Title: La Provence: Usages, coutumes, idiomes depuis les origines; le Félibrige et son action sur la langue provençale, avec une grammaire provençale abrégée
Author: Henri Oddo
Release date: August 3, 2022 [eBook #68675]
Language: French
Original publication: France: H. Le Soudier
Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
LA
PROVENCE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
UN FÉLIBRE AVANT LE FÉLIBRIGE à la cour de la duchesse du Maine, à Sceaux.—Mouret (J.-J.), d’Avignon. Broch. in-18 | 1 fr. » |
LE CHEVALIER PAUL (lieutenant-général des armées navales du Levant), 1598-1668. Préface
de M. de Mahy, ancien ministre de la Marine. Édition non illustrée, 1 vol. in-18 jésus |
3 fr. 50 |
— illustrée, 1 vol. in-18 jésus | 5 fr. » |
DE L’UTILITÉ DES IDIOMES DU MIDI pour l’enseignement de la langue française. Broch. in-8o |
1 fr. 50 |
LE CHEVALIER ROZE (campagne d’Espagne, 1707; peste de Marseille, 1720). 1 vol. gr. in-8o. Édition illustrée, brochée |
3 fr. 50 |
— reliée | 5 fr. » |
LA PROVENCE. Usages, coutumes, mœurs et idiomes depuis les origines jusqu’au Félibrige. 1 beau vol. in-4o avec illustrations. Broché |
7 fr. » |
Relié | 8 fr. 50 |
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT |
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AU PAYS DES CIGALES. Contes, nouvelles et légendes provençales. 1re série, 1 vol. in-8o |
3 fr. 50 |
HENRI ODDO
USAGES, COUTUMES, IDIOMES
DEPUIS LES ORIGINES
LE FÉLIBRIGE
ET SON ACTION SUR LA LANGUE PROVENÇALE
AVEC UNE GRAMMAIRE PROVENÇALE ABRÉGÉE
OUVRAGE ORNÉ D’ILLUSTRATIONS ET DE PORTRAITS
PARIS
LIBRAIRIE H. LE SOUDIER
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 174
1902
LA PROVENCE
Histoire.—Caractère.—Mœurs.—Usages.—Fêtes, jeux et coutumes des Provençaux.—Fêtes civiles.—Le Jour de l’an.—Les Rois.—Le Carnaval.—Danse des olivettes.—Les Jarretières.—Les Bergères.—La Cordelle.—Les Moresques et les Épées.—Leis Bouffet, Leis Fieloué.—La Falandoulo.—La Reine de Saba.—Caramantran.—Fêtes religieuses.—La Chandeleur.—Les Rameaux.—La Semaine sainte.—Pâques.—La Pentecôte.—Les Jeux de la Tarasque.—La Fête-Dieu.—La Saint-Jean.—La Toussaint.—Les Morts.—La Noël.—La Messe de minuit.—Leis calénas.—Jeux.—Les Roumerages.—Les Joies.—La Targo.—La Bigue.—Courses d’hommes et d’animaux.—Combats de taureaux.—La Lutte.—Le Saut.—La Barre et le Disque.—Les Boules.—La Cible.—Les Palets.—Mât de cocagne.—Les Grimaces.—Les Cartes.—Le Coq.
Provence! Ce nom, évocation de tout un passé prestigieux dans les arts et les lettres, célèbre dans le commerce et l’industrie, glorieux par ses victoires, sympathique dans le malheur, est gravé en lettres d’or dans l’histoire des peuples.
La place que cette ancienne province a occupée au cours des siècles a été assez importante pour expliquer l’intérêt dont elle a toujours été l’objet de la part des poètes, des romanciers et des historiens. Aujourd’hui, quelques départements représentent ce que fut l’ancienne Provence, et si, mêlée et confondue dans la grande patrie française, avec laquelle elle ne fait plus qu’un tout, elle a perdu une partie de son originalité en perdant sa couronne et le côté pittoresque qu’elle pouvait avoir au temps de ses comtes, du moins elle a acquis le bénéfice de la sécurité. Elle jouit des bienfaits dont la Révolution de 1789 a doté la France lorsqu’elle lui a donné sa devise, qui devrait être celle de l’humanité tout entière: «Liberté—Égalité—Fraternité.» Ces bienfaits, d’ordre surtout économique, n’ont changé en rien l’aspect général de la Provence, qui est restée ce que la nature l’a faite: attrayante par son climat, sa situation admirable, ses fleurs et ses fruits, sa mer de saphir, son ciel bleu et son soleil resplendissant. Ses enfants sont dignes de leurs ancêtres. [2] Comme eux, ils ont gardé l’amour du sol natal, des usages, des mœurs et des coutumes du vieux temps, à peine atténués par les effets de la centralisation et par la civilisation caractéristique de ce siècle. Ils doivent à leur climat un caractère vif et enjoué, ce qui ne les empêche nullement d’apporter dans les affaires sérieuses un esprit de suite et une expérience incontestés.
Afin de mieux faire connaître cette partie si intéressante du sol français, nous remonterons jusqu’à l’époque où la Provence, pays riche et jouissant d’une civilisation avancée, vit son influence décroître après les ravages causés par l’invasion des Sarrasins et par les guerres qui suivirent la mort de Charlemagne.
Les faibles successeurs de ce prince ne purent la conserver et dès lors, séparée de l’Empire, elle fut livrée sans défense aux incursions incessantes des hordes africaines. Elle perdit ainsi, non seulement le rang qu’elle occupait dans le monde, mais aussi un état social intérieur qui avait fait sa renommée au point de vue des lettres et des arts.
Pendant cette période troublée, cette magnifique province, jadis si florissante, n’offrit plus que le spectacle lamentable d’un pays ruiné. A la prospérité matérielle, à la culture intellectuelle avaient succédé la misère et l’ignorance, et le manteau de l’obscurantisme s’étendit sur elle, éteignant les lumières de l’esprit et lassant tous les courages.
Le spectacle qu’elle présente est alors lamentable: ses plaines, naguère couvertes de riches moissons et de villes florissantes, ne sont plus que landes et marais, ou ruines noircies par l’incendie. Les chemins sont défoncés, les ponts brisés; de sombres forêts, qui remontent les pentes des vallées, rendent les communications impossibles. La crainte de l’ennemi a forcé les paysans à construire de nouvelles maisons sur les hauteurs et dans les lieux les plus escarpés, sous la protection des châteaux forts. Ces constructions sont élevées, pressées les unes contre les autres, séparées par des ruelles étroites recouvertes souvent elles-mêmes par une voûte sombre qui supporte d’autres maisons: le tout entouré de remparts et de ponts-levis. Le matin, toute la population s’empresse de sortir pour se disperser dans la campagne et se livrer aux travaux agricoles. Cette campagne, hélas! se borne aux penchants des collines dominées par la forteresse. Plus bas, dans la plaine, il n’y a plus que marais ou forêts, et la culture y est devenue impossible par les incursions qu’y font constamment les Sarrasins.
L’ingéniosité, la patience laborieuse de nos paysans se retrouvent jusque dans l’aménagement de ces collines pierreuses. Ils construisirent des murs en terrasse pour soutenir les terres et y cultivèrent l’olivier, la vigne, le blé et quelques légumes. Des sentiers étroits et pavés de cailloux formèrent des marches, que les bêtes de somme pouvaient gravir, et qui furent en même temps les seuls moyens de communication de l’homme avec ses semblables. [3] Le soir, toute cette population rentrait pour se mettre sous la protection de la citadelle, où nuit et jour veillaient des sentinelles. Bien souvent elles signalaient l’ennemi, et alors la petite garnison sortait pour livrer bataille aux pillards ou protéger la retraite des ouvriers agricoles surpris dans leurs travaux. Ces alertes continuelles, ces combats incessants avaient fini par transformer le caractère de la population, qui passait facilement du travail des champs au métier des armes. Bientôt, sous les ordres de Boson, premier comte de Provence, elle put repousser les hordes barbares et soutenir ses droits contre le comte de Toulouse, qui lui disputait son territoire. Boson, par une sage administration des revenus de la province et la mise en culture des vallées, à l’aide des moines à qui il les avait abandonnées, changea l’aspect de ce malheureux pays, replongé, par près d’un siècle de misère, dans une quasi-barbarie. La sécurité ayant remplacé la crainte, les villes se repeuplèrent peu à peu et le pays reconquit bientôt, par l’énergie et le travail de son peuple, le rang qu’il occupait autrefois. Le régime municipal fut remis en vigueur sous le nom de Consulat. Marseille, Arles, Tarascon furent les premières villes qui s’érigèrent en républiques sous la protection de l’empereur et du pape. Ce fut pour la Provence le commencement d’une réforme politique complète et de la répartition des habitants en trois ordres distincts: clergé, noblesse, tiers-état. Chacun des ordres participait à l’administration, mais dans des conditions différentes. Le tiers-état se composait des bourgeois, des artisans et du peuple, dont les évêques et les abbés étaient les curateurs et les défenseurs, afin que le pouvoir de la noblesse fût pondéré. Enfin, par un acte daté du mois d’octobre 1247, les artisans furent groupés en corporations de métiers, avec statuts et privilèges. Chaque corporation avait à sa tête un chef de métier, qui fut admis dans le corps municipal[1].
Ces dernières améliorations avaient été préparées sous les comtes de Barcelone, qui transformèrent également l’administration. Les mœurs s’adoucirent, la protection accordée aux lettres hâta les progrès de la civilisation, que la maison d’Anjou s’appliqua à étendre à toutes les classes de la société. Le roi René, particulièrement, favorisa le commerce avec l’Italie et l’Espagne, protégea les arts et la littérature, et lorsque à sa mort la Provence fit retour à la France, elle forma l’un des plus beaux fleurons de la couronne de Louis XI.
La description des fêtes religieuses et civiles, des usages, des costumes et des mœurs des Provençaux demanderait un volume entier, surtout si, à l’exposé complet, on voulait joindre un commentaire détaillé. Nous élaguerons [4] du cadre restreint de cet ouvrage tout ce qui est tombé en désuétude, faisant toutefois exception pour les parties du sujet qui, quoique n’ayant pas d’actualité, offrent un attrait particulier.
Les fêtes religieuses communes à tous les peuples catholiques se relient à des coutumes civiles populaires, qui diffèrent selon les pays et l’histoire de chaque nation. Ce sont ces coutumes qui, seules, doivent fixer notre attention, parce qu’elles font partie intégrante de l’état social de la Provence et le caractérisent.
Jour de l’an.—Il est spécialement consacré aux visites et aux souhaits de bonne année, comme dans toute la France. L’usage de le célébrer existait chez les Romains, qui s’envoyaient de petits présents désignés sous le nom de Strenæ, d’où le mot Étrennes; on remarquera d’ailleurs que la forme latine est mieux conservée dans le provençal: Estrenos. A Marseille, la période des étrennes commençait la veille de Noël et se continuait jusqu’au jour de l’an. Les femmes pétrissaient des gâteaux appelés Poumpos, dont elles se faisaient des cadeaux réciproques. De nos jours, à l’envoi des bonbons et des jouets, que l’on donne à Marseille comme partout, les gens des classes inférieures ajoutent celui de la Poumpo, qui est d’origine grecque[2]. Dans les communes environnantes, les parents et alliés seuls se font visite au jour de l’an; les personnes étrangères se souhaitent la bonne année dans la rue, lorsqu’elles se rencontrent.
A Maillane, on choisit parmi les familles les moins aisées des enfants qui parcourent le pays et à qui l’on donne un pain. Cette sorte d’honnête mendicité suffit, au dire des habitants, pour éviter la disette pendant toute l’année; l’on a remarqué, en effet, qu’à Maillane il n’y a de mendiants d’aucune espèce. Avant la Révolution, l’usage de donner un pain aux enfants qui venaient vous souhaiter la bonne année existait aussi à Alleins, et le pain était appelé Lou pan calendal.
Les Rois.—La cérémonie du roi de la fève se célèbre le jour de l’Épiphanie. Dans quelques vieilles familles marseillaises, voici comment elle se passe. Le chef de famille, ayant réuni tous les parents et amis autour de [5] sa table, bénit le repas, qui est ordinairement le souper. Au dessert, on apporte sur un plat, que la tradition voudrait d’argent, le gâteau dont les portions, coupées par un jeune enfant, sont mises sous une serviette. Le premier morceau tiré, dit Part de Dieu, est mis de côté pour être donné à un pauvre. Puis, prenant au hasard les autres portions, l’enfant offre la première au chef de famille et continue par tous les convives en terminant par les serviteurs. Celui qui a la fève prend au haut de la table la place du chef de famille et celui-ci lui cède les honneurs auxquels il a droit. Chacun se lève alors et crie: Vive le roi! Après avoir choisi la reine, le couple rend les santés et, le repas fini, ouvre le bal.
Le soir, le roi accompagne la reine jusqu’à son domicile, suivi de tous les invités. Une collecte est faite et le produit remis aux pauvres.
L’idée d’introduire une fève dans le gâteau semble avoir été empruntée aux Grecs, qui donnaient leur suffrage en déposant une fève. Ici l’élection du roi est due au hasard, mais c’est par une fève qu’elle se manifeste.
Il n’y a pas encore bien longtemps que le village de Trets donnait à la fête des rois un caractère religieux. La veille de l’Épiphanie, la jeunesse se rassemblait à l’entrée de la nuit pour aller au-devant des trois Mages, leur portant comme présents des corbeilles de fruits secs. Arrivée à la chapelle de Saint-Roch, elle se trouvait en face de trois jeunes gens costumés comme l’indique l’Écriture. Après avoir reçu corbeilles et compliments, ceux-ci donnaient à l’orateur une bourse remplie de jetons, qu’il emportait aussitôt en courant, pour ne pas partager avec ses compagnons. Il s’ensuivait une course folle qui se transformait en une Falandoulo, dans laquelle le fuyard restait pris.
Le Carnaval.—Le carnaval, qui semble un reste des saturnales, est, en Provence, à peu de chose près, ce qu’il est dans les autres départements français. Cependant, il paraît se rapprocher davantage du carnaval italien, qui a le mieux conservé la physionomie des anciennes fêtes païennes. Quant au nom lui-même, Pasquier le fait dériver de Carne vale (chair, adieu). On retrouve, en effet, ces mots dans le dialecte roman, et le peuple, aujourd’hui encore, les prononce: Carneval.
Danse des Olivettes.—Cette danse, un peu tombée en désuétude, n’est plus conservée que dans quelques localités: Toulon, Aubagne, Roquevaire et Cuges. Autrefois, elle était surtout prisée à Cuges, Aubagne et Gémenos. Son nom lui vient de ce qu’elle coïncidait dans le temps avec la cueillette des olives. Quant à son origine, on l’attribue à la rivalité de César et de Pompée, qu’elle est censée représenter. En conséquence, elle a été réglée ainsi qu’il suit:
Seize jeunes gens, vêtus à la romaine, ayant à leur tête divers officiers [6] désignés par les titres de roi, prince, etc., et précédés d’un arlequin et d’un héraut, marchent sur deux rangs, au son des tambourins, qui jouent une marche guerrière. Ils exécutent différentes figures, telles que la chaîne simple, la chaîne anglaise, le pas de deux, le tricoté. Pendant ce temps, le héraut bat des entrechats et fait des tours de canne, qu’Arlequin contrefait d’une façon burlesque.
Arrivés sur une place publique, les danseurs miment un combat en croisant les épées et les frappant en cadence. Le roi et le prince, c’est-à-dire César et Pompée, vident leur querelle par un duel simulé pendant lequel les danseurs poussent des cris de joie pour souligner la valeur de leurs chefs respectifs, puis se divisent en deux camps; Arlequin se place au milieu. On l’entoure en formant le cercle et en dansant une ronde qui finit par le croisement des épées. On l’élève sur cette espèce de plate-forme comme sur un pavois, et il chante en français le couplet suivant:
On termine par un soi-disant défilé de cavalerie, que l’on imite en chevauchant les épées, et par la passe au cercle, qui se fait avec beaucoup d’agilité[3].
Les Bergères.—Les Jarretières.—La Cordelle.—A peu de chose près, le costume est le même dans ces trois danses. Les hommes, en bras de chemise, ont un petit jupon blanc, très court, garni de rubans; sur la tête, une calotte d’enfant ornée de dentelles. Les femmes conservent le vêtement du pays avec très peu de changements, mais plus élégant et de meilleur goût que celui des hommes. Des airs appropriés se jouent sur le tambour de guerre et le fifre.
Dans la danse des Bergères, les danseurs dévident leurs fuseaux et les danseuses filent à la quenouille en cadence. Dans celle des Jarretières, hommes et femmes, rangés sur deux files, tiennent de chaque main une jarretière, s’enlacent et se dégagent tour à tour. Dans la Cordelle, le jeu est un peu plus compliqué. De l’extrémité d’une longue perche, que l’on place au milieu d’un cercle formé par les danseurs, pendent des cordons ou tresses de diverses couleurs, appelés Cordelas en provençal. Chacun s’emparant d’un cordon s’écarte de façon que tous ces cordons tendus forment un cône parfait. On saute en cadence et l’on forme la chaîne simple, dont le but est [7] d’entrelacer régulièrement les cordons de manière à recouvrir la perche d’une sorte de natte à carreaux dont les nuances doivent correspondre. En dansant en sens contraire, on rétablit le premier motif de cette danse, dont l’effet est charmant.
Ces danses, très anciennes, ont été, dit-on, introduites en Provence par les bergers qui transhument avec leurs troupeaux dans les Alpes, d’où elles seraient originaires. Peu ou pas usitées aujourd’hui, elles exigeaient autrefois des costumes très frais et relativement chers.
Les Moresques et les Épées.—Ces danses, que l’on attribue aux Sarrasins qui, d’après la tradition, voulurent les opposer aux précédentes, s’exécutent encore quelquefois dans le Var, à Fréjus, à Grasse, et aussi à Istres, où les Arabes firent un séjour prolongé.
Dans les Moresques, le costume consiste en une tunique blanche très courte; les genoux sont entourés de petits grelots. Comme c’est surtout le soir qu’on se livre à ces ébats, le danseur tient d’une main une gaule, au bout de laquelle se balance une lanterne en papier de couleur, et de l’autre une orange qu’il présente alternativement à chacune des danseuses qui sont à ses côtés. Puis les hommes et les femmes se mettent sur deux files qui se croisent. Le premier en tête de chaque file fait des gestes fort animés et variés, successivement imités par ceux qui suivent.
La danse des Épées a toujours lieu le soir. La seule différence qui existe entre cette danse et la précédente consiste dans le jeu des épées que l’on brandit et frappe en cadence, de manière à figurer un combat qui a pour objet de défendre ou d’enlever les bergères. La musique se rapproche de celle du boléro espagnol, où les grelots remplacent les castagnettes.
Leis Bouffet.—Leis Fieloué.—La Falandoulo.—Dans les Leis Bouffet, les jeunes gens portent une serviette nouée autour du cou, et un soufflet à la main. Ils sautent l’un derrière l’autre, en manœuvrant avec le soufflet et en chantant des couplets qu’ils improvisent sur un air fort gai consacré spécialement à cette danse.
Les Fieloué, ou quenouilles, semblent une représentation satirique des travers des femmes. Les jeunes gens sont travestis en femmes, leurs costumes sont toujours une exagération des costumes féminins. Ils portent tous de grandes quenouilles enveloppées de papier de différentes couleurs, formant des lanternes dans lesquelles brûlent des chandelles. Leur chaîne parcourt les rues du village en faisant entendre des couplets plaisants sur les quenouilles et les lanternes. Ces danses fort gaies, accompagnées du tambourin et du galoubet, sont anciennes et probablement nationales, mais on ne sait rien sur leur origine.
[8] La Falandoulo est assurément la plus ancienne de toutes, et la plus caractéristique du peuple qui l’a conservée. Le nom lui-même est absolument grec et le sens qui lui est donné exprime bien cette phalange ou troupe d’individus liés les uns aux autres en une chaîne indissoluble.
Apportée par les Phocéens à Marseille, elle s’est répandue, non seulement dans toute la Provence, mais encore sur toutes les côtes où les Marseillais avaient fondé des établissements et jusqu’en Catalogne. Elle est aussi en usage dans les îles de l’Archipel. Expression la plus vive de la gaieté provençale, elle s’exécute aux sons du tambourin et du galoubet, qui sont aussi des instruments grecs. Elle est formée spontanément par toutes les personnes présentes, de tout âge et des deux sexes, sur les places publiques, à l’occasion d’une réjouissance ou d’une fête. Le conducteur, placé en tête, entraîne la chaîne en lui faisant faire beaucoup de détours. Il lui arrive ainsi d’en rejoindre la queue; il défile alors, avec toute la bande, sous les bras levés des derniers danseurs. Son habileté se manifeste par sa course sans arrêt, ses retours brusques, son passage dans des endroits difficiles, où il cherche à rompre la chaîne, tandis que ceux qui la composent, liés entre eux par des mouchoirs qui enveloppent leurs mains, s’efforcent de le suivre sans se séparer. La falandoulo, aussi vieille que la vieille cité phocéenne, est encore de nos jours l’accompagnement obligé de toutes les fêtes et réjouissances publiques dans le Midi. Les Félibres de Paris, qui ne manquent jamais de l’improviser à l’issue de leur fête estivale de Sceaux, l’ont fait adopter par les Parisiens qui les suivent en se mêlant à eux dans ce divertissement: symbole de la fusion plus profonde accomplie par le félibrige entre les races du Nord et du Midi, elle les unit momentanément dans un même sentiment d’allégresse et de sympathie.
La Reine de Saba.—Parmi les divertissements disparus, il en est un que nous nous plaisons particulièrement à signaler, parce que le roi René, qui l’avait emprunté aux Sarrasins, l’avait introduit dans les jeux de la Fête-Dieu, dont nous donnerons la pittoresque description. Par son caractère et le déguisement de ceux qui y prennent part, il a un côté carnavalesque qui l’a fait adopter à Tarascon et à Vitrolles, où longtemps il a joui d’une grande faveur. La Reyno sabo, nom sous lequel on le désigne à Tarascon, a été réglée par le roi René. Pour représenter la reine, on choisissait un homme très grand. Il était coiffé d’un bonnet de femme en papier découpé et portait des manchettes, également en papier, et que l’on appelait des Engageantes. La reine donnait le bras à deux princes de sa maison; un page tenait un parasol sur sa tête. Une troupe de jeunes gens richement vêtus représentaient les seigneurs de sa cour et composaient le cortège. Des danseurs la précédaient, exécutant des pas et des figures aux sons de la musique. A chaque entr’acte, [9] ils venaient la saluer et elle leur répondait par trois révérences faites avec une affectation comique qui excitait l’hilarité de la foule. A Vitrolles, la tradition voulait que la Reyno sabo fût une importation sarrasine. Les jeunes gens y étaient vêtus à l’orientale. L’un d’eux, couvert d’un drap, élevait une poêle noircie au-dessus de sa tête; c’était la reine. Les danseurs venaient à tour de rôle la saluer, et, armés d’un bâton, frappaient en cadence un coup sur la poêle.
Caramantran.—Ce mot, qui n’est qu’une altération de carême entrant, désigne les divertissements du mercredi des Cendres, et aussi le mannequin qui personnifie le carnaval. Traîné sur un chariot ou porté sur une civière, Caramantran est entouré de gens du peuple chargés de Flasco[4], qu’ils vident en imitant les gestes désordonnés des ivrognes. Le cortège est précédé d’hommes travestis en juges et en avocats; l’un d’eux, grand et maigre, représente le carême. D’autres, montés sur des rossinantes, les cheveux épars et vêtus de deuil, affectent de pleurer sur le malheur de Caramantran. Enfin, après avoir parcouru les principaux quartiers de la ville, on s’arrête sur une place publique. On dispose le tribunal et Caramantran, placé sur la sellette, est accusé dans les formes usitées au Palais. Le défenseur répond, le ministère public conclut à la peine capitale et le président, après avoir consulté ses collègues, se lève gravement et prononce l’arrêt ou sentence de mort. Alors le peuple pousse des gémissements. Les gendarmes saisissent le condamné, que son défenseur embrasse pour la dernière fois. Caramantran, placé contre un mur, est lapidé et, pour comble d’ignominie, on lui refuse la sépulture. Puis on le jette à la mer ou à la rivière.
Dans l’accusation aussi bien que dans la défense, des poètes provençaux ont su parfois trouver d’excellents motifs qui rappelaient les Plaideurs de Racine.
Suivant les pays, Caramantran subit quelques variantes. Ainsi, aux Saintes-Maries, le premier jour de carême est appelé Paillado, et Caramantran devient un mari battu qui porte plainte contre sa femme. Celle-ci cherche à justifier les coups de bâton qu’elle a donnés, à la grande joie de la foule, qui chante des couplets ironiques sur la victime.
A Trets, c’est le mariage du vieux Mathurin que l’on célèbre. C’est une sorte de répétition de M. Denis. Un chœur de basses chante l’épithalame en accompagnant les époux.
Dans quelques communes, on fête Bacchus. Le dieu, monté à califourchon sur un tonneau placé dans une charrette traînée par des ânes, a la tête coiffée d’un entonnoir. D’une main il tient une bouteille et de l’autre un [10] verre. Il chante le vin et la folie. Sa chanson est répétée par un nombreux cortège de jeunes gens travestis en satyres.
A Château-Renard, la clôture du carnaval prend une tournure de galanterie. Une foule de jeunes gens, montés sur des chevaux ou mulets caparaçonnés, entrent en ville à la nuit. Des chars ornés de fleurs et de verdure les suivent. Des chanteurs et des musiciens parcourent les principales rues et, à la lueur des torches, donnent des sérénades aux demoiselles qui se sont fait remarquer dans les bals par la grâce et la correction de leur danse.
Le mercredi des Cendres voit paraître sur toutes les tables un mets essentiellement local, l’Aioli. La veille, à minuit, la tradition voulait qu’à la fin du repas, le roi de la fête se levât et, s’érigeant en pontife, distribuât les cendres, pour inviter les convives au repentir.
La Chandeleur.—Comme nous avons eu l’occasion de le dire précédemment, les Provençaux ont conservé, des anciennes coutumes du paganisme, un caractère assez superstitieux qui se décèle dans les campagnes plus ouvertement que dans les villes, où le peuple seul le manifeste. La Chandeleur en fournit une occasion. Ce jour-là, chacun se munit d’un cierge de couleur verte autant que possible, et le présente à la bénédiction de la messe[5]. On doit le rapporter chez soi tout allumé; si par hasard il venait à s’éteindre, ce serait un mauvais pronostic. Une fois rentrée, la mère de famille parcourt toute la maison, suivie de ses enfants et des domestiques; elle marque toutes les portes et les fenêtres d’une croix qui est considérée comme un préservatif contre la foudre.
On suspend le cierge bénit à côté du lit et on ne le rallume qu’en temps d’orage, pour les accouchements ou autres circonstances critiques.
Au même ordre d’idées se rattachent les fêtes patronales où les prieurs distribuent du pain bénit et des fruits, suivant la saison. Ainsi, pour la Saint-Blaise, on bénit du pain, du sel et des raisins, qui sont regardés comme des spécifiques contre le mal de gorge. Les biscotins, fabriqués pour la Saint-Denis, sont, dit-on, un remède contre la rage, et les gousses d’ail rôties dans le feu de la Saint-Jean chassent les fièvres. Le jour de Saint-Césaire, à Berre, on bénit des pêches, et l’on se trouve ainsi à l’abri des fièvres paludéennes [11] assez communes dans le pays. Ces quelques exemples suffisent pour démontrer un état d’esprit où les superstitions et la religion ont fusionné jusqu’à un certain point.
Les Rameaux, la Semaine sainte et Pâques.—La fête des Rameaux, qui rappelle l’entrée triomphale du Christ à Jérusalem, est une des plus populaires en Provence. Les fidèles arrivent à l’église avec des branches d’olivier, de laurier ou des palmes, qui sont bénites pendant la messe. Ces rameaux, comme les cierges de la Chandeleur, sont conservés pieusement, car ils ont les mêmes vertus. Il y a dans le peuple une opinion très ancienne en ce qui concerne l’olivier: c’est, dit-on, un arbre sacré qui n’a jamais été frappé de la foudre. Les Grecs, qui avaient consacré l’olivier à Minerve, sont les auteurs de cette croyance et l’ont transmise aux Provençaux. L’usage de charger les rameaux de fruits confits ou de cadeaux paraît remonter aussi très loin. Thésée, à son retour de la Crète, ayant institué des fêtes en l’honneur de Bacchus et d’Ariane, les Athéniens s’y rendirent, portant des rameaux d’olivier chargés de fruits. Le pape Grégoire XIII défendit l’usage des friandises et des fruits pour le jour des Rameaux, dans un concile tenu à Aix, en 1585. En dépit de sa décision, on offre aujourd’hui encore aux enfants des rameaux (rampaù) ornés de fruits confits; ceux qui sont destinés aux dames portent souvent de riches cadeaux. De même que le mercredi des Cendres est le jour de l’Aioli, de même le dimanche des Rameaux est, dans toute la Provence, le jour obligatoire des pois chiches[6]. A Marseille, pour en faciliter la consommation, on les vend tout cuits dans les rues qui conduisent à l’église des Chartreux, où l’usage veut que l’on aille entendre la messe. Comme en France la gaieté ne perd jamais ses droits, on profite de l’occasion pour jouer un tour aux montagnards nouvellement arrivés, en leur persuadant que ces pois sont distribués gratuitement. Alors on voit, à la risée générale, des théories entières de ces crédules Bas-Alpins, portant chacun une énorme marmite qu’ils se proposent de faire emplir sans bourse délier. Souvent, pour ceux qui n’ont pas goûté la plaisanterie, les marmites brisées font les frais d’une explication plutôt vive.
Pendant la Semaine sainte, les enfants sont armés de crécelles, de tourniquets, claquettes et autres instruments semblables, avec lesquels ils font un vacarme épouvantable à la porte de l’église, pendant l’office des Ténèbres. Puis, se rangeant en file, ils parcourent les rues en continuant leur tapage.
Le jeudi saint, on visite les églises, qui rivalisent de richesses et d’ornements luxueux. Le samedi saint, l’usage veut que l’on fasse porter leurs premières chaussures aux enfants qui doivent quitter le maillot. C’est ordinairement la marraine qui en fait les frais; puis, accompagnée de la mère, [12] elle va présenter l’enfant au prêtre. Au moment où l’on entonne le Gloria in excelsis, toutes les femmes qui ont des enfants nouvellement chaussés les font marcher dans l’église.
Rien de particulier à signaler quant aux solennités religieuses du jour de Pâques. Dans quelques communes, et entre autres aux Saintes-Maries, les jeunes gens donnent, la veille, des sérénades; et, le matin, ils passent avec des corbeilles ornées de fleurs et de rubans, dans lesquelles les personnes qui ont été honorées de leurs chants, accompagnés de musique, s’empressent de déposer des œufs. Car, fait digne de remarque, dans le Midi le jour de Pâques est le jour des œufs; on en sert de toutes couleurs et sous toutes les formes. On y mange aussi l’agneau pascal, qui semblerait une réminiscence de l’usage établi par Moïse, en souvenir de la sortie d’Egypte et du passage de la mer Rouge.
La fête des Rogations a lieu le jour de saint Marc et les trois jours qui précèdent l’Ascension. Les pénitents des confréries portent en procession sur un brancard un coffre en forme de châsse, dans lequel sont enfermées des reliques; de chaque côté est suspendue une étole. On a donné au coffre le nom de Vertus, par allusion aux reliques qu’il renferme et qui restent exposées trois jours dans l’église. A la campagne, les paysans font passer par-dessus les Vertus des poignées d’herbe et de blé qu’ils donnent ensuite à manger aux bêtes de somme, persuadés qu’après cette opération elles seront préservées de la colique.
La Pentecôte et les jeux de la Tarasque.—Au point de vue religieux, la Pentecôte provençale, comme Pâques, se conforme à l’usage ordinaire. Mais les jeux qui l’accompagnent ont un caractère absolument local, et méritent, par leur importance et leur variété, d’être décrits en détail.
Mentionnons, d’abord, les jeux de la Tarasque, fondés sur l’ancienne tradition relative à sainte Marthe et que tout le monde connaît. Le roi René, tout en les célébrant conformément à la coutume, voulait, pour leur donner plus d’éclat, que chacun des trois ordres y participât, sans oublier les corps de métiers dont les chefs ou prieurs faisaient partie du conseil municipal. Il faut voir ici, dans la pensée du bon roi, une haute leçon de fraternité et d’égalité chrétienne. Le peuple qu’il gouvernait était considéré par lui comme une grande famille, dont il aimait à rassembler les divers membres pour faire sentir à chacun l’étroite liaison qui doit exister entre eux et l’estime réciproque qui doit en résulter.
Les chevaliers dits de la Tarasque étaient choisis parmi les premières familles de la ville de Tarascon; ils représentaient la noblesse. L’un d’entre eux, l’Abbat, ou abbé de la jeunesse, présidait aux jeux, et avait la police de la ville pendant la durée de la fête. Les étrangers étaient invités à dîner par [13] eux. Leur costume, très élégant, se composait d’une culotte de serge rose, justaucorps de batiste, manches plissées garnies de mousseline et ornées de dentelle; bas de soie blancs, souliers blancs, talons, houppe et bordure rouges; chapeau monté, cocarde rouge, collier de ruban rouge. Les insignes de la Tarasque, en argent, étaient suspendus à un ruban de soie de la même couleur, porté en sautoir.
Le jour de la Pentecôte, les chevaliers, en habits bourgeois, parcouraient la ville avec tambours et trompettes et distribuaient des cocardes écarlates que les hommes portaient à la boutonnière de l’habit et les femmes sur le sein. Les mariniers du Rhône, qui les suivaient, distribuaient des cocardes bleues attachées avec du chanvre. Puis venaient tous les corps de métiers, chacun dans le rang que lui assignait le cérémonial.
Le lendemain, cette procession était renouvelée à l’issue de la messe, avec cette différence que les chevaliers étaient en costume. Vers midi, un groupe d’hommes en uniforme allait chercher la Tarasque pour la conduire hors la porte Jarnègues. Cet animal fabuleux, sorte de dogue énorme, avait le corps formé par des cercles recouverts d’une toile peinte; le dos était une forte carapace pourvue de pointes et d’écailles; des pattes armées de griffes puissantes, une queue recourbée animée d’un balancement funeste aux curieux, une tête qui tient du taureau et du lion, une gueule béante qui laisse voir une double [14] rangée de dents, complètent le portrait du monstre. Porté par douze figurants, tandis qu’à l’intérieur un autre produisait les mouvements de la tête et de la queue, il donnait le signal de la course au moyen de fusées attachées à ses naseaux et auxquelles un chevalier mettait le feu. Alors il s’agitait en tous sens, comme animé de rage et de fureur. Malheur à ceux qui se trouvaient à sa portée: heurtés, culbutés, meurtris, ils n’avaient pas la consolation de se plaindre. S’ils cherchaient à s’enfuir, il les poursuivait, et leur affolement ne faisait qu’exciter les quolibets et la gaieté de la foule. La course terminée, on portait la Tarasque à l’église de Sainte-Marthe, où elle exécutait trois sauts en manière de salut devant la statue de la sainte. Pendant l’intervalle des courses, les chevaliers et les corporations procédaient à divers jeux en rapport avec leur rôle et leur condition sociale.
Ainsi les Portefaix désignaient un des leurs qui représentait saint Christophe, patron de la corporation, pour porter sur ses épaules un enfant richement vêtu, figurant le Christ. Six autres promenaient un tonneau sur un brancard. Ils imitaient les ivrognes et se heurtaient volontairement aux spectateurs. Cela s’appelait la Bouto ambriago. Les prieurs présentaient à tout le monde une gourde remplie de vin, où il était malséant de refuser de boire.
Les Paysans, pour imiter l’alignement que l’on trace en plantant la vigne, tenaient un cordeau qui ne servait, il est vrai, qu’à faire trébucher les badauds, au grand contentement de la foule.
Les Bergers escortaient trois jeunes filles élégamment vêtues et montées sur des ânesses. Un berger à l’air niais barbouillait d’huile de genièvre (huile de cade) la figure des curieux qui s’avançaient trop près d’elles.
Les Jardiniers jetaient des graines d’épinard aux demoiselles.
Les Meuniers, armés de poignées de farine, s’en servaient pour blanchir les visages indiscrets qui s’avançaient pour les examiner.
Les Arbalétriers faisaient pleuvoir sur la foule des flèches sans pointes.
Les Agriculteurs, montés sur des mules richement harnachées et précédés par la musique, distribuaient du pain bénit.
Les Mariniers pratiquaient le jeu de l’Esturgeon. Six chevaux du halage du Rhône traînaient une grosse charrette sur laquelle était un bateau que l’on remplissait d’eau à tous les puits que l’on rencontrait. Une pompe placée à l’intérieur servait à asperger les badauds qui s’enfuyaient, inondés, aux éclats d’un rire général. Venaient ensuite les Bourgeois, sous le patronage de saint Sébastien, précédés par des tambours et une fanfare, portant de petits bâtons blancs surmontés d’un pain bénit. Enfin le clergé de la ville, le Chapitre et le corps municipal fermaient le cortège qui entrait dans l’église de Sainte-Marthe. Les prieurs de chaque corporation déposaient les pains bénits aux pieds de la sainte et versaient des aumônes dans le tronc des pauvres. A la [15] sortie, une immense Falandoulo se formait et parcourait les rues de la ville. C’était le dernier épisode de la fête de la Tarasque.
La Fête-Dieu.—Dans toute la Provence, les processions de la Fête-Dieu se sont toujours distinguées par la pompe qu’on y déployait. La décoration des rues pavoisées de drapeaux de toutes nuances, les fenêtres et balcons ornés de riches draperies, les reposoirs improvisés avec goût, les chaussées jonchées de pétales de fleurs, le peuple dans ses plus beaux vêtements accourant en foule sur le passage, offraient un spectacle pittoresque rehaussé par le défilé de la procession elle-même. Alors se déroulaient en longues théories les pénitents de toutes les confréries, coiffés de la cagoule, les corporations d’hommes et de femmes ayant chacune son guidon ou sa bannière, les tambourins, les trompettes et les musiques militaires escortant les prêtres revêtus de riches chasubles, les lévites avec des palmes et des corbeilles de fleurs, les jeunes filles, la tête couverte d’un voile de tulle et couronnées de roses blanches, les autorités civiles et militaires en grand costume. Enfin, sous un dais d’une grande richesse, l’évêque ou le curé portait le Saint-Sacrement, resplendissant dans les nuages d’encens qui s’échappaient des cassolettes agitées en un mouvement régulier par les enfants de chœur, vêtus de pourpre et de surplis de dentelles. Tels étaient, tels sont encore, dans quelques localités, la composition et l’aspect d’une procession de la Fête-Dieu.
Dans certaines villes, telles qu’Aix et Marseille, on y adjoignait des jeux, tombés maintenant en désuétude. Nous les décrirons néanmoins sommairement.
Les officiers des jeux étaient choisis dans les trois corps qui avaient accès au conseil municipal. La noblesse fournissait le Prince d’Amour, le barreau, le Roi de la Basoche, et les corps de métiers, l’Abbé de la Jeunesse. Le clergé s’abstenait.
Le Prince d’Amour était le premier officier. En cette qualité, il siégeait au conseil de ville après les consuls et avait voix délibérative. Mais, comme cette charge occasionnait de grandes dépenses, sur la demande de la noblesse le roi la supprima en 1668, et ce fut un lieutenant du Prince d’Amour qui le remplaça. Il lui fut accordé une indemnité de 1.000 livres et le droit de Pelote[7]. Il avait droit aux trompettes, tambours, violons, et au porte-guidon. Son costume était ainsi composé: justaucorps et culotte à la romaine, de moire blanche et argent tout unie, manteau de glace d’argent, bas de soie, souliers à rubans, chapeau à plumes, rubans de soie à la culotte, cocarde au chapeau, [16] nœud à l’épée, bouquet avec rubans; ce bouquet se portait à la main, et le lieutenant s’en servait pour saluer les dames.
Le Roi de la Basoche était élu le lundi de la Pentecôte par les syndics des procureurs au parlement et par les notaires, sous la présidence de deux commissaires du Parlement. Son costume était semblable à celui du Prince d’Amour, mais il portait en plus le cordon bleu et la plaque de l’Ordre du Saint-Esprit.
De tous les cortèges, celui de la Basoche était de beaucoup le plus beau et le plus nombreux. Le premier bâtonnier ouvrait la marche, suivi par une compagnie de mousquetaires portant l’écharpe en soie bleu de ciel; le porte-enseigne avait aussi une compagnie de mousquetaires avec écharpes roses. Le deuxième bâtonnier, le capitaine des gardes, portaient une lance ornée de rubans. Le connétable, l’amiral, le grand maître et le chevalier d’honneur étaient suivis de vingt-quatre gardes en casaques de soie bleu de ciel doublées de blanc, avec des croix en dentelle d’argent sur la poitrine et dans le dos, le mousquet sur l’épaule et l’épée au côté. Le troisième bâtonnier était escorté par une compagnie de mousquetaires avec écharpes bleues; puis venaient le guidon du roi, la musique et les pages. Le Roi de la Basoche, entre deux gardes du Parlement, suivi de ses invités, fermait la marche. Une de ses prérogatives consistait, avant de se rendre à l’église, à faire acte d’apparition au Palais, où il siégeait quelques instants à la place du roi.
L’Abbé de la Jeunesse était nommé sur une liste de candidats présentés par les syndics des corporations. Cette nomination avait lieu après celle du Prince d’Amour, et, comme celui-ci, l’abbé jouissait du droit de pelote. Les six bâtonniers commandaient les compagnies de fusiliers attachés à l’Abbadie pour exécuter les feux ou décharges appelées Bravades.
Le porte-guidon et le lieutenant avaient l’habit noir, le plumet et la cocarde au chapeau, l’épée et le hausse-col. L’abbé était en pourpoint et manteau noir de soie, avec rabat, etc. Il était accompagné des deux autres abbés, et portait à la main un bouquet pour saluer les dames. Sa suite était formée de nombreux parents et amis, gantés de peau blanche et tenant un cierge dont il leur avait fait cadeau.
Les jeux des trois ordres avaient lieu simultanément et toujours aux dates et heures convenues. Ils commençaient la veille de la Pentecôte et se continuaient à toutes les fêtes qui suivaient.
La Passade.—La veille de la Fête-Dieu, vers les trois heures et demie du soir, les bâtonniers de l’Abbadie et de la Basoche parcouraient la ville, accompagnés de fifres et de tambourins qui jouaient des airs de la composition du roi René. Après s’être arrêtés à des endroits convenus, ils simulaient des combats à la lance, comme dans les tournois, et saluaient les dames après [17] chaque pose d’armes. Ce jeu, emprunté à la chevalerie, s’appelait en provençal La Passade. Vers dix heures lui succédait Le Jeu du guet.
Le cortège, en tête duquel était placée la Renommée à cheval et sonnant de la trompette, était ainsi composé. D’abord un groupe de deux personnages grotesques, drapés dans un manteau rouge à rubans jaunes, coiffés d’un casque empanaché, montés sur des ânes et entourés de toutes sortes d’animaux, qu’on avait bien de la peine à contenir au milieu des cris des enfants et des huées de la foule. Ces deux caricatures représentaient ordinairement de hauts personnages politiques dont le peuple et le roi avaient à se plaindre. A la suite, un groupe mythologique: Momus et ses grelots, Mercure avec les ailes et le caducée, la Nuit en robe de gaze noire parsemée d’étoiles d’argent et tenant à la main des pavots. Mais ce groupe, on ne sait pourquoi, était brusquement coupé en deux par un autre allégorique, composé de Rascassetos: quatre individus ayant des poitrails de mulets et trois d’entre eux des têtières, armés, l’un d’une brosse, l’autre d’un peigne, le troisième d’une paire de ciseaux, entourent le quatrième Rascasseto, affublé d’une énorme perruque, et font semblant de le brosser, de le peigner, puis de le tondre. On avait l’intention de figurer ainsi les lépreux de l’ancienne loi mosaïque, qui avait aussi fourni la matière du jeu suivant.
Le Jeu du Chat.—C’était encore une allégorie. Un Israélite portait une perche surmontée du veau d’or; trois autres, dont l’un tenait un chat à la main, se prosternaient devant l’idole. Arrivait Moïse, avec les tables de la loi, le visage empreint d’une grande colère; le grand prêtre Aaron, revêtu de ses habits pontificaux, cherchait à calmer son courroux. Enfin celui qui portait le chat le jetait en l’air, circonstance dont le jeu a tiré son nom. C’est cet animal qui, adoré en Egypte, amena les Hébreux à l’idolâtrie du veau d’or. Ici, l’action de le jeter en l’air signifiait que Moïse reçut la soumission des Israélites, qui renoncèrent aux superstitions de l’Egypte.
Avec Pluton et Proserpine à cheval, précédant l’Armetto, la mythologie reparaissait. Cette armetto se composait d’un premier groupe de quatre petits diables vêtus de noir; une bandoulière de grelots, un trident à la main et un masque surmonté de deux cornes complétaient leur costume. Ils voulaient s’emparer d’une Ame, figurée par un jeune enfant vêtu de blanc et à demi nu. L’enfant se cramponnait à une croix qu’un ange lui présentait. Ne pouvant enlever l’Armetto[8], les diables se vengeaient sur son protecteur qui recevait leurs coups sur un coussin placé entre les ailes. Le second groupe se composait de douze grands diables, dont le chef se distinguait par des cornes plus longues et plus nombreuses. Ils entouraient Hérode, en casaque cramoisie et jaune, avec couronne et sceptre, accompagné par un homme habillé en [18] femme représentant la diablesse. Dans le principe, elle se tenait à côté de saint Jean-Baptiste et représentait Hérodiade.
Le tableau que nous allons esquisser est celui des divinités de la mer. On voyait Neptune et Amphitrite, escortés par une foule de Dryades et de Faunes, dansant au son des tambourins; le dieu des bergers à cheval, poursuivant la nymphe Syrinx, qui, pour indiquer sa métamorphose, portait un roseau; Bacchus, assis sur un tonneau, la coupe d’une main et le thyrse de l’autre; Mars et Minerve, Apollon et Diane, Saturne et Cybèle à cheval avec leurs attributs et suivis de deux troupes de danseurs. Du char de l’Olympe, où trônaient Jupiter et Junon, Vénus et Cupidon, qui président aux jeux, aux ris et aux plaisirs, souriaient à la foule en envoyant des baisers. Le cortège finissait par les trois Parques, pour rappeler que la mort termine tout.
A ces jeux, à ces cortèges, succédaient, le lendemain et pendant la procession même de la Fête-Dieu, des groupes nouveaux ayant plutôt un caractère d’allégorie religieuse.
La mise en scène du massacre des Innocents, désignés sous le nom de Tirassouns, était en quelque sorte une pantomime. Hérode présidait à l’exécution, escorté d’un tambourin, d’un porte-enseigne et d’un fusilier[9] qui, au signal donné, faisait une décharge, abattant quelques enfants. C’étaient ces enfants qu’on appelait tirassouns, à demi nus, qui tombaient et se roulaient dans la poussière. Moïse, indigné, montrait au roi sanguinaire les tables de la loi.
La Belle Etoile (la bello Estello).—Les trois Mages, partant pour Bethléem, étaient précédés d’un enfant vêtu en lévite et portant une étoile d’argent à l’extrémité d’un long bâton. Trois pages chargés de présents les suivaient.
Les Apôtres, revêtus du costume oriental, étaient munis chacun d’un symbole propre à le faire reconnaître; Jésus, au milieu d’eux, marchait recueilli et comme accablé sous le poids de la croix.
Les Chevaux Frux, que la tradition fait remonter aux Phocéens, furent en grand honneur sous la chevalerie et le roi René. Longtemps regardés, d’après la légende, comme l’image des combats entre les Centaures et les Lapithes, on y voit aujourd’hui une reproduction grotesque des anciens tournois. Ces chevaux en carton, richement caparaçonnés, la tête ornée de panaches, étaient mis en mouvement par leurs cavaliers. Une ouverture pratiquée dans le dos permettait à l’homme, au moyen de courroies, de suspendre sa monture, qui avait l’air de faire corps avec lui; les draperies masquaient les jambes, et les mouvements imprimés par le cavalier casqué, armé d’une lance, imitaient toutes les figures usitées dans les tournois. Cet escadron, composé d’une vingtaine de chevaux, était précédé d’un héraut d’armes, d’un coureur et [19] d’un Arlequin, qui faisait toutes sortes de tours. A sa suite, la musique, fifres et tambourins, jouait des airs gais de la composition du roi René.
La Mort, comme aux jeux du Guet, apparaissait enfin, mais sous un aspect plus repoussant. La personne qui la représentait, grande, la figure noire, la tête couverte d’ossements, était armée d’une faux avec laquelle elle écartait les curieux. Ces derniers attachaient une grande importance à n’être pas touchés par la faux qui, d’après eux, désignait ceux qui devaient mourir dans l’année.
Un usage qui s’est perpétué jusqu’à nos jours, c’est la promenade du bœuf, pendant la semaine précédant la Fête-Dieu. La corporation des bouchers de la ville de Marseille a toujours eu le monopole de cette cérémonie. On choisit le bœuf le plus beau, on lui dore les sabots et les cornes auxquelles on suspend des guirlandes de roses. On couvre son dos d’une housse de velours à crépines d’or, et l’on y fait asseoir le plus bel enfant que l’on peut trouver. Il est vêtu d’une tunique blanche comme un lévite et couronné de roses. Parfois aussi il est tout nu, avec une peau de léopard sur les épaules et la poitrine, et, sur la tête, des feuilles de vignes entremêlées de grappes de raisin. Quatre bouchers l’accompagnent; leur vêtement consiste en une robe de damas de différentes couleurs, attachée à la taille et assez courte pour laisser voir au-dessous du genou des bas de soie et des souliers à boucles. Une ceinture de soie à franges et crépines d’or, une chemise plissée à manches, ornée de rubans, enfin un chapeau d’abbat bordé d’or et entouré de plumes blanches complètent le costume. Le cortège, suivi de fifres et de tambourins, parcourt les rues où doit passer la procession. Les bouchers [20] portent des plats d’étain et font la quête, dont le produit sert à payer les frais de cette exhibition. Le soir venu, on abat le bœuf, dont les quartiers sont distribués aux pauvres de la ville. On s’est livré à de longues dissertations pour expliquer ces usages, et surtout la mort du bœuf. Les uns ont voulu y voir le sacrifice du bouc émissaire des Hébreux, chargé de toutes les iniquités du peuple. Mais alors pourquoi un bœuf, quand il était si simple de se procurer un bouc? D’autres ont pensé que les bouchers tiennent la place des anciens sacrificateurs romains, idée justifiée par une certaine ressemblance de costume. Nous croyons simplement que tous les corps de métiers étant représentés à la procession de la Fête-Dieu, sauf les bouchers, qu’aucune bonne raison n’excluait, ils avaient pris un bœuf comme emblème de leur corporation. Quant à l’enfant, sa robe de lévite est une réminiscence de la religion juive. Avec les attributs de Bacchus, il perpétue un souvenir du paganisme.
A Salon, la confrérie des paysans dite de Diou lou payre (Dieu le père) élisait tous les ans, le jour de l’Ascension, un laboureur qui prenait le titre de Rey de l’Eyssado[10]. Il paraissait à la procession de la Fête-Dieu tenant une pioche en guise de sceptre, précédé de pages portant des épées nues. Une paysanne partageait avec lui les honneurs de la royauté. Des dames d’honneur tenant des bouquets, précédées par un autre paysan portant un drapeau, un autre jouant du tambour de guerre, un berger portant une écharpe en sautoir et jouant du bâton, enfin quatre danseurs suivis de tambourins complétaient le défilé.
Pour la Saint-Jean, les artisans élisaient le Roi de la Badache[11]. Cette cérémonie était annoncée la veille au son des cloches et des tambourins par un grand feu de joie. A la procession de la Fête-Dieu, le Roi de la Badache se montrait en habit à la française avec, sur les épaules, un manteau bleu parsemé d’étoiles d’or et à la main un chapeau Henri IV. Il était précédé d’un courrier, d’un porte-drapeau, d’un joueur de pique, de trois princes d’amour, de huit danseurs et de deux pages. Derrière lui, un second courrier annonçait la reine et ses dames d’honneur.
La Saint-Jean.—A huit heures du soir, la veille de cette fête, le corps municipal, le clergé et les prieurs des corporations se rendaient en grand cortège sur la place où l’on avait disposé des fagots de sarments et des fascines. Le maire a encore aujourd’hui le privilège d’y mettre le feu et il fait trois fois le tour du bûcher, suivi de tous les assistants. La flamme monte et éclaire la foule, les cloches sonnent à toute volée, les boîtes à poudre font entendre leurs détonations, les serpenteaux éclatent, traversent l’air et tombent sur les spectateurs effarés. Bientôt la falandoulo se forme, et c’est en [21] dansant et en chantant que l’on voit s’éteindre le feu de la Saint-Jean. A Marseille, on dispose sur la colline de Notre-Dame de la Garde des tonneaux de goudron qui brûlent toute la nuit. Par intervalles, des feux de bengale de toutes couleurs changent l’aspect de cette partie de la ville, où l’on termine la fête par un brillant feu d’artifice. Le marché aux herbes de la Saint-Jean est trop intimement lié à ces réjouissances pour que nous n’en disions pas un mot. Qui ne le connaît, à Marseille? C’est un des plus anciens que nous ait légués la tradition provençale, et c’est aux allées de Meilhan, sous les ormes séculaires et les platanes grecs, qu’il se tient.
Les paysans de la banlieue ou du Terradou, comme l’on dit en provençal, y apportent leurs plus beaux produits. A peine a-t-on fait quelques pas que des émanations singulièrement piquantes s’échappent d’un amoncellement d’aulx, promesse, pour les amateurs d’aioli, d’un festin savoureux que n’aurait pas dédaigné Homère. Les plantes et les fleurs, sauge, romarin, verveine, menthe, lavande, mêlent leur parfum et leur couleur aux roses, jasmins, cassies, géraniums, pétunias, chrysanthèmes et à toute la gamme florale si riche de la Provence, pour arriver aux arbustes, câpriers, ifs, pistachiers, orangers, citronniers, lentisques, palmiers, syringas, arbousiers, néfliers, azeroliers, jujubiers: le tout soigneusement étiqueté et aligné, dans l’arrangement le plus propice à tenter l’acheteur. Dès la première heure la foule s’empresse, et chacun fait ses provisions pour l’année. La coutume veut aussi que les plantes aromatiques soient cueillies sur la montagne de la Sainte-Baume, lorsque les premiers rayons du soleil viennent frapper le Saint-Pilon. D’après la légende, les herbes et les plantes acquièrent à ce moment des vertus qu’elles n’ont pas si on les cueille avant ou après; voilà pourquoi les marchandes n’oublient jamais de vous dire, en vous offrant de la sauge, de la lavande ou du romarin: «C’est de l’aurore.»
Les Morts.—Le soir de la Toussaint, on se réunit en famille et l’on prend en commun le repas dit des Armettos[12]. Les châtaignes et le vin cuit sont de rigueur. Ce repas est donné en commémoration des parents décédés, dont on raconte la vie aux enfants; on le termine par une prière pour le repos de leur âme.
La Noël.—De toutes les fêtes religieuses célébrées en Provence, la Noël est certainement la plus importante, la plus populaire, la plus généralement observée par les riches comme par les pauvres. Elle se divise en quatre parties: la Crèche, les Calenos, la Messe de minuit et le Jour de Noël. La crèche a la même origine que les mystères; ce sont les Pères de l’Oratoire qui, les [22] premiers à Marseille, en donnèrent le spectacle. De nos jours, la semaine qui précède la Noël, il s’établit sur le Cours une foire où l’on vend des crèches toutes préparées. On y trouve également les Santons[13] et les accessoires pour ceux qui veulent les composer eux-mêmes. Ces santons représentent saint Joseph, la sainte Vierge, le petit Jésus, le bœuf, l’âne, les rois maures et, en général, tous les personnages et les animaux qui se trouvaient à Bethléem à la naissance du Christ. Le soir, les familles s’assemblent et, à la lueur des cierges, chantent les noëls de Saboly.
Les Calénos, altération du mot Calendes, consistent en cadeaux que l’on échange à cette époque. Ce sont des fruits, des poissons et surtout un certain gâteau au sucre et à l’huile que l’on appelle Poumpo taillado. Les boulangers et les confiseurs ont conservé l’usage d’en envoyer à leurs clients. La veille de la Noël, au soir, les familles se réunissent dans un banquet, et rivalisent d’efforts pour lui donner plus d’éclat. On voit même de pauvres gens qui n’hésitent pas à porter un gage au mont-de-piété, afin d’en pouvoir faire les frais. A Marseille, il est désigné sous le nom de Gros soupé; mais, pour retrouver vraiment les anciens usages, il faut aller dans les communes rurales. Là, le père de famille conduit par la main le plus jeune des enfants jusqu’à la porte de la maison où se trouve une grosse bûche d’olivier, tout enrubannée, qu’on appelle Calignaou ou Bûche de caléno. L’enfant, muni d’un verre de vin, fait trois libations sur la bûche en prononçant les paroles suivantes:
Ce qui se traduit ainsi:
Soyons joyeux, Dieu nous rende joyeux. Feu caché vient, tout bien vient. Dieu nous fasse la grâce de voir l’an qui vient; si nous ne sommes pas plus, ne soyons pas moins.
Dans le verre, qui passe à la ronde, chacun boit une gorgée. L’enfant soulève le calignaou par un bout, l’homme par l’autre et ils le portent jusqu’au foyer en répétant devant les assistants les paroles de la libation. Puis on l’allume avec des sarments et on le laisse brûler jusqu’au coucher, moment où on l’éteint, pour le rallumer le lendemain, en ayant soin qu’il se consume entièrement avant le jour de l’an. On célèbre par cette cérémonie le renouvellement de l’année au solstice d’hiver. La flamme que la bûche recèle dans ses flancs représente les premiers feux du soleil qui remonte sur l’horizon. L’enfant est le symbole de l’année qui commence, le vieillard de celle qui va [23] finir. Là où l’usage du Calignaou a disparu, il a été remplacé par la lampe de Caléno ou Calen. C’est un carré de fer-blanc avec un rebord, dont les quatre angles en forme de bec contiennent des mèches. On le suspend par un crochet fixé à une tige en fer et il sert à éclairer la crèche sur le devant de laquelle pousse, dans deux soucoupes, le blé de Sainte-Barbe. Il doit brûler huit jours et ne s’éteindre que la veille du jour de l’an.
Le souper, dans ces pays primitifs, comprend trois services; pour y correspondre, la table est couverte de trois nappes de dimensions différentes. Le premier service se compose de la Raïto, plat de poissons frits auquel on ajoute une sauce au vin et aux câpres, et qui, d’après la tradition, fut apporté de la Grèce par les Phocéens. Des artichauts crus, des cardes, du céleri et différents légumes lui servent d’accessoires. On enlève ensuite la première nappe et l’on sert les Calénos qui consistent en gâteaux, Poumpo taillado ou autres, des fruits secs ou confits, des biscuits, des sucreries, des marrons, etc. On les arrose de vins vieux du pays et d’une espèce de ratafia appelé Saouvo-Chrestian (sauve-chrétien) fait avec de la vieille eau-de-vie dans laquelle ont infusé des grains de raisins. Pour le troisième service, on prend le café et les hommes fument une sorte de pipe appelée Cachinbaù. La gaieté préside à ces agapes; on y chante des noëls et l’on ne se sépare que pour aller à la messe de minuit.
La Messe de Minuit.—Elle diffère par certains détails originaux de celle qui est célébrée dans les villes. C’est ainsi qu’au moment de l’offrande on voit s’avancer de l’autel le corps des bergers précédés du tambourin, de la cornemuse et de tous les instruments rustiques que l’on peut se procurer. Ils portent de grandes corbeilles remplies de fleurs et d’oiseaux. A Maussanne, les femmes qui accompagnent les bergers, ou prieuresses, sont coiffées du Garbalin, sorte de bonnet conique assez haut et garni tout autour de pommes et de petites mandarines. Suit un petit char couvert de verdure, éclairé par des cierges et traîné par une brebis dont la toison éclatante de blancheur est piquée çà et là de pompons de rubans: c’est le véhicule de l’agneau sans tache. Une seconde troupe de bergers et de bergères jouant et chantant des noëls ferme la marche. Après avoir fait don de l’agneau et des corbeilles, le cortège retourne dans le même ordre et la messe s’achève sans autres variantes.
La Noël est essentiellement dans toutes les classes de la société une fête de famille. On se réunit à table le soir en face d’un excellent repas dont la dinde fait le fond. Puis l’on se groupe autour du foyer, où le chef de famille raconte les vertus des ancêtres, et répète devant les enfants les traits capables de leur servir d’exemple ou d’enseignement; ce jour-là, il revêt ainsi que sa femme ses habits de mariage conservés tout exprès. Dans le peuple, le troisième jour [24] de la fête, le dîner se termine par un plat d’Aioli ou de Bourrido, mets traditionnels en Provence. En se retirant, l’on se donne rendez-vous pour l’année suivante.
Outre les fêtes que nous venons de décrire et qui sont assez généralement célébrées dans toute la Provence, il existe d’autres réjouissances particulières à diverses communes: ce sont les Trains ou Roumevages[14].
La fête d’une commune est le plus souvent une fête patronale, qui provoque l’affluence des fidèles des environs. A part les cérémonies religieuses, qui sont les mêmes qu’ailleurs, la population et les étrangers se livrent à des jeux qui, nés et pratiqués en Provence depuis un temps immémorial, portent l’empreinte indiscutable de leur origine, quoiqu’on ait pu les imiter et les conserver dans d’autres pays.
Les instruments de musique primitifs y sont restés obligatoires, malgré les progrès de la lutherie. Ce sont: le tambour ou Bachias, mot qui paraît dériver de Bassaren, surnom appliqué à Bacchus, pour les fêtes duquel on faisait beaucoup de bruit avec un énorme tambour; le tambourin, plus long et sur lequel on ne joue qu’avec une seule baguette; le galoubet ou petit fifre, sur lequel on joue des airs vifs et gais, autrefois employé surtout le matin pour saluer l’aurore, d’où son nom, galoubet ou gai réveil, gaie aubade; les Timbalons ou petites timbales en cuivre attachées à la ceinture, et que les musiciens frappent avec des baguettes; les cymbalettes les accompagnent ordinairement: ce sont de petits cylindres en acier dont l’usage remonte aux Grecs.
Les Joies forment la partie essentielle du Roumevage. On appelle ainsi une perche dont l’extrémité est munie d’un cercle qui sert à suspendre les prix destinés aux vainqueurs des différents jeux, prix consistant en plats d’étain, montres en argent, écharpes de soie, rubans, etc...
La Targo, ou joute sur mer, est un des jeux les plus intéressants de la catégorie dont nous nous occupons. Les ports où elle acquiert le plus d’importance sont Marseille et Toulon. Les bateaux employés sont des bateaux de pêche ou des canots de navires de guerre, armés de huit rameurs, d’un patron et d’un brigadier. Ils sont divisés en deux flottilles, peints en blanc avec bande de la couleur adoptée par chaque flottille. Cette couleur se retrouve dans les rubans que portent les rameurs, qui sont aussi en blanc, la tête coiffée de chapeaux de paille. A l’arrière des bateaux qui doivent [25] concourir pour la joute se trouvent des sortes d’échelles appelées Tintainos[15] qui font une saillie d’environ trois mètres. A l’extrémité, une planche très légère soutient le jouteur, debout, tenant de la main gauche un bouclier en bois, de la droite une lance terminée par une plaque. Au signal donné par les juges, deux barques se détachent du groupe des concurrents. Les patrons naviguent de façon à éviter un abordage, mais en se rapprochant assez pour que les jouteurs puissent se porter un coup de lance; le plus faible est précipité dans la mer et regagne à la nage le bateau le plus voisin. La lutte continue, et, si le même champion a raison de trois de ses adversaires, il est proclamé Fraïre. Tous les fraïres joutent entre eux et celui qui reste le dernier debout est proclamé vainqueur. On le couronne, on lui donne le prix de la targue et on le promène en triomphe dans toute la ville. Pendant la joute, la musique des galoubets et tambourins exécute les airs les plus variés, entre autres la Bédocho et l’Aoubado. Le port offre un spectacle ravissant, les navires arborent le grand pavois; des chattes[16] bien alignées forment un avant-quai et supportent des tribunes destinées aux autorités de la ville, aux invités et à la musique. Ce jeu[17] constitue un spectacle assez imposant, dans tous les cas intéressant et curieux. Il semble, dans l’antiquité, avoir remplacé, à Marseille, les exercices des arènes, que ne possédait pas cette ville.
Le jeu de la Bigue a lieu le même jour. Il consiste à marcher sur un long mât enduit de suif ou de savon. Ce mât ou Bigue est posé horizontalement sur un ponton près du quai ou au bord d’une rivière. Celui qui atteint l’extrémité sans tomber gagne le prix, mais il est malaisé d’obtenir promptement ce résultat. Ce n’est qu’après un nombre considérable de chutes dans l’eau, à la grande joie des spectateurs, que, le frottement continu des pieds ayant peu à peu fait disparaître le suif, le plus adroit concurrent parvient enfin à atteindre le but et à être proclamé vainqueur.
Nous ne citerons que pour mémoire les courses de bateaux ou régates, qui ne diffèrent pas beaucoup des régates usitées dans tous les ports français.
La Course des hommes et des femmes ne se voit plus que dans quelques villages. Le droit de porter le caleçon de soie ou Brayettos[18], qui est l’unique vêtement des hommes, est le privilège de celui qui a été trois fois vainqueur de la course. Lorsque à son tour il est battu, il le remet à son heureux rival. Les brayettos sont conservées avec soin dans les familles; on se les transmet de père en fils.
[26] Course des animaux.—Bien avant qu’il ait été question des courses de Longchamp, Auteuil ou autres, célèbres aujourd’hui, la Provence connaissait les courses de chevaux. Tout Roumevage un peu important les inscrivait à son programme. Les conditions d’âge, de race, d’entraînement n’étaient pas imposées; tout propriétaire d’un cheval qu’il croyait capable de gagner le prix n’hésitait pas à concourir. Au signal donné par un coup de fusil, le peloton s’ébranlait dans un nuage de poussière; bientôt le nom du vainqueur retentissait dans la foule qui l’acclamait, tandis qu’il allait recevoir, des mains du maire de la commune, le prix qui lui était destiné. Les mulets, nombreux dans le Midi, étaient aussi admis à concourir entre eux; la course, plus longue, présentait aux concurrents des chances de succès plus égales. Mais la plus amusante, celle à laquelle le peuple a toujours donné et donne encore sa préférence, est, sans contredit, la course des ânes. Conduits par des enfants armés d’une gaule, ils partent au galop. Libres de leurs mouvements, sans cavaliers pour les maintenir, sans autre direction que celle des gamins qui courent après, leur humeur vagabonde se donne libre carrière et ils se dispersent dans tous les sens. Quelques-uns, irrités par les coups de houssine, se jettent dans les fossés, d’autres ruent ou s’en retournent, et les spectateurs, que ce désordre amuse, se livrent à une joie bruyante et battent des mains lorsqu’un baudet atteint enfin le but et gagne la course. Le vainqueur ramené, on lui octroie une muselière en cuir, insigne peu agréable de son triomphe.
Le Combat de taureaux, jeu national en Espagne, est aussi usité en Provence. Mais si, dans ces dernières années, on lui a enlevé le caractère régional qu’il avait primitivement, il est bon de constater que, dans certaines localités, il est resté ce qu’il était, c’est-à-dire un amusement, un exercice où l’astuce et le courage suffisent pour attirer et intéresser les spectateurs, sans dégénérer en cruautés répugnantes pour nos mœurs et pour notre caractère. Pas d’épées, pas de sang versé; un simple bâton suffit. L’habileté, l’agilité, la force sont les trois qualités seules requises.
Arles a la spécialité de ce genre de spectacle depuis que les arènes ont reçu les réparations nécessaires. Excité par les bandilleros, le taureau, dont la tête est ornée d’une rose ou cocarde de ruban, se précipite sur celui qui l’a provoqué; un coup de bâton appliqué sur le mufle le rend plus furieux. Il bondit et cherche à atteindre son adversaire. Après une série de tours rapides, celui qui est désigné pour vaincre l’animal se rapproche de lui et, d’un brusque mouvement, le saisissant par les cornes, le renverse, lui enlève la rose piquée sur sa tête et la présente à la foule qui l’acclame. Le taureau a en quelque sorte le sentiment de sa défaite; il se relève honteux et se sauve vers le torril sous les huées des spectateurs. Ce jeu n’est pas sans dangers; quelquefois le taureau, poussé à bout, se précipite sur son adversaire avec une telle [27] impétuosité que celui-ci n’a pas le temps de le saisir ou de l’éviter et se trouve atteint par ses cornes terribles. Heureusement, l’habileté des toréadors arlésiens est telle que les blessures graves sont rares. La course landaise, la course à la perche sont des variétés que les Provençaux ne dédaignent pas. Dans la seconde, le Pouly et son quadrille se sont acquis une célébrité bien méritée.
On a toujours pensé que les courses de taureaux avaient passé d’Espagne en Provence sous les comtes de Barcelone. Nous croyons que l’importation en est plus ancienne et nous l’attribuons plus volontiers aux Romains, inventeurs des jeux du cirque. Ce qui pourrait donner une certaine vraisemblance à cette opinion, ce sont les résultats des fouilles opérées dans les arènes de Nîmes lorsqu’il fut décidé de reconstituer ce monument romain. Les terrassiers ont alors mis au jour une certaine quantité de crânes de taureaux, des défenses de sangliers et des pattes de coqs pétrifiées. Cette découverte tendrait à faire croire que de temps immémorial la Provence a été le théâtre de combats de taureaux, de sangliers et de coqs, et qu’elle n’a pas eu besoin de les emprunter à l’Espagne.
[28] La Lutte.—Héritiers des Grecs et des Romains, les Provençaux ont, de tout temps, aimé les jeux athlétiques. On luttait devant les tombeaux des guerriers, dans le cirque et aux camps. De nos jours, il n’y a pas de Roumevage un peu important sans lutteurs. Dans un grand espace sablonneux, autour duquel prend place le public, les athlètes se rassemblent pour mesurer leurs forces. Deux d’entre eux se présentent vêtus seulement d’un caleçon, se serrent la main et jurent devant les juges de combattre loyalement et sans colère. Puis, se mesurant de l’œil, ils s’observent, se heurtent et s’enserrent, leurs bras s’entrelacent, leurs jambes, leurs genoux buttent les uns contre les autres; ils paraissent immobiles et on les prendrait pour deux statues groupées si la tension des muscles qui font saillie, le gonflement des veines et la sueur qui coule de leurs fronts n’indiquaient les efforts et la concentration des forces. Soudain le plus robuste soulève son adversaire et cherche à le renverser; mais celui-ci, plus souple, se fait un point d’appui du corps auquel il est cramponné et le combat continue, indécis. Enfin, le plus musclé, dans un effort suprême, fait perdre pied à son adversaire. Si ce dernier tombe sur le côté, le combat n’est pas terminé, mais reprend, au contraire, avec plus de vivacité que jamais, car, pour être vainqueur, il faut, en Provence, que l’adversaire soit renversé sur le dos et maintenu le genou sur la poitrine. Quand ces conditions sont réalisées, la lutte est finie et la foule applaudit. Le couple engagé va boire un verre de vin et se reposer, pour laisser le champ libre au couple suivant. Les vainqueurs luttent entre eux, le dernier est couronné et reçoit le prix. Ce jeu est un de ceux qui excitent toujours le plus vif intérêt; les gens du pays s’y rendent en grand nombre pour admirer le déploiement d’adresse unie à la force, de souplesse unie à la vigueur, requis pour le triomphe.
Le Saut est un exercice qui demande beaucoup d’agilité. Il est pratiqué dans toutes les fêtes locales ainsi qu’il suit. Après avoir tiré à terre une ligne sur laquelle ils se rangent, les sauteurs partent sur un pied, font ainsi deux sauts, et retombent immobiles sur leurs deux pieds au troisième saut, qui est énorme et dépasse souvent en envergure les deux premiers réunis. Les sauteurs habiles peuvent ainsi franchir des espaces considérables, parfois plus de dix-sept mètres. Une variante de ce jeu consiste à l’exécuter en sac. Le sauteur, enfermé dans un sac d’où ne sortent que les bras et la tête, est obligé de procéder par petits sauts, entremêlés de chutes fréquentes qui sont l’amusement des spectateurs. Il y a aussi le saut de l’outre. Après avoir bien gonflé une outre, on la place à terre à l’endroit convenu. Pour gagner, il faut, après avoir fait deux sauts, atteindre l’outre au troisième et s’y maintenir en équilibre. Si elle éclate ou si elle glisse sous les pieds, l’homme roule dans la poussière à la grande joie du public.
Deux autres jeux usités chez les Grecs et dont les Provençaux ont hérité [29] sont la Barre et le Disque. L’instrument du premier est une barre de fer qui sert aux carriers pour soulever les pierres, et que l’on désigne dans le pays sous le nom de Prépaou. La barre lancée vers un but, il faut, pour que le coup soit bon, que la pointe seule touche la terre. Quant au Disque, il faut le lancer le bras levé au-dessus de l’épaule, et il n’y a que le coup de volée qui soit tenu pour bon.
Dans le jeu de Boules, on retrouve encore un exercice grec. Le lieu choisi, chacun jette sa boule le plus loin possible; on reprend ensuite de ce point en commençant par la boule restée en arrière. Celui qui arrive au but avec le moins de coups gagne le prix. Cette façon de jouer aux boules s’appelle le Butaband ou but en avant. On les joue également à la roulette et au mail.
La Cible, les Palets, le Mât de Cocagne, les Grimaces, les Cartes et le Coq sont des jeux assez connus partout pour que nous nous dispensions de les narrer. Il y a cependant une différence dans le jeu des palets.
On fiche en terre une tige de fer à large tête. Les concurrents ont trois anneaux de fer qu’ils doivent lancer sur cette tige de façon à les y faire entrer; le prix est à celui qui les place le premier.
Les Grimaces excitent toujours l’hilarité du public et les juges sont bien souvent embarrassés pour décerner le prix. Cet amusement burlesque, inventé par des jongleurs qui avaient suivi des troubadours provençaux en Espagne, s’est perpétué jusqu’à nous, et l’on voit de nos jours des dessinateurs profiter des fêtes de village pour reproduire en croquis ces contorsions du visage qu’à l’occasion ils utilisent pour leurs travaux artistiques.
Parmi les jeux de cartes usités dans les Roumevages, on ne peut guère citer que l’Estachin, qui se rapproche de l’écarté.
Le jeu du Coq termine ordinairement la fête. Assez cruel du reste, il paraît abandonné dans la plupart des petites communes; on ne l’introduit [30] dans les grands Roumevages que pour corser le programme ou sur la demande d’amateurs. La veille de la fête communale, on promène à travers les rues et les places un beau coq qui, aux sons des galoubets et des tambourins, pousse de temps en temps un triomphant cocorico; le lendemain, on le suspend par les pattes à une corde tendue entre deux poteaux. Chaque concurrent, les yeux bandés, armé d’un sabre, se tient au milieu du cercle formé par le public. Pour gagner le prix, qui est le coq lui-même, tous sont placés successivement à dix mètres de la bête dont ils doivent trancher le cou avec leur sabre. A un signal donné, ils s’avancent en manœuvrant avec leur arme. Mais, quand ils croient l’atteindre, leurs coups le plus souvent se perdent dans le vide, et, le temps donné étant écoulé, il leur faut se retirer bredouilles après avoir payé le prix de leur maladresse, jusqu’à ce qu’enfin un plus adroit ou plus malin décapite le coq et l’emporte. Les tambourins et les galoubets se font entendre, le public applaudit.
Si l’on ajoute aux Roumevages les fêtes des corporations et les fêtes votives, qui, les unes comme les autres, sont composées en grande partie des éléments constitutifs de toutes les manifestations publiques en Provence, on aura le tableau complet des divertissements et des solennités dont la tradition nous a conservé le souvenir ou qu’elle nous a légués.
NOTES:
[1] Parmi les principales corporations, on peut citer: les Drapierii, Drapiers; les Cambiatores, Changeurs; les Cannabacerii, Marchands de chanvre; les Macellarii, Bouchers; les Sartores, Tailleurs; les Fabri, Ouvriers en métaux; les Sabaterii, Cordonniers, etc., etc.... Chaque corporation occupait une rue qui portait son nom.
[2] Le mot poumpo appartient au dialecte marseillais; dans les pays limitrophes, on dit fougasso qui vient du roman foua.
[3] Le comte de Provence en 1777, le comte d’Artois en 1814 eurent les honneurs de l’olivette, lors de leur voyage dans le Midi, et c’est Aubagne qui leur offrit ce divertissement.
[4] Flacons de vin.
[5] C’est à l’église de l’ancienne abbaye de Saint-Victor, à Marseille, que la tradition veut que l’on aille entendre la messe ce jour-là et faire bénir les cierges, que l’on choisit verts pour les différencier des autres. C’est également à la Chandeleur que l’on vend un excellent gâteau, qui affecte la forme d’une navette, probablement en souvenir des tisseurs de chanvre qui allaient ce jour-là à Saint-Victor faire bénir leur instrument de travail pour s’assurer une bonne année.
[6] En français; en espagnol, barbanzanos; en provençal, cèse.
[7] Le droit de pelote fut fixé par un arrêt du Parlement de Provence, le 3 août 1717, à 15 livres pour les dots au-dessous de 3.000 livres. L’Abbé de la Jeunesse le percevait sur les artisans, le lieutenant du Prince d’Amour sur la noblesse et le Roi de la Basoche sur la bourgeoisie. De nos jours, c’est l’État qui perçoit le droit de pelote sous la forme de droits d’enregistrement des contrats de mariage.
[8] Armetto ou petite âme.
[9] La présence et le rôle du fusilier au temps d’Hérode n’est pas ce qu’il y a de moins original dans ce spectacle.
[10] Roi de la pioche.
[11] Badache, altération du provençal Besaïsso: double pioche.
[12] Armetto, en provençal, pour âme malheureuse, âme du purgatoire.]
[13] Santon, petite statuette en argile moulée et peinte représentant des saints et tous les personnages bibliques et autres de la crèche.
[14] Roumevage est formé de deux mots: Roumo viaggi, voyage à Rome. En souvenir de Roumieu, mot employé pour désigner un pèlerin qui allait à Rome. D’où l’usage de ce nom appliqué aux fêtes communales et pèlerinages.
[15] Tintaino, léger, fragile; ce mot exprime également la pose incertaine du jouteur, rendue plus instable par les mouvements du bateau.
[16] Sorte de pontons.
[17] Nous donnerons, par la suite, sur le jeu de la Targo, dans le chapitre relatif à la poésie provençale, un couplet qui indique combien il est apprécié à Marseille.
[18] Brayettos, petite culotte.
Le Baptême.—Le Mariage.—Les Funérailles.—Les Quatre Saisons.—Le Costume.—Les Mœurs.—La Vie domestique.—La Vie sociale.
Dans la vie civile de tous les peuples, une foule d’usages consacrent les événements marquants et leur impriment un caractère solennel et national. En Provence, le paganisme, comme nous l’avons vu précédemment, a laissé dans les esprits des idées superstitieuses contre lesquelles l’amélioration des mœurs, une instruction plus avancée, effets de la civilisation, n’ont pu réagir assez pour qu’il n’en subsiste pas quelques vestiges, surtout dans les classes inférieures. C’est ainsi que les femmes grosses sont persuadées que, si elles ne satisfont pas un désir de gourmandise, l’enfant naîtra avec un signe qui aura quelque ressemblance avec l’objet convoité. On donne à ces signes le nom d’Envegeos[19]. Cette croyance est si répandue qu’elle excuse tout et que l’on n’ose rien refuser à une femme enceinte. Dans un milieu semblable, les tireuses de cartes, les charlatans, bohémiens, diseurs de bonne aventure et somnambules extra-lucides trouvent de nombreuses dupes et vivent largement de la crédulité populaire.
Le Baptême.—La célébration du baptême est une fête de famille; il est d’usage que l’aïeul paternel et l’aïeule maternelle soient le parrain et la marraine du premier enfant. Le cortège, auquel ont été conviés parents et amis, se rend à l’église précédé d’un tambourin. A l’issue de la cérémonie, une bande d’enfants courent après le parrain en criant: Peyrin cougnou[20]. Ils ne cessent de crier que lorsqu’on leur a jeté des pièces de monnaie et des dragées. De retour au logis, une collation suivie d’un bal est offerte aux invités. Aux relevailles, il est d’usage que la marraine donne au filleul un pain, un œuf, [32] un grain de sel et un paquet d’allumettes, en lui disant: Siégués bouan coumo lou pan, plen coum’un uou, sagi coumo la saou et lou bastoun de vieillesso de teis parens. C’est-à-dire: Sois bon comme le pain, plein comme un œuf, sage comme le sel, et le bâton de vieillesse de tes parents. La Baïlo, ou sage-femme, remet au nouveau-né un petit coussinet bénit qu’on désigne sous le nom d’Évangile et qui, dans son esprit, est destiné à le préserver de toutes sortes de maléfices. Chaque fois qu’il éternue, on s’empresse de dire: Saint Jean te bénisse, parce que l’on croit que ces paroles le délivreront des mauvais génies.
Le Mariage.—Lorsqu’un mariage est arrêté, on s’occupe de fixer la date de la célébration, en ayant bien soin d’écarter le vendredi et le mois de mai, considérés comme néfastes aux nouveaux mariés. Le futur s’empresse d’offrir à sa fiancée la Lioureio, c’est-à-dire la corbeille de noces, dont l’importance varie suivant la condition des époux. Les fermiers du territoire d’Arles avaient la réputation d’être très généreux; on estime que leurs cadeaux pouvaient valoir jusqu’à 10.000 francs. Les diamants, les parures, dentelles, robes de soie formaient les objets principaux. Le cortège, le jour de la noce, est composé quelquefois de cent personnes, marchant deux à deux et précédées des tambourins et galoubets qui jouent des airs d’allégresse. En tête est la Novi[21], sous le bras de celui qui a été chargé de la conduire et que l’on désigne sous le nom de débooussaïré; c’est ordinairement un proche parent ou le parrain, ou encore l’ami intime de l’époux. La cérémonie à l’église est suivie d’un repas, puis d’un bal qui termine la fête. Les vêtements de la mariée varient suivant le pays et la condition sociale, mais le voile et les souliers sont toujours blancs; elle porte les bijoux que son époux lui a donnés. Au dessert, on chante des couplets en son honneur et c’est lorsque l’attention des convives est distraite par la musique qu’un jeune garçon, passant sous la table, lui enlève sa pantoufle, qui, aussitôt, fait l’objet d’une enchère dont le prix est distribué aux domestiques. Cet usage subsiste encore dans le vieux quartier de Saint-Jean, à Marseille. Le soir venu, on s’inquiète de savoir quel sera des deux époux celui qui éteindra le flambeau nuptial, une vieille croyance le désignant comme devant mourir le premier. Souvent, pour éviter l’ennui de ce pronostic sinistre, on laisse brûler la bougie toute la nuit, ou la plus proche parente vient l’enlever à un moment donné.
Quand les époux convolent en secondes noces, l’événement est marqué par un vacarme infernal ou charivari, auquel des jeunes gens armés de sonnettes, de pelles, poêles, chaudrons et trompettes se livrent sous les fenêtres des fiancés. Ceux-ci ne peuvent s’en délivrer qu’en donnant une [33] somme d’argent aux chefs de la bande, qui l’emploie à faire un excellent repas. Ce singulier usage semble avoir remplacé le Droit de Pelote qui existait sous l’ancienne monarchie. Nous ne reviendrons pas sur l’historique de ce droit déjà mentionné, qui frappait les gens étrangers à la localité, mariés à des jeunes filles ou à des veuves du pays. Fixé d’après l’importance de la dot de la femme, il se percevait aux portes de la ville, au son de la musique et au bruit de la mousqueterie.
Les Funérailles.—Pendant fort longtemps on a conservé en Provence, et surtout à Arles, les coutumes funéraires romaines. Jusqu’au XIIe siècle, les habitants des deux rives du Rhône mettaient le mort dans un tonneau enduit de goudron avec une boîte scellée contenant l’argent des funérailles. Puis, remontant le fleuve à une certaine distance, ils abandonnaient au courant le tonneau, qui était arrêté à Arles par des commissaires préposés à cet effet. Le cadavre était ensuite enseveli dans les Aliscamps, ou Champs-Elysées, et les droits de sépulture perçus par le chapitre de Saint-Trophime. Il faut croire que ces revenus étaient considérables, car ils donnèrent lieu à [34] des contestations sérieuses entre les bénéficiaires d’Arles et l’abbaye de Saint-Victor, de Marseille, à qui appartenait l’église de Saint-Honorat, située dans l’enceinte des Aliscamps.
Au XIIIe siècle, les sépultures étaient réglées ainsi qu’il suit. Les évêques avaient seuls le droit d’être enterrés dans les églises. Dans les abbayes et les monastères, les chapitres avaient, au centre de leur cloître, un jardin dans lequel étaient des caveaux pour les moines et les chanoines. Les comtes de Provence, suivant leurs dernières volontés, avaient été admis à la sépulture des cloîtres. La même faveur fut accordée par la suite aux grands dignitaires de la cour. Enfin il arriva un moment où tout le monde voulut y avoir part. On comprend aisément que l’espace fit bientôt défaut. On creusa alors des caveaux dans les églises, et il n’y eut plus dans les cimetières que le bas peuple. La Révolution, par raison d’hygiène, fit cesser ces abus et même ferma et reporta dans la banlieue les cimetières contigus aux églises paroissiales. La veillée du mort se fait, en Provence, dans la chambre où il est exposé. La personne qui le garde est remplacée de deux heures en deux heures; la famille et les amis se tiennent dans la pièce voisine. Il n’y a pas encore bien longtemps, l’usage voulait qu’une fois arrivé auprès de la tombe le cercueil fût ouvert, afin que les assistants pussent contempler une dernière fois les traits du défunt et que toute méprise sur son identité devînt impossible. Ces scènes toujours pénibles, ayant occasionné des accidents chez les personnes impressionnables, souvent même des cas de folie et d’épilepsie, furent supprimées.
Les Quatre Saisons.—L’usage d’inaugurer ou célébrer par des réjouissances publiques ou familiales les quatre saisons de l’année a été conservé dans la campagne.
Le printemps.—Le paysan provençal est attentif à l’arrivée des hirondelles, dans lesquelles il a plus de confiance que dans le calendrier. Si l’un de ces oiseaux établit son nid sous le toit de sa maison, il s’en estime très heureux et fête avec des amis ce présage de bonheur.
Le 1er avril ramène périodiquement certaines plaisanteries consistant en messages trompeurs; on en profite encore pour servir au prochain, sous le couvert de l’anonymat, des vérités quelquefois très dures. Cet usage, connu sous le nom de Poissons d’avril, est un souvenir du temps où l’année commençait en avril. Les étrennes que l’on donnait alors furent reportées au 1er janvier, et l’on réserva pour le 1er avril des compliments ironiques à ceux qui n’avaient adopté qu’à regret le nouveau régime. Mais, comme c’est au mois d’avril que le soleil quitte le signe des poissons, les compliments, ainsi que les objets qui les accompagnent souvent, furent nommés Poissons d’avril. A la fin de ce mois, on plante dans les villages, devant la maison qu’habite une [35] fiancée, un Mai d’amour. C’est une longue perche terminée par un bouquet de fleurs qui arrive au niveau de la fenêtre que l’on sait être celle de la chambre de la jeune fille; quelquefois, c’est un jeune peuplier garni de rubans qui s’offre à sa vue, lorsque le matin elle ouvre les volets. A ce moment, le prétendu, accompagné par des amis et des musiciens, exécute une aubade et chante un couplet en son honneur.
En voici quelques-uns appropriés à la circonstance et empruntés au langage des fleurs:
POUR UNE DÉCLARATION D’AMOUR
DOUTE OU SOUPÇON
PLAINTE
[36] RUPTURE
Avec la fête de la Belle de mai ou Maïa, et la tonte des moutons, qui rappelle les usages des bergers de Virgile, se terminent les fêtes agricoles du printemps.
L’Été aux blonds épis voit la magnifique manifestation des moissonneurs, dont le tableau de Léopold Robert peut donner une idée. La dernière charrette de blé est ornée de guirlandes de feuillage, ainsi que l’attelage. Les faucheurs, les botteleurs, les glaneuses chantent et reviennent à la ferme en farandole joyeuse. Le soir, un bon repas leur est servi et l’on boit à la santé du fermier.
La Provence, en automne, est la vivante image de la Grèce antique, célébrant aux vendanges les fêtes de Bacchus. La plupart des coutumes des anciens sont encore celles des habitants du littoral méditerranéen. Quand on cueille le raisin, les vendangeurs barbouillent de moût les vendangeuses. C’est ce qu’on appelle la Moustouisso. Lorsque se fait le soutirage de la cuve et qu’on presse le marc, on donne à boire du vin nouveau à tous les passants qui en demandent. Il y en a qui abusent de cette faveur et ne tardent pas à être gris. Ils font alors toutes sortes d’extravagances qui amusent les badauds. La récolte des raisins secs et des figues, la fabrication du vin cuit donnent également lieu à des réjouissances. Le jour où l’on fait le vin cuit et la confiture au moût que l’on appelle Coudounat, on réunit dans un festin parents et amis, sous prétexte de goûter aux produits nouveaux; en réalité, c’est l’occasion d’un excellent repas, où le vin donne la note dominante, et qui se termine par de joyeux couplets ou par une farandole, aux sons des galoubets et des tambourins.
Enfin l’hiver, si dur dans le Nord, est assez clément dans le Midi pour permettre la cueillette des olives et le travail des moulins à huile qui deviennent les lieux de réunion des villageois. On y chante, on y rit, on y conte des histoires, car la gaieté est le trait caractéristique des Provençaux. La cueillette des olives a été de tout temps l’occasion de jeux et de divertissements. Un sarcophage des Aliscamps, orné d’un bas-relief où sont [37] reproduites toutes les phases de la cueillette des olives, permet de constater la similitude exacte qui existe entre ces manifestations d’autrefois et celles de nos jours. C’est là un document lapidaire qui prouve mieux que tout le reste l’antiquité de l’olivier en Provence et celle des fêtes auxquelles il donne lieu.
L’histoire du costume pourrait tenir dans cet ouvrage une place importante, si l’on remontait à la fondation de Marseille, en passant par la domination romaine, puis française, et enfin par le gouvernement des comtes. Nous nous bornerons à mentionner le costume tel qu’il existait avant la Révolution sur tout le territoire provençal, tel que quelques rares communes rurales l’ont conservé. Dans les villes, il a dû faire place à la mode générale et céder le pas aux vêtements confectionnés que Paris ne se lasse pas d’expédier aux départements. Les effets de la centralisation sont, dans ce cas encore, loin d’être heureux et cette manie de prendre en toute circonstance le mot d’ordre à Paris a fait perdre à nos provinciaux leurs habillements si pittoresques, si bien appropriés à leurs mœurs et à leurs usages. Nous vivons sous le régime du convenu; ceux qui ne s’y conforment pas courent le danger redouté de passer pour ridicules.
Quant à nous, nous préférerions voir les ouvriers des ports avec leur ancien costume du dimanche si ample et si dégagé: large pantalon de coutil, ceinture de couleur, veste ronde, cravate de soie nouée à la matelote, chemise blanche à col rabattu, chapeau rond et souliers en peau blanche. Nous préférerions, disions-nous, ce vêtement au travestissement actuel qui nous les montre serrés dans une jaquette qu’ils ne savent pas porter, gauchement affublés d’un gilet noir, d’un pantalon trop étroit, de bottines à boutons, d’un chapeau haut de forme, maladroitement renversé en arrière ou penché sur l’oreille comme la tour de Pise. Tout cela n’est pas gracieux, mais c’est la mode et chacun d’y sacrifier. Le seul costume ancien qui ait subsisté à Marseille est celui des prud’hommes. Sauf une légère modification, qui a consisté à substituer la culotte aux Grégaillos et l’habit au pourpoint, cette corporation a conservé les guêtres, la petite cape appelée Traversière, le chapeau à plumes noires relevé par devant à la mode catalane. D’ailleurs, elle n’est de mise, cette parure devenue étrange, que dans des cérémonies de plus en plus rares.
Les réflexions que nous venons de faire peuvent s’appliquer aussi aux femmes du peuple; mais, plus coquettes et plus gracieuses, elles savent mieux se parer et ont eu le goût de ne pas abandonner la chaussure spéciale qui fait valoir la petitesse de leurs pieds. Leurs yeux de flamme et la blancheur éclatante de leurs dents, qu’elles ont petites et bien rangées, [38] leur font pardonner l’adoption de certaines modes, mal appropriées à leurs corps souples et vigoureux. C’est en remontant par Saint-Chamas, Istres, Pélissane, Salon, etc., que l’on retrouve leur ancien costume, qui se rapproche beaucoup de celui des Arlésiennes. Elles portent, l’hiver, la robe de drap brun, et, l’été, la robe d’indienne. La jupe est toujours courte, le bas en filoselle et les souliers attachés autour de la jambe avec des rubans.
Les pièces principales de leur ajustement, agréable à l’œil et bien choisi pour faire valoir leur beauté, sont un corsage de soie noire ouvert sur le devant, une collerette de mousseline plissée fixée autour de la chemise et rabattue sur le corsage, un foulard de l’Inde de couleur claire, un bonnet de mousseline serré autour de la tête par un ruban très large dont les bouts relevés sur le devant forment une sorte d’aigrette. Mais le costume des Arlésiennes lui-même, sur lequel celui-ci semble calqué, a subi bien des transformations, et ne rappelle que de loin ce qu’il fut au temps de l’occupation romaine, sous Constantin. La robe aujourd’hui est de la même étoffe que le droulet ou pelisse, et cachée partiellement par un tablier de soie qui monte jusqu’à la gorge. Le pluchon a été remplacé par une pointe de mousseline en couleur, nouée sous le menton. La coiffure est surtout remarquable; sur les cheveux lissés en bandeaux est posé un petit bonnet terminé en pointe et entouré d’un large ruban de soie ou de velours fixé par une épingle de prix. Le corsage, ouvert sur le devant, est garni d’une sorte de guimpe de mousseline, ouverte, appelée Chapelle. La jupe ne descend que jusqu’à la cheville, laissant voir le pied chaussé d’un soulier découvert, à boucle d’acier, en peau vernie. Ce costume, très seyant, existe encore à Saint-Remi, à Tarascon, à Château-Renard et dans quelques autres communes, avec de légères variantes. Il nous revient sur son antiquité une anecdote historique qui pourra donner une idée de l’importance qu’y attachaient les habitants de la ville d’Arles.
[39] C’était au temps où la Bourgogne transjurane, réunie à la Bourgogne cisjurane, formait le royaume d’Arles.
Ce royaume avait une certaine importance, n’en déplaise aux sceptiques et railleurs d’aujourd’hui, car il comprenait la Provence, le Dauphiné, la Savoie, le Bugey, la Bresse, le Lyonnais, le Velay, le pays de Vaud, les cantons de Berne, Soleure, Fribourg, Bâle, la Franche-Comté et le Mâconnais. Les arrêts prononcés par le roi avaient force de loi et devaient être exécutés dans toute l’étendue de ces régions sous peine d’amende et même de mort.
Le fait suivant, que nous empruntons aux Chroniques de la Cour du roi d’Arles[24], non seulement prouve l’ancienneté du costume des Arlésiennes, mais en indique d’une façon exacte les divers détails, avec défense d’y rien changer dans le territoire dépendant de la capitale.
Nous avons vu que ces fidèles sujettes, non contentes d’observer les lois et règlements de l’époque, prirent à tâche de perpétuer précieusement jusqu’à nos jours, du moins dans ses traits caractéristiques, ce vêtement si coquet, qui rehausse leur beauté, y ajoute une note pittoresque et évoque dans l’esprit des étrangers un souvenir du pays du soleil.
Vers 1193, le roi Rodolphe avait bien voulu, sur la demande du comte français Adhémar de Valence, parti pour la Croisade, recueillir à la cour d’Arles ses trois filles: Marie, Marthe et Madeleine. Ce fut l’origine de divisions dont la cause futile n’empêcha pas les tragiques résultats. Madeleine avait introduit à la Cour les modes françaises, d’où son partage en deux camps: l’un composé de gens attachés au costume national, l’autre de partisans de l’innovation.
Madeleine, la plus jeune, était naturellement le chef du second parti; à la tête du premier se trouvait le sire de Bédos, fou du roi, qui s’était tourné contre Madeleine après l’avoir demandée en mariage et s’être vu repoussé avec mépris.
Or, désireux de prendre femme, bien qu’il fût nain et outrageusement contrefait, il adressa ses hommages à Marthe, la sœur cadette.
Depuis quelque temps, il courait sur le compte de Madeleine des bruits assez injurieux pour sa vertu; et le fou, jaloux de voir qu’elle accordait facilement à d’autres des faveurs qu’il lui était interdit d’espérer, se vengea d’elle par un mot plein de méchanceté.
Un jour qu’en devisant avec les trois sœurs Marie lui dit en riant de l’invoquer, il prit la parole et répondit sur-le-champ:
—«O Marie, pleine de grâce, soyez bénie entre toutes les femmes; priez Dieu qu’il dispose favorablement pour moi le cœur de votre sœur Marthe et qu’il pardonne à Madeleine, qui a péché.»
[40] Rouge de confusion, Madeleine se retira; mais elle alla, tout en larmes, trouver le roi, à qui elle raconta l’impudent sarcasme de son fou; elle le supplia de lui permettre de venger son honneur faussement attaqué.
Rodolphe avait pour Madeleine une affection des plus vives; il se sentit tout disposé à lui accorder ce qu’elle demandait et l’autorisa à faire choix d’un chevalier pour épouser sa querelle et la soutenir en champ clos.
Non seulement Madeleine rencontra autant de champions qu’elle désira, mais, comme elle était le chef des partisans de la mode française, et le fou celui des amateurs de la mode nationale, il se présenta pour l’offenseur autant de combattants que pour l’offensée.
La lice fut ouverte et appelée la «Lice de la mode».
Tous les partisans de Madeleine furent vaincus, quelques-uns tués, tous les autres blessés.
Ce que voyant, le roi s’inclina devant ce jugement de Dieu et défendit, sous les peines les plus sévères, les modes françaises, ordonnant qu’à l’avenir: «Toute dame ou demoiselle, dans le royaume et cité d’Arles, ne porterait robes ou mantels, affiquets ou enjolivements à la mode du pays de France, et se vêtirait à l’us et coutume du pays.»
Le récit n’est pas banal. Il prouve d’abord que du dicton: changeant comme la mode, les Arlésiennes ne sauraient être rendues responsables. Peu de modes, en effet, si toutefois il en existe datant d’aussi loin, ont donné lieu à un combat en champ clos suivi de mort d’hommes, et sanctionné par un arrêt royal.
Dans la campagne, il n’y a, pour ainsi dire, plus de costume spécial pour les hommes. Les fermiers des Mas portent quelquefois une culotte courte avec de grandes guêtres de peau, une veste ronde assez longue, un gilet croisé sous la cravate et un chapeau rond à larges bords. Les bergers, comme les charretiers, ont pour l’hiver un grand manteau ou roulière, un chapeau de feutre noir ou gris, la culotte et les grandes guêtres, une veste courte et un gilet croisé. Dans leur poche se cache invariablement un couteau [41] recourbé à usages multiples: il sert à manger ou bien à façonner des petits objets en bois: sifflets, castagnettes, maints jouets d’enfants. Les paysans l’utilisent également pour ébrancher les arbres ou battre le briquet, lorsque, après le repas dans les champs, ils prennent à leur ceinture une blague à tabac en peau, bourrent leur pipe qu’ils appellent Cachimbaou, et l’allument en tirant du feu d’une pierre à fusil, nommée Peyrar. Le costume des mariniers du Rhône se rapproche beaucoup de celui des Catalans.
Si l’on compare les trois villes de Marseille, d’Aix et d’Arles, il est aisé de voir que la première décèle son origine grecque par son langage, ses coutumes et ses mœurs; que la seconde, plus directement soumise à toutes les dominations qui ont pesé sur la Provence, se ressent de ce mélange apporté dans ses usages par tant de peuples différents, sans avoir perdu pourtant un certain caractère national qui remonte aux premiers âges et qui a résisté à toutes les révolutions; enfin, que la troisième est celle qui s’est le plus identifiée avec Rome, et que, seule peut-être à notre époque, elle reproduit, par le costume de ses femmes imité de celui des dames romaines, certains traits de ce peuple remarquable.
La Vie domestique.—Le fait d’avoir successivement vécu sous l’influence des Grecs, des Romains, puis de la monarchie franque, créa une sorte de fluctuation dans les mœurs et le caractère des Provençaux. Plus tard, Marseille, Arles, Tarascon, Avignon, Grasse et Nice secouèrent le joug des comtes de Provence et s’érigèrent en républiques. Ce fut à partir de ce moment, et malgré tous les éléments de discorde qui naissaient de la jalousie mutuelle de tous ces petits États, que commença à se dessiner un ensemble de traits capables d’intéresser l’observateur. Voici ce qu’écrivait à ce sujet Gervais de Tilburi, maréchal d’Arles, vers le commencement du XIIIe siècle:
«Il est, disait-il, une nation que nous appelons Provençale, éclairée dans le conseil, capable d’agir lorsqu’elle veut, trompeuse dans ses promesses, belliqueuse quoique mal armée; qui se nourrit largement malgré sa pauvreté. Artificieuse dans ses moyens de nuire, elle sait supporter froidement les outrages pour attendre l’occasion favorable de se venger. Sa prudence dans les combats de mer lui donne la victoire. Elle endure patiemment le chaud et le froid, la disette et l’abondance, et ne consulte en toutes choses que sa volonté. Si cette nation avait un souverain héréditaire qu’elle craignît, aucune autre plus qu’elle ne serait capable de tendre vers le bien; mais, comme elle n’est gouvernée par personne, il n’en est pas non plus qui soit [42] plus disposée à faire le mal. La terre qu’elle habite est fertile par-dessus toutes les autres; mais, dans cette abondance de toutes sortes de biens, une seule chose lui manque: c’est un prince bon et juste.»
En Charles d’Anjou, les Provençaux trouvèrent le prince sévère, en René le prince bon et juste. Le premier soumit toutes les petites républiques et réunit tous les Provençaux sous ses lois. Il les gouverna avec vigueur et, comme l’avait prévu Gervais de Tilburi, ils surpassèrent tous les autres sujets de Charles dans la guerre et dans les arts.
René fut plutôt un bon père qu’un grand roi; malgré les malheurs qui assaillirent son long règne, il n’y eut pas à cette époque de sujets plus heureux que les siens. Ils le prirent pour modèle, imitèrent ses mœurs simples et bonnes. Jusque-là comprimée, leur gaîté se déploya et se répandit du palais du souverain jusque dans les chaumières des artisans. Toutes les haines, toutes les divisions disparurent et la nation ne forma qu’une seule famille. Depuis, bien des troubles l’ont agitée, mais l’impression laissée par ce règne si paternel ne s’est jamais effacée entièrement. Si l’amour de sa liberté, qui lui a fait prendre les armes chaque fois qu’elle l’a crue menacée, a laissé, tout d’abord, dans les mœurs une grande susceptibilité et une apparence de rudesse, on ne peut nier que l’éducation et l’instruction ne les aient ensuite sensiblement adoucies.
Sous la monarchie, l’autorité paternelle était plus entière en Provence que dans les autres provinces françaises. Le chef de famille exerçait une véritable charge publique, son pouvoir était la base de l’état social. Il gouvernait ses enfants aussi bien que toute la parenté. Les membres de la famille le consultaient dans toutes les grandes circonstances: il les convoquait et tenait conseil avec eux, rien ne se faisait sans son approbation. A sa mort, l’aîné des enfants mâles héritait de ses droits. Les généalogies, les titres, les délibérations, les actes de mariage, de partage, les limites des propriétés, l’inventaire des meubles, enfin tout ce qui pouvait avoir un intérêt familial, se trouvait consigné dans un grand registre appelé le Livre de raison. Ce livre, ainsi que les papiers, bijoux et argent, était enfermé dans un coffre en bois sculpté, dont le chef seul avait la clef. C’était le bréviaire de la maison; on avait pour lui un grand respect, on le consultait comme un oracle: il réglait la conduite à tenir. Devant cette sorte de Code, combien de procès et de dissensions avaient expiré! il faisait loi, chacun s’inclinait devant son texte. Le père vivant, c’était lui qui en signait tous les articles, écrits sous sa dictée par le fils aîné.
Depuis la Révolution, l’usage des Livres de raison a disparu et la puissance du père de famille a perdu une grande partie de son absolutisme. Les idées nouvelles ont apporté de si profonds changements dans la vie du foyer qu’elle n’a plus que de lointains rapports avec ce qu’elle était autrefois.
[43] Les femmes ne parlaient à leurs maris qu’avec respect et soumission. Elles sortaient peu et ne se mêlaient que des affaires intérieures. A cet égard, elles avaient tous les droits et exerçaient une autorité souveraine. Quant aux affaires du dehors, on les consultait peu et elles n’y prenaient aucune part. Il n’est pas difficile de reconnaître dans ce rôle effacé une importation des premiers conquérants de la Gaule méridionale et l’application du droit romain, qui avait fait de l’épouse une sorte de vassale. La compagne et l’égale de l’homme, qui a toujours partagé ses labeurs et ses peines, au lieu de partager son autorité était élevée dans les principes de l’obéissance passive et dans une obstruction des facultés intellectuelles qui ne lui laissait même pas le mérite de la soumission. Abandonnée sans défense aux mains de l’homme, son sort dépendait entièrement de l’affection et de la bienveillance, ou des sentiments contraires qu’elle pouvait provoquer chez lui. Cette situation, indigne de notre époque, s’est largement modifiée et tend de nos jours à une transformation totale qui établira l’égalité entre les sexes, et relèvera la dignité de l’un sans compromettre les intérêts de l’autre.
L’emploi du temps était ainsi réglé: on se levait avec le jour, on déjeunait à huit heures avec une tasse de lait coupé d’une infusion de sauge; plus tard, on y substitua le cacao, puis le chocolat et aussi le café. Le dîner avait lieu à midi. Il se composait d’un potage au mouton bouilli, ou d’une soupe au poisson appelée Bouillabaisse, puis de légumes. Le dimanche était marqué par un petit extra; on ajoutait au repas une entrée ou une tourte faite en famille. Pour dessert, des fruits de saison, du fromage ou des confitures. A quatre heures, on donnait à goûter aux enfants, soit, en été, une tranche de pastèque ou de melon ou une tartine de Coudounat. A huit heures, on servait le souper, qui se composait d’une carbonade, les jours gras, de poissons frits ou bouillis, les jours maigres, de rôti et de salade, le dimanche. Les hommes seuls buvaient du vin; il n’était permis aux jeunes garçons d’user de cette boisson qu’après avoir atteint l’âge de douze ans, c’est-à-dire après avoir fait leur première communion.
Pendant les soirées d’hiver, le père de famille se faisait apporter le Livre de raison et le fils aîné en donnait lecture. Dans toutes les maisons un peu aisées, il y avait une grande pièce destinée aux réunions familiales. Ce n’est qu’à partir du règne du roi René qu’on y construisit une grande cheminée, dont le manteau très élevé permettait à chacun de prendre place sur les côtés où des bancs étaient disposés. Plus tard, sous François Ier, l’usage du jeu de cartes se répandit, et c’était surtout après le repas du soir et autour de cette cheminée monumentale qu’on jouait à la Comète, appelée en provençal la Touco, à l’Esté et à l’Estachin, qui ont quelques rapports avec l’Écarté. Plus tard encore, ce fut la mode de l’Impériale et enfin du Piquet. Les femmes jouaient à la Cadrète. Dans la haute société, on avait les Dés, le Trictrac, les Échecs, les Dames et [44] le Reversi. A neuf heures et demie, le chef de famille faisait la prière à haute voix, tous suivaient mentalement: c’était la fin de la journée. Maintenant, avec la facilité des voyages, les relations entre les divers peuples se sont multipliées et les usages locaux, les mœurs et les coutumes ont totalement changé. La vie familiale, comme la vie publique, s’est unifiée. Il y a même une tendance assez marquée dans le Midi à accepter sans réserve tout ce qui se fait à Paris, tant au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue physique. Il faut y voir un résultat de la pression exercée sur les populations méridionales par une centralisation politique et administrative poussée jusqu’à ses dernières limites, imposée par la Convention et l’Empire, continuée depuis, et fatale à l’esprit d’initiative aussi bien qu’à l’intelligence et au courage. Cette lutte inégale contre une administration armée de la loi devait fatalement greffer sur le caractère des habitants une passivité absolument contraire à leur nature primitive. Cependant, leur cerveau est loin d’être atrophié; il est resté ouvert aux nobles sentiments, à la science, aux progrès modernes, et il serait à souhaiter qu’une sage décentralisation leur permît une existence plus autonome qui produirait des résultats féconds. Des pouvoirs plus étendus donnés aux conseils généraux, surtout au point de vue financier et économique, seraient le point de départ d’une évolution bienfaisante et réparatrice. Une noble émulation surgirait de ces sages mesures dont profiterait la France entière. Le commerce, cette clef d’or des nations, ne tarderait pas à reprendre l’importance qu’il avait avant d’être entravé par des barrières fiscales qui éloignent de nos ports les navires étrangers, lesquels, grâce à l’échange des marchandises, sont de véritables instruments de travail et de richesse. L’industrie, les arts et les lettres puiseraient aux sources de cette liberté une force d’expansion qui leur rendrait tout leur éclat, avec la brillante renommée qu’ils ont perdue au détriment de tous.
La Vie sociale.—Sous les comtes de Provence, tous les chefs de famille étaient appelés à prendre part aux affaires publiques, dont les charges étaient gratuites. La noblesse, le clergé, le tiers-état avaient leurs représentants aux États provinciaux. A Marseille, le bourdon des Accoules se faisait entendre et annonçait l’heure de l’assemblée, que l’on appelait le Conseil et qui se tenait toujours le dimanche ou un jour férié. Le peuple se rassemblait sur la place du Palais et se constituait en Parlement. Le podestat ou les consuls délibéraient avec le corps municipal et paraissaient ensuite sur le balcon du palais pour exposer au peuple les résolutions prises. Celui-ci approuvait par des acclamations, ou rejetait par des cris aigus et des protestations bruyantes. Le Parlement était fini, les magistrats se rendaient en cortège à l’église et, le soir, présidaient aux divertissements publics.
[45] Aujourd’hui le peuple n’a que les lois qu’on lui donne; dans ce temps-là, il avait celles qu’il voulait avoir.
Les affaires et le commerce se traitaient pendant la semaine, soit à la Chambre dite de commerce, soit sur une place publique et à la bourse.
La Chambre de commerce de Marseille, dont la fondation remonte au 3 novembre 1650, se composait de douze membres choisis parmi les armateurs et les négociants les plus honorables, les plus actifs et les plus intelligents. Elle ne tarda pas à acquérir une importance telle que l’État, dont elle servait les intérêts, crut devoir lui prêter le secours de son autorité. L’exemple de Marseille fut bientôt suivi par Dunkerque, Paris, Lyon et les villes les plus importantes du royaume, qui créèrent à son instar des Chambres de commerce. En 1791, l’Assemblée Nationale les supprima; elles furent rétablies sous le Consulat, en l’an XI. Depuis, elles subirent différentes modifications, mais les services qu’elles ont rendus et qu’elles rendent encore en ont consacré l’utilité.
Parmi les usages locaux relatifs au commerce, on a conservé à Marseille celui de certaines mesures anciennes, dont nous allons donner l’énumération ainsi que la conversion exacte en valeurs du système métrique décimal:
L’ancienne livre de Marseille compte pour 400 grammes;
L’ancienne canne, pour 8 palmes ou 2m,012;
La charge de blé, pour 160 litres; la charge se divise en 4 émines; l’émine, en 2 panaux, à 4 civadiers, à 2 picotins;
Le picotin égale 2lit,50;
La charge d’avoine, 240 litres;
La balle de farine, 122 kilogrammes et demi, poids établi, toile perdue;
La millerolle, pour le vin et l’huile, équivaut à 64 litres;
La millerolle de vin se divise en 4 escandaux, à 15 pots, à 4 quarts ou pitchounes;
La millerolle d’huile se divise en 4 escandaux, à 40 quarterons.
Pour le tafia et le rhum, on évalue en veltes; la velte vaut 7 litres 60 centilitres.
Il semble qu’une certaine confusion dans les comptes, un embarras dans les transactions devraient résulter de la coexistence des anciennes mesures et des nouvelles. Il n’en est rien cependant, tant les unes et les autres sont bien connues et en elles-mêmes et dans leurs relations réciproques.
NOTES:
[19] Envies.
[20] Parrain crasseux.
[21] La mariée.
[22] Ce qui peut se traduire ainsi:
POUR UNE DÉCLARATION D’AMOUR
DOUTE OU SOUPÇON
PLAINTE
[23] Ce qui peut se traduire ainsi:
RUPTURE
[24] Gourdon de Genouillac, Histoire du Blason.
Raynouard.—Fabre d’Olivet.—Diouloufet.—D’Astros.—Jasmin.—Moquin-Tandon, etc.
Lorsque, à l’exemple des conciles les plus célèbres, la Constituante décréta, le 14 janvier 1790, que la traduction des lois serait faite dans les dialectes des provinces, elle n’ignorait pas que la proscription des idiomes locaux est le moyen le plus puissant de désagrégation nationale. Des sentiments blessés, de la liberté outragée naît un foyer d’où peut partir l’étincelle des incendies religieux et politiques les plus redoutables pour le pays. Cet acte, non seulement de sagesse, mais aussi de haute politique, lui fut probablement inspiré par l’exemple de l’Église, ramenée par l’expérience à un sentiment plus exact de ses intérêts. En effet, cette variété de langages, loin d’y nuire, aida, au contraire, à la formation de l’unité religieuse, qui fit et fait encore sa force aujourd’hui.
La Convention fut moins libérale et partant moins clairvoyante. Dans son désir bien manifeste de pousser à la centralisation du pouvoir par tous les moyens, elle ne vit pas ou ne voulut pas voir un danger dans la suppression brutale des idiomes locaux. Elle ne songea pas que la langue provençale était l’histoire même de la Provence et que l’on ne supprime pas l’histoire par un décret. Elle fut cependant obligée de reconnaître son erreur lorsqu’elle fut saisie du rapport de son Comité de Législation[25], qui concluait au rejet de sa première décision[26], pour le plus grand bien de la nation et l’apaisement des esprits, que cette mesure vexatoire avait excités au plus haut degré.
Si le Consulat, par son décret du 27 prairial an II, imposa l’usage exclusif [48] de la langue française à tous les représentants de la puissance nationale, du moins il les autorisait à transcrire en marge les lois, décrets, arrêtés, dans l’idiome de la province, dont l’usage oral persista. Ainsi rien ne put prévaloir contre la force irrésistible du langage populaire et le provençal, né du Roman, devait, sous peu, être l’objet d’études approfondies et de manifestations philologiques qui attestèrent une fois de plus son rôle important dans la formation de la langue française. Son influence sur l’italien, sur l’espagnol et sur toute la littérature de l’Europe est trop évidente pour être discutée et les traces qu’il a laissées dans l’histoire de la monarchie lui donnent la consécration de la langue nationale.
Il était réservé au XIXe siècle de voir s’épanouir la renaissance du provençal. Toute une pléiade de linguistes, de poètes, de romanisants et de curieux jeta, par ses recherches et ses travaux, un jour absolument nouveau sur cette langue qui, à la veille d’être proscrite, s’affirmait avec une vigueur nouvelle, en dépit des mesures arbitraires dont elle avait été si souvent frappée.
Parmi les promoteurs du mouvement, il faut citer, comme le premier en date, au XIXe siècle, Raynouard.
Raynouard.—François-Juste-Marie Raynouard naquit à Brignoles (Var), en 1761. Il fut assurément l’historien le plus remarquable du dialecte provençal. Après avoir occupé très honorablement sa place comme député à la Convention, il fut poursuivi pour ses opinions, qui l’avaient classé parmi les Girondins. Emprisonné, puis remis en liberté, il reprit sa robe d’avocat au barreau de Draguignan. Grâce à son talent, il y fit une petite fortune qui lui permit, dans ses loisirs, de se livrer à ses études favorites sur la langue romane et les poésies des troubadours. Sa science et ses patientes recherches dotèrent son pays d’un véritable monument littéraire. Ses ouvrages font autorité sur la matière; ils sont devenus classiques, et c’est à cette source que les érudits, les philologues et les romanisants sont allés puiser leurs inspirations et se renseigner sur la valeur des termes, l’orthographe et l’histoire des dialectes du Midi. Les Templiers, tragédie qu’il donna en 1805, eurent le plus grand succès. En 1807, il entra à l’Académie, dont il devint le secrétaire perpétuel la même année. En 1813, comme membre du Corps Législatif, ce fut lui qui rédigea la fameuse adresse qui prépara la chute de l’Empire. Il siégea à la Chambre jusqu’en 1814. Entre 1816 et 1824, il fit paraître successivement un Choix de poésies originales des troubadours (6 volumes), auquel il joignit une grammaire romane; et, en 1835, un Nouveau choix de poésies (2 volumes), suivi d’un lexique roman (6 volumes), qui ne fut terminé qu’en 1844. On a de lui également: Recherches historiques sur les Templiers (1813), Historique du droit municipal en France (1829) et un certain nombre de poésies manuscrites.
Si l’on tient compte des tracasseries auxquelles Raynouard fut en butte; [49] d’un labeur journalier auquel, soit comme député, soit comme avocat, il ne pouvait se soustraire; d’une situation peu fortunée (car il avait donné tout ce qu’il possédait pour sauver son frère d’une ruine imminente): on avouera qu’il eut une existence bien remplie et le double mérite de ne négliger aucune de ses occupations, et de se distinguer dans toutes. En effet, pour se livrer à l’étude approfondie de la langue romane, dont les éléments dispersés ne se prêtaient guère aux recherches d’un homme si occupé, il lui fallait les grandes qualités dont il fit preuve. Très vif dans son attitude et dans ses paroles, il possédait néanmoins, au plus haut degré, la patience des chercheurs. Laborieux et profondément érudit, il voulut tout voir par lui-même, et, lorsqu’il fut convaincu de l’authenticité des textes, de l’exactitude de ses renseignements, il s’attacha à ce travail considérable: la reconstitution de la langue romane écrite et parlée aux temps des troubadours. L’amour qu’il avait voué à sa terre natale, à sa langue maternelle, aux usages, mœurs et coutumes de son pays, lui assura le succès là où tout autre, moins bien armé et moins persévérant, lassé par les difficultés et l’énormité de la tâche, n’aurait obtenu aucun notable résultat.
Nous ne saurions mieux terminer la biographie de Raynouard qu’en reproduisant le passage du discours de M. Villemain sur le prix Monthyon accordé à Jasmin, en 1852, par l’Académie Française:
«... De nos jours, dit-il, l’Académie Française et, pour dire plus encore, l’Institut national, peuvent-ils oublier que c’est un des leurs, et des plus illustres, M. Raynouard, érudit, poète et législateur citoyen, qui a rendu à l’Europe savante et à nous une moitié de l’ancien esprit français, par la restitution de cette langue romane du XIIIe siècle, dont les monuments s’étaient comme perdus sous la gloire du français de Rouen et de Paris, du français de Corneille et de Molière!...»
[50] Fabre d’Olivet, qui naquit à Ganges (près Nîmes) et fut le contemporain de Raynouard, voulut, lui aussi, s’inspirer du passé pour chanter la Provence. Il ne nous appartient pas de juger ici l’œuvre considérable de Fabre d’Olivet. Nous ne retiendrons parmi ses nombreuses productions que celles dont la nature intéresse notre étude. Ses poésies occitaniques, qu’à l’époque on a pu confondre avec certaines œuvres des troubadours, ont un cachet particulier. Elles ont classé l’auteur parmi ceux qui ont le mieux reproduit, avec une précision qui n’exclut ni l’élégance de la phrase ni l’expression poétique de la pensée, les sujets traités par les premiers poètes provençaux. Ce mérite valut à Fabre d’Olivet de fort mauvais compliments; on l’accusa de plagiat, on le traita de pasticheur, dès qu’on s’aperçut que le public avait été dupe d’une supercherie. C’était pousser la critique un peu loin. Mais Fabre d’Olivet avait, par un adroit subterfuge portant sur le titre: le Troubadour, laissé croire que son volume était la reproduction imprimée d’un choix de poésies des anciens troubadours, oubliées ou peu connues à cette époque. L’authenticité en était difficile à reconnaître. Raynouard lui-même fut un moment dupe de cette supercherie. Cependant, après une étude attentive de l’ouvrage de Fabre d’Olivet, il revint sur sa première impression et, ne pouvant s’y tromper plus longtemps, dénonça le fait au monde littéraire[27]. C’est alors qu’on se vengea de la surprise en accumulant sur le Troubadour ou Poésies occitaniques du XIIIe siècle les épithètes les moins flatteuses. On fut d’autant moins indulgent que l’erreur avait été plus longue et plus générale. Elle n’avait rien pourtant dont on dût être surpris. Les précédents travaux de Fabre d’Olivet sur les anciens écrivains romans et l’imitation parfaite de leurs tournures poétiques en langue romane étaient bien faits pour amener une confusion très excusable.
Vers 1806, l’abbé Vigne fit paraître une série de contes en vers provençaux, qui furent édités à Aix. Ces contes, pleins de saveur, sont toujours lus avec plaisir.
Honorat (Simon-Juste) occupe une des premières places parmi les Provençaux qui, par leurs patientes recherches, leur érudition et les documents qu’ils ont laissés, ont préparé la renaissance du provençal. Il naquit à Allos (Basses-Alpes), le 3 avril 1783. Comme médecin, il se signala par son dévouement à soigner les fiévreux de l’armée d’Italie. Le Gouvernement lui remit une médaille d’or pour récompenser ses services et, en 1815, lui offrit une sous-préfecture. Il refusa cette fonction par modestie, et accepta plus tard la place de directeur des postes à Digne, où il avait exercé jusqu’alors la médecine. En 1830, il entra dans la vie privée, afin de pouvoir s’adonner [51] complètement à son œuvre capitale, son Dictionnaire provençal-français. Dans la préface, nous trouvons cette phrase, que nous ne pouvons nous empêcher de reproduire:
«Le principal but que j’ai eu en vue, en composant le Dictionnaire provençal-français, a été de mettre les personnes qui, comme moi, ont été élevées sous l’influence de la langue provençale, en état de profiter de cette langue même, pour arriver à la française.»
N’est-ce pas là, en effet, une partie du programme félibréen? Honorat avait eu l’intuition du mouvement littéraire dont la Provence allait devenir le théâtre. Son Dictionnaire ne se borne pas à donner le sens et l’orthographe des mots; c’est une sorte d’encyclopédie des lettres, des arts, des sciences, des coutumes et des usages de la Provence. Il abonde en renseignements sur les institutions, les inventions les plus remarquables, et offre une collection de proverbes à nulle autre pareille. Toute la sagesse de la nation y est enseignée, c’est un véritable tableau des mœurs présenté sous une forme humoristique qui n’exclut pas l’observation et le bon sens. Frappé d’une attaque d’apoplexie, Honorat est mort avec le regret de n’avoir pu joindre à cet ouvrage déjà considérable un volume de biographie et de bibliographie, ainsi qu’une grammaire et un traité de prononciation et d’orthographe. Il avait passé quarante ans de son existence à rassembler des documents pour son grand travail, qui reste, dans son genre, un des monuments les plus précieux. Parmi les pièces curieuses qu’il put mettre à contribution, il faut citer le manuscrit de Pierre Puget, savant religieux de l’Ordre des Minimes. Cet ouvrage, de plus de mille pages, contenait la signification des mots, leur origine, et leur étymologie en français; en somme, c’était déjà un véritable dictionnaire provençal[28]. Nul doute qu’après Honorat bien d’autres n’en aient tiré parti et n’aient exploité une mine aussi riche.
Après les ouvrages de linguistique, nous voyons la poésie s’essayer à nouveau dans la fable. Si quelques auteurs s’inspirèrent des chefs-d’œuvre de La Fontaine et d’Esope, au moins ils surent donner à leurs œuvres un cachet bien particulier; le thème seul fut pris au célèbre fabuliste.
Dans ce genre, Diouloufet ne tarda pas à se faire remarquer; sa Filho trop dalicato et lou Loup et lou Mestre doou meinagi sont d’un accent sincère et simple, sans recherches ni fioritures et bien écrites, dans l’esprit du sujet. Mais son œuvre capitale, celle qui fit sa réputation, est incontestablement son poème leis Magnans (les Vers à soie), dédié à sa femme, l’Estello de soun vilagi, comme il l’avait surnommée. Consacré à l’art d’élever les vers à soie, ce poème offre cette particularité que chacun de ses quatre chants est terminé par un épisode des Métamorphoses d’Ovide arrangé à la provençale.
[52] Diouloufet naquit à Eguilles, près Aix, le 19 septembre 1771. Outre son recueil de fables, dont chacune se termine par un proverbe provençal, et son poème des Magnans, dont Raynouard voulut bien revoir les épreuves, il a laissé l’Odo à la pipo et Philippico contro lou Mistraou et autres, qui ne sont que des critiques, peu méchantes d’ailleurs, contre la République et ceux qui le privèrent en 1830 de ses fonctions de bibliothécaire de la ville d’Aix, pour le punir de son zèle royaliste. Son poème biblique le Voyage d’Eliézer lui valut le premier prix au concours de la Société archéologique de Béziers. Enfin, en 1840, il fit paraître Don Quichotte philosophe, œuvre assez importante en quatre volumes, et qui obtint plusieurs éditions. Comme Honorat, il mourut à table, frappé par une attaque d’apoplexie, cette même année 1840. Royaliste sincère, Diouloufet a marqué ses œuvres du cachet de ses convictions, ce qui n’enlève à son style ni la bonhomie qui représentait si bien son caractère ni le charme de la simplicité qui guidait tous ses actes.
D’Astros, autre fabuliste, né le 15 novembre 1780, à Tourves (Var), était le père du fameux abbé d’Astros, retenu prisonnier par Napoléon, qui ne put lui pardonner d’avoir laissé publier la bulle d’excommunication de Pie VII. A sa sortie de prison, à la chute de l’Empire, la monarchie le créa cardinal et ensuite archevêque de Toulouse.
D’Astros, entièrement occupé de médecine, ne put donner à la poésie provençale que ses rares moments de loisir. Aussi son œuvre n’est-elle pas considérable; mais elle se fait remarquer par un esprit très fin, très cultivé, et par une gaieté de bon aloi. Possédant parfaitement la langue provençale, d’Astros est supérieur à Diouloufet quant au choix et à la pureté des termes qu’il emploie. Parmi ses fables, qui ne furent éditées qu’après sa mort, en 1863, il faut citer comme une des meilleures: les Animaux malades de la peste. C’est un véritable bijou qu’il a su sertir, comme un poète, de détails provençaux et bien caractéristiques. L’Esquirou e lou Reinard (l’Écureuil et le Renard) et Meste Simoun e soun ai (Maître Simon et son âne) sont d’une originalité, d’une finesse et d’un bonheur d’expressions qui dénotent chez l’auteur assez d’imagination et de talent pour qu’il ait pu se passer d’emprunter, comme il l’a fait, quelques-uns de ses sujets à La Fontaine.
Si l’Occitanie attendit longtemps en vain un digne successeur de Goudouli, du moins fut-elle amplement dédommagée par l’apparition de Jasmin.
Jacques Boé, dit Jasmin, naquit à Agen, en février 1799, au bruit d’un charivari et d’une chanson de carnaval dont son père avait composé les couplets. Sa famille était des plus humbles. Son aïeul était réduit, pour vivre, à aller demander son pain de maison en maison, et le petit Jacques se ressentit souvent de cette misère. Plus tard, dans ses Souvenirs, il a chanté avec naturel et émotion ses premières tristesses. N’ayant pu faire que des [53] études incomplètes, il eut souvent l’occasion de constater l’utilité de l’instruction qu’il n’avait pu recevoir et qui l’aurait aidé à donner à ses vers une tournure plus noble, un style plus châtié. Son œuvre se ressent de ce défaut de culture intellectuelle. Le sens philologique de certains mots lui échappait, et de là des formes parfois incorrectes qu’il ne parvenait pas à épurer. Mais il rachetait cette lacune par de très grandes qualités. Il avait le don de la poésie, le vrai sens populaire, le naturel et la simplicité dans l’expression. Les sentiments de son cœur étaient à la hauteur de son mérite littéraire. On a de lui un volume de poésies diverses, intitulé: los Papillotos (les Papillotes), en souvenir de son métier de coiffeur. Ses œuvres marquantes et qui lui ont assuré une réputation incontestée, aussi bien dans le Nord que dans le Midi, sont: l’Abuglo (l’Aveugle), Françounetto (Francinette) et Maltro l’Innoucento (Marthe la Folle).
A Bordeaux, où Jasmin récita l’Abuglo, dans une séance publique de l’Académie de cette ville, il remporta un succès auquel son talent de lecteur et de chanteur eut presque autant de part que son inspiration poétique. Voici, à ce sujet, ce qu’écrivait Sainte-Beuve dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1837:
«Jasmin lit à merveille; sa figure d’artiste, son brun sourcil, son geste expressif, sa voix naturelle et d’acteur passionné prêtent singulièrement à l’effet; quand il arrive au refrain: les Chemins devraient fleurir, etc... et que, cessant de déclamer, il chante, toutes les larmes coulent; ceux mêmes qui n’entendent pas le patois partagent l’impression et pleurent.»
Dans Françounetto, Jasmin eut pour but de réagir contre les détracteurs du provençal en démontrant l’erreur de ceux qui prétendaient que cette langue ne pouvait se prêter à une œuvre durable, qu’elle était condamnée à disparaître fatalement, parce qu’abandonnée par les salons et les Académies. Piqué au jeu, il s’est plu à retracer une page d’histoire locale où l’amour, l’envie, la jalousie, l’ignorance sont tour à tour dépeints de main de maître. Sainte-Beuve, déjà cité, le recevant à Paris, lui dit: «Jasmin, vous êtes en progrès; continuez, vous faites partie des poètes rares de l’époque.» Puis, lui montrant un rayon de sa bibliothèque, qui contenait leurs œuvres: «Comme eux, vous ne mourrez jamais.» Quel plus bel éloge le poète pouvait-il recevoir, et quelle réponse aux prophètes de malheur qui l’avaient condamné à l’oubli sous prétexte qu’il avait écrit dans une langue qui n’était pas la langue française!
Françounetto fut déclamé à Toulouse, dans la salle du Musée, devant quinze cents personnes. «Malgré la longueur du poème, deux mille cinq cents vers, tout le monde restait encore assis, lorsque Jasmin eut terminé, espérant s’enivrer encore à cette source de poésie[29].» La municipalité, ratifiant [54] le vote de l’assemblée qui voulait donner à l’auteur, par le moyen d’une souscription, un témoignage de son admiration, y ajouta ensuite le titre de Fils adoptif de la ville de Toulouse.
On sent qu’il a dépensé dans Maltro l’Innoucento (Marthe la Folle), étude très fouillée du cœur humain, toutes ses qualités, tout son génie; il y a mis toute son âme.
Ardent et généreux, il parcourait les grandes villes de France, chantant ou récitant ses œuvres comme ses ancêtres les troubadours. Ses biographes assurent qu’il a ainsi gagné plus de quinze cent mille francs, et cependant il est mort dans un état proche de la misère. C’est que les produits de ses conférences sur la langue d’oc et de ses tournées poétiques ont été versés entre les mains des pauvres, dans la caisse des hospices, ou bien encore ont servi à la reconstruction d’églises de villages. Par ses conférences, il a propagé et mis en relief les beautés de cette langue méridionale condamnée à mort depuis des siècles et qui, plus vivante que jamais, se parle, s’écrit et se fait écouter jusque dans le Nord. Aussi peut-on dire de lui qu’il a été l’un des plus grands parmi les précurseurs des félibres, et que l’épitaphe gravée sur le socle de la statue qu’on lui a élevée dans sa ville natale est frappante de vérité:
Vient ensuite Moquin-Tandon, dont le Carya Magalonensis, édité en 1836, fut l’objet de critiques de tous genres, mais n’en consacra pas moins la réputation du savant botaniste comme écrivain languedocien.
Azaïs, son contemporain, se fit remarquer par ses poésies satiriques sur des thèmes locaux. Les peintures sont énergiques, les sujets quelquefois rabelaisiens. Dans ce genre de poésies plutôt scatologiques, on peut citer: lous Homes e los Femnos del temps passat, lou Lavamen, lou Factotum del curat de Capestang, etc..., etc... Toutes sont animées d’un souffle comique et d’une franche gaîté; la lecture en est facile et amusante.
Un peu avant la Révolution de 1848, des dithyrambes enflammés sur le prolétariat valurent à Peyrotte une certaine popularité. Dans leis Léproux, la Filla de la mountagna et autres pièces patoises del Taralié[30], comme il «aimait à se nommer», on trouve un mouvement vraiment poétique.
Le buste élevé à Peyrotte dans sa ville natale, pour honorer sa mémoire, [55] est un hommage mérité que la génération actuelle a cru devoir rendre au poète ouvrier.
C’était également un ouvrier que Mathieu Lacroix, à qui l’on doit ce poème touchant et sincère: Paouro Martino, dont Casimir Bousquet, de Marseille, a donné une traduction. C’est à un de ses compatriotes, aujourd’hui doyen du Félibrige de Paris, M. Gourdoux, que le maçon de la Grand’Combe en confia le manuscrit, après avoir été durement chassé par l’administrateur de cette compagnie, qui lui retirait ainsi son gagne-pain, sous le prétexte invraisemblable qu’un maçon ne doit pas être poète.
Le marquis de La Fare-Alais, dans son recueil los Castagnados, se montre tour à tour observateur et conteur fidèle des mœurs et usages du peuple. Sa poésie est chaude, colorée; l’expression est juste. Sa verve, comique, n’est jamais grossière; le gentilhomme se devine au choix délicat des images et des mots. Quels échantillons donner de ce talent supérieur qui rend le choix embarrassant? Nous prenons au hasard: la Fieiro de San-Bartoumieù (la Foire de Saint-Barthélemy) et Scarpon, deux éclats de rire. Dans la Festo dos Morts (la Fête des Morts), le poète montre la souplesse de son esprit qui se prête aussi bien aux scènes comiques qu’aux tableaux mélancoliques et tristes. Le Gripé et la Rouméquo font voyager notre imagination dans le monde fantastique et légendaire. En somme, cet auteur a su prendre rang parmi les poètes cévenols dont la réputation est la meilleure et en même temps la plus durable, car il a écrit pour tous les temps, et peut être lu par tout le monde.
Dans lou Gangui et les Amours de Vénus ou le Paysan au théâtre, Fortuné Chailan atteint au plus haut comique avec naturel et abandon.
La période de 1830 à 1848 est remplie par les noms de L. Isnardon (Pouésios prouvençalos), de Raymonenq (lou Procurour enganat), de Désanat (lou Troubadour natiounaou), de Pélabon (lou Groulié bel esprit), de Bénoni, Mathieu, Gastinel, Garcin, Gautier et tant d’autres dont l’énumération serait trop longue, qui, tous, ont su attirer et retenir l’attention de leurs lecteurs, à des titres différents.
Avec Bellot, Bénédit et surtout Roumanille, nous atteignons la période littéraire du provençal qui précéda l’apparition du Félibrige.
Pierre Bellot fut un des représentants les plus autorisés de l’esprit vif et de la verve de la vieille Provence. Enfant de Marseille, il imprima à ses œuvres le cachet essentiellement marseillais du vieux quartier des Accoules, où il était né. Et cela s’explique d’autant plus facilement que, n’ayant jamais quitté son pays, il a pu, mieux qu’un autre, conserver intactes les traditions du passé et la couleur de notre belle langue. Marchand, il ne voyait le monde que du fond de sa boutique de la rue des Feuillants, et ne se trouvait [56] en contact, sous les pins de sa bastide, la Belloto, qu’avec des gens dont la pensée n’avait d’autre moyen d’expression que l’idiome local. On peut dire de lui qu’il était du peuple par le cœur et de la petite bourgeoisie par les habitudes. C’est ainsi que, sans sortir de sa personnalité modeste, il a pu être un bon poète provençal dont le naturel et la simplicité sont les principales qualités et font le charme dominant. Ces qualités, on les retrouve effectivement dans toutes les poésies de Bellot. On y voit les pins des bastides dans le doux frémissement de la brise du soir, les tartanes aux blanches voiles se mirant dans les eaux bleues de la Méditerranée; on y entend zonzonner les cigales, on y passe avec lui le dimanche dans les cabanons d’Endoume, au milieu des fortes senteurs de l’aioli et des vapeurs embaumées de la bouillabaisse. Sa muse est bien notre Marseillaise, la San Janenque, aux grands yeux noirs, au rire éclatant, à la bouche mutine, laissant voir entre des lèvres de corail des dents éclatantes de blancheur; la taille souple et ronde, les jupons courts, elle ne joue pas la grande dame, elle est bonne fille et, pour être belle, elle n’a qu’à rester elle-même.
L’œuvre de Bellot forme quatre volumes, dont je n’entreprendrai pas l’analyse. Je me bornerai à citer parmi les morceaux les plus remarquables: lou Poète cassaire, qui est bien la meilleure photographie qui ait jamais été faite du chasseur marseillais, et l’Ermito de la Madeleno, où le poète se double d’un observateur aussi intéressant que spirituel. Au théâtre, il a donné Mousu canulo vo lou fiou ingrat. Enfin, il a montré un véritable talent dans l’épître et le conte. Voici un extrait de l’épître qu’il adressa à Charles Nodier, l’un des premiers qui ait rendu justice aux beautés de la langue provençale:
Si Bellot avait eu les honneurs de la traduction française, son nom serait aussi populaire dans le Nord qu’à Marseille même.
Qui ne connaît en Provence celui de Bénédit, rendu célèbre par son poème Chichois, devenu bien rare aujourd’hui en librairie? L’auteur s’est attaché à peindre, dans une note plaisante, les mœurs de certains déclassés. Il l’a fait [57] avec un bonheur d’expression, une ironie mordante et un talent d’exposition qui font de Chichois une composition aussi littéraire que le sujet pouvait le comporter et assurément intéressante à tous égards. Les contes en vers qui complètent le volume sont d’un comique achevé; on ne peut pas analyser l’œuvre de Bénédit, il faut la lire.
NOTES:
[25] 2 thermidor an II.
[26] 16 fructidor an II.
[27] Dans le Journal des Savants de juillet 1824.
[28] L’original de cet ouvrage se trouve dans la Bibliothèque Méjanes, à Aix.
[29] Article de M. Dufour, au Journal de Toulouse, 1840.
[30] Potier.
Période de formation.—Période d’affirmation.—Ses statuts.
Avec Roumanille, nous entrons dans le cycle félibréen. Le premier, il réagit contre certaines formes vicieuses et contre l’orthographe défectueuse du provençal, qui forcément s’était altéré après la proscription dont il fut l’objet et le mépris dont l’honoraient ceux qui ne le comprenaient pas. Il voulut le doter de mots propres à rendre l’élévation de la pensée et l’épurer d’expressions triviales qui, depuis sa chute au rang de patois, s’étaient introduites dans le langage populaire et jetaient sur certaines œuvres une note discordante. Il se proposa, par une réforme savante et intelligente, d’empêcher le triomphe de ceux qui prétendaient que le provençal était impropre à rendre des idées complexes et des sentiments élevés. Après avoir publié les Oubretto, li Margarideto et li Sounjarello, ce fut dans la Par daù bon Dieù et, plus tard, dans la Campano mountado qu’il fit les premiers essais de sa réforme orthographique. Son œuvre est saine, morale, pleine d’enseignements. Il reste clair, tout en cherchant à préserver sa phrase de certains termes trop prosaïques ou susceptibles d’équivoque. Il a, de Bellot et de Bénédit, la bonhomie et la franche gaieté, éléments de leur succès auprès des masses populaires, pour lesquelles ils écrivaient et qui les comprirent si bien.
Dans Se n’en fasian un avoucat, Roumanille dépeint sous leurs vraies couleurs les hésitations de braves paysans cherchant une carrière pour leur enfant, qu’ils voudraient voir arriver à une haute situation. Leur choix fait, ils donnent sans compter le fruit de leurs économies. Mais ils sont punis dans leur vanité. Leur fils s’amuse à Paris, au lieu de suivre les cours de l’école de droit; il dépense en folies l’argent si péniblement amassé par ses parents qui, à bout de ressources, tombent dans la misère. La mère meurt, le père, [60] vieux et infirme, va de porte en porte mendier son pain. Le dernier vers exprime la morale de cette histoire:
Aubourès pas lou fièù au dessus de soun paire.
Le succès local qu’obtint Roumanille devait s’étendre peu à peu et devenir ainsi le point de départ d’une école dont il fut le fondateur[31]. Autour d’elle se groupe bientôt toute une pléiade de poètes provençaux: le Félibrige était né. On a beaucoup employé, pour caractériser cet événement, l’expression de «renaissance de la langue provençale». Il y a là, évidemment, un peu d’exagération. Si la production des divers genres de poésie a pu se ralentir à certains moments, il est cependant difficile d’admettre que les œuvres de Goudouli, de La Bellodière, de Gros, de Germain, de Raynouard, de Fabre d’Olivet, de Moquin-Tandon, d’Azaïs, de La Fare-Alais, de Bellot, de Bénédit et de tant d’autres, qui ont précédé Roumanille et le Félibrige, n’aient pas formé une chaîne ininterrompue jusqu’à la fondation de cette société. Elles sont assez remarquables pour qu’il y ait injustice à contester la place glorieusement intermédiaire occupée par ces hommes, dont les Félibres ne sont que les continuateurs. La seule différence appréciable entre eux et ces derniers, c’est qu’après les premières années de tâtonnements les Félibres se sont constitués en société, avec un règlement, des statuts, un programme défini et les aspirations légitimes que suggère la force décuplée par l’union. Leurs prédécesseurs n’agissaient, eux, que pour leur compte particulier; l’isolement, qui ne diminuait rien de leur mérite, l’empêchait de fructifier. Ils étaient privés des avantages de l’association, qui fut un des éléments de succès du Félibrige. Somme toute, ce sont les idées de Roumanille sur la langue provençale que les Félibres ont développées, propagées dans tout le Midi, alors qu’elles n’avaient été jusque-là que localisées, et soutenues par lui seul.
Nous avons assez fait connaître les précurseurs plus ou moins éloignés des Félibres; il convient maintenant d’énumérer ceux qui les précédèrent [61] immédiatement. Tels: Victor Gelu, le chansonnier marseillais, auteur de Meste Ancerro et de lou Garagai; Bergeret, de Bordeaux; Rancher, de Nice; Navarrot, du Béarn; Damase-Arbaud, de la haute Provence; les frères Rigaud, de Montpellier; Roch-Bourguet, de Béziers; Castil-Blaze, de Cavaillon, etc., etc. Ainsi, voilà une nouvelle pléiade qui s’ajoute à l’ancienne pour combler toutes les lacunes et démontrer que le Félibrige ne naquit pas spontanément, mais fut le résultat naturel d’un état littéraire et social dès longtemps préexistant.
Les populations méridionales l’acceptèrent comme un événement pour ainsi dire prévu. Ceci explique la faveur dont il jouit auprès d’un public qui, depuis Gros (pour ne pas remonter plus haut) jusqu’à Roumanille, n’avait cessé d’être bercé aux sons de la poésie provençale.
Les premières réunions des Félibres eurent lieu à Fonségugne, en 1854. Y assistaient: Roumanille, Paul Giera, Théodore Aubanel, Jean Brunet, Anselme Mathieu, Frédéric Mistral et Alphonse Tavan; soit sept en tout. Ce nombre sept fut adopté par eux comme un nombre fatidique. Il rappelait d’abord les sept fondateurs des Jeux floraux de Toulouse; c’est également le nombre sept qui semble dominer sur Avignon, la capitale du Félibrige. On y trouvait en effet sept églises principales, sept portes, sept collèges, sept hôpitaux, sept échevins; sept papes y sont siégé, sept fois dix ans[32]. Enfin, la première Félibrée ayant été tenue, le 21 mai 1854, jour de la Sainte-Estelle[33], ce fut sous son vocable que la société se fonda, adoptant l’étoile symbolique à sept rayons comme guide et emblème des destinées du Félibrige. Dans les réunions qui suivirent, on décida de lancer dans le public un ouvrage de propagande, pour faire connaître l’organisation récente et lui assurer les moyens pratiques de réaliser son programme. En 1855, parut donc l’Armana prouvençaù, [62] qui fut ainsi le premier organe du Félibrige, et dont le succès ininterrompu va toujours grandissant. C’est une véritable anthologie poétique provençale en même temps qu’une sorte d’encyclopédie des familles. On y trouve en effet des poèmes d’un grand mérite, suivis de toutes sortes de conseils aux agriculteurs, des recettes de tous genres, des proverbes, et nombre d’indications aussi instructives qu’amusantes.
A partir de 1859, le rayon d’action de l’Armana prouvençaù s’agrandit singulièrement. D’abord localisé dans la Provence, il se répandit peu à peu dans toutes les anciennes provinces du Midi. Le nombre des Félibres augmentait chaque jour; parmi les nouvelles recrues, on remarquait Mme d’Arbaud, Bonaventure Laurent, Anthemon, Martelly, Legré, Thouron, Charles Poncy, Roumieux, Gabriel Azaïs, Canonge, Floret, Gaidon. Mistral, qui s’était mis hors de pair par son beau poème la Communioun di sant et d’autres poésies où son mérite s’affirmait de plus en plus, produisit en 1859 une œuvre géniale: Mireille.
Tout a été dit sur Mireille, qui, traduite en français, recueillit les suffrages des littérateurs du Nord et fut pour Paris et les hommes de lettres la révélation la plus inattendue des beautés de la langue provençale. Ce qui fit dire à Villemain: «La France est assez riche pour avoir deux littératures.» Mireille est un des plus beaux joyaux de l’écrin littéraire de la Provence; c’est un diamant que l’habile lapidaire qu’est Mistral tailla avec un rare bonheur, et qu’il sertit dans l’or le plus pur et le plus artistement ciselé. Transportée sur la scène de l’Opéra-Comique, ce fut un triomphe. La musique si mélodieuse de Gounod fut le coup d’aile donné à la poésie du maître, et les auditeurs furent saisis d’une admiration que le temps n’a pas diminuée.
Il semblait difficile qu’une gloire si éclatante pût être partagée. Mais le succès engendre l’émulation, source intarissable de génie et de chefs-d’œuvre. En plaçant Théodore Aubanel à côté de Mistral, le Félibrige honore les deux plus hautes personnalités que cette société ait vues naître dans son sein. Les vers de Théodore Aubanel, pleins d’ampleur et de passion, le classent parmi les grands poètes.
Tout le monde connaît sa Miougrano entreduberto et ses Fiho d’Avignoun, lou Pan daù pécat (traduit en français par Paul Arène), lou Pastre, lou [63] Roubatâri, la Vénus d’Arles et bien d’autres pièces, toutes dignes de celui qui les a signées.
Avec Louis Roumieux, de Nîmes, nous entrons dans la série des auteurs gais. La Rampelado et surtout la Jarjaiado, un chef-d’œuvre dans son genre, sont animées d’un bout à l’autre d’une franche gaîté. Dans la Falandoulo, Anselme Mathieu, dit le poète deis poutouns, fait de vers en vers voltiger les baisers. Mme d’Arbaud paye son tribut au Félibrige par la publication de Amours de Ribas. Enfin, les Belugos font regretter à tous les amateurs de littérature provençale la mort prématurée d’Antoinette Rivière, de Beaucaire, dont le talent venait de s’affirmer dans ce recueil de poésies.
Toutes ces œuvres publiées, propagées, discutées, admirées ou critiquées, forcèrent l’attention des lettrés. Il n’est pas jusqu’aux étrangers qui ne fussent attirés et séduits.
C’est ainsi que les Catalans, qui avaient rétabli les jeux floraux, dépêchent leur premier lauréat, Damaso Calvet, au Félibrige, pour l’assurer de leur concours. C’est un Irlandais, William Bonaparte Wyse, qui s’enthousiasme pour le provençal, l’apprend avec une ardeur surprenante et publie dans cette langue deux charmants recueils: li Parpaioun blu et li Piado de la princesso.
L’année 1867 fut marquée par l’apparition de Calandau, de F. Mistral. Il y revendique toutes les anciennes libertés de la Provence. Comme dans la Countesso, il établit un parallèle entre la situation politique et économique de cette province sous la juridiction de ses comtes, et l’état où elle se trouve aujourd’hui. Ce n’est pas sans amertume et sans regret qu’il constate la perte de ses libertés publiques, de ses franchises, de ses droits, la proscription de sa langue. Telle est l’origine du reproche qu’on lui a souvent adressé, de vouloir semer la désunion dans les esprits, en réclamant des libertés locales dont la disparition dans toutes les provinces a été un mal nécessaire pour l’unification politique et linguistique de la France. On a poussé la malveillance à l’extrême lorsqu’on lui a attribué des idées de [64] séparatisme, qui certainement n’ont jamais existé dans son esprit. Nous ne reviendrons pas sur ces incidents fâcheux. Mistral, d’ailleurs, a fait justice de toutes ces attaques et de toutes ces insinuations[34]. Dans l’Ode aux Catalans, une seule ligne suffit à le laver de ces calomnies:
Qui pourrait mettre en doute ses sentiments largement patriotiques en lisant les vers qu’il composa en 1870 sur l’invasion: lou Saume de la penitenci, et, en 1871, lou Roucas de Sisife? Son Tambour d’Arcole n’est-il pas encore une page glorieuse et bien française, quoique le héros en soit un enfant de la Provence?
D’ailleurs, ce que Mistral voulait, ce qu’il veut encore aujourd’hui, avec la grande majorité des populations de nos départements, du nord au sud, de l’est à l’ouest, c’est une décentralisation sage et éclairée, c’est la protection du gouvernement accordée aux mœurs, aux usages, aux aspirations différentes de nos anciennes provinces, et aux idiomes locaux. C’est l’enseignement de ces idiomes repris d’après une méthode simple et pratique, qui permettrait à nos jeunes générations de ne pas oublier la langue maternelle, la langue du terroir, sans pour cela nuire en aucune façon à l’enseignement du français[36]. On peut désirer ces améliorations sans mériter l’épithète de mauvais patriote, on peut garder un souvenir affectueux pour sa ville natale sans renier l’amour de la patrie. Nous irons même plus loin et nous prouverons que les gens indifférents ou railleurs à l’égard des lieux qui les ont vus naître ne sont pas de bons Français. La France n’est la France que par la réunion en un seul faisceau de toutes ses anciennes provinces, et celui qui n’aime pas la petite patrie est incapable d’aimer la grande. Jamais on ne trouvera un traître à la nation parmi ceux qui ont conservé intact le souvenir de leur village. Ce sont ces idées qui ont inspiré à Félix Gras la déclaration si souvent répétée et qui a fait le tour de la presse:
Assurément, il faut compter avec les passions politiques, si ardentes dans le Midi quant à la forme du gouvernement. Mais il y a une chose sacrée qui domine toute étiquette gouvernementale, c’est la patrie, c’est la France. Et sur ce point, ce n’est pas chez les Félibres qu’il y aura jamais désaccord. D’ailleurs, cette tendance à leur prêter des sentiments qu’ils n’ont jamais eus n’émane que de quelques cerveaux malveillants, désireux de voir régner parmi eux la discorde et charmés d’en pronostiquer les symptômes. Leur conduite en maintes circonstances a prouvé d’une manière éclatante combien ils sont au-dessus d’une accusation qu’on aurait voulu injurieuse et qui n’était qu’absurde. L’opinion publique a fait justice d’une calomnie qui [66] a tourné au grotesque, et les diffamateurs ont dû disparaître sous le blâme des esprits sensés et la risée générale.
Malgré la campagne entreprise contre son existence, le Félibrige vit, au contraire, les adhésions lui arriver aussi nombreuses que précieuses, sans distinction d’opinions politiques ou de fortune, de toutes les anciennes provinces du Midi.
En 1876, il entra dans une nouvelle période, que l’on pourrait appeler la période d’affirmation. Cette année-là tient une place à part dans ses annales par la proclamation des statuts. Ils furent votés le 21 mai 1876, à Avignon, dans la salle des Templiers de l’Hôtel du Louvre. Nous les donnons ci-après, in extenso, parce qu’ils font partie intégrante de l’histoire du Félibrige et, partant, de la langue provençale.
Article premier.—Le Félibrige a pour but de réunir et stimuler les hommes qui, par leurs œuvres, sauvent la langue du pays d’Oc, ainsi que les savants et les artistes qui étudient et travaillent dans l’intérêt de ce pays.
Fondée le jour de Sainte-Estelle, le 21 mai 1854, cette Association s’est constituée et organisée dans la grande Assemblée tenue en Avignon, le 21 mai 1876.
Art. 2.—Sont interdites dans les réunions félibréennes les discussions politiques et religieuses.
Art. 3.—Une étoile à sept rayons est le symbole du Félibrige, en mémoire des sept Félibres qui l’ont fondé à Fontségugne, des sept troubadours qui jadis fondèrent les Jeux floraux de Toulouse, et des sept Mainteneurs qui les ont restaurés à Barcelone, en 1859.
Art. 4.—Les Félibres se divisent en majoraux et mainteneurs; ils se relient par les Maintenances, qui correspondent à un grand dialecte de la langue d’Oc; les Maintenances se divisent en Ecoles.
Art. 5.—Les Félibres majoraux sont choisis parmi ceux qui ont le plus contribué à la Renaissance du Gai-Savoir. Ils sont au nombre de cinquante et leur réunion porte le nom de Consistoire Félibréen; le Consistoire se renouvelle comme suit:
Art. 6.—A la mort d’un Majoral, tous les Félibres mainteneurs sont avisés par les soins du Chancelier, et ceux d’entre eux qui désirent posséder le siège vacant adressent au Consistoire, dans la quinzaine, une demande écrite où ils font valoir leurs titres.
[67] Le bureau du Consistoire aura aussi le droit de prendre l’initiative d’une candidature, en se conformant aux conditions énoncées par l’article 12; le Chancelier fera connaître aux Majoraux, par une circulaire, les candidatures posées, et l’élection aura lieu à la majorité des voix, en séance consistoriale. Les Majoraux présents ont seuls droit de suffrage; en cas de partage, la voix du Capoulié ou celle de son remplaçant à la présidence entraîne le vote.
Art. 7.—La réception solennelle du nouvel élu aura lieu pour Sainte-Estelle, anniversaire du Félibrige. Un membre du Consistoire, à ce désigné, le complimentera publiquement, et le récipiendaire, dans sa réponse, fera l’éloge de son prédécesseur.
Art. 8.—Le Bureau du Consistoire se compose du Capoulié, des Assesseurs et des Syndics, ainsi que du Chancelier et du Vice-Chancelier.
Le Capoulié préside les assemblées générales du Félibrige, les réunions consistoriales et le Bureau du Consistoire.
Les Assesseurs remplacent le Capoulié empêché; la présidence est déférée à celui que le Capoulié désigne, et au plus âgé au cas de non-désignation.
Il y a autant d’Assesseurs que de Maintenances, et chaque Maintenance a aussi un Syndic chargé de l’administrer.
Le Chancelier garde les archives, tient la correspondance et perçoit la cotisation des Félibres majoraux. Le Vice-Chancelier le remplace au besoin.
Art. 9.—Le Bureau est élu pour trois ans dans la séance consistoriale de Sainte-Estelle. Le vote a lieu au scrutin secret. Les Majoraux absents peuvent voter par correspondance, pourvu que leurs bulletins soient signés.
Le Capoulié est nommé par les Majoraux; mais c’est lui seul qui nomme le Chancelier et le Vice-Chancelier.
Les Assesseurs et les Syndics sont nommés par les Majoraux de leur Maintenance.
Le Capoulié sortant proclame le nouveau Bureau à la réunion de Sainte-Estelle.
Art. 10.—Le Consistoire peut modifier les statuts sur la demande écrite de sept Félibres. Il peut exclure les indignes. Il peut dissoudre les Ecoles qui violent les Statuts. Il peut casser les décisions des Maintenances. Il peut se prononcer sur les questions grammaticales ou orthographiques. Pour toutes ces décisions, les deux tiers des suffrages sont nécessaires. Si le nombre des suffrages exprimés compte une voix de moins qu’un multiple de 3, le Capoulié ou son remplaçant peut donner une voix de plus; si, au contraire, le nombre des suffrages exprimés est supérieur d’une unité, il en sera tenu compte pour le calcul de la majorité.
Le Consistoire peut, à la majorité simple, nommer des Majoraux, des Associés (soci), ainsi que des délégués pour le représenter; il peut créer des Maintenances. Il règle l’emploi de ses revenus.
Les membres présents ont seuls droit de vote et, en cas de partage, la voix du Capoulié ou de son remplaçant est prépondérante.
Art. 11.—Les décisions du Consistoire doivent être signées du Capoulié ainsi que du Chancelier; elles sont contresignées par l’assesseur de la Maintenance à laquelle la décision est relative. Lorsque la décision intéresse le Félibrige entier, elle doit être contresignée par tous les assesseurs.
Art. 12.—Dans l’intervalle des sessions du Consistoire, le Bureau jouira de tous les droits consistoriaux, sauf de ceux qui concernent la modification des Statuts, le pouvoir de se prononcer sur les questions grammaticales ou orthographiques, et la nomination des Majoraux ou des auxiliaires.
L’exclusion d’un Félibre ou la dissolution d’une Ecole félibréenne ne peuvent avoir lieu qu’à la majorité des deux tiers des voix. Cette majorité doit être: 2 sur 3, 3 sur 4, 4 sur 5, 4 sur 6, 5 sur 7, 6 sur 8, 6 sur 9, 7 sur 10. S’il y a plus de 10 votants, on suivra la règle prescrite par l’article 10.
Lorsqu’un siège de Majoral est vacant, le Bureau peut poser une ou plusieurs candidatures, mais pour cela l’unanimité des suffrages exprimés est nécessaire.
Les membres du Bureau peuvent voter par écrit, et leurs bulletins seront conservés aux archives.
[68] Art. 13.—Cependant, l’exclusion d’un membre ou la dissolution d’une Ecole ne peuvent être prononcées que provisoirement par le Bureau, qui devra soumettre sa décision au Consistoire. Le Consistoire peut annuler cette décision, pourvu que cette annulation soit prononcée par les deux tiers des suffrages exprimés.
Le Félibre coupable ou l’Ecole fautive peuvent se défendre devant le Consistoire.
Art. 14.—Le Capoulié a la direction du Félibrige; il réunit le Consistoire et son Bureau, ainsi que les Assemblées générales. Il autorise ou repousse les candidatures de Félibres Mainteneurs avant leur présentation devant l’Assemblée de la Maintenance.
Art. 15.—Dans les félibrées, le Capoulié a pour insigne l’Etoile d’or à sept rayons, et les Majoraux, la Cigale d’or.
Art. 16.—Chaque cigale recevra du Consistoire un nom particulier qu’elle gardera à perpétuité.
Art. 17.—Les Félibres Mainteneurs sont en nombre illimité.
Art. 18.—Ceux qui voudront posséder ce titre devront s’adresser au Bureau de la Maintenance de laquelle dépend leur dialecte natal.
Le Bureau accepte ou repousse la demande; dans le premier cas, elle est transmise au Capoulié.
Si celui-ci donne un avis favorable, la demande est de nouveau soumise à la réunion de la Maintenance qui se prononce en dernier ressort.
Art. 19.—La Maintenance, dès qu’elle a ouvert sa réunion, statue sur les demandes d’admission. Un délégué va aussitôt chercher les nouveaux élus, qui prennent place à table à côté du Syndic.
Art. 20.—Dans les réunions félibréennes, les Mainteneurs portent comme insigne une Pervenche d’argent.
Art. 21.—On entend par Maintenance la réunion des Félibres d’un grand dialecte de notre langue d’Oc.
Art. 22.—Le Bureau de la Maintenance se compose du Syndic, de deux ou trois Vice-Syndics, des Cabiscols de la Maintenance, et d’un Secrétaire.
Le Syndic préside les assemblées de la Maintenance. En cas d’empêchement, il est remplacé par le Vice-Syndic qu’il désigne, et, à défaut de désignation, par le plus âgé.
Les Cabiscols administrent les Ecoles; le Secrétaire tient les archives et la correspondance. Il perçoit les cotisations des Félibres Mainteneurs.
Art. 23.—Le Bureau de la Maintenance est élu pour trois ans.
Le Syndic est nommé comme il est dit à l’article 9.
Les Vice-Syndics et le Secrétaire sont nommés par les Félibres de la Maintenance.
Les Cabiscols sont élus par les Ecoles conformément à l’article 30.
Art. 24.—La Maintenance peut créer des Ecoles en se conformant aux articles 28 et 29. Elle nomme les Félibres Mainteneurs, conformément à l’article 18. Elle peut célébrer des fêtes littéraires ou artistiques, ainsi que des Jeux Floraux, soit d’elle-même, soit en se concertant avec des Sociétés ou avec des villes. Elle règle la disposition de ses revenus.
Les Félibres présents aux réunions de Maintenance ont seuls droit de vote.
Enfin, les Majoraux qui ne font pas partie du Bureau de la Maintenance n’ont pas le droit de voter sur les dépenses.
Art. 25.—Dans l’intervalle des réunions, le Bureau a tous les droits de l’Assemblée de Maintenance, excepté celui de nommer des Félibres Mainteneurs; il a le droit de poser [69] des candidatures au titre de Mainteneur; mais, en ce cas, l’unanimité des voix est nécessaire. Les membres du Bureau peuvent voter par écrit, et leurs bulletins de vote sont conservés aux archives.
Art. 26.—Le Syndic administre la Maintenance; il en réunit les assemblées ainsi que celles du Bureau. Enfin, chaque année, dans la réunion générale de Sainte-Estelle, il fait un rapport sur les travaux effectués.
Art. 27.—Dans les Assemblées de Maintenance, le Syndic porte une Etoile d’argent à sept rayons.
Art. 28.—L’Ecole est la réunion des Félibres d’une même région. Elle a pour but l’émulation, l’enseignement des uns aux autres ou la collaboration à des travaux communs.
L’Ecole est constituée par décision de Maintenance sur la demande de sept Félibres habitant le même centre.
Art. 29.—Les Félibres qui veulent créer une Ecole font eux-mêmes leur règlement, tout en se conformant à l’esprit des Statuts et à l’obligation prescrite par l’article 7; ils le transmettent par écrit en même temps que leur demande au Bureau de la Maintenance, et ne peuvent, sans l’autorisation de celle-ci, modifier leur règlement.
Art. 30.—L’Ecole élit elle-même son Bureau, dont le Président porte le nom de Cabiscol et fait partie du Bureau de la Maintenance, comme il est dit à l’article 22.
Chaque année, à la réunion de la Maintenance, le Cabiscol fait un rapport sur les travaux et les progrès de son Ecole.
Art. 31.—L’Ecole peut être autorisée à s’agréger comme aides (adjudaires) les personnes de bonne volonté qui ne sont pas affiliées au Félibrige.
Art. 32.—Le Félibrige doit tenir, tous les sept ans, une Assemblée plénière où sont distribuées les récompenses (ii Joio) des grands Jeux Floraux félibréens institués par l’article 46 des Statuts. Cette assemblée sera publique. Elle se tiendra dans chaque Maintenance à tour de rôle, et, à moins d’empêchement reconnu sérieux par le Bureau du Consistoire, elle aura lieu pour Sainte-Estelle, c’est-à-dire le 21 mai.
Art. 33.—Une Réunion générale du Félibrige aura lieu tous les ans, le 21 mai, dans la ville désignée par le Bureau du Consistoire. Celui-ci, cependant, peut en changer la date, l’année où a lieu l’Assemblée plénière.
Dans la Réunion générale, qui aura lieu à table, on traitera des choses intéressant le Félibrige, et on célébrera, en buvant à la Coupe, le saint anniversaire de notre renaissance.
Art. 34.—Le Consistoire tiendra, une fois par an au moins, une réunion particulière. Elle aura lieu le 20 mai dans la ville choisie pour la célébration de la fête de Sainte-Estelle.
Le Bureau du Consistoire se réunit à l’endroit désigné par le Capoulié et chaque fois que celui-ci le croit utile.
Art. 35.—Le Capoulié a le droit de convoquer, s’il le faut, d’autres Réunions générales et d’autres réunions du Consistoire que celles indiquées par les articles précédents. Mais ces assemblées ne peuvent s’occuper que des questions pour lesquelles elles sont convoquées.
Art. 36.—Chaque Maintenance tient, une fois par an, une assemblée qui se réunit en septembre ou octobre dans la ville désignée par son Bureau. Cette réunion n’est pas publique et se tient à table. On y traite les affaires spéciales à la Maintenance.
Le Syndic peut convoquer, s’il le juge nécessaire, d’autres Assemblées de Maintenance. Il réunit le Bureau de la Maintenance quand il le croit utile, il choisit de même le jour et le lieu de la réunion.
[70] Art. 37.—Enfin, les Ecoles choisissent elles-mêmes, à leur gré, leurs jours de réunion. Les membres des Ecoles doivent félibréjer (félibreja), c’est-à-dire se réunir de temps à autre à table pour se communiquer leurs créations nouvelles et s’encourager à la propagation du Félibrige. Ces réunions se nomment Félibrées et sont de tradition dans le monde félibréen.
Art. 38.—La cotisation de chaque Félibre est de 10 francs par an. Les Majoraux paient la leur entre les mains du Chancelier. Les Mainteneurs l’acquittent entre celles du Secrétaire de leur Maintenance.
Art. 39.—Il est prélevé sur chaque cotisation de Mainteneur une dîme de 2 francs au profit du Consistoire.
Art. 40.—Les revenus du Consistoire sont employés aux dépenses de l’administration, et spécialement à la publication d’un Cartabeù annuel où seront insérés les comptes rendus des réunions générales du Félibrige, du Consistoire et des Maintenances, les rapports du Syndic au Consistoire, ceux des Cabiscols aux Maintenances, et la liste des membres de l’Association. Le Cartabeù sera envoyé gratuitement à tous les Félibres.
Art. 41.—Chaque Félibre recevra aussi du Consistoire un diplôme en règle, signé et scellé par les Membres du Bureau.
Art. 42.—Les revenus des Maintenances sont d’abord affectés aux frais de gestion, ensuite à l’organisation des Jeux Floraux, enfin à subventionner les Ecoles qui font des publications.
Les subventions données pourront représenter autant d’abonnements auxdites publications qu’il y a de Félibres dans la Maintenance, de telle sorte que les Félibres recevront celles-ci gratuitement.
Des subventions pourront aussi être fournies sans aucune espèce de compensation.
Art. 43.—Les Ecoles font ce qu’elles veulent des revenus qu’elles peuvent avoir. Mais elles ne peuvent imposer de cotisations qu’à leurs membres auxiliaires (adjudaires) qui ne sont pas du Félibrige.
Art. 44.—Le Chancelier paie sur mandat du Capoulié; les Secrétaires, sur mandat du Syndic de la Maintenance.
Art. 45.—Les concours littéraires que nous appelons Jeux Floraux sont de deux sortes:
Les Grands Jeux Floraux du Félibrige et les Jeux Floraux de Maintenance.
Art. 46.—Les Jeux Floraux du Félibrige ont lieu tous les sept ans pour Sainte-Estelle. Le Consistoire entier forme le Jury.
Seuls peuvent concourir les écrivains en langue d’Oc. Trois récompenses au plus sont mises au concours.
La première est réservée au Gai-Savoir; c’est le Capoulié lui-même, en Assemblée plénière, qui proclame le nom du lauréat.
Le lauréat devra choisir lui-même la Reine de la fête, et celle-ci, devant tous, lui mettra sur la tête la couronne d’olivier en argent, insigne des maîtres en Gai-Savoir.
Art. 47.—Les Jeux Floraux de Maintenance sont ouverts par les Maintenances, par les Ecoles, par les Villes, par les Sociétés. Dans ce cas, le Syndic de la Maintenance où ont lieu les concours les déclare Jeux Floraux par une décision qui devra être lue avant l’appel des lauréats, et désigne le Jury, qui se composera de sept Félibres, parmi lesquels il doit y avoir au moins un Majoral.
Art. 48.—Le titre de Maître en Gai-Savoir est donné par le Consistoire à toute [71] personne qui aura obtenu le premier prix des Grands Jeux Floraux du Félibrige ou trois premiers prix à des Jeux Floraux de Maintenance. Les seconds ou troisièmes prix des Jeux Floraux du Félibrige compteront comme des premiers prix de Maintenance.
Les Maîtres en Gai-Savoir reçoivent une couronne d’olivier en argent.
Art. 49.—Enfin, le Consistoire peut accorder par diplôme le titre d’Associé du Félibrige aux personnes qui, étrangères au pays d’Oc, ont bien mérité du Félibrige par leurs écrits ou par leurs actes.
Les associés ont le droit d’assister aux assemblées générales ou plénières.
Fait et délibéré en ville d’Avignon,
le 21 mai 1876, jour de Sainte-Estelle.
Le Président,
Fr. Mistral.
Le Chancelier,
L. Roumieux.
La Société fut reconnue par le Gouvernement de la République et, le 14 avril 1877, le Ministre de l’Intérieur avisait Fr. Mistral de cette décision par la lettre suivante:
A Monsieur Fr. Mistral, à Maillane (Bouches du-Rhône).
MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR | Paris, le 14 avril 1877. | |
DIRECTION GÉNÉRALE DE LA SURETÉ PUBLIQUE |
||
2me Bureau | Monsieur, |
J’ai reçu la demande que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser au nom d’un groupe de littérateurs et d’artistes méridionaux, à l’effet d’obtenir l’autorisation d’organiser, sous le nom de Félibrige, une association littéraire destinée à relier et à encourager les lettrés et les savants dont les travaux ont pour but la culture et la conservation de la langue provençale.
Je suis heureux de pouvoir vous informer, Monsieur, que cette demande m’a paru mériter le plus favorable accueil et que je me suis empressé d’écrire dans ce sens à M. le Préfet des Bouches-du-Rhône en l’invitant à prendre un arrêté autorisant la constitution régulière de l’Association du Félibrige.
Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
Le Président du Conseil,
Ministre de l’Intérieur
(Pour le Ministre et par délégation),
Le Directeur de la Sûreté Générale,
De Boislisle.
[72] République Française
ARRÊTÉ
Le Préfet des Bouches-du-Rhône, correspondant de l’Institut, officier de la Légion d’honneur:
Vu la demande de M. Fr. Mistral, adressée à M. le Ministre de l’Intérieur, à l’effet d’obtenir l’autorisation de former une Association littéraire sous le nom de Félibrige;
Vu les statuts projetés pour ladite Association et produits à l’appui de la demande;
Vu la dépêche de M. le Ministre de l’Intérieur, du 14 avril 1877;
Vu le rapport de M. le Sous-Préfet d’Arles;
Vu le décret du 25 mars 1852;
Arrête:
Article premier.—Est autorisée la formation d’une Association littéraire sous le nom de Félibrige, dont le siège sera à Maillane, arrondissement d’Arles.
Art. 2.—Sont approuvés les Statuts susvisés, dont un original demeurera annexé à la minute du présent; aucune modification ne pourra être apportée à ces Statuts sans avoir été au préalable approuvée par l’Administration.
Art. 3.—Ampliation du présent arrêté sera adressée à M. le Sous-Préfet d’Arles, chargé de la notifier au Président, M. Mistral, à Maillane, sur papier timbré de 1 fr. 80, et d’en assurer l’exécution.
Marseille, le 4 mai 1877.
Pour expédition conforme:
Pour le préfet des Bouches-du-Rhône
en tournée de revision:
Le Secrétaire Général délégué,
Signé: A. Payelle.
Pour copie conforme:
Pour le Sous-Préfet:
Le Conseiller d’arrondissement délégué,
Signé: Emile Fassin.
Pour copie certifiée conforme:
Ce chapitre serait incomplet, si nous ne donnions la nomenclature des Capouliés ou Grands Maîtres du Félibrige de Provence.
Le premier en date fut Mistral; vinrent ensuite Roumanille et Félix Gras. Ce dernier, qu’une mort imprévue vient d’enlever à l’affection de tous, a eu [73] pour successeur M. Pierre Devoluy. Le nouveau Capoulié, capitaine du génie, fait partie de cette série de poètes-soldats, comme Florian, La Tour d’Auvergne et les anciens troubadours, qui, la plume sur l’oreille et l’épée à la main, s’élançaient à l’assaut des forteresses sarrasines et contaient ensuite les prouesses des croisés en des dithyrambes qui les ont illustrés.
C’est à Arles la Romaine qu’a eu lieu l’élection, sous la présidence de F. Mistral. Les concurrents de l’élu étaient au nombre de cinq, et tous avaient des titres sérieux à cette distinction; c’étaient MM. Arnavielle, le baron Guilibert, Astruc, de Berluc-Pérussis et Alphonse Tavan; les suffrages se portèrent sur M. Pierre Devoluy, qui n’en a triomphé qu’avec plus d’éclat.
Le nouveau Capoulié, de son vrai nom Pierre Groslong, est surtout connu dans le monde des lettres sous son pseudonyme Pierre Devoluy. Jeune, ardent, actif, le Félibrige, avec lui, entrera dans une période de travail pratique, et l’éclosion d’œuvres magnifiques devra marquer son passage au [74] Capouliérat. Auteur de l’Histoire nationale de la Provence et du Midi, couronnée aux Jeux Floraux septennaux d’Arles en 1899, il avait donné précédemment, en 1892, toute une série de poèmes français, sous le titre de Bois ton sang.
Né en 1862, à Châtillon, dans la Drôme, le successeur du regretté Félix Gras appartient comme ce dernier à la grande famille républicaine. Son père, après le 2 décembre, fut enfermé, avec le père de Maurice Faure, dans la tour de Crest, de funeste mémoire. Plus tard, à l’Ecole Polytechnique, il se rencontra avec Cazemajou, qui devait mourir massacré dans cette malheureuse expédition de Binder, où le sang français rougit à nouveau cette mystérieuse terre d’Afrique. Cazemajou était Provençal et c’est dans leur dialecte natal que s’entretenaient les deux amis, prenant plaisir, devant les camarades du Nord, à renouveler par des plaisanteries cordiales ou des gamineries les luttes du temps de la fameuse croisade contre les Albigeois. Le sentiment littéraire, l’amour des lettres qui étaient innés chez le jeune polytechnicien ne firent que s’affirmer par la fréquentation d’un compatriote. Cazemajou lui rappelait la Provence, il lui apportait comme un reflet du pays natal. Aussi peut-on dire que cette liaison fut, pour le futur capitaine du génie, admirateur des œuvres de Mistral, la cause déterminante qui le fit s’engager dans cette voie de la poésie où les idées s’épanouissent comme des fleurs, où les sentiments sont l’expression la plus pure du cœur humain. Chose curieuse à constater: sa vocation se produisit dans le milieu le plus défavorable, dans une école qui, par son enseignement et le but de ses études, semblait l’atmosphère la moins propice à l’éclosion des germes poétiques. Les garnisons du Nord exercèrent un moment leur influence calmante sur le cerveau enfiévré de l’enfant du Midi; mais il suffit d’un retour vers la Côte d’Azur pour que son âme s’ouvrît comme une fleur au soleil de Provence.
A partir de ce moment, le Félibrige compta un membre de plus. Les études en prose et en vers qu’il publia alors, soit dans l’Aioli, soit dans diverses revues provençales, attirèrent sur lui l’attention des Majoraux et le signalèrent à leurs suffrages. Les félicitations que le Félibrige de Paris lui adressa lors de sa nomination et la réponse si chaude et si cordiale qui lui fut faite doivent resserrer le lien qui unit les deux Sociétés, comme deux sœurs marchant la main dans la main vers le même but et avec les mêmes sentiments. Pour obtenir cet heureux résultat, le nouveau Capoulié n’aura qu’à s’inspirer de l’exemple de son éminent prédécesseur, qui considéra les deux Sociétés comme deux forces dont l’union nécessaire doit amener la réalisation de nos vœux les plus chers pour notre beau pays et la gloire de la patrie française. Les Félibres de Paris, qui ont déjà pu apprécier les mérites de M. Pierre Devoluy et subi l’influence de son charme, ne lui ménageront ni leur concours ni leur sympathie.
[75] Nous ne pourrions mieux terminer ce chapitre consacré au Félibrige de Provence qu’en citant comme un de ses plus dévoués collaborateurs le sympathique chancelier, Paul Mariéton, directeur de la Revue Félibréenne aujourd’hui si répandue et si estimée aussi bien à Paris que dans le Midi.
NOTES:
[31] D’où son titre de Père des Félibres.
[32] M. Mariéton, dans son ouvrage: la Terre provençale (Paris, Lemerre), cite cette observation sur l’importance du nombre 7 à Avignon comme ayant été faite par un voyageur hollandais, qui visita cette ville au commencement du XVIIIe siècle.
[33] Estelle, en provençal, signifie étoile.
[34] Voir, à ce sujet, les discours qu’il a prononcés comme capoulié du Félibrige aux banquets de Sainte-Estelle (Armana prouvençaù, 1877).
[35] Nous sommes de la grande France, franchement et loyalement.
[36] Voir, sur cette question, notre brochure sur l’Utilisation des idiomes du Midi pour l’enseignement du français (Paris, Le Soudier, 1898).
[38] Traduction française, d’après le texte provençal (Jourdanne, Histoire du Félibrige; Avignon, Roumanille).
Les Provençaux à Paris après 1870.—Leur groupement.—Création de la première société méridionale.—La Cigale.—Le mouvement littéraire félibréen et la fondation du félibrige de Paris.—Son programme.—Ses statuts.
Le mouvement félibréen se propageait avec trop de rapidité dans le Midi pour n’avoir pas bientôt sa répercussion à Paris. Après 1871, les Méridionaux, dont l’émigration vers la capitale avait été restreinte jusque-là à de moindres proportions que celles des autres provinciaux, ne purent résister à l’impulsion générale qui, à partir de cette époque, y fit affluer non seulement les étrangers, mais aussi les habitants des départements les plus éloignés. Bientôt leur nombre fut assez considérable, et, parmi ceux qui s’y établirent, on remarqua surtout des littérateurs, des hommes politiques, des peintres, des sculpteurs et autres artistes qui venaient y chercher la consécration de leurs talents respectifs. Emportés dans le mouvement sans cesse croissant de la vie parisienne, perdus dans la foule affairée et haletante, les Méridionaux, sans cesser d’apprécier les mérites de leur nouvelle résidence, n’avaient pas oublié le clocher natal, et le pieux souvenir de la petite patrie était demeuré intact dans leur cœur. De là leur désir de se connaître, de se rapprocher, afin de retrouver dans cette union comme un reflet de la Provence. Le moment le plus favorable pour grouper toutes les intelligences qui représentaient avec le plus d’autorité la langue, les mœurs et les usages du Midi parut donc être arrivé, et ce fut Maurice Faure, inconnu alors, célèbre aujourd’hui, qui devint le promoteur du projet. Partageant ses idées et son enthousiasme, le peintre Eugène Baudouin, qui avait emporté sur sa palette les tons chauds et colorés des fleurs et du ciel de son pays, et Xavier de Ricard, gentilhomme de lettres, s’étaient joints à l’inspirateur de cette fraternelle et patriotique pensée. Ardents, infatigables, jeunes tous trois, pleins de confiance [78] dans l’avenir, ils virent bientôt accourir autour d’eux les membres les plus distingués de la colonie provençale. On y remarquait Amédée Pichot, le poète Méry, Adolphe Dumas, qui valut à Mistral l’admiration et l’amitié de Lamartine, Moquin-Tandon et bien d’autres. Amédée Pichot possédait à un si haut degré le culte de la littérature méridionale qu’il fit construire, entre Bellevue et Sèvres, une villa qui était un véritable temple élevé en l’honneur de la muse provençale. Il le fit orner de décorations céramiques dont l’exécution fut confiée à Balze. Elles représentaient des scènes du Midi, qu’il ne voulut laisser à personne le soin de caractériser par des proverbes et des vers provençaux. Tout près de là, avenue Mélanie, J.-B. Dumas (d’Alais) fit également acte de félibre en prenant pour devise: Ai fa moun mas; au-dessus de la porte de la charmante villa qu’il habita jusqu’à sa mort, on peut lire encore aujourd’hui: Mas J.-B. Dumas. Plus tard, le Félibrige de Paris, dont nous parlerons bientôt, confia au sculpteur Truphème l’érection, à Meudon, du buste de Rabelais, en souvenir de son séjour dans le Midi et des provençalismes dont il sema son œuvre entière.
Ce fut ainsi que, d’étape en étape, les Méridionaux de Paris fondèrent une association qui eut nom la Cigale, d’après l’emblème des troubadours. Après avoir choisi Henri de Bornier comme président, ils résolurent de se réunir dans un banquet mensuel, dont le premier eut lieu en 1875, au Palais-Royal, [79] chez Corraza. Dans son excellent discours, l’auteur déjà célèbre de la Fille de Roland donna à l’événement du jour une interprétation qu’il estimait exacte, en l’élevant à la hauteur des besoins auxquels il répondait, aussi bien au point de vue de l’art qu’à celui du groupement des intérêts et des individualités les plus marquantes du Midi. Les premiers Cigaliers s’étaient-ils réellement tracé un programme si complet, avaient-ils visé un but si élevé? Évidemment non. Ils ne pouvaient espérer de cette manifestation que la réalisation d’une partie de leurs aspirations. Dans leur esprit, la part qui devait être faite à la rénovation de la langue provençale avait été quelque peu négligée. Il semble, d’ailleurs, qu’une société composée surtout d’artistes, où les hommes de lettres et les poètes ne figuraient qu’en infime minorité, fût peu qualifiée pour s’occuper utilement de littérature, de philologie et de linguistique. Mais la situation ne tarda pas à se modifier. La magnifique fête que les Cigaliers offrirent aux Félibres de Provence à l’Hôtel-Continental, au lendemain de leur réception dans le Midi, et à l’occasion de l’Exposition de 1878, fut le point de départ d’une nouvelle organisation. A ce banquet, présidé par Henri de Bornier, qui, dans une magnifique pièce de vers, salua en Aubanel, en Roumanille et en Félix Gras[39] les représentants les plus illustres du Félibrige, M. Bardoux, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, ne craignit pas de donner aux sociétés méridionales une consécration officielle. En une improvisation chaude et brillante, il vanta l’enthousiasme artistique et littéraire dont elles étaient nées, sans s’arrêter aux polémiques quelquefois injurieuses, toujours injustes, auxquelles elles avaient donné lieu. C’est à la suite de cette solennité que Maurice Faure, profitant très habilement de ce moment d’accalmie, encouragé par les Félibres du Midi qui s’étaient ralliés à ses idées, projeta la création d’une seconde société méridionale à Paris.
Avec une foi d’apôtre et une opiniâtreté qui puisait sa force dans son ardent amour de sa chère Provence, de sa langue si harmonieuse et si riche, de ses mœurs et de ses usages locaux, Maurice Faure poussa son entreprise. La Cigale aurait une sœur qui, tout en conservant l’élément artistique qui y dominait, ferait aux travaux de philologie provençale et de littérature une part plus large.
Après s’être adjoint A. Duc (dit Ducquercy), Baptiste Bonnet, le baron de Tourtoulon et le marquis de Villeneuve-Esclapon, Maurice Faure proposa à ses nouveaux collaborateurs de se réunir chaque semaine au restaurant Martin, rue Dauphine[40]. Martin était un cuisinier marseillais qui avait su s’attirer la clientèle de ses compatriotes en leur offrant les mets de leur pays. On y mangeait la bouillabaisse, l’aioli, la brandade de morue, la soupo aù fiéla, [80] la bourrido, les paquets de La Pomme et autres plats locaux, arrosés des vins exquis de Châteauneuf, de la Nerthe, de Lamalgue, de Cassis, de l’Ermitage et du Saint-Pérey mousseux, tout comme sur La Cannebière. Son enseigne était un modèle du genre; libellée en provençal, elle empruntait au Journal de Mistral son épigraphe:
S’il est vrai, comme il a été dit, qu’une bonne table n’a pas toujours été étrangère au succès d’une bonne cause, les Félibres de Paris doivent avouer que le restaurateur Martin a su, par sa cuisine exquise, amener à leur société un courant sympathique et bien des adhérents qui auraient pu l’ignorer s’ils n’avaient été séduits par les vapeurs embaumées qui s’échappaient de ses casseroles. Le Midi lui doit d’avoir été, dans la capitale, le propagateur le plus habile de sa cuisine, aujourd’hui généralement répandue et pour ainsi dire classique dans certains établissements parisiens.
Dans un de ces banquets où régnait la plus franche gaîté et qui était comme le rendez-vous des Provençaux, Maurice Faure forma le noyau embryonnaire du futur Félibrige parisien. Il s’était proposé de faire naître la nouvelle Société d’une manifestation félibréenne. Il fut donc convenu que l’on fêterait la Sainte-Estelle, patronne du Félibrige, en 1879, à Sceaux, en commémoration de la visite des Félibres en 1878, et aussi comme un rappel de la fête qui leur avait été offerte à cette occasion à l’Hôtel-Continental.
On s’est souvent demandé pourquoi les Félibres avaient choisi Sceaux plutôt que tout autre village des environs de Paris. C’est que Sceaux évoquait le souvenir de Florian, dont les Cigaliers, quoique indifférents au mouvement félibréen, pouvaient cependant honorer la mémoire et comme Cévenol et comme fabuliste français. Ce souvenir formait, entre Cigaliers et Félibres, la base d’une entente qui leur permettait de se réunir amicalement dans les mêmes agapes fraternelles, d’y glorifier le Midi en commun, sans changer leurs programmes respectifs, sans nuire au développement de leurs aspirations légitimes. Fêter Florian à Sceaux, c’était pour chacun se placer sur un terrain neutre. Si les Cigaliers préféraient s’exprimer en français pour honorer la mémoire du fabuliste, les Félibres, en employant le provençal, rendaient également hommage à l’auteur de la romance d’Estelle et Némorin:
[81] A ces raisons, un attrait s’ajoutait encore et militait en faveur de ce site charmant. Une Société littéraire n’était ni déplacée ni étrangère sous les ombrages de cette ville de Sceaux qui, sous Louis XIV, était comme une petite Athènes, avec ses poètes, ses savants, ses philosophes. Si, par un retour sur le passé, nous faisons revivre dans notre imagination ce qu’en 1714 on appelait les Nuits de Sceaux, nous assistons à ces fêtes magnifiques données par la petite cour de la duchesse du Maine et qui brillèrent d’un éclat assez vif pour que l’histoire n’ait pas dédaigné de les enregistrer.
Il ne pouvait en être autrement quand Malézieu, l’abbé Genest, le marquis de Saint-Aulaire (que la duchesse appelait son Apollon et son berger), le duc de Bourgogne, le maréchal de Polignac, de Vaubrun, Destouches, Mme de Staal-Delaunay et tant d’autres y dépensaient leur esprit et leur talent sans compter. Fontenelle lui-même y fréquenta longtemps et Voltaire y composa Zadig. Enfin, au point de vue provençal, Sceaux se trouvait rattaché au Félibrige par le souvenir qu’y laissa Mouret (d’Avignon), comme surintendant de la musique de la duchesse. Ce fut sous ces arbres centenaires, dans les bosquets touffus où la rose et le jasmin l’enivraient de leurs parfums en lui rappelant sa terre natale, qu’il composa la musique des fameuses Nuits de Sceaux, dont les accords mélodieux firent retentir les échos de cette demeure princière. Mais il s’affirma surtout Méridional ardent et Félibre avant le Félibrige lorsque, l’esprit plein des souvenirs de sa jeunesse, il composa la Provençale, poème charmant qui eut l’honneur d’être représenté à l’Opéra, où notre langue fit sa première apparition, accompagnée par des galoubets et des tambourins. Quel village de la banlieue de Paris aurait aux yeux des intéressés réuni tant de titres? C’est à bon droit que les Méridionaux en ont fait le rendez-vous annuel de leur fête patronale, la Sainte-Estelle.
Le premier banquet félibréen donné à Sceaux eut lieu en 1879. Il fut présidé par le baron de Tourtoulon, l’historien de Jacques d’Aragon, le fondateur de la Revue des langues romanes de Montpellier. Ce président, qui avait précédemment assisté à la fondation du Félibrige de Provence, rappelait aux convives, par sa seule présence, les diverses étapes de cette Société, les obstacles qu’elle avait dû surmonter, les luttes soutenues contre l’hostilité des uns ou l’indifférence des autres, puis le succès final. Il semblait également les prévenir que, comme les Félibres de Provence, ils auraient leurs détracteurs, leurs malveillants et leurs sceptiques. Mais le but à atteindre est noble: c’est le réveil de tout un passé qui n’a pas manqué de grandeur, c’est la rénovation d’une langue dont les œuvres littéraires ont pu inspirer les poètes et les écrivains du Nord, et, comme l’a dit un académicien[42], marcher de pair avec [82] la poésie française, «la France étant assez riche pour se payer deux littératures».
A la suite de ce banquet, la Société des Félibres de Paris (Soucieta felibrenco de Paris) se trouva constituée par les sept membres fondateurs suivants:
Maurice Faure, publiciste, fonctionnaire;
J.-B. Amy, sculpteur;
P. Grivolas, peintre;
Ducquercy, homme de lettres;
B. Bonnet, qui devait plus tard nous donner Vido d’infan;
J. Bauquier, romanisant émérite, archiviste paléographe;
Louis Gleize, poète provençal, qui réussit également bien en français, auteur de la chanson Mireille et mes amours, un des grands succès des concerts.
Le programme et les statuts de la Société furent approuvés par le Gouvernement. Nous allons les reproduire fidèlement, comme nous l’avons fait pour ceux du Félibrige de Provence.
STATUTS
Article premier.—Sous le titre de «Société des Félibres de Paris (Soucieta felibrenco de Paris)», il est créé, à Paris, une Association ayant pour objet d’étudier le Midi de la France dans ses idiomes, ses beaux-arts, ses traditions, son histoire; de seconder la renaissance littéraire de la langue d’Oc, et de contribuer ainsi à l’accroissement des richesses intellectuelles de la patrie française.
Art. 2.—La Société s’interdit de toucher aux questions politiques, religieuses et philosophiques.
Art. 3.—Elle manifeste son action par des réunions périodiques, des assemblées générales, des fêtes, des concours, des publications ayant trait aux dialectes méridionaux, etc.
Art. 4.—La Société se compose de Membres titulaires, de Membres correspondants et de Membres associés.
[83] Les Membres titulaires ne peuvent dépasser le nombre de cinquante.
Les Correspondants sont les Membres titulaires qui ont cessé de résider au Siège de la Société. Pendant leur séjour à Paris, ils peuvent assister aux réunions périodiques, avec les mêmes droits que les membres titulaires.
Les Membres associés, dont le nombre n’est pas limité, sont choisis parmi les amis du Félibrige qui veulent encourager par leur concours la Société des Félibres de Paris. Ils sont convoqués de droit aux Assemblées générales et aux fêtes organisées par l’Association. Ils jouissent des mêmes réductions que les titulaires et les correspondants sur le prix des publications de la Société.
Il peut être créé des Membres honoraires.
Art. 5.—L’élection des Membres titulaires et associés est faite au scrutin secret par les Membres titulaires.
Tout candidat doit être présenté par deux Membres titulaires au moins, et adhérer au but poursuivi par la Société en affirmant sa ferme intention de s’associer à ses efforts.
L’élection n’est valable que si la candidature a été régulièrement annoncée dans une séance antérieure à celle où le scrutin doit être ouvert.
Trois voix opposantes, quel que soit le nombre des votants, suffisent pour entraîner obligatoirement le rejet de la candidature proposée.
Tout titulaire nouvellement élu doit, dans la première réunion à laquelle il assiste, répondre par un discours en langue d’Oc aux paroles de bienvenue que lui adresse un Membre désigné par le Bureau.
Art. 6.—Les ressources de la Société se composent des cotisations de ses Membres, du produit des publications et des libéralités dont elle peut être l’objet.
La cotisation annuelle est fixée à 10 francs pour les Membres titulaires, les correspondants et les associés, à 20 francs pour les Membres honoraires.
Un compte rendu financier est présenté, chaque année, par le Bureau, dans une Assemblée générale à laquelle tous les Sociétaires sont convoqués.
Les fonds provenant des cotisations ou autres, constituant les ressources de la Société, ne peuvent être affectés qu’à des dépenses d’administration ou de publication.
Art. 7.—Les Membres titulaires sont exclusivement chargés de l’Administration de la Société.
Le Bureau se compose d’un Président, de trois Vice-Présidents, d’un Trésorier et de deux Secrétaires.
Art. 8.—Les Membres du Bureau sont pris parmi les Membres titulaires; ils sont élus par ces derniers, pour un an, au scrutin secret, à la majorité absolue des suffrages exprimés au premier tour, à la majorité relative au second.
Art. 9.—Le Président ne peut être élu plus de deux années de suite dans les mêmes fonctions. Il a voix prépondérante en cas de partage.
Art. 10.—Le Bureau, sous la direction du Président, exécute les décisions prises dans les réunions périodiques ou en Assemblée générale.
Art. 11.—Des Commissions spéciales peuvent être organisées par décision de l’Assemblée des Membres titulaires qui délimitent leur pouvoir.
Art. 12.—Les décisions de l’Assemblée générale ou des réunions périodiques sont [84] valables quel que soit le nombre des Membres présents, si tous les Membres qui doivent être convoqués ont été régulièrement avisés par le Secrétariat.
Art. 13.—Le procès-verbal des séances, tant des réunions périodiques et des Assemblées générales que des Commissions, est tenu par l’un des Secrétaires de la Société, ou par celui des Commissions spéciales.
Art. 14.—Le Président est suppléé, en cas d’empêchement ou d’absence, par l’un des Vice-Présidents.
Art. 15.—Nul changement aux présents Statuts ne peut être adopté, si la demande n’a été formée par trois Membres, et votée par la majorité absolue des titulaires présents à la séance où la modification a été mise à l’ordre du jour.
Art. 16.—L’Assemblée des Membres titulaires a le droit de déclarer démissionnaires les Membres de la Société qui ne se conformeraient pas aux obligations imposées par les Statuts ou aux décisions régulièrement prises.
Art. 17.—Les dames ne peuvent être admises aux réunions périodiques des Membres titulaires.
Art. 18.—Le Bureau peut inviter aux séances de la Société les Félibres et les notabilités méridionales de passage à Paris.
Art. 19.—Le montant des banquets qui pourront être organisés sera toujours payé au moyen des cotisations spéciales et personnelles des membres qui y prendront part.
Paris, le 23 juillet 1879.
Pour copie conforme:
Le Président,
C. de Tourtoulon.
Le Programme et les Statuts de la Société des Félibres de Paris ont été autorisés le 11 décembre 1880 par l’arrêté suivant:
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE | Société des Félibres de Paris. | |
PRÉFECTURE DE POLICE Nº 33.389 |
Nous, Préfet de Police, sur la demande à nous adressée, le 3 novembre 1880, par les personnes dont les noms et adresses figurent sur la liste ci-jointe, demande ayant pour but d’obtenir l’autorisation nécessaire à la constitution régulière d’une association fondée à Paris sous la dénomination de: «Société des Félibres de Paris», dont le Siège serait établi rue du Regard, 10;
Ensemble les Statuts de ladite Association; vu l’article 291 du Code pénal et la loi du 10 avril 1834;
[85] Arrêtons:
Article premier.—L’Association organisée à Paris sous la dénomination de: Société des Félibres de Paris, est autorisée à se constituer et à fonctionner régulièrement.
Art. 2.—Sont approuvés les Statuts susvisés tels qu’ils sont annexés au présent arrêté.
Art. 3.—Les Membres de l’Association devront se conformer strictement aux conditions suivantes:
1o Justifier du présent arrêté au commissaire de police du quartier sur lequel auront lieu les réunions; 2o n’apporter, sans notre autorisation préalable, aucune modification aux Statuts, tels qu’ils sont ci-annexés; 3o faire connaître à la Préfecture de police, au moins cinq jours à l’avance, le local, le jour et l’heure des réunions générales; 4o n’y admettre que les Membres de la Société et ne s’y occuper, sous quelque prétexte que ce soit, d’aucun objet étranger au but indiqué dans les Statuts, sous peine de suspension ou de dissolution immédiate; 5o se pourvoir d’autorisations spéciales pour les fêtes organisées par la Société et auxquelles des personnes étrangères seraient admises; 6o nous adresser, chaque année, une liste contenant les noms, prénoms, professions et domiciles des Sociétaires, la désignation des Membres du Bureau, sans préjudice des documents spéciaux que la Société doit également fournir chaque année sur le mouvement de son personnel et sur sa situation financière.
Art. 4.—Ampliation du présent arrêté, qui devra être inséré en tête des Statuts, sera transmise au commissaire de police du quartier Notre-Dame-des-Champs, qui le notifiera au Président de l’Association et en assurera l’exécution en ce qui le concerne.
Fait à Paris, le 11 décembre 1880.
Le Député, Préfet de Police,
Andrieux.
Pour ampliation:
Le Secrétaire général,
J. Cambon.
Après avoir lu et comparé les Règlements et Statuts du Félibrige de Provence et des Félibres de Paris, on constate que, s’il y a des différences dans l’organisation, l’administration ou l’étendue des pouvoirs, du moins le but général poursuivi par les deux Sociétés est le même. Toutes deux s’appliquent à l’épuration de la langue provençale et à sa propagation par des moyens pratiques; toutes deux ont entrepris de rappeler les coutumes, jeux et usages dont la tradition populaire est arrivée jusqu’à nous. Elles veulent également relier la langue romane des derniers siècles des troubadours au provençal actuel par une littérature forte, élevée, par des œuvres poétiques de grande allure. L’exécution de cette partie du programme, la plus difficile, est absolument nécessaire si l’on veut donner au dialecte provençal l’éclat dont a joui le roman, et faire oublier une période néfaste qui l’a empêché d’atteindre à la perfection du français. Frappée de déchéance après la croisade contre les Albigeois, la langue romane se ressentit forcément des [86] siècles d’obscurantisme qui s’appesantirent sur elle. Dégénérée, elle descendit au rang des patois, et ce n’est pas trop des efforts des lettrés méridionaux, secondés par ceux de tous les pays, pour lui rendre une pureté de forme et d’expression digne de son ancienne perfection et de la place qu’elle a jadis occupée dans l’histoire littéraire de notre Provence ensoleillée.
Lorsque la Société des Félibres de Paris se fonda, on fut tenté de la regarder comme une branche cadette, comme une annexe du Félibrige de Provence. La publication de ses statuts suffit pour éclairer aussitôt l’opinion. Elle démontra, en effet, clairement que, si les deux Sociétés poursuivent un but commun, elles ne sont pas moins absolument indépendantes l’une de l’autre. Les Félibres de Paris ne sont rattachés à aucune maintenance; ils conservent leur libre arbitre, et leurs décisions, aussi bien que leurs manifestations, à Paris ou en province, n’ont pas à recevoir l’approbation ni à craindre le veto du Félibrige du Midi.
Indépendants, ils ne sont inféodés à aucune méthode spéciale. Très éclectiques, au point de vue linguistique, non seulement ils admettent tous les dialectes méridionaux, mais leur organe, le Viro-souleù, est une publication bilingue dont le succès s’affirme chaque jour.
Accueillis tout d’abord d’une façon plutôt ironique, ils n’ont pas tardé à obtenir un succès de curiosité. Puis leur sincérité, leur enthousiasme débordant, l’amour qu’ils ont voué au sol natal, qu’ils chantent et proclament dans leurs réunions et leurs fêtes, leur ont concilié la bienveillance du Paris intellectuel. Partout, au café Voltaire, à Sceaux, au théâtre antique d’Orange ou dans leurs pèlerinages félibréens, il les suit, sympathique et joyeux. Il aime ces enfants du Midi, dont l’exubérance chante la vie, dont les yeux de flamme semblent avoir emporté un rayon de leur soleil, dont la voix chaude et vibrante résonne comme une fanfare; c’est pour lui un spectacle nouveau, il regarde, écoute et applaudit. Hier, c’était au bois de Boulogne, où la petite phalange venait, sous la clarté astrale, réciter des vers au légendaire troubadour Catelan. Puis, c’est dans l’antique théâtre romain d’Orange que le Parisien bat des mains aux magnifiques strophes de Pallas-Athénée, chantées par Mlle Bréval. Les Erynnies, de Leconte de Lisle, Antigone, Œdipe roi, interprétés par les artistes de la Comédie-Française, lui arrachent des cris d’enthousiasme. Ah! c’est qu’ici nous ne sommes plus sous les brumes du Nord; le ciel limpide et chaud communique ses ardeurs, il a dégelé toutes les conventions plus ou moins protocolesques; chacun redevient lui-même, la nature reprend ses droits. On a souvent parlé de l’antagonisme entre les races du Nord et celles du Midi; on a de la peine à y croire lorsqu’on suit les Félibres dans leurs pérégrinations annuelles. C’est un spectacle digne d’intérêt que ces races opposées et prétendues rivales, confondues, la main dans la main, partageant les mêmes joies et les mêmes enthousiasmes. [87] Là où la politique est restée impuissante, les arts et la littérature ont triomphé. Que n’a-t-on pas dit des effets de la croisade contre les Albigeois et de l’oppression exercée par l’ancienne monarchie sur les provinces méridionales! Eh bien, pour s’être fait attendre, la revanche du Midi sur le Nord n’est pas moins complète. Et voilà comment les Félibres de Paris comprennent la conquête. Ils jettent aux quatre vents leurs poésies et leurs chansons, et leurs idées, comme la bonne graine, germent dans cette terre de l’intellectualisme qu’on appelle Paris. Et Paris enivré suit ces charmeurs, qui le mènent vers les rives azurées de la Méditerranée. Et ce pays si beau, mais presque ignoré des Parisiens jusque-là, se peuple et se transforme. Toute la côte d’azur se couvre de riches villas et de jardins pleins de fleurs. La colonie étrangère ajoute son contingent et vient planter sa tente sur ces rives embaumées; les chemins de fer qui sillonnent le littoral transportent, aux approches de l’hiver, tout un monde qui fuit les brouillards glacés de la Seine et de la Tamise. C’est là un commencement de décentralisation et de cosmopolitisme de bon aloi. Les Félibres, qui y sont bien pour quelque chose, ont eu, sur les hommes politiques préoccupés de ces questions, une supériorité que ces derniers ne leur avaient jamais soupçonnée.
[88] Il est incontestable que les Félibres de Paris ont apporté à la cause des revendications méridionales un concours assez réel pour s’être traduit par des résultats appréciables. Grâce aux membres du Parlement qu’ils comptent dans leurs rangs, ils ont obtenu l’appui du Gouvernement. Le Ministre de l’Instruction publique n’a pas hésité à faire bénéficier leurs lauréats d’un prix spécial, dont le caractère officiel augmente la valeur. Leurs fêtes de Sceaux, présidées par les premières illustrations littéraires de notre époque, sont le rendez-vous des amis des lettres et des arts. Là, sous les ombrages séculaires du parc de la duchesse du Maine, ils reconstituent les cours d’amour de Signes et de Romanin où, jadis, un aréopage aussi célèbre par la beauté que par l’esprit, présidé par Stéphanette de Baulx, la comtesse de Die, Phanette de Gantelme, Hugonne de Sabran, etc., rendait des arrêts chantés par les troubadours. Aujourd’hui, les vers alternent avec les chansons et chaque Félibre vient, devant la reine de la cour d’amour, présenter ses hommages respectueux et réciter une poésie. Tous les artistes du Midi, si aimés du public parisien, tiennent à figurer au programme. La Comédie-Française, l’Opéra, l’Opéra-Comique, l’Odéon et le Conservatoire de Musique prêtent leur concours. Après avoir couronné les bustes d’Aubanel, de Florian et du regretté Paul Arène, l’un des fondateurs du Félibrige de Paris, le cortège s’achemine vers la mairie, au milieu des fanfares, des Sociétés de gymnastique et des détonations des boîtes à poudre dont le fracas, se répercutant jusqu’au fond du parc, trouble les expansions des amoureux qui s’y sont réfugiés. Mais voici l’heure des discours. M. Charaire, le maire si accueillant de Sceaux, M. Chateau, son successeur aujourd’hui, souhaitent en termes émus la bienvenue aux arrivants. La réponse de M. Sextius Michel est toujours un morceau très goûté, qui laisse deviner les beautés plus étudiées et plus académiques de la harangue qu’il adressera ensuite au Président.
Aimable biographe, il retrace de main de maître la carrière et les œuvres de celui que le choix a désigné pour présider à cette fête, et doit ainsi provoquer de sa part une réponse improvisée aussi agréable que spirituelle. Puis, lecture du palmarès et remise des récompenses aux lauréats. Le soir, banquet, toasts, chansons, brindes. Le tout se termine par des illuminations, un feu d’artifice et une farandole échevelée dans le parc, aux sons des fifres et des tambourins, après, toutefois, l’exhibition de la Tarasque au corps couvert d’écailles d’or et de pointes acérées, à la tête monstrueuse, à la queue ballante, terreur des gamins trop curieux.
Le champ d’action du Félibrige de Paris, grâce à ses relations avec le monde officiel, s’est bientôt agrandi. Les départements méridionaux en ont ressenti les heureux effets, et, sous son impulsion, ont vu élever des statues et des monuments aux précurseurs du Félibrige. Les poètes populaires, interprètes des sentiments du peuple, peintres de ses mœurs, eux-mêmes souvent [89] sortis de son sein, n’ont pas été oubliés de lui. On lui doit encore la création d’une chaire de langue romane, à Aix. Maurice Faure obtint ensuite un crédit pour la restauration du théâtre antique d’Orange. Et c’est depuis cette époque qu’ont pu être organisées ces magnifiques manifestations littéraires et artistiques que les Ministres et le Président de la République ont officiellement honorées de leur présence[43].
Elles réveillèrent, chez les populations impressionnables du Midi, des talents qui sommeillaient et n’attendaient qu’une occasion pour se produire. Une noble émulation les saisit et fit éclore, outre des poètes lettrés, une seconde pléiade de poètes populaires dont les œuvres, justement appréciées, doivent être signalées dans cet ouvrage.
Philippe Chauvier, de Bargemont, fut un des premiers qui attirèrent sur eux l’attention du monde littéraire. Tout enfant, alors qu’il apprenait son métier de tachié (fabricant de clous pour souliers), il crayonnait des vers sur les murs de la forge. Lui-même nous l’apprend dans les lignes suivantes:
Son talent s’affermit par le travail; les sonnets, les odes se succédèrent et bientôt les journaux les reproduisirent. Il fit d’abord paraître un poème intitulé: Moun peis, dans lequel il chante Bargemont et ses gracieux paysages; suivirent les Villageoises et les Fiho daù souleù, où il célèbre les yeux noirs et le rire savoureux des jolies Bargemonnaises. Le tachié ayant été remplacé par la machine (ainsi le veut le progrès), Philippe Chauvié s’est retiré dans une petite boutique où il vend un peu de tout, mais où son art de prédilection n’a pas perdu ses droits, car on entend encore, dans ses moments de loisirs, le vieux tachié chanter ses gais refrains, ou bien, penché sur son comptoir, on le voit écrire ses dernières inspirations.
Quant à Rieu, dit Charloun, le poète paysan du Paradou, déjà connu et apprécié dans son pays, c’est aux Félibres de Paris qu’il doit d’avoir été mis en lumière dans un monde littéraire où jusqu’alors il n’avait pu pénétrer. C’est dans un de leurs voyages en Provence, où tout ce qui rime et chante vient se grouper autour d’eux, que Charloun trouva l’occasion de déclamer ses vers. Son [90] succès mérité attira l’attention du Ministre de l’Instruction publique, qui lui décerna les palmes académiques. Jamais palmes ne furent mieux placées, jamais M. Leygues, le sympathique Ministre félibre et cigalier, ne fut mieux inspiré que le jour où, dans cette République démocratique, il attacha sur la poitrine de cet enfant de la terre, effleuré par l’aile de la muse provençale, le ruban violet, jusqu’ici réservé aux membres de l’Instruction publique et aux lettrés.
Le Félibrige de Paris, qui était un peu le parrain du poète du Paradou, en cette circonstance, s’associa à la remise de cette récompense honorifique en votant, sur la proposition de son Bureau, l’envoi gracieux des insignes, avec une dédicace flatteuse au nouveau titulaire.
Lazarine de Manosque, dont le Viro-Souleù enregistrait avec regret, il y a quelques mois, le décès prématuré, a laissé une œuvre, dont les journaux ont publié divers fragments et qui a pour titre: Remembranço. Dans sa boutique du marché des Capucins, à Marseille, elle accueillait avec la même grâce et le même attrait les sommités du Félibrige et les jeunes poètes encore peu connus qui venaient auprès d’elle s’inspirer de son amour ardent pour le langage natal. Puis vinrent les jours de deuil. Lorsque l’on apprit la mort de la vaillante félibresse, qui s’était retirée dans sa villa Magali, à la Blancarde, pour se livrer entièrement à son art, ce fut une profonde douleur pour le Félibrige tout entier, qui perdait en elle un de ses membres les plus dévoués. A son enterrement, MM. Galicier, Bigot, Houde, Rougou, Bourrelier, Mouné et d’autres surent, par des paroles émues, rendre à l’auteur regretté de tant d’œuvres gracieuses, d’une composition simple et appropriée à l’âme du peuple, le juste hommage qui lui était dû, et fixer son souvenir par une manifestation aussi sympathique que félibréenne.
Mme Joseph Gauthier, que la mort a également fauchée, était connue dans toute la Provence sous le nom de la félibresse Brémonde. A Hyères, en 1885, elle reçut des mains de Mistral le grand prix du Félibrige, la couronne d’olivier en argent. Elle a laissé deux ouvrages qui rappelleront son souvenir aux générations futures: Brut de caneu et Vélo blanco où, entre autres morceaux, on peut citer Matinado, d’une fraîcheur exquise de sentiment et d’expression.
A cette liste de jeunes poètes, nouveaux venus au Félibrige, on peut ajouter Joseph Renaud, de Vacqueyras, qui, dans Mélanio, a révélé les qualités d’un tempérament dramatique de grand avenir; Charles Martin, que lou Casteu e lei Papo d’Avignoun classe au premier rang parmi les félibres du Midi. Nous n’aurions garde d’oublier le bon Crouzillat, de Salon, hier encore si gai, aujourd’hui dormant son dernier sommeil. L’Eissame la Bresco e lou Nadau lui survivront et rappelleront le souvenir de cet homme aimable et bon.
Nous terminerons en citant Lucien Duc, l’auteur de Marinetto; Louis [91] Roux, Joseph Gauthier, Louis Roumieux, Maurice Raimbaud, l’auteur d’Agueto, et Alphonse Laugier, que ses Surprises du nouvel an ont classé parmi les meilleurs humoristes de notre époque.
Le théâtre provençal a aussi produit quelques artistes qui, en interprétant les œuvres des félibres, ont servi la cause méridionale et aidé à l’expansion de la langue provençale. A ce titre, ils méritent d’être nommés et au hasard de la mémoire nous pouvons inscrire: Revertégat, Brunet, Boyer, Sicard, Paggi, Pagès, Duparc, Foucard, etc., tous enfants du Midi, tous animés du même esprit de propagande, tous félibres par le cœur sinon de fait. Si nous avons pris plaisir à mentionner quelques-uns des principaux interprètes des œuvres félibréennes, nous n’aurons garde d’oublier les vaillantes feuilles qui ont soutenu et propagé nos idées et nos œuvres. La presse provençale s’est montrée à la hauteur de son rôle et nous sommes heureux de lui rendre justice en donnant ici la nomenclature de ces publications si curieuses à tant de titres pour les romanisants et les adeptes de la philologie provençale, si intéressantes pour les Félibres, si dignes d’encouragement pour tous ceux qui ont à cœur les revendications de nos départements du Midi, ardents protagonistes de la décentralisation.
Ce sont d’abord, à Paris:
Puis en province:
Parlerons-nous des concours, toujours si suivis, fondés par les Félibres de Paris? Le nombre sans cesse croissant des concurrents annuels suffit pour en attester le succès, qui d’ailleurs s’explique de lui-même quand on sait avec quel soin, quel esprit de méthode sont préparés les programmes. C’est dans la salle des délibérations, au café Voltaire, salle ornée des portraits des personnalités marquantes des Sociétés littéraires méridionales et des œuvres des peintres et sculpteurs du Midi, que sont discutés longuement les divers paragraphes du Concours des jeux floraux. Sous la présidence du si sympathique maire du XVe arrondissement, M. Sextius Michel, dont on fêtait dans un banquet mémorable, il y a quelques mois, le trentenaire des fonctions municipales, on pose les questions à débattre. Chacun, suivant ses goûts, ses études ou ses préférences personnelles, examine la partie du programme qui l’intéresse davantage. Ce serait une banalité de répéter que l’âme du Félibrige de Paris est, sans contredit, Maurice Faure. Il suffit d’assister à une séance pour être frappé de l’entrain qu’il communique et des résultats acquis par la façon claire et précise dont il élucide les points douteux ou équivoques. Sa parole chaude et éloquente donne à ces réunions un attrait qui, non seulement en fait le charme, mais en rehausse incontestablement l’importance.
L’attrait est doublé quand M. Deluns-Montaud, ancien ministre, aujourd’hui directeur des Archives aux Affaires étrangères, y ajoute celui de sa présence. Les idées élevées qu’il développe avec une rare éloquence sont servies par un organe si sympathique que tous, sous le charme communicatif de l’ancien député, vice-président de la Société, écoutent attentifs, bercés par cette voix si douce lorsqu’elle évoque les légendes poétiques de nos vieilles provinces méridionales, tonnante lorsqu’elle s’indigne sur les malheurs immérités qui les ont frappées dans le passé, éclatante comme une fanfare lorsqu’elle célèbre leur grandeur et leurs triomphes.
Puis, au hasard des yeux, on aperçoit la bonne figure rabelaisienne d’Auguste Fourrés, qui sourit au souvenir des troubadours dont la vie se [93] partageait entre l’amour et la poésie et dont il nous promet une histoire. En arrière, la haute stature d’Amy; sa barbe olympienne, ses membres puissants font de lui comme une personnification du Rhône auprès duquel il est né, dans ce Tarascon que Daudet a rendu célèbre, plus que les Tarasconnais n’auraient voulu. Ses œuvres artistiques ont honoré le Félibrige, et son Tambour d’Arcole, ce bronze vivant, restera l’une de ses meilleures créations. Puis la pléiade des peintres: Dufau, Wagner-Robier, Roux-Renard, Bénoni-Auran, mêlés aux sculpteurs: Hercule, Miale, Riffard; Injalbert, dont le pont Mirabeau, le monument élevé à la mémoire de Molière, à Pézenas, et d’autres œuvres aussi importantes attestent l’habileté et justifient la renommée. Mais voici les littérateurs et les poètes: Baptiste Bonnet, le premier parmi les Félibres qui ait donné des ouvrages en prose provençale, où le bonheur et la justesse de l’expression s’unissent à une forme simple et naturelle et à l’enchaînement méthodique des idées; Roux Servine, qui se joue des difficultés de la poésie provençale aussi bien que de la poésie française; Raoul Gineste, pseudonyme sous lequel se cache le plus provençal des docteurs en médecine que possède Paris, l’auteur de la Marchando de tello, d’un joli sonnet sur les chats, et d’autres poésies d’un sentiment bien félibréen; Henri Giraud, Fernand Hauser, H. Faure, Fernand de Rocher, Loubet et tant d’autres producteurs d’œuvres charmantes dont la nomenclature serait trop longue.
Que dire des soirées littéraires qui suivent le banquet mensuel? Elles sont charmantes, pleines d’expansion et sans prétentions aucunes. Chacun dit des vers qu’il a composés pour la circonstance; on récite ceux des maîtres, Mistral, Aubanel, Roumanille, dont les Félibres de Paris sont les grands admirateurs. Jules Troubat, l’ancien secrétaire de Sainte-Beuve et vice-président de la Société, fait revivre l’abbé Fabre, son compatriote montpelliérain, le Rabelais du Midi, en récitant des extraits du Siège de Caderousse. Et lorsque j’aurai cité A. Tournier, le bibliothécaire du Ministère de l’Instruction publique, également vice-président, auteur du livre connu sous le titre Du Rhône aux Pyrénées, d’un autre sur Gambetta, d’un autre encore sur le conventionnel Vadier; l’intendant général Enjalbert, vice-président, le sympathique secrétaire Marignan, ainsi que son collègue Jacques Troubat, dont les procès-verbaux sont des modèles d’exactitude et de rédaction; M. Gardet[44], chancelier, qui rappelle si bien Henri IV et comme physionomie et comme galanterie; Amy fils, gérant du Viro-Souleù, dont Lucien Duc est l’imprimeur impeccable et l’un des meilleurs rédacteurs; cela fait, dis-je, je n’aurai plus qu’à mentionner l’aimable trésorier de la Société, Plantier, pour présenter au public le Bureau complet du Félibrige de Paris.
La Société a quelquefois la visite des Félibres de Provence, oiseaux de passage que le miroitement de Paris peut attirer de temps en temps, mais qui regagnent bien vite leur nid à tire-d’aile. C’est ainsi qu’elle a reçu le plus grand poète provençal de notre époque, Mistral; puis Félix Gras, le Capoulié, aujourd’hui décédé, enlevé si brusquement à l’admiration de ses amis et à l’affection de sa famille. Le Félibrige tout entier, plongé dans le deuil, a suivi jusqu’à sa dernière demeure l’auteur si estimé de tant d’œuvres charmantes, entre autres des Carbounié et des Rouges du Midi, rendant ainsi un hommage suprême à celui que le Ministre venait de décorer de la Légion d’honneur, cette fleur rouge qui n’a fleuri, hélas! que sur la tombe du poète aimé. Puis vinrent Valère Bernard, l’un des lauréats du Félibrige; Tavan, l’auteur de Frisoun de Marietto; d’autres encore, dont le nom m’échappe. Tous ont été reçus moins comme des amis que comme de véritables frères, comme les enfants d’une même famille dont les membres, quoique dispersés, restent liés par les mêmes traditions et le même but à atteindre, les mêmes souvenirs et les mêmes espérances.
Le quart d’heure final des réunions que nous avons décrites est ordinairement consacré à la chanson. Après avoir dit des fables de Bigot, M. Massip, dont la voix se prête si bien à l’interprétation de la romance, chante avec conviction: T’aïmi. M. Gardet, avec ses couplets sur la Foundetto, nous rappelle le genre anacréontique, cher à nos pères. M. Gourdoux, un des doyens de la Société, chante: Estello santo, dont le refrain repris en chœur est d’un effet charmant. Et, avant de se séparer, on entonne la chanson sur le pape Clément V, aussi égrillarde que bien rythmée et entraînante; on répète les derniers refrains avec une chaleur qu’explique une soirée commencée à table et terminée à la lueur bleuâtre d’un punch félibréen.
Nous avons dit précédemment que le Félibrige de Provence, qui n’était d’abord qu’une réunion d’amis où, le verre en main, on entremêlait gaiement les vieilles chansons du terroir aux morceaux de poésie provençale, avait été [95] frappé des différences linguistiques et orthographiques qui existent entre le provençal de nos jours et celui qui se parlait et s’écrivait jadis.
De là à étudier la meilleure méthode pour restaurer l’ancienne langue et lui rendre son caractère primitif, il n’y avait qu’un pas. Il fut bientôt franchi. On rechercha les anciens mots encore en usage chez les paysans et les bergers, qui, ayant moins de relations que les habitants des villes avec les populations du centre de la France et les étrangers, avaient conservé les traditions provençales, non seulement dans leurs mœurs et leurs usages, mais aussi dans leur langage. Ce fut le point de départ d’une réforme qui a fait verser des flots d’encre et donné matière à des polémiques et à des critiques nombreuses, lesquelles, pour n’être plus aussi vives qu’au début, n’en constituent pas moins, encore aujourd’hui, un obstacle sérieux au succès complet du projet. On a reproché au Félibrige de produire des œuvres qui, écrites avec une nouvelle orthographe et des mots que l’on a crus nouveaux, parce qu’on les ignorait, ne pourraient être ni lues ni comprises par le peuple. Traiter d’inutile cet effort et entreprendre une campagne pour en démontrer l’inopportunité, et même le danger, fut la première manœuvre employée par les partisans de la conservation des idiomes locaux, tels qu’ils se parlent et s’écrivent actuellement, c’est-à-dire avec leurs incorrections et des termes souvent grossiers. Le grand argument des adversaires de la réforme consiste à prétendre que vouloir ramener tous les idiomes locaux de la Provence à une langue uniforme, c’est leur faire perdre leur caractère spécial et pittoresque, qui en fait le charme et la raison d’être. Cette transformation, disent-ils, amènerait une perturbation aussi intempestive que nuisible dans les relations, les affaires et les usages. Le peuple ne lit pas et écrit moins encore le provençal; il se prêterait peu ou pas à un changement semblable, et l’on se demande par quels moyens on pourrait lui faire accepter dans son langage une modification qui constituerait une véritable révolution dans sa façon d’être et ses habitudes.
La question ainsi posée prêterait évidemment le flanc à des appréciations dont la sévérité semblerait assez justifiée. Car produire des œuvres d’une grande élévation d’esprit, écrites dans une langue pure et bien orthographiée, indiquerait certes une activité littéraire très honorable, mais appréciée seulement des linguistes, des philologues et des littérateurs, c’est-à-dire d’une élite, forcément restreinte, par cela même. Le peuple ne s’y intéresserait pas. Les critiques adressées au Félibrige pourraient donc paraître fondées s’il se bornait à écrire sans enseigner. Mais tel n’est pas le cas. Si ses détracteurs sont de bonne foi, s’ils ne sont pas décidés à entraver son œuvre par une opposition systématique, fortifiée d’arguments à côté, ils doivent avant tout tenir compte de son programme et de ses efforts constants pour l’appliquer et en obtenir le résultat qu’il en attend. Ce résultat, pour être différé, ne sera pas moins certain. Le jour où le Gouvernement comprendra que l’auxiliaire le plus utile de [96] l’enseignement du français dans nos campagnes du Midi est le provençal, le Félibrige aura triomphé des reproches et de leurs auteurs. Par l’application sage et raisonnée de la méthode étymologique, l’instruction grammaticale du peuple, aussi bien en provençal qu’en français, fera de rapides progrès. Il acquerra, grâce à ce moyen pédagogique si préconisé, la comparaison de deux langues, une connaissance plus exacte de l’une et de l’autre; non seulement il apprendra à parler un provençal d’où les termes grossiers et les formes impropres auront été chassés, mais encore il pourra s’élever de ce point à la lecture éclairée et profitable des œuvres littéraires du Félibrige. Celles-ci, après avoir subi tant d’assauts, après avoir été traitées d’inutiles parce qu’inintelligibles pour certains, deviendraient donc d’un usage courant, et comme le bréviaire d’une langue dont la beauté d’abord méconnue ne sera ensuite que plus éclatante. Avons-nous besoin d’ajouter que partout où des tentatives individuelles d’enseignement du français par le provençal ont été effectuées, les résultats ont dépassé les prévisions? Quelques exemples prouveront l’excellence de la méthode étymologique et sa supériorité sur toutes les autres méthodes d’enseignement. Dans le Vaucluse, c’est le Frère Savinien, auteur d’une excellente grammaire romane[45] et d’un choix de lectures ou versions provençales-françaises, dont le nom est devenu populaire et les succès connus, même au Ministère de l’Instruction publique; c’est M. Funel, instituteur à Vence (Alpes-Maritimes); c’est M. Bénétrix, homme de lettres à Auch; c’est M. Perbosc, dans le Lot-et-Garonne; c’est M. Desmons, sénateur, dans le Gard, qui proclament, avec une autorité doublée par l’expérience, les heureux fruits du système qu’ils ont adopté.
Mais ce n’est pas seulement dans le Midi de la France que cette méthode pour l’enseignement de la langue nationale et l’épuration des idiomes locaux a été conçue et appliquée, comme la plus pratique et la plus rapide. Il y a, dans toutes les vieilles provinces, une émulation des plus louables pour l’utilisation des dialectes du terroir, plus clairs, plus compréhensibles aux jeunes écoliers.
Il n’est pas jusqu’à l’ancienne Armorique qui ne veuille donner l’exemple en cette circonstance. Le rapport si intéressant du Comité de préservation de la langue bretonne, présenté au Congrès de Rennes, le 28 mai 1897, vient donner une nouvelle force aux arguments que nous avons exposés. Il considère (et nous sommes de son avis) l’instituteur primaire comme la principale pierre d’achoppement de notre programme. Ces braves fonctionnaires, bien disciplinés, obéissent à un mot d’ordre qui proscrit le breton de l’école. En vain leur fait-on observer que l’enseignement du français se fait mieux et plus facilement quand on se sert de la langue maternelle; en vain leur prouve-t-on d’une façon péremptoire que le maître d’école, aidé du breton, [97] apprendra aux enfants en deux mois ce que, par la méthode ordinaire, on met huit mois à leur enseigner: rien n’y fait. Aussi le rapporteur prétend-il, avec quelque raison, que les Arabes, au point de vue scolaire, sont mieux traités que nos compatriotes. En effet, en Algérie, la langue arabe est enseignée aux enfants des écoles.
Le mouvement en faveur de l’enseignement du français par l’étymologie du dialecte local s’affirme une fois de plus dans le rapport si remarquable de M. Raymond Laborde, vice-président de la Ruche corrézienne. Il appuie son opinion de celle des hommes les plus autorisés de notre époque dans l’instruction publique et les études philologiques. Ce sont MM. Antoine Thomas, Paul Passy, Gilliérou, Michel Bréal, l’abbé Rousselot, Paul Meyer, pour Paris. Dans nos universités provinciales, il cite MM. Chabanaud, Bourciez, Clédat, Jeanroy, Constant, etc.
Ainsi donc, cette méthode, du Midi au Nord, de l’Est à l’Ouest, ne rencontre plus de contradicteurs sérieux. La conservation des anciens dialectes recrute tous les jours de nouveaux partisans, parce qu’elle donne partout les mêmes espérances de succès, en s’appuyant sur les mêmes exemples comme sur les mêmes raisons. La question ainsi posée, il appartient à M. le Ministre de l’Instruction publique d’ordonner une enquête à ce sujet. Si les conclusions en étaient favorables au désir exprimé par les populations rurales, rien ne s’opposerait plus à ce que les Universités de province, s’inclinant devant les résultats acquis, réalisassent des vœux aussi nombreux qu’éclairés en donnant aux instituteurs primaires des indications appropriées. Nul doute qu’une telle mesure n’eût une influence considérable sur l’instruction à tous les degrés.
NOTES:
[39] Le Figaro et l’Événement d’octobre 1878 reproduisent les discours des félibres qui étaient présents.
[40] M. Martin est mort depuis et son restaurant a disparu.
[41] Il ne faudrait pas voir dans cette épigraphe une indifférence en matière électorale, mais le désir bien affirmé des Félibres de s’abstenir de politique dans leurs réunions ou leurs fêtes.
[42] Villemain.
[43] Le Président Félix Faure et les Ministres ont assisté aux représentations du théâtre antique d’Orange et à toutes les manifestations félibréennes de l’année 1897.
[44] Aujourd’hui décédé et remplacé par l’aimable M. Marcel.
[45] Dont nous donnons plus loin des extraits.
Langue ligurienne.—Langue grecque.—Langue latine.—Langues barbares.—Langue francique ou théotisque.—Langue romane.
Si, jusqu’ici, nous avons donné une relation à peu près complète des usages et coutumes des Provençaux, nous n’avons qu’effleuré la question de leur langue, dans un simple aperçu, indispensable à l’histoire du Félibrige. L’histoire de la langue provençale offre un intérêt trop considérable pour n’être pas traitée séparément. Aussi nous avons cru devoir, dans les chapitres suivants, lui consacrer la place que son importance lui assigne.
Dans l’historique des idiomes parlés et écrits en Provence, nous remontons jusqu’aux origines, en passant par le grec, le latin et le roman, parce que nous avons pensé qu’il y avait intérêt à démontrer que le provençal actuel, né de ces langues, possède, encore de nos jours, des mots qui lui ont été légués par cette époque primitive où les rivages de la Méditerranée étaient habités par les Ligures. Le lecteur pourra se rendre compte de ce fait en parcourant les petits vocabulaires des mots restés dans le provençal usuel et se trouvera ainsi fixé sur cette question de linguistique.
Après avoir retracé les phases brillantes ou obscures par lesquelles ont passé les langues parlées et écrites en Provence depuis leurs origines jusqu’à nos jours, il nous a paru indispensable, pour juger des transformations et des progrès qu’elles ont subis, de citer des morceaux choisis, soit en prose, soit en vers, des idiomes locaux. Ces exemples donneront une idée des divers dialectes du Midi, de la corrélation qui pouvait exister entre eux et de leur valeur littéraire.
Enfin, pour terminer cet ouvrage, nous donnons la grammaire provençale que C.-F. Achard fit paraître en 1794, et qui, la première, fixa les règles [100] de l’orthographe et de la prononciation. Depuis, sous l’influence du Félibrige, des modifications ont été apportées dans notre langue. Le Dictionnaire de Mistral, véritable monument d’histoire et de linguistique, en a arrêté définitivement la forme, l’emploi, la prononciation et l’orthographe. De son côté, le Frère Savinien a fait paraître tout un cours de provençal à l’usage des écoles primaires: grammaire, exercices lexicologiques, versions et thèmes, dont nous donnons des extraits qui, avec l’ouvrage de F.-C. Achard, permettront de comparer le provençal d’avant la Révolution avec celui de nos jours.
Le Frère Savinien, instituteur aussi savant que modeste, a adopté l’orthographe félibréenne et a fait dans son école une application pratique de la méthode étymologique pour l’enseignement du français par le provençal. Ses efforts ont été couronnés d’un plein succès et lui ont valu les éloges et les encouragements les plus mérités du monde littéraire et des membres les plus haut placés de l’enseignement public. Nous sommes particulièrement heureux de le constater ici et nous faisons des vœux pour que cet enseignement soit généralisé pour le plus grand honneur des lettres françaises.
La parole est l’expression de la pensée et le signe distinctif du genre humain. Mais cette manifestation la plus évidente des hautes facultés de l’homme n’est pas la même chez tous les peuples. De là est née la diversité des langages. Leur formation n’a rien eu de spontané; œuvre collective d’une suite de générations, elle a subi, chez les différentes nations, des modifications nées de la vie en commun, des besoins de l’existence et de la diversité des races.
Les langages se divisent à l’infini; cependant les philologues, les linguistes sont d’accord pour trouver dans ces idiomes différents des rapports, des affinités, des analogies, marques d’une commune origine. Partant de ce principe, on est amené à croire qu’ils ne sont que des empreintes inégales d’un même type. De cette source seraient nés des dialectes qu’on peut réunir dans un même groupe et rattacher plus ou moins étroitement à une langue mère, qui, pour avoir cessé d’être vulgaire, n’en a pas moins laissé des traces ineffaçables de son ancienne existence et de sa domination.
Avant la conquête romaine, les habitants des Gaules parlaient différents dialectes issus d’une même langue, que l’on est convenu d’appeler celtique.
Dans la Provence, dont les premiers habitants n’étaient pas celtes, mais liguriens, on parlait un langage absolument différent de celui de la Gaule proprement dite. Vouloir déterminer ce langage d’une façon exacte serait peut-être téméraire. Cependant notre provençal actuel nous en a conservé quelques vestiges qui ont pu servir en partie, avec le grec et le latin, à former notre langue.
[101] Pas plus que les Gaulois, les Liguriens n’écrivaient; leur langage, lorsque les Phocéens s’établirent à Marseille, s’altéra peu à peu, par les emprunts faits à la langue grecque, qui devint rapidement, par le fait des transactions commerciales, la langue parlée dans toute la Provence. Puis le latin survint, imposé comme une loi à tous les peuples vaincus, et il ne resta des anciens idiomes que quelques mots ou rudiments qui formaient des barbarismes dans le latin des provinces.
Après la chute de l’Empire Romain, le latin résista à l’invasion des Barbares, parce que l’Église se l’était approprié et le propageait partout avec l’Évangile. Il n’en est pas moins vrai, cependant, que le passage des Goths, des Francs, des Lombards et des Espagnols, qui introduisirent en Provence des mots et des locutions à eux propres, amena l’altération graduelle du latin. Il revêtit des formes nouvelles, lesquelles, fixées par des règles et soumises à un système grammatical parfaitement coordonné, donnèrent naissance à une langue que l’on appela le Roman et qui fut commune à toutes les nations soumises à Charlemagne.
Elle eut ses poètes, ses orateurs, ses grammairiens et domina dans toute l’Europe occidentale pendant plusieurs siècles. D’elle sortirent ensuite les langues modernes, qui prirent des caractères différents à mesure que les événements politiques séparèrent les nations, qui devinrent indépendantes les unes des autres.
Les principales langues ainsi formées dans l’Europe latine furent: l’Italien, l’Espagnol, le Portugais, le Provençal et le Français.
D’après cet exposé, l’ordre chronologique des langues parlées dans le Sud-Est de la France peut se résumer ainsi:
Loin de nous la prétention de rechercher quelle était la langue parlée par Les Liguriens, que nous savons avoir été les plus anciens habitants de la Provence. Tout ce que l’on peut présumer, c’est que cette langue devait avoir quelque affinité avec le Celtique en usage chez les peuples de la Gaule. Du Celtique, que reste-t-il aujourd’hui? Les vocabulaires où l’on a rassemblé les mots prétendus celtiques, les commentaires qui les accompagnent ne sont que des recueils des divers idiomes vulgaires usités dans les provinces de la France. Il paraît à peu près impossible d’y trouver des éléments sérieux pour une reconstitution de l’ancienne langue Celtique. Si une autorité pouvait être invoquée en pareille matière, on citerait Adelung[47], qui admit comme celtiques les mots n’appartenant ni au Saxon ou Germanique ni au Latin. Cependant, il convient que le Celtique a fourni quantité de racines au Latin et même au Grec. Il pense également que l’Irlandais et le Gaëlic (dont le Bas-Breton est un dialecte) ont seuls pu conserver quelque parenté avec l’ancien Celtique.
Ces conjectures sont admissibles et nous amènent à croire que le Ligurien différait du Celtique, parce que nous retrouvons dans notre Provençal quantité de mots qui ne se trouvent point dans les idiomes des autres provinces, pas plus que dans l’Irlandais et le Gaëlic. Ces mots n’ont donc pu être transmis au Provençal que par le Ligurien. Ce qui nous confirme dans cette opinion, c’est que nous retrouvons ces mêmes mots, avec quelques légères altérations, dans le Génois et le langage parlé sur le parcours de la rivière de Gênes, pays qu’habitaient les Liguriens.
Notre conclusion est que le Provençal a eu le Ligurien comme langue mère. A l’appui de cette opinion, nous donnons ci-après un petit vocabulaire de mots liguriens encore usités de nos jours dans notre Provençal et considérés comme les plus sûrement dérivés de cette langue[48].
PROVENÇAL | FRANÇAIS |
---|---|
A | |
Abrar. | Allumer. |
Acoulo. | Arc-boutant. |
Agacin. | Cor. |
Agast. | Érable. |
Alan. | Hâbleur. |
Aléouge. | Allège. |
Aouffo. | Sparterie. |
Apen. | Fondation d’un mur. |
Arno. | Teigne. |
Atue. | Bois résineux. |
Avenq. | Gouffre. |
B | |
Baccou. | Soufflet. |
Bachas. | Flaque d’eau. |
Badar. | Bâiller. |
Bajano. | Légumes en salade. |
Balouiro. | Guêtres de feutre. |
Baou. | Escarpement. |
Baoumo. | Grotte. |
Begno. | Echelette d’un bât. |
Biou. | Bucin. |
Bled. | Mèche. |
Bourneou. | Tuyau. |
Bresco. | Rayon de miel. |
Bruc. | Ruche. |
C | |
Cacheio. | Fromage mou. |
Cachoflo. | Artichaut. |
Calaman. | Poutre. |
Calous. | Trognon de chou. |
Cons. | Étage. |
D | |
Dai. | Faux. |
Damen (tenir). | Guetter. |
Darbou. | Mulot. |
Drayo. | Sentier. |
E | |
Ego. | Haras. |
Eissado. | Houe. |
Escaboua. | Troupeau de chèvres. |
Escandaou. | Mesure pour l’huile. |
Esqueirié. | Pente pierreuse. |
F | |
Faoudo. | Giron. |
Faouvi. | Sumac. |
Fedo. | Brebis. |
G | |
Gaoubi. | Adresse. |
Gaougno. | Ouïe des poissons. |
Gaveou. | Sarment. |
Greou. | Cœur de laitue. |
Grupi. | Crèche. |
H | |
Heli. | Lis. |
Houasco. | Hoche, Entaille. |
I | |
Indé. | Vase de cuivre. |
Indés. | Trépied pour le pot-au-feu. |
J | |
Jabou (â). | A foison. |
Jaino. | Poutre, Solive. |
Jarro. | Cruche. |
L | |
Laouvo. | Dalle de pierre. |
Lazagno. | Pâte de ménage. |
M | |
Magaou. | Pioche. |
Magnin. | Chaudronnier ambulant. |
Maloun. | Brique. |
Mareto. | Besace. |
Margaou. | Pâturin annuel (pluriel). |
Mas. | Ferme. |
Mastro. | Pétrin. |
Mavoun. | Haricots gourmands. |
Megi. | Médecin. |
Menoun. | Bouc. |
Messugo. | Ciste. |
Morven. | Genévrier. |
[104] N | |
Nasquo. | Inule visqueuse (pl.). |
Niero. | Puce. |
O | |
Oc. | Oui. |
Oouruou. | Maquereau. |
Ourami. | Faucille. |
P | |
Pantai. | Rêve. |
Pechier. | Cruche (petite). |
Peiroou. | Chaudron. |
Poutargo. | Caviar. |
R | |
Rabas. | Blaireau. |
Raï. | Troupeau de porcs. |
Roumias. | Ronce. |
Ruelo. | Coquelicot. |
S | |
Sartan. | Poêle à frire. |
Siagno. | Massette d’eau. |
Sivado. | Avoine. |
Seioun. | Pot à lait. |
T | |
Tap. | Bouchon. |
Tanquo. | Barre. |
Tapet. | Genre d’escargot. |
Tarnaou. | 1/8 d’once. |
Tesouiros. | Ciseaux. |
Tigno. | Engelure. |
Toouteno. | Calmar. |
Touaro. | Chenille. |
Toupin. | Pot à feu. |
Trufar (se). | Se moquer. |
Trui. | Aire pour les raisins. |
Tuy. | If. |
V | |
Vabre. | Ruisseau. |
Vano. | Couverture. |
Vesou. | Voir venir. |
Vibre. | Castor. |
Vichou. | Roitelet. |
Nous avons voulu seulement, dans une recherche aussi obscure que celle des mots ou des expressions de l’antique langue ligurienne, indiquer les analogies existant entre le Provençal actuel et la langue des premiers habitants de la Gaule cisalpine. Une démonstration plus étendue, un vocabulaire plus complet pourraient faire l’objet d’un ouvrage spécial, mais ne rentrent pas dans le cadre de celui-ci.
Dans le rapide exposé que nous donnons ci-dessus, on a dû remarquer que les mots provençaux qui sont probablement dérivés du Ligurien sont:
1o Des noms géographiques, tels que: Gour, lac; Bachas, mare; Baou, escarpement, d’où viennent Baoumo, grotte, et Baouco, nom générique donné aux graminées et aux herbes qui croissent sur les rochers et sur les bords des sentiers; Coumbo, vallon, creux; Craou, plaine caillouteuse; Drayoou, sentier; Esqueirié, pente pierreuse; Lubac, côté d’une montagne exposé au nord; etc...;
2o Des noms de divers végétaux et animaux indigènes; tels sont: Agast, érable; Arno, teigne; Darbou, mulot; Faouvi, sumac, etc...;
3o Des termes relatifs à la vie pastorale, qui était celle des anciens Liguriens, comme, par exemple, Tapi ou Tapio, hutte; Escaboua, troupeau de [105] chèvres; Ménoun, bouc; Raï, troupeau de cochons; Cambis, collier pour suspendre les sonnettes du bétail, etc...;
4o Quelques termes d’agriculture comme: Eyssarry et Eyssarryen, paniers pour mettre sur les bêtes de somme, ou bât; Daï ou Dayo, faux; Magaou, pioche; Mas, ferme; Ourami, faucille, etc...;
5o Enfin, des mots divers qui, par suite de circonstances particulières ou d’une longue habitude, ont résisté à l’invasion des langues étrangères. Ces mots sont encore assez nombreux et présentent des marques d’origine qui ne permettent pas de les confondre avec ceux qui ont été transmis au Provençal par le Grec, le Latin et les langues gothiques.
Une étude approfondie de ce qui reste du Ligurien pourrait conduire à attribuer aux racines de cette langue une certaine parenté avec les langues sémitiques. Mais, comme nous l’avons dit précédemment, une telle étude, trop longue pour trouver sa place dans cet ouvrage, devrait, pour être complète, faire l’objet d’un volume spécial. Qu’il nous suffise ici de constater qu’il y a eu une langue Ligurienne plus ou moins différente des idiomes parlés dans les Gaules, et que cette langue, que l’on croit morte, n’a pas totalement disparu, puisqu’elle a laissé des traces dans le Provençal.
Nous ne pensons pas que le Ligurien se soit répandu sous la même forme dans toute la Provence; nous penchons à croire, au contraire, qu’il a dû se diviser en autant de dialectes qu’il y avait de nations différentes dans ce pays et dans la Ligurie proprement dite. Aucun fait connu ne peut nous porter à supposer que ces dialectes fussent écrits. Les annales des Ligures, leurs lois, les préceptes de leur religion se conservaient chez eux par la tradition, comme chez les Gaulois. Plus tard seulement, grâce à l’influence que les Marseillais exercèrent sur eux, et même sur les Gaulois, par l’effet du commerce, ils connurent et adoptèrent l’alphabet grec. A partir de ce moment, les dialectes liguriens perdirent de leur importance, ils ne furent même plus employés dans les marchés; la langue Grecque, jusqu’à la conquête romaine, domina toute la Gaule méridionale, et le Ligurien ne fut plus usité que dans l’intérieur, au fond des campagnes. C’est ainsi que nous devons aux paysans la conservation et la tradition des derniers vestiges de la langue d’où naquit le Provençal.
L’arrivée de Prothis et de ses compagnons au pays des Ligures ne devait pas tarder à exercer une influence sur le langage de ces derniers. En effet, les Phocéens, qui parlaient le dialecte ionique, l’introduisirent rapidement dans toutes les possessions marseillaises. Comme nous l’avons dit plus haut, [106] la langue Grecque prit bientôt le dessus dans la Provence et dans les Gaules. Elle y fit même de tels progrès et elle s’y parlait si purement que Marseille, surtout ville de commerce, n’en devint pas moins illustre par le culte des Arts et des Lettres, par ses écoles renommées, où les familles patriciennes de Rome faisaient instruire leurs enfants. L’étude de la langue Grecque y était l’objet d’un tel soin qu’elle contribua à mériter à notre cité le titre d’Athènes des Gaules.
L’extension de la langue Grecque et sa prédominance dans la Gaule et la Ligurie pourraient faire conjecturer qu’elle se mêla aussi aux idiomes vulgaires des différents pays; il n’en fut rien, ou, du moins, elle ne les altéra que d’une manière insensible. On en a donné comme raison qu’introduite par l’usage et le commerce, elle ne s’était guère étendue au-delà des limites du territoire de Marseille, et fut bientôt remplacée par le Latin, imposé par la conquête dans tous les pays placés sous la souveraineté de Rome.
A cet état de choses, seule, la République Marseillaise fit exception. Ayant su conserver ses franchises et une quasi-indépendance, elle conserva aussi le Grec comme langue officielle, aussi bien dans les actes publics et privés que dans les rapports journaliers des habitants; il en fut ainsi jusqu’au commencement du IVe siècle. A cette époque, par l’influence de la religion chrétienne, qui domina enfin dans cette République et établit à Marseille un siège épiscopal, le Latin y devint la langue écrite, selon l’usage de la Cour de Rome. Mais il est bon d’ajouter que le Grec fut encore pendant longtemps le langage parlé. Il s’altéra peu à peu par la suite et finit par fusionner avec le Provençal, sur lequel il marqua son empreinte, soit dans les mots, soit dans [107] la prononciation. Cette remarque suffit à expliquer comment le Roman de la Gaule méridionale, dans la partie spéciale à Marseille et à son territoire, est plus riche en mots grecs que le Roman parlé en dehors de cette province.
Nous donnons ci-après un tableau des mots grecs qui s’incorporèrent au Provençal; nous en avons trouvé la nomenclature dans l’ouvrage de M. Martin fils, de l’Académie de Marseille[49]:
PROVENÇAL | GREC | FRANÇAIS |
---|---|---|
A | ||
Agi. | Ragion. | Grain de raisin. |
Agreno. | Agrinos. | Prune sauvage. |
Alabre. | Labros. | Glouton, vorace. |
Alapedo. | Lepas. | Patelle (coquille). |
Androun. | Andron. | Ruelle, recoin. |
Anissar. | Anypsoo. | Hérisser. |
Aqui. | Anchi. | Là, auprès. |
Aragnoou. | Araias. | Sorte de filet. |
Argui. | Ergasia. | Cabestan, treuil. |
Artoun. | Artos. | Pain. |
B | ||
Barri. | Baris. | Rempart. |
Bellugo. | Balleka. | Étincelle. |
Blestoun. | Blaisotes. | Matteau de chanvre. |
Bogo. | Bokes. | Bogue (poisson). |
Boucaou. | Baukalion. | Bocal. |
Boufaire. | Bouphagos. | Vorace, gros mangeur. |
Bregin. | Brochis. | Sorte de filet. |
Bourrido. | Boridia. | Soupe de poisson à l’ail. |
Bourriquo. | Brichon. | Ane. |
Brousso. | Brosis. | Lait caillé, recuite, nourriture. |
Bugado. | Bouchanda. | Lessive. |
C | ||
Cabesso. | Kebe. | Tête. |
Cabudaou. | Kebe-oidos. | Peloton. |
Calar. | Chaloo. | Jeter. |
Calen. | Chalumma. | Filet et lampe. |
Calignar. | Calindeo. | Courtiser. |
Calignaou. | Chalinos. | Bûche de bois. |
Canasto. | Canastron. | Corbeille. |
Canisso. | Canis. | Claie. |
Cantoun. | Canthos. | Coin. |
Capelan. | Apellakes. | Prêtre. |
Carambot. | Carabos. | Crevette. |
[108] Caro. | Kara. | Face. |
Chilet. | Cheiloter. | Sifflet de chasse. |
Cliquetos. | Kykleo. | Crécelle. |
Corpou. | Colpos. | Fond de filet. |
Coucoumar. | Coucoumion. | Vase, pot allant au feu. |
Coufo. | Kouphos. | Corbeille, cabas. |
Courous. | Koreia. | Joli, beau, riche. |
D | ||
Dardailloun. | Dardaillon. | Ardillon. |
Destraou. | Dextralion. | Hache. |
E | ||
Eissaougo. | Eisago. | Sorte de filet. |
Escaoumé. | Skalmos. | Cheville pour rames. |
Escaravas. | Ascalabos. | Escarbot (insecte). |
Esco. | Yska. | Amadou. |
Esparmar. | Sphalmeo. | Enduire de suif. |
Esparrar. | Sparasso. | Glisser fortement. |
Esquifou. | Scafé. | Petite barque. |
Estelos. | Stoloi. | Éclats de bois. |
F | ||
Fanaou. | Phanos. | Fanal. |
Fanons. | Phaneros. | Magnifique. |
Fenat. | Phenax. | Mauvais sujet. |
Fregir. | Phrygo. | Frire. |
G | ||
Gabi. | Gabis. | Hune. |
Gamato. | Gabathon. | Auge de maçon. |
Ganchou. | Kampsos. | Croc. |
Gangui. | Gangami. | Sorte de filet. |
Gaudre. | Charadra. | Torrent. |
Gaoutos. | Gnathos. | Joues. |
Gaougno. | Chaunos. | Ouïes de poissons. |
Gazan. | Gazaa. | Gain, richesse. |
Gibous. | Ybos. | Bossu. |
Gip. | Gypso. | Plâtre, gypse. |
Gobi. | Kobios. | Goujon. |
Goï. | Guios. | Boiteux. |
Gouargo. | Gorgyra. | Egout, canal. |
J | ||
Jarret. | Jarax. | Jarret (poisson). |
Jimou. | Ecmaïos. | Mou, humide. |
L | ||
Labech. | Libonotos. | Vent du sud. |
Lan. | Lampsis. | Éclair. |
Lar. | Laros. | Vent favorable. |
Leou. | Ileos. | Poumons. |
[109]M | ||
Madrago. | Mandraago. | Madrague. |
Magagno. | Manganon. | Fourberie, ruse. |
Mastro. | Mactra. | Pétrin. |
Matou. | Mataios. | Fou, niais. |
Mouledo. | Muelodès. | Mie de pain. |
Moustacho. | Mustax. | Moustache. |
N | ||
Nanet. | Nanos. | Nain. |
Nougat. | Nogala. | Nougat. |
O | ||
Onidê. | Ochetos. | Tas de pierres. |
Oustaou. | Estia. | Maison. |
P | ||
Pantou. | Pantoios. | Déguenillé. |
Pedas. | Paidicos. | Maillots. |
Pouaïré. | Poterion. | Seau. |
Priou. | Prioo. | Présure. |
Prueisso. | Prulées. | Foule. |
R | ||
Ragagé. | Ragas. | Gouffre, abîme. |
Raquo. | Rax. | Marc de raisins. |
Rajar. | Razo. | Couler. |
Raï et Riou. | Reon. | Ruisseau. |
Rusquo. | Rous. | Tan. |
S | ||
Sardino. | Sardinous. | Sardine (poisson). |
Saoumo. | Sagmarios. | Anesse. |
Sengounaïré. | Sagouron. | Sorte de filet. |
Sepoun. | Snepon. | Billot. |
Soulomi. | Ialemos. | Chant languissant. |
Souquet. | Sicoma. | Bonne mesure. |
Strancinar. | Strangizo. | Se consumer. |
Supioun. | Sypidion. | Petite sèche. |
T | ||
Tarabusteri. | Tarabéos. | Importun. |
Teso. | Tasis. | Allée d’arbrisseaux. |
Tian. | Thyeia. | Grand vase de terre. |
Tiblo. | Tryblion. | Truelle. |
Tinéou. | Thynnae. | Bas-fonds. |
Thité. | Thytthos. | Poupée. |
Toouteno. | Teuthis. | Calmer. |
Toumo. | Tomos. | Fromage mou. |
Tron. | Bronte. | Tonnerre. |
U | ||
Ueil. | Illos. | Œil. |
Uillaou. | Illaino. | Éclair. |
Z | ||
Zoubar. | Sobeo. | Frapper. |
[110] Des recherches plus longues auraient fait découvrir un nombre plus considérable de mots provençaux tirés du Grec; ce petit vocabulaire est cependant suffisant pour prouver la filiation de la langue Provençale avec la langue Grecque. On pourrait trouver une nouvelle preuve de cette filiation dans des exclamations populaires encore en usage de nos jours à Marseille. Par exemple, le mot Aou, pour appeler, et Arri, qui répond à Arry, exciter. Une expression dont les matelots provençaux se servent encore dans un effort commun au travail: Ala soya lesso, n’est qu’une variante de Alla soi alexo, qui servait aux mariniers grecs pour régler leurs mouvements dans une manœuvre d’ensemble. Enfin, Nono Nono, chant des nourrices pour endormir les enfants, répond au mot grec Nonnion Nonnion, auquel Hesychius donnait la même signification.
La conquête des Gaules par les Romains devait avoir sur la langue Grecque, parlée par les habitants des côtes de la Méditerranée, une influence beaucoup plus considérable que celle qu’exerça le Grec sur le Ligurien.
Ce résultat fut dû en grande partie à l’obligation absolue, imposée par les Romains, de rédiger, sous peine d’amende, tous les actes publics en Latin. Il fut même enjoint aux magistrats de ne promulguer leurs décrets qu’en cette langue. Toutes les Gaules durent se soumettre à la loi du vainqueur. En Provence, si l’on en juge par les relations historiques, le Latin s’implanta d’une façon si puissante qu’au point de vue linguistique cette province ne se distingua plus de l’Italie.
Cependant, l’attitude de Marseille, devant l’abaissement général et la soumission universelle aux lois imposées par les vainqueurs, fut, comme nous l’avons dit précédemment, exceptionnelle. Elle continua à se servir de la langue Grecque dans les actes publics, et cette particularité mérite d’autant plus d’être remarquée qu’il n’y a pas d’exemple d’un pareil privilège dans toute l’étendue de la domination romaine.
Cette marque d’estime concédée à la seule République Marseillaise fut due à l’indépendance qu’elle sut conserver sous la protection des Romains. Ce fut aussi pour elle la cause principale de la célébrité dont jouirent ses écoles à cette époque. On y enseignait en effet trois langues: le Grec, le Latin et le Gaulois, avec une excellente méthode et une pureté qui avaient valu à Marseille la préférence de l’aristocratie romaine et des classes aisées, pour l’éducation de leurs enfants.
La carrière du barreau et celle des lettres bénéficièrent également de l’enseignement supérieur de ces écoles. Des noms illustres vinrent leur [111] donner un éclat particulier, car les premiers emplois et les plus grands honneurs étaient réservés à ceux qui savaient le Latin. C’est ainsi que l’on vit l’Espagne, la Gaule transalpine et la Gaule cisalpine fournir au Sénat, au Gouvernement, aux armées, à la littérature, des personnages de marque dont les talents contribuèrent à soutenir la gloire et la renommée de la patrie adoptive.
Parmi ceux dont les noms sont arrivés jusqu’à nous, on peut citer pour l’Espagne les deux Sénèque, Lucain, Pomponius Mela, Columelle, Martial, Silvius Italicus, Hygin, etc... Quant à nous, nous ne pouvons oublier que Cornélius Gallus, Trogue-Pompée, Pétrone, Lactance, Ausone, etc..., naquirent dans les Gaules.
Grâce à la célébrité des écoles de Marseille, qui maintinrent assez longtemps le niveau général des études à la hauteur de leur réputation, la décadence du Latin fut plus lente en Provence qu’ailleurs. Il laissa des traces profondes dans les idiomes anciens encore parlés par le peuple, et il faut arriver à l’invasion des Barbares[50] pour marquer la première période de sa décadence. Les divers idiomes de ces peuples, en se mêlant au Latin, l’altérèrent au point qu’ils donnèrent naissance à une nouvelle langue, dont le nom devait rappeler l’origine: le Roman, c’est-à-dire langue tirée du Romain ou Latin.
Pour bien caractériser l’influence du Latin sur le Roman, qui devint la souche de nos langues modernes, et sur le Provençal, nous donnons ci-après, comme nous l’avons fait pour le Ligurien et le Grec, un vocabulaire résumé des mots latins conservés, ou à peu près, dans le Provençal de nos jours:
Substantifs | ||
---|---|---|
PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
A | ||
Aigarden. | Aqua ardens. | Eau-de-vie. |
Aigo. | Aqua. | Eau. |
Aillet. | Allium. | Ail. |
Api. | Apium. | Céleri. |
Areno. | Arena. | Sable. |
Arro. | Arrha. | Arrhes. |
B | ||
Babi. | Bubo. | Hibou. |
Berbi. | Bubo. | Dartre. |
[112] C | ||
Cadeno. | Catena. | Chaîne. |
Carn. | Carnis. | Chair, viande. |
Cavillaire. | Cavillator. | Chicaneur. |
Cebo. | Cepa. | Oignon. |
Claou. | Clavis. | Clef. |
Conco. | Concha. | Pile, évier. |
Couniou. | Cuniculus. | Lapin. |
D | ||
Delubre. | Delubrum. | Temple. |
Di. | Dies. | Jour. |
E | ||
Erbetto. | Beta. | Poirée. |
Escalo. | Scala. | Échelle. |
Escoubo. | Scopæ. | Balai. |
Escoumesso. | Res commissa. | Chose jugée. |
Espigo. | Spica. | Epi. |
F | ||
Fabre. | Faber. | Ouvrier. |
Febre. | Febris. | Fièvre. |
Fusto. | Fustis. | Bâton. |
G | ||
Gaou. | Gaudium. | Joie. |
Grame. | Gramen. | Chiendent. |
J | ||
Jas. | Jacere (de). | Étable. |
Jouven. | Juventus. | Jeunesse. |
Judici. | Judicium. | Jugement. |
Judiou. | Judæus. | Juif. |
L | ||
Lach. | Lac. | Lait. |
Lagramo. | Lacryma. | Larme. |
Lambrusco. | Labrusca. | Vigne sauvage. |
Lequo. | Laqueus. | Piège. |
M | ||
Merso. | Mersis. | Marchandises. |
Mouloun. | Moles. | Amas. |
N | ||
Neblo. | Nebula. | Brouillard. |
[113] O | ||
Ortigo. | Urtica. | Ortie. |
Ouardi. | Hordeum. | Orge. |
Oulo. | Olla. | Marmite. |
Ourfaneou. | Orfanus. | Orphelin. |
P | ||
Pacan. | Paganus. | Rustre, paysan. |
Pacho. | Pactio. | Accord. |
Palu. | Palus. | Marais. |
Q | ||
Quoua. | Cauda. | Queue. |
R | ||
Rabi. | Rabies. | Rage. |
Rego. | Riga. | Raie. |
Ribo. | Ripa. | Rive. |
S | ||
Salut. | Salus. | Santé. |
Saou. | Sal. | Sel. |
Saouvi. | Salvia. | Sauge. |
Sempre. | Semper. | Toujours. |
Seau. | Sebum. | Suif. |
Solco. | Solcus. | Sillon. |
Suve. | Suber. | Liège. |
T | ||
Tavan. | Tabanus. | Taon. |
Telo. | Tela. | Toile. |
Traou. | Trabes. | Poutre. |
Tremour. | Tremor. | Tremblement. |
Tourdre. | Turdus. | Grive. |
U | ||
Ubri. | Ebrius. | Ivre. |
V | ||
Vacco. | Vacca. | Vache. |
Vedeou. | Vitulus. | Veau. |
Vendumi. | Vindemia. | Vendange. |
Vespo. | Vespa. | Guêpe. |
Vespre. | Vesper. | Soir. |
Vurto. | Vultus. | Visage. |
Cette première partie du petit vocabulaire, consacrée spécialement aux substantifs latins, fournit la remarque que les noms des jours de la semaine se rapprochent plus du Latin dans le Provençal que dans le Français:
Dilun. | Dies Lunæ. | Lundi. |
Dimar. | Dies Martis. | Mardi. |
Dimecre. | Dies Mercurii. | Mercredi. |
Dijoou. | Dies Jovis. | Jeudi. |
Divendre. | Dies Veneris. | Vendredi, etc. |
[114] Beaucoup de mots provençaux, que l’on croit d’origine latine, ne sont que des mots liguriens, celtiques, slaves, etc., qui ont fourni des racines au Latin.
Le Français et le Provençal n’ont point reçu ces mots du Latin, mais ils les ont tirés, comme lui, des langues mères des peuples du Nord, par exemple le mot Graou, qui vient de Graou, pierreux, et non du Latin Gradus; Mas, habitation, qui ne dérive pas de Mansio, mais qui est un mot salien; Sartan, poêle à frire, qui vient du Ligurien Sart, et non du Latin Sartago, etc.
Il y a dans le Provençal une grande quantité de mots dont l’origine est certainement grecque, mais qui se trouvent aussi dans le Latin et le Français. On a cru longtemps que tous ces mots étaient passés du Grec dans le Latin et ensuite dans le Français. Cela n’est vrai que pour quelques-uns et non pour la généralité. L’introduction de ces mots est due aux Marseillais, qui les ont incorporés d’abord aux idiomes celtiques et liguriens usités dans les Gaules, d’où ils sont entrés dans la langue vulgaire ou Romane, et du Roman dans le Français[52]. C’est ce qui explique la grande quantité de mots grecs qui se trouvent dans le Français, alors que dans l’Italien, l’Espagnol et les autres langues tirées du Roman, il y en a très peu.
Le Grec introduit dans le Français par le Provençal a mieux conservé sa forme dans cette dernière langue, parce qu’il n’y a pas été mélangé avec d’autres idiomes, comme dans le Nord. Il suffit de jeter un regard sur le petit vocabulaire que nous donnons plus haut pour se convaincre que les mots grecs ont conservé dans le Provençal les sons et la forme de la langue Grecque importée à Marseille par les Phocéens. Il n’en est pas de même du Latin, où l’on retrouve des mots grecs, mais altérés par les divers idiomes qui se sont mêlés à cette langue.
Nous continuons ci-après par les adjectifs le petit dictionnaire des mots latins qui sont restés dans le Provençal, en donnant en regard la traduction française.
Adjectifs
PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
---|---|---|
Bigre. | Piger. | Paresseux. |
Dooutou. | Doctus. | Savant. |
Embe. | Ambo. | Deux. |
Madur. | Maturus. | Mûr. |
Magi. | Major. | Aîné. |
Negre. | Niger. | Noir. |
Piegi. | Pejor. | Pire. |
Segur. | Securus. | Sûr. |
[115] En Provençal, le féminin des adjectifs a des formes plus variées qu’en Français; on dit, par exemple, au féminin: bigresso, doouto, emba, maduro, magé, negro, seguro, etc...; ces différences s’augmentent encore par les variantes des divers dialectes.
Pronoms
PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
---|---|---|
Iou | Ego | Je. |
Tu | Tu | Toi. |
Eou | Ille | Lui |
Naoutre | Nostrum (de) | Nous |
Vaoutre | Vestrum (de) | Vous |
Elli | Illi | Eux |
Outre ces pronoms, il y a, en Provençal, des mots qui répondent à des composés latins dans lesquels il entre un pronom; par exemple: qouniam, quisnam, pour: quel; Cooucarem, aliquem rem, pour: quelque chose, etc...
Verbes
Pour la conjugaison des verbes provençaux, ainsi que pour celle des verbes latins, les pronoms ne sont pas nécessaires; il est même très rare qu’on s’en serve.
PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
---|---|---|
Addure | Adducere | Apporter |
Aigar | Aquari | Arroser |
Ajudar | Adjuvare | Aider |
Amar | Amare | Aimer |
Arar | Arare | Labourer |
Ardre | Ardere | Brûler |
Arrapar | Arripere | Saisir |
Assetar | Assidere | Asseoir |
Aver | Habere | Avoir |
Blagar | Blaterare | Bavarder |
Cantar | Cantare | Chanter |
Coouca | Calcare | Fouler |
Cremar | Cremare | Brûler |
Defoundre | Defundere | Fondre, renverser |
Ensertar | Inserere | Greffer |
Escoundre | Condere | Cacher |
Esse | Esse | Être |
Ferir | Ferire | Blesser |
Finger | Fingere | Feindre |
Fugir | Fugere | Fuir |
[116] Gratificar | Gratificare | Gratifier |
Istar | Stare | Demeurer |
Jacer | Jacere | Reposer |
Lagrimar | Lacrymare | Pleurer |
Legger | Legere | Lire |
Mouzé | Mulgere | Traire |
Necar | Necare | Tuer |
Ougné | Ungere | Oindre |
Paissé | Pascere | Paître |
Pâtir | Pati | Souffrir |
Pouergé | Porrigere | Tendre la main |
Querré | Quærere | Chercher |
Quierar | Queri | Se plaindre |
Saoupre | Sapere | Savoir |
Siblar | Sibilare | Siffler |
Il y a en Provençal quatre conjugaisons:
La première se termine en ar, comme amar, aimer, et répond à celle en er, du Français.
La deuxième se termine en ir, comme finir, et elle a sa correspondante en Français.
La troisième se termine en re, comme recebre, recevoir, et rendre, rendre; elle correspond aux deux conjugaisons en oir et en re du Français.
La quatrième se termine en er, comme aver, legger, avoir, lire, etc... Le r final se supprime dans certains dialectes provençaux; on dit alors: ave, legge, etc. Cette conjugaison répond au latin habere, leggere, etc.
Adverbes
PROVENÇAL | LATIN | FRANÇAIS |
---|---|---|
Quant | Quantum | Combien |
Men | Minus | Moins |
Prépositions
Por. | Per. | Pour |
Ounte | Unde | Où |
Le souvenir des maux que souffrirent les peuples latins par suite de l’invasion des diverses nations qui se partagèrent l’Empire Romain donna au nom de barbares une signification étrangère à son étymologie. Dans le sens [117] strict du mot, barbares répond à guerriers, forts ou terribles. La racine Bar, dérivée du sanscrit, signifie noble, viril, fort.
Parmi ces nations, il y en avait dont le langage, loin d’être barbare, était régulier et épuré. Les Goths, entre autres, avaient une langue très travaillée dont la Bible d’Ulphilas est un spécimen convaincant. Tous les philologues qui ont tenu à reconnaître la parenté des différentes langues ont trouvé dans cet ouvrage des ressources indispensables à leurs travaux.
Les Francs, les Bourguignons, les Slaves même avaient leurs poètes et leurs historiens. Les Lombards, les Saxons et les Sarrasins étaient dans le même cas; et, si tous ces peuples ont emprunté et introduit dans leurs langues des expressions et des mots latins ou grecs, il n’en est pas moins vrai qu’ils ont laissé dans nos provinces méridionales des traces de leur passage, non seulement au point de vue archéologique, social, industriel ou artistique, mais encore au point de vue linguistique.
Dans quelles proportions leur présence dans les Gaules méridionales a-t-elle concouru, par le contact et les relations journalières, à enrichir le langage des habitants de ces contrées? Un rapide résumé des mots que nous trouvons dans divers traités de linguistique nous fixera sur ce sujet.
Les Wisigoths, qui succédèrent immédiatement aux Romains et possédèrent la Provence environ un demi-siècle, eurent la sagesse de ne rien changer dans l’administration et les coutumes du pays. Il en est résulté que l’on ne retrouve dans le Provençal qu’un très petit nombre de mots gothiques, plutôt employés en agriculture. Par exemple Ryo, soc de charrue, qui vient du Gothique ryn, sillon. Dans quelques verbes, la prépondérance de cette dernière langue est restée assez sensible. Donnons comme exemple la première personne plurielle du présent de l’indicatif du verbe être, qui est siam en Provençal et Siyam en Gothique. Pour le même verbe, le présent du subjonctif en Provençal se rapproche beaucoup plus du Gothique que du Latin.
SUBJONCTIF PRÉSENT DU VERBE «ÊTRE»
PROVENÇAL | GOTHIQUE | LATIN | FRANÇAIS |
---|---|---|---|
Sighi | Siyau | Sim | Que je sois |
Sighes | Siyais | Sis | Que tu sois |
Sighe | Siyai | Sit | Qu’il soit |
Sighem | Siyaima | Simus | Que nous soyons |
Sighès | Siyaith | Sitis | Que vous soyez |
Sigoun | Siyaina | Sint | Qu’ils soient |
[118] VERBE «ALLER»
PROVENÇAL | GOTHIQUE |
---|---|
Vaghi | Vaiyau |
Vaghes | Vaiyais |
Vaghe | Vaiyai |
Vagoun | Vaiyaina |
VERBE «VÊTIR»
Viesti. | Vastyau |
Viestes | Vastyais |
Vieste | Vastyai |
Viesten | Vastyaima |
Viestès | Vastyaith |
Viestoun | Vastyaina |
D’autres verbes offrent la même analogie; mais nous pensons que l’attention a été suffisamment fixée sur ce point, qui peut avoir de l’importance par rapport à la formation de la langue Romane. Il est à remarquer que le Provençal emploie, comme le Gothique, le présent du subjonctif pour l’impératif. On retrouve dans les écrits des anciens troubadours cette même tournure de phrase dont la Bible d’Ulphilas[53] fournit de nombreux exemples.
Sous Charlemagne, la langue des Francs était devenue d’un emploi général dans le Nord de la France. Dans le Midi, au contraire, le Latin était resté en usage, mais en s’altérant beaucoup. De ces divers changements sortit la langue Romane, et le langage des Francs prit le nom de Théotisque, qui n’est qu’une altération de celui de Teutonique.
En effet, comme personne ne l’ignore, la langue des Francs était un dialecte du Deutch, langue mère, d’où dérivent l’Allemand et tous ses dialectes. On en trouve une preuve, d’ailleurs, dans le recueil des Capitulaires des rois [119] de France qui contient le traité de Coblentz, conclu en 860 entre Louis le Germanique et Charles le Chauve, publié en langue Théotisque ou Francique et en langue Romane, avec une traduction latine.
Si l’influence des Francs n’a pas été aussi grande dans le Midi que dans le Nord, il n’en est pas moins vrai qu’elle s’est affirmée de deux manières: l’une générale, en altérant le Latin et le transformant ainsi en une nouvelle langue, le Roman; l’autre particulière, en introduisant dans le dialecte Provençal, dérivé du Roman, un certain nombre de mots et de désinences qui, évidemment, sont sortis de la langue Francique.
On attribue en grande partie ce résultat aux tribunaux mixtes, c’est-à-dire composés de magistrats ou clercs francs et provençaux. Ceux-ci furent obligés d’étudier les deux langues et durent nécessairement les confondre. On a remarqué, en effet, que les termes de Palais furent les premiers à subir les conséquences de ce mélange. Cependant, même dans le Provençal courant, un grand nombre de mots franciques sont arrivés jusqu’à nous, ayant mieux conservé leur forme primitive que dans le Français. Nous donnons ci-après un aperçu des mots les plus usités de nos jours.
PROVENÇAL | FRANCIQUE | FRANÇAIS |
---|---|---|
Cat | Kater | Chat |
Cherpo | Schœrpe | Écharpe |
Cooulet | Kohl | Chou |
Esteri | Stier | Fixe |
Flascou | Flasche | Flacon |
Fremo | Frau | Femme |
Garbo | Garbe | Gerbe |
Harnesch | Harnisch | Harnais |
Machoto | Nachteule | Chouette |
Matou | Mat | Fou |
Meouffo | Milz | Rate |
Mesclar | Mischen | Mêler |
Muscle | Muschel | Moule |
Nuech | Nacht | Nuit |
Nas | Nase | Nez |
Neblo | Nebel | Brouillard |
Oustaou | Haus | Maison |
Raisso | Reis | Grosse pluie |
Ranzi | Ranzig | Rance |
Reinard | Reinhard | Renard |
Relukar | Lugen | Regarder |
Rodo | Rad | Roue |
Rooubar | Rauben | Dérober |
Tasquo | Tasche | Poche |
Tastar | Tasten | Tâter |
Lorsque les rois de Bourgogne eurent la souveraineté d’Arles, le Provençal ressentit le contre-coup de ce changement politique, éphémère d’ailleurs. Nous ne citerons qu’un petit nombre de mots qui émigrèrent du Bourguignon dans le Provençal, simplement pour prouver que ce dernier n’est pas dénué de toute analogie avec les idiomes populaires de la Bourgogne et du Jura.
La cerise dite de Montmorency s’appelle gruffien en Provençal, et nous trouvons greffion en patois du Jura ou Bourguignon. Nous y trouvons aussi désignés sous le nom d’escousseri ceux qui battent le blé sur l’aire, et en Provençal on appelle escoussous les fléaux avec lesquels on bat l’avoine, le seigle et les légumes secs. Destraou est, dans les deux idiomes, le nom donné à la hache. Enfin, la lessive que l’on désigne en Provence par le mot bugado est appelée bua dans le Jura.
Parmi les autres idiomes qui ont laissé des traces en Provence, nous trouvons, pour le Slave, le mot roupiar, ronfler; gnigni, petit objet; bedé ou bedec, un sot; en Slave: hropit, migni, budaca, avec la même signification.
Des Arabes ou Sarrasins, le Provençal a conservé: quitran, poix; endivo, chicorée frisée.
Les mots arabes suivants, qui font partie du Provençal, ont passé dans le Français avec très peu de variantes. Ce sont:
EN PROVENÇAL | EN FRANÇAIS |
---|---|
Artichaou | Artichaut |
Almanach | Almanach |
Magazin | Magasin |
Masquo | Masque |
Assassin | Assassin |
Caravano | Caravane |
Mousselino | Mousseline |
Du Turc, nous avons:
EN PROVENÇAL | EN FRANÇAIS |
---|---|
Bazar | Bazar, marché |
Carat | Carat ou once |
Pelaou | Pilau, plat de riz au safran |
Coutoun | Coton |
Café | Café (en Turc cahoué) |
Safran | Safran |
[121] Nous n’insisterons pas sur les mots génois, italiens ou catalans qui ont émigré dans le Provençal par l’effet naturel des relations commerciales avec Marseille. Solleri assure que, de son temps, le Provençal de la côte méditerranéenne était très voisin du Génois.
Lorsque Constantin transféra d’Italie en Orient le siège de l’Empire Romain, il ne se rendit pas compte qu’il devait résulter de cet acte un affaiblissement de sa puissance militaire, et qu’il privait désormais son gouvernement d’une force qui l’avait aidé à établir sa domination dans le monde: la propagation de la langue latine.
En effet, les habitants qui restèrent dans l’antique cité dépouillée de son titre de capitale perdirent peu à peu cet esprit public et cet orgueil national qui avaient fait des Romains les maîtres du monde. Non seulement ils n’étaient plus propres à agrandir leur territoire et à imposer et répandre leur langue, mais ils ne purent même soutenir le choc des peuples qu’ils avaient conquis et qui, ne se sentant plus maîtrisés, envahissaient et franchissaient impunément leurs frontières trop vastes, trop éloignées et trop dégarnies. Rome était définitivement déchue et, comme tout s’enchaîne, la langue Latine dut subir à son tour l’influence des idiomes des vainqueurs. Elle s’altéra avec l’invasion des Goths, et cette corruption ne fit que s’accentuer par la suite; elle se mêla aux langages divers des envahisseurs; à tel point qu’elle forma une nouvelle langue que l’on appela Romane.
Les écrits les plus anciens dans cette langue ont été recueillis en Italie et remontent à l’année 730. Depuis cette époque, ils se succèdent sans interruption jusqu’à la fin du Xe siècle. Luitprand, en 728, comptait en Espagne, parmi les langues qui s’y parlaient, le Valencien et le Catalan, reconnus pour être des dialectes de la langue Romane. En 734, l’ordonnance d’Alboacem, fils de Mahomet-Allsamar, fils de Tarif, qui régnait à Coïmbre, fut publiée en Roman. Enfin, il était, à la même époque, parlé en Portugal, où il portait le nom de langue romance.
En ce qui concerne particulièrement la France, il faut remonter au commencement de la monarchie pour se rendre compte du développement du Roman et de l’importance qu’il a pu y acquérir après le Latin et le Francique ou Théotisque, qui étaient les langues primitives.
Contrairement à ce que l’on a cru longtemps, le Roman n’est pas né seulement d’une corruption du Latin; il s’est formé, comme nous l’avons dit précédemment, peu à peu, des mots et des locutions que le passage des Goths, des Francs, des Lombards et des Espagnols avait introduits dans le Latin. [122] Si l’on compare les textes du Roman ancien avec notre Provençal actuel, on est amené à reconnaître que, dès l’époque des troubadours, il devait y avoir deux langues romanes, l’une qui s’étendait sur les provinces du Nord et l’autre particulière au Midi; ce qui donnerait une raison d’être à cette opinion, c’est que, dans le Roman des côtes du Rhône, de la haute et basse Provence jusqu’à Nice, on retrouve des mots, des locutions et des expressions qui ne figurent pas dans le Roman du Nord et qui proviennent du Ligurien, du Grec et de l’Arabe, langues qui se sont pour ainsi dire cantonnées dans les provinces méridionales. Et, alors que le Roman de la monarchie franque s’est transformé peu à peu en Français, le Roman du Midi, parlé et écrit dans un pays quasi indépendant, ou qui, tout au moins, avait conservé ses franchises, prit le nom de Provençal et s’est perpétué jusqu’à nous.
Si l’on tient compte des mœurs, des usages, du climat, des occupations des habitants de l’Ibérie, de la Gaule cisalpine, de la Lusitanie, on peut dire qu’à l’époque du démembrement de l’empire de Charlemagne, le Roman parlé dans ces divers pays commença à se transformer et que l’Espagnol, l’Italien et le Portugais en furent tirés, dans les mêmes conditions que le Provençal, et avant que le Français eût acquis cette forme et cette pureté qu’on lui a connues depuis. A partir de cette époque, on appela langue d’Oïl le Français tiré du Roman parlé au-delà de la Loire, parce que cette affirmation s’y prononçait Oui; et langue d’Oc le Roman parlé en deçà de ce fleuve, parce que ce même mot s’y prononçait Oc. Ce n’est que vers le Xe siècle que cette distinction fut faite. Jusque-là, à la cour des rois de France, comme en Italie, en Espagne, en Portugal et en Provence, on avait fait usage de la langue Romane.
La langue d’Oc fut aussi appelée langue Provençale, non seulement parce que le Roman s’était conservé dans cette province avec plus de pureté que partout ailleurs, mais encore parce que c’était le pays où le gai saber, c’est-à-dire l’art d’instruire en égayant, était le mieux cultivé et le plus considéré.
NOTES:
[46] Il nous a paru nécessaire, pour la clarté de nos explications sur la langue romane, de consacrer à chacune des langues qui l’ont précédée un résumé historique qui en marquera l’esprit et la portée. Nous avons pensé qu’il ne serait pas inutile d’y joindre une sorte de vocabulaire abrégé des mots et des principales expressions que chacune de ces langues, dans des proportions différentes, a fournis pour la formation du Roman et du Provençal. Le lecteur y retrouvera ces mêmes mots et ces mêmes expressions employés encore de nos jours, que le Provençal parlé dans nos départements méridionaux, particulièrement dans ceux du Sud-Est, nous a transmis à travers les siècles.
[47] Adelung, savant allemand qui, entre autres ouvrages, fit un tableau universel des langues.
[48] On remarquera, en parcourant ce vocabulaire, que nous avons évité de donner l’orthographe nouvelle, afin de démontrer l’ancienneté des mots, et empêcher toute confusion.
[49] Cet ouvrage est intitulé:
Recueil alphabétique de mots provençaux dérivés du Grec, renfermant les termes particuliers au peuple de Marseille et surtout ceux relatifs à la marine et à la pêche.
[50] Barbares, pour guerriers.
[51] De Villeneuve.
[52] Frédéric Schoell, Tableau des peuples qui habitent l’Europe, p. 62 (Paris, 1812).]
[53] Wœlfel, connu sous le nom d’Ulphilas, évêque des Goths, de Dacie et de Thrace, au IVe siècle, a traduit la Bible en idiome gothique. Il existe des fragments de cette version dans un manuscrit de la Bibliothèque de l’Université d’Upsal, sous le nom de Codex argenteus. Il y en eut plusieurs éditions, dont la 5e a paru à Weissenfels, en 1805, in-4o, avec traduction latine interlinéaire, grammaire et glossaire par Fulda, Reinwald et Zahn.
De l’influence de la chevalerie et des croisades sur le développement de la langue Romane.—Période des Trouvères et des Troubadours.—Les Trouvères.—Les Troubadours.
Sous la suzeraineté des rois mérovingiens et l’administration paternelle des ducs d’Aquitaine, qui avaient abandonné le soin immédiat des affaires à la direction des comtes indigènes, la Provence, grâce à sa situation géographique, put jouir des bienfaits d’une paix relative, si on la compare aux autres provinces françaises dévastées par de continuelles guerres civiles ou étrangères.
Après le partage de l’empire de Charlemagne, l’autorité de la couronne était à peine reconnue. Victimes de ministres ambitieux, les princes, d’un caractère faible ou adonnés aux plaisirs, ne furent plus entre leurs mains que de simples automates. Les ducs, comtes et autres gouverneurs de provinces, toujours prêts à empiéter sur la prérogative royale et à l’usurper au besoin, proclamèrent publiquement leur indépendance. Les tenures féodales disparurent violemment et les vassaux immédiats de la couronne se levèrent tous à la fois, comme autant de souverains allodiaux et héréditaires. Les gouverneurs des provinces méridionales, et particulièrement de la Provence, n’hésitèrent pas à profiter d’une occasion aussi favorable pour réaliser un projet qu’ils nourrissaient depuis longtemps. Le promoteur de cette revendication armée fut le célèbre Boson.
Le fondateur de l’indépendance provençale était le fils de Théodoric, premier comte d’Autun. Par ses talents politiques et militaires, il sut plaire à Charles le Chauve, qui le nomma gouverneur de Provence et du Venaissin. [124] Quand le roi de France vint visiter le pays, Boson lui présenta sa sœur Rachilde, dont l’éclatante beauté produisit une profonde impression sur le monarque. Ébloui, captivé par les charmes de cette femme, Charles, pour la posséder, dut lui offrir sa main. Les projets ambitieux de Boson furent servis par la nouvelle reine de France, qui le fit nommer gouverneur des provinces italiennes, titre équivalent à celui de vice-roi. Ce n’était pas là le dernier mot du programme du beau-frère de Charles le Chauve.
De connivence avec sa sœur, il contracta un mariage secret avec Hermengarde, fille unique de Louis II, roi d’Italie. Cette union, qui devait, à la mort de son beau-père, le mettre en possession de son trône, ne pouvait rester longtemps cachée. Quand Charles le Chauve en eut connaissance, il en fut gravement et justement offensé. Mais l’influence de Rachilde était sans bornes; elle intercéda en faveur de Boson et son succès dépassa même le résultat espéré. Elle obtint, non seulement que le roi de France approuvât le mariage, mais encore qu’il consentît à ce qu’une nouvelle célébration de la cérémonie nuptiale eût lieu, avec toute la pompe royale.
Après la mort de Louis le Bègue, successeur de Charles le Chauve, qui avait maintenu Boson dans tous ses grades et honneurs, l’anarchie se répandit dans toute la France. La réputation que ce dernier avait acquise en Provence, l’ascendant qu’il exerçait dans toute la région en sa qualité de gouverneur, fonction qui, durant deux règnes consécutifs, l’y avait fait estimer et aimer, devaient amener prochainement la réalisation d’un projet longuement médité. En 879, il convoqua un synode de tous les évêques du Lyonnais, Dauphiné, Languedoc, Provence et autres diocèses. Les prélats s’assemblèrent dans son château de Montaille, sur la rive gauche du Rhône, entre Vienne et Valence, et, préalablement gagnés en sa faveur, procédèrent à son élection comme roi[54]. Ni la noblesse ni le peuple ne prirent part à cette nomination, à laquelle cependant ils acquiescèrent tacitement. Telle fut l’origine de la séparation complète de la Provence et de la couronne de France. Cet état de choses fut accepté par le roi, car nous voyons Charles le Gros intervenir, en 883, comme médiateur entre Boson et Louis III qui avait envahi le nouveau royaume avec son frère Carloman, médiation qui eut pour résultat d’attribuer à Boson, en souveraineté absolue, la Franche-Comté, le Dauphiné, la Provence et la Savoie. Après quelques combats heureux qu’il eut à soutenir contre divers compétiteurs, il demeura possesseur de ces pays jusqu’à sa mort, qui advint en 888.
Son fils, Louis Boson, qui lui succéda, envahit l’Italie, augmenta ses possessions et fut couronné empereur par le pape Jean IX. Après lui, Hugues, [125] gouverneur de Provence, et Rodolphe, roi de la Bourgogne transjurane, se disputèrent ses États. Alternativement vainqueurs et vaincus, les deux partis signèrent en 930 une convention par laquelle Hugues céda à Rodolphe, sous condition de réversibilité, la totalité de ses États transalpins, ce dernier renonçant en faveur de son rival à toutes ses prétentions sur l’Italie[55]. Conrad, qui fut le successeur de Rodolphe en 944, réunit sous son sceptre les deux parties de la Bourgogne comprenant, la première, tout le pays suisse, depuis Schaffhouse jusqu’à Bâle, la partie occidentale de la Suisse depuis le Rhin jusqu’au Rhône, toute la Savoie, la Franche-Comté, le Lyonnais, le Dauphiné, la Provence, plusieurs villes du Languedoc; l’autre partie comprenait la Bourgogne proprement dite.
Par l’exposé qui précède et qui n’était pas inutile pour expliquer la parenté de la langue Romane ou provençale avec certains mots ou locutions des dialectes du Nord, on a pu voir que la seconde dynastie du royaume d’Arles avait singulièrement agrandi ses possessions. L’importance de ses populations et l’étendue de son territoire justifiaient la prépondérance que la langue Romane exerça, dès cette époque, sur toute l’Europe latine.
Des descendants de Rodolphe, Conrad fut le seul qui établit sa résidence royale en Provence. Il avait choisi à cet effet la ville d’Arles, et vivait en paix avec ses voisins. Aimé de son peuple, il se contentait de la sujétion, plutôt nominale qu’effective, des ducs et comtes qui possédaient des fiefs [126] héréditaires dans chaque district du royaume, et mérita à juste titre le surnom de Pacifique, que ses contemporains et la postérité lui ont décerné. A part les incursions fréquentes des pirates maures, qu’il finit par exterminer, son règne, qui dura quarante-trois ans, fut un des plus heureux dont jouirent les Provençaux.
Comme nous l’avons déjà dit, le Latin, corrompu dans l’usage courant par les dialectes des peuples envahisseurs, était resté la langue privilégiée de l’Église, qui l’avait conservée dans ses formes les plus pures. Par un étrange revirement d’esprit, encore difficile à expliquer, ce rôle de protectrice du Latin, qui avait été une force pour l’Église, fut à un moment, non seulement renié par elle, mais blâmé en toutes circonstances. Ce fut en effet un pape qui, le premier, tâcha d’expulser la langue Latine du refuge qu’elle avait trouvé dans le clergé. Grégoire le Grand ne pouvait admettre qu’une langue dont un peuple païen s’était servi pour implorer ses idoles fût également employée par la religion chrétienne pour exprimer les louanges de Dieu.
Son mépris pour la grammaire latine le poussait à écrire ces paroles:
«Je n’évite point les barbarismes; je dédaigne d’observer le régime des prépositions, etc., etc., parce que je regarde comme une chose indigne de soumettre les paroles de l’oracle céleste aux règles de Donat[56] et jamais aucun interprète de l’Écriture sainte ne les a respectées.»
Ayant appris que Didier, évêque de Vienne, donnait des leçons de l’art connu alors sous le nom de grammaire, cet illustre pontife lui en fit une vive réprimande:
«Nous ne pouvons, écrivait-il, rappeler sans honte que votre fraternité explique la grammaire à quelques personnes. C’est ce que nous avons appris avec chagrin, et fortement blâmé... nous en avons gémi. Non, la même bouche ne peut exprimer les louanges de Jupiter et celles du Christ. Considérez combien, pour un prêtre, il est horrible et criminel d’expliquer en public des livres dont un laïque pieux ne devrait pas se permettre la lecture. Ne vous appliquez donc plus aux passe-temps et aux lettres du siècle.»
Le dédain que ce pontife professait pour la littérature latine, exalté encore par la haine du paganisme, le porta à faire rechercher et brûler tous les [127] exemplaires de Tite-Live qu’il put découvrir. Il est heureux pour la gloire des lettres qu’il ait pu en échapper à la colère de ce vandale que l’Église a canonisé. Saint Antonin, commentant cette action, la donne comme honorable pour la mémoire du pontife romain. Si ce zèle par trop ardent peut être considéré comme l’erreur du siècle, on ne s’explique pas bien le vœu de Jean Hessels, professeur à Louvain, qui s’écrie à ce sujet: «Heureux, si Dieu envoyait beaucoup de Grégoire!»
Le résultat de cette campagne menée contre le Latin fut que, sous le pontificat de Zacharie, il se trouva tel prêtre qui ne le connaissait pas assez pour exprimer convenablement la formule du sacrement du baptême. Ce pape eut à prononcer sur la validité de ce sacrement conféré en ces termes: «Ego te baptiso in nomine Patria et Filia et Spiritus sancti.»
Saint Boniface, évêque de Mayence, avait ordonné de baptiser de nouveau; le pape décida que le baptême était valable si les paroles sacramentelles avaient été mal prononcées par ignorance de la langue et non par esprit d’hérésie.
Corrompu par les dialectes des peuples barbares qui envahirent les Gaules, renié par le chef de l’Église, délaissé par les princes et la royauté, le Latin devait se fondre insensiblement dans une nouvelle langue qui, tout en s’enrichissant de certains mots empruntés aux idiomes étrangers, conservait cependant une marque originelle dont elle tirait son nom: le Roman.
La langue Romane, connue dans le Nord de la France dès le VIIIe siècle sous le nom de lingua romana rustica, avait emprunté aux idiomes des peuples nouveaux venus de la Germanie un caractère de force et de dureté dans les mots et les expressions que n’avait pas et ne pouvait avoir le Provençal. La langue Romane du Midi éclose, sous un soleil brillant, dans une atmosphère tiède et parfumée, tout imprégnée de la poésie du Grec et du Latin, inspira les Troubadours, poliça les mœurs et les usages, chanta les faits glorieux et créa les cours d’amour. Elle fut l’expression la plus belle et la plus haute de la civilisation de la Gaule latine. Cependant, quoique subissant moins que dans le Midi l’influence du Latin, les Francs, en y mêlant leur dialecte, formèrent un idiome intermédiaire, un autre Roman, qui se répandit et s’épura peu à peu. Les écrits de cette époque qui sont parvenus jusqu’à nous et qui émanent de personnalités marquantes dénotent le soin avec lequel on l’enseignait et le propageait dans le royaume. On cite saint Mummolin, évêque de Noyon, qui écrivait non seulement dans la langue Théotisque, mais aussi dans la Romane; saint Adalhard, abbé de Corbie, était dans le même cas. Enfin, en 813, un concile tenu à Tours prescrivait aux évêques de ne pas composer leurs homélies en Latin, et d’avoir soin de les traduire en «langue romane rustique et en Théotisque».
On peut avoir une idée de ce qu’était le Roman du Nord sous le règne de Charlemagne par un passage des litanies qui se chantaient alors au [128] diocèse de Soissons. Lorsque les prêtres invoquaient Dieu pour faire descendre sa protection sur l’empereur, le peuple se joignait à eux et répondait: Tu lo juva[57]. Ces trois mots suffisent pour montrer que, si le latin dominait encore dans ce langage, il était déjà bien altéré.
Enfin, le document principal qui atteste l’emploi de la langue Romane dans le Nord de la Gaule est la convention ou serment conclu entre Charles le Chauve et Louis le Germanique, pour déjouer les vues ambitieuses de leur frère Lothaire. Ils se rencontrèrent à Strasbourg, et là jurèrent avec leurs soldats de rester fidèlement liés l’un à l’autre. Afin que chacun d’eux fût entendu par les troupes de son frère et que l’engagement eût ainsi un caractère plus grave et plus sincère, Louis, le chef des Germains, prononça son serment en langue Romane, et Charles, le chef des Gaulois, dit le sien en tudesque; quant aux deux armées, chacune d’elles se servit de sa propre langue. Nous donnons ci-après les deux textes, roman et français, de ces serments célèbres[58], qui furent prononcés à Strasbourg en 842 et qui sont les plus anciens monuments connus, non seulement du Français, mais aussi de ses sœurs les autres langues néo-latines (Italien, Espagnol, Portugais).
SERMENT DE LOUIS LE GERMANIQUE[59]
Pro deo amur et pro Kristian poblo et nostro commun salvament, d’ist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai-eo cist meon fradre Karlo, et in adjudha et in cad Huna cosa, si cumo om per dreit son fradre solvar dist in o quid il mi ultresi fazet; et ab ludher nul plaid nunquam prindrai qui, meon vol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Si Lodhwig sagrament quæ son fradre Karle jurat conservat, et Karlus meo seudra de suo part, non lo stanit, si io retournar non l’int pois ne io, ne seuls cui eo retournar int pois in nulla adjudha contra Lodhwig nun li iver.
Dans cette forme primitive, la langue rustique du Nord de la France—car c’était bien du Nord qu’étaient les troupes de Charles le Chauve à l’assemblée de Strasbourg—ne différait pas beaucoup du Roman provençal, parce que celui-ci était également à la première période de son développement, et [129] que ce fut seulement par la suite qu’il acquit la pureté et la perfection grammaticale avec lesquelles il nous a été transmis.
Cent ans après, c’est-à-dire environ vers le Xe siècle, le Roman du Nord avait fait des progrès sensibles. On peut s’en faire une idée par l’extrait que nous donnons ci-après d’une cantilène en l’honneur de sainte Eulalie[60]. Certains mots et d’autres indices permettent d’y voir avec quelque vraisemblance un premier pas vers la transformation de la langue rustique en Français:
Le plus ancien texte que l’on connaisse de la langue Romane du Nord, après les deux que nous venons de citer, est celui des lois publiées en 1069, pour les Anglais, par le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. Elles commencent ainsi:
Ces sount les leis et les custumes que le rei Williams grentot a tut le puple de Engleterre après le conquest de la terre, iceles mesmes que li reis Edward sun cosin tint devant lui. Co est à saveir: I. Pais à saint yglise. De quel forfait que home ont fait en cels tens e il pout venir a sainte yglyse, ont pais de vie et de membre, etc., etc.
Peu à peu, le Théotisque disparut du sol gaulois, et le Roman qui s’était formé pour ainsi dire par l’usage du peuple prit possession de la France neustrienne. Enfin, vers le XIe siècle, il devint la langue nationale, et les troubadours survenant lui donnèrent une régularité de forme, une pureté et une harmonie qui lui avaient manqué jusque-là.
Une des causes qui contribuèrent le plus directement à la propagation et au développement des dialectes romans, aussi bien comme langues vulgaires qu’au point de vue littéraire, fut le rôle que joua la Chevalerie dans la société à partir du Xe siècle. Dépouillés du caractère barbare, plutôt brutal, qu’ils avaient eu jusqu’alors, les chevaliers, à partir de cette époque, manifestèrent des idées et des tendances d’un ordre plus élevé. Ils se firent les redresseurs des torts de l’humanité, les protecteurs des faibles et surtout des femmes. Sans nous arrêter aux récits fantastiques des poètes et des chroniqueurs, il est hors de doute que c’est la Chevalerie qui a été l’un des premiers instruments libérateurs de la condition du sexe faible. Sous la royauté féodale, la femme avait constamment vécu sous la dépendance de l’homme. Les Goths, les Lombards, les Francs, les Germains et autres peuples du Nord, jaloux à l’excès de la chasteté de leurs épouses, les tenaient dans une étroite sujétion. Mariées ou non, les femmes vivaient dans un état de tutelle perpétuelle. Elles ne sortirent de l’obscurité où elles avaient été retenues si longtemps que lorsque la noblesse se fut séparée de la royauté. Elles exercèrent alors leurs droits comme tutrices, et surent bientôt prendre dans la société un rôle prépondérant, soit au foyer de famille, soit dans les affaires civiles, et même sur le trône, dans la direction de la politique du pays. Les faveurs les plus grandes qu’elles pouvaient accorder furent regardées comme le juste prix de leur émancipation. Le serment imposé aux Croisés, en mettant sur la même ligne Dieu et la femme, consacrait à son profit un culte qui, disent les ménestrels, ne le cédait en rien à celui de Dieu.
Cette élévation du sexe faible devait adoucir le caractère militaire des chevaliers, qui, gagnés par la tendresse féminine, perdirent la rudesse, la brutalité, l’âpreté qui les avaient caractérisés jusque-là. Pour plaire, ils s’adonnèrent au culte de la musique et de la poésie; la noblesse princière, se [131] reposant des fatigues de la guerre, employa ses loisirs à étudier et répandre la langue Romane, soit pour chanter l’amour, soit pour célébrer les exploits guerriers des croisades, soit enfin pour faire connaître les mœurs du clergé, pour qui la religion n’était plus qu’un prétexte et l’Église un repaire d’intrigues. La conduite des prélats était non seulement la violation flagrante de tout principe de morale, mais elle attestait encore manifestement que le christianisme, sous le masque de l’hypocrisie, n’était plus qu’un simple rituel de cérémonies, un commerce, où l’on vendait fort cher l’absolution de tous les crimes.
C’est au XIe siècle environ que l’on croit pouvoir fixer l’institution du Gai-Saber comme art. De même que les chevaliers, les Trouvères dans le Nord, les Troubadours dans le Midi, s’inspirèrent dans leurs actes comme dans leurs poésies des sentiments que reflétaient celles qu’ils avaient choisies comme épouses ou comme maîtresses. La femme fut une de leurs principales préoccupations. Ils chantaient sa grâce, sa beauté et, en même temps que ses qualités physiques, ils ne manquèrent pas de célébrer ses qualités morales.
Des sentiments si nobles, si élevés, ne pouvaient être exprimés que par des mots choisis, des phrases appropriées; et c’est ainsi que, sous l’inspiration poétique des Troubadours, la langue Romane s’épura, se transforma, obéit à une orthographe et à des règles grammaticales qui en fixèrent l’esprit. Cette transformation ne fut pas sans influence sur notre belle langue Française, que ses qualités maîtresses, l’harmonie et la clarté, devaient un jour faire préférer à toute autre, comme instrument diplomatique.
Si, dans leurs poésies, les Troubadours chantaient la délicatesse et la vivacité de l’amour, ils y exprimaient également leurs sensations morales, leurs opinions politiques, leur enthousiasme pour les personnages illustres qui exécutaient de grands exploits. Ils ne craignaient pas non plus, dans leur juste et courageuse indignation contre les erreurs et les fautes de leurs contemporains, si haut placés fussent-ils, de fustiger par une ironie mordante et une satire vengeresse tout ce qui n’était pas empreint d’idéal, de bonté et de charité chrétienne.
Cette nouvelle littérature n’emprunta rien aux leçons et aux exemples des anciens. Si les chefs-d’œuvre littéraires des Grecs et des Latins n’étaient pas tout à fait inconnus des Troubadours, cependant, leur goût n’était peut-être pas assez formé ni assez exercé pour les admirer utilement et s’inspirer de leurs beautés classiques. Ils procédèrent, pour ainsi dire, avec des moyens indépendants et distincts. Les formes qu’ils employèrent, les couleurs étrangères ou locales dont ils les revêtirent, l’esprit particulier où dominait la pensée religieuse dont ils étaient animés, les mœurs chevaleresques, une politique spéciale, les préjugés contemporains et comme une sorte d’idée nationale qui commençait à germer en eux, donnèrent à leurs œuvres un cachet d’originalité qu’on ne peut leur contester.
Dans le Nord, l’enthousiasme que produisirent la Chevalerie et les Croisades fit éclore les Trouvères. Si, comme on l’a constaté, les œuvres de ces poètes manquent absolument d’art, du moins elles rachètent ce défaut par une grande imagination et une tendance à ne célébrer que les faits héroïques, la guerre, les aventures lointaines et prodigieuses, les grands coups d’épée donnés ou reçus pour l’honneur de sa foi et de sa dame. Bientôt devenus populaires, c’était sur les places publiques, entourés par la foule, que les Trouvères récitaient ou chantaient leurs vers en s’accompagnant de la mandore. Lorsqu’un sujet traité par un poète plaisait au peuple, les autres s’en emparaient et l’arrangeaient à leur goût. Il en résultait des compositions interminables. La moyenne de certains romans de Chevalerie devenus populaires atteignait trente mille vers. On cite comme exemple d’une longueur sans pareille la fable de Guillaume au Court-Nez (ou Cornet), héros très aimé, qui se faisait gloire d’un coup de sabre par lequel il avait perdu une partie du visage. Cette fable se divisait en dix-huit parties et ne comptait pas moins de trois cent dix-sept mille vers.
Le rythme ordinaire, pour les compositions chevaleresques, était le vers [133] de dix syllabes. La rime n’était marquée que par une sorte d’assonance et, au lieu de plusieurs rimes s’entrelaçant gracieusement de manière à flatter l’oreille comme dans les vers provençaux, les Trouvères prolongeaient la même rime en raison du développement consacré à une idée, fût-ce pendant cinquante vers; elle ne changeait qu’avec le ton de l’accompagnement. De là une monotonie fatigante pour tous autres que les fervents de ces sortes de poèmes. On ne peut nier cependant que, dans quelques-uns, ne se trouvent çà et là quelques belles scènes, des situations dramatiques et un sentiment profond. Dans la chanson des Lohérains, de Raoul de Cambrai, l’ardeur belliqueuse et l’âpreté féodale sont dépeintes avec une énergie surprenante. Les grands romans chevaleresques des XIe et XIIe siècles sont généralement sans noms d’auteurs, probablement parce que, devenus populaires, ils appartenaient à tout le monde. Il en est d’autres, au contraire, dont l’origine est certaine; on peut citer: le Brut d’Angleterre et le Rou, de Wistace; l’Alexandre, de Lambert et d’Alexandre de Bernay[62]; le Chevalier au cygne, de Renaud et Gander; Gérard de Nevers, par Gibert de Montreuil; Garin de Lohérain, par Jehan de Flagy; le Roman de la Rose, par Guillaume de Lorris et Jehan de Meung, dit Clopinel.
Les Trouvères ont aussi laissé quelques poésies lyriques, telles que lais, virelais et ballades, mais leurs œuvres les plus nombreuses et les plus importantes sont les fabliaux et les romans historiques. Dans ces derniers, il ne faudrait pas prendre le titre à la lettre, car on a, la plupart du temps, travesti les faits à tel point que l’on ne peut en tirer aucun document pour l’histoire et qu’ils ne présentent plus de vraisemblance historique que dans les noms des principaux personnages. On y trouve cependant une peinture des mœurs, non pas du temps où la scène est placée, mais de l’époque où elle fut écrite, soit des XIIe et XIIIe siècles.
De toutes ces compositions, il en est une qui prime toutes les autres, aussi bien par l’ancienneté que par la beauté du sujet et le mérite du poème: c’est la Chanson de Roland ou Chanson de Roncevaux, de Théroulde, modèle du genre héroïque. Elle est parvenue jusqu’à nous comme la plus haute expression du génie littéraire de cette époque, et les belles traductions de Vitet, de Génin et de Bouchor, que l’on trouve dans tous les recueils d’histoire et de littérature romane, sont bien faites pour en mettre la valeur en relief. L’Angleterre, l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne s’inspirèrent non seulement de la Chanson de Roland, mais aussi des poésies légères du XIIe siècle, pour célébrer leur gloire et les événements les plus importants de leur histoire, pour louer les charmes des nobles dames et chanter les louanges des princes. Hommage aussi spontané qu’éclatant rendu au génie poétique de la France féodale.
Dans les provinces méridionales de la France, la langue Romane avait assez fait de progrès pour que son influence se fût exercée dans le Nord avant la première Croisade. Dès cette époque, des poètes s’essayaient dans le genre lyrique, sans attacher toutefois une grande importance à leurs œuvres.
D’autre part, Millin[63] cite un acte de 1040, intitulé: Hommage à Rajambaud, archevêque d’Arles. Une charte en faveur de Raymond, évêque de Nice, datée de 1075, est reproduite par Raynouard[64]. Enfin, le poème sur la Translation du corps de saint Trophime, apôtre d’Arles, attribué à Pierre Agard, en 1152, forme, avec les ouvrages précédents, un ensemble de documents qui prouveraient, non seulement que la langue Romane s’est formée en Provence et qu’elle ne s’est répandue que par la suite dans le Nord, mais encore que cette province, avant toute autre, donna naissance à des poètes. On a cité à tort, à notre avis, Guillaume IX, comte de Poitiers, comme ayant été le premier Troubadour. Un mot à ce sujet nous paraît nécessaire pour expliquer cette méprise. Le genre lyrique, frivole et badin, auquel se livraient les Troubadours provençaux n’avait produit que des œuvres légères que la mémoire des contemporains pouvait conserver comme de joyeux délassements, mais qui n’avaient pas assez d’importance pour être jugées dignes d’une transcription. D’ailleurs, il est probable que beaucoup de ceux qui chantaient ne savaient pas écrire. Il n’y a donc rien d’invraisemblable à admettre que ce fut seulement vers l’époque où le thème héroïque, digne de l’histoire, devint populaire, que l’on commença à recueillir les inspirations des poètes, surtout des princes poètes, dont les chapelains étaient les secrétaires désignés.
Ce fut le cas de Guillaume de Poitiers, dont les œuvres purent être conservées grâce à ce procédé. D’ailleurs, si l’on compare ses poésies avec la langue Romane de l’an 1060 à 1125, on constate un progrès tel qu’il a bien pu faire dire du comte de Poitiers qu’il était le premier Troubadour de cette époque.
En parcourant l’histoire de ces poètes, on remarque que ceux dont les productions sont les plus estimées furent généralement de braves soldats et de vaillants chevaliers[65]. C’est une nouvelle preuve que l’éducation donnée à la jeunesse féodale, en la rapprochant de la femme et exaltant son enthousiasme pour toutes les nobles causes, avait puissamment agi sur ses facultés [135] intellectuelles; elle savait trouver dans ses heures de loisir une distraction aussi digne de son rang que de l’esprit français. Ces progrès dans notre littérature furent relativement rapides pendant un siècle environ. L’étonnement que l’on pourrait éprouver à voir des hommes jeunes, dont l’instruction était probablement peu développée, faire des vers et composer même des romans d’une certaine importance, est mitigé par la médiocre valeur de ces premières poésies. Simples et naïves dans le fond, plus ou moins incorrectes dans la forme, elles donnent bien l’impression d’un début et d’une période de transformation de la langue. Les conseils d’un ami, la lecture de quelques chansons manuscrites apprises plus ou moins bien, les règles de la poésie provençale peu déterminées encore, une grammaire rudimentaire, tels furent les faibles éléments qui servirent aux premiers Troubadours pour esquisser les poésies du Xe siècle. On ne peut nier les difficultés auxquelles ils se heurtèrent tout d’abord et l’effort qu’ils durent faire pour trouver[66] des vers nouveaux tant dans la forme que dans l’idée. Ce qui faisait dire à Pierre Cardinal:
En effet, nous voyons les Troubadours arriver peu à peu à donner à leurs œuvres une harmonie inconnue jusqu’alors. Leur style se colore de nuances légères, de mots pittoresques, d’images saisissantes. D’un idiome bâtard ils parviennent à tirer, dans un espace de temps relativement court, une langue nouvelle, riche, correcte et que l’ensemble de ces qualités finit par rendre nationale.
La caractéristique de la poésie chevaleresque au moyen âge fut la foi: foi en l’amour, en la gloire, en la religion. Cette foi était vive, ardente, enthousiaste; elle s’accusait avec force dans toutes ses actions comme dans tous les écrits. Si l’esprit n’apparaît pas toujours, du moins le cœur bat, et on le sent palpiter dans les œuvres des Troubadours. Les Croisades, dans le Midi comme dans le Nord, eurent une influence puissante sur la littérature. En même temps qu’ils s’armaient, les chevaliers prenaient la plume et écrivaient non plus des stances à l’amour et de tendres romances, comme ils en composaient jadis pour les nobles dames, dans la molle oisiveté des châteaux, mais des poésies énergiques, violentes, imagées, empreintes de la sainte exaltation qui les animait. Les princes devinrent les protecteurs des Troubadours, leur ouvrirent leur cour et leurs demeures seigneuriales, les comblant de présents, de richesses et d’honneurs; en retour, ceux-ci leur [136] donnèrent place dans leurs chants. Les châtelaines, sensibles à ces flatteries, les encourageaient et attendaient agréablement dans leur société le retour des héros de la Croisade. On cite à ce sujet une tenson de Folquet de Romans, qui demande à Blacas, pourtant bon chevalier, s’il partira pour la terre sainte. Celui-ci répond en riant qu’il aime, qu’il est aimé de la comtesse de Provence et qu’il veut demeurer auprès d’elle:
Mais ceci n’est qu’une exception. Le nombre est grand des Troubadours qui firent partie des Croisades et en célébrèrent les gloires. Tout le monde connaît la romance de Raoul de Coucy, les vers de Thibaut, comte de Champagne, ceux du comte d’Anjou, du duc de Bourgogne, de Frédéric II, de Richard Cœur de Lion, du Dauphin d’Auvergne; les poésies de Folquet de Romans, d’Aimeri, de Péguilhan et celles de Rambaud de Vaqueiras, d’Elias Cairels, de Pons de Capdeuil, de Ganselme Faydit, toutes vaillantes et entraînantes, toutes inspirées par l’héroïque épopée dont la terre sainte fut le but ou le théâtre.
NOTES:
[54] Castrucci, dans le tome Ier de son Histoire de Provence, donne l’acte de nomination et les noms des évêques qui le signèrent.
[55] Castrucci, t. Ier, chap. III (Extrait des Annales de Reims).
[56] Donat, grammairien latin, auteur du Traité des Barbarismes et d’autres œuvres très appréciées.
[57] Aide-le: Tu illum juva.]
[58] Nithord, Hist. des divisions entre les fils de Louis le Débonnaire, liv. III.
[59] Traduction.—Pour l’amour de Dieu et pour le commun salut du peuple chrétien et le nôtre, de ce jour en avant, en tout, que Dieu me donne de savoir et de pouvoir, ainsi préserverai-je celui-ci, mon frère Karle, et par assistance et en chaque chose ainsi que comme homme par droit l’on doit préserver son frère, en vue de ce qu’il me fasse la pareille; et de Ludher ne prendrai jamais nulle paix qui, par ma volonté, soit au préjudice de mon frère ici présent, Karle.
Si Lodhwig garde le serment que a son frère Karle, il jure et que Karle mon Seigneur, de son côté ne le tienne, si je ne l’en puis détourner, ni moi ni nul que j’en puisse détourner, en nulle aide contre Lodhwig ne l’y serai.
[60] D’après un manuscrit qui avait appartenu à l’abbaye de Saint-Amand (diocèse de Tournai).
[61] Traduction:
[62] Composé au XIIe siècle, en vers de douze syllabes, qui, depuis, prirent le nom d’Alexandrins.
[63] Essai sur la langue et la littérature provençales, p. 7.
[64] Raynouard, Œuvres, t. II, p. 65.
[65] Bertrand de Born,—Guillaume de Poitiers,—le roi Richard,—Alphonse II d’Aragon,—Blacas,—Savari de Mauléon,—Pons de Capdeuil,—de Saint-Antoni, etc., etc.
[66] De là leur nom de Troubadour.
Le vers.—La chanson.—Le chant.—Le son.—Le sonnet.—Le planh (ou complainte).—La cobla (ou couplet).—La tenson.—Le sirvente.—La pastourelle.—La sixtine.—Le descord (discordance, pièces irrégulières).—L’aubade et la sérénade.—Ballade.—Danse.—Ronde.—Épître.—Conte.—Nouvelle.
Sans vouloir revenir sur l’agression que le Jésuite Legrand d’Aussy dirigea contre les Troubadours, il nous sera permis d’étudier jusqu’à quel point s’exerça l’influence littéraire de ces derniers sur la langue du Nord et les œuvres des Trouvères. Nous le ferons sans parti pris, d’une manière impartiale, en prenant pour base de notre raisonnement les dates, les faits, les résultats.
Nous avons dit, d’autre part, que le berceau de la langue Romane (comme son nom l’indique, langue tirée du Latin ou Romain) était la Provence, c’est-à-dire la partie de la Gaule qui fut la première et le plus longtemps sous l’influence de Rome. S’étendant peu à peu, elle pénétra jusqu’au Nord et devint la langue vulgaire, parlée et écrite de tout le pays. Les pièces et documents cités précédemment en donnent la preuve. Mais cette nouvelle langue, née de la corruption du Latin par les divers dialectes des peuples conquérants, devait elle-même, à un moment donné, se diviser en deux grandes branches, l’une s’étendant au-delà de la Loire et comprenant l’Est, le Nord et l’Ouest de la France, l’autre en deçà et dominant sur le Midi.
La première s’appela la langue d’Oïl; la seconde, langue d’Oc. Nous avons donné plus haut l’explication de ces dénominations. Il ressort de ces faits mêmes que l’antériorité de la langue Romane du Midi sur la langue Romane du Nord ne saurait aujourd’hui faire doute. Il est donc bien naturel [138] de conclure que son influence n’a pas été étrangère à la transformation de la langue d’Oïl, tant au point de vue grammatical qu’au point de vue littéraire. La langue du Nord a emprunté à la langue d’Oc, non seulement une quantité de mots et d’expressions, qu’il est d’ailleurs facile d’y retrouver, mais aussi la forme et les règles de ses compositions lyriques.
Le perfectionnement de la langue d’Oc, qui fut la condition préalable de son influence sur celle du Nord, se déduit facilement de la comparaison des œuvres des Troubadours du XIe siècle avec celles du XIIIe, époque à laquelle la langue d’Oïl, encore considérée comme barbare, commençait son évolution. Les progrès qu’ils réalisèrent furent étonnants comme style, comme goût, comme choix des mots les plus propres à rendre claires et imagées leurs compositions, toujours poétiques. Après avoir fixé définitivement les règles grammaticales, ils surent créer une poésie dont les formes et les caractères différents devaient s’appliquer à des sujets spéciaux. Ces formes, on les retrouve par la suite dans les œuvres des Trouvères ou poètes du Nord, d’où il faut bien admettre que, non seulement les Troubadours sont antérieurs à ces derniers, mais qu’il faut accorder à leurs productions littéraires un certain mérite, puisque les Trouvères s’en inspirèrent pour léguer à la langue Française ces créations poétiques désignées sous les noms de: vers, ballade, chanson, chant, sonnet, planh ou complainte, couplet, sirvente ou satire, pastourelle (poésie pastorale), aubade, sérénade ou chant d’amour, épître, conte, nouvelle, etc. Nous en donnons ci-après les définitions appuyées de quelques exemples tirés des œuvres des Troubadours.
Le vers pouvait s’appliquer également aux œuvres chantées ou déclamées. Il n’y avait point de règles absolues pour la mesure. Celle-ci était le plus souvent déterminée par le caractère même de la pièce; mais, si cette pièce se divisait en strophes, les strophes devaient se reproduire successivement, coupées d’une manière uniforme quant à la longueur et à la rime des vers.
Exemple:
La chanson était une pièce de vers divisée en couplets égaux. Son nom indique assez qu’elle se chantait. L’air, composé ordinairement par l’auteur des paroles, quelquefois même par son jongleur, était noté sur vélin enrichi de dessins, et présenté ainsi à un grand seigneur ou à une châtelaine qui daignait en accepter l’hommage.
Exemple:
Le chant, parfois, était synonyme de chanson; quelquefois, au contraire, il avait un sens plus général et pouvait exprimer toute poésie susceptible d’être chantée. Il était pris également pour désigner un poème. Son nom vient évidemment du latin cantare. Certains auteurs prétendent qu’il fut introduit dans le Provençal par le Troubadour Giraud de Borneil, et qu’avant lui toutes sortes de poésies étaient comprises sous le titre général de vers.
Le son désigne une chanson plus légère, plus suave. Les Troubadours, en inventant cette désignation, n’ont voulu retenir de la chanson que la partie harmonieuse. C’est ainsi que nous avons maintenant la romance sans paroles.
Le sonnet est une poésie légère, un diminutif charmant introduit par les Troubadours dans leur grammaire lyrique, pour exprimer leur pensée sous une forme aussi laconique qu’élégante. Il se compose de quatorze vers distribués en deux quatrains, sur deux rimes seulement, et en deux tercets. Le sonnet, d’origine provençale, fut, comme la plupart des œuvres des Troubadours, accueilli et cultivé en Italie, où nos poètes méridionaux avaient dû se réfugier après la Croisade contre les Albigeois. Il ne revint à la mode en France qu’après le retour de nos compatriotes, qui le répandirent et le firent adopter par les poètes français.
Celui que nous donnons ci-après est extrait des œuvres de Louis Belaud, poète provençal, né à Grasse. L’édition de ses œuvres, que nous avons sous les yeux, est celle de Marseille, 1595, in-8o. Le style est clair, facile, et se rapproche tellement du Provençal de nos jours que la traduction en devient superflue.
SONNET SUR UNE SORTIE DE PRISON
Le planh était une longue et triste chanson dans laquelle le Troubadour déplorait la perte douloureuse d’une amante, d’un bienfaiteur ou d’une bataille. Cette poésie répond à la complainte de nos jours, que chantent sur les places publiques des artistes ambulants. On cite comme des modèles du genre les planhs de Gaucelm Faydit sur la mort du roi Richard, de Bertrand de Born sur celle du prince anglais, son ami; ceux de Cigala, sur la perte de sa bien-aimée, Berlanda. Le planh est composé de vers de dix ou douze syllabes et coupé en strophes égales.
Exemple:
La cobla ou couplet désignait, comme aujourd’hui, un ensemble de vers rimés, mesurés et groupés d’une façon régulière et se reproduisant ensuite dans le même ordre un certain nombre de fois.
[142] Exemple:
La tenson était une pièce de vers, ou scène dramatique, dans laquelle les interlocuteurs défendaient tour à tour, par couplets de même mesure et en rimes semblables, des opinions contradictoires sur la question à discuter. Ce qui donnait à la tenson un certain intérêt, c’était de voir un poète attaqué relever le gant de la discussion et improviser sa réponse en vers. Le juge du combat décernait une couronne au vainqueur. Ces jeux poétiques étaient assez répandus, et on ne peut s’empêcher d’admirer la richesse et la fécondité de la langue Provençale qui fournissait pour ainsi dire soudainement les plus gracieuses ressources pour le développement d’une idée. Cependant la tenson n’était pas toujours improvisée, nombre de poètes la composaient d’avance, se préparant ainsi à eux-mêmes d’ingénieuses réponses où ils faisaient montre de leur savoir et de leur esprit. Il arrivait même quelquefois qu’un Troubadour érudit composait une tenson en plusieurs langues; en voici un exemple:
TENSON DE RAMBAUD DE VAQUEIRAS, ENTRE LUI ET UNE DAME GÉNOISE[71]
RAMBAUD
LA DAME
On voit par la réponse de la dame génoise que Rambaud fut peu écouté et assez malmené. Si c’est là un fait historique relatif à sa vie aventurière et amoureuse, il faut avouer que ce Troubadour, qui n’a pas craint de consigner sur ses tablettes cette mésaventure galante, était d’une véracité peu commune, puisqu’il ne s’en départait pas même quant aux circonstances de sa vie privée qui auraient pu blesser son amour-propre.
Le sirvente était une pièce satirique dans laquelle les Troubadours critiquaient les vices des hommes et des choses de leur temps. C’est en étudiant les sirventes des XIIe, XIIIe, XIVe siècles que l’on peut se faire l’idée la plus exacte de l’histoire de cette époque. Le plus célèbre parmi les Troubadours qui ont abordé ce genre est, sans contredit, Pierre Cardinal, surnommé le roi du Sirvente, le Juvénal du moyen âge français. Aucun ne mania le sarcasme, ne poursuivit le vice avec une verve plus implacable. Sa vie, qui fut très longue, ne fut qu’un combat sans trêve contre les méchants. Hardi et [144] courageux, il n’épargne personne; il attaque également le clergé, la noblesse, les grands comme le peuple. Inutile d’ajouter que ses ennemis étaient nombreux et qu’il fut persécuté, chassé, emprisonné, sans être dompté. C’est sans doute dans un jour de colère qu’il composa le sirvente suivant, qui peut servir d’exemple:
AYSSI COMENSA LA GESTA DE FRA P. CARDINAL
La pastourelle, appelée aussi Vaqueyras (vachère), était une poésie pastorale dialoguée entre un Troubadour et une bergère. Les plus remarquables ont été composées par Giraud Riquier, Jean Estève, de Béziers, et Poulet, de Marseille.
Voici, comme exemple, une pastourelle de Jean Estève, qui date de 1283:
En poésie, la sixtine, même au temps des Troubadours, passait pour la pièce la plus difficile à composer. Arnaud Daniel, qui, dit-on, inventa ce genre, n’en a laissé que de bien mauvais échantillons. Il ne pouvait en être autrement, en présence des difficultés accumulées comme à plaisir pour le rendre à peu près impossible. La pièce se composait de six couplets de six vers ne rimant pas entre eux. Les bouts rimés du premier couplet étaient répétés à la fin de tous les couplets suivants dans un ordre régulier. Ceux du second couplet se composaient de ceux du premier, en prenant alternativement le dernier, puis le premier et successivement, de bas en haut et de haut en bas, jusqu’à ce que toutes les rimes fussent employées. On se servait encore du même procédé pour chaque couplet suivant qui se combinait d’une manière semblable avec le couplet précédent. Enfin, la pièce se terminait par un envoi dans lequel tous ces bouts rimés se trouvaient répétés. On conçoit qu’un pareil genre de composition ait découragé les poètes, et qu’on l’ait abandonné.
Ce mot, qui signifie discordance, fut appliqué aux pièces irrégulières, c’est-à-dire qui n’avaient pas des rimes semblables, un même nombre de vers par strophe ou par couplet et une mesure égale. Inventé par Garins d’Apchier, ce genre fut peu employé.
L’Alba, ou aubade, était un chant d’amour exprimant le plaisir d’une heureuse nuit et le désespoir de l’approche du jour.
Dans la sérénade, ou séréna, le poète gémissait sur la trop courte journée qui finissait, obligé qu’il était de quitter son amie. La mandore en sautoir, c’était à la brune que le Troubadour venait chanter de tendres romances sous le balcon de quelque châtelaine adorée.
La ballade était une sorte de chanson avec couplets et refrain, mais en vers plus courts, d’un rythme plus rapide. Le sujet était puisé dans une anecdote tenant du merveilleux. La danse et la ronde étaient plus particulièrement consacrées à embellir et animer les fêtes, où elles formaient intermède; pendant que le Troubadour chantait, l’assistance dansait.
L’épître était une sorte de lettre poétique qui se déclamait. Le sujet était ordinairement de respectueuses supplications adressées à un grand seigneur, des témoignages de reconnaissance ou des remerciements pour des services rendus. Le conte et la nouvelle rentrent dans la classe des romans, dont ils ne sont que des diminutifs.
A ces différents genres de poésie, on peut ajouter certaines petites pièces qui prenaient des titres particuliers se rapportant aux sujets traités.
Ainsi l’Escondig était une chanson dans laquelle un amant demandait grâce à sa maîtresse;
Le Comjat, une pièce d’adieu;
Le Devinalh, une sorte d’énigme, de jeu de mots;
La Preziconza, un sermon en vers;
L’Estampida, une chanson à mettre sur un air connu;
Le Torney ou Garlambey (tournoi-joute), un chant destiné à célébrer une fête où un chevalier s’était illustré;
Le Carros (chariot), un chant allégorique, où le poète employait des termes guerriers pour glorifier sa maîtresse, qu’il comparait à une forteresse assiégée par la jalousie et la méchanceté des autres femmes;
Enfin, la Retroensa, une pièce à refrain composée de cinq couplets tous à rimes différentes.
NOTES:
[67] Traduction.—Rossignol, va trouver dans sa maison la beauté que j’adore, raconte-lui mes émotions et qu’elle te raconte les siennes. Qu’elle te charge de me dire qu’elle ne m’oublie pas. Ne te laisse pas retenir. Reviens à moi, bien vite, pour me rapporter ce que tu auras entendu, car je n’ai personne au monde, ni parents, ni amis, dont je souhaite autant d’avoir des nouvelles.
Or, il est parti, l’oiseau joli, il va gaiement, s’informant partout jusqu’à ce qu’il trouve ma belle.
[68] Traduction.—Il ne se rebutera jamais des maux de l’amour, puisqu’il a si bien réparé ceux qu’il avait soufferts par sa folie et qu’il a su fléchir par ses prières une dame qui lui fit oublier tous ses malheurs.—Il n’a plus songé qu’il y eût d’autre dame dans le monde depuis le jour que l’amour le conduisit tout tremblant auprès de celle dont les doux regards s’insinuèrent dans son cœur et en effacèrent le souvenir de toutes les autres femmes, etc.
(Sainte-Palaye, manuscrit G. d’Urfé, 37.)
[69] Traduction.—De tous les mortels, je suis bien le plus malheureux et celui qui souffre davantage; aussi voudrais-je mourir! et celui qui m’arracherait la vie me rendrait un grand service, etc., etc.
[70] Traduction.—Comme celle que je chante est une belle personne, que son nom, sa terre, son château sont beaux, que ses paroles, sa conduite et ses manières le sont aussi, je veux faire en sorte que mes couplets le deviennent.
[71] Rambaud s’exprime en Provençal et la dame en Génois.
[72] Traduction.—Madame, je vous ai tant prié qu’il vous plût de m’aimer; car je suis votre esclave. Vous êtes bonne, bien élevée et remplie de vertus; aussi me suis-je attaché à vous plus qu’à nulle autre Génoise. Ce sera charité de m’aimer, vous me ferez ainsi plus riche que si l’on me donnait Gênes et tous les trésors qu’elle renferme.
—Juif, nous n’avez aucune courtoisie de venir m’importuner pour savoir ce que je veux faire. Non, jamais je ne serai votre amie, dussé-je vous voir éternellement à mes pieds. Je t’étranglerais plutôt, Provençal malappris; mon mari est plus beau que toi; passe ton chemin et va chercher fortune ailleurs!...
[73] Traduction.—Puisque beaucoup d’hommes font des vers,—je ne veux pas être différent.—Et je veux faire une poésie.—Le monde est si pervers—qu’il fait de l’endroit l’envers.—Tout ce que je vois est en désordre.
—Le père vend le fils,—et ils se dévorent l’un l’autre;—le plus gros blé est du millet;—le chameau est un lapin;—le monde au dedans et au dehors—est plus amer que le fiel.
—Je vois le pape faillir,—car il est riche et veut encore s’enrichir.—Il ne veut pas voir les pauvres,—il veut ramasser des biens;—il se fait très bien servir;—il veut s’asseoir sur des tapis dorés,—et il vend à des marchands,—pour quelques deniers,—les évêchés et leurs ouailles.—Il nous envoie des usuriers,—qui, quêtant de leurs chaires,—donnent le pardon pour du blé;—et ils en ramassent de grands tas.
—Les cardinaux honorés—sont préparés—toute la nuit et le jour—à faire un marché de tout;—si vous voulez un évêché—ou une abbaye,—donnez-leur de grands biens;—ils vous feront avoir—chapeau rouge et crosse.—Avec fort peu de savoir,—à tort ou à raison,—vous aurez de fortes rentes;—mais, si vous donnez peu, cela vous nuira.
—C’est moins beau chez les évêques,—car ils écorchent la peau—aux prêtres qui ont des revenus.—Ils vendent leur sceau—sur un peu de papier.—Dieu sait s’il leur faut des gratifications!—et ils font tellement de mal—qu’à un simple métayer—ils donnent la tonsure pour de l’argent.—Le mal est le même—dans leur cour temporelle;—elle y perd sa droiture—et l’Église en devient plus affligée.
—Maintenant il y aura beaucoup plus de clercs—pasteurs, dit-on,—qu’il n’y a de brebis.—Chacun trompe les siennes.—On assure qu’ils sont bien lettrés,—je ne puis jamais l’avouer.—Tous sont en faute,—puisqu’ils vendent les sacrements—et de plus en plus les messes.—Quand ils confessent les gens—laïques qui n’ont pas fait du mal,—ils leur infligent de grandes pénitences—qu’on ne saurait prévoir.
[74] Traduction.—Pendant cet heureux temps où les fleurs se mêlent à la verdure, je m’en allais un jour tout seul, m’abandonnant aux joyeuses pensées que fait naître l’amour, lorsque tout à coup j’aperçus vers un endroit écarté un berger et une vive pastourelle, jeune et belle. Ils étaient beaux et bien mis l’un et l’autre.
Je me cachai près d’eux, de manière que ni l’un ni l’autre ne pût me voir. La jeune fille parla la première et dit: «Vraiment, Gui, mon père veut me donner un mari vieux et cassé, mais riche.—Ce sera un mauvais parti, dit Gui, si vous vous décidez à l’épouser, dame Flore, et si vous oubliez celui sur qui était tombé votre choix.—Las, Gui, depuis que je vous vois pauvre, j’ai changé de pensée.—Dame Flore, un jeune homme pauvre est riche quand il est heureux, et bien plus riche encore que ce vieil opulent qui, toute l’année, ne fait que se plaindre; son or et son argent ne pourraient lui donner le bonheur, à lui.—Ne vous chagrinez pas, mon cher Gui, et malgré ce que je viens de vous dire, je vous porte un véritable amour. Ami, mon cœur vous est tendre et fidèle.»
De l’endroit où j’écoutais, je m’avançai doucement près d’eux et les trouvai enlacés dans les bras l’un de l’autre, s’embrassant, navrés d’amour et de joie. En me montrant, je les saluai: mais sachez qu’ils ne me rendirent même pas mon salut. La blonde bergère me dit d’un air de fort mauvaise humeur: «Que Dieu confonde, Monsieur, ceux qui viennent ainsi troubler les plaisirs de jeunes jouvenceaux.»
Mais, dis-je, pourquoi donc, dame Flore, êtes-vous plus irritée contre moi que Gui lui-même?—Comment donc savez-vous ainsi nos noms, Monsieur?—Eh! mon Dieu, Madame, parce que j’étais ici près et que je les ai entendus, ainsi que votre conversation.—Monsieur, nous ne sommes coupables ni de folie ni de trahison!—Bergère qui se tient sur ses gardes s’en trouve toujours bien.» Je dis et me retirai sans vouloir troubler plus longtemps leur doux accord.
Les Cours d’amour.—Code d’amour.—Jugements des Cours d’amour.—Les Cours d’amour en Provence.—Leur influence sur les mœurs.
Tels furent les principaux genres que les Troubadours créèrent et que nous retrouvons dans leurs œuvres antérieures à l’éclosion de la littérature française, qui se les appropria. Nous les retrouvons également dans la poésie lyrique étrangère. Cela prouve, comme nous venons de le dire, que les étrangers, aussi bien que les Trouvères, les ont copiés. Circonstance heureuse, en somme, car, si les Troubadours eurent le mérite d’être les initiateurs de la prosodie et de la littérature poétique et lyrique sous leurs différentes formes, les Trouvères eurent celui de les faire passer dans la langue d’oïl, qui les transmit au français plus tard. Et cet héritage littéraire a puissamment contribué à former des poètes incomparables comme Corneille, Racine, Molière, Lamartine, Victor Hugo et tant d’autres qui ont enrichi notre langue de chefs-d’œuvre et ont élevé le génie littéraire de la France à son apogée.
L’influence de la poésie provençale sur les premiers essais de la poésie française proprement dite se reconnaît: 1o à de nombreux emprunts de mots et d’expressions; 2o à l’imitation complète de presque toutes les formes de poésie lyrique employées par les Troubadours. C’est surtout par la similitude des idées et des sentiments en matière d’amour et de courtoisie que cette influence s’affirme. Plus anciennement consacrés dans le Midi de la France, ces sentiments faisaient le fond de cet ensemble d’opinions et de mœurs qu’on appela l’esprit de la Chevalerie. A ce sujet, Albertet de Sisteron, dans sa dispute avec le moine de Montaudon, revendique pour le Midi la prééminence en fait de civilisation et la supériorité dans l’art de bien dire et de s’exprimer purement:
[152] Ces allégations, de même que l’antériorité de l’œuvre des Troubadours, sont confirmées par les récits de Dante et de Pétrarque, qui n’ont jamais fait aucune mention des poètes du Nord, alors qu’ils citent à chaque instant ceux du Midi.
Enfin, les Espagnols, les Portugais, les Italiens, en parlant de la littérature chevaleresque, la qualifient de limousine et de provençale, jamais de champenoise ou de française. Nouvelle preuve du même fait: que l’on ouvre un recueil de poètes français du XIIIe siècle, celui d’Auguis ou tout autre, Leroux de Lincy ensuite, et l’Allemand Matzner également, on sera frappé des emprunts de mots et des expressions absolument provençales qui se trouvent dans les vers des poètes du Nord. C’est dans les terminaisons que l’imitation est surtout apparente. Évidemment, la popularité qu’avaient acquise les œuvres des Troubadours avait gagné les provinces septentrionales de la France, et ainsi s’expliquent les adaptations et les copies même qui en furent faites un peu partout. Nous insistons sur cette dernière remarque, parce que ce que nous disons du Nord de la France peut s’appliquer également à l’Italie, à l’Espagne et à l’Angleterre; les Provençaux peuvent justement se flatter, à ce sujet, d’avoir été des modèles presque universels, et d’avoir été regardés comme les classiques de la France littéraire du XIIIe siècle. Les exemples suivants en donnent la preuve convaincante.
En ce qui concerne la langue anglaise, le poète Geoffroy Chaucer[75] en fut le rénovateur. Allié à la famille royale, sa situation lui permit de visiter les cours étrangères, d’y suivre l’influence exercée par les Troubadours sur les mœurs, les usages et le langage, et d’en faire profiter son pays. Dans son voyage en France, il s’occupa principalement de la traduction des œuvres de nos poètes et, plus tard, assistant en Italie au mariage de Violente, fille de Galéas, duc de Milan, avec le duc de Clarence, il se trouva en rapport avec Pétrarque, Froissart et Boccace. Il est évident que les conversations de ces hommes célèbres devaient avoir la littérature pour sujet. De là des échanges de vues, des observations, des notes prises et conservées, dont plus tard Chaucer fera son profit. On en retrouve la trace dans sa Théséide, empruntée à Boccace, et dans la traduction du Roman de la Rose qu’il fit d’après l’original de Guillaume de Lorris. Mais la composition qui se ressent le plus des emprunts faits aux Troubadours et à la poésie provençale est son Palais de la Renommée, qui fut imité ensuite par Pope. Dans le poème la Fleur et la Feuille, il se rapproche de l’institution des jeux floraux et des cours d’amour. On y trouve en effet la Dame de la Fleur et la Dame de la Feuille qui président chacune un groupe de jeunes filles couronnées de feuillages différents. Comme rapprochement, on peut citer un arrêt de Cour d’amour, rapporté par Fontenelle, [153] où le juge est appelé Marquis des fleurs et violettes. La trace de l’influence provençale se retrouve encore dans une traduction, par Chaucer, du Troïlus et Cresséide de Boccace, qui, comme Dante et Pétrarque, a pris au Provençal son esprit; on pourrait ajouter que le poète anglais en a surtout pris les formules.
La paix et la guerre apportent, chacune par des moyens différents, leur contingent à la civilisation. Un échange constant de produits commerciaux ou industriels amène dans les mœurs, les usages et les langues une assimilation qui, pour n’être pas toujours générale, n’en pénètre pas moins sur certains points et devient réciproque. La guerre contribue au même résultat, les conquérants imposant aux vaincus leurs lois, leurs usages ou leurs idiomes.
Dans la première partie du moyen âge, la France a dominé le monde par toutes les formes de l’imagination. Ses Troubadours, qui ont créé la Canso, le Sirvente, la Tenson, le Sonnet, ont enseigné à l’Europe romaine la poésie et les mètres lyriques. Ses Trouvères ont obtenu de grands succès par leurs récits épiques et leurs histoires si pathétiques dont on retrouve les traces dans tous les mondes. Les premières théories modernes sur l’art de parler et d’écrire ont été rédigées par nos Troubadours, dont les grammaires et les dictionnaires ont été copiés, étudiés et commentés à Tolède, à Barcelone, à Florence et dans nombre d’autres pays. Plus tard, l’Espagne, le Portugal et l’Italie, qui avaient puisé aux sources vives de la Provence lettrée les principes et les formes les plus pures de notre littérature, purent produire à leur tour des maîtres en l’art d’écrire et de penser. C’est à partir de cette époque que leur littérature se forme et que nous constatons les succès des Quevedo, des Antonio Pérez, des d’Alorcon, des Lope de Véga, des Guilhem de Castro, des Cervantès, dont les chefs-d’œuvre inspirèrent à leur tour Voiture, Corneille, Molière, Le Sage, Beaumarchais et tant d’autres qui n’ont pas su résister aux beautés de la littérature espagnole. Pour l’Italie, on peut citer Dante, Boccace, Pétrarque, Malaspina, Giorgi, Calvo, Cigala, Doria, Sordel, etc. Il n’est rien de plus glorieux pour les Troubadours que d’avoir eu de tels disciples. Si, après les avoir égalés, ces derniers les ont surpassés par la suite, nous en dirons la cause dans le courant de cet ouvrage. Nous verrons comment les Troubadours, poursuivis, persécutés, chassés par la croisade contre les Albigeois, ne purent continuer leurs études et virent le cours de leurs travaux brutalement interrompu.
Alors que la courtoisie la plus délicate rendait les hommes esclaves de la beauté, et que les Troubadours célébraient les mérites et les vertus de la femme, celle-ci consacra cette suprématie par la création des gracieuses Cours d’amour. Ce tribunal, devant lequel étaient appelés les amants coupables, où se jugeaient les questions les plus délicates en matière de sentiment, donnait bien l’idée des mœurs, des usages et de l’esprit de l’époque.
A certaines dates, les châtelaines d’une province se réunissaient; la plus noble d’entre elles présidait l’assemblée, formée en docte aréopage. On discutait les articles d’un Code d’amour, on délibérait sur les cas qui étaient soumis, on jugeait et souvent on condamnait à des peines sévères.
On peut se demander quelles étaient l’autorité de ces tribunaux et la sanction appliquée à leurs arrêts. L’autorité ressortait de leur composition même, qui n’admettait que l’élite de la noblesse après une sage sélection; quant à la sanction, il n’y en avait qu’une: l’opinion publique. Mais cette sanction était d’autant plus redoutable que les jugements librement sollicités étaient rendus de même. Si affaiblie qu’elle puisse être de nos jours, on ne peut nier la force morale de l’opinion publique qui flétrit les indignes, alors qu’assez habiles pour éluder la loi ils ne peuvent, judiciairement, être condamnés. C’est l’opinion qui ne permet pas de refuser un duel, défendu cependant par le Code; c’est l’opinion également qui force à payer, comme sacrée, une dette de jeu, que la loi ne veut pas reconnaître. C’est, enfin, l’opinion publique qui contraint les tyrans [155] eux-mêmes à reculer devant certains actes odieux. Au moyen âge, époque des Cours d’amour, cette force devait être d’autant plus grande que le scepticisme qui, de nos jours, envahit peu à peu la société ne pouvait être alors qu’exceptionnel et que, par conséquent, l’opinion faisait loi.
Avant de citer quelques exemples des questions soumises au jugement des Cours d’amour, il est essentiel de connaître les principales dispositions du Code amoureux appliqué dans le Nord, suivant l’ouvrage d’André le Chapelain; il repose sur une légende que nous rapportons textuellement, d’après cet auteur.
«Un chevalier breton s’était enfoncé seul dans une forêt, espérant y rencontrer Artus; il trouva bientôt une damoiselle, qui lui dit: Je sais ce que vous cherchez; vous ne le trouverez qu’avec mon secours. Vous avez requis d’amour une dame bretonne, et elle exige de vous que vous lui apportiez le célèbre faucon qui repose sur une perche dans la cour d’Artus. Pour obtenir ce faucon, il faut prouver par le succès d’un combat que cette dame est plus belle qu’aucune des dames aimées par les chevaliers qui sont dans cette cour.
«Après bien des aventures romanesques, il trouva le faucon sur une perche, à l’entrée du palais, et il s’en saisit. Une petite chaîne d’or tenait suspendu à la perche un papier écrit; c’était le Code des amoureux que le chevalier devait prendre et faire connaître, de la part du roi d’amour, s’il voulait emporter paisiblement le faucon.»
La cour, composée d’un grand nombre de dames et de chevaliers, adopta les règles de ce Code qui leur avait été présenté, en ordonna fidèlement l’observation à perpétuité sous les peines les plus graves et le fit répandre dans les diverses parties du monde. Ce Code contient trente et un articles, et des considérations qu’il serait trop long d’énumérer ici.
Un grand nombre d’historiens ont attribué au mariage du roi Robert avec Constance, fille de Guillaume Ier, vers l’an 1000, l’introduction à la cour de France des Troubadours provençaux, dont l’influence se fit sentir rapidement. En effet, ce fut à partir de cette époque que les manières agréables, les mœurs polies, les usages galants de la France méridionale commencèrent à se propager. Le mariage d’Eléonore d’Aquitaine avec Louis VII, en 1137, fut une nouvelle occasion pour les poètes de Provence de répandre et faire apprécier l’art du gai savoir. Petite-fille du célèbre comte de Poitiers, Eléonore d’Aquitaine reçut les hommages des Troubadours, les encouragea et les honora. Bernard de Ventadour, un des plus célèbres, lui consacra ses vers et continua même de lui adresser ses œuvres lorsqu’elle fut reine d’Angleterre.
L’extension que prit bientôt la langue Romane sous l’impulsion des Troubadours explique la création de Cours d’amour au-delà de la Loire, et les noms d’Eléonore d’Aquitaine, de la comtesse de Champagne, de la comtesse de Flandres et d’autres, qui les présidaient.
[156] En Provence, les Cours d’amour les plus célèbres furent celles de Pierrefeu et de Signe, de Romanin et d’Avignon.
Les dames qui présidaient les Cours de Pierrefeu et de Signe étaient:
Stéphanette, dame de Baulx, fille du comte de Provence;
Adalazie, vicomtesse d’Avignon;
Alalete, dame d’Ongle;
Hermyssende, dame de Posquières;
Bertrane, dame d’Urgon;
Mabille, dame d’Yères;
La comtesse de Dye;
Rostangue, dame de Pierrefeu;
Bertrane, dame de Signe;
Jausserande de Claustral.
La Cour de Romanin était présidée par:
Phanette de Gantelmes, dame de Romanin;
La marquise de Malespine;
La marquise de Saluces;
Clarette, dame de Baulx;
Laurette, de Saint-Laurens;
Cécille Rascasse, dame de Caromb;
Hugonne de Sabran, fille du comte de Forcalquier;
Hélène, dame de Mont-Pahon;
Isabelle des Berrilhans, dame d’Aix;
Ursynes des Ursières, dame de Montpellier;
Alaette de Méolhan, dame de Curban;
Elys, dame de Meyrargues.
La Cour d’amour d’Avignon était présidée par:
Jehanne, dame de Baulx;
Huguette de Forcalquier, dame de Trest;
Briaude d’Agoult, comtesse de la Lune;
Mabille de Villeneuve, dame de Vence;
Béatrix d’Agoult, dame de Sault;
Ysoarde de Roquefeuilh, dame d’Anseys;
Anne, vicomtesse de Talard;
Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour;
Doulce de Moustiers, dame de Clumane;
Antonette de Cadenet, dame de Lambese;
Magdalène de Sallon, dame de Sallon;
Rixende de Puyverd, dame de Trans.
Les Cours d’amour brillèrent du plus vif éclat depuis le XIIe siècle jusqu’à la fin du XIVe. Vers cette époque, il se créa dans les provinces du Nord de [157] la France, à Lille, en Flandre et Tournay, des institutions à peu près semblables, mais avec cette particularité qu’elles étaient présidées par un prince d’amour. Sous Charles VI, il a existé à la Cour de France une Cour amoureuse. Elle était organisée d’après la mode des tribunaux du temps et se composait:
Des auditeurs;
Des maîtres de requêtes;
Des conseillers;
Des substituts du procureur général;
Des secrétaires, etc...
Mais les femmes n’y siégeaient pas[76].
En Provence, nous voyons enfin, comme une réminiscence des cours d’amour, le roi René instituer un prince d’amour qui figurait dans la procession de la Fête-Dieu, à Aix. Ce prince jouissait même de certains droits, puisqu’il imposait une amende nommée Pelote à tout cavalier qui faisait aux demoiselles du pays l’affront d’épouser une étrangère, et à toute demoiselle qui, en épousant un cavalier étranger, semblait signifier que ceux de la région n’étaient pas dignes d’elle.
Des arrêts du Parlement d’Aix avaient maintenu le droit de Pelote.
Pour apprécier les Cours d’amour, il faut non pas les juger avec l’esprit de notre temps, mais se reporter à l’époque où elles furent instituées. Vivantes images des mœurs et des idées du moyen âge, elles ont eu leur raison d’être et ont affirmé les principes de l’amour pur, libre et sincère. N’auraient-elles obtenu que ce résultat, qu’il suffirait amplement à leur renommée. Mais elles nous ont aussi transmis l’amour et le respect de la femme, sans lesquels toute société est bientôt vouée à la grossièreté des mœurs, à la barbarie et à l’oubli de toute dignité personnelle. La galanterie française, proverbiale dans le monde entier, ne nous vient-elle pas un peu des Cours d’amour? Ce titre seul les justifierait aux yeux de ceux qui ne les ont tenues que pour frivoles.
NOTES:
[75] G. Chaucer, né en 1328, avait épousé la sœur de Catherine Swynford, veuve du duc de Lancastre, dont le fils régna sous le nom de Henri IV. Il mourut en 1400.
[76] Cité par Renouard d’après un manuscrit de la Bibliothèque Nationale, no 626.
Croisade contre les Albigeois.—Décadence de la langue Romane.
Il y a toujours eu des histrions, des bateleurs, des montreurs d’animaux savants et des comédiens; mais il faut attendre un état social assez avancé pour trouver chez un peuple un théâtre régulier. C’est que le goût des spectacles dramatiques ne se développe largement que lorsque la littérature est arrivée à un degré de perfection qui lui permet d’exposer, dans une langue épurée, les grands faits de l’histoire, les traits héroïques des guerriers, les actions des hommes illustres. La Grèce a été la première nation qui soit entrée dans cette voie. Sa civilisation était assez développée pour que les œuvres de ses grands poètes fussent goûtées de tous les citoyens. Quand Rome fut devenue la capitale du monde, que les sciences et les arts lui eurent porté les plus nobles tributs du génie, ce fut un besoin pour les Romains d’assister à des spectacles dramatiques. Cependant, moins lettrés que les Grecs, les jeux du cirque les attiraient de préférence. La population oisive se ruait aux portes des amphithéâtres et demandait à grands cris du pain et des jeux. Le pain était noir, mais les spectacles étaient les plus splendides de l’Univers.
En France, après l’ignorance qui a signalé les premiers siècles de monarchie, ce furent les Troubadours suivis de leurs jongleurs et d’une nombreuse troupe d’artistes, musiciens, chanteurs, montreurs de bêtes savantes, qui, visitant les cours et les châteaux, donnèrent un avant-goût de notre art dramatique. D’après une légende provençale du XIe siècle sur sainte Foy d’Agen, vierge et martyre, il y avait dès cette époque des jongleurs ambulants, [160] qui allaient de ville en ville chantant des légendes, non seulement en France, mais aussi en Aragon et en Catalogne, où ils avaient pénétré. Il y a même à leur sujet un édit de saint Louis, qui règle le droit de péage pour leur entrée dans Paris. Il était ainsi conçu: «Tout marchand qui entrera dans la ville avec un singe paiera, s’il l’apporte pour le vendre, la somme de quatre deniers; tout bourgeois le passera gratis s’il l’a acheté pour son plaisir, et enfin tout jongleur qui vivra des tours qu’il lui fait faire acquittera l’impôt en le faisant jouer devant le péager.» D’où est venu le proverbe payer en monnaie de singe.
Peu à peu les jongleurs se perfectionnèrent, à ce point que plusieurs d’entre eux passèrent du rôle d’interprètes à celui d’auteurs. Il arrivait alors que, protégés par un puissant seigneur, ils amassaient de véritables fortunes, et parfois même, justifiant leur renommée par un talent réel, ils étaient faits chevaliers et de droit pouvaient prétendre au titre de Troubadours. Il en est quelques-uns parmi eux que l’on peut citer comme exemples.
Gaucelm Faydit, dont les œuvres gracieuses sont pleines de noble galanterie, était le fils d’un bourgeois d’Uzerches, près de Limoges. Après avoir dissipé l’héritage de sa famille, il tomba dans la misère, épousa une fille de mauvaise vie, d’Alais, et fut réduit pour vivre à se faire jongleur. Il courait les fêtes et les villages, composant des chansons que sa femme, Guillelmette Monja, chantait aux applaudissements de la foule qui lui jetait quelques sous. Enfin, après vingt ans de cette vie nomade et misérable, sa renommée grandissant, il acquit le titre de Troubadour et trouva son puissant protecteur dans Richard, comte de Poitou, qui l’appela à sa cour. A l’inverse de beaucoup de ses confrères, qui obtenaient les bonnes grâces des femmes de haut rang, Faydit ne paraît pas avoir réussi dans ses entreprises amoureuses; mais l’échec qu’il éprouva auprès de Marie de Ventadour et de Marguerite, comtesse d’Aubusson, qui se jouèrent de sa folle tendresse, fut largement compensé par les faveurs et les biens dont il fut comblé par Richard, devenu roi d’Angleterre.
Giraud Riquier (de Béziers), célèbre par sa requête au roi Alphonse de Castille, fut le premier à rédiger une sorte de Code des Troubadours et des jongleurs. Il les plaçait par ordre de mérite et sut obtenir de son protecteur, le roi Alphonse, une déclaration conforme à sa demande. Les pastourelles de ce troubadour l’ont placé au premier rang des poètes de son temps, et lui ont mérité du roi de Castille le titre de Docteur en l’art de trouver.
Giraud de Calanson qui se place après ces deux premiers, comme troubadour et jongleur, se distingue de Riquier en ce que, plus pratique que celui-ci, il enseignait à ses élèves et à ses amis qu’il faut avant tout faire de bons vers et capter la faveur du public pour arriver à la fortune et à la renommée. Les titres étaient par lui relégués au second plan, et il pensait qu’ils ne pouvaient [161] d’ailleurs manquer d’échoir à ceux qui avaient du succès.
«Va, dit-il à un jongleur, applique-toi à bien trouver et rimer, sache proposer avec grâce un jeu parti; apprends à faire retentir le tambour et les cymbales; jette et rattrape avec adresse des petites pommes avec des couteaux; imite le chant des oiseaux; fais des tours avec des corbeilles; saute à travers quatre cerceaux; joue de la cithare[77] et de la mandore[78]; pince convenablement de la manicorde[79] et de la guitare[80] si douces à entendre, de la harpe et du psaltérion[81]; garnis la roue (la vielle) de dix-sept cordes... Va, jongleur, aie neuf instruments de dix cordes et, si tu sais en bien jouer, ta fortune sera bientôt faite... apprends comment l’amour court et vole, comment on le reconnaît, nu ou couvert d’un manteau; comment il sait repousser la justice avec des dards aigus et ses deux flèches dont l’une d’or éblouit les yeux et l’autre d’acier fait de si profondes blessures qu’on ne peut en guérir. Apprends de l’amour les privilèges et les remèdes, et sache expliquer les divers degrés par où il passe. Dis bien d’où il part, où il va, ce dont il vit, les cruelles tromperies qu’il exerce et comment il détruit ses serviteurs.
«Quand tu seras bien instruit de toutes ces choses, alors, jongleur, va trouver le jeune roi Aragon, car je ne connais personne qui soit meilleur juge du mérite.»
Outre le talent poétique, qui ne verra, dans ces conseils aux jongleurs, une haute leçon de philosophie? Giraud de Calanson connaît l’âme humaine, il l’a étudiée dans les foules aussi bien que dans les châteaux et les cours princières. La forme extérieure que donnent l’éducation et la condition sociale n’est pour lui qu’un manteau sous lequel se cache la vérité, une pour tous, partout et en tout semblable. La logique, qui se complaît moins dans les hautes régions de la poésie idéale que dans la réalité des faits, nous montre l’homme tel que la nature l’a créé, avec un égoïsme personnel doublé d’un sentiment de vanité dont notre Troubadour sait se servir au mieux de ses intérêts. Il connaît le monde et en joue assez habilement pour en tirer honneurs et profits.
Ses élèves profitèrent de ses conseils. Ils établirent parmi eux une certaine discipline, appliquée à maintenir le rang et les fonctions de chacun, ils cherchèrent et trouvèrent à varier leurs spectacles. Le public prit alors plaisir à les voir et à les entendre. C’est ainsi que ces jongleurs, en représentant des pantomimes, en exécutant des tours de force et d’adresse, en [162] composant des morceaux de musique, des chants d’amour, de guerre et de politique, et enfin en introduisant à la scène les pantomimes parlées dont les sujets appelés mystères étaient tirés des dogmes principaux du christianisme, furent en France les fondateurs de la comédie et les pères des comédiens.
Peu à peu le cercle dramatique s’élargit; chaque province eut ses poètes qui, s’inspirant des chroniques religieuses du pays, composèrent des pièces spéciales.
Les premiers théâtres de ce genre de spectacles furent les églises, et les prêtres, autant qu’ils le purent, retinrent la direction exclusive des mystères et fêtes religieuses. Ils en arrivèrent même, pour conserver ce monopole, à tolérer des représentations absurdes et quelquefois inconvenantes.
Telles furent les fêtes burlesques de l’enterrement, de la déposition de l’Alleluia, la Messe de l’Ane ou des fous, les Offices farcis, les Mystères de sainte Catherine, etc... Le mystère des Vierges sages et des Vierges folles[82] présente un cas assez curieux pour être noté. Il est écrit en trois idiomes différents. Dans cette pièce, Jésus-Christ parle en latin; les vierges sages et les marchands, en français, et les vierges folles, en provençal. On se demande comment un tel poème pouvait être utilement écouté par un public peu lettré, qui devait forcément perdre le bénéfice d’une audition aussi confuse.
Les Mystères vinrent à la mode et furent même adoptés à l’étranger. On cite entre autres l’œuvre de Guillaume Herman, poète anglo-normand, qui vivait au XIIe siècle. Son mystère, qui avait pour titre la Rédemption, eut un certain succès. Etienne de Langtow, évêque de Cantorbéry en 1207, en a aussi laissé un sur le même sujet. Enfin, un mystère sur la Résurrection du Sauveur, écrit en vers anglo-normands et dont le texte remonte au XIIe siècle, marque un progrès notable; on y trouve des indications relativement importantes sur la mise en scène:
«Avant de réciter la Sainte Résurrection, disposons d’abord les lieux et les demeures.—Il y aura le crucifix et puis, après, le tombeau,—il devra y avoir aussi une geôle pour enfermer les prisonniers,—l’enfer sera d’un côté et les maisons de l’autre, puis le ciel et les étoiles. Avant tout, on verra Pilate accompagné de six ou sept chevaliers et de ses vassaux, Caïphe sera de l’autre côté et avec lui la nation juive, puis Joseph d’Arimathie. Au quatrième lieu, on verra don Nicodème, puis les disciples et les trois Maries. Le milieu de la place représentera la Galilée et la ville d’Emmaüs où Jésus reçut l’hospitalité, et, une fois que le silence régnera partout, don Joseph d’Arimathie viendra à Pilate et lui dira, etc., etc[83].»
[163] La vogue croissante des mystères amena entre les jongleurs spécialement désignés pour les jouer une association particulière qui prit le titre de Confrères de la Passion. Ce furent les premiers acteurs tragiques. Charles VI les prit sous sa protection et les autorisa à établir leur théâtre à Paris, dans la grande salle de l’hôpital de la Charité[84]. Ils y obtinrent un succès tel que le clergé, dans la crainte de voir déserter les églises, changea et avança l’heure des vêpres. Dans ce local, mieux approprié, on joua très longtemps le Grand Jeu de la Passion, spectacle qui durait plusieurs jours, et d’autres mystères, dont l’un, dit de la Vengeance, représentait le Christ triomphant et vengé à travers les temps; des spectacles préparatoires ou parades, appelés pois-pilés, attiraient également le public en foule. Mais le genre dramatique ne devait pas se borner à ces premiers essais. Dès le XIIIe siècle, on constate l’apparition d’une sorte de comédie appelée jeu, dont Adam de la Halle, dit le bossu d’Arras, a laissé des spécimens curieux; ce sont: li Jus de la Feuillée, li Jus des pèlerins, les Giens de Robin et Marion. D’autres de Jean Bodel nous sont également parvenus.
A côté des Confrères de la Passion, se forma une seconde société, plus complète et aussi plus instruite, composée des Clercs de la Basoche. Elle s’organisa hiérarchiquement. Le chef se para du titre de roi des Basochiens et octroya à ses officiers ceux de maîtres des requêtes, chanceliers, avocats, procureurs, référendaires, secrétaires, huissiers, etc. Il présidait aux études et aux jeux de la jeunesse, il reçut le droit de porter la toque royale, et ses chanceliers la robe de chancelier de France. Les sceaux, sur lesquels étaient gravées ses armes, étaient d’argent, et le blason portait trois écritoires d’or sur champ d’azur timbrées de casques. Cette troupe, aussi gaie que la première était tragique, ne représentait que des pièces burlesques appelées soties, dont les interprètes peuvent passer à bon droit pour les premiers acteurs comiques. Peu après la création de la confrérie bouffonne de la Basoche se formèrent les corporations des Enfants Sans-Souci, de la Mère folle de Dijon, et d’autres associations dramatiques de bourgeois, d’écoliers et d’artisans, qui s’adonnèrent sous différents noms aux divertissements de la poésie, de la musique et du théâtre. Leur concours était demandé pour les fêtes et les réceptions royales, ce qui n’empêchait pas les clercs de la Basoche de s’attaquer, dans leurs satires, aux princes et au clergé; hardiesse qu’ils payèrent, à plusieurs reprises, de la suspension de leurs jeux. Dans leurs folles inventions, ainsi que dans les soties et les moralités, les Enfants Sans-Souci, présidés par le prince des sots, dépensaient en improvisations fugitives beaucoup de talent, d’observation et d’esprit. On pourrait trouver dans ces manifestations scéniques l’idée embryonnaire de notre théâtre satirique, et dans leurs interprètes les précurseurs de nos acteurs comiques.
Ainsi qu’on a pu le remarquer d’après les chapitres précédents, les mœurs du clergé en Provence, c’est-à-dire dans toute la partie méridionale de la France, pouvaient malheureusement être critiquées. L’Église avait perdu sa force et son prestige, et la vénération dont elle avait été honorée jusque-là se changeait en raillerie. Les Troubadours furent les premiers à dénoncer la conduite des moines et des prêtres, qui en furent réduits, lorsqu’ils sortaient, à ramener leurs cheveux sur la tonsure dans la crainte d’être reconnus.
D’autre part, la Gaule méridionale, comprenant l’Aquitaine, la Gascogne, la Septimanie, la Provence et le Dauphiné, avait secoué le joug de leurs oppresseurs et, depuis près de trois siècles indépendante, était devenue étrangère à la France. Sa nationalité et sa langue, absolument différente de celle des peuples soumis aux Capétiens, avaient favorisé l’éclosion et le développement d’idées et de sentiments auxquels ceux-ci répugnaient.
Les Méridionaux accueillaient facilement les Juifs et les savants arabes; ils cultivaient les arts, la poésie et la musique; ils aimaient la vie facile et les plaisirs. Toutes choses mal vues au delà de la Loire. D’autre part, le régime féodal n’avait pu s’implanter chez eux que partiellement; un grand nombre d’alleux s’y étaient conservés. Les villes avaient gardé d’antiques libertés républicaines, et la bourgeoisie riche y marchait à peu près de pair avec la chevalerie. De ces dispositions opposées d’esprit et de mœurs, les deux régions du Midi et du Nord de la France avaient vu naître une certaine antipathie réciproque. Le dépit et la haine que le clergé avait voués aux populations méridionales, sur lesquelles il avait perdu tout prestige et toute domination, achèvent d’expliquer le rapprochement qui se fit entre la papauté et la noblesse française. De cette entente surgit une alliance monstrueuse dont le prétexte était le châtiment des hérétiques, mais dont le but réel était: pour l’Église, de ramener sous son joug des populations dont l’obéissance lui était d’autant plus précieuse que leur générosité était sans limites; pour la noblesse de France, les grands profits à tirer d’une expédition peu périlleuse.
Les croyances des hérétiques variaient beaucoup, mais toutes leurs [165] sectes étaient réunies par un sentiment commun, la haine de l’Église. Le pape, avant de déchaîner les hordes du Nord sur la Provence, voulut tenter un effort spirituel, afin de donner au monde catholique l’illusion que toutes les concessions compatibles avec l’esprit de devoir et de charité chrétienne avaient été faites. Saint Bernard fut chargé de ramener au bercail les brebis égarées. Vertfeuil lui ayant été signalé comme un des foyers les plus ardents de l’hérésie, il s’y rendit, et dans son premier sermon eut le tort d’attaquer les personnes les plus considérables du pays. Celles-ci sortirent de l’église et le peuple les suivit. Saint Bernard, resté seul, s’achemina vers la place publique et continua de prêcher. Connaissant mal les Méridionaux, dont on peut tout obtenir par la douceur et la persuasion, le saint homme se trompa complètement en employant la terreur pour ramener à Dieu ceux qui avaient souffert de ses ministres et de leurs exigences toujours plus dures et plus âpres. Après leur avoir fait entrevoir les supplices de l’enfer, il les menaça des armes vengeresses des hauts barons catholiques. Leurs biens seraient confisqués et partagés, leurs maisons incendiées, eux-mêmes ainsi que leurs femmes et leurs enfants livrés aux bourreaux qui sauraient bien, en leur appliquant la torture, leur faire renier les nouveaux dogmes. A son grand étonnement, ses paroles produisirent une seconde fois le vide autour de lui, la place devint déserte. L’envoyé du pape, humilié dans sa dignité, plein de dépit et de colère, partit en secouant la poussière de ses pieds et en maudissant la ville en ces termes: «Vertfeuil, que Dieu te dessèche[85]!»
L’échec subi par saint Bernard ne fit que raffermir Innocent III dans la résolution de continuer la lutte, il ne pouvait tolérer cet état de révolte ouverte contre le Saint-Siège. Cependant il n’en vint pas encore à l’emploi des moyens violents. Il envoya tour à tour, pour combattre les hérétiques par la parole, d’abord les disciples de saint Bernard, les moines de Cîteaux, puis l’évêque d’Osma et le vicaire de sa cathédrale, le sombre et déjà célèbre saint Dominique, enfin un légat, Pierre de Castelnau. Tous ces efforts restèrent impuissants contre l’obstination de gens qui en voulaient plus au clergé qu’à la religion elle-même. Alors les prédicateurs tournèrent leur colère contre les Albigeois et leurs seigneurs, qui toléraient sur leurs terres cette révolution dirigée contre l’Église.
Raymond VI, comte de Toulouse, fut le premier objet de la colère et des menaces du pape. Souverain de la Gaule méridionale, sa puissance était plus grande que celle du roi d’Aragon, son voisin. Il fut accusé de protéger les hérétiques et les Juifs; de recevoir les savants n’appartenant pas au culte catholique, de s’entourer enfin des ennemis de l’Église. En présence du légat Pierre de Castelnau, Raymond VI manqua absolument de vigueur et de résolution. [166] Mal préparé pour la lutte, peut-être n’ignorait-il pas l’infériorité de ses moyens de défense. Ce sentiment devait avoir sur sa conduite une influence funeste dont il ne tarda pas à subir les malheureux effets. Après avoir nié toute participation aux erreurs des Albigeois, il consentit à les poursuivre lui-même dans ses États. Il ne comprit pas que cette soumission, loin d’apaiser ses ennemis, ne les rendrait que plus audacieux. Le pape lui écrivit:
«Si nous pouvions ouvrir ton cœur, nous y trouverions et nous t’y ferions voir les abominations détestables que tu as commises; mais, comme il est plus dur que la pierre, c’est en vain qu’on le frappe avec les paroles du salut, on ne saurait y pénétrer. Homme pestilentiel, quel orgueil s’est emparé de ton cœur, et quelle est ta folie de ne vouloir point de paix avec tes voisins et de braver les lois divines en protégeant les ennemis de la foi! Si tu ne redoutes pas les flammes éternelles, ne dois-tu pas craindre les châtiments temporels que tu as mérités pour tant de crimes?»
Aucun prince ne s’était encore entendu menacer en pareils termes par la cour de Rome. A ces injures, Raymond VI ne répondit que par des paroles de soumission, tant était grande et redoutée à cette époque la puissance de la papauté. Mais l’Église n’entendait pas se déclarer satisfaite par un acte d’humilité de la noblesse et du peuple suivi de l’abjuration de leurs hérésies: ce qu’elle convoitait au moins autant, c’étaient leurs richesses et leurs territoires. La conduite de Pierre de Castelnau fut la preuve évidente de cette arrière-pensée; la douceur, les concessions de Raymond VI, le laissèrent inflexible, et il se retira en lui lançant une dernière excommunication.
Ces actes et la violence de caractère du légat avaient indigné les Provençaux. Le comte de Toulouse, pour éviter des représailles possibles, ne le laissa pas partir comme il le désirait, seul, confiant dans l’inviolabilité du mandat dont il était revêtu: il lui adjoignit une escorte.
Avant de repasser le Rhône, le légat, s’étant arrêté dans une auberge sur le bord du fleuve, s’y prit de querelle avec un des chevaliers qui l’accompagnaient; ce dernier supporta les injures moins patiemment que son seigneur et tua Pierre de Castelnau d’un coup d’épée[86].
Ce meurtre, qui rappelait celui de Thomas Becket, fut le point de départ d’une campagne armée. Innocent III confia la vengeance de son ministre à tous les fidèles. Aux soldats de cette nouvelle croisade, il promit la rémission de tous leurs péchés, ainsi que la dépouille des Provençaux, et il chargea les moines de Cîteaux d’exciter le zèle des chrétiens pour leur faire expier le plus [167] chèrement possible ce qu’il appelait leur crime; tâche rendue plus facile par l’horreur même qu’inspirait aux catholiques l’assassinat attribué à Raymond VI. D’autre part, l’animosité jalouse de ces bandes contre la politesse et la prospérité du Midi, la convoitise des immenses richesses de ces paisibles et laborieuses populations étaient des mobiles décisifs pour les soudards qui composaient l’armée des croisés. Tout en excitant la foi des soldats, le clergé ne négligeait pas de leur assurer que les dangers des expéditions lointaines n’étaient pas à craindre, que cette campagne facile leur procurerait tous les honneurs et profits spirituels auxquels ils n’avaient pas été admis jusque-là, et par surcroît l’occasion de s’enrichir. Le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et d’Auxerre et une foule de chevaliers prirent la croix, suivis par leurs hommes d’armes et leurs vassaux. Si Philippe-Auguste ne prit pas part aux préparatifs de cette guerre, il n’encouragea pas moins les moines de Cîteaux et toute la chevalerie du Nord à combattre Raymond VI, quoique ce dernier fût son vassal, son parent et qu’il eût imploré son appui.
L’invasion du Midi par le Nord fut ainsi décidée, sous l’influence prépondérante du haut clergé. Éternelle honte, tache ineffaçable du règne d’Innocent III! Au lieu de s’appliquer à réformer les mœurs des ministres de la religion, qui n’avaient plus droit au respect parce qu’ils n’étaient plus respectables, le pape, dans son orgueil blessé de Souverain Pontife, ne craignait pas de faire appel aux plus basses passions pour atteindre le but qu’il poursuivait: le triomphe de la barbarie sur la civilisation, la destruction de la nationalité provençale. Et, pour comble, le roi de France lui donnait la main et lui fournissait ses meilleurs auxiliaires: princes ambitieux, soudards avides et cruels.
Nullement préparés à recevoir ce choc formidable, mais surpris plus qu’épouvantés, les Méridionaux auraient pu cependant repousser les envahisseurs. Malheureusement, les différents princes qui les commandaient ne s’entendirent pas entre eux. Chacun crut pouvoir traiter séparément avec Rome, et échapper pour son compte aux calamités de la guerre. Raymond VI se trouva seul en face d’un ennemi qui avait pour lui non seulement la valeur et le nombre, mais aussi l’espoir, presque la certitude de le vaincre facilement. Il prit alors la résolution douloureuse de se sacrifier pour son peuple en se soumettant, suivant les exigences de Rome, à la plus humiliante des punitions. Il se rendit dans l’Église où se trouvait le tombeau de Pierre de Castelnau et, en présence de tout le peuple, on vit le comte de Toulouse, duc de Narbonne, seigneur de la Haute-Provence, du Quercy, du Rouergue, du Vivarais, d’Uzès, de Nîmes et de Béziers, flagellé par le nouveau légat, obligé de prendre la croix contre ses propres sujets et d’apporter son concours à cette expédition qui allait envahir le territoire de ses vassaux.
Ce fut sur Raymond-Roger II, comte de Béziers, que se porta tout d’abord [168] l’effort des croisés. En vain essaya-t-il de se réconcilier à son tour avec Rome, en faisant les mêmes promesses que le comte de Toulouse; les bandes avides et fanatiques, accourues à la voix de l’Église, ne pouvaient être facilement congédiées, et leur marche en avant ne permit même pas d’entamer des négociations. Raymond-Roger, qui ne se faisait aucune illusion sur l’issue de la lutte, voulut du moins vendre chèrement sa vie. Il arma à la hâte les villes principales de son territoire. Béziers reçut le premier choc. Une sortie intempestive des troupes de la garnison contre des forces supérieures permit aux croisés, qui la repoussèrent, d’entrer ensuite dans la ville. Ils trouvèrent les églises pleines de monde et les prêtres à l’autel invoquant le Seigneur. Comment, au milieu d’une telle multitude, distinguer les catholiques des hérétiques? On envoya demander au légat du pape, Arnauld Amalric, abbé de Cîteaux, ce qu’il y avait à faire. Le digne représentant d’Innocent III rendit cette réponse, aussi cruelle que célèbre:
«Tuez-les tous! le Seigneur saura bien reconnaître les siens.» Et, sur cet ordre, tous furent massacrés, hérétiques et catholiques, prêtres et soldats, femmes, enfants et vieillards. Il ne resta pas âme vivante à Béziers. L’abbé de Cîteaux avoua quinze mille victimes, certains historiens en portent le nombre à soixante mille.
L’armée des croisés arriva rapidement et sans obstacle sous les murs de Carcassonne, où Raymond-Roger s’était enfermé avec ses meilleurs chevaliers. Mais, trahi par ceux qui craignaient pour la ville le même sort que celui de Béziers, il dut capituler. Les habitants eurent la vie sauve, tous leurs biens furent confisqués au profit des croisés. Parmi les défenseurs, quatre cent cinquante furent brûlés ou pendus pour l’exemple. Le reste des États de Raymond-Roger fit rapidement sa soumission; l’Église triomphait. Le seul ennemi [169] qu’elle eût combattu était entre ses mains avec toutes ses terres et toutes ses richesses. Le pape offrit ce beau domaine en présent au comte de Saint-Pol, au comte de Nevers et à différents seigneurs croisés. A sa surprise, aucun n’osa accepter ces terres, rouges du sang des malheureux que l’on venait d’y massacrer. Aux instances du légat, ils répondirent qu’ils avaient des territoires assez vastes dans le royaume de France, où étaient nés leurs pères, et n’avaient aucune envie des pays d’autrui. La folie du meurtre avait eu le temps de se calmer, le nuage rouge s’était dissipé, et ils voyaient maintenant toute l’horreur de ces combats sans pitié, qui ne furent qu’une série d’égorgements. Ils comprenaient leur crime odieux, et c’est avec indignation qu’ils ajoutèrent à leur refus: «Dans toute l’armée, il n’y a pas un baron qui ne se tienne pour traître s’il accepte un tel bien[87].»
Un seul fut assez peu scrupuleux pour ne pas suivre cet exemple et trop ambitieux pour ne pas profiter d’une telle occasion. Simon de Montfort, seigneur des environs de Paris, consentit à partager avec l’Église le profit et la responsabilité de cette épouvantable guerre. A peine en possession des biens du malheureux comte de Béziers, qu’il fit, dit-on, empoisonner peu après, il continua ses exploits. Après s’être emparé de plusieurs places fortes, il poursuivit Raymond VI jusque sous les murs de Toulouse. Le bruit de ses victoires lui avait déjà amené de nouveaux contingents des pays les plus éloignés: c’étaient des Lorrains, des Flamands, des Anglais, des Allemands, des Autrichiens, à défaut des Français qui eurent horreur de cette guerre. D’autres plus nombreux devaient suivre et augmenter à bref délai ses bataillons. Cependant, Raymond VI, désabusé, avait enfin pris le parti de se défendre, sa soumission à l’Église n’ayant pas, comme il l’avait espéré, arrêté la marche des croisés. Il força Simon de Montfort à lever le siège de Toulouse; se portant ensuite au secours de Lavaur menacé par six mille Allemands, il les tailla en pièces. Enhardi par ses succès, il poursuivit Simon de Montfort, qui, pour échapper à ses coups, dut s’enfermer dans Castelnaudary. Mais alors les secours attendus par ce dernier arrivèrent en grand nombre et, malgré la présence du roi d’Aragon, qui s’était joint avec ses troupes au comte de Toulouse, il remporta sur son adversaire la victoire de Muret. Raymond VI put s’enfuir, le roi d’Aragon fut tué dès le commencement de l’action, et son armée prise de panique, sans guide et sans chef, fut mise en déroute. Le concile de Latran donna à Montfort tous les territoires du malheureux comte de Toulouse, comme prix de sa victoire. Le seigneur dépouillé ne dut qu’à certaines sympathies, qu’il avait su se créer parmi les membres du concile, de conserver le comtat Venaissin et le marquisat de Provence. Il fut même autorisé, le cas échéant, à reconquérir [170] tout son territoire les armes à la main. Ce qu’il fit d’ailleurs par la suite, après avoir chassé de la Septimanie Simon de Montfort et son fils Amauri.
Ainsi se termina cette guerre contre les peuples du Midi. Si elle fut trop intimement liée à l’histoire de la langue romane pour ne pas figurer dans cet ouvrage et si l’histoire a des droits qu’on ne saurait éluder, ce n’en est pas moins avec un sentiment de profonde amertume que nous avons dû revenir sur une des pages les plus tristes de nos guerres religieuses. D’autre [171] part, si la croisade contre les Albigeois nous a paru aussi injuste dans ses motifs qu’horrible dans ses développements, il convient cependant, pour la juger impartialement, d’en examiner les faits dans leur ensemble, moins avec les idées de nos jours qu’avec l’esprit qui animait les populations des XIIe et XIIIe siècles.
En effet, si l’on tient compte des passions violentes qui agitaient le monde à cette époque, aussi bien au point de vue politique qu’au point de vue religieux, avec une civilisation peu avancée, l’appât du lucre né de l’état de guerres continuelles dans lequel étaient les anciennes provinces, le dédain de la vie, des mœurs assez frustes pour se ressentir de cette situation troublée, on sera amené, non pas à excuser les auteurs de cette horrible guerre, mais à considérer celle-ci, dans ses résultats, comme la conséquence malheureuse d’un ensemble de faits et d’un état d’esprit qui ont pesé sur ces événements lointains avec la brutalité farouche de l’inconscience et du fanatisme.
Si la croisade contre les Albigeois est une des pages les plus sombres de notre histoire, du moins pouvons-nous espérer aujourd’hui, grâce à notre esprit de tolérance, à notre amour de la liberté, au respect de toutes les croyances et à notre civilisation, ne plus voir ces guerres fratricides où les excès des uns amenaient les terribles représailles des autres, les confondant tous dans une folie sanglante qu’il eût fallu s’appliquer à prévenir plutôt que d’avoir eu à la condamner. Voilà comment quelques années de cruelles persécutions suffirent pour dissiper l’œuvre de plusieurs siècles d’études et recouvrir d’un linceul éternel une littérature jeune, brillante et pleine d’espérance. Les croisades sanglantes dirigées contre les Albigeois détruisirent à jamais dans nos provinces méridionales cette langue provençale, déjà si riche en poètes. Les Troubadours, qui avaient été les apôtres les plus ardents, les missionnaires les plus infatigables des guerres lointaines entreprises contre l’Islamisme, devinrent les plus malheureuses victimes de leur croyance religieuse. Qui aurait pu penser que les fils de tant de nobles seigneurs, héros des vraies Croisades, tels que Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse; Isarn, comte de Die; Rambaud, comte d’Orange; Guillaume, comte de Forez; Guillaume, comte de Clermont, fils de Robert, comte d’Auvergne; Girard, fils de Guillabert, comte de Roussillon; Gaston, vicomte de Turenne; Raymond, comte de Castillon; que leurs fils, dis-je, seraient à leur tour massacrés comme les musulmans?
Les rares survivants, parmi les Troubadours qui échappèrent, n’eurent pas le courage de cueillir les fleurs de leurs poésies dans ces sillons arrosés du sang de leurs frères. Ils se couronnèrent de cyprès et, pleurant sur les malheurs qui frappaient leur patrie, ils prirent le chemin de l’exil. L’Italie, l’Espagne et la Provence proprement dite les accueillirent. Ils se mêlèrent [172] aux poètes de ces pays, mais leurs œuvres furent désormais voilées du deuil de la patrie absente. Par ce qui en est parvenu jusqu’à nous, on peut juger de l’état d’esprit dans lequel les avait laissés le souvenir de cette épouvantable guerre. Ce ne sont plus que de longues élégies où la tristesse domine; le souffle puissant des créations premières manque; l’esprit, la couleur, la force, n’apparaissent qu’à de rares intervalles et comme un dernier reflet de cette poésie mourante, condamnée par les envahisseurs.
En effet, la langue et la littérature romanes de ces doux pays du soleil furent frappées de proscription. Le pape Honorius IV, dans l’institution qu’il fit de l’Université de Toulouse, ordonne l’abandon de la langue parlée jusqu’à ce jour; il va jusqu’à la maudire et prescrire l’excommunication contre tous ceux qui la parleront ou détiendront des ouvrages dans lesquels elle aura été employée. Tous les manuscrits en langue romane que l’on put trouver furent apportés sur les places publiques, où l’on en fit des autodafés. Cet acte de stupide sauvagerie explique la rareté des œuvres des premiers poètes romans.
Les hautes classes s’empressèrent d’adopter la langue du vainqueur; elles mirent tous leurs efforts à la répandre, et dès lors le Provençal cessa d’être cultivé. Chassé des tribunaux, des églises, des châteaux, des livres et même des actes publics, il n’eut pour dernier refuge que la chaumière du paysan et la cabane du pâtre, où forcément il devait se corrompre et se dénaturer, mais non disparaître à tout jamais.
Non, elle ne devait pas disparaître complètement, cette langue populaire dont le passé était si riche et si glorieux, et que la moitié de la France parlait depuis plus de quatre siècles. Ce fut la Provence proprement dite, qui ne souffrit que partiellement et par contre-coup de la guerre des Albigeois, qui continua à la pratiquer, et l’enrichit de termes nouveaux; elle nous l’a transmise à travers les siècles. Nous la verrons, dans la suite de cet ouvrage, après les patientes études des savants, des philologues, des littérateurs et des poètes, se reformer peu à peu, prendre un caractère local et devenir, non seulement la base de l’idiome de nos campagnes méridionales, mais la langue usuelle et familière de toutes les populations du Midi. Des œuvres nouvelles ont surgi dans lesquelles les Provençaux, sans oublier ce qu’ils doivent à la France, nous rappellent leurs vieux usages, les mœurs des ancêtres et l’amour ardent de la petite patrie. Ils font revivre un passé glorieux, l’inspiration de leur génie nous montre le pays de leurs aïeux tel qu’il était alors que, libre et indépendant, il avait su par sa littérature, ses arts, son commerce, aussi bien que par ses armes et son industrie, occuper une place prépondérante dans le monde.
NOTES:
[77] Sorte de lyre.
[78] Instrument de musique à manche et à cordes, dont on joue avec les doigts.
[79] Petite épinette portative.
[80] Instrument à cordes, que l’on pince avec les doigts.
[81] Instrument à cordes que l’on pinçait ou que l’on touchait avec l’archet.
[82] Le manuscrit du XIe siècle provient de l’abbaye de Saint-Martial de Limoges, et se trouve à la Bibliothèque nationale.
[83] Cette pièce, malheureusement incomplète, a été publiée par M. Achille Jubinal, en 1834, chez Téchener.
[84] Sur l’emplacement de la rue Grénetat.
[85] Guill. de Puy-Laurens.
[86] 1208.—Si le Titien nous a laissé un admirable tableau au point de vue artistique lorsqu’il a reproduit cette scène, on conviendra du moins qu’il en a singulièrement altéré la vérité historique.
[87] Chronique des Albigeois.
Le Provençal depuis le roi René jusqu’à la Révolution.—Des divers dialectes des anciennes provinces de France.—Dialectes poitevin et vendéen; de la Saintonge et de l’Aunis; du Limousin; de la haute et basse Auvergne; du Dauphiné et Bresse; de la Guyenne et de la Gascogne; de la Gironde; du Languedoc; de la Provence.
La croisade contre les Albigeois peut être regardée comme l’une des principales causes de l’altération de la langue Romane. Dans les chapitres précédents, nous avons vu l’Église prendre les mesures les plus sévères pour en interdire l’usage. Comme langue vulgaire, le Roman devait disparaître comme avait disparu le Latin, également frappé par l’Église. Le Latin, quoiqu’il eût été employé pour répandre l’Évangile et porter aux peuples la parole de Dieu, fut reconnu indigne d’être enseigné, parce qu’il avait été l’organe dont les païens s’étaient servis pour implorer leurs idoles. C’est sous l’empire de cette idée tardive, discutable d’ailleurs, que le pape Grégoire en proscrivit l’usage dans les églises, sans que les services rendus à la religion par cette langue lui parussent une circonstance atténuante suffisante. La condamnation du Latin devait naturellement amener celle du Roman, que le clergé haïssait, parce qu’il avait souvent servi d’organe aux satires dirigées contre lui et souvent bien méritées. En présence de mesures aussi radicales et du goût naturel des hommes pour la critique, on ne peut s’empêcher de penser que, pour peu que ce système d’interdiction eût été généralisé, l’Église n’aurait plus dominé que sur une chrétienté muette.
Si la poésie romane du Midi trouva un refuge à la cour du comte de Provence, elle le dut à cette circonstance heureuse que le comte s’était prononcé contre la doctrine des Albigeois, pour mettre ses États à l’abri de la rapacité des Croisés. Ami des lettres et des arts, il accueillit les Troubadours aquitains [174] et gascons avec la plus grande faveur, les traita comme les poètes de la Provence même, et les encouragea dans la production et la propagation de leurs œuvres. Voici, à ce sujet, ce qu’écrivait César Nostradamus, l’historien le plus complet des poètes du Midi à cette époque:
«Ces rois et ces bons comtes, comme par naturelle succession, estoient tellement magnifiques et libéraux envers les beaux et nobles esprits, qu’ils favorisoient d’honneurs, de seigneuries et de richesses,—qu’on ne voyait journellement qu’esclore et sortir poètes illustres et rares; si qu’il sembloit que la Provence ne voulust jamais être stérile, ni se reposer à la production d’esprits élevés et d’hommes excellents et signalés.»
A la mort du dernier Bérenger, Charles d’Anjou, son successeur, porta le premier coup à la langue Romane, que d’ailleurs il ignorait. Plus enclin à la politique qu’aux lettres, avare et batailleur, il ne donna pas aux Troubadours la protection et les encouragements qu’ils avaient été habitués à trouver chez ses prédécesseurs. Son mariage avec Béatrix, non moins important pour la monarchie française que l’alliance de saint Louis avec l’héritière de Raymond IV, consacra définitivement l’ascendant du Nord sur le Midi. La langue Romane, sous l’influence du Français, subit une grave altération. Les œuvres des Troubadours du XIVe siècle en donnent une idée; on s’en convaincra en lisant les vers de Bernard Rascas, dont la facture est déjà toute française. Cette altération n’a fait que s’accentuer depuis.
On peut dire de la littérature Romane du Midi qu’elle a été l’expression d’un peuple et d’une civilisation à part; elle devait finir avec la perte de l’indépendance de ce peuple. Il n’en est pas moins vrai que, de Bérenger Ier à Charles III du Maine (1142-1481), elle a duré trois cent soixante-neuf ans. Quant au nom de Provençale qui lui a été donné et qui est arrivé jusqu’à nous, il s’explique par ce fait que la Provence avait recueilli l’héritage littéraire et politique de tout le Midi avant l’arrivée de Charles d’Anjou. Elle représenta seule à cette époque la littérature méridionale, et il était bien naturel que les Français du Nord, peu soucieux de poésies qu’ils entendaient mal, aient confondu sous le titre de Provençale toute la littérature Romane, qui n’était plus cultivée qu’en Provence lors de leur établissement dans le Midi.
Ces explications étaient nécessaires pour ne pas confondre la langue Romane (dite Provençale) avec le Provençal proprement dit qui en a été tiré.
Dans l’influence littéraire ou scientifique qu’exercent les peuples les uns sur les autres, chaque puissance tend à s’élever à son tour au rang d’éducatrice; c’est ainsi que les Arabes et les Provençaux succédèrent aux Romains, qui eux-mêmes avaient succédé aux Grecs. Plus tard, ce fut l’Italie qui fit loi dans le domaine intellectuel, cédant ensuite à l’Espagne une prépondérance dont la France, sous le règne de Louis XIII, ressentit vivement les effets. Enfin, sous [175] Louis XIV, c’est la France qui, à son tour, et par ses armes et par sa littérature, domine le monde, fixe les règles linguistiques du Français, fait adopter par toutes les cours d’Europe son cérémonial royal, et produit cette pléiade d’écrivains illustres dont les œuvres sont restées les monuments classiques de la littérature française.
Quoiqu’il n’ait pas brillé d’un éclat aussi vif que les langues de ces grandes nations anciennes et modernes, le Provençal n’en a pas moins tenu une place très honorable dans la littérature, depuis le roi René jusqu’au XVIIIe siècle. Il serait difficile de désigner d’une façon exacte l’époque où il succéda au Roman dans le Midi. La transition, selon toutes les apparences, a dû commencer sous la première maison d’Anjou, mais la transformation n’a guère été complète qu’après le roi René. Suivant les documents du temps, le Provençal alors en usage était plus éloigné de celui de nos jours que du Roman. Cependant, puisqu’il faut un point de repère, on pourrait choisir comme ligne de démarcation entre les deux langues le règne du roi René, donnant le nom de Romane à celle qui se parlait avant et le nom de Provençale à celle dont on s’est servi depuis et qui est arrivée jusqu’à nous, évidemment altérée et modifiée dans sa forme, mais identique dans ses principes.
A partir du roi René, le Roman-Provençal varie singulièrement. Les États délibèrent et présentent leurs demandes dans un dialecte altéré qui se rapproche de la langue vulgaire. Le roi répond tantôt en Latin, tantôt en Français ou en Italien, plus souvent dans un dialecte Roman plus voisin du Catalan que du Provençal. Ces changements continuels, cette versatilité, prouvent, d’une part, que la langue vulgaire, dont la transformation commençait à peine, ne pouvait pas encore avoir de caractère fixe; de l’autre, l’intention évidente du roi René de ne pas donner à l’une des langues qu’il parlait une sorte de suprématie sur les autres. Il en était arrivé même à écrire ses lettres en plusieurs langues. Celle que nous donnons ci-après est un amalgame de Latin, de Roman, de Français et de Provençal; c’est l’une des premières qui permettent d’étudier la modification, ou plutôt l’application de ces diverses langues pour la formation du Provençal. Elle est adressée à Jean Allardeau, évêque de Marseille:
«De par le roi,
Moss. de Marsella e mon compère. Da porte d’alcuni poveri homini a moi e stato humilmente supplicato comep la supplicatione loquale qui interclusa ve mandamo chiaramente intenderete di alcuno loro errore e fallimento. Et considerato sono homi maritimi et che hanno de gli altri carrighi assai, ove cognoscerete sia coso di pieta p per quanto tocha a moi volemo loro sia in vostra Guardia. Dots al ponte sey lo vi giorno de jullet de l’anno MCCCCLXVIII.
René.
[176] Le langage de la cour était sensiblement différent de la langue vulgaire; il se rapprochait davantage du Roman-Catalan, et le bon roi René, qui aimait le peuple et n’ignorait pas que les langues sont surtout formées par lui, allait, nous dit la tradition, apprendre et parler le Provençal chez les paysans de la campagne d’Aix, aussi bien que chez les négociants de Marseille. Le Provençal littéral et le Provençal vulgaire de cette époque laissent voir encore leur affinité avec la langue Romane, mais les formes grammaticales du premier sont plus rapprochées de cette langue, et celles du second ont plus d’analogie avec l’Italien. On peut s’en convaincre par les deux exemples suivants, tous deux du XVe siècle:
ACTE DE 1473
ÉTATS DE PROVENCE SOUS LE ROI RENÉ; 9 OCTOBRE 1473[88]
Le nom de nostre Senhor Dieu J. C. et de la siena gloriosa mayre e de tota la santa cort celestial envocant loqual en tota bona et perfecta obra si deu envocar, car del procesit tot bon et paciffié estament del tres que hault et tres que excellent prince et senhor nostre lo rey Regnier per la gracia de Dieu rey de Jérusalem, de Aragon, de ambos la Sicilias, de Valencia, de Sardenha et de Corsega, duc d’Anjo et de Bar, comte de Barcelona et de Provensa, de Forcalquier et de Piémont. Thuision, deffension de aquest sieu pays de Provensa ev de Forcalquier, et confusion et destruction de ses ennemis.
«Item supplican et la dicha majestat que la trocha dels blas.—Généralement en aquest pays, per ayssins que negun nos C. S. extraya ni fasse extrayar directament ni indirectament degun blat foras del dit pays per aquest an jusque a tant que las blats novels seans reculhis; sus formidable pena et refrenar lo pres de tals blots so es que non si ausa vendre otra la soma di tres florins la sammodo de tres quintals del pes provensal non obstants tota gratia o licencia obtengudo per degun et que plasso alla dicha real majestat consentir letras potentas sobre aquesta requesta».
La lettre qu’on va lire, écrite en Provençal vulgaire, n’est citée que pour établir une comparaison avec la pièce précédente, qui donne le Provençal parlé et écrit à la cour, à la même époque.
Senhe payre à vous de bon cor mi recoumandi, la present es per vous avisar como yeu ay resauput vostra letro en laqual mi mandas del cap de Besonhos, yeu ay resauput ma raubo ambe mas camysas, calcuns libres, del majister Johan Manuel Losquals los Ly ay donas; d’autre part se non agre pensat et sauput que mon mestre non ague tengut botiguo ni espéranço de tenir, sin non foso pas vengut en Arles a demorar emb’el, car jamais non tendra botiguo... Jen ais mandat à Bernard des Letros, eb non es vengut, car ero malades. Mathieu tirant az ais li passet, di que lo trobet au lihec... non autro al présent, voys que Dieu sie en vous, m’y recoumendares, si vos play à ma mayre, à ma sorre et cousins ea touts nostres bons amis.
En tot vostre emble fils
Peyron Bonpar[89].
[177] Jusqu’en 1486, époque de la réunion définitive de la Provence à la couronne de France, le langage resta à peu près le même que sous le roi René. A partir de cette époque, les registres des États furent rédigés en double original, l’un en Français, qui était présenté au roi et auquel il donnait son approbation, l’autre en Provençal, qui était le seul exécutoire pour le pays. A partir de Henri II, le Français commence à avoir assez d’influence pour altérer le Provençal. Le sonnet de Louis Belaud sur sa sortie de prison, que nous avons cité précédemment, pourrait servir de spécimen pour la poésie provençale du XVIe siècle; on y voit, à côté du langage vulgaire de cette époque, des mots absolument français; ainsi sont confirmées nos observations sur l’influence exercée dès lors par le Français sur le langage des habitants de la Provence.
Un morceau que l’on trouve dans tous les recueils de cantiques provençaux, et composé par Puech, donne une idée des œuvres poétiques du XVIIe siècle. Encore populaire de nos jours, il a été intercalé dans la pastorale de Belot, qui se joue tous les ans à Marseille, au théâtre Chave.
Voici les deux premiers couplets de ce noël chanté par le bohémien ou diseur de bonne aventure, devant la crèche:
I
II
[178] Ce peu de vers permet d’attribuer à l’auteur, comme premier mérite, une grande facilité d’exposition. Ses personnages manient finement l’ironie et, sous des dehors très simples, donnent une idée assez exacte de ce qu’étaient ces diseurs de bonne aventure. Les noëls de Puech, réunis à ceux de Saboly, peuvent passer pour les meilleurs du recueil. D’Argens et Lamétrie avaient obtenu beaucoup de succès à la cour du Grand Frédéric, en chantant en petit comité celui dont nous avons transcrit le commencement. Puech, qui s’est borné à le traduire des Bohémiens de Lope de Vega, a passé pour en être l’auteur.
Pour le XVIIIe siècle, les fables de Gros seraient toutes à citer. En voici une, peu connue, dans laquelle le fabuliste marseillais ne le cède en rien à l’immortel La Fontaine. Esprit d’observation, langage imagé, excellente exposition du sujet et morale ou conclusion, tout y concourt à mettre l’auteur au rang des premiers poètes provençaux de cette époque[90].
LEIS RATOS ET LOU FLASCOU
[179] La réunion à la monarchie française des anciennes provinces du Midi devait, comme dans la Provence proprement dite, amener la corruption de la langue romane. Dans la Guyenne, la Gascogne, le Roussillon, l’Auvergne, le Dauphiné et même dans quelques pays au-delà de la Loire, l’altération du langage vulgaire donna naissance aux patois, encore en usage aujourd’hui, modifiés, il est vrai, mais conservant malgré tout l’empreinte de leur origine, du Roman. Il est évident que leur orthographe et leur prononciation changent suivant les pays, se rapprochant davantage de l’ancienne langue Romane au fur et à mesure que l’on descend vers le Midi, son berceau. C’est ainsi que le même mot, dans la bouche ou sous la plume d’un Marseillais, d’un Auvergnat, d’un Poitevin ou d’un Bourguignon, aura toujours le même sens, mais le plus souvent un son et une forme différents. Un travail de classement des patois fut entrepris, en 1807, par le Ministère de l’Intérieur et continué par la Société des Antiquaires de France, qui en a consigné les résultats dans le sixième volume de ses mémoires. Faire ici l’histoire de tous les patois serait dépasser le but de cet ouvrage; nous nous bornerons à donner de chacun d’eux quelques notions et quelques morceaux, afin de démontrer leur affinité avec le Roman.
La prononciation des dialectes poitevin et vendéen est généralement lente, monotone et accentuée. L’o change de son suivant le mot. Dans homme, il se prononce houme; dans non, naon. Le t se fait sentir à la fin des mots, ainsi qu’à Toulouse et à Montpellier; sitôt se prononce sitote. Le k et l’y au commencement d’un mot font tch: kian (celui-ci) fait tchian, comme en italien. Le gli s’élide également, comme dans cette langue; ainsi un gland ou un gliand se prononce liand, le g étant presque insensible et l’l mouillé. Eau à la fin d’un mot fait à ou eâ; chapeau, chapeâ; couteau, couteâ. Er à l’infinitif d’un verbe se prononce aé; aimer, aimâer; souffler, bouffàer; a eu, passé indéfini du verbe avoir, se dit at ogu; quant aux mots dérivant des sources méridionales, ils sont nombreux; en voici quelques-uns, comme exemples:
Ajudhaer | Aider. |
Bagoulaer | Babiller. |
Boutre | Mettre, placer. |
Buffaer | Souffler. |
Casse | Petite casserole. |
Jau | Coq. |
Jarloux | Pot. |
Mitan | Milieu. |
Méjor | Midi. |
Ou avez? | Avez-vous? |
Sègre | Suivre, etc., etc. |
Voici une chanson vendéenne, consignée dans les Mémoires de l’Académie [180] celtique[91], qui donne une idée du patois de la Vendée. A part quelques mots français, on reconnaîtra facilement les mots romans, à côté d’autres qui ont subi une plus ou moins grande altération.
CHANSON VENDÉENNE[92]
Traduction.
Traduction.
Traduction.
Le Poitou s’honore à juste titre d’avoir produit le comte Guillaume IX, troubadour dont les œuvres furent transcrites les premières et purent servir de modèles aux poètes qui suivirent. Il faut compter aussi parmi les enfants du Poitou: Savary de Mauléon, appelé le maître des braves et chef de toute courtoisie; Macabrès, dont la Gente Poitevine a eu plusieurs éditions; Jean Drouet, apothicaire à Saint-Maixent, qui, entre deux ordonnances médicales, trouvait le temps d’écrire la Mizaille à Tauny [la Gageure d’Antoine). Enfin, des recueils de noëls anciens et nouveaux, imprimés à Niort, forment un ensemble où la littérature patoise de la Vendée et du Poitou s’affirme souvent avec succès.
La Saintonge, l’Aunis et l’Angoumois sont trop voisines du Poitou pour que leurs idiomes respectifs ne puissent pas être considérés comme de simples variétés. Nous ne nous y arrêterons donc pas davantage, afin de passer au Limousin. Dans cette province, le patois n’est que de l’ancien Roman très altéré, dans lequel se rencontrent des mots et quelquefois des phrases entières de bas latin. Les articles et les auxiliaires ont des terminaisons méridionales.
L’emploi constant des voyelles à la fin des mots et l’absence de l’e muet produisent une sonorité et une harmonie qui facilitent le chant. Comme dans le Midi, l’accent rustique domine, lorsque les Limousins parlent français.
Deux proverbes compléteront ces indications sommaires:
Parmi ses Troubadours célèbres, le Limousin peut compter Gaucelme Faydit, dont nous avons déjà parlé; Bernard de Ventadour, dont Pétrarque fait un si gracieux éloge dans Triomphe d’amour; Giraud de Borneuil, cité par [183] Dante; Jean d’Aubusson, Aubert, Guy d’Irisel. A une époque plus récente, le Limousin a produit Duclon (Dom Léonard), bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, auteur du Dictionnaire de la Langue limousine; J. Roux, qui a donné la Chanson limousine, l’Épopée limousine, texte, traduction et notes; de Lépinay et Godin: Noms patois des plantes de la Corrèze; Champeval, Proverbes bas-limousins; etc., etc.
L’Auvergne se divisait en Haute et Basse-Auvergne; la première, qui comprend aujourd’hui le Cantal et une partie de la Haute-Loire, a conservé la vieille langue rustique des ancêtres avec plus de fidélité que la Basse-Auvergne. Ce fait tient surtout à des raisons topographiques. Si l’influence du Français s’est fait sentir davantage dans la Basse-Auvergne, c’est parce que les rapports de ses habitants avec les gens du Nord sont plus nombreux et suivis. Cependant les différences entre les deux patois portent moins sur la racine et l’orthographe des mots que sur leur prononciation, et certaines règles même sont encore restées communes à toute la province. Ainsi l’e muet, qui caractérise les terminaisons féminines en Français, est rendu par un a bref et sourd:
Fein-na. | Femme. |
Fi-llia. | Fille. |
Dans la Basse-Auvergne, la terminaison au pluriel est plus accentuée:
Las fennas. | Les femmes. |
Las fillias. | Les filles. |
Le ch se change en ts, tsch, soit:
Tsanta. | Chante. |
Tsalour. | Chaleur. |
Tschi. | Chien, etc. |
J se prononce dz, dj; ainsi:
Im dzou. | Un jour. |
Di-djau. | Jeudi. |
Dans l’Auvergne méridionale, la prononciation tend à se rapprocher davantage de la langue mère; on en fait surtout la remarque dans les mots qui expriment une augmentation ou une diminution; il en résulte une couleur et une harmonie que l’on ne rencontre pas ailleurs. L’on dit ainsi:
Chapeau. | Tsapé. |
Grand chapeau. | Tsapelas. |
Petit chapeau. | Tsapelou. |
Homme. | Omë. | Omenass. | Omenou. |
Femme. | Feinna. | Feinass. | Feinou. |
Feinetta. | Feinnouna, etc. |
[184] Quelques mots ont conservé une forme qui se rapproche plus du Latin:
Adzuda, | aider, | du Latin | adjutum; |
Espeita, | attendre, | — | expeto; |
Ligna, | branche, | — | lignum; |
Londa, | boue, | — | lutum; |
Puzët, | bouton, | — | pusula, etc., etc. |
Le commencement de la Parabole de l’Enfant prodigue va montrer le vocabulaire auvergnat mis en œuvre:
En ome aviot dous garçons, lou pè dzouïne diguet à soun païre: donna mé la part dé l’iéritadge qué mé reveit?
Lon païre lour partadzed sa fourteuna.
Quasques dzours après, lou dzouïne garçon ramassé soun bé, e partiguét per voudiaza diens un païs estrandgé, é dissipét ati tout ço qu’aviot en débaoutza, etc., etc.
L’Auvergne a produit des Troubadours célèbres, parmi lesquels on peut citer, comme un des plus anciens, Pierre Rogiers, qui vivait au commencement du XIIe siècle. Nommons encore le Dauphin et l’évêque de Clermont dont les satires ne manquaient ni d’esprit ni d’à-propos; Peyrols, connu surtout par ses sirventes militaires en faveur des croisades; le moine de Montaudon, dont les poésies licencieuses devaient s’accorder bien mal avec les règles et l’austérité d’un cloître; aussi le voit-on jeter sa robe aux orties et courir les amoureuses aventures. On ne saurait oublier la belle Castelloza, femme du seigneur de Mairona, qui a laissé de très gracieuses poésies. Enfin, l’abbé Caldagnès, auteur d’un recueil de poésies auvergnates publié en 1733, a, dans une lettre intercalée dans l’exemplaire que possède la Bibliothèque nationale et portant la date de 1739, formulé sur le patois et la langue Française une opinion généralement admise aujourd’hui:
Je conviens de bonne foi que la langue Auvergnate est aujourd’hui un vrai patois; mais j’espère que vous voudrez bien convenir avec moi que ce patois et le Français ont des aïeux communs. Le Français a eu le bonheur d’avoir été chéri de nos anciens rois; ils l’ont ennobli, tous les courtisans à leur exemple, et tous les beaux esprits lui ont rendu successivement de grands services; cependant, malgré tant de faveurs, il y a quatre ou cinq cents ans qu’il n’était, tout au plus, qu’un petit noble de campagne, à qui les élus de ce temps-là pouvaient fort bien disputer la noblesse, et qu’il n’était en vérité guère plus riche que son frère le roturier...
Il faut également citer les Poésies auvergnates de Joseph Pasturel, imprimées à Riom en 1733, chez Thomas, et réimprimées en 1798. On y remarque des notes sur l’orthographe et la prononciation de l’Auvergnat, et sur les progrès que faisait le Français en Auvergne à cette époque.
[185] Les provinces de Dauphiné et de Bresse, qui comprennent aujourd’hui les départements des Hautes-Alpes, la Drôme, l’Isère et l’Ain, ont subi l’influence du Français plus tôt que les autres, à cause de leur proximité avec les pays faisant partie de la monarchie française. Cependant la langue Romane y fut longtemps en usage; on l’y désignait sous le nom de Materna.
Aujourd’hui encore, les paysans du Grésivaudan ont un idiome qui se rapproche beaucoup du Roman. Le patois des Hautes-Alpes a de grands rapports avec le Provençal et le Languedocien, et les différences portent plus sur la prononciation que sur l’orthographe. Un fait curieux à constater, c’est que ce patois se parle très purement dans certains pays d’Allemagne qui, probablement, servirent de refuge aux émigrés forcés de quitter successivement le sol natal, lors de la révocation de l’édit de Nantes. Le Dauphinois a de la grâce; il est riche en expressions pittoresques et imitatives, et sa poésie se prête avec beaucoup de charme aux pastorales et récits champêtres. Dans la bibliographie du patois du Dauphiné, par Colomb de Batines, nous trouvons une pièce charmante, d’un esprit délicat et gracieux, attribuée à Dupuy, de Carpentras, maître de pension à Nyons:
LOU PARPAYOUN
Comme les autres provinces méridionales, le Dauphiné a fourni un [186] nombre assez considérable de Troubadours et de poètes en tous genres: Ogier, qui vivait vers la fin du XIIe siècle; Folquet de Romans et Guillaume Mayret, qui furent, suivant la renommée, les meilleurs jongleurs du Viennois; Raymond Jordan, vicomte de Saint-Antoni, dont il est dit dans l’Histoire des Troubadours qu’il était bel homme, vaillant en armes, et faisant aussi bien les vers que l’amour; Albert de Sisteron (du Gapençois), fils du jongleur Nazur, poète, mais surtout musicien; J. Millet, qui, en 1633, fit paraître la Pastorale et Tragi-Comédie de Janin, la Pastorale de la Constance de Philin et Margoton, la Bourgeoise de Grenoble.
Le voyage de Racine dans le Midi de la France nous permet de connaître le jugement du grand poète français sur le dialecte de Valence. Sa septième lettre, datée de 1661, relate les petits ennuis qu’il eut à subir dans ce pays dont le langage qu’il ne connaissait pas encore, lui paraissait composé d’Espagnol et d’Italien:
J’avais commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du pays, et à n’être plus intelligible moi-même. Ce malheur s’accrut à Valence et Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de chambre elle mît un réchaud sous mon lit. Vous pouvez vous imaginer les suites de cette maudite aventure, et ce qui peut arriver à un homme endormi qui se sert d’un réchaud dans ses nécessités de nuit. Mais c’est encore bien pis dans ce pays. Je vous jure que j’ai autant besoin d’un interprète qu’un Moscovite en aurait besoin dans Paris. Néanmoins, je commence à m’apercevoir que c’est un langage mêlé d’Espagnol et d’Italien, et, comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et pour me faire entendre. Mais il arrive souvent que je perds toutes mes mesures, comme il arriva hier, qu’ayant besoin de petits clous à broquette pour ajuster ma chambre, j’envoyai le valet de mon oncle en ville, et lui dis de m’acheter deux ou trois cents de broquettes; il m’apporta incontinent trois boîtes d’allumettes; jugez s’il y a sujet d’enrager en de semblables malentendus. Cela irait à l’infini, si je voulais dire tous les inconvénients qui arrivent aux nouveaux venus en ce pays comme moi, etc., etc.
Mentionnons parmi les bibliographes et littérateurs contemporains qui se sont occupés du Dauphiné: Ollivier (Jules): De l’Origine et de la Formation des dialectes vulgaires du Dauphiné (Valence, Borel); 1838, l’abbé Bourdillon: Des Productions diverses en patois du Dauphiné et des Recherches sur les divers patois de cette province et sur leurs différentes origines. Ce dernier ouvrage traite de l’origine des patois, de leurs rapports avec la langue littéraire, de leur valeur respective et de l’intérêt qui s’attache à leur conservation. Pierquin de Gembloux est l’auteur de l’Histoire des patois et d’une étude intitulée: Des Traces laissées par le Phénicien, le Grec et l’Arabe dans les dialectes vulgaires du Dauphiné. On peut ajouter à cette liste déjà longue A. Boissier, Clairefond, Lafosse, l’abbé Moutier, Rolland, de Ladoucette, Allemand, Lesbros, etc., etc.
La Guyenne et la Gascogne comprenaient: la première, le Périgord, le Quercy, l’Agenais, le Rouergue et une partie du Bordelais et du Bazadais; la seconde, les Landes, l’Armagnac, le pays Basque, le Bigorre, Comminges [187] et Couserons. De la comparaison des idiomes de ces divers pays, on peut conclure, d’une façon générale, qu’ils se rapprochent de l’ancienne langue romane du XIIe et du XIIIe siècle. On y retrouve l’harmonie, la correction et une certaine grâce, dont les œuvres des Troubadours de cette époque portent l’empreinte. Il faut en excepter le Basque, que les uns prétendent descendre du Carthaginois, les autres des anciens Cantabres. Le dialecte de Montauban, quoiqu’il indique, par certaines terminaisons de mots, une parenté, très éloignée d’ailleurs, avec le Basque, trahit déjà par son harmonie l’influence du Midi.
Le moyen âge a été, pour la Guyenne et la Gascogne, l’époque la plus riche en productions poétiques. Parmi les nombreux Troubadours auxquels elles sont dues, nous citerons les plus illustres: Bertrand de Born, vicomte de Hauteford, en Périgord; Geoffroy Rudel; Arnaud de Marveil; Guillaume de Durfort; Heudes de Prades, chanoine de Maguelone, dont le nom rappelle le souvenir de poésies plus que galantes; Elyas de Barjols, favori d’Alphonse II; Elyas Cairels, qui abandonna la lime et le burin pour se livrer, non sans succès, à la poésie; Hugues Brunel, de Rodez, qui fit l’admiration des Cours des comtes de Toulouse, de Rodez et d’Auvergne; Giraud de Calençon, l’habile jongleur; Folquet de Lunel, qui terminait son roman sur la vie mondaine par cette phrase: «L’an 1284 a été fait ce roman, à Lunel, par moi Folquet, âgé de quarante ans, et qui, depuis quarante ans, offense Dieu»; Guillaume de Latour, qui devint fou par amour; Bertrand de Paris, surnommé Cercamons, parce qu’il errait constamment; Arnaud Daniel, etc.
[188] Vers la fin du XVIIIe siècle, Pierre Bernadau, avocat-citoyen du département de la Gironde, traduisit en dialecte bordelais les Droits de l’homme. Il envoya ensuite son travail au député Grégoire, qui l’avait prié de lui donner des notes sur les mœurs, les coutumes, les usages et la langue du Bordelais et des pays limitrophes. Personne n’ignore que Grégoire, Barrère, de Fourcroy et d’Andrieux, ayant formé le projet d’anéantir les idiomes provinciaux, se livrèrent à une enquête, et s’adressèrent aux hommes les plus capables de leur fournir les renseignements qu’ils désiraient avoir, avant de déposer leur projet de loi. La traduction des Droits de l’homme, que nous empruntons à Bernadau, est un fidèle miroir du langage du Bordelais sous la Convention nationale.
Bordeaux, le 10 septembre,
L’an second de la Révolution de France (1790).
LOUS DREYTS DE L’OME[97]
Lous deputats de tous lous Francés per lous representa et que formen l’Assemblade natiounale, embisatgean que lous abeous que soun dans lou rauïaumy et tous les malhurs puplics arribats benen de ce que tout lous petits particuliers que lous riches et les gens en cargue an oblidatlut ou mesprisat lous frans dreyts de l’ome, an resout de rapela lous dreyts naturels béritables, et que ne poden pas fa perde aux omes. Aquere declaratioun a doun esta publidade per aprene a tout lou mounde lur dreyts et lur débé, parlamo qu’aquets que gouberneu lous afas de la France n’abusen pas de lur poudé, per que cade citoien posque beyre quand déou se plagne s’ataquen sous dreyts, et per qu’aymen tous une constitutioun feyte per l’abantage de tous, et qu’asségure la libertat a cadun.
Aess proco que lous dits deputats recounèchent et desclarent lous dreyts suibants de l’ome et dau citoien, daban Dious et abeque sa sainte ayde.
Prumeyremen.—Lous omes néchen et demoren libres et egaux en dreyts et g’nia que l’abantatge dau puplic que pot fa establi des distinctiouns entre lous citoiens.
Ségoundemen.—Lous omes n’an fourmat de les societats que per millou conserba lurs dreyts, que soun la libertat, la proprietat, la tranquillitat et lou poudé de repoussa aquets que lur boudren causa doumatge den lur haunour, lur corps ou lur bien.
Troizièmemen.—La natioun es la mestresse de toute autoritat et cargue de l’etzersa qui ly plait. Toutes les compagnies, tous les particuliers qu’an cauque poudé lou tenen de la natioun qu’es soule souberaine.
Quatrièmemen.—La libertat counsiste à poudé fa tout ce que ne fey pas de tort à [189] digun. Les bornes d’aquere libertat soun pausades per la loi et qui les passe dion craigne qu’un aute n’en féde autan per ly fa tort.
Cinquièmemen.—Les lois ne diben défende que ce que trouble lou boun orde. Tout ce que n’es pas defendut par la loi ne pot esta empacha, et digun ne pot esta forsat de fa ce que ne coumande pas.
Cheyzièmemen.—La loi es l’espressioun de la bolontat générale. Tous lous citoïens on dreyt de concourre à sa formation par els mêmes ou p’ra’quels que noumen à lur place p’raux Assemblades. Faou se serbi de la même loi tant per puni lous méchans que per protégen lous prâubes. Tous lous citoïens conme soun egaus par elle, poden prétendre à toutes les cargues pupliques, siban lur capacitat, et sens aute recoumandationn que lur mérite.
Sétièmemen.—Nat ome ne pot esta accusat, arrestat ni empreysounat que dans lous cas espliquats per les lois, et séban la forme qu’an prescribut, que sollicite, baille, etzécute on fey etzécuta dans ordres arbitraires diou esta punit sébérémen. Mai tout citoïen mandat ou sésit au noun de la loi diou obéir de suite; deben coupable en résistan.
Huytièmemen.—Ne diou esta pronounsat que de les punicious précisémen bien nécessaires; et not ne pot esta puni q’en bertu d’une loi establide et connéchude aban la faoute conmise et que sié aplicade coume coumben.
Naubièmemen.—Tout ome diou esta regardat inoucen jucqu’à ce que sie esta déclarat coupable. Sé faou l’arresta deben préne garde de ne ly fa not maou ni outrage. Aquels qui ly féden soufri cauqu’are diben esta sébéremen corrigeats.
Detzièmemen.—Not ne pot esta inquiétat à cause de ses opinions, même concernan la religion, perbu que sous prépaus ne troublen pas l’ordre puplic establit per la loi.
Oontzièmemen.—La communicatioun libre de les pensades es on pus bet dreyt de l’ome. Tout citoïen pot doun parla, escrioure, imprima librémen, perbu que respounde dous suites que pouyré angé aquere libertat den lous cas déterminats per les lois.
Doutzièmemen.—Per fa obserba lous dreyts de l’ome et dau citoïen, faou daus officiers puplics. Que sien presté, jutge sourdat, aco s’apere force puplique. Aquere force es establide per l’abantage de tous et noun pas per l’intret particulier d’aquels à qui l’an confiade.
Treitzièmemen.—Per fourni à l’entretien de la force puplique, faou mete de les impositions su tous, et cadun n’en diou pagna sa portionn siban ses facultats.
Quatortzièmemen.—Lous citoïens on lou dreyt de berifia els mêmes ou pran moyen de [190] lus députats qu’an noumat la nécessitat de les impositiouns et les acourda libremen prou besouin de l’Estat de marqua combien, coumen et duran qu’au tems libéran d’aqueres impositiouns et de beyre même coumen lou prébengut en es emplégat.
Quintzièmemen.—La sociétat a lou dreyt de demanda conte à tous lous agens puplics de tout so qu’an feit dens lur place.
Setzièmemen.—Gnia pas de boune constitutioun dens toute societat ou lous dreyts de l’ome ne soun pas connéchuts et asségurats et ou la séparation de cade pouboir n’es pas ben establide.
Darney article.—Les proprietats soun une causa sacrada et oun digun ne pot touca sen bol. Nat ne pot en esta despouillat, exceptat quand lou bien puplic l’etsige. Alors fau que pareche cla qu’au besonier per l’abantatge commun de ce que aporten à cauque citoïen, et ly diben bailla de suite la balour de ce que cede.
Cet exemple assez long nous dispense d’en citer d’autres. Les emprunts répétés faits au Français y ont tellement dénaturé le dialecte bordelais qu’on peut se demander si le traducteur le connaissait bien, ou si, à l’époque de la traduction, les habitants de Bordeaux ne subissaient pas, plus que les ruraux, l’influence prépondérante de la langue Française. Il est certain que, dans les campagnes, et en ville même, les gens du peuple employaient et emploient encore aujourd’hui des expressions absolument différentes de celles dont M. Bernadau s’est servi pour traduire les Droits de l’homme et du citoyen.
[191] La province de Languedoc fut celle où la croisade dirigée contre les Albigeois détermina le plus rapidement la décadence de la langue Romane. Cependant, les Troubadours qui purent échapper aux massacres de Simon de Montfort ne se déclarèrent pas vaincus. Plus d’un royal asile leur resta ouvert. Les uns se réfugièrent en Provence, où nous les avons vus, sous Bérenger, puis sous le règne du bon roi René, partager avec les poètes du pays les faveurs de ces princes lettrés. D’autres franchirent les Pyrénées ou traversèrent la mer pour être amicalement accueillis par les rois d’Aragon, de Castille et de Sicile. Cependant, les œuvres qu’ils produisirent à partir de cette époque se ressentirent du chagrin de l’exil, que leurs bienfaiteurs pouvaient adoucir dans ses conséquences matérielles, mais non faire oublier. Les brutales circonstances qui l’avaient accompagné le rendaient encore plus cruel, et mirent une empreinte de langueur sur leur esprit, naguère encore si vif et si primesautier. Cet amour du pays natal est éloquemment exprimé par ces paroles de Pierre Vidal:
Je trouve délicieux l’air qui vient de la Provence; j’aime tant ce pays! Lorsque j’en entends parler, je me sens tout joyeux, et, pour un mot qu’on m’en dit, mon cœur en voudrait cent. Mon amour est tout entier pour cette aimable nation, car c’est à elle à qui je dois ce que j’ai d’esprit, de savoir, de bonheur et de talent[98].
Le centre de la vie méridionale ayant été déplacé, le Roman-Provençal perdit sa nationalité. Les populations, qu’un lien commun n’unissait plus, parlèrent un langage d’où peu à peu les règles disparurent pour faire place à des solécismes et à des locutions informes qui marquèrent sa décadence profonde, surtout dans les pays pauvres ou montagneux. Dans les villes, au contraire, le souvenir de la langue nationale se réveilla à un moment donné, et fut le point de départ d’un travail de recomposition. Le vieil idiome, sous l’impulsion qui lui fut donnée, reparut, modifié, enrichi de tournures et d’expressions nouvelles, sans toutefois perdre le caractère qui lui était propre. Le Toulousain, qui, depuis, fut cultivé avec succès, est un des patois les plus harmonieux, c’est un de ceux auxquels se rattachent le plus de souvenirs. Dans ses mémoires sur l’histoire naturelle du Languedoc, Astruc prétend qu’à la faculté de Montpellier la langue d’oc était exclusivement employée pour enseigner les préceptes de la médecine et de la botanique, puisés dans les auteurs arabes, les seuls familiers au moyen âge dans cette partie de la France méridionale.
Voici un spécimen du patois de Toulouse au XIVe siècle:
CANÇON DITTA LA BERTTA
Fatta sur la guerra d’Espagnia, fatta pel généroso Guesclin, assistat des nobles mundis de Tholosa
A Dona Clamença.
La pièce suivante, dont Goudouli est l’auteur, permettra de juger des changements survenus dans le patois de Toulouse vers le XVIIe siècle:
[193] Le patois de Montpellier a quelque affinité avec l’Italien, il s’en rapproche assez par la prononciation de certains mots. Nous trouvons, dans les réponses adressées à l’abbé Grégoire lors de son enquête sur les patois de France, un morceau de poésie, par Auguste Rigaud de Montpellier, qui peut donner une idée de ce patois en 1791.
L’AMOUR POUNIT PER UNA ABEIA
Dans sa notice sur Montpellier, M. Charles de Belleval donne la traduction patoise de la cantate du Nid d’amour, de Métastase, dont nous reproduisons ici quelques vers:
Le Languedoc produisit un grand nombre de Troubadours, nous nous contenterons de mentionner les plus remarquables:
Garins d’Apchier, gentilhomme d’une ancienne famille du Gévaudan; on le disait aussi bon poète que seigneur galant et prodigue. On lui prête l’invention du descord. Pons de Capdeuil, célèbre par ses chants d’amour et ses sirventes militaires, faisait de sa demeure le rendez-vous de toute la noblesse de la contrée. Là se donnèrent des fêtes magnifiques jusqu’au jour où, la dame de ses pensées étant venue à mourir, Pons de Capdeuil prit un cilice, [194] échangea ses riches vêtements contre une cuirasse, et courut se faire tuer dans une expédition lointaine. Azalaïs de Procairagues appartenait à l’une des familles les plus distinguées de Montpellier; il reste d’elle plusieurs chansons qu’elle composa en faveur de Gui Guérujat, fils de Guillaume VI, qu’elle aimait tendrement. Pierre Raymond, de Toulouse, dut à son mérite autant qu’à son esprit le bon accueil qu’il reçut dans les cours du roi d’Aragon, de Raymond V et de Guillaume VIII de Montpellier. On peut encore citer Guillaume de Balaun, Pierre de Barjac, Giraud Leroux, Perdigon, Nat de Mons, Pierre Vidal, Figueira, Arnaud de Carcassés, Clara d’Anduse.
La bibliographie complète des ouvrages relatifs à la langue d’oc parlée dans l’Hérault est trop importante pour figurer ici. Nous en extrayons ce qu’elle présente de plus remarquable: Thomas: Vocabulaire des mots romans-languedociens dérivant directement du Grec, 1841.—Floret: Discours sur la «lengo Romano».—Laurès: Poésies Languedociennes.—Roque-Ferrier: Poème en langage Bessau (Hérault).—Barthès: Glossaire botanique languedocien.—Tandon: Fables, contes en vers (patois de Montpellier).—De Tourtoulon: Note sur le sous-dialecte de Montpellier.—Mushack: Étude sur le patois de Montpellier.
A ces notes, nous ajouterons les suivantes pour le Gard: Abbé Séguier: Explication en français de la langue patoise des Cévennes.—Boissier de Sauvages: Dictionnaire languedocien-français; cet ouvrage a eu plusieurs éditions.—De La Fare-Alais: Las Castagnados, poésies languedociennes, avec notes et glossaire.—Aillaud, Remarques sur la prononciation nîmoise.—D’Hombres: Alais, ses origines, sa langue, etc.—Glaize: Écrivains contemporains en langue d’oc.—Fresquet: le Provençal de Nîmes et le Languedocien de Colognac comparés.—Bigot, de Nîmes: Fables.—Reboul: Poésies diverses.
Dans la Provence proprement dite, le Roman fut cultivé par les Troubadours et parvint à une perfection relative avant même que le Français eût des formes régulières. La Cour de Provence était une des plus brillantes de l’Europe et la langue dite provençale était cultivée chez les autres peuples de préférence à toutes les autres. Mais, après le roi René, la couronne de Provence ayant été réunie à celle de France, la langue nationale perdit peu à peu de son importance, elle cessa d’être officielle, s’altéra de plus en plus, et ne conserva plus son caractère propre que dans la population rurale. Les Troubadours de la Provence furent très nombreux; quelques-uns acquirent une célébrité dont les derniers reflets sont arrivés jusqu’à nous. Tel fut Folquet de Marseille, évêque de Toulouse. S’étant, dans sa jeunesse, épris de la belle Azalaïs de Roquemartine, il lui dédia des vers enflammés. Mais sa nature fougueuse lui ayant fait embrasser la cause de la croisade contre les Albigeois, il reparut en prêtre fanatique, prêchant les persécutions contre les malheureux, donnant ainsi à son rôle de prêtre un caractère odieux dont l’histoire devait [195] faire justice. Bertrand d’Alamanon, gentilhomme d’Aix, se fit remarquer par ses satires contre Charles d’Anjou, comte de Provence et roi de Naples, qui traita son pays en conquérant brutal, le ruina par ses impôts et le dépeupla par ses guerres. D’une nature droite, plein de courage, habile diplomate, Bertrand d’Alamanon n’épargna ni le pape Boniface VIII, ni Henri VII, ni l’archevêque d’Arles. Blacas et Blacasset, ses fils, furent tous deux des gentilshommes illustres par la noblesse de leur maison et la supériorité de leur esprit; Sordel, dans une complainte célèbre sur la mort du premier, vante son courage et les qualités qui firent de lui un héros. Boniface III de Castellane fut un des plus violents satiriques du XIIIe siècle; Nostradamus cite plusieurs de ses chansons qui ont toutes pour refrain: Bocca, qu’as dich? (Bouche, qu’as-tu dit?), comme une sorte de regret de la hardiesse de ses paroles. Citons encore: Granet; Raymond Bérenger V, comte de Provence; Richard de Noves, qui écrivit en vers l’histoire de son temps; Bertrand Carbonel; Poulet, de Marseille, poète grave et correct; Jean Estève, dont les pastourelles gracieuses ne manquent pas de saveur; Natibors ou Mme Tiberge de Séranon, la grâce faite femme, qui versifiait agréablement; Raymond de Solas; Jean Riquier, dont un grand nombre de poésies charmantes sont arrivées jusqu’à nous. Arnaud de Cotignac et Bertrand de Puget peuvent clore cette liste déjà longue. Plus tard, nous trouvons Louis Belaud de La Belaudière; Gros, de Marseille; Puget, auteur d’un Dictionnaire provençal; Papon, Considérations sur l’histoire de la langue Provençale; Carry, de Marseille, Dictionnaire étymologique du Provençal, 1699; et, enfin, Achard[100], dont la grammaire et le dictionnaire fixèrent, pour la première fois, les règles du Provençal encore en usage de nos jours. On ne peut nier que le Provençal, comme les autres dialectes de la langue d’Oc, n’ait subi, après la réunion de la Provence à la France, un temps d’arrêt qui nuisit considérablement à son développement. Jusque-là langue nationale, il cessa d’être officiel. Cependant sa déchéance fut plus apparente que réelle. Renié par la cour, il ne fut plus, il est vrai, l’objet des mêmes encouragements, et ne put parvenir au degré de perfection que devait atteindre le Français. Mais il ne cessa jamais d’être la langue parlée par le peuple dans toute la Provence proprement dite; observation qui s’applique d’ailleurs aux dialectes des autres provinces du Midi de la France; ils restèrent également populaires. Les productions poétiques et littéraires devaient nécessairement être moins nombreuses, elles le furent en effet, mais sans jamais cesser complètement. Les œuvres de L. Belaud de La Belaudière, de Millet de la Drôme, de Gros de Marseille, de l’abbé Caldagnès, de Pasturel, de Rigaud de Montpellier, de Goudouli, de Boissier de Sauvages, de Tandon, de Daubian et de bien d’autres prouvent assez que le Midi avait conservé [196] sa langue, dont la vitalité avait su résister à tant d’événements contraires.
L’abbé Grégoire ne l’ignorait pas; son célèbre rapport à la Convention ne fut qu’un violent réquisitoire contre ce qu’il appelait la Fédération des idiomes. Les efforts de la Révolution, pas plus que les anciennes ordonnances royales sur la proscription du Provençal, ne réussirent à anéantir une langue parlée depuis huit cents ans; enfin, le décret du 8 pluviôse an II, qui établissait un instituteur français dans chaque commune des départements frontières, eut ce résultat heureux que le Midi apprit à parler et à écrire le Français, tout en conservant l’idiome régional dans toutes les circonstances où le Français n’était pas absolument nécessaire. Il devint bilingue, et, depuis cette époque, comme deux sœurs unies par les mêmes liens, la langue Française et la langue Provençale s’enrichirent mutuellement en se prêtant des mots, des formes et des tournures de phrases consacrés par l’usage et ratifiés par le temps.
NOTES:
[88] Extrait des registres Potentia, bibliothèque Mejanes.
[89] Lettre de la fin du XVe siècle, écrite par un fils à son père. L’original appartenait à la collection de l’historien provençal Bouche.
[90] Deux éditions des poésies de Gros ont été publiées à Marseille, l’une en 1734, l’autre en 1763. Le Bouquet provençal en a inséré quelques-unes en 1823.
[91] Mémoires de l’Académie celtique, t. III, p. 371.
[92] Mémoires de l’Académie celtique, t. II, p. 371.
[93] Louis XIV.]
[94] La plus mauvaise cheville de la charrette est celle qui fait le plus de bruit.
[95] Ce n’est pas avec un tambour qu’on rappelle un cheval échappé.
[96] Le chef d’orchestre.
[97] Traduction.
LES DROITS DE L’HOMME
Les députés de tous les Français, pour les représenter, et qui forment l’Assemblée nationale, envisageant que les abus qui sont dans le royaume et tous les malheurs publics arrivés viennent de ce que tous les petits particuliers, que les riches et les gens en charge ont oublié ou méprisé les francs droits de l’homme, ont résolu de rappeler les droits naturels véritables, et qu’on ne peut pas faire perdre aux hommes. Cette déclaration a donc été publiée pour apprendre à tout le monde ses droits et ses devoirs, afin que ceux qui gouvernent les affaires de la France n’abusent pas de leur pouvoir, afin que chaque citoyen puisse voir quand il doit se plaindre, si on attaque ses droits, et afin que nous aimions tous une constitution faite pour l’avantage de tous, et qui assure la liberté à chacun.
C’est pour cela que lesdits députés reconnaissent et déclarent les droits suivants de l’homme et du citoyen, devant Dieu et avec sa sainte aide.
Premièrement.—Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, et il n’y a que l’avantage du public qui puisse faire établir des distinctions entre les citoyens.
Secondement.—Les hommes n’ont formé des sociétés que pour mieux conserver leurs droits, qui sont la liberté, la propriété, la tranquillité et le pouvoir de repousser ceux qui leur voudraient causer dommage dans leur honneur, leur corps ou leur bien.
Troisièmement.—La nation est la maîtresse de toute autorité, et elle charge de l’exercer qui lui plaît. Toutes les compagnies, tous les particuliers qui ont quelque pouvoir le tiennent de la nation, qui est seule souveraine.
Quatrièmement.—La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne fait de tort à personne. Les bornes de cette liberté sont posées par la loi, et qui les passe doit craindre qu’un autre n’en fasse autant pour lui faire tort.
Cinquièmement.—Les lois ne doivent défendre que ce qui trouble le bon ordre. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et personne ne peut être forcé de faire ce qu’elle ne commande pas.
Sixièmement.—La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à sa formation par eux-mêmes ou par ceux qu’ils nomment à leur place par les Assemblées.
Il faut se servir de la même loi, tant pour punir les méchants que pour protéger les pauvres. Tous les citoyens, comme ils sont égaux par elle, peuvent prétendre à toutes les charges publiques, suivant leur capacité, et sans autre recommandation que leur mérite.
Septièmement.—Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni emprisonné que dans les cas expliqués par les lois et suivant la forme qu’elles ont prescrite. Qui sollicite, donne, exécute ou fait exécuter des ordres arbitraires doit être puni sévèrement. Mais tout citoyen appelé ou saisi au nom de la loi doit obéir de suite; il devient coupable en résistant.
Huitièmement.—Il ne doit être prononcé que des punitions précisément bien nécessaires; et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et connue avant la faute commise, et qui soit appliquée comme il convient.
Neuvièmement.—Tout homme doit être regardé comme innocent jusqu’à ce qu’il soit (sic) déclaré coupable. S’il faut l’arrêter, on doit prendre garde de ne lui faire aucun mal ni outrage. Ceux qui lui font souffrir quelque chose doivent être sévèrement corrigés.
Dixièmement.—Nul ne peut être inquiété à cause de ses opinions, même concernant la religion, pourvu que ses propos ne troublent pas l’ordre public établi par la loi.
Onzièmement.—La communication libre des pensées est le plus beau droit de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, pourvu qu’il réponde des suites que pourrait avoir cette liberté dans les cas déterminés par les lois.
Douzièmement.—Pour faire observer les droits de l’homme et du citoyen, il faut des officiers publics. Qu’ils soient prêtres, juges, soldats, cela s’appelle force publique.
Cette force est établie pour l’avantage de tous, et non pas pour l’intérêt particulier de ceux à qui on l’a confiée.
Treizièmement.—Pour fournir à l’entretien de la force publique, il faut mettre des impositions sur tous, et chacun en doit payer sa portion suivant ses facultés.
Quatorzièmement.—Les citoyens ont le droit de vérifier eux-mêmes, ou par le moyen des députés qu’ils ont nommés, la nécessité des impositions, et de les accorder librement, suivant le besoin de l’État; de marquer combien, comment et durant quel temps on livrera ces impositions, et de voir même comment le produit en est employé.
Quinzièmement.—La société a le droit de demander compte à tous les agents publics de tout ce qu’ils ont fait dans leur place.
Seizièmement.—Il n’y a pas de bonne constitution dans toute société où les droits de l’homme ne sont pas connus et assurés, et où la séparation de chaque pouvoir n’est pas bien établie.
Dernier article.—Les propriétés sont une chose sacrée, et à laquelle personne ne peut toucher sans vol. Nul ne peut en être dépouillé, excepté quand le bien public l’exige. Alors il faut qu’il paraisse clair qu’on a besoin pour l’avantage commun de ce qui appartient à quelque citoyen, et on lui doit donner de suite la valeur de ce qu’il cède.
[98] Pierre Vidal, troubadour de Toulouse au XIIe siècle.
[99] Jean de Casavateri fait mention de cette expédition dans son ouvrage imprimé à Toulouse, en 1544.
[100] Achard, bibliothécaire national à Marseille, né dans cette ville en 1751, mort en 1809.
Grammaire provençale (d’après Achard) (1794).—Abrégé de grammaire provençale (d’après Dom Xavier de Fourvières).—Différences linguistiques et orthographiques entre le Provençal parlé et écrit avant la Révolution et le Provençal de nos jours, selon l’école félibréenne.—Conclusion.
Par C.-F. ACHARD[101]
BIBLIOTHÉCAIRE DE LA VILLE DE MARSEILLE
(Avril 1794)
Les Provençaux emploient les mêmes lettres que les Latins et les Français. Ils font sonner toutes les lettres et n’aspirent pas l’h. Aussi voyons-nous que la plupart des écrivains provençaux ont retranché dans leurs ouvrages les lettres finales qui ne se prononcent que lorsque le mot est suivi d’une voyelle.
A. Se prononce comme en français.
E. Se prononce en provençal de deux manières: lorsqu’il se trouve à la fin des mots, il se prononce toujours comme l’é fermé du français; il est cependant d’usage de ne pas l’accentuer; l’è ouvert est toujours prononcé [198] fortement, comme celui que nous indiquons par un accent circonflexe. Exemple: addusés, venguet, linge; prononcez: adûze, vêngué, lingé. Il faut même observer que l’e suivi d’une consonne se prononce toujours de même que s’il était seul. Ainsi, dans le mot venguet, que j’ai cité, il ne faut pas dire vangué, mais vé-ngué, comme nous prononçons ennemi et non pas annemi.
I. Se prononce comme en français, et il se prononce comme en latin dans les monosyllabes im, in et dans les mots qui en sont composés.
O. Cette voyelle dans les mots a la même prononciation qu’en français; mais, à la fin des mots, elle remplace l’e des Français. Ainsi il est reçu d’écrire verguo, qui se prononce comme vergue en français.
U. La voyelle u n’a rien de particulier, si ce n’est qu’il faut prononcer u dans le mot un comme nous le prononçons dans le mot une et ne pas le changer en la diphtongue eun, comme le font les Français.
Les diphtongues sont l’union de deux voyelles qui ne forment qu’une syllabe. Voici les principales:
Ai, | que l’on prononce | ahi, | |
Au, | — — | ahou, | |
Ei, | — — | ehi, | |
Ia, | — — | iha, | mais par un simple son. |
Ié, | — — | ihé, | |
Io, | — — | iho, | |
Oi, | — — | ohi, |
Les diphtongues et les quadriphthongues sont aussi usitées en provençal:
Aou, | ou | au, | prononcez: | ahou, | |
Uou, | — | uhou, | — | huhou, | d’un seul son |
Ueil, | — | uheil, | — | hui, | |
Yeou, | — | hieou. |
Les seules consonnes dont la prononciation diffère de la syntaxe française sont le g et l’i consonne. Les Provençaux prononcent ces lettres mouillées comme les Italiens. Il en est de même du ch; mais il est impossible de donner cette prononciation, à un homme qui n’a jamais entendu parler un Provençal ou un Italien, par de simples caractères; il ne connaîtra pas la façon de prononcer ces lettres, en plaçant un d devant le g, ni un t devant ch. Il faut, pour le mettre au fait, l’inviter à prononcer ces lettres très lentement, comme on le fait en français; qu’il observe le mouvement de la langue, et nous lui ferons sentir la différence. Le Français, pour prononcer le g ou [199] le j, porte le bout de la langue au palais, à peu près à la racine des dents de la mâchoire supérieure. Le Provençal et l’Italien poussent le bout de la langue jusqu’aux dents, relèvent un peu la langue et prononcent plus de la bouche que du gosier. Au reste, une seule fois qu’on entende prononcer cette lettre, on en saura plus qu’avec les plus longues explications. La même chose doit être appliquée au ch.
Il ne faut pas oublier de dire ici que, lorsqu’un mot provençal a deux l mouillées, on prononce comme le peuple de Paris. Ainsi mouille ou mouillée se prononce en provençal comme si l’on écrivait mouyé, et comme ceux qui parlent mal le français prononcent l’adjectif mouillé.
NOTE:
[101] Cette grammaire fait partie du rapport que C.-F. Achard adressa au Comité de l’Instruction publique en l’an II de la République.
L’idiome provençal a deux articles: lou, le, pour le masculin, et la pour le féminin. Au pluriel, l’article leis, qu’on prononce lei devant une consonne, sert pour les deux genres. L’article lou et l’article la s’élident devant un mot qui commence par une voyelle; ainsi l’on dit l’ai, l’âne, et non pas lou ai; l’anduecho, l’andouille, et non pas la anduecho.
Les Provençaux ne changent pas leurs terminaisons dans les déclinaisons; en cela nous ne différons pas de la langue française. Exemple:
SINGULIER | ||||||
MASCULIN | FÉMININ | |||||
français | provençal | français | provençal | |||
Nominatif | le, | lou | la | la | ||
Génitif | du, | doou ou dau | de la | de la | ||
Datif | au, | aou ou au | à la | à la | ||
Accusatif | le, | lou | la | la | ||
Vocatif | ô, | ô | ô | ô | ||
Ablatif | du, | doou ou dau | de la | de la |
PLURIEL | ||||
MASCULIN ET FÉMININ | ||||
français | provençal | |||
Nominatif | les | Leis | prononcez | Lei |
Génitif | des | Deis | — | Dei |
Datif | aux | Eis | — | ei |
Accusatif | les | Leis | — | Lei |
Vocatif | ô | ô | — | ô |
Ablatif | des | Deis | — | Dei |
Tous ces mots sont monosyllabes.
Tous les noms prennent l’article devant eux, excepté les noms propres et ceux que l’on prend indéterminément, comme députa, administratour (député, administrateur).
La particule de remplace souvent l’article en provençal; aussi les Provençaux font-ils beaucoup de provençalismes en parlant français, par l’habitude qu’ils ont de leur idiome. Donnez-moi d’eau, de vin, diront-ils, au lieu de dire: Donnez-moi de l’eau, du vin; cela vient de ce que le Provençal dit dounas-mi d’aiguo, de vin, etc.
Il n’y a pas de règle générale pour les genres des noms; presque tous les mots français masculins sont du même genre dans leurs correspondants provençaux. Il y a cependant des exceptions: ainsi le sel est masculin en français, et la saou est féminin en provençal; l’huile est féminin, l’oli ou l’holi est masculin; le peigne se rend par la pigno; le balai, par l’escoubo, féminin, et quelques autres de même.
Les terminaisons des noms varient beaucoup, de même que dans le français, mais elles sont presque toujours les mêmes au pluriel et au singulier. Ainsi chivau, cheval, fait au pluriel chivaus, et se prononce comme au singulier. De là vient encore que les enfants disent ici très communément, en parlant français: le chevau ou les chevals.
Les substantifs masculins forment quelquefois des substantifs féminins d’une terminaison différente. En général, les noms qui se terminent par une n donnent un féminin en y ajoutant un o, qui équivaut à notre e muet, par exemple: couquin, masculin, couquino, féminin; landrin, masculin, landrino, féminin.
Les mots terminés en r changent cette dernière lettre en la syllabe so: voulur, vouluso, féminin; recelur, receluso, féminin, etc...
Les mots français terminés en aire sont assez ordinairement terminés en ari dans l’idiome provençal.
Les adjectifs sont également très variés; ils ont un rapport direct avec ceux de la langue française. Ceux qui se terminent en é pour le masculin et en ée pour le féminin, se rendent en provençal par la terminaison at, ado: fortuné, fortunée; fourtunat, fourtunado.
Les adjectifs terminés par un e muet en français se terminent de même au féminin provençal, mais au masculin ils ont un é fermé. Ainsi invulnérable fait au masculin invulnérablé, et au féminin invulnérablo, que l’on prononce tout comme en français.
Il y a, dans les pronoms, des observations importantes à faire sur la différence qui existe entre le français et le provençal. Je donne d’abord la déclinaison des pronoms personnels:
Nominatif | Je ou moi, | Yeou. |
Génitif | De moi, | De yeou, sans élision. |
Datif | A moi, | A yeou ou mi, en quelques lieux me. |
Accusatif | Moi, | Mi ou me et yeou dans le pléonasme. |
Ablatif | Par moi, | Per yeou. |
Il me conduisit moi-même: Mi menet yeou-même ou m’aduguet yeou-même.
Nominatif | Tu, toi, | Tu. |
Génitif | De toi, | De tu. |
Datif | A toi, | A tu, ou ti ou te. |
Accusatif | Toi ou te, | Ti ou te. |
Ablatif | Par toi, | Per tu. |
Nominatif | ....... | .......... |
Génitif | De soi, | De si ou de si-même. |
Datif | A soi, | A si, ou si ou se. |
Accusatif | Soi, | Si ou se. |
Ablatif | Par soi, | Per si-même. |
Nominatif | Nous, | Nautreis pour nous autres. |
Génitif | De nous, | De nautries. |
Datif | A nous, | A nautreis ou nous. |
Accusatif | Nous, | Nautries ou nous. |
Ablatif | Par nous, | Per nautreis. |
Nominatif | Vous, | Vautreis. |
Génitif | De vous, | De vautreis. |
Datif | A vous, | A vautreis ou vous. |
Accusatif | Vous, | Vautries ou vous. |
Ablatif | Par vous, | Per vautreis. |
Il vous a donné: v’a dounat. Il vous accuse: n’accuso.
Ces exemples sont faits pour faire connaître que le provençal fait une élision de trois lettres devant un mot qui commence par une voyelle, lorsqu’il est précédé d’un pronom pluriel. Le pronom se est le même au pluriel qu’au singulier.
Nominatif | Lui, eou. | Elle, ello. |
Génitif | De lui, d’eou. | D’elle, d’ello. |
Datif | A lui, on eou, à eou, li; | à elle, an ello ou li. |
Accusatif | Lui, eou ou lou. | La, la. |
Ablatif | Par lui, per eou. | Par elle, per ello. |
Nominatif | Eux, elleis. | Elles, elleis. |
Génitif | D’eux, d’elleis. | D’elles, d’elleis. |
Datif | A eux, an elleis ou li. | A elles, an elleis, ou li. |
Accusatif | Eux, elleis, leis. | Elles, elleis, leis. |
Ablatif | Par eux, per elleis. | Par elles, per elleis. |
Les pronoms possessifs sont mieou, tieou, sieou, nouestre, vouestre; ils sont précédés de l’article et gouvernent les deux genres.
Lou mieou, la mieouno. | Le mien, la mienne. |
Lou tieou, la tieouno. | Le tien, la tienne. |
Lou sieou, la sieouno. | Le sien, le leur, la sienne, la leur. |
Lou nouestre, la nouestro. | Le, la nôtre. |
Lou vouestre, la vouestro. | Le, la vôtre. |
Il y a deux pronoms démonstratifs: aqueou, qui fait au féminin aquelo, et aquestou, qui fait au féminin aquesto, c’est-à-dire celui-ci, celle-ci; celui-là, celle-là.
Lequel, laquelle, louquaou, laqualo, se déclinent avec l’article; qui se traduit par qun ou par que. Ses composés sont queque, sieque, quoi qu’il en soit; quelqu’un, quelqu’une, quauqu’un, quaouqu’uno. Exemple: L’homme qui vint, l’home que venguet.—Ce qui me surprend, ce que m’estouno.—Qui est là? Qun es aqui?—Qui va, qui vient? Que va, que ven?
Le provençal a des verbes auxiliaires, des actifs et des passifs. On appelle verbe auxiliaire celui qui sert à former les temps des autres verbes, comme j’ai, ai; je suis, sieou.
Les verbes actifs peuvent être réduits à deux conjugaisons principales, qui se connaissent par l’infinitif: les verbes qui se terminent à l’infinitif en ar et ceux qui finissent en e ou en ir.
Tous les verbes en ar font le participe passé en at. Les autres le font en it ou en ut.
Commençons par les verbes auxiliaires.
INFINITIF
Avoir, dérivé du latin habere.
INDICATIF PRÉSENT
Ai, | j’ai. | Aven, | nous avons. |
As, | tu as. | Avés, | vous avez. |
A, | il a. | An, | ils ont. |
IMPARFAIT
Avieou, | j’avais. | Avian, | nous avions. |
Aviés, | tu avais. | Avias, | vous aviez. |
Avié, | il avait. | Avien, | ils avaient. |
PARFAIT
Ai agut | ou | aguersi, | j’ai eu. |
As agut | ou | agueres, | tu as eu. |
A agut | ou | aguet, | il a eu. |
Aven agut | ou | aguerian, | nous avons eu. |
Avés agut | ou | aguerias, | vous avez eu. |
Au agut | ou | agueroun, | ils ont eu. |
[204] PLUS-QUE-PARFAIT
Avieou agut, | j’avais eu. | Aviés agut, | tu avais eu. |
FUTUR
Aurai, | j’aurai. | Auren, | nous aurons. |
Auras, | tu auras. | Aurés, | vous aurez. |
Aura, | il aura. | Auran, | ils auront. |
IMPÉRATIF
Agues, | aie, etc. | Agues, | |
Que ague, | Que aguoun, | ||
Aguen, |
SUBJONCTIF PRÉSENT
Que agui, | que j’aie. | Que aguen, | que nous ayons. |
Que agues, | que tu aies. | Que agués, | que vous ayez. |
Que ague, | qu’il ait. | Que aguoun, | qu’ils aient. |
IMPARFAIT
Aguessi | ou | aurieou, | que j’eusse ou j’aurais. |
Aguesses | ou | auriés, | que tu eusses ou tu aurais. |
Aguessoun | ou | aurien, | qu’il eût ou il aurait. |
PARFAIT
Que agui agut, | que j’aie. | Aguen agut, | que nous ayons. |
Agués agut, | que tu aies. | Agusé agut, | que vous ayez. |
Aguet agut, | qu’il ait. | Aguon agut, | qu’ils aient. |
PLUS-QUE-PARFAIT
Aguessi ou aurieou agut, etc. | que j’eusse ou j’aurai eu, etc. |
FUTUR
Aurai agut, etc. | j’aurais eu, etc. |
INFINITIF PRÉSENT
Aver, | avoir. |
PARFAIT
Aver agut, | avoir eu. |
GÉRONDIF
Per aver, | à avoir. |
PARTICIPE PRÉSENT
Ayent, | ayant. |
PARTICIPE PASSÉ
Ayent agut, | ayant eu. |
INDICATIF PRÉSENT
Sieou. | Sian. |
Siés. | Sias. |
Es. | Soun. |
IMPARFAIT
Eri. | Erian. |
Eres. | Erias. |
Ero. | Eroun. |
PARFAIT
Sieou estat. | Fouguet. | |
Sies estat. | Fouguerian. | |
ou | Fougueri. | Fouguerias. |
Fougueres. | Fougueroun. |
PLUS-QUE-PARFAIT
Eri estat, eres estat.
FUTUR
Sarai. | Saren. |
Saras. | Sarès. |
Sara. | Saran. |
IMPÉRATIF
Siegues. | Siegués. |
Siegue. | Siégoun. |
Sieguen. |
SUBJONCTIF PRÉSENT
Que siegui. | Que sieguen. |
Que siegues. | Que siegués. |
Que siegue. | Que siegoun. |
IMPARFAIT
Fouguessi. | Fouguesses. | |
Fouguesse. | Fouguessian. | |
Fouguessias. | Fouguessioun. | |
ou | Sarieou. | Sariès. |
Sarié. | Sarian. | |
Sarias. | Sarèn. |
PARFAIT
Que siegui estat. | Siegues estat, etc. |
[206] PLUS-QUE-PARFAIT
Fouguessi estat ou Sarieou estat, etc.
FUTUR
Sarai estat | Saras estat, etc. |
INFINITIF PRÉSENT
Estre ou esse.
PARFAIT
Estre estat.
On voit que l’auxiliaire aver n’entre pas dans la conjugaison provençale du verbe estre. C’est ce qui nous fait entendre le provençalisme impardonnable: Je suis été, pour dire: J’ai été.
1re Conjugaison Verbe Adoûrar |
2e Conjugaison Verbe Estendre |
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INDICATIF PRÉSENT | |||
Adôri. | Adourân. | Estêndi. | Estênden. |
Adôres. | Adoûras. | Estêndes. | Estêndes. |
Adôro. | Adôrun. | Estende. | Estêndoun. |
IMPARFAIT | |||
Adourâvi. | Adourâviau. | Estendieou. | Estendian. |
Adourâvis. | Adourâvias. | Estendies. | Estendias. |
Adourâvo. | Adourâvoun. | Estendié. | Estendiau. |
PARFAIT | |||
Ai adourat. | As adourat, etc. | Ai estendut. | Etc... |
ou Adourèri. | Adourerian. | ou Estenderi. | Estenderian. |
Adourères. | Adourerias. | Estenderes. | Estenderias. |
Adoûret. | Adoureroun. | Estendet. | Estenderoun. |
PLUS-QUE-PARFAIT | |
Avieou adourat, | Avieou estendut, |
Aviès adourat, etc. | Aviès estendut, etc. |
FUTUR | |||
Adourarai. | Adouraren. | Estendrai. | Estendran. |
Adouraras. | Adourarés. | Estendras., | Estendrés. |
Adourara. | Adouraran. | Estendra. | Estendran. |
IMPÉRATIF | |||
Adoro. | Estende. | ||
Qu’adôro. | Qu’estende. | ||
Adouren. | Estenden. | ||
Adouras. | Estendés. | ||
Qu’adoroun. | Qu’estendoun. |
SUBJONCTIF PRÉSENT | |||
Qu’adori. | Qu’adouren. | Qu’estendi. | Qu’estendessian. |
Qu’adorés. | Qu’adourés. | Qu’estendes. | Qu’estendés. |
Qu’adore. | Qu’adoroun. | Qu’estende. | Qu’estendoun. |
IMPARFAIT | |||
Qu’adouressi, | Qu’adouressian, | Qu’estendessi, | Qu’estendessian, |
Qu’adouresses, | Qu’adouressias, | Qu’estendesses, | Qu’estendessias, |
Qu’adouresse, | Qu’adouressoun, | Qu’estendesse, | Qu’estendessoun, |
ou Qu’adourarieou, | Qu’adourarian, | ou Qu’estendrieou, | Qu’estendarian, |
Qu’adourariés, | Qu’adourarias, | Qu’estendariés, | Qu’estendarias, |
Qu’adourarié, | Qu’adourarien, | Qu’estendarié, | Qu’estendarien. |
PASSÉ | |||
Que agui adourat, etc. | Que agui estendut, etc. | ||
PLUS-QUE-PARFAIT | |||
Que aguessi adourat, etc. | Que aguessi estendut, etc. | ||
ou Aurieou adourat, etc. | ou Aurieou estendut, etc. | ||
FUTUR | |||
Aurai adourat, etc. | Aurai estendut, etc. | ||
INFINITIF PRÉSENT | |||
Adourar, | Estendre. | ||
PASSÉ | |||
Aver adourat, | Aver estendut. | ||
PARTICIPE PRÉSENT | |||
Adourant, | Estendent. |
Le passif se conjugue par l’auxiliaire estre en ajoutant le participe passif adourat, estendut, etc... Sieou adourat, sieou estendut, etc...
On a vu que la seule différence de terminaison des verbes se trouve dans l’imparfait, où les verbes qui ont l’infinitif en ar font ce temps en avi et ceux qui ont une autre terminaison font l’imparfait en ieou. D’après cela, il est facile de connaître les conjugaisons provençales. Il est bien quelques verbes irréguliers; mais, comme ils ont un rapport direct avec leurs correspondants français, il est inutile d’en faire mention ici.
La synthèse de la langue provençale a tant de rapports avec la française qu’il n’y a point de règles à donner, mais seulement des observations à présenter sur les tournures des phrases.
On met quelquefois l’article avant l’adjectif au lieu de le mettre avant le substantif. C’est une chose qui nous est commune avec les Grecs, et certainement c’est d’eux que nous tenons cette façon de nous exprimer: lou mieou béou, mon beau; lou mieou bel enfant, mon bel enfant; lou sieou fraire, son frère, etc.
J’ai dit plus haut que les noms ne changeaient pas de terminaison dans les nombres et qu’il était même reçu de ne pas ajouter l’s final pour désigner le pluriel, à moins que le mot suivant ne commence par une voyelle. Mais cette règle n’est pas encore générale; on dit bien leis ais, prononcez lei zai; mais on ne dit pas les ais avien en prononçant lei-zai zavien, mais lei-zai-avien; en sorte qu’il faut nécessairement entendre parler le provençal ou l’écrire comme on le parle. C’est un défaut de la langue, défaut qui ne doit pas surprendre ceux qui savent que les idiomes vulgaires n’ont pas de règles bien certaines, et que l’usage est la première de ces règles. Les Provençaux ne connaissent pas de mot qui forme seul un comparatif. C’est une faute de dire en provençal: milhour que l’autre, piegi que vous: meilleur que vous, pire que vous; il faut dire plus milhour, plus piegi, ce qui, en français, serait un pléonasme détestable.
Les pronoms personnels se sous-entendent toujours devant les verbes, comme on l’a vu dans les conjugaisons que j’ai placées en leur lieu. Ainsi on dit vendrai, je viendrai; esveray, il est vrai, etc.
Lorsqu’on parle de plusieurs personnes, on emploie toujours le pronom soun, sa, comme s’il ne s’agissait que d’une seule: ils viennent de leur maison de campagne, venoun de sa bastido.
De même, l’on dit pour les deux nombres: li ai dounat, je lui ai ou je leur ai donné; li digueri, je lui ou je leur ai dit, etc.
Lorsqu’on parle indéterminément de quelque chose, on emploie la particule va au lieu de l’article lou, le, etc. Exemple: Le croyez-vous? Va crésez? ou va créseti? Je le ferai, va farai. Mais, s’il était question d’une personne, on dirait: lou veiray, je le verrai.
L’adverbe relatif y, qui signifie en cet endroit-là, s’exprime en provençal par li: Veux-tu y aller? Li voues anar? J’(y) irai, l’anaraï; passes-y, passos-li; prends-y garde, pren li gardo.
Le relatif qui s’exprime par qun toutes les fois qu’il y a interrogation: Qun piquo? Qui frappe? Mais, dans le cours d’une phrase, il se rend par le mot que: aqueou que douerme, celui qui dort; lou cavaou ou lou chivaou que vendra, le cheval qui viendra.
Le nominatif précède toujours le verbe; cependant j’ai souvent entendu les gens de la campagne, et surtout les enfants, dire: a dich moun paire, pour moun paire a dich.
Le verbe Estre, Être, s’emploie ordinairement comme gouvernant l’accusatif si je fusse (sic) en leur place, se fouguessi elleis. On dit aussi se fougueissi d’elleis en sous-entendant en plaço.
Les infinitifs forment tout autant de noms substantifs: on dit lou proumenar pour la proumenado, lou dourmir pour lou souen, etc... Il semble même que cette façon d’exprimer les choses est plus énergique.
[210] Il est d’usage encore d’employer le pronom si, se à la première personne du pluriel: nous nous reverrons, si vereins; allons-nous-en, s’en anan ou Enanen s’en.
On dit aussi: sau pas ce que si fa, il ne sait pas ce qu’il fait; quelle heure est-il? quant soun d’houro? Ce qui signifie littéralement: combien est-il d’heures?
Je ne dirai rien des adverbes et des prépositions, mais il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les tournures des phrases. J’ai cru qu’il ne serait pas hors de propos de donner une courte notice de la poésie provençale et de citer quelques morceaux qui n’ont pas été livrés à l’impression.
L’auteur (comme exemple) donne un quatrain de Toussaint Gros, sur la Mort; il cite la Bourrido deis Dious, de Germain, et un extrait du Nouveau Lutrin, par d’Arvieux.
Les nombreux exemples que nous avons donnés de la poésie provençale nous dispensent de citer dans cet ouvrage des extraits, forcément incomplets et qui n’ajouteraient rien à la beauté de la langue. Mais ce que nous avons cru nécessaire de ne pas omettre, comme nous l’avons dit précédemment, c’est un aperçu grammatical du Provençal tel qu’on l’écrit et qu’on le parle aujourd’hui, d’après la méthode de la nouvelle école félibréenne, en parallèle avec la grammaire d’Achard, qui date des premières années du siècle dernier. Le lecteur pourra, par lui-même, constater les différences qui existent entre les deux orthographes et se faire une opinion, au point de vue linguistique et orthographique, sur les œuvres qui ont précédé le mouvement félibréen et celles qui l’ont suivi.
L’alphabet provençal aujourd’hui en usage se compose de vingt-trois lettres; l’y et l’x supprimés formaient la vingt-quatrième et la vingt-cinquième avant la réforme orthographique.
A garde le son qu’il a en français; B également, mais ne se prononce pas à la fin des mots, comme plumb, plomb.
C ne diffère de la prononciation française que lorsqu’il est suivi d’un h. Ainsi le mot chien s’écrit chin, et se prononce tsin. Cependant cette prononciation est plutôt vauclusienne que marseillaise. A Marseille, en effet, on écrit et on prononce chin.
Le D, comme en français. Ainsi que le b, il ne se prononce pas à la fin des mots: verd, vert.
L’E, dans la grammaire d’Achard, ne devait pas, suivant l’usage observé jusqu’à la Révolution, être accentué; aujourd’hui, sans accent ou avec un accent aigu, il se prononce comme l’e ouvert français. Ainsi devé, devoir, teté, sein, sonnent comme cité, vérité.
L’E est ouvert s’il est suivi d’une consonne, comme dans terro, terre, et encore s’il est surmonté d’un accent grave, comme dans venguè, il vint. Il est faible à la fin des mots: te, toi; fort dans les monosyllabes: vese, je vois.
F, pour efo, comme en français.
G, placé devant les voyelles a, o, u, est dur, comme dans goi, boiteux; gau, coq; degun, personne; mais, devant un e ou un i, il se prononce comme le z italien: soit gibous, bossu, que l’on prononce dzibous. Toutefois, cette dernière prononciation n’est pas usitée dans les Bouches-du-Rhône, où l’on continue à dire gibous, comme s’il était écrit djibous.
H, en provençal acho, n’est aspirée que dans quelques interjections: ho! ha! hoù! hoi! hèi! On l’emploie également pour rendre le son ch comme dans charpa, gronder, et remplacer l’ancienne forme lh pour séparer deux voyelles, ainsi: famiho, famille; abiho, abeille; Marsiho, Marseille.
[212] I se prononce comme en français: camiso, chemise; mais, dans les monosyllabes im et in, il prend en provençal la prononciation latine; simplo, simple, ansin, ainsi; cinsaire, priseur; timbre, timbre.
Il y a aussi l’i fort et l’i faible: pali, pâlir; pàli, dois.
Le J devant l’e et l’i se prononce comme le g ou le z dans le provençal rhodanien: jamai, pour dzamai, jamais; genesto, dzenesto, genêt. A Marseille, on prononce jamai, ginesto.
K est peu ou pas usité en provençal, on le remplace généralement par c, qu et ch, suivant les cas.
L ou élo, comme en français; deux l précédées de la voyelle i ne se prononcent pas. Ainsi: mouillé se prononce, en provençal, mouyé.
M ou émo, comme en français. Cette lettre équivaut à l’n devant un b ou un p.
N ou éno, comme en français.
O, comme en français dans le corps des mots, mais remplace l’e français à la fin de quelques-uns. Exemple: Prouvenco, Provence; la peissounièro, la poissonnière.
P. En provençal, la forme ph est remplacée par f: farmacian, pharmacien.
Q conserve le son du k français: que, que; quitran, goudron.
R ou ero se prononce comme en français.
S ou esso également. Deux s en provençal remplacent l’x français. Ainsi Maximin se prononce et s’écrit: Meissemin; exemple, eissèmple.
T ou té conserve toujours en provençal le son dur, même lorsqu’il précède un i suivi d’une voyelle: carretoun, petite charrette; conventialo, religieuse; t dans la fin des mots ne se prononce pas: nougat, nougat.
U ne se prononce pas exactement comme en français. Dans le mot un, on le fait sonner comme dans une, tandis qu’en français il se change en la diphtongue eun. Dans le cas où l’u est précédé des voyelles a, e, ou d’un o accentué, il se prononce comme en italien; exemple: oustaù, maison, que l’on prononce oustaou suivant l’ancienne orthographe; néu, neige, ne-ou, pôu, pour poou, sont dans le même cas.
V, vé, se prononce comme en français ainsi que le z, izido.
Les diphtongues servent à unir deux voyelles ne formant qu’une syllabe.
Les cinq voyelles forment en provençal plusieurs diphtongues; ainsi:
Ai, | qui se prononce: | aï. |
Ei, | — — | eï. |
Oi, | — — | oï. |
Au, | — — | aou. |
Eu, | — — | èou. |
Exemples:
Aigo, | eau, | se prononce d’une seule émission: | aïgo. |
Rèi, | roi, | —— | rèï. |
Galoi, | joyeux, | —— | galoï. |
Avant la réforme orthographique, ces diphtongues s’écrivaient comme on les prononçait.
Comme triphtongues, les cinq voyelles donnent:
Iau, | dans | niau, éclair. |
Iai, | — | biais, manière de faire. |
Ièi, | — | pièi, puis. |
Ces triphtongues se prononcent également par un simple son.
L’accent tonique est la base de la prononciation du provençal. Dans les mots terminés par e ou par o, il doit se porter sur la pénultième, ainsi: capello, chapelle, se prononce capélo; campana, cloche, campàno; il se porte sur toute syllabe accentuée: armàri, armoire.
Dans les mots terminés par a et i, il se porte sur la dernière syllabe: verita, vérité; sournaru, sournois; durbi, ouvrir. Mais, dans le cas où la dernière syllabe terminée en i est précédée d’une syllabe qui porte un accent, l’i devient muet, comme dans barri, rempart.
Si le mot est terminé par une consonne, on appuie plus fortement sur la dernière syllabe: auceloun, petit oiseau.
Dans les diphtongues, on doit appuyer sur la première voyelle: l’ai, l’âne, se prononce àï.
Dans le dialecte marseillais, la prononciation est souvent différente de celle du rhodanien. Ainsi la voyelle o se change souvent en oue; exemples:
Font, | fontaine, | fait | fouent. |
Cor, | cœur, | — | couer. |
Colo, | colline, | — | coueli. |
U se change en ue quelquefois, comme dans: adurre, apporter, aduerre.
Io se change en ue: fio, feu, fait fue; agrioto, cerise, fait agrueto.
Ioù fait uou: bioù, bœuf, buou; aurioù, maquereau, auruou.
[214] Ioun se change en ien: nacioun, nation, fait nacien; religioun, religion, religien; incarnacioun, incarnation, incarnacien.
Voici le tableau des articles en provençal singulier, en français et en provençal pluriel:
Lou, la, | — | le, la, | — | li, les, |
Doù, de la, | — | du, de la, | — | di, des, |
Au, à la, | — | au, à la, | — | i, aux, |
De, | — | du, de la, | — | de, des. |
Dans le dialecte marseillais, li, di, i font lei, dei, ei, au singulier, et leis, deis, eis, au pluriel.
L’article, en provençal, s’emploie comme en français devant les noms communs. Il y a exception dans les proverbes, dans les énumérations et quand des noms se trouvent liés à certains verbes.
On l’emploie également devant les noms propres des personnes généralement connues, et dans un sens familier: la Marietto, la petite Marie; devant le nom d’un personnage jouissant d’une certaine célébrité, il trouve aussi son emploi: Victor Gélu es lou Bérengier de Marsiho, Victor Gélu est le Bérenger de Marseille.
Il y a en provençal trois sortes de noms: le nom commun, le nom propre et le nom collectif.
Exemples de noms communs: l’oustaù, la maison; l’escalo, l’échelle; lou chin, le chien.
Exemples de noms propres: Anfos, Alphonse; José, Joseph; Goundran, Gontran.
Le nom de famille chez la femme affecte la forme féminine; on dira: Goundrano, et la forme diminutive chez l’enfant, que l’on appellera Goundranet.
Exemples de noms collectifs: la pinèdo, bois de pins; la mélouniéro, champ de melons; etc.
Les noms terminés par un o sont généralement féminins; il y a toutefois exception pour les noms propres d’hommes, d’animaux mâles, de science et de certaines professions.
La cadiero, la chaise; la telo, la toile, sont des noms communs féminins. Les noms qui se terminent par un n deviennent féminins en y ajoutant un o: couquin, couquino; ceux terminés en r changent cette lettre en la syllabe so: voulur, vouluso.
[215] Les noms terminés par un e sont généralement du masculin: ome, homme; pese, pois.
Les terminaisons en cioun sont féminines: nacioun, nation; donacioun, donation; creacioun, création.
Les terminaisons par ta sont féminines: carita, charité.
Celles en aire et en adou sont masculines: pagaire, pagadou, payeur; pescaire, pescadou, pêcheur.
Enfin les noms collectifs terminés en rès, arès, eirés, un, au, sont du masculin.
Il y a dans le dialecte marseillais quelques variations dans ces diverses règles. Ainsi les mots terminés en e ou en o ou rhodaniens se terminent par un i en marseillais. Ainsi juge, juge, fait jùgi; justico, justice, fait justiçi.
Ceux en ouso se changent en ouo; urouso, heureuse, fait urouo.
Dans le provençal actuel, l’s a disparu en tant que marque du pluriel. C’est par l’article qu’on reconnaît cette marque. On dit et on écrit ainsi: l’ome, l’homme, au singulier; lis ome, au pluriel; etc., etc.
La langue provençale est riche en augmentatifs et en diminutifs.
Les augmentatifs donnent une idée de force et de grandeur, ils se terminent en as au masculin et en asso au féminin. Ainsi: oustaù, maison, devient oustalas; ome, homme, oumanas.
Quelquefois, on se sert d’un augmentatif comme terme de mépris. On dira de quelqu’un qui aura des manières communes et grossières: ès un pastras, augmentatif de pastre, berger. Pour un homme sale: ès un pourcassas.
Les diminutifs sont employés comme termes d’amitié et aussi pour exprimer l’idée de quelque chose de joli, de mignon. Au masculin, ils se terminent en oun, et, ot, in; au féminin, en ouno, eto, oto, ino. Ainsi on dira: d’une chemise, camiso, camisoun, camisoto; auceloun, petit oiseau, aucelet; chato, jeune fille, chatouno, chatouneto.
Les adjectifs, en provençal, sont tout aussi variés qu’en français, et, comme les noms, quand ils sont qualificatifs, peuvent subir une désinence augmentative ou diminutive. On dit ainsi d’un enfant doux et sage: ès brave, ès bravas, ès bravet, ès bravihoun.
Le genre se forme au masculin en ajoutant la lettre o, qui remplace l’e en français et l’a espagnol et italien: aimable, amablo; bonne, buèno; gracieux, gracioso; fortuné, fourtunad, et fortunée, fourtunado.
Il est cependant des cas où l’adjectif, terminé par un e muet en français, se [216] termine en provençal par un e ouvert. Ainsi: invulnérable fait au masculin provençal invulnérable, et au féminin invulnérablo.
Les adjectifs qui, en provençal, se terminent au masculin par:
Aú | font | au féminin | Alo. |
Aire | — | — | Arello ou eiris. |
Adou | — | — | Adouiro. |
Eire | — | — | Erello ou eiris. |
En | — | — | Enco. |
Eû | — | — | Ello. |
Ieu | — | — | Ivo ou ilo. |
I ou ique | — | — | Ico. |
I ou it | — | — | Ido. |
Ou | — | — | Olo. |
U | — | — | Udo. |
Comme le nom, l’adjectif ne prend pas la forme du pluriel quand il est placé après un nom pluriel. Ainsi, on dira: l’ome brave, lis ome brave, les hommes sages.
Placé avant un nom pluriel, l’adjectif s’accorde avec ce nom et prend le pluriel: la bello chato, li bélli chato: la belle et les belles filles.
Dans le dialecte de Marseille les terminaisons en i et en is se changent en ei et eis. On dira donc ici: lei béllei chato, les belles filles.
Ne donnant ici qu’un abrégé de grammaire, nous passerons rapidement sur les adjectifs numéraux, possessifs et démonstratifs.
Pour les premiers, on dit:
Un, uno | pour | Un, une. |
Dous, dos | — | Deux. |
Tres | — | Trois. |
Quatre | — | Quatre. |
Cinq | — | Cinq. |
Sieis | — | Six. |
Sèt | — | Sept. |
Vue | — | Huit. |
Noû | — | Neuf. |
Dès | — | Dix. |
Vounge | — | Onze. |
Douge | — | Douze, etc., etc., puis |
Proumié | — | Premier. |
Seound | — | Second. |
Tresen | — | Troisième, etc. |
Quant aux adjectifs possessifs, ils font au masculin singulier:
Moun. | Mon. |
Toun. | Ton. |
Soun. | Son. |
Nostre. | Notre. |
Vostre. | Votre. |
Soun. | Leur. |
[217] Au féminin, ils font:
Ma. | Ma. |
Ta. | Ta. |
Sa. | Sa. |
Nostro. | Notre. |
Vostro. | Votre. |
Sa. | Leur. |
Au pluriel:
Mi, mes. Ti, tes. Si, ses. Nostre ou nostro, nos. Vostre ou vostro, vos. Si, leurs.
Les adjectifs démonstratifs sont:
Au masculin. | Au féminin. | ||
Aquèu. | Ce | Aquelo. | Cette. |
Aquest. | Cet | Aquesto. | |
Est ou este. | Cet | Esto. |
Au pluriel. | ||
Aquéli. | Aquesti. | Èsti. |
Pour le dialecte marseillais, même remarque que précédemment:
Mi, | ti. | Si, | aquèsti. | Aquèli, | èsti. | |
font | Mei, | tei. | Sei, | aquestei. | Aquèlei, | èstei. |
Nostre, | Nostro, | Vostre, | Vostro. | |
font | Noste, | Noueste, | Vosto, | Vouesto. |
et { | Voste Vosto |
} fait Voueste et Vouesto | ||
Nôsti | — | Nouèstei. | ||
Vôsti | — | Vouèstei. |
Les pronoms personnels sont, pour la première personne:
Ièu, | je, moi. | |
Me, | me, moi. | |
Nous, | nous. | |
Nous aùtro, | nous autres. | |
ou | Noutre, Nautro, | nous. |
Deuxième personne:
Tu, | tu, toi. | |
Te, | te, toi. | |
Vous, | vous. | |
Vous autre, vous autro. | pour vous. | |
ou | Vautre, Vautro. |
[218] Troisième personne:
Eù, | il, lui. |
Élo, | elle. |
Éli, | ils, eux, elles. |
Lou, la, | le, la. |
Li, lei, | les. |
Iè, | lui, leur, y. |
Se, | se, soi. |
En, | en, de lui, d’elle, d’un, d’elles. |
Les pronoms ieù, tu, eù, nous, vous, éli se suppriment généralement devant les verbes. On dit ainsi:
Rènde | et non | ieù rende. |
Rèndes | — | tu rèndes. |
Rènd | — | eù rend. |
Rendên | — | nous rendèn. |
Rendès | — | vous rendès. |
Rèndon | — | éli rendon. |
Les pronoms possessifs sont:
Au masculin singulier:
Lou mieù. | Le mien. |
Lou tieù. | Le tien. |
Lou sieù. | Le sien. |
Lou nostre. | Le nôtre. |
Lou vostre. | Le vôtre. |
Lou sieù. | Le leur. |
Au masculin pluriel:
Li mieù. | Les miens. |
Li tieù. | Les tiens. |
Li sieù. | Les siens. |
Li nostre. | Les nôtres. |
Li vostre. | Les vôtres. |
Li sieù. | Les leurs. |
Féminin singulier:
La mieùno. | La mienne. |
La tieùno. | La tienne. |
La sieùno. | La sienne. |
La nostro. | La nôtre. |
La vostro. | La vôtre. |
La sieùno. | La leur. |
[219] Féminin pluriel:
Li mieùno. | Les miennes. |
Li tieùno. | Les tiennes. |
Li sieùno. | Les siennes. |
Li nostro. | Les nôtres. |
Li vostro. | Les vôtres. |
Li sieùno. | Les leurs. |
Les pronoms démonstratifs ont cette particularité en provençal qu’ils peuvent être employés sous deux formes différentes.
1o | Aquest, aqueste, | pour | celui-ci. |
Aquesto, | — | celle-ci. | |
Aquésti, | — | ceux-ci. | |
Aquèù, | — | celui-ci, celui-là. | |
Aquelo, | — | celle, celle-là. | |
Aqueli, | — | ceux, celles, ceux-là, celles-là. | |
Eiço, | — | ceci. | |
Ço, | — | ce. | |
Aco, | — | cela, ça. |
2o | Aquest, | d’eici. | } Pour celui-ci. |
Aquest, | d’aiça. | ||
Aquesto, | d’eici. | } Celle-ci. | |
Aquesto, | d’eiça. | ||
Aquèsti, | d’eici. | } Ceux-ci. | |
Aquèsti, | d’eiça. | ||
Aquèù, | d’aqui. | } Celui-là. | |
Aquèù, | d’eila. | ||
Aquelo, | d’aqui. | } Celle-là. | |
Aquelo, | d’eila. | ||
Aquèl, | d’aqui. | } Ceux-là, celles-là. | |
Aquèl, | d’eila. | ||
Eiço, | d’eici. | } Celui-ci. | |
Aco, | d’aqui. | ||
Aco, | d’eila. | Cela. |
Les pronoms relatifs s’emploient avec ou sans l’article suivant les cas.
Exemples sans l’article: quau ou qu répond à qui; que, à qui, que, dont; de que ou de qu, à de qui, dont.
Exemples: quau m’aime me seguis, qui m’aime me suive; que ben travaiho gagno de téems, qui travaille bien gagne du temps.
[220] Avec l’article, mais peu usité:
Dou quau, | pour | lequel; |
Doù quau, | — | duquel; |
Au quau, | — | auquel; |
La qualo, | — | laquelle; |
De la qualo, | — | de laquelle; |
A la qualo, | — | à laquelle. |
En provençal, il y a, comme en français, deux verbes auxiliaires: estre ou être; avé ou avoir. Mais, par contre, il n’y a que trois conjugaisons:
La première en a, qui correspond à er: ama, aimer;
La deuxième en i, qui correspond à ir: fini, finir;
La troisième en e, qui correspond à dre: rèndre, rendre.
La conjugaison en oir n’existe pas en provençal; mais, par contre, il possède un grand nombre de verbes irréguliers qui s’y rapportent.
Les verbes auxiliaires:
D’après la nouvelle méthode orthographique, on prononce et on écrit avé ou agué, avedre ou aguedre pour avoir, et non aver usité précédemment.
Ce qui donne au passé:
Avé agu ou avoir eu, au lieu de aver agut.
Participe présent:
Avènt ou aguent pour ayant.
Ainsi de suite pour les autres temps du verbe.
Le verbe être, en provençal, a cette particularité qu’il se conjugue sans le secours de l’auxiliaire avoir, comme cela a lieu en français. Voici les principaux temps:
INFINITIF
Estre ou esse, — être.
PASSÉ
Estre-esta, — avoir été.
PARTICIPE PRÉSENT
Estènt, siguènt, — étant.
[221] PASSÉ
Esta, qui a son féminin estado, — été.
PASSÉ INDÉFINI (DE L’INFINITIF)
Estènt, esta, estado, — ayant été.
INDICATIF PRÉSENT
Sieù, | je suis. | |
Siès, | tu es. | |
Es | ou ei, | il est. |
Sian, | nous sommes. | |
Sias, | vous êtes. | |
Soun, | ils sont. |
IMPARFAIT
Ére | (autrefois éri), | j’étais. |
Eres, | — | tu étais. |
Ero, | — | il était. |
Erian, | — | nous étions. |
Erias, | — | vous étiez. |
Éron, | — | ils étaient. |
PASSÉ DÉFINI
Siguère | ou | fuguère, | je fus. |
Siguères | — | fuguères, | tu fus. |
Sigué | — | fugué, | il fut. |
Siguérian | — | fuguérian, | nous fûmes. |
Siguérias | — | fuguérias, | vous fûtes. |
Siguéron | — | fuguéron, | ils furent. |
PASSÉ INDÉFINI
Sieù esta (primitivement sieoun estat), — pour j’ai été.
PLUS-QUE-PARFAIT
Ère esta (primitivement éri esta), — j’avais été.
PASSÉ ANTÉRIEUR
Siguère esta ou fuguère (primitivement sigueri estat), — j’eus été, etc.
FUTUR
Sarai, Saras, Sara, Saren, Sarès, Saran, — je serai, etc.
IMPÉRATIF
Le verbe être, en provençal, prend une troisième personne dans ce temps:
Siègues | ou | fuguès, | — | sois. |
Siègue | — | fugue, | — | qu’il soit. |
Siguen | — | fuguen, | — | soyons. |
Sigués | — | fugués, | — | soyez. |
Siegon | — | fugon, | — | qu’ils soient. |
SUBJONCTIF
Que siégue ou fugue,—que je sois, etc.
IMPARFAIT
Que siguésse ou fuguésse,—que je fusse, etc.
PARTICIPE PRÉSENT
Estènt,—étant.
La première conjugaison des verbes est en a ou en ar qui correspond à er.
INFINITIF
Cantar,—chanter.
INDICATIF PRÉSENT
Canti,—je chante.
IMPARFAIT
Cantavi,—je chantais.
PARTICIPE PASSÉ
Canta, cantado,—chanté, chantée.
PARTICIPE PRÉSENT
Cantan,—chantant.
FUTUR
Cantarai,—je chanterai, etc.
SUBJONCTIF
Que canti,—que je chante, etc.
Dans la première conjugaison, les verbes qui se terminent en ia, comme remercia, et qui font en rhodanien remercie, remerciès, remercian, etc..., changent cette terminaison en dialecte marseillais, ainsi qu’il suit: remercien, remerciès, remerciè, remercias, etc.
Deuxième conjugaison en i:
INFINITIF
Fini,—finir.
[223] PASSÉ
Avé fini,—avoir fini.
PARTICIPE PRÉSENT
Finissènt,—finissant.
PASSÉ
Fini, finido,—fini, finie.
INDICATIF PRÉSENT
Finisse,—je finis.
IMPARFAIT
Finissieù,—je finissais.
PASSÉ DÉFINI
Finiguère,—je finis.
FUTUR
Finirai,—je finirai.
PASSÉ
Aurièù fini,—j’aurai fini.
IMPÉRATIF
Finisse, | — | finis. |
Finigue, | — | qu’il finisse. |
Finissen, | — | finissons. |
Finissés, | — | finissez. |
Finigon, | — | qu’ils finissent. |
SUBJONCTIF
Que finigue,—que je finisse.
IMPARFAIT
Que finiguesse, | — | que je finisse. |
Que finiguessiau, | — | que nous finissions. |
La troisième conjugaison se termine en e et correspond à la quatrième du français en dre, ainsi: rèndre à l’infinitif, rendre.
PASSÉ
Avé rendu,—avoir rendu.
PARTICIPE PRÉSENT
Rendènt,—rendant.
PASSÉ
Rendu, rendudo,—rendu, ue.
[224] INDICATIF
Rènde,—je rends.
IMPARFAIT
Rendieù, | — | je rendais. |
Rendian, | — | nous rendions. |
PASSÉ DÉFINI
Rendeguère, | — | je rendis. |
Rendeguerian, | — | nous rendîmes. |
PASSÉ INDÉFINI
Ai rendu,—j’ai rendu.
FUTUR
Rendrai, | — | je rendrai. |
Rendren, | — | nous rendrons. |
IMPÉRATIF
Rènde ou rend, | — | rends. |
Rènde, | — | qu’il rende. |
Renden, | — | rendons. |
Rendès, | — | rendez. |
Rèndan, | — | qu’ils rendent. |
SUBJONCTIF
Que rènde, | — | que je rende. |
Que rènden, | — | que nous rendions, etc. |
IMPARFAIT
Que rendeguèsse, | — | que je rendisse. |
Que rendeguessian, | — | que nous rendissions. |
Les verbes pronominaux des trois conjugaisons se forment en provençal en ajoutant les pronoms me, te, se, nous, vous, se. Exemples: se couper, me coupi, te coupès, se coupe, etc...
Enfin, pour terminer ce chapitre des verbes, nous ajouterons que, comme en français, l’infinitif, en provençal, peut s’employer comme substantif. Exemple: lou dourmi, le sommeil; lou mangea, le manger.
L’accord du participe avec le sujet ou le régime diffère absolument des règles grammaticales appliquées en français. Es estado brave, elle a été sage; l’oustaù qu’ai louga, la maison que j’ai louée.
Dans les verbes pronominaux, on se sert des pronoms, me, te, se, nous, vous, se, que l’on supprime devant les personnes des verbes sieu, siès, ès; mais, dans les autres cas et contrairement au français, un seul pronom suffit au lieu de deux. Exemple:
Me conufessi, | je me confesse. |
Te conufessès, | tu te confesses, etc. |
[225] Ces pronoms se placent après le verbe à l’impératif:
Taiso-te, | tais-toi. |
Taiso-se, | qu’il se taise. |
Teisen-nous, | taisons-nous. |
Teisaz-vous, | taisez-vous. |
Taisan-se, | qu’ils se taisent. |
Les principales prépositions usitées en provençal sont:
A, en français à.
Mais, devant un nom commençant par une voyelle, on la remplace par en: m’en vaù en Avignoun.
Contro, | contre ou auprès d’eux. |
Davans, | devant ou avant. |
Darrié, à reire, | derrière. |
De, | pour, de ou en. |
Enco de, vers, | chez. |
Ente, | entre eux, parmi, au milieu de... |
Pèr, | par, pour, à travers, pendant. |
Sénsousènso, | pas, sans. |
Toucant, | vers, près de. |
Vers, | vers, du côté de, et chez. |
On distingue en provençal plusieurs sortes d’adverbes.
Dans ce genre d’adverbes, comme dans les adjectifs, on remarquera des augmentatifs qui donnent aux mots une grande expression de clarté et de force.
Eicioueicito, | ici. | |
Pereici, | par ici. | |
Aquiouaquito, | là. | |
Pèraqui, | par là. | |
Amountouperamount, | en haut, là-haut. | |
Amoundaùtouperamoundaùt, | par là-haut. | |
Avan, | en bas. | |
Peravan, | là-bas. | |
Alin, peralin, | et par là-bas. | |
A bas, perabas, | au loin, plus loin. | |
Eila, pereila, | là, là-bas, de l’autre côté. | |
Eilamount, pereilamount, | là-haut, tout là-haut. | |
[226] Eilavaut, pereilavaut. | Là-bas, tout au loin. | |
Eilalin, pereilalin. | ||
Eilabas, pereilabas. | ||
Eiça, | çà, ici. | |
Pereiça. | de ce côté-ci. | |
Eiçamount, pereiçamount. | Vers cette hauteur. | |
Eiçamoudaut, pereiçamoudaut. | ||
Eiçavaut, pereiçavaut. | Ici-bas, dans le pays lointain où nous sommes. | |
Eiçalin, périçalin. | ||
Eiçabas, pereiçabas. | ||
Ounté, mounté, vounté. | que pour où. | |
Dedins, défouéro. | dedans, dehors. |
Vuei, aujour-d’uéi, encuei, | aujourd’hui. |
Aro, aier, deman, | maintenant, hier, demain. |
Anue, tard, | ce soir, tard. |
Quatecant, subit, | aussitôt, tout à coup. |
Subran ou subre, lèse, | soudain, de suite. |
Autan, desenant, | jadis, désormais. |
Adés, tout-aro, tout-escas, | tout à l’heure. |
Sèmpre, toujour, jamai, | toujours, jamais. |
Enterin, entanterin, entrensen, | pendant ce temps. |
Mai, encoro, | encore. |
Avans, | avant. |
Piei, | puis. |
Proumieramen, | premièrement. |
Darrieramen, | dernièrement. |
Pau, gaire, | peu, guère. |
Bèn-cop, forço, | beaucoup. |
Proun, | assez. |
Quàsi, quasimen, | presque. |
Mai, | davantage, plus. |
Majamen, | principalement. |
Mai, mens, | plus, moins. |
Autant, | autant. |
Miès ou mieus, | mieux. |
Piéjé, | pire. |
Pulèn, | plutôt. |
Ansin, autan, | ainsi. |
Bèn, mau, | bien, mal. |
Vite, vitamen, | vite. |
D’aise, plan, | doucement, lentement. |
Courentamen, | couramment. |
Beleù, bessai, | peut-être. |
Segur, | sûrement. |
O, si, | oui. |
Noun, nani, | non. |
Les principales conjonctions sont les suivantes:
E, | et. |
Emai, | et, aussi, quoique. |
Que, | que, car. |
Car, | car. |
Ni, ni mai, ni mens, | ni, pas davantage, pas moins. |
Mai, | mais, pourvu que. |
Se, | si. |
Or, | or. |
Dounc, adounc, | donc. |
O, | ou. |
Quand, quouro, | quand. |
Coume, | comme. |
Pamens, | pourtant. |
Tre que, entre que, | dès que. |
Enterin que, | tandis que. |
Doùmaci, | car, en effet, parce que. |
Perqué, | parce que, car. |
Les interjections, trop nombreuses pour être reproduites ici, sont très usitées dans le provençal, pour exprimer la joie, la douleur, la compassion, la crainte, le désir, l’admiration, la surprise, l’aversion, le dégoût, l’indifférence, l’approbation, etc...
Ici se termine l’exposé grammatical du provençal parlé et écrit selon la nouvelle méthode orthographique. Nous en avons puisé les principaux éléments dans les ouvrages du Frère Savinien et la Grammaire de dom Xavier de Fourvières qui, aujourd’hui répandue dans les écoles congréganistes des départements de Vaucluse, du Gard, des Bouches-du-Rhône et du Var, rend les plus grands services aux élèves en facilitant leurs progrès, tant dans la langue française que dans la langue du pays natal. Nous renouvelons le vœu déjà formulé, à savoir que cet ouvrage ainsi que ceux du Frère Savinien (Lectures ou versions provençales-françaises) soient répandus également dans les écoles communales laïques (garçons et filles) de tous nos départements du Midi.
Nous ne saurions trop insister sur l’application de la méthode de dom Xavier de Fourvières et du Frère Savinien, dont les résultats passés garantissent les succès futurs. Ce faisant, nous ravivons la pensée, nous nous associons [228] au intentions de ceux qui l’ont patronnée et encouragée par leurs discours ou leurs écrits. Elle a été recommandée au Ministre de l’Instruction publique par M. de Boislisle, qui présidait le Congrès des Sociétés savantes de Paris et des départements à la Sorbonne, en 1896; par Mistral, le grand poète de notre Provence, qui, dans une lettre rendue publique adressée à l’auteur, en signalait les avantages en un style étincelant de verve, de logique et de clarté; par Paul Meyer, le distingué directeur de l’École des Chartes; par Mgr Dupanloup, l’évêque patriote, dont le souvenir est encore présent à la mémoire de tous les Français qui l’ont vu lutter contre l’invasion allemande, en 1870; par Michel Bréal, qui n’a jamais cessé d’être l’apôtre de cette juste revendication; par Saint-René Taillandier, qui disait si justement: «Pour fortifier le sentiment de la grande patrie, il faut cultiver les traditions et la langue de la petite province; pour atteindre ce but et obtenir les meilleurs résultats, il faut faire voir aux enfants les rapports intimes, profonds, naturels du provençal et de la langue nationale. Ainsi envisagée, l’étude du provençal ne peut être qu’utile, car, en même temps qu’elle nous attache plus fortement à notre foyer, à notre Provence, elle nous fait mieux aimer la France, en nous montrant l’unité de notre origine et le berceau commun de notre développement.»
Ici se termine cet ouvrage que nous mettons sous la haute protection des noms autorisés que nous venons de citer, aussi bien que de tous ceux qui s’intéressent à notre passé historique, à notre langue provençale et à sa propagation dans nos écoles du Midi, où elle sera le moyen le plus sûr, le plus prompt et le plus direct d’améliorer l’enseignement de la langue nationale: le français.
NOTE:
[102] D’après le Frère Savinien.
I LES FÊTES |
|
Pages. | |
Histoire.—Caractère.—Mœurs.—Usages.—Fêtes, jeux et coutumes des Provençaux | 1 |
Fêtes civiles.—Le jour de l’an | 4 |
Les Rois | 4 |
Le Carnaval | 5 |
Danse des Olivettes | 5 |
Les Jarretières.—Les Bergères.—La Cordelle | 6 |
Les Moresques et les Épées | 7 |
Leis Bouffet.—Leis Fieloué.—La Falandoulo | 7 |
La Reine de Saba | 8 |
Caramantran | 9 |
Fêtes religieuses.—La Chandeleur | 10 |
Les Rameaux.—La Semaine sainte.—Pâques | 11 |
La Pentecôte.—Les Jeux de la Tarasque | 12 |
La Fête-Dieu.—La fête, les jeux | 15-20 |
La Saint-Jean | 20 |
La Toussaint.—Les Morts.—La Noël | 21 |
La Messe de Minuit.—Leis Caléna | 23 |
Jeux.—Leis Roumevage.—Les Joies | 24 |
La Targo | 24 |
La Bigue | 25 |
Courses d’hommes et d’animaux | 25 |
Combats de taureaux | 26 |
La lutte | 28 |
Le saut.—La barre.—Le disque | 28-29 |
Les boules.—La cible.—Les palets | 29 |
Le mât de cocagne.—Les grimaces | 29 |
Les cartes.—Le coq | 29-30 |
[230]
II USAGES |
|
Le Baptême | 31 |
Le Mariage.—Les Funérailles | 32-33 |
Les Quatre Saisons | 34 |
Le Costume | 37 |
Les Mœurs.—La vie domestique | 41 |
La vie sociale | 44 |
III LA LANGUE PROVENÇALE AU XIXe SIÈCLE |
47 |
IV LE FÉLIBRIGE DE PROVENCE |
|
Période de formation | 59 |
Période d’affirmation | 66 |
Ses statuts | 66 |
V LES PROVENÇAUX A PARIS APRÈS 1870 |
|
Les Cigaliers et les Félibres de Paris | 77-78 |
Leur groupement.—Création de la première société méridionale.—La Cigale | 78 |
Le mouvement littéraire félibréen et la fondation du Félibrige de Paris | 79 |
Son programme.—Ses statuts | 82 |
De l’utilité de l’épuration du provençal | 94 |
VI HISTOIRE DES DIALECTES DU SUD-EST DE LA FRANCE |
|
Avant-propos | 99 |
Histoire des dialectes du Sud-Est de la France | 99 |
Langue ligurienne | 102 |
—grecque | 105 |
—latine | 110 |
Langues barbares | 116 |
Langue francique ou théotisque | 118 |
—romane | 121 |
231
VII ÉTAT DE LA PROVENCE LORS DE LA FORMATION DE LA LANGUE ROMANE |
123 |
La langue romane dans le nord et le midi de la France | 126 |
De l’influence de la chevalerie et des croisades sur le développement de la langue romane | 130 |
Période des Trouvères et des Troubadours | 130 |
Les Trouvères | 132 |
Les Troubadours | 134 |
VIII DE L’INFLUENCE DES TROUBADOURS SUR LA LITTÉRATURE DU NORD |
137 |
Le vers | 138 |
La chanson | 139 |
Le chant | 140 |
Le son.—Le sonnet | 140 |
Le planh (ou complainte) | 141 |
La cobla (ou couplet) | 141 |
La tenson | 142 |
Le sirvente | 143 |
La pastourelle | 146 |
La sixtine | 148 |
Le descord (pièces irrégulières) | 148 |
L’aubade et la sérénade | 148 |
Ballade.—Danse.—Ronde | 149 |
Épître.—Conte.—Nouvelle | 149 |
IX DE LA PRÉÉMINENCE DES TROUBADOURS SUR LES TROUVÈRES ET LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE |
151 |
Les Cours d’amour | 154 |
Code d’amour | 155 |
Jugements des Cours d’amour | 155 |
Les cours d’amour en Provence | 156 |
Leur influence sur les mœurs | 157 |
X DE L’INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE ROMANE SUR LES PREMIERS ESSAIS DU THÉATRE EN FRANCE |
159 |
Croisade contre les Albigeois | 164 |
Décadence de la langue romane | 171 |
[232]
XI LANGUE PROVENÇALE |
173 |
Le Provençal depuis le roi René jusqu’à la Révolution | 173 |
Des divers dialectes des anciennes provinces de France par rapport au roman | 174 |
Dialectes poitevin et vendéen | 179 |
—de la Saintonge et de l’Aunis | 182 |
—du Limousin | 182 |
—de la Haute et Basse-Auvergne | 183 |
—du Dauphiné et Bresse | 185 |
—de la Guyenne et de la Gascogne | 186 |
—de la Gironde | 188 |
—du Languedoc | 191 |
—de la Provence | 194 |
XII GRAMMAIRE PROVENÇALE |
|
Petite grammaire provençale (d’après Achard, 1794) | 197 |
Différences linguistiques et orthographiques entre le provençal parlé et écrit avant la Révolution et le provençal de nos jours, selon l’Ecole Félibréenne, d’après l’ouvrage du Frère Savinien et dom Xavier de Fourvières | 210 |
Conclusion | 227 |
Tables | 229 |
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
Au lecteur
L’orthographe d’origine a été conservée et n’a pas été harmonisée, mais les erreurs clairement introduites par le typographe ou à l’impression ont été corrigées. Les mots ainsi corrigés sont soulignés en pointillés. Placez le curseur sur ces mots pour faire apparaître le texte original. A quelques endroits la ponctuation a été tacitement corrigée.
La Table des matières ne correspondait pas exactement aux titres dans le livre. Quelques corrections ont été apportées, qui sont indiquées comme ci-dessus.
Les notes de bas de page ont été renumérotées et placées à la fin de chaque chapitre.