The Project Gutenberg eBook of Le sentiment religieux

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Title: Le sentiment religieux

Author: Henri Bois

Release date: August 30, 2022 [eBook #68872]

Language: French

Original publication: France: Fischbacher, 1900

Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SENTIMENT RELIGIEUX ***

LE
SENTIMENT RELIGIEUX

PAR
HENRI BOIS
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE PROTESTANTE DE MONTAUBAN

PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
33, RUE DE SEINE, 99

1902

LE SENTIMENT RELIGIEUX[1]

[1] Discours prononcé à la séance de rentrée de la Faculté de Montauban, le 14 novembre 1901. — Certaines parties de ce discours ont dû être omises ou résumées à la lecture.

Monsieur le Doyen,
Messieurs les Professeurs,
Messieurs les Étudiants,
Messieurs,

On a toujours fait de la psychologie, quand ce ne serait que de la façon dont M. Jourdain faisait de la prose… sans le savoir. Il n’en reste pas moins que la psychologie n’est guère devenue une science véritable qu’au XIXe siècle, où on l’a vue, de métamorphose en métamorphose, et sous les noms divers de psychologie physiologique, psychologie expérimentale, etc., réunir et analyser des volumes de documents, fixer ses méthodes propres, se donner des laboratoires et des instruments de précision, fonder ses revues bourrées de chiffres et de tracés graphiques, convoquer ses congrès internationaux, et sinon résoudre, du moins éclaircir un nombre toujours croissant de problèmes.

Ce n’est certes pas à dire que la science psychologique ait atteint le but. Nombreuses y sont encore les discussions et profondes les divergences. Dans un tout récent ouvrage[2], M. Rauh les rendait en quelque sorte tangibles au regard par un ingénieux tableau, où il groupait et classifiait les tendances diverses et parfois contradictoires des psychologues contemporains. Mais à travers les essais variés et en apparence irréductibles, une œuvre commune se poursuit, qui a abouti sur quelques points, qui aboutira certainement sur bien d’autres : ainsi va le progrès scientifique.

[2] De la méthode dans la Psychologie des sentiments, p. 109. Alcan, 1899.

Il devait arriver — et cela était à souhaiter dans l’intérêt de la science comme dans celui de la piété — il devait arriver, quoique l’événement ait tardé plus que de raison, que les méthodes psychologiques fussent appliquées aux états d’âme religieux. En un sens, on a fait de la psychologie religieuse, depuis qu’il y a des hommes religieux, c’est-à-dire depuis toujours. On en a toujours fait… quand ce ne serait que sans le savoir. Mais autre chose est de faire de la psychologie religieuse sans le savoir, d’en faire en la confondant soit avec la prédication et la cure d’âmes, soit avec l’histoire, soit avec la dogmatique et la morale, — et autre chose de faire de la psychologie religieuse non seulement en sachant qu’on en fait, mais en l’isolant, en l’étudiant directement pour elle-même, et en employant dans cette étude les méthodes, les procédés, les points de vue, les résultats de la psychologie laïque contemporaine.

A ce point de vue, on peut bien dire que, de toutes les études relatives à la religion, qui ont été successivement entreprises, la psychologie religieuse est la plus récente.

Par là même, elle est la moins avancée. La liste des travaux importants déjà publiés en ce domaine est relativement brève. Quand nous aurons mentionné les publications de MM. Leuba, Starbuck, et Coe, dans le Journal Américain de psychologie, et les deux livres de MM. Starbuck[3] et Coe[4] ; quand nous aurons signalé en Angleterre l’ouvrage de M. Granger[5], en Allemagne une production anonyme introduite par une préface de M. Baumann[6] ; en France, un chapitre suggestif de M. Ribot[7], quelques études de l’Année sociologique de M. Durkheim, les articles de M. Murisier dans la Revue philosophique, bientôt réunis et développés en un petit volume[8], et enfin les notes de M. Frommel dans la Foi et la Vie ; quand nous aurons relevé ces quelques indications bibliographiques, je crois en vérité qu’il ne s’en faudra pas de beaucoup que nous ayons épuisé la littérature du sujet[9].

[3] The psychology of religion, by Edwin Diller Starbuck, with a preface by William James. London, Walter Scott, 1899.

[4] The spiritual life. Studies in the science of religion, by Georges Coe. New-York, Eaton and Mains, 1900.

[5] The Soul of a christian. A study in the religious experience, by Frank Granger. London, Methuen and Co, 1900.

[6] 4. Religionsphilosophie auf modern-wissenschaftlicher Grundlage. Mit einem Vorwort von Julius Baumann. Leipzig, Beit et Comp., 1886.

[7] La Psychologie des sentiments, par Th. Ribot. Paris, Alcan, 1896. Deuxième partie : Psychologie spéciale. Chapitre IX : Le sentiment religieux.

[8] Les maladies du sentiment religieux, par E. Murisier. Paris, Alcan, 1901.

[9] J’entends la littérature directe, car nous aurons, dans le cours même de la présente étude, à citer quantité d’auteurs qui, poursuivant un autre but immédiat, ont émis pourtant des remarques psychologiques dignes à tous égards d’être recueillies, et, suivant les cas, ou bien approuvées, ou bien discutées.

Il n’est pas besoin d’être un grand prophète pour prévoir que cette littérature est destinée à s’accroître démesurément dans le siècle qui est devant nous. Mais ce qu’il importe de dire bien haut, pendant qu’il en est temps encore, c’est qu’il y a un double motif : scientifique et apologétique, pour souhaiter que les théologiens chrétiens ne se désintéressent pas de ces nouvelles études, et même n’attendent pas trop pour s’y intéresser.

Un motif scientifique : s’il s’agit d’étudier la piété, ceux-là sont les mieux qualifiés pour en parler qui sont eux-mêmes pieux. Je ne conteste pas qu’il soit possible d’écrire la psychologie des hommes de génie sans en être un soi-même. On m’accordera en revanche que pour écrire la psychologie des musiciens ou des peintres, c’est pourtant une bonne condition que d’avoir quelque aptitude soi-même pour la peinture et la musique : il en va de même pour la psychologie des hommes religieux.

Et au motif scientifique s’ajoute le motif apologétique. Il peut être dangereux pour la religion de laisser les études de psychologie religieuse devenir le monopole de savants étrangers ou même hostiles à la foi, comme la chose est déjà un peu trop arrivée pour d’autres disciplines[10]. On court le risque de laisser se produire des difficultés, des objections et des préjugés sans nombre, bientôt répandus dans le public, puis devenus lieux communs, contre lesquels il est très difficile ensuite de réagir, bien plus, qui embarrassent le savant religieux lui-même dans des liens dont il ne sait plus comment se dégager ; on court le risque de laisser s’établir des associations, non pas indissolubles, mais très fortes, entre les faits devant lesquels tous doivent s’incliner et les interprétations philosophiques des faits, théories discutables, que l’on cherche pourtant et réussit à faire passer avec les faits et à faire passer pour les faits. Il serait souverainement désirable que les théologiens chrétiens comprissent que c’est pour eux un devoir de participer effectivement, et dès le début, aux études de psychologie religieuse. L’intérêt apologétique que je signale ici est d’ailleurs, lui aussi, au fond, un intérêt scientifique ; la science n’a-t-elle pas tout à gagner à ce que l’on distingue nettement le certain et le douteux, le fait et l’hypothèse, la constatation et la théorie, la science positive et la métaphysique ?

[10] Par exemple, l’« histoire des religions ».

Je pourrais aisément, Messieurs, prolonger ces considérations générales de façon à en faire tout mon discours. Il m’a semblé qu’il serait plus intéressant pour vous et plus utile en soi de m’attaquer hardiment à une question de psychologie religieuse, bien que les limites où je dois me tenir ne me permettent guère de faire autre chose que l’effleurer. Et je n’ai pas besoin, je pense, de m’attarder à justifier le choix du sujet auquel je me suis arrêté : le sentiment religieux n’est-il pas généralement considéré comme l’essence même de la religion personnelle, comme la substance de la piété ?

I

Encore faut-il savoir en quoi consiste le sentiment religieux ?

Le sentiment religieux, nous répondront immédiatement de nombreux psychologues tels que MM. W. James, Lange, Dumas, Ribot, le sentiment religieux, comme son nom l’indique, est un sentiment. Or ce qui est vrai du genre est vrai de l’espèce. Comme toutes les émotions, le sentiment religieux n’est et ne peut être qu’un état organique conscient ; il est produit immédiatement par des troubles fonctionnels du corps, résultant de modifications vaso-motrices. On mène un enfant chez le dentiste. Au moment d’entrer, son cœur défaille. Il tremble. C’est qu’il a peur, n’est-il pas vrai ? Sans doute. Mais précisons. M. W. James ne dira pas : « Cet enfant tremble parce qu’il a peur ». Il dira : « Cet enfant a peur parce qu’il tremble. » Son tremblement fait naître la peur ; mieux encore, sa peur n’est que son tremblement physique devenu conscient de lui-même. Autre exemple : voici une mère qui pleure son fils. M. Georges Dumas nous défend d’expliquer le fait en ces termes si naturels : elle a appris la mort de son fils ; cette nouvelle l’a attristée ; elle pleure. Il faut renverser les deux derniers termes et raisonner ainsi : cette femme vient d’apprendre la mort de son fils ; elle pleure ; par conséquent, et seulement ensuite, elle devient triste. Sa tristesse n’est que la conscience plus ou moins sourde de ses pleurs, ou encore, si vous préférez, des phénomènes vasculaires qui s’accomplissent dans son corps. M. Ribot enfin donne à la théorie sa formule scientifique : ce que les mouvements de la face et du corps, les troubles vaso-moteurs, respiratoires, sécrétoires, expriment objectivement, les états de conscience corrélatifs (que le langage vulgaire appelle émotions) l’expriment subjectivement : c’est un seul et même événement traduit en deux langues.

Conformément à cette doctrine générale, l’auteur anonyme de l’ouvrage introduit par M. Baumann considère la piété comme l’expression d’énergies internes, de source organique, qui se manifestent parfois obscurément à la conscience tout en restant étrangères au moi, dont l’homme se sent dépendant et qu’il personnifie. M. Leuba déclare que c’est dans le domaine physiologique qu’il convient de chercher la raison profonde et l’explication dernière des conversions. Et M. Ribot se plaît à relever les phénomènes corporels qui constituent l’aspect physiologique de l’émotion religieuse.

Bien loin de contester les cas énumérés par M. Ribot, nous en compléterions plutôt la liste. Il est incontestable, par exemple, dirons-nous, que partout où le sentiment religieux a surgi tout d’un coup et avec intensité, cette brusque éclosion a été accompagnée de phénomènes corporels très marqués. Que de réveils ont été signalés par des faits nombreux et extraordinaires d’excitation physique : cris, prosternations, agonie, extase ! Et cela dans tous les pays. En France, Charles Cook prêche dans les Hautes-Alpes, et il constate que quelques personnes éprouvent en priant une agitation physique extraordinaire qu’elles considèrent comme une manifestation de l’influence divine. En Allemagne, le premier jour de l’an 1797, le curé Martin Boos prêche à Wiggensbach avec une telle force, nous raconte dans sa langue naïve son biographe, M. Descombez, que près de quarante personnes, saisies de la plus profonde terreur, « prennent mal, au point qu’on est obligé de les emporter du temple ». En Amérique, Finney prêche à Antwerp, et tout d’un coup les assistants tombent de leurs sièges les uns après les autres en demandant grâce. « Si j’avais eu une épée dans chaque main, dit Finney, je n’aurais pu les renverser de leurs sièges plus vite qu’ils n’en tombaient. » En Angleterre, Wesley prêche de lieu en lieu, et, à l’ouïe de ses paroles, l’un croit ressentir l’impression d’un poids qui accable sa poitrine ; un autre, celle d’une épée qui traverse son corps ; un troisième, une secousse qui lui coupe la respiration ; chez la plupart, des crises physiques vont de pair avec les préoccupations spirituelles et cessent au moment où la paix s’établit dans l’âme.

Rien ne serait plus aisé que de multiplier indéfiniment ces exemples. Mais à quel chrétien fera-t-on croire que la crainte de la condamnation n’est absolument pas autre chose que la conscience d’une chute sur le sol, que le respect de la majesté sainte de Dieu n’est absolument pas autre chose que la sensation d’un poids de quelques kilos pesant sur la poitrine, et que les auditeurs de Finney, de Martin Boos, de Wesley, de Charles Cook n’ont senti leurs péchés que parce que et autant que leur organisme avait d’abord subi un affaissement accompagné de souffrances corporelles ? Le chrétien sera toujours tenté de demander un peu indiscrètement aux auteurs de théories semblables : avez-vous donc jamais éprouvé vous-mêmes les sentiments que vous croyez expliquer ainsi ?

Aussi bien, malgré le crédit dont elle jouit à cette heure, la doctrine de Lange et de W. James est-elle difficilement soutenable, non seulement pour le sentiment religieux, mais en vérité pour toute espèce de sentiments. Elle assimile l’émotion à la conscience d’un certain nombre et d’un certain genre de mouvements. Mais autre chose est un mouvement, autre chose la conscience d’un mouvement, à savoir la sensation ou la perception externe, et autre chose encore l’émotion. Identifier l’émotion à la perception externe, c’est enlever à l’émotion son caractère spécifique, c’est supprimer en réalité l’émotion. M. Dumas ne s’en cache pas ; il écarte l’émotion d’un mot dédaigneux et pense avoir tout dit en l’appelant entité mentale. L’observation psychologique est contre lui ; le sentiment est une réalité interne, irréductible soit au mouvement soit à la conscience du mouvement. En particulier, j’ai conscience des états affectifs qu’expriment les mots tristesse, peur, repentance, effroi de la condamnation : je n’ai nullement conscience des mouvements qui accompagnent ces émotions. Seule une métaphysique matérialiste ou moniste peut essayer de détruire ces différences qui sont des données immédiates de la conscience ; mais ici la métaphysique est en opposition flagrante avec la psychologie. Si le sentiment religieux peut bien être accompagné et même dans certains cas dépendre de phénomènes corporels, en aucun cas il ne se réduit à n’être dans son essence que la pure et simple traduction mentale, accessoire et superficielle, d’un état physiologique profond.


Essayons d’une autre réduction. Le sentiment religieux se ramènerait-il peut-être au sentiment de l’infini ? Schleiermacher, qui a, il est vrai, changé plus tard de définition, l’a soutenu d’abord. Reprenant avec éclat cette conception, Max Müller a professé que la religion est une faculté de l’esprit qui rend l’homme capable de saisir l’infini sous des noms différents et des déguisements variables, et que la religion de l’infini précède et comprend toutes les autres.

Il est permis d’avoir quelques doutes sur le caractère spécifiquement religieux de l’idée d’infini. Dans une intéressante enquête sur les idées générales[11], M. Ribot posait naguère à diverses personnes cette question : qu’est-ce que le mot infini évoque dans votre esprit ? Un peintre a répondu : un trou noir. Une femme : rien. Un savant : des livres de mathématiques. Un autre savant : le mot infini imprimé. Un autre : le signe mathématique, un 8 renversé, ∞. D’autres ont répliqué : « J’entends le mot, mais je ne vois rien, absolument rien. » D’autres : sensations d’obscurité et de profondeur, cercles lumineux vagues, une sorte de coupole, un horizon qui recule sans cesse, etc.

[11] Revue philosophique, 1891, t, II, p. 376 sq.

Je ne conteste certes pas qu’il y ait dans l’émotion religieuse l’intuition de quelque chose qui nous dépasse et qui dépasse notre terre, le sentiment qu’il y a quelque chose — et surtout quelqu’un — derrière notre horizon ; l’être religieux, c’est assurément celui qui cherche partout l’au delà en face de la vie comme en face de la mort, en face de la nature comme en face de soi-même. Mais cette aspiration vague, indéfinie, et, somme toute, négative vers ce qui nous déborde, ce n’est ni le sentiment de l’« Infini » au sens propre, ni le sentiment religieux véritable et complet : les objets des religions populaires — c’est-à-dire des vraies religions — sont parfaitement positifs et définis pour la foi.

Je ne conteste pas non plus que certaines émotions du genre noble ne puissent se grouper autour de l’idée d’infini proprement dite. Dans une lettre qu’il écrivait en 1851 à Taine, Prévost-Paradol se préoccupait de trouver « une satisfaction légitime à cet instinct de l’âme humaine qui lui fait désirer d’être en rapport direct avec l’infini ». « Il me semble, écrivait-il à son ami, que les prières, les miracles, le commerce perpétuel que les religions entretiennent entre l’homme et un Dieu, puisent toutes leurs forces dans cet instinct qu’elles pervertissent et satisfont du même coup. » Et, s’adressant directement à son correspondant, il continuait : « L’infini accomplit en toi-même ses plus grandes merveilles, et tu le vois à l’œuvre, tu lui applaudis, tu le secondes, tu le comprends. Tu l’adores par le travail, par la douleur bien supportée, par le plaisir sagement cherché ; tu t’unis à lui par la science, tu le salues au dehors dans toutes les manifestations de la vie ; tu l’écoutes au dedans parler ta pensée. Tu l’aimes, et, selon la parole du maître, l’amour que tu as pour Dieu, est une partie de l’amour infini que Dieu a pour lui-même… Écouter dans un bois les jeunes oiseaux qui chantent, voir les feuilles s’ouvrir au soleil et sentir en même temps dans notre pensée Dieu se réjouir de sa vie, et s’enivrer de son éternelle floraison, n’est-ce pas là l’hosannah dont parle l’Évangile, le vrai psaume digne des bienheureux, l’adoration convenable et douce au vrai Dieu, en ce monde et ailleurs, partout où il végète, respire et pense ? »

Mais qui ne voit que le sentiment religieux ainsi conçu, privé de tout caractère distinctif et spécifique, se dissout et se perd dans les sentiments artistiques, moraux, intellectuels ? L’un des plus récents sectateurs de la religion de l’Infini, M. Buisson, nous le déclare sans ambages : « morale, art et science, voilà la substance même de la religion de l’avenir ; elle ne peut ni ne veut désormais se nourrir d’autre chose. » Le sentiment religieux a signé son abdication.

Et l’on a bien raison, Messieurs, de parler d’avenir, car le présent et le passé ne confirment en aucun point ces vues sur l’émotion religieuse. Il est vraiment impossible de voir dans l’idée d’infini la notion génératrice du sentiment religieux, comme l’ont fort bien montré, placés à des points de vue très divers, mais réunis dans une même conclusion qui peut désormais passer pour acquise des penseurs tels que MM. Ribot[12], Guyau[13], Renouvier[14], Durkheim[15]. L’idée de l’infini est une notion vague et abstraite de spéculation métaphysique qui n’a pu qu’être parfaitement étrangère à la mentalité des premiers hommes comme elle l’est d’ailleurs encore aux couches inférieures de la population chez les nations les plus avancées de nos jours. Quel que soit le jugement que l’on porte sur cette idée, elle est postérieure et de beaucoup à l’apparition première du sentiment religieux. Sous sa forme précise et actuelle, sous la forme qu’elle revêt dans l’esprit d’un Schleiermacher ou d’un Max Müller, cette idée est une idée toute moderne et européenne ; elle date de Giordano Bruno et de Descartes ; les perfectionnements et les découvertes du télescope l’ont engendrée ; l’infini n’est que l’espace ; et c’est dans l’éblouissement, bien compréhensible, d’ailleurs, des découvertes astronomiques que la pensée moderne s’est laissée entraîner à confondre les deux termes infini et parfait, et à envisager comme l’idée la plus positive de toutes une idée contradictoire dans laquelle la philosophie grecque ne voyait avec raison que le symbole et le synonyme de l’imperfection, du chaos, du néant. Sous une forme moins nette, il est indéniable que l’on rencontre l’idée de l’infini, en germe tout au moins, dans toute doctrine panthéiste ; et, par suite, dans les littératures des religions orientales, il ne serait nullement difficile de trouver des passages que l’on pourrait ranger sous la rubrique : infini. Mais c’est qu’il s’agit là de religions qui ne sont rien moins que primitives, de religions où la tendance spéculative est en lutte avec la tendance proprement religieuse. Ni sous forme précise et explicite, ni sous forme implicite, l’idée d’infini n’apparaît dans le polythéisme grec, ni dans les religions fétichistes ou animistes. Ni sous forme précise et explicite, ni sous forme implicite, l’idée d’infini n’apparaît dans la religion chrétienne et la religion hébraïque, prises aux sources, dans les écrits bibliques, — j’entends non pas les traductions, ni les concordances établies sur ces traductions, mais la Bible elle-même, étudiée d’original, cette Bible qui ne connaît pas d’abstractions, dont les principes sont des personnalités, la philosophie une histoire et les dogmes des faits. L’idée d’infini est une idée vers laquelle la religion s’oriente lorsqu’elle tend à perdre son caractère religieux et à se transformer en métaphysique. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à voir M. Guyau et M. Buisson s’accorder pour éliminer toute religion positive et définir ce que M. Buisson appelle la religion de l’avenir et ce que M. Guyau nomme l’irréligion de l’avenir par le sentiment de l’infini. Loin d’en marquer l’origine et d’en constituer l’essence, le sentiment de l’infini est le grand dissolvant du sentiment religieux.

[12] La psychologie des sentiments, p. 298 sq.

[13] L’Irréligion de l’avenir, p. 4 sq.

[14] Critique philosophique et Critique religieuse.

[15] Année sociologique 1897-1898 : « De la définition des phénomènes religieux », p. 4 sq.


Si le sentiment religieux n’est pas le sentiment de l’infini, faudrait-il l’identifier avec le sentiment moral ? Bien des théologiens l’ont cru, et leur opinion a trouvé dans l’école de César Malan des défenseurs particulièrement distingués et convaincus. On y soutient en effet que la religion et la morale naissent ensemble, qu’elles ont même berceau, même point de départ, que Dieu ne peut être et n’est révélé que par l’obligation, que la conscience morale et la conscience religieuse ont une commune source, l’obligation ; qu’elles ne sont rien de différent, mais qu’il faut y voir deux fonctions d’une seule et même conscience.

Cette doctrine importante et intéressante, et toute pénétrée d’ailleurs d’un profond et admirable respect pour les réalités morales, nous paraît cependant soulever de graves objections.

Historiquement, il paraît établi que si le sentiment moral et le sentiment religieux sont intimement unis dans le christianisme, ils n’ont nullement été identiques et confondus à l’origine. C’est ce que proclament des écrivains aussi nombreux et aussi divers que MM. Guyau[16], Ribot[17], Marillier[18], de la Grasserie[19], etc. Et avec toute raison, à ce qu’il nous semble. L’histoire en effet nous montre le sentiment religieux très développé là où le sentiment moral est des plus réduits : voyez certains mystiques, voyez les Corinthiens chez lesquels débordait une si prodigieuse effervescence de dons spirituels variés, et auxquels saint Paul reproche, tout en les appelant des saints, de commettre des immoralités telles qu’on n’en rencontre pas même de semblables chez les païens. Et inversement l’histoire nous montre aussi le sentiment moral très accentué là où le sentiment religieux est fort affaibli : voyez la « morale indépendante » de 1870, voyez la plupart des penseurs français de notre époque, voyez les sociétés pour la culture morale. — On me répondra : ces dissociations sont anormales, morbides. J’y consens. Mais, prenez-y garde, la maladie ne peut dissocier que des phénomènes étroitement unis, sans doute, mais en eux-mêmes distincts. Suivant le mot si judicieux de Bayle, « de deux choses qui n’en sont réellement qu’une seule et la même, l’une ne peut disparaître pendant que l’autre reste ». Par les dissociations qu’elle opère, la maladie établit que là où on supposait l’unité et l’identité, il y avait la multiplicité et la différence. Le sentiment moral et le sentiment religieux sont donc deux espèces distinctes de sentiments, quoique dans l’état normal ces sentiments soient si étroitement mêlés que l’observation superficielle soit portée à les confondre[20]. — Ce ne sont pas là les deux faces d’un même fait : laissons aux penseurs matérialistes et monistes ce langage et ce point de vue ultra-métaphysiques, qui n’ont pas de sens au point de vue psychologique expérimental : ce sont deux phénomènes irréductibles. — Ce ne sont pas non plus deux faits dont l’un (le sentiment moral) serait la source de l’autre (le sentiment religieux), du moins il faut s’entendre : dans un sens métaphorique, l’assertion est soutenable ; le sentiment moral peut être — il est effectivement dans les religions perfectionnées — une des sources du sentiment religieux, tout comme le sentiment de la nature ; mais dans les religions primitives, c’est chronologiquement le sentiment de la nature qui est source du sentiment religieux avant le sentiment moral ; et dans aucun cas le sentiment moral (pas plus que le sentiment de la nature) n’est source du sentiment religieux, si on entend par là que le sentiment religieux soit « du sentiment moral » développé (ou du « sentiment de la nature » évolué), comme Secrétan assurait que la volonté est la source de l’intelligence : laissons ces spéculations aux dialecticiens, et tenons-nous-en aux observations de psychologie.

[16] L’Irréligion de l’avenir.

[17] La psychologie des sentiments.

[18] Art. « Religion » dans la Grande Encyclopédie.

[19] De la psychologie des religions.

[20] C’est ce que reconnaissent, au moins en partie, des théologiens tels que Jalaguier, Gretillat, Paul Chapuis, Rade. — Voyez, par exemple, ces lignes de Jalaguier : « N’oublions pas que l’idée du bien et du mal, du juste et de l’injuste est une des données primitives de la raison et du cœur ; on conçoit dès lors qu’elle se maintienne là même où l’idée du monde invisible s’est obscurcie ou éteinte. Aussi voyons-nous dans les temps anciens des morales sans religion chez plusieurs philosophes (Épicuriens), comme chez les peuples des religions sans morale (Paganisme). Et dans les temps modernes, certains disciples de Kant ont été jusqu’à exclure la pensée de Dieu de la pratique du bien, pour que la vertu reste pure, selon la notion qu’ils s’en forment. » (Introduction à la dogmatique, p. 12-13.). — Voyez ces lignes de Gretillat : « Les deux termes morale et religion, qui s’appellent, ne se couvrent pas l’un l’autre ; ils se rapportent à deux activités de l’âme humaine, distinctes, mais indispensables l’une à l’autre ; indispensables l’une à l’autre, mais distinctes… La distinction de la morale et de la religion doit être cherchée dans leur objet… qui est idéal pour la morale et personnel pour la religion… Devant celui qui prétendrait les confondre, nous invoquerions l’usage des langues les plus cultivées de l’humanité qui, en maintenant depuis des siècles et des milliers d’années la dualité des deux termes, suppose la distinction des deux choses signifiées. » (Morale chrétienne, t. 1, p. 269, 272-273.) — Voyez ces lignes de Paul Chapuis : « Nous reconnaissons que dans l’histoire les deux forces (morale et religion) sont deux lignes qui tour à tour se distinguent, se touchent ou s’éloignent jusqu’à ce que dans l’œuvre du Christ elles se pénètrent et s’identifient. » (Revue de Lausanne, 1897, p. 420-421.) — Enfin, voyez ces lignes de Rade, dans une étude sur le christianisme et la religion morale : « La Religion et la Morale sont certainement des choses foncièrement différentes (gewiss sind Religion und Moral grundverschiedene Dinge), mais c’est précisément le trait distinctif du christianisme du Christ, qu’en lui elles sont indissolublement unes. » (Christliche Welt, no 40, 1er octobre 1896.)

Au fait, qu’est-ce donc que le sentiment moral, sinon un sentiment rattaché à une loi, à une idée qui fait partie intégrante et profonde de notre nature ? Et qu’est-ce donc que le sentiment religieux, sinon un sentiment rattaché à un être qui est distinct de nous, que nous situons comme un moi spécifique hors de notre moi ? Sans aucun doute, lorsque la foi en la divinité s’est précisée et approfondie de manière à devenir la foi en un Dieu unique et créateur, on ne peut pas ne pas aboutir à relier d’une façon ou d’une autre la loi morale à Dieu. Kant lui-même ne s’y est pas opposé. Si le sentiment religieux est en soi parfaitement distinct du sentiment moral, il est tout naturel, et non seulement permis, mais indispensable de mettre la loi morale ainsi d’ailleurs que toutes les autres lois rationnelles en relation avec la personne divine créatrice. Et donc il est légitime de dire que si l’émotion morale peut subsister chez des êtres anormaux qui n’ont jamais eu ou qui ont complètement perdu l’émotion religieuse, cependant chez un homme profondément religieux l’émotion morale tend à se combiner, à s’unir étroitement… à s’identifier même, si l’on veut, avec l’émotion religieuse ; mais en ce sens seulement qu’elle en devient une partie, non pas dans ce sens qu’elle en exprime jamais la totalité. La loi morale régit nos rapports supra-sociaux avec Dieu, comme elle régit nos rapports sociaux avec nos semblables. Et l’on a beau rattacher cette loi morale à Dieu : il reste toujours qu’elle n’épuise pas les rapports religieux. Dans un sens, elle en fait partie ; dans un autre sens, elle les suppose pour les régler.

Mais, nous objectera-t-on, votre critique suppose une conception de la loi morale qui n’est justement pas celle de César Malan et de ses adeptes. Pour eux, le sentiment moral est antérieur à toute idée morale, indépendant de tout élément rationnel. — Il est extrêmement contestable, répliquerai-je, que, d’un simple et pur sentiment, même en y ajoutant la réflexion et le souvenir, même en y introduisant l’abstraction, on puisse, suivant l’expression de Pascal, faire réussir une règle, une règle du sentiment lui-même comme de l’être tout entier, une règle universelle, une règle absolue. N’est-ce pas là manifestement le rôle de la raison ? Et l’empirisme moral qui pense faire sortir du sentiment pur la loi universelle du sentiment n’est-il pas voué à un échec aussi certain que l’empirisme de Hume et de Stuart Mill qui a prétendu faire sortir de la sensation les lois universelles de la sensation ?

Au reste, peu importe ici, ce n’est pas seulement dans notre conception rationnelle de la loi morale qu’il est impossible d’identifier absolument le sentiment moral et le sentiment religieux. C’est aussi dans la conception elle-même de César Malan et de ses disciples. Ils conçoivent Dieu comme un être Absolu que son absoluité condamne à ne pouvoir agir autrement que d’une manière absolue. C’est pour cela, nous disent-ils, que Dieu ne peut pas agir sur la partie consciente de l’homme, parce que, s’il agissait sur cette partie consciente, son action absolue déterminerait absolument la créature relative et lui ôterait toute indépendance. Dieu prend un détour. Il exerce son action absolue sur la partie subconsciente de notre être. Et il paraît — par un mystère que je ne me charge pas d’expliquer, ne l’ayant jamais bien compris — que l’être absolument déterminé dans sa partie subconsciente, quand il prend conscience de soi, prend conscience de soi non pas comme absolument déterminé et nécessité — ce qui serait pourtant naturel — mais comme libre et obligé. N’insistons pas sur la difficulté de cette genèse[21]. Retenons-en la conception qui s’y révèle du caractère inéluctable de l’action divine, de toute action divine. L’action divine est conçue comme ne pouvant pas ne pas être absolue, générale, constante, uniforme, immuable. Elle ne connaît ni nuances, ni modifications, ni souplesse. Elle se réduit à une action toute semblable à celle des forces de la nature : le rapprochement est si irrésistible qu’il est plus qu’indiqué, pris, repris et amplifié dans l’intéressant ouvrage de M. Fulliquet. Mais restreindre et limiter ainsi l’action divine, cela ne revient-il presque pas à supprimer l’action divine pour l’homme religieux ? Il ne suffit pas de dire que l’obligation émane d’un Dieu personnel. A-t-on satisfait les exigences de la piété quand on lui donne un Dieu personnel sans doute, mais un Dieu qui ne fait rien personnellement ? Saisie dans la simplicité pure et nue de son essence, l’obligation ne manifeste pas plus la liberté divine que les lois de la nature qui proviennent, elles aussi, d’un Dieu personnel. L’homme religieux a besoin d’un Dieu auquel il puisse parler et qui lui parle lui-même, d’un Dieu vivant et qui ait le sens de la vie, d’un Dieu capable de connaître personnellement sa créature, d’entrer dans le détail de son existence, de recevoir les confidences de son cœur, enfin d’agir spécialement et variablement en elle et pour elle. Tout cela dépasse et déborde de tous côtés les cadres rigides et froids de la pure et simple obligation. Qui dit religion, dit autre chose et plus qu’obligation, il dit surnaturel moral.

[21] Nous ne contestons nullement l’existence du « subconscient », pourvu qu’on s’abstienne d’y voir une sorte d’entité séparée par je ne sais quel fossé mystérieux de l’entité « conscient » ; toutes les puissances et fonctions de notre être sont susceptibles de passer du subconscient au conscient, et vice versa, par une échelle indéfinie de degrés qui va de la pleine conscience au néant et du néant à la pleine conscience à travers une série de dégradations ou d’accroissements. — Nous ne contestons pas davantage l’action de Dieu sur les phénomènes subconscients de notre être : ce qui provoque nos doutes et nos objections, c’est l’explication qu’on en donne, les conclusions qu’on en tire, la théorie dont on l’enveloppe.

Et notre conclusion demeure la même, si, abandonnant la position particulière de César Malan et de ses disciples, et leur théorie de l’action de Dieu sur le subconscient, nous nous plaçons simplement au point de vue de ceux qui, sans raffiner ni subtiliser leur thèse, expliquent tout uniment l’obligation par « la volonté de Dieu », ou encore se bornent à dire : « L’obligation, c’est Dieu en nous… » Nous n’avons pas affaire ici précisément à la définition de l’obligation (qui demeure pour nous une catégorie de la raison), mais à la définition du sentiment religieux. Eh bien ! de quelque façon qu’on l’entende et l’explique, à elle seule, l’obligation n’est pas un don de force. Elle dit : fais ce que tu crois être bien, elle ne communique pas l’énergie pour l’accomplir. Elle fait sentir le besoin de la grâce, elle ne constitue pas la grâce. A elle seule, la religion de l’obligation échoue à faire droit à ce qui est l’âme même de la piété, la prière et la foi en l’exaucement. La prière apporte à Dieu les demandes multiples et variées de sa créature et rapporte à la créature les bienfaits infiniment divers de son Dieu. Vous ne réduirez jamais l’exaucement divin de la prière à l’action uniforme, immuable et absolue de Dieu dans l’obligation.

Aussi bien l’exemple de Jésus lui-même montre jusqu’à l’évidence que le sentiment religieux normal ne se réduit pas au sentiment de l’obligation. Relisez les Évangiles, et osez dire qu’il n’y a pas entre Jésus et Dieu des relations surnaturelles incessantes, des prières et des exaucements, des demandes et des réponses, un dialogue perpétuel enfin dans lequel Dieu se montre non pas en vérité comme l’Être Absolu esclave de son absoluité, mais comme le Père céleste dont la tendresse possède le don adorable de suivre en s’y adaptant toutes les sinuosités et toutes les palpitations de la vie chez son Fils bien-aimé, et qui entretient un commerce de douce et féconde liberté avec Celui en qui il a mis toute son affection.


Si le sentiment religieux ne se ramène pas au sentiment moral, le sentiment social n’en serait-il pas la réalité profonde, l’élément permanent enfin dégagé des superfétations et superstitions qui en ont altéré la pure essence ?

Tel est bien l’aboutissement dernier d’Auguste Comte avec sa religion de l’humanité ; tel est aussi, avec des différences, le point de vue des sociétés pour la culture morale d’Amérique, d’Angleterre, d’Allemagne.

Dans l’Année sociologique de 1899, M. Durkheim a exposé une conception voisine. Les phénomènes religieux consistent, d’après lui, en croyances et en pratiques obligatoires. Or tout ce qui est obligatoire est d’origine sociale. Car une obligation implique un commandement, par conséquent une autorité qui commande. Et si l’on s’interdit, comme on le doit, de dépasser le domaine de l’expérience, le seul être pensant qui soit plus grand que l’homme, c’est la société. C’est donc elle qui prescrit au fidèle les dogmes qu’il doit croire et les rites qu’il doit observer. Si c’est dans la conscience individuelle que les phénomènes religieux se passent, ils n’en sont pas moins des faits d’origine, non pas individuelle, mais sociale. L’organisme et la conscience de l’individu ne donnent à ces phénomènes que leur ton sentimental : les notions et croyances, les directions générales sont fournies par le milieu social. M. Durkheim avoue bien que le nom de religieuses peut s’appliquer à des croyances et à des pratiques qui sont en partie le fruit de spontanéités individuelles. Mais il ajoute immédiatement que les croyances et les pratiques individuelles ont toujours été peu de chose à côté des croyances et des pratiques collectives ; et que s’il y a entre ces deux sortes de religions un rapport de filiation, comme il est vraisemblable a priori, c’est évidemment la foi individuelle et privée qui est dérivée de la foi sociale et publique.

L’auteur de cette définition des phénomènes religieux ne la donne que pour une définition purement formelle et se défend de prétendre expliquer l’essence même de la chose définie. On comprend toutefois que la société, en prescrivant des croyances et des pratiques à l’individu, ne saurait se proposer d’autres objets que « des objets d’intérêt général », suivant l’expression de M. Durkheim. Elle ne saurait avoir d’autre but qu’elle-même. Non seulement la forme, mais l’essence du phénomène religieux doit être sociale. Et, au fait, M. Durkheim, démarquant à son insu peut-être l’une des définitions du sentiment religieux proposées par Schleiermacher, écrit : « L’état de perpétuelle dépendance où nous sommes vis-à-vis de la société nous inspire pour elle un sentiment de respect religieux. » La société est substituée à Dieu non seulement comme origine, mais comme objet du sentiment religieux. Et nous voilà revenus à la religion de l’humanité d’Auguste Comte.

La théorie de M. Durkheim a été fort bien critiquée par MM. Pillon[22] et Marillier[23]. Comme ces deux penseurs l’ont supérieurement établi, l’histoire nous révèle l’initiative d’une conscience individuelle et l’action de cette conscience sur les autres à l’origine de toute nouvelle religion ; elle nous montre que les sentiments et les croyances en matières religieuses sont descendus de certains initiateurs dans les masses, et non pas entrés dans les esprits de ces initiateurs par la voie de la tradition ou par la force et l’autorité des pensées communes. Les prophètes, les apôtres, les Réformateurs sont des créateurs sociaux bien plus que des produits sociaux. L’humanité doit se reconnaître dépendante de l’individu en religion, et la religion est individualiste et non point sociale en ses grandes sources. On ne saurait sérieusement contester l’originalité de la religion dans les âmes individuelles et la transmission des sentiments et des idées de ceux qui les ont de source intérieure propre à ceux qui ont l’aptitude à les recevoir d’autrui. En d’autres termes, l’invention et l’imitation, ces deux lois qui, d’après M. Tarde, régissent la société, s’appliquent l’une et l’autre ici, sous forme d’inspiration et d’imitation. Toutes deux supposent une nature religieuse en l’homme. Pour ses tendances religieuses instinctives une haute conscience individuelle trouve une certaine satisfaction ; elle dégage de son expérience certains jugements généraux. Ces sentiments et ces pensées sont accueillis par les autres consciences. Et alors commence la tradition.

[22] Année philosophique de 1899, p. 257.

[23] Art. « Religion » dans la Grande Encyclopédie.

C’est cette tradition qui explique et produit le caractère obligatoire de telles croyances et de telles pratiques. Il faut en effet en chercher la cause première non dans la société et dans la pression qu’elle exerce sur ses membres, mais dans la constitution mentale de l’individu qui contient en soi la forme rationnelle de l’obligation, dans l’impulsion primordiale de l’individu à appliquer constamment cette forme, dans sa tendance innée à l’approbation et au blâme. De ces diverses données primitives naissent, lorsque le sentiment religieux a surgi dans une âme avec son cortège de croyances et de pratiques, des jugements spontanés sur la valeur de ces croyances et de ces pratiques, des maximes impératives que l’individu s’applique à soi-même et applique bientôt aux autres. D’individuels, ces jugements et ces impératifs deviennent communs aux membres du même groupe, en vertu de la suggestion qu’ils exercent les uns sur les autres ; ils se transforment en jugements et en impératifs sociaux, et ainsi l’autorité sociale, la pression sociale en matière religieuse est non le principe, mais le produit et le résultat des consciences religieuses individuelles. Elle apparaît au cours de l’évolution des dogmes et des rites, elle n’est pas à l’origine de cette évolution. Toute religion est individuelle en son essence à l’origine.

On voit l’erreur que commettent les sociologues en s’imaginant que, pour avoir isolé l’élément social, ils ont dégagé du coup le sentiment religieux dans son origine et son essence. M. Murisier a montré que le sentiment religieux normal et complet contient des sentiments individuels et des sentiments sociaux. Et en effet il y a un sentiment religieux proprement individuel qui consiste dans les relations entre l’individu humain et Dieu et trouve dans le mysticisme son authentique expression. Et il y a un sentiment religieux proprement social qui consiste dans les relations de l’individu avec ses semblables par Dieu et en Dieu, suivant un double rythme : de Dieu à l’humanité, de l’humanité à Dieu. Certains sentiments sociaux font donc bien partie du sentiment religieux intégral ; mais j’ose dire qu’ils n’en constituent pas la partie la plus essentielle et la plus profonde. Les relations immédiates de toutes les âmes individuelles avec Dieu ne peuvent pas ne pas devenir, mais aussi elles doivent demeurer le fondement des relations religieuses sociales entre ces âmes individuelles elles-mêmes.

Il y a une certaine analogie entre cette définition du sentiment religieux par le sentiment social et la définition précédemment critiquée du sentiment religieux par le sentiment moral. Ceux qui définissent le sentiment religieux par le sentiment moral isolent une partie du sentiment religieux parvenu à l’apogée de son développement et prennent la partie pour le tout ; sous prétexte que le sentiment religieux actuel attire et absorbe en soi le sentiment moral, ils voudraient que le sentiment moral attire et absorbe en soi le sentiment religieux, et ils ne s’aperçoivent pas qu’à l’origine le sentiment moral et le sentiment religieux étaient distincts et que le sentiment religieux actuel contient en soi beaucoup plus que le sentiment moral. De même ceux qui définissent le sentiment religieux par le sentiment social isolent une partie du sentiment religieux actuel parvenu à l’apogée de son développement, et prennent la partie pour le tout ; sous prétexte que le sentiment religieux développé attire et absorbe en soi le sentiment social, ils voudraient que le sentiment social attire et absorbe en soi le sentiment religieux, et ils ne s’aperçoivent pas qu’à l’origine le sentiment religieux a été individuel avant d’être social, et que le sentiment religieux complet contient en soi, à côté et au-dessus comme au-dessous des sentiments sociaux, les sentiments individuels.


Quels sont ces sentiments individuels ? Avant même d’avoir posé directement la question, par toutes nos observations précédentes nous avons déjà répondu. Ces sentiments individuels sont eux-mêmes en un sens d’espèce sociale. Ils diffèrent des sentiments sociaux par l’objet (Dieu — la société), non par la nature psychologique. Et la véritable conception du sentiment religieux n’est autre que celle qui ressort des définitions dues à ces penseurs pourtant si divers qui ont nom Goblet d’Alviella[24], Guyau[25], Secrétan[26], Réville[27], Tarde[28], Marillier[29], Murisier[30]. Qu’on relise ces définitions différentes, qu’on les éclaire les unes par les autres, qu’on en dégage l’élément commun, on arrivera à cette conclusion que pour ces penseurs, comme pour nous, l’émotion religieuse est un sentiment analogue au sentiment qui se déploie dans les relations réciproques des personnes humaines, mais un sentiment relatif à des personnes surhumaines, donc un sentiment supra-social qui se déploie dans les rapports des diverses personnes humaines avec la divinité, conçue comme multiple ou unique. Deux traits également indispensables caractérisent le Dieu objet du sentiment religieux concret, historique : 1o la puissance en vertu de laquelle il est le principe de notre être, ou tout au moins le souverain du monde, ou tout au moins notre supérieur ; 2o l’analogie de cet être puissant avec l’individu humain, analogie en vertu de laquelle il est notre semblable.

[24] « Par religion, j’entends la façon dont l’homme réalise ses rapports avec les puissances surhumaines et mystérieuses dont il croit dépendre. »

[25] « L’idée d’un lien de société entre l’homme et des puissances supérieures, mais plus ou moins semblables à lui, est précisément ce qui fait l’unité de toutes les conceptions religieuses… Cette sociabilité est le fond durable du sentiment religieux… Le lien religieux a été conçu ex analogia societatis humanæ… La religion est un sociomorphisme universel. »

[26] « La religion, tout en impliquant certaines idées, est essentiellement une affaire pratique, qui consiste dans un effort, tantôt plus individuel, tantôt plus collectif, de l’homme pour se rattacher intimement au principe de son être tel qu’il le conçoit, et même sans qu’il s’en forme nécessairement une idée bien distincte. »

[27] « La religion est la détermination de la vie humaine par le sentiment d’un lien unissant l’esprit humain à l’esprit mystérieux dont il reconnaît la domination sur le monde et sur lui-même et auquel il aime à se sentir uni. »

[28] « C’est nécessairement à son image, dès le principe, mais à son image psychologique et non corporelle, que le sauvage conçoit ses dieux. Il leur prête non ses formes, mais ses passions, ses colères, ses idées. Ce psychomorphisme initial est l’élément permanent de la conception divine. »

[29] « L’affirmation de la possibilité pour l’homme d’entrer en relation avec des êtres surhumains dont la puissance dépasse la sienne et dont l’action se fait ou peut se faire sentir dans la direction de sa propre vie et suscite tous les événements de la nature se retrouve dans toutes les religions, sauf en certains types aberrants, comme le bouddhisme primitif, et encore faut-il dire que même ici la conception courante est remplacée par des conceptions connexes et très analogues… La religion, à nos yeux, est l’ensemble des états affectifs suscités dans l’esprit de l’homme par l’obscure conscience de la présence en lui et autour de lui de Puissances, à la fois supérieures et analogues à lui, avec lesquelles il peut entrer en relation, des représentations engendrées par ces sentiments et qui leur fournissent des objets définis, et des actes rituels auxquels il est provoqué par l’action combinée de ces émotions et de ces croyances. »

[30] « L’attachement de l’être humain à une personne investie d’une autorité souveraine donne naissance à des affections qui varient selon le tempérament, le caractère, le sexe, l’âge… »

Cette définition a sans doute été contestée. M. Durkheim soutient que la notion de la divinité, loin d’être ce qu’il y a de fondamental dans la vie religieuse, n’en est, en réalité, qu’un épisode secondaire. Et pour appuyer cette assertion, plus que paradoxale, il allègue qu’il y a des religions d’où toute idée de Dieu est absente, et il invoque le bouddhisme. Mais les citations mêmes qu’il emprunte au livre de M. Oldenberg[31] tendent à établir que le bouddhisme athée est une spéculation métaphysique provoquée par une dissolution progressive des religions antérieures. Et n’oublions pas que cette spéculation métaphysique abstraite n’a pu, telle quelle, se maintenir ; elle ne s’est popularisée que grâce à la réintroduction à fortes doses de l’élément divin, si bien que, par une remarquable ironie des choses, les disciples du Bouddha athée ont divinisé le Bouddha. Ne nous laissons donc pas intimider par le bouddhisme primitif, simple épisode de métaphysique panthéiste ou athée entre deux périodes de religion.

[31] Que l’on pèse ces expressions de M. Oldenberg : « Quand le Bouddha s’engage dans cette grande entreprise d’imaginer un monde de salut où l’homme se sauve lui-même et de créer une religion sans Dieu, la spéculation brahmanique a déjà préparé le terrain pour cette tentative. La notion de la divinité a reculé pas à pas, les figures des anciens dieux s’effacent pâlissantes, le Brahma trône dans son éternelle quiétude, très haut au-dessus du monde terrestre, et, en dehors de lui, il ne reste plus qu’une seule personne à prendre une part active à la grande œuvre de la délivrance : c’est l’homme. » Qu’est-ce à dire, sinon que l’athéisme du Bouddha est le fruit amer et desséché de la spéculation, mûri au sein d’une décomposition de la foi religieuse ?

Nulle part, l’humanité ne débute en religion par le panthéisme ni, à plus forte raison, par l’athéisme. Ce que nous trouvons à l’origine, dans l’humanité déjà séparée de son Créateur par la chute, et peu à peu oublieuse du Dieu unique, c’est la croyance en des dieux personnels multiples, quelle que soit d’ailleurs la façon dont ces dieux sont conçus et imaginés. Mais de cet état inférieur, le sentiment et la pensée de l’homme tendent à sortir en faisant droit au besoin d’unité si profondément enraciné par le Dieu un dans notre nature. Seulement cette unité peut être atteinte par deux procédés contraires. Le premier consiste à s’élever de la notion des personnes divines multiples à la notion d’une seule personne divine, d’autant plus grande et plus forte, et d’autant plus personnelle, qu’elle est mieux conçue comme unique. L’objet du sentiment religieux et le sentiment religieux lui-même se développent et se purifient : c’est le monothéisme. — L’autre procédé consiste, pour éliminer la pluralité des personnes, à éliminer peu à peu l’idée même de personnalité, et à retirer à Dieu d’abord les qualités morales, puis l’intelligence, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la force brute et bientôt qu’une substance de plus en plus vague et amorphe, un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue : c’est la dégradation, l’extinction progressive de la religion, qui traverse le panthéisme pour s’évanouir enfin dans l’athéisme déclaré.

Il suit de là que le panthéisme ne constitue pas à côté du monothéisme une des deux grandes divisions parallèles dans lesquelles se serait engagé le sentiment religieux. Le panthéisme se classe sur la même ligne que le monothéisme, mais en bas, tandis que le monothéisme se classe en haut.

Et quand on prend en considération le fait que nulle part, sauf dans la religion hébraïque et chrétienne, l’homme n’a réellement réussi à se hausser jusqu’au véritable monothéisme, quand on se rend compte que le christianisme n’est pas autre chose après tout que le monothéisme lui-même, élevé à la perfection par le messianisme spirituel de Jésus, on ne peut pas s’empêcher de conclure que la psychologie religieuse nous apprend à voir, dans l’histoire des religions envisagée en son ensemble, une admirable preuve apologétique en faveur de l’Évangile du Christ.

Nulle part en effet la personnalité spirituelle du Dieu unique et créateur n’a été plus clairement et plus fortement affirmée et sentie que dans la religion des prophètes, du Christ et de ses apôtres. Et je demanderai ici la confirmation de ma thèse non pas à un théologien ou à un philosophe de profession, qui pourrait être aisément suspect, mais à un écrivain religieux qui sans préoccupation d’école n’a eu pour but que de donner libre essor et franche expression aux sentiments dont vivait son cœur : « Homme, le Dieu que tu cherches, a écrit Christophe Dieterlen, c’est le Dieu de la Bible : un Dieu homme, un Dieu père, frère, un Dieu qui sent comme nous, qui est près de ceux qui l’invoquent. Ce qui nous touche le touche ; dans toutes nos détresses, il est en détresse[32]… La révélation capitale, la clef de toutes les autres, c’est la première mention que Dieu fait de l’homme : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. D’après cette parole, il y a lien de parenté intime entre Dieu et l’homme. Donc, pour comprendre Dieu, l’homme devra s’étudier lui-même, et plus il approchera de Dieu, mieux il se connaîtra ; car si l’homme est la ressemblance de Dieu, celui-ci a caractère humain, et si Dieu a créé l’homme à son image, c’est que celui-ci a nature divine[33]… Dieu et l’homme sont deux semblables qui se sont perdus et qui se recherchent[34]… Les Pères ont entrevu par la foi l’humanité de Dieu et ont traité avec lui d’homme à homme. C’est ainsi qu’Abraham plaide pour Sodome[35]… Pour traiter alliance avec Abraham, Dieu se manifeste à lui comme son semblable[36]… Le pécheur a besoin d’avoir Dieu tout près et par intuition, il le comprend tel qu’il se manifeste à Abraham : une personnalité humaine. Abraham qui attendait le salut, n’est point étonné par son apparition, et lui parle comme un homme parle à un autre homme[37]… Lorsque avec les sentiments humains d’Abraham nous ferons appel aux sentiments humains de Dieu, nous serons en bénédiction comme Abraham[38]… Le besoin d’un Dieu humain est si inné à l’homme que, l’humanité de Dieu ayant été voilée, quelques-uns se sont adressés dans leurs prières à des médiateurs humains… Marie et les saints ! Pauvres âmes, si vous saviez que la perfection de Dieu consiste dans le sentiment parfait de toutes nos peines[39]… L’homme créé à l’image de Dieu, qui est amour, a le sentiment que l’amour est son véritable élément, que comme la religion de Dieu à notre égard est un battement de cœur, une émotion d’entrailles, notre religion doit être avant tout un battement de cœur, une émotion d’entrailles pour Dieu et pour le prochain[40]… La foi tend à mettre le sentiment humain à l’unisson avec le sentiment divin[41]… »

[32] De la prière, p. 19.

[33] Étude sur la religion de la Bible, p. 7.

[34] Ibid., p. 13.

[35] De la prière, p. 21-22.

[36] Étude sur la religion de la Bible, p. 23.

[37] Ibid., p. 23-24.

[38] De la prière, p. 23.

[39] De la prière, p. 23-24.

[40] La religion pure et sans tache, p. 6. — Il est à peine besoin de dire que Christophe Dieterlen n’entendait pas ces déclarations au sens où les entendraient W. James, Lange, Ribot.

[41] Étude sur la religion de la Bible, p. 31.

Voilà jusqu’à quel point un chrétien dégagé de tous les scrupules de vaine métaphysique, ose ouvertement, à la divinité de Dieu, joindre ce qu’il a si bien appelé l’humanité de Dieu ! Voilà jusqu’à quel point, foulant aux pieds tous les préjugés et toutes les pudeurs scolastiques, à la religion de l’homme pour Dieu, il ose joindre hardiment la religion de Dieu à l’égard de l’homme ! Et où donc, dans toute l’histoire de notre race, l’humanité de Dieu apparaît-elle avec plus de force, faisant vibrer ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans les émotions de notre âme, qu’en Jésus-Christ Fils de l’homme et Fils de Dieu, en Jésus-Christ, l’homme parfait qui a pu dire : « Celui qui m’a vu, a vu le Père » ? Où donc dans toute l’histoire de notre race, la religion de Dieu à l’égard de l’homme se marque-t-elle en des traits plus touchants que dans cet Évangile où notre cœur frémissant contemple et adore un Dieu qui donne au monde, un Dieu qui sacrifie à l’homme son Fils bien-aimé, un Dieu qui prie, qui supplie l’homme d’agréer ce sacrifice et de se réconcilier avec lui ! Voilà le Dieu amour qui provoque l’amour ! Voilà le Dieu qu’il faut au vrai sentiment religieux ! Un tel Dieu — laissez-moi enfin le proclamer — un tel Dieu est trop humain pour avoir été inventé par l’homme ! Et je conclus : dire que nulle part la personnalité de Dieu n’a été plus profondément sentie que dans le christianisme, c’est dire qu’aucune autre religion n’a été plus religieuse que le christianisme, c’est dire en vérité que le christianisme est la religion par excellence, la religion parfaite, et dire que le christianisme est la religion parfaite, c’est dire que Dieu existe, que l’Évangile vient de Dieu, et que Jésus est bien le chemin, la vérité et la vie[42].

[42] Est-il besoin de dire qu’il s’agit ici d’une induction, non d’un syllogisme ? On trouvera des inférences de ce genre développées dans les ouvrages de l’Américain Fiske.

II

Le sentiment religieux est un sentiment qui se déploie dans des relations personnelles entre l’homme et une divinité conçue comme personnelle. Mais de même que la vie sociale ne se réduit pas au sentiment social, de même aussi la religion ne se réduit pas au sentiment religieux. Dans des relations vivantes de personne à personne, c’est la personne tout entière qui se trouve et ne peut pas ne pas se trouver engagée. Or, au point de vue psychologique, dans la constitution de l’être humain, le sentiment n’est pas tout : la volonté, l’intelligence s’y montrent aussi intégrés. Est-il besoin de protester que nous n’avons aucune superstition pour le chiffre 3 et que nous tenons pour bien et dument enterrée la vieille théorie classique des facultés séparées, des entités chères à la philosophie écossaise et à la philosophie éclectique ? Il est plus nécessaire de repousser toutes les tentatives faites pour réduire un de ces termes à l’autre, de nous refuser comme M. Ribot à voir dans les états affectifs des états secondaires, dérivés, superficiels, « de l’intelligence confuse », de résister aux efforts dialectiques de Secrétan pour faire sortir l’intelligence de la volonté par un retour ; une réduplication sur soi-même : la méthode psychologique ne sanctionne pas ces subtiles transformations métaphysiques. Autre chose est le sentir, autre chose le vouloir, autre chose le penser.

Mais alors se posent deux questions :

1o Quels sont les rapports du sentiment religieux avec l’intelligence ?

2o Quels sont les rapports du sentiment religieux avec la volonté ?

Forcé de nous restreindre, nous bornerons notre étude à la religion parfaite, le christianisme. Envisageons d’abord le premier problème : Quelles sont dans la vie chrétienne les relations du sentiment avec l’intelligence ?


En réalité, le mot intelligence recouvre d’une même étiquette deux éléments d’une très inégale valeur : la raison d’une part, et de l’autre, l’intelligence proprement dite. Cette distinction, que les empiristes purs refusent ou négligent de faire, s’impose : sans elle il est impossible de rendre justice à la réalité des choses psychologiques.

La raison est l’ensemble des lois qui sont la condition même de l’expérience, et lui préexistent logiquement, quoiqu’elles ne passent de la puissance à l’acte et ne se réalisent au concret que par, dans et avec l’expérience. C’est donc l’ensemble des lois et principes qui sont la condition même de la vie sensible : sensation et perception, de la vie affective : sentiments et émotions, de la vie morale : volonté et pratique du bien, et enfin de la vie sociale et de la vie religieuse. Ces lois et principes rationnels, au nombre desquels doit être inscrite la loi morale, sont innés, donnés dans notre constitution.

Dans un sens, c’est la raison qui a la primauté, puisque c’est elle qui promulgue la loi à laquelle la vie affective doit se soumettre ; dans un autre sens, pourtant, c’est à la vie affective que cette primauté revient, car la vie affective, c’est l’être, tandis que la loi morale est une règle abstraite qui n’existe que par et pour l’être concret ; la règle suppose quelque chose à régler, elle se rapporte aux désirs, aux inclinations, aux tendances, et n’aurait plus d’objet si on supprimait le sentiment. La vie affective, c’est ce que l’individu est en fait ; la loi morale, c’est ce que la vie affective doit être.


Tandis que la raison est la faculté des lois, l’intelligence proprement dite est la faculté des idées. Laissant de côté la question difficile des origines[43], on peut dire que, dans la vie chrétienne actuelle, l’idée est sans aucun doute étroitement mêlée au sentiment religieux, comme elle l’est au sentiment social, et qu’en sus de cette alliance indissoluble de simultanéité, il y a des relations réciproques et inverses de succession, et plus que de succession, de causalité. Émotion et idée se développent intérieurement l’une à l’autre dans une incessante réaction mutuelle, et, normalement, chacune des deux s’enrichit de tout ce qui enrichit l’autre.

[43] Voici le point de vue auquel, le cas échéant, on se placerait pour résoudre cette question : La raison, comme telle, ne contient pas Dieu d’une façon explicite et immédiate. Dieu n’est pas réductible à une loi, il est un être. Il suffit à la raison pour sa gloire de contenir des principes indispensables à l’aide desquels l’homme pourra s’élever à Dieu par son intelligence et qui permettront à la vie religieuse de naître et de fonctionner. — D’une manière générale, tout exercice de l’intelligence réclame une expérience préalable ; l’intelligence ne peut travailler que sur des données qu’elle élabore lorsqu’elles lui ont été fournies par l’expérience. L’intelligence, dans le domaine religieux, ne déroge pas à cette règle. Toutefois, une seconde distinction ici s’impose. Ce que l’intelligence religieuse implique avant elle, c’est simplement l’expérience sensible, la première en date de toutes les expériences ; elle suppose à vrai dire non seulement l’expérience sensible, mais certaines interprétations intellectuelles de ces expériences sensibles. Par ses sens, l’homme primitif subit la pression du milieu extérieur, il réagit contre ces impressions multiples et confuses, il leur applique les principes cardinaux de la raison, il conçoit un monde extérieur : nature et humanité. L’idée religieuse, sous sa forme élémentaire, surgit d’une nouvelle application des lois rationnelles de causalité et de finalité à ce monde extérieur ainsi conçu : l’individu se rattache, avec la nature elle-même et l’humanité, à un être ou à des êtres supérieurs, divins. En effet, comme l’a proclamé saint Paul, « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages » (Rom. I, 20). L’idée religieuse se complète et s’épure par une nouvelle application de la raison (lois de moralité) à l’individu, à la société et à Dieu. — La première idée religieuse n’a donc pas suivi chronologiquement le premier sentiment religieux. L’a-t-elle précédé ? ou bien idée et sentiment ont-ils jailli ensemble dans un même élan de l’être tout entier ? Il est difficile de le décider. Une réponse unique n’est peut-être pas de mise. Qui sait si les deux possibilités ne se sont pas réalisées toutes deux parmi les divers membres de l’humanité primitive ? Quoi qu’il en soit, la première émotion religieuse a nécessairement dû envelopper une croyance, un jugement, une notion. Sans cet élément intellectuel, la première émotion religieuse n’aurait pas été religieuse.

Comme dans tous les domaines, dans le domaine religieux aussi, le sentiment est la force qui met en branle l’intelligence, lui donne l’impulsion, se sert de cet instrument compliqué comme d’un outil, l’emploie à ses fins, et tend à la perfectionner par l’exercice même qu’il lui impose. Comme dans tous les domaines, dans le domaine religieux aussi, la science dépend de l’expérience. Qui parum sentit, parum scit, a dit fort justement Œtinger, et la théorie de Schleiermacher est vraie d’après qui la dogmatique travaille sur un objet donné, la conscience chrétienne, prise à un moment précis de son développement, et en traduit les expériences intimes en langage scientifique. La dogmatique n’est qu’un effort pour égaler l’intelligence à la vie. Quelles différences doctrinales entre un saint Augustin et un Luther, un Calvin et un Spener ou un Zinzendori, un Wesley et un Whitefield, un frère morave et un docteur écossais ou genevois !… Quelles différences même entre un Bossuet, un Fénelon, un Pascal, un Vincent de Paul ! Bien plus, quelles différences déjà entre un saint Jean, un saint Jacques, un saint Pierre, un saint Paul ! Ces noms désignent en vérité presque autant de dogmatiques diverses. Il est incontestable que, pour une bonne part tout au moins, ces divergences doctrinales sont comme le reflet de divergences plus profondes, et que la vie affective particulière de chacun de ces grands chrétiens a donné une coloration et une orientation toute spéciale à leur pensée. Et qui sont, dans le domaine de la spéculation, les grands rénovateurs sinon ceux qui ont eu le courage et la puissance de revenir par l’expérience intime à la vue directe et au contact immédiat des choses, après s’être d’abord dégagé des attitudes routinières et de l’érudition livresque ; qui, après avoir cherché quand il le fallait à dissoudre par la critique l’enveloppe de mots qui recouvrait la vérité, ont rendu à tous les éléments de celle-ci leur sens psychologique profond, ont vivifié leur pensée réfléchie, l’ont baignée de réalité, ont éprouvé leurs idées au contact de l’être, et serrant toujours de plus près le réel, ont apporté une philosophie et une théologie concrètes, fruit de la méditation et de la vie ?

Le sentiment précède ainsi et conditionne la connaissance scientifique. Il arrive de même qu’il précède et conditionne la connaissance simple et populaire, sans prétention, et, par exemple, que telle âme soit convertie, sans se douter seulement qu’elle l’est. Il y a peut-être peu de phénomènes psychologiques plus surprenants au premier abord que celui-là, mais il n’y en a pas de plus authentique. Après avoir passé toute une matinée en prières sur une colline couverte de forêts, « tout à coup, sans savoir comment, Finney s’aperçoit qu’une paix inconnue remplit son âme. « Qu’est-ce que cela ? se dit-il. Je n’ai plus le sentiment de mon péché ; j’aurai contristé le Saint-Esprit par mon importunité. Oui, c’est bien cela. Comment un pécheur tel que moi a-t-il eu l’audace de prendre Dieu au mot ? C’était un acte d’outrecuidance, un blasphème. J’ai peut-être commis le péché contre le Saint-Esprit. » Incapable de rien comprendre à cette absence complète de sentiment du péché, Finney cherche à le réveiller dans son âme. Impossible : ses pensées, malgré qu’il en ait, se détournent de lui-même pour se fixer sur Dieu avec une douceur inexprimable. » Un peu plus tard, Finney s’explique sa situation : « Le dogme de la justification par la foi, dit-il, m’a été enseigné comme une vérité d’expérience… Du moment où, dans le bois, j’avais cru, la conscience de condamnation m’avait été ôtée, et c’était pour cela que tous mes efforts pour rappeler dans mon âme le sentiment du péché avaient été vains[44]. »

[44] M. Frommel a relevé un trait analogue dans la conversion de Nettleton. Là aussi il y a « un changement effectif des dispositions de son cœur, antécédent à la connaissance qu’il en a… La surprise qu’il en éprouve, son effroi d’avoir perdu jusqu’à la conviction de son péché, la manière naïve surtout et tout empirique dont il s’assure de la transformation qui, à son insu, vient de s’opérer en lui, démontrent que quelque chose s’est passé au plus intime de son être, à quoi, s’il en a fourni les conditions, sa volonté consciente n’a point participé ». (La Foi et la Vie, 16 janvier 1901.)

Si telle est l’influence et la priorité du sentiment sur l’idée, inversement aussi, l’intelligence peut agir sur les tendances et les désirs pour les modifier. Chaque idée n’a-t-elle pas comme son timbre émotif spécial, sa résonnance affective possible ? C’est en maintenant certaines idées dans le champ de la conscience, en évoquant certaines images, qu’on peut modifier la partie affective de son être. Historiquement, on peut dire que le progrès du sentiment est lié à celui de l’intelligence ; et que le sentiment, d’abord en quelque sorte homogène, vague et confus, n’acquiert d’individualité, d’existence différenciée, ne se spécialise que grâce à l’idée et reçoit de l’idée ses nuances, ses teintes délicates, ses développements divers. Bien plus, dans l’état actuel du Christianisme, il y a incontestablement des idées qui sont pour l’individu antérieures à toute expérience chrétienne de sa part, et qui, bien loin de dériver de son expérience individuelle, la conditionnent et la provoquent. Jamais, si on ne lui avait parlé d’abord clairement ou obscurément de l’Évangile, un chrétien ne tirerait de son expérience religieuse l’idée de l’existence de Jésus-Christ, des prophéties réalisées en sa personne, de la mort et de la résurrection corporelle de l’homme-Dieu. C’est qu’aussi bien, sans des connaissances de ce genre — nous n’avons nulle intention d’en dresser ici la liste, — sans certaines connaissances détaillées ou fragmentaires, pures ou mêlées d’erreur, peu importe, l’expérience religieuse elle-même de cet individu ne se serait jamais produite. Cet homme se convertit : qu’est-ce à dire, sinon que la vérité chrétienne devient pour lui un principe d’unification intime, pénètre et colore peu à peu de sa nuance tout le contenu de sa vie ? Au lieu qu’elle était jadis en lui stérile, froide et morte, aujourd’hui il la pratique intérieurement, et la vérité devient ainsi une habitude de son moi tout entier, une habitude informatrice qui influe sur chacun de ses actes, une force qui met en jeu et multiplie toutes ses énergies. Désormais il vit ses idées. Et vivre une idée, c’est la nourrir, la renouveler sans cesse par l’accession d’autres idées ; c’est la pétrir par la réflexion en vue de lui assurer une efficacité durable, de la rendre praticable, de l’adapter à la réalité et d’adapter la réalité à elle, c’est mettre en elle toute son âme, c’est voir l’univers entier à travers elle, c’est y verser tous les flots de sa vie intérieure, c’est y croire sans interruptions ni limites au lieu de lui réserver des moments et des domaines, c’est la prendre comme levier du progrès spirituel ; vivre une idée, c’est la convertir en sa propre substance, l’intégrer à son moi, l’organiser avec l’ensemble de sa vie. Qui mesurera la puissance incalculable de l’idée ?

Pour appuyer ma thèse, j’emprunterai mes arguments à l’un des psychologues religieux qui paraissent au premier abord lui être le plus contraires. Dans les remarquables articles[45] où il raconte et étudie divers cas de conversion, M. Frommel nous apprend — je reproduis ses propres expressions — qu’« une pensée frappa subitement Nettleton, une idée le troubla beaucoup et laissa dans son esprit une impression ineffaçable… » Quelque temps après, « des paroles de l’Écriture transpercent son âme — je continue de citer — les doctrines évangéliques de la souveraine grâce et de l’élection divine deviennent pour lui la cause de troubles profonds. Ces pensées déchiraient son cœur. » Et M. Frommel conclut sur Nettleton que « les doctrines et les influences intellectuelles du christianisme ne sont pas absentes de sa conversion, puisqu’il entend des prédications, lit sa Bible et des ouvrages de piété ». Converti, Nettleton devient convertisseur. Et M. Frommel dépeint en ces termes la prédication expérimentale de Nettleton : « La doctrine n’était point absente… Armé de la doctrine, le prédicateur descendait au plus profond des cœurs[46]. » Enfin, Adolphe Monod, cité par M. Frommel, écrit : « Un jour, c’était le 21 juillet 1827, me promenant dans les rues de Naples, accablé comme toujours par une mélancolie sans consolations, je me dis tout d’un coup : d’autres ont été tristes avant toi, ils ont trouvé la paix dans l’Évangile. Pourquoi ne l’y trouverais-tu pas ? Sous l’impression de cette pensée, je rentrai chez moi, je me jetai à genoux, et je priai comme je n’avais encore prié de ma vie. A partir de ce jour, une vie intérieure commença pour moi… et une fois engagé dans cette voie, le Dieu de Jésus-Christ auquel je venais d’apprendre à me confier, a fait peu à peu le reste. »

[45] La Foi et la Vie, du 1er janvier au 16 avril 1901.

[46] De même le gradué d’Oxford, dont M. Leuba a publié et dont M. Frommel a traduit l’autobiographie, ne cache pas le rôle important joué dans sa conversion par des textes bibliques, des paroles… des idées.

Il y a donc, entre l’intelligence et le sentiment, d’incessantes relations mutuelles. Si on nous demande là-dessus : de ces deux termes, en est-il un qui doive être considéré comme principal ? L’intelligence est-elle le pouvoir régulateur et souverain auquel il faille tout subordonner ? Est-elle fondée à réclamer qu’on lui reconnaisse une primauté de juridiction parmi les manifestations diverses de la vie consciente ? Doit-elle gouverner dans l’homme ? Nous répondrons sans hésiter : l’intelligence est une lumière qui nous guide et non une force qui se suffit, c’est un auxiliaire et non un chef.

Certes, c’est un auxiliaire indispensable et une lumière sans laquelle il est inévitable de s’égarer. Il y a erreur et péril à déprécier l’intelligence, à prêcher un abandon paresseux de la pensée claire et maîtresse de soi pour je ne sais quel rêve obscur d’une équivoque mysticité. Un gracieux conteur, M. T. de Wyzewa, écrivait naguère : « Si nous devons, comme nous l’ordonne Notre Seigneur Jésus-Christ, arracher l’œil droit, couper la main droite, qui font tomber dans le péché, nous devons nous efforcer surtout de détruire en nous l’intelligence, cette soi-disant faculté de savoir et de penser ; car toute science est vaine, toute pensée est vaine, et c’est d’elle que naît toute la souffrance qui est dans le monde. » Bien des mystiques, j’allais dire des sentimentalistes chrétiens, seraient disposés à contresigner ces paroles. Nous n’en sommes pas réduit aux suppositions ou aux procès de tendances. Pour nous borner à trois exemples pris dans des sphères différentes, Saint-Cyran déclarait à Arnauld : « Il n’y a rien de si dangereux que de savoir. » Saint Vincent de Paul ne craignait pas de dire aux jeunes gens qui entreprenaient des études de théologie que les personnes grossières et ignorantes font pour l’ordinaire mieux l’oraison que les hommes savants, et que Dieu prend plaisir à se communiquer aux simples, parce qu’ils sont plus humbles que les doctes qui ont pour l’ordinaire quelque bonne opinion d’eux-mêmes ; que l’orgueil perdait les savants, comme il avait perdu les anges ; que le plus petit démon des enfers en savait davantage que le plus subtil philosophe et le plus profond théologien de la terre ; que Dieu n’a point besoin des savants pour faire ses œuvres[47]. » Après cela, on se demande avec curiosité s’il s’est trouvé beaucoup de jeunes gens, amis de saint Vincent, pour s’adonner avec enthousiasme aux labeurs scientifiques ! En Allemagne, il est à déplorer que le piétisme dont Spener était le chef n’ait pas hésité à accréditer ce préjugé funeste, si répandu depuis et si indéracinable en certains milieux, que la science et la piété sont incompatibles, que la science est même nuisible à la vraie piété. Qu’en résulta-t-il ? C’est qu’un demi-siècle après, le piétisme se trouva tout aussi impuissant que l’ancienne orthodoxie à opposer une digue au torrent du rationalisme qui envahit avec une rapidité effrayante les universités et les chaires. Et l’on peut accuser le piétisme, en négligeant la science, d’avoir préparé indirectement et sans le vouloir, le triomphe du rationalisme.

[47] Biographie de saint Vincent de Paul, par Abelly, t. II, p. 295.

Les assertions fantaisistes de M. de Wyzewa trouvent leur réfutation dans les belles et fortes paroles de M. Fallot : « Il n’est piété plus opposée à celle de Jésus que la piété qui renonce à penser. Dans ses enseignements, rien de systématique sans doute, mais aucun mot qui ne soit marqué de l’empreinte d’une intelligence toujours en éveil… La vie parfaite implique au reste une plénitude de conscience qui ne peut exister sans un appel constant à l’intelligence. Celui qui recommandait d’aimer Dieu de toute son intelligence (Marc XII, 33), mettait son intelligence dans chacune de ses paroles, en sorte qu’il atteignait à cette simplicité merveilleuse, qui est le privilège d’une pensée maîtresse d’elle-même[48]. »

[48] Qu’est-ce qu’une Église ? p. 39.

Mais si l’intelligence doit être maintenue, elle ne doit pas dominer. Ce serait tomber dans l’intellectualisme que de lui laisser prendre le premier rang. — L’intellectualisme ! je n’ignore pas qu’on a usé et abusé du terme pour flétrir les objets divers de désapprobations plus ou moins légitimes. L’intellectualisme est devenu comme une sorte de monstre, qui, au fur et à mesure des besoins de la polémique, et pour la commodité du discours, se grossit de toutes les erreurs, de tous les préjugés, de toutes les contradictions qu’il est possible à un auteur ingénieux de découvrir chez ceux qui ne pensent pas comme lui. Puisqu’il est entendu que le mot intellectualisme doit être pris en un sens péjoratif, déclarons du moins et proclamons bien haut que ce n’est pas être intellectualiste que de croire à l’influence des idées sur les sentiments, et de se préoccuper de la doctrine, c’est-à-dire, après tout, de la vérité. Ce n’est pas être intellectualiste que de se refuser à tout absorber dans l’émotion, tout, y compris la raison elle-même. Ce n’est pas être intellectualiste que de se refuser à ramener la loi morale au sentiment pur. L’intellectualisme véritable et damnable, c’est celui qui consiste à attacher tant d’importance à la doctrine, œuvre de l’intelligence, qu’on la lui accorde presque toute, que de moyen on la transforme en but, et qu’on en vient à mesurer au degré de l’orthodoxie la valeur morale et religieuse des autres et de soi-même. — Il y a deux voies, semble-t-il, par où l’intellectualisme peut se glisser dans une âme religieuse : la voie ecclésiastique, et la voie scientifique[49]. D’une part, un homme d’Église qui croit à l’influence des doctrines sur la piété et qui se tient, de ce chef, pour obligé de les défendre contre ceux qui les attaquent, peut se laisser aisément aller par réaction à dépasser son propre point de vue, à exagérer le rôle et la valeur des dogmes, et même il peut s’habituer si bien à prôner les idées, que la vie lui glisse entre les doigts sans qu’il s’en doute et qu’il ne retienne que la doctrine. Après s’être attaché à la doctrine pour la vie, on s’attache à la doctrine pour la doctrine, de même, suivant une comparaison empruntée à Stuart Mill, que l’avare, après avoir aimé l’argent pour les jouissances qu’il procure, finit par aimer l’argent pour l’argent. D’autre part, un savant chrétien — Scherer n’en a-t-il pas fourni à l’Église et au monde une illustre et triste démonstration ? — peut débuter par mettre au premier plan le sentiment en pratique et en théorie. Mais voici, à force de réfléchir, d’étudier, d’analyser, de spéculer, il contracte comme une hypertrophie de l’intelligence, à laquelle court le risque de correspondre bientôt une atrophie symétrique du sentiment ; car on dirait parfois que notre être psychique ne dispose que d’une quantité limitée de force mentale, et que lorsque cette force se porte en abondance sur un point, il faille qu’elle manque ailleurs. Alors le groupe des sentiments religieux se dissout comme par morceaux, la sphère affective se rétrécit de plus en plus ; on continue quelque temps encore à mettre l’émotion au premier plan en théorie, tandis qu’elle a déjà baissé dans la vie. Et peu à peu la théorie s’ébranle pour suivre et rejoindre la pratique, la dissolution menaçante est là ; finalement on perd tout, la doctrine comme la vie !

[49] M. Murisier a divisé en deux groupes les maladies du sentiment religieux : 1o maladies causées par l’hypertrophie de l’élément individuel de l’émotion religieuse ; 2o maladies causées par l’hypertrophie de l’élément social de l’émotion religieuse. — D’une manière analogue, on pourrait dire que l’intellectualisme, qui consiste dans l’atrophie de l’émotion religieuse tout entière par rapport à l’intelligence, peut avoir une double origine : 1o une origine individuelle (= scientifique) ; 2o une origine sociale (= ecclésiastique).

L’intellectualisme n’est pas une maladie imaginaire, comme quelques personnes semblent parfois trop portées à se le figurer. Il a sévi à maintes et maintes époques dans la chrétienté. Inconnu lors de la première prédication apostolique, alors que l’Évangile était encore dans toute la fraîcheur de sa divine originalité, il s’est introduit dans les Églises chrétiennes dès qu’elles ont commencé à s’organiser et à se propager des pères aux enfants. L’épître de Jacques nous met en présence de communautés chrétiennes dont les membres se contentaient de professer la bonne doctrine, mais se souciaient trop peu d’agir en conséquence. Intellectualistes sont souvent les premières confessions de foi. Le Symbole Quicunque, dit d’Athanase, prononce la damnation éternelle de ceux qui ne croient pas au dogme de la Trinité formulé dans ce Symbole. Ces anathèmes catholiques ont été reçus dans plusieurs de nos confessions de foi protestantes, comme le font observer non pas seulement MM. Ménégoz[50] et Wilfred Monod[51], mais aussi M. Jalaguier, qui ne craint pas d’écrire : « Cette erreur fatale a dominé pendant des siècles en théologie comme en pédagogie, et c’est ce qui explique l’empire du dogmatisme (Symbole d’Athanase). Elle était générale à l’époque de la Réformation, et elle faussa ou rétrécit sous bien des rapports cette grande restauration religieuse. Elle se pose comme un principe jusque dans les confessions de foi (conf. helv.)[52]. » Le piétisme de Spener, la théologie de Schleiermacher ne furent pas autre chose que des protestations et des réactions contre un intellectualisme dominant. Et M. Jalaguier, à propos du « Réveil » du XIXe siècle, déclare que « trop souvent, dans la lutte contre le déisme socinien qui avait tout envahi, le zèle de la doctrine a fait négliger le travail de la sanctification[53] ».

Si l’on veut des exemples particuliers, un bon type d’intellectualiste peut être fourni par Bayle, dont les conversions religieuses successives ont été de simples changements d’opinions, fondés sur des argumentations rationnelles et parfaitement étrangères à sa vie morale. « 1669, le mardi 19 mars, changé de religion ; le lendemain, repris l’étude de la logique. » C’est avec cette froideur que Bayle note sa conversion au catholicisme dans son journal. Il n’y avait, paraît-il, en cet événement, rien qui pût l’émouvoir : ce n’était que la conclusion d’un raisonnement. — Parlant de son état avant sa conversion véritable, Wesley écrit : « Quant à la foi qui sauve, j’en ignorais la nature, croyant qu’elle n’était autre chose qu’une ferme adhésion à toutes les vérités contenues dans l’Ancien et le Nouveau Testament. » — Lorsque l’abbé Miel quitta Rome, l’âme assombrie par tout ce qu’il y avait vu en fait de morale et de piété, un révérend père auquel il faisait part de son désenchantement ne chercha pas à nier ni même à atténuer la vérité des constatations de Miel. « Oui, répondit-il, j’en suis surpris et affligé, et je le déplore comme vous. Cependant… il y a à tout cela une ample compensation. » « Laquelle donc ? » s’écria Miel. Et le révérend Père de répondre : « Ils ont la foi ! » Dans la pensée de ce digne homme la foi, la foi seule, et quelle foi ! une croyance superstitieuse et formaliste tenait lieu de toutes vertus, de tout bien, de toute vraie émotion religieuse. — Dans une conversation avec Ami Bost, un missionnaire anglais orthodoxe, bien salarié, se moquait un jour de la pauvre paie des pasteurs libéraux de Genève : « C’est une chose dure que d’être ministre socinien, disait-il, on n’a que deux mille francs par an dans cette vie, et on est perdu dans l’autre ! »

[50] Publications diverses sur le fidéisme, p. 260, 266.

[51] L’Espérance chrétienne, 2e vol. : « Le Royaume », p. 360, note 2.

[52] Introduction à la dogmatique, p. 68.

[53] Ibid., p. 59.

Eh bien ! messieurs, le chrétien doit savoir se garder de cet intellectualisme qui se contente de saisir une poussière d’idées mortes, qui coupe l’idée de ses communications avec le réel pour en faire un petit monde clos isolé au sein de la vie. Il doit se rendre compte que par elles-mêmes les doctrines ne sont que des abstractions ; et que pour les vivifier, pour leur donner une signification réelle et les rendre capables de mordre sur les âmes, il faut des expériences de l’ordre affectif, des données concrètes. Il doit se rendre compte que le fond de l’être humain, c’est l’appétit au sens de Spinoza, c’est le sentir et non le penser. Il doit se rendre compte que la doctrine n’a de sens que par la qualité d’âme qu’elle révèle ou produit, il doit se rendre compte enfin qu’il ne faut voir la valeur des vérités théologiques que dans la puissance de vie qu’elles renferment, dans le mouvement et l’impulsion qu’elles communiquent à l’âme qui les reçoit, dans le dynamisme psychique dont elles sont le véhicule, dans l’attitude intime, et pour ainsi dire, les gestes intérieurs qu’elles provoquent chez le chrétien qui les pense jusqu’au fond et les rattache aux sources primordiales et intarissables de sa vie cachée.


Si telles sont, si telles doivent être les relations du sentiment religieux avec l’intelligence, comment résoudrons-nous le second des deux problèmes que nous avons soulevés : celui des rapports du sentiment religieux avec la volonté ?


En réalité, le mot sentiment recouvre d’une même étiquette deux éléments de très inégale valeur : l’état de plaisir ou de douleur, d’une part, et de l’autre, la tendance, le désir, l’inclination. Ces deux ordres de phénomènes psychologiques ont des caractères fort différents : la tendance est essentiellement active ; le plaisir ou la douleur sont essentiellement passifs. L’inclination est une donnée première, antérieure, profonde ; le plaisir et la douleur sont des états secondaires, postérieurs, relativement superficiels. Le plaisir suppose avant lui la vie, l’activité ; il naît de la satisfaction d’une tendance, donnée elle-même dans l’organisation physique et mentale primitive. Quand on dit que l’élément affectif est le fond de l’être, on formule la vérité, si on entend par là que le fond de l’être, c’est le désir ; mais on exprime une erreur si on veut dire que le fond de l’être, c’est le plaisir et la douleur. — La tendance et la volonté se rapprochent et se ressemblent en ceci qu’elles sont toutes deux actives. C’est ce qui explique que tant de penseurs les aient confondues. Schopenhauer, par exemple — et il a été suivi sur ce point par Secrétan — a écrit un de ses plus brillants et solides chapitres sur le primat de la volonté ; mais MM. Ribot et Pillon nous préviennent qu’il ne faut pas se laisser abuser par l’équivoque du mot volonté ; car, pour Schopenhauer, vouloir, c’est désirer, aspirer, fuir, espérer, craindre, aimer, haïr, c’est-à-dire que pour Schopenhauer, la volonté comprend non seulement la volonté, mais le désir. Il ne reste plus alors, pour caractériser le sentiment, que le plaisir et la douleur : c’est le point de vue de MM. Bouiller, Léon Dumont, etc. C’est aussi celui de M. Gretillat qui refuse de voir dans la religion une affaire de sentiment, pour ne pas y voir une pure jouissance. Son siège, assure-t-il, ne peut être que l’organe de la volonté, le cœur : langage qui ne laisse pas d’être un peu surprenant. Si nous nous rangions à l’opinion et à la terminologie de Schopenhauer et de M. Gretillat, nous n’hésiterions pas à déclarer, qu’en effet, ce n’est pas le sentiment, mais la volonté qui est le fond de l’être. Mais il est plus exact, psychologiquement, d’éviter la confusion entre le désir et la volonté, tout autant que la confusion entre le désir et la jouissance : La tendance est continue, tandis que la volonté proprement dite est discontinue. La tendance est l’origine et le but : la volonté est le moyen. La tâche de l’agent moral est de constituer en soi un ensemble harmonieux et cohérent de tendances purifiées et conformes à la loi morale, ce qui suppose l’anéantissement de certains désirs, la purification de certaines tendances, la création d’inclinations nouvelles qui soient notre œuvre. La volonté a donc à travailler sur les tendances existantes et à en créer de nouvelles.


Au point de vue religieux, il est capital de distinguer nettement ces trois termes : jouissance, inclination, volonté.

Pour avoir manqué la distinction entre l’inclination et la jouissance, il est arrivé que plusieurs hommes religieux, voulant attribuer au sentiment la première place, se sont figuré qu’il la fallait donner au plaisir et à la douleur. Certes, la tristesse et la joie, qui sont les formes supérieures de la douleur et du plaisir, jouent un rôle considérable, un rôle légitime et normal dans la vie religieuse saine et complète. La tristesse religieuse ! voulez-vous savoir ce que c’est ? Lisez ces récits si divers de conversions et de réveils dont l’étude est aussi instructive au point de vue scientifique qu’elle est utile et féconde pour les progrès de la foi. Voyez ces jeunes gens et ces vieillards, ces hommes et ces femmes abattus, désespérés, qui sanglottent dans une angoisse cruelle, qui cherchent du soulagement sans en pouvoir découvrir, qui se traînent d’un lieu à l’autre la tête pendante sur la poitrine, qui s’agitent et s’inquiètent sans sommeil sur leur couche et passent leurs nuits à pleurer et à gémir. Demandez-leur la cause de cette agonie. Ils vous répondront qu’ils se sentent comme au bord d’un abîme sans fond de douleur et de perdition éternelles ; qu’ils fléchissent sous le fardeau accablant de leurs péchés. Vous les verrez frissonner, éclater en pleurs, et tomber dans un état de prostration physique et morale effrayant à voir. Ce jeune homme quitte un soir une réunion religieuse en proie à de véritables tortures. Il ne peut se résoudre à rentrer dans sa demeure. Il passe sa nuit à errer par la ville, s’arrêtant parfois devant la porte de quelque chrétien et se demandant s’il ne fera pas lever toute la famille, afin qu’on prie pour lui, et le malheureux, poursuivi par les terreurs de la colère à venir, se résigne douloureusement à attendre le jour pour implorer le secours de ses frères.

Après la tristesse, la joie. Reprenez les récits de conversions et de réveils que nous venons de feuilleter, et relisez les témoignages enthousiastes et débordants de ceux qui tout à l’heure se lamentaient. Quels changements dans leurs traits ! Un sourire calme et plein d’une douce sérénité a remplacé l’expression de découragement. Le fardeau a disparu. L’inquiétude s’est évanouie. Savez-vous qu’il leur semble voir Jésus à leur droite, oui, Jésus leur souriant d’un sourire plein d’amour ? A cette vue, leur âme se remplit d’une joie ineffable et triomphante. Celui-ci, sur son lit de mort, s’écrie : « Je suis aussi heureux que je puis l’être sur la terre, et aussi assuré du ciel que si j’y étais. » Cet autre se met à parcourir sa chambre comme ravi en extase : il a entrevu les splendeurs de l’éternité bienheureuse. Jamais spectacle plus magnifique ne s’est offert aux regards d’un mortel. Il court à la fenêtre appelant de tous ses vœux le jour, afin d’aller dire à tous comment il a trouvé son Sauveur. Bientôt l’aurore étincelante paraît et la lumière du dehors vient faire fête à la lumière du dedans. Jamais, non, jamais, les oiseaux n’avaient fait retentir les airs de chants si suaves et si mélodieux ! Jamais la nature entière n’avait paru si radieuse, si parfumée ! Les prés, les champs, les fleurs ont revêtu une beauté inconnue. La nature elle-même est comme née de nouveau.

Si j’ai choisi mes exemples dans les récits de réveils, c’est que la tristesse et la joie y sont plus accessibles à l’observation et s’y montrent à nous comme dans un relief grossi. Mais quel est le chrétien, qui n’ait jamais constaté autour de lui et senti en lui-même au moins quelque chose de ces fortes et pénétrantes émotions[54] ?

[54] Il est d’ailleurs parfaitement certain que ces émotions varient soit d’intensité, soit de nature, avec les temps et les milieux. En ce qui concerne même les « réveils » proprement dits, elles paraissent n’être pas tout à fait exactement identiques dans ceux de Finney ou de Wesley, par exemple, et dans ceux de Moody…

Je comprends, certes, ceux qui recommandent aux chrétiens de les rechercher. Ne sont-elles pas les symptômes d’événements internes profonds ? Et si on tient à la réalité, n’est-il pas naturel qu’on tienne par là même à ce qui en est normalement le signe et l’effet ? « Sentez votre misère, dit saint Jacques ; soyez dans le deuil et dans les larmes ; que votre rire se change en deuil, et votre joie en tristesse. » Et saint Paul, d’autre part, s’écrie : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur ; je le répète, réjouissez-vous. Soyez toujours joyeux[55]. » D’ailleurs si, dans le fond, et à l’origine toute première, c’est la tendance qui précède le plaisir et qui le produit, il arrive aussi, ensuite, que le plaisir influe sur la tendance, la provoque, la développe et agit par là sur la volonté. Quand on a éprouvé les douceurs et les délices de la foi, les jouissances ressenties ont leur répercussion sur la tendance religieuse elle-même, et, à travers l’amour pour Dieu, sur le vouloir, l’obéissance à Dieu. On a joui. Parce qu’on a joui, on désire et on aime. Parce qu’on désire et qu’on aime, on veut. Jouissance, inclination, volonté, voilà l’ordre que la nature et la grâce s’accordent à suivre souvent.

[55] Dans le volume intitulé le Réveil Américain ou la puissance de la prière, on rencontre de temps à autre sur la bouche des chrétiens qui s’occupent de la conversion de leurs frères des questions telles que celles-ci : « Ces réunions vous ont-elles fait du bien ? Vous sentez-vous pécheresse ? Éprouvez-vous une véritable horreur de vos péchés ? Êtes-vous heureux dans votre foi ? »

Et néanmoins l’âme humaine est si complexe, les ressorts délicats qui font mouvoir cette étonnante machine sont si faciles à fausser, qu’on ne saurait ériger en signe certain ou en condition nécessaire du début et de la continuation de la vie chrétienne les états pénibles ou agréables de la sensibilité.

Les faits nous prouvent que la vie spirituelle peut être présente, parfois, lors même que ces symptômes réguliers de sa présence font défaut. Ils ont manqué en grande partie, sinon totalement, dans la conversion de Wesley : « Vers neuf heures moins un quart, en entendant la description que Luther fait du changement que Dieu opère dans le cœur par la foi en Christ, je sentis que mon cœur se réchauffait étrangement. Je sentis que je me confiais en Christ, en Christ seul pour mon salut, et je reçus l’assurance qu’il avait ôté mes péchés, et qu’il me sauvait de la loi du péché et de la mort. Je me mis alors à prier de toutes mes forces pour ceux qui m’avaient le plus outragé et persécuté. Puis, je rendis témoignage ouvertement, devant les personnes présentes, de ce que j’éprouvais en mon cœur pour la première fois. L’ennemi me suggéra bientôt : « Ceci ne peut être la foi : car où est ta joie ? » Mais j’appris bientôt que, si la paix et la victoire sur le péché sont étroitement liées à la foi au Chef de notre salut, il n’en est pas ainsi de ces transports de joie, qui l’accompagnent ordinairement, surtout chez ceux qui ont passé par une angoisse profonde, mais que Dieu se réserve de dispenser ou de refuser selon son bon plaisir[56]. » Adolphe Monod à son tour, dans la période antérieure à sa conversion, écrit, en parlant des doctrines chrétiennes : « Ces idées ne parlent point à mon cœur… Cette orthodoxie est un sacrifice trop pénible de tous mes sentiments naturels ; je ne sens pas ce qu’elle enseigne et je sens ce qu’elle n’enseigne pas. » C’est le sentiment qui l’empêche de devenir chrétien. Et quand il se convertit, c’est à la fois contre ses sentiments naturels et sans émotions chrétiennes. « Je ne suis pas encore très heureux, ni constamment heureux, dit-il, en parlant de son état immédiatement après sa conversion, parce que le sentiment de la présence et de l’amour de mon Dieu ne m’est ni continuel, ni vif… Mais cette tristesse n’a rien de désespéré : je sais trop bien que Dieu peut y mettre fin quand il voudra, et qu’il le voudra quand il le faudra. » Sur quoi M. Frommel, fort justement, ajoute : « Quant à la crise psychologique elle-même, elle n’offre rien de violent. L’émotion n’y joue qu’un rôle secondaire ; tout se concentre dans la volonté. »

[56] John Wesley, par Matthieu Lelièvre, 3e édit., p. 76-77.

Et ce n’est pas seulement au moment de la conversion que cette absence ou cette atrophie de la sensibilité religieuse peut se produire. Tel chrétien qui jouit à peine de sa foi, en est possédé : il y donne sa vie. Ami Bost, dans ses mémoires, avoue, à maintes et maintes reprises, la privation de joie spirituelle, l’absence de tout amour sensible pour Dieu, le défaut de jouissance dans sa vie chrétienne. « Il me manquait, confesse-t-il, le fil continu, je ne dis pas de la foi, mais de la jouissance religieuse et d’un amour senti. »

Chez Wesley, Adolphe Monod, Ami Bost, la réalité existe sans le signe. Mais il peut se faire aussi que le signe existe sans la réalité. Dans ses discours à ceux qui font profession d’être chrétiens, Finney décrit en ces termes ceux qui vivent sur leurs sentiments : « Ils ajoutent beaucoup d’importance aux émotions qu’ils éprouvent de temps à autre. S’il leur arrive d’avoir à l’occasion des élans de ferveur religieuse, ils y arrêtent complaisamment leur pensée et font durer longtemps cette preuve de leur piété… S’ils ont eu la chance d’être mêlés à des scènes de réveil, que leur imagination ait été excitée au point de faire couler leurs larmes et de les pousser à la prière, ce souvenir va nourrir leurs espérances pendant des années. Quoique, le réveil passé, ils ne fassent rien pour l’avancement du règne du Christ et que leurs cœurs soient aussi durs que le roc, ils sont pleins d’assurance, et attendent patiemment qu’un nouveau réveil vienne les pousser derechef en avant. » Ami Bost que nous venons de citer, raconte que les Moraves, chez lesquels il avait passé quatre ans dans sa jeunesse, donnent une grande valeur à la sensibilité, surtout quand elle porte sur le souvenir des souffrances de Jésus. « Chez eux, écrit-il, cette émotion est particulièrement sensible dans la semaine qui précède Pâques. Là, et nommément dans l’assemblée du vendredi soir, au moment où se lisent les paroles : « Et ayant baissé la tête il rendit l’esprit, » le lecteur ne manque jamais de s’arrêter ; toute l’église tombe à genoux, il n’y a plus de paroles, il n’y a plus que des larmes. Et la scène est tellement émouvante qu’en écrivant ces lignes, je suis repris par cet attendrissement. Mais, soit ma petite philosophie, de treize, de quatorze et de quinze ans… qui me faisait trouver assez singulier qu’on pût pleurer ainsi à jour fixe, soit, surtout que je m’aperçusse que ma conduite n’était pas toujours sainte à proportion de l’attendrissement que j’avais éprouvé, — je compris bientôt qu’il ne faut pas prendre des émotions de ce genre pour mesure de sa piété. »

Oui, le penchant aux pleurs, même appliqué aux émotions religieuses, peut nous faire illusion sur la qualité de notre âme. A force de poursuivre les douleurs ou les plaisirs de la piété, on court le danger de finir par donner tant d’importance au signe, qu’on lui en accorde plus qu’à la chose signifiée, et qu’on en fasse au lieu du résultat, le but, au lieu d’une condition éventuelle et relative, une condition essentielle et absolue.

Rien n’est plus funeste à la piété que cette préoccupation constante de ce que l’on sent, traduisez du plaisir ou de la douleur qu’on éprouve. Parce qu’on ne les éprouve pas comme on pense qu’on devrait les éprouver, on estime qu’on n’est pas chrétien, qu’on n’est pas converti, ou bien que l’on ne fait aucun progrès dans la vie chrétienne, que l’on va même en reculant. Parce que l’on n’a pas ressenti, en célébrant la Sainte-Cène, ce qu’on pensait qu’il fallait ressentir, on se demande si l’on ne s’est pas rendu coupable d’une communion indigne. Parce que l’on ne se sent pas intérieurement poussé à prier, on s’abstient de fléchir les genoux. On se replie constamment sur soi-même pour faire l’anatomie de son cœur, on observe avec anxiété les mouvements qui s’y produisent, on s’efforce de fixer les impressions fugitives. Parfois on réussit à provoquer superficiellement ces agitations de la sensibilité, et alors, elles ne prouvent et ne produisent rien. Plus souvent on échoue à les faire naître, et alors on attend passivement qu’elles veuillent bien survenir, que Dieu les suscite en nous, et on ne se met pas résolument et énergiquement à l’œuvre pour agir et pour vivre[57].

[57] Pour mesurer les dangers de celle recherche excessive des sensations religieuses, on n’a qu’à lire dans les Récits américains, publiés par Louis Bridel, le chapitre intitulé : Attendre des impressions plus vives ou il faut obéir à Dieu, et celui qui est intitulé : Je ne puis rien sentir ou une ruse très subtile du cœur naturel.

Aussi les pasteurs et les révivalistes ne cessent-ils de mettre leurs auditeurs en garde contre cette funeste préoccupation. Henri Pyt écrivait à une dame anxieuse et agitée : « Chère sœur, croire n’est pas sentir. Le salut est un fait indépendant de ce que nous sentons, ou ne sentons pas, un fait accompli : oui, accompli pour et dans tous ceux qui croient, quoiqu’ils ne le sentent pas. Où donc, chère sœur, avez-vous lu, dans la parole de votre Seigneur : « L’homme est justifié en sentant ce qu’il croit ; » ou bien : « Celui qui ne sent pas ce qu’il croit, est condamné ? » Le moi est à la racine de toutes ces tristes méprises. La nature répugne à chercher hors d’elle-même des motifs d’espérance, de paix et de joie. » — « Sentiment, sentiment, sentiment ! s’écrie Moody. J’ai entendu ce cri au point que j’en ai des nausées. Supposez qu’un ami m’invite aujourd’hui à dîner. — Ah ! je serais bien aise de dîner avec vous ; mais je ne sais pas si mes sentiments sont ce qu’ils devraient être. — Êtes-vous malade ? — Non, je ne me suis jamais mieux porté. — Alors, que voulez-vous dire ? — Je doute que mes sentiments soient convenables ; je crains de n’être pas dans de bonnes dispositions d’esprit… — Ah ça ! dirait-il, je crains que M. Moody n’ait le cerveau dérangé. Je l’invitais à dîner, et au lieu de me répondre tout simplement, il n’a fait que me parler de ses sentiments. Mes amis, Dieu vous invite-t-il ? S’il vous invite, pourquoi ne pas accepter l’invitation ? Si vous avez envie de venir, venez et cessez de parler de vos sentiments. » Et ailleurs, à une jeune dame qui cherchait Jésus depuis trois ans sans le trouver : « Allez de la Genèse à l’Apocalypse, vous ne trouverez nulle part le salut attaché au sentiment. Il faut s’élever au-dessus de la région du sentiment. »

Qu’est-ce à dire ? Messieurs, c’est que la volonté et l’action, voilà ce qui doit être au premier rang dans les préoccupations du chrétien. « Celui qui veut faire », selon l’expression de Jésus, a le double avantage d’accomplir son devoir présent dans l’instant donné, et en même temps de former en soi une habitude. Et lorsqu’il aura ainsi développé au plus profond de son individu une seconde nature, par la satisfaction des tendances profondes de son être, par la création de nouvelles tendances qui obtiendront elles aussi une satisfaction sans cesse renouvelée, alors je vous le dis, la jouissance qu’il n’aura pas recherchée viendra ; le meilleur moyen de la manquer, c’est d’en faire le but : le meilleur moyen de l’atteindre, c’est de ne pas y viser. Volonté, inclination, jouissance, voilà l’ordre auquel il doit se tenir.


Mais la volonté peut-elle agir sur l’inclination ? Kant l’a contesté. Pouvons-nous nous contraindre à aimer ? C’est impossible, déclare l’illustre penseur. Le devoir peut commander d’être juste, non d’aimer son prochain : l’amour ne se commande pas. On peut se forcer à agir comme si l’on aimait, non se forcer à aimer. — Agir comme si l’on aimait, lui répondrons-nous, cela même conduit à aimer. Et à la théorie de Kant nous opposerons la pratique de Pascal. « Il y a trois moyens de croire, a dit Pascal : la raison, la coutume, l’inspiration. » C’est là en trois mots toute l’autobiographie spirituelle de Pascal. Intellectuellement convaincu qu’il lui faut être chrétien, Pascal n’est pas chrétien pourtant. Sa sœur Jacqueline nous informe qu’« il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ». C’est que l’intelligence ne peut changer de but en blanc l’état profond d’un cœur. « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! » « Est-ce par raison que vous aimez ? C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur et non à la raison. » « La foi est dans le cœur. » Or, en quoi consiste proprement ce cœur rebelle, cette nature qui sépare Pascal de Dieu ? Pascal l’a discerné d’un coup d’œil aussi rapide que profond. Si la coutume n’est qu’une seconde nature, la nature n’est qu’une première coutume. Si la nature n’est qu’une coutume, la nature est modifiable, La même cause qui lui a donné naissance peut la changer. La coutume ancienne peut être combattue par de nouvelles coutumes. Et ainsi, Pascal fera comme s’il croyait, il prendra de l’eau bénite, il entendra des messes, dira des prières, afin de ployer la machine. Naturellement même, ces actions provoqueront dans le cœur la foi dont elles sont le signe. Et surnaturellement, à l’homme qui a ainsi « commencé » et qui est allé au-devant de la grâce, Dieu, pour achever l’œuvre du salut, accordera une vision, un ravissement dont Pascal éternisera le souvenir en ces mots : « Sentiment, joie, paix… Joie, joie, joie, pleurs de joie. Renonciation totale et douce… Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. »

De la volonté à l’inclination, de l’inclination à la jouissance, telle est la formule de l’évolution religieuse chez Pascal[58]. Mais la volonté ne se borne pas à créer ou à fortifier la tendance religieuse en face des autres tendances ; elle est appelée à exercer son influence sur la tendance religieuse elle-même qui n’est pas simple[59], pour assurer son harmonie et son développement normal[60], pour maintenir en particulier la proportion entre les tendances religieuses individualistes et les tendances religieuses sociales. M. Murisier a fort bien montré[61] que dans la piété normale, le sentiment religieux comprend un élément individuel et un élément social indivisiblement unis. Mais dans les maladies, les perversions, les déviations du sentiment religieux, cette synthèse se brise, d’un côté par l’exagération du sentiment religieux individuel qui conduit au complet détachement de l’extase, de l’autre par l’exagération du sentiment religieux social qui conduit au fanatisme, à l’exclusivisme, au prosélytisme. Eh bien ! souvenons-nous ici de la distinction que nous avons établie entre la tendance et le plaisir. Qu’est-ce à dire ? il y en a chez qui les tendances individuelles plus développées procurent par leur satisfaction plus de plaisir, d’autres chez qui ce sont les tendances sociales qui l’emportent et qui, par leur satisfaction, procurent une jouissance plus grande. Supposez que nous prenions le plaisir religieux pour principe recteur, que toute notre ambition se réduise à dissiper les moindres malaises et à « nous sentir heureux », nous prolongerons dans le sens où notre inclination nous pousse. Et il nous arrivera ce que M. Murisier a si justement décrit : le tempérament ultra-individuel tombera dans un mysticisme malsain, conduisant par l’extase à l’anéantissement ; le tempérament ultra-social tombera dans une extériorisation superficielle où sa vie intérieure finira par disparaître ; et la ruine se trouvera au bout de cette voie, comme de la précédente. S’il s’agit de trouver non pas un palliatif, un anesthésique, qui atténue pour un temps la souffrance, ou même la supprime, mais pour accélérer la dissolution, s’il s’agit de trouver un vrai remède qui rende la santé, cette santé qui est, comme l’estime avec raison M. Murisier, l’union harmonique de l’individuel et du social, il faudra tenir aux malades le langage suivant : Vous, vous vous sentez troublé, dérouté par le contact avec le milieu social ; gardez-vous de vous réfugier dans le recueillement, de vous enfuir dans la solitude, vous pourriez y trouver un soulagement passager, mais vous courriez le risque d’accroître votre mal et de tomber à brève échéance dans les dernières phases du mysticisme extatique, l’anéantissement du moi. Sans abandonner, bien entendu, la culture de votre vie individuelle, employez votre volonté à rechercher le contact social au lieu de vous y dérober. — Vous, au contraire, vous vous sentez troublé, dérouté par l’isolement, par le tête à tête avec vous-même ; gardez-vous de vous absorber et de vous extérioriser dans les relations sociales ; vous pourriez y trouver un soulagement passager, mais vous courriez le risque d’accroître votre mal et de tomber à brève échéance dans les dernières phases du fanatisme. Sans abandonner, bien entendu, la culture des relations sociales, employez votre volonté à rechercher le recueillement au lieu de le fuir.

[58] A l’exemple illustre de Pascal, joignons-en un plus modeste. Un jour Ami Bost propose à sa petite fille, tout d’un coup et sans occasion particulière, d’aller prier ensemble un moment. « Elle vint. Quand nous eûmes fini : « Papa ! quand je ne prie pas, je n’aime pas ; et quand je prie, j’aime. » Je vis que cette petite créature, tout en m’obéissant pour venir prier, avait d’abord été un peu ennuyée de mon invitation ; puis, une fois la prière en train, elle y avait trouvé de la jouissance. Quelle observation importante et vraie que celle-là ! Celui qui ne sait pas se forcer à la prière, s’il le faut, trouvera toujours plus de répugnance à cet exercice ; celui au contraire qui saura surmonter cette répugnance finira par y trouver de la douceur. N’attendez donc pas que le zèle vous arrive de lui-même… » « Heureux sommes-nous quand nous éprouvons de l’attrait ; mais quand il nous manque, bien loin de céder à cette langueur, cette langueur même est une raison de plus pour que nous priions. » — Déjà l’Imitation de Jésus-Christ blâmait ceux qui s’éloignent de la sainte communion « par un désir trop vif de la ferveur sensible ». — « Le progrès de la vie spirituelle, disait-elle, ne consiste pas seulement à jouir des consolations de la grâce, mais à en supporter la privation avec humilité, avec abnégation, avec patience, de sorte qu’alors on ne se relâche point… C’est à Dieu de consoler, et de donner quand il veut, autant qu’il veut et à qui il veut, comme il lui plaît, et non davantage. »

[59] Si le sentiment religieux est un sentiment qui se déploie dans des relations personnelles entre l’homme et une divinité conçue comme personnelle, il en découle immédiatement que, comme le sentiment social, l’émotion religieuse n’est pas une émotion simple, mais un ensemble d’émotions. Et de même que l’on dit non pas le sentiment social, mais les sentiments sociaux, de même on devrait dire non pas le sentiment religieux, mais les sentiments religieux. La seconde définition proposée par Schleiermacher pour le sentiment religieux est insuffisante et étroite. La piété est bien autre chose encore qu’un instinct de dépendance ; il y a en elle des éléments non seulement de crainte, mais de reconnaissance, d’espérance, de joie, d’amour. Et M. Tarde a raison d’affirmer que le sentiment religieux, « dans toutes les religions, naît de la fusion des émotions les plus contraires, grâce à une température interne très élevée, en une émotion caractéristique, métal complexe, airain de Corinthe du cœur ». — Si le sentiment religieux est une émotion complexe et multiple, la proportion de ses éléments différents est loin de demeurer constante. Et y a correspondance étroite entre la qualité et la quantité de l’émotion et la conception que l’homme se fait de la divinité et des rapports qu’il est possible, désirable, obligatoire d’entretenir avec elle. Et l’association étroite du sentiment religieux avec des notions et des sentiments moraux infiniment variés, le contraignent à se nuancer de mille teintes nouvelles, dont chacune est propre à un temps, à un pays, à une dogmatique, à une liturgie, à un code et à un cérémonial particuliers.

[60] M. Ribot (La psychologie des sentiments, p. 307, 421) estime que le sentiment religieux est un sentiment binaire formé par la combinaison d’éléments dépressifs (la peur, qui va dans le sens du strict égoïsme) et d’éléments expansifs (l’amour, qui va dans le sens de la dépossession de l’individu). Le sentiment religieux a débuté chronologiquement par la peur à laquelle se mêlait un amour embryonnaire. L’évolution morale a consisté dans le développement de l’amour et sa prédominance sur la crainte. Avec la régression du sentiment religieux, l’amour diminue et l’élément de la crainte devient exclusif : le sentiment religieux revient ainsi à la peur, sa forme primitive dans l’évolution. — Il y aurait lieu de voir si le développement de l’élément de l’amour ne peut pas produire une hypertrophie (relative et proportionnelle) ou une altération de cet élément.

[61] Les maladies du sentiment religieux.

Ainsi de toutes parts ressort avec éclat cette grande loi psychologique que la volonté, avec sa règle rationnelle, le devoir, est indispensable à la fondation et au maintien de la santé religieuse ; que le chrétien doit savoir se garder de prendre le plaisir, même religieux, pour but immédiat et pour critère ; et que c’est seulement par la volonté et l’action soumise au devoir qu’il pourra acquérir et conserver une vie religieuse normale et complète, où toutes les parties de sa nature demeureront harmonieusement combinées et fondues, et où il se donnera tout entier à son Dieu et à ses frères pour se retrouver lui-même agrandi dans ce don. Comment ne pas ajouter que là où cette vie religieuse est vraiment réalisée dans sa plénitude, la synthèse psychologique idéale de toutes les puissances du moi humain se trouve par là-même établie ? Voyez saint Paul. Y a-t-il parmi les athées, y a-t-il parmi les sectateurs des autres religions, une combinaison plus riche et plus originale de volonté forte et indomptable, de dialectique invincible, de sentiment poussé jusqu’au mysticisme et à l’extase, d’action constante et ininterrompue ? Voyez surtout Jésus. La louange ne se change-t-elle pas en humble adoration devant cette âme sainte et pure où tout n’est qu’harmonie, paix, puissance calme et forte, beauté, sérénité, incomparable maîtrise du monde et de soi-même, intime et constante possession de son Dieu ! Ecce homo ! Voilà l’homme ! voilà le chef-d’œuvre de Dieu ! voilà l’homme parfait, dont on peut dire qu’en réalisant la perfection morale, il a du même coup réalisé la perfection psychologique de la nature humaine par l’intensité souveraine comme par l’équilibre irréprochable et indéfectible de tous les éléments de son être !

Je vous le demande, n’est-il pas manifeste ici qu’envisagée froidement, impartialement, la religion se démontre au psychologue comme la puissance suprême de santé et de vie ? Et nous avons la joie de pouvoir conclure une fois de plus que si la psychologie religieuse peut soulever telles ou telles difficultés, elle n’en est pas moins destinée à être à sa façon, elle aussi, un pédagogue conduisant à Christ, παιδαγωγὸς εις Χριστόν. A la bien prendre, et sans sortir le moins du monde de son cadre, ni se départir de la rigueur de ses méthodes, la psychologie religieuse se transforme à chaque instant d’elle-même en une apologétique vivante et persuasive de la foi au Christ !


La psychologie religieuse, nous avons été insensiblement conduit à l’indiquer, est une science qui non seulement renseigne sur la santé et la maladie religieuses, mais encore sur l’hygiène grâce à laquelle on peut conserver la santé et sur les remèdes par lesquels on peut combattre la maladie. Des quelques réflexions si incomplètes, je le sens, que je viens de présenter, découlent à cet égard d’importantes et de nombreuses leçons. Permettez-moi, Messieurs les étudiants, en m’adressant spécialement à vous, d’en dégager, pour finir, quelques-unes :

Dans cette Faculté de théologie, ce sont naturellement les périls de l’intelligence que vous avez d’abord à redouter, si vous êtes ce que vous devez être, j’entends de bons étudiants.

Les périls de l’intelligence, sous la forme des objections qui se dressent devant tout homme religieux qui veut penser sa vie et vivre sa pensée, au milieu de la mêlée des discussions et des systèmes.

Les périls de l’intelligence ensuite et surtout sous la forme plus subtile de l’intelligence qui s’étend, déborde et court le risque par son expansion disproportionnée d’étouffer la vie intérieure[62].

[62] Le journal The Evangelist publiait naguère les lignes suivantes : « L’accès à une belle bibliothèque, le stimulant fourni par les discussions dans les classes ou dans les sociétés d’étudiants, par le commerce avec des esprits alertes et solides, tout cela risque de développer la partie intellectuelle de l’individu aux dépens de la partie morale et spirituelle. »

Pour vous préserver de ces divers périls, pour réussir à conserver la fraîcheur et l’intensité de l’émotion religieuse, nous ne vous conseillerons pas de vous réfugier dans l’ignorance, de faire aussi peu de théologie que possible, juste assez pour les examens, de choisir un sujet de thèse qui ne touche à aucune question vitale, et de vous absorber dans l’activité pratique, à moins encore que ce ne soit dans l’inactivité… Vous êtes ici, Messieurs, pour regarder en face et le monde et les hommes et vous-mêmes et Dieu. Ouvrez plutôt, ouvrez tout grand vos esprits et vos cœurs, sans crainte de la vérité. La crainte de la vérité, c’est déjà du scepticisme, c’est au fond de l’incrédulité !

Voulez-vous que je vous le dise ? la religion chrétienne possède assez de souplesse pour s’arranger fort bien des vérités acquises de la science. Elle ne sera jamais en peine pour se défendre contre la science réelle ou se modifier de manière à répondre à ses légitimes exigences. De même que la science peut bien détruire certaines conceptions que les hommes se sont faites et se font sur la nature et l’histoire de l’individu humain et des sociétés humaines, mais ne saurait supprimer l’individu ni la race, de même elle peut bien amener les hommes religieux à modifier leurs idées sur les rapports historiques de l’homme et de Dieu, elle ne saurait supprimer ni Dieu, ni l’homme ni leurs rapports. Il est sûr que dans un individu tout affaiblissement intellectuel court le risque d’entraîner la disparition des états affectifs correspondants. Mais ce qui menace le plus gravement et peut-être le plus fréquemment la religion dans une âme, c’est l’affaiblissement, je ne dis pas de la jouissance religieuse, je dis du sentiment affectif profond.

Cultivez donc dans tous les sens et développez hardiment votre intelligence, Messieurs, et ne vous lassez pas de la féconder et de l’enrichir. Souvenez-vous seulement de l’avis que donnait saint Vincent de Paul à ceux qui entreprenaient des études théologiques. Il leur répétait « qu’à chaque fois que leur entendement était éclairé d’une nouvelle connaissance, il fallait échauffer la volonté, et se servir de l’étude comme d’un moyen pour s’élever à Dieu. » Souvenez-vous de l’exhortation que Saint-Cyran adressait à Arnauld : « Il faut vous bâtir une bibliothèque intérieure, et faire passer dans votre cœur toute la science que vous avez dans la tête, pour la faire remonter ensuite et répandre lorsqu’il plaira à Dieu. » Souvenez-vous aussi de la parole de Bossuet : « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne point à aimer ! » Souvenez-vous, enfin, de la recommandation de Gerson : « Ce que tu dis, ce que tu entends, ce que tu penses, fais-le passer aussitôt dans le sentiment, trahe confestim in affectionem. » Oui, Messieurs, par une constante tension morale de votre vouloir, transformez en sentiment, transformez en tendance immanente et profonde de votre être, toutes les connaissances que vous pouvez acquérir. Ce travail n’est pas moins indispensable que l’autre, si vous voulez que vos études soient pour vous autre chose qu’une préparation scientifique sans lien avec la vie. Prenez soin, ajouterai-je, d’éviter la dissociation toujours menaçante entre l’élément individuel et l’élément social de la piété. Ne négligez pas la méditation et la prière pour vous éparpiller sans mesure dans les nombreuses et excellentes sociétés d’activité morale et sociale et chrétienne qui se sont développées parmi vous ! Ne négligez par non plus cette dépense saine, féconde et nécessaire de vos jeunes énergies pour vous concentrer exclusivement dans le silence et la retraite ! En un mot, examinez soigneusement quelle est votre tendance dominante afin de ne pas lui laisser prendre un empire exclusif qui altérerait et mutilerait votre foi, renouvelez sans cesse en vous un viril effort pour maintenir la convergence des inclinations diverses et réaliser l’unité de votre caractère en les subordonnant au devoir et à la volonté de Dieu. Saisissez d’une seule prise la religion, dans sa plénitude de manière à la posséder simultanément et harmoniquement dans tous ses aspects, soumettez-lui toutes vos facultés et toutes vos puissances, livrez-lui votre âme et votre vie tout entières, soyez des hommes enfin, des hommes complets, des chrétiens complets, pour devenir des pasteurs complets…

Qui est suffisant pour ces choses ? demandait saint Paul… Mais sous sa plume, cette interrogation n’avait rien de pessimiste ni de découragé. Qui est suffisant pour ces choses, pensait-il, sinon nous, les apôtres du Christ, pénétrés de sa grâce et débordants de son Esprit ? Vous de même, Messieurs les étudiants, si le besoin de ce qu’Adolphe Monod réclamait pour sa conversion, si le besoin d’une « influence extérieure », si le besoin d’un attrait surnaturel pour monter à la hauteur de l’idéal d’un apôtre se fait irrésistiblement sentir à votre sincérité, allez implorer Celui qui peut et qui veut bénir. Et vous percevrez aussitôt la réponse qui ne fait jamais défaut à celui qui prie : « Ma grâce te suffit ! Toutes choses sont possibles à Dieu ! »