note avait résonné et mes compagnes avaient depuis longtemps posé à terre leurs balalaïkas que je demeurais encore, les yeux vagues et l’esprit égaré.

«  — Tu écoutes encore, me dit l’une d’elles. Que peux-tu entendre ?

« Au cours de mes voyages, je ne reçus jamais de nouvelles de Lia. Nous nous connaissions à peine ; il n’y avait pas de raisons à une correspondance. Personne ne me parla d’elle. Et pourtant, je suis sûr, grâce à ces avertissements singuliers, d’avoir, à des milliers de lieues, possédé jusqu’à la pulsation de son cœur.


« Je savais que je la reverrais à mon retour. Et je l’ai revue, simplement, naturellement, parce que cela était écrit. Elle m’a dit :

«  — Vous avez beaucoup changé.

« Et je pense qu’elle voulait dire :

«  — Vous avez beaucoup vieilli.

« Mais elle était toujours belle, lumineuse et un peu froide, comme les pierres d’une eau sans tare.

« Le destin fit que nous nous rencontrâmes à la tombée de la nuit, dans le parc d’amis dont j’étais l’hôte et avec qui voisinait Lia. Nous nous trouvions auprès d’une ancienne orangerie un peu inquiétante d’aspect. C’était un pavillon fort bas et fort long, complètement délabré. Les portes et les fenêtres étaient veuves de leurs carreaux ; le lierre qui recouvrait la façade extérieure entrait à gros bouillons où bourdonnaient encore des guêpes et des abeilles, car on était à la fin de l’été. Les marronniers de la pelouse ne laissaient tomber qu’un jour glauque où grimaçaient des macarons écornés. Hors des urnes de terre rouge, d’étranges plantes grasses se répandaient en longs tentacules : on eût dit de chevelures écailleuses de gorgones et les courants d’air leur donnaient une apparence de vie.

« Je la reverrai toujours entrant par la double porte du fond, dans le bourdonnement des insectes et le frisselis des colonnes de lierre. Elle avait cette grâce flexible et un peu maladive qui est celle de la Flora botticellienne, avec je ne sais quoi de plus résolu et aussi de plus tragique. Elle aurait pu tenir dans ses mains un livre fermé ou une épée nue. Elle s’avançait sans me voir, car l’obscurité était proche.

« Pour moi, réfugié par hasard dans ce bâtiment mélancolique, encore tout parfumé des fleurs et des fruits rares, des cédrats, des limons accumulés au cours des années, je la vis et ne bougeai pas : je l’attendais. Sa seule vue établissait en moi un ordre parfait. Son sourire était calme et lumineux, comme la raison même, mais plus pénétrant et plus attendri. Elle m’apparaissait comme une flamme qui marche : je ne désirais d’elle que sa clarté.

« A ma vue, elle ne se troubla nullement.

«  — Je me doutais, me dit-elle, que nous nous reverrions.

« Je lui parlai de mes voyages, sans lui laisser ignorer que j’avais pensé à elle. Toutefois, je n’osais lui décrire le phénomène bizarre de télépathie que j’avais éprouvé. Je prononçai à plusieurs reprises le mot « harmonique », pensant qu’elle en saisirait peut-être la portée et la signification, mais elle ne fit pas mine de l’entendre.

« La nuit était tout à fait venue quand nous quittâmes l’orangerie, et les abeilles réveillées à notre passage nous firent une musique d’adieu dans le bleu silence de la lune.


« Je n’aurais jamais dû la revoir. Nous nous rencontrâmes chaque jour. Nos amis soupçonnèrent le manège et ils l’encouragèrent. Nous passions souvent les heures chaudes de l’après-midi dans l’orangerie ; nous partions ensuite à travers les détours à demi sauvages du parc.

« Ce parc s’étendait sur les flancs d’une colline et l’on avait à l’improviste la découverte de la plaine, ramagée de vert et d’or, voilée, le soir, de vapeurs bleues et de la terre noire qui fumait vers le soleil. En dehors de ces échappées lumineuses, c’était des voûtes sans fin de verdure, un jour stagnant et glauque comme celui des grottes sous-marines, des pins athlétiques aux troncs violets et ocres, des mélèzes, des érables, un cèdre ruisselant d’une ombre biblique, des fontaines, des étangs opaques, des clairières d’une herbe fine jonchées de vieilles souches autour desquelles s’épanouissaient, astres veloutés, d’énormes champignons, oranges ou pourpres. Partout le silence, frémissant à peine d’un chant d’oiseau ou d’un murmure de source, partout, la solitude et la liberté. Et je me gardais bien de parler d’amour à Lia, de peur de troubler une telle félicité. Je craignais seulement qu’elle n’abordât le sujet elle-même.

« C’était là ma seule crainte, la seule ombre à tant de sérénité. Je jouissais auprès de Lia d’une si parfaite béatitude que les joies ordinaires de l’amour me paraissaient, en comparaison, d’une écœurante grossièreté. Par quel mystère cette jeune fille irradiait-elle autour de son être une telle harmonie ? Je ne pouvais m’empêcher de songer aux délices dont la contemplation fugitive de Béatrice emplissait l’âme du jeune Dante. Le monde lui-même ne m’apparaissait plus que sous un diaphane voile de bonheur ; tous les instants de ma vie se confondaient en une lumineuse éternité, en une douceur d’après-midi sans nuages, sous des feuillages immobiles, l’heure arrêtée aux bouches des fontaines et les eaux elles-mêmes silencieuses.

« Je goûtais enfin cette communion dont j’enviais jusqu’alors, sans les soupçonner, les joies célébrées par les grands mystiques. La seule présence de Lia m’élevait au-dessus du plan terrestre des affections et me plongeait dans un ravissement sur lequel le temps et l’espace ne pouvaient rien. Ces jouissances étaient profondes, mais rien, à l’extérieur, ne les révélait. Tout ce drame de félicité se jouait au fond de moi-même, sans que rien vînt en trahir sur mon visage ou dans mes gestes la fulgurante intensité. Lia elle-même soupçonnait-elle ma joie ? Je ne sais. Et cela est peu probable, à moins que par quelque divination, possible après tout, elle n’eût vu soudainement se dérouler les arcanes ensoleillées de ma pensée. Rien, même dans notre conversation, ne reflétait les torrents de lumière qui ruisselaient en moi. Nous pouvions être tour à tour brillants, enjoués ou tendres, aborder tous les sujets, nous perdre dans tous les méandres de la fantaisie : l’ineffable musique résonnait à l’arrière-plan de mon esprit, sans que fût jamais altérée la pureté de ces accords. Le sens des paroles que prononçait Lia mûrissait en moi-même d’une étrange façon et des fruits merveilleux naissaient à chaque son qui sortait de sa bouche. Je vivais ainsi dans une sorte d’hypnose et comme si elle m’eût lié à elle par quelque philtre.

« Mais elle ignorait son pouvoir. Elle ignorait sans doute également la nature de la béatitude que j’éprouvais auprès d’elle. Si cette connaissance lui avait été donnée, elle n’aurait pas elle-même laissé tomber le germe qui devait empoisonner notre bonheur.

« La froideur apparente que je lui témoignais, malgré la cordialité de nos propos et la fréquence quotidienne de nos rencontres, ce maintien strictement amical qu’il m’était si facile de garder, tout cela devait l’étonner, sans peut-être même qu’elle eût conscience de sa propre surprise. Certaines paroles, certaines rougeurs, la spontanéité brusquement arrêtée d’un geste me montraient qu’elle avait quelque peine de ma réserve, pour elle, inexplicable. Vivre aux yeux de tous dans l’intimité des amants les plus passionnés et n’échanger jamais ni une caresse, ni un baiser, ni même une seule parole qui pût faire croire à l’amour, c’était évidemment une situation assez paradoxale. J’attachais pourtant un grand prix à ce qu’elle demeurât telle. Le calme infini qui s’était emparé de tout mon être, pour rien au monde, je n’aurais voulu que quelque désir vînt le troubler. Égoïstement plongé dans ma félicité cristalline, je ne voulais pas voir le secret travail qui s’opérait dans l’être si cher auquel je la devais.

« Lia devenait chaque jour plus amoureuse, plus fémininement amoureuse de moi. De l’Empyrée où je l’avais placée, elle descendait degré par degré vers ces régions inférieures dont je désirais tant la tenir éloignée, où je ne voulais pas qu’elle me rencontrât.

« J’aurais souhaité qu’il y eût, entre nous, comme une porte scellée, comme un doigt posé sur la bouche. Nous avions la plus belle part. Nous ? Je ne songeais alors qu’à moi-même. Pourquoi ne pas demeurer ainsi ? Et j’eus même un jour l’idée de lui proposer une sorte de mariage blanc. Mais la difficulté d’exprimer une pensée aussi bizarre à une femme éprise de vous et qui vous croit seulement timide m’empêcha de réaliser mon projet.


« Une après-midi, nous nous trouvâmes comme d’ordinaire à l’orangerie. Bien que l’automne fût déjà avancé, l’air était fort lourd et l’on s’attendait à un orage. L’électricité dont l’atmosphère était chargée faisait, de chaque contact, un petit choc sec et désagréable. On avait cette impression, si curieuse à de pareils moments, d’un fil trop tendu quelque part et qui va casser. Lia était assise auprès de moi. Je lui racontai alors ce que je lui avais toujours caché : le phénomène de l’harmonique, le charme sous lequel elle m’avait tenu.

«  — Me croyez-vous un tel pouvoir ? me demanda-t-elle en souriant. Suis-je donc sans le savoir une fée ou une incantatrice ?

«  — Vous l’êtes sans nul doute. Attention seulement à ne pas rompre le charme.

«  — Est-ce vraiment un charme pour vous ?

« Et elle fixa sur mes yeux son regard pur et profond comme l’aigue marine.

«  — C’est le seul que j’aie jamais subi, répondis-je. Vous ne vous doutez pas de sa puissance. Si vous saviez quel autre être je suis, loin de vous, Lia ? Lia, vous ne vous douterez jamais de ce que peut être la misère d’un homme dont la vie est un perpétuel déchirement. Il y a en moi deux personnages : l’un ne vit que pour les choses magnifiques et délicates : c’est celui que vous connaissez. L’autre… mais mieux vaut n’en point parler…

«  — Je suis sûre que vous condamnez à tort ce personnage invisible.

«  — Hélas ! Lia, celui que vous connaissez est aussi éloigné de l’autre que deux frères qui se haïssent. Lorsque l’un mène la barque, l’autre n’a plus qu’à se voiler le front.

«  — Comme vous parlez étrangement, fit-elle. Il y a des choses bien secrètes dans votre vie. Je voudrais tant pouvoir quelque chose pour vous : vous rendre heureux.

«  — Je le suis, Lia.

« A ces mots, elle éclata en sanglots et posa sa tête sur mon épaule.

«  — Oh ! gémit-elle, pourtant, vous ne m’aimez pas. Et vous mentez.

« Je n’ai pas résisté. Je l’ai prise dans mes bras et j’ai bu l’eau amère de ses larmes. Puis comme elle me tendait ses lèvres, je les ai baisées de ma bouche souillée de tant d’écumes. Et le désir m’a pris et m’a tordu comme l’ouragan. Et j’ai froissé sa robe, et j’ai mordu ses seins et elle m’enlaçait farouchement, prise de folie. De larges gouttes d’orage venaient s’écraser près de nos bouches, traversant le toit lézardé sur qui pesait un nuage verdâtre et fixe. Les masques de plâtre ricanaient et les gorgones d’argile gonflaient leur chevelure sous les éclairs blancs.

« Je l’ai rejetée de moi, heureuse et brisée, mais elle est revenue avec sa docilité satisfaite et elle m’a dit :

«  — Ne soyez plus triste, ami, je vous guérirai.

« Un silence s’ouvrit dans l’orage, un silence mortel… Et j’entendis alors la vibration cinglante et le sanglot d’une corde qui se brise. Où donc se brisait cette corde ? Je suis sûr d’avoir entendu, j’entendrai toujours ce gémissement métallique et cette vibration qui s’éternise… Le charme était rompu. L’incantatrice déchue, à mes genoux, m’offrait ses mains sans pouvoir et sa chevelure dénouée… »

....... .......... ...

— C’est l’histoire d’Ève, fit Helven. Pourquoi la femme veut-elle toujours mordre un fruit qui la fera grincer des dents, et dont l’homme ne voudra plus, peut-être, après sa morsure ?

— Parce qu’elle ne sait pas, dit Marie Erikow. Si elle savait…

— Si elle savait — et au fond elle sait — elle mordrait quand même, parce que le goût du péché est dans sa bouche, repartit Van den Brooks.

— Vous voilà bien misogyne, ce soir, sourit la Russe.

— Aimer est proche de son contraire, chère amie. Et que vient d’ailleurs faire l’amour à propos d’un simple jugement ! Si la chair de la femme n’était pas toute pétrie de péché, l’homme ne la désirerait pas.

— Allons bon, gronda Tramier, voilà que pour coucher avec sa femme, il faudrait croire au péché originel.

— J’ai dit : aimer ; je n’ai point parlé de routine, de devoir ou d’autres choses respectables. Je dis, appuya Van den Brooks, que, de nos jours et depuis des siècles, l’idée de péché n’est pas séparée de l’idée d’amour, qu’elle attise l’amour, qu’elle l’envenime et qu’il n’y a point sans elle, aujourd’hui, de grandes passions.

— C’est sans doute pourquoi il y en a si peu, insinua Marie,

— Bah ! fit Leminhac. Et que faites-vous des grandes amoureuses du paganisme : Héro et Léandre, Énée et Didon ; que faites-vous de Phèdre ?

— Pour celle-là, interrompit Helven, je n’en connais qu’une figure et elle est catholique : c’est celle de Racine.

— Quant aux autres, reprit Van den Brooks, entendons-nous. J’ai dit : aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, amour et péché se confondent. Je n’ai pas dit que l’amour n’existe pas sans cette notion morale. Et parbleu, si, il existe. Qui le nierait ? Mais celui qui a inventé le péché a fait la plus belle invention amoureuse du monde : il a trouvé une volupté nouvelle. Qu’un désir mortel brûle Alexis ou Didon, que l’un et l’autre exhalent en plaintes immortelles le secret de leur tourment divin : je vois là le visage antique de l’amour ; il est simple et farouche, comme celui d’un adolescent. Mais le visage de l’amour moderne est creusé de rides minuscules et profondes. Sa bouche, si belle de loin, regardez-la de près : vous la verrez marquée d’un pli amer ; ses yeux humides sont cernés de bistre. L’amour antique se consume d’un désir pur et charnel ; l’amour moderne se consume de son désir et de sa propre réprobation. Il convoite et se reproche de convoiter ; il veut et cependant il hésite ; il avance les lèvres vers la coupe et les retire avec horreur. Ses baisers ont une saveur de mort : c’est un goût que les païens ne connaissaient pas.

— Et qu’ils n’auraient pas à nous envier, glissa Tramier, avec une assurance un peu agacée. En vérité, Van den Brooks, cette religion du péché est une grande folie. Elle éloigne l’homme de tout ce qui est naturel, de ce qui doit servir aux fins de la race. Elle fait de l’amour une chose secrète, honteuse, furtive. L’amour, continua Tramier en s’exaltant, et son pince-nez s’agitait prophétiquement, l’amour, c’est la splendeur des corps jeunes et clairs, le don suprême sous le soleil, c’est…

— Une grande chiennerie, voilà tout, laissa tomber Van den Brooks. Mon excellent Tramier, vous êtes un médecin savant et certainement un bon père de famille, mais je ne vous conseille pas de vous introduire avec votre scalpel dans les colloques des vrais amants.

Tramier blessé traversa le pont et s’accouda au bastingage.

— Avouez, objecta Leminhac, que cette notion du péché qui empoisonne l’amour comme une essence dangereuse et subtile, avouez cependant que ce n’est pas là un grand bienfait, mon cher Van den Brooks. Comme tout serait plus aisé, plus simple, plus humain…

— Vous, vous ne serez jamais un amant, fit avec un sourire bizarre le marchand de cotonnades.


Helven et Marie Erikow ne parlaient pas.

Van den Brooks secoua les cendres de sa pipe à la face de la mer taciturne. Leminhac prit Tramier par le bras et lui conseilla vivement de venir confectionner un réconfortant cherry-flip en dehors de toute question de péché originel et de sophistique amoureuse. Leurs pas tintèrent sur les marches ourlées de cuivre qui conduisaient au petit bar.

Sous le ciel nu, le jeune homme resta près de Marie. Il s’agenouilla au pied du rocking-chair qui cessa son balancement.

— Je ne sais pas si c’est un péché, murmura-t-il, mais je crois bien que je…

— N’achevez pas, dit-elle.

Et le rayon d’un astre clément joua sur ses lèvres humides, sur ses dents étincelantes et sur la crête écumeuse des vagues…

CHAPITRE XI
L’esclave du Brésil.

« Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,
Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître. »

Baudelaire.

— Je vous dis, affirmait Leminhac, en agitant près de son favori droit le fuseau de nickel qui contenait un œuf, du cherry et de la glace pilée, je vous dis — et il scandait chacun de ses mots d’une vigoureuse saccade — qu’elle aime ce petit Anglais.

— Je n’en crois rien, répondit doctoralement Tramier.

— Et pourquoi ne le croyez-vous pas ?

— Je ne le crois pas, parce que je ne le crois pas.

— Un acte de foi, docteur, c’est grave.

— Mettons, si vous voulez, que je ne le crois pas parce que cela ne me plaît pas.

— Cela ne vous plaît pas, docteur ? Et pourquoi ce sentiment ?

— Jeune homme, je ne suis pas en veine d’analyse. Mais ce petit Anglais ne me revient qu’à moitié.

— A moi, fit Leminhac, il ne me revient pas du tout.

Il ajouta, comme si cette formule était une hypothèse satisfaisante pour toutes les solutions :

— Il est peintre.

— Peintre, fit Tramier. Qui donc l’a jamais vu peindre ? Il est tout le jour sur le pont, comme un lévrier, aux genoux de Mme Erikow. Du diable s’il a jamais brossé une marine.

— Il y a des peintres qui ne peignent pas, murmura Leminhac, en dévissant avec soin le cornet de métal où s’était élaboré le breuvage laiteux à point.

— Ils n’en sont que plus dangereux, appuya sentencieusement le docteur. Mais, dites, Leminhac, ce sujet vous préoccupe donc ?

— A peine, repartit l’avocat. Simple question d’étude psychologique. Dans mon métier, vous savez…

— Oui, fit Tramier. Mais ne vous cassez pas la tête. Je vois très clair dans ce petit jeu. A propos, vous savez que Mme Erikow est affligée de quelques millions…

— Peste, confia Leminhac à son chalumeau.

— Oui, parfaitement, et des terres en Sibérie ou dans le Caucase, je ne sais. Si le cœur vous en dit… J’oubliais, des plantations dans les parages de l’Australie…

— Le cœur ne saurait parler plus haut que la raison, hélas, cher docteur. Et ma raison…

— Ta… ta… ta, laissez donc. Je sais ce que je dis. Mme Erikow n’aime pas Helven. Elle n’aime pas Van den Brooks. Elle ne m’aime pas, hélas.

— Qui sait ? flatta Leminhac.

— Inutile… Elle n’aime personne… que vous, peut-être. Voyons, vous êtes jeune et déjà un des maîtres du barreau, une des futures gloires en tout cas. L’affaire Soliveau-Depréchandieu vous a porté aux nues. Marie Erikow le sait ; elle a suivi toutes les audiences. Physiquement, mon Dieu, vous n’êtes pas…

— Mal…

— Vous êtes même plutôt…

— Bien…

— Que voulez-vous de plus ?

— Qu’elle m’aime.

— Elle vous aimera. Le tout est de savoir s’y prendre. Écoutez…

Comme Tramier, assurant un pince-nez chancelant, se penchait confidentiellement vers Leminhac, la porte du bar s’ouvrit dans une bouffée de vent salin.

Van den Brooks entra en se voûtant un peu, à cause de sa haute taille. Il demeura debout quelques instants sur le seuil, regardant les deux compères. Sa barbe d’or s’étalait ruisselante sous les lampes électriques.

— Un flip ?

— Non, un cherry pur. De quoi parliez-vous donc ?

— De femmes.

— Enfants, dit Van den Brooks.

— Nous ne sommes plus en nourrice, cher Monsieur, susurra Leminhac, pincé.

— A l’en croire, il n’y a que lui qui connaît les femmes, remarqua aigrement le professeur.

— Hélas ! soupira Van den Brooks.

— Contez-nous donc vos bonnes fortunes, insista gaiement Leminhac.

— Elles ne vous feraient pas rire, dit le marchand de cotonnades.

A cause des lunettes vertes, Tramier et Leminhac n’avaient déjà plus envie de rire. Ce diable d’homme ne savait vraiment pas être drôle.

— Voyons, fit Leminhac, quelle fut la plus aimée ?

— Vous y tenez ? demanda le marchand.

— Nous y tenons, insista le docteur.

— Elle servait dans une plantation de café, quelque part, là-bas, dans l’état de Sao-Paolo. Elle avait les yeux de la couleur du café, avec des paillettes d’or comme l’eau-de-vie de Dantzig. Elle était droite comme une belle tige de canne, et lisse, et luisante, et ses cheveux n’étaient pas crépus, mais nattés autour des oreilles avec des disques de cuivre. Elle mâchait du bethel, ce qui lui faisait les dents noires, et dansait, immobile, des danses terribles avec le bouclier poli de son ventre, assise sur ses chevilles, au son des flûtes acides. L’amour avait avec elle un goût que vous ne connaîtrez jamais, mes pauvres amis, et, quand elle tenait un homme dans la force de ses cuisses rondes… Je la battais quelquefois, pour le bon ordre…

« Un soir, comme je m’étendais près d’elle, sur le lit de camp, je m’aperçus qu’elle feignait de dormir. Je restai donc éveillé, tout en simulant également le sommeil. Et voici ce que je vis : la main droite qui pendait languissamment sur le sol se souleva doucement et, d’un geste fort naturel, d’un geste de femme endormie et câline, elle glissa sa main sous l’oreiller, puis la retira avec des précautions infinies. Méfiant, je saisis dans l’ombre son poignet et, sous mon étreinte, elle poussa un cri qui me glaça. Tout en la maintenant de mon mieux, car elle se débattait, je pus faire de la lumière et je vis ce qu’elle avait placé sous mon chevet.

« C’était un serpent-minute — une minute pour mourir — une charmante petite bête, toute engourdie et pareille à un point d’interrogation, qui se serait doucement éveillée tout à l’heure, dans la chaleur de ma nuque.

« J’ai cassé les reins d’un rotin bien appliqué à cette femme qui fut sans doute la plus aimée. Et elle gisait au pied du lit de camp, pliée en deux, pareille à un pauvre cadavre noir et mou de vipère…

« Et ce cherry, voyons ? Leminhac, mon ami, qu’attendez-vous ?

— Je n’aime pas ces histoires de nègres, dit Tramier.

— C’est d’un exotisme facile, sentencia Leminhac.

Et ils regardaient avec quelque malaise Van den Brooks, dont le visage roulait dans une barbe diabolique et qui bourrait son éternelle pipe, d’un pouce innocent et consciencieux.

CHAPITRE XII
Une histoire de chat à neuf queues.

« Ce fut alors, qu’étant occupés à nous choisir des Valentines suivant la coutume de notre pays, la veille de Saint-Valentin, et à jaser sur la coquetterie des femmes, il s’éleva une furieuse tempête ; d’où nous conclûmes qu’il n’était pas bon de mal parler des femmes en mer. »

Voyages d’Aris Claesz.

Ce matin-là, Van den Brooks donnait au navire le coup d’œil du maître. Le pont avait été soigneusement passé au faubert par les nègres et miroitait au soleil. Les cuivres des bastingages éblouissaient. Le Cormoran filait à bonne allure et ouvrait son sillage d’écume à travers les houles du Pacifique, pareil à un oiseau de feu. Le Hollandais était accompagné du capitaine Halifax-le-Borgne, dont la cicatrice était plus blanche que de coutume. Le visage du marin n’était pas susceptible de passer par une autre teinte que l’ocre brun dont l’avaient revêtu le soleil et les embruns de tous les océans. Mais la grande coupure qui traversait son front, du sommet de la tempe droite à la racine du nez, devenait plus blême, aux heures de fortes émotions. Van den Brooks parlait fort :

— Je vous dis, capitaine, que si pareil fait se renouvelle, vous quitterez mon bord.

— Les coquins ont volé la clé du coffre où le maître-queux cache le rhum. Voilà toute l’affaire. Lopez a un œil poché et Tommy Hogshead saigne du nez. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

— Il y a de quoi fouetter un nègre. L’incident serait sans importance en lui-même. Mais je crains qu’il n’y ait autre chose là-dessous, ouvrez l’œil, Halifax.

— J’ai fait mettre les coupables aux fers, Monsieur ; ils seront privés de leur paie pendant deux jours. Que puis-je faire de plus ?

— Tenir sévèrement la main à ce que le bon ordre règne sur le Cormoran… Je crains que vous ne sachiez vous faire obéir, Halifax. Vous n’avez pas la manière.

— C’est la première fois que vous me faites un semblable reproche, Monsieur, grogna le marin.

— Et je suis sûr que ce sera la dernière, Halifax. Vous ferez réunir tout l’équipage sur le pont à dix heures, former le cercle, les coupables au centre. Allez, capitaine.

— Bien, Monsieur.

Et Halifax-le-Borgne s’éloigna, roulant sur ses jambes arquées.


Depuis une heure, Leminhac, en un « blanc » impeccable, arpentait le couloir des cabines. Les paroles de Tramier avaient hanté sa nuit et Marie Vassilievna Erikow lui paraissait d’une beauté plus séduisante encore, depuis qu’il s’ajoutait à son charme personnel celui d’une fortune opulente : les terres du Caucase ou de Sibérie, la plantation, etc. Où diable Tramier avait-il puisé ces renseignements ?

— Ces médecins savent tout, pensa-t-il. Les femmes n’ont pas de secret pour eux.

Et cette considération le fortifia dans son propos de commencer, dès le jour même, une cour assidue, en dépit du silencieux Helven.

L’avocat donna, devant la glace, un léger coup de pouce à un nœud safran du meilleur goût, lissa ses favoris et inclina légèrement, très légèrement, sa casquette de yachtman. A ce moment précis, la fatalité voulut que Marie Erikow ouvrît la porte de sa cabine et cueillît sur le vif le galantin.

— Peste, fit-elle, quelle matinale élégance !

— Votre seule présence la justifierait, chère Madame.

— Déjà en veine de compliments. Quel dommage ! Moi qui me réjouissais de vivre ces quelques jours de solitude en compagnie de vrais loups de mer.

— De vrais loups de mer perdraient leur rudesse en votre compagnie et deviendraient de vrais agneaux.

— Tant pis… fit Marie Vassilievna. Je déteste les agneaux, les daims et tous les animaux timides et doux.

Sans se déconcerter, Leminhac lui offrit son bras. Elle refusa, mais consentit à l’accompagner sur le pont.

— Quelle superbe matinée ! articula Leminhac avec une emphase lyrique. Quelle délice de vivre de pareils jours et si inattendus ! Quand je pense que nous étions destinés à un paquebot banal, à la vie de Palace, confort moderne, tennis, tziganes et poker ! Au lieu de cela, un train manqué, et nous voilà installés sur le plus ravissant des yachts, avec un hôte un peu bizarre en vérité…

— En vérité, croyez-vous ?…

— Oui, Van den Brooks est un bien étrange personnage.

— Je le crois fort bon, dit sèchement Marie.

— Hum, douta Leminhac. Il faut l’entendre au bar.

— En tout cas, nous lui sommes redevables d’une traversée unique.

— Unique, avez-vous dit. Hélas… on ne peut espérer former deux fois une réunion aussi choisie. Quels charmants compagnons ! Tramier…

— J’aime beaucoup le docteur, assura Marie.

— Cet aimable Helven…

— …

— Plein de talent, j’en suis sûr.

— Je n’en sais rien, moi, opina Marie.

— D’ailleurs, cela n’a aucune importance. On ne le voit pas souvent peindre…

Comme il disait ces mots, le peintre surgit de l’écoutille et se rapprocha d’eux.

— Nous disions du mal de vous, sourit Mme Erikow.

— Il vous est permis d’en dire, repartit en s’inclinant Helven et il insista sur le « vous », en regardant Marie, ce qui irrita fort Leminhac.

— Avez-vous vu les dauphins ? ajouta-t-il.

— Non.

— Venez, alors.

Et il les entraîna près du bastingage. Tout autour du navire bondissait le cortège écumant des monstres. Ils plongeaient, émergeaient, dans un ébrouement d’étincelles.

— On dit qu’ils annoncent la terre, fit Leminhac.

— Déjà ! murmura Marie.

— Oh ! fit Helven, nous ne sommes pas encore en vue de Sydney, il s’en faut. Il y a peut-être une île dans ces parages.

— Oui, fit derrière eux une voix. Il y a mon île, l’île Van den Brooks. Vous plaira-t-il d’y faire escale ?

— Mais alors, sursauta Marie Erikow très excitée, un vrai Monte Cristo !

— Excusez, Madame, dit Van den Brooks, mais voici mes gens et j’ai à régler avec eux un petit détail d’ordre intérieur. Cinq minutes, s’il vous plaît.


Un coup de sifflet retentit. Tout l’équipage, en bon ordre, avait formé le cercle sur le pont. Tous, uniformément vêtus de toile grise, le béret proprement posé sur l’oreille. Au centre, Halifax-le-Borgne, en casquette blanche à galons d’or, et à quelques pas de lui, les fers encore aux pieds, les deux prétendus voleurs de rhum, Lopez et Tommy Hogshead.

Le nègre était d’une hideur puissante : un front imperceptible sous une masse laineuse de cheveux, une mâchoire de gorille. La lèvre était fendue et un filet de sang, qui paraissait violet, coulait sur le menton. L’homme presque nu, des muscles superbes roulaient sous la peau noire et lisse.

Quant à Lopez, Marie Erikow angoissée le dévisagea. L’Espagnol s’en aperçut et blêmit affreusement. Il était beau avec ses yeux d’Andalou, longs et cruels, un soupçon de duvet noir sur les lèvres, le teint mat. Une mèche noire glissait sous le béret, sur l’œil. Il avait autour du poignet cerclé de fer, un autre cercle d’or, très mince, qui brillait : un bracelet.

Autour d’eux, le cercle était formé par les quartiers-maîtres, les deux mécaniciens blancs, les chauffeurs nègres, les matelots de manœuvre presque tous blancs et les cuisiniers chinois.

Van den Brooks fendit le cercle.

— D’abord, cria Lopez, tordant ses mains dans les fers, l’œil chargé de haine, d’abord, vous n’avez pas le droit…

Le Hollandais tourna vers lui ses lunettes vertes et l’homme se tut.

— Ces deux hommes sont coupables de vol et d’ivrognerie. Ils doivent être châtiés. Je suis maître souverain à mon bord. Qu’on se le dise. Ici, Hopkins.

Hopkins sortit du cercle. C’était un homme roux, au cou de taureau, aux yeux d’albinos. Il tenait à la main un nerf de bœuf.

Hopkins s’approcha de Tommy Hogshead et lui mit la main sur l’épaule.

— A genoux… dit-il.

Le noir hébété s’agenouilla, plia le dos.

Le matelot roux releva sa manche droite. On vit apparaître un avant-bras velu ; les poils étincelaient autour d’un tatouage bleu : une ancre et deux trèfles.

— C’est horrible, fit Mme Erikow, qui avait pris Helven par le bras, nerveusement.

— C’est indigne, sifflota Leminhac. Une pareille scène est intolérable.

Avait-il entendu ? Van den Brooks tourna imperceptiblement la tête et l’avocat prudemment se tut.

Le nerf de bœuf siffla. Un hurlement retentit.

Une longue zébrure blême apparut sur l’échine noire, deux fois, trois fois, cinq fois. Le nègre mordait le plancher avec sa bouche écumante.

— Assez, fit Van den Brooks. Détachez-le.

Hopkins déverrouilla les fers. Le nègre était libre de toute entrave.

— Ici, fit encore Van den Brooks, le doigt baissé.

Le géant s’approcha du maître, s’agenouilla et baisa sa chaussure.

— Va, dit Van den Brooks. Je te pardonne.

— C’est l’esclavage, purement et simplement, souffla Leminhac dans la nuque de Marie Vassilievna. C’est d’un autre âge. Je ferai un rapport au consul.

Marie Erikow regardait le matelot espagnol. Lopez attendait. Il était d’une pâleur grise ; le sang affleurait au coin des yeux.

Hopkins s’approcha de lui.

— Détache-le, fit Van den Brooks. Il est libre.

— Rompez, ordonna Halifax.

Les matelots s’engouffrèrent dans l’écoutille.

Van den Brooks, la barbe étincelante d’embruns, debout à la proue, dominait le vaisseau, les hommes et la mer flagellée de soleil.

CHAPITRE XIII
L’esprit nocturne.

« Les eaux dérobées sont plus douces ; le pain pris en secret plus agréable. »

Prov., IX, 17.

— Le Magnifique, dit ce soir-là Leminhac en parlant du maître du navire, le Magnifique n’est qu’un négrier et je raconterai l’incident de ce matin dans un journal.

— Cela serait peu généreux, dit Helven, car vous êtes son hôte.

— Et puis, dit Marie Erikow, ses hommes l’acceptent. Tommy Hogshead a baisé sa chaussure : il aurait pu l’étrangler.

— Van den Brooks a raison. C’est ainsi qu’on mène les hommes. L’esclavage avait du bon.

— J’imagine, dit le professeur, qu’il mène les femmes de la sorte et qu’il a pratiqué Nietzsche : « Si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet ».

— Bah ! dit la Russe, mieux vaut être battue que négligée.

— Excellent principe, murmura l’avocat. Hélas… nous autres Français…

— Chut, dit Helven, voici l’homme.

La haute silhouette de Van den Brooks sortait de l’ombre.

— J’espère, dit-il au docteur, que nous connaîtrons ce soir la destinée de Florent. J’avoue que votre récit m’intéresse particulièrement et je retrouve dans le journal de votre ami un grand nombre de mes propres observations.

— Oui, répondit Tramier. Je compte terminer cette tragique histoire ; le dénouement s’approche.

La lampe auréola la tête du savant académicien et la berceuse des eaux amères accompagna sa lecture.

Il lut :


« Je l’ai pourtant tendrement chérie.

« La beauté de Lia, la culture et la grâce naturelle de son esprit me valurent les compliments des hommes et les avances dépitées des femmes. On m’estimait heureux et j’étais sur le point de croire que réellement j’avais trouvé le bonheur. La vanité masculine est si puissante qu’elle peut même forcer l’amour. Parfois, je me juge misérablement puéril en songeant à l’onde de joie qui m’envahissait, au moment où s’ouvraient devant nous les portes orgueilleuses d’un salon, lorsque toutes les têtes se tournaient devant l’apparition de Lia. Le sursaut était si aigu que je serrais violemment les poings et j’avais la plus grande peine du monde à réprimer sur mes lèvres un sourire de fierté et de béatitude. L’insolence des autres femmes était contrainte de plier devant une beauté aussi souveraine. Quant aux désirs des hommes, ils bruissaient autour de ma compagne comme un chœur importun de moucherons. J’en riais, car j’étais sûr d’être aimé.

« Malgré ma vie orageuse, mes nombreuses expériences et cette maturité amère que je constatais souvent en moi avec désespoir, je ne résistais pas à tant de vaniteuse délectation. Il y a là une ivresse que seuls apprécieront les hommes qui ont eu la bonne ou la mauvaise fortune de conduire à leur bras une femme superbement belle et dont on les savait aimés. Je les laisse juges de ma faiblesse et je livre cet aveu à leur ironie, à leur pitié ou à leur mélancolie.

« Toujours est-il que les succès de Lia dans le monde lui valurent de ma part une tendresse et une application qu’elle n’eût pas obtenues peut-être sans cela, malgré sa figure, son intelligence, malgré son amour même qui était sans bornes. Oui, Lia m’aimait, comme elle m’aime encore à cette heure, comme elle m’aimera après ma mort, d’un de ces amours sur lesquels le temps est impuissant et la déchéance même de l’être aimé. Elle s’est attachée à moi, simplement, sans réticences, sans réserve, comme la rivière se donne au fleuve dans lequel elle se jette, d’un flot continu, d’un élan qui ne s’arrête pas. Elle m’aime humainement, sans faire de part en mon individualité, sans préférence pour telles ou telles qualités ; elle m’aime avec ses sens et avec son esprit ; en dehors de moi, il n’est rien. Je connais l’immensité de ce sentiment. Elle ne m’effraie pas, mais elle m’attriste, parce qu’il n’est pas de pire amertume que de beaucoup prendre et de moins donner. Et je me sens pauvre auprès de sa richesse, faible auprès de sa force. Il faut bien que je sois pauvre pour ne lui offrir, en échange de ce trésor, que ma vanité satisfaite et mon cœur, hélas, inquiet. Les joies que m’a données la possession de cette femme se sont vite épuisées. Est-ce parce qu’il ne s’y mêlait aucune tristesse ? Le plus léger de mes baisers semble enivrer Lia, mais le bonheur que je lui vaux m’éloigne d’elle. Je m’irrite à la voir pâmée, alors que, simulant la passion, je suis au-dedans de moi-même glacé. Pourquoi sa volupté, jaillie de mon amour, prend-elle pour moi quelque chose d’obscène ? Les plus folles contorsions des filles ne m’ont jamais donné cette sensation d’impudeur et de lascivité. Mais Lia, il me semble qu’en se livrant à moi, elle se dégrade et je la méprise pour le plaisir que je lui donne. Un étrange sadisme se mêle à ce sentiment. Je la voudrais froide et sans vie dans mes bras. Et lorsque, anéantie, elle s’endort sur mon épaule, c’est moi qui la veille et je l’imagine morte.

« Chacune de ces nuits, où nous roulons enlacés l’un à l’autre, creuse plus profondément entre elle et moi le fossé qui nous sépare et qu’elle n’aperçoit point. Elle s’approche, enjouée, amoureuse. Je lui souris et elle ne voit pas ce que cache mon sourire. Je l’admire pourtant. Parfois encore des ondes de tendresse jaillissent du plus profond de mon cœur et je voudrais m’agenouiller à ses pieds. Parfois, il me semble que je l’aime encore. Mais lorsqu’elle défaille entre mes bras, que ses yeux se ferment, que ses lèvres laissent échapper des paroles insensées et des sons à demi inarticulés, mes mains se crispent autour de sa gorge pour étouffer sa voix. Je la hais…

« Puis, honteux de moi-même, impuissant à comprendre l’étendue de ma folie, je laisse ma tête reposer près de la sienne et mes songes misérables errer. Nous semblons deux amants heureux et endormis. Pourtant, je veille. Et c’est alors que l’esprit parle.

« L’esprit nocturne ! C’est ainsi que je le nomme en moi-même secrètement, car j’ai fini par lui donner un nom, depuis si longtemps qu’il a choisi mon cœur pour ses haltes terribles. L’étrange compagnon ! J’aurais pu être un homme heureux, mais à la tombée du jour, dans le calme de la nuit, pendant mes courses solitaires, même dans les plus intimes causeries avec Lia sous la lampe, l’esprit se glisse et s’assied près de moi. Je ne saurais écrire ce qu’il me dit ; ses paroles bourdonnent à mes oreilles dans le silence doré de la chambre ; alors que tout bruit, toute agitation extérieure viennent expirer sur le seuil, il est là, il parle et je ne puis pas ne pas l’écouter.

« Sans doute, si l’amour que j’avais conçu pour Lia dès notre première rencontre était resté tel que je le souhaitais, j’aurais connu la félicité sur cette terre. Du jour où Lia laissa tomber sa tête sur mon épaule, du jour où je l’ai, au sens brutal et misérable de ce mot, possédée, l’esprit est entré dans notre cercle. Curieuse destinée que celle d’un homme qui s’éloigne de la femme qu’il aimait dès l’instant où elle s’abandonne et qui poursuit de son désir celles que tous les hommes ont souillées. Je ne puis expliquer une aussi étrange anomalie par aucune raison naturelle, mais seulement par une sorte de loi diabolique, par le joug occulte de l’esprit.

« Lia est belle. Je la regardais ce soir, tandis qu’assise à son piano elle me chantait de sa voix de contralto un lied déchirant de Schumann :

« die alten bösen Lieder
» die Traüme schlimm und arg…

« Le salon était noyé d’ombre, ainsi que le corps de Lia ; moi-même, assis dans le coin le plus éloigné de la pièce, je me sentais invisible, recouvert d’une vague de ténèbres et de musique. Seul le visage de ma compagne émergeait lumineusement de la pénombre dans le rayonnement de ses cheveux, son visage et ses mains qui, légèrement, effleuraient le clavier éclatant et mat ou se crispaient avec violence sur un accord. L’émotion faisait courir un frisson sur la nuque découverte ; les lèvres s’entr’ouvraient humides ; les yeux semblaient baignés d’une eau sombre. Une surhumaine beauté planait au-dessus d’elle et transfigurait ses traits déjà si purs.

« Un instant, je me sentis transporté aux anciennes délices ; je crus entendre encore vibrer en moi l’harmonique mystérieux ; je crus de nouveau plonger dans les flots de cet océan qui, pendant quelques ineffables jours, m’avait roulé dans ses plis, oublieux du temps et du destin. Je ne pouvais détacher mon regard de cet ovale parfait qui, doré par la lumière, sortait de l’ombre comme une image divine brusquement apparue sur l’eau d’un miroir féerique. Je ne percevais plus ce chant grave et passionné qu’elle chantait : je n’entendais plus que les battements de mon cœur, car ceux-ci remplissaient maintenant tout l’espace contenu entre l’épaisseur invisible des murs. Mon cœur palpitait violemment ; il me semblait que les pulsations de mes artères ébranlaient la chambre close, comme un bélier. Lia était devant mes yeux, revêtue de cet éclat séraphique qu’elle avait pour moi, alors que mes lèvres n’avaient pas encore effleuré sa bouche. Je la contemplais avec l’adoration d’un mangeur d’opium pour la vision surgie de la drogue béatifique.

« Que ne demeure-t-elle ainsi, figée dans cette extase, auréolée de cette ombre ! Pourquoi venez-vous vers moi, inaccessible Lia ?

«  — Mon amour, êtes-vous triste ? Cette musique vous fait-elle mal ?

«  — Je vous regardais, amie. Je n’écoutais pas la musique. Il me suffisait de vous voir.

«  — Tu m’aimes, dit-elle. Je le sens.

« Et elle me tend sa bouche.

« Mais l’esprit se glisse entre nos lèvres.

« Je prétexte une migraine et je la laisse, humiliée, pour remonter dans ma chambre.


« Comme la nuit est lourde. J’ouvre ma fenêtre. Les tilleuls et les marronniers du jardin ne sont agités d’aucun frisson. Une étrange odeur monte de leurs feuillages ; une odeur de sève, écœurante, langoureuse. Et par delà les masses sombres des arbres, le halo de la ville pareil à la voie lactée. Je songe aux rues, aux boulevards, aux grands lampadaires étoilés, aux façades des théâtres et des music-halls fardées de lumières violettes, au fourmillement noir de la foule où l’on frôle des femmes peintes, où s’ouvrent des sillages de parfums. Je songe au printemps poussiéreux des grandes cités, à la fièvre qui englue vos paumes, aux jardins dont la brise emporte les pollens à travers les rues peuplées de désirs. Je songe aux fenêtres éclairées où se penchent des gorges nues pour aspirer l’haleine du soir, au ciel électrique qui blêmit dans la buée voluptueuse et âcre exhalée de millions de corps et de millions de bouches. Et la ville m’appelle, haletante, oppressée, étouffant dans sa noire ceinture de feuillages, lacérée d’une étrange détresse, prête à s’offrir, nue, à tous les hommes, à tous les désirs, à moi-même.


« Lia est rentrée dans sa chambre. Avec des précautions infinies, j’ai donné à la porte un tour de clé. La serrure bien huilée n’a fait aucun bruit. Précaution d’ailleurs inutile, car Lia n’est pas importune et je la crois un peu blessée à cause de ma fausse migraine. Mais j’ai besoin d’être seul, d’avoir à moi, égoïstement, le petit coin de la maison commune. J’ai besoin d’échapper à la domination de l’amour, à l’avidité de la tendresse, besoin de m’avouer à moi-même insatisfait.

« Un rais de lumière glisse sous la porte et j’entends des pas légers, des froissements de soie et de linge, tout le délicat manège d’une femme qui fait sa toilette de nuit. Le corps de Lia est beau, pareil à la chair d’une jeune amande. Il se plie à toutes les caresses ; il est souple et subtil ; il est ardent. Le lit, très large et très bas, tendu de linon, nous attend ; la chambre sent l’iris et l’ambre ; la porte-fenêtre s’entr’ouvre pour laisser passer le souffle du jardin nocturne. Une clarté voilée tombe de la lampe ; dans cette pénombre, Lia, svelte et blanche, émerge des mousselines et, solitaire, attend.

« Derrière la cloison, indifférent aux charmes de l’amour si proche, je laisse la nuit m’envahir.

« Quel homme, sachant le prix de ces caresses, de cette ardeur et de ce luxe, n’ouvrirait cette porte ? Elle est close, pourtant, et je n’ai pas fait un pas vers elle. Elle est close sur la volupté, sur le bonheur, sur tout ce qui fait le bonheur des autres, des hommes, non le mien.

« Une voix dit :

«  — Fou. Tu es un homme riche, un homme heureux. Tu as une maison, des serviteurs et une femme qui soulève les désirs sur son passage, une femme qui est amoureuse et fidèle. Tu es un homme établi. Tu as des biens et tu dois en jouir. Jouis de ta maison, de ta fortune et de ta femme, car elle est aussi ton bien. Sois donc heureux, imbécile. Profite de tes cristaux, de ton argent et de ton lit. Allons. Ouvre la porte.

«  — Je ne sais pas posséder.

« Une autre voix dit :

«  — La femme qui t’aime, t’aime un jour, une heure. Elle a préparé le lit et les parfums. Elle t’attend. Si tu ne viens pas, c’est un autre qui passera son seuil. Prends garde.

«  — Que m’importe.

« J’entends encore :

«  — La destinée t’a accordé une femme dont le cœur est pur et le corps ardent. Que te faut-il de plus ? Son esprit est l’égal du tien. Elle est faite pour te donner toutes les joies ; elle est unique. Votre royaume est sans limites. Que te faut-il de plus ?

«  — Je ne sais.

« Ah ! je frissonne. Une main s’est posée sur mon épaule. Je me retourne : l’ombre.

«  — Tu étouffes dans cette chambre. Viens, mon petit, tu n’es pas fait pour ce bonheur-là, tu n’es pas fait pour le bonheur. Regarde par la fenêtre. Vois comme la ville luit, par delà les arbres : on dirait qu’elle respire, n’est-ce pas ? Elle est pleine de douleur, la ville, pleine de fièvre, de sang, de désir ; elle est gorgée de stupre ; elle a des rues sombres où se balancent des lanternes, comme de mauvaises étoiles, et des avenues inondées de lumière brutale où passent des femmes plus blanches que des cadavres, des femmes pleines de ruse, de misère, de haine, des femmes souillées, avec leur audace triste… Oui, l’autre, je sais. Écoute. Mets ton oreille à la serrure. Elle dort, mon petit. Tu entends comme sa respiration est calme. Elle rêve que tu l’aimes et elle est heureuse. Elle ne comprend pas, va.

« … Non. Elle n’entendra pas. C’est cela. Mets ton chapeau, ton vieux chapeau et ce manteau un peu usé. Tu l’as déjà porté, tu le sais bien, une nuit d’aventure, une nuit de fièvre, doucement, fais doucement.

« … Oui, je sais bien qu’elle est belle. Mais, qu’est-ce que cela, la beauté ? Ce n’est pas parce qu’elles sont belles, que tu les désires, dis, les autres ? Et puis elles sont belles aussi, à leur manière, avec leur fard, leurs yeux cernés et la trace des coups…

« … Tu dis qu’elle est ton égale, qu’elle te comprend. Non, ne mens pas, mon petit. Est-ce qu’une femme peut te comprendre, quand elle t’aime ? Est-ce que la femme peut comprendre l’homme ? Illusion. Leur façon de te comprendre, c’est de te bercer. Elles n’en ont pas d’autre. Et quelles sont celles qui te bercent le mieux…?

« … Fais doucement, mon petit. Là, relève ton col. Non, la porte ne fera pas de bruit. Je t’en réponds. Le chien n’aboiera pas non plus. La nuit t’appelle, elle est pleine de secrets ; elle est pleine de cette amertume qui te manque dans ta maison. Va, mon petit. Tu as besoin de te griser de tristesse et de dégoût. Saoûle-toi, saoûle-toi jusqu’à la nausée. Tu crèveras de honte, demain. Mais ce soir, ce soir, tu baiseras toute la misère sur les lèvres et tu sais bien qu’il n’y a pas de baiser qui vaille celui-là. »


« Qui a parlé ?

« Où suis-je ?

« Dans la rue. »

CHAPITRE XIV
Le docteur termine son récit.

« Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire.

« Je te salue, vieil Océan… »

Lautréamont.

— Le journal s’arrête ici, dit Tramier en fermant le cahier de maroquin. Il y a un an, environ, je reçus la visite de Lia. C’était la première fois qu’elle sonnait à ma porte et j’avoue que je fus assez intrigué de sa démarche. Lia était, comme toujours, fort belle ; mais son visage, habituellement rosé, était d’une pâleur qui me frappa aussitôt. Ses traits tirés révélaient la fatigue et l’insomnie. La lassitude ajoutait à sa beauté un charme douloureux.

«  — Quoi, lui dis-je, seriez-vous souffrante ? Vous semblez un peu défaite. Rien de grave, je pense ?

«  — Il ne s’agit pas de moi, répondit-elle.

«  — De qui donc ? De Florent ?

«  — Oui, murmura-t-elle à voix basse. J’ai à vous parler confidentiellement.

« Je la fis passer dans mon cabinet dont je fermai soigneusement la double porte. Lia prit la parole :

«  — Florent est malade, très malade.

«  — Cette maladie l’a donc pris brusquement ?

«  — Non, fit-elle. Il y a longtemps qu’il est atteint.

«  — Je ne me suis jamais aperçu de rien. Pourtant, Florent est un ami de toujours : je l’ai suivi depuis l’enfance.

«  — Moi non plus, je ne savais pas. Maintenant, je sais et je n’espère pas.

«  — Incurable ?

«  — Probablement. Le mal dont il souffre, je doute que votre science puisse le maîtriser. Il réside où vous ne saurez l’atteindre.

— « Erreur, chère amie. Il n’y a point de maladie morale qui n’ait, pour ainsi dire, sa transcription physique. Je la saisirai. Nous le traiterons, nous le guérirons. Mais pour l’amour de Dieu, parlez, dites-moi tout.

«  — Voici :

« J’ai aimé, j’aime encore Florent, autant qu’une femme peut aimer. Pardonnez-moi, mon ami, d’entrer dans des détails aussi intimes. Mais ils sont nécessaires. Je ne suis pas laide ; je suis jeune ; le sort de Florent semble enviable à bien des hommes. Et pourtant, depuis le jour où je suis devenue sa femme, son amour n’a cessé de décroître. Est-ce là un de ces résultats terribles et imprévus des unions auxquelles la passion a présidé ? Je ne sais. Florent m’a passionnément aimée, j’en suis sûre, tant que je ne lui ai pas appartenu. Mes caresses ont détruit cet amour. Je l’ai compris, bien qu’il s’efforçât de dissimuler et qu’il feignît de me payer de retour. Mais est-ce qu’une femme amoureuse peut se tromper ? Et n’est-ce pas une chose affreuse que de détruire de ses propres mains la chose du monde que l’on voudrait conserver entre toutes ? Mon amour a tué le sien.

«  — Vous vous trompez certainement. Florent vous aime, il n’y a point de doute. Combien de fois m’a-t-il parlé…

«  — Laissez-moi continuer, fit-elle avec un geste de la main, comme pour écarter ces objections importunes.

« L’homme, dit-on, a toujours besoin de conquérir ; son désir s’épuise, s’il ne lutte pas. J’ai cru un instant que Florent subissait cette loi. J’ai usé de coquetterie ; j’ai voulu le contraindre à se défendre. Vains artifices. L’indifférence seule m’a répondu. Bien pis encore : il a paru sourire à l’idée que je pouvais être heureuse en dehors de lui, comme s’il en concevait quelque allègement.

« Enfin, il m’a fuie. Je n’ose dire qu’il m’a méprisée, car j’ai parfois surpris tant de tendresse dans son regard que je n’ai pu le croire absolument perdu.

« Mais quel funeste secret nourrissait-il ? Quel remords ?

« Je songeais alors que, dans une minute d’égarement, il m’avait peut-être trompée, et que m’approcher lui semblait depuis une profanation. Cette pensée m’était fort douloureuse. Mais elle n’était pas inconciliable avec le caractère de Florent, dont la délicatesse, en matière de sentiment, a toujours été extrême. Je résolus d’avoir le mot de l’énigme.

« Aussi habilement que possible, je mis la conversation sur le terrain de la fidélité masculine. Je proclamai ma générosité, le peu d’importance que j’attachais à un oubli véniel. L’amour et la sincérité ne lavent-ils pas toutes les fautes ? S’il m’avait alors fait un aveu, j’en aurais certainement éprouvé quelque dépit, malgré mes protestations. Mais combien j’eusse été heureuse de le voir délivré de son fardeau et prêt à se laisser reconquérir !

« Hélas ! aucun aveu ne sortit de sa bouche.

« Un fait brutal, terrifiant, se produisit.

« Depuis quelques temps déjà, Florent ne partageait plus ma chambre. Il dormait dans une pièce voisine de la mienne et séparée seulement par une cloison. Une nuit, je m’éveillai brusquement, en proie à une de ces inexplicables angoisses qui parfois vous arrachent au sommeil. Une main serrait ma gorge. J’ouvris les yeux ; l’aube filtrait à travers les rideaux, emplissant la chambre d’une pénombre blême.

«  — On a marché dans le jardin.

« J’écoutais avec cette attention atroce que donne la peur. Aucun bruit ne m’échappait, ni le craquement menu des boiseries anciennes, ni les battements sourds de mon cœur.

« Distinctement, le bruit d’un pas sur le sable parvint à mon oreille.

«  — On a marché. On vient…

« Je bondis à la fenêtre, mais les volets étaient clos et je n’osai les ouvrir.

« Une peur folle me paralysait. Pourquoi ? Ce pouvait être le chien, un domestique. N’importe. J’essayai d’appeler « Florent ! Florent ! » à travers la cloison, mais ma voix s’arrêtait dans ma gorge.

« Alors, j’ouvris la porte et la chambre était vide.

« Un instant, je demeurai, muette d’effroi, sur le seuil. La tension terrible de mon esprit et de mes sens ne diminuait pas. J’écoutai. On montait maintenant l’escalier. Des pas feutrés, lents et précis, les pas de quelqu’un qui ne veut pas être entendu, des pas de voleurs.

« Automatiquement, posant le pied avec précaution, j’avançai dans la pièce. Le jour blanchissait le lit désert. On n’y avait pas couché.

« On marche maintenant sur le palier. La poignée de la porte bouge imperceptiblement, tourne, tourne, sans un bruit. Il y a quelqu’un là derrière. J’étouffe. Je voudrais crier. Je ne puis.

« La porte s’entre-bâille. Un chapeau sombre se glisse en avant. Puis, une main, un corps.

« Je hurle : — Qui est là ? Au secours.

« L’homme surpris s’arrête. Je distingue une silhouette inconnue, un feutre rabattu sur les yeux, un manteau grisâtre fondu dans la pénombre. Ces images traversent mon esprit tandis que l’épouvante glace mes membres.

« L’homme a relevé la tête.

« C’est lui.

« C’est mon amour, dans ces vêtements sordides, suant la honte, qui rentre à pas de loup, comme un voleur, comme un assassin.

« J’ai caché ma tête dans mes mains, et je m’effondre sur un siège, attendant.

« Avec des gestes hésitants, des gestes de malade ou d’homme ivre, il a dépouillé son manteau. Puis, il est resté quelques instants, debout dans l’aube livide, me regardant. Lentement, il est venu à moi, il s’est agenouillé et, le front posé sur le bras du fauteuil, il a parlé.

« Je ne puis tout vous répéter, mon ami.

« Mais, tandis qu’il parlait, mon âme se fendait de douleur et j’ai pleuré sur lui, pleuré sur nous.

« Il m’a dit :

«  — Ne me touche pas. Tu n’aurais jamais dû me toucher. Je ne suis pas digne que ta main m’effleure. Ne me touche pas. Cela me ferait mal. Cela te ferait horreur, ensuite…

« Ne me demande pas d’où je viens. Pense que je viens des profondeurs de la mort.

« Je ne suis pas fait pour notre bonheur. Je ne suis pas fait pour ta pureté. Pardonne-moi. C’est une force en moi qui me guide. Je ne puis lui résister. Je vais comme un aveugle.

« Pourquoi es-tu devenue ma femme ? Pourquoi ai-je commis ce crime de t’associer à ma vie ? Et pourtant, je t’ai adorée, comme un esprit. Mais, il ne fallait pas qu’il y eût l’amour entre nous. Parce que l’amour n’est que souffrance et délectation de sa souillure.

« Pardonne-moi. Tu es belle. Tu es pure : tu étais faite pour donner la joie. Et tu ne me l’as point donnée, parce que je ne suis point créé pour la joie, parce que mon âme est altérée d’amertume.

« Tu m’attendais avec ton corps éclatant comme la neige et comme les lys, avec tes caresses réservées à moi seul, tu m’attendais dans le secret de notre lit et de nos parfums.

« Je t’ai préféré des corps souillés par tous les mâles, des lèvres flétries, des visages émaciés par le vice et la misère.

« Écoute. Écoute, malgré tout. Mes paroles sont infâmes, mais il faut que tu les connaisses. Car je porte sur moi toute la misère et tout le vice de l’homme. Et c’est ma seule excuse.

« J’aurais voulu t’élever en esprit un autel ; mais nous n’aurions pas dû communier dans le plaisir, car le plaisir sépare ceux que l’esprit a unis.

« Je suis resté insensible à ta beauté, à ton amour, parce que notre domaine commun n’était pas là.

« Et le domaine de la volupté, je ne le partage qu’avec les prostituées, qu’avec les filles du ruisseau, qu’avec les plus basses et les plus viles, celles qu’on a pour une obole, pour un morceau de pain.

« Car je n’aime qu’un plaisir mêlé de larmes, qu’une volupté amère, qu’un fruit plein de cendres ; et mes lèvres s’attardent volontiers sur les bouches qui insultent.

« Pardonne-moi. Il n’y a pas de ma faute. A la chute du jour, une force obscure me prend par les épaules et me chasse devant elle par les rues, sur les places publiques, vers celles qui étanchent ma soif d’abjection.

« Pardonne-moi. Je me suis éloigné de toi parce que ta main est pure et qu’elle ne doit pas me toucher.

« Quand la force m’abandonne, je ne me reconnais plus et je passe ma main sur mon front. Mais je sais bien que je ne puis lui échapper et qu’elle me guette et qu’elle m’entraînera jusqu’à la mort. »


« Je ne saurais vous rendre, mon ami, le ton de ces paroles, que je vous répète d’ailleurs bien imparfaitement. Florent parlait d’une voix sourde et dont la monotonie était tragique. Il était immobile, appuyé sur le bois du fauteuil qui lui meurtrissait le front, mais il ne s’apercevait de rien, et pas un instant il ne leva la tête. C’était une sorte de gémissement qui montait de sa poitrine ou de la terre ou de la nuit, et qui emplissait mes oreilles, mon cœur, mon être tout entier. Que pouvais-je faire ? Pleurer seulement.

« Puis, maternellement, je l’ai pris par la main, je l’ai forcé à s’étendre. Il avait des mouvements spasmodiques et les muscles raides comme un somnambule.

«  — Reposez-vous, ami, vous êtes malade. Mais je vous guérirai. Nous vous guérirons.

« A le contempler ainsi misérable, une épouvante m’envahissait et il me semblait qu’un être mystérieux possédait, torturait, dégradait ce corps que j’avais tant aimé, ce visage où tant de flamme avait lui.

« Et, sans doute, il en est ainsi. C’est pourquoi ma pitié et mon amour l’ont emporté sur l’horreur causée par ces aveux. Florent n’est pas responsable.

« Florent est en proie à une terrible folie. Mais est-ce que certaines folies ne se guérissent pas, docteur ?

«  — Certainement, si, chère amie. Il y a dans nos cliniques de nombreux cas de guérison. Le cas de Florent n’est pas absolument nouveau…

«  — Alors vous guérirez Florent ? Vous me le rendrez ?

«  — Je vous le rendrai, sain, normal, heureux.

«  — Je ne l’oublierai jamais, mon vieil ami.

« Je l’accompagnai jusqu’à sa voiture. Elle se pencha à la portière, agitant sa main gantée de sombre. Je me souviens. C’était l’automne. L’avenue se perdait dans la brume violette du soir.


« Je résolus de le guérir. Florent entra à ma clinique. Hydrothérapie, bromure, hygiène, repos, j’ai tout employé. Pendant six mois, il ne présenta aucun trouble. Alors, je le renvoyai chez lui. En me quittant, il me déclara :

«  — J’espère être guéri. Si par hasard cela me reprenait, je me tuerais.

« Quelque temps passa.

« Et j’appris qu’il s’était donné la mort.

« Voici ce qui s’était passé, je l’ai su de la bouche de Lia.

« La vie du ménage avait repris sous les meilleurs auspices. Florent était affectueux et calme. Il travaillait. Un soir, comme il s’était retiré dans sa chambre, Lia, en se déshabillant, entendit le bruit d’une porte qui s’ouvre. Un pressentiment l’envahit. Florent s’échappait de nouveau.

« Elle se dressa devant lui sur le seuil. Elle le prit aux épaules, suppliant :

«  — Tu ne sortiras pas. Reste. Je t’en prie. Il ne faut pas, Florent. Il ne faut pas.

« Mais lui, sombre, les yeux fixes :

«  — Laisse-moi.

«  — Tu me tueras plutôt.

« Alors, il lui serra la gorge de ses doigts crispés et la bouche sur sa bouche, siffla :

«  — Laisse-moi ou je t’étrangle.

« Puis il la rejeta à demi morte sur le parquet de la chambre et disparut dans la nuit. »


Le docteur Tramier cessa de parler.

Le silence régna un moment sur le pont du navire. Les cinq ombres restaient muettes : on eût dit qu’une angoisse descendait sur elles des profondeurs nocturnes du monde, voilait jusqu’à la phosphorescente splendeur du Pacifique.

Pourtant, une voix s’éleva enfin.

C’était celle de Marie Erikow.

— Est-il possible que les hommes aiment le mal, la misère et la douleur ?

— Non, répondit Tramier, les fous, seulement. Et mon pauvre ami était fou, incurablement fou.

— Que de folies diverses il y a sous la calotte des cieux, murmura Helven, qui sortit un instant de sa réserve accoutumée. Et qui les distinguera ? Qui fera la part de la santé et de la maladie, de la folie et de la raison ? Où commencent l’une et l’autre ? Leurs frontières sont invisibles.

Leminhac éclata et de sa voix sonore lança aux échos de l’infini :

— Quelle que soit votre subtilité, Monsieur Helven, vous ne saurez nier que la lumière de la raison balaie ce ténébreux mélange de sensualité et de mysticisme. Si Florent avait eu un atome de bon sens et s’il avait pris trois grains d’ellébore, il serait resté en paix avec sa femme et n’aurait point eu d’aussi mauvaises fréquentations.

— Je ne sais pas, dit Helven, ce que vous appelez le bon sens. Est-ce le sens commun ?

— Parfaitement.

— Dans ce cas, vous me permettrez de le récuser. Il arrive assez souvent que le sens commun tourne à ce que vous appelez la folie. L’histoire en est pleine d’exemples. Des millions d’hommes commettent ensemble des actes qui, d’après votre bon sens, sont absurdes. Quelle raison les jugera ? Un souffle que vous dites insensé, et que je dis mystérieux passe sur le monde. Sagesse et folie sont des mots. Qu’est-ce que les guerres, sinon des épidémies mystiques ? Qu’est-ce que les religions et leur fanatisme ? Des millions de croyants se précipitent sous les roues meurtrières du char de Jaggernaut. Les hommes brûlent, égorgent, écartèlent pour une proposition de foi. Des processions de flagellants ont traversé l’Italie, portant leurs cilices, leurs disciplines et leurs fouets sanglants. Où est-il, le sens commun ? Comment jugerez-vous les actes et les grands mouvements des foules, pareils aux courants de l’Océan ?

Flegmatique, Van den Brooks, qui avait écouté jusque-là sans mot dire, éleva la voix :

— Les imbéciles seuls soumettent tout à l’estimation du bon sens, articula-t-il impitoyablement. Le bon sens est une courte lorgnette. Vous avez bien raison, Helven. Où commence la folie ?

« Vous demandez, Madame, — et il se tourna vers Marie Erikow qui allumait en cet instant une cigarette russe — vous demandez s’il est possible que les hommes aiment le mal, la misère et la douleur, je vous répondrai : Oui. Bien plus, je dirai que ce sont là les choses qu’ils préfèrent. »

Helven tourna curieusement la tête vers le marchand de cotonnades, car le son de sa voix, où vibrait un insolite accent de passion, l’intriguait. Était-ce le reflet de la pipe ? Il lui sembla que les lunettes vertes brillaient étrangement. Les autres écoutaient. Les paroles de Van den Brooks portaient, ce soir, plus loin que de coutume.

— Que fait l’enfant ? Il prend un moineau et il l’aveugle. Ensuite, il le caresse, il le pose tout chaud dans sa petite main, baise les paupières crevées et l’appelle « mon mignon, mon petit oiseau chéri ». Tout l’homme est là, et la femme.

« La souffrance nous attire obscurément. Cet attrait est plus fort que celui du bonheur et de la joie.

« On aime à voir les bêtes dans les ménageries, les lions couverts de plaies, les tigres aux yeux chassieux, les buffles dont les orbites sont incrustés de petites mouches malignes. On regarde longuement les prisonniers. Je me souviens de convois en Sibérie. Le bruit des chaînes chatouille agréablement l’oreille de l’homme sensible. Il s’apitoie et il croit qu’il est bon. Sa vanité est flattée. Puis, au fond de lui-même, il jouit davantage de sa liberté, devant la servitude des autres. La souffrance est un piment fort savoureux. On en goûte d’abord du bout des lèvres, comme le bourgeois qui regarde passer les prisonniers. Peu à peu, on s’affine, on se perfectionne, on va loin…


Helven aurait juré que Van den Brooks passait doucement sa langue sur ses lèvres.


— Pour donner de la volupté à Florent, il faut toute la misère humaine. Il lui faut ces filles qui livrent leur corps au premier venu, pour une bouchée de pain, qui subissent les contacts les plus ignobles, dont l’incessante besogne est de s’étendre sur le dos, du matin au soir et du soir au matin, parquées dans des quartiers spéciaux, dans des maisons closes, gavées de stupre et d’alcool, devenues plus lourdes et plus apathiques que des bêtes de somme ou gorgées de haine et d’un fiel longtemps accumulé. Quel raffinement, que d’aller demander l’amour à ces machines à plaisir, de les obliger à un sursaut humain et de les laisser retomber ensuite dans leur misère ou leur indifférence plus affreuse encore. Le joli jeu, vraiment. Votre malade était un délicat, docteur.

— A vrai dire, dit Tramier, je n’ai jamais considéré la chose sous ce jour.

— Toute la misère humaine, oui. Le résultat quintessencié de cette civilisation de maîtres brutaux et d’esclaves grossiers, le voilà pour quelques artistes, jouir de la souffrance, chercher la volupté dans la douleur. Et regardez-les avec leur bouche bégayante de pitié et leurs yeux étincelants de désir. Regardons-nous aussi et demandons-nous si nous ne leur ressemblons pas.

— Ne jouissons-nous pas quelquefois de notre propre douleur ? dit Helven.

— Oh ! combien de fois ! s’exclama Marie Erikow — et le geste de son bras traça dans l’ombre une ligne blanche au bout de laquelle luisait une cigarette, comme une pierre précieuse. — Combien de fois ! Quand j’étais petite fille, il m’arrivait de me réveiller la nuit et de mettre mes pieds nus sur le carreau glacé, jusqu’à ce que le froid me mordît comme une brûlure. Je me recouchais et j’avais plaisir d’avoir eu mal. Pourquoi ?

— Inconsciemment d’abord, reprit Van den Brooks, consciemment ensuite, on tire volupté de la souffrance d’autrui. Voyez l’amour lui-même, comme il se confond avec la douleur. Deux amants font de leurs baisers des morsures cruelles, jamais assez cruelles à leur gré. Le sang jaillit quelquefois sous leurs lèvres et ils le boivent avec délices.

— Amours de sauvage, murmura Leminhac assez bas, parce qu’il craignait de déplaire à Marie Erikow dont l’exclamation l’avait surpris.

Mais Van den Brooks insista cruellement, les lunettes vertes tournées vers l’avocat, qui se sentait fort mal à l’aise.

— Amours de sauvages, que non pas. Vous ne connaissez pas les sauvages, maître Leminhac. Je vous en ferai connaître, s’il vous plaît. Ce sont des animaux bien plus doux que nos civilisés. Le culte et la passion de la douleur ne viennent que tard. Il faut un dosage compliqué de toutes sortes d’ingrédients. La religion, l’intelligence, la culture, tout cela aiguise notre instinct de délectation cruelle.

« Se mortifier, n’est-ce pas le suprême délice des ascètes ? Est-ce autre chose que cet instinct cruel tourné contre nous-mêmes ? Comme il est bon de se faire mal, n’est-ce pas, Madame Erikow ? Vous êtes Russe, vous comprenez cela mieux que les Français, quoique parmi eux il y ait eu quelques bons maîtres de la torture psychologique.

— C’est vrai, dit Marie Erikow, il y a là une ivresse que mes frères slaves recherchent volontiers.

— L’homme aime à faire souffrir et il aime ce qui le fait souffrir. Le chien aussi aime le maître qui le bat. D’un bout à l’autre de l’univers, c’est un continuel échange. Nous nous baignons dans la douleur.


Van den Brooks articula ces derniers mots d’une voix plus sourde. Il y avait dans son accent une violence contenue qui frappa les passagers. Tramier lui-même, qui sommeillait dans son rocking-chair, tressaillit. Un léger malaise s’empara du groupe. Mme Erikow donna, contrairement à son habitude, le signal du départ, et se sauva sans prendre le bras d’Helven. Celui-ci serra la main de Van den Brooks et, comme il s’éloignait, il entendit le marchand de cotonnades qui, les yeux tournés vers les constellations éparses, murmurait :

— Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux.

TROISIÈME PARTIE
L’ESCALE

CHAPITRE XV
Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses dépens la fragilité féminine.

« Viros illustres decipis
« Cum melle venenosa. »

Carmina vagorum.

— Demain, dit Van den Brooks à ses hôtes, nous serons en vue de mon île, et j’imagine que nous pourrons débarquer dans la soirée.

— Vous êtes vraiment roi d’une île déserte ? exclama Marie Erikow. Helven l’avait deviné… Et elle se tourna en riant vers le peintre.

— Monsieur Helven est fort perspicace, répondit le trafiquant. Je m’en étais déjà douté. Mais, ajouta-t-il, mon île n’est pas déserte : elle est même fort bien peuplée. Ce sera pour moi un honneur et une joie que de vous la faire visiter.

— Certes, dit le professeur, nous ne saurions laisser passer une pareille occasion d’élargir nos connaissances géographiques. Où donc est située votre île ?

— Je suppose, répondit Van den Brooks, qu’elle fait partie de l’archipel océanien. Tout me porte à le croire : la végétation, les récifs de coraux, les volcans, bien qu’elle soit absolument à part des groupes d’îles reconnues.

« Je puis, ajouta-t-il, avec un accent de fierté, me vanter de l’avoir découverte. Aucune carte n’en fait mention. Peut-être William Dampier, dans le premier voyage qu’il fit en 1699 avec le capitaine John Cock, le boucanier et le pilote Cowley, l’aperçut-il. Un passage de son récit me porte à le croire ; mais, s’il baptisa l’île Orageuse et l’île des Pétoncles, il ne donna pas de nom à la terre qui devait porter le mien.

— Et vous avez fait part de votre découverte, naturellement ? demanda le professeur.

— Pas encore, répondit Van den Brooks ; j’attends d’avoir achevé quelques expériences, précisé exactement la situation de l’île, etc…

— C’est un conte des Mille et une nuits, dit Marie enthousiasmée. Et qu’y a-t-il dans l’île Van den Brooks ? Des trésors ?

— Peut-être, répondit le maître du navire. Patience !

— Cette escale, interrogea Leminhac, nous détourne-t-elle beaucoup de notre route ? Je vous pose cette question au sujet de ma conférence de Sydney.

— Soyez sans inquiétude, mon cher maître, nous parviendrons sans encombre et sans retard à notre commune destination.

Sur cette réponse ambiguë, l’homme aux lunettes vertes salua ses hôtes et s’éloigna.

On sortait de table ; le professeur se disposait à la sieste. Leminhac proposa à Marie Erikow de lui faire la lecture.

— Mais que lirez-vous ? demanda celle-ci.

— Ce que vous voudrez : des vers, de la prose ou un article de magazine.

— Non, fit Marie, la lecture m’ennuie.

— Que désirez-vous donc ?

— Rien. Dormir.

— Dormez, dit Helven. Pendant votre sommeil, je ferai votre portrait.

— Je commence, dit la Russe.

Et elle ferma les yeux.

Leminhac, furieux, quitta le salon.

— Bonne chance, siffla-t-il au peintre.


Helven et Marie demeurèrent seuls. On devinait derrière les stores qui voilaient les hublots, l’océan embrasé et la lourde splendeur de l’après-midi tropicale. Les boiseries du navire craquaient de chaleur. Des fleurs dans les vases laissaient choir leurs pétales. Le peintre passa la main sur son front et le sentit humecté d’une légère sueur. Marie ne bougeait pas.

Ses yeux étaient clos et les cils faisaient sur le visage une ombre soyeuse. Les narines frémissaient d’une palpitation presque invisible ; mais cela suffit à Helven pour qu’il n’eût plus la moindre envie de prendre un pinceau ou un crayon.

— Ce simple frisson, songeait-il, cette ondulation insaisissable de la vie, qui l’a rendue ? qui la rendra ?

Il se laissa glisser sur un coussin au pied du fauteuil.

Marie n’avait pas eu besoin d’ouvrir les yeux. Elle étendit la main et le peintre la couvrit de baisers. Marie jugeait maintenant qu’il était nécessaire de lui accorder quelques menues faveurs, destinées à lui faire prendre patience jusqu’à la fin du voyage et elle comptait bien les lui doser savamment.

Helven agenouillé se disait :

— Je parlerai.

Et il parla. Nous ne rapporterons pas ses paroles : tous nos lecteurs les ont prononcées, toutes nos lectrices les ont entendues. En pareil jeu, il faut être acteur ; les spectateurs et les chroniqueurs ont le mauvais rôle. Remplaçons donc le monologue de l’amant et les agaceries de la dame par le signe qu’en solfège on nomme silence. Vous qui lisez cette histoire, vous saurez bien le rendre éloquent.

Dans les flancs revêtus de bois précieux de cet étrange navire — qui n’a peut-être jamais existé — atomes écrasés sous les splendeurs conjointes de l’océan et du ciel qui heurtent leurs rayons comme deux boucliers d’émeraude et de saphir… etc… etc… : le thème est d’un beau lyrisme et nous l’abandonnons à votre verve, ami lecteur.

Seul, le résultat de cet entretien nous intéresse. Helven crut les paroles tendres qui sortaient de la bouche de Marie. Elles furent pour son cœur le plus délectable des élixirs et le plus suave des baumes. Bien qu’il ne fût ni plus naïf, ni plus sot qu’un autre, il ne douta point qu’elle ne l’aimât. En pareille matière, l’expérience n’est qu’une bulle de savon et l’amoureux échaudé ne craint pas l’eau froide des désillusions à venir. Il la crut, parce qu’elle était belle, avec ses mâchoires un peu lourdes et ses torsades fauves. Il la crut, parce qu’elle connaissait l’art de manier le cœur des hommes et d’aiguiser à la fois leur désir et leur tendresse, sans satisfaire l’un et l’autre. C’était là sa fonction naturelle : susciter mirages et prestiges et faire ensuite la pirouette. Le chat joue avec la souris, le serpent avec l’oiseau, la femme avec l’homme, en quoi, elle a beaucoup plus d’avantages que le chat et le serpent, car la souris et l’oiseau n’ont — du moins, nous le préjugeons — qu’une sensualité médiocre et fort peu de vanité.

Lorsque Marie remit sur ses joues un nuage de poudre, destiné à lui donner le teint à la mode du jour ; lorsqu’elle promena sur ses lèvres, effleurées par bien des hasards, un bâton de carmin, tapota devant la glace une chevelure légèrement ébouriffée, Helven crut à la beauté de vivre et à l’éternelle jeunesse du monde.

Il y crut — jusqu’à la nuit tombée.


Ce soir-là, on ne conta pas d’histoires sur le pont du Cormoran. La nuit était trop émouvante par son seul infini, avec le fourmillement de ses étoiles, le halètement des houles et la plainte des brises voyageuses, pour que les passagers sentissent le besoin d’échanger des paroles. Leminhac lui-même se taisait. Comme on approchait de l’escale, on se grisait une dernière fois de solitude et de silence.

Van den Brooks songeait. La rêverie de l’homme blond était profonde ; son esprit, sans doute, se mêlait aux eaux ténébreuses, mouvant comme elles, comme elles sans repos. De petites couronnes de fumée sortaient de sa bouche et sa barbe rougeoyait sous le reflet de la pipe courte, à chaque bouffée, comme une forge qui s’éteint et se rallume tour à tour.

— A quoi peut rêver cet homme ? se demandait Marie.

Et elle éprouvait un secret dépit à songer que vraisemblablement ce n’était point à elle.

Helven était auprès de la Russe et cherchait une main qu’elle abandonnait ou retirait avec un art consommé. Le peintre était trop heureux pour ne pas voir dans ce manège les preuves d’un amour presque vainqueur et d’une vertu encore réticente.

Marie Erikow rêvait, elle aussi. Hélas ! ce n’était plus au jeune préraphaëlite, ni aux enivrantes minutes de l’après-midi, dans le salon du vaisseau titubant de la torpeur des siestes. Elle se rappelait, fort naïvement, avoir, au sortir des bras timides et passionnés du peintre, souri à quelqu’un qui, lui, ne souriait jamais.

Helven fut fort surpris de la voir se lever la première et, prétextant une migraine, se retirer dans sa cabine.

Les hommes restèrent seuls.

— Je mets au concours, dit l’acide avocat, le sujet suivant : Du rôle de la migraine dans la psychologie féminine, sa nature et ses variétés, son avènement historique.

— La migraine a eu plusieurs noms, dit le docteur Tramier. Ce furent d’abord les vapeurs. Aujourd’hui, elle est, avec la crise de nerfs, la ressource suprême des lectrices de Paul Bourget.

Helven, plein d’une inquiétude qui rongeait déjà son pauvre bonheur, arpentait le pont et finit par se diriger vers l’avant, sous prétexte d’astronomie.

— Il fera de bonnes observations, dit Leminhac, car il est déjà dans la lune.


Le pont du Cormoran était depuis assez longtemps déserté par les passagers et les étoiles commençaient à pâlir, lorsqu’une forme sombre émergea de l’entrepont. La clarté d’un astre indiscret fit étinceler une boucle malencontreusement échappée d’une résille de soie. Marie Erikow, drapée dans un long châle, en grand appareil de mystère, se coula dans l’ombre, comme si elle eût redouté le regard de quelque invisible vigie.

Le navire semblait abandonné de ses passagers et de son équipage, pareil à un vaisseau fantôme, voguant au hasard de l’immensité. Seule, à l’avant, la silhouette de l’homme de quart faisait une tache d’ombre. Les vergues aux voiles repliées gémissaient par instant dans le silence.

Marie se dissimulait sous la passerelle de manœuvre. Nul, à cette minute, ne pouvait distinguer son visage, mais ses yeux glauques devaient briller d’un éclat assez vif ; elle froissait dans ses mains une mince feuille de papier qu’elle avait trouvée, épinglée sur sa toilette, par un audacieux coquin, lequel n’avait pas eu besoin de se nommer. Certes, ni Leminhac, ni le timide Helven n’auraient osé s’aventurer ainsi dans une cabine au risque d’être pris pour malandrins ou goujats et dénoncés par quelque steward trop bavard. La porte avait sans doute été délicatement ouverte à l’aide d’une fausse clé et il faut à ce genre d’entreprise une éducation technique que, fort malheureusement à notre avis, ne reçoivent pas encore tous les fils de notaire ou d’épicier.

La Russe, avec ce savoureux frisson de curiosité qui a conduit à leur perte pas mal de filles d’Eve, se hâta de lire les lignes tracées au crayon, d’une main moins habile à calligraphier qu’à forcer des serrures, et ne s’indigna qu’ensuite du procédé. Le billet était écrit en un affreux mélange de français et d’espagnol, mais le sens en parut suffisamment clair à une cosmopolite aussi avertie pour qu’elle s’aventurât de la sorte, sur le pont, à la recherche de…

Mais à la recherche de qui ?

Ne nous hâtons pas de la blâmer. Il faut dire à son excuse qu’elle s’indigna consciencieusement d’une pareille insolence ; qu’elle satisfit dans son for intérieur à toutes les conventions morales et religieuses ; qu’elle éprouva tour à tour les fortes réactions de la vertu et de la pudeur outragée ; que, si elle céda à l’invitation impertinente d’un galant, ce fut par pure curiosité et bien sûre que les choses n’iraient pas au delà d’une certaine limite, en tout bien tout honneur s’entend ; que les circonstances étaient exceptionnelles ; que l’on ne se trouve pas tous les jours à bord d’un navire comme le Cormoran ; et qu’enfin, on ne trouve pas à tous les carrefours des gaillards bien tournés, aventureux, au teint bronzé, à la gorge nue, des gaillards qui ont dans leur vie des légendes d’amour et de sang, dont le visage émacié s’auréole d’un foulard sombre, qui portent un cercle d’or mince au poignet et une navaja dans leur poche ; des gaillards dans le genre d’un certain matelot espagnol, habile à la guitare, aux dés et à la lame : Lopez, pour ne pas le nommer.

Il suffit d’ailleurs de prononcer son nom pour qu’il surgisse. Venu sans doute à pas de feutre, ou caché derrière un rouleau de cordages. Aux côtés de la Russe qui tressaille, le voici, long, souple, félin. C’est décidément un bel écumeur d’océans, le don Juan classique des ports, le chevalier des maisons closes où les matelots en bordée emplissent de piastres et de pistoles les bas à fleurs des courtisanes. De nobles dames ne sont pas insensibles à l’éclair noir de ses yeux et Marie Erikow, la première, en subit le brusque prestige. Le coquin sait son pouvoir et n’en abuse pas. Mais il sait aussi qu’en pareille occasion, parler importe peu et, puisque la belle est venue…

Que les amoureux fervents et les savants austères, arrivés ou non à la mûre saison, que les petits jeunes gens farcis d’idéalisme et soupirants effarouchés d’improbables Béatrices ; que les vieillards pleins de regret et les adultes pleins de désillusion prennent exemple sur ce gars souple et farouche. Le fruit est mûr ; il sait le cueillir : tout est là. Et le baiser que longuement il imprime sur les lèvres de l’imprudente, elle le savoure maintenant avec autant de délices — et peut-être même davantage — que s’il eût été précédé d’un volume de sonnets et d’un semestre de cour…

Et Helven ?

Helven souffrait d’une insomnie qui lui faisait arpenter le pont du vaisseau à l’heure où les amoureux prudents et soucieux d’éviter les désillusions demeurent sagement entre leurs draps. Quel malicieux démon lui fit entreprendre la traversée, peu périlleuse en apparence, du pont arrière au gaillard d’avant ? Ce qu’il découvrit sur son chemin lui en apprit long sur l’éternel féminin, si tant est qu’en cette matière on apprenne jamais quelque chose — quelque chose du moins que l’on ne soit pas décidé à oublier à la première occasion.

Toujours est-il que, prestement retourné dans sa cabine, il versa sur son oreiller quelques-unes de ces larmes que l’on verse encore avant trente ans.


Deux autres personnages se souciaient également fort peu de Morphée et de ses pavots. Décidément, bien des ombres hantaient, cette nuit-là, le Cormoran si calme en apparence. L’une d’elles glissait d’un pas fort léger, le pas d’une personne habituée aux courses nocturnes.

Une lampe électrique de poche joua d’un éclair furtif.

— Le sommeil vous fuit-il, Madame ?

— Oh ! Monsieur Van den Brooks…

— La nuit est fort douce, n’est-ce pas ?

— Oui… j’étais un peu souffrante… je voulais respirer…

— Vous sentez-vous mieux ?

— Fort bien, maintenant.

— Puis-je vous accompagner à votre cabine ?

Et l’ombre gigantesque accompagna l’ombre plus frêle tandis que la brise continuait à souffler, les étoiles à luire et l’océan à se plaindre.

Quant à l’autre noctambule… mais ceci est déjà d’un autre chapitre…

CHAPITRE XVI
Les rancunes de Tommy Hogshead.

« Semblablement où est la Reine
« Qui commanda que Buridan
« Fût jeté en un sac en Seine. »

Villon.

Le maître du navire était vraiment un compagnon fort discret et Marie Erikow n’eut qu’à se louer de la façon courtoise dont Van den Brooks prit congé d’elle à la porte de sa cabine, en lui souhaitant une bonne nuit.

— Certes, pensait-elle, il aurait pu abuser de la situation. Qu’il soit ou non marchand de cotonnades, c’est un galant homme.

Mais elle éprouvait un secret malaise et quelque gêne à la pensée d’affronter, le jour venu, la barbe éclatante et les lunettes du trafiquant. Avait-il vu ? Il est déplaisant pour une personne bien née et bien rentée d’être surprise à s’encanailler et, bien qu’un matelot ne soit pas un domestique et que Lopez fût fait comme un prince — cela, il fallait le reconnaître — Marie était fort humiliée en songeant que Van den Brooks pouvait l’avoir aperçue dans les bras de l’Espagnol. Au fond, elle regrettait cette aventure. Elle songea un instant à la porte secrète par où une princesse illustre faisait passer ses amants dans une éternité qui la mettait à l’abri des soupçons et des commérages. Elle aimait, comme toutes les femmes, les solutions expéditives et, pendant cinq minutes, elle eût volontiers envoyé vers les prairies d’asphodèles où vaguent les mânes amoureux, Lopez, Van den Brooks et même — par contre-coup — le pauvre Helven qu’elle croyait d’ailleurs paisiblement endormi d’un sommeil peuplé de son image.

Il y avait encore à cette heure, à bord du Cormoran, un homme — ou quelque chose d’approchant — qui songeait, lui aussi, aux méthodes expérimentales par lesquelles on peut arracher le plus promptement possible un ennemi ou un rival à un univers turbulent de passions et de folies. Ces méthodes peuvent se justifier — non seulement par l’argument grossier qui est la force et l’intérêt de celui qui les applique — mais encore par le bien même du sujet à qui l’on évite de la sorte une multitude de déboires à venir. C’est pourquoi l’amant tué par un jaloux comprend, une fois parvenu sur les rives du Styx, tout ce qu’il doit à son meurtrier.

Des considérations d’un altruisme aussi subtil ne pouvaient d’ailleurs traverser le front étroit de Tommy Hogshead qui, pareil dans l’ombre à un esclave de Michel-Ange, accroupi sur un rouleau de cordes, roulait de ténébreuses pensées.

Les meilleurs principes de M. Taine ne sauraient qu’imparfaitement nous faire pénétrer dans l’esprit du nègre et nous éclairer l’obscure genèse de sa passion. La race d’abord. Il était né dans la jungle africaine, parmi les lianes géantes, les fleurs qui se nourrissent d’insectes, les marécages grouillant de serpents et d’araignées monstrueuses, d’une mère au nez percé d’un gris-gris en os. Rien, en dehors des bordées hasardeuses d’escales, ne pouvait être pour lui une suffisante préparation à l’esthétique des blancs. Pourtant, du jour où la Russe mit le pied sur le plancher du Cormoran, le nègre vécut dans son sillage parfumé ; il la flairait de loin et surgissait à ses côtés, à l’improviste, roulant ses yeux de porcelaine et grimaçant de toutes ses dents. Marie Erikow parlait parfois en plaisantant de ce simiesque amoureux, mais la brute l’effrayait, d’autant que Tommy, dit le Muid ou Tête de Pourceau, semblait avoir pris de ses frères à la peau laiteuse une certaine crapulerie de manières, laquelle appartient pourtant en propre à notre civilisation. Un jour qu’il ne risquait point d’être surpris, il eut une façon franche et expressive de démontrer ses sentiments à la Russe qu’un pareil cynisme indigna, mais qui n’osa s’en plaindre à Van den Brooks, tant le geste avait été brutal.

Le milieu et le moment contribuent davantage à expliquer cette psychologie moricaude. Marie était la seule femme du navire et les gars de l’équipage n’étaient pas gens à se contenter des délices inventées par l’amant spirituel de Petite Secousse ; ils eussent piétiné sauvagement les plates-bandes du jardin de Bérénice. Le vent de mer est chargé d’iode ; le whisky et le ginger ale abondent dans les soutes du navire. Seul, le chat à neuf queues, adroitement manié par Hopkins, pouvait maintenir les convoitises des matelots dans les limites d’une délectation tout idéale, laquelle se traduisait, au cours des siestes ou des repos sur le gaillard d’avant, par des propos d’un lyrisme nostalgique et priapesque, des facéties dont le sel, pour n’être point attique, n’était pas moins d’une saveur assez mordante. Le nègre, peu bavard, humait l’odeur féminine qui, de la cabine de Marie, se glissait subtilement à travers les cloisons du navire et il se grisait lentement d’une menaçante ivresse.

Quel flair mystérieux lui fit pressentir en Lopez l’élu et le rival heureux ? C’est ce que la méthode de Taine ne nous permet pas de deviner. Sans doute haïssait-il depuis longtemps l’Espagnol, simplement parce que celui-ci était beau, désinvolte et aimé des filles. Sa jalousie atteignit le paroxysme lorsqu’il devina la secrète inclination de la Russe. Les fortes passions sont susceptibles d’affiner les brutes au point de les transformer en des psychologues raffinés, bien plus, de leur donner une intuition que les plus délicats leur envieraient. C’est ainsi que la soif et la faim aiguisent l’odorat des chiens et des tigres. Tommy Hogshead, amoureux, en aurait remontré à Benjamin Constant, à Stendhal et à M. Paul Bourget. Enfin la correction publique, à lui infligée par le bras vigoureux d’Hopkins, épargnée à Lopez par l’arbitraire de Van den Brooks, avait exaspéré sa haine. Il tournait sa fureur non pas contre le maître du navire, car son âme fruste ignorait la justice et ne connaissait que la force : Van den Brooks était le maître et en quelque sorte un Dieu ; le nègre battu baisait sa sandale. Mais Lopez ? Lopez n’était qu’un matelot comme lui ; il n’avait pas subi les verges ; il n’avait pas mordu le parquet sous les yeux ironiques de la femme blanche. A cette pensée, une rage folle l’étranglait. Dominé par son idée fixe, il épia les moindres gestes et toutes les allées et venues des partenaires de ce jeu dangereux ; c’est ainsi qu’il surprit la rapide génuflexion de Lopez ramassant l’orchidée tombée — juste à propos — des mains de Marie.


Ce jour-là devait être marqué dans l’horoscope de l’Espagnol par une fâcheuse conjonction d’astres.

Je pense qu’aucune gitane, jeune ou vieille, ridée comme une vieille pomme ou lisse comme une orange, des anneaux d’or aux oreilles et flanquée de quelques sacripants en culottes percées, porteurs de guitares ou d’accordéons, je pense qu’aucune de ces prophétesses de carrefour ne lui avait révélé les signes qui présidèrent à sa naissance, à savoir Saturne, Mars et Vénus, funestement conjoints. Il se fût, sans cela, montré plus circonspect.

L’Espagnol aguiché par Marie, dont l’imprudence en semblable jeu ne connaissait pas de bornes, et qui, s’il s’agissait de mettre un homme à ses pieds, fût-ce un prince ou un débardeur, pouvait braver le feu, la flamme et même le ridicule, l’Espagnol crut que l’heure du berger était venue, et berger il se fit, je n’entends point pâtre sentimental, Tyrcis, Corydon ou « Pastor fido », mais vrai chevrier andalou, le sang chaud, la main prompte et la bouche audacieuse. Toutefois, le lieu du rendez-vous était mal choisi, et l’arrivée de Van den Brooks interrompit les ébats où le matelot espagnol se révélait maître et Marie Erikow, humble servante.

Lopez s’esbigna, redoutant le maître du navire ; mais lorsqu’il se retrouva seul et qu’il flaira dans l’ombre ses mains où traînait une odeur mêlée de chypre, d’ambre et de santal, le ruffian audacieux et froid, le fourbe luron et l’aventurier sûr de sa force disparurent : il ne resta qu’un pauvre fou.

Avant tout, rattraper sa proie, sentir de nouveau entre ses bras le poids tiède et parfumé de ce corps, sur ses lèvres l’élan de la bouche adverse ; briser de caresses cruelles l’aguicheuse, faire pâmer sous une étreinte brutale la belle fierté de la dame et saccager, avec une fureur joyeuse de malandrin, bas de soie et chemises de linon. L’image de Marie nue, haletante et humiliée se dressa devant lui. Désespérant de pouvoir la saisir, il rongeait silencieusement ses poings.

La nuit s’achève. L’aube s’élève de la mer. Les eaux sont plus sombres encore, mais le ciel pâlit à l’horizon.

Lopez surgit. Il tient à la main un filin long de quelques mètres et qui traîne derrière lui. Il s’achemine vers le bastingage et se penche pour repérer exactement l’emplacement d’un certain hublot entr’ouvert par où filtre la lueur d’une lampe. Ce rond lumineux absorbe toute son attention. Il respire fortement comme un chien sur la piste, puis noue d’une main experte son filin à la rampe de cuivre. Le voici qui enjambe le bastingage. Il se laisse maintenant glisser le long de la corde. Ses pieds se balancent dans le vide : ils sont à peu près à la hauteur du hublot… Le roulis du navire le fait osciller comme un pendu…


Marie dormait. Elle avait laissé, comme d’ordinaire, la fenêtre de la cabine entre-bâillée pour permettre à la brise nocturne de caresser son visage et ses mains abandonnées.

Entendait-elle en songe le pincement sourd des guitares, les doigts claquants des danseurs et le refrain des habaneras ? Je ne sais…

… Un cri horrible déchira le silence. Marie sursauta, les mains à sa gorge. Mais le silence s’était refermé sur le cri, comme l’eau se referme sur le noyé.

Elle tremblait.

— Un oiseau de mer, pensa-t-elle.

Mais il n’y a point de mouettes et de goélands dans ces parages. Il y a seulement dans le remous du navire — qui suit sa route — une main crispée vers les étoiles, une bouche qu’emplit la mort.

… Et sur le pont, muet et ricanant de tout son ivoire, debout auprès d’un câble tranché, Tommy Hogshead. Le premier rayon d’aurore effleure la lame d’un couteau qui luit, au bout d’un bras sombre, comme un poisson d’argent.

CHAPITRE XVII
Le cri de la vigie.

« Les Espagnols et Quiros lui-même coururent de grands dangers sur cette terre qui fut nommée par le pilote Gente Hermosa (la belle nation), mais que les indications trop vagues de sa relation ne désignent pas assez pour que nous lui assignions son nom moderne. »

Voyages de Quiros, 1606.

Le matin qui suivit cette nuit, où les principaux héros de cette histoire se sont montrés sujets à des insomnies qui — au moins pour l’un d’eux — influèrent notablement sur le cours de leur destinée, ce matin-là, Leminhac, fort dispos, car il n’avait pas souffert du même malaise, se précipita au-devant de Marie Erikow, dès que celle-ci apparut sur le pont.

— La terre, cria-t-il, en agitant sa casquette.

Van den Brooks entouré d’Helven, du professeur et du capitaine Halifax-le-Borgne, dirigeait sa lorgnette sur un point de l’horizon.

— Est-ce l’île ? demanda Marie.

— C’est l’île, répondit le maître du navire, mon île.

— Oh ! je veux voir… implora la Russe.

Elle prit la lunette, mais jura qu’elle ne distinguait rien.

— Patience, dit Van den Brooks. Vous aurez le temps de la voir dans tous ses détails, et, à vrai dire, elle ne manque pas de singularités.

— Votre navire, dit Marie, devrait s’appeler Silence et votre île, Mystère ; vous-même, n’êtes qu’un gigantesque point d’interrogation. Je vous déteste.

Dans l’excitation de la nouvelle aventure, dans l’attente de cette escale qui s’annonçait si étrangement, Marie oubliait tous les événements de la veille. Helven qui, tout en se rasant consciencieusement, avait rassemblé ses souvenirs de l’Ecclésiaste, des Pères de l’Église, des poètes antiques et modernes, des moralistes, de tous ceux enfin qui ont stigmatisé la fragilité féminine, thème éternel des littératures, Helven, qui s’était fait une âme à l’épreuve de toutes les circonstances, ne se souciait pas de rappeler une mésaventure désagréable pour lui, mais fort peu flatteuse pour elle.

Captain Joë batifolait allégrement sur l’épaule droite du marchand de cotonnades, tandis que Jack-le-Triste, l’ara gris et rouge (qui m’excusera de ne lui avoir fait jouer dans cette histoire qu’un rôle de second plan… ce n’est d’ailleurs que partie remise) élisait la gauche pour perchoir. L’avisé conseiller de Van den Brooks avait dû faire son rapport, car le maître du navire émit une étrange proposition.

— Les bains nocturnes, dit-il, — et les passagers se regardèrent avec stupéfaction — les bains nocturnes ne valent rien pour la voix.

— ? ??

— Oui, ajouta-t-il, un de mes matelots dont les qualités de chanteur ne vous étaient pas inconnues — vous souvenez-vous, Madame ? — a commis l’imprudence de trop rêver aux étoiles et l’imprudence plus grave encore de tenter un plongeon dans cette eau perfide, mais si attirante, la nuit. Le pauvre, je l’excuse, c’était un poète. Quelle ivresse de brasser ces vagues phosphorescentes qui sont à la fois de l’or, de l’eau et du feu ; quelle ivresse de faire le Triton éclaboussé de pierreries, sous le tendre regard d’Hécate. Hélas ! j’ai bien peur qu’il ne chante plus.

— Lopez ? dit Helven.

— Lopez lui-même. Je lui avais prédit que sa voix lui porterait malheur. Je voulais dire par là qu’il avait trop d’imagination.

— Il y a eu un accident à bord ? demanda le professeur avec sollicitude.

— A bord, hum… par-dessus bord, plutôt, commenta Van den Brooks. Mais tout cela n’a aucune importance. Ce sont des détails d’ordre intérieur.

Marie n’avait pas bronché. Aucun trait de son visage ne décelait l’angoisse qui l’étreignait.

— Oh ! fit Van den Brooks, sentez-vous l’odeur — l’odeur de mon île ?

Le professeur renifla, l’avocat enfla ses narines.

— Je ne sens rien, affirmèrent-ils ensemble.

Mais Van den Brooks aspirait avec volupté un parfum trop subtil pour les narines vulgaires.

— Ce sont mes forêts, murmura-t-il dans une sorte d’extase, mes forêts de bois de rose, de santal et d’orangers ; mes collines que bleuit le myrte à thé, où fleurissent les champs d’arum ; mes plaines couvertes de moissons, où l’on cueille l’enivrant kava ; mes rivières ombragées qui roulent des paillettes d’or, mes cascades, mes pâturages, mes haies de mûriers, tout ce parfum de la terre promise, de la terre de mon peuple, de mon royaume enfin, qui est le royaume de Dieu.

— Je ne sens toujours rien, chuchota l’avocat, agacé par ce lyrisme, à l’oreille d’Helven.

— Oh ! fit celui-ci, je flaire aussi le parfum de votre île, monsieur Van den Brooks. Il embaume délicieusement.

— Et moi aussi, dit Marie Erikow…

— Voici la terre, prononça le maître du navire avec une étrange solennité.

Ce ne fut d’abord qu’un point imperceptible, puis dans le cercle de la lunette apparurent peu à peu une bande sombre qui était les forêts, des points lumineux qui étaient les brisants ruisselants d’écume.

— Vous ne pouvez voir les cimes, dit Van den Brooks. Elles sont cachées par les nuages. Mais il y a des montagnes au cœur de mon île et vers elles montent lentement les plaines et les forêts, comme un cortège de suppliants vers l’autel. Elles vomissent parfois le feu et la terreur, car l’Esprit réside sur les sommets.

— Cette île est donc habitée par un Dieu, demanda ironiquement Leminhac.

— Vous l’avez dit, répondit le marchand avec gravité.

L’avocat, à qui Helven poussait le coude, n’insista pas, pour ne point blesser des convictions religieuses aussi personnelles que celles de M. Van den Brooks, lequel paraissait d’ailleurs en ce moment fort peu enclin à la plaisanterie.

— Oui, dit le maître du navire, bien avant de voir mon île, je sens son odeur. Je la flaire de loin, comme un fauve.

Et fauve il paraissait vraiment avec sa barbe où le soleil allumait des lueurs.

Il continua :

— Les anciens navigateurs découvrirent, grâce à leur odorat, des îles inconnues. Bougainville n’écrit-il pas — c’est un poète —  : « Longtemps avant l’aurore, une odeur délicieuse nous avait annoncé le voisinage de cette terre. » Byron et ses compagnons décimés par le scorbut respirent, sans pouvoir aborder leurs rivages, l’aromatique parfum des îles qu’ils nomment amèrement les Iles de la Déception. Et moi-même, c’est l’émanation de ma terre qui m’a guidé vers elle.


A mesure que le Cormoran, dont la vive allure n’avait jamais diminué, se rapprochait de l’île, les passagers pouvaient distinguer sur l’horizon le profil de ce mystérieux domaine.

Il semblait de vastes dimensions. Vue à une distance de quelques milles, l’île apparaissait de contours assez harmonieusement arrondis.

— Elle a la forme d’une harpe, dit Marie Erikow.

Au centre, émergeait, dominant des vallonnements sombres et comme une mer de feuillages, une cime noirâtre, d’aspect sinistre. Un panache — nuages ou cendres — la couronnait.

— C’est en effet, dit le professeur, une île volcanique et M. Van den Brooks a raison de croire qu’elle se rattache à l’archipel océanien.

— Découverte, articula lentement le marchand de cotonnades, je l’ai découverte. Sentez-vous la force de ce mot, comprenez-vous tout ce qu’il représente ? Je sais maintenant de quelle formidable ivresse dut défaillir l’âme de Magellan, lorsque sa caravelle fendit les eaux vierges du Pacifique. Dans ce vieil univers pourri, où grouillent toutes les vermines de la corruption, où tout est souillé, où tout est flétri, où les sèves sont anémiées, où le printemps est sans vigueur, où tout, même les arbres, même l’humus nourricier, s’épuise de décrépitude et de sénilité, retrouver l’Éden luxuriant et le jeune visage de la vie ! Sentez-vous cela ? Le sentez-vous ?

— Je comprends, dit Helven, ému malgré lui par cet homme qui semblait à la fois un prodigieux acteur et un prophète inspiré (les deux d’ailleurs se concilient).

— Je comprends aussi, dit Marie Erikow que l’attitude d’Helven inquiétait.

— Mais, demanda Tramier, comment l’avez-vous découverte ?

— Ce ne fut pas seulement le hasard. Je la cherchais. Je savais qu’il devait y avoir dans quelque coin du globe une terre à moi réservée. J’ai toujours cru à ma mission et à mon étoile. Ma mission était de découvrir mon peuple, d’instaurer mon règne : je ne lui ai point failli.

« Je montais alors un sloop : le Swallow, l’Hirondelle, si vous voulez. Un bon bâtiment pour ces parages. Je n’avais pas encore le Cormoran. Si je trafiquais d’ambre gris, de corail rose, d’épices ou de toute autre marchandise, que vous importe ! Acheter ou vendre, qu’est-ce que cela ? Voler ou prêcher, flibustier ou missionnaire, baptiser ou empaler : qu’est-ce que cela ? Il n’y a que la mission qui compte.

« Je savais qu’il y avait dans cette région du Grand Océan des îles — une tout au moins — que les navigateurs les plus illustres n’avaient pas reconnues. J’ai lu tous leurs récits, étudié tous leurs mémoires, toutes leurs cartes. Et dans cette étude solitaire, sous la lampe vacillante accrochée au plafond de ma cabine, je revivais les minutes glorieuses que connurent ces Puissants. Ainsi mon imagination enfiévrée m’a fait suivre Schouten qui découvrit Honden ou l’île des Chiens, car il y a là des chiens qui n’aboient pas ; Quiros, lorsqu’il fonda Jérusalem-la-Neuve ; Rooggewen qui aperçoit dans la clarté de l’aube une île qu’il nomme Aurore et le même jour, au crépuscule, une autre île qu’il nomme Vêpre ; Dampier qui frémit devant l’Ile Brûlante d’où sort un mugissement pareil au bruit du tonnerre, et tant d’autres, capitaines de navire, boucaniers, flibustiers, savants, tous partis à la conquête du monde. Et les lions marins escortent leurs galères ; des sauvages noirs ou cuivrés s’empressent autour d’eux, leur offrant des présents inconnus, grimaçant de leurs faces peintes.

« J’enviais les conquistadors. Mais une amertume me venait à lire le récit de tant d’exploits. Qu’avaient-ils fait de leurs conquêtes ? Docilement livré à la cupidité mesquine, à la brutalité aveugle de leurs rois, de leurs empereurs qui, à leur tour, cédèrent les forêts embaumées, les récifs de coraux et les filles sauvages de ces îles, vêtues d’étoffes plus douces que la soie, à d’immondes commis, à de fétides trafiquants. Issue misérable de tant d’épopées.

« Une voix m’appela ; une étoile me conduisit.

« Je peux dire qu’à cette époque, j’étais déjà rassasié des joies humaines, ayant pris de fort bonne heure ma place au banquet et dévoré plus que ma part à belles dents. Pourtant, ce ne fut pas sans une étrange ivresse que je reconnus le Présage.

« Car il y eut un Présage.

« Nous naviguions depuis deux semaines. Mon équipage — il comprenait quelques-uns de ceux qui sont ici — était épuisé de fatigue. Le scorbut minait la plupart d’entre nous. Nous soupirions vers la fraîcheur des aiguades, les plages de sable blanc qu’ombragent les cocotiers et les bords obscurs des rivières. Mais rien. Parfois d’aromatiques bouffées nous faisaient espérer l’approche d’une terre fertile. Hélas, ce n’était que déception.

« Un matin, comme le soleil se levait, je faisais ma ronde habituelle et je me rendais auprès de l’homme de quart pour voir si le coquin ne s’était pas endormi à son poste, lorsqu’un choc me renversa. En même temps, j’entendis un grand bruit à l’avant. Je me relevai en hâte. Le pilote me faisait des signes. J’accourus et que vis-je à l’avant du navire ? La mer toute rouge de sang. Oui, du sang, de larges plaques d’écume rose, sur l’eau calme qu’empourpraient encore les feux d’une aube inespérée.

« Je vis là un présage et je ne me trompai point, car le soir, nous découvrîmes, sous l’orbe crépusculaire du soleil, la terre fumante et vierge de mon île.

« Lorsque je mis au radoub mon sloop le Swallow, je pus m’expliquer la cause de ce prodige que les anciens eussent enregistré dans leurs annales. On vit, à l’avant, à sept pieds sous l’eau, une corne fort enfoncée, à peu près de la figure et de l’épaisseur d’une dent d’éléphant. C’était sans doute un monstre marin qui avait donné dans le bordage. Mais les faits les plus simples décèlent parfois la force occulte du Destin.

— Et, insista le professeur, êtes-vous bien sûr que d’autres Européens n’aient pas mis le pied sur ce sol ?

— Sûr, dit Van den Brooks, du moins en ce qui concerne les navigateurs connus. En tout cas, mon île n’est portée encore sur aucune carte.

— Quelle belle communication à faire à la Société de géographie ! s’extasia Tramier.


A ce moment, le gong résonna et la salle à manger du Cormoran réunit les passagers autour de Van den Brooks.

— Notre dernier repas avant l’escale, dit ce dernier ; nous débarquerons avant que la nuit soit tombée.

Le champagne coula en l’honneur de la Nouvelle Terre et Marie Erikow en but un grand nombre de coupes, accompagnées d’amandes grillées mélangées de gros sel.


Le sort de Lopez l’intriguait, l’angoissait même. Inconsciemment, elle avait voué le beau et infortuné matelot au sort de Buridan, et maintenant, elle craignait que ce vœu n’eût été soudainement réalisé. Les paroles ambiguës de Van den Brooks avaient jeté le trouble dans son âme. Cependant, elle n’osait interroger personne.

Le déjeuner fini, elle se retira sous prétexte de boucler ses malles et gagna la cabine du capitaine Halifax. Elle frappa.

— Entrez, répondit une voix enrouée.

Apercevant la Russe, Halifax-le-Borgne bondit du lit étroit où il était étendu, en bras de chemise et secouant sur sa paume une pipe refroidie. Il mâchonnait des excuses et semblait confus d’être surpris en si familier accoutrement par la passagère, l’unique passagère.

— Ne vous excusez pas, capitaine, dit la Russe. Vous êtes chez vous, restez à votre aise.

La cabine sentait la saumure et le tabac. Halifax — méticuleusement propre d’ailleurs — n’aimait que ces frustes parfums.

— Et que puis-je pour vous, Madame ?

— Un simple renseignement. Un potin du bord, si vous préférez. Voilà. Il paraît qu’il y a eu un accident cette nuit. M. Van den Brooks n’en dit pas long à ce sujet et je suis inquiète, inquiète… Je ne sais même pas quelle est la victime. Mais la pensée qu’il y a quelqu’un de souffrant à bord m’est insupportable. Je voudrais tant faire quelque chose. Les soins d’une femme peuvent être précieux. Et un secours d’argent, peut-être ?

Halifax, caressant sa pipe sur ses narines, écoutait sans mot dire. Je ne puis dire qu’il souriait, car le Borgne n’avait souri que deux fois dans sa vie : le jour où il avait porté sa femme en terre et le jour où Van den Brooks lui confia le commandement du yacht. Il n’avait d’ailleurs dans sa longue carrière pleuré qu’une seule fois, et ce fut le jour de son baptême.

— Ne soyez pas aussi mystérieux que M. Van den Brooks, parlez, capitaine. Je tiens à soulager ce malheureux…

— Le malheureux en question, Madame, s’il souffre actuellement c’est de maux que vous ne pourriez soulager, malgré tant de bonne volonté. Et je crois volontiers qu’il est en train de rôtir sur la broche du diable, parlant par respect.

Et Halifax, qui était un mécréant superstitieux, esquissa un vague signe de croix.

La Russe l’imita, se signant avec le pouce, à la manière orthodoxe.

— Mort, murmura-t-elle. Comment s’appelait-il ?

— Lopez, Madame, l’homme qui chantait.

— Et comment l’accident est-il arrivé ?

— Entre nous, Madame, il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un crime, bel et bien. Lopez avait à bord un ennemi mortel et il ne fait pas bon — croyez-en ma vieille expérience — avoir à ses trousses un gars dans le genre de Tommy Hogshead, dont l’âme est bien plus noire que la peau. Je ne reproche rien à M. Van den Brooks, qui sait ce qu’il fait mieux que nous : mais je pense que le chat à neuf queues a mal servi l’Espagnol, le jour où fut fouetté Tommy. Déjà, les deux gaillards s’étaient battus — pour une histoire de rhum — et le nègre, aussi fort qu’il soit, n’avait pas eu le dessus. Lopez était un boxeur remarquable et il était capable de couper le sifflet à une bonne douzaine de sacripants. C’est pourquoi le Muid l’a pris traîtreusement et l’a balancé par-dessus bord. Telle est du moins ma supposition.

— Mais que va-t-on faire du meurtrier ? Il sera pendu, je pense bien.

— Bah ! Pas de preuves. Tout ce que je vous dis là, c’est mon idée. Mais je n’ai pas assisté à la scène. Je mettrais ma main au feu que tout s’est passé comme je vous le représente, mais je n’ai pas un témoin à citer, pas un fait à invoquer. Le nègre voulait se venger. Il s’est vengé. Que faisait Lopez à cette heure sur le pont, au lieu de dormir comme ses camarades ? Cela, c’est une affaire entre les étoiles, la mer, Tommy Hogshead et le défunt. Pour moi, mystère.

La Russe se sentit gênée, bien qu’Halifax fixât attentivement le cadran d’une montre accrochée au mur.

— Et qu’en pense M. Van den Brooks ?

— Ce que pense M. Van den Brooks, il le garde généralement pour lui, Madame. En tout cas, il ne paraît point attacher d’importance à l’incident, comme il dit. Lopez a eu l’imprudence de se baigner au clair de lune. Tant pis pour lui. Telle est son oraison funèbre et l’opinion de notre maître qui est celle de ses serviteurs…

Marie se leva et remercia le capitaine. Rentrée dans sa cabine, elle mit sa tête dans ses mains et se prit à songer…

Bientôt retentirent des coups de sifflet, des bruits de chaînes et de palans. Le Cormoran ralentissait sa course. Tout l’équipage était à son poste de manœuvre. On jetait l’ancre.

Marie baigna ses yeux et monta sur le pont. Le navire était amarré dans une crique, entre de hautes et verdoyantes collines. Une plage de sable très blanc s’inclinait doucement vers la mer…

L’Ile, c’était l’Ile.

CHAPITRE XVIII
L’île Van den Brooks.

« In the afternoon they came into a land
« In which it seemed always afternoon. »

Tennyson.

Le débarquement s’opéra avec une solennité qui ne laissa pas d’étonner les voyageurs. Les matelots s’étaient rangés en bon ordre sur le pont. Précédé de l’esclave hindou qui portait une cassette de bois précieux et conduisait Captain Joë et l’ara, tous deux liés à une chaîne d’or, Van den Brooks s’avança vers la coupée et fit signe à ses hôtes de le suivre.

— Tiens, fit Leminhac, quel est ce personnage de Mi-Carême ?

Et il désignait Jeolly, l’Hindou.

— Je ne l’avais encore jamais vu… Et vous, Madame ?

— Ni moi non plus, répondit Marie.

Comme ils s’apprêtaient à monter dans le canot — le même qui les avait menés à bord — où le marchand avait pris place, ils virent une barque se détacher de la rive prochaine. C’était une pirogue dont l’avant recourbé s’ornait d’une tête sculptée en bois d’ébène, avec des yeux de nacre, des oreilles en écaille, une longue barbe et des lèvres peintes en rouge. Un jeune homme bronzé, mais point noir, s’y tenait au centre, appuyé sur une lance ; il était nu ; des fleurs passées dans ses oreilles et les cheveux poudrés à frimas d’une sorte de chaux.

— C’est un des grands de mon royaume, dit Van den Brooks.

La pirogue étant à portée de voix du canot, le jeune sauvage poussa un cri. Les rameurs abandonnèrent leurs avirons et se dressèrent, poussant une clameur que répéta l’écho des collines. Puis ils reprirent leur place et revinrent à force de rames vers le rivage.

L’air était doux, embaumé de mille aromes. La lumière baissait, dorant de ses rayons jaunissants le sable de la plage sur laquelle se trouvaient rassemblés, en deux groupes, des hommes bronzés comme le guerrier de la pirogue et des jeunes femmes, fort blanches, vêtues d’étoffes multicolores et soyeuses, le front et les épaules ornés de fleurs inconnues. Lorsque Van den Brooks mit le pied sur le sol de son île, tous se prosternèrent, puis les femmes, se relevant, semèrent sur ses pas des brassées de fleurs, dont les larges pétales écarlates ouvrirent bien vite aux voyageurs un chemin de sang. Les guerriers fermèrent la marche et le cortège s’avança par une route qui gravissait les flancs de la colline, bordée d’orangers et de haies de mûriers.

Van den Brooks, silencieux, demeurait solitaire à quelques pas des passagers qui le suivaient docilement.

Le maître du navire semblait plongé dans une austère méditation et sa haute figure revêtait une gravité surprenante.

— Il marche comme un grand prêtre, dit Leminhac. Il a bien de l’allure pour un marchand de cotonnades.

Le professeur, que ce faste flattait, observait les naturels et la végétation.

— Cette île doit être d’une grande fertilité, dit-il. Le climat est sans doute tempéré et toujours égal.

Marie Erikow ne put s’empêcher de murmurer ces vers :

« Un après-midi, ils arrivèrent dans un pays
« Où paraissait régner un éternel après-midi. »

et elle crut aborder en rêve sur une terre où les choses ne changent point et dont la lumière rosée caressa, un soir, la « mélancolie aux doux yeux » des Mangeurs de Lotus.

Helven regardait, étonné et ravi par l’étrangeté du décor. Comme il considérait un des guerriers de l’escorte, l’étonnement se peignit sur son visage et il communiqua à son voisin, le professeur, une observation qui fit retourner celui-ci.

— Victime de quelque accident, sans doute, fit Tramier. Dommage. C’est un superbe spécimen de la race.

Le guerrier en question était d’une haute stature ; la proportion de ses formes était d’une harmonie antique. Sa peau était fortement hâlée ; ses cheveux longs et poudrés — ce devait être la coutume de l’île — mais il était pénible de ne voir, au bout de son bras gauche, où les muscles saillaient, qu’un moignon hideux et difforme.

La vue de ce mutilé superbe et grave causa à Helven un tel malaise que le paysage, pourtant si calme et doré par le crépuscule, lui parut brusquement sinistre.

Mais il ne voulut pas faire part de son impression.


Ils parvinrent dans une sorte d’hémicycle bordé par des collines toutes mouvantes de sombres feuillages et dont le centre était formé par une prairie d’un vert plus tendre, empourprée de ces fleurs dont aimaient à se parer les naturels. Du sommet d’une des collines, sur la droite, roulait en mugissant une cascade, dont les eaux, arrivées à la prairie, se divisaient en scintillants ruisseaux, entretenant ainsi dans cette oasis une éternelle fraîcheur.

— L’Éden, dit Marie. Il ne nous a pas trompés.

Et tous — même le spirituel avocat et l’exact professeur — aspirèrent d’une lente gorgée l’odeur d’un monde nouveau, d’un monde qui s’offrait à leur bouche comme un fruit ignoré, lisse, velouté comme une joue d’enfant. Avant de mordre, ils hésitaient sur le seuil du plaisir, et ils songeaient au Jardin des premières délices.

La voix de Van den Brooks rompit le silence doré. Il s’arrêta et le cortège demeura immobile à sa suite.

— Ma demeure, fit-il, tourné vers ses hôtes et étendant le bras.

Suivant son geste, dans les entrelacs d’une exubérante végétation où se confondaient les plantes de tous les climats, aloès, cactus, plantes tropicales épineuses et charnues, cocotiers, goyaviers, arbres à pain, bois de rose et de santal, et jusqu’à des pins parasols qui rappelèrent à Helven les soirs sur le Pincio, ils distinguèrent, ombragé de palmes, un édifice aux larges bases, formant une masse sombre et rougeoyante par endroits, adossé à un rocher de granit rouge, veiné de vert.

— Venez, dit Van den Brooks, vous serez les bienvenus.

Il prirent alors une allée, pavée de lave grise, bordée de cactus, de figuiers de Barbarie et de palmiers, qui les conduisit au bas du large perron qu’ornaient des rampes en corail.

— Quelle délicieuse résidence ! murmurait le professeur, les yeux écarquillés derrière son binocle.

L’Hindou qui avait disparu quelques instants se montra au sommet de l’escalier et se prosterna, tandis que Van den Brooks et ses hôtes gravissaient les degrés.

L’édifice s’étendait sur une grande largeur, ceint d’un péristyle fait de piliers en bois de teck qui supportaient un toit recouvert de feuilles de palmiers.

— Il ne pleut jamais dans mon île, dit le marchand. Seule, une rosée nocturne, abondante, donne à ce sol son admirable fécondité.

La porte massive et ronde s’ouvrait sur une sorte de vestibule d’où l’on apercevait un patio rustique, au milieu duquel fusait un jet d’eau. D’énormes jarres d’argile jaillissaient des arums aux pétales de cuir blanc et parfumé, des sortes de digitales bleues, et aussi les gerbes pourpres de l’île. Sur le seuil de la maison veillaient deux gigantesques fétiches d’ébène au masque laqué de rouge.

Dans le vestibule, les serviteurs, pour la plupart des naturels vêtus de cette curieuse soie végétale, fort douce à toucher, que les voyageurs avaient déjà remarquée, se trouvaient réunis. Ils se prosternèrent, puis, sur l’ordre du maître, s’apprêtèrent à conduire les hôtes à leurs appartements.

Les chambres étaient simples, mais en tous points confortables : tendues de nattes, meublées de rotins et de larges divans qui servaient de lits. Portes et fenêtres demeuraient ouvertes, voilées seulement de rideaux en perles de bois rouge et noir.

Marie Erikow, très lasse, s’étendit et, ayant prié Helven de l’excuser auprès du marchand, s’endormit au murmure du jet d’eau.

Helven se pencha à sa fenêtre. Il vit une prairie d’herbe douce, à la lisière d’un bois épais. L’ombre de la nuit rôdait déjà. Une vapeur bleue s’élevait des arbres et de la terre comme un encens d’une cassolette invisible. Et le grondement lointain de la cascade accompagnait la musique silencieuse du soir.


Les quatre hommes se retrouvèrent à table. Le repas était servi dans une pièce fort vaste, ornée de colonnes en bois précieux. Le plafond était soutenu par de puissantes travées entre lesquelles se massait la nuit. D’une lourde chaîne de cuivre descendait une lampe à trois becs qui versait une clarté jaune sur la nappe et les cristaux, et par instants un souffle mystérieux lui imprimait une oscillation qui déplaçait les ombres dans la chambre. Van den Brooks, le buste très droit, semblait avoir le front dans les ténèbres. Les mets étaient apportés par des jeunes filles vêtues de blanc, couronnées de fleurs, et qui, dans l’obscurité, glissaient sans bruit comme des visions élyséennes. L’Hindou se dressait hiératique, appuyé contre une colonne et paraissait se confondre avec l’ébène.

L’ensemble de la scène offrait un curieux mélange de raffinement et de barbarie. Sans doute était-ce l’étrangeté du décor, mais les trois convives de Van den Brooks se seraient sentis plus à l’aise dans l’étincelante salle à manger du Cormoran. Tout autour d’eux était mystère, et un pareil mystère à des milliers de lieues de toute civilisation, dans une île inconnue, au milieu du Pacifique, n’est pas chose fort rassurante. L’amphitryon n’était guère fait pour dissiper le trouble vague de leurs cœurs.

Aussi le repas fut-il assez morne.

— Notre étoile nous manque, dit Leminhac.

— Ne saurez-vous donc jamais vous passer de la société des femmes ? répondit Van den Brooks. Vous voilà bien, vous autres Français.

— J’avoue, déclara Tramier, que je regrette moins ce soir la présence de notre charmante amie. Je me sens fort las et je vous demanderai la permission de me retirer.

Ils se levèrent. Chacun rentra dans son appartement où deux servantes d’une grande beauté et de manières douces et indolentes leur préparèrent un bain très chaud, à la mode japonaise…


Sous le soleil matinal, l’île, couverte de rosée, étincelait comme un diamant. Levés dès l’aube, Helven et Leminhac partirent en excursion, escortés par l’Hindou que Van den Brooks leur avait assigné pour guide.

La résidence du marchand avait été construite dans un endroit solitaire ; autour d’elle, disséminées dans les arbres, on ne voyait que quelques cases, sans doute habitées par les serviteurs.

Les passagers prirent un sentier encaissé entre des rochers et au bord duquel coulait un torrent. Ils arrivèrent ainsi au sommet d’une colline d’où l’immensité du Grand Océan s’offrit à leurs regards. Ils purent aussi considérer le panorama de l’île étendue à leurs pieds.

— Elle a vraiment la forme d’une harpe, dit Helven. Mme Erikow avait raison.

Devant eux émergeait la tête creuse et noire du volcan, qui paraissait plus sinistre et plus désolé, dominant l’ondulation des feuillages innombrables.

Des colombes au plumage feu volaient au-dessus de leurs têtes. Quelques-unes se posèrent près des étrangers et elles étaient si peu craintives qu’Helven put en caresser une.

— Ces innocentes créatures, dit Leminhac, ne nous connaissent pas encore. C’est pourquoi elles sont si confiantes.

Sur l’autre versant de la colline s’étageait un village entouré de vergers. Les maisons, recouvertes de feuilles de palmier, étaient basses, mais d’aspect riant. Curieux de voir de plus près les naturels, Helven et Leminhac s’acheminèrent à travers bois, précédés par leur guide. Le son bizarre et aigu d’un instrument de musique les arrêta à la lisière ; ils contemplèrent alors quelques instants, dissimulés derrière les troncs, un spectacle gracieux.

Les habitations étaient faites d’un toit incliné reposant sur des piliers et sans aucune espèce de muraille. Ils virent des femmes accroupies devant des pierres d’où montait une fumée bleuâtre et aromatique ; un vieillard raccommodait un filet de pêcheur ; un enfant jouait d’une sorte de trompe de bois et, autour de lui, des jeunes gens et des jeunes filles, demi-nus, et tous couronnés de fleurs pourpres, dansaient.

— Mais, chuchota Leminhac, nous sommes vraiment dans l’île des Philosophes.

— Dans l’île des Bienheureux, dit Helven.

L’air était imprégné de joie. D’humides senteurs glissaient à travers les feuilles dont la rosée achevait de s’évaporer.

Les étrangers sortirent de leur cachette et, à leur vue, les naturels se réfugièrent, comme épouvantés, dans leurs cases. Bientôt rassurés d’ailleurs, ils vinrent en foule autour d’eux et les jeunes filles leur jetèrent en riant des fleurs. Un vieillard leur fit signe de s’asseoir près de lui, sous un arbre. Alors un enfant, de peau très blanche et, lui aussi, enguirlandé de fleurs, se mit à chanter sur un air lent et tendre une chanson qu’un autre accompagnait d’une flûte.

Les mains chargées de fleurs et de fruits, escortés par le riant cortège de jeunes filles, Helven et Leminhac s’éloignèrent de cet Éden.

— Mais, dit l’avocat, il n’y a donc point d’hommes dans cette île ?

— En effet, répondit Helven, hormis les guerriers d’escorte de M. Van den Brooks, je n’en ai pas vu.

Ils pénétrèrent alors dans une petite vallée. Les feuillages enlacés formaient au-dessus de leurs têtes les plus délicieux bosquets. Un ruisseau bruissait sur un lit de sable très blanc : des oiseaux à longue queue se posaient sur ses bords et plongeaient dans l’eau un bec aigu.

— Des oiseaux de Paradis, dit Leminhac. Et Mme Erikow n’est pas là !

— Décidément, fit Helven, notre marchand de cotonnades est plus et mieux qu’un philosophe. C’est un poète. Un poète seul peut découvrir une île pareille et la choisir pour résidence. S’il veut m’y garder, j’y reste.

— Le lieu est charmant, dit Leminhac. Mais tous ces sauvages, danseurs et enguirlandés, ne me font pas oublier la rue de la Paix.


Fortement dégoûté, Helven s’éloigna de son compagnon qui, étendu sur l’herbe molle, allumait une cigarette.

Il prit une sente moussue qui s’ouvrait dans le bois et la suivit quelques minutes. Quelle ne fut pas sa surprise à découvrir dans ce site enchanteur un lieu d’une abominable désolation.

A ses yeux s’offrait une vaste clairière où les naturels avaient dû — il n’y avait pas longtemps encore — édifier un village. Mais on ne distinguait plus que des troncs à demi-calcinés, quelques blocs de pierre noire. Seules, deux ou trois cases, que l’incendie avait épargnées à peu près, demeuraient encore debout. Cela suffisait pour montrer que la vie avait existé là et qu’elle n’était plus. Helven crut flairer au ras de ces décombres une écœurante odeur de décomposition. Il s’avança hardiment, traînant ses pas dans une poussière mêlée de cendre, songeant à un village d’Afrique sous ses palmiers déserts, après une razzia de négriers.

Son pied heurta quelque chose. Il se baissa. Tâtant avec la pointe de son soulier, il fit sortir un ossement, autour duquel grouillaient des fourmis.

Brusquement, une épouvante l’envahit. L’air se glaçait. Les arbres et les buissons étaient hostiles. L’odeur de cadavre emplissait ses narines.

A toutes jambes, il prit la fuite.

Dans le sentier, il bouscula l’Hindou qui venait à sa rencontre. Celui-ci le saisit par le bras et Helven reconnut une poigne vigoureuse. Le fidèle serviteur du trafiquant le regarda de telle façon que le jeune peintre pensa :

— Ce doit être là une promenade réservée.

Il affecta pourtant un calme souriant et, débouchant dans le vallon où l’attendait Leminhac, il aperçut, ferme et immobile comme un roc qui attend le vaisseau désemparé, ayant derrière lui le dôme des forêts et la cime du volcan, le Maître de l’Ile et du Navire.

CHAPITRE XIX
Les joyaux engloutis.

« Aris, ayant fait une bonne pêche au clair de la lune, en porta une partie au Roi auprès de qui il trouva une troupe de jeunes filles nues, qui dansaient, jouant sur un bois creux comme une pompe qui rend quelques sons sur lesquels les jeunes filles réglaient leurs pas… »

Voyages d’Aris Claesz (1616).

Van den Brooks accueillit le jeune peintre avec un sourire ambigu.

— Il ne faut pas vous aventurer sans guide, Monsieur Helven, dans les méandres de l’île.

— Y aurait-il des pièges à loups ? demanda brusquement l’Anglais qui avait repris son sang-froid.

Van den Brooks éclata d’un bon rire :

— Oh ! que non ! Il n’y a pas de loups dans mon île fortunée. Il n’y a que des agneaux, beaucoup d’agneaux.

Et sa voix s’infléchissait tendrement.

— Avez-vous vu quelques-uns de mes sujets, demanda-t-il aux deux visiteurs, tandis qu’ils se mettaient en route.

— Oui, répondit l’avocat, nous avons eu le spectacle le plus idyllique que l’on puisse imaginer : des danses champêtres, des chants, des cortèges de jeunes filles enguirlandées de fleurs ; enfin tout mon « Télémaque » m’est revenu à la mémoire. Vos sujets me semblent fort heureux, Monsieur, et nous les avons enviés, Helven et moi…

— Oui, fit le marchand de cotonnades avec componction. Et comme ils m’aiment…


Ils prirent pour rentrer une autre route et traversèrent un second village dont l’aspect était beaucoup moins riant que le premier. Il n’y régnait pas cette animation charmante qui avait ravi les deux étrangers. La nature était aussi belle, mais les vergers qui entouraient les cases semblaient moins bien entretenus. Ni jeux, ni chants, ni danses. Un silence de plomb que rompaient seulement le bruit de la mer se brisant au loin sur les récifs et le roucoulement des colombes dans les feuillages. Quelques fumées s’élevaient au-dessus des habitations où les femmes vaquaient aux soins domestiques. Sur le seuil du village, ils aperçurent un homme nu assis sur un bloc de lave. A leur approche, l’homme quitta sa place et vint au-devant des étrangers. C’était un naturel grand et bien proportionné. A quelques pas d’eux, il se prosterna selon l’usage qui paraissait général ; puis, tournant vers Van den Brooks une face émaciée où luisaient des yeux de fièvre, il agita, comme un suppliant, des moignons purulents et hideux.

Ce spectacle évoqua aussitôt dans l’esprit d’Helven celui du guerrier mutilé et il ne put réprimer un mouvement d’horreur. Leminhac éprouvait aussi un dégoût très vif. Ce paysage enchanteur était soudainement terni et souillé par deux poings sanglants et frénétiques.

Van den Brooks impassible, continuant sa marche, baissa sur l’homme le rayon de ses lunettes vertes. Et cet homme se prosterna lentement : Helven vit deux larmes rouler de ses yeux égarés.

Il n’osa interroger le marchand qui, d’un ton plein d’aménité, leur montrait, à mesure qu’ils avançaient, les merveilles et les singularités de l’île. Ils traversèrent sur un pont de bois une rivière encaissée entre des roches grisâtres et dont l’eau coulait sur un lit de lave, d’un noir d’encre.

— Cette rivière, dit Van den Brooks, roule des paillettes d’or.

Mais ni l’air parfumé d’aloès et de muscade, ni le murmure des sources, ni les prairies où paissaient des bœufs blancs et noirs, rien de ce qui faisait la splendeur fertile de cette terre ne pouvait dissiper le malaise étrange d’Helven.


Leminhac semblait enchanté de sa promenade et il se montra particulièrement brillant au déjeuner. Marie Erikow complètement reposée et qui, en compagnie du professeur, avait fait quelques pas dans l’île, était aussi d’excellente humeur. Quant à Tramier, une vieille toquade de botanique l’avait repris et il ne pensait qu’à confectionner un herbier avec les plantes de l’île Van den Brooks.

— Vos jeunes filles, dit Marie Erikow au marchand, sont ravissantes. Et vêtues avec un goût ! Quelle est donc cette admirable étoffe dont elles font leurs habits et qui est pareille à la soie ?

— C’est, en effet, dit le professeur, une soie végétale. J’ai reconnu le « phormium tenax », n’est-ce pas, Monsieur Van den Brooks ?

— Plus exactement, dit le marchand, le mûrier à papier, très abondant dans mon royaume.

— Votre royaume ? objecta l’avocat. Mais ne craignez-vous pas d’être obligé d’en abandonner un jour la suzeraineté à quelqu’une de ces odieuses grandes Puissances ?

— Non, dit Van den Brooks, ma souveraineté n’est pas de celles qui se perdent.

— Vous avez retrouvé l’âge d’or, exclama Marie Erikow. Que vos sujets sont heureux !

— Ils ne connaissent pas toute l’étendue de leur bonheur, répondit le maître de l’île ; ou plutôt, ils ne la connaissaient pas avant mon arrivée ; ils commencent à l’apprécier maintenant.

— Je m’en doute, pensa Helven, qui songeait aux supplications gémissantes du stropiat.

— Vous devez être fort bon pour eux, remarqua la Russe attendrie.

— Je leur ai donné tout ce qui leur manquait, repartit le trafiquant. Ils avaient un sol fertile, des vergers chargés de fruits, des prairies émaillées de fleurs, un éternel été, des eaux douces, un air embaumé ; ils vivaient là, dans l’innocence des premiers âges, sans passions, puisqu’ils pouvaient satisfaire tous leurs désirs. Sans doute, ils étaient heureux, mais il leur manquait l’essentiel.

— Quoi donc, alors ? demanda l’avocat.

— Ils ne connaissaient pas la Loi.


Ce disant, le marchand se leva de table et conduisit ses hôtes dans le patio où des rafraîchissements étaient servis. Un velum orange tamisait la lumière et donnait à tous les visages un teint cuivré qui seyait à merveille à la beauté de la Russe.

Helven, galant et froid, lui en fit compliment :

— La reine au masque d’or, dit-il.

— Non, répondit-elle, la reine sans masque.

Helven sourit et Marie comprit que le galant était perdu. Elle comprenait bien pourquoi ; mais elle comprenait mal comment.

Elle se rabattit sur Van den Brooks :

— Je tiens, dit-elle, à faire avec vous le tour du propriétaire. Vous allez d’abord me montrer votre palais, ensuite votre royaume.

— A votre guise, répondit le trafiquant. Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les hommes, vous plaît-il de faire avec nous cette visite ?

Et il offrit son bras à Mme Erikow.

Toutes les pièces du palais ouvraient sur le patio ; de toutes on entendait bruire le jet d’eau dans sa vasque de malachite. La bibliothèque était fort bien garnie ; les salons, ornés de fétiches d’ivoire ou d’ébène, laqués, peints ou dorés, hérissés de clous, de cornes, de poils, avec des yeux blancs ou rouges, des masques convulsés, des bouches hurlantes.

— Ce sont, dit Van den Brooks, les mauvais esprits qui troublaient mon peuple. Mon peuple n’avait qu’une croyance : celle des revenants dont ces horribles caricatures sont les emblèmes. Depuis que je suis ici, l’Esprit a chassé les démons et j’ai fait enlever tous ces pauvres simulacres qui forment, comme vous le voyez, une assez jolie collection.

— Quel dommage, dit l’avocat, que Monsieur Jean Cocteau ne soit pas ici : il se pâmerait d’aise. Et vous, demanda-t-il à Helven, n’êtes-vous pas cubiste ? Il y a là de quoi inspirer toute une esthétique.

On abandonna visages et faux-visages grimaçants pour pénétrer dans une salle oblongue où la lumière ne filtrait qu’à travers des stores épais de soie rouge et verte. Des nattes étaient tendues sur le sol, jonchées de coussins durs. De petites tables de laque, très basses, étaient disposées à côté des nattes, avec des lampes ornées d’araignées de bronze et, tout auprès, des pipes et des flacons de jade. Un énorme Bouddah, pareil à celui que Marie avait vu sur le Cormoran, rougeoyait dans un angle.

— Ici, dit Helven, c’est sans doute le Temple de la Drogue ?

Van den Brooks s’inclina :

— S’il vous plaît d’en user, fit-il.

Marie battit des mains :

— Oh ! oui, ce soir, ce soir…

Les autres pièces n’avaient rien de remarquable : on revint dans la bibliothèque.

— Je vais, dit Van den Brooks, vous donner la plus grande preuve d’amitié et de confiance que j’aie jamais donnée à personne. Je vais vous montrer ce qui, depuis des siècles, n’a jamais été vu par d’autres yeux que par les miens.

Il s’approcha d’un rayon et déplaça légèrement une précieuse édition du « Vathek » de Beckford. Le casier des livres tourna sur lui-même et une porte de fer apparut, qui fut ouverte d’ailleurs avec un procédé analogue, cher aux auteurs de films cinématographiques.


Fort intrigués, les quatre voyageurs suivirent leur hôte qui descendait les degrés d’un petit escalier en vis, creusé dans le granit.

Helven pensa que le rocher adossé à la maison constituait ainsi une heureuse porte de sortie.

L’escalier donnait accès à une sorte de galerie naturelle, fort basse, et qui suivait un plan incliné. Helven en déduisit — et il ne se trompait pas — que cette galerie devait aboutir à la plage. Van den Brooks marchait en tête, une lampe électrique à la main, presque courbé en deux. Des gouttes d’eau suintaient le long des parois et s’écrasaient tantôt sur une main, tantôt sur un visage, sensation désagréable qui fit pousser à Marie des cris aigus.

— N’ayez aucune crainte, dit Van den Brooks, nous arrivons.

On entendait déjà le mugissement des flots et la sourde détonation des vagues sur les brisants. Van den Brooks tourna brusquement à droite. Helven, qui se tenait immédiatement derrière lui, distingua sous le rayon direct de la lampe une paroi de rocher et une plaque de cuivre. Un ressort joua et, presque à plat ventre, la petite troupe pénétra par une ouverture circulaire dans un puits de ténèbres et de silence.

Clac, le bruit sec d’un commutateur. La lumière ruisselle sur les parois rugueuses d’une crypte. La paroi granitique s’empourpre comme d’un sang fraîchement versé. De petites facettes de mica scintillent et, dans l’ombre de la voûte, c’est un battement d’ailes nocturnes effarouchées.

Marie Erikow affectait une audacieuse assurance.

— En plein roman, dit-elle. Vive Van den Brooks !

Helven songeait :

— Il doit y avoir une fissure dans la voûte, puisqu’il niche ici des oiseaux de mer et que l’air n’est pas vicié.

Mais il fut arraché à ses déductions policières par l’attitude du marchand.

Celui-ci se tenait debout au centre de la crypte, la barbe étincelante de rayons. Ses lunettes brillaient d’un éclat vraiment diabolique. Il semblait l’officiant de quelque rite obscur et cruel.

Soudain, il se baissa, prononçant des paroles incohérentes. Un disque de pierre tourna et un coffre d’acier vint émerger automatiquement à la surface ; il y eut un déclic. Avec des mouvements dont il réprimait mal la fébrilité, le maître du navire fit jouer les serrures, puis, d’un grand geste, il releva le couvercle pesant :

— Regardez, cria-t-il, regardez…

Sous les feux des lampes électriques, un prodigieux trésor s’enflammait comme un brasier. C’était un sabbat de pierreries, une orgie d’émeraudes, de rubis, de topazes ; des grappes de perles s’écroulaient ; les yeux troubles des opales luisaient ; les saphirs faisaient songer aux sultanes des mille et une nuits ; les améthystes, à d’éblouissantes religions. Deux escarboucles roulèrent sur le sol ; Marie Erikow les prit dans l’ombre pour des prunelles de chat.

Van den Brooks, transformé, frénétique, plongeait ses coudes dans le coffre, brassait les diamants et retirait par instant ses mains qu’il tenait hautes, comme s’il eût voulu égoutter leur magnificence.

— C’est beau comme la mer phosphorescente, c’est plus beau qu’elle, haletait-il. C’est du sang, c’est du feu, cela brûle, cela grise. C’est à moi, à moi. C’est mon vin, ma folie, ma divinité…

Tramier prit le bras d’Helven :

— Ces trésors sont prodigieux ; mais toutes ces pierres sont peut-être fausses. En tout cas, je crois notre hôte décidément fou et en bon chemin pour la paralysie générale.

— C’est une opinion, chuchota Helven.

Il se tut, car Van den Brooks se retournait. Le maître de l’île avait repris son calme.

— Savez-vous, dit-il, qui m’a livré ces trésors fabuleux ? Il y a là pour des millions et des millions de pierreries, des diamants gros comme des œufs, des perles roses et noires. Savez-vous qui m’a fait cette largesse ?

« La mer, continua-t-il gravement. Et regardez ce qu’elle m’a livré aussi.

Il plongea ses bras dans le coffre, fouilla un moment et retira une boule jaunâtre. C’était une tête de mort : une émeraude s’était logée dans son orbite.

Puis il rejeta le crâne parmi les pierreries, referma le coffre et s’assit sur le couvercle.


— Un jour que je me promenais sur la pointe orientale de l’île, peu de temps après mon débarquement, mon pied heurta sur le sable d’une petite crique une planche rongée par la mer. Je ne doutai pas que ce ne fût une épave et je reconnus un fragment encore muni d’une serrure ancienne de fer ciselé. La rouille avait rongé si profondément le métal que j’eus beaucoup de peine à distinguer les détails de la ciselure. J’y parvins cependant. Je distinguai successivement quelques lettres : G… O… SA… et une date, 1592. C’était assurément l’épave d’un vaisseau brisé sur les récifs. Mon imagination évoqua aussitôt les galions espagnols chargés des diamants et de l’or du Pérou, de tous les trésors des Indes Orientales, que le vent et les courants entraînaient parfois dans des directions inconnues et qui, parfois aussi, venaient misérablement se rompre sur des écueils. Les lettres déchiffrées confirmèrent mon hypothèse. Après maints efforts, je reconstruisis ce nom : Graciosa.

« La Graciosa avait dû couler aux abords de mon île. Il fallait la retrouver.

« Grâce aux naturels qui sont de fort bons plongeurs, je pus bientôt avoir des indications intéressantes. Les plongeurs notèrent, en effet, à une profondeur d’une dizaine de brasses seulement, une carcasse de bateau à demi enlizée dans le sable et toute recouverte de coquillages. Je ne vous retracerai pas mes efforts personnels et ceux de mes ouvriers. Revêtu d’un scaphandre, je passai de longues heures, immergé, le pic à la main, pour dégager le navire englouti et m’en faciliter l’accès. Enfin, je pus pénétrer sur le gaillard d’avant et descendre dans les soutes. Vous ne sauriez imaginer l’horreur de ce cadavre de vaisseau, rongé par le sel, gonflé d’une eau noire, tout grouillant de poulpes et de crabes, dans le silence d’une mort séculaire. Je tremblais ; j’avançais pourtant.

« La Graciosa était bien une goélette et ses flancs recélaient d’inestimables trésors. Des lingots d’or que les siècles avaient ternis — mais je sus bien reconnaître le précieux métal — s’amoncelaient parmi des algues. Ils étaient trop pesants : je les laissai à la mer qui faisait bonne garde.

« Soudain, titubant dans cette eau obscure, embarrassé par mes semelles de plomb et le casque respiratoire, je heurtai un coffre volumineux. J’étendis la main, et ma main se posa sur quelque chose de lisse, de froid et d’un peu visqueux. C’était un crâne. Le coffre ouvert à grand’peine, car il était comme maçonné de coquilles, une Golconde apparut à mes yeux : les pierreries palpitaient dans la glauque pénombre.

« Je ne sépare point ces joyaux engloutis et par moi ramenés à la lumière, de ce funèbre ossement poli par les flots. »


Comme il achevait ces mots, Van den Brooks appuya sur un ressort invisible et le coffre redescendit dans la cachette.

Muets, ses hôtes regagnèrent avec lui la fraîche demeure où fusait le jet d’eau, où les arums embaumaient dans des jarres étrangement peintes.

CHAPITRE XX
L’homme qui voulut être Dieu.

« Vous connaîtrez en ceci que je suis le Seigneur : je vais frapper l’eau de ce fleuve avec la verge que j’ai en main et elle sera changée en sang. »

Exode.

L’île tout entière baignait cette après-midi dans une telle douceur que les voyageurs sentirent peu à peu se dissiper le malaise causé par la scène de la crypte. Revenus à la lumière, ils cédèrent au charme amollissant de cette contrée où, sous un ciel toujours égal, les fleurs s’alanguissaient sur leur tige, sans se flétrir.

— Ici, dit Marie Erikow, les fleurs meurent et ne vieillissent pas.

— Cela est vrai, répondit l’avocat, la décrépitude est bannie de cette terre.

Le professeur expliquait à Helven que Van den Brooks présentait incontestablement des troubles mentaux dont le principal était la fureur mégalomanique.

— D’ailleurs, ajoutait Tramier, en dehors de ces accès qui pourraient avoir un jour de funestes conséquences, il faut convenir que c’est un homme accompli, fort intelligent et le plus aimable des hôtes.

Le peintre ne lui paraissant pas prêter une attention suffisante à son diagnostic, il rejoignit Leminhac et Marie Erikow qui avait pris le bras de Van den Brooks.

— Venez-vous ? demanda Marie à Helven. Nous allons visiter l’île sous la conduite de son roi.

— Excusez-moi, dit Helven, je préfère rester sur la plage et prendre quelques croquis.


En réalité, le jeune homme se sentait envahi d’un furieux besoin de solitude. Il avait toujours rêvé d’aventures, et l’Aventure s’offrait à lui. Van den Brooks était un vrai protagoniste de roman, mystérieux à souhait, peut-être même assez dangereux pour pimenter les derniers chapitres de l’histoire. Que signifiaient, en effet, ces horribles mutilations, cette adoration craintive des naturels pour le marchand de cotonnades ? Que signifiait le village brûlé ? Toutes les paroles de Van den Brooks revenaient à la mémoire du peintre et certaines prenaient un sens très lourd. Helven se rappela le soir où le trafiquant, le front tourné vers les astres, avait laissé tomber de ses lèvres : « Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux ».

Et pourtant, ce jour-là, malgré l’Aventure, dans cette curieuse atmosphère imprégnée à la fois d’une édénique sérénité et de menaces inconnues, dans cet air embaumé et peut-être saturé de poisons subtils, le peintre, jadis avide d’émotions fortes, se coucha sur le sable de la grève, en proie à cette lassitude que les Pères de l’Église ont nommée le taedium vitae. Marie Erikow n’était sans doute pas étrangère à cet abattement ; mais la tristesse d’Helven s’élargissait au delà d’une simple mésaventure amoureuse : elle embrassait les méandres de l’île, les récifs de coraux, les volcans sourcilleux, le ciel d’émail sombre et les houles du Pacifique. Une phrase de Nietzsche lui revint à l’esprit et, la prononçant, ses yeux se remplirent de larmes : « Jadis, on disait Dieu en regardant sur les mers lointaines… ».

Il se leva. Décidé à chasser ses humeurs romantiques, il prit à travers bois, dans une direction opposée à celle suivie par le petit groupe. Le silence était profond. Dans l’enchevêtrement des branches et des feuillages qu’il écartait pour se frayer une route, des battements d’ailes effarés, une fuite brusque dans les buissons ; puis le silence se refermait et le bruit de la mer elle-même ne pénétrait pas cette sylve. L’odeur des plantes et des arbres était presque suffocante ; des aromes obscurs se condensaient sous cette voûte, comme en une cassolette bien close. Les tempes d’Helven battaient. Il avait hâte maintenant de trouver une clairière, d’aspirer une bouffée venue du large, de voir au-dessus de sa tête un morceau de ciel libre. De son bâton, il fauchait les lianes, abattait les basses branches, faisant sa trouée, les épaules en avant.

Enfin, un rayon de soleil traversa les feuillages moins épais. Il respira.

Alors, dans le silence, un hululement s’éleva, une plainte si vaste qu’elle paraissait sortir de la forêt et gagner l’espace des eaux amères, par-dessus les arbres et les collines, comme un vol de grues gémissantes. C’était une supplication monocorde, un peu rauque et d’une désolation infinie.

Helven frémit. Cette île recélait donc dans ses plis embaumés les plus atroces douleurs ?

Rejetant les branchages, il vit devant lui une clairière d’herbes fines. Au centre, étaient assis en cercle quelques personnages qui se livraient à une sorte de lamentation liturgique.

Le soleil qui coulait sur leurs corps nus faisait miroiter de petites écailles d’argent. Au bruit des feuilles, ils se levèrent et marchèrent au-devant de l’étranger, tournant vers lui des visages blancs où les yeux n’étaient plus que des trous écarlates. Quelques-uns n’avaient plus de nez et de béants ulcères rongeaient leurs bouches.

Un souffle d’épouvante passa sur le front d’Helven. Il s’enfonça dans la forêt, talonné par la Lèpre.


Les hôtes de M. Van den Brooks étaient déjà réunis autour de la table, lorsque le peintre entra dans la salle à manger, le visage encore un peu pâle.

— Où diable étiez-vous donc ? demanda l’avocat.

— J’ai fait, répondit Helven, une excursion fort pittoresque.

Le marchand regardait le jeune homme avec beaucoup d’intérêt.

— Nous déplorons, dit-il, que votre goût de la solitude vous ait entraîné loin de nous.

— Si Sa Majesté le veut bien, fit Marie Vassilievna qui traitait maintenant Van den Brooks en souverain d’opérette, nous achèverons la soirée dans un certain Temple qu’elle nous a montré aujourd’hui et où il nous plairait assez d’officier en l’honneur du Seigneur des Pavots.

— Volontiers, dit le trafiquant. L’opium est à la fois un sage conseiller et le maître des songes. Il fait bon reposer en sa compagnie, sur un oreiller de laque dure. J’ai de fort bonne drogue. Ce n’est pas comme à Paris où l’on tète du dross.

— Bravo, fit Marie.

— Pour moi, glissa Tramier, je m’abstiendrai, mais je vous regarderai volontiers.

Helven et Leminhac acquiescèrent et l’on passa dans la fumerie.


Des lanternes, ornées d’oiseaux monstrueux sur fond rouge, éclairaient la pièce. Nous supposons que nos lecteurs ont tous lu Thomas de Quincey, Kipling, ou tout au moins Claude Farrère ; ils nous dispenseront donc de nous étendre longuement en des descriptions d’un effet facile et d’un goût un peu usé. Les amateurs de ce pittoresque recourront à leurs auteurs préférés ; quant aux amateurs de la drogue elle-même, ils connaissent ses merveilleux effets et son nom seul suffit à évoquer dans leur esprit des Palais de Béatitude que nulle brocante de verbe ou de style ne parviendrait à meubler.

Bientôt le silence tomba des voûtes obscures et tout autour des lampes grésillèrent les boules soigneusement rôties dont l’odeur ne s’oublie point. L’Hindou préparait les pipes. Marie Erikow refusa d’ailleurs ses services. Elle tenait trop à la volupté d’amollir la goutte sacrée au bout de l’aiguille sur l’or crépitant de la flamme.

Leminhac eut bientôt mal au cœur ; mais il eut le tact de ne pas se plaindre. Le professeur s’initiait prudemment aux Paradis artificiels. Quant aux autres, ils fumèrent, sans mot dire, les premières pipes.

Bientôt cette lucidité élyséenne que donne l’opium, cette langueur d’après-midi qui n’atténue point l’éclat des images, envahirent l’esprit des fumeurs. Le professeur lui-même s’enivrait lentement du parfum qui, peu à peu, imprégnait les murs, les nattes, les étoffes, la nuit.

Et ils étaient cette fois-ci bien pareils aux mangeurs de Lotus qui s’assirent au soir sur le sable jaune d’un pays où les choses ne changent pas, sur une plage au bord des flots, entre la lune et le soleil.


Comme ils glissaient ainsi sur les pentes exquises de la mort, il leur parut entendre une voix semblable à celle de Van den Brooks, mais ni les uns ni les autres ne surent la distinguer de leurs songes :

— M’avez-vous pris, ô étrangers, disait le Maître du Navire, m’avez-vous pris pour un marchand de cotonnades ? Faut-il que vos esprits soient lourds et vos yeux aveuglés ? N’avez-vous donc point vu qui j’étais ; n’avez-vous pas compris le sens de mes paroles ?

« Un roi, pensez-vous.

« Non, un Dieu. »

— Un Dieu, fit Tramier. Qui a dit cela ?

Et il retourna la tête sur son coussin.

— Comme cette odeur est entêtante, songeait-il.


— Oui, un Dieu, reprit la voix. Je suis le Dieu de cette terre et le Dieu de ces hommes. Ils m’adorent et je dispose à la fois des fruits du sol, de la chair et du sang de mon peuple.

« Sans doute, je n’étais qu’un homme autrefois. Mais cela ne m’a point suffi. J’ai voulu être Dieu. Je le suis.

« Voici que j’ai débarqué sur cette terre, — et cette terre le Seigneur l’avait bénie entre toutes. Les vents orageux n’y soufflent point ; la rosée humecte les plantes ; le soleil et la lune la caressent de leurs rayons ; la mer lèche doucement ses rives. Mon île était le jardin des délices, le vase de la joie, le vaisseau de l’innocence.

« Je vis des hommes et des femmes au corps harmonieux, au front couronné de fleurs. Ils vivaient nus et ne connaissaient point leur nudité. La terre produisait en abondance de quoi suffire aux besoins de ses enfants ; ils ne travaillaient point. Ne possédant rien en propre, ils ne se haïssaient pas. Bien au contraire, ils s’aimaient et s’unissaient entre eux, selon leurs goûts et selon les heures ; ils se séparaient avant que la lassitude ne devînt du dégoût ; et l’amour n’était pour eux ni une lame aiguisée, ni un feu dévorant, ni une folie hagarde. L’aube et le crépuscule se posaient sur leurs maisons comme un vol pacifique de colombes. La mort elle-même se parait de voiles candides ; elle les prenait par la main et ils la suivaient, croyant qu’elle les conduisait dans une autre île où les fleurs n’étaient pas moins belles, l’air moins embaumé et le ciel moins éclatant.

« A voir cette félicité, mon cœur défaillit d’amertume. Depuis des siècles, me dis-je, ils jouissent d’un bonheur fait d’ignorance. Ils n’ont ni société, ni religion, ni morale, ni sanctions. Horreur ! Ils ignorent la Loi.

« Et il me parut qu’un sombre nuage voilait subitement cette nature splendide. Car la destinée de l’homme n’est point d’être heureux, mais de connaître et d’appliquer la Loi.

« Je résolus de la leur révéler et de les arracher ainsi à leur félicité coupable. Mais ce n’était point chose aisée, car ils ne m’entendaient pas. Rien, dans cette île qui n’avait pas changé depuis l’Éden, rien n’avait pu leur apprendre que l’homme est né pour travailler ; que toute joie, dans son essence, est damnable, sinon celle qui naît du bien accompli et de l’observance des préceptes ; que l’amour est une souillure ; que la loi enfin, la loi de l’Éternel, c’est la douleur.

« Impuissant à faire pénétrer ces vérités salutaires dans leurs esprits corrompus par tant d’innocence, je procédai autrement que par des discours.

« J’avais pour moi la force : des serviteurs résolus, des armes et tous les arguments que nous fournissent quelques livres de poudre, de chevrotines et pas mal encore d’autres ingrédients dont je vous parlerai tout à l’heure. Le fer et le feu, employés pour cette juste cause, contribuèrent à établir la Loi.

« Loué soit le Tout-Puissant, qui m’a donné d’être son second et presque son égal sur cette terre immonde. Les desseins de la Providence sont cruels, mais je suis avec joie leur instrument.

« Que je baigne mes mains dans le sang du pécheur ; que je déchire ses entrailles ; que j’arrache ses yeux. Ma violence et ma rage bienfaisantes lui ouvriront l’éternité. Qui n’a pas goûté cette volupté souveraine n’a jamais été ivre.

« Et voici :

« Ces pauvres sauvages ignoraient tout du juste et de l’injuste. Comment leur faire entendre ces notions indispensables ? N’ayant aucun besoin et par conséquent aucune privation, ne possédant rien et jouissant de tout, ils ne pouvaient comprendre la gloire du Très-Haut qui distribue, selon ses desseins mystérieux, la pauvreté et la richesse, la maladie et la santé. Où le mal n’existait pas, il me fallut le créer, pour que la lumière de l’Éternel gagnât les ténèbres de leur cœur.

« Ainsi ai-je fait. J’ai mutilé les êtres les plus solides et les plus vigoureux ; je leur ai enlevé la force de leurs mains et de leurs jambes ; j’ai crevé la coque de leurs yeux ; j’ai arraché ces langues qui ne louaient pas le Seigneur. J’ai allumé des bûchers, incendié des villages, égorgé des femmes et des enfants. Mais j’ai bien eu soin d’épargner une partie des habitants, pour leur donner, par mon arbitraire, une notion de l’équité. Le Seigneur a-t-il fait autrement au jardin de l’Éden ? A-t-il autrement que moi répandu sur la terre en genèse la douleur comme une semence ?

« Vers moi aujourd’hui les hommes les plus vigoureux agitent leurs poings sanglants. Je les ai humiliés et je leur ai appris à prier. Les femmes ne considèrent plus l’amour comme une joie. Il ne leur est permis que d’être mères. La pureté enfin, l’ascétique pureté, va descendre et va régner sur cette terre où les hommes vivaient comme vivent les oiseaux.

« Le bien-être de la chair éloigne de Dieu. Les maladies et la décrépitude étaient ignorées de mon peuple. J’ai fait surgir devant eux le spectre argenté de la Lèpre aux yeux roses. »

La voix se tut.


Dans le silence de la fumerie, on n’entendait plus que le souffle des dormeurs. Tous avaient cessé de fumer. Il y eut deux ou trois soupirs — des cauchemars sans doute.

La voix reprit :


« La grâce du Seigneur a pénétré ces âmes, car ceux à qui j’ai infligé de salutaires souffrances se prosternent devant moi et m’adorent aujourd’hui. Non seulement ils me craignent, mais ils m’aiment pour le mal que je leur ai fait. Et sans doute ils préfèrent ma création douloureuse au règne paisible de la nature.

« Et moi-même, un vin capiteux enivre maintenant mes esprits. L’orgueil du Seigneur est descendu en moi. Ce que j’ai fait, Dieu seul eût pu le faire. Il avait oublié dans son œuvre ce misérable coin de terre et j’en ai fait le temple de sa glorification. Lorsque je considère mon ouvrage, je me sens l’égal du Tout-Puissant.

« Louez-moi pour les plaies ; louez-moi pour la lèpre ; louez-moi pour le sang répandu ; louez-moi pour avoir substitué à la nature bestiale la Loi, la divine Loi. »


La nuit se referma comme un calice sur la chambre où les dernières lampes battaient de l’aile, pareilles à des papillons de lumière agonisante.


A l’aube, Helven se secoua le premier et regagna sa chambre.

— Dieu ! que j’ai mal dormi, pensait-il. Décidément, l’opium ne me réussit plus. J’en ai perdu l’habitude.

CHAPITRE XXI
Où Van den Brooks se découvre.

« Poulpe au regard de soie… »

Maldoror.

Le marchand de cotonnades semblait goûter la bonne drogue et, cette nuit-là, il avait dû en absorber une assez respectable quantité, car on ne le vit pas de la matinée. Les quatre voyageurs se retrouvèrent, un peu avant midi, sous le péristyle du Palais.

Leminhac avait les traits tirés et le professeur, les yeux bouffis. Par contre, Marie Erikow était fraîche comme l’aube elle-même. Helven, qui n’avait pas mal supporté une vingtaine de pipes, complimenta celle-ci sur son teint.

— L’opium, dit la Russe, c’est pour moi un véritable bain. J’en sors rafraîchie, détendue, et je vois tout en rose.

— Rose, dit l’avocat, cette couleur évoque en moi le souvenir d’un affreux cauchemar. Pourquoi cette association ? Il devait y avoir dans mon rêve quelque chose de hideux et de rose à la fois… J’y suis… des yeux. Brr. Je ne vous le raconterai pas. Mais la drogue ne me donne pas des visions précisément folâtres.

— C’est étrange, dit Helven. Moi, j’ai fait un cauchemar analogue.

— Quant à moi, intervint le professeur, je n’ai pas fumé, mais la salle était si imprégnée des vapeurs de vos pipes, que je me suis tout doucettement intoxiqué. Je n’ai pas rêvé, mais il m’a semblé entendre la voix de M. Van den Brooks et j’ai attribué, dans ma torpeur, à ce pauvre homme toutes sortes de propos incohérents. Je pense que l’impression causée par la scène de la crypte a déclenché les élucubrations de mes méninges.

— J’ai entendu également la voix de notre hôte, repartit Helven. Il m’a paru qu’il délirait.

— Curieuse coïncidence, remarqua l’avocat.

Marie Erikow, abandonnant les hommes à leur conversation, s’éloigna pour faire quelques pas sur la plage et admirer les jeux de la lumière sur les coraux ruisselants d’écume. La nouveauté du paysage, le charme pittoresque de cette escale, tout avait contribué à lui faire rapidement oublier la dernière nuit du Cormoran. Elle en avait même si complètement perdu le souvenir, car les femmes ont parfois la mémoire courte, qu’elle ne s’expliquait pas la froideur d’Helven à son égard. Elle regrettait déjà d’avoir découragé l’avocat qui aurait pu à la rigueur constituer un pis-aller et traitait intérieurement le peintre de « nigaud ».

Elle cheminait sur le sable de la plage, suivant sa rêverie. Toutes les préfaces de feu Melchior de Vogüé, tous les articles de feu Théodore de Wyzewa ne nous révéleront pas les arcanes de l’âme slave. Contentons-nous d’admirer la jeune femme qui, vêtue de blanc, longe le bord sombre de la mer, ramasse parfois un galet veiné d’or ou s’appuie au tronc d’un cocotier, pour suivre du regard le jeu des houles indigo. Mais voici que vient se poser à côté d’elle un oiseau couleur de feu. C’est une des colombes dont le plumage enflamme les feuillages de l’île. L’oiseau semble peu craintif et Marie s’approche pour le saisir. Elle étend la main, mais il s’envole et va se poser quelques pas plus loin… Et la poursuite continue, tout comme dans les contes arabes où l’oiseau se mue, au bon moment, en un génie, une princesse ou un crapaud.

Aucune de ces transformations n’advint ce jour-là, car le merveilleux avait — sans doute depuis l’apparition de Van den Brooks — déserté le rivage de l’île qui fut son dernier refuge. Mais cette course conduisit Marie à quelque distance de l’habitation, dans un lieu solitaire. C’était une petite crique encaissée de rocher de granit rouge que recouvraient de larges plaques de mousses verdissantes. Marie se pencha au bord de la falaise, cherchant à sonder la profondeur de l’eau glauque comme ses propres prunelles. Elle vit d’abord son image couronnée de plantes marines, puis distingua, échoué entre deux rochers, un canot peint en vert et qui portait en lettres blanches le nom du yacht Cormoran. La barque se balançait, maintenue au roc par une corde ; elle contenait quelques ballots et un tonnelet. La présence de ce chargement annonçait sans doute la présence d’un propriétaire et, mi-farniente, mi-curiosité, Marie Erikow se coucha sur la falaise, surveillant la barque et suivant en même temps la danse serpentine des algues dans la transparence de l’eau.

Elle s’engourdissait déjà sous le soleil qui rôtissait l’herbe courte et odorante du rocher, lorsqu’elle entendit un pas crisser sur le sable.

Tel le Cyclope aux yeux rusés d’Ulysse, apparut, émergeant des blocs empourprés, Tommy Hogshead, ruisselant. Le nègre regarda tout autour de lui, puis, s’approchant du canot, il souleva le tonnelet à bout de bras et but à longs traits. Il battit ensuite le briquet, alluma une pipe de terre et s’étendit sur le sable.

— Que vient faire ici cette brute ? songeait Marie.


La sinistre face de Tommy la poursuivit. Les paroles confidentielles du capitaine Halifax, qui en savait peut-être plus long qu’il ne voulait en avoir l’air, n’avaient guère contribué à dissiper les craintes que lui inspirait le drôle. Elle savait maintenant que la quasi-certitude d’un crime — dont elle devinait la raison — pesait sur ce crâne laineux. Tout le jour, l’ivoire ricanant du nègre hanta ses esprits, et le souvenir de Lopez ajoutait à sa peur un nouveau malaise fait à la fois de honte… et de regret…


Van den Brooks ne parut pas au déjeuner. L’Hindou excusa son maître avec des gestes. L’absence du marchand surprit ses hôtes et le repas fut morne. La chaise vide de Van den Brooks eût-elle été occupée brusquement par le spectre de Banco, les quatre voyageurs n’auraient pas été moins silencieux. Lassitude causée par la nuit d’opium, anxiété vague d’un mystère, angoisse d’une menace suspendue sur l’île ou sur la maison, toujours est-il que le malaise, éprouvé par chacun et constaté chez ses voisins, ne cessait de s’accroître à chaque minute.

Leminhac et le professeur eurent vainement recours aux havanes de Van den Brooks ; Marie Erikow but inutilement deux verres de kummel glacé ; Helven tira sans succès sur sa pipe bourrée d’un tabac virginien macéré dans le miel et le jus de figue : hélas ! l’inquiétude aux doigts perfides serrait leurs gorges.

— Ma foi, dit l’avocat, l’île de M. Van den Brooks est un royaume fort plaisant, mais je ne voudrais pas priver mes auditeurs australiens d’une parole française. Quand partons-nous ?

— Le royaume est beau, dit à son tour le professeur, mais le roi est mal équilibré.

— Quant à moi, éclata Marie, j’ai assez de tous ces sauvages et il y a au moins quinze jours que je n’ai pas lu les articles de M. Capus et le New-York Herald. Je veux partir.

Helven ne dit rien, car il était déjà sorti. Quand il revint, il trouva tout son monde sommeillant sur les fauteuils du patio et Leminhac occupé à une réussite. Le jet d’eau, irisé par un rayon de soleil, flottait semblable à une crinière d’arc-en-ciel.

Le peintre secoua ses amis.

— Get up. Le sommeil ne vaut rien pour la digestion. Leminhac, mon cher, si vous voulez savoir l’avenir, mieux vaut venir tirer un horoscope sur le sable de la plage.

— Je crois, ajouta-t-il, qu’une promenade nous est absolument né-ces-sai-re.

Il articula ces mots à voix basse, mais si nettement que les trois autres le regardèrent, surpris, et le suivirent.

— Qu’y a-t-il ? demanda Marie.

Helven attendit que l’on se fût éloigné à bonne distance de la maison. Quand ils se trouvèrent sur la plage nue, sûrs de ne point être épiés, le peintre dit :

— Le Cormoran a quitté son mouillage. Le Cormoran n’est plus ici.

— Sinistre plaisanterie, grogna l’avocat.

— En êtes-vous bien sûr ? demanda le professeur.

— Voyez plutôt.

Et Helven conduisit ses compagnons sur un rocher d’où l’on dominait la petite rade de débarquement.

La mer s’étalait, bleue et plate : pas une fumée à l’horizon.

— Il n’y a pas d’autre mouillage aux abords de l’île, continua le peintre. Le yacht a levé l’ancre la nuit dernière.

— Alors nous sommes prisonniers ? gémit Marie.

— Prisonniers de M. Van den Brooks, fit Tramier. Ce n’est pas drôle. Un personnage aussi excentrique ne m’inspire aucune confiance.

— Mais serait-il parti lui-même ? demanda l’avocat.

— Je ne crois pas, répondit Helven.

L’étendue ruisselante de lumière leur parut désolée et l’angoisse agita ses ailes glacées au-dessus de leurs têtes.

— Que faire ?

Marie Erikow s’était assise sur le sable, la tête dans ses mains.

— Ne vous effrayez pas, madame, supplia Leminhac. Il n’y a pas encore lieu de s’affoler. Délibérons.

Ils gagnèrent un boqueteau, hors des vues du maître de l’Ile.

— Entre nous, dit le professeur, ce Van den Brooks est un fou. Tous les fous dangereux ont une apparence normale au premier abord : j’aurais dû m’en douter et ne jamais accepter de monter sur ce fâcheux navire qui nous plante ici bellement.

— N’épiloguons pas inutilement, repartit Helven. Je ne suis pas sans inquiétude : cette île me paraît présenter des singularités peu rassurantes.

— Je suis tout à fait de cet avis, commenta Marie.

— Moi aussi, murmura l’avocat.

— D’autre part, je ne suis pas très sûr que l’opium m’ait halluciné complètement, cette nuit…

— Moi non plus, fit le professeur.

— Résumons-nous donc. Ce soir, nous exprimerons à M. Van den Brooks notre désir de quitter au plus tôt son royaume.

— Nous serons courtois et énergiques, appuya l’avocat : je parlerai.

— Et s’il n’était plus là ? objecta Marie.

Mais nul ne répondit.


Marie Erikow n’eut pas le courage d’affronter le dîner. Elle se retira dans sa chambre et pria Leminhac de la tenir au courant des événements, s’il y avait lieu. Elle assujettit elle-même les barres de ses volets, tant elle craignait de voir luire à sa fenêtre les sinistres boules de loto de Tommy Hogshead. Plusieurs fois, au cours de la nuit, elle sursauta, croyant entendre des craquements. Et pourtant, la nuit tropicale, lamée de soie, éventait l’île de mille souffles, l’île heureuse, les étoiles et la mer chuchotante…


Les trois hommes prirent place à table. La salle était sombre ; la lampe suspendue à sa lourde chaîne projetait sur les murs des ombres éléphantesques. L’Hindou se tenait à son poste. Soudain, avant que le service ait commencé, sans que nul l’ait entendu venir, les convives virent, debout devant sa chaise, Van den Brooks, le front perdu dans les ténèbres.

Leminhac, qui avait le sens du théâtre, eut bonne envie de murmurer : « Bon appétit, Messieurs… »

Mais la voix lui manqua.

— Excusez-moi, dit le marchand. Les intérêts de mon peuple m’ont obligé à rester cette longue journée éloigné de vous. Je réparerai cela demain.

— Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit le professeur, et nous ne saurions vous détourner d’accomplir les devoirs d’un si important ministère. Le séjour que nous avons fait ici restera un impérissable souvenir. Hélas ! les meilleures choses ont un court destin et…

— Que non, que non ! fit le marchand.

— Pourtant, insista le professeur interloqué, il nous faudra partir et ce départ doit être proche…

— Voire, fit Van den Brooks, à la manière de Panurge.

Leminhac, inquiet, remit son intervention au moment des liqueurs. Le marchand se montra, tout le long du dîner, d’une humeur et d’une cordialité parfaites, déplorant l’absence de Mme Erikow.

— Je crains que le climat ne lui convienne pas, dit le docteur.

— Erreur ! Il n’en est pas de plus sain, répéta l’heureux propriétaire de l’île.

On passa au fumoir. Les cigares et les alcools étaient tels que les convives de Van den Brooks, chaleureusement émus par la digestion, ne purent s’empêcher de chanter en leur cœur les louanges de l’hôte.

— Au fond, songeait Tramier, c’est un fou inoffensif et intermittent.

— Quelle charmante réunion ! s’exclama le maître de l’île. Comme il est doux d’avoir auprès de soi des hommes de votre valeur et de votre culture, mes chers amis, quand on est comme moi, un pauvre solitaire et un rustre, pour tout dire. Vous m’apportez les parfums d’une civilisation dont, depuis trop longtemps, je ne goûte plus les fruits. Les joies de la sympathie et de l’amitié avaient depuis longtemps aussi déserté mon cœur : vous me les avez fait retrouver. Grâces vous en soient rendues. Je n’oublierai jamais nos entretiens, la douceur des nuits passées ensemble à discuter des grands problèmes de l’âme et de la vie, sur le pont du Cormoran

— A propos, intervint Helven, où donc est allé le yacht ?

— Parti pour Sumatra, cette nuit, articula sèchement Van den Brooks.

— Mais alors… mais alors… bégaya Tramier.

— Et ma conférence ! s’exclama Leminhac, ma conférence est certainement manquée.

— En vérité… en vérité… haletait le docteur, vous êtes fort hospitalier, monsieur, mais l’hospitalité a des limites…

— Nous ne pouvons pourtant prolonger indéfiniment notre séjour dans votre île, insista Leminhac.

— Et comment partir maintenant ? reprit le professeur.

Ne prêtant qu’une oreille distraite à ces plaintes amoébées, le marchand rejetait voluptueusement la fumée de son havane. Il était fort adroit à souffler des couronnes. Son regard se dirigea sur Helven et il sourit, comme s’il avait en lui un confident secret. Le jeune homme, confus et irrité, détourna les yeux.

Alors, le marchand de cotonnades éclata d’un grand rire et tout le palais vibra. Un pareil frémissement devait secouer l’Olympe, lorsque Zeus était en gaieté.

Il se frappa la cuisse, poussa vers le plafond un jet tumultueux de fumée et, la barbe épanouie d’allégresse, articula :

— Vous ne partirez plus.

Il y eut ce qu’on appelle un froid.

Le Zeus de la Jûte dressa sa haute taille et, barbe en avant, cigare aux doigts, arpenta le fumoir.

— Ah ! çà, dit-il d’une voix calme — jugeant sans doute incongrue une hilarité trop manifeste — pour qui me prenez-vous ? Pour un jeune daim en nourrice, pour un philanthrope ramolli, pour un… (la pudeur nous interdit de reproduire le terme dont il se servit). Ah ! mes pauvres amis, mes pauvres chers amis, que vous me faites de peine ! Je vous croyais moins obtus.

« Alors, comme ça, vous avez cru que vous pourriez vous offrir une croisière aux frais du père Van den Brooks, boire son champagne et son whisky, fumer ses cigares, vous goberger à votre aise et puis, adieu je t’ai vu, vous rembarquer sur ma galère et retourner à vos chères études ?

« Non, mes agneaux, vous aviez compté sans votre hôte.

« Votre hôte veut que vous restiez. Vous resterez. Au fond, vous n’êtes pas trop mal ici. Le climat est excellent pour les rhumatisants. Or, notre cher professeur est goutteux et vous autres, vous avez sans nul doute des prédispositions funestes à cette affection. Je vous garde et je vous soigne…

— Mais… mais…, essaya le professeur.

— Chut, chut. Laissez parler votre bon Van den Brooks ; il ne veut que votre bien.

« Avez-vous songé un peu à ce que vous feriez, si je vous débarquais, tout frais, tout roses, engraissés comme de petits cochons, sur les quais de Sydney ? Non, vous n’y avez pas songé ? Eh ! bien, moi, je vais vous le dire : vous iriez raconter partout qu’il y a, quelque part dans une île, une sorte de fou qui se dit marchand de cotonnades et qui parle trop quand il a pris de l’opium. Monsieur Helven, qui est un si charmant homme et qui connaît si bien les choses de la marine, donnerait même exactement la latitude et la longitude. Pas vrai, mon jeune ami ? Et puis, un beau jour, ne verrais-je pas débarquer ici les serviteurs abêtis et galonnés de vos Sodomes et de vos Gomorrhes, vos coloniaux, vos gendarmes, vos fonctionnaires ? Jolie société. Plaise à Dieu que cette racaille ne foule jamais le sol de cette île bénie par le Seigneur : je la recevrais à coups de fusil.

« Ce n’est pas tout, mes bons amis. Je m’ennuie ici. J’aime la société des dames, des dames qui jouent du piano, parlent anglais et tiennent leur place au bridge. Vous n’avez pas pensé une minute que vous pouviez faire le bridge de ce pauvre Van den Brooks ? Ingrats ! Je suis sûr que Mme Erikow a bien meilleur cœur. Mais vous ferez mon bridge, allez, et vous y prendrez goût. Je m’ennuie, je vous le répète, et je vous garde…

« Prenez-en votre parti. Allez, croyez-moi ! Vous n’avez d’ailleurs pas d’autre alternative : mon bridge ou le radeau de la Méduse, à supposer que vous puissiez quitter la côte sans recevoir une chevrotine de mes fidèles serviteurs qui sont de parfaits évangélistes. Quand vous les connaîtrez mieux, vous les apprécierez.

« Et nous collaborerons ! Oui, mes amis, le Seigneur vous a fait cette grâce de vous appeler à moi. Vous participerez à mon œuvre. Le professeur Tramier est un homme plein de science et de ressources. C’est un médecin. Il m’aidera à donner à mon peuple, par les méthodes que vous connaissez (oui, oui, ne protestez pas) et qu’il élargira, le sentiment de la justice et cette crainte de Dieu qui est le commencement de la sagesse, comme dit la grammaire grecque. Vous m’aiderez à amener le règne de Dieu sur cette terre, en m’aidant moi-même à y régner.

« Leminhac, mon cher maître, qui êtes doué d’une si belle faconde, je vous emploierai à la propagation de la foi et, d’autre part, vous pourrez, sur ce terrain vierge, vous livrer avec moi à de sérieuses expériences sociologiques. Il y a beaucoup à faire ici, en cette matière, et M. Durkheim n’aurait jamais rêvé une pareille félicité.

« Enfin, mon cher Helven, votre sensibilité d’artiste vous désigne pour un rôle à la fois délicat et sublime. Vous serez l’Instrument du Seigneur, le Serviteur de ses Vengeances et vous doserez à merveille, en y prenant un pieux plaisir, ces délectables supplices qui ouvrent aux âmes l’Éternelle Cité.

« Quant à Mme Erikow, permettez-moi de ne pas insister. Les voies de Dieu sont mystérieuses. Préparez-la à la grande tâche qui lui incombe. Salut à toi, fille de Jérusalem !

« Considérez maintenant votre nouvelle existence. Le Seigneur vous donnera des jours nombreux. Vous vivrez autour de moi, comme les rejetons d’un chêne majestueux, jusqu’au jour où…

« Allez, mes amis, soyez sages. Bonne nuit. Ne faites pas de mauvais rêves. »


Et l’Hindou rabattit sur le Maître la lourde portière ramagée de fleurs et d’oiseaux des Iles.

QUATRIÈME PARTIE
LA TRAVERSÉE S’ACHÈVE

CHAPITRE XXII
Où il est question de la concupiscence chez les personnes de couleur, de ses rapports avec l’odorat et aussi d’un passage secret et d’une porte de fer.

Le Cormoran avait bien levé l’ancre. Qu’il se dirigeât ou non vers Sumatra, comme le prétendait Van den Brooks, c’est là une question à laquelle, seul, le capitaine Halifax pourrait répondre et, pour le moment, le voici dans sa cabine, en chandail de laine bleue, la joue gonflée d’une chique. Halifax-le-Borgne prend ses aises, maintenant qu’il n’a plus à son bord « ces bougres de terriens » et qu’il est seul avec le ciel, la mer, son bon navire et quelques coquins dont l’eau salée est l’élément naturel. « Où va le Cormoran, capitaine ? » Le capitaine n’a cure de nous répondre et il mastique une savoureuse tranche de tabac. Ce n’est pas Halifax qui vendra son maître.

On frappe à la porte — deux coups secs.

— Entrez, bosseman, qu’y a-t-il ?

— Il manque un homme à l’appel, capitaine.

— Lequel ?

— Tommy Hogshead. Le gaillard a filé cette nuit. Il est parti sur un canot du bord, emportant un tonnelet de rhum, des biscuits et quelques boîtes de conserves.

— A dieu vat, dit philosophiquement Halifax. Il n’ira pas loin. Et ce n’est pas une grande perte que nous faisons là. Merci, bosseman.

Et il fait passer sa chique de la joue droite à la joue gauche, soufflant à une distance honorable pour un capitaine au long cours un jet de salive noire.


Il y a sur les bords de l’île Van den Brooks une petite crique où les crabes abondent. Il y en a de toutes les tailles et les matelots en sont friands. Mais ne croyez pas un instant que Tommy Hogshead ait amarré son canot chargé de provisions dans cette anse à crustacés pour se livrer au plaisir innocent de la pêche. Vous vous feriez de cet enfant des forêts africaines une image idyllique dans le goût de Bernardin de Saint-Pierre, mais peu conforme au goût d’aujourd’hui : ce dernier aime qu’on lui peigne la vie et les hommes en noir plutôt qu’en rose. En l’espèce d’ailleurs le noir est de rigueur, car non seulement Tommy est de peau fort sombre, mais il roule dans son esprit des desseins plus sombres encore. Il faut un traître dans toute histoire et ce rôle lui est dévolu. Il cède à la fatalité. Plaignons-le, mais ne quittons pas des yeux sa haute silhouette qui se profile en coulée d’encre sur les rochers de la crique, à la nuit tombante. Que cherche-t-il avec tant de persévérance ? Il passe agilement d’un rocher à l’autre, entre dans l’eau jusqu’à mi-jambe, explore toutes les fissures de la falaise. Le voici qui se courbe, se courbe et disparaît.

Tommy Hogshead a trouvé quelque chose et ce quelque chose est probablement ce qu’il cherchait. Dans une anfractuosité de la falaise s’ouvre une sorte de galerie naturelle dont l’étroit accès est barré par une épaisse grille de fer. Le nègre caresse amoureusement les barreaux, éprouve la serrure ; mais cette herse digne d’une Bastille ne lui paraît pas sans doute un obstacle bien sérieux, car il sourit de tout son ivoire. La nuit vient. Tommy juge sans doute que sa journée a été suffisamment remplie ; après une cordiale accolade au tonnelet de rhum, il s’étend au fond de son canot et regarde, de cette couche oscillante, les étoiles se lever sur le Pacifique.

Sous cette latitude ou sous une autre, les étoiles ont gardé le magique pouvoir d’amollir les cœurs les plus endurcis. Le nègre n’est pas insensible à l’influence des astres, car le sommeil ne voile pas ses prunelles de porcelaine. Ce farouche fils de Cham est dévoré d’une passion que, lecteurs impénitents de Georges Ohnet, vous croyez appartenir en propre aux membres du Jockey, aux officiers de cavalerie et aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Tommy Hogshead est amoureux et, s’il a quitté son bord, s’il s’est caché dans l’Anse aux Crabes, c’est pour suivre la piste de Marie, pour flairer son parfum, pour tenter peut-être un coup d’audace. Il n’est pas sans connaître l’existence d’une certaine galerie qui, de la falaise, aboutit à l’intérieur même du palais de son maître. Et ce qu’il vient d’éprouver de son poing, pareil à une massue d’ébène, c’est la qualité des barreaux et la force de la serrure qui défendent l’accès du secret passage.


La Vénus nègre doit s’attacher à sa proie avec un acharnement tout spécial, car Tommy ne ferma pas l’œil. Lorsque la nuit fut avancée, il grimpa le long des rochers et gagna une éminence d’où il pouvait apercevoir, entre les arbres, la maison de Van den Brooks. Une lueur tremblait encore à quelques fenêtres. Elle s’éteignit au bout de quelques minutes : le nègre redescendit alors dans la crique. L’ombre épaisse des rochers et de l’eau ne le gênait nullement et il retrouva sans hésitation l’ouverture de la galerie.

Celle-ci était fort basse : un homme de la taille du nègre n’y pouvait pénétrer qu’à plat ventre : de plus, elle s’ouvrait à fleur d’eau et devait être impraticable par les gros temps. Une mousse verdâtre engluait ses bords. La grille était fixée au roc, d’un côté par deux gonds, de l’autre par une serrure. Tommy empoigna les barreaux et pesa lourdement. De l’eau jusqu’aux jarrets, arc-bouté sur un bloc de granit, les muscles de ses bras et de ses cuisses tendus comme des câbles d’acier, immobile dans son ahan, il semblait la statue obscure de la Force. Quelques secondes, et le pêne se tordit lentement. La grille céda. Elle s’ouvrait en dedans.

Rampant sur les lichens gluants, le nègre s’avança dans la galerie. Quelques mètres plus loin, le couloir s’élargissait. Il put se redresser. Les ténèbres étaient opaques, mais, en tâtant les parois, il remonta la pente. Il passa devant la crypte où Van den Brooks avait enfoui les joyaux de la Graciosa et refit, sans le savoir, le chemin suivi, quelques jours auparavant, par la dame de ses pensées.

L’odeur de la Russe chatouillait si fort les narines du nègre, — car, chacun le sait, l’amour chez les animaux et les sauvages est déterminé par l’odorat — qu’il accomplit rapidement, et presque sans tâtonner, la montée d’un escalier fort raide, dans une obscurité de tombeau. Hélas ! il n’était pas au bout de ses peines. Une surface lisse et glacée s’offrit à ses paumes. Il devina une porte de métal ; mais il eut beau chercher, il ne rencontra ni serrure, ni poignée, ni la moindre prise. Il haletait, baigné de sueur, frissonnant dans l’humidité visqueuse de ce boyau. Devant lui, un obstacle sur lequel la pesée formidable de son échine ne pouvait rien. Sa force restait vaine ; son cerveau obtus n’avait pas prévu l’issue fatale de cette aventure. Dans les ténèbres de sa pensée, une angoisse bougeait comme une larve. Il demeurait, accroupi devant le seuil triplement scellé, songeant à celle qui, là, tout près de lui, offrait sa blancheur odorante aux caresses du lit. Un gémissement rauque s’échappa de sa gorge.

Il y eut un souffle, un glissement, un rais pâle de lumière.

Tommy n’eut que le temps de se laisser rouler le long de l’escalier, au pied duquel il trouva un refuge dans une excavation du roc.

La porte de fer s’était ouverte.

CHAPITRE XXIII
Le calme précurseur.

« The huge and thoughtful night. »

Whitman.

Leminhac, délégué à cet effet, donna à Marie Erikow un aperçu des projets nourris par M. Van den Brooks au sujet de ses hôtes et de la part de collaboration qu’il leur réservait dans sa grande œuvre. Un aperçu seulement, car il omit de transmettre le salut du Maître de l’Ile à la fille de Jérusalem, craignant d’apporter un trouble trop vif dans l’esprit de la Russe. Celle-ci, d’ailleurs, se comporta vaillamment.

— Croyez-vous, dit-elle, que ce fou nous menace de quelque danger ?

— Il faut s’attendre à tout, dit Leminhac, mais jusqu’ici, il n’y a point péril en cette demeure.

— S’il en est ainsi, reprit la Russe avec un sang-froid que bien des stratèges lui eussent envié, il faut aviser au plus tôt à quitter l’île.

— Cela ne me paraît point aisé, hélas ! murmura l’avocat. Nous allons tenir conseil.

Mais Van den Brooks ne leur en laissa point le loisir. Il se montra ce jour-là d’un empressement sans pareil autour de ses hôtes bien-aimés. Il les couvait du regard, leur souriait en coulisse et se livrait enfin au charmant manège du chat avec la souris, manège qui paraissait fort bien convenir à sa nature. Marie Erikow ne pouvait s’empêcher de l’admirer et inconsciemment se retrouvait en lui. Le professeur marquait une réserve orgueilleuse et prenait l’attitude du stoïque accablé par le destin. Leminhac, lui, ne parvenait pas à dissimuler quelque mélancolie. Quant à Helven, il se gardait bien d’affecter une bonhomie qui eût donné long à penser à ce finaud de marchand, mais montrait suffisamment de bonne humeur pour qu’on pût le croire résigné à son nouveau sort.

— Vous me permettrez, dit-il affablement à Van den Brooks, d’user et d’abuser de votre bibliothèque. Vous avez là mille ouvrages rares que je désire lire depuis fort longtemps. Les loisirs que vous m’offrez dans votre île me paraîtront enchanteurs, si mon esprit y peut goûter tant de délectables aliments.

— Mon cher ami, dit le Maître de l’Ile, tous ces volumes sont à vous. Je ne suis pas fâché que vous consacriez à la lecture une grande partie de vos heures libres. Étant donné l’emploi que je vous réserve, certains ouvrages vous seront utiles, bien plus, nécessaires. Même s’ils vous semblent arides, je vous conseille fort le Traité d’anatomie de Poirier et un travail fort curieux d’un savant chinois, traduit par votre serviteur lui-même, touchant l’Art de disséquer à vif.

— Dès aujourd’hui, dit énergiquement Helven, je me mettrai à l’ouvrage.

Et, de fait, il demeura seul dans la bibliothèque tout le temps que Marie consacra à une violente migraine, Tramier à son herbier et Leminhac à un écarté avec le marchand.

Le peintre ne resta pas oisif.


Vers le soir, Van den Brooks eut la bonne grâce de se retirer et les quatre voyageurs se retrouvèrent dans le boqueteau au-dessus de la plage.

— Quelle sinistre aventure ! commença le professeur qui jouait volontiers le rôle du chœur dans la tragédie antique.

— Permettez, dit Helven. Il ne faut nous en prendre qu’à nous-mêmes et le mieux est de ne songer qu’aux décisions immédiates.

— Oui, fit Marie. Il faut nous sauver.

— Songez, reprit le peintre, que nous sommes gardés. La nuit dernière, j’ai voulu mettre le nez dehors, à titre d’expérience, mais quelques ombres de mauvais augure m’ont détourné de pousser plus loin que le seuil. Il est impossible de passer par les portes ou les fenêtres. Nous recevrions des coups de fusil…

Il s’interrompit :

— J’ai cru entendre un craquement derrière ce buisson, dit-il. Nous sommes épiés.

Il baissa la voix :

— Je sais un moyen de sortir. En deux mots, voici : ce soir, on passera à la fumerie. Nous ferons semblant de fumer et Van den Brooks, qui m’a l’air de donner assez dans la drogue, sera bientôt hors d’état d’empêcher nos projets. Rendez-vous dans la bibliothèque, tous quatre. Je me charge du reste.

— Enfant, dit Leminhac. Sortir du palais, la belle affaire ! C’est sortir de l’île qu’il faut.

— Nous décrocherons une pirogue, repartit Helven, il y en a certainement sur le rivage.

— J’ai une idée, dit Marie, il y a un canot chargé de provisions, dans une petite crique à trois cents pas d’ici.

Elle décrivit l’endroit où elle avait aperçu le canot de Tommy, sans toutefois parler du nègre.

— Merveilleux ! éclata Helven. Si le canot est encore là, nous sommes sauvés, car j’ai comme une idée que cette crique… mais, motus ! Vous saurez cela assez tôt. Fiez-vous à moi.

— Et si le canot a un propriétaire, fit Leminhac, et si ce propriétaire ne consent pas à céder à nos honnêtes propositions…

— Alors, articula Helven, voici…

Et il sortit de sa poche un bowie-knife fort honorable.

— J’ai mieux que cela, dit en souriant Marie.

Et elle sortit de son sac à main un ravissant browning.

— Parfait, jugea le peintre. En attendant, M. Tramier va, sur vos indications, aller reconnaître si le canot est encore là. Il est moins aisément suspect qu’aucun d’entre nous.

Le professeur accepta, assura son binocle, et l’on vit sa petite silhouette noire diminuer sur la falaise. Comme on était loin de l’Académie, des Radiolaires et de Krafft-Ebing, sur cette île semée de volcans, exubérante de verdure, devant la splendeur déserte du Pacifique.

Le professeur songeait :

— Que suis-je allé faire dans cette galère… c’est-à-dire dans ce maudit yacht ? Que n’ai-je attendu un paquebot sûr et bourgeois ? Ce Van den Brooks est un huguenot opiomane, c’est-à-dire un fou de la plus dangereuse espèce. Qu’allons-nous devenir ?

Cependant, il aperçut le canot qui se balançait dans l’anse aux crabes. Par bonheur, Tommy n’était pas là.

— Ayons bon espoir, dit Helven, quand le professeur communiqua le résultat de sa reconnaissance. Je suis maintenant certain de mon plan. Nous aurons une passe difficile. Peut-être essuierons-nous quelques balles…

— Ils nous manqueront comme la sentinelle de Prague, fit héroïquement l’avocat.

— Et ce sera la liberté.

— Rentrons vite, dit le professeur. Van den Brooks serait sur ses gardes…

Et tout en regagnant la demeure massive sous les palmes — qui semblait maintenant une prison — le bon docteur songeait — perspective peu folâtre — au Radeau de la Méduse.

CHAPITRE XXIV
L’évasion.

Agli occhi miei ricomincio diletto
Tosto ch’i’ usci’ fuor dell’aura morta
Che m’avea contristati gli occhi e il petto.

Dante.

— Je suis lasse, dit Marie au dîner ; je demande au Seigneur de l’île la faveur de quelques pipes. L’opium seul me rend des forces.

— J’y consens d’autant plus volontiers, repartit l’aimable trafiquant, que moi-même je ne trouve de réconfort que dans la prière et dans la drogue. L’une va à Dieu et l’autre en vient.

— Je ne me suis pas bien trouvé de mon premier essai, fit Leminhac en minaudant.

— Vous essaierez de nouveau, insista Van den Brooks. On ne parvient pas du premier coup à la béatitude.

— Pour moi, dit le professeur, je veux bien tenter ce soir une bouffée.

— Bravo, mon cher maître — et le marchand lui frappa sur l’épaule. Il faut que, comme moi, vous cherchiez dans le calice du Pavot des conseils et des inspirations. C’est tout à fait indispensable à notre ministère.

Ils s’étendirent sur les nattes. Les pipes émirent leurs brèves volutes ; les lampes brasillèrent. De nouveau, le silence et l’ombre recouvrirent l’île, le palais, les fumeurs.

En vérité, l’heure était tragique. Van den Brooks, couché sous la clarté rouge d’une lampe, semblait le génie funeste de ces lieux. Étendu, il paraissait encore plus grand et sa barbe se déroulait comme un fleuve de feu, à la lueur haletante des veilleuses. Autour de lui, ses hôtes, ses victimes, s’allongeaient, feignant d’absorber la fumée, affectant une volupté que rongeait l’angoisse des minutes à venir. A tout bien peser, quelles chances avaient-ils d’échapper au monstre ? Aucune. S’ils déjouaient la surveillance des serviteurs, s’ils passaient même à travers les balles, quelle autre perspective que d’attendre sur une mer déserte, dévorés par la faim et la soif, un navire qui peut-être ne passerait jamais. La mort planait sur eux. Helven, le plus audacieux de tous et qui, parce que le plus jeune, avait le moins peur de mourir, sentit bouger en lui le trouble démon du désespoir.


C’est alors que la voix s’éleva — la voix qui l’autre soir avait parlé :

« L’opium est la route qui conduit à la mort, c’est le sentier baigné d’aromes qui descend vers les profondeurs. Trois esclaves à la peau noire, trois esclaves endormis gardent le seuil de mon palais ; l’enclos sacré est ceint de pavots ; le soleil de midi ne le frappe point ; mais, seuls, l’ont effleuré les rayons du couchant et les bleues écharpes de la lune. O mes amis, quand vous connaîtrez mon palais, vous n’élirez pas d’autre demeure.

« Que sont maintenant pour moi les tristes fils des vivants ? Que sont pour moi les fruits acides de la terre ? Que sont pour moi les voluptés des mortels, puisque je connais la joie de Dieu ? O mes amis, quand vous connaîtrez mes festins, le pain des hommes aura pour vous le goût des cendres.

« Voici que je dirige mes regards sur le chemin parcouru ; voici que je considère l’œuvre accomplie. Et l’amertume envahit mon cœur, comme la mer montante le sable des grèves. Car mon désir est tourné vers une autre contrée ; ma tête cherche d’autres ombrages et les palmes de cette terre ne sont pas une aile assez douce à la lassitude de ma vie.

« Dès l’aube de ma jeunesse, j’ai connu la force et la puissance et j’en ai usé pour la plus grande gloire du Très-Haut. Les hommes ont été entre mes mains comme les cymbales aux mains des Lévites et de leurs ossements choqués, j’ai fait jaillir la louange de l’Éternel. J’ai conduit mes frères et amis sur le seuil des terres promises et je les ai rejetés ensuite dans leur abjection, afin qu’ils ne blasphémassent point avec leur joie. J’ai semé la douleur et j’ai fait pousser le mal comme la plante robuste dans une terre grasse, parce que la douleur et le mal glorifient Dieu et qu’ils sont sa justification.

« Ma tâche est faite. La force de mes membres se tourne vers le repos. La mort s’ouvre devant moi comme la couche parfumée devant l’époux.

« Mes amis, vous pouvez m’en croire : il n’est volupté plus enivrante que celle de s’anéantir. Cette fumée qui baigne nos fronts n’est qu’un avant-goût des suprêmes délices.

« Et voici ce que je vous propose :

« Cherchons ensemble la mort la plus suave et le lit le plus moelleux. Écrivons sur le seuil de nos chambres ce mot : euthanasie. Qu’est-ce que le bain de Pétrone, l’eau empourprée de sang et de pétales de roses ? Qu’est-ce que le sommeil sous le mancenillier ? Il nous faut trouver autre chose. La science séculaire et notre propre divination nous aideront à cette découverte.

« Peut-être parviendrons-nous à franchir ce terrible fossé sur un pont de cristal ! Peut-être nous évanouirons-nous dans l’éther de quelque nuit laiteuse, comme, un soir de fête, s’évanouit l’écho d’une musique dans les bosquets, parmi les danseurs et les musiciens !

« O mes amis, cherchons à mourir ensemble de la plus belle des morts. »


La voix expira lentement.

— Voire ! pensa Leminhac. Je n’ai nulle envie de pratiquer ces macabres artifices.

Il se tourna et vit la place d’Helven déserte.

— C’est l’heure, murmura-t-il.

Le Maître de l’Ile reposait dans les ténèbres.


A pas de feutre, Marie, puis Leminhac, puis le professeur qui semblait fort ému et dont le binocle glissait à tout instant, se retrouvèrent dans la bibliothèque. La nuit était fort claire et la pièce, plongée dans une légère pénombre.

Helven, debout devant un rayon, déplaça le « Vathek » de Beckford. Un bruit se fit entendre, puis la porte secrète tourna.

D’un signe, Helven entraîna les autres derrière lui. Marie Erikow passa la dernière, attardée à retirer de son sac, non point le conseiller des grâces, mais un fort bon donneur d’avis à sept cartouches.

Leminhac fit jouer sa lampe électrique. L’escalier apparut. Ils descendirent. Leurs pas semblaient faire rouler des tonnerres. Ils serraient les dents et retenaient leurs souffles.

Parvenus au bas de l’escalier, ils s’engagèrent dans le couloir, assez large à son entrée. Le sol humide glissait. Leminhac n’allumait pas sa lampe de crainte qu’un rayon ne fût aperçu à travers quelque fissure du rocher.

Marie Erikow était prête à tout événement. Elle se sentait lucide et un peu grisée par le danger. On vit double, lorsque la mort vous guette.

Chose étrange, il lui parut que quelqu’un marchait derrière elle. Elle prêta l’oreille, tout en avançant. Aucun bruit suspect ne lui parvint. Mais c’était comme une présence, comme un souffle — quelque chose vivait dans l’ombre.

On arrivait au bout. Déjà les vagues détonnaient sur les parois rocheuses, d’une rumeur sourde et funèbre. Une fraîcheur salée mordit leurs lèvres. Le couloir se rétrécissait ; la route était fort basse. Il fallut se plier en deux.

Helven, qui marchait en tête, sursauta.

— Nous sommes perdus !

Devant lui, il aperçut un pan de nuit et quelques étoiles, le tout dans un orbe de roc strié de barreaux de fer.

— Une grille. Nous sommes perdus, perdus !

Leminhac, qui cheminait derrière lui, ne voyait rien.

Le passage était tellement étroit qu’Helven dut se mettre à quatre pattes. Il parvint ainsi à la grille. Il saisit les barreaux et tira à lui. La grille était ouverte.

Une onde d’espoir gonfla sa poitrine. Sur le rebord du rocher, il se redressa et sauta dans l’eau. Les autres le suivirent. Devant eux, le canot balançait sa forme sombre. Une vague les aspergea. Ils se hâtèrent.


Marie parvint la dernière à l’orifice, se traînant péniblement sur les genoux. Quand elle aperçut les étoiles et l’eau mouvante devant elle, elle rendit grâces à Dieu. Mais un souffle rauque la fit retourner. Cette fois-ci, ce n’était pas une illusion. Elle vit dans les ténèbres du boyau luire les yeux blancs qui avaient hanté ses songes.

— Le nègre !

La brute couchée tout de son long sur les lichens humides rampait vers elle. Déjà sa lourde main se tendait pour la saisir. On eût dit d’un reptile monstrueux, la bouche entr’ouverte sur l’éclair livide des dents.

Elle bondit. La nuit la happa. Elle était sauve.

Se retournant brusquement, elle tira la grille vers elle au moment précis où Tommy Hogshead empoignait les barreaux.

La tête hideuse du nègre ricanait derrière cette cage.

— Tant pis pour lui, pensa-t-elle.

Sa main ne trembla pas.

Un claquement sec. Un peu de cervelle éclaboussa le roc. La tête s’affaissa sur les barres, les yeux demeurèrent fixes et blancs, ouverts sur l’immensité.

Marie sauta dans la barque.

Ils étaient saufs.

CHAPITRE XXV
Où réapparaît certain navire.

« Je vais accompagner Miss Rooseway qui quête
Fort gentiment pour les familles des marins
Naufragés. Oh ! qu’une valse lente, ses reins
A mon bras droit, je l’entraîne sans violence
Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens. »

Henri J.-M. Levey.

Helven et Leminhac saisirent les avirons. L’avocat faisait de son mieux. Quant au peintre, les régates sut la Tamise l’avaient depuis longtemps préparé à son rôle. Le canot était léger. En quelques minutes, on fut hors de la crique et le large apparut. Au-dessus de leurs têtes, le ciel pâlissait déjà ; la nuit se frangeait de pourpre, comme un rideau de théâtre qui, près de se soulever, laisse passer un rais de lumière ; les houles dans cette pénombre de genèse semblaient rouler des flots de naphte, visqueux et noirs. Les fugitifs ne purent réprimer au fond d’eux-mêmes une secrète terreur.

— Qu’avez-vous fait ? demanda Helven à Marie. Vous avez tiré ?

— On nous poursuivait, répondit la Russe.

— Qui ?

— Je ne sais. Une ombre. J’ai eu peur.

— Vous pouviez nous perdre.

Marie ne répondit pas.

— Je pense, dit le professeur, que le bruit de la mer sur les rochers a assourdi la détonation, car personne ne semble s’être aperçu de notre départ.

En effet, rien ne bougeait sur la crête des falaises. Pas une lueur, pas un coup de feu. Leur fuite n’avait pas été surprise. On ne s’en apercevrait qu’au jour. Il fallait donc voguer à force de rames, car, sans nul doute, Van den Brooks voudrait rattraper ses hôtes.

— Heureusement, soliloqua le professeur, dont la tâche était d’écoper le fond du canot, heureusement que le marchand de cotonnades est, à cette heure, abruti par la drogue. Il rêve sans doute à ses méthodes d’évangélisation et se réjouit à l’idée de nous avoir pour acolytes.

Marie était plongée dans une profonde rêverie. Parfois, dans la blafarde lueur de l’aube, elle regardait ses mains, avec des réminiscences de Macbeth : « Tous les parfums de l’Arabie… ». Mais c’était avant tout littérature et bonne éducation, car elle aurait eu beaucoup plus de répugnance d’abord et de remords ensuite à abattre un de ses lévriers qu’elle n’en avait éprouvé à faire sauter la pauvre cervelle d’un nègre. Elle avait visé froidement la grosse lune noire, comme on vise, dans les foires, l’œuf qui sautille au bout d’un jet d’eau.

— J’ai tué un homme, pensait la petite fille bien élevée.

— Ce n’était qu’un nègre, commentait Mme Erikow.

Et tout s’était si vite passé et la nuit était si obscure qu’il ne lui restait déjà plus qu’un souvenir très vague de son meurtre, aussi vague que l’image d’un noyé qui coula lentement, par une nuit pareille, tendant vers le ciel un poing crispé, étoilé d’un petit cercle d’or…

Si Marie eût philosophé — mais elle se contentait d’être dans la vie un admirable philosophe pratique — elle eût sans doute déduit de sa propre observation que la vertu est en bonne part affaire d’imagination ; que l’on a baptisé bien à tort « folle du logis » cette charmante fée grâce à laquelle il peut y avoir quelque pitié sur cette terre et que si les arides méninges des hommes d’État contenaient quelques microns de cet ellébore, ils répugneraient vraisemblablement à déchaîner la folie et les passions des hommes ; pour tout dire, qu’avec un grain d’imagination, il n’y aurait ni guerres, ni aucun des fléaux qui en découlent et que, sur notre croûte terrestre, moisissure du Cosmos, pousseraient enfin quelques fleurs…

Mais aucun des passagers de ce frêle esquif, que les vagues soulèvent et balancent comme un hochet, n’est disposé à égarer son esprit dans ces hautes sphères de la spéculation. En quoi ils ont grandement raison et rien ne sert de divaguer. Passe encore, les pieds au feu, sur un bon fauteuil de cuir, une vieille fine à son chevet, une pipe odorante à la bouche, en écoutant la pluie ruisseler sur les vitres et le vent balayer les avenues désertes ! Mais, foin de ces balivernes lorsqu’on est de pauvres diables menacés de la male mort, et que seules trois planches de sapin goudronné vous empêchent d’aller éclairer votre lanterne aux vessies de lampadophores, par cent brasses de profondeur.

Les heures passent. Le han des rameurs scande les minutes. De gros nuages glissent très bas, emportés par une forte brise. Des faisceaux de safran jaillissent entre leurs îles d’encre. Un rayon frappe la mer, comme une lance le bouclier adverse. C’est l’aurore. Déjà la terre de Van den Brooks, la terre du Dieu s’efface. Elle n’est plus qu’un point sombre, plus rien…

Helven laisse tomber ses rames.

— Sauvés !

Marie le regarde. Il est beau, la chemise ouverte sur la poitrine très blanche, le front brillant de sueur, cet athlète pensif. Marie a une folle envie de baiser ses lèvres, son cou nu, de se jeter à ses pieds. Un instant, elle oublie le canot, la mer déserte ; elle oublie qu’ils ne sont plus qu’une misérable épave à la merci des flots, à la merci de la faim…

La voix de l’avocat la rappelle à la réalité.

— Sauvés ? Je ne veux pas faire l’oiseau de mauvais augure, mais si personne ne vient nous repêcher, nous tirerons à la courte paille « pour savoir qui… qui sera mangé, ohé, ohé ».

— Évidemment, tout comme dans la chanson, grogne le professeur que cette perspective assombrit.

— Mais il y a des provisions, crie Marie joyeusement : je fais l’inventaire.

Pauvre Tommy Hogshead ! Les crabes fouillent déjà de leurs pinces les orbites où roulaient tes yeux blancs. Et voici que la Belle des Belles ouvre les boîtes de conserves soigneusement volées par ton astuce. Que dirait le fol d’Elseneur ?

— Un tonnelet de rhum. Fort entamé, en vérité. Il reste environ deux litres. Jamais nous ne boirons tout cela.

Et elle rit.

— Trois boîtes de corned-beef ; petites, ces boîtes — deux boîtes de sardines — une vingtaine de biscuits et… et… c’est tout !

— De quoi vivre trois jours, dit Helven, en nous rationnant.

— Et si, dans trois jours, nous sommes encore là, nous n’aurons d’autre ressource que la courte paille, insiste Leminhac qui manifeste des velléités anthropophagiques, heureusement rares chez les membres du barreau français.

— Bah ! fait Helven, placide, avec votre dévouement, nous patienterons bien trois jours de plus : vous êtes gras.

Jusqu’ici, la gravité de la situation n’accable aucun des fugitifs. Peut-être manquent-ils tous de cette « folle du logis » dont l’absence, en pareil cas, est appréciable.

Mais voici que la voix timide, angoissée du professeur pose une question — et cette question est terrible :

— De l’eau ? Y a-t-il de l’eau pour boire ?

Il n’y a pas d’eau. Aucun de ces fous n’a songé à l’épouvantable supplice qui les attend : la soif.

Au-dessus d’eux, un ciel qui verse déjà son implacable lumière sur l’eau plus étincelante qu’un miroir, autour d’eux la mer : des houles aux longs plis déferlent, pareilles à de lourdes robes, se poursuivant sans s’atteindre, d’un rythme éternel. Et l’air salé déjà dessèche leurs gorges.

L’alcool. Ils n’ont que de l’alcool.

Helven prend sa tête entre ses mains.

— J’ai été fou — fou. Pardonnez-moi de vous avoir entraînés dans cette aventure…

— Nous sommes tous responsables de notre infortune, dit le professeur. Et je suis le plus coupable de tous, parce que le plus vieux. Nous avons agi comme des enfants.

— Nous sommes partis comme pour une promenade, dit l’avocat, et comme si l’on attendait un navire sur l’océan comme un omnibus sur le boulevard.

— Ce Van den Brooks m’a fait peur, je l’avoue, confessa Tramier. Et la peur m’a enlevé toute prévoyance.

— Il faut agir, reprit énergiquement Helven.

Il tira de sa poche une boussole, s’orienta.

— Il faut voguer vers le sud, si nous voulons trouver un navire. Mais nous avons de fortes chances, dans ces parages, de rencontrer une île qui n’aura pas un aliéné pour propriétaire. L’île Van den Brooks n’est pas isolée : elle fait partie d’un archipel. Nous aurons bien de la malchance si, en voguant dans la direction qui doit être celle des Marquises, étant donnée la route suivie par le Cormoran, nous ne trouvons pas une aiguade et un poste quelconque.

— Après tout, dit l’avocat, le Pacifique est assez bien fréquenté et nous ne sommes plus au temps de la Méduse.

— Folie, repartit le professeur, folie pure. Et la soif, y pensez-vous ? Et les courants ? Pas une voile même pour nous aider. Nous mourrons de fatigue, d’épuisement, de faim, du scorbut…

Marie Erikow ne parlait pas. Elle regardait au loin, les yeux vides.

— Il faut tenter la chance, reprit Helven, ou revenir chez M. Van den Brooks. Il n’y a pas de milieu. Choisissez.

— Je ne veux pas revenir, dit alors Marie. J’aime mieux mourir. Revenez, si le cœur vous en dit : je me jette à l’eau tout de suite.

— Aux voix, ordonna Helven. Je suis pour tenter la chance.

— Pas moi, gémit faiblement le docteur.

— Ni moi non plus, murmura Leminhac.

— Oh ! fit Marie Erikow avec mépris.

— Pardon, reprit l’avocat, confus, pardon, je suis pour tenter un peu la chance. On verra après, ajouta-t-il entre ses dents…

— A Dieu vat, fit l’Anglais. Je prends le commandement du bord. Madame Erikow tiendra la barre. Nous trois, nous ramerons. Deux seront aux avirons, pendant que le troisième se reposera. Je vais faire le point. Si le temps ne se gâte pas, nous pourrons avancer et ne pas trop dériver. Il faut nous rapprocher de la ligne suivie par les vapeurs. Nous en sommes encore à quelques milles. Le canot est bon. Il n’embarque pas trop. En route !

Le professeur courbait la tête, comprenant l’irrémédiable vanité de l’entreprise. Il se mit cependant avec courage aux avirons et fit ce que lui permettaient ses forces.


Vers la fin du jour, la soif commença.

Il y a toute une littérature des naufrages, depuis Homère jusqu’à Hector Malot, en passant par le récit palpitant du radeau de la Méduse. Je renvoie donc mes lecteurs aux bons ouvrages qui rapportent fidèlement les angoisses des malheureux perdus en mer, leurs tribulations, leurs souffrances et la manière d’accommoder les restes de ses compagnons d’infortune. En ce qui concerne particulièrement les sensations pénibles causées par la soif, je conseille aux amateurs la Ballade du vieux Marin, de Coleridge, qui est un texte fort documenté.

A la nuit tombante, on se partagea huit sardines, quatre biscuits, et chacun but deux doigts de rhum. Mais les fugitifs n’avaient pas avalé leur dernière bouchée que le feu des salaisons et de l’alcool rongeait leur palais. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait osé se plaindre. Leminhac n’y tint plus :

— Je meurs, gémit-il. J’ai trop…

— Chut, dit Helven. Ne prononcez pas ce mot.

Sa voix était rauque.

Une à une, les étoiles surgirent, et leur cortège s’élevait lentement, comme une Panathénée d’astres. Leur ascension dans le firmament de plus en plus sombre eût ravi l’âme de Pythagore, mais plongea les malheureux dans une désolation infinie.

Le supplice du mirage s’ajouta à celui de la soif. Ils songèrent aux nuits du Cormoran. Ils revirent — et leurs entrailles se contractèrent — les sorbets neigeux, les hauts verres où tremblait l’or pâle du whisky, les chalumeaux aspirant le jus glacé des citrons et des oranges. Leurs gosiers s’enflammèrent à cette image intolérable.

— C’est atroce, atroce, murmura Marie. J’aime mieux mourir.

— J’aime mieux revenir, gémit honteusement Leminhac ; j’aime mieux être évangéliste chez le marchand de cotonnades.

Le professeur prit la parole. Il était épuisé de fatigue, ses traits étaient tirés, son visage semblait blafard dans l’ombre claire de la nuit tropicale.

— Ne persévérons pas, dit-il, dans un dessein aussi insensé. Nous périrons sans nul doute. La mort n’est rien ; mais l’agonie sera terrible. Nous ne sommes pas encore assez éloignés de l’île que nous ne puissions la retrouver. Van den Brooks fera de nous ce qu’il lui plaira et peut-être sera-t-il ému de notre détresse. D’après mes observations, c’est un fou, mais un fou intermittent. Il a des intervalles, parfois assez longs, de lucidité. Si nous tombons sur un bon moment, nous sommes sauvés. Il nous rembarquera peut-être.

— Soit, dit Helven. Quel que soit l’arbitraire de M. Van den Brooks, le retour vaut mieux que cette agonie. Mais qu’en pense Madame Erikow ?

— Je pense, dit-elle, que je donnerais ma fortune et ma vie à qui m’apporterait un verre d’eau.

— Nous allons alors, reprit Helven, mettre le cap sur l’île funeste.

— Faites, ajouta Marie. Si ce marchand est trop odieux, j’ai la liberté dans mon sac.


La décision prise, ils n’eurent qu’une hâte : retrouver l’île où murmuraient des sources. L’image des eaux vives leur faisait oublier l’évangile de Van den Brooks, les mutilés et même le mufle rose de la lèpre.

Ils dépensèrent ce qui leur restait de forces à ramer toute la nuit. Helven prétendait s’orienter sur les étoiles. Marie Erikow prit la place du professeur qui s’affaissait à demi-mort sur les avirons. Cette nuit-là leur parut interminable. Ils ne l’oublièrent jamais.

— A l’aube, pensaient-ils, nous apercevrons la terre.

Mais à l’aube, l’étendue marine s’offrit à leurs yeux, dans la nudité de ses flots. L’horizon était vide ; le ciel, d’une immuable splendeur.

Helven frissonna.

— Je crains, murmura-t-il, que le courant ne nous ait fait dériver quelque peu.

— Alors, dit gravement le professeur, je vais écrire mes dernières volontés.

Il déchira une feuille de bloc et arma son stylographe.

— Celui de nous — et ce ne sera certainement pas moi — qui fermera les yeux le dernier, celui qui conservera encore quelque force, lorsque ses compagnons seront déjà dissipés dans le tourbillon des atomes, rassemblera ce qui lui restera de vie pour écrire nos noms infortunés, la date de notre perte, et confier ce triste document, soigneusement roulé dans ce récipient (il montra le tonnelet de rhum), à la mer qui sera notre tombeau.

Marie Erikow pleurait doucement.

— Quel dommage que nous n’ayons pas une bouteille, fit Leminhac. Ce serait tout à fait dans la tradition.

— Puisse notre exemple, ajouta le docteur, être de quelque utilité aux imprudents navigateurs !

Il griffonna quelques lignes, puis, stoïque comme Caton, s’enveloppa la tête de son mouchoir et s’étendit au fond de la barque.

Helven, avec la fureur du désespoir, se remit aux avirons. Son visage était fort pâle, mais une énergie suprême s’y peignait.

Marie l’admira, et plaça en lui tout son espoir. Leminhac, bien que fort épuisé, reprit courage et aida son compagnon…

Vers midi, les rameurs, dévorés par la soif, ruisselants de sueur, les mains ensanglantées, laissèrent retomber les lourds avirons. Les tolets gémirent, puis la barque tournoya sur la crête indolente des vagues.


Le soleil se couchait « dans des confitures de crimes », lorsqu’un panache de fumée voila légèrement le disque inspirateur de sonnets. Ce n’était qu’une bien mince fumée, mais elle parut à Marie Erikow, qui guettait un sauveur impossible, couchée à l’avant et semblable à une figure de proue, le signe même de la vie. Elle passa plusieurs fois la main sur ses yeux, craignant d’être victime de quelque abominable hallucination. Mais la traînée sombre s’allongeait maintenant sur la pourpre du ciel. Plus de doute. Un navire.

Elle poussa un cri.

Helven bondit, enjamba les corps de Leminhac et de Tramier qui ne bougeaient pas et hurla à son tour :

— Hurrah ! Un bâtiment.

Des larmes roulèrent de ses yeux. Leminhac se souleva, anxieux.

— Êtes-vous fou ?

— Fou vous-même. Regardez.

Marie Erikow dénoua son écharpe. Helven assujettit à une rame la longue mousseline blanche qui flotta sur la mer comme un pavillon de salut.

— Pourvu qu’ils nous voient, haletait l’avocat.

Le navire approchait. Il était maintenant impossible que, du bord, on n’aperçût point le canot.

Marie déchargea son browning, mais les sèches détonations s’amortirent dans le vent. Le professeur s’était redressé et semblait ne pas comprendre.

Bientôt les fugitifs distinguèrent l’arête fine d’un mât, l’étrave écumante du bateau.

Tous ensemble, ils hurlèrent :

— A nous, du bord ! A nous !

Helven agitait désespérément son aviron.

Le navire piquait droit sur eux. Ses bastingages de cuivre étincelaient.

Quelques minutes d’angoisse… et ils reconnurent le Cormoran.

Une haute silhouette se profilait au gaillard d’avant, détachée en noir d’encre sur la bande pourpre du crépuscule.

CHAPITRE XXVI
Le crépuscule d’un dieu.

« O grand astre, quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires…

« Voici. Je suis dégoûté de ma sagesse comme l’abeille qui a amassé trop de miel.

« J’ai besoin de mains qui se tendent…

« Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs comme tu fais le soir, quand tu vas derrière les mers, apportant ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse. »

Zarathustra.

Le capitaine Halifax dirigea les opérations — fort simples d’ailleurs — du repêchage. Les quatre infortunés furent hissés à bord, en assez piteuse posture. Le professeur semblait avoir perdu connaissance ; Leminhac, son col défait, les mains en sang, prononçait des paroles incohérentes. Marie Erikow se raidissait et, malgré son épuisement, ajustait d’une main hésitante les mèches blondes que les embruns avaient collées sur ses tempes. Quant à Helven, ruisselant d’eau, ses vêtements en désordre, il semblait un jeune captif, indomptable et farouche.

Appuyé au misaine, Van den Brooks suivait de ses lunettes vertes le défilé de ses victimes. Aucune parole ne sortit de sa barbe enflammée. On conduisit les fugitifs à leurs anciennes cabines où des soins leur furent prodigués et des rafraîchissements servis.


La chaleur brûlante du thé, un bon massage, ramenèrent le professeur à la vie. Quant aux autres, plus jeunes et plus vigoureux, il leur suffit d’absorber quelques grogs auxquels succédèrent de nombreux sandwichs, pour retrouver toutes leurs forces. Ils revoyaient les élégantes boiseries de palissandre, les meubles anglais, les fauteuils de cuir, et Marie Erikow constata sur sa table la présence des orchidées chères au Maître du Navire. Les heures d’angoisse qu’ils avaient vécues, la mort qui les avait effleurés de son aile — la plus affreuse des morts — jusqu’au souvenir de l’île, de la fumerie d’opium et des étranges discours de Van den Brooks, tout cela se fondait dans le bien-être de l’heure, de la chaleureuse circulation, de la vie revenue enfin.

L’espoir les baignait de ses effluves. Minutes exquises, où l’être connaît une nouvelle naissance et s’épanouit dans la tiédeur heureuse de la chair.

Helven bourra sa pipe d’un tabac sec, mis à sa portée dans un pot de Hollande, car les moindres détails du confort étaient prévus à bord du Cormoran. Il savoura avec délices les premières bouffées. Mais la rêverie n’étouffait pas chez lui le sens positif de sa race et il se prit à considérer la situation.

Van den Brooks demeurait une formidable énigme. N’allait-il pas se venger terriblement ? L’équipage du yacht était composé de forbans ; Halifax n’était qu’un instrument docile aux mains de son maître. De ce côté nul espoir de secours. Le marchand de cotonnades exerçait à son bord le droit de haute et basse justice. Quel scrupule pouvait l’empêcher de suspendre aux vergues de cacatois la dépouille mortelle de maître Leminhac, du professeur Tramier et de sir William Helven ? Cruauté inutile, sans doute. Mais Van den Brooks devait redouter les divulgations de ses hôtes, s’il les remettait en liberté. Cet homme avait sans doute un passé assez lourd pour vouloir éviter — au prix même d’un assassinat — des démêlés compromettants avec la justice. Les quatre voyageurs pouvaient l’accuser d’avoir séquestré leurs personnes, indiquer la situation de l’île, etc. En somme, tout devait décider le trafiquant — sinon à faire disparaître ses hôtes — du moins à les garder prisonniers, sans espoir de libération.

Revenu à la réalité, le peintre songeait avec angoisse qu’il eût peut-être mieux valu piquer une pleine eau dans cette mer phosphorescente qui, tant de fois, avait enchanté ses songes nocturnes.


On frappe. Helven tressaille.

— Monsieur Van den Brooks vous attend au salon, si vous vous sentez la force de vous y rendre.

C’était Halifax lui-même, rude et courtois à son ordinaire.

— Mieux vaut être fixé tout de suite, songea Helven.

Et bravement, il suivit le borgne.

Dans le salon, que leurs conversations et leurs rires avaient si souvent animé, les quatre passagers se trouvèrent réunis : le professeur, affalé sur un fauteuil ; Leminhac, assurant sa cravate doctrinaire ; Marie Erikow, dédaigneuse, une cigarette au coin des lèvres ; Helven, fixant hardiment Van den Brooks qui, debout dans l’ombre, lissait nonchalamment sa barbe.

Marie, ironique, rompit le silence.

— Un tribunal, dit-elle. Mais vous siégez seul, Monsieur ?

— Je suffirai à ma tâche, rassurez-vous, Madame, répondit le maître du navire. Mais, d’abord, comment vous trouvez-vous de cette petite fugue ?

— Je m’en trouverai fort bien, Monsieur, répondit la Russe, si je réussis à vous faire pendre.

— Oh ! les femmes, gémit intérieurement l’avocat. Elles n’en ratent jamais une. Si cela continue…

Et il tâta sa cravate, comme s’il craignait déjà qu’on ne changeât le beau ruban de soie pour un ruban plus grossier… de chanvre.

— C’est fort bien, reprit Van den Brooks. Soyez obligeant et voilà votre récompense. La leçon me servira. Je vous trouve en peine ; je vous prends à mon bord ; je vous y traite avec tous les égards possibles ; je vous fais visiter un des plus beaux coins de cette terre, je me montre pour vous l’hôte le plus attentif à vos moindres désirs. Et l’on me souhaite une potence ! Grand merci, Madame. Mais songez pour l’instant que vous êtes à mon bord et que, sur les trente-huit lurons qui composent mon équipage (il y en avait quarante, mais vous savez où sont les deux autres, peut-être ?), pas un ne lèvera le doigt pour vous soustraire à ma juste vengeance, s’il me convient de l’assouvir.

— Je m’en doute, répliqua la Russe. Ce sont des lâches, comme leur maître.

— Un peu de modération, Madame, intervint alors d’une voix faible le professeur. Nous sommes infiniment reconnaissants à M. Van den Brooks du service qu’il a voulu nous rendre et qui serait beaucoup plus grand s’il n’avait lui-même exagéré son amabilité, s’il nous avait conduits directement à Sydney. Mais M. Van den Brooks s’est montré pour nous, comme il le dit justement, le plus obligeant des hôtes. Le Cormoran fut pour nous le séjour le plus exquis…

— Et vous voulez le quitter ! soupira le marchand.

— Tout nous appelle sur notre vieux continent, fit mielleusement le professeur, qui se révélait diplomate. Tout, notre vie, nos affections, notre labeur. Comment nous arracher aux voix de nos épouses, de nos enfants, de nos amis ? Certes, la vie dans votre île embaumée, dans ce nouvel Éden, nous paraît une condition fort enviable. Mais hélas ! la raison nous oblige à renoncer à l’Age d’Or, à retrouver l’Age de l’acier, l’Age des Banknotes. Funeste nécessité ! Mais pouvons-nous nous y soustraire ?

— Vous le pouvez, dit Van den Brooks. Je l’ai fait.

— Mais non, hélas ! Mille fois non. Aucun de nous ne renoncera à ses ambitions, à sa fortune, à ses amours, à son foyer. Nous préférons une vie d’efforts, dans la fièvre de notre civilisation, aux loisirs fleuris que vous nous offrez. Nos goûts, malheureusement…

— Il s’agit bien de vos goûts, dit brutalement le marchand. Il s’agit de ma volonté et vous êtes dans ma main comme des fétus de paille. Je vous briserai, si cela me plaît. Vous n’êtes qu’une vieille baderne, mon cher professeur…

— Monsieur… fit Tramier étouffant.

— Silence, rugit le marchand. Vous avez assez bavardé. Moi seul ai le droit de parler ici.

— Vous n’avez pas le droit de nous insulter, répliqua Helven. Mme Erikow a raison. Vous êtes un lâche ; vous insultez les vieillards et les femmes.

— Excusez-moi, monsieur Helven, fit avec calme Van den Brooks, à la plus grande stupéfaction des passagers. Et vous, Madame, et vous aussi, monsieur Tramier. Je m’emporte. Soit. Je serai correct… allez… Je sais ce que j’ai à faire. Vous m’obligerez en rentrant dans vos cabines.


Le capitaine Halifax veilla à ce que chaque passager regagnât son logis. Les dîners furent servis dans les cabines. Helven voulut rejoindre l’avocat ; mais la porte était fermée d’un loquet extérieur. Il appela, vainement.

Il s’assit sur son lit et l’angoisse s’assit à son côté. Cette fois, il n’y avait plus de doute. Van den Brooks était un fou, mais un fou logique, prudent, soucieux de son intérêt. Cet intérêt exigeait que les gens qui pouvaient contrarier sa folie, l’empêcher de poursuivre ses desseins insensés, fussent mis hors d’état d’agir. Et c’en était fini !…

La voilà bien, l’Aventure !… Il songeait à sa maison paisible, dans ce coin d’Écosse où il était né, aux landes roses où le vent gémit si tristement les nuits d’hiver, d’une plainte que l’on n’oublie pas ; il revit les troncs brûlants dans la haute cheminée ; il sentit l’odeur des grogs au gingembre que préparait sa mère — une vieille dame si propre et les clés à la ceinture — et l’odeur des bruyères humides, les matins de chasse où l’on part, encore engourdi de sommeil, transi du brouillard d’octobre ; il entendit le hurlement des chiens et les mille rumeurs domestiques, il revécut sa jeunesse, comme on la revit parfois, toute résumée en quelques images, en quelques parfums…

Et le sommeil fut plus fort que le souvenir et que l’angoisse. Il s’endormit.

....... .......... ...

Il sursauta. La porte venait de s’ouvrir. Une pénombre blafarde coulait par le hublot.

— Venez, fit la voix d’Halifax. Dépêchons.

— Ça y est, pensa le jeune homme. M. Van den Brooks opère à la manière française… au petit jour…

Devant le marin, il ne voulut pas paraître couard, s’habilla soigneusement, et noua sa cravate comme s’il se rendait à une garden-party.

Halifax le précédait. Ils parvinrent sur le pont avant. Dans la clarté falote de l’aube, Helven distingua, rangé en bon ordre, l’équipage, comme le jour où l’on avait fustigé le nègre. La silhouette de Van den Brooks, tout à l’avant du vaisseau, dominait la mer et l’aube. Helven ne put voir son visage. Auprès de lui, l’Hindou, son serviteur. L’Anglais s’arrêta à quelques pas, et attendit. Les uns après les autres, Leminhac, Tramier et Mme Erikow arrivèrent, conduits par Halifax. Marie était fort pâle, elle serrait les lèvres ; son menton lourd rendait sa beauté plus saisissante et presque cruelle.

Van den Brooks ne se retourna pas.

Un silence de mort tombait du ciel où s’effaçaient les astres. Helven regarda une dernière fois, pâlissante, la Croix du Sud.


Alors Van den Brooks se retourna. Et les passagers ne le reconnurent plus. Sa grande barbe avait disparu. Ses yeux — ses yeux agrandis par la fièvre et la folie — luisaient, libres de tout verre. Son visage était beau, émacié, grave, mais hagard. Le voyant, ils comprirent.

— Le coup du Patriarche, parbleu ! songea Leminhac qui se rappela l’histoire de Sigismond Loch.


Mais, tourné vers l’Océan, Van den Brooks parla. La voix entendue dans la fumerie roula sur les flots :

« Ne craignez rien, étrangers. Je ne vous veux aucun mal. Vous ne m’avez pas compris.

« Ce que j’espérais trouver en vous, vous ne pouviez me le donner. La grandeur de mon rêve ne vous a pas séduits. Vous ne m’avez pas compris non plus, quand, des profondeurs de l’opium, j’ai laissé monter vers vous ma plainte de Dieu lassé. »

La voix s’éleva :

« Car Dieu, je le fus. La terre gémissante de mon île peut l’affirmer et mon peuple courbé sous ma verge peut le clamer à ces flots et à ces étoiles. Homme, j’ai refait la création à la mesure de Dieu. Et c’est pourquoi je me dis son égal. »


Il reprit plus bas, avec une lassitude voilée :

« Mais vous ne comprenez pas, et vous pensez que je suis fou. Une dernière fois, je veux mettre devant vous, ô inconnus, mon cœur, mon cœur saignant :

« Une soif d’amour implacable me poursuit : l’amour, l’amour des hommes, est une source dont le mirage hante mes nuits. Mais cette source, elle ne peut jaillir de mon cœur. Mon cœur est une roche aride : qui le frappera pour que les eaux vives s’en écoulent ?

« Quand je tenais entre mes mains la fragile destinée des hommes, quand leur voix suppliante déchirait mes oreilles, quand je les ployais, mutilés, sanglants, sous la malédiction du Seigneur, j’espérais qu’il naîtrait en moi cette indicible douceur : la pitié.

« Si j’ai prodigué le martyre, si j’ai fait couler le sang, comme un vin dans un festin de noces, ce n’est pas pour une vaine jouissance, mais bien pour moissonner les épis attendus. Hélas, ils n’ont point germé. J’espérais que les tortures infligées à mes victimes m’attendriraient et me forceraient de les aimer : il n’en fut rien.

« Un Dieu sans amour est un Dieu sans joie : je renonce à la Divinité.

« Je rentre parmi les hommes. J’abandonne mon peuple. J’ai appelé dans mon île quelques hommes pieux : des missionnaires protestants. Hélas ! je crains que, bien vite, ne vivant plus dans une sainte terreur, mon peuple ne perde la foi…

« Mais je ne puis plus. Peut-être deviendrai-je mineur ou docker ; peut-être, ouvrier plombier. Je ne sais. Je veux être le plus humble des hommes, après avoir été leur Dieu.

« Et voici le signe de mon renoncement. »

Comme il disait ces mots, l’Hindou s’écarta, découvrant le coffre des joyaux engloutis.

Van den Brooks souleva le couvercle. Il retira une émeraude d’une fort belle eau et la tendit à Marie.

— Acceptez-la, Madame, en souvenir du Dieu qui n’est plus.

Puis, à brassées frénétiques, il rejeta dans la mer les trésors qu’il y avait puisés. Topazes, rubis, émeraudes, améthystes, tombaient en pluie de feu sur les eaux calmes, trouaient la soie grise d’une mer aurorale.

La voix s’éleva encore et l’on entendit ces mots :

« Tria sunt insatiabilia : mare, infernum et vulva. »

Le sacrifice accompli, Van den Brooks fit signe aux passagers et à l’équipage de se retirer. Il resta seul, courbé sur la mer…

[Musique]

Wagner

ÉPILOGUE

Les quatre voyageurs prirent place dans un canot et Halifax, qui les accompagnait, leur montra dans le brouillard un rivage où luisaient quelques maisons peintes à la chaux.

— Voici, dit-il, un poste européen : des Portugais, je crois. Vous trouverez là une hospitalité suffisante et tous les renseignements nécessaires pour votre route.

Le canot aborda au pied de rochers que longeait un banc de sable. Halifax descendit à terre ; puis, clignant de son œil unique, comme s’il s’agissait d’une excellente plaisanterie :

— Bon voyage ! cria-t-il à ses anciens passagers.

Et il sauta dans la barque, qui s’éloigna à force de rames.

Inquiets, Helven et Leminhac prirent les devants et s’en furent frapper à une des maisons. L’aspect crasseux et débonnaire d’un douanier portugais les rassura. Ils n’osèrent s’enquérir du lieu où ils étaient, craignant de passer pour fous, mais ils réclamèrent un abri.

Marie Erikow était restée en arrière, au bras du professeur. Tous deux demeuraient silencieux. Soudain, la jeune femme lâcha le bras de Tramier et, à toutes jambes, courut le long du rivage. Elle agitait désespérément son écharpe, comme pour appeler le canot, déjà à demi happé par la brume. Tramier, qui à la vérité était un peu sourd, crut entendre un cri et courut derrière elle. Mais Leminhac, de loin, avait aperçu la fugitive ; il fut plus prompt.

Dans un accès de désespoir qui paraissait atroce, la Russe s’était jetée sur le sable. L’avocat s’approcha d’elle, souleva doucement le visage où roulaient de grosses larmes.

— Qu’est-ce donc ? murmura-t-il. Le regretteriez-vous ?

— Oh ! gémit Marie Erikow, entre deux sanglots, j’ai perdu mon émeraude.

Et elle ajouta, tout bas, déjà consolée, souriante :

— Mais vous êtes bon, vous, je le savais…


Le Cormoran avait disparu.

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre  I. — L’homme aux lunettes vertes
1
— 
II.
— Le « Cormoran » lève l’ancre
22
— 
III.
— Un étrange navire, un étrange équipage
34
— 
IV.
— Où Van den Brooks se présente. — Histoire d’un riche
46
— 
V.
— Où Van den Brooks parle en maître
68
— 
VI.
— Le récit du docteur. — Le cahier de maroquin rouge
77
— 
VII.
— Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième larron et un nègre sentimental
98
— 
VIII.
— La mystique de Van den Brooks
104
— 
IX.
— Où Van den Brooks parle belles-lettres. — Histoire des jeunes gens de Mindanao
114
— 
X.
— L’incantation. — Un entretien sur le péché
124
— 
XI.
— L’esclave du Brésil
139
— 
XII.
— Une histoire de chat à neuf queues
144
— 
XIII.
— L’esprit nocturne
151
— 
XIV.
— Le docteur termine son récit
162
— 
XV.
— Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses dépens la fragilité féminine
177
— 
XVI.
— Les rancunes de Tommy Hogshead
188
— 
XVII.
— Le cri de la vigie
195
— 
XVIII.
— L’île Van den Brooks
208
— 
XIX.
— Les joyaux engloutis
219
— 
XX.
— L’homme qui voulut être Dieu
231
— 
XXI.
— Où Van den Brooks se découvre
242
— 
XXII.
— Où il est question de la concupiscence chez les personnes de couleur, de ses rapports avec l’odorat et aussi d’un passage secret et d’une porte de fer
255
— 
XXIII.
— Le calme précurseur
261
— 
XXIV.
— L’évasion
266
— 
XXV.
— Où réapparaît certain navire
273
— 
XXVI.
— Le crépuscule d’un dieu
285
Épilogue
295

COLLECTION LITTÉRAIRE DES
ROMANS D’AVENTURES

DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION :

L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL JACK (Daniel de Foë). Traduction de Maurice Dekobra.

POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :

JOË ROLLON, l’Autre Homme Invisible (Edmond Cazal).

LES PIRATERIES DU CAPITAINE SINGLETON (Daniel de Foë).

LE GENTLEMAN BURLESQUE (Maurice Dekobra).

etc., etc.

Chaque Volume de cette Collection est orné de deux Bois originaux de Daragnès

Un volume chaque mois.
LE VOLUME : 4 FR. 50 NET

COLLECTION LITTÉRAIRE DES
ROMANS FANTAISISTES

DÉJÀ PARU DANS CETTE COLLECTION :

L’HOMME VERDATRE, par H. Avelot. Illustrations de l’Auteur.

POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :

LE CORSAIRE GALANT, par Dorsenne et Boisyvon.

LES AVENTURES DE TOM JOË, par Gabriel de Lautrec.

LA COMTESSE TATOUÉE, par H. Avelot.

etc., etc.

Un volume chaque mois. LE VOLUME : 2 FR. 50 NET

LES LIVRES QU’IL FAUT LIRE

L’AMANT DE L’INGÉNUE, par Robert FLORIGNI et Guy d’ABZAC. Un vol. in-16 Net 4 fr. 50

LILY, modèle, roman de Montmartre, par André WARNOD. Illustrations de l’Auteur. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50

L’ÉTONNANTE VIE DU COLONEL JACK, par Daniel de FOE. Traduction de Maurice DEKOBRA. Deux bois originaux de DARAGNÈS. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50

SOUS LES MERS, par Gérard BAUER. Préface de Paul BOURGET. Un vol. in-16 Net 4 fr. 50

QUELQUES GRANDS DUELS AÉRIENS, par le sous-lieutenant VIALLET et Jacques MORTANE. 32 dessins explicatifs du sous-lieutenant VIALLET. Un volume in-8 Net 3 fr. »

LE MASSACRE DES INNOCENTS, par Alfred MACHARD et POULBOT. Illustré de 47 dessins inédits de POULBOT. (21e mille) Un volume in-16. Net 2 fr. 50

LES GOSSES DANS LES RUINES, par Paul GSELL et POULBOT. 50 dessins de POULBOT. Un volume in-16. Net 2 fr. 50

ROLAND GARROS, VIRTUOSE DE L’AVIATION, par Jacques MORTANE. Un volume in-16 Net 2 fr. 50

SAMMY, VOLONTAIRE AMÉRICAIN, par Maurice DEKOBRA. Un vol. in-16 illus. (4e mille) Net 4 fr. 50

VOLUPTÉS DE GUERRE, par Edmond CAZAL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50

L’ARMÉE DE L’AIR, par LA CIGOGNE (Jacques DUVAL). Un volume in-16, 128 pages. Net 2 fr. 50

NOUNE ET LA GUERRE, par YVES PASCAL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50

LA GUERRE DES NUES, racontée par ses Morts, par J. MORTANE et J. DAÇAY. Préface du Lieut. FONCK. Un volume in-16 Net 4 fr. 50

CHASSEURS DE BOCHES, par Jacques MORTANE. Un volume in-16. (6e mille) Net 4 fr. 50

JEPH, Le roman d’un As, par HENRI DECOIN. Préface de G. de PAWLOWSKI. Un vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50

CASSINOU VA-T-EN GUERRE, par CH. DERENNES. Illustrations de Léon FAURET. Un vol. in-16. (4e mille) Net 4 fr. 50

L’HOMME VERDATRE, par H. AVELOT, Illustrations de l’auteur. Un vol. in-16 Net 2 fr. 50

LE PÈLERIN DE GASCOGNE, par CHARLES DERENNES. Un vol. in-16 Net 4 fr. 50

L’ABDICATION de RIS-ORANGIS, par LÉO LARGUIER. Illustrations de GERDA WEGENER. Un vol. in-16 (5e mille) Net 4 fr. 50

LES HEURES DÉCHIRÉES (Notes du Front), par LÉO LARGUIER. Illustrations de R. DILIGENT. Un vol. in-16 (5e mille) Net 4 fr. 50

ORIENT ROYAL (Cinq ans à la Cour de Roumanie), par ROBERT SCHEFFER. Avant-propos de J.-H. ROSNY aîné. Un volume in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50

LES FLANDRES EN KHAKI, par Victor BREYER. Couverture dessinée par HAUTOT. Préface de C. FAROUX. Un volume in-16, 104 pages (3e mille). Net 2 fr. »

L’ÉNIGME DE CHARLEROI (Que s’est-il passé à Charleroi ?) par Gabriel HANOTAUX, de l’Académie Française. Un vol. in-16, 128 pages, 4 cartes (27e mille) Net 1 fr. 50

LES FAUSSES NOUVELLES de la Grande Guerre, par le Dr LUCIEN-GRAUX. Deux volumes grand in-16. Le volume Net 6 fr. »

LE MOUTON ROUGE (Contes de Guerre) par le Dr LUCIEN-GRAUX. Un vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50

LE CHANT DE L’ÉQUIPAGE, par PIERRE MAC-ORLAN. Illustrations de GUS BOFA. Un volume in-16 (6e mille) Net 4 fr. 50

PLUS PRÈS DE TOI (Ceux de Kitchener en France), par CLAUDE FREMY. Un vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50

CAVALIERS DE FRANCE, par le Capitaine LANGEVIN. Illustrations de Gérard COCHET. Préface de Théodore CHEZE. Un vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50

LUEURS ET REFLETS DE LA GUERRE, par Gaston SORBETS. Un volume in-16 Net 4 fr. 50

… SAVOIA ! (La Guerre des Cimes), par ÉRIC ALLATINI. Couverture en couleurs de CAPPIELLO. Un vol. in-16 (3e mille) Net 2 fr. »

L’ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE
PARIS — 30, Rue de Provence, 30 — PARIS